Farfadets
Dave se trouvait au salon lorsque Celeste rentra. Il était assis dans un coin du canapé en cuir craquelé, avec la télécommande sur ses genoux, des boîtes de bière vides formant deux colonnes près de l’accoudoir et une autre boîte pleine à la main. Il regardait un film où tout le monde, semblait-il, s’égosillait.
Celeste enleva son manteau dans le vestibule en observant la lumière qui se reflétait sur le visage de son mari, alors que les cris se faisaient plus forts, plus paniqués, et se mêlaient à des bruitages hollywoodiens de tables fracassées et ce qui ressemblait furieusement à un écrabouillement de membres humains.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
— Un truc de vampires, répondit-il, les yeux rivés sur l’écran, en portant sa Bud à ses lèvres. Leur chef est en train de tuer tout le monde à cette fête organisée par les tueurs de vampires. Ils travaillent pour le Vatican.
— Qui ?
— Les tueurs de vampires. Houla ! Ça, ça doit faire mal. Il vient d’arracher la tête du mec.
Quand elle s’approcha, Celeste vit à l’écran un homme en noir voler à travers une salle, attraper une femme terrifiée par la tête et lui briser le cou.
— Beurk, c’est dégoûtant.
— Non, c’est cool, parce que maintenant, James Woods est vraiment en rogne.
— C’est lequel ?
— Le chef des tueurs de vampires. Il rigole pas, crois-moi.
Elle se concentra alors sur James Woods qui, en blouson de cuir et jean moulant, ramassait une sorte d’arbalète pour la pointer vers le vampire. Mais celui-ci était trop rapide. Il expédia James Woods de l’autre côté de la pièce et s’apprêtait à l’écraser comme un vulgaire moustique lorsqu’un type se précipita à la rescousse en tirant sur le vampire avec un pistolet automatique. Sans grand résultat, apparemment, mais de toute façon, l’instant d’après, les autres le laissaient tomber pour s’occuper d’une affaire plus pressante.
— Ce n’est pas un des frères Baldwin, là ? demanda Celeste, qui s’assit sur l’accoudoir à l’endroit où il rejoignait le dossier, et appuya la tête contre le mur.
— Ouais, je crois.
— Lequel ?
— Aucune idée. Je m’y perds.
Sur l’écran, les personnages traversaient une chambre de motel jonchée d’un nombre incroyable de cadavres.
— Tu te rends compte ? lança Dave. Va falloir que le Vatican entraîne une nouvelle équipe de tueurs, maintenant.
— Qu’est-ce qu’il a donc contre les vampires, le Vatican ?
Un sourire aux lèvres, Dave leva vers elle son visage d’adolescent et ses beaux yeux.
— Ils lui posent un sacré problème, ma chérie. Tout le monde sait qu’ils fauchent les calices.
— Ah bon ? fit-elle, en proie au désir irrépressible de lui glisser une main dans les cheveux maintenant que cette discussion idiote dissipait enfin les effets d’une journée odieuse. Je l’ignorais.
— Si, je t’assure, reprit Dave, qui vida sa bière tandis que James Woods, le frère Baldwin et une fille apparemment shootée, poursuivis par un vampire obstiné, fonçaient sur une route déserte au volant d’une camionnette. Où t’étais ?
— Je suis allée déposer la robe au funérarium.
— Ça fait des heures.
— Après, j’ai juste eu envie de m’asseoir quelque part pour réfléchir. Tu comprends ?
— Pour réfléchir, hein. Bien sûr. (Il se leva, passa dans la cuisine et ouvrit le frigo.) T’en veux une ?
Elle n’avait pas soif, mais elle répondit néanmoins :
— Oui, d’accord.
Un instant plus tard. Dave lui apportait sa bière. Souvent, Celeste pouvait juger de son humeur selon qu’il lui ouvrait sa boîte ou pas. En l’occurrence, la boîte était ouverte, mais Celeste était incapable de déterminer si c’était un bon ou un mauvais signe. Elle avait du mal à le cerner.
— Alors, à quoi tu as réfléchi ?
