Il faisait singulièrement chaud pour un trente et un octobre. Nous n’avions même pas besoin de veste. Le vent soufflait de plus en plus fort et Jem dit qu’il pourrait bien pleuvoir avant notre retour. La lune était invisible.
Au coin de la rue, le réverbère dessinait des ombres pointues sur la maison des Radley. J’entendis Jem rire doucement :
— Je parie que personne ne les embêtera ce soir !
Il portait mon costume de jambon, assez maladroitement parce qu’il était difficile de trouver une prise. Cela me semblait galant de sa part.
— Quand même, c’est pas un endroit rassurant, hein ? dis-je. Boo ne veut de mal à personne, mais je suis contente que tu m’accompagnes.
— Tu sais qu’Atticus ne t’aurait jamais laissée aller toute seule là-bas.
— Je me demande pourquoi, c’est au coin de la rue et, après, il suffit de traverser la cour.
— Mais c’est une longue cour à traverser la nuit pour les petites filles, me taquina Jem. T’as pas peur des fantômes ?
Je ris avec lui. Les fantômes, les Fumants, les incantations et autres signes cabalistiques s’étaient évanouis avec notre petite enfance, comme la brume au lever du soleil.
— Qu’est-ce qu’il fallait dire, déjà ? reprit Jem. « Ange-brillant, mort-vivant ; va-t’en de cette route, ne suce pas mon souffle. »
— Arrête, maintenant, dis-je.
Nous étions juste devant la maison des Radley.
— Boo ne doit pas être chez lui, écoute, dit Jem.
Au-dessus de nous, dans la nuit, un moqueur chantait son répertoire sans se soucier de l’arbre où il se trouvait, passant du cri perçant – « ki-ki » – de l’oiseau tournesol à l’irascible « coua-ac » du geai bleu, et à la triste lamentation de l’engoulevent bois-pourri.
Nous tournâmes au coin et je me pris les pieds dans une racine qui avait fait éclater la chaussée. Jem tenta de me retenir mais ne réussit qu’à lâcher mon costume dans la poussière ; cependant, je ne tombai pas et nous reprîmes bientôt notre chemin.
Nous quittâmes la route pour entrer dans la cour de l’école. Il y faisait complètement noir.
— Comment sais-tu où on est, Jem ? demandai-je au bout de quelques pas.
— Je sais que nous sommes sous le grand chêne parce qu’il y fait plus frais. Fais attention à ne pas trébucher à nouveau.
Nous avions ralenti le pas, prenant garde à ne pas nous cogner dans l’arbre. C’était un vieux chêne solitaire, il fallait plus de deux enfants pour en faire le tour et se toucher les mains ; il se trouvait hors de portée des professeurs, de leurs espions et des voisins curieux : non loin de la propriété des Radley, mais les Radley n’étaient pas curieux. Un petit tas de terre s’élevait sous ses branches, résultat de nombreuses bagarres et de jeux de dés clandestins.
Les lumières de l’auditorium du lycée brillaient au loin, mais elles nous éblouissaient plus qu’autre chose.
— Ne regarde pas devant, Scout, dit Jem. Regarde par terre si tu ne veux pas tomber.
— T’aurais dû apporter la lampe torche, Jem.
— Je savais pas qu’il ferait si noir, surtout à cette heure du soir. C’est à cause des nuages. Il va sûrement pleuvoir.
Quelqu’un nous sauta dessus.
— Dieu Tout-Puissant ! cria Jem.
Un cercle de lumière nous jaillit à la figure et Cecil Jacobs apparut derrière, jubilant.
— Ha ! Ha ! Je vous ai bien eus, s’écria-t-il. Je savais que vous passeriez par là !
— Qu’est-ce que tu fais là tout seul ? T’as pas peur de Boo Radley ?
Cecil était arrivé à l’auditorium avec ses parents et, ne nous voyant pas, s’était aventuré jusqu’ici parce qu’il savait parfaitement que nous passerions par ce chemin. Il croyait cependant que Mr Finch serait avec nous.
