CHAPITRE 9

NÉGOCIATIONS

1

Le lendemain, Gary ramena le sujet sur le tapis. « Vern, tu es prêt à prendre la place de Boaz ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas, dit Vern. Est-ce que je suis censé me sentir prêt ?

— Je vais tout chambouler, annonça Gary. (Il hocha la tête.) Je veux juste quelques milliers de dollars pour donner à quelques personnes et à un couple que je veux aider.

— Je ne sais pas encore avec qui traiter, dit Vern. Un tas de gens me téléphonent en ce moment.

— Vern, c’est à toi de décider.

— Ma foi, si tu crois que j’en suis capable.

— Comme tu es un homme d’affaires installé, dit Gary, tu sauras t’y prendre.

— C’est un autre genre d’affaire.

— Allons donc, fit Gary, je t’ai vu l’œuvre dans ta boutique. Tu peux t’en tirer mieux que Boaz. »

Dans l’après-midi, Vern reçut un coup de fil de Dennis. « Saviez-vous que Gary parle de me congédier ? demanda-t-il.

 

— Tiens, pourquoi a-t-il fait ça ? demanda Vern. Vous voulez dire qu’il vous l’a annoncé carrément ?

— Entre nous, poursuivit Dennis, pensez-vous que vous puissiez prendre ma place ?

— Je crois que je peux faire aussi bien que vous », murmura Vern.

 

Après cette conversation, Vern passa deux heures à réfléchir. Puis il appela quelques amis à Provo pour leur demander conseil sur le choix d’un avocat. Ce soir-là vers 10 heures, il téléphona à un homme que tous recommandaient, un avocat du nom de Bob Moody. Vern perçut nettement que Moody réfléchissait à sa proposition. Puis il répondit : « Je serai heureux de me charger de l’affaire. Je vous aiderai de tout mon possible. Voulez-vous que nous nous retrouvions ce soir, ou demain matin, ou lundi ?

— Lundi, ça ira », dit Vern.

Il avait l’impression de remuer un poids énorme. Rien n’allait plus jamais être pareil.

2

Le désir de fumer de Nicole devenait un problème. Il y avait un tas de bouteilles d’oxygène en Réanimation, et c’était délicat de la laisser craquer une allumette. Elle n’arrêtait pas de se plaindre : « J’ai envie d’une cigarette. » Ils n’arrivaient pas à grand-chose avec elle. « Vous en avez fumé une il y a quelques heures », lui répondait-on. « Eh bien, j’en veux une autre. »

Ils finirent par laisser Kathryne l’emmener dans la buanderie où, au milieu des cuves à blanchissage et des vieilles serpillières sales qui trempaient, Kathryne pouvait s’asseoir avec Nicole pendant que celle-ci fumait. Là, elles se détendaient. Nicole dit même une fois : « Peut-être que je suis contente d’être ici. Je ne sais pas. » Nicole ne l’avoua jamais à proprement parler, mais Kathryne se dit qu’elle n’avait pas voulu vraiment mourir, elle avait juste voulu prouver à Gary qu’elle l’aimait assez pour se suicider. Nicole finit par dire : « Je pensais que c’était mal de me supprimer, et si Dieu le pensait aussi, alors je resterais en vie. Mais si ça n’était pas un péché, je voulais mourir. » Kathryne se sentait très proche d’elle.

Ensuite, naturellement, ce fut le début de tout un affreux cirque. Les médecins voulaient faire signer à Kathryne des papiers nécessaires à l’envoi de Nicole à l’hôpital d’État de l’Utah. Dans le bureau de l’administrateur, Kathryne essaya de discuter, mais l’homme lui dit : « Ça ne changera rien. Il y a déjà les signatures de deux médecins attestant qu’elle est irresponsable, qu’elle a des tendances suicidaires et Nicole a d’ailleurs signé. » Kathryne ne savait pas quoi faire. Elle ne pensait pas que Nicole était prête à rentrer. Et rentrer où ? D’un autre côté, elle craignait qu’une fois Nicole à l’asile, elle ne puisse plus jamais en sortir. Kathryne avait peur des hôpitaux d’État. Quoi qu’il en soit, on lui tendit le papier et Kathryne signa son nom sous celui de Nicole. Elle tremblait.

Dès l’instant où Nicole avait apposé sa signature, elle comprit que c’était une terrible erreur. « Pourquoi est-ce que je ne suis pas tout simplement sortie de ce bordel ? » se demanda-t-elle. Pendant le trajet jusqu’à l’ambulance, elle ne cessa de se dire : « La raison pour laquelle tu ne l’as pas fait, ma fille, c’est parce que tu n’as rien qu’un pyjama d’hôpital et une couverture. » On l’avait bien enveloppée et elle ne pouvait bouger ni ses bras ni ses jambes. Bridée comme une volaille. Pendant le trajet, elle ne vit rien du paysage, mais il y eut quelque chose dans le gémissement des vitesses, lorsque la voiture gravit une longue côte, qui sonnait comme la fin du voyage. Elle était sur la longue allée qui menait à l’hôpital d’État de l’Utah. Oh ! mon Dieu, l’asile où ils avaient bouclé Gary.

