BOULDER, COLORADO
Elle l’apercevait depuis la fenêtre de la cuisine. Il était assis au bord du trottoir ; il ne jouait ni avec ses camions, ni avec son chariot, ni même avec le planeur en balsa qui lui avait tant fait plaisir quand Jack le lui avait offert la semaine dernière. Guettant l’arrivée de leur vieille Volkswagen déglinguée, les coudes plantés sur les cuisses, le menton calé dans les mains, il était l’image même du gosse de cinq ans qui attend son père.
Wendy se sentit soudain triste, triste à pleurer.
Elle accrocha le torchon au porte-serviettes au-dessus de l’évier et descendit l’escalier en boutonnant les deux premiers boutons de son chemisier. Jack et sa foutue fierté ! « Mais non, Al, je n’ai pas besoin d’une avance, nous avons encore de quoi vivre. » Les murs du couloir étaient rayés, barbouillés de crayon gras et de peinture. L’escalier était trop raide, le bois se fendillait, tout l’immeuble sentait le vieux et le rance. Est-ce que c’était un cadre convenable pour Danny après la jolie petite maison de briques de Stovington ? Et, par-dessus le marché, le couple qui vivait au-dessus, au deuxième, non seulement n’était pas marié – ce qui ne la dérangeait pas – mais n’arrêtait pas de se taper dessus, ce qui l’effrayait. Pendant la semaine, il y avait bien des petites bagarres préliminaires, mais c’était le vendredi soir, après la fermeture des bars, que les choses commençaient à se gâter sérieusement. Le grand match de boxe du vendredi soir, plaisantait Jack, mais ce n’était pas drôle. La femme – elle s’appelait Eliane – finissait toujours par pleurer et supplier en vain : « Arrête, je t’en prie, arrête ! » Et l’homme – qui se nommait Tom –, au lieu de s’arrêter, hurlait de plus belle. Une fois, ils avaient même réussi à réveiller Danny qui pourtant avait un sommeil de plomb. Le lendemain matin, quand Tom avait quitté l’immeuble, Jack l’avait suivi et l’avait abordé, espérant le raisonner. Voyant que Tom ne voulait rien entendre, Jack lui avait dit quelque chose à l’oreille que Wendy n’avait pas pu saisir. Mais Tom avait secoué la tête et avait tourné les talons, l’air buté. Une semaine s’était écoulée depuis l’incident et, bien que pendant quelques jours ils eussent constaté une légère amélioration, au week-end suivant tout était rentré dans l’ordre, ou plutôt dans le désordre. C’était mauvais pour Danny.
Une nouvelle vague de tristesse l’envahit, mais, ne voulant pas se donner en spectacle, elle refoula ses larmes. Rabattant sa jupe, elle s’assit sur le trottoir à côté de Danny.
— Qu’est-ce que tu fais là, prof ? lui demanda-t-elle.
Il lui sourit, mais visiblement il était ailleurs.
— Salut, man.
Elle remarqua l’aile fêlée du planeur à ses pieds.
— Veux-tu que j’essaie de réparer ça, mon lapin ?
— Non, Papa le fera.
— Tu sais, Papa ne sera peut-être pas là avant le dîner. La route de la montagne est longue.
— Tu crois que la Coccinelle tiendra le coup ?
— Bien sûr qu’elle tiendra le coup.
Mais il lui avait fourni un nouveau sujet d’inquiétude. Merci, Danny. Je n’avais vraiment pas besoin de ça.
— Papa a dit qu’elle risquait de tomber en panne.
Cette éventualité ne semblait lui faire ni chaud ni froid.
— Il a dit que la pompe était foutue.
— Ne parle pas comme ça, Danny.
— Il ne faut pas parler de la pompe ? demanda Danny, perplexe.
Elle soupira.
— Non, il ne faut pas dire « foutu ». C’est vulgaire.
— Qu’est-ce que c’est, « vulgaire » ?
— Être vulgaire, c’est se curer le nez à table ou faire pipi en laissant la porte du W.C. ouverte. Et c’est dire certains mots, comme « foutu ». C’est un mot vulgaire que les gens bien élevés ne disent pas.
— Papa le dit bien, lui. Quand il regardait le moteur de la Coccinelle, il a dit : « Nom de Dieu, la pompe est foutue ! » Est-ce que Papa n’est pas bien élevé ?
Comment réussis-tu à te fourrer sans cesse dans des situations pareilles, Winnifred ? Tulefaisexprès ?
— Mais si, il est bien élevé. Seulement, lui, c’est un adulte. Il sait qu’il ne peut pas dire certaines choses devant n’importe qui.
— Devant l’oncle Al par exemple ?
— Par exemple.
— Je pourrai parler comme ça quand je serai grand ?
— Je pense que tu le feras, que je le veuille ou non.
— À quel âge je pourrai commencer ?
— Qu’est-ce que tu dirais de vingt ans ?
— Vingt ans, c’est loin.
— Oui, je sais que c’est loin, mais tu essaieras d’attendre ?
— D’accord.
Il se remit à surveiller la rue. Soudain il se redressa, prêt à se lever, mais, voyant que la Coccinelle qui approchait était trop neuve, d’un rouge trop vif, il se rassit. Wendy se demandait si ce déracinement n’avait pas mis son fils à trop rude épreuve. Elle n’aimait pas le voir passer ses journées tout seul, même si lui ne s’en plaignait pas. Dans le Vermont, il y avait eu les enfants des collègues de Jack – sans parler de ceux de la maternelle – mais ici, à Boulder, il n’y avait pas le moindre petit camarade.
— Maman, pourquoi est-ce que Papa a été renvoyé ?
