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Des larmes dans ses cheveux
Brendan Harris aimait Katie Marcus comme un fou, il l’aimait comme au cinéma, avec l’impression qu’un orchestre symphonique lui faisait bouillonner le sang et lui emplissait les oreilles. Il l’aimait quand il se réveillait, il l’aimait quand il allait se coucher, il l’aimait toute la journée, à chaque seconde. Brendan Harris aurait aimé Katie Marcus grosse et laide. Il l’aurait aimée avec une peau grêlée, une épaisse moustache au-dessus de la lèvre et pas de seins. Il l’aurait aimée édentée. Il l’aurait aimée chauve.
Katie. Lorsque les sonorités chantantes de son prénom lui résonnaient dans la tête, Brendan avait la sensation que de l’acide nitreux circulait dans ses veines, qu’il pouvait marcher sur l’eau ou soulever un semi-remorque et l’expédier de l’autre côté de la rue après en avoir terminé avec lui.
Brendan Harris aimait tout le monde aujourd’hui, parce qu’il aimait Katie et parce que Katie l’aimait. Brendan aimait les embouteillages, le smog et le bruit des marteaux-piqueurs. Il aimait son minable de père qui ne lui avait pas envoyé une seule carte d’anniversaire ou de vœux depuis qu’il était parti, abandonnant sa femme et son fils alors âgé de six ans. Il aimait les lundis matin, les sitcoms qui ne feraient même pas rire un attardé mental, la file d’attente au service des cartes grises. Il aimait même son boulot, bien qu’il ne compte pas y retourner.
Car Brendan Harris s’en irait le lendemain matin, il quitterait sa mère, franchirait la porte délabrée, descendrait l’escalier fendillé, déboucherait dans la rue principale avec ses voitures garées en double file partout et ses habitants assis devant chez eux, il s’en irait comme s’il était dans une de ces fichues chansons de Springsteen – pas le Springsteen de Nebraska-Ghost-of-Tom-Joad, mais le vrai Bruce, celui de Born-to-Run-Two-Hearts-Are-Better-Than-One-Rosalita – (Won’t-You-Come-Out-Tonight), le Bruce des hymnes. Mouais, un hymne ; c’est ce qu’il serait lui-même quand il marcherait en plein milieu de la chaussée sans se soucier des pare-chocs derrière ses jambes ou des coups de klaxon, quand il avancerait tout droit dans cette rue jusqu’au cœur de Buckingham pour aller chercher sa Katie, et ensuite, quand ils laisseraient tout cela derrière eux pour de bon, quand ils monteraient dans cet avion qui les emmènerait à Las Vegas où ils s’uniraient, les doigts entremêlés, devant Elvis lisant la Bible, demandant s’il voulait prendre cette femme pour épouse, et Katie répondant qu’elle prenait cet homme pour époux, et après – après, ils ne se poseraient même plus de questions, ils seraient mariés, libres, et ils ne reviendraient jamais, c’est sûr, ce serait juste Katie et lui, avec leur vie toute propre et toute neuve déployée devant eux, comme nettoyée du passé, nettoyée du reste du monde.
Du regard, Brendan parcourut la chambre. Il avait pensé à emporter ses vêtements. Les traveller’s chèques American Express. Ses baskets. Des photos de Katie et lui. Le lecteur de CD portable, des CD, ses affaires de toilette.
Puis il considéra tout ce qu’il abandonnait. Un poster de Bird et de Parrish. Un poster de Fisk frappant la balle pour un home run en 75. Un poster de Sharon Stone en robe blanche moulante (roulé et fourré sous son lit depuis la première nuit où il avait attiré Katie ici, mais n’empêche…) La moitié de ses CD. Merde, il n’en avait pas écouté la plupart plus de deux fois. MC Hammer, bordel ! Billy Ray Cyrus. My Gawd. Une paire d’enceintes Sony démentes pour compléter une chaîne Jensen, deux cents watts au total, payées l’été précédent quand il avait bossé sur cette toiture avec l’équipe de Bobby O’Donnell.
C’était d’ailleurs à cette occasion qu’il s’était retrouvé suffisamment près de Katie pour pouvoir engager la conversation. Bonté divine. Ça faisait tout juste un an. Parfois, il lui semblait la fréquenter depuis au moins une décennie, mais dans le bon sens, et parfois, depuis une minute seulement. Katie Marcus. Il avait entendu parler d’elle, bien sûr ; dans le quartier, tout le monde avait entendu parler de Katie. C’est dire à quel point elle était belle. Mais rares étaient ceux qui la connaissaient vraiment. Il arrive que la beauté ait cet effet sur les autres ; elle les effraie, leur donne envie de garder leurs distances. Ce n’est pas comme dans les films, où la caméra tend à rendre la beauté accueillante, pareille à une invite. Dans le monde réel, la beauté est une barrière qui maintient à l’écart, qui exclut.
