22
Le poisson chasseur
— Vous avez envoyé sa voiture à la fourrière ? lança Sean.
— Sa voiture a été envoyée à la fourrière, répondit Whitey. Ce n’est pas la même chose.
Lorsqu’ils quittèrent les embouteillages matinaux sur la voie express pour prendre la sortie vers East Buckingham, Sean demanda :
— Pour quelle raison ?
— Elle était abandonnée, expliqua le sergent en sifflant légèrement entre ses dents avant de tourner dans Roseclair Street.
— Où ? Près de chez lui ?
— Non, pas du tout. La voiture a été retrouvée dans Rome Basin, au bord de la route. Une chance que la route en question soit sous la juridiction de l’État, pas vrai ? Apparemment, quelqu’un l’a fauchée, s’est payé une petite virée et l’a abandonnée. Vous aurez peut-être du mal à le croire, mais ça arrive, ce genre de choses.
Sean s’était réveillé ce matin-là après avoir rêvé qu’il tenait sa fille dans ses bras en prononçant son nom, alors qu’il ne le connaissait pas. Et comme il ne parvenait pas à se rappeler ce qu’il avait dit d’autre dans ce rêve, il se sentait toujours un peu embrumé.
— On a retrouvé des traces de sang, reprit Whitey.
— Où ?
— Sur le siège avant de la Honda.
— Beaucoup ?
Whitey leva la main, le pouce et l’index à un millimètre d’écart.
— Un peu. Y en avait plus dans le coffre.
— Hein ?
— Nettement plus, en fait.
— Et ?
— Le labo s’en occupe.
— Non, déclara Sean. Je veux dire, O.K., vous avez retrouvé des traces de sang dans le coffre. Et après ? Katie Marcus n’a jamais été enfermée dans le coffre d’une voiture.
— Évidemment, c’est embêtant.
— Les indices découverts dans cette voiture ne seront pas recevables, sergent.
— Oh, si.
— Comment ça ?
— La Honda a été volée, puis abandonnée sur un territoire placé sous la juridiction de l’État. Ne serait-ce que pour des raisons d’assurances et, je dirais, dans l’intérêt du propriétaire…
— Vous avez procédé à une fouille en règle et rédigé un rapport.
— Bravo, mon garçon, vous avez l’esprit vif.
Ils s’arrêtèrent devant l’immeuble de Dave Boyle, Whitey repassa au point mort et coupa le moteur.
— J’ai de quoi le convoquer au poste pour une petite discussion. C’est tout ce que je veux pour le moment.
Sean acquiesça d’un mouvement de tête, sachant pertinemment qu’il était inutile de discuter. Si Whitey avait accédé au grade de sergent à la Criminelle, c’était grâce à sa capacité de s’accrocher à ses intuitions comme un chien à un os. On ne le faisait pas renoncer à ses intuitions ; on s’en accommodait.
— Et pour la balistique ? demanda Sean.
— Là encore, c’est bizarre, répondit Whitey, qui contemplait l’immeuble de Dave sans faire mine de vouloir bouger. Le meurtrier s’est bel et bien servi d’un Smith calibre .38, comme on le pensait. Volé en 81 chez un armurier du New Hampshire, avec tout un lot d’armes à feu. Et figurez-vous que ce même revolver qui a tué Katie Marcus a été utilisé pour braquer un magasin de spiritueux en 82. Ici même, à Buckingham.
— Dans les Flats ?
Whitey fit non de la tête.
— À Rome Basin. Le magasin s’appelait Looney Liquors. Ils ont monté le coup à deux, le visage caché par des masques en caoutchouc. Ils sont entrés par-derrière alors que le propriétaire venait de fermer la boutique, et un des gars a tiré un coup de feu en guise d’avertissement. La balle a fracassé une bouteille de whisky avant d’aller se loger dans le mur. Tout le reste de l’opération s’est passé comme sur des roulettes, mais la balle a été récupérée. D’après la balistique, elle provient de la même arme que celle qui a tué la petite Marcus.
