Non loin de là, des gens partent en promenade,
Tous installés sur des ânes fringants ; ils vont
À gauche, en obliquant quelque peu vers le fond ;
Une femme à grand nez, sèche, dégingandée,
Ouvre la marche ; on l’a plusieurs fois demandée
En mariage ; dans certains cas son argent
Pouvait suffire pour rendre très indulgent
Sur son physique ; elle a repoussé chaque avance,
Chérissant par-dessus tout son indépendance ;
Elle voyage à sa guise et quand ça lui plaît,
Quitte un endroit sitôt qu’elle le trouve laid,
N’a personne pour mettre obstacle à son caprice.
Elle s’agite sans cesse, aime l’exercice
Et se distingue dans tous les genres de sports.
Aux jeux d’adresse elle est l’émule des plus forts.
Elle s’adonne avec passion à l’escrime ;
Au moment de certains assauts son nom s’imprime
Dans les journaux ; en outre elle boxe à ravir
Et prétend que cela peut un jour lui servir.
C’est une téméraire et savante écuyère ;
Elle cultive la haute école, préfère
Les chevaux franchement méchants et vicieux
À ceux dont le petit trot est délicieux ;
Souvent elle entreprend le périlleux dressage
D’un cheval jeune ; dès qu’elle l’a rendu sage
Elle cesse de s’en occuper ; le galop
La grise ; elle s’emballe en méprisant par trop
Le danger ; elle étend imprudemment la zone
De ses excursions au loin ; en amazone
Elle est heureuse, vit, respire à pleins poumons,
Trouve l’univers bien fait et les hommes bons ;
Pour sauter plusieurs fois un obstacle elle est crâne,
Disant toujours qu’il est trop bas.
Le second âne
Porte un homme qui fait volontiers le fendant ;
Il adore le mot « moi », n’a pas son pendant
En fait d’aveuglement fat et d’outrecuidance.
Il laisse entendre, par quelque phrase qu’il lance
Négligemment, qu’on lui dévoile les dessous
Des faits du jour ; il a d’importants rendez-vous
Chaque fois qu’il vous quitte, et soi-disant il puise
Même aux sources les plus secrètes, à sa guise,
Les gens puissants n’ayant rien de caché pour lui.
Quand vous avez besoin d’une aide, d’un appui,
Il se met en avant, vous propose une lettre
Que vous n’aurez qu’à tout tranquillement remettre,
En usant de son nom magique, au gros bonnet
Qui peut le mieux vous être utile et qu’il connaît.
Il a partout du monde influent dans sa manche,
Hausse facilement les deux épaules, tranche.
Les renseignements qu’il donne sont les plus frais,
Les seuls aussi qui soient rigoureusement vrais.
Parfois, en conservant un visage de marbre,
On le fait le mieux du monde grimper à l’arbre ;
On le conduit avec douceur et par la main,
Après quelques adroits détours, sur le terrain
De ses souvenirs pleins d’évènements ; sans rire
On l’amène, en prenant un air sot, à redire
Pour la centième fois tel célèbre incident
Dont il fut le premier et discret confident ;
Il se prend à merveille au piège, marche ferme,
N’omet pas un détail, ne change pas un terme,
Rabâche sur un ton protecteur, assuré,
L’histoire que d’avance on a gaîment juré
De lui faire enfiler jusqu’au bout. Il exulte
Quand, l’attirant seul à l’écart, on le consulte ;
Il répond du premier coup, ajoutant plus bas
Qu’il saura toujours vous tirer d’un mauvais pas.
Il coupe brusquement la parole, professe
Au hasard sur tous les points, pérore sans cesse.
On aime lui donner un formel démenti
Quand il s’est pendant trois quarts d’heure appesanti
Sur une question qu’il croyait sans contrôle ;
Sa contenance du premier moment est drôle,
Mais elle dure peu ; pour ne pas avoir tort,
Il se met à parler plus que vous et plus fort.
