Déluge rouge
Jimmy se tenait devant le ruban jaune, du côté réservé aux civils, en face d’un alignement chaotique de policiers, tandis que Sean s’éloignait sans un regard parmi les broussailles en direction du parc.
— Monsieur Marcus ? lança ce flic, un dénommé Jefferts. Je peux vous apporter un café, ou quelque chose ?
Il avait parlé en maintenant les yeux rivés sur le Iront de Jimmy, qui ressentit un léger mépris teinté de pitié pour la façon dont il s’obstinait à éviter son regard et se grattait le ventre avec le côté du pouce. Sean avait fait les présentations, disant à Jimmy qu’il s’agissait de l’agent Jefferts, un brave homme, et à Jefferts que Jimmy était le père de la, hum, propriétaire du véhicule abandonné. Qu’on lui apporte tout ce qu’il voudrait, et surtout, qu’on le mette en relation avec Talbot dès qu’elle arriverait. Jimmy en avait déduit que cette Talbot devait être une psy travaillant pour la police ou une quelconque assistante sociale débraillée avec une montagne de prêts-etudiant à rembourser et une vieille guimbarde qui sentait le hamburger.
Ignorant l’offre de Jefferts, il traversa la route pour rejoindre Chuck Savage.
— Qu’est-ce qui se passe, Jim ?
Celui-ci se contenta de remuer la tête, certain qu’il allait vomir s’il essayait d’exprimer ce qu’il éprouvait.
— T’as ton portable ?
— Ouais, bien sûr.
Chuck fourra les mains dans son coupe-vent, puis plaça le téléphone dans la paume de Jimmy, qui appela les renseignements. Lorsqu’une voix préenregistrée lui demanda de préciser la ville et l’Etat, il hésita un instant avant de répondre, imaginant ses paroles propagées par des kilomètres et des kilomètres de câbles en cuivre avant de sombrer dans une sorte de vortex relié au cerveau d’un ordinateur gargantuesque avec des voyants rouges en guise d’yeux.
— Quel numéro demandez-vous ? reprit la voix.
— Chuck E. Cheese.
Jimmy éprouva soudain une terreur irrationnelle à prononcer ainsi un nom aussi ridicule en pleine rue, près de la voiture vide de sa fille. Pour un peu, il aurait brisé le combiné entre ses dents.
Une fois en possession du numéro, il le composa et dut patienter le temps que l’on prévienne Annabeth. La personne qui lui avait répondu ne l’avait pas mis en attente, mais s’était contentée de poser le combiné sur un comptoir, et Jimmy distingua les sonorités métalliques du nom de sa femme : « Madame Annabeth Marcus est priée de contacter l’hôtesse d’accueil. Madame Annabeth Marcus ? » Jimmy entendit des clochettes tinter, et peut-être quatre-vingts ou quatre-vingt-dix gamins qui cavalaient partout comme des fous, se tiraient les cheveux et criaient, tandis que des voix adultes désespérées s’efforçaient de couvrir le vacarme, puis le nom de sa femme fut de nouveau prononcé. Jimmy se figura Annabeth en train de lever les yeux, déconcertée et épuisée, toute l’équipe réunie pour faire sa première communion à Saint Cecilia se battant maintenant autour d’elle pour des parts de pizza.
Enfin, il reconnut sa voix, assourdie et curieuse : • Oui ? Vous m’avez appelée ? »
L’espace d’un instant, Jimmy eut envie de raccrocher. Que pourrait-il lui dire ? Pourquoi lui téléphoner maintenant, alors qu’il n’avait rien de plus concret à lui rapporter que les craintes de son imagination troublée ? Ne vaudrait-il pas mieux les laisser, les filles et elle, à leur bienheureuse ignorance encore un moment ?
Mais il savait que les choses étaient déjà allées trop loin, et qu’Annabeth serait bouleversée s’il ne l’avertissait pas de ce qui se passait alors qu’il se rongeait les sangs dans Sydney Street, près de la voiture de Katie. Elle se rappellerait toujours ce moment de bonheur partagé avec les filles comme quelque chose d’immérité, voire comme une trahison, une fausse promesse. Et elle lui en voudrait terriblement.
De nouveau, il entendit sa voix assourdie : « Celui-là ? », puis un raclement quand elle récupéra le combiné sur le comptoir.
— Allô ?
— Chérie…, articula Jimmy, avant d’être obligé de s’éclaircir la gorge.
