April vint passer deux jours avec nous et elle n’arrêta pas de parler. Elle en avait assez de leur mère, dit-elle à Nicole. « Tu sais, c’est la reine et j’en ai assez de sa façon de jouer avec nous. Elle essaie de me donner l’impression d’être une enfant gâtée et désobéissante alors que tout ce que j’essaie de faire, c’est d’échapper à ses menaces. Si j’ai le malheur de dire quelque chose, elle brandit la menace d’hôpitaux et de médecins. Alors que moi, poursuivit April, je reste là à observer le comportement de ma mère. Il faut qu’elle s’en aille. Les reines et les princesses, ça ne s’entend pas. »
Nicole dit oui. Elle ne passait jamais plus de deux ou trois jours avec April sans conclure que toute la famille était dingue. On aurait dit qu’elle faisait vraiment caisse de résonance pour leurs défauts.
April et Gary, toutefois, s’entendaient vraiment bien. April trouvait que Gary était fort, spirituel et très intelligent. Le premier soir, après quelques bières, il se mit à lui apprendre la peinture. April dit qu’il devait beaucoup aimer sa petite sœur et certainement les enfants.
Tout ce que peignait Gary était net comme un coup de rasoir. S’il peignait un oiseau, on en voyait chaque plume comme à la loupe, mais il n’enseignait pas à peindre comme ça. « Tu n’as qu’à mélanger la couleur jusqu’à ce que ça sorte comme tu le sens », disait-il. April regardait Gary comme s’il était son gourou.
Nicole ne savait jamais que penser du physique d’April. Elle était petite et trapue dès qu’elle ne surveillait pas son régime, c’est-à-dire presque tout le temps, mais elle aurait été belle si une fille n’avait pas besoin d’autres attraits que ses yeux. April avait les yeux d’un bleu violet mais aussi avec des reflets verts : ils étaient d’une couleur fabuleuse. Comme une de ces pierres transparentes qui changent de ton suivant votre humeur.
Les cheveux d’April, en revanche, pendaient comme des branches d’épinards et elle avait une bouche épouvantable. Nicole avait passé assez de temps à la ville pour reconnaître les lèvres de quelqu’un de dérangé. April pouvait regarder dans une direction et sa bouche se mettre à trembler de l’autre, comme une voiture qui déraperait. Parfois, elle avait les lèvres qui tremblaient comme une vieille tuyauterie ; ou bien sa lèvre supérieure se détendait et sa lèvre inférieure se serrait. Tout son visage se crispait comme si elle avait le tétanos. La plupart du temps elle avait l’air d’avoir mal aux dents.
Elle avait une voix qui portait sur les nerfs de Nicole. April avait une fichtrement grosse voix pour dix-sept ans. On ne savait jamais d’où ça venait. Elle était si sûre d’elle. Elle se croyait si impressionnante que sa voix pouvait quelquefois vous faire grincer des dents. Et puis elle se mettait à geindre comme une gosse.
April tenta de leur faire comprendre à tous les deux qu’à son avis Gary était quelqu’un de très remarquable. Il avait une attitude d’une grande humilité, comme un maître envers son esclave. En même temps, l’air très las et triste. Il en avait bavé comme un esclave. Mais il était à un niveau d’existence bien plus élevé que tous les gens qu’elle connaissait. Rien qu’en le regardant attentivement, disait April, ça se sentait.
Ils ne peignaient pas depuis bien longtemps quand April voulut leur parler de Hampton. Pour April, Hampton, c’était tout. « Mon passé le plus proche », murmurait-elle. Elle avait envie de le détester pour toutes ces nuits où il lui avait fait croire que tous les matins il rentrait chez ses parents. Il se levait à 5 heures et April croyait qu’il l’aimait parce qu’il ne s’éclipsait pas en silence dans l’obscurité mais qu’il la réveillait pour lui dire au revoir. Et puis elle découvrit qu’il retournait tout simplement chez sa régulière. Comme s’il ne devait pas découcher.
