En bas
De l’escalier il passe une foule de monde
Allant dans les deux sens ; une femme qui gronde,
Lui secouant un peu le poignet, un enfant
À grand col rabattu touchant mal, lui défend
De rester en arrière, et dit : « Il faut qu’il fasse
Des bêtises toujours, c’est drôle. »
Juste en face,
Éclairé par plusieurs lampes en haut, un tir
Est assez peu profond, large ; on entend partir
Des coups nombreux que font plusieurs tireurs ; un homme
Pose sa carabine et montre du doigt, comme
Si pour changer un peu maintenant il voulait,
Au lieu de carabine, avoir un pistolet ;
Puis il reprend, changeant d’avis, sa carabine ;
Une femme l’attend avec une bambine
Qui se bouche les deux oreilles de ses doigts
Tout le temps, en serrant plus fort toutes les fois
Qu’un coup part ; tout au fond s’alignent des poupées
De plâtre à grosse forme ; et des pipes, coupées
Quelquefois, mais souvent encore entières, font
Des cercles, leurs tuyaux au centre, sur le fond
Noir du mur tout couvert aussi de cibles. Quatre
Œufs tournent au plafond ; un coup vient d’en abattre
Un ; on ne le voit pas tomber ; le fil de fer
Continue à tourner sans rien.
Il fait très clair
À gauche du tir dans une longue boutique
Où l’on voit, arrêtée, une seule pratique,
Une femme nu-tête en châle ; des quinquets
Sont pendus au plafond, très vifs ; des tourniquets
Sont espacés de loin en loin, et chacun porte,
Formés en pyramide, attachés, toute sorte
D’objets ; on fait tourner l’avant-dernier avec
Une espèce de bruit monotone, très sec,
Que font les dents de fer proches du pourtour, contre
Une lame en métal, souple ; la femme montre,
En étendant le bras droit, quelque chose sur
Une planchette, au fond, s’allongeant sur le mur ;
La marchande regarde où son doigt lui désigne,
Puis en levant les bras elle dérange un cygne
En porcelaine avec un bec jaune très grand,
Et le posant plus loin, par-derrière, elle prend
Une poupée en rouge et noir, en villageoise ;
Elle lui tire un peu sa jupe.
Gaspard croise
Ses pieds dans l’autre sens ; toujours il se soutient
L’épaule sur le mur. Du regard il revient
Plusieurs fois sur le tir ; juste au centre un œuf saute
Sur un jet d’eau ; le coup d’un gros pistolet l’ôte,
Et le jet d’eau, très fin et rapide, qui n’est
Plus entravé par la coque qui retenait
Son élan, fait alors sa courbe tout entière.
En face, dans l’alcôve, un instant, la portière
Se gonfle comme avec un léger courant d’air,
Mais elle redevient aussitôt droite.
L’air
Toujours pareil de l’orgue, assez loin, continue ;
Avec une cadence à la fin trop connue,
Il finit et reprend sans cesse. Tout à coup
Son vacarme est couvert par un orgue beaucoup
Plus près, et qui se met à faire un bruit énorme ;
Un homme, devant lui, sur une plate-forme
Le tourne ; fort, il crie un ordre, enflant la voix
Dans le bruit ; tout autour de gros chevaux de bois
Sont souvent deux de front ; un enfant en chevauche
Un déjà, trottant sans bouger. Ils sont à gauche
De la longue boutique aux tourniquets. En haut
Des lampes font un fort éclairage. Bientôt
Du monde arrive en masse. Une femme s’installe
En s’aidant d’un gros homme en marron ; elle étale
Sa jupe sur la croupe et se met à crier,
Car l’homme en lui mettant le pied dans l’étrier
Lui pince le mollet. Une femme inquiète
Reste, en parlant, debout auprès d’une fillette
Qui vient de s’installer, vite, à califourchon,
En mettant dans son dos le tout petit manchon
Blanc qui lui pend au cou ; la femme renouvelle
Plusieurs gestes prudents. Tournant la manivelle
Vite, l’homme surveille un peu tout ; l’orgue fait
Des sons entrecoupés, hachés, donnant l’effet
De sortir bousculés et secs, de se poursuivre ;
Devant on voit beaucoup étinceler le cuivre
Des larges pavillons de trompette que font
Des sortes de tuyaux touffus, sombres au fond
Dans leur milieu ; sans cesse une foule hâtive
S’installe. On croit entendre une locomotive
Siffler soudain ; un maigre enfant vient d’avoir peur,
Tournant la tête ; c’est la machine à vapeur
Qui siffle avec de la fumée ; elle commence
À faire aller en rond, bientôt vite, l’immense
Et lourde course ; on voit des cavaliers sur tout
Le cercle vite empli par la foule ; debout
Sur ses deux étriers, un enfant sur sa bride
Se cramponne très fort ; la rapidité ride
La mince étoffe bleu clair du pan d’un foulard
De femme, qui dépasse en arrière du quart.
