30

— Mr Arthur, ma chérie, me reprit gentiment Atticus. Jean Louise, voici Mr Arthur Radley. Je crois qu’il te connaît déjà.

Seul Atticus était capable de me présenter aussi calmement à Boo Radley dans un tel moment.

Boo me vit courir instinctivement vers le lit où dormait Jem, le même sourire timide étira ses lèvres. Rouge de confusion, j’essayai de me faire oublier en couvrant Jem.

— Hé là ! Ne le touche pas ! intervint Atticus.

Mr Heck Tate s’assit sans quitter Boo des yeux derrière ses lunettes cerclées d’écaille. Il allait parler quand le docteur Reynolds apparut sur le seuil.

— Tout le monde dehors ! ordonna-t-il en entrant. Bonsoir, Arthur ! Je ne vous avais pas remarqué la première fois que je suis venu.

La voix du docteur Reynolds était aussi enjouée que son pas, comme s’il passait sa vie à dire cela tous les soirs ; cette remarque m’étonna pourtant plus encore que le fait de me trouver dans la même pièce que Boo Radley. Évidemment… même Boo Radley devait parfois tomber malade. Encore que… je n’en étais pas tout à fait sûre.

Le docteur Reynolds portait un gros paquet emballé dans du papier journal, qu’il posa sur le bureau de Jem avant d’ôter sa veste.

— Alors, tu es contente qu’il soit vivant ? Je vais te dire comment je le savais : quand j’ai voulu l’examiner, il m’a donné un coup de pied. J’ai dû l’endormir complètement pour pouvoir le toucher. Allez, ouste, me dit-il.

— Euh… dit Atticus en jetant un regard à Boo. Heck, si nous allions nous installer sur la véranda ? Il y a plein de chaises là-bas, et il fait encore très bon.

Je me demandai pourquoi Atticus nous invitait à le suivre sur la véranda plutôt qu’au salon, puis je compris. Les lumières étaient horriblement violentes dans le salon.

Nous sortîmes en file indienne, d’abord Mr Tate ; Atticus l’attendit à la porte pour passer devant lui puis changea d’avis et le suivit.

Les gens gardent l’habitude d’accomplir leurs gestes quotidiens même dans les circonstances les plus bizarres. Je ne faisais pas exception à la règle :

— Venez, Mr Arthur, m’entendis-je dire, vous ne connaissez pas très bien la maison. Je vais vous conduire à la véranda.

Il me regarda et hocha la tête.

Je lui fis traverser l’entrée et dépasser le salon.

— Voulez-vous vous asseoir, Mr Arthur ? Ce fauteuil à bascule est joli et confortable.

Mon petit fantasme était de retour : il serait assis sur la véranda… quel drôle de temps, ces jours-ci, n’est-ce pas, Mr Arthur ?

Oui, un drôle de temps. Avec un léger sentiment d’irréalité, je le conduisis au fauteuil le plus éloigné d’Atticus et de Mr Tate, le plus mal éclairé, aussi. Boo se sentirait plus à l’aise dans l’obscurité.

Atticus était assis dans la balancelle et Mr Tate sur une chaise à côté de lui. La lumière des fenêtres du salon les éclairait violemment. Je m’assis près de Boo.

— Eh bien, Heck, disait Atticus, il nous reste à… grand Dieu ! je perds la mémoire…

Repoussant ses lunettes, il appuya ses doigts sur ses yeux.

— Jem n’a pas tout à fait treize ans… non, il les a déjà… je n’arrive pas à me rappeler. Enfin, cela passera devant la cour du comté…

— Quoi donc, Mr Finch ?

Mr Tate décroisa les jambes et se pencha en avant.

— Bien sûr, il est parfaitement évident que c’était de la légitime défense, mais je vais devoir faire un saut au cabinet pour faire des recherches…

— Mr Finch, vous pensez que Jem a tué Bob Ewell ? C’est bien ça ?