Elle avait un creux dans l’estomac qui lui donnait faim si elle ne parlait pas. « Je me suis levée ce matin, annonça-t-elle et je me suis fait une omelette de deux œufs avec du fromage, des bouts de toasts bien minces, du Tang et du lait de fraises avec des tranches de banane. Fantastique. Je n’ai jamais rien goûté de pareil. Je m’en suis rendue malade. Je me suis bourrée. Et puis j’ai fait tomber mes verres de contact dans l’évier. Je ne suis pas soigneuse. (Comme ils ne répondaient pas grand-chose, elle poursuivit :) Je tombe amoureuse trop facilement. C’est le genre d’amour qui ne dure pas. Je suis possédée… Je veux dire : j’étais obsédée d’être aussi boulotte. (Elle lança à Gary un regard sévère.) Je n’étais pas aussi grosse que je le suis maintenant.
— Tu n’es pas grosse, dit Nicole.
— Toi, sœurette, dit April, tu étais comme un échalas » Elle souligna d’un hochement de tête catégorique à l’attention de Gary, puis ajouta : « Ma petite sœur, c’était l’essentiel de mon enfance. » Elle dit cela d’une voix forte, comme s’il n’était pas question d’en discuter. « Moi, Mike et ma sœur, on allait se promener avec Rikki au fond du ravin. On ramassait des escargots dans la mousse des arbres. »
Elle se souvenait de la mousse et combien c’était poisseux à cause de tout ce qui suintait des escargots : c’était l’impression qu’elle avait. On pouvait frotter cette bave entre ses doigts et avoir tout le temps l’impression de quelque chose de glissant. Comme si on était au centre de ce qui glissait. À faire l’amour. « Hampton me manque », dit-elle. Elle n’avait pas envie de parler de lui. Elle en arrivait au point où elle aurait voulu être sourde et aveugle. Parfois ses pensées s’exprimaient si fort qu’April pouvait les entendre vingt secondes avant qu’elles soient dans sa tête. Surtout quand c’était une pensée vraiment forte. « Je suis devenue un glaçon, dit-elle. J’ai dit adieu à l’idée de l’amour. »
Gary avait surtout des disques de Johnny Cash. Pleins de l’amour et de la tristesse des hommes qui trouvent la vie cruelle et douce et dure aussi. Elle, ça n’était pas son truc. Les hommes pouvaient aimer les hommes. Malgré cela, elle suivait Gary, elle aimait bien ses disques et Johnny Cash, Dieu sait où il était maintenant, pourrait sentir ses chansons vibrer en elle. Les gens pouvaient vous toucher sans jouer d’un instrument. Tout était dans la façon dont ils mettaient le disque.
« J’étais folle de Hampton, dit April. Il avait tant de vert dans ses yeux qu’on savait tout de suite qu’il allait raconter une histoire.
— Je l’ai toujours trouvé assommant, fit Nicole.
— Au lit il était extra », dit April. Elle soupira. Elle pensait au jour de la semaine précédente où sa sœur était survenue et avait dit à Hampton : « Tu as besoin de te faire couper les cheveux. » « Tu veux le faire toi ? » avait-il demandé et Nicole avait dit : « Bien sûr. » Et voilà qu’elle lui avait coupé les cheveux. Comme si la tête de Hampton lui appartenait, à elle. Chaque fois que les ciseaux de Nicole coupaient une mèche de ses cheveux, April sentait l’amour que lui portait Hampton se terminer. Ça s’entendait au bruit que faisaient les cheveux quand on les coupait. Un bruit d’adieu. Maintenant elle sentait que Gary entendait le même son et détestait Hampton. « Oh, j’aimais Hampton, dit April pour arranger les choses, parce qu’il ne me pompait pas l’air. »
Nicole ricana : « Tu l’aimais parce qu’il ne te pompait pas l’air ? » April ne voulait pas en démordre. « C’était parce qu’il me laissait respirer. »
Le lendemain, le 4 juillet, bicentenaire des États-Unis, ils allèrent à une fête foraine. April tomba sur deux garçons qu’elle connaissait. Cinq minutes après elle avait disparu. Gary et Nicole la cherchèrent des yeux, mais elle n’était plus là. Ça n’avait pas grande importance. April était comme ça.
