Content de te revoir, moi aussi
Dave ramenait Michael de l’école lorsque, au détour d’un virage, il aperçut Sean Devine et un autre type appuyés contre la carrosserie d’une berline noire garée devant chez les Boyle. La voiture était équipée de plaques du gouvernement et de suffisamment d’antennes attachées au coffre pour assurer des transmissions jusqu’à Vénus, et un seul coup d’œil au compagnon de Sean, malgré les quinze mètres qui les séparaient, suffit à Dave pour déterminer qu’il était flic, lui aussi. Il avait cette façon caractéristique de relever le menton et de se tenir en appui sur ses talons tout en ayant l’air prêt à s’élancer. Sans compter que la coupe en brosse sur un homme d’environ quarante-cinq ans, plus les lunettes d’aviateur cerclées d’or, permettaient de l’identifier à coup sûr.
Serrant plus fort la main de son fils. Dave eut l’impression que la lame d’un couteau plongé dans l’eau glacée lui transperçait la poitrine. Il faillit s’arrêter, ses pieds tentèrent de s’immobiliser sur le trottoir, mais une force plus puissante que sa volonté le poussait à avancer, et il espéra de tout cœur que ses mouvements avaient l’air normaux, fluides. Sean tourna la tête dans sa direction, le regard indifférent au début, puis s’animant soudain quand il croisa celui de Dave.
Les deux hommes sourirent en même temps
— Dave à pleine puissance, Sean sans retenue particulière non plus –, et Dave fut surpris de voir ce qui ressemblait à une expression de plaisir sincère sur le visage de Sean.
— Dave Boyle, lança Sean en s’avançant vers lui, la main tendue. Ça fait combien de temps ?
Dave lui serra la main, puis éprouva un autre tressaillement de surprise lorsque Sean lui assena une bonne bourrade sur l’épaule.
— Depuis ce soir-là au Tap, non ? répondit Sean. Il y a quoi, six ans ?
— Mouais, à peu près. T’as l’air en forme, vieux.
— Et toi ? Qu’est-ce que tu deviens ?
Au moment où il posait la question, Dave eut conscience d’une sensation de chaleur dans tout son corps, que son cerveau lui dicta de refouler au plus vite.
Mais pourquoi ? Ils étaient si peu nombreux désormais, parmi ceux de son époque, à vivre encore ici. Et il n’y avait pas que les vieux poncifs – prison, drogues, forces de police – qui expliquaient leur départ. La banlieue avait absorbé pas mal de gens de leur âge, et d’autres États aussi, à cause de ce désir de devenir comme tout le monde, de former un grand pays de golfeurs, de clients des galeries marchandes, de dirigeants d’entreprise avec des épouses blondes et des écrans de télé grand format.
Non, ils n’étaient plus très nombreux, et Dave ressentit un mélange de fierté, de joie et de chagrin étrange en serrant la main de Sean, au souvenir de ce jour où dans le métro Jimmy avait sauté sur les rails, et de ces samedis-là, qui semblaient proclamer alors : « Tout est possible. »
— Ça va, répondit Sean. (Il paraissait sincère, et pourtant, Dave crut voir vaciller son sourire.) Et qui est ce bonhomme ? ajouta-t-il en se penchant vers Michael.
— Mon fils, déclara Dave. Michael.
— Salut, Michael. Ravi de te connaître.
— Salut.
— Je m’appelle Sean, et je suis un vieux, très vieux copain de ton papa.
À ces mots, une lueur brilla dans le regard de Michael. Sean possédait une voix remarquable, semblable à celle des bandes-annonces de films, et le visage de Michael s’éclaira aussitôt ; peut-être se racontait-il déjà l’histoire de son père et de cet inconnu grand et sûr de lui qui, quand ils étaient gosses, jouaient dans ces mêmes rues et avaient les mêmes rêves d’avenir que lui et ses amis aujourd’hui.
— Ravi de vous connaître, répéta Michael.
— Tout le plaisir est pour moi. (Sean serra la main de l’enfant, puis se redressa.) T’as un beau petit garçon, Dave. Comment va Celeste ?
— Bien, bien, répondit Dave en s’efforçant de se remémorer le nom de la femme que Sean avait épousée, mais se rappelant seulement qu’ils s’étaient rencontrés à la fac. Laura ? Erin ?
