27

Quelqu’un que t’aimes

Lorsque Brendan rentra chez lui, sa mère était partie jouer au Bingo. Elle avait laissé un petit mot : « Poulet froid dans le frigo. J’espère que tout va bien. Prends pas l’habitude de rester dehors trop tard. »

Il alla jeter un coup d’œil à leur chambre, mais Ray était sorti lui aussi, et il emporta dans le cellier une chaise de la cuisine. Quand il grimpa dessus, elle s’affaissa sur la gauche, où il manquait une vis à l’un des pieds. Brendan examina les dalles du plafond, et lorsqu’il aperçut des traces de doigts dans la poussière, il lui sembla que l’air devant ses yeux se peuplait de minuscules mouches noires. Il appuya sa paume droite contre la plaque, la souleva légèrement, puis laissa retomber sa main, qu’il essuya sur son pantalon avant d’inspirer à plusieurs reprises.

Il est des questions dont on ne veut pas connaître la réponse. Devenu grand. Brendan n’avait jamais souhaité rencontrer son père, de crainte de lire sur le visage paternel combien il avait été facile de les quitter, sa mère et lui. Il n’avait jamais interrogé Katie sur ses ex-petits copains, pas même sur Bobby O’Donnell, car il ne voulait pas l’imaginer en train de faire l’amour à un autre, de l’embrasser comme elle l’embrassait lui.

Brendan en savait long sur la vérité. La plupart du temps, le problème avec la vérité, c’était de déterminer si on préférait la regarder droit dans les yeux ou plutôt vivre dans le confort procuré par l’ignorance ou le mensonge – trop souvent sous-estimés. Presque tous les gens qu’il côtoyait ne passaient pas une journée sans s’offrir une bonne assiette d’ignorance avec une garniture de mensonges.

Mais cette fois, il lui fallait l’affronter, cette vérité. Parce qu’il l’avait déjà envisagée en cellule et qu’elle l’avait transpercé comme un coup de feu avant d’aller se loger dans son estomac, d’où elle ne sortirait plus. Autrement dit, il ne pouvait pas lui échapper, prétendre qu’elle n’était pas là. L’ignorance n’était pas une option. Le mensonge n’était plus une donnée susceptible de figurer dans l’équation.

« Merde », dit-il à haute voix.

Et de repousser la dalle pour glisser la main dans l’obscurité où ses doigts rencontrèrent de la poussière, des éclats de bois, et encore de la poussière, mais pas de revolver. S’il avait déjà compris que l’arme avait disparu, il n’en resta pas moins à tâtonner ainsi encore une bonne minute. Le revolver de son père ne se trouvait plus à l’endroit où il aurait dû être. Il se baladait quelque part dehors, et il avait tué Katie.

Enfin, il remit la dalle en place. Il alla ensuite chercher une pelle et une balayette pour enlever la poussière tombée par terre. Il rapporta la chaise à la cuisine. Il éprouvait le besoin d’effectuer des gestes précis. C’était important de rester calme, il le sentait. Il se servit un verre de jus d’orange, qu’il posa sur la table avant de s’asseoir sur la chaise au pied défectueux et de pivoter pour se positionner en face de la porte d’entrée. Il avala une gorgée de jus d’orange, puis attendit Ray.

 

— Regardez-moi ça, fit Sean en retirant du carton le dossier avec les empreintes pour l’ouvrir devant Whitey. C’est la plus nette qu’ils aient relevée sur la porte. Elle est petite, parce que c’est celle d’un gosse.

— La vieille Mme Prior a entendu deux gamins jouer dans la rue juste avant que Katie ne percute le trottoir. Elle a même précisé qu’ils jouaient avec des crosses de hockey.

— Et d’après elle, Katie aurait dit : « Salut. » Mais ce n’était peut-être pas Katie. La voix d’un jeune garçon peut se confondre avec celle d’une femme. Quant à l’absence d’empreintes de pas ? Évidemment, qu’ils n’en ont pas laissé. Combien ils pèsent, dans les cinquante kilos ?

— Vous avez reconnu la voix de ce gosse ?

— Elle ressemblait beaucoup à celle de Johnny O’Shea.

Whitey hocha la tête.

— Et son copain est resté silencieux…

— … parce qu’il ne peut pas parler, conclut Sean.

 

— Hé, Ray ? lança Brendan lorsque les deux garçons entrèrent dans l’appartement.

Ray le salua de la tête. Johnny lui fit un signe de la main, et tous deux se dirigèrent vers la chambre.

— Tu peux venir une seconde, Ray ?

Celui-ci jeta un coup d’œil à Johnny.

— Juste une seconde, Ray. J’ai un truc à te demander.

Son cadet se détourna pendant que Johnny O’Shea allait poser son sac de sport sur le lit de Mme Harris, puis entra dans la cuisine, les mains écartées, en dévisageant Brendan d’un air de dire : « Quoi ? »

Avec son pied. Brendan repoussa une chaise de sous la table, avant de la désigner d’un geste.

Ray grimaça comme s’il avait reniflé quelque chose, une odeur déplaisante. Ses yeux allèrent de Brendan à la chaise.

— Qu’est-ce que j’ai fait ? interrogea-t-il en langage des signes.

— À toi de me l’expliquer, répliqua Brendan.

— J’ai rien fait.

— Alors, assieds-toi.

— J’ai pas envie.

