Des hommes-grenouilles dans le canal
La première chose que vit Jimmy en s’approchant de l’entrée de Pen Park à Roseclair Street, ce fut la fourgonnette garée dans Sydney Street, portes arrière ouvertes, et les deux flics qui bataillaient à côté avec six bergers allemands au bout de longues laisses en cuir. De l’église, il s’était engagé dans Roseclair en s’efforçant de ne pas courir, et il avait rejoint le petit groupe de badauds près du pont de la voie express qui enjambait Sydney. Les curieux se tenaient au bas de la pente, à l’endroit où la rue commençait à monter jusqu’au pont, pour traverser ensuite Pen Channel et devenir Valenz Boulevard de l’autre côté, quand elle quittait Buckingham pour entrer dans Shawmut.
Là où ils s’étaient rassemblés, il était possible de grimper au sommet d’un mur en ciment haut de quatre mètres cinquante qui marquait la limite de Sydney Street et d’observer, par-delà un garde-fou rouillé, la dernière rue traversant du nord au sud les East Bucky Flats. Quelques mètres seulement à l’est du surplomb, le garde-fou cédait la place à un escalier de calcaire violet. Dans leur jeunesse, Jimmy et ses copains amenaient parfois leurs conquêtes sur ce mur et s’asseyaient dans l’ombre en faisant circuler des bouteilles de Miller et en regardant les images trembloter sur l’écran blanc du drive-in Hurley. Parfois, Dave Boyle venait avec eux ; personne n’avait de sympathie particulière pour lui, mais il avait vu presque tous les films jamais réalisés, et quand les autres étaient stone, ils lui demandaient de réciter les dialogues alors qu’ils contemplaient l’écran silencieux. Pour sa part, Dave y mettait tant de cœur qu’il allait jusqu’à moduler ses inflexions pour mieux correspondre aux personnages. Et puis, il s’était soudain illustré au base-ball, il était parti à Don Bosco pour devenir une superstar du sport, et la bande avait dû se passer de lui pour rigoler.
Jimmy ne savait pas du tout pourquoi tous ces souvenirs affluaient maintenant, ni pourquoi il se sentait pétrifié devant le garde-fou, les yeux rivés sur Sydney Street, sauf que c’était en rapport avec ces bergers allemands, avec la façon dont ils dansaient sur le bitume après avoir sauté de la camionnette. Un des maîtres-chiens porta un talkie-walkie à ses lèvres au moment où un hélicoptère apparaissait dans le ciel au-dessus du centre-ville, puis se dirigeait vers eux telle une grosse abeille, grandissant un peu plus chaque fois que Jimmy cillait.
Un petit jeunot de flic barrait l’accès à l’escalier violet, et plus loin sur Roseclair, deux véhicules de patrouille ainsi que d’autres gamins en bleu montaient la garde devant la route qui pénétrait dans le parc.
Les chiens n’aboyaient pas. Jimmy se concentra de nouveau sur eux en se rendant compte que c’était ce silence qui le perturbait depuis l’instant où il les avait aperçus. Leurs vingt-quatre pattes avaient beau marteler la chaussée, leurs mouvements restaient groupés, concentrés, comme ceux de soldats qui marcheraient au pas sur place ; ils paraissaient terriblement efficaces avec leurs museaux noirs et leurs flancs fuselés, et Jimmy imagina leurs prunelles semblables à des braises ardentes.
Le reste de Sydney évoquait l’antichambre d’une émeute. Les policiers remplissaient la rue et avançaient méthodiquement à travers les buissons à l’entrée du Pen. De son poste d’observation, Jimmy n’avait qu’une vue partielle du parc lui-même, mais il y distinguait d’autres hommes, des uniformes bleus et des pardessus dans des tons terre qui se déplaçaient au milieu de la végétation, scrutaient le canal, s’interpellaient les uns les autres.
