L’ARRIVÉE D’HALLORANN
Larry Durkin était un grand escogriffe maigre dont le visage renfrogné, couronné d’une opulente crinière rousse, se dissimulait sous le capuchon d’un anorak des surplus de l’armée. Hallorann l’avait rencontré juste au moment où il s’apprêtait à quitter le garage. La perspective d’un surcroît de travail par un temps pareil ne l’enchantait guère, et encore moins l’idée de louer un de ses deux scooters des neiges à cet énergumène noir au regard fou qui voulait monter jusqu’au vieil Overlook. Parmi ceux qui avaient vécu longtemps dans la petite ville de Sidewinder, l’hôtel avait une sale réputation. Il avait été pendant longtemps la propriété d’une bande de gangsters puis d’un groupe de spéculateurs sans scrupules. Et il s’y était passé bien des choses dont les journaux n’avaient jamais parlé, car l’argent sait obtenir la discrétion. Mais les gens de Sidewinder n’étaient pas dupes. La plupart des femmes de chambre de l’hôtel se recrutaient dans la petite ville et les femmes de chambre n’ont pas leurs yeux dans leurs poches.
Mais, quand Hallorann dit qu’il venait de la part de Howard Cottrel, le propriétaire du garage se fit plus aimable.
— C’est lui qui vous a envoyé ici ? demanda Durkin tout en ouvrant une des portes roulantes du garage pour laisser entrer Hallorann. Ça me fait plaisir d’apprendre que ce vieux chenapan est toujours dans les parages. (Il abaissa l’interrupteur et un jeu de vieux tubes de néon crasseux s’alluma en bourdonnant.) Mais, bon Dieu, qu’est-ce qui peut bien vous pousser à monter là-haut par un temps pareil !
Les nerfs d’Hallorann commençaient à le lâcher. Les trois derniers kilomètres avant Sidewinder avaient été particulièrement durs. Une rafale de vent qui devait souffler à quatre-vingts kilomètres à l’heure avait fait faire à la Buick un tête-à-queue complet. Et il restait encore bien des kilomètres à parcourir avant d’arriver au bout, où l’attendait Dieu sait quoi. Il avait de plus en plus peur pour Danny. Il était déjà sept heures moins dix et voilà qu’il lui fallait de nouveau déballer son histoire.
— Quelqu’un se trouve en danger là-haut, dit-il prudemment. Le fils du gardien.
— Qui ? Le gosse Torrance ? Mais quel danger ?
— Je ne sais pas, marmonna Hallorann.
Toutes ces explications prenaient un temps fou et ça le mettait hors de lui. Il savait que les gens de la campagne sont lents, qu’ils n’ont pas l’habitude d’aborder une affaire de face, qu’ils préfèrent tourner tout autour, la renifler d’abord. Mais il n’y avait plus de temps à perdre et, si cela devait se prolonger encore longtemps, il n’y tiendrait plus et détalerait comme un lapin, sans demander son reste.
— Écoutez, dit-il. Je vous en supplie, faites-moi confiance. J’ai besoin de monter là-haut et il me faut un scooter des neiges pour y arriver. Je paierai ce qu’il faut, mais, pour l’amour du ciel, ne perdons plus de temps !
— D’accord, dit Durkin sans sourciller. Si Howard vous a envoyé, ça me suffit. Prenez ce scooter-ci, l’Artic Cat. Le réservoir est plein et je vous mettrai vingt litres d’essence dans le jerrycan. Avec ça, je crois que vous pourrez faire l’aller-retour.
— Merci, dit Hallorann d’une voix mal assurée.
— Vous me devez vingt dollars, essence comprise.
Hallorann fouilla dans son portefeuille à la recherche d’un billet de vingt dollars, en trouva un et le tendit à Durkin, qui le glissa sans le regarder dans une des poches de sa chemise.
— Je pense qu’il vaudrait mieux faire un échange de vêtements, dit Durkin en enlevant son anorak. Votre pardessus ne vous servira à rien cette nuit. Vous me le rendrez quand vous ramènerez le scooter.
— Eh ! minute, je ne pourrais jamais…
— Ne discutez pas, interrompit Durkin de sa voix toujours égale. Je ne veux pas que vous geliez là-haut. Quant à moi, je n’ai qu’à faire cent mètres pour me mettre à table dans ma salle à manger. Allons, donnez-moi ça.
Un peu abasourdi, Hallorann échangea son pardessus contre l’anorak doublé de fourrure de Durkin. Au plafond, les tubes de néon et leur bourdonnement lui rappelaient la cuisine de l’Overlook.
— Le gosse des Torrance, dit Durkin, secouant la tête. Gentil petit bonhomme, pas vrai ? Son père et lui venaient souvent ici avant que la neige ne coupe la route. Ils avaient l’air de s’entendre comme larrons en foire. Voilà un gamin qui aime son père. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de grave.
