Tes couleurs
Sean s’adossa à la scène sous l’écran du drive-in avec son patron, le lieutenant Martin Friel, et tous deux regardèrent Whitey Powers guider la fourgonnette du coroner qui reculait dans la pente menant à l’endroit où le corps de Katie Marcus avait été découvert. Whitey progressait à reculons, les mains levées, orientées tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche, ses ordres déchirant l’air en brusques sifflements qui s’échappaient, tels les jappements d’un chiot, d’entre ses dents serrées. Ses yeux ne cessaient d’aller et venir entre le ruban délimitant la scène du crime de part et d’autre, les roues du véhicule et le regard nerveux du conducteur dans le rétroviseur, comme s’il passait un test d’évaluation pour un poste dans une entreprise de déménagement et devait s’assurer que les gros pneus ne déviaient pas d’un centimètre ou plus de la trajectoire désirée.
— Encore un peu. Tout droit. Encore un peu, encore un peu… Stop, c’est bon. (Une fois la fourgonnette arrêtée exactement là où il le voulait, il s’écarta et assena une grande claque sur la carrosserie.) Parfait.
Il ouvrit les portes arrière, les écartant si largement qu’elles masquèrent l’espace derrière l’écran, et Sean se dit qu’il n’aurait jamais pensé à constituer ainsi deux barrières protectrices devant l’entrée du couloir où Katie Marcus était morte, avant de se rappeler que Whitey avait passé beaucoup plus de temps que lui sur les scènes de crime, que c’était un vieux cheval de bataille déjà en service à l’époque où lui-même en était encore à peloter les filles dans les bals du lycée et à essayer de ne pas percer ses boutons d’acné.
Les deux assistants du coroner s’apprêtaient à quitter leurs sièges lorsque Whitey les interpella.
— Non, les gars, on ne va pas procéder comme ça. Vous allez devoir passer par l’arrière.
Lorsque les deux hommes refermèrent docilement leurs portières, puis disparurent dans le fond du véhicule pour aller chercher le corps, Sean éprouva un sentiment d’irrévocabilité, la certitude que c’était désormais à lui d’agir. Les autres flics, les équipes de l’identité judiciaire et les journalistes qui tournoyaient dans l’hélicoptère au-dessus de leurs têtes ou rôdaient de l’autre côté des barrières de sécurité érigées autour du parc ne tarderaient pas à s’intéresser à une autre affaire, pendant que Whitey et lui assumaient seuls la plus grande partie de l’enquête sur le meurtre de Katie Marcus, rédigeaient les rapports, préparaient les déclarations sous serment, essayaient de résoudre le mystère de sa mort bien après que la plupart des gens réunis ici furent passés à autre chose – accidents de la circulation, vols, suicides dans des pièces à l’atmosphère viciée par l’air recyclé et les cendriers débordant de mégots.
Martin Friel se hissa sur la scène, où il s’assit, laissant ses petites jambes pendre au-dessus du sol. Il avait dû interrompre sa partie de golf au George Wright et sentait encore la lotion solaire sous son polo bleu et son pantalon de toile. À la façon dont il tambourinait avec ses talons contre la paroi de la scène, Sean devina chez lui un soupçon de contrariété morale.
— Vous avez déjà travaillé avec le sergent Powers, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Sean.
— Des problèmes entre vous ?
— Non. (Sean vit Whitey entraîner à l’écart un agent en uniforme et lui indiquer d’un geste le bouquet d’arbres derrière l’écran.) J’ai enquêté avec lui sur le meurtre d’Elizabeth Pitek l’année dernière.
— La femme qui avait demandé une ordonnance de placement sous contrôle judiciaire ? lança Friel. Celle dont le mari disait je ne sais plus quoi sur la paperasserie ?
— Tout juste. Il disait : « Sa paperasserie gouverne sa vie, mais c’est pas une raison pour qu’elle gouverne la mienne. »
— Il a pris vingt ans, je crois ?
— Vingt ans ferme, mouais.
Une nouvelle fois, Sean regretta que quelqu’un n’ait pas fourni à cette femme un document plus solide. Ce qui aurait peut-être évité que son gosse grandisse dans un foyer d’accueil, incapable de comprendre ce qui avait bien pu se passer et où était maintenant sa place.
L’agent s’éloigna de Whitey, rassembla quelques-uns de ses collègues, et tous se dirigèrent vers les arbres.
— On m’a rapporté qu’il buvait, reprit Friel, qui ramena à lui une de ses jambes, collant le genou contre sa poitrine.
— Je ne l’ai jamais vu toucher à un verre pendant le service, monsieur, répondit Sean en se demandant qui, de Whitey ou de lui-même, faisait réellement l’objet d’une mise à l’épreuve aux yeux de Friel.
