50

TROMAL

Debout au milieu de la chambre, Wendy Torrance regardait son fils dormir. Elle n’arrivait pas à prendre une décision.

Il y avait une demi-heure que tous les bruits s’étaient brusquement tus, l’ascenseur, la fête, les portes qui s’ouvraient et se fermaient, mais le silence qui s’était installé ne faisait qu’accroître son anxiété. C’était un silence inquiétant, pareil à celui qui précède l’orage. Danny s’était endormi presque immédiatement. D’abord léger et agité, son sommeil était maintenant profond. C’est à peine si elle pouvait distinguer le mouvement régulier de sa petite poitrine étroite.

D’abord Jack s’était arrêté de hurler et de cogner contre la porte. Puis le brouhaha de la fête avait repris, ponctué par le bourdonnement de l’ascenseur et les claquements de sa porte.

(Mais la fête s’était-elle réellement interrompue ? N’était-ce pas plutôt qu’elle se poursuivait ailleurs, dans une autre dimension temporelle qu’elle ne pouvait pas percevoir ?)

Pendant que Danny dormait, elle avait cru entendre des chuchotements mystérieux dans la cuisine juste au-dessous de leur chambre. Au début, elle n’y avait guère prêté attention, pensant qu’il s’agissait du vent qui sait si bien imiter la voix humaine, du râle étouffé de l’agonisant au hurlement désespéré de la femme qu’on assassine dans les mélodrames. Et pourtant, plus elle y pensait, tout en montant la garde à côté de Danny, plus elle était sûre d’avoir réellement entendu des voix.

Il y avait eu celle de Jack, puis une voix inconnue. La discussion tournait autour de l’évasion de Jack et aussi du meurtre de sa femme et de son fils.

Elle s’était approchée du conduit d’air chaud et y avait collé l’oreille afin de mieux entendre, mais, à ce moment précis, la chaudière s’était rallumée et le ronflement de l’air chaud montant dans les tuyaux avait couvert leur conversation. Quand, cinq minutes plus tard, la chaudière s’était de nouveau arrêtée, elle n’avait plus rien entendu à part le vent, le crépitement de la neige cinglant les murs de l’hôtel et, par moments, le grincement d’une boiserie.

Jack s’est évadé.

Ne dis pas de bêtises.

Oui, il s’est évadé. Il a pris un couteau à la cuisine, peut-être même un couperet, et il est en train de monter l’escalier, en posant les pieds sur l’extrémité des marches, pour ne pas les faire grincer.

Tu es folle !

Ses lèvres bougeaient comme si elle avait prononcé ces paroles tout haut. Pourtant le silence régnait toujours.

Elle se sentit surveillée.

Elle se retourna brusquement et vit, plaqué contre la fenêtre obscurcie par la nuit, un visage blanc, hideux, avec des trous noirs à la place des yeux, qui lui marmonnait des injures, le visage d’un fou dangereux qui se cachait derrière ces murs gémissants depuis toujours.

Mais non, ce n’était qu’un dessin de givre sur la vitre et elle poussa un long soupir de soulagement. Peu après, les voix reprirent et elle put entendre, très clairement cette fois-ci, des chuchotements amusés.

Ressaisis-toi. Tu trembles devant des ombres. D’ici demain matin, tu seras mûre pour la camisole de force.

Il n’y avait qu’un seul moyen pour calmer sa frayeur et elle savait ce que c’était : descendre s’assurer que Jack était toujours dans la réserve.

C’était tout simple. Descendre, jeter un coup d’œil et remonter.

Elle se demanda si elle ne devait pas fermer la porte à clef derrière elle, mais elle hésita : Danny dormait, et un incendie pouvait toujours se déclarer. Une autre appréhension, plus forte, l’assaillit, mais elle l’écarta résolument.

Wendy traversa la chambre, s’arrêta, indécise, près de la porte, puis tira le couteau de la poche de sa robe de chambre et empoigna de sa main droite son manche en bois.

Elle ouvrit la porte.

Le petit couloir qui menait à leur appartement était vide. Les appliques murales étaient allumées et faisaient ressortir sur le fond bleu de la moquette ses entrelacs sinueux.

Ils veulent que tu te conduises en faible femme et c’est exactement ce que tu es en train de faire.

