Julie Jacoby avait bonne opinion de Shirley Pedler, elle la trouvait très séduisante avec sa silhouette longue et mince et ses belles mains effilées. Toutefois, la tension que lui imposait la situation de Gilmore faisait vraiment perdre trop de poids à Shirley. Elle avait toujours été une femme plutôt agitée mais, depuis quelques semaines, elle commençait à prendre l’aspect d’une cigarette.
Bien que Shirley eût vingt-quatre ans de moins, Julie Jacoby trouvait qu’elles se ressemblaient beaucoup. Elles avaient toutes les deux un caractère plutôt renfermé et pourtant elles étaient toujours au cœur de l’activité politique. Julie ne fut donc pas surprise lorsque Shirley, pendant la semaine de Noël, lui demanda de l’aider à former l’Association de l’Utah contre la peine de mort.
Bien sûr, Julie n’avait pas fait grand-chose depuis un an que son mari et elle avaient quitté Chicago pour s’installer en Utah. Ce n’était pas comme les Jours de Colère de l’été 1968 à Chicago où les gens se faisaient rosser par la police. C’était à cette époque, pensait-elle, qu’elle était devenue un peu plus qu’une dame comme celles de la société habitant la Rive Nord et qui venaient deux fois par semaine passer l’après-midi dans une œuvre de charité pour compatir aux malheurs des mères d’enfants noirs qui arrivaient à divers stades de coma après avoir mangé de la peinture au plomb qui s’écaillait sur les murs. Certaines de ces dames de la bonne société venaient travailler avec des diamants à tous les doigts, et Julie avait passé des heures à tenter de leur faire comprendre qu’elles ne devraient pas avoir aux mains plus d’argent que la personne dans le besoin, assise de l’autre côté du bureau, ne pouvait en gagner en un an.
Son mari était un cadre supérieur et Julie disait qu’il semblait ne s’être jamais remis d’un choc intra-utérin qui avait fait de lui pour toujours un républicain bon teint. Julie, diplômée d’histoire médiévale de l’université du Michigan, s’en était allée chercher fortune à Chicago et l’avait trouvée en la personne du brave Allemand qu’elle avait épousé, car il avait gravi les échelons de sa firme pendant que Julie élevait leurs enfants et devenait – premier indice de ses fluctuations futures – une épiscopalienne non pratiquante. Elle aurait pu se contenter de s’inscrire à la Ligue des femmes électrices, de lire le National Observer, la New York Review of Books et les livres d’I.F. Stone, mais les Jours de Colère de Michigan Boulevard l’avaient secouée jusqu’à ses racines. Elle s’était sentie radicalisée. Et, après Attica, traumatisée. Elle estimait que ce jour-là Rockefeller avait vraiment fait tirer dans le tas. Elle devint membre de l’Alliance pour arrêter la répression.
Puis la société qui l’employait envoya son mari en Utah. Là-bas, à Salt Lake, la seule distraction, c’était l’A.C.L.U . Julie aurait voulu démarrer une autre Alliance pour arrêter la répression, mais elle n’avait plus l’énergie. L’Utah la déprimait. Elle avait le sentiment que les relations se détérioraient entre son mari et elle, et son jeune fils, arraché à sa terre natale à douze ans, n’était pas heureux. Cela acheva d’abattre Julie. Elle finit par être si préoccupée par les problèmes de son fils qu’elle manquait de mordant pour les questions sociales.
Elle trouvait qu’elle était dans un milieu d’extrême droite. L’Église et l’État étaient étroitement mêlés. Julie alla assister à la séance inaugurale de la Législature et il y avait là au premier rang un trio de vieillards à l’air revêche. Ils dirent la prière d’ouverture. Elle était venue ce jour-là pour témoigner contre la peine capitale, et le président de la commission, un mormon, déclara que, s’il devait écouter le point de vue des épiscopaliens, il aimerait lire un passage plus approprié à cette séance, et il ouvrit un livre relié de rouge et lut une page de Brigham Young. Ceux qui ont versé le sang devront payer le prix du sang. Ça la glaça. L’Église était bel et bien l’État. Elle aurait aimé dire au président : « Nous vivons dans un monde de gens faillibles où des procureurs décident s’il s’agit d’un meurtre avec ou sans préméditation et où personne ne sait qui influence le procureur. On n’a pas le droit de prendre la vie d’un individu en utilisant la loi comme couverture. »
Peut-être avait-elle un problème avec son enfant, peut-être son mariage était-il mort et adorait-elle les plaisirs de la retraite et les enrichissements de la lecture – Dieu, elle aimait lire comme d’autres insisteraient pour avoir trois repas par jour – mais quand Shirley Pedler l’appela pour qu’elle l’aide à organiser l’Association de l’Utah contre la peine de mort, elle sut tout de suite qu’elle allait de nouveau se lancer dans le monde avec ses drôles de cheveux blonds, blonds à la stupéfaction générale. À cinquante-quatre ans, elle allait partir en jean et avec ses longs cheveux vanille affronter ce monde de Salt Lake où personne n’irait jamais commettre l’erreur de penser qu’elle était originaire de l’Utah. Les femmes, là-bas, optaient pour les coiffures verticales, des monuments dressés à grand renfort de laque.
