L’ALBUM
C’était le 1er novembre. Malgré l’époque tardive, le beau temps persistait et ils étaient tous les trois bronzés par le soleil. Wendy et Danny, partis se promener, avaient pris la vieille route défoncée derrière le court de roque qui montait jusqu’à la scierie abandonnée trois kilomètres plus haut. C’est pendant leur absence que Jack découvrit l’album.
Descendu au sous-sol pour réduire la pression de la chaudière, il avait subitement eu envie d’aller jeter un coup d’œil sur les vieux papiers. Ce serait en même temps l’occasion de repérer les meilleurs endroits pour poser ses pièges à rat, même s’il n’avait pas l’intention de le faire avant un mois – « Je veux d’abord être sûr qu’ils sont tous rentrés de vacances », avait-il dit à Wendy.
Il alla prendre la torche électrique sur l’étagère à côté du schéma de la plomberie et, dépassant la cage de l’ascenseur, s’enfonça dans l’obscurité.
Tout en sifflant entre ses dents un air monocorde, il promenait autour de lui le faisceau lumineux. Des montagnes de papiers, véritable chaîne des Andes en miniature, surgissaient de l’ombre, des dizaines de boîtes et de cartons bourrés de papiers ramollis par l’humidité, jaunis par le temps. Certaines boîtes avaient crevé, répandant sur le dallage leurs feuilles fanées. Dans d’autres on apercevait ce qui ressemblait à des registres et des liasses de factures maintenues par des élastiques.
La torche à la main, Jack passait entre les piles de carton, cherchant les traces de rats. Mais il ne trouva que quelques crottes desséchées et des nids, faits de lambeaux de papier soigneusement déchirés et visiblement abandonnés depuis longtemps.
Jack tira un journal d’une des liasses et jeta un coup d’œil sur la manchette :
JOHNSON PROMET UNE TRANSITION HARMONIEUSE
Et affirme que l’œuvre de J.F.K.
sera poursuivie pendant l’année à venir
Le journal s’intitulait le Rocky Mountain News et il datait du 19 décembre 1963. Jack le remit sur la pile. Il se disait que n’importe qui aurait éprouvé la même fascination que lui pour ces vieux journaux dont les nouvelles s’étaient déjà transformées en histoire. Il y avait des lacunes dans ces archives : de 1937 à 1945, puis de 1957 à 1960 et encore de 1962 à 1963. Ç’avait dû être les années où l’hôtel était resté fermé, pensa-t-il.
La version qu’Ullman lui avait donnée des difficultés de l’Overlook lui avait toujours paru suspecte. Rien que son emplacement extraordinaire aurait dû, à son avis, lui assurer une réussite continue. Le beau monde avait toujours eu ses lieux de prédilection, et l’Overlook aurait pu, de toute évidence, occuper une place de choix dans ses migrations saisonnières. Même le nom, Overlook, avait la consonance voulue. L’itinéraire idéal devait comprendre le Waldorf en mai, le Bar Harbor House en juin-juillet, l’Overlook en août et début septembre et, à l’automne, les Bermudes, La Havane ou Rio. Les vieux registres de réception qu’il avait découverts confirmaient ses théories. Nelson Rockefeller, en 1950 ; Henry Ford et famille, en 1927 ; Jean Harlow, Clark Gable et Carole Lombard, en 1930. En 1956, « Darryl F. Zanuck et sa suite » avaient loué tout le troisième étage pour une semaine. Oui, pour que l’Overlook fasse de mauvaises affaires, il fallait vraiment le gérer en dépit du bon sens.
L’histoire était là, sans aucun doute, et pas seulement dans les gros titres des journaux. Elle se cachait entre les lignes de ces registres, de ces livres de comptes, de ces factures.
Stimulé par ses découvertes, il se promenait lentement parmi les monceaux de papiers. Avec une agilité d’esprit prodigieuse, il dégageait les lignes maîtresses de cette histoire dont aucun détail ne semblait échapper à son pouvoir d’analyse. Il y avait des années qu’il n’avait pas connu une exaltation pareille et il se sentit tout à coup capable d’écrire ce livre auquel il avait songé sans trop y croire. Et c’était ici, enterré sous ces amas de papiers, qu’il en trouverait le sujet.
Sous la lumière tamisée par les toiles d’araignée il se redressa, tira son mouchoir de sa poche arrière et s’en essuya les lèvres d’un geste machinal. Ce fut alors qu’il aperçut l’album.