— Vous avez entendu ce que Scout a dit, il n’y a aucun doute là-dessus. Elle a dit que Jem s’était relevé et l’avait jeté à terre… il s’est probablement emparé du couteau d’Ewell dans l’obscurité… nous vérifierons ça demain.

— Mi-ster Finch, attendez, répliqua Mr Tate, Jem n’a jamais poignardé Bob Ewell.

Atticus garda le silence un instant. Il regarda Mr Tate comme s’il lui était reconnaissant de ce qu’il avait dit. Mais Atticus secoua la tête.

— Heck, c’est très gentil à vous, je reconnais bien là votre bon cœur, mais il ne faut pas se lancer dans ce genre de chose.

Mr Tate se leva et se dirigea vers le bord de la véranda, cracha dans le massif, mit les mains dans ses poches et fit face à Atticus :

— Quel genre de chose ? demanda-t-il.

— Excusez-moi de vous parler sans ménagements, Heck, mais personne n’étouffera cette histoire. Ce n’est pas mon genre.

— Personne n’étouffera rien du tout, Mr Finch.

Mr Tate parlait d’une voix tranquille mais ses bottes étaient plantées si solidement sur le plancher qu’elles semblaient y avoir poussé. Une étrange dispute, dont l’objet m’échappait, opposait mon père et le shérif.

À son tour, Atticus se leva et alla au bord de la véranda. Il fit « Ram » et cracha flegmatiquement dans le jardin. Il mit les mains dans ses poches et fit face à Mr Tate.

— Heck, vous ne l’avez pas dit, mais je sais ce que vous pensez. Et je vous en remercie. Jean Louise…

Il se tourna vers moi.

— Tu as dit que Jem avait fait tomber Mr Ewell loin de toi ?

— Oui, père, c’est ce que j’ai pensé… je…

— Là, vous voyez, Heck ? Merci du fond du cœur, mais je ne veux pas que mon fils démarre dans l’existence avec une chose pareille au-dessus de sa tête. Mieux vaut percer l’abcès tout de suite. Que le comté tout entier y assiste avec ses sandwiches. Je ne veux pas qu’il grandisse et qu’on murmure des choses sur lui, je ne veux pas que quelqu’un dise : « Jem Finch… son père a payé une fortune pour le sortir de là. » Plus tôt nous en aurons fini, mieux ce sera.

— Mr Finch, reprit Mr Tate imperturbablement. Bob Ewell est tombé sur son couteau. Il s’est tué tout seul.

Atticus marcha jusqu’au coin de la véranda. Il regarda la glycine. Je les trouvais aussi têtus l’un que l’autre, chacun dans son genre et me demandais qui céderait le premier. L’obstination d’Atticus revêtait un caractère tranquille, à peine visible, mais elle était aussi ferme que celle des Cunningham. Celle de Mr Tate était naturelle et carrée, mais elle valait celle de mon père.

— Heck, reprit Atticus le dos tourné. Si cette affaire est étouffée, Jem y verra l’exact contraire de l’éducation que j’ai essayé de lui donner. Il m’arrive de trouver que je suis un très mauvais père, mais ils n’ont que moi. Jem regarde d’abord comment je me comporte avant de regarder quelqu’un d’autre. J’ai essayé de vivre de façon à pouvoir soutenir son regard… si je me prêtais à ce genre de chose, franchement, je ne le pourrais plus et, ce jour-là, je l’aurais perdu. Or je ne veux pas les perdre, ni lui ni Scout, parce que je n’ai qu’eux.

— Mr Finch, dit Mr Tate toujours planté sur le plancher, Bob Ewell est tombé sur son couteau. Je peux le prouver.

Atticus fit volte-face sans ôter les mains de ses poches.

