Nous sommes restés là quelques minutes anéantis, comme si nous nous étions drogués. Tout était si calme qu’on entendait seulement le gargouillement doux du vin qui coulait dans l’auto.
— Et maintenant, Frank ?
— Le plus dur est à faire, Cora. Il faut que tu fasses très attention. Seras-tu assez forte ?
— Maintenant, je passerai à travers tout.
— Les flics vont t’interroger, ils vont essayer de te dérouter. Sauras-tu lutter avec eux ?
— Je crois.
— Ils trouveront peut-être quelque chose contre toi. Je ne le crois pas à cause de tous les témoins que nous avons. Mais on ne sait jamais. Ils te puniront peut-être pour homicide par imprudence et tu devras faire un an de prison. Ce sera pire peut-être. Tiendras-tu le coup ?
— Tu m’attendras à la sortie ?
— Tu parles !
— Alors, je supporterai tout.
— Bien. Maintenant ne fais plus attention à moi. Je suis saoul. Ils ont plus de preuves qu’il n’en faut pour le croire. Je ne dirai que des blagues. C’est pour les dérouter, et quand je serai à jeun, je leur dirai ce que je voudrai et ils me croiront.
— Je m’en souviendrai.
— N’oublie pas que tu es furieuse contre moi. Parce que je suis saoul et parce que je suis la cause de tout.
— Je sais.
— Alors, on est prêt.
— Frank ?
— Quoi ?
— Écoute encore. Nous nous aimons, et si nous nous aimons, rien d’autre ne compte.
— Alors ?
— Je te le dirai la première : Je t’aime, Frank.
— Je t’aime, Cora.
— Embrasse-moi.
Je l’ai encore embrassée et serrée dans mes bras, puis j’ai vu une lueur sur la colline de l’autre côté du ravin.
— Allons, grimpe là-haut et cramponne-toi, il faut en sortir.
— On en sortira.
— Demande de l’aide seulement. Tu ne sais pas encore qu’il est mort.
— Entendu.
— Tombe quand tu seras en haut, pour expliquer le sable sur ta robe.
— Oui. Au revoir.
— Au revoir.
Elle a commencé à monter et je me suis précipité vers l’auto. Soudain, j’ai découvert que je n’avais plus mon chapeau. Je devais être dans la voiture et avoir mon chapeau avec moi. J’ai tâtonné à sa recherche. L’autre auto approchait de plus en plus.
Elle n’était plus qu’à deux ou trois tournants de là, et je n’avais toujours pas mon chapeau, ni aucune trace d’accident sur moi. J’ai abandonné et me suis retourné vers la voiture. Je suis tombé. J’avais pris mon pied dans mon chapeau. Je l’ai empoigné et j’ai plongé dans l’auto. Mon poids s’est communiqué bientôt au plancher qui s’est effondré, et j’ai senti l’auto qui se renversait. Pendant un bon moment, je n’ai plus eu conscience de rien du tout.
Quand je suis revenu à moi, j’étais étendu sur le sol, et autour de moi il y avait beaucoup de cris et de paroles. Mon bras gauche me faisait très mal, si mal que je gémissais chaque fois que je le bougeais. Mon dos aussi était douloureux. Et dans ma tête, un mugissement continu grondait, s’amplifiait et s’évanouissait tour à tour. En même temps, le sol paraissait s’enfuir sous moi et tout ce que j’avais bu remontait. J’étais là et je n’étais pas là, mais j’avais suffisamment repris mes esprits pour me rouler par terre et lancer des coups de pied. Il y avait du sable sur mes vêtements,... il fallait qu’il y ait une raison à cela.
Ensuite, j’ai entendu un sifflement aigu et je me suis trouvé dans une ambulance. Un agent était à mes pieds et un docteur s’occupait de mon bras. Je me suis trouvé mal dès que j’ai vu ça. Le sang coulait et, entre le poignet et le coude, il était plié en deux comme une branche. Il était cassé. Quand je suis revenu à moi de nouveau, le docteur travaillait toujours dessus et j’ai pensé à mon dos. J’ai essayé de tourner mon pied et de voir ce qu’il faisait, j’ai craint d’être paralysé. Mon pied a bougé.
Le sifflement aigu m’a tenu éveillé et j’ai regardé autour de moi. J’ai vu le Grec. Il était sur l’autre civière.
— Hé, Nick !
Personne n’a répondu. J’ai essayé de regarder partout, mais je n’ai pas vu Cora.
