IV

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Le relisant une fois de plus, le double au carbone de son ultime dépêche (expédiée ce matin de l’Oficina Principal de la Companía Telegráfica Mexicana Esq., San Juan de Letrán é Independancia, México, D.F.) Hugh Firmin arrivait à pas moins que petits tant il bougeait lentement, en remontant l’allée vers la maison de son frère, la veste de son frère suspendue à l’épaule, le bras engagé presque jusqu’au coude à travers les poignées jumelles du petit sac gladstone de son frère, son pistolet lui battant nonchalamment la cuisse dans l’étui bariolé : des yeux aux pieds, je dois en avoir tout comme de la paille aux sabots, pensa-t-il, s’arrêtant au bord d’un trou profond, et puis son cœur et le monde s’arrêtèrent aussi ; et le cheval à mi-saut au-dessus de la haie ; le plongeur, le pendu et la guillotine dans leur chute ; la balle du meurtrier, le souffle du canon en Espagne ou en Chine congelés dans les airs ; le piston, la roue, tenant la pose –

Yvonne, ou quelque simulacre d’elle tissé des fils du passé, travaillait au jardin apparemment vêtue, à cette faible distance, tout entière, de soleil. Elle se dressait maintenant – en un pantalon jaune – et protégeant ses yeux du soleil d’une main, lorgnait de son côté.

Par-dessus le trou Hugh sauta sur l’herbe ; se dépêtrant du sac il connut un instant de trouble paralysant, de répugnance à rejoindre le passé. Sur le banc rustique aux couleurs fanées le sac, décanté, dégorgea dans son couvercle une brosse à dents chauve, un rasoir de sûreté rouillé, une chemise de son frère et un exemplaire d’occasion de La Vallée de la Lune de Jack London, acheté la veille quinze centavos à la libraire allemande en face de Sandborns, à Mexico. Yvonne faisait signe de la main.

Et il avança (tout comme ils reculaient sur l’Èbre), la veste empruntée moitié sur l’épaule y pendant encore de façon ou d’autre, son vaste chapeau à la main, la dépêche pliée de façon ou d’autre toujours à l’autre main.

« Hello, Hugh. Sans blague ! je vous ai pris pour Tom Mix, un instant – Geoffrey avait dit que vous étiez ici. Comme ça fait plaisir de vous revoir. »

Yvonne essuya ses paumes maculées et tendit une main, qu’il ne serra point ni même ne toucha, d’abord, puis laissa tomber comme sans y songer, ressentant une douleur au cœur en même temps qu’un étourdissement léger.

« Comme ça fait absolument ceci ou cela. Quand êtes-vous arrivée ? »

« Il n’y a qu’un petit moment. » Yvonne enlevait leurs fleurs mortes à quelques plantes pareilles à des zinnias, aux fleurs pourpres et blanches fragiles et embaumées, rangées sur un mur bas dans des pots ; elle prit la dépêche que Hugh, pour une raison quelconque, lui tendait à côté du pot à fleurs voisin : « J’apprends que vous êtes allé au Texas. Seriez-vous passé cowboy de bazar ? »

Hugh rejeta son volumineux couvre-chef sur sa nuque en riant, dans son embarras, à ses bottes aux grands talons dans lesquelles était renfoncé le pantalon trop étroit. « On a confisqué mes vêtements à la frontière. Je comptais en acheter de neufs à Mexico mais, je ne sais pourquoi, je n’y suis jamais arrivé… Vous avez l’air en splendide forme ! »

« Et vous donc ! »

Il se mit à boutonner sa chemise ouverte à mi-corps, dévoilant, au-dessus des deux ceinturons, la peau noircie plutôt que bronzée de soleil ; il tapota, sous le ceinturon du bas, la bandoulière oblique plongeant vers l’étui à revolver, sur la hanche, fixé à sa jambe droite par une lanière plate de cuir, tapota cette lanière (il était en secret extrêmement fier de tout son attirail) puis la poche de poitrine de sa chemise où il découvrit une flasque cigarette roulée, qu’il allumait quand Yvonne dit :

« Qu’est-ce que c’est, la nouvelle dépêche d’Ems ? »

« La C.T.M., » Hugh par-dessus l’épaule regarda sa dépêche, « la Confédération des Travailleurs Mexicains, a envoyé une pétition. Ils n’admettent pas certain tripatouillage teuton, dans cet État. À mon point de vue, ils ont raison. » Hugh parcourut des yeux le jardin ; où était Geoff ? Pourquoi était-elle là ? Elle a l’air par trop désinvolte. Ne sont-ils pas séparés ou divorcés, après tout ? À quoi ça rime-t-il ? Yvonne rendit la dépêche à Hugh, qui la glissa dans la poche de sa veste. « Ça », dit-il, en enfilant sa veste maintenant qu’ils se tenaient à l’ombre, « c’est la dernière dépêche que j’expédie au Globe. »

« Alors Geoffrey – » Yvonne le considéra : elle tira le bas du dos de la veste (la sachant celle de Geoff ?), les manches étaient trop courtes : elle avait le regard peiné et affligé, mais vaguement amusé : tandis qu’elle continuait à émonder les fleurs, elle réussit à prendre une expression à la fois intriguée et indifférente ; elle demanda :

« Qu’est-ce que toute cette histoire de voyage en wagon à bestiaux que j’entends sur votre compte ? »

« Je suis entré au Mexique déguisé en cow-boy pour qu’ils me croient du Texas, à la frontière, et ne me fassent rien payer comme taxe. Ou qu’ils ne fassent rien de pire », dit Hugh, « l’Angleterre étant persona non grata ici, pour ainsi dire, depuis tout ce boucan sur le pétrole de Cárdenas. Bien sûr que nous sommes moralement en guerre avec le Mexique, au cas où vous ne le sauriez pas – où est notre rubiconde Majesté ? »

« — Geoffrey dort », dit Yvonne, ça ne voudrait-il pas dire par hasard qu’il cuve une cuite, pensa Hugh. « Mais votre journal ne fait pas le nécessaire pour ces choses-là ? »

« C’est selon. C’est muy complicado… J’avais envoyé ma démission au Globe, aux États-Unis, mais ils n’avaient pas répondu – hé, laissez-moi faire ça – »

Yvonne tentait de repousser une branche rétive de bougainvillée qui barrait quelques marches sans qu’il l’eût encore remarquée.

« Vous avez entendu dire que nous étions à Quauhnahuac, je suppose ? »

« Je m’étais aperçu que je pouvais faire d’une pierre plus d’un coup en venant au Mexique… Bien sûr que ç’a été une surprise que vous ne soyez pas là – »

« N’est-ce pas que c’est une ruine, le jardin ? » fit brusquement Yvonne.

« Il me semble absolument superbe, quand on songe que Geoffrey n’a pas de jardinier depuis si longtemps. » Hugh avait maîtrisé la branche – ils perdent la bataille de l’Èbre parce que c’est ça que j’ai fait – et les marches apparurent ; Yvonne les descendit en faisant la grimace, s’arrêta presque au bas pour passer l’inspection d’un oléandre à l’air passablement vénéneux, persistant à fleurir même en cette saison :

« Et votre ami, c’était un vacher ou faisait-il semblant lui aussi ? »

« Contrebandier, je crois. Geoff vous a parlé de Weber, hein ? » Hugh eut un petit rire. « Je le soupçonne fort de passer des munitions. En tout cas je me suis mis à discuter avec le bonhomme dans un caboulot d’El Paso et il s’est trouvé qu’il s’était débrouillé pour aller jusqu’à Chihuahua en wagon à bestiaux, bonne idée semblait-il, et de là filer à Mexico en avion. Nous avons pris l’avion en effet dans un bled au drôle de nom, quelque chose comme Cusihuriachic, discutant durant tout le voyage, vous savez – c’était un de ces demi-fascistes américains passé par la Légion étrangère, et Dieu sait quoi. Mais c’était à Parián qu’il voulait aller en réalité, de sorte qu’il nous a commodément débarqués à l’aérodrome d’ici. Ç’a été tout un voyage. »

« Comme ça vous ressemble, Hugh ! »

D’en bas Yvonne lui lançait un sourire, mains aux poches de son pantalon, jambes très à l’écart, en garçon. Ses seins pointaient sous la blouse brodée de pyramides et de fleurs et d’oiseaux, probablement achetée ou apportée à l’intention de Geoff, et une fois de plus Hugh sentit au cœur une souffrance et détourna les yeux.

« J’aurais dû sans doute descendre cette crapule sur-le-champ : mais c’était un chic type, ce cochon-là – »

« On peut voir Parián d’ici quelquefois. » Hugh offrit une cigarette dans le vide. « N’est-ce pas là quelque chose d’inusablement britannique ou je ne sais quoi de la part de Geoff, d’être en train de dormir ? » Il descendait le sentier derrière Yvonne. « Tenez, ma dernière cigarette toute faite. »

« Geoffrey était au Bal de la Croix-Rouge la nuit dernière. Il est assez vanné, le pauvre cher. » Ils s’en allaient ensemble, fumant, et Yvonne s’arrêtait à presque chaque pas pour arracher une mauvaise herbe ou l’autre jusqu’à ce que, soudain, elle fît halte pour scruter une plate-bande qu’étranglait toute, brutale, une rude vigne vierge. « Mon Dieu, et dire que c’était un beau jardin. On eût dit le Paradis. »

« Alors, sortons-en, diable. À moins que vous ne soyez trop lasse pour une promenade. » À ses oreilles parvint le ricochet d’un ronflement ulcéré, torturé, mais indépendant, maître de soi : la sourde voix de l’Angleterre depuis belle lurette endormie.

