24

Une tribu bannie

Celeste était assise près de la fenêtre au café Nate & Nancy sur Buckingham Avenue, en face de l’immeuble où habitaient les Marcus, lorsque Jimmy et Val Savage se garèrent un peu plus loin dans la rue, puis descendirent de voiture.

Si elle voulait le faire, si elle voulait vraiment le faire, songea Celeste, elle devait se mettre debout maintenant, tout de suite, pour aller les trouver. Elle se redressa d’un coup, les jambes tremblantes, et sa main heurta le dessus de la table. Celeste baissa les yeux. Sa main tremblait, elle aussi, et la peau était tout éraflée sur une bonne moitié du pouce. Elle l’amena à ses lèvres, puis se tourna vers la porte. Elle n’était toujours pas certaine d’avoir la force de passer à l’acte, de prononcer les mots qu’elle avait préparés dans sa tête au motel le matin même. Elle avait décidé de raconter à Jimmy tout ce qu’elle savait – de lui donner les détails du comportement étrange de Dave depuis le dimanche matin, mais sans essayer d’interpréter leur éventuelle signification – et de le laisser en tirer ses propres conclusions. En l’absence des vêtements que Dave portait ce soir-là, cela ne l’avancerait à rien de s’adresser à la police. C’est ce qu’elle s’était dit. C’est ce qu’elle s’était dit, car elle doutait que la police réussisse à la protéger. Elle devait continuer à vivre ici, après tout, et la seule chose capable de protéger quelqu’un dans le quartier, c’était le quartier lui-même. Alors, si elle parlait à Jimmy, lui et les Savage pourraient former autour d’elle un rempart que Dave n’oserait jamais attaquer.

Elle franchit la porte au moment où Jimmy et Val atteignaient le perron, leva sa main douloureuse, puis appela Jimmy alors qu’elle s’engageait sur la chaussée en ayant l’air d’une folle, elle en était sûre, avec ses cheveux emmêlés et ses yeux gonflés aux pupilles dilatées par la peur.

— Hé, Jimmy ! Val !

Ils se retournèrent et la regardèrent approcher. Jimmy esquissa un sourire perplexe, et de nouveau elle songea combien son sourire était charmant. Il était spontané, puissant, sincère. Il semblait dire : « Je suis ton ami, Celeste. Comment puis-je t’aider ? »

Lorsqu’elle rejoignit les deux hommes. Val l’embrassa sur la joue.

— Salut, cousine.

— Salut, Val.

Jimmy la gratifia à son tour d’un léger baiser qui lui sembla pénétrer dans sa chair et propager une onde de chaleur jusqu’à la naissance de sa gorge.

— Annabeth a voulu t’appeler, ce matin, commença-t-il. Mais elle n’a pas réussi à te joindre, ni chez toi ni à ton travail.

De la tête, Celeste acquiesça.

— J’étais, euh… (Elle détacha son regard du visage ratatiné de Val, qui l’observait d’un air inquisiteur.) Jimmy ? Je pourrais te parler une minute ?

— Bien sûr. répondit-il, le même sourire perplexe reparaissant sur ses lèvres. (Il se tourna vers Val.) On rediscutera de tout ça plus tard, O.K. ?

— Pas de problème. À plus, cousine.

— Merci, Val.

Celui-ci rentra dans l’immeuble, et Jimmy s’assit sur la troisième marche en laissant de la place pour Celeste. Elle s’installa près de lui et posa sa main meurtrie sur ses genoux en s’efforçant de trouver ses mots. Jimmy la contempla quelques instants, attendant qu’elle prenne la parole, puis il dut se douter qu’elle était trop tendue pour dire ce qu’elle avait sur le cœur.

— Tu sais à quoi j’ai repensé, l’autre jour ? demanda-t-il d’un ton léger.

Celeste ébaucha un mouvement de dénégation.

— À ce vieil escalier qui domine Sydney Street. Tu te souviens ? Là où on allait voir les films du drive-in, et fumer quelques joints ?

Elle sourit.

— Tu sortais avec…

— Non, tais-toi.

–… Jessica Lutzen et son physique de rêve, et moi, j’étais avec Duckie Cooper.

— Ce bon vieux Duckster. Qu’est-ce qu’il est devenu, au fait ?

— On m’a raconté qu’il s’était engagé dans les marines, qu’il avait attrapé une maladie bizarre quelque part et qu’il vivait maintenant en Californie.

— Ah oui ?

Jimmy releva un peu la tête, perdu dans la contemplation de cette autre époque de sa vie, et Celeste eut l’impression de le revoir faire exactement la même chose dix-huit ans plus tôt, du temps où ses cheveux étaient d’un blond un peu plus clair et où il était lui-même beaucoup plus dingue, où il grimpait aux poteaux téléphoniques quand il y avait de l’orage alors que toutes les filles le regardaient en priant pour qu’il ne tombe pas. Et pourtant, même dans ses moments les plus fous, il y avait toujours en lui cette tranquillité, ces pauses soudaines d’introspection, ce sentiment qu’il donnait, même dans sa jeunesse, de soigneusement réfléchir à tout sauf à sauver sa peau.

Enfin, il se tourna vers elle et lui effleura le genou d’un revers de main.

— Alors, quoi de neuf, miss ? T’as l’air, ben…

— Vas-y, ne te gêne pas.

