CHAPITRE XIX

L'OPÉRA BOUFFE

 
 
 
 

O how this spring of love resembleth

The uncertain glory of an April day ;

Which now shows all the beauty of the sun,

And by and by a cloud takes all away !

SHAKESPEARE642.

 
 
 

Occupée de l'avenir et du rôle singulier qu'elle espérait, Mathilde en vint bientôt jusqu'à regretter les discussions sèches et métaphysiques qu'elle avait souvent avec Julien. Fatiguée de si hautes pensées, quelquefois aussi elle regrettait les moments de bonheur qu'elle avait trouvés auprès de lui ; ces derniers souvenirs ne paraissaient point sans remords, elle en était accablée dans de certains moments.

Mais si l'on a une faiblesse, se disait-elle, il est digne d'une fille telle que moi de n'oublier ses devoirs que pour un homme de mérite ; on ne dira point que ce sont ses jolies moustaches ni sa grâce à monter à cheval qui m'ont séduite, mais ses profondes discussions sur l'avenir qui attend la France, ses idées sur la ressemblance que les événements qui vont fondre sur nous peuvent avoir avec la révolution de 1688 en Angleterre. J'ai été séduite, répondait-elle à ses remords, je suis une faible femme mais du moins je n'ai pas été égarée comme une poupée par les avantages extérieurs.

S'il y a une révolution, pourquoi Julien Sorel ne jouerait-il pas le rôle de Roland, et moi celui de Mme Roland ? J'aime mieux ce rôle que celui de Mme de Staël : l'immoralité de la conduite sera un obstacle dans notre siècle. Certainement on ne me reprochera pas une seconde faiblesse ; j'en mourrais de honte.

Les rêveries de Mathilde n'étaient pas toutes aussi graves, il faut l'avouer, que les pensées que nous venons de transcrire.

Elle regardait Julien, elle trouvait une grâce charmante à ses moindres actions.

Sans doute, se disait-telle, je suis parvenue à détruire chez lui jusqu'à la plus petite idée qu'il a des droits.

L'air de malheur et de passion profonde avec lequel le pauvre garçon m'a dit ce mot d'amour, il y a huit jours, le prouve de reste ; il faut convenir que j'ai été bien extraordinaire de me fâcher d'un mot où brillaient tant de respect, tant de passion. Ne suis-je pas sa femme ? Ce mot était bien naturel, et, il faut l'avouer, il était bien aimable. Julien m'aimait encore après des conversations éternelles, dans lesquelles je ne lui avais parlé, et avec bien de la cruauté, j'en conviens, que des velléités d'amour que l'ennui de la vie que je mène m'avait inspirées pour ces jeunes gens de la société desquels il est si jaloux. Ah ! s'il savait combien ils sont peu dangereux pour moi ! Combien auprès de lui ils me semblent étiolés et tous copies les uns des autres.

En faisant ces réflexions, Mathilde traçait au hasard des traits de crayon sur une feuille de son album. Un des profils qu'elle venait d'achever l'étonna, la ravit : il ressemblait à Julien d'une manière frappante. C'est la voix du ciel ! Voilà un des miracles de l'amour, s'écria-t-elle avec transport : sans m'en douter je fais son portrait.

Elle s'enfuit dans sa chambre, s'y enferma, s'appliqua beaucoup, chercha sérieusement à faire le portrait de Julien, mais elle ne put réussir ; le profil tracé au hasard se trouva toujours le plus ressemblant ; Mathilde en fut enchantée, elle y vit une preuve évidente de grande passion.

Elle ne quitta son album que fort tard, quand la marquise la fit appeler pour aller à l'Opéra italien. Elle n'eut qu'une idée, chercher Julien des yeux pour le faire engager par sa mère à les accompagner.

Il ne parut point ; ces dames n'eurent que des êtres vulgaires dans leur loge. Pendant tout le premier acte de l'opéra, Mathilde rêva à l'homme qu'elle aimait avec les transports de la passion la plus vive ; mais au second acte une maxime d'amour chantée, il faut l'avouer, sur une mélodie digne de Cimarosa, pénétra son cœur. L'héroïne de l'opéra disait : Il faut me punir de l'excès d'adoration que je sens pour lui, je l'aime trop !

Du moment qu'elle eut entendu cette cantilène sublime, tout ce qui existait au monde disparut pour Mathilde. On lui parlait ; elle ne répondait pas ; sa mère la grondait, à peine pouvait-elle prendre sur elle de la regarder. Son extase arriva à un état d'exaltation et de passion comparable aux mouvements les plus violents que depuis quelques jours Julien avait éprouvés pour elle. La cantilène, pleine d'une grâce divine, sur laquelle était chantée la maxime qui lui semblait faire une application si frappante à sa position, occupait tous les instants où elle ne songeait pas directement à Julien. Grâce à son amour pour la musique, elle fut ce soir-là comme Mme de Rênal était toujours en pensant à Julien. L'amour de tête a plus d'esprit sans doute que l'amour vrai, mais il n'a que des instants d'enthousiasme ; il se connaît trop, il se juge sans cesse ; loin d'égarer la pensée, il n'est bâti qu'à force de pensées.

De retour à la maison, quoi que pût dire Mme de La Mole, Mathilde prétendit avoir la fièvre, et passa une partie de la nuit à répéter cette cantilène sur son piano. Elle chantait les paroles de l'air célèbre qui l'avait charmée :

 
 

Le résultat de cette nuit de folie, fut qu'elle crut être parvenue à triompher de son amour. (Cette page nuira de plus d'une façon au malheureux auteur. Les âmes glacées l'accuseront d'indécence. Il ne fait point l'injure aux jeunes personnes qui brillent dans les salons de Paris, de supposer qu'une seule d'entre elles soit susceptible des mouvements de folie qui dégradent le caractère de Mathilde. Ce personnage est tout à fait d'imagination, et même imaginé en dehors des habitudes sociales qui parmi tous les siècles assureront un rang si distingué à la civilisation du XIXe siècle.

Ce n'est point la prudence qui manque aux jeunes filles qui ont fait l'ornement des bals de cet hiver.

Je ne pense pas non plus que l'on puisse les accuser de trop mépriser une brillante fortune, des chevaux, de belles terres et tout ce qui assure une position agréable dans le monde. Loin de ne voir que de l'ennui dans tous ces avantages, ils sont en général l'objet des désirs les plus constants, et s'il y a passion dans les cœurs elle est pour eux.

Ce n'est point l'amour non plus qui se charge de la fortune des jeunes gens doués de quelque talent comme Julien ; ils s'attachent d'une étreinte invincible à une coterie, et quand la coterie fait fortune, toutes les bonnes choses de la société pleuvent sur eux. Malheur à l'homme d'étude qui n'est d'aucune coterie, on lui reprochera jusqu'à de petits succès fort incertains, et la haute vertu triomphera en le volant. Eh, Monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l'azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l'homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d'être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l'inspecteur des routes qui laisse l'eau croupir et le bourbier se former.

Maintenant qu'il est bien convenu que le caractère de Mathilde est impossible dans notre siècle, non moins prudent que vertueux, je crains moins d'irriter en continuant le récit des folies de cette aimable fille.)

Pendant toute la journée du lendemain elle épia les occasions de s'assurer de son triomphe sur sa folle passion. Son grand but fut de déplaire en tout à Julien ; mais aucun de ses mouvements ne lui échappa.

Julien était trop malheureux et surtout trop agité pour deviner une manœuvre de passion aussi compliquée, encore moins put-il voir tout ce qu'elle avait de favorable pour lui : il en fut la victime ; jamais peut-être son malheur n'avait été aussi excessif. Ses actions étaient tellement peu sous la direction de son esprit que si quelque philosophe chagrin lui eût dit : « Songez à profiter rapidement des dispositions qui vont vous être favorables ; dans ce genre d'amour de tête, que l'on voit à Paris, la même manière d'être ne peut durer plus de deux jours », il ne l'eût pas compris. Mais quelque exalté qu'il fût, Julien avait de l'honneur. Son premier devoir était la discrétion ; il le comprit. Demander conseil, raconter son supplice au premier venu eût été un bonheur comparable à celui du malheureux qui, traversant un désert enflammé, reçoit du ciel une goutte d'eau glacée. Il connut le péril, il craignit de répondre par un torrent de larmes à l'indiscret qui l'interrogerait ; il s'enferma chez lui.

Il vit Mathilde se promener longtemps au jardin ; quand enfin elle l'eut quitté, il y descendit ; il s'approcha d'un rosier où elle avait pris une fleur.

La nuit était sombre, il put se livrer à tout son malheur sans crainte d'être vu. Il était évident pour lui que Mlle de La Mole aimait un de ces jeunes officiers avec qui elle venait de parler si gaîment. Elle l'avait aimé lui, mais elle avait connu son peu de mérite.

Et en effet, j'en ai bien peu ! se disait Julien avec pleine conviction ; je suis au total un être bien plat, bien vulgaire, bien ennuyeux pour les autres, bien insupportable à moi-même. Il était mortellement dégoûté de toutes ses bonnes qualités, de toutes les choses qu'il avait aimées avec enthousiasme ; et dans cet état d'imagination renversée, il entreprenait de juger la vie avec son imagination. Cette erreur est d'un homme supérieur.

Plusieurs fois l'idée du suicide s'offrit à lui ; cette image était pleine de charmes, c'était comme un repos délicieux ; c'était le verre d'eau glacée offert au misérable qui, dans le désert, meurt de soif et de chaleur.

Ma mort augmentera le mépris qu'elle a pour moi ! s'écria-t-il. Quel souvenir je laisserai !

Tombé dans ce dernier abîme du malheur, un être humain n'a de ressources que le courage. Julien n'eut pas assez de génie pour se dire : il faut oser ; mais comme il regardait la fenêtre de la chambre de Mathilde, il vit à travers les persiennes qu'elle éteignait sa lumière : il se figurait cette chambre charmante qu'il avait vue, hélas ! une fois en sa vie. Son imagination n'allait pas plus loin.

Une heure sonna, entendre le son de la cloche et se dire : je vais monter avec l'échelle, ne fut qu'un instant.

Ce fut l'éclair du génie, les bonnes raisons arrivèrent en foule. Puis-je être plus malheureux ! se disait-il. Il courut à l'échelle, le jardinier l'avait enchaînée. A l'aide du chien d'un de ses petits pistolets, qu'il brisa, Julien, animé dans ce moment d'une force surhumaine, tordit un des chaînons de la chaîne qui retenait l'échelle ; il en fut maître en peu de minutes, et la plaça contre la fenêtre de Mathilde.

Elle va se fâcher, m'accabler de mépris, qu'importe ? Je lui donne un baiser, un dernier baiser, je monte chez moi et je me tue... : mes lèvres toucheront sa joue avant que de mourir !

Il volait en montant l'échelle, il frappe à la persienne ; après quelques instants Mathilde l'entend, elle veut ouvrir la persienne, l'échelle s'y oppose : Julien se cramponne au crochet de fer destiné à tenir la persienne ouverte, et, au risque de se précipiter mille fois, donne une violente secousse à l'échelle, et la déplace un peu. Mathilde peut ouvrir la persienne.

Il se jette dans la chambre plus mort que vif :

– C'est donc toi ! dit-elle en se précipitant dans ses bras...

.........................

Qui pourra décrire l'excès du bonheur de Julien ? Celui de Mathilde fut presque égal.

Elle lui parlait contre elle-même, elle se dénonçait à lui.

– Punis-moi de mon orgueil atroce, lui disait-elle, en le serrant dans ses bras de façon à l'étouffer ; tu es mon maître, je suis ton esclave, il faut que je te demande pardon à genoux d'avoir voulu me révolter. Elle quittait ses bras pour tomber à ses pieds. Oui, tu es mon maître, lui disait-elle encore ivre de bonheur et d'amour ; règne à jamais sur moi, punis sévèrement ton esclave quand elle voudra se révolter.

Dans un autre moment elle s'arrache de ses bras, allume la bougie, et Julien a toutes les peines du monde à l'empêcher de se couper tout un côté de ses cheveux.

– Je veux me rappeler, lui dit-elle, que je suis ta servante : si jamais un exécrable orgueil vient m'égarer, montre-moi ces cheveux et dis : il n'est plus question d'amour, il ne s'agit pas de l'émotion que votre âme peut éprouver en ce moment, vous avez juré d'obéir, obéissez sur l'honneur.

Mais il est plus sage de supprimer la description d'un tel degré d'égarement et de félicité.