Ils rentrèrent juste à temps pour décrocher le téléphone. C’était le père de Nicole. Charley Baker annonça à Nicole qu’il était chez le grand-père de celle-ci, que Steinie donnait une grande fête pour l’anniversaire de Verna. Est-ce qu’elle voulait venir ?
Ça rendit Nicole furieuse. Une grande réunion familiale comme ça et ils n’avaient pas été fichus de l’inviter avant que ça ne commence. Elle entendait tout le charivari au téléphone. « Ah, dit-elle, j’aimerais bien venir, mais il ne faudra pas vous mettre en colère en voyant mon petit ami. »
Nicole allait découvrir que la fête du 4 juillet donnée par le grand-père de Nicole, Thomas Sterling Baker (surnommé Stein), pour sa femme Verna, avait été prévue en décembre, bien avant Noël, par ses six fils et ses deux filles, qui venaient tous d’endroits différents pour fêter l’anniversaire de leur mère le jour du bicentenaire. Glade, Christiansen et sa femme Bonny arrivaient de Lyman, dans le Wyoming, où Glade était contremaître à la mine. Danny et Joanne Baker, aussi de Lyman et des mines, étaient là, plus Shelley Baker. Wandell Baker était venu en voiture de Mount View dans le Wyoming. Charles Baker avec sa toute nouvelle jeune amie, Wendy, arrivait de Toelle, dans l’Utah, où Charles travaillait maintenant au dépôt de l’armée. Et Kenny, Vicki et Robbie Baker de Los Angeles, étaient venus aussi. Boyd, le père de Sterling Baker, et sa femme, qui s’appelait aussi Verna, étaient rentrés d’Alaska où ils travaillaient depuis plusieurs années. Un grand nombre des enfants de tous ses fils et filles étaient présents. Quelques-uns des petits enfants étaient adultes et mariés, et se trouvaient là avec maris, épouses et enfants.
Certains commencèrent à arriver dès 10 heures du matin le 4 juillet et la fête se poursuivit jusqu’à 11 heures ce soir-là. Il faisait un beau temps ensoleillé et presque tout le monde était assis dans le jardin devant, protégé de la route du canyon par de grandes haies. Les voitures passaient à toute allure et parfois mordaient sur le bas-côté, projetant, tac-tac, des graviers contre les haies. C’était un bruit qu’ils connaissaient depuis leur enfance.
C’était une grande cour qui entourait le devant et le côté de la maison, et Stein avait déblayé tout ça en mettant la balancelle et les chaises de jardin en place et en disposant toute la nourriture sur de grandes tables devant le garage : le bœuf grillé, la salade de pommes de terre et les haricots au four, les frites et diverses salades, les jus de fruits gazeux pour les enfants et de la bière, mais on ne pouvait s’empêcher de jeter un coup d’œil dans la cour qui était derrière et de s’apercevoir que ça ne serait jamais mis en ordre. Il y avait un grand tas d’herbe et de feuilles, avec une vieille enseigne rouillée posée par-dessus pour empêcher les feuilles d’être éparpillées par le vent, et à côté il y avait la vieille remorque de Stein qu’on pouvait poser sur le plateau d’une camionnette, toute une longueur de vieux tuyaux d’arrosage à moitié emmêlés, plus la balancelle à la toile détrempée accrochée à de vieux palans dans l’arbre, le canot en bois posé la quille en l’air et qui avait besoin d’un coup de peinture, et un vieux baril rouge défoncé auprès de panonceaux rouillés. Dans un appentis il y avait des outils de jardinage et un tas de vieux pneus pourris éparpillés autour d’une vieille carcasse de bagnole. Plus on regardait dans la cour de Stein, plus on voyait les traces de toute une vie.
