Calpurnia portait son tablier le plus amidonné. Tenant un plateau avec une charlotte, elle s’adossa à la porte à battants et la poussa doucement. J’admirai l’aisance et la grâce avec lesquelles elle soulevait de lourdes charges de mets délicats. Tante Alexandra aussi, sans doute, puisqu’elle avait laissé Calpurnia faire le service aujourd’hui.
Septembre arrivait à grands pas. Dill partirait le lendemain pour Meridian. Aujourd’hui, Jem et lui étaient au tourbillon des Barker. Jem avait découvert avec surprise et colère que personne ne s’était jamais soucié d’apprendre à nager à Dill, ce que lui considérait comme aussi important que de savoir marcher. Ils avaient déjà passé deux après-midi à la rivière, mais je ne pouvais pas les accompagner parce qu’ils se mettaient tout nus ; alors je partageais ces heures solitaires entre Calpurnia et Miss Maudie.
Aujourd’hui, tante Alexandra et son cercle missionnaire répandaient la bonne parole à travers toute la maison. De la cuisine, j’entendais Mrs Grace Merriweather au salon faire un compte rendu sur la vie sordide des Mrounas, ou quelque chose d’approchant. Ils isolaient les femmes dans des huttes au moment de leurs périodes, ce qui ne me parut pas très clair ; ils ne possédaient aucun sens de la famille – ce qui devait indigner Tatie –, ils soumettaient les enfants de treize ans à d’atroces épreuves ; ils étaient tous atteints du pian et de vers, ils mâchaient et recrachaient dans un pot commun des écorces d’arbre qui les enivraient.
Cet exposé terminé, les dames se levèrent pour goûter.
Je ne savais pas si j’allais dans la salle à manger ou si je restais à l’écart. Tante Alexandra m’avait dit de les rejoindre pour le goûter ; il n’était pas nécessaire que j’assiste à la réunion qui m’ennuierait. Comme je portais ma robe rose du dimanche, mes chaussures et un jupon, je savais que si je renversais quoi que ce soit dessus, Calpurnia devrait la relaver pour le lendemain. Elle n’avait cessé de travailler de toute la journée. Je décidai donc de rester à l’écart.
— Je peux t’aider, Cal ? proposai-je pleine de bonne volonté.
Elle s’arrêta sur le seuil.
— Reste bien tranquille dans ce coin et tu m’aideras à préparer le prochain plateau quand je reviendrai.
Le léger bourdonnement produit par les voix de dames gagna en force au moment où elle ouvrit la porte :
— Eh bien, Alexandra, je n’avais jamais vu de si belle charlotte !… elle est superbe !… Je ne réussis jamais la croûte comme ça… quelle bonne idée ces tartelettes aux mûres… Calpurnia ?… c’est à peine croyable… savez-vous que la femme du pasteur… pas possible ! mais si, et ce n’est pas tout…
Elles se calmèrent, signe qu’elles avaient été toutes servies. Calpurnia revint pour mettre le lourd pichet d’argent de ma mère sur un plateau.
— Ce pot à café est unique, observa-t-elle. On n’en fait plus de semblables, aujourd’hui.
— Je peux l’emporter ?
— Si tu fais attention et ne le renverses pas. Pose-le au bout de la table, près de Miss Alexandra, avec les tasses. Elle servira elle-même.
Je voulus pousser la porte avec le derrière, comme je l’avais vu faire à Calpurnia, mais le battant ne bougea pas. Elle vint me l’ouvrir en souriant :
— Fais attention, c’est lourd. Ne le regarde pas et tu ne le renverseras pas.
Mon expédition fut un succès : tante Alexandra me décocha un magnifique sourire.
— Reste avec nous, Jean Louise, dit-elle.
Cela participait de sa campagne pour faire de moi une dame.
La coutume était que lorsqu’une dame accueillait son cercle, elle invitait aussi ses voisines pour le goûter, qu’elles soient baptistes ou presbytériennes, ce qui expliquait la présence de Miss Rachel (aussi sobre qu’un juge), de Miss Stephanie et de Miss Maudie. Un peu nerveuse, je m’assis près de cette dernière en me demandant pourquoi les dames mettaient un chapeau pour traverser la rue. Ces réunions de dames me remplissaient toujours d’une vague appréhension et du ferme désir d’être ailleurs. C’était ce genre de réaction qui faisait de moi, selon tante Alexandra, une enfant « mal élevée ».
