8
La Pierre-Dieu
Le Bouchon-de-Cristal filait à la surface. Don Luis causait, entouré de Stéphane, de Patrice et de Tout-Va-Bien.
— Quelle canaille que ce Vorski ! disait-il. j’en ai pourtant vu de ces monstres-là, mais jamais d’un pareil calibre.
— Alors, dans ce cas… objecta Patrice Belval.
— Alors, dans ce cas ? répéta don Luis.
— J’en reviens à ce que je vous ai dit. Vous tenez entre vos mains un monstre, et vous le laissez libre ! Sans compter que c’est fort immoral… Songez à tout le mal qu’il pourra faire, qu’il fera inévitablement ! N’est-ce pas une lourde responsabilité que vous prenez, celle des crimes qu’il commettra ?
— C’est également votre avis, Stéphane ? demanda don Luis.
— Je ne sais pas trop quel est mon avis, répondit Stéphane, puisque, pour sauver François, j’étais prêt à toutes les concessions. Mais tout de même…
— Tout de même, vous auriez voulu une autre solution ?
— Je l’avoue. Tant que cet homme sera vivant et libre, Mme d’Hergemont et son fils auront tout à craindre de lui.
— Mais quelle solution ? Contre le salut immédiat de François, je lui ai promis la liberté. N’aurais-je dû lui promettre que la vie, et le livrer à la justice ?
— Peut-être, dit le capitaine Belval.
— Soit ! Mais dans ce cas, la justice instruisait, finissait par découvrir la véritable identité de l’individu, et ressuscitait le mari de Véronique d’Hergemont et le père de François. Est-ce cela que vous désirez ?
— Non, non ! s’écria vivement Stéphane.
— Non, en effet, confessa Patrice Belval, assez embarrassé. Non. Cette solution n’est pas meilleure, mais ce qui m’étonne, c’est que vous, don Luis, vous n’ayez pas trouvé la bonne, celle qui nous eût satisfaits tous.
— Il n’y en avait qu’une, déclara nettement don Luis Perenna, il n’y en avait qu’une.
— Laquelle !
— La mort.
Il y eut un silence.
Puis don Luis reprit :
— Mes amis, ce n’est pas par simple jeu que je vous ai réunis en tribunal, et ce n’est pas parce que les débats vous semblent terminés que votre rôle de juge est fini. Il continue, et le tribunal n’a pas levé séance. C’est pourquoi je vous demande de répondre franchement : estimez-vous que Vorski mérite la mort ?
— Oui, affirma Patrice.
Et Stéphane approuva :
— Oui, sans aucun doute.
— Mes amis, poursuivit don Luis, votre réponse n’est pas assez solennelle. Je vous supplie de l’exprimer selon les formes et en toute conscience, comme si vous étiez en face du coupable. Je le répète : quelle peine méritait Vorski ?
Ils levèrent la main et, l’un après l’autre, ils prononcèrent :
— La mort !
Don Luis donna un coup de sifflet. Un des Marocains accourut.
— Deux paires de jumelles, Hadgi.
Quand les instruments furent apportés, don Luis les offrit à Stéphane et à Patrice.
— Nous ne sommes qu’à un mille de Sarek. Regardez vers la pointe, la barque doit être en route.
— Oui, fit Patrice au bout d’un instant.
— Vous voyez, Stéphane ?
— Oui, seulement…
— Seulement…
— Il n’y a qu’un passager.
— Qu’un passager, en effet, déclara Patrice.
Ils posèrent leurs jumelles, et l’un d’eux commença :
— Un seul s’est enfui… Vorski évidemment… Il aura tué son complice Otto.
Don Luis ricana :
— À moins que son complice Otto ne l’ait tué…
— Mais… pourquoi dites-vous cela ?
— Dame, rappelez-vous la prédiction faite à Vorski, quand il était jeune : « Ta femme périra sur la croix, et toi tu seras tué par un ami. »
— Je ne pense pas qu’une prédiction suffise.
— Aussi ai-je d’autres preuves.
— Lesquelles ?
— Mes chers amis, cela fait partie des derniers problèmes que nous devons élucider ensemble. Par exemple, quelle est votre idée sur la façon dont j’ai substitué Elfride Vorski à Mme d’Hergemont ?
Stéphane hocha la tête.
— J’avoue n’avoir pas compris.
— C’est pourtant si simple ! Lorsque, dans un salon, un monsieur quelconque vous fait des tours d’escamotage ou devine vos pensées, vous vous dites, n’est-ce pas ? Qu’il doit y avoir là-dessous quelque artifice, l’aide d’un compère ? Ne cherchez pas plus loin pour moi.
— Hein ! Vous aviez un compère ?
— Ma foi, oui.
— Mais qui ?
— Otto.
