II

__________« Un cadavre va être expédié par express ! »

L’infatigable voix rebondissante qui venait de lancer en chandelle cette singulière remarque sur la place, par-dessus l’appui de la fenêtre du bar du Bella-Vista, était, bien que son possesseur demeurât invisible, immanquablement, douloureusement familière, tout comme le spacieux hôtel à balcons environné de fleurs, et aussi irréelle, pensa Yvonne.

« Mais pourquoi, Fernando, pourquoi un cadavre doit-il s’expédier par express, à ton avis ? »

Le chauffeur de taxi mexicain, familier lui aussi, qui venait de lui transporter ses valises – mais il n’y avait pas eu de taxi au petit aérodrome de Quauhnahuac, rien que l’outrecuidant fourgon de service insistant pour l’amener au Bella-Vista – les reposa sur le trottoir comme pour lui assurer : Je sais pourquoi vous êtes ici, mais personne ne vous a reconnue excepté moi, et je ne vous trahirai pas. « Sí, señora », dit-il dans un petit rire. « Señora – El Cónsul. » Soupirant, il pencha la tête vers la fenêtre du bar avec une certaine admiration « Qué hombre ! »

« — D’autre part, Fernando, sacrebleu, pourquoi pas ? Pourquoi un cadavre ne devrait-il pas s’expédier par express ? »

« Absolutamente necesario. »

« — Rien qu’une bande de fermiers de l’Alladamnebama ! »

La dernière voix en était encore une autre. Ainsi le bar, ouvert en l’occurrence toute la nuit, était sans doute plein. Honteuse, percluse d’anxiété et de nostalgie, répugnant à entrer dans le bar bondé, mais répugnant autant à y déléguer le chauffeur de taxi, Yvonne, la conscience tellement fouettée d’air et de vent par le voyage qu’elle semblait encore voyager, encore faire son entrée au port d’Acapulco hier soir à travers une tornade d’immenses et éclatants papillons fonçant vers le large à la rencontre du Pennsylvania – d’abord comme si l’on balayait du pont des premières des torrents de papiers multicolores – jeta, sur la défensive, un coup d’œil tout autour de la place, réellement tranquille au milieu de cette agitation, des papillons zigzaguant toujours en haut ou au-delà des lourds hublots ouverts, s’éclipsant sans cesse vers l’arrière de leur place à eux, sans mouvement et brillante au soleil de sept heures du matin, silencieuse, mais en un certain sens postée, dans l’expectative, ouvrant déjà l’œil à demi, les chevaux de bois et la roue Ferris en attente, dans un songe léger, de la fiesta à venir – les rangs de frustes taxis en attente de quelque chose d’autre eux aussi, leur grève pour cette après-midi, lui avait-on confidentiellement annoncé. Le zócalo était tout juste le même, en dépit de ses airs d’Arlequin assoupi. Le vieux kiosque à musique se tenait là, désert ; sous le frémissement des arbres caracolait la statue équestre du turbulent Huerta, l’œil à jamais farouche fixé sur la vallée au-delà de laquelle, comme si rien ne s’était passé et que ce fût novembre 1936 et non 1938, se dressaient pour l’éternité ses volcans, ses beaux, beaux volcans. Ah, que tout cela était familier : Quauhnahuac, sa ville aux froides eaux des monts vives à couler ! Où s’arrête l’aigle ! À moins que le vrai sens ne fût, comme disait Louis, près du bois ? Les arbres, les massives et luisantes profondeurs de ces frênes antiques, comment avait-elle fait pour jamais vivre sans eux ? Elle prit une ample aspiration, l’air gardait en lui un soupçon d’aurore, l’aurore de ce matin d’Acapulco – le vert et le mauve sombre là-haut et l’or s’enroulant sur eux-mêmes pour démasquer un fleuve de lapis où la corne de Vénus brillait d’un feu si vif, qu’Yvonne put en imaginer l’éclat plaquant son ombre floue sur le champ d’aviation, les vautours flottant paresseusement là-bas au-dessus de l’horizon rouge brique, paisible présage sous lequel le petit avion de la Companía Mexicana de Aviación s’était élevé, tel un minuscule démon rouge, émissaire ailé de Lucifer, tandis que palpitait au sol le fidèle adieu de la manche à air.

D’un long coup d’œil final elle embrassa le zócalo – l’ambulance désœuvrée qui n’avait peut-être pas bougé depuis son dernier passage ici, devant le Servicio de Ambulancia dans le Palais Cortez, l’énorme banderole de papier tendue entre deux arbres qui disait : Hotel Bella Vista Gran Baile Noviembre 1938 a Beneficio de la Cruz Roja. Los Mejores Artistes del radio en acción. No falte Vd., sous laquelle quelques-uns des danseurs passaient pour rentrer chez eux, exténués et blafards comme la musique qui reprenait en ce moment, lui rappelant que le bal se poursuivait encore – puis elle pénétra dans le bar, en silence, clignant des yeux, n’y voyant guère dans cette soudaine brume parfumée de cuir et d’alcool, et la mer entrait avec elle ce matin, rude et pure, les longues houles de l’aube avançant, se haussant, et croulant à grand bruit pour s’en aller glisser en ellipses incolores sur le sable, y sombrant, tandis qu’en chasse de grand matin, les pélicans tournoyaient et plongeaient, plongeaient et tournoyaient et plongeaient encore dans l’écume, évoluant avec une précision de planètes, les vagues à bout de force refluant en hâte vers leur calme ; la plage était tout du long jonchée de débris : elle avait entendu les garçons, de leurs barques ballotées par la mer des Caraïbes, commençant déjà à souffler, tels de jeunes Tritons, dans leurs lugubres conques marines…

Le bar était vide, toutefois.

