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SUR L’ESCALIER

Il était sept heures et quart (heure de la montagne), quand Wendy trouva Danny assis sur l’escalier, entre le hall et le premier étage. Il jouait avec une balle qu’il faisait sauter d’une main dans l’autre, tout en fredonnant d’une voix monocorde une chanson d’Eddie Cochran.

— Je me tape l’escalier jusqu’au premier, puis du second au troisième et du troisième au quatrième, chantait Danny, jusqu’au cinquième, au sixième, au septième… et quand j’arrive sous les toits, je suis trop crevé pour danser le rock…

Elle vint s’asseoir derrière lui et remarqua alors que sa lèvre inférieure était tuméfiée et qu’il avait du sang séché sur le menton. Son cœur bondit dans sa poitrine, mais elle s’efforça de lui parler d’une voix calme.

— Que s’est-il passé, prof ? demanda-t-elle, certaine déjà de connaître la réponse.

Jack l’avait frappé. C’était évident. Ça devait arriver : c’était ça, le progrès ; la roue tournait jusqu’à ce que l’on se retrouve au point de départ.

— J’ai appelé Tony, dit Danny. Dans le dancing. J’ai dû tomber du fauteuil. Ça ne me fait plus mal. C’est seulement comme si j’avais une lèvre trop grosse.

— C’est bien la vérité ? demanda-t-elle en le scrutant d’un air inquiet.

— Oui, ce n’est pas Papa qui l’a fait, répondit-il. Pas cette fois-ci.

Elle le regardait lancer la balle d’une main dans l’autre et se sentait gagnée par un malaise indéfinissable. Il avait lu ses pensées, encore une fois.

— Qu’est-ce que Tony t’a dit, Danny ?

— Qu’est-ce que ça peut faire ?

Son expression fermée et sa voix indifférente lui faisaient froid dans le dos.

— Danny !

Elle lui saisit l’épaule, plus fort qu’elle ne l’aurait voulu, mais il ne réagit pas et n’essaya même pas de se dégager.

« Nous sommes en train d’abîmer cet enfant. Pas seulement Jack et moi, mais le père de Jack et ma mère aussi. Pourquoi ne viendraient-ils pas y ajouter leur grain de sel ? L’Overlook regorge tellement de fantômes déjà qu’un de plus ou de moins… Oh ! Seigneur, il me fait penser à ces valises que l’on montre dans les réclames, écrasées sous des voitures, jetées d’un avion, passées au laminoir. Ou à une de ces montres Timex indestructibles qui continuent à marcher quoi qu’on leur fasse. Oh ! Danny, tu me brises le cœur. »

— Ça ne fait rien, reprit-il. (La balle sautait d’une main dans l’autre.) Tony ne pourra plus venir. Ils ne le permettront pas. Il est vaincu.

— Qui ne le laissera pas revenir ?

— Les gens de l’hôtel, dit-il.

Il leva sur elle un regard où l’indifférence de tout à l’heure avait fait place à la terreur.

— Danny, arrête…, ne te tourmente pas ainsi.

— Ils veulent s’emparer de Papa, expliqua Danny. Et de toi aussi. L’hôtel veut nous prendre tous. Ils trichent avec Papa, ils lui font croire que c’est lui qui les intéresse, alors qu’en fait c’est moi. Mais ils nous auront tous les trois.

— Si seulement le scooter…

— Ils l’ont empêché de le remettre en état de marche, dit Danny avec la même voix éteinte. Ils l’ont obligé à jeter une de ses pièces très loin dans la neige. Je le sais parce que je l’ai rêvé. Et il sait qu’il y a vraiment une femme dans la chambre 217. (Il la fixa de ses yeux sombres.) Ça ne fait rien si tu ne me crois pas.

Elle glissa son bras autour de lui.

— Je te crois. Danny, dis-moi la vérité. Est-ce que ton papa… Est-ce qu’il va essayer de nous faire du mal ?

— Ils vont l’y pousser, répondit Danny. Je lance des appels à Mr. Hallorann. Il m’avait dit que si j’avais besoin de lui, je n’avais qu’à l’appeler. Et c’est ce que je fais. Mais c’est très dur et ça me fatigue. Le pire, c’est que je ne sais pas s’il m’entend ou pas. Je ne pense pas qu’il puisse m’appeler de son côté parce que c’est trop loin pour lui. C’est peut-être même trop loin pour moi. Demain…

— Qu’y a-t-il demain ?

Il secoua la tête.

— Rien.

— Où se trouve ton père à présent ? demanda-t-elle.

— Il est au sous-sol. Je ne pense pas qu’il remonte ce soir.

Soudain elle se redressa.

— Attends-moi ici. Je reviens dans cinq minutes.

 

La cuisine était froide et vide sous son éclairage au néon. Elle alla au porte-couteaux où s’alignaient les couteaux retenus par des bandes aimantées. Elle prit le plus long et le plus pointu et l’enveloppa dans un torchon.

Puis elle s’en alla, sans oublier d’éteindre les lumières.

 

Assis sur l’escalier, Danny suivait du regard la balle rouge qui sautait d’une de ses mains dans l’autre. Il chantonnait Elle habite au vingtième, à l’autre bout de New York, et l’ascenseur est en panne, c’est un peu fort. Je me tape l’escalier jusqu’au premier, puis du second au troisième et du troisième au quatrième…

En tendant l’oreille il pouvait saisir les mille bruits à peine perceptibles qui commençaient à emplir l’Overlook, effrayant palais des mystères où toutes les attractions se terminaient par la mort, où les monstres de carton-pâte étaient bel et bien vivants, où les buis taillés se mettaient soudain à bouger, où une petite clef d’argent animait des marionnettes obscènes. Ses esprits, ses fantômes soupiraient, chuchotaient inlassablement, comme le vent d’hiver autour du toit.

Dans le dancing obscur, la pendule, sous son globe de verre, sonna sept heures et demie de son carillon musical.

Une voix éraillée, que l’alcool rendait sauvage, cria :

— Ôtez vos masques et que tout le monde baise !

Wendy, qui traversait le hall, s’arrêta brusquement.

Elle regarda Danny, toujours assis sur l’escalier.

— Tu n’as pas entendu quelque chose ?

Danny la regarda sans répondre et continua de jouer avec sa balle.

Ils ne dormiraient pas beaucoup cette nuit-là, même s’ils couchaient tous trois dans la même pièce, derrière une porte verrouillée.

Les yeux ouverts dans le noir, Danny réfléchissait :

Il veut devenir un des leurs, rester avec eux pour l’éternité. Voilà ce qu’il veut.

Wendy avait caché le couteau de boucher, enveloppé dans son torchon, sous le lit, pour l’avoir à portée de la main. Bercés par les grincements de l’hôtel, ils essayaient de s’endormir mais sans y parvenir véritablement. Dehors un ciel de plomb avait recommencé à cracher de la neige.