Yvonne jeta vivement un regard à la ronde, comme dans la crainte que Geoff ne jaillît telle une bombe par la fenêtre avec lit et tout, à moins qu’il ne fût sous le porche, et hésita. « Pas le moins du monde », dit-elle, pleine d’allant et d’ardeur. « Allons-y… » Elle se mit à descendre le sentier devant lui. « Qu’est-ce que nous attendons ? »

Inconsciemment il n’avait cessé de la contempler, son cou et ses bras nus et bronzés, le pantalon jaune, le rouge vif des fleurs au dos, les cheveux châtains cernant ses oreilles, le mouvement gracieux et rapide de ses sandales jaunes où elle semblait danser, flotter plutôt que marcher. Il la rattrapa, et de nouveau ils marchèrent ensemble, évitant un oiseau à la longue queue qui d’une glissade s’abattait près d’eux comme une flèche à bout de jet.

En avant d’eux maintenant se pavanait l’oiseau, dans la descente de l’allée défoncée, au travers de l’entrée sans grille où le rejoignit un dindon pourpre et blanc, pirate tentant de s’enfuir à toutes voiles, puis dans la rue poudreuse. Ils riaient aux oiseaux, mais les choses qu’ils se seraient mis à dire en des circonstances un peu autres – telles que : Je me demande ce que sont devenus nos vélos ou, vous rappelez-vous, à Paris, ce café avec des tables en haut des arbres à Robinson – demeuraient tues.

Ils tournèrent sur la gauche, s’éloignant de la ville. Sous eux dévalait à pic la route. Dans le fond s’élevaient des collines violine. Pourquoi cela n’a-t-il point d’amertume, pensait-il, en effet, pourquoi, cela en avait déjà : Hugh pour la première fois sentit l’autre morsure au moment où la Calle Nicaragua, dépassant les murs des grandes résidences, se transformait en un chaos presque impraticable de fondrières et de pierres branlantes. La bicyclette d’Yvonne n’y aurait pas servi à grand-chose.

« Qu’est-ce que vous pouviez fabriquer au Texas, Hugh ? »

« Traquer les sinistrés de l’Oklahoma. C’est-à-dire que j’étais allé les chercher dans leur État. Je pensais que le Globe devrait s’intéresser aux « Okies ». Puis je suis descendu au Texas dans ce ranch. C’est là que j’ai entendu dire qu’on ne permettait pas à ces types du « Bol à Poussière » de passer la frontière. »

« Quel vieux Père la Fouine vous faites ! »

« J’ai débarqué à Frisco juste à temps pour Munich. » Hugh fixa les yeux loin à gauche, où venait d’apparaître la tour de guet à treillis de la prison d’Alcapancingo, au sommet de laquelle de petites silhouettes scrutaient l’est et l’ouest avec des jumelles.

« Ils ne font là que s’amuser. La police d’ici adore faire des mystères, comme vous. Où étiez-vous avant ? Nous devons nous être ratés de peu à Frisco. »

Un lézard s’éclipsa dans la bougainvillée qui poussait au long du talus, bougainvillée sauvage, celle-ci, trop-plein des cultivées ; un autre lézard suivit. Sous le talus béait une cavité à demi étayée, peut-être une autre entrée de la mine. À leur droite tombaient abruptement des champs, basculant pêle-mêle sous tous les angles. Loin au-delà il distinguait, au fond d’une coupe de collines, la vieille arène de courses de taureaux et de nouveau entendit la voix de Weber dans l’avion, lui hurlant, braillant à l’oreille, tandis qu’ils se repassaient la gourde de habanero : « Quauhnahuac ! C’est là qu’ils crucifiaient les femmes dans les arènes pendant la révolution et qu’ils lâchaient les taureaux dessus. Et voilà le plus joli ! Les caniveaux charriaient du sang et ils rôtissaient les chiens sur la place du marché. Ils tirent d’abord et te posent les questions après ! T’as foutrement raison ! – » Mais il n’y avait pas de révolution à Quauhnahuac, à présent, et dans leur quiétude les pentes violine devant eux, les champs, même la tour de guet et l’arène, paraissaient parler tout bas de paix, voire de paradis. « En Chine », répondit-il.

Yvonne tourna la tête, souriante, en dépit de ses yeux troublés et perplexes : « Et la guerre ? » dit-elle.

« Justement. Je suis tombé d’une voiture d’ambulance avec trois douzaines de bouteilles de bière et six journalistes par-dessus, et c’est alors que j’ai décidé qu’il serait plus sain d’aller en Californie. » Hugh jeta un coup d’œil soupçonneux à un bouc sur leur droite qui, les ayant suivis au long de la marge d’herbe entre une clôture de fil de fer et la route, s’y tenait maintenant immobile, les considérant avec un dédain de patriarche. « Non, c’est eux la forme de vie animale la plus basse, sauf peut-être – attention ! – mon Dieu, je le savais – » Le bouc avait chargé, et Hugh se sentit grisé de l’impact et de la chaleur brusques et terrifiés du corps d’Yvonne, tandis que l’animal les manquait, dérapait, prenait dans une glissade le brusque virage à gauche de la route sur un pont de pierre bas, et disparaissait à l’assaut d’une colline, remorquant sa longe avec rage. « Ah ces boucs », fit-il en se désenlaçant d’Yvonne avec fermeté. « Même quand il n’y a pas de guerre, pensez au mal qu’ils font », poursuivit-il au travers d’un reste d’énervement, de mutuelle dépendance dans leur gaieté. « Les journalistes, je veux dire, pas les boucs. Pas de châtiment à leur mesure sur terre. Rien que le Malebolge… Et voici le Malebolge. »

Le Malebolge, c’était la barranca, le ravin serpentant à travers la campagne, étroit en ce point-ci – mais la forte impression parvint à détacher leur esprit du bouc. Le petit pont de pierre sur lequel ils étaient, passait dessus. Des arbres dont ils surplombaient les cimes poussaient sur la descente du ravin, masquant de leur feuillage la chute formidable. Du fond parvenait le faible petit rire de l’eau.

« Ça doit être par ici à peu près, si Alcapancingo se trouve là-bas », dit Hugh, « que Bernai Díaz et ses Tlaxcalans traversèrent pour se rabattre sur Quauhnahuac. Nom superbe pour orchestre de danse : Bernai Díaz et ses Tlaxcalans… Ou est-ce que vous n’auriez pas mis le nez dans Prescott, à l’Université d’Hawaï ? » « Mm hm », fit Yvonne, voulant dire oui comme non, à cette question qui ne voulait rien dire, et elle sonda le ravin du regard en frissonnant.

« Je crois bien que ça faisait tourner la tête même au vieux Díaz. »

« Ça ne m’étonnerait pas. »

« Vous ne pouvez les voir, mais c’est plein à craquer de journalistes défunts, en train d’épier encore par les trous de serrure et de se persuader qu’ils agissent au mieux des intérêts de la démocratie. Mais j’oubliais que vous ne lisez pas les journaux. Hein ? » Hugh se mit à rire. « Journalisme égale prostitution intellectuelle mâle du verbe et de la plume, Yvonne. Sur ce point je suis tout à fait d’accord avec Spengler. Hé là. » Hugh leva soudain l’œil à un bruit désagréablement familier, comme d’un millier de tapis battus en même temps dans le lointain : le tumulte émanant, semblait-il, du côté des volcans presque insensiblement apparus, fut à l’instant suivi du twang-piiing prolongé de l’écho.

« Exercices de tir », dit Yvonne. « Ils remettent ça. »

Des parachutes de fumée voguaient à la dérive au-dessus des montagnes ; une minute, ils regardèrent en silence. Hugh poussa un soupir et se mit à rouler une cigarette.

« J’avais un ami anglais qui se battait en Espagne et, s’il est mort, je suppose qu’il y est toujours. » Hugh mouilla de la langue la feuille repliée, la scella et alluma : la cigarette tira vite et fort. « En fait on l’a dit mort deux fois mais les deux dernières fois il a reparu. Il y était en 36. Tandis qu’ils attendaient l’attaque de Franco il était couché près de sa mitrailleuse dans la bibliothèque de la Cité Universitaire à lire De Quincey, qu’il ne connaissait pas. Mais j’exagère peut-être pour la mitrailleuse : je ne pense pas qu’à eux tous ils en aient eu une seule. C’était un communiste et le meilleur gars, à peu de chose près, que j’aie jamais rencontré. Il avait un penchant pour le rosé d’Anjou. Il avait aussi un chien nommé Harpo, là-bas à Londres. Vous n’auriez sans doute pas supposé qu’un communiste ait un chien nommé Harpo – oui ou non ? »

« Oui ou non ? »

Hugh mit le pied sur le parapet et contempla sa cigarette qui, telle l’humanité, semblait bien décidée à se consumer aussi vite que possible.

« J’avais un autre ami qui est allé en Chine, mais il ne sut qu’y faire ou on ne sut qu’en faire, de sorte qu’il est venu en Espagne aussi comme volontaire. Avant de voir la moindre escarmouche il s’est fait tuer par un obus égaré. Ces deux types avaient la vie on ne peut plus douce, chez eux. Ils ne s’étaient pas enfuis avec la caisse. » Gauchement il se tut.

« Bien sûr nous avons quitté l’Espagne un an environ avant que ça ne commence, mais Geoffrey avait l’habitude de dire qu’on faisait beaucoup trop de sentiment sur toute cette histoire d’aller mourir pour les Loyalistes. Au fait, il disait qu’à son sens mieux vaudrait de beaucoup que les fascistes gagnent et en finissent avec – »

« Son point de vue est autre, à présent. Il dit que lorsque les fascistes gagneront, il n’y aura en Espagne qu’une sorte de « gel » de la culture – à propos, est-ce la lune là-haut ? – mais gel, de toute façon. Avec dégel probable à une date future où l’on découvrira, s’il vous plaît, qu’il y a eu simple suspense de l’animation. Peut-être bien que c’est vrai, pour ce qui est de cela. Soit dit en passant, saviez-vous que moi, j’ai été en Espagne ? »

« Non », dit Yvonne, surprise.

