Ce sera plus jamais pareil
Ils poursuivirent leurs recherches toute la nuit et une partie de la matinée – Sean, Whitey, Powers, Souza et Connolly, deux autres membres de la Criminelle, Brackett et Rosenthal, plus une armée d’agents, de techniciens des services scientifiques, de photographes et de légistes –, tous s’acharnant sur l’affaire comme s’il s’agissait d’un coffre-fort à ouvrir. Ils avaient examiné chaque feuille d’arbre aux alentours de la scène du crime à la recherche d’indices. Ils avaient noirci des carnets entiers de diagrammes et d’observations relevées sur le terrain. Une équipe avait frappé à la porte de toutes les maisons accessibles à pied de Pen Park et rempli une fourgonnette de vagabonds ramassés dans le parc ou les ruines calcinées de Sydney Street. D’autres policiers avaient passé en revue le contenu du sac à dos retrouvé dans la voiture de Katie Marcus, et fini par découvrir, au milieu du fouillis habituel, une brochure sur Las Vegas et une liste d’hôtels là-bas notée sur du papier jaune réglé.
Avec un petit sifflement, Whitey montra la brochure à Sean.
— Dans le métier, c’est ce qu’on appelle un indice. Bon, on va voir ce que ses copines ont à dire.
Eve Pigeon et Diane Cestra, peut-être les deux dernières personnes décentes à avoir vu Katie Marcus vivante, d’après son père, paraissaient avoir été frappées à l’arrière du crâne avec la même pelle. Whitey et Sean procédèrent avec douceur pour essayer d’obtenir des informations malgré les torrents de larmes qui ruisselaient sur leurs visages. Les deux jeunes filles leur fournirent des repères chronologiques sur les faits et gestes de Katie Marcus le soir de sa mort, puis leur indiquèrent les noms des bars où elles étaient allées, de même que l’heure approximative de leur arrivée dans ces établissements et de leur départ, mais lorsqu’ils abordèrent des sujets plus personnels, les deux hommes eurent l’impression qu’elles taisaient une partie de ce qu’elles savaient, échangeant des coups d’œil furtifs avant de répondre, se montrant plutôt vagues quand elles étaient catégoriques quelques instants plus tôt.
— Elle sortait avec quelqu’un ?
— Elle avait pas de petit copain attitré.
— Occasionnel, alors ?
— Eh bien…
— Oui ?
— Elle nous tenait pas vraiment au courant de ces trucs-là.
— Diane, Eve, s’il vous plaît. Vous voudriez me faire croire que votre meilleure amie depuis le jardin d’enfants ne vous parlait pas de ses histoires de cœur ?
— Elle était plutôt du genre secrète.
— Secrète, c’est sûr. Katie était comme ça, m’sieur.
Whitey tenta une autre approche.
— Donc, vous ne fêtiez rien de spécial samedi soir ? Rien d’inhabituel ?
— Non.
— Même pas son intention de quitter la ville ?
— Quoi ? Non.
Non ? Son sac à dos se trouvait à l’arrière de sa voiture, Diane. On a découvert des brochures sur Las Vegas à l’intérieur. Mais peut-être qu’elle comptait les donner à quelqu’un ?
— Peut-être. J’en ai aucune idée.
A cet instant, le père d’Eve intervint :
— Si tu sais quelque chose qui pourrait nous aider, ma chérie, dis-le. C’est de l’assassinat de Katie qu’on parle, bon sang !
Remarque qui eut pour effet de déclencher un nouvel accès de larmes, les deux filles frôlant désormais la crise de nerfs, tombant dans les bras l’une de l’autre, tremblantes et gémissantes, la bouche ouverte, arrondie et légèrement de travers – une pantomime de la douleur que Sean avait déjà eu l’occasion de voir au moment où, comme disait Martin Friel, la digue se rompait, où la conscience de l’absence définitive de la victime frappait les esprits. En de tels moments, il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre.
Alors, ils attendirent.
Avec son petit visage anguleux et son nez fin, Eve Pigeon ressemblait un peu à un oiseau, songea Sean. Ce qui ne la desservait cependant pas. Il émanait d’elle une grâce qui conférait à sa minceur une allure presque aristocratique. Elle était de ces femmes, devina Sean, qu’une tenue stricte avantage, et elle dégageait une impression d’intégrité et d’intelligence propre, toujours selon lui, à n’attirer que les hommes sérieux, à décourager les voyous et les Roméo.
Diane, en revanche, exsudait une sensualité vaincue. Sean remarqua une trace d’ecchymose à côté de son œil droit, et elle lui fit l’effet d’une nature moins intellectuelle que celle d’Eve, plus portée sur l’émotion et sans doute aussi sur le rire. Une faible lueur d’espoir brillait dans ses yeux, tel un défaut de la prunelle, révélatrice d’un manque qui, Sean en avait la certitude, attirait rarement une autre espèce d’hommes que les prédateurs. Il devinait qu’elle serait sans doute au centre de quelques appels au 911 pour scènes de ménage dans les années à venir, et que lorsque les flics arriveraient sur les lieux, cette lueur d’espoir vacillant dans son regard aurait disparu depuis longtemps.
— Eve, reprit Whitey avec douceur quand les deux amies se furent calmées, j’ai besoin d’en savoir plus sur Roman Fallow.
La jeune fille acquiesça d’un mouvement de tête, comme si elle s’attendait à cette question, mais ne répondit pas tout de suite. Elle se rongeait l’ongle du pouce, les yeux fixés sur la table où subsistaient quelques miettes de pain.
— Ce salopard qui traîne avec Bobby O’Donnell ? lança son père.
Whitey l’interrompit d’un geste, avant de se tourner vers Sean.
— Eve…, commença celui-ci, déterminé à concentrer ses efforts sur elle.
Eve Pigeon se laisserait sans doute moins facilement manipuler que Diane, mais elle leur révélerait plus de détails pertinents.
Elle reporta son attention sur lui.
— Il n’y aura pas de représailles, si c’est ce qui vous inquiète, affirma-t-il. Quoi que vous nous disiez sur Roman Fallow ou Bobby, tout ça restera entre nous. Ils n’apprendront jamais quel rôle vous avez joué.
— Et si l’affaire va au tribunal ? demanda Diane. Hein ? Qu’est-ce qui se passera ?
Whitey gratifia son collègue d’un regard qui signifiait clairement : « Vous êtes tout seul sur ce coup-là, mon vieux. »
Ignorant l’intervention de Diane, Sean s’adressa de nouveau à Eve :
— À moins que vous n’ayez vu Roman ou Bobby forcer Katie à sortir de sa voiture…
— Non.
— Alors, le procureur ne peut pas vous contraindre à témoigner, Eve. Il vous le demandera sûrement, mais il ne vous y obligera pas.