Elle n’était pas dépaysée. Mêmes impressions. C’était le même pavillon. En forme d’U avec les garçons dans une aile, les filles dans l’autre et une pièce commune entre les deux. Les halls étaient longs et étroits, avec des chambres et des cellules. Du linoléum de couleur vive par terre. D’abominables peintures de trous du cul dans tous les coins. Des formules complètement connes dans le style la communauté C’est nous ! peintes dans des tons pastel qui avaient séché et s’étaient un peu effacées. Des divans orange, des murs jaunes, des tables et des chaises de cafétéria en matière plastique. C’était déprimant en diable : elle avait l’impression d’être condamnée à vivre pour toujours dans une salle de visites. Les gens avaient tous l’air bourrés de tranquillisants. Ça devait vous prendre cent cinquante ans pour mourir. Tout était si follement gai et plein de chiqué.

3

John Woods avait eu mal à l’estomac la nuit précédente, il avait craché un peu de sang et s’était dit : « Bon Dieu, voilà que j’ai un ulcère. » Il décida de ne pas aller à l’hôpital mais de se reposer chez lui lorsqu’un coup de fil affolé lui arriva de son service. On lui dit : « Nicole Barrett arrive chez nous.

— Mon œil », répondit Woods.

Il se rendit au bureau du directeur et les premiers mots de Kiger furent : « Je l’ai envoyée dans votre service. C’est là que je veux qu’elle soit. »

Woods dit : « Nicole devrait être en Sécurité Maximum. Voilà une preuve de plus que l’hôpital n’est pas à la hauteur. Ils devraient pouvoir la prendre en thérapie. » Kiger était d’accord. Il allait l’interrompre, mais Woods était si en colère qu’il dit : « Laissez-moi terminer. » Il vénérait Kiger, car il pensait que c’était le seul homme à avoir eu une idée neuve dans le traitement des psychopathes, puisque c’est ainsi qu’on les nommait maintenant, et ça l’exaspérait chaque fois qu’il croyait que Kiger faisait quelque chose sans être poussé par les plus nobles mobiles.

Bien sûr, le service de Woods était le seul ayant une sécurité suffisante pour protéger Nicole de la presse. Comme disait Kiger : « Ça va être coton pour ce qui est de la presse. » Toutes les agences, tous les grands journaux et magazines allaient tout tenter pour interviewer Nicole. Ça voudrait dire pas une seconde de répit. Les médias allaient faire pression sur les politiciens qui à leur tour feraient pression sur l’hôpital. Si Nicole faisait une nouvelle tentative de suicide, ils sauteraient tous. Woods était furieux de penser à quel point cela allait gêner la thérapie de tous les autres patients du service. C’était une nouvelle tâche qu’on lui avait confiée : maintenant il était là pour maintenir Nicole en vie.

Au lieu de travailler en tenant compte des pulsions antisociales de chaque patient lorsqu’elles venaient en conflit avec l’intérêt du groupe, au lieu de faire en sorte que le groupe soit l’enclume sur laquelle on pourrait forger la personnalité de chaque patient et lui inculquer un peu plus de sens de la responsabilité sociale, il allait lui falloir maintenant entourer Nicole, l’isoler, la couper de l’influence quotidienne de Gary, pour l’empêcher de lui seriner l’idée – oh, quel beau gourou ! – que leurs âmes étaient faites pour se retrouver de l’autre côté. Woods allait devoir donner la consigne qu’aucun de ses aides, qu’aucun malade ne devait mentionner le nom de Gilmore. Jamais. S’il entendait garder Nicole en vie, il devait neutraliser cette relation. Woods se rendait bien compte que si personne ne parlait à Nicole de Gary, elle n’en penserait pas moins à lui tout le temps. Woods ne pouvait rien faire contre ça. Il voulait tout simplement que Gilmore ne soit plus capable d’influencer ses pensées.

Mais ça le démontait. Ça n’était pas l’idée que Woods se faisait de la thérapie. Ils allaient foutre en l’air une partie de leur programme rien que pour surveiller Nicole vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

La façon idéale de diriger un hôpital psychiatrique, c’était de prendre des risques côté suicide. Ça faisait partie des dangers de toute thérapie novatrice. Et voilà qu’il fallait supprimer ce danger. De toute façon, les idées de Kiger étaient si peu conventionnelles que son programme pourrait recevoir un coup fatal s’ils n’arrivaient pas à garder l’œil sur Nicole. Ç’allait être l’enfer.

4

Nicole avait plus envie de dormir que jamais, mais voilà qu’une nana à l’air autoritaire, sans doute une patiente, mais dans le style dominateur et fichtrement sûre d’elle-même dans sa faible mesure, lui disait : « On ne s’allonge pas sur les lits dans la journée. » « Va prendre une douche ! » « ôte tes bijoux. » On commença à l’empoigner et elle se mit à résister. Ce fut alors que Nicole se rendit compte que désormais tout allait être un combat. Ça lui tomba dessus comme une maladie. Ça allait être une bataille perdue d’avance. « Je vais être étouffée par tous ces foutus moutons », se dit-elle. Oui, c’était bien l’endroit que Gary lui avait décrit où tout le monde dénonçait tout le monde.