— Otto ! Mais vous ne nous avez pas quittés ! Vous ne lui avez pas parlé ?
— Comment aurais-je pu réussir sans sa complicité ? En réalité, j’ai eu, dans cette affaire, deux compères, Elfride et Otto, qui tous deux ont trahi Vorski, soit par vengeance, soit par peur ou par cupidité. Tandis que vous entraîniez Vorski loin du Dolmen-aux-Fées, Stéphane, moi, j’abordais Otto. L’accord fut rapidement conclu, moyennant quelques billets et contre la promesse qu’il sortirait sain et sauf de l’aventure. En outre je lui appris que Vorski avait subtilisé les cinquante mille francs des sœurs Archignat.
— Comment le saviez-vous ? demanda Stéphane.
— Par mon compère numéro un, par Elfride, que j’avais continué d’interroger à voix basse, pendant que vous guettiez l’approche de Vorski, et qui me révéla, également, en quelques mots rapides, ce qu’elle connaissait du passé de Vorski.
— En fin de compte, vous n’avez vu Otto qu’une fois.
— Deux heures plus tard, après la mort d’Elfride et après le feu d’artifice du chêne creux, seconde entrevue, sous le Dolmen-aux-Fées. Vorski dort, abruti par l’alcool, et Otto monte la garde. Vous comprenez si j’ai saisi l’occasion pour me documenter sur l’affaire, et pour compléter mes renseignements sur Vorski avec ceux, que, dans l’ombre, et depuis deux ans, Otto n’a cessé de recueillir sur un patron qu’il déteste. Puis il décharge les revolvers de Vorski et de Conrad, ou plutôt il enlève les balles, tout en laissant les douilles. Enfin il me passe la montre et le carnet de Vorski, ainsi qu’un médaillon vide et une photographie de la mère de Vorski qu’Otto lui avait subtilisée quelques mois auparavant, — toutes choses qui me servaient le lendemain à jouer au sorcier avec ledit Vorski dans la crypte où il me retrouve. Voilà comme quoi Otto et moi avons collaboré.
— Soit, dit Patrice, mais vous ne lui avez pourtant pas demandé de tuer Vorski ?
— Certes non.
— En ce cas, qui nous prouve ?…
— Croyez-vous que Vorski n’ait pas deviné, à la fin, cette collaboration qui est une des causes évidentes de sa défaite ? Et croyez-vous que le sieur Otto n’ait pas prévu cette éventualité ? Soyez-en sûrs, aucun doute à ce propos : Vorski, détaché de son arbre, eût supprimé son complice, autant pour se venger que pour retrouver les cinquante mille francs des sœurs Archignat. Otto a pris les devants. Vorski était là, impuissant, inerte, proie facile. Il l’a frappé. J’irai plus loin. Otto, qui est un lâche, n’a même pas frappé. Il aura tout simplement laissé Vorski sur son arbre. Et, de la sorte, le châtiment est complet. Êtes-vous satisfaits, maintenant, mes amis, et votre besoin de justice est-il assouvi ?
Patrice et Stéphane se turent, impressionnés par la vision terrible que don Luis évoquait à leurs yeux.
— Allons, dit-il en riant, j’ai eu raison de ne pas vous obliger à prononcer la sentence là-bas, quand nous étions au pied du chêne, et en face d’un homme vivant ! Je vois que mes deux juges auraient quelque peu flanché à cette minute-là.
— Et mon troisième juge aussi, n’est-ce pas, Tout-Va-Bien, toi qui es un sensible et un larmoyant ? Et je suis comme vous, mes amis. Nous ne sommes pas de ceux qui condamnent et qui frappent. Mais tout de même, réfléchissez à ce qu’était Vorski, à ses trente crimes et à ses raffinements de cruauté, et félicitez-moi d’avoir choisi comme juge, en dernier ressort, l’aveugle destin, et, comme bourreau responsable, l’exécrable Otto. Que la volonté des dieux soit faite !…
Les côtes de Sarek s’amincissaient à l’horizon. Elles disparurent dans la brume où se fondaient la mer et le ciel.
Les trois hommes gardaient le silence. Tous trois, ils pensaient à l’île morte, dévastée par la folie d’un homme, à l’île morte où bientôt quelque visiteur trouverait les traces inexplicables du drame, les issues des souterrains, les cellules avec leurs « chambres de mort », la salle de la Pierre-Dieu, les cryptes funéraires, le cadavre de Conrad, le cadavre d’Elfride, les squelettes des sœurs Archignat, et, tout au bout, près du Dolmen-aux-Fées où s’inscrivait la prophétie des trente cercueils et des quatre croix dressées, le grand corps de Vorski, solitaire, lamentable, déchiqueté par les corbeaux et par les oiseaux de nuit…