JACK
Assis par terre dans la réserve, il gardait ses yeux rivés sur la porte. Il avait calé une boîte de crackers entre ses jambes étendues et les mangeait l’un après l’autre sans prêter attention à ce qu’il avalait, simplement parce qu’il fallait bien se nourrir. Quand il sortirait de là, il aurait besoin de ses forces. De toutes ses forces.
Jamais de sa vie il ne s’était senti aussi malheureux qu’à cet instant. Corps et esprit ne faisaient qu’une seule et même souffrance. Il avait le même mal de tête lancinant, il éprouvait le même écœurement qu’autrefois, au lendemain d’une beuverie. Tous les autres symptômes étaient présents aussi : la bouche pâteuse, le bourdonnement aux oreilles et le cœur qui cogne trop fort, comme un tambour indien. De plus, à force de se précipiter contre la porte, il s’était meurtri les épaules et ses cris lui avaient laissé la gorge en feu. Pour comble de malheur, il s’était aussi coupé la main droite sur le verrou.
Il y avait des coups de pied au cul qui se perdaient et quand il serait sorti il se promettait de botter les fesses à certains.
Malgré sa nausée il continua de grignoter les crackers et, faisant violence à son pauvre estomac, prêt à tout régurgiter, les avala les uns après les autres. Il pensa aux comprimés d’Excedrin dans sa poche mais trouva plus prudent d’attendre de ne plus avoir mal au cœur. Ça ne servirait à rien d’avaler un analgésique s’il le vomissait aussitôt. Il fallait se servir de son cerveau. Le cerveau du célèbre Jack Torrance. C’était bien lui, le type qui voulait vivre de sa matière grise ? Jack Torrance, l’auteur de bestsellers, le célèbre dramaturge, lauréat du prix du New York Critics Circle ? Jack Torrance, l’homme de lettres, le penseur respecté qui, à l’âge de soixante-dix ans, a remporté le Pulitzer avec un ouvrage de mémoires percutant intitulé Le Vingtième Siècle et moi ? Tout ça parce qu’il avait su vivre de sa matière grise !
Et, quand on a un peu de matière grise, on sait d’où viennent les guêpes.
Il mit un autre cracker dans sa bouche et le grignota.
Ce qu’il leur reprochait, au fond, c’était de ne pas lui faire assez confiance. Ils ne voulaient pas croire qu’il savait ce qu’il leur fallait et comment l’obtenir. Sa femme avait essayé de miner son autorité, d’abord par des moyens fair play
(enfin assez fair play)
puis en trichant. Comme ses petites insinuations et ses objections geignardes n’arrivaient pas à prévaloir contre ses propres arguments bien raisonnés, elle avait dressé son fils contre lui, puis avait essayé de le tuer avec une bouteille et, pour finir, elle l’avait enfermé – devinez où – dans cette maudite réserve.
Pourtant une petite voix intérieure n’arrêtait pas de le harceler, lui posant sans cesse la même question.
Oui, mais d’où venait l’alcool ? N’est-ce pas là la question cruciale ? Tu sais ce qui t’arrive quand tu te mets à boire, tu es bien payé pour le savoir. Quand tu bois, tu perds la tête.
Il jeta le carton de crackers à l’autre bout du petit réduit où il heurta une boîte de conserve et la fit dégringoler. Il regarda la boîte, s’essuya les lèvres de sa main, puis consulta sa montre. Il était presque six heures et demie. Il était là depuis des heures. Sa femme l’avait enfermé et ça faisait des heures qu’il était prisonnier.
Il commençait à comprendre son père.
La question qu’il ne s’était jamais posée, c’était ce qui avait poussé son père à boire. Car si on allait au fond des choses, selon l’expression si chère à ses anciens élèves, ne trouverait-on pas que c’était sa femme qui était à l’origine de tout ? Elle avait toujours été une chiffe molle, promenant sans cesse à la maison une mine de martyr. Avait-elle été un boulet au pied de son père ? Non, pas vraiment ; elle n’aurait jamais essayé d’emprisonner son père comme Wendy venait de le faire avec lui. Non, le sort du père de Jack avait dû ressembler à celui de McTeague, le dentiste, à la fin du grand roman de Frank Norris : il s’était retrouvé au milieu d’un désert, enchaîné par des menottes à un cadavre. Oui, c’était bien ça. Par les liens du mariage, il s’était enchaîné à une femme qui intellectuellement et spirituellement était un cadavre. Il avait bien essayé de faire tout ce que l’on attendait de lui, tout en traînant derrière lui ce cadavre. Il avait essayé d’apprendre à ses quatre enfants à distinguer le bien du mal, à comprendre la discipline et, par-dessus tout, à respecter leur père.
