CHAPITRE 18

JOURS DE PÉNITENCE

1

Un des jurés du procès de Gary adressa une lettre au Provo Herald. La Cour suprême de l’Utah n’avait pas trouvé d’erreur, dit-il, alors pourquoi l’affaire Gilmore était-elle allée jusqu’à la Cour suprême des États-Unis ?

Le juge Bullock se mit à penser à ce juré. D’après la teneur de sa lettre, Bullock avait l’impression que certains membres du jury se demandaient s’ils avaient convenablement accompli leur tâche. Il y avait eu tant d’appels. Le juge se dit : « Je vais demander à ce jury de revenir. Peut-être que je prends des risques, mais je tiens à leur expliquer les procédures juridiques. »

Il fit contacter chacun d’eux par son greffier. Il ne voulait pas donner au jury le sentiment qu’il y avait une pression quelconque de la part du juge J. Robert Bullock, aussi le greffier se contenta-t-il d’annoncer que le juge, à titre strictement officieux, aimerait les rencontrer et examiner toutes questions juridiques qu’ils pourraient avoir à lui poser. Tous les jurés acceptèrent. Ils vinrent tous.

Il les retrouva au palais de Justice un soir où il n’y avait personne et les installa dans la tribune du jury. Il s’assit devant eux et leur expliqua le droit de faire appel et comment cette affaire allait sans doute se prolonger pendant plusieurs années encore. Ce serait d’ailleurs contraire à l’habitude si l’on parvenait à une conclusion en moins de temps que cela. Il fit remarquer que les gens avaient le droit de s’adresser à la Cour afin de lutter pour les principes juridiques auxquels ils croyaient, et il ajouta que le problème de la peine capitale n’était pas encore réglé. On n’avait exécuté personne depuis 1967, aussi était-il tout à fait normal qu’il y ait des délais. Mais il tenait à ce que les jurés comprennent bien qu’ils n’avaient pas mal fait leur travail.

C’était là où le bât blessait. Le juge Bullock leur déclara qu’en aucune circonstance on ne pourrait révoquer leur verdict. « Il se peut, dit-il, que j’aie commis des erreurs en vous expliquant ce qu’est la loi, mais vous n’en n’avez pas fait. Vous avez fait votre travail. » Il sentait que ces paroles les aidaient. Ils se sentaient mieux maintenant.

Il répéta encore que cela pourrait prendre quelques années et ajouta : « C’est comme ça, ne luttons pas contre le système. » À sa surprise, peu après cette réunion, la Cour suprême annula le sursis qu’ils avaient accordé. Il était donc prévu que Gilmore reviendrait le 15 décembre devant les juges pour qu’on rende une nouvelle sentence. Le juge Bullock n’avait plus qu’à recommencer à souffrir.

Il connaissait des juges qui étaient prêts à se suicider plutôt que de prononcer une sentence de mort. Le juge Bullock ne se considérait pas comme un objecteur de conscience, mais quand même il n’était pas pour la peine capitale.

Avant Gilmore, il n’avait même jamais connu de procès susceptible d’entraîner la peine capitale. Il avait jugé toutes sortes d’homicides, avec des peines allant de cinq ans à l’emprisonnement à vie, mais jamais encore de meurtres avec préméditation. Cela se révélait plus dur qu’il ne s’y attendait. Le jury avait déclaré Gilmore coupable, aussi n’avait-il eu qu’à formuler la sentence. Pourtant, en ce jour d’octobre, il tremblait intérieurement, il était au supplice. Extérieurement, le juge Bullock pensait donner l’impression qu’il gardait son sang-froid et sa dignité. Mais en son for intérieur, il ressentait une émotion plus grande qu’il ne s’y attendait.

Et voilà maintenant qu’il allait devoir condamner Gilmore une fois de plus. Ce serait la même sentence, mais pour une date différente. Il devrait néanmoins prononcer les mots. Cette crispation et ce déchirement au creux de l’estomac, ces quelques mots qui vous vidaient affectivement, tout cela allait recommencer. Et toute la clameur du public. Si ce type a envie de mourir, qu’on lui accorde ce droit rapidement.

