L’EXPLOSION
Plus tard, Hallorann n’arriva jamais à se rappeler le déroulement exact des événements qui suivirent. L’ascenseur était redescendu, passant devant eux sans s’arrêter. Il y avait quelqu’un dans la cabine, mais il n’avait pas osé regarder par la petite lucarne en losange de la porte, car les cris que poussait la créature n’avaient rien d’humain. Un instant après, ils entendirent des pas précipités dans l’escalier et Wendy Torrance se serra contre lui, craignant le pire. Mais, dès qu’elle aperçut celui qui descendait, elle se dressa et courut vers l’escalier aussi vite qu’elle put.
— Danny ! Danny ! Oh ! Dieu soit loué !
Frémissante tout à la fois de joie et de douleur, elle prit l’enfant dans ses bras et l’étreignit.
(Danny.)
Hallorann fut frappé de voir combien l’enfant avait changé. Il avait le teint pâle, les traits tirés et son regard exprimait quelque chose de profond, d’incommunicable. Il semblait avoir maigri. À les voir l’un près de l’autre, Hallorann se dit que c’était la mère qui paraissait la plus jeune des deux, malgré les terribles coups qu’elle avait reçus.
Dick – il faut partir – courir – l’hôtel – il va.
— D’accord, répondit Hallorann, mais, quand il voulut s’approcher d’eux, il éprouva une sorte de lassitude comme s’il essayait de nager à contre-courant.
Il semblait avoir perdu le sens de l’équilibre et ne voyait plus clair de son œil droit. Des douleurs lancinantes irradiaient dans tout le côté droit du visage, de la mâchoire jusqu’aux tempes et le long du cou. Sa joue enflée lui semblait avoir atteint la taille d’un chou. Mais l’avertissement pressant de l’enfant l’avait secoué et il finit par se mouvoir avec plus de facilité.
— D’accord ? demanda Wendy. (Son regard alla d’Hallorann à Danny puis retourna vers Hallorann.) Que voulez-vous dire par là ?
— Il faut partir, expliqua Hallorann.
— Mais je ne suis pas habillée… Mes vêtements…
Alors Danny se libéra de son étreinte et se précipita dans le couloir.
— C’est la chaudière, n’est-ce pas ? demanda Wendy.
— Oui, madame. Danny dit qu’elle va exploser.
Tant mieux. Ces paroles furent prononcées avec la froideur implacable d’une sentence de mort. Je ne sais pas si j’arriverai à descendre ces escaliers. Mes côtes… Il m’a cassé les côtes. Et j’ai une douleur dans le dos.
— Vous y arriverez, dit Hallorann. Nous y arriverons tous.
Danny revint avec les bottes, le manteau et les gants de Wendy, ainsi que ses propres gants et son manteau.
— Danny, dit-elle, et tes bottes…
— C’est trop tard, dit-il, les fixant avec une sorte de frénésie désespérée, et Hallorann, sondant ce regard, y découvrit l’image d’une pendule sous un globe de verre.
C’était la pendule du dancing qu’un diplomate suisse avait offerte à l’hôtel en 1949. Ses aiguilles marquaient minuit moins une.
— Oh ! mon Dieu ! s’écria Hallorann. Oh ! mon Dieu !
D’un bras il enlaça Wendy par la taille et la souleva, de l’autre il fit de même avec Danny et courut vers l’escalier. Quand il lui serra les côtes elle sentit que quelque chose se déboîtait dans sa colonne vertébrale et poussa un cri, mais Hallorann ne ralentit pas. Il dévala l’escalier avec son double fardeau. Avec son œil droit tout enflé qui n’était plus qu’une fente et le gauche dilaté par l’énergie du désespoir, il ressemblait à un pirate borgne enlevant des otages qui rapporteraient une bonne rançon.
Tout à coup il eut le pressentiment de ce que Danny avait voulu dire en affirmant qu’il était trop tard. Il sentait l’explosion qui se préparait au sous-sol et qui allait pulvériser l’hôtel avec tout ce qu’il contenait.
Il hâta encore le pas et fonça à travers le hall vers la porte d’entrée.
Entre-temps, au sous-sol, la créature se précipitait vers la chaufferie qu’éclairait la pâle lueur jaunâtre d’une ampoule unique. Elle écumait de rage. Elle avait été à deux doigts de s’emparer de l’enfant et de son extraordinaire pouvoir et voilà qu’à présent elle risquait de tout perdre. Non, elle ne le permettrait pas. Après avoir baissé la pression de la chaudière, elle retrouverait l’enfant et lui infligerait un châtiment exemplaire.
