WENDY
Vers midi, profitant d’un moment où Danny s’était absenté pour aller aux toilettes, Wendy retira de dessous l’oreiller le couteau enveloppé dans son torchon et le glissa dans la poche de sa robe de chambre. Puis elle alla à la porte de la salle de bains.
— Danny ?
— Quoi ?
— Je vais descendre nous préparer quelque chose à manger. D’accord ?
— D’accord. Veux-tu que je descende avec toi ?
— Non, je te le monterai. Que dirais-tu d’une omelette au fromage et d’une soupe ?
— Très bien.
Elle hésita encore devant la porte fermée.
— Danny, tu es sûr que ça va ?
— Ouais, répondit-il. Mais fais attention.
— Où se trouve ton père ? Est-ce que tu le sais ?
Sa voix avait un timbre curieusement neutre :
— Non, mais ça va.
Elle avait envie d’en savoir davantage, mais elle se tut, ne voulant pas le harceler. Ils savaient tous deux de quoi il s’agissait, ils n’y pouvaient rien et revenir sans cesse sur ce sujet ne ferait qu’accroître leurs inquiétudes.
Jack avait perdu la raison. Vers huit heures du matin, tandis que la tempête dehors rassemblait ses forces dévastatrices, ils avaient écouté de leur chambre les cris et les divagations de Jack qui errait sans but au rez-de-chaussée. Les éclats de voix semblaient provenir du dancing. Il chantonnait de petits airs sans mélodie ou alors se mettait à parler tout seul, comme s’il participait à une discussion et qu’il défendait son point de vue. À un moment donné il avait crié si fort qu’ils en étaient restés paralysés de terreur, à se regarder dans les yeux sans rien dire. La dernière chose qu’ils avaient entendue était le bruit de ses pas qui traversaient le hall, suivi d’un bruit de choc, comme s’il était tombé ou qu’il avait claqué une porte. Et depuis trois heures et demie – c’est-à-dire depuis huit heures et demie du matin – le silence était revenu.
Elle sortit dans le petit couloir, puis prit le grand pour se diriger vers l’escalier. Elle s’arrêta sur le palier pour jeter un coup d’œil autour du hall en bas. Il semblait désert, mais la lumière, filtrée par la neige, était si pâle qu’une grande partie de la pièce restait plongée dans l’ombre. Danny pouvait se tromper. Jack était peut-être tapi derrière une chaise, derrière le canapé… ou derrière le bureau de la réception, attendant qu’elle descende…
Elle s’humecta les lèvres.
— Jack ?
Pas de réponse.
Empoignant le manche du couteau, elle commença à descendre l’escalier. Elle avait souvent imaginé la fin de leur mariage, par le divorce ou par la mort de Jack dans un accident de voiture provoqué par son ébriété (une vision qui l’avait souvent hantée vers deux heures du matin, pendant les veillées de Stovington), ou encore par l’apparition d’un autre homme, chevalier servant de mélo qui les enlèverait, Danny et elle, sur son coursier blanc. Mais jamais elle n’avait prévu que tout se terminerait ainsi, qu’elle se trouverait en train de rôder dans un dédale de couloirs, armée d’un couteau destiné à frapper Jack.
À cette pensée, une vague de désespoir l’assaillit et elle dut s’arrêter au milieu de l’escalier et se cramponner à la balustrade pour ne pas s’écrouler.
(Avoue-le. Il n’y a pas que Jack qui t’inquiète. Sa transformation à lui n’est qu’un phénomène parmi bien d’autres qui sont, eux aussi, anormaux, inexplicables…, les buis qui bougent, les confettis dans l’ascenseur, le loup par terre dans la cabine.)
Elle tenta de refouler une dernière pensée, mais il était trop tard :
(Et les voix.)
Par moments, elle avait en effet cru entendre autre chose que les divagations d’un fou solitaire conversant avec les fantômes de son cerveau dérangé. Des voix, de la musique, des rires, des applaudissements lui étaient parvenus par intermittence, comme des messages codés à la radio. Elle avait cru comprendre que Jack discutait avec un certain Grady (le nom lui était familier sans qu’elle pût le rattacher à un visage connu). Jack avait fait des déclarations tonitruantes, comme s’il voulait se faire entendre par-dessus le brouhaha d’une foule, et posé des questions suivies de silences, comme s’il écoutait les réponses… Une autre voix, amusée mais autoritaire, avait essayé de persuader quelqu’un de faire un discours. Les sons, les voix ne duraient jamais plus de trente secondes à une minute, juste assez pour qu’elle se sente défaillir de terreur avant que la voix de Jack ne reprenne, cette voix impérieuse au débit légèrement pâteux qu’il avait lorsqu’il était ivre. Pourtant il n’y avait rien à boire dans l’hôtel, rien que du vin de Xérès pour la cuisine. Il n’y avait pas autre chose, c’était sûr et certain. Mais si elle pouvait, elle, s’imaginer qu’elle entendait des voix et de la musique, est-ce que Jack ne pouvait pas s’imaginer qu’il était ivre ?