La vertu de Julien fut égale à son bonheur ; il faut que je descende par l'échelle, dit-il à Mathilde, quand il vit l'aube du jour paraître sur les cheminées lointaines du côté de l'orient, au-delà des jardins. Le sacrifice que je m'impose est digne de vous, je me prive de quelques heures du plus étonnant bonheur qu'une âme humaine puisse goûter, c'est un sacrifice que je fais à votre réputation : si vous connaissez mon cœur, vous comprenez la violence que je me fais. Serez-vous toujours pour moi, ce que vous êtes en ce moment ? Mais l'honneur parle, il suffit. Apprenez que, lors de notre première entrevue, tous les soupçons n'ont pas été dirigés contre les voleurs. M. de La Mole a fait établir une garde dans le jardin. M. de Croisenois est environné d'espions, on sait ce qu'il fait chaque nuit...

A cette idée, Mathilde rit aux éclats. Sa mère et une femme de service furent éveillées ; tout à coup on lui adressa la parole à travers la porte. Julien la regarda, elle pâlit en grondant la femme de chambre et ne daigna pas adresser la parole à sa mère.

– Mais si elles ont l'idée d'ouvrir la fenêtre, elles voient l'échelle ! lui dit Julien.

Il la serra encore une fois dans ses bras, se jeta sur l'échelle et se laissa glisser plutôt qu'il ne descendit ; en un moment il fut à terre.

Trois secondes après l'échelle était sous l'allée de tilleuls, et l'honneur de Mathilde sauvé. Julien, revenu à lui, se trouva tout en sang et presque nu : il s'était blessé en se laissant glisser sans précaution.

L'excès du bonheur lui avait rendu toute l'énergie de son caractère : vingt hommes se fussent présentés, que les attaquer seul, en cet instant, n'eût été qu'un plaisir de plus. Heureusement sa vertu militaire ne fut pas mise à l'épreuve : il coucha l'échelle à sa place ordinaire ; il replaça la chaîne qui la retenait ; il n'oublia point d'effacer l'empreinte que l'échelle avait laissée dans la plate-bande de fleurs exotiques sous la fenêtre de Mathilde.

Comme dans l'obscurité il promenait sa main sur la terre molle pour s'assurer que l'empreinte était entièrement effacée, il sentit tomber quelque chose sur ses mains, c'était tout un côté des cheveux de Mathilde, qu'elle avait coupé et qu'elle lui jetait.

Elle était à sa fenêtre.

– Voilà ce que t'envoie ta servante, lui dit-elle assez haut, c'est le signe d'une obéissance éternelle. Je renonce à l'exercice de ma raison, sois mon maître.

Julien, vaincu, fut sur le point d'aller reprendre l'échelle et de remonter chez elle. Enfin la raison fut la plus forte.

Rentrer du jardin dans l'hôtel n'était pas chose facile. Il réussit à forcer la porte d'une cave ; parvenu dans la maison, il fut obligé d'enfoncer le plus silencieusement possible la porte de sa chambre. Dans son trouble il avait laissé, dans la petite chambre qu'il venait d'abandonner si rapidement, jusqu'à la clef qui était dans la poche de son habit. Pourvu, pensa-t-il, qu'elle songe à cacher toute cette dépouille mortelle !

Enfin, la fatigue l'emporta sur le bonheur, et comme le soleil se levait, il tomba dans un profond sommeil.

La cloche du déjeuner eut grand-peine à l'éveiller, il parut à la salle à manger. Bientôt après Mathilde y entra. L'orgueil de Julien eut un moment bien heureux en voyant l'amour qui éclatait dans les yeux de cette personne si belle et environnée de tant d'hommages ; mais bientôt sa prudence eut lieu d'être effrayée.

Sous prétexte du peu de temps qu'elle avait eu pour soigner sa coiffure, Mathilde avait arrangé ses cheveux de façon à ce que Julien pût apercevoir du premier coup d'œil toute l'étendue du sacrifice qu'elle avait fait pour lui en les coupant la nuit précédente. Si une aussi belle figure avait pu être gâtée par quelque chose, Mathilde y serait parvenue ; tout un côté de ses beaux cheveux, d'un blond cendré, était coupé à un demi-pouce de la tête.

A déjeuner, toute la manière d'être de Mathilde répondit à cette première imprudence. On eût dit qu'elle prenait à tâche de faire savoir à tout le monde la folle passion qu'elle avait pour Julien. Heureusement, ce jour-là, M. de La Mole et la marquise étaient fort occupés d'une promotion de cordons bleus, qui allait avoir lieu, et dans laquelle M. de Chaulnes n'était pas compris. Vers la fin du repas, il arriva à Mathilde, qui parlait à Julien, de l'appeler mon maître. Il rougit jusqu'au blanc des yeux.

Soit hasard ou fait exprès de la part de Mme de La Mole, Mathilde ne fut pas un instant seule ce jour-là. Le soir, en passant de la salle à manger au salon, elle trouva pourtant le moment de dire à Julien :

– Croirez-vous que ce soit un prétexte de ma part ? Maman vient de décider qu'une de ses femmes s'établira la nuit dans mon appartement.

Cette journée passa comme un éclair. Julien était au comble du bonheur. Dès sept heures du matin, le lendemain, il était installé dans la bibliothèque ; il espérait que Mlle de La Mole daignerait y paraître ; il lui avait écrit une lettre infinie.

Il ne la vit que bien des heures après, au déjeuner. Elle était ce jour-là coiffée avec le plus grand soin ; un art merveilleux s'était chargé de cacher la place des cheveux coupés. Elle regarda une ou deux fois Julien, mais avec des yeux polis et calmes, il n'était plus question de l'appeler mon maître.

L'étonnement de Julien l'empêchait de respirer... Mathilde se reprochait presque tout ce qu'elle avait fait pour lui.

En y pensant mûrement, elle avait décidé que c'était un être, si ce n'est tout à fait commun, du moins ne sortant pas assez de la ligne pour mériter toutes les étranges folies qu'elle avait osées pour lui. Au total, elle ne songeait guère à l'amour ; ce jour-là, elle était lasse d'aimer.

Pour Julien, les mouvements de son cœur furent ceux d'un enfant de seize ans. Le doute affreux, l'étonnement, le désespoir l'occupèrent tour à tour pendant ce déjeuner qui lui sembla d'une éternelle durée.

Dès qu'il put décemment se lever de table, il se précipita plutôt qu'il ne courut à l'écurie, sella lui-même son cheval, et partit au galop ; il craignait de se déshonorer par quelque faiblesse. Il faut que je tue mon cœur à force de fatigue physique, se disait-il en galopant dans les bois de Meudon. Qu'ai-je fait, qu'ai-je dit pour mériter une telle disgrâce ?

Il faut ne rien faire, ne rien dire aujourd'hui, pensa-t-il en rentrant à l'hôtel, être mort au physique comme je le suis au moral. Julien ne vit plus, c'est son cadavre qui s'agite encore.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE XX

LE VASE DU JAPON

 
 
 

Son cœur ne comprend pas d'abord tout l'excès de son malheur ; il est plus troublé qu'ému. Mais à mesure que la raison revient, il sent la profondeur de son infortune. Tous les plaisirs de la vie se trouvent anéantis pour lui, il ne peut sentir que les vives pointes du désespoir qui le déchirent. Mais à quoi bon parler de douleur physique ? Quelle douleur sentie par le corps seulement est comparable à celle-ci ?

JEAN PAUL.

 
 

On sonnait le dîner, Julien n'eut que le temps de s'habiller ; il trouva au salon Mathilde, qui faisait des instances à son frère et à M. de Croisenois, pour les engager à ne pas aller passer la soirée à Suresnes, chez Mme la maréchale de Fervaques.

Il eût été difficile d'être plus séduisante et plus aimable pour eux. Après dîner parurent MM. de Luz, de Caylus et plusieurs de leurs amis. On eût dit que Mlle de La Mole avait repris, avec le culte de l'amitié fraternelle, celui des convenances les plus exactes. Quoique le temps fût charmant ce soir-là, elle insista pour ne pas aller au jardin ; elle voulut que l'on ne s'éloignât pas de la bergère où Mme de La Mole était placée. Le canapé bleu fut le centre du groupe, comme en hiver.

Mathilde avait de l'humeur contre le jardin, ou du moins il lui semblait parfaitement ennuyeux : il était lié au souvenir de Julien.

Le malheur diminue l'esprit. Notre héros eut la gaucherie de s'arrêter auprès de cette petite chaise de paille, qui jadis avait été le témoin de triomphes si brillants. Aujourd'hui personne ne lui adressa la parole ; sa présence était comme inaperçue et pire encore. Ceux des amis de Mlle de La Mole, qui étaient placé près de lui à l'extrémité du canapé, affectaient en quelque sorte de lui tourner le dos, du moins il en eut l'idée.

C'est une disgrâce de cour, pensa-t-il. Il voulut étudier un instant les gens qui prétendaient l'accabler de leur dédain.

L'oncle de M. de Luz avait une grande charge auprès du roi, d'où il résultait que ce bel officier plaçait au commencement de sa conversation, avec chaque interlocuteur qui survenait, cette particularité piquante : son oncle s'était mis en route à sept heures pour Saint-Cloud, et le soir il comptait y coucher. Ce détail était amené avec toute l'apparence de la bonhomie, mais toujours il arrivait.

En observant M. de Croisenois avec l'œil sévère du malheur, Julien remarqua l'extrême influence que cet aimable et bon jeune homme supposait aux causes occultes. C'était au point qu'il s'attristait et prenait de l'humeur, s'il voyait attribuer un événement un peu important à une cause simple et toute naturelle. Il y a là un peu de folie, se dit Julien. Ce caractère a un rapport frappant avec celui de l'empereur Alexandre, tel que me l'a décrit le prince Korasoff. Durant la première année de son séjour à Paris, le pauvre Julien sortant du séminaire, ébloui par les grâces pour lui si nouvelles de tous ces aimables jeunes gens, n'avait pu que les admirer. Leur véritable caractère commençait seulement à se dessiner à ses yeux.

Je joue ici un rôle indigne, pensa-t-il tout à coup. Il s'agissait de quitter sa petite chaise de paille d'une façon qui ne fût pas trop gauche. Il voulut inventer, il demandait quelque chose de nouveau à une imagination tout occupée ailleurs. Il fallait avoir recours à la mémoire, la sienne était, il faut l'avouer, peu riche en ressources de ce genre ; le pauvre garçon avait encore bien peu d'usage, aussi fut-il d'une gaucherie parfaite et remarquée de tous lorsqu'il se leva pour quitter le salon. Le malheur était trop évident dans toute sa manière d'être. Il jouait depuis trois quarts d'heure le rôle d'un importun subalterne auquel on ne se donne pas la peine de cacher ce qu'on pense de lui.

Les observations critiques qu'il venait de faire sur ses rivaux, l'empêchèrent toutefois de prendre son malheur trop au tragique ; il avait, pour soutenir sa fierté, le souvenir de ce qui s'était passé l'avant-veille. Quels que soient leurs avantages sur moi, pensait-il, en entrant seul au jardin, Mathilde n'a été pour aucun d'eux ce que deux fois dans ma vie elle a daigné être pour moi.

Sa sagesse n'alla pas plus loin. Il ne comprenait nullement le caractère de la personne singulière que le hasard venait de rendre maîtresse absolue de tout son bonheur.

Il s'en tint la journée suivante à tuer de fatigue lui et son cheval. Il n'essaya plus de s'approcher, le soir, du canapé bleu, auquel Mathilde était fidèle. Il remarqua que le comte Norbert ne daignait pas même le regarder en le rencontrant dans la maison. Il doit se faire une étrange violence, pensa-t-il, lui naturellement si poli.

Pour Julien, le sommeil eût été le bonheur. En dépit de la fatigue physique, des souvenirs trop séduisants commençaient à envahir toute son imagination. Il n'eut pas le génie de voir que par ses grandes courses à cheval dans les bois des environs de Paris, n'agissant que sur lui-même et nullement sur le cœur ou sur l'esprit de Mathilde, il laissait au hasard la disposition de son sort.

Il lui semblait qu'une chose apporterait à sa douleur un soulagement infini : ce serait de parler à Mathilde. Mais cependant qu'oserait-il lui dire ?

C'est à quoi un matin à sept heures il rêvait profondément lorsque tout à coup il la vit entrer dans la bibliothèque.

– Je sais, Monsieur, que vous désirez me parler.

– Grand Dieu ! Qui vous l'a dit ?

– Je le sais, que vous importe ? Si vous manquez d'honneur, vous pouvez me perdre, ou du moins le tenter ; mais ce danger, que je ne crois pas réel, ne m'empêchera certainement pas d'être sincère. Je ne vous aime plus, Monsieur, mon imagination folle m'a trompée...

