« Écoute un peu, Joe », dit-il le lendemain matin en manière de salut à son vieux camarade de travail. « Il y a un Français qui vit dans la 28e Rue. Il a fait sa pelote et rentre en France. Une jolie petite blanchisserie à vapeur bien équipée. Ce serait une bonne façon de commencer à t’installer dans le métier. Tiens, prends ça ; achète-toi des nippes et trouve-toi au bureau de ce gars à 10 heures. Il m’a fait visiter la blanchisserie et il t’en fera faire le tour à toi aussi. Si elle te plaît et que tu crois qu’elle vaut son prix — douze mille dollars —, dis-le-moi et elle est à toi. Maintenant, décampe. J’ai à faire, je te verrai plus tard.
— Holà ! doucement », dit l’autre d’une voix lente où pointait la colère. « J’suis venu ici ce matin pour te voir, tu piges ? J’suis pas venu pour acheter une blanchisserie. J’suis venu parler du bon vieux temps avec un pote, et tu me flanques une blanchisserie à la figure. J’vais te dire ce que tu peux faire : tu peux te la garder pour toi, cette blanchisserie, et aller au diable. »
Il prenait la direction de la porte quand Martin l’attrapa par l’épaule et le fit pivoter sur lui-même.
« Bon, écoute-moi bien, Joe, dit-il ; si tu te conduis pas mieux que ça, je te casse la gueule. Et comme t’es un vieux pote, j’y mettrai pas les formes, tu piges ? Alors, tu veux ou tu veux pas y aller ? »
Joe commença par le saisir à bras-le-corps pour le renverser, et comme Martin avait l’avantage de la prise, il dut faire des contorsions pour tenter de se dégager. Les deux hommes, étroitement enlacés, tanguèrent à travers la pièce et s’écrasèrent à grand fracas sur un fauteuil en rotin qui vola en éclats. Joe était en dessous, les bras en croix, maintenu au sol par le genou de Martin sur sa poitrine. Il haletait, cherchant à reprendre haleine, lorsque Martin le relâcha.
« Maintenant, causons, dit Martin. Et cesse de me parler sur ce ton. Je veux d’abord régler cette affaire de blanchisserie. Ensuite, tu pourras revenir et on parlera du bon vieux temps. Je t’ai dit que j’avais à faire. Regarde ça. »
Un domestique venait d’entrer avec le courrier du matin, une énorme pile de lettres et de magazines.
« Comment veux-tu que j’arrive à bout de tout ça en causant avec toi ? Va régler cette histoire de blanchisserie, et on en reparlera après.
— Bon, concéda Joe à contrecœur. Je croyais que tu voulais te débarrasser de moi ; apparemment j’me suis trompé. Mais t’aurais pas le dessus, Mart, dans un combat debout. J’ai plus d’allonge que toi.
— On croisera les gants un de ces jours et on verra, répondit Martin avec un sourire.
— D’accord, dès que j’aurai mis cette blanchisserie en route. » Joe étendit le bras. « Tu vois cette allonge ? Tu verras à quoi elle sert. »
Martin poussa un soupir de soulagement quand la porte se referma sur le blanchisseur. Il devenait insociable. Il trouvait chaque jour plus difficile d’être courtois avec les gens. Leur présence le gênait, l’effort exigé par la conversation l’exaspérait. Ils le rendaient nerveux, et à peine était-il devant eux qu’il cherchait un prétexte pour s’en débarrasser.
Il n’attaqua pas son courrier, et pendant une demi-heure flemmarda dans son fauteuil sans rien faire, laissant des pensées vagues, à demi formées, filtrer à travers sa conscience, ou plutôt, par intervalles, trembloter à sa surface.
Il finit par se secouer et entreprit de parcourir son courrier. Il y avait une dizaine de demandes d’autographes, reconnaissables au premier coup d’œil ; d’autres, qui émanaient de mendiants professionnels ; des lettres de cinglés — un homme qui avait inventé un modèle efficace de mouvement perpétuel, un autre qui démontrait que la surface de la terre était l’intérieur d’une sphère creuse, un troisième qui sollicitait une aide financière pour acheter la péninsule de Basse-Californie afin d’y établir une colonie communiste. Il y avait des lettres de femmes qui désiraient le connaître ; l’une d’elles le fit sourire : elle contenait le reçu de location de son banc à l’église pour preuve de sa piété et de sa respectabilité.