Arrachée brutalement à sa rêverie, elle se troubla et ne sut que dire. Jack et elle avaient pourtant passé en revue les diverses façons de répondre à cette question, depuis la dérobade pure et simple jusqu’à la vérité sans fard. Mais Danny ne les avait jamais interrogés et il fallait que ce soit aujourd’hui, alors qu’elle avait le cafard et ne se sentait pas le courage d’y faire face, qu’il soulevât ce problème. Il l’observait et lisait peut-être la confusion sur son visage, en tirant ses propres conclusions. Aux yeux des enfants, se dit-elle, les raisons d’agir des grandes personnes doivent paraître aussi inquiétantes, aussi sinistres parfois que des bêtes sauvages rôdant à la lisière d’une forêt vierge. On les trimballait à droite et à gauche comme des toutous sans leur fournir la moindre explication. Cette pensée la ramena au bord des larmes ; tout en les refoulant, elle se pencha pour ramasser le planeur abîmé, qu’elle se mit à retourner dans ses mains.
— À Stovington, on avait organisé des joutes d’éloquence et c’est ton papa qui était chargé de l’entraînement de l’équipe du collège. Tu t’en souviens ?
— Bien sûr. C’étaient des disputes pour s’amuser.
— Si tu veux, dit-elle sans cesser de jouer distraitement avec le planeur.
Tout en l’examinant – il portait l’étiquette SPEEDO – GLIDE et des décalcomanies d’étoiles bleues aux ailes – elle se rendit compte qu’elle était en train de raconter à Danny toute l’histoire.
— Papa a dû éliminer un des membres de l’équipe, un certain George Hatfield, parce qu’il n’était pas aussi fort que les autres. Mais George prétendait que Papa l’avait renvoyé seulement parce qu’il ne l’aimait pas, et ensuite il a fait quelque chose de mal ; je crois que tu sais de quoi il s’agit.
— C’est lui qui a crevé les pneus de la Coccinelle ?
— Oui, c’est lui. Ça s’est passé après l’école et ton père l’a pris sur le fait.
Elle hésita, mais il était trop tard pour reculer : il fallait tout dire ou inventer un mensonge.
— Ton papa… fait parfois des choses qu’il regrette par la suite. Il ne réfléchit pas toujours avant d’agir. Ça ne lui arrive pas souvent, mais parfois ça lui arrive.
— Il a fait mal à George Hatfield comme il m’a fait mal à moi quand j’ai renversé tous ses papiers ?
Parfois… (Danny avec son bras dans le plâtre).
Wendy ferma les yeux, refoulant à nouveau les larmes.
— Oui, mon chéri, c’était à peu près pareil. Ton père, l’a frappé pour qu’il s’arrête de taillader les pneus et George est tombé en se cognant la tête. Ensuite on a décidé que George n’aurait plus le droit de fréquenter le collège et que ton père ne devait plus y enseigner.
Elle s’arrêta, ne sachant plus que dire, et attendit en tremblant que les questions se mettent à pleuvoir.
— Ah ! fit Danny, et il se remit à surveiller la rue.
Apparemment la question était réglée pour lui. Si seulement elle pouvait l’être pour elle !
Elle se releva.
— Je vais monter me faire une tasse de thé, prof. Tu veux un verre de lait et des biscuits ?
— Je crois que je vais attendre Papa.
— Je ne pense pas qu’il rentre avant cinq heures.
— Peut-être qu’il arrivera plus tôt.
— Peut-être, en convint-elle. C’est possible.
Elle était à mi-chemin de l’appartement quand il l’appela :
— Maman ?
— Est-ce que tu as envie d’aller vivre dans cet hôtel cet hiver ?
Et, cette fois-ci, quelle réponse lui donner ? Celle que lui inspirait son sentiment d’avant-hier, d’hier ou de ce matin ? Car, selon son humeur, sa vision de l’avenir se teintait de rose, de noir ou encore d’un gris intermédiaire.
— Si ton père le veut, alors je le veux, moi aussi. (Elle hésita.) Et toi ?
— Je crois que moi aussi, dit-il au bout d’un moment. Ici, je n’ai personne pour jouer.
— Tes camarades te manquent, n’est-ce pas ?
— Quelquefois. Scott et Andy en tout cas.
Elle revint vers lui, l’embrassa et lui ébouriffa ses cheveux qui commençaient tout juste à perdre leur finesse enfantine. C’était un petit garçon tellement sérieux ! Elle se demandait parfois comment il allait pouvoir s’en tirer avec des parents comme les siens. Leurs grands espoirs du début se trouvaient réduits à cet appartement minable dans une ville étrangère. L’image de Danny dans son plâtre surgit à nouveau devant ses yeux. Oui, le bon Dieu s’était sûrement trompé en le leur envoyant. Ses services de placement avaient dû commettre quelque erreur, une erreur qui risquait de coûter cher à Danny et qui pourrait devenir irrattrapable, à moins qu’un étranger n’intervînt pour les aider.
— Reste sur le trottoir, prof, dit-elle en le serrant très fort.
— Oui, Maman.
Elle monta l’escalier et alla à la cuisine. Elle mit la bouilloire à chauffer et posa quelques Pépitos sur une assiette pour le cas où Danny rentrerait pendant qu’elle serait allongée. Installée devant la grande tasse en terre cuite, elle le regardait par la fenêtre. Il était toujours assis sur le trottoir avec son jean et son blouson molletonné de Stovington Prep, trop grand pour lui et près de lui, son planeur.
Les larmes qui avaient menacé depuis le matin éclatèrent enfin et, penchée au-dessus des volutes parfumées qui montaient de la tasse de thé, elle s’y abandonna, pleurant ses souffrances du passé et sa terreur de l’avenir.