Au bout d’un moment, l’ambulance s’est arrêtée et ils ont sorti le Grec. J’ai pensé qu’ils allaient m’emporter aussi, mais ils m’ont laissé là. Je savais maintenant que Nick était bien mort et que, cette fois-ci, il ne pourrait y avoir ni fausse surprise, ni histoire de chat. S’ils nous avaient sortis tous les deux, c’est que nous aurions été devant l’hôpital. Puisqu’ils ne sortaient que Nick, c’est que c’était la morgue.
On a encore roulé, puis on s’est arrêté et ils m’ont tiré de là. Ils m’ont transporté à l’intérieur, installé sur une table roulante et emmené dans une chambre blanche. Ils ont tout préparé pour remettre mon bras. Ils ont approché une machine, pour m’endormir sans doute, mais ils se sont disputés. Il y avait un autre docteur, cette fois, qui disait qu’il était le médecin de la prison et les médecins de l’hôpital étaient furieux. J’ai compris ce qui arrivait. On voulait avoir des preuves de mon ivresse. Si l’on m’avait endormi tout de suite, cela aurait complètement transformé mon haleine – la première preuve. Le docteur de la prison a eu gain de cause, il m’a fait souffler dans un verre sur quelque chose qui ressemblait à de l’eau, mais qui est devenu jaune sous mon souffle. Il m’a pris quelques gouttes de sang et d’autres échantillons qu’il a versés dans des bouteilles avec un entonnoir. Ensuite, on m’a endormi.
Quand j’ai repris connaissance, j’étais dans une chambre, sur un lit. Ma tête était couverte de bandages ainsi que mon bras maintenu par une écharpe. Mon dos était couvert de tissu adhérent, si bien que je pouvais à peine bouger. Un agent était près de moi, il lisait un journal. Ma tête me faisait un mal du diable, mon dos aussi, et mon bras m’élançait furieusement. Au bout d’un moment, une infirmière est entrée, elle m’a donné un cachet et je me suis endormi.
Il était midi quand je me suis réveillé et on m’a donné à manger. Deux agents sont entrés, ils m’ont mis sur une civière et ils m’ont emporté dans une autre ambulance.
— Où allons-nous ?
— À l’enquête.
— Une enquête ? Mais on fait ça quand il y a des morts seulement.
— C’est ça.
— C’est ce que je craignais pour eux.
— Il n’y en a qu’un.
— Lequel ?
— L’homme.
— Ah ! Et la femme est blessée aussi ?
— Pas gravement.
— C’est mauvais pour moi, ça !
— Dites donc, vieux, nous, on s’en fiche que vous parliez, mais ça peut vous retomber dessus après, quand on vous jugera...
— C’est vrai. Merci.
Nous nous sommes arrêtés devant une boutique de pompes funèbres à Hollywood, et ils m’ont transporté à l’intérieur. Cora était là, assez abattue. Elle avait une blouse qu’une surveillante lui avait prêtée et qui gonflait autour de son ventre comme si elle était pleine de foin. Son costume et ses chaussures étaient poussiéreux, l’oeil que j’avais cogné était tout gonflé. La surveillante était près d’elle. Le coroner était derrière une table avec une espèce de secrétaire auprès de lui. Dans un coin, il y avait une demi-douzaine de types qui se chamaillaient et que des flics gardaient. C’était le jury. Il y avait encore des tas de gens que les agents repoussaient là où ils devaient rester. L’ordonnateur, sur la pointe des pieds, surveillait tout et offrait des chaises à qui n’en avait pas. Il en a apporté deux pour Cora et la surveillante. À l’autre bout de la table, il y avait quelque chose sous un drap.
Dès qu’ils m’ont eu installé à leur idée sur une table, le coroner a tapoté la table avec son crayon et on a commencé. D’abord vérification d’identité. Cora s’est mise à pleurer lorsqu’on a soulevé le drap, je n’ai pas beaucoup aimé cela moi non plus. Quand elle a eu regardé, quand j’ai eu regardé, quand le jury a eu regardé, ils ont remis le drap dessus.
— Connaissez-vous cet homme ?
— C’était mon mari.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Nick Papadakis.
C’était ensuite le tour des témoins. Le sergent a raconté comment il avait reçu un coup de téléphone, et comment il était parti avec deux hommes, après avoir prévenu l’ambulance. Comment il avait envoyé Cora par l’auto qu’il avait prise et le Grec et moi dans l’ambulance. Comment le Grec était mort en route, et comment il l’avait déposé à la morgue.