Il prétend toujours être affublé d’une escorte
De jeunes gens qui font antichambre à sa porte ;
Car il entre dans ses glorieux attributs
D’étayer, grâce à sa surface, les débuts
De blancs-becs qu’il présente, introduit et pilote ;
C’est pour eux et d’emblée une excellente note
D’être recommandés par lui ; les plus obscurs,
Les plus mal partagés comme attaches sont sûrs
De faire leur chemin du moment qu’il les pousse.
Un enfant penché sur sa selle se trémousse,
Trouvant le pas, en fait d’allure, par trop lent ;
Il est remuant au possible, turbulent,
À des inventions insupportables, bouge,
Saute et gambade sur les meubles, devient rouge,
Vous assomme de ses questions, brise tout,
Met la plus sainte des patiences à bout,
Écrase avec son pied droit chaque fois qu’il crache.
Il entre avant vous dans votre chambre, se cache,
Puis, le moment venu, s’avance à pas de loup
Pendant que vous lisez ; il rampe et tout à coup
Surgit en poussant un cri de bête féroce ;
Vous sautez en l’air, pris d’une frayeur atroce,
En appliquant les deux mains à l’endroit du cœur.
Il est rempli de son importance et moqueur,
Accueille les cadeaux en faisant la grimace,
Plaisante les amis et leur répète en face
Qu’un tel, la veille encore, a redit derrière eux,
Qu’ils avaient le dos rond ou la poitrine en creux.
Quand une vénérable et douce vieille dame,
L’examinant avec condescendance, entame
Un colloque avec lui, l’appelant « mon mignon »,
Il riposte par un trait sur son faux chignon
Qu’on a glorifié le matin même à table
Par de l’esprit facile à comprendre, abordable.
Il sait tous les gros mots, apprend on ne sait où
Des intonations, des gestes de voyou ;
Il met les mains dans ses poches, se cambre, siffle.
Quand il est près de sa bonne, il tousse, renifle,
Et dit bien haut avec dégoût : « Pouah ! je m’en vais,
J’ai mal au cœur, peut-on sentir aussi mauvais ! »
Puis, en gagnant la pièce adjacente, il se bouche
Le nez avec deux doigts, tout en pinçant la bouche,
Pour ne pas absorber l’asphyxiante odeur.
Il traite méchamment du haut de sa grandeur
Les domestiques ; par impertinence pure
Il a toujours pour eux quelque parole dure ;
Il leur dit qu’ils ne sont bons qu’à vider les seaux
Et qu’ils méritent à peine les vieux morceaux
Qu’on trouve indignes des chiens galeux ; il insiste
Sur le côté de leur vie humiliant, triste,
Leur fait comprendre très crûment qu’ils auront beau
Grincer des dents, toujours ils seront au niveau
Des esclaves qu’on fouette et des bêtes de somme ;
En présence de quelque étranger il les somme
De finir vite leur ouvrage, et, sur un ton
Railleur, dit qu’on devrait se munir d’un bâton
Pour mener lestement aussi stupide engeance.
Après lui vient un gros homme d’intelligence
Problématique, mais bon comme du bon pain ;
Il ne devine aucun stratagème ; le gain
D’un pari l’embarrasse : il rougit et s’excuse
D’avoir raison ; on sait qu’il croit tout, on en use ;
Il a toujours un tas d’éhontés chenapans
Qui s’accrochent avec effronterie aux pans
De son habit ; dans les cas urgents il accepte
Le motif le plus mal trouvé, le plus inepte.
