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J’sors plus beaucoup

Dave Boyle avait fini au McGills ce soir-là, assis près de Stanley le Géant à l’angle du comptoir, à regarder les Sox jouer à l’extérieur. Pedro Martinez régnait sur le monticule, permettant aux Sox de coller une sacrée dérouillée aux Angels ; il lançait la balle à une telle vitesse qu’au moment de traverser la plaque du lanceur, elle avait la forme ovoïde d’un comprimé d’Advil. Au troisième tour de batte, les joueurs des Angels avaient l’air affolés ; au sixième, ils avaient juste l’air de vouloir rentrer chez eux et de faire des projets pour la soirée. Lorsque Garret Anderson frappa la balle sans force, mais réussit néanmoins son coup, privant du même coup Pedro de la possibilité d’un jeu blanc, le peu d’excitation suscitée par un score de 8 à 0 mourut dans les gradins, et Dave se surprit à prêter plus d’attention aux lumières, aux supporters et au stade Anaheim lui-même qu’au match en cours.

Il observait surtout les visages dans l’assistance le dégoût et la fatigue résignée qui s’inscrivaient sur leurs traits, les fans paraissant prendre la défaite plus à cœur que les joueurs dans l’abri. Et c’était peut-être le cas. Pour certains d’entre eux, supposa Dave, ce serait le seul match de l’année auquel ils assisteraient. Ils étaient venus avec femme et enfants, ils avaient quitté leur domicile californien en début de soirée, l’arrière du break chargé de glacières pour le pique-nique sur le parking, en emportant les cinq places à trente dollars qui, si elles ne leur garantissaient pas de bien voir, leur permettraient néanmoins de coiffer de casquettes à vingt-cinq dollars la tête de leurs gosses, de s’offrir des mauvais hamburgers à six dollars et des hot-dogs à quatre dollars cinquante, du Pepsi coupé d’eau et des esquimaux poisseux qui couleraient dans les poils sur leurs poignets. Ils étaient venus faire l’expérience de l’euphorie, se sentir élevés, Dave le savait, transportés hors de leur existence par le rare spectacle de la victoire. Raison pour laquelle les arènes et les stades de base-ball évoquaient toujours des cathédrales vibrant de lumière, de prières chuchotées et des battements de quarante mille cœurs unis par le même espoir collectif.

Gagnez pour moi, les gars. Gagnez pour mes gosses. Gagnez pour mon mariage, afin que je puisse rapporter votre triomphe dans la voiture avec moi et m’en imprégner avec ma famille pendant qu’on retourne à nos petites vies sans gloire.

Gagnez pour moi. Gagnez. Gagnez. Gagnez.

Mais lorsque l’équipe perdait, ce grand espoir collectif s’effondrait, et toute illusion de solidarité avec les autres paroissiens se dissipait en même temps. Votre équipe vous avait trahi, vous rappelant ainsi qu’en général, chaque fois que vous tentiez quelque chose, vous perdiez vous aussi. Que vos rêves finissaient toujours par se briser. Alors, vous demeuriez assis là, parmi les débris d’emballages en cellophane, les restes de pop-corn et les gobelets détrempés, à contempler de nouveau le naufrage de votre existence, confronté à la perspective d’une longue marche sinistre dans un long parking sinistre parmi des hordes d’étrangers aussi ivres que furieux, en compagnie de trois gosses renfrognés et d’une épouse silencieuse faisant le compte de vos échecs. Et tout ça pour finalement rentrer chez vous, à l’endroit même d’où cette cathédrale avait promis de vous extraire.

Dave Boyle, ancien arrêt-court vedette pour les glorieuses équipes de base-ball au lycée technique Bon Bosco entre 1978 et 1982, savait que rien au monde n’était plus versatile que les supporters. Il savait ce que c’était d’avoir besoin d’eux, de les haïr, de tomber à genoux devant eux en implorant encore une clameur d’approbation, de baisser la tête quand on leur avait fendu le cœur – ce cœur qu’ils partageaient et qui grondait désormais de colère.

— T’as vu ces nanas ? lança soudain Stanley le Géant.

