L’expédition qui le mena dans la salle à manger fut pour lui un cauchemar. D’une halte à un faux pas, entre un heurt et une embardée, la poursuite de sa marche lui parut à plusieurs reprises impossible. Mais enfin il parvint au but, et on le fit asseoir à côté d’Elle. La débauche de fourchettes et de couteaux l’affola. Ces couverts représentaient une multitude de périls inconnus, et il les contemplait fasciné. Leur éclat finit par devenir une toile de fond sur laquelle se succédaient des scènes d’un poste d’équipage où ses camarades et lui mangeaient du bœuf salé avec leurs doigts et des couteaux à gaine, ou puisaient dans des gamelles une épaisse purée de pois avec des cuillers de fer bosselées. L’odeur infecte du bœuf avarié lui emplissait les narines, tandis qu’à ses oreilles, accompagnant les bruyantes mastications des marins, résonnaient le grincement des membrures et le gémissement des cloisons. Il regardait faire ses compagnons, et décida qu’ils mangeaient comme des porcs. Eh bien, lui ferait attention ici ; il veillerait à ne pas faire de bruit ; il s’y emploierait pendant toute la durée du repas.
Il promena son regard autour de la table. Il y avait en face de lui Arthur et son frère Norman. Il ne devait pas oublier que c’étaient les frères de la jeune fille, et un élan du cœur le porta vers eux. Comme tous les membres de cette famille s’aimaient ! Dans un éclair lui revint à l’esprit l’image de la mère, du baiser donné sur le seuil de la porte, des deux femmes enlacées qui s’avançaient vers lui. Dans son monde, pareilles marques d’affection entre parents et enfants n’existaient pas. Il découvrait les hauteurs auxquelles la vie pouvait atteindre dans cette sphère supérieure. Rien de plus beau ne s’était offert à son regard depuis qu’il avait commencé à l’entr’apercevoir. Ce tableau le touchait, le bouleversait ; son cœur y répondait par la sympathie et la tendresse. Il avait été, toute sa vie durant, tenaillé par une faim d’amour ; sa nature avait un impérieux besoin d’amour ; c’était une exigence organique de son être. Pourtant, il avait dû s’en passer, et la privation l’avait endurci. Il ignorait que l’amour lui était nécessaire, il l’ignorait même à cet instant. Mais il voyait maintenant l’amour mis en œuvre, et il en était violemment ému et trouvait cela très beau, noble, magnifique.
Il était content que Mr. Morse ne fût pas présent au repas. Il était déjà bien assez difficile de lier connaissance avec elle, avec sa mère et son frère Norman. Pour ce qui était d’Arthur, il le connaissait déjà un peu. Avec le père à table, sa tâche eût été tout simplement impossible, il en était certain. Il lui semblait qu’il n’avait jamais besogné aussi durement de sa vie. Les travaux les plus pénibles n’étaient que jeux d’enfant, en comparaison. De minuscules billes de sueur perlaient à son front, et sa chemise était trempée par l’effort qu’exigeait cette multitude de choses inhabituelles à faire en même temps. Il lui fallait manger comme jamais il n’avait mangé auparavant, manier d’étranges ustensiles, jeter des coups d’œil furtifs autour de lui pour apprendre à exécuter chaque geste nouveau, accueillir un flot d’impressions qui se déversait continûment sur lui, et dont il fallait prendre bonne note avant de les classer mentalement, mais aussi faire place à son attirance pour elle, qui le troublait, suscitait en lui une sourde et lancinante inquiétude, ainsi qu’à son désir brûlant de forcer les portes du monde où elle se mouvait, et aux vagabondages de son esprit qui se perdait en spéculations et vagues stratagèmes pour parvenir jusqu’à elle. Et puis, quand son regard se posait clandestinement sur Norman en face de lui, ou sur tout autre convive, pour s’assurer que c’était bien tel couteau ou telle fourchette qu’il convenait d’utiliser en telle ou telle circonstance, son esprit se fixait un instant sur les traits de ce convive et s’efforçait automatiquement de le jauger et de deviner ce qu’il était relativement à elle. Il devait également parler, écouter ce qu’on lui disait, les échanges qui se déroulaient, et répondre au moment voulu en redressant à chaque instant une expression qui n’était que trop encline au relâchement. Et pour ajouter à sa confusion, il y avait la domestique, menace permanente qui apparaissait silencieusement derrière son épaule, tel un sphinx sinistre, pour lui proposer des énigmes et des casse-tête exigeant une résolution immédiate. Pendant tout le repas, il fut obnubilé par l’idée du rince-doigts. Des dizaines de fois, à tout propos, il se demanda à quel moment les rince-doigts feraient leur apparition et à quoi ils ressembleraient. Il avait entendu parler de ces objets, et aujourd’hui, tôt ou tard, dans les prochaines minutes, il les verrait, il serait assis à table avec des êtres de haut rang qui s’en servaient, et il s’en servirait lui aussi ! Il y avait enfin, cachée dans les profondeurs de sa pensée, et cependant omniprésente, la question du comportement à tenir avec ces personnes. Quelle devrait être son attitude ? Il se battait sans relâche, anxieusement, avec ce problème. Une voix lui soufflait lâchement de faire semblant, de jouer un rôle ; une autre voix, plus lâchement encore, le mettait en garde contre l’échec de pareille conduite, qui ne correspondait pas à sa nature et l’amènerait à se couvrir de ridicule.
