Si nous n’entendîmes plus tante Alexandra parler de la famille Finch, la ville, elle, ne cessait de le faire. Le samedi, armés de nos pièces de cinq cents, lorsque Jem m’autorisait à l’accompagner (il était à présent totalement allergique à ma personne en public), nous nous frayions un passage au milieu de la foule en sueur et nous entendions de temps à autre : « Voilà ses gosses ! » ou « Tiens, des Finch ! ».
Nous tournant pour faire face à nos accusateurs, nous ne trouvions que quelques fermiers en train d’examiner les poires à lavement dans la vitrine de la pharmacie Mayco. Ou deux paysannes courtaudes en chapeau de paille, assises dans une automobile tirée par une mule.
— N’importe qui peut venir violer qui il veut, avec le peu de cas qu’en font ceux qui dirigent ce comté !
Obscure observation prononcée par un monsieur maigre qui passait devant nous. Ce qui me rappela que j’avais une question à poser à Atticus :
— C’est quoi, violer ? lui demandai-je ce soir-là.
Atticus émergea de derrière son journal, jeta un regard autour de lui. Il était assis dans son fauteuil près de la fenêtre. En grandissant, Jem et moi avions trouvé généreux de lui accorder trente minutes de tranquillité après le dîner.
Il soupira et déclara que violer, c’était connaître charnellement une femme de force et sans son consentement.
— Et c’est simplement pour ça que Calpurnia a fait tant d’histoires quand je lui ai demandé de quoi il s’agissait ?
Atticus prit un air songeur :
— Qu’est-ce que tu me racontes, encore ?
— En rentrant de l’église, l’autre jour, je lui ai demandé de quoi il s’agissait et elle m’a dit de voir ça avec toi mais j’ai oublié et j’y repense seulement maintenant.
Son journal était tombé sur ses genoux.
— Redis-moi ça ? demanda-t-il.
Je lui racontai en détail notre expédition à l’église avec Calpurnia. Atticus paraissait apprécier mon récit mais tante Alexandra, qui cousait tranquillement dans son coin, posa sa broderie et nous regarda fixement.
— Ainsi vous reveniez tous de l’église de Calpurnia, ce dimanche-là ?
— Oui, ma tante, dit Jem, elle nous avait emmenés avec elle.
Ce qui me rappela une chose :
— C’est vrai, et elle m’a dit que je pourrais venir la voir un après-midi chez elle. Atticus, je pourrai y aller, dimanche prochain ? Elle a dit qu’elle viendrait me chercher si tu avais pris la voiture.
— Certainement pas !
C’était tante Alexandra qui avait répondu. Abasourdie, je fis volte-face, puis me retournai vers Atticus, assez vite pour capter son rapide coup d’œil sur sa sœur. Mais il était trop tard.
— Je t’ai rien demandé ! ripostai-je.
Pour un homme de sa taille, Atticus arrivait à s’asseoir et à se lever plus vite que n’importe qui. Il se dressa d’un coup :
— Présente immédiatement tes excuses à ta tante !
— Mais ce n’est pas à elle que j’ai posé la question, c’est à toi.
Tournant la tête, il me cloua au mur de son meilleur œil et ajouta d’une voix implacable :
— Tu présentes d’abord tes excuses à ta tante !
— Pardon, Tatie, marmonnai-je.
— Maintenant, reprit-il, mettons les choses au point : tu fais ce que Calpurnia te dit, tu fais ce que je te dis et, aussi longtemps que ta tante habitera cette maison, tu feras ce qu’elle te dira, compris ?
Je compris, réfléchis un moment et conclus que le seul moyen de me retirer avec un reste de dignité consistait à me rendre aux toilettes où je demeurai assez longtemps pour qu’ils pensent que j’avais réellement besoin d’y aller. En revenant, je traînai dans l’entrée et entendis qu’une violente discussion avait lieu au salon. Par la porte, je vis Jem sur le canapé, disparaissant derrière un magazine de football, remuant la tête comme si ces pages présentaient un match de tennis en direct.
— … il faut que tu prennes une décision en ce qui la concerne, disait Tatie. Tu n’as que trop traîné, Atticus, beaucoup trop.
