V
Derrière eux allait la seule chose vivante qui prît part à leur pèlerinage, le chien. Et d’étape en étape ils atteignirent l’onde amère. Puis, l’âme bien disciplinée, ils atteignirent la région du nord, et contemplèrent, d’un cœur aspirant au ciel, la puissante montagne Himavat… Après quoi, le lac clapotait, les lilas fleurissaient, le chanvre bourgeonnait, les monts étincelaient, les cascades se jouaient, le printemps était vert, la neige était blanche, le ciel était bleu, les bourgeons à fruit étaient des nuées : et il était encore assoiffé. Puis la neige n’étincelait pas, les bourgeons à fruit n’étaient point des nuées, c’étaient des moustiques, l’Himalaya se cachait dans la poussière, et il était plus assoiffé que jamais. Puis le lac soufflait, la neige soufflait, les cascades soufflaient, les bourgeons à fruit soufflaient, les saisons soufflaient – soufflées au loin – lui-même était soufflé au loin, tournoyait dans une tempête de fleurs jusque sur les monts, où la pluie tombait à présent. Mais cette pluie, qui ne tombait que sur les monts, n’apaisait point sa soif. Pas plus qu’il n’était sur les monts, après tout. Il était debout, parmi du bétail, dans une rivière. Il pansait, à côté de quelques poneys plongeant jusqu’aux genoux dans les frais marécages. Il gisait face en bas buvant à un lac qui reflétait les chaînes de monts casqués de blanc, les nuages en pile de huit kilomètres de haut derrière la puissante montagne Himavat, le chanvre pourpre et un village niché parmi les mûriers. Cependant sa soif demeurait encore inapaisée. Peut-être parce qu’il buvait, non de l’eau, mais de la légèreté, et de la promesse de légèreté – comment pouvait-il boire de la promesse de légèreté ? Peut-être parce qu’il buvait, non de l’eau, mais de la certitude de clarté – comment pouvait-il boire de la certitude de clarté ? Certitude de clarté, promesse de légèreté de lumière, légère, lumière, et encore, de lumière, légère, lumière, lumière, lumière !
… Le Consul, l’inconcevable angoisse d’une horripilante gueule de bois lui tonnant au crâne, et encadré d’un barrage protecteur de démons lui vrombissant aux ouïes, prit conscience qu’en l’horrible éventualité qu’il fût observé par ses voisins, on ne le pouvait guère supposer tout juste en train de flâner dans son jardin en vue de quelque innocent objectif horticole. Pas même rien qu’en train de flâner. Le Consul, qui s’était réveillé sous le porche, quelques instants auparavant, et à qui tout était revenu à la mémoire sur-le-champ, courait presque. Il tirait même des embardées. En vain essayait-il de se maîtriser, plongeant les mains, avec une extraordinaire tentative de nonchalance dont il espérait qu’émanerait plus qu’une simple pointe de majesté consulaire, au plus profond des poches trempées de sueur de son pantalon de soirée. Et maintenant, tous rhumatismes mis de côté, pour de vrai il courait… Eh bien, ne lui pouvait-on raisonnablement attribuer un dessein plus dramatique, d’avoir assumé, par exemple, l’impatient brodequin d’un William Blackstone quittant les Puritains pour se fixer parmi les Indiens, ou l’air désespéré de son ami Wilson lors de son magnifique abandon de l’Expédition Universitaire pour disparaître, en pantalon de soirée également, dans les jungles de la plus obscure Océanie et n’en jamais revenir ? Raisonnablement, guère. Et pour commencer, s’il poussait plus avant dans l’actuelle direction du fond de son jardin, toute fuite dans l’inconnu de l’ordre envisagé se verrait arrêtée sous peu par ce qui s’avérait, pour lui, une inescaladable clôture de fil de fer. « Ne sois pas assez benêt de t’imaginer, malgré tout, que tu n’as aucun objectif. Nous t’avions prévenu, nous te l’avions dit, mais maintenant qu’en dépit de toutes nos prières tu t’es mis dans ce déplorable – » Il reconnut le timbre d’un de ses familiers, faiblement perceptible entre les autres voix tandis qu’il sombrait, passant par les métamorphoses d’hallucinations expirant pour renaître, comme un homme qui ne sait qu’on lui a tiré une balle dans le dos – « état », continua la voix sévèrement, « il te faut faire quelque chose à ce sujet. En conséquence nous te menons vers l’accomplissement de ce quelque chose. » « Je ne m’en vais pas boire », dit le Consul, faisant subitement halte. « Ou est-ce que je ? En tout cas pas du mescal. » « Bien sûr que non, la bouteille est justement là, derrière ce buisson. Prends-la. » « Je ne puis pas », objecta-t-il. – « C’est bien, prends juste un coup, juste la dose nécessaire, thérapeutique : peut-être deux. » « Bon Dieu », dit le Consul. « Ah. Bon Dieu. Jésus. » « Et puis tu peux dire que ça ne compte pas. » « Ça ne compte pas. Ce n’est pas du mescal. » « Bien sûr que non c’est de la tequila. Tu pourrais en prendre un autre. » « Je veux bien, merci. » Le Consul tremblotant réadapta la bouteille sur ses lèvres. « Béatitude. Jésus. Sanctuaire… Horreur », ajouta-t-il. « – Arrête. Pose cette bouteille, Geoffrey Firmin, qu’es-tu en train de te faire ? » lui dit à l’oreille une autre voix, si fort qu’il se retourna. Devant lui sur la sente filait vers les buissons en bruissant un petit serpent qu’il avait pris pour une branchette et, fasciné, il le regarda un instant à travers ses verres noirs. C’était un vrai serpent pour tout de bon. Non qu’il se souciât beaucoup de quelque chose d’aussi simple qu’un serpent, songea-t-il avec une certaine fierté, et son regard tomba droit dans les yeux d’un chien. C’était un chien paria, d’un aspect familier à en être troublant. « Perro », répéta-t-il, comme le chien restait là – mais l’incident ne s’était-il pas produit, n’était-il pas maintenant pour ainsi dire en train de se produire il y avait une heure ou deux, pensa-t-il dans un éclair. Étrange. Il jeta la bouteille de verre cannelé blanc – Tequila Anejo de Jalisco, disait l’étiquette – dans les broussailles hors de vue, tout en lorgnant autour de lui. Tout semblait de nouveau normal. En tout cas, et chien et serpent avaient disparu. Et les voix s’étaient tues…
Le Consul se sentait à présent en mesure d’entretenir, une minute, l’illusion que vraiment tout était « normal ». Yvonne devait probablement s’être endormie : ça ne rimait à rien de la déranger déjà. Et heureusement qu’il s’était souvenu de la bouteille de tequila presque pleine : il avait maintenant une chance de se ressaisir un peu, ce que sous le porche il n’aurait jamais pu faire ; c’était une bonne chose de savoir où aller boire en paix quand on le désirait, sans être dérangé, etc., etc… Toutes ces pensées lui traversaient l’esprit – qui, pour ainsi parler, hochant gravement le chef, les accueillait avec le plus grand sérieux – tandis qu’il se retournait vers le haut du jardin. Celui-ci, chose assez curieuse, ne le frappait plus comme aussi « en ruine », à beaucoup près, qu’il n’était apparu plus tôt. Quel que fût le chaos, voilà qui prêtait un charme de plus. Il aimait l’exubérance sans retouche de la proche végétation. Tandis que plus loin, les plantaniers superbes, à la floraison si obscène et si péremptoire, les splendides jasmins de Virginie ainsi que les poiriers, braves et têtus, les papayers plantés autour de la piscine et, au-delà, le bungalow lui-même blanc et bas couvert de bougainvillées, avec sa longue galerie semblable à un pont de navire, formaient positivement une petite vision d’ordre, vision qui, toutefois, se fondit sans plus de logique, à l’instant où il se détournait par hasard, en une étrange vue subaquatique des plaines et des volcans avec énorme soleil indigo à flamboiement innombrable au sud-sud-est. Ou était-ce nord-nord-ouest ? Il nota le tout sans chagrin, dans une certaine extase même, allumant une cigarette, une Ailas (mais répétant tout haut mécaniquement le mot « Ailas ») puis, la suée de l’alcool lui coulant aux sourcils comme de l’eau, il se mit à descendre le sentier vers la clôture séparant de sa propriété le nouveau petit jardin public qui la tronquait.
