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DANS LA CHAMBRE 217

Une semaine et demie plus tard, l’Overlook et sa pelouse étaient ensevelis sous cinquante centimètres d’une neige fine et craquante. Les animaux de buis y étaient enfoncés jusqu’aux hanches ; le lapin, dressé sur ses pattes arrière gelées, semblait émerger d’un lac d’albâtre. Certaines congères atteignaient jusqu’à un mètre et demi de hauteur. Le vent les remodelait sans cesse, en dunes sinueuses aux formes changeantes. Par deux fois Jack avait dû chausser ses raquettes pour aller chercher dans la remise la pelle avec laquelle il enlevait la neige du porche. Puis, lassé, il s’était contenté de déblayer devant la porte un chemin qui offrait également à Danny une petite piste pour son traîneau. C’était le long de l’aile ouest que s’étaient formées les congères les plus impressionnantes dont certaines s’élevaient jusqu’à sept mètres de haut. Elles étaient séparées par des plages où le souffle du vent avait dénudé complètement la pelouse. Les fenêtres du premier étage étaient bloquées et, dans la salle à manger, à la place de l’admirable vue qui avait tant frappé Jack le jour de la fermeture, il n’y avait plus qu’un écran de cinéma vide. Depuis huit jours les lignes téléphoniques étaient coupées et le seul moyen de communication avec le monde extérieur était le poste émetteur dans le bureau d’Ullman.

Il neigeait tous les jours à présent. Quelquefois ce n’étaient que des brèves bourrasques qui saupoudraient de neige la croûte brillante. Mais, d’autres fois, c’étaient de véritables blizzards qui hurlaient comme des furies et faisaient trembler et geindre le vieil hôtel dans son cocon de neige. La nuit, la température restait au-dessous de moins quinze et, bien que le thermomètre à côté de la porte de la cuisine grimpât quelquefois jusqu’à moins cinq en début d’après-midi, le vent, coupant comme une lame, rendait indispensable le port du passe-montagne. Ils sortaient quand même, dès qu’il faisait beau, emmitouflés dans deux épaisseurs de vêtements. Pour se protéger les mains, ils enfilaient des mitaines par-dessus leurs gants. Sortir était devenu une sorte d’idée fixe. L’hôtel était entouré du double sillon du traîneau Flexible Flyer de Danny. Les variations sur le thème de la course en traîneau semblaient infinies : Danny monté sur le traîneau tiré par ses parents ; Papa, pouffant de rire, tiré tant bien que mal par Wendy et Danny (c’était tout juste possible sur la croûte verglacée et tout à fait impossible quand celle-ci était saupoudrée de neige fraîche) ; Danny et Maman sur le traîneau ; Wendy, seule sur le traîneau, tirée par Papa et Danny qui, soufflant des bouffées de vapeur blanche, feignaient de peiner comme des bêtes de somme. Ils riaient beaucoup pendant ces courses en traîneau autour de la maison, mais le sauvage hululement du vent écrasait leurs rires et les faisait paraître forcés.

Ils avaient aperçu des empreintes dans la neige et un jour un troupeau de cinq caribous s’était arrêté au-dessous du parapet de l’hôtel. Ils les avaient observés à tour de rôle avec les jumelles Zeiss-Ikon de Jack, et Wendy avait ressenti une impression d’irréalité à les regarder, comprenant soudain que désormais, jusqu’à la fonte des neiges au printemps, cette route appartiendrait davantage aux caribous qu’à eux. Tout ce qui avait été bâti par l’homme ne comptait plus guère à présent. Et les caribous eux-mêmes, plantés dans la neige jusqu’aux genoux, semblaient en être conscients. Abandonnant les jumelles et prétextant le déjeuner à préparer, elle s’était réfugiée à la cuisine pour pleurer et tenter de se soulager de cette tristesse refoulée qui opprimait son cœur. Elle pensait aux caribous, aux guêpes que Jack avait mises dehors sur la plate-forme derrière la cuisine pour les faire mourir de froid sous leur bol en pyrex.

Dans la remise, accrochées à des clous, ils avaient découvert toute une collection de raquettes de neige et Jack avait réussi à trouver pour chacun une paire à sa taille, quoique celle de Danny fût un peu grande. Jack s’en tirait fort honorablement ; bien qu’il n’eût pas chaussé des raquettes depuis son enfance à Berlin, dans le New Hampshire, il réapprit rapidement à s’en servir. Wendy n’était pas très enthousiaste ; après un quart d’heure de marche sur ces grosses raquettes encombrantes, ses jambes et ses chevilles lui faisaient atrocement mal. Mais Danny se piqua au jeu et fit de son mieux pour attraper le coup. Il tombait encore souvent, mais Jack était satisfait de ses progrès. Il disait que d’ici au mois de février Danny serait si fort qu’il leur ferait la pige.

