LA FLORIDE
Au volant de sa Cadillac, Dick Hallorann, une Lucky Strike au bec, quitta le parking du supermarché et fit lentement le tour du bâtiment. Il reconnut Masterton qui, quoique devenu copropriétaire du magasin, n’avait pas perdu pour autant la démarche traînante et le maintien humble que lui avait laissés une enfance misérable. Poussant un chariot plein de laitues, il se dirigeait vers le grand immeuble sombre.
Pressant sur un bouton de commande, Hallorann abaissa la vitre et lui cria :
— Tes avocats à cinquante cents, c’est du vol, espèce de pirate !
Masterton retourna la tête et lui fit un grand sourire qui exposa ses trois dents en or.
— S’ils ne te plaisent pas, mon pote, tu sais où tu peux te les fourrer ! lui lança-t-il à son tour.
— Ça, c’est le genre de remarque que je n’oublie jamais, mon vieux.
Masterton lui fit un bras d’honneur et Hallorann lui renvoya le compliment.
— Tu as trouvé tes concombres ? demanda Masterton.
— Oui, je les ai trouvés.
— Si tu viens demain de bonne heure, je te donnerai les plus jolies petites pommes de terre nouvelles que tu aies jamais vues.
— J’enverrai le petit, dit Hallorann. Tu viens ce soir ?
— Tu nous offres à boire ?
— Cette caisse te suffit ?
— D’accord ; j’y serai. Tu as intérêt à rentrer directement chez toi avec ta carriole de richard. Y a pas un flic d’ici à St. Pete qui ne t’ait repéré.
— Tu sais tout, toi, dit Hallorann en souriant.
— J’en sais un peu plus long que toi en tout cas.
— Qu’est-ce qu’il faut pas entendre ! Tu ne manques pas de toupet, sale négro.
— Allez, fous-moi le camp avant que je ne te balance ces laitues à la gueule.
— Vas-y donc, ce sera du rab pour moi.
Masterton fit mine d’en envoyer une. Hallorann esquiva le coup, remonta la vitre et démarra. Il se sentait en pleine forme. Depuis une demi-heure, il avait une odeur d’orange dans les narines, mais il n’y avait pas prêté une attention particulière, étant donné qu’il se trouvait dans un marché aux légumes.
Il était quatre heures trente de l’après-midi, un 1er décembre. Le vieux bonhomme Hiver avait déjà planté ses fesses, rouges d’engelures, sur la plus grande partie du pays, mais ici les hommes portaient encore des chemises à manches courtes et col ouvert et les femmes des robes légères et des shorts. Sur le thermomètre lumineux encadré d’énormes pamplemousses qui se dressait sur le toit de la First Bank of Florida clignotait le chiffre 26º. « La Floride, c’est une bien belle invention, pensa Hallorann, même avec ses moustiques et tout le reste. »
Dans le coffre de sa limousine, il avait chargé deux douzaines d’avocats, un cageot d’oranges, un autre de concombres et un troisième de pamplemousses. Trois sacs à provisions contenaient des oignons d’Espagne, le légume le plus exquis qu’un Dieu miséricordieux ait jamais donné aux hommes, des petits pois sucrés pour accompagner les entrées qui, neuf fois sur dix, revenaient sans qu’on y ait touché, ainsi qu’une courge noire Hubbard pour sa dégustation personnelle.
Si Masterton ne venait pas ce soir regarder la télé et boire son Bushmill’s, il n’en ferait pas une maladie et pourtant les visites de son ami comptaient beaucoup pour lui maintenant qu’ils n’étaient plus tellement jeunes. Depuis quelques jours Hallorann était très préoccupé par la vieillesse, la mort. Quand on approche de la soixantaine (à vrai dire, quand on l’a dépassée), il faut commencer à penser au grand départ. Ça pouvait arriver n’importe quand. Cette pensée le poursuivait depuis une semaine. Non pas qu’elle le tourmentât vraiment : tout simplement, il prenait conscience d’une loi naturelle. La mort faisait partie de la vie. Et, si l’on n’acceptait pas cette vérité-là, on ne comprendrait jamais rien à la vie. L’idée de sa propre mort est difficile à comprendre, mais elle n’est pas intolérable. Il n’aurait pas su dire au juste pourquoi il s’était mis tout à coup à ressasser tout ça.