Il regarda Whitey se pencher pour examiner une touffe d’herbe près de la roue arrière de la fourgonnette, puis retrousser le bas de son survêtement avec autant de soin que s’il s’agissait d’un costume de chez Brooks Brothers.
— Votre partenaire est en incapacité temporaire parce qu’il se serait soi-disant déplacé quelque chose dans la colonne, et d’après ce que j’ai entendu dire, il récupérerait ses forces en pratiquant le jet-ski ou le parachute ascensionnel en Floride. (Friel haussa les épaules.) Powers a insisté pour vous avoir comme équipier dès que vous seriez revenu. Et aujourd’hui, vous êtes de retour parmi nous. Est-ce qu’il y aura de nouveaux incidents dans le genre du précédent ?
Comme il s’attendait à en prendre plein la figure, surtout de la part de Friel, Sean n’eut pas trop de mal à s’exprimer d’un ton résolument contrit.
— Non, monsieur. C’était juste une simple erreur de discernement.
— Plusieurs, rectifia Friel.
— Oui, monsieur.
— C’est la pagaille dans votre vie privée, agent Devine, voilà le problème. Ne la laissez pas déteindre sur votre travail.
Les yeux de Friel, comme alimentés par une charge électrique, brillaient désormais de cet éclat familier indiquant qu’il ne souffrirait pas la discussion.
Alors, ravalant sa fierté, Sean acquiesça de nouveau.
Friel le gratifia d’un sourire froid avant de lever les yeux vers l’hélicoptère de la télévision qui décrivait un arc de cercle au-dessus de l’écran, volant plus bas que l’altitude réglementaire, et à l’expression de son supérieur, Sean comprit que quelqu’un recevrait ses indemnités de licenciement avant le coucher du soleil.
— Vous connaissez la famille, si j’ai bien compris ? poursuivit le lieutenant en observant toujours l’appareil. Vous avez grandi ici, non ?
— J’ai grandi dans le Point.
— Ici, donc.
— Ici, on est dans les Flats. C’est un peu différent, monsieur.
D’un geste. Friel balaya l’objection.
— Vous avez grandi ici, affirma-t-il. Vous étiez un des premiers sur les lieux, et vous connaissez ces gens. (Il écarta les mains.) Je me trompe ?
— À quel sujet ?
— Votre capacité à gérer cette affaire. (Cette fois, il adressa à Sean son plus beau sourire d’entraîneur de softball l’été.) Vous comptez parmi mes meilleurs éléments, pas vrai ? Maintenant que vous avez fait amende honorable, vous êtes prêt à reprendre le collier, hein ?
— Oui, monsieur. Vous pensez bien, monsieur. Je suis prêt à tout pour garder ce travail, monsieur.
D’un même mouvement, ils tournèrent la tête vers la fourgonnette au moment où quelque chose de lourd chutait sur le plancher avec un bruit sourd, où le châssis s’abaissait brusquement vers les roues. Quand ledit châssis eut recouvré sa position initiale, Friel lança :
— Ils les font toujours tomber, vous avez remarqué ?
Sean avait remarqué. Et il en allait de même à présent pour Katie Marcus, enfermée dans la chaleur sombre et étouffante d’une housse mortuaire. Balancée sans ménagement à l’intérieur de cette fourgonnette, les cheveux emmêlés, collés au plastique, les organes redevenus mous.
— Vous savez ce qui me plaît encore moins que des gamins noirs de dix ans victimes de balles perdues au cours d’une connerie de guerre de gangs, agent Devine ? demanda Friel.
S’il connaissait la réponse. Sean garda néanmoins le silence.
— Les gamines blanches de dix-neuf ans assassinées dans mes parcs. Dans ce cas-là, les gens ne disent jamais : « Hé oui, ce sont les aléas de l’économie. » Ce n’est pas un vague sentiment de tragédie qu’ils éprouvent. Non, c’est de la colère, et ils veulent qu’on leur montre aux informations le coupable dûment menotté. (Il donna un petit coup de coude à Sean.) On est d’accord ?
— On est d’accord.
— C’est ce qu’ils veulent, parce qu’ils sont comme nous, et parce que c’est aussi ce que nous voulons.
Il agrippa Sean par l’épaule pour l’obliger à le regarder.
— Oui, monsieur.
