CHAPITRE 23

SAIN D’ESPRIT

1

Esplin et Snyder s’étaient vu offrir là l’occasion de se distinguer dans un grand procès, en fait l’affaire la plus importante qu’aucun d’eux eût encore assumée. Ils estimaient assurément qu’ils travaillaient dur. Le petit groupe de juristes qui se rencontraient sans cérémonie chaque matin et chaque après-midi à la cafétéria du Palais de Justice de Provo, dans le vestibule en sous-sol au pied de l’escalier de marbre, constituaient un groupe qui s’intéressait au procès qui allait s’ouvrir. Cela faisait quelque temps qu’il n’y avait pas eu d’affaire d’homicide à Provo, et un jeune avocat pouvait la rehausser ou compromettre sa situation parmi ses collègues.

Ils étaient donc impatients de mettre leurs talents à l’ouvrage, mais conscients de leur responsabilité. La vie d’un homme dépendrait de leur présentation. C’était donc décevant de découvrir qu’ils avaient un client qui refusait de coopérer.

Il avait envie de vivre – du moins supposaient-ils qu’il avait envie de vivre – il parlait de s’en tirer avec un meurtre sans préméditation, et même d’être reconnu non coupable. Pourtant il refusait de procurer de nouveaux éléments pour améliorer une défense difficile à assurer.

L’accusation avait des preuves indirectes solides. Si on estimait que des preuves parfaites allaient de A à Z sans qu’il manque une lettre, alors ici peut-être n’y avait-il pas plus d’une lettre ou deux qui fussent un peu brouillées et une seule qui manquât. Les empreintes sur le pistolet n’étaient pas assez nettes pour être attribuées à Gary. Tout le reste contribuait à renforcer le dossier – et surtout la douille découverte auprès du corps de Benny Buschnell. Elle n’avait pu venir que du Browning retrouvé dans les buissons. Une traînée de sang menait de ces buissons à la station-service où Martin Ontiveros et Norman Fulmer avaient vu la main ensanglantée de Gary.

Il y avait aussi des preuves directes. Lors de l’audience préliminaire du 3 août, Peter Arroyo témoigna avoir vu Gary avec un pistolet dans une main et une cassette dans l’autre. Arroyo présentait très bien. C’était un père de famille qui parlait d’une voix nette et précise. Si l’on tournait un film où l’on voulait avoir un témoin pour l’accusation susceptible de nuire à la défense, on engagerait Peter Arroyo pour le rôle. En fait, après l’audition préliminaire, Snyder et Esplin tombèrent sur Noall Wootton à la cafétéria, et ils plaisantèrent sur les talents du témoin comme des entraîneurs rivaux pourraient parler d’une vedette qui jouait pour l’un d’eux.

Les aveux passés par Gary à Gerald Nielsen n’arrangeaient pas non plus les choses. Snyder et Esplin n’étaient pas inquiets à l’idée que Wootton allait essayer d’utiliser de tels aveux au cours du procès. S’il le faisait, ils estimaient pouvoir démontrer que Gerald Nielsen avait enfreint les droits de l’accusé. D’ailleurs, Esplin prononça à l’audience préliminaire un plaidoyer assez fort. « Votre Honneur, dit-il, la police ne peut pas exposer un dossier devant un suspect, dire voilà les preuves que nous avons et attendre qu’il fasse une déclaration pour dire ensuite : nous ne lui avons vraiment rien demandé. Enfin, rien que l’inflexion de la voix peut vous amener à croire qu’on lui pose une question. »

Le juge n’était pas loin d’être d’accord. Il dit : « Si je siégeais en tant que juge d’un procès, j’exclurais cet argument… mais dans le cadre d’une audience préliminaire, je suis disposé à l’admettre. » Désormais Wootton n’utiliserait sans doute pas les aveux devant un tribunal. Cela risquait d’entacher suffisamment les débats pour qu’on arrive à un verdict annulé en appel.

Malgré tout, ces aveux avaient fait des dégâts. Un avocat n’ayant pas une réputation de probité parviendrait peut-être à ignorer le fait que la moitié de la petite communauté de juristes de Provo savait maintenant, après l’audience préliminaire, que Gilmore avait passé des aveux et l’autre moitié ne tarderait pas à l’apprendre à la cafétéria. Cela ne manquerait pas de paralyser tout système de défense vraiment imaginatif. Ce ne serait pas facile, devant l’existence de tels aveux, de faire croire à la possibilité que la mort de Buschnell était un accident survenu dans le cours d’un cambriolage.

