Il piacere di alzar la testa tutto l'anno è ben pagato da certi quarti d'ora che bisogna passar.
CASTI.
Mais laissons ce petit homme à ses petites craintes ; pourquoi a-t-il pris dans sa maison un homme de cœur, tandis qu'il lui fallait l'âme d'un valet ? Que ne sait-il choisir ses gens ? La marche ordinaire du XIXe siècle est que, quand un être puissant et noble rencontre un homme de cœur, il le tue, l'exile, l'emprisonne ou l'humilie tellement, que l'autre a la sottise d'en mourir de douleur. Par hasard ici, ce n'est pas encore l'homme de cœur qui souffre. Le grand malheur des petites villes de France et des gouvernements par élections, comme celui de New York, c'est de ne pas pouvoir oublier qu'il existe au monde des êtres comme M. de Rênal. Au milieu d'une ville de vingt mille habitants, ces hommes font l'opinion publique, et l'opinion publique est terrible dans un pays qui a la charte. Un homme doué d'une âme noble, généreuse, et qui eût été votre ami, mais qui habite à cent lieues, juge de vous par l'opinion publique de votre ville, laquelle est faite par les sots que le hasard a fait naître nobles, riches et modérés. Malheur à qui se distingue !
Aussitôt après le dîner, on repartit pour Vergy ; mais dès le surlendemain, Julien vit revenir toute la famille à Verrières.
Une heure ne s'était pas écoulée, qu'à son grand étonnement, il découvrit que Mme de Rênal lui faisait mystère de quelque chose. Elle interrompait ses conversations avec son mari dès qu'il paraissait, et semblait presque désirer qu'il s'éloignât. Julien ne se fit pas donner deux fois cet avis. Il devint froid et réservé ; Mme de Rênal s'en aperçut et ne chercha pas d'explications. Va-t-elle me donner un successeur ? pensa Julien. Avant-hier encore, si intime avec moi ! Mais on dit que c'est ainsi que ces grandes dames en agissent. C'est comme les rois, jamais plus de prévenances qu'au ministre qui, en rentrant chez lui, va trouver sa lettre de disgrâce.
Julien remarqua que dans ces conversations, qui cessaient brusquement à son approche, il était souvent question d'une grande maison appartenant à la commune de Verrières, vieille, mais vaste et commode, et située vis-à-vis l'église, dans l'endroit le plus marchand de la ville. Que peut-il y avoir de commun entre cette maison et un nouvel amant ! se disait Julien. Dans son chagrin, il se répétait ces jolis vers de François Ier, qui lui semblaient nouveaux, parce qu'il n'y avait pas un mois que Mme de Rênal les lui avait appris. Alors, par combien de serments, par combien de caresses chacun de ces vers n'était-il pas démenti !
Souvent femme varie,
Bien fol qui s'y fie.
M. de Rênal partit en poste pour Besançon. Ce voyage se décida en deux heures, il paraissait fort tourmenté. Au retour, il jeta un gros paquet couvert de papier gris sur la table.
– Voilà cette sotte affaire, dit-il à sa femme.
Une heure après, Julien vit l'afficheur qui emportait ce gros paquet ; il le suivit avec empressement. Je vais savoir le secret au premier coin de rue.
Il attendait, impatient, derrière l'afficheur, qui, avec son gros pinceau, barbouillait le dos de l'affiche. A peine fut-elle en place, que la curiosité de Julien y vit l'annonce fort détaillée de la location aux enchères publiques de cette grande et vieille maison dont le nom revenait si souvent dans les conversations de M. de Rênal avec sa femme. L'adjudication du bail était annoncée pour le lendemain à deux heures, en la salle de la commune, à l'extinction du troisième feu. Julien fut fort désappointé ; il trouvait bien le délai un peu court : comment tous les concurrents auraient-ils le temps d'être avertis ? Mais du reste, cette affiche, qui était datée de quinze jours auparavant et qu'il relut tout entière en trois endroits différents, ne lui apprenait rien.
Il alla visiter la maison à louer. Le portier ne le voyant pas approcher disait mystérieusement à un voisin :
– Bah ! bah ! peine perdue. M. Maslon lui a promis qu'il l'aura pour trois cents francs ; et comme le maire regimbait, il a été mandé à l'évêché, par M. le grand vicaire de Frilair.
L'arrivée de Julien eut l'air de déranger beaucoup les deux amis, qui n'ajoutèrent plus un mot.
Julien ne manqua pas l'adjudication du bail. Il y avait foule dans une salle mal éclairée ; mais tout le monde se toisait d'une façon singulière. Tous les yeux étaient fixés sur une table, où Julien aperçut, dans un plat d'étain, trois petits bouts de bougie allumés. L'huissier criait : Trois cents francs, messieurs !
– Trois cents francs ! c'est trop fort, dit un homme, à voix basse, à son voisin. Et Julien était entre eux deux. Elle en vaut plus de huit cents ; je veux couvrir cette enchère.
– C'est cracher en l'air. Que gagneras-tu à te mettre à dos M. Maslon, M. Valenod, l'évêque, son terrible grand vicaire de Frilair, et toute la clique.
– Trois cent vingt francs, dit l'autre en criant.
– Vilaine bête ! répliqua son voisin. Et voilà justement un espion du maire, ajouta-t-il en montrant Julien.
Julien se retourna vivement pour punir ce propos ; mais les deux Francs-Comtois ne faisaient plus aucune attention à lui. Leur sang-froid lui rendit le sien. En ce moment le dernier bout de bougie s'éteignit, et la voix traînante de l'huissier adjugeait la maison, pour neuf ans, à M. de Saint-Giraud, chef de bureau à la préfecture de***, et pour trois cent trente francs.
Dès que le maire fut sorti de la salle, les propos commencèrent.
– Voilà trente francs que l'imprudence de Grogeot vaut à la commune, disait l'un.
– Mais M. de Saint-Giraud, répondait-on, se vengera de Grogeot, il la sentira passer.
– Quelle infamie ! disait un gros homme à la gauche de Julien : une maison dont j'aurais donné, moi, huit cents francs pour ma fabrique, et j'aurais fait un bon marché.
– Bah ! lui répondait un jeune fabricant libéral, M. de Saint-Giraud n'est-il pas de la congrégation ? ses quatre enfants n'ont-ils pas des bourses ? Le pauvre homme ! Il faut que la commune de Verrières lui fasse un supplément de traitement de cinq cents francs, voilà tout.
– Et dire que le maire n'a pas pu l'empêcher ! remarquait un troisième. Car il est ultra, lui, à la bonne heure ; mais il ne vole pas.
– Il ne vole pas ? reprit un autre ; non, c'est pigeon qui vole. Tout cela entre dans une grande bourse commune, et tout se partage au bout de l'an. Mais voilà ce petit Sorel ; allons-nous-en.
Julien rentra de très mauvaise humeur ; il trouva Mme de Rênal fort triste.
– Vous venez de l'adjudication ? lui dit-elle.
– Oui, Madame, où j'ai eu l'honneur de passer pour l'espion de M. le maire.
– S'il m'avait cru, il eût fait un voyage.
A ce moment, M. de Rênal parut ; il était fort sombre. Le dîner se passa sans mot dire. M. de Rênal ordonna à Julien de suivre les enfants à Vergy, le voyage fut triste. Mme de Rênal consolait son mari :
– Vous devriez y être accoutumé, mon ami.
Le soir, on était assis en silence autour du foyer domestique ; le bruit du hêtre enflammé était la seule distraction. C'était un des moments de tristesse qui se rencontrent dans les familles les plus unies. Un des enfants s'écria joyeusement :
– On sonne ! on sonne !
– Morbleu ! si c'est M. de Saint-Giraud qui vient me relancer sous prétexte de remerciement, s'écria le maire, je lui dirai son fait ; c'est trop fort. C'est au Valenod qu'il en aura l'obligation, et c'est moi qui suis compromis. Que dire, si ces maudits journaux jacobins vont s'emparer de cette anecdote, et faire de moi un M. Nonante-cinq ?
Un fort bel homme, aux gros favoris noirs, entrait en ce moment à la suite du domestique.
– M. le maire, je suis il signor Geronimo. Voici une lettre que M. le chevalier de Beauvaisis, attaché à l'ambassade de Naples, m'a remise pour vous à mon départ ; il n'y a que neuf jours, ajouta le signor Geronimo, d'un air gai, en regardant Mme de Rênal. Le signor de Beauvaisis, votre cousin, et mon bon ami, Madame, dit que vous savez l'italien.
La bonne humeur du Napolitain changea cette triste soirée en une soirée fort gaie. Mme de Rênal voulut absolument lui donner à souper. Elle mit toute sa maison en mouvement ; elle voulait à tout prix distraire Julien de la qualification d'espion que, deux fois dans cette journée, il avait entendu retentir à son oreille. Le signor Geronimo était un chanteur célèbre, homme de bonne compagnie, et cependant fort gai, qualités qui, en France, ne sont guère plus compatibles. Il chanta après souper un petit duettino avec Mme de Rênal. Il fit des contes charmants. A une heure du matin les enfants se récrièrent, quand Julien leur proposa d'aller se coucher.
– Encore cette histoire, dit l'aîné.
– C'est la mienne, Signorino, reprit le signor Geronimo. Il y a huit ans, j'étais comme vous un jeune élève du conservatoire de Naples, j'entends, j'avais votre âge ; mais je n'avais pas l'honneur d'être le fils de l'illustre maire de la jolie ville de Verrières.
Ce mot fit soupirer M. de Rênal, il regarda sa femme.
– Le signor Zingarelli, continua le jeune chanteur, outrant un peu son accent qui faisait pouffer de rire les enfants, le signor Zingarelli était un maître excessivement sévère. Il n'est pas aimé au Conservatoire ; mais il veut qu'on agisse toujours comme si on l'aimait. Je sortais le plus souvent que je pouvais ; j'allais au petit théâtre de San-Carlino, où j'entendais une musique des dieux : mais ô ciel ! comment faire pour réunir les huit sous que coûte l'entrée du parterre ? Somme énorme, dit-il en regardant les enfants, et les enfants de rire. Le signor Giovannone, directeur de San-Carlino, m'entendit chanter. J'avais seize ans : Cet enfant, il est un trésor, dit-il.
– Veux-tu que je t'engage, mon cher ami ? vint-il me dire.
– Et combien me donnerez-vous ?
– Quarante ducats par mois. Messieurs, c'est cent soixante francs. Je crus voir les cieux ouverts.
– Mais comment, dis-je à Giovannone, obtenir que le sévère Zingarelli me laisse sortir ?
– Lascia fare a me.
– Laissez faire à moi ! s'écria l'aîné des enfants.
– Justement, mon jeune seigneur. Le signor Giovannone il me dit : Caro, d'abord un petit bout d'engagement. Je signe : il me donne trois ducats. Jamais je n'avais vu tant d'argent. Ensuite, il me dit ce que je dois faire.
Le lendemain, je demande une audience au terrible signor Zingarelli. Son vieux valet de chambre me fait entrer.
– Que me veux-tu, mauvais sujet ? dit Zingarelli.
– Maestro, lui fis-je, je me repens de mes fautes ; jamais je ne sortirai du Conservatoire en passant par-dessus la grille de fer. Je vais redoubler d'application.
– Si je ne craignais pas de gâter la plus belle voix de basse que j'aie jamais entendue, je te mettrais en prison au pain et à l'eau pour quinze jours, polisson.
– Maestro, repris-je, je vais être le modèle de toute l'école, credete a me. Mais je vous demande une grâce, si quelqu'un vient me demander pour chanter dehors, refusez-moi. De grâce, dites que vous ne pouvez pas.
– Et qui diable veux-tu qui demande un mauvais garnement tel que toi ? Est-ce que je permettrai jamais que tu quittes le Conservatoire ? Est-ce que tu veux te moquer de moi ? Décampe, décampe ! dit-il, en cherchant à me donner un coup de pied au c... ou gare le pain sec et la prison.
Une heure après, le signor Giovannone arrive chez le directeur :
– Je viens vous demander de faire ma fortune, lui dit-il, accordez-moi Geronimo. Qu'il chante à mon théâtre, et cet hiver je marie ma fille.
– Que veux-tu faire de ce mauvais sujet ? lui dit Zingarelli. Je ne veux pas ; tu ne l'auras pas ; et d'ailleurs, quand j'y consentirais, jamais il ne voudra quitter le Conservatoire ; il vient de me le jurer.
– Si ce n'est que de sa volonté qu'il s'agit, dit gravement Giovannone en tirant de sa poche mon engagement, carta canta ! voici sa signature.
Aussitôt Zingarelli, furieux, se pend à sa sonnette : Qu'on chasse Geronimo du Conservatoire, cria-t-il, bouillant de colère. On me chassa donc, moi riant aux éclats. Le même soir, je chantai l'air del Moltiplico. Polichinelle veut se marier et compte, sur ses doigts, les objets dont il aura besoin dans son ménage, et il s'embrouille à chaque instant dans ce calcul.
– Ah ! veuillez, Monsieur, nous chanter cet air, dit Mme de Rênal.
Geronimo chanta, et tout le monde pleurait à force de rire. Il signor Geronimo n'alla se coucher qu'à deux heures du matin, laissant cette famille enchantée de ses bonnes manières, de sa complaisance et de sa gaîté.
Le lendemain, M. et Mme de Rênal lui remirent les lettres dont il avait besoin à la cour de France.
Ainsi, partout de la fausseté, dit Julien. Voilà il signor Geronimo qui va à Londres avec soixante mille francs d'appointements. Sans le savoir-faire du directeur de San-Carlino, sa voix divine n'eût peut-être été connue et admirée que dix ans plus tard... Ma foi, j'aimerais mieux être un Geronimo qu'un Rênal. Il n'est pas si honoré dans la société, mais il n'a pas le chagrin de faire des adjudications comme celle d'aujourd'hui, et sa vie est gaie.
Une chose étonnait Julien : les semaines solitaires passées à Verrières, dans la maison de M. de Rênal, avaient été pour lui une époque de bonheur. Il n'avait rencontré le dégoût et les tristes pensées qu'aux dîners qu'on lui avait donnés ; dans cette maison solitaire, ne pouvait-il pas lire, écrire, réfléchir sans être troublé ? A chaque instant, il n'était pas tiré de ses rêveries brillantes par la cruelle nécessité d'étudier les mouvements d'une âme basse, et encore afin de la tromper par des démarches ou des mots hypocrites.
Le bonheur serait-il si près de moi ?... La dépense d'une telle vie est peu de chose ; je puis à mon choix épouser Mlle Élisa, ou me faire l'associé de Fouqué... Mais le voyageur qui vient de gravir une montagne rapide s'assied au sommet, et trouve un plaisir parfait à se reposer. Serait-il heureux si on le forçait à se reposer toujours ?
L'esprit de Mme de Rênal était arrivé à des pensées fatales. Malgré ses résolutions, elle avait avoué à Julien toute l'affaire de l'adjudication. Il me fera donc oublier tous mes serments, pensait-elle !
Elle eût sacrifié sa vie sans hésiter pour sauver celle de son mari, si elle l'eût vu en péril. C'était une de ces âmes nobles et romanesques, pour qui apercevoir la possibilité d'une action généreuse, et ne pas la faire, est la source d'un remords presque égal à celui du crime commis. Toutefois, il y avait des jours funestes où elle ne pouvait chasser l'image de l'excès de bonheur qu'elle goûterait si, devenant veuve tout à coup, elle pouvait épouser Julien.
Il aimait ses fils beaucoup plus que leur père ; malgré sa justice sévère, il en était adoré. Elle sentait bien qu'épousant Julien, il fallait quitter ce Vergy dont les ombrages lui étaient si chers. Elle se voyait vivant à Paris, continuant à donner à ses fils cette éducation qui faisait l'admiration de tout le monde. Ses enfants, elle, Julien, tous étaient parfaitement heureux.
Étrange effet du mariage, tel que l'a fait le XIXe siècle ! L'ennui de là vie matrimoniale fait périr l'amour sûrement, quand l'amour a précédé le mariage. Et cependant, dirait un philosophe, il amène bientôt chez les gens assez riches pour ne pas travailler, l'ennui profond de toutes les jouissances tranquilles. Et ce n'est que les âmes sèches, parmi les femmes, qu'il ne prédispose pas à l'amour.
La réflexion du philosophe me fait excuser Mme de Rênal, mais on ne l'excusait pas à Verrières, et toute la ville, sans qu'elle s'en doutât, n'était occupée que du scandale de ses amours. A cause de cette grande affaire, cet automne-là on s'y ennuya moins que de coutume.
L'automne, une partie de l'hiver passèrent bien vite. Il fallut quitter les bois de Vergy. La bonne compagnie de Verrières commençait à s'indigner de ce que ses anathèmes faisaient si peu d'impression sur M. de Rênal. En moins de huit jours, des personnes graves qui se dédommagent de leur sérieux habituel par le plaisir de remplir ces sortes de missions, lui donnèrent les soupçons les plus cruels, mais en se servant des termes les plus mesurés.
M. Valenod, qui jouait serré, avait placé Élisa dans une famille noble et fort considérée, où il y avait cinq femmes. Élisa craignant, disait-elle, de ne pas trouver de place pendant l'hiver, n'avait demandé à cette famille que les deux tiers à peu près de ce qu'elle recevait chez M. le maire. D'elle-même, cette fille avait eu l'excellente idée d'aller se confesser à l'ancien curé Chélan et en même temps au nouveau, afin de leur raconter à tous les deux le détail des amours de Julien.
Le lendemain de son arrivée, dès six heures du matin, l'abbé Chélan fit appeler Julien :
– Je ne vous demande rien, lui dit-il, je vous prie, et au besoin je vous ordonne de ne me rien dire, j'exige que sous trois jours vous partiez pour le séminaire de Besançon ou pour la demeure de votre ami Fouqué, qui est toujours disposé à vous faire un sort magnifique. J'ai tout prévu, tout arrangé, mais il faut partir, et ne pas revenir d'un an à Verrières.
Julien ne répondit point ; il examinait si son honneur devait s'estimer offensé des soins que M. Chélan, qui après tout n'était pas son père, avait pris pour lui.
– Demain à pareille heure, j'aurai l'honneur de vous revoir, dit-il enfin au curé.
M. Chélan, qui comptait l'emporter de haute lutte sur un si jeune homme, parla beaucoup. Enveloppé dans l'attitude et la physionomie la plus humble, Julien n'ouvrit pas la bouche.
Il sortit enfin, et courut prévenir Mme de Rênal, qu'il trouva au désespoir. Son mari venait de lui parler avec une certaine franchise. La faiblesse naturelle de son caractère s'appuyant sur la perspective de l'héritage de Besançon, l'avait décidé à la considérer comme parfaitement innocente. Il venait de lui avouer l'étrange état dans lequel il trouvait l'opinion publique de Verrières. Le public avait tort, il était égaré par des envieux, mais enfin que faire ?
Mme de Rênal eut un instant l'illusion que Julien pourrait accepter les offres de M. Valenod et rester à Verrières. Mais ce n'était plus cette femme simple et timide de l'année précédente ; sa fatale passion, ses remords l'avaient éclairée. Elle eut bientôt la douleur de se prouver à elle-même, tout en écoutant son mari, qu'une séparation au moins momentanée était devenue indispensable. Loin de moi, Julien va retomber dans ses projets d'ambition si naturels quand on n'a rien. Et moi, grand Dieu ! je suis si riche ! et si inutilement pour mon bonheur ! Il m'oubliera. Aimable comme il est, il sera aimé, il aimera. Ah ! malheureuse... De quoi puis-je me plaindre ? Le ciel est juste, je n'ai pas eu le mérite de faire cesser le crime, il m'ôte le jugement. Il ne tenait qu'à moi de gagner Élisa à force d'argent, rien ne m'était plus facile. Je n'ai pas pris la peine de réfléchir un moment, les folles imaginations de l'amour absorbaient tout mon temps. Je péris.
Julien fut frappé d'une chose, en apprenant la terrible nouvelle du départ à Mme de Rênal, il ne trouva aucune objection égoïste. Elle faisait évidemment des efforts pour ne pas pleurer.
– Nous avons besoin de fermeté, mon ami.
Elle coupa une mèche de ses cheveux.
– Je ne sais pas ce que je ferai, lui dit-elle, mais si je meurs, promets-moi de ne jamais oublier mes enfants. De loin ou de près, tâche d'en faire d'honnêtes gens. S'il y a une nouvelle révolution, tous les nobles seront égorgés, leur père s'émigrera peut-être à cause de ce paysan tué sur un toit. Veille sur la famille... Donne-moi ta main. Adieu, mon ami ! Ce sont ici les derniers moments. Ce grand sacrifice fait, j'espère qu'en public j'aurai le courage de penser à ma réputation.
Julien s'attendait à du désespoir. La simplicité de ces adieux le toucha.
– Non, je ne reçois pas ainsi vos adieux. Je partirai ; ils le veulent ; vous le voulez vous-même. Mais, trois jours après mon départ, je reviendrai vous voir de nuit.
L'existence de Mme de Rênal fut changée. Julien l'aimait donc bien puisque de lui-même il avait trouvé l'idée de la revoir ! Son affreuse douleur se changea en un des plus vifs mouvements de joie qu'elle eût éprouvés de sa vie. Tout lui devint facile. La certitude de revoir son ami ôtait à ces derniers moments tout ce qu'ils avaient de déchirant. Dès cet instant, la conduite, comme la physionomie de Mme de Rênal, fut noble, ferme et parfaitement convenable.
