I
Deux chaînes de montagnes traversent la république du nord au sud à peu près, qui ménagent entre elles nombre de vallées et de plateaux. En contre-haut d’une de ces vallées que dominent deux volcans s’étend, à deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer, la ville de Quauhnahuac. Elle se trouve bien au sud du Tropique du Cancer, pour être exact sur le dix-neuvième parallèle, presque à la même latitude qu’à l’ouest, dans le Pacifique, les îles Revilla Gigedo ou, beaucoup plus à l’ouest, la pointe la plus méridionale d’Hawaï, et à l’est le port de Tzucox sur le rivage atlantique du Yucatan, près de la frontière du Honduras britannique ou, beaucoup plus à l’est, la ville de Jaggernath, aux Indes, sur le golfe du Bengale.
Les murs de la ville, bâtie sur une colline, sont hauts, les rues et les venelles tortueuses et accidentées, les routes sinueuses. Une belle grand-route de style américain y entre par le nord, mais se perd dans ses voies étroites et n’en sort que sentier de chèvres. Quauhnahuac possède dix-huit églises et cinquante-sept cantinas. Elle s’enorgueillit également d’un golf, de non moins de quatre cents piscines publiques et privées, pleines de l’eau intarissablement déversée des montagnes, et d’hôtels splendides et nombreux.
L’Hôtel-Casino de la Selva se dresse juste en dehors de la ville sur une colline un peu plus élevée, près de la gare du chemin de fer. Il est construit fort en retrait de la route principale, et entouré de jardins et de terrasses qui commandent en tout sens un ample panorama. Somptueux, il y règne un certain air de splendeur désolée. Car ce n’est plus un Casino. On ne peut même pas jouer ses consommations aux dés dans le bar. Les spectres des joueurs ruinés le hantent. Il semble que personne ne nage jamais dans la magnifique piscine olympique. Les plongeoirs se dressent lugubres et vides. Les terrains de pelote basque désertés sont envahis d’herbe. Deux courts de tennis seulement sont entretenus durant la saison.
Vers le coucher du soleil, le jour des morts de novembre 1939, deux hommes vêtus de flanelle blanche étaient assis à boire de l’« anis » sur la grande terrasse du Casino. Ils avaient joué au tennis, continué au billard, et leurs raquettes à étuis imperméables, serrées dans leurs presses – celle du docteur triangulaire, l’autre quadrangulaire – reposaient sur le parapet devant eux. Comme les processions serpentant du cimetière vers le pied de la colline derrière l’hôtel s’approchaient, les sons plaintifs de leurs hymnes parvinrent aux deux hommes ; ils se tournèrent pour observer les pénitents, l’instant d’après uniquement visibles sous la forme des lueurs mélancoliques de leurs cierges, tournoyant parmi les bottes de céréales au loin. Le Dr. Arturo Diaz Vigil poussa la bouteille d’Anis del Mono vers M. Jacques Laruelle, qui se penchait en avant d’un air absorbé.
Un petit peu à droite et au-dessous d’eux, au-dessous du gigantesque soir rouge dont le reflet allait saignant dans les piscines désertes, partout éparses comme autant de mirages, s’étendaient la douceur et la paix de la ville. Paisible, elle le semblait assez, vue de leurs sièges. Ce n’était qu’en prêtant une oreille attentive, comme M. Laruelle à présent, qu’on pouvait distinguer une rumeur lointaine et confuse – différente mais de quelque manière inséparable du menu murmure, du tintinnabulement des pénitents – tel un chant, s’élevant puis tombant, et un piétinement soutenu : les cris et les détonations de la fiesta qui avait duré tout le long du jour.
M. Laruelle se versa un autre anis. Il buvait de l’anis parce que ça lui rappelait l’absinthe. Son visage s’était revêtu de pourpre sombre et sa main tremblotait contre la bouteille, sur l’étiquette de laquelle un démon écarlate lui brandissait une fourche au nez.
« — Je voulais le persuader de partir se faire déalcoholiser, disait le Dr. Vigil. Il buta sur le mot en français et poursuivit en anglais. Mais j’étais si malade moi-même ce jour-là après le bal que je souffre, physique, réellement. C’est très mauvais, car nous médecins devons nous comporter comme apôtres. Vous vous rappelez, nous avions joué au tennis ce jour-là aussi. Eh bien, après que j’ai recondouit le Consul à son jardin, j’envoya un gamin descendre voir s’il viendrait pour quelque minutes frapper ma porte. Je saurais gré à lui, sinon, s’il lui plaît de m’écrire un mot, si boire ne l’a pas toué déjà. »
M. Laruelle sourit.
« Mais ils sont partis, continua l’autre, et oui, je pense demander à vous aussi ce jour-là si vous l’aviez recondouit à sa maison. »
« Il était chez moi quand vous avez téléphoné, Arturo. »
« Oh, je sais, mais nous avions pris une si horrible soûlerie cette nuit avant, si perfectamente borracho, qu’il me semble, le Consul est aussi malade que je suis. » Le Dr. Vigil hocha la tête. « La maladie n’est pas seulement dans corps, mais dans cette partie habituée à être appellée l’âme. Pauvre ami, il dépenser son argent sur terre dans de telles tragédies continues. »
M. Laruelle vida son verre. Il se leva et s’en fut au parapet ; une main sur chaque raquette, il regarda au-dessous et autour de lui ; les terrains de pelote basque à l’abandon, leurs frontons couverts d’herbe, les courts de tennis morts, la fontaine, toute proche au milieu de l’avenue de l’hôtel, où un planteur de cactus avait arrêté son cheval pour le faire boire. Deux jeunes Américains, un garçon et une fille, avaient engagé une tardive partie de ping-pong sur la véranda de l’annexe d’en dessous. Ce qui était passé il y avait juste un an aujourd’hui paraissait déjà d’une autre ère. L’on eût cru que cela se perdrait comme une goutte d’eau dans les horreurs du présent. Il n’en allait pas de la sorte. Bien que toute tragédie fût en passe de perdre sens et réalité, il semblait encore permis de se rappeler les jours où une vie d’homme gardait quelque valeur, et n’était point une simple coquille dans un communiqué. Il alluma une cigarette. Loin à sa gauche, au nord-est, au-delà de la vallée et des contreforts en terrasse de la Sierra Madre orientale, les deux volcans, le Popocatepetl et l’Ixtaccihuatl, s’élevaient magnifiques et précis dans le soleil couchant. Plus proche, distant de quinze kilomètres peut-être et plus bas de niveau que la grande vallée, il discerna le village de Tomalin, niché derrière la jungle, d’où montait une mince écharpe bleue de fumée illicite : quelqu’un brûlait du bois pour faire du charbon. Devant lui, de l’autre côté de la grand-route américaine, s’étendaient des bosquets et des champs à travers lesquels ondulaient une rivière et la route d’Alcapancingo. La tour de guet d’une prison émergeait d’un bois entre la rivière et la route, qui se perdait ensuite là où les collines violettes d’un Paradis à la Doré dévalaient au lointain. En face dans la ville, les lumières de l’unique cinéma de Quauhnahuac, bâti à flanc de coteau et ressortant nettement, s’allumèrent, vacillèrent, se rallumèrent. « No se puede vivir sin amar », dit M. Laruelle… « Comme cet estúpido l’avait inscrit sur ma maison. »
« Venez, amigo, lâchez votre esprit », dit le Dr. Vigil derrière lui.
« — Mais hombre, Yvonne est retournée ! C’est ce que je ne comprendrai jamais. Elle est retournée à cet homme ! » M. Laruelle revint à la table où il se versa un verre d’eau minérale de Tehuacan qu’il but. Il dit :
« Salud y pesetas. »
« Y tiempo para gastarlas », répliqua pensivement son ami.
M. Laruelle observa le docteur renversé dans son transatlantique et bâillant, la belle, impossiblement belle, sombre, imperturbable face de Mexicain, les aimables yeux marron foncé, innocents aussi, comme les yeux de ces beaux et méditatifs enfants Oaxaquenans qu’on voyait à Tehuantepec (cet endroit idéal où les femmes font la besogne tandis que les hommes se baignent dans la rivière toute la journée), les petites mains fuselées aux poignets délicats, au dos desquelles on avait presque un choc en voyant le semis de gros poil noir. « Il y a longtemps que j’ai lâché mon esprit, Arturo », dit-il en anglais, ôtant la cigarette de sa bouche de ses doigts soignés et nerveux qu’il savait trop chargés de bagues. « Ce que je trouve de plus – » M. Laruelle vit que sa cigarette n’avait plus de feu et s’offrit un autre anis.
« Con permiso. » Le Dr. Vigil suscita un briquet si vite flambant qu’on l’eût dit allumé dès sa poche, enflammé sur lui-même, geste et allumage du même coup ; il tendit du feu à M. Laruelle « N’êtes-vous allé jamais à l’église pour les délaissés ici, demanda-t-il soudain, où est la Vierge pour ceux qui n’ont personne avec eux ? »
M. Laruelle secoua la tête.
« Personne ne va là. Seulement ceux qui n’ont personne à être avec eux », dit le docteur, lentement. Il empocha le briquet et regarda sa montre, renversant le poignet d’une nette petite secousse. « Allons-nous-en », ajouta-t-il, « vâmonos », et de partir à gorge déployée d’une série d’éclats de rire saccadés qui le plièrent en deux, eût-on dit, jusqu’à ce qu’il eût la tête dans les mains. Puis il se leva et rejoignit M. Laruelle au parapet, aspirant de grandes bouffées d’air. « Ah, mais voici l’heure que j’aime, avec le soleil qui descend, quand tout l’homme se mit à chanter et tous les chiens à happer. »
M. Laruelle eut un rire. Pendant qu’ils parlaient, le ciel s’était au sud chargé de fureur et d’orage ; les pénitents avaient quitté la pente de la colline. Des vautours assoupis, haut par-dessus leurs têtes, se déployaient au vent. « Huit heures et demie environ, alors je puis passer une heure au ciné. »
« Bueno, je vous verrai cette nuit, alors, à l’endroit où vous savez. Souvenez-vous, je ne crois pas que vous partez demain. » Il tendit sa main que M. Laruelle, aimant bien le docteur, serra vigoureusement. « Essayez de venir ce soir, sinon, s’il vous plaît comprenez que je m’intéresse toujours à votre santé. »
« Hasta la vista. »
« Hasta la vista. »
— Seul, debout près de la grand-route où quatre années plus tôt il avait descendu en auto les derniers kilomètres de ce long et fou et beau voyage depuis Los Angeles, M. Laruelle trouvait lui aussi difficile de croire qu’il partait pour de vrai. La pensée du lendemain semblait en ce moment quasi insoutenable. Il faisait une pause, indécis quant à la marche à suivre pour rentrer chez lui, lorsque le petit car surchargé Tomalin-Zôcalo descendit cahotant devant lui la colline vers la « barranca » avant de grimper dans Quauhnahuac. Il répugnait à prendre la même direction, ce soir. Traversant la rue, il alla vers la gare. Bien qu’il ne dût point voyager par train, le sentiment du départ, de son imminence, vint l’accabler de nouveau tandis qu’esquivant puérilement les aiguillages, il cherchait son chemin par-dessus les rails à voie étroite. Les rayons du soleil couchant ricochaient des citernes à pétrole sur l’herbe du remblai plus loin. Le quai dormait. Les voies étaient libres, les signaux levés. Il n’y avait pas grand-chose qui donnât à entendre que nul train fût jamais arrivé dans cette gare, voire en fût parti :
QUAUHNAHUAC
Il y avait pourtant un peu moins d’une année que l’endroit avait été le théâtre d’une séparation qu’il n’oublierait jamais. À leur première rencontre il n’avait pas aimé le demi-frère du Consul quand il était venu, avec le Consul lui-même et Yvonne, à la maison de M. Laruelle dans la Calle Nicaragua, pas davantage, il le sentait maintenant, que Hugh ne l’avait aimé. L’aspect bizarre de Hugh – bien que revoir Yvonne eût un tel effet d’écrasement sur Laruelle, qu’il ne ressentit même pas l’impression de bizarrerie assez fort pour ensuite pouvoir, à Parián, reconnaître Hugh sur-le-champ – lui donnait simplement l’air de la caricature de la description mi-amère mi-aimable que le Consul avait faite de lui. C’était donc là l’enfant dont M. Laruelle se rappelait vaguement avoir ouï parler des années auparavant ! En une demi-heure il l’eut rejeté au rang de raseur irresponsable, « Karl-Marx-brother » professionnel de salon, emprunté et vain en réalité, mais affichant des allures de romantique extraverti. Et pendant ce temps Hugh, que pour diverses raisons le Consul n’avait certes pas « préparé » à rencontrer M. Laruelle, voyait sans doute en lui un type de raseur encore plus affecté, l’esthète d’un certain âge, célibataire endurci dans la galanterie, aux manières à l’égard des femmes, de propriétaire plutôt patelin. Mais trois nuits blanches plus tard une éternité de vie avait passé : la peine et la stupeur devant une inassimilable catastrophe les avaient rapprochés. Dans les heures qui suivirent sa réponse à Hugh qui téléphonait de Parián, M. Laruelle en apprit beaucoup sur lui : ses espoirs, ses illusions, ses désespoirs. Quand Hugh partit, ce fut comme s’il perdait un fils.
