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« C’ÉTAIT ELLE ! »

Assis dans l’escalier, Jack avait pu entendre, à travers la porte fermée, le murmure des paroles consolatrices que Wendy susurrait à Danny et son désarroi s’était transformé en colère. Au fond, rien n’avait changé. Rien dans l’attitude de Wendy en tout cas. Même s’il s’abstenait de boire pendant vingt ans, elle le soupçonnerait toujours et, le soir, quand il rentrerait du travail et qu’elle l’accueillerait à la porte avec un baiser, elle humerait encore à pleines narines son haleine afin de détecter la moindre odeur de scotch ou de gin. Elle ne lui faisait grâce de rien ; s’il avait eu un accident de voiture et que Danny eût été blessé, elle l’en aurait tenu responsable, même si l’autre chauffeur avait été ivre mort, aveugle ou paralytique.

Il revit son visage au moment où elle avait pris Danny dans ses bras et il eut tout à coup envie d’effacer à coups de poing l’accusation qu’il y avait lue.

Elle n’avait pas le droit !

Si, au début, elle avait peut-être eu le droit. C’est vrai qu’il était devenu un ivrogne et qu’il était tombé bien bas, assez bas pour casser le bras de Danny. Mais, si un homme s’amende, ne mérite-t-il pas que tôt ou tard on lui fasse de nouveau confiance ? Et, si on ne lui accorde pas cette confiance, n’a-t-il pas le droit de s’offrir les agréments d’un état dont il subit de toute façon l’ignominie ? Est-ce qu’une jeune fille accusée à tort par son père de coucher avec tous les garçons du collège ne finit pas, de guerre lasse, par mériter les reproches dont on l’accable ? Et si secrètement – ou pas si secrètement que ça – une femme continue de croire que son mari boit alors qu’il ne boit plus…

Il se mit debout et descendit l’escalier jusqu’au palier et s’y arrêta un instant. Il tira son mouchoir de sa poche et s’en essuya les lèvres, tout en se demandant s’il n’allait pas regagner leur appartement, cogner sur la porte et exiger de voir son fils. Elle n’avait pas le droit de le traiter avec tant de désinvolture. Mais il n’était pas pressé. À moins qu’elle ne fût décidée à faire la grève de la faim, il lui faudrait bien sortir, tôt ou tard. À cette pensée, un sourire venimeux gagna son visage. À elle de faire le premier pas. Il n’avait qu’à attendre.

Il descendit au rez-de-chaussée, s’arrêta un moment près du bureau de la réception sans trop savoir que faire, puis prit la direction de la salle à manger. À l’intérieur, les tables avec leurs nappes en toile de lin propres et repassées sous leurs housses en plastique scintillaient de blancheur. La salle était déserte, mais

(le dîner sera servi à 20 heures

et, à minuit, on ôtera les masques

et le bal commencera).

En se promenant parmi les tables, Jack oubliait un instant tous ses soucis, sa femme et son fils là-haut, le rêve, le poste de radio fracassé, les ecchymoses de Danny. Tout en laissant traîner ses doigts sur les housses en plastique lisses, il essayait de s’imaginer cette soirée d’été du mois d’août 1945. L’Amérique venait de gagner la guerre et un avenir tout neuf s’ouvrait devant elle, un avenir de rêve où tout paraissait possible. Des cordons de lanternes chinoises aux couleurs vives éclairaient l’allée circulaire devant l’hôtel et les fenêtres de la salle à manger, aujourd’hui bouchées par les congères de neige, déversaient des flots de lumière dorée sur la pelouse. Partout scintillaient les déguisements aux couleurs chatoyantes, ici une princesse en satin, là un marquis en bottes mousquetaires. Les bijoux rivalisaient d’éclat avec les mots d’esprit ; l’alcool coulait à flots – le vin d’abord, puis les cocktails, et pour finir les mélanges tord-boyaux – et la rumeur des conversations qui s’enflait, de plus en plus assourdissante, jusqu’au cri joyeux lancé par Derwent depuis le podium du chef d’orchestre :

Ôtez vos masques ! Ôtez vos masques !

(Et la Mort Rouge les tenait en son pouvoir…)

Jack avait traversé la salle à manger et se retrouva devant le Colorado Bar. Poussant la porte à double battant, il se dirigea vers le comptoir plongé dans l’ombre au fond de la pièce. C’est alors qu’un phénomène étrange se produisit. Il était déjà venu ici une fois pour vérifier la liste d’inventaire qu’Ullman lui avait remise et il savait que toutes les étagères étaient vides, que l’on n’y avait absolument rien laissé. Et pourtant aujourd’hui, dans la pâle lueur qui filtrait par les fenêtres enneigées, il crut distinguer, tapissant le mur du bar, des rangées entières de bouteilles qui scintillaient à côté de siphons d’eau de Seltz. Aux trois robinets étincelants de la bière à la pression, des gouttes s’étaient formées. Il pouvait même détecter l’odeur de la bière, cette odeur humide de levure fermentée qui flottait autour du visage de son père quand il rentrait le soir du travail.