Dans la rue elle-même, certains s’étaient rassemblés autour de quelque chose juste de l’autre côté de la fourgonnette, et plusieurs enquêteurs en civil, appuyés contre des voitures banalisées garées le long du trottoir, buvaient du café, mais sans qu’aucun ne blague comme le faisaient généralement les flics quand ils s’échangeaient des anecdotes sur leurs dernières patrouilles. Jimmy avait l’impression d’une tension extrême, presque palpable, émanant des chiens, des flics silencieux adossés à leurs véhicules, de l’hélicoptère qui ne ressemblait plus à une abeille désormais et vrombissait en survolant Sydney à basse altitude, puis disparaissait dans Pen Park par-delà les arbres importés et l’écran du drive-in.
— Salut, Jimmy ! lança Ed Deveau, qui le poussa du coude en même temps qu’il ouvrait avec les dents un paquet de M & M.
— Salut, Ed. Quoi de neuf ?
Ed Deveau haussa les épaules.
— L’hélico, là, c’est le deuxième qui passe. Le premier arrêtait pas de tourner au-dessus de chez moi, y a une demi-heure, et j’ai dit à ma femme : « Hé, chérie, y z’ont installé une base aérienne tout près et personne nous l’a dit, ou quoi ? » (Il fourra quelques bonbons dans sa bouche avant de hausser une nouvelle fois les épaules.) Du coup, je suis venu voir pourquoi y avait tout ce bazar.
— Qu’est-ce que t’as appris ?
Du plat de la main, Ed Deveau fendit l’air devant eux.
— Que dalle. Ces gars-là, y sont plus hermétiques que le porte-monnaie de ma mère. Mais c’est du sérieux, Jimmy. Merde, tu te rends compte ? Y z’ont bloqué tous les accès à Sydney ; y a des flics et des herses à Crescent, à Harborview, à Sudan, à Romsey et même jusqu’à Dunboy, d’après ce que j’ai entendu dire. Les gens qui habitent là peuvent pas sortir de chez eux, y sont furax. Si j’ai bien compris, y a aussi deux canots qui explorent le canal, et Boo Bear Durkin a appelé pour me raconter qu’il avait vu de sa fenêtre des hommes-grenouilles plonger dans l’eau. (Il tendit la main.) Non, mais regarde-moi ce cirque.
Jimmy suivit des yeux la direction indiquée par Deveau, et il découvrit trois flics qui faisaient sortir un poivrot d’un des immeubles calcinés un peu plus loin dans Sydney ; le poivrot en question n’appréciait pas, manifestement, et se démenait comme un beau diable, jusqu’au moment où l’un des policiers l’envoya valdinguer tête la première au pied de l’escalier noirci. Mais un mot prononcé par Ed Deveau tracassait Jimmy : hommes-grenouilles. Les flics n’envoyaient pas d’hommes-grenouilles s’ils cherchaient une personne indemne, une personne vivante.
— Y plaisantent pas. (Deveau émit un sifflement, puis jeta un coup d’œil à la tenue de Jimmy.) Pourquoi tu t’es fait tout beau ?
— C’est la première communion de Nadine, expliqua Jimmy, qui regarda un flic relever le pochard et lui glisser quelques mots à l’oreille avant de le pousser dans une voiture olive dont la sirène était fixée de travers sur le toit au-dessus de la portière côté passager.
— Hé, félicitations ! s’exclama Deveau.
Jimmy le remercia d’un sourire.
— Ben, qu’est-ce que tu fabriques ici, alors ?
Lorsque Deveau reporta son attention sur Roseclair en direction de Saint Cecilia, Jimmy eut soudain l’impression d’être complètement ridicule. Qu’est-ce qu’il fabriquait ici, en effet, avec sa cravate en soie et son costume à six cents dollars, à érafler ses belles chaussures dans les broussailles qui poussaient au pied du garde-fou ?
Il était là à cause de Katie, se souvint-il.
Et pourtant, la situation lui paraissait toujours aussi insensée. Katie avait manqué la première communion de sa demi-sœur parce qu’elle dormait encore après avoir trop bu la veille ou parce qu’elle écoutait les dernières confidences sur l’oreiller de son petit copain. Après tout, pourquoi irait-elle à l’église de son plein gré ? Jusqu’au baptême de Katie, Jimmy lui-même n’y avait pas mis les pieds pendant au moins dix ans. Et par la suite, il n’avait recommencé à assister régulièrement à la messe qu’après sa rencontre avec Annabeth. Dans ce cas, pourquoi dramatiser si, à la fin de la cérémonie, en voyant les voitures de police bifurquer dans Roseclair, il avait eu, quoi, l’intuition d’un malheur ? Comme il s’inquiétait pour Katie – et comme il lui en voulait aussi –, il avait forcément pensé à elle en regardant les flics écraser l’accélérateur en direction du Pen.
