26

Perdus dans l’espace

Dave et Val traversèrent la ville, puis franchirent la Mystic River avant d’arriver dans ce boui-boui de Chelsea où la bière, servie fraîche, ne coûtait presque rien, et où il n’y avait pas grand monde, sinon quelques vieux habitués ayant l’air d’avoir travaillé toute leur vie sur les docks, et quatre ouvriers du bâtiment en train de se disputer au sujet d’une certaine Betty qui, apparemment, avait des nichons fantastiques mais aussi un caractère de chien. Niché sous le Tobin Bridge, le bar tournait le dos à la Mystic River et semblait se trouver là depuis plusieurs décennies. À l’intérieur, tout le monde connaissait Val, visiblement. Le propriétaire, un homme d’une maigreur squelettique avec des cheveux d’un noir incroyable et une peau d’une blancheur tout aussi incroyable, s’appelait Henry. Il leur offrit les deux premières tournées.

Après avoir joué au billard un moment. Dave et Val s’installèrent dans un box avec un pichet de bière et deux verres de whisky. Les fenêtres étroites qui donnaient sur la rue avaient viré du doré à l’indigo, la nuit étant tombée dans l’intervalle – si vite que Dave en était presque perturbé. Mais presque seulement, car Val se révélait plutôt sympathique, quand on commençait à le connaître. Il raconta un tas d’anecdotes sur la prison et les cambriolages foireux, et si toutes faisaient froid dans le dos. Val n’en parvenait pas moins à les rendre drôles. Dave en vint à se demander ce que pouvait ressentir quelqu’un comme lui, inaccessible à la peur et plein d’assurance, mais aussi terriblement petit.

— Attends, j’en ai une autre. Dave. À l’époque. Jimmy était en taule, et nous, on tentait de rester quand même une équipe. On avait pas encore compris que si on réussissait à être des voleurs, c’était uniquement parce que Jimmy s’occupait de l’organisation pour nous. Tout ce qu’on avait à faire, c’était de l’écouter, de suivre ses ordres, et on pouvait être sûrs qu’y aurait pas d’embrouilles. Mais sans lui, on était plus bons à rien. Tiens, cette fois-là, on avait braqué un collectionneur de timbres. Après, on l’a ligoté dans son bureau, et moi, mon frère Nick et ce gamin, Carson Leverett, qui était même pas foutu de lacer ses godasses tout seul, on a pris l’ascenseur pour descendre. On était pas inquiets. On portait tous des costumes, histoire de se fondre dans le paysage. Et puis, cette nana est montée dans la cabine, et elle s’est à moitié étranglée. Nous, évidemment, on s’est bien demandé ce qui arrivait. Merde, on avait l’air respectables, non ? Je me suis tourné vers Nick, et là, je me suis rendu compte qu’il ouvrait des yeux comme des soucoupes, parce que cette espèce de débile profond de Carson portait toujours son masque. (Val, hilare, donna une grande claque sur la table.) Non, mais t’imagines ? Il avait encore son masque de Ronald Reagan ! Tu sais, celui avec le grand sourire, qu’on trouvait partout à ce moment-là ?

— Et aucun de vous n’avait rien remarqué ?

— Ben non. C’est bien ce que j’essaie de t’expliquer. Quand on est sortis du bureau. Nick et moi, on a enlevé les nôtres, et on est partis du principe que Carson avait enlevé le sien aussi. Ce genre de conneries, ça arrive tout le temps quand t’es sur un coup. T’es à cran, t’es pas super futé, tu penses qu’à te tirer, et résultat, tu passes à côté du truc le plus évident. Ça saute aux yeux, mais toi, t’es aveugle. (Il éclata de rire, puis vida son verre de whisky.) C’est pour ça qu’on a tant regretté Jimmy. Lui, il oubliait jamais un détail. Tu sais, on dit souvent qu’un bon quart-arrière a toujours une vision globale du terrain ? Ben pour Jimmy, c’était pareil, il voyait toujours l’ensemble du terrain quand on montait un casse. Il envisageait tout ce qui pouvait mal tourner. Ce gars-là, c’était un putain de génie.

— Pourtant, il s’est rangé.

— Mouais, fit Val en allumant une cigarette. À cause de Katie. Et après, à cause d’Annabeth. Pourtant, entre nous, je suis pas sûr que ça lui convienne, mais c’est comme ça. Des fois, les mecs grandissent. Ma première femme me répétait que c’était mon problème : je pouvais pas grandir. J’aime trop la nuit, tu comprends. Le jour, c’est bon pour roupiller.

— Moi, j’ai toujours cru que ce serait différent.

— Quoi ? Qu’est-ce qui serait différent ?

— De grandir. Je me figurais qu’une fois grand, on devait se sentir quelqu’un d’autre. Un adulte. Un homme.

— Et c’est pas le cas ?

Dave sourit.

— Si, des fois. Brièvement. Mais la plupart du temps, j’ai encore l’impression d’avoir dix-huit ans. Tu peux pas savoir le nombre de fois où je me réveille en pensant : « J’ai un gosse ? J’ai une femme ? Bon sang, j’ai rien vu arriver ! » (Dave avait la voix de plus en plus pâteuse, la sensation de flottement qu’il éprouvait devenait de plus en plus intense, car il n’avait rien dans le ventre, mais il avait besoin de s’expliquer. Il voulait montrer à Val qui il était, lui donner des raisons de l’apprécier.) J’ai toujours supposé qu’un jour, ce serait permanent. Tu vois ? Un matin, t’ouvres les yeux, et tu te sens adulte. Tu sens que tu maîtrises les choses, comme les pères de famille dans les vieux feuilletons télé.

— Ceux avec Ward Cleaver, tu veux dire ?

