À gauche du dessin on voit tout le devant
De l’hôtel qui dépasse, énorme, haut, immense ;
On ne sait à quel point la façade commence ;
L’hôtel trône sur la terre, il éclipse tout,
Il semble qu’on ne doit jamais en voir le bout,
Tant il est colossal, monstrueusement vaste ;
Alentour rien n’est là pour lui faire contraste ;
Il s’isole dans sa puissante majesté,
Sans concurrence pour son rang incontesté,
Pour sa prédominance. En bas, devant la porte,
Un omnibus arrive à l’instant ; il apporte
Directement de la gare un important flot
De voyageurs ; sur son large toit plat, en haut,
Sont ficelés de gros bagages : plusieurs malles
Différentes par leur contenance, inégales,
Avec des cadenas partout, des sacs de nuit,
Des caisses, des paniers et tout ce qui s’ensuit,
Le tout bien empilé. Déjà plusieurs personnes
Sortent de l’omnibus ; des garçons et des bonnes
Sont accourus avec hâte sur le trottoir
Au-devant des nouveaux venus à recevoir.
Le portier, en livrée et tenant sa casquette
À la main, vient sourire à tout le monde ; il guette
Le regard de chacun, afin de prodiguer
Ses saluts souples, sans jamais s’en fatiguer ;
Sa livrée est rigide, irréprochable et belle ;
Il prend son métier au sérieux ; il excelle
Dans l’art de contenter tout le monde à la fois,
Répondant avec la même obligeante voix,
Dans les langues les plus diverses de la terre
Qui, pour lui, n’ont aucun secret, aucun mystère,
Aucun détour ; car il les parle couramment
Et sans difficulté, sinon élégamment,
Avec les étrangers des quatre coins du globe.
Il s’incline devant une personne en robe
À carreaux, ayant un voile épais, et qui vient
De quitter l’omnibus la première ; elle tient
Un sac léger pour les choses très précieuses
Qu’on craint de perdre ; ses manières gracieuses
Sentent la bienveillance indulgente à l’endroit
Des inférieurs qu’elle approche et qu’elle voit ;
Elle a de la bonté, de la condescendance
Et ne veut pas tenir les humbles à distance ;
Elle conserve son sourire protecteur,
Sans abdiquer pourtant un reste de hauteur ;
Elle tient à toujours paraître noble et fière
Sans qu’on la trouve trop hautaine, trop altière ;
Elle permet aux gens un soupçon limité
De hardiesse dans la familiarité ;
Elle se trouve très bonne quand elle daigne
Jeter un regard sur la plèbe. Une duègne
La suit, mal mise, vieille, osseuse, ayant l’aspect
De la compagne qui sert de porte-respect ;
C’est une femme sans ressource, une parente
Pauvre, peut-être assez proche, cousine ou tante
Qu’on nourrit par raison de famille ; elle vit
De générosités, mais rien ne lui suffit ;
Elle voudrait pouvoir se plaindre ; elle est aigrie
Par sa condition ; elle est presque maigrie
Par une rage qui la consume au-dedans ;
Elle relate tous les jours mille incidents
Dont la suite partout renaissante stimule
Son mécontentement jaloux ; elle accumule
Les désirs de révolte et les petits griefs :
À table on ne lui sert jamais que les reliefs
Des autres, tant mieux s’il en reste ; elle est vêtue
De vieilles robes hors d’usage ; on l’habitue
À ne pas se permettre un avis personnel,
À n’être qu’un écho complaisant, éternel
De la pensée à peine exprimée et du dire
De chacun ; ce qu’on aime il faut qu’elle l’admire,
Il faut qu’elle haïsse aussi tout ce qu’on hait ;
Elle ne compte pas, d’ailleurs, elle se tait,
Le plus souvent passive et sans rôle, muette ;
Sa position dans le monde n’est pas nette ;
On doit la traiter en égale, soi-disant,
Mais sans cesse un regard froid, presque méprisant,
Lui rappelle sa place effacée et servile ;
On entend qu’elle soit souple et qu’elle annihile
Tout vestige gênant de personnalité
Sous l’empire de la plate nécessité.