— Tu lui diras bonjour de ma part, d’accord ?
— Entendu. Alors, toujours dans les forces d’État ?
Dave plissa les yeux au moment où le soleil émergeait de derrière un nuage et se reflétait sur le coffre noir lustré de la berline.
— Mouais. À propos, je te présente le sergent Powers, Dave. Mon patron. De la brigade criminelle.
Les deux hommes échangèrent une poignée de main, tandis que le dernier mot semblait résonner dans l’air entre eux. Criminelle.
— Comment allez-vous ?
— Bien, monsieur Boyle. Et vous ?
— Ça va.
— T’aurais une minute, Dave ? demanda Sean. On aimerait te poser deux ou trois questions.
— Euh, oui. Qu’est-ce qui se passe ?
— Est-ce qu’on pourrait monter chez vous, monsieur Boyle ? lança le sergent Powers en inclinant la tête en direction de l’immeuble de Dave.
— D’accord, pas de problème. (Dave prit de nouveau Michael par la main.) Suivez-moi, les gars.
Alors qu’ils se dirigeaient vers l’escalier, Sean déclara, en passant devant l’appartement de McAllister :
— J’ai entendu dire que les loyers augmentaient même ici.
— Même ici, oui, confirma Dave. À ce train-là, on va bientôt devenir comme le Point, avec un magasin d’antiquités à chaque coin de rue.
— M’en parle pas ! s’exclama Sean en riant. Tu te souviens de la maison de mes parents ? Ils l’ont divisée en appartements de luxe.
— Sérieux ? répliqua Dave. Mince, c’était une sacrée belle baraque.
— Evidemment, mon père a vendu avant que les prix flambent.
— Et maintenant, ce sont des apparts ? reprit Dave, dont la voix résonna dans la cage d’escalier étroite. (Il remua la tête.) Les yuppies qui ont acheté ont sûrement payé par unité l’équivalent de ce que la vente a rapporté à ton paternel…
— Sûrement, oui, répondit Sean. Mais qu’est-ce qu’on peut y faire, hein ?
— Sais pas, mais il doit y avoir moyen de les arrêter. De les renvoyer d’où ils viennent, eux et leurs foutus téléphones portables. Tu sais ce que m’a dit un copain l’autre jour. Sean ? « Ce qu’y faudrait à ce quartier de merde, c’est une bonne petite vague de criminalité. » Je cite. (Dave éclata de rire.) Au moins, ça ramènerait les prix de l’immobilier à la normale. Les loyers aussi. Non ?
— Si des gamines continuent à se faire assassiner dans Pen Park, monsieur Boyle, intervint le sergent Powers, vous n’allez pas tarder à voir votre vœu se réaliser.
— Oh, ce n’est pas ce que je souhaite, protesta Dave.
— Je m’en doute, répliqua Whitey.
— T’as dit un gros mot, Pa, lança Michael d’un ton réprobateur.
— Désolé, Mike. Je ne recommencerai plus.
Par-dessus son épaule. Dave adressa un clin d’œil à Sean avant d’ouvrir la porte de son appartement.
— Votre femme est à la maison ? demanda le sergent Powers en entrant.
— Hein ? Euh, non. Non, elle n’est pas là. Hé, Mike, occupe-toi de tes devoirs, d’accord ? Il va bientôt falloir qu’on aille chez oncle Jimmy et tante Annabeth.
— Oh, non. Je…
— Mike ? (Dave baissa les yeux vers son fils.) Monte dans ta chambre. Ces messieurs et moi, on doit parler.
Son fils prit cet air désolé qui vient aux enfants quand ils sont exclus des conversations adultes, et il s’éloigna en direction de l’escalier, les épaules voûtées, traînant les pieds comme s’il avait des blocs de glace attachés aux chevilles. Puis, soupirant à la manière de sa mère, il gravit lentement les marches.
— Ça doit être universel, commenta le sergent Powers en s’asseyant sur le canapé du salon.
— Quoi ?
— Ce truc qu’il fait avec ses épaules. À son âge, mon gamin avait exactement la même attitude chaque fois qu’on l’envoyait au lit.
— Ah oui ? lança Dave, qui s’installa dans le fauteuil de l’autre côté de la table basse.