« Mais oui. C’est là que je suis tombé d’une ambulance avec deux douzaines de bouteilles de bière et six journalistes seulement par-dessus moi, le tout filant sur Paris. Ce n’était pas très longtemps après que je vous ai vue pour la dernière fois. Ça se passait juste au moment où l’affaire de Madrid commençait vraiment à appareiller ; quand ils se sont effondrés la partie parut jouée, de sorte que le Globe m’enjoignit de mettre les voiles… Et comme un idiot j’ai filé, mais après ils m’ont renvoyé une fois de plus pour quelque temps. Je ne suis parti en Chine que jusqu’après Brihuega. »

Yvonne lui décocha un regard singulier, puis :

« Hugh, vous ne songeriez pas, par hasard, à retourner en Espagne maintenant, n’est-ce pas ? »

Hugh secoua la tête en riant : avec grand soin, il fit tomber sa cigarette en miettes dans le ravin. « Cui bono ? Pour défendre la cause de cette noble armée d’experts et de maquereauteurs, déjà repartis chez eux s’entraîner aux petites vacheries avec quoi ils comptent discréditer toute l’histoire – au premier signe que la mode ne soit plus de la faire à l’acolyte de Moscou. Non, muchas gracias. Et j’en ai complètement fini avec le boulot du journal, je ne blague pas. » Hugh s’enfonça les pouces sous la ceinture. « De sorte que – puisqu’ils ont licencié la Brigade internationale il y a cinq semaines, le vingt-huit septembre pour être exact – deux jours avant que Chamberlain ne soit allé à Godesberg torpiller dextrement l’offensive de l’Èbre – et que la moitié de la dernière bande de volontaires est toujours en train de pourrir à Perpignan en prison, comment voudriez-vous de toute façon qu’on puisse y aller, à cette heure tardive ? »

« Alors que voulait dire Geoffrey en racontant qu’il vous « fallait de l’action » et toute cette histoire ?… Et qu’est-ce que cet autre mystérieux dessein qui vous a mené ici ? »

« C’est vraiment plutôt fastidieux », répondit Hugh. « En fait je vais reprendre la mer pour un moment. Si tout va bien, je pars de Vera Cruz dans une semaine environ. Comme maître de timonerie, vous savez que je suis matelot breveté, n’est-ce pas ? J’aurais bien pu trouver un bateau à Galveston, mais ce n’est pas aussi facile que dans le temps. De toute manière, ce sera plus amusant de partir de Vera Cruz. La Havane, Nassau peut-être et puis, vous savez, descente vers les Antilles et Sao Paulo. J’ai toujours désiré jeter un coup d’œil sur Trinidad – ça pourrait être vraiment rigolo de s’en sortir un jour. Geoff m’a aidé en me donnant deux lettres d’introduction mais rien de plus, je ne tenais pas à le rendre responsable. Essayez de persuader le monde de ne pas se couper la gorge durant un lustre ou plus, comme moi, sous un nom ou un autre, et vous commencerez à vous apercevoir que même votre conduite rentre dans le jeu du monde. Je vous le demande, qu’est-ce qu’on sait ? »

Et Hugh pensait : le vapeur Noemijolea, 6 000 tonnes, partant de Vera Cruz dans la nuit du 13-14 (?) novembre 1938, avec du café et de l’antimoine, faisant route pour Freetown, Afrique Occidentale anglaise, s’y rendra, assez bizarrement, de Tzucox sur la côte du Yucatan et aussi, en direction du nord-est : en dépit de quoi il débouchera encore par les passes dites du Vent et Crooked dans l’océan Atlantique : où, après bien des jours de pleine mer, il arrivera éventuellement en vue de la montagneuse Madère : d’où, évitant Port-Lyautey et ayant soin de garder à quelque 3 000 kilomètres au sud-est sa destination de la Sierra Leone, il traversera, avec de la veine, le détroit de Gibraltar. D’où de nouveau, éludant, il faut l’espérer de tout cœur, le blocus de Franco, il s’acheminera avec la plus grande circonspection sur la mer Méditerranée, laissant d’abord le cap de Gata, puis le cap Palos, puis le cap de la Nao loin derrière : de là, reconnues les îles Pityuses, il coupera au travers du golfe de Valence, non sans roulis, et puis vers le nord, passé Carlo de la Rápita et l’embouchure de l’Èbre, jusqu’à ce qu’apparaisse, indistincte sur l’arrière du travers, la rocheuse côte de Garraf où enfin, son roulis persistant, à Vallarca, à trente-deux kilomètres au sud de Barcelone, il débardera sa cargaison de T.N.T. destinée aux armées loyalistes serrées de près et sautera sans doute en mille morceaux –

Yvonne, les cheveux pendant sur la figure, regardait dans la barranca : « Je sais que Geoff semble assez infect par moments », disait-elle, « mais il y a un point sur lequel je suis tout à fait d’accord avec lui, ces idées romantiques sur la Brigade internationale – »

Mais Hugh se tenait debout à la barre : Firmin la Patate ou Colomb à rebours ; au-dessous de lui était suspendu au creux de l’onde bleue l’avant-pont de la Noemijolea et, à travers les dalots côté sous le vent, l’embrun au ralenti giclait aux yeux du marin qui piquait la rouille d’un treuil : sur le poste d’équipage la vigie fit écho à la cloche, sonnée par Hugh une fois l’instant d’avant, et le marin ramassa ses outils : le cœur de Hugh suivait la montée du navire, il prenait conscience que l’officier de quart n’était plus en blanc mais en bleu pour l’hiver, mais conscience en même temps d’une exultation, de l’infinie purification de la mer –

Yvonne rejeta les cheveux en arrière, impatiente, et se redressa. » S’ils ne s’en étaient pas mêlés la guerre serait finie depuis longtemps ! » « Eh bien, de brigade y en a pus », dit Hugh distraitement, car ce n’était plus un navire qu’il pilotait à présent, mais le monde, hors de l’océan Atlantique de sa misère. « Si les sentiers de gloire ne mènent qu’à la tombe – j’ai fait jadis ce genre d’excursion dans la poésie – alors : l’Espagne est la tombe où mène la gloire d’Albion. »

« Balivernes ! »

Hugh rit tout à coup, pas très fort, de rien du tout sans doute : d’un preste mouvement il se dressa et sauta sur le parapet.

« Hugh ! »

« Mon Dieu. Des chevaux », dit Hugh en lorgnant, s’étirant jusqu’à son mètre quatre-vingt-huit de taille mentale (il mesurait un mètre soixante-dix-neuf).

« Où ? »

Il montrait du doigt. « Là-bas. »

« Bien sûr », dit lentement Yvonne, « j’avais oublié – ils appartiennent au Casino de la Selva : ils les mettent là dehors à la pâture ou je ne sais quoi. En montant un peu la colline nous y arriverons – »

… Sur une pente douce maintenant à leur gauche, des poulains à la robe lustrée se roulaient dans l’herbe. Ils quittèrent la Calle Nicaragua pour suivre une étroite sente ombragée qui descendait le long d’un côté du paddock. Les écuries faisaient partie de ce qui semblait être une ferme laitière modèle. Elle s’étendait au loin sur un terrain uni où de grands arbres d’aspect anglais s’alignaient des deux côtés d’une allée herbeuse sillonnée d’ornières. À une certaine distance, quelques vaches peu nombreuses et de taille respectable qui, toutefois, comme les « longues cornes » du Texas, offraient une ressemblance troublante avec des cerfs (Je vois que vous avez retrouvé votre bétail, dit Yvonne) étaient couchées sous les arbres. Une file d’étincelants seaux à lait prenait le soleil au long des écuries. Une douce odeur de lait et de vanille et de fleurs sauvages flottait en cet endroit paisible. Et le soleil planait sur le tout.

« N’est-ce pas là une ferme adorable », dit Yvonne. « C’est une sorte d’expérience que fait le gouvernement, je crois. J’aimerais avoir une ferme comme celle-ci. »

« — peut-être aimeriez-vous à la place louer deux de ces petits chevaux grand modèle là-bas ? »

Leurs montures se trouvèrent coûter deux pesos l’heure chacune. « Muy correcto », les yeux noirs du garçon d’écurie pétillèrent de gaieté à la vue des bottes de Hugh, tandis qu’il se tournait prestement pour ajuster les profonds étriers de cuir d’Yvonne. Hugh ne savait pourquoi, mais ce garçon lui rappelait comment, à Mexico, si l’on se tient à un certain point du Paseo de la Reforma le matin de bonne heure, tous les gens que l’on voit semblent soudain courir au travail en riant, défilant au pied de la statue de Pasteur… « Muy incorrecto », Yvonne vérifiait de l’œil son pantalon : en deux bonds elle fut en selle. « Nous ne sommes encore jamais montés ensemble, n’est-ce pas ? » Comme ils s’en allaient bringuebalant, elle se pencha pour flatter l’encolure de sa jument. Ils montèrent le sentier à l’amble, accompagnés de deux poulains qui avaient suivi leurs mères hors du paddock et d’un affectueux chien blanc, au poil laineux soigné, qui appartenait à la ferme. Au bout d’un moment, le sentier s’embranchait sur une grande route. Ils semblaient se trouver à Alcapancingo même, sorte de faubourg à la débandade. La tour de guet plus proche, plus haute, s’épanouissait par-dessus un bois au travers duquel ils distinguaient tout juste les hautes murailles de la prison. De l’autre côté, à leur gauche, parut la maison de Geoffrey vue presque à vol d’oiseau, le bungalow tapi, minuscule en avant des arbres, le long jardin du bas qui descendait à pic, parallèlement auquel, à différents niveaux, grimpant en oblique la colline, tous les autres jardins des résidences voisines, chacun avec le rectangle bleu cobalt de sa piscine, descendaient également à pic vers la barranca, tandis qu’au loin s’étendaient les terres, qui remontaient du haut de la Calle Nicaragua vers la prééminence du Palais Cortez. Ce point blanc là-bas au fond, pouvait-il être Geoffrey en personne ? Pour éviter sans doute d’arriver à un endroit où, par l’entrée du jardin public, ils devraient se trouver presque en face de la maison, ils enfilèrent au trot un autre sentier qui dévalait à droite. Hugh se plaisait à voir Yvonne monter à la cow-boy, collée à la selle et non, selon l’expression de Juan Cerillo, « comme dans les jardins ». La prison était maintenant derrière eux, et il s’imagina leur couple en train d’atteindre en trottant des dimensions énormes, au foyer des jumelles fureteuses, là-haut sur la tour de guet : « Guapa », dirait un policier. « Ah, muy hermosa », s’écrierait peut-être un autre, ravi par Yvonne, s’en léchant les babines. Toujours le monde restait dans le champ des jumelles de la police. Pendant ce temps les poulains, ne se rendant peut-être pas tout à fait compte qu’une route était un moyen d’aller quelque part et non, comme un champ, quelque chose où se vautrer ou manger, ne cessaient de vagabonder des deux côtés dans les sous-bois. Alors les juments anxieuses hennissaient après eux, et ils jouaient des quatre pattes pour réapparaître. Bientôt les juments se lassèrent de hennir, si bien que ce fut Hugh qui, comme il avait appris à le faire, siffla à leur place. Il s’était promis de veiller sur les poulains mais, en réalité, c’était le chien qui veillait sur eux tous. Visiblement dressé à éventer les serpents, il courait en tête puis revenait s’assurer que tout allait bien, avant de s’élancer à nouveau. Hugh l’observa un instant : il n’était certes pas facile de voir le rapport avec les chiens parias de la ville, ces créatures horribles qui semblaient suivre son frère comme son ombre.