La preuve la plus accablante contre Gary, c’étaient les traces de poudre qui prouvaient qu’il avait appuyé le pistolet contre la tête de Buschnell. Sans cela, on pouvait avancer que le meurtre avait eu lieu parce que Benny Buschnell avait eu la malchance d’entrer dans le bureau juste au moment où Gary s’en allait avec la caisse. Ce serait un meurtre sans préméditation, un homicide commis dans le feu de l’action au cours d’un cambriolage. C’était quand même moins terrible que d’ordonner à un homme de s’allonger par terre et puis de presser la détente. Ça, c’était de la préméditation. Glacée.

Néanmoins, on ne pouvait encore édifier un système de défense à partir de ces faits. Les pistolets automatiques avaient les détentes les plus sensibles de toutes les armes à feu. Puisque Gilmore, quelques minutes plus tard, devait se blesser accidentellement avec justement une détente aussi sensible, on pourrait encore affirmer qu’il avait été surpris par Buschnell et qu’il avait tiré son pistolet. Tout en essayant de décider ce qu’il allait faire ensuite, il avait dit à Buschnell de s’allonger par terre. Lorsque Buschnell avait commencé à dire quelque chose, Gilmore l’avait menacé en appuyant le canon du pistolet contre sa tête. Le pistolet alors, à son horreur, était parti. Par accident. Ç’aurait pu être un système de défense. Cela aurait pu créer un doute raisonnable. Cela, en tout cas, atténuerait le détail le plus accablant, sur le plan affectif, dans le dossier de l’accusation. Cet argument, pourtant, ne pouvait plus être employé maintenant que comme une des diverses possibilités lors du dépôt des conclusions devant les jurés. On ne pouvait pas bâtir son dossier là-dessus, quand plus d’un avocat de Provo, étant donné l’existence des aveux, considérerait une telle tactique comme sans consistance.

2

Dans l’Utah, un procès pour meurtre se déroulait en deux parties. Si l’accusé était reconnu coupable de meurtre avec préméditation, il fallait tenir, juste après, une audience en réduction de peine. On pouvait alors citer des témoins qui étaient là pour déposer sur la moralité de l’accusé, en bien ou en mal. Après ces témoignages, le jury se retirait une seconde fois et décidait entre la prison à vie et la mort. Si Gary était reconnu coupable, sa vie dépendrait de cette audience. Il en était là et pourtant refusait de se montrer coopératif. Il ne voulut pas accepter de faire citer Nicole comme témoin. Ils essayèrent d’en discuter. Là, dans la petite salle des visiteurs à la prison du comté, il ne voulut pas écouter Snyder et Esplin lui expliquer qu’ils devaient pouvoir être en mesure d’amener le jury à le considérer comme un être humain. Qui mieux que son amie pouvait montrer que c’était un homme qui avait ses bons côtés ? Mais Gilmore ne voulait pas la mêler à cette affaire. « Ma vie avec Nicole, semblait-il dire, est sacrée et scellée. »

Il était plein de réticence. Il ne proposait aucun témoin. Lorsqu’il donnait quelques détails sur la façon dont il vivait à Provo, c’étaient des détails secs. Il ne proposa les noms d’aucun ami. Il disait : « Il y avait ce gosse avec qui je travaillais, et on a bu une bière. » Il était assis de son côté, dans la salle de visite, lointain, parlant d’une voix douce, sans hostilité, mais désespérément distant.

D’un autre côté, il manifestait quand même une certaine curiosité à propos des antécédents de ses avocats. On aurait dit qu’il préférait poser les questions. Dans l’espoir de le dégeler, Snyder et Esplin étaient donc prêts à parler d’eux. Le père de Craig Snyder, par exemple, avait dirigé une maison de santé à Salt Lake et Craig était allé à l’université de l’Utah. Pendant qu’il était là-bas, raconta-t-il à Gary avec un sourire modeste, il avait été nommé chef des supporters de l’équipe universitaire. Sa femme avait été présidente d’une association d’étudiants. Il était toujours grand amateur de rugby et de basket-ball. Il jouait au golf, au tennis, au gin rummy et au bridge. Après l’école de droit, il était allé s’installer au Texas pour travailler au service fiscal d’Exxon, mais il était revenu dans l’Utah parce que cela lui plaisait plus de plaider.