Il était là, à sa gauche, perché en équilibre instable au sommet d’une tour de Pise de vieux cartons qui menaçaient ruine depuis des années. Ses pages étaient serrées entre deux feuilles de carton, revêtues de cuir blanc et reliées par un cordonnet d’or dont les nœuds chatoyants brillaient dans la pénombre.
Piqué par la curiosité, il alla le prendre. Une épaisse couche de poussière s’était déposée sur la couverture et, le soulevant à hauteur de ses lèvres, il souffla dessus pour la faire envoler. Quand il ouvrit l’album, une carte s’en échappa qu’il rattrapa au vol. Elle portait, gravée sur du beau bristol, une vue de l’hôtel, toutes fenêtres illuminées. Il avait l’impression d’être invité à pénétrer dans l’Overlook d’il y a trente ans.
M.H. Derwent a l’honneur
de vous inviter à assister
au bal masqué donné pour
célébrer l’ouverture de
l’OVERLOOK.
Le dîner sera servi à 20 heures.
À minuit on ôtera les masques
et le bal commencera.
Le 29 août RSVP
Le dîner sera servi à 20 heures ! À minuit on ôtera les masques et le bal commencera !
Il imaginait les hommes les plus riches d’Amérique avec leurs femmes, tous réunis dans la salle à manger, il voyait leurs smokings et leurs chemises amidonnées, éclatantes de blancheur, les escarpins étincelants à talon-aiguille, il entendait la musique de l’orchestre, le tintement des verres, les détonations joyeuses des bouchons de champagne. La guerre était finie – ou presque – et un avenir glorieux et paisible s’étendait devant eux. L’Amérique était devenue la plus grande puissance du monde, elle en avait pris conscience et accepté ce rôle.
Plus tard dans la soirée, c’est Derwent lui-même qui avait crié : « Enlevez vos masques ! Enlevez vos masques ! » Et les masques étaient tombés.
(Et la Mort Rouge les tenait en son pouvoir !)
Soudain déconcerté, il se demandait d’où sortait cette citation. Ah ! oui, elle était de Poe, ce prince des écrivassiers. Mais pourquoi avait-elle surgi dans son esprit au moment où il regardait cette carte d’invitation avec sa gravure d’un Overlook si fastueux ? Quel rapport pouvait-il y avoir entre cet élégant palace et le monde ténébreux d’Edgar Allan Poe ?
Il remit l’invitation à sa place et tourna la page. Il trouva là une coupure d’un journal de Denver avec, griffonnée au-dessous, la date du 15 mai 1947.
UNE STATION DE MONTAGNE HUPPÉE FÊTE SA RÉOUVERTURE
DES INVITÉS DE MARQUE
Derwent proclame l’Overlook le « nec plus ultra des palaces »
(Par David Felton, notre envoyé spécial.)
L’hôtel Overlook a plusieurs fois fêté sa réouverture depuis les trente-huit années de son existence, mais rarement avec autant de panache que cette fois-ci, sous les auspices d’Horace Derwent, le mystérieux milliardaire californien qui en est le nouveau propriétaire.
Derwent, qui ne cache pas avoir investi plus d’un million de dollars dans cette opération – et certains prétendent que le chiffre exact approcherait plutôt les trois millions –, dit que « le nouvel Overlook sera le nec plus ultra des palaces, le genre d’hôtel dont on se rappellera, trente ans après, la nuit qu’on y a passée ».
Interrogé sur la possibilité que l’achat et la remise à neuf de l’Overlook signalent le début d’une campagne en faveur de la légalisation du jeu dans l’État du Colorado, Derwent, gros bonnet des industries aéronautique et maritime, armateur, producteur de cinéma et, d’après la rumeur publique, propriétaire de nombreux casinos à Las Vegas, a opposé un démenti, déclarant que l’introduction du jeu à l’Overlook ne ferait qu’en rabaisser le standing.
Un sourire rêveur aux lèvres, Jack continua de feuilleter et tomba sur une pleine page de publicité parue dans la section touristique de l’édition dominicale du New York Times. À la page suivante, il y avait un reportage sur Derwent lui-même, avec une vieille photo de lui, fanée par l’âge, mais où ses yeux de rapace brillaient toujours avec un même éclat féroce. À moitié chauve, portant des verres sans monture, sa fine moustache en trait de crayon n’arrivait pas à le faire ressembler à Errol Flynn. Il avait le faciès d’un comptable et sa seule singularité était son regard.