— Hein ? Non, t’as l’air un peu fatigué, c’est tout. (Il se pencha en arrière en poussant un profond soupir.) Remarque, je crois qu’on l’est tous, pas vrai ?

— J’ai passé la nuit dans un motel. Avec Michael.

Jimmy fixa ses yeux sur un point droit devant lui.

— Ah.

— Je me pose des questions, Jim. Je vais peut-être quitter Dave pour de bon.

Elle remarqua un changement sur le visage de Jimmy, une certaine crispation de la mâchoire, peut-être, et soudain elle eut l’impression qu’il n’ignorait rien de ce qu’elle allait lui révéler.

— Tu l’as quitté, donc.

Il s’exprimait maintenant d’une voix monotone, le regard toujours rivé sur l’avenue.

— Oui, il… Il agit… Enfin, ces derniers jours, il s’est conduit de façon insensée. Il n’est plus lui-même. Et il… il me fait peur.

Quand Jimmy reporta son attention sur elle, il arborait un sourire tellement glacial qu’elle eut envie de l’effacer d’une gifle. Dans ses yeux, elle revoyait l’adolescent qui grimpait aux poteaux téléphoniques sous la pluie.

— Pourquoi tu ne reprends pas tout depuis le début ? suggéra-t-il. Par le moment où Dave s’est mis à déconner.

— Qu’est-ce que tu sais. Jimmy ?

— Comment ça ?

— Tu sais quelque chose. Tu n’es même pas surpris.

Le sourire hideux s’évanouit, et Jimmy se pencha en avant, les mains sur les genoux.

— Je sais qu’il a été emmené au poste ce matin. Je sais qu’il a une bagnole étrangère avec une bosse sur l’aile avant côté passager. Je sais qu’il m’a servi une histoire sur la façon dont il s’était bousillé la main, et qu’il en a servi une autre aux flics. Et je sais qu’il a vu Katie le soir où elle est morte, mais il ne m’en a pas parlé avant que ces mêmes flics l’interrogent. (Il écarta les mains.) J’ignore quoi en penser au juste, mais ça commence à me chiffonner, c’est vrai.

Celeste éprouva un bref élan de pitié à la pensée de son mari dans une salle d’interrogatoire, peut-être menotté à une table, une lumière crue braquée sur son visage blême. Mais soudain, elle revit Dave passer la tête par l’entrebâillement de la porte, la veille, et la regarder de son air fou, et la peur en elle l’emporta sur la pitié.

Elle prit une profonde inspiration, puis se lança :

— Dimanche, à trois heures du matin. Dave est rentré chez nous couvert de sang.

Voilà, elle l’avait dit. Les mots avaient franchi ses lèvres pour entrer dans l’atmosphère. Ils formaient maintenant une sorte de mur devant elle, un mur qui se prolongea en un plafond, puis en un autre mur derrière eux, et brusquement, tous deux se retrouvèrent cloîtrés à l’intérieur d’une minuscule cellule créée par une seule phrase. Les bruits dans l’avenue refluèrent, le vent tomba, et Celeste ne perçut plus que l’eau de toilette de Jimmy et l’odeur des marches à leurs pieds, chauffées par le soleil radieux de mai.

Lorsque Jimmy reprit la parole, ce fut d’une voix étranglée :

— Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?

Celeste le lui dit. Elle lui dit tout, y compris l’épisode dément sur les vampires. Elle lui dit tout, consciente que chacune de ses paroles devenait une attaque que Jimmy cherchait à éviter. Elles le brûlaient. Elles pénétraient dans sa chair telles des pointes acérées. Ses lèvres se retroussaient et ses yeux semblaient se révulser, la peau se tendait sur son visage jusqu’à révéler l’ossature en dessous, et un froid terrible envahit Celeste quand elle l’imagina soudain couché dans un cercueil, avec de longs ongles crochus, une mâchoire effritée et une touffe de cheveux filandreux.

Et puis, des larmes roulèrent sur ses joues, et Celeste dut résister à l’envie de l’attirer contre elle, de sentir ces larmes couler dans son chemisier et dans son dos.

Au lieu de quoi, elle continua à parler, car si elle s’arrêtait, elle le savait, ce serait pour de bon ; or il fallait qu’elle explique à quelqu’un pourquoi elle était partie, pourquoi elle avait abandonné un homme qu’elle avait juré d’accompagner dans les bons moments comme dans les mauvais, un homme qui était le père de son enfant, qui la faisait rire, lui caressait la main, lui offrait son torse pour qu’elle puisse s’endormir. Un homme qui ne s’était jamais plaint, qui ne l’avait jamais frappée, qui avait toujours été un mari et un père merveilleux. Elle avait besoin de confier à quelqu’un combien elle se sentait perdue maintenant que cet homme-là semblait avoir disparu, comme s’il avait laissé tomber le masque pour révéler le monstre sournois tapi derrière.

— Je ne sais toujours pas ce qu’il a fait, Jimmy, conclut-elle. Je ne sais toujours pas à qui appartenait ce sang. Je n’ai aucune certitude. Aucune, non. Mais j’ai tellement, tellement peur…

Jimmy se détourna légèrement, de façon à pouvoir appuyer son dos contre la balustrade en fer forgé. Ses larmes avaient séché, ses lèvres formaient un petit ovale choqué. Il regardait Celeste, mais il ne paraissait pas la voir, comme si son regard se portait sur un point à des centaines de mètres de là, invisible pour tous sauf pour lui.

— Jimmy ? murmura Celeste.

