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Ceux du Point et ceux des Flats
Quand Sean Devine et Jimmy Marcus étaient gosses, leurs pères travaillaient tous les deux à la confiserie Coleman, d’où ils rentraient imprégnés de l’odeur écœurante du chocolat chaud. Cette odeur était devenue une partie intégrante de leurs vêtements, des lits dans lesquels ils dormaient, des dossiers en vinyle de leurs sièges de voiture. Chez Sean, la cuisine sentait la crème glacée au chocolat, et la salle de bains, le caramel. À l’âge de onze ans, Sean et Jimmy vouaient aux bonbons une haine si féroce qu’ils ne mangeaient jamais de dessert et devaient toute leur vie boire leur café sans sucre.
Le samedi, le père de Jimmy passait chez les Devine prendre une bière avec le père de Sean. Il amenait Jimmy, et pendant que ladite bière se transformait en six, plus deux ou trois verres de Dewar, les deux copains jouaient dans le jardin, où les rejoignait parfois Dave Boyle, un garçon avec des poignets de fille et des yeux de myope, qui racontait toujours des blagues apprises auprès de ses oncles. De l’autre côté de la moustiquaire qui protégeait la fenêtre de la cuisine, ils entendaient le pschitt des languettes arrachées aux boîtes de bière, de brusques éclats de rire sonores et le claquement sec des Zippo quand M. Devine et M. Marins allumaient leurs Lucky Strike.
C’était le père de Sean qui, en tant que contremaître, avait la meilleure place. Grand et blond, il se distinguait par ce sourire décontracté, nonchalant, que Sean avait vu plus d’une fois apaiser la colère de sa mère, la calmer d’un coup comme si on avait pressé un interrupteur en elle. Le père de Jimmy, lui, chargeait les camions. Il était petit, avec des cheveux noirs qui lui retombaient en désordre sur le front et quelque chose dans le regard qui semblait vibrer en permanence. Il avait aussi une façon bien particulière de se déplacer à toute vitesse ; vous aviez à peine cillé qu’il se trouvait déjà à l’autre bout de la pièce. Quant à Dave Boyle, il n’avait pas de père, juste une tripotée d’oncles, et s’il était en général présent ces samedis-là, c’était uniquement à cause de ce don qu’il avait de se coller à Jimmy comme un pansement sur une plaie ; à peine l’avait-il aperçu qui sortait de chez lui avec son père qu’il apparaissait à côté de leur voiture, pantelant, en demandant « Alors, quoi de neuf, Jimmy ? » d’un pauvre ton plein d’espoir.
Ils vivaient tous à East Buckingham, à l’ouest du centre-ville, un quartier où se côtoyaient épiceries encombrées, petits terrains de jeu et boucheries avec de la viande encore toute rose de sang suspendue dans les vitrines. Les bars avaient des noms irlandais et des Dodge Dart étaient garées devant l’entrée. Les femmes se coiffaient de foulards noués dans la nuque et rangeaient leurs cigarettes dans des sacs à main en similicuir. Il y avait encore deux ou trois ans, les garçons plus âgés disparaissaient des rues, comme enlevés par des vaisseaux spatiaux, pour être envoyés à la guerre. Ils en revenaient au bout d’un an environ, vides et maussades, ou n’en revenaient pas du tout. Le jour, les mères parcouraient les journaux à la recherche de coupons de réduction. La nuit, les pères se rendaient dans les pubs. Tout le monde connaissait tout le monde ; personne, à l’exception de ces gars partis au front, n’avait jamais quitté le quartier.
Jimmy et Dave habitaient les Flats, près du Penitentiary Channel, dans la partie sud de Buckingham Avenue. Douze pâtés de maisons seulement les séparaient de la rue où logeait Sean, mais celle-ci se trouvait au nord de cette même avenue, en plein dans la zone du Point ; or ceux du Point et ceux des Flats ne se mélangeaient pas beaucoup.
Non que le Point se distinguât par des rues pavées d’or et des cuillères en argent partout. C’était juste le Point – classe ouvrière, cols bleus, Chevy, Ford et Dodge devant des pavillons tout simples, ponctués ici et là par un petit édifice victorien. Mais les habitants du Point achetaient. Ceux des Flats louaient. Les familles du Point allaient à l’église, restaient entre elles, brandissaient des pancartes au coin des rues en période électorale. Dans les Flats, en revanche, qui sait ce qu’ils fabriquaient, tous ces gens qui vivaient parfois comme des bêtes, à dix dans un appartement, en laissant des tas d’ordures dans leurs rues ? À « Cradeville », ainsi que Sean et ses copains de Saint Mike avaient baptisé les Flats, les foyers touchaient les allocations chômage, envoyaient leurs gosses à l’école publique, divorçaient. Alors, pendant que Sean allait à l’école paroissiale Saint Mike en pantalon noir, cravate noire et chemise bleue, Jimmy et Dave allaient à l’école Lewis M. Dewey, dans Blaxton Street. Les gosses de Looey & Dooey pouvaient porter leurs vêtements normaux, ce qui était plutôt cool, sauf qu’ils les portaient en général quatre jours sur cinq, ce qui l’était moins. Ils semblaient en permanence enveloppés d’une aura de crasse – cheveux crasseux, peau crasseuse, cols et poignets crasseux. Pas mal de garçons avaient le visage couvert d’acné et abandonnaient leurs études en cours de route. Quelques filles, quand elles passaient le bac, arboraient des robes de grossesse.
