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LA CABINE TÉLÉPHONIQUE

Arrivé à Table Mesa, Jack rangea la Volkswagen devant le drugstore du centre commercial et laissa mourir le moteur.

— Tu vas rester dans la voiture, prof. Je t’apporterai une tablette de chocolat.

— Pourquoi est-ce que je ne peux pas aller avec toi ?

— Je dois donner un coup de téléphone. C’est une affaire personnelle.

— C’est pour ça que tu ne téléphones pas de la maison ?

— Dans le mille.

Wendy avait insisté pour avoir le téléphone, bien que l’état de leurs finances ne le permît guère. Elle avait soutenu qu’avec un enfant – et surtout un garçon comme Danny qui était sujet à des évanouissements – ils ne pouvaient pas s’en passer. Alors Jack avait craché les trente dollars de frais d’installation – un sale coup déjà – plus quatre-vingt-dix dollars de caution – ce qui avait été le bouquet. Jusqu’à présent, le téléphone était resté muet, à part deux faux numéros.

— Tu m’achèteras un Nuts, Papa ?

— D’accord. Tu restes là sagement et tu ne joues pas avec le changement de vitesse. Promis ?

— Promis. Je vais regarder les cartes.

— C’est parfait.

Pendant que Jack descendait de la voiture, Danny ouvrit la boîte à gants de la Coccinelle et sortit les cinq cartes routières fripées qui s’y trouvaient : le Colorado, le Nebraska, l’Utah, le Wyoming et le Nouveau-Mexique. Il avait une passion pour ces cartes routières qu’il étudiait attentivement en suivant du doigt le tracé des routes. En ce qui le concernait, l’acquisition de ces nouvelles cartes était ce que ce départ dans l’Ouest avait apporté de plus positif.

Jack se présenta au comptoir du drugstore, acheta le Nuts, le journal et le dernier numéro de L’Écho des Écrivains. Il donna un billet de cinq dollars à la caissière et demanda qu’on lui rende la monnaie en quarters. La main pleine de mitraille, il se dirigea vers la cabine téléphonique, située à côté de la machine à découper les clefs, et se faufila à l’intérieur. D’ici il pouvait encore voir Danny, malgré les trois surfaces vitrées qui les séparaient. La tête penchée, l’enfant étudiait ses cartes avec ferveur. Une vague de tendresse pour son fils submergea son cœur, mais rien dans l’expression dure et sévère de son visage ne laissait supposer qu’il éprouvait un tel sentiment.

Sans doute aurait-il pu donner ce coup de téléphone de politesse depuis la maison, car il n’avait aucunement l’intention de dire quoi que ce soit que Wendy ne pût entendre. Mais il avait sa fierté, et puisque cette fierté était – mis à part sa femme, son fils, six cents dollars dans un compte courant et une vieille Volkswagen de 1968 – tout ce qu’il possédait au monde, il en était venu à se laisser presque toujours guider par elle. Elle était en fait la seule chose qui lui appartenait en propre. Même le compte courant était à eux deux. Dire qu’il y avait à peine un an il était encore professeur dans un des meilleurs collèges privés de toute la Nouvelle-Angleterre ! Il avait eu des amis – pas les mêmes peut-être que ceux qu’il s’était faits avant de renoncer à l’alcool – mais des gens avec lesquels il pouvait se distraire, des collègues qui admiraient ses dons de pédagogue et sa vocation d’écrivain. Tout allait si bien il y avait à peine six mois. Wendy et lui avaient découvert qu’au bout de chaque quinzaine, avant de toucher la paie, il leur restait toujours un peu d’argent, de quoi ouvrir un petit compte d’épargne. Par contre, du temps où il buvait, il ne leur était jamais resté un seul centime, même quand c’était Al Shockley qui payait la tournée. Wendy et lui avaient commencé à évoquer la possibilité de l’achat d’une maison. Dans un an ou deux, ils auraient de quoi faire un premier paiement. Une vieille ferme à la campagne aurait fait leur affaire. Les six à huit ans qu’il faudrait pour la rénover ne leur faisaient pas peur ; ils étaient jeunes, ils avaient la vie devant eux.

Puis il avait perdu la tête.

George Hatfield.

Le conseil d’administration lui avait demandé sa démission et il l’avait donnée. Sans cet incident, il aurait été nommé professeur en titre à la fin de l’année.