Cette pensée lui était odieuse, insupportable.
Arrivée dans le hall, Wendy regarda autour d’elle. Le cordon de velours qui barrait l’accès du dancing avait été détaché et le poteau métallique auquel il devait s’accrocher avait été renversé, comme si quelqu’un, au passage, l’avait heurté. Par la porte ouverte, la douce lumière qui tombait des fenêtres hautes et étroites du dancing glissait jusqu’à la moquette du hall. Le cœur battant la chamade, elle se dirigea vers la porte et jeta un regard à l’intérieur. Le dancing était désert et silencieux. Seule y flottait cette espèce d’écho imperceptible qui semble hanter toutes les grandes salles vides, qu’il s’agisse de la nef d’une cathédrale ou d’une salle de jeux communale.
Elle regagna le bureau de la réception et, indécise, s’y arrêta un moment, écoutant le hurlement du vent.
Que ferait-elle si, à l’intant même, il faisait irruption ici et se précipitait sur elle ? S’il surgissait tout à coup, comme un diable de sa boîte, le regard fou, armé d’un couperet de boucher, derrière ce bureau en bois sombre avec ses piles de factures en triple exemplaire et sa petite clochette plaquée argent ? Resterait-elle clouée sur place, paralysée par la terreur, ou trouverait-elle dans son instinct maternel la force de défendre son fils jusqu’à la mort – celle de Jack ou la sienne ? Elle ne savait pas et cette incertitude la rendait malade. Elle avait le sentiment que c’était parce que toute sa vie elle s’était bercée d’illusions tranquillisantes qu’elle se réveillait aujourd’hui en plein cauchemar. Elle était faible. Quand les difficultés s’étaient présentées, elle avait fermé les yeux sur le danger. Elle avait eu un passé sans histoire, jamais elle n’avait été mise à l’épreuve. Mais, cette fois-ci, elle n’y couperait pas. Son fils l’attendait à l’étage.
Elle serra plus fort encore le manche du couteau et se pencha par-dessus le bureau. Il n’y avait rien derrière.
Elle poussa un long soupir de soulagement.
Elle souleva la planche mobile qui fermait l’accès au bureau, se glissa à l’intérieur, s’arrêtant pour inspecter les lieux avant de s’engager plus avant. Elle se dirigea vers la porte de la cuisine, l’ouvrit et chercha à tâtons le tableau d’interrupteurs, s’attendant à tout instant à sentir une main se refermer sur la sienne. Les tubes de néon se mirent à bourdonner puis s’allumèrent, éclairant la cuisine de Mr. Hallorann. Wendy avait le sentiment que c’était un endroit où Danny devait se sentir en sécurité. Elle se sentait elle-même réconfortée et protégée par la présence de Dick Hallorann. Quand, dans leur chambre, assise à côté de Danny, elle s’était rappelé que Danny avait appelé Mr. Hallorann à l’aide, cette démarche lui avait paru dérisoire. Mais ici, dans cette cuisine où Mr. Hallorann avait travaillé, elle finissait par croire qu’il avait entendu l’appel et qu’il viendrait, malgré la tempête, les sauver. Peut-être était-il déjà en route.
Elle alla vers la réserve, tira le verrou et pénétra à l’intérieur. Elle prit une boîte de soupe à la tomate, referma la porte et remit le verrou. Cette porte était parfaitement étanche et il suffisait de la verrouiller pour être sûr de ne jamais trouver des crottes de souris dans le riz, la farine ou le sucre.
Elle ouvrit la boîte dont elle fit tomber le contenu gélatineux dans une casserole – plouf – alla prendre des œufs et du lait pour l’omelette dans le frigidaire, puis du fromage dans la chambre froide. Toutes ces actions familières, qui avaient fait partie de sa vie avant qu’elle ne vînt à l’Overlook, l’aidaient maintenant à retrouver son calme.
Elle fit fondre le beurre dans la poêle, dilua la soupe avec du lait, puis versa les œufs battus dans la poêle.