Elle porte à deux mains une vieille valise ;
Un groom, sanglé, correct, sans qu’elle le lui dise,
En la voyant chargée ainsi, s’est avancé,
Rempli d’intentions bonnes, vif, empressé,
Et s’est jeté sur la valise pour la prendre ;
Il brûle du désir sincère de se rendre
Utile en quelque chose ; il cherche à soulever
Doucement le gros sac pesant, pour arriver
À faire lâcher prise à la duègne ; il flaire
D’avance l’excellent pourboire et voudrait plaire ;
Comme service il n’a qu’à constamment ouvrir
Quelque porte vitrée et qu’à se découvrir
Devant les gens afin d’être avenant, aimable ;
Il est forcément plus sage, plus raisonnable
Que ne voudrait son âge ; il se livre très peu,
Faute de temps, à la criaillerie, au jeu,
Aux récréations bruyantes, aux gambades,
Aux cache-cache fous avec les camarades,
Aux sauts sur les rebords des grilles, sur les bancs.
Deux bonnes à bonnets blancs, à tabliers blancs
Attendent à l’écart ; leur allure est moins plate,
Leur offre de service est moins immédiate ;
Elles sont pourtant sans mauvaise volonté ;
Une, qu’on voit de face, a le nez effronté,
La figure éveillée et la bouche rieuse ;
Elle est d’une nature insouciante, heureuse,
Chantant à tout propos et s’amusant d’un rien ;
Elle observe les gens, et bien que son maintien
Ne soit aucunement malhonnête, équivoque,
Elle recherche leur côté faible et s’en moque,
Contente de voir tous ces visages nouveaux
Sortir de l’omnibus énorme, à deux chevaux ;
Elle s’applique à bien trouver les ridicules,
Ceux qui frappent aussi bien que les minuscules ;
Elle les extrait par la pensée ; aussitôt,
Sans que rien dans ses traits la trahisse, d’un mot,
Elle sait les mettre en lumière, en évidence ;
Tantôt c’est le dédain, tantôt l’outrecuidance,
Qu’elle blâme, tantôt c’est la forme d’un nez
Qu’elle trouve trop gros, trop long, ou pas assez ;
Elle se donne du bon temps, détaille, épluche,
Ne juge pas assez fraîche certaine ruche,
Condamne pour son trop d’empois certain volant,
Désapprouve un corsage ajusté, trop collant,
Ou déniche le bout blanc d’une balayeuse
Qui dépasse ou qui pend peut-être. Moins joyeuse,
L’autre bonne, auprès d’elle, a l’esprit moins tourné
Vers le dénigrement sans but, moins ramené
Invinciblement vers l’inutile critique ;
Elle ne tient pas à lui donner la réplique
Et n’écoute qu’à peine ; elle a le sentiment
Du devoir qui domine en elle fermement ;
Elle estime qu’il faut travailler et se taire ;
D’après elle, on aura beau crier et beau faire,
On ne changera pas le monde ; il vaut donc mieux
Tâcher de prendre sa besogne au sérieux
Et sans se plaindre ; elle est pondérée et logique ;
Elle est d’une nature entêtée, énergique,
Incapable de se calmer, de s’engourdir
Dans la paresse, prête à toujours se raidir
Contre l’adversité, contre la maladie,
Sûre que seule la volonté remédie
À tous les maux ensemble.
Attendant sur le seuil
Et repassant les mots aimables de l’accueil,
Le gérant, prévenant et courtois, grand et mince,
À des manières qui lui donnent l’air d’un prince ;
Sa mise, son allure et sa correction
Frisent de près la plus stricte perfection ;
Sa coiffure collée et lisse est impeccable
Et la blancheur de ses manchettes remarquable ;
Il est extrêmement délicat et soigneux,
Recherché du petit au grand, méticuleux ;
On croit retrouver dans sa personne une trace
D’élégance native et d’authentique race ;
On est surpris et même inquiet, intrigué
Par cet aspect avant tout poli, distingué ;
On a le sentiment flou de la déchéance
D’un homme dont l’ancienne et haute préséance
A sombré dans de longs et pénibles revers ;
Il a dû se débattre et lutter à travers
D’innombrables ennuis et dans des multitudes
D’incalculables maux et de vicissitudes ;
Il s’est rejeté sur cet emploi de gérant,
Se résignant avec courage, préférant
Travailler que vivre en flatteur à la remorque
D’amis suffisamment bons auxquels on extorque
Le nécessaire sous simple forme d’emprunts
Qu’on ne pourra jamais rendre, pas plus aux uns
Qu’aux autres.