Dans ce jardin qu’il n’avait pas regardé depuis le jour de l’arrivée de Hugh, quand il avait caché la bouteille, et qui paraissait entretenu avec amour et soin, il y avait pour l’heure certains indices d’interruption de travail : des outils, des outils insolites, un machete meurtrier, une fourche de forme bizarre, empalant à nu en quelque sorte l’esprit avec ses dents torses rutilantes de soleil, étaient appuyés contre la clôture, et autre chose aussi, une pancarte déplantée ou neuve dont l’oblongue face blême le fixait à travers les fils de fer. Le gusta este jardin ? demandait-elle…
¿ LE GUSTA ESTE JARDIN ?
¿ QUE ES SUYO ?
¡ EVITE QUE SUS HIJOS LO DESTRUYAN !
Sans bouger, le Consul rendit à la pancarte aux lettres noires son regard. Vous aimez ce jardin ? Pourquoi est-il à vous ? Nous expulsons ceux qui détruisent ! Mots simples, mots simples et terribles, mots qui vous pénétraient jusqu’au fond même de l’être, mots qui, vous jugeant peut-être sans recours, ne provoquaient pourtant pas la moindre émotion, sinon une sorte d’incolore et froide angoisse blanche, un frisson d’angoisse comme ce mescal glacé à l’hôtel du Canada, le matin du départ d’Yvonne.
En tout cas voici qu’il était en train de reboire de la tequila, à présent – et sans idée très claire de la façon dont il avait si vite opéré son retour et trouvé la bouteille. Ah, le subtil bouquet de goudron et de tarets ! Sans souci d’être vu, cette fois, il but à longs traits profonds puis se tint là – et du reste il avait été vu, par son voisin Mr. Quincey, qui arrosait des fleurs à l’ombre de leur clôture mitoyenne sur la gauche derrière les ronces – se tint en face de son bungalow une fois de plus. Il se sentait cerné. Envolée, la malhonnête petite vision d’ordre. Au-dessus de sa demeure, par-dessus les spectres de l’incurie refusant à cette heure de se masquer, planaient les ailes tragiques de responsabilités insoutenables. Derrière lui, dans l’autre jardin, son destin répétait doucement : « Pourquoi est-il à vous ?… Aimez-vous ce jardin ?… Nous expulsons ceux qui détruisent ! » Peut-être la pancarte ne voulait-elle pas tout à fait dire ça – car l’alcool affectait parfois l’espagnol du Consul de façon peu propice (ou peut-être la pancarte elle-même, écrite par quelque Aztèque, était-elle erronée) – mais c’était assez ça. Prenant abruptement son parti, il jeta la tequila derechef aux broussailles et retourna vers le jardin public d’un pas qui se voulait « désinvolte ».
Non qu’il eût la moindre intention de « vérifier » les mots sur la pancarte, qui semblait certes nantie de plus de points d’interrogation que nécessaire ; non, ce qu’il désirait, il le voyait clairement à présent, c’était parler à quelqu’un : ça, c’était nécessaire : mais c’était tout bonnement plus que cela ; ce qu’il désirait impliquait quelque chose comme la saisie, sur l’heure, d’une brillante occasion ou, plus précisément, d’une occasion d’être brillant, occasion offerte par cette apparition de Mr. Quincey à travers ces ronces, maintenant sur sa droite, qu’il lui faudrait circonvenir pour atteindre cet homme. Mais cette occasion de briller était, à son tour, plutôt autre chose, une occasion d’être admiré ; et même, il pouvait au moins rendre grâces à la tequila de cette sincérité pour si peu qu’elle durât, d’être aimé. Aimé au juste pourquoi, c’était une autre question : se l’étant à lui-même posée il pourrait répondre : aimé pour mon air irresponsable et risque-tout ou plutôt pour le fait que, sous cet air, brûle si manifestement la flamme d’un génie qui, point si manifestement, n’est pas mon génie mais, d’extraordinaire façon, celui de mon bon vieil ami Abraham Taskerson le grand poète, qui un jour parla si chaleureusement de mes possibilités de jeune homme.
Et ce qu’il désirait ensuite, ah ensuite (il avait tourné à droite sans un regard pour la pancarte et suivait le sentier le long de la clôture de fil de fer) ce qu’il désirait ensuite, pensa-t-il, lançant aux plaines un seul coup d’œil avide – et à ce moment il eût pu jurer qu’une silhouette, dont il n’eut pas le temps de distinguer les détails vestimentaires avant qu’elle s’en allât, mais paraissant porter une sorte de deuil, s’était tenue debout, tête courbée dans l’angoisse la plus profonde, près du centre du jardin public – ce qu’ensuite tu désires, Geoffrey Firmin, ne serait-ce qu’en antidote contre de telles routines hallucinatoires, ce n’est, eh bien ce n’est rien autre que boire : boire, en fait, le jour entier, tout comme les nuages t’y invitent une fois de plus, et pas tout à fait cela pourtant ; c’est cette fois encore plus subtil que cela ; tu ne souhaites point simplement boire, mais boire en un certain endroit d’une certaine ville.
Parián !… Nom évocateur de marbre antique et des Cyclades balayées de grands vents. Le Farolito de Parián, quel appel il lui lançait de ses sombres voix de nuit et de petit matin. Mais le Consul (il avait encore obliqué à droite, laissant la clôture de fil de fer derrière lui) se rendit compte qu’il n’était pas encore assez ivre pour être très optimiste quant à ses chances d’y aller ; la journée offrait trop d’immédiates – chausse-trapes ! C’était là le mot juste… Il était à deux doigts de choir dans la barranca dont une section du bord le plus proche, sans garde-fou – le ravin par ici s’incurvait roidement pour descendre vers la route d’Alcapancingo, s’incurver à nouveau plus bas et suivre sa direction, coupant par le milieu le jardin public – constituait en cette heure critique un cinquième tout petit côté de plus à sa propriété. Il s’arrêta lorgnant, toute crainte abolie par la tequila, par-dessus bord. Ah l’effroyable faille, l’horreur éternelle des contraires ! Gouffre géant que tu es, cormoran insatiable, ne te ris pas de moi, quoique je semble impatient de tomber dans ta gueule. À ce compte-là, c’est tout le temps qu’on tombait sur ce sacré machin, cet immense ravin inextricable coupant droit à travers la ville, droit à travers le pays en fait, par endroits chute à pic de soixante-dix mètres dans ce qui se prétendait une vulgaire rivière en la saison des pluies mais qui, même à présent, bien qu’on n’en pût voir le fond, était sans doute en train de se mettre à reprendre son rôle normal d’universel Tartare et de gigantesques latrines. Ce n’était pas, peut-être, tellement effrayant par ici : l’on pouvait même descendre, si on le désirait, par petites étapes bien sûr, et en prenant de temps à autre une lampée de tequila en chemin, rendre visite au Prométhée de cloaque qui l’habitait sans nul doute. Le Consul s’en fut d’un pas plus lent. Il se retrouvait face à face avec sa demeure en même temps qu’avec le sentier côtoyant le jardin de Mr. Quincey. Sur sa gauche, au-delà de leur clôture commune maintenant à portée de main, les vertes pelouses de l’Américain, aspergées pour l’instant par d’innombrables petites manches à eau toute sifflantes, descendaient parallèles à ses ronces à lui. Et nul gazon anglais n’aurait pu paraître plus lisse ou plus charmant. Brusquement accablé d’émotion, en même temps que par une violente attaque de hoquets, le Consul fit un pas derrière un arbre fruitier tortu, racines de son côté mais ses vestiges d’ombrage de l’autre, et s’y accota, retenant son souffle. De cette curieuse façon, il s’imaginait se cacher à Mr. Quincey, qui travaillait un peu plus haut, mais bientôt il oublia tout de Quincey dans son admiration hoquetante du jardin de celui-ci… Arriverait-il enfin, et serait-ce le salut, que le vieux Popeye se mît à paraître moins désirable qu’un tas de scories dans Chester-le-Street, et que cette grandiose perspective johnsonnienne, la route d’Angleterre, s’étendît de nouveau sur l’océan Atlantique de son âme ? Et que ce serait étrange ! Combien singuliers le débarquement à Liverpool, la Bâtisse Liver entrevue une fois de plus à travers la brumeuse pluie, cette obscurité qui sent déjà le sac à fourrage et la bière Caegwyrle – les cargos familiers aux symétriques mâts de charge, bas sur l’eau, gagnant gravement le large avec le reflux, mondes de fer cachant leurs équipages aux femmes à fichus noirs éplorées sur les quais : Liverpool, d’où au cours de la guerre partaient si fréquemment avec des ordres cachetés, ces mystérieux bateaux-pièges chasseurs de sous-marins, faux cargos en un clin d’œil mués en navire de guerre à tourelle, péril suranné pour les submersibles, ces voyageurs à groins de l’inconscient des mers…
« Dr. Livingstone, je présume. »
« Hic-kett », hoqueta le Consul, déconcerté par la redécouverte prématurée, et à si peu de distance, de la haute silhouette un peu voûtée en chemise kaki, pantalon de flanelle grise et sandales, à cheveux gris, saine et immaculée, accomplie, réclame pour eau minérale qui, porteuse d’un arrosoir, le considérait avec répugnance au travers de lunettes à monture de corne, de l’autre côté de la clôture. « Ah, bonjour, Quincey. »
« Bon, le jour ? Et en quoi ? » demanda d’un air méfiant le planteur de noyers en retraite, poursuivant sa besogne d’arrosage des parterres restés hors de portée des manches à eau sans cesse pivotantes.