Dave leva les yeux, pour découvrir deux filles debout sur le comptoir, en train de danser tandis qu’une troisième chantait faux Brown Eyed Girl – les deux sur le comptoir remuant les fesses et ondulant des hanches. Celle de droite avait une peau charnue, des yeux gris brillants qui semblaient inviter à la baise, et Dave se dit qu’elle avait atteint le stade éphémère de la fleur de l’âge, qu’elle serait encore un super-coup pendant peut-être six mois. Mais d’ici à deux ans – c’était visible à son menton –, cette belle jeunesse serait sans aucun doute grosse, flasque et vêtue d’une blouse d’intérieur, et personne ne pourrait imaginer un seul instant qu’il n’y avait pas si longtemps, elle suscitait une telle convoitise.

L’autre, en revanche…

Dave la connaissait depuis toute petite ; c’était Katie Marcus, la fille de Jimmy et de cette pauvre Marita, et qu’avait élevée Annabeth, sa belle-mère et cousine de la défunte –, Katie, devenue adulte aujourd’hui, toute ferme, fraîche et défiant les lois de la gravité. Alors qu’il la regardait danser, se déhancher, pivoter et rire, ses cheveux blonds lui balayant le visage comme un voile, puis voltigeant autour de sa tête quand elle la rejetait en arrière pour exposer la peau laiteuse de son cou gracile, Dave éprouva un élan de désir fou, aussi ardent qu’une flamme, et qui ne surgissait pas de nulle part. Il émanait d’elle. Il circulait entre le corps de Katie et le sien, alimenté par la soudaine expression sur sa figure en sueur montrant qu’elle l’avait reconnu lorsque leurs yeux se croisèrent, lorsqu’elle lui sourit et lui adressa un petit signe de la main qui se fraya un chemin dans la poitrine de Dave pour lui aiguillonner le cœur.

Il jeta un coup d’œil aux autres clients, qui regardaient d’un air ahuri les deux filles danser comme s’il s’agissait d’apparitions envoyées par Dieu. Dave lisait sur leurs visages la même attente désespérée qu’il avait vue sur ceux des supporters des Angels lors des premiers tours de batte, un mélange d’espoir sans espoir et de résignation pathétique à l’idée qu’ils allaient rentrer chez eux insatisfaits. Qu’ils n’auraient plus qu’à se branler tout seuls dans la salle de bains à trois heures du matin, pendant que femme et enfants ronflaient à l’étage.

En voyant Katie ondoyer sur ce bar, pareille à un mirage, Dave se rappela soudain Maura Keaveny nue en dessous de lui, le front emperlé de gouttes de sueur, le regard vague, embrumé par l’alcool et le désir. Le désir qu’il lui inspirait. Lui, Dave Boyle. La star du base-ball. L’orgueil des Flats pendant trois courtes années. À cette époque, personne ne le considérait plus comme le pauvre gosse qui s’était fait enlever quand il avait dix ans. Non, désormais, c’était le héros du quartier. Avec Maura dans son lit. Et le Destin dans son camp.

Dave Boyle. Ignorant, alors, combien l’avenir est de courte durée, parfois. À quelle vitesse il peut disparaître, ne vous laissant rien sinon un interminable présent sans surprises, sans raisons d’espérer, réduit à une succession de jours qui se fondent les uns aux autres, tellement semblables en fin de compte que l’année s’achève alors que le calendrier de la cuisine en est toujours au mois de mars.

« Je ne rêverai plus, aviez-vous décrété. Je ne me mettrai plus en situation de souffrir. » Et puis, votre équipe remportait un match de barrage, ou vous regardiez un film, ou une affiche publicitaire pour Aruba baignée par la clarté orange du crépuscule, ou bien une fille qui entretenait plus qu’une vague ressemblance avec une de vos anciennes conquêtes au lycée – une de celles que vous aviez aimées et perdues – dansait au-dessus de vous, les yeux brillants, et vous vous disiez : « Et merde, pourquoi ne pas rêver encore une fois, juste une ? »

 

Un jour, quand Rosemary Savage Samarco était à l’agonie (la cinquième sur dix au total), elle avait confié à sa fille, Celeste Boyle :

— Je t’le jure devant Dieu, le seul plaisir que j’aie jamais eu dans c’te foutue vie, ç’a été de casser les couilles à ton père.

Celeste l’avait gratifiée d’un vague sourire avant d’essayer de se détourner, mais les doigts arthritiques de sa mère s’étaient refermés telles des griffes sur son poignet, qu’ils avaient serré à lui broyer les os.

