Gary avait déposé devant lui une photographie de Nicole et il avait fait un dessin avec un stylo à bille. Il prit une vieille recharge et la cassa en deux. Utilisant un cure-dent, il parvint à extraire un peu de l’encre coagulée. Avec un pinceau à aquarelle et quelques gouttes d’eau, il ombra le dessin. Gibbs aimait bien le regarder faire.
20 septembre
Je regrette de ne pas avoir pris plus de photos de toi nue. Sans blague, Nicole, je trouve que tu ne devrais jamais porter de vêtements. Il y a quelque chose dans la nudité et toi qui vont ensemble. Je ne veux rien dire de grossier, bébé, tu le sais – bien que tu sois extrêmement sexy. Tu es juste si naturelle : innocente, gaie, heureuse, jolie, comme un lutin dans la forêt. Tu es à ta place.
J’ai été surpris de récupérer ce cliché : je parie que ces flics d’Orem ont regardé cette photo sous toutes les coutures, hein ? Les salauds… Ça me fait chier de penser qu’un de ces cochons – ou n’importe qui – a vu une photo aussi personnelle de mon amour.
21 septembre
J’aimerais vraiment que tu voies une photo de cette sculpture « Extase de sainte Thérèse ». Je crois que le sculpteur s’appelle Bernini. Je n’ai jamais vu de grandes œuvres d’art pour de vrai, mais je crois que je connais presque tout l’art européen par les livres que j’ai étudiés. J’ai vu un jour une image du Christ par un artiste russe qui m’a vraiment hanté longtemps. Ce Christ ne ressemblait pas du tout à la version populaire et rayonnante du christianisme occidental du berger bienveillant dont nous avons l’habitude. Il avait l’air d’un homme avec un visage maigre et décharné, un peu hanté, avec de grands yeux sombres très enfoncés. On sentait qu’il était plutôt grand, anguleux, dégingandé, un homme seul et je crois que c’était ce qu’il y avait de plus frappant dans le tableau. Pas de halo, pas de rayons descendant du ciel. Rien que cet homme extraordinaire – cet être humain ordinaire qui se faisait extraordinaire et essayait de nous dire à nous tous que n’importe lequel d’entre nous pouvait en faire autant. La solitude et un soupçon de doute semblaient imprégner le tableau. J’aimerais avoir connu l’homme de ce tableau-là.
À la taule de Salt Lake, juste avant que Gibbs ait été transféré à Provo, un gardien lui parla d’un étudiant qui avait été à l’école de droit avec Jensen. Ce mec avait même essayé de pénétrer dans la prison pour tuer Gary. Il comptait raconter au gardien qu’il était avocat, mais il voulait passer en douce un couteau.
Gilmore dit qu’il pouvait compatir. Que valait donc un mort s’il n’avait pas d’amis pour le venger ? Puis il regarda Gibbs et dit : « Tu sais, c’est la première fois que j’ai jamais rien éprouvé pour l’un de ces deux types que j’ai tués. »
22 septembre
Je suis le seul de la famille qui sente l’attraction de l’île Émeraude. C’est une terre magique. J’ai quelque chose que je veux te donner et j’espère que tu ne trouveras pas ça idiot. C’est quelque chose que je fais et c’est un peu magique. C’est une force, une attraction que j’ai maîtrisée et ça marche. C’est une sorte de petit refrain :
DE BONNES CHOSES M’ARRIVENT MAINTENANT.
Récemment j’ai changé ça en :
DE BONNES CHOSES NOUS ARRIVENT MAINTENANT.
C’est juste une prière personnelle que je murmure doucement, en silence dans ma tête, tout haut si je suis seul. J’espère que ça ne te paraît pas idiot. Je connais le pouvoir des choses comme ça ; le rythme, la répétition d’un doux refrain harmonieux crée de la magie dans l’air, attire, entraîne, donne aux croyants le pouvoir d’attirer et le pouvoir de recevoir.
Dans leur cellule, baptisée par Gilmore « Les Oubliettes puantes », ils avaient une toilette en porcelaine fêlée, maintenant jaune de nicotine. On actionnait la chasse d’eau en pressant un bouton sur le mur. Mais, pour avoir assez de force, il fallait se cramponner au côté de la douche et appuyer deux bonnes minutes sur le bouton. Ça n’était que comme ça qu’on arrivait à avoir une pression suffisante.
