L’été fut dur pour Martin. Rédacteurs et lecteurs de manuscrits étaient en vacances, et les publications qui, d’ordinaire, répondaient en trois semaines gardaient maintenant ses envois pendant trois mois, ou plus. Cette situation stagnante lui apportait cependant une consolation : il faisait des économies sur les timbres. Seuls les requins de la presse semblaient rester commercialement actifs, et Martin les laissa disposer de quelques articles anciens, « Pêcheurs de perles », « Le Métier de la mer », « La Chasse à la tortue » et « Les Alizés du nord-est ». Ces manuscrits ne lui rapportèrent pas un sou. Il est vrai que, après un échange de lettres qui dura six mois, il parvint à un compromis aux termes duquel il reçut un rasoir de sûreté pour « La Chasse à la tortue », et The Acropolis, ayant accepté de lui verser cinq dollars en espèces pour « Les Alizés du nord-est », en lui offrant par ailleurs un abonnement de cinq ans à la revue, ne respecta que la seconde moitié de l’accord.
Pour un sonnet sur Stevenson, il réussit à arracher deux dollars au directeur d’une revue de Boston qui publiait dans le goût de Matthew Arnold1, et avec la bourse d’un éditeur de romans à quatre sous. « La Péri et la Perle », habile poème satirique de deux cents vers qu’il venait tout juste d’achever, gagna le cœur du directeur d’une revue de San Francisco commanditée par une importante compagnie de chemins de fer, qui lui offrit de le rémunérer en billet de train. Martin, dans sa réponse, demanda si le billet était monnayable. Il ne l’était pas. Aussi exigea-t-il que le poème lui soit retourné. Le poème lui revint, avec les regrets du directeur. Martin le renvoya à San Francisco, cette fois à The Hornet, un mensuel prétentieux que le brillant journaliste qui l’avait fondé avait présenté pompeusement comme une constellation de première grandeur2. Mais son éclat avait commencé à se ternir bien avant la naissance de Martin. Le directeur promit à Martin quinze dollars pour le poème, promesse qu’il parut oublier après la publication. Plusieurs de ses lettres étant restées sans effet, Martin laissa libre cours à sa colère. Cette fois, une réponse vint, signée d’un nouveau directeur qui déclarait froidement refuser d’être tenu responsable des erreurs de son prédécesseur, et ajoutait que, de toute façon, il n’appréciait pas particulièrement « La Péri et la Perle ».
Le traitement le plus cruel lui fut infligé par The Globe, une revue de Chicago. Il s’était retenu de proposer ses Pièces marines à la publication, tant que la faim ne l’y contraindrait pas. Après avoir essuyé une dizaine de refus, son recueil de trente poèmes avait échoué sur le bureau du rédacteur en chef de The Globe, qui en offrit un dollar le poème. Quatre furent publiés le premier mois, et Martin reçut aussitôt un chèque de quatre dollars. Mais quand il parcourut la revue, il fut accablé par le massacre. Dans certains cas, le titre avait été modifié : « Finis », par exemple, était devenu « La Fin » ; « Le Chant du récif extérieur », « Le Chant du récif de corail ». Dans un autre cas, un titre complètement différent et absurde avait été substitué à l’original. Au lieu de « Lumières de Méduse », on avait imprimé « Le Chemin du retour ». Mais le massacre perpétré dans le corps même des poèmes était terrifiant. Martin poussa des gémissements, prit une suée, s’arracha les cheveux. Des phrases, des vers, des strophes qui n’étaient pas de sa plume remplaçaient les siens. Comment imaginer qu’un rédacteur sain d’esprit pût se rendre coupable d’un tel tripatouillage ? Il préférait croire que ses poèmes avaient été malmenés par un garçon de bureau ou par le sténographe. Martin écrivit aussitôt à la rédaction pour la prier d’interrompre la publication et de lui renvoyer les poèmes. Il envoya lettre sur lettre, suppliant, implorant, menaçant, mais toutes ses lettres furent ignorées. Mois après mois, le carnage se poursuivit jusqu’à ce que les trente poèmes eussent été publiés, et mois après mois, il recevait un chèque en règlement de ceux qui venaient de paraître.