— Heck, vous ne comprenez donc pas ? Vous avez des enfants, vous aussi, mais je suis plus âgé que vous. Quand les miens seront grands, je serai vieux, si je suis encore de ce monde, néanmoins, pour le moment, je suis là… s’ils ne me font pas confiance, ils ne feront confiance à personne. Jem et Scout savent ce qui s’est passé. S’ils m’entendent soutenir en ville une autre version… Heck, je les aurais perdus. Je ne peux pas être une personne en ville et une autre chez moi.

Mr Tate pivota sur lui-même et dit patiemment :

— Il a flanqué Jem par terre. Il a trébuché sur une racine sous l’arbre et… venez, je vais vous montrer.

Comme il sortait un long couteau à cran d’arrêt de sa poche, le docteur Reynolds fit son apparition.

— Ce sal… le mort est sous cet arbre, docteur, dans la cour de l’école. Vous avez une lampe torche ? Il vaut mieux que vous preniez celle-ci.

— Je peux y amener ma voiture et mettre les phares, répondit le docteur Reynolds.

Il prit néanmoins la lampe de Mr Tate.

— Jem va bien. Il va dormir toute la nuit. Alors ne vous inquiétez pas. C’est ce couteau qui l’a tué, Heck ?

— Non, l’autre est resté dans son corps. D’après le manche, on dirait un couteau de cuisine. Ken ne devrait plus tarder, avec le corbillard. Bonne nuit, docteur.

Mr Tate fit jaillir la lame du couteau.

— Voilà comment c’est arrivé.

Tenant l’arme, il fit mine de trébucher ; comme il se penchait en avant, son bras gauche passa devant lui.

— Vous voyez ? Il s’est poignardé lui-même et, sous la pression de son poids, la lame a pénétré entre les côtes.

Mr Tate referma le couteau et le rangea dans sa poche.

— Scout a huit ans, dit-il. Elle avait trop peur pour se rendre exactement compte de ce qui se passait.

— Si vous saviez, dit Atticus sévèrement.

— Je ne prétends pas qu’elle ait maquillé la vérité. Je dis qu’elle avait trop peur pour savoir exactement ce qui se passait. Il faisait sacrément noir là-bas, un noir d’encre. Pour être un témoin digne de foi, il faudrait être vraiment habitué à l’obscurité…

— Je n’en aurais pas, dit doucement Atticus.

— Mais, bon Dieu, ce n’est pas de Jem qu’il s’agit !

La botte de Mr Tate avait frappé si fort le plancher que la chambre de Miss Maudie s’alluma, ainsi que celle de Miss Stephanie Crawford. Atticus et Mr Tate regardèrent de l’autre côté de la rue, puis se tournèrent l’un vers l’autre et attendirent.

Quand Mr Tate reprit la parole, sa voix était à peine audible :

— Mr Finch, je regrette d’avoir à vous contredire dans l’état où vous êtes. Vous venez de recevoir un choc comme je n’en souhaite à personne. Il y avait de quoi vous rendre malade ; en tout cas, pour une fois, vous avez perdu toute votre jugeote et il faut régler ça ce soir parce que demain il sera trop tard. Bob Ewell a pris un couteau de cuisine dans l’estomac.

Mr Tate ajouta qu’Atticus ne pouvait pas maintenir sa position et prétendre qu’un garçon de la taille de Jem, avec un bras cassé, possédait assez d’énergie pour saisir un adulte à bras le corps et le tuer dans les ténèbres les plus noires.

— Heck, observa brusquement Atticus. C’était un couteau à cran d’arrêt que vous avez utilisé. Où l’avez-vous trouvé ?

— Je l’ai confisqué à un ivrogne, répondit froidement Mr Tate.

J’essayais de me souvenir. Mr Ewell était en train de s’en prendre à moi… puis il était tombé… Jem avait dû se relever. Du moins le croyais-je.

— Heck ?

— J’ai dit que je l’avais confisqué à un ivrogne en ville ce soir. Ewell a dû trouver ce couteau de cuisine quelque part dans la décharge. Il l’a aiguisé et a attendu son heure… Tout simplement attendu son heure.

