12

LE GRAND TOUR

— De quoi parliez-vous, chéri ? lui demanda Wendy tandis qu’ils rentraient à l’intérieur.

— Oh ! de pas grand-chose.

— C’était bien long, ce pas grand-chose.

Danny eut un haussement d’épaules – exactement semblable à celui de Jack. Tel père, tel fils. Elle savait que c’était inutile d’insister : Danny ne lui dirait plus rien. Elle éprouvait beaucoup de peine à se sentir délibérément exclue, mais en même temps elle aimait son fils et en était d’autant plus consciente qu’il lui échappait. Avec eux, elle se sentait parfois une intruse, une figurante égarée sur la scène au beau milieu du grand dialogue. Heureusement que cet hiver ils allaient vivre trop les uns sur les autres pour que ses deux hommes puissent continuer de la tenir à l’écart. Tout d’un coup elle comprit qu’elle était tout simplement jalouse de la complicité entre eux et elle en eut honte. La jalousie était un sentiment qui lui faisait horreur, un sentiment digne de sa mère…

Le hall était presque désert. Ullman et le réceptionniste faisaient tous deux leurs comptes à la caisse enregistreuse. Deux ou trois femmes de ménage, vêtues de pulls et de pantalons chauds, attendaient à la porte d’entrée au milieu d’une mer de bagages et Watson, l’homme à tout faire, était adossé contre un mur. Il surprit Wendy en train de le regarder et lui lança un clin d’œil polisson. Elle détourna précipitamment la tête.

Ses comptes terminés, Ullman referma le tiroir de la caisse d’un geste péremptoire. Il inscrivit ses initiales sur le bordereau et le glissa dans un porte-documents à fermeture éclair. Wendy remarqua l’expression de soulagement qui se peignit sur le visage du réceptionniste et compatit en silence. Ullman devait être le genre de patron à boucher les trous de la comptabilité en retenant la somme manquante sur le salaire de l’employé… et il devait savoir tondre sa victime sans lui arracher le moindre cri. Avec ses airs d’homme affairé et important, il n’éveillait guère sa sympathie. Comme tous les patrons qu’elle avait connus, homme ou femme, il devait être tout sucre tout miel avec les clients et, en coulisses, un véritable tyran avec le personnel.

— Mr. Torrance, appela Ullman sur un ton sec. Voulez-vous venir ici, s’il vous plaît ?

Jack se dirigea vers lui, faisant signe à Wendy et Danny de le suivre.

Le réceptionniste, qui avait disparu dans les bureaux du fond, réapparut, vêtu de son pardessus.

— Je vous souhaite de passer un bon hiver, Mr. Ullman.

— Ça m’étonnerait, dit Ullman d’un air absent. Le 12 mai, Braddock. Pas un jour de plus ni de moins.

— Oui, monsieur.

Braddock fit le tour du bureau de l’air grave et digne qui convenait à quelqu’un de sa situation. Mais, dès qu’il eut tourné le dos à Ullman, un grand sourire d’écolier espiègle gagna son visage. Il échangea quelques mots avec les deux filles qui attendaient qu’on vienne les chercher, puis s’éloigna, suivi de rires étouffés.

— L’Overlook est un hôtel magnifique, dit Ullman en s’animant. C’est un plaisir pour moi de vous le montrer.

« Ça ne m’étonne pas », pensa Wendy.

— Montons d’abord au troisième. Nous ferons notre tour de haut en bas, dit Ullman.

Il avait l’air réellement enthousiaste.

— Si vous avez autre chose à faire…, dit Jack.

— Pas du tout, répondit Ullman. J’ai fermé boutique. C’est fini1, au moins pour cette année. Je vais passer la nuit à Boulder – au Boulderado, naturellement. C’est le seul hôtel convenable à l’est de Denver…, exception faite de l’Overlook lui-même, évidemment. Par ici.

L’ascenseur, une pièce de musée décorée de rinceaux en cuivre, s’affaissa nettement quand ils pénétrèrent à l’intérieur. Danny, qui n’était pas très rassuré, s’agita un peu. Ullman lui lança un sourire indulgent que Danny essaya de lui rendre, sans y parvenir.

— Ne crains rien, mon enfant, dit Ullman. On peut le prendre en toute confiance.

