Je sais un long, long sentier
Dans la lande de mes rêves
Où le rossignol chante
Quand la blanche lune brille...
Je sais qu’il me faudra attendre,
Durant de tristes nuits obscures
Avant que mes rêves se réalisent
Pour qu’enfin je puisse suivre
Ce long, long sentier avec toi...
— Y n’s’en font pas !
— Pas assez, à mon goût !
— Et vous f’rez bien de n’pas leur laisser le volant, m’zelle, c’serait du joli.
— Soyez tranquille. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ces ivrognes. Je ne voulais pas repartir avec eux, mais ils ont tenté de partir seuls.
— Ils se s’raient cassé la figure !
— Sûrement. Alors, j’ai préféré conduire moi-même, c’est tout ce que j’avais à faire.
— C’est quelquefois calé de savoir ce qu’on a à faire. Un dollar d’essence. L’huile va ?
— Je crois.
— Merci, m’zelle. Bonne nuit.
Elle est remontée dans l’auto, elle a repris le volant, tandis que le Grec et moi nous continuions à chanter, et nous sommes repartis. Cette fois, pour notre plan, je devais être ivre, car notre première expérience m’avait guéri de l’idée que nous pourrions réussir un meurtre impeccable. Alors, ça allait être un assassinat si stupide que ce ne serait même plus un assassinat. Ce serait un banal accident d’auto avec des types ivres et de l’alcool dans la voiture et tout ce qui s’ensuit. Bien sûr quand j’ai commencé le jeu, il fallait que le Grec suive le mouvement, et il était juste au point où je voulais qu’il soit. Nous nous sommes arrêtés pour prendre de l’essence afin d’avoir un témoin qui affirmerait que Cora n’était pas ivre et qu’elle n’avait guère envie d’être avec nous. En effet, puisqu’elle conduisait, elle ne devait pas boire. Avant cet arrêt, nous avions eu de la chance. Juste quand nous fermions la maison, un type était entré pour manger un morceau et il était resté sur la route pour nous regarder filer. Il m’avait donc vu essayer de mettre en marche deux ou trois fois sans y réussir, puis discuter avec Cora et reconnaître que j’étais trop saoul pour conduire. Cora avait quitté la voiture et déclaré qu’elle ne viendrait pas avec nous. Il m’avait vu tenter de partir seul avec le Grec. Enfin, il avait vu Cora me tirer de mon siège, me flanquer derrière tandis que le Grec restait devant, puis prendre d’autorité le volant et démarrer. Son nom était Jeff Parker, et il élevait des lapins à Enrico. Cora avait appris cela en racontant qu’elle devrait essayer d’élever des lapins pour le restaurant. Nous savions où le trouver si nous avions besoin de lui.
Le Grec et moi chantions Mother Machree et Smile, smile, smile et encore Down by the old Mill a tream et nous étions vite arrivés au poteau indiquant Malibu Plage. Là, Cora a tourné. Normalement, elle aurait dû aller tout droit. Il y avait deux grandes routes pour atteindre la côte. L’une, à dix milles à l’intérieur, était celle sur laquelle nous étions. L’autre, juste au bord de l’océan, était sur notre gauche. Elles se rejoignaient à Ventura et suivaient ensuite la mer jusqu’à Santa Barbara, San Francisco et plus loin encore. Mais Cora n’avait jamais vu Malibu Plage où vivent tant d’étoiles de cinéma, et elle voulait passer le long de l’océan, faire un détour de deux milles pour y jeter un coup d’oeil, puis tourner de nouveau et repartir vers Santa Barbara. La véritable raison de ce détour était que cet embranchement était la plus mauvaise route de tout le comté de Los Angeles et qu’un accident à cet endroit ne pouvait surprendre personne, pas même un flic. Il y fait sombre, il n’y a aucun trafic ou presque, aucune maison, rien, ce qui facilitait beaucoup ce que nous avions à faire.
Le Grec n’a rien remarqué pendant un moment. Nous avons longé une petite colonie de vacances que l’on appelle « Le Lac Malibu ». Au flanc de la colline, des gens dansaient dans une cabane, tandis que d’autres couples se promenaient sur l’eau en canoës. J’ai crié vers eux. Le Grec m’a imité. « Vous en faites Das ! » Cela ne changeait pas grand-chose, mais cela faisait une marque de plus sur notre piste, si jamais quelqu’un cherchait à la reconstituer.