Il tira la languette sur sa propre boîte, et le bruit résonna dans la pièce avec plus de force encore que le crissement des pneus à la télévision quand la camionnette se renversa.
— Oh, tu dois bien t’en douter.
— Pas vraiment, Celeste, non.
— J’ai réfléchi à des tas de trucs, répondit-elle avant d’avaler une gorgée de bière. À cette journée, à la mort de Katie, à Jimmy et Annabeth. Ce genre de choses, quoi.
— Mmm… Tu sais à quoi j’ai pensé en rentrant tout à l’heure avec Michael, Celeste ? Eh bien, j’ai pensé qu’il avait dû se sentir drôlement embarrassé quand sa mère est partie comme ça, sans préciser où elle allait ni quand elle revenait. J’y ai beaucoup pensé, même.
— Je te l’ai dit. Dave.
— Tu m’as dit quoi ? (Il leva les yeux, sourit de nouveau, mais son expression n’avait plus rien de juvénile.) Tu m’as dit quoi, Celeste ?
— J’avais envie de réfléchir, c’est tout. Désolée de ne pas avoir appelé. Mais ces deux derniers jours ont été plutôt rudes, et j’ai l’impression de ne plus être tout à fait moi-même.
— Comme tout le monde.
— Hein ?
— Tiens, prends ce film par exemple. Ils sont incapables de reconnaître les humains des vampires. J’en ai déjà vu des extraits, d’accord, et le frère Baldwin, là ? Eh bien, il tombe amoureux de la petite blonde, alors qu’il sait qu’elle a été mordue. Elle risque de le transformer en vampire, mais il s’en fiche, O.K. ? Parce qu’il l’aime. Comme elle se nourrit de sang, elle va faire de lui un mort vivant, et pourtant, il ne résiste pas. Je veux dire, c’est tout le problème du vampirisme. Celeste : il y a quelque chose de séduisant là-dedans. Même si tu sais que ça va te tuer, que ton âme sera damnée pour l’éternité et que tu passeras ton temps à mordre les gens dans le cou, à éviter le soleil et aussi, ben, les commandos du Vatican. Peut-être qu’un jour, tu te réveilleras en ayant oublié ce que c’était d’être humain. Et peut-être aussi que ce ne sera pas si terrible. Le poison est en toi, mais à force, tu t’y habitues ; tu apprends à vivre avec. (Il posa les pieds sur la table basse, avant d’avaler une longue gorgée de bière.) C’est mon opinion, en tout cas.
Toujours assise sur l’accoudoir du canapé, les yeux fixés sur le visage de Dave, Celeste était aussi immobile qu’une statue.
— De quoi tu me parles ? lança-t-elle enfin.
— Des vampires, ma puce. Des loups garous.
— Des quoi ? Je ne comprends pas, Dave.
— Ah non ? Tu crois que j’ai tué Katie, Celeste. C’est tout ce qu’il y a à comprendre.
— Je ne… Où es-tu allé chercher une idée pareille ?
Avec son ongle, il souleva la languette sur sa boîte de bière.
— C’est à peine si tu m’as regardé quand j’étais dans la cuisine, chez Jimmy. Tu tenais cette robe comme une espèce de bouclier, et tu ne me regardais pas. Alors, j’ai commencé à me poser des questions. Je me suis demandé pourquoi ma propre femme avait l’air de trouver ma vue insupportable. Et soudain, j’ai eu une sorte de révélation : Sean t’a dit quelque chose, pas vrai ? Lui et sa saloperie de partenaire t’ont interrogée, c’est ça ?
— Non.
— Non ? Tu mens.
Elle n’aimait pas le voir aussi calme. La bière y était sans doute pour quelque chose, Dave ayant toujours été un peu anesthésié par l’alcool, mais il y avait aussi un aspect effrayant dans son attitude, comme s’il réprimait une force mauvaise à l’intérieur de lui.
— David…
— Ah, parce que c’est David, maintenant ?
–… je ne crois rien. Je n’ai pas les idées très claires, c’est tout.