Pendant une bonne minute, les trois hommes s’entre-regardèrent, les sourcils haussés, dans l’expectative.
— T’as appris ce qui est arrivé à Katie Marcus ? demanda enfin Sean.
— Bien sûr, répondit Dave. J’étais chez eux ce matin. Celeste y est encore. Nom de Dieu, Sean… Je veux dire, c’est l’horreur.
— Aucun doute, approuva le sergent Powers.
— Vous avez coincé le meurtrier ? s’enquit Dave.
Il massait machinalement sa main droite enflée avec sa paume gauche lorsqu’il se rendit soudain compte de son geste. S’efforçant de paraître le plus détendu possible, il glissa les deux mains dans ses poches.
— On y travaille, répondit le sergent. Vous pouvez nous croire, monsieur Boyle.
— Comment réagit Jimmy ? interrogea Sean.
— Difficile à dire. (Dave se tourna vers Sean, heureux de détacher son regard de celui du sergent, qu’il trouvait déplaisant, comme si le policier essayait de le sonder jusqu’au fond de son âme, de découvrir tous les mensonges qu’il avait pu raconter dans toute sa foutue vie – tous, jusqu’au premier.) Tu connais Jimmy, ajouta-t-il.
— Pas vraiment. Plus maintenant.
— Eh bien, il garde toujours tout pour lui, expliqua Dave. Il n’y a aucun moyen de savoir ce qui se passe dans sa tête.
Sean acquiesça.
— En fait. Dave, on est venus…
— Je l’ai vue, l’interrompit Dave. J’ignore si vous êtes au courant.
De nouveau, il se concentra sur Sean, qui ouvrit les mains, attendant la suite.
— Ce soir-là, reprit Dave. Le soir où elle est morte, j’imagine, je l’ai vue au McGills.
Les deux policiers échangèrent un coup d’œil, puis Sean se pencha en avant, fixant Dave d’un regard amical.
— À vrai dire, Dave, c’est ce qui nous amène aujourd’hui. Ton nom est apparu sur la liste des clients qui étaient au McGills samedi soir – du moins, dans la mesure où le barman s’en souvient. D’après ce qu’on a compris, Katie s’est donnée en spectacle.
Dave opina.
— Avec une de ses copines, elles ont dansé sur le comptoir.
— Elles avaient pas mal picolé, hein ? fit le sergent Powers.
— Oui, mais…
— Mais quoi ?
— Mais c’était plutôt inoffensif. Elles dansaient, c’est vrai, mais elles ne se déshabillaient pas ni rien. Elles étaient juste, ben, comme des gamines de dix-neuf ans. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Le bar qui sert des gamines de dix-neuf ans est bon pour perdre sa licence un sacré bout de temps, répliqua le sergent Powers.
— Ça ne vous est jamais arrivé ? demanda Dave.
— De ?
— D’entrer dans un bar alors que vous n’aviez pas l’âge légal de boire.
Le sourire du sergent fit à Dave le même effet que son regard de flic trop perçant, comme s’il tentait de pénétrer dans son crâne pour en scruter l’intérieur.
— À quelle heure avez-vous quitté le McGills, monsieur Boyle ?
— Vers une heure, à peu près, répondit Dave en haussant les épaules.
Le sergent Powers le nota dans le calepin en équilibre sur son genou.
Dave reporta son attention sur Sean.
— C’est juste qu’on doit vérifier tous les détails, tu comprends, expliqua celui-ci. T’étais avec Stanley Kemp, c’est ça ? Stanley le Géant ?
— Oui.
— Comment il va, à propos ? J’ai entendu dire que son gosse avait attrapé une espèce de cancer.
— La leucémie, précisa Dave. Il y a deux ans. Le petit est mort. Il avait quatre ans.
— Putain, c’est vraiment moche, observa Sean. Merde. On ne sait jamais ce qui peut arriver. T’es là un jour, en pleine forme, et le lendemain, tu chopes un drôle de truc dans la poitrine et cinq mois plus tard, on t’enterre. Dans quel monde on vit, hein ?
— C’est sûr, approuva Dave. Mais Stan s’en sort plutôt bien, malgré tout. Il a une bonne place chez Edison. Et il joue au basket dans l’équipe de quartier tous les mardis et jeudis soir.