A ce coup terrible, éperdu d'amour et de malheur, Julien essaya de se justifier. Rien de plus absurde. Se justifie-t-on de déplaire ? Mais la raison n'avait plus aucun empire sur ses actions. Un instinct aveugle le poussait à retarder la décision de son sort. Il lui semblait que tant qu'il parlait, tout n'était pas fini. Mathilde n'écoutait pas ses paroles, leur son l'irritait, elle ne concevait pas qu'il eût l'audace de l'interrompre.

Les remords de la vertu et ceux de l'orgueil la rendaient ce matin-là également malheureuse. Elle était en quelque sorte anéantie par l'affreuse idée d'avoir donné des droits sur elle à un petit abbé, fils d'un paysan. C'est à peu près, se disait-elle dans les moments où elle s'exagérait son malheur, comme si j'avais à me reprocher une faiblesse pour un des laquais.

Dans les caractères hardis et fiers il n'y a qu'un pas de la colère contre soi-même à l'emportement contre les autres ; les transports de fureur sont dans ce cas un plaisir vif.

En un instant, Mlle de La Mole arriva au point d'accabler Julien des marques de mépris les plus excessives. Elle avait infiniment d'esprit, et cet esprit triomphait dans l'art de torturer les amours-propres et de leur infliger des blessures cruelles.

Pour la première fois de sa vie, Julien se trouvait soumis à l'action d'un esprit supérieur animé contre lui de la haine la plus violente. Loin de songer le moins du monde à se défendre en cet instant, il en vint à se mépriser soi-même. En s'entendant accabler de marques de mépris si cruelles, et calculées avec tant d'esprit pour détruire toute bonne opinion qu'il pouvait avoir de soi, il lui semblait que Mathilde avait raison et qu'elle n'en disait pas assez.

Pour elle, elle trouvait un plaisir d'orgueil délicieux à punir ainsi elle et lui de l'adoration qu'elle avait sentie quelques jours auparavant.

Elle n'avait pas besoin d'inventer et de penser pour la première fois les choses cruelles qu'elle lui adressait avec tant de complaisance. Elle ne faisait que répéter ce que depuis huit jours disait dans son cœur l'avocat du parti contraire à l'amour.

Chaque mot centuplait l'affreux malheur de Julien. Il voulut fuir, Mlle de La Mole le retint par le bras avec autorité.

– Daignez remarquer, lui dit-il, que vous parlez très haut, on vous entendra de la pièce voisine.

– Qu'importe ! reprit fièrement Mlle de La Mole, qui osera me dire qu'on m'entend ? Je veux guérir à jamais votre petit amour-propre des idées qu'il a pu se figurer sur mon compte.

Lorsque Julien put sortir de la bibliothèque, il était tellement étonné, qu'il en sentait moins son malheur. Eh bien ! elle ne m'aime plus, se répétait-il en se parlant tout haut comme pour s'apprendre sa position. Il paraît qu'elle m'a aimé huit ou dix jours, et moi je l'aimerai toute la vie.

Est-il bien possible, elle n'était rien ! rien pour mon cœur, il y a si peu de jours !

Les jouissances d'orgueil inondaient le cœur de Mathilde ; elle avait donc pu rompre à tout jamais ! Triompher si complètement d'un penchant si puissant la rendrait parfaitement heureuse. Ainsi ce petit monsieur comprendra, et une fois pour toutes, qu'il n'a et n'aura jamais aucun empire sur moi. Elle était si heureuse, que réellement elle n'avait plus d'amour en ce moment.

Après une scène aussi atroce, aussi humiliante, chez un être moins passionné que Julien, l'amour fût devenu impossible. Sans s'écarter un seul instant de ce qu'elle se devait à elle-même, Mlle de La Mole lui avait adressé de ces choses désagréables, tellement bien calculées, qu'elles peuvent paraître une vérité, même quand on s'en souvient de sang-froid.

La conclusion que Julien tira dans le premier moment d'une scène si étonnante fut que Mathilde avait un orgueil infini. Il croyait fermement que tout était fini à tout jamais entre eux, et cependant le lendemain, au déjeuner, il fut gauche et timide devant elle. C'était un défaut qu'on n'avait pu lui reprocher jusque-là. Dans les petites comme dans les grandes choses, il savait nettement ce qu'il devait et voulait faire, et l'exécutait.

Ce jour-là, après le déjeuner, comme Mme de La Mole lui demandait une brochure séditieuse et pourtant assez rare, que le matin son curé lui avait apportée en secret, Julien en la prenant sur une console fit tomber un vieux vase de porcelaine bleu, laid au possible.

Mme de La Mole se leva en jetant un cri de détresse et vint considérer de près les ruines de son vase chéri. C'était du vieux japon, disait-elle, il me venait de ma grand-tante abbesse de Chelles ; c'était un présent des Hollandais au duc d'Orléans régent qui l'avait donné à sa fille...

Mathilde avait suivi le mouvement de sa mère, ravie de voir brisé ce vase bleu qui lui semblait horriblement laid. Julien était silencieux et point trop troublé ; il vit Mlle de La Mole tout près de lui.

– Ce vase, lui dit-il, est à jamais détruit, ainsi en est-il d'un sentiment qui fut autrefois le maître de mon cœur ; je vous prie d'agréer mes excuses de toutes les folies qu'il m'a fait faire ; et il sortit.

– On dirait en vérité, dit Mme de La Mole comme il s'en allait, que ce M. Sorel est fier et content de ce qu'il vient de faire.

Ce mot tomba directement sur le cœur de Mathilde. Il est vrai, se dit-elle, ma mère a deviné juste, tel est le sentiment qui l'anime. Alors seulement cessa la joie de la scène qu'elle lui avait faite la veille. Eh bien, tout est fini, se dit-elle avec un calme apparent ; il me reste un grand exemple ; cette erreur est affreuse, humiliante ! Elle me vaudra la sagesse pour tout le reste de la vie.

Que n'ai-je dit vrai ? pensait Julien, pourquoi l'amour que j'avais pour cette folle me tourmente-t-il encore ?

Cet amour, loin de s'éteindre comme il l'espérait, fit des progrès rapides. Elle est folle, il est vrai, se disait-il, en est-elle moins adorable ? Est-il possible d'être plus jolie ? Tout ce que la civilisation la plus élégante peut présenter de vifs plaisirs, n'était-il pas réuni comme à l'envi chez Mlle de La Mole ? Ces souvenirs de bonheur passé s'emparaient de Julien, et détruisaient rapidement tout l'ouvrage de la raison.

La raison lutte en vain contre les souvenirs de ce genre ; ses essais sévères ne font qu'en augmenter le charme.

Vingt-quatre heures après la rupture du vase de vieux japon, Julien était décidément l'un des hommes les plus malheureux.

 
 
 
 
 

CHAPITRE XXI

LA NOTE SECRÈTE

 
 
 

Car tout ce que je raconte, je l'ai vu ; et si j'ai pu me tromper en le voyant, bien certainement je ne vous trompe point en vous le disant.

Lettre à l'Auteur.

 
 

Le marquis le fit appeler ; M. de La Mole semblait rajeuni, son œil était brillant.

– Parlons un peu de votre mémoire, dit-il à Julien, on dit qu'elle est prodigieuse ! Pourriez-vous apprendre par cœur quatre pages et aller les réciter à Londres ? Mais sans changer un mot !...

Le marquis chiffonnait avec humeur la Quotidienne du jour, et cherchait en vain à dissimuler un air fort sérieux et que Julien ne lui avait jamais vu, même lorsqu'il était question du procès Frilair.

Julien avait déjà assez d'usage pour sentir qu'il devait paraître tout à fait dupe du ton léger qu'on lui montrait.

– Ce numéro de la Quotidienne n'est peut-être pas fort amusant ; mais, si Monsieur le marquis le permet, demain matin j'aurai l'honneur de le lui réciter tout entier.

– Quoi ! même les annonces ?

– Fort exactement, et sans qu'il y manque un mot.

– M'en donnez-vous votre parole ? reprit le marquis avec une gravité soudaine.

– Oui, Monsieur, la crainte d'y manquer pourrait seule troubler ma mémoire.

– C'est que j'ai oublié de vous faire cette question hier : je ne vous demande pas votre serment et de ne jamais répéter ce que vous allez entendre ; je vous connais trop pour vous faire cette injure. J'ai répondu de vous, je vais vous mener dans un salon où se réuniront douze personnes ; vous tiendrez note de ce que chacun dira.

Ne soyez pas inquiet, ce ne sera point une conversation confuse, chacun parlera à son tour, je ne veux pas dire avec ordre, ajouta le marquis en reprenant l'air fin et léger qui lui était si naturel. Pendant que nous parlerons, vous écrirez une vingtaine de pages ; vous reviendrez ici avec moi, nous réduirons ces vingt pages à quatre. Ce sont ces quatre pages que vous me réciterez demain matin au lieu de tout le numéro de la Quotidienne. Vous partirez aussitôt après ; il faudra courir la poste comme un jeune homme qui voyage pour ses plaisirs. Votre but sera de n'être remarqué de personne. Vous arriverez auprès d'un grand personnage. Là, il vous faudra plus d'adresse. Il s'agit de tromper tout ce qui l'entoure ; car parmi ses secrétaires, parmi ses domestiques, il y a des gens vendus à nos ennemis, et qui guettent nos agents au passage pour les intercepter.

Vous aurez une lettre de recommandation insignifiante.

Au moment où Son Excellence vous regardera, vous tirerez ma montre que voici et que je vous prête pour le voyage. Prenez-la sur vous, c'est toujours autant de fait, donnez-moi la vôtre.

Le duc lui-même daignera écrire sous votre dictée les quatre pages que vous aurez apprises par cœur.

Cela fait, mais non plus tôt, remarquez bien, vous pourrez, si Son Excellence vous interroge, raconter la séance à laquelle vous allez assister.

Ce qui vous empêchera de vous ennuyer le long du voyage, c'est qu'entre Paris et la résidence du ministre, il y a des gens qui ne demanderaient pas mieux que de tirer un coup de fusil à M. l'abbé Sorel. Alors sa mission est finie et je vois un grand retard ; car, mon cher, comment saurons-nous votre mort ? Votre zèle ne peut pas aller jusqu'à nous en faire part.

Courez sur-le-champ acheter un habillement complet, reprit le marquis d'un air sérieux. Mettez-vous à la mode d'il y a deux ans. Il faut ce soir que vous ayez l'air peu soigné. En voyage, au contraire, vous serez comme à l'ordinaire. Cela vous surprend, votre méfiance devine ? Oui, mon ami, un des vénérables personnages que vous allez entendre opiner est fort capable d'envoyer des renseignements, au moyen desquels on pourra bien vous donner au moins de l'opium, le soir, dans quelque bonne auberge où vous aurez demandé à souper.

– Il vaut mieux, dit Julien, faire trente lieues de plus et ne pas prendre la route directe. Il s'agit de Rome, je suppose...

Le marquis prit un air de hauteur et de mécontentement que Julien ne lui avait pas vu à ce point depuis Bray-le-Haut.

– C'est ce que vous saurez, Monsieur, quand je jugerai à propos de vous le dire. Je n'aime pas les questions.

– Ceci n'en était pas une, reprit Julien en effusion ; je vous le jure, Monsieur, je pensais tout haut, je cherchais dans mon esprit la route la plus sûre.

– Oui, il paraît que votre esprit était bien loin. N'oubliez jamais qu'un ambassadeur, et de votre âge encore, ne doit pas avoir l'air de forcer la confiance.

Julien fut très mortifié, il avait tort. Son amour-propre cherchait une excuse et ne la trouvait pas.

– Comprenez donc, ajouta M. de La Mole, que toujours on en appelle à son cœur quand on a fait quelque sottise.

Une heure après Julien était dans l'antichambre du marquis avec une tournure subalterne, des habits antiques, une cravate d'un blanc douteux, et quelque chose de cuistre dans toute l'apparence.

En le voyant le marquis éclata de rire, et alors seulement la justification de Julien fut complète.

Si ce jeune homme me trahit, se disait M. de La Mole, à qui se fier ? Et cependant quand on agit, il faut se fier à quelqu'un. Mon fils et ses brillants amis du même acabit ont du cœur, de la fidélité pour cent mille ; s'il fallait se battre, ils périraient sur les marches du trône, ils savent tout... excepté ce dont on a besoin dans le moment. Du diable si je vois un d'entre eux qui puisse apprendre par cœur quatre pages et faire cent lieues sans être dépisté. Norbert saurait se faire tuer comme ses aïeux, c'est aussi le mérite d'un conscrit...

Le marquis tomba dans une rêverie profonde : Et encore se faire tuer, dit-il avec un soupir, peut-être ce Sorel le saurait-il aussi bien que lui...

– Montons en voiture, dit le marquis comme pour chasser une idée importune.