Non, se dit Bullock, je ne vais pas précipiter les choses. Il faut suivre la procédure. Ceux qui voudront faire appel doivent avoir le temps de le faire dans les formes.

Aussi, lorsqu’il apprit que Moody et Stanger, sur les instructions de Gilmore, allaient réclamer une date d’exécution plus proche, ne se sentait-il pas disposé à accepter cette idée.

2

En descendant le couloir du palais de Justice, Gilmore avait l’air d’un homme qui retrouvait l’espoir. Aux yeux de Schiller, Gary ne paraissait pas aussi frêle que lors de sa grève de la faim. Cela ne faisait peut-être que deux jours qu’il avait interrompu son jeûne, mais il se portait bien. Il y avait un certain rythme dans sa démarche comme si, même avec les fers aux pieds, il pouvait faire de petits pas dansants un peu plus rapides, un peu plus élégants que le cheminement lourd des gardiens qui l’escortaient. Il y avait quelque chose de plaisant dans sa façon d’évoluer, comme s’il suivait un rythme intérieur.

Bien sûr, Schiller en connaissait la raison. Ce matin, Gary comptait pouvoir parler à Nicole. Bob Moody avait expliqué à Larry ce qu’il espérait réussir au palais de Justice ce jour même. Stanger et lui comptaient ramener leur client dans le bureau vide de Bullock, et de là appeler l’hôpital sur le téléphone du juge en demandant à parler à Sundberg. Ken alors passerait l’appareil à Nicole.

Obtenir ce coup de téléphone était devenu un engagement moral pour Bob Moody. La première fois qu’il avait jamais vu Gilmore, c’était devant ce même palais de Justice où l’on jugeait l’affaire Buschnell. Ce jour-là, Bob avait vu Nicole se précipiter pour étreindre Gary, et une intensité particulière dans cette démonstration d’affection avait ému Moody au point qu’il s’était dit : « Voilà une fille extrêmement amoureuse. »

Moody avait déjà remarqué que lorsqu’un jeune criminel quittait le palais de Justice – surtout s’il était beau garçon et s’il avait une de ces moustaches à la macho – il arrivait qu’une jeune femme se précipite pour l’embrasser. En général, ce genre d’étreinte se prolongeait un bon moment. Mais celle qui avait eu lieu entre Gilmore et son amie avait dû être la plus longue et la plus passionnée dont Ron avait jamais été témoin. Cela dépassait la limite des convenances. Il s’était posé quelques questions sur les gens qui exprimaient des sentiments aussi forts.

Moddy avait beau être un assez haut dignitaire de l’Église mormone, il ne s’en considérait pas moins comme un peu libéral. De temps en temps, il aimait, toutefois, se pencher sur certains problèmes, par exemple comment se faisait-il que c’étaient toujours de jolies filles comme Nicole qui semblaient avoir un penchant pour des criminels. Il savait que ça n’était pas sa propre expérience qui lui fournirait la réponse. Il se considérait comme un de ces types solides dont le plus grand problème dans la vie avait été de choisir entre devenir dentiste, homme d’affaires ou avocat. Maintenant, sa femme et lui avaient cinq enfants, ce qui représentait des rapports bien différents de ceux qu’on pouvait observer dans un couloir de palais de Justice.

Cependant, le souvenir de cette première fois où il avait aperçu Gilmore donnait toujours un sens particulier à ce que Gary disait de Nicole. Cela donnait à Moody un peu de compassion pour ce que d’autres avaient peut-être vu comme un désir bizarre d’atteindre cette fille à tout prix. Aussi Moody s’était-il donné du mal pour exaucer le souhait de Gary.

3

Seulement, lorsqu’ils s’engagèrent dans le hall ce jour-là, on les installa dans une pièce sans téléphone. Leur plan se trouvait tout bonnement à l’eau. Gary dut pénétrer dans la salle d’audience très déçu. Schiller s’aperçut même que son corps commençait à se crisper. Il s’était mis à cligner des yeux et avait presque des allures de reptile. On aurait dit qu’il se demandait où frapper.