Et puis, une fois que l’eau arrivait, il fallait maintenir le plongeur jusqu’au fond du réservoir en attendant que le niveau de l’eau arrive jusqu’au bord. C’était la seule façon d’avoir assez de liquide pour provoquer une évacuation. Et tout le temps, il y avait une fuite autour du joint en bas. Ils l’appelaient La Mine de Soufre à Ciel Ouvert.
Un après-midi, ayant besoin de carburant pour faire chauffer l’eau du café, ils arrachèrent la pancarte indiquant les instructions sur l’utilisation de la chasse d’eau, et Gary la remplaça par un mode d’emploi à lui, écrit au marqueur sur le mur.
Avis Important ! ! !
Pour Actionner cette Pompe à Merde
Garder le Cul sur le Siège
Presser Fortement le Bouton de la Langue
Bonne Chance Fils de Pute
Là-dessus il tomba amoureux du marqueur. « Quand je serai parti, ils vont vraiment croire que c’était un dingue qui était ici », dit-il. Et sur tous les murs, il écrivit « MUR », « PLAFOND » au plafond, « TABLE » sur la table, « BANC » sur le banc, « DOUCHE » dans la douche. Puis il numérota chaque couchette « COUCHETTE 1 », « COUCHETTE 2 ». Enfin il inscrivit sur le visage de Gibbs et sur le sien : « FRONT », « NEZ », « JOUE », « MENTON ».
Lorsque le gardien arriva pour servir le repas du soir, il demanda : « Perqué vus avez fait ça ? » C’était un Mexicain du nom de Luis. Avec un accent à couper au couteau : « Perqué vus avez fait ça ? – Ho ! dit Gilmore, on m’a dit de me préparer pour le tribunal. »
Ils attendaient avec impatience de jouer un tour au Mexicain. Un jour Gary demanda à rencontrer son avocat, et comme Luis n’était jamais prêt à se magner le train pour un prisonnier, il dit : « Gilmorrre, z’est impportante ?
— Eh oui, fit Gary, c’est une question de vie ou de mort. » Il se mit à hurler. Le vieux Luis s’en alla au galop.
Le prisonnier qui coupait les cheveux avait peur d’être dans la cellule avec Gary. Gary demanda donc à Gibbs de les lui couper. Gibbs lui dit : « Jamais de la vie », mais Gary déclara qu’il était un maître barbier et qu’il lui donnerait les instructions au fur et à mesure.
Luis leur apporta une grande paire de ciseaux. Ils installèrent contre le mur une feuille d’aluminium polie pour faire office de miroir et Gary se passait la main dans les cheveux en s’arrêtant avec la quantité qu’il voulait faire couper au-dessus de ses doigts refermés. Ça prit environ une heure. Gibbs était très prudent. Mais, lorsque ce fut terminé, Gary demanda à Luis s’ils pouvaient utiliser la tondeuse électrique. « Non, fît le gardien, pas de prise. » Il n’allait pas se donner le mal de brancher une allonge. Gary lança les ciseaux de toutes ses forces contre le plateau en plastique que Luis avait posé sur le guichet. Il vint frapper la porte d’acier et se brisa en morceaux. Luis dit : « Gilmorrre, espèce dé salo. » Gary s’approcha des barreaux. « Qu’est-ce que t’as dit ? » demanda-t-il. Le Mexicain partit vers le bureau.
Environ une heure plus tard, il revint avec un shérif adjoint et un sac en plastique. Luis le tendit par le guichet et dit à Gary : « Tou mets les morceaux cassés dans lé sac. » Gary le fit. Il s’était un peu calmé. « J’ai dû faire sauter les visites de Nicole, dit-il, c’est tout ce qui a vraiment un sens pour moi. » Gibbs dit : « Attends 6 heures, quand le Gros Jake arrivera. » « Ils peuvent me mettre au trou, reprit Gary, dès l’instant qu’on ne m’empêche pas de voir Nicole. » Quand le Gros Jake arriva, il riait. « Tu as foutu une telle trouille à Luis avec les ciseaux, annonça-t-il, qu’il est arrivé au bureau en chiant pratiquement dans son froc. »
Le Gros Jake et Gary s’entendaient bien. Alex Hunt et lui étaient les seuls geôliers que Gary respectait. Parce qu’ils n’avaient pas peur. Peu après l’arrivée de Gary, deux grands mecs de la cellule centrale essayèrent de sauter sur Jake pour s’évader. Jake les rossa à mort. Un grand gaillard de Suédois, beau gosse, du Montana. Jake était sûr de lui. Le capitaine Cahoon avait donné l’ordre que quand Nicole venait voir Gary, on devait appeler une voiture de patrouille. Comme ça il y aurait deux policiers en plus dans les parages de la prison. Tous les gardiens le faisaient sauf Jake et Alex. Ni l’un ni l’autre n’avaient besoin d’aide.
