Ce ne fut pas à cause d’Olney, mais en dépit de Ruth et de son amour pour Ruth qu’il décida finalement de ne pas se lancer dans le latin. L’argent — son argent — représentait du temps. Quantité de choses comptaient bien davantage que le latin, tant d’études sollicitaient son intérêt. Et puis, il devait écrire. Il lui fallait gagner de l’argent. Aucune de ses œuvres n’avait été acceptée. Plusieurs dizaines de ses manuscrits circulaient interminablement parmi les rédactions des magazines. Comment donc s’y prenaient les autres ? Il passait de longues heures dans la salle de lecture municipale à lire ce que d’autres avaient écrit, à étudier leur prose avec passion, sans complaisance, la comparant à la sienne, et s’interrogeant sans fin sur le mystérieux secret de fabrication qui leur permettait de vendre leurs productions.
Il était atterré par la quantité de prose morte que l’on publiait, où il n’y avait nulle lumière, nulle vie, nulle couleur. Pas le moindre souffle de vie — et pourtant, cela se vendait, à deux cents le mot, vingt dollars les mille (il avait appris cela dans le journal). Les innombrables nouvelles écrites d’une plume légère et habile, sans doute, mais dépourvues de toute vitalité ou de tout souci de réalisme, le déconcertaient. La vie était si étrange et merveilleuse, elle était riche de tant de problèmes, de rêves, d’efforts héroïques — et ces histoires se contentaient des banalités de l’existence. Il sentait les rudesses et les angoisses de la vie, ses fièvres, ses peines, ses folles révoltes — c’était cela, bien sûr, dont il fallait parler. Il voulait glorifier les champions des causes perdues, l’amour fou, les géants qui affrontaient héroïquement la terreur et la tragédie, qui craquelaient la surface des choses sous la puissance de leurs coups. Mais les nouvelles des magazines semblaient vouloir honorer les Mr. Butler, les sinistres chasseurs de dollars, et les très ordinaires et médiocres histoires d’amour entre de très ordinaires et médiocres amants. Était-ce parce que les rédacteurs en chef des magazines étaient ordinaires et médiocres ? se demandait-il. Ou bien était-ce la vie qui faisait peur à ces écrivains, à ces rédacteurs, à ces lecteurs ?
Ce qui le tracassait le plus, c’était qu’il ne connaissait ni rédacteurs ni écrivains. Et non seulement il ne connaissait aucun écrivain, mais il ne connaissait personne qui se fût jamais essayé à l’écriture. Personne n’était là pour lui dire, lui faire des suggestions, lui donner des conseils. Il se prit à douter que les rédacteurs en chef fussent des hommes réels ; on aurait dit les roues d’un engrenage. Une machine, oui, voilà ce que c’était. Il épanchait son âme dans des histoires, des articles, des poèmes — et les confiait à une machine. Il les pliait soigneusement, mettait les timbres nécessaires à l’intérieur de l’enveloppe rectangulaire avec le manuscrit, cachetait l’enveloppe, mettait encore des timbres sur l’enveloppe, glissait celle-ci dans la boîte aux lettres. L’enveloppe traversait le continent, et, après un certain temps, le facteur lui rapportait le manuscrit dans une autre enveloppe rectangulaire sur laquelle étaient collés les timbres qu’il avait mis à l’intérieur. Il n’y avait pas de rédacteur à visage humain à l’autre bout, mais un habile assemblage de roues qui faisait passer le manuscrit d’une enveloppe dans une autre et collait les timbres. C’était comme les distributeurs automatiques : on y introduisait des pièces et, avec un bruit de ferraille, la machine vous présentait un bâton de chewing-gum ou une tablette de chocolat. Selon la fente dans laquelle on avait introduit le penny, on obtenait le chocolat ou le chewing-gum. Même chose avec la machine éditoriale : une fente vous donnait droit aux chèques, l’autre à un mot de refus. Jusqu’à présent, il n’avait pas trouvé la fente aux chèques.
Les mots de refus achevaient de donner à tout cela le caractère d’une opération mécanique. Ils se présentaient sous forme de lettres stéréotypées. Il en avait reçu des centaines — une douzaine au moins pour chacun de ses plus anciens manuscrits. S’il avait reçu une ligne, une seule ligne personnelle, et une lettre qui mît fin à la longue série de refus, il eût retrouvé le moral. Mais pas un seul rédacteur en chef ne lui avait donné cette preuve de son existence. Il ne pouvait conclure qu’une chose : il n’y avait pas un seul être vivant à l’autre bout de la chaîne, rien que des rouages bien huilés qui fonctionnaient magnifiquement.
