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SUR LE TOIT

— Sale guêpe ! s’exclama Jack Torrance en poussant un cri de surprise et de douleur.

Il se donna une claque sur sa chemise de toile bleue pour en déloger la grosse guêpe léthargique qui venait de le piquer. Puis il escalada le toit à toute vitesse tout en regardant derrière lui pour s’assurer que les sœurs et les cousines de la guêpe n’avaient pas surgi du nid qu’il venait de découvrir pour se lancer à sa poursuite. Si d’autres guêpes s’avisaient de prendre la relève, ça pourrait tourner mal ; le nid se trouvait entre lui et l’échelle, et, comble de malchance, la trappe qui communiquait avec le grenier était verrouillée de l’intérieur. Il y avait une bonne vingtaine de mètres du toit jusqu’au patio en ciment qui séparait l’hôtel de la pelouse.

Mais rien ne vint troubler le silence et la pureté de l’air autour du nid.

Assis à califourchon sur le faîte du toit, il examina son index droit et poussa entre ses dents un sifflement de colère. Le doigt avait déjà commencé à enfler et, avant de pouvoir faire des applications de glace sur la piqûre, il lui faudrait se débrouiller pour redescendre. Il espérait pouvoir rejoindre l’échelle en passant à côté du nid sans que les guêpes s’en aperçoivent.

C’était le 20 octobre. Wendy et Danny étaient descendus à Sidewinder dans la camionnette de l’hôtel (une vieille Dodge déglinguée qui paraissait toutefois plus digne de confiance que la Coccinelle dont les hoquets annonçaient une fin imminente), pour acheter douze litres de lait et faire quelques courses pour Noël. C’était un peu tôt pour penser à Noël, mais on ne savait jamais quand la neige se mettrait à tomber pour de bon. Il y avait déjà eu quelques bourrasques et, à certains endroits, la route entre l’Overlook et Sidewinder était verglacée.

Jusqu’à présent l’automne avait été d’une beauté incomparable. Depuis trois semaines qu’ils étaient là, chaque journée avait paru plus radieuse que la précédente. Les matinées étaient fraîches, avec des températures entre cinq et dix degrés, mais, l’après-midi, le thermomètre montait jusqu’à quinze ou vingt degrés : un temps idéal pour grimper sur le toit et remplacer les bardeaux du versant ouest. Jack aurait pu en finir quatre jours plus tôt, mais il avait préféré – et il l’avait dit à Wendy – faire durer le plaisir. Ce n’était pas seulement la vue qu’il avait de là-haut qu’il appréciait, bien qu’aucune autre, même celle de la suite présidentielle, ne pût soutenir la comparaison ; ce qui comptait surtout, c’était l’effet lénifiant du travail lui-même. Là-haut, il se sentait guérir des blessures des trois dernières années. Sur le toit, il avait l’âme en paix. Ces trois années de cauchemar s’éloignaient et il se sentait prêt à tourner la page.

Les bardeaux étaient bien pourris et certains avaient été emportés par les blizzards de l’hiver dernier. Il les avait tous arrachés, les lançant à la volée par-dessus bord et criant à chaque fois « Gare à la bombe ! » pour prévenir Danny, s’il s’était aventuré de ce côté. Il était en train de retirer les mauvaises lattes quand la guêpe l’avait piqué.

Ce n’était vraiment pas de chance. Sachant qu’il risquait de tomber sur un nid de guêpes, il avait toujours été sur ses gardes. Il avait même acheté une bombe d’insecticide pour parer à ce danger. Mais, ce matin-là, le silence et la tranquillité étaient si profonds là-haut qu’il avait oublié de se méfier. Il avait l’esprit ailleurs, plongé dans l’univers de sa pièce de théâtre à laquelle il s’était remis. Il ébauchait dans sa tête la scène sur laquelle il allait travailler le soir. La pièce prenait tournure et bien que Wendy ne lui eût rien dit, il savait qu’elle était contente. Pendant les six derniers mois qu’ils avaient passés à Stovington, il avait été complètement bloqué et la scène capitale, celle où s’affrontent Denker, le directeur sadique, et Gary Benson, le jeune héros, n’avait pas avancé d’un pouce. Pendant cette période difficile, la tentation de boire était devenue si forte qu’il était tout juste capable de préparer ses cours, sans qu’il fût question pour lui de poursuivre ses activités littéraires.