« Des gosses ? demanda Gilmore.

— Travis a six ans et Brady en a deux. » Craig avait un air bonhomme et sérieux, amical et sur ses gardes.

« Ah ! », fit Gilmore.

Esplin, quand il était enfant, voulait être une vedette du sport, mais il avait le rhume des foins. Il avait grandi dans un ranch et était parti pour l’Angleterre en mission. Lorsqu’il était revenu, à vingt et un ans, il s’était marié. Bien avant, à treize ans, il avait lu tous les livres de Perry Mason qu’il avait pu trouver. C’est Erle Stanley Gardner qui avait fait de Mike Esplin un avocat, mais sa clientèle privée semblait se constituer essentiellement d’affaires de faillite et de divorce. Aussi, depuis l’année dernière, travaillait-il à plein temps à l’Assistance judiciaire de Provo.

Gilmore acquiesçait. Gilmore enregistrait. Il ne donnait pas grand-chose en échange. Il ne pensait pas qu’ils puissent utiliser grand-chose de ses années de prison. Il n’y avait que son dossier de prisonnier, et ça n’était pas écrit pour lui mais pour l’administration. Sa mère ferait peut-être un bon témoin, reconnut-il, mais elle était arthritique et ne pouvait pas voyager.

Snyder et Esplin prirent contact avec Bessie Gilmore. Gary avait raison : elle ne pouvait pas voyager. Il y avait bien la cousine, Brenda Nicol, seulement Gary était furieux contre elle. À l’audience préliminaire du 3 août, il lui avait fait signe à travers la salle. Il croyait qu’elle était là pour le voir. Il apprit bientôt que c’était Noall Wootton qui l’avait convoquée. À la barre, Brenda parla du coup de téléphone que Gary avait donné depuis le commissariat d’Orem. « Je lui ai demandé ce qu’il voulait que je dise à sa mère », avait dit Brenda à la barre. Il m’a dit : « Je pense que tu peux lui dire que c’est vrai. » Mike Esplin essaya d’amener Brenda à convenir que Gary voulait dire par là que c’était vrai qu’il avait été accusé de meurtre. Brenda répéta sa déposition, sans prendre parti. Gary trouva cela dur à pardonner.

Les avocats essayèrent quand même. Ils parlèrent à Brenda au téléphone. Snyder la trouva un peu insolente et plus qu’un peu effrayée de Gilmore. Il lui avait dit, raconta-t-elle, que puisqu’elle l’avait dénoncé, il lui ferait payer ça. Ces derniers temps, il y avait une camionnette orange qui suivait sa voiture. Elle pensait que c’était peut-être un ami de Gary.

Elle dit aussi qu’elle s’était donné bien du mal pour faire sortir Gary de prison et qu’elle avait l’impression qu’il l’avait poignardée dans le dos. Elle l’aimait beaucoup, insista-t-elle, mais elle estimait qu’il devrait payer ce qu’il avait fait.

Plus tard, les avocats téléphonèrent encore. Le lundi soir où Gary était venu chez elle avec April, semblait-il être sous l’influence de drogues ou d’alcool ? C’étaient là des circonstances atténuantes. Brenda répéta ce que April avait dit : « J’ai vraiment peur de toi quand tu es comme ça, Gary. » Elle aimait bien Gary, répéta Brenda, mais il méritait ce qui allait lui arriver. Au mieux, décidèrent Snyder et Esplin, Brenda serait un témoin dangereux.

Ils appelèrent Spencer McGrath et il déclara qu’il aimait bien Gary mais qu’il était très déçu de la tournure qu’avaient pris les événements. Les mères de deux jeunes gens qui travaillaient pour lui étaient indignées qu’il eût engagé un criminel. Il avait maintenant des ennuis par-dessus la tête. Des gens l’arrêtaient dans la rue pour lui dire : « Quel effet ça fait, Spencer, d’avoir un assassin parmi ses employés ? » Ça ne lui facilitait pas la vie.