— Jimmy ? (Un léger tremblement altérait sa voix.) Où es-tu ?
— Je… Écoute, je… Je suis dans Sydney Street.
— Pourquoi ? Il y a un problème ?
— Ils ont retrouvé sa voiture. Annabeth.
— La voiture de qui ?
— De Katie.
— Mais qui, ils ? Les policiers ?
— Oui. Elle est… elle a disparu. Quelque part dans Pen Park.
— Oh. Seigneur ! C’est pas vrai, hein ? Non. Non, Jimmy.
Jimmy les sentit s’emparer à nouveau de lui – cette peur, cette certitude atroce, l’horreur des pensées qu’il essayait de contenir derrière une porte dans son cerveau.
— On ne sait encore rien. Mais sa voiture est restée là toute la nuit, et les flics…
— Pour l’amour de Dieu, Jimmy !
–… la cherchent partout dans le parc. Ils sont des dizaines. Alors…
— Où es-tu ?
— Dans Sydney. Écoute…
— Dans la rue ? Dans cette putain de rue ? Pourquoi t’es pas dans le parc avec eux ?
— Ils ne veulent pas me laisser passer.
— Ah oui ? Pour qui ils se prennent, hein ? C’est leur fille, peut-être ?
— Non. Écoute, je…
— Entre dans ce parc. Merde, elle est peut-être blessée ! Étendue quelque part, frigorifiée et blessée.
— Je sais, mais ils…
— J’arrive.
— O.K.
— Entre dans ce parc, Jimmy. Je veux dire, merde, qu’est-ce qui t’arrive ?
Elle raccrocha.
Jimmy rendit le téléphone à Chuck, conscient qu’Annabeth avait raison. Elle avait même tellement raison qu’il en était malade d’avance à l’idée de regretter toute sa vie ces quarante-cinq minutes d’impuissance, de ne jamais pouvoir évoquer ce moment sans avoir envie de fuir, de battre en retraite dans sa tête. Quand était-il devenu cet homme qui disait « Oui, monsieur, non, monsieur, bien, monsieur » à des foutus flics alors que sa fille aînée avait disparu ? À quel moment le changement s’était-il produit ? Quand s’était-il avancé vers le comptoir pour brader ses couilles contre le sentiment d’être – quoi, au juste ? – un bon citoyen ?
Il se tourna vers son beau-frère.
— Tu gardes toujours ces coupe-boulons dans ton coffre, sous la roue de secours ?
Chuck avait l’air d’un coupable pris la main dans le sac.
— C’est que, faut bien vivre, Jim.
— Où est ta voiture ?
— Un peu plus loin, à l’angle de Dawes.
Déjà. Jimmy s’éloignait, et Chuck dut courir pour le rattraper.
— On va essayer d’entrer quand même ?
Jimmy acquiesça de la tête et pressa le pas.
Lorsque Sean atteignit l’endroit où la piste de jogging suivait la clôture autour des jardins ouvriers, il adressa un signe de tête aux flics qui cherchaient des indices parmi les fleurs et dans la terre, et à l’expression d’attente crispée visible sur la plupart des visages, il comprit qu’ils étaient déjà au courant. Il régnait désormais sur le parc tout entier une atmosphère qu’il avait déjà ressentie sur d’autres scènes du crime au fil des années, un climat dominé par le fatalisme, l’acceptation du malheur d’autrui.
Ils savaient au moment d’entrer dans le parc qu’elle était morte, et pourtant, une infime partie d’eux-mêmes, Sean ne l’ignorait pas, aspirait à un dénouement différent. C’était toujours la même chose : on arrive sur les lieux du crime en connaissant la vérité, mais on se raccroche le plus longtemps possible à l’espoir de s’être trompé. L’année précédente, Sean avait travaillé sur une affaire où un couple avait signalé la disparition de son bébé. Les journalistes avaient afflué en masse, car les parents étaient blancs et respectables, mais tous les flics sur place, y compris Sean, avaient eu d’emblée la certitude que leur histoire ne tenait pas debout et que le gosse était mort, ce qui ne les avait pas empêchés de consoler les deux tordus, de leur assurer que leur enfant allait sans doute bien, d’explorer de fausses pistes concernant des immigrés soi-disant aperçus dans le quartier le matin même, pour découvrir en fin de compte le petit corps au crépuscule, caché dans un sac d’aspirateur et fourré dans une anfractuosité sous l’escalier de la cave. Ce jour-là, Sean avait vu un bleu pleurer, appuyé contre sa voiture de patrouille, mais ses collègues, malgré leur fureur manifeste, n’avaient pas l’air étonné, comme s’ils avaient tous passé la nuit à faire le même rêve odieux.
