XII

« Mescal », dit le Consul.

La salle principale du Farolito était déserte. Du miroir derrière le comptoir, qui reflétait aussi la porte ouverte sur la place, sa figure fixait en silence sur lui des yeux pleins d’un pressentiment sévère, familier.

L’endroit n’était pourtant pas silencieux. Le remplissait ce tic-tac : le tic-tac de sa montre, de son cœur, de sa conscience, d’une horloge quelque part. Il y avait aussi un bruit venu de loin, de très loin en bas, de ruée d’eau, d’écroulement souterrain ; et en outre il pouvait toujours les entendre, les accusations amères et blessantes lancées à sa propre misère par lui-même, les voix comme dans une dispute, la sienne dominant les autres, se confondant maintenant avec ces autres voix qui semblaient gémir de détresse, à distance : « Borracho, Borrachón, Borraaacho ! »

Mais, pareille à celle d’Yvonne, l’une de ces voix plaidait. Il sentait encore derrière lui son regard à elle, leur regard, dans le Salón Ofélia. Délibérément, il ferma la porte à toute pensée d’Yvonne. Il siffla deux mescals : les voix se turent.

Suçant un citron, il fit l’inventaire de ce qui l’entourait. Le mescal, tout en calmant, lui ralentissait l’esprit : chaque objet mettait un certain temps à l’atteindre. Dans un coin de la pièce, un lapin blanc rongeait un épi de maïs. Comme jouant d’un instrument de musique, il en chipotait les touches mauves et noires d’un air détaché. Derrière le bar pendait, à un crochet tournant, une belle gourde oaxaqueniane de mescal de olla, d’où sa consommation avait été versée. En rang de chaque côté se dressaient des bouteilles de Tenampa, Berreteaga, Tequila Anejo Anis doble de Mallorca, une carafe violette de la « delicioso licor » d’Henry Mallet, une flasque de cordial à la menthe, une haute bouteille cannelée d’Anis del Mono, sur l’étiquette de laquelle un démon brandissait une fourche. Sur le large comptoir devant lui dans des soucoupes, il y avait des cure-dents, des piments, des citrons ; un gobelet plein de pailles, un pot de verre où de longues cuillères se croisaient. À un bout se tenaient de gros bocaux bulbeux d’eaux-de-vie multicolores, de l’alcool brut aux saveurs diverses, où flottaient des zestes. Une affiche du bal de la nuit dernière à Quauhnahuac, clouée près du miroir, attira son regard : Hotel Bella Vista Gran Baile a Beneficio de la Cruz Roja. Los Mejores Artistes del radio en acción. No falte Ved. À l’affiche s’accrochait un scorpion. Le Consul nota avec soin tout cela. Poussant de longs soupirs de glacial soulagement, il alla jusqu’à compter les cure-dents. Il était à l’abri, ici ; c’était là l’endroit qu’il aimait – le sanctuaire, le paradis de son désespoir.

Le « barman » – fils de l’Éléphant – connu sous le nom de Pas-qu’une-puce, un petit garçon brun à l’air maladif, jetait, au travers de lunettes à monture de corne, des yeux myopes sur un feuilleton illustré, El Hijo del Diablo, d’un magazine pour garçons : Ti-to. Tout en lisant et en marmonnant à part soi, il croquait des chocolats. Rendant au Consul son verre à nouveau rempli de mescal, il en renversa un peu sur le comptoir. Néanmoins, il continua de lire sans rien essuyer, marmonnant, se bourrant de crânes en chocolat achetés pour le Jour des Morts, de squelettes de chocolat, de corbillards en, oui, chocolat. Le Consul montra du doigt le scorpion sur le mur, que d’un geste vexé le gamin balaya : il était mort. Pas-qu’une-puce retourna à son histoire, marmonnant tout haut d’une voix pâteuse, « De pronto, Dalia vuelve en Sigrita llamando la atención de un guardia que pasea Suélteme ! Suélteme ! »

Sauve-moi, pensa vaguement le Consul, comme soudain le gamin sortait pour faire de la monnaie, suélteme, au secours : mais peut-être que le scorpion, ne voulant pas de secours, s’était piqué à mort. Il traversa la pièce, flânochant. Après avoir vainement essayé de se faire un ami du lapin blanc, il s’approcha de la fenêtre ouverte à sa droite. Il y avait là une chute presque à pic jusqu’au fond du ravin. Quel lieu sombre, mélancolique ! C’est à Parián que Kubla Khan… Et le roc aussi était encore là – tout comme dans Shelley ou Calderon ou les deux – le roc qui ne pouvait se décider à crouler complètement, qui s’accrochait tel quel, fissuré, à la vie. L’à-pic était terrifiant, pensa-t-il en se penchant au-dehors, contemplant de biais le rocher fendu, et tentant de se rappeler le passage des Cenci qui décrit l’énorme tas accroché à la masse de terre, comme tenant à la vie, ne craignant point la chute mais assombri, tout de même, là où il céderait s’il cédait. La descente jusqu’au fond était formidable, effroyable. Mais cela le frappa qu’il n’eût pas, lui non plus, peur de tomber. Il se retraça mentalement le sinueux sentier abyssal de la barranca à travers le pays, à travers les mines démolies jusqu’à son propre jardin, puis se revit debout ce matin près d’Yvonne devant la boutique de l’imprimeur, examinant l’image de cet autre roc, La Despedida, le rocher glaciaire croulant parmi les faire-part de mariage dans la vitrine, la roue tournoyante dans le fond. Comme cela semblait loin dans le temps, étrange, triste, distant comme le souvenir du premier amour, de la mort même de sa mère ; tel un pauvre chagrin, cette fois-ci sans effort, Yvonne lui sortit à nouveau de l’esprit.

Le Popocatepetl dressait par la fenêtre ses flancs immenses, en partie cachés par des nuages d’orage ; barrant de sa cime le ciel, il semblait presque droit au-dessus, avec juste au-dessous la barranca, le Farolito. Au-dessous du volcan ! Ce n’était pas pour rien que les anciens avaient situé le Tartare sous l’Etna et, dedans, le monstrueux Typhée aux cents têtes et aux yeux et voix – relativement – effrayants.

Se retournant, le Consul porta son verre jusqu’à la porte ouverte. Bas sur l’ouest, une agonie au mercurochrome. Il fixa des yeux Parián. Là, derrière un coin d’herbe, se trouvait l’inévitable place et son petit jardin public. Sur la gauche, au bord de la barranca, un soldat dormait sous un arbre. Moitié en face de lui, à droite, sur une pente, se dressait ce qui semblait à première vue un château d’eau ou un monastère en ruine. C’était là les casernes aux tourelles grises de la Police Militaire, dont il avait parlé à Hugh comme du quartier général de la fameuse Unión Militar. Le bâtiment, qui comprenait aussi la prison, le menaçait, d’un œil par-dessus une voûte au fronton de la façade : une horloge marquant six heures. De chaque côté de l’arcade, les fenêtres à barreaux du Comisario de Policía et de la Policía de Seguridad lorgnaient de haut un groupe de soldats qui causaient, leurs clairons pendus à l’épaule par des bandoulières vert vif. D’autres soldats, molletières desserrées, montaient une garde trébuchante. À l’entrée de la cour, sous l’arcade, un caporal travaillait à une table près d’une lampe à pétrole éteinte. Il inscrivait quelque chose, d’une écriture calligraphiée que connaissait le Consul, car lors de son acheminement chancelant jusqu’ici – pas si chancelant toutefois qu’avant à Quauhnahuac, mais tout de même scandaleux – il lui était presque tombé dessus. À travers l’arcade, en cercle autour de la cour plus loin, le Consul pouvait distinguer des cachots à barreaux de bois pareils à des niches à porcs. Dans l’un d’eux gesticulait un homme. Ailleurs à gauche s’éparpillaient des cabanes aux toits de chaume noir, se perdant dans la jungle qui environnait de toutes parts la ville, laquelle rayonnait maintenant à la lueur anormalement blafarde de l’orage approchant.

Pas-qu’une-puce de retour, le Consul alla au comptoir demander sa monnaie. Le gamin, l’air de ne pas entendre, lui versa du mescal de la superbe gourde. En tendant le verre il renversa les cure-dents. Le Consul, pour le moment, ne reparla plus de sa monnaie. Toutefois, il prit mentalement note de commander, à sa prochaine consommation, quelque chose qui portât la note à plus que les cinquante centavos déjà payés. Ce faisant, il se voyait en train de récupérer graduellement son argent. À cette seule fin il était nécessaire de rester, se disait-il, argument absurde. Il savait qu’il y avait un autre motif mais il ne pouvait mettre le doigt dessus. Il s’en rendait compte chaque fois qu’il repensait à Yvonne. Il semblait alors, en effet, qu’il lui fallût pour ainsi dire demeurer ici pour elle, non qu’elle dût le suivre ici – non, elle était partie, il l’avait laissée maintenant partir en fin de compte, Hugh pouvait revenir, mais jamais elle, pas cette fois, elle allait évidemment retourner à la maison, et passé ce point son esprit s’arrêtait – mais pour autre chose.

Il vit sa monnaie sur le comptoir, le prix du mescal non déduit. Il empocha le tout et regagna la porte. À présent la situation était renversée ; c’est le gamin qui devait l’avoir à l’œil, lui. Et ce lui fut un lugubre divertissement d’imaginer, bien qu’à moitié conscient que l’enfant absorbé ne le surveillait nullement, qu’aux yeux de Pas-qu’une-puce, il avait revêtu l’expression déconcertée particulière à certain type de pochard, refroidi par des verres servis de mauvaise grâce à crédit, regardant fixement à la porte d’une salle vide, expression qui laisse à entendre qu’il espère que du secours, n’importe quel genre de secours, serait en route, des amis, n’importe quel genre d’amis venant à la rescousse. Pour lui, la vie est toujours juste au prochain tournant, sous forme d’un autre verre dans un bar nouveau. Il ne désire pourtant rien de tout cela. Abandonné de ses amis, comme eux de lui, il sait que rien d’autre que le foudroyant regard d’un créancier ne l’attend à ce prochain tournant. Et il n’a pas, non plus, repris assez d’assurance pour réemprunter de l’argent, ni pour obtenir d’autre crédit ; pas plus qu’il n’aime l’alcool d’à côté. Pourquoi suis-je ici, dit le silence, qu’ai-je fait, lance l’écho du vide, pourquoi me suis-je ruiné de plein gré, riote la monnaie dans le tiroir-caisse, pourquoi suis-je tombé si bas, roucoule l’avenue, à quoi la seule réponse était – La place ne lui en donnait aucune. La petite ville, qui avait semblé vide, s’emplissait à mesure qu’avançait la soirée. De temps en temps, un officier moustachu passait, se pavanant d’un pas lourd, fouettant de son stick de parade ses jambières. Des gens s’en revenaient du cimetière, bien que la procession ne dût peut-être passer que d’ici quelque temps. À travers la place défilait un peloton de soldats déguenillés. Des clairons beuglaient. La police – ceux qui n’étaient pas en grève ou avaient feint d’être de service près des tombes, ou les militaires auxiliaires, et il n’était pas facile de se faire une nette idée de la différence entre policiers et soldats – était venue en force elle aussi. Con allemands frités, sans nul doute. Le caporal écrivait toujours à sa table ; chose bizarre, cela rassurait le Consul. Se frayant un chemin et passant près de lui, deux consommateurs pénétrèrent dans le Farolito, des sombreros à glands sur la nuque, des étuis leur battant la cuisse. Deux mendiants étaient arrivés et prenaient leur poste à la porte du bar, sous le ciel orageux. L’un d’eux, cul-de-jatte, se traînait dans la poussière comme un pauvre phoque. Mais l’autre, qui s’enorgueillissait d’une jambe, se dressait roide et fier contre le mur de la cantina, comme en attendant d’être fusillé. Puis ce mendiant unijambiste se pencha : il laissa tomber une pièce dans la main tendue du cul-de-jatte. Il y avait des larmes dans les yeux du premier. À ce moment, le Consul observa qu’à son extrême droite quelques animaux peu communs ressemblant à des oies, mais grands comme des chameaux, et des hommes sans tête ni peau montés sur des échasses, et aux entrailles animées s’avançant par vives saccades sur le sol, débouchaient de la forêt par son chemin d’arrivée. Il ferma les yeux à ça, et quand il les rouvrit quelqu’un qui avait l’air d’un agent de police était en train de monter le chemin en tirant un cheval, c’était tout. Il éclata de rire, en dépit de l’agent, puis cessa. Car il vit que la face du mendiant penché se muait lentement en celle de la Señora Gregorio, et maintenant en celle de sa mère à son tour, sur laquelle apparaissait une expression de pitié et de supplication infinies.