« C’est étonnant ce que vous faites bien le cheval », dit soudain Yvonne. « Où diable avez-vous appris ça ? »

« Wh-wh-wh-wh-wh-wh-wh-wh-whiiii-iou », siffla Hugh de nouveau. « Au Texas. » Pourquoi avait-il dit au Texas ? Il l’avait appris en Espagne, de Juan Cerillo. Hugh retira sa veste et la mit en travers du garrot du cheval, devant la selle. Se retournant tandis que les poulains jaillissaient docilement des buissons, il ajouta : « C’est la whiiii-iou qui fait tout. La finale mourante du hennissement. »

Ils passèrent devant le bouc : deux farouches cornes d’abondance s’élevant d’une haie. On ne pouvait s’y tromper. En riant ils essayèrent de tirer au clair s’il avait quitté la Calle Nicaragua par l’autre sentier, ou à sa jonction avec la route d’Alcapancingo. Le bouc, en train de brouter à la lisière d’un champ, levait sur eux, maintenant, un œil machiavélique dont il les scruta, mais sans aller plus loin. J’ai manqué mon coup l’autre fois, il se peut. Nonobstant, je reste sur le sentier de la guerre.

Le nouveau sentier, paisible, tout ombragé, creusé d’ornières profondes et, malgré le temps sec, encore rempli de flaques reflétant magnifiquement le ciel, allait vagabondant entre des bouquets d’arbres et des haies démolies masquant des terrains vagues, et c’était à présent comme s’ils étaient une troupe, une caravane emportant pour plus de sécurité, pendant sa chevauchée, un petit monde d’amour avec elle. Il allait faire trop chaud, avait-on cru plus tôt : mais il y avait juste assez de soleil pour les réchauffer, la brise leur caressait mollement la figure, de chaque côté leur souriait la campagne avec une innocence trompeuse ; un ronron somnolent s’élevait du matin, les juments dodelinaient de la tête, là étaient les poulains, ici le chien ; et le sacré mensonge que tout ça, pensa-t-il : nous sommes inévitablement tombés dans le panneau, c’est comme si, en ce seul jour de l’année, où les morts revivent, où ainsi qu’on l’apprenait de bonne source dans le car en ce jour de miracles et de visions, quelque destin contraire nous permettait d’entrevoir pour une heure ce qui jamais ne fut, ce qui jamais ne peut être depuis la fraternité trahie, l’image de notre bonheur, de ce qu’il vaudrait mieux penser n’avoir pu être. Une autre idée frappa Hugh. « Pourtant je n’espère pas, jamais de ma vie, être plus heureux que je ne suis maintenant. Point de paix que je puisse jamais trouver qui ne soit empoisonnée, comme sont empoisonnés ces moments – »

(« Firmin, tu es une sorte de pauvre brave type. » La voix aurait pu être celle d’un membre fictif de leur caravane et Hugh, maintenant, se représentait distinctement Juan Cerillo, grand, montant un cheval bien trop petit pour lui, sans étriers, de sorte que ses pieds touchaient presque terre, son vaste chapeau enrubanné sur l’occiput, et une machine à écrire dans une boîte posée sur le pommeau, la courroie à son cou ; de sa main libre il tenait une bourse garnie d’argent, et à ses côtés courait dans la poussière un garçon. Juan Cerillo ! Il avait été l’un des symboles humains publics assez rares, en Espagne, de l’aide généreuse effectivement fournie par le Mexique ; il était retourné chez lui avant Brihuega. Après avoir reçu une formation de chimiste, il travaillait pour une Caisse de Crédit d’Oaxaca avec l’Ejido, délivrant à cheval l’argent pour le financement de l’effort collectif de lointains villages zapotecans ; fréquemment assailli par des bandits au cri meurtrier de Viva el Cristo Rey, essuyant les balles d’ennemis de Cárdenas nichés dans des clochers carillonnant, son travail quotidien était une autre aventure au service d’une cause humaine, et Hugh avait été invité à la partager. Car Juan avait envoyé, par exprès, une lettre – à la minuscule enveloppe vaillamment timbrée d’archers décochant leurs flèches au soleil – disant qu’il allait bien, qu’il avait repris le travail, à moins de cent soixante kilomètres de là, et maintenant que les montagnes mystérieuses semblaient, à chaque coup d’œil, déplorer l’occasion négligée au bénéfice de Geoff et de la Noemijolea, Hugh croyait entendre son bon ami le tancer. C’était la même voix plaintive qui avait dit une fois, en Espagne, du cheval laissé à Cuicatlán : « Mon pauvre cheval, il doit être en train de mordre, de mordre tout le temps. » Mais à présent elle parlait du Mexique, de l’enfance de Juan, de l’année de la naissance de Hugh. Juárez avait vécu, était mort. Était-ce pourtant un pays de liberté de parole et de garantie de la vie, de liberté et de poursuite du bonheur ? Un pays d’écoles aux brillantes fresques murales, où même chaque froid petit village de montagne possédait son théâtre de pierre à ciel ouvert, et où la terre était la propriété d’un peuple libre d’exprimer son génie autochtone ? Un pays de fermes modèles : d’espoir ? – C’était un pays d’esclavage, où les êtres humains étaient vendus comme du bétail et les peuples indigènes, les Yaquis, les Papagos, les Tomasachics, exterminés par la déportation ou réduits à pire que le péonage, leurs terres serves ou passées aux mains d’étrangers. Et à Oaxaca s’étend la terrible Valle Nacional où Juan lui-même, authentique esclave, à sept ans, avait vu battre à mort son frère plus âgé et un autre, acheté quarante-cinq pesos, mourir de faim en sept mois, parce que cela coûtait moins cher à son propriétaire d’acheter un autre esclave, que de tuer simplement de travail en un an un seul esclave mieux nourri. Tout ceci avait nom Porfirio Díaz : des rurales partout, des jefes politicos, et l’assassinat, l’extirpation des institutions politiques libérales, l’armée engin de massacre, instrument d’exil. Juan le savait, l’ayant subi ; et davantage. Car pendant la révolution, plus tard, sa mère fut tuée. Et plus tard encore Juan lui-même tua son père, combattant de Huerta, mais qui avait trahi. Ah, la faute et l’affliction avaient marché sur les pas de Juan, lui aussi, car il n’était pas catholique pour sortir ravivé du bain froid de la confession. Tout de même s’imposait cette banalité : que ce qui est passé est passé, irrévocablement. Et conscience avait été donnée à l’homme pour ne le regretter que dans la mesure où cela pourrait changer l’avenir. Car l’homme, tout homme, semblait lui dire Juan, juste comme le Mexique, doit sans cesse lutter pour s’élever. Qu’était la vie, sinon une guerre et le passage sur terre d’un étranger ? La révolution fait rage aussi dans la tierra caliente de toute âme d’homme. Nulle paix qui ne doive payer plein tribut à l’enfer –)

« Pas possible ? »

« Pas possible ? »

Ils descendaient tous la colline d’un pas lourd – même le pas du chien, assoupi dans un soliloque laineux – vers une rivière, et voici qu’ils étaient dedans, le premier pas prudent et pesant en avant, puis l’hésitation, puis la progression par à-coups, cette titubation au pied sûr sous soi, si délicate pourtant qu’il en émanait une certaine sensation de légèreté, comme si la jument eût été en train de nager, ou de flotter dans l’air, vous faisant traverser avec la divine sûreté d’un saint Christophe plutôt qu’au moyen d’un instinct faillible. Le chien nageait en tête, idiotement suffisant ; les poulains, hochant solennellement leurs têtes émergées jusqu’à l’encolure, ballottaient à la queue : le soleil scintillait sur l’eau calme qui plus loin en aval, là où se resserrait la rivière, se brisait en rageuses petits vagues, tourbillons et remous contre de noirs rochers tout auprès de la rive, prenant un air sauvage, presque un air de rapides ; au ras de leurs têtes manœuvrait un extatique éclair d’étranges oiseaux, exécutant loopings et tours à la Immelman à une vitesse incroyable, aérobatiques comme des libellules nouveau-nées. La rive opposée était boisée dru. Passé la pente douce du bord, un peu à gauche de ce qui semblait être l’entrée caverneuse du prolongement de leur sentier, se trouvait une pulqueria ornée, au-dessus de sa paire de portes battantes en bois (qui à distance ressemblaient assez aux chevrons immensément grossis d’un sergent américain) de rubans flottants aux gais coloris. Pulques Finos, disait en lettres bleu déteint le mur de brique crue, d’un blanc d’huître : La Sepultura… Nom macabre : mais nul doute qu’il n’ait une acception humoristique quelconque. Un Indien était assis, dos au mur, son grand chapeau à demi rabattu sur la face, reposant dehors au soleil. Son, ou un cheval était attaché près de lui à un arbre et, du milieu de l’eau, Hugh pouvait voir le nombre sept marqué au fer sur sa croupe. Une affiche du cinéma local était fixée à l’arbre : Las Manos de Orlac con Peter Lorre. Sur le toit de la pulqueria un moulin à vent-jouet, du genre qu’on voit au Cape Cod, Massachusetts, tournoyait sans répit dans la brise. Hugh dit :

« Votre cheval ne cherche pas à boire, Yvonne, rien qu’à se mirer dans l’eau. Ne lui tirez pas sur le mors. »

« Je n’en faisais rien. Je le savais aussi », dit Yvonne, avec un petit sourire railleur.

