LA CHAMBRE À COUCHER
À la fin de l’après-midi, Jack alla prendre un lit de camp dans la réserve du rez-de-chaussée et l’installa dans un coin de leur chambre. Wendy avait pensé que Danny n’arriverait pas à s’endormir, mais il s’était assoupi au beau milieu de l’émission The Waltons et, un quart d’heure après qu’ils l’eurent bordé, il dormait profondément, sans bouger, une main sous sa joue. Un doigt glissé dans un livre de poche intitulé Cashelmara pour en garder la page, Wendy, assise près de son lit, surveillait son sommeil. Jack était à son bureau et essayait de travailler à sa pièce.
— Oh ! merde ! s’exclama-t-il.
Wendy détourna un instant les yeux de son fils.
— Comment ?
— Rien.
Jack regardait son manuscrit avec une rage sourde. Comment avait-il pu croire que sa pièce était bonne ? Elle était puérile. Ce thème avait déjà été traité des milliers de fois. Et, pour comble de malheur, il ne voyait pas du tout quel dénouement lui donner. Ça lui avait pourtant paru simple il n’y avait pas si longtemps que ça. Dans un accès de colère, Denker saisissait le tisonnier près de la cheminée, en assommait le pur et innocent Gary, puis le rouait de coups jusqu’à ce qu’il fût mort. Alors, le tisonnier sanglant à la main, il se redressait et, debout devant le cadavre étendu à ses pieds, il jetait à la salle : « C’est ici quelque part, et je finirai bien par le trouver ! » Et, pendant que les lumières s’éteignaient et que le rideau tombait lentement, les spectateurs pouvaient voir au premier plan le cadavre de Gary tandis que Denker se précipitait vers la bibliothèque au fond de la scène, se mettait à en retirer fiévreusement les livres puis les jetait à terre après les avoir rapidement examinés. La forme traditionnelle de la pièce – une tragédie en cinq actes – faisait son originalité et devait, espérait Jack, assurer son succès à Broadway.
Sa nouvelle passion pour l’histoire de l’Overlook l’avait, il est vrai, détourné de sa pièce, mais ses véritables difficultés provenaient surtout du changement de son attitude vis-à-vis de ses personnages. C’était la première fois que ça lui arrivait. D’habitude il les aimait tous sans discrimination, les bons comme les mauvais, et il se félicitait de cette impartialité qui lui permettrait de mieux cerner leurs qualités et leurs défauts et de mieux comprendre leurs motivations. Sa nouvelle préférée, vendue à une petite revue du sud de l’État du Maine, appelée Contraband, avait pour titre Paul Delong, le Sagouin. C’était le récit des derniers mois d’un sadique, tortionnaire d’enfants, juste avant son suicide. Son nom était Paul Delong, mais ses amis l’appelaient le Sagouin. Jack avait beaucoup aimé le Sagouin. Les envies bizarres du Sagouin éveillaient sa sympathie ; il savait que le Sagouin n’était pas seul responsable des trois crimes crapuleux qu’il avait commis. Il avait eu de mauvais parents, un père brutal, comme l’avait été son père à lui, une chiffe molle de mère, à l’image de la sienne. À l’école primaire, il avait eu une expérience homosexuelle, suivie d’une humiliation publique. Au lycée et à l’université, ça n’avait fait qu’empirer. Arrêté pour exhibitionnisme devant deux petites filles qui descendaient du car scolaire, il avait été envoyé en maison de correction. Le pire de tout, c’était qu’il avait été relâché et livré à lui-même par le directeur même de l’établissement, un certain Grimmer. Grimmer savait que le Sagouin était un malade, mais il avait quand même fait un rapport positif et optimiste sur lui et l’avait laissé partir. Jack avait aimé Grimmer aussi. Il comprenait parfaitement les raisons qui l’avaient poussé à libérer le Sagouin. Grimmer était censé faire marcher sa boîte sans argent et sans personnel. Le gouvernement de l’État, préoccupé avant tout de se faire réélire, ne lui accordait les crédits qu’au compte-gouttes. Grimmer pensait que le Sagouin était capable de se réintégrer dans la société : il ne chiait pas dans sa culotte, il n’essayait pas de poignarder ses codétenus avec des ciseaux et ne se prenait pas pour Napoléon. Le psychiatre chargé du cas Delong estimait que son patient avait plus d’une chance sur deux de s’en sortir une fois libéré, et ils savaient tous les deux que plus on garde un homme dans un établissement de ce genre, plus il s’habitue à ce milieu en vase clos, comme le toxicomane s’habitue à sa dose. Et, pendant qu’ils délibéraient, les vrais fous cognaient aux portes, paranoïaques, schizophrènes, cycliques, cataleptiques, ceux qui déclarent être allés au paradis sur des soucoupes volantes, celles qui se sont brûlé les organes génitaux avec des briquets Bic, les alcooliques, les pyromanes, les kleptomanes, les mélancoliques, les suicidaires. La vie, mon vieux, c’est pas de la tarte. Si vous n’avez pas le cœur solidement accroché, on vous réduira en bouillie avant que vous n’ayez trente ans. Jack compatissait aux soucis de Grimmer, au malheur des parents des victimes et au malheur des victimes elles-mêmes, évidemment. Mais il compatissait aussi au malheur du Sagouin. Au lecteur de juger. Lui refusait de jouer le rôle du moraliste.
