CHAPITRE XXVI

Martin Eden ne se mit pas en quête d’un travail le lendemain matin. Il n’émergea de son délire qu’en fin d’après-midi, et promena sur sa chambre des yeux endoloris. Mary, huit ans, une fillette de la tribu Silva qui le veillait, poussa un cri en le voyant revenir à lui. Maria se précipita de la cuisine ; elle posa sa main calleuse sur le front brûlant de Martin et lui tâta le pouls.

« Vous voulez manger ? » demanda-t-elle.

Il secoua la tête. Manger était la moindre de ses envies, et il douta d’avoir jamais eu faim de sa vie.

« Je suis malade, Maria, dit-il faiblement. Qu’est-ce que c’est ? Vous le savez ?

— La grippe, répondit-elle. Dans deux ou trois jours, vous irez mieux. Vaut mieux rien manger maintenant. Plus tard vous pourrez beaucoup manger, demain vous pourrez p’têt’ manger. »

Martin ne connaissait pas grand-chose à la maladie, et quand Maria et sa petite fille l’eurent quitté, il essaya de se mettre debout et de s’habiller. Au prix d’un terrible effort de volonté, pris de vertiges, incapable de garder ouverts ses yeux douloureux, il parvint à sortir de son lit, mais pour se retrouver affalé sur la table. Une demi-heure plus tard, il put regagner son lit, où il se contenta de demeurer allongé, les yeux clos, analysant ses douleurs et ses maux. Maria vint plusieurs fois changer les linges froids sur son front. Le reste du temps, elle le laissa tranquille ; elle était trop avisée pour l’ennuyer avec des bavardages. Il lui en était reconnaissant, et se murmurait à lui-même : « Maria, vous l’aurez, votre ferme laitière, c’est sûr, vous l’aurez. »

Puis il se souvint de la veille, une journée qui appartenait à un si lointain passé ! Il lui semblait qu’il s’était écoulé des siècles depuis qu’il avait reçu cette lettre du Transcontinental, des siècles depuis que tout était bel et bien fini, depuis que la page était tournée. Il avait tiré sa dernière cartouche, rageusement, et à présent il était sur le flanc. S’il avait pu manger à sa faim, il ne se serait pas laissé attraper par La Grippe*. Il était au bout du rouleau, et n’avait pas eu la force de rejeter le germe de la maladie qui avait envahi son organisme. Voilà ce qui en résultait.

« À quoi sert à un homme d’écrire autant de livres que peut en contenir une bibliothèque, si c’est pour y laisser sa vie ? s’interrogea-t-il à voix haute. Moi, j’en veux une autre. Et sans littérature, cette fois. Vivent le bureau et le livre de comptes, le salaire mensuel et la petite maison avec Ruth ! »

Deux jours plus tard, après avoir mangé un œuf et deux tranches de pain grillé et bu une tasse de thé, il demanda son courrier, mais s’aperçut que ses yeux lui faisaient encore trop mal pour lui permettre de lire.

« Lisez pour moi, Maria, dit-il. Ignorez les grosses enveloppes et les longues lettres. Jetez-les sous la table. Lisez-moi les petites lettres.

— Maria sait pas lire, répondit-elle. Teresa, elle sait, elle va à l’école. »

Ce fut donc Teresa Silva, neuf ans, qui ouvrit ses lettres et les lui lut. Il écouta distraitement les interminables récriminations de l’agence qui louait la machine à écrire, l’esprit occupé à chercher un moyen de trouver du travail. Tout à coup, il fut brutalement ramené au présent.

« “Nous vous offrons quarante dollars pour tous les droits de publication en revue de votre nouvelle, ânonnait lentement Teresa, à condition que vous nous autorisiez à faire les modifications proposées.”