— Il est toujours aussi redoutable en défense ? lança Sean avec un petit rire.
Dave se mit à rire, lui aussi.
— Disons qu’il sait se servir de ses coudes.
— À ton avis, vers quelle heure sont parties les filles ? reprit Sean, alors que son rire mourait peu à peu.
— Je l’ignore, répondit Dave. À la fin du match des Sox, je crois.
Pourquoi Sean avait-il glissé la question de cette façon ? se demanda Dave. Il aurait pu la poser directement, mais il avait d’abord essayé d’endormir sa méfiance en l’amenant à parler de Stanley le Géant. À moins qu’il n’y ait pas pensé avant ? Dave n’avait aucune certitude. Était-il suspect ? Sean le considérait-il vraiment comme un suspect dans son enquête sur la mort de Katie ?
— Le match passait tard, il me semble, disait Sean. Il se déroulait en Californie, non ?
— Hein ? Euh, oui, il a dû commencer vers onze heures moins vingt-cinq. Alors, je dirais que les filles ont dû partir un quart d’heure avant moi.
— Vers une heure moins le quart, donc, conclut le sergent.
— C’est ça.
— Vous avez une idée d’où elles ont pu aller, après ?
Dave fit non de la tête.
— Je ne les ai plus revues.
— Ah non ? s’enquit le sergent Powers, qui tenait son crayon au-dessus du calepin sur ses genoux.
— Non.
Quand le sergent Powers nota quelque chose sur son bloc, son crayon crissa sur le papier telle une petite griffe.
— Tu te souviens d’un type qui aurait lancé ses clés à la tête d’un autre ? demanda Sean.
— Quoi ?
— Un certain… (Sean feuilleta son propre calepin.) Oui, c’est ça. Un certain Joe Crosby. Ses copains ont voulu lui prendre ses clés de voiture, et il les a balancées sur l’un d’eux. Juste parce qu’il était en rogne. T’as assisté à la scène ?
— Non, pourquoi ?
— Oh, je trouve ça plutôt marrant, répondit Sean. Comme le gars ne veut pas donner ses clés, il les expédie à travers le bar. Logique d’ivrogne, hein ?
— Sûrement.
— T’as rien noté d’inhabituel, ce soir-là ?
— Comment ça ?
— Peut-être un mec au bar qui matait les filles d’une façon pas vraiment amicale… Tu sais, ces mecs qui les regardent avec une sorte de haine pure dans les yeux, parce qu’ils sont furax d’être restés chez eux le soir du bal du lycée, et que quinze ans après, leur vie est toujours nulle. Ceux qui les regardent comme si elles y étaient pour quelque chose, comme si c’étaient toutes des garces. Tu vois le genre ?
— J’en ai déjà rencontré quelques-uns, oui.
— Y en avait au Last Drop, samedi ?
— Je crois pas. Mais bon, j’étais concentré sur le match. J’avais même pas remarqué les filles avant qu’elles grimpent sur le comptoir.
Sean hocha la tête.
— Un bon match, d’ailleurs, intervint le sergent Powers.
— Mouais. Pedro, sur le monticule, aurait pu faire un jeu blanc sans ce coup foireux au huitième tour de batte.
— Dommage, conclut le sergent. Ce gars-là, on peut dire qu’il mérite ce qu’il gagne.
— C’est le meilleur, confirma Dave.
Le sergent Powers se tourna vers Sean, et tous deux se levèrent en même temps.
— C’est tout ? demanda Dave.
— Oui, monsieur Boyle. (Le sergent lui serra la main.) Nous apprécions votre collaboration, monsieur.
— Pas de problème. Content de pouvoir vous aider.
— Oh, à propos, j’ai oublié de vous demander : où êtes-vous allé après avoir quitté le McGills ?
Le mot jaillit de la bouche de Dave avant qu’il n’ait pu réfléchir :
— Ici.
— Chez vous ?
— Tout juste.
Le regard de Dave ne vacillait pas, sa voix était ferme.
Le sergent feuilleta de nouveau son calepin.
— Vous étiez donc chez vous vers… une heure et quart. (Il leva les yeux.) C’est ça ?
— En gros, oui.
— Bien. Merci encore, monsieur Boyle.
