— Jem, dis-je, ce sont les Ewell, là-bas ?
— Chut ! Mr Heck Tate est en train de témoigner.
Mr Tate s’était habillé pour l’occasion. Il portait un costume ordinaire et, du coup, ressemblait à peu près à n’importe qui : plus de grandes bottes, ni de blouson ni de cartouchière. À compter de ce moment, il cessa de me terrifier. Il se tenait en avant sur le fauteuil des témoins, les mains serrées entre ses genoux, écoutant attentivement le procureur.
Nous ne connaissions pas bien le procureur, un certain Mr Gilmer. Il venait d’Abbottsville ; nous ne le voyions que lorsque la cour siégeait, autant dire rarement en ce qui nous concernait, parce que la cour ne nous intéressait pas particulièrement, Jem et moi… C’était un homme chauve au visage lisse, qui pouvait avoir aussi bien quarante ans que soixante. Bien qu’il nous tournât le dos, nous savions qu’il avait un léger strabisme à un œil, ce dont il tirait parti : il paraissait regarder quelqu’un alors qu’il n’en faisait rien ; il était donc la terreur des jurés et des témoins qui, se croyant surveillés de près, l’écoutaient avec attention.
— … nous en faire le récit à votre manière, disait Mr Gilmer.
— Eh bien ! commença Mr Tate en tripotant ses lunettes et en parlant à ses genoux, j’ai été appelé…
— Pourriez-vous vous adresser au jury, Mr Tate ? Merci. Qui vous a appelé ?
— Bob est venu me chercher… Mr Bob Ewell, un soir, là-bas…
— Quel soir, monsieur ?
— Le vingt et un novembre, dit Mr Tate. J’allais quitter mon bureau pour rentrer chez moi quand B… Mr Ewell est entré dans tous ses états et m’a dit d’aller tout de suite chez lui, qu’un nègre avait violé sa fille.
— Vous y êtes allé ?
— Naturellement ! J’ai pris la voiture et y suis allé aussi vite que possible.
— Et qu’avez-vous trouvé ?
— La jeune fille par terre au milieu de la pièce du devant, à droite en entrant. Elle avait été bien battue mais j’ai pu la relever et elle s’est lavé la figure dans un seau qui se trouvait dans le coin et elle a dit que ça allait. Je lui ai demandé qui lui avait fait ça et elle a dit que c’était Tom Robinson…
Le juge Taylor, qui s’était concentré sur ses ongles, leva la tête, comme s’il s’attendait à une objection, mais Atticus ne broncha pas.
— … lui ai demandé si c’était lui qui l’avait battue comme ça et elle a dit que oui. Lui ai demandé s’il avait abusé d’elle et elle a dit que oui. Alors je suis descendu chercher Robinson chez lui. Elle l’a identifié comme étant son agresseur, alors je l’ai emmené. C’est tout.
— Merci, dit Mr Gilmer.
Le juge Taylor demanda :
— Des questions, Atticus ?
— Oui, dit mon père.
Il était assis derrière sa table, sa chaise de travers, les jambes croisées, un bras reposant sur le dossier de son siège.
— Avez-vous appelé un médecin, shérif ? Est-ce que quelqu’un a appelé un médecin ? demanda Atticus.
— Non, monsieur, dit Mr Tate.
— Vous n’avez pas appelé de médecin ?
— Non, monsieur, répéta Mr Tate.
— Pourquoi ?
La voix d’Atticus était tendue.
— Je vais vous le dire, Mr Finch. Ce n’était pas la peine. Elle avait été salement cognée. Il s’était passé quelque chose, c’était évident.
— Mais vous n’avez pas appelé de médecin ? Pendant que vous étiez là-bas, est-ce que quelqu’un en a fait appeler un, est allé en chercher un, l’a emmenée chez un médecin ?
— Non, monsieur…
Le juge l’interrompit :
— Il a répondu trois fois à la question, Atticus. Il n’a pas appelé de médecin.