— Bof ! dit Jem, y avait qu’à tourner au coin de la rue. C’est rien.
N’empêche, il fallait reconnaître que Cecil était plutôt bon, il nous avait flanqué une belle frousse. Et il était en droit de le raconter à toute l’école.
— Dis donc, observai-je, tu dois pas être une vache ce soir ? Où est ton costume ?
— Là-bas, dans les coulisses. Mrs Merriweather dit que la représentation ne commencera pas avant un moment. T’as qu’à mettre le tien avec le mien, Scout, et après on ira rejoindre les autres.
Excellente idée ! songea Jem. Il songea également qu’il était bien que Cecil et moi restions ensemble. De cette façon, lui pourrait se joindre aux gens de son âge.
En arrivant à l’auditorium, je vis que toute la ville était là, à l’exception d’Atticus et des dames trop épuisées par la décoration dont elles s’étaient occupées ainsi que les habituels parias et reclus. Presque tout le comté semblait être venu : le hall grouillait de gens de la campagne sur leur trente et un. Le lycée s’ouvrait sur une large entrée au pied de l’escalier ; les gens fourmillaient autour des stands installés de chaque côté.
— Oh Jem ! soupirai-je en les voyant, j’ai oublié mon argent.
— Atticus y a pensé. Tiens, voilà trente cents. Tu as droit à six jeux. À tout à l’heure.
— D’accord.
Trente cents et Cecil. Tout allait bien. Je commençai par me rendre avec ce dernier dans les coulisses où je me débarrassai de mon costume de jambon avant de m’enfuir à toutes jambes, de peur que Mrs Merriweather m’aperçoive. Installée derrière un pupitre, face à la première rangée de fauteuils, elle effectuait de fébriles changements de dernière minute dans son texte.
— Tu as combien d’argent ? demandai-je à Cecil.
Il avait trente cents, lui aussi, ce qui nous mettait à égalité. Nous dilapidâmes cinq cents à la Maison des Horreurs qui ne nous fit pas peur du tout ; nous entrâmes dans la classe des septièmes années où l’on avait éteint la lumière et fûmes guidés par la goule de service qui nous emmena toucher plusieurs objets supposés être des parties d’un corps humain.
« Voilà les yeux », nous dit-elle quand nous effleurâmes deux grains de raisin pelés dans une soucoupe. « Voilà le cœur », qui au toucher ressemblait à du foie cru. « Voilà les entrailles. » Et nos mains se retrouvèrent dans un plat de spaghetti froids.
Cecil et moi visitâmes plusieurs stands. Chacun d’entre nous acheta des bonbons faits maison par la femme du juge Taylor. J’avais envie de pêcher des pommes avec les dents, mais Cecil prétendit que ce n’était pas hygiénique. Sa mère lui avait dit qu’il pourrait attraper les microbes de tous ceux qui avaient plongé la tête dans le même baquet.
— Il n’y a aucune maladie à attraper en ce moment en ville, protestai-je.
Mais Cecil dit que sa mère lui avait expliqué qu’il n’était pas hygiénique de manger après des gens. Par la suite, j’interrogeai tante Alexandra sur ce point et elle répondit que c’étaient en général les arrivistes qui avaient des idées de ce genre.
Nous allions acheter des caramels quand des messagers de Mrs Merriweather vinrent nous prier de passer en coulisses, il était temps de nous préparer. L’auditorium se remplissait ; la fanfare du collège du Maycomb était installée dans la fosse ; la rampe était allumée et le rideau de velours rouge se plissait et ondulait sous l’effet de l’agitation qui régnait sur scène.
Les coulisses grouillaient de gens : adultes en tricornes confectionnés à la maison, en casquettes de confédérés, en chapeaux de la guerre hispano-américaine et en casques de la guerre mondiale. Les enfants déguisés en produits agricoles étaient rassemblés devant l’unique petite fenêtre.