Près du beau gérant de noble caste
Qui garde grand air, bien que déchu de son faste,
Se tient, respectueux, patient, bedonnant,
Un gros maître d’hôtel au physique étonnant ;
Devant, on voit passer le bout de sa serviette
Chiffonnée et pourtant encore blanche et nette,
Qu’il serre par un geste instinctif sous son bras ;
Il paraît enchanté d’être imposant et gras,
Ne pouvant pas trouver l’embonpoint ridicule ;
Il estime son ventre et ne le dissimule
En aucune façon ; il a bien plutôt l’air
De le porter avec orgueil, d’en être fier ;
Dans sa position immobile, il se cale
Sur ses deux pieds et, sans modestie, il étale
Ce ventre bienheureux qu’il rend même plus gros
En unissant ses deux mains derrière son dos ;
La gloire d’un aspect tel l’enivre, le grise ;
Il goûte fortement son bonheur et méprise
Les gringalets au ventre hypothétique et plat ;
Il est reconnaissant envers le ciel, béat ;
Sa satisfaction est absolue et pleine ;
On l’envierait à bon droit.
Deux hommes de peine
Avec des tabliers longs sont postés en bas
Auprès de l’omnibus, à trois ou quatre pas ;
Tous deux attendent qu’on commence à leur descendre
Les malles, les paquets et les sacs pour les prendre ;
Car le cocher n’est plus sur son siège ; debout
Sur l’omnibus il est seul et dépasse tout ;
Il débute au hasard, sans idée, et se baisse
Vers les deux angles blancs et pareils d’une caisse
Close hermétiquement, qu’il faudra déclouer
Et non ouvrir ; il va d’abord la secouer
Dans tous les sens pour la décoller de sa place,
Puis la donner aux deux hommes postés de face
Pour mieux la recevoir dans leurs mains ; le cocher
Semble grand, bien qu’il soit en train de se pencher ;
Il est fort et musclé ; son chapeau haut de forme
Est solidement fait, large, excessif, énorme ;
Sa livrée a beaucoup d’étoffe, de longueur ;
Elle peut convenir quand même, à la rigueur,
Quand il est debout ; mais sa forme qui dessine
La taille et couvre trop les jambes la destine
À la position raide, assise ; il lui faut,
Pour aller bien, un siège inabordable et haut.
Le cocher est un gros père calme et bonasse ;
Sa figure placide, inoffensive et grasse,
Lui donne une apparence étrange de poupard ;
Il raconte toujours la vérité sans fard ;
Sa franchise le rend en même temps crédule ;
On lui dirait : « Il fait nuit » lorsque la pendule
Marque midi précis, il répondrait : « Vraiment ! »
Car il ne peut jamais supposer que l’on ment,
Que l’on déguise sa pensée ou que l’on trompe ;
Il n’a jamais voulu croire que l’on corrompe
En certain cas les gens par des sommes d’argent ;
Il est si pur qu’il en est inintelligent ;
Il serait pleinement capable d’être dupe
D’un enfant de trois ou quatre ans, encore en jupe ;
On ne peut présumer l’exacte profondeur
De sa naïveté crasse, de sa candeur ;
Il voit le monde entier bon, charitable, intègre ;
Sa foi dans le dernier qui lui parle est célèbre ;
On en profite pour lui jouer tous les jours
Sans le fâcher les plus abominables tours ;
Comme il prend tout ce qu’on dit au pied de la lettre,
On peut, sans se donner grand mal, lui faire admettre
Les contes les plus fous, les plus extravagants ;
On lui débite des histoires de brigands
Qui vous envoient d’un coup au cœur dans l’autre monde,
Et dont la vue, au coin d’un sentier, vous inonde
De sueur froide ; dans sa confiance il croit
Aux secrets que chacun sait par son petit doigt ;
Il ne connaît pas la malice ; il exagère
La bonne qualité d’être ouvert et sincère ;
Les paroles pour lui ne sont pas des rébus
Au sens caché qu’il faut déchiffrer.
