20

— Viens là, mon bonhomme, j’ai quelque chose qui va remettre ton estomac d’aplomb.

Comme Mr Dolphus Raymond était un mauvais homme, j’acceptai son invitation à contrecœur, mais suivis quand même Dill. Je n’étais pas sûre qu’Atticus aimerait nous savoir amis avec lui et je savais que tante Alexandra en serait fort contrariée.

— Là, dit-il en offrant à Dill son sac en papier avec les pailles. Prends une bonne gorgée, ça te fera du bien.

Dill porta les pailles à sa bouche et aspira.

— Hi, hi ! dit Mr Raymond apparemment ravi de corrompre un enfant.

— Fais attention, Dill ! lançai-je.

Dill écarta les pailles de sa bouche en riant :

— Scout, ce n’est que du Coca-Cola.

Mr Raymond s’assit contre le tronc. Il était jusque-là étendu sur l’herbe.

— Il ne faudra pas me dénoncer, les enfants ! Vous briseriez ma réputation.

— Alors, ce que vous buvez dans ce sac est du Coca-Cola ? Rien que du Coca-Cola ?

— Oui, ma’am, dit Raymond en hochant la tête.

J’aimais son odeur : il sentait le cuir, les chevaux, la graine de coton. Il portait les seules bottes d’équitation anglaises que j’aie jamais vues.

— C’est à peu près tout ce que je bois la plupart du temps.

— Ainsi vous faites semblant d’être à moitié… ? Pardon, monsieur.

Je me repris :

— Je ne voulais pas être…

Mr Raymond partit d’un petit rire, pas offensé du tout et j’en profitai pour poser une question discrète :

— Pourquoi vous faites ça ?

— Pour… ah oui ! Vous voulez dire, pourquoi je fais semblant ? Eh bien, c’est très simple, dit-il. Il y a des gens qui n’aiment pas ma façon de vivre. Je pourrais dire qu’ils aillent au diable et me moquer qu’ils ne l’aiment pas. Alors, je dis nettement que je m’en moque, mais je ne les envoie pas au diable, vous saisissez ?

Dill et moi répondîmes en chœur :

— Non, monsieur.

— J’essaie de leur fournir une raison, vous voyez. Ça aide les gens de pouvoir se raccrocher à une raison. Quand je vais en ville, ce qui est rare, si je titube un peu et que je bois dans ce sac, les gens peuvent dire Dolphus Raymond est sous l’emprise du whisky – c’est pour ça qu’il ne changera pas sa manière d’être. Il n’y peut rien et c’est pour ça qu’il vit ainsi.

— C’est pas honnête de vous faire passer pour plus mauvais que vous n’êtes déjà…

— Peut-être, mais ça rend bien service aux autres. Entre nous, Miss Finch, je ne suis pas un gros buveur, mais, voyez-vous, ils ne pourraient jamais, jamais comprendre que je vis comme je le fais uniquement parce que j’en ai envie.

Il me semblait que je n’aurais pas dû rester là à écouter ce pécheur, père d’enfants métis, qui se moquait qu’on le sache, mais il était fascinant. Je n’avais jamais rencontré personne qui cherchât délibérément à faire courir des mensonges sur son propre compte. Mais pourquoi nous avait-il confié son plus grand secret ? Je le lui demandai.

— Parce que vous êtes des enfants et que vous pouvez comprendre. Et parce que j’ai entendu celui-ci.

Il désigna Dill de la tête :

— Il a gardé tout son instinct. Qu’il grandisse un peu et il ne sera plus malade et ne pleurera plus. Peut-être qu’il trouvera encore les choses pas tout à fait justes, mais elles ne le feront plus pleurer, pas quand il aura quelques années de plus.

— Qu’est-ce qui me fait pleurer, Mr Raymond ?

La virilité de Dill commençait à s’affirmer.

— La vie impossible que certaines personnes font mener à d’autres – sans même y prendre garde. La vie impossible qu’imposent les Blancs aux gens de couleur sans même prendre la peine de penser qu’ils sont eux aussi des êtres humains.