— Je voulais juste en être certain, monsieur le juge, répondit Atticus.
Le juge sourit.
La main de Jem, qui était posée sur la balustrade, se crispa. Il retint soudain son souffle. Jetant un coup d’œil à la salle au-dessous, je ne vis aucune réaction de ce genre et me demandai s’il ne cherchait pas à faire l’intéressant. Dill suivait tranquillement, de même que le révérend Sykes à côté de lui.
— Qu’est-ce qu’il y a ? chuchotai-je, m’attirant un brusque « chut ! ».
— Shérif, reprit Atticus, vous dites qu’elle avait été salement cognée. De quelle façon ?
— C’est-à-dire…
— Contentez-vous de décrire ses blessures, Heck.
— Eh bien, elle avait été frappée à la tête. Elle avait déjà des bleus sur les bras alors que ça s’était passé environ une demi-heure auparavant…
— Comment le savez-vous ?
Mr Tate sourit :
— Enfin, c’est ce qu’ils ont dit. Quoi qu’il en soit, elle avait déjà de beaux bleus quand je suis arrivé et on voyait qu’elle allait avoir un œil au beurre noir.
— Quel œil ?
Mr Tate cligna des yeux et se passa la main dans les cheveux.
— Voyons… dit-il doucement.
Puis il regarda Atticus, comme s’il estimait sa question puérile.
— Vous n’arrivez pas à vous en souvenir ? demanda Atticus.
Mr Tate tendit la main vers une personne invisible à quelques centimètres de lui :
— La gauche, déclara-t-il.
— Attendez, une minute, shérif, dit Atticus. La gauche en face de vous ou la gauche de votre côté ?
— Ah oui ! Ça fait la droite ! C’était son œil droit, Mr Finch. Je m’en souviens à présent, elle avait été frappée de ce côté du visage…
Mr Tate cligna de nouveau des yeux, comme s’il venait de prendre conscience d’un fait. Puis il tourna la tête et regarda Tom Robinson. Instinctivement, celui-ci leva son visage.
Atticus venait lui aussi de comprendre quelque chose, ce qui le fit bondir sur ses pieds.
— Shérif, veuillez répéter ce que vous avez dit.
— J’ai dit que c’était son œil droit.
— Non…
Atticus se dirigea vers le bureau du greffier, se pencha sur la main en train de griffonner furieusement ; celle-ci s’arrêta, retourna sa page de sténo et le greffier lut : « Mr Finch. Je m’en souviens à présent, elle avait été frappée de ce côté du visage… »
Atticus se tourna vers Mr Tate :
— Quel côté, encore, Heck ?
— Le côté droit, Mr Finch, mais elle avait reçu d’autres bleus… voulez-vous que je vous en parle ?
Atticus, qui semblait sur le point d’aborder une autre question, se ravisa et dit :
— Oui, quelles étaient ses autres blessures ?
Comme Mr Tate répondait, Atticus regarda du côté de Tom Robinson comme pour indiquer qu’ils ne s’attendaient pas à cela.
— … ses bras étaient couverts de bleus et elle m’a montré son cou qui portait clairement des traces de doigts sur la gorge…
— Tout autour de la gorge ? Sur la nuque ?
— Je dirais qu’il y en avait tout autour, Mr Finch.
— Vraiment ?
— Oui, elle avait une petite gorge que n’importe qui pouvait enserrer de ses…
— Contentez-vous de répondre aux questions par oui par non, shérif, dit Atticus sèchement.
Mr Tate se tut.
Atticus s’assit en faisant un signe de tête au procureur, lequel fit signe que non au juge qui pointa le menton vers Mr Tate qui se leva avec raideur et descendit du box des témoins.
