Parce qu’il est brisé
Pour Sean Devine, ce dimanche-là – le premier jour où il reprenait le travail après une semaine de mise à pied – commença lorsqu’il fut arraché à son rêve par la sonnerie du réveil, suivie de près par la conscience brutale que, tel le bébé expulsé du ventre maternel, il ne pourrait plus jamais y retourner. Il ne se souvenait plus de tous les détails, juste de quelques bribes décousues, et de toute façon, il ne lui semblait pas qu’il y ait eu de fil directeur à proprement parler. Mais des images éclatées s’étaient fichées dans son crâne telles des pointes acérées, qui devaient le rendre fébrile toute la matinée.
Sa femme, Lauren, figurait dans ce rêve, et il lui semblait toujours percevoir l’odeur de sa peau. Sa chevelure emmêlée était couleur de sable mouillé, plus sombre et plus longue que dans la réalité, et elle portait un maillot de bain blanc encore humide. Elle était toute bronzée, et il y avait de fines traînées de sable sur ses chevilles et ses pieds nus. Elle sentait la mer et le soleil, et, assise sur les genoux de Sean, elle lui embrassait le bout du nez en lui chatouillant la gorge de ses longs doigts. Ils étaient sur la terrasse d’une maison au bord de la plage, mais si Sean entendait les vagues, il ne les voyait pas. À la place de l’océan, il y avait un écran de télévision éteint aussi vaste qu’un terrain de football. Lorsqu’il le regardait, Sean ne distinguait que son reflet, et non celui de Lauren, comme s’il étreignait le vide. Pourtant, c’était bien un être de chair – de chair tiède – qu’il caressait.
Il se rappelait ensuite s’être tenu sur le toit de la maison, le corps de Lauren dans ses bras ayant cédé la place à une girouette en métal lisse. Il la serrait avec force, tandis qu’en contrebas, au pied de la façade, un gouffre immense s’ouvrait dans le sol, avec au fond un voilier échoué à l’envers. L’instant d’après, il s’était retrouvé nu sur un lit auprès d’une femme qu’il n’avait jamais rencontrée auparavant, il sentait sa chaleur, et en même temps, par une sorte de logique propre aux rêves, il savait Lauren dans une autre pièce, en train de les observer sur un écran vidéo, et soudain, une mouette était venue se fracasser contre la vitre, projetant sur le matelas des éclats de verre pareils à des glaçons, et Sean, de nouveau habillé, s’était penché vers l’oiseau.
La mouette avait laissé échapper un hoquet. Elle avait dit : « Mon cou me fait mal », et Sean avait été tiré du sommeil avant de pouvoir répondre : « C’est parce qu’il est brisé. »
Il se réveilla avec l’impression que le rêve circulait en lui comme l’huile de moteur dans une voiture, disséminant des saletés au coin de ses paupières et sur sa langue. Il garda les yeux fermés tout le temps que sonnait le réveil, espérant qu’il s’agissait seulement d’un nouveau songe et qu’il dormait toujours, que la sonnerie ne retentissait que dans sa tête. Et puis, il finit par soulever les paupières, l’esprit encore empli par la sensation du corps ferme de l’inconnue et l’odeur de la mer sur la peau de Lauren, et il comprit alors que ce n’était ni un rêve, ni un film, ni une chanson infiniment triste.
Non, c’était la réalité. La réalité de ces draps, de cette chambre, de ce lit. De cette boîte de bière vide sur le rebord de la fenêtre, du soleil qui l’éblouissait, du bip insistant du réveil sur la table de chevet. De ce robinet qui gouttait, et qu’il oubliait toujours de réparer. La réalité de sa vie, et uniquement de la sienne.
Il éteignit le réveil, mais ne se leva pas immédiatement. Il n’osait pas encore se redresser, car il ignorait s’il avait la gueule de bois. Or, s’il avait la gueule de bois, cette première journée de reprise allait lui paraître deux fois plus longue – quand elle serait déjà sans doute très très longue, compte tenu de tout ce qu’il allait se prendre dans la tronche, de toutes les mauvaises blagues qu’il aurait à subir après sa mise à pied.
Immobile dans son lit, il écouta les bruits de la rue, le bruit des tarés d’à côté qui faisaient hurler la télévision du matin au soir, le bruit du ventilateur au plafond, du micro-ondes et des climatiseurs, et aussi le bruit du réfrigérateur. Au boulot, il y avait le bruit des ordinateurs. Partout, on entendait le bip des téléphones portables, des agendas électroniques, des appareils ménagers divers et variés, au point qu’un bip-bip-bip constant semblait monter de la rue, du poste de police, de tous les immeubles de Faneuil Heights et des East Bucky Flats.
