3

WATSON

Vous avez perdu la tête, avait dit Ullman.

— Bon, voici le foyer de la chaudière, dit Watson, allumant la lumière dans la pièce qui était obscure et sentait le moisi.

C’était un homme bien en chair, aux cheveux blonds et frisés, vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon en treillis vert foncé. Il ouvrit une petite grille carrée dans la panse de la chaudière ; Jack et lui purent y jeter un coup d’œil, découvrant une flamme bleu ciel qui dardait en sifflant son jet de force destructrice.

— Ça, c’est la veilleuse, dit Watson.

Vous avez perdu la tête.

Ça va, Danny ?

Le foyer, de loin le plus grand et le plus vieux que Jack eût jamais vu, remplissait toute la pièce.

— La veilleuse est équipée d’une sécurité, lui expliqua Watson. Un petit appareil là-dedans enregistre le degré de chaleur et, si la température descend au-dessous d’un niveau donné, il déclenche une sonnerie dans votre appartement. La chaudière se trouve de l’autre côté du mur. Je vais vous la montrer.

Il rabattit la petite grille et conduisit Jack vers une porte située derrière le mastodonte.

Tu as perdu la tête.

(Quand, regagnant son bureau, il y avait découvert Danny vêtu de sa seule culotte et tout sourire, la colère avait obscurci sa raison. Dans son souvenir, l’incident se déroulait toujours au ralenti, mais en réalité, il n’avait pas pu durer plus d’une minute. Cette illusion de lenteur évoquait celle des rêves, des cauchemars. Il avait eu l’impression, en retrouvant son bureau, qu’on l’avait mis à sac. Toutes les portes béaient, tous les tiroirs, tous les classeurs étaient tirés à fond. Les feuillets de son manuscrit, une pièce en trois actes qu’il tirait péniblement d’une nouvelle écrite sept ans auparavant, jonchaient le parquet. Il était en train de corriger le deuxième acte, tout en sirotant une bière, quand Wendy était venue lui dire qu’on le demandait au téléphone. Danny avait vidé la boîte de bière sur les pages du manuscrit, probablement pour la voir mousser. Regarde-la mousser, regarde-la mousser… Ce refrain qui s’était mis à lui vriller le crâne avait achevé de mettre Jack hors de lui. D’un pas décidé il s’approcha de son fils qui, ravi de son exploit, le regardait toujours avec le même sourire béat. Danny commençait à dire quelque chose quand Jack lui empoigna la main pour lui faire lâcher la gomme et le porte-mine dont il s’était emparé. Danny poussa un petit cri… – non…, non…, dis la vérité… – il hurla, et, quand Jack le retourna pour lui administrer une fessée, ses gros doigts d’adulte s’enfoncèrent dans la chair tendre de l’enfant et sa large main se referma autour du petit avant-bras. Le bruit que fit l’os en se brisant n’avait pas été fort – il avait été ÉNORME, mais pas fort. Juste assez fort pour percer le brouillard dans l’esprit de Jack et pour y laisser pénétrer non pas la lumière mais la honte et le remords. Ç’avait été un bruit sec et net, comme le craquement d’un crayon qui se brise ou d’une petite branche qu’on casse sur le genou pour faire du feu. En voyant le visage de Danny blêmir jusqu’à devenir exsangue et ses grands yeux se dilater, Jack avait eu la certitude que l’enfant allait s’écrouler, évanoui, au milieu de la flaque de bière et de papiers. Comme il aurait voulu pouvoir remonter dans le temps, reprendre la vie telle qu’elle avait été avant que ce petit bruit sec ne vînt détruire leur équilibre, marquant un tournant décisif dans leurs vies ! D’une voix chevrotante il avait bredouillé : « Ça va, Danny ? » et n’avait reçu, pour toute réponse, qu’un hurlement. Quand Wendy s’était aperçue de l’angle bizarre que faisait l’avant-bras de son fils, elle s’était mise à hurler, elle aussi. Dans les familles comme il faut, les bras des enfants ne pendaient pas de cette manière-là. Elle avait pris Danny dans ses bras et s’était mise à le bercer tout en gémissant : Oh ! Danny, oh ! mon Dieu, oh ! le pauvre petit bras, oh ! mon pauvre bébé ! Jack les avait regardés d’un air hébété, ne comprenant pas comment une chose pareille avait pu leur arriver. Ses yeux avaient rencontré ceux de Wendy et il y avait vu sa haine. Sur le coup, il n’avait guère songé aux conséquences possibles de cette haine. Ce n’est que plus tard qu’il s’était rendu compte qu’elle aurait pu le quitter sur-le-champ, louer une chambre d’hôtel et contacter, dès le matin, un avocat pour obtenir un divorce ; ou encore qu’elle aurait pu appeler la police. Sur le coup, il n’avait vu qu’une chose : sa femme le haïssait. Il se sentait abandonné, bouleversé, profondément malheureux. Il doutait que, même au moment de mourir, on pût souffrir davantage. Quand Wendy s’était précipitée au téléphone, portant Danny sous le bras, il ne l’avait pas suivie. Resté seul à contempler les dégâts dans ce bureau qui sentait la bière, il se disait : Tu as perdu la tête, tu as perdu la tête.)