Martin était un vrai lutteur, obstiné, qui ne se ménageait pas, et il se fût satisfait de continuer à nourrir la machine ainsi pendant des années ; mais il perdait son sang, et le combat se jouait en quelques semaines, non pas en années. Chaque semaine, sa note de frais de pension le rapprochait de la catastrophe, et l’affranchissement de quarante manuscrits contribuait également à l’hémorragie. Il n’achetait plus de livres, faisait des économies de bouts de chandelle, cherchant à repousser l’échéance fatale. Et alors qu’il s’efforçait d’économiser par tous les moyens, il hâta sa fin d’une semaine en donnant à sa sœur Marian cinq dollars pour s’acheter une robe.
Il luttait dans le noir, sans conseil, sans encouragement, malgré le désespoir. Gertrude elle-même commençait à le regarder de travers. Au début, son affection de sœur lui avait fait tolérer ce qu’elle tenait pour une bêtise ; mais à présent, sa sollicitude de sœur la rendait inquiète : il lui semblait que la bêtise tournait à la folie. Martin s’en rendait compte et en souffrait bien plus que du mépris non déguisé et des sarcasmes de Bernard Higginbotham. Martin avait foi en lui-même, mais personne d’autre ne partageait sa foi. Pas même Ruth. Elle voulait qu’il se consacre aux études, et si elle n’avait jamais désapprouvé son activité littéraire, elle ne l’approuvait pas non plus.
Il ne s’était pas offert à lui montrer ses œuvres. Une délicatesse extrême le retenait. Et puis, comme elle était très absorbée par ses études universitaires, il répugnait à lui voler son temps. Mais lorsqu’elle eut obtenu son diplôme, ce fut elle qui lui demanda de lui montrer des pages qu’il avait écrites. Martin en fut étourdi de bonheur, inquiet aussi. Il allait avoir un vrai juge ; elle était licenciée ès lettres, avait étudié la littérature avec des maîtres parfaitement qualifiés. Les rédacteurs en chef étaient peut-être des juges compétents, mais avec elle les choses seraient différentes. Elle ne lui enverrait pas une lettre de refus stéréotypée, et ne se contenterait pas de lui faire savoir que si son œuvre n’avait pas retenu son attention, cela ne signifiait pas nécessairement qu’elle était dénuée de mérite. Elle lui parlerait comme un être de chair et de sang, brillamment comme d’habitude, et surtout, elle pourrait se faire une idée du vrai Martin Eden. Elle appréhenderait dans ce qu’il écrivait son cœur et son âme, et elle commencerait à comprendre — un peu — de quelle étoffe ses rêves étaient faits1, et la nature de sa puissance.
Martin rassembla quelques copies carbone de ses nouvelles, puis, après une hésitation, ajouta ses Pièces marines. Ils enfourchèrent leur bicyclette par un après-midi de la fin de juin, et partirent dans les collines. C’était la deuxième fois qu’il allait en excursion seul avec elle, et tandis qu’ils roulaient dans l’air tiède et parfumé, plaisamment rafraîchi par la brise marine, il fut profondément ému de voir que le monde était si beau et si bien ordonné, qu’il faisait bon y vivre et y aimer. Ils laissèrent leur bicyclette au bord de la route et montèrent au sommet d’un tertre brun où l’herbe brûlée par le soleil exhalait les senteurs douces et sèches de la moisson, et un sentiment de bien-être.
« Elle a fait son travail », dit Martin alors qu’ils s’asseyaient, elle sur la veste du jeune homme, lui allongé tout contre la terre chaude. Il respirait l’odeur tendre de l’herbe fauve qui, pénétrant dans son cerveau, faisait s’agiter ses pensées du particulier à l’universel. « Elle a accompli ce qui est sa raison d’être », poursuivit-il en tapotant affectueusement l’herbe sèche. « L’ambitieuse s’est hâtée de pousser sous les mornes averses de l’hiver dernier, elle a affronté les violences du début du printemps, puis elle a fleuri, attiré les insectes et les abeilles, dispersé ses semences, s’est conformée aux impératifs de sa mission et du monde, et… »
Elle l’interrompit : « Pourquoi regardez-vous toujours les choses sous un angle aussi terriblement prosaïque ?
