DANNY
De sa chambre au fond du couloir, Wendy pouvait entendre la machine à écrire de Jack crépiter trente secondes, se taire deux ou trois minutes, puis reprendre son crépitement. C’était comme si, tapie au fond d’une tranchée, elle écoutait des rafales de mitraillette. Mais, pour elle, c’était une véritable musique ; depuis la deuxième année de leur mariage, celle où Jack avait écrit la nouvelle achetée par Esquire, il n’avait plus travaillé avec cette régularité-là. Il lui avait dit qu’il pensait terminer la pièce pour la fin de l’année et qu’il comptait ensuite entreprendre autre chose. Mais le simple fait qu’il se soit remis à écrire avait suffi à faire renaître l’espoir. Non pas qu’elle s’imaginât que cette pièce allait leur apporter gloire ou fortune, mais il lui semblait qu’en l’écrivant son mari refermait peu à peu la porte sur un passé plein de monstres. Depuis longtemps il pesait de toutes ses forces contre cette porte et elle paraissait enfin céder.
Chaque touche frappée la refermait encore un peu plus.
— Regarde, Dick, regarde.
Danny se penchait sur le premier des cinq livres de lecture pour débutant que Jack, à force de fouiner à Boulder chez les marchands de livres d’occasion, avait réussi à dénicher. Ces livres mettraient Danny au niveau du cours élémentaire de première année. C’était, selon Wendy, un programme beaucoup trop ambitieux, et elle l’avait dit à Jack. Leur fils était intelligent, ils le savaient, mais ce n’était pas une raison pour le pousser trop vite. Jack était d’accord là-dessus, mais, si Danny avançait vite, il ne voulait pas se trouver pris au dépourvu. Et elle se demandait si Jack n’avait pas eu raison, une fois de plus.
Danny, mûri par quatre ans de Sesame Street et trois d’Electric Company à la télé, apprenait à une vitesse vertigineuse, voire inquiétante, de l’avis de Wendy. Le planeur en balsa et le poste à galène, posés sur le rayonnage au-dessus de sa tête, montaient la garde tandis qu’il se penchait sur ces petits livres aux récits anodins. On aurait dit qu’apprendre à lire était pour lui une question de vie ou de mort. À la lumière chaude et intime de la lampe tulipe qu’ils avaient installée dans sa chambre, son visage lui parut pâle et ses traits tirés.
— Regarde Jip courir, lut Danny lentement. Cours, Jip, cours. Cours, cours, cours. (Il s’arrêta, abaissant son doigt à la ligne suivante.) Regarde la… (Il se pencha encore plus près de la page, qu’il touchait presque de son nez à présent.) Regarde la…
— Pas si près, prof, dit Wendy doucement. Tu vas te faire mal aux yeux. C’est…
— Ne me le dis pas ! s’écria-t-il en se redressant brusquement. (Sa voix était chargée d’émotion.) Ne me le dis pas. Maman, j’y arriverai !
— D’accord, chéri, dit-elle. Mais ne te mets pas dans des états pareils ; ça ne vaut vraiment pas la peine.
Sans prêter la moindre attention à ce que lui disait sa mère, Danny se penchait toujours sur son livre. Il n’aurait pas été plus tendu s’il avait été en train de passer un concours d’agrégation. Et Wendy trouvait cela de plus en plus inquiétant.
— Regarde la… beu. Ah. Elle. Regarde la beu-ah-elle ? Regarde la beuahelle. Balle ! (Son exaltation triomphante avait quelque chose d’effrayant.) Regarde la balle !
— C’est juste, dit Wendy. Chéri, je crois que ça suffit pour ce soir.
— Une ou deux pages encore, Maman ? Je t’en supplie !
— Non, prof. (Elle referma le petit livre à couverture rouge d’un air décidé.) C’est l’heure d’aller te coucher.
— S’il te plaît.
— N’insiste pas, Danny. Maman est fatiguée.
— O.K.
Mais il n’arriva pas à détacher ses yeux du livre.
— Va embrasser ton père et ensuite tu iras te laver. N’oublie pas de te brosser les dents.
— Ouais.
Il s’en alla, emmitouflé des pieds jusqu’au cou dans son pyjama-combinaison de flanelle dont le devant s’agrémentait d’une image de ballon de rugby et qui arborait, à l’envers, l’inscription NEW ENGLAND PATRIOTS.
La machine à écrire marqua un temps d’arrêt, et elle entendit le baiser de Danny.