 

Aujourd’hui il faisait gris et dès avant midi le ciel avait commencé à cracher de la neige. La radio, qui prédisait vingt à trente centimètres de neige de plus, n’arrêtait pas d’encenser la déesse Précipitation, bénédiction des skieurs du Colorado. Assise dans sa chambre, Wendy tricotait une écharpe tout en se disant rageusement qu’elle savait exactement où les skieurs pouvaient se foutre toute cette neige.

Jack était au sous-sol. Il était descendu vérifier la chaudière – ces visites de contrôle étaient devenues rituelles depuis que la neige les avait emmurés – et, après s’être assuré que tout allait bien, il s’était dirigé vers le passage voûté. Il avait vissé une ampoule pour s’éclairer et, assis sur un vieux siège de camping qu’il avait trouvé là, il feuilletait les vieilles archives tout en s’essuyant constamment la bouche de son mouchoir. Il avait trouvé, glissées entre les factures pro forma, les récépissés d’expédition et les reçus, des choses bizarres, inquiétantes. Un lambeau de drap taché de sang, un ours en peluche désarticulé et qui semblait avoir été déchiqueté, une feuille de papier à lettres de femme toute froissée et qui, sous l’odeur musquée du temps, gardait encore un relent de parfum. Le bleu de l’encre était passé et la lettre était restée inachevée : Tommy, mon chéri, je n’arrive pas à réfléchir ici comme je l’avais espéré. Chaque fois que j’essaie de penser – à toi bien sûr, car à qui d’autre penser – je suis sans cesse dérangée. Et je fais des rêves étranges où j’entends frapper des coups dans la nuit… C’est drôle, n’est-ce pas ? C’était tout. La lettre portait la date du 27 juin 1934. Elle le fascinait, sans qu’il sût dire pourquoi. Il avait l’impression que toutes les pièces de ce puzzle devaient s’emboîter les unes dans les autres ; mais il fallait trouver celles qui manquaient pour que tout se mît en place. Alors il persévéra, poursuivant ses recherches, tout en s’essuyant les lèvres et sursautant chaque fois que la chaudière derrière lui se rallumait en rugissant.

 

Danny était de nouveau devant la porte de la chambre 217, avec le passe-partout dans sa poche. Il fixait sur la porte un regard absent, hypnotisé. Sous sa chemise de flanelle, ses muscles se contractaient involontairement et il chantonnait doucement un air monocorde.

Il n’avait nullement souhaité revenir ici après l’histoire de l’extincteur. Il était effrayé de se retrouver devant cette porte et plus encore d’avoir désobéi à son père en prenant le passe-partout.

Mais il avait fallu qu’il revienne. Il avait cédé une première fois à la curiosité, sans la satisfaire. Il avait mordu à l’hameçon et maintenant il était pris ; sa curiosité inassouvie le hantait à longueur de journée comme un chant de sirène. D’ailleurs, Mr. Hallorann lui avait bien dit : Je crois que tu n’as rien à craindre ici.

(Tu as promis.)

(Les promesses sont faites pour être rompues.)

Mr. Hallorann avait certainement raison. C’était parce qu’il n’y avait rien à craindre qu’il les avait laissé emprisonner par la neige sans rien dire.

(Tu n’auras qu’à fermer les yeux et la vision disparaîtra.)

Ce qu’il avait vu dans la suite présidentielle avait disparu. Et il s’était rendu compte que le serpent n’était qu’un tuyau d’extincteur tombé sur la moquette. Il n’y avait rien, absolument rien à craindre dans cet hôtel et si pour se le prouver il avait besoin de pénétrer dans cette chambre, ne fallait-il pas le faire ?

En venant il s’était arrêté devant l’extincteur et, le cœur battant follement, il avait remis la lance en cuivre sur son support. Il l’avait tapotée du doigt en murmurant : « Vas-y, mords-moi ! Vas-y, mords, espèce d’imbécile ! Tu n’y arrives pas, hein ? Tu n’es rien d’autre qu’un misérable tuyau d’extincteur. Tout ce que tu sais faire, c’est t’étaler par terre. Vas-y, mais vas-y donc ! » Sa bravade lui avait paru d’une audace insensée.

Danny tira le passe-partout de sa poche et le glissa dans la serrure.

Il palpa la clef, la caressa de ses doigts. Il avait la bouche sèche et ne se sentait pas très bien. Il tourna la clef et le pêne sortit facilement de la gâche.

(Ce n’est pourtant pas le croquet, les maillets sont trop courts, ce jeu s’appelle…)

Danny poussa la porte qui s’entrebâilla sans le moindre grincement. Une grande pièce – à la fois chambre et living – s’ouvrait devant lui. Il y faisait sombre, non pas à cause des congères, qui n’arrivaient pas encore au niveau du deuxième étage, mais parce que deux semaines auparavant son père avait fermé tous les volets de l’aile ouest.