Tout à coup elle crut sentir quelqu’un derrière elle, quelqu’un qui allait la saisir à la gorge.
Elle se retourna, serrant le couteau dans sa main. Il n’y avait personne.
Pas d’affolement, ma fille !
Elle râpa du fromage dans un bol, l’ajouta à l’omelette, retourna celle-ci, puis baissa le feu, ne laissant qu’un anneau de flammes bleues. La soupe était chaude. Elle posa la casserole sur un grand plateau avec les couverts, deux bols, deux assiettes, la salière et la poivrière. Quand l’omelette eut un peu monté, elle la fit glisser sur une des assiettes et la couvrit.
Maintenant retourne par le même chemin. Éteins les lumières de la cuisine. Traverse la réception, repasse la porte du bureau et c’est gagné.
Quand elle eut franchi la porte du bureau, elle s’arrêta et posa le plateau à côté de la petite clochette. Elle avait l’impression de se livrer à un jeu de cache-cache irréel. C’était pourtant à la réalité qu’il fallait qu’elle s’accroche, si elle voulait s’en sortir.
Dans l’obscurité du hall elle s’abandonna à ses pensées.
Cette fois-ci, ma fille, il ne faut pas fuir la réalité. Même dans ce monde où tout semble partir à la dérive, il y a un certain nombre de vérités premières qu’il faut garder à l’esprit. La première, c’est que, de nous trois, toi seule es une adulte, pleinement responsable. Tu as la charge d’un gosse de cinq ans et demi et aussi celle de ton mari qui est en train de perdre la raison. Que tu te sentes responsable de lui ou pas, il faut bien te dire une chose : nous ne sommes que le 2 décembre et, si le garde forestier ne vient pas, tu peux rester coincée pendant encore quatre mois. En admettant même que l’on s’inquiète du silence de notre émetteur, ce n’est ni aujourd’hui, ni demain, ni même peut-être avant des semaines que nous aurons la visite de quelqu’un. As-tu l’intention de venir chaque jour chercher tes repas en cachette, couteau en poche, sursautant à chaque ombre ? Crois-tu pouvoir éviter Jack pendant un mois ? Penses-tu pouvoir l’empêcher d’entrer dans l’appartement s’il en a envie ? Il a le passe-partout et d’un seul coup de pied il fera sauter le verrou.
Laissant le plateau sur le bureau, elle se dirigea lentement vers la salle à manger, pour y jeter un coup d’œil. La pièce était déserte. Il y avait une table avec des chaises disposées tout autour, celle à laquelle ils avaient pris au début leurs repas, avant d’opter pour l’atmosphère moins oppressante de la cuisine.
— Jack ? appela-t-elle timidement.
Au même moment, le vent se leva et une bourrasque de neige vint cingler les volets, mais il lui sembla avoir entendu aussi quelque chose d’autre…, un gémissement étouffé.
— Jack ?
Rien ne vint rompre le silence cette fois, mais, par-dessous la porte à double battant du Colorado Bar, elle aperçut quelque chose qui luisait faiblement dans la pénombre. Le briquet de Jack.
Faisant appel à tout son courage, elle s’avança vers la porte et l’ouvrit. Elle fut saisie par une puissante odeur de gin. Pourtant les rayons étaient vides. Où diable l’avait-il trouvé ? Était-ce une bouteille cachée au fond d’un placard ? Mais où ?
Il y eut un autre gémissement, faible et confus, mais parfaitement audible cette fois-ci. Wendy s’approcha du bar.
— Jack ?
Pas de réponse.
Elle se pencha par-dessus le comptoir et le découvrit, étendu de tout son long, ivre mort. À en juger par l’odeur, il avait dû prendre une sacrée cuite. C’est sans doute en voulant passer par-dessus le comptoir qu’il avait perdu l’équilibre. Un miracle qu’il ne se soit pas cassé le cou. Un vieux proverbe lui revint à l’esprit : Dieu veille sur les ivrognes et sur les enfants. Amen.
Pourtant, elle n’était pas fâchée contre lui. À le voir étendu à terre, elle se dit qu’il ressemblait à un petit garçon complètement épuisé qui aurait essayé d’en faire trop et qui se serait écroulé de fatigue au milieu du salon. Il s’était arrêté de boire, et ce n’était pas lui qui avait décidé de recommencer. Pour rester sobre, il avait refusé de faire entrer de l’alcool dans l’hôtel… et pourtant celui qu’il venait de boire provenait bien de quelque part, mais d’où ?