— ’nuit, Papa.
— Bonne nuit, prof. Tu as bien travaillé ?
— Oui, pas trop mal, mais Maman m’a arrêté.
— Maman a eu raison. Il est plus de huit heures et demie. Tu vas te laver ?
— Ouais.
— Bonne idée. Il y a de la pomme de terre qui commence à te pousser dans les oreilles. Et de l’oignon, des carottes, de la ciboulette et…
Le rire de Danny s’éloigna puis s’interrompit brusquement, coupé par le déclic du verrou de la porte de la salle de bains. Danny avait toujours considéré que ce qu’il faisait à la salle de bains ne concernait que lui, alors qu’avec Jack et Wendy ça se passait à la bonne franquette. C’était encore un de ces nombreux signes qui montraient que Danny n’était ni une copie conforme de l’un de ses parents, ni un mélange des deux, mais un être humain entièrement neuf. Wendy s’en attristait quelquefois. Son enfant deviendrait un jour un étranger pour elle comme elle en serait une pour lui…
De nouvelle rafales de machine à écrire retentirent.
L’eau coulait toujours dans la salle de bains et elle se leva pour aller voir si tout allait bien. Perdu dans le monde qu’il inventait, Jack ne leva pas les yeux. Cigarette au bec, il fixait sa machine d’un regard absent.
Elle frappa doucement à la porte fermée de la salle de bains.
— Ça va, prof ? Tu ne t’es pas endormi ?
Pas de réponse.
— Danny ?
Pas de réponse. Elle essaya d’ouvrir la porte, mais elle était verrouillée.
— Danny ?
Elle était inquiète à présent. L’absence de tout bruit hormis celui de l’eau qui coulait lui paraissait suspecte.
— Danny ? Ouvre la porte, mon lapin.
Toujours pas de réponse.
— Danny !
— Nom de Dieu, Wendy, comment veux-tu que je réfléchisse si tu continues de cogner sur cette porte ?
— Danny s’est enfermé dans la salle de bains et il ne répond pas !
Jack quitta son bureau, l’air mécontent. Il frappa violemment à la porte.
— Ouvre, Danny, ce n’est pas drôle.
Pas de réponse.
Jack frappa encore plus fort.
— Fini la rigolade. Quand c’est l’heure de se coucher, il faut se coucher. Si tu n’ouvres pas, c’est la fessée.
« Il va s’emporter », pensa-t-elle, de plus en plus effrayée. Depuis le fameux soir d’il y a deux ans, Jack n’avait plus touché à Danny, mais à présent il paraissait suffisamment en colère pour le faire.
— Danny, chéri…, reprit-elle.
Pas de réponse. Rien que l’eau qui continuait de couler.
— Danny, si tu m’obliges à casser cette serrure, je te promets que tu passeras la nuit couché sur le ventre, menaça Jack.
Toujours rien.
— Enfonce-la, dit-elle. (Elle avait soudain du mal à parler.) Vite, ajouta-t-elle.
Il leva son pied et l’abattit contre la porte de toutes ses forces, à droite de la poignée. La serrure, de mauvaise qualité, céda au premier coup. La porte s’ouvrit et, vibrant sous le choc, rebondit contre le carrelage du mur de la salle de bains.
— Danny ! cria-t-elle.
L’eau coulait à toute force dans le lavabo. Le tube de dentifrice Crest, décapuchonné, était posé sur le rebord. À l’autre bout de la pièce, assis sur le rebord de la baignoire, Danny, la bouche cernée d’une épaisse mousse dentifrice, tenait mollement sa brosse à dents dans sa main gauche et fixait d’un regard vide le miroir de l’armoire de toilette. L’expression d’horreur qui se lisait sur son visage était si violente que Wendy crut tout d’abord qu’il avait eu une attaque d’épilepsie et qu’il avait avalé sa langue.
— Danny !
Danny ne répondit pas. Il ne montait de sa gorge que des grognements gutturaux.
Jack écarta Wendy si brutalement qu’elle heurta le porte-serviettes. Il s’agenouilla devant son fils.
— Danny, dit-il. Danny, Danny !
Il claqua ses doigts devant les yeux vides de Danny.
— Ah ! oui, dit Danny. C’est un match de tournoi. Un coup et vlan !