Rédacteurs en chef de périodique et éditeurs contribuaient à la plus grosse part du courrier quotidien, les premiers se traînant à ses pieds pour avoir ses manuscrits, les seconds pour obtenir ses livres — ses pauvres manuscrits dédaignés qu’il n’avait pu affranchir qu’au prix de si longs et terribles séjours de ses biens chez le prêteur sur gages. Il y avait des chèques inattendus pour des droits de publication en revue et des avances sur des traductions. Son agent anglais lui annonçait la cession de droits de traduction en allemand pour trois de ses livres et l’informait que des éditions suédoises, dont il ne pouvait espérer aucun profit parce que la Suède n’avait pas signé la convention de Berne1, étaient déjà en circulation. Il y avait enfin une demande d’autorisation toute symbolique pour une traduction russe, la Russie n’ayant pas non plus adhéré à la convention de Berne.
Il passa ensuite à l’énorme paquet de coupures de journaux que lui fournissait l’argus de la presse, et lut ce qu’on disait de lui et de sa notoriété — devenue proprement phénoménale. Toute sa production avait été jetée au public en une somptueuse brassée. Sa vogue semblait pouvoir s’expliquer ainsi. Il avait eu un effet foudroyant sur le public, comme cela s’était produit avec Kipling, qui était près de la mort quand la foule, toujours animée par l’esprit moutonnier, se mit à le lire du jour au lendemain. Martin se souvenait que cette foule planétaire qui l’avait lu et acclamé sans le comprendre le moins du monde s’était soudain jetée sur lui quelques mois plus tard et l’avait mis en pièces. Il eut à cette pensée un sourire de dérision. Qui était-il pour croire qu’il échapperait à pareil traitement par la suite ? Oh non, il saurait bien se jouer des foules. Il allait partir pour les mers du Sud et construirait sa maison d’herbe, ferait le commerce des perles et du coprah, franchirait les récifs dans des pirogues légères, pêcherait le requin et la bonite, chasserait les chèvres sauvages dans les hauteurs de la vallée voisine de celle de Taïohaé.
Tandis qu’il songeait de la sorte, le caractère désespéré de sa situation lui apparut. Il vit, d’un œil lucide, qu’il était dans la vallée de l’Ombre1. Toute la vie qui était en lui se dissipait, s’amenuisait, s’en allait vers la mort. Il lui apparut qu’il dormait énormément, qu’il avait un énorme désir de dormir. Autrefois, il détestait le sommeil, qui lui dérobait de précieux moments de vie. Quatre heures de sommeil sur vingt-quatre le privaient de quatre heures de vie. Comme il répugnait à dormir alors ! À présent, il répugnait à vivre. La vie n’était pas bonne, elle n’avait pas de saveur, mais un goût amer dans sa bouche. Il était en grand danger. La vie qui n’aspire pas à la vie est menacée de s’éteindre. Un instinct de conservation mal défini qu’il sentait palpiter en lui le poussait à partir au loin. Il promena son regard dans la pièce et l’idée de devoir faire ses bagages l’accabla. Il vaudrait peut-être mieux garder cela pour le dernier moment. En attendant, il allait s’occuper de son équipement.
Il mit son chapeau et sortit. Il s’arrêta dans un magasin d’armes, où il passa le reste de la matinée à acheter des fusils automatiques, des munitions et du matériel de pêche. Le commerce était soumis à des modes changeantes, et il savait qu’il lui faudrait attendre d’avoir débarqué à Tahiti pour commander sa marchandise de troc. D’ailleurs, il pourrait faire venir ses articles d’Australie. Cette dernière perspective lui plaisait. Il avait pris l’habitude d’éviter toute forme d’action, et la pensée d’entreprendre quoi que ce fût le contrariait. Il fut heureux de rentrer à l’hôtel, pensant avec délices au confortable fauteuil Morris qui l’attendait. En entrant dans la chambre, il grogna intérieurement à la vue de Joe installé dans le fauteuil.
