Plus loin et plus à droite un yacht lance un panache
De fumée assez long et noirâtre qui cache
Une autre barque dont l’aspect dans le lointain
Est par ce fait rendu plus flou, plus incertain ;
La barque y disparaît grâce à sa petitesse ;
Le yacht lancé paraît donner de la vitesse ;
Son avant tourné vers la gauche fend les flots,
Et l’écume jaillit jusqu’aux premiers hublots
Qui ressortent, chacun comme une boule ronde ;
La coque est gracieuse, élégante. Du monde
S’est groupé selon les amitiés sur le pont ;
Mais on cause surtout à l’avant qui répond
Mieux que ne fait l’arrière aux besoins d’ample vue
Et d’air vivifiant et sain. Une main nue
Est dressée à l’avant, sortant d’un groupe assis ;
Elle veut ajouter, par un geste précis,
À l’affirmation d’une parole sûre
Mettant en avant soit blâme, soit flétrissure
Au sujet d’un absent honni, vilipendé ;
Celui qui fait le geste est sec, dégingandé.
Long et chétif ; un des côtés de sa moustache
Qui se tient raide et bien relevé, se détache
Sur l’horizon de mer et par hasard se met,
Avec exactitude, en plein sur le sommet
Régulier, étendu, d’une petite vague.
Le causeur à son doigt courbé porte une bague
Qui lance dans sa pose actuelle un éclair ;
Il est vêtu, non sans soins, d’un vêtement clair ;
Quand il se lève, il doit être de haute taille ;
Il a des bords étroits à son chapeau de paille
Qui, par crainte d’un vent trop fort, est enfoncé ;
Le ruban large qui le garnit est foncé
Avec, dans le fini de son nœud, quelque chose
D’anormal. Le restant du groupe se compose
De trois personnes dont un corpulent fumeur,
D’heureux tempérament et de joyeuse humeur,
Qui tient entre ses dents un énorme cigare ;
Il n’est pas fort à la question et se carre
Le mieux possible dans un excellent fauteuil ;
Il jette en l’air un calme et languissant coup d’œil
Pour suivre la fumée impalpable et légère
Qui s’éloigne de son visage et lui suggère
Mille rêves des plus doux et délicieux
En montant avec des spirales vers les cieux.
Sa cravate aux replis combinés est bouffante
D’arrangement classique et de forme savante ;
Son gilet blanc semé de gros et sombres pois
Le gêne par beaucoup de raideur et d’empois.
À sa droite une femme est en robe voyante ;
L’étoffe est à la fois soyeuse et chatoyante ;
Sa jupe a dans le bas trois ou quatre volants
Peu froncés, ne sortant guère, plutôt collants ;
Elle est assise avec grâce et tient son ombrelle
Debout, en s’appuyant de ses deux mains sur elle ;
Elle garde ses bras allongés et tendus
Et même quelque peu nonchalants et tordus,
Car elle ne s’amuse en rien et se détire,
Ne trouvant pas un seul mot curieux à dire
Sur un sujet qui lui demeure indifférent ;
Elle laisse flotter son esprit, préférant
Ne pas donner d’avis et s’en tenir au rôle
D’écouteuse, acceptant d’avance sans contrôle
Ce que peut raconter de mauvais ou de bon
Le grand mince, qui, lui, possède fort le don
Des discours. On voit un oiseau d’étrange espèce
Au chapeau de la femme ; une voilette épaisse
S’applique et reste sur sa figure, assez près
Pour qu’on devine la finesse de ses traits.
Installée à côté d’elle, une femme âgée
Ne se prononce pas, car elle est partagée
Entre le doute pur et l’acquiescement ;
Elle entend réserver son secret sentiment
En attendant que la preuve éclate et se fasse ;
Une indécision persiste sur sa face ;
Pour ne pas se risquer elle lance un regard
Inutile, sans but, dans le vague, à l’écart.