– Monsieur, dit Julien, pendant qu'on m'arrangeait cet habit, j'ai appris par cœur la première page de la Quotidienne d'aujourd'hui.

Le marquis prit le journal. Julien récita sans se tromper d'un seul mot. Bon, dit le marquis, fort diplomate ce soir-là ; pendant ce temps ce jeune homme ne remarque pas les rues par lesquelles nous passons.

Ils arrivèrent dans un grand salon d'assez triste apparence, en partie boisé et en partie tendu de velours vert. Au milieu du salon, un laquais renfrogné achevait d'établir une grande table à manger, qu'il changea plus tard en table de travail, au moyen d'un immense tapis vert tout taché d'encre, dépouille de quelque ministère.

Le maître de la maison était un homme énorme, dont le nom ne fut point prononcé ; Julien lui trouva la physionomie et l'éloquence d'un homme qui digère.

Sur un signe du marquis, Julien était resté au bas bout de la table. Pour se donner une contenance, il se mit à tailler des plumes. Il compta du coin de l'œil sept interlocuteurs, mais Julien ne les apercevait que par le dos. Deux lui parurent adresser la parole à M. de La Mole sur le ton de l'égalité, les autres semblaient plus ou moins respectueux.

Un nouveau personnage entre sans être annoncé. Ceci est singulier, pensa Julien, on n'annonce point dans ce salon. Est-ce que cette précaution serait prise en mon honneur ? Tout le monde se leva pour recevoir le nouveau venu. Il portait la même décoration extrêmement distinguée que trois autres des personnes qui étaient déjà dans le salon. On parlait assez bas. Pour juger le nouveau venu, Julien en fut réduit à ce que pouvaient lui apprendre ses traits et sa tournure. Il était court et épais, haut en couleur, l'œil brillant et sans expression autre qu'une méchanceté de sanglier.

L'attention de Julien fut vivement distraite par l'arrivée presque immédiate d'un être tout différent. C'était un grand homme, très maigre et qui portait trois ou quatre gilets. Son œil était caressant, son geste poli.

C'est toute la physionomie du vieil évêque de Besançon, pensa Julien. Cet homme appartenait évidemment à l'Église, il n'annonçait pas plus de cinquante à cinquante-cinq ans, on ne pouvait pas avoir l'air plus paterne.

Le jeune évêque d'Agde parut, il eut l'air fort étonné quand, faisant la revue des présents, ses yeux arrivèrent à Julien. Il ne lui avait pas adressé la parole depuis la cérémonie de Bray-le-Haut. Son regard surpris embarrassa et irrita Julien. Quoi donc ! se disait celui-ci, connaître un homme me tournera-t-il toujours à malheur ? Tous ces grands seigneurs que je n'ai jamais vus ne m'intimident nullement, et le regard de ce jeune évêque me glace ! Il faut convenir que je suis un être bien singulier et bien malheureux.

Un petit homme extrêmement noir entra bientôt avec fracas, et se mit à parler dès la porte ; il avait le teint jaune et l'air un peu fou. Dès l'arrivée de ce parleur impitoyable, des groupes se formèrent, apparemment pour éviter l'ennui de l'écouter.

En s'éloignant de la cheminée, on se rapprochait du bas bout de la table, occupé par Julien. Sa contenance devenait de plus en plus embarrassée ; car enfin, quelque effort qu'il fît, il ne pouvait pas ne pas entendre, et quelque peu d'expérience qu'il eût, il comprenait toute l'importance des choses dont on parlait sans aucun déguisement ; et combien les hauts personnages qu'il avait apparemment sous les yeux devaient tenir à ce qu'elles restassent secrètes !

Déjà, le plus lentement possible, Julien avait taillé une vingtaine de plumes ; cette ressource allait lui manquer. Il cherchait en vain un ordre dans les yeux de M. de La Mole ; le marquis l'avait oublié.

Ce que je fais est ridicule, se disait Julien en taillant ses plumes ; mais des gens à physionomie aussi médiocre et chargés par d'autres ou par eux-mêmes d'aussi grands intérêts, doivent être fort susceptibles. Mon malheureux regard a quelque chose d'interrogatif et de peu respectueux, qui sans doute les piquerait. Si je baisse décidément les yeux, j'aurai l'air de faire collection de leurs paroles.

Son embarras était extrême, il entendait de singulières choses.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE XXII

LA DISCUSSION

 
 
 

La république – pour un, aujourd'hui, qui sacrifierait tout au bien public, il en est des milliers et des millions qui ne connaissent que leurs jouissances, leur vanité. On est considéré, à Paris, à cause de sa voiture et non à cause de sa vertu.

NAPOLÉON, Mémorial.

 
 

Le laquais entra précipitamment en disant : Monsieur le duc de***.

– Taisez-vous, vous n'êtes qu'un sot, dit le duc en entrant. Il dit si bien ce mot, et avec tant de majesté, que, malgré lui, Julien pensa que savoir se fâcher contre un laquais était toute la science de ce grand personnage. Julien leva les yeux et les baissa aussitôt. Il avait si bien deviné la portée du nouvel arrivant, qu'il trembla que son regard ne fût une indiscrétion.

Ce duc était un homme de cinquante ans, mis comme un dandy, et marchant par ressorts. Il avait la tête étroite, avec un grand nez, et un visage busqué et tout en avant ; il eût été difficile d'avoir l'air plus noble et plus insignifiant. Son arrivée détermina l'ouverture de la séance.

Julien fut vivement interrompu dans ses observations physiognomiques par la voix de M. de La Mole. – Je vous présente M. l'abbé Sorel, disait le marquis ; il est doué d'une mémoire étonnante ; il n'y a qu'une heure que je lui ai parlé de la mission dont il pouvait être honoré, et, afin de donner une preuve de sa mémoire, il a appris par cœur la première page de la Quotidienne.

– Ah ! les nouvelles étrangères de ce pauvre N..., dit le maître de la maison. Il prit le journal avec empressement et regardant Julien d'un air plaisant, à force de chercher à être important : Parlez, Monsieur, lui dit-il.

Le silence était profond, tous les yeux fixés sur Julien ; il récita si bien, qu'au bout de vingt lignes : Il suffit, dit le duc. Le petit homme au regard de sanglier s'assit. Il était le président, car à peine en place, il montra à Julien une table de jeu, et lui fit signe de l'apporter auprès de lui. Julien s'y établit avec ce qu'il faut pour écrire. Il compta douze personnes assises autour du tapis vert.

– M. Sorel, dit le duc, retirez-vous dans la pièce voisine, on vous fera appeler.

Le maître de la maison prit l'air fort inquiet : Les volets ne sont pas fermés, dit-il à demi bas à son voisin. – Il est inutile de regarder par la fenêtre, cria-t-il sottement à Julien. – Me voici fourré dans une conspiration tout au moins, pensa celui-ci. Heureusement, elle n'est pas de celles qui conduisent en place de Grève. Quand il y aurait du danger, je dois cela et plus encore au marquis. Heureux s'il m'était donné de réparer tout le chagrin que mes folies peuvent lui causer un jour !

Tout en pensant à ses folies et à son malheur, il regardait les lieux de façon à ne jamais les oublier. Il se souvint alors seulement qu'il n'avait point entendu le marquis dire au laquais le nom de la rue, et le marquis avait fait prendre un fiacre, ce qui ne lui arrivait jamais.

Longtemps Julien fut laissé à ses réflexions. Il était dans un salon tendu en velours rouge avec de larges galons d'or. Il y avait sur la console un grand crucifix en ivoire, et sur la cheminée, le livre du Pape, de M. de Maistre, doré sur tranches, et magnifiquement relié. Julien l'ouvrit pour ne pas avoir l'air d'écouter. De moment en moment on parlait très haut dans la pièce voisine. Enfin, la porte s'ouvrit, on l'appela.

– Songez, Messieurs, disait le président, que de ce moment nous parlons devant le duc de***. Monsieur, dit-il en montrant Julien, est un jeune lévite, dévoué à notre sainte cause, et qui redira facilement, à l'aide de sa mémoire étonnante, jusqu'à nos moindres discours.

La parole est à Monsieur, dit-il en indiquant le personnage à l'air paterne, et qui portait trois ou quatre gilets.

Julien trouva qu'il eût été plus naturel de nommer le monsieur aux gilets. Il prit du papier et écrivit beaucoup.

(Ici l'auteur eût voulu placer une page de points. Cela aura mauvaise grâce, dit l'éditeur, et pour un écrit aussi frivole, manquer de grâce, c'est mourir.

– La politique, reprend l'auteur, est une pierre attachée au cou de la littérature, et qui, en moins de six mois, la submerge. La politique au milieu des intérêts d'imagination, c'est un coup de pistolet au milieu d'un concert. Ce bruit est déchirant sans être énergique. Il ne s'accorde avec le son d'aucun instrument. Cette politique va offenser mortellement une moitié des lecteurs, et ennuyer l'autre qui l'a trouvée bien autrement spéciale et énergique dans le journal du matin...

– Si vos personnages ne parlent pas politique, reprend l'éditeur, ce ne sont plus des Français de 1830, et votre livre n'est plus un miroir, comme vous en avez la prétention...)

Le procès-verbal de Julien avait vingt-six pages ; voici un extrait bien pâle ; car il a fallu, comme toujours, supprimer les ridicules dont l'excès eût semblé odieux ou peu vraisemblable (voir la Gazette des Tribunaux).

L'homme aux gilets et à l'air paterne (c'était un évêque peut-être) souriait souvent, et alors ses yeux, entourés de paupières flottantes, prenaient un brillant singulier et une expression moins indécise que de coutume. Ce personnage, que l'on faisait parler le premier devant le duc (mais quel duc ? se disait Julien), apparemment pour exposer les opinions et faire les fonctions d'avocat général, parut à Julien tomber dans l'incertitude et l'absence de conclusions décidées que l'on reproche souvent à ces magistrats. Dans le courant de la discussion, le duc alla même jusqu'à le lui reprocher.

Après plusieurs phrases de morale et d'indulgente philosophie, l'homme aux gilets dit :

– La noble Angleterre, guidée par un grand homme, l'immortel Pitt, a dépensé quarante milliards de francs pour contrarier la révolution. Si cette assemblée me permet d'aborder avec quelque franchise une idée triste, l'Angleterre ne comprit pas assez qu'avec un homme tel que Bonaparte, quand surtout on n'avait à lui opposer qu'une collection de bonnes intentions, il n'y a avait de décisif que les moyens personnels...

– Ah ! encore l'éloge de l'assassinat ! dit le maître de la maison d'un air inquiet.

– Faites-nous grâce de vos homélies sentimentales, s'écria avec humeur le président ; son œil de sanglier brilla d'un éclat féroce. Continuez, dit-il à l'homme aux gilets. Les joues et le front du président devinrent pourpres.

– La noble Angleterre, reprit le rapporteur, est écrasée aujourd'hui, car chaque Anglais, avant de payer son pain, est obligé de payer l'intérêt des quarante milliards de francs qui furent employés contre les jacobins. Elle n'a plus de Pitt...

– Elle a le duc de Wellington, dit un personnage militaire qui prit l'air fort important.

– De grâce, silence, Messieurs, s'écria le président ; si nous disputons encore, il aura été inutile de faire entrer M. Sorel.

– On sait que Monsieur a beaucoup d'idées, dit le duc d'un air piqué en regardant l'interrupteur, ancien général de Napoléon. Julien vit que ce mot faisait allusion à quelque chose de personnel et de fort offensant. Tout le monde sourit ; le général transfuge parut outré de colère.

– Il n'y a plus de Pitt, Messieurs, reprit le rapporteur de l'air découragé d'un homme qui désespère de faire entendre raison à ceux qui l'écoutent. Y eût-il un nouveau Pitt en Angleterre, on ne mystifie pas deux fois une nation par les mêmes moyens...

– C'est pourquoi un général vainqueur, un Bonaparte, est désormais impossible en France, s'écria l'interrupteur militaire.

Pour cette fois, ni le président ni le duc n'osèrent se fâcher, quoique Julien crût lire dans leurs yeux qu'ils en avaient bonne envie. Ils baissèrent les yeux, et le duc se contenta de soupirer de façon à être entendu de tous.

Mais le rapporteur avait pris de l'humeur.

– On est pressé de me voir finir, dit-il, avec feu et en laissant tout à fait de côté cette politesse souriante et ce langage plein de mesure que Julien croyait l'expression de son caractère : on est pressé de me voir finir ; on ne me tient nul compte des efforts que je fais pour n'offenser les oreilles de personne, de quelque longueur qu'elles puissent être. Eh bien, Messieurs, je serai bref.