— On a écrasé mon costume ! pleurnichai-je consternée.
Mrs Merriweather se précipita vers moi, redonna forme au grillage et me poussa dedans.
— Tu es bien là-dedans, Scout ? demanda Cecil. Ta voix est si lointaine qu’on dirait que tu es de l’autre côté d’une colline.
— Toi aussi, répondis-je.
La fanfare attaqua l’hymne national et nous entendîmes le public se lever. Puis la grosse caisse se fit entendre et Mrs Merriweather, installée derrière son pupitre, annonça :
— Comté du Maycomb : Ad Astra Per Aspera.
Nouveau coup de grosse caisse.
— Ce qui signifie, traduisit Mrs Merriweather à l’intention des éléments rustiques, « de la boue aux étoiles ».
Elle crut bon de préciser, inutilement à mon avis :
— Reconstitution historique.
— Tu crois qu’ils n’auraient pas su de quoi il s’agissait si elle l’avait pas dit ? murmura Cecil que l’on fit immédiatement taire.
— Toute la ville est au courant, soufflai-je.
— Mais pas les gens de la campagne.
— Silence là-bas derrière, ordonna une voix d’homme.
Et nous fîmes silence.
La grosse caisse tonnait à chacune des phrases prononcées par Mrs Merriweather. Elle psalmodia d’un ton lugubre l’histoire des origines du comté de Maycomb, antérieur à l’État lui-même, qui avait fait partie des territoires du Mississippi et de l’Alabama. Le premier homme blanc à avoir posé le pied dans ses forêts vierges était l’arrière-arrière-grand-père du probate judge, cinq fois déplacé et dont plus personne n’avait jamais entendu parler. Puis arrivait l’intrépide colonel Maycomb qui avait donné son nom au comté.
Andrew Jackson l’avait nommé à un poste de commandement, mais l’assurance excessive du colonel et son faible sens de l’orientation menèrent au désastre tous ceux qui firent avec lui la guerre contre les Indiens Creek. Le colonel Maycomb poursuivit ses efforts destinés à rendre la région assez sûre pour y instaurer la démocratie, mais sa première campagne fut aussi sa dernière. Ses ordres, transmis par un messager indien ami, étaient de faire mouvement vers le sud. Après avoir examiné un arbre pour s’assurer, d’après la position des lichens, de la direction du sud et refusé d’écouter ceux de ses subordonnés qui se risquèrent à lui signaler son erreur, le colonel Maycomb partit mettre l’ennemi en déroute et entraîna ses troupes si loin dans la forêt vierge du nord-ouest qu’ils ne durent leur salut qu’au secours de colons qui se déplaçaient vers l’intérieur des terres.
Mrs Merriweather décrivit pendant une demi-heure les exploits du colonel Maycomb. Je m’aperçus qu’en pliant les genoux je pouvais les faire disparaître sous mon costume et plus ou moins m’asseoir. Dans cette posture, j’écoutai le ronronnement de Mrs Merriweather et les coups de grosse caisse et tombai bientôt dans un demi-sommeil.
On me raconta plus tard que Mrs Merriweather, mettant toute son âme dans le grand final, avait susurré « Po-orc » avec une confiance due à l’entrée réussie des pins et du haricot sec. Elle attendit quelques secondes, puis appela « Po-orc ? ». Comme rien n’apparaissait, elle hurla « Porc ! ».
Je dus l’entendre du fond de mon sommeil, à moins que ce ne soit la fanfare attaquant Dixie, l’hymne confédéré, qui m’ait réveillée, toujours est-il que ce fut au moment où Mrs Merriweather montait triomphalement sur scène avec le drapeau de l’État que je choisis de faire mon entrée. « Choisis » n’est d’ailleurs pas le mot : je pensais que je ferais bien de rejoindre le reste du groupe.
J’appris plus tard que le juge Taylor avait dû sortir de l’auditorium et qu’il riait en se tapant les cuisses si fort que Mrs Taylor fut obligée de lui apporter un verre d’eau et une pilule.
