Le petit groupe de socialistes et de penseurs de la classe ouvrière qui péroraient dans le parc de l’hôtel de ville l’après-midi, quand il faisait doux, fut à l’origine de la grande découverte. Une ou deux fois par mois, traversant le parc pour se rendre à la bibliothèque, Martin descendait de son vélo pour écouter les débats, dont il ne s’arrachait qu’à contrecœur. L’échange verbal avait bien moins de tenue qu’à la table de Mr. Morse. La gravité et la solennité n’avaient pas leur place ici ; les orateurs perdaient vite leur calme et se lançaient des noms d’oiseau ; les jurons et les sous-entendus obscènes fleurissaient. Il les vit une fois ou deux en venir aux mains. Pourtant, sans bien savoir pourquoi, il discernait quelque chose de fondamental dans les idées que ces hommes exposaient. Leur logomachie était bien plus stimulante pour l’intellect que le dogmatisme prudent et quiet de Mr. Morse. Ces hommes qui massacraient l’anglais, gesticulaient comme des déments et s’étrillaient les uns les autres avec une violence barbare lui paraissaient malgré tout plus vivants que Mr. Morse et son acolyte, Mr. Butler.
Martin avait, à plusieurs reprises, entendu citer le nom de Herbert Spencer dans le parc, mais un après-midi parut un disciple de Spencer, un vagabond miteux vêtu d’un paletot crasseux soigneusement boutonné au cou pour cacher l’absence de chemise. La querelle s’engagea dans la fumée des cigarettes — on en grillait beaucoup — et les crachements de jus de chique. Le vagabond résista victorieusement aux attaques, et même à la raillerie d’un ouvrier socialiste qui lui jeta : « L’Inconnaissable est le seul Dieu, et Herbert Spencer est son prophète. » Martin ne parvint pas à savoir précisément autour de quoi la discussion tournait mais, lorsqu’il repartit sur son vélo pour la bibliothèque, son intérêt pour Herbert Spencer avait été éveillé, et comme le vagabond avait souvent mentionné Premiers principes, il emprunta le volume1.
C’est ainsi que commença la grande découverte. Il avait déjà tâté de Spencer une fois et, ayant choisi de débuter par les Principes de psychologie, il avait échoué aussi misérablement qu’avec Mme Blavatsky. Il n’avait absolument rien compris, et avait rendu le livre sans le lire. Mais ce soir-là, après l’algèbre et la physique, et s’être essayé à un sonnet, il se mit au lit et ouvrit Premiers principes. À l’aube, il lisait toujours, incapable de fermer l’œil. Il ne put pas davantage écrire ce jour-là. Il demeura allongé sur son lit, puis, pour dégourdir ses membres, se coucha par terre sur le dos, en tenant le livre à bout de bras au-dessus de lui, ou en se retournant d’un côté et de l’autre. Cette nuit-là, il trouva le sommeil ; il se remit à ses travaux d’écriture le lendemain matin, mais fut incapable de résister à la tentation de continuer la lecture du livre, et il lut tout l’après-midi, oubliant tout, oubliant même que c’était la demi-journée que Ruth lui consacrait. Il ne reprit conscience du monde extérieur que lorsque Bernard Higginbotham ouvrit la porte avec violence et lui demanda s’il pensait qu’ils tenaient un restaurant.
Toute sa vie, Martin Eden avait été l’esclave de sa curiosité : il voulait savoir. C’était cette soif de connaissance qui l’avait lancé à l’aventure dans le vaste monde. Mais il apprenait maintenant de Spencer qu’il ne savait rien, et qu’il n’aurait jamais rien appris s’il avait continué à bourlinguer ainsi. Il n’avait fait qu’effleurer la surface des choses, observant des phénomènes isolés, accumulant des bribes de données, se livrant à des généralisations superficielles et de faible portée — chaque élément de l’ensemble flottant librement dans un monde chaotique soumis aux plus imprévisibles caprices du hasard. Il avait observé et analysé avec justesse le mécanisme du vol des oiseaux, mais il n’avait jamais songé à s’expliquer le processus par lequel des oiseaux étaient apparus comme des mécanismes organiques volants. Il n’avait jamais imaginé qu’un tel mécanisme pût exister, que les oiseaux pussent ne pas avoir volé de tout temps. Non, ils avaient toujours été là, c’était ainsi.