— Pourquoi ?

D’un haussement d’épaules, Ray balaya la question.

— Il y a quelqu’un que tu détestes, Ray ?

Son petit frère le regarda comme s’il était devenu fou.

— Vas-y, je t’écoute, insista Brendan. Il y a quelqu’un que tu détestes ?

La réponse de Ray fut brève.

— Non. Personne.

Brendan opina.

— O.K. Il y a quelqu’un que t’aimes ?

De nouveau, Ray le gratifia de la même expression déroutée.

Les paumes sur les genoux, Brendan se pencha en avant.

— Il y a quelqu’un que t’aimes ?

Ray contempla ses chaussures, avant de se concentrer sur Brendan, la main tendue vers lui.

— Tu m’aimes, c’est ça ?

Se dandinant d’un pied sur l’autre, Ray acquiesça.

— Et m’man ?

Son cadet fit non de la tête.

— T’aimes pas maman ?

— Je la déteste pas, mais je l’aime pas non plus.

— Donc, je suis la seule personne que t’aimes ? le pressa Brendan.

Les sourcils froncés, son petit visage levé vers son aîné. Ray fit voltiger ses doigts.

— Oui. Je peux y aller, maintenant ?

— Non. Assieds-toi, Ray.

Celui-ci lorgna vers la chaise, les joues rouges, l’air furieux. Enfin, il reporta son attention sur Brendan, leva une main, tendit son majeur et se détourna pour sortir de la cuisine.

Brendan n’eut conscience d’avoir bondi de son siège qu’au moment où il saisit son frère par les cheveux avec tant de force qu’il le souleva de terre. Il ramena son bras vers lui d’un coup sec, comme s’il tirait le cordon d’une tondeuse à gazon, avant de le repousser brusquement, et Ray partit en arrière, alla s’écraser contre le mur puis retomba sur la table, qu’il entraîna dans sa chute.

— Tu m’aimes, hein ? s’écria Brendan sans même le regarder. Tu m’aimes tellement que t’assassines ma copine, Ray ? C’est ça ?

Il n’en fallut pas plus pour inciter Johnny O’Shea à déguerpir, ainsi que l’avait supposé Brendan. Le temps de récupérer son sac de sport, et Johnny filait vers la porte, mais déjà Brendan se jetait sur lui. Le saisissant par la gorge, il le plaqua contre la porte.

— Mon frangin fait jamais rien sans toi, O’Shea. Jamais.

En le voyant serrer son poing. Johnny hurla :

— Non, Bren ! Non !

Brendan lui décocha un coup si violent qu’il sentit le nez de Johnny se briser sous ses doigts. Puis il le frappa encore. Johnny s’écroula, se roula en boule et cracha du sang.

— Je reviens tout de suite, gronda Brendan. Et j’achèverai de te démolir, pauvre taré de mes deux.

Ray se tenait sur des jambes flageolantes, ses tennis glissant parmi les débris d’assiettes, quand Brendan retourna dans la cuisine. D’une gifle magistrale, il envoya son cadet contre l’évier. Puis il l’agrippa par son T-shirt, indifférent aux larmes qui jaillissaient de ses yeux remplis de haine et au sang qui lui barbouillait la bouche, l’expédia par terre et, lui ayant écarté les bras, il s’agenouilla dessus pour les clouer sous son poids.

— Parle ! ordonna Brendan. Je sais que tu peux. Alors, parle, espèce de putain de dégénéré, ou je te tue, Ray, je le jure devant Dieu. Parle ! s’écria-t-il en enfonçant ses poings dans les oreilles de Ray. Parle ! Vas-y, dis son nom ! Dis-le ! Dis « Katie », Ray. Dis « Katie » !

Les yeux de Ray se troublèrent, devinrent opaques, et il cracha lui aussi du sang.

— Parle ! Parle ou je te tue, Ray !

Il lui attrapa les cheveux au niveau des tempes, puis le secoua jusqu’à ce que le regard de Ray se fixe sur lui. Alors, Brendan scruta les prunelles grises de son cadet, où il découvrit tellement d’amour et de haine qu’il aurait voulu lui arracher la tête et la jeter par la fenêtre.

— Parle, répéta-t-il, mais cette fois dans un chuchotement rauque, étranglé. Parle.

Lorsqu’une toux sonore résonna derrière lui, Brendan jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit Johnny O’Shea debout, s’essuyant les lèvres, serrant le revolver de Ray senior dans sa main.

 

Sean et Whitey montaient l’escalier lorsqu’ils entendirent le vacarme, les hurlements dans l’appartement, le bruit reconnaissable entre tous de la chair frappant la chair. « Je vais te tuer ! » cria une voix d’homme, et Sean avait déjà la main sur son Glock quand il atteignit la porte.

— Attendez, l’avertit Whitey.

Mais Sean pressa la poignée, entra dans l’appartement et se retrouva en face d’un canon de revolver pointé à dix centimètres de sa poitrine.

— Du calme ! Ne tire pas, gamin.

Sean regarda le visage ensanglanté de Johnny O’Shea, et ce qu’il vit le glaça jusqu’aux os. Il n’y avait rien, sur ce visage. Et sans doute n’y avait-il jamais rien eu. Ce gosse ne presserait pas la détente parce qu’il était furieux ou effrayé. Non, il la presserait parce que pour lui, Sean n’était qu’une image vidéo grandeur nature, et le revolver, un joystick.

