15

Elle a éclaté en sanglots, elle a crié, puis, quand elle s’est calmée, elle est descendue au rez-de-chaussée. Je me suis précipité derrière elle. Elle arrachait tout le dessus d’un grand carton.

— Je vais faire un nid à ta petite bête chérie.

— Tu es fort aimable.

— Qu’est-ce que tu croyais que je faisais ?

— J’en sais rien.

— Ne t’en fais pas. Quand il sera temps d’appeler Sackett, je te le ferai savoir. Sois tranquille, ça viendra et tu auras besoin de toutes tes forces !

Elle a ensuite capitonné le fond du carton avec du papier de soie, elle a mis dessus des chiffons de laine. Puis, elle l’a monté au premier et y a installé le puma. La bête a miaulé un moment, puis elle s’est endormie. Je suis redescendu pour boire un coup. J’avais à peine commencé que Cora était debout, devant la porte.

— Je prends un verre pour me donner des forces, chérie !

— Tu as raison.

— Qu’est-ce que tu croyais que je faisais ?

— Je n’en sais rien.

— Ne t’en fais pas. Quand je serai prêt à filer, tu le sauras. Sois tranquille, ça viendra et tu auras besoin de toutes tes forces !

Elle m’a regardé avec un drôle d’air et elle est remontée. Et ça a duré comme ça toute la journée, je la suivais partout, de peur qu’elle ne téléphone à Sackett, elle me surveillait pour que je ne me sauve pas. Nous n’avons pas ouvert la maison, bien entendu. Et dans les intervalles où nous ne nous poursuivions pas l’un l’autre sur la pointe des pieds, nous sommes restés assis dans notre chambre. Nous ne nous regardions pas. Nous observions le puma, il a miaulé, et Cora est descendue lui chercher du lait. Je l’ai suivie. Quand la bête a eu lappé le lait, elle s’est endormie. Elle était trop jeune pour jouer beaucoup. Elle ne faisait guère que miauler ou dormir.

Cette nuit-là, nous sommes restés allongés l’un à côté de l’autre sans dire un mot. J’ai dû dormir quand même, car j’ai fait des rêves. Je me suis réveillé en sursaut et avant d’être complètement réveillé, j’ai dégringolé les escaliers. C’était le déclic du téléphone qui m’avait tiré du sommeil. Cora était dans le restaurant, tout habillée, coiffée, un carton à chapeau rempli à terre près d’elle. Je lui ai arraché l’appareil et je l’ai raccroché. Je l’ai prise par les épaules, je l’ai jetée à travers la porte de communication, et je l’ai poussée dans l’escalier.

— Monte !... Veux-tu monter ou je te...

— Ou tu... quoi ?

Le téléphone a sonné de nouveau, j’ai répondu.

— Oui, c’est ici. Qu’est-ce que c’est ?

— La station des taxis.

— C’est bien, je vous ai appelé, mais j’ai changé d’idée. Merci, je n’ai plus besoin de vous.

— O.K.

Quand je suis arrivé dans la chambre, Cora se déshabillait. Nous nous sommes remis au lit et nous sommes restés un long moment silencieux, puis elle a commencé.

— Ou tu... quoi ?

— Est-ce que je sais ? Je t’aurais cassé la gueule, peut-être ! Ou je ne sais quoi !

— Tu ne sais quoi ?

— Où veux-tu en venir, maintenant ?

— Frank, écoute, je sais ce que tu as fait pendant que tu étais étendu près de moi. Tu n’as pensé qu’au moyen de me tuer.

— J’ai dormi.

— Ne mens pas, Frank, parce que moi je ne vais pas mentir et j’ai quelque chose à te dire.

J’ai réfléchi un long moment, car, au fond, c’est ce que j’avais fait. Couché auprès d’elle, je m’étais demandé comment je pourrais me débarrasser d’elle.

— Eh bien, j’avoue. C’est vrai.

— Je le savais !

— Et toi, qu’est-ce que tu faisais ? Tu voulais me donner à Sackett. N’est-ce pas la même chose ?

— C’est vrai.

— Alors, nous sommes quittes. Quittes une fois de plus ! Nous sommes revenus à notre point de départ.

— Pas tout à fait !

— Mais si, voyons !

Je me suis abandonné un peu et j’ai mis ma tête sur son épaule.

— Voilà où nous en sommes. Nous pouvons nous asticoter tant que nous voulons, nous pouvons nous moquer de l’argent, ou crier le plaisir qu’on a à coucher ensemble, mais nous serons toujours quittes. Je voulais partir avec cette femme, Cora. Je devais aller avec elle au Nicaragua pour capturer ses chats. Pourquoi ne suis-je pas parti ? J’ai compris que je devais revenir ici. Nous sommes enchaînés l’un à l’autre, Cora. Tu croyais que nous étions au sommet d’une montagne. Je crois, moi, que la montagne est sur nous, et qu’elle y est bien.

— C’est la seule raison qui t’a fait revenir ?

