Ce ne fut pas sans un certain plaisir que je rattrapai Walter Cunningham dans la cour de récréation mais Jem accourut au moment où je lui faisais mordre la poussière, et me dit d’arrêter :
— Tu es plus grande que lui.
— Il est presque aussi vieux que toi ! Et il m’a fait commencer l’année de travers.
— Laisse-le tranquille, Scout ! Que se passe-t-il ?
— Il n’avait pas de déjeuner, dis-je avant d’expliquer mon intervention dans les affaires de régime de Walter.
Celui-ci, s’étant relevé, nous écoutait tranquillement, les poings serrés, comme s’il s’attendait à ce que nous lui sautions dessus tous les deux. Je marchai sur lui pour le chasser, mais Jem m’arrêta de la main. Il examina Walter, l’air interrogateur :
— Ton père est bien Mr Walter Cunningham, d’Old Sarum ?
Le garçon hocha la tête. Il donnait l’impression de se nourrir d’aliments pour poissons : ses yeux, aussi bleus que ceux de Dill Harris, étaient délavés et cerclés de rouge. En dehors du bout de son nez, rouge et humide, il avait le teint livide. Il jouait avec les bretelles de sa salopette, tripotant nerveusement les attaches de métal.
Tout d’un coup, Jem se mit à lui sourire :
— Viens déjeuner à la maison. Nous serons ravis de t’avoir.
L’expression de Walter s’illumina puis se rembrunit.
— Notre père est un ami du tien, insista mon frère. Scout est folle, elle ne te battra plus.
— Je n’en suis pas aussi sûre que toi ! lançai-je.
La façon qu’avait Jem de décider pour moi m’agaçait.
D’un autre côté, de précieuses minutes étaient en train de se perdre, pour rien.
— Bon, Walter, je ne recommencerai pas, ajoutai-je. Tu aimes les haricots secs ? Cal fait très bien la cuisine.
Se mordillant les lèvres, Walter ne bougeait pas. Nous étions presque à la maison des Radley quand il cria :
— Hé ! J’arrive !
Lorsqu’il nous eut rattrapés, Jem entama la conversation :
— Tu savais que cette maison était hantée ? demanda-t-il chaleureusement en montrant la maison des Radley.
— Pas qu’un peu ! J’ai failli mourir ma première année de classe, en mangeant leurs noix. Les autres m’ont dit qu’il les empoisonnait et les jetait exprès par-dessus la palissade.
Mon frère paraissait moins craindre Boo Radley maintenant que Walter et moi marchions à ses côtés. Il se mit même à faire le fanfaron :
— Une fois je suis allé jusqu’à la maison.
— Quand on est allé une fois jusqu’à la maison, on n’a plus besoin de courir chaque fois qu’on passe devant, lançai-je en l’air.
— Tu dis ça pour qui, chipie ?
— Pour toi, parce que tu cours quand tu es tout seul. Le temps que nous arrivions à la maison, Walter avait oublié qu’il était un Cunningham. Jem se précipita à la cuisine pour demander à Calpurnia de mettre un couvert supplémentaire car nous avions un invité. Atticus le reçut à bras ouverts et l’entraîna dans une discussion sur les récoltes que ni Jem ni moi n’étions capables de suivre.
— C’est la raison pour laquelle je n’arrive pas à passer dans la classe supérieure, Mr Finch. Je dois manquer l’école tous les printemps pour aider papa à labourer, mais il y a maintenant quelqu’un à la maison qui a l’âge de travailler aux champs.
— Est-ce que vous le payez en boisseaux de pommes de terre ? demandai-je.
Mais, de la tête, Atticus me fit signe de me taire.
Tout en emplissant son assiette, Walter s’entretenait avec Atticus comme une grande personne. Jem et moi n’en revenions pas. Atticus était lancé dans un exposé sur les problèmes de la ferme, quand Walter l’interrompit pour demander s’il y avait de la mélasse dans la maison. Atticus appela Calpurnia qui revint avec le pichet de mélasse. Elle attendit derrière Walter pendant qu’il se servait, versant généreusement du sirop sur ses légumes et sur sa viande. Il en aurait sans doute mis aussi dans son verre de lait si je n’avais pas demandé ce que diable il fabriquait.