Les invitées paraissaient fraîches dans de délicats imprimés couleurs pastel : la plupart d’entre elles n’avaient pas lésiné sur la poudre, mais n’avaient pas mis de rouge à lèvres. Tout au plus avaient-elles un simple brillant aux lèvres et un vernis naturel sur les ongles, mais quelques dames plus jeunes allaient jusqu’au rose. Elles embaumaient de parfums célestes. Je m’efforçais de ne pas bouger, les mains agrippées aux bras de mon fauteuil, attendant que quelqu’un m’adressât la parole.
Le bridge d’or de Miss Maudie scintilla :
— Tu es très bien habillée aujourd’hui, Miss Jean Louise ! Où as-tu donc mis ton pantalon ?
— Sous ma robe.
Je ne cherchais pas à être drôle, mais ces dames éclatèrent de rire. Je me mis à rougir, prenant conscience de ma bévue. Seule Miss Maudie me considérait gravement. Elle ne se moquait jamais de moi, sauf si je faisais exprès d’être drôle.
Miss Stephanie Crawford rompit le brusque silence qui suivit en me lançant de l’autre bout de la table :
— Que veux-tu faire plus tard Jean Louise ? Avocate ?
— Non, je n’y avais pas pensé, répondis-je, reconnaissante qu’elle ait eu la gentillesse de changer de sujet.
Je me hâtai de me trouver une vocation : infirmière ? aviatrice ?
— Heu…
— Ça par exemple ! J’aurais juré que tu voulais être avocate, puisque tu as déjà commencé à aller au tribunal !
Ces dames s’esclaffèrent.
— Quelle farceuse, cette Stephanie ! lança l’une d’elles.
Encouragée, cette dernière reprit de plus belle :
— Tu ne veux donc pas devenir avocate quand tu seras grande ?
La main de Miss Maudie se posa sur la mienne, si bien que je déclarai paisiblement :
— Non, juste une dame.
Miss Stephanie me dévisagea sans trop savoir comment prendre cette réponse, dut conclure que je n’avais pas cherché à me montrer impertinente et se contenta de dire :
— Tu n’es pas près d’y arriver tant que tu ne porteras pas plus souvent de robes !
La main de Miss Maudie serra fermement la mienne et je ne répliquai point. Sa chaleur me suffisait.
Mrs Grace Merriweather était assise à ma gauche et je sentis qu’il serait poli de lui parler. Mr Merriweather, fervent méthodiste par la force des choses, ne voyait aucune allusion personnelle lorsqu’il chantait : « Grâce étonnante, quelle douce voix que celle qui a sauvé un misérable comme moi[24]. »
L’opinion générale à Maycomb était pourtant qu’elle l’avait guéri de son alcoolisme et en avait fait un citoyen raisonnablement utile. Car c’était certainement la dame la plus pieuse de tout Maycomb. Je cherchai un sujet de conversation qui pût l’intéresser.
— De quoi avez-vous parlé à votre réunion de cet après-midi ? lui demandai-je.
— De ces pauvres Mrounas, mon enfant, dit-elle.
Elle était lancée. Je n’aurais pas à lui poser beaucoup d’autres questions.
Ses grands yeux bruns s’emplissaient toujours de larmes quand elle évoquait les opprimés.
— Ils vivent dans cette jungle avec J. Grimes Everett pour toute compagnie. Aucun Blanc ne leur rend jamais visite, que ce saint homme.
Mrs Merriweather jouait de sa voix comme d’un orgue, donnant sa pleine mesure à chacun de ses mots :
— La misère… l’obscurantisme… l’immoralité… comme seul peut les connaître J. Grimes Everett. Figure-toi que, lorsque l’église m’a envoyée à ce rassemblement religieux, il m’a dit…
— Il était là, ma’am ? Je croyais…
— Il revient de temps en temps. Il m’a dit : « Mrs Merriweather, vous ne pouvez imaginer, seulement imaginer ce que nous avons à combattre là-bas. » Voilà ce qu’il m’a dit !
— Oui, ma’am.
— Je lui ai dit : « Mr Everett, les dames de l’église épiscopale méthodiste du sud de l’Alabama vous soutiennent à cent pour cent. » Voilà ce que je lui ai dit. Et, vois-tu, à ce moment précis, je me suis fait une promesse solennelle. Je me suis dit que lorsque je rentrerais, je donnerais une conférence sur les Mrounas, afin de porter le message de J. Grimes Everett à Maycomb. Et c’est ce que je fais.