Joe était ravi de la blanchisserie. Tout était réglé, il prendrait possession des lieux le lendemain. Martin était allongé sur le lit, les yeux clos ; l’autre bavardait. L’esprit de Martin vagabondait loin de là, si loin qu’il n’avait pas vraiment conscience de penser, et chaque réponse que, de temps en temps, il faisait lui coûtait un effort. C’était pourtant Joe qui était là, pour qui il avait toujours eu de l’amitié. Mais Joe était trop amoureux de la vie. Son exubérance blessait l’âme sans forces de Martin, irritait douloureusement ses sens fatigués. Quand Joe lui rappela qu’ils croiseraient les gants un jour prochain, il faillit pousser un hurlement.
« N’oublie pas, Joe, que tu devras faire marcher ta blanchisserie selon les règles que tu as fixées autrefois à Shelly Hot Springs, dit-il. Pas d’heures supplémentaires. Pas de travail la nuit. Pas d’enfants aux calandres. Pas d’enfants, nulle part. Un salaire honnête. »
Joe acquiesça et sortit un calepin.
« Regarde. J’ai noté ces règles avant le petit déjeuner ce matin. Qu’est-ce que t’en penses ? »
Il lut à haute voix et Martin approuva, tout en se demandant avec inquiétude quand Joe se déciderait à vider les lieux.
Il se réveilla en fin d’après-midi. Il ne reprit conscience du monde environnant que lentement. Il regarda autour de lui ; à l’évidence, Joe s’était retiré sans faire de bruit en le voyant s’endormir. Gentille attention, pensa-t-il. Puis il referma les yeux et se rendormit.
Pendant les jours suivants, Joe fut trop occupé par l’organisation et la mise en route de la blanchisserie pour venir l’ennuyer beaucoup, et les journaux ne publièrent l’annonce de son départ sur le Mariposa que la veille de l’embarquement. À un moment où il sentit encore vibrer en lui l’instinct de conservation, il consulta un médecin et subit un examen de santé complet. On ne trouva rien de particulier. L’état de son cœur et de ses poumons fut déclaré splendide. Tous ses organes, pour autant que le docteur pût en juger, fonctionnaient normalement.
« Vous n’avez rien, Mr. Eden, dit-il, absolument rien. Vous êtes en pleine forme. Franchement, je suis jaloux de votre santé. Elle est superbe. Regardez cette poitrine. Là, ainsi que dans votre estomac, réside le secret de votre remarquable constitution. Physiquement, il n’existe pas un homme sur mille comme vous, pas même sur dix mille. À moins d’un accident, vous devriez faire un centenaire. »
Martin comprit que le diagnostic de Lizzie était juste. Physiquement, il allait très bien. C’était dans sa « caboche » que ça ne tournait pas rond, et à ce mal il n’y avait pas d’autre remède que les mers du Sud. Le problème, c’était que maintenant, au moment de partir, il n’en avait plus envie. Les mers du Sud ne le séduisaient pas plus que la société bourgeoise. L’idée du départ ne lui procurait aucune excitation ; quant à l’acte lui-même, la fatigue du corps qu’il entraînerait l’épouvantait. Il se serait mieux senti s’il s’était déjà trouvé à bord, et au large.
Le dernier jour fut une épreuve pénible. Ayant appris son départ dans les journaux du matin, Bernard Higginbotham, Gertrude et toute la famille vinrent lui faire leurs adieux, ainsi que Hermann von Schmidt et Marian. Il y eut ensuite quelques affaires à régler, des factures à payer, et les éternels journalistes à supporter. Il dit adieu à Lizzie Connolly sèchement à la porte de l’école du soir et s’empressa de la quitter. À l’hôtel, il trouva Joe, qui avait été trop occupé toute la journée par sa blanchisserie pour passer le voir plus tôt. C’était l’ultime corvée, mais, agrippé aux bras de son fauteuil, Martin parla et écouta pendant une demi-heure.