Il se dirigea vers l’escalier, mais Sean s’arrêta à la porte.
— J’ai été content de te revoir, Dave.
— Moi aussi, répondit celui-ci en essayant de se rappeler ce qu’il n’aimait pas chez Sean quand ils étaient mômes.
Mais la réponse lui échappait.
— On devrait aller se boire une bière, un de ces quatre, ajouta Sean.
— Avec plaisir.
— Entendu. À bientôt, Dave.
Lorsqu’ils se serrèrent la main, Dave s’efforça de ne pas grimacer de douleur.
— À bientôt, Sean.
Celui-ci descendit les marches tandis que Dave restait sur le palier. Sean lui adressa par-dessus son épaule un petit signe de la main, et Dave le lui rendit, conscient toutefois que Sean ne le voyait pas.
Dave décida de prendre une bière dans la cuisine avant d’aller chez Jimmy et Annabeth. Il espérait que Michael ne se précipiterait pas hors de sa chambre après avoir entendu partir les deux hommes, car il avait besoin de quelques minutes de tranquillité, d’un petit moment pour rassembler ses idées. Il ne comprenait pas encore très bien ce qui venait de se jouer dans le salon. Sean et son collègue lui avaient posé des questions comme s’il était témoin ou suspect, mais avec une sorte de nonchalance qui le déroutait, qui semait le doute dans son esprit quant à la véritable raison de leur visite. Et ce doute était bien parti pour lui coller une sacrée migraine. Chaque fois que Dave se trouvait dans l’incertitude, chaque fois que le sol semblait se dérober sous ses pieds, son cerveau avait tendance à se scinder en deux, comme si on le tranchait avec un couteau. Ce qui lui donnait un mal de tête épouvantable, voire quelque chose de pire.
Car à certains moments, Dave n’était pas Dave. Il était le Petit Garçon. Le Petit Garçon qui avait échappé aux Loups. Mais pas seulement. Il était le Petit Garçon qui avait échappé aux Loups et Grandi. Or, cet être-là n’avait presque rien de commun avec Dave Boyle.
Le Petit Garçon qui avait échappé aux Loups et Grandi était un animal du crépuscule, qui se déplaçait, silencieux et furtif, à travers des paysages boisés. Il vivait dans un monde que les autres ne voyaient pas, ne connaissaient pas et ne voulaient surtout pas connaître – un monde qui circulait tel un courant sombre parallèlement à l’autre, un monde peuplé de grillons et de lucioles, entraperçu parfois du coin de l’œil une fraction de seconde, et déjà disparu le temps de tourner la tête dans sa direction.
Ce monde-là. Dave y passait beaucoup de temps. Du moins, le Petit Garçon y passait beaucoup de temps. Et il n’avait pas très bien évolué. Il était devenu hargneux, paranoïaque, capable de choses auxquelles le vrai Dave n’osait même pas penser. En général, le Petit Garçon ne vivait que dans l’imaginaire de Dave, filant à travers d’épais bosquets telle une créature sauvage, ne révélant de lui que des images fugaces. Et tant qu’il demeurait dans cette forêt au cœur des rêves de Dave, il était inoffensif.
Mais depuis l’enfance, Dave souffrait de crises d’insomnie. Elles pouvaient se manifester après des mois et des mois de sommeil paisible, et il se retrouvait soudain dans cet état d’agitation et de nervosité typique de ceux qui ne parviennent jamais à s’endormir complètement. Au bout de quelques jours, il commençait à avoir des visions – surtout des souris, qui filaient sur le plancher ou les bureaux, parfois aussi de grosses mouches noires voltigeant dans les recoins des pièces. De minuscules boules de lumière explosaient à l’improviste devant ses yeux. Les gens devenaient flous. Alors, le Petit Garçon débouchait à la lisière de la forêt, franchissait le seuil du rêve et pénétrait dans le monde réel. En général. Dave parvenait à le contrôler, mais il arrivait que le Petit Garçon lui fasse peur. Le Petit Garçon lui hurlait dans les oreilles. Le Petit Garçon avait une façon bien à lui d’éclater de rire aux moments les plus inopportuns. Le Petit Garçon menaçait de révéler son visage sournois à travers le masque qui recouvrait d’ordinaire celui de Dave et de se montrer aux gens de l’autre côté.
