Pour des raisons que les prophètes les plus expérimentés de Maycomb ne comprirent pas, cette année-là, l’automne céda la place à l’hiver. Il y eut deux semaines de très grand froid tel qu’on n’en avait pas connu depuis 1885 selon Atticus. Mr Avery dit qu’il était écrit sur la pierre de Rosette que lorsque les enfants désobéissaient à leurs parents, fumaient des cigarettes et se disputaient entre eux, les saisons se détraquaient : Jem et moi étions rongés par la culpabilité d’avoir provoqué ces aberrations de la nature et causé des désagréments à notre entourage autant qu’à nous-mêmes.
La vieille Mrs Radley mourut cet hiver-là, mais sa mort ne suscita guère de réactions. Les gens la voyaient rarement, sauf quand elle arrosait ses cannas. Jem et moi pensions que Boo avait fini par l’avoir, mais quand Atticus revint de sa visite de condoléances, à notre grande déception, il dit qu’elle était morte de mort naturelle.
— Demande-lui, murmura Jem.
— Non, toi, tu es le plus âgé.
— C’est pour ça que c’est toi qui dois lui demander.
— Atticus, dis-je, tu as vu Mr Arthur ?
Levant les yeux de son journal, Atticus posa un regard sévère sur moi :
— Non.
Jem m’empêcha de poser d’autres questions ; selon lui, Atticus était toujours irrité par notre jeu sur les Radley et il ne servirait à rien d’insister. Jem pensait qu’Atticus se doutait que, lors de la dernière nuit d’été, nos activités ne s’étaient pas limitées au strip-poker. Il n’en avait pas la preuve, c’était une simple intuition.
Le lendemain matin, je m’éveillai, regardai par la fenêtre et faillis mourir de frayeur. Mes cris tirèrent de la salle de bains Atticus qui était à moitié rasé.
— C’est la fin du monde ! Atticus, fais quelque chose…
Je le poussai à la fenêtre pour lui montrer.
— Mais non, dit-il, il neige.
Jem demanda à Atticus si elle tiendrait. Lui non plus n’avait jamais vu ce phénomène mais il en connaissait l’existence. Atticus dit qu’il n’en savait pas beaucoup plus que lui sur ce point.
— Enfin, je crois qu’elle est trop liquide pour ne pas bientôt tourner à la pluie.
Le téléphone sonna en plein petit déjeuner et Atticus se leva pour aller répondre.
— C’était Eula May, dit-il en revenant. Je cite : « Puisqu’il n’a pas neigé sur le comté de Maycomb depuis 1885, il n’y aura pas école aujourd’hui. »
Eula May était la chef opératrice du téléphone à Maycomb. Elle avait la responsabilité des messages publics, des invitations de mariage, des sirènes d’incendie et des directives de premiers secours en l’absence du docteur Reynolds.
Lorsque Atticus finit par nous rappeler à l’ordre et nous pria de regarder nos assiettes et non la fenêtre, Jem demanda :
— Comment fait-on un bonhomme de neige ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne voudrais pas vous décevoir, les enfants, mais je crains qu’il n’y ait même pas assez de neige pour faire une boule de neige.
Quand Calpurnia arriva, elle dit que ça tiendrait. En allant dans le jardin, nous vîmes qu’il était couvert d’une mince couche de neige molle.
— On ne devrait pas marcher dessus, observa Jem. Regarde, chacun de tes pas l’abîme.
Je me retournai pour regarder l’espèce de bouillie formée par mes empreintes. Jem dit que si nous attendions qu’il soit tombé un peu plus de neige, nous pourrions en faire un tas et, avec lui, un bonhomme de neige. Je sortis la langue pour attraper un gros flocon. Il me brûla.
— Jem ! C’est chaud !
— Mais non, c’est tellement froid que ça brûle, au contraire ! N’en mange pas, Scout, tu vas la gaspiller. Laisse-la tomber.
— Mais j’ai envie de marcher dessus.