La soucoupe en argent tinta quand il y replaça le pichet et il posa vivement les mains sur ses genoux en baissant la tête.
Atticus me jeta de nouveau un regard de reproche.
— Mais, protestai-je, il a inondé son plat de sirop ! Il en a mis partout…
C’est alors que Calpurnia me pria de venir à la cuisine. Elle était furieuse et, quand elle était furieuse, sa grammaire devenait très fantaisiste. En temps normal, elle parlait aussi bien que n’importe qui à Maycomb.
Atticus disait qu’elle avait une meilleure éducation que la plupart des gens de couleur.
Quand elle me regarda, les ridules autour de ses yeux se creusèrent davantage :
— Y a des gens qui mangent pas comme nous, chuchota-t-elle avec véhémence. Toi t’as pas à les c’itiquer à tab’. C’ ga’çon est ton invité et s’y veut dévo’er aussi la nappe, t’as ’ien à di’. T’as comp’is ?
— C’est pas un invité, Calpurnia, ce n’est qu’un Cunningham…
— Tais-toi ! N’impo’te qui qui met les pieds dans c’te maison c’t’un invité et va pas p’end’ tes g’ands ai’ avec comme si qu’ t’étais la ’eine ! Vot’famille elle est p’t’êt mieux qu’les Cunningham mais ça t’ pe’met pas d’les mép’iser comme ça. Si t’es pas capab’ d’te t’ni’ bien à tab’, t’as qu’à fini’ ton déjeuner à la cuisine.
Elle m’envoya dans la salle à manger par les portes battantes, avec une bonne claque ; je récupérai mon assiette et terminai mon repas à la cuisine, soulagée néanmoins de ne pas avoir à subir l’humiliation de les affronter à nouveau. Je dis à Calpurnia qu’elle ne perdait rien pour attendre ; un de ces jours, quand elle aurait le dos tourné, j’irais me noyer dans le tourbillon des Barker et elle regretterait alors ce qu’elle m’avait fait. En plus, ajoutai-je, j’avais déjà eu des ennuis à cause d’elle aujourd’hui : elle m’avait appris à écrire et tout était sa faute.
— Cesse de di’ des bêtises ! m’intima-t-elle.
Jem et Walter repartirent à l’école avant moi : je restai en arrière quitte à courir toute seule devant la maison des Radley, pour informer Atticus de l’injustice de Calpurnia.
— De toute façon, elle aime mieux Jem que moi.
Sur cette conclusion, je lui conseillai de la renvoyer au plus vite.
— Tu ne vois pas que tu la contraries deux fois plus que ton frère ? répondit-il d’une voix dure. Je n’ai pas du tout l’intention de la renvoyer, ni maintenant ni jamais. As-tu réfléchi au fait que nous ne pourrions tenir une journée sans elle ? Pense à tout ce qu’elle fait pour toi et sois plus gentille, tu m’entends ?
Je retournai à l’école l’âme pleine de ressentiment contre Calpurnia jusqu’à ce qu’un cri soudain me tire de ces sombres pensées. En levant la tête, je vis Miss Caroline debout au milieu de la classe, le visage submergé d’horreur. Apparemment, elle s’était assez remise de sa matinée pour persévérer dans sa profession.
— Il est vivant ! cria-t-elle.
La population mâle se précipita comme un seul homme à son secours. « Mon Dieu ! pensai-je, elle a dû voir une souris. » Little Chuck Little, dont la patience envers tous les êtres vivants était légendaire, demanda :
— Dans quel sens est-il parti, Miss Caroline ? Dites-le-nous vite !
Il se tourna vers un garçon qui se trouvait derrière lui :
— D.C., ferme la porte, on va l’attraper. Vite, ma’am, où est-ce qu’il est parti ?