Sur le comptoir du bar en fer à cheval on avait disposé à intervalles réguliers des bouteilles de vin gainées de paille dont les goulots portaient des bougies. Pour faire rustique, pensa-t-elle. Elle en prit une et la secoua, s’attendant presque à entendre le clapotis du gin à l’intérieur.
« Du vin nouveau dans de vieilles bouteilles. »
La bouteille était vide et elle la remit à sa place.
Jack remuait maintenant. Elle contourna le bar, trouva l’entrée et, une fois à l’intérieur, s’approcha de lui. Au passage, elle avait cru remarquer une odeur de bière, fraîche et humide comme un fin brouillard suspendu dans l’air. Elle s’était arrêtée pour observer les éclatants robinets chromés de la bière pression, mais ils étaient secs.
Dès qu’elle fut près de lui, Jack se retourna, ouvrit les yeux et la regarda. Son regard, d’abord vitreux, s’éclaircit peu à peu.
— Wendy ?
— Oui, dit-elle. Crois-tu pouvoir monter jusqu’en haut ? Si tu t’appuies sur moi ? Jack, où est-ce que tu…
Sa main se referma brutalement autour de sa cheville.
— Jack ! Qu’est-ce que tu…
— Je te tiens ! s’écria-t-il avec un sourire.
Il flottait autour de lui un relent de gin et d’olives qui la terrifiait bien plus que tous les mystères d’un vieil hôtel. Au fond, pensa-t-elle, le plus terrible c’était qu’on en revenait toujours au même point : l’affrontement entre Wendy Torrance et son mari ivre.
— Jack, je voudrais t’aider.
— Tu parles. Toi et Danny, vous ne pensez qu’à m’aider. (Il resserra sa prise sur sa cheville. Agrippé toujours à elle, il se redressa péniblement et se mit sur les genoux.) Tu voulais m’aider à nous faire partir d’ici. Mais maintenant je… je te tiens !
— Jack, tu me fais mal à la cheville !
— Je vais te faire mal ailleurs qu’à la cheville, espèce de garce !
L’injure la laissa tellement pantoise que quand il lâcha sa cheville elle ne songea pas à s’enfuir. Après une ou deux tentatives infructueuses, il réussit à se mettre debout devant elle.
Chancelant sur ses jambes, il lui lança :
— Tu ne m’as jamais aimé, tu veux que nous partions parce que tu sais que ça me détruira. As-tu jamais songé à mes responsabilités ? Je parie tout ce que tu veux que non. Tu ne songes qu’à me traîner dans la boue. Tu es exactement comme ma mère, une salope !
— Tais-toi, dit-elle en pleurant. Tu ne sais pas ce que tu dis. Tu es ivre. Je ne sais pas comment ça se fait, mais tu es ivre.
— Oh ! je sais. Je sais maintenant. Toi et lui, ce petit merdeux, là-haut. Tous les deux, vous avez comploté ensemble. C’est pas vrai ?
— Non, non ! Nous n’avons jamais rien comploté ! Qu’est-ce que tu…
— Tu mens ! hurla-t-il. Oh ! je sais comment tu t’y prends ! Je suis bien payé pour le savoir ! Quand je dis « Nous allons rester ici et je vais faire mon travail », tu dis « Oui, chéri » et lui répète « Oui, Papa », et puis vous vous mettez à comploter. Vous avez manigancé de partir sur le scooter. Mais je n’ai pas été dupe et j’ai déjoué vos calculs. Croyais-tu vraiment que je n’y verrais pas clair ? Me prenais-tu pour un imbécile ?
Elle le fixa, incapable de dire un mot. Il allait la tuer et ensuite il tuerait Danny. Alors l’hôtel serait peut-être satisfait et le laisserait se tuer lui-même. Comme le précédent gardien. Comme
(Grady.)
Chancelant sous le choc de la révélation, elle comprit pourquoi il avait conversé avec Grady dans le dancing.
— Tu as tourné mon fils contre moi. C’est ça, le pire. Il s’apitoyait sur lui-même, se donnait des airs tragiques. Mon petit. Maintenant il me hait, lui aussi. Tu as fait ce qu’il fallait pour cela. C’était ça, ton but, dès le début, n’est-ce pas ? Tu as toujours été jalouse, n’est-ce pas ? Exactement comme ta mère. Tu ne pouvais pas te contenter de ta part de gâteau. Il te le fallait tout entier ! C’est pas vrai ?
Interloquée, elle ne répondit pas.