Wootton prit la parole. On ne pouvait pas calculer le délai de trente jours au minimum et soixante jours au maximum, déclara-t-il, à partir de ce jour, 15 décembre, ce qui mettrait la date de l’exécution au plus tôt le 15 janvier. Légalement parlant, dit-il, ce n’était pas sain de repousser sans cesse une exécution. Bullock n’arrêtait pas de hocher la tête.

Schiller voyait Gary regarder les gens qui l’entouraient comme s’ils étaient de la crotte. Et lorsque ce fut son tour de parler, il affirma que personne ici n’avait assez de cran pour le laisser mourir. Tout ce dont ils étaient capables c’était de le faire glander. La façon dont il déclara cela fit passer un murmure dans la salle.

Bullock ne releva pas la remarque. Comment pouvait-on condamner un homme pour outrage à la Cour alors qu’il devait déjà être exécuté ?

« À moins que ce ne soit une plaisanterie, dit Gilmore, je compte… » et il se mit à expliquer qu’il comptait qu’on exécuterait la sentence dans les jours à venir. « Je suis sérieux quand je dis que je veux mettre fin à ma vie, ajouta Gilmore. Le moins que la justice puisse faire, c’est de le reconnaître. »

Bullock fixa la date au 17 janvier. « Nous ne sommes pas ici pour vous faire plaisir », déclara le juge.

Après l’audience, Gilmore rencontra par hasard Wootton dans le couloir. Il en profita pour lui dire : « Pourquoi ne viens-tu pas me sucer, fils de pute ? » Wootton ne répondit pas.

4

Alors qu’il devait s’écouler tout un mois avant l’exécution, Schiller avait maintenant assez de temps pour négocier la vente des lettres. Aussi, après l’audience, invita-t-il Vern, Bob et Ron à déjeuner. Il leur demanda même de choisir un bon restaurant. Comme il n’y avait rien du côté d’Orem ni de Provo qui fît l’affaire, ils se retrouvèrent dans une sorte de grande brasserie bavaroise au pied des collines qui entourent Salt Lake City, et ils durent attendre pour avoir une table de coin tranquille tandis qu’une foule d’hommes d’affaires discutaient à perdre haleine. Mais Schiller voulait le cadre qui convenait pour cette conversation.

Comme il se disait qu’il devrait persuader Moody plutôt que Stanger, il mit Ron à sa droite et Moody en face. Ainsi il pouvait regarder Bob droit dans les yeux tout en vendant sa salade. Au cours du déjeuner, il exposa à fond le problème. Il leur expliqua qu’il voulait vendre certaines des lettres en Europe afin qu’elles soient publiées peu avant l’exécution, mais qu’il pouvait dissimuler les transactions de telle façon que personne ne saurait jamais qui avait effectué la vente. Les lettres, après tout, avaient déjà été publiées dans le Deseret News. Il avait dû y avoir au moins un jeu de photocopies qui circulait.

Il ne pouvait pas prétendre, dit-il, ne pas être préoccupé par les réactions de Gary. Si jamais celui-ci découvrait la vérité, leur assura Schiller, ça ferait certainement un foin épouvantable. Mais ça n’allait pas lui nuire.

Gary était plus sympathique dans ses lettres que dans toutes les images qu’il avait données de lui. D’ailleurs, on avait déjà fait irruption dans sa vie privée. Les extraits cités par Tamera dans le Deseret News avaient été repris par la presse dans la moitié du monde. Schiller dit qu’il tenait à leur répéter ce qu’il leur avait dit au début : il allait y avoir beaucoup de choses qui ne leur plairaient peut-être pas, mais il en parlerait toujours. Il ne comptait pas agir derrière leur dos.

Il y eut une longue discussion. Schiller sentait que les avocats étaient surpris de le trouver aussi franc. Comme il s’y attendait, Moody était plutôt contre le projet et discuta avec Stanger de l’effet que cela pourrait avoir sur l’opinion si tout cela était étalé au grand jour. Ils ne tenaient absolument pas à se trouver comparés à Boaz. Schiller ne cessait de répéter que si les lettres qu’ils détenaient n’étaient pas publiées, les journaux étrangers se les procureraient par d’autres sources. Quelqu’un allait gagner de l’argent sur le dos de Gary Gilmore.