— Parce que j’étudie l’évolution, j’imagine. À vrai dire, je ne regarde avec mes yeux à moi que depuis peu de temps.
— Mais il me semble que votre prosaïsme vous empêche de voir la beauté ; vous détruisez la beauté comme ces garçons qui, en attrapant les papillons, font disparaître la poudre de leurs magnifiques ailes. »
Il secoua la tête.
« La beauté a un sens, mais auparavant je l’ignorais. Je me contentais d’accepter la beauté comme une chose dénuée de sens ; elle était simplement là, sans rime ni raison. Je ne connaissais rien à la beauté. À présent je sais, ou plutôt je commence à savoir. Cette herbe est plus belle pour moi maintenant que je sais pourquoi elle est une herbe, et quelle chimie du soleil, de la pluie et de la terre l’a fait devenir ce qu’elle est. La vie d’un brin d’herbe est un vrai roman, savez-vous, et même un roman d’aventures. J’en palpite rien que d’y penser. Lorsque je songe au jeu de l’énergie et de la matière, et au formidable combat qu’elles se livrent, j’ai l’impression que je pourrais écrire une épopée sur l’herbe.
— Comme vous parlez bien ! » dit-elle distraitement, et il remarqua qu’elle lui lançait un regard pénétrant.
Il fut aussitôt tout confusion et embarras, et le sang lui monta au cou et au visage.
« J’espère que je parle de mieux en mieux, balbutia-t-il. Il me semble que j’ai beaucoup de choses à exprimer, mais il y en a tant… Je ne parviens pas à trouver les moyens de dire ce que j’ai au plus profond de moi. J’ai parfois l’impression que le monde entier, la vie, tout… a élu domicile en moi et réclame à cor et à cri que je m’en fasse le porte-parole. Je sens bien… ah, comment décrire cela ?… je sens l’énormité de la chose, mais dès que j’ouvre la bouche je bredouille comme un petit enfant. C’est une tâche considérable de transmuer le sentiment et la sensation en une suite de mots, écrits ou parlés, qui subira une nouvelle transmutation en ces mêmes sentiment et sensation pour celui qui lit ou écoute. C’est une tâche d’une grande noblesse. Voyez, j’enfouis mon visage dans l’herbe, et les senteurs que j’aspire par les narines font naître en moi un millier de pensées et d’images. C’est l’odeur de l’univers que j’inhale. Je sais alors ce que sont le chant et le rire, le succès et la peine, le combat et la mort ; et je vois des visions se former dans mon cerveau, nées de cette odeur de l’herbe et que je voudrais pouvoir vous peindre et peindre au monde — mais comment faire cela ? Ma langue est liée. J’ai tenté de vous décrire avec des mots l’effet que produit sur moi l’odeur de l’herbe, mais je n’y suis pas parvenu, je n’ai pu que vous le suggérer maladroitement. Ce que je dis me semble un véritable charabia, et pourtant je suffoque sous le désir éperdu de parler. Oh !… » Il leva les mains au ciel en un geste d’impuissance. « C’est impossible !… incompréhensible !… incommunicable !
— Mais vous parlez très bien, s’obstina-t-elle. Pensez aux progrès que vous avez faits depuis que je vous connais… en si peu de temps. Mr. Butler est un orateur remarquable. Le comité de l’État lui demande toujours de prendre la parole pendant les campagnes électorales. Mais vous avez parlé aussi bien que lui l’autre soir au dîner. À cette différence qu’il se contrôlait mieux que vous ne le faites. Vous vous laissez emporter, mais cela passera, la pratique aidant. Vous feriez, savez-vous, un excellent orateur. Vous pourrez aller loin, si vous le voulez. Vous avez de l’autorité. Vous pourrez être un meneur d’hommes, j’en suis sûre, et je ne vois aucune raison qui vous empêche de réussir dans ce que vous entreprendrez, comme vous l’avez fait avec la grammaire. Vous seriez un bon avocat, ou un brillant homme politique. Vous avez tout pour faire une carrière aussi réussie que Mr. Butler. La dyspepsie en moins… » ajouta-t-elle avec un sourire.