— Vous ne les connaissez pas, répliqua-t-elle.
— Bobby et Roman ? Bien sûr que si. J’ai envoyé Bobby à l’ombre pendant neuf mois quand je travaillais aux Stups. (Sean posa la main sur la table, à quelques centimètres de celle d’Eve.) À l’époque, il m’a menacé. Mais c’est tout ce qu’ils sont, Roman et lui : des grandes gueules.
Eve, qui contemplait la main de Sean, esquissa de ses lèvres pincées un demi-sourire empreint d’amertume.
— Fou… taises, articula-t-elle lentement.
— Ne t’avise pas de parler comme ça dans cette maison ! s’exclama son père.
— Monsieur Pigeon…, intervint Whitey.
— Non, décréta son interlocuteur. Dans ma maison, c’est moi qui fixe les règles. Je ne permettrai pas que ma fille…
— C’était Bobby, déclara Eve, arrachant un petit hoquet de stupeur à Diane, qui la dévisagea comme si elle avait perdu l’esprit.
Sean vit Whitey arquer les sourcils d’un air interrogateur.
— Quoi, Bobby ? interrogea Sean.
— Le petit copain de Katie. C’était Bobby, pas Roman.
— Jimmy était au courant ? demanda Drew Pigeon à sa fille.
En guise de réponse, celle-ci se contenta d’un de ces haussements d’épaules maussades typiques des jeunes de son âge, avait pu constater Sean, un lent mouvement du corps révélateur d’une réticence à fournir le moindre effort.
— Eve ? Il était au courant ? insista son père.
— Il l’était, sans l’être, admit-elle enfin. (Avec un soupir, elle renversa la tête en arrière, puis fixa le plafond de ses yeux sombres.) Ses parents pensaient que c’était terminé, parce que pendant un moment, elle-même a pensé que c’était terminé. Le seul à ne pas le penser, c’était Bobby. Il ne pouvait pas l’accepter. Il n’arrêtait pas de revenir. Un soir, il a même failli la jeter du troisième étage.
— Vous étiez là ? s’enquit Whitey.
Elle fit non de la tête.
— C’est Katie qui me l’a raconté. Il l’a rencontrée par hasard dans une soirée, il y a un mois, un mois et demi, et il l’a persuadée de sortir avec lui dans le couloir pour parler. Sauf que l’appartement était au troisième, vous comprenez. (D’un revers de main, elle s’essuya le visage, bien qu’à la voir, il était évident qu’elle n’avait plus de larmes à verser pour le moment.) Katie a essayé de lui expliquer que tout était fini, mais Bobby ne voulait rien entendre, et tout d’un coup, il s’est mis dans une telle rage qu’il l’a attrapée par les épaules et soulevée par-dessus la rambarde. Il la maintenait au-dessus de la cage d’escalier. Du troisième, le salaud. Et il a crié que si elle voulait casser, il la casserait, elle. Qu’elle était à lui tant qu’il n’aurait pas décidé du contraire, et que si ça ne lui convenait pas, il la balancerait par terre.
— Grands dieux, murmura Drew Pigeon après quelques instants de silence. Et tu connais ces gars-là ?
— Bon, reprit Whitey à l’adresse d’Eve, qu’est-ce que Roman lui a dit dans ce bar, samedi soir ?
Eve se mura dans le silence.
— Et vous. Diane ? insista Whitey. Vous ne voulez pas nous répondre ?
Diane paraissait avoir besoin d’un verre.
— On a déjà tout expliqué à Val. Ça suffit comme ça.
— Val ? Val Savage ? demanda Whitey.
— Il est passé cet après-midi, répondit Diane.
— Et vous avez bien voulu lui parler, mais nous, c’est différent.
— Il est de la famille, décréta Diane, qui croisa les bras et prit un air buté, genre « J’emmerde les flics ».
— O.K., je vais vous répondre, intervint Eve. Merde. Quelqu’un lui avait raconté qu’on était bourrées et qu’on en faisait un peu trop, et il nous a dit que ça lui avait pas plu d’apprendre ça, que ça plairait sûrement pas à Bobby et qu’on avait tout intérêt à rentrer chez nous.
— Alors, vous êtes parties.
— Vous avez déjà entendu Roman ? Il a une façon bien particulière de formuler ses questions comme des menaces.
— Et ça s’est arrêté là ? continua Whitey. Vous ne l’avez pas vu vous suivre hors du bar, ni rien ?
De la tête, elle lui signifia que non.
Tous se tournèrent vers Diane.
Celle-ci haussa les épaules.
— On avait pas mal bu.
— Vous n’avez pas eu d’autre contact avec lui ce soir-là ? Aucune de vous ?
— Katie nous a raccompagnées chez moi, expliqua Eve. Elle nous a déposées ici. C’est… c’est la dernière fois qu’on l’a vue.
Sa voix se brisa, et elle crispa son visage comme un poing alors qu’elle renversait de nouveau la tête en arrière, les yeux levés vers le plafond, aspirant l’air entre ses dents.
— Avec qui comptait-elle partir à Las Vegas ? demanda Sean. Bobby ?
Eve contemplait toujours le plafond, le souffle mouillé.
— Non, pas Bobby. murmura-t-elle enfin.
— Alors qui, Eve ? la pressa Sean. Avec qui voulait-elle partir ?
— Brendan.
— Brendan Harris ? interrogea Whitey.
— Oui, Brendan Harris. confirma-t-elle.
Whitey et Sean échangèrent un regard éloquent.
— Le fils de Juste Ray ? lança Drew Pigeon. Celui qui a un petit frère muet ?
Eve opina, et son père se tourna vers Sean et Whitey.
— Un brave gosse. Inoffensif.
Sean hocha la tête. Inoffensif. Bien sûr.
— Vous avez son adresse ? s’enquit Whitey.
Il n’y avait personne chez les Harris, aussi Sean fit-il venir deux agents pour surveiller les lieux et le prévenir dès que Brendan Harris rentrerait.
Whitey et lui se rendirent ensuite chez Mme Prior, où ils eurent droit à du thé, des biscuits rances et à l’émission Touched by an Ange ! diffusée à plein volume, au point que la voix de Délia Reese résonnait encore dans la tête de Sean une heure après qu’elle eut hurlé « Amen » au terme d’un long discours sur la rédemption.
Mme Prior leur raconta qu’elle avait regardé par la fenêtre vers une heure et demie dans la nuit de samedi à dimanche, et qu’elle avait vu deux enfants jouer dans la rue – « deux enfants de cet âge dehors à une heure pareille, vous vous rendez compte ? » –, se lancer des boîtes vides, se battre avec des crosses de hockey et crier des gros mots. Elle avait bien songé à intervenir, mais les vieilles dames devaient se montrer prudentes. Les jeunes d’aujourd’hui étaient complètement dingues ; ils tiraient des coups de feu à l’école, portaient des vêtements informes, utilisaient un langage ordurier… Quoi qu’il en soit, ces deux-là avaient fini par s’élancer à la poursuite l’un de l’autre, déplaçant le problème ailleurs, mais franchement, cette façon de se comporter, si ce n’était pas déplorable, tout de même !
