CHAPITRE VII

Une semaine de lecture intensive s’était écoulée depuis le soir de sa rencontre avec Ruth Morse, et il n’osait toujours pas sonner à sa porte. Plus d’une fois, il rassembla son courage en vue de cette visite, mais les doutes qui l’assaillaient finissaient par avoir raison de sa détermination. Il ne savait pas ce qu’était le bon moment, il n’y avait personne pour le lui dire, et il craignait de commettre un irréparable impair. S’étant débarrassé de ses anciens compagnons et de son mode de vie d’autrefois, et n’ayant pas de nouveaux amis, il ne lui restait que la lecture. Les longues heures qu’il y consacra eussent ruiné une dizaine de paires d’yeux ordinaires, mais les siens avaient toute la résistance nécessaire, et ils étaient secondés par un corps magnifiquement vigoureux. En outre, son esprit était en jachère. Il était demeuré tel toute sa vie, pour ce qui touchait aux abstractions des livres, et il était mûr pour les semailles. Il n’avait jamais été fatigué par l’étude, et il mordit dans le savoir à belles dents, décidé à ne pas lâcher sa proie.

À la fin de la semaine, il lui sembla qu’il avait vécu des siècles, tant étaient loin derrière lui sa vie et ses conceptions de jadis. Mais son manque de préparation lui jouait de mauvais tours. Il essayait de lire des livres qui exigeaient des années de spécialisation préalable. Un jour, il lisait un livre de philosophie antique, le suivant un ouvrage ultra-moderne, de sorte que sa tête était un chaos d’idées contradictoires. Il en allait de même avec les économistes. Sur un rayonnage de la bibliothèque, il trouva Karl Marx, Ricardo, Adam Smith et Mill, et les idées absconses de l’un ne lui apprenaient pas que les notions d’un autre étaient obsolètes. Il était dérouté, mais ne renonçait pas à comprendre. En un jour, il s’était intéressé à l’économie, à l’industrie et à la politique. Traversant le parc de l’hôtel de ville, il avait remarqué un rassemblement de personnes au milieu desquelles une demi-douzaine d’individus, le rouge aux joues, étaient engagés dans une discussion bruyante, passablement animée. Il se joignit aux auditeurs et entendit une langue étrangère, nouvelle pour lui, dans la bouche de ces philosophes populaires. L’un de ces hommes était un vagabond, un autre un agitateur syndicaliste, un troisième un étudiant en droit, les autres des ouvriers volubiles. Pour la première fois, il entendit parler de socialisme, d’anarchie, d’impôt unique, et apprit qu’il existait des théories sociales antagonistes. Il entendit des centaines de mots techniques qu’il ne connaissait pas, et qui appartenaient à des domaines de la pensée auxquels ses maigres lectures ne lui avaient pas encore permis d’aborder. De ce fait, incapable de suivre précisément l’échange d’arguments, il dut se contenter de deviner, voire d’imaginer les idées exposées dans ces étranges costumes. Il y eut ensuite un serveur de restaurant aux yeux noirs — c’était un théosophe —, un boulanger syndicaliste — agnostique —, un vieil homme qui les déconcerta tous en présentant une singulière philosophie selon laquelle Tout ce qui est, est bon, et enfin un autre vieillard qui tint un discours interminable sur le cosmos, l’atome paternel et l’atome maternel.