Ou plutôt il ne recelait qu’une personne. Encore en smoking pas tellement chiffonné, le Consul, mèche blonde sur les yeux et dans la main sa courte barbe en pointe, était assis de côté, un pied sur le barreau du tabouret voisin, devant le petit comptoir coudé, à demi penché dessus et se parlant apparemment à lui-même car le barman, un jeune brun reluisant d’environ dix-huit ans, debout à quelques pas contre une cloison de verre qui séparait la pièce (d’un autre bar encore, se souvint-elle alors, donnant sur une rue de côté) n’avait point l’air d’écouter. Yvonne se tenait là en silence à la porte, incapable de bouger, regardant, le grondement de l’avion toujours autour d’elle et les gifles d’air et de vent lorsqu’il laissa la mer derrière lui, les routes par-dessous s’élevant et retombant toujours, les petites villes défilant toujours sans discontinuer avec leurs églises bossues, Quauhnahuac et toutes ses piscines bleu cobalt basculant à nouveau pour monter l’accueillir. Mais la griserie du vol et des montagnes empilées sur montagnes, la terrifiante ruée de soleil quand dans l’ombre roule encore la terre, une rivière qui miroite, une gorge qui serpente dans le noir en bas, les volcans brusquement surgis en tournoyant de l’orient en feu, la griserie et le languissement l’avaient quittée. Yvonne sentit son âme, qui avait volé à la rencontre de celle de cet homme, comme écorchée vive déjà. Elle s’aperçut qu’elle avait fait erreur, quant au barman : il écoutait, après tout. C’est-à-dire que, ne saisissant peut-être pas ce dont Geoffrey (sans chaussettes, nota-t-elle) parlait, il guettait néanmoins, ses mains enveloppées d’un torchon transportant les verres de moins en moins vite, l’occasion de dire ou de faire quelque chose. Il posa le verre qu’il essuyait. Puis il prit la cigarette du Consul, laquelle se consumait au bord du comptoir dans un cendrier, en tira une profonde bouffée, fermant les yeux avec une expression d’extase enjouée, les rouvrit et montra du doigt, n’exhalant qu’à peine des narines et de la bouche des vagues de lente fumée, une réclame de Cafeaspirina, femme en soutien-gorge écarlate gisant sur divan à volutes, derrière la rangée supérieure de bouteille de tequila anejo. « Absolutamente necesario », dit-il, et Yvonne s’aperçut que c’était la femme et non la Cafeaspirina qu’il déclarait (dans les termes du Consul sans nul doute) absolument nécessaire. Mais n’ayant point attiré l’attention du Consul, il referma les yeux avec la même expression, les rouvrit, reposa la cigarette et, expirant toujours la fumée, indiqua une fois de plus la réclame – près de laquelle Yvonne en remarqua une du cinéma local, simplement Las Manos de Orlac, con Peter Lorre – et répéta : « Absolutamente necesario. »

« Un cadavre, qu’il soit adulte ou enfant » : le Consul avait repris, après une courte pause pour rire de cette pantomime et approuver, avec une sorte d’angoisse, « Sí, Fernando, absolutamente necesario, » – et c’est un rite, pensa-t-elle, comme jadis les rites entre nous, mais Geoffrey en était un peu excédé à la fin – repris l’étude d’un indicateur bleu et rouge de la Mexican National Railways. Puis d’un coup il leva les yeux et, scrutant d’un regard de myope les alentours avant de la reconnaître, il la vit debout là, un peu indistincte à cause du soleil dans son dos sans doute, une main passée dans la courroie du sac rouge à sa hanche, debout là telle qu’elle le savait en train de la voir, mi-désinvolte, un peu embarrassée.

L’indicateur toujours à la main, le Consul s’érigea sur ses pieds tandis qu’elle avançait. « – Bon Dieu. »

Yvonne hésitait, mais il ne faisait aucun mouvement vers elle ; avec calme elle se glissa sur un tabouret près de lui ; ils ne s’embrassèrent pas.

« Surprise-partie. Me revoici… Mon avion est arrivé il y a une heure. »

« — quand c’est l’Alabama qui s’amène nous posons des questions à personne », émit soudain une voix venue du bar de l’autre côté de la cloison vitrée. « Nous passons à travers avec des talons qui volent. »

« — D’Acapulco, Homos… Je suis venue par bateau de San Pedro, Geoff. – Panama Pacific. Le Pennsylvania. Geoff – »

« — têtes de vaches de Hollandais ! Le soleil dessèche les lèvres et elles gercent. Seigneur, c’est une honte ! Tous les chevaux se sauvent en ruant dans la poussière ! J’aurais pas supporté ça. Et ils leur ont flanqué des pruneaux. Ils ratent pas leur coup. Ils tirent d’abord et te posent les questions après. T’as foutrement raison. Et v’là le plus joli. J’en prends une bande de ces foutus fermiers, et puis je leur pose pas de questions. Ça va ! – fume une cibiche à la menthe. – »

« Est-ce que tu n’aimes pas ces petits matins. » La voix du Consul, sinon sa main, était des plus fermes tandis qu’il posait l’indicateur. « Prends, comme le suggère notre ami d’à côté, » il pencha la tête vers la cloison vitrée, « une » – le nom sur le tremblotant paquet de cigarettes tendu et refusé la frappa : « Ailas ! » – »

Le Consul disait avec gravité : « Ah, Cornos. – Mais pourquoi avoir doublé le cap Horn ? C’est de la queue qu’il vous pique dans le dos, m’ont dit les marins. Ou Homos signifie-t-il fourneaux ? »

« — Calle Nicaragua, cincuenta dos. » Yvonne fit accepter de force un toston à un dieu sombre déjà en possession de ses valises, lequel s’inclina et obscurément disparut.

« Et si je ne vivais plus là. » S’asseyant de nouveau, le Consul tremblait si violemment qu’il lui fallut, pour se verser un whisky, tenir la bouteille à deux mains. « Tu prends quelque chose ? »

« — »

Ou devait-elle en prendre ? Elle devait : même si elle avait horreur de boire le matin, sans nul doute elle devait : c’était ce qu’elle avait résolu de faire s’il le fallait, pas un seul verre toute seule, mais des tas de verres avec le Consul. Mais au lieu de cela, elle pouvait sentir le sourire s’effacer de son visage en lutte contre les larmes qu’elle s’était interdites de toute façon, pensant et sachant que Geoffrey savait qu’elle pensait : « Je m’attendais à cela, je m’y attendais. »

« Prends quelque chose, je dirai : À la tienne », s’entendit-elle articuler. (En fait, elle s’était attendue à presque n’importe quoi. Après tout, sur quoi pouvait-on compter ? Elle s’était dit tout au long du voyage en bateau, en bateau pour avoir, à bord, le loisir de se persuader que son déplacement n’était ni précipité ni irréfléchi, et sur l’avion, quand elle eut compris qu’il était l’un et l’autre, qu’elle aurait dû le prévenir, qu’il était abominablement déloyal de le prendre par surprise.) « Geoffrey », poursuivit-elle, se demandant si elle faisait pathétique, assise là, tous ses discours étudiés avec soin et ses plans et son tact si manifestement évanouis dans la pénombre, ou tout simplement répugnants – elle se sentait un peu répugnante – parce qu’elle ne se décidait pas à prendre un verre. « Qu’as-tu fait ? Je t’ai écrit et écrit. J’ai écrit à m’en briser le cœur. Qu’as-tu fait de ta – »

« — vie », lança-t-on de derrière la cloison vitrée. « Quelle vie ! Bon Dieu, c’est une honte ! Là d’où je viens on les met pas. On rentre dedans, et comme ça – »

« — Non. Bien entendu j’ai pensé que tu étais retourné en Angleterre, quand tu ne m’as pas répondu. Qu’as-tu fait ? Oh, Geoff, as-tu démissionné du service ? »

