Lumières
— Il y a une cafétéria à l’étage, dit Sean à Jimmy. Si on allait prendre un café ?
Jimmy était toujours près du corps de sa fille, qu’un drap recouvrait de nouveau. Il en souleva l’extrémité pour scruter les traits de Katie comme s’il la voyait du haut d’un puits et n’aspirait qu’à plonger à sa suite.
— Ils ont ouvert une cafétéria dans le même bâtiment que la morgue ? demanda-t-il.
— Mouais, répondit Sean. Il est grand, ce bâtiment.
— Bizarre, fit Jimmy d’une voix dénuée d’inflexions. À ton avis, quand les légistes montent là-haut, tout le monde va s’asseoir à l’autre bout de la pièce ?
Sean se demanda s’il s’agissait de la première phase d’un état de choc.
— Aucune idée. Jimmy.
— Monsieur Marcus ? intervint Whitey. Nous aimerions vous poser quelques questions. Je sais que le moment est mal choisi, mais…
Jimmy rabattit le drap sur la figure de sa fille ; ses lèvres remuaient, mais aucun son ne s’en échappait. Il reporta ensuite son attention sur Whitey, l’air surpris de le découvrir dans la salle avec eux, un stylo en suspens au-dessus de son calepin. Enfin, il tourna la tête vers Sean.
— T’as déjà pensé à la façon dont la plus petite décision peut changer le cours de ta vie tout entière ?
Sean soutint son regard.
— Comment ça ?
Le visage de Jimmy était blême, vidé de toute expression, et ses yeux, levés vers le ciel comme s’il essayait de se rappeler où il avait laissé les clés de sa voiture.
— On m’a raconté un jour que lorsqu’elle était enceinte de lui, la mère d’Hitler avait failli avorter, mais qu’elle avait changé d’avis à la dernière minute. On m’a raconté aussi qu’il avait quitté Vienne parce qu’il ne pouvait pas vendre ses tableaux. Mais s’il avait vendu une de ses toiles, hein ? Ou si sa mère avait réellement avorté ? Le monde serait complètement différent aujourd’hui. Tu comprends, Sean ? Ou bien, imagine que tu rates ton bus un matin, et que du coup, tu te paies un deuxième café et un billet de loterie pendant que tu y es. Et voilà que tu décroches le gros lot. Brusquement, t’as plus besoin de prendre le bus. Tu vas au boulot en Lincoln. Jusqu’à ce que t’aies un accident, et qu’on n’en parle plus. Tout ça parce que t’as manqué ton bus.
Sean jeta un coup d’œil à Whitey, qui haussa les épaules.
— Non, reprit Jimmy, fais pas ça. Me regarde pas comme si j’étais dingue. Je suis pas dingue. Je suis pas non plus en état de choc.
— O.K., Jim.
— J’essayais juste de te dire qu’il existait des liens, d’accord ? Des liens dans nos vies. T’en tires un, et c’est tout l’ensemble qui se défait. Suppose qu’il ait plu à Dallas ce jour-là, et que Kennedy soit pas sorti en décapotable. Ou que Staline soit resté au séminaire. Suppose que toi et moi. Sean, on soit montés dans cette bagnole avec Dave Boyle.
— Quoi ? lança Whitey. Quelle bagnole ?
D’un geste. Sean lui intima le silence.
— Je ne te suis plus, là, Jim.
— Ah bon ? Si on était montés dans cette bagnole, la vie aurait été bien différente pour nous, tu crois pas ? Prends ma première femme. Marita, la mère de Katie. Elle était si belle… Royale, même. Tu sais comment sont les Latines, parfois : superbes. Et elle en avait conscience. Quand un type voulait l’aborder, il avait intérêt à s’accrocher. Et moi, j’étais gonflé à bloc. J’étais le Roi des Cracks, à seize ans. J’avais peur de rien. Alors, je l’ai abordée, et je lui ai demandé de sortir avec moi. Un an plus tard – j’avais que dix-sept ans, bon Dieu, j’étais encore qu’un putain de môme ! –, on se mariait et elle tombait enceinte de Katie.
Jimmy décrivait maintenant des cercles lents, réguliers, autour de la table où reposait sa fille.
— Là où je veux en venir, Sean, c’est que si on était montés dans cette bagnole, si on nous avait emmenés Dieu sait où pour que deux salopards nous fassent Dieu sait quoi pendant quatre jours alors qu’on avait peut-être onze ans à tout casser, eh bien, je crois pas que j’aurais eu autant de cran à seize. Je crois plutôt que j’aurais été une espèce de loque, tu vois, shootée à la Ritaline ou à d’autres trucs du même genre. En tout cas, je suis sûr que j’aurais jamais eu ce qu’il fallait pour draguer une femme aussi sublime que Marita. Résultat, Katie serait pas née. Et elle aurait jamais été assassinée. Mais elle l’a été. Tout ça parce qu’on n’est pas montés dans cette voiture. Tu comprends, Sean ?