Martin Eden quitta les lieux quelques heures plus tard, le cerveau passablement embrouillé, et il se précipita à la bibliothèque pour chercher les définitions d’une dizaine de mots peu courants. Il en ressortit en portant quatre volumes sous le bras : La Doctrine secrète de Madame*1 Blavatsky, Progrès et pauvreté, La Quintessence du socialisme, et Conflit de la religion et de la science2. Il commença malheureusement par La Doctrine secrète, dont chaque ligne était truffée de mots à n’en plus finir qu’il ne comprenait pas. Installé dans son lit, le dictionnaire était ouvert devant lui plus souvent que le livre. Il regarda les définitions de tant de mots inconnus que, lorsqu’il retrouvait ceux-ci dans le texte, il avait oublié leur signification et devait la vérifier à nouveau. Il eut l’idée de noter les définitions dans un carnet, et noircit page après page ; pourtant, il ne parvenait toujours pas à comprendre. Il lut jusqu’à 3 heures du matin, et il avait la tête en ébullition, mais n’avait pas saisi une seule idée essentielle de l’ouvrage. Levant les yeux, il crut voir la pièce se soulever, rouler et tanguer comme un navire sur les flots. Il lança alors La Doctrine secrète à l’autre bout de la chambre, accompagnant son geste d’une bordée de jurons, ferma le gaz et se prépara au sommeil. Il n’eut pas beaucoup plus de chance avec les trois autres livres. Non que son cerveau fût débile ou dépourvu de moyens ; il aurait pu assimiler ces idées s’il avait été entraîné à l’exercice et doté des outils intellectuels nécessaires. Il sentait la nature de ses lacunes, et pendant un temps envisagea de ne rien lire d’autre que le dictionnaire jusqu’à ce qu’il eût acquis la maîtrise de tous les mots qu’il contenait.

La poésie, en revanche, était son réconfort, et il en lisait beaucoup. Il connaissait ses plus grandes joies chez les poètes les plus simples, d’un abord relativement facile. Il aimait la beauté et la trouvait là. La poésie, comme la musique, l’émouvait profondément, et il préparait ainsi sans le savoir son esprit à la tâche plus ardue qui allait lui échoir. Les pages de son cerveau étaient des feuilles vierges, et une bonne partie de ce qu’il lisait avec amour s’imprimait sans effort, strophe après strophe, sur ces feuilles, de sorte qu’il put bientôt psalmodier à haute voix ou dans un murmure la splendide musique des mots imprimés. Puis il tomba par hasard sur Les Mythes classiques de Gayley et L’Âge de la fable de Bulfinch1, qui se trouvaient côte à côte sur une étagère. Ce fut une illumination, une vive lumière dans les ténèbres de son ignorance, et il se replongea dans la poésie avec plus d’ardeur qu’auparavant.

Le documentaliste derrière son bureau avait vu Martin si souvent qu’il l’accueillait maintenant avec chaleur d’un sourire et d’un petit signe de tête. Cette cordialité inspira à Martin une démarche hardie. Comme il faisait un emprunt de quelques livres, et que l’homme au bureau tamponnait ses cartes, Martin bredouilla :

« Dites… je voudrais vous demander quelque chose. »

L’homme sourit et tendit l’oreille.

« Quand vous rencontrez une jeune demoiselle et qu’elle vous demande de revenir, combien de temps après peut-on repasser chez elle ? »

Martin sentit sa chemise trempée par l’effort lui coller aux épaules.

« Eh bien… quand vous voulez, je crois, répondit l’homme.

— Oui, mais là, c’est différent. Elle… Je… Euh… Vous comprenez, le problème, c’est qu’elle ne sera peut-être pas chez elle. Elle va à l’université.

— Eh bien, repassez plus tard.

— Je me suis mal exprimé », balbutia Martin, tout en décidant de s’en remettre entièrement au jugement de l’autre. « Je suis un gars qu’a pas d’instruction et j’ai jamais mis les pieds dans le grand monde. Cette fille est tout ce que je suis pas, et moi tout le contraire de ce qu’elle est… Vous croyez pas que je fais le malin, au moins ? demanda-t-il soudain.

— Non, non, pas du tout, je vous assure. Votre requête n’entre pas vraiment dans les compétences du service des ouvrages de référence, mais je serais heureux de vous aider. »

Martin lui lança un regard admiratif.

« Si je pouvais jaspiner comme vous, ça serait épatant…

— Je vous demande pardon ?

