LE DON
Les bagages s’entassaient juste devant la porte : trois énormes valises cabossées en faux croco noir et une gigantesque housse à fermeture éclair en toile écossaise passée.
— Je pense que tu arriveras à porter ça, lui dit Hallorann.
Il saisit deux des grosses valises en croco à la main et coinça la troisième sous l’autre bras.
— Bien sûr, dit Danny, empoignant la housse à deux mains.
Il descendit l’escalier derrière le cuisinier, faisant attention à ne pas trahir son effort par le moindre soupir.
Hallorann posa ses bagages à côté du coffre d’une Plymouth Fury beige.
— Elle ne vaut pas tripette, avoua-t-il à Danny. Ce n’est qu’une voiture de location. Mais là-bas je retrouverai ma Bessie. Ça, c’est de la voiture. Une Cadillac 1950. Si elle roule ? Une pure merveille. Mais je la laisse en Floride parce qu’elle est trop vieille pour faire toutes ces montagnes. Tu as besoin d’un coup de main ?
— Non merci, Mr. Hallorann, répondit Danny.
Il s’efforça de faire les dix derniers pas sans geindre et posa enfin la housse à terre avec un immense soupir de soulagement.
— Bravo, petit, approuva Hallorann.
Il tira un grand porte-clefs de la poche de sa veste en serge bleue et ouvrit la malle. Tout en rangeant les valises, il dit :
— Toi, mon petit, tu as le Don. Un pouvoir exceptionnel. Je n’en ai jamais vu de pareil dans ma vie et j’ai bientôt soixante ans.
— Hein ?
— Je te dis que tu as le Don. Une sorte de sixième sens, dit Hallorann, se tournant vers Danny. Ma grand-mère l’avait, elle aussi ; c’est elle qui me l’a transmis. Elle disait que nous avions le Don. Quand j’étais gosse, pas plus grand que toi, je passais des heures à bavarder avec elle dans sa cuisine, sans que nous ouvrions la bouche, ni elle ni moi.
— C’est vrai ?
Hallorann ne put s’empêcher de sourire en voyant l’expression de stupéfaction et de curiosité qui se peignait sur le visage de Danny.
— Viens t’asseoir quelques minutes à côté de moi. Je voudrais te parler, dit Hallorann, claquant la porte du coffre.
Dans la voiture, Hallorann poursuivit :
— Tu croyais être unique au monde ? Ça devait être lourd à porter.
Danny s’était souvent senti seul, en effet ; parfois même ce pouvoir lui avait fait peur. Il acquiesça d’un signe de tête et demanda :
— Je suis le premier que tu aies rencontré ?
Hallorann rit et secoua la tête.
— Non, mon petit, pas du tout. Mais tu es de loin le plus doué.
— Alors on est nombreux ?
— Non, fit Hallorann, mais j’en ai rencontré de temps à autre. Le plus souvent, leur pouvoir passe inaperçu. Ils n’en sont pas conscients eux-mêmes. Ils trouvent tout naturel d’arriver avec des fleurs juste le jour où leur femme a le cafard parce qu’elle est indisposée, ou de réussir à des examens qu’ils n’ont même pas préparés, ou de sentir, dès qu’ils pénètrent dans une pièce, si les gens qui s’y trouvent sont de bonne humeur. J’en ai rencontré cinquante ou soixante comme ça. Mais il ne doit pas y en avoir plus d’une douzaine, y compris ma grand-mère, qui savaient qu’ils avaient le Don.
— Mince alors, dit Danny, soudain songeur.
Hallorann l’observait attentivement.
— De quoi es-tu capable, prof ?
— Comment ?
— Montre-moi de quoi tu es capable. Envoie-moi une pensée. Je veux savoir si tu as autant de jus que je crois.
— À quoi veux-tu que je pense ?
— À n’importe quoi, pourvu que tu y penses de toutes tes forces.
Il réfléchit un instant puis mobilisa tous ses pouvoirs de concentration. N’ayant jamais rien tenté de semblable, il ne savait pas très bien doser son effort. Au moment de projeter sa pensée, il jugea plus prudent de modérer son élan. Il ne voulait pas faire de mal à M. Hallorann. N’empêche que la pensée jaillit de son esprit avec une force formidable, comme une balle de base-ball lancée par le grand Nolan Ryan.
(J’espère que je ne lui ai pas fait mal.)
La pensée était :
(SALUT, DICK !)