Ils ne parlèrent jamais à Vern Damico. Gary n’arrêtait pas de dire que ses relations avec sa famille n’avaient pas été si bonnes que ça. D’ailleurs, les avocats reçurent un rapport d’une conversation avec Vern qui avait eu lieu à l’hôpital de l’État de l’Utah :

M. Damico m’a donné les renseignements suivants concernant Gary Gilmore :

Il n’aime pas être battu, et quand ça lui arrive, il ne l’oublie pas et ne pardonne pas. Il a aussi un grand esprit de vengeance et la famille de M. Damico a très peur puisque ce sont eux qui l’ont livré à la police. Il a écrit une lettre à sa cousine en lui disant qu’il espérait qu’elle avait des cauchemars de l’avoir dénoncé. La famille est aussi un peu inquiète à l’idée qu’il s’échappe de prison ou de l’hôpital, puisqu’il l’a déjà fait dans le passé.

3

Ils en étaient réduits à chercher un psychiatre qui déclarerait Gilmore fou. À défaut de cela, Snyder et Esplin cherchaient à trouver un paragraphe qu’ils pourraient utiliser dans un des rapports psychiatriques, ou même une phrase.

 

EXPERTISE PSYCHOLOGIQUE

Date de l’expertise : 10,11,13 et 14 août 1976

Procédures d’expertise :

Entretiens avec le patient

Inventaire multiphasique de la personnalité du Minnesota

Inventaire psychologique bipolaire

Phrases à terminer

Tests de l’Institut Shipley

Bender-Gestalt

Graham Kendall

Rorschach

 

M. Gilmore a dit à un moment : « Toute la semaine, j’ai eu ce sentiment d’irréalité, comme si je voyais les choses à travers de l’eau ou comme si je me regardais faire des choses. Surtout cette nuit, tout me donnait cette impression d’irréalité, comme si je regardais de loin ce que je faisais… J’avais cette impression de brume. Je suis entré dire au type de me donner l’argent, et je lui ai dit de s’allonger sur le sol et puis je l’ai abattu… Je sais que tout ça est réel, et je sais que je l’ai fait, mais d’une façon ou d’une autre, je ne me sens pas trop responsable. On dirait que j’avais à le faire. Je peux me souvenir que, quand j’étais enfant, je posais mon doigt au bout d’une carabine à air comprimé, et je pressais la détente pour voir s’il y avait vraiment du plomb dedans, ou bien je me trempais le doigt dans l’eau et je le mettais dans une prise de courant pour voir si j’allais vraiment recevoir un choc. Il me semblait qu’il fallait que je le fasse, que j’étais obligé de faire ces choses. »

 

Fonctionnement intellectuel :

Gary fonctionne dans la gamme d’intelligence d’au-dessus de la moyenne à supérieure. Son Q. I. de vocabulaire était de 140, son Q. I. d’abstraction était de 120 et son Q. I. total était de 129. Il a dit qu’il avait beaucoup lu dans sa vie et c’est vrai qu’il n’a manqué que deux mots dans le test sur le vocabulaire…

 

Intégration de la personnalité :

Dans le test de personnalité du papier-crayon, Gary révèle être un individu très hostile, un pervers social, en général mécontent de sa vie et insensible aux sentiments d’autrui. Il a une forte hostilité envers la société établie…

 

Résumé et conclusions :

En résumé, Gary est un célibataire de sexe masculin de race blanche… d’une intelligence supérieure. Il n’y a aucune preuve de lésion cérébrale organique. Gary est essentiellement un individu souffrant d’un désordre psychopathique de la personnalité, et antisocial. Je crois toutefois qu’il peut y avoir une certaine substance dans les propos qu’il tient sur les symptômes de dépersonnalisation qu’il a éprouvés durant la semaine où il a été séparé de Nicole et lorsqu’il a abattu ces deux personnes. Il est cependant clair qu’il savait ce qu’il faisait… Je ne vois d’autre solution que de le remettre au tribunal pour que la justice suive son cours.

Robert J. Howell, Docteur en Psychologie.