Ouvrant de grands yeux, il chercha à tâtons l’interrupteur et alluma les lustres faits de grandes roues de calèche, garnies de petites ampoules de vingt watts qui projetaient sur le bar une douce lumière tamisée.

Il s’était trompé : il n’y avait rien sur les étagères, même pas une couche de poussière. Les robinets étaient secs, ainsi que les grilles en métal chromé de l’évier en dessous.

Il s’assit sur l’un des tabourets et s’accouda sur le comptoir bordé de cuir. Le bol à cacahuètes à sa gauche était vide, naturellement. C’était bien sa veine que le premier bar dans lequel il pénétrait après dix-neuf mois d’abstinence fût complètement à sec. Une puissante vague de nostalgie douce-amère l’envahit, et il se sentit gagné par le besoin physique de l’alcool qui lui brûlait les entrailles d’une soif que seules pouvaient étancher de longues gorgées glacées.

— Salut, Lloyd, dit-il. C’est plutôt calme ce soir.

Lloyd répondit que c’était exact et lui demanda ce qu’il voulait.

— Je suis vraiment ravi que vous me posiez cette question, dit Jack, vraiment ravi. Parce que j’ai dans mon portefeuille deux billets de vingt dollars et deux billets de dix, et je craignais qu’ils n’y moisissent jusqu’au mois d’avril. Il n’y a pas un seul bistrot dans le coin. C’est incroyable. Et moi qui croyais qu’il y avait des bistrots partout, même sur la lune !

Lloyd compatit à son malheur.

— Voici ce qu’on va faire, dit Jack. Vous allez me préparer une vingtaine de martinis. Vingt martinis tout rond, d’un seul coup. Un pour chaque mois d’abstinence, plus un que je boirai à votre santé. Vous aurez le temps de me les préparer, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas trop occupé ?

Lloyd répondit qu’il n’était pas trop occupé.

— Vous êtes un brave type, Lloyd. Vous allez m’aligner tous ces martiens le long du comptoir et je vais vous les descendre l’un après l’autre. Lloyd, mon pote, il faut porter dignement le fardeau de l’homme blanc.

Lloyd lui tourna le dos et se mit au travail. Jack enfonça sa main dans sa poche à la recherche de son portefeuille mais n’y trouva que la petite bouteille d’Excedrin. Il avait dû le laisser sur le bureau de la chambre dans laquelle sa vieille guenon d’épouse s’était enfermée à clef. Félicitations, Wendy. Tu es vraiment la reine des salopes.

— Il semble que je sois un peu à court d’argent, dit Jack. Est-ce que la maison me fera crédit ?

Lloyd répondit qu’on lui ferait crédit.

— C’est super. Vous êtes vraiment sympa, Lloyd. Vous êtes vraiment la crème des barmen. De Barre à Boulder – ou à Los Angeles tant qu’on y est – il n’y en a pas de meilleur.

Lloyd le remercia du compliment.

Jack décapsula la bouteille d’Excedrin, en fit tomber deux comprimés et les envoya dans sa bouche, qui fut aussitôt inondée de ce goût acide reconnaissable entre tous.

Il eut tout à coup l’impression d’être observé et que derrière lui de vieux beaux et de belles jeunes femmes, installés dans les boxes, suivaient avec une curiosité un peu dédaigneuse le déroulement du drame qui se préparait.

Mais, quand Jack fit tournoyer son tabouret, il put constater que tous les boxes le long des murs étaient vides. Personne n’occupait les fauteuils de cuir capitonnés et sur les tables luisantes en formica noir il n’y avait que des cendriers contenant chacun une pochette d’allumettes portant en lettres dorées la légende Colorado Bar avec, en dessous, une représentation stylisée de la porte à double battant.

Jack se retourna vers le bar et avala avec une grimace ce qui restait du comprimé d’Excedrin à moitié fondu.

— Lloyd, vous êtes fantastique, dit-il. Déjà prêts. Votre rapidité n’a d’égale que la beauté de vos grands yeux napolitains. Salud.

Jack contemplait les vingt cocktails imaginaires, vingt verres embués de gouttelettes, chacun avec sa grosse olive charnue, piquée au bout d’un cure-dent. Il lui semblait presque sentir l’odeur du gin.