— Non. C’est à cause de toi et de moi. Pour rien d’autre. Je t’aime, Cora. Mais l’amour, quand il est mélangé à la peur, c’est presque de la haine.

— Tu me hais ?

— Je n’en sais rien. Pour te dire vrai, une fois dans notre vie, je dois te haïr un peu. Il faut que tu le saches. Et si j’ai pensé à ce que tu dis, couché près de toi, c’est à cause de cela. Maintenant, tu sais tout.

— J’ai, moi aussi, quelque chose à te dire, Frank.

— Vraiment ?

— Je vais avoir un enfant.

— Quoi ?

— Je m’en doutais avant de partir, mais depuis que maman est morte, j’en suis sûre.

— Et tu ne me le disais pas ! Tu ne le disais pas. Viens ici ! Embrasse-moi.

— Non. Écoute, il faut que je te parle.

— Tu n’as pas tout dit ?

— Non. Écoute-moi bien, Frank. Pendant toute mon absence, pendant les funérailles de ma mère, j’ai beaucoup réfléchi à ce que cela représente pour nous. Nous avons volé une vie, n’est-ce pas, et maintenant, nous allons en créer une.

— C’est vrai.

— Tout ça, c’était bien compliqué. Mais, maintenant, après ce qui est arrivé avec cette femme, c’est bien plus simple. Je ne pouvais pas appeler Sackett, Frank, je ne pouvais pas, parce que je ne pouvais pas avoir, ensuite, un enfant, à qui je devrais dire que son père avait été pendu pour meurtre.

— Tu allais voir Sackett, pourtant ?

— Non. Je m’en allais !

— C’est la seule raison qui t’empêchait d’aller voir Sackett ?

Elle a pris un bon moment avant de me répondre.

— Non, Frank. Je t’aime, comprends-tu. Tu dois le savoir. Sans l’enfant, je serais peut-être allée voir Sackett, justement aussi parce que je t’aime.

— Cette femme ne compte pas pour moi, Cora. Je t’ai dit pourquoi j’ai fait cela. Je voulais m’en aller.

— Je le sais. Je le savais depuis longtemps. Je savais pourquoi tu voulais que nous partions, et quand je disais que tu n’étais qu’un vagabond, je n’en croyais pas un mot. Je le croyais peut-être, mais ce n’est pas pour cela que tu voulais partir. Tu es un vagabond et je t’aime à cause de cela. Je la haïssais, elle, pour la façon dont elle t’a cafardé, parce que tu ne lui avais pas dit quelque chose qui ne la regardait pas. Et malgré ça, j’aurais voulu te démolir.

— Alors ?

— J’essaye de t’expliquer, Frank. C’est ce que je voudrais te dire. Je voulais te démolir, et cependant je ne voulais pas voir Sackett. Ce n’est pas parce que tu me surveillais. J’aurais pu me sauver et le joindre, c’est parce que... enfin, je te l’ai dit. Je crois que je suis débarrassé du diable, Frank. Je sais que jamais je n’irai trouver Sackett ; j’en ai eu la possibilité, j’ai réfléchi, et je ne l’ai pas fait. C’est que je ne le ferai jamais plus. Mais toi ?

— Si le diable t’a lâchée, pourquoi aurais-je affaire à lui ?

— En es-tu sûr ? Comment peux-tu savoir ? Tu n’en as jamais eu la possibilité, toi ! Tandis que moi !

— Je te dis que c’est fini !

— Pendant que tu pensais à me tuer, Frank, j’y pensais aussi. Comment me tuerais-tu ? Tu peux le faire dans la mer. Nous pouvons sortir d’ici, comme nous avons fait l’autre fois, et si tu ne veux pas que je revienne, tu peux faire que je ne revienne pas. Personne n’en saura rien. Ce sera une banale histoire de plage. Demain matin, nous partirons.

— Demain, nous irons nous marier.

— Si tu veux, mais auparavant, nous irons à la plage.

— Tu m’embêtes avec ta sacrée plage ! Embrasse-moi.

— Demain soir, si je reviens, oh ! alors il y en aura des baisers, des bons baisers, Frank. Pas des baisers d’ivrognes, des baisers pleins de rêves. Des vrais baisers de vie, pas des baisers de mort.

— C’est un rendez-vous.

Nous nous sommes mariés au City Hall, et nous sommes allés à la plage. Elle était si jolie que je voulais seulement jouer sur le sable avec elle, mais elle avait toujours un petit sourire aux lèvres, et c’est elle qui a donné le signal, et s’est approchée de l’eau.

— J’y vais !

Elle est passée devant, j’ai nagé derrière elle. Elle a continué à avancer, beaucoup plus que d’habitude.

Puis, elle s’est arrêtée et je l’ai rattrapée. Elle a nagé auprès de moi, m’a pris la main et nous nous sommes regardés. Elle a compris alors que le démon ne m’habitait plus, que je l’aimais.

— Tu sais pourquoi j’aime les vagues sur mes pieds ?

— Non.

— Il me semble qu’elles vont les emporter !

Une grosse vague nous a soulevés et Cora a mis sa main sur ses seins, pour me faire voir comment l’eau les relevait.

