NOTICE SUR

LE ROUGE ET LE NOIR

 
 
 

Quand paraît Le Rouge et le Noir, Stendhal n'est célèbre que comme pamphlétaire et comme théoricien de l'art ; il est comme romancier un nouveau venu, qui ne peut guère se vanter du précédent d'Armance, jugé détestable et publiquement décrié. Pourtant, en 1829 et en 1830, Stendhal récidive ; il écrit quatre nouvelles, dont trois paraissent dans la romantique Revue de Paris ; elles peignent dans un certain recul exotique P « énergie effrayante » des passions. Et en décembre 1829 son cousin Romain Colomb put voir sur sa table un dossier volumineux intitulé Julien. C'était son nouveau roman, dont l'idée première dut lui venir dans la nuit du 25 au 26 octobre 1829 à Marseille. Cette date, erreur ou mensonge, il l'a cachée : il dit d'abord dans la première édition que l'œuvre remonte à 1827. Plus tard, il note en marge des Promenades dans Rome que l'idée de Julien le visita dans la nuit du 25 au 26 octobre 1828 à Marseille. Il se trompe sur l'année ; à la date donnée, il est à Paris, et l'impitoyable érudition des stendhaliens lui démontre qu'il n'a séjourné à Marseille au terme d'un voyage dans le Midi qu'au mois d'octobre de 1829. Une première version du roman pouvait donc être prête à la fin de l'année. Pourtant, dans Brulard, il en situe la naissance en 1830, quand il était « devenu parfaitement heureux, c'est trop dire, mais enfin fort passablement heureux ». En effet, de janvier à mai 1830 il reprend le roman et le développe. Le 8 avril il passe contrat avec Levavasseur pour un roman sans doute incomplet. Dès lors il mène de front la correction des épreuves et l'achèvement du roman. Ce travail fut volontairement long, et il ne cessa que fort tard remaniements et retouches. Telle allusion à Alger semble dater de la prise de la ville, survenue le 4 juillet. Telle autre nous renvoie à la première d'Hernani. En juillet 1830, les typographes laissèrent en plan l'impression pour le combat de rues. Le 11 août, en corrigeant la 11e feuille, Stendhal y consigne en un rébus le refus de Guizot de le nommer préfet : « Esprit perd préfecture. Guizot 11 août 1830 ». En novembre, sur le point de partir pour Trieste, il laisse enfin le roman à son destin : « En vérité, écrit-il à l'éditeur, je n'ai plus la tête à corriger des épreuves... Que j'aurais voulu avoir une plume pour adoucir la grossesse de Mathilde. Puisse ce roman être vendu, et vous dédommager des retards de l'auteur... » Le 13 novembre, tandis que Stendhal était en route, entre Draguignan et Nice, le roman paraissait à Paris.