Dans la maison, Verna avait dû donner aux meubles toutes les couleurs que Dieu avait octroyées au monde. Une couleur pour chacun de ses gosses, c’était la plaisanterie familiale : jaune, vert, bleu, violet, rouge, orange, noir, marron et blanc dans cette salle de séjour. Il y avait une chaîne haute-fidélité pour la folk music, un récepteur de télé, des canapés avec toutes sortes de coussins, des photos d’animaux encadrées, un fauteuil de repos pour Stein et un tabouret noir en imitation cuir avec des pieds chromés pour qui voulait s’y asseoir. Il devait venir de la salle de bains, qui était blanche, rose et jaune avec des fleurs en caoutchouc collées au papier peint.
C’était une si grande famille que c’était à peine si on en pouvait compter tous les membres, mais ce n’était rien auprès des ancêtres. Du côté de sa mère, le grand-père mormon de Stein, qui venait de Kanab, dans l’Utah, avait été un polygame à l’ancienne mode doté de six épouses et de cinquante-quatre enfants. Mais on n’avait pas besoin de remonter à Kanab. Stein et Verna étaient mariés depuis 1929 et les souvenirs ne manquaient pas.
Stein était encore énervé de penser que, débutant comme ouvrier à la journée et gravissant tous les échelons pour devenir directeur du Service municipal des Eaux de Provo, ce qui lui avait pris vingt-sept ans, il avait quand même dû donner sa démission parce que le maire avait décidé de placer au-dessus de lui quelqu’un qui avait un diplôme d’ingénieur. Il avait même eu le culot de demander à Stein de tout enseigner au nouveau à propos des eaux. C’était un souvenir à vous figer les bons sentiments que de repenser à ça quand on donnait une fête.
Charley Baker était chargé du barbecue, mais il aurait aussi bien pu organiser toute cette foutue fête parce que c’était lui qui avait le plus gros boulot. Il avait acheté le bœuf, tout un gros arrière-train, et il l’avait fait mariner trois jours dans une sauce qu’il avait préparée lui-même. Et puis, la veille au matin, il avait transporté le quartier de bœuf jusqu’à Spanish Fork, à un peu plus de cent cinquante kilomètres de Toelle, après l’avoir d’abord enveloppé dans de la gaze pour qu’il ne se dessèche pas, ensuite il avait enroulé tout autour du papier brun et avait mis le tout dans un sac. Bien sûr, il n’avait cessé de l’arroser pendant tout le temps qu’il creusait cet énorme trou dans le jardin de Stein, une vraie petite tranchée, et puis il l’avait tapissée de pierres qu’il avait dû déterrer lui-même, et il avait allumé un feu qu’il avait surveillé pendant des heures pour que ces pierres soient brûlantes. Il fallait avoir des pierres plus brûlantes que l’enfer pour un barbecue réussi. L’idée, c’était de déposer le quartier de bœuf tout enveloppé et puis – il y avait là-dessus deux théories – ou bien entasser de la terre par-dessus ou bien, comme préférait Charley, utiliser un couvercle de façon à pouvoir venir arroser la toile de sac de temps en temps. Ça faisait une viande vraiment plus juteuse et tendre.
Charley avait prévu de veiller toute la nuit précédente pour surveiller le feu, aussi comptait-il faire un petit somme à la fin de l’après-midi du 3 juillet. Il alla demander une chambre à sa mère. Elle avait trois chambres à coucher de disponibles et lui avait eu à acheter ce quartier de bœuf, à le faire mariner, à s’en occuper, à le trimbaler, à creuser la tranchée, à soulever les pierres : tout ce qu’il voulait c’était aller se coucher et faire un petit somme pour être frais pour la nuit. Sa mère lui dit : « Tu ne peux aller t’allonger sur le lit de Kenny : tu vas transpirer dessus et ça va empester. » C’était vraiment gentil. Charley était horriblement vexé. Il y avait avec lui sa jeune fiancée, tendre comme un ange, et Charley se sentait déjà assez mal à l’aise comme ça parce que c’était la première fois qu’il verrait tous ses frères et sœurs sans Kathryne – au fond s’ils étaient restés mariés deux ans de plus, tout le monde serait venu pour leur vingt-cinquième anniversaire de mariage – et maintenant ils étaient divorcés. Il était ici avec Wendy, moitié plus jeune que lui. Et voilà que sur le conseil de sa mère il devait dormir sous une tente dressée sur la pelouse.