Sean s’était senti obligé d’acquiescer, car Friel avait de nouveau cette lueur étrange dans les yeux laissant supposer qu’il croyait à ce qu’il disait au même titre que certains croient en Dieu, au NASDAQ ou au concept de l’Internet en tant que village global. Il avait connu une Seconde Naissance à un moment donné, mais quand ou pourquoi, Sean l’ignorait ; il savait juste que Martin Friel avait découvert grâce à son travail quelque chose que lui-même ne parvenait pas vraiment à identifier, quelque chose qui lui apportait du réconfort, peut-être même une certitude. Certaines fois, pour être honnête, Sean pensait que son patron était un idiot débitant des tas de platitudes à la con sur la vie, la mort et la meilleure façon de refaire le monde, de guérir les cancers et de devenir un seul cœur collectif, pour peu que chacun y mette du sien.
Pourtant, il arrivait aussi que Friel lui rappelle son père, occupé à fabriquer des nichoirs au fond d’une cave où aucun oiseau ne pénétrait jamais, et dans ces moments-là, Sean aimait l’idée qu’il se faisait de lui.
Martin Friel était devenu lieutenant à la brigade criminelle deux présidents plus tôt, et pour autant que Sean le sache, personne ne l’avait jamais surnommé « Marty », « mon pote », ou « vieux ». En le voyant dans la rue, on aurait pu le prendre pour un comptable, voire un conciliateur employé par une société d’assurances, quelque chose comme ça. Il possédait une voix neutre s’accordant parfaitement avec son visage neutre, et sa chevelure se réduisait à une tonsure brune en forme de fer à cheval. Il était aussi étonnamment petit, surtout pour un homme ayant déjà gravi pas mal d’échelons dans la hiérarchie de la police d’État, et il était facile de le perdre au milieu de la foule, car rien de particulier ne distinguait sa démarche. Il aimait sa femme et ses deux enfants, oubliait d’ôter les tickets de remontée mécanique sur sa parka en hiver, jouait un rôle actif dans son église, prônait des opinions conservatrices tant sur le plan fiscal que social.
Mais ce que cette voix et ce visage neutres ne trahissaient en aucun cas, c’était l’esprit à l’œuvre chez cet homme – un mélange pur et dur de bon sens et de moralisme. Vous commettiez un crime capital dans la juridiction de Martin Friel – c’était la sienne, tant pis pour vous si vous ne l’aviez pas encore compris –, et il le prenait très, très à cœur.
— Je vous veux toujours sur le qui-vive, toujours à cran, avait-il dit à Sean le jour où celui-ci avait pris ses fonctions à la Criminelle. Je ne veux pas que vous soyez ouvertement révolté, car la révolte est une émotion, et les émotions ne devraient jamais se manifester ouvertement. Mais je vous veux salement en rogne à tout moment – parce que les chaises ici sont trop dures, parce que tous vos anciens copains de lycée conduisent aujourd’hui des Audi. Je vous veux en rogne parce que les criminels sont tellement stupides qu’ils se croient autorisés à faire leur business de merde dans notre juridiction. Suffisamment en rogne. Devine, pour vous concentrer sur les détails de vos enquêtes, afin que les adjoints du procureur ne se retrouvent pas le bec dans l’eau au tribunal pour une histoire de mandats douteux ou de vice de procédure. Suffisamment en rogne pour résoudre toutes vos affaires et boucler ces saloperies de minables dans des saloperies de cellules pour le restant de leurs saloperies de vies.
Les gars avait surnommé ce discours « le laïus de Friel », et chaque nouvelle recrue de l’unité y avait droit, exactement dans les mêmes termes, le jour de son arrivée. Comme presque tout ce que disait Friel, il était impossible de savoir jusqu’à quel point il était sincère et jusqu’à quel point tout cela n’était que du blablabla pour motiver les troupes. Mais on y croyait. Ou on foutait le camp.
Sean travaillait à la Criminelle depuis maintenant deux ans, au cours desquels il avait obtenu le meilleur taux d’affaires résolues dans l’équipe de Whitey Powers, et pourtant. Friel le regardait encore quelquefois comme s’il doutait de lui. C’était d’ailleurs ce qu’il faisait en cet instant, donnant l’impression de le jauger, d’essayer de déterminer s’il était de taille à relever le défi – à savoir, retrouver l’assassin d’une gamine tuée dans son parc.
Whitey Powers les rejoignit sans se presser, feuilletant son calepin en même temps qu’il saluait Friel de la tête.
— Lieutenant.
— Sergent Powers…, répondit Friel. Alors, où en sommes-nous ?