La soirée qui avait suivi l’interview chez le directeur avait été la plus noire, la plus effroyable de toute sa vie. L’envie, le besoin de se saouler n’avaient jamais été aussi forts. Ses mains tremblaient, il renversait tout et il aurait voulu faire passer sa mauvaise humeur sur Wendy et Danny. Il s’efforçait de contenir sa colère, mais sa patience s’effritait et risquait, comme la laisse d’un chien excité, de craquer sous l’effet de l’usure. Craignant de les battre, il était parti. Il avait fini par s’arrêter devant un bar, mais il n’y était pas entré, sachant qu’il n’en fallait pas plus pour décider Wendy à le quitter, en emmenant Danny avec elle. Et, à partir de ce jour-là, il serait un homme fini, il le savait.

Au lieu d’entrer dans le bar où de vagues ombres s’agitaient, goûtant aux eaux du Léthé, il était allé chez Al Shockley. Le vote du conseil avait été de six contre un et c’était Al qui avait voté contre son renvoi.

Il demanda l’inter et on l’informa qu’il pouvait parler avec Al, à deux mille miles de là, à l’autre bout de l’Amérique, pendant trois minutes, pour un dollar quatre-vingt-cinq cents.

Al était le fils d’Arthur Longley Shockley, le baron de l’acier. Légataire universel, il avait hérité d’une immense fortune ainsi que de la présidence de plusieurs firmes industrielles et d’un fauteuil dans bon nombre de conseils d’administration, dont celui de Stovington Preparatory Academy, le collège où le père et le fils avaient fait leurs études secondaires et que le vieux Shockley avait comblé de donations.

Jack et Al étaient devenus amis grâce à une particularité qui faisait d’eux des alliés naturels : dans toutes les réunions de professeurs, dans toutes les soirées mondaines, ils étaient, de tous les invités, les plus saouls. Shockley était séparé de sa femme et le mariage de Jack glissait vers la rupture, bien qu’il aimât encore Wendy et lui eût promis – chaque fois avec la meilleure foi du monde – de s’amender pour elle et pour le bébé Danny.

Quand les cocktails chez les collègues avaient pris fin, Al et Jack s’en allaient faire la tournée des bars, jusqu’à leur fermeture, et achevaient la soirée dans la voiture au bout de quelque chemin perdu, où ils liquidaient tranquillement un carton de bière déniché dans une petite épicerie. Au petit matin, quand l’aube se glissait dans le ciel, Jack regagnait leur maison et trouvait Wendy et le bébé endormis sur le canapé du salon, Danny tourné toujours vers sa mère, un poing recroquevillé sous son menton. Il se sentait gagné par un tel dégoût de lui-même, une telle amertume lui emplissait la bouche, plus âcre encore que l’arrière-goût des cigarettes et des martinis – Al les appelait les martiens – qu’il se mettait à peser le plus sérieusement du monde les mérites relatifs du fusil, de la corde et de la lame de rasoir.

Si c’était un jour de semaine, il dormait trois heures, se levait, s’habillait, croquait quatre cachets d’aspirine vitaminée et, encore saoul, s’en allait faire son cours de neuf heures sur les poètes américains. Salut, les gars. Revoici l’étonnant Mr. Torrance, qui, malgré son état d’ébriété flagrant, s’apprête à vous régaler avec l’histoire rocambolesque de l’épouse de Longfellow et de sa mort dans le célèbre incendie de Boston.

Il n’avait pas voulu admettre qu’il était alcoolique, se disait-il tout en écoutant sonner le téléphone d’Al. Combien de cours avait-il séchés, combien d’autres avait-il faits sans s’être rasé, puant encore le martien ? Mais il avait cru pouvoir s’arrêter quand il le voudrait. Combien de nuits Wendy et lui avaient-ils fait chambre à part ? « Ça va très bien, tu sais. Le pare-chocs embouti ? Mais bien sûr que je peux conduire. » Et Wendy qui s’enfermait toujours dans la salle de bains pour pleurer. Quand, dans une soirée, on servait de l’alcool, ou même du vin, ses collègues avaient commencé à l’observer à la dérobée. Petit à petit il s’était rendu compte qu’on parlait de lui. Et il ne sortait plus de sa machine à écrire que des feuilles de papier blanches qu’il froissait en boule et envoyait au panier. Au début, Stovington pouvait se féliciter d’avoir su attirer le jeune Jack Torrance, un garçon qui allait peut-être devenir un écrivain important et qui en tout cas était éminemment qualifié pour initier les adolescents à ce grand mystère, l’art d’écrire. Il avait déjà publié vingt-quatre nouvelles, il travaillait sur une pièce de théâtre et il y avait peut-être un roman qui mijotait dans l’arrière-boutique. Mais maintenant il n’écrivait plus et son enseignement était devenu inégal.