Ils zigzaguèrent lentement à travers la rivière ; le chien, nageant comme une loutre, avait presque atteint la rive d’en face. Hugh sentait qu’il y avait une question dans l’air.

« — vous êtes l’invité de la maison, vous savez. »

« Por favor. » Hugh salua de la tête.

« — aimeriez-vous dîner dehors et aller au cinéma ? Ou est-ce que vous affronterez la cuisine de Concepta ? »

« Quoi quoi ? » Hugh, pour une raison ou pour une autre, était en train de penser à sa première semaine d’école secondaire, en Angleterre, toute une semaine à ne point savoir ce qu’on était censé faire ou répondre à n’importe quelle question, mais à se faire porter par une sorte de pression d’ignorance partagée dans des halls bondés, vers des activités, des marathons, même à s’isoler à l’écart, comme lorsqu’il se retrouva en train de faire du cheval avec la femme du directeur, en récompense, lui avait-on dit, mais de quoi, il n’avait jamais découvert. « Non, je crois que je détesterai aller au cinéma, merci bien », et il se mit à rire.

« C’est un drôle de petit cinéma – peut-être qu’il vous amuserait. Les actualités étaient d’habitude vieilles de deux ans et je ne pense pas qu’il y ait le moindre changement. Et les mêmes grands films passent et repassent sans cesse. Cimarron et Chercheuses d’or de 1930 et, oh – l’année dernière nous avons vu un film de voyage, Allons au soleil d’Andalousie, en guise de nouvelles d’Espagne – »

« Sacré tonnerre. »

« Et la lumière s’éteint toujours. »

« Je pense avoir vu le film avec Peter Lorre quelque part. C’est un grand acteur mais le film est ignoble. Votre cheval ne cherche pas à boire, Yvonne. C’est l’histoire d’un pianiste qui a un sentiment de culpabilité parce qu’il pense que ses mains sont celles d’un meurtrier ou je ne sais quoi, et ne cesse de les laver du sang versé. Peut-être sont-elles vraiment à un meurtrier, mais j’oublie. »

« Ça a l’air horrifiant. »

« Je sais, mais ça ne l’est pas. »

De l’autre côté de la rivière leurs chevaux cherchèrent à boire pour de bon, et afin de les laisser faire ils s’arrêtèrent. Puis ils remontèrent la pente jusqu’au sentier. Cette fois-ci, les haies étaient plus épaisses et plus hautes et entortillées de volubilis. À cet égard ils auraient pu être en Angleterre, en train d’explorer quelque sente peu connue du Devon ou du Cheshire. Il n’y avait pas grand-chose qui contrariât l’effet, sinon un éventuel conclave de vautours en peloton sur un arbre. Après avoir grimpé à pic à travers bois, le sentier se nivelait. Bientôt, ils parvinrent en terrain plus découvert et prirent un petit galop.

— Jésus, comme c’était merveilleux ou plutôt, Jésus, comme il eût voulu s’y tromper ainsi que, pensa-t-il, Judas l’eût voulu – voilà que ça revenait, nom de nom – si jamais Judas possédait, avait loué ou plus probablement volé un cheval, après ce petit matin de tous les petits matins, regrettant pour lors d’avoir rendu les trente deniers d’argent – qu’est-ce que ça nous fait, débrouille-toi, lui avaient dit les fils de garces – quand sans doute il avait maintenant envie de boire un coup, trente coups (comme Geoffrey s’en offrirait ce matin sans aucun doute), et peut-être malgré tout s’en était-il offert quelques-uns à crédit, en respirant les bonnes odeurs de sueur et de cuir, en écoutant le plaisant claquettement des sabots du cheval et en se disant, comme tout ça pourrait être gai, de chevaucher de la sorte sous le ciel éblouissant de Jérusalem – et oubliant, un instant, si bien que c’était réellement gai – comme tout ça pourrait être merveilleux si seulement je n’avais pas trahi cet homme hier soir, même sachant parfaitement que j’allais le faire comme ce serait bien vraiment, si seulement toutefois ce n’était chose faite, si seulement ce n’était pas si absolument nécessaire d’aller se pendre –

Et voici que ça revenait en effet, la tentation, le serpent corrupteur d’avenir, et lâche : foule-le aux pieds, espèce d’abruti. Sois tel que le Mexique héraldique. N’as-tu pas franchi la rivière ? Au nom de Dieu, qu’il meure. Et de fait, Hugh passa sur le cadavre d’un serpent corail, gaufré que le chemin telle une ceinture de caleçon de bain. Ou peut-être était-ce un héloderme suspect.

Ils avaient émergé à la lisière extrême de ce qui avait l’air d’un parc spacieux, quelque peu négligé, descendant au loin sur leur droite, ou d’un bocage immense de jadis, planté de grands arbres majestueux. Ils remirent leurs montures au pas et Hugh, par-derrière, resta un moment seul à chevaucher lentement… Les poulains le séparaient d’Yvonne qui fixait, droit devant, des yeux sans expression, comme insensible à ce qui l’entourait. Le bocage semblait irrigué de ruisseaux aux berges artificielles, obstrués par les feuilles – bien que les arbres ne fussent nullement tous caducs et qu’il y eût souvent de sombres flaques d’ombre au bas – et des allées le sillonnaient. Le sentier qu’ils suivaient s’était même transformé en l’une de ces allées. À leur gauche retentit un bruit d’aiguillage ; la gare ne pouvait être bien loin ; sans doute se cachait-elle derrière cette butte empanachée de blanche vapeur. Mais des rails, exhaussés au-dessus des broussailles du terrain, miroitaient entre les arbres sur leur droite ; apparemment, la ligne faisait un vaste crochet tout autour de l’endroit. Ils passèrent devant une fontaine à sec dont le bassin, au pied de quelques marches brisées, débordait de feuilles et de brindilles. Hugh huma l’air : une odeur forte et crue, qu’il ne put reconnaître d’abord, se répandait partout. Ils pénétraient dans le périmètre imprécis de ce qui aurait pu être un château français. L’édifice, à demi caché par des arbres, se trouvait dans une sorte de cour à l’extrémité du bocage, close d’une rangée de cyprès derrière une haute muraille où, droit devant eux, s’ouvrait une porte massive. À travers l’ouverture volait la poussière. Hugh lisait à présent en lettres blanches au flanc du château : Cerveceria Quauhnahuac. Il fit signe et cria de faire halte à Yvonne. C’était donc une brasserie, ce château, mais d’espèce fort bizarre – pas tout à fait résignée à n’être point jardin-restaurant-brasserie en plein air. Dehors dans la cour deux ou trois tables rondes (plus vraisemblablement destinées à parer aux visites éventuelles de « dégustateurs » semi-officiels), recouvertes de feuilles et noircies, étaient disposées sous des arbres immenses d’un aspect pas tout à fait assez familier pour des chênes, ni tout à fait assez étrangement tropical, peut-être pas très vieux en réalité, mais doués de l’air indéfinissable d’être immémoriaux, d’avoir été plantés depuis des siècles par quelque empereur, pour le moins, avec une bêchette d’or. Leur cavalcade s’arrêta au pied de ces arbres, où une petite fille jouait avec un tatou.

De la brasserie elle-même – de près toute différente, oblongue et découpée, plutôt semblable à un moulin dont elle se mit soudain à pousser la clameur tandis que sur elle filaient et glissaient, en forme de roue, des éclats de soleil qu’une eau courante proche dardait en reflétant un coin des machines de l’établissement même – sortit alors un homme en costume bariolé et chapeau à visière, l’air d’un garde-forestier porteur de deux chopes toutes mousseuses de bière brune allemande. Ils n’étaient pas descendus de cheval, et l’homme haussa la bière à portée de leur main.

« Dieu que c’est froid », dit Hugh, « mais c’est bon. » La bière avait un goût mordant, mi-métal mi-terre, comme de glaise distillée. Elle était si froide qu’elle faisait mal.

« Buenos días, muchacha. » À l’enfant au tatou, Yvonne, chope en main, sourit du haut de sa monture. Le garde forestier disparut dans la machinerie par une petite porte qu’il ferma, coupant d’eux la clameur, tel un mécanicien à bord d’un navire. À croupetons et tenant le tatou, l’enfant épiait avec inquiétude le chien qui, à plat ventre, inoffensif en fait vu la distance, surveillait les poulains en tournée d’inspection derrière l’installation. Chaque fois que le tatou se sauvait, comme monté sur de minuscules roulettes, la petite fille vous le rattrapait par sa longue queue en fouet et le mettait ventre en l’air. Qu’il semblait alors étonnamment mou et sans défense ! Voici qu’elle remettait la créature à l’endroit pour la laisser une fois de plus décamper, engin de destruction peut-être, qui, après des millions d’années, en était réduit à cela. « Cuanto ? » demanda Yvonne.