Refermant les yeux, debout là, verre en main, il évoqua une minute avec un calme réfrigérant détaché, presque amusé, l’horrible nuit qui l’attendait, inévitable, qu’il bût beaucoup plus ou pas, sa chambre trépidante d’orchestres démoniaques, les bribes de sommeil apeuré coupées de voix qui n’étaient en fait que des jappements de chien, ou par son propre nom répété sans cesse par des groupes d’arrivants imaginaires, les cris mauvais, le bastringue, les claquements, les cognements, la rixe avec d’arrogants archi-diables, l’avalanche défonçant la porte, les tapes de dessous le lit et toujours, en dehors, les hurlements, les plaintes, la terrible musique, les clavecins de la ténèbre : il retourna au bar.

Diosdado, l’Éléphant, s’en venait juste du fond : le Consul le regarda ôter son veston noir, le pendre au placard puis tâter, dans la poche de poitrine de sa chemise d’un blanc immaculé, une pipe qui en dépassait. L’ayant sortie, il se mit à la remplir du tabac d’un paquet de Country Club el Bueno Tono. Le Consul se souvint alors de sa pipe : c’était celle-là, pas de doute.

« Sí, sí, monsié », répondit l’homme, écoutant tête penchée l’interrogation du Consul, « Claro. No – ma ah pi-pe pas anglais. Pi-pe de Monterey. Vous étiez – ah – borracho un jour alors. No señor ? – »

« ¿ Cómo no ? » dit le Consul.

« Deux fois par jour. » « Vous était ronde trois fois par jour », dit Diosdado, et son regard, l’insulte, la hauteur tacite de sa propre chute, pénétrèrent le Consul. « Alors vous allez repartir, en Amérique maintenant », ajouta l’homme farfouillant derrière le comptoir.

« Moi – no – por qué ? »

Soudain Diosdado plaqua un gros paquet d’enveloppes entouré d’un élastique sur le comptoir du bar. « – es suyo ? » demanda-t-il sans ambages.

Où sont les lettres Geoffrey Firmin les lettres les lettres qu’elle a écrites jusqu’à s’en briser le cœur ? Les lettres étaient ici, nulle part ailleurs qu’ici : c’était là les lettres, et ça, le Consul le sut tout de suite sans examiner les enveloppes. Quand il parla, il ne put reconnaître sa propre voix :

« Sí, señor, muchas gracias », dit-il.

« De nada, señor », Le Dieudonné se détourna.

La rame inutile fatigua vainement une mer immobile… Toute une minute durant le Consul ne put faire un geste. Il ne pouvait même pas en faire un vers son verre. Puis il se mit à tracer de côté, sur le comptoir, une petite carte avec l’alcool renversé. Diosdado revint regarder avec intérêt. « Espana », dit le Consul puis, son espagnol lui manquant : « Vous êtes espagnol, señor ? »

« Sí, sí, señor, sí », dit Diosdado, regardant, mais changeant de ton, « Espanol. Espana. »

« Ces lettres que vous m’avez données – vous voyez ? – sont de ma femme, mon esposa. Claro ? C’est là que nous nous sommes rencontrés. En Espagne. Vous le reconnaissez, votre vieux patelin, vous connaissez l’Andalousie ? Ça, là en haut, c’est le Guadalquivir. Plus loin, la Sierra Morena. En bas c’est Almería. Ça », il suivit du doigt, « entre les deux, ce sont les montagnes de la Sierra Nevada. Et voici Grenade. C’est l’endroit. L’endroit même où nous nous sommes rencontrés. » Le Consul eut un sourire.

« Grenade », dit Diosdado, tranchant, avec un autre accent que le Consul, plus dur. Il lui décocha un regard scrutateur, conséquent, soupçonneux, puis le quitta de nouveau. Voilà qu’il parlait à un groupe, à l’autre bout du comptoir. Des figures se tournèrent dans la direction du Consul.

Avec les lettres d’Yvonne, le Consul transporta un nouveau verre dans une pièce intérieure, l’un des cabinets particuliers dans ce casse-tête chinois. Il ne s’était point rappelé, auparavant, qu’ils fussent cloisonnés de vitre dépolie comme des niches de caissiers dans une banque. Il ne fut point réellement surpris de trouver dans cette pièce la vieille femme de Tarasco du Bella Vista, ce matin. Sa tequila, cernée de dominos, reposait devant elle sur la table ronde. Son poulet picorait parmi eux. Le Consul se demanda s’ils étaient à elle ; ou lui était-il indispensable simplement de se procurer des dominos partout où elle se trouvait être ? Sa canne à griffe d’animal en guise de poignée s’accrochait, comme vivante, au bord de la table. Le Consul alla vers elle, but son mescal à moitié, retira ses lunettes, puis fit glisser l’élastique du paquet.

« Te rappelles-tu demain ? » lut-il. Non, pensa-t-il ; les mots sombraient comme des pierres dans son esprit. – Le fait était qu’il perdait contact avec sa situation… Il se dissociait de lui-même, et en même temps, il s’en rendait compte clairement, le choc d’avoir reçu les lettres l’ayant en un sens réveillé, ne fût-ce, pour ainsi dire, que d’un somnambulisme à un autre ; il était soûl, il était lucide, il avait la gueule de bois ; tout à la fois ; il était plus de six heures du soir et pourtant, était-ce d’être au Farolito, ou la présence de la vieille femme dans cette pièce à cloisons de verre où brûlait une lampe électrique, il lui semblait être de retour au petit matin à nouveau : c’était presque comme s’il était encore une autre sorte d’ivrogne, en d’autres circonstances, dans un autre pays, à qui arrivait quelque chose de tout à fait différent : il était comme un homme qui se lève à l’aurore à moitié hébété d’alcool, caquetant « Mon Dieu, voilà le genre de type que je suis, Pouah ! Pouah ! » pour accompagner sa femme au car du matin bien qu’il soit trop tard, et là sur la table du petit déjeuner il y a un mot : « Pardonne-moi cette crise de nerfs d’hier, une telle explosion ne se justifiait certes en aucune façon parce que tu m’avais fait de la peine, n’oublie pas de rentrer le lait », au bas de quoi il trouve écrit, presque comme après coup : « Chéri, nous ne pouvons continuer comme ça, c’est trop affreux, je m’en vais – » et qui, au lieu de percevoir toute la signification de la chose, se rappelle incongrûment s’être la nuit dernière trop étendu en racontant au barman comment avait brûlé la maison de quelqu’un – et pourquoi lui avoir dit où il habite, maintenant la police pourra trouver – et pourquoi le barman s’appelle-t-il Sherlock ? un nom inoubliable ! – puis prenant un verre de porto à l’eau et trois aspirines, ce qui lui donne la nausée, calcule qu’il lui reste cinq heures avant l’ouverture des bistrots et l’instant où il devra retourner au même bar s’excuser… Mais où ai-je mis ma cigarette ? et pourquoi mon verre de porto est-il sous la baignoire ? et est-ce une explosion que j’ai entendu quelque part dans la maison ?

En rencontrant ses yeux accusateurs au fond d’un autre miroir de la petite pièce, le Consul eut le curieux sentiment passager qu’il venait de se lever dans son lit pour faire cela, qu’il avait sauté en l’air et devait baragouiner « Coriolan est mort ! » ou « pagaïe pagaïe pagaïe » ou « je crois que c’était, Oh ! Oh ! » ou quelque chose de vraiment absurde comme « baquets, baquets, des millions de baquets dans la soupe ! » et qu’il allait maintenant (quoique bien sagement assis dans le Farolito) retomber une fois de plus sur les oreillers pour voir, tremblant d’une impuissante terreur de lui-même, les barbes et les yeux pousser aux rideaux ou remplir l’espace entre le plafond et l’armoire, et entendre, venant de la rue, le pas mol et feutré de l’éternel policier fantôme au-dehors –

« Te rappelles-tu demain ? C’est l’anniversaire de notre mariage… Je n’ai pas un seul mot de toi depuis mon départ. Mon Dieu, c’est ce silence qui m’effraie. »

Le Consul but de son mescal encore.

« C’est ce silence qui m’effraie – ce silence – »

Le Consul lut et relut cette phrase encore et encore, la même phrase, la même lettre, lettres toutes vaines comme celles arrivant au port par bateau pour un perdu en mer, parce qu’il avait quelque difficulté à mettre au point son regard, les mots ne cessaient de se brouiller et de se disjoindre, son propre nom lui sautant à la figure : mais le mescal l’avait suffisamment remis en contact avec sa situation pour qu’il n’eût plus, maintenant, besoin de trouver aux mots nul sens au-delà de leur abjecte confirmation de sa perte, de sa propre égoïste ruine inféconde, à cette heure en fin de compte voulue peut-être, par lui – son cerveau, devant cette preuve cruellement méconnue du crève-cœur qu’il lui avait infligé à elle, transfixé d’angoisse.

« C’est ce silence qui m’effraie. Je me suis représenté toutes sortes de choses tragiques qui t’arrivaient, c’est comme si tu étais à la guerre au loin et que j’attendais, attendais des nouvelles de toi, une lettre, un télégramme… mais nulle guerre ne pourrait avoir ce pouvoir de tellement glacer et terrifier mon cœur. Je t’envoie tout mon amour et tout mon cœur et toutes mes pensées et mes prières. » – En buvant, le Consul se rendit compte que la femme aux dominos essayait d’attirer son attention, ouvrant la bouche et y pointant le doigt : à présent elle tournait autour de la table, subtilement pour l’approcher. – « Sûrement, tu as dû beaucoup penser à nous, à ce que nous avions bâti ensemble, à la façon dont nous en avons avec tant d’insouciance détruit la structure et la beauté, mais pourtant nous n’avons pu détruire le souvenir de cette beauté. Voici ce qui m’a hanté jour et nuit. De toutes parts je nous vois sourire cent fois en cent lieux. Je sors dans la rue, et tu y es. Je me faufile dans le lit la nuit, et tu m’attends. Qu’y a-t-il dans la vie à part l’être qu’on adore et la vie qu’on peut construire avec lui ? Pour la première fois je comprends le sens du suicide… Dieu, que le monde est vide et ne rime à rien ! Des jours tissés de ternes et médiocres instants se succèdent l’un l’autre suivis de nuits blanches hantées dans une routine amère : le soleil brille sans éclat, la lune se lève sans clarté. Mon cœur a le goût des cendres, et ma gorge se serre lasse de pleurer. Qu’est-ce qu’une âme perdue ? C’en est une qui s’est écartée de son vrai chemin et tâtonne dans l’obscurité des routes du souvenir – »

La vieille femme le tiraillait par la manche et le Consul – Yvonne avait-elle lu les lettres d’Héloïse et d’Abélard ? – tendit la main pour appuyer sur une sonnerie électrique, dont la présence policée mais violente dans l’une de ces petites niches ne manquait jamais de lui donner un choc. Un instant après, Pas-qu’une-puce entrait avec une bouteille de tequila à une main et de mescal Xicotancatl à l’autre, mais il remporta les bouteilles après leur avoir versé à boire. Le Consul fit à la vieille femme un signe de tête, la convia du geste à sa tequila, but la plus grande partie de son mescal, et reprit sa lecture. Il ne pouvait se rappeler s’il avait payé ou non. – « Oh Geoffrey, avec quelle amertume je le regrette maintenant. Pourquoi l’avons-nous différé ? Est-ce trop tard ? Je veux des enfants de toi, pour bientôt, pour tout de suite, je les veux. Je veux sentir ta vie m’emplir et m’agiter. Je veux ton bonheur sous mon sein et tes peines dans mes yeux et ta paix entre les doigts de ma main – » Le Consul fit une pause, que disait-elle ? Il se frotta les yeux, puis farfouilla à la recherche de ses cigarettes : Ailas ; le mot tragique vrombit autour de la pièce comme une balle qui lui eût passé au travers.

Il continua à lire, en fumant ; – « Tu marches au bord d’un gouffre et je ne puis suivre. Je m’éveille à une nuit où je dois me suivre éternellement en haïssant ce je qui si éternellement me poursuit ou m’affronte. Si nous pouvions sortir de notre misère, nous chercher une fois encore, et retrouver la consolation de nos lèvres et de nos yeux. Qui s’interposera ? Qui peut s’opposer ? »

Le Consul se leva – Yvonne avait assurément lu quelque chose – s’inclina devant la vieille femme, et sortit dans le bar qu’il s’était figuré en train de se remplir derrière lui, mais qui était encore plutôt désertique. Qui s’interposerait en effet ? Il se remit de garde à la porte, comme il l’avait fait parfois auparavant dans l’aube décevante et violette : qui pouvait s’opposer en effet ? Une fois encore, il fixa des yeux la place. Le même peloton de soldats déguenillés semblait toujours en train de la traverser, comme dans quelque film mal réglé repassant ses images. Le caporal s’évertuait toujours à sa calligraphie sous l’arcade, si ce n’est que sa lampe était allumée. Il se faisait noir. L’on ne pouvait voir de police nulle part. Près de la barranca pourtant, le même soldat dormait toujours sous un arbre ; ou était-ce, non un soldat, mais quelque chose d’autre ? Il détourna les yeux. Des nuages noirs bouillonnaient à nouveau, il y eut un lointain bris de tonnerre.