Mais d’un geste, il lui intima le silence et ferma les yeux, pressant fort les paupières, avant de baisser la tête et d’inspirer par la bouche.

La cellule autour d’eux s’était volatilisée, et Celeste salua machinalement Joan Hamilton qui leur jetait un coup d’œil compatissant, quoique légèrement soupçonneux, puis poursuivait son chemin dans un cliquetis de talons. Les bruits de l’avenue – coups de klaxon, grincements de porte, appels lointains – résonnaient de nouveau autour d’eux.

Lorsque Celeste se tourna vers Jimmy, celui-ci la regardait directement. Ses yeux étaient limpides, sa bouche fermée, ses genoux remontés vers sa poitrine, et elle eut l’impression d’une sorte d’intelligence farouche et belliqueuse au travail, d’un cerveau qui fonctionnait plus vite et avec plus d’originalité que chez la plupart des gens.

— Les vêtements qu’il portait ce soir-là ont disparu, c’est ça ? reprit-il.

— Oui. J’ai vérifié.

Il appuya le menton sur ses genoux.

— Jusqu’à quel point tu as peur, Celeste ? Franchement.

Elle s’éclaircit la gorge.

— Hier soir, Jimmy, j’ai vraiment cru qu’il allait me mordre. Me déchiqueter jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de moi.

Il inclina la tête de façon à poser cette fois la joue sur ses genoux, puis ferma les yeux.

— Celeste ? murmura-t-il.

— Oui ?

— Tu crois que Dave a tué Katie ?

La réponse monta dans sa gorge telle la bile de la veille, accélérant les battements de son cœur.

— Oui.

 

Sean jeta un coup d’œil à Brendan Harris de l’autre côté de son bureau. Le gamin avait l’air perdu, épuisé et effrayé, comme il le souhaitait. Il avait envoyé deux agents le chercher pour l’amener au poste, puis il l’avait fait asseoir en face de lui pendant qu’il se concentrait sur son écran d’ordinateur pour étudier toutes les données qu’il avait rassemblées sur Ray Harris, prenant son temps, feignant d’ignorer sa présence, le laissant s’agiter sur sa chaise.

Enfin, juste pour ménager un petit effet, il pressa la louche de défilement vers le bas sur son clavier avec la pointe de son stylo, puis lança :

— Parle-moi de ton père, Brendan. Tu permets que je te tutoie, hein ?

— Quoi ?

— Ton père, Raymond senior. Tu te souviens de lui ?

À peine. J’avais dans les six ans quand il nous a abandonnés.

— Donc, tu ne te souviens pas de lui.

Brendan haussa les épaules.

— Je me rappelle quelques trucs. Quand il avait trop bu, il rentrait en chantant. Il m’a emmené à Canobie Lake Park, un jour, il m’a acheté de la barbe à papa, et j’en ai mangé la moitié avant d’être malade sur un manège. Il n’était pas beaucoup à la maison. Ça, j’en suis sûr. Pourquoi ?

— Tu te souviens d’autre chose ? répliqua Sean, les yeux rivés sur l’écran.

— Ben, je sais pas. Il sentait souvent la bière et les bonbons à la menthe. Il…

Décelant une intonation étrange dans la voix de Brendan. Sean tourna la tête vers lui juste à temps pour voir un sourire fugitif éclairer son visage.

— Oui, Brendan ? Il quoi… ?

Brendan changea de position sur sa chaise, le regard fixé sur un point au-delà de la salle de garde, au-delà même du présent.

— Il trimballait toujours plein de petite monnaie. Les pièces alourdissaient ses poches et faisaient du bruit lorsqu’il marchait. Quand j’étais gosse, je restais assis dans le salon, qui donnait sur la rue. On ne vivait pas dans le même appart qu’aujourd’hui. L’autre était beaucoup mieux. Et moi, j’allais réinstaller au salon vers cinq heures, et je gardais les yeux fermés jusqu’à ce que je l’entende approcher avec ses pièces. Après, je courais le rejoindre dehors, et si j’arrivais à deviner combien il avait dans ses poches – si je tombais pas trop loin, vous voyez ? –, il me donnait les sous. (Le sourire de Brendan s’élargit, et il remua la tête.) Il avait toujours beaucoup de monnaie.

— Et un revolver, peut-être ? Ton père avait un revolver ?

Le sourire se figea sur les lèvres de Brendan, qui plissa les yeux comme s’il ne comprenait pas la question.

— Hein ?

— Est-ce que ton père avait un revolver ?

— Non.

Sean hocha la tête, avant de répliquer :

— Tu me sembles bien sûr de toi pour quelqu’un qui n’avait que six ans quand il est parti.

À cet instant, Connolly entra dans la salle de garde, les bras chargés d’un carton qu’il alla placer sur le bureau de Whitey.

— C’est quoi ? demanda Sean.

— Des tas de trucs, répondit son collègue en jetant un coup d’œil au contenu de la boîte. Rapports des services scientifiques, rapports balistiques, analyse des empreintes, l’enregistrement de l’appel passé au 911… Des tas de trucs, quoi.

— J’avais compris, rétorqua Sean. Qu’est-ce qu’on a, sur les empreintes ?

— Aucune correspondance avec celles dans nos fichiers informatiques.

— Vous avez fait une recherche dans la base de données nationales ?

— Et celle d’Interpol aussi. Il n’y a qu’une seule empreinte parfaitement nette qu’on a relevée sur la porte. Celle d’un pouce. Si elle appartient au meurtrier, notre homme est petit.