M. de Rênal rentra bientôt ; il était hors de lui. Il parla enfin à sa femme de la lettre anonyme reçue deux mois auparavant.
– Je veux la porter au Casino, montrer à tous qu'elle est de cet infâme Valenod, que j'ai pris à la besace pour en faire un des plus riches bourgeois de Verrières. Je lui en ferai honte publiquement, et puis me battrai avec lui. Ceci est trop fort.
Je pourrais être veuve, grand Dieu ! pensa Mme de Rênal. Mais presque au même instant, elle se dit : Si je n'empêche pas ce duel, comme certainement je le puis, je serai la meurtrière de mon mari.
Jamais elle n'avait ménagé sa vanité avec autant d'adresse. En moins de deux heures elle lui fit voir et toujours par des raisons trouvées par lui, qu'il fallait marquer plus d'amitié que jamais à M. Valenod, et même reprendre Élisa dans la maison. Mme de Rênal eut besoin de courage pour se décider à revoir cette fille, cause de tous ses malheurs. Mais cette idée venait de Julien.
Enfin, après avoir été mis trois ou quatre fois sur la voie, M. de Rênal arriva, tout seul, à l'idée financièrement bien pénible, que ce qu'il y aurait de plus désagréable pour lui, ce serait que Julien, au milieu de l'effervescence et des propos de tout Verrières, y restât comme précepteur des enfants de M. Valenod. L'intérêt évident de Julien était d'accepter les offres du directeur du dépôt de mendicité. Il importait au contraire à la gloire de M. de Rênal que Julien quittât Verrières pour entrer au séminaire de Besançon ou à celui de Dijon. Mais comment l'y décider, et ensuite comment y vivrait-il ?
M. de Rênal, voyant l'imminence du sacrifice d'argent, était plus au désespoir que sa femme. Pour elle, après cet entretien, elle était dans la position d'un homme de cœur qui, las de la vie, a pris une dose de stramonium ; il n'agit plus que par ressort, pour ainsi dire, et ne porte plus d'intérêt à rien. Ainsi il arriva à Louis XIV mourant de dire : Quand j'étais roi. Parole admirable !
Le lendemain, dès le grand matin, M. de Rênal reçut une lettre anonyme. Celle-ci était du style le plus insultant. Les mots les plus grossiers applicables à sa position s'y voyaient à chaque ligne. C'était l'ouvrage de quelque envieux subalterne. Cette lettre le ramena à la pensée de se battre avec M. Valenod. Bientôt son courage alla jusqu'aux idées d'exécution immédiate. Il sortit seul, et alla chez l'armurier prendre des pistolets qu'il fit charger.
Au fait, se disait-il, l'administration sévère de l'empereur Napoléon reviendrait au monde, que moi je n'ai pas un sou de friponneries à me reprocher. J'ai tout au plus fermé les yeux, mais j'ai de bonnes lettres dans mon bureau qui m'y autorisent.
Mme de Rênal fut effrayée de la colère froide de son mari, elle lui rappelait la fatale idée de veuvage qu'elle avait tant de peine à repousser. Elle s'enferma avec lui. Pendant plusieurs heures elle lui parla en vain, la nouvelle lettre anonyme le décidait. Enfin elle parvint à transformer le courage de donner un soufflet à M. Valenod en celui d'offrir six cents francs à Julien pour une année de sa pension dans un séminaire. M. de Rênal, maudissant mille fois le jour où il avait eu la fatale idée de prendre un précepteur chez lui, oublia la lettre anonyme.
Il se consola un peu par une idée qu'il ne dit pas à sa femme ; avec de l'adresse, et en se prévalant des idées romanesques du jeune homme, il espérait l'engager, pour une somme moindre, à refuser les offres de M. Valenod.
Mme de Rênal eut bien plus de peine à prouver à Julien que, faisant aux convenances de son mari le sacrifice d'une place de huit cents francs, que lui offrait publiquement le directeur du dépôt, il pouvait sans honte accepter un dédommagement.
– Mais, disait toujours Julien, jamais je n'ai eu, même pour un instant, le projet d'accepter ces offres. Vous m'avez trop accoutumé à la vie élégante, la grossièreté de ces gens-là me tuerait.
La cruelle nécessité, avec sa main de fer, plia la volonté de Julien. Son orgueil lui offrait l'illusion de n'accepter que comme un prêt la somme offerte par le maire de Verrières, et de lui en faire un billet portant remboursement dans cinq ans avec intérêts.
Mme de Rênal avait toujours quelques milliers de francs cachés dans la petite grotte de la montagne.
Elle les lui offrit en tremblant, et sentant trop qu'elle serait refusée avec colère.
– Voulez-vous, lui dit Julien, rendre le souvenir de nos amours abominable ?
Enfin Julien quitta Verrières. M. de Rênal fut bien heureux ; au moment fatal d'accepter de l'argent de lui, ce sacrifice se trouva trop fort pour Julien. Il refusa net. M. de Rênal lui sauta au cou les larmes aux yeux. Julien lui ayant demandé un certificat de bonne conduite, il ne trouva pas dans son enthousiasme de termes assez magnifiques pour exalter sa conduite. Notre héros avait cinq louis d'économies, et comptait demander une pareille somme à Fouqué.
Il était fort ému. Mais à une lieue de Verrières, où il laissait tant d'amour, il ne songea plus qu'au bonheur de voir une capitale, une grande ville de guerre comme Besançon.
Pendant cette courte absence de trois jours, Mme de Rênal fut trompée par une des plus cruelles déceptions de l'amour. Sa vie était passable, il y avait entre elle et l'extrême malheur, cette dernière entrevue qu'elle devait avoir avec Julien. Elle comptait les heures, les minutes qui l'en séparaient. Enfin, pendant la nuit du troisième jour, elle entendit de loin le signal convenu. Après avoir traversé mille dangers, Julien parut devant elle.
De ce moment, elle n'eut plus qu'une pensée, c'est pour la dernière fois que je le vois. Loin de répondre aux empressements de son ami, elle fut comme un cadavre à peine animé. Si elle se forçait à lui dire qu'elle l'aimait, c'était d'un air gauche qui prouvait presque le contraire. Rien ne put la distraire de l'idée cruelle de séparation éternelle. Le méfiant Julien crut un instant être déjà oublié. Ses mots piqués dans ce sens ne furent accueillis que par de grosses larmes coulant en silence, et des serrements de main presque convulsifs.
– Mais, grand Dieu ! comment voulez-vous que je vous croie ? répondait Julien aux froides protestations de son amie ; vous montreriez cent fois plus d'amitié sincère à Mme Derville, à une simple connaissance.
Mme de Rênal, pétrifiée, ne savait que répondre :
– Il est impossible d'être plus malheureux... J'espère que je vais mourir... Je sens mon cœur se glacer...
Telles furent les réponses les plus longues qu'il put en obtenir.
Quand l'approche du jour vint rendre le départ nécessaire, les larmes de Mme de Rênal cessèrent tout à fait. Elle le vit attacher une corde nouée à la fenêtre sans mot dire, sans lui rendre ses baisers. En vain Julien lui disait :
– Nous voici arrivés à l'état que vous avez tant souhaité. Désormais vous vivrez sans remords. A la moindre indisposition de vos enfants, vous ne les verrez plus dans la tombe.
– Je suis fâchée que vous ne puissiez pas embrasser Stanislas, lui dit-elle froidement.
Julien finit par être profondément frappé des embrassements sans chaleur de ce cadavre vivant ; il ne put penser à autre chose pendant plusieurs lieues. Son âme était navrée, et avant de passer la montagne, tant qu'il put voir le clocher de l'église de Verrières, souvent il se retourna.
CHAPITRE XXIV
UNE CAPITALE
Que de bruit, que de gens affairés ! que d'idées pour l'avenir dans une tête de vingt ans ! quelle distraction pour l'amour !
BARNAVE.
Enfin il aperçut, sur une montagne lointaine, des murs noirs ; c'était la citadelle de Besançon. Quelle différence pour moi, dit-il en soupirant, si j'arrivais dans cette noble ville de guerre pour être sous-lieutenant dans un des régiments chargés de la défendre !
Besançon n'est pas seulement une des plus jolies villes de France, elle abonde en gens de cœur et d'esprit. Mais Julien n'était qu'un petit paysan et n'eut aucun moyen d'approcher les hommes distingués.
Il avait pris chez Fouqué un habit bourgeois, et c'est dans ce costume qu'il passa les ponts-levis. Plein de l'histoire du siège de 1674, il voulut voir, avant de s'enfermer au séminaire, les remparts et la citadelle. Deux ou trois fois il fut sur le point de se faire arrêter par les sentinelles ; il pénétrait dans les endroits que le génie militaire interdit au public, afin de vendre pour douze ou quinze francs de foin tous les ans.
La hauteur des murs, la profondeur des fossés, l'air terrible des canons l'avaient occupé pendant plusieurs heures, lorsqu'il passa devant le grand café, sur le boulevard. Il resta immobile d'admiration ; il avait beau lire le mot café, écrit en gros caractères au-dessus des deux immenses portes, il ne pouvait en croire ses yeux. Il fit effort sur sa timidité ; il osa entrer, et se trouva dans une salle longue de trente ou quarante pas, et dont le plafond est élevé de vingt pieds au moins. Ce jour-là, tout était enchantement pour lui.
Deux parties de billard étaient en train. Les garçons criaient les points ; les joueurs couraient autour des billards encombrés de spectateurs. Des flots de fumée de tabac, s'élançant de la bouche de tous, les enveloppaient d'un nuage bleu. La haute stature de ces hommes, leurs épaules arrondies, leur démarche lourde, leurs énormes favoris, les longues redingotes qui les couvraient, tout attirait l'attention de Julien. Ces nobles enfants de l'antique Bisontium ne parlaient qu'en criant ; ils se donnaient les airs de guerriers terribles. Julien admirait immobile ; il songeait à l'immensité et à la magnificence d'une grande capitale telle que Besançon. Il ne se sentait nullement le courage de demander une tasse de café à un de ces messieurs au regard hautain, qui criaient les points du billard.
Mais la demoiselle du comptoir avait remarqué la charmante figure de ce jeune bourgeois de campagne, qui, arrêté à trois pas du poêle, et son petit paquet sous le bras, considérait le buste du roi, en beau plâtre blanc. Cette demoiselle, grande Franc-Comtoise, fort bien faite, et mise comme il le faut pour faire valoir un café, avait déjà dit deux fois, d'une petite voix qui cherchait à n'être entendue que de Julien : Monsieur ! Monsieur ! Julien rencontra de grands yeux bleus fort tendres, et vit que c'était à lui qu'on parlait.
Il s'approcha vivement du comptoir et de la jolie fille, comme il eût marché à l'ennemi. Dans ce grand mouvement, son paquet tomba.
Quelle pitié notre provincial ne va-t-il pas inspirer aux jeunes lycéens de Paris qui, à quinze ans, savent déjà entrer dans un café d'un air si distingué ? Mais ces enfants, si bien stylés à quinze ans, à dix-huit tournent au commun. La timidité passionnée que l'on rencontre en province se surmonte quelquefois et alors elle enseigne à vouloir. En s'approchant de cette jeune fille si belle, qui daignait lui adresser la parole, il faut que je lui dise la vérité, pensa Julien, qui devenait courageux à force de timidité vaincue.
– Madame, je viens pour la première fois de ma vie à Besançon ; je voudrais bien avoir, en payant, un pain et une tasse de café.
La demoiselle sourit un peu et puis rougit ; elle craignait, pour ce joli jeune homme, l'attention ironique et les plaisanteries des joueurs de billard. Il serait effrayé et ne reparaîtrait plus.
– Placez-vous ici, près de moi, dit-elle en lui montrant une table de marbre, presque tout à fait cachée par l'énorme comptoir d'acajou qui s'avance dans la salle.
La demoiselle se pencha en dehors du comptoir, ce qui lui donna l'occasion de déployer une taille superbe. Julien la remarqua ; toutes ses idées changèrent. La belle demoiselle venait de placer devant lui une tasse, du sucre et un petit pain. Elle hésitait à appeler un garçon pour avoir du café, comprenant bien qu'à l'arrivée de ce garçon, son tête-à-tête avec Julien allait finir.
Julien, pensif, comparait cette beauté blonde et gaie à certains souvenirs qui l'agitaient souvent. L'idée de la passion dont il avait été l'objet lui ôta presque toute sa timidité. La belle demoiselle n'avait qu'un instant ; elle lut dans les regards de Julien.
– Cette fumée de pipe vous fait tousser, venez déjeuner demain avant huit heures du matin : alors, je suis presque seule.
– Quel est votre nom ? dit Julien, avec le sourire caressant de la timidité heureuse.
– Amanda Binet.
– Permettez-vous que je vous envoie, dans une heure, un petit paquet gros comme celui-ci ?
La belle Amanda réfléchit un peu.
– Je suis surveillée : ce que vous me demandez peut me compromettre ; cependant, je m'en vais écrire mon adresse sur une carte, que vous placerez sur votre paquet. Envoyez-le-moi hardiment.
– Je m'appelle Julien Sorel, dit le jeune homme ; je n'ai ni parents, ni connaissance à Besançon.
– Ah ! je comprends, dit-elle avec joie, vous venez pour l'École de droit ?
– Hélas ! non, répondit Julien ; on m'envoie au séminaire.
Le découragement le plus complet éteignit les traits d'Amanda ; elle appela un garçon : elle avait du courage maintenant. Le garçon versa du café à Julien, sans le regarder.
Amanda recevait de l'argent au comptoir ; Julien était fier d'avoir osé parler : on se disputa à l'un des billards. Les cris et les démentis des joueurs, retentissant dans cette salle immense, faisaient un tapage qui étonnait Julien. Amanda était rêveuse et baissait les yeux.
– Si vous voulez, Mademoiselle, lui dit-il tout à coup avec assurance, je dirai que je suis votre cousin.
Ce petit air d'autorité plut à Amanda. Ce n'est pas un jeune homme de rien, pensa-t-elle. Elle lui dit fort vite, sans le regarder, car son œil était occupé à voir si quelqu'un s'approchait du comptoir :
– Moi, je suis de Genlis, près de Dijon ; dites que vous êtes aussi de Genlis, et cousin de ma mère.
– Je n'y manquerai pas.
– Tous les jeudis, à cinq heures, en été, MM. les séminaristes passent ici devant le café.
– Si vous pensez à moi, quand je passerai, ayez un bouquet de violettes à la main.
Amanda le regarda d'un air étonné ; ce regard changea le courage de Julien en témérité ; cependant il rougit beaucoup en lui disant :
– Je sens que je vous aime de l'amour le plus violent.
– Parlez donc plus bas, lui dit-elle d'un air effrayé.
Julien songeait à se rappeler les phrases d'un volume dépareillé de la Nouvelle Héloïse, qu'il avait trouvé à Vergy. Sa mémoire le servit bien ; depuis dix minutes, il récitait la Nouvelle Héloïse à Mlle Amanda, ravie, il était heureux de sa bravoure, quand tout à coup la belle Franc-Comtoise prit un air glacial. Un de ses amants paraissait à la porte du café.
Il s'approcha du comptoir, en sifflant et marchant des épaules ; il regarda Julien. A l'instant, l'imagination de celui-ci, toujours dans les extrêmes, ne fut remplie que d'idées de duel. Il pâlit beaucoup, éloigna sa tasse, prit une mine assurée, et regarda son rival fort attentivement. Comme ce rival baissait la tête en se versant familièrement un verre d'eau-de-vie sur le comptoir, d'un regard Amanda ordonna à Julien de baisser les yeux. Il obéit, et, pendant deux minutes, se tint immobile à sa place, pâle, résolu et ne songeant qu'à ce qui allait arriver ; il était vraiment bien en cet instant. Le rival avait été étonné des yeux de Julien ; son verre d'eau-de-vie avalé d'un trait, il dit un mot à Amanda, plaça ses deux mains dans les poches latérales de sa grosse redingote et s'approcha d'un billard en soufflant et regardant Julien. Celui-ci se leva transporté de colère ; mais il ne savait comment s'y prendre pour être insolent. Il posa son petit paquet, et, de l'air le plus dandinant qu'il put, marcha vers le billard.
En vain la prudence lui disait : Mais avec un duel dès l'arrivée à Besançon, la carrière ecclésiastique est perdue.
– Qu'importe, il ne sera pas dit que je manque un insolent.
Amanda vit son courage ; il faisait un joli contraste avec la naïveté de ses manières ; en un instant, elle le préféra au grand jeune homme en redingote. Elle se leva, et, tout en ayant l'air de suivre de l'œil quelqu'un qui passait dans la rue, elle vint se placer rapidement entre lui et le billard :
– Gardez-vous de regarder de travers ce monsieur, c'est mon beau-frère.
– Que m'importe ? il m'a regardé.
– Voulez-vous me rendre malheureuse ? Sans doute, il vous a regardé, peut-être même il va venir vous parler. Je lui ai dit que vous êtes un parent de ma mère, et que vous arrivez de Genlis. Lui est Franc-Comtois et n'a jamais dépassé Dole, sur la route de la Bourgogne ; ainsi dites ce que vous voudrez, ne craignez rien.
Julien hésitait encore ; elle ajouta bien vite, son imagination de dame de comptoir lui fournissant des mensonges en abondance :
– Sans doute, il vous a regardé, mais c'est au moment où il me demandait qui vous êtes ; c'est un homme qui est manant avec tout le monde, il n'a pas voulu vous insulter.
L'œil de Julien suivait le prétendu beau-frère ; il le vit acheter un numéro à la poule que l'on jouait au plus éloigné des deux billards. Julien entendit sa grosse voix qui criait d'un ton menaçant : Je prends à faire ! Il passa vivement derrière Mlle Amanda, et fit un pas vers le billard. Amanda le saisit par le bras :
– Venez me payer d'abord, lui dit-elle.
C'est juste, pensa Julien ; elle a peur que je ne sorte sans payer. Amanda était aussi agitée que lui et fort rouge ; elle lui rendit de la monnaie le plus lentement qu'elle put, tout en lui répétant à voix basse :
– Sortez à l'instant du café, ou je ne vous aime plus ; et cependant je vous aime bien.
Julien sortit, en effet, mais lentement. N'est-il pas de mon devoir, se répétait-il, d'aller regarder à mon tour en soufflant ce grossier personnage ? Cette incertitude le retint une heure, sur le boulevard, devant le café ; il regardait si son homme sortait. Il ne parut pas, et Julien s'éloigna.
Il n'était à Besançon que depuis quelques heures et déjà il avait conquis un remords. Le vieux chirurgien-major lui avait donné autrefois, malgré sa goutte, quelques leçons d'escrime ; telle était toute la science que Julien trouvait au service de sa colère. Mais cet embarras n'eût rien été s'il eût su comment se fâcher autrement qu'en donnant un soufflet ; et, si l'on en venait aux coups de poings, son rival, homme énorme, l'eût battu et puis planté là.
Pour un pauvre diable comme moi, se dit Julien, sans protecteurs et sans argent, il n'y aura pas grande différence entre un séminaire et une prison ; il faut que je dépose mes habits bourgeois dans quelque auberge, où je reprendrai mon habit noir. Si jamais je parviens à sortir du séminaire pour quelques heures, je pourrai fort bien, avec mes habits bourgeois, revoir Mlle Amanda. Ce raisonnement était beau ; mais Julien, passant devant toutes les auberges, n'osait entrer dans aucune.
Enfin, comme il repassait devant l'hôtel des Ambassadeurs, ses yeux inquiets rencontrèrent ceux d'une grosse femme, encore assez jeune, haute en couleur, à l'air heureux et gai. Il s'approcha d'elle et lui raconta son histoire.
– Certainement, mon joli petit abbé, lui dit l'hôtesse des Ambassadeurs, je vous garderai vos habits bourgeois et même les ferai épousseter souvent. De ce temps-ci, il ne fait pas bon laisser un habit de drap sans le toucher. Elle prit une clef et le conduisit elle-même dans une chambre, en lui recommandant d'écrire la note de ce qu'il laissait.
– Bon Dieu ! que vous avez bonne mine comme ça, M. l'abbé Sorel, lui dit la grosse femme, quand il descendit à la cuisine, je m'en vais vous faire servir un bon dîner ; et, ajouta-t-elle à voix basse, il ne vous coûtera que vingt sols, au lieu de cinquante que tout le monde paye ; car il faut bien ménager votre petit boursicot.
– J'ai dix louis, répliqua Julien avec une certaine fierté.
– Ah ! bon Dieu, répondit la bonne hôtesse alarmée, ne parlez pas si haut ; il y a bien des mauvais sujets dans Besançon. On vous volera cela en moins de rien. Surtout n'entrez jamais dans les cafés, ils sont remplis de mauvais sujets.
– Vraiment ! dit Julien, à qui ce mot donnait à penser.
– Ne venez jamais que chez moi, je vous ferai faire du café. Rappelez-vous que vous trouverez toujours ici une amie et un bon dîner à vingt sols ; c'est parler ça, j'espère. Allez vous mettre à table, je vais vous servir moi-même.