— De quelle revue s’agit-il ? hurla Martin. Donne-moi cette lettre ! »

Il pouvait lire maintenant, sans se soucier outre mesure de la douleur. C’était The White Mouse1 qui lui offrait quarante dollars, et la nouvelle était « Le Tourbillon », un autre de ses premiers contes de terreur. Il lut et relut plusieurs fois la lettre. Le rédacteur en chef lui expliquait sans ambages qu’il n’avait pas su exploiter son idée, mais qu’ils la lui achetaient parce qu’elle était originale. S’ils pouvaient réduire le texte d’un tiers, ils le prendraient et lui enverraient quarante dollars à réception de sa réponse.

Il demanda une plume et de l’encre, et écrivit au rédacteur qu’il pouvait réduire sa nouvelle de trois tiers s’il le désirait, et le pria d’envoyer les quarante dollars sans plus attendre.

Une fois la lettre mise au courrier par Teresa, Martin se recoucha et réfléchit. Ce n’était pas un mensonge, en fin de compte. The White Mouse payait à l’acceptation. « Le Tourbillon » était une histoire de trois mille mots. Réduite d’un tiers, elle comporterait deux mille mots. Au tarif de quarante dollars, cela faisait bien deux cents le mot. Règlement à l’acceptation et deux cents le mot… Les journaux avaient dit vrai. Et dire qu’il croyait que The White Mouse était une revue de troisième ordre ! Il était évident qu’il ne connaissait pas le monde des revues. Le Transcontinental, qu’il tenait pour un magazine de qualité, payait un cent les dix mots, et The White Mouse, qu’il avait jugé sans valeur, payait vingt fois plus, et à l’acceptation.

Dans ces conditions, une chose au moins était certaine : une fois rétabli, il ne se mettrait pas en quête d’un emploi. Il avait en lui encore beaucoup d’histoires aussi bonnes que « Le Tourbillon » et, à quarante dollars l’histoire, il pouvait gagner bien plus que dans n’importe quel emploi salarié. Au moment précis où il avait cru la bataille perdue, il la gagnait. Il avait fait la preuve qu’il pouvait faire carrière ; son chemin était tout tracé. Après un tel début dans The White Mouse, les revues s’ajouteraient les unes aux autres dans la liste de ses mécènes. Fini les travaux alimentaires, qui d’ailleurs lui avaient fait perdre son temps sans lui rapporter un seul dollar. Il allait se consacrer au bon vrai travail, où il mettrait le meilleur de lui-même. Il eût aimé que Ruth fût là pour partager sa joie, et lorsqu’il prit les lettres qu’il avait laissées sur son lit, il en trouva une d’elle. Elle lui faisait de tendres reproches, se demandait ce qui l’avait tenu éloigné d’elle si longtemps. Il relut la lettre empli d’adoration, s’attardant sur son écriture, amoureux de chaque trait de plume, et à la fin posa un baiser sur la signature.

Dans sa réponse, il lui dit bien imprudemment qu’il n’était pas allé la voir parce que son plus beau costume était engagé. Il lui dit qu’il avait été malade, mais qu’il était à peu près remis, et que d’ici dix jours ou deux semaines (le temps qu’il fallait à une lettre pour faire un aller retour à New York) il récupérerait ses vêtements et lui rendrait visite.

Mais Ruth n’était pas disposée à attendre dix jours ou deux semaines. Et puis, son amoureux était malade. L’après-midi suivant, accompagnée d’Arthur, elle arriva dans l’attelage des Morse, pour la plus grande joie de la tribu Silva et de tous les gamins de la rue, et à la consternation de Maria. Elle flanqua des taloches aux Silva qui s’attroupaient autour des visiteurs sur le minuscule perron, et, dans un anglais plus atroce qu’à l’accoutumée, tenta de s’excuser de sa mise. Des manches retroussées sur ses bras tachés de savon et une toile de jute humide nouée autour de sa taille trahissaient la besogne dont elle venait d’être tirée. Elle fut si bouleversée de voir deux élégantes jeunes personnes rendre visite à son locataire qu’elle en oublia de les prier de s’asseoir dans le petit salon. Pour parvenir à la chambre de Martin, ils traversèrent la cuisine, que la formidable lessive en cours avait transformée en un bain de vapeur. Dans son agitation, Maria coinça la porte de la chambre dans celle du placard, et pendant cinq minutes, par l’entrebâillement, des nuages de vapeur chargés d’effluves de savon et de saleté envahirent la chambre du malade.

