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LA TOURNÉE DE L’HÔTEL

Dans la salle à manger, devant la porte à double battant du Colorado Bar, Jack, la tête inclinée, tendit l’oreille. Sur ses lèvres se dessinait un sourire.

Autour de lui, l’Overlook commençait à s’animer.

Il aurait eu du mal à dire comment il le savait, mais il supposait que c’était grâce à une de ces perceptions qui venaient si souvent éclairer la lanterne de Danny. Tel père, tel fils, disait le dicton populaire.

C’était une perception qui, sans faire appel ni à la vue ni à l’ouïe, restait très proche d’elles, comme si elle n’en était séparée que par une fine pellicule presque imperceptible. Un autre Overlook, caché sous l’apparence des choses, affleurait peu à peu et venait faire concurrence au monde réel – si toutefois il existait un monde réel, se dit Jack. Cela lui rappelait les films en trois dimensions de son enfance. Si vous regardiez l’écran sans les lunettes spéciales, vous n’aperceviez qu’une image double – exactement l’impression qu’il avait maintenant. Mais, quand vous mettiez les lunettes, alors tout prenait un sens.

Toutes les époques de l’hôtel semblaient avoir fusionné pour ne plus faire qu’une seule. Il n’y manquait que l’actuelle, celle des Torrance, mais très bientôt celle-là aussi viendrait rejoindre les autres. Et il s’en félicitait, c’était une excellente chose. Il pouvait les entendre, les beaux étrangers. Il commençait à prendre conscience d’eux comme ils avaient dû prendre conscience de lui à son arrivée.

Toutes les chambres de l’Overlook étaient occupées ce matin.

L’hôtel était au grand complet.

Il poussa la porte à double battant et pénétra dans le Colorado Bar.

— Salut, les gars, dit Jack Torrance à voix basse. Je m’étais absenté quelque temps, mais me voilà de retour.

— Bonsoir, Mr. Torrance, dit Lloyd, sincèrement ravi. Je suis content de vous revoir.

— Et moi je suis content d’être là, répondit gravement Jack, enfourchant l’un des tabourets entre un homme habillé d’un complet veston bleu vif et une femme en robe du soir noire qui sondait, d’un regard brouillé, les profondeurs de son Bloody Mary.

— Que prenez-vous, Mr. Torrance ?

— Un martini, dit-il au comble de la joie.

Il inspecta les étagères qui tapissaient le mur du bar et sur lesquelles s’alignaient des rangées de bouteilles qui luisaient doucement dans la pénombre, couronnées par l’éclat argenté de leurs bouchons-pression. Jim Beams. Wild Turkey. Gilby’s Sharrod’s. Private Label. Toro. Seagram’s.

— Un grand martien, s’il vous plaît, dit-il. Ils sont en train d’atterrir quelque part dans le monde, Lloyd.

Il tira son portefeuille et posa un billet de vingt dollars sur le comptoir.

Pendant que Lloyd lui préparait son cocktail, Jack jeta un regard par-dessus son épaule. Tous les boxes étaient occupés et certains des invités étaient déguisés… Il y avait une femme travestie en esclave de harem avec un pantalon bouffant transparent et un soutien-gorge étincelant de strass, un homme en frac avec une tête de renard, et un autre, déguisé en chien, qui, pour la plus grande joie de l’assistance, chatouillait le nez d’une femme en pagne avec le pompon du bout de sa longue queue.

— C’est gratuit pour vous, Mr. Torrance, affirma Lloyd, posant le verre sur le billet de vingt dollars. On ne veut pas de votre argent ici. C’est l’ordre du patron.

— Le patron ?

Un vague malaise l’envahit. Il prit néanmoins le martini et fit tournoyer le liquide, regardant les ballottements de l’olive au fond du verre glacé.

— Mais bien sûr. Le patron. (Lloyd lui fit un grand sourire, mais ses yeux restaient noyés dans l’ombre au fond de leurs orbites, et sa peau avait une blancheur cadavérique.) Plus tard, il compte s’occuper lui-même du bien-être de votre fils. Il s’intéresse énormément à votre fils. Danny est un garçon très doué.