Ainsi allait leur conversation. La jeune femme revenait sans cesse, avec une gentille insistance, sur la nécessité d’asseoir son éducation sur des bases solides, et sur l’avantage que constituait la connaissance du latin dans quelque carrière que ce fût. Le portrait qu’elle lui peignit de l’homme qui a idéalement réussi s’inspirait beaucoup de son père, et empruntait d’indiscutables traits et touches de couleur à Mr. Butler. Il écoutait avidement, couché sur le dos, les yeux levés, sans perdre un mot de ce qu’elle disait, s’enchantant de chacun des mouvements de ses lèvres. Mais son cerveau, lui, n’écoutait pas. Il n’y avait rien de séduisant dans les tableaux qu’elle brossait, et il éprouvait une douleur sourde due à la déception, et une autre, aiguë, causée par son amour pour elle. Pas une fois elle ne fit mention de ses écrits ; les manuscrits qu’il avait apportés pour en faire la lecture gisaient, délaissés, sur le sol.
Enfin, lors d’une pause dans la conversation, il dirigea son regard vers le soleil, calcula sa hauteur au-dessus de l’horizon et ramassa les feuillets, histoire de rappeler leur existence.
« J’avais oublié, s’empressa-t-elle de dire. Je suis si impatiente de vous entendre. »
Il lui lut une nouvelle — l’une des meilleures qu’il eût écrites, selon lui. Elle s’intitulait « Le Vin de la vie », et le vin en question lui procura, quand il lut l’histoire, la même ivresse que lorsqu’il l’avait écrite. La conception originale possédait une manière de magie, qu’il avait enrichie par une expression et des détails enchanteurs. Le feu et la passion qui avaient présidé à la composition de cette pièce se ranimèrent en lui, et tel était son enthousiasme qu’il devenait sourd et aveugle à ses défauts. Ce n’était pas le cas de Ruth. Son oreille experte détectait les faiblesses et les exagérations, l’emphase du novice, et elle remarquait à l’instant les claudications de la phrase. Le rythme ne la frappait que lorsqu’il devenait excessivement pompeux, et elle en retirait alors une désagréable impression d’amateurisme. Tel fut le jugement final qu’elle porta sur la nouvelle : c’était un travail d’amateur — ce que d’ailleurs elle se garda de lui dire, mentionnant plutôt, quand il eut fini sa lecture, les imperfections mineures, et concluant qu’elle avait bien aimé l’histoire.
Il fut déçu. Ses critiques étaient justes, il l’admettait volontiers, mais il ne lui avait pas offert de partager son travail avec elle pour subir une correction d’institutrice. Les détails importaient peu, ils étaient le dernier de ses soucis. Il réparerait les maladresses, il apprendrait à rapetasser. Il avait plongé au cœur de la vie et avait tenté d’emprisonner ce qu’il avait harponné dans sa nouvelle. Et c’était de cette prise énorme, de cette vie qu’il s’agissait, non de syntaxe et de point-virgule. Il voulait lui faire éprouver avec lui cette chose énorme qu’il avait capturée, qu’il avait vue de ses yeux, avec laquelle son cerveau s’était débattu, et qu’il avait déposée de ses mains sur la page en y traçant ses mots. Bon, eh bien, il avait échoué, conclut-il à part lui. Les directeurs de magazine avaient peut-être raison. Ces choses extraordinaires qu’il avait ressenties, il n’était pas parvenu à les mettre en mots. Il cacha sa déception, et acquiesça si spontanément aux critiques de Ruth que celle-ci ne se douta pas un instant qu’au fond de lui-même il était en complet désaccord avec elle.
« La suivante est une histoire que j’ai appelée “La Casserole”, dit-il en dépliant les feuillets manuscrits. Elle a été refusée par quatre ou cinq journaux à ce jour, mais je la trouve bonne malgré tout. En réalité, je ne sais qu’en penser, sinon que je crois avoir attrapé quelque chose dans mon filet. Vous n’y serez peut-être pas sensible comme moi. Elle est courte… deux mille mots seulement. »
« Quelle horreur ! s’écria-t-elle, quand il eut fini. C’est affreux, affreux au-delà de toute expression ! »
Il nota avec une secrète satisfaction la pâleur de son visage, son regard interdit, ses mains crispées. Il avait réussi. Il avait rendu palpable pour autrui le fruit de son imagination et de sa sensibilité. Il avait fait mouche. Peu importait que l’histoire lui plût ou non ; elle l’avait empoignée et ne l’avait plus lâchée, et elle était restée assise à écouter en oubliant les détails.