Elle essaya de s’endormir, mais on ne voulait pas la laisser faire. Elle s’allongea par terre et on la réveilla mais elle retourna s’allonger par terre et se rendormit. Alors, ce fut la femme de Norton Willy qui la secoua. Mayvine, elle s’appelait. La femme de Norton Willy qui avait grandi à deux pas de chez sa grand-mère. Nicole n’arrivait pas à croire que Norton avait pu épouser cette sorcière, une horrible grosse lèche-cul qui aidait maintenant à diriger l’établissement. Nicole ne pensait qu’à une chose, dormir sur les divans, mais sans arrêt on l’obligeait à se lever. Elle se sentait trois fois plus faible que dans l’autre hôpital. Tout ce qui l’intéressait, c’était d’être seule et de penser à Gary.

5

Schiller alla à l’aéroport. Sa petite amie, Stephanie, arrivait. Comme elle avait été sa secrétaire autrefois, il savait qu’elle ne serait pas surprise lorsqu’il l’accueillerait et lui annoncerait qu’il devait aller tout de suite à Pleasant Grove, près d’Orem, à une bonne soixantaine de kilomètres de l’aéroport, pour rencontrer Kathryne Baker.

Schiller s’attendait à trouver des journalistes mais, en fait, la maison n’était pas facile à trouver. Baptiser les rues d’après leur orientation ne se faisait pas à Pleasant Grove. Il y avait trop de vieilles routes de campagne, d’anciens pâturages pavés et de lits de rivière à sec. Le 400 North pouvait très bien se trouver à côté du 900 North et le 200 Est couper le 60 Ouest. Ça n’était pas le genre d’adresse qu’un journaliste, employé dans un journal qui bouclait à heures, allait perdre une demi-journée à chercher.

Toutefois Schiller eut le temps d’avoir une longue conversation avec Mme Baker. Il trouva la maison dégueulasse, avec une cour encombrée de vieux pneus et des carcasses métalliques qui rouillaient dans l’herbe. Et pas moyen de dire si c’étaient des carcasses de vieilles bagnoles ou de vieilles machines à laver. Il y avait des taches de confiture sur la table et la poussière, la crasse, la graisse formaient une croûte sur pas mal d’endroits de la cuisine. Il y avait aussi un nombre extraordinaire de gosses : il vit passer Rikki et les enfants de Sue Baker, plus ceux de quelques voisins, et il les confondit avec Angel, la plus jeune enfant de Kathryne Baker, qui pouvait avoir six ou sept ans et qui était d’une beauté stupéfiante, on aurait dit Brooke Shields. Avec tout ce bruit, ç’aurait pu être déconcertant, mais Schiller comptait sur sa capacité de faire accepter une proposition aussi bien dans un palais que dans une salle de billard. Il débita aussitôt un discours comme celui qu’il avait tenu à Vern. « Que j’obtienne ou non les droits sur la vie de votre fille, voici, à mon avis, ce que vous devriez faire. » Et il entreprit de lui donner confiance quant à la façon dont il comprenait les problèmes auxquels elle devait faire face. Il lui expliqua qu’elle devrait changer de numéro de téléphone et envoyer les enfants chez une parente. Ainsi, la presse ne les découvrirait pas. Pendant qu’il parlait, il se rendait compte que ce qui impressionnait le plus Kathryne, c’est qu’il ne restait pas assis à poser des questions et à noter ses réponses, comme s’il volait une interview. « Madame Baker, dit-il, il vous faut un avocat. » Kathryne dit : « Je n’en connais pas. » « Où travaillez-vous ? » demanda Schiller. Lorsqu’elle le lui eût dit, Schiller reprit : « Appelez votre patron et demandez-lui quel est son avocat. » Il s’aperçut que cela la surprenait agréablement de le voir insister pour qu’elle prenne quelqu’un qui s’occuperait de ses droits. Elle n’était pas habituée à ce genre de propos.

Schiller avait appris lors de ses négociations pour Sunshine que si l’on voulait faire de gros coups dans le cinéma et l’édition et jouer avec les producteurs et les éditeurs, il fallait partir du bon pied et rédiger les contrats qu’il fallait dès les premiers jours. Sinon, on pouvait se retrouver comme perché dans un arbre et se balancer de branche en branche. Avec Sunshine, il n’avait pas réussi à obtenir un contrat séparé du mari de la mourante. Universal avait donc dû dépenser un tas d’argent plus tard pour lui acheter ses droits. C’était un détail qui avait hanté Schiller. Il expliqua donc à Mme Baker : « Trouvez-vous un avocat. Trouvez-le et on parlera argent seulement quand vous l’aurez. »

En rentrant, il eut sa première grande scène avec Stephanie. Le père de celle-ci était dans la confection. Schiller était persuadé que le père de Stephanie avait toujours été aussi plongé dans les affaires qu’un mouton dans la laine, mais Stephanie était la joie de son père et son père avait fait de son mieux pour la protéger. Stephanie Wolf était une belle princesse qui avait horreur d’évoluer dans le monde des affaires. Elle y avait cependant travaillé comme secrétaire, mais ça ne l’avait pas marquée. Elle avait horreur des affaires.