Hallorann sursauta puis s’affala brusquement sur son siège. Il claqua des dents, se mordant la lèvre inférieure qui se mit à saigner. Il porta involontairement ses mains à sa gorge, puis les laissa tomber, inertes. Ses paupières se mirent à battre convulsivement. Danny commençait à avoir très peur.
— Mr. Hallorann ? Dick ? Ça ne va pas ?
— Je ne sais pas, dit Hallorann, riant faiblement. Je ne sais vraiment pas. Mon Dieu, mon petit, tu m’as foudroyé.
— Je suis désolé, dit Danny, de plus en plus effrayé. Voulez-vous que j’aille chercher mon papa ? Je vais y aller.
— Non, je vais me remettre. Ça va, Danny. Reste là où tu es. Je suis un peu déboussolé, c’est tout.
— Pourtant je ne t’ai pas envoyé la pensée aussi fort que je le pouvais, confessa Danny. Au dernier moment, j’ai eu peur.
— Heureusement pour moi…, sinon, ma pauvre cervelle serait en train de me sortir par les oreilles. (Voyant l’horreur peinte sur le visage de Danny, il sourit.) Il n’y a pas de mal. Et toi, quelle impression ça t’a fait ?
— C’était comme si j’étais Nolan Ryan en train de lancer une balle appuyée, répondit promptement Danny.
— Alors tu t’intéresses au base-ball ?
Hallorann se massait doucement les tempes.
— Papa et moi, nous sommes des supporters des Angels. Dans l’Ouest, c’est notre équipe favorite. Parmi les équipes de l’Est, nous préférons les Red Sox. Nous avons assisté à la rencontre entre les Red Sox et Cincinnati en finale de la Coupe du monde. J’étais beaucoup plus petit à cette époque-là. Et Papa était…
Son visage se rembrunit et il se troubla.
— Était quoi, Dan ?
— Je ne me souviens plus, dit Danny.
Il était sur le point de se mettre à sucer son pouce, mais c’était une manie de bébé. Il remit sa main sur ses genoux.
— Est-ce que tu sais lire dans l’esprit de tes parents, Danny ?
Hallorann l’observait de près.
— J’arrive à le faire, mais je n’essaie pas très souvent.
— Pourquoi ?
— Euh… (Il hésitait, ne sachant que répondre.) Ce serait comme si je les épiais dans leur chambre lorsqu’ils essaient de faire un bébé. Tu sais comment on fait un bébé ?
— J’en ai quelques notions, dit Hallorann avec gravité.
— Ils n’aimeraient pas ça. Et ils n’aimeraient pas que j’épie leurs pensées non plus. Ce serait sale.
— Je vois.
— Mais je ne peux pas m’empêcher de ressentir ce qu’ils ressentent, dit Danny. Tout comme je sais ce que tu ressens en ce moment. Je sais que je t’ai fait mal et je te demande pardon.
— J’ai mal à la tête, c’est tout. Il m’est arrivé d’être plus mal en point avec une gueule de bois. Est-ce que tu sais faire autre chose, Danny ? Est-ce que tu sais seulement lire les pensées et les sentiments, ou est-ce que ça va plus loin ?
Prudent, Danny s’enquit :
— Et pour toi, est-ce que ça va plus loin ?
— Quelquefois, rétorqua Hallorann. Pas souvent, mais ça m’arrive… Je fais parfois des rêves. Et toi, Danny, est-ce que tu rêves ?
— De temps en temps, répondit Danny, je rêve tout éveillé. C’est alors que Tony vient.
Il eut envie de nouveau de se mettre le pouce à la bouche. Il n’avait jamais parlé de Tony à personne, sauf à ses parents. Mais il réussit, à force de volonté, à garder sa main sur son genou.
— Qui est Tony ?
Soudain Danny eut une de ces intuitions fulgurantes qui l’effrayaient plus que tout le reste. Le temps d’un éclair, il avait entrevu une vague menace qu’il se sentit encore trop petit pour comprendre.
— Mais qu’est-ce qu’il y a ? s’écria-t-il. Tu me poses toutes ces questions parce que tu as peur de quelque chose, j’en suis sûr ! Pourquoi est-ce que tu t’inquiètes tant pour moi ? Pourquoi est-ce que tu t’inquiètes pour nous ?
Hallorann posa ses larges mains noires sur les épaules de l’enfant.
— Calme-toi, dit-il. J’ai sans doute tort de m’inquiéter. D’ailleurs, s’il vous arrivait quelque chose…, eh bien, toi, Danny, tu as un grand pouvoir. Seulement il te faudra encore bien des années avant de savoir dominer ce don. Et, en attendant, tu auras besoin de beaucoup de courage.
