En préface à ce recueil, j’aurais voulu raconter l’histoire d’un jeune professeur qui, las d’ennuyer ses élèves de sixième et de s’ennuyer lui-même, décida d’exercer ses talents au profit d’un auditoire d’adultes, beaucoup plus vaste. Cette histoire n’intéressera personne. Du reste, elle serait fausse : je ne m’ennuyais pas tant et n’ai rien « décidé » du tout.

C’est par hasard que je suis entré dans l’équipe rédactionnelle de Combat, en juillet 1945. Mon ami Paul Bodin, me sachant du goût pour la « chose littéraire », s’était mis en tête de me présenter à Pascal Pia. Le reste alla de soi. Conquis par la simplicité, le naturel et l’humour du directeur de Combat, je sortis de son bureau, où j’étais entré sans idée préconçue, rédacteur chargé de la rubrique littéraire. En attendant de pouvoir donner à cette rubrique l’extension désirable (les journaux paraissaient à cette époque sur une petite feuille recto-verso) j’étais commis à transformer ma part de dépêches d’agences en « filets ».

Je ne me prenais certes pas pour un critique littéraire. Je venais de publier une Histoire du Surréalisme, j’étais co-directeur, de nom plus que de fait, de la Revue Internationale, et j’avais publié, bien avant la guerre, quelques feuilletons politico-littéraires dans une presse confidentielle d’extrême-gauche. Mon amour pour la littérature avait grandi en même temps que mes espoirs révolutionnaires s’enlisaient dans la guerre de 1939-45. J’avais beaucoup à apprendre. J’avais surtout à me délester d’une bonne grosse dose de naïveté. Mes progrès furent lents, parfois décourageants, et, plus d’une fois, j’ai été tenté de tout planté là. Que valaient mes chroniques ? Pascal (comme nous l’appelions tous) ne m’en disait rien, et il a fallu que s’écoulent plusieurs mois avant que me parviennent quelques échos de l’extérieur.

Il y a d’autres bizarreries dans mon cas. Ayant, comme tout le monde, mes goûts et opinions, je ne suis nullement soucieux de les faire partager. Dans la discussion je me rends sans combattre, par timidité peut-être, plus probablement par scepticisme et nonchalance. Chacun tient à ce qu’il pense, du moins je le suppose ; à quoi bon, dès lors, chercher à convaincre ? Je laisse croire à mon interlocuteur qu’il est parvenu à ses fins si je devine qu’il en tirera grand plaisir. Devant le papier, une telle attitude ne me paraît curieusement plus de mise : je me sens des « devoirs » envers moi-même, envers ceux qui me lisent, envers ce que j’appelle la vérité. Je prends même à formuler exactement les expressions et sentiments que la lecture forme en moi une sorte de revanche. Peut-être est-ce afin de ne pas perdre la face vis-à-vis de moi-même que je me suis mis à écrire, bien modestement sans doute et sans aucune ambition littéraire.

Je n’aime pas non plus formuler des jugements. Cette faculté de trancher, même avec les meilleurs motifs, de dire son fait aux uns et aux autres, de monter en chaire ou de jouer au Saint-Just, m’a toujours semblé relever d’une infirmité de l’esprit, ou pis – car d’une infirmité on n’est pas responsable – d’une si grande confiance en soi qu’elle frise l’outrecuidance. Je déteste le genre « critique qui se confesse » (à moins que l’individu, comme Maurice Blanchot, ne soit hors de pair) et qui attache sans d’importance à ses humeurs qu’il en fait la raison suffisante de ses appréciations. Je déteste plus encore celui qui semble porter sur ses épaules le poids entier de l’humanité (au moins littéraire) et officie au nom d’un art dont il est seul à détenir les secrets. Il est des critiques désinvoltes ; il en est d’autres d’un sérieux de plomb ; il en est de plats et il en est de pédants. Je voudrais me ranger parmi ceux qui connaissent leurs limites sans trop en souffrir ; les limites d’un métier qui, au regard de la création véritable, est le plus humble de tous : celui de la femme de charge dans un intérieur bien tenu.