— Eh bien, je vais te donner une leçon, dit-il en essayant de la saisir à la gorge.
Elle recula d’un pas, puis d’un autre, mais il avançait toujours et finit par trébucher et tomber contre elle. Elle se souvint du couteau dans la poche de sa robe et le cherchait à tâtons quand il la ceintura de son bras gauche, coinçant son bras droit contre elle. Il sentait le gin et la sueur rance.
— Je vais te punir, grogna-t-il. Je vais te punir. Tu vas payer pour ce que tu as fait.
De sa main droite, il la saisit à la gorge.
Quand la respiration vint à lui manquer, la panique s’empara d’elle. Jack l’étranglait des deux mains maintenant. Elle avait sa main droite libre pour saisir le couteau, mais elle n’y songea pas. Elle essayait désespérément de lui faire lâcher prise, mais ses mains étaient moins grandes et moins fortes que celles de Jack.
— Maman ! hurla la voix de Danny, venue d’on ne sait où. Papa, arrête ! Tu fais mal à Maman !
Il poussa un cri perçant, un cri aigu et cristallin que Wendy perçut faiblement.
Des éclairs rouges dansaient devant ses yeux et la pièce semblait s’assombrir. Elle vit son fils grimper sur le comptoir et se jeter sur les épaules de Jack. Soudain, une des mains qui l’étranglaient la lâcha et Jack, d’un revers du bras envoya Danny contre les rayonnages vides où l’enfant s’écrasa puis, assommé, tomba par terre. La main était revenue à la gorge de Wendy. Les éclairs rouges étaient noirs maintenant.
Elle entendait les pleurs étouffés de Danny. Sa poitrine brûlait. Jack lui criait au visage :
— Je t’apprendrai, misérable salope ! Je t’apprendrai à me respecter ! Je t’apprendrai !
Mais les cris faiblissaient à son oreille, comme s’ils se perdaient au fond d’un corridor obscur et ses forces l’abandonnaient. Une de ses mains lâcha prise et s’abaissa lentement, toute flasque au bout du poignet, comme celle d’une noyée.
C’est alors que cette main frôla l’une des bouteilles gainées de paille qui servaient de porte-bougie.
Rassemblant ce qui lui restait de forces, elle tâtonna à l’aveuglette, cherchant le goulot qu’elle finit par trouver et qu’elle serra, écrasant des gouttes de cire grasses.
Oh ! mon Dieu, si jamais elle glisse.
Elle leva la bouteille, puis l’abattit, en priant que le coup frappât juste. Elle savait que si elle ne le touchait qu’à l’épaule ou au bras elle était perdue.
Mais la bouteille frappa si fort le crâne de Jack Torrance qu’elle se fracassa à l’intérieur de sa gaine de paille et le coup résonna comme un medicine-ball s’écrasant sur un parquet de chêne. Jack partit en arrière, les yeux révulsés dans leurs orbites. L’étau de ses mains se desserra, puis il lâcha prise complètement. Essayant de conserver son équilibre, il battit l’air de ses bras, puis s’écroula à la renverse.
Wendy aspira profondément, par saccades. Elle avait failli tomber elle aussi, mais, s’accrochant au bord du comptoir, elle réussit à se maintenir debout. Dans sa demi-conscience, elle pouvait entendre pleurer Danny, mais elle ne savait pas où il était. Ses sanglots semblaient répercutés comme dans une chambre acoustique. Elle aperçut vaguement des gouttes de sang grosses comme des pièces de dix cents qui tombaient sur la surface sombre du comptoir. – « Je dois saigner », pensa-t-elle. Elle se racla la gorge et cracha par terre. Les chairs meurtries s’embrasèrent aussitôt d’une douleur atroce qui s’atténua par la suite et se stabilisa à la limite du supportable.
Peu à peu, elle reprit ses esprits.
Lâchant le bord du comptoir, elle se retourna et vit Jack étendu par terre et, à côté de lui, la bouteille cassée. Il ressemblait à un géant terrassé. Danny, accroupi sous la caisse du bar, s’était fourré les deux mains dans la bouche et regardait fixement son père inconscient.
Wendy s’approcha de lui d’un pas hésitant et lui toucha l’épaule. À ce contact, Danny eut un mouvement de recul.
— Danny, écoute-moi…
— Non, non, marmonna-t-il d’une voix éraillée de vieillard. Papa t’a fait mal…, tu as fait mal à Papa…, je veux dormir. Danny veut dormir.