— Atticus dit que tromper un homme de couleur est dix fois pire que tromper un homme blanc, marmonnai-je. Il dit que c’est la pire chose qu’on puisse faire.

— Je ne crois pas que… dit Mr Raymond.

« Miss Jean Louise, vous ne vous rendez pas compte que votre papa est quelqu’un d’exceptionnel, il vous faudra des années pour en prendre conscience – vous n’avez pas encore assez d’expérience. Vous ne connaissez pas encore cette ville, mais il vous suffira de retourner au tribunal pour en avoir un aperçu.

Ce qui me rappela que nous étions en train de manquer pratiquement tout le contre-interrogatoire de Mr Gilmer. Le soleil descendait rapidement derrière les toits, à l’ouest de la place. Prise entre deux feux, je ne savais trop que choisir : Mr Raymond ou le tribunal de la cinquième circonscription judiciaire.

— Viens, Dill. Tu te sens mieux maintenant ?

— Ouais. Content d’avoir fait votre connaissance, Mr Raymond. Et merci pour le Coca-Cola, il m’a fait beaucoup de bien.

Nous courûmes vers le tribunal, escaladâmes les marches du perron, les deux volées d’escalier et nous faufilâmes jusqu’à la balustrade. Le révérend Sykes nous avait gardé nos places.

La salle était silencieuse et, une fois encore, je me demandai où se trouvaient les bébés. Le cigare du juge Taylor n’était plus qu’un petit morceau marron au milieu de sa bouche ; à sa table, Mr Gilmer écrivait sur l’un des blocs jaunes comme s’il faisait la course avec le greffier dont la main s’agitait à toute vitesse.

— Flûte ! murmurai-je, on a tout raté.

Atticus en était à la moitié de sa plaidoirie. Il avait dû sortir des papiers de sa serviette puisqu’ils se trouvaient maintenant sur sa table. Tom Robinson jouait avec.

— … en l’absence de toute preuve concordante, cet homme a été inculpé d’un crime capital et se voit maintenant menacé de la peine de mort…

Je poussai Jem du coude :

— Ça fait combien de temps qu’il a commencé ?

— Il est en train d’examiner les preuves, chuchota Jem, et on va gagner, Scout ! On ne peut pas ne pas gagner. Il parle depuis à peu près cinq minutes et il éclaircit tout comme… enfin, comme je te l’ai expliqué. Tu comprendras quand même.

— Et Mr Gilmer ?

— Chut ! Rien de nouveau. Tais-toi, maintenant.

Atticus parlait avec aisance, avec le détachement qu’il mettait à dicter une lettre. Il allait et venait lentement devant les jurés qui semblaient attentifs, têtes levées, ils suivaient le cheminement d’Atticus avec ce qui ressemblait à de l’approbation. J’imagine qu’ils appréciaient le fait qu’il parle doucement.

Il marqua une pause puis fit quelque chose qu’il ne faisait pas d’habitude : détachant montre et chaîne de son gousset, il les plaça sur la table et dit :

— Avec la permission de la cour…

Le juge acquiesça de la tête et Atticus fit une chose que je ne lui avais jamais vu faire jusque-là, ni en public ni en privé et qu’il ne fit plus jamais ensuite : il déboutonna son gilet, puis son col, desserra sa cravate et ôta son veston. Jusqu’au moment où il se déshabillait pour se mettre au lit, il ne dégrafait jamais le moindre de ses vêtements. Pour Jem et moi, cela revenait à le voir complètement nu devant nous. Nous échangeâmes des regards horrifiés.

Il mit les mains dans ses poches et revint vers le jury, l’attache d’or de son col et les pointes de son stylo et de son crayon brillant dans la lumière.

— Messieurs les jurés, dit-il.

Jem et moi nous regardâmes de nouveau ; il aurait pu dire « Scout ». Sa voix avait perdu sa sécheresse, son détachement, et il s’adressait au jury comme s’il s’agissait de gens au bureau de poste du coin.