— Je sais. On pourrait aller faire un tour chez Miss Maudie.
Il traversa l’avant du jardin en sautillant. Je le suivis en mettant mes pieds dans ses empreintes. Arrivés sur le trottoir devant la maison de Miss Maudie, nous fûmes accostés par Mr Avery. Il avait un visage rose et un gros ventre au-dessous de sa ceinture.
— Vous voyez ce que vous avez fait ? maugréa-t-il. Il n’avait pas neigé à Maycomb depuis Appomattox[7]. Ce sont les méchants enfants comme vous qui bouleversent les saisons.
Je me demandai si Mr Avery savait que nous l’avions surveillé l’été dernier dans l’espoir de le voir répéter son exploit ; je songeai que si ceci était notre récompense, le péché avait du bon. En revanche, je ne me demandai pas d’où Mr Avery tenait ses statistiques météorologiques : elles venaient directement de la pierre de Rosette.
— Jem Finch ! Eh, toi, Jem Finch !
— Miss Maudie t’appelle, Jem.
— Restez tous les deux au milieu du jardin ! cria celle-ci. Il y a des pousses d’armeria sous la neige, au pied de la véranda. Ne marchez pas dessus.
— Oui, m’dame ! répondit Jem. C’est beau, hein, Miss Maudie ?
— Je t’en ficherai, moi, du beau ! S’il gèle cette nuit, mes azalées seront perdues.
Le vieux chapeau de paille de Miss Maudie scintillait de cristaux de neige. Penchée au-dessus de petits buissons, elle les enveloppait dans des sacs de toile. Jem lui demanda pourquoi elle faisait cela.
— Pour leur tenir chaud, dit-elle.
— Comment les fleurs peuvent-elles avoir chaud ? Elles ne bougent pas !
— Je ne saurais répondre à cette question, Jem Finch. Tout ce que je sais, c’est que s’il gèle cette nuit, elles mourront, alors il faut les protéger. Tu comprends ?
— Oui, m’dame. Miss Maudie ?
— Je t’écoute.
— On peut vous emprunter un peu de votre neige, Scout et moi ?
— Plutôt deux fois qu’une ! Prenez tout. Il y a un vieux panier à fruits sous la véranda, remplissez-le donc !
Ses yeux se plissèrent :
— Jem Finch, que vas-tu faire de cette neige ?
— Vous verrez, dit-il.
Nous transférâmes autant de neige que nous pûmes du jardin de Miss Maudie au nôtre, ce qui nous trempa.
— Qu’allons-nous faire, Jem ? demandai-je.
— Tu verras. Tiens, prends le panier et rapporte toute la neige que tu pourras ramasser au fond du jardin et reviens en marchant bien sur tes traces, recommanda-t-il.
— On va faire un bébé de neige ?
— Non, un vrai bonhomme ! On n’a plus de temps à perdre !
Il courut chercher la houe du jardin et se mit à creuser rapidement derrière les réserves de bois en mettant soigneusement de côté tous les vers qu’il trouvait. Il rentra dans la maison, revint avec le panier à linge qu’il remplit de terre avant de l’apporter devant la maison.
Quand nous eûmes cinq paniers de terre et deux de neige, Jem décréta que nous pouvions commencer.
— Tu trouves pas que ça fait un peu dégoûtant ? lui demandai-je.
— Pour le moment, oui, mais ça ne le sera plus tout à l’heure.
Jem ramassa une brassée de boue qu’il transforma en monticule, il y ajouta une seconde brassée, et d’autres encore, jusqu’à obtenir un torse.
— Jem, je n’ai jamais entendu parler de bonshommes de neige nègres, dis-je.
— Il restera pas noir longtemps, grommela-t-il.
Jem alla chercher des brindilles de pêcher à l’arrière du jardin, il les tressa et les tordit pour en faire des bras qu’il recouvrit de boue.
— On dirait Miss Stephanie Crawford les mains sur les hanches, dis-je. Grasse à la taille, avec de tout petits bras.