« — descendait à Fort Sale. On attrapait sa pétoire. Prenait ses brownings aussi. Et hop-hop-hop-hop-hop, vu, tu piges ? »

« Je suis tombée sur Louis à Santa Barbara. Il a dit que tu étais toujours ici. »

« — et mon œil que tu peux, tu peux pas le faire, et voilà qu’est-ce que tu fais dans l’Alabama ! »

« Eh bien, au fait je ne suis parti qu’une fois. » Le Consul prit une longue gorgée tremblotante, puis il se rassit près d’elle. « À Oaxaca. – Te souviens d’Oaxaca ? »

« — Oaxaca ? – »

« — Oaxaca. – »

Le mot était comme un cœur qui se brise, une soudaine volée de cloches assourdies par grand vent, les dernières syllabes de qui se meurt de soif dans le désert. Si elle se souvenait d’Oaxaca ! Les roses et le grand arbre, était-ce cela, la poussière et les cars pour Etla et Nochitlan ? et : « damas acompanadas de un caballero, gratis. » Ou la nuit leurs cris d’amour montant dans l’arôme antique de l’air Maya, entendus des seuls fantômes ? À Oaxaca jadis ils s’étaient découverts l’un l’autre. Elle observa le Consul qui paraissait moins sur la défensive qu’en train, tout en arrangeant sur le bar les feuillets, de passer mentalement du rôle joué pour Fernando au rôle à jouer pour elle, qui l’observait avec stupeur presque : « Sûrement ce ne peut être nous », cria son cœur soudain. « Ce ne peut être nous, que quelqu’un me dise que ce n’est pas, que ce ne peut être nous qui sommes là ! » Divorcer. Que signifiait au juste le mot ? Elle l’avait regardé dans le dictionnaire sur le bateau : scinder, séparer. Et divorcé : scindé, séparé. Oaxaca voulait dire : divorce. Ils n’y avaient point divorcé, mais c’est là qu’était allé le Consul quand elle était partie, comme au cœur de la scission, de la séparation. Pourtant, ils s’étaient aimés ! Mais c’était comme si leur amour errait en quelque plaine à cactus déserte, loin d’ici, égaré, trébuchant et tombant, assailli par les fauves, appelant au secours – expirant pour soupirer enfin, dans une sorte de sérénité exténuée : Oaxaca.

« Ce qu’il y a d’étrange au sujet de ce petit cadavre, Yvonne », dit le Consul, « c’est qu’il doit être accompagné d’une personne qui lui tienne la main : non pardon. Pas la main, semble-t-il, rien qu’un ticket de première ». Il éleva, souriant, sa propre main droite agitée de saccades, comme en train d’effacer la craie d’un imaginaire tableau noir. « C’est vraiment la tremblote qui rend ce genre de vie insupportable. Mais ça va s’arrêter : je ne buvais que juste assez pour que ça s’arrête. Juste la dose nécessaire, thérapeutique. » Yvonne ramena sur lui son regard. « – Mais c’est la tremblote le pire à coup sûr », continua-t-il. « On finit par aimer le reste, au bout d’un certain temps, et je vais réellement très bien, je vais bien mieux qu’il y a six mois, beaucoup mieux que, mettons, à Oaxaca » – elle nota dans ses yeux une curieuse lueur familière qui l’avait toujours effrayée, une lueur à présent tournée vers le dedans tel l’un de ces faisceaux d’un sombre éclat au fond des écoutilles du Pennsylvania, lors de la manœuvre de déchargement, sauf qu’ici c’était une manœuvre de dépossession : et une soudaine terreur la prit que, comme jadis, cette lueur virât vers le dehors, braquée sur elle.

« Dieu sait si je t’ai déjà vu ainsi », disaient ses pensées, disait son amour, à travers la pénombre du bar, « trop souvent en tout cas pour qu’il y ait surprise. Tu me renies encore. Mais cette fois la différence est profonde. Ceci, c’est comme un reniement suprême – oh, Geoffrey, pourquoi ne peux-tu revenir ? Te faut-il t’enfoncer toujours et toujours plus avant dans ces ténèbres stupides, les quêtant, même maintenant, là où je ne puis t’atteindre, toujours plus avant dans les ténèbres de la scission, de la séparation ! – Oh Geoffrey, pourquoi fais-tu cela ! »

« Mais écoute, zut alors, tout n’est pas entièrement ténèbres », semblait lui répondre le Consul, gentiment, tandis que, sortant une pipe à demi bourrée, il l’allumait avec la plus grande difficulté, et que les yeux d’Yvonne suivaient les siens errant autour du bar, sans rencontrer ceux du barman qui, l’air grave, affairé, s’était effacé dans le fond, « tu ne me comprends pas, si tu penses que c’est entièrement les ténèbres que je vois, et si tu persistes à le penser, comment t’expliquer pourquoi je fais cela ? Mais si tu regardes là ce rayon de soleil, ah, peut-être auras-tu alors la réponse, vois-tu, regarde la façon dont il tombe à travers la fenêtre : quelle beauté se peut comparer à celle d’une cantina dans le petit matin ? Tes volcans là dehors ? Tes étoiles – Ras Algethi ? Antarès qui fait rage au sud-sud-est ? Pardon, non. Pas tant la beauté de cette cantina forcément qui, ici je me rétracte, n’en est peut-être pas une à proprement parler, mais songe à toutes ces terribles autres, où les gens deviennent fous, qui vont bientôt ouvrir leurs volets, car pas même les portes du ciel, s’écartant toutes grandes pour m’accueillir, ne sauraient m’emplir d’une aussi grande joie céleste sans espoir et complexité, que le rideau de fer levé à grand fracas, que ces persiennes chevauchantes se déverrouillant pour admettre ceux dont l’âme tremble des alcools qu’ils portent d’une main incertaine à leurs lèvres. Tout mystère, tout espoir, toute déception, oui, tout désastre est là, derrière ces portes battantes. Et à propos, vois-tu cette vieille de Tarasco assise dans le coin, tu ne l’avais pas encore vue, mais la vois-tu maintenant ? » lui demandaient les yeux du Consul, jetant autour de lui le regard mal centré à l’éclat drogué d’un amoureux, son amour lui demandant à elle « comment, à moins de boire comme moi, peux-tu espérer saisir la beauté d’une vieille de Tarasco qui joue aux dominos à sept heures du matin ? »

C’était vrai, c’était presque de la magie, il y avait dans la salle quelqu’un d’autre qu’elle n’avait pas remarqué jusqu’à ce que le Consul, sans un mot, regardât derrière eux : maintenant les yeux d’Yvonne se fixaient sur la vieille, assise dans l’ombre à l’unique table du bar. Au bord de la table sa canne d’acier, à la griffe d’animal en guise de poignée, s’accrochait comme quelque chose de vivant. Elle gardait sous sa robe, sur son cœur, un petit poulet lié à une ficelle. On entrevoyait le poulet qui lançait au-dehors par saccades des coups d’œil obliques, effrontés. Elle mit le petit poulet près d’elle sur la table où il picota, parmi les dominos, poussant de tout petits cris. Puis elle le remit en place, tirant tendrement la robe sur lui. Mais Yvonne détourna les yeux. La vieille aux dominos et au poulet lui glaçait le cœur. C’était comme un mauvais présage.