Durant la première partie du repas, alors que se déroulait ce débat intérieur, il demeura tout à fait silencieux. Il ignorait que son silence démentait les propos qu’Arthur avait tenus la veille, quand il avait annoncé à sa famille qu’il allait amener un sauvage à dîner, et qu’ils ne devaient pas s’en inquiéter parce qu’ils trouveraient ce sauvage fort intéressant. Martin Eden aurait été à ce moment absolument incapable d’imaginer une telle perfidie de la part du frère de la jeune fille, d’autant qu’il n’avait pas peu contribué à tirer ce frère-là d’une bagarre dangereuse. Il se tenait donc coi, troublé par le sentiment de n’être pas à sa place, mais en même temps charmé de ce qui se passait autour de lui. Il découvrait que le fait de manger était un peu plus qu’une simple fonction utilitaire. Il n’avait pas conscience de ce qu’il mangeait : ce n’était que de la nourriture. Il régalait son amour de la beauté à cette table, où manger avait une valeur esthétique. Une valeur intellectuelle, aussi. Son cerveau bouillonnait. Il entendait des mots dépourvus de sens pour lui, et d’autres qu’il n’avait rencontrés que dans les livres et qu’aucune de ses connaissances, homme ou femme, n’était dotée d’une envergure mentale assez large pour les prononcer. Lorsqu’il entendait ces mots tomber négligemment des lèvres d’un membre ou d’un autre de cette merveilleuse famille, sa famille à elle, il en éprouvait un frisson de plaisir. Tout le charme romanesque, toute la beauté, la noble énergie des livres s’incarnaient ici. Il était dans cet état rare et béni où un homme voit ses rêves sortir des recoins du grenier aux chimères et prendre la consistance des faits.
Jamais il n’avait vécu à une telle altitude ; il se tenait à l’arrière-plan, écoutait, observait, savourait, répondait par monosyllabes réticents — à elle : « Oui, mademoiselle » ou « Non, mademoiselle », ou bien à sa mère : « Oui, madame » ou « Non, madame ». Il refréna le réflexe acquis pendant ses années de mer, qui lui dictait de dire à ses frères : « Oui, monsieur » et « Non, monsieur1 ». C’eût été, selon lui, une réaction déplacée et un aveu d’infériorité, bien mal venu pour faire la conquête de la jeune fille. Et puis sa fierté devait avoir le dernier mot. « Nom de dieu ! s’exclama-t-il une fois à part lui, je ne vaux pas moins qu’eux, et s’ils savent des quantités de choses que j’ignore, je pourrais leur en apprendre moi aussi quelques-unes ! » Et la minute d’après, lorsque sa mère ou elle l’appelaient « Mr. Eden », son orgueil farouche passait à la trappe, tout son être était réchauffé et rayonnait de plaisir. C’était un homme civilisé, voilà ce qu’il était, dînant d’égal à égal avec des gens qu’il connaissait par les livres. Lui-même était dans ces livres, lancé à l’aventure dans les pages imprimées d’ouvrages reliés.
