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WENDY ET JACK

Wendy se retourna et vit que Jack, cramponné à la rampe comme elle, venait d’atteindre la sixième marche. Il souriait toujours et un sang noirâtre gouttait lentement de ses lèvres sur sa mâchoire. Le sourire se changea en un rictus féroce.

— Je vais te fendre le crâne, je vais te mettre la cervelle en bouillie, dit-il, se hissant sur la marche suivante.

La peur la galvanisa, lui faisant oublier sa douleur. Elle reprit sa montée aussi vite qu’elle le put, tirant rageusement sur la rampe. Quand elle atteignit le palier, elle risqua un coup d’œil derrière elle.

Jack paraissait retrouver ses forces. Il n’était plus maintenant qu’à quatre marches du sommet et, tout en se hissant avec sa main droite, il mesurait avec son maillet la distance qui le séparait encore de Wendy, essayant de voir si elle n’était pas à sa portée.

— Je suis juste derrière toi, lui dit-il, à bout de souffle, mais sans se départir de son sourire ensanglanté, juste derrière toi, salope. Tu vas voir ce que tu vas déguster.

Se tenant les côtes à deux mains, elle s’enfuit le long du couloir.

La porte d’une des chambres s’ouvrit brusquement et un homme qui portait un masque de vampire passa sa tête. « Merveilleuse soirée, n’est-ce pas, ma mignonne ? cria-t-il en lui faisant éclater au nez le pétard d’un cornet-surprise dont les serpentins fusèrent autour d’elle. Puis, avec un gloussement, il claqua la porte. Wendy, qui s’était étalée par terre, crut que son côté droit allait éclater de douleur, mais elle lutta désespérément pour ne pas perdre connaissance. Elle entendait vaguement l’ascenseur qui s’était remis en marche et, entre ses doigts écartés, les festons sinueux de la moquette semblaient s’être mis à onduler.

Le maillet frappa le sol juste derrière elle et elle se jeta en avant en sanglotant. Par-dessus son épaule elle vit Jack marcher sur elle en chancelant. Il perdit l’équilibre au moment où il assenait un nouveau coup qui atteignit Wendy entre les omoplates, juste avant qu’il ne s’écroulât lui-même, couvrant la moquette d’une large éclaboussure de sang. Wendy se tordit de douleur, ouvrant et fermant convulsivement les mains. Quelque chose en elle s’était cassé – elle l’avait clairement entendu – et pendant un instant sa conscience s’émoussa, comme si elle ne percevait plus la réalité qu’à travers l’écran d’un voile de gaze.

Quand elle reprit pleinement conscience, la terreur et la souffrance s’emparèrent de nouveau d’elle : Jack essayait de se relever pour achever ce qu’il avait commencé.

Elle voulut se mettre debout mais s’aperçut qu’elle en était incapable. À chaque tentative, un éclair de douleur lui transperçait le dos. En désespoir de cause, elle se mit à ramper sur le côté comme un nageur de crawl. Derrière elle, Jack rampait, lui aussi, se servant de son maillet de roque comme d’une béquille. Quand elle fut arrivée à l’angle du petit couloir qui menait à leur chambre, elle réussit, en s’agrippant à l’arête du mur, à s’y engager. De là, elle ne pouvait plus voir Jack et ne savait plus à quelle distance il la suivait. Sa terreur n’en était que plus grande. Elle avançait péniblement en se cramponnant à la moquette dont elle arrachait les poils à pleines touffes. Ce n’est qu’après être parvenue au milieu du couloir qu’elle s’aperçut que la porte de la chambre était grande ouverte.

Danny ! Oh ! mon Dieu !

Au prix d’un effort surhumain, elle réussit à se mettre à genoux puis, se cramponnant au mur dont ses ongles griffaient la tapisserie, à se dresser sur ses jambes. Sans prêter attention à ses souffrances, elle se traîna jusqu’à la porte qu’elle franchit au moment où Jack, appuyé sur le maillet, débouchait du grand couloir.

Elle s’accrocha à la commode pour ne pas perdre son équilibre, puis s’agrippa au chambranle de la porte.

Jack lui cria :

— Ne ferme pas cette porte ! Si tu la fermes, tu auras affaire à moi !