— Moi aussi.
Hallorann remonta la fermeture éclair et noua le capuchon.
— Laissez-moi vous aider à sortir ça, dit Durkin.
Ils poussèrent le scooter sur la chape de béton maculée d’huile, jusqu’à la porte roulante.
— Est-ce que vous avez déjà conduit un de ces engins ?
— Non.
— Eh bien, ce n’est pas sorcier. Vous avez les indications collées sur le tableau de bord, mais, en fait, il n’y a que deux positions, la marche et l’arrêt. La manette des gaz se trouve ici, comme sur une motocyclette. Le frein est de l’autre côté. Penchez-vous avec la machine dans les virages. Elle fait du quatre-vingt-dix sur la neige bien tassée, mais, avec cette poudreuse, vous ne pourrez pas monter au-dessus de soixante-dix, au grand maximum.
Ils étaient dehors maintenant sur le terre-plein enneigé de la station-service et Durkin éleva la voix afin de se faire entendre par-dessus les hurlements du vent.
— Restez sur la route ! cria-t-il à l’oreille d’Hallorann. Suivez les poteaux du garde-fou, faites attention aux panneaux et je pense que vous vous en tirerez. Si vous quittez le route, vous êtes mort. Compris ?
Hallorann hocha la tête.
— Attendez une minute ! lui lança Durkin, disparaissant de nouveau derrière la porte roulante.
Hallorann tourna la clef de contact et ouvrit un peu la manette des gaz. Le moteur hoqueta puis démarra sur un rythme allègre de deux-temps.
Durkin revint avec un passe-montagne rouge et noir.
— Passez ça sous le capuchon.
— Merci pour tout, lui dit Hallorann.
— Soyez prudent ! lui cria Durkin. Restez bien sur la route !
Hallorann hocha la tête et tourna lentement la manette des gaz. Le scooter se mit à avancer lentement en ronronnant, précédé par le cône lumineux du phare qui trouait l’épais rideau de neige. Dans le rétroviseur, il vit la main levée de Durkin et lui répondit par un signe de la sienne. Puis il tira le guidon à gauche et se mit à monter Main Street. Le scooter filait bon train sous la lumière blanche des lampadaires. Le compteur marquait quarante kilomètres à l’heure. Il était sept heures et demie. À l’Overlook, Wendy et Danny dormaient encore et Jack Torrance discutait d’une question de vie ou de mort avec l’ancien gardien. Un peu plus loin il dépassa le dernier lampadaire et sur près d’un kilomètre il avança entre deux rangées de petites maisons bien calfeutrées contre les assauts de la tempête. Au-delà, il n’y avait plus que les ténèbres où le vent se déchaînait. Dans le noir, sans autre lumière que le pinceau du phare, la terreur s’empara à nouveau de lui, une terreur enfantine, accablante, décourageante. Jamais il ne s’était senti aussi seul. Au fur et à mesure qu’il voyait dans le rétroviseur les rares lumières de Sidewinter s’éloigner et disparaître, l’envie de rebrousser chemin devenait de plus en plus irrésistible. Il songea que, malgré sa sollicitude, Durkin ne lui avait quand même pas proposé de l’accompagner avec l’autre scooter.
L’hôtel a mauvaise réputation par ici.
Serrant les dents, il poussa plus à fond la manette des gaz et regarda l’aiguille du compteur de vitesse dépasser le cinquante puis se stabiliser à soixante. Il avait l’impression d’avancer à toute vitesse et pourtant il craignait d’arriver trop tard. À cette allure, il lui faudrait presque une heure pour atteindre l’Overlook. Mais s’il accélérait davantage il risquait de ne pas y arriver du tout.
Il gardait les yeux rivés sur les petits réflecteurs ronds, grands comme des pièces de dix cents, qui surmontaient les barrières du garde-fou. Souvent ils étaient ensevelis sous des monceaux de neige. Par deux fois déjà, faute d’avoir vu les panneaux de signalisation des virages, il était sorti de la route et avait commencé à rouler sur la neige accumulée sur le bas-côté et qui masquait le précipice. Il avait tout juste eu le temps de redresser le scooter et de le ramener sur la route. Le passage des kilomètres s’enregistrait au compteur avec une lenteur désespérante… – dix, quinze, vingt kilomètres enfin. Malgré son passe-montagne, son visage se figeait peu à peu et ses jambes commençaient à s’ankyloser.