Jack parcourut l’article à toute allure. Un reportage paru dans Newsweek un an auparavant l’avait déjà familiarisé avec les grandes lignes de la vie de Derwent. Né sans le sou à St. Paul, il n’avait jamais terminé ses études secondaires et s’était engagé dans la marine où il avait obtenu rapidement de l’avancement. C’est de cette époque-là que datait sa première invention, un nouveau type d’hélice. Mais un conflit éclata entre lui et ses employeurs à propos du brevet d’invention et il donna sa démission. Dans l’épreuve de force qui suivit, opposant à la marine un jeune inconnu du nom de Horace Derwent, l’Oncle Sam, comme il fallait s’y attendre, sortit vainqueur. Mais, par la suite, les nouveaux brevets de Derwent lui filèrent tous sous le nez.
À la fin des années vingt et au début des années trente, Derwent s’orienta vers l’aéronautique. Il racheta une petite compagnie en faillite qui s’était spécialisée dans l’épandage des insecticides, la reconvertit en service postal aérien et la fit prospérer. D’autres brevets suivirent : un nouveau modèle d’ailes pour les avions monoplans, un porte-bombes qui, incorporé par la suite aux forteresses volantes, allait servir à faire pleuvoir le feu sur Hambourg, Dresde et Berlin, une mitrailleuse à système de refroidissement à alcool et un siège éjectable, prototype de ceux qu’on utilisa plus tard sur les avions à réaction.
Et toujours, le comptable qui doublait l’inventeur faisait fructifier les bénéfices. Il racheta quelques usines de munitions dans les États de New York et du New Jersey, cinq fabriques de textiles en Nouvelle-Angleterre et des usines de produits chimiques dans le Sud encore ruiné. Ces compagnies, qu’il avait acquises pour une bouchée de pain et qui étaient invendables, sinon à perte, constituaient, à la fin de la dépression, toute sa fortune et Derwent aimait dire à l’époque que même s’il vendait tout ce qu’il possédait, il arriverait tout juste à se payer une Chevrolet d’occasion.
Le bruit avait couru, Jack s’en souvint, que Derwent n’était pas toujours très regardant quant aux moyens utilisés pour se maintenir à flot. Il aurait été mêlé au commerce clandestin de l’alcool et à la prostitution dans certains États du Centre, à la contrebande le long de la côte sud et à l’établissement des maisons de jeu dans l’Ouest.
Sa plus célèbre opération financière restait sans doute l’achat des Top Mark Studios, une compagnie de cinéma alors en pleine déroute. Il avait mis à sa tête un certain Henry Finkel, homme d’affaires futé et obsédé sexuel de surcroît, qui, pendant les deux années qui précédèrent l’attaque de Pearl Harbor, jeta sur le marché une soixantaine de films dont cinquante-cinq en prenaient à leur aise avec les règles pudibondes de la censure. Si les cinq autres n’en faisaient pas autant, c’est qu’il s’agissait de films éducatifs, commandés par le gouvernement. Les films commerciaux avaient connu un grand succès. Dans le plus célèbre d’entre eux, l’héroïne, grâce à un nouveau modèle de soutien-gorge sans bretelles, avait pu, dans la grande scène du bal, révéler tous ses charmes à la seule exception d’un grain de beauté sous le pli de sa fesse droite. On passa sous silence le nom du petit costumier qui était responsable de cette belle invention et toute la gloire – ou plutôt la notoriété – revint à Derwent.
C’est pendant la guerre qu’il était devenu riche et il l’était resté. Il habitait Chicago où on le voyait rarement, sinon au conseil d’administration de Derwent Enterprises, qu’il menait de main de maître. On n’hésitait pas à le dire propriétaire non seulement d’United Airlines et de Las Vegas (où il détenait, de notoriété publique, la majorité des actions dans quatre hôtels-casinos et avait des intérêts dans au moins six autres), mais même de Los Angeles, voire des U.S.A. tout entiers. Réputé l’homme le plus riche du monde, il fréquentait indifféremment les princes, les présidents et les rois de la pègre.
N’empêche qu’il avait été incapable de faire prospérer l’Overlook, songea Jack, qui posa un instant l’album pour tirer de la poche de sa chemise le petit carnet et le porte-mine qu’il y gardait et noter Enquête sur H. Derwent, bibliothèque de Side. L’air préoccupé et lointain, il remit le carnet dans sa poche et reprit l’album. Tout en tournant les pages, il n’arrêtait pas de s’essuyer la bouche.