– Je ne saurais manger, lui dit Julien, je suis trop ému, je vais entrer au séminaire en sortant de chez vous.
La bonne femme ne le laissa partir qu'après avoir empli ses poches de provisions. Enfin Julien s'achemina vers le lieu terrible ; l'hôtesse, de dessus sa porte, lui en indiquait la route.
CHAPITRE XXV
LE SÉMINAIRE
Trois cent trente-six dîners à 83 centimes, trois cent trente-six soupers à 38 centimes, du chocolat à qui de droit ; combien y a-t-il à gagner sur la soumission !
LE VALENOD DE BESANÇON.
Il vit de loin la croix de fer doré sur la porte ; il approcha lentement ; ses jambes semblaient se dérober sous lui. Voilà donc cet enfer sur la terre, dont je ne pourrai sortir ! Enfin il se décida à sonner. Le bruit de la cloche retentit comme dans un lieu solitaire. Au bout de dix minutes, un homme pâle, vêtu du noir, vint lui ouvrir. Julien le regarda et aussitôt baissa les yeux. Ce portier avait une physionomie singulière. La pupille saillante et verte de ses yeux s'arrondissait comme celle d'un chat ; les contours immobiles de ses paupières annonçaient l'impossibilité de toute sympathie ; ses lèvres minces se développaient en demi-cercle sur des dents qui avançaient. Cependant cette physionomie ne montrait pas le crime, mais plutôt cette insensibilité parfaite, qui inspire bien plus de terreur à la jeunesse. Le seul sentiment que le regard rapide de Julien put deviner sur cette longue figure dévote fut un mépris profond pour tout ce dont on voudrait lui parler, et qui ne serait pas l'intérêt du ciel.
Julien releva les yeux avec effort, et d'une voix que le battement de cœur rendait tremblante, il expliqua qu'il désirait parler à M. Pirard, le directeur du séminaire. Sans dire une parole, l'homme noir lui fit signe de le suivre. Ils montèrent deux étages par un large escalier à rampe de bois, dont les marches déjetées penchaient tout à fait du côté opposé au mur, et semblaient prêtes à tomber. Une petite porte, surmontée d'une grande croix de cimetière en bois blanc peint en noir, fut ouverte avec difficulté, et le portier le fit entrer dans une chambre sombre et basse, dont les murs blanchis à la chaux étaient garnis de deux grands tableaux noircis par le temps. Là, Julien fut laissé seul ; il était atterré, son cœur battait violemment ; il eût été heureux d'oser pleurer. Un silence de mort régnait dans toute la maison.
Au bout d'un quart d'heure, qui lui parut une journée, le portier à figure sinistre reparut sur le pas d'une porte à l'autre extrémité de la chambre, et, sans daigner parler, lui fit signe d'avancer. Il entra dans une pièce encore plus grande que la première et fort mal éclairée. Les murs aussi étaient blanchis ; mais il n'y avait pas de meubles. Seulement dans un coin près de la porte, Julien vit en passant un lit de bois blanc, deux chaises de paille, et un petit fauteuil en planches de sapins sans coussin. A l'autre extrémité de la chambre, près d'une petite fenêtre, à vitres jaunies, garnie de vases de fleurs tenus salement, il aperçut un homme assis devant une table, et couvert d'une soutane délabrée ; il avait l'air en colère, et prenait l'un après l'autre une foule de petits carrés de papier qu'il rangeait sur sa table, après y avoir écrit quelques mots. Il ne s'apercevait pas de la présence de Julien. Celui-ci était immobile, debout vers le milieu de la chambre, là où l'avait laissé le portier, qui était ressorti en fermant la porte.
Dix minutes se passèrent ainsi ; l'homme mal vêtu écrivait toujours. L'émotion et la terreur de Julien étaient telles, qu'il lui semblait être sur le point de tomber. Un philosophe eût dit, peut-être en se trompant : c'est la violente impression du laid sur une âme faite pour aimer ce qui est beau.
L'homme qui écrivait leva la tête ; Julien ne s'en aperçut qu'au bout d'un moment, et même, après l'avoir vu, il restait encore immobile comme frappé à mort par le regard terrible dont il était l'objet. Les yeux troublés de Julien distinguaient à peine une figure longue et toute couverte de taches rouges, excepté le front, qui laissait voir une pâleur mortelle. Entre ces joues rouges et ce front blanc, brillaient deux petits yeux noirs faits pour effrayer le plus brave. Les vastes contours de ce front étaient marqués par des cheveux épais, plats et d'un noir de jais.
– Voulez-vous approcher, oui ou non ? dit enfin cet homme avec impatience.
Julien s'avança d'un pas mal assuré, et enfin, prêt à tomber et pâle, comme de sa vie il ne l'avait été, il s'arrêta à trois pas de la petite table de bois blanc couverte de carrés de papier-.
– Plus près, dit l'homme.
Julien s'avança encore en étendant la main, comme cherchant à s'appuyer sur quelque chose.
– Votre nom ?
– Julien Sorel.
– Vous avez bien tardé, lui dit-on, en attachant de nouveau sur lui un œil terrible.
Julien ne put supporter ce regard ; étendant la main comme pour se soutenir, il tomba tout de son long sur le plancher.
L'homme sonna. Julien n'avait perdu que l'usage des yeux et la force de se mouvoir ; il entendit des pas qui s'approchaient.
On le releva, on le plaça sur le petit fauteuil de bois blanc. Il entendit l'homme terrible qui disait au portier :
– Il tombe du haut mal apparemment, il ne manquait plus que ça.
Quand Julien put ouvrir les yeux, l'homme à la figure rouge continuait à écrire ; le portier avait disparu. Il faut avoir du courage, se dit notre héros, et surtout cacher ce que je sens : il éprouvait un violent mal de cœur ; s'il m'arrive un accident, Dieu sait ce qu'on pensera de moi. Enfin l'homme cessa d'écrire, et regardant Julien de côté :
– Êtes-vous en état de me répondre ?
– Oui, Monsieur, dit Julien, d'une voix affaiblie.
– Ah ! c'est heureux.
L'homme noir s'était levé à demi et cherchait avec impatience une lettre dans le tiroir de sa table de sapin qui s'ouvrit en criant. Il la trouva, s'assit lentement, et regardant de nouveau Julien, d'un air à lui arracher le peu de vie qui lui restait :
– Vous m'êtes recommandé par M. Chélan, c'était le meilleur curé du diocèse, homme vertueux s'il en fut, et mon ami depuis trente ans.
– Ah ! c'est à M. Pirard que j'ai l'honneur de parler, dit Julien d'une voix mourante.
– Apparemment, répliqua le directeur du séminaire, en le regardant avec humeur.
Il y eut un redoublement d'éclat dans ses petits yeux, suivi d'un mouvement involontaire des muscles des coins de la bouche. C'était la physionomie du tigre goûtant par avance le plaisir de dévorer sa proie.
– La lettre de Chélan est courte, dit-il, comme se parlant à lui-même. Intelligenti pauca, par le temps qui court, on ne saurait écrire trop peu. Il lut haut :
« Je vous adresse Julien Sorel, de cette paroisse, que j'ai baptisé il y aura vingt ans ; fils d'un charpentier riche, mais qui ne lui donne rien. Julien sera un ouvrier remarquable dans la vigne du Seigneur. La mémoire, l'intelligence ne manquent point, il y a de la réflexion. Sa vocation sera-t-elle durable ? est-elle sincère ? »
– Sincère ! répéta l'abbé Pirard d'un air étonné, et en regardant Julien ; mais déjà le regard de l'abbé était moins dénué de toute humanité ; sincère ! répéta-t-il en baissant la voix et reprenant sa lecture :
« Je vous demande pour Julien Sorel une bourse ; il la méritera en subissant les examens nécessaires. Je lui ai montré un peu de théologie, de cette ancienne et bonne théologie des Bossuet, des Arnault, des Fleury. Si ce sujet ne vous convient pas, renvoyez-le-moi ; le directeur du dépôt de mendicité, que vous connaissez bien, lui offre huit cents francs pour être précepteur de ses enfants. – Mon intérieur est tranquille, grâce à Dieu. Je m'accoutume au coup terrible. Vale et me ama. »
L'abbé Pirard, ralentissant la voix comme il lisait la signature, prononça avec un soupir le mot Chélan.
– Il est tranquille, dit-il ; en effet, sa vertu méritait cette récompense ; Dieu puisse-t-il me l'accorder le cas échéant !
Il regarda le ciel et fit un signe de croix. A la vue de ce signe sacré, Julien sentit diminuer l'horreur profonde qui, depuis son entrée dans cette maison, l'avait glacé.
– J'ai ici trois cent vingt et un aspirants à l'état le plus saint, dit enfin l'abbé Pirard, d'un ton de voix sévère, mais non méchant ; sept ou huit seulement me sont recommandés par des nommes tels que l'abbé Chélan ; ainsi parmi les trois cent vingt et un, vous allez être le neuvième. Mais ma protection n'est ni faveur, ni faiblesse, elle est redoublement de soins et de sévérité contre les vices. Allez fermer cette porte à clef.
Julien fit un effort pour marcher et réussit à ne pas tomber. Il remarqua qu'une petite fenêtre, voisine de la porte d'entrée, donnait sur la campagne. Il regarda les arbres ; cette vue lui fit du bien, comme s'il eût aperçu d'anciens amis.
– Loquerisne linguam latinam ? (Parlez-vous latin), lui dit l'abbé Pirard, comme il revenait.
– Ita, pater optime (oui, mon excellent père), répondit Julien, revenant un peu à lui. Certainement, jamais homme au monde ne lui avait paru moins excellent que M. Pirard, depuis une demi-heure.
L'entretien continua en latin. L'expression des yeux de l'abbé s'adoucissait ; Julien reprenait quelque sang-froid. Que je suis faible, pensa-t-il, de m'en laisser imposer par ces apparences de vertu ! cet homme sera tout simplement un fripon comme M. Maslon ; et Julien s'applaudit d'avoir caché presque tout son argent dans ses bottes.
L'abbé Pirard examina Julien sur la théologie, il fut surpris de l'étendue de son savoir. Son étonnement augmenta quand il l'interrogea en particulier sur les saintes Ecritures. Mais quand il arriva aux questions sur la doctrine des Pères, il s'aperçut que Julien ignorait presque jusqu'aux noms de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Bonaventure, de saint Basile, etc., etc.
Au fait, pensa l'abbé Pirard, voilà bien cette tendance fatale au protestantisme que j'ai toujours reprochée à Chélan. Une connaissance approfondie et trop approfondie des saintes Écritures.
(Julien venait de lui parler, sans être interrogé à ce sujet, du temps véritable où avaient été écrits la Genèse, le Pentateuque, etc.)
A quoi mène ce raisonnement infini sur les saintes Ecritures, pensa l'abbé Pirard, si ce n'est à l'examen personnel, c'est-à-dire au plus affreux protestantisme ? Et à côté de cette science imprudente, rien sur les Pères qui puisse compenser cette tendance.
Mais l'étonnement du directeur du séminaire n'eut plus de bornes, lorsque interrogeant Julien sur l'autorité du Pape, et s'attendant aux maximes de l'ancienne Église gallicane, le jeune homme lui récita tout le livre de M. de Maistre.
Singulier homme que ce Chélan, pensa l'abbé Pirard ; lui a-t-il montré ce livre pour lui apprendre à s'en moquer ?
Ce fut en vain qu'il interrogea Julien pour tâcher de deviner s'il croyait sérieusement à la doctrine de M. de Maistre. Le jeune homme ne répondait qu'avec sa mémoire. De ce moment, Julien fut réellement très bien, il sentait qu'il était maître de soi. Après un examen fort long, il lui sembla que la sévérité de M. Pirard envers lui n'était plus qu'affectée. En effet, sans les principes de gravité austère que, depuis quinze ans, il s'était imposés envers ses élèves en théologie, le directeur du séminaire eût embrassé Julien au nom de la logique, tant il trouvait de clarté, de précision et de netteté dans ses réponses.
Voilà un esprit hardi et sain, se disait-il, mais corpus debile (le corps est faible).
– Tombez-vous souvent ainsi ? dit-il à Julien en français et lui montrant du doigt le plancher.
– C'est la première fois de ma vie, la figure du portier m'avait glacé, ajouta Julien en rougissant comme un enfant.
L'abbé Pirard sourit presque.
– Voilà l'effet des vaines pompes du monde ; vous êtes accoutumé apparemment à des visages riants, véritables théâtres de mensonge. La vérité est austère, Monsieur. Mais notre tâche ici-bas n'est-elle pas austère aussi ? Il faudra veiller à ce que votre conscience se tienne en garde contre cette faiblesse : Trop de sensibilité aux vaines grâces de l'extérieur.
Si vous ne m'étiez pas recommandé, dit l'abbé Pirard en reprenant la langue latine avec un plaisir marqué, si vous ne m'étiez pas recommandé par un homme tel que l'abbé Chélan, je vous parlerais le vain langage de ce monde auquel il paraît que vous êtes trop accoutumé. La bourse entière que vous sollicitez, vous dirais-je, est la chose du monde la plus difficile à obtenir. Mais l'abbé Chélan a mérité bien peu, par cinquante-six ans de travaux apostoliques, s'il ne peut disposer d'une bourse au séminaire.
Après ces mots, l'abbé Pirard recommanda à Julien de n'entrer dans aucune société ou congrégation secrète sans son consentement.
– Je vous en donne ma parole d'honneur, dit Julien avec l'épanouissement d'un honnête homme.
Le directeur du séminaire sourit pour la première fois.
– Ce mot n'est point de mise ici, lui dit-il, il rappelle trop le vain honneur des gens du monde qui les conduit à tant de fautes, et souvent à des crimes. Vous me devez la sainte obéissance en vertu du paragraphe dix-sept de la bulle Unam Ecclesiam de saint Pie V. Je suis votre supérieur ecclésiastique. Dans cette maison, entendre, mon très cher fils, c'est obéir. Combien avez-vous d'argent ?
Nous y voici, se dit Julien, c'était pour cela qu'était le très cher fils.
– Trente-cinq francs, mon père.
– Ecrivez soigneusement l'emploi de cet argent ; vous aurez à m'en rendre compte.
Cette pénible séance avait duré trois heures ; Julien appela le portier.
– Allez installer Julien Sorel dans la cellule n° 103, dit l'abbé Pirard à cet homme.
Par une grande distinction, il accordait à Julien un logement séparé.
– Portez-y sa malle, ajouta-t-il.
Julien baissa les yeux et reconnut sa malle précisément en face de lui, il la regardait depuis trois heures, et ne l'avait pas reconnue.
En arrivant au n° 103, c'était une petite chambrette de huit pieds en carré, au dernier étage de la maison, Julien remarqua qu'elle donnait sur les remparts, et par-delà on apercevait la jolie plaine que le Doubs sépare de la ville.
Quelle vue charmante ! s'écria Julien ; en se parlant ainsi il ne sentait pas ce qu'exprimaient ces mots. Les sensations si violentes qu'il avait éprouvées depuis le peu de temps qu'il était à Besançon avaient entièrement épuisé ses forces. Il s'assit près de la fenêtre sur l'unique chaise de bois qui fût dans sa cellule, et tomba aussitôt dans un profond sommeil. Il n'entendit point la cloche du souper, ni celle du salut ; on l'avait oublié.
Quand les premiers rayons du soleil le réveillèrent le lendemain matin, il se trouva couché sur le plancher.
Je suis seul sur la terre, personne ne daigne penser à moi. Tous ceux que je vois faire fortune ont une effronterie et une dureté de cœur que je ne me sens point. Ils me haïssent à cause de ma bonté facile. Ah ! bientôt je mourrai, soit de faim, soit du malheur de voir les hommes si durs.
YOUNG.
Il se hâta de brosser son habit et de descendre, il était en retard. Un sous-maître le gronda sévèrement ; au lieu de chercher à se justifier, Julien croisa les bras sur sa poitrine :
– Peccavi, pater optime (j'ai péché, j'avoue ma faute, ô mon père), dit-il d'un air contrit.
Ce début eut un grand succès. Les gens adroits parmi les séminaristes virent qu'ils avaient affaire à un homme qui n'en était pas aux éléments du métier. L'heure de la récréation arriva. Julien se vit l'objet de la curiosité générale. Mais on ne trouva chez lui que réserve et silence. Suivant les maximes qu'il s'était faites, il considéra ses trois cent vingt et un camarades comme des ennemis ; le plus dangereux de tous à ses yeux était l'abbé Pirard.
Peu de jours après, Julien eut à choisir un confesseur, on lui présenta une liste.
Eh ! bon Dieu ! pour qui me prend-on, se dit-il, croit-on que je ne comprenne pas ce que parler veut dire ? et il choisit l'abbé Pirard.
Sans qu'il s'en doutât, cette démarche était décisive. Un petit séminariste tout jeune, natif de Verrières, et qui, dès le premier jour, s'était déclaré son ami, lui apprit que s'il eût choisi M. Castanède, le sous-directeur du séminaire, il eût peut-être agi avec plus de prudence.
– L'abbé Castanède est l'ennemi de M. Pirard qu'on soupçonne de jansénisme, ajouta le petit séminariste en se penchant vers son oreille.
Toutes les premières démarches de notre héros qui se croyait si prudent furent, comme le choix d'un confesseur, des étourderies. Égaré par toute la présomption d'un homme à imagination, il prenait ses intentions pour des faits, et se croyait un hypocrite consommé. Sa folie allait jusqu'à se reprocher ses succès dans cet art de la faiblesse.
Hélas ! c'est ma seule arme ! à une autre époque, se disait-il, c'est par des actions parlantes en face de l'ennemi que j'aurais gagné mon pain.
Julien, satisfait de sa conduite, regardait autour de lui ; il trouvait partout l'apparence de la vertu la plus pure.
Huit ou dix séminaristes vivaient en odeur de sainteté, et avaient des visions comme sainte Thérèse et saint François lorsqu'il reçut les stigmates sur le mont Verna, dans l'Apennin. Mais c'était un grand secret, leurs amis le cachaient. Ces pauvres jeunes gens à visions étaient presque toujours à l'infirmerie. Une centaine d'autres réunissaient à une foi robuste une infatigable application. Ils travaillaient au point de se rendre malades, mais sans apprendre grand-chose. Deux ou trois se distinguaient par un talent réel, et, entre autres, un nommé Chazel ; mais Julien se sentait de l'éloignement pour eux, et eux pour lui.
Le reste des trois cent vingt et un séminaristes ne se composait que d'êtres grossiers qui n'étaient pas bien sûrs de comprendre les mots latins qu'ils répétaient tout le long de la journée. Presque tous étaient des fils de paysans, et ils aimaient mieux gagner leur pain en récitant quelques mots latins qu'en piochant la terre. C'est d'après cette observation que, dès les premiers jours, Julien se promit de rapides succès. Dans tout service, il faut des gens intelligents, car enfin il y a un travail à faire, se disait-il. Sous Napoléon, j'eusse été sergent ; parmi ces futurs curés, je serai grand vicaire.
Tous ces pauvres diables, ajoutait-il, manouvriers dès l'enfance, ont vécu, jusqu'à leur arrivée ici, de lait caillé et de pain noir. Dans leurs chaumières, ils ne mangeaient de la viande que cinq ou six fois par an. Semblables aux soldats romains qui trouvaient la guerre un temps de repos, ces grossiers paysans sont enchantés des délices du séminaire.
Julien ne lisait jamais dans leur œil morne que le besoin physique satisfait après le dîner, et le plaisir physique attendu avant le repas. Tels étaient les gens au milieu desquels il fallait se distinguer ; mais ce que Julien ne savait pas, ce qu'on se gardait de lui dire, c'est que, être le premier dans les différents cours de dogme, d'histoire ecclésiastique, etc., etc., que l'on suit au séminaire, n'était à leurs yeux qu'un péché splendide. Depuis Voltaire, depuis le gouvernement des deux chambres, qui n'est au fond que méfiance et examen personnel, et donne à l'esprit des peuples cette mauvaise habitude de se méfier, l'Église de France semble avoir compris que les livres sont ses vrais ennemis. C'est la soumission de cœur qui est tout à ses yeux. Réussir dans les études, même sacrées, lui est suspect, et à bon droit. Qui empêchera l'homme supérieur de passer de l'autre côté comme Sieyès ou Grégoire ! L'Église tremblante s'attache au pape comme à la seule chance de salut. Le pape seul peut essayer de paralyser l'examen personnel, et, par les pieuses pompes des cérémonies de sa cour, faire impression sur l'esprit ennuyé et malade des gens du monde.
Julien, pénétrant à demi ces diverses vérités, que cependant toutes les paroles prononcées dans un séminaire tendent à démentir, tombait dans une mélancolie profonde. Il travaillait beaucoup, et réussissait rapidement à apprendre des choses très utiles à un prêtre, très fausses à ses yeux, et auxquelles il ne mettait aucun intérêt. Il croyait n'avoir rien autre chose à faire.
Suis-je donc oublié de toute la terre ? pensait-il. Il ne savait pas que M. Pirard avait reçu et jeté au feu quelques lettres timbrées de Dijon, et où, malgré les formes du style le plus convenable, perçait la passion la plus vive. De grands remords semblaient combattre cet amour. Tant mieux, pensait l'abbé Pirard, ce n'est pas du moins une femme impie que ce jeune homme a aimée.