Schiller sentait que Vern était déchiré. Inconsciemment, estimait-il, Vern avait envie de l’argent, mais jamais il ne dit : « Il faut que j’en discute avec Gary. » Cependant, ça le travaillait. Il ne parlait pas et se repliait sur lui-même. Ça n’était pas tant qu’il était hostile mais plutôt déconcerté. En conclusion, se dit Schiller, Vern marcherait pour de l’argent.

Larry finit par les convaincre en disant : « Je pourrais faire une vente en Allemagne ou au Japon sans que vous en sachiez jamais rien. Personne ne pourrait me désigner comme l’homme ayant vendu ces lettres. » C’était la forme de menace la plus subtile. Après tout, ils savaient qu’il avait six photocopies. Comment pouvaient-ils être certains qu’il n’en avait pas fait sept ? Jamais ils ne lui donnèrent ouvertement leur accord, mais dès cet instant il sut qu’il pouvait aller de l’avant.

Après le déjeuner, lorsque Ron Stanger revit Gary à la prison, ce fut comme s’il parlait à une plaque d’acier. Il était dans un état pire que celui de la dépression où l’avait plongé sa grève de la faim. Gary était froid, dur et d’une fébrilité de glace. Ron ne l’avait jamais vu ainsi. Ça vous brûlait les yeux de sentir sa rage flamboyer. On pouvait dire qu’il était tendu. Possédé même.

Sur le chemin du retour, Ron essaya d’en plaisanter. « Bon sang, annonça-t-il à Moody, on aurait cru un film d’horreur. C’était tout juste si je ne voyais pas ses dents qui s’allongeaient. »

5

DESERET NEWS

Gilmore fait une nouvelle tentative de suicide

Salt Lake, 16 décembre. – Gary Gilmore, qui avait été condamné pour meurtre, est actuellement dans le coma au Centre Médical de l’Université à la suite d’une seconde tentative de suicide.

Gilmore, déçu dans ses efforts pour obtenir une exécution rapide, est dans un état critique.

Il a été hospitalisé à 10 h 20 du matin, après avoir été trouvé sans connaissance dans sa cellule à 8 heures et quart…

La seconde fois, Gilmore essaya vraiment. C’était l’opinion du Dr Christensen. Gilmore avait absorbé du phénobarbital à la dose de 16,2 mg pour 100. Toute dose supérieure à 10 mg pour 100 se révélait fatale pour plus de la moitié des gens qui essayaient. Gilmore avait donc largement dépassé la dose critique.

Cette fois, lorsqu’il reprit connaissance, il ne fut pas grossier. Une des infirmières observa même : « Tiens, il a l’air plutôt gentil. » En fait, il semblait calmé. Il y avait une différence. Vraiment.

Stanger se rendit à l’hôpital dès qu’il apprit la nouvelle et tomba sur une scène bizarre. Un vieil ami qui avait partagé un bureau avec Ron à Spanish Fork il y avait des années, un ophtalmologue du nom de Ken Dutson, était en train de mourir dans la même salle des urgences où on s’efforçait de ranimer Gary. Stanger tomba pratiquement sur la femme et sur la famille de Dutson. Ils étaient bouleversés. Sitôt qu’on amena Gary, ce fut à lui que le personnel hospitalier consacra toute son attention. Stanger était sûr que le pauvre Dutson en était au point où on ne pouvait pas le sauver, mais on ne pouvait guère s’attendre à voir sa famille satisfaite de constater qu’un tueur amené d’urgence accaparait tout d’un coup l’attention de tous les médecins qui s’affairaient autour de lui.

Gilmore se remit si vite que c’en était dingue. Il avait franchement été au bord de la mort, c’est ce que dirent les médecins à Stanger, mais son système semblait avoir appris à se débarrasser rapidement des poisons. C’était incroyable, cette décision de ne le garder qu’un jour à l’hôpital avant de le réexpédier dare-dare en haute surveillance comme si on craignait que Gilmore ne s’échappe et n’aille rôder dans les rues. Bien sûr, il était malgré tout dans un triste état. Lorsque Stanger retourna le voir à la prison, Gary était encore si intoxiqué par les barbituriques qu’il ne pouvait même pas s’asseoir sur le tabouret. Il manqua d’en tomber plusieurs fois. Et il parlait d’une voix pâteuse comme s’il avait de la mélasse dans la bouche. Même en bavardant, il se mit à vaciller jusqu’au moment où il tomba.