— Ce qui semblerait nous diriger vers une autre piste, vous ne croyez pas ? En 1982, Dave avait dans les dix-sept ans, et il entrait chez Raytheon. À mon avis, il avait d’autres chats à fouetter que de braquer des magasins de spiritueux.
— N’empêche, le revolver a très bien pu atterrir entre ses mains. Merde, Devine, vous savez que les flingues circulent, non ?
Whitey n’avait pas l’air aussi sûr de lui que la veille au soir. Pourtant, il lança : « Allez, on va le chercher » et ouvrit sa portière.
Sean descendit à son tour, et tous deux se dirigèrent vers l’immeuble, Whitey caressant les menottes sur sa hanche comme s’il n’attendait qu’un prétexte pour les utiliser.
Jimmy gara sa voiture sur le parking défoncé puis, tenant un plateau chargé de tasses de café et d’un sachet de beignets, il s’avança vers la Mystic River. Les véhicules fonçaient sur les travées métalliques du Tobin Bridge au-dessus de sa tête, et devant lui il apercevait Katie agenouillée sur la rive à côté de Juste Ray Harris, scrutant l’eau d’un air concentré. Dave Boyle était là lui aussi, avec une main enflée au point de ressembler à un gant de boxe. Il était assis dans une vieille chaise longue près de Celeste et d’Annabeth. Celeste était bâillonnée par une espèce de dispositif à fermeture Éclair, et Annabeth fumait deux cigarettes à la fois. Tous trois, les yeux dissimulés par des lunettes noires, ne regardaient pas Jimmy. Ils contemplaient le dessous du pont en donnant l’impression qu’ils n’avaient aucune envie d’être dérangés, merci.
Après avoir posé le plateau près de sa fille, Jimmy s’agenouilla à son tour entre Katie et Juste Ray. Il distingua son reflet dans l’eau, ainsi que celui de sa fille et de Juste Ray, qui tenait entre les dents un gros poisson rouge frétillant.
— J’ai laissé tomber ma robe dans le fleuve, dit Katie.
— Je ne vois rien, répondit Jimmy.
Le poisson sauta de la bouche de Juste Ray, mais resta à frétiller à la surface de la rivière.
— Il va la retrouver, expliqua Katie. C’est un poisson chasseur.
— Il avait un goût de poulet, déclara Ray.
Jimmy sentit la main chaude de Katie se poser dans son dos, puis celle de Ray se placer sur sa nuque.
— Pourquoi tu ne vas pas la chercher, papa ?
Tous deux le poussèrent brutalement, et en voyant les eaux sombres et le poisson frétillant se porter à sa rencontre, Jimmy comprit qu’il allait se noyer. Il ouvrait la bouche pour hurler lorsque le poisson sauta à l’intérieur, l’empêchant de respirer, et il eut l’impression de plonger dans de la peinture noire.
Jimmy ouvrit les yeux, tourna la tête et constata que le réveil indiquait sept heures seize, mais il ne se souvenait plus d’être allé se coucher. Il l’avait fait, en tout cas, puisque Annabeth était endormie à côté de lui, et à présent il avait devant lui une nouvelle journée qui commencerait par un rendez-vous dans un peu plus d’une heure pour aller choisir une pierre tombale, alors que Juste Ray Harris et la Mystic River revenaient frapper à sa porte.
Le secret d’un interrogatoire réussi, c’était de gagner le plus de temps possible avant que le suspect n’exige la présence d’un avocat. Les vrais durs – dealers, membres de gangs, bikers, truands en tous genres – n’attendaient pas pour réclamer « un bavard ». On pouvait toujours les bousculer un peu, essayer de leur tirer les vers du nez avant l’arrivée de leur avocat, mais en général il valait mieux compter sur les preuves matérielles pour faire avancer une enquête. Sean avait rarement obtenu des résultats probants en questionnant les individus de ce genre.
