ÉPILOGUE : L’ÉTÉ
Après avoir vérifié que l’apprenti avait préparé correctement la salade et jeté un coup d’œil aux hors-d’œuvre, Hallorann dénoua son tablier, le suspendit et sortit par la porte de derrière. Il lui restait environ quarante-cinq minutes avant le branle-bas de combat du dîner.
Le Red Arrow Lodge était un motel perdu au fin fond des montagnes, dans l’ouest de l’État du Maine, à trente kilomètres d’une ville du nom de Rangely. C’était une bonne boîte, se disait Hallorann. Il n’y avait pas trop de monde, les pourboires étaient généreux et jusqu’ici pas un seul plat n’avait été renvoyé à la cuisine : record remarquable si l’on pensait que la moitié de la saison s’était déjà écoulée.
Il passa entre le bar en plein air et la piscine (parfaitement superflue, à son avis, vu qu’il y avait le lac à côté), traversa une pelouse où quatre clients jouaient au croquet en riant, grimpa une petite côte couronnée d’un bois de pins que la brise faisait doucement murmurer et qui embaumait l’air de leurs sucs résineux.
De l’autre côté de la crête, au-dessus du lac, quelques chalets isolés étaient nichés parmi les arbres. Le plus joli était le plus éloigné. Hallorann l’avait retenu pour deux personnes dès le mois d’avril, quand il avait découvert ce motel.
Une femme était assise dans un fauteuil à bascule, un livre entre les mains. Hallorann fut de nouveau frappé par la transformation qui s’était produite en elle. D’abord, le corset orthopédique qui l’obligeait à se tenir très droite donnait à son maintien quelque chose d’un peu sévère. En plus des côtes fracturées et des blessures internes, elle avait eu une vertèbre cassée et c’était ce qu’il y avait de plus long à guérir. Mais la transformation se voyait aussi dans son visage qui avait vieilli et paraissait moins rieur. Assise là, penchée sur son livre, elle avait une beauté grave qu’Hallorann ne lui avait jamais vue auparavant. À l’époque où il l’avait rencontrée, elle faisait encore très jeune fille, mais maintenant c’était une femme que l’existence n’avait pas épargnée mais qui avait surmonté les épreuves. Elle avait su tant bien que mal recoller les morceaux de leurs vies brisées. Hallorann savait pourtant que pour elle ce ne serait jamais plus tout à fait comme avant.
Au bruit de son pas, elle leva les yeux.
— Salut, Dick !
Fermant le livre, elle tenta de se dresser, mais son visage se contracta de douleur.
— Non, ne vous levez pas, le protocole c’est bon pour les soirées de gala, répondit Hallorann.
Elle le regardait monter les marches en souriant et il prit place à côté d’elle sur le porche.
— Comment allez-vous ?
— Pas trop mal, concéda-t-il. Essayez ce soir les crevettes à la créole. Elles sont extra.
— Je n’y manquerai pas.
— Où est Danny ?
— Il est là-bas.
Elle tendit le doigt et Hallorann distingua une petite silhouette assise au bout de la jetée. Il portait un jean roulé jusqu’aux genoux et un tee-shirt à rayures rouges. Devant lui, sur l’eau paisible, un bouchon flottait. De temps en temps, Danny remontait sa ligne, en examinait le plomb et l’hameçon, puis la relançait dans l’eau.
— Il commence à bronzer, dit Hallorann.
— Oui, il est déjà bien brun – et elle regardait affectueusement son fils.
Hallorann sortit une cigarette, la tapota pour tasser le tabac et l’alluma. La fumée dériva en lents méandres dans le soleil de l’après-midi.
— Est-ce qu’il fait toujours les mêmes cauchemars ?
— Ça va mieux, dit Wendy. Il n’en a eu qu’un seul cette semaine. Auparavant, c’était chaque nuit, quelquefois même à plusieurs reprises. Les explosions. Les buis. Et surtout… enfin vous savez.