Il respira l’air oppressant où il y avait une pointe de fraîcheur. Qui même à présent, en effet, s’interposerait ? Qui même à présent, en effet, pouvait s’opposer ? Il voulait Yvonne en ce moment, la prendre dans ses bras, il voulait plus qu’il ne l’avait jamais voulu auparavant être pardonné, et pardonner : mais où devait-il aller ? Où la trouverait-il maintenant ? Toute une invraisemblable famille d’une sorte indéfinissable passait devant la porte en flânant : le grand-père à l’avant, réglant sa montre, l’œil braqué sur l’indistincte horloge de la caserne, qui marquait toujours six heures, la mère qui riait en tirant son rebozo sur sa tête, se moquant de l’orage probable (haut dans les montagnes deux dieux ivres, très loin l’un de l’autre, jouaient toujours une partie sans cesse indécise de ping-pong à rebondissements effrénés, avec un gong birman) le père isolé souriait fièrement, pensivement, claquant ses doigts, et maintenant faisant d’une chiquenaude s’envoler de ses belles bottines jaunes bien cirées quelque grain de poussière. Devant eux marchaient main dans la main deux jolis bambins aux limpides yeux noirs. Tout d’un coup l’aîné lâcha la main de sa sœur, et exécuta une série de sauts à la roue sur le coin d’herbe drue. Tous riaient. Le Consul détesta les regarder… En tout cas les voilà partis, Dieu merci. Misérablement, il voulait Yvonne et n’en voulait pas. « Quiere María ? » fit une voix douce derrière lui.

D’abord, il ne vit que les jambes bien faites de la fille qui l’emmenait, de par la puissance maintenant contractée de la seule chair souffrante, de la tremblante et pathétique mais brutale convoitise, à travers les petites pièces à panneaux de verre qui se faisaient de plus en plus petites, de plus en plus sombres jusqu’à ce que, près des « Señores » du mingitorio, de l’ombre puante desquels s’éleva un petit rire sinistre, il n’y eût plus qu’une simple annexe sans lumière pas plus large qu’une armoire, où deux hommes dont il ne put non plus voir les visages étaient assis, buvant ou complotant.

Puis l’idée le frappa que quelque meurtrière puissance insouciante le tirait en avant, le forçant – alors que cependant il restait aussi passionnément conscient des suites bien trop possibles que, de quelque façon, innocemment inconscient d’elles – à faire sans précaution ni conscience et qu’il ne pourrait jamais nier ni défaire, le menant irrésistiblement dehors dans le jardin – plein d’éclairs à ce moment, il lui rappelait étrangement sa propre maison, et aussi El Popo où il avait, plus tôt, pensé monter, mais ceci était plus sinistre, c’en était l’avers – le menant par la porte ouverte dans la chambre obscurcie, l’une des nombreuses donnant sur le patio.

Voici donc ce qu’était l’ultime et stupide réjection antiprophylactique. Il pouvait s’y opposer, même à présent. Il ne s’y opposerait pas. Mais peut-être ses familiers, ou l’une de ses voix, pourraient être de bon conseil : il jeta les yeux autour de lui, à l’écoute : erectis putoribus. Nulle voix ne s’éleva. Il rit tout à coup : ç’avait été malin de sa part de rouler ses voix. Elles ne le savaient pas ici. La chambre elle-même, où luisait une seule ampoule bleue, n’avait rien de sordide : à première vue c’était une chambre d’étudiant. En fait, elle avait une étroite ressemblance avec sa vieille chambre de collège, sauf qu’elle était plus spacieuse. Il y avait les mêmes grandes portes et une bibliothèque dans le coin habituel, avec un livre ouvert tout au haut des rayons. Dans un coin se dressait, incongru, un sabre gigantesque. Cachemire ! Il s’imagina avoir bien vu le mot puis, qu’il n’était plus là. Sans doute l’avait-il vu car le volume ouvert, de tous les livres du monde, était une histoire espagnole des Indes britanniques. Le lit était en désordre, couvert d’empreintes de pieds et même de taches de sang, à ce qu’il semblait, bien qu’il rappelât aussi une couchette d’étudiant. Il remarqua tout près une bouteille de mescal presque vide. Mais le sol était dallé de rouge et, d’une manière ou d’une autre, sa froide et puissante logique neutralisait l’horreur : il finit la bouteille. La fille, qui s’était occupée de clore les doubles portes tout en l’interpellant en quelque étrange langage, peut-être du zapotèque, vint vers lui, et il vit qu’elle était jeune et jolie. Un éclair esquissa contre la fenêtre une figure, un instant curieusement pareille à celle d’Yvonne. « Quiere María », offrit-elle de nouveau, et lui jetant les bras autour du cou, elle l’attira sur la couche. Son corps aussi était d’Yvonne, ses jambes, ses seins, son cœur passionné qui battait, l’électricité craquetait sous ses doigts à lui courant sur elle, quoique l’illusion sentimentale fût en passe de s’évanouir, de sombrer dans la mer, comme n’ayant pas été, elle s’était faite mer, horizon désolé où un énorme voilier noir, coque déjà disparue, glissait vers le couchant ; ou bien son corps n’était rien, une simple abstraction, une calamité, un démoniaque engin à sensations écœurantes et calamiteuses ; c’était le désastre, c’était l’horreur du réveil à Oaxaca le matin, le corps tout habillé, à trois heures et demie de chaque matin d’après le départ d’Yvonne ; Oaxaca, et l’évasion nocturne de l’Hôtel Francia endormi, où Yvonne et lui avaient été heureux naguère, de la chambre bon marché donnant sur le balcon là-haut, vers El Infierno, cet autre Farolito, l’horreur de la chasse à la bouteille dans le noir, et en vain, le vautour accroupi dans la cuvette du lavabo ; ses pas sans bruit, le silence de mort au sortir de sa chambre d’hôtel, trop tôt pour les terribles cris de protestation et de massacre dans la cuisine en bas – l’horreur de descendre le tapis des marches jusqu’au vaste puits noir de la salle à manger déserte, jadis un patio, en s’enfonçant dans le désastre mou du tapis, ses pieds s’enfonçant dans le chagrin lorsque, parvenu aux marches, il n’était pas encore sûr de ne plus être sur le palier – et l’élancement panique de dégoût de soi à la pensée de la salle de douches froides derrière et à gauche, utilisée auparavant rien qu’une fois, mais c’était assez – et la tremblante approche finale en silence, dans le respect, ses pas s’enfonçant dans la calamité (et c’était cette calamité qu’à présent, en María, il pénétrait – l’unique chose vivant en lui à cette heure, brûlante, bouillante, crucifiée ; cet organe mauvais – Dieu, est-ce possible de souffrir plus que cela, de cette souffrance doit naître quelque chose, et ce qui naîtrait serait sa propre mort) car, oh combien semblables les plaintes de l’amour à celles des mourants, combien semblables, celles de l’amour à celles des mourants – et ses pas s’enfonçant dans son tremblement, son écœurant et froid tremblement, et dans le puits noir de la salle à manger avec, au tournant du coin, une lumière indécise planant au-dessus du bureau, et la pendule – trop tôt – et les lettres non écrites, impuissance d’écrire, et le calendrier marquant, à jamais impuissant, l’anniversaire de leur mariage, et le neveu du gérant endormi sur le divan, en attendant d’aller prendre le premier train de Mexico ; l’obscurité murmurante et palpable, la morsure de froide solitude dans la haute et sonore salle à manger, roidie de serviettes pliées d’un blanc gris mort, le poids de la souffrance et de la conscience plus lourd (semblait-il) que celui auquel aucun homme avait survécu – la soif qui n’était point soif, mais elle-même crève-cœur et concupiscence, qui était la mort, la mort, et la mort encore et la mort encore l’attente dans la froide salle à manger d’hôtel, en se chuchotant à soi-même, l’attente, puisque El Infierno, cet autre Farolito, n’ouvrait pas avant quatre heures du matin et qu’on ne pouvait guère attendre au dehors – (et cette calamité, il la pénétrait maintenant, c’était la calamité, la calamité de sa propre vie dont maintenant il pénétrait l’essence même, il allait pénétrant, pénétrant) – l’attente qu’à El Infierno, bientôt, l’unique lampe d’espoir brillât au-delà des noirs égouts à ciel ouvert, et sur la table, difficile à distinguer dans la salle à manger de l’hôtel, une carafe d’eau, – porter, tremblant, tremblant, la carafe d’eau à ses lèvres, mais pas assez près, elle était trop lourde, comme le poids de son chagrin – « tu ne peux en boire » – il pouvait juste s’humecter les lèvres, et alors – ce doit être Jésus qui m’a envoyé ça, Lui seul me suivait après tout – la bouteille de vin rouge français de Salina Cruz encore debout là sur la table dressée pour le petit déjeuner, marquée du numéro de chambre de quelqu’un d’autre, malaisément débouchée et (en regardant si le neveu ne regardait pas) tenue à deux mains, et laisser couler goutte à goutte dans sa gorge l’ichor béni, juste un peu, car après tout l’on était un Anglais, et toujours « fair play », et puis s’affaler aussi sur le divan – son cœur froide souffrance chaude d’un seul côté – en une froide et frissonnante coquille de solitude palpitante – mais sentir l’effet du vin un peu plus, comme si on avait maintenant la poitrine pleine de glace bouillonnante, ou qu’en travers il y eût une barre de fer chauffée au rouge, mais froide quant à l’effet, car la conscience qui à nouveau rage au-dessous et vous éclate le cœur brûle si farouchement des flammes de l’enfer, qu’une barre de fer chauffée au rouge n’est à côté que simple coup de froid – et la pendule qui va tictacquant, son cœur battant maintenant comme un tambour voilé de neige, tictacquante et saccadée, saccadant le temps et tictacquant vers El Infierno puis – l’évasion ! – tirer sur sa tête la couverture descendue en secret de la chambre d’hôtel, dépasser en catimini le neveu du gérant – l’évasion ! – dépasser le bureau de l’hôtel, ne pas oser regarder s’il y a du courrier – « c’est ce silence qui m’effraie » – (est-ce là ? Est-ce moi ? Hélas, tu pleurniches sur toi, misérable loque, vieille canaille !) dépasser – l’évasion ! – le gardien de nuit indien sommeillant par terre dans l’entrée, et tel un Indien lui-même maintenant, empoigner les quelques pesos qui lui restaient, dehors dans la froide cité murée aux pavés ronds, dépasser – l’évasion par le passage secret ! – les égouts à ciel ouvert dans les rues minables, les quelques réverbères isolés aux lueurs imprécises, dans la nuit, dans ce miracle que les cercueils des maisons, les points de repères soient toujours là, l’évasion sur la pente des pauvres trottoirs effondrés en se plaignant, plaignant – et combien semblables les plaintes de l’amour, à celles des mourants ! – combien semblables, celles de l’amour à celles des mourants ! – et les maisons si immobiles, si froides, avant l’aurore, jusqu’à ce qu’il vît, au tournant de l’angle, en sécurité, l’unique lampe d’El Infierno briller, rappelant tellement le Farolito puis, surpris une fois de plus d’y être jamais arrivé, se tenir là-dedans le dos à la muraille et, la couverture toujours sur la tête, parler aux mendiants, aux travailleurs du matin, aux prostituées sales, aux maquereaux, aux débris et déchets des rues et des bas-fonds de la terre, mais qui étaient cependant tellement plus hauts que lui, boire tout comme il avait bu ici au Farolito, et dire des mensonges, mentir – l’évasion, toujours l’évasion ! – jusqu’à l’aube nuancée de lilas qui eût dû apporter la mort, et maintenant aussi il eût dû mourir ; qu’ai-je fait ?

Les yeux du Consul convergèrent sur un calendrier derrière le lit. Il avait eu sa crise, à la fin, crise sans possession, presque sans plaisir tout compte fait, et ce qu’il voyait pouvait être, non, il était sûr que c’était, une image du Canada. Au clair de la pleine lune, un cerf se dressait au bord d’une rivière que descendaient en pagayant, dans un canoë d’écorce de bouleau, un homme et une femme. Ce calendrier était au futur, mis au mois suivant, Décembre : où serait-il alors ? Dans la blême lueur bleue, il distinguait même les noms des Saints pour chaque jour de décembre, imprimés près des dates : Sainte Nathalie, Sainte Bibiane, Saint François Xavier, Sainte Sabas, Saint Nicolas de Néri, Saint Ambroise : au souffle du tonnerre la porte s’ouvrit, la face de Monsieur Laruelle s’estompa sur la porte.