Eh bien, ils avaient tous été des ingrats, même lui. Et maintenant il payait le prix pour n’avoir pas compris plus tôt : son propre fils était lui aussi un ingrat. Mais il n’avait pas perdu espoir. Il arriverait à sortir de ce réduit, coûte que coûte, et il les châtierait tous les deux, il les châtierait sévèrement. Il donnerait une bonne leçon à Danny pour que plus tard, quand il serait grand, il soit mieux armé dans la vie que lui, Jack, ne l’avait été.
Il se rappela la scène du déjeuner de ce dimanche, quand son père avait battu sa mère à coups de canne…, et à quel point cette scène les avait horrifiés, lui et ses frères et sœurs. Mais maintenant il comprenait que cette bastonnade avait été nécessaire et que son père avait feint d’être ivre pour mieux surprendre sa femme en flagrant délit d’irrespect.
À quatre pattes, Jack alla ramasser la boîte de crackers et, assis à côté de la porte que Wendy avait si traîtreusement verrouillée, il se remit à grignoter. Il se demandait quelle avait pu être l’offense de sa mère et comment elle avait pu se laisser prendre au manège de son père. S’était-elle moquée de lui en se cachant derrière sa main ? Lui avait-elle tiré la langue ? Avait-elle fait un geste obscène à son intention ? Ou l’avait-elle tout simplement regardé d’un air insolent, persuadée qu’il était trop abruti par la boisson pour s’en apercevoir ? Quoi qu’il en soit, il l’avait surprise en train de lui manquer de respect et il l’avait sévèrement châtiée. Maintenant, vingt ans plus tard, il pouvait enfin apprécier la sagesse de son père.
Bien sûr, on pouvait estimer que le vieux Torrance avait été idiot d’épouser une femme pareille, qui non seulement manquait de personnalité, mais qui par-dessus le marché le traitait avec désinvolture. Mais, quand les jeunes se marient à la hâte, ils ont toute la vie pour s’en repentir. D’ailleurs il n’était pas impossible que le père de son père ait eu lui aussi une épouse de ce genre de telle sorte que la tradition des épouses chiffes molles se soit transmise de père en fils. Mais sa femme à lui avait dépassé les bornes : non contente d’avoir détruit sa première carrière et compromis la seconde, elle s’acharnait actuellement à lui ôter sa dernière et meilleure chance : devenir un membre du staff de l’Overlook, monter en grade et – qui sait ? – devenir peut-être un jour directeur. Elle s’acharnait à lui refuser Danny alors que Danny était son billet d’admission. C’était aberrant, d’accord – pourquoi vouloir le fils quand ils pouvaient avoir le père ? – mais les employeurs ont souvent des idées saugrenues et c’était la condition qu’on lui avait posée.
Il ne pourrait certainement pas la raisonner, c’était hors de question à présent. Il avait essayé de le faire dans le Colorado Bar, mais elle avait refusé de l’écouter et l’avait récompensé du mal qu’il s’était donné en l’assommant d’un coup de bouteille. Mais il aurait sa revanche. Il allait bientôt sortir d’ici.
Tout à coup il retint son souffle et tendit l’oreille. Quelque part un piano jouait un boogie-woogie, des gens riaient et battaient des mains en cadence. Il entendait clairement malgré la porte en bois massif. Il reconnut même le refrain On va faire la bombe ce soir.
Il serra les poings de rage impuissante. Il fallait qu’il se retienne pour ne pas se jeter de nouveau sur la porte. La fête avait repris, l’alcool coulait à flots et la fille ensorceleuse, toute nue sous sa robe de satin blanc, qu’il avait tenue dans ses bras dansait avec quelqu’un d’autre.