— Oui, ma’am.
Quand Mrs Merriweather secouait la tête, ses boucles noires dansaient.
— Jean Louise, tu as de la chance. Tu vis dans un foyer chrétien, parmi des chrétiens, dans une ville chrétienne. Là-bas, dans le pays de J. Grimes Everett, ne règnent que le péché et la misère noire.
— Oui, ma’am.
— Le péché et la misère noire… et… où en étais-je donc, Gertrude ?
Mrs Merriweather se tourna vers sa voisine.
— Ah oui ! Comme je dis toujours, pardonnez et oubliez, pardonnez et oubliez. Ce que devrait faire l’église, c’est l’aider à mener une vie chrétienne pour ces enfants. Quelques hommes devraient se rendre là-bas et dire à ce pasteur de l’encourager.
— Excusez-moi, Mrs Merriweather, l’interrompis-je, mais vous parlez de Mayella Ewell ?
— De May… ? Non, mon enfant. De la femme de ce moricaud. La femme de Tom. Tom…
— Tom Robinson, ma’am.
Mrs Merriweather se retourna vers sa voisine :
— J’en suis vraiment convaincue, Gertrude, mais certaines personnes ne l’entendent pas de cette oreille. Si nous leur faisons savoir que nous leur pardonnons, que nous leur avons pardonné, l’affaire s’apaisera d’elle-même.
— Heu, Mrs Merriweather ? la coupai-je encore. Qu’est-ce qui va s’apaiser ?
Elle se tourna encore vers moi. Mrs Merriweather était de ces adultes sans enfant qui estiment nécessaire d’employer un ton différent quand ils s’adressent à eux.
— Rien, Jean Louise, dit-elle dans un largo majestueux, les cuisinières et ceux qui travaillent aux champs sont mécontents, mais ils commencent à se calmer… ils ont protesté toute la journée qui a suivi le procès.
Mrs Merriweather fit face à Mrs Farrow :
— Gertrude, je vous le dis, il n’y a rien de plus gênant qu’un moricaud grognon. Ils vous font la tête. C’est toute votre journée qui se trouve gâchée quand vous en avez un comme ça à la cuisine. Savez-vous ce que j’ai dit à ma Sophie, Gertrude ? Je lui ai dit : « Sophie, tu ne te comportes pas en bonne chrétienne, aujourd’hui. Jésus-Christ ne grognait ni se plaignait jamais. » Eh bien, figurez-vous que ça lui a fait du bien ! Elle a levé les yeux du plancher et elle a dit : « Non, Miz Merriweather, Jésus ne grognait pas. » Croyez-moi, Gertrude, il ne faut jamais hésiter à prendre le Seigneur à témoin.
La suite me rappela le vieil orgue de la chapelle de Finch’s Landing. Quand j’étais toute petite et que j’avais été très sage toute la journée, Atticus me permettait d’actionner les soufflets pendant qu’il jouait un air d’un doigt. La dernière note résonnait tant qu’il y avait de l’air pour la tenir. Il me sembla que Mrs Merriweather venait elle aussi d’épuiser sa réserve d’air et qu’elle reconstituait ses réserves alors que Mrs Farrow s’apprêtait à parler.
Mrs Farrow était une sculpturale personne aux yeux clairs et aux petits pieds. Ses cheveux fraîchement permanentés formaient une masse de frisettes grises et serrées. C’était, après Mrs Merriweather, la personne la plus pieuse de Maycomb. Elle possédait l’étrange particularité de faire précéder tout ce qu’elle disait d’une douce sifflante.
— S-s-s Grace, c’est exactement ce que je disais au frère Hutson l’autre jour : « S-s-s Frère Hutson, ai-je dit, on dirait que nous menons un combat perdu d’avance, perdu d’avance, ai-je dit. S-s-s ils s’en moquent éperdument. Nous avons beau nous tuer à les instruire, à en faire de bons chrétiens, aucune dame n’est en sécurité dans son lit. » Il m’a répondu : « Mrs Farrow, je me demande où tout ceci va nous mener. » S-s-s, je lui ai dit que c’était bien vrai.
Mrs Merriweather hocha la tête d’un air grave. Sa voix domina le tintement des tasses à café et le son quelque peu bovin produit par ces dames mâchant leurs pâtisseries fines.