Lorsqu’il s’agissait de citoyens normaux, en revanche, ou de novices dans le domaine du crime, la plupart des affaires étaient résolues lors des interrogatoires. Celle de « l’altercation mortelle », le plus beau succès de Sean jusque-là, avait été bouclée de cette façon. Un gars, dans le Middlesex, rentrait chez lui un soir quand la roue avant droite de son 4x4 s’était détachée à cent vingt kilomètres/heure. Détachée, tout simplement, avant de traverser toute seule l’autoroute. Le 4x4 avait fait une dizaine de tonneaux, et le conducteur. Edwin Hurka, était mort sur le coup.
Il s’était avéré que les boulons de ses deux roues avant étaient desserrés. Du coup, Sean et son partenaire, Adolph, avaient envisagé au pire un homicide involontaire, l’explication la plus plausible étant celle d’une erreur imputable à un mécanicien négligent, vu que le conducteur avait fait changer ses pneus quelques semaines plus tôt. Mais Sean avait également découvert, dans la boîte à gants de la victime, un morceau de papier qui l’intriguait. Y figurait un numéro d’immatriculation griffonné en hâte, et lorsque Sean avait vérifié auprès du service des cartes grises, il avait obtenu un nom : Alan Barnes. Il s’était alors rendu à l’adresse indiquée, où il avait demandé à l’homme qui lui ouvrait la porte s’il était bien Alan Barnes. Son interlocuteur, en proie à une extrême nervosité, avait répondu : « Oui, pourquoi ? » Et Sean, certain en cet instant d’avoir raison, avait déclaré : « J’aimerais vous parler d’une histoire de boulons desserrés. »
Barnes avait aussitôt craqué, là, sur le seuil, avouant à Sean qu’il avait juste voulu trafiquer un peu la voiture de ce type pour lui faire peur, après qu’une violente altercation eut éclaté entre eux une semaine plus tôt sur la file d’accès au tunnel de l’aéroport. À la fin. Barnes était dans une telle rage qu’il avait reculé, annulé son rendez-vous, suivi Edwin Hurka jusque chez lui et attendu que toutes les lumières de la maison soient éteintes pour se mettre au travail avec sa manivelle.
Les gens sont stupides. Ils s’entretuent pour les motifs les plus bêtes, traînent ensuite dans le secteur avec l’espoir d’être arrêtés, puis entrent au tribunal en plaidant non coupable après avoir signé des aveux de quatre pages. Et cette stupidité, c’est la meilleure arme dont disposent les flics. Il leur suffit de laisser parler les suspects. Toujours. De les laisser s’expliquer, se décharger de leur fardeau de culpabilité tout en les gavant de café pendant que tournent les bobines du magnétophone.
Et quand ils demandent un avocat – d’ordinaire, le citoyen moyen se contente de demander –, les flics n’ont qu’à froncer les sourcils, leur faire répéter encore et encore que c’est bien ce qu’ils veulent, se débrouiller pour que de mauvaises vibrations emplissent la pièce jusqu’au moment où le prévenu se dit que, finalement, mieux vaut rester amis et bavarder encore un peu avant que l’arrivée de cet avocat ne gâche l’ambiance.
Dave, lui, ne demanda pas d’avocat. Il n’y fit même pas allusion. Assis sur une chaise dont les pieds se dérobaient quand on se balançait trop en arrière, il avait l’air bourré, contrarié, furieux contre le monde entier en général et Sean en particulier, mais il n’avait pas l’air effrayé, il n’avait pas l’air nerveux non plus, et de toute évidence, cette attitude déstabilisait Whitey.
— Écoutez, monsieur Boyle, disait-il, on sait que vous avez quitté le McGills avant l’heure que vous nous avez indiquée. On sait aussi que vous vous trouviez sur le parking du Last Drop à peu près au moment où Katie Marcus quittait le bar. Et on sait pertinemment que si vous avez la main enflée, ce n’est pas parce que vous l’avez tapée contre un mur en jouant au billard.
Un grognement s’échappa des lèvres de Dave.
— Je pourrais avoir un Sprite, un truc comme ça ? demanda-t-il.