— Vous me le paierez ! hurla-t-il. Vous me le paierez, tous les deux, vous me le paierez ! Il vous en cuira, je vous le jure ! Vous…
— Allons, allons, mon vieux, répondit une voix douce de l’autre côté de la porte. Vous n’avez pas besoin de crier. Je vous entends très bien.
Brusquement Jack se mit debout.
— Grady ? Est-ce vous ?
— Oui, monsieur. C’est bien moi. Il me semble que l’on vous a enfermé.
— Faites-moi sortir, Grady. Vite.
— Je vois que vous n’avez pas encore réglé l’affaire dont nous avons parlé, monsieur. Je veux dire la punition de votre femme et de votre fils.
— C’est eux qui m’ont enfermé ! Tirez le verrou, pour l’amour du ciel !
— Vous vous êtes laissé enfermer par eux ? (La voix de Grady exprima un étonnement de bon ton.) Par exemple ! Une femme deux fois plus petite que vous et un enfant de cinq ans ? Ce n’est pas en vous laissant faire comme ça que vous nous ferez croire que vous avez l’étoffe d’un manager !
Sur sa tempe droite, un lacis de petites veines se mit à palpiter.
— Faites-moi sortir d’ici, Grady. Je leur ferai leur affaire.
— Est-ce bien certain, monsieur ? Je me le demande. (L’étonnement de bon ton céda à un regret distingué.) Je suis désolé de devoir vous dire que j’en doute. Je finis par croire – et les autres avec moi – que, quoi que vous en disiez, votre cœur n’y est pas. Nous nous demandons si vous avez assez de cran.
— Je le ferai ! cria Jack. Je le ferai, je le jure !
— Vous nous amènerez votre fils ?
— Oui ! Oui !
— Votre femme va s’y opposer de toutes ses forces, Mr. Torrance. Et elle semble être plus forte que nous ne le pensions. Elle a de la ressource. En tout cas, avec vous, elle a eu le dessus.
Grady eut un petit rire de tête.
— C’est peut-être avec elle que nous aurions dû traiter, Mr. Torrance, et dès le début.
— Je vous l’amènerai, je vous le jure, dit Jack. (Il avait collé son visage contre la porte. Il commençait à transpirer.) Elle ne s’y opposera pas. Je vous promets qu’elle ne s’y opposera pas. Elle ne le pourra pas.
— Il vous faudra la tuer, je le crains, dit Grady froidement.
— Je ferai tout ce qu’il faudra. Mais faites-moi sortir.
— Vous me donnez votre parole là-dessus, monsieur ? insista Grady.
— Ma parole, ma promesse, mon serment, tout ce que vous voulez. Mais…
Le verrou fut tiré avec un bruit sec et la porte s’entrebâilla d’un centimètre. Jack se tut et retint son souffle. Il lui semblait que la mort elle-même se trouvait de l’autre côté de la porte.
Son angoisse finit par se calmer.
Il chuchota :
— Merci, Grady. Je vous jure que vous ne le regretterez pas. Je vous le jure.
Aucune voix ne se fit plus entendre. Seul le vent hurlait au-dehors.
Il poussa la porte de la réserve, qui s’ouvrit en grinçant légèrement.
La cuisine était déserte. Grady avait disparu. Sous la lumière crue et froide des tubes de néon, tout paraissait figé, gelé. Son regard fut attiré vers l’énorme planche à hacher où ils avaient l’habitude de prendre leur repas tous les trois.
Sur la planche, il vit un verre à cocktail, une bouteille de gin et une assiette en plastique pleine d’olives.
Un des maillets de roque de la remise à outils était appuyé contre la planche.
Pendant un long moment il ne put en détacher son regard.
Puis une voix beaucoup plus grave et plus puissante que celle de Grady, venue d’il ne savait où, peut-être du fond de lui-même, lui adressa la parole.
(Il faut tenir votre promesse, Mr. Torrance.)
— Je la tiendrai, dit-il. (Il fut frappé par la servilité obséquieuse de sa propre voix, mais il n’arrivait plus à parler normalement.) Je la tiendrai.
Il alla vers la planche à hacher et saisit le manche du maillet.
Il le souleva et le fit tournoyer.
Le maillet faucha l’air avec un sifflement menaçant.
Jack Torrance se mit à sourire.