Elle se rendit donc à la réunion d’où devait sortir une Association de l’Utah contre la peine de mort, et une vingtaine de personnes s’étaient déplacées pour voir ce qu’on pouvait faire en vue de convaincre Gary Gilmore qu’il avait absolument tort de vouloir que l’État le dépouille de son enveloppe mortelle. L’Association allait s’efforcer de répandre l’idée que l’État ne devrait avoir aucun droit de tuer personne. Gilmore était un artiste plein de sensibilité mais, estimait Julie Jacoby, il se conduisait aussi de façon bien égoïste.
Shirley Pedler voulait organiser la réunion elle-même, mais elle se trouva victime d’une quasi-pneumonie et Julie s’aperçut qu’on avait confié cette mission à un certain Bill Hoyle, du Parti des Travailleurs socialistes. Il était là, expliqua-t-il, pour faire les corvées. Il y avait un pasteur de l’Église unie du Christ, le Révérend Donald Proctor, et le Révérend John P. Adams, de l’Église méthodiste unie qui appartenait au Conseil de l’Association nationale contre la peine de mort. On discuta des mesures à prendre.
Don Proctor avait des idées que Julie trouvait un peu excentriques. Il voulait une réunion très vaste, une sorte de grand rassemblement, par exemple, en plein milieu d’un centre commercial, un samedi.
Cette idée ne plaisait à personne. D’abord, il fallait l’autorisation d’utiliser une propriété privée. On décida finalement de tenir un meeting dans une salle avant le 17 janvier, et puis d’organiser une veillée devant la prison durant toute la nuit précédant l’exécution. On aurait davantage de ministres du culte à ce moment-là. Pour l’instant, c’était la semaine de Noël, période d’activité intense pour les révérends.
En attendant, ils avaient cent dollars, don de la Société des Amis. Bill Hoyle annonça qu’il allait faire imprimer des prospectus et qu’ils pouvaient compter sur des badges de la Confraternité de la Réconciliation de Nyack, dans l’État de New York. Les badges diraient : « Pourquoi tue-t-on les gens qui tuent les gens pour montrer que c’est mal de tuer des gens ? »
De retour au motel, Gibbs prit de la codéine comme si c’était du sirop, mais il fit attention à ne prendre que la dose de comprimés de varidase qu’on lui avait prescrite. Le lendemain de Noël, il téléphona à sa mère, et elle lui dit de garder sa jambe en extension et de mettre une bouillotte dessus. Elle avait été infirmière diplômée pendant trente-cinq ans. Elle lui recommanda aussi de se raser avec précaution. S’il se faisait, même une petite coupure, il pourrait ne pas être capable d’arrêter le sang étant donné les médicaments qu’il prenait.
Gibbs appela aussi Halterman. Les premiers mots de Ken furent : « Si ça n’était pas toi, Gibbs, je ne le croirais pas. (Puis il ajouta :) Tu connais quelqu’un qui peut se mettre dans des pétrins pareils ? » De quoi remonter le moral de Gibbs.