— Danny…
— Dodo, dodo. Bonne nuit.
— Non ! cria-t-elle, grimaçant de douleur.
Danny ouvrit ses yeux ombrés de cernes bleutés et fixa sur elle un regard méfiant.
Elle s’efforça de lui parler calmement, tout en le regardant droit dans les yeux. Elle parlait si bas qu’elle était à peine audible. Parler lui faisait mal.
— Écoute-moi, Danny. Ce n’était pas ton papa qui a essayé de me faire mal. Et je n’ai pas voulu le blesser. Mais il est possédé par l’hôtel. C’est l’hôtel qui le fait agir. Est-ce que tu peux comprendre ce que je te dis ?
Une lueur de compréhension éclaircit peu à peu le regard de Danny.
— Papa a Fait le Vilain, chuchota-t-il. Mais comment est-ce arrivé ? Il n’y a rien à boire ici !
— C’est l’hôtel qui l’a fait boire… Le… Prise d’une quinte de toux, elle dut s’arrêter pour cracher du sang. Sa gorge enflée lui paraissait avoir doublé de volume. C’est l’hôtel qui l’a fait boire. Est-ce que tu l’as entendu discuter avec des gens ce matin ?
— Oui…, les gens de l’hôtel…
— Moi aussi, je les ai entendus. Ce qui veut dire que l’hôtel mobilise toutes ses forces. Il veut nous détruire tous les trois. Mais je pense… j’espère que seul ton père se prêtera à leurs machinations diaboliques. Il n’y a que lui que l’hôtel peut atteindre. Est-ce que tu me comprends, Danny ? Il faut absolument que tu me comprennes.
— L’hôtel a attrapé Papa.
Il regarda Jack et laissa échapper un gémissement de chagrin impuissant.
— Je sais que tu aimes ton papa. Moi aussi, je l’aime. Mais nous ne devons pas oublier que l’hôtel se sert de lui contre nous.
Et elle croyait vraiment ce qu’elle disait. Mieux, elle n’était pas loin de croire que c’était Danny qu’il visait principalement, que c’était Danny avec son don qui était à l’origine de tout, que c’était son énergie mystérieuse qui avait fourni à l’hôtel les moyens de sortir de l’ombre, un peu comme une batterie alimente le circuit électrique d’une voiture et lui permet de se mettre en marche. S’ils réussissaient à s’évader un jour de l’Overlook, il était fort possible que l’hôtel retombât dans sa demi-conscience d’antan et que son pouvoir se limitât dès lors à monter des scènes de Grand Guignol à l’intention de ceux de ces clients qui étaient psychiquement les plus réceptifs. Sans Danny, l’hôtel redeviendrait aussi inoffensif que le maison hantée d’un parc d’attractions. De temps en temps on entendrait des bruits bizarres, des coups retentissants ou les flonflons fantomatiques d’un bal masqué, ou on verrait quelque chose d’inexplicable, sans plus. Mais si l’hôtel absorbait Danny et son pouvoir… – son flux vital…, on pouvait appeler ça comme on voulait – alors de quoi ne serait-il pas capable ?
— Je voudrais que Papa guérisse, dit Danny, et il recommença à pleurer.
— Moi aussi, dit-elle, serrant Danny très fort dans ses bras. C’est pour ça, mon chéri, qu’il faut que tu m’aides à le mettre en sécurité quelque part où l’hôtel ne pourra pas l’atteindre et où il ne pourra pas se faire mal à lui-même. Ensuite…, si ton ami Dick Hallorann arrive, ou un garde forestier, nous pourrons l’emmener. Je crois qu’il pourra guérir et que nous finirons par nous en remettre. Je pense que c’est toujours possible, à condition de nous montrer forts et courageux, comme tu l’as été quand tu t’es jeté sur son dos. Est-ce que tu comprends ?
Elle le regardait d’un air suppliant. Jamais il n’avait autant ressemblé à Jack.
— Oui, dit-il en hochant la tête. Je pense que si nous arrivons à partir d’ici… tout peut redevenir comme avant. Où pourrions-nous le mettre ?
— Dans la réserve. Il y a de la nourriture à l’intérieur et un bon verrou solide à l’extérieur. Il y fait chaud. Quant à nous, nous pourrons terminer ce qui reste dans le frigidaire et dans le congélateur. Il y aura largement assez pour nous trois en attendant qu’on vienne nous délivrer.
— On le fait maintenant ?
— Oui, tout de suite. Avant qu’il ne se réveille.