Dans le mingitorio, une puanteur comme de mercaptan lui plaqua sur la face des mains jaunes, et à présent, des murs de l’urinoir, sans y être invitées, il réentendit ses voix lui glapir, geindre et siffler : « À présent tu l’as fait, à présent tu l’as fait pour de bon, Geoffrey Firmin ! Même nous ne pouvons plus t’aider… C’est égal, tu pourrais tout aussi bien en tirer le maximum, la nuit n’est que peu avancée… »

« Vous aimez la María, vous aimez ? » Une voix d’homme – il reconnut celle qui avait eu le petit rire – sortait de l’obscurité et le Consul, les genoux tremblants, regarda autour de lui : tout ce qu’il vit d’abord furent des affiches lacérées sur les murs gluants faiblement éclairés : Clinica Dr. Vigil, Enfermedades Secretas de Ambos Sexos, Vias Urinares, Trastornos Sexuales, Debilidad Sexual, Derraines Nocturnes, Emissiones Prematuras, Esperma torrea, Impotencia. 666. Son versatile compagnon de la nuit dernière et de ce matin eût pu l’informer, avec ironie, que tout n’était pas encore perdu – malheureusement, il devait, depuis le temps, avoir fait pas mal de chemin vers Guanajuato. Dans un coin le Consul discerna, assis recroquevillé sur un siège des toilettes, un homme incroyablement sale et si court que ses pieds, sur lesquels son pantalon retombait, ne touchaient pas le sol jonché d’immondices. « Vous aimez la María ? » croassa l’homme de nouveau. « J’ai envoyé. Moi amigo ». Il lâcha un pet. « Moi amli Anglès tout temps, tout temps. » « Qué hora ? » demanda le Consul frissonnant, remarquant dans la rigole un scorpion mort : une lueur phosphorescente, et il fut parti, ou n’avait jamais été là. « Quelle heure est-il ? » « Sif il é » répondit l’homme. « No, sif y li demie au cocou. » « Vous voulez dire six et demie au coucou. » « Sí señor. Sif y li demie au cocou. »

606. – La petterave poivrée, bitterave poissée ; le Consul, se rajustant, rit lugubrement de la réponse du maquereau – ou était-ce une sorte de mouton de tinettes, au sens le plus strict du terme ? Et qui est-ce qui avait dit auparavant trois ores au cocou ? Comment l’homme avait-il su qu’il était anglais, se demandait-il, retrimbalant son rire, à travers les pièces aux cloisons de verre et le bar qui se remplissait, jusqu’à la porte encore – peut-être travaillait-il pour l’Unión Militar, recroquevillé tout le jour sur le trône des tinettes de la Seguridad à tendre l’oreille aux conversations des prisonniers, tandis que le maquereautage n’était qu’un à-côté. Il aurait pu se renseigner auprès de lui sur María, savoir si elle était – mais il ne tenait pas à savoir. Mais il ne s’était pas trompé, quant à l’heure. L’horloge de la Comisaría de Policía, annulaire, d’une luminosité imparfaite, marquait, comme elle venait tout juste d’avancer d’une secousse, un peu plus de six heures et demie, et le Consul régla sa montre qui retardait. Il faisait maintenant tout à fait noir. Mais le même peloton déguenillé semblait défiler toujours à travers la place. Toutefois, le caporal n’écrivait plus. Devant la prison se tenait immobile une sentinelle unique. Derrière elle, l’arcade fut soudain balayée d’une sauvage lumière. Plus loin, près des cellules, l’ombre du falot d’un agent de police oscillait sur le mur. La soirée était remplie de bruits singuliers, comme ceux entendus dans le sommeil. Le roulement d’un tambour quelque part, c’était la révolution, un cri au bas de la rue, quelqu’un qu’on tuait, des freins grinçant au loin, une âme en peine. Au-dessus de sa tête on pinçait les cordes d’une guitare. Au loin retentit, frénétique, une cloche. La foudre palpita. Sif il est au coucou… Au Canada, en Colombie Britannique, sur le froid lac Pineaus, où son île depuis beau temps, était devenue une jungle de laurier et de cornes indiennes, de fraises des bois et de houx d’Orégon, il se rappela que régnait l’étrange croyance indienne que les coqs chantaient au-dessus des corps de noyés. Quelle redoutable confirmation, ce soir argenté de février où, longtemps auparavant, tenant lieu de Consul de Lituanie à Vernon, il avait accompagné l’équipe de secours dans le bateau, et où le coq s’était réveillé de son ennui pour lancer sept cris perçants ! Les charges de dynamite n’avaient apparemment rien dérangé, à travers la brume du crépuscule ils ramaient vers le rivage, abattus, quand soudain ils avaient vu, sortant de l’eau, ce qui eut d’abord l’air d’un gant – la main du Lituanien noyé. La Colombie britannique, Sibérie policée, ni policée ni Sibérie mais Paradis inexploré, peut-être inexplorable, qui eût pu être une solution : y revenir, y bâtir, sinon sur son île, quelque part là, une nouvelle vie avec Yvonne. Pourquoi n’y avait-il pas songé plus tôt ? Ni elle ? Ou était-ce à cela qu’elle faisait allusion cette après-midi, et qui s’était à moitié communiqué à son esprit ? Ma petite maison grise à l’Ouest. Il lui semblait maintenant qu’il y avait souvent pensé déjà, à cet endroit précis où il était debout. Mais, maintenant aussi, une chose était claire. Il ne pouvait retourner à Yvonne, l’eût-il voulu. L’espoir de quelque nouvelle vie commune, même offerte encore par miracle, ne pourrait guère survivre à l’air raréfié par la séparation de l’ajournement auquel il devrait à présent, par-dessus le marché, se soumettre ne serait-ce que pour de brutales raisons hygiéniques. Ces raisons, il est vrai, ne reposaient encore sur aucune base tout à fait sûre mais, à d’autres fins qui lui échappaient, elles devaient demeurer inattaquables. À leur grande muraille de Chine, se heurtaient, à présent, toutes les solutions et parmi elles le pardon. De nouveau il rit, ressentant un curieux soulagement, presque une impression d’accomplissement. Il avait l’esprit clair. Il semblait aller mieux aussi, physiquement. C’était comme si, d’une suprême contamination, il avait retiré de la force. Il se sentait libre de dévorer en paix ce qui lui restait de vie. En même temps une certaine gaieté macabre se glissait en son humeur et, d’extraordinaire façon, une certaine malice écervelée. Il avait conscience de désirer à la fois se gaver d’oubli total, et jeter une innocente gourme juvénile. « Hélas », semblait aussi lui dire à l’oreille une voix, « mon pauvre petit, tu ne te sens rien de tout cela en réalité, mais perdu, mais sans foyer. »

Il sursauta. Attaché en face de lui à un petit arbre qu’il n’avait pas remarqué, bien qu’il fît juste pendant à la cantina de l’autre côté du chemin, il y avait un cheval qui broutait l’herbe drue. Quelque chose de familier, chez l’animal, fit que le Consul traversa. Oui – exactement ce qu’il pensait. À cette heure il ne pouvait s’y tromper, ni quant au nombre sept marqué au fer sur la croupe, ni quant au caractère particulier de la selle en cuir. C’était le cheval de l’Indien, le cheval de l’homme qu’il avait vu d’abord, aujourd’hui, le monter en chantant au soleil de ce monde puis, délaissé, agoniser au bord de la route. Il caressa la bête qui dressa les oreilles en continuant de brouter, imperturbable – peut-être pas tellement imperturbable ; à un grondement de tonnerre le cheval, auquel ses sacoches avaient été mystérieusement rendues, hennit avec malaise, tremblant de tout son corps. Malgré quoi, tout aussi mystérieusement, les sacoches ne tintaient plus. Sans qu’il l’eût cherchée, une explication des événements de l’après-midi vint au Consul. N’était-ce pas justement en agent de police qu’elles s’étaient changées, toutes ces abominations qu’il avait aperçues il n’y avait pas longtemps, en agent de police menant un cheval dans cette direction-ci ? Pourquoi ce cheval ne serait-il pas celui-ci ? Ç’avait été ces « vigilantes hombres » qui s’étaient trouvés sur la route cet après-midi, et ici à Parián, il l’avait dit à Hugh, était leur quartier général. Comme Hugh savourerait la chose, s’il avait pu y être ! C’était la police – ah, la terrible police ! – ou plutôt pas la vraie police, se reprit-il, mais ces types de l’Unión Militar qui sont au fond, d’une manière compliquée à la folie, mais tout de même au fond de toute l’affaire. Il se sentit tout d’un coup sûr de cela. Comme si, d’une correspondance entre le monde subnormal même et l’anormalement équivoque et délirant en lui, la vérité avait jailli – jailli toutefois comme une ombre, qui –

« Qué hacéis aquí ? »

« Nada », dit-il, et il sourit à l’homme, l’air d’un brigadier mexicain, qui lui avait arraché la bride des mains. « Rien. Veo que la tierra anda ; estoy esperando que pase mi casa por aquí para meterme en ella », dit-il, parvenant à s’en tirer à merveille. Le cuivre des boucles, sur l’uniforme de l’agent sidéré, accrocha la lumière de l’entrée du Farolito puis, comme il se tournait, ce fut le tour de son ceinturon de cuir qui en devint lustré comme une feuille de plantanier, et enfin de ses bottes qui luirent comme vieil argent. Le Consul eut un rire : rien qu’à le regarder, on sentait l’humanité sur le point d’être sauvée immédiatement. Il répéta la bonne blague mexicaine, pas tout à fait réussie, en anglais, tapant sur le bras de l’agent dont la mâchoire pendait de surprise et qui lui faisait des yeux blancs. « On m’a dit que la terre tourne, alors j’attends que ma maison passe par ici. » Il tendit la main. « Amigo », dit-il.

L’agent grogna, balayant la main du Consul. Puis, lui jetant par-dessus l’épaule de vifs coups d’œil soupçonneux, il attacha le cheval à l’arbre de façon plus sûre. Dans ces vifs coups d’œil passait quelque chose de vraiment sérieux, le Consul sentait quelque chose qui lui enjoignait de fuir quelque péril. Un peu blessé, il se rappelait aussi, maintenant, le regard que lui avait lancé Diosdado. Mais le Consul ne se sentait ni sérieux, ni d’humeur à s’évader. Ses sentiments ne changèrent pas davantage en se sentant poussé dans le dos par l’agent vers la cantina au-delà de laquelle, l’espace d’un éclair, l’orient parut une écrasante ruée d’orage qui fonçait. Comme il précédait l’agent, à la porte, il vint à l’esprit du Consul que le brigadier essayait d’être poli. Il fit un écart fort agile et, d’un geste, pria l’autre de passer le premier. « Mi amigo », répéta-t-il. L’agent le poussa dedans et ils gagnèrent un bout de comptoir vide.

« Americano, eh ? » dit cet agent, avec fermeté. « Attendez, aquí. Comprende, señor ? » Il alla derrière le comptoir parler à Diosdado.