Un jour, l'abbé Pirard ouvrit une lettre qui semblait à demi effacée par les larmes, c'était un éternel adieu. Enfin, disait-on à Julien, le ciel m'a fait la grâce de haïr, non l'auteur de ma faute, il sera toujours ce que j'aurai de plus cher au monde, mais ma faute en elle-même. Le sacrifice est fait, mon ami. Ce n'est pas sans larmes, comme vous voyez. Le salut des êtres auxquels je me dois, et que vous avez tant aimés, l'emporte. Un Dieu juste, mais terrible, ne pourra plus se venger sur eux des crimes de leur mère. Adieu, Julien, soyez juste envers les hommes.
Cette fin de lettre était presque absolument illisible. On donnait une adresse à Dijon, et cependant on espérait que jamais Julien ne répondrait, ou que du moins il se servirait de paroles qu'une femme revenue à la vertu pourrait entendre sans rougir.
La mélancolie de Julien, aidée par la médiocre nourriture que fournissait au séminaire l'entrepreneur des dîners à 83 centimes, commençait à influer sur sa santé, lorsqu'un matin Fouqué parut tout à coup dans sa chambre.
– Enfin j'ai pu entrer. Je suis venu cinq fois à Besançon, sans reproche, pour te voir. Toujours visage de bois. J'ai aposté quelqu'un à la porte du séminaire ; pourquoi diable est-ce que tu ne sors jamais ?
– C'est une épreuve que je me suis imposée.
– Je te trouve bien changé. Enfin je te revois. Deux beaux écus de cinq francs viennent de m'apprendre que je n'étais qu'un sot de ne pas les avoir offerts dès le premier voyage.
La conversation fut infinie entre les deux amis. Julien changea de couleur lorsque Fouqué lui dit :
– A propos, sais-tu ? la mère de tes élèves est tombée dans la plus haute dévotion.
Et il parlait de cet air dégagé qui fait une si singulière impression sur l'âme passionnée de laquelle on bouleverse, sans s'en douter, les plus chers intérêts.
– Oui, mon ami, dans la dévotion la plus exaltée. On dit qu'elle fait des pèlerinages. Mais, à la honte éternelle de l'abbé Maslon, qui a espionné si longtemps ce pauvre M. Chélan, Mme de Rênal n'a pas voulu de lui. Elle va se confesser à Dijon ou à Besançon.
– Elle vient à Besançon, dit Julien le front couvert de rougeur.
– Assez souvent, répondit Fouqué d'un air interrogatif.
– As-tu des Constitutionnels sur toi ?
– Que dis-tu ? répliqua Fouqué.
– Je te demande si tu as des Constitutionnels ? reprit Julien, du ton de voix le plus tranquille. Ils se vendent trente sous le numéro ici.
– Quoi ! même au séminaire, des libéraux ! s'écria Fouqué. Pauvre France ! ajouta-t-il en prenant la voix hypocrite et le ton doux de l'abbé Maslon.
Cette visite eût fait une profonde impression sur notre héros, si dès le lendemain, un mot que lui adressa ce petit séminariste de Verrières qui lui semblait si enfant, ne lui eût fait faire une importante découverte. Depuis qu'il était au séminaire, la conduite de Julien n'avait été qu'une suite de fausses démarches. Il se moqua de lui-même avec amertume.
A la vérité, les actions importantes de sa vie étaient savamment conduites ; mais il ne soignait pas les détails, et les habiles au séminaire ne regardent qu'aux détails. Aussi, passait-il déjà parmi ses camarades pour un esprit fort. Il avait été trahi par une foule de petites actions.
A leurs yeux, il était convaincu de ce vice énorme, il pensait, il jugeait par lui-même, au lieu de suivre aveuglément l'autorité et l'exemple. L'abbé Pirard ne lui avait été d'aucun secours ; il ne lui avait pas adressé une seule fois la parole hors du tribunal de la pénitence, où encore il écoutait plus qu'il ne parlait. Il en eût été bien autrement s'il eût choisi l'abbé Castanède.
Du moment que Julien se fut aperçu de sa folie, il ne s'ennuya plus. Il voulut connaître toute l'étendue du mal, et, à cet effet, sortit un peu de ce silence hautain et obstiné avec lequel il repoussait ses camarades. Ce fut alors qu'on se vengea de lui. Ses avances furent accueillies par un mépris qui alla jusqu'à la dérision. Il reconnut que, depuis son entrée au séminaire, il n'y avait pas eu une heure, surtout pendant les récréations, qui n'eût porté conséquence pour ou contre lui, qui n'eût augmenté le nombre de ses ennemis, ou ne lui eût concilié la bienveillance de quelque séminariste sincèrement vertueux ou un peu moins grossier que les autres. Le mal à réparer était immense, la tâche fort difficile. Désormais l'attention de Julien fut sans cesse sur ses gardes ; il s'agissait de se dessiner un caractère tout nouveau.
Les mouvements de ses yeux, par exemple, lui donnèrent beaucoup de peine. Ce n'est pas sans raison qu'en ces lieux-là on les porte baissés. Quelle n'était pas ma présomption à Verrières ! se disait Julien, je croyais vivre ; je me préparais seulement à la vie ; me voici enfin dans le monde, tel que je le trouverai jusqu'à la fin de mon rôle, entouré de vrais ennemis. Quelle immense difficulté, ajoutait-il, que cette hypocrisie de chaque minute ! c'est à faire pâlir les travaux d'Hercule. L'Hercule des temps modernes, c'est Sixte-Quint trompant quinze années de suite, par sa modestie, quarante cardinaux qui l'avaient vu vif et hautain pendant toute sa jeunesse.
La science n'est donc rien ici ! se disait-il avec dépit ; les progrès dans le dogme, dans l'histoire sacrée, etc., ne comptent qu'en apparence. Tout ce qu'on dit à ce sujet est destiné à faire tomber dans le piège les fous tels que moi. Hélas ! mon seul mérite consistait dans mes progrès rapides, dans ma façon de saisir ces balivernes. Est-ce qu'au fond ils les estimeraient à leur vraie valeur ? les jugent-ils comme moi ? Et j'avais la sottise d'en être fier ! Ces premières places que j'obtiens toujours n'ont servi qu'à me donner des ennemis acharnés. Chazel, qui a plus de science que moi, jette toujours dans ses compositions quelque balourdise qui le fait reléguer à la cinquantième place ; s'il obtient la première, c'est par distraction. Ah ! qu'un mot, un seul mot de M. Pirard m'eût été utile !
Du moment que Julien fut détrompé, les longs exercices de piété ascétique, tels que le chapelet cinq fois la semaine, les cantiques au Sacré-Cœur, etc., etc., qui lui semblaient si mortellement ennuyeux, devinrent ses moments d'action les plus intéressants. En réfléchissant sévèrement sur lui-même, et cherchant surtout à ne pas s'exagérer ses moyens, Julien n'aspira pas d'emblée, comme les séminaristes qui servaient de modèle aux autres, à faire à chaque instant des actions significatives, c'est-à-dire prouvant un genre de perfection chrétienne. Au séminaire, il est une façon de manger un œuf à la coque qui annonce les progrès faits dans la vie dévote.
Le lecteur, qui sourit peut-être, daignerait-il se souvenir de toutes les fautes que fit, en mangeant un œuf, l'abbé Delille invité à déjeuner chez une grande dame de la cour de Louis XVI.
Julien chercha d'abord à arriver au non culpa, c'est l'état du jeune séminariste dont la démarche, dont la façon de mouvoir les bras, les yeux, etc., n'indiquent à la vérité rien de mondain, mais ne montrent pas encore l'être absorbé par l'idée de l'autre vie et le pur néant de celle-ci.
Sans cesse Julien trouvait écrites au charbon, sur les murs des corridors, des phrases telles que celle-ci : qu'est-ce que soixante ans d'épreuves, mis en balance avec une éternité de délices ou une éternité d'huile bouillante en enfer ? Il ne les méprisa plus ; il comprit qu'il fallait les avoir sans cesse devant les yeux. Que ferai-je toute ma vie ? se disait-il ; je vendrai aux fidèles une place dans le ciel. Comment cette place leur sera-t-elle rendue visible ? Par la différence de mon extérieur et de celui d'un laïc.
Après plusieurs mois d'application de tous les instants, Julien avait encore l'air de penser. Sa façon de remuer les yeux et de porter la bouche n'annonçait pas la foi implicite et prête à tout croire et à tout soutenir, même par le martyre. C'était avec colère que Julien se voyait primé dans ce genre par les paysans les plus grossiers. Il y avait de bonnes raisons pour qu'ils n'eussent pas l'air penseur.
Que de peine ne se donnait-il pas pour arriver à cette physionomie de foi fervente et aveugle, prête à tout croire et à tout souffrir, que l'on trouve si fréquemment dans les couvents d'Italie, et dont, à nous autres laïcs, le Guerchin a laissé de si parfaits modèles dans ses tableaux d'église1.
Les jours de grande fête, on donnait aux séminaristes des saucisses avec de la choucroute. Les voisins de table de Julien observèrent qu'il était insensible à ce bonheur ; ce fut là un de ses premiers crimes. Ses camarades y virent un trait odieux de la plus sotte hypocrisie ; rien ne lui fit plus d'ennemis. Voyez ce bourgeois, voyez ce dédaigneux, disaient-ils, qui fait semblant de mépriser la meilleure pitance, des saucisses avec de la choucroute ! fi, le vilain ! l'orgueilleux ! le damné !
Hélas ! l'ignorance de ces jeunes paysans, mes camarades, est pour eux un avantage immense, s'écriait Julien dans ses moments de découragement. A leur arrivée au séminaire, le professeur n'a point à les délivrer de ce nombre effroyable d'idées mondaines que j'y apporte, et qu'ils lisent sur ma figure, quoi que je fasse.
Julien étudiait, avec une attention voisine de l'envie, les plus grossiers des petits paysans qui arrivaient au séminaire. Au moment où on les dépouillait de leur veste de ratine pour leur faire endosser la robe noire, leur éducation se bornait à un respect immense et sans bornes pour l'argent sec et liquide, comme on dit en Franche-Comté.
C'est la manière sacramentelle et héroïque d'exprimer l'idée sublime d'argent comptant.
Le bonheur, pour ces séminaristes comme pour les héros des romans de Voltaire, consiste surtout à bien dîner. Julien découvrait chez presque tous un respect inné pour l'homme qui porte un habit de drap fin. Ce sentiment apprécie la justice distributive, telle que nous la donnent nos tribunaux, à sa valeur et même au-dessous de sa valeur. Que peut-on gagner, répétaient-ils souvent entre eux, à plaider contre un gros ?
C'est le mot des vallées du Jura, pour exprimer un homme riche. Qu'on juge de leur respect pour l'être le plus riche de tous : le gouvernement !
Ne pas sourire avec respect au seul nom de M. le préfet, passe, aux yeux des paysans de la Franche-Comté, pour une imprudence : or, l'imprudence chez le pauvre est rapidement punie par le manque de pain.
Après avoir été comme suffoqué dans les premiers temps par le sentiment du mépris, Julien finit par éprouver de la pitié : il était arrivé souvent aux pères de la plupart de ses camarades de rentrer le soir dans l'hiver à leur chaumière, et de n'y trouver ni pain, ni châtaignes, ni pommes de terre. Qu'y a-t-il donc d'étonnant, se disait Julien, si l'homme heureux, à leurs yeux, est d'abord celui qui vient de bien dîner, et ensuite celui qui possède un bon habit ! Mes camarades ont une vocation ferme, c'est-à-dire qu'ils voient dans l'état ecclésiastique une longue continuation de ce bonheur : bien dîner et avoir un habit chaud en hiver.
Il arriva à Julien d'entendre un jeune séminariste, doué d'imagination, dire à son compagnon :
– Pourquoi ne deviendrais-je pas pape comme Sixte-Quint, qui gardait les pourceaux ?
– On ne fait pape que des Italiens, répondit l'ami ; mais pour sûr on tirera au sort parmi nous pour des places de grands vicaires, de chanoines, et peut-être d'évêques. M.P..., évêque de Châlons, est fils d'un tonnelier : c'est l'état de mon père.
Un jour, au milieu d'une leçon de dogme, l'abbé Pirard fit appeler Julien. Le pauvre jeune homme fut ravi de sortir de l'atmosphère physique et morale au milieu de laquelle il était plongé.
Julien trouva chez M. le directeur l'accueil qui l'avait tant effrayé le jour de son entrée au séminaire.
– Expliquez-moi ce qui est écrit sur cette carte à jouer, lui dit-il en le regardant de façon à le faire rentrer sous terre.
Julien lut :
« Amanda Binet, au café de la Girafe, avant huit heures. Dire que l'on est de Genlis, et le cousin de ma mère. »
Julien vit l'immensité du danger ; la police de l'abbé Castanède lui avait volé cette adresse.
– Le jour où j'entrai ici, répondit-il en regardant le front de l'abbé Pirard, car il ne pouvait supporter son œil terrible, j'étais tremblant : M. Chélan m'avait dit que c'était un lieu plein de délations et de méchancetés de tous les genres ; l'espionnage et la dénonciation entre camarades y sont encouragés. Le ciel le veut ainsi, pour montrer la vie telle qu'elle est, aux jeunes prêtres, et leur inspirer le dégoût du monde et de ses pompes.
– Et c'est à moi que vous faites des phrases, dit l'abbé Pirard furieux. Petit coquin !
– A Verrières, reprit froidement Julien, mes frères me battaient lorsqu'ils avaient sujet d'être jaloux de moi...
– Au fait ! au fait ! s'écria M. Pirard, presque hors de lui.
Sans être le moins du monde intimidé, Julien reprit sa narration.
– Le jour de mon arrivée à Besançon, vers midi, j'avais faim, j'entrai dans un café. Mon cœur était rempli de répugnance pour un lieu si profane ; mais je pensai que mon déjeuner me coûterait moins cher là qu'à l'auberge. Une dame, qui paraissait la maîtresse de la boutique, eut pitié de mon air novice. Besançon est rempli de mauvais sujets, me dit-elle, je crains pour vous, Monsieur. S'il vous arrivait quelque mauvaise affaire, ayez recours à moi, envoyez chez moi avant huit heures. Si les portiers du séminaire refusent de faire votre commission, dites que vous êtes mon cousin, et natif de Genlis...
– Tout ce bavardage va être vérifié, s'écria l'abbé Pirard, qui, ne pouvant rester en place, se promenait dans la chambre.
Qu'on se rende dans sa cellule !
L'abbé suivit Julien et l'enferma à clef. Celui-ci se mit aussitôt à visiter sa malle, au fond de laquelle la fatale carte était précieusement cachée. Rien ne manquait dans la malle, mais il y avait plusieurs dérangements ; cependant la clef ne le quittait jamais. Quel bonheur, se dit Julien, que, pendant le temps de mon aveuglement, je n'aie jamais accepté la permission de sortir, que M. Castanède m'offrait si souvent avec une bonté que je comprends maintenant. Peut-être j'aurais eu la faiblesse de changer d'habits et d'aller voir la belle Amanda, je me serais perdu. Quand on a désespéré de tirer parti du renseignement de cette manière, pour ne pas le perdre, on en fait une dénonciation.
Deux heures après, le directeur le fit appeler.
– Vous n'avez pas menti, lui dit-il avec un regard moins sévère ; mais garder une telle adresse est une imprudence dont vous ne pouvez concevoir la gravité. Malheureux enfant ! dans dix ans, peut-être, elle vous portera dommage.
CHAPITRE XXVII
PREMIÈRE EXPÉRIENCE DE LA VIE
Le temps présent, grand Dieu ! c'est l'arche du Seigneur. Malheur à qui y touche.
DIDEROT.
Le lecteur voudra bien nous permettre de donner très peu de faits clairs et précis sur cette époque de la vie de Julien. Ce n'est pas qu'ils nous manquent, bien au contraire ; mais, peut-être ce qu'il vit au Séminaire est-il trop noir pour le coloris modéré que l'on a cherché à conserver dans ces feuilles. Les contemporains qui souffrent de certaines choses ne peuvent s'en souvenir qu'avec une horreur qui paralyse tout autre plaisir, même celui de lire un conte.
Julien réussissait peu dans ses essais d'hypocrisie de gestes ; il tomba dans des moments de dégoût et même de découragement complet. Il n'avait pas de succès, et encore dans une vilaine carrière. Le moindre secours extérieur eût suffi pour lui remettre le cœur, la difficulté à vaincre n'était pas bien grande ; mais il était seul comme une barque abandonnée au milieu de l'océan. Et quand je réussirais, se disait-il ; avoir toute une vie à passer en si mauvaise compagnie ! Des gloutons qui ne songent qu'à l'omelette au lard qu'ils dévoreront au dîner, ou des abbés Castanède, pour qui aucun crime n'est trop noir ! Ils parviendront au pouvoir ; mais à quel prix, grand Dieu !
La volonté de l'homme est puissante, je le lis partout ; mais suffit-elle pour surmonter un tel dégoût ? La tâche des grands hommes a été facile ; quelque terrible que fût le danger, ils le trouvaient beau ; et qui peut comprendre, excepté moi, la laideur de ce qui m'environne ?
Ce moment fut le plus éprouvant de sa vie. Il lui était si facile de s'engager dans un des beaux régiments en garnison à Besançon ! il pouvait se faire maître de latin ; il lui fallait si peu pour sa subsistance ! mais alors plus de carrière, plus d'avenir pour son imagination : c'était mourir. Voici le détail d'une de ses tristes journées.
Ma présomption s'est si souvent applaudie de ce que j'étais différent des autres jeunes paysans ! Eh bien, j'ai assez vécu pour voir que différence engendre haine, se disait-il un matin. Cette grande vérité venait de lui être montrée par une de ses plus piquantes irréussites. Il avait travaillé huit jours à plaire à un élève qui vivait en odeur de sainteté. Il se promenait avec lui dans la cour, écoutant avec soumission des sottises à dormir debout. Tout à coup le temps tourna à l'orage, le tonnerre gronda, et le saint élève s'écria, le repoussant d'une façon grossière :
– Ecoutez ; chacun pour soi dans ce monde, je ne veux pas être brûlé par le tonnerre : Dieu peut vous foudroyer comme un impie, comme un Voltaire.
Les dents serrées de rage et les yeux ouverts vers le ciel sillonné par la foudre : je mériterais d'être submergé, si je m'endors pendant la tempête ! s'écria Julien. Essayons la conquête de quelque autre cuistre.
Le cours d'histoire sacrée de l'abbé Castanède sonna.
A ces jeunes paysans si effrayés du travail pénible et de la pauvreté de leurs pères, l'abbé Castanède enseignait ce jour-là que cet être si terrible à leurs yeux, le gouvernement, n'avait de pouvoir réel et légitime qu'en vertu de la délégation du vicaire de Dieu sur la terre.
Rendez-vous dignes des bontés du pape pour la sainteté de votre vie, par votre obéissance, soyez comme un bâton entre ses mains, ajoutait-il, et vous allez obtenir une place superbe où vous commanderez en chef, loin de tout contrôle ; une place inamovible, dont le gouvernement paie le tiers des appointements, et les fidèles, formés par vos prédications, les deux autres tiers.
Au sortir de son cours, M. Castanède s'arrêta dans la cour.
– C'est bien d'un curé que l'on peut dire : tant vaut l'homme, tant vaut la place, disait-il aux élèves qui faisaient cercle autour de lui. J'ai connu, moi qui vous parle, des paroisses de montagne dont le casuel valait mieux que celui de bien des curés de ville. Il y avait autant d'argent, sans compter les chapons gras, les œufs, le beurre frais et mille agréments de détail ; et là le curé est le premier sans contredit : point de bon repas où il ne soit invité, fêté, etc.
A peine M. Castanède fut-il remonté chez lui, que les élèves se divisèrent en groupes. Julien n'était d'aucun ; on le laissait comme une brebis galeuse. Dans tous les groupes, il voyait un élève jeter un sol en l'air, et s'il devinait juste au jeu de croix ou pile, ses camarades en concluaient qu'il aurait bientôt une de ces cures à riche casuel.
Vinrent ensuite les anecdotes. Tel jeune prêtre, à peine ordonné depuis un an, ayant offert un lapin privé à la servante d'un vieux curé, il avait obtenu d'être demandé pour vicaire, et, peu de mois après, car le curé était mort bien vite, l'avait remplacé dans la bonne cure. Tel autre avait réussi à se faire désigner pour successeur à la cure d'un gros bourg fort riche, en assistant à tous les repas du vieux curé paralytique, et lui découpant ses poulets avec grâce.
Les séminaristes, comme les jeunes gens dans toutes les carrières, s'exagèrent l'effet de ces petits moyens qui ont de l'extraordinaire et frappent l'imagination.
Il faut, se disait Julien, que je me fasse à ces conversations. Quand on ne parlait pas de saucisses et de bonnes cures, on s'entretenait de la partie mondaine des doctrines ecclésiastiques ; des différends des évêques et des préfets, des maires et des curés. Julien voyait apparaître l'idée d'un second Dieu, mais d'un Dieu bien plus à craindre et bien plus puissant que l'autre ; ce second Dieu était le pape. On se disait, mais en baissant la voix, et quand on était bien sûr de n'être pas entendu par M. Pirard, que si le pape ne se donne pas la peine de nommer tous les préfets et tous les maires de France, c'est qu'il a commis à ce soin le roi de France, en le nommant fils aîné de l'Église.