Pourtant, néophyte, privé de toute qualification reconnue, je me suis mis, moi aussi, à trancher, juger, dire mon sentiment, et souvent avec brutalité et enthousiasme. J’ai commis tous les péchés que je suis tenté de reprocher aux autres. J’en suis surpris. L’image que j’ai donnée de moi est sans doute la mienne, mais je ne la reconnais pas. Comment d’ailleurs, pourrais-être à la fois ce monsieur compassé, à barbiche et col dur, qu’un jeune auteur m’avoua s’être attendu à rencontrer en venant me voir, ce snob que certains de mes confrères ont montré toujours prêt à prendre le dernier bateau pour Saint-Germain-des-Prés (que je connais pourtant bien mal), ce « jeune délirant » que voit en moi un aîné affectueux et ce « critique cultivé » que voit un autre ? Voilà à quoi on s’expose en croyant se borner à dire simplement ce qu’on pense, avec un plaisir qui n’a jamais, d’ailleurs, passé pour moi celui de la lecture, et en étant persuadé que ce qu’on écrit n’importe quel individu de bon sens pourrait l’écrire à votre place. C’est également de cette façon qu’insensiblement, et sans le vouloir, on devient un critique.

Je suis tenté de déclarer qu’en ce qui me concerne il y a maldonne, que je n’ai pas voulu cela. Si encore j’admirais les Lemaître, Faguet ou Brunetière ! Outre que je ne les connais guère, je ne les tiens pas, hélas, pour des aigles. Il y a Sainte-Beuve, bien sûr, mais de qui a-t-il déjà fait tourner la tête ? Ceux que j’aime se nomment Sade, Lautréamont, Rimbaud, Dostoïevski, Stendhal, Joyce, Conrad, Kafka. Peut-être est-ce afin de publier mon amour pour eux de toutes les façons, y compris les plus détournées que je me suis trouvé amené à revêtir la défroque du critique.

 

Au moment où Combat passa sur quatre pages et où Pascal Pia décida d’en consacrer une, hebdomadairement, à la littérature, il m’en confia la responsabilité. Je pus alors appeler à collaborer à ce qui devint bientôt « ma » page des écrivains et des critiques que j’aimais, donner un aliment et un but à cette lutte, dont je n’étais pas tellement conscient, pour les valeurs que j’avais prônées jusqu’alors. A cette époque déjà, mon compagnon le plus fidèle, le plus remarquable et le plus droit était Maurice Saillet. Le succès de la page littéraire de Combat et l’importance qu’on lui a peu à peu reconnue ont été due en grande partie à ses fameux « billets doux ». Je le dis non pour minimiser mon rôle, mais pour en prendre exactement les mesures.

Ce rôle, d’ailleurs, fut aisé tant que Pascal Pia dirigea Combat : nous étions instinctivement d’accord sur ce qu’il convenait de dire et de taire pour que cette page figurât chaque semaine une « défense et illustration » de la vraie littérature. Bien qu’ensuite Claude Bourdais s’appliquât à me laisser la même liberté (et il avait à cela beaucoup de mérite), il nous fallut, afin de demeurer fidèle à nous-mêmes, forcer un peu le ton, déjouer les motifs d’une censure intime grandissante. Quand, enfin, Combat tomba tout à fait, pour son malheur, entre les mains d’un homme d’affaires et de petits aventuriers de presse qui se firent à peu de frais ses porte-cotons, ce rôle devint de plus en plus difficile. Si je me reconnais quelque mérite, c’est d’avoir gardé à cette page, contre vent et marée, son caractère initial, de l’avoir portée presque seul à bout de bras pendant plus d’un an et demi. J’étais « libre », sans doute, et je ne me fis pas faute de le montrer, mais je savais que cette liberté, à l’intérieur d’un journal qui n’était plus celui de Pascal Pia et d’Albert Camus, était provisoire, et j’en ai payé le prix.

 

J’ai voulu faire le point sur mon activité de six années. C’est pourquoi, parmi les trois cents articles que j’ai écrits, je me permets d’en réunir quelques dizaines, les moins mauvais j’espère, et qui donnent sans doute l’image de ce que j’ai voulu faire, en même temps qu’un panorama très incomplet de la littérature d’aujourd’hui. Quelques-uns d’entre eux ont paru dans le Mercure de France où la place m’est moins mesurée et où je peux donner à ce que j’écris une forme plus satisfaisante. Je les ai classées non dans l’ordre où ils ont été publiés, mais dans celui qu’adoptent les recueils de ce genre. Viennent d’abord quelques écrivains du passé, réactualisés par l’attention que notre époque leur a portée, puis des auteurs de l’avant-guerre de 1914 et de l’entre-deux-guerres, quelques autres d’après la Libération, enfin des poètes qui, eux, se moquent de la chronologie. Je me suis borné dans ce recueil à des écrivains français. S’il reçoit un accueil point trop décourageant, je le ferai suivre d’un autre, consacré aux écrivains étrangers.