En dépit de ces diverses mésaventures, le souvenir des quarante dollars de The White Mouse le soutenait, bien qu’il en fût réduit toujours plus à produire de la prose alimentaire. Il découvrit que les hebdomadaires agricoles et les journaux professionnels nourrissaient leur homme, mais que les périodiques religieux le laissaient mourir de faim. Alors qu’il était au plus bas, à un moment où il avait engagé son costume noir, il réussit un coup de maître — du moins le crut-il — dans un concours organisé par le comité local du parti républicain. Il y avait trois épreuves, et il participa aux trois, en se fustigeant de recourir, pour vivre, à de tels expédients. Son poème enleva le premier prix de dix dollars, sa chanson électorale le deuxième prix de cinq dollars, et son essai sur les principes du parti républicain le premier prix de vingt-cinq dollars. Ces récompenses lui procurèrent un immense plaisir, jusqu’au moment où il entreprit de toucher ses prix. Il y avait un problème au comité local, et en dépit de la présence en son sein d’un riche banquier et d’un sénateur, l’argent ne vint point. Tandis que le règlement de cette affaire traînait en longueur, il démontra qu’il comprenait aussi bien les principes du parti démocrate en remportant le premier prix de l’essai dans un concours semblable. Là, cependant, il reçut l’argent, vingt-cinq dollars. Mais pour ce qui est des quarante dollars du premier concours, il n’en vit jamais la couleur.
Contraint à des moyens de fortune pour voir Ruth, et ayant décidé que le long voyage à pied aller retour de North Oakland jusque chez elle lui prenait trop de temps, il laissa son costume noir chez le prêteur sur gages à la place de la bicyclette. Le vélo lui permettait de prendre de l’exercice et d’économiser du temps pour son travail, sans cependant l’empêcher de passer un moment avec Ruth. Une paire de knickerbockers de coutil et un vieux chandail constituaient une tenue de cycliste suffisamment convenable pour faire des promenades avec elle l’après-midi. D’ailleurs, il n’avait plus guère l’occasion de la voir beaucoup chez elle, où Mrs. Morse poursuivait méthodiquement sa campagne de mondanités. Les êtres supérieurs qu’il croisait là, et que, peu de temps auparavant, il regardait avec admiration, l’ennuyaient à présent. Ils avaient perdu tout prestige à ses yeux. Les épreuves qu’il avait traversées, ses désillusions et son acharnement au travail l’avaient rendu nerveux et irritable, et la conversation de ces gens lui était insupportable. Il n’était pas un égotiste forcené : il mesurait leur étroitesse d’esprit à l’aune des idées qu’il trouvait exposées chez les penseurs qu’il lisait. À l’exception du professeur Caldwell, qu’il ne vit qu’une fois, il ne rencontra jamais aucune personnalité intellectuellement remarquable. Ce n’étaient que des imbéciles, des niais, des créatures superficielles, dogmatiques, ignares. Leur ignorance, surtout, le stupéfiait. Que leur était-il arrivé ? Qu’avaient-ils fait de ce qu’ils avaient appris ? Ils avaient eu accès aux mêmes livres que lui ; pourquoi donc n’en avaient-ils rien tiré ?
Il savait qu’il existait de grands esprits, des penseurs qui pensaient en profondeur et selon la raison. Les livres qu’il avait lus le prouvaient, ces livres qui l’avaient instruit à un niveau supérieur à celui des Morse. Et il savait aussi qu’il y avait de par le monde des intelligences d’un autre acabit que celles qui évoluaient dans le cercle des Morse. Il avait lu des romans bourgeois anglais où l’on voyait des hommes et des femmes de la bonne société s’entretenir de politique et de philosophie. Il avait également entendu parler de salons dans les grandes villes, aux États-Unis même, où les artistes et les penseurs se côtoyaient. Il avait sottement cru, jadis, que toutes les personnes qui se distinguaient de la classe ouvrière par le vêtement possédaient intelligence et goût de la beauté. À ses yeux, la culture et le faux col allaient de pair, et il s’était trompé en pensant que la formation universitaire et la maîtrise du savoir étaient une seule et même chose.