Il téléphona à la compagnie de taxis pour se faire apporter des cigarettes, du whisky, du coca, de la glace ainsi que du consommé de tomates aux champignons en boîte qu’il pensait pouvoir faire chauffer sur le petit réchaud de la chambre. Tant qu’on ne lui aurait pas arrangé la mâchoire supérieure, il devrait se nourrir de potages. Puis il appela la Police routière pour savoir qui avait ramené sa voiture et demanda au garçon qui s’en était chargé de chercher sur la banquette avant l’autre moitié de son dentier. Environ une heure plus tard, le type arriva dans la chambre avec la partie qui manquait. Comme la voiture était complètement fichue, il demanda à Gibbs s’il n’envisagerait pas de vendre le moteur. Il pourrait lui payer dans les vingt-cinq dollars par mois. Il venait de se marier et n’avait pas beaucoup d’argent. Gibbs lui dit : « Gardez-le comme cadeau de mariage. »
Après deux jours de potage de tomates aux champignons, Gibbs demanda à la gérante du motel si elle connaissait un restaurant qui vendait des plats à emporter. De prime abord, elle n’en voyait pas, mais elle lui demanda ce qu’il voudrait. Lorsqu’il dit des œufs à la coque, des grillées et du lait, elle lui apporta tout cela dans sa chambre et il lui donna cinq dollars. Elle lui dit que deux suffiraient, mais il insista pour lui en donner cinq. C’était une des personnes les plus agréables qu’il eût jamais rencontrées en trente et un ans d’existence.
Le lendemain il téléphona à un fleuriste de Butte et demanda à la vendeuse de faire livrer des fleurs. Puis il lui demanda d’inscrire sur la carte « À la femme la plus charmante du monde » et de bien vouloir signer Lance LeBaron. Il expliqua qu’il ne connaissait pas le nom de la destinataire mais qu’il appréciait la façon dont elle l’avait traité. La vendeuse convint qu’en effet la gérante était une femme charmante et précisa qu’elle s’appelait Irene Snell. Les fleurs furent livrées environ une heure plus tard.
Chaque soir désormais Mme Snell lui apportait ses repas. Quand il se fut fait arranger les dents, elle lui proposa ce qu’elle-même avait pour dîner. Il finit par manger de tout, des spaghettis jusqu’à du steak, et il devait toujours discuter avec elle à propos du prix. Entre-temps, le docteur vint examiner sa jambe, renouveler l’ordonnance et lui enlever les points de suture qu’il avait sur le front.
Ses réserves de liquide s’épuisaient lentement, mais Gibbs ne s’en préoccupait pas. De toute façon, il n’avait jamais su faire attention à l’argent. Il dépensait entre vingt-cinq et soixante dollars par jour en communications par l’inter et il tenait à régler tous les matins sa note. C’était difficile de ne pas le plaindre. Chaque soir il se saoulait et il éprouvait alors le besoin de pleurer sur l’épaule de quelqu’un. À l’inter, ça revenait cher. Il eut presque envie de demander à une ancienne petite amie de prendre l’avion pour venir s’installer avec lui, puis il se ravisa. Il s’apprêtait à en appeler une autre mais se ravisa encore. Il n’arrivait pas à trouver une fille qui n’irait pas raconter aux gens qui ne devaient pas le savoir où il se trouvait et, pire encore, dans quel état il était. Il insistait en disant à tous les gens qu’il appelait qu’il était couché avec un Browning 9 mm juste à côté de lui et treize bonnes raisons dans le chargeur pour dissuader qui que ce soit de ne pas franchir sa porte sans y avoir été invité. Quand il parla de ça à Halterman, Ken dit : « Pour quelqu’un qui essaie de se planquer, on peut dire que tu as une grande gueule. » Même les standardistes de Butte commençaient à l’appeler par son nom. Dès qu’il demandait Salt Lake, elles répondaient : « Comment allez-vous, monsieur LeBaron ? C’est la chambre 3 au motel du Pic, n’est-ce pas ? » Il avait quitté l’Utah avec mille trois cent soixante-dix dollars. Il n’en avait plus que cinq cents.
Allongé dans son lit, il perdait parfois un peu la tête et essayait d’imaginer ce que ce serait lorsqu’il se rendrait à l’exécution. Est-ce qu’il se lèverait pour prendre la parole ? Si on le laissait, il dirait : « Gilmore, tu te souviens que tu m’as dit un jour que tu ne t’es jamais trompé sur quelqu’un qui a fait de la taule ? Eh bien, laisse-moi te dire ce que je fais pour vivre. » Et puis il se demandait s’il allait vraiment dire ça, en pensant que Schiller n’avait jamais dû en parler à personne, ce qui, bien sûr, n’était pas le cas. « Gary, dirait Gibbs en le regardant droit dans les yeux, tu as trouvé ton maître. Ton sixième sens qui te permet de repérer les bons taulards t’a trompé en ce qui me concerne. Je suis la seule personne qui ait pu te tromper, te rouler et renverser les rôles, Gary Gilmore. » Aussitôt après, tout l’accablait, la douleur, sa situation, sa foutue vie, et il se disait : « Bon sang, tu as plus de cran que tous les enfants de salaud que j’ai connus. Je regrette juste de ne pas avoir autant de couilles que toi. Qu’est-ce que tu veux, mon vieux, quand un homme en rencontre un autre, ils se reconnaissent. » Et la tristesse déferlait sur lui, car c’était une phrase que Gary lui avait écrite dans une lettre récente et qu’il aurait tout aussi bien pu recevoir voilà des années.