Sans souci de son costume de tennis, M. Laruelle grimpa sur le remblai. Il avait tout de même eu raison, se dit-il, debout sur le faîte tandis qu’il faisait halte pour respirer, raison, après que le Consul eut été « découvert » (mais entre-temps était survenue cette situation grotesquement pathétique où il n’y avait, la première fois sans doute qu’on en eût un si vif besoin à Quauhnahuac, pas de Consul de Grande-Bretagne auquel en appeler), raison d’insister pour que Hugh rejetât tous scrupules conventionnels, pour qu’il ne négligeât aucun des avantages de la curieuse répugnance de la « police » à le retenir – de leur inquiet souci, semblait-il presque, de se débarrasser de lui, alors que justement ils paraissaient en toute logique devoir le détenir en tant que témoin – du moins à ce titre dont, à distance maintenant, l’on pouvait presque faire mention comme de l’« affaire » – et le plus tôt possible rejoignît ce navire qui providentiellement l’attendait à Vera Cruz. M. Laruelle se retourna vers la gare ; Hugh laissait un vide. En un sens il avait décampé avec la dernière de ses illusions. Car Hugh, à vingt-neuf ans, rêvait encore, même alors, de changer le monde (il n’y avait pas d’autre façon de parler) par ses actes – tout comme Laruelle, à quarante-deux, n’avait pas encore abandonné tout espoir de le changer par les grands films qu’il se proposait de faire de quelque façon. Après tout il avait fait de grands films, pour autant qu’on en fît dans le passé. Et pour autant qu’il le sût, ils n’avaient en rien changé le monde. En tout cas il avait acquis une certaine identification avec Hugh. Il allait comme Hugh à Vera Cruz ; et comme Hugh aussi, il ne savait si son navire toucherait jamais le port…
Le chemin de M. Laruelle traversait des champs à demi cultivés bordés d’étroites sentes herbues, foulées par les planteurs de cactus au retour du travail. C’était jusque-là une de ses promenades favorites, bien qu’il ne l’eût pas faite depuis avant les pluies. Attirante était la fraîcheur des feuilles de cactus ; les arbres verts, illuminés par le soleil du soir, auraient pu être des saules pleureurs secoués par les rafales du vent qui s’était levé ; dans le lointain apparaissait un lac de soleil jaune au pied de belles collines en forme de miches de pain. Mais il y avait à présent quelque chose de funeste dans la soirée. Jusqu’au sud s’appesantissaient des nuages noirs. Dans le sauvage coucher de soleil, les volcans semblaient redoutables. M. Laruelle marchait vite, dans les bons gros souliers de tennis qu’il aurait dû avoir emballés déjà, balançant sa raquette. Il était de nouveau en proie à un sentiment de crainte, sentiment d’être encore, après toutes ces années, et à son dernier jour ici, un étranger. Quatre, presque cinq ans, et il se sentait encore comme un vagabond sur une autre planète. Non que cela rendît le départ moins pénible, même s’il allait bientôt, Dieu veuille, revoir Paris. Enfin ! La guerre, sauf qu’elle était mauvaise, ne lui inspirait que peu d’émotions. L’un ou l’autre camp gagnerait. Et dans les deux cas la vie serait dure. Quoique si les Alliés perdaient elle serait plus dure. Et dans les deux cas l’on poursuivrait sa bataille à soi.
De quelle perpétuelle, de quelle saisissante façon changeait le paysage ! À présent les champs étaient pleins de pierre : il y avait une file d’arbres morts. Une charrue abandonnée, de profil sur la nue, levait les bras au ciel en muette supplication ; une autre planète, songea-t-il derechef, une étrange planète où, à y regarder pas bien loin, au-delà des Tres Marías, l’on trouverait toutes sortes de paysages à la fois, les Costwolds, Windermere, le New Hampshire, les prairies d’Eure-et-Loir, même les dunes grises du Cheshire, même le Sahara, une planète sur laquelle, en un clin d’œil, l’on pouvait changer de climat et, s’il vous plaisait d’y penser, au croisement d’une grand-route, trois fois de civilisation ; mais planète de beauté, impossible de nier sa beauté, pour fatale et purificatrice qu’elle pût être, la beauté du Paradis terrestre lui-même.
Mais au Paradis terrestre, qu’avait-il fait ? Peu d’amis. L’acquisition d’une maîtresse mexicaine avec laquelle il se disputait, et de quantité de belles idoles Mayas qu’il ne pourrait sortir du pays, et il –
M. Laruelle se demanda s’il allait pleuvoir ; quelquefois, quoique rarement, cela se produisait à cette époque de l’année, par exemple l’an dernier, où il avait plu quand il n’aurait pas dû. Et c’était des nuages d’orage, là au sud. Il s’imagina qu’il flairait la pluie, et il lui passa par la tête que rien ne lui plairait plus que de se faire mouiller, saucer jusqu’à la peau, de marcher sans relâche à travers ce pays sauvage dans son costume de flanelle blanche collé à lui, de plus en plus mouillé et mouillé et mouillé. Il observa les nuages : de rapides chevaux noirs se pressant dans le ciel. Une sombre tempête éclatant hors de saison ! Tel l’amour, pensa-t-il ; l’amour venu trop tard. Mais il n’y succédait point le calme de la raison, comme à la terre surprise retournent le parfum du soir et le lent soleil chaud ! M. Laruelle pressa le pas, poussant encore plus loin. Et qu’un amour pareil, d’un coup vous rende muet, aveugle, fou, vous tue – en trouver quelque image ne change pas votre sort. Tonnerre de Dieu… Cela n’étanchait nulle soif de dire comment était l’amour venu trop tard.
La ville était presque juste à sa droite maintenant et au-dessus de lui, car M. Laruelle n’avait fait que descendre peu à peu la colline, depuis qu’il avait quitté le Casino de la Selva. Du champ qu’il traversait il pouvait voir, par-dessus les arbres à flanc de colline et au-delà de la sombre silhouette féodale du Palais Cortez, la roue Ferris en lente rotation, déjà illuminée sur la place de Quauhnahuac ; il crut percevoir le bruit de rires humains montant de ses nacelles étincelantes et, à nouveau, la griserie légère de voix qui s’en allaient chantant, diminuant, expirant dans le vent, à la fin inaudibles. À travers champs lui arrivait un air américain plein de découragement, « Saint-Louis Blues » ou quelque chose de ce genre, par instants molle houle de musique poussée par le vent, d’où giclait un embrun de caquetage, et qui ne semblait pas tant se briser que frapper sur les murs et les tours des faubourgs ; puis en un gémissement elle refluait aspirée au loin. Il se retrouva sur le chemin menant par la brasserie à la route de Tomalin. Il parvint à la route d’Alcapancingo. Une auto passa et comme il attendait, détournant la tête, que la poussière retombât, il se rappela cette fois qu’il longeait en auto, avec le Consul et Yvonne, le lit du lac mexicain, autrefois cratère d’un énorme volcan, et revit l’horizon estompé de poussière, les cars fonçant à travers les tourbillons de poussière en un souffle, les garçons frémissants debout à l’arrière des camions, cramponnés à mort, le visage abrité de la poussière sous des bandeaux (et il y avait là une magnificence, par lui toujours sentie, une sorte de symbole de l’avenir pour lequel un peuple héroïque avait, en vérité, fait des préparatifs tellement grands puisque, par tout le Mexique, l’on pouvait voir sur leurs camions tonnants ces jeunes bâtisseurs dressés, leurs pantalons claquant sec, campés sur leurs jambes larges ouvertes, solides) et dans le soleil, sur la colline ronde, le peloton isolé d’une avant-garde de poussière, les collines près du lac obscurcies de poussière comme des îles sous une pluie battante. Le Consul, dont M. Laruelle distinguait à présent la vieille demeure sur la pente au-delà de la barranca, avait alors semblé assez heureux lui aussi, se promenant à travers Cholula aux trois cent six églises et deux salons de coiffure, le « Toilet » et le « Harem », puis escaladant la pyramide en ruine qui était, assurait-il tout fier, la Tour de Babel originale. Qu’il avait admirablement caché ce que devait être la Babel de ses pensées !
Deux Indiens en guenilles approchaient de M. Laruelle dans la poussière ; ils étaient en train de discuter, mais avec la concentration profonde de professeurs d’université déambulant à travers la Sorbonne par un crépuscule d’été. Leurs voix, les gestes de leurs fines mains sales étaient incroyablement courtois, délicats.
Leur port faisait penser à la majesté des princes Aztèques, leurs faces aux bas-reliefs obscurs des ruines du Yucatan :
« — perfectament borracho – »
« — completamente fantástico – »
« Sí, hombre, la vida impersonal – »
« Claro, hombre – »
« Positivamente ! »
« Buenas noches. »
« Buenas noches. »
Ils s’évanouirent dans le crépuscule. La roue Ferris sombra hors de vue : les bruits de la foire, la musique, au lieu de se rapprocher, avaient un instant cessé. M. Laruelle regarda l’occident ; chevalier d’antan, avec sa raquette pour bouclier et sa lampe de poche pour parchemin, il rêva un moment des batailles auxquelles survivait l’âme pour vaguer là-bas. Il s’était proposé de descendre un autre sentier tournant sur la droite et menant, passé la ferme modèle où le Casino de la Selva mettait ses chevaux à paître, droit dans sa rue, la Calle Nicaragua. Mais une subite impulsion le fit tourner à gauche et suivre la route longeant la prison. Il sentait un obscur désir, ce dernier soir, de dire adieu aux ruines du Palais de Maximilien.
Au sud un immense archange, noir comme le tonnerre, survenait du Pacifique. Et pourtant, après tout, l’orage contenait sa propre paix secrète… Sa passion pour Yvonne (qu’elle eût jamais été bien bonne en tant qu’actrice n’était pas la question, il lui avait dit vrai en déclarant qu’elle eût été plus que bonne dans n’importe lequel de ses films) lui avait remis au cœur, d’une façon qu’il n’aurait su expliquer, cette première fois où seul, marchant dans les pâquis au sortir de Saint-Près où il logeait, le somnolent village français d’eaux encloses et de biefs et de gris moulins hors d’usage, il avait vu s’élever lentement et merveilleusement et dans une infinie beauté au-dessus des chaumes semés de fleurs sauvages, s’élever lentement au soleil, comme des siècles auparavant les pèlerins errant dans ces mêmes champs les avaient regardées s’élever, les deux flèches jumelles de la cathédrale de Chartres. L’amour lui avait, pour un temps par trop bref, apporté une paix étrangement pareille au sortilège, à l’enchantement de Chartres dont, loin dans le passé, il avait fini par aimer chaque petite rue, chaque petit café d’où il pouvait contempler la cathédrale en éternelle navigation sur les nues, le sortilège que ne parvenait même pas à rompre le scandale de ses dettes en ville. M. Laruelle hâta le pas vers le Palais. Pas plus que nul remords devant la détresse du Consul n’était venu rompre cet autre sortilège, quinze ans plus tard ici à Quauhnahuac ! À cet égard, songea M. Laruelle, ce qui les avait réunis un certain laps de temps, le Consul et lui, n’était point, d’un côté comme de l’autre, le remords. C’était peut-être, en partie, plutôt le désir de cet illusoire bien-être, à peu près aussi satisfaisant que de serrer la mâchoire sur une dent qui fait mal, obtenu en se faisant tacitement accroire l’un à l’autre qu’Yvonne était toujours là.
— Ah ! mais toutes ces choses auraient pu sembler d’assez bonnes raisons de mettre toute la terre entre eux et Quauhnahuac ! Aucun d’eux ne l’avait pourtant fait. Et maintenant, M. Laruelle pouvait en sentir le fardeau l’oppresser du dehors, comme en quelque sorte transféré à ces montagnes violettes tout autour de lui, si mystérieuses, avec leurs mines d’argent secrètes, si reculées, pourtant si proches, si tranquilles, et de ces montagnes émanait une étrange force de mélancolie qui tentait de le retenir ici corporellement, qui était le poids du fardeau, le poids de bien des choses, mais surtout le poids du chagrin.