Au-dessous de nous, des têtes se tournèrent, des pieds raclèrent le plancher, des bébés changèrent d’épaule et quelques enfants s’éclipsèrent de la salle d’audience. Derrière nous, les Noirs chuchotaient doucement entre eux ; Dill demanda au révérend Sykes quel était le problème, mais celui-ci répondit qu’il n’en savait rien. Pour le moment, les choses étaient parfaitement ennuyeuses : personne n’avait explosé, les avocats des deux parties ne s’étaient pas disputés, il n’y avait eu aucun drame ; à la grande déception de tous, semblait-il. Atticus procédait avec affabilité, comme s’il avait affaire à une contestation de propriété. Avec son infinie capacité à calmer les mers agitées, il pouvait rendre un cas de viol aussi aride qu’un sermon. Dissipée ma terreur des odeurs de whisky éventé et de basse-cour, de ces hommes sombres aux yeux endormis, d’une voix rauque demandant dans la nuit : « Mr Finch, ils sont pa’tis ? » La lumière du jour avait emporté notre cauchemar, tout se terminerait bien.
Le public semblait aussi détendu que le juge Taylor, excepté Jem. Sa bouche se tordait en un demi-sourire déterminé et quelque chose faisait briller ses yeux ; il dit quelque chose à propos d’un témoignage concordant, qui me confirma dans l’idée qu’il faisait l’intéressant.
— … Robert E. Lee Ewell !
En réponse à la voix tonitruante de l’huissier, un petit bonhomme, qui avait tout d’un petit coq, se leva et s’approcha de la barre en se rengorgeant, la nuque rougissante à l’appel de son nom. Quand il se tourna pour prêter serment, nous vîmes que son visage était tout aussi rouge. Nous ne lui trouvâmes aucune ressemblance avec son homonyme, le général confédéré. Une touffe de cheveux fins, fraîchement lavés, se dressait sur son front ; il avait le nez fin, pointu et brillant, pas de menton à proprement parler car il disparaissait dans son cou fripé.
— … et qu’Dieu m’vienne en aide, acheva-t-il d’un ton triomphant.
Toutes les villes de la taille de Maycomb possédaient leur famille Ewell. Nulle fluctuation économique ne changeait leur situation. Les gens comme les Ewell vivaient aux crochets du comté en temps de prospérité comme de crise grave. Aucun inspecteur scolaire ne pouvait garder leur nombreuse marmaille à l’école, aucun responsable de la santé publique ne parvenait à les débarrasser de leurs tares congénitales, de leurs différents vers et des maladies engendrées par le manque d’hygiène.
Les Ewell de Maycomb habitaient derrière la décharge publique, dans ce qui était jadis une cabane de Noirs. Ses murs de planches étaient doublés de tôle ondulée, les bardeaux du toit étaient faits de boîtes de conserve aplaties à coups de marteau, si bien que seule sa forme suggérait encore sa destination originale : carrée, avec quatre pièces minuscules, ouvrant sur un semblant d’entrée, la cabane reposait tant bien que mal sur quatre blocs de calcaire de tailles différentes. Ses fenêtres étaient de simples ouvertures dans les murs, recouvertes en été de bandes graisseuses d’étamine afin d’éloigner les bestioles qui grouillaient sur la décharge de Maycomb.
Ces bestioles étaient d’ailleurs condamnées à manger de la vache enragée car les Ewell fouillaient chaque jour les ordures et le fruit de leur recherche (quand il n’était pas mangé) faisait ressembler leur lopin de terre autour de la cabane à une maison d’enfants retardés : ce qui pouvait passer pour une palissade était formé de branchages, de manches à balais ou d’outils, tous terminés par des têtes de marteaux rouillées, de râteaux édentés, de pelles, de haches et de houes détériorées, retenus entre eux par des morceaux de barbelés. Cette barricade entourait une cour sale contenant les restes d’une Ford modèle T (sur des blocs), une chaise de dentiste déglinguée, une ancienne glacière et d’autres objets de moindre importance : de vieilles chaussures, des radios cassées, des cadres, des bocaux à fruits parmi lesquels picoraient des poulets orange faméliques, mais encore pleins d’espoir.