En cet instant, Jimmy le dévisageait comme s’il attendait une confirmation, mais Sean n’avait aucune idée de ce qu’il était censé confirmer. Jimmy donnait l’impression d’avoir besoin d’être absous – pour ne pas être monté dans cette voiture quand il était gosse, pour avoir engendré un enfant dont le chemin croiserait un jour celui d’un assassin.
Quelquefois, quand il faisait un jogging, Sean se retrouvait soudain dans Gannon Street, en plein milieu de la chaussée, à l’endroit même où il s’était bagarré avec Jimmy et Dave Boyle ce jour-là, avant qu’ils ne découvrent la voiture. Quelquefois aussi, il lui semblait sentir l’odeur de pommes qui s’en était échappée. Et s’il tournait la tête vraiment vite, il pouvait encore voir Dave sur la banquette arrière, qui les regardait avec désespoir, pris au piège, s’éloignant inexorablement.
Sean s’était dit un soir – lors d’une beuverie avec des copains où l’afflux de bourbon dans son système sanguin l’avait rendu d’humeur philosophe – qu’ils étaient peut-être montés dans cette voiture, après tout. Tous les trois. Auquel cas, ce qu’ils considéraient aujourd’hui comme leur vie n’était qu’un rêve. En réalité, tous trois n’étaient encore que des petits garçons de onze ans enfermés dans une cave, imaginant ce qu’ils deviendraient plus tard s’ils avaient la possibilité de s’échapper et de grandir.
Le problème avec cette idée, que Sean imaginait disparaître dès le lendemain de cette soirée trop arrosée, c’était qu’elle était restée logée dans son cerveau comme un caillou dans la semelle de sa chaussure.
Et c’est ainsi qu’à l’occasion, il se retrouvait dans Gannon Street, devant son ancienne maison, à observer du coin de l’œil Dave Boyle qui disparaissait, à respirer cette odeur de pommes et à penser : Non ! Reviens.
De nouveau, il croisa le regard implorant de Jimmy. Il aurait voulu dire quelque chose. Il aurait voulu lui dire que lui aussi avait songé à ce qui aurait pu se passer s’ils étaient montés avec Dave ce jour-là. Que la pensée de ce qu’aurait pu devenir son existence le hantait parfois, qu’elle lui semblait rôder au coin des rues, chevaucher le vent comme l’écho d’un nom lancé d’une fenêtre. Il aurait voulu dire à Jimmy qu’il lui arrivait encore de se réveiller en sueur après avoir eu ce vieux rêve, celui où la rue lui attrapait les pieds et l’entraînait vers la portière ouverte. Il aurait voulu lui dire que depuis ce jour, il ne savait pas vraiment quoi faire de sa vie, qu’il avait souvent conscience de ne rien peser, d’être immatériel.
Mais ils étaient à la morgue, avec entre eux la table en acier sur laquelle reposait la fille de Jimmy et Whitey qui tenait toujours son stylo au-dessus de son calepin, et la seule réponse qu’il put apporter à la prière sur le visage de Jimmy, ce fut :
— Viens, Jimmy. Allons boire ce café.
Annabeth Marcus, Sean s’en rendait compte, était d’une sacrée trempe. Assise un dimanche soir dans cette cafétéria municipale froide sept étages au-dessus de la morgue, environnée des odeurs de plats sous cellophane réchauffés, elle parlait de sa belle-fille avec des fonctionnaires également froids, et si cette discussion la mettait visiblement au supplice, elle ne flancherait cependant pas. Elle avait les yeux rouges, mais Sean avait compris au bout de quelques minutes seulement qu’elle ne pleurerait pas. Pas devant eux. Pas question.
Néanmoins, au cours de la conversation, elle dut s’interrompre à plusieurs reprises pour reprendre son souffle. Ses paroles s’étranglaient en plein milieu d’une phrase, comme si un étau lui comprimait brusquement la poitrine. Elle plaçait alors une main sur son cœur, ouvrait un peu plus la bouche et attendait d’avoir suffisamment d’oxygène pour continuer.
— Elle est rentrée de son travail au magasin à quatre heures et demie samedi après-midi.
— Quel magasin, madame Marcus ?
Celle-ci indiqua Jimmy.