Et voilà que Stephanie lui disait qu’avec Kathryne Baker il s’était conduit comme un manipulateur. « Comment oses-tu profiter de cette femme en lui parlant affaires alors qu’elle est pleine de chagrin ? Sa fille a été enfermée seulement hier. » Larry tenta une explication : « Ça ne t’ennuie pas, dit-il, lorsque tu vas aux cocktails d’ABC, mais ABC se fout éperdument de savoir si Larry Schiller viendra à son cocktail la semaine suivante. Je ne vaux que par ce que je peux faire pour ABC. Bon sang, ajouta-t-il, si tu t’intéresses à moi, il faut que tu m’acceptes tel que je suis. Il faut que tu acceptes ce qui te plaît en moi, mais s’il y quelque chose dans mon caractère qui ne te plaît pas, il faudra que tu apprennes à t’en accommoder. Je ne te laisserai pas m’engueuler à cause des propositions que je peux faire à des gens, et ce alors que je suis à peine sorti de chez eux. » Ils eurent vraiment une grande scène. Après tout, Stephanie était la fille pour qui Schiller était prêt à rompre un mariage qui durait depuis seize ans, mais il sentait que leurs rapports allaient être soumis à pas mal de tension pendant toute cette histoire Gilmore. Et pourtant il avait déjà eu l’idée et même envisagé la possibilité d’expédier Stephanie en Europe pour s’occuper des droits étrangers. Si elle restait là, il allait peut-être perdre l’histoire Gilmore. Et déjà pour ce premier épisode, ils en étaient arrivés à un point d’exaspération qui frisait l’explosion.

Cette nuit-là, incapable de dormir, il se leva à 2 heures du matin et dicta à une agence juridique de Salt Lake City un contrat concernant les droits de Gilmore. Son texte était enregistré par téléphone et de bonne heure le matin une dactylo le taperait à la machine. Toutefois il n’aimait pas l’idée qu’un étranger allait entendre les termes du contrat. Il pouvait facilement y avoir une fuite jusqu’à un journal. Schiller savait que si lui avait travaillé pour un canard local, il aurait essayé d’avoir ses entrées dans ce genre d’officine. Ça pouvait parfois se révéler fructueux.

Mais il devait avoir quelque chose à montrer aux avocats de Vern et de Mme Baker. Il agit donc comme s’il était un acheteur de moutons et de bétail venant de Californie et il dicta combien d’agneaux et de vaches devaient être vendus en échange de la cession de tous les droits sur ledit troupeau. À 2 heures du matin, l’humour de la chose lui plut beaucoup.

Demain, il changerait les moutons et les vaches en noms de personnes précis. Il y avait dans le monde beaucoup de bons hommes d’affaires et beaucoup de bons journalistes, se dit Schiller, mais peut-être était-il un des rares à pouvoir être les deux à la fois.

6

Pendant le week-end, Barry Farrell interviewa Larry Schiller à Los Angeles. Ils avaient travaillé ensemble à Life voilà bien des années, mais ces temps-ci Farrell n’avait pas des sentiments très amicaux envers Schiller. Un peu plus d’un an auparavant, Larry était en train de préparer un livre de photographies sur Mohammed Ali. Il avait téléphoné à Barry pour lui dire qu’il aimerait qu’il en écrive le texte, et Farrell en avait discuté avec son éditeur. Mais Schiller avait signé avec Wilfred Sheed. Farrell avait estimé n’être qu’un nom de plus à fourrer dans l’entonnoir, et ça l’avait vexé.

Mais à chaque fin d’année, il aimait bien régler ses comptes, aussi écrivit-il à Schiller une lettre disant à peu près : « J’ai digéré ma colère. On a fait de bonnes choses ensemble dans le temps et peut-être qu’on en fera d’autres. » Pour Farrell ça clarifiait l’atmosphère. Il estimait qu’il pourrait parler sans préjugés à Larry si quelque chose se présentait.

Néanmoins, dès qu’il apprit que Schiller était en Utah pour essayer de mettre la main sur l’histoire Gilmore, Farrell se sentit prêt à voyager avec un crayon bien aiguisé. Larry allait s’exposer à la chose même pour laquelle on l’avait tant critiqué jadis. Ç’allait être l’occasion ou jamais d’observer comment il allait enchérir pour le cadavre de Gilmore.

Farrell s’arrangea donc pour faire un article pour New West, il vit le directeur de la prison, rencontra Susskind et finit par retrouver Schiller à Los Angeles pendant le week-end. À ce moment, Farrell était plutôt mécontent de Dennis Boaz. Ce foutu hippie, se disait-il, n’arrive même pas à comprendre ce qui est en jeu. En l’occurrence, Farrell avait démarré avec une certaine animosité contre Schiller, mais Susskind avançait de futurs bénéfices se chiffrant jusqu’à quinze millions de dollars tout en offrant des clopinettes. Farrell se mit à penser, non sans quelque amertume – car résolution de Noël ou pas, il comptait bien glisser dans son article un ou deux couplets sur Schiller – que le gaillard pourrait bien être le seul ayant une notion réaliste de ce qui pouvait vous arriver quand on mourait en public. Schiller l’avait déjà fait, il avait vu la famille, il leur avait tenu la main. Il était plus proche du problème que Boaz, et se présentait toujours comme un vrai petit saint.

