Le macchabée du coffre
Sean et Whitey prirent un déjeuner tardif chez Pat, un petit restaurant non loin du poste, à la sortie de la première bretelle d’accès à la voie express. L’établissement, construit à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, servait de repaire aux flics depuis si longtemps que Pat troisième du nom se plaisait à répéter qu’il appartenait à la seule famille de restaurateurs épargnée par les braquages depuis trois générations.
Whitey avala une bouchée de hamburger, qu’il arrosa d’une gorgée de soda.
— Vous ne pensez pas une seconde que c’est le gamin qui a fait le coup, hein ?
À son tour, Sean mordit dans son sandwich au thon.
— En tout cas, il m’a menti, j’en suis sûr. Je crois qu’il sait quelque chose au sujet de ce revolver. Et je commence à croire que son paternel est toujours de ce monde.
— À cause des cinq cents dollars envoyés de New York ? fit Whitey, qui trempa un oignon frit dans de la sauce tartare.
— Exact. Vous savez combien ça représente au total, depuis toutes ces années ? Presque quatre-vingt mille dollars. Qui lui aurait expédié une telle somme, sinon son père ?
Whitey s’essuya les lèvres avec une serviette, et en le voyant engloutir un énorme morceau de cheeseburger, Sean se demanda comment il avait évité la crise cardiaque jusque-là, étant donné ce qu’il mangeait et buvait, sans compter les semaines de soixante-douze heures qu’il accumulait lorsqu’il s’investissait dans une enquête.
— Admettons qu’il soit en vie.
— Admettons, concéda Sean.
— De quoi s’agirait-il, alors ? D’une sorte de vaste machination diabolique pour se venger de Jimmy Marcus en éliminant sa fille ? Parce qu’on joue dans un film, maintenant ?
Sean partit d’un petit rire.
— Si c’était le cas, vous verriez qui dans votre rôle, sergent ?
Avant de répondre, celui-ci aspira son soda avec la paille jusqu’à atteindre la glace au fond de son gobelet.
— J’y ai beaucoup réfléchi, figurez-vous. Si on résout cette affaire, Superflic, ils pourraient en tirer un film génial. Un truc dans le genre « Le fantôme de New York », pourquoi pas ? Et nous, on serait là, sur grand écran. J’imagine que Brian Dennehy serait prêt à tout pour décrocher mon rôle.
Sean s’accorda quelques instants de réflexion.
— C’est pas idiot, répliqua-t-il en se demandant comment il avait pu ne pas s’apercevoir de la ressemblance jusque-là. Vous n’êtes pas aussi grand, sergent, mais vous en avez dans le ventre.
Avec un petit hochement de tête. Whitey écarta son assiette.
— Je me disais aussi qu’à votre place, Devine, je verrais bien un de ces minets de la série Friends. Vous savez, ces petits jeunots qui donnent l’impression de passer une heure tous les matins à se tailler les poils du nez et à s’épiler les sourcils, et de s’offrir une pédicure une fois par semaine ? Mouais, je crois que n’importe lequel d’entre eux conviendrait.
— Vous êtes jaloux.
— Peuh ! En attendant, pour en revenir à nos moutons, la piste Ray Harris ne me paraît guère convaincante. J’estimerais son coefficient de probabilité à quoi, peut-être six.
— Sur dix ?
— Sur mille. Bon, récapitulons. Ray Harris balance Jimmy Marcus. Marcus l’apprend par un biais ou par un autre, sort de taule et lance un contrat sur Ray. Celui-ci réussit à filer, arrive à New York où il se dégote un super job qui lui permet d’envoyer à sa famille cinq cents dollars tous les mois pendant treize ans, jusqu’à ce qu’un beau jour, il se réveille en pensant : « O.K., c’est le moment. L’heure de la vengeance a sonné. » Alors, il prend le bus pour Buckingham, où il liquide Katherine Marcus. Mais attention, hein, il ne se contente pas de la liquider proprement, oh non ; il s’acharne sur elle pour faire un maximum de dégâts. Ce qui s’est passé dans ce parc témoigne d’une véritable folie meurtrière. Ensuite, une fois que ce bon vieux Ray – et quand je dis vieux, je veux dire plus tout jeune, vu qu’il doit avoir dans les quarante-cinq ans – a bien cavalé après sa victime, il remonte dans le bus et repart à New York avec son flingue, c’est ça ? Vous avez vérifié auprès de New York ?