— Ouais, c’est ça. Ou même ceux avec les shérifs. Tiens. James Arness, des mecs de ce genre. Eux, c’étaient des hommes. Des vrais, et de façon permanente.

Val hocha la tête, puis but encore un peu de bière.

— Y a ce type en prison qui m’a dit un jour : « Le bonheur, c’est l’affaire d’un moment, et après, il s’en va jusqu’à la prochaine fois. Ça peut prendre des années pour qu’il revienne. Mais la tristesse… (Val lui adressa un clin d’œil.) Ben, la tristesse, elle s’installe en toi. » (Il écrasa sa cigarette.) Je l’aimais bien, ce type-là. Il disait toujours des trucs profonds. Bon, je vais me chercher un autre whisky, ajouta-t-il en se levant. T’en veux un ?

De la tête, Dave lui signifia que non.

— J’ai pas fini celui-là.

— Allez, vieux, lâche-toi un peu !

Dave leva les yeux vers le visage chiffonné et souriant en face de lui.

— O.K., dit-il enfin. D’accord.

— Super.

Val le gratifia d’une tape sur l’épaule avant de se diriger vers le comptoir.

En le regardant bavarder avec un des vieux dockers pendant qu’il attendait les boissons. Dave songea que tous les types réunis dans ce bar se savaient des hommes. Des hommes qui ne connaissaient pas le doute, des hommes qui ne remettaient jamais en cause le bien-fondé de leurs actes, des hommes qui ne se laissaient pas perturber par le monde extérieur ou par le rôle qu’on attendait d’eux.

C’était la peur, devina-t-il. C’était elle qui faisait la différence entre eux et lui. La peur s’était installée en lui quand il était tout jeune – et de façon permanente, comme cette tristesse dont parlait le copain de Val. Elle avait trouvé une place dans son cœur et n’en était plus jamais partie, si bien que depuis des années il avait toujours peur de se tromper, peur de courir à l’échec, peur de ne pas être assez intelligent, peur de ne pas être un bon mari ni un bon père, ni même un homme digne de ce nom. La peur était en lui depuis si longtemps qu’il n’était même pas certain de pouvoir se rappeler l’époque où il vivait sans elle.

Une voiture dehors balaya de ses phares l’entrée du bar, lui projetant une vive clarté blanche dans les yeux lorsque la porte s’ouvrit, et Dave cilla à plusieurs reprises, incapable de distinguer sur le seuil autre chose qu’une silhouette masculine. Le nouveau venu, assez corpulent, portait une sorte de blouson de cuir. Il ressemblait un peu à Jimmy, mais en plus costaud, en plus large d’épaules.

De fait, c’était bien Jimmy, constata Dave une fois la porte refermée, quand sa vue se fut de nouveau éclaircie. C’était bien Jimmy qui, vêtu d’un blouson de cuir noir sur un col roulé sombre et un pantalon de toile, le salua de la tête avant de rejoindre Val au comptoir. Il glissa quelques mots à l’oreille de son beau-frère, et après avoir jeté un coup d’œil à Dave, Val lui répondit.

Dave se sentait légèrement hébété. Le résultat de tout cet alcool sur un estomac vide, sans doute. Mais c’était aussi en rapport avec Jimmy, avec la façon dont il l’avait salué en entrant, le visage inexpressif et le regard pourtant déterminé. Et pourquoi paraissait-il aussi massif, comme s’il avait pris cinq ou six kilos depuis la veille ? Et qu’est-ce qu’il fabriquait à Chelsea, la veille de la veillée funèbre organisée pour sa fille ?

Enfin, Jimmy s’approcha, puis s’assit en face de lui à la place occupée par Val un peu plus tôt.

— Tout va comme tu veux ? demanda-t-il.

— Je suis un peu bourré, admit Dave. T’as grossi, ou quoi ?

Un sourire étrange se dessina sur les lèvres de Jimmy.

— Non.

— Ah bon ? C’est marrant, t’as l’air plus carré.

Jimmy haussa les épaules.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? reprit Dave.

— Oh, je viens souvent. Val et moi, on connaît Huey depuis des années. Depuis une éternité, à vrai dire. Mais tu bois pas, Dave ?

— Je me sens déjà bien parti, répondit Dave en prenant néanmoins son verre.

— Et alors ? Où est le problème ? répliqua Jimmy qui, constata soudain Dave, avait lui aussi un whisky à la main. (Il le leva pour trinquer.) À nos enfants.

— À nos enfants, articula Dave, de plus en plus déstabilisé, comme s’il avait glissé hors de la réalité pour pénétrer dans un rêve, un rêve où les visages étaient tous trop proches, où les voix semblaient monter du fond d’un égout.

Il venait de vider son verre d’un trait et grimaçait encore sous la brûlure de l’alcool, lorsque Val s’installa sur la banquette à côté de lui. Il passa un bras autour des épaules de Dave, avant de boire de la bière directement au pichet.

— J’ai toujours bien aimé ce bar, déclara-t-il.

— C’est tranquille, renchérit Jimmy. Au moins, ici, personne t’emmerde.

— Et dans la vie, c’est important qu’on t’emmerde pas, renchérit Val. Que personne vienne te faire chier, ou faire chier ta famille et tes amis. Pas vrai. Dave ?

— Absolument.

— Ce mec est trop marrant, reprit Val. Je t’assure, avec lui, t’es sûr de rigoler.

— Ah oui ? lança Jimmy.

— Ouais, répondit Val, qui pressa l’épaule de Dave. Hein, mon pote ?

 

Celeste était assise sur son lit dans la chambre d’hôtel où Michael regardait la télé. Elle avait placé le téléphone sur ses genoux, et sa main serrait le combiné.