Les vacances de Schiller ne tardèrent pas à se trouver gâchées. Il avait emmené Stephanie pour la présenter à son frère et à sa belle-sœur ; c’était une vraie réunion de famille et elle passait tout son temps avec eux. Et lui, où était-il ? Au téléphone. Quelles migraines !
Les avocats de la compagnie d’assurances de Max Jensen s’étaient constitués partie civile et réclamaient quarante mille dollars sur la succession Gilmore et, pour faire plaisir à Colleen Jensen, ils réclamaient pour elle un million de dollars. Sur ces entrefaites et alors que Schiller essayait de se bronzer un peu au soleil, les avocats de la compagnie d’assurances avaient obtenu une ordonnance de la Cour décrétant que Gary devait faire une déposition. Lorsque Schiller apprit cela, il sauta au plafond. Il ne décollait pas du téléphone. Il dit à Moody : « Vous avez accepté ? Vous n’avez pas protesté ? Comment ça, vous n’avez pas bougé ? » Ça ne l’amusait pas de hurler après Moody, parce que c’était très peu productif. Moody était trop entêté. Il restait assis, derrière ses lunettes. Un vrai joueur de poker. Mais Schiller ne pouvait pas s’en empêcher. Il grimpait aux murs.
« Qu’est-ce qui vous tracasse ? demanda Ron Moody. Qu’est-ce que ça peut faire qu’il fasse une déposition ? »
Schiller faillit dire : « Vous avez perdu la tête ? » Il se contenta de dire : « Vous ne comprenez donc pas ? l’Enquirer peut conclure Dieu sait quel accord avec ces avocats, passer là trois heures et piquer toute l’histoire de la vie de Gary. Même s’ils n’arrivent pas à introduire dans la place un de leurs reporters, ils peuvent charger un des avocats de faire parler Gary. » C’était épouvantable. Ils avaient le droit de faire partir la déposition depuis où-êtes-vous-né, et après cela de faire défiler tout le passé criminel de Gilmore « Toute l’histoire, cria Schiller, peut tenir en une audience.
— On ne peut rien faire, insista Moody.
— Allons donc, fit Schiller. Je veux que vous alliez immédiatement au tribunal. Si vous ne pouvez pas empêcher qu’il fasse une déposition, déposez au moins une requête pour qu’elle reste sous séquestre. (Il frappait du poing sur la table de chevet.) Les bandes magnétiques de cette audience, reprit-il, doivent être mises sous scellés, la Cour doit décréter qu’elles ne devront pas être transcrites avant tant de mois, blabla, vous voyez ce que je veux dire. »
Stephanie l’aurait tué. Dire que c’était censé être des vacances et qu’il passait sa vie au téléphone. « Est-ce que ça va être comme ça quand on sera mariés ? » cria-t-elle. Est-ce qu’elle n’était qu’une femme comme les autres ? Qu’on traitait comme une affaire à conclure ? Schiller lui fit signe de s’en aller. Au téléphone il rédigeait pratiquement la requête. Quel soulagement lorsqu’il apprit deux jours plus tard que le juge avait accepté de mettre la déposition sous scellés jusqu’en mars.
Schiller se mit alors à respirer l’air embaumé de Hawaii. L’Enquirer pouvait toujours essayer de faire prendre des notes à ces avocats de l’assurance, mais il ne s’inquiétait pas pour cela. Maintenant qu’il y avait un arrêt de la Cour imposant le secret, un avocat pouvait se faire radier du Barreau en faisant un coup pareil. D’ailleurs aucun mormon du coin n’irait discuter l’arrêt d’un juge. L’incident était clos. Une catastrophe possible avait été évitée.
Pourtant, quand les avocats se rendirent à la prison le lendemain, pour prendre la déposition, ils durent attendre six heures et Gary ne se présenta jamais. On lui avait, paraît-il, servi son repas dans une assiette en carton, il avait piqué une crise et refusé de quitter sa cellule. Double assurance.