D’ailleurs, s’il était allé chercher lui-même ces quelques provisions, ce n’était pas seulement pour revoir Masterton, mais aussi pour aller voir McIver, le jeune avocat noir qui avait loué le bureau au-dessus du Frank’s Bar and Grill. Hallorann lui avait fait part de son désir de faire son testament et lui avait demandé s’il pouvait l’y aider. L’affaire avait été rondement menée : le document avait été rédigé et signé en trois heures, ce qui prouve que même un charlatan peut se montrer expéditif à l’occasion. Plié et glissé dans une enveloppe de vélin bleu sur laquelle était écrit en lettres gothiques le mot TESTAMENT, il se trouvait actuellement dans la poche intérieure de sa veste.
Ça faisait des années qu’il remettait ce projet au lendemain et il n’aurait pas su dire pourquoi il avait choisi, pour le mettre enfin à exécution, une si belle journée ensoleillée, alors qu’il se sentait si bien, mais un sixième sens lui avait dit que le moment était propice et il avait l’habitude d’obéir à ce genre d’impulsion.
Tout à coup il fut assailli par une très forte odeur d’orange. Dans le rétroviseur, il pouvait voir ses yeux se dilater et il comprit aussitôt qu’il allait se passer quelque chose. Le coup lui fut assené avec une violence qui effaça toute autre sensation : la musique à la radio, la route devant lui, la conscience même de sa propre existence. C’était comme si quelqu’un avait posé un pistolet psychique contre sa tempe et lui avait brûlé la cervelle avec un cri.
(OH ! DICK, VIENS VITE, JE T’EN SUPPLIE !!!)
La limousine venait d’arriver à hauteur d’un break Pinto conduit par un bonhomme en salopette d’ouvrier. Voyant que la Cadillac commençait à empiéter sur sa voie, celui-ci se mit à klaxonner. Comme elle ne se redressait toujours pas, il jeta un coup d’œil vers son conducteur et découvrit derrière le volant un grand Noir, figé sur son siège comme si une décharge électrique venait de le foudroyer et qui levait vers le ciel un regard absent.
L’ouvrier freina brusquement pour éviter l’arrière fuselé de la Cadillac qui, à son étonnement indigné, passa à un cheveu du pare-chocs de sa Pinto.
Tout en klaxonnant furieusement, il déboîta alors sur sa gauche pour se porter à hauteur de la limousine dont les embardées se faisaient de plus en plus folles. Fou de rage, il se mit à invectiver Hallorann, lui suggérant de se prêter à un acte de perversion sexuelle puni par la loi et de se livrer à des rapports oraux avec divers rongeurs et oiseaux, invita tous les membres de la race noire à retourner dans leur pays d’origine et prétendit connaître la destination de l’âme d’Hallorann après sa mort ; pour finir, il déclara avoir rencontré sa mère dans une maison close de La Nouvelle-Orléans.
Puis il dépassa la Cadillac et, une fois hors de sa portée, s’aperçut qu’il avait pissé dans son pantalon.
L’appel revenait sans cesse.
(VIENS, DICK, JE T’EN PRIE, VIENS !)
Mais il faiblissait de plus en plus, comme une émission de radio à la limite de sa portée. Hallorann finit par reprendre ses esprits et se rendit compte qu’il roulait sur l’épaulement du bas-côté à plus de quatre-vingts kilomètres à l’heure. Il redressa la voiture, mais les roues arrière continuèrent à chasser tant qu’elles ne furent pas sur la chaussée.