Aussi, sans leurs pères, les trois garçons ne se seraient-ils sans doute jamais rencontrés. Pendant la semaine, ils ne traînaient pas ensemble, mais il y avait les samedis, et quelque chose lors de ces journées-là, qu’ils restent à jouer dans le jardin, errent parmi les tas de gravats derrière Harvest Street, ou sautent dans le métro pour aller en ville – pas pour voir quelque chose de particulier, juste pour le plaisir de se déplacer dans les tunnels sombres et d’entendre le bruit de ferraille et le sifflement des freins lorsque les wagons prenaient les tournants et que les lumières s’allumaient puis s’éteignaient –, donnait toujours à Sean le sentiment que le monde entier retenait son souffle. Quand on était avec Jimmy, il pouvait se passer n’importe quoi. S’il était au courant qu’il existait des règles – dans le métro, dans la rue, au cinéma –, il ne le montrait jamais.
Un jour, sur le quai de South Station, ils s’amusaient à s’envoyer une balle de hockey orange lorsque Jimmy avait manqué le lancer de Sean : la balle avait alors atterri sur la voie. Avant même que Sean ait pu deviner ce que Jimmy avait en tête, celui-ci avait sauté en contrebas, au milieu des souris, des rats et des rails.
Dans la station, les gens étaient devenus hystériques. Ils appelaient Jimmy en hurlant. Une femme, le visage couleur de cendre, s’était penchée vers lui pour crier : « Remonte ! Remonte tout de suite, bonté divine ! » Et puis, Sean avait entendu un grondement sourd – peut-être produit par un train entrant dans le tunnel au niveau de Washington Street, ou peut-être par les camions roulant dans la rue au-dessus de leurs têtes –, et tout autour de lui, les gens l’avaient entendu aussi. Ils avaient agité les bras, jeté des regards frénétiques partout à la recherche d’un agent de police. Un homme avait placé sa paume devant les yeux de sa fille.
La tête baissée, Jimmy scrutait toujours la pénombre en-dessous du quai, où était partie la balle. Et puis, il avait fini par la retrouver. Il avait alors essuyé avec sa manche les saletés noirâtres à la surface, ignorant les gens agenouillés sur la ligne jaune, qui lui tendaient la main.
— Waouh, la vache ! avait lancé Dave d’une voix trop forte, en poussant Sean du coude.
Jimmy marchait au milieu des rails, en direction de l’escalier tout au bout de la plate-forme, près de l’ouverture béante et sombre du tunnel, lorsqu’un grondement plus puissant encore avait ébranlé la station, amenant les gens à littéralement faire des bonds, à taper du poing sur leurs hanches. Jimmy avait pris son temps – il se baladait, ni plus ni moins –, puis jeté un coup d’œil par-dessus son épaule et, accrochant le regard de Sean, il s’était fendu d’un grand sourire.
— Et il rigole, en plus ! s’était exclamé Dave. Il est complètement cinglé. Tu crois pas ?
Au moment où Jimmy atteignait la première marche en ciment, plusieurs mains l’avaient agrippé pour le hisser en sécurité. Sean avait vu les jambes de son copain se balancer vers la gauche, sa tête plonger vers la droite ; il avait l’air incroyablement petit et léger par rapport à l’homme corpulent qui l’avait saisi, comme s’il n’était qu’un pantin de paille, et pourtant, il serrait toujours fermement la balle contre sa poitrine, et il ne l’avait pas lâchée alors même que les gens lui attrapaient le coude et qu’il se cognait le tibia contre le bord de la plateforme. À côté de lui, Sean avait senti Dave trembler, perdu. Puis il avait de nouveau regardé le visage des gens qui remontaient Jimmy, mais ce n’était plus l’angoisse ni la peur qui s’y reflétaient désormais, ni cette impuissance qu’il y avait décelée à peine une minute plus tôt. Non, il avait découvert la rage à l’état pur, des figures de monstres, des traits convulsés, déformés par la férocité – une meute déchaînée prête à s’abattre sur Jimmy pour lui arracher un morceau de chair, avant de le tabasser à mort.
Après avoir ramené Jimmy sur le quai, ses sauveteurs l’avaient maintenu un moment, leurs doigts s’enfonçant dans ses épaules, leurs regards exprimant l’indécision, comme s’ils attendaient qu’on leur dise ce qu’ils devaient faire. Quand le train avait surgi du tunnel, quelqu’un avait hurlé, mais tout de suite après, quelqu’un d’autre avait éclaté de rire – émettant une sorte de piaillement perçant qui avait évoqué pour Sean l’image de sorcières autour d’un chaudron –, car le train arrivait par l’autre côté de la station, en direction du nord, et Jimmy avait alors levé la tête vers tous les gens qui le retenaient, l’air de dire Vous voyez ?
Dave avait laissé échapper un gloussement suraigu avant de vomir dans ses mains.
Près de lui, Sean avait détourné les yeux en se demandant où était sa place dans tout cela.
Ce soir-là, le père de Sean le fit asseoir dans l’atelier, au sous-sol. L’atelier, c’était une pièce exiguë, avec des étaux noirs, des boîtes de café remplies de clous et de vis, du bois rangé en piles bien nettes sous l’établi balafré qui divisait la pièce en deux, des marteaux glissés dans des ceintures de charpentier comme des pistolets dans des holsters, une scie électrique pendue à un crochet. Le père de Sean, souvent sollicité dans le voisinage pour toutes sortes de travaux de bricolage, y descendait pour construire des nichoirs et des étagères à mettre aux fenêtres pour les fleurs de sa femme. Il y avait tracé les plans de la véranda à l’arrière de la maison, qu’il avait construite avec des copains lors d’un été torride quand Sean avait cinq ans. Il s’y réfugiait quand il aspirait au calme et à la tranquillité, et parfois aussi, Sean le savait, quand il était furieux – furieux contre son fils, contre sa femme ou contre son boulot. Les nichoirs – répliques miniatures d’édifices dans le style Tudor, colonial, victorien ou même de chalets suisses – finissaient entassés dans un coin de la cave, et il y en avait tellement qu’il leur aurait sans doute fallu vivre en Amazonie pour trouver assez d’oiseaux susceptibles d’en avoir l’utilité.