— Je veux dire… si je pouvais causer comme vous, avec le style, la classe et tout…

— Oh ! fit l’autre, comprenant alors.

— Quel est le meilleur moment pour une visite ? L’après-midi ? Pas trop près du déjeuner ? Ou bien le soir ? Ou le dimanche ?

— Je vais vous dire », fit le bibliothécaire, dont le visage s’éclaira. « Appelez-la au téléphone et posez-lui la question.

— C’est ce que je vais faire », dit-il en ramassant ses livres.

Il s’éloigna, puis se retourna pour demander :

« Quand on s’adresse à une demoiselle… par exemple Miss Lizzie Smith… Est-ce qu’il faut dire “Miss Lizzie” ou “Miss Smith” ?

— Dites “Miss Smith” », répondit l’homme, d’un ton catégorique. « Dites toujours “Miss Smith”, jusqu’à ce que vous la connaissiez mieux. »

C’est ainsi que Martin résolut le problème.

« Venez quand vous voudrez, je serai à la maison tout l’après-midi. » Telle fut la réponse que Ruth lui fit au téléphone quand il lui eut demandé en bredouillant à quel moment il pourrait rapporter les livres qu’il avait empruntés.

Elle alla lui ouvrir elle-même, et son œil de femme remarqua immédiatement le pli du pantalon et une manière d’amélioration, un progrès certain mais indéfinissable dans son allure générale. Elle fut également frappée par son visage : il y avait quelque chose de brutal dans son air de santé, une force paraissait se dégager de lui et l’atteindre, elle, par vagues. Elle éprouva cette fois encore le désir de se pencher vers lui, d’aller vers sa chaleur, tout en s’étonnant à nouveau de l’effet que la présence du jeune homme produisait sur elle. Lui, de son côté, ressentit le même étourdissement de bonheur que l’autre fois lorsque sa main prit celle de la jeune fille en entrant. Ce qui les distinguait, c’est qu’elle était calme et maîtresse d’elle-même, tandis que lui rougissait jusqu’à la racine des cheveux. Il la suivit d’un pas toujours aussi maladroit, avec une oscillation des épaules lourde de périls.

Quand ils furent assis au salon, il commença à se sentir à l’aise, bien plus à l’aise qu’il ne s’y était attendu. Elle lui facilita les choses, et ce, avec une grâce qui le rendit plus follement amoureux que jamais. Ils parlèrent d’abord des livres empruntés, de Swinburne, qu’il vénérait, et de Browning, qu’il ne comprenait pas. Elle menait la conversation d’un sujet à l’autre, tout en réfléchissant à l’aide qu’elle pouvait lui apporter. Elle y avait beaucoup songé depuis leur première rencontre. Elle voulait l’aider. Il éveillait en elle pitié et tendresse comme personne avant lui, et cette pitié ne comportait aucune dépréciation du jeune homme, elle exprimait plutôt l’instinct maternel en elle. Sa pitié ne pouvait pas être ordinaire, quand l’homme qui l’inspirait possédait une virilité qui effarouchait la jeune vierge qu’elle était, et excitait dans son esprit et ses veines d’étranges idées et sensations. Elle continuait d’être fascinée par son cou, et brûlait toujours du délicieux désir d’y poser les mains — désir qui lui paraissait toujours immodeste, mais auquel elle s’accoutumait. Elle n’imaginait pas que s’exprimait sous cette forme un amour naissant, ni que le sentiment que cet homme éveillait en elle était l’amour. Elle croyait n’éprouver pour lui que la curiosité que l’on porte à un personnage hors du commun doté de divers talents à l’état embryonnaire ; elle se sentait même l’âme d’une philanthrope.

