Roberte vient
De recevoir, lancés fort de quelque fenêtre,
Un flot de confettis ; elle croit reconnaître
Sur un balcon, après avoir levé les yeux,
Une amie ; un instant elle regarde mieux
Et dit : « Mais oui, c’est bien Fanny ! » puis elle crie :
« Bonjour ! « La femme prend une face ahurie,
Semblant ne pas l’avoir sur le premier moment
Reconnue, et se penche en lui disant : « Comment,
C’est toi, bien par exemple, avec une toilette
Pareille, un capuchon semblable et ta voilette,
Ma parole d’honneur, je ne t’aurais jamais
Reconnue et tu m’as toute surprise ; mais
Il faut absolument, entends-tu, que tu montes
Vite sur ce balcon, et que tu me racontes
Ce que tu fais, sans rien dire à personne, ici ;
Je ne te savais pas du tout à Nice. Si
J’avais su, nous aurions fait les fêtes ensemble. »
Puis elle rit, en lui disant qu’elle ressemble
Aux fillettes sortant de leur orphelinat
Avec son capuchon, et qu’un pensionnat
La prendrait. « Viens un peu pour te voir dans la glace.
Du reste nous avons encore de la place,
Monte vite. « Roberte, alors, dit : » Oh ! merci,
Nous aimons mieux marcher. « Fanny dit : » Si, si, si !
J’y tiens beaucoup, je veux te parler. « Elle insiste,
Disant qu’elle sera bien mieux là, qu’on assiste
Plus agréablement au défilé, d’en haut,
Qu’on lance sans jamais rien recevoir, qu’il faut
Qu’elle lui montre un peu le coup d’œil, qu’elle voie
Cela. Puis d’un dernier geste elle les envoie
Vers la porte, disant qu’elle est sur le palier
À les attendre et qu’ils trouveront l’escalier
Là, sous la voûte au bout de quelques pas, à droite,
En ouvrant une porte à deux battants, étroite,
Avec un paillasson tout usé sur le seuil.
Roberte fait un pas, échangeant un coup d’œil
Avec Gaspard qui sans rien dire l’accompagne,
Et retournant un peu sur ses pas elle gagne
L’entrée ; il lui demande à voix basse qui c’est ;
Elle répond, baissant aussi la voix, qu’il sait,
Que c’est cette petite actrice aux gestes drôles
Qui joue un peu partout, toujours, des bouts de rôles,
Fanny Néret, qu’il la connaît au moins de nom ;
Il répète : « Fanny Néret ? » en disant : « Non, »
Qu’il ne la connaît pas. La porte est grande ouverte,
Au seuil de la maison dont l’entrée est couverte
De confettis intacts, s’espaçant assez loin
Sous la voûte, tassés quelquefois dans un coin ;
En marchant on les fait rouler, on les écrase,
Un s’enfonce au milieu d’une raie.
Une phrase
Se distingue parmi le brouhaha que font
Des voix que l’on entend venir, là-bas, au fond,
Confuses dans l’écho sonore de la voûte ;
Et l’on voit déboucher d’un grand escalier, toute
Une bande de gens à masques peints ; les voix
Chantonnent en riant, ou parlent à la fois ;
Ils s’arrêtent en bas ; le conciliabule
Se continue, aussi fort, dans le vestibule
Dont la porte vitrée est grande ouverte ; un gros
Court, en domino vert, écarte deux pierrots
Et, mettant ses deux mains sur leur épaule, saute
Gaîment, comme un fou ; mais, un des deux pierrots s’ôte,
Aussitôt, ayant l’air de le trouver trop lourd
En portant la moitié de son poids ; le gros court,
Faisant un mouvement de jambe involontaire,
Cherche à se rattraper, mais se jette par terre ;
Le bruit des voix et des rires devient plus fort ;
Une femme surtout, de tout son cœur, se tord,
Essayant de parler avec sa voix rieuse
Que dément drôlement la face sérieuse
De son masque affreux dont elle tient le menton ;
Roberte, qui tournait justement le bouton
En cuivre travaillé de la porte vitrée
Aussi, qui donne accès dans la petite entrée
De droite, reste sur le paillasson pendant
Quelques instants avant d’ouvrir, les regardant ;
Le gros, péniblement, maintenant se relève
À moitié, sur le plat de ses mains, puis achève
De se mettre debout en disant : « L’animal ! »
La femme en demandant s’il ne s’est pas fait mal
Rit toujours aux éclats ; il répond : « Au contraire ; »
Ajoutant que vraiment si ça peut la distraire,
Pour la remercier de l’immense intérêt
Qu’elle lui porte si gentiment, il est prêt
À faire de nouveau voir la plaisanterie
Une seconde fois, pour tâcher qu’elle rie
Un peu plus fort et plus franchement que cela ;
Puis il fait en massant ses genoux un « holà »
Qui fait réaugmenter les rires de plus belle ;
Un pierrot en riant se tape avec sa pelle,
D’un geste machinal, sur le gras du mollet ;
Le gros reprend, gardant son sérieux, qu’il est
Profondément touché que son accident puisse
Causer tant de chagrin ; il se frotte la cuisse
En l’abaissant, puis en la levant sous sa main,
Disant qu’elle est bien sûr cassée et que demain,
Si par quelque miracle il est encore en vie,
Ce dont il n’a du reste à présent guère envie,
Il ne manquera pas d’avoir un joli bleu ;
Puis, en s’arrêtant net, il jure : « Sacrebleu !