— L’agent Medeiros nous a dit que vous aviez entendu une voiture vers deux heures moins le quart.
Leur interlocutrice se concentra un moment sur Délia, qui expliquait les voies du Seigneur à Roma Downey – une Roma Downey on ne peut plus solennelle, les yeux embués, tout emplie de Jésus. Mme Prior hocha la tête à plusieurs reprises devant l’écran, puis se tourna de nouveau vers Whitey et Sean.
— Oui, j’ai entendu une voiture heurter quelque chose.
— Heurter quoi ?
— Vu la façon dont les gens conduisent aujourd’hui, c’est une bénédiction que je n’aie pas mon permis. J’aurais peur de prendre le volant. Ils sont tous fous.
— Euh, oui, madame, convint Sean. Est-ce que ça ressemblait à une voiture heurtant une autre voiture ?
— Oh, non.
— Une personne, plutôt ? suggéra Whitey.
— Mon Dieu, à quoi ressemblerait ce bruit ? Je préfère encore ne pas le savoir.
— Donc, ce n’était pas un bruit très, très fort, reprit le sergent.
— Excusez-moi ?
Whitey se pencha vers elle pour répéter la question.
— Non, répondit Mme Prior. C’était plutôt comme si la voiture avait heurté une pierre ou un trottoir. Après, elle a calé, et quelqu’un a dit : « Salut. »
— Quelqu’un a dit « Salut » ?
— Oui, « Salut », confirma Mme Prior en regardant Sean. Là-dessus, il y a eu un grand craquement.
Sean et Whitey échangèrent un coup d’œil surpris.
— Comment ça, un craquement ?
Mme Prior hocha sa petite tête à la chevelure bleue.
— Quand mon Léo était encore de ce monde, il a cassé l’essieu de notre Plymouth. Ça a fait un de ces bruits ! Crac ! (Ses yeux se mirent à briller.) Crac ! Crac !
— Et c’est ce que vous avez entendu après que quelqu’un a dit « Salut ».
Elle opina.
— C’est ça. « Salut » et crac.
— Quand vous avez regardé par la fenêtre, qu’est-ce que vous avez vu ?
— Oh, non, non, non. répliqua Mme Prior. Je n’ai pas regardé par la fenêtre. J’étais en chemise de nuit, à ce moment-là. Je m’étais couchée. Il n’était pas question que je m’approche de la fenêtre en chemise de nuit. Les gens auraient pu m’apercevoir.
— Mais un quart d’heure plus tôt, vous…
— Jeune homme, je n’étais pas en chemise de nuit un quart d’heure plus tôt. J’étais devant la télé, car ils passaient un film merveilleux avec Glenn Ford. Oh, si seulement je pouvais me rappeler le titre !
— Donc, vous avez éteint le poste…
— Et j’ai vu ces enfants sans mère traîner dans la rue, je suis montée me mettre en chemise de nuit, et ensuite, jeune homme, j’ai gardé les stores baissés.
— La voix qui a dit « Salut », reprit Whitey. C’était celle d’un homme ou d’une femme ?
— D’une femme, je crois, répondit Mme Prior. C’était une voix aiguë. Pas comme les vôtres, ajouta-t-elle avec un grand sourire. Vous deux, vous avez de belles voix masculines. Vos mères sont sûrement fières de vous.
— Oh oui, madame, répondit Whitey. Vous n’imaginez même pas à quel point.
En sortant de chez elle, Sean regarda le sergent et lança :
— Crac !
Whitey sourit.
— Ça lui plaisait drôlement, de répéter ça. Y a encore de la vie chez cette petite mamie, hein ?
— Vous pencheriez pour un essieu cassé ou pour un coup de feu ?
— Un coup de feu, déclara Whitey. C’est le « Salut » qui me laisse perplexe.
— Possible qu’elle ait dit « Salut » parce qu’elle connaissait l’assassin.
— Possible. Mais pas sûr.
Ils firent ensuite la tournée des bars mentionnées par les deux amies de Katie, pour n’obtenir que des réponses vagues, embrumées par l’alcool – on avait peut-être aperçu les filles, ou peut-être pas – et une liste approximative de clients susceptibles de s’être trouvés sur les lieux à ces heures-là.
Lorsqu’ils arrivèrent au McGills, Whitey était de méchante humeur.
— Deux jeunes nanas – très jeunes, d’ailleurs, en-dessous de l’âge légal – sautent sur le comptoir, là, et vous me dites que vous ne vous en souvenez pas ?
Le barman hocha la tête avant même que Whitey n’ait fini de poser sa question.
— Oh, ces filles-là ! O.K., O.K., je m’en souviens. Sûr. Elles avaient certainement de fausses cartes d’identité, inspecteur, parce qu’on leur a demandé leurs papiers.
— Sergent, pas inspecteur, rectifia Whitey. D’abord, vous ne vous rappelez pas ces gamines, et maintenant, vous me dites que vous leur avez demandé leurs papiers. Vous vous rappelez à quelle heure elles sont parties, au moins ? Ou est-ce que c’est commodément flou dans votre tête ?
Le barman, un jeune homme aux biceps tellement gonflés qu’ils devaient bloquer l’afflux de sang à son cerveau, demanda :
— Comment ça, parties ?
— À quelle heure elles ont quitté votre établissement, cher monsieur.
— Je…
— C’était juste avant que Crosby casse l’horloge, répondit un type sur un tabouret.
Sean lui jeta un coup d’œil. C’était manifestement un vieil habitué, qui avait ouvert le Herald sur le comptoir, entre une bouteille de Bud et un petit verre de whisky, une cigarette se consumant dans le cendrier à côté de lui.
— Vous étiez là ?
— J’étais là, répondit l’homme. Cet imbécile de Crosby voulait conduire pour rentrer chez lui. Ses copains ont essayé de lui prendre les clés, et ce crétin a fini par leur jeter le trousseau à la figure. Mais il a manqué son coup, et c’est l’horloge qui a pris.
Levant la tête vers l’horloge au-dessus de la porte menant aux cuisines, Sean constata que le verre était étoilé, et les aiguilles, arrêtées à 12 h 52.
— Elles étaient déjà parties ? demanda Whitey au client. Les filles, je veux dire.
— Ça devait faire cinq minutes. Quand l’horloge s’est brisée, j’ai pensé que c’était une bonne chose que ces gamines soient plus là, qu’elles avaient pas besoin de voir des trucs pareils.
Dans la voiture, Whitey demanda :
— Vous avez reconstitué la chronologie ?