Le Consul fit un geste vers ses ronces et aussi peut-être, inconsciemment, dans la direction de la bouteille de tequila. « Je vous ai vu de là-bas… Je sors tout juste pour faire ma petite tournée d’inspection dans ma jungle, vous savez. »
« Vous faites quoi ? » Mr. Quincey lui lança par-dessus le haut de l’arrosoir un coup d’œil qui semblait dire : j’ai vu tout ce manège ; je n’en ignore rien parce que je suis Dieu, et quoique bien plus vieux que vous Dieu était tout de même levé à cette heure pour combattre ça, au besoin, tandis que vous ne savez même pas si vous êtes levé ou pas encore, et même si vous avez passé toute la nuit dehors vous ne combattez certes pas, comme je le ferais, tout comme je suis prêt à combattre qui ou quoi que ce soit, d’ailleurs au premier signal !
« Et je crains fort que ce ne soit une jungle pour de vrai », poursuivit le Consul ; « en fait je m’attends à ce qu’en sorte d’un moment à l’autre le Douanier Rousseau à cheval sur un tigre. »
« Comment ? » dit Mr. Quincey, fronçant les sourcils d’une manière qui aurait pu vouloir dire : Et en outre Dieu ne boit jamais avant le petit déjeuner.
« Sur un tigre », répéta le Consul.
L’autre le fixa un instant de l’œil sardonique et froid du monde de la matière. « Je m’y attendais », fit-il d’un ton acide. « Des tas de tigres. Et puis des tas d’éléphants… Pourrais-je vous demander si ça ne vous ferait rien, la prochaine fois que vous inspecterez votre jungle, d’être malade de votre côté de la clôture ? »
« Hic-kett », répliqua simplement le Consul. « Hic-kett », grogna-t-il s’esclaffant et, tentant de se prendre par surprise, il s’assena une rude claque sur les reins, remède qui, d’étrange façon, parut agir. « Navré d’avoir donné cette impression, ce n’était que ce sacré hoquet ! – »
« C’est ce que je remarque », dit Mr. Quincey, et peut-être avait-il lui aussi lancé une subtile œillade vers la bouteille de tequila en embuscade.
« Et ce qu’il y a de drôle », interrompit le Consul, « c’est que de toute la nuit j’ai à peine pris autre chose que de l’eau de Tehuacan… À propos ; comment avez-vous fait pour survivre à ce bal ? »
Mr. Quincey le fixa d’un œil sans expression, puis se mit à remplir son arrosoir à une prise d’eau proche.
« Rien que de la Tehuacan », continua le Consul. « Et un peu de « gaseosa ». Voilà qui doit vous rappeler ces bonnes vieilles eaux minérales, hé ? – tii-hii ! – oui, j’ai coupé tout alcool ces jours-ci. »
L’autre reprit son arrosage, descendant l’air sévère le long de la clôture, et le Consul, pas fâché d’abandonner l’arbre fruitier auquel adhérait, il l’avait remarqué, la sinistre carapace d’une sauterelle d’il y avait sept ans, le suivit pas à pas.
« Oui, à présent je ne bois plus qu’à la pompe », commenta-t-il, « au cas où vous ne le sauriez pas. »
« À la pompe funèbre, dirais-je, Firmin », grommela Mr. Quincey, avec hargne.
« À propos, j’ai vu un de ces petits serpents corail il y a juste un instant », éclata le Consul.
Mr. Quincey toussa ou renifla de dédain mais ne dit rien.
« Et ça me fait penser… Savez-vous, Quincey, que je me suis souvent demandé s’il n’y avait pas, dans cette vieille légende du Jardin d’Éden, etc., plus qu’il ne saute aux yeux. Et si Adam n’en avait pas du tout été chassé, en réalité ? C’est-à-dire, dans le sens où nous l’entendons d’habitude – » Le planteur de noyers avait levé les yeux pour le fixer d’un regard soutenu qui pourtant semblait s’attacher à un point quelque peu inférieur au diaphragme du Consul – « Et si son châtiment avait en réalité consisté », enchaînait le Consul avec chaleur – « à être forcé de continuer d’y vivre, seul, bien sûr – souffrant, inaperçu, coupé de Dieu… Ou peut-être », ajouta-t-il dans une veine plus folâtre, « peut-être qu’Adam était le premier propriétaire foncier et que Dieu, le premier agrarien, une sorte de Cárdenas en somme – tii-hii ! – le flanqua dehors. Hé ? Oui », et le Consul rit sous cape, conscient du reste que, vu les circonstances historiques de l’époque, tout cela n’était peut-être pas tellement amusant, « car il est manifeste pour tout le monde ces jours-ci – n’est-ce pas votre avis, Quincey ? – que le péché originel fut d’être propriétaire foncier… »
Le planteur de noyers lui adressait des signes de tête presque imperceptibles mais, semblait-il, non pas le moins du monde pour l’approuver ; son œil « realpolitik » était toujours rivé au même point subdiaphragmatique et, abaissant les yeux, le Consul aperçut sa braguette béante. « Licencia vatum » s’il en fût ! « Excusez-moi. J’adoube », dit-il, et tout en se rajustant il poursuivit, riant, retournant à son thème premier sans perdre, par un mystère, contenance pour non-conformisme de tenue. « Oui vraiment. Oui… Et bien sûr le véritable motif de ce châtiment – être forcé de continuer à vivre dans le jardin, je veux dire, pourrait bien avoir été que le pauvre type, qui sait, exécrait en secret l’endroit. L’avait tout simplement en horreur, et cela depuis toujours. Et que le Vieux s’en est aperçu – »
« Est-ce mon imagination, ou ai-je vu votre femme là-haut il y a un instant ? » dit avec patience Mr. Quincey.
« — et rien d’étonnant ! Au diable le jardin ! Pensez seulement aux scorpions et fourmis coupe-feuilles – pour ne citer qu’une minime partie des abominations dont il a dû avoir à s’arranger ! Quoi ? » s’exclama le Consul comme l’autre réitérait sa question. « Dans le jardin ? Oui, c’est-à-dire, non. Comment le savez-vous ? Non, elle dort pour autant que je – »
« Un bon bout de temps qu’elle était partie, n’est-ce pas ? » demanda l’autre, bénin, se penchant en avant de façon à mieux distinguer le bungalow du Consul. « Toujours ici, votre frère ? »
« Mon frère ? Oh, vous voulez dire Hugh… Non, il est à Mexico. »
« Je crois que vous allez constater son retour. » Le Consul maintenant leva lui-même les yeux vers la maison. « Hic-kett », dit-il succinct, avec appréhension.