Elle ignorait qu’elle le désirait. Pour lui, cependant, il en allait différemment. Il savait, lui, qu’il aimait la jeune fille et la désirait comme il n’avait rien désiré jusqu’alors. Il aimait la poésie par goût de la beauté, mais depuis qu’il l’avait rencontrée les portes du vaste domaine de la poésie amoureuse s’étaient ouvertes en grand. Elle la lui avait fait comprendre mieux que Bulfinch et Gayley. Il y avait un vers en particulier auquel il n’eût pas accordé la moindre attention une semaine plus tôt : « Le fol amant de Dieu mourant sur un baiser1 », mais qui, à présent, ne lui sortait plus de l’esprit. Il s’émerveillait de son éclat et de sa vérité, et, regardant la jeune fille, il savait avec certitude qu’il pourrait mourir dans la joie d’un baiser d’elle. Il se sentait le fol amant de Dieu, et nulle cérémonie d’adoubement ne l’eût rendu plus fier. Il comprenait enfin le sens de la vie, et pourquoi il était né.

Comme il la regardait et l’écoutait, ses pensées devenaient audacieuses. Il resongeait à la sensation voluptueuse que lui avait procurée la pression de sa main quand il l’avait serrée dans la sienne sur le seuil de la porte, et il en avait la nostalgie. Son regard se posait souvent sur ses lèvres, dont il avait une envie vorace — mais une envie où il n’entrait rien de vulgaire ni de prosaïque. Il éprouvait un plaisir intense à observer les mouvements de ces lèvres à mesure qu’elles formaient les mots prononcés. Pourtant, ce n’étaient pas des lèvres ordinaires, les lèvres de tout un chacun : elles n’étaient pas faites de l’argile humaine. C’étaient des lèvres purement spirituelles, et le désir qu’il en avait semblait complètement différent de celui qui l’avait porté vers les lèvres d’autres femmes. S’il posait ses lèvres de chair sur de telles lèvres, ce serait avec la ferveur respectueuse et craintive qui vous ferait baiser le vêtement de Dieu. Il n’avait pas conscience de la transmutation des valeurs qui s’était opérée en lui ; il ne se doutait pas que la lumière qui brillait dans ses yeux quand il la regardait n’était pas différente de celle qui s’allume dans le regard de tous les hommes quand le désir amoureux est en eux. Il ne mesurait pas l’ardeur de son mâle regard ni l’effet que la flamme qui y brûlait produisait sur l’alchimie spirituelle de la jeune femme. Son arrogante virginité exaltait et maquillait les émotions dont il était la proie, donnant à ses pensées l’apparence de froideur des chastes étoiles dans le ciel, et il eût été effaré d’apprendre que la chaude lumière qui se dégageait de ses yeux se répandait à flots dans ceux de la jeune femme, où elle entretenait un feu semblable. Elle était subtilement troublée de cette délicieuse intrusion qui, plus d’une fois et sans qu’elle comprît ce qui se passait, sema le désordre dans ses pensées, l’obligeant à chercher ses mots pour achever une phrase commencée. Elle avait la parole facile, et ces embarras de l’expression l’eussent décontenancée si elle n’avait pas décidé qu’ils étaient dus au caractère très singulier de cet homme. Elle était terriblement impressionnable, et il n’y avait rien d’étrange, après tout, à ce que l’aura qui entourait ce voyageur venu d’un autre monde l’affectât de la sorte.

La question de l’aide qu’elle pourrait lui apporter ne quittait pas l’arrière-fond de son esprit, et elle orienta la conversation dans ce sens, mais ce fut Martin qui aborda ce sujet le premier.