Mrs Merriweather parut remporter un franc succès, tout le monde applaudissait. Pourtant, elle me mit la main dessus dans les coulisses et me dit que j’avais gâché son spectacle. J’en fus bourrelée de remords, mais Jem me consola quand il vint me chercher. Il dit que, d’où il était, il ne voyait pas bien mon costume. J’ignore comment il sut que je me sentais mal là-dessous, mais il assura que je m’en étais bien tirée, que j’étais seulement arrivée un peu en retard sans plus. Il devenait aussi fort qu’Atticus pour vous réconforter quand les choses n’allaient pas bien. Enfin presque… même Jem ne parvint pas à me faire traverser toute cette foule pour m’en aller. Il accepta d’attendre avec moi dans les coulisses, jusqu’à ce que le public soit sorti.
— Tu veux que je t’aide à t’extirper de ce déguisement, Scout ?
— Nan. Je le garde.
Au moins pourrais-je y cacher ma honte.
— Voulez-vous que nous vous déposions ? proposa une voix.
— Non merci, monsieur, entendis-je Jem répondre. Nous habitons tout près.
— Méfiez-vous des fantômes, reprit la voix. Ou plutôt, dites aux fantômes de se méfier de Scout.
— Il y a presque plus personne, me dit Jem. On peut y aller.
Nous traversâmes l’auditorium pour déboucher dans le hall d’entrée, puis nous descendîmes les marches. Il faisait toujours nuit noire. Les dernières voitures étaient garées de l’autre côté du bâtiment et leurs phares ne nous éclairaient guère.
— Si quelqu’un venait dans notre direction, observa Jem, on verrait mieux. Attends, que je tienne ton… cuissot. Tu pourrais perdre l’équilibre.
— Je vois très bien.
— Oui, mais tu pourrais perdre l’équilibre.
Je sentis une légère pression sur la tête et en conclus que Jem avait attrapé ce bout du jambon.
— Tu me tiens ?
— Oui, oui.
Nous commençâmes à traverser la cour de l’école obscure en nous efforçant de voir où nous mettions les pieds.
— Jem, dis-je, j’ai oublié mes chaussures. Elles sont restées dans les coulisses.
— Bon, allons les chercher.
Mais comme nous retournions sur nos pas, les lumières de l’auditorium s’éteignirent.
— Tu iras les chercher demain, dit-il.
— Mais demain c’est dimanche, protestai-je tandis que Jem faisait demi-tour.
— Tu demanderas au concierge de te laisser… Scout ?
— Hein ?
— Rien.
Il n’y avait pas très longtemps que Jem avait pris cette habitude. Je me demandai à quoi il pensait. Il me le dirait quand il en aurait envie, sans doute en arrivant à la maison. Je sentis ses doigts presser le sommet de mon costume, un peu trop fort, me sembla-t-il. Je secouai la tête.
— Jem, t’as pas besoin…
— Tais-toi une minute, Scout, dit-il en me pinçant.
Nous continuâmes silencieusement.
— La minute est passée, dis-je. À quoi tu penses ?
Je me tournai pour le regarder mais sa silhouette était à peine visible.
— Je crois que j’ai entendu quelque chose, dit-il. Arrête-toi.
Nous nous arrêtâmes.
— T’entends ? demanda-t-il.
— Non.
Nous n’avions pas fait cinq pas qu’il m’arrêta de nouveau.
— Est-ce que tu essaies de me faire peur, Jem ? Tu sais bien que je suis trop grande…
— Tais-toi, dit-il et je sus qu’il ne plaisantait pas.
La nuit était tranquille. J’entendais le souffle de Jem tout près de moi. Je sentais parfois une brise soudaine sur mes jambes nues, rien de plus, alors qu’on annonçait une nuit avec beaucoup de vent. Le calme avant un orage. Nous écoutâmes.
— Il y a juste un vieux chien, dis-je.