Cependant un coin de la cour déconcertait Maycomb. Contre la palissade étaient alignés six seaux d’émail ébréchés contenant des géraniums d’un rouge éclatant, soignés avec autant d’attention que s’ils avaient appartenu à Miss Maudie Atkinson, à la condition que celle-ci eût daigné accueillir un géranium dans son jardin. Les gens disaient qu’ils appartenaient à Mayella Ewell.
Personne n’était parfaitement sûr du nombre d’enfants qui vivaient là. Certains parlaient de six, d’autres de neuf. Il y avait toujours plusieurs figures sales aux fenêtres quand on passait devant la maison, ce que personne n’avait l’occasion de faire, sauf à Noël, lorsque les églises distribuaient des corbeilles et que le maire priait de bien vouloir aider les éboueurs en allant jeter nous-mêmes nos arbres et nos ordures.
Au Noël précédent, Atticus nous avait emmenés avec lui lorsqu’il avait accédé à la demande du maire. En quittant la route, un chemin de terre passait le long de la décharge et menait à un petit lotissement noir, à environ cinq cents mètres de la bicoque des Ewell. Il fallait ensuite soit revenir en marche arrière jusqu’à la route, soit aller jusqu’au bout du chemin et faire demi-tour devant les maisons des Noirs, ce que faisaient la plupart des gens. Dans le crépuscule glacé de décembre, celles-ci paraissaient propres et douillettes, de la fumée bleue s’élevait des cheminées et les entrées brillaient de la couleur ambre des feux intérieurs. D’exquises odeurs flottaient dans l’atmosphère : poulet, bacon frit aussi craquant que l’air du soir. Jem et moi avions cru sentir un ragoût d’écureuil, mais le vieux campagnard qu’était Atticus identifia de l’opossum et du lapin, arômes qui disparurent quand nous repassâmes devant la résidence des Ewell.
La seule supériorité du petit homme à la barre des témoins sur ses voisins les plus proches était qu’à la condition de prendre un bain bien chaud et de se récurer avec du gros savon, il avait la peau blanche.
— Mr Robert Ewell ? demanda Mr Gilmer.
— C’est ça, chef, dit le témoin.
Le dos de Mr Gilmer se raidit un peu et j’en fus navrée pour lui. Mais je ferais peut-être bien d’expliquer d’abord quelque chose. J’ai entendu dire que les enfants d’avocats commettaient l’erreur, en voyant leurs parents dans le feu des débats à l’audience, de prendre la partie adverse pour l’ennemi personnel de leurs parents, de souffrir le martyre et d’être surpris de les voir souvent ressortir bras dessus bras dessous avec leurs persécuteurs à la première suspension d’audience. Ceci n’était ni le cas de Jem ni le mien. Nous n’étions pas traumatisés de voir notre père gagner ou perdre. Je regrette de ne pouvoir épicer ainsi mon récit mais, si je le faisais, cela ne serait pas exact. Nous savions cependant à quel moment le débat se faisait plus acrimonieux que professionnel, mais uniquement lorsqu’il s’agissait d’autres avocats que notre père. Je n’ai jamais entendu de toute ma vie Atticus élever la voix, sauf le jour où il eut affaire à un témoin sourd. Mr Gilmer faisait son métier et Atticus le sien. De plus, Mr Ewell était le témoin de Mr Gilmer et c’était la dernière personne envers qui celui-ci aurait eu intérêt à se montrer impoli.
« Êtes-vous le père de Mayella Ewell ? » fut la question suivante.
« En tout cas, si j’le suis pas, j’peux plus rien y faire, vu qu’sa mère elle est morte », fut la réponse.
Le juge Taylor s’agita, tourna lentement son fauteuil pivotant et considéra le témoin avec affabilité :
— Êtes-vous le père de Mayella Ewell ? demanda-t-il d’un ton qui coupa net les rires au-dessous de nous.
— Oui, monsieur, dit Mr Ewell humblement.
Le juge Taylor poursuivit d’un ton bienveillant :
— C’est la première fois que vous venez au tribunal ? Je ne me souviens pas de vous y avoir jamais vu.