De Hawaii, Schiller donnait des coups de fil aux quatre coins du monde pour arranger la vente des lettres de façon qu’on ne puisse pas remonter jusqu’à lui. Pour cela, il devait discuter avec le directeur qu’il fallait. Ce n’était que rarement, lorsqu’il avait quelque chose de particulièrement important à proposer, qu’il contactait les grands magazines étrangers. Il savait donc que ces gens n’allaient pas le doubler. Il n’était pas obligé d’être le lendemain au téléphone pour négocier un autre contrat. Il n’était pas un agent qui avait dix projets à la fois avec les mêmes gens et qui pouvait dire : « Très bien, je vous fais cette concession si vous me donnez ça. » Dans ces conditions, chacun pouvait se permettre de rouler l’autre de temps en temps. Disons dix petites fois sur cent. Mais quand on travaillait sur mesures comme lui, les directeurs de journaux n’allaient sans doute pas tenter de le tromper. Ils perdraient alors toute occasion de participer aux enchères de son prochain gros coup.
À Hawaii, il engagea des secrétaires pour dactylographier les contrats. Ainsi, chaque membre de son équipe itinérante, que ce soit sa mère, Stephanie ou la mère de Stephanie, Liz, n’aurait qu’à inscrire la somme et le nom de l’éditeur. Comme il faisait tout le travail préparatoire par téléphone, on pouvait présenter les lettres par lots. Le paquet n° 1 proposerait au magazine un spécimen de contrat et cinq lettres de Gilmore. Le rédacteur en chef ne pourrait les regarder qu’en présence d’une des envoyées de Schiller. C’était pour s’assurer qu’on ne recopiait pas un passage juteux. Si le journaliste aimait ce qu’il lisait, il pouvait alors ouvrir le paquet n° 2. Celui-là contenait la totalité des lettres, ce qui faisait un ensemble assez volumineux. On lui laissait alors tant d’heures pour se décider. À l’exception du directeur ou du rédacteur en chef qu’on aurait mis dans le secret, personne, dans aucun de ces magazines, ne se douterait le moins du monde de l’identité de ces trois femmes.
Ça, c’était le côté positif. En revanche, il n’aimait pas beaucoup la façon dont Barry menait les opérations en Utah. Dans la foulée de leur formidable interview du 20 décembre, Farrell avait compté poursuivre le travail en son absence, pour que tout cela tourne comme une horloge. Barry avait l’intention de téléphoner chaque matin aux avocats depuis Los Angeles pour leur donner un nouveau jeu de questions. Moody et Stanger les apporteraient alors à la prison, intervieweraient Gary et expédieraient le soir même la bande par avion. Farrell irait chercher le paquet à l’aéroport, écouterait les nouveaux enregistrements, préparerait une nouvelle liste de questions, appellerait les avocats le lendemain matin : tout ça serait très productif. C’était un arrangement superbe, mais qui était en train de louper complètement. En une semaine, les choses pouvaient facilement se gâter avec la distance.
On perdait un temps fou, expliqua Farrell, à dicter les questions aux secrétaires. Elles n’arrêtaient pas de s’embrouiller dans le texte et puis les avocats ne travaillaient pas beaucoup. On aurait dit qu’ils ne voulaient pas faire le travail de Schiller pendant qu’il était absent. « Quand tu seras rentré, dit Barry, on s’y mettra ensemble. » Avant d’avoir eu le temps de s’en rendre compte, Schiller acceptait. Mais il était furieux. Si Barry obtenait de si maigres résultats, pourquoi ne s’en allait-il pas dans l’Utah pour prendre la situation en main au lieu de glander au téléphone ? Mais Schiller n’osa pas avoir une telle explication d’aussi loin. Bien entendu, du coup, il restait sous pression. Quelles vacances !