« — En parlant de cadavres », le Consul se versa un autre whisky et signa un petit bout de carnet d’une main un peu plus ferme, tandis que, sans hâte Yvonne gagnait la porte, « personnellement j’aimerais être enterré à côté de William Blackstone. » Il repoussa le carnet vers Fernando à qui, Dieu merci, il n’avait pas tenté de la présenter. « L’homme qui est allé vivre parmi les Indiens. Tu sais qui c’est, bien sûr ? » Le Consul debout, tourné à demi vers elle, considérait d’un air dubitatif la nouvelle consommation qu’il n’avait pas touchée.

« — Bon Dieu, s’il te le faut, l’Alabama, vas-y et prends-le… J’en veux pas. Mais si t’en as envie, t’as qu’à y aller le prendre. »

« Absolutamente necesario. »

Le Consul en laissa la moitié.

Dehors au soleil, dans le remous de musique évanescente du bal toujours en train, Yvonne attendit encore, jetant par-dessus l’épaule des coups d’œil énervés vers la grande entrée de l’hôtel d’où les traînards de la fête, comme d’un nid caché des guêpes mi-engourdies, débouchaient à brefs intervalles tandis qu’à l’instant, correct, abrupt, service-service, consulaire, le Consul, maintenant à peine frissonnant, dénichait une paire de lunettes noires et les mettait.

« Eh bien », dit-il, « les taxis semblent avoir tous disparu. On marche ? »

« Qu’est devenue la voiture ? » Tel était le trouble où la plongeait la crainte de rencontrer une connaissance quelconque, qu’Yvonne faillit prendre le bras à un autre porteur de lunettes noires, jeune Mexicain en haillons adossé au mur de l’hôtel, auquel le Consul, lui tapotant le poignet de sa canne et quelque chose d’énigmatique dans la voix, fit cette observation : « Buenas tardes, Señor. » Yvonne se hâta d’avancer. « Oui, marchons. »

Le Consul prit son bras avec courtoisie (le Mexicain en haillons et lunettes noires avait été rejoint – observa-t-elle – par un autre homme pieds nus et un bandeau sur l’œil qui était resté adossé au mur un peu plus bas, auquel le Consul fit de même remarquer « Buenas tardes », mais il n’y avait plus d’hôtes sortant de l’hôtel, seulement ces deux hommes qui avaient lancé un « Buenas » poli derrière eux, debout là à se pousser du coude comme pour dire : « Il a dit Buenas tardes, quel type ! ») et ils se mirent à traverser en oblique la place. La fiesta ne commencerait que bien plus tard, et les rues à souvenirs de tant d’autres jours des morts étaient plutôt désertes. Les brillantes bannières, les oriflammes de papier resplendissaient : la grande roue planait sous les arbres, immobile, étincelante. Même ainsi la cité, autour et au-dessous d’eux, était déjà remplie d’éclatants bruits lointains comme d’explosions de riche couleur. Boxe ! disait une affiche, ARENA TOMALIN. Frente al Jardin Xicotancatl. Domingo 8 de Noviembre de 1938. 4 Emocionantes Peleas.

Yvonne tenta de se retenir de demander :

« As-tu encore démoli la voiture ? »

« Au fait je l’ai perdue. »

« Perdue ! »

« C’est dommage parce que – mais dis donc, à part ça tu dois être terriblement fatiguée, Yvonne ? »

« Pas le moins du monde ! Je pense que ce serait plutôt à toi d’être… »

— Boxe ! Preliminar enRounds, EL TURCO (Gonzalo Calderón de Par. de 52 kilos) VS EL OSO (de Par. de 53 kilos).

« J’ai dormi un million d’heures sur le bateau ! Et je préférerais de beaucoup marcher, seulement… »

« Ce n’est rien. Juste une pointe de rhumatisme. – Ou est-ce de la sprue ? Je suis bien aise d’avoir un peu de circulation dans ces vieilles jambes. »

« Boxe ! Evento Especial arounds, en los que el vencedor pasará el grupo de Semi-Finales. TOMAS AGUERO (el invencible Indio de Quauhnahuac de 57 kilos, que acaba de llegar de la Capital de la Republica.) ARENA TOMALIN. Frente al Jardin Xicotancalt.

« C’est dommage pour la voiture, car nous aurions pu aller voir le match », dit le Consul, qui marchait presque exagérément droit.

« J’ai horreur de la boxe. »

« — Mais ce n’est pas avant dimanche prochain de toute façon… J’ai entendu dire qu’on donnait aujourd’hui une espèce de jeu de taureaux du côté de Tomalin. – Te souviens-tu de… »

« Non ! »

Le Consul leva le doigt en un salut perplexe à un quidam que pas plus qu’Yvonne il ne reconnaissait et qui, l’air d’un charpentier, les croisait en courant, une pièce de bois veiné scié sous le bras, faisant signe de la tête et lui lançant un mot rieur, chanté presque et qui ressemblait à « Mescalito ! »

Le soleil flamboyait sur eux, flamboyait sur la sempiternelle ambulance dont les phares étaient pour le moment transformés en loupe éblouissante, flamboyait sur les volcans – qu’Yvonne n’eût pu regarder à présent. Mais née à Hawaï, elle avait déjà eu des volcans dans sa vie. Assis sur un banc du jardin public au-dessous d’un arbre de la place, ses pieds touchant tout juste terre, le petit écrivain public menait déjà grand fracas sur une gigantesque machine à écrire.

« J’adopte le seul moyen d’en sortir, point-virgule », offrit en dictée au passage le Consul, avec un sobre enjouement. « Adieu, point. Changement de paragraphe, changement de chapitre, changement de mondes – »

Toute la scène autour d’Yvonne – les noms des boutiques qui cernaient la place : La China Poblana, lingerie brodée à la main, les réclames : Banos de la Libertad, los mejores de la capital y los únicos en donde nunca falta el agua, Estufas especiales para Damas y Caballeros : et Sr. Panadero : Si quiero hacer buen pan exija las harinas « Princesa Donaji » – la frappa comme si étrangement, familière complètement, à nouveau, et pourtant si âprement étrange après cette année d’absence, cette séparation de corps et d’esprit et de manière d’être qu’elle lui devient presque intolérable sur le moment. « Tu aurais pu te servir de lui pour répondre à quelques-unes de mes lettres », dit-elle.