On connaîtra, en lisant ou relisant ces chroniques, les impératifs auxquels j’obéis et qui doivent probablement former l’image d’une certaine conception de la littérature. Je n’ai ni doctrine, ni système ; je n’appartiens à aucune chapelle et si, passant outre au plaisir ou au déplaisir que m’ont donné les ouvrages ou les auteurs dont je parle, j’essaie de me demander ce que j’ai cherché en eux, je crois que c’est à la fois la sincérité de l’homme qui écrit, la faculté qu’il a de refléter les préoccupations d’une époque, l’aisance ou la maîtrise dans ses moyens d’expression. Je suis ainsi porté à deux attitudes qui ne se concilient guère : l’une qui m’incline à aimer une certaine littérature secrète qui confine parfois à la gratuité du jeu, l’autre au contraire, qui me porte à admirer les esprits capables d’incarner ou d’exprimer les interrogations informulées, les angoisses et les espoirs d’un milieu, d’une classe, d’une époque. Je vois, un peu simplement peut-être, les créateurs se partager en deux catégories : les introvertis et les « extensifs », ceux qui puisent leur matière au-dedans d’eux-mêmes et s’efforcent de lui donner une forme communicable, ceux qui la trouvent autour d’eux et lui imposent choix, ordre et marque personnels. L’artiste complet, à mes yeux, est l’homme qui peut exprimer du même coup le monde et lui-même au travers d’une création datée et pourtant éternelle, susceptible à son tour d’éveiller des résonances (c’est le moins qu’on lui demande) et, surtout, de susciter des émotions, des idées, des comportements nouveaux. « Le poète est celui qui inspire » ; cette belle formule de Paul Eluard, j’en ai fait ma règle d’or. Autrement dit, l’œuvre d’art pour moi ne trouve pas sa fin en elle-même : elle est un moyen et, à plus ou moins longue échéance, un moyen d’agir. Je n’ai pas l’admiration esthétique.

C’est dire, du même coup, que l’œuvre doit renvoyer, d’une part à son créateur (son producteur, comme dit Sartre), de l’autre au consommateur. Elle forme un pont, souvent invisible, entre l’un et l’autre. Le rôle du critique, selon moi, est révéler l’existence de ce pont, de l’amarrer solidement aux deux rives. Sa technique relève de l’établissement de rapports, divers, multiples, à partir de l’œuvre, entre le créateur et le public, entre l’homme solitaire (auteur ou lecteur) et le monde dans lequel ils vivent, entre la parole proférée et la parole entendue, parfois séparées par des lieues d’incompréhension et, proprement, de malentendus.

Après avoir cru que l’œuvre d’art reflétait, avec les corrections d’usage, le monde dans lequel elle naît, je me suis persuadé qu’elle tombe le plus souvent, et ce d’autant qu’elle est originale, dans un monde qui n’est pas préparé à la recevoir. Il faut donc, premièrement, la reconnaître, la décrire et en prendre les mesures, l’intégrer ensuite à un ordre de préoccupations qui sont celles du moment. La difficulté est de procéder à cette mise en place sans enlever à l’œuvre ses caractères insolites, sans ternir, d’autre part, sa face de lumière. Inconnue, méconnue ou non reconnue, elle est destinée à rouler le long du temps jusqu’au jour où elle butera sur les hommes qui lui conviennent. Le critique abrège sa course, la fixe momentanément et tisse rapidement entre l’œuvre et le public les multiples fils qui la tiendront un temps prisonnière. Des œuvres fixées ainsi une fois pour toutes, il n’y a pas grand-chose à attendre : elles sèchent et meurent sur pied. A la résistance qu’elles offrent, aux démentis qu’elles opposent narquoisement à toutes les tentatives d’enveloppement et de développement, se mesurent au contraire leur vitalité, leur pérennité, leur valeur véritable. Tâche paradoxale en vérité que celle du critique : sa raison d’être le mène à vouloir pénétrer l’œuvre jusqu’en son cœur ténébreux ; il reconnait que cette œuvre est valable quand sa tentative échoue, quand au lieu de la pénétration il doit se contenter de l’approche. Son échec sur ce plan, loyalement obtenu, est sa réussite. Il ne peut cependant s’y borner.