Brenda avait parfois l’impression qu’on avait fiché des crochets dans sa chair et qu’on tirait sur ses organes avec des cordes. Quelquefois, la douleur la prenait lorsqu’elle était assise et elle était incapable de se lever. D’autres fois, c’était quand elle était debout, et c’était si soudain qu’elle était obligée de s’asseoir. Longtemps après avoir cessé de se rendre à la prison, elle continua à essayer d’appeler Gary, mais c’était rudement difficile d’arriver à l’avoir. Une fois elle se retrouva avec Sam Smith au bout du fil. « Je ne pensais pas, dit Brenda, que les coups de téléphone représentaient une telle complication. » Smith lui expliqua qu’on était obligé de faire sortir Gary de sa cellule à chaque fois. « Pourquoi n’installez-vous pas un téléphone dans sa chambre ? demanda Brenda. Bonté divine, il est dans le quartier des condamnés à mort ! » « C’est que, répondit Sam, il pourrait se pendre avec le cordon. » Elle n’avait pas pensé à ça. « Ou bien prendre des pièces et s’en servir pour s’ouvrir les veines du poignet. » Elle n’y avait pas pensé non plus. « Nous lui accordons plus de privilèges qu’au prisonnier moyen », dit Sam doucement. « Je trouve que vous faites un dur métier », répondit Brenda.
Entre Noël et le Jour de l’An, à deux reprises durant cette semaine glacée, elle essaya par deux fois, à la demande de Gary, son ventre la tiraillant douloureusement, d’aller jusqu’à l’hôpital de l’État d’Utah afin de laisser une rose pour Nicole. Elle finit par y renoncer. L’hôpital ne voulait pas. Elle le fit savoir par Vern et de nouveau Gary fut furieux contre elle. Il était vraiment l’homme le plus déterminé du monde à remâcher une rancœur et à lui redonner forme.
PROVO HERALD
À ceux qui s’opposent Gilmore adresse une lettre ouverte
Provo, 29 décembre. – « Lettre ouverte de Gary Gilmore à tous ceux qui cherchent par tous les moyens à s’opposer à ma mort par exécution légale. Et notamment à l’A.C.L.U. et à la N.A.A.C.P.
« Je vous invite à ne pas vous mêler de ma vie. Ne vous mêlez pas de ma mort.
« Elle ne vous regarde pas.
« Shirley Pedler, bon sang, ma petite, laissez tomber. Je n’oserais pas être assez présomptueux pour supposer que je pourrais vous imposer quelque chose dont vous ne voudriez pas… Shirley, foutez le camp de ma vie.
« N.A.A.C.P., je suis un Blanc. Ne jouez pas les Oncle Tom à vous mêler de mes oignons. Vous prétendez que si je suis exécuté, alors il y a tout un tas de pauvres connards de Noirs qui le seront aussi. Ça me semble si stupide que je ne veux même pas discuter contre ce genre de logique idiote.
« Mais vous savez aussi bien que moi que de nos jours on a plus vite fait de tuer un Blanc qu’un Noir.
« Vous n’êtes pas tous aussi désavantagés que vous ne l’étiez jadis.
« Quant à ceux d’entre vous qui voudraient mettre en doute le fait que je suis sain d’esprit, eh bien, je fais les mêmes réserves à votre égard.
DU FOND DU CŒUR GARY GILMORE »
Deux jours après Noël, Sundberg apporta à Nicole le livre écrit par Gary. C’était le genre de cahier comme on en trouve dans les drugstores avec une belle couverture cartonnée. Peut-être cinquante pages. Sundberg était pressé et elle le feuilleta rapidement pendant qu’il était là et il promit de le rapporter le lendemain. Ce jour-là, elle put s’y plonger un peu plus. C’était un livre tout simple mais elle en adorait chaque mot parce que c’était un vrai livre avec une couverture et que Gary avait écrit quelques lignes sur chaque page.
Ce foutu gardien assis dans le couloir vient d’en finir de se moucher. Il a mis cinq minutes à se souffler le nez. Il devait vraiment avoir quelque chose de coincé là-haut.
Un bruit affreux qui vous râpe les nerfs.
Quand il a enfin terminé je lui ai dit : « Bon, ton klaxon marche. Maintenant si tu essayais tes phares. » Il m’a regardé de ses yeux larmoyants par-dessus son nez rouge.
Maintenant le gardien fait les cent pas. Il clopine dans un sens puis dans l’autre, chaussé d’un quarante-cinq fillette qui a l’air de le serrer un peu. Il a l’air de réellement s’emmerder.
J’ai reçu par le courrier deux livres sur Jésus, je les ai regardés et je les ai trouvés trop chrétiens.
Je veux dire que ça ne me gênerait pas de lire un livre sur le Christ en tant qu’homme, en tant que juif, en tant que Messie, mais pas en tant que chrétien.