Ruth parvint à virer comme il fallait, à droite, à gauche, à droite encore, et à emprunter l’étroit passage entre la table et le lit, pour arriver au chevet de Martin ; mais Arthur effectua un virage trop large et se retrouva dans le coin où Martin faisait sa cuisine, non sans avoir provoqué un grand vacarme de poêles et de casseroles. Arthur ne s’attarda pas. Ruth occupait l’unique chaise, et, son devoir accompli, il ressortit et demeura près de la grille, objet d’admiration des sept Silva qui le contemplaient comme un phénomène dans une baraque de fête foraine. Les enfants de tout le voisinage étaient agglutinés autour de la voiture, guettant fébrilement un terrible, un tragique dénouement. Dans leur rue, on ne voyait de voitures que pour les mariages et les enterrements. Comme il n’y avait ni mariés ni défunt, il devait donc se produire un événement extraordinaire, qui valait la peine qu’on attende.

Martin fit à Ruth un accueil extravagant. C’était une nature essentiellement aimante, et qui avait un besoin d’affection supérieur à celui de l’homme ordinaire. Il avait faim d’affection, ou, en d’autres termes, s’agissant de lui, d’intelligente compréhension, et il ne savait pas encore que l’affection de Ruth relevait du sentiment et de la délicatesse, et procédait d’une forme de gentillesse plutôt que d’une compréhension des objets auxquels elle s’attachait. Ainsi, tandis que Martin parlait gaiement en lui tenant la main, la jeune fille ne pouvait se retenir de répondre à ces pressions, et ses yeux brillants se mouillaient de le voir si démuni, portant sur son visage les marques de la souffrance.

Il lui raconta l’histoire des deux lettres d’acceptation, son désespoir quand il avait reçu celle du Transcontinental, et le bonheur inverse que lui avait procuré celle de The White Mouse, mais elle ne le suivait pas. Elle entendait les mots qu’il prononçait, comprenait leur signification littérale, mais ne partageait ni son désespoir ni son bonheur. Elle restait prisonnière de son point de vue à elle : elle n’avait que faire de vendre des nouvelles aux journaux. Seul lui importait le mariage — ce dont, d’ailleurs, elle n’avait nulle conscience. Elle ne soupçonnait pas davantage que son désir de voir Martin se faire une situation n’exprimait rien d’autre que le tout-puissant instinct de la maternité. Elle eût rougi de se l’entendre dire aussi crûment, puis se fût sans doute indignée, clamant qu’elle n’avait souci que de l’homme qu’elle aimait, dont elle désirait avant tout qu’il donnât le meilleur de lui-même. C’est pourquoi, tandis que Martin épanchait son cœur, transporté par les premiers succès qu’il avait connus dans une carrière choisie par lui, elle n’écoutait que le bruit de ses mots, jetant à la dérobée des regards autour d’elle, choquée par ce qu’elle voyait.