Il passa près d’un champ où une Ford d’un bleu passé, épave totale, avait été poussée sur une pente derrière une haie : on avait glissé deux briques sous ses roues de devant pour éviter tout départ involontaire. Qu’attends-tu, avait-il envie de lui demander, éprouvant une sorte d’affinité, de parenté avec ces lambeaux de vieille capote claquant au vent… Chéri, pourquoi suis-je partie ? Pourquoi m’as-tu laissée partir ? Ce n’était pas à M. Laruelle que ces mots d’une carte postale fort retardée d’Yvonne avaient été adressés, cette carte postale que le Consul avait dû malicieusement glisser sous son oreiller, à un instant quelconque de cet ultime matin – mais comment savoir jamais quand, au juste ? – comme si le Consul avait tout calculé, sachant que M. Laruelle la découvrirait au moment précis où Hugh, éperdu, téléphonerait de Parián. Parián ! À sa droite montaient les hautes murailles de la prison. Là-haut sur la tour de guet, tout juste visible au-dessus des murs, deux policiers scrutaient l’est et l’ouest de leurs jumelles. M. Laruelle traversa un pont sur la rivière, prit ensuite un raccourci à travers une vaste clairière dans les bois, qu’on était visiblement en train d’aménager en jardin botanique. Du sud-est accourait un pullulement d’oiseaux : de petits oiseaux mais trop longs, noirs et laids, mi-insectes monstrueux, mi-corbeaux d’allure, à longues queues balourdes, au vol rebondissant, onduleux, laborieux. Lacérant le crépuscule à tire-d’aile, ils retournaient avec fièvre, comme chaque soir, se percher dans les frênes du zócalo qui, jusqu’à la tombée de la nuit, vibrerait de leurs piailleries stridentes, incessantes, mécaniques. À la débandade en silence défila, pédala cette troupe obscène. Le temps pour M. Laruelle d’atteindre le Palais, le soleil s’était couché.
Malgré son amour-propre, il regretta immédiatement d’être venu. Les piliers roses rompus, dans la pénombre, avaient bien pu l’attendre pour lui tomber dessus, ainsi que la pièce d’eau sous son écume verte, ses marches descellées pendant à un crampon rouillé, pour se refermer sur sa tête. La chapelle disloquée, puante, fouillis de mauvaises herbes, les murs croulants éclaboussés d’urine sur lesquels des scorpions se tenaient tapis – entablement rompu, triste archivolte, pierres glissantes couvertes d’excréments – ce lieu, où l’amour jadis s’était navré, faisait figure de cauchemar. Et Laruelle était fatigué des cauchemars. La France, même en travesti autrichien, ne doit pas se transférer au Mexique, pensa-t-il. Maximilien avait eu de la déveine aussi avec ses palais, pauvre diable. Pourquoi fallait-il qu’on appelât aussi le Miramar l’autre palais fatal de Trieste, où Charlotte devint folle, où tous ceux qui y vécurent jamais, de l’impératrice Élisabeth d’Autriche à l’archiduc Ferdinand, trouvèrent une mort violente ? Et pourtant, comme ils avaient dû l’aimer, ce pays, ces deux exilés solitaires sous la pourpre, des êtres humains en fin de compte, des amoureux hors de leur élément – leur Éden, sans qu’aucun d’eux n’en sût tout à fait la raison, se mettant sous leur nez à se transformer en prison et à puer la brasserie, leur seule majesté étant à la fin celle de la tragédie. Des spectres. Des spectres, comme au Casino, hantaient sûrement ces lieux. Et un spectre qui disait encore : « C’est notre destin de venir ici, Charlotte. Regarde cette magnifique terre montueuse, ses collines, ses vallées, ses volcans incroyablement beaux. Penser qu’elle est à nous ! Soyons bons, soyons des constructeurs et rendons-nous dignes d’elle ! » Ou bien des spectres se querellaient :
« Non, tu l’aimais toi-même, tu aimais ta misère plus que moi. Tu nous a délibérément fait cela. » « Moi ? » « Tu avais toujours des gens pour s’occuper de toi, pour t’aimer, pour se servir de toi, pour te mener. Tu écoutais tout le monde sauf moi, qui t’aimais réellement. » « Non, tu es la seule personne que j’aie jamais aimée. »
« Jamais ? Tu n’aimais que toi-même. » « Non c’était toi, toujours toi, il faut me croire, je t’en prie : il faut te rappeler comme nous projetions toujours de partir pour le Mexique. Tu te rappelles ?… Oui, tu as raison. Avec toi j’ai couru ma chance. Plus jamais de chance comme celle-là ! » Et soudain ensemble, ils pleuraient, passionnément, debout là où ils étaient.
Mais c’était la voix du Consul, et non de Maximilien, que M. Laruelle eût presque pu entendre dans le Palais : et il se souvenait en poursuivant sa marche, ravi de mettre enfin le pied dans la Calle Nicaragua, même à son extrémité la plus éloignée, du jour où il était tombé sur Yvonne et le Consul enlacés là ; c’était peu après leur arrivée au Mexique, et comme le Palais lui avait alors paru différent ! M. Laruelle ralentit le pas. Le vent était tombé. Il ouvrit sa veste de tweed anglais (achetée toutefois au High Life, prononcé Itch Lif, Mexico) et desserra son écharpe bleue à pois. La soirée était singulièrement accablante. Et tellement silencieuse. Pas un son, pas un cri n’atteignait son oreille maintenant. Rien que le bruit de ventouses de ses pas… Pas une âme en vue. M. Laruelle sentait aussi sa peau s’érailler quelque peu, son pantalon le serrait. Il devenait, il était déjà devenu trop gras au Mexique, empoté, ce qui suggérait pour certains une autre raison bizarre, qui ne parviendrait jamais aux journaux, pour certains de prendre les armes. Absurde, il balança sa raquette dans les airs, esquissant un service, un revers : mais elle était trop lourde, il n’avait pas pris garde à la presse. Il laissa la ferme modèle sur sa droite, les bâtiments, les champs, les collines maintenant indécises dans l’obscurité qui rapidement tombait. La roue Ferris apparut de nouveau, juste le sommet, brûlant haut sur la colline, en silence, presque droit devant lui, puis les arbres grandissant la couvrirent. La route, exécrable et toute défoncée, descendait à cet endroit en pente raide ; il approchait du petit pont sur la barranca, le ravin profond. Au milieu du pont il fit halte ; il alluma une autre cigarette à celle qu’il venait de fumer et se pencha sur le parapet, regardant en bas. Il faisait trop noir pour voir le fond mais : là était certes l’aboutissement et le clivage ! Quauhnahuac était à cet égard comme l’époque, de quelque côté qu’on se tournât, l’abîme vous guettait au coin. Dortoir pour vautours et cité Moloch ! Tandis qu’on crucifiait le Christ, disait l’hiératique légende portée par la mer, la terre d’ici s’était ouverte d’un bout à l’autre, quoique la coïncidence n’eût alors qu’avec peine pu frapper qui que ce fût ! C’était sur ce pont que le Consul lui avait un jour suggéré de faire un film sur l’Atlantide. Oui, penché tout comme ça, ivre mais contenu, cohérent, un peu fou, un peu impatient – c’était l’une de ces fois où le Consul avait bu à en être dégrisé – il lui avait parlé de l’esprit de l’abîme, du dieu de la tempête, « huracân », qui « témoignait d’une manière si suggestive des rapports entre les bords opposés de l’Atlantique ». Quoi qu’il eût voulu dire.
Ce n’était du reste pas la première fois que le Consul et lui avaient regardé dans un gouffre. Car il y avait toujours eu, des siècles auparavant – et comment l’oublier maintenant ? – le « Trou de l’Enfer » : et l’autre rencontre survenue là, qui semblait en quelque obscure relation avec la dernière au Palais de Maximilien… Cela avait-il été vraiment si extraordinaire de découvrir ici à Quauhnahuac le Consul, de découvrir que son vieux camarade de jeux britannique – il pouvait difficilement l’appeler « camarade d’école » – perdu de vue il y avait près d’un quart de siècle, vivait en fait et avait à son insu vécu, depuis six semaines, dans la même rue que lui ? Sans doute pas ; sans doute était-ce simplement l’une de ces coïncidences dénuées de sens qu’on pourrait étiqueter : « truc favori des dieux ». Mais avec quelle intensité revivait-il, une fois de plus, ces vacances d’autrefois sur une plage d’Angleterre !
— M. Laruelle, né à Languion dans la Moselle, mais dont le père, riche philatéliste aux habitudes mal connues, était venu s’installer à Paris, passait d’habitude, dans son enfance, ses vacances d’été en Normandie avec ses parents. Courseulles dans le Calvados, sur la Manche, n’était pas une villégiature à la mode. Loin de là. Il y avait quelques rares pensions à lézardes battues des vents, des kilomètres de dunes désertes, et la mer était froide. Mais c’était à Courseulles, néanmoins, dans l’accablant été de 1911, qu’était venue la famille du célèbre poète anglais Abraham Taskerson, amenant avec elle l’étrange petit orphelin anglo-indien, songeuse créature de quinze ans, si timide et pourtant si curieusement maîtresse d’elle-même, qui écrivait des poèmes que le vieux Taskerson (resté à la maison) semblait encourager, et qui parfois éclatait en sanglots si l’on mentionnait devant lui les mots de « père » ou « mère ». Jacques, du même âge environ, s’était senti singulièrement attiré vers lui : et puisque les autres petits Taskerson – au moins six, presque tous plus âgés et, à ce qu’il semblait bien, tous d’une espèce plus rude, bien qu’à la vérité collatéraux du jeune Geoffrey Firmin – tendaient à faire bloc et à laisser seul le garçon, Jacques le vit très souvent. Ils vagabondaient tous deux le long du rivage avec une paire de vieux « cleeks » apportés d’Angleterre, et quelques piteuses balles de golf en gutta-percha qui seraient, pour leur ultime après-midi, glorieusement lancées dans la mer, « Joffrey » devint « La Vieille Noix ». Laruelle mère pour qui, quoi qu’il en fût, il était « ce beau jeune poète anglais », l’aimait aussi. Taskerson mère avait pris le petit Français en affection : il s’ensuivit que Jacques fut invité à passer le mois de septembre en Angleterre avec les Taskerson, chez qui resterait Geoffrey jusqu’à la rentrée des classes. Le père de Jacques, qui pensait l’envoyer dans une école anglaise jusqu’à ses dix-huit ans, donna son consentement. Il admirait tout particulièrement le port droit et viril des Taskerson… Et c’est ainsi que M. Laruelle s’en vint à Leasowe.
C’était une sorte de version adulte, civilisée, de Courseulles sur la côte nord-ouest de l’Angleterre. Les Taskerson habitaient une confortable demeure, dont l’arrière-jardin aboutissait à un beau terrain de golf onduleux, borné, du côté le plus éloigné, par la mer. Cela semblait la mer ; au vrai c’était l’estuaire, large de dix kilomètres, d’une rivière : un blanc moutonnement à l’ouest marquait où la véritable mer commençait. Les monts Cambriens, maigres, noirs et nuageux, avec de temps en temps un pic neigeux pour rappeler les Indes à Geoff, se trouvaient de l’autre côté de la rivière. Au cours de la semaine, où on leur permettait de jouer, le golf était désert : de jaunes pavots de mer déchiquetés frémissaient dans l’herbe épineuse. Sur le rivage étaient les restes d’une forêt antédiluvienne dont saillaient les vilaines souches noires, et plus loin en montant, un vieux tronçon de phare à l’abandon. Dans l’estuaire il y avait une île, avec un moulin à vent par-dessus comme une bizarre fleur sombre, que la marée basse permettait d’atteindre à dos d’âne. La fumée des cargos gagnant le large de Liverpool traînait bas sur l’horizon. Il régnait là un sentiment d’espace et de vide. Lors des week-ends seulement certain désavantage de leur endroit apparaissait : bien que la saison tirât à sa fin et que les hôtels hydrothérapiques et gris, le long des promenades, fussent en train de se vider, le terrain de golf était toute la journée bondé de courtiers de Liverpool jouant des doubles. Du samedi matin au dimanche soir une grêle ininterrompue de balles volant hors de jeu mitraillait le toit. Il faisait bon alors sortir avec Geoffrey dans la ville, pleine encore de jolies filles rieuses, et marcher dans les rues ensoleillées balayées de vent ou voir jouer sur la plage une pantalonnade. Ou mieux que tout, voguer sur la lagune dans un petit yacht d’emprunt manœuvré de main de maître par Geoffrey.