Mais à présent ? À présent, il se sentait stupide. Stupide, déplacé dans sa belle tenue et vraiment idiot d’avoir dit à Annabeth d’emmener les filles au Chuck E. Cheese et d’attendre là-bas qu’il les rejoigne, alors qu’elle le dévisageait avec un mélange d’exaspération, d’incompréhension et de colère à peine contenue.
— Je suis curieux, comme tout le monde, j’imagine, répondit-il à Ed Deveau. (Il le gratifia d’une bourrade sur l’épaule.) Mais bon, faut que je file, vieux, ajouta-t-il.
Au même moment, dans Sydney Street, un flic lança un trousseau de clés à un collègue, qui prit aussitôt le volant de la fourgonnette.
— O.K., Jimmy. Porte-toi bien.
— Toi aussi, répondit Jimmy lentement, observant toujours la rue alors que la camionnette reculait, s’immobilisait le temps d’un changement de vitesse, puis tournait vers la droite.
De nouveau, il éprouva la même certitude sournoise.
On devine parfois la vérité au plus profond de son âme, et nulle part ailleurs. On la devine parfois confusément, au-delà de toute logique, et on a en général raison quand elle est de celles qu’on ne veut pas affronter, qu’on n’est pas sûr de pouvoir affronter. Alors, on tente de l’ignorer, on va consulter un psychiatre ou on passe de longues heures dans les bars à s’abrutir devant les écrans de télévision – tout pour essayer d’échapper à ces vérités trop dures, trop laides, que l’âme a identifiées bien avant l’esprit.
Et Jimmy eut soudain l’impression que cette certitude lui plantait des clous à travers ses chaussures pour l’immobiliser alors qu’il n’avait qu’une envie : fuir, courir le plus vite possible, tout sauf rester là, à regarder la camionnette manœuvrer. Et puis, les clous atteignirent de plein fouet sa poitrine – un gros paquet de clous glacés, comme tirés par un canon –, et il voulut fermer les yeux, mais ils étaient cloués eux aussi, maintenus grands ouverts, et il fut bien obligé de regarder la voiture masquée jusque-là par la fourgonnette qui s’éloignait désormais, la voiture autour de laquelle tout le monde était rassemblé, relevant avec de petites brosses les empreintes sur la carrosserie, prenant des photos, observant l’intérieur, tendant aux policiers sur le trottoir des objets dans des sachets.
C’était la voiture de Katie.
Pas une voiture du même modèle. Pas une voiture qui lui ressemblerait. Non, sa voiture. Reconnaissable à la bosse sur le pare-chocs avant droit et au verre cassé sur le phare droit.
— Grands dieux, Jimmy ! Jimmy ? Hé, Jimmy ! Regarde-moi. Ça va ?
Jimmy leva les yeux vers Ed Deveau, incapable de comprendre comment il s’était retrouvé à genoux, les paumes pressées sur le sol, environné de tous ces visages irlandais.
— Jimmy ? (Ed Deveau lui tendit la main.) Tu te sens bien ?
Les yeux fixés sur la main offerte, Jimmy ne savait que répondre. Des hommes-grenouilles, pensait-il. Dans le canal.
Whitey rejoignit Sean dans les bois à une centaine de mètres environ après le ravin. Ils avaient perdu toute trace d’indices dans les zones du parc plus à découvert, la pluie tombée pendant la nuit ayant nettoyé tout ce que la végétation ne protégeait pas.
— Les chiens ont senti quelque chose près du vieil écran du drive-in. Vous voulez venir voir ?
Sean hochait la tête quand son talkie-walkie émit un bip.
— Agent Devine.
— On a un gars, ici…
— Où ?
— À Sydney Street, agent Devine.
— Allez-y, je vous écoute.
— Eh bien, il affirme qu’il est le père de la gamine disparue.
