Quand il a été parti, l’agent est entré et m’a marmonné une proposition de jouer aux cartes avec lui. Nous avons fait quelques parties, mais je ne pouvais pas fixer mon esprit. Je lui ai dit que cela m’énervait de jouer d’une seule main et nous nous sommes arrêtés.
— Il vous a eu, pas vrai ?
— Un peu.
— Il est rosse. Il les a tous. Il a l’air d’un prédicateur plein d’amour pour l’humanité, mais il a un coeur de pierre.
— C’est bien le mot.
— Il n’y a qu’un type qui lui tienne tête.
— Vraiment ?
— Un type qui s’appelle Katz. Vous le connaissez ?
— J’ai entendu parler de lui.
— C’est un de mes amis.
— C’est toujours bon d’avoir des amis comme’ça.
— Dites donc, vous n’avez pas encore d’avocat. Vous n’êtes pas encore inculpé et vous ne pouvez réclamer personne. Ils peuvent vous garder au secret, comme ils disent, pendant quarante-huit heures encore. Mais, si Katz venait par hasard, je pourrais le faire entrer, vous pigez ?... Il pourrait peut-être s’amener si... je lui disais un mot.
— Vous avez une ristourne ?
— Je vous dis que c’est un de mes amis. S’il ne me donnait rien, ce ne serait pas un ami, n’est-ce pas ? C’est un grand bonhomme. C’est le seul qui puisse damer le pion à Sackett !
— Vas-y, mon vieux, le plus tôt sera le mieux.
— À tout à l’heure.
Il est sorti un moment, et quand il est revenu, il m’a cligné de l’oeil. Vite après, on a frappé à la porte et Katz est entré. C’était un petit homme de quarante ans à peu près, il avait un visage couleur de cuir usé, une moustache noire. Dès qu’il est entré, il a sorti un paquet de tabac et du papier, et s’est mis à rouler une cigarette. Quand il l’a allumée, elle a brûlé tout d’un côté, et il ne s’en est plus occupé. Elle est restée collée sur un côté de sa bouche et je n’ai jamais su si elle était allumée ou non, et si lui était éveillé ou endormi. Il était assis là, les yeux mi-clos, une jambe passée sur un bras du fauteuil, le chapeau repoussé en arrière sur sa tête. On pourrait croire que pour un type enferré comme moi, ce n’était pas un spectacle encourageant, eh bien ! c’était tout le contraire. Il dormait peut-être, mais, même endormi, il avait l’air d’en savoir plus long que bien des types éveillés, et un soupir s’est échappé de ma gorge. J’avais l’impression que, maintenant, tout allait marcher comme sur des roulettes.
L’agent a regardé Katz rouler sa cigarette comme s’il avait en face de lui un acrobate merveilleux réussissant un triple saut périlleux, et il n’avait pas du tout envie de sortir, mais il a dû s’en aller cependant. Quand il nous a eu quittés, Katz s’est tourné vers moi comme s’il attendait quelque chose. Je lui ai raconté notre accident et la façon dont Sackett avait tenté de me prouver que j’avais tué le Grec pour toucher l’assurance, et comment il était parvenu à me faire signer la plainte contre Cora pour tentative de meurtre contre moi. Il m’a écouté, et quand j’ai eu fini, il est resté un moment sans parler. Puis il s’est levé.
— Il vous a eu jusqu’à la gauche !
— Je n’aurais pas dû signer. Je ne crois pas qu’elle ait pu faire un truc pareil. Mais il m’a eu. Et maintenant je ne sais plus ce que je dois foutre.
— En tout cas, vous n’auriez pas dû signer.
— Monsieur Katz, je vous demanderai une seule chose : ne pourriez-vous la voir et lui dire que...
— Je la verrai. Et je lui dirai ce qu’il faut qu’elle sache. Pour le reste, je prends l’affaire en main, et cela veut dire que je m’en occuperai sérieusement. Vous me comprenez ?
— J’ai compris.
— Je serai avec vous au tribunal. C’est-à-dire qu’un homme à moi sera avec vous. Puisque Sackett a fait de vous un plaignant, je ne peux pas parler pour vous deux, mais l’affaire est dans mes mains. Une fois de plus, croyez-moi, cela signifie quelque chose.
— Faites pour le mieux, monsieur Katz.
— À bientôt.