Sean hocha la tête.
— Aucune trace de lui au niveau de la Sécurité sociale, aucune carte de crédit à son nom, rien non plus du côté des services administratifs. Le NYPD et la police d’État n’ont jamais arrêté de suspect dont les empreintes correspondent aux siennes.
— Pourtant, vous le soupçonnez quand même d’avoir tué Katherine Marcus.
— Non, je n’en suis pas sûr, répondit Sean. J’ignore même s’il est vivant. Mais c’est une possibilité. Parce qu’il est tout à fait probable que l’arme du crime soit son revolver. De plus, je crois que Brendan sait quelque chose, et il n’y a personne pour confirmer qu’il se trouvait dans son lit lorsque Katie Marcus a été assassinée. Mais bon, j’espère que s’il passe suffisamment de temps en cellule, il se montrera plus bavard.
Whitey laissa échapper un rot sonore qui résonna entre eux.
— Vous êtes un prince, sergent.
Celui-ci haussa les épaules.
— On n’est même pas en mesure d’affirmer que Ray Harris a braqué ce magasin de spiritueux il y a dix-huit ans. Ni que le revolver lui appartenait. Tout ça, ce ne sont que des suppositions. Au mieux, des présomptions. Ça ne tiendra jamais au tribunal. D’ailleurs, un adjoint du procureur digne de ce nom ne s’en servirait sans doute même pas.
— Peut-être, mais j’ai le sentiment qu’on est sur la bonne voie.
— Le sentiment, hein ? (Whitey jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de Sean au moment où la porte d’entrée derrière lui s’ouvrait.) Aïe, manquait plus que les deux débiles de service.
Souza s’approcha de leur box. Connolly sur les talons.
— Et vous qui disiez que c’était pas important, sergent ! s’exclama Souza.
Portant une main à son oreille. Whitey leva les yeux vers lui.
— Comment ? Faut parler plus fort, mon garçon. Je suis un peu sourd, vous comprenez.
— On s’est intéressés aux fichiers de la fourrière pour voir s’il n’y avait pas eu d’autres bagnoles embarquées sur le parking du Last Drop, expliqua Souza.
— C’était au BPD de s’en occuper, rétorqua Whitey. On a déjà eu cette discussion, non ?
— On est tombés sur une voiture que personne n’a encore réclamée, sergent.
— Et ?
— Par téléphone, on a demandé à un employé d’aller s’assurer qu’elle était toujours là. Quand il est revenu, il nous a dit qu’un truc coulait du coffre.
— Un truc ? Quel truc ? lança Sean.
— Aucune idée. Il a juste ajouté que ça puait drôlement.
C’était une Cadillac bicolore, hard-top blanc sur carrosserie bleu marine. Whitey se pencha vers la vitre côté passager, les mains de chaque côté des yeux.
— Cette tache brune, près de la portière du conducteur, m’a l’air hautement suspecte, déclara-t-il.
— Nom d’un chien ! fit Connolly, près du coffre. Qu’est-ce que ça schlingue ! On se croirait à Wollaston à marée basse.
Whitey s’approchait de lui lorsque l’employé de la fourrière remit un pied-de-biche à Sean.
Celui-ci s’avança vers Connolly, qu’il écarta de la voiture en disant :
— Servez-vous de votre cravate, vieux.
— Comment ça ?
— Pour vous couvrir la bouche et le nez. Servez-vous de votre cravate.
— Et vous, vous utilisez quoi ?
— On se passe du Vicks pour tenir le choc, répondit Whitey en indiquant la peau luisante au-dessus de sa lèvre supérieure. Désolé, les gars, y en a plus.