Il se frotta énergiquement les lèvres du revers de la main et suivit Watson dans la pièce voisine où se trouvait la chaudière. L’atmosphère y était moite et humide, mais ce n’était pas pour cela que son front, sa poitrine et ses jambes étaient devenus tout collants de sueur. La honte et le dégoût venaient de jaillir en lui, aussi forts qu’au premier jour, comme si tout cela s’était passé quelques instants auparavant et non deux ans plus tôt. Comme chaque fois, le sentiment de son indignité lui donnait envie de boire et ce désir l’enfonçait encore plus profondément dans le désespoir. Ne pourrait-il donc jamais vivre une heure, une heure seulement, sans que ce besoin de boire vienne le tourmenter ?

— Voici la chaudière, dit Watson.

Il tira un carré bleu et rouge de sa poche arrière, se moucha bruyamment et, après y avoir jeté un coup d’œil furtif pour voir s’il n’avait rien recueilli d’intéressant, l’enfouit à nouveau dans sa poche.

La chaudière, une longue cuve cylindrique en métal plaqué cuivre toute rafistolée, était montée sur quatre blocs de ciment et s’insérait de justesse sous un labyrinthe de tuyaux et de conduits qui montaient en zigzag jusqu’au plafond festonné de toiles d’araignée.

— Ça, c’est le manomètre, dit Watson, le tapotant du doigt. Il n’est réglé qu’à cinquante kilos pour le moment, ce qui fait que la nuit les chambres sont un peu froides. Y a des clients qui rouspètent, mais je m’en fous. De toute façon, il faut être fou pour venir ici au mois de septembre. Comme vous voyez, toute cette installation est antédiluvienne. Ce grand-père-ci a plus de pièces à son cul qu’une salopette de chemineau.

Il extirpa encore une fois le foulard de sa poche, se moucha, examina ce mouchoir de fortune et le fit à nouveau disparaître.

— Putain de rhume, marmonna Watson en guise d’explication. Ça m’arrive chaque année au mois de septembre. Quand je bricole cette vieille saloperie ici, j’ai chaud, quand je sors tondre la pelouse ou ratisser le terrain de roque, j’ai froid. Et, comme le disait ma vieille mère, quand on a froid, on s’enrhume.

» En temps normal, vous réglerez la pression à vingt-cinq kilos. Ullman vous dira de chauffer les différentes parties de l’hôtel à tour de rôle, d’abord l’aile ouest, ensuite l’aile est, enfin le centre. Ce mec est vraiment le roi des cons, vous trouvez pas ? Il me rend malade. Tout ce qu’il sait faire, c’est japper à longueur de journée comme un de ces sales clebs qui vous chopent les chevilles et pissent sur les tapis.

» Venez voir ici. Vous ouvrez ou fermez ces clapets avec ces cordons. Je vous les ai tous marqués. Les fiches bleues sont pour les chambres de l’aile est, les rouges pour le centre, les jaunes pour l’aile ouest. Quand vous chaufferez l’aile ouest, rappelez-vous que c’est elle qui est la plus exposée au mauvais temps. Quand le vent souffle, il fait plus froid dans ces chambres-là que dans le con d’une femme frigide. Les jours où vous chaufferez l’aile ouest, vous pourrez laisser monter la pression jusqu’à quarante kilos. En tout cas, c’est ce que je ferais.

— Et les thermostats à l’étage ? demanda Jack.

Watson secoua énergiquement la tête, faisant voleter ses cheveux flous.

— Ils ne sont pas raccordés à la chaudière. Ils sont là pour la frime. Y a des types de Californie qui aimeraient que leurs piaules soient assez chaudes pour y faire pousser des palmiers. Mais, comme nous réglons la chaleur ici, ils peuvent toujours y aller. Un dernier truc : il faut surveiller la pression. Vous voyez comme elle grimpe ?