— C’est pas ça. Je ne l’entends que quand on marche, mais quand on s’arrête, j’entends plus rien.
— C’est mon costume qui grince. Tu t’es laissé prendre par l’atmosphère de Halloween…
Je dis cela plus pour me convaincre moi-même que Jem car, au moment où nous nous remettions en marche, j’entendis ce dont il parlait. Ce n’était pas mon costume.
— Je parie que c’est ce vieux Cecil, dit Jem. Cette fois, il ne nous aura pas. Ne lui donnons pas l’impression de nous hâter.
Nous ralentîmes le pas. Je demandai à Jem comment Cecil pouvait nous suivre dans ces ténèbres ; il me semblait qu’il finirait par nous rentrer dedans.
— Je te vois, Scout, dit Jem.
— Comment ? Moi, je te vois pas.
— On voit tes bandes de graisse. Mrs Crenshaw les a enduites de peinture lumineuse pour qu’elles brillent sous les feux de la rampe. Je te vois rudement bien et je suis sûr que Cecil te voit suffisamment pour garder ses distances.
J’eus envie de montrer à Cecil qu’on savait qu’il était derrière nous et qu’on l’attendait.
— Cecil Jacobs est une grosse poule mouil-lée ! hurlai-je d’un seul coup en me retournant.
Nous nous arrêtâmes. Pas de réponse sauf l’écho du mur du lycée qui nous renvoyait « mouil-lée ».
— Je vais l’attraper, dit Jem. Hé-é !
Hé-hé-hé-hé, répondit le mur du lycée.
Ce n’était pas le genre de Cecil de tenir aussi longtemps ; quand il avait réussi une plaisanterie, il la répétait indéfiniment. Il aurait déjà dû nous sauter dessus depuis longtemps. Jem me fit arrêter de nouveau.
— Scout, chuchota-t-il, tu peux enlever ce machin ?
— Je crois, mais je n’ai pas grand-chose dessous.
— J’ai pris ta robe.
— Je pourrai jamais m’habiller dans le noir.
— Tant pis, ça fait rien.
— Tu as peur, Jem ?
— Non. Je pense qu’on est presque arrivés à l’arbre. Ensuite on n’aura plus que quelques pas pour atteindre la rue. On pourra voir le réverbère alors.
Il parlait d’une voix lente, complètement atone. Je me demandais combien de temps il comptait encore me faire croire que c’était Cecil.
— Tu crois pas qu’on devrait chanter, Jem ?
— Non. Surtout reste tranquille, maintenant, Scout.
Nous ne changeâmes pas d’allure. Jem savait aussi bien que moi qu’il était difficile de marcher vite sans se cogner un doigt de pied trébucher sur un caillou et autres désagréments, et j’étais pieds nus. C’était peut-être le bruissement du vent dans les arbres. Mais il n’y avait pas de vent et pas d’arbre non plus, à part le grand chêne.
Celui qui nous suivait traînait les pieds, comme s’il portait de lourdes chaussures ; il avait aussi un pantalon en gros coton ; ce que j’avais pris pour le bruissement des arbres était en fait le doux frottement du coton, fuit, fuit, à chacun de ses pas.
Je sentis le sable se refroidir sous mes pieds et sus que nous approchions du grand chêne. Jem appuya sur ma tête. Nous nous arrêtâmes pour écouter.
Cette fois, les pas traînants ne s’étaient pas interrompus en même temps que nous. Son pantalon bruissait doucement et fermement. Puis il cessa. Il était en train de courir, de courir dans notre direction, et ses pas n’étaient pas ceux d’un enfant.
— File, Scout ! File, file ! cria Jem.
Je fis un pas de géant et chancelai. Je ne pouvais pas me servir de mes bras et il faisait noir. Je n’arrivais pas à garder mon équilibre.
— Jem, Jem, aide-moi, Jem !