— Gertrude, dit-elle, croyez-moi, il y a de bonnes personnes, dans cette ville, mais qui font fausse route. Oui, vraiment. Il y a dans cette ville des gens qui croient bien faire. Loin de moi l’idée de dénoncer qui que ce soit, mais certains d’entre eux pensaient bien faire il y a peu de temps encore, mais on n’a fait que les exciter davantage. C’est tout ce qu’on a fait. Cela semblait peut-être la chose à faire à ce moment-là, mais je n’en sais rien, je ne suis pas spécialiste en la matière, mais grognons… mécontents… je vous le dis, moi, si ma Sophie avait persisté encore une journée dans cette voie, j’aurais dû m’en séparer. Elle n’a jamais pu faire entrer dans sa caboche que si je la garde c’est à cause de la crise et parce qu’elle a besoin du dollar et des vingt-cinq cents qu’elle reçoit chaque semaine.
— En tout cas, les gâteaux que vous mangez chez lui ne vous restent pas en travers de la gorge !
C’était Miss Maudie qui avait parlé. Deux traits minces étaient apparus aux coins de sa bouche. Elle était longtemps restée silencieuse à côté de moi, sa tasse de café posée en équilibre sur un genou. Moi, j’avais perdu le fil de la conversation depuis longtemps, depuis que ces dames avaient cessé de parler de la femme de Tom Robinson, et je m’étais contentée de penser à Finch’s Landing et au fleuve. Tante Alexandra avait tout compris de travers : la réunion vous glaçait le sang, mais le goûter était sinistre.
— Maudie, je crois n’avoir pas bien saisi ce que vous vouliez dire, répondit Mrs Merriweather.
— Je suis sûre que si, dit Miss Maudie sèchement.
Elle s’en tint là. Quand Miss Maudie était en colère, son laconisme se faisait glacial. Quelque chose l’avait mise très en colère, et ses yeux gris étaient aussi froids que sa voix. Mrs Merriweather rougit, me jeta un coup d’œil et se détourna. Je ne pouvais pas voir Mrs Farrow.
Tante Alexandra se leva pour passer de nouveaux rafraîchissements tout en se lançant dans une conversation animée avec Mrs Merriweather et Mrs Gates. Quand elle sentit la conversation bien engagée avec la participation de Mrs Perkins, elle se retira. Elle adressa un regard de pure gratitude à Miss Maudie qui me donna à penser sur le monde des femmes. Toutes deux n’avaient jamais été spécialement proches et voilà que Tatie la remerciait silencieusement pour je ne savais quoi. J’étais contente d’apprendre que tante Alexandra se sentait parfois assez malheureuse pour éprouver de la gratitude envers qui lui avait prêté main-forte. À l’évidence, je devrais bientôt pénétrer dans ce monde à la surface duquel les dames parfumées se balançaient lentement, s’éventaient avec langueur et buvaient de l’eau fraîche.
Néanmoins, je me sentais plus à l’aise dans le monde de mon père. Les gens comme Mr Heck Tate ne vous piégeaient pas avec d’innocentes questions destinées à vous ridiculiser ; même Jem ne vous critiquait vraiment que si vous aviez dit quelque chose de stupide. Les dames semblaient vivre dans une vague horreur des hommes et semblaient peu disposées à les approuver sans réserve. Mais, moi, je les aimais bien. Ils étaient sympathiques, même s’ils juraient, buvaient, jouaient et chiquaient. Peu importait qu’ils soient peu attirants, il y avait quelque chose en eux que j’aimais instinctivement… ils n’étaient pas…
— Hypocrites, Mrs Perkins, des hypocrites-nés, disait Mrs Merriweather. Au moins ne sommes-nous pas affligés de cette tare, ici ! Les gens, là-bas, les ont libérés, mais vous ne les verrez jamais s’asseoir à la même table qu’eux. Nous, au moins, nous n’avons pas la fourberie de leur dire : « Vous êtes aussi bien que nous, mais n’approchez pas de nous. » Ici, nous leur disons : « Vivez à votre manière et nous à la nôtre. » Je pense que cette femme, cette Mrs Roosevelt, a perdu l’esprit – se rendre à Birmingham et essayer de s’asseoir avec eux[25] ! Si j’étais le maire de Birmingham, je…
Aucun de nous ne l’était, mais j’aurais aimé être gouverneur de l’Alabama rien qu’une journée : je pourrais ainsi libérer Tom Robinson avant que la Société des missions ait pu dire « ouf ! ».