Dave ne s’était pas beaucoup reposé, depuis trois jours. Il avait passé ses nuits à regarder sa femme dormir, des éclairs de lumière zébrant l’air devant ses yeux, le Petit Garçon menant une folle sarabande dans son cerveau.
— Il faut juste que je me remette les idées en place, chuchota-t-il en avalant une gorgée de bière.
Il faut juste que je me remette les idées en place, et tout s’arrangera, songea-t-il lorsqu’il entendit Michael descendre l’escalier. Il faut juste que j’arrive à tenir le coup, le temps que les choses se calment ; à ce moment-là, je m’accorderai une bonne nuit de sommeil, le Petit Garçon retournera dans sa forêt, les gens ne me paraîtront plus flous, les souris rentreront dans leurs trous et les mouches noires suivront le même chemin.
Lorsque Dave arriva chez Jimmy et Annabeth avec Michael, il était plus de quatre heures. Il ne restait que quelques personnes dans l’appartement, qui dégageait une impression de désolation – plateaux de beignets et de gâteaux à moitié vides, odeur de tabac froid dans le salon où les gens avaient fumé une bonne partie de la journée, omniprésence de la mort de Katie. Le matin, et aussi en début d’après-midi, l’atmosphère était calme, dominée par un sentiment commun de douleur et d’amour, mais au retour de Dave, elle s’était sensiblement modifiée, se transformant en une ambiance plus froide, peut-être parce que chacun se repliait sur soi-même et commençait à trouver irritant le raclement incessant des chaises et les au revoir assourdis dans le couloir.
D’après Celeste. Jimmy avait passé un long moment dans la cour. Il était monté à plusieurs reprises voir comment allait Annabeth et recevoir les condoléances des uns et des autres, mais ensuite il était redescendu s’asseoir dehors, sous le linge étendu sur les cordes, sec et raidi depuis longtemps. Dave demanda à Annabeth s’il pouvait l’aider, lui apporter quelque chose peut-être, mais d’un mouvement de tête elle déclina son offre alors qu’il n’avait même pas encore fini sa phrase, et il comprit alors qu’il avait été idiot de poser la question. Si elle avait vraiment eu besoin d’aide, il y avait au moins dix personnes, voire quinze, à qui elle se serait adressée avant lui, et il dut se répéter pourquoi il était là aujourd’hui afin de pouvoir refouler son exaspération. En général, avait-il découvert, ce n’était pas vers lui que les gens se tournaient lorsqu’ils avaient un problème. C’était presque comme s’ils n’habitaient pas la même planète, parfois, et il savait désormais, avec un regret profond mais résigné, qu’il resterait toute sa vie quelqu’un à qui l’on se confiait rarement.
C’est en proie à ce sentiment d’immatérialité qu’il descendit à son tour dans la cour. Il s’approcha par-derrière de Jimmy qui, assis dans une vieille chaise longue sous les vêtements agités par la brise, inclina légèrement la tête lorsqu’il l’entendit approcher.
— Je te dérange, Jim ?
— Dave. (Jimmy sourit quand Dave contourna le siège pour aller se placer devant lui.) Non, pas du tout. Assieds-toi.
Dave prit place sur une caisse en plastique face à Jimmy. De l’appartement derrière eux leur parvenaient un murmure de voix à peine audible, le cliquetis des couverts, le bruit de fond de la vie.
— Je n’ai pas eu l’occasion de te parler de toute la journée, reprit Jimmy. Comment tu vas ?
— C’est plutôt à moi de poser la question, Jim. Comment tu vas ?
Jimmy étira les bras en bâillant.
— Tu sais, les gens n’arrêtent pas de me demander comment je vais. Mais c’est normal, je suppose. (Il laissa retomber ses mains, puis haussa les épaules.) À vrai dire, ça varie d’heure en heure. En ce moment, je me sens à peu près bien. Mais ça peut changer. Ça changera sûrement, d’ailleurs. (Il haussa de nouveau les épaules et regarda Dave.) Qu’est-ce qui t’est arrivé à la main ?
Dave baissa les yeux. Il avait eu toute la journée pour trouver une explication, mais il avait complètement oublié d’en chercher une.