Il en avait été de même avec tous les domaines du savoir. Ses incursions naïves, menées sans préparation, dans le champ de la philosophie avaient été infructueuses. La métaphysique moyenâgeuse de Kant ne lui avait procuré aucune clef ; bien plus, elle l’avait amené à douter de ses propres capacités intellectuelles. De semblable façon, s’essayant à comprendre l’évolution, il s’était limité à un volume épouvantablement technique de Romanes1 auquel il n’avait rien compris. La seule idée qu’il en avait retirée était le caractère poussiéreux de la théorie de l’évolution, invention de petits esprits fiers de manier des mots considérables et incompréhensibles. Il découvrait à présent que l’évolution n’était pas qu’une théorie, mais un processus de développement unanimement reconnu par les hommes de sciences, qui ne divergeaient que sur les modalités de l’évolution.
Et voici qu’entrait en scène le dénommé Spencer, organisant pour son usage à lui, Martin Eden, le champ du savoir, ramenant toutes choses à l’unité, définissant les réalités fondamentales, offrant à son regard stupéfait un modèle de l’univers si concrètement mis au point qu’il avait l’apparence de ces maquettes de navire que les marins assemblent dans des bouteilles de verre. Là, plus de caprice, plus de hasard : tout était loi. Si l’oiseau volait, c’est parce qu’il obéissait à une loi ; et c’était conformément à cette même loi que le limon en fermentation, gigotant en tous sens, avait poussé des jambes et des ailes, et était devenu oiseau.
Martin avait gravi tous les échelons de la vie intellectuelle, et il était désormais sur le plus haut barreau auquel il eût atteint. Toutes les réalités secrètes de la vie se révélaient à lui. Ces découvertes le grisaient comme un alcool. La nuit, quand il dormait, il vivait avec les dieux dans un cauchemar monumental ; le jour, éveillé, il allait comme un somnambule, le regard absent, contemplant le monde qu’il venait de découvrir. À table, il n’écoutait pas les conversations sur des sujets insignifiants et vils, son attention étant entièrement absorbée par la recherche des causes et des effets de tout ce qui se produisait sous ses yeux. Sur le morceau de viande posé dans son assiette, il voyait jouer l’éclat du soleil, et, suivant ses avatars, remontait à la source de l’énergie de l’astre, à une centaine de millions de miles de distance ; ou bien, faisant le chemin en sens inverse, il reconstituait le progrès de son énergie, qu’il décelait dans les muscles mobiles de ses bras, grâce auxquels il pouvait couper sa viande, et dans le cerveau qui commandait aux muscles de s’animer pour couper la viande — jusqu’à ce que son regard intérieur découvrît le même soleil qui brillait dans sa tête. Tout à ses illuminations intimes, il n’entendait pas les remarques chuchotées par Jim — « L’est prêt pour l’asile, non ? » —, ni ne voyait le visage inquiet de sa sœur, ni le mouvement circulaire du doigt de Bernard Higginbotham, qui suggérait des rouages en mouvement dans le cerveau de son beau-frère.
Ce qui, d’une certaine façon, impressionnait le plus Martin, c’était la corrélation des branches du savoir — de toutes les branches du savoir. Il avait le goût de la connaissance, et rangeait ce qu’il apprenait dans des compartiments de sa mémoire. Par exemple, s’agissant de marine, il en avait une quantité considérable ; s’agissant des femmes, il disposait d’un nombre assez conséquent. Mais ces deux sujets n’avaient pas de relation entre eux, aucun lien n’existait entre les deux compartiments de sa mémoire. Qu’il pût y avoir dans le tissu du savoir des fils reliant une femme hystérique et une goélette devenue un bateau ardent1 ou se mettant en panne pendant un gros coup de vent, lui eût paru absurde et impossible. Pourtant, Herbert Spencer lui montra non seulement que la chose n’était pas ridicule, mais qu’il était impossible qu’il n’y eût pas de lien entre ces deux objets. Tout était relié à tout, depuis l’étoile la plus lointaine perdue dans les immensités de l’espace, jusqu’aux myriades d’atomes contenus dans le grain de sable sous votre pied. Ce concept nouveau était pour Martin une source d’émerveillement permanent, et il se surprenait à rechercher les liens qui unissaient les objets du monde sublunaire aux choses invisibles. Il dressait des listes d’objets parfaitement disparates, et était malheureux tant qu’il n’avait pas identifié les liens qui existaient entre l’amour, la poésie, un tremblement de terre, le feu, les serpents à sonnettes, les arcs-en-ciel, les pierres précieuses, les monstruosités, les couchers de soleil, le rugissement des lions, le gaz d’éclairage, le cannibalisme, la beauté, le meurtre, les amants, le pivot et le tabac. Ainsi unifiait-il l’univers, qu’il tenait dans sa main levée pour pouvoir l’observer ; ou bien, il se promenait dans des chemins écartés, des ruelles, des jungles, non pas comme un voyageur terrifié errant dans un monde énigmatique à la recherche d’un but inconnu de lui, mais en observant, dressant des cartes, se familiarisant avec ce qu’il y a à connaître. Et plus il apprenait, plus il admirait éperdument le monde, et la vie, et sa vie à lui, en particulier.
