AU TERRAIN DE JEUX
Remontant sa fermeture éclair jusqu’au menton, Jack sortit sur la véranda où la lumière éblouissante le fit cligner des yeux. Il tenait dans sa main gauche une tondeuse à haies qui marchait sur piles. De sa main droite, il tira un mouchoir propre de la poche arrière de son pantalon, s’en essuya les lèvres et le remit à sa place. La radio avait annoncé de la neige. C’était difficile à croire, bien qu’il pût voir s’amonceler les nuages à l’horizon.
Il fit passer la tondeuse dans l’autre main et s’engagea sur le chemin du parc aux buis. Ce ne serait pas long ; quelques retouches suffiraient. Les nuits froides avaient certainement dû ralentir leur croissance. Un duvet avait poussé aux oreilles du lapin, des ergots verts avaient jailli aux deux pattes avant du chien, mais les lions et le buffle étaient parfaitement nets. Une petite tonte ferait l’affaire et, après, la neige pourrait tomber.
Il quitta l’allée de béton qui s’arrêtait net comme un plongeoir devant la piscine vidée et emprunta le chemin de gravier qui serpentait entre les buis taillés pour aboutir au terrain de jeux. Il se dirigea vers le lapin et poussa le bouton sur la poignée de la tondeuse, qui se mit à ronronner doucement.
— Salut, Jeannot Lapin, lança Jack. Comment allez-vous aujourd’hui ? On vous égalise un peu le dessus et on vous nettoie les petites pousses autour des oreilles ? D’accord. Dites, vous connaissez l’histoire du commis voyageur et de la vieille dame au caniche ?
Ses plaisanteries lui paraissaient bêtes et forcées et il se tut. Il tondit les oreilles du lapin, puis les balaya afin de faire tomber les brindilles coupées. La tondeuse avait le désagréable bourdonnement métallique de tous les appareils qui marchent sur piles. Le soleil éblouissant ne chauffait guère et Jack commençait à croire à cette menace de neige. Il menait son affaire rondement, sachant que le secret d’une jolie tonte c’était d’aller de l’avant, sans hésiter et sans s’arrêter. Il nettoya d’abord le « visage » du lapin, puis passa la tondeuse le long de son ventre.
Le lapin terminé, il arrêta la tondeuse et se dirigea vers le terrain de jeux. À mi-chemin, il se retourna brusquement pour juger de son œuvre. Oui, le lapin était bien net. Bon, maintenant c’était le tour du chien.
Il allait s’attaquer à celui-ci quand, sur un coup de tête, il changea d’avis et poussa jusqu’au terrain de jeux. C’est drôle comme on connaît mal les gosses, pensa-t-il. Wendy et lui auraient juré que Danny raffolerait de ce terrain de jeux qui possédait tout ce dont un enfant pouvait rêver. Mais Danny n’y était allé qu’une demi-douzaine de fois, sans doute parce qu’il n’avait pas de camarade de jeu, se dit Jack.
Le portail grinça légèrement quand il le poussa et le gravier se mit à crisser sous ses pieds. Il se dirigea d’abord vers la petite maison, modèle réduit de l’Overlook lui-même. Elle lui arrivait à mi-cuisse, exactement comme Danny. Jack s’accroupit pour regarder par les fenêtres du troisième étage.
— Le géant est venu vous manger dans vos lits, grogna-t-il d’une voix caverneuse. Vous pouvez dire adieu à vos trois étoiles.
Mais ce n’était pas drôle non plus. La maison s’ouvrait quand on tirait sur la façade qui pivotait sur une charnière cachée. L’intérieur était décevant. Les murs étaient peints, mais il n’y avait aucun mobilier. Les quelques meubles qui avaient pu s’y trouver pendant l’été avaient été enlevés et rangés sans doute dans la remise. D’ailleurs il ne devait y en avoir que le strict minimum, car, sinon, comment est-ce que les enfants pourraient y entrer ? Il referma la maison et entendit le déclic du verrou.
Il se dirigea alors vers le toboggan, posa la tondeuse et, après avoir jeté un coup d’œil dans l’allée de l’hôtel pour s’assurer que Wendy et Danny n’étaient pas revenus, il grimpa au sommet du toboggan et s’assit. Bien que ce fût celui des grands, il s’avéra trop étroit pour ses fesses d’adulte. Jack se souvint que, quand il avait l’âge de Danny, son père l’emmenait souvent au parc de Berlin. Après avoir tout essayé, le toboggan, les balançoires et les tourniquets, le vieux et lui allaient déjeuner d’un hot dog puis s’achetaient des cacahuètes au marchand à la charrette. Dès qu’ils s’asseyaient sur un banc pour les grignoter, ils étaient assaillis par des nuées de pigeons gris qui se rassemblaient autour de leurs pieds.