Sean se jucha sur le vieux tabouret de bar rouge et caressa l’intérieur de l’épais étau noir devant lui, sentant sous son index le mélange de graisse et de sciure sur l’acier, jusqu’au moment où son père prit la parole.
— Combien de fois il faudra que je te le dise, Sean ?
Celui-ci retira son doigt, qu’il essuya sur la paume de son autre main.
Son père ramassa quelques clous épars sur l’établi et les plaça dans une boîte jaune.
— Je sais que tu aimes bien Jimmy Marcus, mais à partir de maintenant, si vous voulez jouer tous les deux, vous le ferez près de la maison. La tienne, je précise, pas la sienne.
Sean acquiesça d’un mouvement de tête. Discuter avec son père ne servait à rien quand il s’exprimait ainsi, avec calme et lenteur, comme s’il attachait une petite pierre à chacune de ses paroles pour leur donner plus de poids.
— On s’est bien compris, Sean ?
Il poussa la boîte jaune vers sa droite avant de reporter son attention sur son fils.
De nouveau, Sean acquiesça en le regardant frotter ses doigts épais pour faire tomber la sciure collée au bout.
— Pendant combien de temps, Pa ?
Son père leva le bras pour ôter une épaisse traînée de poussière sur un crochet fixé au plafond. Il secoua ensuite sa main au-dessus de la poubelle sous l’établi.
— Oh, à priori, un bon moment. Et, Sean ?
— Oui, Pa ?
— Évite d’aller te plaindre à ta mère sur ce coup-là. Elle ne veut même plus que tu revoies Jimmy après ses acrobaties d’aujourd’hui.
— Il est pas méchant, tu sais. Il est…
— Je n’ai pas dit le contraire. C’est juste que c’est une tête brûlée, et que les têtes brûlées, ta mère en a soupé dans sa vie.
Sean avait vu quelque chose briller dans le regard paternel quand il avait parlé de « tête brûlée », et compris que c’était l’autre Billy Devine qui lui était apparu, celui qu’il avait dû imaginer à partir de bribes de conversation surprises entre ses oncles et ses tantes : « ce bon vieux Billy », comme ils l’appelaient, « le cogneur », comme avait lancé un jour l’oncle Colm avec un sourire, le Billy Devine qui avait disparu avant la naissance de Sean cédant la place à cet homme tranquille et pondéré dont les gros doigts agiles construisaient trop de nichoirs.
— N’oublie pas ce qu’on s’est dit, surtout, lui conseilla son père, avant de lui tapoter l’épaule pour lui signifier qu’il pouvait partir.
Après avoir quitté l’atelier, Sean traversa le sous-sol frais en se demandant s’il appréciait la compagnie de Jimmy pour la même raison que son père appréciait celle de M. Marcus, quand ils buvaient tous les deux du samedi jusqu’au dimanche, riaient trop brusquement et trop fort, et si c’était ce qui effrayait sa mère.
Quelques samedis plus tard, Jimmy et Dave Boyle se présentèrent chez les Devine sans le père de Jimmy. Les deux garçons frappèrent à la porte de derrière alors que Sean finissait son petit déjeuner, et il entendit sa mère ouvrir, puis dire « B’jour, Jimmy. B’jour, Dave », de ce ton poli réservé en général aux gens qu’elle n’était pas certaine d’avoir envie de voir.
Ce jour-là, Jimmy était calme. Toute cette énergie débridée était comme tassée à l’intérieur de son corps, au point que Sean avait presque l’impression de la sentir se cogner contre les parois de sa poitrine, forçant Jimmy à avaler pour l’empêcher de s’échapper. Il semblait plus petit, plus ténébreux aussi, et prêt à exploser à la moindre piqûre d’épingle. Sean l’avait déjà vu dans cet état. Jimmy avait toujours été lunatique. Pourtant, Sean était chaque fois désarçonné, et il en venait à se demander si Jimmy possédait un certain contrôle sur ces changements d’humeur, ou s’ils lui tombaient dessus à l’improviste, comme un mal de gorge et les cousins de sa mère, que ce soit le bon moment ou pas.
Et quand Jimmy était dans cet état, Dave Boyle devenait carrément insupportable. Il semblait penser que c’était à lui de se débrouiller pour que tout le monde soit content, ce qui finissait à la longue par porter sur les nerfs des uns et des autres.
Alors qu’ils se tenaient sur le trottoir, essayant de déterminer ce qu’ils allaient faire – Jimmy toujours replié sur lui-même, Sean toujours en train de se réveiller et tous trois gagnés par l’impatience à l’idée qu’ils avaient la journée devant eux mais ne pouvaient pas franchir les limites de la rue –, Dave lança soudain :
— Hé, vous savez pourquoi les chiens se lèchent les couilles ?
Ni Sean ni Jimmy ne se donnèrent la peine de répondre. Celle-là, ils l’avaient entendue, oh peut-être mille fois.