Au cours des quelques heures passées avec Michael sur des chaises rouillées près de la minuscule piscine, elle avait commencé à se sentir toute petite et vide, comme si, en se regardant d’en haut, elle ne voyait qu’une créature mise au rebut, idiote, et – pire – déloyale.

Son mari. Elle avait trahi son mari.

Peut-être que Dave avait tué Katie. Oui, peut-être. Mais où avait-elle la tête lorsqu’elle en avait parlé à Jimmy, la dernière personne à qui elle aurait dû s’adresser ? Pourquoi n’avait-elle pas attendu, réfléchi encore un peu ? Pourquoi n’avait-elle pas envisagé une autre solution ? Parce qu’elle avait peur de Dave ?

Mais ce nouveau Dave apparu depuis quelques jours était une aberration, un produit du stress.

Peut-être qu’il n’avait pas tué Katie. Peut-être.

En tout cas, elle devait au moins lui accorder le bénéfice du doute jusqu’à ce que les choses soient clarifiées. Elle n’était pas certaine de pouvoir encore vivre avec lui, ni de vouloir exposer Michael à un quelconque danger, mais elle savait maintenant qu’elle aurait mieux fait d’aller trouver la police plutôt que Jimmy Marcus.

Avait-elle tenté de nuire à Dave ? Avait-elle espéré quelque chose en confiant ses soupçons à Jimmy ? Et auquel cas, quoi, au juste ? Parmi tous les gens vers qui elle pouvait se tourner, pourquoi avoir choisi Jimmy ?

Il y avait une foule de réponses possibles, mais aucune ne plaisait à Celeste. Elle souleva le combiné, puis composa le numéro des Marcus. Son poignet tremblait lorsqu’elle pensa : Répondez, je vous en prie. Oh, répondez-moi. Je vous en prie.

 

Le sourire sur le visage de Jimmy ne cessait de tanguer, de droite à gauche, de haut en bas, et Dave tenta de se concentrer sur le bar, mais il tanguait lui aussi comme un bateau ballotté sur une mer houleuse.

— Tu t’souviens de cette fois où on a emmené Ray Harris là-bas derrière ? demanda Val.

— Évidemment, répondit Jimmy. Ce bon vieux Ray.

— Ce gars-là, reprit Val en assenant de nouveau une claque sur la table devant Dave, c’était un sacré rigolo.

— Mouais, dit doucement Jimmy. C’est vrai, Ray était assez marrant. Il nous faisait rire, des fois.

— Presque tout le monde l’appelait Juste Ray, enchaîna Val, tandis que Dave essayait désespérément de comprendre de qui ils parlaient. Mais moi, je l’appelais Ray la Ferraille.

Jimmy claqua des doigts.

— Ah oui ! Je me rappelle. À cause de toutes ces pièces qu’il trimballait.

Val se pencha vers Dave pour lui glisser à l’oreille :

— Ce mec, tu le croisais n’importe quand, il avait toujours l’équivalent de dix dollars en monnaie. Personne savait pourquoi. C’est juste qu’il aimait bien avoir toute cette ferraille sur lui, des fois qu’il aurait à passer un coup de fil en Libye ou dans un putain de pays de ce style, je suppose. Bizarre, hein ? Bref, il se baladait les mains dans les poches, et il tripotait ses petites pièces toute la journée. Tu te rends compte ? Ce gars-là, c’était un voleur, et t’avais envie de lui dire : « Hé, tu crois qu’on va pas t’entendre arriver ? » Mais apparemment, il laissait son fric à la maison quand il était sur un coup. (Val soupira.) Mouais, un marrant, quoi.

Il ôta le bras qu’il avait passé sur les épaules de Dave, puis alluma une autre cigarette. La fumée monta vers le visage de Dave, lui effleura les joues et s’insinua dans ses cheveux. À travers, il voyait Jimmy l’observer de ce même air à la fois neutre et déterminé, et il y avait quelque chose de déplaisant dans ses yeux, quelque chose d’étrangement familier aussi.

C’était le même regard que celui de ce flic, comprit soudain Dave. Le sergent Powers. Ce regard qui semblait scruter l’âme. Et puis, le sourire reparut sur les lèvres de Jimmy, oscillant tel un dinghy sur une mer démontée, et Dave eut l’impression que son estomac suivait le mouvement.

Il déglutit à plusieurs reprises, avant d’inspirer profondément.

— T’es pas bien ? interrogea Val.

Dave leva une main. Si tout le monde se taisait, son malaise finirait par se dissiper.

— Si, si. Ça va.

— T’es sûr ? demanda Jimmy. T’es verdâtre, vieux.

À cet instant, le flot remonta en lui, et Dave sentit sa trachée se bloquer, pour se rouvrir presque aussitôt, alors que son front se couvrait de sueur.

— Oh, merde.

— Dave ?

— Je… je vais être malade, bredouilla-t-il, en proie à un nouveau haut-le-cœur. Sérieux.

— O.K., O.K., fit Val, qui se leva en hâte. Sors par la porte du fond. Huey apprécie pas trop d’avoir à récurer les chiottes. Tu piges ?

À grand-peine. Dave parvint à s’extraire du box, puis Val l’attrapa par les épaules pour le faire pivoter, de sorte qu’il put voir la porte tout au bout du bar, derrière la table de billard.

Il partit dans cette direction en s’efforçant de marcher droit, de bien poser un pied devant l’autre, mais le battant en face de lui avait tendance à pencher un peu. C’était une petite porte recouverte d’une peinture noire tout éraflée et écaillée. Soudain, Dave prit conscience de la chaleur qui régnait dans la salle. L’air épais, moite, l’oppressait tandis qu’il titubait vers la sortie. Enfin, il posa la main sur la poignée en cuivre dont la fraîcheur sous ses doigts le soulagea lorsqu’il la tourna.