Mais depuis une douzaine de jours, dès qu’il s’installait le soir devant la vieille Underwood qu’il avait empruntée à la réception, le blocage se dissipait miraculeusement sous ses doigts comme la barbe à papa fond au contact des lèvres. Il avait réussi presque sans effort à clarifier tout ce qui était resté obscur dans le caractère de Denker et en même temps à réécrire la plus grande partie du deuxième acte en le construisant autour de la nouvelle scène. Et toute la progression du troisième acte qu’il était en train de ruminer au moment où la guêpe l’avait interrompu se précisait. Il pensait que dans deux semaines il aurait fini d’en ébaucher les grandes lignes et qu’avant le nouvel an sa nouvelle version serait entièrement terminée.

Cette pièce symbolisait à ses yeux toutes ces mauvaises années à Stovington Prep : son mariage qu’il avait failli envoyer à la casse, comme un gosse écervelé qui fait le fou au volant d’un vieux tacot, l’agression monstrueuse qu’il avait commise sur son fils et l’incident avec George Hatfield dans le parking, incident qu’il n’arrivait plus à considérer comme une simple explosion de colère. Il estimait à présent que son besoin de boire provenait, en partie du moins, d’un désir inconscient de se libérer des contraintes que lui imposait Stovington et de la sécurité qui étouffait, pensait-il, tous ses instincts créateurs. Il s’était arrêté de boire, mais le besoin de se libérer n’avait pas diminué pour autant, d’où l’incident avec George Hatfield. Maintenant il ne restait plus de ces mauvais jours que cette pièce de théâtre sur le bureau de leur chambre et, une fois qu’elle serait terminée, il pourrait se consacrer à autre chose. Pas à un roman. Il ne se sentait pas encore de taille à entreprendre un ouvrage de longue haleine auquel il lui faudrait consacrer trois ans de son existence, mais il écrirait certainement d’autres nouvelles, peut-être tout un recueil.

Il redescendit à quatre pattes la pente du toit et dépassa la ligne de démarcation entre les bardeaux neufs tout verts et la partie qu’il venait de nettoyer. Arrivé au bord du toit, il s’approcha non sans appréhension du nid de guêpes, prêt à rebrousser chemin ou à dévaler l’échelle à la moindre alerte.

Il se pencha sur le trou qu’il avait ouvert en retirant les lattes pourries et jeta un coup d’œil à l’intérieur.

Le nid était là, logé entre les vieilles lattes et la charpente. D’une taille impressionnante, il ressemblait à une boule de papier mâché gris dont le diamètre devait faire plus de cinquante centimètres. Sa forme n’était pas parfaitement sphérique parce que les guêpes n’avaient disposé que d’un espace étroit, entre les bois, mais Jack dut reconnaître que les petites salopes avaient fait du beau travail. La surface du nid grouillait de guêpes engourdies qui se déplaçaient avec lenteur. Ce n’étaient pas de ces petites guêpes jaunes, relativement inoffensives, mais de grosses et méchantes guêpes de murs. Le froid de l’automne avait ralenti leur activité, mais Jack, qui connaissait les guêpes depuis son enfance, s’estimait heureux de n’avoir été piqué qu’une fois. Et il songea que si Ullman avait fait faire ce travail en plein été, l’ouvrier qui aurait arraché ces lattes-là aurait eu une drôle de surprise. Oui, une drôle de surprise. Sous l’assaut d’une douzaine de ces bestioles, s’acharnant sur son visage, ses mains, ses bras et même sur ses jambes à travers le pantalon, il aurait très bien pu oublier qu’il se trouvait à vingt mètres du sol et, pour leur échapper, plonger par-dessus le bord du toit. Et tout ça à cause de ses petits insectes pas plus gros qu’un mégot.