Il tapota sur la grande aiguille qui était montée de cinquante à cinquante et un kilos, rien que pendant le temps de ses explications. Jack sentit un frisson lui parcourir le dos. On vient de marcher sur ma tombe, pensa-t-il. Dès que Watson eut donné un tour à la manette, la vapeur se mit à jaillir dans un grand sifflement et l’aiguille redescendit à quarante-huit kilos. Watson referma la valve et le sifflement s’éteignit peu à peu.

— Elle grimpe vite, dit Watson. Mais, si vous le dites à cet avorton d’Ullman, il vous sort ses livres de comptes et passe trois heures à vous prouver qu’on ne peut pas se payer une neuve avant 1982. Un de ces jours, elle fera sauter toute la baraque et j’espère bien qu’Ullman sera du voyage. Vous voyez, je suis mauvais comme une teigne. Pourtant j’ai eu une mère qui ne voyait que le bon côté des gens. Dommage que je sois pas comme elle. Puis, merde, on se refait pas.

» Tout ça pour vous dire qu’il faut surveiller la pression, matin et soir. Si jamais vous oubliez, elle grimpera petit à petit et vous et votre famille vous vous réveillerez sur la lune. Mais, si vous donnez un petit tour à la manette deux fois par jour, vous aurez pas de problème.

— Quelle est la limite à ne pas dépasser ?

— À l’origine, elle pouvait monter jusqu’à cent vingt kilos, mais maintenant elle exploserait bien avant. Même à quatre-vingt-dix, je m’approcherais pas d’elle, pour rien au monde.

— Il n’y a pas de soupape de sécurité ?

— Non, elle date d’une époque où il y avait pas encore toutes ces normes.

— Et la plomberie ?

— On y arrive. C’est par ici, derrière ce passage voûté.

Ils pénétrèrent dans une pièce tout en longueur qui semblait s’étendre sur des kilomètres. Tirant sur une ficelle, Watson alluma une ampoule de soixante-quinze watts qui projetait autour d’eux une lumière vacillante et blafarde. Devant eux se dressait la cage d’ascenseur, dont les lourds câbles crasseux enroulés autour de deux tambours de six mètres de diamètre flanquaient le moteur, noir de suie. Des cartons s’entassaient dans tous les coins. Certains contenaient des journaux, d’autres portaient des étiquettes indiquant Archives ou Factures et Reçus – À CONSERVER ! Tous sentaient le moisi et certains étaient crevés, déversant sur le sol des papiers jaunis qui avaient l’air d’être là depuis vingt ans. Fasciné, Jack n’arrivait pas à en détacher les yeux. Toute l’histoire de l’Overlook devait se cacher là, enfouie dans ces cartons pourrissants.

— Il déconne aussi, celui-là, dit Watson, désignant du doigt l’ascenseur. Ullman a dû acheter l’inspecteur en lui payant quelques bons petits gueuletons, moyennant quoi nous ne voyons jamais le réparateur.

» Voilà le bloc plomberie, dit-il, montrant cinq énormes tuyaux, gainés de laine de verre, et cerclés de bandes métalliques qui montaient vers le plafond et s’enfonçaient dans l’obscurité.

Watson lui signala, à côté du tuyau central, un rayonnage couvert de toiles d’araignée sur lequel traînaient quelques chiffons crasseux et un classeur.

— Les plans de la plomberie sont là, lui dit-il. Vous aurez pas de fuites – y en a jamais eu – mais quelquefois l’eau gèle dans les tuyauteries. Le seul moyen d’éviter ça, ce serait d’ouvrir un peu les robinets chaque nuit, mais, comme y en a quatre cents dans ce putain de palace, vous imaginez la gueule d’Ullman en voyant la note d’eau !

— Je trouve votre analyse de la situation tout à fait remarquable.

Le regard de Watson se chargea d’admiration.

— Alors, c’est vrai que vous avez fait des études ? Vous parlez comme un livre ! J’admire les gens instruits, sauf quand ce sont des pédales. Et il y en a, croyez-moi. Vous savez qui a foutu toute cette pagaille dans les universités y a quelques années ? C’est eux. Les homosessuels. Ils se sentent pas bien dans leur peau et alors il faut qu’ils aillent crier dans la rue. S’esstérioriser, qu’ils disent. Mais, bon Dieu, on se demande où va le monde.