La première chose qu’il vit, dehors, ce fut de l’herbe. Puis il découvrit l’eau. Il avança de quelques pas chancelants, surpris de voir combien l’endroit était obscur, et soudain, comme pour répondre à ses pensées, une ampoule s’alluma au-dessus de la porte, éclairant le bitume fendillé devant lui. Il entendait la rumeur de la circulation sur le pont au-dessus de sa tête, et peu à peu, la sensation de nausée reflua. Peut-être n’allait-il pas vomir, en fin de compte. Il avala une grande goulée d’air nocturne. Sur sa gauche se dressait une montagne de palettes en bois pourri et de casiers à homards rouillés, dont certains comportaient d’énormes trous aux bords déchiquetés, comme s’ils avaient été attaqués par des requins. Dave se demanda ce que de tels pièges pouvaient bien faire là, aussi loin à l’intérieur des terres, qui plus est au bord d’une rivière, avant de conclure qu’il était trop saoul de toute façon pour chercher une explication. Derrière cet empilement, il y avait un grillage tout aussi rouillé que les casiers à homards et envahi par les ronces. Un terrain vague s’étendait sur sa droite, recouvert de broussailles aussi hautes qu’un homme, dont certaines poussaient aussi à travers le revêtement craquelé de l’arrière-cour.

Un nouveau spasme contracta l’estomac de Dave, plus fort que les précédents, et cette fois il n’eut que le temps de s’approcher de l’eau et de baisser la tête avant de vomir dans les eaux huileuses de la Mystic un flot de bière, de Sprite et de peur mélangés. Il ne rendit que du liquide. Et pour cause, il ne se rappelait même pas la dernière fois où il avait mangé. Mais à peine avait-il régurgité ses boissons qu’il se sentait mieux. L’air nocturne rafraîchissait ses cheveux humides de sueur. Une légère brise soufflait, venue de la rivière. Il resta à genoux, au cas où il aurait un autre haut-le-cœur, mais il en doutait. Il était comme purifié.

Il leva les yeux vers le pont où les automobilistes bataillaient pour entrer dans la ville ou la quitter avec la même hâte exaspérée, sans se rendre compte qu’ils ne seraient vraisemblablement pas de meilleure humeur une fois arrivés chez eux. La moitié ressortirait aussitôt pour aller au supermarché, au bar, au vidéo-club, ou encore au restaurant – autant d’endroits où il leur faudrait de nouveau faire la queue. Et pourquoi ? Pourquoi fait-on ainsi la queue ? Pour aller où ? Et pourquoi, une fois parvenus à destination, n’est-on jamais aussi heureux qu’on pensait l’être ?

À cet instant, Dave remarqua sur sa droite un petit bateau à moteur amarré à une planche affaissée tellement minuscule qu’on ne pouvait guère la qualifier de ponton. Le bateau de Huey, songea-t-il, avant de sourire en imaginant cet individu d’une pâleur spectrale voguant sur les eaux grasses de la Mystic, le vent dans ses cheveux de jais.

Il tourna la tête, contempla un moment les palettes et les mauvaises herbes. Pas étonnant que les clients du bar sortent vomir ici. L’endroit était complètement isolé. À moins de se tenir sur l’autre rive avec des jumelles, il était impossible de l’apercevoir des alentours. Il était protégé sur trois côtés, et il y régnait un calme presque total, car la distance atténuait le bruit des voitures sur le pont, et les broussailles sur le terrain vague agissaient comme un filtre bloquant tout sauf les cris des mouettes et le clapotis de la rivière. Si Huey était malin, il nettoierait les lieux et construirait une terrasse pour attirer ici les premiers yuppies qui s’installaient à Admirai Hill, déterminés à faire de Chelsea un nouveau territoire à revaloriser, une fois réglé le sort d’East Bucky.

Dave cracha plusieurs fois puis, d’un revers de main, s’essuya la bouche. En se redressant, il décida de dire à Val et à Jimmy qu’il avait besoin de manger quelque chose avant de continuer à boire. Pas forcément un plat recherché, juste de quoi se caler l’estomac. Or, quand il se retourna, il découvrit les deux hommes près de la porte noire. Val à gauche, Jimmy à droite, leurs silhouettes se découpant sur le battant fermé, et Dave leur trouva un air bizarre, comme s’ils devaient livrer des meubles mais ne savaient pas trop où les poser parmi toutes ces broussailles.

— Z’êtes venu voir si j’étais pas tombé à l’eau, les mecs ? lança Dave.

L’ampoule au-dessus de la porte s’éteignit juste au moment où Jimmy se détachait du mur pour s’avancer vers lui. Forme plus sombre que la nuit, il s’approcha lentement, les lumières du pont se reflétant par intermittences sur son visage, blanc sur fond d’ombre.

— Non, je suis venu te parler un peu de Ray Harris, répondit Jimmy d’une voix si douce que Dave dut se pencher vers lui pour l’entendre. Ray Harris était un bon copain. Dave. Il me rendait visite quand j’étais en taule. Il allait souvent voir si Marita. Katie et ma mère avaient besoin de quelque chose. Je pensais que c’était par amitié, mais en réalité, il se sentait coupable. Mouais, il se sentait coupable de m’avoir balancé aux flics qui l’avaient coincé. Et crois-moi, il en était pas fier. Pourtant, au bout de quelques mois, il s’est produit un truc bizarre. (Jimmy s’arrêta devant Dave, la tête légèrement inclinée.) J’ai découvert que j’aimais bien Ray. Je veux dire, j’appréciais vraiment sa compagnie. Quand il venait à la prison, on parlait de sport, on parlait de Dieu, des bouquins, de nos femmes, de nos gosses, de politique, et j’en passe. Ray était le genre de gars capable de parler de tout. Parce qu’il s’intéressait à tout. C’est rare. Et puis, un jour, ma femme est morte. Un gardien est venu m’annoncer dans ma cellule : « Désolé, votre femme est morte hier soir à huit heures et quart. C’est fini. » C’était déjà terrible, mais ce qui m’a complètement foutu en l’air, c’est qu’elle ait dû affronter ça toute seule. Oh, je sais ce que tu vas me dire, on est toujours tout seul au moment de mourir. C’est vrai. Le grand saut, on le fait tout seul. Sauf que ma femme avait un cancer de la peau. Les six derniers mois de sa vie n’ont été qu’une lente agonie. Et j’aurais pu me trouver auprès d’elle. J’aurais pu l’aider. Pas à mourir, non, juste à s’y préparer. Mais je n’étais pas là. Pourquoi ? Parce que Ray, un type que j’aimais bien, nous avait privés de la possibilité d’être ensemble.