Le témoin ayant hoché la tête, il poursuivit :
— Que les choses soient claires. Il n’y aura plus aucune spéculation manifestement obscène sur aucun sujet, de la part de personne dans cette salle tant que je présiderai. Avez-vous compris ?
J’en doutai fort, malgré le signe d’assentiment de Mr Ewell. Le juge Taylor soupira et dit :
— Très bien. Mr Gilmer ?
— Merci, monsieur. Mr Ewell, pourriez-vous nous raconter à votre manière ce qui s’est passé le soir du vingt et un novembre, je vous prie ?
Jem sourit et repoussa ses cheveux en arrière. « À votre manière » était le tic de Mr Gilmer. Nous nous demandions souvent s’il craignait que son témoin puisse faire son récit à la manière de quelqu’un d’autre.
— Bon. L’soir du vingt et un novembre, j’rentrais d’la forêt, chargé d’p’tit bois et juste quand j’arrive à la palissade, j’entends Mayella brailler dans la maison comme un porc qu’on égorge…
Le juge Taylor jeta un regard sévère au témoin mais dut conclure que ses spéculations étaient dépourvues d’intention maligne car il reprit son air somnolent :
— Quelle heure était-il ?
— Juste avant l’coucher du soleil. Bon, j’disais que Mayella braillait plus fort que Jésus sur la…
Un autre regard du juge le fit taire.
— Oui, reprit Mr Gilmer, elle criait ?
Mr Ewell regarda le juge avec perplexité :
— Ouais, Mayella faisait c’te boucan du diable, alors j’lâche mon chargement et j’cours aussi vite que j’peux mais j’me tamponne dans la barrière et quand j’me dégage, j’cours vers la fenêtre et qu’est-ce que j’vois…
Le visage de Mr Ewell devint écarlate. Se levant, il désigna Tom Robinson du doigt :
— J’vois ce nègre noir en train d’besogner ma Mayella !
Le juge Taylor avait beau être serein en audience et se servir rarement de son marteau, il en frappa son bureau cinq minutes durant. Atticus s’était approché de l’estrade pour lui parler ; Mr Heck Tate, en tant que shérif du comté, passa dans l’allée centrale et tenta de calmer l’assistance. Derrière nous, un grognement de colère assourdi montait chez les gens de couleur.
Le révérend Sykes se pencha par-dessus Dill et moi pour tirer Jem par le coude :
— Mr Jem, dit-il, vous feriez mieux de ramener Miss Jean Louise à la maison. Mr Jem, vous m’entendez ?
Jem tourna la tête :
— Scout, rentre à la maison. Dill, toi et Scout, vous devez rentrer !
— Essaie un peu de m’y obliger ! dis-je en me rappelant la merveilleuse formule d’Atticus.
Jem me fusilla du regard puis dit au pasteur :
— Je pense que ça va, révérend elle ne comprend pas.
J’en fus mortellement offensée.
— Bien sûr que si ! Je comprends aussi bien que toi !
— Tais-toi donc ! Elle ne comprend pas, révérend, elle n’a même pas neuf ans…
Les yeux noirs du pasteur nous regardèrent avec inquiétude :
— Mr Finch sait que vous êtes tous là ? Ce n’est pas un spectacle pour Miss Jean Louise, ni pour vous, d’ailleurs, les garçons.
Jem secoua la tête.
— Il peut pas nous voir d’où il est. Tout va bien, révérend !
Je savais que Jem gagnerait parce que rien ne pourrait le faire partir à présent. Dill et moi n’avions rien à craindre, pour le moment : Atticus pouvait très bien nous voir d’où il était, il suffisait qu’il regarde dans notre direction.
Tandis que le juge martelait son bureau, Mr Ewell resta assis, l’air suffisant, observant l’effet de son œuvre. En une formule, il avait transformé de joyeux pique-niqueurs en une foule maussade, tendue, murmurant, peu à peu hypnotisée par le marteau dont les coups diminuaient d’intensité, jusqu’à ce que le seul bruit dans la salle d’audience se réduisît à un petit tap-tap-tap : le juge aurait tout aussi bien pu taper sur son bureau à coups de crayon.