— Danny…
— Roque ! (La voix de Danny était devenue grave, c’était presque celle d’un homme.) Roque ! Le coup tombe ! On peut se servir des deux bouts d’un maillet de roque. Raaaa…
— Oh ! Jack, qu’est-ce qu’il a ?
Jack saisit l’enfant par les coudes et le secoua très fort. La tête de Danny roula mollement vers l’arrière puis rebondit brusquement vers l’avant, comme un ballon attaché à une baguette.
— Roque ! Vlan ! Tromal !
Jack le secoua de nouveau et soudain le regard de Danny s’éclaircit. La brosse à dents glissa de sa main et tomba sur le carrelage avec un bruit sec.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il, regardant autour de lui. (Il vit son père agenouillé devant lui et Wendy debout contre le mur.) Qu’est-ce qui se passe ? demanda Danny de nouveau, dans un affolement croissant. Qu’est-ce que-que…
— Arrête de bégayer ! lui cria Jack au visage.
Terrifié, Danny se mit à hurler. Son corps se raidit et, se débattant pour se libérer de l’étreinte de son père, il finit par éclater en sanglots. Bouleversé, Jack l’attira vers lui.
— Oh ! mon petit, je suis désolé. Je suis désolé, prof. S’il te plaît, ne pleure pas. Je te demande pardon. Calme-toi.
L’eau n’arrêtait pas de couler dans le lavabo et Wendy eut tout à coup le sentiment qu’elle revivait l’affreux cauchemar d’il y a deux ans, lorsque son mari ivre avait cassé le bras de son fils, puis pleurniché sur lui de la même façon, avec les mêmes mots.
(Oh ! mon petit, je suis désolé. Vraiment je suis désolé, prof. Arrête, je t’en prie. Je te demande pardon.)
Elle se précipita vers eux et arracha Danny des bras de Jack, sans prêter attention au regard furieux qu’il lui décocha et auquel elle aurait toujours le temps de penser, plus tard. Danny lui passa les bras autour du cou et, suivi par Jack, elle l’emporta dans sa petite chambre.
Assise sur son lit, elle le berça longuement, tâchant de le calmer avec un babil incohérent qu’elle répétait inlassablement. Elle leva les yeux sur Jack, mais ne put lire dans son regard autre chose que de l’inquiétude. Il haussa les sourcils en guise d’interrogation, et pour toute réponse elle secoua faiblement la tête.
— Danny, dit-elle, Danny, Danny, Danny. Ça va, prof. Tout va bien.
Elle réussit enfin à l’apaiser : il ne tremblait presque plus dans ses bras. Ce fut pourtant à Jack, qui s’était assis à côté d’eux sur le lit, qu’il parla le premier, et la vieille blessure se rouvrit.
C’est lui le premier ; il a toujours été le premier.
Jack l’avait rudoyé, elle l’avait consolé, mais c’était pourtant à son père que Danny dit :
— Je te demande pardon si j’ai fait quelque chose de mal.
— Il n’y a rien à te pardonner, prof. Jack lui ébouriffa les cheveux. Mais qu’est-ce que tu foutais là-dedans ?
Danny secoua lentement la tête, d’un air hébété.
— Je… je ne sais pas. Pourquoi est-ce que tu m’as dit de ne pas bégayer, Papa ? Je ne bégaie pas.
— Bien sûr que non, répondit Jack avec une hâte qui glaça le cœur de Wendy.
Jack semblait avoir peur, comme s’il venait d’apercevoir un fantôme.
— C’est à cause du chronomètre, murmura Danny.
— Quoi ?
Jack se pencha en avant et Danny tressaillit dans les bras de sa mère.
— Jack, tu lui fais peur ! dit-elle d’une voix altérée, perçante et accusatrice.
Elle se rendit compte tout à coup qu’ils avaient tous peur. Mais peur de quoi ?
— Je ne sais pas, je ne sais pas, disait Danny à son père. Mais… qu’est-ce que j’ai dit, Papa ?
— Rien, marmonna Jack.
Il tira son mouchoir de sa poche arrière et s’en essuya la bouche. Le temps d’un éclair, Wendy eut de nouveau l’impression de revivre le passé. Elle se souvenait bien de ce geste-là ; c’était sa manie du temps où il buvait.
— Danny, pourquoi est-ce que tu as fermé la porte à clef ? demanda-t-elle doucement. Pourquoi est-ce que tu as fait ça ?
— C’est Tony, dit-il. C’est Tony qui m’a dit de le faire.
Ils échangèrent un regard d’intelligence au-dessus de sa tête.