Grand Dieu ! Gilmore avait besoin de protection. Rien ne faisait plus les délices de la télévision que la mort publique. Dans un bungalow de prison entouré de quelques plantes en pots dans la cour, Farrell écouta Dennis parler de Gary et de Nicole et il en sortit écœuré. La vie de Gary touchait à son terme. Ils allaient sûrement l’exécuter. Mais si jamais Gilmore ne l’était pas, ça risquait de déclencher toute une suite de conséquences. Tous les conservateurs d’Amérique diraient : « Ils n’ont même pas été fichus de fusiller ce type qui demandait à l’être. Qui allons-nous jamais châtier après cela ? »

Le discours de Schiller, au moins, se tenait. Bâtir des fondations. Dresser des contrats comme des murs. Faire savoir à tout le monde où on en était. Farrell s’ingénia à bien traiter Schiller dans l’article qu’il écrivit pour New West.

7

Schiller passa à la radio deux ou trois fois et la nature de ses coups de téléphone changea. Il sentait la presse approcher. Il décida de prendre contact avec Ed Guthman, du Los Angeles Times. « Ed, dit-il, j’ai besoin d’une plate-forme. Je vous donnerai deux mille mots pour la une et une interview exclusive avec Gilmore quelque temps avant la date d’exécution si vous voulez bien me donner un de vos meilleurs reporters criminels pour me donner son avis sur mon projet. » Guthman avait un bon journaliste du nom de Dave Johnston, qui était disponible pour une journée. Schiller et Johnston tentèrent donc de prévoir les problèmes. Si, par exemple, on ne pouvait obtenir qu’une seule interview avec Gilmore, quelles devaient être les questions à poser ?

En outre, Schiller avait besoin pour la semaine suivante ou celle d’après d’un article sur lui. Pas un grand article, mais quelque chose de discret, un lundi. Il voulait diminuer l’importance de sa présence en scène. Que l’attention n’aille pas brusquement se concentrer sur lui et que tout le monde ne dise pas : « Le charognard est au travail. » Au lieu de cela, Johnston allait écrire un article en racontant comment la presse du monde entier était arrivée à Salt Lake, et Schiller ne serait mentionné que dans le troisième ou le quatrième paragraphe.

Comme cette perspective modeste n’allait pas arranger son prestige auprès des nouveaux avocats de Vern Damico et de Kathryne Baker, Schiller prit la peine de leur expliquer séparément que l’article qui allait paraître lui donnerait dans l’immédiat l’avantage de garder un profil discret. Il continua en disant qu’il y aurait des moments, dans le maniement de la presse, où il pourrait commettre des erreurs mais, ajouta-t-il, « j’ai flairé le vent et je ferai de mon mieux pour protéger votre crédibilité. Nous allons travailler en équipe et c’est moi qui prendrai les coups. » Il disait souvent : « Il pourra y avoir des choses que je ferai et qui vous ennuieront, nous pourrons ne pas être toujours d’accord, mais je suis toujours resté en bons termes avec les gens avec qui j’ai travaillé. Tenez, disait-il, décrochez le téléphone et appelez Shelly Dunn à Denver, dans le Colorado. Il était l’avocat pour Sunshine. Il vous racontera comment lui et moi sommes toujours amis maintenant et que, en général, j’avais raison à propos de la presse, pas toujours raison, mais souvent. » Schiller citait ensuite le numéro de téléphone de Paul Caruso en leur rappelant qu’il était l’avocat dans l’affaire Susan Atkins. « Nous avons eu un tas d’ennuis avec ça, dit Schiller, bien des désaccords, mais n’hésitez pas à l’appeler. » Il cita aussi deux ou trois autres avocats.

En fait, Schiller n’avait pas une idée bien claire de ce que tous ces avocats pourraient dire sur lui mais il savait par expérience que très peu de gens, quand on leur faisait de telles propositions, allaient jusqu’à téléphoner.

8

Lorsque Vern rencontra son avocat, Bob Moody, le lundi matin, il le considéra comme un homme intelligent, calme et inspirant confiance. Moody était bien bâti, à moitié chauve et ses lunettes lui donnaient un air compétent. Il parlait en choisissant ses mots. Vern remarqua que lorsque Bob Moody disait quelque chose, il n’avait pas besoin de le répéter. Il supposait que vous aviez compris. Vern le rangea dans la catégorie de la haute société. Il devait être membre du Country Club et avoir une somptueuse maison dans les collines de Provo. « Les Hauteurs hypothéquées », comme les appelait Vern.

À Moody, Vern Damico parut être un parent soucieux, sincèrement avide de bons conseils et du meilleur contrat qu’ils pouvaient mettre sur pied. Il n’arrêtait pas de dire qu’il voulait exécuter les souhaits de Gary. Il voulait, si possible, que son neveu conservât une sorte de dignité.