Après avoir positionné l’extrémité du pied-de-biche sous la bordure du coffre. Sean l’introduisit dans la rainure, sentit le métal glisser sur le métal, puis trouver prise et agripper le cylindre de verrouillage.
— C’est bon ? demanda Whitey. Du premier coup et tout ?
— C’est bon.
Sean tira avec force, arracha le cylindre et aperçut le vide à la place du système de verrouillage juste avant que le loquet ne libère le couvercle du coffre, que l’odeur de varech ne soit remplacée par quelque chose de bien pire, une puanteur évoquant un mélange d’émanations marécageuses et de viande bouillie en train de se décomposer sur des restes d’œufs pourris.
— Oh, putain, lâcha Connolly qui, la cravate pressée contre son visage, s’éloigna de la voiture.
— Quelqu’un veut un gros sandwich Monte Cristo ? demanda Whitey à la cantonade.
Cette fois, Connolly vira au verdâtre.
Mais Souza ne semblait pas affecté outre mesure. Il s’approcha du coffre en se pinçant le nez, puis lança :
— Où est le visage de ce type ?
— Sous vos yeux, répondit Sean.
Le type en question était recroquevillé en position fœtale, la tête renversée en arrière comme s’il avait la nuque brisée. Il portait un costume et des chaussures chic, et en regardant ses mains et la ligne d’implantation de ses cheveux, Sean lui donna une cinquantaine d’années. Remarquant un petit trou à l’arrière de la veste du mort, il se servit d’un stylo pour écarter le tissu. La sueur et la chaleur avaient jauni la chemise blanche en dessous, mais Sean découvrit un autre trou semblable à celui de la veste à peu près au milieu du dos, où l’étoffe s’était mêlée à la chair.
— On a tiré sur lui, sergent, sans aucun doute. La balle est ressortie par là, près de la colonne vertébrale. (Il examina l’intérieur du coffre.) Mais je ne vois pas la douille.
Whitey se tourna vers Connolly, qui commençait à tituber.
— Remontez dans votre voiture et retournez au Last Drop. Surtout, n’oubliez pas de prévenir le BPD. On n’a vraiment pas besoin d’une guerre de territoires en ce moment. Vous passerez le parking au peigne fin en commençant par l’endroit où vous avez retrouvé la flaque de sang. Y a de bonnes chances pour qu’une douille traîne quelque part dans le coin, agent Connolly. Vous m’avez bien compris ?
Connolly hocha la tête en aspirant de grandes goulées d’air.
— La balle a pénétré dans le sternum sous la quatrième côte. Elle l’a atteint pratiquement au milieu.
— Rameutez les services scientifiques, poursuivit Whitey à l’adresse de Connolly, et autant de gars que vous le pourrez sans vous brouiller avec le BPD. Quand vous aurez récupéré cette douille, emportez-la vous-même au labo.
Sean se pencha vers le coffre pour mieux regarder le visage pulvérisé.
— À en juger par la quantité de gravillons incrustés dans la peau, quelqu’un lui a cogné la tête sur le bitume jusqu’à en avoir mal au bras.
Une main sur l’épaule de Connolly, Whitey poursuivit :
— Dites au BPD de nous envoyer une équipe de la Criminelle au grand complet : techniciens, photographes, adjoint du procureur et légiste. Dites-leur aussi que le sergent Powers demande quelqu’un pour faire sur place une analyse de sang. Allez, c’est parti.
Trop heureux de fuir la puanteur, Connolly s’élança vers sa voiture, démarra et sortit du parking en moins d’une minute.
Whitey photographia l’extérieur de la Cadillac, avant d’adresser un signe de tête à Souza, qui enfila une paire de gants chirurgicaux pour déverrouiller la portière avec une tige métallique.
— Vous avez trouvé des papiers d’identité ? lui demanda Whitey.
— Son portefeuille est dans sa poche arrière. Prenez quelques clichés, le temps que j’enfile mes gants.
Le sergent s’approcha pour photographier le corps, puis laissa pendre l’appareil au bout de la lanière autour de son cour pendant qu’il griffonnait sur son calepin un schéma de la scène du crime.