Mais Katie, mince, elle lui avait paru tellement simple, tellement normale, depuis le tout premier jour où elle était arrivée avec Bobby O’Donnell, qui l’avait ensuite laissée sur le site où travaillait Brendan pendant qu’il partait avec quelques-uns de ses gars régler une affaire urgente de l’autre côté de la ville, qui l’avait abandonnée comme s’il avait oublié jusqu’à sa présence. Et elle, elle était restée avec lui pendant qu’il appliquait un revêtement sur la toiture, se comportant de manière aussi naturelle que s’ils étaient entre hommes. Elle savait son nom, et à un certain moment, elle lui avait demandé : « Dis-moi, Brendan, comment ça se fait qu’un mec aussi gentil que toi bosse pour Bobby O’Donnell ? » Brendan. Le prénom avait glissé sur ses lèvres comme si elle le prononçait tous les jours, et Brendan, là-haut, les genoux au-bord du toit, s’était cru sur le point de fondre. Ouais, de fondre. Sérieux. C’était l’effet qu’elle lui faisait.
Et le lendemain, dès qu’elle aurait appelé, ils partiraient. Ensemble. Pour toujours.
Brendan s’allongea de nouveau et imagina le visage de Katie flottant au-dessus de lui. Il ne pourrait pas dormir, il en était sûr. Il se sentait beaucoup trop survolté. Mais il s’en fichait. Il se contenterait de rester étendu sur son lit, à évoquer le sourire de Katie et ses yeux brillant dans la pénombre derrière ses propres paupières closes.
Ce soir-là, après le travail, Jimmy Marcus alla boire une bière avec son beau-frère, Kevin Savage, au Warren Tap où, assis près de la fenêtre, les deux hommes regardèrent une bande de gosses jouer au hockey dans la rue. Ils étaient six à s’obstiner malgré la tombée de la nuit, le visage rendu indistinct par la pénombre. Le Warren Tap était tapi dans une rue transversale de l’ancien quartier des abattoirs – un terrain de jeu aussi formidable le jour, car il n’y avait pas beaucoup de circulation, qu’inadapté la nuit, car aucun lampadaire ne fonctionnait depuis une bonne dizaine d’années.
Kevin représentait le compagnon idéal, dans la mesure où il n’était guère plus loquace que Jimmy, et tous deux se contentèrent donc d’avaler leur bière à petites gorgées en écoutant le raclement des semelles et des crosses en bois sur le goudron, ainsi que le brusque claquement métallique de la balle en caoutchouc dur qui rebondissait contre un enjoliveur de temps à autre.
À trente-six ans, Jimmy Marcus en était venu à apprécier le calme de ses samedis soir. Il n’avait aucune envie d’affronter les bars bondés et bruyants, ni de recevoir des confidences éthyliques. Treize ans après sa sortie de prison, il possédait sa propre épicerie, vivait avec sa femme et ses trois filles, et pensait avoir laissé derrière lui le gamin surexcité qu’il était autrefois pour devenir un homme capable de savourer les menus plaisirs de l’existence – une bière dégustée lentement, une promenade matinale, un match de base-ball retransmis à la radio.
Il jeta de nouveau un coup d’œil dehors. Quatre des gamins étaient maintenant rentrés chez eux, mais deux se trouvaient toujours dans la rue, environnés par l’obscurité, se disputant la balle. Jimmy ne les voyait pas très bien, mais il mesurait leur débordement d’énergie à leur façon de brandir leurs crosses, à leurs piétinements frénétiques.
Il fallait bien qu’elle aille quelque part, toute cette exubérance de la jeunesse. Quand lui-même était gosse, songea Jimmy – à vrai dire, jusqu’à ce qu’il ait vingt-trois ans –, cette même énergie lui avait dicté tous ses actes. Et puis… et puis, arrivait le moment où il devenait nécessaire de la ranger dans un coin, supposait-il. De la mettre au rebut.