« Regarde, te rappelles-tu comment María avait coutume de l’appeler ? » De sa canne, le Consul désignait à travers les arbres la petite épicerie américaine où se ravitaillait le Palais Cortez. « Cochonnet-Mignonnet. »

« Non », pensait Yvonne, pressant le pas et se mordant les lèvres. « Non, je ne pleurerai pas. » Le Consul lui avait pris le bras. « Je suis navré, je ne pensais pas du tout… »

De nouveau ils émergeaient dans la rue : quand ils l’eurent traversée, elle remercia la vitrine de l’imprimerie du prétexte qu’il lui suggérait pour s’arranger un peu. Comme par le passé, ils demeurèrent là, à regarder. La boutique, voisine du Palais dont la séparait la largeur d’une ruelle abrupte, d’une désespérance de couloir de mine, ouvrait tôt. Du miroir de la vitrine, une océanique créature rendit son regard, si cuivrée et si saturée de soleil et récurée d’embruns et de vent marin qu’elle semblait, fût-ce en mimant ses propres gestes fugitifs de coquetterie à Yvonne, chevaucher, quelque part, au-delà de la peine des hommes, le ressac. Mais le soleil fait tourner la peine en poison, et le corps radieux n’est qu’une dérision pour un cœur mal en point. Yvonne le savait, sinon cette créature de vagues et de bord de mer et de vent, bronzée de soleil ! Dans la vitrine elle-même, de chaque côté de ce pensif regard du reflet de son visage, étaient rangés les mêmes braves faire-part de mariage dont elle se souvenait, les mêmes photos retouchées d’épousées incroyablement florifères mais il y avait, cette fois, quelque chose qu’elle n’avait pas encore vu, que le Consul signalait à présent en murmurant « Étrange », en regardant de plus près : un agrandissement photographique, visant à reproduire la désintégration d’un dépôt glaciaire de la Sierra Madre, d’un grand roc fendu par les incendies de forêt. Cette curieuse et curieusement triste image – à laquelle la nature du reste des objets exposés conférait au surplus une ironie poignante – placée en arrière et au-dessus du volant, déjà en rotation, de la presse, s’appelait : « La Despedida. »

Ils passèrent la façade du Palais Cortez puis se mirent, longeant le bas de son flanc aveugle, à descendre la falaise qui le traversait en largeur. Leur parcours formait un raccourci vers la Calle Tierra del Fuego qui s’incurvait à leur rencontre plus bas, mais la falaise n’était guère qu’un tas de détritus aux déchets brésillants, et il leur fallut chercher avec précaution leur chemin. Mais Yvonne respirait plus librement, maintenant qu’ils laissaient le centre de la ville derrière eux. La Despedida, pensait-elle. La Séparation ! Après qu’humidité et désagrégation auraient fait leur œuvre, les deux moitiés disjointes de ce roc éclaté s’écrouleraient au sol. C’était inévitable, disait-on sur l’image… L’était-ce réellement ? N’y avait-il pas quelque moyen de sauver le pauvre rocher dont personne, si peu de temps avant, n’eût songé à mettre en doute l’immutabilité ! Ah, qui l’eût cru alors autre qu’un unique roc indivis ? Mais en admettant qu’il se fût fendu, n’y avait-il aucun moyen, avant que la désintégration totale ne s’y mît, d’en sauver pour le moins les moitiés disjointes ? Aucun moyen. La violence du feu qui avait fendu en deux le roc avait déterminé aussi la destruction de chaque roche à part, annulant la puissance qui eût pu les maintenir unité. Oh mais pourquoi – par quelque fantastique thaumaturgie géologique – ne pouvait-on ressouder ces fragments ? Yvonne brûlait de guérir le roc déchiré. Elle était l’un de ces rochers et languissait du désir de sauver l’autre, pour que tous deux fussent saufs. D’un effort au-dessus de sa nature de pierre elle s’approchait de l’autre, s’épanchait en prières, en larmes passionnées, offrait tout son pardon : l’autre impassible restait. « Tout cela est fort bien », disait-il, « mais il se trouve que c’est de ta faute, et quant à moi, j’entends me désintégrer à mon aise ! »

« — à Tortu », disait le Consul, mais Yvonne n’y était pas, et maintenant ils avaient débouché sur la Calle Tierra de Fuego elle-même, étroite rue poussiéreuse et rude qui, déserte, semblait tout à fait inconnue. Le Consul se remettait à trembler.

« Geoffrey, j’ai tellement soif, pourquoi ne pas s’arrêter pour prendre un verre ? »

« Geoffrey, on fait les fous cette fois et on prend une cuite avant déjeuner ! »

Yvonne ne dit rien de ces choses.

La rue de la Terre de Feu ! À leur gauche, bien au-dessus du niveau de la chaussée, s’élevaient des trottoirs raboteux creusés de marches grossières. Toute la petite rue, un peu bossue au centre où l’on avait comblé l’égout à ciel ouvert, penchait fortement à droite comme si elle eût, un jour de tremblement de terre, dérapé. De ce côté-là, des maisons d’un étage aux toits de tuiles et fenêtres oblongues à barreaux avaient l’air, bien que de niveau avec la rue, d’être plus basses. De l’autre, au-dessus d’eux, ils passaient devant de petites échoppes, somnolentes quoique pour la plupart en train de s’ouvrir ou, telle la « Molino para Nixtamal, Morelense », ouvertes : des selleries, une crémerie sous son enseigne de Lecheria (bordel, avait traduit quelqu’un en y insistant, et elle n’avait pas saisi le jeu de mots), de sombres intérieurs aux chapelets de petites saucisses, de chorizos, pendues au-dessus des comptoirs où l’on pouvait aussi acheter du fromage de chèvre ou du vin doux de coing ou du cacao, intérieurs dans l’un desquels le Consul, sur un « momentito », disparaissait maintenant. « Tu n’as qu’à continuer et je te rattraperai. J’en ai pour une seconde. »

Yvonne s’en fut un peu plus loin que la place, puis revint sur ses pas. Elle n’était entrée dans aucune de ces boutiques depuis leur première semaine au Mexique, et il n’y avait guère de danger qu’on la reconnût dans l’abarrotes. Néanmoins, revenant sur une tardive impulsion à suivre au-dedans le Consul, elle attendit dehors, s’agitant comme un petit yacht qui vire sur son ancre. L’occasion de le rejoindre s’éloignait. Une humeur de martyre s’insinuait en elle. Elle souhaitait qu’en sortant le Consul l’aperçût attendant là, abandonnée, outragée. Mais jetant derrière elle un coup d’œil sur le chemin suivi, elle oublia Geoffrey un instant. – C’était à n’y pas croire. Elle était à Quauhnahuac de nouveau ! Le Palais Cortez était là, et là, haut la falaise, un homme qui debout surveillait la vallée et eût, d’après son air de martiale vigilance, pu être Cortez lui-même. L’homme bougea, détruisant l’illusion. À présent il semblait moins Cortez que le pauvre jeune homme à lunettes noires adossé au mur du Bella-Vista.