Dans le magazine OUI, dans la partie Hors-d’œuvre, ils ont toujours des pépées qui envoient trois ou quatre photos d’elles dans un photomaton, avec les nichons à l’air. Je vérifie toujours quand je lis OUI. J’ai pensé à leur envoyer des photos de toi – enfin j’y ai pensé, mais je ne vais pas le faire.
Pourtant, je sais qu’ils les publieraient.
Même si tu n’étais pas célèbre ils publieraient ces photos parce que tu es si sexy et si jolie et que l’expression de ton visage avec ta langue qui sort un peu et tes nichons mignons c’est si bon.
Bébé, avant de mourir je vais détruire tes lettres. Tout simplement parce qu’elles ne sont pas faites pour être publiées. Ce n’est pas pour le public.
J’allais essayer de te les renvoyer, mais je sais que si je le faisais, elles finiraient entre les mains de Larry Schiller, producteur de cinéma.
Puis Gary colla dans le livre une coupure de presse :
SALT LAKE TRIBUNE
Gilmore répond à la demande d’une étudiante de la côte Est.
4 décembre 1976. – Lisa La Rochelle, de Holyoke, Massachusetts, dans le cadre d’un cours sur la religion, a écrit à un certain nombre de personnalités connues en demandant :
« Quelle sera la première question que vous poserez à Dieu quand vous Le verrez ? »…
« Chère Lisa, écrivit Gilmore à l’encre rouge sur une grande feuille, je ne suis pas une personnalité « en vue ». J’ai simplement acquis une célébrité indésirable. Mais pour répondre à votre question… je ne pense pas qu’aucune question soit nécessaire quand nous finirons par rencontrer Dieu. »
« Bien à vous, Gary Gilmore. »
Mlle LaRochelle a envoyé la même lettre à Walter Cronkite, aux vedettes de rugby O. J. Simpson et Roger Staubach ainsi qu’à quelques autres.
Ces gardiens peuvent se glisser furtivement par la coursive devant ma cellule et m’observer sans que je le sache. Ils peuvent me voir mais je ne peux pas les voir. Sans doute que quelques-uns d’entre eux espèrent me surprendre en train de me branler pour pouvoir rester là à regarder.
Vendredi 31 décembre
Mon amour
La nuit dernière j’ai volé dans mon rêve
comme un oiseau blanc par la fenêtre
j’ai traversé la nuit et le vent frais avec quelques
étoiles brillantes dans l’obscurité
Et je me suis perdue. Et je me suis réveillée.
Il faut que je parte maintenant Je t’aime à chaque minute
Nicole
Vendredi 31 décembre
Oh mon chéri
Je suis dans un endroit que je déteste au-delà de toute expression. Il faut que je persuade des gens intelligents et importants de mon désir de vivre et de mes possibilités d’exister en tant que mère et qu’être humain valables.
En ce moment je fais tous mes efforts. Il y a des fois où il faut presque que je me persuade moi-même de certaines choses avant de pouvoir essayer de convaincre qui que ce soit.
Une dame bizarre,
moi
QUI T’AIME
Réveillon du Nouvel An
Oh Bébé Nicole
Mon moi, ma femme
… une carte d’une dame de Hollande qui était très belle – elle disait : « Fais confiance à chacun. Aime tous les gens. » Mon Dieu j’aimerais avoir cette force.
Je t’ai dit dans ma dernière lettre qu’on allait me fusiller le 17 janvier… ces gros calibres vont me libérer.
Et je viendrai à toi – petit oiseau blanc. J’ai dix-sept jours. Je pense à toi tout le temps. Je ne pense qu’à toi.
Bébé, j’ai toujours su que tu étais un oiseau blanc, tu es le petit oiseau blanc qui se perchait sur mon épaule avant que de nouveau nous ne renaissions dans cette vie et que nous échangions alors des vœux solides.
1er janvier 1977
Bonjour mon amour
Hé, dis donc, Gary, c’est le Nouvel An ! Bonne année mon amour. Voici un petit poème que j’ai écrit.
Car mon esprit se perd
Rendu muet par l’aube
Amours toujours furtives
Et la souffrance est longue
Alors ne me pose pas de questions
Ne me chante pas de chansons
Ne me suis nulle part
Je suis déjà partie
Si jamais je trouve un moment de calme je crois qu’il y a un doux refrain que j’entendrai dans ma tête pour l’accompagner.
Chéri. On vient d’éteindre ma lumière. Je t’aime mon Dieu comme je t’aime Gary.