« Je crois qu’il est sorti avec votre femme », ajouta le planteur de noyers.
« Hélà-hélà-voyez-qui-va là-hélà-mon-petit-serpent-dans-l’herbe-ma-petite-angoisse-in-herba » – c’est alors que le Consul salua le chat de Mr. Quincey, oubliant pour le moment son maître tandis que la bête grise, méditative, la queue si longue qu’elle traînait au sol, au travers des zinnias s’en venait à pas majestueux : il se baissa, se claqua les cuisses – « Hélà-minou-chat-mon-petit-Priapucepuce, mon-petit-Œdi-pucepucepuce », et le chat, reconnaissant l’ami et poussant un cri de plaisir, se coula à travers la clôture et se frotta contre les jambes du Consul, ronronnant. « Mon petit Xicotanchatl. » Le Consul se releva. Il eut deux brefs sifflements et, au-dessous, le chat dressa des oreilles en vrille. « Il me prend pour un arbre avec un oiseau dedans », ajouta-t-il.
« Ça ne m’étonnerait pas », riposta Mr. Quincey qui remplissait son arrosoir à la prise d’eau.
« Animaux non comestibles qu’on ne garde que pour l’agrément, par curiosité ou par fantaisie – eh ? – comme dit William Blackstone – vous en avez sûrement entendu parler ! – » Le Consul se trouva en quelque sorte accroupi, parler à moitié au chat, à moitié au planteur de noyers, qui s’était arrêté pour allumer une cigarette. « Ou était-ce là un autre William Blackstone ? » Maintenant, il s’adressait directement à Mr. Quincey, qui ne lui prêtait aucune attention. « C’est un caractère que j’ai toujours aimé. Je pense que c’était bien William Blackstone. Ou bien Abraham… En tout cas il arriva un jour dans ce qui est maintenant, je crois – peu importe – quelque part au Massachusetts. Et vécut là tranquille au milieu des Indiens. Après un bout de temps, les Puritains s’installèrent de l’autre côté de la rivière. Ils l’invitèrent à traverser ; ils disaient que c’était plus sain de leur côté, vous comprenez. Ah ces gens, ces types à idées », dit-il au chat, « ils ne plurent pas au vieux William – oh mais non – de sorte qu’il retourna vivre parmi les Indiens, ah ça oui. Mais les Puritains découvrirent la chose, Quincey, pour ça fiez-vous à eux. Alors il disparut tout à fait – Dieu sait où… Maintenant, petit chat », le Consul se frappa le sein d’un geste indicateur et le chat se rengorgeant, important, faisant le gros dos, se recula, « les Indiens sont là-dedans. »
« Pour sûr qu’il y sont », soupira Mr. Quincey, quelque peu sur le ton d’un adjudant exaspéré à froid, « avec tous ces serpents, ces éléphants roses et ces tigres dont vous parliez ! »
Le Consul éclata d’un rire au son sans joie, comme si la part de son esprit qui savait que tout cela était avant tout la parodie d’un grand et généreux ami d’autrefois, savait également toute la creuse satisfaction que lui procurait cette séance. « Pas de vrais Indiens… Et je ne voulais pas dire dans le jardin ; mais là-dedans. » Le Consul se refrappa la poitrine. « Oui, juste la frontière ultime de la conscience, c’est tout. Le génie, comme j’aime tant à le dire », ajouta-t-il en se relevant, rajustant sa cravate et (sans plus penser à la cravate) carrant les épaules comme pour s’en aller avec une détermination qui, elle aussi puisée en l’occurrence à la même source que le génie et son intérêt pour les chats, le quitta aussi vite qu’il s’en était affublé. « – Le génie se débrouille tout seul. »
Quelque part au loin, une cloche sonnait ; le Consul restait là immobile. « Oh Yvonne, ai-je pu t’oublier déjà, ce jour-ci entre tous ? » Dix-neuf, vingt, vingt et un coups. À sa montre, il était onze heures moins le quart. Mais la cloche n’en avait pas fini : elle en sonna deux de plus, deux notes torses, tragiques : bing-bong : vrombissantes. Le vide de l’air ensuite se remplit de murmures : hélas, ailas. Ailes, voilà le vrai sens.
« Où est votre ami, ces jours-ci – je ne puis jamais me rappeler son nom – ce Français ? » avait demandé Mr. Quincey il y avait un instant.
« Laruelle ? » La voix du Consul venait de très loin. Le vertige le gagnait ; fermant les yeux avec lassitude, il agrippa la clôture pour s’affermir. Les paroles de Mr. Quincey frappaient à sa conscience – ou quelqu’un frappait à une porte pour de vrai – s’éclipsaient, puis refrappaient, plus fort. Ce vieux de Quincey ; les coups à la porte dans Macbeth. Pan pan : qui va là ? Chat. Chat qui ? Chatastrophe. Chatastrophe qui ? Chatastrophysicien. Quoi, c’est toi, mon petit popochatepetl ? Attends, rien qu’une éternité, que Jacques et moi ayons fini de tuer le sommeil ! Chataracte sur chat à rats. « Chathartes atratus » le Vautour… Évidemment, il aurait dû le savoir, c’était là le moment final du retrait du cœur humain et l’entrée finale du démoniaque, de l’insulaire de la nuit – tout comme le vrai de Quincey (rien qu’un maniaque de la drogue, pensa-t-il en rouvrant les yeux – qui se trouvèrent braqués droit vers la bouteille de tequila là-bas) s’imaginait le meurtre de Duncan et les autres en état d’insularité, en un retrait de lui-même dans une syncope profonde et la suspension des passions terrestres… Mais où était passé Quincey ? Et mon Dieu, qui était-ce qui venait à son secours derrière le journal du matin au travers de la pelouse, où le souffle des manches à eau s’était soudain éteint comme par miracle, sinon le Dr. Guzmán ?
Si ce n’était Guzmán, si ce n’était lui, ce ne pouvait être mais c’était, ce n’était certes rien moins que la silhouette de son compagnon de la nuit dernière, le Dr. Vigil ; et que diable pouvait-il bien faire là ? À mesure que se rapprochait la silhouette, un malaise croissant gagnait le Consul. Le client du docteur était sans doute Quincey. Mais en ce cas pourquoi Vigil n’était-il pas dans la maison ? Pourquoi rôder avec tant de mystère dans le jardin ? Ça ne pouvait signifier qu’une chose : la visite de Vigil avait été en quelque sorte calculée pour coïncider avec sa propre visite probable à la tequila (mais là il les avait joliment roulés) afin, naturellement, de l’espionner, d’obtenir sur lui quelque information dont la nature pouvait, ce n’était que trop concevable, se trouver sur les pages de ce journal accusateur : « Le vieux dossier du Samaritan va être rouvert, on croit le Capitaine Firmin au Mexique. » « Firmin reconnu coupable, acquitté, pleure dans le box. » « Firmin innocent, mais porte sur ses épaules les fautes du monde. » « Le corps de Firmin ivre trouvé dans un bunker. » De monstrueuses manchettes à l’avenant prirent forme à l’instant dans l’esprit du Consul, car ce n’était pas seulement El Universal que lisait le docteur, c’était son destin ; mais les créatures de sa conscience la plus immédiate ne se laissaient point renier, elles semblaient en silence escorter ce journal du matin elles aussi, s’écartant sur le côté (comme le docteur s’immobilisait, regardant autour de lui) en détournant la tête, écoutant et maintenant chuchotant : « Tu ne peux nous mentir. Nous savons ce que tu as fait la nuit dernière. » Qu’avait-il donc fait ? Il revit assez nettement – tandis que le Dr. Vigil, qui le reconnaissait, souriait, pliait son journal et se hâtait vers lui – la salle de consultation du docteur dans l’Avenida de la Revolución, visitée pour quelque raison d’ivrogne aux premières heures du matin, macabre avec ses portraits de chirurgiens espagnols du temps jadis, leurs faciès de boucs émergeant bizarrement de fraises pareilles à de l’ectoplasme, riant aux éclats tout en pratiquant des opérations inquisitoriales ; mais puisque tout cela n’était retenu qu’à titre de décor saisissant détaché de sa propre activité, et que c’était à peu près tout ce qu’il s’en rappelait, il ne pouvait guère tirer de réconfort de n’y sembler paraître dans aucun rôle pervers. Pas autant de réconfort, du moins, que ne venait de lui en procurer le sourire de Vigil, ni la moitié de ce que lui en procurait maintenant le fait que le docteur, parvenu à l’endroit récemment évacué par le planteur de noyers, faisait balte et, soudain, lui tirait une profonde révérence ; une, deux, trois révérences, donnant au Consul la muette, mais très véhémente assurance qu’après tout, nul crime n’avait été perpétré dans la nuit si grand qu’il ne fût encore digne de respect.