— Tout à l’heure, répondit Whitey pour la quatrième fois depuis le début de l’entretien, une demi-heure plus tôt. Dites-nous d’abord ce qui s’est réellement passé ce soir-là, monsieur Boyle.
— Je vous l’ai déjà dit.
— Vous avez menti.
Dave haussa les épaules.
— C’est ce que vous pensez.
— Non, répliqua Whitey. C’est un fait. Vous avez menti sur l’heure à laquelle vous avez quitté le McGills. Leur foutue horloge s’est arrêtée, monsieur Boyle, cinq minutes avant l’heure à laquelle vous prétendez être sorti du bar.
— Cinq minutes entières ?
— Vous trouvez ça drôle ?
Lorsque Dave se pencha en arrière, Sean attendit le grincement annonciateur de la chute imminente de la chaise, mais rien de tel ne se produisit : Dave flirtait avec le point d’équilibre, mais ne le dépassait pas.
— Non, sergent, déclara-t-il. Je ne trouve pas ça drôle du tout. Je suis fatigué. J’ai une méchante gueule de bois. Et non seulement ma voiture a été volée, mais vous êtes en train de m’expliquer que vous ne voulez pas me la rendre. Vous dites que j’ai quitté le McGills cinq minutes avant l’heure que je vous ai indiquée ?
— Au moins.
— D’accord. Je veux bien vous croire. Peut-être que c’est vrai. Apparemment, je ne regarde pas ma montre aussi souvent que vous, les gars. Donc, si vous affirmez que j’ai quitté le McGills à une heure moins dix et pas à une heure moins cinq, je vous réponds : O.K., c’est possible. Oups, désolé. Mais c’est tout. Après, je suis rentré directement chez moi. Je ne me suis pas arrêté dans un autre bar.
— On vous a vu sur le parking de…
— Non, l’interrompit Dave. Une Honda avec une bosse sur l’aile a été vue sur ce parking. Je me trompe ? À votre avis, combien y a-t-il de Honda dans cette ville ? Hein, je vous le demande ?
— Mais combien avec une bosse exactement au même endroit que la vôtre, monsieur Boyle ?
Dave haussa les épaules.
— Un paquet, je parie.
Whitey jeta un coup d’œil à Sean, comme pour lui signifier qu’ils perdaient du terrain. Dave avait raison : ils n’auraient sans doute aucun mal à recenser vingt Honda avec une bosse à l’avant côté passager. Vingt, voire plus. Et si Dave était capable de leur opposer ce genre d’argument, son avocat ne manquerait pas d’en invoquer un tas d’autres.
Parvenu derrière la chaise de Dave, Whitey demanda :
— Parlez-nous un peu de ces traces de sang dans votre voiture.
— Quelles traces de sang ?
— Celles retrouvées sur le siège avant. Pour commencer.
— Hé, Sean, il vient, ce Sprite ? lança Dave.
— O.K.
Dave sourit.
— Je vois le genre. T’es un gentil flic. Tu pourrais aussi me rapporter un sandwich, pendant que tu y es ?
Sean, qui se levait déjà, se rassit.
— Je suis pas ton chien. Dave. Je crois que tu vas devoir attendre encore un peu.
— T’es pourtant bien le chien de quelqu’un, j’ai l’impression. Je me trompe, Sean ?
Il y avait une lueur démente dans son regard lorsqu’il prononça ces mots, une sorte d’arrogance provocatrice, et Sean commença à se demander si Whitey n’avait pas raison, en fin de compte. Et si son propre père, en voyant Dave Boyle en ce moment, conserverait sur lui la même opinion que la veille au soir.
— Ces traces de sang sur ton siège, se borna-t-il à répliquer. Réponds au sergent, Dave.
Celui-ci reporta son attention sur Whitey.
— Y a un grillage dans la cour de mon immeuble, commença-t-il. Vous voyez le genre, avec des mailles qui se finissent en pointes torsadées au sommet ? Bref, je faisais un peu d’entretien, l’autre jour. Mon propriétaire n’est plus tout jeune, vous comprenez. Je lui rends service, et en contrepartie il n’augmente pas trop le loyer. Et donc, je coupais ces trucs qui ressemblent à des bambous quand tout d’un coup…
Whitey soupira, mais Dave ne parut pas s’en rendre compte.