Car Geoffrey et lui étaient – comme à Courseulles – souvent abandonnés à eux-mêmes. Et maintenant Jacques comprenait pourquoi il avait si peu vu les Taskerson, en Normandie. Ces garçons étaient d’incomparables, de prodigieux marcheurs. Ce n’était rien pour eux que d’abattre quarante ou cinquante kilomètres dans la journée. Mais ce qui semblait encore plus étrange, vu qu’aucun n’avait passé l’âge de l’école, c’est qu’ils étaient d’incomparables, de prodigieux buveurs. Au cours d’une simple marche de huit kilomètres, ils avaient coutume de s’arrêter dans un nombre égal de caboulot et de boire, dans chaque, un litre ou deux d’une bière puissante. Même le plus jeune, qui n’avait pas plus de quinze ans, vous vidait ses six litres dans une après-midi. Et si l’un d’eux s’en trouvait malade, tant mieux. Ça faisait de la place pour continuer. Ni Jacques à l’estomac délicat – bien qu’il eût l’habitude de boire une certaine quantité de vin chez lui – ni Geoffrey, qui n’aimait pas le goût de la bière et suivait en outre une sévère école wesleyenne, ne pouvaient soutenir ce tempo médiéval. Mais de fait, toute la famille buvait outre mesure. Le vieux Taskerson, homme fin et bon, avait perdu le seul de ses fils qui eût à quelque degré hérité de talents littéraires ; chaque soir il restait assis tout chagrin dans son cabinet de travail, la porte ouverte, à boire heure après heure, ses chats sur les genoux, son journal du soir bruissant d’une désapprobation distante à l’égard des autres fils qui, de leur côté, restaient assis à boire heure après heure dans la salle à manger. Mme Taskerson, très différente chez elle, où elle sentait moins peut-être la nécessité de faire bonne impression, s’asseyait près de ses fils, son agréable visage empourpré, l’air mi-désapprobateur elle aussi, mais n’en expédiant pas moins allègrement, verre en main, tout un chacun sous la table. Il est vrai que les garçons avaient d’habitude quelques longueurs d’avance. – Non qu’ils fussent gens à jamais se faire voir en train de tituber dans la rue. Leur point d’honneur était que, plus ivre on est, plus sobre on doit paraître. En règle générale ils marchaient fabuleusement roides, les épaules rejetées en arrière, le regard droit et fixe, tels des officiers de la Garde en service commandé, seulement, vers la fin du jour, ce n’était plus que très très lentement, bref, avec ce « port droit et viril » qui avait tellement impressionné le père de M. Laruelle. Malgré tout ce n’était en aucune façon exceptionnel de découvrir, le matin, toute la maisonnée dormant sur le parquet de la salle à manger. Mais personne ne semblait s’en porter le moins du monde plus mal. Et l’office regorgeait toujours de barils de bière, que débondait qui voulait. Pleins de force et de santé, les garçons mangeaient comme des tigres. Ils dévoraient d’effrayantes platées de tripes de mouton frites et de ce qui s’appelait pouding noir ou au sang, sorte de conglomérat d’abats roulés dans la farine d’avoine dont Jacques craignait qu’il ne lui fût, du moins en partie, destiné à titre de faveur – du boudin, tu sais bien, Jacques – tandis que la Vieille Noix, souvent dénommé maintenant « le Firmin », restait assis, timide, dépaysé, devant son verre de bière blonde qu’il ne touchait pas, essayant sans assurance de s’entretenir avec M. Taskerson.
Il était de prime abord difficile de voir ce que « le Firmin » pouvait bien avoir à faire avec cette invraisemblable famille. Il n’avait aucun goût en commun avec les jeunes Taskerson et n’allait même pas à leur école. Il était cependant facile de voir que les parents qui l’avaient expédié avaient eu les meilleures raisons de le faire. Geoffrey « avait toujours le nez dans un livre », de sorte que « Cousin Abraham », dont l’œuvre avait un caractère religieux, ne pouvait qu’être « tout désigné » pour l’assister. Et quant aux garçons eux-mêmes, ces parents en savaient sans doute aussi peu sur eux que la propre famille de Jacques : ils remportaient tous les prix de langues étrangères à l’école, et tous ceux de gymnastique : sûrement que ces beaux braves gars seraient « juste ce qu’il faut » pour aider le pauvre Geoffrey à surmonter sa timidité, et l’empêcher de « rêvasser » à son père et aux Indes. Le cœur de Jacques s’ouvrit tout grand à la pauvre Vieille Noix. Sa mère était morte quand il était enfant, au Cachemire et, l’an dernier ou environ, son père, qui s’était remarié, avait tout simplement mais scandaleusement – disparu. Personne au Cachemire ou ailleurs ne savait au juste ce qui lui était arrivé. Un jour il était monté dans l’Himalaya et s’y était évaporé, laissant Geoffrey à Srinagar avec son demi-frère Hugh, alors au maillot, et sa belle-mère. Puis, comme si ce n’en était pas assez, la belle-mère mourut aussi, laissant les deux enfants seuls aux Indes. Pauvre Vieille Noix ! Il était réellement, malgré sa bizarrerie, si sensible à la moindre gentillesse. Il était même touché qu’on l’appelât « le Firmin ». Et il s’était attaché au vieux Taskerson. M. Laruelle sentait qu’à sa façon il s’était attaché à tous les Taskerson et les eût défendus à mort. Il y avait en lui quelque chose de désarmant à force d’être sans défense et, en même temps, de si loyal. Et après tout les fils Taskerson, en dépit de leurs airs de monstrueuse rudesse à l’anglaise, avaient fait de leur mieux pour ne point le laisser à l’écart et lui manifester leur sympathie, à ses premières vacances d’été en Angleterre. Ce n’était pas leur faute s’il ne pouvait boire sept litres en quatorze minutes ou couvrir quatre-vingts kilomètres sans s’effondrer. C’était en partie grâce à eux que Jacques lui-même se trouvait là pour lui tenir compagnie. Et ils avaient peut-être en partie réussi à lui faire surmonter sa timidité. Car la Vieille Noix avait au moins appris, et Jacques avec lui, l’art de « lever les filles à l’anglaise ». Il y avait une absurde arlequinade qu’ils chantaient, de préférence avec l’accent français de Jacques.
Jacques et Geoffrey chantaient le long de la promenade :
Oh we allll WALK ze wibberlee WALK
And we alll TALK ze wibberlee wobberlee TALK
And we alll WEAR wibberlee wobberlee TIES
And-look-at-all-ze-pretty-girls-with-wibberlee wobberlee eyes. Ob
We allll SING ze wibberlee wobberlee SONG
Until ze day in dawn-ing
And-we-all-have-zat-wibberlee-wobberlee-wobberlee wibberlee-wibberlee-wobberlee feeling
In ze morning.
Le rite était ensuite de pousser un « Ohé » et de suivre quelque fille dont vous vous figuriez, si elle se retournait par hasard, avoir provoqué l’admiration. Si vous étiez vraiment parvenu et que ce fût après le coucher du soleil, vous l’emmeniez faire un tour au golf qui était plein, comme disaient les Taskerson, de bons « petits coins pour s’asseoir ». La plupart se trouvaient dans les principaux bunkers ou ravines entre les dunes. Les bunkers étaient en général pleins de sable, mais à l’abri du vent, et profonds : aucun d’eux plus profond que le « Bunker de l’Enfer ». Ce bunker constituait, non loin de la maison des Taskerson, un obstacle redouté, au milieu de la longue pente menant au huitième trou. Il défendait la pelouse en un sens, quoique à grande distance, étant bien plus bas et un peu sur la gauche. La fosse béait de façon à engloutir le troisième coup d’un joueur de golf comme Geoffrey, naturellement habile et gracieux, et environ le quinzième d’une mazette telle que Jacques. Jacques et la Vieille Noix avaient souvent affirmé que le Bunker du Diable serait un joli coin où emmener une fille, étant entendu, quel que fût l’endroit où l’on en menât une, que rien de très sérieux ne se passait. Il régnait en général, dans toute cette histoire de « levage », un air d’innocence. Au bout d’un certain temps la Vieille Noix qui était, au bas mot, vierge, et Jacques qui prétendait ne point l’être, prirent l’habitude de lever les filles sur la promenade, de gagner le terrain de golf, de se séparer là et de se retrouver plus tard. L’on avait, chose bizarre, des heures assez régulières chez les Taskerson. M. Laruelle ne savait pas jusqu’à présent pourquoi l’on ne s’était point mis d’accord pour le Bunker de l’Enfer. Il n’avait certes pas eu l’intention de jouer les espions aux dépens de Geoffrey. Avec une fille qui l’assommait il coupait, par hasard, à travers le parcours du huitième trou pour atteindre l’avenue de Leasowe, lorsque du bunker sortirent des voix qui les firent tous deux sursauter. Puis le clair de lune dévoila l’étrange scène dont ni lui ni la fille ne purent détourner les yeux. Laruelle eût vite passé son chemin mais ni lui ni elle – pas tout à fait instruits du choc affectif propre à ce qui se passait dans la fosse – ne purent contenir leur hilarité. Ce qu’il y avait de curieux, c’est que M. Laruelle ne s’était jamais souvenu des paroles d’aucun d’eux, seulement de l’expression de la face de Geoffrey au clair de lune, et de la gauche façon dont la fille s’était grotesquement remise en hâte sur ses pieds, et puis, que Geoffrey et lui avaient fait montre d’un remarquable aplomb. Ils s’étaient tous rendus dans une taverne au nom singulier, du genre Ce n’est plus la même chose. C’était de toute évidence la première fois que le Consul était jamais entré dans un bar de son propre mouvement ; il commanda très fort du Johnny Walker pour tout le monde mais le garçon, croisant le patron, refusa de les servir et, en tant que mineurs, ils furent mis dehors. Hélas, leur amitié, pour une raison quelconque, ne survécut point à ces deux fâcheuses, quoique sans doute providentielles petites frustrations. Entre temps, le père de M. Laruelle avait renoncé à l’idée de l’envoyer à l’école en Angleterre. Les vacances fusèrent dans la désolation et les vents d’équinoxe. Il y eut une morne et mélancolique séparation à Liverpool et un morne et mélancolique voyage de retour par Douvres, dans un esseulement de marchand à la sauvette, sur le bateau de Calais ballotté par la mer –
Prenant d’un coup conscience de quelque agitation, M. Laruelle se redressa juste à temps pour se garer d’un cavalier qui s’arrêtait le long du pont. La nuit était tombée comme la Maison Usher. Le cheval immobile clignait de l’œil dans les feux scintillants des phares d’une auto, phénomène peu commun si bas dans la Calle Nicaragua, qui arrivait de la ville dans un roulis de navire sur l’effroyable route. L’homme sur le cheval était tellement ivre qu’il se vautrait par toute sa monture, perdant les étriers, ce qui, vu leur taille, tenait déjà du prodige, et parvenant tout juste à se retenir par les rênes, mais n’agrippant pas une seule fois le pommeau de la selle pour s’affermir. Le cheval se cabra sauvagement, rebelle – mi-ombrageux mi-dédaigneux, peut-être, de son cavalier – puis fonça d’un trait sur l’auto : l’homme, qui semblait d’abord parti à la renverse, s’en tira par miracle, mais glissa sur le flanc tel un acrobate équestre, se retrouva en selle, glissa, buta, tomba à la renverse – s’en tirant de justesse chaque fois, jamais par le pommeau, mais toujours par les rênes qu’il tenait d’une main à présent, les étriers lui échappant plus que jamais, tandis qu’il martelait avec rage les flancs de la bête, du machete sorti d’un long fourreau courbe. Pendant ce temps les phares avaient extrait de l’ombre une famille égaillée au bas de la colline, homme et femme en deuil, avec deux enfants proprement vêtus, que la femme tira au bord de la route où le cavalier passait comme une flèche, tandis que l’homme reculait jusqu’au fossé. L’auto stoppa, baissa ses lumières pour le cavalier, puis s’en vint du côté de M. Laruelle et franchit le pont derrière lui. C’était une puissante voiture silencieuse de marque américaine, enfoncée profondément sur ses ressorts, son moteur à peine audible, et distinctement résonnait le bruit des sabots du cheval qui maintenant s’éloignait, remontant la Calle Nicaragua mal éclairée au-delà de la maison du Consul, où devait se trouver à la fenêtre une lumière que M. Laruelle ne tenait pas à voir – car bien après qu’Adam eut quitté le Jardin, en la maison d’Adam la lumière brillait – et la barrière était réparée, au-delà de l’école et de l’endroit où il avait certain jour rencontré Yvonne avec Hugh et Geoffrey – et il s’imagina le cavalier ne s’arrêtant même pas à sa maison à lui Laruelle, où des montagnes de malles restaient à moitié faites, mais prenant en un galop effréné le tournant dans la Calle Tierra de Fuego, et par-delà – les yeux fous comme ceux qui vont voir la mort – à travers la ville ; et cela aussi, pensa-t-il soudain, cette vision démente de frénésie maniaque, mais sous contrôle, pas tout à fait sans contrôle, en un certain sens presque admirable, cela aussi, obscurément, c’était le Consul…
M. Laruelle parvint en haut de la colline : il était dans la ville, au-dessous de la place, fatigué. Mais il n’avait point gravi la Calle Nicaragua. Afin d’éviter sa propre demeure il avait pris un raccourci à gauche juste derrière l’école, un chemin détourné, à pic et raboteux, qui tournait en rond derrière le zócalo. Les gens le regardaient avec curiosité descendre à petits pas l’avenue de la Revolución, toujours embarrassé de sa raquette. Suivie assez longtemps, cette voie ramenait une fois de plus à la grand-route américaine et au Casino de la Selva ; M. Laruelle sourit : à ce compte il pouvait s’en aller décrivant à jamais une orbite excentrique autour de sa maison. Derrière lui maintenant la foire, à laquelle il avait à peine accordé un coup d’œil, continuait à tourbillonner. La ville, haute en couleurs même la nuit, était brillamment éclairée mais par endroits seulement, comme un port. Le vent balayait d’ombres les trottoirs. Et çà et là dans l’ombre, les arbres semblaient trempés de poussière de charbon et leurs branches, ployées sous le poids de la suie. Dans un bruit de ferraille, le petit car repassa près de lui, allant dans l’autre sens à présent, freinant dur sur l’escarpement de la colline, et sans feu arrière. Dernier car pour Tomalin. M. Laruelle dépassa, sur le trottoir d’en face, les fenêtres du Dr. Vigil : Dr. Arturo Diaz Vigil, Médico Cirujano y Partero, Facultad de Mejico, de la Escuela Médico Militar, Enfermedades de Ninos, Indisposiciones nerviosas – et comme tout cela différait poliment des placards sur quoi on tombait dans les vespasiennes ! – Consultas de 12 a 2 y 4 a 7. Légère exagération, pensa-t-il. Des petits crieurs de journaux le passèrent, vendant à la course le Quauhnahuac Nuevo, la feuille du clan de l’Axe et d’Almazán qu’on disait publiée par l’importune Unión Militar. Un avión de combate Francés derribado por un caza Alemán. Los trabajadores de Australia abogan por la paz. Quiere Vd. – lui demandait une réclame dans une vitrine – vestirse con elegancia y a la ultima moda de Europa y los Estados Unidos ? M. Laruelle descendit encore la colline. Devant la caserne deux sentinelles, aux casques de soldats français et aux uniformes mauve passé, à lacs et entrelacs de galons verts, faisaient les cent pas. Il traversa la rue. Approchant du cinéma, il sentit que tout n’allait pas comme il fallait, qu’il y avait dans l’air une étrange excitation, insolite, une sorte de fièvre. Il faisait à l’instant bien plus frais. Et le cinéma était dans l’obscurité, comme si l’on ne donnait pas de film ce soir-là. D’autre part une masse de gens, pas une queue, mais sans nul doute nombre de clients du cinéma même, débordant au-dehors avant l’heure, se tenaient sous le porche et sur le trottoir à l’écoute d’un haut-parleur sur camion qui tonitruait la « Washington Post March ». Soudain il y eut un coup de tonnerre, et les lumières de la rue s’éclipsèrent. Ainsi s’étaient éteintes déjà celles du cinéma. La pluie, pensa M. Laruelle. Mais son désir de se faire mouiller avait disparu. Il mit sa raquette sous sa veste et courut. Tout à coup une rafale s’engouffra dans la rue, éparpillant les vieux journaux et soufflant net les lampions à pétrole des éventaires de tortillas : au-dessus de l’hôtel face au cinéma surgit un fauve griffonnage de foudre, suivi d’un nouveau coup de tonnerre. Le vent gémissait, de tous côtés les gens couraient, riant pour la plupart, se mettre à l’abri. M. Laruelle pouvait entendre tonnerre sur tonnerre s’abattre à grand fracas sur les monts derrière lui. Il atteignit le cinéma juste à temps. La pluie tombait à verse.