— Je vais les faire plus grands.
Jem versa de l’eau sur l’homme de boue et rajouta de la terre. Il le regarda pensivement un moment et lui façonna un gros ventre au-dessous de la taille. Jem me regarda, les yeux pétillants :
— Mr Avery a quelque chose d’un bonhomme de neige, non ?
Prenant de la neige, il se mit à l’en recouvrir. Il m’autorisa à me charger du dos, se réservant les parties visibles. Petit à petit, Mr Avery devenait blanc.
Se servant de petits morceaux de bois pour les yeux, le nez, la bouche et des boutons, Jem réussit à donner à Mr Avery l’air en colère. Un bâton vint compléter l’œuvre. Jem recula et contempla sa création.
— Il est merveilleux, Jem. On croirait presque qu’il va parler.
— Tout à fait, dit-il modestement.
Nous n’eûmes pas le courage de patienter jusqu’au retour d’Atticus, nous lui téléphonâmes pour lui annoncer que nous avions une surprise pour lui. Il parut en effet surpris de voir que tout l’arrière du jardin se trouvait devant la maison, mais dit que nous avions fait un travail formidable.
— Je n’aurais pas cru que tu y arriverais, Jem. Désormais, je ne m’inquiéterai plus pour ton avenir, mon garçon, tu sauras toujours te débrouiller.
Les oreilles de Jem rougirent sous le compliment, mais il prit un air inquiet quand il vit Atticus revenir sur ses pas, examiner le bonhomme un moment. Atticus sourit, puis éclata de rire :
— Mon garçon, je ne sais pas ce que tu deviendras, ingénieur, avocat ou portraitiste ! Ce que tu as fait à l’avant du jardin n’est pas loin d’un acte de diffamation. Il va falloir déguiser un peu cet individu.
Il suggéra à Jem de lui affiner un peu le front, de prendre un balai dans la remise et de lui mettre un tablier.
Jem expliqua que s’il faisait cela, le bonhomme de neige se transformerait en bonhomme de boue.
— Peu importe ce que tu fais, pourvu que tu fasses quelque chose, dit Atticus. Tu ne peux pas t’amuser à faire des caricatures des voisins.
— Ce n’est pas une caractèreture, dit Jem, c’est seulement qu’il lui ressemble.
— Mr Avery pourrait ne pas être de cet avis.
— Attends, je sais ! s’exclama Jem.
Il traversa la rue en courant, disparut dans le jardin de Miss Maudie et revint triomphant. Il planta son chapeau de paille sur la tête du bonhomme et fourra ses cisailles dans le crochet formé par l’un de ses bras. Atticus dit que cela irait.
Miss Maudie ouvrit sa porte et sortit sur sa véranda. Elle regardait dans notre direction. Soudain, elle sourit :
— Jem Finch ! cria-t-elle. Petit diable ! Rapporte-moi mon chapeau !
Jem interrogea du regard mon père qui hocha la tête :
— Elle te taquine. Elle est très impressionnée par ta… réalisation.
Se dirigeant vers elle, Atticus la rejoignit et tous deux engagèrent une conversation ponctuée de gestes dont je ne saisis qu’une seule phrase :
— … fabriqué un véritable morphodite dans ce jardin ! Atticus, tu n’arriveras jamais à les élever !
L’après-midi, la neige cessa de tomber, la température baissa et, au crépuscule, les pires prédictions de Mr Avery se réalisèrent : Calpurnia fit du feu dans toutes les cheminées de la maison mais nous avions quand même froid. Quand Atticus rentra ce soir-là, il dit que nous étions partis pour le froid et proposa à Calpurnia de passer la nuit avec nous. Considérant les hauts plafonds et les grandes fenêtres, elle déclara qu’il ferait sans doute plus chaud chez elle. Atticus la raccompagna en voiture.