— Ecoute-moi, Celeste. Je vais mourir, alors, je pourrais pas être plus sérieuse. Y a ce qui t’arrive de bien dans cette vie, si t’as de la chance, et ça représente jamais grand-chose. Je serai plus de ce monde demain, et je veux que ma fille le comprenne : T’as droit à un truc. Tu m’entends ? Un seul truc au monde qui te donne du plaisir. Pour moi, c’était de casser les couilles à ton père chaque fois que j’en avais l’occasion. (Ses yeux brillaient, la salive moussait sur ses lèvres.) Et tu veux que j’te dise ? Ben, il a fini par adorer ça.

Celeste avait épongé le front de sa mère avec une serviette. Elle lui avait souri en murmurant « M’man » d’une voix douce, cajoleuse. Elle avait essuyé la salive sur ses lèvres et lui avait caressé l’intérieur de la main sans cesser de songer : Il faut que je me tire d’ici. Que je quitte cette maison, que je quitte ce quartier, que je quitte ce trou à rats où les gens ont le cerveau complètement rongé par la pourriture à force d’être trop pauvres, trop hargneux, trop impuissants depuis trop longtemps pour pouvoir y changer quoi que ce soit.

Sa mère avait survécu, pourtant. Elle avait survécu aux colites, aux crises de diabète, à une insuffisance rénale, à deux infarctus du myocarde, à des tumeurs cancéreuses au sein et au colon. Son pancréas avait arrêté de fonctionner un jour – comme ça, d’un coup –, puis avait brusquement repris le boulot une semaine plus tard, impatient de s’y remettre, au point que les médecins demandaient régulièrement à Celeste s’ils pourraient étudier le corps de sa mère après sa mort.

— Quelle partie ? avait-elle voulu savoir au début.

— Tout.

Rosemary Savage Samarco avait un frère dans les Flats qu’elle haïssait, deux sœurs en Floride qui ne lui adressaient plus la parole, et elle les avait tellement bien brisées à son mari qu’il s’était précipité dans la tombe avant l’heure pour lui échapper. Celeste était le seul enfant qui lui restait après huit fausses couches. Quand elle était petite. Celeste s’imaginait ces presque frères et sœurs flottant dans les limbes autour d’elle, et elle ne pouvait s’empêcher de penser : Vous au moins, vous vous en êtes bien sortis.

Adolescente, Celeste ne doutait pas que quelqu’un viendrait la sauver, l’emmènerait loin de tout cela. Elle n’était pas laide. Elle n’était pas aigrie, elle possédait une bonne nature et riait facilement. Alors, elle se disait : Tout bien considéré, c’est ce qui devrait m’arriver. Le problème, c’était que si elle avait effectivement rencontré quelques candidats éventuels, aucun n’était du genre renversant. Pour la plupart, ils étaient originaires de Buckingham ; il y avait surtout eu des paumés du Point et des Flats, quelques-uns de Rome Basin aussi, et un garçon des quartiers chic qu’elle avait rencontré à l’école de coiffure de Blaine, mais il était gay, bien qu’il ne le sache pas encore.

L’assurance maladie de sa mère ne couvrant pas grand-chose, Celeste avait dû rapidement trouver du travail afin de pouvoir payer sa participation à des frais médicaux monstrueux relatifs à des maux monstrueux, mais pas tout à fait assez monstrueux pour mettre un terme définitif aux misères maternelles. Non que sa mère ne se complaise pas dans ses misères, d’ailleurs. Chaque défaillance de son corps lui fournissait un nouvel atout à brandir dans ce que Dave appelait le grand jeu de La Vie de Rosemary Est Encore Plus Nase Que la Vôtre. Pour peu qu’on leur montre au journal télévisé une mère en deuil qui pleurait et gémissait sur le trottoir après que sa maison et ses deux enfants eurent disparu dans un incendie, Rosemary faisait claquer sa langue dans sa bouche édentée avant de déclarer :

— Des gosses, tu pourras en avoir d’autres, ma vieille. Mais essaie un peu de tenir le coup quand tu te retrouves la même année avec des colites et un poumon en rade.

Dave lui adressait un sourire crispé avant d’aller se chercher une autre bière.

En entendant la porte du réfrigérateur s’ouvrir dans la cuisine, Rosemary disait à sa fille :

— Toi, ma chérie, t’es que sa maîtresse. Sa femme s’appelle Budweiser.