C’est curieux, voilà-t-y pas que je vois trouble ! »
Et voyant tout le temps le rire qui redouble
Autour de lui de tous côtés, il s’enhardit,
Continuant, et sent bien que tout ce qu’il dit,
Dans la gaîté qui va toujours croissante, porte.
Mais Roberte a fini par entrouvrir la porte ;
Elle la tire grande en faisant un long bruit
Grinçant, aigu, puis passe, et Gaspard, qui la suit,
Referme ; un escalier prend à gauche, assez sombre ;
Les marches sans tapis luisent ; dans la pénombre
Brille surtout assez fort la boule en cristal
De la rampe, posant sur un rond de métal
Sur lequel un reflet court aussi ; la première
Marche, arrondie au bout, est blanche, tout en pierre ;
Les autres en bombant, moins plates, sont en bois
Brun très foncé. Roberte a pris avec les doigts
Seulement, sans toucher beaucoup, la rampe blanche
Qui lui paraissait sale ; en haut Fanny se penche ;
En les voyant monter elle s’écrie : « Eh bien ? »
Roberte lui répond : « C’est nous ; on n’y voit rien,
Ma chère, il y fait noir comme dans une tombe,
Vois-tu, dans ta maison. « À chaque pas il tombe
De tous leurs vêtements beaucoup de confettis,
Et déjà, sur le bois, on en voit d’aplatis,
Perdus, puis écrasés par d’autres presque à chaque
Marche ; un endroit semblant mal assujetti craque
Quand Roberte est dessus, montant tout près du bord
Étroit, près de la rampe ; il craque un peu plus fort
Quand Gaspard, à son tour, y passe à l’endroit large,
Tout près du mur. Fanny répond : « Oh ! je m’en charge ! »
Roberte lui faisant voir qu’il ne lui restait
Plus un seul confetti déjà ; Gaspard se tait,
Les regardant, pendant tout le temps nécessaire,
Quand on arrive en haut, pour que Roberte serre
Les deux mains à Fanny dont les vieux gants de peau
Sont tous les deux troués ; il ôte son chapeau
En en faisant tomber cette fois une foule
De confettis qui vont en se cognant ; un roule
Jusqu’au bord, puis se jette en bas, un autre aussi.
Roberte, en lui disant : « Viens un peu par ici, »
Tend un instant la main vers lui, puis le présente
À Fanny ; devant elle il s’incline et plaisante
Son costume et surtout son bonnet phrygien,
Qu’il s’excuse d’avoir ; Fanny rit : « Et le mien,
De costume, voyons, qu’est-ce que vous en dites ?
Je crois qu’il est aussi drôle. « Elle a de petites
Dents blanches, des sourcils très fins et de grands yeux
Bleus un peu peints, avec des gestes gracieux.
La porte de la chambre à tapis est ouverte ;
Tout en y pénétrant avec Fanny, Roberte,
Avec un grand regard, dit en baissant la voix
Qu’elle lui contera la chose une autre fois.
Assez grande et formant presque un carré, la pièce
Donnant sur le balcon lui-même, est une espèce
De salon tout garni de meubles, mais qui fait
Aussi salle à manger. À gauche un grand buffet,
Contre le mur, est très plein ; une cafetière,
Dedans, fait le pendant d’une chocolatière ;
Entre, sur une assiette, un morceau de pain bis
Est coupé. Sur la table, au centre, un grand tapis
Traînant presque par terre avec sa longue frange,
Est jaunâtre, formant comme un dessin étrange ;
Sur le bord brille un verre à pied, avec de l’eau.