Des sortes de traîneaux, de voitures sans roues
Finissant en avant en pointe, par des proues,
Tiennent de temps en temps la place des chevaux.
On croirait d’abord voir toujours des gens nouveaux,
Puis on les reconnaît, venant aux mêmes places
Pareils. Sauf à l’endroit pris par l’orgue, des glaces
En polygone sont au milieu, tout autour,
Et pourraient faire croire à de l’espace à jour ;
Aux soudures de chaque un peu de reflet tremble
De haut en bas au verre épais, verdâtre ; il semble
Que des autres chevaux de bois, tout pareils, font
Une ronde dedans, filant très vite, et vont
Dans la direction contraire, à la rencontre
Des vrais. Toutes les fois que l’orgue se remontre
Au tournant, son tapage alors devient plus fort ;
Il va très vite là ; parfois sur un accord
Brusque et sec il se tait pendant une seconde
Et reprend aussitôt son air. Beaucoup de monde
Les regarde tourner en s’arrêtant en bas.
L’enfant debout sur ses étriers ne veut pas
Se rasseoir. Une femme a ses doigts sur sa tempe.
En l’air, on peut des yeux suivre une seule lampe
Dans sa course, en voulant la séparer du rond
Lumineux que produit par son tournoiement prompt
L’ensemble continu, tourbillonnant, de toutes,
Ininterrompu presque. On peut avoir des doutes
Rapides sur le sens des vrais chevaux de bois
En regardant longtemps dans les glaces, parfois.
Un homme tenant bien fort sa bride se penche
En arrière et bientôt touche la croupe blanche,
Dure, de son cheval ; mais tout de suite il perd
Par le vent son chapeau de paille à ruban vert,
Que le cheval d’après, pendant qu’il tombe, effleure.
Gaspard remet ses deux pieds comme tout à l’heure.
Là, du monde s’arrête à chaque instant, devant
Une table à tapis bleu posée en plein vent
Sur le passage, tout près du théâtre, à droite
De l’escalier ; elle est tout en longueur, étroite ;
Assez au bord, au bout le plus loin, un bougeoir
En cuivre a sur son bord, en bas, un éteignoir ;
Encore longue et très épaisse une chandelle
Y vacille en fumant fort, avec autour d’elle
Une espèce de vase en verre, haut, pour la
Garantir du plein air ; le feu, malgré cela,
Se couche, atteignant presque au bord du vase, comme
S’il n’avait rien. Debout contre la table un homme,
Son installation à même sur le sol,
Dans un habit voyant de velours noir à col
Blanc, élégant, très grand et mou, tout en batiste,
A des cheveux châtains, longs, ondulés, d’artiste ;
Mais à sa face large et ridée au teint brun,
Et surtout à ses mains, on voit qu’il est commun.