— Est-ce que Tony t’a dit pourquoi, mon petit ? demanda Jack doucement.
— Je me brossais les dents et je pensais à ma leçon de lecture, dit Danny. Je réfléchissais très fort. Et… et alors j’ai vu Tony au fond du miroir. Il m’a dit qu’il voulait me montrer quelque chose.
— Tu veux dire qu’il se trouvait derrière toi ? demanda Wendy.
— Non, il était dans le miroir. (Danny insista sur ce point.) Au fond du miroir. Ensuite, j’ai traversé le miroir. Après, je ne me souviens de rien, jusqu’au moment où Papa m’a secoué et que j’ai cru avoir encore fait quelque chose de mal.
Jack sursauta comme si on l’avait giflé.
— Mais non, prof, dit-il d’une voix éteinte.
— Tony t’a dit de fermer la porte à clef ? demanda Wendy, en lui caressant les cheveux.
— Oui.
— Et que voulait-il te montrer ?
Danny se raidit brusquement dans ses bras, les muscles tendus comme les cordes d’un piano.
— Je ne m’en souviens pas, dit-il, pris de panique. Je ne me souviens pas. Ne me le demande pas. Je… je ne me souviens de rien !
— Chut, dit Wendy, anxieuse. (Elle se mit à le bercer de nouveau.) Ça ne fait rien si tu ne t’en souviens pas, mon lapin. Ne t’en fais pas.
Danny finit par se détendre un peu.
— Veux-tu que je reste un moment avec toi ? Que je te lise une histoire ?
— Non. Mais laisse la lampe de nuit allumée. (Il regarda timidement son père.) Papa, tu veux bien rester un peu ? Juste une minute ?
— Bien sûr, prof.
Wendy soupira.
— Je serai au salon, Jack.
— Entendu.
Elle se leva et regarda Danny se glisser sous les couvertures. Il paraissait très petit.
— Tu es sûr que ça va, Danny ?
— Ça va. N’oublie pas d’allumer mon Snoopy, ’man.
— D’accord.
Elle alluma la lampe de chevet sur laquelle on voyait Snoopy dormant sur le toit de sa niche. Danny n’avait jamais éprouvé le besoin d’avoir une lampe de chevet avant de venir à l’Overlook, mais, dès leur installation ici, il leur en avait demandé une. Elle hésita un instant puis les quitta sans faire de bruit.
— Tu as sommeil ? lui demanda Jack tout en écartant les cheveux de son front.
— Ouais.
— Tu veux boire ?
— Non…
Pendant cinq minutes ce fut le silence. Jack avait toujours la main posée sur la tête de Danny. Pensant que Danny avait fini par s’endormir, il était sur le point de se lever quand l’enfant, luttant contre le sommeil, se mit à parler :
— Roque.
Jack se retourna, épouvanté.
— Danny…?
— Tu ne ferais pas de mal à Maman, n’est-ce pas, Papa ?
— Non.
— Ni à moi ?
— Bien sûr que non.
De nouveau le silence les enveloppa.
— Papa ?
— Quoi ?
— Tony est venu pour me parler du jeu de roque.
— Ah ! oui ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Je ne me souviens plus très bien. Sauf qu’il disait que la partie se divise en tours de batte, comme le base-ball. C’est drôle, n’est-ce pas ?
— Oui.
Le cœur de Jack battait la chamade. Comment diable un petit garçon de l’âge de Danny avait-il pu apprendre une chose pareille ? Le roque se jouait effectivement en tours de batte, non pas tout à fait comme le base-ball, mais plus exactement comme le cricket.
— Papa…?
Il était presque endormi à présent.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Qu’est-ce que c’est que TROMAL ?
— Trop mal ? Si tu te fais piquer par une guêpe, par exemple, tu auras peut-être trop mal.
Le silence revint.
— Hé ! prof ?
Mais Danny s’était endormi ; sa respiration était devenue profonde et régulière. Jack resta là un moment à le regarder et une vague d’amour le souleva comme une lame de fond.
— Je t’aime, Danny, chuchota-t-il. Dieu sait combien je t’aime.
Il quitta la chambre. Il s’était laissé emporter de nouveau, pas beaucoup, mais assez pour se dégoûter lui-même et pour avoir peur. S’il buvait un verre, le sentiment de sa propre indignité disparaîtrait. Rien qu’un petit verre et il ne sentirait plus rien.
(C’est à cause du chronomètre.)