Le Petit Collège avait été, au départ, de la même veine optimiste. Mais, ces derniers temps, il avait commencé à prendre parti et, ce qui était pire encore, à prendre en grippe son héros, Gary Benson. Au départ, Gary était un jeune homme qui voyait dans sa fortune une malédiction et ne souhaitait rien tant que de devoir son admission dans une bonne université à ses mérites personnels plutôt qu’aux relations de son père. Mais, tout dernièrement, il était devenu, aux yeux de Jack, une insupportable sainte nitouche qui préférait se donner des airs de jeune homme cultivé plutôt que de s’instruire réellement, qui cachait son cynisme sous les apparences de la vertu et qui n’était pas vraiment brillant, comme Jack l’avait imaginé au début, mais simplement malin et rusé. D’un bout à l’autre de la pièce, il s’était toujours adressé à Denker en lui disant « Monsieur ». De même, Jack avait appris à Danny à dire « Monsieur » aux personnes plus âgées ou qui occupaient, dans la hiérarchie sociale, une position importante, et il lui semblait que dans la bouche de Danny le mot était sincère. Mais, depuis qu’il avait commencé le cinquième acte, il avait de plus en plus l’impression qu’en disant « Monsieur » Gary Benson se payait la tête de Denker, qu’il employait le mot avec une intention moqueuse. Denker, lui, n’avait jamais été un privilégié. Il avait trimé dur toute sa vie pour arriver à la tête de ce petit collège. Et maintenant il se voyait menacé de ruine à cause de ce beau jeune homme riche qui faisait l’innocent, mais qui, en fait, avait triché à ses examens tout en se débrouillant pour ne pas se faire prendre. Au début, Denker lui avait paru être le type du tyran, pareil à ces petits dictateurs de l’Amérique latine qui se prélassent à l’ombre des palmiers dans leurs royaumes pourris et s’amusent à aligner les dissidents contre le mur le plus proche pour les faire descendre à la mitraillette. Denker avait, lui aussi, son petit royaume dont il était le tyran et lui aussi était capable de transformer un caprice en croisade. À travers le microcosme de ce petit collège, Jack avait voulu dire quelque chose sur les excès du pouvoir. Mais maintenant il voyait en Denker un nouveau Mr. Chips et pour lui la véritable tragédie dans sa pièce, ce n’était plus le martyre intellectuel de Gary Benson, mais la destruction d’un vieux professeur dévoué, incapable de percer à jour les fourberies de ce monstre qui se faisait passer pour un parangon de vertu.
Il n’avait pas pu terminer sa pièce.
Penché sur elle, il se demandait d’un air furieux s’il y avait moyen de sauver la situation. Il ne voyait pas de solution. Il avait eu l’intention d’écrire une certaine pièce et en cours de route elle s’était complètement transformée. Au fond, il s’en foutait. Dans les deux cas, sa pièce n’avait rien d’original. Dans les deux cas, c’était de la merde. Et d’ailleurs il n’en tirerait certainement rien ce soir. Après la journée qu’il avait eue, il n’était pas étonnant qu’il n’arrivât pas à aligner deux phrases.
— … l’emmener loin d’ici ?
Il cligna des yeux, essayant de revenir à la réalité.
— Quoi ?
— J’ai dit : comment allons-nous l’emmener loin d’ici ? Il le faut, Jack.
Il avait l’esprit tellement confus qu’il ne comprit pas immédiatement de quoi il s’agissait. Quand il en prit conscience, il eut un rire sec et bref.
— Tu en parles comme si cela allait de soi.
— Je ne voulais pas dire…
— Ça ne fait aucun problème, Wendy. Je vais aller me changer dans la cabine téléphonique du hall et je m’envolerai vers Denver avec Danny sur le dos. Ce n’est pas pour rien que dans ma jeunesse on m’appelait Superman Jack Torrance.
Le visage de Wendy s’assombrit.
— Je vois bien toutes les difficultés, Jack. Le poste de radio qui ne marche plus…, la neige…, mais tu dois prendre conscience du danger qui menace Danny. Jack ! Il a eu une crise de catalepsie ! Qu’aurions-nous fait s’il ne s’en était pas tiré tout seul ?
