PENSÉES NOCTURNES
Ils avaient fait l’amour et son homme dormait maintenant à ses côtés. Son homme.
Sa semence encore chaude coulait lentement le long de ses cuisses légèrement entrouvertes et, dans le noir, elle eut un sourire doux-amer en pensant aux mille sentiments qu’évoquait l’expression son homme. Aucun de ces sentiments n’avait en lui-même de sens, mais pris ensemble, dans cette obscurité qui la faisait glisser vers le sommeil, ils s’harmonisaient en une musique mélancolique et captivante, comme un air de blues dans une boîte de nuit presque déserte.
Le présent s’éloigna peu à peu puis s’effaça complètement. Elle essayait de se rappeler combien de lits elle avait partagés avec l’homme étendu à ses côtés. Ils s’étaient rencontrés à l’Université et avaient fait l’amour pour la première fois dans son appartement à lui… à peine trois mois après que sa mère l’eut chassée de la maison, en l’accusant d’être la cause de son divorce et en lui interdisant de revenir – elle n’avait qu’à aller chez son père, avait-elle dit. C’était en 1970. Comme le temps passait ! À la fin de l’année scolaire, Jack et elle s’étaient mis ensemble. Ils avaient trouvé du travail pour l’été et décidé de garder l’appartement pour leur dernière année d’études. C’était de ce lit-là qu’elle se souvenait le mieux, un grand lit à deux places qui s’affaissait au milieu. Quand ils faisaient l’amour, les grincements des ressorts rouillés battaient la mesure. À l’automne, elle avait enfin réussi à rompre avec sa mère. Jack l’y avait aidée. « Elle veut continuer à te punir, lui avait-il dit. Plus tu lui téléphones et lui cèdes en la suppliant de te pardonner, plus elle te punira en se servant de ton père. Ça lui fait du bien, Wendy, parce qu’elle peut continuer à faire croire que tout est arrivé par ta faute. Mais ça ne te fait pas de bien à toi. » Dans ce lit, ils en avaient parlé et reparlé, tout au long de l’année.
Assis sur le lit, émergeant d’un tas de couvertures enroulées autour de sa taille, une cigarette allumée entre les doigts, Jack l’avait regardée droit dans les yeux de cet air mi-fâché, mi-amusé qu’il prenait lorsqu’il essayait de la convaincre : « Elle t’a dit de ne jamais revenir ? De ne jamais remettre les pieds chez elle ? Alors pourquoi est-ce qu’elle ne raccroche pas quand elle se rend compte que c’est toi qui es au bout du fil ? Pourquoi est-ce qu’elle ne te laisse entrer chez elle que quand je ne suis pas là ? Parce qu’elle sait que je lui couperais ses effets. Elle veut pouvoir continuer à retourner le couteau dans la plaie en toute tranquillité, ma petite. Et tu es assez idiote pour la laisser faire. Puisqu’elle t’a dit de ne jamais revenir, tu n’as qu’à la prendre au mot. Laisse-la tomber. » Et elle avait fini par trouver qu’il avait raison.
C’est Jack qui avait suggéré une séparation provisoire pour qu’ils puissent prendre du recul et voir clair dans leurs sentiments. Elle avait craint alors qu’il ne s’intéressât à une autre femme, mais elle apprit plus tard qu’il n’en était rien. Au printemps ils avaient repris la vie commune et il lui avait demandé si elle était allée voir son père. Elle avait sursauté comme s’il l’avait frappée.
— Comment le sais-tu ?
— Le Fantôme sait tout.
— Alors tu m’espionnes !
Il avait eu ce rire condescendant qui l’avait toujours démontée. Il avait l’air de dire qu’elle n’avait pas plus de jugeote qu’une gosse de huit ans et qu’il la comprenait mieux qu’elle ne se comprenait elle-même.
— Tu avais besoin de réfléchir.
— Pour quoi faire ?
— Pour choisir entre nous deux, sans doute. Je crois que je suis en train de faire une demande en mariage.
Son père était venu à leur mariage, mais pas sa mère. Elle s’était rendu compte qu’elle pouvait se consoler d’avoir perdu celle-ci puisqu’elle avait Jack. Puis il y avait eu la naissance de Danny, ce fils qu’elle adorait.