« Vous-êtes-un-homme-qui-aimer-beaucoup-Vin ! » lança à ce moment dans la paisible rue une voix puissante partant de l’abarrotes, suivie d’un mâle et tonitruant éclat de rire incroyablement gai, mais sentant son ruffian. « Vous êtes – diablo ! » Une pause, où elle entendit le Consul dire quelque chose. « Des œufs ! » explosa derechef la voix gaie. « Vous – deux diablos ! Vous tois diablos ! » La voix gloussait de joie. « Des œufs ! » Puis : « Qui c’est la belle madeume ?

— Ah, vous êtes – ah cinq diablos, vous ah – Des œufs ! » jaillit grotesquement à la suite du Consul qui parut à l’instant, avec un calme sourire, sur le trottoir en contrehaut d’Yvonne.

« À Tortu », dit-il, raffermi et se mettant au pas à son côté, « l’Université idéale où, ai-je ouï dire de source autorisée, l’on ne permet à aucun zèle pour l’étude, à rien, pas même à l’athlétisme, de mettre obstacle à la besogne de – attention à toi ! – boire. »

Il débarquait de nulle part, l’enterrement d’enfant, le tout petit cercueil recouvert de dentelles suivi de l’orchestre : deux saxophones, une guitare de basse et un violon qui jouaient, de tous les airs du monde, « La Cucaracha », les femmes fermant la marche, l’air des plus solennels alors qu’un peu plus loin derrière batifolaient, courant presque et s’éparpillant dans la poussière, quelques rares badauds.

Yvonne et le Consul se tinrent sur le côté tandis que le petit cortège défilait à la hâte, obliquant vers la ville, puis en silence ils reprirent leur chemin sans se regarder. La dénivellation de la rue se faisait à présent moins forte, trottoirs et boutiques s’espaçaient. À gauche, il n’y avait devant des lotissements vacants, qu’un mur bas et nu, alors que sur la droite les maisons s’étaient muées en basses cahutes ouvertes pleines de charbon. Soudain le cœur d’Yvonne, en lutte contre une insupportable angoisse, manqua un battement. Sans même qu’on y songeât, ils approchaient du quartier des résidences, de leur domaine à eux.

« Regarde donc où tu vas, Geoffrey ! » Mais c’était Yvonne qui avait buté en tournant le coin en angle droit dans la Calle Nicaragua. Sans expression, le Consul la considéra, tandis que dans le soleil elle levait des yeux au regard fixe vers la maison bizarre, près du bout de la rue en face d’eux, aux deux tours reliées au-dessus du faîte par une sorte de coursive, et que quelqu’un d’autre aussi, un péon qui tournait le dos, contemplait.

« Oui, elle est toujours là, elle n’a pas bougé d’un pouce », fit-il, et maintenant ils avaient passé cette maison à leur gauche avec son inscription sur le mur qu’elle ne voulait point voir, et ils descendaient la Calle Nicaragua.

« Cependant la rue semble avoir changé plus ou moins. » Yvonne retomba dans le silence. En réalité elle faisait un immense effort pour se contenir. Ce qu’elle n’aurait pu expliquer, c’est que dans ses récentes évocations de Quauhnahuac, cette maison ne figurait pas du tout ! Les fois que son imagination, ces temps-ci, lui avait fait descendre cette Calle Nicaragua avec Geoffrey, pas une fois, pauvres spectres, ils ne s’étaient trouvés confrontés avec le zacuali de Jacques. Il avait disparu à quelque époque d’avant, ne laissant aucune trace, c’était comme si la maison n’avait jamais existé, tout comme dans l’esprit d’un assassin, il se peut, qu’un important repère proche du lieu du crime vienne à s’oblitérer, en sorte que de retour dans le voisinage, naguère si familier, il sache à peine où se tourner. Mais en fait, la Calle Nicaragua n’avait pas changé. Elle était là, toujours encombrée de grandes pierres grises disjointes, jonchée des mêmes cratères lunaires, et dans cet état bien connu d’éruption congelée ayant l’air de réparations mais qui, au vrai, n’était qu’un témoignage plaisant de la perpétuelle partie nulle, quant à son entretien, entre propriétaires du coin et Municipalité. Calle Nicaragua ! – le nom, en dépit de tout, chantait plaintif en elle : seul ce choc ridicule devant la maison de Jacques pouvait expliquer qu’elle se sentit à ce propos, pour une part de son esprit, si calme.

La voie, large, sans trottoirs, dévalait une pente de plus en plus raide, le plus souvent entre de hauts murs surplombés d’arbres, bien que pour l’instant il y eût davantage de cahutes à charbon sur leur droite, jusqu’au virage à gauche quelque trois cents mètres plus bas où, à environ cette même distance avant leur maison, elle échappait à l’œil. Des arbres bloquaient la vue des collines onduleuses et basses au-delà. La plupart des grandes résidences se trouvaient sur leur gauche, bâties fort loin de la rue près de la barranca, de manière à faire face, par-dessus la vallée, aux volcans. Elle revit les montagnes au loin, par une trouée entre deux propriétés, un petit champ clôturé de barbelés et débordant de hautes herbes à épines sauvagement emmêlées, comme par un grand vent tombé tout d’un coup. Ils étaient là, le Popocatepetl et l’Ixtaccihuatl, lointains ambassadeurs de Mauna Loa, et Mokuaweoweo : de sombres nuages obscurcissaient leur base à présent. L’herbe, pensa-t-elle, n’était pas aussi verte qu’elle eût dû l’être, à la fin de la saison des pluies : il devait y avoir eu un peu de sécheresse bien que, des caniveaux de chaque côté de la voie, débordât l’eau bondissante des monts et que…

« Et lui est toujours là aussi. Il n’a pas bougé d’un pouce lui non plus. » Le Consul, sans se retourner, hochait la tête dans la direction de la maison de M. Laruelle.

« Qui – qui n’a pas – » balbutia Yvonne. Elle regarda derrière : personne que le péon qui, ayant cessé d’observer la maison, enfilait une allée.