Quelque chose heurta mon grillage. Le métal heurta du métal et je tombai au sol. Je roulai aussi loin que je le pus, me débattant pour essayer de m’échapper de ma cage. Venant d’un endroit tout proche, me parvinrent des bruits de bagarre, de coups de pied de chaussures et de chair éraflée par la poussière et les racines. Quelqu’un roula contre moi et je sentis que c’était Jem. Il se releva en un éclair et voulut me traîner mais, bien que ma tête et mes épaules fussent libres, j’étais tellement empêtrée dans mon grillage que nous n’allâmes pas très loin.
Nous étions proches de la rue quand je sentis la main de Jem me lâcher ; il tomba en arrière. Encore des bruits de bagarre, puis un craquement sourd et Jem cria.
Je courus dans sa direction et m’effondrai sur un ventre d’homme mou.
— Ouaf ! lâcha son propriétaire.
Il essaya d’attraper mes bras, mais ils étaient solidement coincés par le costume. Il avait le ventre flasque mais des bras d’acier. Il me serra lentement jusqu’à ce que je ne puisse plus ni respirer ni bouger. Brusquement, il fut jeté en arrière et tomba sur le sol, m’entraînant presque dans sa chute. Je pensai que Jem avait pu se relever.
Le cerveau fonctionne parfois très lentement. Ébaubie, je restais bêtement sur place. Les bruits de lutte diminuaient ; quelqu’un respira bruyamment et la nuit redevint silencieuse.
À cela près qu’il y avait un homme qui respirait lourdement et titubait. Je crus qu’il allait s’appuyer contre l’arbre. Il toussa violemment d’une toux terrifiante, proche d’un sanglot.
— Jem ?
Il n’y eut pas de réponse hormis la lourde respiration de l’homme.
— Jem ?
Jem ne répondit pas.
L’homme se mit à remuer, comme s’il cherchait quelque chose. Je l’entendis grogner et traîner quelque chose de lourd sur le sol. Je pris lentement conscience que nous étions maintenant quatre sous l’arbre.
— Atticus… ?
L’homme marchait d’un pas lourd et mal assuré en direction de la rue.
Je me dirigeai vers l’endroit où je pensais qu’il s’était trouvé et tâtai le sol de la plante des pieds comme une folle. Je finis par toucher quelqu’un.
— Jem ?
Du bout des orteils, je sentis un pantalon, une boucle de ceinture, des boutons, quelque chose que je ne pus identifier, un col et un visage. Une barbe piquante de plusieurs jours m’apprit qu’il ne s’agissait pas de Jem. Je sentis l’odeur du whisky frelaté.
Je repartis dans ce que je crus être la direction de la rue. Je n’en étais pas sûre pour avoir été plusieurs fois tournée et retournée dans tous les sens. Mais je la trouvai et vis le réverbère. Un homme passait dessous ; il marchait d’un pas saccadé, comme s’il portait une charge trop lourde pour lui. Il tourna au coin. C’était Jem qu’il portait et son bras pendait bizarrement devant lui.
Le temps que j’atteigne le coin de la rue, l’homme était en train de traverser notre jardin. La silhouette d’Atticus se dessina un instant dans la lumière de la porte ; il descendit les marches en courant. L’homme et lui portèrent Jem à l’intérieur.
J’arrivais à la porte alors qu’ils traversaient l’entrée. Tante Alexandra accourut à ma rencontre.
— Appelle le docteur Reynolds ! ordonna sèchement la voix d’Atticus du fond de la chambre de Jem. Où est Scout ?
— Ici ! cria tante Alexandra en m’entraînant vers le téléphone.
Elle me tira vers elle avec inquiétude.
— J’ai rien, Tatie. Téléphone vite.
Décrochant le récepteur, elle dit :
— Eula May, passez-moi vite le docteur Reynolds !
Puis :
— Agnès ? Ton père est là ? Mon Dieu, où est-il ? S’il te plaît, dis-lui de venir vite dès qu’il rentrera. Je t’en prie ! C’est urgent.
Tante Alexandra n’avait pas besoin de se nommer ; tout le monde, à Maycomb, connaissait la voix de tout le monde.