— Johnny ? Baisse ton arme.

Derrière lui. Sean percevait la respiration saccadée de Whitey figé de l’autre côté du seuil.

— Johnny…

— Il m’a frappé, le salaud ! s’exclama Johnny O’Shea. Deux fois. Il m’a cassé le nez.

— Qui ?

— Brendan.

Sean tourna brièvement la tête vers sa gauche et découvrit Brendan pétrifié à l’entrée de la cuisine, les bras collés au corps. Johnny O’Shea, comprit-il, était sur le point de l’abattre au moment où lui-même avait franchi la porte. À présent, Brendan osait à peine respirer.

— On va l’arrêter, si tu veux, dit-il à Johnny.

— M’en fous, que vous l’arrêtiez. Ce que je veux, c’est qu’il meure.

— La mort, c’est sérieux, Johnny. Les morts ne reviennent jamais, tu sais ?

— Ouais, je sais, répondit le gamin. Sûr que je le sais déjà. Vous allez vous en servir ?

Avec tout le sang qui coulait de son nez cassé et dégoulinait sur son menton, sa figure présentait un aspect pitoyable.

— De quoi ? demanda Sean.

D’un mouvement de tête, Johnny O’Shea indiqua la hanche de Sean.

— De ce flingue, là. C’est un Glock, pas vrai ?

— Oui, c’est un Glock.

— Les Glock, y a pas mieux. Ça me plairait vachement d’en avoir un comme ça. Alors, vous allez vous en servir ?

— Maintenant, tu veux dire ?

— Ben ouais. Vous allez dégainer ?

Sean sourit.

— Non, Johnny.

— Pourquoi vous souriez ? Dégainez, bordel ! On verra bien ce qui se passe. Ce sera cool.

Brusquement, il tendit son bras, amenant le canon du revolver à environ deux centimètres de la poitrine de Sean.

— T’as l’avantage sur moi, partenaire, déclara Sean. Tu comprends ce que je veux dire ?

— Hé, j’ai l’avantage, Ray ! appela-t-il. Sur un putain de flic. Moi ! Merde, tu te rends compte ?

— Ecoute, on ne va pas…, commença Sean.

— J’ai vu un film, un jour, O.K. ? Y avait un flic qui poursuivait un Noir sur un toit. Ben, le Nègre, il l’a balancé tout en bas. Le flic, il a fait « Arghhhh » avant de s’écraser. Et le Nègre, il était tellement salaud qu’il en avait rien à foutre que le flic il ait une femme et des mioches à la maison. Parce qu’il était trop grave, mec.

Sean avait déjà été témoin de ce genre de comportement. À l’époque où il était encore en uniforme, il avait été appelé pour surveiller la foule devant une banque où un cambriolage avait mal tourné, et pendant deux heures, galvanisé par le pouvoir de l’arme dans sa main, par la puissance qu’il lui conférait, le type à l’intérieur avait peu à peu gagné en assurance. Sur le moniteur relié aux caméras de surveillance. Sean l’avait regardé défier tout le monde. Au début, l’homme était terrifié, mais il avait surmonté sa peur. Il était littéralement tombé amoureux de son flingue.

Et soudain, Sean eut la vision de Lauren allongée sur leur lit, en appui sur un coude, la main pressée contre sa tempe. Il eut aussi celle de sa fille telle qu’il l’avait imaginée en rêve, il eut l’impression de sentir son odeur et songea combien ce serait absurde de mourir sans l’avoir rencontrée, ou sans avoir tenté une réconciliation avec Lauren.

Alors, il reporta son attention sur le visage dénué d’expression en face de lui.

— Tu sais, ce gars sur ta gauche, Johnny. Celui qui est derrière moi…

Les yeux du jeune garçon filèrent dans cette direction.

— Ouais, ben quoi ?

— Il n’a aucune envie de tirer sur toi. Absolument aucune.

— Toute façon, il a qu’à tirer, j’en ai rien à foutre, répliqua Johnny.

Pourtant, il était déstabilisé. Sean s’en aperçut à la façon dont son regard ne se fixait plus sur rien.

— Mais si tu tires sur moi, reprit-il, tu ne lui laisses pas le choix.

— J’ai pas peur de mourir.

— Si tu le dis… Le problème, c’est qu’il ne visera pas la tête ni rien. On ne tue pas les gosses, Johnny. Mais s’il tire d’où il se trouve en ce moment, tu as une petite idée de l’endroit où va aller se loger la balle ?

Sean s’obligeait à regarder Johnny alors même qu’il était irrésistiblement attiré par le revolver, qu’il éprouvait le besoin de voir où était la détente et si le gamin avait déjà le doigt dessus. Je ne veux pas me faire descendre, et certainement pas par un môme. Il n’imaginait pas de façon plus pathétique d’en finir. Et il avait conscience de la présence de Brendan, toujours immobile à environ trois mètres de lui, qui devait sans doute penser la même chose.

Sans répondre, Johnny s’humecta les lèvres.

— Elle va traverser ton aisselle jusqu’à ta colonne vertébrale, mon garçon, poursuivit Sean. Elle va te paralyser. Tu seras comme ces gosses dans les publicités pour la recherche médicale. Tu sais, ceux dans un fauteuil roulant, avec un côté de la figure complètement figé et la tête qui pend sur la poitrine. Tu baveras, Johnny. On devra te nourrir avec une paille toute ta vie.