Rattrapant la bête de nouveau, l’enfant flûta : « Cincuenta centavos. »

« Vous n’en voulez pas réellement, n’est-ce pas ? » Hugh, – comme le général Winfield Scott à la sortie des ravins du Cerro Gordol pensa-t-il en son for intérieur, – était assis une jambe en travers du pommeau de la selle.

Yvonne acquiesça pour rire, de la tête : « J’en serais folle. Il est tout à fait mignon. »

« Vous ne pourriez pas l’apprivoiser. Pas plus que la gosse : c’est pour ça qu’elle veut le vendre. » Hugh but une petite gorgée. « Je m’y connais en tatous. »

« Oh moi aussi ! » Yvonne hochait une tête moqueuse aux yeux écarquillés. « Tout et tout ! » « Vous savez donc que si vous lâchez ce machin-là dans votre jardin, il se creusera tout bonnement un tunnel dans la terre pour ne plus jamais reparaître. »

Yvonne hochait toujours la tête, railleuse à demi, ouvrant de grands yeux. « N’est-ce pas un amour ? »

Hugh rejeta la jambe en arrière et, assis à présent, la chope sur le pommeau, regarda à terre la créature au gros nez mauvais, à la queue d’iguane et au ventre tacheté sans défense – jouet pour bébé martien. « No, muchas gracías », dit-il fermement à la petite fille qui, indifférente, n’en battit pas davantage en retraite. « Yvonne, non seulement il ne reparaîtrait pas, mais si vous tentiez de le retenir, il ferait n’importe quoi pour vous traîner au fond du trou, vous aussi. » Il se tourna vers elle, haussant les sourcils et, un instant, ils se regardèrent en silence. « Comme votre ami W.H. Hudson, je crois, l’apprit à ses dépens », ajouta Hugh. Quelque part derrière eux une feuille tomba d’un arbre, tel un bruit brusque de pas. Hugh prit une longue gorgée froide. « Yvonne », dit-il, « ça vous serait-il égal que je vous demande de but en blanc si vous êtes divorcée ou pas d’avec Geoff ? » Yvonne avala sa bière de travers ; comme elle ne tenait pas du tout les rênes, enroulées autour du pommeau, son cheval fit un petit écart en avant, puis halte : Hugh n’eut pas le temps de tendre la main vers la bride.

« Avez-vous l’intention de lui revenir, ou quoi ? Ou êtes-vous déjà revenue ? » Par solidarité, la jument de Hugh avait avancé aussi d’un pas. « Excusez ma brutalité, mais je me sens dans une position horriblement fausse. – J’aimerais connaître exactement la situation. »

« Moi de même. » Yvonne ne le regardait pas. « Alors vous ne savez pas si vous avez divorcé ou pas ? »

« Oh si – j’ai divorcé », répondit-elle, l’air malheureux.

« Mais vous ne savez pas si vous lui êtes revenue ou pas ? »

« Oui. Non… Oui je lui suis revenue, c’est ça, c’est ça. »

Hugh garda le silence tandis qu’une autre feuille tombait à grand bruit et restait suspendue, en équilibre dans les broussailles. « Alors ne serait-il pas plus simple pour vous somme toute que je parte tout de suite », demanda-t-il avec douceur, « au lieu de rester un petit peu comme j’avais espéré ? – de toute façon je pensais aller à Oaxaca un jour ou deux – »

Au mot d’Oaxaca, Yvonne leva la tête. « Oui », dit-elle. « Oui, cela se pourrait. Quoique je n’aime pas dire ça, oh Hugh, mais – »

« Mais quoi ? »

« Mais je vous en prie ne partez pas avant que nous en ayons discuté. J’ai tellement peur. »

Hugh payait les bières : seulement vingt centavos ; trente de moins que le tatou, pensa-t-il. « Ou bien en voulez-vous une autre ? » Il lui fallait élever la voix par-dessus la clameur renaissante de l’installation : geôles : geôles : geôles, disait-elle.

« Je ne puis finir celle-ci. Finissez-la pour moi. »

Leur cavalcade repartit sans hâte, sortit de la cour, et par la porte massive déboucha sur la route. Comme d’un commun accord, ils tournèrent sur la droite, s’éloignant de la gare. Un camion approchait derrière, venant de la ville, et Hugh mit son cheval au pas, près de celui d’Yvonne, tandis que le chien ralliait les poulains le long du fossé. Le car – Tomalin : Zócalo – disparut à un virage dans un bruit de ferraille.

« C’est l’une des façons d’aller à Parián. » Yvonne détournait sa figure de la poussière.

« Ce n’était pas le car de Tomalin ? »

« C’est tout de même la façon la plus commode d’aller à Parián. Je crois qu’il y a un car direct qui y va, mais de l’autre bout de la ville et par une autre route, depuis Tepalzanco. »

« On dirait qu’il plane quelque chose de sinistre sur Parián. »

« C’est un coin des plus mornes, en effet. Bien sûr, c’est la vieille capitale de l’État. Il y a des années, il y avait là un vaste monastère, je crois – plutôt le genre Oaxaca, sous ce rapport. Quelques-unes des boutiques et même des cantinas font partie des anciens logements de moines. Mais c’est tout en ruine. »

« Je me demande ce que Weber voit là-dedans », dit Hugh. Ils laissaient les cyprès et la brasserie derrière eux. Tombant à l’improviste sur un passage à niveau sans barrière, ils tournèrent encore à droite, cette fois vers la maison.

Ils descendaient de front le long des rails que Hugh avait aperçus du bocage qu’ils flanquaient, en sens presque opposé à leur voie d’arrivée. De chaque côté, un remblai peu élevé s’inclinait vers une fosse étroite au-delà de laquelle s’étendait la broussaille. Au-dessus d’eux vibraient et sanglotaient les fils télégraphiques : guitare guitare guitare : ce qu’il valait mieux dire, peut-être, que geôles. La ligne – à voie double mais étroite – s’en allait divaguer à l’écart du bocage sans raison apparente puis, en flânant, lui redevenait parallèle. Un peu plus loin, comme soucieuse d’équité, c’était vers le bocage qu’elle déviait pareillement. Mais, dans le lointain, elle décrivait un virage à gauche de proportions si amples qu’on la sentait, en bonne logique, tenue de rattraper la route de Tomalin. C’en était trop pour les poteaux télégraphiques : ils s’en allaient tout droit à perte de vue à grands pas arrogants.

Yvonne sourit. « Je vous vois l’air soucieux. Il y a vraiment une histoire pour votre Globe, dans ces rails. »

« Je ne comprends rien de rien à cette sacrée ligne. »

« C’est vous autres Anglais qui l’avez construite. Seulement, la compagnie était payée au kilomètre. »

Hugh éclata de rire. « C’est merveilleux. Vous ne voulez pas dire qu’on ne l’a tracée tellement de guingois que pour rabioter sur le kilométrage ? »

« C’est ce qu’on dit. Mais ce n’est pas vrai, je suppose. »

« Bon, bon. Je suis déçu. Moi qui pensais que c’était sûrement quelque délicieuse lubie mexicaine. Ça donne certes à réfléchir, en tout cas. »

« Sur le système capitaliste ? » Il y avait de nouveau une pointe de moquerie dans le sourire d’Yvonne.

« Ça ressemble à une histoire dans Punch… À propos, savez-vous qu’il y a un endroit appelé Punch, au Cachemire ? » (Yvonne émit un murmure, secouant la tête.) – « Excusez-moi, j’oublie ce que j’allais dire. »

« Que pensez-vous de Geoffrey ? » Yvonne posait enfin la question. Se penchant en avant, appuyée au pommeau, elle l’épiait de biais. « Hugh, dites-moi la vérité ? Pensez-vous qu’il y ait pour lui un – eh bien – espoir quelconque ? » Précautionneusement, les juments cherchaient leur chemin sur le sentier inconnu ; les poulains, plus loin en avant que tout à l’heure, tournaient de temps en temps la tête, en quête d’approbation pour leur audace. Devant les poulains courait le chien, mais sans jamais omettre ses contremarches périodiques de flanc pour voir si tout marchait bien. Reniflant avec zèle, il cherchait des serpents parmi les rails.

« Du fait qu’il boit, vous voulez dire ? »

« Pensez-vous que j’y puisse quelque chose ? » Hugh observa par terre quelques fleurs sauvages bleues, semblables à des myosotis, qui, entre les traverses de la voie, s’étaient déniché une place pour pousser. Ces innocentes avaient leurs problèmes, elles aussi : qu’était cet effroyable soleil noir qui toutes les quelques minutes vous cinglait les paupières en tonnant ? Toutes les minutes ? Les heures, plutôt. Peut-être même les jours : les sémaphores désertés semblant relevés en permanence, il pourrait se faire qu’on fût, pour les prompts renseignements sur les trains, dans la triste nécessité de se les procurer par ses propres moyens. « Vous avez sans doute entendu parler de sa « strychnine », comme il dit », répondit Hugh, « ce remède de journaliste. Eh bien en fait, j’ai eu le truc sur l’ordonnance d’un type de Quauhnahuac qui vous connaissait tous deux, dans le temps. »

« Le docteur Guzmán ? »

« Oui, Guzmán. Je crois que c’est le nom. J’ai tenté de le persuader de voir Geoff. Mais il s’est refusé à perdre son temps avec lui. Il a simplement dit que, pour autant qu’il sache, le petit père ne souffrait et n’avait jamais souffert de quoi que ce soit, sauf de ne pouvoir se résoudre à ne plus boire. La chose semble assez claire et je pense que c’est vrai. »

La voie descendait au niveau des broussailles, puis au-dessous, en sorte qu’ils se trouvaient maintenant plus bas que les remblais.

