DEVANT LA PORTE DE LA CHAMBRE 217
Danny se rappelait les paroles d’un autre employé de l’hôtel :
« Elle prétendait avoir vu quelque chose dans une des chambres…, il s’y était passé quelque chose de… moche. C’était la chambre 217 et je veux que tu me promettes de ne jamais y mettre le nez… Tu fais comme si elle n’existait pas… »
C’était une porte tout à fait ordinaire, identique aux autres portes des deux premiers étages. Elle se trouvait au milieu du petit couloir qui partait à angle droit du couloir principal du deuxième étage. Les chiffres sur la porte ressemblaient à ceux de leur appartement à Boulder. Il y avait un 2, un 1 et un 7. La belle affaire. En dessous du numéro, la porte était percée d’un minuscule trou vitré. Danny savait par expérience que c’était un judas. De l’intérieur on avait une vue très évasée du couloir, mais de l’extérieur, on avait beau cligner des yeux, on ne voyait rien. C’était de la triche.
(Mais que diable fais-tu là ?)
Après leur promenade derrière l’hôtel, sa mère et lui étaient rentrés déjeuner. Elle lui avait préparé son repas préféré, un sandwich au fromage et au saucisson et une soupe aux haricots Campbell’s. Ils avaient déjeuné dans la cuisine de Dick, tout en bavardant et en écoutant à la radio une musique grêle et grésillante qui leur parvenait de l’émetteur d’Estes Park. De l’avis de Danny, la cuisine était l’endroit le plus agréable de l’hôtel. Ses parents devaient sans doute partager cette opinion puisqu’ils avaient fini par opter pour elle après avoir essayé, au début, de prendre leurs repas dans la salle à manger.
Maman avait laissé la moitié de son sandwich et n’avait pas touché à sa soupe. Elle avait dit que Papa ne devait pas être bien loin puisque la Volkswagen et la camionnette se trouvaient toutes deux dans le parking. Elle avait ajouté qu’elle se sentait fatiguée et que, s’il croyait pouvoir s’amuser tout seul sans faire de bêtises, elle irait volontiers s’étendre pendant une heure ou deux. La bouche pleine de fromage et de saucisson, Danny avait répondu qu’il pensait pouvoir trouver à s’occuper.
— Pourquoi est-ce que tu ne vas pas t’amuser au terrain de jeux ? lui demanda-t-elle. Je pensais que tu t’y plairais beaucoup, que tu y passerais des heures à jouer avec tes camions dans le bac à sable.
Il avala, mais la nourriture, devenue une boule dure et sèche, passa difficilement.
— Ça viendra peut-être, répondit-il en se tournant vers la radio dont il se mit à tripoter les boutons.
— Et tous ces beaux animaux de buis taillé, dit-elle en enlevant son assiette vide, il va falloir que ton père les tonde bientôt.
— Ouais, dit-il.
(J’ai vu de vilaines choses… une fois c’était ces maudits buis taillés…)
— Si tu vois ton père, dis-lui que je suis montée m’étendre.
— D’accord, ’man.
Elle rangea la vaisselle sale dans l’évier puis revint vers lui.
— Est-ce que tu es heureux ici, Danny ?
Une moustache de lait sur sa lèvre, il leva sur elle son regard candide.
— Oui.
— Plus de mauvais rêves ?
— Non.
Tony était revenu une fois la nuit et l’avait appelé de sa voix lointaine, mais Danny avait fermé les yeux très fort pour ne pas le voir et il était parti.
— Tu en es sûr ?
— Oui, ’man.
Elle parut satisfaite.
— Comment va ta main ? Il la remua pour elle.
— Elle va bien.
Elle hocha la tête. Jack avait retiré le nid du bol en pyrex plein de guêpes gelées et l’avait brûlé derrière la remise, dans l’incinérateur à ordures. Il avait écrit à un avocat de Boulder et avait joint à sa lettre les photos de la main piquée. L’avocat, qui avait téléphoné deux jours auparavant, avait eu avec Jack une conversation dont l’unique résultat avait été de le mettre de mauvaise humeur pour le restant de l’après-midi. Étant donné qu’il n’y avait que son propre témoignage pour prouver qu’il avait bien suivi les instructions accompagnant la bombe, l’avocat doutait que Jack pût avoir gain de cause devant un tribunal. Jack lui avait demandé si en testant d’autres bombes de la même marque on n’arriverait pas à établir un défaut de fabrication. L’avocat avait répondu que, même si toutes les bombes étaient défectueuses, le jugement ne leur serait pas favorable pour autant. Et il avait raconté à Jack l’histoire d’un homme qui s’était brisé le dos en tombant d’une échelle et qui avait intenté un procès contre le fabricant sans en obtenir un sou.