Sa fille aînée, Katie, traversait une phase de ce genre. Dix-neuf ans, jolie comme un cœur et toutes ses hormones en alerte. Depuis quelque temps, néanmoins, il avait remarqué chez elle une grâce nouvelle. Il ne savait pas vraiment à quoi l’attribuer certaines gamines devenaient des femmes gracieuses, d’autres restaient des gamines toute leur vie –, mais il y avait soudain quelque chose chez Katie qui tenait de l’apaisement, presque de la sérénité.
Au magasin, dans l’après-midi, au moment de s’en aller, elle l’avait embrassé sur la joue en disant « À plus tard, papa », et cinq minutes après son départ, Jimmy s’était aperçu qu’il sentait encore la voix de Katie vibrer dans sa poitrine. Elle avait maintenant la même voix que sa mère, s’était-il rendu compte, légèrement plus grave et plus assurée que celle dont il gardait le souvenir, et il s’était demandé quand s’était opéré le changement et pourquoi il n’y avait pas prêté attention jusque-là.
La même voix que sa mère, Marita. Marita, morte depuis maintenant près de quatorze ans, et qui s’adressait à Jimmy à travers leur fille. Qui lui disait : C’est une femme aujourd’hui, Jim. Elle a grandi.
Une femme. Waouh. Comment était-ce arrivé ?
Dave Boyle n’avait même pas eu l’intention de sortir ce soir-là.
On était samedi soir, d’accord, au terme d’une longue semaine de travail, d’accord, mais il avait atteint un âge où le samedi ne semblait guère différent du mardi, où traîner dans un bar ne semblait guère plus attrayant que traîner chez soi. D’autant que chez soi, au moins, on gardait le contrôle de la télécommande.
Alors, il se dirait plus tard, une fois toute l’histoire terminée et derrière lui, que le Destin y avait joué un rôle. Le Destin s’était déjà manifesté dans la vie de Dave Boyle – ou du moins, surtout la malchance –, mais jamais Dave n’avait encore eu cette impression qu’on lui montrait la voie à suivre. Avant, c’était plutôt l’intervention d’une force lunatique et aigrie qu’il percevait. Comme si quelqu’un, en croisant le Destin assis parmi les nuages, lui demandait : « On s’ennuie aujourd’hui. Destin ? » Et le Destin de répondre : « Mouais, un peu. Je me disais que j’allais peut-être semer un peu le bordel dans la vie de Dave Boyle, histoire de me changer les idées. » Et qu’est-ce qu’on pouvait y faire ?
Aussi Dave avait-il appris à reconnaître le Destin quand il le voyait.
Mais peut-être que ce samedi soir-là, le Destin était parti à un anniversaire, ou quelque chose comme ça, qu’il avait finalement décidé de laisser ce bon vieux Dave souffler un peu, relâcher la pression sans avoir à en supporter les conséquences, qu’il lui avait glissé à l’oreille un truc du genre : « Vas-y, Davey, défoule-toi. Je te promets de ne pas te le faire payer, pour une fois. » Comme si Lucy, qui tenait le ballon de foot pour Charlie Brown, exceptionnellement résolue à ne pas se conduire en garce, lui avait enfin permis de tirer dedans. Parce que rien n’avait été prévu. Non, rien. Dave, quand il se retrouverait seul, tard le soir les jours suivants, ouvrirait les mains en feignant de s’adresser à un jury et déclarerait d’une voix douce dans la cuisine vide : « Il faut me comprendre. Ce n’était pas prévu. »
Ce soir-là, il venait de descendre l’escalier après avoir embrassé son fils, Michael, et il allait chercher une bière dans le réfrigérateur quand sa femme, Celeste, lui rappela que c’était sa Soirée entre Copines.
— Encore ? lança-t-il en ouvrant le frigo.
— Ça fait quatre semaines, répliqua-t-elle de ce ton chantant qui portait parfois sur les nerfs de Dave.
— C’est vrai ? (Dave s’appuya contre le lave-vaisselle pour tirer la languette sur sa boîte de bière.) C’est quoi, le programme ?
— Ma meilleure ennemie, répondit Celeste, les yeux brillants, les mains jointes.
Une fois par mois, Celeste et trois de ses collègues du salon de coiffure Ozma se réunissaient chez les Boyle pour se tirer les cartes, boire quantité de vin et essayer une recette inédite. Elles terminaient la soirée en regardant un film mélo à souhait, en général sur une femme ambitieuse mais solitaire qui finissait par connaître le grand amour avec un vieux cow-boy à grosse bite et couilles flasques, voire sur deux filles qui découvraient le véritable sens de la féminité et la profondeur de leur amitié juste avant que l’une d’elles n’attrape une longue maladie au troisième acte et ne meure, superbe et impeccablement coiffée, sur un lit de la taille du Pérou.