Miss Caroline pointa un doigt tremblant, non pas vers le plancher ni vers un bureau, mais vers un individu imposant que je ne connaissais pas. Le visage de Little Chuck se crispa et il dit gentiment :
— Vers lui, ma’am ? Alors, oui, il est bien vivant. Il vous a fait peur ?
— Je passais par là, dit Miss Caroline d’un ton désespéré, quand il a glissé de ses cheveux… oui, de ses cheveux…
Little Chuck eut un large sourire :
— Faut pas avoir peur d’un toto, ma’am ! Vous en aviez jamais vu ? N’ayez pas peur, vous n’avez qu’à retourner à votre bureau pour nous apprendre encore des choses.
Little Chuck Little faisait lui aussi partie de ces gens qui ne savent jamais s’ils auront de quoi manger au prochain repas, mais c’était un gentleman-né. Lui glissant la main sous le coude, il reconduisit Miss Caroline à sa place.
— Vous tracassez plus, ma’am. Faut pas avoir peur d’un toto. Je vais vous chercher de l’eau fraîche.
L’hôte du pou ne paraissait pas le moins du monde affecté par le drame qu’il venait de provoquer. Se grattant le cuir chevelu, il localisa le parasite et le pinça entre le pouce et l’index.
Miss Caroline le regarda faire avec un mélange de fascination et d’horreur. Little Chuck apporta de l’eau dans un gobelet en carton qu’elle but avec reconnaissance. Elle finit par retrouver sa voix :
— Comment t’appelles-tu, mon garçon ? s’enquit-elle doucement.
Le garçon plissa les yeux :
— Qui, moi ?
Elle fit oui de la tête.
— Burris Ewell.
Miss Caroline examina sa liste.
— J’ai bien un Ewell, mais sans le prénom… peux-tu me l’épeler ?
— J’saurais pas. Chez moi, on m’appelle Burris.
— Eh bien, Burris, dit Miss Caroline, je pense qu’il vaut mieux t’excuser pour le reste de l’après-midi. Je veux que tu rentres chez toi pour te laver les cheveux.
Tirant un épais volume de son bureau, elle le feuilleta, en lut quelques lignes en silence puis reprit :
— Voilà un bon remède pour… Burris, tu vas retourner chez toi et te lessiver la tête. Quand tu auras fini, applique-toi du kérosène sur le cuir chevelu.
— Pour quoi faire, m’dame ?
— Pour te débarrasser de tes… totos. Vois-tu, Burris, tes camarades pourraient les attraper et ce n’est pas ce que tu veux, n’est-ce pas ?
Le garçon se leva. Je n’avais jamais vu personne d’aussi répugnant. Il avait le cou gris de crasse, le dos des mains couleur rouille, les ongles noirs jusqu’à la chair. Il regarda Miss Caroline. Il y avait un espace propre, de la taille d’un poing, sur son visage. Personne ne l’avait encore remarqué, sans doute parce que Miss Caroline et moi avions distrait la classe une grande partie de la matinée.
— Et, Burris, ajouta-t-elle, n’oublie pas de prendre un bain avant de revenir demain.
Il partit d’un rire insolent :
— Faut pas croire qu’vous m’renvoyez, m’dame. J’allais partir… J’ai fini mon année.
Miss Caroline le regarda sans comprendre.
— Que veux-tu dire ?
Pour toute réponse, il laissa échapper un grognement méprisant.
Ce fut l’un des plus âgés de la classe qui lui répondit :
— C’est un Ewell, ma’am.
Je me demandai s’il aurait plus de succès avec cette explication que moi avec la mienne, le matin. Mais Miss Caroline paraissait disposée à l’écouter :
— Il y en a plein l’école. Chaque année, ils viennent le jour de la rentrée, puis ils s’en vont. L’inspectrice les a menacés de leur envoyer le shérif s’ils n’y allaient pas, mais elle n’a jamais réussi à les faire rester. Elle croit qu’elle applique la loi en se contentant d’inscrire leurs noms sur les listes et en les faisant venir le premier jour. Vous êtes censée les noter absents pour le reste de l’année…
— Mais qu’en disent leurs parents ? demanda Miss Caroline avec inquiétude.