Puis tous deux en même temps poussèrent un gémissement.
« Qué t – », commença le Consul.
« Por favor », interrompit l’autre d’une voix rauque, portant à ses lèvres un doigt soigné mais tremblotant, et jetant au haut du jardin un coup d’œil un tantinet soucieux.
Le Consul approuva de la tête. « Bien sûr. Vous avez l’air tellement en forme, je vois que vous ne pouvez être allé au bal la nuit dernière », ajouta-t-il à haute et loyale voix, suivant le regard de l’autre bien que Mr. Quincey, qui après tout ne pouvait pas être tellement en forme, ne fût toujours nulle part en vue. Il était allé sans doute fermer la prise d’eau principale – et comme c’était absurde d’avoir soupçonné un « plan » quand c’était manifestement là une visite sans cérémonie et que le docteur, de la route, venait de remarquer par hasard Quincey au travail dans son jardin. Il baissa la voix. « Tout de même, puis-je saisir cette occasion de vous demander ce que vous prescrivez pour un léger cas de Katzenjammer ? »
Le docteur lança un autre regard soucieux vers le bas du jardin et partit d’un rire serein, malgré son corps tout entier secoué d’allégresse, ses dents blanches étincelant au soleil et son complet, d’un bleu immaculé, qui lui-même semblait rire. « Señor », commença-t-il, coupant court à son rire en se mordant les lèvres, tel un enfant, de ses dents de devant. « Señor Firmin, por favor, je suis navré, mais je dois ici me comporter », il jeta un nouveau coup d’œil autour de lui, retenant sa respiration, « comme un apôtre. Vous voulez dire, Señor », poursuivit-il sur un ton plus égal, « que vous vous sentez bien ce matin, tout à fait comme des chats en jambières ? »
« Eh bien : pas tout à fait », dit le Consul d’une voix toujours basse, jetant pour sa part dans l’autre direction un regard soupçonneux à des agaves poussant derrière la barranca, tel un bataillon à l’assaut d’une pente sous un feu de mitrailleuse. « Peut-être est-ce trop dire. En des termes plus simples, que feriez-vous dans un cas d’inéluctable, chronique, systématique et omnipotent delirium tremens ? »
Le Dr. Vigil sursauta. Au coin de ses lèvres erra un sourire à demi badin tandis qu’il parvenait à rouler, d’une main plutôt incertaine, son journal en un tube dûment cylindrique. « Vous voulez dire, pas des chats – » dit-il, et d’une main preste il esquissa devant ses yeux une ronde d’onduleux rampements, « mais plutôt – »
Le Consul acquiesça d’un joyeux signe de tête. Car il avait l’esprit en repos. Il avait entrevu ces manchettes du matin, qui semblaient se vouer toutes à la bataille de l’Èbre et à la maladie du pape.
« — progresión », le docteur répéta plus lentement son geste, les yeux fermés, chaque doigt y allant de son rampement propre, recourbé en griffe, la tête de Vigil branlant comme celle d’un idiot. « – a ratos ! » fonça-t-il. « Si », dit-il, pinçant les lèvres et se claquant le front de la main en un geste de feinte horreur. « Si », répéta-t-il. « Terrible… Davantage d’alcool est peut-être le mieux », sourit-il.
« Votre médecin me dit que dans mon cas le delirium tremens peut ne point s’avérer fatal », annonça le Consul, enfin triomphalement redevenu lui-même, à Mr. Quincey qui survenait juste à ce moment.
Et le moment d’après – mais pas avant qu’il n’y eût eu entre Vigil et lui un échange de signaux tout juste perceptible, menue torsion symbolique du poignet vers la bouche côté Consul, ce dernier jetant un coup d’œil à son bungalow, et côté Vigil léger battement des bras apparemment étendus pour s’étirer, qui signifiaient (dans l’obscur idiome su des seuls hauts adeptes de la Grande Confraternité de l’Alcool) « Montez prendre une goutte quand vous aurez fini. » « Je ne devrais pas, car si je le fais je vais être « parti », mais à la réflexion peut-être que je viendrai » – il semble être retourné boire à sa bouteille de tequila. Et l’instant d’après, revenir dans la lumière du soleil en flottant avec une puissante lenteur vers le bungalow même. Escorté du chat de Mr. Quincey, en train de suivre le même chemin sur les traces d’un insecte quelconque, le Consul flottait dans une lueur d’ambre. Au-delà de la maison, où maintenant les problèmes qui l’attendaient semblaient sur le point de recevoir déjà quelque solution énergique, la journée s’étendait devant lui tel un merveilleux désert ondulant sans limites où l’on allait, bien que de façon merveilleuse, se perdre : se perdre, mais pas si totalement qu’il ne lui fût possible de trouver les quelques rares points d’eau nécessaires, ou les oasis à tequila éparses où des légionnaires de la damnation, loustics qui ne comprenaient rien à ce qu’il disait, lui feraient, de la main, signe de s’enfoncer, son plein une fois fait, dans cette glorieuse solitude Parián où l’homme n’a jamais soif et où à présent d’évanescents mirages l’attiraient, au-delà des squelettes pareils à des fils de fer sous le givre et des lions qui rôdent rêveurs, vers l’inévitable désastre personnel, de façon toujours délicieuse bien sûr ; il se pouvait même qu’on découvrît au désastre, à la fin, certain élément interne de triomphe. Non que le Consul se sentît chagrin maintenant. Tout au contraire. Rarement perspective apparut si brillante. Pour la première fois il prenait conscience de l’extraordinaire activité qui l’environnait de toutes parts dans son jardin : un lézard grimpant sur un arbre, un lézard d’une autre sorte descendant d’un autre arbre, un colibri vert bouteille explorant une fleur, un colibri d’une autre sorte, voracement, une autre fleur ; de vastes papillons, minutieusement marquetés de points piqués rappelant les blouses du marché, voltigeant avec la grâce indolente de gymnastes (beaucoup à la façon dont Yvonne avait décrit l’accueil qu’ils lui avaient fait hier en rade d’Acapulco, tornade de lettres d’amour multicolores déchiquetées, charriées dans le vent par-delà les cabines du pont-promenade) ; des fourmis tirant, de-ci de-là, des bordées le long des sentes avec des pétales ou des fleurs écarlates ; tandis que d’en haut, d’en bas, du ciel et, il se pouvait, de sous terre venait un bruit continuel de sifflement, rongement, cliquettement et même barrissement. Où était maintenant son ami le serpent ? Caché au haut d’un poirier sans doute. Serpent prêt à laisser choir ses anneaux sur vous : putain de jeu d’anneau. Des branches de ces poiriers pendaient des carafes pleines d’une gluante substance jaune attrape-insectes, encore religieusement changées tous les mois par l’école d’horticulture locale. (Que les Mexicains étaient gais ! Les horticulteurs faisaient de cet événement, comme de toute éventualité, une sorte de danse, amenant avec eux les femmes de leur famille, couraillant d’arbre en arbre, ramassant et remplaçant les carafes comme si toute l’affaire eût été une figure de ballet comique, flânochant ensuite des heures sous l’ombrage, comme si le Consul n’eût point existé.) Puis le comportement