Dave avait trois options lors de la Soirée entre Copines : s’installer dans la chambre de Michael pour regarder son fils dormir, se réfugier dans la chambre du fond qu’il partageait avec Celeste et zapper sur le câble, ou filer sans demander son reste et se trouver un endroit où il n’aurait pas à écouter quatre femmes renifler parce que Grosse Bite décidait en fin de compte qu’il ne voulait pas d’attaches et repartait à cheval dans ses collines en quête d’un bonheur simple.
La plupart du temps. Dave choisissait la troisième issue.
Ce soir-là ne fit pas exception à la règle. Dave termina sa bière, embrassa Celeste, sentit une petite onde de chaleur se propager au creux de son estomac quand elle lui agrippa les fesses pour lui rendre son baiser avec fougue, puis il franchit la porte, descendit l’escalier, passa devant l’appartement de M. McAllister et déboucha dans l’atmosphère typique d’un samedi soir en plein cœur des Flats. Il songea à marcher jusqu’au Bucky ou au Tap, demeura indécis quelques minutes devant l’immeuble, et se résolut enfin à prendre sa voiture. Peut-être irait-il se balader un peu dans le Point, histoire de jeter un coup d’œil aux nuées d’étudiantes et de jeunes cadres dynamiques qui envahissaient le quartier depuis quelque temps ; de fait, ils étaient si nombreux à s’y bousculer que certains avaient même entamé une percée dans les Flats.
Ils s’arrachaient les immeubles en brique de trois étages qui, soudain, n’avaient plus l’air d’immeubles de trois étages, mais d’édifices dans le style Queen Anne. Emprisonnés dans des échafaudages, ils étaient évidés par des ouvriers travaillant jour et nuit jusqu’au moment où, trois mois plus tard, les BCBG garaient leurs Volvo devant et emportaient à l’intérieur tous leurs cartons arborant la marque de magasins chic. Du jazz s’échappait alors en sourdine de leurs fenêtres protégées par des moustiquaires, ils achetaient toutes sortes de cochonneries style porto, promenaient leurs petits chiens ridicules autour du pâté de maisons, faisaient aménager leurs minuscules pelouses en jardins paysagés. Jusque-là, le changement n’affectait que ces immeubles en brique près de Galvin Street et de Twooney Avenue, mais si le Point avait la moindre valeur d’indicateur, on verrait bientôt fleurir des Saab et des sacs en provenance d’épiceries fines par dizaines jusqu’au canal, au pied des Flats.
Une semaine plus tôt, M. McAllister, le propriétaire de Dave, lui avait confié avec nonchalance, comme en passant :
— Les prix de l’immobilier grimpent. Je dirais même, ils s’envolent.
— Alors, attendez encore, ne vendez pas pour l’instant, avait répliqué Dave en jetant un coup d’œil au bâtiment où il louait son appartement depuis dix ans. Plus tard, vous pourrez toujours…
— Plus tard ? (McAllister l’avait regardé.) Dave, toutes ces taxes foncières vont finir par avoir ma peau ! Je touche que ma pension, nom de Dieu ! Si je vends pas bientôt – dans quoi, deux ou trois ans ? –, ce putain de fisc risque de tout me prendre !
— Et vous iriez où ? s’était renseigné Dave en pensant : Où est-ce que j’irais ?
McAllister avait haussé les épaules.
— Sais pas. Peut-être à Weymouth. J’ai des amis à Leominster.
Il avait répondu comme s’il avait déjà donné quelques coups de fil et visité deux ou trois maisons-témoin.
Alors qu’il conduisait son Accord dans le Point, Dave tentait de se rappeler s’il connaissait encore des gens de son âge, voire plus jeunes, qui vivaient par ici. Lorsqu’il s’arrêta à un feu rouge, il vit deux BCBG vêtus des mêmes polos ras le cou couleur groseille et des mêmes bermudas en toile assis sur le trottoir devant ce qui était autrefois la pizzeria Primo. L’endroit s’appelait maintenant le Café Society, et les deux yuppies, aussi androgynes que musclés, mangeaient à la petite cuillère un pot de glace ou de yaourt, leurs jambes bronzées tendues devant eux sur le bitume et croisées au niveau des chevilles, leurs VTT étincelants appuyés contre la vitrine de l’établissement, sous un flot de néon blanc.