Et sa bouche s’avance en faisant une moue
Qui, surtout du côté droit, lui plisse la joue ;
Elle veut une plus grande réunion
D’arguments pour se bien faire une opinion ;
Il faut que l’évidence apparaisse et lui crève
Les yeux ; dans sa prudence excessive elle lève
Les deux bras au-dessus même de ses genoux ;
Sa main gauche, tranchant au loin sur les remous,
Se profile sur un canot qu’elle dérobe
Aux trois quarts, ne laissant voir que l’avant ; la robe
De la dame est dans un drap foncé tout uni
Et d’un modèle très simple, mal défini ;
C’est une forme sans apparat, qui se porte
En toute occasion ; la dame est assez forte ;
Elle s’habille sans contrainte, avec ampleur,
Gardant tout mouvement libre ; elle n’a pas peur
Du soleil ; son ombrelle est bien pliée et mince,
Un élastique, vers le milieu, prend et pince
L’ensemble régulier et parfait de ses plis
Qui sont étincelants, lumineux et pâlis
Par une clarté crue et blafarde qui tombe ;
Bien que l’étoffe dans l’ensemble, de loin, bombe.
Entre chaque baleine un espace est à plat ;
L’épaisseur n’est pas tout entière sous l’éclat ;
La moitié basse, dans l’ombre, n’est pas touchée ;
L’ombrelle ne se tient à rien, elle est couchée
Sur les genoux de la dame et ne tombe pas.
À la gauche du groupe, ensemble, à quelques pas,
Deux hommes causent ; l’un, fort, de haute stature,
Prend la parole ; son sujet est de nature
Sérieuse ; il se met d’emblée à la hauteur
De celui qu’il a pris comme interlocuteur
Et qui paraît de suite être le capitaine ;
Ce dernier, confiant dans la marche certaine
De son bateau dont il connaît le maniement,
N’écoute que pour la forme, mais poliment
Son voisin qui, sans doute, est le propriétaire
Du yacht ; le capitaine affecte de se taire
Mais il prépare tout bas des collections
D’arguments décisifs, puissants, d’objections
Qu’il tient, sans en avoir l’apparence, en réserve
Pour quand l’autre aura mis dehors toute sa verve ;
Il se dit, dépensant du bon sens à part lui,
Qu’on aura sûrement un sérieux ennui
En exécutant la chose déraisonnable
Qu’on lui propose et qui serait impardonnable ;
Mais le grand n’en démord pas ; avec deux doigts joints
Il indique en avant, nettement, un des points
De la côte où se joue un peu d’écume blanche ;
Il tient négligemment sa main gauche à la hanche
En s’appuyant avec mollesse sur un jonc
À pomme de métal, mince, uniforme et long,
Qui se recourbe sous son poids, étant flexible ;
L’homme s’est mis sur un terrain inaccessible
Aux profanes, surtout à ses quatre invités ;
Aussi les laisse-t-il parler frivolités,
S’adonnant, pour sa part, aux choses sérieuses,
Aux actions les plus sages, impérieuses ;
Dans son enthousiasme, il se croit du métier
Et s’enflamme pour ses paroles ; tout entier
À son sujet, il tend ses facultés et fronce
Ses sourcils ; par ce seul mouvement il enfonce
Son regard qu’il rend plus pénétrant, plus perçant
Et qu’il dirige vers le lointain, l’exerçant
Avec ardeur, avec une puissance énorme.