Moody lui parla de la difficulté qu’il y avait de représenter Gary tout à la fois en tant que criminel et qu’auteur. Bob Moody ne pensait pas que ça serait facile de négocier des contrats pour des livres ou des films tout en essayant de conseiller Gary sur sa situation légale. Et si, à un moment, Gary voulait changer d’avis et faire appel, alors les droits de son autobiographie vaudraient considérablement moins. Il existait là un conflit d’intérêts potentiel. Il ne fallait pas créer une situation au sein de laquelle un avocat pourrait avoir à se demander si la mort de son client pouvait lui être plus profitable. Vern acquiesça. Il faudrait un second avocat.

Bob mentionna alors un nommé Ron Stanger. Un homme du pays avec qui il avait travaillé autrefois. Tantôt comme associés, tantôt comme adversaires. Il avait le sentiment qu’il pouvait recommander Ron.

Moody, d’ailleurs, avait déjà appelé Stanger pendant le week-end. « Ça te plairait, avait demandé Bob Moody en plaisantant, de remplacer Dennis Boaz ? » Ils avaient convenu que ce serait fascinant. Ça intéresserait le public et en même temps cela posait de passionnantes questions de droit. En fait, un type comme Gilmore, capable d’en faire voir de toutes les couleurs à l’État d’Utah, devait être intéressant à rencontrer. Bien sûr, ils se demandaient aussi si ça n’allait pas être une nouvelle croisade pour la gloire. Moody et Stanger avaient terminé leur conversation en décidant tous deux qu’ils envisageraient un tas de points, dont l’un d’eux serait la peine capitale. Bien sûr, on pouvait penser que ça n’irait pas aussi loin. Sans doute le condamné bluffait-il. Quand on en arriverait à la dernière extrémité, il ferait certainement appel.

Environ une semaine auparavant, Moody et Stanger, quittant ensemble le palais de justice, avaient aperçu Snyder et Esplin en train d’être interviewés par la station de télé locale sur la pelouse du palais de justice. En passant devant, ils s’étaient payé leurs têtes. C’était vraiment drôle de voir Craig et Mike sous les projecteurs de la télévision. Peu après, ils avaient plaisanté Snyder à la cafétéria. Quel effet ça faisait d’interjeter appel quand votre client ne voulait pas ? « Tu fais vraiment du bon travail », lui dirent-ils en souriant. Snyder leur rendit leur sourire.

Même après la tentative de suicide, Moody et Stanger avaient du mal à prendre l’affaire tout à fait au sérieux. Ce qu’on racontait alors dans les couloirs du Palais tenait souvent dans des propos du genre : « Snyder, tu te donnes du mal pour rien. Ton client se charge tout seul d’exécuter la sentence. » Il est vrai que les avocats devaient se conduire comme des chirurgiens avant une opération et plaisantaient tout en se lavant les mains. Aussi, au téléphone ce samedi soir-là, quand Moody expliqua à Stanger qu’il y avait de bonnes chances pour qu’on lui téléphonât, Stanger répondit : « Maintenant, il ne nous manquerait plus que d’être filmés par la télé et que Craig Snyder passe en voiture à ce moment-là ! »

Le lundi matin, après en avoir discuté avec Vern, Bob Moody dit au téléphone : « Ron, viens que je te présente à Vern et qu’on voie ce qu’il pense de toi. » C’était sa façon de dire à Stanger qu’il avait l’affaire.

Vern fut frappé par la différence entre les deux hommes. Ron était un vrai costaud. À vrai dire, le physique de Stanger déconcerta Vern. Il avait l’air d’un étudiant tout frais émoulu de la faculté de droit. Vern se demanda : « Est-ce qu’un homme aussi jeune est capable de faire ce que veut Gary ? » Il décida de l’engager sur la recommandation de Moody, mais ne put s’empêcher de dire à Stanger : « Je trouve que vous êtes plutôt jeune.

— Pas vraiment, répondit Stanger en désignant Moody. Ce demi-chauve et moi avons pratiquement le même âge. » Vern ne savait pas s’il le trouvait sympathique. Stanger avait les yeux brillants. « Allons-y », disait son regard. C’était peut-être bien pour un avocat. Vern avait pas mal de réflexions à se faire avant de savoir dans quelle mesure il pourrait leur faire confiance. Ce n’était pas ce qui s’appelait une situation confortable.

9

Explorer ses sentiments était une coûteuse entreprise s’il fallait le faire sur des heures de bureau non payées, mais, dès l’abord, cette affaire donna plus à réfléchir à Moody que d’habitude. Il plaidait surtout des affaires concernant des rapports familiaux, des accidents de travail, des cas où il pouvait traiter avec des gens. Il aimait sortir de son cabinet. Mieux valait aller faire une petite tournée d’inspection que de se plonger dans le Code et dans une comptabilité interminable. Aussi était-il d’ordinaire satisfait de prendre une affaire criminelle s’il s’en présentait une. Il n’avait assurément rien trouvé d’incompatible entre le fait d’être avocat d’assises et haut dignitaire de l’Église mormone, et cette affaire lui donnait d’agréables frissons dans le dos, mais il sentait que Gilmore allait heurter les sentiments de bien des gens. Nombre de personnes allaient mettre en doute le droit moral de ce qu’il faisait.