Lui, en tout cas, allait continuer à monter toujours plus haut, et il emmènerait Ruth avec lui. Il l’aimait tendrement, et était persuadé qu’elle brillerait partout. Comme il avait été handicapé par son milieu d’origine, elle l’était, elle aussi, à l’évidence. Elle n’avait pas eu la possibilité de s’épanouir. Les livres dans la bibliothèque de son père, les tableaux accrochés aux murs, les partitions sur le piano — tout était factice, tout était de parade. La vraie littérature, la vraie peinture, la vraie musique, les Morse et leurs semblables y étaient totalement étrangers. De manière plus générale, ils ne connaissaient rien à la vie — et cette ignorance était profonde, irrémédiable. En dépit de leurs inclinations unitariennes et d’une apparence de tolérance bon teint, ils avaient deux générations de retard sur la science interprétative : leur mécanique mentale était moyenâgeuse, et leur conception des données fondamentales de la vie et de l’univers lui paraissait relever d’une métaphysique aussi candide que celle d’un nouveau-né, aussi archaïque que celle de l’homme des cavernes, et même plus ancienne encore, puisque c’était celle qui inspira à l’homme-singe du pléistocène la peur de l’obscurité, au premier sauvage hébreu la création hâtive d’Ève à partir d’une côte d’Adam, à Descartes un système du monde idéaliste sorti des projections de son dérisoire petit ego ; et à l’illustre ecclésiastique britannique une violente dénonciation de la théorie évolutionniste, qui lui valut des applaudissements et une renommée douteuse dans les annales de l’histoire1.
Telles étaient les réflexions que se faisait Martin. Il en vint à se demander si la différence existant entre ces hommes de loi, ces officiers, ces hommes d’affaires et ces caissiers de banque rencontrés chez les Morse, d’une part, et les ouvriers qu’il avait pu connaître, d’autre part, ne pouvait se comparer à celle qu’on trouvait dans la nourriture qu’ils mangeaient, les vêtements qu’ils portaient, les milieux dans lesquels ils vivaient. À tous, à coup sûr, manquait ce je-ne-sais-quoi qu’il avait trouvé en lui-même et dans les livres. Les Morse lui avaient montré ce que leur condition sociale offrait de mieux, et il n’en était pas impressionné. Il était pauvre, certes, esclave du prêteur sur gages, mais il se savait supérieur aux gens qu’il rencontrait chez les Morse ; et quand son unique costume mettable n’était pas engagé, il évoluait parmi eux tel un grand seigneur, frémissant comme un prince outrageusement condamné à vivre parmi les chèvres.
« Vous haïssez et craignez les socialistes », fit-il un soir remarquer à Mr. Morse pendant le dîner. « Mais pourquoi ? Vous ne connaissez ni ces gens ni leur doctrine. »
La conversation avait été orientée dans cette direction par Mrs. Morse, qui avait insidieusement chanté les louanges de Mr. Hapgood. Le caissier était la bête noire de Martin, qui perdait vite patience quand on évoquait le diseur de platitudes.
« Oui, avait-il dit. Charley Hapgood est ce qu’on appelle un jeune homme d’avenir. C’est ce qu’on m’a dit, et c’est vrai. Il finira gouverneur avant de rendre le dernier souffle, et, qui sait ? peut-être sénateur des États-Unis.
— Qu’est-ce qui vous le fait penser ? avait demandé Mrs. Morse.
— Je l’ai entendu prononcer un discours électoral. C’était si habilement stupide et banal, et en même temps si convaincant, que les chefs du parti savent désormais qu’ils peuvent avoir une confiance totale en lui, et ses platitudes ressemblent tellement à celles de l’électeur moyen que… Enfin, vous savez bien que l’on flatte un homme en lui resservant ses idées en tenue du dimanche.
— Je crois qu’en réalité vous êtes jaloux de Mr. Hapgood, était intervenue Ruth.
— Dieu m’en garde ! »
L’expression horrifiée de Martin excita Mrs. Morse à ouvrir les hostilités.
« Vous ne suggérez quand même pas que Mr. Hapgood est un imbécile, non ? » avait-elle demandé d’un ton glacial.
— Pas plus que le républicain moyen, ou d’ailleurs le démocrate moyen, avait répondu Martin. Tous sont des imbéciles quand ils ne sont pas de fins renards. Les seuls républicains avisés sont les millionnaires et les valets qui les servent en toute conscience. Ils savent de quel côté la tartine est beurrée, et ils savent aussi pourquoi.
— Je suis républicain, avait dit négligemment Mr. Morse. Dans quelle catégorie me mettez-vous, je vous prie ?
— Oh, vous êtes un valet malgré lui.
— Un valet ?
— Vous travaillez comme le fait une compagnie commerciale. Vous n’avez dans votre clientèle ni ouvriers ni assassins. Vos revenus ne dépendent ni des maris qui battent leur femme ni des voleurs à la tire. Ce sont les maîtres du système social qui vous nourrissent, et qui nourrit un homme est son maître. Oui, vous êtes un valet, dont l’intérêt consiste à soutenir les concentrations du capital que vous servez. »
Un peu de rouge était monté aux joues de Mr. Morse.