Gary expliqua alors, d’un ton vibrant de sincérité, ce qui s’était passé. Il dit au Gros Jake qu’il avait eu tort de se mettre en colère. Il alla jusqu’à dire qu’il voulait bien accepter d’être puni, mais qu’il espérait qu’on n’allait pas le priver de visites. Le Gros Jake dit que ça dépendait du capitaine Cahoon, mais qu’il lui parlerait personnellement. Peut-être que ça suffirait de remplacer les ciseaux brisés en deux morceaux. Gibbs intervint. « Si c’est ce qu’il faut pour arranger les choses, dit-il, prends de l’argent sur mon compte. »
« Gibbs, demanda Gilmore, tu n’as jamais entendu parler de Ralph Waldo Émerson ?
— Non.
— C’était un écrivain et il a dit une phrase qui pourrait nous servir de devise, à toi et à moi. Émerson a dit : “La vie n’est pas si courte pour qu’on n’ait pas toujours le temps d’être courtois.”. »
On mit un grand costaud avec eux. C’était un ancien parachutiste de près de un mètre quatre-vingt-dix, pas loin de cent kilos, qui s’appelait Bart Powers. Ce matin-là, il avait flanqué une torgnole à un prisonnier de la cellule principale.
Lorsque Powers entra dans leur cellule, ses premiers mots furent : « Lequel de vous deux est Gilmore ? » Il avait lancé ça d’une voix si forte et si brutale que Gibbs crut que Powers était venu pour le provoquer. Il se leva aussitôt de sa couchette et s’approcha des toilettes pour se placer derrière lui.
Gary leva les yeux de la lettre qu’il était en train d’écrire et dit avec le plus grand calme : « C’est moi, Gilmore. Pourquoi veux-tu le savoir ? »
Ç’aurait pu être de l’hypnose. Gary avait dû lui transmettre une dose de ses pouvoirs psychiques. Gibbs vit Bart Powers perdre son assurance. D’un ton humble, il dit : « Mes gars m’ont demandé de te dire salut. » Gibbs eut du mal à s’empêcher de ricaner. Powers dit : « Salut » comme un gosse à l’école.
Le nouvel arrivant n’était pas gênant. Il ne parlait pas beaucoup, il lisait et ne cherchait pas d’histoires. Gibbs, cependant, sentait que Gary commençait à s’agiter. Il avait discuté avec le Gros Jake pour que Nicole vienne passer une nuit. Jake avait vu une selle qu’il avait envie d’acheter. Elle devait coûter cent dollars, mais Gibbs pensait qu’il pourrait réunir la somme. La négociation n’en était qu’à ses débuts, mais ils y pensaient. Maintenant, la présence de Powers allait tout compromettre.
Luis arriva et dit à travers les barreaux : « Pouerrrs, perqué tou frappes oune jeune ? C’est oune enfant, Pouerrrs. » Puis il partit. Gilmore et Gibbs explosèrent. Ils se mirent à regarder Powers et éclatèrent de rire. « Ça n’était qu’oune enfant, Pouerrrs, disaient-ils, oune enfant. » Puis ils riaient encore. Bart Powers semblait avoir horreur de ça. Seulement, remarqua Gibbs, il n’allait pas relever.
Powers n’avait pas de cigarettes, alors Gibbs lui en lança un paquet. « Tu ne me dois rien, fit Gibbs. Tu ne pourrais pas me le rendre, alors je te le donne.
— Tu es tombé sur un homme généreux, dit Gilmore en inspectant Powers. (Puis il ajouta :) C’est une belle chemise que tu as.