Il ne souffrirait plus du tout. Il n’y avait pas d’erreur possible. C’étaient bien ces mots-là que Danny avait prononcés. Ils retentissaient encore dans ses oreilles. Jack s’arrêta un instant dans le couloir, jeta un regard en arrière et, avec son mouchoir, s’essuya machinalement les lèvres.
Leurs formes n’étaient plus que des silhouettes sombres à peine visibles dans la lueur de la veilleuse. Wendy, ne portant que sa culotte, s’approcha du lit de Danny et le reborda, car il avait rejeté les couvertures. Jack, debout dans l’embrasure de la porte, la regardait toucher le front de l’enfant de l’intérieur de son poignet.
— A-t-il de la fièvre ?
— Non.
Elle lui embrassa la joue.
— Heureusement que tu as pris rendez-vous avec le médecin, dit-il lorsqu’elle le rejoignit à la porte. Est-ce que tu crois que ce type connaît son métier ?
— La caissière m’a dit qu’il était très bien. C’est tout ce que je sais.
— Si Danny a quelque chose, vous irez tous les deux chez ta mère, Wendy.
— Non, pas question.
— Je sais, dit-il, l’enlaçant de son bras, je sais ce que tu ressens.
— Tu ne peux pas savoir ce que je ressens à son égard.
— Wendy, c’est le seul endroit où je puisse vous envoyer. Tu le sais très bien.
— Si tu venais avec nous…
— Sans ce poste, nous sommes foutus, dit-il simplement. Tu le sais.
Sa silhouette fit oui de la tête. Elle le savait, en effet.
— Quand je suis allé voir Ullman, j’ai cru qu’il me racontait des histoires pour m’impressionner. Mais je commence à avoir des doutes. Peut-être que j’ai eu tort de vous amener ici avec moi, à cinquante kilomètres de tout lieu habité.
— Je t’aime, dit-elle. Et Danny t’aime encore davantage, si c’est possible. Et il aura le cœur brisé si tu nous renvoies.
— Ne le prends pas comme ça.
— Si le docteur dit qu’il y a quelque chose d’anormal, je chercherai du travail à Sidewinder, dit-elle. Si je ne trouve rien à Sidewinder, Danny et moi, nous irons à Boulder. Je ne peux pas retourner chez ma mère, Jack. Pas dans ces conditions-là. Ne me le demande pas. Je… je ne le peux pas, c’est tout.
— Je m’en doutais bien. Allons, ne te laisse pas abattre. Ce n’est peut-être rien.
— Peut-être.
— Le rendez-vous est pour deux heures ?
— Oui.
— Laissons la porte de la chambre ouverte, Wendy.
— Oui, ça vaut mieux. Mais je crois qu’il ne se réveillera plus.
Il se réveilla pourtant.
Boum… boum… boum… boum… BOUM… BOUM…
Poursuivi par ce martèlement sourd, Danny s’enfuyait dans le dédale tortueux des couloirs, ses pieds nus faisant murmurer la jungle bleu de nuit de la moquette. Chaque fois qu’il entendait le maillet de roque s’abattre contre le mur derrière lui, il avait envie de hurler. Mais il savait qu’il devait se retenir, car un hurlement le trahirait et alors…
(alors TROMAL)
(Tu vas recevoir ta raclée, sale garnement.)
Celui qui criait ces menaces le cherchait ; il se rapprochait inexorablement. Danny pouvait l’entendre longer le couloir d’à côté comme un tigre dans une jungle bleu de nuit, un tigre mangeur d’hommes.
(Montre-toi, petit merdeux !)
S’il parvenait à regagner l’escalier ou l’ascenseur et à fuir ce troisième étage, il serait peut-être sauvé. Mais il lui fallait d’abord se rappeler ce qu’il avait oublié. Il faisait noir et dans sa terreur il avait perdu tout sens de l’orientation. Complètement affolé, il avait tourné à droite ou à gauche au hasard, tant il redoutait à chaque tournant de se retrouver nez à nez avec le tigre humain qui rôdait dans ce labyrinthe. Le martèlement des coups s’était encore rapproché, les affreux cris rauques le talonnaient de près à présent.
Il s’engagea dans un petit couloir qui, il le comprit trop tard, se terminait en cul-de-sac. De tous côtés, les portes verrouillées lui interdisaient la fuite. Il se trouvait alors au fond de l’aile ouest et dehors l’orage grondait, sa voix étranglée par les bourrasques de neige.