D’une voix enrouée et sourde il dit la bonne
Aventure à la foule ; en ce moment il donne
Deux tubes de cristal baroques, tout remplis
De renflements partout, de tournants et de plis,
Dans les mains d’une femme ; il les tend par la boule
Qui les termine en bas, et la chaleur refoule
Aussitôt dans la main droite un liquide vert
Qui, chaque fois qu’il trouve un endroit plus ouvert,
Bouillonne, dans la main gauche un liquide rouge,
Qui, dans un renflement qu’il vient de trouver, bouge
En tous sens ; l’homme alors, prétendant qu’il voit clair
Le caractère dans les tubes qu’il a l’air
D’examiner avec grand soin, se met à dire
À la femme des tas de choses qui font rire
Ses deux enfants auprès d’elle, qui sont ravis ;
De la foule arrêtée écoute.
Vis-à-vis,
Là-bas, auprès du tir, plus à droite, une espèce
De grande plate-forme en carré, très épaisse
S’étale sur le sol même, tout en plancher
Sonore et poussiéreux ; ne cessant de marcher
De long en large un homme, avec une sacoche
En bandoulière, à la main droite dans sa poche ;
Devant, la plate-forme est libre ; sur les trois
Autres côtés, un long au fond, deux plus étroits
Latéraux, sont des murs très bas que l’on dépasse ;
On y voit, séparés chacun par un espace
Deux fois grand comme lui, des sortes de hublots
Sombres pour le moment à l’intérieur, clos,
Et dans chacun desquels se regarde une vue.
L’homme parfois se met à crier : « La revue
De l’année, entrez voir, messieurs, mesdames, « puis
Il énumère avec rapidité des bruits
Célèbres et récents : le crime de Vaucluse
Et l’exécution ; l’accident d’une écluse ;
L’aspect des lieux après le grand déraillement
De la ligne Paris-Bordeaux ; le tremblement
De terre dans le Nord ; la scène du cadavre
Trouvé dans un wagon à la gare du Havre,
La confrontation, l’aveu ; le million
Volé par un garçon de recette à Lyon ;
Le naufrage de la Christine ; le sinistre
D’Orléans, l’arrivée en hâte du ministre,
Les victimes ; tout un village incendié
Dans les Vosges à deux heures de Saint-Dié ;
Deux maisons d’un endroit où la Loire déborde.
Devant, s’étendent deux moitiés de grosse corde,
Chacune se courbant sur deux piquets de fer,
Également distants deux à deux ; une a l’air,
Celle à gauche, d’avoir sa courbe un peu plus basse ;
L’homme l’a fait bouger en marchant ; un espace
Est juste entre les deux pour passer au milieu.
Dans la foule, une femme, ici, dit : « Ah ! grand Dieu ! »
En riant, « non vraiment, est-ce que c’est possible ? »
En face un des garçons du tir glisse une cible
Qu’il entre en remuant, dans le cadre sans bord
En haut, juste adapté de taille, d’un support
Branlant, quand il y touche, un peu, fait d’une tige
En fer noir.
Une femme, en s’arrêtant, oblige,
Pour qu’il ne traîne plus ses souliers, un gamin
Aux pieds blancs de poussière, à lui donner la main,
En disant : « Tu deviens insupportable, George, »
Et l’entraîne avec elle ; il suce un sucre d’orge
Tout jaune dont le bout est déjà très pointu.
Tout à coup l’orgue des chevaux de bois s’est tu ;
Ça vient de s’arrêter ; une femme très laide
Fait des manières pour descendre ; un homme l’aide
En lui donnant les deux mains ; elle prend un soin
Ridicule en sautant, puis rebondit. Au loin
L’orgue qu’on entendait sans cesse tout à l’heure
Joue encore son air.
Une gamine pleure
En passant, se laissant emmener par le bras ;
Son grand chapeau de paille au ruban crème, gras,
Pend dans son dos, sur ses cheveux, à l’élastique
Étiré de son cou.
Dans la longue boutique
La marchande, là-bas, remet un beau paquet
Bien fait, à deux soldats, puis lance un tourniquet.