Sean acquiesça, puis consulta ses notes.
— Elles quittent le Curley’s Follv à neuf heures et demie, passent successivement au Banshee, au Dick Boyle et au Spire, puis se retrouvent au McGills vers onze heures et demie et finissent au Last Drop à une heure dix.
— Et Katie Marcus a un accident de voiture environ une demi-heure plus tard. Vous avez reconnu quelqu’un sur la liste du barman ?
Sean parcourut les noms des clients présents le samedi soir que le barman du McGills avait griffonnés sur une feuille de papier.
— Dave Boyle. dit-il soudain.
— Le même gars avec qui vous étiez copain autrefois ?
— Possible.
— Ça vaudrait peut-être la peine de l’interroger, déclara Whitey. Puisque vous êtes amis, il ne nous traitera pas comme des flics, il parlera plus librement.
— Sûrement.
— Bon, on s’en occupera demain.
Ils trouvèrent Roman Fallow au Café Society, dans le Point, attablé devant un café au lait. Il était accompagné par une fille qui ressemblait à un mannequin – genoux aussi pointus que ses pommettes, yeux légèrement saillants dans un visage à la peau tellement tendue qu’elle semblait collée aux os, jolie robe d’été blanc cassé à fines bretelles qui la faisait paraître sexy et squelettique en même temps, un tour de force que Sean ne pouvait qu’attribuer à l’éclat d’une peau parfaite.
Avec son T-shirt en soie porté sur un pantalon en lin au pli impeccable. Roman avait l’air sorti tout droit du plateau de tournage d’un de ces vieux films RKO situés à La Havane ou à Key West. Tout en buvant son café au lait, il feuilletait le journal avec sa petite amie – lui se concentrant sur la rubrique économique, elle sur les pages de mode.
Whitey approcha une chaise de leur table en lançant :
— Hé, Roman, ils vendent aussi des fringues pour mecs, là où t’as acheté ton T-shirt ?
Sans lever les yeux du quotidien. Roman prit le temps de grignoter un petit bout de croissant.
— Comment allez-vous, sergent Powers ? Toujours content de votre Hyundai ?
Alors que Sean s’installait à côté de lui. Whitey émit un petit rire.
— À te voir comme ça. Roman, dans ce café, on te prendrait presque pour un de ces jeunes cadres dynamiques qui passent leurs journées à suivre les cours de la Bourse sur leur iMac.
— J’ai un PC, sergent. (Roman referma son journal et consentit enfin à regarder Sean et Whitey.) Salut, fit-il à Sean. On se serait pas déjà rencontrés ?
— Sean Devine, police d’État.
— Ah oui, je m’en souviens, maintenant. Je vous ai vu un jour au tribunal témoigner contre un de mes amis. Joli costume, à propos. Ils s’améliorent, chez Sears, depuis quelque temps. Ils deviennent branchés.
Whitey jeta un coup d’œil au mannequin.
— Je peux vous offrir un steak, beauté, ou autre chose ?
— Pardon ?
— Ou un peu de glucose en intraveineuse, peut-être ? C’est ma tournée.
— Arrêtez, lança Roman. Vous êtes venu parler business, non ? Alors, c’est entre vous et moi.
— Roman ? dit la fille. Je ne comprends pas.
Il lui sourit.
— Tout va bien, Michaela. Ne t’occupe pas de nous.
— Michaela, répéta Whitey. C’est charmant, comme nom.
L’intéressée garda les yeux obstinément fixés sur le journal.
— Alors, qu’est-ce qui vous amène ici, sergent ?
— Les scones, répondit Whitey. J’adore les scones qu’ils servent ici. Ah, j’allais oublier, tu connais une certaine Katie Marcus, Roman ?
— Bien sûr. (Roman avala une petite gorgée de café au lait, puis s’essuya la lèvre supérieure avec sa serviette, qu’il reposa ensuite soigneusement sur ses genoux.) On l’a retrouvée morte hier, d’après ce que j’ai entendu dire.
— Exact, confirma Whitey.
— C’est jamais bon pour la réputation du quartier quand il arrive un truc pareil.
Le sergent croisa les bras, les yeux fixés sur Roman.
Celui-ci grignota un autre bout de croissant et but encore un peu de café au lait. Il s’installa plus confortablement sur son siège, se tapota la bouche avec sa serviette, et en le voyant soutenir le regard de Whitey, Sean se dit que c’était l’un des aspects de son travail qui commençait vraiment à lui peser – tous ces défis entre machos, chacun essayant de forcer l’autre à baisser les yeux, aucun ne voulant céder.
— Oui, sergent, reprit Roman, je connaissais Katie Marcus. C’est pour me demander ça que vous êtes venu jusqu’ici ?
Whitey haussa les épaules.
— Je la connaissais, c’est vrai, et je l’ai vue dans un bar samedi soir.
— Et t’as eu des mots avec elle, affirma Whitey.
— Exact.
— Pourquoi ? demanda Sean.
Roman ne quittait pas des yeux le sergent, comme si Sean ne méritait pas plus d’attention qu’il ne lui en avait déjà accordé.
— Elle sortait avec un de mes amis. Elle était ivre. Je lui ai dit qu’elle se ridiculisait, et qu’avec ses deux copines, elle ferait mieux de rentrer.
— C’est qui, cet ami ? interrogea Whitey.
La question arracha un sourire à Roman.
— Allons, sergent. Comme si vous l’ignoriez.
— J’aimerais quand même te l’entendre dire.
— Bobby O’Donnell. Voilà. Satisfait ? Elle sortait avec Bobby.
— Actuellement ?
— Pardon ?
— Elle sortait actuellement avec lui ? Ou est-ce qu’elle est sortie avec lui il y a déjà un certain temps ?
— Elle sortait actuellement avec lui, répondit Roman.
Whitey griffonna dans son calepin.
— Ça ne va pas dans le sens des informations dont on dispose, Roman.
— Ah bon ?
— Mouais. On nous a raconté qu’elle avait laissé tomber ce connard il y a sept mois, mais qu’il ne voulait pas la lâcher.
— Bah, vous savez comment sont les femmes, sergent.
Celui-ci fit non de la tête.
— Non, Roman. Tu peux préciser ?
— Eh bien, avec Bobby, ils avaient des hauts et des bas. À certains moments, elle le considérait comme le grand amour de sa vie, et à d’autres, il était obligé de ronger son frein.
— Il rongeait son frein, répéta Whitey à l’adresse de Sean. Ça ressemble au Bobby O’Donnell que vous connaissez ?
— Pas du tout, déclara Sean.
— Pas du tout, lança Whitey à Roman, qui haussa les épaules.
— Je vous dis ce que je sais, c’est tout.
— D’accord. (Whitey consigna encore quelques observations dans son calepin.) Bon, où es-tu allé samedi soir après avoir quitté le Last Drop ?