— D’après les premières constatations, l’heure de la mort se situerait aux environs de deux heures et quart, deux heures et demie du matin. Il n’y a aucune trace d’agression sexuelle. Le décès résulte vraisemblablement de la blessure par balle à l’arrière du crâne, mais rien ne permet d’exclure un traumatisme provoqué par les coups violents qu’elle a reçus. Le tireur était sans doute droitier. On a retrouvé la douille enfoncée dans une palette à gauche de la victime. Apparemment, elle proviendrait d’un Smith calibre .38, mais on ne le saura avec certitude qu’après un examen balistique. Les plongeurs cherchent maintenant une arme dans le canal. Avec un peu de chance, l’agresseur y aura jeté son revolver, ou au moins l’objet dont il s’est servi pour la frapper : on penche pour une espèce de batte, ou peut-être une crosse de hockey.
— Une crosse de hockey, répéta Friel.
— Deux agents du BPD qui interrogeaient les habitants de Sydney Street ont parlé à une femme qui affirme avoir entendu une voiture heurter quelque chose, puis caler, vers deux heures moins le quart, soit environ trente minutes avant l’heure de la mort.
— Quels sont les éléments concrets dont on dispose ? s’enquit Friel.
— À vrai dire, la pluie nous a bousillé pas mal d’indices, monsieur. On a quelques moulages merdiques d’empreintes de pas, dont certaines appartiennent peut-être à l’assassin, et d’autres incontestablement à la victime. On a identifié à peu près vingt-cinq empreintes latentes différentes sur cette porte derrière l’écran. Encore une fois, ce sont peut-être celles de la victime, ou celles de l’agresseur, ou simplement celles de vingt-cinq personnes qui n’ont absolument rien à voir avec tout ça, qui sont juste venues là boire en cachette le soir ou souiller un peu pendant leur jogging. Il y a du sang près de la porte, et aussi à l’entrée du couloir – dont une partie est peut-être celui de l’agresseur, ou peut-être pas. Bien sûr, c’est la victime qui en a perdu le plus. On a aussi relevé plusieurs de ses empreintes sur la portière de sa voiture. Voilà, c’est à peu près tout pour l’instant.
Friel hocha la tête.
— Rien de particulier à signaler au procureur quand il m’appellera, dans dix ou vingt minutes ?
Whitey Powers haussa les épaules.
Dites-lui que la pluie a salopé la scène du crime, monsieur, et qu’on fait de notre mieux.
— Il y a autre chose que je devrais savoir ? demanda Friel en dissimulant un bâillement derrière son poing.
Le sergent jeta un coup d’œil par-dessus son épaule vers la piste qui conduisait à la porte derrière l’écran – la dernière surface que Katie Marcus avait foulée.
— Ça me turlupine, cette absence d’empreintes de pas.
— Vous avez mentionné la pluie…
— D’accord, mais la victime, elle, en a laissé plusieurs. Du moins, je suis prêt à parier que ce sont les siennes, parce qu’elles paraissent récentes, et parce que de toute évidence elle a enfoncé les talons dans le sol à certains endroits et pris appui sur la plante du pied à d’autres. On en a découvert trois, peut-être quatre, de ce genre, et je suis presque sûr que ce sont celles de Katie Marcus. Mais pour son agresseur ? Rien.
— À cause de la pluie, répéta Sean.
— Qui explique pourquoi on a retrouvé seulement trois empreintes appartenant à la victime. O.K. Mais comment se fait-il qu’il n’y en ait pas au moins une de son poursuivant ? (Whitey Powers regarda Sean, puis Friel, et haussa les épaules.) Enfin, peu importe. Ça me turlupine, c’est tout.
Friel descendit de son perchoir et se frotta les mains pour en ôter les saletés.
— Très bien, les gars. Vous disposez d’une équipe de six enquêteurs. Le labo est prévenu, il traitera vos demandes en priorité. Vous aurez tous les hommes dont vous aurez besoin pour le travail de terrain. À présent, sergent, dites-moi comment vous comptez utiliser ces ressources que, dans notre grande sagesse, nous vous avons fournies.
— On va d’abord s’entretenir avec le père de la victime, je suppose, pour essayer de découvrir s’il sait ce qu’elle a fait hier soir, avec qui elle était et qui aurait pu lui chercher querelle. Ensuite, on interrogera ces gens-là, et on retournera voir cette femme qui a entendu une voiture caler dans Sydney. On cuisinera aussi tous les pochards que les gars auront ramassés dans le parc et aux alentours, en priant pour que les équipes scientifiques nous donnent des éléments solides, une identification d’empreintes, des libres ou des cheveux qui nous permettront de progresser. Si ça se trouve, il y a des fragments de peau sous les ongles de la petite Marcus. Ou alors, l’assassin a bel et bien laissé ses empreintes sur cette porte. Ou c’était son petit ami, et ils ont eu une prise de bec. (Il leur adressa un autre de ses haussements d’épaules caractéristiques, avant de gratter la terre avec la pointe de sa chaussure.) C’est à peu près tout.