« De toute façon, ce n’est pas la boisson », fit tout d’un coup Yvonne. « Mais pourquoi boit-il ? »

« Peut-être qu’il va cesser, maintenant que vous êtes revenue. »

« Vous ne semblez guère y compter. »

« Yvonne, écoutez-moi. C’est tellement évident qu’il y a mille choses à dire et qu’on n’aura pas le temps d’en dire la plupart. C’est difficile de savoir par où commencer. Je ne m’y reconnais presque pas du tout. Il y a cinq minutes, je n’étais même pas sûr que vous étiez divorcée. Je ne sais – » Hugh jeta un clappement à son cheval, mais le retint. « Quant à Geoff », poursuivit-il, « je n’ai tout bonnement pas la moindre idée de ce qu’il a pu faire ou de la dose qu’il a ingurgitée. De toute manière, la moitié du temps on ne peut dire s’il est rétamé oui ou non. »

« Vous ne diriez pas ça si vous étiez sa femme. » « Un instant. – Mon attitude à l’égard de Geoff, ç’a été simplement celle que j’aurais prise à l’égard de quelque vieux frère du journal qui aurait une gueule de bois du tonnerre. Mais pendant que j’étais à Mexico je me suis souvent dit : Cui bono ? À quoi bon ? Le dessoûler rien qu’un jour ou deux, ce n’est pas ce qui va aider. Bon Dieu, si notre civilisation devait dessoûler deux jours de suite, le troisième elle crèverait de remords – »

« Voilà qui aide beaucoup », dit Yvonne. « Merci. »

« Et puis avec le temps l’on en vient à se dire, si un homme supporte l’alcool aussi bien, pourquoi ne boirait-il pas ? » Hugh se pencha pour caresser son cheval. « Non, sérieusement, mais pourquoi ne partez-vous pas tous les deux ? Loin du Mexique. Vous n’avez aucune raison de rester ici plus longtemps, n’est-ce pas ? De toute façon Geoff avait le service consulaire en horreur. » Un moment, Hugh regarda se détacher sur le ciel, au haut du remblai, la silhouette d’un des poulains. « Vous avez de l’argent. » « Excusez-moi de vous le dire, Hugh : ce n’est pas que je ne voulais pas vous voir, mais j’ai essayé de décider Geoffrey à partir ce matin, avant votre retour. »

« Et ça n’a pas marché, hé ? »

« Peut-être que de toute façon ça n’aurait pas marché. Nous l’avons déjà essayé, de partir et de recommencer à zéro. Mais ce matin Geoffrey a parlé de continuer son livre – et ma vie en dépendrait que je ne saurais dire s’il en écrit un encore ou pas, il n’y a jamais travaillé depuis que je le connais, et il ne m’en a jamais laissé voir que des bribes, pourtant, tous ces livres de référence, il les garde avec lui – et je pensais – »

« Oui », dit Hugh, « à quel point s’y connaît-il réellement, dans toutes ces histoires d’alchimie et de Kabbale ? À quel point ça compte-t-il pour lui ? »

« J’allais justement vous le demander. Je n’ai jamais pu le découvrir. – »

« Bonté divine, je ne sais pas… » Et avec un contentement de grand-oncle, Hugh ajouta : « Peut-être fait-il de la magie noire ! »

Yvonne eut un sourire absent et d’un petit coup de rênes fouetta le pommeau. Les rails émergèrent à découvert, et une fois de plus de chaque côté baissèrent les remblais. Haut par-dessus leurs têtes voguaient les blanches sculptures des nuages, comme en la cervelle de Michel-Ange des volutes de concepts. L’un des poulains s’était écarté de la voie parmi les broussailles. Hugh poussa de nouveau le sifflement rituel, le poulain reparu se hissa sur le talus, et tous de compagnie s’en allèrent derechef, longeant d’un trot leste les méandres de l’égoïste petite voie ferrée. « Hugh », dit Yvonne, « il m’est venu une idée au cours de mon voyage sur le bateau… Je ne sais si – j’ai toujours rêvé d’une ferme quelque part. Une vraie ferme, vous savez, avec des vaches et des poulets et des cochons – et une écurie rouge et des silos et des champs d’avoine et de blé. »

« Quoi, pas de pintades ? Il se peut que je fasse le même genre de rêve dans une semaine ou deux », dit Hugh. « Et alors la ferme, d’où sort-elle ? »

« Mais – nous pourrions en acheter une, Geoffrey et moi. »

« En acheter une ? »

« Est-ce donc si fantastique ? »

« Je suppose que non, mais où ? » La pinte et demie de bière forte commençait à produire un agréable effet sur Hugh, qui tout à coup pouffa d’un rire presque éternué. « Vous m’excuserez », dit-il, « ce n’était que l’idée de Geoffrey dans la luzerne, en salopette et chapeau de paille, maniant la binette en toute tempérance : un instant ç’a été plus fort que moi. »

« Il n’y faudrait pas tellement de tempérance que ça. Je ne suis pas un ogre. » Yvonne riait aussi, mais ses yeux sombres qui tout à l’heure brillaient se firent distants, opaques.

« Mais si Geoff détestait les fermes ? Peut-être que la simple vue d’une vache lui donne le mal de mer. »

« Oh non. Nous en avons souvent parlé dans le temps, d’avoir une ferme. »

« Avez-vous quelques connaissances en agriculture ? »

« Non. » Tranchante et délicieuse, Yvonne écartait cette possibilité, penchée sur sa jument pour lui flatter le cou. « Mais je me suis demandé si nous ne pourrions pas trouver un ménage ayant perdu sa ferme ou quelque chose dans ce genre pour nous gérer la nôtre, et on vivrait dessus. »

« Je n’aurais pas précisément jugé bon, du point de vue de l’Histoire, qu’on se mette à prospérer comme gentillâtre terrien, mais enfin ce n’est peut-être pas mal. Où va être cette ferme ? »

« Eh bien… Qu’est-ce qui nous empêcherait d’aller au Canada, par exemple ? »

« … Canada ?… C’est sérieux ? Eh bien, pourquoi pas, mais – »

« Parfaitement. »

Ils étaient maintenant parvenus à l’endroit où la ligne prenait son vaste virage à gauche, et ils descendirent le remblai. Ils avaient laissé le bocage derrière eux, mais il y avait encore à leur droite des terres abondamment boisées (au-dessus desquelles, au centre, avait reparu le repère quasi amical de la tour de guet de la prison) et qui s’étendaient loin devant. À la lisière des bois une route s’entrevoyait par échappées. Ils s’en rapprochèrent lentement, à la remorque des poteaux télégraphiques vibrants d’esprit de suite, et se frayèrent un chemin ardu à travers la broussaille.

« Je veux dire, pourquoi le Canada plus que le Honduras britannique ? Ou même que les îles Tristan-da-Cunha ? Un peu solitaires peut-être, mais coin admirable pour les dents, m’a-t-on dit. Puis tout contre Tristan il y a l’île de Gough. Inhabitée, celle-là. Vous pourriez toujours la coloniser. Ou Sokotra, d’où venait d’habitude l’encens mâle et la myrrhe et où les chameaux grimpent comme des chamois – mon île favorite dans la mer des Indes. » Mais bien qu’enjoué, le ton de Hugh n’était point tout à fait sceptique tandis qu’il effleurait ces idées fantasques, à moitié pour lui-même, car Yvonne chevauchait un peu en avant, c’était comme si après tout il s’attaquait sérieusement au problème du Canada, tout en s’efforçant du même coup de présenter la situation comme susceptible de toutes sortes de solutions baroques et aventureuses. Il la rattrapa.

« Geoffrey ne vous a pas parlé ces temps derniers de sa Sibérie policée ? » dit-elle. « Vous n’avez sûrement pas oublié qu’il possède une île en Colombie britannique ? »

« Sur un lac, n’est-ce pas ? Le lac Pineaus. Je me rappelle. Mais il n’y a pas une seule maison dessus, pas vrai ? Et l’on ne peut faire paître au bétail que l’argile et des pommes de pin. »

« Là n’est pas la question, Hugh. »

« Ou comptez-vous y camper et avoir la ferme ailleurs ? »

« Écoutez, Hugh – »

« Mais une supposition que vous ne puissiez acheter la ferme qu’en un coin genre Saskatchewan », objecta Hugh. Il lui vint à l’esprit une strophe idiote, au rythme des sabots du cheval :

 

Oh rendez-moi la Rivière Pauvre-Pêche,
Rendez-moi le Lac-à-l’Oignon.
Vous pouvez garder le Guadalquivir,
Et du lac de Côme itou vous saisir.
Rendez-moi les chères vieilles Taonville,
Météréopole ou bien Sablebourg…

 

« En un bled quelconque nommé Pacotille. Ou même Bourdes », continua-t-il. « Il ne peut pas ne pas y avoir une Bourdes. En fait, je sais qu’il existe une Bourdes. »

« Très bien. Peut-être que c’est ridicule. Mais du moins ça vaut mieux que de rester ici assis à ne rien faire ! » Presque en pleurs, Yvonne poussa son cheval avec rage en un court petit galop affolé, mais le terrain était trop accidenté ; une fois à côté d’elle Hugh se mit au pas et ensemble ils firent halte.

« Je suis terriblement, profondément navré. » Contrit, il agrippa la bride d’Yvonne. « J’étais tout juste en train de battre mon record de sombre idiotie. »

« Alors vous pensez vraiment que c’est une bonne idée ? » Yvonne se dérida quelque peu, trouvant même moyen de reprendre l’air moqueur.

« Avez-vous jamais été au Canada ? » lui demanda-t-il.