Hors d’haleine, il se tint sous le porche de l’entrée du cinéma qui semblait plutôt, toutefois, l’entrée de quelque bazar ou hall ténébreux. Des paysans s’y entassaient avec leurs paniers. Au bureau de location, vide pour le moment, une poule frénétique sollicitait admission. Partout les gens allumaient des lampes de poche ou craquaient des allumettes. Le camion à haut-parleur alla traîner ailleurs dans la pluie et le tonnerre. Los Manos de Orlac disait une affiche : 6 y 8.40. Los Manos de Orlac, con Peter Lorre.
Les lumières de la ville reparurent mais le cinéma restait encore obscur. M Laruelle se fouilla, en quête d’une cigarette. Les mains d’Orlac… Comme cela avait, en un éclair, ressuscité le cinéma des jours anciens, songea-t-il, en réalité ses propres années d’étudiant attardé, les jours de l’Étudiant de Prague, de Vienne et Werner Krauss et Karl Grüne, les jours de la Ufa quand une Allemagne vaincue forçait le respect du monde cultivé par ses films. Mais c’était alors Conrad Veidt, dans « Orlac ». Chose étrange, ce film avait été à peine meilleur que la version actuelle, médiocre produit de Hollywood qu’il avait vu quelques années avant, à Mexico, ou peut-être – M. Laruelle lorgna autour de lui – dans cette même salle. Ça n’était pas impossible. Mais autant qu’il s’en souvînt, même Peter Lorre n’avait pu sauver le film et il n’avait pas envie de le revoir… Pourtant, quelle interminable histoire compliquée de sanctuaire et de tyrannie semblait conter cette affiche, pour l’instant peu visible au-dessus de lui, qui montrait Orlac l’assassin ! Un artiste aux mains d’assassin ; c’était l’étiquette, l’hiéroglyphe des temps. Car en réalité c’était l’Allemagne elle-même qui, dans la déchéance macabre d’un piètre croquis, le surplombait. – Ou était-ce, par un écart gênant de l’imagination, M. Laruelle lui-même ?
Devant lui se tenait le gérant du cinéma offrant dans la coupe de ses mains, avec cette courtoisie, pour devancer avec une foudroyante prestesse vos fouillements de poche, propre au Dr. Vigil, et à tous les Latins d’Amérique, une allumette pour sa cigarette : ses cheveux, purs de toute goutte de pluie, qu’on eût dit presque laqués, et le lourd parfum qui émanait de lui trahissaient sa visite quotidienne à la peluqueria ; il était impeccablement vêtu d’un pantalon rayé et d’un veston noir, inflexiblement muy correcto comme la plupart des Mexicains de sa classe, contre vents et marées. Et voici qu’il jetait l’allumette d’un geste qui n’était point perdu, car il équivalait à une salutation. « Venez prendre un verre », dit-il.
« La saison des pluies a la vie dure », dit M. Laruelle souriant, tandis qu’ils se frayaient à coups de coude un passage dans une petite cantina attenante au cinéma, mais n’en partageant pas l’auvent. Le bar, connu sous le nom de Cerveceria XX, et qui était aussi « l’endroit où vous savez » du Dr. Vigil, s’éclairait de bougies fichées dans des bouteilles, sur le comptoir et les quelques tables au long des murs. Les tables étaient toutes au complet.
« Chingar », dit le gérant à mi-voix, préoccupé, sur le qui-vive et regardant autour de lui : ils s’installèrent debout à l’extrémité du comptoir pas très long où il y avait place pour deux. « Je suis bien navré que le fonctionnement doit être suspendu. Mais les fils se sont décomposés. Chingado. Chaque sacrée semaine quelque chose ne va pas avec les lumières. La semaine dernière c’était bien pire, vraiment terrible. Vous savez que nous avions une troupe de Panama ici essayant une pièce pour Mexico. »
« ça ne vous ferait rien que je… »
« No, hombre », dit l’autre en riant – M. Laruelle avait demandé au Sr. Bustamente, qui venait de réussir à attirer l’attention du barman, si ce n’était pas ici qu’il avait déjà vu le film Orlac et, dans l’affirmative, si c’était comme succès qu’on reprenait cette bande. « – uno – ? » M. Laruelle hésita : « Tequila », puis se reprenant : « No, anis – anis, por favor, señor. »
« Y una – ah – gaseosa », dit le Sr. Bustamente au barman.
« No, señor » ; il évaluait du doigt, toujours préoccupé, le tweed à peine mouillé du veston de M. Laruelle. « Companero, nous ne l’avons pas reprise. Elle a retourné. L’autre jour je passe mes dernières actualités ici, croyez-le : les premières actualités de la guerre d’Espagne qui sont encore revenues. »
« Mais je vois que vous recevez quelques bandes modernes tout de même » ; M. Laruelle (il avait justement refusé une place dans la loge officielle pour la seconde séance, s’il y en avait une) lança un regard quelque peu ironique sur un dépliant criard, pendu derrière le bar et montrant une star, allemande malgré son aspect soigneusement hispanique : La simpatiquîsima y encantadora María Lanrock, notable artista alemana que pronto habremos de ver en sensacional Film.
« — Un momentito, señor. Con permiso… » Sr. Bustamente passa, non par la porte qu’ils avaient franchie en entrant mais par une issue latérale, derrière le bar, en écartant un rideau immédiatement à droite, dans le cinéma même. M. Laruelle eut une belle vue de l’intérieur. De là, tout comme en cours de séance, à vrai dire, venait un beau vacarme de mioches braillards et de vendeurs de frites et de flageolets. L’on avait peine à croire que tant de gens eussent quitté leur places. De sombres formes de chiens parias rentraient et sortaient d’entre les fauteuils. Les lumières n’étaient pas tout à fait parties : il en émanait une faible et roussâtre lueur orange, papillotante. Sur l’écran, où grimpait une interminable procession d’ombres nées des lampes de poche, pendaient, magiquement projetées sens dessus dessous, indistinctes, des excuses pour le « fonctionnement suspendu » ; dans la loge officielle trois cigarettes s’allumèrent à une seule allumette. Dans le fond, où le reflet de la lumière s’accrochait aux lettres SALIDA de la sortie, M. Laruelle distinguait à peine la silhouette anxieuse du Sr. Bustamente gagnant son bureau. Dehors il tonnait et pleuvait. M. Laruelle sirota son trouble anis à l’eau, d’abord vertement glacial puis plutôt nauséeux. En fait ça n’était pas du tout comme l’absinthe. Mais sa fatigue s’était dissipée et il commençait d’avoir faim. Il était déjà sept heures. Seulement, Vigil et lui ne dîneraient que plus tard. Sans doute chez Charley ou au Gambrinus. Il choisit sur une soucoupe un quart de citron qu’il se mit à sucer pensivement en lisant un calendrier qui, près de l’énigmatique María Lanrock, illustrait la rencontre de Cortez et de Montezuma à Tenochtilán : El ultimo Emperador Azteca, était-il écrit en dessous, Montezuma y Hermán Cortés representativo de la raza hispana, quedan frente a frente : dos razas y dos civilizaciones que habian elegado a un alto grado de perfección se mezclan para integrar et núcleo de nuestra nacionalidad actual. Mais le Sr. Bustamente revenait portant, dans une main élevée au-dessus de la foule de gens près du rideau, un livre…
Interloqué, M. Laruelle tournait et retournait le livre dans ses mains. Il le posa ensuite sur le comptoir et prit un petit coup d’anis. « Bueno, muchas gracias, señor », dit-il.
« De nada », répondit le Sr. Bustamente un ton plus bas ; il écarta, d’un vaste geste plus ou moins global, un pilier sombre qui s’avançait porteur d’un plateau de crânes au chocolat : « Ne sais pas depuis combien, peut-être deux, peut-être trois ans aquí. »
M. Laruelle jeta un nouveau coup d’œil à la page de garde, puis referma le livre sur le comptoir. Au-dessus d’eux la pluie clapotait sur le toit du cinéma. Il y avait dix-huit mois que le Consul lui avait prêté ce volume de pièces élisabéthaines marron, fatigué. Yvonne et Geoffrey étaient alors séparés depuis cinq mois peut-être. Six autres devaient passer avant qu’elle ne revînt. Au jardin du Consul, ils erraient lugubres, à la dérive çà et là parmi les plumbagos et les roses et les arbres à cire « comme des préservatifs dépenaillés », avait fait remarquer le Consul en lui jetant un regard diabolique, regard quasi officiel en même temps, qui lui semblait maintenant avoir dit : « Je sais, Jacques, tu ne me rendras peut-être jamais ce livre, mais une supposition que je te le prête précisément pour ça, pour qu’un jour tu regrettes de ne l’avoir pas rendu. Oh ! je te pardonnerai en ce cas mais, pourras-tu te pardonner à toi-même ? Pas seulement de ne l’avoir point rendu, mais parce que d’ici là le livre se sera fait l’emblème de ce qui même à présent ne peut se rendre. » M. Laruelle avait pris le livre. Il en avait besoin parce qu’il couvait depuis quelque temps l’arrière-pensée de tourner en France une version cinématographique moderne de l’histoire de Faust, avec un personnage genre Trotsky comme protagoniste : au vrai, il n’avait pas ouvert le volume jusqu’à cette minute. Le Consul avait eu beau le réclamer à plusieurs reprises par la suite, M. Laruelle n’en avait remarqué l’absence que le jour où il l’avait sans doute laissé au cinéma. Il écouta l’eau descendre les caniveaux en grondant, au bas de l’unique porte à jalousie de la Cerveceria XX qui, au coin d’extrême gauche, s’ouvrait sur une rue latérale. Un coup de tonnerre fit soudain trembler la bâtisse entière, et l’écho s’en répercuta comme d’une dégringolade de charbon dans une glissière.