Un gros homme, en passant, cause avec une bonne
À tablier à qui, tranquillement, il donne
Le bras ; à voir, tous deux ne doivent pas venir
De loin, tout naturels ; sans cesser de tenir
Avec son bras celui de la bonne qu’il garde
Serré, l’homme se tourne un instant et regarde
Derrière, à quelques pas ; puis il appelle un chien
Qui reste à se gratter, en disant : « Veux-tu bien
Arriver, polisson, tu gratteras tes puces
Une autre fois. »
Là-bas sont des montagnes russes,
À gauche, loin ; en bas, un enfant très content
Qu’on l’y mène, gambade et chantonne. On entend
Le bruit des wagonnets parfois une seconde
Parmi les autres bruits un peu moins forts. Du monde
Se voit sur l’escalier à toutes les hauteurs,
Montant et descendant.
Là, ce sont des lutteurs
Installés à côté du théâtre, à sa droite,
De front ; un escalier donne sur une étroite
Estrade ressemblant au long plain-pied d’ici,
En plancher blanc avec la même rampe aussi.
Un lutteur sort avec son paletot, nu-tête,
En maillot ; il descend trois marches, puis s’arrête,
Appuyé sur la rampe ; il caresse un grand chien
Jaune qui le suivait.
Un gros collégien
À la figure rouge, égayée et comique,
Avec son képi trop derrière et sa tunique
Trop étroite pour lui dont sa grosseur tend, dur,
L’étoffe avec des plis, en passant monte sur
L’escalier en faisant tout du long la première
Marche, incommodément ; on voit de la lumière
De deux couleurs, un point rougeâtre et deux points verts
Alignés sur chacun tout pareils, en travers,
Le point rouge au milieu, dans ses boutons de cuivre
Brillants, au reflet net ; il se hâte pour suivre,
En tenant par la main sa mère, ses parents
Marchant plus aisément que lui, guère plus grands
Quand il a la hauteur en plus, lui, de la marche ;
Le père, blanc, a la barbe d’un patriarche ;
La mère a des gants bruns de fil, trop larges.
Deux
Amis s’écartent pour laisser passer entre eux
Un couple se tenant la taille, qui les croise.
Une femme s’arrête et dit : « Viens donc, Françoise,
Voyons, il faut toujours, toi, que tu sois ailleurs. »
Une grande fille en bas blancs la joint.
Plusieurs,
Se suivant dans la foule, assez loin, marchent vite ;
Le premier, se frayant un passage, profite
De toute occasion pour se glisser devant
Les gens ; il se retourne, inquiet, très souvent
Pour voir s’il ne faut pas peut-être qu’il attende
Les autres ; mais chacun suit bien.
Toute une bande
Arrive près de la plate-forme, là-bas ;
Sans faire, pour monter dessus, un plus grand pas,
Ils entrent tour à tour ; une femme s’accroche
Un instant au piquet droit ; l’homme à la sacoche
Leur montre, en leur parlant, les hublots de la main.
Un homme, lentement, porte un petit gamin
À cheval sur ses deux épaules ; l’enfant bâille ;
L’homme a dans une main son gros chapeau de paille,
Et de l’autre, abaissant encore le bas bleu,
Il tient l’enfant par son mollet ; il baisse un peu
La tête en relevant les sourcils au contraire ;
Une femme, tenant un autre petit frère
Par la main, marche auprès de lui, son gant ôté
À la main droite, elle est grosse et rouge.
À côté,
À gauche du théâtre, ici, l’on vient d’entendre
Commencer tout à coup une expressive et tendre
Mélodie au contour banal ; un violon
La nuance beaucoup, enflant très fort selon
Les endroits ; le son porte assez malgré l’espace.
Une harpe lui fait toute seule une basse
Lente, banale aussi, très régulière. L’air
S’entend à quelques pas du théâtre, en plein air,
Sous le feuillage à la toiture assez épaisse,
Mis sur des fils de fer espacés, d’une espèce
De long café ; quelqu’un dit : « Qu’est-ce que tu bois ? »
En entrant, sans qu’on l’ait vu.
Les chevaux de bois
Sont repartis avec une foule nouvelle.
On ne voit pas le même homme à la manivelle
De l’orgue ; celui-là, cette fois, est gaucher.
Un enfant fait un peu le geste de faucher
De ses deux mains avec sa bride ; il se remue
Des jambes tout le temps, fort ; il est tête nue,
Les cheveux envolés.