— Cottage Market. C’est mon mari qui en est propriétaire.
— À l’angle d’East Cottage et de Buckingham Avenue ? intervint Whitey. On y boit le meilleur café de toute la ville.
— À peine rentrée, elle a filé sous la douche, poursuivit Annabeth. Ensuite, quand elle en est ressortie, on a dîné et… Non, attendez, elle n’a pas mangé. Elle s’est assise avec nous, elle a bavardé avec les filles, mais elle n’a rien mangé. Elle a dit qu’elle devait dîner avec Eve et Diane.
— Les deux amies qui l’accompagnaient hier soir ? demanda Whitey à Jimmy.
Ce dernier acquiesça d’un signe de tête.
— Donc, elle n’a pas mangé…, reprit Whitey.
— Non, mais elle est restée un bon moment avec les filles, nos filles, ses sœurs. Elles ont parlé de la parade de la semaine prochaine et de la première communion de Nadine. Après, elle a passé quelque coups de téléphone dans sa chambre, et puis, vers huit heures, elle a quitté la maison.
— Vous savez qui elle a appelé ?
Annabeth fit non de la tête.
— Le téléphone dans sa chambre, c’est une ligne privée ? s’enquit Whitey.
— Oui.
— Vous verriez une objection à ce qu’on demande à vérifier le relevé de ses communications auprès de la compagnie de téléphone ?
Elle se tourna vers Jimmy, qui répondit :
— Non. Aucune objection.
— Donc, elle est partie de chez vous à huit heures. Pour retrouver ses amies, Eve et Diane.
— C’est ça.
— À cette heure-là, vous étiez toujours au magasin, monsieur Marcus ?
— Oui. J’avais changé mes horaires. Hier, j’ai travaillé de midi à huit heures.
Whitey tourna une page de son calepin, avant d’adresser un petit sourire au couple.
— Je me doute que c’est dur, mais vous vous en sortez très bien.
Annabeth opina, puis se tourna de nouveau vers son mari.
— J’ai appelé Kevin.
— Ah bon ? Tu as parlé aux filles ?
— À Sara seulement. Je lui ai dit qu’on allait bientôt rentrer. Rien d’autre.
— Elle t’a demandé des nouvelles de Katie ?
De nouveau, Annabeth opina.
— Qu’est-ce que tu lui as répondu ?
— Juste qu’on allait bientôt rentrer, répéta-t-elle, et cette fois, Sean perçut un léger tremblement dans sa voix lorsqu’elle prononça le mot « bientôt. »
Jimmy et elle reportèrent leur attention sur Whitey, qui les gratifia d’un autre de ses petits sourires apaisants.
— Je peux vous assurer – et je tiens l’information de l’Hôtel de Ville – que cette affaire constitue aujourd’hui la priorité des priorités. Et croyez-moi, on ne commettra pas d’erreurs. L’agent Devine ici présent a été assigné à l’enquête parce que c’est un ami de la famille, et qu’en tant que tel, d’après notre chef, il sera d’autant plus motivé. À nous deux, nous retrouverons l’homme qui a nui à votre fille.
Annabeth Marcus posa sur Sean un regard perplexe.
— Un ami de la famille ? Je ne vous connais pas.
Whitey fronça les sourcils, visiblement déconcerté.
— Votre mari et moi, nous étions copains autrefois, madame Marcus.
— Y a longtemps, précisa Jimmy.
— Nos pères travaillaient ensemble.
L’air toujours un peu dérouté, Annabeth hocha la tête.
— Vous avez passé une bonne partie de la journée du samedi au magasin avec votre fille, monsieur Marcus, reprit Whitey. Je me trompe ?
— Oui et non, déclara Jimmy. Je suis resté presque tout le temps dans mon bureau, au fond. Katie était à la caisse.
— Vous souvenez-vous d’un détail inhabituel ? Votre fille se comportait-elle de manière bizarre ? Était-elle tendue ? Angoissée ? Elle n’aurait pas eu des mots avec un client, par hasard ?
— Pas quand j’étais là. Mais je vous donnerai le numéro de téléphone du gars qui a travaillé avec elle le matin. S’il s’est passé quelque chose avant mon arrivée, il s’en souviendra peut-être.
— J’apprécie, monsieur. Et quand vous étiez là…
— Elle était elle-même. Heureuse. Peut-être un peu…
— Oui ? Quoi ?
— Non, rien.
— Écoutez, monsieur, au stade où nous en sommes, même le détail le plus insignifiant peut avoir son importance.
— Jimmy ? le pressa Annabeth en se penchant vers lui.
Celui-ci esquissa une grimace d’embarras.