Ce fut vers ce temps que Julien crut pouvoir tirer parti pour sa considération du livre du Pape, par M. de Maistre. A vrai dire, il étonna ses camarades ; mais ce fut encore un malheur. Il leur déplut en exposant mieux qu'eux-mêmes leurs propres opinions. M. Chélan avait été imprudent pour Julien comme il l'était pour lui-même. Après lui avoir donné l'habitude de raisonner juste et de ne pas se laisser payer de vaines paroles, il avait négligé de lui dire que, chez l'être peu considéré, cette habitude est un crime ; car tout bon raisonnement offense.
Le bien dire de Julien lui fut donc un nouveau crime. Ses camarades, à force de songer à lui, parvinrent à exprimer d'un seul mot toute l'horreur qu'il leur inspirait : ils le surnommèrent MARTIN LUTHER ; surtout, disaient-ils, à cause de cette infernale logique qui le rend si fier.
Plusieurs jeunes séminaristes avaient des couleurs plus fraîches et pouvaient passer pour plus jolis garçons que Julien ; mais il avait les mains blanches et ne pouvait cacher certaines habitudes de propreté délicate. Cet avantage n'en était pas un dans la triste maison où le sort l'avait jeté. Les sales paysans au milieu desquels il vivait déclarèrent qu'il avait des mœurs fort relâchées. Nous craignons de fatiguer le lecteur du récit des mille infortunes de notre héros. Par exemple, les plus vigoureux de ses camarades voulurent prendre l'habitude de le battre ; il fut obligé de s'armer d'un compas de fer et d'annoncer, mais par signes, qu'il en ferait usage. Les signes ne peuvent pas figurer, dans un rapport d'espion, aussi avantageusement que des paroles.
CHAPITRE XXVIII
UNE PROCESSION
Tous les cœurs étaient émus. La présence de Dieu semblait descendue dans ces rues étroites et gothiques, tendues de toutes parts, et bien sablées par les soins des fidèles.
YOUNG.
Julien avait beau se faire petit et sot, il ne pouvait plaire, il était trop différent. Cependant, se disait-il, tous ces professeurs sont gens très fins et choisis entre mille ; comment n'aiment-ils pas mon humilité ? Un seul lui semblait abuser de sa complaisance à tout croire et à sembler dupe de tout. C'était l'abbé Chas-Bernard, directeur des cérémonies de la cathédrale, où, depuis quinze ans, on lui faisait espérer une place de chanoine ; en attendant, il enseignait l'éloquence sacrée au séminaire. Dans le temps de son aveuglement, ce cours était un de ceux où Julien se trouvait le plus habituellement le premier. L'abbé Chas était parti de là pour lui témoigner de l'amitié, et, à la sortie de son cours, il le prenait volontiers sous le bras pour faire quelques tours de jardin.
Où veut-il en venir ? se disait Julien. Il voyait avec étonnement que, pendant des heures entières, l'abbé Chas lui parlait des ornements possédés par la cathédrale. Elle avait dix-sept chasubles galonnées, outre les ornements de deuil. On espérait beaucoup de la vieille présidente de Rubempré ; cette dame, âgée de quatre-vingt-dix ans, conservait, depuis soixante-dix au moins, ses robes de noce, en superbes étoffes de Lyon, brochées d'or. Figurez-vous, mon ami, disait l'abbé Chas en s'arrêtant tout court et ouvrant de grands yeux, que ces étoffes se tiennent droites, tant il y a d'or. On croit généralement dans Besançon que, par le testament de la présidente, le trésor de la cathédrale sera augmenté de plus de dix chasubles, sans compter quatre ou cinq chapes pour les grandes fêtes. Je vais plus loin, ajoutait l'abbé Chas en baissant la voix, j'ai des raisons pour penser que la présidente nous laissera huit magnifiques flambeaux d'argent doré, que l'on suppose avoir été achetés en Italie, par le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, dont un de ses ancêtres fut le ministre favori.
Mais où cet homme veut-il en venir avec toute cette friperie, pensait Julien ? Cette préparation adroite dure depuis un siècle, et rien ne paraît. Il faut qu'il se méfie bien de moi ! Il est plus adroit que tous les autres, dont en quinze jours on devine si bien le but secret. Je comprends, l'ambition de celui-ci souffre depuis quinze ans !
Un soir, au milieu de la leçon d'armes, Julien fut appelé chez l'abbé Pirard, qui lui dit :
– C'est demain la fête du Corpus Domini (la Fête-Dieu). M. l'abbé Chas-Bernard a besoin de vous pour l'aider à orner la cathédrale, allez et obéissez.
L'abbé Pirard le rappela, et de l'air de la commisération, ajouta :
– C'est à vous de voir si vous voulez profiter de l'occasion pour vous écarter dans la ville.
– Incedo per ignes, répondit Julien (j'ai des ennemis cachés).
Le lendemain, dès le grand matin, Julien se rendit à la cathédrale, les yeux baissés. L'aspect des rues et de l'activité qui commençait à régner dans la ville lui fit du bien. De toutes parts, on tendait le devant des maisons pour la procession. Tout le temps qu'il avait passé au séminaire ne lui sembla plus qu'un instant. Sa pensée était à Vergy et à cette jolie Amanda Binet qu'il pouvait rencontrer, car son café n'était pas bien éloigné. Il aperçut de loin l'abbé Chas-Bernard sur la porte de sa chère cathédrale ; c'était un gros homme à face réjouie et à l'air ouvert. Ce jour-là il était triomphant : Je vous attendais, mon cher fils, s'écria-t-il, du plus loin qu'il vit Julien, soyez le bienvenu. La besogne de cette journée sera longue et rude, fortifions-nous par un premier déjeuner ; le second viendra à dix heures pendant la grand-messe.
– Je désire, monsieur, lui dit Julien d'un air grave, n'être pas un instant seul ; daignez remarquer, ajouta-t-il en lui montrant l'horloge au-dessus de leur tête, que j'arrive à cinq heures moins une minute.
– Ah ! ces petits méchants du séminaire vous font peur ! Vous êtes bien bon de penser à eux, dit l'abbé Chas ; un chemin est-il moins beau parce qu'il y a des épines dans les haies qui le bordent ? Les voyageurs font route et laissent les épines méchantes se morfondre à leur place. Du reste, à l'ouvrage, mon cher ami, à l'ouvrage !
L'abbé Chas avait raison de dire que la besogne serait rude. Il y avait eu la veille une grande cérémonie funèbre à la cathédrale ; l'on n'avait pu rien préparer ; il fallait donc en une seule matinée, revêtir tous les piliers gothiques qui forment les trois nefs d'une sorte d'habit de damas rouge qui monte à trente pieds de hauteur. M. l'évêque avait fait venir par la malle-poste, quatre tapissiers de Paris, mais ces messieurs ne pouvaient suffire à tout, et loin d'encourager la maladresse de leurs camarades bisontins, ils la redoublaient en se moquant d'eux.
Julien vit qu'il fallait monter à l'échelle lui-même, son agilité le servit bien. Il se chargea de diriger les tapissiers de la ville. L'abbé Chas enchanté le regardait voltiger d'échelle en échelle. Quand tous les piliers furent revêtus de damas, il fut question d'aller placer cinq énormes bouquets de plumes sur le grand baldaquin, au-dessus du maître-autel. Un riche couronnement de bois doré est soutenu par huit grandes colonnes torses en marbre d'Italie. Mais, pour arriver au centre du baldaquin, au-dessus du tabernacle, il fallait marcher sur une vieille corniche en bois, peut-être vermoulue et à quarante pieds d'élévation.
L'aspect de ce chemin ardu avait éteint la gaîté si brillante jusque-là des tapissiers parisiens ; ils regardaient d'en bas, discutaient beaucoup et ne montaient pas. Julien se saisit des bouquets de plumes, et monta l'échelle en courant. Il les plaça fort bien sur l'ornement en forme de couronne, au centre du baldaquin. Comme il descendait de l'échelle, l'abbé Chas-Bernard le serra dans ses bras :
– Optime, s'écria le bon prêtre, je conterai ça à Monseigneur.
Le déjeuner de dix heures fut très gai. Jamais l'abbé Chas n'avait vu son église si belle.
– Cher disciple, disait-il à Julien, ma mère était loueuse de chaises dans cette vénérable basilique, de sorte que j'ai été nourri dans ce grand édifice. La Terreur de Robespierre nous ruina ; mais, à huit ans que j'avais alors, je servais déjà des messes en chambre, et l'on me nourrissait le jour de la messe. Personne ne savait plier une chasuble mieux que moi, jamais les galons n'étaient coupés. Depuis le rétablissement du culte par Napoléon, j'ai le bonheur de tout diriger dans cette vénérable métropole. Cinq fois par an, mes yeux la voient parée de ces ornements si beaux. Mais jamais elle n'a été si resplendissante, jamais les lés de damas n'ont été aussi bien attachés qu'aujourd'hui, aussi collants aux piliers.
– Enfin, il va me dire son secret, pensa Julien, le voilà qui me parle de lui ; il y a épanchement. Mais rien d'imprudent ne fut dit par cet homme évidemment exalté. Et pourtant il a beaucoup travaillé, il est heureux, se dit Julien, le bon vin n'a pas été épargné. Quel homme ! quel exemple pour moi ! à lui le pompon. (C'était un mauvais mot qu'il tenait du vieux chirurgien.)
Comme le Sanctus de la grand-messe sonna, Julien voulut prendre un surplis pour suivre l'évêque à la superbe procession.
– Et les voleurs, mon ami, et les voleurs ! s'écria l'abbé Chas, vous n'y pensez pas. La procession va sortir ; l'église restera déserte ; nous veillerons, vous et moi. Nous serons bien heureux s'il ne nous manque qu'une couple d'aunes de ce beau galon qui environne le bas des piliers. C'est encore un don de Mme de Rubempré ; il provient du fameux comte son bisaïeul ; c'est de l'or pur, mon cher ami, ajouta l'abbé en lui parlant à l'oreille, et d'un air évidemment exalté, rien de faux ! Je vous charge de l'inspection de l'aile du nord, n'en sortez pas. Je garde pour moi l'aile du midi et la grand-nef. Attention aux confessionnaux ; c'est de là que les espionnes des voleurs épient le moment où nous avons le dos tourné.
Comme il achevait de parler, onze heures trois quarts sonnèrent, aussitôt la grosse cloche se fit entendre. Elle sonnait à pleine volée ; ces sons si pleins et si solennels émurent Julien. Son imagination n'était plus sur la terre.
L'odeur de l'encens et des feuilles de roses jetées devant le Saint Sacrement, par les petits enfants déguisés en saint Jean, acheva de l'exalter.
Les sons si graves de cette cloche n'auraient dû réveiller chez Julien que l'idée du travail de vingt hommes payés à cinquante centimes et aidés peut-être par quinze ou vingt fidèles. Il eût dû penser à l'usure des cordes, à celle de la charpente, au danger de la cloche elle-même qui tombe tous les deux siècles, et réfléchir au moyen de diminuer le salaire des sonneurs, ou de les payer par quelque indulgence ou autre grâce tirée des trésors de l'Église, et qui n'aplatit pas sa bourse.
Au lieu de ces sages réflexions, l'âme de Julien, exaltée par ces sons si mâles et si pleins, errait dans les espaces imaginaires. Jamais il ne fera ni un bon prêtre, ni un grand administrateur. Les âmes qui s'émeuvent ainsi sont bonnes tout au plus à produire un artiste. Ici éclate dans tout son jour la présomption de Julien. Cinquante, peut-être, des séminaristes ses camarades, rendus attentifs au réel de la vie par la haine publique et le jacobinisme qu'on leur montre en embuscade derrière chaque haie, en entendant la grosse cloche de la cathédrale, n'auraient songé qu'au salaire des sonneurs. Ils auraient examiné avec le génie de Barême si le degré d'émotion du public valait l'argent qu'on donnait aux sonneurs. Si Julien eût voulu songer aux intérêts matériels de la cathédrale, son imagination, s'élançant au-delà du but, aurait pensé à économiser quarante francs à la fabrique, et laissé perdre l'occasion d'éviter une dépense de vingt-cinq centimes.
Tandis que, par le plus beau jour du monde, la procession parcourait lentement Besançon, et s'arrêtait aux brillants reposoirs élevés à l'envi par toutes les autorités, l'église était restée dans un profond silence. Une demi-obscurité, une agréable fraîcheur y régnaient ; elle était encore embaumée par le parfum des fleurs et de l'encens.
Le silence, la solitude profonde, la fraîcheur des longues nefs rendaient plus douce la rêverie de Julien. Il ne craignait point d'être troublé par l'abbé Chas, occupé dans une autre partie de l'édifice. Son âme avait presque abandonné son enveloppe mortelle, qui se promenait à pas lents dans l'aile du nord confiée à sa surveillance. Il était d'autant plus tranquille, qu'il s'était assuré qu'il n'y avait dans les confessionnaux que quelques femmes pieuses ; son œil regardait sans voir.
Cependant sa distraction fut à demi vaincue par l'aspect de deux femmes fort bien mises qui étaient à genoux, l'une dans un confessionnal, et l'autre, tout près de la première, sur une chaise. Il regardait sans voir ; cependant, soit sentiment vague de ses devoirs, soit admiration pour la mise noble et simple de ces dames, il remarqua qu'il n'y avait pas de prêtre dans ce confessionnal. Il est singulier, pensa-t-il, que ces belles dames ne soient pas à genoux devant quelque reposoir, si elles sont dévotes ; ou placées avantageusement au premier rang de quelque balcon, si elles sont du monde. Comme cette robe est bien prise ! quelle grâce ! Il ralentit le pas pour chercher à les voir.
Celle qui était à genoux dans le confessionnal détourna un peu la tête en entendant le bruit des pas de Julien au milieu de ce grand silence. Tout à coup elle jeta un petit cri, et se trouva mal.
En perdant ses forces, cette dame à genoux tomba en arrière ; son amie, qui était près d'elle, s'élança pour la secourir. En même temps Julien vit les épaules de la dame qui tombait en arrière. Un collier de grosses perles fines en torsade, de lui bien connu, frappa ses regards. Que devint-il en reconnaissant la chevelure de Mme de Rênal ! c'était elle. La dame qui cherchait à lui soutenir la tête et à l'empêcher de tomber tout à fait, était Mme Derville. Julien, hors de lui, s'élança ; la chute de Mme de Rênal eût peut-être entraîné son amie, si Julien ne les eût soutenues. Il vit la tête de Mme de Rênal pâle, absolument privée de sentiment, flottant sur son épaule. Il aida Mme Derville à placer cette tête charmante sur l'appui d'une chaise de paille ; il était à genoux.
Mme Derville se retourna et le reconnut :
– Fuyez, Monsieur, fuyez ! lui dit-elle avec l'accent de la plus vive colère. Que surtout elle ne vous revoie pas. Votre vue doit en effet lui faire horreur, elle était si heureuse avant vous ! Votre procédé est atroce. Fuyez ; éloignez-vous, s'il vous reste quelque pudeur.
Ce mot fut dit avec tant d'autorité, et Julien était si faible dans ce moment, qu'il s'éloigna. Elle m'a toujours haï, se dit-il en pensant à Mme Derville.
Au même instant, le chant nasillard des premiers prêtres de la procession retentit dans l'église ; elle rentrait. L'abbé Chas-Bernard appela plusieurs fois Julien, qui d'abord ne l'entendit pas : il vint enfin le prendre par le bras derrière un pilier où Julien s'était réfugié à demi mort. Il voulait le présenter à l'évêque.
– Vous vous trouvez mal, mon enfant, lui dit l'abbé en le voyant si pâle et presque hors d'état de marcher ; vous avez trop travaillé. L'abbé lui donna le bras. Venez, asseyez-vous sur ce petit banc du donneur d'eau bénite, derrière moi ; je vous cacherai. Ils étaient alors à côté de la grande porte. Tranquillisez-vous, nous avons encore vingt bonnes minutes avant que Monseigneur ne paraisse. Tâchez de vous remettre ; quand il passera, je vous soulèverai, car je suis fort et vigoureux, malgré mon âge.
Mais quand l'évêque passa, Julien était tellement tremblant, que l'abbé Chas renonça à l'idée de le présenter.
– Ne vous affligez pas trop, lui dit-il, je retrouverai une occasion.
Le soir, il fit porter à la chapelle du séminaire dix livres de cierges économisés, dit-il, par les soins de Julien, et la rapidité avec laquelle il avait fait éteindre. Rien de moins vrai. Le pauvre garçon était éteint lui-même ; il n'avait pas eu une idée depuis la vue de Mme de Rênal.
CHAPITRE XXIX
LE PREMIER AVANCEMENT
Il a connu son siècle, il a connu son département, et il est riche.
LE PRÉCURSEUR.
Julien n'était pas encore revenu de la rêverie profonde où l'avait plongé l'événement de la cathédrale, lorsqu'un matin le sévère abbé Pirard le fit appeler.
– Voilà M. l'abbé Chas-Bernard qui m'écrit en votre faveur. Je suis assez content de l'ensemble de votre conduite. Vous êtes extrêmement imprudent et même étourdi, sans qu'il y paraisse ; cependant, jusqu'ici le cœur est bon et même généreux ; l'esprit est supérieur. Au total, je vois en vous une étincelle qu'il ne faut pas négliger.
Après quinze ans de travaux, je suis sur le point de sortir de cette maison : mon crime est d'avoir laissé les séminaristes à leur libre arbitre, et de n'avoir ni protégé, ni desservi cette société secrète dont vous m'avez parlé au tribunal de la pénitence. Avant de partir, je veux faire quelque chose pour vous ; j'aurais agi deux mois plus tôt, car vous le méritez, sans la dénonciation fondée sur l'adresse d'Amanda Binet, trouvée chez vous. Je vous fais répétiteur pour le Nouveau et l'Ancien Testament.
Julien, transporté de reconnaissance, eut bien l'idée de se jeter à genoux et de remercier Dieu ; mais il céda à un mouvement plus vrai. Il s'approcha de l'abbé Pirard et lui prit la main, qu'il porta à ses lèvres.
– Qu'est ceci ? s'écria le directeur d'un air fâché ; mais les yeux de Julien en disaient encore plus que son action.
L'abbé Pirard le regarda avec étonnement, tel qu'un homme qui, depuis de longues années, a perdu l'habitude de rencontrer des émotions délicates. Cette attention trahit le directeur ; sa voix s'altéra.
– Eh bien ! oui, mon enfant, je te suis attaché. Le ciel sait que c'est bien malgré moi. Je devrais être juste, et n'avoir ni haine, ni amour pour personne. Ta carrière sera pénible. Je vois en toi quelque chose qui offense le vulgaire. La jalousie et la calomnie te poursuivront. En quelque lieu que la Providence te place, tes compagnons ne te verront jamais sans te haïr ; et s'ils feignent de t'aimer ce sera pour te trahir plus sûrement. A cela il n'y a qu'un remède : n'aie recours qu'à Dieu, qui t'a donné, pour te punir de ta présomption, cette nécessité d'être haï ; que ta conduite soit pure ; c'est la seule ressource que je te voie. Si tu tiens à la vérité d'une étreinte invincible, tôt ou tard tes ennemis seront confondus.
Il y avait si longtemps que Julien n'avait entendu une voix amie, qu'il faut lui pardonner une faiblesse ; il fondit en larmes. L'abbé Pirard lui ouvrit les bras ; ce moment fut bien doux pour tous les deux.
Julien était fou de joie ; cet avancement était le premier qu'il obtenait ; les avantages étaient immenses. Pour les concevoir, il faut avoir été condamné à passer des mois entiers sans un instant de solitude, et dans un contact immédiat avec des camarades pour le moins importuns, et la plupart intolérables. Leurs cris seuls eussent suffi pour porter le désordre dans une organisation délicate. La joie bruyante de ces paysans bien nourris et bien vêtus ne savait jouir d'elle-même, ne se croyait entière que lorsqu'ils criaient de toute la force de leurs poumons.
Maintenant, Julien dînait seul, ou à peu près, une heure plus tard que les autres séminaristes. Il avait une clef du jardin et pouvait s'y promener aux heures où il est désert.
A son grand étonnement, Julien s'aperçut qu'on le haïssait moins ; il s'attendait, au contraire, à un redoublement de haine. Ce désir secret qu'on ne lui adressât pas la parole, qui était trop évident et lui valait tant d'ennemis, ne fut plus une marque de hauteur ridicule. Aux yeux des êtres grossiers qui l'entouraient, ce fut un juste sentiment de sa dignité. La haine diminua sensiblement, surtout parmi les plus jeunes de ses camarades devenus ses élèves, et qu'il traitait avec beaucoup de politesse. Peu à peu il eut même des partisans ; il devint de mauvais ton de l'appeler Martin Luther.
Mais à quoi bon nommer ses amis, ses ennemis ? Tout cela est laid, et d'autant plus laid que le dessein est plus vrai. Ce sont cependant là les seuls professeurs de morale qu'ait le peuple, et sans eux que deviendrait-il ? Le journal pourra-t-il jamais remplacer le curé ?