Danny souleva la planche mobile qui donnait accès au bar tandis qu’elle pliait les mains de Jack sur sa poitrine et écoutait pendant un instant sa respiration, qui était lente mais régulière. À en juger par l’odeur, il avait dû boire énormément… et il n’en avait plus l’habitude. À son avis, c’était autant l’alcool que le coup sur la tête qui l’avait mis K.O.
Le prenant par les pieds, elle commença à le tirer sur le plancher. Ça faisait sept ans qu’elle était sa femme, il s’était étendu sur elle des milliers de fois, mais jamais elle ne s’était rendu compte qu’il pesait si lourd. Bien que son souffle sifflât douloureusement dans sa gorge meurtrie, elle se sentait mieux que depuis bien des jours. Elle était toujours en vie et c’était appréciable quand on venait de frôler la mort de si près. Jack aussi était vivant. C’était par pure chance, plutôt que par calcul, qu’ils avaient trouvé ce qui était peut-être pour eux la voie du salut.
Les pieds de Jack coincés contre ses hanches, elle s’arrêta un instant pour reprendre haleine. Elle se dit qu’elle ressemblait au vieux capitaine de L’Île au trésor qui, après que le vieil aveugle, Pew, lui a communiqué la peste, s’écrie : « On les aura ! »
Mais, quand elle se rappela que quelques secondes plus tard le vieux marin tombe raide mort, elle éprouva un certain malaise.
— Est-ce que ça va, Maman ? Il n’est pas trop lourd ?
— J’y arriverai.
Elle se remit à le tirer. Une des mains de Jack avait glissé de sa poitrine et Danny, qui se trouvait à côté, la remit en place doucement, tendrement.
— Tu en es sûre, Maman ?
— Oui. C’est la meilleure solution, Danny.
— C’est comme si nous le mettions en prison.
— Mais pas pour longtemps.
— Alors, c’est d’accord. Tu es sûre d’y arriver ?
— Oui.
Mais il s’en fallut de peu qu’elle n’y arrivât pas. Quand ils passaient le seuil des portes, Danny soulevait la tête de son père, mais, au moment de pénétrer dans la cuisine, quand il voulut prendre la tête de Jack dans ses mains, elles glissèrent sur ses cheveux gras, et Jack, dont la tête heurta le carrelage, se mit à gémir et à remuer.
— Il faut faire de la fumée, marmonna-t-il. Cours me chercher le bidon d’essence.
Wendy et Danny échangèrent un regard anxieux.
— Aide-moi, dit-elle à voix basse.
Danny resta un moment sans pouvoir bouger, puis, d’un air décidé, il alla rejoindre sa mère et, tirant tous les deux sur la jambe gauche, ils réussirent à traîner Jack à travers la cuisine. L’action semblait se dérouler au ralenti, comme dans certains cauchemars. On n’entendait que le bourdonnement d’insecte du néon et le bruit de leurs respirations haletantes.
Quand ils arrivèrent à la porte de la réserve, Wendy posa les pieds de Jack par terre et se retourna pour tirer le verrou. Danny regarda Jack qui gisait à ses pieds, l’air de nouveau tranquille et détendu. En le tirant, ils avaient fait sortir de son pantalon le pan de sa chemise. Danny se demanda si son papa était trop ivre pour sentir le froid. Ça ne lui paraissait pas bien de l’enfermer dans la réserve comme une bête sauvage, mais Danny avait vu ce que Papa avait essayé de faire à Maman. Avant même de descendre, il avait su que Papa allait le faire. Il les avait entendus se disputer dans sa tête.
Si seulement nous pouvions partir d’ici. Si seulement ce n’était qu’un rêve et que nous soyons toujours à Stovington. Si seulement.
Le verrou était coincé.
Wendy tira sur lui de toutes ses forces, mais il ne bougea pas. Elle ne pouvait pas ouvrir ce maudit verrou. C’était si stupide, si injuste… Elle l’avait ouvert sans difficulté quand elle était venue chercher la boîte de soupe. Mais maintenant il refusait de bouger. Que faire ? On ne pouvait pas mettre Jack dans la chambre froide ; il mourrait de froid ou d’asphyxie. Mais s’ils le laissaient dehors et qu’il se réveillât…
Par terre, Jack se mit à remuer de nouveau.
— Je vais m’en occuper, marmonna-t-il. J’ai compris.
— Il se réveille, Maman ! cria Danny.
Sanglotante, elle tirait à deux mains sur le verrou.