— Il s’en est tiré, c’est l’essentiel, répondit Jack, un peu trop rapidement, car il avait eu peur, lui aussi, en voyant le visage de Danny, ses yeux vides, ses muscles flasques.
C’était bien naturel qu’il ait eu peur. Mais plus il y pensait, plus il se demandait si ça n’avait pas été un stratagème de Danny pour échapper à sa punition. Après tout, il avait désobéi.
— Tout de même, dit-elle, tu as bien vu les bleus sur son cou ! (Elle se rapprocha de Jack et vint s’asseoir à l’extrémité du lit, près de son bureau.) Quelqu’un a essayé de l’étrangler ! Nous ne pouvons plus le laisser ici !
— Ne crie pas comme ça, répliqua-t-il. J’ai mal à la tête, Wendy. Je suis aussi inquiet que toi. Seulement, je t’en prie, ne crie pas.
— C’est entendu, dit-elle, baissant la voix, je ne crierai pas. Mais je ne te comprends pas, Jack. Quelqu’un se cache ici. Quelqu’un de dangereux. Il faut descendre à Sidewinter, et pas seulement pour Danny, mais pour nous tous. Il faut faire vite. Et toi… tu trouves que c’est le moment de reprendre ta pièce !
— Il faut s’en aller, il faut s’en aller, tu n’as que ces mots-là à la bouche. Tu me prends vraiment pour un surhomme.
— Je te prends tout simplement pour mon mari, dit-elle doucement, baissant les yeux sur ses mains.
Tout à coup sa colère éclata. Il souleva le manuscrit et le jeta rageusement sur le bureau, défaisant la pile et froissant les feuillets du bas.
— Il est grand temps, Wendy, de t’enfoncer dans le crâne quelques vérités premières que tu n’as pas l’air d’avoir intériorisées, comme disent les sociologues. On dirait qu’elles roulent dans ta tête comme des boules de billard. Il faut y mettre de l’ordre. Tu ne sembles pas comprendre que nous sommes bloqués par la neige.
Danny commençait à s’agiter dans son lit. « Chaque fois que nous nous disputons, c’est la même chose, pensa Wendy tristement. Et nous y voilà de nouveau. »
— Ne le réveille pas, Jack. Je t’en prie.
Il jeta un coup d’œil vers Danny et le feu de ses joues s’atténua.
— D’accord. Je te demande pardon. Si je me suis emporté, ce n’est vraiment pas contre toi. C’est moi qui ai cassé le poste. S’il y a quelqu’un qui est responsable de nos malheurs, c’est moi. Ce poste était notre seul lien avec le monde extérieur. Allô, Ranger, ici Bravo. Voulez-vous nous ramener à la maison s’il vous plaît, monsieur ? Il est tard et Maman va nous gronder.
— Ne plaisante pas, Jack, dit-elle en posant une main sur son épaule. Il appuya sa tête contre elle et de l’autre, elle lui caressa les cheveux. Je sais que tu en as le droit, après tout ce dont je t’ai accusé. Je sais que je suis parfois une garce, que je ressemble à ma mère. Mais tu dois comprendre qu’il y a des choses dont on se remet difficilement.
— Tu veux dire son bras ? dit-il, les lèvres serrées.
— Oui, répondit Wendy, se hâtant de poursuivre : mais il n’y a pas que toi qui m’inquiètes, je suis inquiète chaque fois qu’il sort jouer. Je suis inquiète à l’idée qu’il voudra une bicyclette l’an prochain, même si c’est une bicyclette avec des stabilisateurs. Je me fais du souci pour ses dents, pour sa vue et pour ce don qu’il a. Je me fais du souci parce qu’il est petit, qu’il me paraît très fragile et parce que… j’ai l’impression qu’il y a dans cet hôtel une présence malveillante qui veut s’emparer de lui, et que cette présence se servira de nous, s’il le faut, pour arriver à ses fins. C’est pour ça qu’il faut que nous partions d’ici, Jack. Je le sais ! Je le sens ! Il faut partir d’ici.
Dans son agitation, sa main s’était crispée sur son épaule, mais, bien qu’elle lui fît mal, il n’essaya pas de se dégager. Une de ses mains trouva la chair ferme et rebondie de son sein gauche et il se mit à le caresser à travers le chemisier.
— Wendy, dit-il, puis il s’arrêta.
Elle attendit qu’il mît de l’ordre dans ce qu’il voulait lui dire. Elle aimait bien sentir sa main forte sur son sein, c’était une sensation apaisante.