Avant de me coucher, il ajouta du charbon dans le poêle de ma chambre. Il dit que le thermomètre indiquait moins dix et que lui-même n’avait jamais vu de nuit aussi froide et que notre bonhomme de neige devait maintenant être un bloc de glace.
Quelques minutes plus tard me sembla-t-il, je fus réveillée par quelqu’un qui me secouait. Le manteau d’Atticus me recouvrait.
— C’est déjà le matin ?
— Lève-toi, mon bébé.
Atticus me tendit ma robe de chambre et mon manteau.
— Mets d’abord ta robe de chambre, dit-il.
Jem était à côté de lui, aussi échevelé que groggy, tenant d’une main son manteau fermé jusqu’au cou, l’autre main fourrée dans la poche. Il avait l’air curieusement énorme.
— Vite, ma chérie, dit Atticus. Voilà tes chaussures et tes chaussettes.
Je les mis mécaniquement.
— C’est le matin ?
— Non, il est un peu plus d’une heure. Dépêche-toi, maintenant.
L’idée qu’il se passait quelque chose d’anormal me vint enfin à l’esprit.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Mais il était déjà inutile qu’il me le dise. Tout comme les oiseaux savent où se réfugier quand il pleut, je sus qu’il se passait quelque chose dans notre rue. Des sons qui avaient la douceur du taffetas et des bruits étouffés de débandade m’emplirent d’angoisse.
— Quelqu’un a des ennuis ?
— Miss Maudie, ma chérie, dit doucement Atticus.
Par la porte d’entrée, nous aperçûmes les flammes qui jaillissaient de la salle à manger de Miss Maudie et, comme pour confirmer ce que nous voyions, le gémissement de la sirène des pompiers monta haut dans les aigus et se maintint dans cette tonalité.
— C’est trop tard geignit Jem.
— Je l’imagine, répondit Atticus. Maintenant, écoutez, tous les deux. Descendez et attendez devant la maison des Radley. Ne restez pas là, vous m’entendez ? Vous voyez dans quelle direction souffle le vent ?
— Oh ! dit Jem. Tu ne crois pas qu’on devrait commencer à sortir les meubles ?
— Pas encore, mon garçon. Fais ce que je te dis. Cours, maintenant. Occupe-toi de Scout, tu entends ? Ne la quitte pas des yeux.
D’une poussée, Atticus nous dirigea vers la grille des Radley. Devant nous, la rue s’emplissait d’hommes et de voitures tandis que le feu dévorait silencieusement la maison de Miss Maudie.
— Pourquoi ils ne se dépêchent pas, marmonna Jem. Pourquoi ils ne se dépêchent pas ?
Nous comprîmes bientôt pourquoi. La vieille voiture de pompiers, en panne à cause du froid arriva poussée depuis la ville par une foule d’hommes. Quand ils branchèrent les tuyaux à une bouche d’incendie, l’eau jaillit en l’air et retomba sur le trottoir en gazouillant.
— Oh, mon Dieu, Jem…
Il m’entoura de ses bras.
— Chut, Scout. Il n’y a pas encore lieu de s’inquiéter, je te dirai quand ce sera le cas.
Les hommes de Maycomb, plus ou moins habillés, déménageaient les meubles de Miss Maudie dans une cour de l’autre côté de la rue. Je vis Atticus transporter son lourd fauteuil à bascule en chêne et songeai que c’était bien de lui d’avoir eu la délicatesse de sauver ce qu’elle préférait.
Nous entendions parfois des cris. Puis, le visage de Mr Avery apparut à une fenêtre du premier. Il jeta un matelas dans la rue, ainsi que des meubles, jusqu’à ce que des hommes lui crient :
— Descendez donc, Dick ! L’escalier brûle. Sortez vite de là, Mr Avery !
Mr Avery se mit à enjamber la fenêtre.
— Scout, il est coincé, souffla Jem. Seigneur…
Mr Avery n’arrivait pas à se dégager. Je me cachai le visage sous les bras de mon frère et ne regardai plus jusqu’à ce qu’il criât :
— Il s’est libéré, Scout ! Il s’en sort !