— Eh bien, c’est juste que… À un certain moment, j’ai levé les yeux de mon bureau, et elle était là, sur le seuil. Elle ne faisait rien, à part boire son Coca à la paille et me regarder.
— Elle vous regardait.
— Mouais. Et pendant une seconde, je me suis souvenu d’elle ce jour-là, quand elle avait cinq ans et que j’ai dû la laisser dans la voiture le temps de courir au drugstore. Alors, elle s’était mise à pleurer, parce que je venais de sortir de prison et que sa mère était morte depuis peu, et je crois qu’à l’époque, elle s’imaginait que si on la quittait ne serait-ce qu’une minute, on ne reviendrait plus jamais. Et hier, elle avait cette expression, vous comprenez ? Je veux dire, celle laissant supposer qu’elle se préparait à ne plus vous revoir. (Jimmy s’éclaircit la gorge, puis poussa un profond soupir qui l’amena à écarquiller les yeux.) Bref, je n’avais pas remarqué cette expression-là depuis des années, peut-être sept ou huit, mais pendant quelques instants, hier, c’est comme ça qu’elle m’a regardé.
— Comme si elle se préparait à ne plus vous revoir, donc.
— Oui. Hé, ajouta Jimmy quand Whitey griffonna dans son calepin, n’allez pas vous imaginer des tas de trucs. C’était juste un air qu’elle avait.
— Je n’en tire aucune conclusion, monsieur Marcus, je vous assure. Pour moi, c’est juste une information. C’est mon boulot, de rassembler des informations jusqu’à ce que deux ou trois pièces du puzzle finissent par s’emboîter. Vous avez fait de la prison, m’avez-vous dit ?
— Oh, Seigneur, murmura Annabeth tout doucement, avant de remuer la tête.
Jimmy s’adossa à son siège.
— Nous y voilà.
— Je me renseigne, c’est tout, déclara Whitey.
— Ah oui ? Vous seriez aussi curieux si je vous avais dit que je bossais chez Sears il y a quinze ans, peut-être ? (Jimmy émit un petit rire.) J’ai été condamné pour cambriolage. Deux ans à Deer Island. Vous pouvez noter ça dans votre calepin. Mais à mon tour de vous poser une question : cette information va vous aider à coincer le type qui a assassiné ma fille, sergent ? Le prenez pas mal, je me renseigne, c’est tout.
Whitey jeta un coup d’œil à Sean.
— On n’est pas là pour se chercher des crosses, Jim, intervint celui-ci. Alors, on oublie ça, et on en revient à ce qui nous préoccupe, O.K. ?
— O.K.
— À part cette drôle d’expression qu’avait Katie, tu ne te rappelles pas un autre détail inhabituel ?
Jimmy détacha de Whitey son regard de détenu-dans-la-cour-d’exercice, puis avala une gorgée de café.
— Non. Rien du tout. Oh, attends. Si, il y avait ce gamin. Brendan Harris… Ah non, c’était ce matin.
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Rien de spécial. C’est juste un gamin du quartier. Il est arrivé aujourd’hui en demandant si Katie était là, comme s’il s’attendait à la voir, alors qu’ils se connaissaient à peine. Ça m’a paru un peu bizarre. Mais bon, c’est sans importance, j’imagine.
Whitey n’en inscrivit pas moins le nom du jeune garçon.
— Elle aurait pu sortir avec lui ? demanda Sean.
— Non, décréta Jimmy.
— On n’en sait rien, Jim, intervint Annabeth.
— Moi, je le sais, affirma-t-il. Jamais elle n’aurait fréquenté ce gars.
— Jamais ? insista Sean.
— Jamais.
— Comment peux-tu en être aussi sûr ?
— Hé, Sean, merde ! T’as l’intention de me cuisiner, ou quoi ?
— Pas du tout, Jim. Je te demande juste comment tu peux être absolument sûr que ta fille ne fréquentait pas ce Brendan Harris.
Jimmy leva les yeux vers le plafond en relâchant son souffle.
— Un père sait ce genre de trucs. O.K. ?
Sean décida de ne pas insister pour le moment. De la tête, il fit signe à Whitey de prendre le relais.
— À propos, elle avait un petit copain ? s’enquit le sergent.
— En ce moment, personne, répondit Annabeth. Du moins, pour autant qu’on le sache.
— Et parmi ses ex-petits copains ? Il n’y en a pas un qui aurait pu lui en vouloir ? Qu’elle aurait laissé tomber, quelque chose comme ça ?
Quand Annabeth et Jimmy échangèrent un coup d’œil, Sean comprit qu’ils pensaient à quelqu’un – un suspect, en d’autres termes.