Elle hésita de nouveau, ne voulant pas quitter Danny et la sécurité que leur offrait l’appartement, mais en même temps elle avait besoin de s’assurer que Jack était toujours… en lieu sûr.

Bien sûr qu’il l’est.

Mais les voix ?

Il n’y a pas eu de voix. C’était ton imagination, ou le vent.

— Non, ce n’était pas le vent.

Le son de sa propre voix la fit sursauter, mais, encouragée par le ton d’assurance sur lequel elle avait prononcé ces paroles, elle commença à avancer. Le couteau qu’elle tenait contre sa hanche zébrait la tapisserie de soie de ses reflets mobiles et ses pantoufles glissaient en chuchotant sur la moquette. Elle avait les nerfs tendus comme des cordes.

Arrivée à l’angle du couloir principal, elle y glissa un regard furtif, s’attendant au pire.

Il n’y avait rien d’anormal.

Après un instant d’hésitation, elle s’engagea dans le couloir principal. Plus elle se rapprochait de la cage de l’escalier, plongée dans l’ombre, plus elle prenait conscience de la vulnérabilité de Danny, qu’elle laissait seul et sans protection.

Arrivée au palier, elle posa sa main sur le premier pilastre de la rampe et jeta un coup d’œil sur les marches de l’escalier – il y en avait dix-neuf – s’attendant à découvrir Jack accroupi sur l’une d’elles, prêt à bondir, mais il n’y avait personne. D’ailleurs comment s’en étonner ? Jack était bien enfermé dans la réserve, derrière un verrou solide et une lourde porte en bois massif.

Mais le hall était obscur et plein d’ombres et elle pouvait sentir au fond de sa gorge la pulsation profonde de son sang.

Devant elle, sur sa gauche, l’ascenseur ouvrait toute grande sa gueule en cuivre, l’invitant, d’un air moqueur, au voyage de ses rêves.

Non, merci beaucoup.

L’intérieur de la cabine était tendu de guirlandes roses et blanches en papier crépon. Sur le plancher, deux cornets-surprise crevés avaient déversé leurs confettis. Au fond de la cabine, dans l’angle, gisait une bouteille de champagne vide.

La transpiration de sa main droite avait mouillé la poignée en bois du couteau ; elle le fit passer dans sa main gauche, s’essuya la main droite sur le tissu-éponge de sa robe de chambre puis reprit le couteau dans celle-ci. Presque sans l’avoir voulu, elle se mit à descendre l’escalier, d’abord le pied gauche, puis le pied droit, pied gauche, pied droit, tout en laissant traîner sa main libre sur la rampe.

La faible lumière qui filtrait du palier du premier étage ne parvenait pas à éclairer le hall et elle se rendit compte qu’elle devrait allumer les lampes, soit à l’interrupteur de l’entrée de la salle à manger, soit à celui du bureau du manager.

Il y avait également une autre lumière, diffuse et blanchâtre.

Les tubes de néon de la cuisine, évidemment.

Elle s’arrêta sur la treizième marche, essayant de se rappeler si elle les avait éteints quand elle était remontée avec Danny, mais elle n’arriva pas à s’en souvenir.

En bas, dans le hall, les chaises à haut dossier se terraient dans l’ombre. Les vitres de la porte du hall étaient tendues d’un rideau de neige. Les têtes de clous en laiton doré de la tapisserie du canapé luisaient faiblement comme des yeux de chat. Se cacher ici eût été un jeu d’enfant.

Les jambes vacillantes, elle continua à descendre.

Dix-sept, dix-huit, dix-neuf.

Ici, c’est le rez-de-chaussée, madame, faites attention à la dernière marche.

La porte du dancing était grande ouverte, mais il ne s’en échappait que le noir des ténèbres. De l’intérieur lui parvenait un tic-tac régulier, semblable à celui d’une bombe à retardement. Elle se raidit, puis se rappela la pendule sur la cheminée, la pendule sous son globe de verre. Jack ou Danny avait dû la remonter, à moins qu’elle ne se soit ranimée toute seule, comme tant de choses ici.

Elle se dirigea vers le bureau de la réception qu’elle devait traverser pour aller à la cuisine. Des reflets d’argenterie lui rappelèrent le plateau qu’elle avait préparé pour leur déjeuner et qu’elle avait laissé là, sur le bureau.

Puis le carillon musical de la pendule se mit à tinter.