Johnny prit sa décision. Sean eut l’impression qu’une lumière s’éteignait dans l’esprit torturé de O’Shea, et il sentit la peur s’emparer de lui à l’idée que ce gamin allait presser la détente, peut-être juste pour entendre le bruit produit.

— Il m’a cassé le nez, merde, lâcha-t-il, avant de se tourner vers Brendan.

Un hoquet de surprise jaillit des lèvres de Sean, qui baissa les yeux juste à temps pour voir l’arme s’éloigner de son torse. Il réagit en un éclair, comme si quelqu’un d’autre contrôlait son bras, et referma la main sur le revolver au moment où Whitey pénétrait dans l’appartement, son Glock dirigé vers la poitrine de Johnny. Celui-ci poussa une exclamation d’étonnement déçu semblable à celle qu’il aurait poussée en ouvrant un cadeau de Noël avec juste une chaussette sale à l’intérieur, et sans lui laisser le temps de se ressaisir, Sean le plaqua contre le mur pour le désarmer.

— Sale petit con, dit-il en adressant un clin d’œil à Whitey à travers les gouttes de sueur qui s’accrochaient à ses cils.

Johnny se mit à pleurer à la manière des jeunes de son âge, comme si tout le poids du monde lui tombait soudain sur les épaules.

Sean le força à pivoter, puis lui ramena les bras derrière le dos. Il vit Brendan prendre enfin une profonde inspiration, lèvres et mains tremblantes, tandis que Ray demeurait immobile derrière lui dans une cuisine qui semblait avoir été ravagée par un cyclone.

Whitey s’approcha de son collègue, dont il pressa l’épaule.

— Ça va ?

— Il allait le faire, répondit Sean, conscient de la sueur qui imprégnait ses vêlements, et mêmes ses chaussettes.

— Non, c’est même pas vrai, se lamenta Johnny. C’était juste pour rire.

— Ta gueule, rétorqua Whitey, qui approcha son visage de celui du gamin. Tes larmes, ça touche personne sauf ta mère, morveux. Va falloir t’y habituer.

Après avoir menotté Johnny O’Shea, Sean le tira par sa chemise jusqu’à la cuisine, où il l’obligea à s’asseoir sur une chaise.

— Toi, t’as l’air de quelqu’un qu’on aurait balancé de l’arrière d’un camion, lança Whitey à l’adresse de Ray.

Celui-ci leva les yeux vers son frère.

Brendan, appuyé contre le four, paraissait sur le point de s’effondrer.

— On sait, Brendan. déclara Sean.

— Qu’est-ce que vous savez ? demanda-t-il dans un souffle.

Sean jeta un coup d’œil à Johnny O’Shea qui reniflait sur son siège, puis au petit muet qui les regardait comme s’il n’attendait que leur départ pour retourner jouer avec sa console dans sa chambre. Il était presque sûr que lorsqu’il les interrogerait sur leurs motivations en présence d’un interprète pour Ray et d’une assistante sociale, les deux gosses répondraient qu’ils l’avaient tuée « parce que ». Parce qu’ils avaient une arme. Parce qu’ils étaient dans la rue au moment où Katie s’y était engagée au volant de sa voiture. Peut-être parce que Ray ne l’avait jamais aimée. Parce que l’idée leur avait paru chouette. Parce qu’ils n’avaient jamais tué auparavant. Parce que lorsqu’on a le doigt sur la détente, il vaut mieux tirer, sinon ce doigt risque de vous démanger pendant des semaines.

— Qu’est-ce que vous savez ? répéta Brendan d’une voix altérée.

Sean haussa les épaules. Il aurait aimé répondre à Brendan, mais en voyant les deux jeunes meurtriers, rien ne lui venait à l’esprit. Rien du tout.

 

Jimmy emporta une bouteille à Gannon Street. Il y avait une maison de retraite au bout de la rue, un bâtiment de deux étages datant des années 60, tout en granit et en calcaire, qui s’étendait jusqu’à Heller Court, le prolongement de Gannon. Après s’être assis sur le perron blanc, il laissa son regard dériver aux alentours. Il avait entendu dire que les pensionnaires de la maison de retraite seraient bientôt chassés, le Point jouissant désormais d’une telle popularité que le propriétaire de la résidence avait décidé de vendre à un promoteur spécialisé dans l’aménagement d’appartements destinés aux jeunes couples. En réalité, le Point n’existait plus. Il avait toujours été le frère snob des Flats, mais à présent, c’était comme si les deux quartiers n’appartenaient même plus à la même famille. Bientôt, ses habitants lui attribueraient le statut d’une ville, changeraient le nom et se désolidariseraient de Buckingham.

Il retira de sa poche le quart de bourbon, puis le porta à ses lèvres en fixant du regard l’endroit où, avec Sean, ils avaient vu Dave Boyle pour la dernière fois le jour où ces hommes l’avaient emmené, avec son petit visage à peine visible à travers la vitre arrière, obscurci par l’ombre, de moins en moins distinct à mesure qu’il s’éloignait.

J’aurais tellement voulu que ce ne soit pas toi, Dave. Tellement.

Jimmy porta un toast à sa fille. Papa l’a retrouvé, ma chérie. Papa l’a rayé de la surface de la terre.

— Tu parles tout seul, maintenant ?