Alors il se mit à pleurer à chaudes larmes et, le cœur palpitant comme un lapin pris dans un collet, il recula contre le mur. Quand ses épaules touchèrent la tapisserie murale de soie brochée bleu ciel, ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’écroula sur la moquette. Là, les mains posées à plat sur les lianes et les guirlandes tissées, la respiration sifflante, il attendit.
Plus fort. Plus près.
Les rugissements du tigre s’approchaient, il allait déboucher d’un moment à l’autre du grand couloir. C’était un tigre qui faisait tournoyer un maillet de roque, un tigre qui marchait à deux pattes ; c’était…
Il se réveilla en sursaut, s’assit droit sur son séant et regarda dans le noir ses mains croisées devant son visage.
C’étaient des guêpes. Trois guêpes.
C’est alors qu’elles le piquèrent, enfonçant dans sa chair leurs dards toutes à la fois. Les images du rêve se déchirèrent, l’inondant de leurs flots noirs, et il se mit à hurler dans la nuit. Les guêpes s’accrochaient à sa main gauche, la piquant et la repiquant sans arrêt.
La lumière s’alluma. Papa était là en caleçon, l’air mécontent, et derrière lui se trouvait Maman, mal réveillée et effrayée.
— Chasse-les ! hurla Danny.
— Nom de Dieu ! s’écria Jack.
Il avait vu.
— Jack, qu’est-ce qu’il y a ? Mais qu’est-ce qu’il y a ?
Il ne lui répondit pas mais courut vers le lit et, attrapant l’oreiller, il se mit à en frapper la main que l’enfant secouait pour en détacher les guêpes. Pendant que Jack s’acharnait sur elles, Wendy remarqua des petites formes bourdonnantes qui s’envolaient lourdement en l’air, et qui ressemblaient à des insectes.
— Prends une revue ! lui cria-t-il par-dessus l’épaule. Écrase-les !
— Des guêpes ? dit-elle, d’un air détaché, comme si cette nouvelle ne la concernait pas. (Puis la connexion entre son cerveau et ses émotions se rétablit et elle comprit.) Des guêpes, mais, Jack, tu avais dit que…
— Tais-toi et tue-les ! rugit-il. Veux-tu faire ce que je te dis !
L’une d’entre elles avait atterri sur le bureau de Danny. Elle prit un livre de coloriages sur sa table de travail et l’abattit sur la guêpe, qui laissa sur la couverture une tache brune et visqueuse.
— Il y en a une autre sur le rideau, cria-t-il, s’enfuyant avec Danny dans les bras.
Il emporta l’enfant dans leur chambre et le coucha sur leur grand lit improvisé, du côté où dormait Wendy.
— Reste ici, Danny, et ne reviens pas avant qu’on ne te le dise. Tu as compris ?
Le visage gonflé et strié de larmes, Danny hocha la tête.
— Tu es un garçon très courageux.
Jack sortit dans le couloir et courut vers l’escalier. Il entendit derrière lui s’écraser le livre de coloriages encore deux fois, puis sa femme pousser un cri de douleur. Sans ralentir, il dévala les marches deux à deux et se précipita dans le hall obscur. Traversant le bureau de la réception, il pénétra dans la cuisine sans même sentir qu’il s’était cogné la cuisse contre l’angle du bureau en chêne d’Ullman. La vaisselle du dîner était entassée dans l’égouttoir où Wendy l’avait laissée à sécher. Il saisit le grand bol en pyrex qui couronnait le tout et, retraversant le bureau d’Ullman, remonta l’escalier.
Essoufflée et blanche comme un linge, Wendy l’attendait dans l’embrasure de la porte de la chambre de Danny. Elle avait les yeux brillants mais le regard éteint et ses cheveux mouillés lui collaient au cou.
— Je les ai toutes eues, dit-elle d’une voix atone, mais il y en une qui m’a piquée. Jack, tu avais dit qu’elles étaient toutes mortes.
Elle éclata en sanglots.
Il passa à côté d’elle sans lui répondre et, le bol en pyrex à la main, se dirigea vers le nid posé près du lit de Danny. Rien ne bougeait. Il n’y avait plus de guêpes, du moins pas à l’extérieur. Il renversa le bol sur le nid.
— Voilà, dit-il. Vous pouvez revenir maintenant.
Ils revinrent dans la chambre.