Pour la première fois, Ruth avait sous les yeux le visage sordide de la pauvreté. Les amants faméliques lui avaient toujours paru romantiques, mais elle n’avait aucune idée de la façon dont vivent les amants faméliques. Elle n’aurait jamais imaginé que ce pût être comme ça. Son regard ne cessait d’aller de la chambre à Martin, puis de Martin à la chambre. L’odeur de linge sale apportée de la cuisine par les bouffées de vapeur lorsqu’elle était entrée dans la pièce lui donnait la nausée. Martin devait en être tout imprégné, songea-t-elle, si cette horrible bonne femme faisait souvent des lessives. La contagion de l’avilissement… Quand elle regardait Martin, il lui semblait voir les salissures que ce milieu avait imprimées sur sa personne. Elle ne l’avait jamais vu que rasé, et sa barbe de trois jours la dégoûtait. Non seulement elle lui donnait cet aspect sombre et terreux qui était celui de la maison Silva, dedans comme dehors, mais elle accentuait chez lui, eût-on dit, cet élément de force animale qu’elle avait en horreur. Et voilà qu’il était conforté dans sa folie par deux lettres d’acceptation dont il lui parlait avec tant de fierté. Quelques semaines de plus, et il aurait rendu les armes et cherché un emploi. À présent, il allait continuer à vivre dans cette affreuse maison, continuer à écrire sans manger pendant quelques mois encore.

« Quelle est cette odeur ? demanda-t-elle soudain.

— La lessive de Maria, j’imagine, répondit-il. Je m’y suis tout à fait habitué.

— Non, non, ce n’est pas ça. C’est autre chose. Une odeur écœurante, fétide. »

Martin huma l’air avec méthode avant de répondre.

« Je ne sens rien d’autre, sinon une odeur de tabac froid, conclut-il.

— C’est ça. C’est horrible. Pourquoi fumez-vous tant, Martin ?

— Je l’ignore, mais je sais que je fume plus qu’à l’ordinaire quand je suis seul. Et puis, c’est une très ancienne habitude, j’ai commencé quand j’étais tout gosse.

— C’est une habitude détestable, vous savez. Cette odeur est infecte.

— C’est la faute du tabac. Je ne peux m’offrir que le moins cher. Mais attendez que j’aie reçu ce chèque de quarante dollars, j’en achèterai alors d’une autre qualité, une qualité à séduire les odorats les plus délicats. Mais ce n’était pas mal, quand même, deux lettres d’acceptation en trois jours, non ? Ces quarante-cinq dollars me permettront de rembourser à peu près toutes mes dettes.

— Pour deux années de travail ?

— Non, pour moins d’une semaine de travail. Voulez-vous me passer ce cahier à l’autre bout de la table, le livre de comptes à la couverture grise ? » Il l’ouvrit et se mit à feuilleter rapidement les pages. « Oui, j’avais raison. Quatre jours pour « Sonnerie de cloches », deux jours pour « Le Tourbillon ». Cela fait quarante-cinq dollars pour une semaine de travail, soit cent quatre-vingts dollars par mois. Jamais je ne gagnerai autant dans un emploi salarié. En outre, je ne fais que commencer. Un revenu de mille dollars par mois n’est pas trop élevé pour vous acheter tout ce que je veux que vous ayez ; un salaire de cinq cents par mois ne serait pas suffisant. Ces quarante-cinq dollars ne sont qu’un début. Attendez que mon moteur tourne à plein régime, et ensuite observez la fumée que je lâcherai ! »

Ruth, incapable de comprendre ses métaphores, revint aux cigarettes.

« Vous fumez plus que de raison, et la qualité du tabac n’y changera rien. Fumer est une horrible chose, quelle que soit la qualité du tabac. Vous êtes une cheminée, un volcan fait homme, un tuyau de poêle. Vous devriez avoir honte, mon chéri, savez-vous bien ? »

Elle se pencha vers lui d’un air suppliant, et quand il vit ce visage fin et ces yeux purs et limpides, il éprouva comme autrefois le sentiment de son indignité.

« J’aimerais que vous cessiez de fumer, murmura-t-elle. S’il vous plaît… pour l’amour de moi.