Dave voyait un petit bout de rivière bleu foncé – parcourue de scintillements sous les lumières en provenance du pont – se refléter dans les pupilles de Jimmy.

— Pourquoi tu me racontes ça, Jimmy ?

Celui-ci indiqua un point derrière l’épaule gauche de Dave.

— J’ai obligé Ray à s’agenouiller là-bas, et je l’ai abattu de deux balles. Une dans la poitrine, l’autre dans la gorge.

À son tour, Val s’écarta du mur près de la porte pour s’approcher de Dave par la gauche, marchant sans se presser, les hautes herbes formant comme un écran derrière lui. Dave sentit sa gorge se dessécher, son estomac se nouer.

— Hé, Jimmy, je sais pas ce que…

— Ray m’a supplié, l’interrompit Jimmy. Il m’a dit qu’on était copains. Il m’a dit qu’il avait un fils. Il m’a dit qu’il avait une femme, et qu’elle était enceinte. Il m’a dit qu’il partirait, que je n’entendrais plus jamais parler de lui. Il m’a supplié de le laisser vivre pour que le bébé puisse connaître son père. Il m’a dit aussi qu’il savait quel genre d’homme j’étais, que je n’avais pas envie de faire ça. (Jimmy tourna la tête vers le pont.) Et moi, j’aurais voulu lui répondre que j’aimais ma femme, qu’elle était morte, que je le tenais pour responsable de ce qui était arrivé, et que de toute façon, en règle générale, on ne balance pas ses copains aux flics quand on tient à la vie. Mais je n’ai pas prononcé un mot. Dave. Je pouvais pas, je chialais trop. T’imagines même pas à quel point c’était pathétique. Il pleurait comme un veau, je pleurais comme un veau. C’est tout juste si je le voyais encore devant moi.

— Pourquoi tu l’as tué, alors ? demanda Dave, une note d’urgence désespérée dans la voix.

— Je viens de te l’expliquer, répondit Jimmy comme s’il s’adressait à un môme. Pour une question de principe. À vingt-deux ans, je me retrouvais veuf avec une gamine de cinq ans sur les bras. Je n’avais pas été là pour ma femme pendant les deux dernières années de sa vie. Et ce connard de Ray n’avait pas le droit d’ignorer la règle numéro un dans ce métier : on ne donne pas ses amis.

— C’est ce que tu crois que j’ai fait, Jimmy ? Réponds-moi.

— Quand j’ai tué Ray, enchaîna Jimmy, je me suis senti, comment dire, complètement absent de moi-même. J’avais l’impression que Dieu me regardait lester le corps de Ray, puis le jeter dans la Mystic. Et Dieu se contentait de soupirer. Il n’était pas vraiment en colère, non. Plutôt dégoûté, mais pas du tout surpris, tu comprends ? Un peu comme si ton chiot avait chié sur le tapis. Je me rappelle encore, je me tenais juste là, derrière toi, et Ray s’enfonçait petit à petit dans la rivière. C’est sa tête qui a disparu en dernier, et à ce moment-là, je me suis souvenu que tout gosse, je croyais que si on nageait jusqu’au fond de n’importe quelle étendue d’eau, il suffirait de pousser un bon coup pour ressortir dans l’espace de l’autre côté. Je veux dire, c’est comme ça que je me représentais le globe, tu comprends ? Et moi, j’en émergeais, je découvrais tout cet espace, ces étoiles et ce ciel noir autour de moi, et pouf, je tombais. C’était une chute interminable, une dérive d’un million d’années dans les ténèbres et dans le froid. Alors, à l’instant où Ray a coulé, c’est ce que j’ai imaginé. Qu’il continuerait à descendre jusqu’à ce qu’il ressorte par un trou dans la planète et se perde dans l’espace.

— Je sais à quoi tu penses, Jimmy, mais tu te trompes. Tu penses que j’ai tué Katie, hein ? C’est ça ?

— Tais-toi.

— Non ! s’écria Dave en remarquant soudain l’arme dans la main de Val. J’ai rien à voir avec la mort de Katie.

Ils vont me tuer, comprit-il. Oh, mon Dieu. La mort, on devrait pouvoir s’y préparer. On ne sort pas d’un bar parce qu’on a envie de vomir, pour découvrir brusquement que tout est fini. Non. Je suis censé rentrer chez moi. Je suis censé recoller les morceaux avec Celeste. Je suis censé m’acheter quelque chose à manger.

Jimmy fouilla dans la poche de son blouson, dont il retira un couteau. Sa main tremblait légèrement lorsqu’il déplia la lame. Son menton et sa lèvre supérieure aussi, s’aperçut Dave. Alors, il y avait de l’espoir. Surtout, ne pas se laisser paralyser par la peur. Il y avait de l’espoir.