Une coupure du 1er février 1952 le fit sursauter :
DERWENT LIQUIDE SES INVESTISSEMENTS DANS LE COLORADO
Le célèbre milliardaire révèle la vente de l’Overlook à une société californienne
(Par Rodney Conklin, notre chroniqueur financier.)
Dans un bref communiqué, le siège central des Derwent Enterprises à Chicago a révélé que le milliardaire Horace Derwent vient de se défaire de tous ses investissements dans le Colorado. Cette importante transaction financière sera signée le 1er octobre 1954. En plus de ses actions dans le gaz naturel, le charbon et l’énergie hydro-électrique, Derwent avait à son nom une société immobilière qui a acheté ou pris une option sur un million d’hectares de terrains dans le Colorado.
De tout cet empire financier, il n’y a guère que l’hôtel Overlook qui soit connu du grand public. Dans une de ses rares interviews, Derwent a annoncé hier que l’Overlook vient d’être vendu à une société anonyme dirigée par Charles Grondin, ancien directeur d’une association pour la mise en valeur des terres de la Californie. Bien que Derwent ait refusé de divulguer les termes du contrat, nous avons appris, de source sûre…
Il avait donc vendu l’hôtel et tout le bataclan. Certes, l’Overlook n’était pas seul concerné, mais, tout de même, c’était bizarre…
Le consortium californien n’avait tenu que deux saisons, après quoi l’hôtel avait été vendu à une association de promoteurs qui s’intitulait Société pour le développement du Colorado. Celle-ci avait fait faillite en 1957 au milieu d’accusations de corruption, de pots-de-vin et de détournements de fonds. Le président de l’association s’était tiré une balle dans la tête à la veille de sa comparution devant le juge d’instruction.
Ensuite, l’hôtel était resté fermé pendant cinq ans. Pour cette période-là, il n’y avait qu’un seul article à son sujet, un reportage dans une édition dominicale intitulé L’ANCIEN PALACE TOMBE EN RUINE. Jack eut le cœur serré en regardant les photos qui illustraient l’article : la peinture écaillée du porche, le gazon brûlé qui retournait à l’état sauvage, les vitres cassées par les orages ou par les pierres. S’il arrivait un jour à écrire ce livre, il consacrerait un chapitre à cette période : « Le phénix qui renaît de ses cendres. » Il se jura d’entretenir l’hôtel de son mieux. Il avait l’impression de comprendre pour la première fois la gravité de sa responsabilité vis-à-vis de l’Overlook. C’était un peu comme s’il remplissait une mission historique. Se frottant les lèvres, il tourna la page suivante.
Arrivé au dernier tiers de l’album, il se demanda tout à coup à qui il pouvait bien appartenir et pourquoi on l’avait laissé là, juché au sommet d’une pile de cartons qui pourrissaient au sous-sol.
Une nouvelle manchette, celle du 10 avril 1963 :
UN CONSORTIUM DE LAS VEGAS ACHÈTE UN CÉLÈBRE HOTEL DU COLORADO
L’Overlook, station de montagne de luxe, devient un club privé
Robert T. Leffing, porte-parole d’un groupe de promoteurs connu sous le nom de « Mutuelle des Stations de Montagne », vient de conclure un accord concernant le célèbre palace Overlook, perché dans les Rocheuses. Tout en refusant de donner les noms des sociétaires, Leffing a affirmé que l’hôtel allait devenir un club privé très sélect. Il a déclaré que la société qu’il représente espère intéresser à ce club les P.D.G. des grands trusts américains et étrangers.
L’article suivant, daté de quatre mois plus tard, n’était qu’un entrefilet. Les nouveaux gérants de l’Overlook avaient ouvert l’hôtel. Apparemment le journal n’avait pas pu ou n’avait pas voulu apprendre les noms des principaux sociétaires, car le seul qui figurât dans la notice était celui de la Mutuelle des Stations de Montagne. Avec un nom pareil, se dit Jack, c’était certainement la société la plus anonyme qu’il ait jamais connue, à part une chaîne de magasins de bicyclettes et d’électro-ménager en Nouvelle-Angleterre qui s’appelait Business, Inc.
Il ouvrit de grands yeux en lisant la coupure de la page suivante.
RETOUR DE DERWENT DANS LE COLORADO PAR LA PORTE DE SERVICE ?
Le P.D.G. de la Mutuelle des Stations de Montagne n’est autre que Charles Grondin
(Par Rodney Conklin, notre chroniqueur financier.)
L’Overlook, hôtel de renommée internationale situé dans les montagnes du Colorado et anciennement propriété du milliardaire Horace Derwent, est au cœur d’une affaire de gros sous fort embrouillée qui commence à peine à faire surface.