— Je ne vois pas le mal qu’il y a à la laisser aller là-bas. Cal s’en occuperait aussi bien qu’ici.
Qui était cette « la » dont ils parlaient ? J’eus un coup au cœur, c’était moi. Je sentis les murs capitonnés d’une maison de correction se refermer sur moi et, pour la seconde fois de ma vie, j’eus envie de m’enfuir. Sur-le-champ.
— Atticus, c’est bien gentil d’avoir bon cœur, mais tu es vraiment trop indulgent ; tu dois penser à ta fille. Elle grandit.
— Et je ne cesse d’y songer.
— Alors cesse de tourner autour du pot. Tôt ou tard tu devras regarder les choses en face, autant le faire ce soir. Nous n’avons pas besoin d’elle pour le moment.
Atticus répliqua d’un ton égal :
— Alexandra, Calpurnia ne quittera cette maison que lorsqu’elle le désirera. Pense ce que tu veux, mais je n’aurais pu m’en tirer sans son aide durant toutes ces années. Elle nous est aussi dévouée que n’importe quel membre de la famille et tu ferais mieux d’accepter les choses comme elles sont. En outre, ma chère sœur, je ne tiens pas à ce que tu t’éreintes pour nous. Il n’y a aucune raison que tu fasses cela, nous avons toujours autant besoin de Cal.
— Mais, Atticus…
— Et puis je ne pense pas que les enfants aient eu à souffrir de son éducation. En fait, elle s’est souvent montrée plus dure envers eux que ne l’aurait été une mère… elle ne leur a jamais rien passé, elle ne s’est jamais laissé attendrir, comme la plupart des gouvernantes de couleur. Elle s’est efforcée de leur inculquer ses propres principes, d’excellents principes. Qui plus est, les enfants l’adorent.
Je respirai de nouveau. Ce n’était pas de moi, mais seulement de Calpurnia qu’ils parlaient. Rassérénée, j’entrai dans le salon. Atticus s’était réfugié derrière son journal et tante Alexandra s’acharnait sur sa broderie. Pic, pic, pic, son aiguille abîmait son tambour à broderie. Elle s’arrêta pour tendre davantage le tissu : pic-pic-pic. Elle était furieuse.
Jem se leva, traversa le tapis à pas de loup, me fit signe de le suivre, m’entraîna dans sa chambre et ferma la porte, l’air grave.
— Ils se sont disputés, Scout.
Jem et moi nous disputions souvent, ces temps-ci, mais je n’avais jamais vu ni entendu personne se quereller avec Atticus. Ce n’était pas un spectacle agréable.
— Scout, tâche de ne pas contrarier Tatie, tu entends ?
Les remarques d’Atticus me pesaient encore sur le cœur, si bien que je ne saisis pas la requête contenue dans la question de Jem. Je remontai sur mes grands chevaux :
— Tu vas pas me dire ce que j’ai à faire, non ?
— Mais non ! Seulement, il a assez de soucis en ce moment sans qu’on lui en donne nous aussi.
— Lesquels ?
Atticus ne semblait pourtant pas avoir de soucis particuliers.
— Il se fait un sang d’encre à cause de cette affaire Tom Robinson…
Je répondis qu’Atticus ne s’inquiétait de rien du tout. D’ailleurs, l’affaire ne nous troublait guère, sauf à peu près une fois par semaine, et jamais longtemps.
— C’est parce que tu n’es pas capable de réfléchir plus d’une minute à quelque chose, répliqua Jem. Les grandes personnes, c’est pas pareil, nous…
Ses airs supérieurs étaient devenus parfaitement insupportables ces jours-ci. Il ne songeait plus qu’à lire et à sortir seul. Néanmoins, il continuait à me passer tout ce qu’il lisait, avec une nuance, cependant : autrefois, c’était parce qu’il pensait que cela me plairait ; maintenant, pour que cela serve à mon édification autant qu’à mon instruction.
— Hé, Jem, arrête de crâner ! Tu te prends pour qui ?
— Je ne plaisante pas, Scout. Si tu contraries Tatie, je… je te donnerai une fessée.