« Je me demande si vous pourriez pas me donner un conseil », commença-t-il, et il reçut un signe d’encouragement qui fit bondir son cœur. « Vous vous souvenez, la dernière fois je vous ai dit que je pouvais pas parler des livres et ce genre de choses parce que je savais pas comment ? Eh bien, j’ai réfléchi à tout ça depuis. Je suis beaucoup allé à la bibliothèque, mais la plupart des livres auxquels je me suis attaqué étaient trop forts pour moi. Je ferais peut-être bien de commencer par le commencement. J’ai jamais eu de privilèges, j’ai trimé dur depuis que je suis gosse, et maintenant que je vais à la bibliothèque et que je regarde les livres avec un œil neuf, et des livres qui sont nouveaux pour moi, je me dis que j’ai pas dû lire ceux qu’il faut. Vous savez, les bouquins qu’on trouve dans les ranches et les postes d’équipage sont pas les mêmes que ceux que vous avez dans cette maison. Eh ben, c’est ceux-là que j’ai l’habitude de lire. Pourtant, et je dis pas ça pour me vanter, je suis différent des gens que j’ai fréquentés. Je veux pas dire que je vaux mieux que les marins et les cow-boys avec lesquels j’ai voyagé — j’ai conduit des troupeaux pendant un petit bout de temps, vous savez —, mais j’ai toujours aimé les livres, je lisais tout ce qui me tombait entre les mains, et bon… voilà, je crois que je pense pas comme la plupart d’entre eux.

« Bon, voilà ce que je voulais dire. J’ai jamais été dans une maison comme la vôtre. Quand je suis venu l’autre semaine, et que j’ai vu tout ça, vous et votre mère, vos frères, enfin tout… eh ben, ça m’a beaucoup plu. J’avais entendu parler de ce genre d’endroit, et lu des choses dessus dans des livres, et quand j’ai vu votre maison, ce que j’avais lu est devenu vrai. Mais ce que je veux dire, c’est que ça m’a beaucoup plu. Et ça m’a fait envie, et ça me fait envie maintenant. Je veux respirer le même air que vous respirez dans cette maison, un air avec des livres partout, des tableaux, des belles choses, un air où les gens parlent à voix basse, où les gens sont honnêtes, avec des pensées honnêtes. L’air que j’ai toujours respiré sentait la boustifaille, le meublé, la crasse et la gnôle, et on parlait que de ça, d’ailleurs. Mais quand vous avez traversé le salon pour aller embrasser votre mère, j’ai pensé que c’était la plus belle chose que j’avais jamais vue. J’ai pas mal roulé ma bosse, et je peux dire que j’ai vu bien plus de choses que la plupart de ceux qu’étaient avec moi. Je suis curieux, je veux en voir encore plus, et le voir autrement.

« Bon, mais c’est pas encore ça que je voulais dire. Alors voilà. Je veux arriver à ce genre de vie que vous avez dans cette maison. Y a autre chose dans la vie que la gnôle, le turbin et le coup de poing. La question, c’est comment je fais pour y arriver ? Par où je peux commencer ? Je suis prêt à travailler pour payer le billet du passage et je peux abattre plus de travail que n’importe qui une fois que je m’y suis mis, je trime jour et nuit. Vous allez peut-être trouver bizarre que je vous demande tout ça. Je sais bien que vous êtes la dernière personne au monde à qui je devrais le demander, mais je connais personne d’autre, à part Arthur. Peut-être que je devrais lui demander à lui. Si j’étais… »

Il s’interrompit. En dépit de sa ferme résolution, il ne put aller plus loin. Terrifié, il se prit à soupçonner qu’il aurait dû s’adresser à Arthur, et qu’il s’était rendu ridicule. Ruth ne s’exprima pas tout de suite. Elle était trop occupée à essayer d’établir un lien clair entre le discours grossier et trébuchant du jeune homme, si simple dans son contenu, et ce qu’elle lisait sur son visage. Elle n’avait jamais vu des yeux où s’exprimait une telle puissance. Cet homme pouvait tout faire : tel était le message qu’elle y déchiffrait, et il s’accordait mal avec la faiblesse de sa pensée telle qu’il l’exprimait. Sur ce point, d’ailleurs, sa propre intelligence était trop complexe et trop vive pour apprécier la simplicité à sa juste valeur. Pourtant, elle avait bien perçu la puissance dans cet esprit tâtonnant, qu’elle croyait pouvoir comparer à un géant qui se tord pour tenter de se libérer des chaînes qui le maintiennent au sol. Son visage était toute bienveillance lorsqu’elle prit la parole.

