Vers 3 heures, un type s’est amené, furieux, parce que quelqu’un avait collé une étiquette sur son pare-brise. J’ai dû aller à la cuisine pour la lui décoller à la vapeur.
— C’est égal, vous savez les faire, vous autres, les enchiladas !
— Qui ça, vous autres ?
— Eh bien ! vous et M. Papadakis. Vous et Nick, quoi ! Celui que j’ai mangé pour déjeuner était épatant !
— Oh !
— Passez-moi un torchon, que j’essuie ce truc !
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Moi ? Mais ce que j’ai dit !
— Vous croyez que je suis mexicaine, hein ?
— Moi ? Pas du tout !
— Bien sûr, et vous n’êtes pas le premier. Eh bien, voilà, je suis aussi blanche que vous, vous comprenez ? J’ai des cheveux noirs et j’ai un peu l’air d’être mexicaine, mais je suis aussi blanche que vous, compris ? Si vous voulez que ça colle ici, tâchez de ne pas oublier ça !
— Mais vous n’avez pas l’air mexicaine.
— Je vous répète que je suis aussi blanche que vous.
— Mais, voyons, vous n’avez rien d’une Mexicaine. Elles ont toutes de grosses lèvres, des jambes énormes, des seins sous le menton, une peau jaune, des cheveux gras. Vous n’êtes pas comme ça : vous êtes mince, vous avez une jolie peau blanche et vos cheveux sont fins et bouclés. La seule chose que vous ayez comme les Mexicaines, ce sont les dents. Elles ont toutes des dents blanches, il faut le reconnaître !
— Je m’appelais Smith avant mon mariage. C’est pas mexicain non plus, n’est-ce pas ?
— Non.
— Quoi encore ? Je ne suis même pas d’ici. Je viens de Iowa.
— Et quel est votre prénom ?
— Cora. Vous pouvez m’appeler Cora si vous voulez.
J’ai compris alors que je venais de toucher le point sensible. Ce n’était ni les enchiladas qu’elle faisait, ni ses cheveux noirs qui la gênaient. Ce qui lui donnait l’impression de ne pas être blanche, c’était d’être mariée à ce Grec, et elle avait peur que je commence à l’appeler Mme Papadakis.
— C’est entendu, Cora. Et vous, appelez-moi Frank.
Elle s’est approchée et m’a aidé à nettoyer le pare-brise. Elle était si près de moi que je respirais son odeur. Je lui ai glissé juste dans l’oreille :
— Comment as-tu pu épouser ce Grec ?
Elle a sursauté comme si je l’avais cinglée avec un fouet.
— Ça vous regarde ?
— Oui, beaucoup.
— Voilà votre pare-brise.
— Merci.
Je suis sorti. Je savais ce que je voulais savoir. Je l’avais coincée au tournant, et j’avais touché juste, elle avait marqué le coup. Dès maintenant nous étions liés, elle et moi. Elle pourrait ne pas dire oui, mais, au moment voulu, elle ne canerait pas. Elle avait compris et savait que je l’avais repérée.
Ce soir-là, au dîner, le Grec s’est fâché après elle parce qu’elle ne me redonnait pas un peu plus de frites. Il voulait que je me plaise chez lui, cet homme, et que je ne m’en aille pas comme les autres.
— Il faut le nourrir, entends-tu !
— Elles sont sur le fourneau. Il est assez grand pour se servir.
— J’en ai assez. Je n’ai pas encore fini, d’ailleurs.
Mais il continua. S’il avait eu un brin de jugeote, il aurait compris que cela cachait quelque chose, car – je dois le reconnaître – elle n’était pas femme à laisser un homme se servir lui-même. Mais il n’a rien senti et il a encore bougonné. Nous mangions sur la table de la cuisine, lui à un bout, elle à l’autre bout, et moi au milieu. Je ne la regardais pas, mais je voyais sa robe. C’était une de ces blouses blanches d’infirmière, pareilles à cet uniforme qu’elles portent toutes, qu’elles travaillent chez un dentiste ou chez un boulanger. Elle avait dû être propre le matin, mais maintenant elle était un peu froissée et souillée. Je sentais l’odeur de la femme.
— Oh ! ça va !
Elle s’est levée pour prendre les pommes de terre. Sa blouse s’est ouverte une seconde et j’ai vu ses jambes. Quand elle m’a servi les frites, je n’ai pas pu manger.
— C’était bien la peine, il n’en veut pas !
— Il les a « s’il » les veut, t’as compris ?
— Je n’ai pas faim. J’ai si bien déjeuné.
Il s’est conduit ensuite comme s’il avait gagné une grande victoire et il a voulu l’excuser en homme généreux qu’il était.
— Elle est épatante. C’est mon petit oiseau blanc, ma petite colombe.
Il a cligné de l’oeil et il est monté dans sa chambre. Nous sommes restés là, elle et moi, sans dire un mot. Quand il est descendu, il portait une grosse bouteille et une guitare. Il m’a servi à boire, mais c’était un vin grec, très doux, et ça m’a fait mal au coeur. Il a commencé à chanter. Il avait une voix de ténor, pas comme un de ces petits ténors qu’on entend à la radio, non, une voix qu’il faisait sangloter comme un disque de Caruso. Mais je ne pouvais plus l’écouter. Je me sentais vraiment très mal.