— Petit ?

— Mouais. Petit. Mais bon, ça pourrait être n’importe qui. On en a relevé six autres à peu près lisibles, mais sans pouvoir établir la moindre correspondance.

— Vous avez écouté l’enregistrement de l’appel au 911 ?

— Non. Je devrais ?

— Évidemment. Vous auriez intérêt à vous familiariser avec tous les détails de l’affaire, mon vieux.

Connolly opina.

— Et vous ? Vous allez l’écouter ?

— C’est pour ça que je vous ai demandé de l’apporter, répondit Sean. (Il se tourna de nouveau vers Brendan Harris.) Au sujet de ce revolver…

— Mon père avait pas de revolver, décréta Brendan.

— C’est vrai ?

— Mouais.

— Alors, je suppose qu’on m’aura mal informé, déclara Sean. À propos, Brendan, vous parliez beaucoup, ton père et toi ?

— Non. Un jour, il a dit qu’il allait boire un verre, et il est jamais revenu. Il nous a abandonnés, ma mère et moi, et en plus, elle était enceinte.

Sean esquissa un léger mouvement de tête, comme s’il partageait sa douleur.

— Pourtant, ta mère n’a pas signalé sa disparition à la police.

— Parce qu’il avait pas vraiment disparu, répliqua Brendan, un soupçon de défi dans le regard. Il avait dit à ma mère qu’il l’aimait pas, qu’elle était toujours après lui. Deux jours plus tard, il a foutu le camp.

— Elle n’a jamais essayé de le retrouver ?

— Non. Du moment qu’il nous envoie du fric, on n’en a rien à cirer, de lui.

Sean récupéra son stylo, puis le posa sur le bureau avant de se concentrer de nouveau sur Brendan, s’efforçant de lire en lui, mais ne percevant qu’une bouffée de tristesse et de colère.

— Il vous envoie de l’argent ?

— Tous les mois. C’est réglé comme une horloge.

— D’où ?

— Hein ?

— L’enveloppe qui contient l’argent. D’où elle est postée ?

— De New York.

— Toujours ?

— Mouais.

— C’est du liquide ?

— Mouais. En général, cinq cents dollars. Un peu plus à Noël.

— Il y a un message, avec ?

— Non.

— Alors, comment tu sais que ça vient de lui ?

— Qui d’autre nous enverrait du fric tous les mois ? C’est parce qu’il se sent coupable. M’man dit qu’il a toujours été comme ça : il fait des conneries, et après, il s’imagine que s’il a des remords, ça le rachète.

— J’aimerais voir une de ces enveloppes, Brendan.

— Ma mère les garde pas.

— Merde, marmonna Sean, avant d’orienter l’écran de façon à ne plus l’avoir devant les yeux.

Tout, dans cette affaire, lui posait problème : que Dave Boyle soit le principal suspect, que Jimmy Marcus soit le père de la victime, que la victime elle-même ait été tuée avec l’arme ayant appartenu au père de son petit ami. Et puis, il songea à un autre point qui le troublait, mais sans rapport avec l’enquête en cours.

— Brendan ? Puisque ton père a abandonné ta mère alors qu’elle était enceinte, pourquoi a-t-elle donné au bébé le même nom que lui ?

Le regard de Brendan erra dans la salle de garde.

— Ma mère, elle… Enfin, elle est pas vraiment avec nous, vous comprenez ? Elle essaie et tout, mais…

— O.K.

— Elle l’a appelé Ray pour pas oublier.

— Pas oublier quoi ?

— Les hommes. (Il haussa les épaules.) Qu’à la moindre occasion, ils vous trahissent juste pour prouver qu’ils en sont capables.

— En découvrant que ton petit frère était muet, comment elle a réagi ?

— Pas bien, répondit Brendan, l’ombre d’un sourire aux lèvres. Mais en même temps, ça lui prouvait qu’elle avait raison. Dans sa tête, en tout cas.

Il effleura la boîte à trombones sur le bureau de Sean, et son petit sourire s’évanouit.

— Pourquoi vous m’avez demandé si mon père avait un revolver ?

Brusquement, Sean en eut assez de jouer, assez de se montrer poli et prudent.

— Tu sais très bien pourquoi, Brendan.

— Non, j’en sais rien.

Sean se pencha vers sa table, luttant pour résister au désir inexplicable de se jeter sur Brendan Harris, de l’étrangler de ses propres mains.

— L’arme qui a tué ta petite copine, Brendan, est la même que celle utilisée par ton père pour faire un casse il y a dix-huit ans. Tu peux m’expliquer ça ?

— Mon père avait pas d’arme, s’obstina Brendan.

Pourtant, Sean s’aperçut que quelque chose commençait à le travailler.

— Ah non ? Arrête tes conneries, maintenant. (Il assena un coup de poing sur la table, faisant sursauter Brendan.) Tu prétends que t’aimais Katie Marcus ? Eh bien, moi, je vais te dire ce que j’aime, Brendan. J’aime maintenir mon taux d’élucidation. J’aime ma capacité à résoudre mes enquêtes en soixante-douze heures. Mais là, tu me mènes en bateau.

— Non, je…

— Oh, si. Tu étais au courant que ton père était un voleur ?