— Oui. Ne vous en faites pas, Wendy. Il s’en tirera.
Elle l’interrogea du regard.
— Vous croyez ? Je me le demande.
Hallorann hocha la tête.
— Tous les deux, vous êtes en train de reprendre le dessus. Vous n’êtes plus comme avant, mais ce n’est pas forcément un mal.
Ils restèrent un moment sans parler, Wendy se balançant dans son fauteuil et Hallorann tirant sur sa cigarette, les pieds sur la balustrade du porche. Une petite brise se leva et, se faufilant par des chemins secrets à travers les pins, vint caresser les cheveux de Wendy qu’elle avait fait couper court.
— J’ai décidé d’accepter l’offre d’Al… de Mr. Shockley, dit-elle.
Hallorann hocha la tête.
— Ce doit être une bonne place, un travail qui peut vous intéresser. Quand commencerez-vous ?
— Tout de suite après la Fête du Travail. Quand nous partirons d’ici, nous irons directement dans le Maryland pour chercher un logement. Vous savez, c’est la brochure du syndicat d’initiative qui m’a décidée. J’ai l’impression que c’est une région idéale pour élever un gosse. Et je voudrais me remettre au travail avant d’avoir complètement épuisé l’argent de l’assurance que Jack nous a laissée. Il reste encore quarante mille dollars, assez pour payer des études universitaires à Danny et même pour l’aider à prendre un bon départ dans la vie, si nous investissons cet argent intelligemment.
Hallorann hocha la tête.
— Et votre mère ?
Elle le regarda avec un sourire triste.
— Je pense que le Maryland sera suffisamment loin.
— Vous n’oublierez pas vos vieux amis, n’est-ce pas ?
— Danny ne le permettrait pas. Allez le voir, il vous attend depuis ce matin.
— Moi aussi.
Il descendit par le chemin de gravier et rejoignit Danny qui était assis au bout de la jetée, sur les vieilles planches pourries, les pieds trempant dans l’eau claire. Au-delà, le lac s’élargissait, reflétant les pins qui descendaient jusque sur ses rives. C’était un pays de très vieilles montagnes, aux contours arrondis, adoucis par le temps, et Hallorann trouvait ce paysage tout à fait à son goût.
— Tu prends quelque chose ? demanda-t-il.
S’asseyant à côté de Danny, il enleva une de ses chaussures, puis l’autre, et avec un soupir de plaisir trempa lui aussi ses pieds chauds dans l’eau fraîche.
— Non, mais j’ai eu une touche tout à l’heure.
— Nous utiliserons un bateau demain matin. Il faut aller jusqu’au milieu du lac pour prendre de belles pièces, fiston.
— Vraiment grosses ?
Hallorann haussa les épaules.
— Oh ! des requins, des espadons, des baleines, ce genre de choses.
— Il n’y a pas de baleines, ici !
— Pas de baleines bleues, peut-être, mais il y a des petites baleines roses qui ne dépassent pas les vingt-cinq mètres de long.
— Comment sont-elles venues de l’Océan ?
Hallorann posa sa main sur les cheveux dorés de l’enfant et les ébouriffa.
— Elles peuvent nager à contre-courant, tu sais. Elles ont tout simplement remonté la rivière pour venir jusqu’ici.
— Vraiment ?
— Puisque je te le dis.
Regardant le lac tranquille sans se parler, ils se mirent à rêvasser. Quand Hallorann tourna de nouveau son regard vers Danny, celui-ci avait les yeux remplis de larmes.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda-t-il en lui passant un bras autour des épaules.
— Rien, chuchota Danny.
— C’est ton papa qui te manque, n’est-ce pas ?
L’enfant essaya de répondre, mais sa voix s’étrangla dans un sanglot et, posant sa tête contre l’épaule d’Hallorann, il pleura à chaudes larmes. Hallorann le pressa contre lui sans rien dire. Il savait que l’enfant aurait besoin de pleurer bien des fois encore et Danny avait la chance d’être assez jeune pour pouvoir le faire. Les larmes qui brûlent sont aussi celles qui consolent.