— Qu’est-ce qu’il fout là, bonté divine ? s’écria Sean, qui sentit un brusque afflux de sang au visage.
— Il a réussi à passer. Je fais quoi, maintenant ?
— Eh bien, empêchez-le d’entrer. Vous avez un psychologue avec vous ?
— Il est en route.
Sean ferma les yeux. Tout le monde était en roule, mais personne n’arrivait, comme s’ils étaient tous coincés dans le même putain d’embouteillage.
— Bon, tâchez de calmer le père en attendant le psy. Vous connaissez la marche à suivre.
— Euh, oui, mais il vous réclame, agent Devine.
— Moi ?
— Il dit qu’il vous connaît. Que quelqu’un l’a averti que vous étiez ici.
— Non, non et non. Écoutez…
— Le problème, c’est qu’il est avec tous ces types.
— Quels types ?
— Une bande d’excités qui font peur à voir. La moitié sont des demi-portions, et ils se ressemblent tous.
Les frères Savage. Merde.
— J’arrive, annonça Sean.
D’une minute à l’autre, Val Savage allait être arrêté. Et Chuck aussi, sans doute, le sang des Savage – rarement au repos – bouillonnant littéralement, les deux frères insultant les flics, les flics paraissant sur le point d’en venir aux poings et à la matraque.
Jimmy se tenait près de Kevin Savage, l’un des plus sensés, à quelques mètres de Val et de Chuck qui, devant le ruban délimitant la scène du crime, indiquaient le parc et vociféraient : « C’est notre nièce, là-bas, espèces de pauvres tarés de connards ! »
Il sentait la crise de nerfs menacer, un besoin d’exploser tout juste réprimé qui l’anesthésiait, lui embrouillait les idées. D’accord, c’était sa voiture, là-bas, à trois mètres. Et, non, personne ne l’avait revue, depuis la veille au soir. Et c’était bien du sang qu’il avait aperçu sur le dossier du siège passager. Alors, O.K., ce n’était pas bon signe. Mais il y avait tout un bataillon de flics qui passaient le parc au peigne fin, et aucune housse mortuaire n’était encore apparue. Pour le moment, on en était là.
En voyant un flic plus âgé allumer une cigarette, il eut envie de la lui arracher de la bouche, de lui fourrer l’extrémité incandescente dans la narine et de hurler : « Retournez là-bas, bordel, cherchez ma fille ! »
Pour se calmer, il s’obligea à décompter lentement de dix à un, un truc qu’il avait appris à Deer Island, en visualisant les chiffres – des formes grises qui flottaient dans l’obscurité de son cerveau. Crier ne servirait qu’à le faire expulser des lieux. Toute manifestation de chagrin, d’angoisse ou de cette peur qui électrisait son sang aboutirait au même résultat. Auquel cas, les Savage se déchaîneraient, et ils se retrouveraient enfermés en cellule au lieu de rester dans cette rue où sa fille avait été vue pour la dernière fois.
— Val ! appela-t-il.
Celui-ci ramena à lui la main qu’il avait tendue par-dessus le ruban jaune et le doigt qu’il collait jusque-là sous le nez du flic imperturbable en face de lui, puis tourna la tête vers Jimmy.
— Du calme, lui enjoignit celui-ci.
Son beau-frère se dirigea vers lui au pas de charge.
— Ces salopards font barrage, Jim ! Ils nous empêchent d’entrer.
— C’est leur boulot, répliqua Jimmy.
— Leur putain de boulot, Jim ? Tu parles ! Sauf respect, ces mecs-là ont pas idée de ce que c’est que bosser.
— Vous voulez m’aider ? demanda Jimmy au moment où Chuck les rejoignait, presque deux fois plus grand que son frère, mais moitié moins dangereux, ce qui faisait tout de même de lui un individu plus dangereux que la majorité de la population.
— Sûr, affirma Chuck. Dis-nous comment.
— Val ? lança Jimmy.
— Quoi ?
Son beau-frère, fulminant, roulait des yeux fous.
— Tu veux m’aider ?