Ce soir-là, on m’a remis sur un brancard et on m’a conduit au tribunal. C’était un tribunal de simple police... Il n’y avait pas de banc pour le jury, ni de banc pour les témoins, rien de tout ça. Le magistrat était sur une estrade, avec, derrière lui, quelques agents. Devant lui, il y avait un grand bureau qui traversait presque toute la pièce. Ceux qui avaient à parler levaient le nez au-dessus du bureau et disaient ce qu’ils avaient à dire. Il y avait des tas de gens. Des photographes ont fait claquer le magnésium quand on m’a amené, et, d’après le bourdonnement qu’on entendait, on sentait que c’était une chose importante qui allait se discuter. Je ne pouvais pas voir grand-chose depuis ma civière, mais j’ai quand même aperçu Cora, assise sur un banc, avec Katz. Sackett était là aussi, un peu plus loin ; il parlait à des types à portefeuilles. Il y avait encore des agents et des témoins que j’avais déjà vus à l’enquête. On m’a installé sur deux tables rapprochées, en face du bureau, et ils m’avaient à peine remis mes couvertures dessus, qu’ils ont commencé à blaguer ensemble à propos d’une affaire de Chinoise, et un agent a dû leur dire de se taire. Pendant ce temps, un jeune homme s’est penché sur moi, il m’a dit qu’il s’appelait White et que Katz lui avait dit de se présenter à moi. J’ai incliné la tête, mais il a continué à murmurer que Katz me l’envoyait, si bien que l’agent s’est fâché et a, sérieusement, réclamé le silence.
— Cora Papadakis ?
Elle s’est levée et Katz l’a conduite vers le bureau. Elle m’a presque touché en passant et cela m’a semblé drôle de sentir son odeur, ce parfum même qui me rendait toujours fou avant toute cette histoire. Elle avait l’air un peu mieux que la veille. On lui avait donné une autre blouse qui lui allait bien, son costume avait été nettoyé et repassé, ses souliers étaient cirés, et son oeil, bien que noir encore, n’était plus gonflé. D’autres personnes se sont levées aussi, et se sont rangées sur une ligne à côté d’elle. Alors, un agent leur a dit de lever la main droite et il a raconté quelque chose à propos de la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Il s’est arrêté tout d’un coup pour voir si, moi aussi, j’avais ma main droite levée. Je ne l’avais pas levée. Je l’ai levée alors et il a recommencé son marmonnement depuis le commencement. Nous avons tous marmonné après lui.
Le magistrat a retiré ses lunettes et a raconté à Cora qu’elle était accusée d’avoir tué Nick Papadakis et d’avoir tenté de tuer Frank Chambers, qu’elle pouvait faire une déposition, mais que toute déposition faite par elle pouvait être retournée contre elle, qu’elle avait le droit de se faire représenter par un avocat, qu’elle avait huit jours pour plaider, et que pendant ce laps de temps, la Cour serait prête à l’écouter. Cela a été un long laïus et on entendait les gens tousser pendant qu’il le débitait.
Après Sackett a parlé et a dit ce qu’il allait prouver. C’était à peu près la même chose que ce qu’il m’avait dit. Seulement, il rendait ça foutrement solennel. Quand il a eu fini de parler, il a sorti des témoins. D’abord, le docteur de l’ambulance qui a expliqué quand et comment le Grec était mort. Puis ça a été le docteur de la prison, celui qui avait fait l’autopsie. Après, il y a eu le secrétaire du coroner, qui a expliqué le rapport de l’enquête et l’a remis au magistrat, enfin, deux autres types, mais j’ai oublié ce qu’ils ont dit, ceux-là. Bref, quand ils ont eu tous parlé, tout ce qu’ils étaient arrivés à prouver, c’est que le Grec était mort : comme ça, je le savais, je n’y ai pas beaucoup fait attention. Katz n’a rien demandé à personne. Chaque fois que le magistrat s’est tourné vers lui, il a fait un petit signe de la main et le type n’a eu qu’à se retirer.
Quand ils ont été tout à fait sûrs que le Grec était bien mort, Sackett est vraiment entré en action et il a touché aux choses intéressantes. Il a fait venir un type qui représentait une compagnie d’assurances, la « Pacific States Accident Assurance Corporation of America ». Ce type a dit comment le Grec avait signé sa police cinq jours auparavant. La police stipulait que le Grec devait toucher vingt-cinq dollars par semaine, pendant cinquante-deux semaines, s’il tombait malade ; la même somme si, par accident, il était blessé et mis dans l’impossibilité de travailler ; cinq mille dollars s’il perdait un membre, dix mille dollars pour deux membres. Sa veuve devait recevoir dix mille dollars s’il était tué par accident, vingt mille dollars si c’était dans un accident de chemin de fer. Quand il en est arrivé là, il avait tellement pris son ton habituel de démarcheur que le magistrat a levé la main pour le prévenir.