« Ce qui vous manque, vous vous en rendez compte vous-même, c’est l’instruction. Vous devriez retourner à l’école primaire, terminer le cycle, puis aller au collège et à l’université.

— Il faut de l’argent pour ça, la coupa-t-il.

— Ah ! s’écria-t-elle, je n’avais pas pensé à cela. Mais vous avez sûrement une famille, quelqu’un qui pourrait vous aider ? »

Il secoua la tête.

« Mon père et ma mère sont morts. J’ai deux sœurs, une qu’est mariée et l’autre qui va pas tarder à l’être, je suppose. Et puis j’ai une ribambelle de frères dont je suis le plus jeune, mais ils ont jamais aidé personne. Ils ont filé aux quat’ coins de la terre, chacun pensait qu’à eux. L’aîné est mort aux Indes. Y en a deux en Afrique du Sud aujourd’hui, un autre sur un baleinier, un autre est trapéziste dans un cirque ambulant. Je crois bien que je suis comme eux. Je me débrouille tout seul depuis l’âge de onze ans, depuis que ma mère est morte. Faudra bien que je fasse des études tout seul, et ce que je voudrais savoir, c’est par où commencer.

— D’après moi, la première chose à faire, c’est d’améliorer votre grammaire. Votre grammaire est… » Elle allait dire « abominable », mais se corrigea : « … n’est pas très bonne. »

Le rouge lui monta aux joues, il transpirait.

« Je sais que je cause beaucoup l’argot avec des mots que vous comprenez pas, mais ce sont les seuls que je connais… pour m’exprimer. J’ai d’autres mots dans la tête, que j’ai trouvés dans les livres, mais comme je sais pas les prononcer, je les emploie pas.

— Ce n’est pas tant ce que vous dites que la manière dont vous le dites. Vous ne m’en voudrez pas d’être franche, n’est-ce pas ? Je ne voudrais pas vous blesser.

— Non, non », s’écria-t-il, la bénissant secrètement pour sa bonté. « Allez-y. Il faut absolument que je sache et je préfère l’apprendre de vous plutôt que de n’importe qui d’autre.

— Eh bien, par exemple, vous dites “you was”, au lieu de “you were1”. Vous dites “I seen” pour “I saw”. Vous employez la double négation…

— Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il. Puis il ajouta humblement : « Vous voyez, je ne comprends même pas vos explications.

— C’est ma faute, je ne vous ai pas expliqué ce point, fit-elle avec un sourire. La double négation, c’est… voyons… Eh bien, vous dites “never helped nobody”. “Never” est une négation, et “nobody” en est une autre. La règle veut que deux négations équivalent à une affirmation. Votre phrase signifie donc le contraire de ce que vous voulez dire.

— C’est très clair », dit-il.

La rapidité avec laquelle son esprit saisissait les explications qu’elle lui donnait et se corrigeait la surprit et la ravit.

« Vous trouverez tout cela dans le manuel de grammaire, continua-t-elle. J’ai noté autre chose dans votre expression. Vous dites “don’t”, ce qui constitue une faute. “Don’t” est une contraction de deux mots. Les connaissez-vous ? »

Il réfléchit un moment, puis répondit : « “Do not.” »

Elle acquiesça de la tête et dit : « Et vous employez “don’t” à la troisième personne du singulier, pour “does not”. »

Cette remarque le déconcerta ; il ne comprit pas tout de suite.

« Donnez-moi une illustration », demanda-t-il.

« Eh bien… » Elle plissa les sourcils et pinça les lèvres en réfléchissant, tandis qu’il l’observait, en adoration devant l’expression de son visage. « “It don’t do to be hasty.” Vous ne trouvez pas que cela écorche les oreilles ?