— Parce que, eux au moins, ils y arrivent ! piailla Dave Boyle, qui se prit le ventre à deux mains, comme s’il avait mal tellement c’était drôle.
Jimmy se dirigea vers les tréteaux placés à l’endroit où les employés municipaux avaient remplacé plusieurs dalles de trottoir. Les ouvriers avaient attaché un ruban rouge et blanc à quatre tréteaux afin de former un rectangle, de créer une barrière protectrice autour des nouvelles dalles, mais Jimmy le cassa net en avançant droit dedans. Puis il s’accroupit, gardant ses Keds sur l’ancien trottoir, et se servit d’un bâton pour graver dans le ciment frais de fines lignes qui rappelèrent à Sean des doigts de vieillard.
— Mon père travaille plus avec le tien, annonçat-il.
— Ah bon ? Pourquoi ?
Sean alla s’accroupir près de Jimmy. Il n’avait pas de bâton, mais il aurait bien aimé en avoir un. Il avait toujours envie d’imiter Jimmy, même s’il ne comprenait pas pourquoi, même s’il était sûr de recevoir une bonne raclée au cas où il céderait à la tentation.
Jimmy haussa les épaules.
— Bah, il était plus malin qu’eux. Il connaissait tellement de trucs que ça leur flanquait la frousse.
— Des trucs vachement intelligents, en plus, intervint Dave Boyle. Pas vrai, Jimmy ?
Pas vrai, Jimmy ? Pas vrai, Jimmy ? Certains jours, Dave se comportait comme un vrai perroquet.
— Quel genre de trucs ? s’enquit Sean en se demandant bien ce qu’il y avait tant à savoir sur les bonbons et quelle valeur pouvait avoir ce genre d’informations.
— Des trucs pour mieux faire tourner la baraque, répondit Jimmy. (Il n’avait pas l’air très convaincu, et il haussa de nouveau les épaules.) Des tas de trucs, quoi. Des trucs super-importants.
— Oh.
— Mouais, pour mieux faire tourner la baraque, renchérit Dave. Pas vrai, Jimmy ?
Celui-ci se remit à creuser le ciment. Dave Boyle, ayant déniché un bâton à son tour, commença à dessiner un cercle dans le ciment frais. Les sourcils froncés, Jimmy jeta son propre bout de bois. Dave s’interrompit et le dévisagea d’un air interrogateur, genre « Ben, qu’est-ce que j’ai fait ? »
— Vous savez ce qui serait cool ?
La voix de Jimmy avait monté d’un cran dans les aigus, causant une certaine effervescence dans le sang de Sean, sans doute parce que l’idée qu’avait Jimmy de ce qui était cool ne ressemblait en rien à celle de tout le monde.
— Non, quoi ?
— Conduire une bagnole, répondit Jimmy.
— Mouais, approuva lentement Sean.
— Tu vois, reprit Jimmy en ouvrant les paumes vers le ciel, le bâton et le ciment frais déjà oubliés, juste pour faire le tour du pâté de maisons.
— Juste le tour du pâté de maisons, répéta Sean.
— Ce serait cool, hein ? insista Jimmy, un sourire jusqu’aux oreilles.
Peu à peu, Sean sentit lui aussi un sourire naître, puis s’épanouir sur son visage.
— Sûr, ce serait cool.
— Même que ce serait, ben, plus cool que tout.
Jimmy sauta sur place, arqua les sourcils en direction de Sean, et sauta encore une fois.
— Rudement cool, confirma Sean s’imaginant déjà placer les paumes sur le grand volant.
— Ouais, ouais, ouais, fil Jimmy en donnant un coup de poing dans l’épaule de Sean.
— Ouais, ouais, ouais, fit Sean en le lui rendant, galvanisé par cette force qui montait en lui, lui donnait le sentiment que tout était plus rapide, soudain, plus fluide aussi.
— Ouais, ouais, ouais, fit Dave mais son coup de poing manqua l’épaule de Jimmy.
Pendant quelques instants, Sean avait complètement oublié sa présence. C’était souvent le cas, avec Dave Boyle. Sean ne savait pas pourquoi.
— Vachement cool, mouais ! lança Jimmy, qui éclata de rire et sautilla de plus belle.
De son côté, Sean s’y voyait. Ils étaient à l’avant (et Dave à l’arrière, si tant est qu’il se trouvait avec eux) et ils roulaient – deux gamins de onze ans sillonnant Buckingham, klaxonnant leurs copains, défiant les grands sur Dunboy Avenue, démarrant en trombe dans un grand crissement de pneus, laissant derrière eux des traces de caoutchouc sur l’asphalte et des nuages de fumée. Il avait même l’impression de sentir l’air s’engouffrer par la vitre et lui soulever les cheveux.
Jimmy fouilla du regard la rue.
— Y a pas quelqu’un dans le coin qui laisse ses clés dans sa bagnole ?
Ils étaient même plusieurs à le faire, Sean ne l’ignorait pas. M. Griffin cachait ses clés sous le siège. Dottie Fiore les rangeait dans la boîte à gants et le vieux Makowski, l’ivrogne qui écoutait trop fort des disques de Sinatra à toute heure du jour et de la nuit, ne pensait pas à les enlever du contact, la plupart du temps.
Mais alors qu’il suivait le regard de Jimmy et repérait les voitures qu’il savait abriter des clés.