L’omnibus,
Quoique très dégagé, n’est pas encore vide ;
Une femme hésitante, inquiète, timide,
Avance sa jambe au-dehors pour la poser
Sur le marchepied large ; elle paraît n’oser
Que difficilement se montrer ; il lui coûte
D’affronter le plein air, les yeux ; elle redoute
L’approche de la foule et son encombrement ;
En public elle assiste au brusque effondrement
De sa force, de ses facultés les meilleures ;
Elle reste parfois chez elle plusieurs heures
Avant de s’apprêter et de prendre un parti ;
Son corps pusillanime est à moitié sorti ;
Elle a peur d’avancer sa figure craintive
Et fait secrètement l’inspection furtive
Des gens ; elle a tendance à voir de toutes parts
Des bouches devisant contre elle, des regards
La détaillant ; l’idée intime qu’on l’observe
La hante du matin jusqu’au soir et l’énerve ;
Toujours elle soupçonne et veut se méfier,
Pensant qu’on passe dans le but de l’épier ;
Elle croit qu’on la montre au doigt ou qu’on la nomme.
Devant le marchepied, lui faisant face, un homme
Veut l’aider à descendre et lui tend une main
Sur laquelle elle va peser ; sans être nain
Il est assez petit, court, pour qu’on le remarque ;
Il est trapu, bouillant, têtu ; quand il s’embarque
Dans la discussion d’un point quelconque, il faut,
À toute force, qu’il garde le dernier mot ;
Ses dires doivent être acceptés sans contrôles,
Sans examen ; il a le cou dans les épaules
Et son dos plat et droit surprend par sa largeur ;
Sa taille l’a rendu despotique et rageur ;
Il est chez lui le seul, l’indiscutable maître,
Et ne perd jamais une occasion de l’être ;
Il professe que la bonne cohésion
D’un groupement dépend de l’humble adhésion
Et de l’obéissance exacte, immédiate
De tous aux ordres brefs, précis, d’un autocrate ;
Il dit qu’on n’obtient rien de bon par la douceur.
Il se tient entre deux gros enfants, frère et sœur ;
À sa gauche, distraite, absente, la fillette
Regarde en l’air avec suite ; elle s’inquiète
Des bagages divers, multiples, s’entassant
Sur l’omnibus ; elle est fixe, s’intéressant
Au brave cocher dont les manœuvres futures
Seront sans doute très routinières et sûres,
Car il agit toujours de la même façon.
Seul, de l’autre côté du père, le garçon
Reste à deux ou trois pas ; il a les jambes nues ;
Toutes ces choses qu’il n’a pas encore vues
L’étonnent alentour ; du regard il parcourt
Lentement tout ce qui l’environne ; il est lourd,
Solidement construit, gras ; il tient de son père
Et ne grandira guère ; il possède une paire
De mollets dont la courbe imposante ressort ;
Il est, sans le vouloir, brutal, dangereux, fort ;
Ses camarades le craignent dans les disputes
Qui s’échauffent et qui dégénèrent en luttes ;
Ils redoutent ses coups de pied, ses coups de poing
Qui peuvent faire grand mal, car son embonpoint
N’est pas flasque ou malsain ; au contraire, il résiste,
Inattaquable, dur, insensible, et consiste
En autre chose qu’en graisse ou qu’en gonflement
Répartis dans le corps tout entier mollement.
Dans l’omnibus, après la femme timorée
Dont la descente est si pénible, qui se crée
Tant de tourments fictifs, et qui trouve moyen
De voir des pièges quand d’autres n’observent rien,
Apparaît patiente et tranquille une tête ;
C’est une femme grande et maigre qui s’arrête
Sans se permettre la moindre hâte, attendant
Que le passage se dégage, en regardant
Par les vitres au loin ; c’est une subalterne,
Une inconnue à la personnalité terne ;
On apprend son prénom seul ; sa condition
La condamne à la plus humble soumission ;
Elle se plie à tout sans révolte et sans rage,
Quel que soit l’ordre qu’on donne.