Quand Danny se fut un peu calmé, Hallorann lui dit :
— Tu vas te remettre de tout cela. Tu ne le crois pas maintenant, mais tu y arriveras. Ce n’est pas pour rien que tu as le Don.
— Mais à quoi ça sert ? s’écria Danny, s’étranglant, la voix pleine de larmes. Je ne veux pas de ce Don !
— Mais tu l’as, dit Hallorann doucement. Pour le meilleur et pour le pire. On ne t’a pas demandé ton avis, mon petit. Le pire est passé maintenant. Et n’oublie pas que si tu as des ennuis, tu pourras toujours venir me parler. Et, si tu n’arrives pas à tenir le coup, tu n’auras qu’à m’appeler. Je viendrai.
— Même quand je serai dans le Maryland ?
— Même là-bas.
Ils regardèrent en silence le bouchon qui flottait à dix mètres de la jetée. Puis, d’une voix basse, presque inaudible, Danny demanda :
— Tu seras toujours mon ami ?
— Aussi longtemps que tu voudras de moi.
L’enfant se pelotonna contre lui et Hallorann le serra dans ses bras.
— Danny, écoute-moi. Il faut que je te parle sérieusement. Il y a des choses que l’on ne devrait pas avoir à dire à un enfant de six ans, mais les choses sont rarement comme elles devraient être. La vie est dure, Danny. Le monde ne nous veut pas de mal, mais il ne nous veut pas de bien non plus. Il se fiche de ce qui nous arrive. Les pires choses peuvent se produire sans que nous sachions pourquoi. Des braves gens meurent dans le désespoir et dans la douleur, laissant seuls ceux qui les aiment, et on est parfois tenté de croire qu’il n’y a que les méchants qui profitent des biens de cette terre. Mais si le monde t’est hostile, par contre, ta maman et moi, nous t’aimons. Tu es un brave garçon. Tu regrettes ton papa et quand il te prend l’envie de pleurer, à cause de ce qui lui est arrivé, tu vas t’enfermer dans un placard ou tu te caches sous les couvertures et tu pleures jusqu’à ce que tu n’aies plus de larmes. C’est ce qu’un brave fils doit faire. Mais il faut toujours aller de l’avant. C’est la meilleure façon de s’en tirer dans l’existence. Il faut garder son amour vivant et aller de l’avant, quoi qu’il arrive, faire ce que l’on doit, sans jamais renoncer.
» Tu as une touche, fiston, dit-il en montrant la ligne du doigt.
Le flotteur rouge et blanc qui avait plongé refit surface, tout luisant, puis s’enfonça de nouveau.
— Oh ! cria Danny, la gorge serrée.
Wendy était venue les rejoindre. Debout derrière Danny, elle lui demanda :
— Qu’est-ce que c’est ? Un petit brochet ?
— Certainement pas, Mrs. Torrance, dit Hallorann. Ça pourrait bien être une baleine rose.
Le bout de la canne plia. Danny tira le bambou et un long poisson, aux couleurs d’arc-en-ciel, sauta hors de l’eau, décrivant une trajectoire étincelante, puis replongea.
Retenant son souffle, Danny enroula sa ligne frénétiquement.
— Aide-moi, Dick ! Je l’ai eu ! Je l’ai eu ! Aide-moi !
Hallorann éclata de rire.
— Tu te débrouilles très bien tout seul, mon petit bonhomme. Je ne sais pas si c’est une baleine rose ou une truite, mais c’est une belle prise.
Il passa son bras autour des épaules de Danny qui remontait son poisson avec précaution. Wendy s’assit de l’autre côté de son fils et ils restèrent là, assis tous les trois au bout de la jetée, dans le soleil déclinant.