Il inclina la tête vers elle.
— Eh bien, pourquoi ne pas en parler, ma chérie ? Après tout, le dialogue, c’est bien la clé d’une relation de couple réussie, non ?
Elle avait cent quarante-sept dollars sur son compte courant et cinq cents dollars de réserve sur sa carte Visa, dont la moitié était déjà dépensée. Si elle voulait partir avec Michael, ils ne pourraient pas aller très loin. Ils prendraient une chambre dans un motel, et au bout de deux ou trois jours, Dave les retrouverait. Il n’était pas stupide, loin de là. Il les traquerait, elle n’en doutait pas.
Le sac. Elle n’avait qu’à remettre le sac-poubelle à Sean Devine, qui parviendrait sûrement à découvrir des traces de sang sur les vêtements de Dave. Elle avait entendu parler de tous ces progrès accomplis dans le domaine de la technologie génétique. Les flics identifieraient le sang de Katie, et ils arrêteraient Dave.
— Allez, ma chérie, je t’écoute. On va parler, d’accord ? On va tout mettre sur la table. Sérieux. Pour que je puisse, comment dire, apaiser tes craintes.
— Je n’ai pas peur.
— Ce n’est pas l’impression que tu donnes.
— Non, je n’ai pas peur.
— O.K. (Il ôta ses pieds de la table basse.) Alors, vas-y, dis-moi ce qui te tracasse, Celeste.
— Tu as trop bu.
Il hocha la tête.
— C’est incontestable. Mais ça ne m’empêche pas d’avoir une conversation avec toi.
À l’écran, le vampire décapitait encore quelqu’un – un prêtre, cette fois.
— Sean ne m’a posé aucune question, déclara Celeste. Je l’ai entendu discuter avec son collègue quand tu es allé chercher les cigarettes d’Annabeth. Je ne sais pas ce que tu leur as raconté, Dave, mais ils ne le croient pas. Ils savent que tu étais encore au Last Drop un peu avant la fermeture.
— Quoi d’autre ?
— Quelqu’un a vu ta voiture sur le parking à l’heure où Katie est sortie du bar. Et ils ne croient pas non plus à l’explication que tu leur as donnée pour ta main.
Dave leva sa main droite, qu’il fit jouer devant ses yeux.
— C’est tout ?
— C’est tout ce que j’ai entendu, en tout cas.
— Et qu’est-ce que tu en as déduit ?
De nouveau, Celeste éprouva le désir de le toucher. En cet instant, il ne lui paraissait plus menaçant, mais seulement abattu. Elle le voyait à ses épaules affaissées, à son dos voûté, et elle avait envie de le prendre dans ses bras, mais elle s’abstint.
— Parle-moi de cette agression, Dave.
— L’agression ?
— Oui. Il faudra peut-être que tu passes en jugement. Et alors ? Ça vaut encore mieux que d’être accusé de meurtre, non ?
C’est le moment, songea-t-elle. Dis-moi que ce n’est pas toi. Dis-moi que tu n’as pas vu Katie sortir du Last Drop. Dis-le-moi. Dave.
Au lieu de quoi, il répondit :
— Je commence à comprendre comment tu raisonnes. Si, si, je t’assure. Je suis rentré avec du sang sur mes vêtements le soir où Katie a été assassinée. Donc, je l’ai tuée.
Le mot s’échappa de la bouche de Celeste :
— Et ?
Dave reposa sa bière et partit d’un énorme éclat de rire. Ses pieds se soulevèrent du sol, il s’effondra sur les coussins du canapé et se tordit littéralement de rire. Il riait comme s’il ne devait plus jamais s’arrêter, chaque pause pour reprendre son souffle entraînant une nouvelle crise d’hilarité. Il riait tellement que des larmes jaillirent de ses veux, que tout son torse se mit à trembler.
— Je… je… je… je…
Il ne parvenait pas à se ressaisir. Le rire était trop puissant. Il déferlait en lui par vagues, et les larmes ruisselaient désormais, inondant ses joues, coulant dans sa bouche ouverte, mouillant ses lèvres.