— On était invités à une fête dans le loft d’un copain en ville.
— Oh, une fête dans un loft ! s’exclama Whitey. J’ai toujours eu envie d’y aller. Dope de designer, mannequins, des tas de types blancs qui écoutent du rap en se félicitant d’être aussi cool… J’en rêve. Mais par « on ». Roman, tu veux dire toi et Aly McBeal, là ?
— Michaela, corrigea Roman d’un ton posé. Oui. C’est Michaela Davenport, au cas où vous voudriez l’écrire.
— Oh, je vais l’écrire, affirma Whitey. C’est votre vrai nom, ma belle ?
— Hein ?
— Michaela Davenport, c’est votre vrai nom ?
— Euh, oui. (Les yeux de la fille parurent lui sortir encore un peu plus de la tête.) Pourquoi ?
— Votre maman s’est gavée de soaps avant votre naissance, non ?
— Roman ? fit Michaela, l’air perdu.
Rivant son regard à celui de Whitey, Roman leva une main.
— Je vous ai pas dit que ça devait rester entre vous et moi ? Hein ?
— Ouh, tu le prends mal. Roman ? Tu vas me jouer un petit numéro à la Christopher Walken, peut-être, pour essayer de m’impressionner ? C’est ça, l’idée ? Parce que, je veux dire, on pourrait bien aller faire un tour pour vérifier ton alibi. Mouais, on pourrait le faire. T’as des projets pour demain ?
Roman se réfugia alors dans cet endroit où Sean avait vu tant de criminels battre en retraite quand un flic les bousculait un peu trop : ils effectuaient alors un repli si total à l’intérieur d’eux-mêmes qu’ils semblaient ne même plus respirer, tandis qu’ils continuaient à vous fixer de leurs yeux sombres, indifférents et rétrécis.
— Y a pas de problème, sergent, déclara-t-il d’un ton monocorde. Je serai trop heureux de vous fournir les noms de tous ceux qui m’ont vu à cette fête. Et je suis certain que le barman du Last Drop, Todd Lane, vous confirmera que je n’ai pas quitté les lieux avant deux heures.
— T’es un brave garçon, observa Whitey. Et pour ton copain Bobby ? Où est-ce qu’on peut le trouver ?
Cette fois, Roman s’autorisa un large sourire.
— Ça va vous plaire, je vous le garantis.
— Qu’est-ce qui est censé me plaire, Roman ?
— Ben, si vous pensez que Bobby est impliqué dans la mort de Katie Marcus, vous allez adorer.
Lorsqu’il jeta un regard triomphant à Sean, celui-ci sentit s’évanouir aussitôt l’excitation qu’il éprouvait depuis qu’Eve Pigeon avait mentionné Roman Fallow et Bobby O’Donnell.
— Ah. Bobby…, reprit Roman, qui soupira, adressa un clin d’œil à sa petite amie, puis reporta son attention sur Sean et Whitey. Figurez-vous qu’il a été arrêté pour conduite en état d’ivresse vendredi soir. (Il marqua une pause, le temps de finir son café au lait.) Il a passé le week-end en taule. (Roman agita l’index sous le nez des deux policiers.) Vous ne pensez jamais à vérifier ce genre de choses, messieurs ?
Sean commençait à sentir la fatigue de ces dernières heures dans ses os, s’insinuant jusque dans sa moelle, quand les policiers l’avertirent par radio que Brendan Harris était rentré chez lui avec sa mère. Les deux équipiers arrivèrent là-bas à onze heures, et lorsqu’ils s’assirent dans la cuisine avec Brendan et sa mère, Esther, Sean songea : Dieu merci, ils ne font plus d’appartements comme celui-là, aujourd’hui. L’endroit semblait sorti tout droit d’une vieille série télévisée – The Honeymooners, peut-être –, comme s’il n’était possible de l’apprécier qu’en noir et blanc, sur un écran de trente-six centimètres, avec une réception floue et un son nasillard. Il s’agissait d’un logement tout en longueur : l’entrée avait été aménagée en plein milieu, de sorte que de l’escalier, on arrivait directement dans le salon. Après le salon, sur la droite, se trouvait une petite salle à manger dont Esther Harris avait fait sa chambre, entassant brosses, peignes et produits de beauté dans le cellier décrépit. Brendan et son cadet, Raymond, se partageaient l’autre chambre.
À gauche de la salle à manger, il y avait un couloir étroit desservant une salle de bains tortueuse sur la droite, puis la cuisine, tout au fond, qui ne devait pas bénéficier de la lumière du jour plus de quarante-cinq minutes en fin d’après-midi. Dans cette pièce aux murs vert passé et jaune sale, Sean, Whitey, Brendan et Esther avaient pris place autour d’une petite table avec des pieds métalliques auxquels il manquait des vis à certaines fixations. Le plateau était recouvert de papier adhésif fleuri jaune et vert qui se détachait dans les coins et partait au milieu par fragments de la taille d’un ongle.
Esther Harris ne dénotait pas dans ce décor. Elle était petite, avec un visage en lame de couteau, et pouvait avoir quarante ans aussi bien que cinquante-cinq. Elle empestait le savon bon marché et le tabac, et le bleu sinistre de ses cheveux paraissait assorti au bleu sinistre des veines sur ses avant-bras et ses mains. Elle portait un sweat-shirt rose fané, un jean et des pantoufles noires pelucheuses. Elle fumait ses Parliament à la chaîne en regardant Sean et Whitey parler à son fils, avec l’air de quelqu’un qui s’ennuie à mourir mais n’a pas d’autre endroit où aller.
— Quand avez-vous vu Katie Marcus pour la dernière fois ? demanda Whitey à Brendan.
— Bobby l’a tuée, hein ?
— Bobby O’Donnell ?
— Mouais.
Brendan gratta le revêtement de la table. Il paraissait en état de choc. Il s’exprimait d’un ton monocorde, mais prenait parfois une brusque inspiration, et le côté droit de son visage se crispait alors comme si on lui avait crevé l’œil.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? interrogea Sean.
— Elle avait peur de lui. Elle était sortie avec Bobby, et elle me répétait tout le temps que s’il apprenait qu’on était ensemble, il nous tuerait tous les deux.
Sean tourna la tête vers Esther Harris, s’attendant à une réaction quelconque, mais elle se contentait de tirer sur sa cigarette et de souffler des nuages de fumée, enveloppant toute la table d’un halo gris.
— Apparemment, il a un alibi, reprit Whitey. Et vous. Brendan ?
— Je l’ai pas tuée, répondit-il d’une voix blanche. J’aurais jamais pu lui faire de mal. Jamais.
— Bon, je vous repose la question : quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
— Vendredi soir.
— À quelle heure ?
— À peu près, euh, huit heures ?