L’autre jour, j’avais trouvé Calpurnia en train de raconter à la cuisinière de Miss Rachel que Tom prenait très mal les choses et elle ne s’était pas interrompue lorsque j’étais entrée dans la cuisine. Elle disait qu’Atticus ne pouvait plus rien faire pour l’aider à supporter son incarcération, que ses dernières paroles à Atticus avaient été : « Au revoir, Mr Finch, vous ne pouvez plus ’ien pou’ moi, maintenant, c’est pas la peine de vous fatiguer. »
Calpurnia ajouta qu’Atticus lui avait raconté que le jour où ils avaient emmené Tom en prison, il avait perdu tout espoir. Atticus avait essayé de lui expliquer les choses et de lui dire qu’il ne devait surtout pas se décourager parce qu’il faisait de son mieux pour le faire libérer. La cuisinière de Miss Rachel demanda pourquoi Atticus ne s’était pas contenté de dire oui, on va te libérer… cela aurait sûrement réconforté Tom Robinson. Calpurnia dit :
— C’est parce que tu ne connais pas la loi. La première chose que tu apprends quand tu travailles dans une famille d’avocats, c’est qu’il n’existe pas de réponse définitive à rien. Mr Finch ne pouvait pas promettre ce qu’il n’était pas sûr d’obtenir.
La porte d’entrée claqua et j’entendis les pas d’Atticus dans l’entrée. Je me demandai quelle heure il était ; il ne rentrait pas si tôt et les jours de réunion de la Société des missions, il restait en ville jusqu’à la nuit tombée.
Il s’arrêta sur le seuil de la salle à manger, son chapeau à la main, le visage blême.
— Excusez-moi, mesdames, lança-t-il. Ne vous interrompez pas pour moi. Alexandra, s’il te plaît, pourrais-tu venir à la cuisine une minute ? J’aurais besoin de Calpurnia pour un moment.
Au lieu de traverser la salle à manger, il ressortit et pénétra dans la cuisine par la porte arrière. Tante Alexandra et moi l’y rejoignîmes. La porte de la salle à manger se rouvrit pour laisser passer Miss Maudie. Calpurnia s’était à moitié levée de sa chaise.
— Cal, dit Atticus, je voudrais que vous m’accompagniez chez Helen Robinson…
— Que se passe-t-il ? demanda tante Alexandra alarmée par l’expression du visage de mon père.
— Tom est mort.
Tante Alexandra porta une main à sa bouche.
— Ils l’ont tué, dit Atticus. Il a voulu s’enfuir pendant la promenade. Il paraît qu’il s’est tout d’un coup précipité comme un fou furieux vers la clôture et a commencé à l’escalader. Juste devant eux…
— Ils n’ont pas essayé de l’arrêter ? Ils n’ont pas lancé d’avertissement ?
La voix de tante Alexandra tremblait.
— Si, bien sûr ; les gardes ont commencé par lui crier de s’arrêter. Ils ont tiré plusieurs coups en l’air, puis ils l’ont tué. Ils l’ont eu au moment où il passait de l’autre côté. Ils ont dit qu’avec deux bras, il aurait réussi tant il avait fait vite. Il avait dix-sept balles dans le corps. En fallait-il autant pour l’arrêter ? Cal, je voudrais que vous m’accompagniez pour l’annoncer à Helen.
— Oui, m’sieur, murmura-t-elle en essayant de défaire son tablier.
Miss Maudie vint le lui dénouer.
— C’est le bouquet, Atticus ! dit tante Alexandra.
— Tout dépend comment on voit les choses, répondit-il. Qu’est-ce que cela change, un Noir de plus ou de moins, parmi deux cents ? Il n’était pas Tom pour eux, mais un prisonnier en train de s’échapper.
S’adossant au réfrigérateur, il remonta ses lunettes et se frotta les yeux.
— Nous avions pourtant une bonne chance, reprit-il. Je lui avais dit ce que j’en pensais mais, honnêtement, je ne pouvais rien lui promettre de plus. Sans doute en avait-il assez des chances des hommes blancs et a-t-il préféré tenter la sienne. Prête, Cal ?
— Oui, Mr Finch.
— Alors, allons-y.
Tante Alexandra se laissa tomber sur la chaise de Calpurnia et se cacha le visage dans les mains. Elle demeura ainsi un long moment sans bouger, si calme que je me demandai si elle n’allait pas s’évanouir. J’entendais Miss Maudie respirer aussi fort que si elle venait de monter un escalier, tandis que, dans la salle à manger, ces dames devisaient gaiement.
