Après ça, pendant deux jours, j’ai été crevé, mais le Grec était furieux après moi, alors il n’a rien remarqué. Il était furieux après moi parce que je n’avais pas fixé la porte battante qui conduisait à la cuisine de la salle du restaurant. Cora lui avait dit que c’était cette porte qui était revenue sur elle au moment où elle passait et qui l’avait frappée violemment à la bouche. Il avait bien fallu qu’elle invente quelque chose. Sa bouche était toute meurtrie là où je l’avais mordue. Alors le Grec a dit que c’était de ma faute, que j’aurais dû l’arranger. J’ai détendu un peu le ressort pour que la porte batte moins brutalement et cela a tout arrangé.
Mais au fond, il était furieux contre moi à cause de l’enseigne. Il en était si fier maintenant, qu’il craignait que je ne me vante d’avoir eu cette idée à sa place. L’enseigne dessinée par lui était si compliquée qu’on n’avait pu la lui faire dans l’après-midi. On a mis trois jours pour la monter. J’ai été la chercher et je l’ai pendue. Elle comportait tout ce qu’il avait crayonné sur le papier et deux ou trois choses en rabiot. Un drapeau grec et un drapeau américain, deux mains se serrant amicalement et, en italiques, les mots : « Vous serez satisfaits. »
Elle était en lettres de néon rouges, blanches et bleues, et j’ai attendu qu’il fasse noir pour mettre le courant. Quand j’ai tourné le bouton, elle a scintillé comme un arbre de Noël.
— Vrai, Nick, j’en ai vu des enseignes dans ma vie, mais j’en ai jamais vu d’aussi baths !
— Bon Dieu de bon Dieu !...
Nous nous sommes donné une poignée de main, amis comme avant.
Le jour suivant, je suis resté seul avec Cora pendant une minute, j’ai tendu si brutalement ma main vers sa jambe que j’ai failli la renverser.
— Qu’est-ce qui te prend ? a-t-elle grogné comme une tigresse.
C’est comme ça qu’elle me plaisait.
— Ça va, Cora ?
— J’suis crevée.
De nouveau, j’ai senti son odeur.
Un jour, le Grec a appris qu’un type, installé plus loin sur la route, lui chipait des clients d’essence. Il a sauté dans sa voiture et est allé se rendre compte lui-même. J’étais dans ma chambre quand il est parti et je me disposais à descendre dans la cuisine quand Cora, plus rapide que moi, est montée et a ouvert ma porte.
Je me suis approché et j’ai regardé sa bouche. C’était la première occasion que j’avais d’examiner ses lèvres. L’enflure était partie mais on voyait encore la trace des dents en petites cicatrices bleues. Je les ai touchées avec un doigt. Elles étaient douces et humides. Je les ai baisées, mais légèrement. De tout petits baisers. Je n’avais jamais pensé à sa bouche auparavant. Elle est restée avec moi, une heure à peu près, jusqu’à ce que le Grec revienne. Nous n’avons rien fait. Nous sommes restés couchés sur le lit. Elle caressait mes cheveux et regardait le plafond comme si elle réfléchissait.
— Aimes-tu la tarte aux myrtilles ?
— Je ne sais pas... oui, sans doute.
— Je t’en ferai.
— Attention, Frank, les ressorts vont claquer !
— Je m’en fous !
Nous bringuebalions dans un petit sentier bordé d’eucalyptus. Le Grec nous avait expédiés au marché pour rendre des biftecks qu’il trouvait trop faits et, soudain, en nous en retournant, il avait fait noir. J’avais lancé la voiture dans le sentier de la route et elle avait sauté, dansé, tremblé, mais je ne l’ai arrêtée que lorsque je me suis trouvé en plein milieu des arbres. Avant même que j’aie éteint les phares, Cora était dans mes bras. Nous en avons profité largement. Un moment après, nous étions assis de nouveau.
— Ça ne peut plus durer comme ça, Frank.
— C’est vrai.
— Je n’en peux plus. Je veux me saouler avec toi, entends-tu ? Me saouler, tu comprends !
— Tu parles !
— Et je hais ce Grec !
— Pourquoi l’as-tu épousé ? Tu ne me l’as jamais dit.
— Je ne t’ai rien dit.
— Nous n’avons pas perdu notre temps en paroles !
— Voilà. Je travaillais dans une cantine. Passe deux ans dans une cantine de Los Angeles et tu prendras le premier type un peu fringué qui se présentera.
— Quand as-tu quitté Iowa ?
— Il y a trois ans. J’avais gagné un concours de beauté. Le concours de beauté de l’Ecole supérieure de Des Moines. C’est là que j’habitais. Le prix consistait en un voyage à Hollywood. Quand je suis descendue du train, il y avait quinze types qui prenaient ma photo... et deux semaines après, j’étais dans la cantine.
— Pourquoi n’es-tu pas repartie ?
— Les autres auraient été trop heureuses !
— As-tu été dans les studios ?
— Oui. Ils m’ont fait faire un bout d’essai. La figure, ça allait. Mais il faut parler maintenant au cinéma, tu comprends. Et quand j’ai parlé, là sur l’écran, ils ont vu exactement ce que j’étais... et moi aussi : une pauvre gosse de Des Moines, qui n’avait pas plus de chance qu’un singe de réussir au cinéma ! Et même, un singe, ça fait rire quelquefois. Moi, je les rendais malades.