— Messieurs les jurés, dit-il, je serai bref, mais j’aimerais consacrer le temps qui me reste à vous rappeler que cette affaire n’est pas difficile, elle n’exige pas de passer au crible des faits compliqués, mais elle implique que vous soyez sûrs, au-delà de tout doute raisonnable, de la culpabilité du défendeur. Pour commencer, cette affaire n’aurait jamais dû être jugée. Elle est aussi évidente que la différence entre le noir et le blanc.

« L’accusation n’a pas produit le moindre certificat médical prouvant que le crime dont Tom Robinson est accusé a bien eu lieu. Elle s’est appuyée sur la déposition de deux témoins dont le contenu a été non seulement sérieusement remis en cause par le contre-interrogatoire, mais carrément contredit par le défendeur. Celui-ci n’est pas coupable ; mais il y a dans cette salle quelqu’un qui l’est.

« Je n’éprouve que pitié pour le principal témoin, mais ma pitié ne va pas jusqu’à la laisser mettre en jeu la vie d’un homme, ce qu’elle a fait pour tenter de se débarrasser de sa propre culpabilité.

« Je dis bien culpabilité, messieurs les jurés. Car c’est ce qui l’a motivée. Elle n’a commis aucun crime, elle a seulement brisé le code rigide et ancien de notre société, un code si sévère que quiconque l’enfreint est rejeté de notre monde comme indésirable. Elle est la victime d’une cruelle misère et de l’ignorance, mais je ne peux l’excuser pour autant : elle est blanche. Elle connaissait l’énormité de son acte, seulement, parce que ses désirs étaient plus forts que le code qu’elle brisait, elle a persisté. Elle a persisté puisque sa réaction a été de faire quelque chose que nous avons tous pratiqué à un moment ou à un autre. Elle a fait ce que font tous les enfants, elle s’est efforcée de rejeter sur un autre la preuve de sa faute. Mais, en l’occurrence, elle n’était pas une enfant dissimulant des objets volés : elle s’en est pris à sa victime – par nécessité, il lui fallait s’en débarrasser, il lui fallait l’écarter de son monde. Elle devait détruire la preuve de sa faute.

« Or, quelle était cette preuve ? Tom Robinson, un être humain. Il lui fallait écarter Tom Robinson de son chemin. Tom Robinson qui risquait de lui rappeler, jour après jour, ce qu’elle avait fait. Et qu’avait-elle fait ? Des avances à un Noir.

« Elle était blanche et elle avait fait des avances à un Noir. Acte innommable aux yeux de notre société : elle avait embrassé un Noir. Pas un vieil oncle Tom, mais un jeune homme vigoureux. Aucun code ne comptait pour elle avant qu’elle l’enfreigne, mais, après coup, il l’a brisée.

« Son père avait tout vu et le défendeur a témoigné de sa réaction. Qu’a fait le père ? Nous l’ignorons mais nous possédons des preuves circonstanciées indiquant que Mayella Ewell a été sauvagement battue par quelqu’un qui s’est servi presque exclusivement de sa main gauche. Nous savons en partie ce que Mr Ewell a fait : ce que n’importe quel homme blanc, craignant Dieu, respectueux des traditions, aurait fait dans sa situation – il a obtenu un mandat d’arrêt contre Tom Robinson, qu’il a sans aucun doute signé de la main gauche, et Tom Robinson comparaît aujourd’hui devant vous, après avoir prêté serment avec sa seule main valide – la droite.

« Et un Noir si tranquille, si respectable, si humble, qui a la témérité insensée d’éprouver de la pitié pour une femme blanche, a dû témoigner contre deux Blancs. Je n’ai pas besoin de vous rappeler leur apparence et leur conduite à la barre, vous les avez vus vous-mêmes. À l’exception du shérif du comté de Maycomb, les témoins de l’accusation se sont présentés à vous, messieurs les jurés, à cette cour, avec la certitude cynique que leurs dépositions ne seraient pas mises en doute, que vous, messieurs les jurés, les suivriez en vous fondant sur la présomption, la malfaisante présomption, que tous les Noirs mentent, que tous les Noirs sont fondamentalement des êtres immoraux, que tous les Noirs représentent un danger pour nos femmes, présomption qui ne peut être associée qu’à des esprits de leur calibre.