— Arrête, m’man.

— Ben, quoi ? répliquait Rosemary d’un ton innocent.

C’était finalement Dave que Celeste avait décidé (s’était contentée ?) d’épouser. Il était séduisant, drôle, et il n’y avait pas grand-chose pour le désarçonner. Quand ils s’étaient mariés, Dave avait une bonne place chez Raytheon, où il était responsable du courrier, et après l’avoir perdue pour cause de restrictions budgétaires, il en avait décroché une autre comme manutentionnaire dans un hôtel du centre-ville (pour environ la moitié de son précédent salaire), ce dont il ne s’était jamais plaint. De fait, Dave ne se plaignait jamais de rien et ne parlait pratiquement jamais de son enfance avant le lycée, ce que Celeste n’avait commencé à trouver bizarre que depuis la mort de sa mère.

Au bout du compte, c’était une crise cardiaque qui avait eu raison de Rosemary. En rentrant du supermarché, Celeste l’avait découverte morte dans la baignoire, la tête inclinée, les lèvres retroussées haut du côté droit de son visage comme si elle avait mordu dans un fruit trop acide.

Au cours des mois qui avaient suivi les funérailles, Celeste s’était consolée à la pensée qu’au moins, la vie serait un peu plus facile maintenant qu’elle n’aurait plus à supporter les reproches continuels et les apartés cruels de sa mère. Mais les choses ne s’étaient pas passées tout à fait comme elle l’espérait. Le travail de Dave lui rapportait autant que le sien, soit environ un dollar de plus à l’heure que chez McDonald, et si les honoraires médicaux accumulés du vivant de Rosemary n’avaient heureusement pas échu à sa fille, il lui avait fallu en revanche assumer les frais d’obsèques. Lorsque Celeste considérait l’état désastreux de leurs finances – les factures qu’ils payaient depuis des années, l’absence de revenus, le total des dépenses, la nouvelle montagne de factures générée par la scolarité de Michael, le crédit auquel ils n’avaient plus droit –, il lui semblait qu’ils étaient condamnés à vivre en retenant leur souffle. Ni Dave ni elle n’avaient de diplômes ou d’espoir d’en obtenir un jour, et alors qu’il était toujours question aux informations du taux de chômage particulièrement bas et du sentiment de sécurité éprouvé par la nation tout entière, personne ne précisait que le phénomène louchait principalement le travail qualifié et les gens prêts à faire de l’intérim sans couverture sociale ni perspectives de carrière.

Alors, il arrivait parfois à Celeste d’aller s’asseoir sur la cuvette des W.-C., à côté de la baignoire où elle avait trouvé sa mère. Elle restait dans le noir. Elle restait dans le noir, à se demander en essayant de ne pas pleurer comment elle avait bien pu en arriver là, et c’était exactement ce qu’elle faisait à trois heures le dimanche malin quand Dave surgit dans la salle de bains couvert de sang.

Manifestement choqué de la voir, il recula d’un bond lorsqu’elle se leva.

— Chéri ? Qu’est-ce qui s’est passé ? demandat-elle, la main tendue vers lui.

De nouveau, il recula, et son pied heurta l’embrasure de la porte.

— Je… j’ai reçu un coup de couteau.

— Quoi ?

— J’ai reçu un coup de couteau.

— Mon Dieu, Dave ! Mais qu’est-ce qui s’est passé ? répéta-t-elle.

Il souleva sa chemise, révélant une longue balafre pourpre sur sa cage thoracique.

— Oh, Seigneur, il faut que tu ailles à l’hôpital !

— Non, non. Je t’assure, ce n’est pas très profond. C’est juste que ça a beaucoup saigné.

Il avait raison. En y regardant de plus près, Celeste constata que la blessure ne mesurait guère plus de deux ou trois millimètres de profondeur. Mais elle était longue. Et elle saignait toujours. Pas assez, cependant, pour expliquer la quantité de sang sur la chemise et dans le cou de Dave.

— Qui t’a fait ça ?

— Une espèce de cinglé de Nègre shooté au crack, répondit-il, avant d’enlever sa chemise pour la fourrer dans le lavabo. J’ai… j’ai merdé, chérie.

— T’as quoi ? Comment ça ?