Dans l’entrée il tâtonna, puis trouva l’interrupteur qui alluma deux ampoules dans un plafonnier en cristal taillé. Danny entra et, regardant autour de lui, vit une moelleuse moquette d’un vieux rose reposant, un grand lit avec un couvre-lit et un secrétaire.

S’avançant encore de quelques pas, il put s’assurer qu’il n’y avait rien dans cette chambre, absolument rien d’anormal. Ce n’était qu’une pièce vide et froide – Papa chauffait l’aile est aujourd’hui. Une commode et une table de nuit sur laquelle on avait posé une bible Gidéon complétaient l’ameublement. Au fond, la porte entrebâillée du placard laissait voir une rangée de cintres d’hôtel, indécrochables pour qu’on ne puisse pas les voler. À gauche, la glace en pied de la porte de la salle de bains lui renvoyait le reflet de son visage blême.

Il regarda son sosie et le salua gravement de la tête.

Oui, c’était là que ça se trouvait. S’il y avait quelque chose à trouver, c’était bien là, dans la salle de bains. Son sosie s’avançait toujours, comme s’il voulait sortir du miroir, puis tendit la main et la pressa contre celle de Danny. Quand la porte de la salle de bains s’ouvrit, le sosie s’éloigna de biais et Danny put glisser un regard à l’intérieur.

C’était une salle de bains toute en longueur qui, avec son luxe démodé, faisait penser à un wagon-salon de train Pullman. Le sol était recouvert d’un carrelage de petites dalles hexagonales. Au fond trônait un W.C. à couvercle levé, à droite il y avait un lavabo surmonté d’une armoire de toilette à glace, et à gauche une grande baignoire blanche à pieds griffus, dont le rideau de douche était tiré. Comme un somnambule, Danny se dirigea vers la baignoire. Il avait l’impression de se trouver dans un rêve, un des rêves de Tony. S’il écartait le rideau de douche, il découvrirait peut-être quelque chose d’agréable, quelque chose que Papa avait oublié ou que Maman avait perdu, quelque chose qui leur ferait plaisir…

Il fit glisser le rideau de douche.

La femme qui gisait dans la baignoire était morte depuis longtemps. Elle était toute gonflée et violacée et son ventre, ballonné par les gaz et ourlé de glace, émergeait de l’eau gelée comme une île de chairs livides. Elle fixait sur Danny des yeux vitreux, exorbités comme des billes. Un sourire grimaçant étirait ses lèvres pourpres. Ses seins pendillaient, les poils de son pubis flottaient à la surface et ses mains congelées se recroquevillaient comme des pinces de crabe sur les bords godronnés de la baignoire en porcelaine.

Danny hurla sans qu’aucun son ne sortît de sa gorge ; le cri refoulé plongea au fond de son être comme une pierre qui tombe au fond d’un puits. Il recula de nouveau, faisant tinter le carrelage sous ses pas, et subitement il sentit que dans son affolement il s’était inondé d’urine.

Alors la femme se mit sur son séant.

Toujours grimaçante, elle rivait sur Danny ses énormes yeux exorbités. Ses paumes mortes crissaient sur la porcelaine, ses seins se balançaient comme de vieux punching-balls craquelés. Quand elle se leva, on entendit un bruit à peine perceptible de bris d’échardes de glace, mais elle ne respirait pas : ce n’était qu’un cadavre, mort depuis des années.

Les yeux écarquillés, les cheveux dressés sur la tête comme des piquants de hérisson, Danny fit volte-face et s’enfuit à toutes jambes vers la porte extérieure qu’il trouva refermée. Sans penser qu’elle n’était peut-être pas verrouillée et qu’il suffisait de tourner la poignée pour sortir, il se mit à cogner dessus et à pousser des hurlements déchirants qu’aucune oreille humaine ne put entendre. La morte au ventre ballonné, aux cheveux desséchés, qui gisait, magiquement embaumée, depuis des années dans cette baignoire, s’était levée et, les bras tendus, s’était lancée à sa poursuite. Il l’entendait s’approcher, mais dans son affolement il ne trouvait d’autre défense que de cogner encore plus désespérément sur cette porte qui se refusait à s’ouvrir.

Tout à coup, une voix calme et rassurante se fit entendre, la voix de Dick Hallorann. Et Danny, qui avait retrouvé la sienne, se mit à pleurer doucement, non pas de peur mais de soulagement.

(Je ne crois pas que tes visions puissent te faire de mal…, pas plus que les images dans un livre… Si tu fermes les yeux, elles disparaîtront.)

Il ferma les yeux, serra les poings et se concentra si fort que ses épaules se contractèrent.

(Il n’y a rien, rien du tout, RIEN, RIEN DU TOUT !)

Quelques minutes passèrent. Il commençait tout juste à se détendre, à réaliser que la porte était forcément ouverte et qu’il pouvait s’enfuir, quand deux mains puantes, tuméfiées, suintantes de l’humidité des années, se refermèrent doucement autour de son cou et le forcèrent à se retourner et à regarder dans les yeux le visage violacé de la mort.