C’était cela qu’on emmenait partout avec soi – à la maison, dans les bars ou les vestiaires au poste –, la conscience exaspérante que les gens craignaient, qu’ils étaient bêtes et méchants, souvent dangereux aussi, que lorsqu’ils ouvraient la bouche, c’était toujours pour mentir, et que lorsqu’ils disparaissaient sans raison plausible, on les retrouvait en général morts ou dans un état encore plus terrible.
Et souvent, le plus insoutenable, ce n’étaient pas les victimes – elles étaient mortes, après tout, et au-delà de toute souffrance. Le plus insoutenable, c’étaient ceux qui les aimaient, qui leur survivaient et devenaient souvent des morts-vivants – des êtres brisés, en état de choc, le cœur déchiré, titubant à travers les vestiges de leur existence dans un corps vidé de tout sauf de son sang et de ses organes, imperméables à la douleur, qui n’avaient rien appris sinon que le pire survenait bel et bien, parfois.
Comme Jimmy Marcus. Sean ne savait absolument pas où il trouverait la force de le regarder dans les yeux pour annoncer : « Oui, elle est morte. Ta fille est morte, Jimmy. Quelqu’un lui a réglé son compte pour de bon. Tu as déjà perdu ta femme, Jimmy. Merde. Hé, tu veux que je te dise. Jim ? Dieu a décrété que t’avais encore un arriéré, et il est venu chercher son dû. J’espère que ça t’aidera à ramener les choses à leurs justes proportions. À plus. »
Sean traversa le petit pont de planches au-dessus du ravin, puis suivit le chemin jusqu’à la couronne d’arbres dressés telle une assistance païenne en face de l’écran du drive-in. Tout le monde se tenait au pied de l’escalier qui menait à une porte sur le côté de la scène. Sean vit Karen Hughes prendre des photos ; Whitey Powers appuyé contre le chambranle, examiner l’intérieur en griffonnant sur son calepin ; l’assistant du légiste à genoux à côté de Karen Hughes ; toute une armée d’agents en uniforme et d’hommes du BPD aller et venir derrière ces trois-là ; Connolly et Souza étudier quelque chose sur les marches ; et un peu à l’écart, les huiles de service – Frank Krauser, du BPD, et Martin Friel, de la police d’État – échanger des commentaires, têtes basses et rapprochées.
Si le légiste déclarait qu’elle avait péri ici, dans ce parc, le cas relèverait de la juridiction d’État et reviendrait donc à Sean et à Whitey. Ce serait alors à Sean d’annoncer la nouvelle à Jimmy. De se familiariser avec la victime au point d’en faire une obsession. De clore le dossier en donnant au moins l’illusion que l’affaire était résolue.
Mais le BPD était également en droit de la réclamer, et Friel avait le pouvoir de la lui confier, puisque le parc était bordé de tous côtés par des terrains municipaux, et parce que la première agression avait eu lieu sur le territoire de la ville. Ce qui ne manquerait pas d’attirer l’attention. Sean en était sûr. Un homicide dans un parc municipal, une victime découverte aux environs, ou à l’intérieur, de ce qui devenait rapidement un repère de la culture pop locale… Aucun mobile évident. Aucune trace non plus de l’assassin, à moins qu’il ne se soit supprimé près de Katie Marcus, ce dont Sean doutait dans la mesure où il en aurait forcément entendu parler. Le battage médiatique serait énorme, quand on y songeait, la ville n’ayant pas connu de crime de ce genre depuis deux ou trois ans. Les journalistes en saliveraient tellement que leur bave allait remplir le canal.
Sean n’avait pas la moindre envie de se retrouver avec ce crime sur les bras, ce qui, s’il devait en juger d’après son expérience passée, lui garantissait que ce serait à lui de s’en occuper. Il progressa en direction de l’écran, les yeux fixés sur Krauser et Friel, essayant de deviner le verdict aux plus infimes mouvements de leurs têtes. Au cas où ce serait bien le corps de Katie Marcus qui gisait là-dedans – de fait, Sean en était quasiment sûr –, les Flats allaient s’enflammer. Ce n’était pas Jimmy qui leur poserait le plus de problèmes : il serait trop anéanti par le chagrin. Mais les frères Savage ? Aux Crimes Majeurs, les gars avaient sur chacun de ces allumés des dossiers aussi épais que des annuaires. Et encore, cela ne concernait que les affaires traitées par la police d’État. Sean savait aussi que ses collègues du BPD avaient l’habitude de dire qu’un samedi soir sans au moins un Savage en détention, c’était comme une éclipse solaire ; il fallait que les autres flics le voient pour le croire.