Tout bipait, aujourd’hui. Tout était rapide, fluide, conçu pour aller vite. Et tout le monde suivait le rythme, s’y adaptait, réglait son allure sur celle du monde.
Quand est-ce que ça avait commencé, bordel ?
Au fond, c’était la seule chose que Sean voulait savoir. À quel moment le tempo s’était-il accéléré, l’abandonnant à la traîne, loin derrière les autres ?
Il ferma les yeux.
Quand Lauren était partie.
Oui, c’était à ce moment-là que ça avait commencé.
Brendan Harris regarda le téléphone en souhaitant de toutes ses forces qu’il sonne. Puis il consulta sa montre. Déjà deux heures de retard. Bon, ce n’était pas vraiment surprenant, dans la mesure où Katie avait toujours eu des problèmes avec la ponctualité, mais un jour comme celui-là, tout de même… Brendan n’aspirait qu’à partir. Et où était-elle, puisqu’elle n’était pas au magasin ? Il était prévu qu’elle l’appelle pendant son service à Cottage Market, qu’elle assiste à la première communion de sa demi-sœur, et ensuite, qu’elle vienne le retrouver. Mais elle n’était pas allée travailler. Et elle n’avait pas téléphoné.
De son côté, il n’avait pas la possibilité de la joindre. C’était d’ailleurs un des aspects les plus problématiques de leur relation depuis ce premier soir où ils étaient sortis ensemble. Katie pouvait se trouver dans trois endroits : chez Bobby O’Donnell quand elle avait commencé à fréquenter Brendan, dans l’appartement où elle avait grandi à Buckingham Avenue avec son père, sa belle-mère et ses deux demi-sœurs, ou dans celui du dessus, où vivaient tous ses cinglés d’oncles, dont deux, Nick et Val, étaient de véritables monuments de folie furieuse aux pulsions vraiment incontrôlables. Et puis, il y avait son père. Jimmy Marcus, qui le détestait sans que ni Brendan ni Katie puissent se l’expliquer. En attendant. Katie s’était montrée on ne peut plus claire – au fil des années, son père en avait fait une loi : « Reste à l’écart des Harris ; si tu t’avises d’en ramener un chez nous, je te renie. »
D’après Katie, pourtant, son père était plutôt du genre rationnel, mais un soir, alors que ses larmes coulaient sur le torse de Brendan, elle lui avait confié :
— Il devient dingue quand on parle de toi. Complètement dingue. Un soir, je me rappelle, il était bourré et… Enfin, il était parti, tu vois ? Et il a commencé à me parler de ma mère, à me raconter combien elle m’aimait et tout, et à un moment, il a dit… il a dit : « Foutus Harris. Tous de la racaille, Katie. »
Racaille. Brendan avait eu l’impression de recevoir un crachat en pleine figure.
— « Reste à l’écart de ces gens-là. C’est la seule chose que je te demanderai jamais. S’il te plaît, Katie. »
— Comment ça se fait que tu sois avec moi, alors ?
Elle s’était tournée vers lui, avant de lui adresser un sourire triste.
— T’en sais rien ?
En vérité, Brendan n’en avait pas la moindre idée. Katie était tout à ses yeux. Une déesse. Brendan, lui, n’était que, eh bien, que Brendan.
— Non, j’en sais rien.
— T’es gentil.
— Ah bon ?
Elle avait hoché la tête.
— Je te vois souvent avec Ray, ou ta mère, ou même n’importe qui dans la rue, et t’es tellement gentil…
— Comme beaucoup de gens.
— Faux. Beaucoup sont juste polis. C’est pas la même chose.
En y réfléchissant, Brendan avait bien été obligé d’admettre que tout le monde l’appréciait – sans doute pas au point de lui accorder le premier prix de popularité, mais plutôt d’une façon toute simple, style « Il est sympa, le petit Harris ». Il n’avait jamais eu d’ennemis, ne s’était plus retrouvé mêlé à une bagarre depuis la fin de l’école primaire et ne se souvenait même pas de la dernière fois où on lui avait parlé durement. Alors, peut-être que Katie avait raison, qu’il était réellement gentil et que c’était rare. Ou peut-être qu’il n’était pas du genre à irriter les gens.
Sauf le père de Katie. C’était un mystère pour Brendan. Et c’était de la haine qu’il lui inspirait, inutile de se voiler la face.