— J’aime ça, Frank. Sont-ils gros ?

— Je te le dirai ce soir.

— Ils me semblent plus forts. Tu ne sais pas ce que c’est, toi. Ce n’est pas seulement parce qu’on commence une vie nouvelle. C’est une chose qu’on sent. Mes seins gonflent, et j’ai envie que tu les baises. Bientôt, mon ventre grossira et j’aimerai ça, et je voudrais que tout le monde le voie. C’est la vie. Je la sens en moi, tu sais, ce sera une nouvelle existence pour nous deux, Frank.

Nous sommes revenus vers la plage et j’ai plongé. J’ai plongé à neuf pieds, j’en suis sûr à cause de la pression. Presque tous ces trous d’eau ont neuf pieds, et j’étais sûrement à cette profondeur. J’ai frappé l’eau avec mes pieds réunis, et suis allé plus profond. L’eau est entrée si fort dans mes oreilles que j’ai pensé qu’elle allait les crever. Mais je n’ai pas eu à remonter. La pression sur les poumons met de l’oxygène dans le sang, si bien que, pendant quelques secondes, on ne pense pas à respirer. J’ai regardé l’eau verte, et avec mes oreilles qui tintaient, ce poids du liquide sur les reins et sur la poitrine, j’ai pensé que toute la diablerie, toute la bassesse, l’incapacité, l’inutilité de ma vie avaient été chassées au-dehors, rejetées loin de moi, et que je remontais vers Cora, transformé, et, comme elle disait, prêt pour une nouvelle vie.

Quand je suis revenu à la surface, Cora toussait. C’était juste un de ces étourdissements comme on en a parfois.

— Te sens-tu bien ?

— Je crois. Ça vous passe dessus et ça s’en va.

— As-tu avalé de l’eau ?

— Non.

Nous avons avancé encore un peu et elle s’est arrêtée.

— Frank, je me sens toute drôle.

— Accroche-toi à moi.

— Oh ! Frank, je me suis peut-être fatiguée plus qu’il ne fallait. J’ai voulu que ma tête reste hors de l’eau pour ne pas avaler d’eau salée.

— Va doucement.

— Ce serait terrible. J’ai entendu dire qu’il y a des femmes qui ne portent pas jusqu’au bout parce qu’elles se fatiguent trop.

— Va doucement. Étends-toi sur l’eau. Ne nage pas, je vais te ramener.

— Il faudrait peut-être appeler le surveillant.

— Non. L’animal voudrait te remuer bras et jambes. Reste étendue. Je vais aller aussi vite que je pourrai.

Elle s’est étendue, et je l’ai remorquée en la tenant par l’épaulette de son costume. J’ai commencé à être fatigué. Je l’avais remorquée pendant un mille à peu près, mais je ne cessais pas de penser qu’il fallait que je la mène à l’hôpital et j’ai voulu me hâter. Quand on se dépêche dans l’eau, on est perdu. J’ai enfin touché le fond, je l’ai prise dans mes bras et j’ai couru jusqu’au sable sec.

— Ne bouge pas, laisse-moi faire.

— Vas-y.

Je l’ai amenée là où étaient nos chandails et je l’ai installée. J’ai sorti la clef de la voiture de ma poche, puis je l’ai enveloppée avec les deux tricots et je l’ai portée jusqu’à l’auto. La voiture était au bord de la route, et j’ai dû grimper, pour y arriver, un haut talus qui séparait la route de la plage. Mes jambes étaient si fatiguées que je pouvais à peine les mettre l’une devant l’autre, mais je n’ai pas lâché Cora. Je l’ai mise dans la voiture, j’ai sauté à côté d’elle et j’ai commencé à brûler la route.

Pour nager, nous étions remontés à deux milles au-dessus de Santa Monica où je savais qu’il y avait un hôpital. J’ai rattrapé un gros camion. Il avait une pancarte à l’arrière : « Klaxonnez, la route est à vous. » J’ai écrasé le klaxon, et le camion est resté au milieu de la route. Je ne pouvais passer à gauche, car il y avait une ligne ininterrompue d’autos qui venaient vers moi. J’ai lancé la voiture à droite, et j’ai roulé sur le bord. Cora a crié. Je n’ai pas vu un énorme tuyau d’écoulement des eaux. Il y a eu un craquement et je n’ai plus rien vu.

Quand je suis revenu à moi, j’étais coincé sous le volant, le dos tourné à l’avant de la voiture. J’ai commencé à gémir devant l’horreur de ce que j’entendais. On aurait dit une petite pluie sur un toit de zinc, mais ce n’était pas cela. C’était le sang de Cora qui coulait sur le capot où, projetée à travers le pare-brise, elle était restée, penchée. Des klaxons hurlaient, des gens sautaient hors de leurs voitures et couraient vers elle. Je l’ai redressée et j’ai essayé d’arrêter le sang et je lui ai parlé, et je l’ai embrassée, et je pleurais. Mais ces baisers ne l’ont pas touchée. Elle était morte.