« Imbécile ! » lançait-il à son image dans le miroir. « Tu voulais écrire, tu essayais d’écrire, et tu n’avais rien à dire. Quelles richesses avais-tu en toi ? Quelques idées puériles, quelques impressions sans valeur, de la beauté mal digérée, une montagne d’ignorance crasse, un cœur débordant d’amour et une ambition aussi bouffie que ton amour et aussi creuse que ton ignorance. Et tu voulais écrire ! Allons donc ! Tu commences tout juste à disposer de quelques matériaux. Tu voulais créer de la beauté alors que tu ne connaissais rien à la nature de la beauté. Tu voulais parler de la vie, sans connaître les traits essentiels de la vie. Tu voulais parler du monde et de l’ordre des choses, alors que le monde était pour toi un casse-tête chinois, et que tu n’aurais pu parler que de ton ignorance de l’ordre des choses. Mais ne te décourage pas, Martin ! Tu finiras bien par écrire, mon petit gars ! Tu en sais un peu maintenant, un tout petit peu, et si tu continues sur cette voie, qui est la bonne, tu en apprendras encore plus. Et un jour, la chance aidant, tu ne seras peut-être plus très loin de savoir tout ce qu’il y a à savoir. Alors, tu écriras. »
Il fit part à Ruth de sa grande découverte, partageant avec elle sa joie et son éblouissement, mais elle parut moins enthousiaste que lui. Elle acceptait tacitement cette théorie, dont apparemment elle avait entendu parler au cours de ses études. Elle n’en était pas bouleversée comme lui. Sa réaction l’aurait étonné s’il ne s’était avisé que la théorie n’était pas aussi nouvelle et inédite pour elle que pour lui. Il découvrit qu’Arthur et Norman croyaient à l’évolution et avaient lu Spencer, qui ne les avait pas impressionnés outre mesure. Le jeune homme aux lunettes et à la tignasse, Will Olney, quant à lui, raillait Spencer de façon déplaisante et répétait l’épigramme : « L’Inconnaissable est le seul Dieu, et Herbert Spencer est son prophète. »
Martin lui pardonnait ses railleries parce qu’il s’était rendu compte qu’Olney n’était pas amoureux de Ruth. Plus tard, c’est avec stupeur qu’il comprit à divers petits indices que non seulement Ruth ne lui plaisait pas, mais qu’il la détestait cordialement. C’était pour lui quelque chose d’incompréhensible ; un phénomène qu’il ne pouvait pas mettre en corrélation avec tous les autres phénomènes de l’univers. Cela ne l’empêchait pas d’avoir pitié de ce pauvre garçon, dont une déficience native lui interdisait d’admirer comme il convenait la subtilité et la beauté de Ruth. Ils firent plusieurs excursions dominicales à vélo dans les collines, et Martin put observer à loisir la trêve armée qui existait entre Ruth et Olney. Ce dernier copinait avec Norman, abandonnant Arthur et Martin à la compagnie de Ruth, ce dont Martin lui était très reconnaissant.
Ces dimanches furent pour Martin des jours bénis. D’abord, et surtout, parce qu’il était avec Ruth, et aussi, dans une moindre mesure, parce qu’ils tendaient à le mettre sur un plan d’égalité avec les jeunes gens de la classe à laquelle elle appartenait. En dépit de leurs longues années d’études rigoureusement menées, il découvrait qu’il était intellectuellement leur égal, et les heures passées à s’entretenir avec eux lui servaient à faire l’épreuve pratique de la grammaire sur laquelle il s’était si durement échiné. Il avait renoncé aux manuels de savoir-vivre, s’en remettant à l’observation pour lui montrer comment se conduire en société. À l’exception des moments où son enthousiasme prenait le dessus, il était toujours sur ses gardes, observait soigneusement leurs gestes et tirait profit de leurs minuscules manifestations de civilité et de politesse.