Une demi-heure plus tôt. Brendan l’avait sentie dans le magasin de M. Marcus – cette haine tranquille installée en lui, qu’il lui transmettait comme une infection virale. Il en avait perdu contenance. Il en avait bégayé. Il n’avait pas osé croiser les yeux de Ray sur le trajet du retour tant cette haine lui donnait l’impression d’être sale, d’avoir les cheveux pleins de poux, les dents souillées. Et que cette hostilité n’ait aucun sens pour lui – non seulement il n’avait jamais rien fait à M. Marcus, mais il le connaissait à peine – ne rendait pas les choses plus faciles. En regardant Jimmy Marcus. Brendan avait vu un homme qui ne prendrait même pas la peine de lui pisser dessus s’il était en train de brûler vif.
Il ne pouvait donc appeler Katie, au risque que quelqu’un identifie son numéro et se demande pourquoi ce garçon tant détesté cherchait à la joindre. Il avait failli lui téléphoner au moins un million de fois, mais la seule pensée d’entendre la voix de Jimmy Marcus, de Bobby O’Donnell ou d’un des frères Savage à l’autre bout de la ligne avait suffi à lui faire reposer d’une main moite le combiné sur son socle.
À vrai dire, Brendan avait du mal à déterminer qui l’effrayait le plus. M. Marcus était juste un type normal, propriétaire du magasin d’alimentation où lui-même était allé la moitié de sa vie, mais il y avait quelque chose en lui – en plus de sa haine évidente pour les Harris -, une sorte de potentiel que Brendan n’aurait pu définir, mais qui le perturbait, l’obligeait à baisser la voix en sa présence et à éviter son regard. Bobby O’Donnell était un de ces voyous dont personne ne savait au juste comment il gagnait sa vie. Quant aux frères Savage, ils étaient à des années-lumière de ce que la plupart des gens considéraient comme des êtres normaux au comportement acceptable. Les frères Savage, sans doute les types les plus déjantés, les plus allumés à avoir jamais vu le jour dans les Flats, avaient le regard fixe et le sang tellement chaud qu’on aurait pu remplir un livre aussi épais que l’Ancien Testament avec la liste de ce qui les faisait exploser. Leur père, un cinglé de première lui aussi, et leur mère d’une maigreur ascétique les avaient pondus les uns après les autres, à onze mois d’intervalle, comme s’ils les produisaient à la chaîne. Les frères avaient grandi serrés comme des sardines dans une chambre de la taille d’un transistor japonais, à côté du métro aérien qui dominait autrefois les Flats, masquant le soleil, et avait été démoli lorsque Brendan était encore petit. Les sols de leur appartement penchaient singulièrement vers l’est et les trains défilaient sous leurs fenêtres vingt et une heures sur vingt-quatre chaque foutue journée que Dieu faisait, ébranlant leur petit immeuble minable avec tant de force que la plupart du temps, les frères dégringolaient de leur lit et se réveillaient le matin empilés les uns sur les autres, aussi hargneux qu’une bande de rats affamés, et commençaient la journée en se mettant une bonne peignée pour pouvoir s’extirper de l’amas humain.
Quand ils étaient gosses, les autres ne les voyaient pas comme des individus distincts. C’étaient juste les Savage, une troupe, une meute, une mêlée confuse de membres, d’aisselles, de genoux et de lignasses broussailleuses qui semblait se déplacer dans un tourbillon de poussière comme le diable de Tasmanie. Si jamais le tourbillon s’approchait de vous, mieux valait libérer le passage en espérant qu’il s’abattrait sur quelqu’un d’autre avant de vous atteindre, ou se bornerait à passer son chemin, tout à son obsession pour sa propre démence crasse.
À dire vrai, jusqu’à ce qu’il sorte avec Katie, Brendan ne savait même pas combien ils étaient au juste, alors qu’il était né dans les Flats. Mais Katie avait tout récapitulé pour lui : il y avait Nick, l’aîné, disparu du quartier depuis six ans pour purger une peine de dix années incompressibles à Walpole ; Val était le suivant, et d’après Katie, le plus gentil ; venaient ensuite Chuck, Kevin, Al (que l’on confondait souvent avec Val), Gérard, tout juste sorti de Walpole lui aussi, et enfin Scott, le petit dernier et le chouchou de leur mère quand elle était encore vivante, qui était aussi le seul à avoir un diplôme et à ne pas vivre dans les appartements réquisitionnés par ses frères – après qu’ils eurent réussi à faire fuir les précédents locataires – au premier et au troisième étages de l’immeuble où habitaient les Marcus.