Antoine Berthet, le modèle de Julien, avait été guillotiné le 27 février 1828. Cette affaire criminelle, qui forme le canevas du roman, concernait la famille Michoud de La Tour, de Brangues, dans l'Isère, liée par cousinage à l'ancien condisciple et ami de Stendhal, Michoud, magistrat grenoblois. L'argument du drame est fort simple : Berthet, fils d'un pauvre artisan, parvient jusqu'au séminaire, dont il sort une première fois pour devenir le précepteur des enfants de Michoud de La Tour. Sans doute fut-il le séducteur de sa femme ; il quitta cette place pour des raisons restées secrètes, et, après un éphémère retour au séminaire, redevint précepteur dans la famille Cordon, d'où il fut vite chassé pour une nouvelle intrigue avec la fille de la maison. Il assiège Mme Michoud de plaintes et de menaces, et le 22 juillet 1827 essaie de la tuer dans l'église. L'affaire était scandaleuse ; ni l'enquête ni l'instruction n'entreprirent de faire toute la lumière. Au procès, l'accusé, fort mince, très pâle, avec de grands yeux noirs un peu égarés, plaida le crime passionnel ; Mme Michoud avait juré sur la croix de n'appartenir à nul autre après lui, et elle était la maîtresse du nouveau précepteur. Elle l'avait séduit, corrompu, puis trompé. Il ne niait pas son ambition déçue, « le fils du maréchal ferrant de Brangues s'était fait en perspectives un horizon peut-être sans bornes », mais il justifiait par l'égarement de la jalousie sa tentative de meurtre et son sacrilège. L'accusation le présentait comme le génie du mal, décourageant toute protection, et se vengeant sur ses bienfaiteurs de ses échecs. Ceux-là mêmes demeurent obscurs : fut-il chassé du séminaire pour la tiédeur de sa foi, ou sa conduite « diabolique » envers Mme Michoud ? Fut-il chez les Cordon imprudent ou coupable ? Pour le ministère public, il avait tué parce qu'on lui refusait une place. Mais par quel obscur marchandage, le surlendemain de sa condamnation à mort, le jour même où il signait son pourvoi et son recours en grâce, devait-il, devant le procureur du roi, renier sa « diffamation » et garantir la vertu de Mme Michoud ? Le philanthrope Appert, dont la présence aux premières pages du livre est un signe du destin, tenta vainement d'obtenir sa grâce. Il restait à Berthet à mourir avec son secret ; la mise en scène féroce des exécutions de ce temps-là ne lui fit pas peur ; il pria avec ferveur, et se coucha lui-même sur la planche : « une espèce de cri involontaire arraché à la multitude a annoncé que tout était fini ». Il mourait, comme le conclut La Gazette des Tribunaux, « victime de ses passions ». En mai 1830, dans le Pirate, un étrange article d'un prétendu condisciple de Berthet tentait d'éclairer ce crime. Les impressions d'audience, le portrait du séminariste, sa confession finale, « moi, dont le cœur était fait pour les sentiments les plus doux et les plus tendres, moi qui aurais voulu ne vivre que d'amour et de tendresse... », l'explication de son geste, « il avait voulu se venger de l'inutile et irrévocable obscurité de sa vie... et de l'inconstance d'une femme... par le coup le plus éclatant que son imagination pût lui suggérer, et environner sa vengeance et sa mort de tout ce qu'il y a de plus solennel et de plus sacré parmi les hommes. C'était un dernier rêve, rêve épouvantable d'orgueil, d'amour, et peut-être de vengeance », tout l'article, parallèle au roman, faisait entrer Berthet dans la légende romantique. La famille Michoud, effrayée par le scandale du procès, et ensuite du roman, a toujours maintenu sa version des faits ; des documents récemment exhumés ajoutent même à la charge de Berthet que des papiers trouvés dans sa paillasse démontraient sa connivence avec des conspirateurs. Ennemi des lois, ou amant jaloux ? Cette équivoque de l'histoire, Stendhal l'a respectée. Dans le roman, à l'inverse de la réalité, c'est Julien qui s'accuse, et Mme de Rênal qui le disculpe. Les rôles sont retournés : au criminel le réquisitoire, et l'affirmation qu'il a tué pour venger sa pauvreté. Est-ce pour nous avertir que ce faux plaidoyer ne plaide que le faux ? Le crime qui donne son sens à la vie et à la mort de Julien n'a pas dans le roman de sens explicite. Stendhal évite alors à ses personnages toute confession de leurs sentiments. L'état cataleptique dans lequel Julien agit, et son quasi-refus de prendre intérêt à son procès font du crime comme un hiatus dans sa personnalité. L'audience n'apporte nulle pièce à conviction au lecteur. Que vient donc faire ce coup de pistolet dans la montée ambitieuse et réussie de Julien ? Comme le dit J. Prévost, « Julien, rêve et créature de Stendhal, avait pris le pas sur Antoine Berthet... mais tout à coup Antoine Berthet entraîne Julien Sorel... et l'auteur ne s'est pas assez préoccupé sans doute de nous rendre ce meurtre vraisemblable, parce qu'il était vrai1. L'assimilation de Berthet à l'univers psychologique et romanesque de Stendhal était délicate. Elle s'est faite, et d'autant mieux qu'à cette époque Stendhal n'engendre, avec Octave de Malivert et Julien Sorel, que des êtres un peu monstrueux. Le mystère de Julien, et son brutal retour à Verrières, c'est le roman qui l'éclaire. Il n'y a de problème du dénouement que si l'on voit dans le roman l'histoire d'une ambition, et non d'un crime. Julien pourchasse-t-il la fortune, le pouvoir ? Tout succès le laisse insatisfait, et il est l'artisan de son échec. Démuni, il l'est, aliéné, si l'on veut ; mais son malaise n'est pas immédiatement définissable.