Il leva vers elle des yeux fous.

— Ce type me cherchait, O.K. ? Alors, je l’ai cogné. Et c’est à ce moment-là qu’il m’a poignardé.

— Tu as cogné un type armé d’un couteau, Dave ?

Celui-ci ouvrit le robinet, inclina la tête vers la cuvette et avala de l’eau.

— Je sais pas ce qui m’a pris. J’ai pété les plombs. Je veux dire, j’ai vraiment pété les plombs, bébé. Je l’ai bousillé.

— Tu l’as… ?

— Je l’ai démoli, Celeste. Quand j’ai senti la lame s’enfoncer dans ma chair, je suis devenu complètement dingue. Tu comprends ? Je l’ai frappé jusqu’à ce qu’il s’écroule, je me suis jeté sur lui, et après-après, j’ai disjoncté.

— C’était de la légitime défense, alors ?

Dave esquissa un geste vague, comme pour dire : « Plus ou moins. »

— Je suis pas sûr que le tribunal verrait les choses de cette façon.

— Je n’arrive pas à le croire. Chéri ? (Elle lui saisit les poignets.) Raconte-moi exactement ce qui est arrivé.

Et pendant un quart de seconde, alors qu’elle scrutait les traits de Dave, elle éprouva une brusque sensation de nausée. Il lui semblait voir l’expression d’une joie mauvaise dans son regard, quelque chose de survolté et de satisfait tout à la fois.

C’était la lumière, conclut Celeste, le reflet du néon directement au-dessus de lui, car lorsqu’il laissa retomber son menton sur sa poitrine en lui caressant les mains, son visage recouvra son aspect normal – effrayé, mais normal –, et Celeste sentit son malaise refluer. Elle s’assit de nouveau sur le siège des toilettes tandis que Dave s’agenouillait devant elle.

— Je retournais à la voiture, commença-t-il d’un ton plus calme, quand ce mec s’est approché de moi pour me demander du feu. Je lui ai dit que je ne fumais pas. Et il m’a répondu que lui non plus.

— Lui non plus.

Dave acquiesça.

— Du coup, j’ai le cœur qui a fait un sacré bond, parce qu’il n’y avait personne dans les parages, à part lui et moi. Et c’est là qu’il a sorti son couteau en lâchant : « Ton portefeuille ou ta vie, connard. Je te laisse un des deux. »

— C’est vraiment ce qu’il a dit ?

Il se redressa, puis inclina la tête.

— Pourquoi ?

— Non, rien.

Pour une raison qui lui échappait, Celeste trouvait la phrase bizarre, un peu trop élaborée, comme sortie tout droit d’un film. Mais bon, tout le monde voyait des films aujourd’hui, surtout depuis le développement du câble, et peut-être l’agresseur s’en était-il inspiré pour ses répliques, les répétant tard dans la nuit devant sa glace jusqu’à s’imaginer qu’il parlait à la manière de Wesley ou de Denzel.

— Alors…, continua Dave. Alors ; j’ai lancé : « Déconne pas, vieux. Je vais reprendre ma bagnole et rentrer chez moi, O.K. ? » Ce qui était stupide, évidemment, parce qu’après, il a voulu aussi les clés de la voiture. Et moi, j’ai… j’ai juste… Je sais pas, chérie, au lieu d’avoir la trouille, j’ai vu rouge. Possible que ce soit le whiskey qui m’ait dopé, je pourrais pas dire, mais je l’ai un peu bousculé, et c’est à ce moment-là qu’il m’a planté.

— Je croyais qu’il s’était précipité sur toi.

— Tu peux me laisser finir ma putain d’histoire ?

Elle lui effleura la joue.

— Désolé, bébé.

Il lui embrassa la paume.

— C’est vrai, il m’a plus ou moins repoussé contre la voiture, et après, il a essayé de me balancer un coup de poing, mais je… j’ai réussi à l’éviter, et c’est là qu’il a sorti sa lame, et quand je l’ai sentie me fendre la peau, j’ai… j’ai déjanté. Je l’ai frappé à la tempe alors qu’il s’y attendait pas. Il a crié « Oh, putain ! », et je l’ai encore cogné, à la gorge cette fois. Il s’est écroulé en lâchant son foutu couteau, je me suis jeté sur lui, et, et, et…

La bouche toujours ouverte, les lèvres légèrement avancées, Dave tourna la tête vers la baignoire.