18 août 1976

 

Consultation en neurologie

Il a indiqué que de temps en temps il a des hachures en travers de ses champs visuels, surtout à droite, phénomène suivi par l’incapacité de voir pendant une dizaine de minutes et prélude à de sévères migraines parfois accompagnées de vertiges. Les migraines durent environ une heure, puis disparaissent. La migraine suit toujours une expérience visuelle, mais il a aussi d’autres migraines qui sont parfois vraiment dures, qui surviennent sans cela et qui peuvent se produire à tout moment. Elles se produisent de façon très variable, et il a parfois employé le fiorinal presque chaque jour parce que ce médicament les fait généralement cesser, alors que l’aspirine, le tylenol et d’autres spécialités n’ont pas semblé le soulager. Dans certaines bagarres, il a été frappé à la tête mais n’a jamais été mis K. O. Il y a quelques mois, il a souffert d’une lacération dans la région du sourcil gauche, qui s’est bien cicatrisée. Lorsqu’il était jeune, son frère avait tendance à le frapper sur la nuque et il pense qu’il a peut-être une vertèbre déplacée et il a périodiquement des douleurs dans le cou.

Il raconte que depuis sa jeunesse il a eu tendance à avoir un comportement impulsif. Une idée lui traversait l’esprit et il n’était pas capable de s’empêcher de la mettre à exécution. Il cite par exemple le jour où il s’était avancé jusqu’au milieu d’une passerelle de chemin de fer et où il attendait que le train soit arrivé au bout de la passerelle avant de se mettre à courir dans la direction opposée pour avoir quitté le pont avant que le train l’ait rattrapé. Alors qu’il était au pénitencier, au cinquième étage, il éprouvait l’envie de se mettre debout sur une balustrade pour toucher le plafond au-dessus, avec le risque de tomber sur le sol quinze mètres plus bas…

Son comportement insolite devant un sentiment impulsif et ses prétendus épisodes amnésiques nécessiteront de nouveaux examens du point de vue psychiatrique, mais il semble à ce stade très peu probable que ce soient les symptômes d’une manifestation épileptique.

Dr Madison H. Thomas

31 août 1976

 

Dossier de consultation :

DR HOWELL : Combien d’électrochocs vous a-t-on administrés ?

RÉPONSE : Oh ! on m’a dit qu’on m’en avait donné une série de six… Le médecin qu’ils avaient au pénitencier, et le psychiatre, c’était sa panacée. Si on devenait violent, si on ne marchait pas au pas ou n’importe quoi, ou s’il estimait qu’on avait besoin d’être un peu plus passif, eh bien, il vous branchait sur le Barrage de Bonneville.

DR WOODS : Il y a donc eu beaucoup de types qu’on a branchés sur le Barrage de Bonneville ?

RÉPONSE : Oh oui, quand il travaillait là-bas. Une chiée de types.

DR LEBEGUE : Pourquoi vous a-t-on donné de la prolixine ? Qu’est-ce qui s’est passé là-bas ?

RÉPONSE : Eh bien, il y a eu une nouvelle émeute. C’est arrivé au trou et ça leur a pris onze jours pour la réprimer. J’ai été enchaîné deux semaines, et pendant cette période, ils sont venus me faire des piqûres de prolixine. On me donnait deux centimètres cubes deux fois par semaine, et j’avais perdu vingt, peut-être un peu plus de vingt kilos lorsqu’ils ont fini par me sortir de ce cauchemar.

DR HOWELL : À votre avis, à peu près combien de piqûres vous a-t-on faites ?

RÉPONSE : On me faisait deux piqûres par semaine pendant quatre mois.

DR KIGER : Onze fois sur douze vous avez eu de bons rapports psychiatriques, pendant tout le temps que vous avez passé dans le système pénitencier, sauf une fois. Un rapport… disait que vous souffriez d’une psychose paranoïde. Vous vous rappelez quand c’était ?

RÉPONSE : Mon Dieu, c’est si facile en prison d’être accusé d’être paranoïaque. Je veux dire, peut-être que j’ai eu une discussion avec quelqu’un et ils étaient en position de dire que j’étais paranoïaque. Donc de ne pas tenir compte de quoi il s’agissait. Je ne sais pas.

DR HOWELL : Durant cette période, vous ne vous considérez pas comme ayant souffert de maladie mentale.

RÉPONSE : Un grand nombre des gardiens sont atteints de maladie mentale.

DENNIS CULLIMORE, attaché au service médical : Y avait-il quelque chose dans votre état mental, l’un ou l’autre des soirs des meurtres, qui vous semblait différent de l’habitude ?

