HALLORANN
Le cuisinier ne correspondait pas du tout à l’image que se faisait Wendy du chef d’un grand hôtel. D’abord le terme « cuisinier » n’était pas celui qui convenait ; il était trop terre à terre. La cuisine, c’est ce qu’elle faisait quand elle jetait tous les restes dans un plat en pyrex graissé et y ajoutait des nouilles. Le chef d’un établissement comme l’Overlook, qui faisait de la réclame dans les pages touristiques du New York Sunday Times, devait être un petit bonhomme rond au teint blafard et aux yeux noirs. Il devait avoir de petites moustaches retournées en croc, comme une vedette de comédie musicale des années quarante, un accent français et un sale caractère.
Du stéréotype, Hallorann n’avait que les yeux. C’était un grand Noir dont les cheveux coupés en afro commençaient à blanchir. Son parler avait les douces inflexions traînantes du Sud et il riait pour un rien, découvrant des dents trop blanches et trop régulières pour être autre chose qu’un râtelier Sears and Roebuck style 1950.
À la vue de ce géant en serge bleue, Danny avait ouvert de grands yeux, mais quand Hallorann, sans plus de cérémonie, l’avait pris dans ses bras et l’avait installé confortablement dans le creux de son bras, il avait souri.
— Tu ne vas quand même pas passer l’hiver ici, lui dit Hallorann.
— Mais si, répondit Danny avec un sourire timide.
— Non, tu vas venir avec moi à St. Pete’s. Je t’apprendrai à faire la cuisine et tous les soirs tu iras chercher des crabes sur la plage. D’accord ?
Tout en se tortillant de rire malgré sa timidité, Danny fit non de la tête. Hallorann le posa par terre.
— Si tu veux changer d’idée, dit Hallorann en se penchant gravement sur Danny, tu as intérêt à te dépêcher. Dans trente minutes, je me mets au volant de ma voiture. Dans deux heures et demie, je suis à la porte 32, hall B, de l’aéroport de Stapleton, à Denver, dans le Colorado, à 5 280 pieds d’altitude. Trois heures plus tard, je me trouve à Miami ; je loue une voiture et je prends la route de St. Pete’s. Là j’enfile mon maillot, je m’allonge au soleil et je ris dans ma barbe en pensant aux pauvres diables qui sont restés coincés là-haut dans la neige. C’est pas beau, mon petit ?
— Oh ! oui, monsieur, dit Danny, souriant toujours.
Hallorann se tourna vers Jack et Wendy.
— Il est très chouette, votre fils.
— Pas mal, dit Jack. (Il lui tendit la main et Hallorann la saisit.) Je suis Jack Torrance. Voici ma femme, Winnifred, et Danny, que vous connaissez déjà.
— Et je m’en félicite. Madame, comment vous appelle-t-on, Winnie ou Freddie ?
— On m’appelle Wendy, dit-elle, souriant.
— Oui, c’est mieux. Je préfère ça. Voulez-vous venir par ici ? Mr. Ullmann veut que je vous fasse les honneurs de la cuisine et c’est ce que je vais faire.
Et, secouant la tête, il ajouta tout bas :
— Quel soulagement de ne plus le voir, celui-là !
Wendy n’avait jamais vu de cuisine aussi grande que celle dans laquelle Hallorann les fit pénétrer. Elle s’y promena à ses côtés, tandis que Jack, qui se sentait hors de son élément, restait en arrière avec Danny. Des casseroles en inox de toutes sortes recouvraient tout un mur, de haut en bas. La planche à pain était aussi grande que la table de cuisine de leur appartement de Boulder. L’évier avait quatre bacs. Une étonnante collection de couteaux, suspendue au porte-couteaux à côté de l’évier, rassemblait tout ce qui sert à couper, du simple épluchoir jusqu’au hachoir à deux manches.
— J’ai l’impression qu’il faudra que je marque mon chemin avec des miettes de pain chaque fois que je viendrai ici, dit Wendy.