— Et quoi ? le pressa Celeste, s’efforçant d’imaginer l’agresseur en train de frapper Dave d’une main et de brandir un couteau de l’autre. Qu’est-ce que tu as fait ?

Dave reporta son attention sur elle, puis baissa les yeux vers ses genoux.

— Je me suis déchaîné, bébé. Si ça se trouve, je l’ai tué. Je lui ai tapé le crâne par terre, je lui ai mis la gueule en bouillie, je lui ai cassé le nez… Va savoir ce que je lui ai encore fait. J’étais tellement fou de rage, tellement terrorisé… Et je ne pensais plus qu’à toi, et à Michael, et je me disais que j’aurais pu ne jamais arriver vivant à ma voiture, que j’aurais pu crever dans ce parking de merde juste parce qu’un cinglé était trop fainéant pour gagner sa croûte en laissant. (Il la regarda droit dans les yeux avant de répéter :) Si ça se trouve, je l’ai tué.

Il avait l’air si jeune, avec ses yeux exorbités, son visage blême et en sueur, ses cheveux collés au crâne par la transpiration, la terreur et – est-ce que c’était du sang ? – oui, du sang.

Le sida, songea-t-elle soudain. Et si l’assaillant avait le sida ?

Non, se dit-elle aussitôt. Pour le moment, il y a plus urgent à régler.

Dave avait besoin d’elle. Ce n’était pas dans ses habitudes. À cet instant-là seulement, elle comprit pourquoi le fait qu’il ne se plaigne jamais avait commencé à la perturber. Quand on se plaint à quelqu’un, c’est plus ou moins une façon d’implorer l’aide de cette personne, de lui demander une solution à un problème. Or Dave n’avait jamais eu besoin d’elle auparavant, il n’avait jamais formulé aucun grief, ni après la perte de son travail ni du vivant de Rosemary. Mais à présent, agenouillé devant elle, quand il lui répétait désespérément qu’il avait peut-être tué un homme, il lui demandait de lui certifier que tout allait bien.

Et c’était le cas, après tout, non ? Lorsqu’un voyou s’en prend à un honnête citoyen, tant pis si les choses ne se passent pas comme prévu. Tant pis s’il y laisse la vie. Je veux dire, songeait Celeste, désolée, mais bon. T’as joué, t’as perdu, mon gars.

Elle embrassa Dave sur le front.

— Va prendre une douche, bébé, murmura-t-elle. Je m’occupe de tes vêtements.

— T’es sûre ?

— Je suis sûre.

— Qu’est-ce que tu comptes en faire ?

Celeste n’en savait rien. Les brûler ? D’accord, mais où ? Certainement pas chez eux. Dans la cour de l’immeuble, alors ? Sauf que quelqu’un ne manquerait pas de s’interroger en la voyant brûler des vêtements dehors à trois heures du matin. Ou à n’importe quelle heure, d’ailleurs.

— Les laver, répondit-elle, sous le coup d’une inspiration subite. Je vais bien les nettoyer, et ensuite, on les mettra dans un sac-poubelle qu’on ira enterrer quelque part.

— Tu crois ?

— Ou on le portera à la décharge, si tu préfères. Ou, non, attends… (Ses pensées affluaient plus vite que ses paroles, à présent.) On n’aura qu’à cacher le sac jusqu’à mardi matin. C’est le jour des ordures, pas vrai ?

— Euh, oui.

Tout en la regardant d’un air interrogateur, Dave fit couler la douche, et quand l’entaille sur son flanc se remit à saigner, Celeste sentit renaître ses craintes au sujet du sida, de l’hépatite, de toutes les façons dont le sang d’un autre peut contaminer ou tuer.

— Je sais à quelle heure ils arrivent. Sept heures et quart pile, chaque semaine sauf la première de juin, quand les étudiants qui partent en vacances laissent tous ces détritus en plus, mais…

— Celeste, bébé, qu’est-ce que tu voulais dire ?

— Oh, eh bien, quand j’entendrai le camion, je me précipiterai en bas comme si j’avais oublié un sac, et je le jetterai directement à l’arrière, dans le compacteur. D’accord ?

Elle sourit, bien qu’elle n’en ait pas la moindre envie.