— À peu près huit heures, ou huit heures pile ?
— Je sais pas. (Les traits de Brendan étaient déformés par une angoisse que Sean sentait peser sur la table entre eux. Il pressa ses mains l’une contre l’autre et se balança légèrement sur sa chaise.) Ouais, c’est ça, huit heures. On a mangé une pizza au Hi-Fi, et après… après, elle a dû partir.
Whitey inscrivit « Hi-Fi, 20 heures, vendredi » sur son calepin.
— Pour aller où ?
— Je sais pas, répéta Brendan.
Lorsque sa mère écrasa une autre cigarette sur le tas accumulé dans le cendrier, l’un des mégots déjà éteints s’enflamma de nouveau, dégageant une spirale de fumée qui monta vers la narine droite de Sean. Esther Harris en alluma immédiatement une autre, et Sean imagina ses poumons noueux et noirs comme l’ébène.
— Quel âge avez-vous. Brendan ?
— Dix-neuf ans.
— Vous avez votre bac ?
— Ton bac, répéta Esther.
— J’ai, euh, je l’ai passé par correspondance l’année dernière, répondit Brendan.
— Et vous n’avez vraiment aucune idée de l’endroit où Katie a pu se rendre vendredi soir, après avoir quitté le Hi-Fi ?
— Non, fit-il, le mot produisant un son mouillé dans sa gorge, les yeux de plus en plus rouges. Vu que Bobby avait tendance à devenir dingue à cause d’elle et que le père de Katie me déteste, il fallait qu’on soit discrets. Des fois, elle me disait pas où elle allait, parce que c’était sûrement pour retrouver Bobby, je pense, et essayer de le convaincre que tout était fini entre eux. Je sais pas. Ce soir-là, elle m’a juste dit qu’elle rentrait chez elle.
— Jimmy Marcus ne vous aime pas ? intervint Sean. Pourquoi ?
Brendan haussa les épaules.
— Aucune idée. Mais il a interdit à Katie de me fréquenter.
— Quoi ? intervint sa mère. Ce voleur se croit supérieur à nous, peut-être ?
— C’est pas un voleur, objecta Brendan.
— C’en était un, avant, répliqua sa mère. Mais ça, t’as beau avoir ton bac, t’en savais rien, hein ? C’était qu’un petit truand minable. Et sa fille avait sûrement hérité de ses gènes. Elle serait pas devenue quelqu’un de bien. Tu peux t’estimer heureux, mon fils.
Sean et Whitey échangèrent un bref coup d’œil. Esther Harris était sans doute la femme la plus pathétique que Sean avait jamais rencontrée. Elle avait la méchanceté dans le sang.
Son fils ouvrit la bouche comme pour protester, puis la referma.
— Katie transportait des brochures sur Las Vegas dans son sac à dos, reprit Whitey. On nous a raconté qu’elle avait l’intention d’y aller. Avec vous. Brendan.
— On…, commença Brendan, tête basse. On devait aller à Vegas, c’est vrai. Pour se marier. Aujourd’hui. (Quand il se redressa, Sean vit des larmes affluer au bord de ses paupières rougies. Brendan les essuya d’un revers de main avant qu’elles ne tombent.) Enfin, c’est ce qui était prévu.
— Tu m’aurais abandonnée ? lança Esther Harris. Sans un mot ?
— M’man, je…
— Comme ton père ? C’est ça ? Tu comptais me planter là avec ton petit frère qui dit jamais rien ? Tu m’aurais quittée, Brendan ?
— Madame Harris, l’interrompit Sean, je vous demanderai de bien vouloir vous concentrer pour le moment sur l’affaire qui nous amène. Plus tard, Brendan aura tout le temps de s’expliquer.
Dans le regard qu’elle lui décocha. Sean reconnut cette expression qu’il avait vue chez beaucoup de taulards endurcis et de sociopathes professionnels, un regard signifiant qu’il ne méritait pas son attention pour l’instant, mais que s’il continuait dans cette voie, elle s’occuperait de son cas d’une façon qui laisserait des traces.
— Tu m’aurais quittée ? répéta-t-elle en reportant son attention sur son fils.
— Écoute, m’man…
— Quoi ? Pourquoi tu voudrais que je t’écoute ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Hein ? Qu’est-ce que j’ai fait, à part t’élever, te nourrir, et même t’acheter ce saxophone pour Noël dont t’as jamais appris à jouer ? Ce foutu machin est toujours dans le placard, Brendan.
— M’man…
— Non, va le chercher. Montre à ces messieurs comme tu en joues bien. Allez, va le chercher.
Whitey observait la scène avec l’air de ne pas en croire ses oreilles.
— Madame Harris ? lança-t-il enfin. Ce ne sera pas nécessaire.
Quand elle alluma une autre cigarette, l’allumette tressauta entre ses doigts tremblants de colère.
— Tout ce que j’ai fait, c’était de le nourrir. Lui acheter des vêtements. L’élever, quoi.
— Oui, m’dame, convint Whitey.
Au même moment, la porte d’entrée s’ouvrit, livrant passage à deux gamins de douze ou treize ans avec une planche à roulettes sous le bras, dont l’un était le portrait tout craché de Brendan. Il avait les mêmes traits réguliers que son aîné et aussi les mêmes cheveux noirs, mais il y avait quelque chose dans ses yeux – une expression fuyante à glacer le sang – qui rappelait sa mère.
— Salut, fit l’autre garçon quand ils entrèrent dans la cuisine.
Comme le frère de Brendan, il semblait petit pour son âge, et il était affligé d’un visage à la fois long et creusé – une tête de vieillard sournois sur le corps d’un enfant – sous ses mèches filasse.
Brendan Harris leva une main.
— Salut. Johnny. Sergent Powers, agent Devine, voici mon frère, Ray, et son copain, Johnny O’Shea.
— Salut, les gars, dit Whitey.
— Salut, répéta Johnny O’Shea.
Ray les gratifia d’un signe de tête.
— Il parle pas, expliqua sa mère. Son père était pas capable de la fermer, mais le gosse dit pas un mot. Oh, la vie est vachement juste, c’est sûr.
Les mains de Ray voltigèrent devant Brendan, qui répondit :
— Oui, ils sont venus à cause de Katie.
— On voulait faire de la planche dans le parc, raconta Johnny O’Shea. Mais ils l’avaient fermé.
— Il sera ouvert demain, lui assura Whitey.
— Ouais, ben demain, y va pleuvoir, répliqua Johnny O’Shea d’un ton laissant supposer que c’était leur faute à tous s’il ne pouvait pas s’amuser avec son skate-board à onze heures du soir un jour de semaine, et Sean se demanda à quel moment les parents avaient commencé à laisser leurs mômes se conduire de la sorte.
Whitey se tourna vers Brendan.