Mais tandis qu’il donnait le démenti à la description qu’Arthur avait faite de lui, présentant l’apparence d’un doux agneau plutôt que celle d’un sauvage, il se creusait la cervelle pour établir un plan d’action. Il n’était pas un doux agneau, et le rôle de second violon ne convenait nullement à sa nature excessivement dominatrice. Il ne parlait que lorsqu’il y était contraint, et son discours alors n’était pas moins heurté et hésitant que l’avait été sa marche jusqu’à la table : il cherchait ses mots à tâtons dans son lexique polyglotte, s’interrogeant sur des vocables qu’il savait appropriés mais qu’il craignait de mal prononcer, en rejetant d’autres qu’il savait ne pas pouvoir être compris ou qui seraient jugés grossiers et vulgaires. Mais il était constamment accablé par la certitude que le soin extrême qu’il apportait à sa prononciation le rendait ridicule, l’empêchait d’exprimer ce qu’il avait à dire. En outre, son amour de la liberté s’irritait des contraintes, à la manière dont son cou s’irritait de l’entrave d’un faux col amidonné. D’ailleurs, il était convaincu qu’il ne tiendrait pas jusqu’au bout. L’intelligence et la sensibilité étaient chez lui naturellement très développées, et son esprit créateur ruait dans les brancards. Il se retrouvait vite tenu en lisières par l’idée ou la sensation qui en lui se débattait dans les affres de la parturition pour acquérir forme et expression, et alors il s’oubliait et oubliait où il était, et les vieux mots — les outils du langage qu’il connaissait — lui échappaient…
Une fois, il refusa quelque chose que la domestique lui proposa, et comme cette dernière l’interrompait et l’importunait derrière son épaule, il lui lança un « Pao ! » sec et vigoureux.
Tous les regards se fixèrent instantanément sur lui, expectants ; la domestique arborait un air supérieur ; lui-même était submergé de honte, mais il se reprit vite.
« C’est le mot canaque pour dire “Fini”, expliqua-t-il, et il m’est venu comme ça. On l’écrit p-a-o1. »
Il rencontra le regard qu’elle tenait fixé sur ses mains avec une curiosité interrogative, et, comme il se sentait d’humeur à donner des explications, il dit :
« Je débarque tout juste d’un des vapeurs postaux du Pacifique. Comme il était en retard, on a dû bosser comme des nègres dans les ports du détroit de Puget pour charger la cargaison, du fret mixte, si vous voyez ce que c’est. C’est comme ça que je me suis écorché les mains.
— Oh, non ! il ne s’agit pas de cela, précisa-t-elle en hâte à son tour. Vos mains me semblaient trop petites pour votre corps. »
Il sentit ses joues s’empourprer. Il croyait qu’elle révélait publiquement une autre de ses déficiences.
« Oui, avoua-t-il sur le ton du dénigrement, elles sont pas assez solides pour ce que je leur demande. Je peux frapper comme un mulet avec mes bras et mes épaules. Ils sont trop forts, et quand j’abîme la mâchoire d’un gars, je m’abîme aussi les mains. »
Il n’était pas content de ce qu’il venait de dire. Il se dégoûtait. Il n’avait pas assez surveillé sa langue et s’était mis à parler de choses malséantes.
« C’était courageux de votre part d’aider Arthur comme vous l’avez fait, alors que vous ne le connaissiez pas », dit-elle avec tact, sentant son embarras, mais incapable d’en comprendre la raison.
Il prit à son tour la mesure de ce qu’elle venait de faire, et la soudaine flambée de gratitude qui lui réchauffa le cœur lui fit oublier une fois encore de contrôler son expression.
« C’était vraiment rien du tout. N’importe qui aurait fait pareil. Cette bande de vauriens cherchait la bagarre, et Arthur, lui, il embêtait personne. Ils lui sont tombé dessus, alors moi je leur ai tombé dessus et j’en ai caressé quelques-uns. C’est comme ça que je me suis écorché un peu la peau des mains, et qu’eux ils y ont laissé quelques dents. J’aurais manqué ça pour rien au monde. Quand j’ai vu… »
Il s’arrêta, la bouche ouverte, au bord du gouffre où le menait cette dépravation de sa nature qui le rendait totalement indigne de respirer le même air qu’elle. Et tandis qu’Arthur reprenait pour la vingtième fois le récit de sa mésaventure avec les voyous avinés du ferry, racontant comment Martin Eden s’était précipité pour lui porter secours, ledit Martin Eden, fronçant les sourcils, songeait qu’il s’était rendu ridicule et se torturait les méninges pour définir une fois pour toutes la conduite à tenir avec ces gens. Il n’avait guère brillé jusque-là. Il n’appartenait pas à leur tribu et ne parlait pas leur patois — ainsi voyait-il les choses. Il ne pouvait pas faire semblant d’être des leurs. Le simulacre serait découvert ; d’ailleurs, la simulation était étrangère à sa nature. Il n’y avait pas place en lui pour la comédie ou l’artifice. Quoi qu’il lui advînt, il lui fallait être lui-même. Il ne parlait pas encore leur langue, mais cela viendrait avec le temps. Il y était décidé. D’ici là, il devait parler, et parler dans sa langue à lui, une langue rendue moins âpre, bien sûr, afin d’être compris d’eux et de ne pas trop les choquer. De plus, il ne prétendrait jamais, même de manière tacite, connaître intimement des choses qui lui étaient inconnues. Se conformant à cette résolution, lorsqu’il entendit les deux frères, qui s’exprimaient dans le jargon universitaire, employer à plusieurs reprises le mot « trigo », Martin Eden demanda :
« Qu’est-ce que c’est, la trigo ?