Depuis la nouvelle dignité du Julien, le directeur du séminaire affecta de ne lui parler jamais sans témoins. Il y avait dans cette conduite prudence pour le maître, comme pour le disciple ; mais il y avait surtout épreuve. Le principe invariable du sévère janséniste Pirard était : Un homme a-t-il du mérite à vos yeux ? mettez obstacle à tout ce qu'il désire, à tout ce qu'il entreprend. Si le mérite est réel, il saura bien renverser ou tourner les obstacles.
C'était le temps de la chasse. Fouqué eut l'idée d'envoyer au séminaire un cerf et un sanglier de la part des parents de Julien. Les animaux morts furent déposés dans le passage, entre la cuisine et le réfectoire. Ce fut là que tous les séminaristes les virent en allant dîner. Ce fut un grand objet de curiosité. Le sanglier, tout mort qu'il était, faisait peur aux plus jeunes ; ils touchaient ses défenses. On ne parla d'autre chose pendant huit jours.
Ce don, qui classait la famille de Julien dans la partie de la société qu'il faut respecter, porta un coup mortel à l'envie. Il fut une supériorité consacrée par la fortune. Chazel et les plus distingués des séminaristes lui firent des avances, et se seraient presque plaints à lui de ce qu'il ne les avait pas avertis de la fortune de ses parents, et les avait ainsi exposés à manquer de respect à l'argent.
Il y eut une conscription dont Julien fut exempté en sa qualité de séminariste. Cette circonstance l'émut profondément. Voilà donc passé à jamais l'instant où, vingt ans plus tôt, une vie héroïque eût commencé pour moi !
Il se promenait seul dans le jardin du séminaire, il entendit parler entre eux des maçons qui travaillaient au mur de clôture.
– Eh bien ! y faut partir, vl'à une nouvelle conscription.
– Dans le temps de l'autre, à la bonne heure ! un maçon y devenait officier, y devenait général, on a vu ça.
– Va-t'en voir maintenant ! il n'y a que les gueux qui partent. Celui qui a de quoi reste au pays.
– Qui est né misérable, reste misérable, et v'là.
– Ah çà, est-ce bien vrai ce qu'ils disent, que l'autre est mort ? reprit un troisième maçon.
– Ce sont les gros qui disent ça, vois-tu ! l'autre leur faisait peur.
– Quelle différence, comme l'ouvrage allait de son temps ! Et dire qu'il a été trahi par ses maréchaux ! Faut-y être traître !
Cette conversation consola un peu Julien. En s'éloignant, il répétait avec un soupir :
Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire !
Le temps des examens arriva. Julien répondit d'une façon brillante ; il vit que Chazel lui-même cherchait à montrer tout son savoir.
Le premier jour, les examinateurs nommés par le fameux grand vicaire de Frilair furent très contrariés de devoir toujours porter le premier, ou tout au plus le second, sur leur liste, ce Julien Sorel, qui leur était signalé comme le Benjamin de l'abbé Pirard. Il y eut des paris au séminaire, que, dans la liste de l'examen général, Julien aurait le numéro premier, ce qui emportait l'honneur de dîner chez Monseigneur l'évêque. Mais à la fin d'une séance, où il avait été question des Pères de l'Église, un examinateur adroit, après avoir interrogé Julien sur saint Jérôme, et sa passion pour Cicéron, vint à parler d'Horace, de Virgile et des autres auteurs profanes. A l'insu de ses camarades, Julien avait appris par cœur un grand nombre de passages de ces auteurs. Entraîné par ses succès, il oublia le lieu où il était, et, sur la demande réitérée de l'examinateur, récita et paraphrasa avec feu plusieurs odes d'Horace. Après l'avoir laissé s'enferrer pendant vingt minutes, tout à coup l'examinateur changea de visage et lui reprocha avec aigreur le temps qu'il avait perdu à ces études profanes, et les idées inutiles ou criminelles qu'il s'était mises dans la tête.
– Je suis un sot, monsieur, et vous avez raison, dit Julien d'un air modeste, en reconnaissant le stratagème adroit dont il était victime.
Cette ruse de l'examinateur fut trouvée sale, même au séminaire, ce qui n'empêcha pas M. l'abbé de Frilair, cet homme adroit qui avait organisé si savamment le réseau de la congrégation bisontine, et dont les dépêches à Paris faisaient trembler juges, préfet, et jusqu'aux officiers généraux de la garnison, de placer de sa main puissante, le numéro 198 à côté du nom de Julien. Il avait de la joie à mortifier ainsi son ennemi, le janséniste Pirard.
Depuis dix ans, sa grande affaire était de lui enlever la direction du séminaire. Cet abbé, suivant pour lui-même le plan de conduite qu'il avait indiqué à Julien, était sincère, pieux, sans intrigues, attaché à ses devoirs. Mais le ciel, dans sa colère, lui avait donné ce tempérament bilieux, fait pour sentir profondément les injures et la haine. Aucun des outrages qu'on lui adressait n'était perdu pour cette âme ardente. Il eût cent fois donné sa démission, mais il se croyait utile dans le poste où la Providence l'avait placé. J'empêche les progrès du jésuitisme et de l'idolâtrie, se disait-il.
A l'époque des examens, il y avait deux mois peut-être qu'il n'avait parlé à Julien, et cependant il fut malade pendant huit jours, quand, en recevant la lettre officielle annonçant le résultat du concours, il vit le numéro 198 placé à côté du nom de cet élève qu'il regardait comme la gloire de sa maison. La seule consolation pour ce caractère sévère fut de concentrer sur Julien tous ses moyens de surveillance. Ce fut avec ravissement qu'il ne découvrit en lui ni colère, ni projet de vengeance, ni découragement.
Quelques semaines après, Julien tressaillit en recevant une lettre ; elle portait le timbre de Paris. Enfin, pensa-t-il, Mme de Rênal se souvient de ses promesses. Un monsieur qui signait Paul Sorel, et qui se disait son parent, lui envoyait une lettre de change de cinq cents francs. On ajoutait que si Julien continuait à étudier avec succès les bons auteurs latins, une somme pareille lui serait adressée chaque année.
C'est elle, c'est sa bonté ! se dit Julien attendri, elle veut me consoler ; mais pourquoi pas une seule parole d'amitié ?
Il se trompait sur cette lettre, Mme de Rênal, dirigée par son amie Mme Derville, était tout entière à ses remords profonds. Malgré elle, elle pensait souvent à l'être singulier dont la rencontre avait bouleversé son existence, mais se fût bien gardée de lui écrire.
Si nous parlions le langage du séminaire, nous pourrions reconnaître un miracle dans cet envoi de cinq cents francs, et dire que c'était de M. de Frilair lui-même, que le ciel se servait pour faire ce don à Julien.
Douze années auparavant, M. l'abbé de Frilair était arrivé à Besançon avec un portemanteau des plus exigus, lequel, suivant la chronique, contenait toute sa fortune. Il se trouvait maintenant l'un des plus riches propriétaires du département. Dans le cours de ses prospérités, il avait acheté la moitié d'une terre, dont l'autre partie échut par héritage à M. de La Mole. De là un grand procès entre ces personnages.
Malgré sa brillante existence à Paris, et les emplois qu'il avait à la cour, M. le marquis de La Mole sentit qu'il était dangereux de lutter à Besançon contre un grand vicaire qui passait pour faire et défaire les préfets. Au lieu de solliciter une gratification de cinquante mille francs, déguisée sous un nom quelconque admis par le budget, et d'abandonner à l'abbé de Frilair ce chétif procès de cinquante mille francs, le marquis se piqua. Il croyait avoir raison : belle raison !
Or, s'il est permis de le dire : quel est le juge qui n'a pas un fils ou du moins un cousin à pousser dans le monde ?
Pour éclairer les plus aveugles, huit jours après le premier arrêt qu'il obtint, M. l'abbé de Frilair prit le carrosse de Monseigneur l'évêque, et alla lui-même porter la croix de la Légion d'honneur à son avocat. M. de La Mole un peu étourdi de la contenance de sa partie adverse, et sentant faiblir ses avocats, demanda des conseils à l'abbé Chélan, qui le mit en relation avec M. Pirard.
Ces relations avaient duré plusieurs années à l'époque de notre histoire. L'abbé Pirard porta son caractère passionné dans cette affaire. Voyant sans cesse les avocats du marquis, il étudia sa cause, et la trouvant juste, il devint ouvertement le solliciteur du marquis de La Mole contre le tout-puissant grand vicaire. Celui-ci fut outré de l'insolence, et de la part d'un petit janséniste encore !
Voyez ce que c'est que cette noblesse de cour qui se prétend si puissante ! disait, à ses intimes, l'abbé de Frilair. M. de La Mole n'a pas seulement envoyé une misérable croix à son agent à Besançon, et va le laisser platement destituer. Cependant, m'écrit-on, ce noble pair ne laisse pas passer de semaine sans aller étaler son cordon bleu dans le salon du garde des sceaux, quel qu'il soit.
Malgré toute l'activité de l'abbé Pirard, et quoique M. de La Mole fût toujours au mieux avec le ministre de la justice et surtout avec ses bureaux, tout ce qu'il avait pu faire, après six années de soins, avait été de ne pas perdre absolument son procès.
Sans cesse en correspondance avec l'abbé Pirard, pour une affaire qu'ils suivaient tous les deux avec passion, le marquis finit par goûter le genre d'esprit de l'abbé. Peu à peu, malgré l'immense distance des positions sociales, leur correspondance prit le ton de l'amitié. L'abbé Pirard disait au marquis qu'on voulait l'obliger, à force d'avanies, à donner sa démission. Dans la colère que lui inspira le stratagème infâme, suivant lui, employé contre Julien, il conta son histoire au marquis.
Quoique fort riche, ce grand seigneur n'était point avare. De la vie, il n'avait pu faire accepter à l'abbé Pirard, même le remboursement des frais de poste occasionnés par le procès. Il saisit l'idée d'envoyer cinq cents francs à son élève favori.
M. de La Mole se donna la peine d'écrire lui-même la lettre d'envoi. Cela le fit penser à l'abbé.
Un jour, celui-ci reçut un petit billet qui, pour affaire pressante, l'engageait à passer, sans délai, dans une auberge du faubourg de Besançon. Il y trouva l'intendant de M. de La Mole.
– M. le marquis m'a chargé de vous amener sa calèche, lui dit cet homme. Il espère qu'après avoir lu cette lettre, il vous conviendra de partir pour Paris, dans quatre ou cinq jours. Je vais employer le temps que vous voudrez bien m'indiquer à parcourir les terres de M. le marquis, en Franche-Comté. Après quoi, le jour qui vous conviendra, nous partirons pour Paris.
La lettre était courte :
« Débarrassez-vous, mon cher monsieur, de toutes les tracasseries de province, venez respirer un air tranquille, à Paris. Je vous envoie ma voiture, qui a l'ordre d'attendre votre détermination, pendant quatre jours. Je vous attendrai moi-même, à Paris, jusqu'à mardi. Il ne me faut qu'un oui, de votre part, monsieur, pour accepter, en votre nom, une des meilleures cures des environs de Paris. Le plus riche de vos futurs paroissiers ne vous a jamais vu, mais vous est dévoué plus que vous ne pouvez le croire, c'est le marquis de La Mole. »
Sans s'en douter, le sévère abbé Pirard aimait ce séminaire, peuplé de ses ennemis, et auquel, depuis quinze ans, il consacrait toutes ses pensées. La lettre de M. de La Mole fut pour lui comme l'apparition du chirurgien chargé de faire une opération cruelle et nécessaire. Sa destitution était certaine. Il donna rendez-vous à l'intendant à trois jours de là.
Pendant quarante-huit heures, il eut la fièvre d'incertitude. Enfin, il écrivit à M. de La Mole, et composa, pour Monseigneur l'évêque, une lettre, chef-d'œuvre de style écclésiastique, mais un peu longue. Il eût été difficile de trouver des phrases plus irréprochables et respirant un respect plus sincère. Et toutefois, cette lettre, destinée à donner une heure difficile à M. de Frilair, vis-à-vis de son patron, articulait tous les sujets de plaintes graves, et descendait jusqu'aux petites tracasseries sales qui, après avoir été endurées, avec résignation, pendant six ans, forçaient l'abbé Pirard à quitter le diocèse.
On lui volait son bois dans son bûcher, on empoisonnait son chien, etc., etc.
Cette lettre finie, il fit réveiller Julien qui, à huit heures du soir, dormait déjà, ainsi que tous les séminaristes.
– Vous savez où est l'évêché ? lui dit-il en beau style latin ; portez cette lettre à Monseigneur. Je ne vous dissimulerai point que je vous envoie au milieu des loups. Soyez tout yeux et tout oreilles. Point de mensonges dans vos réponses ; mais songez que qui vous interroge éprouverait peut-être une joie véritable à pouvoir vous nuire. Je suis bien aise, mon enfant, de vous donner cette expérience avant de vous quitter, car je ne vous le cache point, la lettre que vous portez est ma démission.
Julien resta immobile, il aimait l'abbé Pirard. La prudence avait beau lui dire :
Après le départ de cet honnête homme, le parti du Sacré-Cœur va me dégrader et peut-être me chasser.
Il ne pouvait penser à lui. Ce qui l'embarrassait, c'était une phrase qu'il voulait arranger d'une manière polie, et réellement il ne s'en trouvait pas l'esprit.
– Eh bien ! mon ami, ne partez-vous pas ?
– C'est qu'on dit, Monsieur, dit timidement Julien, que pendant votre longue administration, vous n'avez rien mis de côté. J'ai six cents francs.
Les larmes l'empêchèrent de continuer.
– Cela aussi sera marqué, dit froidement l'ex-directeur du séminaire. Allez à l'évêché, il se fait tard.
Le hasard voulut que ce soir-là, M. l'abbé de Frilair fût de service dans le salon de l'évêché ; Monseigneur dînait à la préfecture. Ce fut donc à M. de Frilair lui-même que Julien remit la lettre, mais il ne le connaissait pas.
Julien vit, avec étonnement, cet abbé ouvrir hardiment la lettre adressée à l'évêque. La belle figure du grand vicaire exprima bientôt une surprise mêlée de vif plaisir, et redoubla de gravité. Pendant qu'il lisait, Julien, frappé de sa bonne mine, eut le temps de l'examiner. Cette figure eût eu plus de gravité, sans la finesse extrême qui apparaissait dans certains traits, et qui fût allée jusqu'à dénoter la fausseté, si le possesseur de ce beau visage eût cessé un instant de s'en occuper. Le nez, très avancé, formait une seule ligne parfaitement droite, et donnait, par malheur, à un profil, fort distingué d'ailleurs, une ressemblance irrémédiable avec la physionomie d'un renard. Du reste, cet abbé qui paraissait si occupé de la démission de M. Pirard, était mis avec une élégance qui plut beaucoup à Julien, et qu'il n'avait jamais vue à aucun prêtre.
Julien ne sut que plus tard quel était le talent spécial de l'abbé de Frilair. Il savait amuser son évêque, vieillard aimable, fait pour le séjour de Paris, et qui regardait Besançon comme un exil. Cet évêque avait une fort mauvaise vue, et aimait passionnément le poisson. L'abbé de Frilair ôtait les arêtes du poisson qu'on servait à Monseigneur.
Julien regardait en silence l'abbé qui relisait la démission, lorsque tout à coup la porte s'ouvrit avec fracas. Un laquais, richement vêtu, passa rapidement. Julien n'eut que le temps de se retourner vers la porte ; il aperçut un petit vieillard portant une croix pectorale. Il se prosterna : l'évêque lui adressa un sourire de bonté et passa. Le bel abbé le suivit, et Julien resta seul dans le salon dont il put à loisir admirer la magnificence pieuse.
L'évêque de Besançon, homme d'esprit éprouvé, mais non pas éteint par les longues misères de l'émigration, avait plus de soixante-quinze ans, et s'inquiétait infiniment peu de ce qui arriverait dans dix ans.
– Quel est ce séminariste au regard fin, que je crois avoir vu en passant ? dit l'évêque. Ne doivent-ils pas, suivant mon règlement, être couchés à l'heure qu'il est ?
– Celui-ci est fort éveillé, je vous jure, Monseigneur, et il apporte une grande nouvelle : c'est la démission du seul janséniste qui restât dans votre diocèse. Ce terrible abbé Pirard comprend enfin ce que parler veut dire.
– Et bien ! dit l'évêque en riant, je vous défie de le remplacer par un homme qui le vaille. Et pour vous montrer tout le prix de cet homme, je l'invite à dîner pour demain.
Le grand vicaire voulut glisser quelques mots sur le choix du successeur. Le prélat, peu disposé à parler d'affaires, lui dit :
– Avant de faire entrer cet autre, sachons un peu comment celui-ci s'en va. Faites-moi venir ce séminariste, la vérité est dans la bouche des enfants.
Julien fut appelé : je vais me trouver au milieu de deux inquisiteurs, pensa-t-il. Jamais il ne s'était senti plus de courage.
Au moment où il entra, deux grands valets de chambre, mieux mis que M. Valenod lui-même, déshabillaient Monseigneur. Ce prélat, avant d'en venir à M. Pirard, crut devoir interroger Julien sur ses études. Il parla un peu de dogme, et fut étonné. Bientôt il en vint aux humanités, à Virgile, à Horace, à Cicéron. Ces noms-là, pensa Julien, m'ont valu mon numéro 198. Je n'ai rien à perdre, essayons de briller. Il réussit ; le prélat, excellent humaniste lui-même, fut enchanté.
Au dîner de la préfecture, une jeune fille, justement célèbre, avait récité le poème de la Madeleine. Il était en train de parler littérature, et oublia bien vite l'abbé Pirard et toutes les affaires, pour discuter, avec le séminariste, la question de savoir si Horace était riche ou pauvre. Le prélat cita plusieurs odes, mais quelquefois sa mémoire était paresseuse, et sur-le-champ Julien récitait l'ode tout entière, d'un air modeste ; ce qui frappa l'évêque fut que Julien ne sortait point du ton de la conversation ; il disait ses vingt ou trente vers latins, comme il eût parlé de ce qui se passait dans son séminaire. On parla longtemps de Virgile, de Cicéron. Enfin le prélat ne put s'empêcher de faire compliment au jeune séminariste.
– Il est impossible d'avoir fait de meilleures études.
– Monseigneur, dit Julien, votre séminaire peut vous offrir cent-quatre-vingt-dix-sept sujets bien moins indignes de votre haute approbation.
– Comment cela ? dit le prélat étonné de ce chiffre.
– Je puis appuyer d'une preuve officielle ce que j'ai l'honneur de dire devant Monseigneur.
A l'examen annuel du séminaire, répondant précisément sur les matières qui me valent, dans ce moment, l'approbation de Monseigneur, j'ai obtenu le numéro 198.
– Ah ! c'est le benjamin de l'abbé Pirard, s'écria l'évêque en riant et regardant M. de Frilair ; nous aurions dû nous y attendre ; mais c'est de bonne guerre. N'est-ce pas, mon ami, ajouta-t-il en s'adressant à Julien, qu'on vous a fait réveiller pour vous envoyer ici ?
– Oui, Monseigneur. Je ne suis sorti seul du séminaire qu'une seule fois en ma vie, pour aller aider M. l'abbé Chas-Bernard à orner la cathédrale, le jour de la Fête-Dieu.
– Optime, dit l'évêque ; quoi, c'est vous qui avez fait preuve de tant de courage, en plaçant les bouquets de plumes sur le baldaquin ? Ils me font frémir chaque année ; je crains toujours qu'ils ne me coûtent la vie d'un homme. Mon ami, vous irez loin ; mais je ne veux pas arrêter votre carrière, qui sera brillante, en vous faisant mourir de faim.
Et sur l'ordre de l'évêque, on apporta des biscuits et du vin de Malaga, auxquels Julien fit honneur, et encore plus l'abbé de Frilair, qui savait que son évêque aimait à voir manger gaiement et de bon appétit.
Le prélat, de plus en plus content de la fin de sa soirée, parla un instant d'histoire ecclésiastique. Il vit que Julien ne comprenait pas. Le prélat passa à l'état moral de l'empire romain, sous les empereurs du siècle de Constantin. La fin du paganisme était accompagnée de cet état d'inquiétude et de doute qui, au XIXe siècle, désole les esprits tristes et ennuyés. Monseigneur remarqua que Julien ignorait presque jusqu'au nom de Tacite.
Julien répondit avec candeur, à l'étonnement du prélat, que cet auteur ne se trouvait pas dans la bibliothèque du séminaire.
– J'en suis vraiment bien aise, dit l'évêque gaiement. Vous me tirez d'embarras : depuis dix minutes, je cherche le moyen de vous remercier de la soirée aimable que vous m'avez procurée, et certes d'une manière bien imprévue. Je ne m'attendais pas à trouver un docteur dans un élève de mon séminaire. Quoique le don ne soit pas trop canonique, je veux vous donner un Tacite.
Le prélat se fit apporter huit volumes supérieurement reliés, et voulut écrire lui-même, sur le titre du premier, un compliment latin pour Julien Sorel. L'évêque se piquait de belle latinité ; il finit par lui dire, d'un ton sérieux, qui tranchait tout à fait avec celui du reste de la conversation :
– Jeune homme, si vous êtes sage, vous aurez un jour la meilleure cure de mon diocèse, et pas à cent lieues de mon palais épiscopal ; mais il faut être sage.