— Bobby O’Donnell, déclara enfin Annabeth.
Le stylo posé sur son bloc, Whitey les regarda tour à tour.
— On parle bien du même Bobby O’Donnell ?
— Peut-être, fit Jimmy. Dealer de coke et maquereau à ses heures ? Dans les vingt-sept ans ?
— C’est lui, confirma Whitey. On le soupçonne d’avoir pas mal semé la merde dans votre quartier depuis ces deux dernières années.
— Pourtant, vous ne l’avez pas inculpé.
— Eh bien, pour commencer, monsieur Marcus, j’appartiens à la police d’État. Si ce crime n’avait pas eu lieu dans Pen Park, je ne serais même pas ici. La plus grande partie d’East Bucky se trouve en territoire municipal, et je ne peux pas me prononcer sur ce que décident mes collègues de la ville.
— J’expliquerai ça à mon amie Connie, lança Annabeth. Bobby et sa bande ont fait sauter sa boutique de fleurs.
— Pourquoi ? demanda Sean.
— Elle refusait de le payer, répondit Annabeth.
— De le payer pour… ?
— Pour qu’il ne fasse pas sauter sa putain de boutique, rétorqua Annabeth, avant d’avaler une autre gorgée de café.
Une nouvelle fois. Sean songea à quel point cette femme n’était pas commode. Gare à celui qui s’avisait de lui chercher des noises.
— Donc, votre fille est sortie avec lui, enchaîna Whitey.
Annabeth acquiesça.
— Pas longtemps. Quelques mois, je crois. Hein. Jimmy ? En novembre, c’était terminé.
— Comment a réagi Bobby ? s’enquit Whitey.
De nouveau, les Marcus échangèrent un coup d’œil, puis Jimmy reprit la parole :
— Ça a failli chauffer, un soir. Il est arrivé chez nous avec son chien de garde, Roman Fallow.
— Et ?
— On leur a fait clairement comprendre qu’ils avaient intérêt à déguerpir.
— Qui, « on » ?
— Plusieurs de mes frères habitent l’appartement au-dessus de chez nous et celui d’en dessous, expliqua Annabeth. Ils sont très protecteurs envers Katie.
— Les Savage, précisa Sean à l’intention de Whitey.
Celui-ci replaça son stylo sur le calepin avant de presser pouces et index sur ses tempes.
— Les frères Savage, répéta-t-il.
— C’est ça, oui. Pourquoi ?
— Avec tout le respect que je vous dois, madame, j’ai un peu peur que cette affaire ne nous entraîne dans quelque chose de moche. (Tête basse, Whitey se massait à présent la nuque.) Je ne voudrais surtout pas vous vexer, mais…
— C’est en général comme ça qu’on commence avant de dire quelque chose de vexant.
Whitey la gratifia d’un petit sourire étonné.
— Vos frères, vous le savez sûrement, se sont taillé une certaine réputation.
Elle lui opposa un sourire dur.
— Je les connais, sergent Powers. Inutile de tourner autour du pot.
— Un de mes amis, aux Crimes Majeurs, m’a raconté il y a quelques mois que O’Donnell parlait de se lancer dans l’héroïne et les activités d’usurier. Deux domaines, si j’ai bien compris, réservés exclusivement aux Savage.
— Pas dans les Flats.
— Comment ?
— Pas dans les Flats, répéta Jimmy, la main sur celle de sa femme. Leurs trafics, ils ne les font pas dans leur propre quartier.
— Non, bien sûr, juste dans celui des autres, répliqua Whitey, qui laissa le silence se prolonger quelques instants. Bref, dans un cas comme dans l’autre, ça crée un vide dans les Flats, pas vrai ? Une place à prendre, en quelque sorte. Une place que, si mes informations sont exactes, Bobby O’Donnell aurait bien l’intention d’occuper.
— Et ? fit Jimmy en se soulevant légèrement de son siège.
— Et ?
— Et quel rapport avec ma fille, sergent ?
— Un rapport crucial, répondit Whitey en ouvrant les bras. Crucial, monsieur Marcus, car tout ce qu’il fallait à chaque camp, c’était un prétexte pour déclencher la guerre. À présent, ils l’ont.
Jimmy remua la tête, un sourire amer aux lèvres.
— Ce n’est pas ce que vous croyez, monsieur Marcus ?
Jimmy releva la tête.