Il regarda ses bras. Malgré la chaleur du soleil, il avait la chair de poule. Il se souvenait avoir dit à l’enfant de l’appeler en cas de besoin, et c’est ce qu’il venait de faire.
Il se demanda comment il avait pu laisser cet enfant là-haut, sachant combien son don le rendait vulnérable. Il avait sûrement eu des ennuis. Peut-être des ennuis très graves.
Quand Hallorann rentra, le manager de l’hôtel, un certain Queems, était en train de téléphoner à son bookmaker. Il voulait parier à la course à quatre chevaux de Rockaway. Non, les autres courses ne l’intéressaient pas. Mais sur celle-là il miserait six cents dollars tout rond. Et le dimanche il parierait sur les Jets. Queems raccrocha et, à voir son air maussade, Hallorann se dit qu’il commençait à comprendre comment, tout en gagnant cinquante mille dollars par an avec cet hôtel de villégiature, il pouvait en être réduit à porter des pantalons élimés.
— Vous avez des ennuis, Dick ?
— Oui, Mr. Queems, plutôt. J’aurais besoin de m’absenter pour trois jours.
— Vous n’êtes pas le seul, dit-il. Mais qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai besoin de trois jours, répéta Hallorann. C’est pour mon fils.
Le regard de Queems se posa sur la main gauche de Hallorann qui ne portait pas d’alliance.
— Je suis divorcé depuis 1964, expliqua patiemment Hallorann.
— Dick, vous savez ce qu’il en est. Comme tous les week-ends, nous allons être débordés. Tout est déjà pris, même les chambres de bonne, et toutes les tables de la Florida Room sont déjà retenues pour le dimanche soir. Je suis prêt à vous donner ma montre, mon portefeuille, et ma retraite. Bon sang, vous pouvez même vous taper ma femme si vous aimez les planches à pain. Mais, je vous en supplie, ne me demandez pas un congé. Qu’est-ce qui vous arrive ? Votre fils est malade ?
— Oui, monsieur, répondit Hallorann, essayant de se mettre dans la peau de l’esclave qui, dans les vieux films, roule des yeux et triture son chapeau de toile en suppliant son maître de lui accorder une faveur. Il est blessé. Un coup de fusil.
— Un coup de fusil ! s’exclama Queems.
— Oui, monsieur, dit Hallorann d’un air solennel.
— Un accident de chasse ?
— Non, monsieur, dit Halloran, donnant à sa voix des accents plus graves, plus pathétiques. Jana vit avec un camionneur et c’est lui qui a tiré sur mon fils. On l’a emmené à l’hôpital de Denver, dans le Colorado, et son état est critique.
— Et comment diable l’avez-vous appris ? Je croyais que vous étiez parti faire le marché.
— C’est exact, monsieur.
Sur le chemin du retour, Hallorann s’était arrêté à la poste pour téléphoner chez Avis à l’aéroport Stapleton et leur demander de lui réserver une voiture de location. Il en avait profité pour ramasser une formule de télégramme qu’il sortait maintenant, toute froissée, de sa poche et qu’il brandissait devant les yeux injectés de sang de Queems. Puis il la remit dans sa poche en renchérissant d’une voix encore plus poignante :
— C’est Jana qui l’a envoyé. Je l’ai trouvé dans ma boîte aux lettres en arrivant.
— Seigneur Jésus ! s’exclama Queems.
Il avait pris une mine de circonstance qu’Hallorann connaissait bien et qui exprimait la compassion de commande qu’un Blanc tel que Queems, qui se flattait d’avoir des rapports corrects avec les Noirs, croyait bon d’afficher pour leurs malheurs, fussent-ils mythiques.
— Bon, d’accord, vous pouvez y aller, dit Queems. Baedecker prendra la relève pendant trois jours. Le plongeur lui donnera un coup de main.