Ç’avait été l’année de leurs plus beaux jours et c’était dans ce lit-là qu’ils avaient été le plus heureux. Après l’arrivée de Danny, Jack lui avait trouvé du travail. Il s’agissait de taper à la machine les interrogations, les examens, les programmes, les notes et les bibliographies d’une demi-douzaine de professeurs de la faculté des lettres. Ils avaient acheté leur première voiture, une Buick d’occasion, vieille de cinq ans, avec un fauteuil pour bébé incorporé au milieu du siège avant. Ils formaient un jeune couple plein d’allant et de promesse. La naissance de Danny avait entraîné une réconciliation avec sa mère. Leurs rapports étaient restés tendus et difficiles, mais du moins se parlaient-elles. Wendy allait chez sa mère sans Jack et elle s’abstenait de lui raconter comment celle-ci réarrangeait les couches, observait d’un œil critique la préparation du biberon et guettait toujours l’apparition de rougeurs sur les petites fesses. Sa mère n’avait pas eu besoin d’accusations directes pour se faire comprendre. Le prix dont Wendy devait payer leur réconciliation – et qu’elle continuerait peut-être toujours à payer – était le sentiment d’être une mauvaise mère. En entretenant ce sentiment chez sa fille, la mère continuait de la punir.
Dans leur quatre-pièces, Wendy passait ses journées à faire le ménage, à donner le biberon à Danny dans la cuisine ensoleillée et à écouter des disques sur la vieille chaîne stéréo qu’elle avait achetée quand elle était encore au lycée. Jack rentrait à trois heures de l’après-midi (ou à deux heures s’il trouvait un prétexte pour sécher la dernière heure) et, pendant que Danny dormait, il l’emmenait dans leur chambre et lui faisait oublier son sentiment d’infériorité.
Le soir, elle tapait pendant qu’il préparait ses cours et écrivait ses nouvelles. Parfois, quittant la chambre qui lui servait de bureau, elle découvrait sur le canapé du salon le père et le fils endormis ensemble, Jack en slip avec Danny étendu confortablement sur sa poitrine, le pouce dans la bouche. Alors elle couchait Danny dans son berceau, lisait ce que Jack avait écrit ce soir-là, puis le réveillait pour qu’il se mît au lit.
Oui, ç’avait été leur meilleure année.
Un jour, le soleil brillera dans la cour de ma maison.
À cette époque-là, l’alcool n’était pas encore un problème. Le samedi soir, une bande de copains de la fac venaient à la maison et passaient la soirée à discuter, tout en vidant un carton de bière. Comme elle était étudiante en sociologie et n’avait pas fait d’études littéraires, elle ne participait guère aux discussions. D’ailleurs elle n’éprouvait pas le besoin de s’y mêler ; installée dans son fauteuil à bascule, elle se contentait d’écouter Jack, assis par terre à la turque à côté d’elle, une bouteille dans une main, l’autre refermée autour de son mollet ou de sa cheville.
La compétition à l’université de New Hampshire était sévère. Il fallait travailler dur et Jack avait trouvé le moyen, en plus, d’écrire des nouvelles. Il y consacrait au moins une heure tous les soirs. C’était devenu une habitude. Les réunions du samedi soir avaient une fonction thérapeutique. Elles servaient de soupape de sécurité à des pressions qui, sans cette détente, se seraient accumulées et auraient fini par exploser.
Ses études terminées, il avait décroché un poste à Stovington, grâce surtout à ses nouvelles dont quatre avaient déjà été publiées. La revue Esquire en avait acheté une et, bien que ce souvenir fût vieux de trois ans, Wendy se rappelait encore très bien le jour où ils l’avaient appris. Elle avait failli jeter l’enveloppe, croyant que c’était une offre d’abonnement. L’ayant ouverte par acquit de conscience, elle y avait trouvé une lettre d’Esquire disant que la revue souhaitait publier la nouvelle Les Trous noirs au début de l’année suivante. On en offrait neuf cents dollars payables dès réception de son accord, sans attendre la publication. C’était plus qu’elle ne gagnait en six mois de travail et, abandonnant Danny sur sa chaise haute, elle avait couru au téléphone. Bouche bée, les yeux ronds et le visage barbouillé de hachis et de purée de petits pois, il l’avait regardée avec un air de stupéfaction comique.
En apprenant ça, Jack avait quitté immédiatement l’université et quarante-cinq minutes plus tard il était arrivé dans la vieille Buick qui raclait le sol, affaissée sous le poids de sept passagers et d’une caisse de bière. Après avoir porté un toast rituel auquel Wendy avait participé, bien que d’ordinaire elle ne touchât pas à la bière, Jack avait signé le contrat et l’avait glissé dans l’enveloppe de retour qu’il était allé poster lui-même dans la boîte aux lettres au bout de la rue. Au moment de rentrer dans l’appartement, il s’était arrêté un instant dans l’entrée et avait déclaré sur un ton sentencieux : « Veni, vidi, vici. » On l’avait acclamé, applaudi. À onze heures du soir, la bière épuisée, Jack et les deux autres qui tenaient encore debout étaient partis faire la tournée des bars.