— L’abstinence, dit-il. Lloyd, avez-vous déjà rencontré un homme qui avait renoncé à boire ? (Lloyd reconnut qu’il en avait connu quelques-uns.) Mais est-ce que vous en avez rencontré qui se sont remis à boire ?

Lloyd reconnut qu’il ne pouvait pas l’affirmer avec certitude.

— C’est bien ça, vous n’en avez jamais vu un seul, dit Jack.

Il referma sa main sur le premier verre, la porta, tout arrondie, à sa bouche ouverte, puis, la renversant vers le bas, il avala et envoya le verre imaginaire par-dessus son épaule. Le bal costumé avait pris fin et les convives étaient revenus à leurs places. Ils l’observaient de nouveau, étouffant leurs rires moqueurs derrière leurs mains. Il pouvait les sentir derrière son dos et si le fond du bar avait été recouvert d’une glace, au lieu de ces ridicules étagères vides, il aurait même pu les voir. Ils pouvaient bien le regarder tant qu’ils voulaient. Il les emmerdait tous.

— Non, Lloyd, vous n’en avez jamais vu un seul, reprit-il, car rares sont ceux qui survivent à l’épreuve de l’abstinence et quand ils reviennent, ils vous font un récit effroyable de leurs tourments. Quand l’ivrogne renonce à boire pour suivre le Droit Chemin, ce chemin lui paraît une voie royale qui domine de haut le ruisseau où se vautrent les poivrots au milieu de leurs vomissures et de leurs bouteilles de Thunderbird et de Granddad. Il se dit que tous ces braves gens qui le sommaient de s’amender ou de déguerpir garderont désormais leurs flèches empoisonnées pour d’autres. Vu du ruisseau, Lloyd, mon ami, le Droit Chemin est le plus beau chemin du monde, un chemin tout pavoisé, avec une fanfare qui ouvre la marche et des majorettes qui font tournoyer leurs bâtons et vous montrent le bout de leurs culottes en levant la jambe. L’ivrogne est persuadé qu’il faut prendre ce Droit Chemin et dire adieu à ces poivrots du ruisseau qui se saoulent de n’importe quoi, même de leur propre vomi, et qui ramassent tous les mégots, même quand il n’en reste que le filtre.

Il vida encore deux verres imaginaires et les jeta par-dessus son épaule. Il aurait presque pu les entendre se fracasser par terre. Du diable s’il ne commençait pas à se sentir un peu parti. Ça devait être l’Excedrin.

— Alors, il se tire du ruisseau et il se met sur le Droit Chemin, tout fier de lui, vous pouvez me croire. Les spectateurs de part et d’autre du chemin l’applaudissent, l’acclament comme s’il était sur le plus beau char de tout le défilé. Il n’y a que les saoulards ivres morts dans le ruisseau qui n’applaudissent pas. C’étaient ses amis, mais, tout ça, c’est fini maintenant.

Il porta son poing vide à sa bouche et avala son quatrième martini – plus que seize à descendre. Ça avançait bon train. Il oscilla légèrement sur le tabouret. Qu’ils le reluquent donc, puisque ça les émoustillait. Ils n’avaient qu’à le prendre en photo, comme ça ils pourraient emporter son portrait avec eux.

— Mais bientôt il commence à découvrir la vérité, Lloydie, mon pote, la vérité qu’il ne pouvait pas voir du ruisseau. Il découvre que le goudron frais de ce beau chemin lui colle aux pieds, qu’il n’y a pas de bancs pour s’asseoir, que toutes les femmes qu’on y croise sont de vieilles harpies plates comme des limandes, habillées de robes longues avec un peu de dentelle autour du cou et qui, pour faire leurs chignons, ont si fort tiré sur leurs cheveux qu’on croit encore les entendre hurler. Elles ont toutes le même visage plat, pâle et luisant et elles chantent à l’unisson Vers la Jérusalem céleste. On lui passe un missel et on lui dit de chanter lui aussi. S’il veut rester sur le Droit Chemin, il faut chanter, matin, midi et soir, surtout le soir. C’est alors qu’il se rend compte de la vérité, Lloyd. La vérité, c’est que le Droit Chemin ne mène pas au paradis, mais en prison.

Jack s’arrêta. Lloyd était parti. Pis encore, il n’avait jamais été là et les martinis non plus. Il n’y avait que les fêtards dans leurs boxes et il pouvait presque entendre leurs rires narquois, les voir qui le montraient du doigt, leurs yeux étincelant de cruauté.

Faisant une pirouette sur son tabouret, il leur cria :

— Laissez-moi !