Hallorann hocha la tête et prit un air consterné, bien que la pensée du plongeur en train d’aider Baedecker l’amusât énormément. Même dans ses meilleurs jours, le plongeur était de ceux qui ne savent même pas pisser sans en mettre partout. Si on le bombardait aide-cuisinier, Dieu seul savait de quoi il serait capable.
— Je tiens à vous rembourser les jours que j’aurai manqués, poursuivit Hallorann. Je sais que je vous mets dans une situation très difficile, Mr. Queems.
Le visage de Queems se contracta encore davantage. Il avait l’air de quelqu’un qui vient d’avaler une arête de poisson.
— Nous reparlerons de cela plus tard. Allez faire vos valises. Je parlerai à Baedecker. Voulez-vous que je vous réserve une place d’avion ?
— Non, merci, monsieur, je le ferai moi-même.
Ils se serrèrent la main par-dessus le bureau.
Hallorann eut toutes les peines du monde à garder son sérieux tant qu’il ne fut pas arrivé au quartier général des employés. Là il s’esclaffa jusqu’à pleurer de rire. Il s’essuyait les yeux quand il sentit à nouveau le parfum d’orange, si fort cette fois-ci qu’il en fut incommodé. Un nouvel appel fulgurant l’atteignit en plein cerveau et le projeta en arrière contre le mur de stuc rose.
(S’IL TE PLAÎT DICK, VIENS VITE !)
Il mit un moment à reprendre ses esprits, puis, dès qu’il s’en sentit la force, il grimpa l’escalier extérieur qui montait à son appartement. Quand il se baissa pour prendre la clef qu’il cachait sous le paillasson de roseaux tressés, quelque chose tomba de la poche de sa veste et heurta avec un bruit mat les lattes du parquet. Encore sous le choc du message qu’il venait de recevoir, il resta un moment sans comprendre ce que contenait cette enveloppe bleue.
Quand il la ramassa, le lacis arachnéen du mot TESTAMENT lui sauta aux yeux.
Oh ! mon Dieu, c’est donc ça qui m’attend ?
Il n’en savait rien au juste, mais ce n’était pas impossible. Depuis une semaine, la pensée de sa propre disparition le hantait comme – eh bien – comme une…
Vas-y, dis-le !
Eh bien, comme une prémonition.
La mort ? Dans un éclair, il crut saisir le sens de sa vie, non pas sa chronologie, ni les hauts ni les bas, mais ce qu’elle représentait pour lui maintenant. Martin Luther King, peu avant qu’une balle ne l’expédiât dans sa tombe de martyr, avait dit qu’il était parvenu au sommet de la montagne. Dick ne pouvait pas en dire autant, mais il avait tout de même atteint, après des années de lutte, un plateau ensoleillé. Il avait de bons amis et toutes les références qu’il fallait pour trouver du boulot quand il le voulait. Quand il avait envie de baiser, il savait où aller. C’était à la bonne franquette, sans qu’on lui pose de questions et sans qu’on se casse la nénette pour savoir ce que tout ça voulait dire. Il avait accepté sa peau noire et il en était heureux. Il avait plus de soixante ans et il pouvait enfin se laisser vivre.
Allait-il risquer de mettre fin à tout ça pour sauver trois Blancs qu’il ne connaissait même pas ?
Mais ce n’était pas tout à fait vrai, du moins pas en ce qui concernait l’enfant. Il y avait eu d’emblée entre eux une complicité profonde, celle de très vieux amis. Ils s’étaient compris instinctivement parce que, sans l’avoir voulu, ni rien fait pour cela, ils possédaient tous deux ce don qui leur permettait de voir clair là où les autres voyaient trouble ou ne voyaient pas du tout. Ils avaient une sorte de phare dans la tête.
Non, le phare, c’est lui qui l’a. Toi, tu n’as qu’une torche électrique.