Ensuite, un type nommé Wright a dit comment, alors qu’il dépassait un tournant, il avait entendu une femme crier et un grand craquement. Comment il avait vu une auto tourner sur elle-même, phares allumés, au fond du ravin. Il avait vu Cora sur la route, faisant des signes vers lui. Il était descendu jusqu’à la voiture avec elle, il avait essayé de nous tirer de là. Il n’y était pas arrivé parce que la voiture était sur nous, alors il avait envoyé son frère, qui était avec lui, pour chercher de l’aide. Ensuite, d’autres gens étaient venus, et puis les agents, enfin, ils avaient pu soulever l’auto, nous sortir, et nous mettre dans l’ambulance. Puis, le frère de Wright a raconté la même histoire en ajoutant qu’il était rentré avec les agents.
Le docteur de la prison a dit que j’étais ivre, qu’un examen de l’estomac du Grec avait révélé qu’il était ivre aussi. Cora, seule, ne l’était pas. Il a dit quelle était la fracture qui avait causé la mort du Grec. Alors le coroner s’est tourné vers moi et m’a demandé si je voulais témoigner :
— Oui, monsieur.
— Je vous préviens que ce que vous direz peut se tourner contre vous, et que vous n’êtes pas obligé de témoigner si vous ne le désirez pas.
— Je n’ai rien à cacher.
— Très bien. Que savez-vous ?
— Tout ce que je sais, c’est que je conduisais. Tout d’un coup, j’ai senti l’auto s’effondrer sous moi et quelque chose m’a frappé, et je ne me rappelle rien d’autre jusqu’à mon réveil à l’hôpital.
— Vous conduisiez ?
— Oui, monsieur.
— Vous en êtes bien sûr ?
— Mais je l’affirme, monsieur.
C’était la fausse histoire que je devais démentir, plus tard, au moment où vraiment ce que je dirais aurait de l’importance. L’enquête ne signifiait pas grand-chose. J’avais pensé que si je racontais des bobards, d’abord, puis ensuite une autre histoire, on croirait que le deuxième récit était vrai, tandis que si je donnais ma deuxième version en premier lieu, on se rendrait compte de ce qu’elle était, c’est-à-dire fausse. Je racontais cela pour la première fois. Je voulais faire mauvaise impression dès le début. Si je n’avais pas conduit l’auto, cela n’aurait rien changé d’ailleurs à la mauvaise impression que je voulais donner, ils ne pouvaient rien contre moi. Ce que je craignais avant tout, c’était de fabriquer à nouveau ce meurtre parfait qui nous avait si bien claqué dans les doigts l’autre fois. Un tout petit oubli, et nous étions fichus. Tandis que si j’avais l’air d’un sale type, il pourrait y avoir quelques petites erreurs sans que cela s’aggrave. Plus j’aurais l’air d’un ivrogne invétéré, moins notre aventure aurait l’air d’un assassinat volontaire.
Les agents se regardaient l’un l’autre et le coroner m’examinait comme s’il me prenait pour un fou. Ils savaient déjà tous qu’on m’avait retiré du siège arrière de l’auto.
— Vous êtes sûr de cela ? Vous conduisiez ?...
— Absolument sûr.
— Vous aviez bu ?
— Non, monsieur.
— Vous avez entendu pourtant les résultats des examens !
— Je ne sais pas de quoi vous parlez. Tout ce que je sais, c’est que je n’avais pas bu.
Le coroner s’est tourné vers Cora. Elle a dit qu’elle dirait tout ce qu’elle savait.
— Qui conduisait l’auto ?
— Moi.
— Où était cet homme ?
— Derrière.
— Avait-il bu ?
Elle a regardé au loin, elle a avalé sa salive et s’est écriée :
— Suis-je obligée de répondre ?
— Vous répondrez si vous le voulez.
— Alors, je ne répondrai pas.
— Très bien. Alors, dites-nous ce que vous savez.
— Je conduisais. Il y avait une grande côte et le moteur avait chauffé. Mon mari m’a dit d’arrêter pour laisser refroidir.
— Quelle température ?
— Plus de 95.
— Continuez.
— Ensuite, j’ai descendu la côte, j’ai coupé les gaz, mais, en bas, c’était encore chaud et avant de repartir je me suis arrêtée encore. Nous sommes restés là dix minutes environ. Puis, on est reparti. Alors, je ne sais pas ce qui est arrivé. Je suis passée en prise, mais ça n’allait pas, alors, j’ai voulu passer en seconde, mais les hommes parlaient, ai-je voulu les écouter ? est-ce que je ne suis pas allée assez vite, enfin, je ne sais pas, j’ai senti la voiture tomber. J’ai crié pour qu’ils sautent, mais c’était trop tard. L’auto roulait sens dessus dessous. Quand ça a cessé, j’ai essayé de sortir de là-dedans, je suis sortie et je suis vite montée sur la route.