Rêve de moi… Je vais rêver de toi dans mes rêves.
Celle qui t’aime toujours
Bébé Nicole
Le Père Meersman avait toujours l’impression d’être venu offrir ses services à Gary Gilmore en toute sincérité, sans même se demander si le condamné était catholique ou pas. C’était simplement que Gilmore avait dit qu’il souhaitait mourir avec dignité et cela impressionnait le Père Meersman. Il était allé lui rendre visite un soir au début de novembre en disant qu’il comprenait un pareil désir et qu’il était disposé à l’aider si Gilmore le voulait. Le Père Meersman avait assisté à d’autres exécutions, il en connaissait la routine et les embûches et, à la suite de cette conversation, il parut à Meersman qu’ils étaient devenus bons amis.
Gilmore ne dormait pas beaucoup la nuit et il aimait bien les visites. L’aumônier venait le soir, une fois tous les visiteurs partis et quand la prison avait retrouvé son calme. Meersman était libre de voir les détenus à n’importe quelle heure, mais il y avait quand même des règlements et, par exemple, en haute surveillance, quand c’était l’heure de manger, on ne tolérait pas de visites. Les prisonniers ne devaient faire qu’une chose à la fois. C’était le principe de l’établissement. Comme on n’avait jamais envie de se heurter au système pénitentiaire, Meersman passait voir Gary assez tard.
Ils discutaient de petites choses. Un soir, par exemple, le Père Meersman, comme il en avait l’habitude, était planté d’un côté des barreaux dans le grand couloir et Gilmore, de l’autre côté, était appuyé à la grille, lorsque le Père Meersman sortit sa pipe de Meerschaum. Gary lui demanda ce que c’était et le Père Meersman se lança dans un long discours pour expliquer comment, lorsqu’on fumait une telle pipe, elle s’adoucissait peu à peu. Et puis, un autre soir, il apporta un tas de pièces de monnaies étrangères et Gary fut très curieux de les voir. Il aimait apprendre. Il s’intéressait beaucoup aux détails. Comme le Père Meersman, après la Seconde Guerre mondiale, avait étudié au collège américain de Rome, il posait au prêtre un tas de questions sur l’Europe.
Ils discutaient d’histoire et de la grandeur et de la décadence de différents personnages, qu’il s’agisse de Jules César ou de Napoléon, et le Père Meersman voyait bien qu’il aimait les gens qui montaient et qui devenaient célèbres, comme Mohammed Ali. Ils parlaient aussi de ce que Gilmore avait lu dans les journaux et les magazines que le Père Meersman lui apportait. Il disait : « Dites donc, padre, qu’est-ce que vous pensez de Jimmy Carter ? » Ou bien : « Padre, qu’est-ce que vous pensez de servir la nourriture dans des assiettes en carton ? » À chacune de ces questions le Père Meersman répondait : « Oh, Gary, ce qui compte c’est d’être juste. » S’il ne l’avait pas dit une fois il l’avait dit mille et Gary répliquait : « Padre, rien n’est juste. » Là-dessus ils éclataient de rire tous les deux. Gary l’appelait toujours padre.
Gilmore restait aussi très sensible à son image de marque auprès du public et remerciait chaque soir le Père Meersman de lui apporter le journal. Gary, assurément, aimait à parler de son cas. Il fut fasciné le soir où le Père Meersman apporta un exemplaire du magazine Time daté d’après le 1er de l’an, le premier numéro de 1977 (bien qu’il sortît deux ou trois jours avant la nouvelle année). Il y avait une double page intitulée « Images de 76 » et là on pouvait voir des photographies du président Carter, de sa mère et de sa femme, de Betty Ford et d’Isabelle Peron d’Argentine et une photo du corps de Mao Tsé-Toung sur son lit de mort, ainsi qu’une photo du pied de Viking I qui s’était posé sur Mars, une autre du secrétaire d’État Henry Kissinger tenant une épée africaine dans une main et un bouclier dans l’autre lors d’un voyage au Kenya, une photographie de la jeune gymnaste Nadia Comaneci et, sur cette même double page, il y avait aussi une photo de Gary Gilmore dans sa tenue blanche de haute surveillance. Il était là, souriant à l’objectif, juste après avoir appris la date de son exécution à l’audience de la Commission des Grâces. Il n’avait pas échappé à Gilmore que, dans cette revue annuelle de 1976, il était en noble compagnie.