Je relevai la tête pour voir Mr Avery traverser la véranda du haut. Il passa les jambes par-dessus la balustrade et se laissait glisser le long d’un pilier quand il dérapa. Il tomba, cria et se reçut dans les massifs de Miss Maudie.
Je remarquai soudain que les gens s’écartaient de la maison, venant vers nous. Le feu achevait de dévorer l’étage et progressait vers le toit : l’encadrement des fenêtres était noir sur un fond orange vif.
— Jem, on dirait une citrouille…
— Regarde, Scout !
De la fumée s’élevait de notre maison et de celle de Miss Rachel, comme du brouillard sur une rivière, et des hommes étaient en train de tirer les tuyaux dans leur direction. Derrière nous, la voiture de pompiers d’Abbottsville prit le virage toutes sirènes hurlantes pour piler devant chez nous.
— Le livre… dis-je.
— Quoi ? demanda Jem.
— Tom Swift, il n’est pas à moi mais à Dill…
— T’inquiète pas, Scout. Il n’y a pas encore de raison de s’inquiéter.
Tendant le doigt, il ajouta :
— Regarde là-bas.
Au milieu d’un attroupement, Atticus était là, les mains dans les poches de son manteau. Il avait l’air d’assister à un match de football. Miss Maudie se tenait à côté de lui.
— Tu vois, il ne s’inquiète pas encore.
— Pourquoi il va pas sur le toit de l’une des maisons ?
— Il est trop vieux, il se romprait le cou.
— Tu crois qu’on devrait y aller pour sortir nos affaires ?
— On va pas l’embêter maintenant. Il saura quand il faudra y aller, dit Jem.
La voiture de pompiers d’Abbottsville commença d’arroser notre maison. Un homme monté sur le toit indiquait où diriger la lance. Je voyais notre Véritable Morphodite devenir noir et s’effondrer ; le chapeau de Miss Maudie restait au sommet de ce tas de boue mais je ne distinguais plus ses cisailles. Dans la chaleur qui régnait entre notre maison et celles de Miss Rachel et de Miss Maudie, les hommes avaient depuis longtemps abandonné manteaux et peignoirs. Ils travaillaient en vestes de pyjama et en chemises de nuit enfilées dans leurs pantalons. Moi, en revanche, j’étais en train de geler sur place. Jem s’efforça de me réchauffer mais son bras ne suffisait pas. Je me dégageai pour croiser mes bras sur mes épaules. En sautillant, je sentis de nouveau mes pieds.
Une autre voiture de pompiers apparut et s’arrêta devant chez Miss Stephanie Crawford. Il n’y avait plus de bouches à incendie disponibles et les hommes essayaient d’arroser sa maison avec des extincteurs manuels.
Le toit en métal de Miss Maudie faisait couver les flammes ; la maison s’effondra dans un rugissement ; des flammes jaillirent de partout, elles furent suivies d’une rafale de coups de couvertures avec lesquelles les hommes installés sur les toits voisins éteignaient les étincelles et les morceaux de bois en feu.
L’aube se leva avant que les hommes commencent à partir, d’abord un par un, puis par groupes. Ils poussèrent la voiture de pompiers de Maycomb vers le centre ville, celle d’Abbottsville s’en alla, seule la troisième resta. Nous découvrîmes, le lendemain, qu’elle venait de Clark’s Ferry, à cent kilomètres de là.
Jem et moi nous glissâmes de l’autre côté de la rue. Miss Maudie regardait le trou noir fumant au milieu de son jardin et Atticus secoua la tête pour nous faire comprendre qu’elle ne voulait pas parler. Il nous emmena à la maison en nous tenant par les épaules pour traverser la chaussée verglacée. Il dit que pour le moment Miss Maudie allait habiter chez Miss Stephanie.
— Qui veut du chocolat chaud ? demanda-t-il.
Je frissonnais quand il alluma le poêle de la cuisine.