Après avoir retiré le portefeuille glissé dans la poche du mort, Sean le feuilleta au moment où Souza leur criait :
— Le véhicule est immatriculé au nom d’un certain August Larson, domicilié au 323 Sandy Pine Lane, à Weston.
— C’est notre homme, déclara Sean en jetant un coup d’œil au permis de conduire.
— Il a une carte de donneur d’organes, quelque chose comme ça ? s’enquit Whitey.
Sean vit des cartes de crédit, des cartes de vidéo-clubs, une carte de membre d’un club de sport, une carte de mutuelle, et enfin une carte où était inscrit son groupe sanguin. Il la montra à Whitey.
— Il est du groupe A.
— Souza ? appela Whitey. Prévenez le central. Lancez un avis de recherche au nom de David Boyle, 15 Crescent Street, East Buckingham. Blanc, cheveux bruns, yeux bleus, dans les un mètre quatre-vingts, quatre-vingt-cinq kilos. Considéré comme armé et dangereux.
— Armé et dangereux ? répéta Sean. J’en doute, sergent.
— Mouais, allez donc dire ça au macchabée du coffre, rétorqua Whitey.
Le siège du BPD n’étant situé qu’à environ huit cents mètres de la fourrière, il ne s’était pas écoulé cinq minutes depuis le départ de Connolly qu’un bataillon de voitures de patrouille et de véhicules banalisés franchissait les grilles, suivi par la fourgonnette de la morgue et celle des services scientifiques. Sean ôta ses gants, puis s’écarta du coffre dès qu’il aperçut les flics du BPD. C’était à eux de jouer, à présent. S’ils voulaient lui poser des questions, pas de problème, mais sinon, il se retirait.
Le premier enquêteur de la Criminelle à sortir de sa Crown Vie couleur fauve fut Burt Corrigan, un vétéran de la génération de Whitey ayant lui aussi une vie privée désastreuse et des habitudes alimentaires déplorables. Il serra la main de Whitey, tous deux passant régulièrement leurs jeudis soir au JJ Foley et appartenant au même club de fléchettes.
— Vous lui avez pas encore filé un PV, à ce cadavre ? lança-t-il à l’adresse de Sean. Vous préférez attendre l’enterrement, peut-être ?
— Elle est bonne, répliqua Sean, pince-sans-rire. Qui vous les écrit, ces derniers temps, Burt ?
Celui-ci le gratifia d’une bonne claque sur l’épaule avant de se diriger vers l’arrière de la voiture. Il jeta un coup d’œil au coffre, renifla, puis déclara :
— Ça sent pas la rose.
Whitey le rejoignit.
— On pense que le meurtre a été commis sur le parking du Last Drop, à East Bucky, dans la nuit de samedi à dimanche dernier.
Burt opina.
— C’est pas là qu’une de nos équipes a retrouvé vos gars lundi après-midi ?
— Si, c’est bien là, répondit Whitey. Pour la même affaire. T’as envoyé des hommes là-bas ?
— Y a quelques minutes, oui. D’ailleurs, je suis censé rencontrer un certain Connolly sur place, pour chercher une douille, je crois.
— Tout juste.
— Vous avez identifié un suspect, si j’ai bien compris ?
— David Boyle, répondit Whitey.
Burt reporta son attention sur le visage du mort.
— On aura besoin de toutes tes notes. Whitey.
— O.K. Quoi qu’il en soit, je vais rester un peu avec vous, pour voir ce que ça donne.
— J’espère que t’as eu le temps de prendre ta douche, aujourd’hui.
— C’est la première chose que j’ai faite ce matin.
— Tant mieux. (Burt se tourna vers Sean.) Et vous ?
— J’ai un gars en cellule d’attente. C’est vous qui prenez le relais, maintenant. Moi, je repars avec Souza.
Whitey hocha la tête, puis l’accompagna jusqu’à leur voiture.
— Si on peut prouver que Boyle a tué ce gars-là, on arrivera peut-être aussi à le coincer pour le meurtre de la petite Marcus. À faire d’une pierre deux coups, quoi.
— Il aurait commis deux crimes dans un rayon d’un kilomètre ?