Le corps toujours tourné vers sa femme, Dave plaça une main sous le jet de la douche.

— D’accord. Écoute…

— Quoi ?

— Ça ne te pose pas de problème ? T’en es sûre ?

— Oui.

Hépatite A, B et C, pensait-elle. Ebola. Virus des régions tropicales.

Les yeux de Dave s’agrandirent de nouveau.

— J’ai peut-être tué quelqu’un, chérie. Oh, Seigneur.

Elle aurait voulu s’approcher de lui, le toucher. Elle aurait voulu aussi sortir de cette pièce. Elle aurait voulu lui caresser le cou, lui assurer que tout irait bien. Elle aurait voulu aussi s’enfuir, se réfugier quelque part, le temps de remettre de l’ordre dans ses pensées.

Elle resta où elle était.

— Je vais laver tes vêtements, murmura-t-elle.

— O.K. Si tu veux.

Celeste récupéra ses gants en caoutchouc sous le lavabo, ceux dont elle se servait pour nettoyer les toilettes, et en les enfilant, elle vérifia qu’il n’y avait pas de déchirures dans le caoutchouc. Une fois rassurée sur ce point, elle prit la chemise de Dave dans la cuvette et son jean par terre. Celui-ci, également maculé de sang, laissa une traînée sombre sur le carrelage blanc.

— Comment se fait-il qu’il y en ait autant sur ton jean ?

— Quoi ?

— Du sang.

Dave regarda le pantalon dans les mains de sa femme. Il regarda le carrelage.

— J’étais à cheval sur lui. (Il haussa les épaules.) Aucune idée. Ça a dû gicler dessus comme sur la chemise, j’imagine.

— Ah.

Il croisa les yeux de Celeste.

— Comme tu dis. Ah.

— Bon…, reprit-elle.

— Oui ?

— Je vais aller nettoyer tout ça à la cuisine.

— O.K.

— O.K., répéta-t-elle en sortant de la salle de bains, alors que Dave avançait une main sous le jet de la douche pour vérifier si c’était assez chaud.

À la cuisine, elle fourra les habits dans l’évier, puis fit couler l’eau, observant le sang, les fins fragments de peau et, oh Seigneur, les débris de cervelle, elle en était presque sûre, qui s’écoulaient par la bonde. Elle n’en revenait pas de la quantité de sang que pouvait perdre un corps humain. Il était censé en contenir environ trois litres, mais Celeste avait toujours eu l’impression qu’il y en avait beaucoup plus. Elle devait avoir une dizaine d’années quand, un jour, elle avait trébuché en courant dans un parc avec des amis. Alors qu’elle tentait d’amortir sa chute, elle s’était transpercé la paume avec un tesson de bouteille qui émergeait de l’herbe. Toutes les principales artères et veines de sa main avaient été sectionnées, et seule sa jeunesse avait permis qu’elles se reconstituent au cours des dix années suivantes. Celeste avait cependant dû attendre d’avoir vingt ans pour récupérer des sensations au bout des doigts. Mais ce qui l’avait surtout frappée, à l’époque, c’était le sang. Quand elle avait relevé son bras, le coude parcouru de picotements comme si elle s’était donné un coup dans l’os, le sang avait jailli de sa paume déchirée, et deux de ses camarades avaient hurlé. Chez elle, elle en avait rempli un plein évier pendant que sa mère appelait une ambulance. Dans l’ambulance, on lui avait enveloppé la main d’un bandage aussi épais que sa cuisse, mais en moins de deux minutes, les différentes couches de tissu étaient devenues rouge sombre. À l’hôpital, allongée sur une civière, elle avait vu un liquide pourpre circuler dans les petits canyons formés par les plis du drap. Et lorsqu’ils avaient débordé, le sang avait dégouliné sur le sol, où il s’était accumulé en flaques jusqu’à ce que sa mère ait crié assez longtemps et assez fort pour qu’un des urgentistes décide de faire passer Celeste en tête de file. Et tout ce sang à cause d’une blessure à la main.