— J’arriverais peut-être à le descendre sur les raquettes. Il pourrait faire un bout du chemin à pied, mais, pendant la plus grande partie du trajet, il faudrait que je le porte. Nous serions obligés de camper dehors une, deux, peut-être même trois nuits, et de construire un traîneau pour porter l’équipement et le couchage. Nous avons toujours le poste récepteur et nous pourrions choisir un jour où la météo prévoit du beau temps pour trois jours. Mais, si la météo se trompait, nous pourrions y rester.
Elle blêmit et son visage prit une pâleur de spectre. Il continua de lui caresser le sein en frottant la pointe avec le bout de son pouce.
Elle gémit doucement – peut-être à cause de ce qu’il venait de dire, peut-être à cause de cette douce caresse sur son sein, elle ne savait pas. La main de Jack remonta vers le premier bouton de son chemisier et le défit. Wendy déplaça un peu ses jambes. Tout à coup, elle eut l’impression que son jean la serrait trop. C’était agaçant, mais pas désagréable.
— Il faudrait te laisser ici parce que tu ne sais pas marcher avec les raquettes. Et tu resterais peut-être trois jours sans aucune nouvelle. Est-ce ça que tu souhaites ?
Sa main descendit vers le deuxième bouton, le défit, exposant le creux de ses seins.
— Non, dit-elle d’une voix un peu brouillée.
Elle jeta un coup d’œil vers Danny. Il ne se tortillait plus et son pouce avait retrouvé sa bouche. Il semblait aller mieux. Non, Jack peignait le tableau trop en noir. Il avait oublié quelque chose, mais quoi ?
— Si nous restons ici, dit Jack, déboutonnant les troisième et quatrième boutons avec la même lenteur délibérée, un forestier du parc national ou un garde-chasse passera bien un jour ou l’autre pour voir si tout va bien. Alors nous n’aurons qu’à lui dire que nous désirons descendre et il fera le nécessaire.
Il fit glisser ses seins nus par l’échancrure du chemisier à demi ouvert et prit entre ses lèvres la pointe de l’un d’eux, droite et dure, sur laquelle il fit aller et venir sa langue, comme elle l’aimait. La caresse lui arracha un gémissement et elle se cambra.
(Nous avons oublié quelque chose.)
— Chéri, demanda-t-elle, écrasant la tête de Jack contre sa poitrine, si bien que sa réponse lui parvint étouffée. Comment le forestier nous fera-t-il descendre ?
Il leva légèrement la tête pour répondre, puis colla sa bouche autour de l’autre pointe.
— Si l’hélicoptère est pris, j’imagine qu’ils viendront nous chercher avec un scooter des neiges.
( !!!)
— Mais nous en avons un ! Ullman l’a dit !
Sa bouche se figea contre son sein, puis il s’assit. Elle avait le teint légèrement congestionné et ses yeux brillaient d’un éclat inhabituel. Jack, lui, paraissait très calme, comme s’il sortait d’une lecture ennuyeuse, et non pas de jeux amoureux avec sa femme.
— Puisqu’il y a un scooter des neiges, il n’y a plus de problème, fit-elle, tout excitée. Nous pourrons redescendre tous les trois ensemble !
— Wendy, je n’ai jamais conduit un scooter des neiges.
— Ça ne doit pas être tellement difficile. Chez nous, dans le Vermont, on voit des gamins de dix ans les conduire dans les champs… sans le consentement de leurs parents. Et autrefois, quand nous nous sommes rencontrés, tu conduisais bien une moto.
C’était vrai ; il avait eu une Honda 350 qu’il avait échangée contre une Saab peu après s’être mis en ménage avec Wendy.
— Oui, je dois y arriver, dit-il lentement. Mais je me demande si ce scooter est en état de marche. Ullman et Watson ne sont là que de mai à octobre et leurs esprits fonctionnent en termes d’été. Ils n’auront sûrement pas songé à y faire mettre de l’essence et il se pourrait qu’il n’ait ni bougies ni batterie. Il ne faut pas trop compter sur ce scooter, Wendy.
S’abandonnant maintenant tout entière au désir, elle se penchait sur lui, les seins roulant hors de son chemisier. Il eut soudain envie d’en saisir un et de le tordre jusqu’à la faire hurler. Ça lui apprendrait peut-être à se taire.
— Il n’y aura pas de problème pour l’essence, dit-elle. Les réservoirs de la Volkswagen et de la camionnette sont tous les deux pleins, de même que celui du générateur de secours au sous-sol. Nous pourrons même emporter une petite réserve dans le jerrycan qui se trouve dans la remise.
— Oui, dit-il. C’est vrai.
En fait, il y avait trois jerrycans dans la remise, un de dix litres et deux de quinze litres.
— Je te parie que les bougies et la batterie s’y trouvent aussi. On les a certainement rangées au même endroit que le scooter, tu ne crois pas ?
