EN PLEIN VOL
Le premier appel pour le vol de Dick Hallorann fut lancé à six heures quarante-cinq du matin, mais Dick, qui faisait passer nerveusement son sac de voyage d’une main à l’autre, fut retenu près de la porte d’embarquement 31 par le contrôleur, jusqu’au dernier appel, à six heures cinquante-cinq. Le seul passager du vol TWA 196 Miami-Denver à ne pas encore s’être présenté, un dénommé Carlton Vecker, pouvait toujours surgir et réclamer sa place.
— O.K., dit le contrôleur en tendant à Hallorann une carte d’embarquement bleue de première classe. Vous avez eu de la chance. Vous pouvez monter, monsieur.
Hallorann se précipita sur la rampe d’embarquement. Une hôtesse de l’air au sourire mécanique déchira la carte et lui en rendit le talon.
— Nous allons servir le petit déjeuner pendant le vol, dit l’hôtesse. Voulez-vous…
— Rien que du café, ma jolie, lui dit-il au passage, et il se dirigea vers la section « fumeurs ». Jusqu’à la dernière seconde, il s’attendit à voir Carlton Vecker passer sa tête par la porte et lui faire coucou d’un air narquois. Sa voisine, assise à côté du hublot, lisait Vous pouvez être votre meilleur ami, d’un air furibond et incrédule.
Hallorann avait passé la nuit à l’aéroport, allant d’un comptoir à l’autre, d’United à Braniff, en passant par American et TWA, harcelant les employés. Un peu après minuit, tandis qu’il buvait à la cantine sa huitième ou neuvième tasse de café, il avait décidé que c’était de la folie de vouloir s’occuper de cette affaire. Ce qu’il fallait faire, c’était prévenir les autorités. Il était descendu au standard et, après avoir parlé à trois téléphonistes différentes, il avait obtenu le numéro du service-secours du parc national des Rocheuses.
L’homme qui avait répondu au téléphone paraissait à bout de forces. Hallorann avait donné un faux nom et avait dit qu’on avait des ennuis à l’hôtel Overlook de Sidewinder, de graves ennuis.
On lui avait demandé alors de patienter un moment.
Cinq minutes plus tard, le garde forestier (Hallorann supposait que c’en était un) était revenu au bout du fil.
— Ils ont bien un poste émetteur ? demanda le garde forestier.
— Bien sûr qu’ils ont un poste émetteur, répondit Hallorann.
— Alors comment se fait-il qu’ils ne nous ont pas envoyé de S.O.S.?
— Je n’en sait rien et je m’en fous. Ils…
— Quel genre d’ennuis ont-ils, Mr. Hall ?
— Eh bien, c’est une famille, le gardien, sa femme et son fils. J’ai l’impression que le père commence à dérailler et qu’il pourrait bien s’attaquer à sa femme et à son gosse.
— Puis-je savoir d’où vous tenez ces renseignements, monsieur ?
Hallorann ferma les yeux.
— Comment vous appelez-vous, mon gars ?
— Tom Staunton, monsieur.
— Eh bien, Tom, je le sais, un point c’est tout. Je vais vous expliquer aussi clairement que possible. Ça va très mal là-haut. Ça risque de dégénérer en assassinat. Vous comprenez ce que je vous dis ?
— Mr. Hall, je dois quand même vous demander de préciser les sources de vos renseignements.
— Écoutez, dit Hallorann. Je vous dis que je le sais.
— Mais, Mr. Hall, vous ne téléphonez pas du Colorado.
— Non, mais je ne vois pas…
— Si vous n’êtes pas dans le Colorado, vous ne pouvez pas recevoir les émissions du poste de l’hôtel. Et, si vous ne pouvez pas recevoir leurs émissions, vous n’avez pas pu avoir de contact direct avec les… euh… (Hallorann entendit un froissement de papiers.) Les Torrance. Tandis que vous attendiez, j’ai essayé de leur téléphoner. La ligne est coupée, ce qui n’a rien d’étonnant. Il y a encore vingt-cinq miles de lignes aériennes entre l’hôtel et le central de Sidewinder. Je finis par croire que vous n’êtes qu’un farfelu.
— Et vous, pauvre… (Mais son désespoir était trop grand pour qu’il trouvât l’épithète adéquate. Brusquement, il eut une inspiration.) Appelez-les ! s’écria-t-il.
— Vous avez un poste émetteur et ils ont un poste récepteur. Alors, appelez-les ! Appelez-les et demandez-leur ce qui se passe !
Il y eut un bref silence pendant lequel on n’entendit que le bourdonnement de la ligne.