« Jacques. »

« Jacques ! »

« Tout juste. Au fait, on a eu ensemble des moments formidables. Nous avons tout passé en revue depuis l’Évêque Berkeley jusqu’au mirabilis jalapa de quatre heures ! »

« Tu fais quoi, comme travail ? »

« Service Diplomatique. » Le Consul fit une pause et alluma sa pipe. « Parfois je pense vraiment qu’il n’y a pas que du mal à en dire. »

« — »

Il se pencha pour mettre une allumette à flot dans le caniveau débordant, et ils se trouvèrent d’une façon ou d’une autre en train d’avancer, et même de se presser : comme en un songe elle entendait le preste et colère clic-croc de ses talons sur la route et, près de son épaule, la voix en apparence pleine d’aisance du Consul :

« Par exemple, aurais-tu jamais été attachée britannique à l’Ambassade de Zagreb en Russie Blanche, l’an 1922, et j’ai toujours pensé qu’une femme telle que toi aurait fait très bien comme attachée à l’Ambassade de Zagreb en Russie Blanche l’an 1922, quoique Dieu seul sache comme elle s’y est prise pour survivre si tard, tu aurais pu acquérir une certaine, je ne dis pas technique exactement, mais un masque, une mine, une manière, tout au moins, de plaquer en un clin d’œil sur ta face un air de sublime et fourbe détachement. »

« — »

« Quoique je voie fort bien comment cela te frappe – comment le tableau de notre indifférence implicite, à Jacques et moi s’entend, je veux dire, te frappe comme plus indécent même que le fait que, mettons, Jacques n’aurait pas dû partir en même temps que toi ou que nous n’aurions pas dû laisser tomber toute amitié. »

« — »

« Mais aurais-tu jamais, Yvonne, été sur le pont d’un bateau-piège anglais, et j’ai toujours pensé qu’une femme telle que toi aurait fait merveille sur le pont d’un bateau-piège anglais – scrutant Tottenham Court Road à travers une longue-vue, rien qu’au sens figuré bien sûr, du matin au soir, comptant les vagues, tu aurais pu apprendre – »

« Je t’en prie regarde où tu vas ! »

« Quoique si bien sûr, tu avais jamais été Consul à Corneville, cette cité maudite de par l’amour perdu de Maximilien et de Charlotte, alors, oui alors… »

— BOX ! ARENA TOMALIN, EL BALON VS. EL REDONDILLO.

« Mais je ne pense pas en avoir fini avec le petit cadavre. Ce qu’il y a de vraiment si étonnant à son sujet, c’est qu’il doit être enregistré, positivement enregistré à la Sortie de Frontière des U.S.A. Alors que les frais équivalent pour lui à deux places d’adultes – »

« — »

« Mais comme tu n’as pas l’air d’avoir envie de m’écouter, voici quelque chose d’autre que je devrais peut-être te dire. »

« — »

« Quelque chose, je le répète, de très important, que peut-être je devrais de dire. »

« Oui. Qu’est-ce que c’est ? »

« Au sujet de Hugh. »

Yvonne dit enfin :

« Tu as des nouvelles de Hugh ? Comment va-t-il ? »

« Il habite avec moi. »

— BOX ! ARENA TOMALIN, FRENTE AL JARDIN XICOTANCATL. Domingode Novembre de 1938. 4 Emocionantes Peleas. EL BALON, VS. EL REDONDILLO.

Las Manos de Orlac. Con Peter Lorre.

« Quoi ! » Yvonne s’arrêta net.

« Il semble que cette fois il ait été en Amérique dans un ranch à bétail », dit le Consul avec assez de gravité tandis que d’une certaine, de toute façon, ils allaient leur chemin, mais plus lentement à présent. « Pour quelle raison, Dieu sait. Ça n’a pu être pour apprendre à monter, mais en tout cas, il a surgi il y a environ une semaine en un équipage nettement au chiqué, l’air de William Hart dans Le Jaguar de la Sierra. Il s’était apparemment télétransporté ou fait déporter d’Amérique en wagon à bestiaux. Je ne prétends point savoir comment un journaliste s’en tire dans ces cas-là. Ou peut-être était-ce un pari… quoi qu’il en soit, il a poussé jusqu’à Chihuahua avec le bétail, et grâce à un copain passeur et colporteur d’armes du nom de – Weber ? – j’ai oublié, n’importe, je ne l’ai pas vu, le reste du chemin il l’a fait en avion. » Le Consul tapa sa pipe sur son talon, sourit : « On dirait que tout le monde vole me voir ces jours-ci. »

« Mais – mais Hugh – je ne comprends pas. »

« Il avait perdu ses vêtements en route, mais non par étourderie, peux-tu le croire, seulement on voulait lui faire payer à la frontière plus de droits qu’ils n’avaient coûté, alors il les a tout naturellement abandonnés. Il n’avait tout de même pas perdu son passeport, détail insolite, peut-être parce qu’il appartient en quelque sorte toujours – mais en quelle qualité, je n’en ai pas la plus vague idée – au Globe de Londres… Naturellement tu sais qu’il est devenu tout à fait célèbre dernièrement. Pour la seconde fois, au cas où tu ignorerais la première. »

« Était-il au courant de notre divorce ? » parvint à demander Yvonne.

Le Consul secoua la tête. Ils continuaient lentement à marcher, le Consul yeux baissés.

« Lui as-tu dit ? »

Le Consul se taisait, marchant de plus en plus lentement. « Qu’ai-je dit ? » finit-il par articuler.

« Rien, Geoff. »

« Eh bien, il sait maintenant que nous sommes séparés, bien sûr. » D’un coup de canne le Consul décapita un coquelicot poussiéreux, proche du caniveau. « Mais il nous supposait ici tous les deux. Je pense somme toute qu’il avait dans l’idée que nous pourrions laisser… mais j’ai évité de lui dire que le divorce était chose faite. C’est-à-dire, je crois l’avoir fait. Je voulais éviter ça. Autant que je le sache, honnêtement, je n’étais pas près de le lui dire quand il est parti. »

« Alors il n’habite plus avec toi. »

Le Consul éclata d’un rire qui se changea en toux. « Oh que si ! Rien de plus certain, qu’il habite… En fait, j’ai failli y passer bel et bien, sous l’acharnement de ses opérations de sauvetage. Ce qui veut dire qu’il a tenté de me faire « me ranger ». Tu vois ça d’ici ? Tu reconnais sa fine touche italienne ? Et il a presque littéralement réussi, d’emblée, à l’aidé de quelque perfide drogue à la strychnine qu’il a sortie. Mais », rien qu’un moment le Consul parut éprouver de la difficulté à placer un pied devant l’autre, « pour être plus concret, il avait en réalité une meilleure raison de rester que de jouer les sauveteurs à la Theodore Watts Dunton. Pour un Swinburne comme moi. » Le Consul décapita un autre coquelicot. « Un Swinburne muet. Il a eu vent de quelque histoire, pendant ses vacances au ranch, et il lui a couru après jusqu’ici comme un chiffon rouge après un taureau. Je ne t’en ai pas parlé ?… Voilà pourquoi – ne l’ai-je pas déjà dit ? – il s’en est allé à Mexico. »

Au bout d’un instant, Yvonne dit faiblement, s’entendant à peine parler : « Eh bien, nous pourrons avoir un petit moment à nous, n’est-ce pas ? »

« Quién sabe ? »

« Mais tu dis bien qu’il est à la capitale pour l’instant », rattrapa-t-elle en hâte.