Du regard. Friel consulta Sean.
— On va l’avoir, monsieur, affirma ce dernier.
Son supérieur parut déçu, comme s’il s’attendait à quelque chose de plus percutant, mais il se borna à hocher la tête, puis à tapoter le coude de Sean avant de s’éloigner de la scène pour descendre vers les rangées de sièges où le lieutenant Krauser, du BPD, discutait avec son chef, le capitaine Gillis, et tous gratifièrent Sean et Whitey d’une expression éloquente, style « Tâchez de pas merder ».
— On va l’avoir ? répéta Whitey. Quatre ans d’études, et vous n’avez rien trouvé de mieux ?
De nouveau, Sean croisa le regard de Friel, et il lui adressa un petit hochement de tête qu’il espérait révélateur de sa compétence et de son assurance.
— C’est dans le manuel, répondit-il à Whitey. Juste après « On va coincer ce salaud » et avant « Loué soit le Seigneur ». Vous l’avez pas lu ?
Whitey fit non de la tête.
— Je devais être malade ce jour-là.
Ils se retournèrent quand l’assistant du coroner referma les portes arrière de la fourgonnette, puis se dirigea vers le côté conducteur.
— Une petite idée de ce qui a pu se passer ? demanda Sean.
— Y a dix ans, j’aurais penché pour un rite d’initiation typique d’un gang. Mais aujourd’hui ? Merde, avec la criminalité qui baisse, les choses deviennent beaucoup moins prévisibles. Et vous, vous avez une idée ?
— Un petit copain jaloux, mais c’est l’explication standard.
— Qui l’aurait frappée avec une batte ? Il faudrait que ce gars-là ait de sacrés problèmes pour gérer sa violence.
— C’est sûr.
L’assistant du coroner ouvrit la portière, puis jeta un coup d’œil en direction de Whitey et de Sean.
— J’ai entendu dire que quelqu’un devait nous précéder pour sortir.
— C’est nous, répondit Whitey. Vous passerez devant nous une fois en dehors du parc, mais attention, hein, on transporte la famille, alors laissez pas le corps dans le couloir quand vous serez arrivés en ville. Voyez ce que je veux dire ?
Son interlocuteur acquiesça, avant de grimper dans la camionnette.
Whitey et Sean montèrent dans une voiture de patrouille, puis Whitey doubla la fourgonnette. Ils roulèrent vers le bas de la pente entre les rubans jaunes tendus sur la scène du crime, et Sean regarda le soleil entamer sa descente à travers les arbres, baignant le Pen d’une chaude clarté cuivrée, teintant de rouge les cimes, et il songea que s’il devait mourir, ce serait sans doute l’une des choses qu’il regretterait le plus – ces couleurs, et la façon dont elles le surprenaient parfois en surgissant de nulle part, même si elles le rendaient aussi un peu triste et lui donnaient l’impression d’être tout petit, comme s’il n’avait pas sa place parmi elles.
Le premier soir où Jimmy avait couché au pénitencier de Deer Island, il était resté éveillé toute la nuit, de neuf heures à six heures du matin, en se demandant à quel moment son compagnon de cellule allait passer à l’attaque.
L’homme en question, un biker du New Hampshire nommé Woodrell Daniels venu dans le Massachusetts dealer du speed, s’était arrêté dans un bar pour s’offrir quelques derniers verres de whisky et avait fini la soirée en aveuglant un client avec line queue de billard. Woodrell Daniels était une véritable montagne de chair couverte de tatouages et de balafres, et il avait regardé Jimmy en laissant échapper un petit rire, une sorte de gloussement chuchoté qui lui avait transpercé le cœur comme une lance.
— À bientôt, avait-il dit à l’extinction des feux. Mouais, à très bientôt, avait-il répété, avant d’émettre un autre petit rire.
Alors, Jimmy était resté éveillé toute la nuit, guettant les moindres grincements de la couchette au-dessus de lui, sachant qu’en cas de nécessité il lui faudrait viser la trachée de Woodrell, se demandant s’il serait capable d’amener son adversaire à écarter ses bras énormes de façon à pouvoir frapper. Vise la gorge, se disait-il. Vise la gorge, vise la gorge, vise la gorge, oh merde, ça y est, il arrive…
Mais Woodrell s’était juste retourné dans son sommeil, faisant gémir les ressorts et ployer le matelas, sa masse saillant tel le ventre d’un éléphant au-dessus de Jimmy.