« Je donnerais bien cent dollars pour une paire de pantalons de ski. »
Il sentait rôder autour de lui cette force maléfique qui avait failli l’assommer sur la route de Sidewinder et qui essayait de s’insinuer derrière ses défenses, d’atteindre son point faible. Si elle l’avait foudroyé avec une telle force trente kilomètres plus bas, de quoi ne serait-elle pas capable ici, dans son domaine ? Il n’arrivait pas à la chasser ; elle se glissait dans son esprit, qu’elle submergeait de vagues et sinistres images. L’une d’elles surtout revenait sans cesse, obsédante. Dans une salle de bains, une femme gravement blessée levait vainement les bras pour se protéger d’un nouveau coup, et il avait de plus en plus l’impression que cette femme était…
« Nom de Dieu, fais attention ! »
Perdu dans ses réflexions, il avait raté un panneau de signalisation et le talus d’accotement avait surgi de l’obscurité comme un train de marchandises, le ramenant brutalement à la réalité. Il tira brusquement sur le guidon et le scooter, penché sur le côté, changea brutalement de direction, raclant de ses patins le rocher sous la neige. Il avait cru que la machine allait se renverser – elle était restée un moment en équilibre instable – mais elle finit par se rétablir sur la surface à peu près plane de la route enneigée. Devant lui, dans la lumière du phare, il aperçut l’interruption brusque du tapis de neige et, au-delà, le noir de l’abîme. Le sang battait à coups redoublés dans sa gorge : Hallorann fit faire un demi-tour au scooter.
Reste sur la route, mon petit Dicky.
Un peu plus loin, à la sortie d’un virage, il vit des lumières étinceler en face de lui. Cette vision avait été si fugitive qu’il aurait pu croire à un mirage si, au détour d’un nouveau virage, elle n’avait réapparu à la faveur d’une entaille dans le rocher, un peu plus proche cette fois. Hallorann ne pouvait plus douter de sa réalité à présent. Il avait trop souvent vu l’Overlook de cet endroit-là pour ne pas le reconnaître. Apparemment, on avait allumé les lumières du rez-de-chaussée et du premier.
Il se sentit aussitôt soulagé d’un grand poids. Il ne s’était pas égaré et il n’avait pas démoli le scooter dans un de ces virages trompeurs. Le scooter s’engagea maintenant dans un lacet qu’il connaissait mètre par mètre quand il aperçut soudain dans la lumière du phare…
Oh ! Seigneur, quoi encore ?
… quelque chose qui bloquait la route devant lui. Tout d’abord Hallorann crut que la silhouette noir et blanc était celle d’un loup géant que la tempête aurait fait descendre de la haute montagne. Mais, en se rapprochant, il comprit et la terreur le saisit à la gorge.
Un lion de buis, son mufle un masque d’ombre sillonné de traînées de neige, ses reins bandés, prêts à la détente. Il fonça sur Hallorann, ses pattes arrière faisant fuser la neige en des gerbes de scintillements cristallins.
Hallorann ne put retenir un cri et, baissant la tête, il tira le guidon à fond vers la droite. Un éclair de douleur lui lacéra le visage, le cou et les épaules, tandis que, sur sa nuque, son passe-montagne fut déchiré de haut en bas. Il fut éjecté du scooter et alla rouler dans la neige.
Il sentait que le lion se jetait sur lui de nouveau. Une forte odeur de feuilles vertes et de houx lui piquait les narines. Une énorme patte de buis le frappa au creux des reins et il partit en vol plané, bras et jambes désarticulés comme une poupée, tandis que le scooter fou allait heurter le talus du bas-côté, se cabrait à la verticale et, balayant la nuit de son phare, se renversait avec un bruit sourd, moteur calé.
Dans un bruit de feuilles froissées et de brindilles cassées, le lion avait de nouveau attaqué Hallorann et labourait son anorak de ses griffes. Hallorann savait que c’étaient de vraies griffes et non pas les tiges du buis qui l’avaient mis en lambeaux.
— Non, tu n’existes pas ! cria Hallorann au lion de buis qui décrivait des cercles autour de lui en grognant. Tu n’existes pas !
Il avait réussi à se mettre debout et s’était déjà rapproché du scooter quand le lion s’élança de nouveau sur lui et lui assena sur la tête un coup de patte griffue. Hallorann vit fuser trente-six chandelles.
— Tu n’existes pas ! répétait-il, exténué, dans un murmure à peine audible, et, ses genoux se dérobant sous lui, il s’affaissa dans la neige. Puis il se mit à ramper vers le scooter. Le côté droit de son visage était couvert de sang et il avait laissé une traînée pourpre sur la neige. Le lion fonça de nouveau sur lui, rugissant comme s’il s’agissait d’un jeu, et le retourna sur le dos comme une tortue.
Hallorann recommença à ramper vers le scooter où se trouvait la seule arme dont il disposait. Mais le lion l’avait encore attaqué et le lacérait de ses griffes.