— Vous lui connaissiez des ennemis ? Quelqu’un qui, à part Bobby O’Donnell, aurait pu lui en vouloir ?
Brendan fit non de la tête.
— C’était une fille bien, m’sieur. Une fille vraiment, vraiment bien. Tout le monde l’aimait. Je sais pas quoi vous dire d’autre.
— On peut s’en aller, maintenant ? lança le jeune O’Shea.
— Quelqu’un vous a demandé de rester ? répliqua Whitey, un sourcil arqué dans sa direction.
Johnny O’Shea et Ray Harris sortirent de la cuisine, et quelques instants plus tard, ils jetaient leurs skate-boards par terre dans le salon avant de se diriger vers la chambre partagée par Ray et Brendan en faisant un maximum de bruit, comme tous les gosses de douze ans.
— Où étiez-vous entre une heure et demie du matin et trois heures, dans la nuit de samedi à dimanche ?
— Je dormais.
Le sergent se tourna vers Esther Harris.
— Vous confirmez ?
Elle haussa les épaules.
— Je suis pas sûre qu’il a pas enjambé la fenêtre pour descendre par l’escalier de secours. Mais je suis sûre qu’il était dans sa chambre à dix heures ce soir-là et qu’il en est ressorti à neuf heures du matin.
Whitey se cala sur sa chaise.
— D’accord. Brendan. On va vous demander de passer au détecteur de mensonge. Vous vous sentez prêt ?
— Vous m’arrêtez ?
— Non. Il est juste question de passer un test.
À son tour, Brendan haussa les épaules.
— Si vous voulez. D’accord.
— Tenez, prenez ma carte.
Brendan regarda le bristol. Il le regardait toujours lorsqu’il reprit la parole :
— Je l’aimais tellement… Je… Ce sera plus jamais pareil. Je veux dire, c’est pas le genre de truc qui vous arrive deux fois dans une vie, hein ?
Il releva la tête. Il avait les yeux secs, mais emplis d’une souffrance telle que Sean n’eut qu’une envie : esquiver son regard.
— La plupart du temps, répondit Whitey, ça ne vous arrive même pas du tout.
Ils raccompagnèrent Brendan chez lui vers une heure, après qu’il eut passé quatre fois avec succès le test du détecteur de mensonge, puis Whitey déposa Sean devant son immeuble en lui conseillant de se reposer, car ils commenceraient tôt le lendemain matin. En pénétrant dans son appartement vide, Sean fut assailli par le silence assourdissant qui y régnait, et il sentit l’excès de caféine et de hamburgers lui peser, alourdir jusqu’à sa colonne vertébrale. Il alla chercher une bière dans le réfrigérateur, puis s’assit sur le comptoir de la cuisine pour la boire, le bruit et les lumières du soir explosant dans son crâne, le forçant à se demander s’il était devenu trop vieux pour tout ça, s’il était fatigué aujourd’hui de la mort, des mobiles stupides et des assassins stupides, du dégoût qu’ils lui inspiraient.
Depuis quelque temps, cependant, il se sentait fatigué de tout. Fatigué des gens. Fatigué des livres, de la télévision, du bulletin d’informations le soir et des chansons à la radio qui ressemblaient exactement à d’autres chansons à la radio diffusées des années plus tôt et qu’il n’avait déjà pas beaucoup aimées à l’époque. Il était fatigué de ses vêtements et de son allure, fatigué des vêtements et de l’allure des autres. Il était fatigué de toujours devoir chercher une signification aux événements. Fatigué de la politique de bureau, d’essayer de savoir qui baisait qui, au sens propre comme au sens figuré. Il en était arrivé au point où il avait l’impression d’avoir entendu tout ce que l’on pouvait dire sur n’importe quel sujet, de sorte qu’il lui semblait passer ses journées à écouter de vieux enregistrements de choses qui ne lui étaient même pas apparues inédites la première fois où elles avaient été mentionnées devant lui.
Peut-être était-il fatigué de l’existence, tout simplement, de l’effort démesuré qu’il fallait fournir pour se lever chaque putain de matin et affronter une putain de journée en tous points identique à la précédente, à l’exception de quelques légères variations au niveau du temps et de la nourriture. Trop fatigué pour se soucier d’une gamine assassinée, car il y en aurait une autre après elle, de toute façon. Et encore une autre après. Or envoyer les meurtriers en prison – même s’ils étaient condamnés à perpétuité – n’apportait même plus la satisfaction qu’il aurait fallu, car pour eux, il s’agissait juste de rentrer à la maison, d’atteindre enfin cet endroit où ils avaient voulu aller toute leur vie vaine et grotesque, alors que les morts restaient morts, que les victimes de vols et de viols restaient des victimes de vols et de viols.
Et il se demanda si c’était cela que l’on ressentait en cas de dépression nerveuse, cet engourdissement total, cette lassitude dans l’absence d’espoir.
Katie Marcus était morte, oui. C’était une tragédie. Il le concevait rationnellement, mais sans parvenir à éprouver quoi que ce soit. Pour lui, il s’agissait juste d’un autre corps, d’une autre lumière ayant volé en éclats.
Des éclats de verre, n’était-ce pas aussi tout ce qui restait de son mariage ? Il l’aimait, bon sang, mais ils étaient aussi différents que peuvent l’être deux personnes appartenant pourtant à la même espèce. Lauren n’en avait que pour les pièces de théâtre, les livres et les films que Sean ne comprenait pas, qu’ils comportent des sous-titres ou non. Elle était bavarde, passionnée, et adorait construire des édifices de mots qui atteignaient des hauteurs vertigineuses quand lui-même restait perdu au niveau du troisième étage.
Il l’avait vue pour la première fois sur scène au lycée, jouant dans une sorte de farce adolescente le râle de la fille qu’on avait laissée tomber, alors que personne parmi les spectateurs ne parvenait à imaginer un seul instant qu’un homme soit capable d’abandonner une femme comme elle, aussi rayonnante d’énergie, aussi débordante d’enthousiasme dans son approche du monde – expérience, appétit, curiosité. Même à l’époque, ils formaient déjà un couple étrange : lui, discret, pragmatique et toujours réservé sauf en sa présence, et elle, fille unique de libéraux âgés qui l’avaient emmenée partout sur le globe quand ils travaillaient pour les Peace Corps{6} lui donnant l’envie de découvrir, de toucher, d’explorer ce qu’il y avait de meilleur chez les autres.
Elle avait trouvé sa place dans le monde du théâtre, d’abord en tant qu’actrice à l’université, puis en tant que metteur en scène dans de petits théâtres, et enfin en tant que régisseuse pour des productions itinérantes de plus grande envergure. Ce n’étaient cependant pas les voyages qui avaient usé leur mariage. De fait, Sean n’était même pas certain de ce qui les avait éloignés, même s’il soupçonnait que c’était en rapport avec lui-même et ses silences, avec ce mépris qui s’emparait peu à peu de tous les flics – un mépris pour le genre humain dans son entier, une incapacité à croire aux idéaux nobles et à l’altruisme.