Cette nuit-là, Jimmy avait écouté la prison comme une créature vivante. Une machine capable de respirer. Il avait entendu des rats se battre, grignoter et couiner avec une sorte de désespoir frénétique. Il avait entendu des chuchotements, des gémissements et le grincement régulier des ressorts qui se tassaient et se détendaient, se tassaient et se détendaient. De l’eau gouttait, des hommes parlaient dans leur sommeil, les pas d’un gardien résonnaient quelque part dans un couloir. À quatre heures du matin, il avait entendu un cri, un seul, étouffé si vite qu’il avait retenti plus longtemps dans sa tête que dans la réalité, et à cet instant, il avait envisagé de prendre l’oreiller sous sa tête, de grimper derrière Woodrell Daniels et de s’en servir pour l’étouffer. Mais il avait les mains trop moites, trop collantes pour passer à l’acte. De plus, qui sait si Woodrell dormait vraiment ou s’il faisait semblant ? Sans compter que lui-même ne possédait peut-être pas la force nécessaire pour maintenir cet oreiller en place quand les bras monstrueux de cette créature monstrueuse lui enserreraient le crâne, quand ses doigts lui laboureraient le visage et les poignets, quand il lui broierait le cartilage des oreilles avec ses poings meurtriers.
La dernière heure avait été la plus terrible. Une lumière grise avait filtré par les vitres épaisses près du plafond, emplissant les lieux d’un froid métallique. Jimmy avait entendu les détenus se réveiller, puis marcher dans leurs cellules. Il avait entendu des toux rauques et sèches. Il avait eu le sentiment que la machine se remettait en route, encore froide mais avide d’énergie, sachant que sans violence, sans le goût de la chair humaine, elle était condamnée à mourir.
Et puis, Woodrell avait sauté sur le sol si soudainement que Jimmy n’avait pas eu le temps de réagir. Les yeux réduits à deux fentes, il avait alors forcé sa respiration à ralentir en attendant pour frapper que l’autre se soit suffisamment rapproché.
Mais Woodrell Daniels ne lui avait même pas accordé un regard. Il avait pris un livre sur l’étagère au-dessus du lavabo, puis l’avait ouvert en même temps qu’il s’agenouillait par terre, et il s’était mis à prier.
Il avait prié, lu à haute voix des passages des épîtres de saint Paul, prié encore, et de temps à autre ce petit gloussement chuchoté s’échappait de ses lèvres, mais sans jamais interrompre le flot de ses paroles, jusqu’au moment où Jimmy s’était rendu compte qu’il s’agissait d’une sorte de tic incontrôlable, comparable aux soupirs de sa propre mère autrefois. Woodrell n’avait probablement même plus conscience d’émettre ces sons.
Et lorsqu’il avait tourné la tête pour demander à Jimmy s’il était prêt à considérer le Christ comme son sauveur, celui-ci avait compris que la plus longue nuit de sa vie était désormais derrière lui. Il avait vu dans le regard de Woodrell ce feu caractéristique des damnés s’efforçant d’atteindre la rédemption, un feu qui brillait d’un éclat si manifeste que Jimmy s’était demandé comment il avait bien pu ne pas le remarquer jusque-là.
Il n’en revenait pas de sa chance – une chance incroyable : il s’était retrouvé dans la tanière du lion, mais le lion était chrétien –, et de fait, il se sentait prêt à confier son salut à Jésus, Bob Hope, Doris Day ou n’importe laquelle des idoles que Woodrell adorait dans son esprit fanatique, du moment que cette montagne de muscles restait sur sa couchette la nuit et s’asseyait près de lui à l’heure des repas.
— J’étais perdu, avant, lui avait confié Woodrell Daniels. Mais aujourd’hui, loué soit le Seigneur, j’ai trouvé ma voie.
« T’imagine même pas à quel point ça me fait plaisir, mon pote », avait failli répliquer Jimmy.
Jusqu’à aujourd’hui, il avait mesuré à l’aune de cette première nuit à Deer Island toutes les mises à l’épreuve de sa patience. Il s’imaginait même capable d’attendre sur place aussi longtemps qu’il le fallait – des jours, le cas échéant – pour obtenir ce qu’il voulait, car rien ne pourrait jamais rivaliser avec cette première nuit interminable dans les entrailles grondantes de la machine carcérale, environné par les couinements des rats, le grincement des ressorts et les cris morts-nés.
Jusqu’à aujourd’hui.
Immobiles dans Roseclair Street, à l’entrée de Pen Park, Jimmy et Annabeth attendaient. Ils se tenaient derrière la première barrière que les autorités avaient érigée sur la route d’accès, mais devant la seconde. On leur avait donné des tasses de café, des chaises pliantes pour qu’ils puissent s’asseoir, et les flics se montraient gentils avec eux. N’empêche, ils devaient tout de même attendre, et chaque fois qu’ils posaient une question, les agents prenaient un air fermé et un peu triste pour leur répondre qu’ils n’en savaient pas plus que les autres personnes réunies à l’extérieur du parc.