— Ils n’ont pas de mère et leur p’pa est très mal vu.
Cette description parut flatter Burris :
— Ça fait trois ans que j’viens en première année le jour de la rentrée, dit-il avec exubérance. J’espère bien que, si je suis bon cette année, on me f’ra passer en seconde année.
— Rassieds-toi, Burris, dit Miss Caroline.
Au moment où elle prononça ces mots, je compris qu’elle venait de faire une grave erreur. La condescendance du garçon tourna à la colère :
— M’cherchez pas, m’dame !
Little Chuck Little se leva :
— Faut le laisser partir, ma’am ! Il ne plaisante pas, vous savez. Il est capable de vous chercher des crosses et y a des gosses, ici.
Il faisait partie des plus petits mais, quand Burris Ewell se tourna vers lui, il plongea la main dans sa poche en disant :
— Fais gaffe ! Si t’avances, t’es mort. Va-t’en, maintenant.
Burris parut impressionné par ce gamin qui était deux fois moins grand que lui et Miss Caroline profita de son hésitation :
— Rentre chez toi, Burris. Si tu ne le fais pas, j’appelle le directeur, dit-elle. De toute façon, il faudra que je signale cet incident.
Le garçon grogna et se dirigea tranquillement vers la porte.
Hors de portée de Little Chuck, il se retourna pour lancer :
— C’est ça, faites part et allez vous faire voir ! C’est pas une salope morveuse d’institutrice qui va m’faire peur ! Vous m’renvoyez nulle part, m’dame, mettez-vous bien ça dans la tête, nulle part !
Il attendit de la voir pleurer pour s’éloigner d’un pas traînant.
Aussitôt, nous nous rassemblâmes autour de son bureau pour essayer de la consoler : « C’était vraiment un type méchant… un lâche… personne ne vous demande d’enseigner à des élèves comme lui… ces gens-là n’ont vraiment pas les manières de Maycomb… Ne vous en faites pas, ma’am. Si vous nous lisiez une histoire, Miss Caroline ? Celle du chat était très bien, ce matin… »
Miss Caroline sourit, se moucha et dit :
— Merci, mes trésors.
Elle nous fit regagner nos places, ouvrit un livre et remplit la classe de perplexité avec un long récit sur un crapaud qui habitait un château.
En passant devant la maison des Radley pour la quatrième fois de la journée – dont deux au pas de course – ma tristesse était aussi profonde que la sienne. Si toute l’année s’annonçait aussi mouvementée que ce premier jour, je m’amuserais peut-être un peu, mais la perspective de passer neuf mois sans pouvoir lire ni écrire me donnait envie de m’en aller.
En fin d’après-midi j’avais mis au point un plan de fuite ; lorsque Jem et moi fîmes la course pour aller au-devant d’Atticus quand il rentra du travail, je ne me pressai pas. Nous avions l’habitude de nous précipiter vers lui dès que nous le voyions tourner au coin du bureau de poste. Il paraissait avoir oublié ma disgrâce de midi. Il nous posa mille questions sur l’école, auxquelles je ne répondis que par monosyllabes, et il n’insista pas.
Calpurnia comprit peut-être que j’avais passé une journée sinistre : elle me laissa la regarder préparer le dîner.
— Ferme les yeux et ouvre la bouche, dit-elle, et tu auras une surprise.
Elle ne faisait pas si souvent du crackling bread, sous prétexte qu’elle n’en avait jamais le temps, mais cela lui serait plus facile maintenant que nous allions tous les deux à l’école. Elle savait que j’adorais ce gâteau.
— Tu m’as manqué aujourd’hui, dit-elle. La maison m’a semblé si vide qu’à deux heures j’ai dû allumer la radio pour ne pas me sentir trop seule.
— Tiens ? Pourtant, à moins qu’il pleuve, Jem et moi on est jamais là.