Wendy avait compati à sa déception, mais en son for intérieur elle était soulagée de voir que Danny s’en était tiré à si bon compte. Il valait mieux laisser les procès à ceux qui s’y connaissaient, c’est-à-dire à d’autres que les Torrance. Et depuis, ils n’avaient plus vu de guêpes.
— Va jouer, prof. Amuse-toi bien.
Mais il ne s’était pas amusé. Il avait fait le tour de l’hôtel, se promenant à pas feutrés sur la moquette bleue aux festons noirs. Errant sans but, il avait mis le nez partout, furetant en vain dans les placards des femmes de ménage et dans l’appartement du concierge à la recherche de quelque chose d’intéressant. Il avait essayé d’ouvrir quelques portes, mais elles étaient toutes fermées à clef. Il savait où son père suspendait le passe-partout dans le bureau de la réception, mais Papa lui avait défendu d’y toucher. D’ailleurs il n’avait pas envie d’y toucher. Pas du tout.
(Mais que diable fais-tu là ?)
En fait, s’il se trouvait là, ce n’était pas par hasard. Il avait été attiré vers la chambre 217 par une sorte de curiosité morbide. Il s’était rappelé une histoire que son père lui avait lue un soir. Il y avait longtemps de cela, mais l’impression que cette histoire lui avait laissée restait aussi vive qu’au premier jour. C’était un soir où Papa était ivre et Maman l’avait grondé en lui disant qu’on n’avait pas idée de lire une histoire aussi effrayante à un enfant de trois ans. L’histoire s’intitulait Barbe-Bleue, mais il s’agissait surtout de la femme de celui-ci, une jolie dame qui avait des cheveux couleur de maïs comme Maman. Après leur mariage, Barbe-Bleue et sa femme étaient allés habiter un grand château ténébreux qui ressemblait un peu à l’Overlook. Et tous les jours, avant de partir à son travail, Barbe-Bleue recommandait à sa jolie petite femme de ne pas aller regarder dans la chambre qu’il fermait à clef, bien que la clef fût à sa portée, suspendue à un crochet, exactement comme le passe-partout l’était au mur de la réception. Mais cette chambre fermée à clef avait éveillé la curiosité de la femme de Barbe-Bleue. Elle avait essayé de jeter un coup d’œil à l’intérieur en regardant par le trou de la serrure comme Danny avait fait par la serrure de la chambre 217, mais sans davantage de succès. Il y avait même une image qui la montrait à quatre pattes, essayant de regarder par-dessous la porte, mais la fente n’était pas assez large pour qu’elle puisse voir. Enfin, n’y tenant plus, elle l’avait ouverte et…
L’artiste qui avait illustré le vieux livre de contes de fées avait noté tous les détails de la scène avec une délectation morbide. Les têtes des sept femmes précédentes de Barbe-Bleue étaient posées sur des piédestaux. Leurs yeux révulsés ne laissaient voir que le blanc et leurs bouches grandes ouvertes semblaient pousser des hurlements silencieux. Le sang ruisselait de leurs cous sauvagement déchiquetés sur le fût des piédestaux.
Terrifiée, la femme de Barbe-Bleue s’apprêtait à fuir quand, se retournant, elle se trouva nez à nez avec son mari. La foudroyant du regard, il lui barra le chemin. « Je t’avais interdit d’entrer dans cette pièce, s’écria-t-il. Malheureuse ! Tu as cédé à la même curiosité qui a perdu mes sept autres femmes et, bien que tu sois ma préférée, tu vas connaître le même sort qu’elles. Prépare-toi à mourir ! »
Danny se souvint vaguement qu’à la fin tout s’était arrangé, mais cette fin heureuse ne pesait pas lourd en face des deux images terribles qui restaient gravées dans sa mémoire : celle de la porte fermée à clef sur son affreux secret et celle du secret lui-même, les sept têtes coupées.