Le coroner s’est tourné vers moi :
— Pourquoi essayez-vous de protéger cette femme ?
— Est-ce qu’elle essaie de me protéger, elle ?
Le jury sortit, revint, rendit son verdict. Nick Papadakis avait trouvé la mort dans un accident d’automobile sur la route du lac Malibu, accident causé entièrement ou en grande partie par la conduite criminelle de Cora et la mienne. En conséquence, nous devions passer en justice.
Un nouvel agent est resté avec moi cette nuit-là à l’hôpital et, le lendemain matin, il m’a dit que M. Sackett allait venir me voir et que je ferais bien de me préparer. Je pouvais à peine bouger, mais j’ai fait venir le coiffeur de l’hôpital pour qu’il me rase et me donne un air aussi présentable que possible. Je savais qui était Sackett. C’était le District Attorney. Il s’est amené à 10 h 30 et l’agent nous a laissés seuls, l’un en face de l’autre. Sackett est un grand bonhomme à la tête chauve et aux manières enjouées.
— Eh bien, eh bien ! comment ça va ?
— Ça va, juge. J’ai été un peu secoué, mais ça va aller.
— Comme dit le type qui tombe d’avion : La balade fut chic, mais l’atterrissage est dur !
— C’est ça.
— Voyons, vous savez que si vous ne voulez rien me dire, vous pouvez vous taire. Mais je suis venu ici, d’abord pour savoir de quoi vous aviez l’air, et puis, parce que j’ai l’habitude de penser qu’une bonne conversation franche évite bien des bavardages ennuyeux par la suite. Cela aplanit souvent des difficultés dans l’ensemble de l’affaire, cela permet une meilleure défense, et de toute façon, comme on dit, cela permet de se comprendre un peu.
— Bien sûr, juge. Que voulez-vous savoir ?
J’ai pris un air rusé et il s’est assis pour mieux me voir.
— Si nous reprenions tout du commencement, au sujet de cette balade ?
— C’est ça. Racontez-moi tout.
Il s’est levé et a commencé à marcher de long en large. La porte était près de mon lit. Je l’ai ouverte d’un seul coup. L’agent était assez loin, dans le couloir, flirtant avec une infirmière. Sackett a éclaté de rire.
— Non, non, il n’y a pas de dictaphone. On ne s’en sert qu’au cinéma d’ailleurs.
J’ai fait une grimace comme si j’étais honteux. J’avais joué la comédie et il marchait. J’avais fait semblant de me méfier, et maintenant, je jouais la confusion.
— Ça va, juge, c’était idiot, bien sûr. Entendu, je commence par le commencement, et je vous raconte tout. Je suis dans le pétrin, et je crois que mentir ne me servirait à rien.
Je lui ai raconté comment j’avais quitté le Grec, puis comment je m’étais trouvé de nouveau nez à nez avec lui dans la rue. J’ai dit qu’il avait voulu que je revienne et qu’il m’avait demandé de les accompagner à Santa Barbara pour que nous parlions ensemble du travail. J’ai avoué qu’on avait bu, puis qu’on était parti, moi conduisant. Là il m’a arrêté.
— Ainsi, c’est vous qui conduisiez ?
— Comment pouvez-vous me demander ça, juge ?
— Que voulez-vous dire, Chambers ?
— Voilà : j’ai entendu ce qu’elle a dit à l’enquête. J’ai entendu ce qu’ont dit les agents. Je sais où l’on m’a trouvé. Je sais donc qui conduisait. C’était elle. Mais si je vous dis ce dont je me souviens, je dois dire que c’est moi qui conduisais. Je n’ai pas menti au coroner. Il me semble encore que c’était moi qui conduisais.
— Vous avez nié être ivre.
— C’est vrai. J’étais plein de gnole, d’éther, de drogue, de tout ce qu’ils m’ont donné et j’ai menti. Mais, maintenant, je suis mieux, je sais que la vérité est la seule chose qui puisse me tirer de là si c’est possible. Bien sûr, j’étais saoul, saoul à crever, et je ne pensais qu’à une chose : je ne dois pas avouer que j’avais bu, parce que je conduisais. S’ils découvrent que j’avais bu, je suis foutu.
— C’est ce que vous avez dit au jury ?