— Très bien, j’arrêterai, s’écria-t-il. Je ferai tout ce que vous demandez, ma chérie, tout, vous le savez bien. »

Une grande tentation se présenta à elle. Elle avait plus d’une fois remarqué le côté accommodant et généreux de sa nature, et elle était sûre que, si elle lui demandait de renoncer à écrire, il accéderait à son désir. Pendant le très bref instant qui suivit, les mots tremblèrent sur ses lèvres, mais elle ne les prononça pas. Elle n’avait pas encore assez de courage, elle n’osait pas vraiment. Elle préféra se glisser dans ses bras accueillants et dit tout bas :

« Vous savez, Martin, ce n’est pas pour l’amour de moi que je vous demande cela, mais dans votre intérêt. Je suis certaine que la fumée vous fait du mal, et d’ailleurs il n’est pas bon d’être l’esclave de quelque chose, surtout d’une drogue.

— Je serai toujours votre esclave, dit-il avec un sourire.

— Dans ce cas, je vais commencer à donner mes ordres. »

Elle le regarda malicieusement, tout en regrettant déjà, en son for intérieur, de ne pas avoir préféré son autre requête, plus essentielle.

« Je ne vis que pour obéir, Votre Majesté.

— Dans ce cas, mon premier commandement est celui-ci : “Te raser tous les jours, tu n’oublieras point.” Regardez comme vous m’avez raclé la joue ! »

Et cela se termina par des caresses et des fous rires d’amoureux. Mais elle avait marqué un point, et ne pouvait espérer en marquer plus d’un à la fois. Avoir pu le persuader de cesser de fumer l’emplissait d’un orgueil de femme. Une autre fois, elle le convaincrait de chercher une situation, car il avait bien dit, n’est-ce pas, qu’il ferait tout ce qu’elle lui demanderait ?

Elle quitta son chevet pour explorer la chambre, examina les notes de lecture accrochées aux fils à linge, découvrit le fonctionnement de la poulie utilisée pour suspendre la bicyclette au plafond, s’attrista du monceau de manuscrits sous la table, qui représentait à ses yeux autant de mois perdus. Le réchaud à pétrole suscita son admiration, mais en inspectant les étagères à provisions, elle les trouva vides.

« Mais… vous n’avez rien à manger, mon pauvre chéri, dit-elle avec une tendre compassion. Vous devez mourir de faim.

— J’entrepose mes provisions dans le garde-manger de Maria. » Il inventait. « Elles se conservent mieux chez elle. Pas de danger que je meure de faim. Regardez ça. »

Elle était revenue à ses côtés, et le vit fléchir son avant-bras et faire saillir son biceps sous la manche de chemise. La vue du muscle gonflé, noueux, dur, lui inspirait de la répulsion. Sentimentalement, elle était dégoûtée ; mais son pouls, son sang, chaque fibre de son corps en avait un désir éperdu, et, cédant à la vieille et mystérieuse impulsion, elle s’approcha de lui au lieu de reculer. L’instant suivant, tandis qu’il la serrait contre lui, son cerveau, qui n’avait souci que des aspects superficiels de la vie, se révoltait, tandis qu’en elle le cœur et la femme, en quoi s’exprimait la vie même, exultaient et triomphaient. C’était dans ces moments-là qu’elle ressentait le plus vivement la grandeur de son amour pour Martin, car elle était près de défaillir de plaisir quand elle sentait ses bras vigoureux l’enlacer, la presser contre lui, la blesser presque par la ferveur de son étreinte. Alors, elle se sentait justifiée dans la trahison de ses principes, la violation de ses propres sublimes idéaux et, surtout, dans la désobéissance dont elle se rendait coupable vis-à-vis de sa mère et de son père. Ils ne voulaient pas qu’elle épousât cet homme, ils étaient scandalisés qu’elle pût l’aimer. Elle-même l’était aussi, parfois, quand elle se trouvait loin de lui et redevenait raisonnable et maîtresse d’elle-même. Près de lui, elle l’aimait… d’un amour, il est vrai, quelquefois agacé et inquiet, mais qui était bel et bien de l’amour, un amour plus fort qu’elle.