Et finalement ce qui devait arriver était arrivé. Ça s’était passé un soir, quelques semaines après que Jack eut cassé le bras de son fils. C’était ce soir-là, lui semblait-il, que son mariage avait pris fin. Il ne lui restait plus qu’à attendre que Wendy fît preuve d’un peu de volonté… Si sa mère n’avait pas été une telle garce, il savait que Wendy aurait pris le premier bus pour le New Hampshire dès que Danny eût été en état de voyager. C’était fini entre eux.

Il était minuit. Jack et Al entraient dans Barre par la nationale 31. Al, au volant de sa Jaguar, s’amusait à rétrograder les vitesses en virtuose dans les virages, mordant de temps à autre sur la ligne continue. Ils étaient tous deux complètement ivres ; les martiens avaient atterri en force ce soir-là. Ils arrivaient à cent kilomètres à l’heure sur le dernier virage avant le pont quand brusquement ils aperçurent un vélo d’enfant au milieu de la route à quelques mètres devant eux. Il y eut un coup de frein brutal, le crissement aigu des pneus s’effilochant sur l’asphalte, puis un bruit de ferraille quand, à soixante kilomètres à l’heure, ils emboutirent de plein fouet le vélo. Projeté en l’air, il alla heurter d’abord le capot, fracassant le pare-brise, dont le verre Sécurit se voila de craquelures devant les yeux exorbités de Jack, puis rebondit comme un oiseau désarticulé, pour s’écraser enfin derrière eux avec un terrible fracas. Les roues passèrent sur quelque chose, avec un bruit sourd, et la Jaguar dérapa en travers de la route, sans qu’Al, qui jouait désespérément du volant, pût l’en empêcher.

— Nom de Dieu, s’écria-t-il, d’une voix qui semblait venue d’ailleurs, nous l’avons écrasé. Je l’ai bien senti.

La sonnerie du téléphone d’Al lui tintait toujours à l’oreille. « Allons, Al. Fais-moi le plaisir d’être chez toi. Je voudrais tant me débarrasser de cette corvée. »

Toute fumante, la voiture s’était enfin arrêtée à quelques centimètres d’une des piles du pont. Deux de ses pneus avaient éclaté, traçant de grands arcs de caoutchouc brûlé sur plus de quarante mètres. Jack et Al s’étaient regardés un instant puis ils étaient descendus de voiture. Se dirigeant vers l’arrière, ils s’étaient enfoncés dans la nuit.

Le vélo était complètement démoli. Il avait perdu une roue qu’Al, se retournant, avait repérée au milieu de la route. Ses rayons tordus, dressés en l’air, ressemblaient aux cordes entortillées d’un piano éventré. Al avait hésité un instant puis avait dit :

— C’est sur ça qu’on est passé, Jacky-boy.

— Mais alors, où se trouve le gosse ?

— Quel gosse ?

Jack, fronçant les sourcils, avait essayé de se rappeler. Tout était arrivé si vite. Dès qu’ils avaient amorcé le virage le vélo avait surgi de l’obscurité, pris dans les phares de la Jaguar. Al avait crié quelque chose, il y avait eu le choc, puis le long dérapage. Tout cela n’avait pas pris plus que quelques secondes.

Ils avaient rangé le vélo au bord de la route, puis Al avait allumé les feux de détresse de la Jaguar. À l’aide d’une puissante torche électrique à quatre piles, ils avaient passé les bas-côtés de la route au peigne fin pendant deux heures, sans rien trouver.

À deux heures et quart, dégrisés mais écœurés, ils avaient abandonné leurs recherches et avaient regagné la Jaguar.

— S’il n’y avait personne dessus, qu’est-ce qu’il faisait au milieu de la route ? avait demandé Al. Il n’était pas garé sur le côté, mais bel et bien au milieu !

Ne sachant que répondre, Jack s’était contenté de secouer la tête.

Al était alors parti à pied et avait traversé le pont pour gagner la cabine téléphonique la plus proche. Il avait appelé un de ses amis, un célibataire, et lui avait dit que s’il voulait bien aller chercher les pneus de neige de la Jaguar dans son garage et les lui apporter au pont de la nationale 31, à l’entrée de Barre, ça lui vaudrait cinquante dollars. Vingt minutes plus tard, l’ami était là, en jean et veste de pyjama. Il avait examiné les lieux.

— Il y a eu des morts ? avait-il demandé.