Il se tourne alors vers l’auteur comme seul capable de soulever un coin du voile. Après la question : qu’a-t-il fait ? se pose cette autre : qu’a-t-il voulu faire ? C’est un nouvel assaut qui commence, avec mouvements tournants, tentatives de débordement ou d’envahissement, siège et mise à la question. L’auteur, sollicité de toutes parts, se défend pied à pied dans cette œuvre dont chaque ligne publie et nie sa défaite. L’ouvrage est son aveu, mais un aveu chiffré qui renvoie à un monde de rapports personnels, un code dont l’auteur ne donnerait la clé qu’en se trahissant. Ce qu’il a voulu dire c’est à demi-mot et en renvoyant à ce qui est tu, qui est essentiel. Il faut alors remonter à l’origine des choses, dans ce laboratoire central où furent réunis tous les matériaux d’une œuvre qui n’existe pas encore, tâcher ensuite de la refaire en suivant l’auteur pas à pas. Un danger guette le critique : récrire l’œuvre en clair et, d’un organisme vivant, exposer le cadavre. Il s’y soustrait en tombant dans un ridicule qui tient aux devoirs de son métier : formuler un témoignage, une appréciation, un jugement. En fin de compte, on ne lui demande rien d’autre que d’aboutir à ce terme. Il n’écrit pas pour lui mais pour le public. Il est un intermédiaire.

De cet intermédiaire, le public comme l’auteur peut se passer. C’est l’évidence même. Souvent même son rôle est néfaste : il est à l’origine de malentendus durables, de perversions de l’entendement et du goût, d’incompréhensions qui mettront du temps à se dissiper. Il interprète et traduit ; il est souvent un traducteur abusif. Parce que placé entre l’auteur et le public il lui faut établir entre eux un moyen terme, il défait, ruine, banalise. Sa présence est importune ; il doit travailler à la faire oublier.

Il y parvient par une double métamorphose. D’une part, avec ses moyens et par le truchement de l’œuvre, il tente de se porter à la hauteur de l’artiste, de refaire avec lui le chemin qui mène à la création. De l’autre, il s’efforce d’incarner le meilleur public que cette œuvre postule. De la rencontre qui s’effectue, dont il est le lieu et l’agent, il lui faut alors décrire les effets selon les règles d’une exactitude scrupuleuse. Toute autre considération s’efface, surtout celle de se mettre en avant, derrière celle s’exprimer ce qu’il voit, touche et sent du phénomène qui se passe en lui. A ce moment il n’a plus besoin d’excuses ou de justifications. Il parle, sur le ton qui est le sien, avec la force que lui donne l’assurance de n’être pas partie dans le débat. Il n’a fait qu’engager celui-ci et il se borne à en constater l’issue. S’il loue ou blâme, c’est sans arrière-pensée ; s’il se trompe c’est de bonne foi. Dans tous les cas il peut dire : « voici ce que j’ai vu, compris et goûté, ce qui me paraît beau ou faible, intéressant ou sans portée ». Il n’édicte pas en sanction ; il la propose. C’est au public de la ratifier ou de l’infirmer, sans que les règles ici en honneur soient tout à fait celles du suffrage universel ; chaque critique parle à un certain public de certains auteurs.

Ainsi envisagé, le métier de critique, à première vue si peu défendable, n’est pas tout à fait superflu. A l’auteur un miroir est tendu qui, fût-il déformant, dénonce les zones d’ombres et les imperfections, renseigne sur l’exacte situation de ce point focal toujours visé par l’auteur et moins fréquemment atteint, sur l’accommodation plus ou moins grande qu’il doit tenter s’il veut y faire converger ses effets. L’auteur peut se désintéresser de l’accueil qu’on fait à son ouvrage, placer ailleurs que dans cet accueil ses raisons d’écrire et de publier. Il ne peut se moquer tout à fait de la figure qu’on lui voit, surtout si elle diffère de celle qu’il veut montrer. Le critique, certes, n’est pas le public (on l’a suffisamment répété), mais il est malgré tout un lecteur préparé à lire et, en principe, bien intentionné : ce qu’il dit n’est pas, pour l’auteur, sans importance. Il est à tout le moins l’écho d’une voix qui a voulu être entendue. Que l’auteur vise un public immédiat ou la postérité (qui est encore un public) il ne peut pas ne pas prêter l’oreille à cet écho.

Il est des critiques qui bornent leur rôle à celui que voulait assumer Sainte-Beuve : se faire les « secrétaires avoués » du public. Il en est enfin qui, hors de toute autre considération, prétendent se mettre aux ordres de leur tempérament. Tous se tiennent sur autant de positions de défense où est sacrifiée par avance la moindre idée de responsabilité personnelle. Ce sont, où le public qui parle par leur bouche, ou des principes éternels, qu’ils sont chargés de faire respecter, ou un tempérament, dont on n’envisage pas qu’il puisse trouver un autre moyen d’expression. Je n’ai pas la fatuité d’illustrer à moi seul une quatrième attitude – il se peut même qu’elle soit la plus répandue – mais il est sûr que je ne peux m’accommoder de ces itinéraires de fuite. Si la fonction de critique est désagréable, du moment qu’on a choisi de l’exercer (ou, ce qui revient au même : que les circonstances vous ont amené à l’exercer), elle me paraît s’établir, toutes proportions gardées quant à son importance, sur la responsabilité et l’engagement personnels. Loin de se retrancher derrière la voix commune, des principes ou un tempérament, ou même encore, ce qui est risible, les droits sacro-saints de la critique, il faut répondre du moindre de ses jugements et se mettre en posture d’en supporter les conséquences. Personne n’a demandé au critique de s’occuper de son prochain pour le louer ou le blâmer. Ses appréciations, fussent-elles corroborées par des milliers de lecteurs, il en est l’auteur à ses risques et périls. « Ecris ce que tu signes », dit encore Paul Eluard.