— Il était conducteur de…

— C’était un putain de voleur, Brendan. Il bossait avec Jimmy Marcus. Qui était aussi un putain de voleur. Et maintenant, on apprend que la fille de Jimmy a été assassinée avec l’arme de ton père…

— Mon père avait pas d’arme.

— Je t’emmerde ! hurla Sean. (Connolly se leva d’un bond, avant de se tourner vers eux.) Tu veux vraiment raconter des salades, Brendan ? Pas de problème, tu vas aller les raconter en cellule.

Sean attrapa les clés accrochées à sa ceinture, puis les lança à Connolly.

— Bouclez-moi ce crétin.

— J’ai rien fait, protesta Brendan en se redressant.

Au même instant. Connolly s’approcha de lui par-derrière.

— T’as pas d’alibi, Brendan, tu connaissais bien la victime et elle a été tuée avec le flingue de ton père, poursuivit Sean. Tant que je n’aurai pas la preuve du contraire, je te considère comme suspect. Alors, repose-toi un peu, et profites-en pour réfléchir.

— Vous avez pas le droit de me garder. (Brendan jeta un coup d’œil à Connolly.) Vous avez pas le droit.

Connolly interrogea Sean du regard, car le gamin avait raison. Techniquement, ils ne pouvaient le mettre en détention à moins d’avoir des charges contre lui. Or ils n’avaient rien de tel. Et dans cet Etat, la loi ne permettait pas d’inculper quelqu’un sur de simples présomptions.

Sauf que Brendan n’en savait rien, et Sean retourna à son collègue un coup d’œil éloquent, style « Bienvenue à la Criminelle, vieux ».

— Si tu ne me dis pas la vérité, Brendan, je te place en garde à vue.

Au moment où Brendan entrouvrait les lèvres, il parut avoir une révélation terrible qui le fit tressaillir comme sous l’effet d’une décharge électrique. Puis il referma la bouche et remua la tête, manifestement déterminé à se murer dans le silence.

— O.K., lança Sean à Connolly. Cet individu est soupçonné de meurtre qualifié. Enfermez-le.

 

Lorsque Dave rentra dans son appartement vide, en milieu d’après-midi, il commença par aller se chercher une bière dans le frigo. N’ayant rien avalé depuis le début de la matinée, il se sentait l’estomac vide, comme rempli de bulles d’air, et ce n’étaient sans doute pas les conditions idéales pour boire de la bière, mais il en avait besoin. Il avait besoin de relâcher la pression dans sa tête, de soulager la tension de sa nuque, d’apaiser les battements fous de son cœur.

C’est à peine s’il eut conscience de vider la première boîte alors qu’il déambulait dans les pièces désertes. Celeste avait très bien pu rentrer pendant qu’il était interrogé, puis repartir au travail, et il songea à téléphoner au salon de coiffure pour savoir si elle y était en ce moment même, si elle était occupée à couper des cheveux, bavarder avec les clientes ou flirter avec Paolo, son collègue gay qui avait les mêmes horaires qu’elle et flirtait avec les femmes de cette manière décontractée, mais pas totalement innocente, propre aux gays. À moins qu’il n’aille attendre Michael à la sortie de l’école, où il lui ferait de grands signes, puis le serrerait très fort dans ses bras avant de lui offrir un chocolat chaud sur le trajet du retour.

Mais Michael n’était pas à l’école et Celeste n’était pas au travail. Ils se cachaient quelque part à cause de lui, devina Dave en terminant sa deuxième bière assis à la table de la cuisine, conscient des premiers effets de l’alcool qui circulait dans son corps, calmait toute l’agitation en lui, rendait l’air devant ses yeux légèrement scintillant, légèrement ondoyant aussi.

Il aurait dû lui dire. Dès le départ, il aurait dû raconter à Celeste ce qui s’était réellement passé. Il aurait dû lui faire confiance. Elles n’étaient pas si nombreuses à pouvoir supporter de vivre avec un ex-joueur de base-ball violé dans sa jeunesse et incapable de décrocher un emploi correct. Mais Celeste était de ces femmes-là. Il la revit soudain penchée devant l’évier l’autre soir pour laver ces fichus vêtements, affirmant qu’elle allait se débarrasser des preuves… Bon sang, c’était quelqu’un ! Comment avait-il pu l’oublier ? Comment pouvait-on en arriver à ne plus voir la personne dont on partageait l’existence depuis si longtemps ?

Dave sortit du frigo la troisième et dernière bière, puis erra de nouveau dans l’appartement, le cœur débordant soudain d’amour pour son épouse et son fils. Il aurait voulu se blottir contre Celeste nue pendant qu’elle lui caressait les cheveux, lui dire combien elle lui avait manqué dans cette salle d’interrogatoire avec sa chaise branlante et son atmosphère glaciale. Un peu plus tôt, il avait cru désirer un peu de chaleur humaine, mais en réalité, c’était celle de Celeste, et uniquement la sienne, qu’il désirait. Il avait envie de s’envelopper de son corps, de la faire sourire, de lui embrasser les paupières, de lui caresser le dos, de se fondre en elle.