— Je sais, mais il y a toujours l’un d’entre vous à portée de voix. Je me demande combien de temps je passe dans une journée à vous appeler. Enfin, ajouta-t-elle en se levant de sa chaise, je pense que les crackling breads sont cuits, maintenant. Va-t’en vite et laisse-moi préparer la table.
Elle se pencha pour m’embrasser. Je m’en allai en me demandant ce qui lui prenait. Sans doute voulait-elle se réconcilier avec moi. Elle qui s’était toujours montrée trop sévère avec moi avait enfin compris qu’elle allait trop loin. Elle le regrettait, mais était trop entêtée pour l’avouer. J’avais eu plus que mon compte d’injustices pour la journée.
Après le dîner, Atticus s’assit avec le journal et m’appela :
— Scout, tu viens lire ?
Le Seigneur voulait m’éprouver au-delà de mes forces, je me réfugiai donc sur la véranda. Atticus m’y rejoignit :
— Ça ne va pas, Scout ?
Je répondis que je ne me sentais pas très bien et que je ne pensais pas retourner à l’école, s’il n’y voyait pas d’inconvénient.
Atticus s’assit sur la balancelle en croisant les jambes. Ses doigts jouaient avec sa montre de gousset ; il disait que c’était le seul moyen qui lui permettait de réfléchir. Il laissa passer un silence indulgent et j’en profitai pour renforcer ma position :
— Tu n’es jamais allé à l’école et tu t’en sors très bien. Alors je vais rester à la maison, moi aussi. Tu n’auras qu’à me donner des leçons comme Grand-père l’a fait pour toi et oncle Jack.
— Non, je ne peux pas. Il faut que je gagne ma vie. Et puis, on me mettrait en prison si je te gardais à la maison… Tu prendras une dose de magnésie ce soir, et demain, à l’école !
— Je vais très bien, je n’en ai pas besoin !
— C’est ce que je pensais. Alors où est le problème ?
Petit à petit, je lui racontai toutes mes misères de la journée.
— … et elle a dit que tu m’apprenais tout de travers, que nous ne pourrions plus jamais lire ensemble, plus jamais. S’il te plaît, ne m’y renvoie pas, père !
Il se leva et marcha jusqu’au bout de la véranda. Après avoir examiné la glycine, il revint nonchalamment vers moi.
— D’abord Scout, un petit truc pour que tout se passe mieux entre les autres, quels qu’ils soient, et toi : tu ne comprendras jamais aucune personne tant que tu n’envisageras pas la situation de son point de vue…
— Pardon ?
— … tant que tu ne te glisseras pas dans sa peau et que tu n’essaieras pas de te mettre à sa place.
Atticus dit que j’avais appris beaucoup de choses aujourd’hui, ainsi du reste que Miss Caroline qui, elle, avait appris à ne pas faire l’aumône à un Cunningham ; seulement, si Walter et moi nous étions mis à sa place, nous aurions compris qu’elle avait agi de bonne foi. Nous ne pouvions nous attendre qu’au bout d’une seule journée elle connaisse toutes les coutumes de Maycomb et nous ne pouvions lui tenir rigueur de ne pas tout savoir.
— Mince alors ! dis-je. Elle m’a bien tenu rigueur de ne pas savoir que j’aurais dû ne pas lire ce qu’elle me montrait ! Écoute, Atticus, j’ai pas besoin d’aller à l’école !
Une idée venait de me traverser l’esprit :
— Et Burris Ewell, alors ? Il y va que le jour de la rentrée. L’inspectrice pense qu’elle applique la loi en l’inscrivant sur les listes…
— Tu ne peux pas te comparer à lui, Scout. Parfois, dans des cas particuliers, il vaut mieux faire une entorse à la loi. En ce qui te concerne, elle doit être rigoureusement observée. Tu dois donc aller à l’école.
— Je ne vois pas pourquoi moi plus que lui.
— Alors, écoute.