Kevin Savage s’était chargé de ramener Nadine et Sara à la maison, mais Annabeth était restée. Elle se tenait à côté de Jimmy dans cette robe lavande qu’elle portait à la communion de Nadine, un événement qui semblait déjà remonter à une éternité ; elle était silencieuse et tendue, raidie par l’anéantissement de tous ses espoirs. L’espoir que Jimmy ait mal interprété l’expression sur le visage de Sean. L’espoir que la voiture abandonnée de Katie, sa disparition inexplicable et la présence des flics dans Pen Park ne soient qu’une coïncidence purement fortuite. L’espoir que d’une façon ou d’une autre, la vérité dont elle était pourtant pratiquement sûre se révèle différente de ce qu’elle pressentait.
— Je vais te chercher un autre café ? proposa Jimmy.
Annabeth lui offrit un pauvre sourire douloureux.
— Non, ça va.
— Tu en es sûre ?
— Oui.
Tant que je n’ai pas vu le corps, se disait Jimmy, elle n’est pas vraiment morte. C’était ainsi qu’il avait tenté de raisonner son propre espoir au cours des quelques heures écoulées depuis qu’on les avait éloignés, Chuck et lui, de la colline en face du drive-in. Peut-être s’agissait-il d’une fille qui lui ressemblait. Ou peut-être qu’elle était tombée dans le coma. Ou qu’elle était coincée dans l’espace étroit derrière l’écran et que les flics ne parvenaient pas à la dégager. Elle souffrait, peut-être beaucoup, mais elle était vivante. En l’absence de certitude absolue, cet espoir-là – un fragment d’espoir fin comme un cheveu de bébé – continuait de vivre en lui.
Et il avait beau savoir que c’était perdu d’avance, une partie de lui ne pouvait se résoudre à lâcher prise.
— Après tout, personne ne t’a rien dit, lui avait glissé Annabeth un peu plus tôt. N’est-ce pas ?
— Non, personne ne m’a rien dit.
Il lui avait caressé la main, parfaitement conscient que leur présence à l’intérieur des barrières constituait déjà une confirmation en soi.
Pourtant, cette minuscule étincelle d’espoir refusait de s’éteindre sans qu’on lui ait présenté un corps, sans que Jimmy ait prononcé les mots : « Oui, c’est elle. C’est Katie. C’est ma fille. »
Il regarda les flics postés près de l’arche en fer forgé dominant l’entrée de Pen Park. Cette arche, c’était l’unique vestige de l’ancien pénitencier construit sur ce terrain avant le parc, avant le drive-in, avant la naissance de tous les gens rassemblés là aujourd’hui. C’était lui qui avait précédé la ville, et non l’inverse. Les gardiens s’étaient installés dans le Point, alors que les familles des détenus se concentraient dans les Flats. La constitution de la cité proprement dite remontait à l’époque où, en prenant de l’âge, les surveillants avaient commencé à viser les postes d’élus.
Le talkie-walkie du flic le plus proche de l’arche grésilla, et l’homme le porta à ses lèvres.
La main d’Annabeth se crispa sur celle de Jimmy avec une telle force qu’il sentit ses os frotter les uns contre les autres.
— C’est Powers. On arrive.
— Affirmatif.
— M. et Mme Marcus sont dans le coin ?
Le policier tourna la tête vers Jimmy, pour baisser aussitôt les yeux.
— Affirmatif.
— O.K. On sort.
— Oh, mon Dieu, Jimmy, murmura Annabeth. Mon Dieu.
Un crissement de pneus attira l’attention de Jimmy, qui vit plusieurs voitures et camionnettes équipées d’antennes satellites s’arrêter derrière les barrières dans Roseclair Street. Des groupes de journalistes et de cameramen en jaillirent, se bousculant sur la chaussée, épaulant des caméras, déroulant des câbles pour leurs micros.
— Virez-les ! s’écria l’agent près de l’arche. Tout de suite ! Faites-les dégager !
Les hommes près de la première barrière convergèrent vers les reporters, déclenchant aussitôt un Ilot de protestations.
L’agent près de l’arche reprit son talkie-walkie.
— Ici Dugay. Sergent Powers ?
— Powers.
— On a un problème. La presse bloque la rue.
— Libérez le passage.
— On essaie, sergent.
Sur la route d’accès au parc, à une vingtaine de mètres environ après l’arche, une voiture de patrouille venait de s’arrêter brusquement à la sortie d’un tournant. Jimmy distingua l’homme au volant, un talkie-walkie devant la bouche, et Sean Devine sur le siège passager. Lorsque la calandre d’un deuxième véhicule s’immobilisa juste derrière, Jimmy sentit sa bouche s’assécher.