Il n’est pas trop tard, lui dirait-il lorsqu’elle rentrerait. C’est juste qu’il y a eu quelques court-circuits dans mon cerveau, ces derniers temps, et qu’il est un peu déréglé. Cette bière dans ma main n’arrange pas les choses, je suppose, mais j’en ai besoin pour tenir le coup en attendant ton retour. Après, j’arrêterai. J’arrêterai de boire, je prendrai des cours d’informatique ou un truc comme ça, et je trouverai un travail de bureau. La Garde nationale paie des formations à ses volontaires, c’est peut-être une solution, non ? Dans l’intérêt de ma famille, je peux bien suivre leur entraînement un week-end par mois et aussi quelques semaines l’été. Pour ma femme et mon fils, je serais même prêt à le faire en marchant sur les mains. Et puis, ça m’aidera à retrouver la forme, à perdre ce début de brioche et à m’éclaircir les idées. Plus tard, quand je l’aurai, ce travail de bureau, je vous emmènerai loin d’ici, loin de ce quartier avec ses loyers qui n’arrêtent pas d’augmenter, ses projets de stades, sa foutue revalorisation. Pourquoi se battre ? Tôt ou tard, de toute façon, ils nous chasseront. Ils nous chasseront, ils se créeront un beau petit univers chic, et ils discuteront de leurs résidences secondaires dans les cafés branchés et les allées des supermarchés bios.

Pendant ce temps-là, nous, on ira s’installer dans un endroit formidable, dirait-il à Celeste. Un endroit formidable où élever notre fils. Et on recommencera tout de zéro. Alors, je te raconterai ce qui s’est passé. Celeste. C’est moche, mais pas aussi moche que tu l’imagines. Je te parlerai de ces pensées effrayantes, perverses, qui me hantent, et peut-être qu’il faudra que j’aille voir quelqu’un pour m’aider. J’ai des désirs qui me dégoûtent, mais j’essaierai, ma chérie, j’essaierai d’être quelqu’un de bien. J’essaierai d’enterrer le Petit Garçon. Ou du moins, de lui apprendre la compassion.

Peut-être que c’est ce qu’il cherchait, ce type dans la Cadillac : un peu de compassion. Mais le Petit Garçon qui avait échappé aux Loups n’en avait rien à foutre de la compassion, samedi soir. Il avait serré cette carabine dans sa main, et il s’en était servi pour frapper l’inconnu par la vitre ouverte de la Cadillac, pour le frapper avec tant de force qu’un craquement d’os avait résonné dans l’habitacle alors que le gamin roux se dépêchait de sortir puis, bouche bée, regardait Dave cogner son client encore et encore, allant même jusqu’à l’attraper par les cheveux pour le traîner hors de la voiture. Mais l’homme n’était pas aussi vulnérable qu’il le paraissait. Il avait fait le mort, et Dave n’avait vu le couteau qu’au moment où la lame fendait sa chemise et sa peau. C’était un cran d’arrêt, lancé sans grande force, mais suffisamment tranchant pour blesser Dave avant qu’il n’ait eu le temps de donner un coup de genou dans le poignet du type et de lui clouer le bras contre la portière. Lorsque le couteau était tombé sur le goudron, Dave l’avait expédié sous la voiture.

Le rouquin avait l’air affolé, mais également excité, et Dave, aveuglé par une fureur sans borne, avait abattu la crosse de son arme sur le crâne du type avec tant de violence qu’il en avait cassé la poignée. À peine l’homme avait-il roulé sur le ventre que Dave se jetait sur son dos cédant la place au loup en lui, libérant sa haine contre cet inconnu, ce tordu, ce salopard de dégénéré de violeur d’enfant, le saisissant par les cheveux pour lui taper la tête sur le bitume. Il avait tapé, et tapé sans relâche, ne pensant plus qu’à annihiler ce Henry, ce George, ce, oh Seigneur, ce Dave, ce Dave.

Crève, fils de pute. Crève, crève, crève.

Quand le rouquin avait pris la fuite. Dave s’était rendu compte qu’il prononçait les mots à voix haute. « Crève, crève, crève, crève, crève. » Il avait regardé le gosse filer sur le parking, puis il s’était élancé derrière lui, les mains dégoulinantes de sang. Il aurait voulu dire au rouquin que ce qu’il avait fait, il l’avait fait pour lui. Qu’il l’avait sauvé. Et qu’il le protégerait toujours s’il le désirait.

Parvenu dans l’impasse derrière le bar. Dave s’était arrêté, hors d’haleine, sachant le môme déjà loin. Il avait alors levé les yeux vers le ciel, et demandé : « Pourquoi ? »

Pourquoi m’avoir fait naître ? Pourquoi m’avoir donné la vie ? Pourquoi m’avoir transmis cette maladie, une maladie que je méprise plus que tout au monde ? Pourquoi, dans ces conditions, m’accorder des moments de beauté, de tendresse et d’amour pour mon enfant et ma femme – des aperçus de cette vie qui aurait pu être la mienne si cette voiture n’était pas apparue dans Gannon Street pour m’emmener au fond de cette cave ? Pourquoi ?

Répondez-moi, je vous en prie. Oh, je vous en prie, je vous en prie, répondez-moi.

Mais bien sûr, il n’avait rien entendu. Rien que le silence, le bruit de l’eau dans les gouttières et celui de la pluie qui tombait plus fort.

Il était ressorti de l’impasse au bout de quelques minutes, pour découvrir l’homme immobile près de sa voiture.

Waouh, avait-il songé. Je l’ai tué.

Au même moment, le type avait roulé sur le flanc, ouvrant et fermant la bouche comme un poisson. Il avait des cheveux blonds et une bedaine proéminente sur un corps par ailleurs plutôt mince. Dave avait essayé de se rappeler son visage avant que lui-même ne passe la main par la vitre ouverte pour le frapper avec son arme. Mais il ne se souvenait que de ses lèvres, trop rouges, trop grandes.