— Ouais, ouais. Évidemment que je veux t’aider, Jimmy. Mais putain, tu sais ce que…
— Je sais, oui, répondit Jimmy en s’efforçant de maîtriser le tremblement qu’il sentait naître dans sa voix. Je suis même foutrement bien placé pour le savoir. Val. C’est ma gosse, là-bas ! Tu le comprends, ça ?
Kevin lui posa une main sur l’épaule, et Val recula d’un pas avant de s’absorber quelques instants dans la contemplation de ses pieds.
— Désolé, Jimmy, marmonna-t-il enfin. O.K. ? C’est juste que je balise, vieux. Je veux dire, merde !
Jimmy obligea son cerveau à s’activer et reprit d’un ton plus calme :
— Bon, Kevin et toi, Val, vous allez pousser jusque chez Drew Pigeon. Vous le mettrez au courant de ce qui arrive.
— Drew Pigeon ? Pourquoi ?
— Je vais t’expliquer pourquoi. Val. Vous allez parler à sa fille Eve et aussi à Diane Cestra, si elle est encore là. Demandez-leur quand elles ont vu Katie pour la dernière fois. À quelle heure exactement elles se sont quittées. Débrouillez-vous pour apprendre si elles ont bu, si Katie avait prévu de retrouver quelqu’un, avec qui elle sortait, etc. Tu penses pouvoir le faire, Val ? demanda Jimmy en fixant du regard Kevin qui, avec un peu de chance, serait capable de contenir la rage de son frère.
Kevin hocha la tête.
— Pigé, Jim.
— Val ?
Celui-ci jeta un coup d’œil par-dessus son épaule aux buissons à l’entrée du parc, puis reporta son attention sur Jimmy en agitant sa petite tête.
— O.K., O.K.
— Ces gamines sont des copines de Katie. Inutile de les bousculer, mais arrangez-vous quand même pour obtenir des réponses, d’accord ?
— D’accord, répondit Kevin, faisant ainsi comprendre à Jimmy qu’il veillerait à garder le contrôle des opérations. (Il abattit sa main sur l’épaule de son frère aîné.) Allez, Val, au boulot.
Jimmy les suivit des yeux alors qu’ils s’éloignaient dans Sydney ; à côté de lui, il sentait Chuck tendu, prêt à tuer quelqu’un.
— Tu tiens le coup ?
Moi, ça va, répondit Chuck. Mais c’est pour toi que je m’inquiète.
— T’en fais pas. Pour le moment, je suis calme. De toute façon, j’ai pas le choix, hein ?
Chuck garda le silence, et Jimmy tourna la tête vers l’entrée du parc de l’autre côté de la rue, par-delà la voiture de sa fille, au moment où Sean Devine en sortait, puis traversait les broussailles sans cesser de le regarder – et Sean avait beau être grand et se déplacer vite, Jimmy reconnut sur ses traits cette expression qu’il détestait, celle d’un homme pour qui les choses avaient toujours été faciles, que Sean arborait comme un badge encore plus gros que celui accroché à sa ceinture et qui mettait les autres à cran même s’il n’en avait pas conscience.
— Salut, Jimmy, lança Sean en lui serrant la main.
— Salut, Sean. J’ai appris que t’étais sur place.
— Depuis la première heure ce matin. (Sean jeta un coup d’œil derrière lui, puis regarda de nouveau Jimmy.) Je ne peux rien te dire pour l’instant, vieux.
— Elle est là-dedans ? demanda Jimmy, conscient du tremblement de sa voix.
— Je l’ignore, Jim. On ne l’a pas encore retrouvée. C’est la seule chose que je sois en mesure de te révéler.
— Laisse-nous y aller, alors, intervint Chuck. On vous aidera à fouiller le parc. On en voit tout le temps aux infos, des citoyens qui recherchent les gosses disparus.
Mais Sean gardait les yeux rivés sur Jimmy, comme si Chuck n’était pas là.
— C’est un peu plus compliqué que ça. Jimmy. On ne peut pas autoriser les civils à entrer tant qu’on n’aura pas ratissé chaque centimètre du périmètre de sécurité.
— Et c’est quoi, le périmètre de sécurité ? s’enquit Jimmy.