Il a vu ma tête et m’a emmené dehors :
— Un peu d’air, ça ira mieux.
— Ça va aller, ça va mieux !
— Assieds-toi et ne bouge plus ! Ce sera rien !
— Rentrez. J’ai trop mangé, ça va passer.
Il est rentré et j’ai tout laissé remonter. Tout est revenu, le déjeuner, les pommes de terre, le vin. J’avais tant envie de cette femme que je ne pouvais rien garder dans l’estomac.
Le lendemain matin, l’enseigne avait dégringolé. Pendant la nuit, le vent s’était levé et le matin, un tourbillon plus violent avait arraché l’enseigne.
— C’est affreux. Regarde ça !
— Il a fait un de ces vents ! Je n’ai pas pu dormir. Je n’ai pas fermé l’oeil une minute.
— Un vent du diable. Vise l’enseigne.
— Elle est démolie.
J’ai essayé de la raccommoder et il est venu dehors, me regarder faire :
— D’où vient-elle, cette enseigne ?
— J’en sais rien. Elle était là quand j’ai acheté la baraque.
— Elle est rien moche. C’est pas elle qui attirera les clients !
Je suis allé donner de l’essence à une voiture et je l’ai laissé réfléchir. Quand je suis revenu, il fixait toujours l’enseigne qui pendait maintenant devant la porte du restaurant. Trois lampes étaient grillées. J’ai arrangé les fils mais les autres lampes n’ont rien voulu savoir.
— Mets-y des lampes neuves, repends-la et ça ira.
— Bien sûr. C’est vous le patron.
— Pourquoi qu’tu dis ça ?
— Elle est tellement démodée. Personne n’a plus d’enseigne comme ça. Ils ont des enseignes au néon. Ça se voit mieux et ça use moins de courant. Et qu’est-ce qu’elle dit votre enseigne ? Les Chênes-Jumeaux ! C’est tout. On n’peut même pas lire Taverne, y a pas de lampe. Les Chênes-Jumeaux ! Ça n’me creuse pas l’estomac, ça ! Ça n’me fera pas m’arrêter ici pour essayer de croûter. Elle vous fait perdre de l’argent, cette enseigne, et vous n’en savez rien.
— Rafistole-la, c’est bien suffisant !
— Pourquoi n’achetez-vous pas une nouvelle enseigne ?
— J’ai pas le temps.
Mais il est revenu un moment plus tard avec un morceau de papier. Il avait lui-même dessiné une nouvelle enseigne et il l’avait coloriée en rouge, en blanc et en bleu. On lisait : « Taverne des Chênes-Jumeaux », et puis : « Repas et Bar, Chambres à Louer », et enfin : « Papadakis, propr. »
— Chouette ! Ça les arrêtera pile !
J’ai rectifié un peu les mots pour qu’ils soient proprement écrits et il a ajouté quelques boucles et quelques tortillons aux lettres.
— Nick, pourquoi remettre la vieille enseigne ? Pourquoi n’allez-vous pas tout de suite en ville faire faire celle-là ? Elle est magnifique ! C’est très important. Un bistrot ressemble toujours à son enseigne !
— T’as raison, j’y vais !
Los Angeles n’était qu’à vingt milles, mais il s’est rasé comme s’il allait à Paris, et tout de suite après le déjeuner, il est parti. Dès qu’il s’est éloigné, j’ai fermé à clef la porte de devant. J’ai ramassé une assiette qu’un client avait laissée et je l’ai rapportée dans la cuisine. Cora y était.
— Voilà une assiette qui était restée là-bas.
— Oh ! merci.
Je l’ai posée. La fourchette a cliqueté comme sur un tambourin.
— Je voulais aller faire un tour, mais j’ai mis des choses à cuire, il faut que je reste.
— Moi aussi, j’ai beaucoup de travail.
— Vous allez mieux ?
— Ça va.
— Il faut si peu de chose. Un changement d’eau suffit quelquefois.
— J’avais trop mangé sans doute.
— Vous croyez ?
Quelqu’un a frappé à la porte du restaurant.
— On essaye d’entrer...
— La porte est donc fermée, Frank ?
— J’ai dû la fermer.
Elle m’a regardé et elle est devenue pâle. Elle a poussé la porte de communication et elle a jeté un coup d’oeil dans la salle. Puis, elle s’est un peu avancée et elle est revenue une minute après.
— Ils sont partis.
— Je ne sais pas pourquoi j’ai fermé la porte !
— Oh ! j’ai oublié de l’ouvrir.
Elle a voulu repartir vers le restaurant, mais je l’ai arrêtée.
— Si nous... laissez-la fermée.
— Personne ne pourra entrer, j’ai de la cuisine à faire. Je vais laver cette assiette.
Je l’ai prise dans mes bras et j’ai écrasé ma bouche contre la sienne...
— Mords-moi ! mords-moi !...
Je l’ai mordue. J’ai planté mes dents si fort dans ses lèvres que j’ai senti le sang gicler dans ma bouche. Il coulait sur son cou quand je l’ai portée au premier étage.