« Tu t’es fait mal ? demanda Vern.

— Ça va.

— Tu es sûr ?

— Ça va même quand ça ne va pas », dit Gary.

Schiller envoya deux questions urgentes :

QUAND VOUS AVEZ TENTÉ DE VOUS SUICIDER, AVEZ-VOUS EU UN APERÇU DE CE QUE C’EST DE L’AUTRE CÔTÉ ?

Je ne peux pas vous dire exactement s’il faisait clair comme à l’aube ou si c’était en plein soleil, ou encore comme une lueur dans l’obscurité, mais il faisait clair. J’ai senti que je parlais à des gens, que je rencontrais des gens. Voilà le souvenir que j’en ai ramené.

QUE VA-T-IL SE PASSER QUAND VOUS RENCONTREREZ BUSCHNELL ET JENSEN DE L’AUTRE CÔTÉ ?

Qui sait si je les rencontrerai ? Peut-être bien qu'avec la mort on règle toutes ses dettes. Mais ils ont leurs droits, comme j’ai les miens, et ils ont des privilèges, comme j’imagine que j’ai des privilèges aussi. Je me demande : ont-ils plus le droit de faire quelque chose que moi maintenant ? C’est une question intéressante.

6

La seconde tentative de suicide tracassa Bob Hansen. Cela amena aussi Earl à se poser des questions sur la santé d’esprit de Gilmore. L’État ne voulait assurément pas se mettre dans une situation telle que le public pourrait penser qu’on exécutait un dément. Aussi Hansen, Sam Smith et Earl Dorius eurent-ils un certain nombre d’entretiens pour savoir quels psychiatres seraient choisis. On pensa un moment à faire venir le Dr Jerry West, qui était bien connu du fait de son témoignage dans l’affaire Patty Hearst. West était violemment opposé à la peine capitale ; Hansen pensait que si on pouvait l’amener à dire que Gary était sain d’esprit, cela réglerait la question et que plus aucun doute ne subsisterait dans l’esprit du public. Earl, toutefois, estima que c’était risqué et il se fixa pour but de faire changer Hansen d’avis. Que le psychiatre de la prison, Van Austen, fasse l’expertise, dit-il. De toute façon, il était fort possible que l’opinion publique ne serait jamais satisfaite.

Ils s’adressèrent donc à Van Austen. Celui-ci déclara Gary sain d’esprit. Les choses pourraient se calmer pendant une quinzaine de jours au moins. Dorius espérait passer un Noël tranquille.

7

La réaction de Schiller à la seconde tentative de suicide fut que Gary devait être un homme très impatient. Il ne voulait pas mourir à cause de la réincarnation, mais simplement par dépit. Il avait tenté de se supprimer pour montrer au monde que c’était lui, Gary Gilmore, qui contrôlait la situation. Schiller perdit donc tout respect pour lui. C’était idiot de se tuer rien que pour emmerder le juge. C’était un trait de revanche puéril. C’était peut-être ça qui empêchait Gary de faire quoi que ce soit de sa vie.

Schiller se mit à penser de plus en plus à April. De plus en plus, il avait l’impression que la nuit que Gilmore avait passée avec April était peut-être la clé de bien des choses. Gary avait formellement refusé de dire quoi que ce fut sur elle. Dans les questionnaires, les pages vides la concernant intriguaient Larry. Il avait déjà essayé de persuader Kathryne Baker de le laisser rencontrer sa fille, mais cette fois il se donna plus de mal. Lorsqu’il en parla à Phil Christensen, il alla jusqu’à dire qu’il devait absolument rencontrer cette jeune personne.