Sur la scène en dessous de l’écran, Krauser opina une fois, et lorsque Friel tourna la tête jusqu’à croiser le regard de Sean, celui-ci comprit sur-le-champ que l’enquête leur revenait désormais, à Whitey et à lui. Il remarqua quelques éclaboussures de sang sur le feuillage au bas de l’écran, et d’autres sur l’escalier menant à la porte.
Connolly et Souza délaissèrent un instant les taches rouges sur les marches et gratifièrent Sean de hochements de tête lugubres avant de se concentrer de nouveau sur les fissures à la jointure des contremarches. Lorsque Karen Hughes se redressa, Sean la vit presser de son pouce un bouton sur l’appareil photo, qui émit un léger bourdonnement en rembobinant le film. Elle chercha dans son sac un autre rouleau, puis ouvrit le boîtier de l’appareil ; ses cheveux blond cendré étaient assombris par la sueur au niveau des tempes et de la frange, remarqua Sean. Elle lui opposa un regard inexpressif, laissa tomber le rouleau utilisé dans son sac et rechargea.
Whitey était maintenant à genoux près du légiste, et Sean l’entendit demander « Quoi ? » d’un ton brusque, à voix basse.
— Exactement ce que je viens de vous dire.
— Vous en êtes sûr, maintenant ?
— Pas à cent pour cent, mais presque.
— Merde.
Le sergent jeta un coup d’œil par-dessus son épaule au moment où Sean approchait, puis il remua la tête, et du pouce, indiqua le légiste.
Sean gravit l’escalier derrière eux, pour découvrir du seuil le corps recroquevillé à l’intérieur, dans un espace de moins d’un mètre de large, le dos contre le mur à la gauche de Sean et les pieds pressés contre celui à sa droite, de sorte que sa première impression fut celle d’un fœtus vu en échographie. Son pied gauche, nu, était couvert de boue. Les lambeaux de sa socquette pendaient sur sa cheville. Elle portait un simple mocassin noir, également maculé de boue séchée, au pied droit. Même après avoir perdu une chaussure dans le jardin, elle avait gardé l’autre. Son assassin avait dû la suivre de près… Et pourtant, elle était venue se cacher ici. Elle avait donc réussi à le semer un court moment ; autrement dit, quelque chose avait ralenti le meurtrier.
— Souza ? appela-t-il.
— Ouais ?
— Prenez quelques hommes pour aller examiner la piste qui conduit jusqu’ici. Fouillez les buissons et tout le reste au cas où il y aurait des bouts de vêtements, des fragments de peau, n’importe quoi.
— On a déjà un gars qui relève les empreintes de pas.
— D’accord, mais ce n’est pas suffisant. Vous vous en chargez ?
— Je m’en charge.
Sean reporta son attention sur la victime. Elle était vêtue d’un pantalon sombre, d’un chemisier bleu marine à encolure large et d’une veste rouge déchirée – une tenue sans doute réservée aux week-ends, pensa Sean, trop recherchée pour qu’une fille des Flats la mette tous les jours. Elle avait dû sortir quelque part, dans un endroit chic, peut-être pour un rendez-vous galant.
Et d’une manière ou d’une autre, elle avait fini dans ce passage étroit dont les murs couverts de salpêtre étaient sans doute la dernière chose qu’elle avait vue, sans doute aussi la dernière qu’elle avait sentie.