« C’est la vie, dit-il, et la vie n’est pas toujours belle. Et pourtant, peut-être parce que je suis fait d’une étoffe particulière, je trouve qu’il y a de la beauté là-dedans. Il me semble même que la beauté est décuplée par…
— Mais enfin, pourquoi cette pauvre femme n’a-t-elle pas pu… » le coupa-t-elle, hors de propos. Puis elle renonça à exprimer ce qui la révoltait, et s’exclama : « Oh ! C’est dégradant ! C’est odieux ! C’est abject ! »
Sur le moment, il crut que son cœur avait cessé de battre. Abject ! Ce n’était pas ce à quoi il avait songé, ce qu’il avait voulu. Son récit se déploya en lettres de feu devant lui, et c’est en vain qu’il chercha de l’abjection dans cet embrasement. Puis son cœur se remit à battre. Il n’était pas coupable.
« Pourquoi n’avoir pas choisi un beau sujet ? disait-elle. Nous savons qu’il y a de l’abjection dans le monde, mais ce n’est pas une raison… »
Elle continua sur le ton de l’indignation, mais il n’écoutait plus. Il souriait intérieurement en contemplant son visage virginal, innocent, si farouchement innocent que sa pureté semblait toujours pénétrer dans son âme à lui en y chassant toutes les saletés, l’enveloppant d’une aura délicate, fraîche, douce, veloutée comme un clair de lune. Nous savons qu’il y a de l’abjection dans le monde ! Il pressait affectueusement contre son cœur ce savoir auquel elle prétendait, et rit tout bas, comme s’il s’agissait d’une plaisanterie d’amoureux. L’instant d’après, une soudaine vision faite d’une myriade de détails lui montra tout un océan de choses abjectes de la vie que ses voyages lui avaient fait connaître, et il pardonna à Ruth de ne pas avoir compris l’histoire. Ce n’était pas sa faute si elle n’était pas en mesure de comprendre. Il remercia Dieu de l’avoir créée innocente et d’avoir protégé son innocence. Mais lui connaissait la vie, ses hideurs et ses grâces, sa grandeur malgré la fange dont elle était envahie, et, par Dieu ! il avait des choses à dire au monde sur le sujet. Les saints du Ciel, comment pouvaient-ils être autres que beaux et purs ? Faire leur éloge était inutile. Mais des saints dans la fange… ah, il y avait là de quoi admirer sans fin ! C’était ce qui rendait la vie digne d’être vécue. Voir la grandeur morale s’élever des cloaques du vice ; s’élever soi-même et apercevoir dans le lointain, entre des paupières dégoulinantes de boue, les premières formes encore vagues de la beauté ; voir par les yeux de la faiblesse et de la fragilité, de la malignité, d’une insondable bestialité — voir se lever la force, la vérité, les plus hautes qualités spirituelles…
Il attrapa au vol une suite de phrases qu’elle prononçait.
« L’expression est terre à terre. Et pourtant, il y a tant de noblesse partout. Prenez “In Memoriam”. »
Il fut tenté de lui suggérer « Locksley Hall1 », et l’eût fait si une autre vision ne se fût pas alors imposée à lui, qui la montrait femelle de l’espèce, née du ferment primordial, gravissant l’un après l’autre péniblement, comme fait un ver de terre, au long des millénaires, les barreaux de la gigantesque échelle de la vie, et, parvenue enfin au plus haut degré, devenant une certaine Ruth, belle, pure, céleste, dotée du pouvoir de lui faire connaître l’amour, d’éveiller en lui le désir de pureté, le goût du divin — en lui, Martin Eden, issu, de surprenante façon, du grouillement et de la fange, des innombrables erreurs et ratés d’une création ininterrompue. C’était là que résidait le romanesque, le merveilleux, la splendeur ; tel était le matériau qu’il lui fallait, si seulement il pouvait trouver les mots. Les saints du Ciel ! Ce n’étaient que des saints ; ils l’étaient malgré eux ; mais lui… lui était un homme.