Le Consul essaya en vain d’introduire, au point de vue de sa conduite, une bonne note justificative à l’intention de l’Éléphant, qui avait l’air sinistre, comme s’il venait tout juste de tuer une autre de ses femmes pour la guérir de sa neurasthénie. Entre temps, Pas-qu’une-puce, provisoirement oisif, et d’une surprenante charité, lui glissa un mescal au long du comptoir. Les gens le regardaient de nouveau. Puis l’agent lui fit face de derrière le comptoir. « Ils disent qu’il y é des histoires que vous pas payer », dit-il, « vous pas payer pour – ah – whisky messicain. Vous pas payer pour fille messicaine. Vous n’avez pas argent, heu ? »

« Zicker », dit le Consul qui sentait son espagnol, en dépit d’une résurgence temporaire, virtuellement envolé. « Sí. Oui. Mucho dinero », ajouta-t-il, mettant sur le comptoir un peso pour Pas-qu’une-puce. Il vit que l’agent était un bel homme à nuque épaisse et moustache de sable noir, aux dents étincelantes et aux airs fanfarons plutôt étudiés. Il fut à ce moment rejoint par un homme svelte et haut, en tweed américain bien coupé, avec un visage sombre et dur, de longues et belles mains. Jetant de temps en temps les yeux sur le Consul, il causait à mi-voix avec Diosdado et l’agent. Cet homme, qui avait l’air d’un pur Castillan, semblait de connaissance et le Consul se demandait où il l’avait déjà vu. L’agent, s’écartant de lui, se pencha pour parler, les coudes sur le comptoir, au Consul. « Vous n’avez pas d’argent, heu, et maintenant vous volez mon cheval. » Il fit un clin d’œil au Dieudonné. « Pour quoi que vous ai filez avec cavallo messicain ? pour pas payer argent messicain – heu ? »

Le Consul le fixa de l’œil : « Non. Décidément non. Bien sûr que je n’allais pas voler votre cheval. Je le regardais simplement, je l’admirais. »

« Pour quoi que vous voulez regarder cavallo messicain ? Pour que ? » Tout à coup l’agent éclata de rire, s’amusant pour de bon, se tapant sur les cuisses – c’était évidemment un brave type et le Consul, sentant la glace brisée, se mit à rire lui aussi. Mais l’agent était aussi, assez évidemment, tout à fait soûl, en sorte qu’il était difficile de jauger la qualité de son rire. Pendant ce temps la figure de Diosdado, tant comme celle de l’homme en tweed, restait sombre et sévère. « Vous faites une la carte de l’Espagne », insista l’agent, finissant par maîtriser son rire. « Vous connaissez ah l’Espagne ? »

« Perché no », dit le Consul. Ainsi Diosdado lui avait raconté l’histoire de la carte, geste d’une assez triste innocence pourtant. « Yes. Es muy asumbrosa. » Non, ici ce n’était point Pernambouc : il ne devait point parler portugais, c’était net. « Jawohl. Correcto, señor », conclut-il. « Oui, je connais l’Espagne. »

« Vous faites une la carte de l’Espagne ? Vous con de Bolchévik ? Vous membre de la Brigade Internationale et faire agitation ? »

« Non », répondit le Consul, correct, ferme, mais quelque peu troublé à présent. « Absolutamente no. »

« Ab-so-lu-ta-mente heu ? » L’agent, avec un autre coup d’œil à Diosdado, parodiait le Consul. Il revint du bon côté du comptoir, accompagné de l’homme sombre qui ne pipait mot ni ne buvait mais restait là tout simplement, l’air sévère, tout comme l’Éléphant qui, essuyant des verres avec rage, se trouvait maintenant vis-à-vis d’eux. « Très », traîna la voix de l’agent puis, « bien ! » accentua-t-il formidablement, tapant sur le dos du Consul. « Très bien. Venez mon ami – » l’invita-t-il. – « Buvez. Buvez un tout ce que vous ah voulez avoir. Nous vous avons cherché », poursuit-il très haut, d’un ton d’ivresse mi-badine. « Vous avez tué un homme et évadé à travers sept États. Nous voulons nous renseigner sur vous. Nous sommes renseignés – c’est exact ? – que vous avez déserté votre bateau à Vera Cruz ? Vous dites vous avez de l’argent ? Combien d’argent, euh vous avez ? » Le Consul sortit un billet froissé et le remit dans sa poche. « Cinquante pesos, eh. Peut-être ça pas assez d’argent. Pour qui que vous êtes ? Inglès ? Espanol ? Americano ? Aleman ? Rousse ? Vous venez euh d’ou-air-esse-esse ? Pour quoi que vous êtes faire »

« Je ne parlère pas l’anglais – heu, quel est vos noms ? » lui demanda très fort quelqu’un d’autre, à son coude et, se tournant, le Consul vit un autre agent de police vêtu du même uniforme à peu près que le premier, seulement plus court de taille, avec une lourde mâchoire, de petits yeux cruels dans une face charnue, rase et couleur de cendres. Bien qu’il portât l’arme blanche, il lui manquait l’index et le pouce droits. Il eut tout en parlant un obscène tortillement de hanches et fit un clin d’œil au premier agent et à Diosdado, mais en évitant l’œil de l’homme en tweed. « Progresión al culo », ajouta-t-il, le Consul ne sut pour quelle raison, tortillant toujours des hanches.

« C’est le Chef de Municipalité », expliqua cordialement le premier agent au Consul. « Cet homme-là veut savoir ah votre nom. Cómo se llama ? »

« Oui, quel est vos noms », cria le deuxième agent, qui avait pris son verre au comptoir, mais ne regardait pas le Consul et tortillait toujours les hanches.

« Trotzky », blagua quelqu’un de l’autre bout du comptoir et le Consul, se sentant barbu, rougit.

« Blackstone », répondit-il avec gravité, et en effet, se demanda-t-il en acceptant un autre mescal, n’était-il pas venu, et comment, vivre parmi les Indiens ? Le seul ennui était qu’on eût très peur que cette sorte d’Indiens-là s’avérassent aussi des types à idées. « William Blackstone. »

« Pour quoi ah vous êtes ? » hurla l’agent gras, dont le nom était quelque chose comme Zuzugoitea, « Pour quoi ah qui vous êtes ? » Et il reprit le catéchisme du premier agent, qu’il semblait imiter en toute chose. « Inglès ? Aleman ? »

Le Consul secoua la tête. « Non. Tout juste William Blackstone. »

« Vous êtes Youpin ? » reprit le premier agent. « Non. Tout juste Blackstone », répéta le Consul secouant la tête. « William Blackstone. Les Juifs sont rarement très borracho. »

« Vous êtes – ah – un borracho, heu » dit le premier agent, et tout le monde rit – plusieurs autres, ses acolytes visiblement, les avaient rejoints, quoique le Consul ne les distinguât point clairement – sauf l’inflexible indifférent en tweed. « C’est le Chef des Jardins », expliqua le premier agent, poursuivant : « Cet homme-là est un Jefe de Jardineros. » Et il y avait un certain respect dans son ton. « Je suis chef aussi, je suis Chef des Tribunes », ajouta-t-il, mais presque pensif, comme s’il voulait dire « je ne suis que Chef des Tribunes. »

« Et moi je – » attaqua le Consul.

« Suis perfectamente borracho », acheva le premier agent, et tout le monde se tordit excepté le Jefe de Jardineros.

« Y yo, – » répéta le Consul, mais que disait-il ? Et qu’étaient ces gens, au fait ? Chef de quelles Tribunes, Chef de quelle Municipalité, et surtout, Chef de quels Jardins ? Sûrement cet homme muet en tweed, sinistre aussi, bien que le seul sans armes du groupe apparemment, n’était pas responsable de tous ces petits jardins publics. Voilà ce que suggérait toutefois au Consul le vague pressentiment qu’il avait déjà, touchant ceux qui revendiquaient ces titres prétentieux. Ils étaient dans son esprit rattachés à l’Inspecteur Général de l’État et aussi, il l’avait dit à Hugh, à l’Unión Militar. Sans doute les avait-il vus ici auparavant dans une des salles ou au bar, mais jamais d’aussi près qu’à cette heure. Mais il y avait tant de questions déversées sur lui, sans qu’il pût y répondre, par tant de gens différents, qu’il en oubliait presque cette interprétation de son esprit. Il se rendit compte, cependant, que le Chef respecté des Jardins, auquel à l’instant même il lançait un muet appel à l’aide, était peut-être « plus haut placé » même que l’Inspecteur Général. À l’appel répondit un regard plus sombre que jamais : en même temps le Consul sut où il avait déjà vu l’homme ; le Chef des Jardins eût pu être sa propre image quand, bronzé, mince, sérieux, sans barbe et au carrefour de sa carrière, il occupait le poste de Vice-Consul à Grenade. On apportait d’innombrables mescals et tequilas, et le Consul but de tout ce qui était en vue sans se préoccuper du propriétaire. « Il ne suffit pas de dire qu’ils étaient ensemble à El Amor de los Amores », s’entendait-il répéter – sans doute en réponse à quelque persistante question quant à l’histoire de l’après-midi, mais pourquoi diable la posait-on, il ne le savait pas – « Ce qui importe, c’est comment la chose est arrivée, le péon – peut-être qu’il n’était pas tout à fait un péon – était soûl ? Ou avait-il fait une chute de cheval ? Peut-être que le voleur avait tout simplement reconnu un noceur de ses amis qui lui devait une ou deux tournées – » Au-dehors du Farolito le tonnerre grommela. Le Consul s’assit. C’était là un ordre. Tout tournait vraiment au chaos. Le bar était presque comble à présent. Quelques-uns des buveurs revenaient des cimetières, des Indiens aux costumes lâches. Il y avait des soldats dépenaillés et parmi eux, par-ci, par-là, un officier à la tenue plus chic. Dans les pièces vitrées, il distingua des évolutions de bandoulières vertes et de clairons. Plusieurs danseurs avaient fait leur entrée, revêtus de longues capes noires rayées de peinture lumineuse figurant des squelettes. Derrière lui maintenant se tenait le Chef de la Municipalité. Le Chef des Tribunes, lui, causait à sa droite avec le Jefe de Jardineros dont le nom, découvrit le Consul, était Fructuoso Sanabria. « Hello, qué tal ? » demanda le Consul. Assis à son côté et lui tournant le dos à demi, quelqu’un d’autre avait un air familier. Il semblait un poète, quelque ami des jours de collège. Sur un beau front retombaient ses cheveux blonds. Le Consul lui offrit un verre que ce jeune homme, non seulement refusa en espagnol, mais se leva pour refuser, faisant de la main mine de repousser le Consul, puis gagnant, la tête à demi détournée de colère, le bout de comptoir le plus éloigné. Le Consul fut blessé. Il lança derechef un muet appel à l’aide au Chef des Jardins : il eut comme réponse un regard implacable, presque irrévocable. Pour la première fois le Consul perçut le côté palpable de son danger. Il sut que Sanabria et le premier agent étaient en train de discuter son cas avec l’hostilité la plus vive, de décider ce qu’ils feraient de lui. Puis il vit qu’ils tâchaient d’attirer l’attention du Chef de Municipalité. Ils se frayaient de front un chemin, rien qu’eux deux, retournant derrière le bar vers un téléphone que le Consul n’avait pas remarqué, et qui avait ceci de curieux, ce téléphone, qu’il avait l’air de fonctionner comme il faut. Ce fut le Chef des Tribunes qui parla : Sanabria se tenait à côté, l’air sinistre, donnant des instructions à ce qu’il semblait. Ils prenaient leur temps et, se rendant compte que l’appel téléphonique le concernait, quelle qu’en fût la nature, le Consul, lentement consumé d’une douloureuse appréhension, sentit de nouveau à quel point il était seul, que tout autour de lui, en dépit de la cohue et du tumulte, auquel un geste de Sanabria mit une sourdine, s’étendait une solitude semblable au désert gris de la houle atlantique, évoquée à ses yeux alors qu’il se trouvait, peu de temps auparavant, auprès de María mais, cette fois, sans voile à l’horizon. Totalement évanouis, le soulagement, l’humeur malicieuse. Il savait qu’il avait à moitié espéré tout du long qu’Yvonne viendrait à son secours, il savait, à présent, qu’il était trop tard, qu’elle ne viendrait pas. Ah, si Yvonne, ne fût-ce que comme sa fille qui le comprendrait et le consolerait, pouvait seulement être près de lui, maintenant ! Ne fût-ce que pour guider par la main son ivresse vers la maison, à travers les champs de pierres, les forêts – sans mettre obstacle bien sûr à ses éventuels baisers à la bouteille et, ah, ces brûlantes lampées solitaires, elles lui manqueraient partout où il irait, elles étaient peut-être le plus grand bonheur de sa vie ! – comme il avait vu les enfants indiens guider le dimanche leurs pères vers le foyer. Instantanément, consciemment, il oublia de nouveau Yvonne. Il lui passa par la tête qu’il pourrait peut-être de lui-même quitter le Farolito en ce moment, sans être remarqué ni rencontrer de difficultés, car le Chef de la Municipalité était toujours plongé dans sa conversation, tandis que les deux autres policiers au téléphone tournaient le dos, mais il ne fit pas un mouvement. Loin de là : appuyant les coudes sur le comptoir, il s’enfouit la figure dans les mains.