La colère commençait à monter. C’était trop de demander à un homme de surveiller un feu quand il était fatigué, qu’il avait envie de dormir et qu’il était harcelé d’un tas de souvenirs déplaisants : il n’y a rien de tel qu’un feu pour faire resurgir des souvenirs désagréables. Si bien qu’il s’endormit bel et bien là. Au petit matin, lorsqu’il s’éveilla, le feu s’était éteint et les pierres étaient froides. Alors il se mit au travail pour faire repartir ce feu, mais c’était une cause perdue. Durant toute la journée du lendemain, pendant la fête, tout le monde était énervé parce qu’il avait fallu se dépêcher de faire griller la viande sur une broche et qu’au point de vue saveur, ça ne se comparait pas. Il y avait plein de fumée et d’escarbilles qu’on n’arrivait pas à éliminer, la viande s’était carbonisée au lieu d’être devenue un beau morceau tendre, juteux, cuit en profondeur. Charley ne pouvait même pas se trouver d’excuses pour avoir laissé le feu s’éteindre. Il n’allait pas raconter combien certains de ses souvenirs étaient désagréables. La seule chose qu’un homme pouvait faire quand les souvenirs devenaient trop déplaisants, c’était de dormir.
Ça commença parce que son père dit dans la conversation que Nicole habitait un peu plus bas sur la route avec un type. Bien sûr, toute la nuit Charley n’arrêta pas de penser à Nicole. Ce qui l’amena à Kathryne et lui rappela des souvenirs épouvantables. Avant son retour du Viêt-Nam, Kathryne lui écrivait des lettres pleines d’amour. Jamais ça n’avait été aussi bien entre eux. Il n’était pas rentré depuis une semaine qu’ils avaient eu une scène épouvantable et que Kathryne lui avait dit : « Je regrette qu’on ne t’ait pas rapatrié dans un cercueil. » Agréable comme accueil. C’était comme les scènes qu’ils avaient en Allemagne parce qu’il buvait de la bière, la meilleure bière du monde pour dix-huit cents la grande chope. Comment pouvait-on s’empêcher de se pinter tous les soirs à la bière ? Ensuite il fallait rentrer et supporter les critiques. Il était censé être sergent. Chez lui, elle l’avait cassé et il n’était plus qu’un imbécile. Ça le rendait furieux de penser encore à ça. Ça ne lui faisait aucun bien. Il sentait ce genre de choses lui travailler les organes et le mettre en boule.
Et puis, bien sûr, il n’avait jamais digéré cette histoire de Lee et de Nicole. Ça, c’était vrai. On le lui avait dit clairement à l’asile quand il était allé voir Nicole. La vérité, c’était que Nicole et lui étaient toujours mal à l’aise ensemble.