— La trigonométrie, répondit Norman, une forme supérieure de math.
— Et math… c’est quoi ? » poursuivit-il, provoquant par sa question l’hilarité de Norman.
« Les mathématiques, l’arithmétique », lui fut-il répondu.
Martin Eden hocha la tête. Il venait d’entr’apercevoir l’existence des champs apparemment illimités de la connaissance. Ce qu’il voyait acquérait la consistance des choses tangibles. Son exceptionnelle capacité de vision prêtait une forme concrète aux abstractions. Dans l’alambic de son cerveau, la trigonométrie, les mathématiques et l’immensité du savoir que ces mots dénotaient étaient transmuées en autant de paysages. Les panoramas qui s’ouvraient sous ses yeux étaient des perspectives de frondaisons et de clairières baignées d’une douce lumière ou trouées d’éclairs. Au loin, les détails se perdaient dans un voile de brume violette, mais il savait que derrière ce halo l’inconnu brillait de mille feux, qu’un merveilleux roman l’attendait. C’était pour lui comme un alcool. Là était l’aventure, quelque chose qui requérait sa tête et ses mains, un monde à conquérir — et tout aussitôt, une pensée surgit d’un recoin de sa conscience… conquérir, la gagner, cette âme blanche comme un lys assise à côté de lui.
Arthur mit cette vision étincelante en pièces, et elle s’évanouit ; tout au long de la soirée, il s’était évertué à attirer son sauvage sous les feux de la rampe. Martin Eden se rappela sa résolution. Pour la première fois, il devint lui-même, de manière consciente et volontaire d’abord, puis il se laissa aller au bonheur de la création, peignant devant son auditoire un tableau de sa vie telle qu’il la vivait. Il était membre de l’Halcyon, une goélette contrebandière, quand celle-ci fut arraisonnée par un cotre des gardes-côtes. Il regardait les yeux grands ouverts et savait raconter ce qu’il avait vu. Il mit devant eux la mer grosse, les marins et les navires sur l’océan. Gagnés par sa puissance de vision, ils voyaient avec ses yeux à lui ce qu’il avait vu. Il choisissait chaque détail, dans un ensemble considérable, avec la sûreté d’un artiste, peignant des scènes de la vie maritime flamboyantes, rutilantes de lumière et de couleur, auxquelles il conférait une telle animation que ses auditeurs voguaient avec lui sur la lame puissante de sa rude éloquence et de son enthousiasme. À certains moments, le réalisme de son récit et son vocabulaire les choquaient, mais la beauté ne tardait jamais à paraître dans le sillage de la violence, et après le drame venait l’apaisement de l’humour et de ses commentaires sur les bizarreries et les complexités du caractère des marins.