C'est ce qui le distingue de l'ébéniste Lafargue, sorte d'Othello puritain, qui avait tué sa maîtresse infidèle en 1829 à Bagnères-de-Bigorre ; parce que Stendhal le cite, dans Promenades dans Rome, comme exemple de l'énergie restée intacte dans les classes pauvres, on voudrait en faire le modèle principal de Julien, dont il se sépare par la limpidité même de son cas. Une fois isolé le canevas de l'affaire de Brangues, les sources du roman, dont la critique rougiste a dressé un relevé archéologique, paraissent infinies. La réalité est un lexique où Stendhal, qui entend travailler sur pièces, puise immodérément. L'invention hérite de l'observation chez ce romancier trop heureux de recevoir tout prêt son argument et de cheminer du connu biographique ou historique à l'inconnu de l'imaginaire et de la rêverie. Dans ce roman, « exercice d'égotisme imaginatif, autobiographique, lyrique...2 », les souvenirs vécus, placés ici « parmi les enthousiasmes de la revanche imaginaire », accusent, par leur nombre et leur secret, la complicité du romancier avec lui-même. L'abbé Chélan, le géomètre Gros, le libraire Falcon, Valenod lui-même, imité de Michel Faure, connu par Stendhal lorsqu'il dirigeait un dépôt de mendicité dans l'Isère, viennent des enfances grenobloises. C'est le jeune Henri Beyle qui écrivait cella sous les yeux indignés de Daru. Tandis que la vraie héroïne du roman, Mme de Rênal, ne rappelle rien de connu, Stendhal, en imaginant Mathilde, pensait à la fantasque et originale Alberthe de Rubempré, qui fut sa maîtresse et le quitta pendant ce voyage même d'où il rapportait l'idée du Rouge. Il pensait encore à la nièce du ministre Hyde de Neuville, Mary de Neuville, héroïne d'un scandale mondain en janvier 1830. Elle s'enfuit avec un ami de Mérimée, Edouard Grasset, et au bout de quelques semaines revint, irréductiblement brouillée avec ce premier amant. Plus tard Mérimée devait appeler l'infidèle « Mademoiselle de la Mole », et Stendhal justifiait les bizarreries de Mathilde par le précédent de Méry. Sans doute cette fille capricieuse et audacieuse a plus confirmé qu'inspiré l'héroïne. Car au même moment Giulia Rinieri, en se jetant au cou de Stendhal, témoignait de la témérité des femmes qui ne sont pas des poupées et de leur mépris des préjugés. A coup sûr, c'est en lui que Stendhal porte ce type de la femme amazone, mais en ces années où il conçoit Vanina, Mina et Mathilde, la réalité le cautionne largement. Politiquement, enfin, le roman est nourri d'allusions ; Stendhal le nommait sa « rhapsodie » et soulignait sa valeur de chronique. De la Terreur blanche, à laquelle nous renvoie ce « paysan tué sur un toit » dont le remords tourmente M. de Rênal, au ministère du prince de Polignac (auquel M. de Nerval ressemble étrangement), il est peu d'événements de la Restauration auxquels le romancier ne demande de figurer. La Congrégation, « œil universel, plongeant grâce à son organisation temporelle dans le secret des vies, et pénétrant aussi par la confession à l'intérieur des âmes3 », ce corps protéique et tout-puissant, qui a hanté la France sous Villèle, est dans le roman partout et nulle part. La trace en est saisie à chaque épisode, de Verrières à Paris ; le mystérieux pouvoir vient tenter Julien, qui, logiquement, devrait s'y affilier. Deux chapitres résument toute la politique française : « Les Plaisirs de la campagne », où Stendhal reprend un thème traité par Courier, par lui-même, ou par Fiévée dans les Débats ; « La Note secrète », où, s'inspirant d'un épisode de 1818, Stendhal imagine les ultras de 1830 soucieux de porter un grand coup et de prendre des mesures radicales. Un autre ultra, un vrai, Vitrolles, regrette, dans ses Mémoires, que personne n'ait justement songé à les prendre en prévision des fameuses « Ordonnances ». Mise à part cette brève révélation des secrets d'Etat, la politique est d'un bout à l'autre du roman un décor paradoxalement occulte. Julien passe à côté de la toute-puissante confrérie, il approche et esquive la source de tout pouvoir, et nous le suivons dans cette perception fugitive. Sur bien des épisodes encore, il est possible de piquer l'indication d'une origine vraisemblable : que Mme de Fervaques fasse penser à la dernière maîtresse royale de l'histoire de France, Mme du Cayla, qu'Altamira fasse penser à un proscrit napolitain récemment extradé, que des détails de la cérémonie de Bray-le-Haut viennent du récit, dans Le Moniteur, d'une authentique solennité religieuse, tout cela indique certes la minutie observatrice, ou mieux lectrice de Stendhal, car le romancier use de préférence de documents écrits, et met en profil la thématique libérale, mais aussi le souci de l'auteur d'obscurcir ces points de contact avec l'« âpre réalité ». Stendhal est un romancier de l'actualité ; l'actuel offre à l'esprit une résistance, peut-être parce qu'il est désagréable, et le romancier qui redoute les nuées complaisantes de sa rêverie en use comme d'une discipline pour l'imagination. Il veut faire une œuvre qui sera du Walter Scott : seule l'histoire du présent, qui n'est pas malléable, offre assez de saillies à quoi il s'accroche. Mais en même temps il fuit la précision événementielle ou personnelle, qui ferait du roman une œuvre à clefs. A coup sûr Stendhal ici s'abandonne avec un visible plaisir au pamphlet contre les « laids visages » ; mais une prudence « romancière » le retient : « le vinaigre est en soi une chose excellente, mais mélangé à la crème, il gâte tout ». Les allusions perdent tout pouvoir de désignation, sont fondues dans le roman, et ne s'inscrivent que dans le champ de vision du héros. La politique, devenue le signe d'elle-même, s'inscrit comme une valeur, et non comme un fait, dans l'aventure de Julien. Le fait politique, saisi par le romancier au travers de son émotion, n'est saisi par le lecteur qu'au travers de la structure du roman.