— Le soir où Katie a été assassinée, t’es rentré chez toi couvert de sang. Dave. T’as donné deux versions différentes de la façon dont tu t’es bousillé la main, et ta voiture a été aperçue sur le parking du Last Drop à l’heure où Katie en est sortie. T’as menti aux flics comme t’as menti à tout le monde.

— Jimmy ? Regarde-moi. S’il te plaît, regarde-moi.

Mais Jimmy garda les yeux rivés au sol.

— O.K. Jimmy, c’est vrai, j’avais du sang sur moi. J’ai dérouillé quelqu’un. Jimmy. Je l’ai salement dérouillé.

— Oh, l’histoire du type qui voulait te prendre ton portefeuille, c’est ça ?

— Non. C’était un pédophile. Il avait fait monter ce gosse dans sa voiture. C’était un vampire, Jim. Il empoisonnait ce môme.

— Ah, c’était pas une agression, donc. T’as vu un mec qui, si je comprends bien, voulait s’envoyer un gosse. Bien sûr, Dave. Et tu l’as tué, ce salopard ?

— Oui. Enfin, on l’a tué. Moi et… moi et le Petit Garçon.

Dave n’avait absolument pas prévu de dire ça. Il n’avait jamais mentionné le Petit Garçon. Il ne pouvait pas. Les gens n’auraient pas compris. Mais peut-être était-ce la peur qui lui avait dicté les mots, le besoin de montrer à Jimmy l’intérieur de son crâne, de lui prouver que, d’accord, c’était la pagaille là-dedans, mais bon, il était toujours Dave Boyle. Et Dave Boyle n’était pas du genre à tuer un innocent.

— Alors, toi et ce pauvre gosse maltraité, vous avez…

— Non, l’interrompit Dave.

— Non quoi ? Tu m’as dit que toi et ce petit garçon…

— Non, non. Laisse tomber. Des fois, tout se mélange dans ma tête. Je…

— O.K., coupa Jimmy. T’as tué ce tordu. Et tu veux bien m’en parler à moi, mais pas à ta femme ? C’est pourtant la première personne à qui t’aurais dû te confier, non ? En particulier hier soir, quand elle t’a avoué qu’elle avait des doutes sur ton histoire d’agression. C’est vrai, quoi, pourquoi ne pas lui en parler à elle ? La mort d’un pédophile, ça ne dérange pas vraiment les gens, Dave. Ta femme te soupçonne d’avoir assassiné ma fille. Et tu voudrais me faire croire que tu préfères encore qu’elle te pense coupable du meurtre de Katie plutôt que de celui d’un violeur de gosses ? Je voudrais que tu m’expliques, là, Dave.

Je l’ai tué parce que j’avais peur de devenir comme lui, aurait voulu répondre Dave. En mangeant son cœur, j’avais la possibilité d’absorber son esprit, de l’anéantir. Mais je ne peux pas te révéler ça. Je ne peux pas te l’avouer. Aujourd’hui, je le sais, j’ai juré qu’il n’y aurait plus de secrets. Mais il y en a un que je dois garder à tout prix, quel que soit le nombre de mensonges nécessaires pour le protéger.

— Vas-y, Dave, je l’écoute. Explique-moi pourquoi tu ne pouvais pas raconter la… hum, vérité à ta femme ?

Mais la seule chose que Dave trouva à dire fut :

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas ? O.K. Donc, dans ce conte de fées, toi et ce gosse – c’est qui, au fait ? Toi quand t’étais plus jeune ? –, vous…

— Non, c’était juste moi. J’ai tué la créature sans visage.

— La quoi ? s’écria Val.

— Le type. Le violeur. Je l’ai tué. Moi. Moi, et moi seul. Sur le parking du Last Drop.

— À ma connaissance, on n’a pas retrouvé de cadavre près du Last Drop, objecta Jimmv, qui jeta un coup d’œil à Val.

— Tu veux vraiment laisser cet enfoiré s’expliquer, Jimmy ? gronda Val. Qu’est-ce que tu fous, bordel ?

— Non, c’est la vérité, affirma Dave. Je le jure sur la tête de mon fils. J’ai mis le type dans le coffre de sa voiture. J’ignore ce qui est arrivé à cette bagnole, mais je l’ai fait, je le jure devant Dieu. Je veux revoir ma femme, Jimmy. Je veux vivre ma vie. (Dave leva les yeux vers le pont, entendit le bruit des pneus qui s’éloignaient, aperçut le reflet des phares jaunes qui se fondaient en un ruban lumineux.) Jimmy ? Je t’en prie, ne m’enlève pas ça.

Quand Jimmy le regarda de nouveau. Dave vit la mort sur ses traits. Elle était en lui tels les loups. Et Dave aurait voulu posséder suffisamment de courage pour l’affronter. Mais il ne le pouvait pas. Il ne pouvait pas envisager de mourir. Il se tenait là -juste là, les pieds sur le bitume, avec son cœur qui diffusait le sang dans son organisme, avec son cerveau qui envoyait des messages à ses nerfs, ses muscles et ses organes, avec ses glandes surrénales grandes ouvertes –, et d’une seconde à l’autre, une lame allait s’enfoncer dans sa poitrine. Et avec la douleur viendrait la certitude que sa vie – sa vie entière, sa vue, sa capacité de manger, de faire l’amour, de rire, de toucher et de sentir – s’achevait. Non, c’était au-dessus de ses forces. Il supplierait Jimmy. Oh oui. Il ferait tout ce que voulait Jimmy, du moment que celui-ci ne le tuait pas.