Al commençait à soulever l’arrière de la voiture avec le cric et Jack desserrait les boulons.

— Grâce à Dieu, aucun, avait dit Al.

— Alors je rentre chez moi. Tu me paieras demain matin.

— D’accord, avait dit Al sans lever les yeux.

Ayant réussi à changer les pneus sans anicroche, ils avaient regagné la maison d’Al Shockley. Al avait rangé la Jaguar au garage et avait coupé le contact.

— Je vais m’arrêter de boire, Jacky-boy, avait-il dit dans le noir. C’est fini, la rigolade. J’ai liquidé mon dernier martien.

Transpirant dans l’atmosphère confinée de la cabine téléphonique, Jack songea qu’il n’avait jamais douté qu’Al pût tenir parole.

Rentré chez lui, Jack avait trouvé Wendy endormie sur le canapé. Il avait jeté un coup d’œil dans la chambre de Danny où celui-ci dormait profondément, couché sur le dos dans son lit à rabats, le bras encore pris dans le plâtre. Dans la douce lumière filtrée du lampadaire de la rue, il pouvait distinguer, gribouillés sur la surface blanche, les vœux des docteurs et des infirmières du service de pédiatrie.

C’est un accident. Il est tombé dans l’escalier.

(Menteur)

C’est un accident. J’ai perdu la tête.

(Tu n’es qu’un ivrogne. Quand Dieu s’est curé le nez, c’est toi qu’il en a sorti.)

Mais non, écoute, ce n’est qu’un accident.

Le souvenir de la supplication s’estompa, chassé par les dernières images de cette nuit de novembre. S’attendant à chaque instant à voir arriver la police, ils avaient fouillé les mauvaises herbes desséchées, à la lueur dansante de la torche électrique, cherchant le corps disloqué qui en bonne logique aurait dû se trouver là. Le fait que ç’avait été Al qui conduisait n’y changeait rien. Il y avait eu d’autres nuits où c’était lui qui avait été au volant.

Après avoir remonté les couvertures sur Danny, il avait pénétré dans leur chambre et avait pris au dernier rayon du placard le Llama 38 espagnol qu’il y gardait dans une boîte à chaussures. Il s’était assis sur le lit et était resté là pendant une bonne heure à le contempler, fasciné par son éclat maléfique.

À l’aube, il l’avait remis dans sa boîte qu’il avait rangée dans le placard.

Ce matin-là, il avait téléphoné à Bruckner, le chef du département, pour lui dire qu’il était grippé et ne pouvait pas faire son cours. Il lui demandait de prévenir ses élèves. Bruckner avait accepté, mais de moins bonne grâce que d’habitude. Décidément Jack Torrance avait souvent été grippé cette année.

Wendy lui avait préparé du café et des œufs brouillés qu’ils avaient mangés en silence. Le seul bruit venait de la cour où Danny piaillait de joie en faisant monter et descendre ses camions sur le tas de sable.

Wendy s’était mise à faire la vaisselle et, le dos tourné, elle lui avait dit :

— Jack, j’ai quelque chose à te dire.

— Ah ! oui ?

Il avait tremblé en allumant sa cigarette. Curieusement, il n’avait pas la gueule de bois, ce matin. Mais il avait la tremblote.

— J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps et j’ai enfin pris une décision. Il fallait le faire, dans mon intérêt et dans celui de Danny. Dans le tien aussi peut-être – je ne sais pas. J’aurais sans doute dû t’en parler plus tôt.

— Veux-tu m’accorder une faveur ? avait-il demandé, regardant gigoter le bout de sa cigarette.

— Laquelle ? avait-elle demandé d’une voix terne.

Il avait les yeux fixés sur son dos.

— Nous parlerons de cela dans une semaine, si tu y tiens toujours.

Alors, les mains couvertes d’une dentelle de mousse, elle avait tourné son joli visage pâle et désenchanté vers lui.

— Jack, je ne veux plus de tes promesses. Je sais ce que…

Mais, soudain incertaine, elle s’était tue, fascinée par ce qu’elle voyait dans ses yeux.

— Dans une semaine, avait-il répété. (Sa voix avait perdu toute sa force et n’était plus qu’un souffle.) Je t’en prie. Je ne promets rien. Si tu veux encore en parler dans une semaine, nous en parlerons. Autant que tu voudras.