C’était comme si elle s’était réfugiée là pour échapper à un déluge rouge qui lui avait trempé les cheveux et les joues, qui avait taché ses vêtements de longues coulures encore humides. Elle avait ramené ses genoux contre sa poitrine, son coude droit était calé sur son genou droit et son poing serré, pressé contre son oreille, si bien que Sean eut de nouveau la vision d’une enfant roulée en boule, essayant de ne plus entendre un bruit épouvantable. « Arrêtez, arrêtez, semblait-elle dire jusque dans la mort. Arrêtez, je vous en prie. »
Quand Whitey s’écarta. Sean s’accroupit sur le seuil. Malgré le sang sur le corps et accumulé en dessous, malgré le salpêtre rongeant le ciment tout autour, il distinguait son parfum, juste un léger effluve vaguement sucré, vaguement sensuel, une fragrance des plus discrètes, évocatrice pour lui de conquêtes à l’époque du lycée, de voitures plongées dans la pénombre, de tâtonnements fébriles à travers le tissu et du contact électrisant de la chair. Sous les traînées rouges, Sean aperçut plusieurs ecchymoses sombres sur le poignet, l’avant-bras et les chevilles, et il comprit aussitôt qu’à ces endroits-là, elle avait été frappée avec quelque chose de dur.
— Il l’a cognée ? demanda-t-il.
— On dirait bien. Vous avez vu tout ce sang, au sommet de sa tête ? Le type lui a fendu le crâne. Je ne sais pas avec quoi, mais je suis prêt à parier qu’il a cassé ce truc tellement il a tapé fort.
De l’autre côté du cadavre, remplissant tout le couloir étroit derrière l’écran, se trouvaient empilés des palettes et ce qui ressemblait à des accessoires de théâtre – voiliers et tours de cathédrale en bois, pont avant de ce qui était apparemment une gondole vénitienne. La victime n’aurait pas pu bouger, même si elle l’avait voulu. Une fois entrée, elle était piégée. Si son poursuivant la trouvait, elle était perdue. Or il l’avait trouvée.
L’assassin avait ouvert la porte, et elle s’était recroquevillée sur elle-même, ne disposant que de ses propres membres pour se protéger. Sean tendit le cou pour regarder son visage par-delà son pauvre poing serré. Sa figure était également striée de rouge, et ses yeux étaient aussi hermétiquement clos que son poing, comme si elle priait toujours pour que cesse ce cauchemar, les paupières crispées d’abord par la peur, et maintenant par la rigidité.
— C’est elle ? lança Whitey Powers.
— Hein ?
— Katherine Marcus, précisa-t-il. C’est elle ?
— Oui, répondit Sean.
Il y avait une minuscule cicatrice incurvée sous le côté droit de son menton, pâlie par le temps et à peine discernable aujourd’hui, mais que l’on ne pouvait s’empêcher de remarquer lorsqu’on croisait Katie Marcus dans le quartier, tant elle incarnait la perfection avec ses traits alliant la beauté ténébreuse et anguleuse de sa mère au charme plus juvénile de son père, dont elle avait hérité les yeux et les cheveux clairs.
— Vous en êtes sûr à cent pour cent ?
— Quatre-vingt-dix-neuf, déclara Sean. Il faudra que le père aille l’identifier à la morgue. Mais oui, c’est elle.
— Vous avez vu l’arrière de sa tête ?
Whitey se pencha pour lui soulever les cheveux à l’aide d’un stylo, et Sean vit alors qu’il lui manquait un petit morceau de crâne, qu’elle avait la nuque assombrie par le sang.
— On lui aurait tiré dessus ? demanda-t-il en reportant son attention sur le légiste.
Celui-ci hocha la tête.
— Ça m’a tout l’air d’une blessure par balle.
Sean recula pour ne plus sentir ni le parfum, ni le sang, ni le ciment couvert de salpêtre, ni le bois mouillé. Un bref instant, il eut envie d’écarter le poing fermé de Katie Marcus, toujours pressé contre son oreille, comme si ce geste pouvait suffire à effacer les ecchymoses qu’il avait sous les yeux et aussi toutes celles qu’il ne doutait pas de découvrir sous ses vêtements, à faire s’évaporer les traces du déluge rouge sur ses cheveux et son corps, à la ressusciter d’entre les morts, cillant pour émerger du sommeil, juste un peu groggy.
Quelque part sur sa droite, il entendit soudain les cris simultanés de plusieurs personnes, le bruit d’une course précipitée et les aboiements furieux des bergers allemands. Quand il se tourna vers le parc, il vit Jimmy Marcus et Chuck Savage surgir à l’extrémité de la bordure d’arbres, à l’endroit où le terrain se couvrait d’une pelouse verdoyante, bien entretenue, et descendait vers l’écran en une pente douce, sur laquelle les spectateurs étalaient leurs couvertures l’été pour regarder la pièce de théâtre.