Tandis qu’il parlait, la jeune fille le regardait avec stupéfaction. Son feu la réchauffait. Elle se demandait si sa vie n’avait pas été qu’un long hiver. Elle voulait se pencher vers cet homme brûlant, rougeoyant comme un volcan en éruption qui crache force, vigueur et santé. Elle sentait en elle le besoin de se pencher vers lui, auquel elle ne résistait que par un énorme effort. Puis une impulsion contraire la faisait se détourner de lui. Elle était dégoûtée par ces mains lacérées, dans la chair desquelles le labeur avait incrusté toutes les saletés de l’existence, dégoûtée par la marque rouge du faux col et par les muscles saillants. La rudesse de cet homme lui faisait peur ; chaque terme grossier était un outrage à son oreille, chaque scène brutale de sa vie, une offense à son âme. Pourtant, elle succombait une nouvelle fois à la force qui l’attirait vers lui, et elle finit par croire qu’il devait être un démon pour exercer un tel pouvoir sur elle. Tout ce qui était le plus solidement fixé dans son esprit vacillait. Il menait sa vie d’aventure sans nul souci des convenances. Devant son mépris des périls et ce rire qui lui venait si facilement, l’existence cessait d’être une succession d’efforts et de contraintes pénibles, et devenait un hochet avec lequel on pouvait jouer de toutes les manières avec insouciance et pour son plus grand plaisir, puis jeter négligemment de côté. « Eh bien, joue donc ! » disait une voix venue du plus profond d’elle-même. « Penche-toi vers lui, si c’est ce que tu désires, et pose tes deux mains sur son cou ! » Elle voulut protester contre l’audace de cette pensée, et c’est vainement qu’elle mit sur un plateau de la balance tout ce qu’elle était, sa pureté morale et sa culture, et sur l’autre ce qu’il n’était pas, lui. Elle regarda autour d’elle et vit que les autres l’écoutaient, envoûtés, les yeux écarquillés. Elle eût sombré dans le désespoir si elle n’avait pas surpris de l’horreur dans le regard de sa mère, une horreur mêlée de fascination, il est vrai, mais de l’horreur malgré tout. Cet homme venu des ténèbres extérieures était néfaste. Sa mère avait vu cela, et sa mère avait raison. Elle ferait confiance au jugement de sa mère sur ce point, comme elle l’avait toujours fait en tout. Le feu de cet homme ne la réchauffait plus, et la peur qu’il lui inspirait ne la troublait plus.
Plus tard, au piano, elle joua pour lui comme pour un ennemi, ou plutôt contre lui, agressivement, avec la vague intention de lui faire sentir le caractère infranchissable du gouffre qui les séparait. Sa musique était une matraque dont elle l’assommait avec violence ; et, tout étourdi et meurtri qu’il fût, ces coups l’excitaient. Il la regardait médusé. Dans son esprit à lui aussi, le gouffre se creusait, pas aussi vite, cependant, que ne croissait son rêve de le franchir. Mais la sensibilité de cet homme était un système trop complexe pour qu’il restât assis toute une soirée à contempler un gouffre, en particulier quand on faisait de la musique. Il était étonnamment réceptif à la musique. Elle était pour lui comme une boisson forte, qui le menait à des paroxysmes de sensation, une drogue qui prenait possession de son imagination et l’emportait à travers les nuages, haut et loin dans le ciel. La musique reléguait les faits sordides, inondait son âme de beauté, libérait l’esprit d’aventure et mettait des ailes à ses talons. Il ne comprenait pas la musique qu’elle jouait, qui était différente de celle des pianos de bastringue et des orphéons braillards qu’il avait entendus. Mais il en avait entr’aperçu l’existence dans les livres, et il acceptait presque aveuglément ce qu’elle jouait, attendant d’abord avec patience le bercement des cadences simples et marquées, puis contrarié par la brièveté de ces passages. Au moment où il saisissait l’élément rythmique et où son imagination s’était mise à l’unisson de ce qu’il entendait, ces cadences se dissipaient dans un magma sonore qui n’avait plus aucune signification pour lui et faisait retomber sa rêverie à terre comme un poids mort.