« Quant à La Grippe*, ce n’est rien, disait-il. C’est un peu douloureux et ça donne d’atroces migraines, mais ce n’est rien à côté de la dengue.

— Vous avez attrapé cela aussi ? » demanda-t-elle distraitement, absorbée par ce présent du Ciel qu’était pour elle le fait de se trouver dans les bras de Martin.

D’une question posée dans l’indifférence à une autre, la conversation avança jusqu’au moment où une remarque de Martin la fit sursauter.

Il avait contracté la fièvre dans une colonie secrète de trente lépreux située sur l’une des îles Hawaï1.

« Mais pourquoi êtes-vous allé là-bas ? » demanda-t-elle.

Une indifférence aussi royale à sa propre santé lui paraissait un crime.

« Parce que je n’en savais rien. Je n’avais jamais songé aux lépreux. Quand j’ai déserté la goélette et que je me suis retrouvé sur la plage, je me suis enfoncé dans les terres pour me cacher. Pendant trois jours, j’ai vécu de goyaves, de pommes d’ohia et de bananes, qui poussaient à profusion dans la jungle. Le quatrième jour, j’ai trouvé la piste, une simple piste piétonne qui montait dans l’intérieur, où je me proposais d’aller, et qui montrait des traces de pas récentes. À un endroit, elle longeait une crête de haute colline aussi effilée qu’une lame de couteau. La piste n’avait pas plus de trois pieds de large sur l’arête, et de chaque côté c’étaient des précipices de cent pieds de profondeur. Un homme seul bien approvisionné en munitions aurait tenu la place contre cent mille.

« C’était le seul chemin pour parvenir à ma cachette. Après trois heures de marche, j’y étais : une petite vallée de montagne, une cuvette parmi des pics de lave. On y pratiquait la culture du taro sur des terrasses étagées, des arbres fruitiers poussaient là, et il y avait huit ou dix huttes en herbe. Dès que j’ai vu les habitants, j’ai compris où j’étais arrivé. Un seul coup d’œil m’a suffi.

— Qu’avez-vous fait ? » demanda Ruth haletante, et qui écoutait, telle une Desdémone, terrifiée et fascinée.

« Il n’y avait rien à faire. Leur chef était un gentil vieillard en bien mauvais état, mais qui régnait comme un roi. Il avait découvert la petite vallée et fondé la colonie, en toute illégalité. Mais il avait des fusils, beaucoup de munitions, et ces Canaques, habitués à chasser les bêtes et les cochons sauvages, étaient d’excellents tireurs. Non, Martin Eden n’avait aucun moyen de s’enfuir. Il est resté là-bas… trois mois.

— Et comment vous êtes-vous échappé ?

— J’y serais encore sans une certaine jeune fille à moitié chinoise, blanche pour un quart, hawaïenne pour le dernier quart. C’était une beauté, la pauvre, et elle avait une bonne éducation. Sa mère, à Honolulu, était une millionnaire. Bref, c’est cette fille qui m’a aidé. Sa mère finançait la colonie, voyez-vous ; aussi la fille ne craignait pas d’être punie pour m’avoir laissé partir. Mais elle m’a fait d’abord jurer de ne jamais révéler cette cachette, et j’ai tenu parole. C’est la première fois que j’en parle. La fille n’avait que les premiers signes de la lèpre : les doigts de sa main droite étaient légèrement tordus, et elle avait une petite tache sur le bras. C’était tout. J’imagine qu’elle est morte aujourd’hui.

— Vous n’avez pas eu peur ? Vous avez dû être content de vous enfuir sans attraper cette affreuse maladie.

— Eh bien, pour tout dire, au début je n’en menais pas large, mais je me suis habitué. Et puis, il y avait cette pauvre fille qui me faisait pitié ; je finissais par en oublier d’avoir peur. Elle était si belle, et elle l’était autant moralement que de corps. La maladie ne l’avait encore que peu touchée, et pourtant elle était condamnée à ne plus quitter cet endroit, à y mener une vie de sauvage primitif, en pourrissant lentement. La lèpre est bien plus terrible que vous ne l’imaginez.