Sean fut assailli par une douleur sourde au niveau des yeux, et dans l’éclat du soleil impitoyable réfléchi par les capots et les coffres, il lui sembla soudain mesurer la pression de la rue, de ses maisons, du Point tout entier et des attentes placées en lui, Sean Devine. Il n’était pas du genre à voler des bagnoles. Un jour, il irait à l’université, et il se débrouillerait pour faire de sa vie quelque chose de grand, de mieux, que celle d’un contremaître ou d’un débardeur. C’était ça, son plan, et Sean était persuadé que les plans pouvaient fonctionner à condition de réfléchir, de se montrer patient aussi. Un peu comme quand on s’obligeait à regarder un film jusqu’à la fin, même s’il était ennuyeux ou confus. Parce qu’à la fin, il arrivait parfois que les choses soient expliquées, ou que le dénouement lui-même se révèle suffisamment intéressant pour ne pas regretter d’avoir supporté tout le reste avant.
Il faillit le dire à Jimmy, mais ce dernier, talonné par Dave, remontait déjà la rue en s’arrêtant près de chaque voiture pour jeter un coup d’œil à l’intérieur.
— Pourquoi pas celle-là ?
Jimmy posa la main sur la Bel Air de M. Carlton, et sa voix résonna avec force dans l’air balayé par un vent sec.
— Hé, Jimmy ? (Sean le rejoignit.) Une autre fois, peut-être. D’accord ?
La mine de Jimmy s’allongea, son visage parut s’affaisser.
— Qu’est-ce que tu racontes, Sean ? On a dit qu’on allait le faire maintenant. Ce sera marrant. Super cool. Tu te rappelles plus ?
— Ouais, super cool, répéta Dave.
— On peut même pas voir au-dessus du tableau de bord, objecta Sean.
— Des annuaires, déclara Jimmy en souriant dans la lumière du soleil. Suffit d’aller se servir chez toi.
— Ben oui, des annuaires, lança Dave. Génial !
Sean écarta les bras.
— Non. Sérieux, les gars.
Le sourire de Jimmy s’évanouit. Il regarda les bras de Sean comme s’il avait envie de les trancher net au niveau des coudes.
— Pourquoi tu veux jamais faire des trucs juste pour se marrer, hein ?
Il actionna la poignée de la Bel Air, mais elle était verrouillée. Pendant quelques secondes, les joues de Jimmy frémirent et sa lèvre inférieure se mit à trembler, puis il leva vers Sean un visage empreint d’une telle expression de solitude désespérée que celui-ci eut pitié de lui.
Dave tourna la tête vers Jimmy, et ensuite vers Sean. Soudain, son bras se détendit maladroitement et son poing atteignit Sean à l’épaule.
— Ouais, pourquoi tu veux jamais faire des trucs marrants, d’abord ? répéta-t-il à l’adresse de Sean.
Celui-ci n’arrivait pas à le croire. Dave venait de le frapper. Dave Boyle.
Il lui expédia en retour un direct dans la poitrine, et Dave tomba sur les fesses.
— Hé, qu’est-ce que tu fous ? s’écria Jimmy en bousculant Sean.
— Il m’a frappé, répondit Sean.
— Il t’a pas frappé, rétorqua Jimmy.
Incrédule, Sean écarquilla les yeux, pour être aussitôt imité par Jimmy.
— Il m’a frappé, je te dis.
— Il m’a frappé, répéta Jimmy d’une voix de fille, avant de bousculer de nouveau Sean. C’est mon putain de copain, t’entends ?
— Moi aussi, je suis ton copain, dit Sean.
— Moi aussi, chantonna Jimmy. Moi aussi, moi aussi, moi aussi…
Dave Boyle se releva en riant.
— Ça suffit ! lança Sean.
— Ça suffit, ça suffit, ça suffit… (Jimmy poussa Sean encore une fois, lui plaquant ses paumes sur les côtes.) Vas-y, casse-moi la gueule. Tu veux me casser la gueule ?
— Tu veux lui casser la gueule ?
À présent, c’était au tour de Dave de bousculer Sean.
Ce dernier n’avait aucune idée de la façon dont ils en étaient arrivés là. Il ne se rappelait même plus ce qui avait déclenché la colère de Jimmy ni pourquoi Dave avait été assez bête pour s’en prendre à lui. Ils étaient là, près de la voiture, et puis, il s’était passé quelque chose, et maintenant, ils se retrouvaient au milieu de la rue, où Jimmy le cherchait, le visage plissé et déformé par la rage, le regard noir et les yeux rétrécis, pendant que Dave y allait aussi de son grain de sel.
— Vas-y, insista Jimmy.
— Je ne…
Nouvelle bourrade.
— Allez, lopette.
— Écoute, Jimmy, on pourrait pas…
— Non, on peut pas. T’es qu’une poule mouillée, hein, Sean ? Pas vrai ?
Jimmy s’apprêtait à le pousser encore une fois quand soudain il se figea : la même expression de solitude désespérée (et lasse, Sean s’en rendit soudain compte) s’inscrivit sur ses traits alors qu’il concentrait toute son attention sur un point dans la rue, derrière Sean.
C’était une voiture marron foncé, rectangulaire et tout en longueur, comme celles utilisées par les patrouilles de police – une Plymouth peut-être, ou quelque chose dans le genre –, dont le pare-chocs s’arrêta près de leurs jambes. Les deux flics à l’intérieur les regardèrent à travers le pare-brise, le visage rendu flou par le reflet ondoyant des arbres sur la vitre.
Sean eut soudain l’impression d’un brusque changement dans l’atmosphère de cette matinée, d’une altération dans la douceur de l’air.