— Il est possible que la gamine ait assisté au premier en sortant du bar.
— Non, les heures ne collent pas. Si c’est bien lui qui a liquidé ce type, ça s’est passé entre une heure et demie et deux heures moins cinq. Ensuite, il aurait fallu qu’il remonte dans sa voiture pour rejoindre Katie Marcus au niveau de Sydney Street à deux heures moins le quart. J’ai du mal à le croire.
— Moi aussi, admit Whitey, adossé à la voiture.
— En plus, vous avez vu la blessure dans le dos de ce type ? Le trou est petit. Le coup de feu n’a pas été tiré avec un calibre .38, si vous voulez mon avis. Différentes armes, différents meurtriers.
Les yeux fixés sur ses chaussures. Whitey opina.
— Vous allez ré-interroger le jeune Harris ?
— Je n’en ai pas fini avec le revolver de son père.
— Vous pourriez aussi essayer d’obtenir une photo de Ray Harris senior, non ? suggéra Whitey. Demandez ensuite à ce qu’elle soit retouchée en tenant compte du vieillissement, et faites-la circuler, des fois que quelqu’un l’aurait aperçu dans le coin.
À cet instant, Souza s’approcha de la portière côté passager.
— Je pars avec vous, c’est ça ?
Sean acquiesça, puis se tourna de nouveau vers Whitey.
— C’est juste un détail.
— Hein ?
— Ce qui nous manque. C’est juste un détail de rien de tout. Quand j’aurai mis la main dessus, je bouclerai cette affaire.
Whitey sourit.
— C’est quoi, votre dernière enquête non élucidée, fiston ?
Le nom jaillit des lèvres de Sean.
— Eileen Fields, morte depuis huit mois.
— On ne réussit pas à tous les coups, reprit Whitey, qui s’éloignait déjà en direction de la Cadillac. Vous voyez ce que je veux dire ?
Le séjour de Brendan Harris en cellule d’attente ne lui avait pas fait du bien. Il semblait plus petit, plus jeune, mais aussi moins innocent, comme s’il avait vu certaines choses dont il aurait préféré ignorer l’existence. Pourtant, dans la mesure où Sean s’était assuré qu’on le plaçait dans une cellule vide, à l’écart des junkies et autres paumés, il ne s’expliquait pas ce qui avait pu lui paraître si horrible, sauf s’il ne supportait pas l’isolement.
— Où est ton père ? demanda-t-il.
Brendan, qui se rongeait les ongles, haussa les épaules.
— À New York.
— Et tu ne l’as pas revu ?
— Pas depuis l’âge de six ans.
— C’est toi qui as tué Katherine Marcus ?
Après avoir laissé retomber sa main. Brendan se contenta de le dévisager.
— Réponds-moi, Brendan.
— Non, c’est pas moi.
— Où est le revolver de ton père ?
— Je n’ai jamais entendu parler d’un revolver.
Cette fois, Brendan avait répondu sans ciller. Sans chercher à éviter le regard de Sean. Il ne lui opposait qu’une expression de fatigue à la fois vaincue et cruelle qui laissa entrevoir à Sean un potentiel de violence insoupçonné jusque-là.
Qu’est-ce qui avait bien pu se passer dans cette cellule, bonté divine ?
— Pour quelle raison ton père aurait-il voulu tuer Katie Marcus ?
— Mon père a tué personne, répliqua Brendan.
— Tu sais quelque chose, Brendan. Et tu refuses de me le dire. Bon, écoute, je vais voir si le détecteur de mensonge est disponible. J’aimerais te poser encore quelques questions.
— Je veux parler à un avocat, l’interrompit Brendan.
— Bientôt. On va d’abord…
— Je veux parler à un avocat. Tout de suite.
— D’accord, répondit Sean d’une voix calme. Tu as quelqu’un en tête ?
— Ma mère en connaît un. Laissez-moi lui téléphoner.
— Écoute, Brendan…
— Maintenant.
Avec un soupir. Sean poussa vers lui le téléphone sur son bureau.
— Fais le 9 pour sortir.