Quand un fourbe paraît, la figure à l’envers,
Il va vers lui, les yeux immensément ouverts,
Et demande, anxieux : « Quoi donc ? quelle nouvelle ? »
L’autre clame qu’il va se brûler la cervelle
Pour une somme trop forte perdue au jeu ;
Aussitôt il s’effare et riposte : « Ah mon Dieu ! »
Puis il songe qu’il faut à tout prix qu’il empêche
Un tel malheur ; il fait asseoir l’homme, le prêche,
Le fixe en plein dans les yeux, se donne du mal ;
Sous prétexte de lui remonter le moral,
Il le rudoie un peu, réveille en lui la fibre
De l’amour paternel, lui dit qu’il n’est pas libre
De disposer à la légère de ses jours ;
Prudemment il aborde, après mille détours,
La question brûlante et scabreuse entre toutes
D’un rapide secours d’argent ; il a des doutes
Sur l’à-propos et sur l’imminent résultat
De sa démarche ; il craint une insulte, un éclat,
Prend des précautions, évite avec angoisse
Le mot trop violent qui rabaisse et qui froisse ;
Il croit toujours que l’autre, en comprenant soudain
Qu’on l’accuse d’avoir voulu tendre la main,
Va se lever et dire : « Ah ça ! mais pour qui diantre
Me prenez-vous ? » tout en se boutonnant ; il entre
Dans les détails de mille incidents étrangers
À l’affaire, voulant reculer les dangers
De l’explication ; enfin, en vrai timide,
Il prend brusquement son élan et se décide ;
Baissant les yeux devant ceux de l’homme, il lui dit
Qu’il tient à mettre sa fortune et son crédit
Entre ses mains, pour qu’il règle tout, quelque énorme
Que soit la dette ; l’autre hésite pour la forme,
Dit : « Véritablement… je ne sais si je peux…
Si je dois… » voulant faire acte de scrupuleux ;
Sa résistance est faible, indécise, mollasse ;
Il empoche bientôt les billets en liasse,
Sans même poser la question : « Prêt ou don ? »
À la queue, une grosse et bruyante dondon
Qui se croit simplement grassouillette, un peu forte,
Cause avec deux âniers à pied qui font escorte
À la bande ; la grosse a constamment trop chaud,
Tant elle participe à tout et parle haut.
Dans une loge elle est mal à l’aise, s’éponge,
Souffle, s’évente fort dans la figure, allonge
Les bras pour décoller ses manches de sa peau ;
Sa phrase habituelle est : « Je suis tout en eau. »
Elle est exubérante, agitée et bavarde,
Se moque un peu de la vérité qu’elle farde
Sans scrupules quand il faut donner plus de sel
Au dernier bruit qui court, dit-on, sur tel ou tel.
Après quelques essais malheureux on renonce
À formuler la plus laconique réponse,
Car jamais elle n’en accorde le loisir ;
Avec elle on n’a qu’à béatement choisir
Entre écouter comme au spectacle, bouche close,
Ou penser sans aucun risque à toute autre chose,
En opinant des yeux pour toujours avoir l’air
De trouver ce qu’elle a dit parfaitement clair.
Au bout d’une heure, par hasard, elle découvre
Un sujet oublié, vierge ; aussitôt elle ouvre
De grands yeux, tape sa cuisse et dit : « C’est trop fort ! »
S’étonnant de n’avoir pas commenté la mort
D’une amie, admirable épouse et bonne mère,
Qu’on a mise au tombeau la veille ; elle énumère
Ses impressions sur tout, en les délayant :
Le mari, pâle et l’œil hagard, est effrayant ;
Il erre à travers les couloirs, méconnaissable,
Refuse de se mettre une minute à table ;
En quatre jours et trois nuits il a pris dix ans ;
Il reste courageux, garde tout en dedans ;
Par antithèse, la fille de la défunte
Ne salit pas beaucoup de mouchoirs, n’en emprunte
À personne et ne prend pas la précaution
De feindre même la plus mince émotion ;
Elle aurait peur de perdre une seule bouchée,
Est plus que jamais blanche et rose et s’est couchée
Toutes les nuits de bonne heure ; en outre, elle joint
La convoitise à la sécheresse ; un seul point
L’inquiète : savoir ce que la morte laisse ;
Elle ne songe qu’au testament ; elle baisse
À juste titre dans la saine opinion
Des gens droits qu’une aussi grande réunion
De sentiments mauvais blesse ; car sa conduite
Est connue ; un pareil manque de cœur s’ébruite ;
On s’indigne de son attitude qui sort
De l’ordinaire, au point de lui faire du tort.