Elle avait voulu l’arrêter dans le hall du rez-de-chaussée. Les deux autres, déjà installés dans la voiture, s’étaient mis à chanter, de leurs voix avinées, des chansons d’étudiants. Jack, accroupi, un genou à terre, essayait en vain de renouer ses lacets.
— Jack, lui avait-elle dit, tu n’arrives même pas à attacher tes lacets et tu voudrais conduire ?
Il s’était mis debout et avait posé calmement ses mains sur ses épaules.
— Je crois que je pourrais m’envoler vers la lune si j’en avais envie.
— Non, avait-elle répliqué. Pas pour tous les Esquire du monde.
— Je ne rentrerai pas tard.
Mais il n’était rentré qu’à quatre heures du matin et, à force de trébucher et de grommeler dans l’escalier, il avait réveillé le bébé. Pour le calmer, il avait pris Danny dans ses bras puis il l’avait laissé tomber par terre. Wendy, arrivée en catastrophe, avait ramassé le bébé et, s’installant dans le fauteuil à bascule, s’était mise à le bercer pour le consoler. En voyant le bleu sur le front du bébé, sa première pensée – que Dieu lui pardonne ! que Dieu leur pardonne ! – avait été de se demander quelle serait la réaction de sa mère. Pendant les cinq heures que Jack avait été absent, elle n’avait pas cessé de penser à sa mère et à sa prédiction que Jack n’arriverait jamais à rien. « Bardé de diplômes, la tête pleine d’idées ? Mais, ma fille, c’est de cette farine-là qu’on fait les chômeurs ! » Est-ce que la publication d’une de ses nouvelles dans Esquire donnait tort ou raison à sa mère ? « Winnifred, tu ne tiens pas cet enfant comme il faut. Donne-le-moi. » Est-ce qu’elle tenait son mari comme il fallait ? Si oui, pourquoi avait-il éprouvé le besoin de quitter la maison pour fêter son triomphe ? À cette pensée elle s’était sentie gagnée par la panique. L’idée que son départ n’avait rien à voir avec elle ne l’avait même pas effleurée.
— Félicitations, lui avait-elle lancé sur un ton acerbe, tout en berçant Danny qui s’était presque rendormi. Il a peut-être un traumatisme crânien.
— Mais non, c’est une simple contusion, lui avait-il répliqué d’un air boudeur, comme un enfant qui veut se repentir mais n’y arrive pas.
Pendant un instant, elle l’avait haï.
— Peut-être que oui, avait-elle répondu sur un ton agressif, peut-être que non.
Elle était effrayée de voir à quel point sa voix avait pris les accents de celle de sa mère quand elle se querellait avec son père. C’était hallucinant.
— Telle mère, telle fille, avait marmonné Jack.
— Va te coucher ! s’était-elle écriée, s’efforçant de paraître furieuse alors qu’elle n’était qu’affolée. Va te coucher, tu es ivre !
— Tu n’as pas à me donner des ordres.
— Jack, je t’en prie, il ne faut pas, c’est…
Elle avait cherché les mots, mais il n’y en avait pas.
— Je n’ai pas d’ordres à recevoir de toi, avait-il répété avec hargne, et il était parti se coucher.
Au bout de cinq minutes ses ronflements s’étaient mis à ponctuer le silence. Restée seule avec Danny qui s’était rendormi, elle n’avait quitté son fauteuil à bascule que pour aller s’étendre sur le canapé. Ç’avait été la première nuit qu’elle avait passée au salon.
À présent, assoupie mais non endormie, elle s’agitait sur son lit. Ses pensées, libérées des contraintes de la raison par l’approche du sommeil, se mirent à vagabonder. Sans s’attarder sur leur première année à Stovington et sur toute cette période pendant laquelle ses rapports avec Jack s’étaient progressivement dégradés, jusqu’au jour où « l’accident » du bras cassé de Danny avait consacré leur mésentente, son souvenir se fixa sur une scène qui s’était passée un matin au petit déjeuner.
Même après « l’accident » de Danny, elle n’avait pas voulu admettre que son mariage était un échec. Elle avait attendu en silence que le miracle se produisît, que Jack comprît le mal qu’il faisait, non seulement à lui-même, mais à elle aussi. Mais le rythme infernal ne s’était pas ralenti. Une rasade avant de partir au collège le matin ; deux ou trois bières avec le déjeuner à la cantine ; trois ou quatre martinis avant le dîner, cinq ou six autres pendant la correction des devoirs. Le week-end, il augmentait encore la dose et, quand il passait la soirée avec Al Shockley, il n’y avait plus de limite. Elle n’arrivait pas à comprendre qu’on pût tant souffrir sans être malade. Elle souffrait sans arrêt. Ce qui la tourmentait le plus, c’était la pensée qu’elle était peut-être, elle aussi, partiellement responsable.