Et, maintenant qu’il sentait l’enfant en danger, il ne pouvait pas lui tourner le dos. Le fait qu’il fût blanc n’y changeait rien. Quand ils avaient bavardé ensemble, sans avoir recours à la parole, la différence de couleur n’avait pas compté. Alors il irait dans le Colorado et il ferait tout ce qu’il pourrait pour sauver l’enfant, car, sinon, il savait qu’il mourrait et qu’il le sentirait mourir dans sa tête.
Il boirait la coupe jusqu’à la lie, mais, comme il n’avait rien d’un surhomme, il ne put s’empêcher de la trouver amère.
(Elle s’était levée et s’était mise à le poursuivre.)
Il était en train de jeter pêle-mêle des vêtements de rechange dans son sac de voyage quand le vieux souvenir resurgit, le clouant sur place comme il le faisait toujours. Aussi essayait-il d’y penser le moins possible.
La femme de ménage, Dolores Vickery, dans un état hystérique, en avait parlé aux autres femmes de ménage et, pis encore, à des clients. Quand Ullman l’avait appris – et cette idiote aurait dû prévoir qu’il l’apprendrait tôt ou tard – il l’avait mise à la porte sur-le-champ. En larmes, elle était venue trouver Hallorann, bouleversée non pas tant par la perte de son job, mais par l’horreur de ce qu’elle avait vu dans cette chambre du deuxième étage.
Le soir même, il avait subtilisé le passe-partout et il était monté voir. Si jamais Ullman l’avait surpris dans la chambre, la clef à la main, il se serait retrouvé le lendemain avec Dolores au bureau des allocations de chômage.
Il avait trouvé le rideau de douche tendu devant la baignoire. Il avait eu une prémonition de ce qu’il allait découvrir s’il le tirait, mais il l’avait quand même tiré. Mrs. Massey, ballonnée et violette, gisait dans la baignoire à moitié pleine. Le cœur palpitant, la gorge serrée, il l’avait longuement regardée. Il avait déjà remarqué d’autres phénomènes inquiétants à l’Overlook, il y faisait souvent le même mauvais rêve : il y avait un bal masqué et lui, en tant que chef cuisinier, était de service au dancing. Quand les invités avaient enlevé leurs masques, ils avaient dévoilé des faciès d’insectes pourrissants. Il y avait eu aussi les buis. Par deux fois – et peut-être trois – il les avait vus (ou cru les voir) bouger. Le chien, qui jusque-là faisait le beau, lui avait semblé changer de posture et se ramasser pour bondir, et il avait cru voir les lions s’approcher du terrain de jeux comme pour attaquer les gosses qui s’y amusaient.
À sa montre, il était dix-sept heures trente. Au moment de quitter son appartement, il se souvint qu’on était déjà en plein hiver dans le Colorado, surtout là-haut dans la montagne, et il retourna vers son placard. Il tira de sa housse en plastique son long pardessus doublé de peau de mouton et le jeta sur son bras. C’était le seul vêtement d’hiver qu’il possédait. Il éteignit les lumières et jeta un coup d’œil autour de lui. N’avait-il rien oublié ? Si. Il retira le testament de sa poche de sa veste et le glissa dans le cadre du miroir. Avec un peu de chance, il reviendrait le chercher.
Oui, avec un peu de chance.
Il quitta l’appartement, ferma la porte derrière lui et posa la clef sous le paillasson, puis dévala l’escalier extérieur pour rejoindre sa Cadillac décapotable.
À mi-chemin de l’aéroport international de Miami, il s’arrêta dans la blanchisserie automatique d’un centre commercial et appela United Air Lines. Là, loin du standard où Queems et ses mouchards auraient pu l’écouter, il se renseigna sur les vols vers Denver.
Il y en avait un à dix-huit heures trente-six. Est-ce que Mr. Hallorann pouvait être à l’aéroport à temps pour le décollage ?