De nouveau maître de la situation, il s’adossa à son siège, l’air brusquement fatigué ; on voyait qu’il était âgé et je pensai à ce qu’avait dit Atticus : Mrs Taylor et lui ne s’embrassaient pas beaucoup – il devait avoir près de soixante-dix ans.
— Une requête a été déposée, dit-il, demandant que la salle soit évacuée, au moins par les femmes et les enfants. Nous la rejetons pour le moment. Les gens voient généralement ce qu’ils sont venus voir et entendent ce à quoi ils s’attendaient et ils ont le droit de vouloir que leurs enfants y assistent, mais je peux vous garantir une chose : ce que vous verrez et que vous entendrez le sera en silence, ou vous quitterez cette salle après avoir été poursuivis par mes soins pour outrage à la cour. Mr Ewell, vous maintiendrez votre déposition, si possible, dans les limites d’un langage conforme aux usages chrétiens. Poursuivez, Mr Gilmer.
Mr Ewell me fit penser à un sourd-muet. J’étais certaine qu’il n’avait jamais entendu les mots que venait de lui adresser le juge – sa bouche semblait s’efforcer de les répéter silencieusement – mais leur poids était gravé sur son visage qui en avait perdu toute sa suffisance ; elle avait été remplacée par une opiniâtre gravité qui n’abusa pas le juge : tant que Mr Ewell se trouva à la barre des témoins, il ne le quitta plus des yeux, comme pour le mettre au défi de faire un nouvel écart.
Mr Gilmer et Atticus se regardèrent. Mon père avait repris sa place, le poing sous une joue, et nous ne pouvions voir son visage. Mr Gilmer paraissait plutôt désespéré. Une question du juge Taylor sembla le détendre :
— Mr Ewell, avez-vous vu le défendeur avoir des rapports sexuels avec votre fille ?
— Oui.
Le public resta tranquille mais le défendeur dit quelque chose. Atticus lui parla à l’oreille et Tom Robinson se tut.
— Vous avez dit que vous étiez à la fenêtre ? demanda Mr Gilmer.
— Oui, monsieur.
— À quelle hauteur se trouve-t-elle du sol ?
— À peu près un mètre.
— Et, d’où vous étiez, vous voyiez bien la pièce ?
— Oui, monsieur.
— Quel aspect offrait la pièce ?
— Tout était sens dessus dessous comme si on s’y était battu.
— Qu’avez-vous fait, en voyant le défendeur ?
— Ben, j’ai couru autour d’la maison mais y s’est taillé avant qu’j’arrive. J’avais vu qui c’était, bon. J’étais trop affolé par l’état de Mayella pour y filer au train. J’ai couru dans la maison et elle était par terre en train d’gueuler…
— Alors qu’avez-vous fait ?
— Ben j’ai tout d’suite couru chercher Tate. J’savais très bien qui c’est qu’avait fait l’coup. Il habite plus bas, dans c’trou à nègres ; j’passe devant tous les jours. M’sieur le juge, ça fait quinze ans qu’je demande au comté d’nettoyer c’t’infection, là-bas ! Y sont dangereux et y dévaluent ma propriété…
— Merci, Mr Ewell, coupa vivement Mr Gilmer.
Le témoin descendit si vite de son box qu’il rentra dans Atticus qui s’était levé pour l’interroger. Le juge Taylor autorisa la salle à rire.
— Un instant, monsieur, dit Atticus courtoisement. Pourrais-je vous poser une ou deux questions ?
Mr Ewell regagna sa chaise, s’y installa et considéra Atticus d’un air plein de morgue et de suspicion, expression commune à tous les témoins du comté de Maycomb quand ils affrontaient l’avocat de la partie adverse.