Je croyais que tante Alexandra pleurait, mais, quand elle retira les mains de son visage, je vis que ce n’était pas le cas. Elle paraissait lasse et parla d’une voix éteinte :
— Je ne saurais dire que j’approuve tout ce qu’il fait, Maudie, mais c’est mon frère et je voudrais savoir quand il en aura fini avec cela.
Sa voix s’éleva :
— Cela le tue ! Il ne le montre pas, mais cela le tue. Je le sais, je l’ai vu quand… que lui veulent-ils encore, Maudie ?
— Qui cela, Alexandra ?
— Cette ville. Ils sont parfaitement d’accord quand il s’agit de l’envoyer faire ce qu’ils ont trop peur de faire eux-mêmes ; ils pourraient y laisser des plumes. Ils sont d’accord pour le laisser s’user la santé à faire ce qu’ils ont peur de faire. Ils…
— Calmez-vous, elles vont vous entendre, dit Miss Maudie. Avez-vous jamais pensé en ces termes, Alexandra ? Que Maycomb s’en rende compte ou non, nous payons le plus haut tribut que nous puissions payer à un homme. Nous avons confiance dans son jugement. C’est aussi simple que cela.
— Qui, « nous » ?
Tante Alexandra ne sut jamais qu’elle faisait ainsi écho à son neveu de douze ans.
— La poignée d’habitants de cette ville qui disent que les Blancs ne sont pas les seuls à bien se conduire ; la poignée de gens qui disent que chacun a droit à un procès équitable, et pas seulement nous ; ceux qui ont assez d’humilité pour penser « Dieu me pardonne, c’est moi », quand ils regardent un Noir.
La vieille rhétorique tranchante de Miss Maudie lui revenait :
— La poignée de gens de cette ville qui possèdent un passé, ce sont eux.
Si j’avais été attentive, j’aurais eu un autre exemple à ajouter aux définitions du passé de Jem, mais j’étais en train de trembler et ne pouvais plus m’arrêter. J’avais vu la ferme-prison d’Enfield et Atticus m’avait montré la cour de promenade, qui n’était pas plus grande qu’un terrain de football.
— Cesse de trembler, m’ordonna Miss Maudie.
Et je cessai de trembler.
— Levez-vous, Alexandra. Nous ne sommes restées que trop longtemps absentes.
Tante Alexandra se leva, rajusta les différentes baleines qui lui emprisonnaient les hanches. Elle sortit un mouchoir et s’essuya le nez. Elle tapota ses cheveux et demanda :
— Est-ce qu’on voit quelque chose ?
— Rien du tout, dit Miss Maudie. Et toi, Jean Louise, tu t’es reprise ?
— Oui, ma’am.
— Alors, rejoignons les dames, dit-elle d’un air farouche.
Le bruit de leurs voix enfla quand Miss Maudie ouvrit la porte de la salle à manger. Tante Alexandra passa devant moi et je vis qu’elle redressait la tête en franchissant le seuil.
— Oh ! Mrs Perkins ! s’exclama-t-elle. Vous n’avez plus de café ! En voulez-vous encore ?
— Calpurnia est partie faire une petite course, Grace, dit Miss Maudie. Puis-je vous offrir une autre tartelette aux mûres ? Savez-vous ce qu’un de mes cousins a fait, l’autre jour, celui qui aime aller à la pêche… ?
Elles avaient repris leurs places au milieu des rires de femmes dans la salle à manger, remplissant leurs tasses de café, passant les plats de gâteaux comme si leur seul souci était le désastre domestique temporaire que constituait la perte de Calpurnia.
Le doux bourdonnement recommença :
— Oui, Mrs Perkins, ce J. Grimes Everett est un saint martyr, ils… devaient se marier, alors ils se sont enfuis… chez l’esthéticienne tous les samedis après-midi… dès que le soir tombe. Il se couche avec… les poules, elles étaient toutes malades, Fred dit que c’est comme ça que tout a commencé. Fred dit…
Tante Alexandra m’adressa un sourire de l’autre bout de la pièce. Elle regarda un plateau de biscuits sur la table et me fit signe de le prendre. Je le saisis soigneusement et m’observai en train d’aller vers Mrs Merriweather. Sur un ton d’exquise politesse, je lui demandai si elle en voulait. Après tout, si Tatie pouvait se comporter en dame à de tels moments, moi aussi.