« Tu sais, Joe, dit-il, tu n’es pas enchaîné à cette blanchisserie. Tu n’as aucune obligation. Tu peux la vendre quand tu veux et flamber l’argent comme ça te chante. Dès que tu en auras assez et que tu voudras reprendre le trimard, tire-toi. Fais ce qui te rendra le plus heureux. »
Joe secoua la tête.
« Le trimard, non merci, c’est fini pour moi. Brûler le dur, c’est épatant, sauf pour une chose : les filles. J’suis un homme à femmes, c’est dans ma nature. Peux pas m’en passer, et y faut bien s’en passer quand on brûle le dur. Les fois que j’ai passé devant des maisons où on dansait et où on faisait la fête, et que j’entendais les femmes rire et que je voyais leurs robes blanches et leurs visages souriants par la fenêtre… Bonté divine ! C’était atroce. J’aime trop la guinche et les pique-niques, les balades au clair de lune, tout ça, quoi ! Vive la blanchisserie, une enseigne honorable et de bons gros dollars dans ma poche ! J’ai déjà rencontré une fille pas plus tard qu’hier, et tu sais quoi ? J’me dis que je pourrais l’épouser. J’ai siffloté toute la journée rien que d’y penser. C’est une vraie beauté avec des yeux mignons et la plus douce voix du monde. C’est elle qu’y me faut, j’te jure… Et toi, dis donc, pourquoi tu te maries pas avec ce tas d’argent à flamber ? Tu pourrais t’offrir la plus belle fille du pays… »
Martin secoua la tête en souriant, mais il se demandait en son for intérieur ce qui pouvait pousser un homme à vouloir se marier. L’idée lui paraissait stupéfiante, incompréhensible.
Du pont du Mariposa, au moment de lever l’ancre, il vit Lizzie Connolly qui se cachait sur le bord extérieur de la foule sur le quai. « Prends-la avec toi, se dit-il. Il est facile d’être bon. Elle sera suprêmement heureuse. » Il fut sur le point de céder à la tentation, et l’instant d’après, l’idée l’emplit d’épouvante. Son âme lasse se révoltait. Il s’éloigna de la rambarde en gémissant. « Tu es trop malade, mon vieux, trop malade. »
Il s’enfuit dans sa cabine, où il demeura cloîtré jusqu’à ce que le paquebot fût sorti du bassin. Au déjeuner, dans la salle à manger, on lui réserva la place d’honneur, à la droite du capitaine, et il ne tarda pas à découvrir qu’il était le grand homme du bord. Mais jamais grand homme ne se comporta de façon aussi décevante sur un bateau. Il passa l’après-midi dans une chaise longue, les yeux clos, somnolant presque tout le temps, et alla se coucher de bonne heure.
Après le deuxième jour, guéris du mal de mer, les passagers se montrèrent au grand complet, et plus il les voyait moins il les aimait. Il savait pourtant qu’il était injuste à leur égard. C’étaient de braves gens, affables, s’obligea-t-il à admettre, et il nuança aussitôt son jugement : braves et affables comme toute la classe bourgeoise, psychologiquement étriqués et intellectuellement frivoles comme tous les bourgeois. Leur conversation l’ennuyait à mourir, leurs petites cervelles ne contenaient que du vide. Quant aux jeunes gens, leur bonne humeur tapageuse et leur énergie sans limite le choquaient. Ils ne restaient jamais tranquilles, jouaient au palet, lançaient des anneaux, se promenaient sur le pont, couraient à la rambarde en criaillant pour regarder les sauts des marsouins ou observer les premiers bancs de poissons volants.
Il dormait beaucoup. Après le petit déjeuner, il s’installait dans sa chaise longue avec un magazine qu’il ne finissait jamais. Les pages imprimées le fatiguaient. Il s’étonnait que les hommes trouvent tant de choses à écrire, et s’endormait sans avoir pu s’expliquer ce mystère. Quand le gong du déjeuner le réveillait, il était exaspéré d’être tiré de son sommeil. Il n’éprouvait aucun plaisir à ouvrir les yeux.