C'est donc toujours au protagoniste que l'on en revient. Il a choqué tout le monde, et le blâme est retombé sur son créateur devenu son complice. Mérimée déplore ces « traits atroces dont tout le monde sent la vérité, mais qui font horreur » ; J. Janin dénonce comme perverse l'objectivité de Stendhal. Balzac voit dans le roman « une poignante moquerie », le rire désespéré d'une société mourante d'incrédulité. Car la technique du monologue intérieur, ou « de la restriction de champ », force le lecteur à sentir avec Julien, comme le remarque Jean Prévost, qui ajoute : « les héros de Mérimée... étaient plus noirs que Julien, mais l'auteur les tenait à distance4 ». Mais la violence du roman inquiétait pour une autre raison. Le cas de Julien a une portée presque culturelle : en lui sont proclamées et compromises trop de valeurs du monde moderne. Il est le modèle idéal de tout romantisme de la négativité. Toute critique traditionaliste, celle de Bourget, ou Faguet, sent en lui d'abord l'opposant, le destructeur de l'Ordre. Le critique « de gauche », Zola, Gorki, Blum, Aragon, plaidera l'irresponsabilité, ou la légitime défense de Julien. Il est la victime de la société, le juge de ses juges ; il prend en charge la cause de tout être refusé, faute de naissance ou de richesses, à qui cette quête de la dignité perdue confère tous les droits. Il est donc difficile de sortir de l'ornière d'une critique restée romantique, qui rêve de faire endosser à l'auteur, puis au lecteur, l'orgueil et la revendication de Julien. Revendication d'ailleurs ambiguë, car rien ne demeure fermé à l'ambitieux, ni l'Église, qui l'accepte, ni la Congrégation, qui s'évertue à le sauver, ni l'armée, où il débute, ni la noblesse, qui l'accueille paternellement et amoureusement ; rien ne résiste à sa forte poussée. Souligne-t-on l'irrationalité de son crime, on admet par là même qu'il avait réussi. Qui lui est irréductible ? Les bourgeois enrichis, un Valenod. Le roman tourne à l'histoire presque balzacienne d'une « rivalité ». Il n'est donc pas la victime de la Restauration cléricale. Il n'y a de fin de non-recevoir que des plébéiens déjà « arrivés » ; c'est eux, et non la noblesse, que Julien choisit d'insulter pour qu'ils le tuent. Il est victime des ambitieux nantis, de l'Ambition peut-être, mais non des castes figées dans le respect des quartiers. C'est un enfant de la société démocratique et égalitaire ; Bourget l'avait vu excellemment : « plus nous avançons dans la démocratie, plus le chef-d'œuvre de Stendhal devient actuel ». La portée sociale du roman, si portée sociale il y a, est en ce cas l'évocation du mouvement ascensionnel des sociétés libres, non la résistance des cadres traditionnels, mais leur rupture. Stendhal l'insinue en propres termes, lorsqu'il commente le personnage de Mathilde : avant la Révolution, un roturier ne pouvait plaire à une grande dame que par ses prouesses amoureuses ; Julien séduit Mathilde parce qu'il pourrait être un Danton, un homme de ce « chaos » dont le marquis pressent l'avènement. Mais peut-être Julien méprise-t-il de s'intégrer à l'ordre restauré, comme de sacrifier au culte bourgeois de l'argent. Son défi insulte à l'injustice et au mensonge de tout ordre social. En ce sens, l'interprétation libertaire de M. Bardèche serait plus exacte, car elle met en lumière ce qui apparente Julien et Rousseau. Ce « jeune militant anarchiste qui porte sa tête sur l'échafaud », « ennemi des lois parce que les lois sont dirigées contre lui », incarne « la rébellion moderne » ; féroce par générosité, hypocrite par sincérité, il mène contre l'Ordre le combat de la pureté et de l'énergie. Sa noblesse, c'est son pouvoir de nier le social, et de mourir sauvé, intact, fidèle à son mépris. Il est alors le héros prométhéen de la Revanche ; en lui, du côté du non, se cristallisent les qualités humaines, la qualité humaine tout court. Julien, par son élan, par son masque, par son échec presque voulu, est le symbole de l'Energie d'opposition, qui fonde la souveraineté et la pureté du Moi sur son irréductible pouvoir de non-participation. Par son goût du crime, ou du masque, Stendhal aurait justement saisi ce point de rupture où l'énergie du Moi se désaliène dans la violence ou la feinte, et, niant le mensonge de la loi, rejoint la vérité et la liberté.