En l’occurrence, le type n’avait plus de visage. C’était comme si on lui avait écrasé la figure contre le réacteur d’un jet, et Dave s’était senti submergé par une vague de nausée en voyant cette créature ensanglantée suffoquer devant lui.

Sans se rendre compte, apparemment, de la présence de Dave, l’homme avait réussi à se mettre à genoux et à se traîner vers les arbres derrière la voiture. Là, il avait escaladé le petit talus avant d’agripper le grillage qui séparait le parking de l’entrepôt du ferrailleur de l’autre côté. Sans le quitter des yeux, Dave avait enlevé la chemise de flanelle qu’il portait par-dessus son T-shirt, puis il l’avait enroulée autour de son arme tandis qu’il se dirigeait vers lui.

Le type avait encore tenté de se redresser en attrapant une autre maille du grillage, mais soudain, toute son énergie l’avait déserté. Il était retombé, parti sur la droite, et pour finir il s’était retrouvé assis contre la clôture, les jambes écartées, sa tête sans visage levée vers Dave.

— Non, avait-il chuchoté. Non…

Mais Dave voyait bien qu’il ne le pensait pas. Il se sentait manifestement aussi fatigué que Dave d’être ce qu’il était.

Alors, le Petit Garçon s’était agenouillé, et il lui avait appuyé le ballot de flanelle contre le torse, juste au-dessus de l’abdomen, tandis que Dave, flottant quelque part au-dessus d’eux, observait la scène.

— Je vous en prie, avait croassé l’inconnu.

— Chut…, avait murmuré Dave, juste avant que le Petit Garçon ne presse la détente.

Un violent sursaut avait encore agité la créature sans visage, qui avait envoyé un coup de pied dans l’aisselle de Dave, puis l’air s’était échappé de son corps avec un sifflement rappelant celui d’une bouilloire.

Et le Petit Garçon avait dit : « Bien. »

C’était seulement après avoir transporté le cadavre jusque dans le coffre de la Honda que Dave avait pensé à l’autre voiture. Il avait déjà remonté les vitres de la Cadillac, coupé le moteur et essuyé avec la chemise de flanelle le siège avant ainsi que toutes les parties sur lesquelles il avait peut-être posé les doigts. Mais pourquoi garder le mort dans la Honda jusqu’à trouver un endroit où s’en débarrasser, quand la solution du problème était juste devant lui ?

Dave avait donc garé la Honda à côté de la Caddy, tout en surveillant la porte de service du bar, au cas où quelqu’un sortirait. Il avait ouvert son coffre, puis celui de la Cadillac, et transféré le corps de l’un à l’autre. Il avait ensuite refermé les deux, enveloppé le couteau et son arme dans la chemise de flanelle, jeté le tout sur le siège avant de la Honda, et démarré sans demander son reste.

À la sortie de Roseclair Street, il s’était arrêté sur le pont pour balancer la chemise, la carabine et le cran d’arrêt dans le Penitentiary Channel, loin de se douter qu’au même moment. Katie Marcus était sans doute elle-même en train d’agoniser dans le parc en contrebas. Et puis, il était rentré chez lui, sûr que d’un instant à l’autre quelqu’un serait intrigué par la Cadillac et découvrirait le corps à l’intérieur.

Il était repassé devant le Last Drop le dimanche, et sur le parking il n’avait vu qu’une seule voiture en plus de la Caddy. Il l’avait reconnue ; elle appartenait à Reggie Damone, un des barmen. Quant à la Cadillac, elle n’avait pas l’air suspecte, juste oubliée. Un peu plus tard ce même jour, il y était retourné, mais cette fois, il avait cru avoir une crise cardiaque en constatant qu’elle avait disparu. Il ne pouvait pas entrer se renseigner au bar, l’air de rien, et demander : « Hé, Reggie ? Vous appelez la fourrière, quand une bagnole reste trop longtemps sur le parking ? » Et puis, il avait conclu que quel que soit le sort réservé à cette voiture, rien ne permettait d’établir un lien entre elle et lui.

Rien, à part le rouquin.

En y repensant, il s’était dit que le gosse avait eu peur, d’accord, mais qu’il était également excité, heureux de ce qui arrivait. Il était de son côté. Inutile de s’inquiéter.

Et à présent. Dave savait que les flics n’avaient rien. Ils n’avaient pas de témoin, et ils ne pouvaient même pas se servir contre lui des indices retrouvés dans la Honda. Donc, il pouvait commencer à se détendre. Il parlerait à Celeste, lui avouerait tout et assumerait ensuite les conséquences de ses aveux, il se mettrait à nu devant sa femme en espérant qu’elle accepterait de le considérer comme un homme imparfait, mais désireux de changer. Un homme bon qui avait fait quelque chose de mal, mais pour une bonne raison. Un homme qui mettait tout en œuvre pour éliminer le vampire dans son âme.

J’arrêterai de rôder autour des parcs et des piscines municipales, se promit Dave en terminant sa troisième bière. Fuis il leva la boîte vide. Et j’arrêterai ça aussi.

Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, il avait déjà avalé trois bières, et de toute évidence, Celeste n’allait pas rentrer de sitôt. Demain, peut-être. Oui, demain, ce serait bien. Il leur fallait à tous les deux un peu d’espace et de temps pour panser leurs plaies, réparer les dégâts. Et lorsqu’elle reviendrait enfin, ce serait pour découvrir un nouveau mari, une version améliorée de l’ancien Dave, quelqu’un qui n’avait plus de secrets.