Une fois, il essaya de secouer sa léthargie, et il alla voir les marins dans le poste d’équipage. Mais il devait s’agir d’une espèce de marins différente de celle qu’il avait connue. Il ne se sentait aucune parenté avec ces brutes au visage inexpressif et au regard bovin. Il était au désespoir. Dans les étages supérieurs, personne n’aimait Martin Eden pour lui-même, et il ne pouvait plus retourner en bas chez ceux de sa classe, ceux qui l’avaient aimé autrefois. D’ailleurs, il ne voulait pas d’eux. Il ne supportait pas plus ces marins que les abrutis de première classe et les jeunes gens tapageurs.
La vie était pour lui comme la lumière blanche qui blesse les yeux fatigués d’un malade. À chaque instant de conscience, la vie brillait autour de lui d’un éclat trop vif qui, en le touchant, le blessait, le blessait intolérablement. C’était la première fois de sa vie que Martin voyageait en première classe. En mer, il n’avait connu que le gaillard d’avant, le poste d’équipage ou les sombres profondeurs de la soute à charbon, où il œuvrait la pelle à la main. À cette époque, lorsqu’il remontait de ce gouffre à la chaleur suffocante par l’échelle de fer, il apercevait souvent les passagers vêtus légèrement de blanc qui ne faisaient rien d’autre que prendre du bon temps sous des tauds de toile destinés à les protéger du soleil et du vent, avec des stewards serviles qui satisfaisaient leur moindre besoin, leur plus petit caprice, et il lui semblait que le royaume où ils avaient la vie, le mouvement et l’être1 était tout simplement le paradis. Et aujourd’hui, il était le grand homme du bord, où il occupait une place centrale à droite du capitaine, et son esprit ne cessait de revenir en vain au gaillard d’avant et à la chaufferie en quête du paradis qu’il avait perdu. Il n’en avait pas trouvé de nouveau, et ne retrouvait plus l’ancien.
Il essaya de se secouer, de s’intéresser à quelque chose. Il s’aventura dans le mess des sous-officiers, d’où il repartit avec joie. Il discuta avec un quartier-maître, après sa relève, un homme intelligent qui l’accabla de propagande socialiste et lui fourra dans les mains une liasse de tracts et de fascicules. Il écouta l’homme lui exposer la morale de l’esclave ; pendant ce temps, il pensait avec détachement à sa propre philosophie nietzschéenne. Mais que valait tout cela, en fin de compte ? Il se rappela un de ces passages insensés où ce fou de Nietzsche affirmait douter de l’existence de la vérité. Comment savoir ? Peut-être Nietzsche avait-il raison. Peut-être n’y avait-il de vérité nulle part, aucune vérité dans la vérité… Et même, la vérité existait-elle ? Mais son esprit se fatiguait vite, et il fut heureux de regagner sa chaise longue et de faire une sieste.
À sa détresse présente s’ajoutèrent de nouveaux tourments. Que se passerait-il quand le paquebot arriverait à Tahiti ? Il lui faudrait descendre à terre, commander ses articles pour le troc, trouver une goélette en partance pour les Marquises, faire mille et une choses dont la seule perspective le terrifiait. Chaque fois qu’il faisait l’effort de se cuirasser pour réfléchir, il prenait la mesure du terrible danger qu’il courait. En vérité, il avait pénétré dans la vallée de l’Ombre et, en y avançant sans crainte, s’exposait au péril. Si seulement il avait eu peur, il serait allé vers la vie. Comme il n’avait pas peur, il s’enfonçait toujours plus avant dans l’ombre. Il ne prenait plus aucun plaisir aux choses familières d’antan. Le Mariposa marchait à présent sous les alizés du nord-est, et ce vent pareil à une ivresse, qui venait contre lui, l’exaspérait. Il fit déplacer sa chaise longue pour échapper à l’étreinte de ce robuste compagnon de ses jours et de ses nuits de jadis.