Mais, comme le démontre R. Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque, le romanesque est une vision critique du romantisme, un retournement de ses positions ; la création est cet effort de distance, et sans doute, dans le cas de Stendhal, de délivrance. Aucune de ses œuvres suivantes n'endosse à ce degré l'angoisse du refus et de la vindicte contre les hommes. Si Stendhal incarne en Julien le conflit du Moi et de l'Ordre, est-on sûr qu'il privilégie l'un des antagonistes, et qu'au contraire le roman n'est pas le dépassement de ce combat ? Que la société ne soit pas belle ne fait pas que Julien soit toujours beau. Tout au plus peut-on dire avec Alain : « il faut passer du côté de Julien, sans quoi on serait méprisé par la partie de soi que cette lecture a réveillée ». A coup sûr, quand il est dans ses bons moments, ceux où, selon le mot de Bardèche, « il oublie d'être Julien Sorel », les qualités charmantes et généreuses de son âme l'opposent au désert d'hommes qu'il doit traverser. Il est alors vraiment l'âme lyrique aux prises avec la prose de la réalité, l'être jeune et neuf, contestant, selon la définition hégélienne du roman, un monde déjà fait et mal fait. Sa carrière, « ce galop de cheval noir5 », cette marche ascensionnelle dont le dynamisme intérieur fait toujours que le héros escalade, gravit, s'élève, comme dans un rêve de lévitation, ce style d'action net et impérieux, comme sorti du légendaire napoléonien, le séparent sans recours des cafards au verbe diffus et des élégants fils de famille qui ignorent tous également la franchise du mot et du geste. « L'auteur, dira Stendhal, voulait il y a dix ans faire un jeune homme tendre et honnête, il l'a fait ambitieux, mais encore rempli d'imagination et d'illusion, dans Julien Sorel. » Et le mensonge laborieux de ce « Tartuffe spartiate6 » confirme encore son inaltérable pureté.