Contemplant ce nid grouillant, il lui semblait y voir l’image de son destin. Car, à bien y réfléchir, les malheurs qui l’avaient frappé (lui et les otages que le sort lui avait confiés) lui étaient tombés dessus comme un essaim de guêpes. Quel meilleur symbole pour exprimer tout ce qui lui était arrivé ? Il estimait que l’histoire de Jack Torrance n’avait de sens qu’à condition d’être racontée à la voix passive. Elle était faite non pas d’actes dont il s’était voulu l’auteur, mais de malheurs qui l’avaient frappé, sans qu’il y fût pour rien. Il avait connu à Stovington des tas d’autres professeurs qui buvaient, et notamment deux collègues du département d’anglais. Zack Tunney avait l’habitude de s’acheter une pleine caisse de bière le samedi après-midi, de la planter dans une congère de neige pour la tenir au frais pendant la nuit et de la siffler presque entièrement le dimanche, en regardant les matches de rugby et les vieux films à la télé. Pourtant, pendant la semaine, Zack restait aussi sobre qu’un juge, et un petit cocktail avant le déjeuner était un événement.

Al Shockley et lui avaient été de véritables alcooliques. Leur amitié avait été celle de deux naufragés qui gardent juste assez d’instinct grégaire pour préférer se noyer ensemble plutôt que seuls ; et, pour le faire, ils avaient choisi une mer d’esprit de grain plutôt que de l’eau salée. Perdu dans la contemplation des lentes évolutions des guêpes qui vaquaient aux tâches que nécessitait la préservation de l’espèce, en attendant que l’hiver ne vînt les exterminer – à l’exception de leur reine en hibernation – Jack décida d’aller jusqu’au bout de son analyse. Alcoolique, il l’était encore et il le serait toujours. Peut-être même l’avait-il toujours été, dès son premier verre, bu au bal de la classe de seconde. Ça n’avait rien à voir avec la volonté, l’immoralité de l’alcool ou la faiblesse de son caractère. Il y avait seulement quelque part, dans son circuit intérieur, un interrupteur défectueux, un disjoncteur qui ne fonctionnait pas et il s’était progressivement enfoncé dans le gouffre, lentement d’abord, puis plus rapidement, sous la pression des événements. À Stovington, ç’avait été la dégringolade. Avec la bicyclette écrasée et un fils au bras cassé, il avait touché le fond de l’abîme. Il avait tout subi passivement. Quant à ses accès de colère, c’était la même chose. Depuis toujours, il avait essayé de les contrôler, mais en vain. Il se souvenait qu’à l’âge de sept ans, après avoir été fessé par une voisine qui l’avait attrapé en train de jouer avec des allumettes, il était sorti et avait jeté une pierre à une voiture qui passait. Son père, qui l’avait vu faire, avait foncé sur lui en rugissant et lui avait donné une raclée, lui mettant un œil au beurre noir. Grommelant toujours, son père était enfin rentré à la maison voir ce qu’il y avait à la télé et Jack s’était aussitôt précipité sur un chien égaré qu’il avait chassé du trottoir à coups de pied. Il avait eu une vingtaine de bagarres à l’école primaire, et davantage encore au lycée, ce qui lui avait valu, malgré ses bonnes notes, deux exclusions provisoires et un nombre incalculable de retenues. Le rugby avait été dans une certaine mesure une soupape de sécurité, bien qu’il se rappelât parfaitement avoir vécu les matches dans un état d’énervement extrême, prenant comme un affront personnel chaque offensive de l’équipe adverse. Excellent joueur, il avait été sélectionné pour l’équipe All-Conference les deux dernières années du lycée. Mais il savait que c’était à son sale caractère qu’il devait ses succès de rugbyman et il n’avait pas vraiment aimé ce sport. Pour lui, chaque match était une revanche.

Et pourtant, à travers toutes ces expériences, il n’avait pas eu le sentiment d’être un salaud. Au contraire, il se croyait un très brave type. Évidemment, ses accès de colère risquaient de lui attirer un jour de véritables ennuis, et il aurait intérêt à les maîtriser, ainsi que son faible pour l’alcool… Mais, avant d’être alcoolique, il avait été caractériel. Les deux infirmités devaient d’ailleurs se confondre quelque part dans les profondeurs de son être, là où il valait mieux ne pas mettre le nez. Mais il se fichait pas mal de savoir s’il existait un rapport entre ces problèmes, ou si leurs causes étaient sociales, psychiques ou physiques. Les conséquences, elles, restaient toujours les mêmes : fessées, taloches, exclusions. Et c’était lui qui devait y faire face, qui devait expliquer les vêtements déchirés dans les bagarres à la récré et plus tard les gueules de bois, la dissolution progressive de son mariage, la roue de bicyclette avec ses rayons tordus, le bras cassé de Danny et bien sûr, pour finir, l’histoire de George Hatfield.