« Vous savez, señor », dit-il tout à coup, « ce livre n’est pas à moi. »
« Je sais », répondit le Sr. Bustamente, mais tout doux, presque en un murmure : « Je pense que votre amigo, c’était à lui. » Il eut une petite toux gênée, en appoggiature. « Votre amigo, le bicho –. » Visiblement sensible au sourire de M. Laruelle, il s’interrompit calmement. « Je n’ai pas voulu dire bocho ; je veux dire bicho, celui aux yeux bleus. » Puis comme s’il y avait encore le moindre doute sur la personne en question, il se pinça le menton en y tiraillant une imaginaire barbiche. « Votre amigo – ah ! – Señor Firmin. Le Consul. L’Americano. »
« Non, il n’était pas Américain. » M. Laruelle essayait d’élever un peu la voix. Ce n’était pas commode, car tout le monde s’était tu dans la cantina et M. Laruelle observa qu’un étrange silence s’était abattu sur le cinéma également. La lumière faisait maintenant tout à fait défaut et son regard plongeait, par-dessus l’épaule du Sr. Bustamente et au-delà du rideau, dans une obscurité de cimetière, poignardée de lueurs de lampes de poche comme d’éclairs de chaleur, mais les vendeurs avaient baissé leur voix, les enfants cessé de rire et de crier, tandis que le public réduit demeurait flasquement assis, ennuyé mais patient devant l’écran obscur soudain illuminé, balayé en silence de grotesques ombres de géants, d’oiseaux et d’épieux, puis de nouveau obscur, les hommes qui ne s’étaient pas donné la peine de descendre ou bouger, bordant le balcon de droite, en massive frise obscure taillée à même le mur, hommes graves, moustachus, guerriers dans l’attente du début du spectacle, rien que pour un coup d’œil sur les mains sanglantes de l’assassin.
« No ? » fit doucement le Sr. Bustamente. Il but une petite gorgée de « gaseosa » en regardant aussi dans la salle obscure et puis, encore préoccupé, tout autour du bar. « Mais était-il vrai, alors, il était un Consul ? Car je me souviens de lui bien des fois assis ici à boire : et souvent, le pauvre type, il n’a pas de chaussettes. »
M. Laruelle eut un petit rire. « Oui, c’était le Consul de Grande-Bretagne ici. » Ils parlaient en espagnol à mi-voix et le Sr. Bustamente, désespérant des lumières pour dix minutes encore, se laissa persuader de prendre un verre de bière tandis que M. Laruelle s’offrait une boisson sans alcool.
Mais il n’était point parvenu à expliquer le Consul à l’aimable Mexicain. Les lumières étaient revenues, incertaines, au cinéma comme au bar, quoique la séance n’eût pas repris, et M. Laruelle était assis seul à une table libre au coin de la Cerveceria XX avec un autre anis devant lui. Son estomac en pâtirait : ce n’était que l’année passée qu’il s’était mis à boire tellement sec. Il était là rigide, le livre de pièces élisabéthaines fermé sur la table, fixant des yeux sa raquette appuyée au dossier de la chaise qu’il gardait pour le Dr. Vigil, en face de lui. Il se sentait plutôt dans l’état de qui gît au fond de sa baignoire, toute l’eau écoulée, dans une hébétude, presque une mort. Si seulement il était rentré, il aurait à cette heure fini de faire ses malles. Mais il n’avait même pas pu se décider à dire au revoir au Sr. Bustamente. Et il pleuvait toujours sur le Mexique, hors de saison, les eaux sombres s’enflant au-dehors pour engloutir son propre zacuali de la Calle Nicaragua, sa tour impuissante contre la venue du second déluge. Nuit de la Culmination des Pléiades ! Qu’était un Consul, après tout, pour qu’on eût eu l’esprit occupé ? Le Sr. Bustamente, plus âgé qu’on n’eût dit, s’était souvenu des jours de Porfirio Díaz, des jours où en Amérique, toutes les petites villes, le long de la frontière mexicaine, hébergeaient un « Consul ». De fait, on trouvait des Consuls du Mexique même dans des villages à des centaines de kilomètres de cette frontière. L’on attend de Consuls qu’ils veillent aux intérêts du commerce entre pays – n’est-ce pas ? Mais des villes d’Arizona, qui ne faisaient pas dix dollars d’affaires l’an avec le Mexique, avaient des Consuls aux gages de Díaz. Bien sûr, ce n’était pas des Consuls, mais des espions. Le Sr. Bustamente le savait, car avant la révolution son propre père, libéral et membre de la Ponciano Arriaga, était resté trois mois en prison à Douglas, Arizona (malgré quoi le Sr. Bustamente allait lui-même voter pour Almazán) sur les ordres d’un des Consuls-à-gages de Díaz. N’était-il donc pas raisonnable de supposer, avait-il suggéré sans malice ni peut-être grand sérieux, que le Señor Firmin était de ces Consuls, bien sûr pas du Mexique, ni tout à fait du genre de ces autres-là, mais un Consul d’Angleterre qui pouvait difficilement prétendre prendre à cœur les intérêts du commerce anglais, dans un lieu où il n’y avait ni intérêts anglais ni Anglais, d’autant moins, à y réfléchir, que l’Angleterre avait rompu les relations diplomatiques avec le Mexique ?
Le Sr. Bustamente semblait à moitié convaincu pour l’heure que M. Laruelle s’était laissé abuser, que le Señor Firmin avait été au vrai une espèce d’espion ou, comme il disait, de escopion. Mais nulle part au monde, il n’y avait des gens plus humains ou plus enclins à la sympathie que les Mexicains, quelques suffrages qu’ils pussent apporter à Almazán. Le Sr. Bustamente était tout prêt à plaindre le Consul, même en tant que escopion, à plaindre de tout cœur la pauvre âme solitaire, tremblante, dépossédée, car il était demeuré ici à boire nuit après nuit, abandonné de sa femme (bien qu’elle soit revenue, avait presque hurlé M. Laruelle, c’était ça l’extraordinaire, qu’elle soit revenue !) et peut-être même, quand on se rappelait les chaussettes, de son pays, et errant sans chapeau et desconsolado et hors de lui à travers la ville, poursuivi par d’autres escopions qui – sans qu’il en fût jamais sûr, ici un homme à lunettes noires qu’il croyait un flâneur, là un autre traînard vis-à-vis sur la route qu’il prenait pour un péon, là un jeune gars décharné à boucles d’oreilles se balançant follement sur un hamac grinçant – gardaient les issues de toutes les rues et allées, ce que pas même un Mexicain ne croirait (parce que ce n’était pas vrai, fit M. Laruelle) mais qui restait tout à fait possible, comme le père du Sr. Bustamente le lui aurait assuré (il n’avait qu’à s’y mettre et tirer ça au clair), tout comme son père lui aurait assuré que lui, M. Laruelle, ne pourrait franchir la frontière, mettons dans un fourgon à bestiaux, sans qu’« ils » le sachent à Mexico avant son arrivée et décident déjà de ce qu’« ils » allaient faire à ce propos. Certes le Sr. Bustamente ne connaissait pas bien le Consul, bien qu’il eût l’habitude d’ouvrir l’œil, mais toute la ville le connaissait de vue, et l’impression qu’il donnait, l’an dernier en tout cas, à part d’être toujours muy borracho bien sûr, était d’un homme vivant dans une crainte perpétuelle pour sa vie. Une fois il s’était précipité dans la cantina El Bosque tenue par la vieille Gregorio, maintenant veuve, en hurlant quelque chose comme « Sanctuario ! », que des gens le poursuivaient et la veuve, plus terrifiée que lui, l’avait caché dans l’arrière-salle la moitié de l’après-midi. Ce n’était pas la veuve qui lui avait raconté ça mais le Señor Gregorio lui-même avant sa mort, lui dont le frère était son jardinier à lui, Sr. Bustamente, car la vieille Gregorio était elle-même à demi Anglaise ou Américaine, et elle avait eu quelques délicates explications à fournir tant au Señor Gregorio qu’à son frère Bernadino. Et cependant, si le Consul avait été un escopion il n’en était plus un et on pouvait lui pardonner. Après tout, lui-même était simpático. Ne l’avait-il pas vu une fois dans ce même bar donner tout son argent à un mendiant que la police emmenait ?
— Mais le Consul n’était pas un lâche, avait coupé M. Laruelle, peut-être hors de propos, du moins pas de l’espèce à trembler pour sa peau. C’était tout au contraire un homme extrêmement brave, rien moins qu’un héros en fait, qui avait mérité, pour son courage exceptionnel au service de son pays dans la dernière guerre, une médaille des plus convoitées. Malgré tous ses défauts, ce n’était pas non plus un vicieux, dans le fond. Sans trop savoir pourquoi, M. Laruelle sentait qu’il aurait pu s’avérer une grande force pour le bien. Mais le Sr. Bustamente n’avait jamais dit qu’il était un lâche. Presque respectueusement le Sr. Bustamente signala qu’être lâche et craindre pour sa vie étaient, au Mexique, deux choses différentes. Et bien sûr que le Consul n’était pas un vicieux mais un hombre noble. Cependant un tel caractère et les si beaux états de service que revendiquait pour lui M. Laruelle n’avaient-ils pu, justement, le qualifier pour les activités excessivement périlleuses d’escopion ? Il paraissait vain d’essayer d’expliquer au Sr. Bustamente que le poste du pauvre Consul ne correspondait qu’à une simple mise à la retraite et que, son intention première ayant bien été d’entrer à l’Indian Civil Service, il n’avait embrassé en réalité la Carrière que pour, à cause de ceci ou de cela, se faire botter de consulats en consulats toujours plus perdus, et en fin de compte jusqu’à la sinécure de Quauhnahuac, poste où on le croyait le moins susceptible de nuire à cet Empire auquel une part au moins de son esprit, à ce que soupçonnait M. Laruelle, croyait si passionnément.
Mais pourquoi tout cela était-il arrivé ? se demandait-il à présent. « Quién sabe ? » Il se risqua à un autre anis et, à la première goutte, une scène d’une exactitude sans doute très relative (M. Laruelle avait servi dans l’artillerie à la dernière guerre, y avait survécu bien qu’ayant un certain temps été sous les ordres de l’officier Guillaume Apollinaire) s’évoqua dans son esprit. Calme plat sur la ligne mais le vapeur S.S. Samaritan, qui aurait dû y être, s’en trouvait en réalité loin du nord. À la vérité, pour un vapeur faisant route de Shanghaï à Newcastle, Nouvelle-Galles du Sud, avec une cargaison de wolfram, antimoine et mercure, il suivait depuis quelque temps une route plutôt bizarre. Par exemple, pourquoi avait-il débouché dans le Pacifique par le détroit de Bungo au sud de Shikoku du Japon, et non par la mer de Chine orientale ? Depuis des jours maintenant, non sans avoir tout l’air d’un mouton égaré sur les incommensurables verts pâturages des eaux, il croisait au large d’îles intéressantes et diverses, fort loin de son parcours. La Femme de Loth et Arzobispo. Rosario et l’île à Soufre. L’île Volcan et Saint-Augustin. Ce fut quelque part entre Guy Rock et le récif Euphrosyne qu’il repéra d’abord le périscope et poussa ses moteurs en arrière à toute vitesse. Mais quand le sous-marin fit surface, le vapeur se mit en panne. Navire marchand sans armes, le Samaritan n’offrit pas le combat. Avant qu’arrivât l’équipe d’abordage du sous-marin, cependant, il changea soudain d’humeur. Comme par magie le mouton se mua en dragon vomissant le feu. Le submersible n’eut même pas le temps de s’immerger. Tout son équipage fut pris. Le Samaritan, qui avait perdu son capitaine dans l’engagement, poursuivit sa route, laissant le sous-marin flamber à l’abandon, cigare fumeux brûlant sur la vaste surface du Pacifique.