–… j’ai glissé. J’avais ce taille-haie électrique dans la main, et comme je ne voulais pas le lâcher, je suis tombé sur la clôture et je me suis coupé. (Il tapota sa cage thoracique.) Juste là. Y avait rien de grave, mais j’ai saigné comme un cochon. Là-dessus, dix minutes plus tard, il a fallu que j’aille récupérer mon gosse à l’entraînement de base-ball. Ça saignait toujours, je suppose. En tout cas, c’est la seule explication que je voie.
— Donc, ce sang sur le siège, ce serait le vôtre ? lança Whitey.
— Je vous le répète, je ne vois pas d’autre explication.
— Et vous êtes de quel groupe ?
— B négatif.
Un grand sourire éclairait le visage de Whitey lorsqu’il vint se percher sur le coin de la table devant Dave.
— Comme le sang dans votre voiture, dites donc. C’est marrant, hein ?
Dave leva les mains.
— Eh bien, ça prouve que j’avais raison.
Whitey singea le geste de Dave.
— Pas tout à fait, monsieur Boyle. Vous avez aussi une explication pour le sang dans le coffre ? Celui-là n’était pas B négatif.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez.
Un petit rire s’échappa des lèvres de Whitey.
— Ah bon ? Vous n’avez vraiment aucune idée de la façon dont au moins vingt décilitres de sang se sont retrouvés dans le coffre de votre voiture ?
— Non, aucune, affirma Dave.
Whitey se pencha pour lui tapoter l’épaule.
— Je vous conseillerais, monsieur Boyle, de ne pas vous engager dans cette voie. À votre avis, quand vous déclarerez au tribunal que vous ignorez comment ce sang est arrivé dans votre voiture, qui vous croira ?
— Tout le monde, j’imagine.
— Vous êtes bien sûr de vous.
De nouveau, Dave se pencha en arrière, et Whitey ôta la main qu’il lui avait laissée sur l’épaule.
— Vous avez rédigé un rapport, sergent, non ? lança Dave.
— Quoi ?
Voyant où il voulait en venir, Sean songea : Oh, merde. Il nous a coincés.
— Un rapport sur le vol de cette voiture, je veux dire.
— Et alors ?
— Cette voiture n’était pas en ma possession la nuit dernière. J’ignore ce que les voleurs ont fabriqué avec, mais peut-être que vous auriez intérêt à creuser la question, parce que j’ai l’impression qu’ils ont fait un mauvais coup.
Une bonne trentaine de secondes, Whitey demeura complètement immobile, et Sean n’eut aucun mal à deviner les pensées qui l’agitaient : il avait voulu jouer au plus fin, et il s’était lui-même piégé. Rien de ce qu’ils retrouveraient dans cette voiture ne serait recevable au tribunal, car il suffirait à l’avocat de Dave de rétorquer que les voleurs l’y avaient mis.
— Le sang était là depuis un certain temps, monsieur Boyle. Plus de quelques heures, en tout cas.
— Ah oui ? Vous pouvez le prouver ? Je veux dire, de façon formelle, sergent ? Vous êtes sûr qu’il n’a pas séché rapidement ? Si je me souviens bien, l’air n’était pas humide, hier soir.
— On peut le prouver, rétorqua Whitey, mais Sean décela une nuance de doute dans sa voix, et il fut presque certain que Dave l’avait perçue lui aussi.
Whitey se redressa, puis tourna le dos à Dave. Il tapotait sa lèvre supérieure lorsqu’il rejoignit Sean à l’autre bout de la table, les yeux rivés sur le sol.
— Au fait, j’ai des chances d’avoir mon Sprite ? lança Dave.
— On va convoquer le gamin dont nous a parlé Souza, celui qui a aperçu la voiture. Tommy, ah… Comment, déjà ?
— Moldanado, répondit Sean.