Dave se demanda une nouvelle fois où il allait bien pouvoir s’installer si l’invasion se poursuivait, si les bars et les pizzerias continuaient à se transformer en cafés chic. Avec ce qu’ils gagnaient, Celeste et lui, ils n’auraient plus qu’à postuler pour un trois-pièces dans les HLM de Parker Hill. À se faire inscrire sur une liste avec une attente de dix-huit mois pour pouvoir emménager dans un endroit où les cages d’escalier empestaient la pisse, où la puanteur des cadavres de rats pourrissants traversait les murs moisis, où les junkies et les artistes du cran d’arrêt hantaient les couloirs, guettant le moment où les petits Blancs s’endormaient.
Depuis qu’un voyou de Parker Hill l’avait menacé d’une arme pour essayer de lui faucher sa voiture alors qu’il s’y trouvait avec Michael, Dave conservait un calibre .22 sous le siège. Il ne s’en était jamais servi, pas même dans un club de tir, mais il l’épaulait souvent, faisant mine de viser quelque chose. En imaginant la tête de ces deux clones BCBG à l’autre bout du canon, il sourit.
Mais le feu était passé au vert, il était toujours à l’arrêt et des coups de klaxon retentirent derrière lui. Les deux yuppies levèrent les yeux et contemplèrent sa voiture cabossée, cherchant la raison de tout ce tumulte dans leur nouveau quartier.
Dave traversa le carrefour, étouffant soudain sous leurs regards réprobateurs – injustement réprobateurs.
Ce soir-là, Katie Marcus partit avec ses deux meilleures amies, Diane Cestra et Eve Pigeon, célébrer sa dernière nuit dans les Flats, et très certainement sa dernière nuit à Buckingham. Elles comptaient faire la fête comme si des gitanes les avaient saupoudrées de poussière d’or en leur disant que tous leurs rêves allaient se réaliser. Comme si elles avaient acheté en commun un billet de loterie gagnant ou obtenu le même jour un résultat négatif à leur test de grossesse.
Elles posèrent leurs paquets de cigarettes mentholées sur une table au fond du Spires Pub, éclusèrent quelques babies bien tassés ainsi que des Mich Light, et hurlèrent de rire chaque fois qu’un beau gosse décochait à l’une d’entre elles Le Regard qui Tue. Elles s’étaient offert un repas d’enfer au East Coast Grill une heure plus tôt, puis elles étaient revenues à Buckingham et avaient allumé un joint sur le parking avant d’entrer dans le bar. Tout – les vieilles histoires qu’elles s’étaient déjà raconté une bonne centaine de fois, le récit de la dernière raclée que son salaud de petit copain avait collé à Diane, la trace de rouge à lèvres apparue brusquement sur la joue d’Eve, les deux types grassouillets qui se de la table de billard - leur paraissait hilarant.
Une fois l’endroit bondé au point que les clients se pressaient sur trois rangées devant le comptoir et qu’il fallait une bonne vingtaine de minutes pour avoir une boisson, elles décidèrent d’aller au Curley’s Folly, dans le Point. Alors qu’elles fumaient un autre joint dans la voiture, Katie sentit les pointes acérées de la paranoïa lui griffer le crâne.
— Y a une bagnole qui nous suit.
Eve jeta un coup d’œil aux phares dans le rétroviseur.
— Mais non.
— Elle est derrière nous depuis qu’on a quitté le bar.
— Hé, Katie, ça doit faire trente secondes qu’on est parties.
— Oh.
— Oh, répéta Diane, avant de lui tendre le joint en hoquetant de rire.
— C’est drôlement tranquille, par ici, fit Eve d’une voix soudain grave.
Katie vit tout de suite où elle voulait en venir.
— Tais-toi.
— Mouais, beaucoup trop tranquille, renchérit Diane, qui éclata de rire.
— Salopes, marmonna Katie en essayant de feindre la contrariété.
Au lieu de quoi, elle fut prise d’une crise de fou rire et retomba sur la banquette, l’arrière de la tête atterrissant entre l’accoudoir et le siège, les joues parcourues par cette étrange sensation de picotement qu’elle éprouvait toujours les rares fois où elle fumait de l’herbe. Peu à peu, cependant, son fou rire se calma, et tandis qu’elle contemplait le dôme pâle du plafonnier, elle devint toute rêveuse, et songea que c’était pour ça qu’on vivait, en fin de compte, pour glousser comme une folle avec ses meilleures copines gloussantes la veille d’épouser l’homme qu’on aimait. (À Las Vegas, O.K. Avec une bonne gueule de bois. O.K.) C’était ça, l’important. C’était ça, le rêve.