— Pauvre créature ! murmura Ruth avec douceur. C’est un miracle qu’elle vous ait laissé partir.

— Que voulez-vous dire ? demanda Martin involontairement.

— Parce qu’elle devait être amoureuse de vous, poursuivit Ruth de la même voix douce. Franchement, n’était-ce pas le cas ? »

Le travail à la blanchisserie et sa vie de reclus avaient fait disparaître le hâle de Martin, avant que la faim et la maladie n’ajoutent encore à la pâleur de son visage, qui s’empourprait maintenant peu à peu. Il ouvrit la bouche pour parler, mais Ruth ne lui en laissa pas le temps.

« Et puis, cela n’a pas d’importance, dit-elle en éclatant de rire ; il est tout à fait inutile de répondre. »

Il eut cependant l’impression qu’il y avait quelque chose de métallique dans ce rire, et que l’éclat dans ses yeux était un éclat froid. Sur le moment, cela lui rappela une tempête qu’il avait essuyée dans le Pacifique Nord. Il revit aussitôt ce grand coup de vent, une nuit, le ciel clair, des vagues énormes qui scintillaient sous la lueur glaciale de la pleine lune. Puis il revit la jeune fille dans le refuge des lépreux, et il se souvint que c’était par amour pour lui qu’elle l’avait laissé partir.

« C’était une âme noble, dit-il simplement. Elle m’a accordé la vie. »

Il n’en dit pas davantage, mais il entendit Ruth étouffer un sanglot dans sa gorge et remarqua qu’elle s’était détournée pour regarder par la fenêtre. Lorsqu’elle lui fit face à nouveau, son visage avait retrouvé son calme, et il n’y avait pas le moindre vestige du coup de vent dans ses yeux.

« Je ne suis qu’une petite sotte, dit-elle d’un ton plaintif. Mais c’est plus fort que moi. Je vous aime tant, Martin, je vous aime si fort, si fort. Je deviendrai plus généreuse avec le temps, mais pour l’instant je ne peux pas m’empêcher d’être jalouse de ces fantômes du passé, et vous savez que votre passé est empli de fantômes. »

Il allait protester, elle l’arrêta. « C’est inévitable, il ne pouvait en être autrement. Et je vois ce pauvre Arthur qui me fait signe de venir. Il est las d’attendre. Bien… Au revoir, mon chéri. »

Sur le seuil, elle se retourna pour lui lancer : « Il existe une sorte de mixture préparée par les pharmaciens, qui aide les hommes à cesser de fumer. Je vais vous en envoyer. »

La porte se referma, puis se rouvrit.

« Si fort, si fort », murmura-t-elle, et elle fut partie pour de bon.

Maria, qui, tout en jetant à Ruth des regards d’adoration, n’avait pas manqué de noter la qualité de ses vêtements et leur coupe (une coupe inconnue d’elle, au chic mystérieux), la raccompagna jusqu’à sa voiture. Les gamins assemblés regardèrent, déçus, l’attelage s’éloigner, et, lorsqu’il eut disparu, reportèrent leur admiration sur Maria, devenue soudain le personnage le plus important de la rue. Ce fut pourtant l’un de ses propres enfants qui ruina sa renommée en clamant que ces prestigieux visiteurs étaient venus voir son locataire. Après cette révélation, Maria retomba dans son obscurité, et Martin s’aperçut qu’il était l’objet d’une respectueuse considération de la part du menu fretin du quartier. Il remonta de cent pour cent dans l’estime de Maria, et si l’épicier portugais avait assisté à la scène de la visite il aurait accordé à Martin un crédit supplémentaire de trois dollars et quatre-vingt-cinq cents.