Et je vous dirai en paroles bien vulgaires : l'Angleterre n'a plus un sou au service de la bonne cause. Pitt lui-même reviendrait, qu'avec tout son génie il ne parviendrait pas à mystifier les petits propriétaires anglais, car ils savent que la brève campagne de Waterloo leur a coûté, à elle seule, un milliard de francs. Puisque l'on veut des phrases nettes, ajouta le rapporteur en s'animant de plus en plus, je vous dirai : Aidez-vous vous-même, car l'Angleterre n'a pas une guinée à votre service, et quand l'Angleterre ne paye pas, l'Autriche, la Russie, la Prusse, qui n'ont que du courage et pas d'argent, ne peuvent faire contre la France plus d'une campagne ou deux.

L'on peut espérer que les jeunes soldats rassemblés par le jacobinisme seront battus à la première campagne, à la seconde peut-être ; mais à la troisième, dussé-je passer pour un révolutionnaire à vos yeux prévenus, à la troisième vous aurez les soldats de 1794, qui n'étaient plus les paysans enrégimentés de 1792.

Ici l'interruption partit de trois ou quatre points à la fois.

– Monsieur, dit le président à Julien, allez mettre au net dans la pièce voisine le commencement de procès-verbal que vous avez écrit. Julien sortit à son grand regret. Le rapporteur venait d'aborder des probabilités qui faisaient le sujet de ses méditations habituelles.

Ils ont peur que je ne me moque d'eux, pensa-t-il. Quand on le rappela, M. de La Mole disait, avec un sérieux qui, pour Julien qui le connaissait, semblait bien plaisant :

... Oui, Messieurs, c'est surtout de ce malheureux peuple qu'on peut dire :

 

Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?

 

Il sera dieu ! s'écrie le fabuliste. C'est à vous, Messieurs, que semble appartenir ce mot si noble et si profond. Agissez par vous-mêmes, et la noble France reparaîtra telle à peu près que nos aïeux l'avaient faite et que nos regards l'ont encore vue avant la mort de Louis XVI.

L'Angleterre, ses nobles lords du moins, exècre autant que nous l'ignoble jacobinisme : sans l'or anglais, l'Autriche, la Russie, la Prusse ne peuvent livrer que deux ou trois batailles. Cela suffira-t-il pour amener une heureuse occupation, comme celle que M. de Richelieu gaspilla si bêtement en 1817 ! Je ne le crois pas.

Ici il y eut interruption, mais étouffée par les chut de tout le monde. Elle partait encore de l'ancien général impérial, qui désirait le cordon bleu, et voulait marquer parmi les rédacteurs de la note secrète.

Je ne le crois pas, reprit M. de La Mole après le tumulte. Il insista sur le Je, avec une insolence qui charma Julien. Voilà du bien joué, se disait-il tout en faisant voler sa plume presque aussi vite que la parole du marquis. Avec un mot bien dit, M. de La Mole anéantit les vingt campagnes de ce transfuge.

Ce n'est pas à l'étranger tout seul, continua le marquis du ton le plus mesuré, que nous pouvons devoir une nouvelle occupation militaire. Toute cette jeunesse qui fait des articles incendiaires dans le Globe vous donnera trois ou quatre mille jeunes capitaines, parmi lesquels peut se trouver un Kléber, un Hoche, un Jourdan, un Pichegru, mais moins bien intentionné.

– Nous n'avons pas su lui faire de la gloire, dit le président, il fallait le maintenir immortel.

Il faut enfin qu'il y ait en France deux partis, reprit M. de La Mole, mais deux partis, non pas seulement de nom, deux partis bien nets, bien tranchés. Sachons qui il faut écraser. D'un côté les journalistes, les électeurs, l'opinion, en un mot ; la jeunesse et tout ce qui l'admire. Pendant qu'elle s'étourdit du bruit de ses vaines paroles, nous, nous avons l'avantage certain de consommer le budget.

Ici encore interruption.

– Vous, Monsieur, dit M. de La Mole à l'interrupteur avec une hauteur et une aisance admirables, vous ne consommez pas, si le mot vous choque, vous dévorez quarante mille francs portés au budget de l'Etat et quatre-vingt mille que vous recevez de la liste civile.

Eh bien, Monsieur, puisque vous m'y forcez, je vous prends hardiment pour exemple. Comme vos nobles aëux qui suivirent saint Louis à la croisade, vous devriez, pour ces cent vingt mille francs, nous montrer au moins un régiment, une compagnie, que dis-je ! une demi-compagnie, ne fût-elle que de cinquante hommes prêts à combattre, et dévoués à la bonne cause, à la vie et à la mort. Vous n'avez que des laquais qui, en cas de révolte, vous feraient peur à vous-même.

Le trône, l'autel, la noblesse peuvent périr demain, Messieurs, tant que vous n'aurez pas créé dans chaque département une force de cinq cents hommes dévoués ; mais je dis dévoués, non seulement avec toute la bravoure française, mais aussi avec la constance espagnole.

La moitié de cette troupe devra se composer de nos enfants, de nos neveux, de vrais gentilshommes enfin. Chacun d'eux aura à ses côtés, non pas un petit bourgeois bavard, prêt à arborer la cocarde tricolore si 1815 se présente de nouveau, mais un bon paysan simple et franc comme Cathelineau ; notre gentilhomme l'aura endoctriné, ce sera son frère de lait s'il se peut. Que chacun de nous sacrifie le cinquième de son revenu pour former cette petite troupe dévouée de cinq cents hommes par département. Alors vous pourrez compter sur une occupation étrangère. Jamais le soldat étranger ne pénétra jusqu'à Dijon seulement, s'il n'est sûr de trouver cinq cents soldats amis dans chaque département.

Les rois étrangers ne vous écouteront que quand vous leur annoncerez vingt mille gentilshommes prêts à saisir les armes pour leur ouvrir les portes de la France. Ce service est pénible, direz-vous ; Messieurs, notre tête est à ce prix. Entre la liberté de la presse et notre existence comme gentilshommes, il y a guerre à mort. Devenez des manufacturiers, paysans, ou prenez votre fusil. Soyez timides si vous voulez, mais ne soyez pas stupides ; ouvrez les yeux.

Formez vos bataillons, vous dirais-je avec la chanson des jacobins ; alors il se trouvera quelque noble GUSTAVE-ADOLPHE, qui, touché du péril imminent du principe monarchique, s'élancera à trois cents lieues de son pays, et fera pour vous ce que Gustave fit pour les princes protestants. Voulez-vous continuer à parler sans agir ? Dans cinquante ans il n'y aura plus en Europe que des présidents de république, et pas un roi. Et avec ces trois lettres, R, O, I, s'en vont les prêtres et les gentilshommes. Je ne vois plus que des candidats faisant la cour à des majorités crottées.

Vous avez beau dire que la France n'a pas en ce moment un général accrédité, connu et aimé de tous, que l'armée n'est organisée que dans l'intérêt du trône et de l'autel, qu'on lui a ôté tous les vieux troupiers, tandis que chacun des régiments prussiens et autrichiens compte cinquante sous-officiers qui ont vu le feu.

Deux cent mille jeunes gens appartenant à la petite bourgeoisie sont amoureux de la guerre...

– Trêve de vérités désagréables, dit d'un ton suffisant un grave personnage, apparemment fort avant dans les dignités ecclésiatiques, car M. de La Mole sourit agréablement au lieu de se fâcher, ce qui fut un grand signe pour Julien.

Trêve de vérités désagréables, résumons-nous, Messieurs : l'homme à qui il est question de couper une jambe gangrenée serait mal venu de dire à son chirurgien : cette jambe malade est fort saine. Passez-moi l'expression, Messieurs, le noble duc de*** est notre chirurgien.

Voilà enfin le grand mot prononcé, pensa Julien ; c'est vers le... que je galoperai cette nuit.

 
 
 
 
 

CHAPITRE XXIII

LE CLERGÉ, LES BOIS, LA LIBERTÉ

 
 
 

La première loi de tout être, c'est de se conserver, c'est de vivre. Vous semez de la ciguë et prétendez voir mûrir des épis !

MACHIAVEL.

 
 

Le grave personnage continuait ; on voyait qu'il savait ; il exposait avec une éloquence douce et modérée, qui plut infiniment à Julien, ces grandes vérités :

  1. L'Angleterre n'a pas une guinée à notre service ; l'économie et Hume y sont à la mode. Les Saints même ne nous donneront pas d'argent, et M. Brougham se moquera de nous.

  2. Impossible d'obtenir plus de deux campagnes des rois de l'Europe, sans l'or anglais ; et deux campagnes ne suffiront pas contre la petite bourgeoisie.

  3. Nécessité de former un parti armé en France, sans quoi le principe monarchique d'Europe ne hasardera pas même ces deux campagnes.

Le quatrième point que je n'ose vous proposer comme évident, est celui-ci :

Impossibilité de former un parti armé en France sans le clergé. Je vous le dis hardiment, parce que je vais vous le prouver, Messieurs. Il faut tout donner au clergé.

1° Parce que s'occupant de son affaire nuit et jour, et guidé par des hommes de haute capacité établis loin des orages à trois cents lieues de vos frontières...

– Ah ! Rome, Rome ! s'écria le maître de la maison...

– Oui, Monsieur, Rome ! reprit le cardinal avec fierté. Quelles que soient les plaisanteries plus ou moins ingénieuses qui furent à la mode quand vous étiez jeune, je dirai hautement, en 1830, que le clergé, guidé par Rome, parle seul au petit peuple.

Cinquante mille prêtres répètent les mêmes paroles au jour indiqué par les chefs, et le peuple, qui, après tout, fournit les soldats, sera plus touché de la voix de ses prêtres que de tous les petits vers du monde... (Cette personnalité excita des murmures.)

Le clergé a un génie supérieur au vôtre, reprit le cardinal en haussant la voix ; tous les pas que vous avez faits vers ce point capital, avoir en France un parti armé, ont été faits par nous. Ici parurent des faits... Qui a envoyé quatre-vingt mille fusils en Vendée ?... etc., etc.

Tant que le clergé n'a pas ses bois, il ne tient rien. A la première guerre, le ministre des finances écrit à ses agents qu'il n'y a plus d'argent que pour les curés. Au fond, la France ne croit pas, et elle aime la guerre. Qui que ce soit qui la lui donne, il sera doublement populaire, car faire la guerre, c'est affamer les jésuites, pour parler comme le vulgaire ; faire la guerre, c'est délivrer ces monstres d'orgueil, les Français, de la menace de l'intervention étrangère.

Le cardinal était écouté avec faveur... Il faudrait, dit-il, que M. de Nerval quittât le ministère, son nom irrite inutilement.

A ce mot, tout le monde se leva et parla à la fois. On va me renvoyer encore, pensa Julien ; mais le sage président lui-même avait oublié la présence et l'existence de Julien.

Tous les yeux cherchaient un homme que Julien reconnut. C'était M. de Nerval, le premier ministre, qu'il avait aperçu au bal de M. le duc de Retz.

Le désordre fut à son comble, comme disent les journaux en parlant de la Chambre. Au bout d'un gros quart d'heure le silence se rétablit un peu.

Alors M. de Nerval se leva, et, prenant le ton d'un apôtre :

– Je ne vous affirmerai point, dit-il d'une voix singulière, que je ne tiens pas au ministère.

Il m'est démontré, Messieurs, que mon nom double les forces des jacobins en décidant contre nous beaucoup de modérés. Je me retirerais donc volontiers ; mais les voies du Seigneur sont visibles à un petit nombre ; mais, ajouta-t-il en regardant fixement le cardinal, j'ai une mission ; le ciel m'a dit : Tu porteras ta tête sur un échafaud, ou tu rétabliras la monarchie en France, et réduiras les Chambres à ce qu'était le parlement sous Louis XV, et cela, Messieurs, je le ferai.

Il se tut, se rassit, et il y eut un grand silence.

Voilà un bon acteur, pensa Julien. Il se trompait, toujours comme à l'ordinaire, en supposant trop d'esprit aux gens. Animé par les débats d'une soirée aussi vive, et surtout par la sincérité de la discussion, dans ce moment M. de Nerval croyait à sa mission. Avec un grand courage, cet homme n'avait pas de sens.

Minuit sonna pendant le silence qui suivit le beau mot, je le ferai. Julien trouva que le son de la pendule avait quelque chose d'imposant et de funèbre. Il était ému.

La discussion reprit bientôt avec une énergie croissante, et surtout une incroyable naïveté. Ces gens-ci me feront empoisonner, pensait Julien dans de certains moments. Comment dit-on de telles choses devant un plébéien ?