Quatre bars, trois verres et quelques numéros de téléphone sur des serviettes en papier plus tard, Katie et Diane étaient tellement allumées qu’elles grimpèrent sur le comptoir au McGills et dansèrent au rythme de Brown Eyed Girl alors que le juke-box était silencieux. Quand Eve entonna Slipping and a sliding{1},Katie et Diane firent mine de glisser, ondulant des hanches, secouant leurs chevelures jusqu’à ce qu’elles leur recouvrent le visage. Au McGills, les clients furent subjugués, mais vingt minutes plus tard, au Brown, les trois amies ne purent même pas passer la porte.
À ce stade, Diane et Katie soutenaient une Eve qui chantait toujours (le I Will Survive de Gloria Gaynor, cette fois), ce qui représentait une moitié du problème, et qui oscillait comme un métronome, ce qui représentait l’autre.
Elles furent donc refoulées du Brown avant même d’avoir pu y entrer, ce qui signifiait, pour trois filles d’East Bucky déjà bien parties et peu désireuses de s’arrêter en si bon chemin, se rabattre sur le Last Drop, un bouge étouffant dans la pire zone des Flats – un véritable musée des horreurs qui s’étendait sur trois pâtés de maisons, où les frangines et les michetons les plus décatis effectuaient leur rituel d’accouplement, où toute voiture dépourvue d’alarme ne restait pas plus d’une minute et demie.
Les trois amies y étaient attablées lorsque Roman Fallow fit son apparition avec sa dernière conquête en date – une fille qui avait tout d’un guppy, Roman ayant une préférence pour les jolies petites blondes avec des yeux immenses. Son arrivée était toujours accueillie avec joie par les barmen, car il donnait des pourboires avoisinant les cinquante pour cent, mais elle ne le fut par Katie, car il était comme cul et chemise avec Bobby O’Donnell.
— Tu serais pas un peu bourrée, Katie ? lança-t-il.
Elle sourit, parce que Roman l’effrayait. Roman Fallow effrayait à peu près tout le monde. Séduisant, malin en diable, il savait se montrer drôle quand il en avait envie, mais il y avait une sorte de néant en lui, une absence totale de tout ce qui pouvait s’apparenter à de véritables sentiments, aussi manifeste dans son regard que s’il y avait écrit « Logement vacant ».
— Je suis pompette, admit-elle.
La réponse parut amuser Roman. Il partit d’un petit rire, révélant des dents parfaites, puis avala une gorgée de Tanqueray.
— Pompette, hein ? Mouais, O.K., Katie. Laisse-moi te poser une question, ajouta-t-il avec douceur. Tu crois que Bobby sera content d’apprendre que tu t’es donné en spectacle au McGills, ce soir ? Tu crois que ça lui fera plaisir ?
— Non.
— Parce que moi, ça m’a pas fait plaisir, Katie. Si tu vois ce que je veux dire.
— Je vois.
Roman approcha la main de son oreille.
— Qu’est-ce t’as dit, là ?
— Je vois.
La main toujours à la même place, il se pencha vers elle.
— Désolé. T’as dit quoi ?
— Je vais rentrer, déclara Katie.
Un sourire éclaira le visage de Roman.
— T’es sûre ? Parce que je voudrais pas t’obliger à partir si t’en as pas envie.
— Non, non. J’en ai assez, de toute façon.
— Bien. Hé, tu permets que je règle l’addition ?
— Non. Merci, Roman, mais on a déjà payé.
Il passa un bras autour des épaules de sa pin-up.
— Je t’appelle un taxi, Katie ?
Elle faillit se vendre et répondre qu’elle était venue avec sa voiture, mais elle se ressaisit de justesse.
— Non, c’est pas la peine. À cette heure-là, ce sera facile d’en trouver un.
— Mouais, j’en doute pas. Alors, à la prochaine, Katie.
Eve et Diane l’attendaient à la porte, vers laquelle elles s’étaient précipitées dès l’instant où elles avaient aperçu Roman.
Dehors, sur le trottoir, Diane lança :
— Bon sang ! Tu crois qu’il va prévenir Bobby ?
Bien qu’incertaine, Katie fit non de la tête.
— Ça m’étonnerait. Roman n’est pas du genre à apporter les mauvaises nouvelles. Il se charge de régler lui-même les problèmes.