Le 10 avril de l’an dernier, une firme de Las Vegas avait racheté l’hôtel dans le but d’en faire un club privé à l’intention des P.D.G. des grands trusts américains et étrangers. Des sources dignes de foi prétendent que le directeur de cette association, qui s’appelle la Mutuelle des Stations de Montagne, est Charles Grondin, 53 ans, directeur de la société californienne « Terrains à Bâtir » jusqu’en 1959, date à laquelle il donna sa démission pour devenir vice-président du bureau central des Entreprises Derwent, à Chicago.
Cette nouvelle a fait courir le bruit que la Mutuelle des Stations de Montagne n’est qu’un paravent et qu’à travers Grondin c’est Derwent lui-même qui est devenu propriétaire de l’Overlook pour la deuxième fois, et dans des circonstances fort curieuses.
Il nous a été impossible de joindre Grondin qui, en 1960, avait été traduit en justice pour fraude fiscale puis acquitté. Derwent, qui garde jalousement le secret sur ses affaires financières, a refusé tout commentaire, hier, quand nous l’avons contacté au téléphone. Un représentant de la législature de l’État, Dick Bows, a réclamé que l’on fasse toute la lumière sur cette affaire.
Cette coupure-là portait la date du 27 juillet 1964. La suivante était un article paru dans une édition dominicale de septembre de la même année, et signé « Josh Brannigar », un journaliste redresseur de torts et grand ennemi de la corruption, émule de Jack Anderson.
ZONE FRANCHE POUR LA MAFIA DANS LE COLORADO ?
(Par Josh Brannigar.)
Le nouveau rendez-vous des rois de la pègre semble être l’Overlook, un grand hôtel perdu au cœur des Rocheuses. Ce palace, qui a dû changer de mains une douzaine de fois depuis son ouverture en 1910, a toujours été un cadeau empoisonné pour les malheureux individus et sociétés qui ont essayé d’en tirer quelque profit. Aujourd’hui, on y a organisé, à l’abri des regards indiscrets, un club privé destiné ostensiblement à permettre aux hommes d’affaires de se détendre et de se divertir. On nous dit que les nouveaux sociétaires de l’hôtel sont dans les affaires, mais lesquelles ? Voilà ce que nous cherchons à tirer au clair.
Nous avons pu nous en faire une petite idée grâce à une liste des membres qui ont séjourné à l’hôtel pendant la semaine du 16 au 23 août. Cette liste, que nous publions ci-dessous, nous a été transmise par un ancien employé de la Mutuelle des Stations de Montagne, société qu’on avait d’abord prise pour un paravent des Entreprises Derwent, mais qui semble en fait appartenir à certains gros bonnets de Las Vegas dont les relations avec la Mafia ne sont plus à prouver.
Il y en avait bien davantage, mais Jack se contenta de parcourir rapidement l’article, sans cesser de s’essuyer les lèvres de sa main.
Mon Dieu ! Quelle histoire ! Et ils avaient tous habité là, dans ces chambres vides, directement au-dessus de lui. Il y avait de quoi écrire tout un roman, et quel roman ! Fiévreusement il tira de nouveau le carnet de sa poche et griffonna dessus une note pour se rappeler de faire une enquête à la bibliothèque de Denver sur les principaux intéressés des transactions. Si chaque hôtel avait son fantôme, l’Overlook en avait, lui, toute une armée ! D’abord le suicide, ensuite la Mafia, et quoi encore ?
La coupure de la page suivante était si volumineuse qu’on avait dû la plier. Jack la déplia et retint son souffle. Il eut l’impression que la photographie lui sautait au visage ; bien que le papier peint eût été changé depuis, il reconnaissait parfaitement cette fenêtre-là avec sa vue : c’était la baie occidentale de la suite présidentielle. Après le suicide et la Mafia il y avait donc eu l’assassinat. Le mur du salon, près de la porte de la chambre, était taché de sang et d’une matière gélatineuse qui devait être des débris de cervelle. Un flic au visage impassible montait la garde près d’un cadavre caché sous une couverture.
Sous la coupure, quelqu’un avait griffonné d’une écriture épaisse à la pointe bic : Et ils ont emporté ses couilles avec eux. Jack resta longtemps les yeux rivés sur ce graffiti qui lui faisait froid dans le dos. Mais à qui donc appartenait cet album ?