Sur le mur de la porte, un très petit tableau
Est accroché par un mince anneau ; son gros cadre
Est noir ; il représente, assez mauvais, l’escadre
Échelonnée, avec une mer bleu foncé ;
En avant, et très gros, un premier cuirassé
Suivi d’autres, de plus en plus petits, arrive ;
Dans un des coins, en courbe, on voit un peu de rive.
Un autre tableau fait pendant ; c’est un chevreuil
Tué. Juste en dessous de l’escadre, un fauteuil
En acajou parfois abîmé, d’une forme
Banale, les bras courts et le dossier énorme,
Dont les ressorts font des bosses, est recouvert
D’un velours plus ou moins usé par endroits, vert ;
Dessus, soulevé par un ressort, traîne un livre
Léger, vieux, cartonné, jauni ; des clous de cuivre
Bombés, et dans lesquels se reflète le jour
De la fenêtre, sont alignés tout autour
Du dossier et des bras ; le même point miroite
Sur chacun, par série. À la cloison de droite,
En face du buffet, un vaste canapé
À son dossier plus haut aux coins ; il est râpé
Et blanchi sur plusieurs grands endroits ; une glace,
Juste au-dessus de lui, tient une grande place ;
Il est en velours vert, avec de l’acajou,
Exactement pareil au grand fauteuil ; un clou
Manque sur un des bras, et dans la bande verte
Tressée en cordons durs, met un trou noir.
Roberte,
En entrant, tout de suite a regardé partout
L’ameublement et les choses de mauvais goût ;
Sur le fauteuil, le dos du livre porte un titre
Presque effacé ; la glace au fond de chaque vitre
Lui faisant justement vis-à-vis, du buffet
Se reflète, assez sombre. Au bruit que l’on a fait
En entrant d’abord, puis en refermant la porte
Rien qu’en poussant dessus, une femme assez forte
S’est retournée ; elle est au balcon sur lequel
Un pierrot est plus loin ; elle dit : « Viens, Michel, »
Et devant le pierrot qui suit, elle pénètre
Dans la chambre par la haute porte-fenêtre
Grande ouverte ; Fanny dit alors : « Nous voici. »
Le pierrot et la femme ont tous les deux, ainsi
Que Fanny, tous les trois en rose, comme masques,
Sans chapeau ni bonnet, ces espèces de casques
Protégeant le pourtour de la tête en entier.
Fanny se met alors, vite, à balbutier
Quelques noms, présentant du geste tout le monde ;
Ensuite, sans parler, pendant une seconde
On reste en souriant avec de l’embarras ;
Alors Fanny, prenant Roberte par le bras,
Du côté du balcon tout doucement la pousse ;
Michel, en se rangeant, cogne d’une secousse
La table, en agitant là-bas le verre d’eau ;
Fanny lève le bras, craintive, en faisant : « Ho ! »
Mais, quoique remuant très fort, l’eau ne déborde
Pas ; Fanny dit tout en riant : « Miséricorde !
Il ne s’en fallait pas de grand-chose, je crois, »
Puis elle sort auprès de Roberte ; les trois
Autres gagnent aussi le balcon ; Fanny montre
Un sac de confettis en toile, appuyé contre
Le mur, encore plein, mais ouvert, dans le coin,
En disant que puisqu’elle en a juste besoin,
À Roberte, et qu’il faut bien se battre, elle en prenne.
Et que ce grand sac-là, c’est elle qui l’étrenne ;
Roberte trouve, entrée, une pelle dedans ;
Elle en met dans son sac, suffisamment, mais sans
L’emplir plus qu’à moitié, puis replante la pelle ;
Ensuite, en le touchant sur le bras, elle appelle
Gaspard, en lui disant d’aller en prendre aussi ;
Il dit d’abord : « Ce n’est pas la peine, merci,
Je n’en ai pas besoin, « puis finit par se rendre
Aux « mais si » de Fanny qui veut, et par en prendre
Deux ou trois fois avec sa pelle à lui, puisqu’on
Y tient. Roberte est là, tout au bout du balcon,
À côté de Fanny, dans le coin, tout à droite ;
Elle a le genou pris dans la distance étroite
Surtout avec tous ses jupons, de deux barreaux,
Dont un, celui du coin, est le double plus gros.
Fanny, tout en causant, vient d’appeler « Adèle »
La femme qui sourit, placée à côté d’elle ;
Puis vient Michel, et puis Gaspard qui n’est pas loin,
Avec, pourtant, pas mal trop de place, du coin.