Atticus sortit de la chambre de Jem. À l’instant où tante Alexandra raccrochait, il lui prit le récepteur des mains, secoua le crochet et dit :
— Eula May, passez-moi le shérif, je vous prie !… Heck ? Atticus Finch. Mes enfants ont été attaqués. Jem est blessé. Entre ici et l’école. Je ne peux pas quitter mon fils. Allez-y à ma place, s’il vous plaît, et voyez s’il est toujours dans le coin. Je crains que vous ne le trouviez plus maintenant, mais j’aimerais le voir si vous l’attrapez. Il faut que j’y aille, maintenant. Merci, Heck.
— Atticus, est-ce que Jem est mort ?
— Non, Scout. Occupe-toi d’elle, ma chère sœur, dit-il en retraversant le hall.
Les doigts de tante Alexandra tremblaient tandis qu’elle défaisait l’étoffe déchirée et le grillage écrasé qui m’entouraient.
— Est-ce que tu vas bien, ma chérie ? me demanda-t-elle plusieurs fois tout en s’employant à me libérer.
Je me sentis mieux une fois dehors. Je commençais à avoir des fourmis dans les bras. Ils étaient rouges et marqués de petits hexagones. Je les frottai pour les soulager.
— Tatie, est-ce que Jem est mort ?
— Non… non, ma chérie, il a perdu connaissance. Nous ne saurons pas s’il est gravement blessé tant que le docteur Reynolds ne l’aura pas vu. Jean Louise, que s’est-il passé ?
— Je ne sais pas.
Elle n’insista pas. Elle m’apporta de quoi m’habiller et, si j’y avais pensé sur le moment, je le lui aurais fait remarquer : dans son désarroi, Tatie avait pris ma salopette.
— Mets ça, ma chérie, dit-elle en me tendant le vêtement qu’elle détestait le plus.
Elle se précipita dans la chambre de Jem, puis revint me voir, me tapota vaguement la tête et retourna dans la chambre de Jem.
Une voiture s’arrêta devant la maison. Je connaissais le pas du docteur Reynolds presque aussi bien que celui de mon père. Il nous avait mis au monde, Jem et moi, nous avait tiré de toutes les maladies infantiles connues, y compris la fois où Jem était tombé de la cabane dans les arbres. Il n’avait jamais perdu notre amitié et disait que si nous avions eu tendance à avoir des furoncles, il en aurait été autrement, mais nous en doutions.
Il entra et dit : « Bon Dieu ! » Il vint vers moi, ajouta : « Tu tiens toujours sur tes jambes », et changea de cap. Il connaissait toutes les pièces de la maison ; il savait également que si j’allais mal, c’était aussi le cas de Jem.
Au bout d’une éternité, il reparut.
— Est-ce que Jem est mort ? demandai-je.
— Loin de là ! répondit-il en s’accroupissant devant moi. Il a une bosse sur la tête, tout comme toi, et un bras cassé. Regarde par là, Scout… non, ne tourne pas la tête, seulement les yeux. Maintenant regarde là-haut. Il a une mauvaise fracture, au coude pour autant que je puisse en juger pour le moment. Comme si quelqu’un avait essayé de lui tordre le bras… là, regarde-moi, maintenant.
— Alors, il n’est pas mort ?
— No-on !
Le docteur Reynolds se releva.
— On ne peut guère en faire davantage ce soir, à part l’installer aussi confortablement que possible. Il faudra lui radiographier le bras. J’ai l’impression qu’il lui faudra garder son bras en écharpe pendant un moment. Enfin, ne t’inquiète pas, il s’en sortira très bien. À son âge, les garçons se remettent vite.
Tout en parlant, il en avait profité pour m’examiner, tâtant légèrement la bosse qui était en train d’apparaître sur mon front.
— Tu ne te sens pas cassée quelque part, toi ?
Cette petite plaisanterie me fit sourire.
— Alors, vous croyez pas qu’il est mort ?