C’était parfois dur pour des gens à l’esprit religieux de comprendre pourquoi tout d’abord c’était un avocat qui se trouvait là pour représenter certains accusés. Ils ne comprenaient pas que la base du système était le droit d’un accusé d’avoir sa version racontée à la Cour le mieux possible. Ils ne pouvaient donc pas comprendre qu’il n’y avait rien d’extraordinaire pour deux avocats de se prendre à la gorge devant un tribunal, puis de se retrouver ensuite pour dîner ensemble.

Quelques années auparavant, alors que Moody était assistant du procureur du Comté, il avait plaidé dans une affaire de drogue, et c’était Ron Stanger qui défendait l’accusé. Ce jour-là, les méthodes de Ron avaient été parfaitement insultantes. Moody avait fini par se mettre dans une telle colère que le juge dut les rappeler à l’ordre tous les deux et le jury en fut tout excité : deux avocats luttant à mort. Dans sa conclusion, Ron décocha un dernier trait en disant au jury que si Me Moody avait vraiment été prêt à prouver le bien-fondé de son accusation, il aurait pris ce billet de dix dollars dont le ministère public soutenait qu’il avait servi à payer la drogue et il aurait montré les empreintes qu’il y avait dessus. C’était une conclusion sans réplique car Bob ne pouvait pas répondre qu’un billet de dix dollars ne comporte pas moins de dix mille empreintes. Il était très énervé. Une partie du jeu consistait donc à remporter sa cause – on aimait bien gagner – mais la tactique de Ron était allée trop loin ce jour-là.

Tout en attendant la décision du jury, bien que crispés tous les deux, ils n’en déjeunèrent pas moins ensemble. Les jurés, en passant devant la cafétéria, les virent qui buvaient et riaient et ils envoyèrent même deux d’entre eux trouver le juge pour dire que les avocats n’étaient pas sincères. Bob pressentait donc ce qui allait se passer avec l’affaire Gilmore. L’autre l’histoire ne serait rien auprès du tintouin qui allait se faire autour de cette affaire.

10

Vern prit quelques feuilles de papier à en-tête du cabinet de Moody et Stanger et les apporta le lendemain à Gary. « Ces avocats sont des gens du pays, dit-il à Gary. Si tu veux mon avis, je ne pense pas que tu puisses trouver mieux. Ils vont se battre pour tes droits.

— Est-ce qu’ils sont partisans de la peine capitale ? » demanda Gary. Vern ne le savait pas très bien – il songea qu’il n’avait même pas posé la question à Moody – mais il répondit : « Ils défendront tes droits quels que soient leurs sentiments. »

Moody et Stanger se rendirent un peu plus tard à la prison. Gary voulait les voir. Ils se rencontrèrent donc. De chaque côté de la vitre. Ils se parlèrent par téléphone et ce fut une entrevue sans chaleur. « Voulez-vous que nous vous représentions ? » demandèrent-ils, et Gary répondit : « Laissez-moi en discuter avec mon oncle. »

Une longue conversation commença entre Gilmore et Vern. Moody entendait ce qui se disait du côté de Vern, par exemple : « Je me sens en confiance », mais Gilmore semblait craintif comme un écureuil. En tout cas il ne parlait pas librement. Il avait un air hagard et un mauvais teint. Il parlait sans cesse de ses migraines. De toute évidence, il souffrait du contrecoup de son empoisonnement. Ils apprirent alors qu’il faisait la grève de la faim. Il n’avait pas l’intention de manger, déclara-t-il, tant qu’on ne l’autoriserait pas à donner un coup de téléphone à Nicole. Il annonça cela puis resta silencieux. Il les dévisageait.

 

Gary aborda ensuite la question de la peine capitale. Moody s’apprêtait à déclarer qu’il n’en était pas partisan mais il méditait encore sur l’opportunité d’une telle affirmation lorsque Ron lança dans l’autre téléphone que lui, pour sa part, y était opposé.

« Voudrez-vous quand même suivre mes directives ? demanda Gary.

— Oui, dit Ron, je veux bien vous représenter. »

Bob dit alors à Gary que les avocats avaient l’habitude de travailler à l’encontre de leurs idées. On ne pourrait pas défendre beaucoup de gens si on mêlait à leur défense ses propres opinions.

Malgré ces affirmations, ça ne marchait pas bien avec Gilmore. Il répondait toujours aux questions en observant : « Je déciderai quand je l’aurai vu par écrit. » Il se méfiait de l’humanité en général et des avocats en particulier. « Je n’ai rien de personnel contre vous deux, dit Gilmore, c’est simplement que je n’aime pas les avocats. » Là-dessus, il rota. On entendit le bruit dans l’écouteur.