— Ce que je crois, sergent, c’est que mon quartier va bientôt disparaître. Et le crime aussi. Et ce ne sera pas à cause des Savage, des O’Donnell ou de vos interventions. Ce sera à cause des taux d’intérêt qui baissent, des impôts fonciers qui augmentent et de tous ces gens qui veulent revenir s’installer en ville parce que les restaus des banlieues sont craignos. Et ces gens-là, ils ne sont pas du genre à avoir besoin d’héroïne, de six bars par pâté de maisons ou de passes à dix dollars. Ils ont une belle petite vie. Ils aiment leur boulot. Ils ont un avenir, des comptes d’épargne retraite et des super bagnoles allemandes. Alors, quand ils arriveront – et ils sont déjà en train d’arriver –, le crime et la moitié du quartier se déplaceront ailleurs. Résultat, sergent, si j’étais vous, je ne m’inquiéterais pas trop d’une guerre entre Bobby O’Donnell et mes beaux-frères. Une guerre pour quoi, d’abord ?
— Pour contrôler le présent, déclara Whitey.
— Vous pensez vraiment que Bobby O’Donnell a tué ma fille ? demanda Jimmy.
— Je pense surtout que les Savage risquent de le considérer comme un suspect. Je pense aussi que quelqu’un devrait les ramener à la raison, le temps pour nous de finir notre travail.
Assis en face de Jimmy et d’Annabeth, Sean tentait de déchiffrer leur expression, mais en vain.
— Si rien ne vient nous distraire. Jimmy, on sera en mesure de clore cette affaire rapidement, dit-il.
— Ah oui ? J’ai ta parole, Sean ?
— Tu l’as. Et de la clore proprement, qui plus est, de façon à ne pas se retrouver marrons au tribunal.
— Dans combien de temps ?
— Quoi ?
— À ton avis, combien de temps il vous faut pour envoyer son assassin derrière les barreaux ?
Whitey leva une main.
— Une minute, monsieur Marcus. Vous ne seriez pas en train d’essayer de négocier avec nous, par hasard ?
— Comment ça, négocier ?
Le visage de Jimmy présentait de nouveau cet aspect figé qu’ont ceux des détenus.
— Négocier, oui, répéta Whitey. Parce que je perçois…
— Vous percevez ?
–… une nuance de menace dans cette conversation.
— Ah bon ?
Jimmy était toute innocence à présent, mais son regard demeurait éteint.
— Comme si vous nous fixiez une échéance, acheva Whitey.
— L’agent Devine s’est engagé à retrouver l’assassin de ma fille. Je demandais juste une estimation du temps nécessaire pour en arriver là.
— L’agent Devine, rétorqua Whitey, n’est pas responsable de cette enquête. Contrairement à moi. Et nous allons coincer celui qui a fait ça, monsieur et madame Marcus, je vous le promets. Ce que je ne voudrais pas, c’est que certains se mettent en tête d’utiliser comme moyen de pression contre nous une éventuelle guerre entre le clan des Savage et celui de Bobby O’Donnell. Si j’ai le moindre soupçon à ce sujet, j’arrêterai ces personnes-là pour troubles de l’ordre public, et j’égarerai tous les papiers nécessaires jusqu’à ce que l’enquête soit terminée.
Deux gardiens passèrent à côté d’eux, chargés de plateaux sur lesquels la nourriture détrempée dégageait une vapeur grise. Sean eut l’impression que l’air dans la pièce devenait de plus en plus vicié à mesure que la nuit tombait.
— Alors, d’accord, déclara Jimmy avec un grand sourire.
— Quoi, d’accord ?
— Trouvez son assassin. Je ne m’interposerai pas. (Il se tourna vers sa femme en se levant, puis lui tendit la main.) Chérie ?
— Monsieur Marcus…, commença Whitey.
Jimmy baissa les yeux vers lui au moment où sa femme se redressait à son tour.
— Il y a un agent, en bas, qui vous reconduira chez vous, dit Whitey en sortant son portefeuille. Si vous vous souvenez de quoi que ce soit, appelez-nous, monsieur Marcus.
Celui-ci prit la carte qu’il lui tendait et la glissa dans la poche arrière de son pantalon.
Maintenant qu’elle était debout, Annabeth avait l’air beaucoup moins assurée, comme si elle avait les jambes en coton. Elle pressa la main de son mari avec tant de force que la sienne blanchit.
— Merci, murmura-t-elle à l’adresse de Sean et de Whitey.
Sean voyait désormais les ravages de la journée graver leur empreinte sur son visage et son corps, lui peser sur les épaules comme un vêtement trop lourd. Lorsque la lumière crue au-dessus d’eux éclaira ses traits, Sean eut la vision de ce qu’elle deviendrait une fois vieille : une belle femme, mais marquée par une sagesse qu’elle n’avait jamais désirée.