— D’accord, ils ont une sale réputation, avait dit Katie à Brendan, mais je t’assure, ils sont vraiment sympas. À part Scott. C’est un peu difficile de s’entendre avec lui.
Scott. Le seul membre « normal » de la famille.
Brendan regarda de nouveau sa montre, puis le réveil près de son lit, puis le téléphone.
Et aussi le lit où il s’était endormi l’autre nuit en contemplant les petits cheveux blonds dans la nuque de Katie, un bras passé sur sa hanche, la main posée sur son ventre chaud, environné par l’odeur de ses cheveux, de son parfum et de sa sueur.
Il regarda encore le téléphone.
Appelle, bordel. Appelle.
Deux gamins découvrirent la voiture. Ils alertèrent le 911, et celui qui parla au téléphone paraissait essoufflé, comme entraîné dans quelque chose qui le dépassait alors que les mots se bousculaient dans sa bouche :
— Y a cette voiture avec du sang dedans et, ben, la portière est ouverte et, euh…
— Elle est où, cette voiture ? l’interrompit l’opérateur du 911.
— Dans les Flats. Près de Pen Park. Avec mon copain, on l’a vue, et…
— Tu connais le nom de la rue ?
— Sydney Street, lâcha le gosse dans le combiné. Y a du sang dedans, et la portière est ouverte.
— Comment tu t’appelles, fiston ?
— Hé, y veut savoir comment elle s’appelle ! lança le gosse à son copain. Et y m’a appelé « fiston » !
— Fiston ? reprit l’opérateur. C’est à toi que j’ai posé la question. Comment tu t’appelles ?
— On se tire, vieux. Bonne chance.
Le gosse raccrocha, et l’opérateur constata sur l’écran de son ordinateur que l’appel émanait d’une cabine téléphonique à l’angle de Kilmer et de Nauset, dans les East Buckv Flats, à environ cinq cents mètres de l’entrée de Penitentiary Park sur Sydney Street. Il relaya l’information au standard de la police, qui envoya aussitôt sur les lieux une voiture radio.
Un des agents rappela pour demander des renforts, suggérer de prévenir la police scientifique et, mouais, peut-être aussi la Criminelle. Juste une idée, comme ça.
— Vous avez trouvé un corps. Trente-trois ? À vous.
— Négatif.
— Trente-trois ? Pourquoi mettre la Criminelle sur le coup s’il n’y a pas de corps ? À vous.
C’est que, en voyant la voiture, je me suis dit qu’on n’allait pas tarder à en trouver un.
Sean commença sa première journée de reprise en se garant dans Crescent Street, puis en contournant les herses placées à l’angle de Sydney Street. Lesdites herses comportaient le sigle du Boston Police Department, parce que les hommes du BPD étaient les premiers sur les lieux, mais Sean se doutait déjà, pour avoir écouté les scanners sur le trajet, que cette affaire serait confiée à la brigade criminelle de la police d’État, dont il faisait partie.
D’après ce qu’il avait compris, la voiture avait été retrouvée dans Sydney Street, qui était placée sous la juridiction de la ville, mais il y avait des traces de sang jusque dans Penitentiary Park, qui dépendait de l’Etat. Alors qu’il longeait le parc, Sean ne tarda pas à remarquer une fourgonnette de la police scientifique garée à une centaine de mètres de l’entrée.
En se rapprochant, il aperçut son sergent, Whitey Powers, près d’une voiture dont la portière côté conducteur était ouverte. Souza et Connolly, promus à la Criminelle depuis seulement une semaine, fouillaient les broussailles alentour, un gobelet de café à la main, et deux véhicules de patrouille étaient arrêtés sur l’accotement gravillonné à côté de la fourgonnette. Les techniciens de la scène du crime examinaient la voiture abandonnée en jetant des regards mauvais en direction de Souza et de Connolly, qu’ils soupçonnaient manifestement de piétiner d’éventuels indices et de vouloir jeter dans l’herbe le couvercle de leurs gobelets en polystyrène.
— Tiens, voilà le sale môme ! lança Whitey Powers, qui haussa les sourcils de surprise en voyant Sean. On vous a déjà averti ?
— Mouais, répondit Sean. Mais je n’ai plus de partenaire, sergent. Adolph est HS.
Whitey Powers hocha la tête.