« Il me semble, monsieur, avait-il dit, que vous parlez comme l’un de ces coquins de socialistes. »
Ce fut alors que Martin lança sa remarque :
« Vous haïssez et craignez les socialistes. Mais pourquoi ? Vous ne connaissez ni ces gens ni leur doctrine.
— Vos idées, en tout cas, ressemblent fort à celles des socialistes », répliqua Mr. Morse. Le regard inquiet de Ruth allait de l’un à l’autre, tandis que Mrs. Morse exultait d’avoir trouvé l’occasion d’éveiller l’humeur belliqueuse de son seigneur et maître.
« Affirmer comme je le fais que les républicains sont des imbéciles et tiennent les mots “liberté”, “égalité”, “fraternité” pour de jolies bulles qui ont crevé ne fait pas de moi un socialiste, rétorqua Martin avec un sourire. Exprimer des réserves à l’égard de Jefferson et des songe-creux français qui l’ont inspiré ne fait pas de moi un socialiste. Croyez-moi, Mr. Morse, vous êtes bien plus proche du socialisme que moi, qui suis son ennemi déclaré.
— Vous aimez plaisanter, se contenta de répondre l’autre.
— Pas du tout. Je parle très sérieusement. Vous croyez toujours à l’égalité, mais vous travaillez comme les compagnies, et les compagnies sont activement occupées à enterrer l’égalité, jour après jour. Et vous me traitez de socialiste parce que je nie l’égalité, parce que je dis précisément comment vous vivez. Les républicains sont des ennemis de l’égalité, bien qu’ils livrent leur combat avec ce mot pour slogan. Ils détruisent l’égalité au nom de l’égalité, c’est pourquoi je dis que ce sont des imbéciles. Pour ce qui me concerne, je suis un individualiste. Je crois que la course est gagnée par le plus rapide, la bataille par le plus fort. Telle est la leçon que j’ai apprise, ou que je crois avoir apprise, de la biologie. Comme je vous l’ai dit, je suis un individualiste, et l’individualisme est l’ennemi héréditaire et éternel du socialisme.
— Mais vous assistez à des réunions socialistes, objecta Mr. Morse.
— Bien sûr, comme un espion se glisse dans le camp ennemi. Comment savoir, autrement, ce que pense l’ennemi ? D’ailleurs, j’y prends un grand plaisir. Ils savent se battre, et, qu’ils aient raison ou tort, ils ont lu des livres. N’importe lequel d’entre eux en sait plus long sur la sociologie et toutes les autres ologies que la moyenne des capitaines d’industrie. Oui, j’ai assisté à une demi-douzaine de leurs réunions, mais cela ne fait pas davantage de moi un socialiste que le fait d’écouter un discours de Charley Hapgood ne m’a converti aux idées des républicains.
— Je ne peux quand même pas m’empêcher de penser que vous avez une inclination au socialisme », dit Mr. Morse d’une voix faible.
Sacré nom, songea Martin, il ne sait pas de quoi je parle. Il n’a pas compris un traître mot. Qu’a-t-il donc fait de ses années d’études ?
C’est ainsi qu’au cours de son développement Martin se trouva affronter la morale économique, ou la morale de classe, qui devint à ses yeux une épouvantable chimère. Personnellement, il était un moraliste intellectuel, et, plus que les platitudes et les discours boursouflés, le scandalisait la morale de son entourage, qui était un singulier mélange d’économie, de métaphysique, de sentimentalisme et de conformisme.