L’avocat de Brendan était un vieux baratineur irlandais qui avait dû courir après les affaires durant toute sa carrière, mais qui connaissait néanmoins suffisamment son métier pour savoir que Sean n’avait pas le droit de placer son client en garde à vue sans autre motif que l’absence d’alibi.
— Comment ça, je l’ai placé en garde à vue ? lança Sean.
— Vous avez enfermé mon client dans une cellule, précisa l’avocat.
— Pas du tout, prétendit Sean. C’est lui qui a voulu aller voir à quoi ça ressemblait.
Son interlocuteur grimaça comme s’il était déçu par cette réponse, puis sortit de la salle de garde avec Brendan sans que ni l’un ni l’autre ne jette un regard en arrière. Après leur départ, Sean tenta bien de lire certains dossiers, mais les mots demeuraient vides de sens pour lui. Il reposa les classeurs sur sa table, s’adossa à sa chaise, ferma les yeux et évoqua sa femme et sa fille telles qu’il les avait vues en rêve. Il eut même l’impression de percevoir leur odeur.
Alors, il ouvrit son portefeuille, puis en retira le morceau de papier sur lequel il avait inscrit le numéro du portable de Lauren et le défroissa avec ses doigts. Il n’avait jamais voulu d’enfants. À part la possibilité d’embarquer avant tout le monde à l’aéroport, il ne voyait pas d’avantages à devenir père. Les gosses n’étaient bons qu’à accaparer leurs parents, à leur donner des sueurs froides, à user leurs forces, et pourtant, lesdits parents agissaient comme si leur progéniture était une bénédiction, en parlaient avec ces mêmes intonations respectueuses qu’ils réservaient auparavant aux dieux. Or, quand on y songeait, il ne fallait pas oublier que tous ces connards qui vous coupaient la route en voiture, encombraient les rues, hurlaient dans les bars, écoutaient leur musique trop fort, vous agressaient, vous violaient et vous revendaient des bagnoles trafiquées étaient des enfants qui avaient vieilli. Pas de quoi crier au miracle. Il n’y avait rien de sacré là-dedans.
De plus, il n’était même pas sûr que le bébé soit de lui. Il n’avait jamais fait le test de paternité, car sa fierté le lui interdisait. Merde, faire un test pour prouver que je suis le père ? Quoi de plus humiliant ? Euh, s’il vous plaît, je voudrais que vous me preniez du sang parce que ma femme est tombée enceinte après avoir baisé avec un autre…
D’accord, elle lui manquait. D’accord, il l’aimait. Et oui, il avait rêvé de prendre son enfant dans ses bras. Et après ? Lauren l’avait trahi, elle l’avait abandonné, elle avait accouché loin de lui, et pourtant elle ne lui avait jamais présenté d’excuses, jamais dit : « Je me suis trompée. Sean. Je regrette de t’avoir blessé »
Et lui, l’avait-il blessée ? Oh, bien sûr. Quand il avait découvert sa liaison, il avait failli la frapper, et s’il avait ramené sa main au dernier moment avant de la fourrer dans sa poche. Lauren avait toutefois bien vu qu’il en mourait d’envie. Et toutes ces insultes qu’il lui avait jetées à la figure… Bon sang.
Il n’empêche, la colère qu’il éprouvait, son désir de maintenir Lauren à l’écart n’étaient que des émotions réactives. C’était lui qui avait été bafoué, et non elle.
Pas vrai ? Il s’accorda quelques secondes de réflexion, puis conclut : C’est vrai.
Sean replaça le numéro de téléphone dans son portefeuille, ferma de nouveau les paupières et somnola sur sa chaise. Il fut réveillé par un bruit de pas dans le couloir, et il ouvrit les yeux au moment où Whitey franchissait le seuil de la salle de garde. Sean vit l’alcool dans son regard avant même de le sentir dans son haleine. Whitey se laissa choir sur sa chaise, posa les pieds sur son bureau, puis repoussa le carton que Connolly avait apporté en début d’après-midi.
— Quelle putain de journée interminable, commença-t-il.