Elle poussa vivement la porte et tira le verrou. D’une main affolée, elle tâtonna parmi les affaires qui traînaient sur la commode, faisant tomber des pièces de monnaie qui s’égaillèrent en tous sens. Elle trouva le porte-clefs au moment où le maillet s’écrasait contre la porte, l’ébranlant dans son cadre. Après une première tentative manquée, elle réussit à enfoncer la clef dans la serrure et donna un tour vers la droite. Au déclic du pêne dans la gâche, Jack, poussant un rugissement de rage, fit pleuvoir sur la porte une volée de coups. Wendy recula, épouvantée. D’où tirait-il sa force ? Avec ce couteau planté dans le dos, il aurait dû être mort depuis longtemps. Elle aurait voulu lui crier à travers la porte verrouillée : « Pourquoi n’es-tu pas mort ? »

Elle se retourna et examina la chambre. Si jamais Jack arrivait à forcer la porte, Danny et elle pourraient aller se réfugier dans la salle de bains. L’idée folle de se sauver par le conduit du monte-plats lui traversa l’esprit, mais elle l’abandonna aussitôt. Même si Danny était assez petit pour s’y glisser, elle n’avait plus la force de maîtriser la poulie et il risquait d’aller s’écraser au fond du puits.

Ils se barricaderaient dans la salle de bains. Et, si Jack réussissait à forcer cette porte-là…

Elle s’interdit de penser à cette éventualité.

— Danny, chéri, il faut te réveiller.

Mais le lit était vide.

Quand il s’était endormi, elle avait tiré sur lui les couvertures et l’un des édredons. À présent le lit était défait.

— Je vous aurai ! hurla Jack. Je vous aurai tous les deux !

Ses menaces, ponctuées de coups de maillet, semblaient laisser Wendy indifférente. Elle n’avait d’yeux que pour le lit vide.

— Sortez de là ! Ouvrez cette maudite porte !

— Danny ? chuchota-t-elle.

Évidemment…, quand Jack l’avait attaquée, Danny en avait eu conscience. Ne ressentait-il pas toutes les émotions violentes de ses parents ? Peut-être même avait-il vu la scène dans un cauchemar. Quoi qu’il en soit, il avait dû se cacher.

Elle se laissa tomber lourdement à genoux – et de nouveaux élancements de douleur embrasèrent sa jambe enflée et meurtrie – et regarda sous le lit. Elle n’y vit que des moutons de poussière et les pantoufles de Jack.

Jack hurla son nom et le maillet s’écrasa contre la porte, faisant sauter une longue écharde de bois qui heurta le parquet avec fracas. Au coup suivant le panneau se fendilla, craquant comme une bûchette sous la hache, et la tête du maillet passa au travers, puis se retira pour s’y enfoncer de nouveau, faisant voler des esquilles de bois jusqu’à l’autre bout de la chambre.

Wendy se remit debout en s’appuyant au cadre du lit et se dirigea en boitillant vers le placard. Ses côtes cassées la faisaient gémir.

— Danny ?

Avec une impatience fiévreuse, elle écarta les vêtements suspendus ; certains glissèrent des cintres et, ballonnés disgracieusement, tombèrent à terre. Danny n’était pas dans le placard.

Elle gagna alors la porte de la salle de bains. Avant d’y pénétrer, elle se retourna et vit la main de Jack se glisser par le trou que les coups de maillet avaient fini d’élargir dans la porte de la chambre et tâtonner à la recherche du verrou. Wendy s’aperçut avec horreur qu’elle avait oublié de retirer le trousseau de clefs de la serrure. La main repoussa le verrou et frôla au passage les clefs, qui se mirent à tinter gaiement. Elle s’en empara aussitôt.

Wendy ne put retenir un sanglot et se précipita dans la salle de bains, dont elle referma précipitamment la porte. Au même moment Jack faisait irruption dans la chambre.

Wendy poussa le verrou et tourna la clef. Elle regarda désespérément autour d’elle, mais Danny n’était pas là non plus. Et, quand elle aperçut dans le miroir son visage barbouillé de sang, elle se dit qu’il valait mieux qu’il ne fût pas témoin d’une pareille scène entre ses parents. Jack s’écroulerait peut-être avant de pouvoir se lancer à la poursuite de son fils. Peut-être, songea-t-elle, arriverait-elle à lui porter un nouveau coup, le coup de grâce, qui sait ?

Cherchant quelque chose qui pût lui servir d’arme, son regard parcourut rapidement les revêtements lisses de porcelaine industrielle, sans rien trouver. Il y avait bien une savonnette, mais, même enveloppée d’une serviette, ce ne serait pas une arme bien redoutable. À part la savonnette, tout ce qui aurait pu servir était vissé au sol ou aux parois. Mon Dieu, elle ne pouvait donc rien faire ?