— Le pire, c’est que je n’arrive pas à comprendre ce que je vois, ce que je ressens. Je lis les pensées des autres, mais sans comprendre ce qu’elles veulent dire ! (Danny baissa les yeux d’un air désespéré.) Si seulement je savais lire ! Tony me montre parfois des panneaux, mais je n’arrive jamais à les lire.
— Qui est Tony ? demanda Hallorann pour la deuxième fois.
— Maman et Papa l’appellent mon « camarade invisible », dit Danny, articulant les mots avec application. En fait, il n’est pas invisible, du moins pas pour moi. Quelquefois, quand je fais de gros efforts pour comprendre quelque chose, il vient me dire : « Danny, je veux te montrer quelque chose. » Avant qu’il ne vienne, je m’évanouis, il fait tout noir. Et après je fais des rêves…
Il aspira profondément, puis, fixant toujours Hallorann, poursuivit :
— Autrefois, c’étaient de beaux rêves. Mais depuis quelque temps… Comment appelle-t-on déjà les rêves qui font peur, qui font pleurer ?
— Les cauchemars ? demanda Hallorann.
— Oui, c’est ça. Des cauchemars.
— Et ça se passe ici, à l’Overlook ?
Danny jeta un coup d’œil furtif vers son pouce.
— Oui, chuchota-t-il.
Puis, regardant Hallorann droit dans les yeux, il s’écria, d’une voix perçante :
— Mais je ne dois pas en parler à Papa, et toi non plus ! Il a besoin de ce poste ; c’est le seul que l’oncle Al ait pu lui trouver. Il faut qu’il termine sa pièce de théâtre, sinon il pourrait se remettre à Faire le Vilain. Je sais ce que c’est que Faire le Vilain, c’est se saouler. Autrefois, Papa se saoulait tout le temps et c’était très vilain !
Il s’arrêta, au bord des larmes.
— Allons, allons, dit Hallorann. (Il attira Danny vers lui et le serra contre la serge rêche de sa veste qui sentait vaguement la naphtaline.) Calme-toi, petit. Et si ce pouce veut se faire sucer, tu n’as qu’à le laisser faire.
Mais Hallorann avait l’air inquiet.
— J’ai lu un tas de livres sur ce don ; j’ai bien pioché le sujet. Dans la Bible, cela s’appelle le pouvoir des prophètes ; aujourd’hui, on parle de voyance. Appelle-le comme tu veux, ça revient au même : il s’agit toujours de prévoir l’avenir. Tu sais ce que ça veut dire ?
Danny, blotti contre la veste de Hallorann, fit un signe d’assentiment de la tête.
— Il m’est arrivé, il y a longtemps, une drôle d’histoire. C’était en 1955, en Allemagne de l’Ouest, où je faisais mon service militaire. Nous préparions le dîner à la cuisine. Je me trouvais devant l’évier et j’engueulais un des cuistots – en épluchant ses patates, il enlevait la moitié de la pomme de terre avec la peau. « Donne, lui disais-je, que je te montre comment faire. » Au moment où il me tendait la pomme de terre et l’épluchoir, j’ai eu une sorte d’éblouissement. La cuisine tout entière a disparu, tout d’un coup, vlan, comme ça. Tu dis qu’avant de faire tes rêves tu vois ce Tony ?
Danny acquiesca d’un signe de tête.
Hallorann passa son bras autour de l’épaule de Danny.
— C’est une odeur d’oranges qui m’annonce les miens. Or, cet après-midi-là, j’avais bien remarqué une odeur d’oranges, mais je n’y avais guère prêté attention. Il y avait des oranges au menu du soir et nous en avions trente caisses dans la réserve. Toute la cuisine empestait l’orange et n’importe qui aurait senti leur odeur.
» D’abord, ce fut le noir, comme si je m’étais évanoui. Puis j’ai entendu une explosion et vu jaillir des flammes. Une sirène donna l’alerte et les gens se mirent à hurler. Remarquant un sifflement de vapeur, je me dirigeai dans sa direction et découvris un train qui avait déraillé. J’ai pu déchiffrer, sur le flanc d’un des wagons renversés, le nom de la compagnie : Georgia and South Caroline Railroad. J’ai compris instantanément qu’un des passagers était mon frère, Carl, et qu’il était mort. C’était clair comme de l’eau de roche. Puis la vision s’est brouillée et je me suis retrouvé devant cet imbécile de cuistot qui me tendait toujours sa patate en me demandant, l’air affolé, si je ne me sentais pas bien. Je lui ai répondu que mon frère venait de mourir dans un accident de train, en Georgie. Quand j’ai réussi à joindre ma mère au téléphone, elle m’a confirmé la nouvelle.