Et puis, le conducteur descendit. Il ressemblait à un flic – cheveux blonds coupés en brosse, visage rougeaud, chemise blanche, cravate en nylon noir et or, le gros de sa bedaine retombant par-dessus son ceinturon comme une pile de pneus. L’autre avait l’air malade. Maigre, manifestement éreinté, il resta assis sur son siège, à se tenir la tête d’une main plaquée sur ses cheveux noirs et gras, observant dans le rétroviseur les trois garçons qui contournaient le véhicule pour s’approcher de la portière côté conducteur.
Le gros replia l’index, puis leur fit signe d’avancer jusqu’à ce qu’ils soient juste devant lui.
— Je vais vous poser une question, les gars, O.K. ? (Quand il se pencha, sa tête énorme emplit entièrement le champ de vision de Sean.) Vous trouvez ça bien de vous bagarrer en pleine rue ?
À cet instant, Sean remarqua le badge doré accroché au ceinturon du flic, près de sa hanche droite.
— Comment ? reprit l’homme, une main en coupe derrière son oreille. Vous avez dit quelque chose ?
— Non, m’sieur.
— Non, m’sieur.
— Non, m’sieur.
— Z’êtes vraiment qu’une bande de petits voyous. (De son énorme pouce, il indiqua le passager de la voiture.) Mon partenaire et moi, on en a ras la casquette des vauriens d’East Bucky qui chassent de la rue les honnêtes gens. Voyez ce que je veux dire ?
Sean et Jimmy ne bronchèrent pas.
— On regrette, murmura Dave Boyle, qui semblait sur le point de fondre en larmes.
— Vous vivez ici, les mômes ?
L’homme parcourut du regard toutes les maisons sur le trottoir de gauche, comme s’il en connaissait chaque occupant, comme s’il risquait d’embarquer les trois copains en cas de mensonge.
— Mouais, marmonna Jimmy, qui jeta par-dessus son épaule un coup d’œil en direction de la maison de Sean.
— Oui, m’sieur, répondit Sean.
Dave garda le silence.
Le flic reporta son attention sur lui.
— Hein ? T’as dit quelque chose, gamin ?
— Quoi ? fit Dave en cherchant le regard de Jimmy.
— T’occupe pas de ton pote. Occupe-toi de moi. (Le gros flic respirait bruyamment par les narines.) Alors, t’habites ici ?
— Euh, non.
— Non ? répéta l’homme, qui se pencha vers lui. Dans ce cas, où t’habites, gamin ?
— À Rester Street.
Regard toujours fixé sur Jimmy.
— La racaille des Flats vient traîner au Point ? (Les lèvres rouge cerise du flic se tordirent comme s’il mangeait une sucette.) C’est forcément mauvais pour les affaires, ça, pas vrai ?
— Comment, m’sieur ?
— Ta mère est chez toi ?
— Oui, m’sieur.
En voyant une larme rouler sur la joue de Dave, Sean et Jimmy détournèrent les yeux.
— Bon, on va causer un peu avec elle, la mettre au courant des exploits de son voyou de fils.
— Je… je ne…, bredouilla Dave.
— Monte.
Quand le flic ouvrit la portière arrière, Sean sentit soudain une odeur de pommes – une senteur piquante d’octobre.
Dave implora encore une fois Jimmy en silence.
— Monte, répéta le flic. Ou tu préfères que je te passe les menottes, peut-être ?
— Je…
— Quoi, à la fin ? (Le flic paraissait en rogne, à présent. Du plat de la main, il frappa le haut de la portière ouverte.) Monte dans cette putain de bagnole !
En pleurant, Dave grimpa sur la banquette arrière.
L’homme pointa un index boudiné en direction de Jimmy et de Sean.
— Allez donc raconter à vos chères mamans ce que vous fabriquiez. Et que je vous reprenne plus à vous bagarrer dans mes rues, sales petits merdeux !
Jimmy et Sean reculèrent, le flic se glissa au volant et démarra. Les deux garçons suivirent des yeux la voiture qui se dirigeait vers le croisement puis bifurquait vers la droite, alors que l’éloignement et les ombres rendaient de plus en plus indistinct le visage de Dave tourné vers eux. Et soudain, la rue fut de nouveau déserte, comme réduite au silence par le claquement de la portière. Jimmy et Sean, postés à l’endroit où la voiture s’était arrêtée, regardèrent leurs pieds, regardèrent à droite et à gauche, regardèrent partout pour éviter de se regarder.
De nouveau, Sean éprouva cette sensation de changement brutal d’atmosphère, accompagnée cette fois par un goût de piécettes sales dans la bouche. Son estomac lui semblait creux, comme évidé à la cuillère.
Et puis, Jimmy lâcha :
— C’est toi qui as commencé.
— C’est pas vrai, c’est lui.
— Non, c’est toi. Et maintenant, il est foutu. Sa mère a pas toute sa tête. Je te dis pas ce qu’il va prendre quand elle va le voir débarquer chez eux entre deux flics.
— N’empêche, c’est pas moi qui ai commencé.
Jimmy le bouscula, et cette fois, Sean le bouscula en retour, et en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, ils étaient de nouveau par terre, à rouler l’un sur l’autre et à se bourrer de coups de poing.
— Hé !
Sean s’écarta de Jimmy et tous deux se relevèrent, s’attendant à affronter une nouvelle fois les flics, au lieu de quoi ils virent M. Devine descendre les marches du perron pour se diriger vers eux.
— Qu’est-ce que vous fabriquez, bon sang ?
— Rien.