RÉPONSE : Oh ! je n’avais pas… tous les fils avaient été coupés, comme si je n’avais pas le contrôle de moi-même. Je veux dire que j’accomplissais les gestes l’un après l’autre. Je ne prévoyais rien. Ces choses-là s’enchaînaient, voilà tout…

DENNIS CULLIMORE : À quel moment avez-vous su que vous alliez l’abattre ?

RÉPONSE : Quand je l’ai abattu. Je ne le savais pas avant… Il m’a juste semblé que c’était le moment dans une série de faits qui se déroulaient.

DR KIGER : Avez-vous connu d’autres épisodes à forte charge affective où vous ne vous souveniez pas de tout ce qui se passait à ce moment ?

RÉPONSE : Je ne suis pas vraiment excitable, vous savez, je ne suis pas émotionnel. Il y a des choses que je laisse peser sur moi, mais ça n’est pas le genre de choses qui s’amassent et qui s’accumulent. Ce ne sont pas des trucs qu’on fait sur un coup de tête.

DR LEBEGUE : Cette impression que vous avez décrite à plusieurs d’entre nous d’après laquelle les choses étaient irréelles, comme si vous les voyiez à travers de l’eau, cela vous est-il arrivé avant cet été ?

RÉPONSE : Non, pas vraiment… seulement des moments où la vie semble ralentir et où on peut observer le mouvement de façon plus intense. Par exemple, si on est dans une situation tendue, une bagarre, ou quelque chose comme ça ; ce qu’on éprouve à ce moment-là, ça ressemble un peu à ça.

DR KIGER : Est-ce que ça ressemble à ce que vous éprouvez quand vous fumez de l’herbe ?

RÉPONSE : Quand vous fumez de l’herbe, vous planez et tout va bien, mais quand vous êtes dans une situation tendue, je ne sais pas. Non, je ne peux pas dire que j’ai vraiment éprouvé ce sentiment-là auparavant.

DR LEBEGUE : Donc, c’était quelque chose de nouveau pour vous.

RÉPONSE : Oui, c’est ce que je dirais.

DENNIS CULLIMORE : Personne n’a d’autres questions ? O. K.

DR WOODS : Merci d’être venu, Gary.

RÉPONSE : Je vous en prie.

 

Projet de traitement complet

Un rapport sera fait à la Cour déclarant que le patient est tout à la fois compétent et responsable.

Dr Breck Lebegue Psychiatre

 

Conclusions :

C’est un sujet blanc du sexe masculin, âgé de trente-cinq ans, qui est ici pour un examen psychiatrique. Il n’y a aucun signe de désordre de la pensée, de psychose, d’amnésie, de lésion organique du cerveau, d’épilepsie, ni d’aucune autre pathologie du comportement qui l’empêcheraient de discuter avec son avocat et d’être jugé pour les chefs d’accusation relevés contre lui. Il est conscient des circonstances et de ce qu’il a fait. Il décrit bien certains symptômes de dépersonnalisation au cours de ses actes, mais ce n’est pas rare chez ceux qui tuent pour subir un processus temporaire de déshumanisation. J’estime qu’il était responsable de ses actes au moment de l’incident.

 

Diagnostic :

Désordre de la personnalité du type antisocial.

Dr Breck Lebegue Psychiatre

4

Gilmore ne donnait aucun signe de psychose. Plus Snyder et Esplin examinaient ces rapports et ces comptes rendus, moins ils rencontraient de folie, et plus il apparaissait mordant, ironique, les pieds sur terre. Il n’y avait guère de mur dans la loi qu’on ne pouvait escalader à condition de pouvoir s’accrocher à un petit quelque chose, une petite prise légale qui vous permettait de vous élever jusqu’à une autre prise. Il y avait des fissures dans plus d’un bloc de la loi, mais dans l’affaire Gilmore, ces murs psychiatriques n’offraient rien.

Ils allèrent poser le problème au Dr Woods, qui avait beaucoup vu Gary à l’hôpital, et John Woods l’examina avec eux. Les avocats venaient si souvent dans son cabinet qu’il commença à s’en inquiéter. Woods était jeune pour être directeur du Programme de Médecine légale. Il aimait son travail et trouvait stimulant sur le plan intellectuel les conceptions thérapeutiques de son supérieur, le Dr Kiger qui, selon lui, était un sacré innovateur. Woods ne voulait donc pas créer d’ennuis à l’hôpital et s’inquiétait un peu de savoir si toutes ces visites étaient bien correctes. D’un autre côté, cela ne l’ennuyait pas d’aider les avocats de la défense et il aimait étudier le problème. Il finit par se dire : ma foi, si le procureur veut discuter de ces choses, je l’aiderai aussi. Je suis ici pour donner tous les renseignements que je peux.