« Oh, il lâche son emploi – il pourrait être à la maison à cette heure. De toute façon il sera de retour aujourd’hui, je pense. Il dit qu’il lui faut de l’« action ». Pauvre vieux, il porte un front vraiment très populaire ces jours-ci. » Et le Consul, sincère ou pas, d’ajouter avec sympathie : « Et Dieu seul sait comment finira sa petite démangeaison romantique. »

« Et que va-t-il penser », demanda tout à coup Yvonne bravement, « quand il va te revoir ? » « Oui, eh bien, pas grand-chose de changé, pas assez de temps pour que ça se voie, mais j’allais dire justement », poursuivit le Consul d’une voix un peu enrouée, « que nos bombes formidables, à Laruelle et à moi, prirent fin quand Hugh survint. » Il farfouillait la poussière de sa canne, traçant tout en marchant des petits dessins d’une minute, tel un aveugle. « C’était mes bombes à moi, la plupart, puisque Jacques a l’estomac faible et tombe en général malade après trois verres, et après quatre se met à jouer le Bon Samaritain, et après cinq Theodore Watts Dunton, lui aussi… De sorte que j’appréciai, pour ainsi m’exprimer, le changement de technique. Du moins au point de sentir que je te saurais gré maintenant, eu égard à lui-même, de ne rien dire à Hugh – »

« Oh – »

Le Consul s’éclaircit la voix. « Non que j’aie beaucoup bu en son absence, bien sûr, et non que je sois à présent absolument de sang-froid-comme-du-marbre, comme tu peux voir sans peine. »

« Oh certes oui », sourit Yvonne, pleine de pensées qui, déjà, la balayaient à des milliers de kilomètres de fuite éperdue loin de tout cela. Pourtant elle continuait à marcher à pas lents près de lui. Et délibérément, comme un grimpeur, sur une hauteur sans parapet, lève l’œil vers les pins au haut du précipice, et se réconforte en disant : « Bagatelle que ce vide sous moi, ce serait tellement pire si j’étais au faîte d’un de ces pins là-haut ! » elle s’expulsa de l’instant : elle cessa de penser : ou elle pensa de nouveau à la rue, se souvenant du dernier et poignant coup d’œil sur celle-ci – et combien plus désespérée encore semblait la situation en ce temps-là ! – au début de ce fatidique voyage à Mexico, lorsqu’elle avait regardé par la vitre arrière de la Plymouth maintenant perdue, en train de tourner le coin à grand fracas, s’écrasant sur ses ressorts dans les trous, s’arrêtant pile, puis rampant, rebondissant en avant et rasant, peu importait de quel côté, les murailles. Elles étaient plus hautes qu’elle ne se rappelait et couvertes de bougainvillées : pans massifs d’une braise de fleurs. Au-dessus elle pouvait voir les crêtes des arbres, avec leurs lourds rameaux immobiles, et de temps à autre parmi eux une tour de garde, l’éternel mirador de l’état Parián, les maisons plus basses que leurs murs restant invisibles d’ici comme d’en haut (un jour elle avait pris la peine de s’en rendre compte), comme recroquevillées au ras de leurs patios, les miradors flottant par-dessus, détachés, telles les vigies solitaires de l’âme. L’on ne pouvait guère mieux, non plus, distinguer les maisons à travers l’entrelacs de fer forgé des hautes grilles d’entrée, vaguement évocatrices de la Nouvelle-Orléans, encastrées dans ces murs sur lesquels se crayonnaient de furtifs rendez-vous d’amour et qui, si fréquemment, masquaient moins le Mexique que le rêve de foyer d’un Espagnol. Le caniveau de droite s’enterra un instant, et une autre de ces cahutes basses construites à même la rue parut la menacer de ses sinistres fosses noires béantes – où María naguère allait prendre leur charbon. Puis l’eau s’en revint bouillonner au soleil et de l’autre côté, par un vide dans les murs, le Popocatepetl surgit solitaire. Sans qu’elle s’en fût doutée ils avaient passé le coin, et l’entrée de leur maison était en vue.

La rue était maintenant absolument déserte et, hormis le murmure et le rejaillissement des caniveaux maintenant mués en deux farouches petits torrents disputant une course, silencieuse : confusément, elle rappelait à Yvonne comment celle-ci avait, avec les yeux du cœur, avant de rencontrer Louis et alors qu’elle s’imaginait à moitié le Consul rentré en Angleterre, essayé de ne pas perdre de vue Quauhnahuac même, comme une sorte de passerelle sûre où le fantôme de Geoffrey pourrait déambuler sans fin, flanqué de son ombre à elle, consolatrice mais indésirable, au-dessus de la crue des eaux de la catastrophe possible.

Puis depuis l’autre jour Quauhnahuac, quoique toujours dépeuplée, avait paru changée – épurée, lavée du passé, avec Geoffrey tout seul, mais maintenant de chair, apte à la rédemption, ayant besoin de son aide.

Et voici que Geoffrey y était en effet, non seulement point seul, non seulement sans besoin de son aide, mais existant au sein de sa réprobation, réprobation par quoi, selon toute apparence, il se trouvait curieusement soutenu. –

Yvonne agrippa son sac étroitement, la tête soudain vide et tout juste consciente des repères que le Consul, qui semblait avoir recouvré ses esprits, lui indiquait en silence de sa canne : la sente vers la campagne sur la droite, et la petite église transformée en école avec cour de récréation à barres fixes et pierres tombales, l’entrée sombre du fossé – les hauts murs avaient pour le moment tout à fait disparu des deux côtés – menant à la mine de fer abandonnée courant sous le jardin.

 

Va et vient de l’école…
Popocatepetl
C’était ton jour d’éclat…

 

Le Consul fredonnait. Yvonne sentit fondre son cœur. Un sentiment de paix partagée, paix des cimes, semblait tomber entre eux ; c’était faux, c’était un mensonge, mais un moment ce fut comme si, aux jours passés, ils s’en retournaient chez eux, du marché. Elle prit son bras, en riant, et leurs pas s’accordèrent. Et à présent voici les murs encore, et leur allée à eux en pente vers la rue où nul n’avait pacifié la poussière déjà tripatouillée par des pieds nus matinaux, et à présent voici leur grille, hors des gonds et gisant tout juste après l’entrée comme elle s’était toujours, quant à cela, impudemment vautrée, à demi cachée sous le massif de bougainvillées.

« Et voilà, Yvonne. Viens, chérie… Nous sommes presque chez nous ! »

« Oui. »

« Étrange – » dit le Consul.

Un hideux chien paria les suivit au-dedans.