— C’est ce qu’on a dit du Titanic, dit Jack, admirant le globe en cristal taillé qui ornait le plafond.

Wendy se mordit les lèvres pour ne pas sourire.

Ullman, qui ne semblait pas goûter la plaisanterie, rabattit bruyamment la porte coulissante de la cabine.

— Le Titanic n’a fait qu’un voyage, Mr. Torrance. Cet ascenseur, lui, en a fait des milliers depuis sa mise en service en 1926.

— Voilà qui nous rassure, dit Jack, ébouriffant les cheveux de Danny. L’avion ne va pas s’écraser, prof.

Ullman abaissa la manette de commande. Aussitôt le plancher se mit à frémir et le moteur à geindre, effaçant toute autre sensation. Soudain Wendy les voyait tous les quatre coincés entre deux étages, pris comme des mouches dans une bouteille. On ne les retrouverait qu’au printemps – ou plutôt ce qui resterait d’eux, car il leur manquerait de-ci de-là des petits morceaux… comme pour les Donner…

(Arrête !)

Secoué de vibrations violentes, l’ascenseur finit par démarrer dans un bruit d’enfer. Le vacarme se calma peu à peu et la montée se fit plus régulière. Au troisième, Ullman réussit à l’arrêter, malgré quelques secousses de protestation. Il fit glisser la portière coulissante et poussa celle du palier. La cabine s’était arrêtée à dix centimètres au-dessous du sol. Sidéré, Danny regardait fixement cette dénivellation qui lui semblait porter atteinte à l’ordre naturel des choses. Se raclant la gorge, Ullman fit monter encore un peu l’ascenseur qui s’arrêta, dans une dernière secousse, à cinq centimètres du troisième étage. Dès qu’ils furent sortis, la cabine allégée bondit, retrouvant du coup le niveau du palier. Horrifiée, Wendy se promit d’emprunter désormais l’escalier ; les boniments d’Ullman n’y changeraient rien. Et en aucun cas elle ne permettrait qu’ils montent tous les trois ensemble dans cette machine infernale.

— Tu inspectes la moquette, prof ? demanda Jack d’un air moqueur. Il y a des taches ?

— Bien sûr que non, dit Ullman, touché au vif. Toutes les moquettes ont été shampouinées il y a deux jours.

Wendy aussi jeta un coup d’œil à la moquette du couloir. C’était joli, mais certainement pas ce qu’elle aurait choisi pour leur maison – si toutefois il leur arrivait un jour d’en avoir une. Moelleuse, d’un bleu profond, elle s’ornait d’une jungle de lianes, de guirlandes et d’oiseaux exotiques, on n’aurait su dire lesquels, puisque seules leurs silhouettes noires étaient indiquées.

— Est-ce que la moquette te plaît ? demanda Wendy à Danny.

— Oui, ’man, répondit-il d’une voix éteinte.

Ullman, flatté, approuva d’un signe de tête.

— Presque toute la décoration du troisième est due à Mr. Derwent. Voici la chambre 300. C’est la suite présidentielle.

Il tourna la clef dans la serrure de la double porte en acajou qu’il ouvrit toute grande. Le salon offrait une vue panoramique vers l’ouest qui leur coupa le souffle. Ullman, qui avait sans doute prévu leur réaction, eut un sourire de satisfaction.

— Quelle vue admirable, n’est-ce pas ?

— Sans aucun doute, dit Jack.

La grande baie occupait presque toute la longueur de la pièce. Au loin, le soleil, en équilibre entre deux cimes en dent de scie, versait sa lumière dorée sur les pics vertigineux dont les sommets enneigés paraissaient saupoudrés de sucre glace. Les nuages qui s’amoncelaient derrière le cirque de montagnes se teignaient d’or et un rayon de soleil solitaire, se détachant sur l’ombre profonde qui baignait les sapins de la vallée, achevait de faire de ce paysage une vue de carte postale.

Absorbés par le spectacle, Jack et Wendy n’avaient pas remarqué que Danny regardait ailleurs. Il avait les yeux rivés sur le mur tapissé de soie à rayures blanches et rouges à côté de la porte de la chambre. Lui aussi retenait son souffle, mais ce n’était pas sous l’effet de la beauté.