— Mr Ewell, commença Atticus, on dirait que tout le monde a beaucoup couru, ce soir-là. Voyons, vous avez couru vers la maison, vous avez couru à la fenêtre, vous avez couru à l’intérieur, vous avez couru auprès de Mayella, vous avez couru avertir Mr Tate. Parmi toutes vos courses, auriez-vous aussi couru chercher un médecin ?
— Pas besoin. J’avais vu c’qui s’était passé.
— Enfin, il y a une chose que je ne comprends pas, dit Atticus. N’étiez-vous pas inquiet de l’état de votre fille ?
— Et comment que j’l’étais ! J’ai vu qui c’est qu’a fait ça.
— Non, je veux parler de son état physique. N’avez-vous pas pensé que la nature de ses blessures justifiait des soins médicaux urgents ?
— Quoi ?
— N’avez-vous pas pensé qu’elle devait voir un médecin immédiatement ?
Le témoin dit qu’il n’y avait jamais songé, qu’il n’avait jamais appelé un médecin pour aucun de ses enfants de toute sa vie et que, s’il l’avait fait, il en aurait eu pour cinq dollars.
— C’est tout ? demanda-t-il.
— Pas tout à fait, poursuivit tranquillement Atticus. Mr Ewell, vous avez entendu le témoignage du shérif, n’est-ce pas ?
— Comment ça ?
— Vous étiez dans la salle quand Mr Heck Tate se trouvait à la place où vous êtes maintenant, non ? Vous avez bien entendu tout ce qu’il a dit !
Mr Ewell examina soigneusement la question avant de conclure à son innocuité.
— Oui, dit-il.
— Êtes-vous d’accord avec sa description des blessures de Mayella ?
— Comment ça ?
Atticus se retourna pour sourire à Mr Gilmer. Mr Ewell paraissait déterminé à ne pas lever le petit doigt pour aider la défense.
— Mr Tate a témoigné qu’elle avait l’œil droit poché, qu’elle avait été frappée autour de…
— Ah ouais ! dit le témoin. J’suis d’accord avec tout c’qu’a dit Tate.
— Vraiment ? demanda Atticus doucement. Je voudrais juste m’en assurer.
Se dirigeant vers le greffier, il lui dit quelque chose et, pendant quelques minutes, ce dernier nous redonna lecture du témoignage de Mr Tate comme s’il s’agissait des cours de la Bourse :
« … la gauche ah oui ça fait sa droite c’était son œil droit, Mr Finch, je m’en souviens à présent, elle avait été frappée… »
Il tourna la page :
« … de ce côté du visage shérif veuillez répéter ce que vous avez dit j’ai dit que c’était son œil droit… »
— Merci, Bert, dit Atticus. Vous venez de l’entendre encore une fois, Mr Ewell. Avez-vous quelque chose à ajouter ? Êtes-vous d’accord avec le shérif ?
— J’dis comme Tate. Elle avait un œil au beurre noir et elle avait été salement battue.
Le petit homme semblait avoir oublié son humiliante fausse sortie. À l’évidence, il pensait qu’Atticus ne faisait pas le poids. Il semblait redevenir rougeaud ; il bombait le torse, il avait retrouvé toute son allure de petit coq rouge. Je me dis que les boutons de sa chemise allaient sauter à la question suivante d’Atticus :
— Mr Ewell, savez-vous lire et écrire ?
Mr Gilmer coupa :
— Objection ! Je ne vois pas ce que cette question a à voir avec cette affaire. Hors de propos et sans intérêt.
Le juge Taylor ouvrit la bouche mais Atticus fut plus rapide :
— Monsieur le juge, si vous autorisez cette question ainsi que la suivante, vous verrez rapidement.
— Très bien, voyons donc, acquiesça le juge, mais faites en sorte que nous voyions effectivement, Atticus. Objection rejetée.
Mr Gilmer semblait aussi curieux que le reste de la salle de découvrir le rapport qui pouvait exister entre le niveau d’instruction de Mr Ewell et cette affaire.