— Et alors ?
— Pendant deux ans, des types m’ont pincé les mollets et m’ont donné des pourboires... en me demandant si je ne voulais pas sortir le soir. Je suis sortie quelquefois le soir, Frank.
— Et après ?
— Mais tu sais ce que je veux dire par « sortir le soir » ?
— Mais oui, je sais.
— Alors, il est venu. Je l’ai accepté et il m’a aidée, alors je suis restée avec lui. Mais je n’en peux plus. Est-ce que j’ai l’air d’une petite colombe ?
— Tu m’as plutôt l’air d’une belle garce !
— Tu me comprends, n’est-ce pas ? Avec toi, je n’ai pas besoin de mentir. Et tu es propre. Tu n’es pas graisseux. Frank, tu sais ce que ça veut dire : être graisseux ?
— J’m’en doute.
— C’est impossible. Un homme ne peut pas savoir ce que c’est pour une femme. Être toujours autour de quelqu’un de gras, de quelqu’un qui vous soulève le coeur quand il vous touche. Non, je ne suis pas un chameau, Frank, mais je ne peux pas le supporter davantage.
— Où veux-tu en venir ?
— Tu ne veux pas comprendre ! C’est entendu, je suis une garce. Mais je crois que je pourrais être mieux que ça... avec quelqu’un qui ne serait pas graisseux.
— Cora, si nous filions, toi et moi ?
— J’y ai pensé. J’y ai beaucoup pensé.
— Nous lâchons le Grec et nous partons.
— Où ça !
— N’importe où ! On s’en fiche !
— N’importe où ! n’importe où ? Où est-ce ?
— Partout, où tu voudras.
— Non, ça finira par une cantine.
— Qu’est-ce qui te parle de ça ! Je te parle de la route, moi. Ça sera chic, Cora. Et personne ne le sait mieux que moi. Je connais des coins et des recoins. Et je sais me débrouiller aussi. Ce n’est pas ça que tu veux ? On sera un couple de vagabonds, nous sommes des vagabonds après tout.
— Tu étais un beau vagabond. Tu n’avais même pas de chaussettes !
— Je t’ai plu.
— Je t’ai aimé. Je t’aimerais sans chemise. Je t’aimerais davantage même sans chemise, parce que je pourrais sentir combien tes épaules sont douces et fortes à la fois.
— Tu sais, ça fait les muscles de flanquer des raclées aux détectives des chemins de fer !
— Tu es si fort. Grand, et fort et costaud. Tes cheveux sont clairs. Tu n’es pas un petit bonhomme gras, toi, tu n’as pas des cheveux noirs et frisés, sur lesquels on met de l’huile tous les soirs.
— Ça doit sentir bon !
— Non, Frank, ça ne va pas. Cette route ne conduira qu’à la cantine. La cantine, pour moi. Pour toi une besogne quelconque. Un sale travail de miteux où tu porteras une combinaison. Ça me ferait pleurer de te voir avec une combinaison, Frank.
— Alors ?
Elle est restée un long moment muette, serrant ma main dans les siennes.
— Frank, m’aimes-tu ?
— Oui.
— M’aimes-tu assez pour que rien d’autre n’existe ?
— Oui.
— Alors, il y a un moyen.
— Je te disais bien que tu étais une belle garce.
— C’est pourtant ça que je veux dire. Je ne suis pas ce que tu crois, Frank. Je veux seulement travailler et devenir quelqu’un, voilà. Mais c’est impossible sans amour. Tu comprends ça, Frank ? Enfin, c’est impossible pour une femme. Je me suis trompée. Eh bien, je n’ai plus qu’à devenir une vraie garce pour arranger les choses une fois pour toutes. Mais, au fond, je ne suis pas si mauvaise que ça, tu sais, Frank.
— Tu me feras pendre !
— Penses-tu ! Tu es brave, Frank. Je ne t’ai jamais trompé. Réfléchis un peu. Il y a des tas de moyens. Ne t’en fais pas. Je ne suis pas la première qui, pour sortir du pétrin, agit ainsi.
— Il ne m’a jamais rien fait à moi.
— Bien sûr. Mais moi, je te dis qu’il pue ! Il est graisseux et il pue. Et crois-tu que je vais te laisser porter une combinaison avec « Service Auto » écrit dans le dos... pendant qu’il a quatre costumes et une douzaine de chemises de soie ? Ce commerce n’est-il pas à moitié à moi ? Est-ce que je ne fais pas la cuisine, et de la bonne cuisine ? N’en fais-tu pas ta part, toi aussi ?
— Il y a du vrai dans ce que tu dis.
— Qui le saurait mieux que toi et moi ?
— Toi et moi.
— Il n’y a que ça qui compte, Frank, rien que ça... Toi et moi... Mais ne parle plus de la route, tu entends...
— Tu dois sortir de l’enfer, pas possible autrement ! Sans ça, tu ne me convaincrais pas comme ça !
— Alors, ça va. Embrasse-moi, Frank. Sur la bouche.
Je l’ai embrassée. Ses yeux brillaient comme deux étoiles bleues. C’était comme si on était à l’église.