« Vous avez de l’énergie, disait-elle, mais elle n’est pas domestiquée.
— Un éléphant dans un magasin de porcelaine, en quelque sorte », suggéra-t-il, lui arrachant un sourire.
« Et puis, il vous faut acquérir du discernement. Prendre les conseils du bon goût, de l’élégance, du ton juste.
— J’ai trop d’audace », marmonna-t-il.
Elle eut un sourire d’approbation et se prépara à écouter une autre histoire.
« Je ne sais comment vous allez réagir à celle-ci, dit-il, s’excusant par avance. Elle est un peu bizarre. J’ai peur d’avoir visé trop haut, mais mes intentions étaient bonnes. Ne vous souciez pas des petits détails. Voyez seulement si vous saisissez le point fondamental, la pépite, qui est une grosse pépite, une pépite de vérité, même si j’ai toutes chances de ne pas avoir été clair. »
Il lut et, tout en lisant, il l’observait. Il l’avait atteinte enfin, pensa-t-il. Elle était immobile et le regardait fixement, respirant à peine, ensorcelée par la magie de sa création. Il avait intitulé son histoire « Aventure », et c’était l’apothéose de l’aventure, non pas l’aventure des livres, mais la vraie : la puissance despotique dont les châtiments sont aussi étonnants que les récompenses, infidèle et capricieuse, qui exige une infinie patience et des jours et des nuits d’un labeur éprouvant, qui offre la splendeur des soleils de feu ou la mort dans les noires souffrances de la faim et de la soif, ou le délire interminable, les fièvres monstrueuses, le sang, la sueur, les piqûres d’insectes — l’aventure qui mène, au terme de longues chaînes de contacts sordides et ignobles, à des réussites royales, à des accomplissements princiers.
C’était cela, tout cela, et plus encore, qu’il avait mis dans son histoire, et c’était cela, croyait-il, qui la tenait attentive, ranimait en elle les émotions. Elle écoutait les yeux grands ouverts, ses joues pâles rosies, et, avant qu’il eut terminé, il lui sembla qu’elle était presque haletante. Quelque chose échauffait intérieurement la jeune femme, assurément, mais ce n’était pas l’histoire ; c’était lui. Elle ne prenait guère d’intérêt à l’histoire ; c’était la puissante intensité de Martin, cette énergie débordante de toujours qui émanait de son corps et venait se répandre sur elle. Paradoxalement, l’histoire, lestée de son énergie à lui, devenait pour un temps le véhicule par lequel le flux se déversait sur elle, qui n’était sensible qu’à cette énergie, non à ce qui la transmettait ; et quand elle paraissait être le plus transportée par ce qu’il avait écrit, elle l’était en réalité par tout autre chose — par une pensée terrible et dangereuse qui s’était formée dans sa tête, sans qu’elle y fût pour rien. Elle se surprit à s’interroger sur le mariage — comment était-ce ? —, et lorsqu’elle prit conscience de ce qu’il y avait de rébellion et de feu dans cette pensée, elle fut terrifiée. Cela n’était pas digne d’une jeune fille, cela ne lui ressemblait pas. Sa condition de femme ne l’avait jamais tourmentée. Elle avait vécu jusqu’alors dans un monde de rêve à l’image de la poésie de Tennyson, et était demeurée imperméable à tout ce que les fines allusions de ce maître délicat suggéraient de prosaïsme dans les relations des reines avec leurs chevaliers. Elle avait dormi, toujours dormi, et aujourd’hui la vie frappait à grand fracas à toutes ses portes. L’affolement de son âme lui dictait de pousser les verrous et de mettre les barres en place, tandis que des désirs immodestes l’incitaient à ouvrir tout grand les battants de sa porte et à inviter cet inconnu, si délicieusement différent, à entrer.
Martin attendit le verdict avec confiance. Il ne doutait pas de ce qu’il serait ; aussi fut-il stupéfait de l’entendre dire :
« C’est beau. »
« C’est vraiment très beau », répéta-t-elle avec plus de force après un instant.
Oui, c’était beau, bien sûr, mais il y avait plus que de la beauté dans cette histoire, une vigueur splendide dont la beauté n’était que la servante. Il s’étala avec plus d’abandon sur le sol, sans dire un mot, regardant l’ombre sinistre d’un formidable doute se dresser devant lui. Il avait échoué. Les mots lui faillaient. Il avait vu quelque chose comme la huitième merveille du monde, et n’avait pas pu la décrire.