du chat de Mr. Quincey commença à le fasciner. La créature avait enfin pris l’insecte, mais au lieu de le dévorer, elle tenait entre ses dents, avec délicatesse, son corps encore indemne tandis que les ravissantes ailes lumineuses, encore battantes car l’insecte n’avait pas arrêté un instant de voler, dépassaient de chaque côté de ses moustaches, qu’elles éventaient. Se penchant, le Consul se porta à la rescousse. Mais l’animal bondit juste hors de portée. Il se pencha encore : même résultat. De cette absurde façon, le Consul se penchant, le chat dansant juste hors d’atteinte, l’insecte voletant encore avec fureur dans la gueule du chat, le Consul approcha de son porche. En fin de compte le chat tendit une patte prête pour le coup de grâce, ouvrit la gueule, et l’insecte, dont les ailes n’avaient jamais arrêté de battre, s’en envola subitement et merveilleusement, telle en fait une âme d’homme des mâchoires de la mort, montant haut, haut, haut, planant au-dessus des arbres : et à ce moment il les vit. Ils se tenaient debout sous le portique ; Yvonne avait une pleine brassée de bougainvillées, qu’elle disposait dans un vase de céramique bleu cobalt. « – Mais une supposition qu’il ne veuille absolument rien entendre. Supposez qu’il ne veuille tout simplement pas s’en aller… attention, garde, Hugh, il y a des piquants dessus, et il faut regarder partout avec soin pour être sûr qu’il n’y a pas de scorpions. » « Hé là-bas, l’Ève du Mexique ! » cria gaiement le Consul, faisant signe de la main, tandis que le chat, jetant par-dessus l’épaule un coup d’œil glacial qui disait clairement : « Je n’y tenais pas de toute façon ; j’entendais bien le laisser partir », s’esquivait dans les buissons au galop, humilié. « Ohé, Hugh, vieux serpent dans l’herbe ! »
____________________Pourquoi donc se trouvait-il assis dans la salle de bains ? Était-il endormi ? trépassé ? évanoui ? Était-il dans la salle de bains en ce moment ou une heure auparavant ? Était-ce la nuit ? Où étaient les autres ? Mais maintenant il entendait la voix de certains des autres sous le portique. Certains des autres ? Ce n’était qu’Yvonne et Hugh, bien sûr, car le docteur était parti. Un instant pourtant il eût pu jurer que la maison était pleine de gens ; voyons, c’était encore le matin, ou juste le début de l’après-midi, en fait midi et quart seulement à sa montre. À onze heures il était en train de parler à Mr. Quincey. « Oh… Oh. » Le Consul grogna tout haut. Il lui vint à l’esprit qu’il était censé se préparer pour aller à Tomalin. Mais comment avait-il fait pour persuader qui que ce soit qu’il était assez en forme pour aller à Tomalin ? Et de toute façon, pourquoi Tomalin ?
Une procession de pensées telles de petites bêtes vieillottes à la queue leu leu traversait l’esprit du Consul et dans son esprit, aussi, de nouveau il traversait le porche avec assurance, comme une heure auparavant, aussitôt après avoir vu l’insecte s’envoler de la gueule du chat.
Il avait traversé le porche – que Concepta avait balayé – souriant avec sang-froid à Yvonne et serrant la main à Hugh en suivant son chemin vers la glacière, et tandis qu’il l’ouvrait, il sut non seulement que leur conversation avait porté sur lui mais, obscurément, d’après le lumineux fragment qu’il en avait surpris, il comprit sa ronde signification, tout comme s’il eût lorgné à ce moment la nouvelle lune portant la pleine dans ses bras, il eût pu percevoir toute la forme de celle-ci, bien que le reste fût dans l’ombre, éclairé par la seule lumière de la terre.
Mais alors qu’était-il arrivé ? « Oh », geignit à nouveau le Consul tout haut. « Oh ». Les silhouettes de l’heure d’avant allaient et venaient devant lui, les silhouettes de Hugh et d’Yvonne et du Dr. Vigil agitées de vives saccades comme dans un vieux film muet, leurs paroles muettes explosions dans sa cervelle. Nul ne semblait rien faire d’important ; mais toute chose semblait d’une importance extrême, enfiévrée, par exemple Yvonne qui disait : « Nous avons vu un tatou » : – « Quoi, pas de tarsier spectre ! » avait-il répliqué, puis Hugh qui lui ouvrait la bouteille glacée de bière Carta Blanca en en faisant sauter, dans une effervescence, la capsule sur le parapet et décantant la mousse dans son verre, dont la contiguïté avec le flacon à strychnine avait, il fallait l’admettre à présent, perdu presque tout de son sens…
Dans la salle de bains, le Consul prit conscience d’être toujours pourvu d’un demi-verre de bière quelque peu éventée ; il avait la main assez ferme mais gourde, à force de tenir le verre où il but avec précaution, prenant soin de remettre à plus tard le problème qu’en allait bientôt poser la vacuité.
« — Absurde », avait-il dit à Hugh. Et il avait ajouté, avec une consultaire et impressionnante autorité, que de toute façon Hugh ne pouvait partir sur-le-champ, du moins pas pour Mexico, qu’il n’y avait aujourd’hui qu’un seul car, celui que Hugh avait pris pour venir et qui était déjà reparti pour la capitale, et un seul train qui ne partait pas avant minuit moins le quart…
Ensuite : « Mais n’est-ce pas Bougainville, docteur », demandait Yvonne – et c’était vraiment surprenant que toutes ces vétilles lui parussent, de la salle de bains, si urgentes et sinistres et enflammées – « N’est-ce pas Bougainville qui a découvert les bougainvillées ? » tandis qu’en se courbant sur ses fleurs, le docteur, l’air tout bonnement alerte et intrigué, ne disait rien que de ses yeux qui, peut-être, trahissaient tout juste qu’il était tombé sur une « situation ». – « Maintenant que j’y pense, je crois que c’était Bougainville. D’où le nom », avait idiotement commenté Hugh, en s’asseyant sur le parapet – « Si : vous pouvez allez à la botica et afin ne pas être mal compris, dire favor de servir una toma de vino quinado o en su defecto une toma de nuez vómica, pero. » Le Dr. Vigil riait sous cape, en parlant probablement à Hugh, Yvonne s’étant glissée dans sa chambre un instant tandis que le Consul, en quête d’une autre bouteille de bière à la glacière, écoutait aux portes – alors « Oh, j’étais si terrible malade ce matin j’avais besoin de me tenir aux fenêtres de la rue », et au Consul qui était de retour « – S’il vous plaît pardonnez mon stupide conduire la nuit dernière : oh, j’ai fait un tas de choses stupides partout ces derniers quelques jours, mais » – levant son verre de whisky – « Je ne jamais boirai plus ; j’aurai besoin de deux jours pleins de dormir pour me remettre » – et puis au retour d’Yvonne – vendant magnifiquement toute la mèche et levant de nouveau son verre en l’honneur du Consul : « Salud : j’espère que vous n’êtes pas aussi malade que je suis. Vous étiez si perfectamente borracho la nuit dernière que je pense vous devez avoir toué vous-même à boire. Je pense même d’envoyer un boy après vous ce matin frapper votre porte, et trouver si boire ne vous a pas toué déjà », avait dit le Dr. Vigil.