Les amis de Lauren, qu’il avait trouvés fascinants au début, avaient commencé à lui paraître puérils, englués dans leurs théories artistiques et leur philosophie irréaliste. Sean passait ses nuits dans les jungles de béton où les gens violaient, volaient et tuaient sans autre raison que l’envie de le faire, et ensuite, lors de tel ou tel cocktail durant le week-end, il était forcé d’écouter toutes ces têtes coiffées de queue de cheval (sa femme y compris) discuter des motivations à l’œuvre dans le péché. Or la motivation n’avait rien de complexe : les humains étaient stupides point final. De vraies bêtes. Pis, même, car les bêtes ne se tuaient pas pour une histoire de billets de loterie.
Elle lui avait reproché de devenir dur, intransigeant, réducteur dans sa pensée. Il n’avait pas répondu, parce qu’il n’y avait rien à dire. La question n’était pas de savoir s’il était devenu tel qu’elle le décrivait, mais plutôt si le changement s’avérait positif ou négatif.
Pourtant, ils s’aimaient toujours. Chacun à sa manière s’efforçait d’y mettre du sien – Sean en essayant de sortir de sa coquille, Lauren en essayant de le rejoindre à l’intérieur. La force de ce qui unissait deux personnes, cette alchimie particulière du désir irrépressible de s’attacher l’un à l’autre, existait toujours entre eux. Toujours.
N’empêche, il aurait dû voir cette liaison se profiler à l’horizon. Peut-être qu’il l’avait vue, d’ailleurs. Et peut-être que ce n’était pas cette liaison qui le perturbait le plus, mais la grossesse qui avait suivi.
Merde. Il s’assit sur le carrelage de la cuisine, conscient du vide laissé par le départ de sa femme, porta les mains à son front et tenta pour la énième fois depuis un an de se représenter clairement l’échec de son mariage. Mais il ne voyait que des fragments, des éclats disséminés dans les pièces de son esprit.
Quand le téléphone sonna, il sut tout de suite, avant même d’avoir soulevé le combiné et appuyé sur la touche « O.K. », que c’était elle.
— Allô ?
À l’autre bout de la ligne, il entendit le grondement assourdi d’un moteur de semi-remorque tournant au ralenti et la rumeur continue des voitures filant sur une voie express. Il imagina aussitôt l’aire de repos, la station-service à l’entrée, la rangée de cabines téléphoniques entre le Roy Rogers et le McDonald, et Lauren dans l’une d’entre elles, qui l’écoutait.
— Lauren ? Je sais que c’est toi.
Quelqu’un passa près de la cabine en agitant un trousseau de clés.
— Dis-moi quelque chose, Lauren.
Le chauffeur du poids lourd enclencha la première, et le régime du moteur changea quand le véhicule s’ébranla sur le parking.
— Comment va-t-elle ? demanda Sean. (Il avait failli demander : « Comment va ma fille ? », mais il ignorait si c’était la sienne. Aussi répéta-t-il :) Comment va-t-elle ?
Le camion était en seconde, désormais, et le crissement de ses pneus sur le gravier devenait de plus en plus lointain à mesure qu’il roulait vers la bretelle d’accès et l’autoroute au-delà.
— Ça fait trop mal, Lauren. Tu ne veux pas me parler ?
Soudain, il se rappela ce que Whitey avait dit à Brendan Harris sur l’amour, comme quoi la plupart des gens ne le connaissent même pas une fois dans leur vie, et il eut l’impression de voir sa femme sur ce parking, les yeux fixés sur le semi-remorque qui s’éloignait, le combiné pressé contre son oreille mais éloigné de ses lèvres. C’était une grande femme mince, avec des cheveux couleur acajou. Quand elle riait, elle se couvrait la bouche de ses doigts. À l’université, un jour, ils avaient traversé le campus en courant pour échapper à un orage, et Lauren l’avait embrassé pour la première fois sous le porche de la bibliothèque où ils avaient trouvé refuge, et lorsqu’il avait senti une main mouillée se poser sur sa nuque, quelque chose s’était libéré dans la poitrine de Sean, quelque chose de crispé qui, jusque-là, l’oppressait. Il avait la voix la plus merveilleuse qu’elle ait jamais entendue, avait-elle affirmé, une voix qui évoquait le whiskey et la fumée d’un feu de bois.
Depuis le départ de Lauren, le rituel était généralement le même : Sean parlait jusqu’au moment où elle décidait de raccrocher. Elle n’avait jamais prononcé un mot, pas une seule fois, lors de tous ces appels qu’il avait reçus – des appels qu’il devinait passés d’aires de repos, de motels et de cabines poussiéreuses le long des routes sans âme, entre ici et la frontière entre le Texas et le Mexique, à l’aller ou au retour. Pourtant, même s’il ne percevait la plupart du temps que le grésillement du silence à l’autre bout de la ligne, il savait sans l’ombre d’un doute que c’était elle. Il le sentait à travers le téléphone. Parfois, il avait même l’impression de humer son parfum.
Les conversations – si tant est que l’on puisse les qualifier ainsi – pouvaient parfois durer une quinzaine de minutes, selon ce qu’il avait à dire, mais ce soir-là, Sean se sentait épuisé, miné par son absence – par l’absence de cette femme qui avait disparu un matin alors qu’elle était enceinte de sept mois –, et infiniment las de ne plus avoir de sentiments que pour elle.
— Je n’en suis pas capable, Lauren. Pas ce soir. Je suis cassé, j’ai mal, et tu t’en fous trop pour me faire entendre ta voix.
Sean laissa encore s’écouler trente secondes dans l’espoir vain qu’elle réponde. Il entendait le sifflement de l’air alors que quelqu’un regonflait un pneu.
— Au revoir, chérie, dit-il d’une voix étranglée, avant de raccrocher.
Il demeura immobile un long moment, à écouter les derniers échos du chuintement de la pompe à air se mêler au silence retentissant qui s’abattait sur la cuisine et accélérait les battements de son cœur.
Cette pensée allait le torturer, il en était quasiment sûr. Peut-être toute la nuit et la journée du lendemain. Peut-être toute la semaine. Il avait enfreint le rituel. Il lui avait raccroché au nez. Et si, au moment où il reposait le combiné, elle avait voulu parler, prononcer son nom ?
Mon Dieu.
Cette image le poussa à se diriger vers la douche, ne serait-ce que pour y échapper, pour ne plus songer à Lauren debout dans cette cabine, la bouche entrouverte, les mots montant dans sa gorge.
Sean, s’apprêtait-elle peut-être à lui annoncer, je rentre.