Il fut, au début, passablement surpris de constater que Spencer était très peu lu. « Herbert Spencer », lui dit le documentaliste de la bibliothèque, « ah oui, c’est un grand esprit. » Mais l’homme semblait ignorer ce que ce grand esprit avait dans la tête. Un soir, au dîner, alors que Mr. Butler se trouvait là, Martin orienta la conversation sur Spencer. Mr. Morse dénonça âprement l’agnosticisme du philosophe anglais, tout en avouant qu’il n’avait pas lu les Premiers principes. Mr. Butler, quant à lui, déclara que Spencer l’exaspérait, qu’il n’en avait pas lu une ligne, et se débrouillait parfaitement sans lui. Le doute s’insinua dans l’esprit de Martin, et, s’il eût été moins fortement non conformiste dans ses jugements, il se serait rangé à l’avis général et aurait renoncé à Herbert Spencer. En l’occurrence, il trouvait les thèses de Spencer convaincantes, et un renoncement à Spencer — ainsi formulait-il la chose — eût été comparable au geste du navigateur qui jette sa boussole et son chronomètre par-dessus bord. Aussi Martin continuait-il à étudier méthodiquement la théorie de l’évolution, maîtrisant toujours plus son sujet, conforté dans ses convictions par celles d’un millier d’auteurs indépendants qui pensaient comme lui. Plus il étudiait, plus il voyait s’ouvrir des perspectives sur des domaines inexplorés du savoir, et il se plaignait interminablement que les jours n’eussent que vingt-quatre heures.
Parce que les jours étaient si courts, il en vint à abandonner l’algèbre et la géométrie. Il ne s’était jamais lancé dans la trigonométrie. Il supprima la chimie de son programme d’étude, ne conservant que la physique.
« Je ne suis pas un spécialiste », dit-il à Ruth en manière de justification. « Et je ne tiens pas à le devenir. Il existe trop de spécialités pour qu’un seul homme puisse prétendre en maîtriser ne fût-ce qu’un dixième dans l’espace d’une vie. Ce que je dois rechercher, c’est une culture générale. Quand j’aurai besoin des travaux des spécialistes, je consulterai leurs ouvrages.
— Mais ce n’est pas la même chose que si vous possédiez ces connaissances vous-même, protesta-t-elle.
— Ce n’est pas nécessaire. Nous profitons du travail des spécialistes, c’est leur raison d’être. Quand je suis entré chez vous, j’ai remarqué des ramoneurs à leur tâche. Ce sont des spécialistes ; quand ils auront fini, vous aurez des cheminées propres sans rien connaître de la manière dont elles sont construites.
— C’est un peu tiré par les cheveux, non ? »
Elle le regarda étrangement, avec ce qui lui parut être un air de reproche. Mais il était convaincu de la justesse de son point de vue.
« Tous les penseurs qui écrivent sur des sujets généraux, les plus grands esprits, en fait, font confiance aux spécialistes. Herbert Spencer l’a fait. Il a fondé ses généralisations sur les découvertes de milliers de chercheurs. Il lui aurait fallu mille vies pour tout faire par lui-même. Même chose pour Darwin. Il a mis à profit les connaissances des botanistes et des éleveurs.
— Vous avez raison, Martin, dit Olney. Vous savez ce que vous cherchez ; Ruth, non. Elle ne sait même pas ce qu’elle recherche pour elle-même…
« Oh, je sais… » s’empressa-t-il d’ajouter, pour parer à l’objection de la jeune fille. « Je sais que tu appelles cela la culture générale. Mais si c’est cela que vous recherchez, peu importe l’objet de votre étude. Vous pouvez étudier le français, l’allemand, ou laisser tomber l’une et l’autre langue et passer à l’espéranto, vous en retirerez toujours un vernis de culture. Vous pouvez aussi apprendre le grec ou le latin avec la même intention. Cela ne vous servira à rien, mais ce sera toujours de la culture. Ruth, par exemple, a étudié le saxon il y a deux ans ; elle était ferrée… et elle n’en a pas retenu autre chose que Whan that sweet Aprile with his schowers soote1… Je cite comme il faut, non ?