Étant donné le peu de chaleur de cet entretien, Moody décida qu’il ferait aussi bien de s’assurer du terrain sur lequel ils s’engageaient. Il parla donc de Dennis Boaz. « Avez-vous cessé tout rapport avec lui ? demanda-t-il.

— Dennis, répondit Gary, était le seul homme qui à un moment a voulu vraiment m’aider, et je lui en suis redevable. Mais c’est fini. Je vais le congédier cet après-midi. »

Gary bâilla. Moody avait entendu dire combien les premiers jours d’un jeûne étaient pénibles et, si c’était vrai, c’était tout aussi bien, car il sentait chez Gilmore un entêtement profond qui lui donnait à penser qu’une grève de la faim pourrait se prolonger pas mal de temps.

Dennis dit : « J’ai parlé à Vern et il m’a laissé entendre que vous vouliez me congédier.

— Oui, exact, dit Gilmore.

— Je trouve que c’est une bonne idée », fit Dennis.

Ça désarçonna Gary. À travers la vitre, Dennis le voyait remuer les pieds comme s’il s’apprêtait à partir dans une direction alors qu’il en cherchait maintenant une autre.

« Ça ne m’a pas plu que vous parliez à la télé avec Geraldo Rivera, dit Gary. Ça ne m’a pas plu davantage que vous traitiez le directeur d’ignorant. Vous m’avez rendu les choses plus compliquées. » Il eut un énorme bâillement. « Gary, fit Dennis, j’ai l’impression qu’il y a une rupture totale des relations entre vous et moi.

— Ça n’a pas d’importance, dit Gilmore. (Puis il hocha la tête et comme s’il se parlait à lui-même :) Dennis, dit-il, vous avez droit à quelque chose. Combien voulez-vous ?

— Tout ce que je veux, c’est écrire votre histoire », répondit Dennis. Il se disait qu’il serait peut-être obligé d’appeler son personnage Harry Kilmore, et non Gary Gilmore. Il pouvait équilibrer son livre en traitant le thème des meurtres et en parlant de son propre travail avec le syndicat des chauffeurs ; deux dossiers ; l’un un litige en vue d’accroître la sécurité des voyageurs, l’autre une quête de la mort. Ça pourrait faire un bon roman.

 

Il se rendit compte à quel point Gilmore était impressionné de voir qu’il ne s’intéressait pas à l’argent.

« Nous avons un petit désaccord, reprit Gilmore. Mais, je vais vous dire, Dennis, je vous inviterai à mon exécution. »

Dennis était vexé. Tout d’un coup, il était fou furieux de la façon dont il s’était fait évincer. « Je n’ai pas envie de voir votre exécution », dit-il. Ça devrait ennuyer Gary. Il voudrait avoir des amis à ce moment-là. Mais Gilmore se contenta de hocher de nouveau la tête et ils se dirent au revoir, chacun d’eux marmonnant : « Bon, à bientôt, portez-vous bien. » Dennis ne put s’empêcher de dire à la dernière minute : « Vous savez, si vous avez besoin de moi là-bas, je viendrai. »

 

Toutefois, après avoir quitté la prison, il se remit en colère. Il appela Barry Farrell et dit : « Je veux retirer ce que je vous ai dit en traitant Schiller de serpent. Il est un cran au-dessus. C’est une anguille. Schiller a pris du galon, il est passé du serpent à l’anguille. » Farrell rigola. « Vous allez probablement finir par vous arranger tous les deux », dit-il. « Je n’y pense même plus, répondit Dennis. Mais je vais vous dire ce qui me réjouit vraiment.

— Quoi donc, Dennis ?

— De savoir que vous pourriez, vous aussi, prendre rapidement un nouveau visage. »

 

Farrell appela Schiller pour avoir sa version. « Je n’y suis pour rien, dit Larry Schiller. Cette nouvelle me surprend beaucoup.

— On dirait que c’est toi qui vas avoir l’histoire, dit Barry.

— Rien n’est réglé, fit Schiller d’un ton lugubre. Il y a encore un tas d’obstacles.

— Mais le sujet t’intéresse toujours ?

— Entre nous, dit Schiller, j’ai un gros problème. Où sont les personnages sympathiques ?

— Tu as toujours une histoire d’amour, répondit Barry.

— Je n’en suis pas si sûr, rétorqua Schiller, je n’ai pas rencontré Nicole. Je ne peux donc pas répondre à cent pour cent à ta question. »

Farrell sortit dans le soleil sans chaleur de novembre. Dans la vallée, de l’autre côté du désert, la fumée des aciéries Jeneva Steel à Orem déversait un torrent empoisonné si puissant que les yeux de Farrel, habitués pourtant depuis longtemps au smog de Los Angeles, le piquaient. Il avait l’impression d’être devenu un charognard, car il était là, comme tous les autres, pour voir si Gary Gilmore serait exécuté. À faire la navette sur l’autoroute pour aller d’une ville neuve à une autre, ou cap au Sud vers une vallée enfumée pour repartir ensuite vers le Nord. Adieu Dennis. Barry Farrell n’arrivait pas à décider s’il l’aimait bien ou si ce type représentait un manquement total à cet exquis raffinement que Gilmore, somme toute, exigeait des autres.