— Rien ? Tiens donc. (Le père de Sean fronça les sourcils en atteignant le trottoir.) Restez pas au milieu de la rue.
Les deux garçons le rejoignirent.
— Z’étiez pas trois, tout à l’heure ? demanda M. Devine en scrutant les alentours. Où est Dave ?
— Hein ?
— Dave. (Le père de Sean regarda tour à tour son fils et Jimmy.) Il n’était pas avec vous ?
— On s’est battus.
— Quoi ?
— On s’est battus, et après, les flics sont arrivés.
— Y a combien de temps ?
— Cinq minutes, à peu près.
— O.K. Donc, les flics sont arrivés.
— Et ils ont emmené Dave.
De nouveau, le père de Sean fouilla du regard la rue.
— Ils ont fait quoi ? Ils l’ont emmené, c’est ça ?
— Pour le reconduire chez lui, expliqua Jimmy. Moi, j’ai menti. J’ai dit que j’habitais ici. Mais Dave, il a dit qu’il habitait dans les Flats, et ils ont…
— Mais qu’est-ce que tu racontes, à la fin ? Sean ?
— À quoi ils ressemblaient, ces flics ?
— Hein ?
— Ils avaient un uniforme ?
— Non. Non, ils…
— Alors, comment t’as su que c’étaient des flics ?
— J’en savais rien. Ils…
— Ils quoi ?
— Y en avait un qui avait un badge, répondit Jimmy. À la ceinture.
— Quel genre de badge ?
— Euh, doré ?
— D’accord, mais qu’est-ce qu’il disait ?
— Comment ça ?
— Les mots écrits dessus. T’as pu les lire ?
— Non. Je me rappelle pas.
— Billy ?
D’un même mouvement, ils se tournèrent vers la mère de Sean qui venait d’apparaître sur la véranda, l’air à la fois tendu et intrigué.
— Chérie ? Appelle le poste de police, d’accord ? Demande-leur si deux de leurs hommes n’auraient pas embarqué un gosse sous prétexte qu’il se battait dans la rue.
— Quel gosse ?
— Dave Boyle.
— Oh, Seigneur ! Sa pauvre mère…
— On verra ça plus tard. O.K. ? Pour l’instant, ce qui compte, c’est d’avoir l’avis de la police.
Elle rentra. Sean leva les yeux vers son père. Il ne semblait pas savoir où mettre ses mains. Il les fourra dans ses poches, les en retira, puis les essuya sur son pantalon.
— Merde, c’est pas croyable, dit-il tout doucement en scrutant le bout de la rue comme si Dave y était toujours, tel un mirage tremblotant invisible pour Sean.
— Elle était marron.
— Pardon ?
— La voiture, précisa Sean. Elle était marron foncé. Et elle ressemblait à une Plymouth, je crois.
— Rien d’autre ?
Sean essaya de se la remémorer, mais en vain. Il ne la voyait que comme quelque chose qui avait bloqué son champ de vision sans y pénétrer. Elle avait masqué la Pinto orange de Mme Ryanet et la moitié inférieure de ses haies, et pourtant, Sean ne parvenait pas à la distinguer.
— Elle sentait la pomme, ajouta-t-il.
— Quoi ?
— La pomme. La voiture sentait la pomme.
— Elle sentait la pomme, répéta son père.
Une heure plus tard, dans la cuisine des Devine, deux autres flics posèrent à Sean et à Jimmy toute une flopée de questions, puis un troisième les rejoignit, qui ébaucha le portrait des hommes dans la voiture marron en se basant sur les indications fournies par les deux garçons. Le gros flic blond paraissait encore plus sournois sur la feuille de dessin, et son visage était trop large, mais hormis ces détails, c’était bien lui. Le second type, celui qui avait gardé les yeux fixés sur le rétroviseur, ne ressemblait pas à grand-chose – juste à une tache floue surmontée d’une chevelure noire –, car ni Sean ni Jimmy n’en conservaient un souvenir précis.
Arrivé sur ces entrefaites, le père de Jimmy se tenait dans un coin de la cuisine, l’air à la fois furieux et absent, les yeux larmoyants, le corps oscillant légèrement comme si le mur derrière lui ne cessait de bouger. Il n’adressa pas la parole au père de Sean et personne ne la lui adressa. Privé de sa capacité habituelle à se mouvoir rapidement, il semblait plus petit à Sean, moins réel aussi, d’une certaine manière, comme s’il risquait à tout moment de se fondre dans le papier peint.
Après avoir passé en revue les faits au moins quatre ou cinq fois, tout le monde s’en alla – les flics, le type qui avait dessiné les portraits, Jimmy et son père. La mère de Sean s’enferma dans sa chambre, et quelques minutes plus tard, Sean entendit des pleurs assourdis derrière la porte.
Il alla s’asseoir sur la véranda, où son père lui assura qu’il n’avait rien à se reprocher, que Jimmy et lui avaient été bien avisés de ne pas monter dans cette voiture. Il lui tapota le genou en disant que tout finirait par s’arranger. Dave sera chez lui ce soir. Tu verras.
Et puis, son père se tut. Il était toujours assis près de lui, à boire sa bière, mais Sean le sentait ailleurs, peut-être dans la chambre du fond avec sa femme, ou peut-être dans son atelier, au milieu de ses nichoirs.