» Si l’eau gèle, ce sera ici, au sous-sol où il y a pas de chauffage. Si ça arrive, prenez ce machin-là (il tira un chalumeau d’une vieille caisse à oranges défoncée), enlevez la gaine de laine de verre là où la conduite est bouchée et dirigez la flamme directement dessus. Pigé ?

— Et si ce n’est pas un de ces tuyaux-là ?

— Ça n’arrivera pas ailleurs si vous faites votre boulot et que la baraque est bien chauffée. De toute façon, vous pourrez pas atteindre les autres conduites. Vous en faites pas, tout se passera bien. Quel endroit sinistre ! Avec toutes ces toiles d’araignée, ça me donne la chair de poule, je vous jure.

— Ullman m’a raconté que le premier gardien a tué sa famille puis s’est suicidé.

— Ouais, ce mec, Grady. C’était un salaud, je l’ai vu tout de suite à son sourire de faux jeton. On venait juste de commencer les travaux et Ullman, toujours aussi radin, était prêt à embaucher Jack l’Éventreur lui-même s’il acceptait d’être payé au rabais. Le téléphone ne répondait plus et un garde forestier est allé voir. Il les a trouvés là-haut au deuxième, durs comme des blocs de glace. C’était moche pour les petites filles ; elles n’avaient que six et huit ans et elles étaient mignonnes tout plein. Vous parlez d’une histoire ! Ullman était en Floride où il gère un bastringue du bord de mer pendant la morte-saison. Il a pris le premier vol pour Denver et il était à Sidewinter dans la journée. Comme la route était coupée, il a dû louer un scooter des neiges pour venir jusqu’ici. Vous imaginez, Ullman sur un scooter ! Ensuite il a remué ciel et terre pour que les journaux mettent pas leur nez là-dedans et faut dire qu’il s’est bougrement bien démerdé. Il y a eu qu’une ligne ou deux dans le Denver Post, et dans le torche-cul d’Estes Park, un avis comme quoi qu’ils étaient morts, c’est tout. C’était du beau travail, surtout vu la réputation de la maison. Moi, je croyais que les journalistes allaient profiter de l’histoire de Grady pour ressortir tous les vieux scandales.

— Quels scandales ?

Watson haussa les épaules.

— Tous les grands hôtels ont leurs scandales, répondit-il. De même qu’ils ont leur fantôme. Pourquoi ? Ma foi, les gens vont et viennent. Quelquefois y a un pauvre bougre qui tombe raide mort d’une crise cardiaque dans sa chambre. Tenez, par exemple, la bonne femme qui a crevé au mois de juillet, il y a deux mois. Là aussi Ullman s’est débrouillé pour étouffer l’affaire. C’est pour ça qu’on le paie vingt-deux mille dollars pour la saison et, même si je peux pas le blairer, je dois avouer qu’il les vole pas. La femme, c’était une vieille pouffiasse qui avait au moins soixante piges – mon âge ! Elle avait les cheveux teints, aussi rouges qu’une lanterne de bordel, les nichons qui pendouillaient jusqu’au nombril, vu qu’elle mettait rien pour les tenir, les jambes tellement couvertes de varices qu’on aurait dit des cartes routières et, avec ça, des bijoux des pieds à la tête. Elle était avec un gosse qui ne devait pas avoir plus de dix-sept ans, une tignasse qui lui arrivait au ras des fesses et la braguette pleine à craquer. Ça faisait une semaine, dix jours peut-être, qu’ils étaient là et tous les soirs c’était le même cinéma. De cinq à sept, ils picolaient au Colorado Bar, elle s’envoyait des Bloody Mary comme si on allait les interdire le lendemain et lui se descendait une bouteille d’Olympia en la sirotant pour faire durer le plaisir. Elle se donnait un mal de chien pour le dérider et au début il lui balançait de temps à autre un sourire mécanique, mais chaque jour il souriait un peu plus jaune. Dieu sait quels pornos il devait s’inventer pour amorcer sa pompe le soir ! Quand enfin ils allaient dîner, elle titubait, saoule comme une bourrique, et, lui, il pinçait les fesses des serveuses derrière son dos. Nous autres, on faisait des paris pour savoir combien de jours il tiendrait.

Watson haussa les épaules.