Drôle de type : dans la salle de bains le Consul buvait à petits coups sa bière plate. Un drôle de brave type au cœur généreux, quoique un peu déficient du côté tact, sauf à son propre égard. Pourquoi les gens ne pouvaient-ils tenir leur alcool ? Lui-même s’était tout de même débrouillé pour tenir parfaitement compte de la situation de Vigil, dans le jardin de Quincey. En dernière analyse il n’y avait personne sur qui on pût compter pour boire jusqu’au fond du verre avec vous. On se sentait bien seul, à cette pensée. Mais de la générosité du docteur l’on ne pouvait guère douter. Peu après en effet, malgré les indispensables « deux jours pleins de dormir », il était en train de les inviter tous à l’accompagner à Guanajuato : sans plus réfléchir il envisageait de partir en voiture ce soir pour ses vacances, après un problématique set de tennis l’après-midi avec –
Le Consul but un autre petit coup de bière. « Oh », frissonna-t-il. « Oh. » La nuit dernière, il avait eu un léger choc en découvrant que Jacques Laruelle et Vigil étaient des amis et, ce matin, beaucoup plus qu’une gêne de se l’entendre rappeler… En tout cas, Hugh avait repoussé l’idée des trois cents kilomètres d’excursion à Guanajuato, puisque Hugh – et après tout, comme cet habillement de cow-boy semblait étonnamment bien aller à sa désinvolte et droite silhouette ! – était décidé maintenant à prendre le train de nuit ; tandis que le Consul déclinait l’invitation à cause d’Yvonne.
Le Consul se revoyait en surplomb du parapet, fixant des yeux la piscine d’au-dessous, petite turquoise sertie dans le jardin. Tu es la tombe où vit l’amour enfoui. Des reflets inversés s’y mouvaient d’oiseaux et de bananiers, de caravanes de nuages. À la surface flottaient des bribes de gazon frais tondu. L’eau fraîche de la montagne gouttait dans le bassin presque débordant par le tuyau fendillé, rompu, qui n’était tout du long qu’une suite de petites fontaines jaillissantes.
Puis en bas. Yvonne et Hugh nageaient dans la piscine…
— « Absolutamente », avait dit le docteur, voisin du Consul au parapet, allumant une cigarette avec une extrême attention. « J’ai », lui disait le Consul, levant son visage vers les volcans et sentant sa désolation s’en aller vers ces hauteurs où, même maintenant au milieu de la matinée, la neige eût en hurlant fouetté le visage, où le sol sous le pied était de lave morte, restes inanimés et pétrifiés d’un plasma défunt où les arbres même les plus sauvages et solitaires ne prendraient jamais racine. « J’ai derrière mon dos un autre ennemi que vous ne pouvez voir. Un tournesol. Je sais qu’il m’observe et je sais qu’il me hait. » « Exactamente », dit le Dr. Vigil, « très possiblement il pourrait vous haïr un peu moins si vous arrêtiez de boire la tequila. » « Oui, mais je ne bois que de la bière ce matin », dit le Consul avec conviction, « comme vous pouvez voir vous-même. » « Sí, hombre », approuva en hochant la tête le Dr. Vigil, qui après quelques whiskys (d’une nouvelle bouteille) avait renoncé à jouer à cache-cache avec la demeure de M. Quincey, et se dressait hardiment au parapet près du Consul. « Il y a », ajouta le Consul, « mille faces à cette infernale beauté dont je parlais, chacune avec ses tortures particulières, chacune aussi jalouse qu’une femme de toute stimulation qui ne soit point la sienne. » « Naturalmente », dit le Dr. Vigil. « Mais je pense si vous êtes très sérieux au sujet de votre progresión a ratos vous allez peut-être faire un tour plus loin même que le celui proposé. » Le Consul mit son verre sur le parapet tandis que le docteur continuait. « Moi aussi à moins que nous contenons nous-mêmes pour ne jamais boire plus. Je pense, mi amigo, la maladie n’est pas seulement dans corps mais dans cette partie habituée à être appelée : l’âme. » « L’âme ? » « Precisamente », dit le docteur, pliant et dépliant vivement ses doigts. « Mais des mailles. Mailles. Les nerfs sont des mailles, comme, vous dites comment ça, un système éclectique. » « Ah, très bien », dit le Consul, « vous voulez dire un système électrique. » « Mais après beaucoup tequila le système éclectique est peut-être un poco decompuesto, comprenez, comme parfois dans le ciné : claro ? » « Une sorte d’éclampsie pour ainsi dire », fit le Consul, approuvant désespérément du chef tout en ôtant ses verres, et à ce moment, se rappelait-il, il y avait près de dix minutes qu’il n’avait rien bu ; l’effet de la tequila s’était d’ailleurs presque dissipé. Il avait jeté un regard vers le jardin, et c’était comme si des morceaux de ses paupières s’étaient détachés pour voleter et sauteler devant lui, se muant nerveusement en ombres et formes, sursautant au babil fautif de son esprit, pas encore tout à fait des voix, mais elles revenaient, elles revenaient, l’image de son âme telle une ville lui apparut une fois de plus mais cette fois une ville ravagée, foudroyée sur la sombre voie de ses excès, et fermant ses yeux brûlants il avait songé au beau fonctionnement du système chez ceux qui vivent vraiment, commutateurs bien branchés, nerfs tendus seulement en cas de danger réel et, lors de sommeils sans cauchemar, tranquilles, non pas en repos, mais en équilibre : paisible village.
Dieu, que cela avivait la torture (cependant qu’il y avait toute raison de croire que les autres l’imaginaient en train de s’amuser follement) de n’être point sans savoir tout cela en ayant conscience, en même temps, de l’horrible désintégration de la machine entière qui donnait tantôt la lumière, tantôt pas, tantôt une aveuglante clarté, tantôt la lueur vacillante et blafarde d’un « accu » moribond – puis enfin de savoir toute la ville plongée dans ces ténèbres où se perdent les communications, le mouvement s’avère obstruction, les bombes menacent, les idées fuient à la débandade.
Le Consul avait maintenant liquidé son verre de bière plate. Il s’assit et fixa des yeux le mur de la salle de bains, dans une attitude grotesquement parodique de quelque ancienne posture de méditation. « Je m’intéresse beaucoup aux fous. » Drôle de façon d’entamer la conversation avec un type qui vient de vous payer à boire. C’était pourtant exactement de la sorte que le docteur avait engagé leur conversation, la nuit précédente. Se pouvait-il que Vigil eût estimé qu’il avait détecté de son œil exercé l’approche de la démence (et c’était amusant aussi, à se rappeler ce qu’il en pensait lui-même plus tôt, de n’en concevoir que la simple approche) comme certains, ayant épié toute leur vie, les vents et le temps, peuvent sous un ciel pur prophétiser l’approche de l’orage, les ténèbres qui s’en viendront au galop de nulle part à travers les champs de l’esprit. Non qu’on pût en l’occurrence parler de ciel très pur. Mais quel intérêt le docteur aurait-il pris à qui se sentait fracassé par les forces mêmes de l’univers ? Quels cataplasmes lui aurait-il appliqués sur l’âme ? Que savaient même les hiérophantes de la science des puissances redoutables de ce qui n’était, pour eux, que mal sans fruit ? Pas besoin d’un œil exercé, au Consul, pour déceler sur ce mur ou sur tout autre un Mané-thécel-pharès à l’adresse du monde, auprès duquel la simples démence n’était qu’une goutte d’eau dans la mer. Pourtant, qui aurait jamais cru que certain homme obscur, assis au centre du monde dans une salle de bains, par exemple, à penser de solitaires et tristes pensers, authentifiait leur funeste destin à tous, que, tandis même qu’il pensait, c’était comme si on tirait dans la coulisse certaines cordes et que des continents entiers prissent feu, que la catastrophe se fît plus proche – tout comme à cette heure, à cette seconde peut-être, dans le grincement d’un soudain cahot, la catastrophe s’était faite plus proche et le ciel au-dehors, à l’insu du Consul, assombri. Ou peut-être n’était-ce pas du tout un homme, mais un enfant, un petit enfant, innocent comme l’avait été cet autre Geoffrey, assis comme à une tribune d’orgue quelque part et jouant, tirant tous les registres au hasard : et royaumes de se démembrer et de crouler, abominations de tomber du ciel – un enfant innocent comme le tout-petit dormant dans ce cercueil passé de biais près d’eux, à la descente de la Calle Tierra del Fuego…