Deux heures sonnaient que l'on parlait encore. Le maître de la maison dormait depuis longtemps ; M. de La Mole fut obligé de sonner pour faire renouveler les bougies. M. de Nerval, le ministre, était sorti à une heure trois quarts, non sans avoir souvent étudié la figure de Julien dans une glace que le ministre avait à ses côtés. Son départ avait paru mettre à l'aise tout le monde.

Pendant qu'on renouvelait les bougies, – Dieu sait ce que cet homme va dire au roi ! dit tout bas à son voisin l'homme aux gilets. Il peut nous donner bien des ridicules et gâter notre avenir.

Il faut convenir qu'il y a chez lui suffisance bien rare, et même effronterie, à se présenter ici. Il y paraissait avant d'arriver au ministère ; mais le portefeuille change tout, noie tous les intérêts d'un homme, il eût dû le sentir.

A peine le ministre sorti, le général de Bonaparte avait fermé les yeux. En ce moment il parla de sa santé, de ses blessures, consulta sa montre et s'en alla.

– Je parierais, dit l'homme aux gilets, que le général court après le ministre ; il va s'excuser de s'être trouvé ici, et prétendre qu'il nous mène.

Quand les domestiques à demi endormis eurent terminé le renouvellement des bougies :

– Délibérons enfin, Messieurs, dit le président, n'essayons plus de nous persuader les uns les autres. Songeons à la teneur de la note qui dans quarante huit heures sera sous les yeux de nos amis du dehors. On a parlé des ministres. Nous pouvons le dire maintenant que M. de Nerval nous a quittés, que nous importent les ministres ? nous les ferons vouloir.

Le cardinal approuva par un sourire fin.

– Rien de plus facile, ce me semble, que de résumer notre position, dit le jeune évêque d'Agde avec le feu concentré et contraint du fanatisme le plus exalté. Jusque-là il avait gardé le silence ; son œil que Julien avait observé, d'abord doux et calme, s'était enflammé après la première heure de discussion. Maintenant son âme débordait comme la lave du Vésuve.

– De 1806 à 1814, l'Angleterre n'a eu qu'un tort, dit-il, c'est de ne pas agir directement et personnellement sur Napoléon. Dès que cet homme eut fait des ducs et des chambellans, dès qu'il eut rétabli le trône, la mission que Dieu lui avait confiée était finie ; il n'était plus bon qu'à immoler. Les saintes Écritures nous enseignent en plus d'un endroit la manière d'en finir avec les tyrans. (Ici il y eut plusieurs citations latines.)

Aujourd'hui, Messieurs, ce n'est plus un homme qu'il faut immoler, c'est Paris. Toute la France copie Paris. A quoi bon armer vos cinq cents hommes par département ? Entreprise hasardeuse et qui n'en finira pas. A quoi bon mêler la France à la chose qui est personnelle à Paris ? Paris seul avec ses journaux et ses salons a fait le mal, que la nouvelle Babylone périsse.

Entre l'autel et Paris, il faut en finir. Cette catastrophe est même dans les intérêts mondains du trône. Pourquoi Paris n'a-t-il pas osé souffler, sous Bonaparte ? Demandez-le au canon de Saint-Roch...

Ce ne fut qu'à trois heures du matin que Julien sortit avec M. de La Mole.

Le marquis était honteux et fatigué. Pour la première fois, en parlant à Julien, il y eut de la prière dans son accent. Il lui demandait sa parole de ne jamais révéler les excès de zèle, ce fut son mot, dont le hasard venait de le rendre témoin. N'en parlez à notre ami de l'étranger que s'il insiste sérieusement pour connaître nos jeunes fous. Que leur importe que l'État soit renversé ? ils seront cardinaux, et se réfugieront à Rome. Nous, dans nos châteaux, nous serons massacrés par les paysans.

La note secrète que le marquis rédigea d'après le grand procès-verbal de vingt-six pages, écrit par Julien, ne fut prête qu'à quatre heures trois quarts.

– Je suis fatigué à la mort, dit le marquis, et on le voit bien à cette note qui manque de netteté vers la fin ; j'en suis plus mécontent que d'aucune chose que j'aie faite en ma vie. Tenez, mon ami, ajouta-t-il, allez vous reposer quelques heures, et de peur qu'on ne vous enlève, moi je vais vous enfermer à clef dans votre chambre.

Le lendemain, le marquis conduisit Julien à un château isolé assez éloigné de Paris. Là se trouvèrent des hôtes singuliers, que Julien jugea être prêtres. On lui remit un passeport qui portait un nom supposé, mais indiquait enfin le véritable but du voyage qu'il avait toujours feint d'ignorer. Il monta seul dans une calèche.

Le marquis n'avait aucune inquiétude sur sa mémoire, Julien lui avait récité plusieurs fois la note secrète, mais il craignait fort qu'il ne fût intercepté.

– Surtout n'ayez l'air que d'un fat qui voyage pour tuer le temps, lui dit-il, avec amitié, au moment où il quittait le salon. Il y avait peut-être plus d'un faux frère dans notre assemblée d'hier soir.

Le voyage fut rapide et fort triste. A peine Julien avait-il été hors de la vue du marquis qu'il avait oublié et la note secrète et la mission pour ne songer qu'au mépris de Mathilde.

Dans un village à quelques lieues au-delà de Metz, le maître de poste vint lui dire qu'il n'y avait pas de chevaux. Il était dix heures du soir ; Julien, fort contrarié, demanda à souper. Il se promena devant la porte, et insensiblement, sans qu'il y parût, passa dans la cour des écuries. Il n'y vit pas de chevaux.

L'air de cet homme était pourtant singulier, se disait Julien ; son œil grossier m'examinait.

Il commençait, comme on voit, à ne pas croire exactement tout ce qu'on lui disait. Il songeait à s'échapper après souper, et pour apprendre toujours quelque chose sur le pays, il quitta sa chambre pour aller se chauffer au feu de la cuisine. Quelle ne fut pas sa joie d'y trouver il signor Geronimo, le célèbre chanteur.

Établi dans un fauteuil qu'il avait fait apporter près du feu, le Napolitain gémissait tout haut et parlait plus, à lui tout seul, que les vingt paysans allemands qui l'entouraient ébahis.

– Ces gens-ci me ruinent, cria-t-il à Julien, j'ai promis de chanter demain à Mayence. Sept princes souverains sont accourus pour m'entendre. Mais allons prendre l'air, ajouta-t-il d'un air significatif.

Quand il fut à cent pas sur la route, et hors de la possibilité d'être entendu :

– Savez-vous de quoi il retourne ? dit-il à Julien ; ce maître de poste est un fripon. Tout en me promenant, j'ai donné vingt sous à un petit polisson qui m'a tout dit. Il y a plus de douze chevaux dans une écurie à l'autre extrémité du village. On veut retarder quelque courrier.

– Vraiment ? dit Julien d'un air innocent.

Ce n'était pas le tout que de découvrir la fraude, il fallait partir : c'est à quoi Geronimo et son ami ne purent réussir. Attendons le jour, dit enfin le chanteur, on se méfie de nous. C'est peut-être à vous ou à moi qu'on en veut. Demain matin nous commandons un bon déjeuner ; pendant qu'on le prépare nous allons promener, nous nous échappons, nous louons des chevaux et gagnons la poste prochaine.

– Et vos effets ? dit Julien qui pensait que peut-être Geronimo lui-même pouvait être envoyé pour l'intercepter. Il fallut souper et se coucher. Julien était encore dans le premier sommeil, quand il fut réveillé en sursaut par la voix de deux personnes qui parlaient dans sa chambre, sans trop se gêner.

Il reconnut le maître de poste, armé d'une lanterne sourde. La lumière était dirigée vers le coffre de la calèche, que Julien avait fait monter dans sa chambre. A côté du maître de poste était un homme qui fouillait tranquillement dans le coffre ouvert. Julien ne distinguait que les manches de son habit, qui étaient noires et fort serrées.

C'est une soutane, se dit-il, et il saisit doucement de petits pistolets qu'il avait placés sous son oreiller.

– Ne craignez pas qu'il se réveille, monsieur le curé, disait le maître de poste. Le vin qu'on leur a servi était de celui que vous avez préparé vous-même.

– Je ne trouve aucune trace de papiers, répondait le curé. Beaucoup de linge, d'essences, de pommades, de futilités ; c'est un jeune homme du siècle, occupé de ses plaisirs. L'émissaire sera plutôt l'autre, qui affecte de parler avec un accent italien.

Ces gens se rapprochèrent de Julien pour fouiller dans les poches de son habit de voyage. Il était bien tenté de les tuer comme voleurs. Rien de moins dangereux pour les suites. Il en eut bonne envie. Je ne serais qu'un sot, se dit-il, je compromettrais ma mission. Son habit fouillé, ce n'est pas là un diplomate, dit le prêtre : il s'éloigna et fit bien.

– S'il me touche dans mon lit, malheur à lui ! se disait Julien ; il peut fort bien venir me poignarder, et c'est ce que je ne souffrirai pas.

Le curé tourna la tête, Julien ouvrait les yeux à demi ; quel ne fut pas son étonnement ! c'était l'abbé Castanède ! En effet, quoique les deux personnes voulussent parler assez bas, il lui avait semblé, dès l'abord, reconnaître une des voix. Julien fut saisi d'une envie démesurée de purger la terre d'un de ses plus lâches coquins...

– Mais ma mission ! se dit-il.

Le curé et son acolyte sortirent. Un quart d'heure après, Julien fit semblant de s'éveiller. Il appela et réveilla toute la maison.

– Je suis empoisonné, s'écriait-il, je souffre horriblement ! Il voulait un prétexte pour aller au secours de Geronimo. Il le trouva à demi asphyxié par le laudanum contenu dans le vin.

Julien craignant quelque plaisanterie de ce genre, avait soupé avec du chocolat apporté de Paris. Il ne put venir à bout de réveiller assez Geronimo pour le décider à partir.

– On me donnerait tout le royaume de Naples, disait le chanteur, que je ne renoncerais pas en ce moment à la volupté de dormir.

– Mais les sept princes souverains !

– Qu'ils attendent.

Julien partit seul et arriva sans autre incident auprès du grand personnage. Il perdit toute une matinée à solliciter en vain une audience. Par bonheur, vers les quatre heures, le duc voulut prendre l'air. Julien le vit sortir à pied, il n'hésita pas à l'approcher et à lui demander l'aumône. Arrivé à deux pas du grand personnage, il tira la montre du marquis de La Mole, et la montra avec affectation. Suivez-moi de loin, lui dit-on sans le regarder.

A un quart de lieue de là, le duc entra brusquement dans un petit Café-hauss. Ce fut dans une chambre de cette auberge du dernier ordre que Julien eut l'honneur de réciter au duc ses quatre pages. Quand il eut fini : Recommencez et allez plus lentement, lui dit-on.

Le prince prit des notes. Gagnez à pied la poste voisine. Abandonnez ici vos effets et votre calèche. Allez à Strasbourg comme vous pourrez, et le vingt-deux du mois (on était au dix) trouvez-vous à midi et demi dans ce même Café-hauss. N'en sortez que dans une demi-heure. Silence !

Telles furent les seules paroles que Julien entendit. Elles suffirent pour le pénétrer de la plus haute admiration. C'est ainsi, pensa-t-il, qu'on traite les affaires ; que dirait ce grand homme d'État, s'il entendait les bavards passionnés d'il y a trois jours ?

Julien en mit deux à gagner Strasbourg, il lui semblait qu'il n'avait rien à y faire. Il prit un grand détour. Si ce diable d'abbé Castanède m'a reconnu, il n'est pas homme à perdre facilement ma trace... Et quel plaisir pour lui de se moquer de moi, et de faire échouer ma mission !

L'abbé Castanède, chef de la police de la congrégation, sur toute la frontière du nord, ne l'avait heureusement pas reconnu. Et les jésuites de Strasbourg, quoique très zélés, ne songèrent nullement à observer Julien, qui avec sa croix et sa redingote bleue, avait l'air d'un jeune militaire fort occupé de sa personne.

Forcé de passer huit jours à Strasbourg, Julien cherchait à se distraire par des idées de gloire militaire et de dévouement à la patrie. Était-il donc amoureux ? il n'en savait rien, il trouvait seulement dans son âme bourrelée Mathilde maîtresse absolue de son bonheur comme de son imagination. Il avait besoin de toute l'énergie de son caractère pour se maintenir au-dessus du désespoir. Penser à ce qui n'avait pas quelque rapport à Mlle de La Mole était hors de sa puissance. L'ambition, les simples succès de vanité le distrayaient autrefois des sentiments que Mme de Rênal lui avait inspirés. Mathilde avait tout absorbé ; il la trouvait partout dans l'avenir.