— C’est probable, en effet.
Il se mit debout et s’approcha du lit où dormait Danny. Une mèche de cheveux avait glissé sur le front de l’enfant et Jack l’en écarta doucement. Danny ne bougea pas.
— Si tu arrives à le faire marcher, tu nous descendras ? lui demanda-t-elle derrière lui. Le premier jour de beau temps ?
Agité de sentiments contradictoires, il resta un moment sans répondre, à regarder son fils. Danny était, comme l’avait dit Wendy, fragile, vulnérable et les bleus sur son cou étaient tellement visibles. Une vague de tendresse pour son fils l’envahit, le décidant à agir.
— Oui, répondit-il. Je vais le mettre en état de marche et nous partirons d’ici dès que nous le pourrons.
— Dieu soit loué !
Il se retourna. Elle avait enlevé son chemisier et s’était renversée sur le lit, offrant son ventre plat et ses seins dardés. Elle les caressait nonchalamment, effleurant leur pointe de ses doigts.
— Allons, messieurs, dit-elle doucement, dépêchez-vous.
Après, dans la pénombre de la chambre, éclairée seulement par la lampe de chevet que Danny avait apportée avec lui, elle se sentit délicieusement apaisée. Elle eut du mal à croire qu’ils partagaient l’Overlook avec un dangereux criminel.
— Jack ?
— Hummm ?
— Qu’est-ce qui est arrivé à Danny ?
Il ne répondit pas directement à sa question.
— C’est vrai qu’il possède un don qui ne doit pas être accordé à beaucoup de monde – que moi je n’ai pas, en tout cas. Il se peut aussi que l’Overlook ne soit pas un hôtel comme les autres.
— Tu veux dire que c’est un hôtel hanté ?
— Je ne sais pas. En tout cas, s’il y a des fantômes, ce ne sont pas ceux d’Algernon Blackwood. L’Overlook serait plutôt hanté par le résidu psychique laissé par ceux qui ont séjourné ici et par leurs actes, bons ou mauvais. On peut dire, j’imagine, que tous les hôtels sont « hantés » en se sens-là, et tout particulièrement les vieux hôtels.
— Mais le cadavre d’une femme dans une baignoire… Jack, il ne devient pas fou, au moins ?
Il la serra dans ses bras.
— Nous savons que de temps en temps il a ce que j’appellerais, faute d’un autre mot, des transes. Quand il est en transe, il voit… des choses qu’il ne comprend pas. Peut-être que Danny a vraiment vu du sang sur les murs de la suite présidentielle. Pour un gosse de son âge, le sang et la mort sont des choses quasiment interchangeables. Chez les enfants, de toute façon, les facultés visuelles sont plus développées que les facultés conceptuelles. William Carlos Williams le savait bien, lui qui était pédiatre. Ce n’est que quand nous devenons adultes que nous apprenons à nous servir des concepts, laissant les images aux poètes… Mais je divague.
— J’aime bien t’entendre divaguer.
— Oyez, oyez, bonnes gens. Incroyable mais vrai ! Elle aime mes divagations !
— Mais les marques sur son cou, Jack. Elles existent vraiment, elles.
— Oui.
Pendant longtemps ils restèrent sans parler. Croyant qu’il s’était endormi, elle s’apprêtait à se laisser aller, elle aussi, au sommeil, quand il reprit :
— Lesquelles ?
Elle se mit sur son coude.
— D’abord, ce sont peut-être des stigmates, dit-il.
— Des stigmates ? Tu veux dire comme ces gens qui se mettent à saigner le vendredi saint ?
— Oui. Il y a des chrétiens très croyants dont les mains et les pieds se mettent à saigner pendant la semaine sainte. L’apparition de stigmates s’apparente à certaines pratiques des yogis. Tout cela est bien connu de nos jours. Les savants qui comprennent les rapports entre le corps et l’esprit – je veux dire qui les étudient, car personne ne les comprend vraiment – pensent aujourd’hui que l’on peut contrôler certaines fonctions physiologiques. On peut, par exemple, par un simple effort de concentration, ralentir le battement du cœur, activer le métabolisme, augmenter la transpiration et même provoquer des saignements.
— Tu penses vraiment que ces marques sont apparues sur le cou de Danny simplement par ce qu’il l’a voulu ?
— Je pense que c’est possible, mais j’avoue que je n’y crois guère, moi non plus. Ce qui me paraît plus probable, c’est qu’il se les soit faites lui-même.
— Lui-même ?
— Ce n’est pas la première fois qu’il lui arrive de se faire mal quand il est en transe. Souviens-toi de ce qui s’est passé un soir à table. C’était il y a deux ans environ. Toi et moi, nous nous parlions à peine, nous étions fâchés à mort. Tout à coup ses yeux se sont révulsés, il a piqué le nez dans son assiette, puis s’est écroulé par terre. Tu t’en souviens ?