Il mit son chapeau.
— Écoute, je peux me tromper, mais je pense qu’il est tout à fait vivant. En tout cas, il en a tous les symptômes. Va le voir et, quand je reviendrai, on décidera tous les deux de ce qu’il en est.
Le docteur Reynolds avait un pas jeune et vif. Pas Mr Heck Tate. Ses lourdes bottes frappèrent la véranda et il ouvrit maladroitement la porte, mais il poussa la même exclamation que le docteur Reynolds en entrant.
— Tu vas bien, Scout ? ajouta-t-il.
— Oui, m’sieur, je vais voir Jem. Atticus et eux sont là-bas.
— Je t’accompagne.
Tante Alexandra avait voilé la lampe de chevet de Jem avec une serviette, ce qui assombrissait sa chambre. Jem était étendu sur le dos ; il portait une très vilaine marque le long d’une joue ; son bras gauche reposait loin de son corps, le coude légèrement replié, mais pas dans la bonne direction. Il avait le visage crispé.
— Jem… ?
Atticus prit la parole :
— Il ne t’entend pas, Scout. Il est inconscient. Il allait revenir à lui, mais le docteur Reynolds l’a endormi.
— Oui, père.
Je reculai. La chambre de Jem était une grande pièce carrée. Tante Alexandra était assise dans un fauteuil à bascule, près de la cheminée. L’homme qui avait amené Jem se tenait dans un coin, adossé au mur. C’était un fermier que je ne connaissais pas ; il rentrait sans doute de la fête et se trouvait dans les parages quand cela s’était produit. Il avait dû accourir en entendant nos cris.
Atticus était debout près du lit.
Mr Heck Tate se tenait dans l’encadrement de la porte, son chapeau à la main, une lampe torche déformait la poche de son pantalon. Il portait ses vêtements de travail.
— Entrez, Heck, dit Atticus. Avez-vous trouvé quelque chose ? Je ne peux imaginer qu’on soit assez méprisable pour faire une chose pareille, mais j’espère que vous avez mis la main dessus.
Mr Tate renifla, il regarda avec intérêt l’homme installé dans le coin, lui adressa un signe de la tête puis regarda autour de lui – Jem, tante Alexandra, puis Atticus.
— Asseyez-vous, Mr Finch, dit-il aimablement.
— Asseyons-nous tous, répondit Atticus. Prenez cette chaise, Heck, je vais en chercher une autre au salon.
Mr Tate s’assit sur la chaise du bureau de Jem. Il attendit le retour de mon père ; je me demandai pourquoi Atticus n’avait pas apporté de siège pour l’homme dans le coin, mais il savait mieux que moi comment s’y prendre avec les paysans. Certains de ses clients de la campagne stationnaient leurs coursiers aux longues oreilles sous les margousiers, à l’arrière du jardin, et Atticus les recevait souvent sur la véranda du fond. Celui-ci se sentait peut-être plus à son aise où il était.
— Mr Finch, dit Mr Tate, je vais vous dire ce que j’ai trouvé : une robe de petite fille – elle est dans ma voiture. Elle est à toi, Scout ?
— Oui, m’sieur, si elle est rose avec des smocks.
Mr Tate se comportait comme s’il était à la barre des témoins. Il aimait dire les choses à sa manière, sans se laisser intimider ni par le procureur ni par l’avocat de la défense, ce qui parfois lui prenait un certain temps.
— J’ai trouvé de curieux morceaux d’étoffe de couleur brune…
— C’est mon costume, Mr Tate.
Mr Tate se passa les mains sur les cuisses, se frotta le bras gauche, inspecta le dessus de la cheminée puis parut s’intéresser au foyer. Ses doigts cherchèrent son long nez.
— Qu’est-ce qu’il y a, Heck ? demanda Atticus.
Mr Tate se massa la nuque.
— Bob Ewell est étendu au sol, sous cet arbre, là-bas, un couteau de cuisine entre les côtes. Il est mort, Mr Finch.