— Il ne faut pas que l’hôtel explose ! s’écria-t-elle. Oh ! non, il ne faut pas ! Ça ne finira pas comme ça !
Elle arriva près de la chaudière dont le corps cylindrique rougeoyait déjà. Dans un vacarme de sifflements et de grondements, elle crachait de tous côtés des jets de vapeurs et l’aiguille du manomètre était déjà au bout du cadran.
— Non, ça ne se passera pas comme ça ! hurla le gardien-manager, et les mains de Jack, insensibles à la douleur, saisirent la manette qui, chauffée à blanc, s’enfonça dans les chairs grésillantes comme une roue dans une ornière.
La manette céda et, avec un cri de triomphe, la créature l’ouvrit à fond. Un énorme jet de vapeur jaillit en rugissant comme une armée de dragons. Avant que le cadran eût complètement disparu dans le nuage de vapeur, le monstre eut le temps de voir que l’aiguille avait commencé à baisser.
— J’AI GAGNÉ ! s’écria-t-il, donnant libre cours à une joie sauvage. (Il se mit à se trémousser tout en agitant ses mains fumantes au-dessus de sa tête.) J’AI GAGNÉ ! IL N’ÉTAIT PAS TROP TARD !
Il poussa un cri inarticulé de triomphe qui fut aussitôt couvert par une détonation assourdissante : la chaudière de l’Overlook avait explosé.
Hallorann déboucha sur le porche et s’engagea dans la tranchée ouverte à travers les congères. Il distingua nettement les animaux de buis et, juste au moment où il se rendait compte que, comme il le craignait, ils leur barraient la route, l’hôtel explosa.
Sur le coup, Hallorann avait eu l’impression que tout était arrivé en même temps ; qu’au lieu d’une suite logique il y avait eu un télescopage, un chevauchement de l’action. Mais plus tard, à la réflexion, il réussit à rétablir la suite des événements.
Il y eut d’abord une longue détonation, une sorte de grondement monocorde.
(BOUMMMMM)
Puis un souffle d’air chaud les propulsa vers l’avant, sans violence, et ils se retrouvèrent tous les trois au pied de l’escalier, dans la neige.
Les fenêtres de l’Overlook volèrent en éclats et dans le dancing le globe en verre qui abritait la pendule sur la cheminée se brisa en deux et tomba par terre. Le tic-tac de la pendule s’arrêta, rouages et balancier s’immobilisèrent. Dans la chambre 217, la baignoire se fendit en deux, laissant échapper un filet d’eau puante et verdâtre. La tapisserie murale de la suite présidentielle s’embrasa. À l’entrée du Colorado Bar, les gonds de la porte cédèrent et les deux battants s’effondrèrent. Au sous-sol, au-delà du passage voûté, les énormes piles de vieux papiers s’enflammèrent et se consumèrent dans un sifflement de lampe à souder. L’eau bouillante de la chaudière inondait le brasier sans parvenir à l’éteindre. Comme un tas de feuilles d’automne qu’on brûle sous un nid de guêpes, les papiers s’envolèrent en se carbonisant. L’explosion de la chaudière fracassa les poutres du plafond qui s’écrasèrent à terre comme des os de dinosaure. L’arrivée du gaz, que plus rien n’arrêtait, se transforma en une colonne de feu qui creva le parquet du hall et monta en rugissant vers le premier étage. L’incendie gagna la moquette de l’escalier et les flammes se mirent à bondir de marche en marche, pressées d’annoncer la terrible nouvelle. Une série d’explosions en chaîne achevèrent d’éventrer l’hôtel. Le lustre de la salle à manger, une bombe de cristal qui devait peser cent kilos, se décrocha et s’écrasa dans un fracas de verre brisé, envoyant rouler les tables dans tous les sens. Les cinq cheminées de l’Overlook crachaient des flammèches vers le plafond de nuages que le vent effilochait.
(Non ! Pas ça ! Pas ça ! NON !)
La créature n’avait plus de voix ; elle seule entendait ces cris de rage impuissante et de terreur, ces malédictions. Elle se dissolvait, se défaisait, se vidait de son intelligence et de sa volonté. Elle cherchait désespérément à fuir, mais il n’y avait plus qu’une issue pour elle : l’anéantissement.
La fête était terminée.