Il finit par avaler la boule qui lui bloquait la gorge et tourna la page. Il y avait un autre article de Josh Brannigar, daté du début de 1967. Jack n’en lut que la manchette :
UN HÔTEL DE TRISTE RENOMMÉE VENDU À LA SUITE DE L’ASSASSINAT D’UN GANGSTER
Les pages suivantes étaient vierges.
Ils ont emporté ses couilles avec eux.
Puis il feuilleta les pages à rebours jusqu’au début, cherchant un nom, une adresse, un numéro de chambre même – car il était pratiquement certain que cet album avait été tenu par un client de l’hôtel. Mais il ne trouva rien.
Il s’apprêtait à revoir toutes les coupures, de plus près cette fois, quand une voix l’appela dans l’escalier :
— Jack ? Chéri ?
Wendy.
Il tressaillit d’un air presque coupable, comme s’il avait bu en cachette et qu’elle allait pouvoir détecter l’odeur de l’alcool sur lui. C’était ridicule. Il se frotta les lèvres de sa main et lui cria :
— Ouais, princesse. Je cherche les rats.
Elle allait venir : il l’entendit descendre l’escalier et traverser la chaufferie. Prestement, sans réfléchir à ce qu’il faisait, il fourra l’album sous une liasse de factures et de reçus. À peine s’était-il redressé qu’elle franchissait le passage voûté.
— Qu’est-ce que tu fabriques ici ? Il est presque trois heures.
Il sourit.
— C’est si tard que ça ? Je me suis mis à fureter dans tous ces vieux papiers. J’espérais découvrir la cachette où ils enterraient leurs cadavres.
Il trouva que ces mots sonnaient faux.
Elle s’approcha davantage, les yeux braqués sur lui, et il fit involontairement un pas en arrière. Il savait ce qu’elle faisait ; elle essayait de flairer sur lui l’odeur de l’alcool. Elle ne se rendait probablement pas compte qu’elle le soupçonnait, mais lui le sentait bien. Et ça le mettait hors de lui.
— Ta bouche saigne, dit-elle sur un ton curieusement indifférent.
— Hein ?
Il porta sa main à ses lèvres et, y sentant la brûlure d’une petite plaie, la retira aussitôt. La vue de la tache de sang sur son index ne fit qu’accroître son sentiment de culpabilité.
— Tu as recommencé à te frotter la bouche, dit-elle.
Il baissa les yeux et haussa les épaules.
— Ouais, on dirait.
— Ça a dû être un enfer pour toi, n’est-ce pas ?
— Non, pas vraiment.
— Est-ce que tu souffres moins à présent ?
Il leva les yeux sur elle et se força à faire un premier pas dans sa direction. Ses pieds se mirent à avancer : le plus dur était fait. Arrivé à côté de Wendy, il glissa son bras autour de sa taille. Repoussant une mèche de ses cheveux blonds, il lui embrassa le cou.
— Oui, dit-il. Où est Danny ?
— Oh ! il traîne quelque part dans les parages. Le temps est en train de se couvrir. Tu as faim ?
Avec une lubricité feinte, il glissa sa main le long de ses fesses moulées dans le jean étroit.
— Faim de ça, oui.
— Attention, mon vieux. Ne te lance pas dans une affaire que tu ne pourras pas terminer.
— En affaires je suis plutôt prudent, princesse. Mais celle-là, c’est du solide, dit-il, continuant de lui masser les fesses. J’ai bien envie de placer mon capital là-dedans.
Au moment de s’engager dans le passage voûté, il jeta un dernier coup d’œil au carton dans lequel il avait caché l’album.
Sans lumière, le carton n’était plus qu’une ombre. Il se sentit pourtant soulagé d’avoir éloigné Wendy. Son désir se fit plus vrai, moins joué, tandis qu’ils s’avançaient vers l’escalier.
— On verra, dit-elle. Après qu’on t’aura fait un sandwich… aïe ! (Elle se dégagea de son étreinte, riant aux éclats.) Tu me chatouilles !
— Ce n’est rien, princesse, à côté des papouilles que Jack Torrance va te faire.
— Bas les pattes, satyre. Que dirais-tu d’un sandwich au jambon et au fromage… pour commencer ?
Ils montèrent l’escalier ensemble, et Jack ne regarda plus en arrière. Mais il se rappela les paroles de Watson :
« Tout grand hôtel a son fantôme. Pourquoi ? Que voulez-vous, les gens vont et viennent… »
Puis Wendy referma derrière eux la porte du sous-sol qui retourna à ses ténèbres.