Le capitaine, bien pris dans son uniforme,
Quoique d’un avis tout autre, reste muet ;
Il est chétif et sans résistance, fluet ;
À son menton, pointant tout droit, une barbiche
Est brune ; mais déjà par-ci par-là se niche
Dans son épaisseur sombre un poil plus ou moins gris ;
Ses traits sont souffreteux, maladifs, amaigris ;
C’est un échantillon d’homme en convalescence
Chez lequel se prépare une recrudescence
De force et de santé, d’homme dont l’appétit
Commence à revenir, mais petit à petit ;
On devine que son apparence normale
Doit être beaucoup plus vigoureuse et plus mâle ;
Les conseils qu’il reçoit ne seront pas suivis,
Car ils sont déjà tous rejetés, desservis
Par l’intime et secret travail de sa pensée ;
Il compte proposer une offre plus sensée
Avec l’autorité du professionnel
Qui se permet un ton décisif et formel
Grâce à son habitude, à sa longue carrière,
Aux profits qu’il en a retirés.
À l’arrière,
Le timonier est bien fixé sur son chemin ;
Impassible, il regarde en avant, une main
Occupée à ne pas abandonner la roue,
L’autre prête à venir en aide ; sur sa joue
Descend un favori peu fourni, court, étroit,
Qui semble drôle, sans raison d’être, tout droit ;
Les regards fixes, comme inspirés, il contemple
L’horizon ; son jersey, de teinte sombre, est ample ;
Le temps et le fréquent usage l’ont rendu,
Sur presque toute sa largeur, mou, détendu ;
Son tissu mince, lâche et souple prend le torse
Sans intensité, sans précision, sans force,
Il fait des plis nombreux près du coude, du bras
Et de l’épaule ; l’homme au reste n’est pas gras ;
Il est suffisamment de profil pour permettre
De lire tout entière une dernière lettre
Celle d’un nom, le nom du navire, tracé
Sur sa poitrine ; mais le ton en est passé,
La couleur de la lettre est vaporeuse et tranche
D’une façon à peine établie et peu franche
Sur le fond ; le contour n’est pas bien accusé,
L’ensemble est confondu, presque indistinct, usé.
Outre le timonier silencieux, trois hommes
Habillés comme lui suffisent pour les sommes
De travail que demande, à lui seul, l’entretien
Du yacht coquettement tenu, qui reluit bien,
Brillant de propreté. Tous trois causent ensemble
À l’arrière, debout, émoustillés ; il semble
Que leur sujet est gai, régalant ; le plus gros,
Un hercule qu’on voit exactement de dos,
Est dans la joie ; on croit voir ses larges épaules
Se secouer, grâce à des mots lestes et drôles ;
Il s’en donne et se fait quelque peu de bon sang.
Laissant libre son gros rire sonore et franc ;
Ses mains s’enfoncent presque entières dans ses poches,
Et ses coudes tous deux semblables, quoique proches
De son corps, laissent par l’écart assez de jour
Pour qu’on distingue dans le lumineux contour
Les vagues au lointain, ne cessant de décrire
Leurs courbes. Un second homme est en train de rire
À la droite du gros ; on aperçoit ses dents
Car il ne garde rien de sa joie au-dedans ;
Sa jambe s’est levée afin que sa main puisse
Allonger un soufflet bien à plat sur sa cuisse,
Et son pied gauche est, par ce fait, un peu distant
Du pont ; l’homme n’est pas gêné ; pour un instant
Perché tranquillement sur un seul pied, il garde
L’équilibre ; il ne fait qu’écouter et regarde
Celui qui le fait tant pouffer et qui se tient
À la gauche du gros hercule auquel il vient
Au menton ; celui-là parle ; on voit à sa bouche
Qu’il raconte tout un évènement ; il touche
Le bras du gros avec l’extrémité du doigt
Afin de réclamer l’attention qu’on doit
Aux mille petits faits dont s’émaille l’histoire
Qu’il a choisie avec art dans son répertoire ;
Il a de la gaîté, du bagou, de l’entrain,
De la frivolité native avec un brin
D’étrangeté dans ses gestes, dans son allure ;
Il est si brun de teint, d’œil et de chevelure,
Qu’on doute, du premier regard, qu’il soit Français ;
Comme le timonier, tous trois ont des jerseys
Avec des lettres à la place accoutumée.