— Il fallait bien. Mais je n’arrive pas à comprendre comment c’était elle qui conduisait. C’est moi qui conduisait au départ, j’en suis sûr. Je me souviens qu’un type s’est fichu de moi. Alors, pourquoi conduisais-elle quand on est tombé ?...
— Vous avez conduit cinq mètres.
— Cinq milles, vous voulez dire ?
— Non, cinq mètres, et elle vous a chassé du volant.
— Mince alors, fallait que je sois dans un bel état !
— C’est une des choses que les jurys doivent croire. Ça a juste assez l’air d’une blague pour être simplement la vérité. Ils croiront ça volontiers.
Il s’était assis de nouveau, et regardait ses ongles.
J’ai eu un mal fou à retenir le sourire qui me montait aux lèvres. J’ai respiré quand il m’a questionné de nouveau, cela m’a obligé à penser à autre chose qu’à la facilité que j’avais à le tromper.
— Quand avez-vous commencé à travailler pour Papadakis, Chambers ?
— L’hiver dernier.
— Pendant combien de temps êtes-vous resté avec lui ?
— Jusqu’à il y a un mois à peu près.
— Vous êtes resté six mois chez lui ?
— À peu près.
— Que faisiez-vous avant ?
— Une chose ou l’autre.
— Vous rouliez votre bosse sur les routes et dans les chemins de fer ? Vous cassiez la croûte quand c’était possible ?
— Oui, monsieur.
Il a ouvert un dossier, il en a sorti des papiers qu’il a mis sur la table, et il a commencé à les regarder.
— Vous n’avez jamais été à Frisco ?
— J’y suis né.
— Kansas City ? New York ? New Orléans ? Chicago ?
— Je connais tout ça.
— Etes-vous allé déjà en prison ?
— Oui, juge. En roulant sa bosse, on ne peut pas toujours éviter de se cogner aux flics. J’ai été en prison.
— A Tucson ?
— Oui, monsieur. Pour dix jours, je crois. J’étais passé par une voie interdite.
— Salt Lake City ? San Diego ? Wichita ?
— Je suis passé partout.
— Oakland ?
— J’ai eu trois mois à Oakland. Pour m’être battu avec un contrôleur de train.
— Vous l’avez bien amoché, je crois ?
— C’est possible, mais qu’est-ce que j’avais pris ! J’étais bien amoché moi aussi !
— Los Angeles ?
— Une fois, mais pour trois jours seulement.
— Chambers, comment se fait-il que vous soyez resté avec Papadakis pour travailler ?
— C’est un accident. J’étais fauché, et il avait besoin de quelqu’un. Je suis entré pour trouver à manger, il m’a offert du boulot, j’ai accepté.
— Chambers, cela ne vous paraît-il pas un peu bizarre ?
— Que voulez-vous dire, juge ?
— Après avoir roulé votre bosse pendant tant d’années sans rien faire, sans même essayer de faire quelque chose, si j’ai bien compris, tout d’un coup, vous vous mettez à l’ouvrage, vous acceptez un travail régulier ?
— Je dois reconnaître que ça ne m’emballait pas.
— Mais vous êtes resté !
— Nick était un des plus chics types que j’aie jamais rencontrés. Quand j’ai eu un peu de fric, j’ai essayé de lui dire que ce n’était plus possible, mais je n’ai pas eu le coeur de le lâcher quand il m’a dit tout le mal qu’il avait eu avec ses employés. Dès qu’il a eu son accident, j’ai filé. J’ai filé, c’est tout. Bien sûr, c’était pas très chic envers lui, mais les pieds me démangeaient. Quand ils me démangent, il faut que je parte ; seulement, là, je suis parti en douce.
— Et le lendemain du jour où vous êtes revenu, il meurt dans un accident !
— Juge, c’est ça ma poisse ! Je parlerai peut-être autrement au jury, mais vrai, comme je suis là, je vous avoue que je crois bien que c’est de ma faute tout ça. Si je n’avais pas été là, si je n’avais pas proposé de boire... il serait peut-être encore là. Comprenez-moi, cela n’a peut-être rien à voir là-dedans d’ailleurs, je ne sais pas, j’étais plein et je ne sais plus ce qui est arrivé. Tout de même, si elle n’avait pas eu deux ivrognes dans sa voiture, elle aurait peut-être mieux conduit, n’est-ce pas ? Enfin, il me semble...
Je l’ai regardé pour voir comment il prenait ça. Il ne me regardait même pas. Soudain, il a bondi, il s’est penché sur mon lit, et m’a pris aux épaules :
— Assez, Chambers, dites-moi pourquoi vous êtes resté six mois avec Papadakis ?