— Je répète la question, reprit Atticus. Savez-vous lire et écrire ?
— J’pense bien !
— Pourriez-vous écrire votre nom et nous le montrer ?
— C’te blague ! Comment qu’vous croyez qu’je signe mes chèques d’aide sociale ?
En jouant ainsi les petits rigolos, Mr Ewell était en train de s’attirer la sympathie de ses concitoyens dont les murmures et les rires étouffés saluaient chacune des répliques.
Je devins nerveuse. Atticus semblait savoir ce qu’il faisait mais j’avais l’impression qu’il avançait un peu à l’aveuglette. Ne jamais, jamais, jamais, dans un contre-interrogatoire, poser à un témoin une question dont vous ne connaissiez déjà la réponse ; j’avais absorbé ce principe en même temps que mes premiers biberons. Sinon, vous risquez d’obtenir une réponse dont vous ne voulez pas, une réponse susceptible de ruiner votre argumentation.
Atticus fouilla dans une poche intérieure de son veston et en sortit une enveloppe, puis dans celle de son gilet d’où il tira un stylo-plume. Sans se presser, de façon que le jury ne perdît pas un de ses gestes, il en ôta le capuchon qu’il posa délicatement sur son bureau, secoua un peu la plume puis la tendit au témoin avec l’enveloppe :
— Pourriez-vous écrire votre nom ? demanda-t-il. Ostensiblement pour que le jury vous voie faire.
Mr Ewell écrivit au dos de l’enveloppe et leva le visage avec suffisance pour constater que le juge le dévisageait comme s’il avait affaire à un gardénia odorant, en pleine floraison, à la barre des témoins et que Mr Gilmer était mi-assis, mi-debout à sa table. Les jurés l’observaient, l’un d’entre eux s’était penché en avant, les mains sur la balustrade.
— Qu’est-ce qu’y a d’si intéressant ? demanda-t-il.
— Vous êtes gaucher, Mr Ewell, dit le juge Taylor.
Mr Ewell se tourna d’un mouvement irrité vers ce dernier et dit qu’il ne voyait pas ce que le fait d’être gaucher venait faire ici, qu’il était un bon chrétien et qu’Atticus Finch essayait de le rouler, que des avocats roués comme lui le roulaient toujours avec leurs roublardises. Il venait de raconter ce qui s’était produit, il recommencerait autant de fois qu’il le faudrait – ce qu’il fit. Rien de ce qu’Atticus lui demanda ensuite ne vint contredire son histoire : il avait regardé par la fenêtre puis fait fuir le nègre, puis couru avertir le shérif. Atticus finit par le congédier.
Mr Gilmer lui posa une question supplémentaire :
— Êtes-vous gaucher ou ambidextre, Mr Ewell ?
— De quoi ? Certainement pas ! J’peux m’servir d’une main comme de l’autre. D’une main comme de l’autre, ajouta-t-il en toisant la table de la défense.
Jem semblait complètement rassuré. Il tapotait tranquillement la balustrade et murmura :
— On le tient.
Je n’en étais pas aussi sûre : Atticus tentait de montrer, à mon avis, que Mr Ewell pouvait avoir lui-même battu Mayella. Jusque-là, je suivais le raisonnement. Si elle avait l’œil droit poché et avait surtout été frappée du côté droit, cela tendait à démontrer que l’agresseur était gaucher. Sherlock Holmes et Jem Finch trouveraient la chose élémentaire. Mais Tom Robinson pouvait très bien être gaucher lui aussi. Comme Mr Heck Tate, je me représentai une personne en face de moi, reconstituai une sorte de pantomime mentale et en conclus que son agresseur pouvait l’avoir tenue de la main droite tout en la battant de la gauche. Je baissai la tête pour le regarder. Il nous tournait le dos mais je distinguais parfaitement ses larges épaules et son cou de taureau. Il pouvait fort bien avoir fait ça. Je pensai que Jem vendait la peau de l’ours avant de l’avoir tué…