Kathryne avait peur qu’April ne se mette à battre la campagne si elle savait qu’elle parlait à un journaliste. April semblait persuadée que les gens des médias avaient toutes sortes de pouvoirs déments. Ce ne fut donc pas facile de convaincre Kathryne, mais elle finit par accepter quand Phil proposa de faire sortir April de l’hôpital pour aller acheter des cadeaux de Noël. On amena même une des secrétaires de Christensen qui entrerait avec April dans les magasins de toilettes pour femmes.

Larry attendit dans la voiture pendant que Phil sortait de l’hôpital avec cette charmante petite adolescente. Schiller lui ouvrit la portière, elle s’installa sur la banquette arrière et il vint s’installer auprès d’elle. C’était une belle journée claire et ensoleillée, il ne faisait pas froid du tout, elle était vêtue d’une jupe et d’un chemisier avec une petite veste et elle avait les cheveux noués en arrière en queue de cheval. Schiller remarqua aussitôt qu’elle évitait son regard. Après s’être présenté comme étant Larry – Christensen et lui étant tombés d’accord pour penser qu’elle avait peut-être entendu le nom de Schiller à la télévision – elle dit : « Je suis April » et il lança une plaisanterie. « Je connais bien une fille qui s’appelle Tuesday, dit-il. Tuesday Weld. » Pas beaucoup de réaction. Elle restait assise là, plus jolie qu’il ne l’avait supposé, une fille de seize à dix-huit ans un peu rondelette. Elle ne donnait pas l’impression de quelqu’un actuellement traité dans un asile. Peut-être lui administrait-on des sédatifs, mais certainement pas très forts.

Lorsqu’ils se mirent à parler de faire des courses au supermarché de l’Université, April dit : « Je vais acheter un cadeau pour Sissy. » Quelque chose dans la façon dont elle le déclara fit penser à Schiller que Sissy devait être le surnom qu’on donnait à Nicole dans la famille.

Lorsque Christensen donna cent dollars à April pour acheter des cadeaux pour tout le monde, elle dit que jamais elle n’avait eu autant d’argent à dépenser. Au bout d’un moment, elle déclara qu’elle allait acheter une Timex à Sissy.

Il ne fallut pas longtemps à Schiller pour en avoir assez du soleil hivernal, de l’air des montagnes, des centres commerciaux et des cloches de Noël. Il se fit déposer, sourit à April et lui dit : « J’espère vous revoir. Tâchez de trouver de beaux cadeaux. » Là-dessus, elle le regarda cette fois droit dans les yeux et lui fit un grand et beau sourire. Il s’en alla, persuadé qu’il pourrait l’interviewer. Schiller était excité. À part Vern, Brenda et Sterling, c’était son premier contact avec quelqu’un qui avait connu Gilmore intimement avant les meurtres.

8

Brenda alla voir Gary, mais on ne voulut pas lui laisser franchir la grille. Deux jours plus tard, la prison finit par accepter de la laisser le voir à travers la vitre. Il avait un téléphone à chaque oreille de façon à pouvoir parler à Vern et à elle en même temps. Brenda alla droit au fait. « Gary, espèce de connard, dit-elle, tu fous tout en l’air. Si tu ne te sens pas capable de faire les choses convenablement, bon sang, cesse d’essayer. » Il répondit : « Brenda, j’ai essayé. Franchement, j’ai essayé. Mais on me découvre toujours trop tôt. » Elle dit encore : « Tête de mule, pourquoi n’utilises-tu pas un pistolet ? (Puis elle fit la grimace et poursuivit :) Non, ne prends pas un pistolet. Tu ne sais même pas où est la détente.

— Mon Dieu, je sais, fit-il. J’ai encore mal à la main. »

Ils se dirent adieu comme la fois précédente, en étalant les doigts et la paume de chaque côté de la vitre.

Le dimanche matin, une fille du magazine People se présenta à la maison de Brenda avec un photographe. Son jeune fils, Tony, les fit entrer. Brenda était sous la douche et arriva vêtue seulement d’un déshabillé. Comme il avait un décolleté assez plongeant, elle se servait d’un gant de toilette pour dissimuler sa poitrine du mieux qu’elle pouvait. Elle se vit dans la glace. On aurait dit un cacatoès en chaleur. Pendant ce temps-là, la journaliste, Sheryl McCall, racontait qu’elle voulait faire un article sur Cristie. Sheryl avait découvert que Gary lui avait légué sa glande pituitaire.