— Je ne comprends pas.
— Mais si, vous comprenez. Je l’ai vue, Chambers, et j’ai compris pourquoi vous êtes resté. Elle était dans mon bureau, hier, elle avait un oeil abîmé et elle était pas mal démolie, mais, malgré ça, elle est rudement bien. Pour une femme comme ça, il y a beaucoup de types qui quitteraient la route, même si leurs pieds les démangeaient.
— Ils démangent toujours, vous vous trompez, juge.
— Pas pour longtemps. C’est trop simple, Chambers. Voici un accident d’automobile qui, hier, était un cas d’homicide par imprudence, clair comme le jour, et aujourd’hui, plus rien. À chaque pas que je fais, un témoin apparaît pour me dire quelque chose, et quand j’assemble le tout, il ne me reste que du vent. Allons, Chambers, avouez. Vous avez tué le Grec, cette femme et vous, et plus vite vous l’avouerez, mieux ce sera pour vous.
Je n’avais plus la moindre envie de sourire, je vous prie de le croire, j’ai senti mes lèvres devenir sèches, j’ai essayé de parler, mais rien n’est sorti de ma bouche.
— Eh bien, vous ne dites rien ?
— C’est que vous m’en bouchez un coin, juge.
Vous dites là quelque chose de terrible, juge, qu’est-ce que je peux répondre ?
— Vous aviez la langue mieux pendue, tout à l’heure, quand vous me parliez de la vérité. Parlez donc, maintenant !
— C’est que vous m’embrouillez.
— Alors, prenons un point après l’autre pour ne pas vous embrouiller. Tout d’abord, vous avez couché avec cette femme, n’est-ce pas ?
— Jamais de la vie.
— Pendant la semaine où Papadakis était à l’hôpital, où avez-vous dormi, alors ?
— Dans ma chambre.
— Et elle, dans la sienne ? Voyons, je l’ai vue, vous dis-je. J’aurais couché avec elle, moi, si je n’avais eu qu’à pousser la porte, même si j’avais risqué que l’on me pende pour viol ensuite. Alors, vous l’avez fait, vous aussi.
— Je n’y ai même pas pensé.
— Et toutes ces promenades avec elle, au Marché Hasselman, à Glendale ? Qu’est-ce que vous faisiez avec elle au retour ?
— C’est Nick qui m’y envoyait lui-même.
— Je ne vous demande pas qui vous y envoyait, mais ce que vous faisiez.
J’étais si épaté que j’ai vite cherché un moyen d’en sortir. Je n’ai trouvé qu’une chose : me mettre en colère.
— Eh bien, c’est ça, et après ?... Nous ne l’avons pas fait, mais supposez qu’on ait couché ensemble ?... Eh bien, si c’était si facile, pourquoi nous serions-nous débarrassés de lui ?... Sapristi, juge, j’ai entendu dire que des types assassinaient pour avoir ce que vous croyez que j’ai eu, quand ils ne peuvent pas l’avoir, mais on ne m’a jamais raconté qu’un type ait tué pour obtenir ce qu’il avait déjà !
— Vraiment ? Eh bien, je vais vous dire pourquoi vous l’avez tué ! D’abord pour avoir la propriété de Papadakis qui vaut quatorze mille dollars, qu’il a payés rubis sur l’ongle. Ensuite, pour vous faire ce petit cadeau que vous comptiez bien encaisser sans dommage, vous et elle. Regardez-moi de quoi ça a l’air ! C’est une police d’assurance de dix mille dollars contre les accidents que Papadakis venait de prendre !
Je distinguais bien encore son visage, mais tout tournait autour de moi, et j’ai eu besoin de toute ma volonté pour ne pas me redresser sur mon lit. Puis, je me souviens qu’il m’a tendu un verre d’eau et qu’il m’a aidé à le boire.
— Buvez ça, vous vous sentirez mieux.
J’ai bu un peu. J’en avais besoin.
— Voilà, Chambers. Je crois que c’est bien le dernier crime où vous mettrez la main pour un bon moment au moins, mais croyez-moi, une autre fois, veillez à ce que les compagnies d’assurances n’aient rien à y voir ! Elles mettront s’il le faut cinq fois plus de temps que le comté de Los Angeles à régler une affaire. Elles ont des détectives infiniment plus habiles que ceux que je pourrais jamais engager. Elles connaissent le truc sur le bout du doigt, et dès maintenant elles sont sur vos talons. Cette histoire représente de l’argent pour elles, et elles savent se défendre. Vous vous êtes grossièrement fourvoyés, elle et vous.