Atticus se dirigea vers la balancelle et se rassit, les mains ballantes entre ses genoux. Il regardait par terre. Il s’était déplacé avec la même lenteur que l’autre nuit, devant la prison, lorsqu’il m’avait semblé qu’il lui fallait une éternité pour plier son journal et le jeter sur sa chaise.

Mr Tate allait et venait d’un pas pesant, malgré lui.

— Ce n’est pas votre décision, Mr Finch, c’est entièrement la mienne. C’est ma décision et ma responsabilité. Pour une fois, si vous n’êtes pas d’accord avec moi, vous n’y pourrez pas grand-chose. Si vous voulez insister, je vous traiterai de menteur en public. Votre fils n’a pas poignardé Bob Ewell, dit-il lentement. Il n’en a jamais eu l’idée et maintenant vous le savez. Tout ce qu’il voulait, c’était regagner la maison en sécurité, avec sa sœur.

Mr Tate cessa ses allées et venues. Il s’arrêta devant Atticus, en nous tournant le dos.

— Je ne suis pas parfait, monsieur, mais je suis le shérif du comté de Maycomb. J’ai passé toute ma vie dans cette ville et je vais sur mes quarante-trois ans. Je sais tout ce qui s’est passé ici depuis avant ma naissance. Un malheureux Noir est mort pour rien, et celui qui en est responsable est mort. Laissons les morts enterrer les morts, pour une fois, Mr Finch. Laissons les morts enterrer les morts.

Se penchant, il reprit son chapeau posé à côté d’Atticus, repoussa ses cheveux en arrière et s’en coiffa.

— Je n’ai jamais entendu dire qu’il était illégal de faire tout son possible pour empêcher un crime d’être commis, ce qui est exactement ce qu’il a fait, mais peut-être direz-vous qu’il est de mon devoir de tout raconter à la ville et non d’étouffer l’affaire. Vous savez ce qui se passera alors ? Toutes les dames de Maycomb, ma femme comprise, viendront frapper à sa porte pour lui apporter des gâteaux d’ange à la meringue. À mon sens, Mr Finch, mettre sous la lumière des projecteurs, alors qu’il est si timide, l’homme qui vous a rendu un si grand service, à vous et à toute la ville… pour moi, c’est un péché. Un péché. Et je ne suis pas près de le commettre. Si c’était un autre homme, ce serait différent, mais pas avec celui-ci, Mr Finch.

Mr Tate avait l’air de vouloir creuser un trou dans le plancher avec la pointe de sa botte. Il se tira le nez, puis se massa le bras gauche.

— Je ne suis peut-être pas grand-chose, Mr Finch, mais je suis encore le shérif du comté de Maycomb et Bob Ewell est tombé sur son couteau. Bonne nuit, monsieur.

Mr Tate descendit les marches de la véranda à pas lourds, puis traversa le jardin. La portière de sa voiture claqua et il démarra.

Atticus demeura longtemps les yeux fixés sur le plancher. Finalement, il leva la tête :

— Scout, Mr Ewell est tombé sur son couteau. Est-ce que tu comprends ?

Atticus avait l’air d’avoir besoin d’être réconforté. Je me précipitai dans ses bras, l’étreignis et l’embrassai de toutes mes forces.

— Oui, père, je comprends, le rassurai-je. Mr Tate avait raison.

Atticus se dégagea et me regarda :

— Que veux-tu dire ?

— Eh bien, ce serait un peu comme de tuer un oiseau moqueur, non ?

Enfouissant le visage dans mes cheveux, il les caressa. Quand il se leva et traversa la véranda pour rejoindre sa partie obscure, il avait retrouvé son pas juvénile. Avant de rentrer dans la maison, il s’arrêta devant Boo Radley.

— Merci pour mes enfants, Arthur, dit-il.