— Vous devez avoir raison. Je suis pas gêné, j’ai pas une oreille aussi bien éduquée que la vôtre.

— Il y a aussi autre chose. Vous avalez vos terminaisons de mot d’une façon atroce.

— Ça veut dire quoi ? » Il se pencha en avant, mais c’est à genoux qu’il aurait dû se mettre, songea-t-il, devant une si merveilleuse intelligence. « Comment ça, j’avale ?

— Vous n’allez pas jusqu’au bout du mot. “And” s’écrit “a-n-d”, et vous prononcez “an”. “Ing” s’écrit “i-n-g”, et vous prononcez parfois “ing”, et parfois vous laissez tomber le “g”. Bon… Enfin, il n’est pas nécessaire de revenir sur toutes vos fautes. Ce qui vous fait défaut, c’est la grammaire. Je vais vous chercher un manuel et vous montrer comment vous mettre au travail. »

Comme elle se levait, il lui revint soudain en mémoire un conseil lu dans un manuel de savoir-vivre et il se dressa gauchement, se demandant s’il faisait ce qui convenait, et craignant qu’elle comprît qu’il souhaitait prendre congé.

« À propos, Mr. Eden », demanda-t-elle au moment de quitter la pièce, « qu’est-ce que la gnôle ? Vous avez employé le mot plusieurs fois, savez-vous ?

— Oh, la gnôle ! fit-il en riant, c’est de l’argot. Ça veut dire du whisky, de la bière, une boisson qui vous soûle.

— Autre chose », enchaîna-t-elle, en riant à son tour. « N’employez pas le pronom vous pour exprimer une idée générale. Vous s’adresse à une personne, et l’emploi que vous venez d’en faire ne correspondait pas à ce que vous vouliez dire.

— Je ne comprends pas.

— Eh bien, vous venez de me dire “du whisky, de la bière, une boisson qui vous soûle”… qui me soûle, moi ? Vous voyez ?

— Oh oui, ça vous soûlerait vous aussi, à tous les coups.

— Évidemment. » Elle sourit. « Mais ne serait-il pas plus courtois de me tenir en dehors de ça ? Retirez le vous, et dites “tout ce qui soûle”, et vous verrez que c’est bien meilleur. »

Quand elle revint avec le livre de grammaire, elle approcha une chaise de la sienne — il se demanda s’il n’aurait pas dû l’aider — et s’assit à côté de lui. Elle tournait les pages de la grammaire ; leurs têtes étaient inclinées l’une vers l’autre. Il avait du mal à suivre le programme de travail qu’elle lui établissait, tant il était bouleversé par sa délicieuse proximité. Mais lorsqu’elle entreprit de lui expliquer l’importance de la conjugaison, il oublia sa présence. Il n’avait jamais entendu parler de conjugaison, et ce qu’il entrevoyait de la membrure du langage le fascinait. Il se pencha un peu plus sur la page et la chevelure de la jeune femme effleura sa joue. Il ne s’était évanoui qu’une fois dans sa vie, et il pensa qu’il allait s’évanouir de nouveau. Il pouvait à peine respirer, le sang que les violents battements de son cœur envoyaient dans sa gorge l’asphyxiait. Jamais elle ne lui avait paru aussi accessible. Le gouffre profond qui les séparait s’était à cet instant comblé. Pourtant, ses sentiments pour elle n’avaient rien perdu de leur sublimité. Elle n’était pas descendue jusqu’à lui ; c’était lui qui s’était élevé jusqu’à elle, dans les nuages. Sa vénération, à ce moment, s’apparentait à une ferveur sacrée pénétrée de crainte. Il lui sembla qu’il s’était introduit dans le Saint des saints, et lentement, précautionneusement, il écarta sa tête de ce contact qui envoyait en lui comme une décharge électrique dont elle n’avait pas eu la moindre conscience.