Assis au pied du lit, Danny se tenait la main gauche et les regardait. Les yeux creusés par toutes ces émotions, il adressa à son père un regard chargé de reproches.
— Papa, tu avais dit que tu les avais toutes tuées. Ma main… elle me fait drôlement mal.
— Fais voir, prof… Non, je n’y toucherai pas, je ne te ferai pas mal. Tu me la montres, c’est tout.
Il tendit sa main et Wendy poussa un gémissement.
— Oh ! Danny, oh ! la pauvre petite main !
Le docteur devait par la suite compter onze piqûres. Ce qu’ils voyaient à présent, c’était un semis de petits trous, comme si l’on avait saupoudré la paume et les doigts de sa main de minuscules confettis rouges. La main était déjà très enflée et commençait à ressembler à celle de Tom dans les bandes dessinées, après que Jerry l’eut écrasée avec un marteau.
— Wendy, va chercher la bombe aérosol qui est dans la salle de bains, dit-il.
Tandis qu’elle allait la chercher, Jack, s’asseyant à côté de Danny, glissa son bras autour des épaules de son fils.
— Une fois que nous t’aurons vaporisé la main, je vais en prendre quelques photos Polaroid, prof. Ensuite, tu viendras te coucher avec nous. D’accord ?
— Oui, dit Danny. Mais pourquoi est-ce que tu veux prendre des photos ?
— Pour pouvoir attaquer ces salauds-là en justice.
Wendy revint avec la bombe aérosol.
— Ça ne te fera pas mal, mon poulet, dit-elle en enlevant le capuchon.
Danny tendit la main et elle en vaporisa les deux côtés jusqu’à ce qu’elle fût toute luisante. Il poussa un soupir profond.
— Ça pique ? demanda-t-elle.
— Non. Ça va mieux.
— Maintenant prends ça. Il faut les croquer.
Elle lui tendit cinq aspirines pour enfant parfumées à l’orange. Danny les prit et les envoya une à une dans sa bouche.
— Est-ce que ça ne fait pas beaucoup d’aspirine ? demanda Jack.
— Ça fait beaucoup de piqûres, lui lança-t-elle sur un ton accusateur. Tu vas nous débarrasser de ce nid immédiatement, John Torrance.
Il se dirigea vers la commode et sortit son appareil de photo Polaroid du premier tiroir. Il fouilla dans le fond et trouva les flashes.
— Jack, qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle d’une voix légèrement hystérique.
— Il va prendre des photos de ma main, dit Danny avec sérieux, et nous allons attaquer ces salauds-là en justice ; pas vrai, Papa ?
— C’est vrai, dit Jack d’un air sombre. (Il avait trouvé la rallonge du flash et l’avait enfoncée dans la prise de l’appareil.) Tends la main, petit. Je parie que ces piqûres valent cinq mille dollars chacune.
— Mais de quoi parlez-vous ? s’écria Wendy, hors d’elle.
— Je vais te l’expliquer, dit-il. J’ai suivi toutes les indications imprimées sur cette saloperie de bombe d’insecticide. Elle devait être défectueuse, sinon comment expliquer ce qui s’est passé ? Alors nous allons leur intenter un procès.
— Oh ! dit-elle d’une petite voix.
Il prit quatre photos, chronométrant le tirage de chaque épreuve à la petite montre-médaillon que Wendy portait autour du cou. Danny, fasciné par l’idée que sa main piquée pouvait valoir des milliers de dollars, commençait à surmonter sa peur et à s’intéresser activement à ce qui se passait. La douleur lancinante à sa main s’était un peu calmée, mais il avait mal à la tête.
Quand Jack eut rangé l’appareil de photo et qu’il eut étalé les épreuves sur le dessus de la commode pour les faire sécher, Wendy s’inquiéta :
— Est-ce qu’il faut l’emmener chez le médecin cette nuit même ?
— Non ; il n’a pas tellement mal, dit Jack. S’il était allergique au venin de guêpe, ça se serait déclaré dans les trente premières secondes.
— Comment, qu’est-ce qui se serait déclaré ? Que veux-tu dire ?
— Le coma ou des convulsions.
— Oh ! Oh ! mon Dieu.
L’air abattu et épuisé, elle se serra les coudes dans ses mains.
— Comment te sens-tu, petit ? Tu penses que tu vas dormir ?
Danny cligna des yeux. Le cauchemar, relégué à présent au fond de son esprit, avait perdu sa netteté, mais il était toujours effrayé.