Wendy se crispa et sa langue se colla à son palais. Puis elle se détendit de nouveau. La pendule ne faisait que sonner l’heure : il devait être huit heures…

Elle comptait les coups. Elle avait le sentiment qu’elle ne devait pas bouger tant que la pendule ne se serait pas tue.

… Huit… neuf… (Neuf ?)… dix… onze..

Tout à coup elle comprit, mais il était trop tard. Elle rebroussa précipitamment chemin vers l’escalier, tout en sachant qu’elle n’y arriverait pas. Mais comment aurait-elle pu prévoir ça ?

Douze.

Toutes les lumières de la salle de danse s’allumèrent et il y eut l’explosion assourdissante d’une fanfare de cuivres et Wendy poussa un cri qui se perdit dans le fracas de ces puissants poumons de cuivre.

— Ôtez les masques ! commanda quelqu’un. Ôtez les masques !

Puis le vacarme s’éloigna dans le couloir du temps, la laissant de nouveau seule.

Non, pas seule.

Elle se retourna et le vit qui fonçait sur elle.

C’était Jack et pourtant ce n’était plus tout à fait lui. Dans ses yeux vides brûlait une folie meurtrière ; sur ses lèvres familières flottait un sourire triste et incertain.

Il tenait à la main le maillet de roque.

— Tu as cru m’avoir enfermé ? C’est ça que tu voulais ?

Le maillet fendit l’air en sifflant. Wendy recula d’un pas, trébucha sur un petit escabeau et s’affala sur la moquette du hall.

— Jack…

— Garce, chuchota-t-il. Je sais maintenant que tu es une garce.

Le maillet s’abattit sur elle avec une force meurtrière et s’enfonça dans son abdomen. Elle vit vaguement le maillet remonter et comprit tout à coup qu’il avait l’intention de la tuer. Elle voulut l’implorer, le supplier d’arrêter, mais la respiration lui manquait, elle n’avait plus de voix et c’est à peine si elle put émettre un faible gémissement.

— Ton heure est venue, cette fois-ci, je ne raterai pas mon coup, je te le jure, lui dit-il avec un sourire. (Il écarta l’escabeau d’un coup de pied.) Ton compte est bon. Tu vas voir la correction que je vais t’administrer.

Le maillet s’abattit de nouveau, mais Wendy l’évita en se roulant vers la gauche, sa robe de chambre s’entortillant dans ses jambes. Le maillet heurta le sol et glissa des mains de Jack, qui fut obligé de se baisser pour le ramasser. Wendy en profita pour se relever et se précipiter vers l’escalier. Elle avait retrouvé son souffle, mais il lui brûlait les poumons et son abdomen meurtri n’était plus qu’un amas de chairs douloureuses.

— Garce, dit-il sans s’arrêter de sourire, et il se lança à sa poursuite. Sale garce, tu vas avoir ce que tu mérites. Je vais te flanquer une de ces raclées…

Elle entendit siffler le maillet puis ressentit une explosion de douleur au côté droit, quand il l’atteignit juste au-dessous du sein, lui cassant deux côtes. Elle s’écroula sur les marches, tombant sur le côté blessé, et se sentit de nouveau transpercée de douleur. Mais, obéissant à l’instinct, elle se jeta de côté en faisant le rouleau et le maillet s’abattit sur la moquette épaisse, en lui frôlant le visage. C’est alors qu’elle aperçut le couteau qu’elle avait lâché au moment de sa chute. Il gisait, étincelant, sur la quatrième marche.

— Garce, répéta-t-il, et le maillet plongea de nouveau.

Elle voulut reculer, mais le coup l’atteignit au-dessous du genou, embrasant de douleur tout le bas de sa jambe. Du sang se mit à couler le long de son mollet. Déjà le maillet redescendait, mais par une feinte de la tête elle esquiva le coup qui vint s’écraser sur la marche, tout près de son épaule, lui éraflant l’oreille.

Il s’apprêtait à frapper encore, mais cette fois-ci elle se laissa bouler vers lui sur les marches de l’escalier, à l’abri de la trajectoire du maillet, laissant échapper un cri quand ses côtes cassées heurtèrent les marches. Son corps vint s’écraser contre ses chevilles alors qu’il se trouvait en déséquilibre et il partit à la renverse avec un rugissement de surprise et de fureur. Ses pieds luttèrent un instant pour garder leur assiette sur la marche, puis il s’écroula à terre, le maillet lui échappant des mains. Il se mit sur son séant et la regarda d’un air hébété.