Dans la cuisine ensoleillée, ils s’étaient longuement regardés et quand elle avait repris sa vaisselle, sans rien dire, il s’était mis à trembler. Mon Dieu, comme il avait besoin de boire un verre ! Rien qu’un petit remontant pour remettre les choses en perspective…

— Danny a rêvé cette nuit que tu as eu un accident de voiture, reprit-elle tout à coup. Il fait quelquefois de drôles de rêves. Il m’en a parlé ce matin, pendant que je l’habillais. C’est vrai, Jack ? Tu as eu un accident ?

— Mais non.

À midi, l’envie de boire était devenue si forte qu’il avait de la température. Il s’était rendu chez Al.

— Tu n’as rien bu ? lui avait demandé Al avant de le faire entrer.

Al avait une mine effroyable.

— Rien. Tu ressembles à Lon Chaney dans Le Fantôme de l’Opéra.

— Entre donc.

Ils avaient joué au whist à deux tout l’après-midi, sans rien boire.

Une semaine s’était écoulée. Wendy et lui ne se parlaient pas beaucoup. Mais il savait qu’elle l’observait, incrédule. Il buvait du café très fort et un nombre incalculable de coca-colas. Un soir il avait liquidé tout un carton de coke et avait dû courir à la salle de bains pour le vomir. Le niveau d’alcool dans les bouteilles du placard ne baissait pas. Après ses cours, il s’en allait chez Al Shockley – elle haïssait Al Shockley comme elle n’avait jamais haï personne – et, quand il rentrait à la maison, elle aurait juré que son haleine sentait le scotch ou le gin, mais après le dîner il lui parlait lucidement, buvait un café, jouait avec Danny, partageait un coke avec lui, lui lisait une histoire, et enfin allait corriger ses dissertations, tout en buvant du café, tasse sur tasse. Elle avait dû reconnaître qu’elle s’était trompée.

Les semaines avaient passé et les paroles redoutables que Wendy avait été sur le point de prononcer ne furent pas dites. Mais Jack sentait bien qu’elles avaient été refoulées, pas vaincues. Ce qui n’empêchait pas que la vie de tous les jours devenait plus facile. Jusqu’à l’incident de George Hatfield. Il avait de nouveau perdu la tête. Et, cette fois-ci, il n’était même pas ivre.

— Monsieur, votre correspondant ne répond toujours pas…

— Allô ?

C’était la voix d’Al, tout essoufflé.

— Vous pouvez parler, dit la standardiste d’un air agacé.

— Al, c’est Jack Torrance.

— Jacky-boy ! (Al était vraiment ravi.) Comment vas-tu ?

— Bien. Je te téléphone pour te remercier. J’ai eu le poste et c’est parfait. Si je n’arrive pas à terminer cette pièce cet hiver quand je serai bloqué là-haut, c’est que je ne la terminerai jamais.

— Tu la termineras.

— Et toi, comment ça va ? demanda Jack, un peu hésitant.

— Pas une goutte. Et toi ?

— Une sécheresse record.

— Ça te manque ?

— Tous les jours.

Al rit.

— Je connais ça. Mais je ne sais vraiment pas comment tu as tenu le coup après cette histoire avec Hatfield, Jack. Tu as été héroïque.

— Je me demande pourquoi j’ai fait une connerie pareille, dit Jack sur un ton neutre.

— Ne t’en fais pas. D’ici le printemps j’aurai réussi à leur faire entendre raison. Déjà Effinger commence à dire qu’ils ont peut-être agi précipitamment. Et si la pièce fait parler d’elle…

— Bien sûr. Écoute, mon gosse m’attend dans la voiture, Al, et il commence à s’agiter…

— Je comprends. Je vous souhaite à tous trois de passer un excellent hiver là-haut. J’ai été heureux de te rendre service.

— Merci encore, Al.

Jack raccrocha, retourna à la voiture et donna à Danny le Nuts ramolli.

— Papa ?

— Oui, prof ?

Danny hésita, remarquant l’air préoccupé de son père.

— Pendant que je t’attendais, là-bas sur le trottoir, j’ai fait un mauvais rêve. Tu te souviens, quand je me suis endormi ?

— Hum-m-m.

C’était inutile d’insister. Papa était ailleurs, loin de lui. Il pensait encore à la Vilaine Chose.

« J’ai rêvé que tu me faisais mal, Papa. »

— Et c’était quoi, ton rêve, prof ?

— Oh ! rien, dit Danny.

Pendant qu’ils quittaient le parking, il remit les cartes dans la boîte à gants.

— Bien vrai ?

— Oui.

Jack lança un regard anxieux à son fils, puis se mit à réfléchir à sa pièce.