Elle se couvrit quelques instants le visage de ses mains, submergée par la sensation que l’alcool se transformait dans ses veines en un épais liquide visqueux et que la solitude l’accablait de tout son poids. Katie s’était toujours sentie seule depuis la mort de sa mère, et il y avait très, très longtemps que sa mère était morte.
Dans le parking, Eve vomit, éclaboussant l’une des roues arrière de la Toyota bleue. Quand ses spasmes se furent calmés, Katie lui tendit le petit flacon de solution pour bain de bouche qu’elle avait retiré de son sac.
— Tu te sens capable de conduire ? demanda Eve.
Katie hocha la tête.
— D’ici, ça fait quoi ? Deux kilomètres maximum ? Pas de problème.
Au moment de démarrer, elle ajouta :
— Encore une bonne raison de partir. Une raison de plus pour foutre le camp de cette ville de merde.
Diane laissa échapper un « Mouais » sans conviction.
Katie roula prudemment en traversant les Flats, ne dépassant pas les quarante kilomètres/heure, restant bien à droite, se concentrant sur la route. Elle suivit Dunboy sur un bon kilomètre, puis bifurqua dans Crescent, les rues alentour lui paraissant plus sombres, plus calmes par là. À la sortie des Flats, elle longea Sydney Street pour se rendre chez Eve. Pendant le trajet, Diane avait décidé de s’échouer sur le canapé d’Eve plutôt que d’aller passer la nuit chez son petit copain Matt et d’en prendre plein la figure pour être rentrée dans un tel état, si bien qu’elles furent deux à descendre sous le lampadaire cassé de Sydney Street. Il s’était mis à pleuvoir, les gouttes s’écrasaient sur le pare-brise de Katie, mais Diane et Eve ne semblaient pas s’en apercevoir.
Du trottoir, elles se penchèrent toutes les deux pour regarder Katie par la vitre baissée côté passager. La tournure amère qu’avaient pris les choses en fin de soirée avait amené leurs visages à s’affaisser, leurs épaules à se voûter, et Katie avait conscience de leur tristesse alors qu’elle contemplait la pluie à travers le pare-brise. Elle sentait peser sur elles le reste de leurs vies étriquées et malheureuses. Elles étaient les meilleures amies du monde depuis le jardin d’enfants, et elles risquaient de ne plus jamais se revoir.
— Ça va aller ? demanda Diane d’une voix trop aiguë, trop gaie.
Katie tourna la tête et sourit en y mettant tout son cœur, malgré l’impression que sa mâchoire allait se briser sous l’effort.
— Oui. Bien sûr. Je vous appellerai de Vegas, d’accord ? Vous viendrez me voir.
— Les billets d’avion sont pas chers, déclara Eve.
— Ils sont donnés, tu veux dire.
— Donnés, convint Diane, dont la voix se perdit dans un murmure alors qu’elle baissait les yeux vers le trottoir défoncé.
— O.K., reprit Katie, et le mot parut exploser hors de sa bouche. Bon, je vous laisse avant que quelqu’un se mette à pleurer.
Eve et Diane passèrent chacune une main par la vitre, Katie les pressa longuement, puis ses amies s’écartèrent de la voiture. Elles lui adressèrent de grands signes d’adieu. Katie leur fit signe à son tour, klaxonna et s’éloigna.
Les deux autres demeurèrent sur le trottoir, immobiles, longtemps après que les feux arrière de la Toyota eurent disparu lorsque Katie avait négocié un virage serré dans Sydney Street. Il leur semblait qu’elles avaient encore des choses à se dire. Elles sentaient la pluie et l’odeur métallique du Penitentiarv Channel, dont les eaux sombres s’écoulaient en silence de l’autre côté du parc.
Toute sa vie, Diane regretterait de ne pas être restée dans cette voiture. Elle accoucherait d’un fils moins d’un an plus tard, et elle lui dirait quand il serait encore jeune (avant qu’il ne devienne comme son père, avant qu’il ne devienne méchant, avant qu’il ne prenne le volant complètement ivre et ne renverse une femme qui attendait de traverser la rue dans le Point) qu’elle se croyait destinée à rester dans cette voiture, et qu’en décidant de descendre, sur un coup de tête, elle pensait avoir altéré quelque chose, dévié le cours normal des événements. Cette certitude ne devait jamais la quitter, pas plus que le sentiment tout-puissant d’être une spectatrice passive des impulsions tragiques chez les autres, des impulsions qu’elle ne parviendrait jamais à réfréner malgré ses efforts. Elle répéterait tout cela à son fils, encore et encore, les jours de visite à la prison, et lui se contenterait de hausser les épaules, de changer de position sur sa chaise et de demander :
— T’as pensé à m’apporter des clopes, m’man ?