— Oui, dit-elle. Si je m’en souviens ! J’ai cru qu’il était pris de convulsions.
— Une autre fois, c’est arrivé un samedi après-midi, dans le parc où je l’avais emmené jouer. Il se balançait lentement sur la balançoire et soudain il s’est écroulé à terre comme si on l’avait abattu à bout portant. Je me suis précipité vers lui et je l’ai pris dans mes bras. Dès qu’il est revenu à lui, il a cligné des yeux et m’a dit : « Je me suis fait mal au ventre. Dis à Maman de fermer la fenêtre de la chambre s’il pleut. » Et ce soir-là il est tombé des cordes.
— Oui, mais…
— Combien de fois l’avons-nous vu rentrer à la maison avec des coupures ou les coudes écorchés ? Ses chevilles ressemblent à un véritable champ de bataille. Et, quand on l’interroge sur ses blessures, il se contente de répondre : « Oh ! c’est arrivé en jouant », et refuse d’en dire plus. Mais c’est peut-être en s’évanouissant qu’il se blesse. Le docteur Edmonds a dit qu’à sa demande Danny s’était mis en transe devant lui, dans son bureau. Tu te rends compte !
— D’accord, mais ce n’est pas tout de même en tombant qu’il s’est fait ces marques au cou. Je veux bien être pendue si ce ne sont pas des doigts qui les ont faites.
— Imagine qu’il soit entré en transe, dit Jack, et qu’il ait eu la vision de quelque scène violente qui se serait passée dans cette chambre, une dispute ou un suicide, bref, une scène où les émotions sont au paroxysme. Comme il se trouve dans un état d’hyper-réceptivité, il est profondément troublé par ce qu’il voit. Son inconscient, pour visualiser la scène avec plus de vérité, ressuscite cette morte, ce cadavre, cette charogne…
— Tu me donnes la chair de poule, dit-elle d’une voix étranglée.
— Je me la donne à moi-même. Je ne suis pas psychiatre, mais cette explication me paraît très bien coller. Cette morte-vivante incarne des sentiments morts, des vies disparues qui résistent à la dissolution…, mais en même temps, comme elle vient de son inconscient, elle fait aussi partie de lui, elle est Danny. Dans l’état de transe, son moi conscient est submergé, et c’est son inconscient qui tire les ficelles. Alors, quand la morte cherche à l’étrangler, ce sont les mains de Danny qui lui serrent le cou.
— Arrête, supplia-t-elle. Je saisis, Jack. C’est encore plus effrayant que l’idée d’avoir un inconnu qui rôde dans les couloirs. Tu peux fuir un étranger ; mais tu ne peux pas te fuir toi-même. Ce que tu décris là, ce n’est rien d’autre que la schizophrénie.
— Oui, mais une schizophrénie au premier degré, dit-il, légèrement à l’aise. Une schizophrénie très particulière ; sa faculté de lire les pensées d’autrui et de percer par moments le voile qui nous cache l’avenir n’est pas, à proprement parler, un symptôme de maladie mentale. D’ailleurs, le potentiel schizophrène nous habite tous. Je pense que Danny finira par maîtriser le sien. Il lui faut du temps, c’est tout.
— Si c’est ça l’explication, il est plus urgent que jamais de l’emmener à Sidewinter. Quel que soit son problème, l’hôtel ne fait que l’aggraver.
— Je ne serais pas aussi catégorique, objecta-t-il. S’il nous avait obéi, il ne serait jamais monté dans cette chambre et il ne lui serait rien arrivé.
— Mon Dieu, Jack ! Est-ce que tu veux insinuer qu’il méritait de se faire étrangler parce qu’il a désobéi ?
— Non…, non. Bien sûr que non. Mais…
— Il n’y a pas de mais, dit-elle, secouant violemment la tête. La vérité, c’est que nous ne comprenons rien à ce qui s’est passé. Qu’est-ce qui nous prouve qu’il ne tombera pas de nouveau dans un de ces trous d’air psychiques et qu’il n’y rencontrera pas d’autres monstres ? La seule chose dont je sois certaine, c’est qu’il faut l’éloigner d’ici. (Dans l’obscurité, elle essaya de rire.) Encore un peu et c’est nous qui nous mettrons à voir des monstres.
— Ne dis pas de bêtises, dit-il, mais dans le noir il revit les lions de buis, ces lions affamés de novembre qui lui avaient bloqué le chemin – et son front se couvrit d’une sueur froide.
— C’est bien vrai que tu n’as rien vu là-haut dans la chambre ? demanda-t-elle. Tu n’as rien remarqué ?