Là, il dépassait les bornes.
— Espèce de sale morphodite ! Tu vas voir !
Il était assis sur le lit, ce qui me permit de l’attraper par les cheveux et de lui flanquer mon poing sur la bouche. Il me gifla et je tentai un direct du gauche mais un coup dans l’estomac m’envoya au tapis. J’avais le souffle à moitié coupé, mais cela m’était égal parce que je voyais qu’il rendait coup pour coup. Nous étions encore sur un pied d’égalité.
— Tu fais plus ton fier, maintenant ! m’exclamai-je en le réattaquant.
Il n’avait pas bougé du lit et, n’arrivant pas à trouver une position d’appui, je me jetai sur lui de toutes mes forces, frappant, tirant, pinçant, lui mettant le doigt dans l’œil. Ce qui avait commencé comme un match de boxe tournait au pugilat. Nous étions encore en train de nous battre lorsque Atticus nous sépara.
— Ça suffit ! ordonna-t-il. Au lit, tous les deux, immédiatement !
— Lalalère ! lançai-je à Jem.
Il allait devoir se coucher aussi tôt que moi.
— Qui a commencé ? demanda Atticus sans relever.
— C’est Jem ! Il a essayé de me dire ce que j’avais à faire. Je suis quand même pas obligée de lui obéir à lui aussi ?
Atticus sourit.
— Disons que tu devras lui obéir chaque fois qu’il pourra t’y obliger. Ça te va ?
Tante Alexandra avait assisté à toute la scène sans un mot et, quand elle redescendit l’escalier avec Atticus, nous l’entendîmes :
— … tout à fait ce dont je te parlais.
Ce qui eut pour effet de nous réconcilier.
Nos chambres communiquaient entre elles ; lorsque je fermai la porte qui les séparait, Jem dit :
— Bonne nuit, Scout.
— Bonne nuit, murmurai-je en cherchant mon chemin vers l’interrupteur.
En passant devant le lit, je heurtai quelque chose de tiède, de résistant et d’assez lisse. Pas tout à fait du caoutchouc, il me sembla d’ailleurs que c’était vivant. Je l’entendis également remuer.
J’allumai pour regarder par terre à côté du lit. Ce sur quoi j’avais marché était parti. Je frappai à la porte de Jem.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.
— Ça fait quel effet de marcher sur un serpent ?
— C’est un peu rêche, froid poussiéreux, pourquoi ?
— Je crois qu’il y en a un sous mon lit. Tu peux venir voir ?
— Tu rigoles ?
Il ouvrit la porte. Il était en culotte de pyjama. Je remarquai non sans satisfaction qu’il avait encore la marque de mon poing sur la bouche. Quand il comprit que je ne plaisantais pas, il maugréa :
— Si tu t’imagines que je vais me coucher par terre pour voir s’il y a un serpent, tu te fourres le doigt dans l’œil ! Attends une minute.
Il alla chercher le balai dans la cuisine.
— Mieux vaut que tu montes sur le lit, dit-il.
— Tu crois que c’en est vraiment un ?
Ce genre d’incident se produisait peu fréquemment. Bâties sur des pilotis de pierre à quelques pieds au-dessus du sol, nos maisons ne possédaient pas de caves et, si les reptiles pouvaient s’y glisser, cela arrivait rarement. Miss Rachel Haverford justifiait sa petite manie de prendre un whisky sec tous les matins par la frayeur dont elle ne s’était jamais remise, le jour où elle avait découvert un serpent à sonnette tapi dans son armoire, sur son linge, alors qu’elle venait de pendre un déshabillé.
Jem passa une première fois le balai sous le lit, je regardai les pieds pour vérifier qu’aucun serpent n’en sortait. Rien ne bougea. Jem recommença.
— Ça grogne, un serpent ?
— C’est pas un serpent, dit Jem, c’est quelqu’un.
Brusquement, un paquet brun crasseux sortit comme une flèche de sous le lit. Jem leva le balai et manqua de quelques centimètres la tête de Dill lorsqu’elle apparut.