« Qu’avez-vous pensé de… » Il hésita, intimidé par la perspective d’employer un mot nouveau pour lui. « … du motif ?
— Il est peu clair, répondit-elle. C’est ma seule critique d’ensemble. J’ai bien suivi l’histoire, mais il y avait tant d’autres choses. C’est trop verbeux. L’intrigue est encombrée de trop d’éléments qui lui sont étrangers.
— C’est justement le motif principal, s’empressa-t-il d’expliquer, le motif souterrain qui a valeur cosmique et universelle. Je me suis efforcé de l’accorder au rythme de l’histoire, qui n’est qu’un prétexte, en réalité. J’étais sur la bonne voie, mais j’ai dû mal m’y prendre. Je n’ai pas réussi à suggérer ce que je voulais. Mais j’apprendrai avec le temps. »
Elle était incapable de le suivre. Elle était licenciée ès lettres, mais il allait au-delà des limites auxquelles elle pouvait atteindre. Ce point lui échappait, aussi attribua-t-elle son incompréhension à une incohérence de Martin.
« Vous êtes trop volubile, dit-elle. Mais il y avait de beaux passages. »
La voix de Ruth lui parvint comme de très loin, car il se demandait à cet instant s’il allait ou non lui lire ses Pièces marines. Il était aux abois, sous le regard pénétrant de la jeune fille qui ruminait, de son côté, des idées immodestes et importunes sur le mariage.
« Vous voulez être célèbre ? demanda-t-elle, tout à coup.
— Oui, un peu, admit-il. Cela fait partie de l’aventure. Ce n’est pas la célébrité qui compte, mais le processus qui y mène. Et après tout, la célébrité ne serait pour moi qu’un moyen d’aller vers autre chose. C’est, en l’occurrence, pour cette raison que je désire tant être célèbre. »
« Pour l’amour de vous », voulait-il ajouter, et il eût prononcé ces mots si elle avait réagi avec enthousiasme à ce qu’il lui avait lu.
Mais elle était trop occupée intérieurement à lui confectionner une carrière possible pour songer à lui demander ce qu’était cet « autre chose » à quoi il avait fait allusion. Une carrière littéraire était exclue pour lui, elle en était convaincue. Il l’avait prouvé aujourd’hui, avec ses productions dignes d’un étudiant de première année. Il parlait bien, mais il était incapable de s’exprimer sous une forme littéraire. Elle le comparait à Tennyson, Browning et ses prosateurs favoris : et la conclusion était sans appel. Cependant, elle se garda de lui livrer le fond de sa pensée. Le curieux intérêt qu’elle lui portait l’incita à temporiser. Son désir d’écriture n’était, après tout, qu’une toquade insignifiante dont il se débarrasserait avec le temps, pour se consacrer à des activités plus sérieuses. Et il réussirait, elle le savait. Il était si fort, il ne pouvait pas échouer — à condition qu’il renonçât à l’écriture.
« J’aimerais que vous me montriez tout ce que vous écrivez, Mr. Eden », dit-elle.
Il rougit de plaisir. Une chose au moins était sûre : elle s’intéressait à ce qu’il écrivait. Et elle ne l’avait pas gratifié d’une lettre de refus. Elle avait dit que certains passages de ses œuvres étaient beaux ; c’était le premier encouragement qu’il eût jamais reçu de quiconque.
« Certainement, dit-il avec feu. Et je vous promets que je réussirai, Miss Morse. J’ai déjà fait un bout de chemin, je le sais, et il m’en reste beaucoup à faire, et je continuerai à avancer, même si je dois marcher sur les genoux. » Il lui tendit une liasse de feuillets manuscrits. « Voici mes Pièces marines. Je vous les donnerai quand nous serons chez vous, afin que vous puissiez les lire à loisir. Il vous faudra absolument me dire ce que vous en pensez. Voyez-vous, ce dont j’ai besoin par-dessus tout, c’est de critiques. Aussi, soyez franche avec moi, je vous en prie.
— Je serai tout à fait franche », promit-elle, fâchée contre elle-même de ne pas l’avoir été, et doutant de pouvoir l’être vraiment la prochaine fois.