Un échantillon de ce curieux pot-pourri lui fut fourni par l’un de ses proches. Sa sœur Marian fréquentait un jeune mécanicien industrieux d’origine allemande qui, après avoir appris le métier, avait monté à son compte un magasin de réparation de cycles. Comme il était en outre concessionnaire d’une petite marque, il était prospère. Marian avait, peu auparavant, rendu visite à Martin dans sa chambre pour lui annoncer ses fiançailles, et elle s’était alors amusée à lui lire les lignes de la main et à lui prédire son avenir. À la visite suivante, elle avait amené Hermann von Schmidt. Martin leur fit les honneurs et les félicita tous les deux dans une langue aisée et joliment tournée qui produisit un effet désastreux sur ce rustre mal dégrossi qu’était le fiancé de sa sœur. Cette mauvaise impression s’accentua lorsque Martin lut les six strophes qu’il avait composées pour commémorer la visite précédente de Marian. C’était une poésie de salon, aérienne et gracieuse, qu’il avait intitulée « La Diseuse de bonne aventure ». Il fut étonné, à la fin de sa lecture, de ne remarquer aucune manifestation de plaisir sur le visage de sa sœur. Celle-ci avait, au contraire, les yeux fixés sur son promis, et Martin, suivant la direction de son regard, ne vit s’inscrire sur les traits asymétriques du garçon que la plus noire réprobation. L’incident demeura sans suite ; les fiancés ne s’attardèrent pas, et Martin n’y pensa plus, bien que, sur le moment, il eût été passablement stupéfait de voir qu’une jeune femme, fût-elle de la classe ouvrière, n’éprouvait ni fierté ni plaisir à écouter des vers écrits en son honneur.
Un soir, peu après, Marian revint le voir ; cette fois, elle était seule. Elle ne tourna pas autour du pot, et lui adressa d’amères remontrances sur ce qu’il avait fait.
« Ça alors, Marian — et il la gronda à son tour —, tu parles comme si tu avais honte de ta famille, de ton frère, en tout cas.
— Eh bien, oui, j’ai honte ! » lâcha-t-elle.
Martin, effaré, vit des larmes de mortification lui monter aux yeux. Son émotion, quelle qu’en fût la nature, n’était pas feinte.
« Mais enfin, Marian, pourquoi ton Hermann devrait-il être jaloux de la poésie que je compose pour ma sœur ?
— Il n’est pas jaloux, dit-elle entre deux sanglots. Il dit que c’est indécent, ob… obscène. »
Martin émit un long, presque imperceptible sifflement d’incrédulité, puis alla rechercher une copie carbone de « La Diseuse de bonne aventure », qu’il relut.
« Je ne vois pas », dit-il finalement en lui tendant le manuscrit. « Lis-le toi-même et montre-moi ce qui te semble obscène. C’est bien le mot qu’il a employé, n’est-ce pas ?
— C’est ce qu’il dit, et il doit bien savoir », fit-elle en repoussant le manuscrit avec un air de dégoût. « Et il dit que tu dois le déchirer. Il dit qu’il veut pas d’une femme sur laquelle on a écrit des choses que tout le monde peut lire. Il dit que c’est honteux et qu’il est pas prêt à supporter ça.
— Enfin, Marian… c’est parfaitement ridicule », commença Martin, puis il se ravisa soudain.
Il vit devant lui une fille malheureuse ; il savait qu’il était inutile d’essayer de les convaincre, elle et son futur mari, et malgré l’absurdité de la situation il décida de rendre les armes.
« Très bien », dit-il, et il déchira le manuscrit en petits morceaux qu’il jeta dans la corbeille.
Il lui suffisait de savoir que l’original dactylographié se trouvait en lieu sûr dans les bureaux d’un magazine new-yorkais. Si ce joli poème inoffensif devait être un jour publié, Marian et son mari n’en sauraient rien, et personne — ni lui, ni les époux, ni le reste du monde — ne s’en porterait plus mal.
Marian esquissa le geste de tendre le bras vers la corbeille, et se retint.
« Je peux ? » demanda-t-elle.
Il fit signe que oui, et la regarda d’un air songeur rassembler les morceaux du manuscrit et les fourrer dans la poche de sa veste, preuve matérielle de la réussite de sa mission. Elle lui rappelait Lizzie Connolly. Elle avait moins d’élan et de vitalité — une vitalité étincelante, tapageuse — que cette autre jeune fille de la classe ouvrière qu’il avait vue deux fois, mais toutes deux se ressemblaient pour ce qui était de la mise et du maintien, et il s’amusa à part lui de les imaginer l’une et l’autre dans le salon de Mrs. Morse. Quand ce caprice de son imagination eut pris fin, il se sentit affreusement seul. Sa sœur et le salon des Morse étaient des bornes sur la route où il cheminait, et ils étaient à présent loin derrière lui. Il jeta un regard affectueux à ses quelques livres, les seuls camarades qui lui restassent.
« Hein… quoi ? » fit-il, stupéfié par ce qu’il avait entendu.
Marian répéta sa question.