— Tu vas me le payer. Je vais te tuer, dit-il

Il se roula de côté et tendit le bras pour saisir le manche du maillet. Wendy avait réussi à se mettre debout. Des douleurs lancinantes montaient de sa jambe gauche jusqu’à la hanche. Son visage, blanc comme un linge, avait un air résolu. Au moment où la main de Jack se refermait sur le manche du maillet, elle lui sauta sur le dos.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle dans le hall ténébreux de l’Overlook, et elle lui enfonça le couteau dans le dos jusqu’au manche.

Il se raidit sous elle puis se mit à hurler. Elle n’avait jamais de sa vie entendu des cris aussi atroces. C’était comme si l’hôtel lui-même s’était mis à hurler, de toutes ses portes, de toutes ses fenêtres, de toutes ses lattes de parquet. Toujours raidi sous elle, il continuait de crier. Ils ressemblaient ainsi à une charade mimée de soirée mondaine représentant la monture et son cavalier. Mais cette monture-là avait une chemise de flanelle à carreaux rouges et noirs dont le dos s’imbibait de sang à vue d’œil.

Puis il s’écroula en avant, à plat sur son visage, et Wendy, désarçonnée, tomba en gémissant sur son côté blessé.

Respirant avec difficulté, elle resta longtemps étendue, sans pouvoir bouger. Des vagues d’une douleur indicible déferlaient sur tout son corps. Chaque inspiration la perçait d’un coup de poignard et son cou ruisselait du sang de son oreille écorchée.

Il n’y avait d’autre bruit que celui de sa respiration saccadée, le gémissement du vent et le tic-tac de la pendule du dancing.

Enfin elle réussit à se mettre debout et gagna en boitillant l’escalier. Saisie de vertige, elle dut s’accrocher à la rampe, la tête pendante. Une fois le malaise passé, elle se mit à monter, se servant de sa jambe valide et tirant sur la rampe avec ses bras. Elle leva les yeux vers le palier, s’attendant à y voir Danny, mais l’escalier était vide.

Grâce à Dieu, il ne s’est pas réveillé.

Après les six premières marches, elle dut s’arrêter pour se reposer, la tête baissée, les boucles de ses cheveux blonds répandues sur la rampe. Chaque respiration lui écorchait la gorge aussi douloureusement que si elle avait avalé des chardons. Son côté droit n’était plus qu’une masse enflée de chairs meurtries.

Vas-y, Wendy, vas-y, ma fille, une fois derrière une porte verrouillée, tu pourras t’examiner à loisir. Plus que treize à grimper, ce n’est pas terrible. Quand tu seras arrivée dans le couloir du premier, tu pourras ramper. Je t’en donne la permission.

Elle inspira aussi profondément que ses côtes cassées le lui permettaient et, tirant sur la rampe, trébuchant, elle réussit à ramper encore une marche, puis une autre.

Elle en était à la neuvième marche, presque à mi-chemin, quand la voix de Jack lui parvint d’en bas, une voix étranglée qui lui disait :

— Espèce de garce. Tu m’as eu.

Une terreur aussi noire qu’une nuit d’encre l’envahit. Elle retourna la tête et vit Jack qui se mettait lentement debout.

Le manche du couteau de cuisine sortait de son dos arqué. Ses yeux semblaient avoir rapetissé, mangés par des plis de chair flasques. Il tenait dans sa main gauche, mais d’une prise mal assurée, le maillet de roque dont la tête était ensanglantée et sur laquelle un bout de tissu-éponge rose était resté collé.

— Tu l’auras, ta correction, murmura-t-il, et il s’approcha en titubant de l’escalier.

Avec des gémissements apeurés, elle se hissa sur la dixième marche, puis sur la suivante ; elle atteignit la douzième, la treizième. Mais le palier du premier étage lui paraissait aussi inaccessible que le sommet d’une montagne. Elle haletait à présent et son côté blessé la faisait de plus en plus souffrir. Avec ses cheveux qui lui tombaient dans les yeux, elle avait l’air d’une folle. La sueur lui piquait les yeux. Le tic-tac de la pendule de la salle de danse lui crevait le tympan et, en contrepoint, elle entendait les râles essoufflés de Jack qui commençait à monter l’escalier.