« J’ai été à Niagara-Falls. »

Ils chevauchaient toujours, Hugh serrant encore la bride d’Yvonne. « Je n’ai jamais mis les pieds au Canada. Mais l’un de mes copains d’Espagne, pêcheur caneloque, qui était avec les Macs-Paps avait coutume de me dire que c’était le coin le plus formidable du monde. La Colombie britannique, tout au moins. »

« C’est ce que Geoffrey a coutume de dire, lui aussi. »

« Ma foi, Geoffrey a tendance à être vague sur ce point. Mais voici ce que m’a dit McGoff. C’était un Picte, cet homme. Supposons que vous débarquiez à Vancouver, ce qui semble raisonnable. Jusqu’ici ça ne va pas trop bien : McGoff n’avait que faire du Vancouver moderne. À ce qu’il dit, ça vous a un petit air de Pago-Pago, le mélange de purée de patates et de saucisse et, en général, une atmosphère plutôt puritaine. Tout le monde y pionce dur et quand on en pique un, il gicle du trou l’étendard britannique flottant au vent. Mais personne ne vit là, en un certain sens. On ne fait pour ainsi dire qu’y passer. On mine le pays et on file. On fait voler le sol en éclats, on jette bas les arbres que l’on envoie rouler le long de la passe Burrard… Pour ce qui est de boire, à propos, la chose s’environne », Hugh eut un petit rire, « s’environne partout de difficultés peut-être bien propices. Pas de bars, rien que des débits de bière si mal commodes et froids, servant une bière si faible, que nul pochard qui se respecte ne saurait y mettre le nez. Il faut boire chez soi, et quand on est à court, c’est trop loin pour aller chercher une bouteille. »

« Mais – » Ils riaient tous deux.

« Mais attendez. » Hugh leva les yeux vers le ciel de Nouvelle-Espagne. C’était une journée comme un bon disque de Joe Venuti. Il écoutait les fils et poteaux télégraphiques émettre au-dessus d’eux leur faible bourdonnement continu qui chantait dans son cœur avec la pinte et demie de bière. En ce moment la chose la meilleure, la plus facile et la plus simple au monde semblait être le bonheur de ces deux êtres dans ce pays neuf. Et l’important, sans doute, leur rapidité d’action. Il pensa à l’Èbre. Tout comme une offensive longuement méditée pouvait être, dès ses premiers jours, mise en échec par des éventualités non prévues auxquelles on avait donné le temps de mûrir, un soudain élan de désespoir pouvait tout aussi bien triompher, précisément à cause du nombre de possibilités qu’il anéantissait d’un seul coup…

« La chose à faire », poursuivit-il, « c’est de fuir Vancouver aussi vite que possible. Vous allez dans quelque village de pêcheurs au fond d’une anse. Vous y achetez dare-dare une cabane sur lopin trempant dans la mer, avec rien à payer que les droits de rivages, mettons une centaine de dollars. Puis vous y passez cet hiver pour soixante dollars par mois à peu près. Pas de téléphone. Pas de loyer. Pas de consulat. Faites les squatters. Faites appel à vos ancêtres les pionniers. Prenez l’eau au puits. Coupez vous-même votre bois. Après tout, Geoff est fort comme un cheval. Et peut-être pourra-t-il s’y mettre pour de bon, à son bouquin, et vous aurez droit au étoiles et vous recouvrerez le sens des saisons ; bien que l’on puisse nager jusqu’en novembre parfois. Et apprenez à connaître les gens qui vivent vraiment : les pêcheurs à la senne, les vieux constructeurs de barques, les trappeurs, les derniers vrais hommes libres qui restent au monde, d’après McGoff. Pendant ce temps, vous pouvez faire mettre votre île en état et tirer les choses au clair pour ce qui est de votre ferme, dont vous vous serez jusqu’alors servis de votre mieux comme appât, si vous y tenez encore en ce temps-là – »

« Oh oui, Hugh. »

D’enthousiasme, il secouait presque le cheval d’Yvonne. « Je vois d’ici votre cabane. C’est entre la forêt et la mer, et vous avez une jetée qui descend jusqu’à l’eau sur des roches inégales, vous savez, couvertes de bernicles et d’étoiles et d’anémones de mer. Il vous faudra prendre par les bois pour gagner la boutique. » Par les yeux de l’esprit Hugh voyait la boutique. Les bois seront mouillés. Et de temps à autre un arbre s’abattra avec fracas. Et parfois il y aura du brouillard, du brouillard qui gèlera. Alors votre forêt sera toute de cristal. Les cristaux de la glace pousseront sur les ramilles comme des feuilles. Et puis bientôt ce seront les colchiques que vous verrez, et puis ce sera le printemps.

Ils galopaient… La plaine plate et nue avait remplacé la broussaille et ils avaient piqué un preste petit galop, les poulains caracolant à leur tête, ravis, quand tout à coup le chien ne fut qu’une toison filante en un roulis d’épaules et, tandis que leurs juments en venaient presque insensiblement à la longue foulée libre et onduleuse, Hugh eut la perception du changement, la jouissance élémentaire, aiguë, que l’on éprouve aussi à bord du navire qui, lâchant les courtes lames de l’estuaire, s’abandonne à la lancée et à la balancée du large. Au loin retentissait un faible carillon, s’élevant pour retomber à nouveau, couler comme dans la substance même du jour, Judas ne se souvenait plus ; mieux même, Judas avait en quelque sorte obtenu rémission.

Parallèlement à la route sans haies ils galopèrent sur terrain plat, puis le sourd tonnerre régulier des sabots claqua tout d’un coup métallique et dur et se désunit, et sur la route elle-même ils tambourinèrent à grand bruit : elle virait sur la droite en contournant les bois autour d’une sorte de saillant des terres dans la plaine.

« Nous revoici dans la Calle Nicaragua », cria gaiement Yvonne, « presque ! »

Au grand galop ils se rapprochaient du Malebolge une fois de plus, de la serpentine barranca, quoique beaucoup plus haut qu’ils ne l’avaient d’abord franchie ; côte à côte ils trottèrent sur un pont au blanc parapet : puis soudain ils furent dans les ruines, Yvonne la première. Les animaux parurent obéir moins aux rênes qu’à leur propre décision, peut-être nostalgique, peut-être même prévenante, de faire halte. Ils mirent pied à terre. Les ruines couvraient à droite une bande considérable du bord de route plein d’herbes. Auprès d’eux se trouvait ce qui avait pu être dans le temps une chapelle, au dallage troué d’herbe où brillait encore la rosée. Ailleurs, les vestiges d’un large porche de pierre aux balustrades basses écroulées. Hugh, ayant tout à fait perdu le nord, attacha leurs juments à un fût brisé de pierre rose dressé, symbole effrité d’on ne savait quoi, à l’écart du reste de la décrépitude.

« Mais qu’est-ce que toute cette ex-splendeur ? » fit-il.

« Le Palais de Maximilien. Celui d’Été, je pense. Je crois que tous ces effets de bocage auprès de la brasserie faisaient jadis partie de son parc aussi. » Yvonne eut soudain l’air mal à l’aise.

« Voulez-vous qu’on s’arrête ici ? » lui demanda-t-il.

« Bien sûr. C’est une bonne idée. Je voudrais une cigarette », dit-elle en hésitant. « Mais il nous faudra faire un bout de chemin, pour le paysage favori de Charlotte. »

« Le mirador de l’empereur a certainement connu des jours meilleurs. » Hugh, roulant une cigarette pour Yvonne, fit d’un regard absent, tout le tour de l’endroit, qui semblait si réconcilié avec sa propre ruine qu’aucune tristesse ne l’effleurait ; sur les tours effondrées et les croulantes maçonneries qu’escaladait l’inévitable volubilis bleu étaient perchés des oiseaux ; les poulains, leur chien de garde au repos non loin d’eux, broutaient dans la chapelle : les y laisser paraissait n’offrir aucun risque…

« Maximilien et Charlotte, hein ? » disait Hugh. « Juárez aurait-il dû fusiller l’homme ou non ? » « C’est une histoire affreusement tragique. » « Il aurait dû faire fusiller en même temps ce vieux crabe de Díaz, pour finir le boulot. »

Ils arrivèrent à la pointe des terres et restèrent là, contemplant le chemin qu’ils avaient suivi par les plaines, la broussaille, la voie ferrée, la route de Tomalin. Il soufflait ici un vent sec, continu. Popocatepetl et Ixtaccihuatl : les voilà, suffisamment paisibles, par-delà la vallée ; la canonnade avait pris fin. Hugh eut un serrement de cœur. Sur le chemin du retour, il avait tout de bon caressé le projet de trouver le temps d’escalader le Popo, peut-être même avec Juan Cerillo –

« Voici toujours votre lune pour vous », il la montrait du doigt, lambeau enlevé à la nuit par une tempête cosmique.

« N’était-ce pas merveilleux », dit-elle, « les noms que les anciens astronomes donnaient aux endroits de la lune ? »

« Le Marais de la Corruption. C’est le seul dont je me souvienne. »

« Mer de Ténèbre… Mer de Sérénité… »

Ils étaient l’un à côté de l’autre debout et muets, et le vent par-dessus leurs épaules déchiquetait la fumée des cigarettes ; d’ici la vallée semblait une mer elle aussi, une mer au galop. Au-delà de la route de Tomalin la contrée roulait et brisait en tous sens ses vagues barbares de dunes et de rocs. Au-dessus des contreforts aux pourtours hérissés de sapins comme de tessons de bouteille armant un mur, une blanche ruée de nuage eût pu être le surplomb de lames déferlantes. Mais derrière les volcans mêmes il voyait maintenant s’amasser des nuées d’orage. « Sokotra », pensa-t-il, « mon île mystérieuse de la mer des Indes, d’où venait d’habitude l’encens mâle et la myrrhe, et où nul n’a jamais été – » Il y avait quelque chose dans la sauvage puissance de ce paysage, jadis champ de bataille, qui semblait lui crier, – présence née de cette force dont tout son être reconnaissait le cri comme familier, saisi et rejeté dans le vent – quelque juvénile mot de passe de courage et fierté, l’affirmation passionnée, pourtant presque toujours tellement hypocrite, de son âme peut-être, pensa-t-il, du désir d’être bon, de faire le bien, ce qui était juste. C’était comme s’il regardait à présent par-delà l’étendue de plaines et par-delà les volcans jusqu’aux vastes houles bleues de l’océan même, sentant toujours dans son cœur, l’impatience sans bornes, l’incommensurable languissement.