— Vous vous prenez une tape sur les doigts, et cet imbécile de boche tombe malade, comme par hasard. (Il plaça un bras autour des épaules de Sean.) Vous allez faire équipe avec moi, fils. Pour la durée de votre mise à l’épreuve.
C’était donc ainsi que les choses se passeraient, songea Sean. Whitey allait garder un œil sur lui jusqu’à ce que les huiles décident s’il était à la hauteur ou pas.
— J’espérais profiter d’un week-end tranquille, moi aussi, dit Whitey en faisant pivoter Sean vers la voiture à la portière ouverte. Tout le comté était plus mort qu’un rat mort, hier soir, Sean. Juste une agression au couteau à Parker Hill, une autre à Bromley Heath, et une étudiante qui s’est pris une raclée à coups de bouteille de bière ici, à Allston. Mais rien de fatal, et que des trucs pour les collègues de la ville. Quant à la victime de Parker Hill… Ben, le gars est arrivé seul aux urgences de MGH, un grand couteau à steak planté dans la clavicule, en demandant à l’infirmière de service où est-ce qu’ils planquaient le distributeur de Coca dans c’te baraque.
— Elle lui a répondu ? demanda Sean.
Whitey sourit. Il souriait beaucoup, sans doute parce que c’était l’un des gars les plus brillants de la Crim’, et ce, depuis toujours. Il ne devait pas être en service quand on l’avait prévenu, car il portait un pantalon de survêtement, un maillot de hockey visiblement emprunté à son fils, et sur lequel il avait accroché son badge doré, une casquette de base-ball repoussée sur son crâne et des tongs d’un bleu irisé aux pieds.
— Jolie tenue, commenta Sean, ce qui lui valut un autre sourire nonchalant.
Au même moment, un oiseau venu du parc décrivit un cercle au-dessus d’eux en laissant échapper un cri perçant qui fit courir des frissons le long de la colonne vertébrale de Sean.
— Et merde, reprit Whitey. Dire qu’y a une demi-heure, j’étais sur mon canapé…
— Devant les dessins animés ?
— En plein entraînement de catch. (De la main, Whitey indiqua les herbes et le parc au-delà.) À mon avis, on la retrouvera quelque part par-là. Mais bon, on vient juste de lancer les recherches, et Friel nous a demandé de parler de Personne Disparue tant qu’on n’a pas de corps.
Lorsque l’oiseau les survola de nouveau, un peu plus bas, ses piaillements stridents s’insinuèrent cette fois dans le cerveau de Sean.
— C’est pour nous ? s’enquit-il.
Whitey hocha la tête.
— Sauf si la victime est ressortie du parc pour se faire buter.
Sean leva les yeux. L’oiseau avait une grosse tête et des pattes courtes repliées sous un corps blanc rayé de gris au milieu. Sean n’était pas capable de déterminer à quelle espèce il appartenait, mais il n’avait pas tellement l’habitude de se promener dans la nature pour observer les petites bêtes.
— Vous savez ce que c’est ? demanda-t-il.
— Un martin-pêcheur, répondit Whitey.
— N’importe quoi.
Le sergent leva la main.
— Je le jure devant Dieu.
— Vous avez beaucoup regardé La Vie sauvage quand vous étiez gosse ?
Le volatile piailla encore une fois, et Sean eut envie de le descendre.
— Voulez jeter un coup d’œil à la voiture de la fille ? s’enquit Whitey.
— La fille ? répéta Sean en se baissant à son tour pour passer sous le ruban jaune délimitant la scène du crime.
— Les gars du labo ont récupéré les papiers du véhicule dans la boîte à gants. La propriétaire est une certaine Katie Marcus.
— Merde, marmonna Sean.
— Vous la connaissez ?
— C’est sûrement la gosse d’un gars que je connais.
— Vous êtes proches, tous les deux ?
Sean fit non de la tête.
— On se dit bonjour quand on se croise dans le quartier, c’est tout.
— Ça ne va pas plus loin ? insista Whitey, comme s’il avait besoin d’un prétexte pour se débarrasser de l’affaire sur-le-champ.
— Non, répondit Sean.
Ils venaient d’atteindre la voiture, et Whitey indiquait à Sean la portière côté conducteur quand une femme des services scientifiques s’en écarta, puis se redressa avant de s’étirer, les bras levés vers le ciel, les doigts entremêlés.
— Touchez à rien, les gars. Qui est le responsable ?
— En principe, c’est moi, répondit Whitey. Le parc appartient à l’Etat.
— Mais la voiture est sur le territoire de la ville.
De la main, Whitey montra les broussailles sur le bas-côté.