Atticus m’expliqua que les Ewell étaient la honte de Maycomb depuis trois générations. Il ne se souvenait pas qu’aucun d’entre eux ait jamais eu une honnête journée de travail. À Noël, quand il irait jeter l’arbre, il m’emmènerait avec lui pour me montrer où et comment ils vivaient. C’étaient des êtres humains, mais ils vivaient comme des animaux.
— Ils pourraient aller à l’école autant qu’ils le voudraient s’ils avaient le moindre désir de s’instruire, dit Atticus. Il existe des moyens de les y retenir de force, mais il serait absurde de vouloir obliger des gens comme les Ewell à s’adapter à un nouvel environnement…
— Si j’allais pas à l’école demain, tu m’y obligerais.
— Tenons-nous-en là, dit Atticus sèchement. Toi, Miss Scout Finch, tu fais partie des gens ordinaires. Tu es tenue d’obéir aux lois.
Il dit que les Ewell faisaient partie d’une société exclusivement composée d’Ewell. Il arrivait que les gens ordinaires aient l’intelligence de leur accorder certains privilèges en fermant les yeux sur quelques-unes de leurs activités. D’une part en ne les obligeant pas à aller à l’école, d’autre part en laissant Mr Bob Ewell, le père de Burris, chasser et braconner en toute saison.
— C’est pas bien, Atticus, dis-je.
Dans le comté de Maycomb, chasser en dehors de la saison était considéré comme une infraction à la loi, comme un véritable crime aux yeux de la population.
— Je t’accorde que c’est contraire à la loi, dit mon père, et c’est certainement mal, mais quand un homme dépense toute son aide sociale en mauvais whisky au risque de laisser ses enfants mourir de faim, je ne connais pas un fermier des alentours qui oserait mesurer à ces gosses le gibier que peut chasser leur père.
— Mr Ewell ne devrait pas faire ça…
— Évidemment. Pourtant, il ne changera jamais. Faut-il que ses fautes retombent sur ses enfants ?
— Non, père, murmurai-je avant de faire une dernière objection : Mais si je continue à aller à l’école, nous ne pourrons plus jamais lire ensemble…
— Et cela t’ennuie beaucoup ?
— Oui, père.
Atticus me regarda avec l’expression qui me donnait toujours de l’espoir.
— Sais-tu ce qu’est un compromis ? demanda-t-il.
— Une entorse à la loi ?
— Non, c’est un accord obtenu par concessions mutuelles. Voici ce que je te propose : si tu admets que tu dois aller à l’école, nous continuerons à lire tous les soirs comme avant. Marché conclu ?
— Oui, père !
Me voyant prête à cracher, il dit :
— Considérons notre accord scellé sans recourir aux formalités habituelles.
J’ouvrais la porte quand il ajouta :
— Au fait, Scout, tu ferais mieux de ne pas parler de notre accord à l’école.
— Pourquoi ?
— Je crains que nos activités fassent l’objet de la plus vive désapprobation de la part des personnalités les plus éminentes.
Jem et moi avions l’habitude de ces formules testamentaires et Atticus acceptait que nous l’interrompions quand elles dépassaient notre entendement.
— Euh, pardon ?
— Je ne suis jamais allé à l’école, mais j’ai dans l’idée que si tu dis à Miss Caroline que nous lisons ensemble tous les soirs, elle en aura après moi et, ça, je préférerais y échapper.
Atticus nous fit bien rire, ce soir-là, en nous lisant gravement un article sur un homme qui s’était installé en haut d’un mât sans raison apparente, raison qui parut suffisante à Jem pour qu’il passe tout le samedi suivant au sommet de notre cabane dans les arbres. Il y resta du petit déjeuner au coucher du soleil et y aurait passé la nuit si Atticus ne lui avait coupé les vivres. J’avais passé la plus grande partie de la journée à monter et à descendre, à me charger de ses courses, à lui apporter des livres, de la nourriture et de l’eau ; je lui apportais des couvertures pour la nuit quand Atticus me dit que, si je cessais de m’occuper de lui, Jem finirait par descendre. Il avait raison.