Pendant la nuit qui avait précédé la scène du petit déjeuner, elle était restée éveillée très tard, tournant et retournant le problème dans sa tête. Il fallait prendre une décision.
Elle était arrivée à la conclusion que le divorce s’imposait. Il était nécessaire non seulement pour son fils, mais pour elle-même, si elle voulait encore tirer parti de ce qui lui restait de sa jeunesse. Elle devait s’incliner devant les faits. Son mari était un ivrogne, sujet à des accès de colère qu’il n’arrivait plus à contrôler depuis qu’il s’adonnait à la boisson, et il ne parvenait plus à écrire. Accident ou pas, il avait cassé le bras de Danny. Tôt ou tard, il serait mis à la porte du collège. Elle avait déjà surpris les regards apitoyés des épouses de ses collègues. Elle avait supporté l’enfer de ce mariage aussi longtemps qu’elle le pouvait. Maintenant il fallait y mettre un terme. Jack aurait le droit de voir Danny autant que le prévoyait la loi et elle ne demanderait de pension alimentaire que tant qu’elle n’aurait pas trouvé de travail. Il faudrait faire vite, d’ailleurs, car Jack ne serait peut-être bientôt plus en mesure de la lui payer. Elle tâcherait de faire cela proprement, sans rancune. Mais il fallait le faire.
Tels avaient été ses sentiments au moment où elle s’était endormie d’un sommeil qui n’avait été ni profond ni réparateur, et au réveil, malgré la beauté de la matinée ensoleillée, ils n’avaient pas changé. C’était le dos tourné, les mains plongées jusqu’aux poignets dans l’eau de vaisselle qu’elle avait abordé le sujet pénible.
— J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps et j’ai enfin pris une décision. Il fallait le faire, dans mon intérêt et dans celui de Danny. Dans le tien aussi peut-être – je ne sais pas. J’aurais sans doute dû t’en parler plus tôt.
Elle avait redouté une explosion de colère, des récriminations, mais, très calme, il avait dit quelque chose d’inattendu :
— Veux-tu m’accorder une faveur ?
Elle avait accepté, et ils n’en avaient plus parlé. Pendant la première semaine Jack avait fréquenté Al Shockley plus que jamais, mais il rentrait de bonne heure, et son haleine ne sentait plus l’alcool. Elle s’imaginait parfois en détecter l’odeur mais savait qu’elle se trompait. Une deuxième semaine s’était passée de la même façon ; puis une troisième, et ainsi de suite.
Le projet de divorce était renvoyé en commission, sans avoir été mis aux voix.
Elle se demandait si Danny avait joué un rôle dans la transformation de son père.
Dans son demi-sommeil, elle se mit à revivre la naissance de Danny. Elle se revoyait sur la table d’accouchement, baignée de sueur, les cheveux collés, les jambes écartées dans les étriers.
L’oxygène qu’on lui faisait respirer par bouffées l’avait un peu grisée. À un moment donné, elle avait murmuré qu’elle devait ressembler à une réclame pour viol collectif, ce qui avait amusé l’infirmière, un vieux cheval de retour qui avait vu naître assez d’enfants pour remplir tout le lycée.
Le docteur s’affairait entre ses jambes et l’infirmière à ses côtés rangeait les instruments en chantonnant. Les douleurs, aiguës et lancinantes, s’étaient accélérées et plusieurs fois elle n’avait pas pu s’empêcher de crier.
Puis le docteur lui avait dit sur un ton sévère qu’il fallait POUSSER, ce qu’elle avait fait, et elle avait alors senti qu’on lui enlevait quelque chose. Elle se souvenait parfaitement de la sensation de la chose enlevée. Quand le docteur avait soulevé le bébé par les pieds, elle avait vu son sexe minuscule et avait su immédiatement que c’était un garçon. Pendant que le docteur cherchait à tâtons le masque à oxygène, elle avait aperçu quelque chose qui, malgré son épuisement, lui avait arraché un dernier cri.
Il n’avait pas de visage !