De grandes éclaboussures de sang séché, tachetées de minuscules caillots d’une substance grisâtre, maculaient la tapisserie. Danny en avait la nausée. Les taches suggéraient la représentation d’un visage humain, convulsé par la terreur et la douleur, bouche béante, la tête à moitié pulvérisée. C’était l’œuvre d’un fou, dessinée dans le sang…

(Alors si tu vois quelque chose de bizarre, détourne la tête, et quand tu regarderas de nouveau, ta vision aura disparu. Tu saisis ?)

Détournant la tête, Danny se força à regarder par la fenêtre. Décidé à ne pas trahir son émotion, il garda une expression neutre et, quand la main de sa mère se referma sur la sienne, il la saisit mais ne la serra pas, de peur d’éveiller ses soupçons.

Ullman recommanda à Jack de bien fermer les volets de la grande baie afin d’éviter qu’une bourrasque violente ne la fît voler en éclats, et Jack hocha la tête en signe d’assentiment. Avec précaution, Danny ramena son regard vers le pan de mur. La grande tache séchée parsemée de petits caillots grisâtres avait disparu.

Ullman les fit sortir. En partant, Maman lui avait demandé s’il trouvait les montagnes jolies et il avait répondu par l’affirmative. Mais, en vérité, elles ne lui faisaient ni chaud ni froid. Juste avant qu’Ullman ne fermât la porte derrière eux, Danny jeta un dernier regard par-dessus son épaule. La tache de sang avait réapparu. Toute fraîche, elle dégoulinait sous les yeux d’Ullman qui, sans y prêter attention, poursuivait imperturbablement son discours, énumérant les hommes célèbres qui avaient séjourné dans ces lieux. Tandis qu’ils s’éloignaient dans le corridor, Danny s’aperçut qu’il s’était mordu la lèvre si fort qu’elle saignait. Il se laissa un peu devancer par les autres et, s’essuyant le sang du revers de sa main, il se mit à réfléchir au

(sang)

(Était-ce du sang que Mr. Hallorann avait vu ou quelque chose d’encore pire ?)

(Je ne pense pas que tes visions puissent te faire de mal.)

Un cri lui monta aux lèvres, mais il le retint. Ses parents ne voyaient pas ces visions, pas plus aujourd’hui qu’hier. Il fallait se taire. Papa et Maman s’aimaient. C’était l’essentiel. Le reste, ce n’était que des images dans un livre. Elles pouvaient faire peur, mais elles ne pouvaient pas faire mal. (Elles… ne peuvent pas te faire de mal.)

Mr. Ullman les fit passer par un labyrinthe de couloirs et leur montra, au passage, quelques autres chambres. Dans ses commentaires, il était sans cesse question de la « crème », des « huiles », du « gratin ». Mais, Danny avait beau chercher, il ne voyait rien à manger. Mr. Ullmann leur montra les chambres qu’avaient louées une dame qui s’appelait Marilyn Monroe et un monsieur du nom d’Arthur Miller. D’après ce que Danny avait pu comprendre, leur séjour à l’Overlook s’était soldé par un DIVORCE.

— C’est dans cette chambre-ci que Truman Capote a passé quelques jours, dit Mr. Ullman, poussant une porte. C’était déjà de mon temps. Un homme charmant, d’une politesse exquise, à l’européenne.

Il n’y avait rien de remarquable dans ces chambres (sinon l’absence d’huile, de crème et de gratin, malgré les fréquentes allusions de Mr. Ullman), rien qui lui fît peur. Il avait pourtant remarqué, pendant ce tour du troisième étage, un objet qui l’inquiétait, sans qu’il sût pourquoi. C’était un extincteur accroché au mur d’un petit couloir qui débouchait sur le grand couloir de l’ascenseur. Ce dernier, dont les portes étaient restées ouvertes, évoquait la gueule d’un géant, pleine de dents en or, prête à les happer.

L’extincteur, qui était d’un vieux modèle, ne ressemblait pas aux extincteurs que Danny avait déjà vus, celui de la maternelle par exemple, mais ce n’était sûrement pas pour ça qu’il le trouvait inquiétant. Lové comme un serpent endormi, avec sa lance étincelante qui se détachait sur le papier bleu ciel du mur, cet objet le mettait mal à l’aise. Il ne se sentit vraiment rassuré qu’une fois dans le couloir principal, d’où il ne pouvait plus le voir.