Il avait fourré sa main dans le Grand Guêpier de la Vie, sans s’en rendre compte. L’image était d’un goût douteux, mais, comme métaphore, le Grand Guêpier de la Vie n’était pas sans mérite. C’était comme s’il avait passé la main derrière des lattes pourries et que son bras tout entier avait été dévoré par des flammes sacrées. Elles avaient obscurci sa raison, lui faisant oublier tout comportement civilisé. Pouvait-on s’attendre à une conduite rationnelle de la part de quelqu’un dont la main était transpercée par une multitude d’aiguillons brûlants ? Quand des nuées de guêpes vengeresses, dissimulées derrière l’apparence innocente des choses, surgissaient soudain et s’acharnaient contre lui, pouvait-on le tenir responsable de ses actes alors qu’il courait comme un fou sur un toit en pente, au bord d’un précipice de vingt mètres, sans savoir où il allait, sans se rendre compte que si dans son affolement il venait à trébucher il serait projeté par-dessus la gouttière et irait s’écraser sur les dalles de béton. Non, pensait Jack, un tel homme ne pouvait être tenu pour responsable. Quand il avait fourré sa main dans ce guêpier, ce n’était pas qu’il eût conclu un pacte avec le diable, renonçant à toutes les valeurs civilisées, l’amour, le respect, l’honneur. Non, ça lui était arrivé, un point c’est tout. Passivement, sans qu’il eût son mot à dire, il avait cessé d’être un homme de raison et il était devenu le jouet de ses nerfs. En quelques secondes, le licencié ès lettres avait été transformé en bête furieuse.

Il se rappela George Hatfield.

George faisait ses études à Stovington en amateur. Champion de rugby et de base-ball, il avait un programme d’études allégé et il se contentait d’obtenir des C avec, de temps en temps, un B en histoire ou en botanique. Battant féroce sur le terrain de sport, il devenait en classe un étudiant nonchalant. Jack avait appris à connaître les athlètes, non pas tellement à Stovington, mais en les côtoyant au lycée et à l’université. Et George Hatfield était le prototype de l’athlète. En classe, il pouvait se montrer calme, même effacé, mais, si on lui appliquait les stimuli requis (un peu comme la créature de Frankenstein se transformait en monstre quand on lui appliquait les électrodes aux tempes, pensa Jack, sarcastique), il devenait un rouleau compresseur.

Au mois de janvier, quand on avait formé l’équipe de Stovington pour les joutes d’éloquence interscolaires, George avait été l’un des candidats. Il avait été parfaitement franc avec Jack. Son père était avocat d’une grande compagnie et voulait que son fils prît le même chemin. George, qui ne se sentait aucune vocation particulière, n’y voyait pas d’inconvénient. Ses notes n’étaient pas fameuses, mais il n’était encore qu’au collège et il serait toujours temps de faire ses preuves. D’ailleurs, si jamais il n’arrivait pas à entrer à l’école de droit par ses propres moyens, son père ferait jouer ses relations. Et ses talents d’athlète lui ouvriraient d’autres portes. Mais Mr. Hatfield était persuadé que son fils avait tout intérêt à faire partie de l’équipe de débatteurs. C’était un excellent entraînement, fort apprécié des commissions d’admission des écoles de droit. George fut donc pris dans l’équipe, mais vers la fin du mois de mars Jack l’avait éliminé.

Les débats organisés à la fin de l’hiver et qui opposaient entre eux les différents membres de l’équipe avaient allumé tous les instincts compétitifs de George Hatfield. Il était devenu un débatteur acharné, décidé à vaincre. Il préparait avec le même acharnement le dossier pour et le dossier contre. Peu importait que le sujet fût la légalisation de la marijuana, la restauration de la peine de mort ou les allocations gouvernementales accordées aux compagnies pétrolières pour la non-exploitation de leurs gisements. George étudia à fond tous ses dossiers et son manque de convictions véritables lui permettait de défendre avec une énergie égale des thèses opposées. Jack savait que même chez les meilleurs débatteurs cette aptitude à ne pas prendre parti était une qualité aussi rare que précieuse. Le véritable débatteur est un opportuniste dont le seul but est de convaincre. Jusque-là, tout allait bien.