Cette fois, Celeste n’essayait plus de nier. Jamais elle n’avait été aussi terrifiée de toute sa vie.
— Hen… Henry, bredouilla-t-il enfin quand son fou rire se mua en gloussements moins violents.
— Quoi ?
— Henry, répéta-t-il. Henry et George, Celeste. C’étaient leurs noms. Hilarant, non ? Et je peux te dire que George, c’était vraiment un mec bizarre. Henry, lui, il était carrément méchant.
— De qui tu me parles, Dave ?
— Henry et George. Je te parle d’Henry et de George. Ils m’ont emmené faire un tour. Un tour de quatre jours. Ils m’ont enfermé dans une cave avec juste un vieux sac de couchage miteux posé à même le ciment, et putain, Celeste, ils ont pris un sacré pied. Mais à l’époque, y a eu personne pour aider ce bon vieux Dave. Personne pour le sortir de là. Alors, Dave a été obligé de se raconter que tout ça arrivait à quelqu’un d’autre. Fallait qu’il devienne suffisamment fort dans sa tête pour pouvoir se diviser en deux. Et il a réussi. Mouais, Dave est mort. Le gosse qui est ressorti de cette cave, je sais pas qui c’était – enfin si, c’était moi –, mais en tout cas, c’était plus Dave. Parce qu’il était mort.
Celeste était incapable de dire quoi que ce soit. En huit ans, Dave ne lui avait jamais expliqué ce que personne n’ignorait à son sujet. Il lui avait raconté qu’il jouait avec Sean et Jimmy, qu’il avait été enlevé et qu’il s’était échappé, et il avait conclu en disant qu’il n’y avait rien à ajouter. Mais pas une fois il n’avait mentionné le nom de ces hommes. Ni le sac de couchage. Ni rien. C’était comme si, en cet instant, tous deux se réveillaient après avoir rêvé qu’ils étaient mariés, pour se retrouver confrontés aux rationalisations, aux demi-vérités, aux désirs refoulés et à cette part d’ombre en eux sur lesquels reposait leur union. Comme s’ils regardaient leur couple s’effondrer sous les assauts de la vérité : ils ne se comprenaient pas, mais s’étaient contentés d’espérer qu’ils y parviendraient un jour.
— Alors, tu vois ? reprit Dave. Tu vois, c’est comme pour les vampires, Celeste. C’est la même chose. Exactement la même chose.
— Mais quoi, Dave ?
— Tu ne peux plus t’en débarrasser. Une fois que c’est en toi, ça reste.
Il concentrait de nouveau toute son attention sur la table basse, et Celeste eut l’impression qu’il lui échappait.
— Tu ne peux plus te débarrasser de quoi ? demanda-t-elle en lui posant la main sur le bras.
Dave regarda cette main comme s’il voulait la mordre et l’arracher avec les dents.
— Je ne peux plus me faire confiance, Celeste. Je te préviens. Je ne peux plus.
Elle ôta sa main, qui la picotait à l’endroit où elle avait touché la peau de Dave.
Il se leva en titubant, pencha la tête et contempla quelques secondes Celeste en ayant l’air de se demander qui elle était et comment elle s’était retrouvée sur son canapé. Puis il se tourna vers la télé au moment où James Woods tirait avec son arbalète dans la poitrine de quelqu’un, et il murmura :
— Liquide-les tous, vieux. Vas-y, liquide-les tous.
Reportant son attention sur Celeste, il grimaça un sourire idiot.
— Je sors, annonça-t-il.
— O.K.
— J’ai besoin de réfléchir, moi aussi.
— D’accord. Comme tu veux.
— Si je pouvais comprendre ce qui m’arrive, ça irait mieux. Il faut juste que j’arrive à comprendre ce qui m’arrive.
Celeste ne lui demanda pas ce qu’il voulait dire.
— Bon, j’y vais.
Il avait déjà ouvert la porte d’entrée et franchi le seuil lorsque Celeste le vit plaquer la main sur le battant et passer la tête dans l’entrebâillement. Juste la tête.