— Je crois que t’es monté dans cette voiture il y a vingt-cinq ans, Dave, et que quelqu’un d’autre est revenu à ta place, reprit Jimmy. Je crois que ça t’a bousillé le cerveau, un truc comme ça. Elle avait dix-neuf ans, Dave, tu sais. Et elle n’avait rien contre toi. Au contraire, elle t’aimait bien, figure-toi. Et toi, tu l’as tuée ? Pourquoi, Dave ? Parce que t’es un raté ? Parce que tu ne supportes pas la beauté ? Parce que je ne suis pas monté dans cette bagnole avec toi ? Pourquoi, hein ? Dis-le-moi, Dave. Dis-moi juste, ça. Dis-le-moi, et je te laisse vivre.

— Non ! s’écria Val. Jimmy ? Non. Merde, t’éprouves de la pitié pour cette espèce de fumier ? Écoute…

— Ta gueule. Val ! répliqua son beau-frère, le doigt tendu vers lui. Je t’ai confié la responsabilité de toute l’organisation quand je suis parti en taule, et toi, tu l’as flinguée. Aujourd’hui, malgré tout ce que je t’ai donné, aujourd’hui t’es bon qu’à jouer les gros bras et à vendre de la putain de dope ! Alors, t’avise pas de me donner des conseils, O.K. ? Surtout, la ramène pas. Val.

Celui-ci se détourna, puis envoya un coup de pied dans les broussailles tout en marmonnant dans sa barbe.

— Dis-le-moi, Dave, répéta Jimmy en reportant son attention sur lui. Mais ne me ressers pas tes conneries au sujet de ce type qui aimait trop les mômes, parce que ce soir, les conneries, j’en ai ma claque. Tu comprends ? Alors, dis-moi la vérité. Et si tu me sors encore un bobard, je te plante cette lame dans le ventre sans la moindre hésitation.

Jimmy inspira à plusieurs reprises. Il maintint quelques instants le couteau devant le visage de Dave, puis le glissa entre sa ceinture et son pantalon, au-dessus de sa hanche droite, avant d’écarter les deux mains.

— Je te laisserai vivre, Dave. Dis-moi juste pourquoi tu l’as tuée. T’iras en taule, c’est sûr. Mais tu vivras. Tu respireras.

Dave en conçut un tel soulagement qu’il faillit remercier Dieu à haute voix. Il aurait voulu embrasser Jimmy. Trente secondes plus tôt, il se sentait submergé par le désespoir le plus sombre. Il était prêt à tomber à genoux, à implorer Jimmy, à lui crier : « Je ne veux pas mourir. Je ne suis pas prêt. Je ne suis pas prêt à partir. Je ne sais pas ce qu’il y a de l’autre côté. Je ne crois pas que ce soit le paradis. Je ne crois pas que ce soit la lumière. Je crois qu’il y a juste un néant obscur et glacé. Comme ton trou dans la planète, Jim. Et je ne veux pas me retrouver seul dans le néant, seul face à des années, des siècles même de néant glacial. Je ne veux pas dériver seul, tout seul… »

À présent, cependant, il avait la possibilité de vivre. Il lui suffisait de mentir. De se lancer, de prononcer les mots que Jimmy voulait entendre. Il serait injurié. Il serait probablement frappé. Mais il vivrait. Il le voyait dans les yeux de Jimmy. Jimmy ne mentait pas. Les loups étaient partis, et tout ce qui restait, c’était un homme avec un couteau qui avait besoin d’une réponse, un homme qui croulait sous le poids de toutes ses questions, qui pleurait une enfant disparue à jamais.

Je reviendrai vers toi, Celeste. On se construira une existence meilleure. C’rois-moi. Et il n’y aura plus de mensonges, je te le promets. Plus de secrets. Mais je vais devoir mentir une dernière fois, et ce sera le pire mensonge de toute ma vie de menteur, parce que je ne peux pas avouer la pire des vérités. Je préfère encore lui laisser croire que j’ai assassiné sa fille plutôt que de lui révéler pourquoi j’ai tué ce pédophile. Si je mens, c’est pour la bonne cause. Celeste. Pour racheter à Jimmy nos vies.

— Dis-le-moi, répéta Jimmy.

Alors, Dave choisit de rester aussi près que possible de la vérité.

— Quand je l’ai vue au McGills ce soir-là, elle m’a rappelé ce rêve que j’avais eu.

— Sur quoi ?

— La jeunesse, répondit Dave.

Jimmy baissa la tête.

— Je ne me souviens pas d’en avoir eu une, reprit Dave. Et elle, c’était le rêve devenu réalité. Du coup, j’ai disjoncté.

Chacune de ses paroles lui coûtait, il souffrait de déchirer ainsi Jimmy, mais il voulait juste rentrer chez lui, s’éclaircir les idées et voir sa famille, et s’il fallait en passer par là pour y parvenir, il irait jusqu’au bout. Il réussirait à arranger les choses. Et d’ici un an, quand le vrai meurtrier aurait été arrêté et jugé. Jimmy comprendrait pourquoi il avait été obligé d’agir de cette façon.

— Une partie de moi n’est jamais ressortie de cette voiture, Jim. T’as raison. C’est un autre Dave qui est revenu dans le quartier, un garçon habillé comme lui, mais qui n’était pas lui. Le vrai Dave est toujours au fond de cette cave, tu comprends ?

Jimmy opina, et lorsqu’il releva la tête, Dave vit qu’il avait les yeux brillants, embués et emplis de compassion, peut-être même d’amour.

— Alors, c’était à cause du rêve ? chuchota-t-il.

— Oui, c’était à cause du rêve, répéta Dave.

Son mensonge l’emplit soudain d’un froid terrible qui se propagea dans tout son estomac, au point qu’il songea à le mettre sur le compte de la faim, puisqu’il avait vidé ses entrailles quelques minutes plus tôt dans la Mystic River. Pourtant, c’était une sensation différente de tout ce qu’il avait éprouvé jusque-là. Un froid saisissant. Un froid tellement glacial qu’il en devenait presque chaud. Brûlant, même. À présent, c’était une véritable traînée de feu qui remontait de son bas-ventre jusqu’à sa poitrine, chassant l’air de ses poumons.