Or à quelque titre obscur pour M. Laruelle – car sans avoir fait la marine marchande Geoffrey était passé, via le Yacht Club et quelque société de sauvetage, lieutenant de vaisseau ou peut-être à l’époque, Dieu seul le sait, capitaine de corvette – le Consul avait eu une forte responsabilité dans cette escapade. Et pour cela, ou pour son courage à cette occasion, il avait reçu l’Ordre ou la Croix du British Distinguished Service.
Mais il y eut apparemment quelque anicroche. Car alors que les membres de l’équipage du sous-marin étaient faits prisonniers de guerre quand le Samaritan (rien qu’un parmi les noms du navire, mais le préféré du Consul) toucha le port, pas un de leurs officiers ne se trouvait, mystère, avec eux. Il était arrivé quelque chose à ces officiers teutons, et ce qui était arrivé n’était pas beau. Ils avaient, disait-on, été kidnappés par les chauffeurs du Samaritan et brûlés vifs dans les chaudières.
M. Laruelle y réfléchit. Le Consul aimait l’Angleterre et, jeune homme, aurait pu – quoique ce fût douteux, la chose étant alors bien plus caractéristique des non-combattants – partager la haine populaire pour l’ennemi. Mais il était homme d’honneur, et nul ne supposa sans doute un instant qu’il eût donné l’ordre aux chauffeurs du Samaritan de mettre les Allemands en chaudière. Personne n’imaginait qu’un tel ordre, donné, eût été obéi. Il n’en restait pas moins qu’on y avait mis les Allemands, et rien se servait de dire qu’il n’y avait point pour eux d’endroit plus indiqué. Il fallait un bouc émissaire.
De sorte que le Consul n’avait point reçu sa décoration, qu’il n’eût d’abord passé en cour martiale. Il fut acquitté. M. Laruelle ne voyait pas du tout pourquoi ç’avait été lui et personne d’autre qu’on avait cru devoir juger. Il était certes commode de se représenter le Consul comme une sorte de pseudo « Lord Jim », en plus lacrymatoire, vivant un exil volontaire, ruminant, malgré sa décoration, son secret, son honneur perdu, et se figurant qu’il en porterait toute sa vie le stigmate. Manifestement, il ne portait aucun stigmate. Et il n’avait montré aucune répugnance à discuter l’incident avec M. Laruelle qui avait lu à ce propos, des années auparavant, un prudent article dans Paris-Soir. Il avait même fait énormément d’esprit là-dessus. « Les gens n’allaient tout simplement pas, à la ronde, dit-il, mettre les Allemands à la chaudière. » Ce ne fut que les derniers mois qu’une fois ou deux, à la stupéfaction de M. Laruelle, il s’était mis à proclamer, étant soûl, non seulement sa culpabilité en l’occurrence, mais qu’il en avait toujours horriblement souffert. Il alla bien plus loin. Pas de fautes à imputer aux chauffeurs. Pas question d’aucun ordre à eux donné. Faisant jouer ses muscles, sardonique, il déclara avoir lui-même accompli tout seul la prouesse. Mais le pauvre Consul avait alors déjà perdu presque toute faculté de dire la vérité, et sa vie était devenue une extravagante fiction parlée. À la différence de « Jim », il n’était plus qu’assez peu soucieux de son honneur, et les officiers allemands, plus que simple prétexte à acheter une autre bouteille de « mescal ». C’est ce que M. Laruelle dit sans ménagement au Consul, et ils eurent une querelle grotesque, de nouveau brouillés – ils ne l’avaient pas été en des cas plus amers – et le demeurant jusqu’au bout – en fait à la fin ce fut pire en tristesse et en méchanceté que jamais – comme des années auparavant à Leasowe :
Lors je veux voler tête baissée dans la terre :
Terre, ouvre-toi ! elle ne veut pas m’abriter !
M. Laruelle avait ouvert le livre de pièces élisabéthaines au hasard et, un moment assis là, oublieux de ce qui l’entourait, fixa des yeux ces mots qui semblaient détenir le pouvoir de lui plonger l’esprit en un gouffre, comme pour réaliser sur son âme la menace jetée par le Faust de Marlowe à son désespoir. Mais Faust n’avait pas tout à fait dit ça. Il regarda le passage de plus près. Faust avait dit : « Lors je veux courir, tête baissée, dans la terre » et : « Oh ! non, elle ne – ». Ça n’était pas si mauvais. En l’occurrence courir n’était pas si mauvais que voler. En intaille sur la couverture de cuir marron du volume, courait aussi une figurine dorée sans visage, porteuse d’une torche semblable au col allongé et à la tête et au bec ouvert de l’ibis sacré. M. Laruelle soupira, honteux de lui-même. D’où était venue l’illusion, de l’évasive lueur vacillante de la bougie flanquée de la terne, bien qu’à présent moins terne lumière électrique ou, peut-être, de quelque correspondance, comme aimait à dire Geoff, entre le monde subnormal et l’anormalement équivoque ? Combien le Consul s’était délecté aussi au jeu absurde : sortes Shakespeareanae… Et des merveilles que j’ai faites toute l’Allemagne en peut témoigner. Enter Wagner, solus… Ick sal vous wat suggen, Hans. Dis skip, dat comen de Candy, is als vol, par les sacrements, van sucre, amandes, batiste, en alle dingen, mil, mil ding. M. Laruelle ferma le livre sur la comédie de Dekker puis, au nez du barman qui l’observait, torchon sale au bras, en un paisible ahurissement, il ferma les yeux et, rouvrant le livre, fit tournoyer en l’air un doigt qu’il abattit résolument sur un passage qu’alors il haussa à la lumière :
Coupée est la branche, qui eût pu pousser tout droit,
Et brûlé du laurier d’Apollon le rameau,
Qui autrefois croissait dedans ce savant homme,
Faust s’en est allé : vois sa chute en l’enfer –
Remué, M. Laruelle replaça le livre sur la table, le fermant du pouce et des doigts d’une main, tandis qu’il tendait l’autre vers une feuille de papier plié voltigeant du volume. Il cueillit entre deux doigts le papier qu’il déplia, retourna. Hotel Bella Vista, lut-il. C’était en réalité deux feuilles d’un papier à lettres d’hôtel particulièrement mince, comprimées dans le livre, longues mais étroites, et toutes couvertes des deux côtés d’écriture au crayon, sans marge. Au premier coup d’œil l’on n’eût point dit une lettre. Mais il n’y avait point à se méprendre, même dans la clarté indécise, sur l’écriture mi-ample mi-recroquevillée, et totalement ivre, du Consul lui-même, les e grecs, les d en arcs-boutants, les t comme des croix solitaires au bord de la route, sauf quand ils crucifiaient tout un mot, les mots mêmes dégringolant une côte à pic, quoique chaque lettre à part parût résister à la pente et, se raidissant, grimper en sens contraire. M. Laruelle eut un scrupule. Car il voyait maintenant que c’était bien là une sorte de lettre, encore que son auteur n’eût à coup sûr guère eu l’intention, ou peut-être plus la capacité digitale de la poster :
… Nuit : et une fois de plus, le corps à corps nocturne avec la mort, la chambre trépidante d’orchestres démoniaques, les bribes de sommeil apeuré, les voix à la fenêtre dehors, mon nom répété sans cesse avec mépris par des groupes d’arrivants imaginaires, les clavecins de la ténèbre. Comme s’il n’y avait pas assez de vrais bruits dans ces nuits couleur de cheveux gris. Non tels que le fracas déchirant des villes d’Amérique, le bruit de pansements arrachés à d’immenses géants à l’agonie. Mais les chiens parias qui hurlent, les coqs qui annoncent l’aube toute la nuit, le battement de tambour, le gémissement qu’on retrouve plus tard blanc monceau de plumes sur les fils télégraphiques aux arrière-jardins, ou volaille perchée dans les pommiers, la peine éternelle qui jamais ne dort du grand Mexique. Pour moi j’aime traîner ma peine à l’ombre des vieux monastères, ma faute dans les cloîtres, au bas des tapisseries et dans les miséricordes d’inimaginables cantinas, où des clients tardifs à la triste figure et des mendiants culs-de-jatte boivent à l’aube, dont la froide beauté jonquille se redécouvre en la mort. Aussi quand tu partis, Yvonne, j’allai à Oaxaca. Pas de plus triste mot. Te dirai-je, Yvonne, le terrible voyage à travers le désert, dans le chemin de fer à voie étroite, sur le chevalet de torture d’une banquette de troisième classe, l’enfant dont nous avons sauvé la vie, sa mère et moi, en lui frottant le ventre de la tequila de ma bouteille, ou comment, m’en allant dans ma chambre en l’hôtel où nous fûmes heureux, le bruit d’égorgement en bas dans la cuisine me chassa dans l’éblouissement de la rue, et plus tard, cette nuit-là, le vautour accroupi dans la cuvette du lavabo ? Horreurs à la mesure de nerfs de géant ! Non, mes secrets sont de la tombe et ils doivent être tus. Et c’est ainsi parfois que je pense à moi-même comme à un grand explorateur qui, ayant découvert un extraordinaire pays, n’en peut jamais revenir pour faire don au monde de son savoir : mais le nom de ce pays est enfer.
Ce n’est pas au Mexique, bien sûr, mais dans le cœur. Et aujourd’hui j’étais à Quauhnahuac comme d’habitude, quand j’ai reçu de mon avoué l’annonce de notre divorce. Cela, je me le suis attiré. J’ai reçu d’autres nouvelles aussi : l’Angleterre rompt les relations diplomatiques avec le Mexique et tous ses Consuls – ceux qui sont Anglais, s’entend – sont rappelés au pays. Ce sont de bien braves gens, la plupart, au bon renom desquels je porte atteinte, je suppose. Je ne rentrerai pas au pays avec eux. J’y rentrerai peut-être mais pas en Angleterre, pas en ce pays-là. Alors à minuit, j’allai dans la Plymouth voir à Tomalin mon ami le Tlaxcaltécan Cervantes, l’amateur de combats de coqs, au Salón Ofélia. Et de là, je suis venu au Farolito de Parián où me voici maintenant assis dans une petite salle à l’écart du bar, à quatre heures et demi du matin, en train de boire de l’ochas et puis du mescal et d’écrire ceci sur du papier à lettres que j’ai chipé au Bella Vista l’autre nuit, peut-être parce que celui du Consulat, ce tombeau, me blesse la vue. Je crois connaître assez la souffrance physique. Mais c’est le pire de tout, de sentir son âme mourir. Je me demande si c’est parce que ce soir mon âme est vraiment morte que j’éprouve pour l’instant quelque chose comme la paix.
Ou est-ce parce qu’il existe droit à travers l’enfer un sentier, comme Blake savait bien, et que sans le prendre peut-être, ces temps derniers parfois, en rêve, j’ai pu le voir ? Et voici un effet bizarre sur moi de ce que l’avoué m’a appris. Il me semble voir maintenant, entre les mescals, ce sentier et, au-delà, d’étranges perspectives telles des visions d’une nouvelle vie commune que nous pourrions mener quelque part. Il me semble nous voir vivre en quelque terre nordique, de collines et de montagnes et d’eau bleue ; notre maison s’élève au bord d’une passe, et un soir nous sommes debout là, heureux l’un de l’autre, sur le balcon de cette maison, regardant l’eau. Il y a là-bas des scieries à demi cachées par les arbres et au pied des collines, sur l’autre rive de la passe, ce qui semble une vieille raffinerie à pétrole, mais que la distance estompe et rend belle.
C’est une soirée d’été sans lune d’un bleu léger mais il est tard, dix heures peut-être, et Vénus resplendit en pleine lumière du jour, nous sommes donc à coup sûr loin au nord, debout sur ce balcon, quand, de là-bas s’en vient et s’enfle au long de la côte le tonnerre d’un long train de marchandises à plusieurs locomotives, tonnerre parce que bien que cette large bande d’eau nous en sépare, le train roule vers l’est et que de l’est souffle le vent changeant qui pour le moment tourne, et que nous faisons face à l’est, tels des anges de Swedenborg, sous un ciel clair sauf au nord-est lointain où plane, sur les distantes montagnes d’un violet passé, un amas de nuages d’un blanc presque pur, soudain illuminés du dedans comme d’une lumière dans une lampe d’albâtre par des éclairs d’or, pourtant l’on ne peut entendre nul tonnerre, rien que le grondement du grand train avec ses locomotives et l’entrechoc de ses vastes échos, à mesure qu’il avance des collines dans les monts : puis tout à coup accourt une barque de pêche haut gréée qui double vivement le cap telle une girafe blanche, très rapide et noble, laissant droit derrière elle une longue crête de sillage aux volutes d’argent, à vue d’œil ne s’approchant point de la côte, mais voici que sa masse glisse vers la rive et nous, la crête à festons d’argent du remous frappant d’abord la côte au loin puis s’éployant au long de toute la courbe de la plage, et son tumulte et son tonnerre qui montent rejoignant à présent le tonnerre décroissant du train, enfin se brisant en rebonds sur notre rive, tandis que les radeaux, car il y a des radeaux de bois de flottage, ensemble se balancent, que tout s’entrechoque et en toute splendeur, se brasse et se tourmente et se froisse dans cette lisse houle d’argent, puis peu à peu se calme à nouveau, et l’on voit le reflet des lointains et blancs nuages d’orage dans l’eau, et à présent l’éclair au sein des nuages blancs dans les hauts-fonds, tandis que le bateau de pêche lui-même, au flanc duquel file dans le sillage d’argent la volute dorée qu’y mire la lumière d’une cabine, s’évanouit au tournant du cap, silence, puis de nouveau, au fond des blancs, blancs nuages d’albâtre de l’orage loin au-delà des monts, c’est l’éclair d’or sans tonnerre dans la soirée bleue, d’outre-monde…
Et tandis que nous sommes là debout, d’un seul coup surgit à nos yeux le remous d’un autre navire hors de vue, comme d’une roue immense, aux énormes rayons balayant la baie tour à tour.