Surpris, Jimmy leva les yeux. Sean descendait de voiture, une bière à la main, et il sourit en indiquant la bouteille de Jimmy.

— C’est quoi, ton excuse ?

— Une mauvaise nuit.

Sean hocha la tête.

— Pareil pour moi. J’ai vu une balle avec mon nom écrit dessus.

Lorsque Jimmy se fut poussé, Sean s’assit à côté de lui.

— Comment t’as su que j’étais là ? lança Jimmy.

— C’est ta femme qui me l’a dit.

— Ma femme ? répéta Jimmy, étonné.

Il n’avait jamais parlé à Annabeth de ses expéditions à Gannon Street. Bon sang, quelle personnalité.

— Mouais. Écoute. Jimmy, on a arrêté quelqu’un.

Jimmy, qui sentait s’accélérer les battements de son cœur, avala une longue rasade de bourbon.

— Ah bon ?

— Les assassins de Katie, lui révéla Sean. Cette fois, on les tient.

— Les assassins ? Parce qu’il y en a plusieurs ?

Sean opina.

— Deux gosses de treize ans. Le fils de Ray Harris. Ray junior, et un certain Johnny O’Shea. Ils ont avoué il y a une demi-heure.

Pour Jimmy, ce fut comme si un poignard lui traversait le crâne de part en part. Un poignard brûlant qui lui fendait le cerveau.

— Vous êtes sûrs que c’est eux ? demanda-t-il.

— Certains.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ils l’ont tuée, tu veux dire ? Ils ne le savent pas eux-mêmes. Ils jouaient avec un revolver. Ils ont vu la Toyota de Katie approcher, et l’un d’eux s’est couché en travers de la route. La voiture a fait une embardée, et quand elle a calé, O’Shea s’est précipité avec son arme, juste pour flanquer la frousse au conducteur, d’après lui. Mais le coup est parti. Là-dessus, Katie l’a frappé avec sa portière, et après, O’Shea affirme qu’ils ont perdu la tête. Ils l’ont poursuivie pour qu’elle n’aille pas raconter qu’ils avaient un revolver.

— Ils ont expliqué pourquoi ils s’étaient acharnés sur elle ? reprit Jimmy, qui but encore un peu de bourbon.

— Ray junior était sorti avec sa crosse de hockey, ce soir-là. Il n’a répondu à aucune de nos questions. Il est muet, tu comprends ? Il est resté assis là sans bouger, sans ouvrir la bouche non plus. Mais O’Shea nous a raconté qu’ils l’avaient tapée parce qu’elle s’était enfuie. (Il haussa les épaules, comme s’il était lui aussi dépassé par l’absurdité totale de ce crime.) Ils avaient peur d’être punis, ces deux petits cons, alors ils l’ont tuée.

Jimmy se leva. Il ouvrit la bouche pour avaler de l’air, mais ses jambes se dérobèrent, et il se retrouva assis sur le perron plus vite qu’il ne l’aurait voulu.

— Doucement, lui conseilla Sean en le prenant par le coude. Respire à fond, Jimmy.

Celui-ci se remémora Dave par terre, effleurant la blessure béante sur son abdomen. Il eut l’impression d’entendre sa voix : « Regarde-moi, Jimmy. Regarde-moi. »

— Au fait, j’ai reçu un appel de Celeste Boyle, déclara Sean. Elle m’a dit que Dave avait disparu. Si j’ai bien compris, elle a un peu perdu les pédales, ces derniers jours, et elle pense que tu sais peut-être où il est.

Jimmy essaya de répondre. Il entrouvrit les lèvres, mais sa trachée se remplit aussitôt de ce qui ressemblait à des compresses de coton.

— Personne n’a la moindre idée d’où il a pu aller. Or, c’est très important qu’on lui parle, Jim, parce qu’il a vraisemblablement des informations à nous donner sur un type abattu près du Last Drop, l’autre nuit.

— Un type ? parvint à articuler Jimmy, juste avant que sa trachée ne se bloque de nouveau.

— Mouais, répondit Sean d’une voix dure. Un pédophile déjà condamné trois fois pour sévices sur mineurs. Un moins que rien. L’hypothèse qui prévaut pour le moment au poste, c’est que quelqu’un l’a surpris en pleine action avec un gosse et l’a expédié ad patres. Bref, il faut qu’on en discute avec Dave. Tu sais où il est, Jim ?

Celui-ci fit non de la tête. Son champ de vision s’était rétréci, il lui semblait qu’un tunnel s’était formé devant ses yeux.

— Ah bon ? Celeste m’a aussi raconté qu’elle soupçonnait Dave d’avoir tué Katie, et qu’elle s’était confiée à toi. Apparemment, tu le soupçonnais aussi. Et elle a l’impression que tu prévoyais d’agir en conséquence.

À travers le tunnel, Jimmy contemplait une plaque d’égout.

— Tu vas aussi envoyer cinq cents dollars par mois à Celeste ? lança Sean.

À peine avait-il prononcé ces mots que Jimmy tourna la tête vers lui, et tous deux lurent la réponse à leurs questions sur le visage de l’autre : Sean comprit ce que Jimmy avait fait, et Jimmy comprit que Sean avait tout deviné.

— Putain, c’est pas vrai ! s’exclama Sean. Tu l’as tué.

Jimmy se leva, la main crispée sur la balustrade.