— Dieu Tout-Puissant ! s’écria Jem d’une voix déférente.
Nous regardâmes Dill émerger par étapes. Se levant, il se dégourdit les épaules, remit ses pieds à l’endroit, se frotta la nuque. Une fois sa circulation rétablie, il lança enfin :
— Salut.
Jem invoqua Dieu à nouveau. Je restai sans voix.
— Je suis à moitié mort de faim, reprit Dill. Vous avez quelque chose à manger ?
Comme dans un rêve, je me rendis à la cuisine pour lui en rapporter du lait et les galettes de maïs qui restaient du dîner. Dill les dévora, mâchant avec ses dents de devant comme à son habitude.
Je retrouvai enfin l’usage de la parole :
— Comment es-tu arrivé ici ?
Par des chemins détournés. Restauré, Dill nous raconta son histoire : enchaîné et abandonné à la cave pour y mourir (il y avait des caves à Meridian) par son nouveau père qui le détestait, il avait survécu grâce à l’aide clandestine d’un fermier de passage qui, entendant ses appels à l’aide, lui avait envoyé des petits pois crus (le brave homme en avait fait passer un boisseau cosse par cosse à travers le système d’aération), Dill avait fini par se libérer en arrachant les chaînes du mur. Ayant toujours des menottes aux poignets, il s’était ainsi éloigné de cinq kilomètres de Meridian avant de tomber sur un cirque qui l’engagea aussitôt pour nettoyer le chameau. Il le suivit à travers tout le Mississippi jusqu’à ce que son infaillible sens de l’orientation lui indiquât qu’il se trouvait dans le comté d’Abbott, en Alabama, et qu’il n’avait que le fleuve à traverser pour arriver à Maycomb. Il avait fait à pied le reste du chemin.
— Comment tu es arrivé ? demanda Jem.
Il avait pris treize dollars dans le porte-monnaie de sa mère, attrapé le train de neuf heures à Meridian pour descendre à Maycomb Junction. Il avait marché quinze ou dix-sept kilomètres sur les vingt qui le séparaient de Maycomb, évitant la route, se faufilant dans les broussailles au cas où on serait à sa recherche ; puis il avait parcouru le reste du chemin accroché à l’arrière d’une charrette de coton. À son avis, il était sous le lit depuis deux heures ; il nous avait entendus dans la salle à manger et le tintement des fourchettes sur les assiettes avait failli le rendre fou. Il commençait à croire que Jem et moi n’irions jamais nous coucher ; il avait failli se montrer pour me prêter main-forte contre Jem, puisque celui-ci était devenu très grand mais, sachant que Mr Finch interviendrait rapidement, il avait finalement préféré ne pas bouger. Il était épuisé, d’une saleté inimaginable, mais il était là.
— Ils ne doivent pas se douter que tu es ici, dit Jem, nous le saurions s’ils te cherchaient…
— Je parie qu’ils en sont encore à fouiller tous les cinémas de Meridian, ricana Dill.
— Tu devrais prévenir ta mère, conseilla Jem. Tu devrais lui dire que tu es là…
En cillant, Dill regarda Jem. Celui-ci baissa la tête puis se leva et acheva de briser ce qui nous restait de complicité enfantine : il sortit de la chambre et descendit dans l’entrée.
— Atticus, appela-t-il d’une voix lointaine, tu peux venir une minute, père ?
Sous ses plaques de sueur crasseuse, Dill pâlit. Au bord de la nausée, je vis Atticus sur le seuil de la porte. Il s’avança au milieu de la pièce et, les mains dans les poches, regarda Dill.
Je retrouvai l’usage de la parole :
— T’inquiète pas, Dill. S’il veut quelque chose, il te le dira.
Dill me regarda.
— Je veux dire que tout va bien, expliquai-je. Il te brusquera pas, tu sais ; tu ne dois pas avoir peur d’Atticus.
— J’ai pas peur… marmonna Dill.
— Juste faim, je parie.
Atticus parlait avec son agréable laconisme habituel.
— Scout, reprit-il, nous avons sûrement mieux que des galettes de maïs froides, non ? Nourris-moi ce jeune homme et nous aviserons quand je reviendrai.