— Au fait, je me suis occupé des ordures, dit-il.
— Quoi ?
— Le sac-poubelle. Tu sais, celui où t’avais mis mes fringues et tout le reste ? Je l’ai jeté, tout à l’heure.
— Ah, murmura-t-elle, de nouveau gagnée par la nausée.
— Alors, à plus tard.
— C’est ça, à plus tard.
Elle entendit le bruit de ses pas sur le palier. Elle entendit la porte de l’immeuble grincer en s’ouvrant, Dave sortir sur le perron et descendre les marches. Puis elle s’approcha de l’escalier menant à la chambre de Michael, dont elle écouta quelques instants le souffle régulier lui prouvant qu’il dormait profondément. Avant de se précipiter dans la salle de bains pour vomir.
Il ne voyait pas où Celeste avait pu garer la voiture. Parfois, surtout en cas de tempête de neige, il leur arrivait de rouler sur près d’un kilomètre pour trouver une place, et ce soir-là, pour autant qu’il le sache, Celeste avait peut-être laissé la Honda dans le Point, bien qu’il ait remarqué des emplacements libres non loin de l’immeuble. Mais c’était tout aussi bien. Il était vraisemblablement trop saoul pour conduire. Une bonne marche lui éclaircirait sans doute les idées.
Dave remonta Crescent jusqu’à Buckingham Avenue, puis tourna à gauche en se demandant ce qui lui avait pris de vouloir expliquer la situation à Celeste. Dire qu’il avait même prononcé leurs noms – Henry et George. Qu’il avait même mentionné les loups garous. Merde.
Et maintenant, il en avait la confirmation, les flics le soupçonnaient. Ils allaient le surveiller. Il ne serait plus question de considérer Sean comme un vieux copain resurgi du passé. Ils avaient dépassé ce stade, et Dave se rappela soudain ce qu’il n’aimait pas chez Sean Devine quand ils étaient gosses : ce sentiment de supériorité chez lui, cette impression qu’il donnait d’être toujours sûr d’avoir raison, comme la plupart des gamins qui avaient la chance – car c’en était une – d’avoir leurs deux parents, une belle maison, des vêtements neufs et un équipement sportif.
Qu’il aille se faire foutre. Qu’il aille se faire foutre avec ses yeux, sa voix, sa façon d’impressionner les femmes au point qu’elles en mouillaient presque leur culotte quand il était entré dans cette cuisine, un peu plus tôt. Qu’il aille se faire foutre avec sa belle gueule. Qu’il aille se faire foutre avec ses grands airs, ses histoires marrantes, son arrogance de flic et son nom dans le journal.
Mais Dave n’était pas stupide, lui non plus. Il saurait se montrer à la hauteur du défi quand il aurait récupéré ses esprits. Pour le moment, il avait juste besoin de récupérer ses esprits. S’il devait pour cela s’arracher la tête et la secouer un bon coup pour y remettre de l’ordre, il trouverait le moyen de le faire.
Néanmoins, le plus gros problème dans l’immédiat, c’était que le Petit Garçon qui avait échappé aux Loups et Grandi avait tendance à se manifester un peu trop souvent. Dave espérait pourtant qu’après ce qui était arrivé le samedi, le Petit Garçon se serait calmé, qu’il aurait réintégré la forêt dans sa tête. Car ce soir-là, le Petit Garçon avait réclamé du sang ; il avait voulu infliger la souffrance. Alors, Dave s’était conformé à ses désirs.
Au début, les choses n’étaient pas allées trop loin : quelques coups de poing, un coup de pied… Mais peu à peu, submergé par la rage qui bouillonnait de plus en plus fort en lui à mesure que le Petit Garçon prenait le pouvoir, Dave avait perdu le contrôle de la situation. Or le Petit Garçon n’avait rien d’un tendre. Il ne s’était estimé satisfait qu’en voyant des bouts de cervelle.