— Je ne vois pas de quoi tu veux parler.

— Tu les as tués tous les deux, Ray Harris et Dave Boyle. Bon sang. Jimmy, je suis venu ici en pensant que c’était complètement dingue, mais c’est écrit sur ta figure. T’es vraiment qu’un salaud, Jimmy, un putain de cinglé ! Merde, j’arrive pas à croire que t’as tué Dave. Dave Boyle. Notre ami. Jimmy !

Celui-ci le toisa avec mépris.

— Notre ami, hein ? Bien sûr, Sean Devine du Point, c’était ton vieux pote. Vous traîniez tout le temps ensemble, pas vrai ?

— C’était notre ami, bordel, répéta Sean en se redressant à son tour. Tu te rappelles pas ?

Jimmy le regarda droit dans les yeux en se demandant s’il allait recevoir un coup de poing.

— La dernière fois que j’ai vu Dave, c’était hier soir, chez moi, répondit Jimmy. (Il écarta Sean, puis traversa la rue pour rejoindre Gannon Street.) C’est la dernière fois que je l’ai vu, Sean.

— Tu mens.

Au milieu de la chaussée, Jimmy se retourna, les bras écartés.

— Ben alors, vas-y, arrête-moi, puisque t’en es tellement sûr.

— Je trouverai des preuves. Compte sur moi.

— Tu trouveras que dalle. Merci pour avoir arrêté les assassins de ma fille, Sean. Sincèrement. Mais peut-être que si t’avais été un peu plus rapide…

Il haussa les épaules, puis lui tourna le dos et s’éloigna dans Gannon Street.

Sean le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse dans l’ombre au niveau du lampadaire cassé, devant l’ancienne maison des Devine.

Tu l’as fait, songea-t-il. Tu l’as vraiment fait, espèce de monstre insensible. Et le pire, c’est que je sais aussi à quel point t’es malin. T’auras bien pris soin de ne pas laisser d’indices. Parce que t’es comme ça, Jimmy, on ne peut plus minutieux.

— Tu l’as buté, dit-il à voix haute. Hein, vieux ?

Il jeta la boîte de bière dans le caniveau, puis regagna sa voiture et appela Lauren sur son téléphone portable.

Lorsqu’elle répondit, il déclara :

— C’est Sean.

Silence.

Il savait maintenant ce qu’elle avait besoin d’entendre, ce qu’il s’était refusé à dire depuis plus d’un an. Tout, s’était-il répété, je veux bien tout lui dire sauf ça.

Mais cette fois, il le lui dit. Il le lui dit en repensant à ce gamin sans âme qui le visait avec son arme, et aussi à ce pauvre Dave le jour où il lui avait proposé d’aller boire une bière, à l’étincelle d’espoir avide qu’il avait alors vue dans son regard, comme s’il avait du mal à croire que quelqu’un puisse avoir envie d’aller boire une bière avec lui. Il le lui dit aussi parce qu’il éprouvait au fond de lui-même le besoin de prononcer les mots, autant pour Lauren que pour lui.

— Je te demande pardon.

Et soudain, Lauren prit la parole :

— De quoi ?

— Pour t’avoir rendue responsable de tout.

— Ah.

— Je…

— Je…

— Vas-y, Lauren. commence.

— Je…

— Quoi ?

— Je… Bon sang, Sean, moi aussi, je te demande pardon. Je ne voulais pas…

— Ça n’a plus d’importance. Vraiment. (Il prit une profonde inspiration, inhala l’air vicié, empestant la sueur, à l’intérieur de la voiture de patrouille.) Écoute, j’aimerais te voir. J’aimerais voir ma fille.

— Comment sais-tu qu’elle est de toi ?

— C’est mon enfant.

— Mais le test…

— C’est mon enfant. Je n’ai pas besoin de ce test. Tu veux bien rentrer, Lauren ? S’il te plaît.

Quelque part dans la rue, il entendait ronronner un générateur.

— Nora, reprit Lauren.

— Quoi ?

— C’est le nom de ta fille. Sean.

— Nora, répéta-t-il, avant que le mot ne s’étrangle dans sa gorge.

 

Lorsque Jimmy rentra. Annabeth l’attendait dans la cuisine. Il s’assit en face d’elle, et elle lui adressa ce petit sourire énigmatique qu’il aimait tant, ce sourire laissant supposer qu’elle le connaissait tellement bien que même s’il n’ouvrait plus la bouche de toute sa vie, elle saurait toujours ce qu’il avait l’intention de dire. Il lui prit la main et lui caressa le pouce en essayant de puiser un peu de force dans l’image de lui-même qu’elle lui renvoyait.

L’interphone spécial bébé était posé sur la table entre eux. Ils l’avaient utilisé le mois précédent, lorsque Nadine avait attrapé une mauvaise angine, pour épier les gargouillis qui montaient de sa gorge dans son sommeil, Jimmy imaginant sa fille en train de se noyer, guettant le bruit d’une toux si déchirante qu’il ne ferait qu’un bond hors de son lit pour la prendre dans ses bras et se précipiter aux urgences sans même prendre le temps de passer des vêtements par-dessus son T-shirt et son caleçon. Elle s’était remise assez rapidement, mais Annabeth n’avait pas rangé l’appareil dans le buffet de la salle à manger. Depuis, elle l’allumait le soir pour écouter leurs filles dormir.