— Évidemment, il vaudrait mieux fermer tous les volets, dit Mr. Ullman en remontant dans l’ascenseur. (La cabine s’affaissa de nouveau sous son poids.) Mais surtout ceux de la grande baie de la suite présidentielle. Elle nous avait coûté, il y a trente ans, quatre cent vingt dollars. Il nous en faudrait huit fois plus pour la remplacer.

— Je fermerai les volets, dit Jack.

Ils sortirent au deuxième où ils découvrirent un labyrinthe de couloirs encore plus inextricable. Le soleil avait commencé à descendre derrière les montagnes et la lumière qui venait des fenêtres avait faibli sensiblement. Mr. Ullman ne leur montra qu’une ou deux chambres. Sans ralentir le pas, il passa devant la chambre 217, celle contre laquelle Dick Hallorann avait mis Danny en garde. La petite plaque numérotée sur la porte, apparemment inoffensive, semblait pourtant exercer sur Danny une certaine fascination.

Ils descendirent au premier étage qu’ils traversèrent sans que Mr. Ullman leur fît visiter aucune chambre. À deux pas de l’escalier qu’ils allaient prendre pour descendre au hall, il leur annonça :

— Voici votre appartement. J’espère que vous le trouverez à votre convenance.

Au premier coup d’œil à l’intérieur, Wendy se sentit soulagée. La froide élégance de la suite présidentielle lui en avait imposé. Visiter un monument historique, voir le lit dans lequel un Lincoln, un Roosevelt avait passé la nuit ne lui était pas désagréable. Mais coucher dans un tel lit ne lui disait rien du tout. L’idée de faire l’amour, se débattant sous des kilos de draps en toile de lin, là où les plus grands hommes (les plus puissants, en tout cas, rectifia-t-elle) avaient dormi la mettait mal à l’aise. Leur appartement à eux était simple et chaleureux, presque intime. Elle y passerait l’hiver sans déplaisir.

— C’est très agréable, dit-elle à Ullman, d’une voix vibrante de gratitude.

Ullman hocha la tête.

— C’est simple, mais convenable. Pendant la saison, c’est ici qu’habitent le cuisinier et sa femme ou son apprenti, selon les cas.

— Mr. Hallorann a habité ici ? demanda Danny.

— Parfaitement, mon petit bonhomme. Lui et Mr. Nevers. (Il se tourna de nouveau vers Jack et Wendy.) Voici le living.

Il y avait plusieurs fauteuils confortables sinon luxueux, une table basse qui avait dû coûter cher, mais qui était sérieusement éraflée d’un côté, deux bibliothèques et un poste de télé banal, comme on en trouve dans tous les motels. Rien à voir avec les élégants postes encastrés qu’ils avaient vus dans les chambres.

— Pas de cuisine, évidemment, dit Ullman, mais celle de l’hôtel est située directement en dessous et il y a un remonte-plats qui communique avec elle.

Faisant glisser un panneau coulissant dans le mur, il découvrit un grand plateau suspendu. Quand il le poussa, le plateau disparut, entraînant sa corde derrière lui.

— C’est un passage secret ! s’écria Danny. (L’idée excitante d’un conduit caché dans le mur lui fit oublier un instant ses frayeurs.) C’est comme dans Abbott et Costello contre les monstres !

Ullman traversa le salon et ouvrit la porte de la chambre. Elle était claire et spacieuse. En voyant les lits jumeaux, Wendy regarda son mari d’un air entendu, sourit et haussa les épaules.

— Ça ne fait pas problème, dit Jack. Nous les rapprocherons.

— Je vous demande pardon ? dit Ullman, perplexe.

— Les lits, dit Jack. Nous les rapprocherons.

— Oh ! parfait ! s’exclama Ullman, toujours déconcerté.

Puis un flux de sang monta le long de son cou et lui empourpra tout le visage.

— Comme il vous plaira.

Il les fit retraverser le salon et les conduisit à la porte d’une autre chambre, plus petite, pourvue de lits-couchettes superposés. Dans l’angle, un radiateur faisait déjà du raffut. Le tapis, orné d’un affreux décor de sauges et de cactus, avait séduit Danny au premier coup d’œil. Des lambris en pin massif couvraient les murs.

— Tu pourras te faire à cette chambre, prof ? demanda Jack.

— Bien sûr. Je vais dormir dans le lit du haut. D’accord ?