Au moins huit hommes en uniforme et deux en civil convergèrent vers Jimmy et Chuck, qui s’arrêta presque aussitôt, mais Jimmy était rapide, et Jimmy leur glissa entre les doigts. Il parvint à traverser les rangs adverses en effectuant toute une série de rotations rapides et illogiques en apparence qui laissèrent ses poursuivants étreindre le vide, et s’il n’avait pas brusquement trébuché, il aurait rejoint l’écran sans personne pour l’arrêter, hormis Krauser et Friel.
Mais le fait est qu’il trébucha, son pied glissa sur l’herbe humide, et son regard accrocha celui de Sean juste avant qu’il ne s’étale de tout son long et ne se cogne le menton par terre. Un jeune flic, mâchoire carrée et corps d’athlète, s’abattit sur lui comme sur une luge, et tous deux glissèrent encore de quelques mètres dans la pente. Enfin, le flic ramena le bras droit de Jimmy derrière le dos et attrapa ses menottes.
Sean s’avança alors sur la scène en ordonnant :
— Hé ! Hé ! C’est le père. Empêchez-le d’approcher, c’est tout.
Le jeune flic leva les yeux vers lui, furieux et couvert de boue.
— Empêchez-les d’approcher tous les deux, reprit Sean.
Il se tournait de nouveau vers l’écran lorsque Jimmy l’appela d’une voix rauque, comme si les cris dans sa tête avaient déjà épuisé ses cordes vocales :
— Sean !
Celui-ci se figea.
— Regarde-moi, Sean !
Il pivota lentement et vit Jimmy lutter contre le poids du jeune flic pour se redresser, le menton souillé par une traînée de terre sombre à laquelle s’accrochaient des brins d’herbe.
— Tu l’as retrouvée, Sean ? C’est elle ? Est-ce que c’est elle ?
Sean demeura immobile, soutenant le regard de Jimmy jusqu’à ce que ses yeux exorbités finissent par voir ce que lui-même avait vu, jusqu’à ce qu’il comprenne que tout était terminé, que ses pires craintes s’étaient réalisées.
Alors, Jimmy se mit à hurler, projetant des filets de bave autour de lui. Quand un deuxième flic vint donner un coup de main à son collègue, toujours à cheval sur Jimmy, Sean s’éloigna. Jimmy n’émettait plus maintenant qu’un son grave, guttural, sans rien de violent ni de strident – le gémissement d’un animal confronté à la douleur. Des cris, Sean en avait entendu chez de nombreux parents de victimes au fil des années. Ils se teintaient toujours d’une nuance plaintive, comme pour invoquer Dieu ou la raison, les supplier de ne pas les abandonner, de leur dire que tout cela n’était qu’un mauvais rêve. Mais ceux de Jimmy n’exprimaient rien de tel ; ils n’étaient qu’amour et fureur, en quantités égales, chassant les oiseaux des arbres et se répercutant sur le Pen Channel.
Sean retourna près du corps de Katie Marcus. Connolly, la dernière recrue de l’unité, le rejoignit, et tous deux contemplèrent la victime sans mot dire, tandis que dehors, les cris de Jimmy Marcus se faisaient plus rauques, plus déchirants, comme s’il aspirait des bouts de verre à chaque inspiration.
Un long moment, Sean regarda Katie, avec son poing appuyé contre sa tempe sous le déluge de rouge, puis il jeta un coup d’œil aux accessoires qui l’avaient empêchée d’atteindre l’autre côté du couloir.
Quelque part sur leur droite, Jimmy criait toujours alors qu’on l’entraînait vers le sommet de la pente, et un hélicoptère s’approcha à basse altitude, les survola puis vira pour revenir vers eux. Au bruit, moins sonore que celui des hélicoptères de la police, Sean devina qu’il s’agissait d’un appareil appartenant à une chaîne de télévision.
Du coin des lèvres. Connolly marmonna :
— Vous avez déjà vu un truc pareil ?
Sean haussa les épaules. Quelle importance ? Il y avait un stade où l’on arrêtait de chercher des comparaisons.
— Je veux dire, c’est…, commença Connolly, essayant de trouver les mots justes. C’est vraiment…
Il détacha son regard du corps pour le porter vers les arbres, les yeux écarquillés en une expression d’impuissance totale, et il parut sur le point de reprendre la parole.
Et puis, il referma la bouche, et après quelques instants, il cessa de vouloir donner un nom à ce qu’il avait devant lui.