Le jour où le Mariposa entra dans la zone des calmes équatoriaux, Martin fut plus malheureux que jamais. Il ne pouvait plus dormir. Saturé de sommeil, il lui fallait demeurer éveillé et subir l’aveuglante lumière de la vie. Il ne tenait plus en place. L’air était humide, poisseux, et les averses ne rafraîchissaient pas l’atmosphère. La vie lui était douloureuse. Il arpenta le pont jusqu’à ce que la souffrance fût intolérable, puis s’installa dans sa chaise longue, qu’il dut bientôt quitter pour se remettre à marcher. Enfin, il se força à terminer sa lecture du magazine, puis alla emprunter plusieurs volumes de poésie à la bibliothèque du bord. Mais ils ne retinrent pas longtemps son attention, et il reprit une fois de plus sa déambulation.
Il resta sur le pont longtemps après le dîner, mais sans profit, car, lorsqu’il descendit dans sa cabine, il lui fut impossible de trouver le sommeil. La vie ne lui accordait même plus ce répit. C’en était trop. Il alluma la lumière électrique et essaya de lire. L’un des volumes était un recueil de Swinburne. Il le feuilletait, allongé dans son lit, lorsqu’il s’aperçut soudain qu’il lisait avec intérêt. Il acheva la strophe, essaya de continuer, revint à ce qu’il avait lu. Il reposa le livre ouvert sur sa poitrine et s’absorba dans une songerie. Oui, c’était cela. C’était bien cela. Il était étrange qu’il n’y eût pas pensé plus tôt. Tout s’éclairait ; c’était de cette manière qu’il s’en était allé à la dérive, et Swinburne lui montrait que le courant le menait à l’issue heureuse. Il cherchait le repos, et le repos était là et l’attendait. Il jeta un coup d’œil au hublot ouvert. Oui, il était assez large. Pour la première fois depuis des semaines, il se sentit heureux. Il avait enfin trouvé le remède à son mal. Il leva le livre devant ses yeux et lut la strophe à haute voix, lentement :
Nous avons trop aimé la vie, et sommes à cette heure
Sans espoir et sans peur.
Reconnaissants, nous faisons nos adieux
Brièvement aux dieux
Qui ont voulu que toute vie s’achève
Un jour, que les morts jamais ne se relèvent,
Et que même la plus lasse rivière
Se jette pour finir à la mer1.
Il regarda de nouveau le hublot ouvert. Swinburne lui avait fourni la clef. La vie était malade, ou plutôt elle était devenue malade — et c’était insupportable. « Que les morts jamais ne se relèvent ! » Ce vers suscitait en lui un sentiment de profonde gratitude. C’était le seul bienfait qu’accordait l’univers. Quand la vie n’était plus qu’une fatigue douloureuse, la mort était là, prête à procurer l’apaisement du sommeil éternel. Mais qu’attendait-il ? Il était temps de partir.
Il se leva, passa la tête par le hublot et observa le remous laiteux du sillage. Le Mariposa était lourdement chargé, et, en se suspendant par les mains, ses pieds toucheraient l’eau. Il pourrait se laisser glisser sans bruit, personne n’entendrait rien. Une gerbe d’écume éclaboussa son visage ; l’eau salée répandue sur ses lèvres avait un goût agréable. Il se demanda s’il devait écrire un chant du cygne, puis chassa l’idée d’un éclat de rire. Il n’avait pas le temps. Il était trop impatient de partir.
Il éteignit la lumière dans sa cabine, afin de pouvoir opérer en toute sécurité, et se glissa à travers le hublot, les pieds devant. Comme ses épaules ne passaient pas par l’ouverture, il dut recommencer en plaquant un bras contre son côté. Un mouvement de roulis du bateau l’aida, et il se retrouva au-dessus des flots, accroché au hublot par les mains. Quand ses pieds touchèrent l’eau, il se laissa tomber. Il était dans une mousse d’écume. Le flanc du Mariposa fila devant lui comme un mur sombre percé ici et là de hublots éclairés. Ce paquebot allait sûrement battre tous les records de vitesse. Sans presque s’en apercevoir, il se retrouva à l’arrière, nageant calmement dans une eau mousseuse et crépitante.