— Vous l’avez trouvé ?
— Qui, Boyle ? (Whitey fit non de la tête.) Non. Son propriétaire nous a dit qu’il l’avait entendu sortir vers trois heures, mais qu’il n’était pas revenu. Il nous a dit aussi qu’il n’avait pas vu la femme de Boyle et son gosse depuis un certain temps. On a téléphoné à l’employeur de Boyle. Mais comme il travaille du mercredi au samedi, ils n’ont rien pu nous apprendre. (Il éructa.) De toute façon, il va bien finir par reparaître.
— Et pour la douille ?
— On l’a récupérée près du parking. Le problème, c’est qu’elle a percuté un poteau métallique juste derrière l’endroit où le type a été abattu. Les gars de la balistique ne sont pas sûrs de pouvoir l’analyser. (Il haussa les épaules.) Et du côté Harris ?
— Il a demandé un avocat.
— C’est vrai ?
Sean s’approcha du bureau de Whitey, puis se mit à fouiller machinalement dans le carton apporté par Connolly.
— Pas d’empreintes de pas, marmonna-t-il. Les empreintes digitales ne correspondent à aucune de celles contenues dans notre base de données. L’arme du crime a été utilisée au cours d’un braquage il y a dix-huit ans. Je veux dire, merde à la fin ! (Il laissa retomber dans le carton le rapport de la balistique.) Le seul à ne pas avoir d’alibi, c’est aussi le seul que je ne considère pas comme un suspect.
— Rentrez chez vous, lui conseilla Whitey. Sérieux.
— Mouais, fit Sean, qui sortit la cassette contenant l’enregistrement de l’appel au 911.
— C’est quoi ? demanda Whitey.
— Le dernier Snoop Dogg.
— Ah bon ? Je le croyais mort, celui-là.
— C’est peut-être Tupac, alors.
Sean inséra la cassette dans le magnétophone au coin de son bureau, puis pressa la touche Play.
« Vous êtes bien au 911. Quel est votre problème ? »
Whitey tendit un élastique entre ses doigts, puis l’expédia vers le plafond.
« Y a cette voiture avec du sang dedans et, ben, la portière est ouverte et, euh…
— Elle est où, cette voiture ?
— Dans les Fiats. Près de Pen Park. Avec mon copain, on l’a vue, et…
— Tu connais le nom de la rue ? »
Whitey étouffa un bâillement avec son poing, puis attrapa un autre élastique. Sean se leva, avant de s’étirer en se demandant s’il lui restait quelque chose à manger dans le frigo.
« Sydney Street. Y a du sang dedans, et la portière est ouverte.
— Comment tu t’appelles, fiston ?
— Hé, y veut savoir comment elle s’appelle ! Et y m’a appelé " fiston " !
— Fiston ? C’est à toi que j’ai posé la question. Comment tu t’appelles ?
— On se tire, vieux. Bonne chance. »
La communication fut interrompue, puis l’opérateur relaya l’appel au central, et Sean éteignit le magnétophone.
— J’ai toujours pensé que Tupac avait une meilleure section rythmique, commenta Whitey.
— C’était Snoop. Je vous l’avais bien dit.
Whitey bâilla de nouveau.
— Rentrez chez vous, fiston. O.K. ?
Sean hocha la tète, récupéra la cassette, la rangea dans son boîtier puis la jeta dans le carton. Il retira ensuite du premier tiroir son Glock et son holster, qu’il fixa à sa ceinture.
— Elle, fit-il soudain.
— Comment ?
— Le gosse sur l’enregistrement. Il a dit : « Y veut savoir comment elle s’appelle. » Il parlait de Katie Marcus.
— Très juste. En général, quand on se réfère à une victime de sexe féminin, on utilise le pronom « elle ».
— Mais comment pouvait-il le savoir ?
— Qui ?
— Le gosse qui a téléphoné. Comment pouvait-il savoir que le sang dans cette voiture était celui d’une femme ?
Whitey ôta son pied du bureau, contempla un instant la boîte, puis en ressortit la cassette, qu’il lança à Sean.
— Repassez-la.