— Vous avez déjà essayé, n’est-ce pas ? demanda Hallorann. C’est pour ça que j’ai tellement attendu. Vous avez d’abord essayé le téléphone, puis le poste émetteur et vous n’avez reçu aucune réponse, mais vous continuez à affirmer que tout va bien !… Mais qu’est-ce que vous foutez là-haut, bon Dieu ? Vous passez votre temps le cul sur une chaise à faire des parties de belote ?
— Non, pas du tout, s’écria vivement Staunton, prenant la mouche à son tour.
À entendre cette voix furieuse, Hallorann se sentit soulagé. Pour la première fois, il eut l’impression d’avoir un homme et non pas un disque à l’autre bout du fil.
— Je suis seul, ici, monsieur. Tous les autres gardes forestiers, sans compter les gardes-chasse et les volontaires, sont à Hasty-Notch en train de risquer leurs vies pour sauver trois couillons qui se sont imaginé qu’avec six mois d’entraînement ils pouvaient s’attaquer à la face nord du King’s Ram. Ils sont coincés à mi-chemin, et il y a une chance sur deux qu’ils y restent. Alors, si vous n’avez toujours pas compris, je vais vous faire un dessin. Primo, je n’ai personne à envoyer à l’Overlook. Secundo, ce qui se passe à l’Overlook n’est vraiment pas de notre ressort – nous sommes là d’abord pour le parc national. Tertio, d’ici l’aube, d’après le bureau météorologique national, un blizzard carabiné va nous tomber dessus, et aucun de nos hélicoptères ne pourra décoller. Alors, vous avez pigé ?
— Ouais, dit Hallorann à voix basse. J’ai pigé.
— Quant à savoir pourquoi je n’ai pas eu de réponse à mon appel radio, je pense que l’explication est toute simple. Je ne sais pas l’heure qu’il est là où vous vous trouvez, mais, ici, il est neuf heures et demie du soir. Il est raisonnable de penser qu’ils ont débranché leur poste et qu’ils sont allés se coucher. Mais si vous voulez…
— Bonne chance avec vos alpinistes, dit Hallorann. Mais dites-vous bien qu’ils ne sont pas les seuls là-haut à risquer leur vie par imprudence.
Et il raccrocha.
À sept heures vingt, le 747 de la TWA sortit à reculons de son hangar et roula lourdement vers sa piste d’envol. Hallorann laissa échapper un long soupir. Quant à Carlton Vecker, il ne lui restait plus qu’à se ronger les sangs.
Le vol 196 décolla à sept heures vingt-huit et à sept heures trente et une, alors que l’avion prenait de l’altitude, un nouveau S.O.S. retentit dans la tête de Dick Hallorann. Pour lutter contre l’odeur d’orange, il enfonçait la tête dans les épaules, mais il n’arrivait pas à maîtriser les spasmes qui l’agitaient. Il avait le front plissé et la bouche tordue en une grimace de douleur.
(DICK, JE T’EN PRIE, VIENS VITE, NOUS AVONS DE GROS ENNUIS, NOUS AVONS BESOIN DE)
Puis ce fut tout. Ça c’était arrêté subitement cette fois-ci au lieu de s’éteindre progressivement. La communication avait été brutalement coupée, comme par un couteau. Il en fut atterré. Ses mains, agrippées aux accoudoirs, avaient presque blanchi. Il avait la bouche sèche. Quelque chose était arrivé à l’enfant, il en était sûr. Si quelqu’un lui avait fait du mal !
— Vous réagissez toujours aussi violemment aux décollages ?
Il tourna la tête de côté. C’était la femme aux lunettes en écaille.
— Ça n’a rien à voir, dit Hallorann. C’est une plaque d’acier que j’ai dans la tête, depuis la guerre de Corée. De temps en temps, elle se rappelle à mon bon souvenir.
— Ah oui ? Ah ! ces interventions militaires à l’étranger ! C’est toujours le simple soldat qui trinque ! dit-elle avec flamme.
— C’est vrai, madame.
— Il faut que notre pays renonce enfin à ces sales petites guerres que nous ne cessons de faire depuis le début du siècle, et qui sont toujours fomentées par la C.I.A. ou la diplomatie du dollar.
Elle rouvrit son livre et se remit à lire. Le signal INTERDIT DE FUMER s’éteignit. Hallorann regardait s’éloigner la terre et se demandait si rien de grave n’était arrivé à l’enfant. Il avait conçu pour lui une grande affection. Ses parents pourtant ne paraissaient guère sortir de l’ordinaire.
Pourvu qu’ils aient bien pris soin de lui !