Brenda leur dit : « Sortez. N’utilisez rien ici ou je vous traîne en justice. »

Le photographe, qui s’appelait John Telford, se dandinait d’un pied sur l’autre en tripotant ses appareils de photos pendus à son cou. Brenda crut qu’il faisait ça pour les empêcher de se heurter, mais elle découvrit par la suite qu’il était en train de prendre des photos. Il la photographia sous tous les angles dans son horrible déshabillé. People, par la suite, publia sa photo. Elle était une des « huit femmes torturées dans la vie de Gary ». Un article vraiment moche et sordide. Brenda y était décrite comme une serveuse de bar. Lorsqu’elle apprit que Tony avait refermé la porte extérieure et que McCall et Telford l’avaient ouverte pour entrer, elle prit contact avec un avocat et attaqua le magazine People.

En outre, Brenda était en mauvais état physique. Elle en était arrivée au point de ne plus pouvoir supporter la douleur. Elle avait de telles crises que, fréquemment, elle ne pouvait pas aller travailler. C’était vraiment trop dur pour elle. Elle alla donc passer des examens et on lui fit diverses radios.

Les docteurs rendirent leur diagnostic. La paroi interne de l’utérus d’une femme se renouvelait, semblait-il, chaque mois, mais dans son cas, cette paroi interne s’accumulait sur l’extérieur de la paroi utérine. Dans l’immédiat, cela semblait se souder à ses intestins, puis se déchirer et provoquer une hémorragie. Un peu comme un cancer, sauf que ça n’était pas cancéreux. Mais il y avait sans aucun doute des adhérences intestinales. Quand ce tissu se déchirait, précisèrent les docteurs, cela arrachait aussi la paroi intérieure de l’utérus. Très pénible. Ils n’étaient pas sûrs de pouvoir maîtriser cela sans intervention chirurgicale. En attendant, elle saignait pas mal. On lui donna des analgésiques, mais elle avait quand même l’impression qu’on lui déchirait l’intérieur. À deux reprises, lorsqu’elle se rendit à la prison, le fait de s’asseoir et d’attendre lui fut intolérable. Comme, le plus souvent, on ne voulait pas la laisser entrer, elle cessa d’y aller. Ce fut alors que le simple fait de marcher lui devint douloureux. Parfois même, rester debout l’obligeait à un effort insupportable. Il y avait donc Vern qui se remettait péniblement de son opération, et elle, Brenda, avec sa constante impression de déchirement interne.

9

Ce fut Sundberg qui avertit Nicole de la seconde tentative de Gary. Cela la bouleversa. Elle ne comprenait pas pourquoi il pouvait essayer de la lâcher ainsi. Elle avait l’idée que Gary se disait : « Il faut que je m’occupe de moi. » Tout de même, elle était gênée qu’il eût échoué encore une fois. Il aurait bien dû savoir s’y prendre.

Elle fut stupéfaite lorsqu’on la désigna comme candidate à la vice-présidence du quartier des femmes. Histoire d’essayer de mettre sur pied une autre direction. Nicole trouvait insensé le choix des deux idiotes qu’on avait choisies avec elle. Bien sûr, il n’y avait pas tellement le choix, il n’y avait que quinze filles dans le pavillon, et cinq étaient si dingues qu’auprès d’elles April aurait semblé la logique même. Elle était sans doute une des rares dans le pavillon à pouvoir additionner, par exemple, cinq et huit. Mais ce n’était pas comme si elle avait recherché cette nomination. La plupart du temps, elle refusait toujours de parler à quiconque, ne fréquentait aucune des réunions qui se déroulaient toute la journée. Lorsqu’on se tournait vers elle pour avoir son avis, elle disait : « Humph. » Comme ça : « humph ». Peut-être qu’elle le disait d’une façon qui attirait vraiment leur attention, comme si elle reniflait une merde particulièrement intéressante.