Et maintenant tout ce sang à cause d’une blessure à la tête. À cause des coups que Dave avait assenés au visage d’un autre être humain, des chocs répétés d’un crâne sur le goudron. La peur avait dû le rendre fou, se figurait-elle. Elle plaça ses mains gantées sous l’eau et vérifia une nouvelle fois qu’il n’y avait pas de trous. Non, aucun. Elle versa du liquide vaisselle sur la chemise de Dave, qu’elle frotta à la paille de fer, puis essora avant de renouveler l’opération jusqu’au moment où l’eau ne se teinta plus de rose. Ensuite, elle fit la même chose avec le jean. Quand elle eut terminé, Dave l’avait rejointe et, assis à la table de la cuisine, une serviette nouée autour de la taille, il l’observait en buvant une bière et en fumant une des longues cigarettes blanches que Rosemary avait laissées dans le placard.

— Fait chier, dit-il dans un souffle.

Elle hocha la tête.

— Tu vois ? chuchota-t-il. Tu sors un samedi soir, le temps est doux, tu t’imagines que tu vas passer un bon moment, et puis… (Il se leva, s’approcha d’elle, s’appuya contre le four et la regarda essorer la jambe droite de son jean.) Pourquoi tu ne l’as pas mis dans la machine à laver ?

Celeste remarqua que la peau, le long de l’entaille sur le flanc de Dave, était devenue toute blanche et plissée. Elle éprouva soudain l’envie irrépressible de glousser. S’efforçant de la réprimer, elle répondit :

— À cause des preuves, chéri.

— Quelles preuves ?

— Eh bien, je n’en suis pas sûre, mais j’ai pensé que le sang et… tout le reste avaient plus de chance de rester collés au tambour d’une machine à laver qu’au siphon d’un évier.

Il laissa échapper un petit sifflement.

— Les preuves.

— Les preuves, oui, répéta-t-elle en s’autorisant un sourire grimaçant, avec le sentiment d’être une dangereuse conspiratrice impliquée dans quelque complot énorme, digne de ses efforts.

— Bon sang, ma puce, dit-il. T’es géniale.

Elle acheva d’essorer le jean, puis coupa l’eau et gratifia Dave d’une petite révérence.

Il était quatre heures du matin, et elle se sentait plus réveillée qu’elle ne l’avait été depuis des années. Un peu comme un gosse de huit ans quand il se lève le matin de Noël. Comme si de la caféine pure circulait dans ses veines.

Toute sa vie, on aspire à ce genre de chose. On a beau essayer de se persuader du contraire, c’est vrai. On rêve de vivre un drame. Pas celui des factures impayées ou des chamailleries domestiques. Non. Ce drame-là était bien réel, et en même temps, il dépassait la réalité. Il était hyper-réaliste. Dave avait peut-être tué un voyou. Auquel cas, la police chercherait le coupable. Et si la piste les menait jusqu’ici, jusqu’à Dave, les enquêteurs auraient besoin de preuves.

Elle les voyait déjà assis à la table de la cuisine, calepins ouverts, dégageant l’odeur du café et des bars visités au cours de la nuit, leur posant des questions, à Dave et à elle. Ils seraient polis, ce qui ne les rendrait pas moins effrayants. De leur côté, Dave et elle leur opposeraient une politesse égale, sans se laisser démonter.

Parce que tout se jouait sur des preuves. Or, elle venait de les expédier dans le conduit d’évacuation sous l’évier, lequel débouchait dans l’obscurité des égouts. Dès le lendemain matin, elle démonterait le siphon pour le nettoyer aussi, passerait l’intérieur à l’eau de Javel et remettrait tout en place. Elle glisserait la chemise et le jean dans un sac-poubelle qu’elle dissimulerait jusqu’au mardi matin, puis irait jeter à l’arrière du camion des éboueurs, où il serait écrasé, broyé et mêlé aux œufs pourris, aux restes de poulet et au pain rassis. Et elle sortirait de sa mission grandie, meilleure qu’elle n’était maintenant.

— Tu te sens drôlement seul, après, dit soudain Dave.

— Après quoi ?

Après avoir fait du mal à quelqu’un.

— Tu n’avais pas le choix.

Il hocha la tête. Dans la pénombre de la cuisine, il avait le teint gris. Pourtant, il avait l’air encore plus jeune que tout à l’heure, comme s’il venait de sortir du ventre maternel et cherchait son souffle.

— Je sais. C’est vrai. N’empêche, tu te sens seul. Tu te sens…

Elle lui effleura le visage, et il déglutit, faisant saillir sa pomme d’Adam.

–… étranger à toi-même, ajouta-t-il.