En l’occurrence. Nadine et Sara ne dormaient pas. Par le petit haut-parleur. Jimmy les entendait chuchoter et glousser, et il fut horrifié de se représenter ses enfants en même temps qu’il pensait à ses péchés.

J’ai tué un homme. Ce n’était pas le bon.

La honte, le remords lié à cette certitude le consumaient de l’intérieur.

J’ai tué Dave Boyle.

La sensation de brûlure devenait de plus en plus intolérable, ravageant son ventre, se répandant dans tout son être.

J’ai assassiné un innocent.

— Oh, mon Dieu, dit Annabeth en scrutant son visage. Oh, mon chéri, qu’est-ce qui ne va pas ? C’est Katie ? Tu as l’air de souffrir le martyre.

Les yeux remplis d’un mélange intolérable d’inquiétude et de tendresse, elle contourna la table, vint s’asseoir sur les genoux de Jimmy et lui prit la figure entre ses mains pour l’obliger à lever les yeux vers elle.

— Réponds-moi. Dis-moi ce qui ne va pas.

Il aurait voulu s’enfuir. L’amour qu’elle lui portait lui faisait trop mal. Il aurait voulu se dissoudre entre ses bras, se réfugier au plus profond d’un endroit sombre, d’une sorte de grotte inaccessible à la lumière et à tout sentiment, où il pourrait se rouler en boule et crier dans le noir sa douleur et sa haine de soi.

— Jimmy, murmura-t-elle. (Elle lui embrassa les paupières.) Jimmy, parle-moi. Je t’en prie.

Elle pressa ses paumes contre les tempes de Jimmy, glissa les doigts dans ses cheveux et l’embrassa. De sa langue, elle lui explora la bouche, cherchant la source de sa douleur, s’efforçant de localiser ses maux pour les éliminer, les aspirer hors de lui.

— Raconte-moi. Jimmy. S’il te plaît.

Il sut alors, au regard de cet amour, qu’il devait tout lui révéler, ou sinon, il serait perdu. Il n’était pas certain qu’elle puisse le sauver, mais il ne doutait pas que s’il gardait tous ses secrets en lui, il mourrait.

Alors, il se lança.

Il lui dit tout. Il lui parla de Juste Ray Harris et de la tristesse ancrée en lui depuis qu’il avait onze ans, lui expliqua que réussir à aimer Katie lorsqu’il était sorti de prison était sans doute le plus bel accomplissement d’une existence jusque-là sans intérêt, que Katie à cinq ans – cette enfant inconnue qui avait besoin de son père tout autant qu’elle se méfiait de lui – représentait le défi le plus effrayant auquel il avait été confronté, la seule obligation qu’il n’avait pas cherché à fuir. Son amour pour Katie, dit-il encore, son désir de la protéger fondaient son existence ; sans elle, il avait perdu sa raison d’être.

— Alors, conclut-il dans cette cuisine devenue minuscule qui semblait s’être resserrée autour d’eux, j’ai tué Dave. Je l’ai tué, j’ai jeté son corps dans la Mystic, et ensuite, comme si ce crime n’était déjà pas suffisamment atroce, j’ai découvert qu’il était innocent. Mais je n’ai aucun moyen de défaire ce que j’ai fait, Anna. Il vaudrait mieux que j’avoue le meurtre de Dave et que je retourne en prison, parce que je crois que ma place est là-bas. Je t’assure, ma chérie. Je ne peux plus vivre parmi vous. Parce que je ne suis pas digne de confiance.

Il avait l’impression de s’exprimer d’une voix qui n’était pas la sienne. Une voix tellement différente de celle à laquelle il était habitué qu’il en vint à se demander si Annabeth voyait un inconnu devant elle, une copie carbone, un homme qui s’évanouissait dans l’éther.

Pourtant, elle restait calme, parfaitement maîtresse d’elle-même, si immobile en vérité qu’elle aurait pu poser pour un peintre. Tête haute, regard limpide et indéchiffrable.

De nouveau, Jimmy entendit les filles chuchoter dans leur chambre, et le bruit de leurs conversations lui rappela celui des feuilles agitées par la brise.

Et puis, Annabeth commença à lui déboutonner sa chemise, et Jimmy, comme anesthésié, regarda s’activer ses doigts agiles. Enfin, elle écarta les pans du vêtement, les repoussa sur ses épaules, puis appuya la joue contre son torse.

— Je…

— Chut, murmura-t-elle. Je veux juste entendre battre ton cœur.

Elle fit glisser ses mains sur la cage thoracique de Jimmy, puis dans son dos, avant de presser plus fort la joue contre sa poitrine. Les yeux fermés, elle ébaucha un sourire.

Ils restèrent longtemps ainsi. Les chuchotements provenant de l’interphone s’espacèrent peu à peu, cédant la place à l’écho étouffé de deux respirations régulières.

Quand Annabeth se redressa. Jimmy fut persuadé que l’empreinte de sa joue s’était gravée pour toujours sur lui. Et puis, elle s’assit par terre et plongea son regard dans le sien avant d’incliner la tête vers l’interphone. Pendant quelques instants, ils écoutèrent leurs filles dormir.

— Tu sais ce que je leur ai dit, quand je les ai couchées, ce soir ?

Jimmy fit non de la tête.