Julien, chargé de ses volumes, sortit de l'évêché, fort étonné, comme minuit sonnait.
Monseigneur ne lui avait pas dit un mot de l'abbé Pirard. Julien était surtout étonné de l'extrême politesse de l'évêque. Il n'avait pas l'idée d'une telle urbanité de formes, réunie à un air de dignité aussi naturel. Julien fut surtout frappé du contraste en revoyant le sombre abbé Pirard qui l'attendait en s'impatientant.
– Quid tibi dixerunt ? (Que vous ont-ils dit ?) lui cria-t-il d'une voix forte, du plus loin qu'il l'aperçut.
Julien s'embrouillant un peu à traduire en latin les discours de l'évêque :
– Parlez français, et répétez les propres paroles de Monseigneur, sans y ajouter rien, ni rien retrancher, dit l'ex-directeur du séminaire, avec son ton dur et ses manières profondément inélégantes.
– Quel étrange cadeau de la part d'un évêque, à un jeune séminariste ! disait-il en feuilletant le superbe Tacite, dont la tranche dorée avait l'air de lui faire horreur.
Deux heures sonnaient, lorsque après un compte rendu fort détaillé, il permit à son élève favori de regagner sa chambre.
– Laissez-moi le premier volume de votre Tacite, où est le compliment de Monseigneur l'évêque, lui dit-il. Cette ligne latine sera votre paratonnerre dans cette maison, après mon départ.
Erit tibi, fili mi, successor meus tanquam leo quaerens quem devoret. (Car pour toi, mon fils, mon successeur sera comme un lion furieux, et qui cherche à dévorer.)
Le lendemain matin, Julien trouva quelque chose d'étrange dans la manière dont ses camarades lui parlaient. Il n'en fut que plus réservé. Voilà, pensa-t-il, l'effet de la démission de M. Pirard. Elle est connue de toute la maison, et je passe pour son favori. Il doit y avoir de l'insulte dans ces façons ; mais il ne pouvait l'y voir. Il y avait, au contraire, absence de haine dans les yeux de tous ceux qu'il rencontrait le long des dortoirs : Que veut dire ceci ? c'est un piège sans doute, jouons serré. Enfin le petit séminariste de Verrières lui dit en riant : Cornelii Taciti opera omnia (Œuvres complètes de Tacite).
A ce mot, qui fut entendu, tous comme à l'envi firent compliment à Julien, non seulement sur le magnifique cadeau qu'il avait reçu de Monseigneur, mais aussi de la conversation de deux heures dont il avait été honoré. On savait jusqu'aux plus petits détails. De ce moment, il n'y eut plus d'envie ; on lui fit la cour bassement : l'abbé Castanède, qui, la veille encore, était de la dernière insolence envers lui, vint le prendre par le bras et l'invita à déjeuner.
Par une fatalité du caractère de Julien, l'insolence de ces êtres grossiers lui avait fait beaucoup de peine ; leur bassesse lui causa du dégoût et aucun plaisir.
Vers midi, l'abbé Pirard quitta ses élèves non sans leur adresser une allocution sévère. « Voulez-vous les honneurs du monde, leur dit-il, tous les avantages sociaux, le plaisir de commander, celui de se moquer des lois et d'être insolent impunément envers tous ? ou bien voulez-vous votre salut éternel ? les moins avancés d'entre vous n'ont qu'à ouvrir les yeux pour distinguer les deux routes. »
A peine fut-il sorti que les dévots du Sacré-Cœur de Jésus allèrent entonner un Te Deum dans la chapelle. Personne au séminaire ne prit au sérieux l'allocution de l'ex-directeur. Il a beaucoup d'humeur de sa destitution, disait-on de toutes parts ; pas un seul séminariste n'eut la simplicité de croire à la démission volontaire d'une place qui donnait tant de relations avec de gros fournisseurs.
L'abbé Pirard alla s'établir dans la plus belle auberge de Besançon, et sous prétexte d'affaires qu'il n'avait pas, voulut y passer deux jours.
L'évêque l'avait invité à dîner ; et pour plaisanter son grand vicaire de Frilair, cherchait à le faire briller. On était au dessert, lorsqu'arriva de Paris l'étrange nouvelle que l'abbé Pirard était nommé à la magnifique cure de N..., à quatre lieues de la capitale. Le bon prélat l'en félicita sincèrement. Il vit dans toute cette affaire un bien joué qui le mit de bonne humeur et lui donna la plus haute opinion des talents de l'abbé. Il lui donna un certificat latin magnifique, et imposa silence à l'abbé de Frilair, qui se permettait des remontrances.
Le soir, Monseigneur porta son admiration chez la marquise de Rubempré. Ce fut une grande nouvelle pour la haute société de Besançon ; on se perdait en conjectures sur cette faveur extraordinaire. On voyait déjà l'abbé Pirard, évêque. Les plus fins crurent M. de La Mole ministre, et se permirent ce jour-là de sourire des airs impérieux que M. l'abbé de Frilair portait dans le monde.
Le lendemain matin, on suivait presque l'abbé Pirard dans les rues, et les marchands venaient sur la porte de leurs boutiques, lorsqu'il alla solliciter les juges du marquis. Pour la première fois, il en fut reçu avec politesse. Le sévère janséniste, indigné de tout ce qu'il voyait, fit un long travail avec les avocats qu'il avait choisis pour le marquis de La Mole, et partit pour Paris. Il eut la faiblesse de dire à deux ou trois amis de collège, qui l'accompagnaient jusqu'à la calèche dont ils admirèrent les armoiries, qu'après avoir administré le séminaire pendant quinze ans, il quittait Besançon avec cinq cent vingt francs d'économies. Ces amis l'embrassèrent en pleurant, et se dirent entre eux : le bon abbé eût pu s'épargner ce mensonge, il est aussi par trop ridicule.
Le vulgaire, aveuglé par l'amour de l'argent, n'était pas fait pour comprendre que c'était dans sa sincérité que l'abbé Pirard avait trouvé la force nécessaire pour lutter seul pendant six ans contre Marie Alacoque, le Sacré-Cœur de Jésus, les jésuites et son évêque.
Il n'y a plus qu'une seule noblesse, c'est le titre de duc ; marquis est ridicule, au mot duc on tourne la tête.
EDINBURGH REVIEW.
Le marquis de La Mole reçut l'abbé Pirard sans aucune de ces petites façons de grand seigneur, si polies, mais si impertinentes pour qui les comprend. C'eût été du temps perdu, et le marquis était assez savant dans les grandes affaires pour n'avoir point de temps à perdre.
Depuis six mois, il intriguait pour faire accepter à la fois au roi et à la nation un certain ministère, qui, par reconnaissance, le ferait duc.
Le marquis demandait en vain, depuis longues années, à son avocat de Besançon, un travail clair et précis sur ses procès de Franche-Comté. Comment l'avocat célèbre les lui eût-il expliqués, s'il ne les comprenait pas lui-même ?
Le petit carré de papier que lui remit l'abbé, expliquait tout.
– Mon cher abbé, lui dit le marquis, après avoir expédié en moins de cinq minutes toutes les formules de politesse et d'interrogation sur les choses personnelles, mon cher abbé, au milieu de ma prétendue prospérité, il me manque du temps pour m'occuper sérieusement de deux petites choses assez importantes pourtant : ma famille et mes affaires. Je soigne en grand la fortune de ma maison, je puis la porter loin ; je soigne mes plaisirs, et c'est ce qui doit passer avant tout, du moins à mes yeux, ajouta-t-il en surprenant de l'étonnement dans ceux de l'abbé Pirard. Quoique homme de sens, l'abbé était émerveillé de voir un vieillard parler si franchement de ses plaisirs.
Le travail existe sans doute à Paris, continua le grand seigneur, mais perché au cinquième étage, et dès que je me rapproche d'un homme, il prend un appartement au second, et sa femme prend un jour ; par conséquent plus de travail, plus d'efforts que pour être ou paraître un homme du monde. C'est là leur unique affaire dès qu'ils ont du pain.
Pour mes procès, exactement parlant, et encore pour chaque procès pris à part, j'ai des avocats qui se tuent ; il m'en est mort un de la poitrine, avant-hier. Mais, pour mes affaires en général, croiriez-vous, monsieur, que, depuis trois ans, j'ai renoncé à trouver un homme qui, pendant qu'il écrit pour moi, daigne songer un peu sérieusement à ce qu'il fait ? Au reste, tout ceci n'est qu'une préface.
Je vous estime, et j'oserais ajouter, quoique vous voyant pour la première fois, je vous aime. Voulez-vous être mon secrétaire, avec huit mille francs d'appointements ou bien avec le double ? J'y gagnerai encore, je vous jure ; et je fais mon affaire de vous conserver votre belle cure, pour le jour où nous ne nous conviendrons plus.
L'abbé refusa ; mais vers la fin de la conversation, le véritable embarras où il voyait le marquis lui suggéra une idée.
– J'ai laissé au fond de mon séminaire un pauvre jeune homme, qui, si je ne me trompe, va y être rudement persécuté. S'il n'était qu'un simple religieux, il serait déjà in pace.
Jusqu'ici ce jeune homme ne sait que le latin et l'Écriture sainte ; mais il n'est pas impossible qu'un jour il déploie de grands talents soit pour la prédication, soit pour la direction des âmes. J'ignore ce qu'il fera ; mais il a le feu sacré, il peut aller loin. Je comptais le donner à notre évêque, si jamais il nous en était venu un qui eût un peu de votre manière de voir les hommes et les affaires.
– D'où sort votre jeune homme ? dit le marquis.
– On le dit fils d'un charpentier de nos montagnes, mais je le croirais plutôt fils naturel de quelque homme riche. Je lui ai vu recevoir une lettre anonyme ou pseudonyme avec une lettre de change de cinq cents francs.
– Ah ! c'est Julien Sorel, dit le marquis.
– D'où savez-vous son nom ? dit l'abbé étonné ; et comme il rougissait de sa question.
– C'est ce que je ne vous dirai pas, répondit le marquis.
– Eh bien ! reprit l'abbé, vous pourriez essayer d'en faire votre secrétaire, il a de l'énergie, de la raison ; en un mot, c'est un essai à tenter.
– Pourquoi pas ? dit le marquis ; mais serait-ce un homme à se laisser graisser la patte par le préfet de police ou par tout autre pour faire l'espion chez moi ? Voilà toute mon objection.
D'après les assurances favorables de l'abbé Pirard, le marquis prit un billet de mille francs :
– Envoyez ce viatique à Julien Sorel ; faites-le-moi venir.
– On voit bien, dit l'abbé Pirard, que vous habitez Paris. Vous ne connaissez pas la tyrannie qui pèse sur nous autres pauvres provinciaux, et en particulier sur les prêtres non amis des jésuites. On ne voudra pas laisser partir Julien Sorel, on saura se couvrir des prétextes les plus habiles, on me répondra qu'il est malade, la poste aura perdu les lettres, etc., etc.
– Je prendrai un de ces jours une lettre du ministre à l'évêque, dit le marquis.
– J'oubliais une précaution, dit l'abbé : ce jeune homme quoique né bien bas a le cœur haut, il ne sera d'aucune utilité si l'on effarouche son orgueil ; vous le rendriez stupide.
– Ceci me plaît, dit le marquis, j'en ferai le camarade de mon fils, cela suffira-t-il ?
Quelque temps après, Julien reçut une lettre d'une écriture inconnue et portant le timbre de Châlons, il y trouva un mandat sur un marchand de Besançon, et l'avis de se rendre à Paris sans délai. La lettre était signée d'un nom supposé, mais en l'ouvrant Julien avait tressailli : une feuille d'arbre était tombée à ses pieds ; c'était le signe dont il était convenu avec l'abbé Pirard.
Moins d'une heure après, Julien fut appelé à l'évêché où il se vit accueillir avec une bonté toute paternelle. Tout en citant Horace, Monseigneur lui fit, sur les hautes destinées qui l'attendaient à Paris, des compliments fort adroits et qui, pour remerciements, attendaient des explications. Julien ne put rien dire, d'abord parce qu'il ne savait rien, et Monseigneur prit beaucoup de considération pour lui. Un des petits prêtres de l'évêché écrivit au maire qui se hâta d'apporter lui-même un passe-port signé, mais où l'on avait laissé en blanc le nom du voyageur.
Le soir avant minuit, Julien était chez Fouqué, dont l'esprit sage fut plus étonné que charmé de l'avenir qui semblait attendre son ami.
– Cela finira pour toi, dit cet électeur libéral, par une place du gouvernement, qui t'obligera à quelque démarche qui sera vilipendée dans les journaux. C'est par ta honte que j'aurai de tes nouvelles. Rappelle-toi que, même financièrement parlant, il vaut mieux gagner cent louis dans un bon commerce de bois, dont on est le maître, que de recevoir quatre mille francs d'un gouvernement, fût-il celui du roi Salomon.
Julien ne vit dans tout cela que la petitesse d'esprit d'un bourgeois de campagne. Il allait enfin paraître sur le théâtre des grandes choses. Le bonheur d'aller à Paris, qu'il se figurait peuplé de gens d'esprit fort intrigants, fort hypocrites, mais aussi polis que l'évêque de Besançon et que l'évêque d'Agde, éclipsait tout à ses yeux. Il se représenta à son ami, comme privé de son libre arbitre par la lettre de l'abbé Pirard.
Le lendemain vers midi, il arriva dans Verrières le plus heureux des hommes ; il comptait revoir Mme de Rênal. Il alla d'abord chez son premier protecteur, le bon abbé Chélan. Il trouva une réception sévère.
– Croyez-vous m'avoir quelque obligation ? lui dit M. Chélan, sans répondre à son salut. Vous allez déjeuner avec moi, pendant ce temps on ira vous louer un autre cheval, et vous quitterez Verrières, sans y voir personne.
– Entendre c'est obéir, répondit Julien avec une mine de séminaire ; et il ne fut plus question que de théologie et de belle latinité.
Il monta à cheval, fit une lieue, après quoi apercevant un bois, et personne pour l'y voir entrer, il s'y enfonça. Au coucher du soleil il renvoya le cheval. Plus tard, il entra chez un paysan, qui consentit à lui vendre une échelle et à le suivre en la portant jusqu'au petit bois qui domine le cours de la Fidélité, à Verrières.
– Je suis un pauvre conscrit réfractaire... ou un contrebandier, dit le paysan en prenant congé de lui, mais qu'importe ! mon échelle est bien payée, et moi-même je ne suis pas sans avoir passé quelques mouvements de montre en ma vie.
La nuit était fort noire. Vers une heure du matin, Julien, chargé de son échelle, entra dans Verrières. Il descendit le plus tôt qu'il put dans le lit du torrent, qui traverse les magnifiques jardins de M. de Rênal à une profondeur de dix pieds, et contenu entre deux murs. Julien monta facilement avec l'échelle. Quel accueil me feront les chiens de garde ? pensait-il. Toute la question est là. Les chiens aboyèrent, et s'avancèrent au galop sur lui ; mais il siffla doucement, et ils vinrent le caresser.
Remontant alors de terrasse en terrasse, quoique toutes les grilles fussent fermées, il lui fut facile d'arriver jusque sous la fenêtre de la chambre à coucher de Mme de Rênal, qui, du côté du jardin, n'est élevée que de huit ou dix pieds au-dessus du sol.
Il y avait aux volets une petite ouverture en forme de cœur, que Julien connaissait bien. A son grand chagrin, cette petite ouverture n'était pas éclairée par la lumière intérieure d'une veilleuse.
Grand Dieu ! se dit-il ; cette nuit, cette chambre n'est pas occupée par Mme de Rênal ! Où sera-t-elle couchée ? La famille est à Verrières, puisque j'ai trouvé les chiens ; mais je puis rencontrer dans cette chambre, sans veilleuse, M. de Rênal lui-même ou un étranger, et alors quel esclandre !
Le plus prudent était de se retirer ; mais ce parti fit horreur à Julien. Si c'est un étranger, je me sauverai à toutes jambes, abandonnant mon échelle ; mais si c'est elle, quelle réception m'attend ? Elle est tombée dans le repentir et dans la plus haute piété, je n'en puis douter ; mais enfin, elle a encore quelque souvenir de moi, puisqu'elle vient de m'écrire. Cette raison le décida.
Le cœur tremblant, mais cependant résolu à périr ou à la voir, il jeta de petits cailloux contre le volet ; point de réponse. Il appuya son échelle à côté de la fenêtre, et frappa lui-même contre le volet, d'abord doucement, puis plus fort. Quelque obscurité qu'il fasse, on peut me tirer un coup de fusil, pensa Julien. Cette idée réduisit l'entreprise folle à une question de bravoure.
Cette chambre est inhabitée cette nuit, pensa-t-il, ou quelle que soit la personne qui y couche, elle est éveillée maintenant. Ainsi plus rien à ménager envers elle ; il faut seulement tâcher de n'être pas entendu par les personnes qui couchent dans les autres chambres.
Il descendit, plaça son échelle contre un des volets, remonta, et passant la main dans l'ouverture en forme de cœur, il eut le bonheur de trouver assez vite le fil de fer attaché au crochet qui fermait le volet. Il tira ce fil de fer ; ce fut avec une joie inexprimable qu'il sentit que ce volet n'était plus retenu et cédait à son effort. Il faut l'ouvrir petit à petit, et faire reconnaître ma voix. Il ouvrit le volet assez pour passer la tête, et en répétant à voix basse : C'est un ami.
Il s'assura, en prêtant l'oreille, que rien ne troublait le silence profond de la chambre. Mais décidément, il n'y avait point de veilleuse, même à demi éteinte, dans la cheminée ; c'était un bien mauvais signe.
Gare le coup de fusil ! Il réfléchit un peu ; puis, avec le doigt, il osa frapper contre la vitre : pas de réponse ; il frappa plus fort. Quand je devrais casser la vitre, il faut en finir. Comme il frappait très fort, il crut entrevoir, au milieu de l'extrême obscurité, comme une ombre blanche qui traversait la chambre. Enfin, il n'y eut plus de doute, il vit une ombre qui semblait s'avancer avec une extrême lenteur. Tout à coup il vit une joue qui s'appuyait à la vitre contre laquelle était son œil.
Il tressaillit, et s'éloigna un peu. Mais la nuit était tellement noire, que, même à cette distance, il ne put distinguer si c'était Mme de Rênal. Il craignait un premier cri d'alarme ; il entendait les chiens rôder et gronder à demi autour du pied de son échelle. C'est moi, répétait-il assez haut, un ami. Pas de réponse ; le fantôme blanc avait disparu. Daignez m'ouvrir, il faut que je vous parle, je suis trop malheureux ! et il frappait de façon à briser la vitre.
Un petit bruit sec se fit entendre ; l'espagnolette de la fenêtre cédait ; il poussa la croisée et sauta légèrement dans la chambre.
Le fantôme blanc s'éloignait ; il lui prit les bras ; c'était une femme. Toutes ses idées de courage s'évanouirent. Si c'est elle, que va-t-elle dire ? Que devint-il, quand il comprit à un petit cri que c'était Mme de Rênal ?
Il la serra dans ses bras ; elle tremblait, et avait à peine la force de le repousser.
– Malheureux ! que faites-vous ?
A peine si sa voix convulsive pouvait articuler ces mots. Julien y vit l'indignation la plus vraie.
– Je viens vous voir après quatorze mois d'une cruelle séparation.
– Sortez, quittez-moi à l'instant. Ah ! M. Chélan, pourquoi m'avoir empêché de lui écrire ? j'aurais prévenu cette horreur. Elle le repoussa avec une force vraiment extraordinaire. Je me repens de mon crime ; le ciel a daigné m'éclairer, répétait-elle d'une voix entrecoupée. Sortez ! fuyez !
– Après quatorze mois de malheur, je ne vous quitterai certainement pas sans vous avoir parlé. Je veux savoir tout ce que vous avez fait. Ah ! je vous ai assez aimée pour mériter cette confidence... je veux tout savoir.
Malgré Mme de Rênal, ce ton d'autorité avait de l'empire sur son cœur.
Julien, qui la tenait serrée avec passion, et résistait à ses efforts pour se dégager, cessa de la presser dans ses bras. Ce mouvement rassura un peu Mme de Rênal.
– Je vais retirer l'échelle, dit-il, pour qu'elle ne nous compromette pas si quelque domestique, éveillé par le bruit, fait une ronde.
– Ah ! sortez, sortez au contraire, lui dit-on avec une véritable colère. Que m'importent les hommes ? C'est Dieu qui voit l'affreuse scène que vous me faites et qui m'en punira. Vous abusez lâchement des sentiments que j'eus pour vous, mais que je n'ai plus. Entendez-vous, M. Julien ?
Il retirait l'échelle fort lentement pour ne pas faire de bruit.
– Ton mari est-il à la ville ? lui dit-il, non pour la braver, mais emporté par l'ancienne habitude.
– Ne me parlez pas ainsi, de grâce, ou j'appelle mon mari. Je ne suis déjà que trop coupable de ne vous avoir pas chassé, quoi qu'il pût en arriver. J'ai pitié de vous, lui dit-elle, cherchant à blesser son orgueil qu'elle connaissait si irritable.