— Pour le moment, tout ce foutu parc, répondit Sean. Écoute, reprit-il en tapotant l’épaule de Jimmy, je suis venu vous dire à tous, les gars, que vous ne pouviez rien faire. Désolé. Vraiment. Mais c’est comme ça. Dès qu’on aura du nouveau, la moindre information, Jimmy, on vous avertira aussitôt. Je déconne pas.
Jimmy acquiesça, puis effleura le coude de Sean.
— Je peux te parler une minute ?
— Bien sûr.
Abandonnant Chuck Savage sur le trottoir, ils s’éloignèrent de quelques mètres dans la rue. Persuadé qu’il n’allait pas aimer ce qui allait suivre, Sean posa sur Jimmy son regard froid de flic.
— C’est la voiture de ma fille, déclara Jimmy.
— Je sais. Je…
— Sean ? l’interrompit Jimmy en levant la main. C’est la bagnole de ma fille, là-bas. Il y a du sang à l’intérieur. Elle est pas venue travailler ce matin, elle est pas venue non plus à la première communion de sa petite sœur, et personne l’a vue depuis hier soir. O.K. ? C’est ma fille dont on parle, Sean. T’as pas de mômes, alors, je m’attends pas vraiment à ce que tu comprennes, mais merde, vieux. C’est ma gosse.
Le regard de Sean resta un regard de flic.
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise, Jimmy ? Si tu me fais la liste des gens qu’elle a rencontrés hier soir, j’enverrai des hommes interroger ces personnes-là. Si elle avait des ennemis, je les traînerai au poste. Si…
— Ils ont amené des putains de chiens, Sean ! Des chiens, pour ma fille. Des chiens et des hommes-grenouilles.
— Exact. Et on a mis sur le coup la moitié de nos putains d’effectifs, Jimmy. Les forces d’État et le BPD. Plus deux hélicos et deux canots. On va la retrouver, vieux. Mais toi, tu ne peux rien faire pour le moment. Pas encore. Rien du tout. Tu m’as bien compris ?
Jimmy regarda derrière lui Chuck toujours figé au même endroit, les yeux fixés sur l’entrée du parc, le corps incliné en avant, comme prêt à s’arracher de son enveloppe charnelle.
— Pourquoi avoir demandé à des hommes-grenouilles de chercher ma fille, Sean ?
— Quand il y a une étendue d’eau sur les lieux, c’est comme ça qu’on procède.
— Parce qu’elle est dans l’eau ?
— Tout ce qu’on sait, c’est qu’elle a disparu, Jimmy. C’est tout.
Jimmy se détourna quelques instants ; son esprit se troublait, s’obscurcissait, refusait de fonctionner. Il voulait aller dans ce parc. Il voulait suivre la piste de jogging pour découvrir au bout Katie vivante, qui viendrait vers lui. Il ne parvenait plus à penser. Il avait besoin d’y aller.
— Tu veux vraiment qu’on te colle les journalistes au cul ? lança-t-il. Tu veux nous embarquer, moi et tous les frangins Savage, parce qu’on sera entrés dans ce parc pour essayer de retrouver ma gosse ?
Au moment où il s’interrompait. Jimmy se rendit compte que sa menace était dérisoire, pathétique, et il détesta Sean, qui s’en était rendu compte lui aussi.
Sean remua la tête.
— Non, ce n’est pas ce que je veux. Crois-moi, Jimmy. Mais si je dois en arriver là, eh bien, je le ferai. (Il sortit son calepin.) Bon, indique-moi avec qui elle était hier soir, où elle est allée, et je…
Jimmy s’éloignait déjà lorsque le talkie-walkie de Sean émit un bip sonore, strident. Il se retourna au moment où Sean l’approchait de sa bouche.
— J’écoute.
— On a quelque chose, agent Devine.
— Répétez.
Lorsque Jimmy se rapprocha de Sean, il entendit la voix à l’autre bout du talkie-walkie vibrer d’une émotion à peine contenue.
— J’ai dit : on a quelque chose. Le sergent Powers a demandé que vous veniez ici. Euh, le plus vite possible, agent Devine. Tout de suite, quoi.
— Où êtes-vous ?
— L’écran du drive-in. Et, putain, c’est moche.