— J’ai toutes les assurances dont j’ai besoin.
Tout le monde rit de la plaisanterie du magistrat.
Moi-même, j’ai ri. Vous auriez été surpris du ton que ça avait.
Sackett a posé encore quelques questions et le magistrat s’est tourné vers Katz. Ce dernier a réfléchi une minute, et quand il a parlé, ç’a été très lentement, comme s’il voulait que chaque mot porte.
— Avez-vous vraiment un intérêt quelconque à ce procès ?
— En un sens, oui, monsieur Katz.
— Vous cherchez à éviter de payer la prime, sous prétexte qu’il y a eu crime. C’est bien cela ?
— Exactement.
— Vous croyez vraiment qu’un crime a été commis, que cette femme a tué son mari pour toucher cette prime, qu’elle a même essayé de tuer cet autre homme ou de le placer dans une telle situation qu’il aurait pu mourir, toujours pour obtenir cette indemnité ?
Le type a presque souri, puis il a réfléchi une minute et il a parlé comme s’il voulait que chaque mot de sa réponse porte, lui aussi.
— Pour répondre à cette question, je vous dirai, monsieur Katz, que j’ai, tous les jours, des milliers d’affaires de ce genre, les dossiers de fraude arrivent chaque jour sur mon bureau et j’ai une grande expérience de ce genre de recherches. Je peux vous dire que depuis des années que je travaille pour cette compagnie, comme pour beaucoup d’autres, je n’ai jamais vu une affaire aussi claire. Je ne crois pas qu’il y a eu crime, monsieur Katz, j’en suis sûr.
— C’est bien. Je plaiderai donc coupable des deux accusations.
Si Katz avait lancé une bombe dans le tribunal celui-ci ne se serait pas vidé plus rapidement. D’un bond, les reporters se ruèrent dehors, les photographes se précipitèrent pour prendre des tas de clichés. Ils se cognaient les uns contre les autres, et le magistrat s’est fâché, et a brutalement réclamé le silence. Sackett semblait anéanti, fusillé, et, dans toute la pièce, il y avait une rumeur semblable à celle que l’on entend quand on vous colle soudain un coquillage devant l’oreille. J’ai bien essayé de voir la figure de Cora, mais je ne pouvais apercevoir qu’un coin de sa bouche. Sa lèvre tremblait nerveusement, comme si, de seconde en seconde, quelqu’un la piquait avec une aiguille.
Je n’ai plus rien vu ensuite, précédés par White, ils m’ont emporté sur mon brancard hors de la pièce. Ils ont traversé deux halls au galop, puis ils sont entrés dans un bureau où il y avait deux ou trois agents. White a prononcé le nom de Katz et les agents sont sortis. Ils m’ont déposé sur le bureau et les types qui me portaient sont partis aussi. White a marché de long en large, puis la porte s’est ouverte et une surveillante est entrée avec Cora. Enfin, White et la surveillante sont sortis, ils ont fermé la porte et nous sommes restés seuls. J’ai cherché quelque chose à dire, et je n’ai rien trouvé. Cora marchait dans la pièce et elle ne me regardait même pas. Sa bouche se crispait toujours. J’ai encore avalé ma salive et j’ai pu dire enfin :
— On s’est foutu de nous, Cora.
Elle n’a rien dit, elle a continué à marcher.
— Ce Katz n’est qu’un mouchard. C’est un flic qui me l’a envoyé. Je croyais que c’était un type à la coule. Il s’est foutu de nous.
— Il ne s’est pas foutu de nous.
— On s’est foutu de nous. J’aurais dû m’en douter quand le flic m’a parlé de me l’amener. Mais je n’y ai pas pensé. Je croyais que c’était un frère.
— On s’est fichu de moi, mais pas de toi.
— Et comment, il m’a eu aussi !
— Je comprends tout maintenant. J’ai compris pourquoi c’est moi qui devais conduire... Je vois pourquoi c’était moi qui devais tout faire, pas toi. Oh ! oui, je suis devenue amoureuse de toi parce que tu es malin. Et je le vois bien que tu es malin maintenant. Comme c’est drôle !... Vous tombez dans les bras d’un type parce qu’il est malin et vous ne découvrez qu’après combien c’est vrai.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là, Cora ?