— Ce sang, là, est tombé sur une propriété de l’État.
— Franchement, tout ça me dépasse, conclut son interlocutrice avec un soupir.
— L’assistant du procureur est en route, dit Whitey. Lui, il pourra trancher. Jusque-là, c’est l’affaire de la police d’État.
Tournant la tête vers le parc. Sean comprit que s’ils devaient trouver un corps, ce serait là-bas.
— Qu’est-ce que vous pouvez nous dire sur cette bagnole ? demanda-t-il.
La femme étouffa un bâillement.
— La portière était ouverte quand on l’a découverte. Les clés étaient toujours sur le contact, et les phares, allumés. Comme un fait exprès, la batterie a lâché dix secondes après notre arrivée.
Sean remarqua des traces de sang au-dessus du haut-parleur encastré dans la portière ouverte. Une partie, désormais noire et desséchée, avait coulé sur le haut-parleur lui-même. Il s’accroupit, pivota sur ses talons et vit une autre tache sombre sur le volant. Une troisième, plus longue et plus large, s’étalait sur le pourtour d’un trou creusé par une balle dans le siège en vinyle du conducteur, au niveau de l’épaule. Sean pivota de nouveau, jeta un coup d’œil aux broussailles à gauche de la voiture, puis tendit le cou pour examiner l’extérieur de la portière, où il nota la marque récente d’un choc.
Il leva la tête vers Whitey, qui opina.
— L’agresseur devait se tenir à côté du véhicule. La petite Marcus – si c’est bien elle qui conduisait – l’a certainement heurté avec la portière. Du coup, cette espèce de fumier lui a tiré dessus, et il l’a touchée, ben, je sais pas, à l’épaule, peut-être au niveau du biceps ? En tout cas, elle a réussi à s’enfuir. (Il indiqua quelques touffes d’herbe récemment aplaties.) Y a des broussailles écrasées jusqu’à l’entrée du parc. Sa blessure ne devait pas être trop grave, parce qu’on n’a retrouvé que quelques gouttes de sang dans le coin.
— On a envoyé des unités dans le parc ? demanda Sean.
— Jusque-là, deux.
La femme des services scientifiques ricana.
— Ils sont plus doués que ces deux-là, j’espère.
Elle avait le regard fixé sur Connolly qui, comme le constatèrent Sean et Whitey, venait de renverser son café dans l’herbe et insultait son gobelet.
— Hé, soyez indulgente, ils sont nouveaux, fit Whitey.
— Faut que je continue à prendre les empreintes, les gars.
— Vous avez trouvé des papiers d’identité dans la voiture ? demanda Sean en s’écartant pour lui céder le passage.
— Ouais. Un portefeuille sous le siège, un permis de conduire au nom de Katherine Marcus. Il y avait aussi un sac à dos derrière le siège passager. Billy est en train d’en vérifier le contenu.
Sean jeta un coup d’œil par-dessus le capot à l’homme qu’elle désignait d’un mouvement de tête. Il était agenouillé sur la chaussée, avec un sac à dos bleu foncé posé à côté de lui.
— Sur le permis de conduire, vous avez regardé quel âge elle avait ?
— Dix-neuf ans, sergent.
— Dix-neuf ans, répéta Whitey à l’adresse de Sean. Et vous connaissez le père ? Merde, mon vieux, ce gars-là le sait pas encore, mais il se prépare à vivre un enfer.
Sean tourna la tête, vit l’oiseau solitaire retourner vers le canal en piaillant et un rayon de soleil percer les nuages. Les cris stridents du volatile lui vrillèrent les tympans, se frayèrent un chemin jusqu’à son cerveau, et soudain. Sean fut transpercé par le souvenir de cette solitude désespérée qu’il avait surprise sur les traits du petit Jimmy Marcus à onze ans, le jour où ils avaient failli voler une voiture. Il lui semblait la ressentir maintenant dans toute sa force, cette solitude à la fois vaincue, rageuse et implorante ; ancrée en Jimmy Marcus telle la maladie au cœur d’un arbre mourant, comme si les vingt-cinq années le séparant de cette journée n’avaient pas duré plus longtemps qu’une publicité à la télévision. Pour tenter de l’oublier, il pensa à Lauren, cette Lauren avec ses longs cheveux châtains et sa peau fleurant bon la mer qui lui était apparue en songe le malin même. Et au moment où il l’évoquait, il regretta de ne pouvoir retourner dans ce rêve, fermer la porte derrière lui et disparaître à jamais.