En buvant mon cacao, je m’aperçus qu’il me regardait d’abord avec curiosité, puis avec sévérité.
— Je croyais vous avoir demandé à Jem et à toi de ne pas bouger, dit-il.
— Eh bien, c’est ce que nous avons fait. Nous n’avons pas bougé…
— Alors à qui est cette couverture ?
— Une couverture ?
— Oui, mademoiselle, une couverture qui ne nous appartient pas.
Je me rendis compte que j’étais enveloppée dans une grosse couverture de laine marron, à la façon des squaws.
— Atticus, je ne sais pas, père… je…
Me tournant vers Jem, je l’interrogeai du regard mais il paraissait encore plus stupéfait que moi. Il assura qu’il ignorait comment elle était arrivée là, que nous avions fait exactement ce qu’Atticus nous avait demandé, nous étions restés devant la grille des Radley, loin de tout le monde, nous n’avions pas bougé d’un pouce… Brusquement, il s’interrompit.
— Mr Nathan était devant l’incendie, bredouilla-t-il. Je l’ai vu, je l’ai vu, il traînait ce matelas… Atticus, je te jure…
— C’est bon, mon garçon.
Atticus eut un petit sourire.
— À croire que tout Maycomb était dehors cette nuit, d’une manière ou d’une autre. Jem, je crois qu’il y a du papier d’emballage dans le cagibi. Va le chercher et nous…
— Non, Atticus, non, père.
Jem semblait avoir perdu la tête. Il se mit à déverser nos secrets dans les moindres détails, se moquant totalement de ma sécurité, voire de la sienne, n’omettant rien, ni la cavité de l’arbre, ni le pantalon, ni le reste.
— … Et si Mr Nathan a mis du ciment dans le tronc, Atticus, c’était pour nous empêcher d’y trouver des choses… je crois qu’il est fou, comme tout le monde le dit, mais, Atticus, je jure devant Dieu qu’il ne nous a jamais fait de mal, qu’il ne nous a jamais blessés, il aurait pu m’ouvrir la gorge d’une oreille à l’autre cette nuit-là, au lieu de quoi il a essayé de réparer mon pantalon… il ne nous a jamais fait de mal, Atticus…
— Du calme, mon garçon ! intervint doucement Atticus d’un ton si paisible qu’il me réconforta beaucoup.
À l’évidence, il n’avait pas compris un mot de ce qu’avait raconté Jem, car tout ce qu’il trouva à dire fut :
— Tu as raison. Nous ferions mieux de garder tout cela, ainsi que la couverture pour nous. Peut-être qu’un jour Scout pourra le remercier de lui avoir couvert les épaules.
— Remercier qui ? demandai-je.
— Boo Radley. Tu étais tellement occupée à regarder l’incendie que tu n’as pas remarqué qu’il est venu poser cette couverture sur tes épaules.
Mon estomac se liquéfia et je faillis vomir quand Jem prit la couverture et se faufila vers moi :
— Il s’est coulé furtivement hors de la maison… en a fait le tour… et s’est glissé ainsi vers toi.
Atticus l’interrompit sèchement :
— N’en profite pas pour aller inventer d’autres exploits, Jeremy !
Jem se renfrogna :
— Je ne vais rien lui faire !
Mais je vis une étincelle d’excitation disparaître de son œil.
— Tu te rends compte, Scout, si tu t’étais retournée à ce moment-là, tu l’aurais vu !
Calpurnia nous réveilla à midi. Atticus avait dit que nous n’avions pas besoin d’aller à l’école ce jour-là, que nous n’apprendrions rien après une nuit sans sommeil. Elle nous conseilla d’en profiter pour aller nettoyer le jardin devant la maison.
Le chapeau de Miss Maudie était suspendu à une mince couche de glace, telle une mouche dans l’ambre, et il nous fallut creuser sous la boue pour récupérer ses cisailles. Nous la trouvâmes dans son jardin en train de contempler ses azalées glacées et piétinées.