Il ne sut jamais d’où lui étaient venus les mots. Il n’eut même pas conscience de les prononcer, jusqu’à ce qu’il entende sa propre voix résonner dans la cafétéria froide.
— Nous serons ses porte-parole, madame Marcus. Si vous le permettez.
Sa figure se crispa un instant, puis elle hocha la tête à plusieurs reprises en oscillant légèrement contre son mari.
— Oui, monsieur Devine. Ce serait bien.
Sur le trajet du retour, Whitey demanda :
— C’est quoi, cette histoire de bagnole ?
— Pardon ?
— Marcus a dit tout à l’heure que vous aviez tous failli monter dans une voiture quand vous étiez gosses.
— On… (Sean tendit la main vers le tableau de bord, puis ajusta le rétroviseur latéral de façon à pouvoir distinguer les phares brillant derrière eux tels des points jaunes duveteux qui tressautaient légèrement dans la nuit.) On, merde, Jimmy et un autre gosse nommé Dave Boyle, on jouait devant chez moi. On avait dans les dix ou onze ans, à l’époque. Et puis, cette bagnole a remonté la rue et emmené Dave.
— C’était un enlèvement ?
Sean hocha la tête, les yeux fixés sur les lumières jaunes dansantes.
— Les types se sont fait passer pour des flics, et ils ont persuadé Dave de monter avec eux. Jimmy et moi, on n’a pas voulu. Ils l’ont gardé quatre jours. Ensuite, il a réussi à s’enfuir. Il habite les Flats, aujourd’hui.
— Ils les ont coincés, ces types ?
— L’un est mort, l’autre a été arrêté un an plus tard et s’est pendu dans sa cellule, répondit Sean.
— Bon sang, j’aimerais vraiment qu’il existe une île comme dans ce vieux film avec Steve McQueen. Vous savez, celui où il était soi-disant français, et où tout le monde avait un accent sauf lui. En fait, c’était juste Steve McQueen avec un nom français. Bref, à la fin, il saute d’une falaise avec un radeau fait de cocotiers. Vous l’avez vu ?
— Non.
— Un bon film. Mais vous vous rendez compte, s’il existait une île pour les violeurs d’enfants et les pédophiles en tous genres ? On les ravitaillerait en nourriture plusieurs fois par semaine, mais on placerait des mines dans l’eau tout autour. Personne n’en repartirait jamais. C’est votre premier crime ? Dommage, les mecs, vous en prendrez quand même pour perpète. Désolé, mais on ne peut pas courir le risque de vous relâcher pour que vous alliez empoisonner quelqu’un d’autre. Car c’est une maladie contagieuse, vous comprenez ? Vous l’avez attrapée parce que quelqu’un vous l’a refilée. Et si on vous libère, vous allez la transmettre. Comme la lèpre. Alors, je me dis parfois que si on les cantonnait tous sur cette île, ils auraient moins de chances de propager le virus. À chaque génération, on en aurait de moins en moins. Et au bout de plusieurs centaines d’années, on transformerait l’île en Club Med ou un truc du même genre. Les gosses entendraient parler de ces monstres comme ils entendent parler aujourd’hui des fantômes – comme de quelque chose qu’on a su, ben, dépasser.
— Merde, sergent, vous avez des réflexions drôlement profondes, des fois !
Avec un sourire. Whitey s’engagea sur la bretelle d’accès à la voie express.
— Votre copain Marcus. dit-il. Dès l’instant où j’ai posé les yeux sur lui, j’ai su qu’il avait fait de la taule. Il y a toujours cette tension en eux, après. Surtout au niveau des épaules. Quand on reste deux ans à surveiller ses arrières, à chaque seconde de chaque journée, il faut bien que la tension se loge quelque part.
— Il vient de perdre sa fille, sergent. Ce qui explique peut-être pourquoi il était tendu.
D’un mouvement de tête. Whitey lui signifia que non.
— Cette douleur-là, elle se situe au niveau de l’estomac. Vous avez vu comme il n’arrêtait pas de grimacer ? C’est la souffrance dans son estomac qui libère de l’acide. J’ai vu ça un bon million de fois. Mais les épaules, c’est la prison.