Alors seulement, il avait lâché prise. Il était parti, laissant Dave se débrouiller pour tout nettoyer. Ce qu’il avait fait. Il s’en était même rudement bien sorti. (Peut-être pas aussi bien qu’il l’aurait voulu, d’accord, mais pas mal quand même.) Et il l’avait fait en particulier dans l’espoir que le Petit Garçon disparaisse un certain temps.
Mais le Petit Garçon était un emmerdeur. Il n’arrêtait pas de revenir, de frapper à la porte, de dire à Dave qu’il allait sortir. « On a du pain sur la planche, Dave. »
L’avenue semblait un peu Houe devant lui, elle avait tendance à tanguer sous ses pieds, mais Dave savait que le Petit Garçon et lui se rapprochaient maintenant du Last Drop. Ils avaient atteint ce quartier minable où se côtoyaient paumés et prostituées, tous vendant gaiement ce dont Dave avait été dépouillé par la force.
« Ce dont, moi, j’ai été dépouillé, disait le Petit Garçon. Toi, t’as grandi. Essaie pas de porter ma croix. »
Le pire, c’étaient les gosses. Ils étaient comme des farfadets. Ils surgissaient de l’ombre des porches ou des carcasses de voitures pour vous proposer une pipe. Ou une passe pour vingt sacs. Ils étaient prêts à tout.
Celui que Dave avait vu le samedi soir ne devait pas avoir plus de onze ans. Il avait des cercles de crasse autour des yeux, une peau incroyablement blanche et une tignasse rousse tout emmêlée, ce qui ne faisait qu’accentuer la ressemblance avec un lutin. À cette heure-là, il aurait dû se trouver chez lui, à regarder des feuilletons à la télé ; au lieu de quoi, il traînait dans la rue, offrant ses services à des tordus.
Dave l’avait aperçu de l’autre côté de la rue alors qu’il retournait vers sa voiture en sortant du Last Drop. Appuyé contre un poteau, le gamin fumait une cigarette, et quand ses yeux avaient accroché ceux de Dave, celui-ci avait senti quelque chose remuer en lui. Le désir de fusionner. De prendre le petit rouquin par la main pour l’emmener dans un endroit tranquille. Ç’aurait été tellement facile, tellement apaisant, tellement agréable de s’abandonner. De s’abandonner enfin à ce qui le torturait depuis au moins une décennie.
« Vas-y, lui avait dit le Petit Garçon. Fais-le. »
Mais il savait (d’où cette impression que son cerveau se scindait en deux moitiés) au plus profond de son âme que ce serait le péché le plus terrible de tous. Il savait que s’il cédait, ce serait comme franchir une limite, et qu’il n’y aurait pas de retour en arrière possible. Il savait qu’après, il ne serait plus jamais intègre, qu’il vivrait avec la certitude qu’il aurait mieux valu pour lui demeurer enfermé dans cette cave avec Henry et George pour le restant de ses jours. C’était ce qu’il se répétait dans les moments de tentation, quand il passait devant les arrêts de bus ou les cours de récréation, ou encore les piscines municipales en été. Il se répétait qu’il ne deviendrait jamais comme Henry et George. Il était meilleur qu’eux. Il élevait un fils. Il aimait sa femme. Il serait fort. Ces pensées-là, il devait se les répéter de plus en plus souvent au fil des ans.
Samedi soir, cependant, elles ne lui avaient été d’aucun secours. Samedi soir, le désir s’était manifesté avec une force inconnue jusque-là. Et le rouquin appuyé contre le lampadaire avait semblé s’en rendre compte. La cigarette à la bouche, il avait souri à Dave, qui s’était senti attiré inexorablement vers l’autre côté de la rue, comme s’il se tenait pieds nus au sommet d’une pente recouverte de satin.