Sean laissa son regard se perdre parmi les rangées de voitures garées dans la rue, accrocher le reflet éblouissant de leurs tôles. Et il se dit que ce qui venait de se produire – tout ce qui venait de se produire – s’inscrivait dans une logique. C’était juste qu’il ne comprenait pas encore laquelle. Mais un jour, il y parviendrait. Le flot d’adrénaline qui circulait dans ses veines depuis le départ de Dave et le moment où Jimmy et lui avaient roulé sur la chaussée reflua enfin, s’évacuant par tous ses pores aussi soudainement que s’il avait tiré la chasse pour l’éliminer.
Il posa les yeux à l’endroit où, avec Jimmy et Dave Boyle, ils s’étaient battus près de la Bel Air, et il attendit que se remplissent de nouveau les vides laissés en lui quand l’adrénaline avait déserté son corps. Il attendit que les pièces du puzzle se rassemblent pour former un tout cohérent. Il attendit, observa la rue, en éprouva la vibration et attendit encore, jusqu’à ce que son père se lève, jusqu’à ce qu’ils rentrent tous les deux.
Jimmy se dirigeait vers les Flats à la suite de son père. Celui-ci titubait légèrement, fumait ses cigarettes jusqu’au bout, qu’il pinçait entre deux doigts, et marmonnait dans sa barbe. De retour à la maison, il lui collerait peut-être une raclée, ou peut-être pas, il était encore trop tôt pour se prononcer. Quand il avait perdu son boulot, son paternel lui avait ordonné de ne plus jamais remettre les pieds chez les Devine, et Jimmy se disait qu’il allait devoir payer pour cette infraction à la règle. Mais plus tard, sans doute, Jimmy percevait chez son père cette ivresse somnolente habituelle, signifiant qu’il allait s’asseoir à la table de la cuisine dès qu’ils rentreraient, et boire jusqu’à s’écrouler, la tête sur les bras.
Il marchait cependant à quelques pas de distance, par précaution, et jetait en l’air une balle qu’il rattrapait dans le gant volé chez Sean alors que les flics faisaient leurs adieux aux Devine, et que personne ne disait ne serait-ce qu’un mot à Jimmy et à son père qui s’engageaient dans le couloir pour quitter la maison. En passant devant la chambre de Sean, dont la porte était ouverte, Jimmy avait vu le gant abandonné par terre, avec une balle à l’intérieur, et il l’avait ramassé prestement avant de sortir. Il n’avait pas la moindre idée de ce qui l’avait poussé à voler ce gant. Certainement pas le désir de voir cette étincelle de fierté étonnée qu’il avait remarquée dans les yeux de son père au moment où il s’en emparait. Ça, il s’en foutait. Son vieux, il s’en foutait.
Non, c’était plutôt en rapport avec la réaction de Sean frappant Dave Boyle, son refus de voler la bagnole, et aussi d’autres trucs du même genre qui s’étaient produits depuis un an qu’ils étaient copains, avec ce sentiment que tout ce que donnait Sean – des cartes de base-ball, la moitié d’une barre chocolatée, n’importe quoi – s’apparentait a une aumône.
Au début, quand il était parti avec le gant. Jimmy exultait. Il triomphait. Un peu plus tard, au moment de traverser Buckingham Avenue, il s’était senti envahi par une honte et un embarras familiers, comme chaque fois qu’il volait quelque chose, et aussi par la colère contre ce qui le forçait à agir de la sorte. Et puis, encore un peu plus tard, alors qu’il descendait Crescent Street en direction des Flats, c’était un élan de fierté qu’il avait éprouvé en voyant les petits immeubles minables et le trophée dans sa main.
Jimmy avait pris ce gant, et il s’en voulait. Sean le chercherait partout. Jimmy avait pris ce gant, et il s’en réjouissait. Sean le chercherait partout.
Il regarda son père zigzaguer devant lui, menaçant de s’écrouler à tout moment ou de se liquéfier, et il comprit qu’il détestait Sean.
Oui, il le détestait, et il avait été stupide de penser qu’ils auraient pu devenir copains. Ce gant, il le garderait toute sa vie, il en prendrait soin, ne le montrerait à personne, et surtout, il ne s’en servirait jamais. Pas une fois. Plutôt crever.
Il contempla les Flats qui s’étendaient devant lui au moment où il passait avec son père dans l’ombre du métro aérien, puis se rapprochait de l’endroit où Crescent Street atteignait son plus bas niveau, accompagné par le grondement des trains de marchandises sur la voie ferrée près du vieux drive-in miteux et du Penitentiary Channel au-delà, et il sut soudain, au plus profond de lui, tout au fond de son cœur, qu’il ne reverrait plus Dave Boyle. Là où habitaient les Marcus, à Rester Street, il y avait des vols en permanence. Jimmy s’était fait faucher son tricycle quand il avait quatre ans, son vélo quand il en avait huit. Son paternel y avait laissé une voiture.
Et sa mère mettait désormais le linge à sécher à l’intérieur tellement on lui avait piqué de vêtements sur la corde d’étendage dehors. Mais se faire voler un truc, ce n’était pas comme le perdre. On avait alors cette certitude en soi qu’il ne réapparaîtrait jamais. Et c’était exactement ce qu’il ressentait vis-à-vis de Dave. Et peut-être ce que ressentait Sean en ce moment même vis-à-vis de son gant de base-ball, alors qu’il regardait l’endroit où il l’avait laissé, sachant déjà, en dehors de toute logique, qu’il ne le reverrait pas.
Et c’était vraiment triste, car Jimmy aimait bien Dave, pour des raisons qui lui échappaient en grande partie. Mais c’était juste qu’il avait quelque chose d’attachant – peut-être sa façon d’être toujours là, même si la plupart du temps, on ne s’en apercevait pas.