» Mais vois-tu, petit, elle ne m’a rien appris que je ne savais déjà.
Il secoua lentement la tête, de l’air de quelqu’un qui chasse un mauvais souvenir, puis regarda de nouveau Danny qui écarquillait les yeux d’étonnement.
— Mais il faut se rappeler, mon petit, que les pressentiments ne sont pas toujours confirmés par les faits. Tiens, par exemple, celui que j’ai eu il y a quatre ans, dans un aéroport. J’avais obtenu un poste de cuisinier dans une colonie de vacances à Long Lake, dans le Maine. J’étais assis à côté d’une des portes d’embarquement de l’aéroport Logan, à Boston, et j’attendais de monter dans l’avion. Tout à coup, j’ai senti une odeur d’oranges, pour la première fois depuis cinq ans peut-être. Je me suis demandé quelle mauvaise blague se manigançait encore et je suis descendu au W.C. pour être seul. Je ne me suis pas évanoui, mais j’ai été envahi par le pressentiment que mon avion allait s’écraser. Après un moment, ce sentiment s’est atténué, l’odeur d’oranges aussi et j’ai pu reprendre mes esprits. Je me suis précipité au bureau de Delta Airlines pour changer mon billet, et je ne suis parti que trois heures plus tard, sur un autre vol. Et tu sais ce qui est arrivé ?
— Non, chuchota Danny.
— Rien ! s’exclama Hallorann en éclatant de rire. (Il remarqua avec un certain soulagement que Danny aussi souriait un peu.) Rien du tout ! L’avion qui devait s’écraser a atterri à l’heure, sans une égratignure. Alors, tu vois…, quelquefois ces pressentiments ne veulent rien dire. Personne ne prévoit tout, sauf peut-être le bon Dieu là-haut dans son paradis.
— Oui, Mr. Hallorann, dit Danny, se souvenant d’un incident qui s’était passé un an auparavant, à Stovington.
Tony lui avait montré un bébé couché dans un berceau. Très ému, Danny avait attendu patiemment, sachant qu’il fallait du temps avant que le bébé ne soit prêt, mais aucun bébé n’était venu.
— Maintenant, je veux que tu m’écoutes, dit Hallorann, prenant les mains de Danny dans les siennes. J’ai fait de mauvais rêves ici ; j’ai eu parfois de sales pressentiments. Je n’ai fait que deux saisons et pourtant j’ai dû avoir au moins une douzaine de cauchemars. Plusieurs fois, j’ai eu des visions, mais je ne te dirai pas ce que j’ai vu. Ce n’est pas pour les enfants – c’est trop dégoûtant. La première fois, ça s’est passé dans la buissaie, là où poussent ces maudits buissons taillés en forme d’animaux. La deuxième fois, c’est arrivé à cause d’une des femmes de chambre, une certaine Dolores Vickery. Elle devait avoir le Don, elle aussi, mais sans s’en rendre compte. Mr. Ullman l’a renvoyée… Tu sais ce que ça veut dire, prof ?
— Oui, Mr. Hallorann, dit Danny avec candeur. Mon papa était professeur et il s’est fait renvoyer. C’est pour ça, je crois, que nous sommes ici.
— Eh bien, Ullman l’a renvoyée parce qu’elle prétendait avoir vu quelque chose dans une des chambres, la chambre 217. Il s’y est passé quelque chose de moche. Je veux que tu me promettes de ne jamais y mettre les pieds. Pas une seule fois, de tout l’hiver. Tu fais comme si elle n’existait pas.
— D’accord, dit Danny.
— Avec le don que tu possèdes, tu dois pouvoir voir dans le passé aussi bien que dans l’avenir. Mais il ne faut pas avoir peur de tes visions. Elles ne peuvent pas te faire de mal, pas plus que les images dans un livre. Dis-moi, Danny, j’espère que tu n’as pas peur en regardant les images dans un livre !
— Si, quelquefois, répondit-il, pensant à l’image dans le livre de Barbe-Bleue où sa femme ouvre la porte et découvre les têtes coupées des épouses précédentes.