« Ça t’a quand même donné un vernis de culture. » Il éclata de rire, toujours pour parer à l’intervention de Ruth. « Je le sais. Nous avons suivi les mêmes cours.
— Tu parles de culture comme si c’était un moyen pour atteindre une fin », s’écria Ruth. Ses yeux lançaient des éclairs et ses joues s’étaient empourprées. « La culture est une fin en soi.
— Mais ce n’est pas ce que désire Martin.
— Comment le sais-tu ?
— Dites-nous ce que vous désirez, Martin », fit Olney en se tournant franchement vers lui.
Martin, qui se sentait très mal à l’aise, lança à Ruth un regard suppliant.
« Oui, que désirez-vous, Martin ? demanda Ruth. Votre réponse réglera le problème.
— Je souhaite me cultiver, bien sûr, bredouilla Martin. J’aime la beauté, et la culture me permettra de l’apprécier avec plus de discernement. »
Elle hocha la tête d’un air triomphant.
« Sottises, et vous le savez bien, commenta Olney. Martin veut faire carrière, il ne cherche pas à se cultiver. Simplement, dans son cas, la culture est un auxiliaire de la carrière. S’il voulait être chimiste, la culture serait inutile. Martin veut écrire, mais il a peur de le dire pour ne pas te donner tort.
« Et pourquoi veut-il écrire ? poursuivit-il. Parce qu’il ne roule pas sur l’or. Pourquoi te farcis-tu la tête de saxon et de culture générale ? Parce que tu n’as pas besoin de faire ton chemin dans le monde. Ton père y veille pour toi. Il t’achète tes toilettes et tutti quanti. À quoi nous sert notre fichue éducation, la tienne et la mienne, celle d’Arthur et celle de Norman ? Nous sommes saturés de culture générale, et si nos papas faisaient faillite aujourd’hui, nous échouerions au certificat d’aptitude au professorat. Ce que tu pourrais avoir de mieux, Ruth, c’est un poste d’institutrice de campagne ou de professeur de musique dans un pensionnat de jeunes filles.
— Et toi, peut-on savoir ce que tu ferais ? demanda-t-elle.
— Rien de très glorieux. Je pourrais gagner un dollar et demi dans un emploi non qualifié, ou je pourrais peut-être me faire recruter dans la boîte à bachot de Hanley. Je dis bien peut-être, parce que je pourrais aussi bien me faire congédier au bout d’une semaine pour cause de parfaite incompétence. »
Martin suivait la conversation avec attention, et, bien qu’il fût persuadé qu’Olney avait raison, il était choqué par le comportement passablement cavalier qu’il réservait à Ruth. Tandis qu’il l’écoutait parler, une nouvelle conception de l’amour se formait dans son esprit. La raison n’avait rien à voir avec l’amour. Peu importait que la femme qu’il aimait raisonnât correctement ou non. L’amour était au-dessus de la raison. Qu’elle ne fût pas en mesure de reconnaître pleinement le caractère de nécessité de sa carrière à lui ne la rendait pas moins aimable. Tout en elle méritait d’être aimé, et ce qu’elle pensait n’avoir rien à faire là-dedans.
« Vous dites ? » fit-il, en réaction à une question d’Olney qui avait interrompu le fil de ses pensées.
« Je disais que j’espérais que vous ne feriez pas la bêtise de vous mettre au latin.
— Mais le latin est bien plus que de la culture générale, intervint Ruth. C’est un bagage essentiel.
— Eh bien, dites, est-ce que vous allez vous y mettre ? » insista Olney.
Martin était aux abois. Il voyait que Ruth brûlait d’entendre sa réponse.
« Malheureusement, je pense que je n’aurai pas le temps, finit-il par dire. J’aimerais bien, mais je n’aurai pas le temps.
— Tu vois, exulta Olney, ce n’est pas la culture que recherche Martin. Il essaie d’aller quelque part, de faire quelque chose.
— Oh, c’est un exercice mental, une discipline intellectuelle. Le latin assure une bonne formation de l’esprit. » Ruth regardait Martin d’un air impatient, comme si elle espérait le voir changer de point de vue. « Voyez les joueurs de football, ils doivent s’entraîner avant le match. Le latin a la même fonction pour le penseur. C’est un entraînement.