Du coin de l’œil, il vit Val Savage faire un bond en criant :

— Voilà ! C’est ça dont je te parlais !

De nouveau, Dave se concentra sur le visage de Jimmy. Celui-ci, dont les lèvres bougeaient à la fois trop vite et trop lentement, déclara :

— C’est ici qu’on enterre nos péchés, Dave. C’est ici qu’on les lave.

Dave s’assit en regardant le sang s’écouler de son corps et tremper son pantalon. Le flot s’échappait en continu, et lorsque Dave y porta la main, il sentit sous ses doigts une crevasse ouverte sur toute la largeur de son abdomen.

Tu as menti, dit-il.

Jimmy se pencha vers lui.

— Quoi ?

Tu as menti.

— T’as vu ? Ses lèvres remuent, intervint Val. Il bouge les lèvres.

— Je ne suis pas aveugle, Val.

À cet instant seulement, Dave eut une révélation, sans doute la révélation la plus odieuse à laquelle il ait jamais été confronté. Elle s’imposa à lui de façon brutale, impitoyable, indifférente. « Je suis en train de mourir, disait-elle. Je ne peux pas revenir en arrière. Je ne peux pas tricher ni m’échapper. Je ne peux plus essayer de sauver ma peau ni me cacher derrière mes secrets. Je ne peux pas espérer de pitié. La pitié de qui ? Tout le monde s’en fout. Tout le monde s’en fout, sauf moi. Moi, je ne m’en fous pas. Oh non, pas du tout. Et ce n’est pas juste. Je ne suis pas capable d’affronter seul ce néant. Je vous en prie, ne me laissez pas partir seul. Je vous en prie, réveillez-moi. Je veux me réveiller. Je veux te sentir, Celeste. Je veux sentir tes bras. Je ne suis pas prêt. »

Il s’efforça de fixer son regard sur Jimmy, qu’il vit prendre un objet dans la main de Val, puis quelque chose se posa sur son front. C’était frais. Un petit cercle de fraîcheur, de douceur et de soulagement au milieu de ce brasier qui le consumait.

Attends ! Non. Non, Jimmy ! Je sais ce que c’est. J’aperçois la détente. Fais pas ça, oh non. Fais pas ça. Regarde-moi. Fais pas ça. Jimmy. Je t’en prie. Si tu m’emmènes à l’hôpital maintenant, je m’en sortirai. Ils trouveront un moyen de réparer les dégâts. Oh mon Dieu Jimmy fais pas ça avec ton doigt fais pas ça j’ai menti j’ai menti je t’en prie me prive pas de ma vie je t’en prie fais pas ça je suis pas prêt à recevoir une balle dans la tête. Personne est jamais prêt pour ça. Personne. Je t’en prie fais pas ça.

Jimmy laissa retomber son arme.

Merci, songea Dave. Merci, merci.

Allongé sur le dos, il vit les flèches de lumière sur le pont traverser en scintillant la nuit noire. Merci, Jimmy. À partir de maintenant, je serai quelqu’un de bien. Tu m’as appris quelque chose. C’est vrai. Et je te dirai ce que c’est dès que j’aurai repris mon souffle. Je serai un bon père. Je serai un bon mari. Je le promets. Je jure…

— O.K., lança Val. C’est fini.

Jimmy baissa les yeux vers le corps de Dave, regarda le canyon qu’il lui avait ouvert dans l’abdomen, le trou laissé par la balle qu’il lui avait tirée dans le front. Il se déchaussa et ôta son blouson. Ensuite, il enleva son col roulé ainsi que le pantalon de toile éclaboussé de sang. Il se débarrassa aussi du survêtement en nylon qu’il portait en dessous et l’ajouta à la pile de vêtements près de Dave. Il entendit derrière lui Val placer les parpaings et la chaîne dans le bateau de Huey, puis revenir avec le grand sac-poubelle vert. Sous le survêtement, Jimmy était habillé d’un T-shirt et d’un jean, et Val retira du sac en plastique une paire de chaussures qu’il donna à son beau-frère. Celui-ci les enfila, avant de vérifier que ni le T-shirt ni le pantalon n’étaient souillés. Le survêtement lui-même était à peine taché.

Il s’accroupit près de Val, fourra les vêtements dans le sac, puis emporta couteau et revolver sur le minuscule débarcadère, d’où il les envoya l’un après l’autre au milieu de la Mystic River. Il aurait pu les placer avec ses habits et les jeter du bateau plus tard, en même temps que le corps de Dave, mais pour une raison qui lui échappait, il avait besoin d’agir maintenant, de sentir son bras fendre l’air et de voir les armes s’élever en tournoyant, décrire un arc de cercle puis tomber à l’eau dans un petit jaillissement d’écume, et disparaître.

Un instant plus tard, il s’agenouillait sur la rive. Le vomi de Dave avait été depuis longtemps emporté par le courant, et Jimmy plongea ses mains ensanglantées dans la rivière huileuse et polluée. Parfois, en rêve, il effectuait ce même geste – celui de se laver les mains dans la Mystic – quand la tête de Juste Ray Harris émergeait à la surface.

Et Juste Ray disait toujours la même chose :

— Tu ne peux pas aller plus vite que le train.

— Euh, non, répondait Jimmy, perplexe. Personne ne le peut.

Un sourire se dessinait sur les lèvres de Juste Ray, qui disait aussi, en s’enfonçant de nouveau :

— Toi encore moins que les autres, Jimmy. Il y avait treize ans qu’il faisait le même rêve, treize ans que la tête de Ray émergeait de l’eau, et Jimmy n’avait toujours pas la moindre idée de ce qu’il entendait par là.