— Mais tu savais que ce n’était qu’une image dans un livre, n’est-ce pas ? Et qu’elle ne pouvait pas te faire de mal ?
— Euh…, oui, avoua Danny, incertain.
— Eh bien, ici, dans cet hôtel, c’est pareil. Je ne sais comment te l’expliquer, mais on dirait que le mal hante cet endroit. On en relève encore les traces, pareilles à des rognures d’ongles ou des croûtes de morve que quelque dégoûtant aurait essuyée sous le siège d’une chaise. Je sais qu’il se passe de vilaines choses dans tous les hôtels du monde, et Dieu sait que j’en ai vu dans ma vie. Pourtant il n’y a qu’ici que j’ai eu cette impression-là. Mais tu ne dois pas te tourmenter, Danny. Ne te laisse pas impressionner par tes visions. Elles ne peuvent pas te faire de mal. (À chaque syllabe qu’il prononçait, il secouait légèrement les épaules de l’enfant.) Alors, si tu vois quelque chose de bizarre dans un corridor, ou dans une chambre, ou dehors, dans la buissaie…, tu n’as qu’à détourner les yeux, et quand tu regarderas de nouveau, la vision aura disparu. Tu comprends ?
— Oui, fit Danny.
Il se sentit beaucoup mieux, rassuré. Il se mit sur les genoux, serra Hallorann dans ses bras et l’embrassa sur la joue. Hallorann le serra, lui aussi.
— Je n’ai pas l’impression que tes parents aient le Don, dit Hallorann, desserrant son étreinte.
— Non, je ne crois pas.
— Je les ai un peu tâtés, comme j’ai fait avec toi, dit Hallorann. Ta maman a sursauté un tout petit peu. Je crois que toutes les mamans ont une sorte de sixième sens, tant que leurs enfants ne peuvent pas encore se débrouiller tout seuls. Quant à ton père…
Hallorann hésita. Il avait sondé Jack et ne savait qu’en penser. Ses essais avaient donné des résultats… étranges, comme si Jack Torrance cachait quelque chose, comme s’il gardait ses pensées si profondément enfouies dans son esprit qu’il était impossible de les atteindre.
— Je ne crois pas qu’il ait le Don, dit-il enfin. Ne t’en fais pas pour eux. Tu auras de quoi t’occuper rien qu’avec toi-même. Je crois qu’il n’y a rien à craindre ici. Alors ne te bile pas. D’accord ?
— D’ac’.
— Danny ? Hé, prof !
Danny se retourna.
— C’est ’man. Elle m’appelle. Il faut que je rentre.
— Je sais, dit Hallorann. J’espère que tu finiras par te plaire ici. Enfin autant que possible.
— Je tâcherai. Merci, Mr. Hallorann. Je me sens beaucoup mieux.
La petite phrase amicale lui revint à l’esprit :
— Dick pour les amis.
D’accord, Dick.
Leurs yeux se rencontrèrent et Hallorann lui fit un clin d’œil.
Danny rampa jusqu’à la portière droite et fut sur le point de l’ouvrir quand Hallorann l’arrêta.
— Danny ?
— Oui ?
— Si tu as des ennuis, appelle-moi. Si tu pousses un grand cri comme celui de tout à l’heure, il se peut que je l’entende jusqu’en Floride. Et, si je t’entends, je viendrai au grand galop.
— O.K., dit Danny, et il sourit.
— Sois prudent, mon petit.
— Je le serai.
Danny claqua la portière et courut à travers le parking jusqu’au porche où Wendy l’attendait, les bras frileusement serrés dans les mains. Les regardant, Hallorann sentit son sourire s’effacer peu à peu.
Je crois qu’il n’y a rien à craindre ici.
Je crois…
Mais s’il se trompait ? Ce qu’il avait vu dans la salle de bains de la chambre 217 avait été si horrible qu’il avait décidé de ne pas revenir l’an prochain. Ç’avait été pire que la pire des images dans le plus terrifiant des livres. Et, vu d’ici, l’enfant qui courait vers sa mère paraissait si petit…
Je crois…
Promenant son regard autour de l’hôtel une dernière fois, il remarqua de nouveau les animaux en buis taillé.
Brusquement il mit le moteur en marche, enclencha la vitesse et démarra, essayant de ne pas se retourner. Mais il ne put résister à la tentation de jeter un dernier coup d’œil vers le porche. Il était déjà désert ; ils étaient rentrés à l’intérieur. C’était comme si l’Overlook les avait engloutis.