— Mr Finch, ne dites rien à tante Rachel, ne me renvoyez pas là-bas, je vous en prie, monsieur ! Je m’enfuirais de nouveau…
— Allons, mon garçon ! dit Atticus. Personne ne va t’obliger à aller où que ce soit sinon au lit. Je vais avertir Miss Rachel de ta présence et lui demander si tu peux passer la nuit ici – tu aimerais ça, n’est-ce pas ? Et fais-moi le plaisir de rendre au comté un peu de ce qui lui appartient, nous souffrons déjà bien assez de l’érosion naturelle des sols.
Les yeux écarquillés, Dill suivit du regard mon père qui s’en allait.
— Il essayait d’être drôle, dis-je. Il veut dire que tu dois prendre un bain. Tu vois, je t’avais dit qu’il ne te ferait pas de mal !
Jem se tenait dans un coin de la chambre, ressemblant au traître qu’il était.
— Dill, j’étais obligé de lui dire, commença-t-il. Tu ne peux pas t’enfuir à cinq cents kilomètres de chez toi sans que ta mère le sache.
Nous le plantâmes là sans un mot.
Dill mangea, mangea et mangea. Il n’avait pas mangé depuis la veille. Il avait dépensé tout son argent pour un billet, pris le chemin de fer comme il l’avait souvent fait, bavardé tranquillement avec le chef de train qui le connaissait bien, mais il n’avait pas eu le courage d’invoquer la loi sur les petits enfants voyageant seuls : le chef de train prêtait de quoi dîner à ceux qui avaient perdu leur argent et le père le remboursait à l’arrivée.
Dill nettoya tous les restes et essayait d’attraper une boîte de porc aux haricots dans l’office, quand le « Dou-oux Jé-sus ! » de Miss Rachel retentit dans l’entrée. Il se mit à frissonner comme un lapin.
Il endura stoïquement ses « Tu Vas Voir À La Maison ! », « Tes Parents Sont Morts d’inquiétude ! », demeura à peu près calme durant « Ce Sont Tous Les Harris Qui Ressortent En Toi ! », sourit à son « Je Pense Que Tu Peux Rester Une Nuit » et lui rendit l’étreinte qu’elle lui accorda enfin.
Atticus remonta ses lunettes et se frotta le visage.
— Votre père est fatigué, dit tante Alexandra.
Ses premiers mots depuis des heures, me sembla-t-il. Elle avait été là tout le temps, trop stupéfaite pour ouvrir la bouche.
— Les enfants, allez vous coucher maintenant.
Nous les abandonnâmes dans la salle à manger, Atticus continuait à se frotter le visage. Nous l’entendîmes dire en riant :
— Du viol à l’émeute puis à la fugue ! Je suis curieux de savoir ce que vont nous apporter les deux prochaines heures.
Puisque tout semblait finalement bien tourner, Dill et moi décidâmes de nous montrer généreux envers Jem. D’ailleurs, Dill devait dormir avec lui, aussi valait-il mieux reprendre le dialogue.
J’enfilai mon pyjama, lus un peu et me sentis tout à coup incapable de garder mes yeux ouverts. Dill et Jem ne faisaient pas de bruit ; lorsque j’éteignis ma lampe de chevet, il n’y avait aucun rai de lumière sous la porte de communication.
Je dus dormir assez longtemps car, lorsqu’un coup m’éveilla, la pièce était plongée dans la faible lueur de la lune à son déclin.
— Remue-toi, Scout !
— Il a cru bien agir, marmonnai-je. Lui fais pas la tête.
Dill se mit dans le lit à côté de moi.
— Je fais pas la tête, dit-il. Je voulais juste dormir avec toi. Tu es réveillée ?
Maintenant je l’étais mais pas très bien.
— Pourquoi tu as fait ça ?
Pas de réponse.
— Je te demande : pourquoi tu t’es enfui ? Il était vraiment aussi méchant que tu l’as dit ?
— Nan…
— Vous n’avez pas construit ce bateau, comme tu me l’as écrit ?
— Il me l’avait promis mais on l’a jamais fait.