— Ouais. (Whitey acquiesça d’un air furieux – l’air de quelqu’un à qui on aurait retiré sa chaise au moment où il s’asseyait, et qui se retrouverait le cul par terre en se demandant comment il est arrivé là.) On va organiser une séance d’identification, mettre Boyle au milieu et voir si ce Moldanado le reconnaît.
— C’est déjà quelque chose.
Whitey s’adossa au mur dans le couloir au moment où une secrétaire passait près d’eux, laissant dans son sillage un parfum semblable à celui que portait Lauren, et Sean se dit que pour une fois il pourrait peut-être appeler sa femme sur son téléphone portable ; peut-être que s’il prenait l’initiative, elle accepterait de lui parler.
— Il est beaucoup trop calme, ce gars-là, reprit Whitey. Jamais il n’avait subi d’interrogatoire jusque-là, et il ne transpire même pas ?
— Ça me paraît assez mal parti, sergent.
— Sans déc’.
— Non, je veux dire, même si on ne s’était pas fait avoir avec la bagnole, ce n’est pas le sang de Katie Marcus sur le siège. On n’a strictement rien pour le rattacher à cette affaire.
Whitey jeta un coup d’œil à la porte de la salle d’interrogatoire.
— Je pourrais le casser.
— Il nous a déjà donné pas mal de fil à retordre, répliqua Sean.
— Je n’ai pas eu le temps de m’échauffer.
Pourtant, Sean le voyait sur son visage, le doute engendré par l’effritement d’une intuition profonde. Whitey pouvait se montrer obstiné, sournois aussi, s’il pensait avoir raison, mais il était trop malin pour s’accrocher à une intuition qui se heurtait sans cesse à des problèmes concrets.
— Bon, si on le laissait mariner dans son jus encore un moment ? suggéra Sean.
— Il transpire même pas.
— Ça viendra peut-être, s’il reste tout seul à réfléchir.
De nouveau, Whitey regarda la porte comme s’il avait envie de la défoncer.
— Peut-être.
— À mon avis, tout tourne autour du revolver, reprit Sean. Il faut qu’on s’y intéresse de plus près.
Whitey, qui se mordillait l’intérieur de la joue, finit par acquiescer.
— Mouais, ce serait bien d’en savoir un peu plus sur cette arme. Vous vous en occupez ?
— Le propriétaire du magasin de spiritueux, c’est toujours le même ?
— Aucune idée, répondit Whitey. Le dossier date de 1982, et à l’époque c’était un certain Lowell Looney.
Le nom arracha un petit sourire à Sean.
— Ça sonne bien, non ?
— Pourquoi vous n’iriez pas faire un tour là-bas ? Moi, je vais surveiller ce connard à travers la vitre, des fois qu’il se mettrait à chanter des chansons sur des gamines assassinées dans le parc.
Lowell Looney devait avoir dans les quatre-vingts ans, et pourtant il avait l’air capable de laisser Sean sur place au cent mètres. Il portait un T-shirt orange au nom d’un club de gym sur un pantalon de survêtement bleu avec une rayure blanche, des Reebok flambant neuves, et il se déplaçait avec tant de souplesse qu’il semblait prêt à sauter pour attraper la plus haute bouteille derrière le comptoir si un client la lui demandait.
— C’était juste là, dit-il à Sean en indiquant les alcools derrière le comptoir. Elle a traversé la bouteille pour aller se loger dans le mur juste là.
— Ça fait froid dans le dos, hein ?
Le vieil homme haussa les épaules.
— Un p’tit peu plus que d’avoir à avaler un verre de lait, peut-être. Mais pas autant que ce qui se passe certains soirs dans le coin. Un jeune cinglé m’a mis un fusil sous le nez y a dix ans, il avait cette expression de chien fou dans le regard et il arrêtait pas de cligner des yeux pour chasser la sueur qui lui dégoulinait du front. Ça, fiston, ça m’a fait froid dans le dos. Mais les gars qui ont logé cette balle dans le mur, c’étaient des pros. Et les pros, ça me pose pas trop de problèmes. Ils en ont juste après le fric, mais c’est pas pour autant qu’ils en veulent au monde entier.