Une autre vision surgit devant ses yeux, chassant celle des lions : un rideau de douche rose derrière lequel gisait une forme floue. Il revit la porte fermée, entendit de nouveau le bruit étouffé dans la baignoire, les pas précipités, comme si quelqu’un le poursuivait, les battements affolés de son cœur, tandis qu’il essayait en vain de faire tourner le passe-partout dans la serrure.
— Non, rien, dit-il – et au fond c’était vrai.
Il avait été si bouleversé qu’il n’était pas sûr de ce qui s’était passé. Il n’avait pas eu le temps de chercher, à tête reposée, une explication raisonnable à ces marques sur le cou de son fils. Lui-même n’avait-il pas été victime d’un phénomène d’autosuggestion ? Il arrive que les hallucinations soient contagieuses.
— Tu n’as pas changé d’avis ? Au sujet du scooter ?
Il crispa les poings.
« Arrête de me harceler ! »
— J’ai dit que je le ferais, et je le ferai. Maintenant, dors. Nous avons eu une longue et dure journée.
— C’est le moins qu’on puisse dire, dit-elle.
Dans un bruit de draps froissés, elle se retourna vers lui en disant :
— Je t’aime, Jack.
— Je t’aime, moi aussi, répondit-il machinalement, sans penser à ce qu’il disait.
Il n’arrivait pas à desserrer les poings qui pesaient comme du plomb au bout de ses bras et le sang lui battait aux tempes. Wendy n’avait pas dit un seul mot sur ce qu’ils feraient après leur arrivée à Sidewinter, une fois la fête terminée. Pas un seul mot. Ce n’était que « Danny par-ci, Danny par-là » et « Oh ! Jack, j’ai si peur ». C’est fou ce qu’elle pouvait avoir peur de tous ces fantômes, de toutes ces ombres ! Mais les difficultés matérielles existaient, elles aussi. Une fois arrivés à Sidewinter, ils n’auraient, en tout et pour tout, que soixante dollars et les vêtements qu’ils avaient sur le dos. Même pas de voiture. S’il y avait eu à Sidewinter – ce qui n’était pas le cas – un mont-de-piété, ils n’auraient eu à mettre en gage que la bague de fiançailles de Wendy qui valait quatre-vingt-dix dollars, et le poste de radio Sony AM/FM. Un prêteur leur en aurait donné vingt dollars, et encore, seulement s’il avait bon cœur. Il ne trouverait pas de travail, même pas à mi-temps, sauf quand il neigerait. Il pourrait alors déblayer les chemins des garages pour trois dollars. À la bonne heure ! L’image de John Torrance, ce jeune homme plein de promesses, à qui Esquire avait acheté une nouvelle, et qui avait caressé le rêve – fort raisonnable à son avis – de devenir l’un des écrivains américains les plus en vue, l’image de cet homme en train de sonner aux portes, pelle à l’épaule, effaça subitement celle des lions de buis. Il serra encore plus fort ses poings et, à force d’enfoncer ses ongles dans la chair de ses paumes, il y imprima des croissants de sang. Il voyait encore John Torrance faisant la queue afin d’échanger ses soixante dollars contre des tickets alimentaires, ou recevant des uns des secours charitables et des autres des regards chargés de mépris. Il se voyait expliquant à Al comment ils avaient été obligés de s’en aller, d’arrêter la chaudière, d’abandonner l’Overlook et tout ce qui s’y trouvait, de le laisser aux voleurs et aux vandales. Il dirait qu’ils y avaient été contraints parce que : « Vois-tu, Al il y a des fantômes là-haut et ils en voulaient à mon fils. Au revoir, Al. » La suite s’appelait « Le printemps arrive pour John Torrance ». Que feraient-ils alors ? Peut-être parviendraient-ils à gagner la côte ouest en Volkswagen. Avec une nouvelle pompe, elle tiendrait le coup. D’ailleurs, à soixante-quinze kilomètres vers l’ouest ça commençait à descendre et il n’avait qu’à se laisser rouler sur la pente au point mort pour atteindre l’Utah. Ensuite ils fileraient vers la Californie, le pays des oranges et des self-made men. On donnerait certainement carte blanche à un homme comme lui qui, après une si brillante carrière dans l’alcoolisme, s’était distingué en tabassant ses étudiants au collège et en poursuivant des fantômes dans les vieux hôtels. Toutes les portes lui seraient ouvertes. L’industrie du tourisme ? Il n’aurait qu’à se présenter chez Greyhound comme ingénieur d’entretien pour qu’on le mette à nettoyer les autocars. L’industrie automobile le tentait ? On lui donnerait une combinaison en caoutchouc et on le ferait laver les voitures. La gastronomie ? Il n’aurait qu’à se faire embaucher comme pompiste. Rendre la monnaie, rédiger les factures, voilà des activités qui n’étaient pas à la portée de n’importe qui. Vingt-cinq heures par semaine, au salaire de base. Avec ça ils iraient loin, surtout depuis qu’un pain Wonder coûtait soixante cents.