Sean détacha son regard du rétroviseur pour se concentrer un moment sur les lumières de l’autre côté de l’autoroute. Elles arrivaient droit sur eux à toute vitesse, formant une sorte de ruban flou alors qu’elles se fondaient les unes aux autres. Il avait l’impression que la ville les encerclait, avec ses gratte-ciel, ses tours, ses immeubles de bureaux et ses parkings, ses stades, ses night-clubs et ses églises, et il savait que si jamais une de ces lumières s’éteignait, cela ne ferait aucune différence. Et que si une nouvelle lumière s’allumait, personne ne la remarquerait. Pourtant, elles palpitaient, brillaient, scintillaient, flamboyaient et semblaient les contempler, comme en ce moment même – elles contemplaient leurs propres lumières, à Whitey et à lui, alors qu’ils roulaient sur la voie express, réduits à des points lumineux rouges et jaunes perdus au milieu d’un Ilot de points lumineux rouges et jaunes qui clignotaient, et clignotaient encore, dans un crépuscule dominical semblable à tant d’autres.
Où allaient-ils, tous ces points lumineux ?
Rejoindre les lumières éteintes, idiot. Rejoindre le verre brisé.
Après minuit, une fois Annabeth et les filles enfin parties se coucher, et Celeste, venue chez eux aussitôt qu’elle avait appris la nouvelle, endormie sur le canapé, Jimmy descendit s’asseoir sur les marches à l’entrée de l’immeuble qu’il partageait avec les frères Savage.
Il avait apporté le gant de Sean avec lui, et il tenta de l’enfiler, mais sans parvenir à y loger son pouce ni à enfoncer sa paume au-delà de la moitié. Puis, le regard fixé sur les quatre voies de Buckingham Avenue, il fit rebondir la balle dans le panier, le choc assourdi, régulier, du cuir contre le cuir l’apaisant peu à peu.
Jimmy avait toujours aimé s’asseoir dehors la nuit. Les devantures de l’autre côté de la chaussée étaient closes, les magasins plongés dans la pénombre pour la plupart. La nuit, le calme régnait sur cette zone bourdonnante d’activité commerciale le jour, et ce calme-là ne ressemblait à aucun autre. Le bruit qui dominait d’ordinaire la vie diurne n’avait pas disparu, il était juste mis entre parenthèses, comme aspiré par des poumons, retenu en attendant d’être libéré. Jimmy avait foi en ce calme, il l’appréciait, car il promettait le retour du bruit alors même qu’il le gardait captif. Au fond, il n’aurait pu imaginer vivre dans une région rurale, où le calme tenait lieu de bruit, où le silence était si délicat qu’un rien suffisait à le briser.
Mais il aimait ce calme-là, cette tranquillité grondant de vie. Jusqu’à maintenant, la soirée avait été tellement bruyante, tellement violente aussi, déchirée par les voix et les sanglots de sa femme et de ses filles. Sean Devine avait envoyé deux inspecteurs. Brackett et Rosenthal, fouiller la chambre de Katie ; les yeux baissés, l’air embarrassé, les deux hommes avaient passé en revue le contenu des tiroirs, cherché sous le lit et même secoué le matelas en murmurant leurs excuses à Jimmy, qui ne souhaitait qu’une chose : qu’ils se dépêchent, et surtout, qu’ils arrêtent de lui parler. En fin de compte, ils n’avaient rien trouvé d’anormal hormis les sept cents dollars en billets neufs dans le tiroir à chaussettes de Katie. Ils les avaient montrés à Jimmy, de même que son livret marqué « Clôturé », le dernier retrait ayant eu lieu le vendredi après-midi.
Jimmy n’avait aucune explication à leur donner. C’était une surprise pour lui. Mais étant donné le nombre de chocs subis au cours des dernières heures, elle n’avait pas eu beaucoup d’impact. Elle n’avait fait qu’ajouter à la stupeur générale.
— On n’a qu’à le descendre.
Val sortit sur le perron et tendit une bière à Jimmy avant de s’asseoir à côté de lui, pieds nus sur les marches.
— O’Donnell, tu veux dire ? répliqua Jimmy.
Son beau-frère acquiesça de la tête.
— Je m’en chargerai avec plaisir, Jim. Tu le sais.
— Tu penses qu’il a tué Katie.
De nouveau. Val opina.
— Ou qu’il a demandé à quelqu’un de s’en occuper. Pas toi ? Les copines de Katie, elles, en sont persuadées. Elles disent que Roman a déboulé dans ce bar, et qu’il a menacé Katie.
— C’est vrai ?
— Il l’a emmerdée, en tout cas, comme si elle était toujours avec O’Donnell. Bon sang, Jimmy, c’est forcément Bobby le coupable.
— J’en sais encore rien. Val.
— Qu’est-ce que tu feras quand tu sauras ?
Jimmy posa le gant de base-ball sur la marche en dessous de lui, puis ouvrit sa bière. Il en avala une longue gorgée.
— Ça non plus, j’en sais encore rien.