Avec les yeux de l’esprit il revit cet extraordinaire tableau sur le mur de Laruelle, Los Borrachones, mais maintenant il prenait un aspect quelque peu différent. Ne se pouvait-il pas qu’il eût un autre sens, ce tableau, non prémédité tout comme son humour, au-delà du symbole évident ? Il voyait ces personnages qui semblaient des esprits apparemment en passe de devenir plus libres, plus distincts, leurs visages nobles caractéristiques, plus caractéristiques, plus nobles à mesure qu’ils montaient dans la lumière, ces personnages rubiconds qui semblaient des démons blottis les uns contre les autres, se faisant plus pareils l’un à l’autre, plus soudés l’un à l’autre, plus comme un seul démon à mesure qu’ils étaient précipités plus bas dans la ténèbre. Peut-être tout ceci n’était-il pas si grotesque. Quand il s’était évertué à s’élever, comme avec Yvonne au début, les « traits » de l’existence n’avaient-ils pas semblé se faire plus nets, plus animés, les amis et les ennemis plus identifiables, les problèmes particuliers, les scènes, et avec eux le sens de sa propre réalité, plus détachés de lui-même ? Et ne s’était-il pas trouvé que, plus bas il tombait, plus ces traits avaient eu tendance à se dissimuler, à s’affadir et à s’embrouiller, pour finir par n’être guère mieux que l’atroce caricature de son moi interne et externe menteur, ou de sa lutte, si lutte il y avait encore ? Oui mais, l’eût-il désiré, voulu, le monde matériel même, tout illusoire qu’il fût, eût pu être un allié, indiquant le chemin de la sagesse. Alors, il n’y aurait eu aucune affectation – par d’irréelles voix sujettes à défaillances et les formes de la dissolution ne formant de plus en plus que comme une seule voix – à une mort plus morte que la mort même, mais un élargissement infini, une évolution et une extension infinies des frontières à l’intérieur desquelles l’esprit est une entité parfaite, un tout : ah, qui sait pourquoi l’homme, tout cerné de mensonges que soit son sort, s’est vu offrir l’amour ? Mais, il fallait y faire face : bas il était tombé, bas, bas jusqu’à ce que – même maintenant ce n’était pas le fond, il s’en rendait compte. Ce n’était pas encore tout à fait la fin. C’était comme si sa chute se fût arrêtée net sur une étroite corniche, d’où il ne pouvait ni monter ni descendre, sur laquelle il gisait sanglant, à moitié assommé, tandis que loin au-dessous de lui guettait l’abîme, béant. Et comme il gisait sur la corniche, il était dans son délire environné de ces fantômes de lui-même, les agents, Fructuoso Sanabria, l’autre qui avait l’air d’un poète, les squelettes lumineux, même le lapin dans le coin et la cendre et le crachat sur le sol plein d’ordures – chacun d’eux ne correspondait-il pas, d’une manière qu’il ne pouvait comprendre mais pouvait obscurément ressentir, à quelque faction en lui-même ? Et il voyait vaguement aussi comment l’arrivée d’Yvonne, le serpent dans le jardin, sa querelle avec Laruelle et plus tard avec Hugh et Yvonne, la machine infernale, la rencontre avec la Señora Gregorio, la découverte des lettres, et bien d’autres choses, comment tous les événements de la journée, en fait, avaient été d’indifférentes touffes d’herbes auxquelles il s’était raccroché sans enthousiasme, ou des pierres, détachées pendant son vol vers le bas, qui lui pleuvaient encore dessus de là-haut. Le Consul sortit son paquet bleu de cigarettes marquées d’ailes : Ailas ! Il releva de nouveau la tête ; non il était où il était, il n’y avait nulle part où voler. Et ce fut comme si un chien noir s’était installé sur son dos, le pressant sur sa chaise.

Le Chef des Jardins et le Chef des Tribunes attendaient toujours, près du téléphone, le bon numéro peut-être. Sans doute appelaient-ils l’Inspecteur Général : mais une supposition qu’ils l’eussent oublié, lui, le Consul – une supposition qu’ils ne fussent aucunement en train de téléphoner à son sujet ? Il se souvint de ses lunettes noires qu’il avait ôtées pour lire les lettres d’Yvonne et, quelque sotte idée de déguisement lui traversant l’esprit, il les mit. Derrière lui, le Chef de Municipalité était toujours absorbé ; une fois de plus maintenant, il pouvait s’en aller. Ses lunettes noires aidant, qu’y avait-il de plus simple ? Il pouvait s’en aller – seulement il avait besoin de boire encore un coup : celui de l’étrier. Il se rendait compte au surplus qu’il se trouvait coincé par une masse compacte de gens et que, pour envenimer les choses, il avait eu le bras affectueusement saisi par un homme assis au comptoir près de lui, un sombrero sale sur la nuque et une ceinture-cartouchière pendant bas sur le pantalon ; c’était le maquereau, le mouton de tinettes du mingitorio. Recroquevillé dans presque la même posture que naguère, il semblait lui avoir parlé ces cinq dernières minutes :

« Mon ami, pour moi » allait-il bêlant : « Tous ceux hommes rien pour vous, rien pour moi. Tous ceux hommes rien pour vous, rien pour moi ! Tous ceux hommes, fils de pute… Vous Anglais, sûr ! » Il agrippa plus fort le bras du Consul. « Tout moi ! hommes mexicains : tout temps Anglais, mon ami. Mexicain ! Je m’en fous enfant de pute Américain : pas bon pour vous, ou pour moi Mexicain tout temps, tout temps, tout temps – eh ? »

Le Consul dégagea son bras mais pour se faire immédiatement agripper à gauche par un homme de nationalité incertaine, louchant d’ivresse, l’air d’un marin. « Toi t’es Angliche », déclara-t-il carrément, pivotant sur son tabouret. « Je suis du comté de Pope », vociféra cet inconnu d’une voix alentie, passant maintenant son bras sous celui du Consul. « Qu’est-ce que t’en penses ! Mozart c’était l’homme qu’il a écrite la Bible. Vous êtes ici au large là en bas. L’homme ici, sur la terre, doit être égal. Et que la tranquillité soit. La tranquillité c’est la paix. Paix sur terre, de tous les hommes – »

Le Consul se dégagea : le maquereau l’agrippa de nouveau. Il jeta autour de lui un regard qui appelait presque au secours. Le Chef de Municipalité était toujours occupé. Au comptoir le Chef des Tribunes téléphonait une fois de plus ; à côté, Sanabria donnait des instructions. Serré contre le siège du maquereau, un autre homme, que le Consul tint pour Américain et qui ne cessait de loucher par-dessus son épaule comme attendant quelqu’un, déclarait à personne en particulier : « Winchester ! Tonnerre, ça c’est autre chose. M’en parlez pas. Ça va ! Le Cygne Noir, c’est à Winchester. Ils m’ont pris du côté allemand du camp et du même côté de l’endroit où ils m’ont pris y avait une école de filles. Une maîtresse d’école. Elle m’en a collé une. Et je vous en fais cadeau. Et vous pouvez la garder. »

« Ah », dit le maquereau, toujours agrippé au Consul. Il lui parlait à travers la figure, à moitié au marin. « Mon ami – que c’est que vous avez ? Moi vous chercher tout temps. Moi homme d’Angleterre, tout temps, tout temps, sûr, sûr. Ex-cu. Ce type en train me dire mon ami pour vous tout temps. Vous aimez lui ? – Ce type beaucoup de l’argent. Ce type – bien ou mal, sûr ; Mexicain est mon ami, ou Anglès. Américain sacré enfant de pute pour vous ou pour moi, pour n’importe quel temps. »

Le Consul prit un verre avec ces macabres individus dont il ne pouvait se dépêtrer. Comme il promenait son regard alentour en l’occurrence, il rencontra, bien avertis de lui, les durs petits yeux cruels du Chef de Municipalité. Il renonça, essaya de saisir ce dont l’illettré de la marine, qui semblait un gars encore plus obscur que le mouton de tinettes, était en train de parler. Il consulta sa montre : toujours seulement sept heures moins le quart. C’est que le temps de nouveau fluait en rond, drogué de mescal. Sentant les yeux du Señor Zuzugoitea lui vriller toujours la nuque, il sortit une fois de plus, d’un air important sur la défensive, les lettres d’Yvonne. Au travers de ses lunettes noires elles semblaient, pour une raison ou pour une autre, plus nettes.

« Et le large de l’homme ici ce qu’il y aura que le seigneur soit avec nous tout le temps », mugit le marin, « c’est ma religion que je dis dans pas beaucoup de mots. Mozart c’était l’homme qu’il a écrite la Bible. Mozart écrit l’ancien testiment. Tu ne sors pas de là et tout ira bien. Mozart c’était un avocat. »

« — Sans toi je suis rejetée, amputée. Je suis une proscrite, une ombre de moi-même – »

« C’est Weber mon nom. Ils m’ont pris dans les Flandres. Vous croirez si vous voulez. Mais s’ils me prenaient maintenant ! – Quand c’est l’Alabama qui s’amenait, nous passions à travers avec les talons qui volent. Nous posons des questions à personne parce que nous les mettons pas, là-bas. Bon Dieu, s’il vous les faut allez-y et fauchez-les. Mais si vous voulez l’Alabama, cette bande de vaches. » Le Consul leva les yeux ; l’homme, Weber, chantait : « Je ne sais qu’un gars de la campa-hagne. Je ne sais rien de rien. » Il fit à son reflet dans le miroir le salut militaire. « Soldat de la Légion Étrangère. »

« — J’ai rencontré là des gens dont je dois te parler, que peut-être la pensée de ces gens gardée sous nos yeux, comme une prière d’absolution, pourra nous donner une fois de plus force de nourrir la flamme qui ne peut jamais s’éteindre, mais à présent brûle si terriblement bas. » « – Oui monsieur. Mozart c’était un avocat. Et finis de me discuter. Ici le large de Dieu. Comme si je discuterais mon truc qu’on peut pas comprendre ! »

« — de la Légion Étrangère. Vous n’avez pas de nation. La France est votre mère. À cinquante kilomètres de Tanger, ça bardait drôlement. Ordonnance du Capitaine Dupont… C’était un enfant de pute du Texas. Dirai jamais son nom. C’était au Fort Adamant. »

« — Mar Cantábrico ! – »

« — Tu es né pour marcher dans la lumière. Tu as piqué une tête du haut de la candeur céleste, et tu patauges dans un élément étranger. Tu te crois perdu, mais il n’en est rien, car les esprits de lumière t’aideront et te porteront là-haut en dépit de toi-même et par-delà toute résistance que tu puisses opposer. Ai-je l’air folle ? Parfois je crois l’être. Saisis-toi de l’immense potentiel de force contre lequel tu luttes, qui est dans ton corps et tellement plus puissamment dans ton âme, restaure en moi la santé d’esprit disparue quand tu m’oublias, quand tu me renvoyas, quand tu tournas tes pas vers un autre chemin, une route étrangère que tu as foulé seul… »

« Il lui a démoli ses tourelles là-bas, au cagibi souterrain. Cinquième escadron de la Légion Étrangère Française. Ils leur ont donné le grand aigle. Soldat de la Légion Étrangère. » Weber se resalua dans le miroir et claqua des talons : « Le soleil dessèche les lèvres et elles gercent. Seigneur, c’est une honte : tous les chevaux se sauvent en ruant dans la poussière. J’aurais pas supporté ça. Et ils leur ont flanqué des pruneaux. »

« — Je suis peut-être le mortel le plus seul devant Dieu. Je n’ai pas cette camaraderie que tu trouves dans l’ivresse, pour peu satisfaisante qu’elle soit. Ma détresse est verrouillée en moi. Tu m’appelais à l’aide, d’habitude, de tes cris. Bien plus désespérée est la prière que je t’envoie. Aide-moi, oui, sauve-moi de tout ce qui me cerne, me menace et vacille, prêt à s’écrouler sur ma tête. »

« — l’homme qui a écrit la Bible. Faut étudier le fond des choses pour savoir que Mozart à écrite la Bible. Mais je te le dis, vous pouvez pas me suivre. J’ai un cerveau formidable », disait au Consul le marin. « Et je t’en souhaite autant. Je te souhaite le bien. Mais au démon, que je vais », ajouta-t-il et, au désespoir soudain, le marin se leva et sortit en titubant.

« Américain pas bon pour moi non. Américain pas bon pour Mexicain. Ceux âne, ceux homme », dit le maquereau, l’air méditatif, fixant les yeux sur lui, puis sur le légionnaire en train d’examiner un revolver pareil à un joyau étincelant sur sa paume. « Tout moi, homme mexicain. Tout temps homme d’Angleterre, moi ami Mexicain. » Il héla Pas-qu’une-Puce et, commandant une autre tournée, fit comprendre que le Consul paierait. « Je m’en fous enfant de pute Américain pas bon pour toi, ou pour moi. Moi Mexicain tout temps, tout temps, tout temps, eh ? » déclara-t-il.

« Quiere usted la salvación de Méjico ? » s’enquit soudain une radio, quelque part derrière le comptoir. « Quiere usted que Cristo sea nuestro Rey ? » et le Consul vit que le Chef des Tribunes s’était arrêté de téléphoner, mais était toujours à la même place avec le Chef des Jardins.