— Juge, que la foudre me tue si j’ai jamais entendu parler de cette assurance avant maintenant.
— Vous êtes blanc comme un linge !
— Il y a de quoi !
— Alors, mettez-moi de votre côté, dès le début. Faites-moi une confession complète rapidement, je plaiderai coupable, et je ferai tout ce que je pourrai pour vous au tribunal ! Je demanderai l’indulgence pour vous deux.
— Je ne marche pas !
— Qu’est-ce que vous me racontiez donc, tout à l’heure ? « Je dirai toute la vérité, afin de sortir propre devant le jury, etc. » Vous croyez que vous pourrez vous en tirer avec des mensonges maintenant ? Vous croyez que je supporterai cela ?
— Je ne sais pas ce que vous supporterez, je m’en fous !... Occupez-vous de ce qui vous regarde, je m’occuperai moi-même de mes affaires ! Je n’ai rien fait, et c’est tout ce que j’ai à dire. Vous avez compris ?
— Tant pis pour vous ! Vous m’envoyez promener, eh bien, voilà ce que le jury entendra : Premièrement, vous avez couché avec elle, n’est-ce pas ? Ensuite, Papadakis a été victime d’un petit accident, et vous vous êtes payé du bon temps, elle et vous ? Au lit la nuit, sur la plage le jour, vous tenant la main, vous regardant dans les yeux. Tout d’un coup, vous avez, tous les deux, eu une idée lumineuse. Maintenant qu’il venait d’avoir cet accident, il fallait lui faire prendre une assurance et le supprimer ensuite. Et vous avez filé pour qu’elle puisse arriver au but. Elle a très finement agi, et il a contracté l’assurance. Il a signé une bonne police sur la vie, contre les accidents, contre les maladies et tout ce qui s’ensuit, et il a payé 46 dollars 72. Tout était prêt. Deux jours plus tard, Frank Chambers rencontrait, tout à fait par hasard, Nick Papadakis dans la rue, et Nick essayait de le persuader de venir travailler de nouveau avec lui. Que pensez-vous de ça ? Juste à ce moment, Nick et sa femme avaient combiné un petit voyage à Santa Barbara. Les chambres étaient retenues, tout était organisé, il fallait que Frank vienne avec eux, tout comme autrefois. Et vous êtes partis. Vous avez fait boire le Grec, vous avez bu un peu vous-même. Vous avez caché deux bouteilles dans la voiture, afin que les agents mordent tout à fait. Puis, il a absolument fallu prendre la route du lac Malibu, parce qu’elle voulait voir la plage de Malibu. Quelle chic idée, ça !... À onze heures du soir, elle tenait à voir une rangée de maisons léchées par les vagues ! Mais vous n’êtes pas allés jusque-là. Vous vous êtes arrêtés et, pendant cet arrêt, vous avez assommé le Grec avec une des bouteilles de vin. C’est une chose très facile qu’assommer un type avec une bouteille, surtout pour Frank Chambers qui a déjà assommé un type de cette façon à Oakland ! Vous l’avez donc assommé, puis, elle a remis la voiture en marche, et, tandis qu’elle sautait sur le marchepied, vous vous êtes penché sur le siège de devant, vous avez pris le volant et accéléré avec la manette à main. Il n’y avait pas besoin de beaucoup d’essence, car vous étiez déjà en seconde. Quand elle a été à l’extérieur, elle a pris le volant à son tour et gardé le contact avec la manette à main, ce qui vous aurait permis de sortir de la voiture. Mais vous étiez ivre, n’est-ce pas ? Vous avez été un peu lent, et elle a, un peu trop vite, lancé la voiture par-dessus le talus, si bien qu’elle a pu sauter, mais vous, vous êtes resté dedans. Vous croyez qu’un jury ne croira pas tout ça ? Il croira tout parce que je prouverai chacun de mes mots, depuis la promenade à la plage jusqu’à l’utilisation de la manette à main. Et quand je dirai cela, il n’y aura plus d’indulgence possible pour vous, mon garçon. Ce sera la corde, vous serez pendu au bout d’une corde ; quand on la coupera, on n’aura plus qu’à vous enterrer avec tous ceux qui ont été assez stupides pour ne pas saisir la chance de sauver leur tête !
— Mais rien ne s’est passé comme ça, autant que je m’en souvienne !
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Que c’est elle qui a tué ?...