Mais malheureusement George Hatfield bégayait.

On n’avait jamais remarqué cette infirmité en classe, où George faisait preuve d’un flegme imperturbable, même quand il n’avait pas fait ses devoirs, et encore moins sur le terrain de sport où savoir parler ne vous menait à rien et pouvait même vous faire disqualifier, si vous discutiez trop.

Mais, quand le débat s’échauffait, George se mettait à bégayer et plus il se passionnait, plus il bégayait. Dès qu’il tenait son adversaire, un blocage se produisait au niveau des centres moteurs de la parole et il restait là sans pouvoir prononcer un seul mot, jusqu’à ce que la sonnerie mît fin au débat. C’était pénible à voir.

« J-j-je-p-p-pense qu’il f-f-faut dire que les f-f-faits cités par Mr. D-d-dorsky sont r-r-rendus caducs p-p-par la récente d-d-décision de la cour… »

La sonnerie tintait et George se tournait vers Jack, assis près du chronomètre, et le fixait d’un regard haineux. Dans ces moments-là, son visage devenait cramoisi et dans son agitation sa main se crispait, froissant les notes qu’elle tenait.

Jack avait gardé George dans l’équipe bien après s’être débarrassé de tous les autres poids morts. Contre toute raison, il avait espéré que ça finirait par s’arranger. Il se souvint de l’altercation qui avait eu lieu à peu près une semaine avant que George ne fût éliminé de l’équipe. George était resté après le départ des autres et avait pris Jack à partie.

— Vous avez d-d-déclenché le chronomètre en a-a-avance.

Jack leva les yeux des papiers qu’il rangeait dans sa sacoche.

— Que voulez-vous dire, George ?

— Je n’ai p-p-pas eu mes cinq m-m-minutes. Vous l’avez d-d-déclenché en avance. J’ai r-r-regardé la p-p-pendule.

— Le chronomètre et la pendule ne sont peut-être pas parfaitement synchronisés, mais je n’ai pas touché au chronomètre, parole d’honneur.

— S-s-si, vous l’avez f-f-fait !

L’agressivité de George, son air d’innocence offensée avaient fini par exaspérer Jack. Ça faisait deux mois qu’il n’avait pas touché à l’alcool, deux mois de trop, et il avait les nerfs à vif. Il fit un dernier effort pour se maîtriser.

— Je vous assure que je n’ai pas touché au chronomètre, George. Le problème, c’est que vous bégayez. Avez-vous une idée de ce qui peut causer cette infirmité ? Vous ne bégayez pas en classe.

— J-j-je ne b-b-bégaie pas !

— Ne criez pas.

— Vous voulez ma p-p-eau ! V-v-vous ne me v-v-voulez pas dans v-v-votre équipe !

— Je vous répète de ne pas crier. On peut discuter de ça calmement.

— Je me fous de vos boniments !

— George, si vous pouvez maîtriser votre bégaiement, je serai enchanté de vous garder. Vous préparez bien vos dossiers, vous êtes rarement pris au dépourvu. Mais tout cela ne sert pas à grand-chose si vous n’arrivez pas à parler…

— J-j-je n’ai jamais b-b-bégayé de ma v-v-vie ! s’écria-t-il. C-c-c’est vous ! Si q-q-quelqu’un d’autre était ch-chargé de l’équipe, je p-p-pourrais…

Jack sentait la moutarde lui monter au nez.

— George, vous ne pourrez jamais devenir avocat tant que vous bégaierez comme ça. Le droit, ce n’est pas le rugby. Il ne suffit pas de vous entraîner deux heures par jour pour vous débarrasser de ce handicap. Que ferez-vous quand il vous faudra prendre la parole devant le conseil d’administration ? Allez-vous leur dire : « M-m-maintenant, messieurs, examinons cette p-p-plainte » ?

Il rougit tout à coup, non de colère, mais de honte devant sa propre cruauté. Ce n’était pas un homme qu’il avait devant lui mais un gosse de dix-sept ans qui affrontait le premier échec de sa vie et qui, en le provoquant, cherchait peut-être, d’une façon détournée, à obtenir son aide.