Et puis, une voiture s’était arrêtée en face de lui, et après avoir échangé quelques mots avec le conducteur, le gamin y était monté, non sans avoir jeté à Dave un coup d’œil compatissant par-dessus le capot. Dave avait regardé la voiture, une Cadillac bleu foncé et blanche, faire demi-tour dans l’avenue, revenir vers lui, puis aller se garer au fond du parking derrière le Last Drop. Dave s’était assis au volant de sa Honda tandis que la Cadillac s’immobilisait sous les grands arbres bordant le grillage affaissé. Le conducteur avait éteint ses phares mais laissé le moteur tourner, et le Petit Garçon avait chuchoté à l’oreille de Dave : « Henry et George, Henry et George, Henry et George… »
Mais ce soir, avant même d’arriver en vue du Last Drop, Dave rebroussa chemin alors que le Petit Garçon lui criait dans les oreilles. « Je suis toi, je suis loi, je suis toi », hurlait-il sans relâche.
Dave aurait voulu s’arrêter et pleurer. Il aurait voulu appuyer la main contre le mur le plus proche et laisser ses larmes couler, parce qu’il savait que le Petit Garçon avait raison. Le Petit Garçon qui avait échappé aux Loups et Grandi était devenu lui-même un Loup. Il était devenu Dave.
Dave le Loup.
Le changement avait dû se produire récemment, car Dave ne pouvait se rappeler aucun moment où il lui avait semblé que son âme se détachait, puis s’évaporait pour céder la place à cette nouvelle entité. Mais c’était arrivé. Sans doute pendant qu’il dormait.
En attendant, il ne pouvait pas s’arrêter. Cette partie de l’avenue était trop dangereuse, trop susceptible d’être hantée par des junkies pour qui un homme ivre serait une proie facile. Déjà, il voyait une voiture ralentir de l’autre côté de la rue comme pour l’épier, guetter le moment où il dégagerait l’odeur d’une victime.
Dave inspira profondément, puis raffermit sa démarche en s’efforçant d’avoir l’air sûr de lui et indifférent. Il redressa un peu les épaules, prit son regard le plus mauvais et refit le trajet en sens inverse pour rentrer chez lui, les idées toujours aussi embrouillées à cause du Petit Garçon qui lui hurlait dans les oreilles, mais Dave décida de l’ignorer. Il en était capable. Il était fort. Il était Dave le Loup.
Et effectivement, les cris du Petit Garçon finirent par se calmer. Ils se réduisirent au ton de la conversation alors que Dave traversait les Flats.
« Je suis toi. disait le Petit Garçon d’une voix amicale. Je suis toi. »
Celeste sortit de l’immeuble en portant Michael à moitié endormi sur son épaule, pour découvrir que Dave avait pris la voiture. Elle l’avait garée un peu plus loin dans la rue, surprise de trouver une place aussi près de chez eux un soir de semaine, mais il y avait maintenant une Jeep bleue à l’endroit où elle avait laissé la Honda.
Or, elle n’avait pas pris cette possibilité en compte. Elle pensait installer Michael sur le siège passager, mettre leurs sacs sur la banquette arrière puis se rendre directement à l’Econo Lodge, au bord de la voie express, à environ cinq kilomètres.
— Merde, dit-elle à haute voix, résistant au désir de crier.
— Maman ? marmotta Michael.
— Ne t’inquiète pas, Mike. Tout va bien.
Et c’était sans doute le cas, puisqu’au moment où elle relevait les yeux, Celeste vit un taxi déboucher de Pertshire pour s’engager dans Buckingham Avenue. Elle agita la main avec laquelle elle tenait le sac de Michael, et lorsque la voiture s’arrêta le long du trottoir, elle songea qu’elle pouvait bien dépenser six dollars pour aller jusqu’à l’Econo Lodge. Elle en dépenserait même cent si cela devait lui permettre de partir tout de suite, de se réfugier dans un endroit sûr où elle aurait la possibilité de réfléchir sans avoir à guetter la poignée de la porte et le retour d’un homme qui la prenait maintenant pour un vampire tout juste digne de recevoir un pieu en plein cœur et de se faire décapiter en prime, histoire de s’assurer que tout était bien fini.
— Où je vous emmène, ma p’tite dame ? demanda le chauffeur lorsque Celeste posa les sacs à l’arrière, puis se glissa sur la banquette avec Michael.
N’importe où, eut-elle envie de répondre. N’importe où, du moment que c’est loin d’ici.