— On s’est foutu de moi, et comment ! Toi et ton avocat... tu as bien préparé ça ! C’est si bien fait qu’il paraît que j’ai même essayé de te tuer ! Ainsi, évidemment, tu n’as rien à voir là-dedans. Et on va plaider coupable en justice. Alors on ne parlera même pas de toi. C’est très bien. Quelle idiote je suis ! Mais je ne le suis pas tant que ça. Écoute, Frank Chambers, quand je sortirai d’ici je te ferai voir combien tu es malin ! Mais tu verras que tu as dépassé la mesure et tu le sentiras passer !
J’ai tenté de m’expliquer, mais il n’y a rien eu à faire. Elle s’est mise en colère au point que ses lèvres étaient pâles sous le rouge ; alors Katz est entré. J’ai voulu lui sauter dessus, mais ils m’avaient attaché sur le brancard, je n’ai pas pu bouger.
— Sortez d’ici, salaud ! Ah, vous prenez l’affaire en main. Je le vois bien. C’est du propre ! Je sais ce que vous êtes maintenant, vous entendez, foutez-moi le camp !
— Qu’est-ce qui vous prend, Chambers ?...
Il parlait comme un maître d’école au mauvais élève qui crie parce qu’on lui a retiré son chewing-gum.
— Qu’est-ce qui vous prend ? Je fais ce qu’il faut faire. Je vous l’avais dit.
— Entendu, mais prenez garde de ne pas me tomber sous la main ensuite !
Il l’a regardée comme s’il ne comprenait pas bien et elle a marché vers lui.
— Vous êtes d’accord avec ce type-là contre moi. C’est moi qu’on accuse pour qu’il soit libre. Eh bien, croyez-moi, il est aussi coupable que moi, et il n’est pas près de s’en tirer. C’est moi qui vous le dis. Je dirai tout. Je leur dirai tout et je vais leur dire tout de suite.
Il l’a encore regardée, il a hoché la tête et son regard était vraiment le plus curieux regard que j’aie jamais vu.
— Voyons, mon petit, ne faites pas ça. Laissez-moi m’occuper...
— Vous vous en occupiez, c’est mon tour maintenant.
Il s’est levé, il a haussé les épaules et il est sorti. Il était à peine sorti qu’un garçon, aux pieds énormes, au cou rouge, armé d’une machine à écrire, entrait. Il a installé sa machine sur une chaise, il l’a calée avec deux livres, puis il a regardé Cora.
— M. Katz m’a dit que vous vouliez faire une déposition.
Il avait une drôle de petite voix et il grimaçait en parlant.
— C’est exact.
Elle s’est mise à parler nerveusement par deux ou trois mots à la fois, et aussi vite qu’elle parlait, il la suivait sur son clavier. Elle lui a tout raconté. Depuis le commencement, elle a dit comment elle m’avait rencontré, comment nous avions été bien ensemble, comment on avait tenté de se débarrasser du Grec une première fois. Deux fois un agent a ouvert la porte et a passé la tête ; chaque fois, le type à la machine a levé la main.
— Encore quelques minutes, chef.
— O.K.
Quand elle a eu fini, elle a dit qu’elle ne savait rien de l’assurance et que nous n’avions fait cela que pour nous débarrasser du Grec.
— C’est tout.
Il a ramassé tous les papiers et elle a signé.
— Mettez juste les initiales sur les autres.
Elle a mis ses initiales. Il a sorti un tampon de notaire, le lui a mis dans la main. Elle a tamponné puis elle a signé encore. Il a mis les papiers dans sa poche, il a fermé sa machine et il est sorti.
Cora est allée à la porte et elle a appelé la surveillante.
— Je suis prête.
La surveillante est entrée et l’a emmenée.
Les types du brancard sont venus et m’ont emporté au galop. Mais, sur le chemin, ils se sont trouvés pris dans la foule qui examinait Cora tandis qu’elle attendait l’ascenseur qui devait la conduire en prison. La prison est sur le toit du Palais de Justice. Ils se sont quand même frayé un chemin au milieu des gens et ma couverture est tombée, elle a traîné sur le sol. Cora s’est baissée, elle a ramassé ma couverture, elle me l’a remise gentiment dessus, puis elle s’est détournée très vite.