De toutes parts, dans cet avenir, Julien voyait le manque de succès. Cet être que l'on a vu à Verrières si rempli de présomption, si orgueilleux, était tombé dans un excès de modestie ridicule.

Trois jours auparavant il eût tué avec plaisir l'abbé Castanède, et si, à Strasbourg, un enfant se fût pris de querelle avec lui, il eût donné raison à l'enfant. En repensant aux adversaires, aux ennemis, qu'il avait rencontrés dans sa vie, il trouvait toujours que lui, Julien, avait eu tort.

C'est qu'il avait maintenant pour implacable ennemie cette imagination puissante, autrefois sans cesse employée à lui peindre dans l'avenir des succès si brillants.

La solitude absolue de la vie de voyageur augmentait l'empire de cette noire imagination. Quel trésor n'eût pas été un ami ! Mais, se disait Julien, est-il donc un cœur qui batte pour moi ? Et quand j'aurais un ami, l'honneur ne me commande-t-il pas un silence éternel ?

Il se promenait à cheval tristement dans les environs de Kehl ; c'est un bourg sur le bord du Rhin, immortalisé par Desaix et Gouvion Saint-Cyr. Un paysan allemand lui montrait les petits ruisseaux, les chemins, les îlots du Rhin auxquels le courage de ces grands généraux a fait un nom. Julien, conduisant son cheval de la main gauche, tenait déployée de la droite la superbe carte qui orne les Mémoires du maréchal Saint-Cyr. Une exclamation de gaieté lui fit lever la tête.

C'était le prince Korasoff, cet ami de Londres, qui lui avait dévoilé quelques mois auparavant les premières règles de la haute fatuité. Fidèle à ce grand art, Korasoff, arrivé la veille à Strasbourg, depuis une heure à Kehl, et qui de la vie n'avait lu une ligne sur le siège de 1796, se mit à tout expliquer à Julien. Le paysan allemand le regardait étonné ; car il savait assez de français pour distinguer les énormes bévues dans lesquelles tombait le prince. Julien était à mille lieues des idées du paysan, il regardait avec étonnement ce beau jeune homme, il admirait sa grâce à monter à cheval.

L'heureux caractère ! se disait-il. Comme son pantalon va bien ; avec quelle élégance sont coupés ses cheveux ! Hélas ! si j'eusse été ainsi, peut-être qu'après m'avoir aimé trois jours, elle ne m'eût pas pris en aversion.

Quand le prince eut fini son siège de Kehl : – Vous avez la mine d'un trappiste, dit-il à Julien, vous outrez le principe de la gravité que je vous ai donné à Londres. L'air triste ne peut être de bon ton ; c'est l'air ennuyé qu'il faut. Si vous êtes triste, c'est donc quelque chose qui vous manque, quelque chose qui ne vous a pas réussi.

C'est montrer soi inférieur. Êtes-vous ennuyé, au contraire, c'est ce qui a essayé vainement de vous plaire qui est inférieur. Comprenez donc, mon cher, combien la méprise est grave.

Julien jeta un écu au paysan qui les écoutait bouche béante.

– Bien, dit le prince, il y a de la grâce, un noble dédain ! fort bien ! Et il mit son cheval au galop. Julien le suivit, rempli d'une admiration stupide.

Ah ! si j'eusse été ainsi, elle ne m'eût pas préféré Croisenois ! Plus sa raison était choquée des ridicules du prince, plus il se méprisait de ne pas les admirer, et s'estimait malheureux de ne pas les avoir. Le dégoût de soi-même ne peut aller plus loin.

Le prince le trouva décidément triste : – Ah çà, mon cher, lui dit-il en rentrant à Strasbourg, avez-vous perdu tout votre argent, ou seriez-vous amoureux de quelque petite actrice ?

Les Russes copient les mœurs françaises, mais toujours à cinquante ans de distance. Ils en sont maintenant au siècle de Louis XV.

Ces plaisanteries sur l'amour mirent des larmes dans les yeux de Julien : Pourquoi ne consulterais-je pas cet homme si aimable ? se dit-il tout à coup.

– Eh bien oui, mon cher, dit-il au prince, vous me voyez à Strasbourg fort amoureux et même délaissé. Une femme charmante, qui habite une ville voisine, m'a planté là après trois jours de passion, et ce changement me tue.

Il peignit au prince, sous des noms supposés, les actions et le caractère de Mathilde.

– N'achevez pas, dit Korasoff : pour vous donner confiance en votre médecin, je vais terminer la confidence. Le mari de cette jeune femme jouit d'une fortune énorme, ou bien plutôt elle appartient, elle, à la plus haute noblesse du pays. Il faut qu'elle soit fière de quelque chose.

Julien fit un signe de tête, il n'avait plus le courage de parler.

– Fort bien, dit le prince, voici trois drogues assez amères que vous allez prendre sans délai :

1° Voir tous les jours Madame..., comment l'appelez-vous ?

– Mme de Dubois.

Quel nom ! dit le prince en éclatant de rire ; mais pardon, il est sublime pour vous. Il s'agit de voir chaque jour Mme de Dubois ; n'allez pas surtout paraître à ses yeux froid et piqué ; rappelez-vous le grand principe de votre siècle : soyez le contraire de ce à quoi l'on s'attend. Montrez-vous précisément tel que vous étiez huit jours avant d'être honoré de ses bontés.

– Ah ! j'étais tranquille alors, s'écria Julien avec désespoir, je croyais la prendre en pitié...

– Le papillon se brûle à la chandelle, continua le prince, comparaison vieille comme le monde.

1° Vous la verrez tous les jours ;

2° Vous ferez la cour à une femme de sa société, mais sans vous donner les apparences de la passion, entendez-vous ? Je ne vous le cache pas, votre rôle est difficile ; vous jouez la comédie, et si l'on devine que vous la jouez, vous êtes perdu.

– Elle a tant d'esprit, et moi si peu ! Je suis perdu, dit Julien tristement.

– Non, vous êtes seulement plus amoureux que je ne le croyais. Mme de Dubois est profondément occupée d'elle-même, comme toutes les femmes qui ont reçu du ciel ou trop de noblesse ou trop d'argent. Elle se regarde au lieu de vous regarder, donc elle ne vous connaît pas. Pendant les deux ou trois accès d'amour qu'elle s'est donnés en votre faveur, à grand effort d'imagination, elle voyait en vous le héros qu'elle avait rêvé, et non pas ce que vous êtes réellement...

Mais que diable, ce sont là les éléments, mon cher Sorel, êtes-vous tout à fait un écolier ?...

Parbleu ! entrons dans ce magasin ; voilà un col noir charmant, on le dirait fait par John Anderson, de Burlingtonstreet ; faites-moi le plaisir de le prendre, et de jeter bien loin cette ignoble corde noire que vous avez au cou.

Ah çà, continua le prince en sortant de la boutique du premier passementier de Strasbourg, quelle est la société de Mme de Dubois ? grand Dieu ! quel nom ! Ne vous fâchez pas, mon cher Sorel, c'est plus fort que moi... A qui ferez-vous la cour ?

– A une prude par excellence, fille d'un marchand de bas immensément riche. Elle a les plus beaux yeux du monde, et qui me plaisent infiniment ; elle tient sans doute le premier rang dans le pays ; mais au milieu de toutes ses grandeurs, elle rougit au point de se déconcerter si quelqu'un vient à parler de commerce et de boutique. Et par malheur, son père était l'un des marchands les plus connus de Strasbourg.

– Ainsi si l'on parle d'industrie, dit le prince en riant, vous êtes sûr que votre belle songe à elle et non pas à vous. Ce ridicule est divin et fort utile, il vous empêchera d'avoir le moindre moment de folie auprès de ses beaux yeux. Le succès est certain.

Julien songeait à Mme la maréchale de Fervaques qui venait beaucoup à l'hôtel de La Mole. C'était une belle étrangère qui avait épousé le maréchal un an avant sa mort. Toute sa vie semblait n'avoir d'autre objet que de faire oublier qu'elle était fille d'un industriel, et pour être quelque chose à Paris, elle s'était mise à la tête de la vertu.

Julien admirait sincèrement le prince ; que n'eût-il pas donné pour avoir ses ridicules ! La conversation entre les deux amis fut infinie ; Korasoff était ravi : jamais un Français ne l'avait écouté aussi longtemps. Ainsi, j'en suis enfin venu, se disait le prince charmé, à me faire écouter en donnant des leçons à mes maîtres !

– Nous sommes bien d'accord, répétait-il à Julien pour la dixième fois, pas l'ombre de passion quand vous parlerez à la jeune beauté, fille du marchand de bas de Strasbourg, en présence de Mme de Dubois. Au contraire, passion brûlante en écrivant. Lire une lettre d'amour bien écrite est le souverain plaisir pour une prude ; c'est un moment de relâche. Elle ne joue pas la comédie, elle ose écouter son cœur ; donc deux lettres par jour.

– Jamais, jamais ! dit Julien découragé ; je me ferais plutôt piler dans un mortier que de composer trois phrases ; je suis un cadavre, mon cher, n'espérez plus rien de moi. Laissez-moi mourir au bord de la route.

– Et qui vous parle de composer des phrases ? J'ai dans mon nécessaire six volumes de lettres d'amour manuscrites. Il y en a pour tous les caractères de femme, j'en ai pour la plus haute vertu. Est-ce que Kalisky n'a pas fait la cour à Richemond-la-Terrasse, vous savez, à trois lieues de Londres, à la plus jolie quakeresse de toute l'Angleterre ?

Julien était moins malheureux quand il quitta son ami à deux heures du matin.

Le lendemain le prince fit appeler un copiste, et deux jours après, Julien eut cinquante-trois lettres d'amour bien numérotées, destinées à la vertu la plus sublime et la plus triste.

– Il n'y en a pas cinquante-quatre, dit le prince, parce que Kalisky se fit éconduire ; mais que vous importe d'être maltraité par la fille du marchand de bas, puisque vous ne voulez agir que sur le cœur de Mme de Dubois ?

Tous les jours on montait à cheval : le prince était fou de Julien. Ne sachant comment lui témoigner son amitié soudaine, il finit par lui offrir la main d'une de ses cousines, riche héritière de Moscou ; et une fois marié, ajouta-t-il, mon influence et la croix que vous avez là vous font colonel en deux ans.

– Mais cette croix n'est pas donnée par Napoléon, il s'en faut bien.

– Qu'importe, dit le prince, ne l'a-t-il pas inventée ? Elle est encore de bien loin la première en Europe.

Julien fut sur le point d'accepter ; mais son devoir le rappelait auprès du grand personnage ; en quittant Korasoff il promit d'écrire. Il reçut la réponse à la note secrète qu'il avait apportée, et courut vers Paris ; mais à peine eut-il été seul deux jours de suite, que quitter la France et Mathilde lui parut un supplice pire que la mort. Je n'épouserai pas les millions que m'offre Korasoff, se dit-il, mais je suivrai ses conseils.

Après tout, l'art de séduire est son métier ; il ne songe qu'à cette seule affaire depuis plus de quinze ans, car il en a trente. On ne peut pas dire qu'il manque d'esprit ; il est fin et cauteleux ; l'enthousiasme, la poésie sont une impossibilité dans ce caractère ; c'est un procureur ; raison de plus pour qu'il ne se trompe pas.

Il le faut, je vais faire la cour à Mme de Fervaques.

Elle m'ennuiera bien peut-être un peu, mais je regarderai ces yeux si beaux et qui ressemblent tellement à ceux qui m'ont le plus aimé au monde.

Elle est étrangère ; c'est un caractère nouveau à observer.

Je suis fou, je me noie, je dois suivre les conseils d'un ami et ne pas m'en croire moi-même.

A peine de retour à Paris, et au sortir du cabinet du marquis de La Mole, qui parut fort déconcerté des dépêches qu'on lui présentait, notre héros courut chez le comte Altamira. A l'avantage d'être condamné à mort, ce bel étranger réunissait beaucoup de gravité et le bonheur d'être dévot ; ces deux mérites et, plus que tout, la haute naissance du comte, convenaient tout à fait à Mme de Fervaques, qui le voyait beaucoup.

Julien lui avoua gravement qu'il en était fort amoureux.

– C'est la vertu la plus pure et la plus haute, répondit Altamira, seulement un peu jésuitique et emphatique. Il est des jours où je comprends chacun des mots dont elle se sert, mais je ne comprends pas la phrase tout entière. Elle me donne souvent l'idée que je ne sais pas le français aussi bien qu'on le dit. Cette connaissance fera prononcer votre nom ; elle vous donnera du poids dans le monde. Mais allons chez Bustos, dit le comte Altamira, qui était un esprit d'ordre ; il a fait la cour à Mme la maréchale.