Il lui vint une fois à l’idée qu’il y avait une rebuffade délibérée dans tout cela. Ayant senti une intention hostile, il s’efforça de comprendre le message que ses doigts composaient sur les touches du clavier. Puis il jugea cette pensée indigne et extravagante, l’écarta et s’abandonna sans réserve à la musique. Le charme ancien opéra bientôt de nouveau. Ses pieds n’étaient plus d’argile, sa chair devenait esprit ; devant ses yeux et derrière ses yeux, ce n’était qu’un ruissellement de splendeur ; puis la scène qu’il avait devant lui s’évanouissait et il était loin, il flottait au-dessus du monde, un monde d’un grand prix. Le connu et l’inconnu se mêlaient dans le spectacle de rêve dont était formée sa vision. Il entrait dans les ports curieux de pays baignés de soleil, déambulait dans des marchés parmi des peuples barbares qu’aucun homme n’avait encore jamais vus. Ses narines humaient les odeurs des îles aux épices qu’il avait respirées pendant des nuits torrides et asphyxiantes en mer ; ou bien il affrontait les alizés du sud-est tout au long des interminables journées des Tropiques, voyant disparaître derrière lui sur une mer turquoise des chapelets d’îlots coralliens hérissés de palmiers, et surgir à sa proue sur une mer turquoise d’autres chapelets d’îlots coralliens hérissés de palmiers. Les images allaient et venaient, rapides comme la pensée. À un moment, chevauchant un bronco, il traversait au galop le désert de l’Arizona aux couleurs féeriques ; l’instant d’après, il contemplait depuis une hauteur, à travers le voile d’une brume de chaleur, le sépulcre blanchi de la vallée de la Mort ; ou bien il avançait à l’aviron sur un océan glacial, où d’immenses îles de glace scintillaient au soleil. Il était étendu sur une plage de corail où les cocotiers poussaient jusqu’au bord de l’eau doucement murmurante. La carcasse d’une vieille épave brûlait avec des flammes bleues à la lueur desquelles dansaient les danseuses de hula1 ; des chanteurs, auprès, psalmodiaient des chants d’amour barbares, accompagnés des ukulélés tintinnabulants et du grondement des tam-tams. C’était une nuit tropicale vouée à la volupté. Le cratère d’un volcan, au loin, dressait sa silhouette contre les étoiles. Un pâle croissant de lune glissait lentement dans le ciel, la Croix du Sud brillait juste au-dessus de l’horizon.
Il était une harpe ; sa vie passée et sa conscience en étaient les cordes ; le flot de la musique venait frapper ces cordes comme un grand vent et, en les faisant vibrer, suscitait souvenirs et rêves. Il ne faisait pas qu’éprouver : les sensations se manifestaient dans des formes, des couleurs, des éclats, et les audaces de son imagination s’objectivaient comme par magie, prenant un caractère sublime. Le passé, le présent et le futur se mêlaient ; et, comme dans un bercement, il allait vers Elle, héros de nobles aventures et de fiers exploits dans un monde vaste et accueillant — vers elle, oui, et avec elle, et il gagnait son cœur, il la serrait dans ses bras, l’emportait dans sa course à travers les territoires sur lesquels régnait son esprit.
Elle, jetant des coups d’œil par-dessus son épaule, voyait un peu de tout cela sur les traits du jeune homme. Sa face était transfigurée, avec de grands yeux brillants qui perçaient le voile des sons et apercevaient au-delà la pulsation de la vie et les fantômes géants de l’esprit. Elle était stupéfaite. Le béjaune, l’empoté, le rustre avaient disparu. Les vêtements de coupe grossière, les mains écorchées, le visage recuit étaient toujours là ; mais ils lui semblaient être la grille d’une porte de prison à travers laquelle elle distinguait une grande âme privée de tout pouvoir d’expression par l’incapacité de ces lèvres sans force à lui donner voix. Cette perception ne dura que le temps d’un éclair, puis le rustre lui apparut de nouveau, et ce caprice de son imagination la fit sourire. Mais l’impression produite par cette vision fugitive ne s’effaça pas tout de suite, et lorsque vint pour lui le moment d’opérer une retraite maladroite, elle lui prêta le volume de Swinburne et un autre de Browning (elle étudiait Browning dans un de ses cours de littérature). Le voyant planté là rougissant, à bredouiller des remerciements comme un petit garçon, elle sentit monter en elle une vague de pitié, comme une mère eût pu en éprouver. Elle oublia le rustre, l’âme emprisonnée, l’homme dont le regard viril avait causé en elle délice et effroi. Elle ne vit plus devant elle qu’un enfant qui mettait dans sa main, pour la serrer, une main aussi calleuse qu’une râpe à muscade, une main qui lui égratignait la peau, et lui disait, d’une voix entrecoupée :
« Le plus beau moment de ma vie. Vous comprenez, j’ai pas l’habitude de choses… » Il jetait autour de lui des regards désemparés. « … de gens et de maisons comme ça. C’est nouveau pour moi et ça me plaît beaucoup.
— J’espère que vous reviendrez », dit-elle, tandis qu’il prenait congé de ses frères.
Il mit sa casquette, franchit le seuil d’un pas vacillant et disparut.
« Eh bien, comment le trouves-tu ? demanda Arthur.
— Très intéressant, répondit-elle. Une bouffée d’ozone. Quel âge a-t-il ?
— Vingt ans, presque vingt et un. Je le lui ai demandé cet après-midi. Je ne le croyais pas si jeune. »
Et j’ai trois ans de plus que lui, songea-t-elle, en souhaitant, d’un baiser, bonne nuit à ses frères.