« Ce qui, messieurs les jurés, nous le savons, est en soi un mensonge aussi noir que la peau de Tom Robinson, un mensonge que je n’ai pas besoin de souligner. Vous connaissez la vérité, et la vérité est que certains Noirs mentent, certains Noirs sont immoraux, certains Noirs représentent un danger pour les femmes – noires ou blanches. Mais cette vérité s’applique au genre humain dans son ensemble, pas à une race en particulier. Il n’y a personne, dans cette salle, qui n’ait jamais menti, jamais commis d’acte immoral et aucun homme ne peut prétendre n’avoir jamais regardé aucune femme sans la désirer.

Atticus marqua une pause et sortit son mouchoir. Puis il ôta ses lunettes, les essuya, et nous eûmes droit à une nouvelle « première » : nous ne l’avions jamais vu transpirer – il faisait partie de ces hommes dont le visage reste constamment sec. Mais, à présent, il était luisant de sueur.

— Encore un mot, messieurs les jurés, et j’en aurai terminé. Thomas Jefferson a dit un jour que tous les hommes naissaient égaux, phrase dont les Yankees et la dame de la Présidence à Washington[23] aiment à nous rebattre les oreilles. Certaines personnes ont tendance, en cet an de grâce 1935, à utiliser cette phrase en la sortant de son contexte pour satisfaire tout le monde. L’exemple le plus ridicule que je connaisse est que les gens qui dirigent le système scolaire encouragent de la même façon les idiots et les paresseux d’une part et ceux qui travaillent de l’autre. Puisque tous les hommes sont nés égaux, vous diront gravement les enseignants, les enfants qui ne suivent pas souffrent d’un terrible sentiment d’infériorité. Nous savons que tous les hommes ne naissent pas égaux au sens où certains voudraient nous le faire croire – certains sont plus intelligents que d’autres, certains ont plus de chances parce qu’ils sont nés ainsi, certains hommes gagnent plus d’argent que d’autres, certaines femmes font de meilleurs gâteaux que d’autres –, certains sont plus doués que la moyenne.

« Mais ce pays met en application l’idée que tous les hommes naissent égaux dans une institution humaine qui fait du pauvre l’égal d’un Rockefeller, du crétin l’égal d’un Einstein, et de l’ignorant l’égal de n’importe quel directeur de lycée. Cette institution, messieurs les jurés, c’est le tribunal. Qu’il s’agisse de la Cour suprême des États-Unis ou du plus humble juge de paix du pays, ou de cette honorable cour où vous siégez. Nos tribunaux ont leurs défauts, comme toutes les institutions humaines mais, dans ce pays, ils font office de grands égalisateurs puisque tous les hommes y sont nés égaux.

« Je ne suis pas idéaliste au point de croire aveuglément en l’intégrité de nos tribunaux et dans le système du jury ; pour moi, il ne s’agit pas d’un idéal, mais d’une réalité vivante, opérationnelle. Messieurs les jurés, un tribunal ne vaut pas mieux que chacun de vous. Une cour n’est sérieuse que pour autant que son jury l’est et un jury n’est sérieux que si les hommes qui le composent le sont. Je suis sûr que vous allez examiner sans passion les témoignages que vous avez entendus, prendre une décision et rendre le défendeur à sa famille. Au nom de Dieu, faites votre devoir.

La voix d’Atticus tomba d’un coup et, en se détournant du jury, il ajouta quelque chose que je ne saisis pas, peut-être plus pour lui-même que pour la cour. Je poussai Jem du coude.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— « Au nom de Dieu, croyez-le », il me semble.

Brusquement, Dill se pencha devant moi pour tirer Jem par la manche :

— Regarde !

Nous suivîmes la direction de son doigt, le cœur battant. Calpurnia était en train de remonter l’allée centrale et se dirigeait droit vers Atticus.