— Je leur ai dit qu’elles devaient se montrer drôlement gentilles avec toi, car nous, on avait beau aimer Katie, toi, tu l’aimais encore plus. Je leur ai dit que si tu l’aimais autant, c’est parce que tu l’avais créée, tenue dans tes bras quand elle était toute petite, et je leur ai dit aussi que, parfois, ton amour pour elle était si grand qu’il gonflait ton cœur comme un ballon prêt à éclater.

— Oh, Seigneur, murmura Jimmy.

— Je leur ai dit que leur papa les aimait pareillement. Qu’il avait quatre cœurs, et qu’ils étaient tous comme des ballons, tous gonflés d’amour. Et que pour cette raison, elles n’auraient jamais à s’inquiéter. Du coup, Nadine m’a demandé : « Jamais ? »

— Je t’en prie… (Jimmy se sentait anéanti, écrasé par des blocs de granit.) Arrête, Anna.

Le maintenant captif de son regard, elle poursuivit :

— Et moi, je lui ai répondu : « Non, jamais. Parce que ton papa est un roi, pas seulement un prince. Les rois savent toujours ce qu’il faut faire, même si c’est difficile, pour arranger les choses. Et puisque papa est un roi, il fera…

— Anna…

–… il fera toujours ce qu’il faut pour protéger ceux qu’il aime. Tout le monde commet des erreurs. Tout le monde. En particulier les grands hommes qui essaient d’arranger les choses. Mais le plus important, la seule réalité qui compte, c’est cet amour immense. C’est pour ça que papa est un grand homme. »

Jimmy avait la vue qui se brouillait.

— Non, chuchota-t-il.

— Celeste a appelé, déclara Annabeth d’une voix soudain dure, décochant ses paroles comme autant de flèches acérées.

— Ne…

— Elle voulait savoir où tu étais. Elle m’a raconté qu’elle t’avait confié ses soupçons au sujet de Dave.

D’un revers de main, Jimmy s’essuya les yeux, et il eut l’impression de voir Annabeth pour la première fois.

— Quand elle m’a dit ça, Jimmy, j’ai pensé : quel genre de femme faut-il être pour trahir ainsi son mari ? Comment peut-on être lâche au point de cafter comme un gosse ? Et pourquoi s’adresser à toi ? Hein. Jim ? Pourquoi se précipiter vers toi ?

Jimmy avait bien une petite idée sur la question – il en avait toujours eu une, étant donné la façon dont Celeste le dévisageait, quelquefois – mais il préféra garder le silence.

Comme si elle lisait dans ses pensées, Annabeth sourit.

— J’aurais pu te joindre sur ton portable. Jim. Oui, j’aurais pu. Pendant qu’elle me parlait, je me suis souvenue de t’avoir vu partir avec Val, et j’ai deviné ce que tu projetais, Jimmy. Je ne suis pas complètement idiote.

Ce dont il n’avait jamais douté.

— Mais je ne l’ai pas fait. Je ne t’ai pas arrêté.

— Pourquoi ? demanda-t-il d’une voix brisée.

Annabeth pencha légèrement la tête, l’air de dire que la réponse était évidente. Puis, le regardant toujours de ce drôle d’air, elle ôta ses chaussures, ouvrit la braguette de son jean et le baissa jusqu’à ses chevilles. Elle s’en débarrassa en même temps qu’elle ôtait sa chemise et son soutien-gorge. Après avoir forcé Jimmy à se mettre debout, elle se plaqua contre lui et couvrit de baisers ses pommettes humides.

— Ils sont faibles, Jimmy.

— Qui ?

— Les autres. Tous les autres, sauf nous.

Lorsqu’elle lui repoussa sa chemise sur les épaules,

Jimmy la revit près du Pen Channel le premier soir où ils étaient sortis ensemble. Elle lui avait demandé s’il avait le crime dans le sang, et il l’avait persuadée que ce n’était pas le cas, car il pensait à l’époque qu’elle n’attendait pas d’autre réponse. Aujourd’hui seulement, douze ans et demi plus tard, il comprenait que tout ce qu’elle désirait entendre de sa bouche ce soir-là, c’était la vérité. S’il lui avait donné une réponse différente, elle l’aurait acceptée. Elle l’aurait supportée. Elle l’aurait prise en compte pour organiser leur vie.

— Nous, on n’est pas faibles, répéta-t-elle.

Jimmy sentait son désir pour elle prendre possession de lui, comme s’il le contenait depuis sa naissance, n’attendant que le moment de le libérer. S’il avait pu la dévorer vivante sans lui infliger de souffrance, il l’aurait fait.

— On ne sera jamais faibles.

Elle s’assit sur la table de la cuisine, les jambes dans le vide.

Sans la quitter des yeux. Jimmy enleva son pantalon, conscient qu’il s’agissait seulement d’un répit provisoire, d’une tentative pour échapper à la souffrance liée au meurtre de Dave en se laissant envelopper par la force et le corps de sa femme. Pour ce soir, néanmoins, c’était tout ce qu’il lui fallait. Peut-être pas pour demain ou les jours à venir. Mais après tout, n’était-ce pas ainsi qu’on progressait vers la guérison ? Par petites étapes ?

Annabeth lui plaça les mains sur les hanches, enfonça les ongles dans sa chair.

— Après, Jimmy ?

— Oui ? dit-il dans un souffle, déjà étourdi par sa chaleur.

— N’oublie pas d’aller embrasser les filles.