Le Consul éleva le verre à ses lèvres, en dégusta le vide à nouveau, puis il le posa sur le sol humide encore des pieds des baigneurs. L’irrésistible mystère du carrelage de la salle de bains. Il se rappelait que la dernière fois qu’il était retourné sous le porche avec une bouteille de Carta Blanca, bien que pour une raison ou pour une autre cela lui semblât maintenant terriblement loin dans le lointain passé – comme si quelque chose sur quoi il ne pouvait mettre le doigt était survenu pour radicalement séparer, de lui-même assis dans la salle de bains, cette silhouette qui s’en retournait (qui sur le portique paraissait, quelque damnée qu’elle fût, plus jeune, plus libre de mouvements et de choix, dotée, ne fût-ce que parce qu’une fois de plus porteuse d’un plein verre de bière, de meilleures chances d’avenir) – Yvonne, jolie et jeune dans son blanc maillot de satin, rôdait sur la pointe des pieds autour du docteur qui disait :
« Señora Firmin, je suis réellement désappointe que vous ne pouvez avec moi venir. »
Le Consul et Yvonne avaient échangé un coup d’œil complice, ou presque, puis elle était de nouveau en bas à nager, et le docteur disait au Consul :
« Guanajuato est situé dans un beau cirque de collines raidies. »
« Guanajuato », disait le docteur, « vous ne me croirez pas, comment il peut être là couché, comme le vieux bijou d’or sur la poitrine de votre grand-mère. »
« Guanajuato », disait le Dr. Vigil, « les rues. Comment pouvez-vous résister les noms des rues ? Rue des Baisers. Rue des Grenouilles-qui-chantent. Rue de la Petite Tête. N’est-ce pas révulsif ? »
« Répulsif », dit le Consul. « N’est-ce pas Guanajuato, l’endroit où on enterre tout le monde debout ? » – ah, et ce fut alors qu’il se souvint du jeu de taureaux et, sentant un retour d’énergie, avait crié en bas à Hugh qui, vêtu du maillot de bain du Consul, était pensivement assis au bord du bassin : « Tomalin est tout près de Parián où allait ton copain, nous pourrions même y aller. » Et puis au docteur : « Vous pourriez peut-être venir aussi… J’ai laissé ma pipe préférée à Parián. Je pourrais la récupérer, avec de la chance. Au Farolito. » Et le docteur avait dit : « Aïaïe es un infierno », tandis qu’Yvonne, relevant un coin du bonnet de bain pour mieux entendre, disait d’une voix soumise : « Pas un combat de taureaux ? » Et le Consul : « Non, une sorte de rodéo. Si tu n’es pas trop lasse ? »
Mais le docteur ne pouvait naturellement pas aller à Tomalin avec eux, encore qu’on n’en discutât jamais puisque, juste à ce moment, la conversation fut violemment interrompue par une brusque et terrifiante détonation, qui secoua la maison et envoya les oiseaux pris de panique faire du rase-mottes par tout le jardin. Exercices de tir dans la Sierra Madre. Le Consul en avait eu à moitié conscience lors de son somme d’avant. Au bout de la vallée flottaient au bas du Popo, haut par-dessus les rocs, des bouffées de fumée. Trois vautours noirs foncèrent au travers des arbres au ras du toit avec de doux cris rauques comme les cris de l’amour. À l’insolite vitesse imprimée par leur peur ils semblèrent capoter presque, se serrant de près, mais vacillant à des angles divers pour esquiver la collision. Puis ils se mirent en quête d’un nouvel arbre où attendre et les échos du tir rebondirent en filant par-dessus la maison, se perdant peu à peu en s’élevant dans l’air jusqu’à ce qu’une cloche sonnât quelque part dix-neuf coups. Midi, et le Consul qui disait au docteur : « Ah, si le songe du magicien noir dans sa fantastique caverne, même alors que sa main – c’est le passage que j’aime – tremble en sa déchéance dernière, était la vraie fin de ce monde si charmant. Jésus. Vous savez, companero, parfois j’ai la sensation qu’il sombre pour de vrai, comme l’Atlantide, sous mes pieds. Plus bas, plus bas et jusqu’aux « poulpes » effroyables. Mérope de Théopompe… Et les monts ignivomes. » Ensuite le docteur, hochant lugubrement la tête : « Si, c’est la tequila. Hombre, un poco de cerveza, un poco de vino, mais jamais plus tequila. Jamais plus mescal. » Puis voici que le docteur chuchotait : « Mais hombre, maintenant que votre esposa a revenu. » (Le docteur semblait avoir dit cela plusieurs fois, mais en changeant l’expression de son visage : « Mais hombre, maintenant que votre esposa a revenu. ») Puis voici qu’il partait : « Je n’avais pas besoin d’être questionneur pour savoir que vous pouviez avoir souhaité mon conseil. Non hombre, comme je dis la nuit dernière, je ne m’intéresse pas aux argents. – Con permiso, le plâtre n’est pas bon. » De fait, une petite averse de plâtre avait plu sur la tête du docteur. Alors : « Hasta la vista » « Adiós » « Muchas gracias » « Merci beaucoup » « Désolé que nous ne puissions venir » « Amusez-vous bien », venant de la piscine. « Hasta la vista » encore, puis le silence.
Et maintenant voici que dans la salle de bains le Consul se préparait pour aller à Tomalin. « Oh… » fit-il. « Oh… » Mais voyez-vous, il ne s’était rien passé de désastreux, après tout. D’abord se laver. Suant et tremblant de nouveau, il ôta sa veste et sa chemise. Il avait ouvert le robinet du lavabo. Cependant, pour une raison obscure il était debout sous la douche, attendant dans l’angoisse le choc de l’eau froide qui jamais ne vint. Et il avait gardé son pantalon.
Dans la salle de bains le Consul, accablé, s’assit et contempla sur le mur les insectes qui, formant divers angles entre eux, semblaient des navires mouillés loin en rade. Une chenille se mit à cheminer vers lui en se tortillant, lorgnant, de-ci de-là, antennes pleines de questions. Un gros criquet au fuselage poli, accroché au rideau, lui imprimait un faible ballant tout en nettoyant comme un chat sa face où paraissaient pivoter, au bout de leurs tiges, ses yeux. Le Consul se tourna, s’attendant à voir la chenille bien plus près mais elle s’était tournée, elle aussi, virant sur ses amarres rien qu’un peu. Maintenant un scorpion traversait lentement dans sa direction. Soudain le Consul se leva, tremblant de tous ses membres. Mais ce n’était point du scorpion qu’il s’inquiétait. C’était que tout d’un coup, ombres grêles de clous isolés, taches de moustiques écrasés, balafres et lézardes mêmes du mur s’étaient mises à grouiller en sorte que, où qu’il jetât les yeux, un autre insecte naissait, se tortillant d’emblée vers son cœur. C’était comme si, et c’était là le comble de l’épouvantable, tout le monde des insectes s’était d’une manière ou d’une autre rapproché, et maintenant le cernait, se ruait sur lui. Un moment brilla sur son âme la bouteille de tequila du fond du jardin, puis le Consul trébucha jusque dans sa chambre.
Ici, il n’y avait plus ce grouillement terrible de visions mais – il gisait sur le lit, à présent – cela semblait encore lui persister dans son esprit, beaucoup à la façon dont avait persisté auparavant la vision de l’homme mort, une sorte de bouillonnement duquel, comme du persistant roulement de tambour ouï par quelque grand monarque expirant, se dissociait de temps à autre une voix à demi reconnue :
— Arrête, pour l’amour de Dieu, imbécile. Prends garde. Nous ne pouvons plus t’aider.
— J’aimerais le privilège de vous aider, de votre amitié. Je travaillerais vous avec. Je me fiche pas mal des argents, de toute façon.
— Quoi, est-ce vous, Geoffrey ? Ne vous souvenez-vous pas de moi ? Votre vieux copain Abraham. Qu’avez-vous fait, mon garçon ?
— Ha ha, tu n’y coupes pas maintenant. Monsieur se range – dans un cercueil ! Hé oui.
— Mon fils, mon fils !
— Mon amour. Oh viens à moi encore comme autrefois en mai.