— Oh, ça ? J’aidais un copain à emménager quand je me suis coincé les doigts entre le canapé et le montant de la porte.
Jimmy pencha la tête pour regarder les phalanges enflées, la chair meurtrie.
— Ah bon.
Constatant qu’il n’avait pas l’air convaincu, Dave songea qu’il lui faudrait inventer un mensonge plus plausible lorsqu’on lui poserait de nouveau la question.
— C’est idiot, hein ? reprit-il. Mais bon, c’est souvent comme ça quand on se fait mal.
À présent, Jimmy le dévisageait avec intensité, ayant manifestement oublié cette histoire de main, et peu à peu, son expression s’adoucissait.
— Je suis content de te voir, vieux, dit-il enfin.
« Vraiment ? » faillit répondre Dave.
Depuis vingt-cinq ans qu’ils se connaissaient, il ne pouvait pas se rappeler une seule fois où il avait eu l’impression que Jimmy était content de le voir. Parfois, il lui avait semblé que Jimmy ne voyait aucun inconvénient à sa présence, ce qui n’était pas la même chose. Même quand ils avaient recommencé à se fréquenter après avoir épousé des cousines germaines, Jimmy ne lui avait jamais donné le sentiment qu’ils étaient plus que de simples relations. Alors, au bout d’un moment, Dave avait fini par accepter cette version de la réalité induite par l’attitude de Jimmy.
Ils n’avaient jamais été amis, donc. Ils n’avaient jamais organisé de parties de base-ball, ni de cache-cache, ni d’aucun autre jeu dans Rester Street. Ils n’avaient jamais passé tous leurs samedis pendant un an à traîner avec Sean Devine, à jouer à la guerre dans les tas de gravats derrière Harvest Street, à escalader les toits des hangars industriels près de Pope Park, à regarder Les dents de la mer ensemble au cinéma Charles, blottis au fond de leurs sièges, hurlant de frayeur. Ils ne s’étaient jamais entraînés à déraper sur leurs vélos ni ne s’étaient disputés pour savoir qui ferait Starsky, qui ferait Hutch et qui serait obligé de faire Kolchak, le héros de The Night Stalker. Ils n’avaient jamais abîmé leurs luges lors de folles glissades jusqu’au bas de Somerset Hill durant les premiers jours qui avaient suivi le fameux blizzard de 1975. Et cette voiture qui sentait la pomme n’avait jamais remonté Gannon Street.
Et pourtant, aujourd’hui, alors que sa fille avait été retrouvée morte la veille, ce même Jimmy Marcus venait de lui dire « Content de te voir, Dave », et celui-ci – comme deux heures plus tôt avec Sean – le devinait sincère.
— Content de te voir, moi aussi, Jim.
— Les femmes s’en sortent, là-haut ? lança Jimmy avec un sourire espiègle qui faillit presque se communiquer à ses yeux.
— Je crois, oui. Où sont Nadine et Sara ?
— Avec Théo. Hé, vieux, pense à remercier Celeste de ma part, O.K. ? Elle a été une vraie bénédiction pour nous aujourd’hui.
— T’as pas besoin de remercier qui que ce soit, Jimmy. Si on peut vous rendre service, Celeste et moi, tant mieux.
— Je sais. (Jimmy pressa l’épaule de Dave.) Merci.
À cet instant. Dave aurait soulevé une montagne si Jimmy l’avait souhaité, et il l’aurait tenue à bout de bras jusqu’à ce qu’il lui indique où la reposer.
Du coup, il faillit oublier pourquoi il était descendu dans la cour : il avait besoin de dire à Jimmy qu’il avait vu Katie le samedi soir au McGills. Il avait besoin de le lui dire tout de suite, ou sinon il reculerait le moment indéfiniment, et Jimmy se demanderait pourquoi il ne lui en avait pas parlé plus tôt. Il avait besoin de le lui dire avant que Jimmy ne l’apprenne par quelqu’un d’autre.
— Tu sais qui j’ai rencontré, aujourd’hui ? commença-t-il.
— Non, qui ?
— Sean Deavine. Tu te souviens de lui ?
— Bien sûr. J’ai toujours son gant de base-ball.
— Hein ?
De la main. Jimmy balaya la question.