— Merci, dit Powers.
— J’aimerais l’acheter, poursuivit Gary.
— C’est la seule chemise que j’aie.
— Tu comprends, dit Gary, je m’en vais bientôt passer en jugement et, mon vieux, je veux comparaître devant le tribunal dans une tenue convenable, tu vois.
— Je ne pourrais pas te vendre cette chemise, voyons, c’est un cadeau de ma petite amie.
— Je te donnerai mucho cigarettes en échange », dit Gary. (Il y eut un hochement de tête de Gibbs.) Ce serait la cartouche de Gibbs.
— Cette chemise, dit Powers, c’est tout ce que j’ai.
— Rends-moi le paquet que je viens de te lancer », dit Gibbs. Powers obéit. Sans traîner.
« Ça n’était qu’oune enfant », dit Gilmore.
Ils éclatèrent de rire au nez de Powers.
Ce soir-là, Gary dit : « Rien de personnel là-dedans, mais cette cellule est trop petite pour trois. Je crois qu’il est préférable pour toi, Powers, de dire au gardien que tu ne peux pas t’entendre avec nous. » Gary avait l’air menaçant comme une crise cardiaque. « Dis-lui que s’il ne te déménage pas ce soir, je te tuerai. »
Powers se mit à appeler le Gros Jake à grands cris. « Rien de personnel », murmura Gary.
« Oh ! tu veux déménager ? fit le Gros Jake. On est prêt à aller en haute surveillance ? Qu’est-ce qui se passe, Powers ? Ces deux-là, tu ne peux pas les rosser, hein ? Tu ne peux pas dire : retournez sur votre couchette car j’en ai marre de voir votre gueule ? Ils ne plaisantent pas, hein ? (Il fit un signe de tête à Gilmore et à Gibbs.) Très bien, Powers, je vais te mettre au trou. Gary, lui, est accusé de deux meurtres. Ça lui suffit.
— Tire-moi de là, fit Powers. Tu n’as qu’à me mettre au trou. »
Une fois Powers transféré, le Gros Jake dit : « J’aimerais bien l’amener ici un soir et que vous le travailliez un peu. Nous, on ne peut pas le faire, mais ça lui ferait sûrement du bien. »
Gibbs savait que Gary ne voulait pas dire non. Ça nuirait à ses futures négociations pour faire venir Nicole dans sa cellule. Quand même, Gary dit : « Je ne peux pas, Jake, Powers est un prisonnier comme moi. Pas question que je travaille pour vous.
— Bon, fit le Gros Jake, c’est réglo. »
Le lendemain matin, on emmena Gary à l’asile pour un examen psychiatrique et il revint en retard pour le déjeuner. Le Gros Jake lui donna du rab de la cuisine : un double sandwich avec deux cornichons et un fruit frais. Gary dit : « Dis donc, merci bien.
— T’en fais pas, Gary, fit le Gros Jake, ça n’est pas à moi de te rendre un vrai service. »
Cet après-midi là, ils étaient d’humeur folâtre. Le genre rien à perdre. Il restait des petits paquets de beurre du déjeuner de Gibbs, et ils décidèrent de les lancer à travers les barreaux. Histoire de voir qui pourrait faire la plus grosse tache sur le mur du couloir.
Luis vint pour voir ce qui les faisait tant rire. « Gilmorrre et Gibbs, dit-il, prrrivés de dîner cet soir ! » Il fit venir deux détenus pour nettoyer. Gilmore et Gibbs riaient si fort qu’ils en avaient des crampes d’estomac. « Luis, dit Gary, est un morpion un peu retardé. » On ne leur servit pas de dîner ce soir-là. Vers 8 heures et demie, Luis revint avec un pot de café, comme s’il était un peu embêté pour eux.
Gary demanda : « Luis, tu es marié ? (Le gardien acquiesça de la tête.)
— Tu as des photos de ta femme, nue ? »
Luis fut choqué. « Non, répondit-il.
— Alors, fit Gary, tu veux en acheter ? »
Il mit quelques secondes à comprendre. Luis cria : « Gilmorrre et Gibbs, j’en ai marrre de vos connerrries ! » Il claqua la porte du couloir.
Bon sang, se dit Gibbs, ce Mexico, c’est le seul jouet qu’on ait.