— Danny ? La voix de Jack, encore brouillée, exprimait une menace sourde. C’est toi, prof ?
— Il faut dormir, Papa, dit Danny nerveusement. Il est l’heure de se coucher, tu sais.
Il regarda sa mère qui s’acharnait toujours sur le verrou et vit immédiatement pourquoi celui-ci restait bloqué. Elle avait oublié de le faire pivoter avant de le tirer, et le tenon était pris dans l’encoche.
— Regarde, dit-il, écartant ses mains tremblantes : les siennes tremblaient presque autant.
D’un coup de paume, il libéra le tenon et le verrou glissa sans peine.
— Vite, dit-il, voyant que Jack avait ouvert les yeux et le regardait d’un air étrangement calme et songeur.
— Tu as triché, lui dit Papa. Je sais que tu as triché. Et je le prouverai, je te le garantis. Je le prouverai…
Puis ses paroles s’embrouillèrent de nouveau.
Sans remarquer l’odeur piquante de fruits secs qui se dégageait de la réserve, Wendy poussa la porte du genou puis, haletante et épuisée, souleva une nouvelle fois les pieds de Jack et le traîna à l’intérieur. Au moment où elle tirait sur la chaînette qui actionnait le plafonnier, les yeux de Jack s’ouvrirent de nouveau.
— Qu’est-ce que vous faites tous les deux ? Wendy, qu’est-ce que vous faites ?
Elle l’enjamba.
Il fut rapide comme l’éclair. Sa main partit aussitôt et elle dut faire un pas de côté pour éviter de se faire prendre. Mais il avait réussi à agripper un pan de sa robe de chambre qui se déchira avec un bruit mat. Il se mit aussitôt à quatre pattes : avec ses cheveux dans les yeux, il ressemblait à un gros animal, un chien… ou un lion.
— Que le diable vous emporte tous les deux. Je sais ce que vous voulez, mais vous ne l’aurez pas. Cet hôtel… est à moi. C’est moi qu’ils veulent ! Moi !
— La porte, Danny ! hurla-t-elle. Ferme la porte !
Danny poussa la lourde porte de bois au moment où Jack prenait son élan et il alla s’écraser contre elle.
De ses petites mains, Danny essayait de saisir le verrou. Wendy était trop loin pour l’aider. Dans les deux secondes qui allaient suivre, le sort de Jack serait décidé : libre ou prisonnier ? Danny manqua le verrou une première fois, puis réussit à l’attraper et le poussa à l’instant où la poignée se mit à s’agiter furieusement. Enfin Jack lâcha la poignée et essaya d’enfoncer la porte à coups d’épaule. Chaque assaut l’ébranla, mais le verrou, en acier trempé, tint bon. Wendy poussa un soupir de soulagement.
— Laissez-moi sortir d’ici ! criait Jack. Laissez-moi sortir ! Danny, c’est ton père qui te parle, nom d’un chien. Je veux sortir ! Fais ce que je te dis !
Danny leva machinalement la main, prêt à exécuter l’ordre, mais Wendy la saisit et la pressa contre sa poitrine.
— Obéis à ton papa, Danny ! Fais ce que je te dis ! Fais-le, ou je te donnerai une raclée dont tu te souviendras toute ta vie. Ouvre cette porte ou je te fracasse le crâne !
Blanc comme un linge, Danny se tourna vers sa mère.
À travers les deux centimètres de chêne massif, ils pouvaient entendre la respiration rauque de Jack.
— Wendy, laisse-moi sortir tout de suite. Misérable salope, ouvre-moi ! Je ne plaisante pas ! Laisse-moi sortir, connasse ! Si tu me laisses sortir, je ne te ferai rien. Mais, si tu n’ouvres pas, je t’assure que je t’arrangerai si bien le portrait que ta propre mère ne te reconnaîtra plus ! Ouvre-moi cette porte !
Danny se mit à gémir et Wendy comprit que s’ils restaient là il allait s’évanouir.
— Allons-nous-en, prof, dit-elle, étonnée de s’entendre parler avec autant de calme et d’assurance. N’oublie pas que ce n’est pas ton papa qui parle. C’est la voix de l’hôtel.
— Revenez ici, laissez-moi sortir IMMÉDIATEMENT ! hurla Jack.
Et il se mit à griffer la porte, à l’attaquer avec ses ongles.
— C’est l’hôtel, répéta Danny. C’est l’hôtel. Je ne l’oublierai pas.
Mais, en s’éloignant, il ne put s’empêcher de jeter en arrière un dernier regard horrifié.