— Ignobles charognards, disait son père. Ne leur donne rien à manger, Jack.
Mais ils finissaient toujours par leur jeter des cacahuètes et ils attrapaient des fous rires en voyant l’avidité avec laquelle les pigeons se jetaient sur elles. Autant que Jack pouvait s’en souvenir, son père n’avait jamais emmené ses frères au parc. Jack avait été son préféré, ce qui ne l’avait pas empêché de recevoir, lui aussi, sa part de taloches quand le vieux était saoul, ce qui était souvent le cas. Mais Jack l’avait aimé aussi longtemps qu’il l’avait pu, bien après que l’affection des autres enfants se fut changée en haine et en crainte.
Il se lança en se poussant avec les mains et descendit jusqu’en bas, mais il ne fut pas très satisfait de sa glissade. Le toboggan, peu utilisé, n’était pas assez lisse pour que l’on pût glisser vite. Et son cul était tout simplement trop large. Ses grands pieds d’adulte touchèrent le sol dans la petite dépression creusée par les milliers de pieds enfantins qui avaient atterri là avant lui et, s’essuyant le derrière, il se mit debout. Il regarda la tondeuse, mais, au lieu de la ramasser, il alla vers les balançoires, qui, elles aussi, lui réservèrent une déception. Abandonnées depuis la fin de la saison, les chaînes s’étaient rouillées et grinçaient comme si on les mettait à la torture. Jack se promit de les graisser au printemps.
« Tu devrais t’arrêter, se dit-il. Tu n’es plus un gosse. As-tu vraiment besoin d’un terrain de jeux pour te le prouver ? »
Ce fut alors qu’il entendit un bruit derrière lui.
Il se retourna vivement et se demanda, à la fois gêné et mécontent, si quelqu’un ne l’avait pas observé pendant qu’il faisait l’imbécile sur la balançoire. Il jeta un coup d’œil au toboggan, à la planche à bascule, aux balançoires que seul le vent poussait. Plus loin, il vit la barrière avec son portail qui séparait le terrain de jeux de la pelouse et de la buissaie où il pouvait distinguer les lions montant la garde le long de l’allée, le lapin, le dos arqué comme pour brouter l’herbe, le buffle s’apprêtant à charger et le chien accroupi comme pour bondir. Au-delà il aperçut le terrain de golf et, plus haut encore, l’hôtel lui-même avec, le long de l’aile ouest, le court de roque dont il devina la petite bordure surélevée.
Tout était exactement comme avant. Alors pourquoi avait-il soudain des fourmillements au visage et aux mains ? Pourquoi ses cheveux s’étaient-ils dressés sur sa nuque comme si sa peau avait subitement rétréci ?
En revenant vers la tondeuse qu’il avait laissée au pied du grand toboggan, le bruit de ses pas sur le gravier lui parut anormalement fort. Les fourmillements avaient gagné ses testicules et ses fesses lui semblaient dures et lourdes, comme de la pierre.
Nom de Dieu, mais qu’est-ce qui m’arrive ?
Il s’arrêta à côté de la tondeuse, mais ne se baissa pas pour la ramasser. Oui, quelque chose avait changé. C’était les buis. Et c’était tellement simple, tellement gros qu’il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. « Allons, se dit-il, s’énervant contre lui-même, tu viens de tailler ce maudit lapin et pourquoi diable… »
C’est bien ça !
Il en eut le souffle coupé.
À présent, le lapin broutait l’herbe à quatre pattes alors que dix minutes auparavant il faisait le beau sur ses pattes arrière. Il en était sûr, puisqu’il lui avait taillé le ventre.
Il tourna son regard vers le chien. Quand il était arrivé, le chien aussi se dressait sur son arrière-train, comme s’il mendiait un sucre. Maintenant il était allongé et il levait la tête en montrant les dents et en grognant en silence. Et les lions…
Ah non, mon vieux, ce n’est pas possible !
Les lions s’étaient avancés vers l’allée. Ceux de droite s’étaient en outre légèrement rapprochés l’un de l’autre, et la queue de celui de gauche mordait presque maintenant sur l’allée. Pourtant il lui semblait bien que tout à l’heure, quand il l’avait dépassé en allant au terrain de jeux, ce lion-là se trouvait à sa droite et qu’il avait alors la queue enroulée autour de sa croupe.
À présent les lions ne gardaient plus l’allée. Ils la bloquaient.