— Si tu veux.

— Ce tapis est drôlement chouette aussi. Mr. Ullman, vous auriez dû mettre ce genre de tapis partout.

Ullman fit la grimace de quelqu’un qui vient d’enfoncer les dents dans un citron.

— Voilà, je crois que vous avez tout vu, sauf la salle de bains, qui communique avec la chambre de maître. L’appartement n’est pas très grand, mais vous pourrez disposer de tout l’hôtel pour vous étendre. La cheminée du hall tire très bien, c’est du moins ce que Watson m’a affirmé. Vous êtes libres de prendre vos repas à la salle à manger si vous le souhaitez.

Le ton de sa voix disait assez quelle faveur insigne il leur accordait là.

— C’est entendu, dit Jack.

— Vous êtes prêts à partir ? demanda Ullman.

— Tout à fait, répondit Wendy.

Ils reprirent l’ascenseur pour descendre au rez-de-chaussée. Dans le hall désert, il ne restait que Watson qui, un cure-dent entre les lèvres, s’appuyait contre la porte d’entrée.

— Tiens, vous êtes encore là ? Je vous croyais déjà à des kilomètres d’ici, dit Mr. Ullman sur un ton glacé.

— Je voulais rappeler à Mr. Torrance de bien surveiller la chaudière, dit Watson en se redressant. Gardez l’œil sur elle, mon gars, et elle marchera très bien. Faites baisser la pression une ou deux fois par jour. Elle grimpe.

Elle grimpe, pensa Danny. Les mots se répercutèrent dans son esprit comme dans un long corridor silencieux, tapissé de miroirs qui ne renvoyaient aucun reflet.

— J’y veillerai, dit Jack.

— Alors vous n’aurez pas d’histoire, dit Watson, tendant sa main à Jack qui la serra. (Puis il se tourna vers Wendy et inclina la tête.) Madame, dit-il.

— Très heureuse, dit Wendy, craignant à tort que cette formule raccourcie ne parût ridicule.

Ayant à peine quitté sa Nouvelle-Angleterre natale, elle ignorait encore tout de l’Ouest, mais cette brève rencontre avec Watson lui avait appris l’essentiel, pensait-elle. Avec son auréole vaporeuse de cheveux fous, il avait su exprimer, à travers ses quelques courtes phrases, ce qu’étaient les gens de l’Ouest. Et le clin d’œil lubrique de tout à l’heure n’y changeait rien.

— Jeune homme, dit Watson solennellement, tendant la main à Danny.

Bien que celui-ci pratiquât le serre-main depuis un an déjà, il n’offrit la sienne à Watson qu’avec une certaine appréhension. Elle fut instantanément engloutie.

— Prends bien soin de tes parents, Dan.

— Oui, Mr. Watson.

Watson lâcha la main de Danny et se redressa. Il fixa Ullman.

— À la prochaine, lui dit-il en lui tendant la main.

Ullman la prit mollement.

— Le 12 mai, Watson, dit-il. Pas un jour de plus ni de moins.

— Oui, monsieur, dit Watson, ajoutant en son for intérieur l’expression de ses sentiments distingués : Va te faire foutre, espèce d’enculé.

» Je vous souhaite de passer un bon hiver, Mr. Ullman.

— Oh ! ça m’étonnerait, répondit Ullman d’un air absent.

Watson, dont un aïeul avait été propriétaire de l’hôtel, se faufila humblement par la porte. Elle se referma derrière lui, faisant barrage contre le vent. Ensemble, ils le regardèrent dévaler bruyamment les larges marches de l’escalier dans ses grandes bottes de cow-boy éraflées. Se dirigeant vers sa camionnette International Harvester, il traversa le parking, soulevant avec ses talons des tourbillons de feuilles de tremble, jaunes et craquantes. Il s’installa derrière le volant et mit le moteur en marche ; un jet de fumée bleue sortit du pot d’échappement rouillé. Ullman et les Torrance regardèrent sa marche arrière et son départ en silence, comme si on leur avait jeté un sort. La camionnette disparut derrière la crête de la colline, puis, rapetissée, réapparut plus loin, sur la grande route, roulant vers l’ouest.

Danny se sentit soudain plus seul qu’il ne l’avait jamais été de sa vie.

1. En français dans le texte original.