La senteur de genièvre qu’exhalait le gin l’émoustillait agréablement mais lui brouillait en même temps l’esprit. Danny ? Pourquoi lui parlait-on de Danny ? Et que faisait-il dans un bar, un verre à la main ?

Il avait pourtant juré de suivre le Droit Chemin. Il avait définitivement renoncé à boire.

C’est moi qui les intéresse…, n’est-ce pas ? C’est moi. Pas Danny, pas Wendy. C’est moi qui me plais ici. Eux voulaient partir. C’est moi qui ai réglé son compte au scooter…, qui ai fureté dans les vieux papiers…, c’est moi qui ai réduit la pression à la chaudière…, moi qui ai menti… moi qui leur ai vendu mon âme… Qu’est-ce qu’ils peuvent bien lui trouver, à Danny ?

— Que voulez-vous à mon fils ? Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ?

Il remarqua que sa voix s’était faite suppliante.

Le visage de Lloyd semblait se décomposer à vue d’œil. Sa peau blanche devint d’un jaune bilieux et commença à se craqueler. Des chancres sanguinolents y apparurent, exsudant un pus nauséabond. Une sueur de sang se mit à perler à son front. Quelque part un carillon d’argent sonna un quart d’heure.

Ôtez les masques ! Ôtez les masques !

Jack remarqua que toutes les conversations s’étaient tues.

Il retourna la tête et regarda derrière lui. Ils avaient tous les yeux fixés sur lui et, silencieux, semblaient attendre quelque chose. L’homme en frac avait enlevé sa tête de renard et Jack reconnut Horace Derwent, le front caché sous ses cheveux blondasses. Ses voisins de bar le regardaient aussi. La femme en noir, assise près de lui, le dévisageait comme si elle l’avait déjà rencontré et cherchait à se rappeler son nom. Sa robe avait glissé de son épaule et, abaissant son regard, il aperçut la pointe fanée d’un sein flasque. Il examina son visage et crut reconnaître la femme de la chambre 217, celle qui avait essayé d’étrangler Danny. De l’autre côté, l’homme en costume bleu vif avait tiré de la poche de sa veste un petit pistolet de 32, à crosse nacrée, qu’il s’amusait à faire tournoyer sur le comptoir comme s’il rêvait d’une partie de roulette russe.

— Je veux voir le patron. Je… Je crois qu’il y a un malentendu. Mon fils n’est pour rien dans tout ça.

— Mr. Torrance, interrompit Lloyd d’une voix hideusement doucereuse qui contrastait avec son masque de pestiféré, vous rencontrerez le patron le moment venu. En fait, il a décidé de faire de vous son agent dans cette affaire. Et maintenant videz votre verre.

— Videz votre verre, reprirent-ils tous ensemble.

C’était du gin pur. Il y plongea son regard et eut l’impression de se noyer.

Il porta finalement le verre à sa bouche et le lampa en trois longues gorgées. Il senti le gin dévaler sa gorge comme un bolide, percuter son estomac et rebondir contre son cerveau en un choc foudroyant.

La commotion passée, il se sentit très bien.

— La même chose, s’il vous plaît, dit-il, poussant le verre vide vers Lloyd.

— Oui, monsieur, dit Lloyd, en enlevant le verre.

Quand il eut devant lui un nouveau martini, il remercia d’un « Muchas gracias, Lloyd », et le prit.

— C’est toujours un plaisir de vous servir, Mr. Torrance.

Lloyd sourit.

— Vous avez toujours été le meilleur de tous, Lloyd.

— Je vous remercie, monsieur.

Il but lentement cette fois-ci, s’irriguant la gorge d’un mince filet de gin, tout en mâchonnant quelques cacahuètes. Quand il eut vidé son verre, il en commanda un autre. « Monsieur le Président, j’ai l’honneur de vous annoncer que j’ai rencontré les Martiens et je peux vous affirmer qu’ils sont nos amis. » Il songea de nouveau à Danny, mais, à travers le voile de son bien-être, le visage de son fils ne lui apparut que brouillé et presque anonyme. Il lui était arrivé de brutaliser Danny, mais c’était avant qu’il n’eût appris à bien tenir son alcool. C’était du passé maintenant. Il ne lèverait plus jamais la main sur lui.

Pour rien au monde.