Il avança la main et caressa la poignée de la porte, presque furtivement. Depuis combien de temps regardait-il, hypnotisé, cette banale porte grise ? Il n’en avait pas la moindre idée.
Il plongea la main gauche dans sa poche et en tira le passe-partout qui, comme par hasard, s’y trouvait.
Il l’avait pris par sa plaquette d’identification carrée sur laquelle on avait écrit BUREAU au stylo-feutre. Il se mit à faire tournoyer la clef au bout de sa chaîne et la regarda voltiger. Au bout de quelques minutes, lassé de ce jeu, il glissa dans la serrure le passe-partout qui s’y introduisit d’un seul coup, comme s’il n’avait attendu que ça.
(J’ai cru voir des choses, de vilaines choses… promets-moi de ne jamais y mettre les pieds.)
(Je te le promets.)
Une promesse, évidemment, ne se faisait pas à la légère. Mais il n’arrivait pas à contenir sa curiosité ; elle le tourmentait, le démangeait comme une urticaire mal placée qu’on n’arrive pas à gratter. C’était une curiosité morbide, celle qui nous pousse à regarder entre nos doigts pendant les scènes d’horreur au cinéma. Seulement ce qui se trouvait derrière cette porte n’était pas du cinéma.
(Je ne crois pas que tes visions puissent te faire de mal… elles sont comme des images dans un livre…)
Tout à coup, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, il retira le passe-partout de la serrure et le remit dans sa poche. Il resta encore un moment ses yeux gris-bleu fixés sur la porte, puis tourna les talons et s’en alla vers le couloir principal.
Soudain il s’arrêta, sans trop savoir pourquoi. Il se souvint alors que sur le chemin du retour, accroché au mur du couloir principal, il y avait un de ces vieux extincteurs à tuyau, enroulé sur lui-même comme un serpent endormi.
Ce n’était pas un extincteur chimique, avait dit Papa, bien qu’à la cuisine il y en eût de ce type-là. Celui-ci était le prototype des extincteurs modernes à aspersion. Le long tuyau de toile se branchait directement sur les conduites d’eau et il suffisait d’ouvrir une vanne pour disposer d’une arme qui valait bien toute une brigade de sapeurs-pompiers. Papa avait dit pourtant que les extincteurs chimiques, qui projetaient de la mousse ou du gaz carbonique, étaient plus efficaces. Les produits chimiques étouffaient les flammes qu’ils privaient de l’oxygène dont elles avaient besoin pour brûler, alors qu’un jet pressurisé pouvait même les activer.
Danny jeta un coup d’œil dans le couloir principal.
L’extincteur était bien là, relié par un long tuyau plat, replié une douzaine de fois sur lui-même, à un réservoir cylindrique rouge accroché au mur. Au-dessus de l’extincteur il y avait une hache, enfermée comme une pièce de musée dans une vitrine portant en lettres blanches sur fond rouge l’inscription : EN CAS DE FORCE MAJEURE CASSER LA VITRE. Danny savait lire les mots EN CAS DE FORCE MAJEURE parce que c’était le titre d’une de ses émissions de télévision préférées, mais il n’était pas sûr des autres mots. Il n’aimait pas qu’on parlât de CAS DE FORCE MAJEURE à propos de ce long tuyau plat. Les CAS DE FORCE MAJEURE, c’étaient les incendies, les explosions, les accidents de voiture, les blessés, les morts parfois. Il n’aimait pas non plus l’air narquois de ce tuyau accroché au mur. Quand il était seul, il suffisait qu’il tombât sur un de ces extincteurs pour détaler à toutes jambes sans raison, et rien qu’à courir il se sentait plus en sécurité.
Le cœur battant, il déboucha dans le couloir principal et jeta un coup d’œil en direction de l’escalier. Il n’avait qu’à avancer tout droit, sans faire attention à l’extincteur, et descendre l’escalier. Il s’engagea dans le grand couloir, rasant de si près le mur opposé à l’appareil que son bras gauche frôla la précieuse tapisserie de soie. Plus que vingt pas à faire pour dépasser l’extincteur, plus que quinze, douze.