Elle avait conservé dans un bocal la membrane qui avait recouvert sa tête, dissimulant sa mignonne petite frimousse. Ce n’était pas qu’elle fût superstitieuse, mais elle tenait quand même à cette coiffe et, bien qu’elle ne crût pas aux histoires de bonne femme, il fallait bien admettre que son petit garçon avait été exceptionnel dès le début. Elle ne croyait pas à la double vue et pourtant…
Est-ce que Papa a eu un accident ? J’ai rêvé que Papa avait eu un accident.
Qu’est-ce qui avait bien pu provoquer cette transformation chez Jack ? Elle ne pouvait pas croire que sa propre résolution à demander le divorce suffisait à l’expliquer. Quelque chose était arrivé cette nuit-là, pendant qu’elle sommeillait. Al Shockley avait affirmé qu’il ne s’était rien passé de particulier, mais il avait détourné les yeux en le disant. Et, à en croire la rumeur publique, Al s’était arrêté de boire, lui aussi.
Dans sa décision de rester avec Jack, Danny avait compté plus qu’elle n’aurait voulu l’admettre si elle avait été complètement éveillée ; mais, maintenant qu’elle somnolait, elle pouvait le reconnaître : Danny était bien le fils de son père et l’avait toujours été, tout comme elle-même avait toujours été la fille de son père. Pas une seule fois Danny n’avait recraché le lait de son biberon sur la chemise de Jack. Quand, de guerre lasse, elle renonçait à lui faire terminer son repas, Jack arrivait toujours à le lui faire avaler, même lorsqu’il faisait ses dents et que visiblement le fait de mâcher lui faisait mal. Quand il avait mal au ventre, elle devait le bercer pendant une heure avant qu’il ne se calmât alors que Jack n’avait qu’à le prendre dans ses bras et lui faire faire deux fois le tour de la chambre pour qu’il s’endormît profondément, la tête appuyée contre l’épaule de son père, le pouce à la bouche.
Jack n’avait jamais répugné à changer ses couches, même celles qu’il appelait les paquets recommandés. Il pouvait rester des heures avec Danny, à le faire sauter sur ses genoux, à jouer avec ses doigts, à lui faire des grimaces, tandis que Danny, se tordant de rire, essayait de lui attraper le bout du nez. Il savait préparer les biberons et les donnait à la perfection, jusqu’au dernier rot. Même quand Danny était encore tout petit, Jack l’avait souvent emmené avec lui en voiture lorsqu’il allait acheter le journal, une bouteille de lait ou des clous à la quincaillerie. À six mois, Jack l’avait même emmené avec lui à un match de football entre Stovington et Keene et, pendant toute la rencontre, Danny, enveloppé d’une couverture et serrant dans sa menotte potelée la hampe d’un petit drapeau de l’équipe de Stovington, était resté sans bouger sur les genoux de son père.
Il aimait sa mère, mais il était le fils de son père.
Combien de fois n’avait-elle pas senti l’opposition de Danny à toute idée de divorce ! Quand elle y pensait le soir à la cuisine, tout en pelant les pommes de terre pour le souper, elle sentait parfois son regard se poser sur elle et, si elle se retournait, elle lisait une accusation dans ses yeux. Un jour qu’elle le promenait au parc, il l’avait saisie des deux mains et lui avait demandé sur un ton agressif : « Est-ce que tu m’aimes ? Est-ce que tu aimes Papa ? » Un peu perplexe, elle l’avait rassuré : « Mais bien sûr, mon lapin. » Alors il avait foncé vers la mare aux canards, semant la panique parmi les volatiles tandis qu’elle le suivait des yeux en se demandant quelle mouche l’avait piqué.
Elle avait même eu le sentiment à plusieurs reprises que si elle avait renoncé à parler à Jack de divorce ce n’était pas par faiblesse mais parce que Danny s’y opposait avec tant d’énergie.
Je me refuse à croire des choses pareilles.
Mais dans sa demi-conscience, elle y croyait et, en s’endormant avec la semence de son mari qui séchait sur ses cuisses, elle avait le sentiment que leur union à tous trois était indestructible et que si cette union venait à se défaire, ce ne serait pas par la faute de l’un d’eux, mais à cause d’une intervention extérieure.
Elle croyait avant tout à son amour pour Jack. Elle n’avait jamais cessé de l’aimer, sauf peut-être pendant la période sombre qui avait suivi « l’accident » de Danny. Et elle aimait les voir marcher, s’asseoir ou se promener en voiture ensemble, jouer à la belotte – la grande tête de Jack et la petite tête de Danny penchées sur l’éventail des cartes – ou partager un coke en lisant les bandes dessinées. Elle aimait les avoir tous deux auprès d’elle et espérait de toutes ses forces que ce poste de gardien qu’Al avait trouvé pour Jack marquerait un nouveau départ dans leur vie.