Les formes particulières que j’ai voulu donner à cet engagement, il m’est difficile de les apercevoir moi-même. Peut-être le lecteur les dégagera-t-il de cet ensemble d’articles. S’il y manque, le mal ne sera pas grand. Il me semble toutefois qu’elles s’agrègent autour de l’amour pour une littérature de mise en question, à mes yeux la seule valable. Un ouvrage qui laisse le lecteur en l’état où il l’a trouvé et dont on devine qu’il n’a pas modifié en quoi que ce soit son auteur, est un ouvrage inutile. Du moment qu’il aurait pu ne pas être écrit, il mérite peut-être la lecture, nullement l’examen. Pourquoi, à son sujet le critique se montrerait-il plus ambitieux que l’auteur ou le lecteur ? Pour celui-là l’œuvre est le produit d’heureuses dispositions naturelles, pour celui-ci un agréable prétexte à tuer le temps. N’allons pas gâter par une intrusion non sollicitée le plaisir de joueurs satisfaits. Il n’est pas, après tout, défendu à la littérature d’être également ce commerce sans prétention où ne sont engagées que des valeurs futiles, et il n’est pas interdit non plus de se passionner pour elles. Il est loisible, par contre, au critique de passer outre.

Cette mise en question est de l’ordre le plus général : l’état des choses en vigueur, qui est toujours un certain « ordre » social, moral, politique, la vie qui est faite à chacun de nous en général et dans son particulier, la « condition humaine » qui, en tous temps et lieux, se définit par une équation de l’homme au monde : celui dans lequel il vit et celui qui vit en lui. Elle doit être, en toutes circonstances, une mise en équation de l’auteur par lui-même, afin que soient publiés tous les attendus d’un débat qui intéresse chacun de nous et pour lequel toute aide, si minime fût-elle, nous est précieuse.

Je suis loin de placer par là l’œuvre d’art sur le plan de l’utilité, mais si ce qu’on appelait au siècle dernier la « beauté » (qui n’est qu’un des aspects de la réussite artistique) me requiert modérément, je sais par contre ce que je cherche : un certain pathétique. Il m’est donné, au-delà du langage trompeur et des tricheries de l’art, par la présence d’une voix qui me touche infiniment : celle de mon semblable, qu’il soit l’auteur ou sa créature. Je le perçois à une vibration en harmonique des mots, à un halo autour des êtres et des choses, à un décalage presque imperceptible entre la chose vue et la chose montrée. Je ne peux le définir autrement que par ses causes ou son résultat. D’une part, la nudité parfaite de ce que, par commodité de langage, on appelle les âmes, évadées de leur solitude, dansant un libre ballet de haine, d’indifférence ou d’amour sous l’œil sans défaut de celui qui nous les montre, d’autre part la vraie communication à quelque étage qu’elle s’établisse.

Tout homme qui écrit, même pour ne rien dire et pourvu qu’il ne veuille pas seulement divertir, aspire à cette nappe de silence où les mots sont inutiles, où les choses et les êtres existent pour eux-mêmes. Tout homme qui lit est avide de se voir sous les couleurs de l’éternité. Auteur et lecteur vont à la rencontre l’un de l’autre dans la même recherche d’une grâce active où, autour de l’humanité en nous surmontée, de la mort vaincue, de l’instant éternellement fixé, s’ordonnent la vie, les humains, le monde, enfin pourvus de signification. Le critique se bornerait-il à faciliter cette rencontre que son rôle ne serait pas inutile. S’il l’assume avec humilité et les scrupules désirables, ce rôle peut même ne pas manquer de grandeur. Je ne me flatte pas d’avoir poussé le mien jusque-là – je suis même trop assuré du contraire – je vois néanmoins clairement où il tend. Au lecteur de dire maintenant – c’est bien son tour – si en fait, je ne me suis pas complètement trompé de direction.

 

Maurice Nadeau, Littérature présente, 1952