— Balivernes ! C’est ce qu’on nous disait quand nous étions gosses. Mais il y a une chose qu’on ne nous a pas dite, et qu’on nous a laissés découvrir par nous-mêmes plus tard. » Olney s’arrêta un instant, ménageant son effet. « Ce qu’on ne nous a pas dit, reprit-il, c’est qu’une personne de qualité devrait étudier le latin, mais n’est pas tenue de le connaître.
— Tu es injuste, s’écria Ruth. Je savais que tu allais essayer de t’en sortir en changeant de sujet.
— Habile, si tu veux, mais je ne suis pas injuste. Les seuls qui connaissent leur latin sont les pharmaciens, les hommes de loi et les professeurs de latin. Si Martin veut devenir l’un d’eux, c’est que je n’ai rien compris. De toute façon, quel rapport cela a-t-il avec Herbert Spencer ? Martin vient de découvrir Spencer, il en est complètement toqué. Pourquoi ? Parce que Spencer le mène quelque part. Moi, il ne me mènerait nulle part, ni toi non plus. D’ailleurs, où pourrions-nous vouloir aller ? Toi, tu te marieras un jour ; moi, je n’aurai rien d’autre à faire qu’à suivre à la trace les notaires et hommes d’affaires qui veilleront sur l’argent que mon père me laissera. »
Olney se leva pour partir, mais se retourna sur le seuil de la porte pour décocher sa dernière flèche.
« Laisse Martin tranquille, Ruth. Il sait ce qu’il lui faut. Regarde ce qu’il a déjà fait. Il me rend malade parfois, malade de honte. Il en sait plus sur le monde, la vie, la condition humaine, et tutti quanti, qu’Arthur ou Norman ou moi, et même que toi, à vrai dire, en dépit de notre latin, de notre français, de notre saxon, de notre culture.
— Mais Ruth est mon professeur, intervint Martin, chevaleresque. Je lui dois le peu que j’ai appris.
— Vous plaisantez ? » Olney lança à Ruth un regard mauvais. « J’imagine que vous allez continuer en me disant que c’est sur son conseil que vous lisez Spencer — seulement, ce n’est pas vrai. Elle n’en sait pas plus sur Darwin et l’évolution que moi sur les mines du roi Salomon. C’est quoi, déjà, cette définition invraisemblable de Spencer dont vous nous avez gratifiés l’autre jour, ce truc sans queue ni tête sur l’homogénéité ? Resservez-la-lui, et vous verrez si elle en comprend un traître mot. Ce n’est pas de la culture, ça, voyez-vous. Bon, portez-vous bien, et si vous vous mettez au latin, Martin, je vous retire mon estime. »
Il y avait dans toute cette discussion, qu’il avait écoutée avec intérêt, quelque chose qui gênait Martin. Cela touchait aux études, aux leçons, aux rudiments du savoir, et le ton potache de l’échange jurait avec les ambitions formidables qui l’agitaient — cette ardeur à empoigner la vie qui rendait ses doigts pareils à des serres d’aigle, ce sentiment exaltant et douloureux des réalités cosmiques, et la conscience naissante de son pouvoir souverain sur toutes ces choses… Il se comparaît à un poète échoué sur le rivage d’une terre étrangère, puissant créateur de beauté qui trébuche et bredouille en essayant vainement de chanter dans la langue rude et barbare de ses nouveaux frères. Telle était sa situation. Fasciné, tourmenté par les grandes abstractions universelles, il était pourtant contraint de traînasser lamentablement dans une cour de récréation et de débattre avec des collégiens de l’intérêt d’étudier le latin.
« Quel rapport le latin a-t-il avec tout cela ? » demanda-t-il à son image dans le miroir, ce soir-là. « Que les morts reposent en paix dans leur tombe. Pourquoi devrions-nous, moi et la beauté qui est en moi, nous soumettre à la loi des morts ? La beauté est vivante et éternelle, les langues passent ; elles sont la poussière des morts. »
Il se fit ensuite la réflexion qu’il avait très bien formulé ses idées, et il se mit au lit en se demandant pourquoi il ne parvenait pas à s’exprimer pareillement quand il était avec Ruth. Il n’était qu’un collégien, et parlait dans une langue de collégien, lorsqu’il se trouvait en sa présence.
« Qu’on me laisse le temps, s’exclama-t-il. Qu’on me laisse seulement le temps. »
Il se lamentait sans fin : du temps ! du temps ! du temps !