Nous avions à monter une première côte au milieu des montagnes. Elle durait pendant trois milles. J’avais donné des conseils à ce sujet à Cora. Elle est restée en seconde presque tout le temps, à cause des tournants aigus qu’il y avait tous les cinquante mètres et où la voiture perdait suffisamment de vitesse pour ne pouvoir aborder le tournant suivant qu’en seconde. C’était aussi beaucoup pour que le moteur chauffe. Tout était minutieusement préparé. Nous devions avoir beaucoup à raconter.
Mais quand le Grec s’est aperçu qu’il faisait si sombre, que nous étions embarqués dans une fichue région pleine de montagnes, sans une lumière, sans une maison, sans un poste d’essence, ou rien d’autre en vue, il a repris ses esprits et s’est fâché.
— Fais attention, voyons. Tourne, bon Dieu, tu t’es trompée de route !
— Non, je sais où je suis. Nous allons arriver à la plage de Malibu. Tu ne te souviens pas ? Je t’ai dit que je voulais la voir.
— Alors va doucement.
— Je vais doucement.
— Va plus doucement encore, j’veux pas qu’on s’tue !
Nous sommes parvenus au sommet et nous nous sommes attaqués à la descente. Elle a arrêté le moteur. Le ventilateur a tourné vite pendant un moment, puis il a stoppé. Elle a de nouveau embrayé en bas de la côte. J’ai regardé le thermomètre. Il était à 95. Elle est repartie jusqu’à la montée suivante et le thermomètre a continué de monter.
— Sans blague. Sans blague.
C’était notre signal. Une de ces choses idiotes qu’on peut dire toujours sans que personne y prenne garde. Elle a lancé l’auto sur l’un des bords. En dessous, il y avait un ravin dont on ne pouvait voir le fond. Il avait bien deux cents mètres.
— Je crois qu’il faut laisser refroidir un peu.
— Bon Dieu, je crois bien. Regarde-moi ça, Frank, regarde donc !
— Quoi ?
— Le thermomètre est à 97. Dans une minute ça va bouillir.
— Laisse bouillir.
J’avais saisi la clef anglaise. Je l’avais mise sous mes pieds. Mais à ce moment précis, j’ai aperçu en haut de la côte les lumières d’une auto. J’ai dû attendre. Une minute de plus et la voiture serait passée au bon moment.
— Si tu chantais quelque chose, Nick ?
Il a regardé le pays sinistre autour de lui, mais il n’avait guère envie de chanter. Puis il a ouvert la portière et il est descendu. Nous l’avons entendu qui vomissait derrière la voiture. Il était là quand l’auto nous a croisés. J’ai noté le numéro dans ma tête. Puis j’ai éclaté de rire. Cora s’est retournée vers moi.
— Tu piges... Ils auront ainsi quelque chose à se rappeler : les deux hommes vivaient quand ils sont passés !
— As-tu pris le numéro ?
— 2 R.58-01.
— 2 R.58.01 — 2 R.58.01. Ça va, je le sais aussi.
— Ça colle.
Le Grec est revenu. Il semblait en meilleur état.
— Vous avez-t-y entendu ?
— Quoi ?
— Quand t’as ri... Y a un écho ! un écho magnifique !
Il a lancé une note aiguë. Ce n’était pas un air, c’était juste une note haute, comme sur un disque de Caruso. Il a cessé brusquement et il a attendu. La note est revenue, clair et précise, et elle s’est arrêtée net comme il l’avait fait.
— C’est-y pareil à ma voix, ça ?
— Du pareil au même, vieux, on s’y tromperait.
— Mince alors, c’est chouette !
Il est resté planté là, pendant cinq minutes, lançant ses notes aiguës et les écoutant revenir vers lui. C’était la première fois qu’il entendait sa voix résonner comme ça. Cela l’amusait comme un singe qui se voit dans un miroir. Cora me regardait. Nous avions à faire. J’ai commencé à rouspéter.
— Dis donc. Tu crois qu’on n’a que ça à faire ? T’écouter chanter pour toi seul toute la nuit ? Allez, monte, qu’on fiche le camp !
— Il est tard, Nick.
— Ça va, ça va.
Il est monté, mais il a mis sa tête à la portière pour lancer encore une note. Je me suis baissé et tandis qu’il avait encore la tête dehors, j’ai saisi de nouveau la clef anglaise. Sa tête a craqué et je l’ai sentie craquer. Il a sauté en l’air et s’est recroquevillé sur le siège comme un chat sur un sofa. Il m’a semblé qu’il mettait des heures à rester immobile. Puis Cora a laissé échapper un drôle de gloussement qui s’est terminé en un gémissement... car l’écho, soudain, renvoyait la note que le Grec avait lancée. La note vibra comme il l’avait fait vibrer, puis diminua, s’arrêta, s’immobilisa.