— Et donc, ces deux types…
–… sont entrés par-derrière, dit Lowell Looney, avant de filer à l’autre bout du comptoir, où un rideau noir masquait l’entrée de la réserve. Y a une porte au fond qui donne sur une cour. À l’époque, j’avais ce gamin qui bossait pour moi à mi-temps, qui sortait les poubelles et se fumait un petit joint là-bas dehors. Une fois sur deux, quand il revenait, il oubliait de refermer la porte derrière lui. P’têt parce qu’il était dans le coup, ou p’têt que les autres l’avaient surveillé suffisamment souvent pour savoir qu’il avait rien dans le crâne. En tout cas, ce soir-là, ils sont passés par la porte de derrière, ils ont tiré ce coup de feu pour m’empêcher de sortir mon arme, et ils ont pris ce qu’ils étaient venus chercher.
— Ils sont repartis avec combien ?
— Dans les six mille.
— Joli magot.
— Le jeudi, c’était le jour où j’encaissais les chèques. Je procède plus comme ça aujourd’hui, mais à l’époque, j’étais idiot. Evidemment, si les voleurs avaient été un peu plus malins, ils m’auraient braqué le matin, avant que je passe à la banque. (Il haussa les épaules.) J’ai dit que c’étaient des pros, mais c’étaient peut-être pas les pros les plus futés du monde.
— Et ce gosse qui a laissé la porte ouverte ?
— Marvin Ellis. Possible qu’il ait été complice. Je l’ai viré dès le lendemain. Parce que, vous comprenez, je voyais qu’une seule raison à ce coup de feu : les types étaient au courant que je gardais ce flingue sous le comptoir. Or, comme c’était pas le genre de truc que tout le monde savait, j’en ai conclu que c’était sûrement Marvin qui avait vendu la mèche, ou un des gars qui avaient bossé ici.
— Vous avez raconté ça à la police ?
— Bien sûr. (Tout à ses souvenirs, le vieil homme agita la main.) Ils ont passé en revue mes archives, interrogé tous mes anciens employés… Enfin, à les en croire. Mais ils ont jamais arrêté personne. Et vous dites que ce même revolver a servi pour un autre crime ?
— Tout juste. Monsieur Looney…
— Lowell, fiston.
— D’accord. Dites-moi. Lowell, vous auriez encore ces dossiers du personnel ?
Dave regardait le miroir dans la salle d’interrogatoire en sachant que quelqu’un, de l’autre côté – peut-être Sean, peut-être le partenaire de Sean, ou peut-être les deux –, le regardait aussi.
Parfait.
Comment ça se passe, pour vous ? Moi, je me régale avec mon Sprite. Qu’est-ce qu’ils mettent dedans, déjà ? Du citron. C’est ça, oui. Je me régale avec ma boisson au citron, sergent. Mmm, délicieux. Oui, m’sieur. J’ai hâte d’en avoir une autre.
Il se sentait bien, assis à cette longue table, tandis qu’il contemplait fixement un point au centre du miroir. D’accord, il ne savait pas où Celeste était partie avec Michael, et la peur qui accompagnait cette ignorance lui polluait plus le cerveau que la quinzaine de bières vidées la veille. Mais elle reviendrait. Il lui semblait se rappeler l’avoir effrayée, la veille. Etant donné le discours plutôt incohérent qu’il lui avait tenu sur les vampires et les trucs dont on ne pouvait plus se débarrasser une fois qu’on les avait attrapés, elle avait dû avoir une sacrée frousse.
Il ne pouvait pas lui en vouloir, cela dit. Après tout, c’était lui qui avait laissé le Petit Garçon se manifester et montrer son visage répugnant de créature sauvage.
Pourtant, hormis l’inquiétude liée à l’absence de Celeste et de Michael, il se sentait sûr de lui. Il n’éprouvait plus cette indécision qui le minait depuis quelques jours. Il avait même réussi à dormir six heures dans la nuit. Quand il s’était réveillé, il avait l’impression d’avoir la bouche desséchée, pâteuse, et un bloc de pierre à la place du crâne, mais aussi, étrangement, d’avoir les idées plus claires.