Me soulevant sur un coude, je regardai sa silhouette :
— C’est pas une raison pour s’enfuir. Ils se donnent pas la peine de faire la moitié de ce qu’ils promettent.
— C’était pas ça, ils… ils s’en fichaient tous les deux, de moi.
Je n’avais jamais entendu de raison aussi bizarre pour faire une fugue.
— Comment ça ?
— Ils étaient tout le temps partis et, quand ils étaient à la maison, ils s’enfermaient dans une chambre.
— Pour quoi faire ?
— Rien, pour s’asseoir et pour lire, mais ils voulaient pas que je reste avec eux.
Je poussai mon oreiller contre la tête du lit et m’assis.
— Tu sais quoi ? Je voulais m’enfuir, cette nuit, parce qu’ici, ils sont tout le temps là. On peut pas non plus les avoir sur le dos tout le temps. Dill…
La façon dont il respira ressemblait à un soupir indulgent.
— … bonne nuit. Atticus est absent toute la journée et, parfois, la moitié de la nuit, il part à la Chambre des représentants et je ne sais quoi encore… On peut pas les avoir sur le dos à longueur de journée, Dill, sinon on peut plus rien faire.
— C’est pas ça.
Tandis qu’il m’expliquait, je me demandai à quoi ressemblerait la vie si Jem était différent, ne serait-ce que de ce qu’il était devenu ces derniers temps, ce que je ferais si Atticus n’avait pas besoin de ma présence, de mon aide, de mes conseils. Il ne pourrait pas se débrouiller un jour sans moi. Même Calpurnia ne s’en tirerait pas si je n’étais pas là. Ils avaient besoin de moi.
— Dill, c’est pas possible ce que tu racontes… tes parents ne pourraient rien faire sans toi. Ils doivent juste être un peu méchants avec toi. Je vais te dire ce que tu devrais faire…
La voix de Dill poursuivit fermement dans l’obscurité :
— Ce que j’essaie de te faire comprendre, c’est qu’ils se passent très bien de moi, je ne leur sers à rien. Ils sont pas méchants. Ils m’achètent tout ce que je veux mais c’est pour que je leur fiche la paix : « Tu-as-plein-d’objets-dans-ta-chambre, maintenant-que-tu-as-reçu-ce-livre-lis-le ! »
Il essaya de parler d’une voix plus basse :
— T’es pas un garçon, toi. Les garçons vont jouer au base-ball avec d’autres garçons, ils traînent pas à la maison à embêter leurs parents.
Dill reprit sa voix normale :
— Oh ! Ils sont pas méchants. Ils vous embrassent et vous serrent dans leurs bras pour vous dire bonne nuit et bonjour et au revoir et qu’ils vous aiment… Scout, si on commandait un bébé ?
— Où ?
Dill avait entendu parler d’un homme qui avait une barque, il ramait vers une île brumeuse où se trouvaient tous les bébés ; il suffisait d’en commander un…
— C’est un mensonge ! Tatie dit que Dieu les envoie par la cheminée. Enfin, je crois que c’est ce qu’elle a dit…
Pour une fois, tante Alexandra ne s’était pas exprimée très clairement.
— Alors là, c’est pas vrai ! On se donne des bébés l’un à l’autre. Mais il y a cet homme aussi… il a tous ces bébés qui attendent qu’on les réveille, il leur insuffle la vie…
Dill était reparti. Tant de jolies choses flottaient dans son esprit rêveur. Il était capable de lire deux livres entiers le temps que j’en lise un, mais il préférait la magie de sa propre imagination. Il savait calculer à la vitesse de l’éclair mais il préférait son propre monde crépusculaire, un monde où les bébés dormaient en attendant d’être cueillis comme les lis du matin. Il se parlait lentement pour s’endormir et m’emportait avec lui mais, dans la quiétude de son île de brume s’éleva l’image fanée d’une maison grise aux tristes portes marron.
— Dill ?
— Hein ?
— D’après toi, pourquoi Boo Radley ne s’est jamais enfui ?
Il poussa un long soupir et me tourna le dos.
— Peut-être parce qu’il a nulle part où aller…