Don Diego Bustos se fit longtemps expliquer l'affaire, sans rien dire, comme un avocat dans son cabinet. Il avait une grosse figure de moine, avec des moustaches noires, et une gravité sans pareille ; du reste, bon carbonaro.

– Je comprends, dit-il enfin à Julien. La maréchale de Fervaques a-t-elle eu des amants, n'en a-t-elle pas eu ? Avez-vous ainsi quelque espoir de réussir ? voilà la question. C'est vous dire que, pour ma part, j'ai échoué. Maintenant que je ne suis plus piqué, je me fais ce raisonnement : souvent elle a de l'humeur, et, comme je vous le raconterai bientôt, elle n'est pas mal vindicative.

Je ne lui trouve pas ce tempérament bilieux qui est celui du génie, et jette sur toutes les actions comme un vernis de passion. C'est au contraire à la façon d'être flegmatique et tranquille des Hollandais qu'elle doit sa rare beauté et ses couleurs si fraîches.

Julien s'impatientait de la lenteur et du flegme inébranlable de l'Espagnol ; de temps en temps, malgré lui, quelques monosyllabes lui échappaient.

– Voulez-vous m'écouter ? lui dit gravement don Diego Bustos.

– Pardonnez à la furia francese ; je suis tout oreille, dit Julien.

– La maréchale de Fervaques est donc fort adonnée à la haine ; elle poursuit impitoyablement des gens qu'elle n'a jamais vus, des avocats, de pauvres diables d'hommes de lettres qui ont fait des chansons comme Collé, vous savez ?

Et Julien dut essuyer la citation tout entière. L'Espagnol était bien aise de chanter en français.

Cette divine chanson ne fut jamais écoutée avec plus d'impatience. Quand elle fut finie : – la maréchale, dit don Diego Bustos, a fait destituer l'auteur de cette chanson :

Julien frémit qu'il ne voulût la chanter. Il se contenta de l'analyser. Réellement elle était impie et peu décente.

Quand la maréchale se prit de colère contre cette chanson, dit don Diego, je lui fis observer qu'une femme de son rang ne devait point lire toutes les sottises qu'on publie. Quelques progrès que fassent la piété et la gravité, il y aura toujours en France une littérature de cabaret. Quand Mme de Fervaques eut fait ôter à l'auteur, pauvre diable en demi-solde, une place de dix-huit cents francs : Prenez garde, lui dis-je, vous avez attaqué ce rimailleur avec vos armes, il peut vous répondre avec ses rimes : il fera une chanson sur la vertu. Les salons dorés seront pour vous ; les gens qui aiment à rire répéteront ses épigrammes. Savez-vous, Monsieur, ce que la maréchale me répondit ? – Pour l'intérêt du Seigneur tout Paris me verrait marcher au martyre ; ce serait un spectacle nouveau en France. Le peuple apprendrait à respecter la qualité. Ce serait le plus beau jour de ma vie. Jamais ses yeux ne furent plus beaux.

– Et elle les a superbes, s'écria Julien.

– Je vois que vous êtes amoureux... Donc, reprit gravement don Diego Bustos, elle n'a pas la constitution bilieuse qui porte à la vengeance. Si elle aime à nuire pourtant, c'est qu'elle est malheureuse, je soupçonne là malheur intérieur. Ne serait-ce point une prude lasse de son métier ?

L'Espagnol le regarda en silence pendant une grande minute.

– Voilà toute la question, ajouta-t-il gravement, et c'est de là que vous pouvez tirer quelque espoir. J'y ai beaucoup réfléchi pendant les deux ans que je me suis porté son très humble serviteur. Tout votre avenir, Monsieur qui êtes amoureux, dépend de ce grand problème : Est-ce une prude lasse de son métier, et méchante parce qu'elle est malheureuse ?

– Ou bien, dit Altamira sortant enfin de son profond silence, serait-ce ce que je t'ai dit vingt fois ? tout simplement de la vanité française ; c'est le souvenir de son père, le fameux marchand de draps, qui fait le malheur de ce caractère naturellement morne et sec. Il n'y aurait qu'un bonheur pour elle, celui d'habiter Tolède, et d'être tourmentée par un confesseur qui chaque jour lui montrerait l'enfer tout ouvert.

Comme Julien sortait : – Altamira m'apprend que vous êtes des nôtres, lui dit don Diego, toujours plus grave. Un jour vous nous aiderez à reconquérir notre liberté, ainsi veux-je vous aider dans ce petit amusement. Il est bon que vous connaissiez le style de la maréchale ; voici quatre lettres de sa main.

– Je vais les copier, s'écria Julien, et vous les rapporter.

– Et jamais personne ne saura par vous un mot de ce que nous avons dit ?

– Jamais, sur l'honneur ! s'écria Julien.

– Ainsi Dieu vous soit en aide ! ajouta l'Espagnol ; et il reconduisit silencieusement, jusque sur l'escalier, Altamira et Julien.

Cette scène égaya un peu notre héros ; il fut sur le point de sourire. Et voilà le dévot Altamira, se disait-il, qui m'aide dans une entreprise d'adultère.

Pendant toute la grave conversation de don Diego Bustos, Julien avait été attentif aux heures sonnées par l'horloge de l'hôtel d'Aligre.

Celle du dîner approchait, il allait donc revoir Mathilde ! Il rentra, et s'habilla avec beaucoup de soin.

Première sottise, se dit-il en descendant l'escalier ; il faut suivre à la lettre l'ordonnance du prince.

Il remonta chez lui, et prit un costume de voyage on ne peut pas plus simple.

Maintenant, pensa-t-il, il s'agit des regards. Il n'était que cinq heures et demie, et l'on dînait à six. Il eut l'idée de descendre au salon, qu'il trouva solitaire. A la vue du canapé bleu, il fut ému jusqu'aux larmes ; bientôt ses joues devinrent brûlantes. Il faut user cette sensibilité sotte, se dit-il avec colère ; elle me trahirait. Il prit un journal pour avoir une contenance, et passa trois ou quatre fois du salon au jardin.

Ce ne fut qu'en tremblant et bien caché par un grand chêne qu'il osa lever les yeux jusqu'à la fenêtre de Mlle de La Mole. Elle était hermétiquement fermée ; il fut sur le point de tomber, et resta longtemps appuyé contre le chêne ; ensuite, d'un pas chancelant, il alla revoir l'échelle du jardinier.

Le chaînon, jadis forcé par lui en des circonstances, hélas ! si différentes, n'avait point été raccommodé. Emporté par un mouvement de folie, Julien le pressa contre ses lèvres.

Après avoir erré longtemps du salon au jardin, Julien se trouva horriblement fatigué ; ce fut un premier succès qu'il sentit vivement. Mes regards seront éteints et ne me trahiront pas ! Peu à peu, les convives arrivèrent au salon ; jamais la porte ne s'ouvrit sans jeter un trouble mortel dans le cœur de Julien.

On se mit à table. Enfin parut Mlle de La Mole, toujours fidèle à son habitude de se faire attendre. Elle rougit beaucoup en voyant Julien ; on ne lui avait pas dit son arrivée. D'après la recommandation du prince Korasoff, Julien regarda ses mains ; elles tremblaient. Troublé lui-même au-delà de toute expression par cette découverte, il fut assez heureux pour ne paraître que fatigué.

M. de La Mole fit son éloge. La marquise lui adressa la parole un instant après, et lui fit compliment sur son air de fatigue. Julien se disait à chaque instant : Je ne dois pas trop regarder Mlle de La Mole, mais mes regards non plus ne doivent point la fuir. Il faut paraître ce que j'étais réellement huit jours avant mon malheur... Il eut lieu d'être satisfait du succès, et resta au salon. Attentif pour la première fois envers la maîtresse de la maison, il fit tous ses efforts pour faire parler les hommes de sa société et maintenir la conversation vivante.

Sa politesse fut récompensée : sur les huit heures, on annonça Mme la maréchale de Fervaques. Julien s'échappa et reparut bientôt, vêtu avec le plus grand soin. Mme de La Mole lui sut un gré infini de cette marque de respect, et voulut lui témoigner sa satisfaction, en parlant de son voyage à Mme de Fervaques. Julien s'établit auprès de la maréchale, de façon à ce que ses yeux ne fussent pas aperçus de Mathilde. Placé ainsi, suivant toutes les règles de l'art, Mme de Fervaques fut pour lui l'objet de l'admiration la plus ébahie. C'est par une tirade sur ce sentiment que commençait la première des cinquante-trois lettres dont le prince Korasoff lui avait fait cadeau.

La maréchale annonça qu'elle allait à l'Opéra-Buffa. Julien y courut ; il trouva le chevalier de Beauvoisis, qui l'emmena dans une loge de messieurs les gentilshommes de la chambre, justement à côté de la loge de Mme de Fervaques. Julien la regarda constamment. Il faut, se dit-il en rentrant à l'hôtel, que je tienne un journal de siège ; autrement j'oublierais mes attaques. Il se força à écrire deux ou trois pages sur ce sujet ennuyeux, et parvint ainsi, chose admirable ! à ne presque pas penser à Mlle de La Mole.

Mathilde l'avait presque oublié pendant son voyage. Ce n'est après tout qu'un être commun, pensait-elle, son nom me rappellera toujours la plus grande faute de ma vie. Il faut revenir de bonne foi aux idées vulgaires de sagesse et d'honneur ; une femme a tout à perdre en les oubliant. Elle se montra disposée à permettre enfin la conclusion de l'arrangement avec le marquis de Croisenois, préparé depuis si longtemps. Il était fou de joie ; on l'eût bien étonné en lui disant qu'il y avait de la résignation au fond de cette manière de sentir de Mathilde, qui le rendait si fier.

Toutes les idées de Mlle de La Mole changèrent en voyant Julien. Au vrai, c'est là mon mari, se dit-elle, si je reviens de bonne foi aux idées de sagesse, c'est évidemment lui que je dois épouser.

Elle s'attendait à des importunités, à des airs de malheur de la part de Julien ; elle préparait ses réponses : car sans doute, au sortir du dîner, il essaierait de lui adresser quelques mots. Loin de là, il resta ferme au salon, ses regards ne se tournèrent pas même vers le jardin, Dieu sait avec quelle peine ! Il vaut mieux avoir tout de suite cette explication, pensa Mlle de La Mole ; elle alla seule au jardin, Julien n'y parut pas. Mathilde vint se promener près des portes-fenêtres du salon ; elle le vit fort occupé à décrire à Mme de Fervaques les vieux châteaux en ruines qui couronnent les coteaux des bords du Rhin et leur donnent tant de physionomie. Il commençait à ne pas mal se tirer de la phrase sentimentale et pittoresque qu'on appelle esprit dans certains salons.

Le prince Korasoff eût été fier, s'il se fût trouvé à Paris : cette soirée était exactement ce qu'il avait prédit.

Il eût approuvé la conduite que tint Julien les jours suivants.

Une intrigue parmi les membres du gouvernement occulte allait disposer de quelques cordons bleus ; Mme la maréchale de Fervaques exigeait que son grand-oncle fût chevalier de l'ordre. Le marquis de La Mole avait la même prétention pour son beau-père ; ils réunirent leurs efforts, et la maréchale vint presque tous les jours à l'hôtel de La Mole. Ce fut d'elle que Julien apprit que le marquis allait être ministre : il offrait à la Camarilla un plan fort ingénieux pour anéantir la Charte, sans commotion, en trois ans.

Julien pouvait espérer un évêché, si M. de La Mole arrivait au ministère ; mais à ses yeux tous ces grands intérêts s'étaient comme recouverts d'un voile. Son imagination ne les apercevait plus que vaguement et pour ainsi dire dans le lointain. L'affreux malheur qui en faisait un maniaque lui montrait tous les intérêts de la vie dans sa manière d'être avec Mlle de La Mole. Il calculait qu'après cinq ou six ans de soins, il parviendrait à s'en faire aimer de nouveau.

Cette tête si froide était, comme on voit, descendue à l'état de déraison complet. De toutes les qualités qui l'avaient distingué autrefois, il ne lui restait qu'un peu de fermeté. Matériellement fidèle au plan de conduite dicté par le prince Korasoff, chaque soir il se plaçait assez près du fauteuil de Mme de Fervaques, mais il lui était impossible de trouver un mot à dire.

L'effort qu'il s'imposait pour paraître guéri aux yeux de Mathilde absorbait toutes les forces de son âme, il restait auprès de la maréchale comme un être à peine animé ; ses yeux même, ainsi que dans l'extrême souffrance physique, avaient perdu tout leur feu.

Comme la manière de voir de Mme de La Mole n'était jamais qu'une contre-épreuve des opinions de ce mari qui pouvait la faire duchesse, depuis quelques jours elle portait aux nues le mérite de Julien.