— J’essaye de vous faire comprendre que personne n’a tué. Foutez-moi la paix après tout. Rien ne s’est passé comme ça !
— Comment le savez-vous ? Vous étiez saoul.
— Ce que je sais ne s’est pas passé comme ça.
— Alors, vous avouez qu’elle a tout fait ?
— Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. Je ne veux dire que ce que je dis, voilà tout !
— Écoutez-moi, Chambers, vous étiez trois dans cette auto, vous, elle et le Grec. Il est clair que ce n’est pas le Grec qui a fait l’accident, alors si ce n’est pas vous non plus, il ne reste plus qu’elle !
— Mais, qui diable dit que quelqu’un l’a fait ?
— Moi. Voyons, nous allons y arriver, Chambers, parce que, enfin, vous n’avez peut-être rien fait. Vous dites que vous parlez franchement, c’est peut-être vrai, tout de même. Mais si vous dites la vérité, et si vous ne considérez vraiment cette femme que comme la femme d’un ami, il faut en sortir, n’est-ce pas ? Vous devez porter plainte contre elle.
— Moi, porter plainte !
— Si elle a tué le Grec, elle a essayé de vous tuer aussi, alors ? Vous ne pouvez accepter cela ! Cela pourrait sembler drôle si vous ne vous plaigniez pas. Vous auriez l’air d’un idiot... Elle tue son mari et elle tente de vous tuer pour toucher une prime d’assurance. Il faut vous plaindre.
— Bien sûr... si c’est elle qui a causé l’accident, mais est-ce que je sais si c’est elle ?
— Si je vous le prouve, signerez-vous la plainte ?
— Prouvez-le !
— Alors ! je vais vous le prouver. Quand vous vous êtes arrêté, vous êtes descendu de voiture, n’est-ce pas ?
— Non.
— Comment ? Je croyais que vous étiez si saoul que vous ne vous souveniez de rien ? Voici deux fois que votre mémoire est excellente. Cela m’étonne !
— Je ne m’en souviens pas.
— Alors, je vous le dis, vous êtes descendu. Écoutez le rapport d’un témoin : « Je n’ai pas bien vu la voiture, mais je sais qu’une femme était au volant, un homme, assis à l’intérieur, riait quand nous sommes passés, et un autre homme était malade derrière la voiture. »
— C’est vous qui étiez malade derrière. C’est alors qu’elle a assommé Papadakis avec la bouteille. Quand vous êtes revenu, vous n’avez rien vu parce que vous étiez parfaitement abruti. Papadakis était mort déjà, et il n’y avait rien à remarquer. Vous vous êtes assis et vous avez perdu connaissance. Alors elle a mis en seconde, elle a gardé sa main sur la manette de façon à pouvoir accélérer et aussitôt qu’elle a eu sauté sur le marchepied, elle a fait basculer l’auto dans le ravin.
— Cela ne prouve rien !
— Comment donc ! Wright a dit que l’auto roulait sens dessus dessous au fond de la gorge quand il est arrivé au tournant, mais que la femme était sur la route et réclamait du secours.
— Elle avait pu sauter, sans doute.
— Si elle a sauté, elle a eu la présence d’esprit de prendre son sac avec elle. Chambers, ne trouvez-vous pas drôle qu’une femme conduise avec son sac à la main ? A-t-elle eu le temps de le prendre avant de sauter ? C’est impossible. Il est impossible de sauter hors d’une conduite intérieure qui tourne sur elle-même au fond d’un ravin ! Elle n’était plus dans l’auto quand la voiture s’est retournée. La preuve est faite maintenant ?
— Je ne sais pas !
— Comment, vous ne savez pas ? Signez-vous, oui ou non, une plainte ?
— Non !
— Voyons, Chambers, ce n’est pas par accident que l’auto s’est retournée une seconde trop tôt. C’était vous ou elle, et elle ne voulait pas que ce soit vous qui restiez.
— Assez ! assez ! Je ne sais plus de quoi vous parlez !
— Mon garçon, c’est vous ou elle ! Si vous n’êtes pour rien là-dedans, vous feriez mieux de signer. Car, si vous ne signez pas, je comprendrai et le jury aussi, et le type qui passe la corde au cou aussi !
Il m’a regardé un instant, puis il est sorti et il est revenu avec un autre type. Ce dernier s’est assis et il a écrit une formule avec son stylo. Sackett m’a apporté le papier.
— Signez, là, Chambers.
J’ai signé. Il y avait tant de sueur dans ma main que le type a dû l’éponger avec un buvard.