— Un soir, vers dix heures, il descend tout seul, disant que « sa femme ne se sent pas bien » – ce qui voulait dire qu’elle était ivre morte comme tous les jours – et qu’il allait lui chercher un médicament pour la digestion. Il prend la petite Porsche dans laquelle ils sont venus et on l’a plus revu. Le lendemain matin elle descend et elle essaie de donner le change, mais elle pâlit d’heure en heure et Ullman lui glisse que, sans vouloir l’effrayer, il vaudrait peut-être mieux prévenir la police, histoire de savoir si le gars n’avait pas eu un accident. Mais elle le défend comme une tigresse ; non, non, non, il y a rien à craindre, c’est un excellent conducteur, tout va très bien, il sera là pour le dîner. À trois heures elle va au bar et, comme il vient pas, elle dîne pas du tout. À dix heures et demie elle monte chez elle et n’en sort que les pieds devant.

— Que s’est-il passé ?

— Le toubib a dit qu’en plus de tout l’alcool qu’elle avait ingurgité elle avait avalé un tube de somnifères. Son mari, un grand avocat de New York, arrive le lendemain et engueule Ullman comme du poisson pourri. Mais Ullman se laisse pas impressionner et finit par le calmer. Il lui a probablement demandé s’il aimerait que la mort de sa femme fasse la une des grands journaux new-yorkais : épouse de l’éminent machin-chose trouvée morte dans une chambre d’hôtel, avec, en sous-titre : elle s’envoyait un gosse qui aurait pu être son petit-fils.

Watson prit le mouchoir de nouveau, se moucha, jeta un coup d’œil et le refourra dans sa poche.

— La suite ? Une semaine plus tard, la femme de chambre, une connasse du nom de Dolores Vickery, entre dans la chambre où elle est morte pour faire le lit, pousse un cri à réveiller les morts et tourne de l’œil. Quand elle revient à elle, elle raconte qu’elle a vu le cadavre de la vieille dans la salle de bains, qu’elle était couchée toute nue dans la baignoire. « Elle avait la figure toute violette, dit Dolores, et elle m’a fait un grand sourire. » Ullman l’a virée sur-le-champ, lui disant de disparaître. D’après mes calculs, entre quarante et cinquante types sont morts dans cet hôtel depuis que mon grand-père l’a ouvert en 1910.

Il regarda Jack d’un air entendu.

— Vous voulez savoir comment ils partent le plus souvent ? Ils ont une attaque en baisant la bonne femme qui les accompagne. Il y a beaucoup de vieux schnocks qui, croyant retrouver leurs vingt ans, viennent ici faire la noce une dernière fois. Des fois ça fait jaser ; tous les directeurs ne sont pas des Ullman. Il y a eu des articles dans les journaux et la réputation de l’hôtel en a pris un coup, c’est sûr.

— Mais il n’y a pas de fantôme ?

— Mr. Torrance, j’ai travaillé ici toute ma vie et j’ai jamais vu de fantôme. Maintenant venez avec moi, que je vous montre la remise.

— Je vous suis.

À l’instant où Watson allait éteindre la lumière, Jack dit :

— En tout cas, il y a des montagnes de journaux ici.

— Ça, c’est bien vrai. On dirait qu’on les collectionne depuis des siècles. Des journaux, des factures, des reçus et Dieu sait quoi encore. Du temps de mon père, quand il y avait la chaudière à bois, on les brûlait de temps en temps, mais maintenant ils s’accumulent.

En se dirigeant vers l’escalier, ils s’arrêtèrent un instant pour que Watson se mouche une dernière fois.

— Tous les outils dont vous aurez besoin sont rangés dans la remise. Vous y trouverez aussi les bardeaux. Ullman vous en a parlé ?

— Oui, il voudrait que je refasse une partie du toit.

— Ce petit salaud vous exploitera tant qu’il pourra et au printemps il ira pleurnicher partout, racontant que vous étiez un jean-foutre et un incapable. Je le lui ai dit en face un jour, je vois pas pourquoi je me gênerais.

Dans l’escalier, le monologue de Watson se transforma en un ronronnement incompréhensible mais rassurant. Jetant un dernier regard derrière lui vers l’obscurité moite et impénétrable, Jack Torrance se dit que si jamais il y avait eu un lieu propice aux fantômes c’était bien celui-ci. Il pensa à ce Grady qui, prisonnier de la neige douce et implacable, était devenu un fou criminel. Il essaya d’imaginer ces meurtres atroces et se demanda si les victimes avaient crié. Chaque jour, ce pauvre Grady avait dû sentir se resserrer autour de lui l’étreinte de ce destin tragique. Il avait dû pressentir qu’il n’y aurait pas de printemps pour lui. Mais il n’aurait pas dû se trouver là. Et il n’aurait pas dû perdre la tête.