— On vous rapporte vos affaires, Miss Maudie, lui dit Jem. On est très tristes pour vous.
Miss Maudie regarda autour d’elle et l’ombre de son ancien sourire flotta sur son visage :
— J’ai toujours souhaité avoir une maison plus petite, Jem Finch. Comme ça, maintenant, j’aurai plus de place pour mes azalées !
— Vous n’avez pas trop de peine ? demandai-je surprise.
Atticus nous avait dit que sa maison était pratiquement tout ce qu’elle possédait.
— De la peine, ma petite fille ? Tu sais bien que je détestais cette vieille baraque ; j’ai pensé à y mettre le feu des centaines de fois ! Seulement, on m’aurait enfermée.
— Mais…
— Ne t’inquiète pas pour moi, Jean Louise Finch. Tu ne sais pas encore tout de la vie. Je vais me reconstruire une petite maison et prendre quelques locataires et… Juste ciel ! J’aurai le plus joli jardin d’Alabama. Celui des Bellingrath aura l’air minable quand j’aurai commencé.
Jem et moi nous regardâmes.
— Comment ça a pris, Miss Maudie ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas, Jem. Peut-être dans le conduit de la cuisine. J’y avais laissé du feu pour mes plantes en pot. Il paraît que tu as eu de la compagnie, la nuit dernière, Miss Jean Louise.
— Comment le savez-vous ?
— Atticus m’en a parlé en partant au bureau ce matin. Pour te dire la vérité, j’aurais bien aimé être avec toi à ce moment. Et j’aurais pensé à me retourner, moi.
La réaction de Miss Maudie me laissa perplexe. Elle venait de perdre presque tous ses biens et son cher jardin était sens dessus dessous et elle s’intéressait encore avec passion à nos affaires.
Sans doute vit-elle ma perplexité, car elle reprit :
— La seule chose qui me préoccupait la nuit dernière était le danger et la perturbation que j’ai provoqués. Tout le quartier aurait pu partir en fumée. Mr Avery est alité pour une semaine. Il l’a échappé belle. Il est trop vieux pour prendre de tels risques et je le lui ai dit. Dès que j’aurai pu me nettoyer les mains et que Stephanie Crawford ne regardera pas, je lui préparerai un Lane cake[8]. Cette pauvre Stephanie m’en réclame la recette depuis trente ans, mais si elle croit que je la lui donnerai pour la seule raison qu’elle m’héberge, elle se trompe lourdement.
Je songeai que, même si Miss Maudie craquait et la lui donnait, Miss Stephanie serait de toute façon incapable de la suivre. Miss Maudie m’avait montré, une fois, comment elle faisait. La recette exigeait entre autres choses un grand bol de sucre.
La journée s’écoula tranquillement. Il faisait si froid que nous entendions l’horloge du palais de justice cliqueter, vibrer et peiner avant de sonner l’heure. Le nez de Miss Maudie avait pris une couleur que je ne lui avais jamais vue et je lui demandai pourquoi.
— Parce que je suis dehors depuis six heures du matin, dit-elle. Il devrait être gelé à présent.
Elle leva les mains. De fines lignes s’entrelaçaient sur ses paumes, brunes de terre et de sang séché.
— Vous les avez massacrées, observa Jem. Pourquoi vous ne prenez pas un homme de couleur ?
Spontanément, il ajouta :
— Ou Scout et moi, on pourrait vous aider.
— Merci, jeune homme, mais vous avez déjà de quoi faire, là-bas.
Elle désigna notre jardin.
— Avec le morphodite ? demandai-je. Bof ! On peut s’en débarrasser en moins de deux.
Miss Maudie baissa les yeux vers moi et me regarda fixement tandis que ses lèvres remuaient silencieusement. Soudain, elle porta ses mains à sa tête et s’esclaffa. Elle riait encore quand nous la quittâmes.
Jem dit qu’il ne savait pas ce qu’elle avait, c’était tout Miss Maudie.