Pourtant Stendhal a fait de lui un être des tempêtes, chez qui le crime est l'obsession constante. D'innombrables passages évoquent ce génie destructeur qui l'habite. L'agression et le défi sont la respiration ordinaire de cette âme. « Ce caractère farouche », son « air méchant », « hideux », « terrible », « féroce », n'est pas sans terrifier Mme de Rênal ou Mathilde. Lui-même anticipe toujours sur les rixes possibles : défi manqué à son arrivée à Besançon, duel manqué au séminaire, duel voulu à Paris. L'enthousiasme militaire et terroriste, le geste constant de recourir à ses pistolets, le monologue qui précède le premier rendez-vous avec Mathilde, et où Julien n'imagine que des séquences de guet-apens, autant d'indices de cette obsession sanglante. Stendhal a jalonné le roman de prédictions de sa mort par décapitation : il l'a jalonné aussi d'attentats virtuels contre des femmes, Mme Derville, à qui il jette un regard « plein d'un espoir vague de la plus atroce vengeance », un regard à la Robespierre, Mathilde, qu'il menace de la « vieille épée ». Julien ne sait pas, ne veut pas aimer ; « cette agressivité latente du héros pour la féminité se traduit dans toute la terminologie militaire dont Sorel harnache la chasse à l'amour7 » ; son blocage affectif fait d'abord de l'amour une relation belliqueuse. En Julien l'ambivalence des attitudes couplées de timidité et d'agression, de peur et de défi, d'infériorité et de domination prend un relief presque dostoievskien. Il craint d'être traité par Mme de Rênal en amant subalterne : de là ses attitudes de conquérant, et ses sautes d'orgueil. Cette manière d'anticiper sur l'humiliation et la persécution, révèle certainement un état de faute.

Que l'outrage soit réel ou supposé, il est attendu, puisque Julien suppose toujours que les autres se conforment au jugement dépréciatif qu'il porte sur lui-même ; son angoisse déborde constamment sa situation véritable. En tuant Mme de Rênal, il exécute un acte souvent répété, la riposte mortelle à l'humiliation.