Jack se mit brusquement une main devant les yeux puis la retira, espérant que les animaux se seraient remis à leur place, mais il n’en était rien. Il laissa échapper un gémissement sourd. Du temps où il buvait, il avait toujours redouté qu’il ne lui arrive une expérience de ce genre. Chez les ivrognes on appelait ça une crise de delirium tremens. Quand ce brave vieux Ray Milland en avait eu une dans Lost Weekend, il avait vu de la vermine sortir des murs.
Mais comment appeler ça quand on n’avait pas touché à une seule goutte d’alcool ?
La question s’était voulue académique, mais son cerveau lui fournit immédiatement la réponse :
Ça s’appelle la folie.
Regardant de plus près les animaux en buis taillé, il observa d’autres changements, survenus pendant qu’il s’était couvert les yeux de la main. Le chien, qui s’était encore rapproché, n’était plus couché, mais semblait courir, les hanches fléchies, une patte antérieure rejetée vers l’arrière, l’autre lancée en avant. Il avait entrouvert sa gueule de buis et de petites branches piquantes hérissaient ses babines de dents pointues et méchantes. Dans l’épaisseur du feuillage Jack crut même remarquer deux trous qui le fixaient comme des yeux.
Pourquoi faut-il les tailler ? se demanda-t-il, proche de l’hystérie ! Ils sont parfaits.
Il y eut un bruit sourd et, malgré lui, il fit un pas en arrière. Il venait de s’apercevoir que l’un des deux lions sur sa droite baissait la tête maintenant et s’était encore rapproché de la barrière, qu’il touchait presque de sa patte avant droite. Grands dieux, comment tout cela allait-il se terminer ?
Le lion va bondir sur toi et t’avaler d’un coup comme dans les contes de fées.
Le lion de gauche s’était avancé lui aussi et son museau touchait les planches de la barrière. Croyant discerner un sourire narquois sur la gueule de la bête, Jack recula un peu plus. Le sang lui battait furieusement aux tempes et sa respiration sèche lui raclait la gorge. Le buffle aussi s’était mis en mouvement, contournant le lapin par-derrière. Il avait lui aussi la tête baissée et semblait viser Jack de ses cornes de feuillage. La difficulté était qu’il ne pouvait pas les surveiller tous à la fois.
Il se cacha les yeux derrière les mains, se frotta le front, et les tempes douloureuses, s’agrippa les cheveux, et s’efforça de garder les yeux fermés aussi longtemps qu’il put, mais la peur finit par l’emporter et, avec un cri, il arracha ses mains de son visage.
Près du terrain de golf, le chien se dressait sur ses pattes arrière comme s’il mendiait un sucre. Le buffle contemplait le court de roque d’un air indifférent, dans la même position que lorsque Jack était arrivé avec sa tondeuse. Le lapin, debout sur ses pattes arrière, le ventre fraîchement tondu à l’air, dressait ses oreilles au moindre bruit. Les lions, immobiles, étaient solidement plantés de part et d’autre de l’allée.
Il resta longtemps sans pouvoir bouger. Quand enfin sa respiration haletante se fut calmée, il prit le paquet de cigarettes qu’il avait dans la poche mais dans son énervement en laissa tomber quatre sur l’allée de gravier. Sans quitter des yeux les buis, de peur qu’ils ne se remissent à bouger, il se baissa pour les ramasser, en fourra trois pêle-mêle dans le paquet et alluma la quatrième. Après avoir tiré deux profondes bouffées, il la jeta et l’écrasa du pied. Après quoi il alla ramasser la tondeuse.
— Je dois être très fatigué, dit-il, trouvant tout naturel de se parler à lui-même. Il n’avait pas du tout l’impression, ce faisant, de se conduire comme un fou. Je suis miné par les soucis. Les guêpes…, la pièce…, le coup de téléphone d’Al. Mais ça va mieux maintenant.
Il repartit en direction de l’hôtel. Il aurait été plus prudent, certes, de faire un détour pour éviter les buis, mais, prenant son courage à deux mains, il remonta directement par l’allée qu’ils flanquaient. Une légère brise les agitait, rien d’autre. Il avait tout inventé. Il avait eu très peur, mais c’était fini à présent.
Il fit une halte dans la cuisine de l’hôtel pour prendre deux Excedrin, puis il descendit au sous-sol où il s’occupa à trier les vieux papiers jusqu’à ce qu’il entendît le bruit lointain de la camionnette qui brinquebalait dans l’allée. Tout à fait remis de ses émotions, il alla à leur rencontre. Il n’éprouvait pas le besoin de leur raconter son hallucination. Il avait eu une crise de peur un peu paranoïaque, mais tout était rentré dans l’ordre.