Il savait qui il était. Il savait aussi qu’il avait agi au mieux. Tuer quelqu’un (et Dave ne pouvait plus accuser le Petit Garçon, à présent : c’était lui, Dave, qui avait commis ce meurtre) l’avait rendu plus fort maintenant qu’il comprenait ce qui était arrivé. Il avait entendu dire quelque part que, dans certaines civilisations anciennes, les hommes dévoraient le cœur de leurs victimes. De cette façon, ils fusionnaient avec les morts. Ils en retiraient une force nouvelle – la force de deux corps, de deux esprits. C’était exactement ce que ressentait Dave. Il n’avait dévoré le cœur de personne. Il n’était pas dingue à ce point. Mais il avait goûté au triomphe du prédateur. Il avait tué. Il avait fait ce qu’il y avait à faire. Résultat, il avait réduit au silence le monstre en lui qui rêvait de toucher la main d’un gosse et de se fondre dans son étreinte.
Et le monstre était parti, maintenant. Dave l’avait expédié droit en enfer avec l’autre type. En le tuant, il avait aussi tué sa part de faiblesse, cet être répugnant qui avait pris possession de lui quand il avait onze ans, quand il regardait de derrière la fenêtre de son appartement la fête organisée dans Rester Street en l’honneur de son retour. Il s’était senti tellement faible, tellement vulnérable ce jour-là… Il lui semblait que les gens se moquaient de lui derrière son dos, que les sourires des parents étaient on ne peut plus factices, et qu’au fond, derrière leur masque social, les gens le plaignaient, le craignaient et le détestaient, et il avait dû s’en aller pour échapper à cette haine qui lui donnait le sentiment de n’être rien de plus qu’une flaque de pisse.
Mais à présent, la haine des autres allait le rendre fort, parce que maintenant, il avait un secret beaucoup plus important que ce pauvre vieux secret que tout le monde semblait toujours deviner, de toute façon. À présent, il avait un secret qui le grandissait, au lieu de le rabaisser.
Approchez, aurait-il envie de dire aux gens, j’ai un secret. Venez plus près, et je vous murmurerai à l’oreille :
J’ai tué quelqu’un.
Dave riva son regard à celui du gros flic derrière le miroir.
J’ai tué quelqu’un. Et toi, tu ne peux pas le prouver.
Alors, qui est le plus faible, aujourd’hui ?
Lorsque Sean revint au poste, il trouva Whitey dans le bureau de l’autre côté du miroir sans tain installé dans la salle d’interrogatoire C. Debout, un pied sur l’assise déchirée d’un fauteuil en cuir, le sergent observait Dave en buvant un café.
— Vous avez organisé la séance d’identification ?
— Pas encore, répondit Whitey.
Sean vint se placer à côté de lui. Dave regardait droit vers eux, comme s’il les voyait, comme s’il voulait river ses yeux à ceux de Whitey. Mais le plus étrange, c’était ce sourire qui flottait sur ses lèvres. Un petit sourire, d’accord, mais un sourire quand même.
— Z’avez pas trop le moral, hein ? lança Sean.
— Je me suis déjà senti mieux, répliqua Whitey.
Sean opina.
Whitey tendit sa tasse vers lui.
— Vous avez découvert un truc. J’en mettrais ma main au feu. Allez, crachez le morceau, Devine.
Celui-ci aurait bien fait traîner un peu les choses, histoire d’amener Whitey à ronger son frein, mais en fin de compte il eut pitié de son collègue.
— Figurez-vous que quelqu’un de très intéressant a bossé chez Looney Liquors, à une certaine époque.
Après avoir reposé sa tasse sur la table derrière lui. Whitey ôta son pied du fauteuil.
— Ah bon ? Qui ça ?
— Ray Harris.
— Ray…
Le sourire de Sean s’élargit.
— Le père de Brendan Harris, sergent. Et il a un casier