De l’autre côté de la porte, Jack s’acharnait, avec des grognements de bête, à tout démolir dans leur chambre. Il hurlait qu’il allait « leur donner une correction », qu’ils « paieraient cher » pour ce qu’ils lui avaient fait, qu’il leur apprendrait « qui était le maître », et qu’ils étaient tous deux des « misérables », des « moins que rien ».

Il renversa l’électrophone, fracassa d’un coup de maillet le poste de télévision d’occasion et fit voler en éclats une vitre, provoquant un courant d’air que Wendy sentit sous la porte de la salle de bains. Puis il arracha les matelas des deux lits jumeaux où ils avaient dormi cuisse contre cuisse et les jeta à terre. Quand il n’y eut plus rien à détruire, il tourna sa rage impuissante contre les murs, qu’il se mit à marteler de ses poings.

L’énergumène qui divaguait et hurlait comme un fou n’avait plus rien de commun avec Jack. Ses plaintes geignardes entrecoupées de cris stridents lui rappelaient l’hospice de vieillards où elle avait travaillé pendant les vacances d’été, quand elle était lycéenne. Ce qu’elle entendait maintenant n’était pas la voix de Jack, mais celle de cet hôtel diabolique.

Dès le premier coup, le maillet fit sauter un gros éclat du mince panneau de la porte de la salle de bains. Par la brèche elle entrevit un petit œil dément et un visage grimaçant, couvert de sueur.

— Maintenant je te tiens, sale pute, haleta-t-il avec un rictus hideux.

Le maillet ébranla de nouveau la porte, envoyant des esquilles jusque dans la baignoire et contre la surface chromée de l’armoire à médicaments.

« L’armoire à médicaments ! »

Avec l’énergie du désespoir, elle se précipita vers l’armoire, l’ouvrit et se mit à fouiller dans son contenu.

Derrière elle, Jack tempêtait d’une voix rauque : « T’en fais pas, connasse, j’arrive ! » et il continuait de démolir la porte avec l’acharnement infatigable d’une machine.

Dans son affolement, Wendy renversa pots et flacons – sirop pour la toux, vaseline, shampooing Clairol aux herbes, eau oxygénée, éther – qui tombèrent dans le lavabo et s’y brisèrent.

La main de Jack s’était déjà glissée à l’intérieur, cherchant le verrou et la clef, quand Wendy remarqua un distributeur de lames de rasoir dont elle réussit à extraire, non sans se couper le pouce, une lame. Alors elle s’approcha de la porte et taillada la main qui avait déjà ouvert la serrure et s’apprêtait à repousser le verrou.

Jack poussa un cri et retira sa main.

Haletante, serrant la lame de rasoir entre son pouce et son index, elle attendit qu’il passât la main de nouveau. Quand celle-ci réapparut, elle l’entailla encore. Il se remit à hurler et essaya de lui saisir la main, mais elle réussit à le taillader de nouveau. La lame de rasoir qui s’était retournée entre ses doigts en la coupant une seconde fois lui échappa et tomba sur le carrelage à côté du W.C.

Elle sortit une autre lame du distributeur et se remit aux aguets.

Elle crut entendre un bruit de pas, comme s’il s’éloignait de la porte.

Va-t-il vraiment partir ?

Un autre bruit lui parvint de la fenêtre de la chambre, un bourdonnement aigu, comme celui d’un insecte, un bruit de moteur.

Avec un cri de rage, Jack se fraya un chemin à travers les débris du saccage et – oui, elle en était sûre à présent – sortit de l’appartement.

Quelqu’un est arrivé. Un forestier ? Dick Hallorann ?

— Oh ! mon Dieu, murmura-t-elle d’une voix brisée. Oh ! mon Dieu, oh ! je vous en supplie…

Il fallait qu’elle sorte de là maintenant, il fallait qu’elle retrouve son fils pour qu’ils affrontent ensemble le dénouement de ce cauchemar. Après d’interminables tâtonnements, sa main trouva le verrou et le repoussa. Aussitôt qu’elle eut ouvert la porte et qu’elle fut sortie, elle eut le pressentiment que le départ de Jack n’avait été qu’une ruse, qu’il s’était embusqué quelque part et la guettait.

Elle regarda autour d’elle. Ce n’était que casse et désordre d’affaires bouleversées, mais la chambre était vide et le salon aussi.

Le placard ? Vide également.

Alors l’obscurité envahit peu à peu son esprit et, s’affalant sur le matelas que Jack avait arraché du lit, elle perdit connaissance.