Son refus ne plaide donc pas pour sa maîtrise, mais pour sa fragilité intérieure : par là est infirmée toute interprétation trop romantique. La grande méditation finale sur le crime et le châtiment donne la tonalité du cynisme et de la dureté « athée » de Julien : après la réflexion sur la fatalité naturaliste, et la philosophie du besoin, qui ne peut aboutir qu'au « tout est permis » dostoievskien, vient la nostalgie déçue du Dieu bon, du vrai prêtre, du vrai Médiateur, sans lequel il n'y a que le tourment de l'être isolé qui a renié les valeurs. Méchant, il aimait la bonté ; méphistophélique par erreur, il entrevoit que son choix du non, la scission de son moi entre la tendresse refoulée et la haine militante, a en fait inversé son désir. Julien n'en devient pas croyant, mais amoureux. Sans doute, si l'on suivait les indications mêmes de Stendhal, on trouverait que dans sa quête de la reconnaissance et de l'épreuve, Julien était mû par la haine du Père : « j'ai été haï par mon père, depuis le berceau ; c'était un de mes grands malheurs8 ». La révolte de ce « fils de personne » ne vise qu'à combler en soi un vide originel. De là l'urgence du masque. A coup sûr, c'est une arme provisoire, défensive, car parmi les fourbes il faut être fourbe et demi, et offensive, car l'hypocrisie renverse la situation d'infériorité que subit Julien. Mais ce masque qu'utilise sa volonté de puissance l'arrange bien ; en jouant ce qu'il n'est pas, et en ne se prenant pas à ce qu'il joue, il trompe les autres et lui-même. Le paraître lui épargne d'être et ce qu'il nomme son devoir n'est pas vraiment une affirmation de soi. Julien ne désire pas selon lui, mais selon l'Autre, et il n'existe que sur le mode comparatif. Il est d'après Rousseau, d'après Napoléon. Et rien ne prouve que Stendhal, qui toujours « adorait » Napoléon, ait aussi adoré ses imitateurs. Que l'on relise dans les Mémoires d'un touriste son jugement sévère sur les jeunes insurgés de Lyon, qui commettent à ses yeux la folie de vouloir répéter l'ascension du jeune Bonaparte. Julien est le témoin et la victime de la passion égalitaire, et du ressentiment qu'elle contient. C'est l'Ennemi qui inflige à Julien ses passions : il aime d'abord en parvenu que fascine le fait de désirer comme les autres, ou d'être désiré par eux. S'il s'enferre dans sa douloureuse passion pour Mathilde, qu'il n'aime plus dès qu'il l'a reconquise, c'est par impatience de la défaite. Mathilde elle-même l'aime dès qu'elle craint de ne plus l'avoir. Quant à elle, elle désire d'après son ancêtre, et s'est constitué a priori un idéal d'originalité. Dans la révolte le conformisme est roi. Aussi faut-il parler avec prudence de l'énergie de Julien. Pour Stendhal, disciple de Tracy et de Biran, résistance et volonté sont corrélatives. On ne se connaît pas avant d'avoir agi : c'est l'intransigeance de la nécessité affrontée qui me donne la mesure de ma volonté. Ici l'énergie coïncide avec le devoir, ce pacte délibéré par lequel le Moi s'est lié à lui-même, et qu'il maintient envers et contre tout. Ce dont un Croisenois, qui n'a jamais agi que comme tout le monde, est bien incapable. Mais cette existence sur injonction tactique et sur devis n'admet que la forme inférieure de l'énergie, le culte du difficile. L'énergie suprême, celle du désir, Julien la conquiert peu à peu ; son histoire est l'accès à un au-delà de la Révolte, à une intériorité authentique. Le sens du personnage, c'est donc son passage, ce trajet de soi à soi, du rusé au tendre, du Ressentiment à la Passion. En tirant sur Mme de Rênal, il renonce à la puissance, « il se sauve à jamais, à mort, si l'on peut dire, de l'ambition9 ». Ce crime, son dernier acte de domestique, c'est-à-dire commis dans l'angoisse de son infériorité, le convertit aux valeurs de l'amour et du présent, et le guérit. Le coup de feu tiré dans l'église au moment de l'élévation, par lequel Berthet voulait punir celle qui avait trahi son serment sur la croix, doit dans le roman aussi venger la trahison supposée de Mme de Rênal. Le meurtre devient ainsi un acte d'amour, au sacrifice divin répond le sacrifice des amants. La chapelle, où Julien accomplit son destin, est le lieu fatal où l'amour se « consacre » ; Julien se voue et voue Mme de Rênal à l'amour et à la mort. Par cet acte-symbole qui dénoue son complexe ambitieux, il va renaître à la vraie vie. Pour peu de temps, il est vrai, mais assez pour qu'il vive la plus étrange des situations stendhaliennes, celle de la prison heureuse10, lieu paradoxal de la liberté et de l'amour. Séparé des autres, et de sa culpabilité devant eux, privé du souci de l'avenir par son heureuse condamnation, « le héros... remet son épée au fourreau11 », et confesse que son bonheur est sans défaut. Dans ce secret précaire, le héros se réconcilie avec lui-même. Il en était tenu à distance par le démon de la Révolte, et l'illusion d'autonomie et de générosité qu'il confère au Moi : ainsi Julien est-il la vérité du romantisme, de tout romantisme, et par là sans doute notre vérité. Comme le dit René Girard, « le non que tant de philosophes modernes assimilent à la liberté et à la vie est, en réalité, le héraut de la servitude et de la mort12 ». N'est-ce point cette interrogation sur l'exaltation du négatif, et le périlleux angélisme des négateurs que nous lègue l'exemple de Julien ?

MICHEL CROUZET.


1 Jean Prévost, La Création chez Stendhal, p. 162.

2 La formule est de Georges Blin, Stendhal et les problèmes du roman, p. 136.

3 J.P. Richard, Littérature et Sensation, p. 50.

4 Op. cit., p. 153.

5 Le mot est de Jean Prévost.

6 La formule est de G. Blin, Stendhal et les Problèmes de la personnalité, p. 306.

7 G. Durand, Le Décor mythique de la Chartreuse de Parme, p. 114.

8 Sur ce point, voir encore G. Durand, op. cit., p. 28 et sq., 32, 42.

9 Id., op. cit., p. 62, note.

10 Sur ce thème, cf. Durand, op. cil., p. 159 à 174.

11 Id., p. 169.

12 Op. cit., p. 287.