(seul ?)

Tous les boxes étaient vides. Les rires s’étaient subitement tus, comme un bruissement de feuilles d’automne quand le vent tombe. Pendant un long moment, Jack promena son regard autour de la pièce vide. Sur son front, la pulsation du sang faisait saillir une veine. Au plus profond de son être, une certitude terrifiante prenait forme, la certitude d’être en train de perdre la raison. Il lui prit une envie folle de saisir le siège à côté de lui et de s’en servir pour tout saccager comme quelque furie vengeresse. Il pivota sur son tabouret et, face au bar, se mit à beugler :

Roulons-nous, ma belle,

Dans les foins coupés,

Couche-toi là, ma belle,

Ce n’est pas péché.

Le visage de Danny surgit devant ses yeux, non pas son visage habituel, vif et animé, avec son regard pétillant, mais le visage cataleptique d’un mort-vivant, les yeux ternes et opaques, la bouche, comme celle d’un bébé, suçant le pouce. Mais qu’est-ce qu’il foutait là, bon Dieu ? Comment pouvait-il rester là à faire le con alors que son fils était en train de perdre la boule, comme Vic Stenger, avant que les hommes en blouses blanches ne soient venus le chercher ?

Mais je ne l’ai même pas touché ! Ce n’est pas moi, nom de Dieu !

— Jack ?

La voix était timide et hésitante.

Il fut tellement surpris qu’en se retournant sur le tabouret il faillit tomber. Wendy était là, juste devant la porte à double battant, berçant dans ses bras Danny qui ressemblait à un affreux petit mannequin de cire dans un film d’horreur. Jack ne put s’empêcher de penser que le tableau qu’ils formaient à eux trois semblait tiré d’une de ces vieilles pièces de patronage sur les méfaits de l’alcoolisme, à une différence près : celle-ci avait été si mal mise en scène que le régisseur avait oublié de garnir les étagères de ce lieu de perdition.

— Je ne l’ai jamais touché, dit Jack d’une voix brouillée. Je ne l’ai jamais touché depuis la nuit où je lui ai cassé le bras. Même pas pour lui donner la fessée.

— Jack, c’est sans importance à présent, ce qui compte, c’est…

— Si, c’est important ! hurla-t-il, cognant sur le comptoir et faisant tressauter les bols à cacahuètes vides. C’est important, nom de Dieu, c’est important !

— Jack, il faut l’emmener loin d’ici. Il est…

Danny commença à remuer dans les bras de Wendy. Comme l’eau au printemps se libère de sa croûte de glace, ses traits perdirent peu à peu leur fixité inexpressive. Sa bouche se tordit comme s’il avait goûté à quelque chose d’amer et ses yeux se dilatèrent. Il leva les mains comme s’il voulait s’en couvrir le visage, puis les laissa retomber.

Brusquement il se raidit dans les bras de Wendy avec une force qui la fit chanceler. S’arc-boutant, il se mit à pousser des cris si perçants qu’ils faisaient résonner toutes les pièces vides du rez-de-chaussée. C’était comme si des centaines de Danny s’étaient mis à hurler en même temps.

— Jack, s’écria-t-elle, terrifiée. Oh ! Jack, qu’est-ce qu’il a ?

Jack descendit du tabouret, les jambes complètement insensibilisées. Jamais de sa vie il n’avait éprouvé une pareille angoisse. Dans quel guêpier son fils s’était-il fourré ?

— Danny, cria-t-il. Danny !

Quand Danny vit son père, il s’arracha aux bras de sa mère avec une telle violence que, prise au dépourvu, elle ne put le retenir. Projetée en arrière, elle alla heurter la cloison d’un des boxes et faillit tomber.

— Papa ! hurla-t-il en courant vers Jack, les yeux exorbités de frayeur. Papa, oh ! Papa, c’était elle ! Elle ! Oh ! Paaapaaa !

Il se lança de toutes ses forces dans les bras de Jack, qui faillit perdre l’équilibre, et se mit à le rouer de coups, comme un boxeur, puis, empoignant sa ceinture, il éclata en sanglots contre sa chemise. Jack pouvait sentir le petit visage chaud qui se frottait contre son ventre.

Papa, c’était elle.

Jack leva lentement son regard vers Wendy. Ses yeux brillaient comme deux petites pièces d’argent.

— Wendy ? (Sa voix était douce, presque câline.) Wendy, qu’est-ce que tu lui as fait ?

Le visage blême, Wendy soutint son regard d’un air incrédule. Elle secoua la tête.

— Oh ! Jack, tu ne vas pas croire que…

Dehors, la neige s’était remise à tomber.