— Ne vous laissez pas trop impressionner, répliqua Hallorann. Elle est grande, mais ce n’est qu’une cuisine. Vous n’aurez jamais à toucher à la plupart des affaires. Tout ce que je vous demande, c’est de la tenir propre. Voici la cuisinière dont je me servirais si j’étais vous. Il y en a trois, mais celle-ci est la plus petite.
« La plus petite ! » se disait Wendy, découragée rien qu’à la voir. Elle comportait douze brûleurs, deux fours ordinaires, un four à pain, un bain-marie pour faire mijoter les cassoulets et tenir les sauces au chaud, un gril et un chauffe-plat, sans parler des nombreux boutons, thermostats et cadrans lumineux.
— Je vous ai dressé un inventaire des provisions. Vous l’avez vu là-bas, à côté de l’évier ?
— Le v’là, Maman !
Danny lui apporta deux feuilles de papier, couvertes recto et verso d’une écriture serrée.
— Bravo, mon petit, dit Hallorann qui lui ébouriffa les cheveux et lui prit les feuilles. Tu es sûr que tu ne veux pas m’accompagner en Floride ? Tu ne veux pas apprendre le secret des crevettes à la créole ?
Plaquant ses mains contre sa bouche pour étouffer son rire, Danny s’enfuit vers son père.
— Il doit y avoir de quoi vous nourrir tous les trois pendant un an, dit Hallorann. Le garde-manger, la chambre froide, le cellier à provisions et les deux frigidaires sont pleins à craquer. Venez que je vous montre.
Il fallut une bonne dizaine de minutes à Hallorann pour ouvrir toutes les portes et soulever tous les couvercles, découvrant des quantités de nourriture comme Wendy n’en avait jamais vu. Cette abondance l’étonnait, mais ne la rassurait qu’à moitié : non pas qu’elle eût encore peur du cannibalisme à la Donner (avec tant de victuailles, il faudrait un bon moment avant qu’ils n’en soient réduits à se manger les uns les autres), mais elle eut une conscience plus aiguë de leur isolement. Une fois que la neige se serait mise à tomber, ce ne serait pas une mince affaire de les sortir d’ici. Il ne serait plus question de prendre la voiture pour se retrouver à Sidewinder une heure plus tard. Comme des personnages de conte de fées, ils allaient rester prisonniers de la neige pendant tout un hiver, condamnés à habiter ce grand hôtel désert, à se nourrir des provisions qu’on leur avait laissées et à écouter le vent hurler autour des toits. Dans le Vermont, quand Danny s’était cassé le bras
(quand Jack lui avait cassé le bras)
elle avait appelé l’équipe Medix qui s’occupait des urgences. Il avait suffi de composer le numéro écrit sur la petite carte à côté du téléphone pour que, dix minutes plus tard, ils soient là. Une voiture de police aurait mis cinq minutes pour venir et aux pompiers, qui avaient leur caserne dans une rue voisine, il n’en aurait fallu que deux. D’autres numéros de téléphone utiles figuraient sur la petite carte : ceux de l’électricien, du plombier et, évidemment, celui du réparateur du poste de télé. Mais ici que feraient-ils si Danny s’évanouissait et avalait sa langue ?
Oh ! mon Dieu, quelle idée !
Ou si l’hôtel prenait feu ? Ou si Jack tombait dans la cage de l’ascenseur et se fracturait le crâne ? Ou si…?
Ou si nous passions un excellent hiver – veux-tu te taire, Winnifred !
Dans la chambre froide où Hallorann les conduisit ensuite, ils avaient l’impression que l’hiver était déjà arrivé. Leur souffle faisait des bulles comme dans les bandes dessinées.
Il leur montra douze sacs en plastique qui contenaient chacun cinq kilos de viande hachée, ainsi qu’une dizaine de boîtes de jambon entassées comme des jetons de poker. Aux crochets plantés dans les murs lambrissés on avait suspendu quarante poulets et, en dessous, dix rôtis de bœuf, dix rôtis de porc et un quartier de mouton.