(Plusieurs mescals plus tard.) Depuis décembre 1937, et que tu es partie, et c’est maintenant le printemps 1938 à ce que j’entends, j’ai délibérément lutté contre mon amour pour toi. Je n’osai m’y soumettre. Je me suis agrippé à toutes les branches ou racines qui pouvaient m’aider à franchir tout seul cet abîme dans ma vie mais je ne puis me leurrer plus longtemps. Si je dois survivre il me faut ton secours. Autrement, tôt ou tard je tomberai. Ah, si seulement tu m’avais laissé dans la mémoire de quoi te haïr en sorte qu’à la fin nulle douce pensée de toi ne me touche jamais dans mon affreuse situation ! Mais au lieu de cela tu m’as envoyé ces lettres. Mais au fait, pourquoi envoyer les premières à Wells Fargo, Mexico ? Se peut-il que tu n’aies pas compris que j’étais toujours ici ? Ou que – si j’allais à Oaxaca – Quauhnahuac demeurait ma base. C’est très curieux. Puis ç’aurait été si facile de se renseigner. Et si seulement aussi tu m’avais écrit sur-le-champ, ç’aurait pu être différent – même une carte postale à mon nom, dans la commune angoisse de notre séparation, qui en eût appelé simplement à nous, en dépit de tout, pour mettre aussitôt fin à cette absurdité – de quelque, de n’importe quelle façon – et disant que nous nous aimions ; ou autre chose, un télégramme, de simple. Mais tu as attendu trop longtemps – ou il le semble maintenant, jusqu’après Noël – Noël ! – et le Nouvel An, et ce que tu as envoyé alors, je n’ai pu le lire. Non : à peine ai-je une fois été assez libéré de mon tourment ou assez dégrisé pour saisir plus que le sens général de l’une ou l’autre de ces lettres. Mais les sentir, je le pouvais, je le peux. Je crois en avoir quelques-unes sur moi. Mais elles font trop mal à lire, comme trop longuement ruminées. Je n’essaierai pas à présent. Elles me brisent le cœur. Et de toute façon elles sont venues trop tard. Et maintenant il n’y en aura plus, je suppose.
Hélas, mais pourquoi n’ai-je pas prétendu au moins les avoir lues, agréé l’offre d’une sorte de rétractation dans le fait même de leur envoi ? Et pourquoi n’ai-je pas expédié un télégramme ou un mot tout de suite ? Ah, pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Car je pense que tu serais revenue à temps si je t’en avais priée. Mais voilà ce que c’est que de vivre en enfer. Je ne pouvais, je ne puis te prier. Je ne pouvais, je ne puis envoyer de télégramme. Ici et à Mexico je suis resté planté là, à la Companía Telegráfica Mexicana, et à Oaxaca, tremblant et transpirant dans le bureau de poste et rédigeant tout l’après-midi des télégrammes, quand j’avais assez bu pour raffermir ma main, sans en expédier un. Et une fois j’eus une sorte de numéro de téléphone de toi et t’appelai vraiment sur longue distance à Los Angeles, mais sans succès. Et une autre fois il y eut un dérangement du téléphone. Alors pourquoi ne pas aller moi-même en Amérique ? Je suis trop malade pour me débrouiller avec les billets, pour supporter la trépidation de délire des interminables plaines à cactus. Et pourquoi m’en aller mourir en Amérique ? Il me serait peut-être égal d’être enterré aux États-Unis. Mais je crois que je préférerais mourir au Mexique.
En attendant, me vois-tu travaillant toujours à mon livre, essayant toujours de répondre à des questions telles que : Y a-t-il une réalité derrière, extérieure, consciente et à jamais présente, etc., accessible par n’importe quelles voies acceptables pour toutes les religions et croyances et adaptables à tous les climats et pays ? Ou me découvres-tu entre Miséricorde et Compréhension, entre Chesed et Binah (mais encore à Chesed) – en équilibre, et l’équilibre c’est tout, précaire – balançant, vacillant au-dessus de l’effroyable vide qui n’admet point de pont, de la trace qui-se-peut-à-peine-déceler de la foudre de Dieu du retour à Dieu ? Comme si j’avais jamais été à Chesed ! Ce serait plutôt le Qlipoth. Alors que je devrais avoir à mon actif d’obscurs volumes de vers intitulés Triomphe de Hurlu-Berlu ou Le Nez à la lumineuse verrue ! Ou au mieux, comme Clare, « tisser l’effrayante vision »… En chaque homme un poète avorté ! Mais c’est une bonne idée peut-être, vu les circonstances, de feindre pour le moins de poursuivre son grand travail sur le « Savoir secret » car on peut toujours dire, s’il ne paraît jamais, que le titre en explique l’absence.
— Mais hélas pour le Chevalier à la Triste Figure ! Car oh, Yvonne, je suis tellement hanté sans répit par tes chansons, ta chaleur et ta joie, ta simplicité et ta camaraderie, tes aptitudes à des centaines de choses, ta santé foncière, ton désordre, ton ordre tout aussi excessif – les doux commencements de notre union. Te souviens-tu de la chanson de Strauss que nous fredonnions d’habitude ? Une fois l’an les morts vivent l’espace d’un jour. Oh viens à moi encore comme autrefois en mai. Jardins du Généralife, Jardins de l’Alhambra. Et l’ombre de notre destin à notre rencontre en Espagne. Le bar Hollywood à Grenade. Pourquoi Hollywood ? Et le couvent de nonnes là-bas : pourquoi Los Angeles ? Et à Malaga, la Pension Mexico. Et pourtant rien jamais ne peut prendre la place de cette unité qu’autrefois nous connûmes et qui ne peut pas ne pas exister toujours Dieu seul sait où. Que nous connûmes même à Paris – avant l’arrivée de Hugh. Est-ce là une illusion aussi ? Me voilà en pleine pleurnicherie, c’est certain. Mais personne ne peut prendre ta place ; je dois le savoir à l’heure qu’il est, je ris en écrivant ceci, que je t’aime ou pas… Parfois m’envahit un sentiment des plus puissants, un égarement de jalousie désespérée qui, approfondi par l’alcool, tourne au désir de me détruire par ma propre imagination – au moins pour ne pas être en proie aux – fantômes –
(Plusieurs « mescalitos » plus tard, et l’aube au Farolito)… Le temps est un faux guérisseur, en tout cas. Comment qui que ce soit pourrait-il se permettre de me parler de toi ? Tu ne peux savoir la tristesse de ma vie. Sans cesse hanté, que je dorme ou veille, par l’idée que tu pourrais avoir besoin de mon secours, que je ne puis apporter, comme j’ai besoin du tien, que tu ne peux apporter, t’apercevant dans mes visions et dans chaque ombre, il m’a absolument fallu t’écrire ceci, que jamais je n’enverrai, pour te demander ce que nous pouvons faire. N’est-ce pas extraordinaire ? Et pourtant – ne le devons-nous pas à nous-mêmes, à ce Même que nous avons créé en dehors de nous, d’essayer à nouveau ? Hélas, qu’est-il advenu de l’accord et de l’amour qui furent nôtres ! Qu’en adviendra-t-il – qu’adviendra-t-il de nos cœurs ? L’amour est la seule chose qui donne un sens à nos pauvres allées et venues sur terre : pas précisément une trouvaille, je le crains. Tu vas me croire fou, mais c’est de cette manière que je bois aussi, comme absorbant un éternel sacrement. Oh Yvonne, nous ne pouvons laisser ce que nous avons créé sombrer dans l’oubli de cette terne façon –
Élève tes yeux vers les collines, semble me dire une voix. Quelquefois, quand je vois le petit avion rouge de la poste arriver d’Acapulco à sept heures du matin au-dessus des collines étranges, ou que plus vraisemblablement j’entends, gisant au lit (quant à cette heure j’y suis), tremblant, expirant, tressautant, – juste un menu grondement enfui – et qu’en jabotant j’allonge la main vers le verre de mescal, la boisson que jamais je ne puis, même en la portant à mes lèvres, croire réelle, que j’ai eu la merveilleuse prévoyance de mettre bien à portée la nuit d’avant, je pense que tu vas être dedans, dans cet avion chaque matin tandis qu’il passe, et que tu seras venue pour me sauver. Puis passe la matinée et tu n’es pas venue. Mais oh, à présent je prie pour cela, que tu viennes. Pourquoi d’Acapulco, à la réflexion je ne vois pas. Mais pour l’amour de Dieu, Yvonne, entends-moi, ma défense est à bout, en ce moment à bout – voici l’avion qui passe, je l’ai entendu au loin puis, rien qu’un instant, par-delà Tomalin – reviens, reviens. J’arrêterai de boire, quoi que ce soit. Je me meurs sans toi. Pour l’amour du Christ, Yvonne, reviens-moi, entends-moi, c’est un cri, reviens-moi, Yvonne, ne serait-ce qu’un jour…
M. Laruelle se mit très lentement à replier la lettre, en lissant avec soin les plis entre pouce et index puis, sans y penser presque, il l’eut sitôt froissée. Il resta assis là, le papier froissé dans son poing sur la table, à regarder autour de lui profondément absorbé. Ces cinq dernières minutes, la scène avait changé du tout au tout à la cantina. Dehors, l’orage semblait passé, mais la Cerveceria XX s’était entre temps bondée de paysans qui de toute évidence s’y étaient abrités. Ils ne s’étaient pas assis aux tables, qui étaient vacantes – car bien que la séance n’eût pas encore repris, la plupart des spectateurs étaient retournés à la file dans la salle, assez calmes maintenant comme si l’attente allait prendre fin – mais ils s’étaient entassés au bar. Et il planait de la beauté et une sorte de piété sur cette scène. Dans la cantina brûlaient encore les bougies et les pâles lumières électriques. Un paysan tenait deux petites filles par la main, tandis que le parquet s’était recouvert de paniers en général vides, accotés l’un à l’autre, et maintenant le barman donnait à la plus jeune des fillettes une orange : quelqu’un sortit, la petite fille s’assit sur l’orange, la porte à jalousie se mit à battre et battre et battre. M. Laruelle regarda sa montre – Vigil ne viendrait pas d’ici une autre demi-heure – et de nouveau les pages froissées dans sa main. La fraîcheur nouvelle de l’air lavé de pluie pénétra dans la cantina par la jalousie, et il put entendre la pluie s’égoutter des toits et l’eau toujours dévaler les caniveaux de la rue, et au loin de nouveau, les bruits de la foire. Il allait replacer la lettre dans le livre quand, mi-distraitement, mais sur une brusque et nette impulsion, il l’offrit à la flamme de la bougie. La flambée éclaira toute la cantina d’une bouffée de lumière où les silhouettes du bar – au nombre desquelles il distinguait maintenant, outre les petits enfants et les paysans planteurs de cactus ou de coings, aux amples costumes blancs et à larges chapeaux, plusieurs femmes endeuillées de retour du cimetière, et des hommes à faces et vêtements sombres avec des cols ouverts et des cravates dénouées – parurent, pour un instant, figées, fresque murale : tous s’étaient tus et le fixaient à la ronde de leurs yeux curieux, tous sauf le barman qui parut un moment sur le point de protester, dont l’intérêt ensuite s’évanouit tandis que M. Laruelle déposait le bloc qui se tortillait dans un cendrier où, splendidement conforme à ses plis, il se recroquevilla, castel en flammes, croula, s’affala en une ruche cliquetante à travers quoi rampaient, voletaient des étincelles comme de minuscules vers rouges, et par-dessus flottaient dans la fumée ténue de rares bribes de cendre, carapace morte à présent, faiblement crépitante…
Du dehors tout à coup une cloche clama, puis brusquement se tut : dolente… dolore !
Au-dessus de la ville, dans la noire nuit d’orage, à l’envers tournoyait la lumineuse roue. _____