Woods estimait que si la défense de Gary devait s’appuyer sur son état mental, alors Snyder et Esplin devaient présenter un argument qui relierait le psychotique au psychopathe. Ce n’était pas facile. La loi admettait la folie. On pouvait toujours sauver la tête d’un psychotique. La psychopathie, toutefois, était plutôt une folie des réflexes moraux, si l’on pouvait commencer à utiliser un tel terme (ce qui n’était pas le cas) devant un tribunal. Woods leur signala un interrogatoire où Gary, parlant du moment où il s’était tiré une balle dans la main, disait : « J’ai regardé mon pouce et j’ai pensé quel connard ! » Ce n’était guère une réaction psychotique. Moralement égocentrique, oui. D’une indifférence criminelle aux blessures mortelles infligées aux autres, oui, mais il n’y avait aucune incapacité psychologique de comprendre sa situation pratique. Si on était pratique, alors on était responsable.

Bien sûr, Gary entrait dans une catégorie psychiatrique. Il y avait un terme médical pour la démence morale, la criminalité, la bestialité incontrôlée, appelez ça comme vous voulez. Les psychiatres appelaient cela « personnalité psychopathique » ou bien, ce qui était la même chose, « personnalité sociopathique ». Ça voulait dire qu’on était antisocial. En terme de responsabilité devant la loi, c’était comme si on était sain d’esprit. La loi faisait une grande différence entre la personnalité psychotique et psychopathique.

Dans la psychose, dit Woods, il y avait peu de rapport entre l’événement et la réaction personnelle. Si Gary, après s’être tiré une balle dans le pouce, avait dit : « On empoisonne les sandwiches à Chicago », on pouvait supposer qu’il était psychotique. Au lieu de cela, Gary avait dit : « Espèce de connard », comme n’importe qui.

Une psychose relevant de l’aliénation mentale dépendait en général du désordre de la pensée. Gilmore ne présentait pas ce symptôme. Bien sûr, ce n’était pas toujours une question simple. Si un homme venait vous trouver en disant : « Ma mère vient de mourir », et qu’il se mettait à rire, on penserait qu’il y avait psychose. Mais si l’homme était un criminel endurci, son orgueil pourrait être de n’éprouver aucun sentiment dont il ne rit pas. Son attitude serait donc sociopathique et non psychotique. Cet exemple-là, bien sûr, n’était guère utile aux avocats. Ils avaient besoin de quelque chose qui pourrait paraître psychopathique mais qui se révélerait psychotique.

Woods avait étudié cette question auparavant. Un psychopathe pouvait assurément devenir un psychotique. Le psychopathe moyen vivait, après tout, dans un monde dangereux. Une certaine dose de paranoïa était même nécessaire. Il fallait être sensible aux perturbations de l’environnement. Dans des conditions de tension, toutefois, ce qui avait été une paranoïa utilisable pouvait se trouver magnifiée. Si on dormait et que le réveil sonnait et qu’on se trouve dans un état de telle tension qu’on croyait que c’était une sirène d’incendie, qu’on voyait des flammes imaginaires et qu’on sautait du haut d’une fenêtre dans l’éternité, ma foi, peu importait alors si votre étiquette normale avait été psychopathique, dément, mélancolique ou obsédé impulsif, on pouvait être sûr d’être qualifié de psychotique dès l’instant où on passait par la fenêtre. Le psychopathe avait des fantasmes. Le psychotique, lui, des hallucinations.

Peut-être pouvait-il attaquer le problème par là. La démarcation entre les fantasmes et les hallucinations ne devait pas être précise. L’ennui, toutefois, demeurait que, dans les observations faites sur Gary au cours de ces dernières semaines, il n’y avait en aucun comportement excessivement paranoïaque. Les avocats devaient bien comprendre, les prévint Woods, que la loi voulait bien séparer psychopathie et psychose. Si le psychopathe était jamais accepté comme légalement fou, alors le crime, le jugement et le châtiment seraient remplacés par acte antisocial, thérapie et convalescence.