— Tu aimes le gigot, prof ? lui demanda Hallorann, un sourire aux lèvres.
— Je l’adore, répondit Danny sans hésitation.
Il n’en avait jamais mangé.
— Je savais que tu l’aimais. Par une nuit d’hiver, rien ne vaut deux bonnes tranches de gigot avec un peu de gelée à la menthe – et nous avons aussi de la gelée à la menthe ! Le gigot est ce que j’appellerai une viande pacifique ; il vous calme les intestins.
— Comment savez-vous que nous l’appelons prof ? demanda Jack tout à coup, intrigué.
Hallorann se retourna.
— Pardon ?
— Quelquefois nous l’appelons prof nous aussi, comme le personnage des bandes dessinées de Bugs Bunny.
— Il a bien l’air d’un prof, je trouve.
Il imita la grimace du grand Bugs et reprit sa formule rituelle :
— Eh bien, quoi de neuf, prof ?
Danny éclata de rire et Hallorann lui répéta sa question, mais autrement :
— Tu es sûr de ne pas vouloir venir en Floride avec moi ?
Danny avait parfaitement entendu chaque parole. Très étonné et même un peu effrayé, il interrogea Hallorann du regard, récoltant pour toute réponse un clin d’œil complice.
— Ici, dans cette huche, vous avez trente pains blancs et trente pains noirs. À l’Overlook, pas de discrimination contre les pains de couleur, voyez-vous. Je sais qu’avec soixante pains vous n’en aurez pas assez, mais vous avez tout ce qu’il faut pour en faire. D’ailleurs rien ne vaut le pain frais.
» Ici, c’est du poisson. La nourriture du cerveau. Pas vrai, prof ?
— C’est vrai, Maman ?
— Si Mr. Hallorann le dit, c’est que c’est vrai, mon lapin.
Elle sourit.
Danny fit la grimace.
— Je n’aime pas le poisson.
— Tu as tort, dit Hallorann. C’est que tu n’en as jamais rencontré qui t’aimait, toi. Ce poisson-ci va t’aimer, j’en suis sûr. Il y a cinq livres de truite, cinq kilos de turbot, quinze boîtes de thon…
— J’aime bien le thon.
— Et cinq livres de la sole la plus succulente qui ait jamais frétillé dans la mer. Mon vieux, quand tu t’en iras, au printemps, tu remercieras ton ami… (Il fit claquer ses doigts comme s’il avait oublié quelque chose.) Comment je m’appelle, déjà ? J’ai un trou de mémoire !
— Mr. Hallorann, dit Danny avec un grand sourire. Dick pour les amis.
— C’est ça ! Et puisque tu es un ami, tu n’as qu’à m’appeler Dick.
Tout en suivant Hallorann au fond de la cuisine, Jack et Wendy échangèrent un regard perplexe, essayant de se rappeler si Hallorann leur avait dit son prénom.
— Et voici quelque chose que j’ai pris spécialement pour vous, dit Hallorann. J’espère que ça vous plaira.
— Oh ! vous n’auriez pas dû, protesta Wendy, émue.
C’était une dinde de dix kilos, entourée d’un large ruban écarlate noué sur la poitrine.
— Il vous faut une dinde pour le Thanksgiving, affirma-t-il avec le plus grand sérieux. Et pour la Noël je vous ai pris un chapon qui se trouve là-bas quelque part. Vous finirez bien par le dénicher. Sortons d’ici avant d’attraper la crève. D’accord, prof ?
— D’accord !
— C’est incroyable ! s’exclama Wendy en sortant.
L’abondance et la fraîcheur de ces provisions l’avaient abasourdie. Elle était habituée à les nourrir avec trente dollars par semaine.
Hallorann se tourna vers Jack.
— Ullman vous a parlé des rats ?
Jack sourit.