« Parce que les secrets, c’est du poison, lança-t-il à voix haute dans la cuisine où il avait fait l’amour à sa femme. Les secrets, c’est des murs. » Et d’ajouter, avec un sourire : « Et moi, j’ai plus de bière. »

Il se sentait bien, presque joyeux, quand il sortit de l’immeuble pour se rendre chez Eagle Liquors. Le soleil brillait, inondait littéralement la rue. Quand ils étaient gosses, le métro aérien passait dans Crescent Street, qu’il coupait en deux, l’emplissant de suie et masquant le ciel. Cela ne faisait qu’ajouter au sentiment que les habitants des Flats étaient isolés du reste de la ville, exclus telle une tribu bannie, libres de vivre comme ils l’entendaient du moment qu’ils restaient exilés.

Mais après la démolition du métro aérien, les Flats étaient apparus au grand jour, et au début, ses habitants avaient pensé que c’était pour le mieux. Moins de suie, plus de soleil, bonne mine garantie. Sauf que sans cet écran, tout le monde pouvait maintenant regarder le quartier, apprécier les rangées de petits bâtiments en brique, la vue sur le canal et la proximité du centre-ville. Soudain, les Flats n’étaient plus le repaire d’une tribu souterraine. C’était un emplacement immobilier de premier choix.

Dave se dit qu’il y songerait en rentrant chez lui tout à l’heure, qu’il essaierait d’échafauder une explication avec son pack de douze. Ou alors, rien ne l’empêchait de se trouver un bar agréable, de s’asseoir dans la pénombre par une journée radieuse, de commander un hamburger et de discuter avec le barman, des fois qu’en s’y mettant à deux, ils réussiraient à comprendre quand les Flats avaient commencé à bouger, quand le monde entier s’était mis à tourner autour d’eux.

Oui, c’est peut-être ce qu’il allait faire. S’asseoir sur un tabouret garni de cuir devant un comptoir en acajou et traînasser tout l’après-midi. Il réfléchirait à son avenir. Il réfléchirait à l’avenir de sa famille. Il envisagerait toutes les façons de se racheter. C’était fou, tout de même, le bien que pouvaient faire trois bières après une rude matinée. C’était comme si elles le prenaient par la main pour l’aider à monter la pente vers Buckingham Avenue. Comme si elles disaient : « Hé, c’est pas génial d’être avec nous ? C’est pas génial d’avoir la possibilité de tout recommencer, de te débarrasser de tous tes sales secrets, de te préparer à renouveler tes engagements auprès de tes proches et à devenir l’homme que tu as toujours voulu être ? Bon sang, c’est dément. Et regarde qui est là-bas, devant nous, au coin de la rue dans sa belle voiture de sport brillante. Il nous sourit. C’est Val Savage, l’air tout réjoui, qui nous adresse de grands signes. Viens, on va lui dire bonjour. »

— Tiens, tiens, Dave Boyle le Dandy, lança Val quand Dave s’approcha de la voiture. Comment elles se portent, vieux ?

— Toujours à gauche, répondit Dave, qui s’accroupit près de la portière, puis posa les coudes sur la rainure dans laquelle la vitre avait disparu, avant de lever les yeux vers Val. À part ça, quoi de neuf ?

Val haussa les épaules.

— Pas grand-chose. Je cherchais juste quelqu’un pour aller boire une bière, peut-être aussi casser une petite croûte.

Dave n’en croyait pas ses oreilles. C’était exactement ce qu’il avait en tête.

— Ah ouais ?

— Ouais. Une ou deux mousses, et pourquoi pas une partie de billard, ça te dirait, Dave ?

— Tu parles.

De fait, Dave était un peu étonné. Il s’entendait plutôt bien avec Jimmy et Kevin Savage, pas trop mal aussi avec Chuck, mais il ne se souvenait pas que Val ait jamais manifesté autre chose qu’une apathie totale en sa présence. C’est sûrement à cause de Katie, songea-t-il. Sa mort les rapprochait tous. Leur chagrin les unissait, l’expérience de la tragédie partagée leur permettait de nouer des liens.

— Monte, dit Val. Je connais un bar sympa de l’autre côté de la ville. C’est un copain qui le tient.

— De l’autre côté de la ville, tu dis ? (Dave jeta un coup d’œil à la rue déserte derrière lui.) C’est que, je voudrais pas rentrer trop tard quand même.

— O.K., pas de problème. Je te ramènerai dès que t’en auras marre. Allez, monte. On va se faire une soirée entre mecs en plein après-midi.

Dave sourit, et il souriait toujours lorsqu’il passa devant le capot pour se diriger vers la portière côté passager. Une soirée entre mecs en plein après-midi. Exactement ce qu’il lui fallait. Lui et Val, partant en virée comme de vieux potes. C’était ce qu’il y avait de formidable dans les Flats, et qui risquait bien de se perdre : la façon dont les vieilles rancœurs et des passés entiers pouvaient s’effacer avec le temps, à mesure qu’on vieillissait et qu’on prenait conscience que tout changeait, que les seuls repères stables demeuraient les gens avec lesquels on avait grandi et l’endroit où on était né. Le quartier. Puisse-t-il exister toujours, songea Dave en ouvrant la portière, au moins dans nos mémoires.