— il est flic, aujourd’hui. C’est lui qui enquête sur… Enfin, qui est chargé de l’affaire, quoi.
— Je suis au courant, dit Dave. Il est passé chez moi.
— Ah bon ? Qu’est-ce qu’il te voulait ?
Dave tenta d’adopter un ton naturel, décontracté.
— J’étais au McGills samedi soir. Jim. Katie était là aussi. Mon nom figure sur une liste des clients qui se trouvaient dans ce bar samedi soir.
— Katie était là…, répéta Jimmy, les yeux rétrécis. T’as vu Katie samedi soir, Dave ? Ma Katie ?
— Euh, oui, Jim. J’y étais, et elle aussi. Et puis, elle est partie avec ses deux copines…
— Diane et Eve ?
— Les deux filles avec qui elle traînait tout le temps. Elles sont parties, et c’est tout.
— C’est tout, fit Jimmy en écho, le regard perdu dans le vague.
— Je veux dire, c’est la dernière fois que je l’ai vue. Mais bon, je suis sur la liste.
— Bon, t’es sur la liste. (Jimmy sourit, mais pas à Dave, à quelqu’un que lui seul distinguait au seuil de cet horizon lointain où se perdait son regard.) Tu lui as parlé. Dave ?
— À Katie, tu veux dire ? Non, Jim. J’étais devant le match avec Stanley le Géant. On s’est fait un petit signe, et après, quand j’ai relevé les yeux, elle avait disparu.
Jimmy garda le silence un moment, inspirant par les narines et remuant la tête. Enfin, il adressa à Dave un sourire triste.
— C’est agréable.
— Quoi ? demanda Dave.
— De rester assis là. Comme ça. C’est agréable.
— Tu trouves ?
— Juste de rester assis, à regarder le quartier. Entre le boulot et les gosses, t’as jamais le temps de souffler, merde, sauf quand tu dors. Même aujourd’hui, un putain de jour pas ordinaire s’il en est, faut encore que je m’occupe des détails. Faut que j’appelle Pete et Sal pour m’assurer qu’ils s’en sortent avec le magasin. Faut que je veille à ce que les filles fassent leur toilette et s’habillent quand elles seront réveillées. Faut que j’aille voir ma femme, des fois qu’elle tiendrait pas le coup… (Il gratifia Dave d’un drôle de sourire, puis se pencha en avant et se balança légèrement, les poings serrés.) Faut que je serre des mains, que je reçoive les condoléances et que je trouve de la place dans le frigo pour toute cette bouffe et cette bière, faut que je supporte mon beau-père et aussi que je téléphone à la morgue pour savoir quand je pourrai récupérer le corps de mon enfant, parce que je dois encore prendre les dispositions nécessaires avec le funérarium et le père Vera à Saint Cecilia, que je trouve un traiteur pour la veillée mortuaire, une salle pour réunir les gens après l’enterrement et…
— Jimmy, on peut te décharger d’au moins une partie de toutes ces corvées.
Mais Jimmy poursuivit sur sa lancée comme si Dave n’était pas là.
–… je peux pas me permettre de merder, je peux pas me permettre de foirer le moindre détail, sinon, elle va mourir encore une fois, et le seul souvenir d’elle qu’auront gardé les gens dans dix ans, c’est que son enterrement était nul, et je veux pas qu’ils pensent ça, tu vois, parce que Katie, vieux, s’il y a bien une chose qui comptait pour elle depuis qu’elle avait, quoi, six ans, c’était d’être coquette, de prendre soin de ses vêtements, alors, tu comprends, c’est presque agréable de rester assis dans cette cour, à regarder le quartier en essayant de me rappeler un truc au sujet de Katie qui réussira à me faire pleurer, parce que, Dave, je te jure, ça commence à me faire chier de pas pouvoir pleurer pour elle, ma propre fille, et j’arrive même pas à pleurer.
— Jim.
— Quoi ?
— Tu pleures.
— Hein ?
— Touche ton visage, vieux.
Jimmy effleura les larmes sur sa joue, puis observa un moment son doigt mouillé.
— Mince, murmura-t-il.
— Tu veux que je te laisse ?
— Non. Dave. Non. Reste encore un moment, si ça te gêne pas.
— Ça me gêne pas, Jim. Ça me gêne pas.