George lui lança un dernier regard furieux, la bouche tordue par des paroles qu’il retenait à grand-peine et qui finirent par éclater :

— V-v-vous l’avez déclenché en avance ! V-v-vous me d-d-détestez parce que v-v-vous savez que je s-s-sais…

Il poussa un cri inarticulé et quitta brusquement la salle de classe, claquant derrière lui la porte dont les vitres tremblèrent. Malgré la honte qu’il éprouvait à s’être moqué du bégaiement de George, Jack ne pouvait s’empêcher de jubiler à la pensée que pour la première fois de sa vie George Hatfield n’avait pas pu obtenir ce qu’il désirait. Pour la première fois de sa vie, il avait rencontré un obstacle que tout l’argent de Papa ne lui permettrait pas de franchir. Mais sa jubilation, rapidement submergée par la honte, fut de courte durée. Et il se retrouva dans le même état d’esprit que lorsqu’il avait cassé le bras de Danny.

Oh ! mon Dieu, faites que je ne sois pas un salaud, je vous en supplie.

Cette joie malsaine qu’il avait ressentie devant la débandade de George était certainement plus caractéristique du personnage de Denker, dans la pièce, que de Jack Torrance, dramaturge.

Vous me détestez parce que vous savez que je sais…

Parce qu’il savait quoi ?

Que pouvait-il savoir de George Hatfield qui pût le lui faire détester ? Qu’il avait la vie entière devant lui ? Qu’il ressemblait un peu à Robert Redford et que les filles s’arrêtaient de parler quand, du plongeoir de la piscine, il exécutait un double saut de carpe ? Qu’il jouait au rugby et au base-ball avec une grâce innée ?

C’était ridicule, totalement absurde. Il ne lui enviait rien. En fait, il était encore plus navré du bégaiement de George que George lui-même, parce que George aurait réellement fait un excellent débatteur. Et si Jack avait déclenché son chronomètre en avance – ce qu’il n’avait pas fait, évidemment – ç’aurait plutôt été pour couper court au spectacle de son humiliation – aussi insupportable que celle de l’orateur qui, à la distribution des prix, a un trou de mémoire – et au sentiment de gêne qu’elle provoquait. Oui, s’il avait déclenché le chronomètre en avance, c’était uniquement pour épargner à George d’inutiles souffrances.

Mais il ne l’avait pas fait ; il en était quasiment certain.

Une semaine plus tard, quand Jack avait éliminé George de l’équipe, il avait su rester maître de lui-même. Les cris, les menaces étaient venus de George. Quelques jours après, pendant que l’équipe s’entraînait, Jack était allé au parking chercher des recueils de textes qu’il avait laissés dans le coffre de la Volkswagen, et il avait trouvé George, un genou à terre, ses longs cheveux blonds flottant devant son visage, un couteau de chasse à la main. Il était en train de taillader le pneu avant droit de la Volkswagen. Les pneus arrière étaient déjà lacérés et la Coccinelle était assise sur son arrière-train comme un petit chien fatigué.

Jack avait vu rouge, mais il ne se souvenait pas très bien de l’empoignade qui avait suivi. Il avait dit dans un grognement rauque :

— Très bien, George. Si c’est ça que vous cherchez, vous allez être servi.

Il se rappelait l’expression de surprise sur le visage de George et son regard plein d’appréhension. Il avait commencé : « Mr. Torrance… », comme s’il voulait prouver que tout cela n’était qu’une erreur, que les pneus étaient déjà à plat quand il était arrivé, et qu’avec ce couteau qui s’était trouvé par hasard dans sa poche il ne faisait que nettoyer la terre qui s’était prise dans les rainures…

Jack avait foncé, les poings levés devant lui et un sourire aux lèvres, c’est du moins ce qu’il lui semblait.

Son dernier souvenir c’était George brandissant son canif et le menaçant :

— Ne vous approchez pas davantage, sinon gare à vous…

Ensuite il ne se souvenait de rien jusqu’au moment où Miss Strong, le professeur de français, lui avait saisi les bras. Elle pleurait, criant :

— Arrêtez, Jack, arrêtez ! Vous allez le tuer !

Il avait regardé autour de lui d’un air hébété. Le canif gisait innocemment sur le macadam du parking à une dizaine de mètres. La Volkswagen, pauvre vieux tacot qui avait survécu à tant de beuveries nocturnes, à tant de courses folles, était toujours assise sur ses trois pattes cassées. Il y avait un nouveau coup au pare-chocs et, au milieu, une tache rouge – de peinture ou de sang. Pendant un moment tout s’était embrouillé dans sa tête.