— Oui, si je dors avec vous.
— Bien sûr, dit Wendy. Oh ! mon chéri, ça me fait tellement de peine !
— C’est rien, Maman.
Elle se remit à pleurer et Jack posa ses mains sur ses épaules.
— Wendy, je te jure que j’ai suivi toutes les indications à la lettre.
— Est-ce que tu me promets de jeter ce nid dès le matin ? S’il te plaît ?
— Naturellement.
Ils se mirent au lit tous les trois ensemble. Jack était sur le point d’éteindre la lumière quand il s’arrêta et rejeta les couvertures.
— Je veux une photo du nid aussi.
— Dépêche-toi.
— Oui.
Il alla à la commode, prit l’appareil ainsi que le dernier flash et de l’autre main fit à Danny le V de la victoire. Danny lui sourit et de sa main valide lui renvoya le signe.
C’est un gosse extraordinaire, pensa-t-il en se dirigeant vers la chambre de Danny. C’est le moins qu’on puisse dire. Le plafonnier était toujours allumé. Jack traversa la chambre et s’approcha des lits superposés. Ce qu’il vit alors sur la table de nuit lui donna la chair de poule ; même les cheveux fins au bas de sa nuque se hérissèrent. L’intérieur du bol en pyrex grouillait tellement de guêpes qu’on pouvait à peine entrevoir le nid. Il était difficile de dire combien elles étaient ; cinquante au moins, peut-être cent.
Le cœur cognant lentement dans sa poitrine, il prit ses photos, posa l’appareil et attendit que le tirage des épreuves se fît, tout en s’essuyant les lèvres de la paume de la main.
Il alla à la table de travail de Danny, fourragea dans les tiroirs et finit par trouver le plateau en contre-plaqué d’un grand jeu de puzzle. Il revint à la table de nuit et avec précaution fit glisser dessus le bol avec le nid. Les guêpes bourdonnaient rageusement dans leur prison. Puis, posant fermement la main sur le fond du bol pour l’empêcher de bouger, il sortit dans le couloir.
Comment était-ce arrivé ? Comment une chose pareille avait-elle pu se produire ?
La bombe avait pourtant bien fonctionné. Quand il avait tiré sur l’anneau, il avait vu sortir d’épaisses bouffées de fumée blanche. Et lorsque il était remonté sur le toit, deux heures plus tard, il avait fait tomber du trou une avalanche de petits cadavres.
Alors comment était-ce possible ? La génération spontanée ?
C’était ridicule. La génération spontanée, c’était une fumisterie du dix-septième siècle. Les insectes ne se reproduisaient pas comme ça. Et, même si des œufs de guêpe pouvaient produire des insectes adultes en l’espace de douze heures, ce n’était pas la saison de la ponte, qui avait lieu au mois d’avril ou de mai. L’automne était au contraire la saison où elles mouraient.
Vivantes énigmes, les guêpes bourdonnaient furieusement à l’intérieur du bol.
Portant le nid, il descendit l’escalier et traversa la cuisine. Il ouvrit la porte du fond qui donnait sur une petite plate-forme, celle où le laitier déposait sa livraison pendant l’été. Un petit vent glacé transperça son corps pratiquement nu et le froid intense du béton de la plate-forme lui engourdit instantanément les pieds. Avec précaution il posa à terre le plateau avec le bol renversé. Se redressant, il regarda le thermomètre à côté de la porte : RETROUVEZ LA FORME AVEC SEVEN-UP, disait-il, et le mercure marquait moins deux. Le froid les tuerait avant le matin. Il rentra à l’intérieur et ferma énergiquement la porte.
Soudain l’hôtel parut s’animer d’une multitude de bruits furtifs : grincements, gémissements et le reniflement sournois du vent autour du toit où d’autres nids de guêpes avaient peut-être poussé, comme des fruits vénéneux.
Elles étaient revenues.
Et tout d’un coup il lui sembla que l’Overlook ne lui plaisait plus tellement, non pas tant à cause des guêpes qui avaient piqué son fils et survécu à l’assaut de la bombe insecticide qu’à cause de l’hôtel lui-même.
Avant de remonter l’escalier pour retrouver sa femme et son fils, il prit une résolution inébranlable :
Désormais, tu ne te laisseras pas emporter, quoi qu’il arrive.
S’engageant dans le couloir qui conduisait à leur appartement, il s’essuya les lèvres du revers de sa main.