Quand il ne fut plus qu’à dix pas, la lance en cuivre glissa soudain de son support et tomba sur la moquette avec un bruit sourd. Elle visait maintenant Danny de son bout percé. Tremblant de peur, Danny resta cloué sur place. Le sang bourdonnait dans ses oreilles, battait à ses tempes. Il avait la bouche sèche et il serrait les poings de toutes ses forces.
Oui, elle était tombée. Et après ? Ce n’était qu’un extincteur, rien de plus. Il fallait être fou pour s’imaginer qu’elle pouvait être une de ces vipères qu’il avait vues dans Le Monde des animaux et qu’il aurait dérangée dans son sommeil…, même si la toile surpiquée ressemblait à des écailles. Il n’avait qu’à l’enjamber et à suivre le couloir jusqu’à l’escalier, en pressant peut-être un peu le pas pour éviter qu’elle n’essaie de le mordre ou de s’enrouler autour de son pied.
Imitant inconsciemment son père, il s’essuya les lèvres de sa main gauche et fit un pas en avant. Le tuyau ne bougea pas. Encore un pas. Toujours rien. Tu vois comme tu es bête ? À force de penser à cette chambre maudite et à cette histoire idiote de Barbe-Bleue, tu t’es laissé monter la tête. Ça fait probablement cinq ans que cette lance est sur le point de tomber de son support, voilà tout.
Les yeux rivés sur la lance qui gisait à terre, Danny se rappela les guêpes.
Étincelant paisiblement sur la moquette, la lance semblait dire : « Ne t’inquiète pas. Je ne suis qu’un tuyau, rien de plus. Et, même si j’étais une vipère, je ne te ferais pas beaucoup plus mal qu’une abeille. Ou une guêpe. Car que veux-tu que je fasse à un mignon petit garçon comme toi, sinon le mordre et le remordre ! »
Le sang se glaça dans ses veines. Presque hypnotisé, il fixait le trou noir au milieu du bout de la lance. Elle était peut-être pleine de guêpes, de guêpes secrètes, leurs petits corps marron gonflés de venin, d’un venin automnal qui coulait de leurs dards en grosses gouttes.
Soudain il comprit qu’il était quasiment paralysé de terreur ; que s’il ne se forçait pas tout de suite à avancer, ses pieds finiraient par rester collés à la moquette. Il était fasciné par ce trou noir comme un oiseau par un serpent. Allait-il rester là jusqu’à ce que son père vînt le trouver ? Et que se passerait-il alors ?
Il poussa un gémissement aigu et se mit à courir. Quand il arriva à hauteur du tuyau, celui-ci, sous l’effet de quelque jeu de lumière, parut se mettre à bouger, à se dresser pour l’attaque et Danny fit un bond pour l’esquiver. Dans son affolement il avait cru sentir l’épi de cheveux drus au sommet de sa tête frôler le plafond. En y réfléchissant plus tard, il avait reconnu qu’il n’avait pas pu sauter si haut et qu’il avait dû être victime d’une illusion.
Dès qu’il eut atterri de l’autre côté du tuyau, la lance se jeta à sa poursuite avec un bruissement sec et étouffé. Cette tête en cuivre fonçait sur la moquette comme un éclair… ou plutôt comme un serpent à sonnettes se faufilant dans un champ d’herbe desséchée.
Arrivé enfin à l’escalier, Danny dut battre désespérément des bras pour rattraper son équilibre. Pendant un instant il se crut perdu et se vit précipité dans le vide, la tête la première.
Il jeta un coup d’œil en arrière.
Le tuyau n’avait pas bougé, il était toujours dans la même position, une de ses boucles déroulée, la lance tournée, d’un air indifférent, dans la direction opposée. Tu vois, gros bêta ? se reprocha-t-il. Tu as tout inventé. Tu n’es qu’une poule mouillée.
Ses jambes tremblaient encore sous le choc et il dut s’accrocher à la balustrade.
Le tuyau, étendu sur la moquette, semblait presque l’inviter à revenir pour un deuxième essai.
Pantelant, Danny dévala l’escalier quatre à quatre.