« Non. »

« Geoffrey, pourquoi ne me réponds-tu pas ? La seule chose que je puisse croire, c’est que les lettres ne te sont pas parvenues. J’ai mis de côté tout orgueil pour mendier ton pardon, pour t’offrir le mien. Je ne peux pas, je ne veux pas croire que tu as cessé de m’aimer, que tu m’as oubliée. Ou se peut-il que tu aies quelque fausse idée que je me trouve mieux sans toi, que tu te sacrifies pour que je puisse trouver le bonheur avec quelqu’un d’autre ? Mon chéri, mon amour, ne te rends-tu pas compte que c’est impossible ? Nous pouvons nous donner l’un à l’autre tellement plus de choses que la plupart des gens, nous pouvons nous marier de nouveau, nous pourrons construire… »

« — Vous êtes mon ami pour tout le temps. Moi paie pour vous et pour moi et pour cet homme. Cet homme est ami pour moi et pour cet homme », et le maquereau décocha au Consul, en train de prendre une longue goulée, une calamiteuse tape dans le dos. « Voulez lui ? »

« — Et si tu ne m’aimes plus et ne souhaites pas que je te revienne, voudras-tu m’écrire pour me le dire ? C’est le silence qui me tue, le suspens qui, hors de ce silence, s’étire pour s’emparer de ma force et de mon esprit. Écris-moi pour me dire que ta vie est celle que tu veux, que tu es gai, ou malheureux, ou content ou inquiet. Si tu as perdu contact avec moi parle-moi du temps qu’il fait, ou des gens que nous connaissons, des rues par où tu passes, de l’altitude des lieux. – Où es-tu, Geoffrey ? Je ne sais même pas où tu es. Oh, tout cela est trop cruel. Où sommes-nous partis, je me le demande ? Dans quel pays lointain marchons-nous toujours la main dans la main ? – »

La voix du mouton de tinettes se faisait maintenant claire, s’élevant par-dessus la clameur – la Babel, pensa-t-il, la confusion des langues, et tout en percevant la voix du marin distante, qui revenait, il se souvint encore du voyage à Cholula : « Vous me dites ou moi je vous dis ? Li Japon pas bon pour U.S., pour Amérique… No bueno, Méhicain, diez y ocho. Tout temps Méhicain faire la guerre pour U.S.A. Sûr, sûr, oui… Donnez-moi cigarette pour moi. Donnez-moi allumette pour moi. Moi Méhicain va à la guerre pour l’Angleterre tout temps – »

« — Où es-tu, Geoffrey ? Si je savais seulement où tu es, si je savais seulement que tu me voulais, tu sais que j’aurais depuis longtemps été avec toi. Car ma vie est irrévocablement et à jamais liée à la tienne. Ne va jamais penser qu’en me relâchant tu seras libre. Tu ne ferais que nous condamner à un suprême enfer sur la terre. Tu ne ferais que libérer quelque chose d’autre pour nous détruire tous deux. J’ai peur, Geoffrey. Pourquoi ne me dis-tu pas ce qui est arrivé ? De quoi manques-tu ? Et qu’attends-tu, mon Dieu ? Quelle libération peut se comparer à celle de l’amour ? Mes cuisses brûlent du désir de t’étreindre. Le vide de mon corps n’est que famine de toi. Dans ma bouche ma langue se dessèche de soif de notre langage. Si tu laisses quoi que ce soit t’arriver tu me feras mal dans mon esprit, dans ma chair. Maintenant je suis dans tes mains. Sauve – »

« Mexicain travaille, l’Angleterre travaille, Mexicain travaille, sûr, Français travaille. Pourquoi parler anglais ? Moi Mexicain. Mexicains les États-Unis il voit negros – de comprende – Détroit, Houston, Dallas… »

« Quiere usted la salvación de Mejico ? Quiere usted que Cristo sea nuestro Rey ? »

« Non »

Le Consul, en mettant ses lettre » en poche, leva les yeux. Quelqu’un auprès de lui jouait très fort du violon. Un vieux patriarche mexicain édenté à la maigre barbe en fil de fer, ironiquement encouragé de derrière par le Chef de Municipalité, lui raclait presque dans l’oreille la Star Spangled Banner. Mais il lui disait également quelque chose, en particulier. « Americano ? Ici mauvais endroit pour vous. Zes hombres, malos. Cacos. Mauvaises gens ici. Brutos. No bueno pour personne. Comprendo. Je suis potier » poursuivit-il, pressant, collant sa figure à celle du Consul. « Je vous mène chez moi. Je ah attends dehors. » Le vieux, jouant toujours à tue-tête mais plutôt faux, s’en était allé, on lui faisait place à travers la cohue mais sa place, quelque part entre le Consul et le maquereau, avait été prise par une vieille qui, quoique assez respectablement revêtue d’un beau rebozo jeté sur les épaules, se conduisait d’affligeante façon, ne cessant de plonger dans la poche du Consul une main qu’il ne cessait d’en retirer, pensant qu’elle voulait le voler. Puis il se rendit compte qu’elle aussi voulait l’aider. « Pas bon pour vous », chuchota-t-elle. « Mauvais endroit. Muy malo. Ceu hommes pas amis des gens mexicains. » Elle indiqua de la tête le bar, auquel se trouvaient encore le Chef des Tribunes et Sanabria. « Eux pas policia. Eux diablos. Assassins. Il tuer dix vieux hommes. Il tuer vingt viejos. » Elle jeta un coup d’œil inquiet derrière elle, pour voir si le Chef de la Municipalité la surveillait, puis sortit de son châle un squelette à remontoir. Elle le mit sur le comptoir devant Pas-qu’une-puce qui regardait de tous ses yeux, mâchonnant un cercueil de massepain. « Vamonos », marmotta-t-elle au Consul tandis que le squelette, actionné, dansait une gigue sur le comptoir avant de s’effondrer, tout flasque. Mais le Consul ne fit que lever son verre. « Gracias, buena amiga », dit-il, inexpressif. Puis la vieille s’en fut. Entre temps, les conversations autour de lui s’étaient faites encore plus absurdes et plus effrénées. Le maquereau tripotait le Consul, de l’autre côté là où s’était tenu le marin. Diosdado servait de l’« ochas », alcool brut sur infusion d’herbe fumante : il s’élevait aussi, de pièces vitrées, une âcre odeur de marijuana. « Tous zeux hommes et femmes me dire ceux hommes moi ami pour vous. Ah me gusta gusta gusta… Vous aimez moi aimez ? Je paie pour ceux hommes tout temps », lança le maquereau, gourmandant le légionnaire sur le point d’offrir un verre au Consul. « Moi ami de l’homme d’Angleterre ! Moi pour tout Mexicain ! Américain pas bon pour moi non. Américain pas bon pour Mexicain. Ceux âne, ceux homme. Ceux âne. No savee nada. Moi paie pour tous vous vèverres. Vous pas Américain. Vous Angleterre. O.K. Du feu pour votre pipe ? »

« No gracias », dit le Consul allumant lui-même et jetant un regard lourd de sens à Diosdado, dont la poche de poitrine laissait à nouveau dépasser son autre pipe. « Il se trouve que je suis Américain, et j’en ai plutôt assez de vos insultes. »

« Quiere usted la salvación de Méjico ? Quiere usted que Cristo sea nuestro Rey ? »

« Ceux âne. Sacré enfant de pute pour moi. » « Un, deux, trois, quatre, cinq, douze, sisix, sept – la route est longue, lonlongue, lonlongue, lonlongue – qui mène à Tipperaire. »

« Noch ein habanero –

« Bolchevisten – »

« Buenas tardes, señores », dit le Consul en manière de salut au Chef des Jardins et au Chef des Tribunes, de retour du téléphone.

Ils étaient debout devant lui. Bientôt s’échangèrent entre eux, sans raison adéquate, des propos insensés : des réponses, lui semblait-il, fournies par lui à des questions qui, tout en n’ayant peut-être pas été posées, planaient néanmoins dans l’air. Et quant à certaines réponses d’autres gens, lorsqu’il se retourna il n’y avait personne. Languissamment, le bar se vidait pour la comida ; mais une poignée de mystérieux inconnus était déjà entrée prendre la place des autres. L’idée de s’évader n’effleurait maintenant plus du tout l’esprit du Consul. Et sa volonté, et le temps qui, depuis la dernière fois qu’il en eut pris conscience, n’avait pas avancé de cinq minutes, étaient paralysés. Le Consul aperçut quelqu’un qu’il reconnut : le chauffeur du car de l’après-midi. Il en était à ce stade de l’ivresse où il devient nécessaire de serrer la main à tout le monde. Le Consul lui aussi se trouva en train de serrer la main du chauffeur. « Donde están vuestras palomas ? » lui demanda-t-il. Soudain, sur un hochement de tête de Sanabria, le Chef des Tribunes plongea ses mains dans les poches du Consul. « Temps que vous payez pour – ah – whisky méssicain », fit-il à haute voix, sortant le portefeuille du Consul avec un clin d’œil à Diosdado. Le Chef de Municipalité fit son obscène mouvement rotatif des hanches. « Progresión al culo – » commença-t-il. Le Chef des Tribunes avait soustrait le paquet de lettres d’Yvonne : il y jetait de petits regards obliques sans ôter l’élastique remis par le Consul. « Chingao, cabrôn. » Ses yeux interrogèrent Sanabria qui, silencieux, sévère, eut un autre hochement de tête. Le Chef sortit encore un papier de la poche de la veste du Consul, et une carte qu’il ne savait pas posséder. Les têtes des trois policiers se rapprochèrent au-dessus du comptoir pour lire le papier. À présent le Consul, déconcerté, lisait lui-même le papier.

 

Daily… Londres Presse. Revue campagne antisémite pressemex propétitions… de fabrique textile non coté… allemande derrière… versintérieur. Qu’était-ce cela ?… jour… juive…, pays foi… pouvoir fins conscience… non coté stop Firmin.

 

« Non. Blackstone », dit le Consul.

« Cómo se llama ? Votre nom est Firmin. Ça dit là : Firmin. Ça dit vous êtes youpin. »

« Je me contrefous de ce que ça dit n’importe où. Mon nom est Blackstone, et je ne suis pas journaliste. Il est vrai, vero, que je suis écrivain, escritor, mais pour les questions économiques », conclut le Consul.

« Où sont vos papiers ? Pour quoi vous n’avez pas dé papiers ? » demanda le Chef des Tribunes, empochant le câble de Hugh. « Où votre passaporte ? Pourquoi vous vous faires déguisement ? » Le Consul ôta ses lunettes noires. Sans un mot, le Chef des Jardins lui tendit, entre index et pouce pleins de sarcasmes, la carte : Federación Anarquista Iberica, disait-elle, Sr. Hugo Firmin.

« No comprendo » ; le Consul prit la carte et la retourna. « Mon nom est Blackstone. Je suis un écrivain ; pas un anarchiste. »

« Escrivion ? Vous antachrista. Sí, vous con d’antachrista. » Le Chef des Tribunes escamota la carte et l’empocha. « Et youpin », ajouta-t-il. Il fit glisser l’élastique des lettres d’Yvonne et, s’humectant le pouce, les parcourut, jetant une fois encore des regards obliques aux enveloppes.

« Chingar. Pour quoi vous dites mensonges ? » fit-il d’un air presque peiné. « Cabrón. Pourquoi vous mentir ? Ça dit ici aussi : votre nom c’est Firmin. » Le Consul fut frappé du fait que le légionnaire Weber, toujours dans le bar mais à quelque distance, le fixait des yeux d’un air réfléchi, mais il détourna les yeux de nouveau. Le Chef de Municipalité regardait la montre du Consul, qu’il tenait dans la paume de sa main mutilée, tout en se grattant l’entrecuisse avec l’autre rageusement. « Ici, oiga. » Le Chef des Tribunes sortit un billet de dix pesos du portefeuille du Consul, le fit craquer entre ses doigts et le jeta sur le comptoir. « Chingao. » Avec un clin d’œil à Diosdado, il remit le portefeuille dans sa poche avec les autres objets du Consul. Alors, Sanabria lui parla pour la première fois.

« Je crains que vous soyez obligé de venir en prison », dit-il simplement en anglais. Il retourna au téléphone.

Le Chef de Municipalité roula des hanches et saisit le bras du Consul. Le Consul, se libérant d’une secousse, cria quelque chose en espagnol à Diosdado. Il réussit à étendre la main vers le comptoir, mais Diosdado la fit sauter d’une tape. Pas-qu’une-puce se mit à japper. Un bruit subit dans le coin fit sursauter tout le monde : Yvonne et Hugh peut-être, enfin. Il se retourna à la hâte, hors de l’atteinte du Chef : ce n’était que l’irrésistible figure sur le carrelage de la salle de bar, le lapin qui, de désapprobation, piquait une crise de nerfs, tremblant de tous ses membres et fronçant le nez et trépignant des pattes. L’œil du Consul tomba sur la vieille au rebozo : loyalement, elle n’était pas partie. Elle lui faisait des hochements de tête, les sourcils tristement plissés, et il s’apercevait à présent qu’elle n’était autre que la vieille aux dominos.