— Il m’a dit qu’il y en avait peut-être au grenier. Watson, lui, semble croire qu’il y en a à la cave. Pourtant, s’il y avait des rats, ils se seraient servis des tonnes de papiers qui s’y entassent pour faire leurs nids. Or tout paraît être intact.
— Ce Watson, dit Hallorann, secouant la tête d’un air de consternation feinte. Avec son langage de charretier, c’est un vrai numéro. Vous avez déjà rencontré quelqu’un d’aussi mal embouché ?
— Pas souvent, reconnut Jack.
En fait, l’homme le plus mal embouché qu’il eût jamais connu, c’était son père.
— C’est triste, dit Hallorann, les conduisant vers la grande porte à double battant qui donnait accès au restaurant. Cette famille avait de l’argent autrefois. C’était le grand-père ou l’arrière-grand-père – je ne me souviens plus – qui a fait construire l’hôtel.
— C’est ce qu’on m’a dit, dit Jack.
— Qu’est-ce qui est arrivé ? demanda Wendy.
— Eh bien, ils ont fait de mauvaises affaires, dit Hallorann. Watson vous racontera toute l’histoire – et plutôt deux fois qu’une si vous le laissez faire. Dès qu’il s’agissait de son hôtel, le vieux ne voulait plus entendre raison. Sa femme y est morte de la grippe, le laissant seul avec son petit-fils. Ils ont fini comme gardiens de l’hôtel que le vieux avait fait construire.
— Oui, c’est triste, dit Wendy.
Ils traversèrent le restaurant avec son panorama fabuleux de cimes saupoudrées de neige. À présent il était vide et silencieux. Les nappes de toile blanche étaient protégées par des housses en plastique transparent. La moquette, roulée et rangée debout dans un coin de la pièce, semblait monter la garde.
En face, au-dessus de la porte à double battant, un panneau rustique annonçait, en lettres vieil or : Colorado Bar.
Suivant des yeux le regard de Jack, Hallorann lui dit :
— Si vous aimez boire, vous serez obligé de renouveler le stock. Nous avons tout liquidé hier au soir, à la fête des employés. Aujourd’hui, tout le monde a la gueule de bois, des femmes de chambre aux chasseurs, y compris votre serviteur.
— Je ne bois pas, dit Jack sèchement.
Ils regagnèrent le hall. Wendy, jetant un coup d’œil au parking, remarqua qu’il n’y restait plus qu’une douzaine de voitures.
Tout à coup, l’envie de partir lui serra le cœur. Si seulement ils pouvaient remonter dans la Volkswagen et se mettre en route pour Boulder ou… n’importe où !
Jack regardait autour de lui, cherchant Ullman. Il ne le trouva pas.
Hallorann se tourna vers les Torrance.
— Je dois me dépêcher si je ne veux pas rater mon avion. Je vous souhaite bonne chance. Je suis sûr que tout se passera très bien.
— Merci, répondit Jack. Vous avez été extrêmement aimable.
— Soyez sans crainte pour votre cuisine ; j’en prendrai bien soin, lui promit Wendy de nouveau. Amusez-vous bien en Floride.
— C’est ce que j’ai toujours fait, dit Hallorann.
Se penchant vers Danny, il posa ses mains sur ses genoux.
— C’est ta dernière chance, mon vieux. Tu ne veux vraiment pas venir avec moi en Floride ?
— Je ne crois pas, dit Danny en souriant.
— Bon. Tu veux bien me donner un coup de main avec ces valises jusqu’à la voiture ?
— Si Maman le permet.
— Vas-y, dit Wendy. Mais il faut boutonner ta veste.
Elle se pencha pour le faire, mais Hallorann l’avait devancée, ses gros doigts marron s’agitant avec dextérité et précision.
— Je vous le renverrai tout de suite, dit Hallorann.
— Entendu, dit Wendy, les accompagnant jusqu’à la porte.
Jack cherchait toujours Ullman. Le dernier des clients réglait sa note.