(Nom de Dieu, Al, nous l’avons touché.)

Puis il avait aperçu George, étendu sur le macadam. Il avait l’air sonné et clignait des yeux. Tous les membres de l’équipe de débatteurs étaient sortis. Blottis près de la porte, ils gardaient les yeux rivés sur George. Une blessure au cuir chevelu, probablement sans gravité, lui avait ensanglanté le visage, mais le filet qui s’écoulait d’une oreille indiquait sans doute un traumatisme crânien. Quand George essaya de se relever, Jack se libéra de l’emprise de Miss Strong et se dirigea vers lui. George eut un mouvement de recul.

Jack posa ses mains sur la poitrine de George et le poussa en arrière.

— Restez couché, dit-il. N’essayez pas de bouger.

Il se tourna vers Miss Strong qui les regardait tous deux d’un air horrifié.

— Miss Strong, allez chercher le médecin du collège, s’il vous plaît, lui dit-il.

Elle fit demi-tour et partit en courant vers le secrétariat. Il regarda les membres de l’équipe de débatteurs droit dans les yeux. Il avait repris la barre, il était redevenu lui-même et, quand il était lui-même, il n’y avait pas de plus chic type dans tout le Vermont. Ses élèves le savaient bien, il en était sûr.

— Vous pouvez rentrer chez vous, leur avait-il dit posément. Nous nous réunirons de nouveau demain.

Mais, avant la fin de la semaine, ses deux meilleurs débatteurs et quatre autres membres de l’équipe avaient donné leur démission. À ce moment-là, ça n’avait d’ailleurs plus beaucoup d’importance puisqu’on l’avait informé qu’il allait être obligé de démissionner lui aussi.

Pourtant, dans cette épreuve, il avait résisté à la tentation de boire, ce qui représentait, après tout, une sorte de victoire.

Il n’avait pas éprouvé de haine à l’égard de George Hatfield, il en était sûr. Ce qu’il avait fait, il l’avait fait malgré lui.

Deux guêpes léthargiques se traînaient sur le toit, à côté du trou béant entre les lattes.

Il les regardait déployer leurs ailes, ces ailes qui étaient la négation même de tous les principes de l’aérodynamique et qui pourtant fonctionnaient si bien. Elles s’envolèrent lourdement dans la lumière du soleil d’octobre, peut-être pour aller piquer quelqu’un d’autre. Le bon Dieu avait cru bon de leur donner des dards et Jack supposait qu’il leur fallait s’en servir.

Combien de temps était-il resté là, assis, à contempler ce trou qui lui avait réservé une si mauvaise surprise et à ressasser de vieilles histoires ? Il regarda sa montre : ça faisait presque une demi-heure.

Il se laissa glisser sur la pente jusqu’au bord du toit, passa une jambe par-dessus la gouttière et chercha du pied le premier barreau de l’échelle, juste en dessous du surplomb. Il allait descendre à la remise où il avait rangé la bombe insecticide sur un rayon assez haut pour que Danny ne pût l’atteindre.

Il la prendrait, remonterait et ferait aux guêpes une bonne surprise. On pouvait se faire piquer, mais on pouvait aussi rendre la pareille. Chacun son tour. Ça, il le croyait vraiment. Dans deux heures, le nid ne serait plus qu’une boule de papier mâché vide que Danny pourrait conserver dans sa chambre s’il le désirait… Jack en avait gardé un chez lui quand il était gosse, un nid qui avait toujours vaguement senti la fumée de bois et l’essence. Danny pourrait le mettre à la tête de son lit. Il n’y aurait plus aucun risque.

— Je me sens mieux.

Il n’avait pas eu l’intention de parler tout haut, mais le son de sa propre voix, si confiante dans le silence de l’après-midi, le rassura. Effectivement, il allait mieux. Il se sentait capable désormais de mener sa barque, de neutraliser la force qui avait failli le rendre fou et de la considérer avec détachement, comme un phénomène curieux, sans plus.

Et s’il y avait un endroit au monde où sa guérison fût possible, c’était bien ici.

Il descendit l’échelle pour aller chercher la bombe. Elles paieraient cher, ces sales guêpes, pour l’avoir piqué !