« Pourquoi je ne travaille pas ? » Il éclata de rire, mais le cœur n’y était pas. « C’est ton Hermann qui t’a dit ça ? »
« Ne mens pas », lui commanda-t-il, et le nouveau mouvement qu’elle fit confirma la justesse de son accusation.
« Écoute-moi. Tu diras à ton Hermann de se mêler de ses affaires. Quand j’écris un poème sur sa petite amie, ça le regarde ; mais en dehors de ça, il n’a rien à dire. Compris ?
« Alors, tu crois que je ne réussirai pas comme écrivain, c’est ça ? Tu crois que je ne vaux rien ? Que je suis un raté, une honte pour la famille ?
— Je crois que tu ferais mieux de chercher un emploi », dit-elle avec fermeté, et il vit qu’elle était sincère. « Hermann dit…
— Au diable Hermann ! lança-t-il gaiement. Ce que j’aimerais savoir, c’est quand vous allez vous marier. Et puis, tâche de savoir si Hermann daignera te permettre d’accepter un cadeau de mariage de ton frère. »
Après son départ, il médita sur l’incident, et eut un rire amer, une fois ou deux, en songeant à sa sœur et à son fiancé, à tous les membres de sa classe et de la classe de Ruth, qui gouvernaient leurs petites vies étriquées selon de petites formules étriquées — ces créatures grégaires qui vivaient en troupeau et réglaient leur existence sur les opinions des autres, incapables d’être des individus et de vivre vraiment leur vie, à cause des formules infantiles dont ils étaient esclaves. Il les convoqua dans une vision, les regardant défiler comme en une procession : Bernard Higginbotham bras dessus, bras dessous avec Mr. Butler, Hermann von Schmidt et Charley Hapgood joue contre joue, et il les jugeait un par un, et par paires, et les congédiait. Il les jugeait selon les critères de valeur intellectuelle et morale que lui avaient enseignés les livres. Il demandait, vainement : où sont les grandes âmes, les grands hommes et les grandes femmes ? Il ne les trouvait pas parmi les êtres stupides, indifférents, frustes qui venaient peupler sa vision dans sa toute petite chambre. Ils lui inspiraient un dégoût tel que Circé dut en éprouver pour ses pourceaux. Quand il les eut renvoyés jusqu’au dernier et alors qu’il se croyait seul, un retardataire se présenta à ses yeux, inopinément, sans convocation. Martin l’observa et vit le Stetson, le veston croisé à coupe carrée et les épaules roulantes du jeune voyou qu’il avait été jadis.
« Tu étais comme les autres, mon jeune ami, railla Martin. Ta morale et ton savoir étaient identiques à ceux des autres. Tes opinions, comme tes vêtements, étaient de confection ; tu recherchais dans tes actes la sympathie du public. Tu étais le coq de la bande parce que les autres t’avaient sacré roi. Tu te bagarrais et tu dirigeais la bande non par plaisir — en réalité, tu n’avais que mépris pour ce rôle —, mais parce que tes camarades te donnaient des tapes sur l’épaule. Tu as flanqué une dérouillée à Tête-de-Fromage parce que tu ne voulais pas céder, et tu ne voulais pas céder, en partie parce que tu étais une incorrigible brute, et en partie parce que tu croyais, comme tout le monde autour de toi, que la virilité se mesurait à la férocité avec laquelle, tel un animal carnassier, on inflige plaies et bosses à l’anatomie de son semblable. Et ce n’est pas tout. Le sale petit morveux que tu étais fauchait les filles de ses copains, non pas parce que tu voulais ces filles, mais parce que, dans la moelle de tous ceux qui t’entouraient et qui définissaient ton code moral, il y avait l’instinct de l’étalon sauvage et du taureau. Eh bien, les années ont passé ; qu’en penses-tu à présent ? »
Comme si elle lui offrait une réponse, la vision se transforma aussitôt. Le Stetson et le veston croisé s’évanouirent, remplacés par des vêtements plus discrets ; la dureté disparut du visage et des pupilles, et la physionomie, humble et délicate, semblait irradier d’une vie intérieure nourrie de beauté et de sagesse. L’apparition ressemblait beaucoup à ce qu’il était aujourd’hui et, en regardant attentivement, il vit la lampe de bureau qui éclairait la silhouette penchée sur un livre ouvert. Il jeta un coup d’œil au titre : La Science de l’esthétique1. Alors, il se coula dans l’apparition, régla la lampe et reprit sa lecture de La Science de l’esthétique.