Quand une bonite heurta son corps blanc, il éclata de rire. Le poisson avait happé un morceau de sa chair, et la douleur qu’il en ressentit lui rappela pourquoi il était là. L’acte lui avait fait oublier le motif. Les feux du Mariposa s’effacèrent peu à peu dans le lointain, et il nageait avec confiance, comme s’il eût voulu gagner la terre la plus proche à un millier de milles de là.
C’était l’instinct de vie, absolument involontaire. Il cessa de nager, mais dès qu’il sentit l’eau lui arriver au-dessus de la bouche, ses bras s’agitèrent pour remonter à la surface. La volonté de vivre, songea-t-il — pensée qui s’accompagna d’un ricanement intérieur. Eh bien, oui, de la volonté il en avait, une volonté assez forte pour pouvoir, dans un dernier effort, la faire se détruire elle-même et cesser d’être.
Il changea de position, se mit debout. Le regard levé vers le calme champ des étoiles, il se vida les poumons. D’une énergique et brusque poussée des mains et des pieds, il souleva son buste hors de l’eau — cela afin de prendre de l’élan pour la descente. Puis il se laissa aller et s’enfonça dans l’élément liquide sans un geste, pareil à une statue blanche. Il inhala l’eau par aspirations profondes et méthodiques, comme on respire un anesthésique. Quand il fut sur le point de suffoquer, ses bras et ses jambes se mirent à battre l’eau furieusement, et il remonta à la surface, sous la claire lumière des étoiles.
La volonté de vivre, pensa-t-il avec mépris, en s’efforçant vainement de ne pas faire entrer d’air dans ses poumons en feu. Bon, il allait falloir essayer autre chose. Il emplit ses poumons d’air, d’une grande quantité d’air, afin de pouvoir couler bas. Il fit un tour sur lui-même, plongea la tête la première et se mit à nager de toute sa force et de toute sa volonté. Il s’enfonçait de plus en plus. Les yeux ouverts, il observait les bonites qui filaient en laissant un sillage phosphorescent de poissons fantômes. Il espérait qu’elles ne l’attaqueraient pas, car la tension de sa volonté eût pu alors se briser net. Mais elles ne frappèrent pas, et il trouva le temps d’envoyer à la vie une pensée de gratitude pour cette dernière bonté.
Il descendait, s’enfonçait toujours plus bas ; ses bras et ses jambes, épuisés, ne remuaient presque plus1. Il savait qu’il était à une grande profondeur. La pression de l’eau sur ses tympans était une torture, et il avait un bourdonnement dans la tête. Son endurance n’était plus aussi forte, mais il obligea ses bras et ses jambes à le mener plus bas encore, et bientôt sa volonté céda et ses poumons se vidèrent en une violente explosion de l’air dont ils étaient emplis. Les bulles, en s’élevant, caressaient ses joues, rebondissaient contre elles et contre ses yeux comme de minuscules ballonnets. Puis vint la douleur de l’étouffement. Cette souffrance n’était pas la mort : telle était la pensée qui allait et venait dans sa conscience vacillante. La mort ne faisait pas souffrir. C’était la vie, les affres de la vie, cette atroce sensation d’étouffement, le dernier mauvais coup de la vie.
Ses mains et ses pieds se mirent à baratter l’eau, obstinément, par convulsions, faiblement. Mais il avait été plus malin que ses membres et que la volonté de vivre qui les faisait s’agiter ainsi. Il était maintenant à une trop grande profondeur ; ils ne pourraient plus le ramener à la surface. Il lui semblait flotter languissamment dans un océan de visions fantastiques. Des couleurs et des clartés l’enveloppaient, le baignaient, le pénétraient. Et cela, qu’était-ce ? Un phare, aurait-on dit, mais non, c’était dans son cerveau, un éclair d’une éblouissante lumière blanche. Le clignotement était de plus en plus rapide. Il y eut un long grondement, et il lui sembla qu’il tombait dans un escalier monumental, sans fin. Et tout en bas des marches, c’était la chute dans les ténèbres. Cela, il le savait. Il avait coulé dans les ténèbres. Et à l’instant où il le sut, il cessa de le savoir.