Eve épouserait un électricien et irait s’installer dans un ranch à Braintree. Parfois, tard le soir, elle poserait une main sur le torse large et accueillant de son époux pour lui parler de Katie, de cette nuit-là, et il écoulerait en lui caressant les cheveux et le dos, mais il ne dirait pas grand-chose, car il n’y avait rien à dire. Parfois, Eve aurait juste besoin de prononcer le nom de son amie, de l’entendre, de le sentir sur sa langue. Ils auraient des enfants. Eve irait les voir jouer au football, elle se tiendrait sur la ligne de touche, et de temps à autre, ses lèvres s’entrouvriraient, et elle articulerait le nom de Katie, en silence, pour elle-même, sur les terrains mouillés d’avril.
Mais ce soir-là, elles n’étaient que deux filles éméchées d’East Bucky, et Katie les vit disparaître dans son rétroviseur quand elle tourna dans Sydney pour rentrer chez elle.
La nuit, il régnait une atmosphère sinistre dans cette partie de Buckingham, la plupart des habitations bordant le Pen Channel Park ayant été ravagées quatre ans plus tôt par un incendie qui les avait transformées en carcasses noircies, condamnées par des planches. À présent, Katie n’avait plus qu’une envie : s’écrouler sur son lit, dormir, puis se lever au matin et mettre le plus de distance possible entre elle et cette ville avant que son père ou Bobby ne songent à la chercher. Elle voulait se défaire de cet endroit comme on se défait de vêtements trempés par une pluie d’orage. Elle voulait le rouler en boule, le jeter, ne plus jamais le voir.
Soudain, un souvenir lui revint, auquel elle n’avait pas repensé depuis des années. Elle se rappela ce jour, quand elle avait cinq ans, où sa mère l’avait emmenée au zoo. Il n’y avait aucune raison particulière pour qu’elle se remémore cette scène, mais les dernières émanations du hasch et de l’alcool dans son cerveau avaient dû bousculer les cellules de sa mémoire. Sa mère la tenait par la main alors qu’elles descendaient Columbia Road en direction du zoo, et Katie pouvait sentir les os près du poignet maternel, sous la peau parcourue de tremblements. À un moment donné, elle avait regardé la figure amaigrie de sa mère, avec ses yeux immenses, son nez transformé en bec par la perte de poids, son menton réduit à une pointe minuscule. Et Katie, curieuse et triste du haut de ses cinq ans, avait demandé : « Comment ça se fait que t’es tout le temps fatiguée ? »
Le visage de sa mère, anguleux et desséché, avait paru se désagréger. Elle s’était accroupie près de Katie, lui avait encadré les joues de ses paumes et l’avait fixée de ses yeux rougis. Katie avait tout d’abord cru qu’elle était en colère, et puis, elle avait souri, mais son sourire s’était presque aussitôt mué en grimace tandis que son menton se mettait à trembler. « Oh, ma puce », avait-elle dit, avant d’attirer Katie à elle. La tête appuyée contre l’épaule de sa fille, elle avait répété « Oh, ma puce », et Katie avait senti des larmes couler dans ses cheveux.
Elle eut soudain l’impression de les sentir, ces larmes qui lui mouillaient les cheveux comme la pluie mouillait le pare-brise, et elle essayait de se rappeler la couleur des yeux maternels quand elle découvrit le corps allongé au milieu de la route. Il gisait tel un sac juste devant son capot, et elle n’eut que le temps de braquer violemment à droite, mais sa roue arrière gauche heurta quelque chose, et elle songea : Oh Seigneur, Oh mon Dieu, non, faites que je ne l’aie pas touché, je vous en prie, mon Dieu, non.
La Toyota alla buter contre le trottoir de droite, le pied de Katie glissa de la pédale d’embrayage, un brusque à-coup secoua encore la voiture, et le moteur toussota, puis cala.
— Hé, ça va ? lui lança quelqu’un.
En le voyant approcher. Katie commença à se détendre, car il lui semblait familier et inoffensif, jusqu’au moment où elle remarqua le revolver dans sa main.
A trois heures du matin, Brendan Harris finit par s’endormir.
Il souriait à Katie qu’il imaginait toujours flottant au-dessus de lui, disant qu’elle l’aimait, chuchotant son nom, lui caressant l’oreille de son souffle tiède, doux comme un baiser.