— Repoussez-les, Dugay. Quitte à tirer sur ces connards. Débrouillez-vous pour nous débarrasser de cette vermine.
— Affirmatif.
Flanqué de trois collègues, Dugay s’élança devant Jimmy et Annabeth, agitant la main et criant :
— Vous avez pénétré sans autorisation sur un périmètre de sécurité. Regagnez immédiatement vos véhicules. Vous n’avez pas le droit d’entrer dans cette zone. Regagnez immédiatement vos véhicules.
— Oh, merde, dit Annabeth, et Jimmy sentit le souffle de l’hélicoptère avant même de l’apercevoir.
Il leva les yeux au moment où l’appareil passait au-dessus d’eux, puis se concentra de nouveau sur la voiture de patrouille qui tournait au ralenti. Il vit le conducteur hurler dans son talkie-walkie, puis il entendit les sirènes, une cacophonie assourdissante, et soudain, d’autres véhicules de patrouille bleu marine et gris argent débouchèrent partout sur Roseclair, et les journalistes battirent en retraite vers leurs véhicules tandis que l’hélicoptère virait brusquement pour retourner survoler le parc.
— Jimmy, dit Annabeth de la voix la plus triste qu’il lui ait jamais entendue. Jimmy, je t’en prie. Je t’en prie.
— Quoi, ma chérie ? demanda-t-il en l’étreignant. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Oh, je t’en prie, Jimmy. Non. Non.
C’était le bruit – les sirènes, les crissements de pneus, les cris et le rotor de l’hélicoptère. Ce bruit annonçant que Katie était morte, qui leur hurlait aux oreilles, amena Annabeth à s’effondrer dans les bras de Jimmy.
Une nouvelle fois, Dugay passa devant eux en courant pour aller écarter les herses placées sous l’arche, et alors que Jimmy ne l’avait même pas vue bouger, la voiture de patrouille s’arrêta à sa hauteur tandis qu’une fourgonnette blanche la doublait, puis bifurquait vers la gauche avant de foncer dans Roseclair Street. Jimmy eut tout de même le temps de lire suffolk county coroner sur la carrosserie, et il eut l’impression que toutes ses articulations – ses chevilles, ses épaules, ses genoux, ses hanches – se raidissaient, pour se liquéfier aussitôt.
— Jimmy…
Celui-ci baissa les yeux vers Sean Devine, qui le regardait par la vitre ouverte côté passager.
— Monte, Jimmy. S’il te plaît. Monte.
Sean sortit de la voiture, puis ouvrit la portière arrière au moment où l’hélicoptère revenait vers eux, volant plus haut cette fois, mais brassant l’air encore assez près du sol pour que Jimmy sente ses cheveux se soulever.
— Madame Marcus, reprit Sean. Jimmy. Montez dans cette voiture, s’il vous plaît.
— Est-ce qu’elle est morte ? demanda Annabeth, et ses paroles coulèrent comme de l’acide dans les veines de Jimmy.
— S’il vous plaît, madame Marcus. Montez dans cette voiture.
Toutes sirènes hurlantes, une formation de voitures de patrouille s’était positionnée sur deux rangées dans Roseclair.
Cette fois, Annabeth cria pour couvrir le bruit :
— Est-ce que ma fille est…
Incapable d’entendre encore une fois le mot, Jimmy la poussa vers la banquette. Ils s’installèrent à l’arrière de la voiture, à l’abri du vacarme, et Sean referma la portière avant de retourner s’asseoir à l’avant. Le flic au volant écrasa la pédale d’accélérateur et déclencha en même temps la sirène. En un éclair, ils rejoignirent les voitures d’escorte dans Roseclair, une armée de véhicules dont les moteurs et les sirènes se déchaînaient en direction de la voie express, dont les ululements et les vrombissements semblaient ne jamais devoir s’arrêter.
Elle gisait sur une table métallique.
Elle avait les yeux fermés, et il lui manquait une chaussure.
Sa peau était d’un violet foncé presque noir, une couleur que Jimmy n’avait jamais vue.
Il pouvait sentir son parfum, juste un léger effluve presque noyé par la puanteur du formol qui imprégnait la pièce glaciale.
Lorsque Sean lui posa une main sur les reins, Jimmy prit la parole, à peine conscient des mots qu’il prononçait, certain en cet instant d’être aussi mort que le corps sous ses yeux.
— Oui, c’est elle, dit-il.
— C’est Katie, dit-il encore.
— C’est ma fille.