Le sang commençait à couler sur ses paumes. De vrais stigmates, quoi ! Il s’enfonça un peu plus les ongles dans sa chair, s’enivrant de douleur. Sa femme dormait à ses côtés, et quoi de plus normal ? Elle n’avait plus de soucis à se faire. Il avait promis de les emmener, Danny et elle, de les sauver du croquemitaine. Alors tu comprends, Al, j’ai pensé que la meilleure chose à faire c’était de
(de la tuer)
L’impensable avait brusquement fait irruption dans son esprit, surgi on ne sait d’où avec une force irrésistible. Il avait tout à coup envie d’empoigner Wendy, de la jeter brutalement au bas de son lit, toute nue, hébétée, à moitié endormie. Il lui sauterait dessus, lui saisirait le cou comme on saisit la branche verte d’un jeune tremble et l’étranglerait, les pouces sur son gosier, les autres doigts enfoncés dans sa nuque. Il lui secouerait la tête, la cognerait sans s’arrêter contre le plancher, pour l’écraser, la réduire en bouillie. Danse, ma belle, je veux te voir te trémousser, te rouler par terre. Il lui apprendrait à lui manquer de respect. Ça lui servirait de leçon !
Il eut vaguement conscience d’un bruit sourd qui le tira de ce monde intérieur si intense et fiévreux. C’était Danny qui, à l’autre bout de la chambre, s’agitait de nouveau, se tortillant dans son lit, froissant les couvertures. L’enfant laissa échapper un petit gémissement rauque. Quel cauchemar le tourmentait ? Rêvait-il qu’une morte, toute violacée, le poursuivait à travers le labyrinthe des couloirs de l’hôtel ? Non, pensa Jack, ce n’était pas la morte qu’il fuyait, mais quelque chose de bien plus redoutable encore…
Libéré soudain de la nasse de ses pensées amères, Jack sortit du lit et se dirigea vers l’enfant. C’était à Danny qu’il fallait penser, se dit-il, accablé par le remords. Seulement à Danny ; ni à Wendy ni à lui-même. Quelles qu’en fussent les conséquences, il fallait éloigner Danny de cet endroit. Il remonta les couvertures sur l’enfant et déroula l’édredon plié au pied du lit. Danny s’était calmé. Jack tâta son front de sa main (quels monstres menaient leur sarabande derrière ce rempart osseux ?) et le trouva tiède, mais pas chaud. Il dormait paisiblement de nouveau. C’était bizarre.
Il se remit au lit et essaya de trouver le sommeil, mais sans y parvenir.
Ce qui leur arrivait était tellement injuste ! La malchance s’acharnait vraiment sur eux. Ils avaient cru la semer en venant ici, mais elle ne les avait pas lâchés d’une semelle. Et demain après-midi, une fois arrivé à Sidewinter, il pourrait dire adieu à sa dernière chance. Mais s’ils ne partaient pas, s’ils arrivaient à tenir bon jusqu’au bout, alors c’est un tout autre avenir qui les attendrait. Il terminerait sa pièce. D’une façon ou d’une autre, il arriverait bien à lui trouver une fin. Sa propre ambivalence à l’égard de ses personnages enrichirait le dénouement d’une ambiguïté poignante. Il se pourrait même que cette pièce lui rapportât quelque argent. Ce n’était pas impossible. Même sans cela, Al arriverait peut-être à convaincre le conseil d’administration de Stovington de le reprendre. Évidemment il ne serait repris qu’à l’essai et ne serait pas titularisé avant longtemps, trois ans peut-être, mais, s’il réussissait à rester sobre et s’il continuait d’écrire, il pourrait peut-être, sans trop attendre, trouver un poste ailleurs. Certes, il ne s’était pas beaucoup plu à Stovington. Il avait eu l’impression d’y étouffer, de s’y enterrer vivant, mais, s’il avait réagi ainsi, c’est par manque de maturité. D’ailleurs, quel plaisir pouvait-on éprouver à enseigner dans un état second, à travers le brouillard d’une gueule de bois carabinée ? Cette fois-ci, ce serait différent. Il assumerait mieux ses responsabilités, il en était sûr.
Livré à ses réflexions, il finit par se détendre et sombra peu à peu dans le sommeil. Tandis qu’il s’y abandonnait, une pensée le poursuivait inlassablement, comme un refrain : « Je crois que je pourrais trouver la paix ici, si seulement on voulait bien me laisser tranquille. »