Ce refus de tutoiement, cette façon brusque de briser un lien si tendre, et sur lequel il comptait encore, portèrent jusqu'au délire le transport d'amour de Julien.
– Quoi ! est-il possible que vous ne m'aimiez plus ! lui dit-il avec un de ces accents du cœur, si difficiles à écouter de sang-froid.
Elle ne répondit pas ; pour lui, il pleurait amèrement.
Réellement, il n'avait plus la force de parler.
– Ainsi je suis complètement oublié du seul être qui m'ait jamais aimé ! A quoi bon vivre désormais ? Tout son courage l'avait quitté dès qu'il n'avait plus eu à craindre le danger de rencontrer un homme ; tout avait disparu de son cœur, hors l'amour.
Il pleura longtemps en silence. Il prit sa main, elle voulut la retirer ; et cependant, après quelques mouvements presque convulsifs, elle la lui laissa. L'obscurité était extrême ; ils se trouvaient l'un et l'autre assis sur le lit de Mme de Rênal.
Quelle différence avec ce qui était il y a quatorze mois ! pensa Julien ; et ses larmes redoublèrent. Ainsi l'absence détruit sûrement tous les sentiments de l'homme !
– Daignez me dire ce qui vous est arrivé, dit enfin Julien embarrassé de son silence et d'une voix coupée par les larmes.
– Sans doute, répondit Mme de Rênal d'une voix dure, et dont l'accent avait quelque chose de sec et de reprochant pour Julien, mes égarements étaient connus dans la ville, lors de votre départ. Il y avait eu tant d'imprudence dans vos démarches ! Quelque temps après, alors j'étais au désespoir, le respectable M. Chélan vint me voir. Ce fut en vain que, pendant longtemps, il voulut obtenir un aveu. Un jour, il eut l'idée de me conduire dans cette église de Dijon, où j'ai fait ma première communion. Là, il osa parler le premier... Mme de Rênal fut interrompue par ses larmes. Quel moment de honte ! J'avouai tout. Cet homme si bon daigna ne point m'accabler du poids de son indignation : il s'affligea avec moi. Dans ce temps-là, je vous écrivais tous les jours des lettres que je n'osais vous envoyer ; je les cachais soigneusement, et quand j'étais trop malheureuse, je m'enfermais dans ma chambre et relisais mes lettres.
Enfin, M. Chélan obtint que je les lui remettrais... Quelques-unes, écrites avec un peu plus de prudence, vous avaient été envoyées ; vous ne me répondiez point.
– Jamais, je te jure, je n'ai reçu aucune lettre de toi au séminaire.
– Grand Dieu, qui les aura interceptées ?
– Juge de ma douleur, avant le jour où je te vis à la cathédrale, je ne savais si tu vivais encore.
– Dieu me fit la grâce de comprendre combien je péchais envers lui, envers mes enfants, envers mon mari, reprit Mme de Rênal. Il ne m'a jamais aimée comme je croyais alors que vous m'aimiez...
Julien se précipita dans ses bras, réellement sans projet et hors de lui. Mais Mme de Rênal le repoussa, et continuant avec assez de fermeté :
– Mon respectable ami M. Chélan me fit comprendre qu'en épousant M. de Rênal, je lui avais engagé toutes mes affections, même celles que je ne connaissais pas, et que je n'avais jamais éprouvées avant une liaison fatale... Depuis le grand sacrifice de ces lettres, qui m'étaient si chères, ma vie s'est écoulée sinon heureusement, du moins avec assez de tranquillité. Ne la troublez point ; soyez un ami pour moi... le meilleur de mes amis. Julien couvrit ses mains de baisers ; elle sentit qu'il pleurait encore. Ne pleurez point, vous me faites tant de peine... Dites-moi à votre tour ce que vous avez fait. Julien ne pouvait parler. Je veux savoir votre genre de vie au séminaire, répéta-t-elle, puis vous vous en irez.
Sans penser à ce qu'il racontait, Julien parla des intrigues, et des jalousies sans nombre qu'il avait d'abord rencontrées, puis de sa vie plus tranquille depuis qu'il avait été nommé répétiteur.
Ce fut alors, ajouta-t-il, qu'après un long silence, qui sans doute était destiné à me faire comprendre ce que je vois trop aujourd'hui, que vous ne m'aimiez plus et que j'étais devenu indifférent pour vous... Mme de Rênal serra ses mains. Ce fut alors que vous m'envoyâtes une somme de cinq cents francs.
– Jamais, dit Mme de Rênal.
– C'était une lettre timbrée de Paris et signée Paul Sorel, afin de déjouer tous les soupçons.
Il s'éleva une petite discussion sur l'origine possible de cette lettre. La position morale changea. Sans le savoir, Mme de Rênal et Julien avaient quitté le ton solennel ; ils étaient revenus à celui d'une tendre amitié. Ils ne se voyaient point, tant l'obscurité était profonde, mais le son de la voix disait tout. Julien passa le bras autour de la taille de son amie ; ce mouvement avait bien des dangers. Elle essaya d'éloigner le bras de Julien, qui, avec assez d'habileté, attira son attention dans ce moment par une circonstance intéressante de son récit. Ce bras fut comme oublié et resta dans la position qu'il occupait.
Après bien des conjectures sur l'origine de la lettre aux cinq cents francs, Julien avait repris son récit ; il devenait un peu plus maître de lui en parlant de sa vie passée, qui, auprès de ce qui lui arrivait en cet instant, l'intéressait si peu. Son attention se fixa tout entière sur la manière dont allait finir sa visite. Vous allez sortir, lui disait-on toujours, de temps en temps, et avec un accent bref.
Quelle honte pour moi si je suis éconduit ! ce sera un remords à empoisonner toute ma vie, se disait-il, jamais elle ne m'écrira. Dieu sait quand je reviendrai en ce pays ! De ce moment, tout ce qu'il y avait de céleste dans la position de Julien disparut rapidement de son cœur. Assis à côté d'une femme qu'il adorait, la serrant presque dans ses bras, dans cette chambre où il avait été si heureux, au milieu d'une obscurité profonde, distinguant fort bien que depuis un moment elle pleurait, sentant, au mouvement de sa poitrine, qu'elle avait des sanglots, il eut le malheur de devenir un froid politique, presque aussi calculant et aussi froid que lorsque, dans la cour du séminaire, il se voyait en butte à quelque mauvaise plaisanterie de la part d'un de ses camarades plus fort que lui. Julien faisait durer son récit, et parlait de la vie malheureuse qu'il avait menée depuis son départ de Verrières. Ainsi, se disait Mme de Rênal, après un an d'absence, privé presque entièrement de marques de souvenir, tandis que moi je l'oubliais, il n'était occupé que des jours heureux qu'il avait trouvés à Vergy. Ses sanglots redoublaient. Julien vit le succès de son récit. Il comprit qu'il fallait tenter la dernière ressource : il arriva brusquement à la lettre qu'il venait de recevoir de Paris.
– J'ai pris congé de Monseigneur l'évêque.
– Quoi, vous ne retournez pas à Besançon ! vous nous quittez pour toujours ?
– Oui, répondit Julien d'un ton résolu ; oui, j'abandonne un pays où je suis oublié même de ce que j'ai le plus aimé en ma vie, et je le quitte pour ne jamais le revoir. Je vais à Paris...
– Tu vas à Paris ! s'écria assez haut, Mme de Rênal.
Sa voix était presque étouffée par les larmes, et montrait tout l'excès de son trouble. Julien avait besoin de cet encouragement : il allait tenter une démarche qui pouvait tout décider contre lui ; et avant cette exclamation, n'y voyant point, il ignorait absolument l'effet qu'il parvenait à produire. Il n'hésita plus ; la crainte du remords lui donnait tout empire sur lui-même ; il ajouta froidement en se levant :
– Oui, Madame, je vous quitte pour toujours, soyez heureuse ; adieu.
Il fit quelques pas vers la fenêtre ; déjà il l'ouvrait. Mme de Rênal s'élança vers lui et se précipita dans ses bras.
Ainsi, après trois heures de dialogue, Julien obtint ce qu'il avait désiré avec tant de passion pendant les deux premières. Un peu plus tôt arrivés, le retour aux sentiments tendres, l'éclipse des remords chez Mme de Rênal eussent été un bonheur divin ; ainsi obtenus avec art, ce ne fut plus qu'un plaisir. Julien voulut absolument, contre les instances de son amie, allumer la veilleuse.
– Veux-tu donc, lui disait-il, qu'il ne me reste aucun souvenir de t'avoir vue ? L'amour qui est sans doute dans ces yeux charmants sera donc perdu pour moi ? la blancheur de cette jolie main me sera donc invisible ? Songe que je te quitte pour bien longtemps peut-être !
Mme de Rênal n'avait rien à refuser à cette idée qui la faisait fondre en larmes. Mais l'aube commençait à dessiner vivement les contours des sapins sur la montagne à l'orient de Verrières. Au lieu de s'en aller, Julien ivre de volupté demanda à Mme de Rênal de passer toute la journée caché dans sa chambre, et de ne partir que la nuit suivante.
– Et pourquoi pas ? répondit-elle. Cette fatale rechute m'ôte toute estime pour moi, et fait à jamais mon malheur, et elle le pressait contre son cœur. Mon mari n'est plus le même, il a des soupçons ; il croit que je l'ai mené dans toute cette affaire, et se montre fort piqué contre moi. S'il entend le moindre bruit je suis perdue, il me chassera comme une malheureuse que je suis.
– Ah ! voilà une phrase de M. Chélan, dit Julien ; tu ne m'aurais pas parlé ainsi avant ce cruel départ pour le séminaire : tu m'aimais alors !
Julien fut récompensé du sang-froid qu'il avait mis dans ce mot : il vit son amie oublier rapidement le danger que la présence de son mari lui faisait courir, pour songer au danger bien plus grand de voir Julien douter de son amour. Le jour croissait rapidement et éclairait vivement la chambre ; Julien retrouva toutes les voluptés de l'orgueil, lorsqu'il put revoir dans ses bras et presque à ses pieds, cette femme charmante, la seule qu'il eût aimée et qui, peu d'heures auparavant, était tout entière à la crainte d'un Dieu terrible et à l'amour de ses devoirs. Des résolutions fortifiées par un an de constance n'avaient pu tenir devant son courage.
Bientôt on entendit du bruit dans la maison ; une chose à laquelle elle n'avait pas songé vint troubler Mme de Rênal.
– Cette méchante Élisa va entrer dans la chambre, que faire de cette énorme échelle ? dit-elle à son ami ; où la cacher ? Je vais la porter au grenier, s'écria-t-elle tout à coup, avec une sorte d'enjouement.
– Mais il faut passer dans la chambre du domestique, dit Julien étonné.
– Je laisserai l'échelle dans le corridor, j'appellerai le domestique et lui donnerai une commission.
– Songe à préparer un mot pour le cas où le domestique passant devant l'échelle, dans le corridor, la remarquera.
– Oui, mon ange, dit Mme de Rênal en lui donnant un baiser. Toi, songe à te cacher bien vite sous le lit, si, pendant mon absence, Élisa entre ici.
Julien fut étonné de cette gaieté soudaine. Ainsi, pensa-t-il, l'approche d'un danger matériel, loin de la troubler, lui rend sa gaieté parce qu'elle oublie ses remords ! Femme vraiment supérieure ! ah ! voilà un cœur dans lequel il est glorieux de régner ! Julien était ravi.
Mme de Rênal prit l'échelle ; elle était évidemment trop pesante pour elle. Julien allait à son secours ; il admirait cette taille élégante et qui était si loin d'annoncer de la force, lorsque tout à coup, sans aide, elle saisit l'échelle, et l'enleva comme elle eût fait une chaise. Elle la porta rapidement dans le corridor du troisième étage où elle la coucha le long du mur. Elle appela le domestique, et pour lui laisser le temps de s'habiller, monta au colombier. Cinq minutes après, à son retour dans le corridor, elle ne trouva plus l'échelle. Qu'était-elle devenue ? Si Julien eût été hors de la maison, ce danger ne l'eût guère touchée. Mais, dans ce moment, si son mari voyait cette échelle ! cet incident pouvait être abominable. Mme de Rênal courait partout. Enfin elle découvrit cette échelle sous le toit où le domestique l'avait portée et même cachée. Cette circonstance était singulière, autrefois elle l'eût alarmée.
Que m'importe, pensa-t-elle, ce qui peut arriver dans vingt-quatre heures, quand Julien sera parti ? tout ne sera-t-il pas alors pour moi horreur et remords ?
Elle avait comme une idée vague de devoir quitter la vie, mais qu'importe ! Après une séparation qu'elle avait crue éternelle, il lui était rendu, elle le revoyait, et ce qu'il avait fait pour parvenir jusqu'à elle montrait tant d'amour !
En racontant l'événement de l'échelle à Julien :
– Que répondrai-je à mon mari, lui dit-elle, si le domestique lui conte qu'il a trouvé cette échelle ? Elle rêva un instant ; il leur faudra vingt-quatre heures pour découvrir le paysan qui te l'a vendue ; et se jetant dans les bras de Julien, en le serrant d'un mouvement convulsif : Ah ! mourir, mourir ainsi ! s'écriait-elle en le couvrant de baisers ; mais il ne faut pas que tu meures de faim, dit-elle en riant.
Viens ; d'abord je vais te cacher dans la chambre de Mme Derville, qui reste toujours fermée à clef. Elle alla veiller à l'extrémité du corridor, et Julien passa en courant. Garde-toi d'ouvrir, si l'on frappe, lui dit-elle, en l'enfermant à clé ; dans tous les cas, ce ne serait qu'une plaisanterie des enfants en jouant entre eux.
– Fais-les venir dans le jardin, sous la fenêtre, dit Julien, que j'aie le plaisir de les voir, fais-les parler.
– Oui, oui, lui cria Mme de Rênal en s'éloignant.
Elle revint bientôt avec des oranges, des biscuits, une bouteille de vin de Malaga ; il lui avait été impossible de voler du pain.
– Que fait ton mari ? dit Julien.
– Il écrit des projets de marchés avec des paysans.
Mais huit heures avaient sonné, on faisait beaucoup de bruit dans la maison. Si l'on n'eût pas vu Mme de Rênal, on l'eût cherchée partout ; elle fut obligée de le quitter. Bientôt elle revint, contre toute prudence, lui apportant une tasse de café ; elle tremblait qu'il ne mourût de faim. Après le déjeuner, elle réussit à amener les enfants sous la fenêtre de la chambre de Mme Derville. Il les trouva fort grandis, mais ils avaient pris l'air commun, ou bien ses idées avaient changé.
Mme de Rênal leur parla de Julien. L'aîné répondit avec amitié et regrets pour l'ancien précepteur ; mais il se trouva que les cadets l'avaient presque oublié.
M. de Rênal ne sortit pas ce matin-là ; il montait et descendait sans cesse dans la maison, occupé à faire des marchés avec des paysans, auxquels il vendait sa récolte de pommes de terre. Jusqu'au dîner, Mme de Rênal n'eut pas un instant à donner à son prisonnier. Le dîner sonné et servi, elle eut l'idée de voler pour lui une assiette de soupe chaude. Comme elle approchait sans bruit de la porte de la chambre qu'il occupait, portant cette assiette avec précaution, elle se trouva face à face avec le domestique qui avait caché l'échelle le matin. Dans ce moment, il s'avançait aussi sans bruit dans le corridor et comme écoutant. Probablement Julien avait marché avec imprudence. Le domestique s'éloigna un peu confus. Mme de Rênal entra hardiment chez Julien ; cette rencontre le fit frémir.
– Tu as peur, lui dit-elle ; moi, je braverais tous les dangers du monde et sans sourciller. Je ne crains qu'une chose, c'est le moment où je serai seule après ton départ ; et elle le quitta en courant.
– Ah ! se dit Julien exalté, le remords est le seul danger que redoute cette âme sublime !
Enfin le soir vint. M. de Rênal alla au Casino.
Sa femme avait annoncé une migraine affreuse, elle se retira chez elle, se hâta de renvoyer Élisa, et se releva bien vite pour aller ouvrir à Julien.
Il se trouva que réellement il mourait de faim. Mme de Rênal alla à l'office chercher du pain. Julien entendit un grand cri. Mme de Rênal revint, et lui raconta qu'entrant dans l'office sans lumière, s'approchant d'un buffet où l'on serrait le pain, et étendant la main, elle avait touché un bras de femme. C'était Élisa qui avait jeté le cri entendu par Julien.
– Que faisait-elle là ?
– Elle volait quelques sucreries, ou bien elle nous épiait, dit Mme de Rênal avec une indifférence complète. Mais heureusement j'ai trouvé un pâté et un gros pain.
– Qu'y a-t-il donc là ? dit Julien, en lui montrant les poches de son tablier.
Mme de Rênal avait oublié que, depuis le dîner, elles étaient remplies de pain.
Julien la serra dans ses bras avec la plus vive passion ; jamais elle ne lui avait semblé si belle. Même à Paris, se disait-il confusément, je ne pourrai rencontrer un plus grand caractère. Elle avait toute la gaucherie d'une femme peu accoutumée à ces sortes de soins, et en même temps le vrai courage d'un être qui ne craint que des dangers d'un autre ordre et bien autrement terribles.
Pendant que Julien soupait de grand appétit, et que son amie le plaisantait sur la simplicité de ce repas, car elle avait horreur de parler sérieusement, la porte de la chambre fut tout à coup secouée avec force. C'était M. de Rênal.
– Pourquoi t'es-tu enfermée ? lui criait-il.
Julien n'eut que le temps de se glisser sous le canapé.
– Quoi ! vous êtes tout habillée, dit M. de Rênal en entrant ; vous soupez, et vous avez fermé votre porte à clef.
Les jours ordinaires, cette question, faite avec toute la sécheresse conjugale, eût troublé Mme de Rênal, mais elle sentait que son mari n'avait qu'à se baisser un peu pour apercevoir Julien ; car M. de Rênal s'était jeté sur la chaise que Julien occupait un moment auparavant vis-à-vis le canapé.
La migraine servit d'excuse à tout. Pendant qu'à son tour son mari lui contait longuement les incidents de la poule qu'il avait gagnée au billard du Casino, une poule de dix-neuf francs ma foi ! ajoutait-il, elle aperçut sur une chaise, à trois pas devant eux, le chapeau de Julien. Son sang-froid redoubla, elle se mit à se déshabiller, et, dans un certain moment, passant rapidement derrière son mari, jeta une robe sur la chaise au chapeau.
M. de Rênal partit enfin. Elle pria Julien de commencer le récit de sa vie au séminaire ; hier je ne t'écoutais pas, je ne songeais, pendant que tu parlais, qu'à obtenir de moi de te renvoyer.
Elle était l'imprudence même. Ils parlaient très haut ; et il pouvait être deux heures du matin, quand ils furent interrompus par un coup violent à la porte. C'était encore M. de Rênal.
– Ouvrez-moi bien vite, il y a des voleurs dans la maison ! disait-il, Saint-Jean a trouvé leur échelle ce matin.
– Voici la fin de tout, s'écria Mme de Rênal, en se jetant dans les bras de Julien. Il va nous tuer tous les deux, il ne croit pas aux voleurs ; je vais mourir dans tes bras, plus heureuse à ma mort que je ne le fus de la vie. Elle ne répondait nullement à son mari qui se fâchait, elle embrassait Julien avec passion.
– Sauve la mère de Stanislas, lui dit-il avec le regard du commandement. Je vais sauter dans la cour par la fenêtre du cabinet, et me sauver dans le jardin, les chiens m'ont reconnu. Fais un paquet de mes habits, et jette-le dans le jardin aussitôt que tu le pourras. En attendant, laisse enfoncer la porte. Surtout, point d'aveux, je le défends, il vaut mieux qu'il ait des soupçons que des certitudes.
– Tu vas te tuer en sautant ! fut sa seule réponse et sa seule inquiétude.
Elle alla avec lui à la fenêtre du cabinet ; elle prit ensuite le temps de cacher ses habits. Elle ouvrit enfin à son mari bouillant de colère. Il regarda dans la chambre, dans le cabinet, sans mot dire, et disparut. Les habits de Julien lui furent jetés, il les saisit, et courut rapidement vers le bas du jardin du côté du Doubs.
Comme il courait, il entendit siffler une balle, et aussitôt le bruit d'un coup de fusil.
Ce n'est pas M. de Rênal, pensa-t-il, il tire trop mal pour cela. Les chiens couraient en silence à ses côtés, un second coup cassa apparemment la patte à un chien, car il se mit à pousser des cris lamentables. Julien sauta le mur d'une terrasse, fit à couvert une cinquantaine de pas, et se remit à fuir dans une autre direction. Il entendit des voix qui s'appelaient, et vit distinctement le domestique, son ennemi, tirer un coup de fusil ; un fermier vint aussi tirailler de l'autre côté du jardin, mais déjà Julien avait gagné la rive du Doubs où il s'habillait.
Une heure après ; il était à une lieue de Verrières, sur la route de Genève ; si l'on a des soupçons, pensa Julien, c'est sur la route de Paris qu'on me cherchera.
FIN DU LIVRE PREMIER
1 Voir, au musée du Louvre, François, duc d'Aquitaine, déposant la cuirasse et prenant l'habit de moine, n. 1130.