Hallorann jeta un coup d’œil à sa montre qui marquait dix-huit heures deux, et répondit qu’il pouvait arriver à temps. Y avait-il encore des places sur ce vol ?
Je vais voir.
Il y eut dans l’écouteur un déclic métallique suivi d’une musique sirupeuse de Montavani qui était censée rendre l’attente plus supportable, mais qui n’en fit rien.
Une minute s’écoula, puis deux. Il était sur le point de partir sans attendre la réponse et de tenter sa chance, quand la voix chuchotante de la demoiselle des réservations l’informa qu’il y avait une place annulée, mais que c’était en première. Ça ne faisait rien ?
Non, il la prenait.
Est-ce qu’il payait en liquide ou avec une carte de crédit ?
En liquide, ma mignonne, en liquide. Il faut que je parte tout de suite.
Et son nom, c’était…?
Hallorann, avec deux l et deux n. À tout de suite.
Il faillit arriver à l’heure.
Il avait poussé la limousine jusqu’à cent vingt kilomètres à l’heure et l’aéroport était déjà en vue quand un des plus beaux spécimens de la flicaille floridienne l’obligea à se ranger sur le bas-côté.
Hallorann abaissa la vitre automatique, mais à peine avait-il ouvert la bouche pour s’expliquer que déjà le flic feuilletait son carnet de procès-verbaux.
— Je sais, lui dit-il avec un air de commisération. C’est un enterrement à Cleveland. Celui de votre père. Ou un mariage à Seattle, celui de votre sœur. Ou encore un incendie à San José qui a brûlé la confiserie de votre grand-père. J’adore cette route juste devant l’aéroport. Déjà, à l’école, j’adorais écouter les histoires.
— Écoutez, monsieur l’agent, mon fils est…
— La seule chose que je n’arrive jamais à deviner avant la fin de l’histoire, dit l’agent qui avait trouvé la bonne page dans son carnet, c’est le numéro de permis de conduire du contrevenant et les renseignements qui se trouvent sur sa carte grise. Alors, soyez gentil, montrez-les-moi.
Hallorann sonda le regard placide de ces yeux bleus, se demandant s’il devait quand même raconter l’histoire de son fils blessé à l’hôpital, mais préféra se taire, de peur que ce récit n’aggravât son cas. Ce flic n’était pas un Queems. Il tira donc son portefeuille de sa poche.
— Bravo, dit le flic. Voudriez-vous avoir l’amabilité de me montrer ces papiers ? Il faut simplement que je mette le point final à votre histoire.
Sans desserrer les dents, Hallorann sortit son permis de conduire et sa carte grise et les tendit à l’agent.
— C’est très bien. C’est tellement bien que vous allez gagner un prix.
— Un prix ? demanda Hallorann, reprenant espoir.
— Quand j’aurai fini de noter vos numéros, je vais vous donner un petit ballon à gonfler pour moi.
— Sainte Vierge, ayez pitié de nous ! gémit Hallorann. Mais, monsieur l’agent, mon vol…
— Chut, dit l’agent. Soyez sage.
Hallorann ferma les yeux.
Il arriva au bureau d’United Air Lines à dix-huit heures quarante-neuf, caressant encore l’espoir que le décollage avait été retardé pour une raison quelconque. Mais il n’eut même pas besoin de demander à l’employé ; le tableau indicateur des départs au-dessus de la porte le mit tout de suite au courant. Le vol 901 pour Denver, prévu pour dix-huit heures trente-six, avait décollé à dix-huit heures quarante. Il l’avait manqué de neuf minutes.
— Oh ! merde ! dit Dick Hallorann.
Subitement une nouvelle bouffée du parfum d’orange, entêtant, écœurant, le submergea. Il eut tout juste le temps de gagner les toilettes avant que le nouvel appel ne fît résonner sa tête :
(VIENS, JE T’EN SUPPLIE, DICK, VIENS !!!)