« Pour quoi vous mentir ? » répétait le Chef des Tribunes d’une voix qui se fâchait. « Vous dites votre nom est Black. No es Black. » Il le poussait à reculons vers la porte. « Vous dites vous êtes un escrivion. » Il le poussa encore. « Vous pas êtes un escrivion. » Il poussa plus violemment le Consul, mais le Consul tint ferme. « Vous êtes no un l’escrivion, vous êtes l’escopion, et nous fousillons lés escopions au Méyique. » Quelques policiers de l’armée suivaient d’un œil soucieux la scène. Les nouveaux venus se débandaient. Deux chiens paria couraient en rond dans le bar. Une femme serra son enfant contre elle, terrifiée. « Vous pas escrivion. » Le Chef le prit par la gorge. « Vous Al Capôn. Vous un chingao juif. » Le Consul se dégagea une fois de plus. « Vous êtes un escopion. »

Tout à coup, la radio que, comme Sanabria en avait à nouveau fini avec le téléphone, Diosdado avait ouvert en plein, et le Consul traduisit pour lui-même en un éclair, hurla en espagnol comme on gueule des ordres dans la tempête, les seuls ordres qui sauvent le navire : « Incalculables sont les avantages que la civilisation nous a apportés, incommensurables la puissance productrice de toutes les sortes de richesses engendrées par les inventions et les découvertes de la science. Inconcevables, les merveilleuses créations du sexe humain en vue de rendre les hommes plus heureux, plus libres, et plus parfaits. Sans parallèle, les sources cristallines et fécondes de la vie nouvelle demeurées encore closes aux lèvres assoiffées du peuple qui poursuit ses tâches éreintantes et bestiales. »

Tout d’un coup le Consul crut voir un coq énorme lui battre à la figure ses ailes, griffant et criaillant. Il leva les mains : le coq lui fienta à la face. Le Consul frappa le Jefe de Jardineros revenu, juste entre les yeux. « Rendez-moi ces lettres ! » s’entendit-il hurler au Chef des Tribunes, mais la radio couvrit sa voix, et voici qu’un coup de tonnerre couvrait la radio, « Bande de gonocox. Bande de coxcox. C’est vous qui avez tué cet Indien. Vous avez essayé de le tuer et de faire passer ça pour un accident », rugit-il. « Vous êtes tous dans le coup. Et puis d’autres de la bande sont revenus prendre le cheval. Rendez-moi mes papiers. »

« Des papiers, Cabrón. Tu as pas dé papiers. » Se redressant, le Consul vit dans l’expression du Chef des Tribunes un je ne sais quoi de M. Laruelle, et il frappa contre. Puis il se revit encore dans le Chef des Jardins et frappa cette silhouette ; puis dans le Chef de Municipalité, l’agent que Hugh s’était retenu de frapper cet après-midi, et il frappa aussi cette silhouette-là. L’horloge carillonna au-dehors sept coups brefs. Le coq lui battit des ailes aux yeux, l’aveuglant. Le Chef des Tribunes l’agrippa par la veste. Quelqu’un d’autre l’empoigna par-derrière. Malgré sa résistance, il était traîné vers la porte. Le blond, revenu, aida à le pousser de ce côté ; et aussi Diosdado, qui avait lourdement sauté par-dessus le comptoir ; et Pas-qu’une-puce, qui lui donnait de méchants coups de pieds aux tibias. Le Consul se saisit d’un machete posé sur une table près de l’entrée et le brandit farouchement. « Rendez-moi ces lettres ! » cria-t-il. Où était ce sacré coq ? Il lui ferait sauter la tête. À reculons, il trébucha jusqu’à la route. Des gens qui mettaient à l’abri de l’orage des tables couvertes de gazeosas s’arrêtèrent pour regarder. Les mendiants tournèrent de mornes têtes. La sentinelle devant la caserne ne bougea plus. Le Consul ne savait plus ce qu’il disait : « Rien que les pauvres, rien que par Dieu, rien que les gens sur qui on s’essuie les pieds, les pauvres en esprit, les vieux qui portent leur père et les philosophes qui pleurent dans la poussière, peut-être l’Amérique. Don Quichotte – il brandissait toujours le machete, qui était en fait, pensa-t-il, le sabre de la chambre de María – si seulement vous cessiez d’intervenir, cessiez de marcher en dormant, cessiez de coucher avec ma femme, rien que les mendiants et les maudits. » Le machete tomba avec un bruit de ferraille. Le Consul se sentit trébucher, partir à la renverse, jusqu’à ce qu’il tombât sur une touffe d’herbes. « C’est vous qui avez volé ce cheval », répéta-t-il.

Le Chef des Tribunes le regardait au-dessous de lui. Sanabria se tenait à côté, silencieux, se frottant la joue d’un air sombre. « Norteamericano, eh », dit le Chef. « Inglès. Toi juif. » Ses yeux se rétrécirent. « Qu’est-ce que tu crois tu foutre par ici ? Toi pelado, eh ? C’est pas bon pour ta santé. Je descends lé vingt types. » D’un ton mi-menace mi-confidence : « Nous avons trouvé – sur lé téléphone – exact non ? – que tu es un criminel. Tu veux être un policier ? Je te fais policier mexicain. »

Le Consul se dressa lentement sur ses pieds, chancelant. Il aperçut le cheval, attaché près de lui. Mais à présent il le voyait d’une façon plus vive, électrifié, comme un tout : la bouche et sa longe, le pommeau de bois lisse derrière quoi pendait de la tresse, les sacoches, les sellettes sous la sangle, la plaie et le luisant de l’os de la hanche, le nombre sept marqué au fer sur la croupe, le cabochon derrière la boucle de selle, d’un éclat de topaze dans la lumière de la cantina. Trébuchant, il alla au cheval.

« Je te fendre des pieds à la tête à coups revolver, espèce de chingao juif », prévint le Chef des Tribunes, le prenant au collet et le Chef des Jardins, debout à côté, approuva gravement de la tête. Le Consul, se dégageant d’une saccade, tira frénétiquement sur la bride du cheval. Le Chef des Tribunes fit un pas de biais, la main sur l’étui. Il sortit son revolver. De sa main libre il fit signe de s’écarter à quelques amateurs du spectacle. « Je te fendre du haut en bas, espèce de cabrôn », dit-il, « espèce de pelado ».

« À votre place, je ne ferai pas ça », dit tranquillement le Consul, se retournant. « C’est un Colt 17, n’est-ce pas ? Ça crache un tas de copeaux d’acier. »

Le Chef des Jardins repoussa le Consul hors du champ de lumière, avança de deux pas et fit feu. La foudre descendit en flamboyante vrille du ciel et le Consul, chancelant, vit au-dessus de lui un instant la silhouette du Popocatepetl, ruisselant de lumière sous sa huppe de neige émeraude. Le Chef fit encore deux fois feu, espaçant les coups, délibérément. Le tonnerre éclata dans les montagnes puis comme à portée de main. Détaché, le cheval se cabra ; il agita la tête, fit volte-face et plongea en hennissant dans la forêt.

Tout d’abord le Consul se sentit étrangement soulagé. Maintenant il se rendait compte qu’on lui avait tiré dessus. Il tomba sur un genou puis, avec un geignement, tout de son long, face dans l’herbe. « Bon Dieu », commenta-t-il perplexe, « quelle moche façon de mourir. »

Une cloche clama :

Dolente… dolore !

Il pleuvait doux. Auprès de lui rôdaient des formes, lui tenant la main, essayant peut-être encore de lui faire les poches ou de le secourir, ou simplement curieux. Il sentait sa vie glisser hors de lui comme un foie coupé, refluer dans l’herbe tendre. Il était seul. Où était passé tout le monde ? Ou n’y avait-il eu personne. Puis de l’obscurité surgit en lumière un visage, un masque de compassion. C’était le vieux joueur de violon, penché sur lui. « Companero – » commença-t-il. Et puis il ne fut plus là.

À présent le mot « pelado » se mit à remplir toute sa conscience. Cela avait été celui de Hugh, pour désigner le voleur : maintenant, quelqu’un lui avait jeté cette insulte. Et ce fut comme si, un moment, il était devenu le pelado, le voleur – oui, le chapardeur des idées absurdes et embrouillées d’où avait germé son rejet de la vie, celui qui avait porté ses deux ou trois petits chapeaux melons, ses déguisements, par-dessus ces abstractions : maintenant la plus réelle de toutes se faisait proche. Mais aussi, quelqu’un l’avait appelé « companero », ce qui était mieux, beaucoup mieux. Il en était heureux. Ces pensées qui lui dérivaient par l’esprit s’accompagnaient d’une musique qu’il ne percevait qu’en écoutant bien attentivement. Mozart, n’est-ce pas ? La Siciliana. Le finale du quatuor en ré mineur par Moses. Non, c’était quelque chose de funèbre, peut-être du Gluck, d’Alceste. La qualité, pourtant, en rappelait Bach. Bach ? Un clavicorde, entendu de fort loin, au dix-septième siècle en Angleterre. Angleterre ? Les accords d’une guitare aussi, se perdant à demi, se mêlant à la clameur lointaine d’une cascade et à ce qui résonnait comme les cris de l’amour.

Il était au Cachemire, il le savait, couché dans les prairies près de l’eau courante parmi les violettes et le trèfle, l’Himalaya plus loin, ce qui rendait d’autant plus remarquable qu’il prît soudain le départ, avec Hugh et Yvonne, pour l’ascension du Popocatepetl. Déjà ils avaient de l’avance. « Pourriez-vous cueillir la bougainvillée ? » entendait-il dire à Hugh, et, « Prenez garde », répondait Yvonne, « ça a des piquants dessus, et il faut bien regarder pour être sûr qu’il n’y a pas de scorpions. » « Nous fousillons lés escopions au Mexique », grommelait une autre voix. Là-dessus Hugh et Yvonne disparurent. Il les soupçonna d’avoir non seulement escaladé le Popocatepetl, mais d’être depuis le temps loin au-delà. Seul et endolori, il peinait sur la pente des contreforts vers Amecameca. Avec lunettes de glacier ventilées, avec alpenstock, avec moufles et bonnet de laine enfoncé jusqu’aux oreilles, avec des poches pleines de pruneaux et de raisins secs et de noix, avec un bocal de riz dépassant d’une poche de veston et de l’autre le prospectus de l’Hôtel Fausto, il se trouvait littéralement écrasé. Il ne pouvait aller plus loin. Épuisé, réduit à l’impuissance, il s’écroulait par terre. Pas un qui l’aiderait, même s’il le pouvait. Il était à cette heure celui qui se meurt au bord de la route où ne fera halte nul bon Samaritain. Mais ce qu’il y avait de troublant, c’était ce bruit de rires à ses oreilles, de voix : ah, on venait à son secours, enfin. Il était dans une ambulance qui au cri de sa sirène traversait la jungle même, filait, grimpant la pente dépassant la ligne de végétation vers la cime – et c’était là bien sûr un moyen d’y parvenir ! – cependant que ces voix autour de lui étaient celles d’amis, de Jacques et de Vigil, ils feraient la part des choses, mettraient l’esprit d’Yvonne et de Hugh au repos à son sujet. « No se puede vivir sin amar », diraient-ils, ce qui expliquerait tout, et il répéta ces mots à haute voix. Comment avait-il pu penser tant de mal du monde quand le secours avait été là de tout temps ? Et maintenant il était parvenu au sommet. Ah, Yvonne, chérie, pardonne-moi ! De puissantes mains le soulevaient. Ouvrant les yeux, il regarda en bas, s’attendant à voir, au-dessous de lui, la jungle magnifique, les hauteurs, le Pic d’Orizabe, Malinche, Cofre de Perote, tels ces pics de sa vie conquis l’un après l’autre avant que la plus grande de toutes ces ascensions, celle-ci, fût heureusement, sinon dans les règles, menée à bout. Mais il n’y avait rien là : pas de pics, pas de vie, pas d’ascension. Et ce sommet n’était pas non plus exactement un sommet : ça n’avait pas de substance, pas de base solide. Quoi qu’il en fût, ça croulait aussi, ça s’effondrait tandis que lui-même tombait, tombait dans le volcan, qu’il avait dû escalader après tout, bien qu’il y eût maintenant à ses oreilles cet horrible bruit de lave insinuante, c’était une éruption, pourtant non, ce n’était pas le volcan, c’était le monde lui-même qui explosait, explosait en noirs jets de villages catapultés dans l’espace, lui-même tombant au travers de tout, au travers de l’inconcevable pandémonium d’un million de tanks, au travers du flamboiement de dix millions de corps en feu, tombant, dans une forêt, tombant –

Soudain il hurla, et ce fut comme si ce hurlement était projeté d’un arbre à l’autre au retour des échos puis, comme si les arbres eux-mêmes s’approchaient, serrés l’un contre l’autre, se penchaient sur lui, pleins de pitié…

Quelqu’un jeta un chien mort après lui dans le ravin.