Pendant qu’il regardait les flammes, lui revint un chagrin plus profond. April qui s’était fait violer par trois nègres, à Hawaii, et personne ne le lui avait dit. Quand il était rentré de Hawaii à Midway, Kathryne avait dit : « April a tout le temps des ballonnements terribles et elle va tout le temps aux toilettes. Il faudrait peut-être attendre un jour avant de prendre l’avion. » Il avait répondu : « On va prendre cet avion-là. En voilà des histoires pour quelques pets. » Il avait pris sa décision en ignorant tout, et il s’était retrouvé avec April qui souffrait tellement qu’il crut qu’il allait être obligé de demander au pilote de faire demi-tour et de la faire transporter chez un médecin. Lorsqu’ils avaient atterri à Midway, Kathryne avait continué à lui cacher la nouvelle. Ce ne fut que lorsqu’il eut quitté les Seabees [2] qu’elle avait avoué avoir eu peur de le lui dire parce qu’il y avait tous ces marins noirs à la base. Elle avait craint qu’il ne devienne fou de colère. Ça l’avait vexé qu’elle le considère comme assez fou pour s’en aller faire des cartons au hasard sur des Noirs. Et pendant tout le temps qu’ils avaient été à Midway, April s’était montrée difficile et il ne comprenait pas pourquoi. Il n’avait aucune idée de ce par quoi elle était passée. Il s’était mis à être extrêmement sévère avec elle.
April disait qu’elle voulait sortir. Il répondait : « As-tu fait ta chambre ? » « Oui. » « Bon, vas-y. » Mais quand il était allé voir, elle n’avait rien fait. Alors lorsqu’elle rentrait, il lui disait : « Je m’en vais te flanquer une rossée. » Elle répliquait : « Lève la main sur moi et je m’en vais trouver l’aumônier. » On n’avait pas besoin d’avoir un caractère particulièrement emporté pour donner à quelqu’un un coup de pied au derrière pour vous répliquer comme ça. Un jour, d’ailleurs, il l’avait cognée vraiment dur. Elle s’en alla trouver l’aumônier. Les deux, le catholique et le protestant, vinrent à la maison.
« Alors, il parait que vous vous imaginez que je la bats tout le temps, dit-il, et si vous voulez essayer de me coller une histoire pour avoir maltraité mon enfant, allez-y. Mais je ne l’ai pas maltraitée. Je lui ai seulement donné un coup de pied parce qu’elle m’a menacé d’aller vous trouver. » Ce qui était triste, c’est qu’il avait cru qu’elle mentait alors que pendant tout ce temps elle n’avait plus sa tête à elle. Elle lui disait qu’elle avait fait sa chambre et croyait l’avoir faite, vous comprenez. Elle ne remarquait pas la différence.
Tout ça bouillonnait en lui alors qu’il était assis auprès de ce grand barbecue, à regarder les pierres chauffer. Mike, le plus adorable des gosses, avait commencé lui aussi à faire des bêtises à Midway. Lui et un petit copain étaient entrés dans la maison du patron de la base alors qu’il était en vacances et ils avaient flanqué d’un seul coup dans l’aquarium toutes les graines que l’autre avait laissées pour son poisson exotique. Ça l’avait tué. Un bon gosse pourtant, jamais d’histoire avant, mais à Midway il avait commencé à se déchaîner.
Il se rappela ensuite Nicole vivant avec Barrett au-dessus d’un bar à Lehi. Kathryne l’avait rendu à moitié fou en lui disant que ce nommé Barrett n’était qu’un sale petit trafiquant d’héroïne qui de temps en temps ligotait Nicole. Il imaginait Nicole attachée à un lit pendant que Barrett lui enfonçait des aiguilles dans le corps. C’est comme ça qu’il s’était fait flanquer à la porte à force de picoler au bar en bas, en pensant que sa fille était juste au-dessus de lui avec un camé capable d’avoir sur lui n’importe quelle arme. Il avait fini par monter l’escalier, en enjambant un ivrogne ou deux et par frapper à la porte. Et il était tombé sur ce petit gringalet charmant. Il l’avait tout de suite trouvé sympathique, mais il avait quand même dit : « Barrett, je m’en vais te couper les couilles. » Là-dessus, le petit s’était contenté de le regarder. C’était un malin, avec des possibilités, mignon, les traits fins. Il ressemblait à Nicole, et il avait dit : « Ah, je sais, ça ne s’est pas bien passé. » Il n’avait pas fini de déblatérer sur son propre compte que Charley commençait à le plaindre. Il y avait quelque chose de positif chez ce garçon. C’était peut-être la façon dont Barrett le regardait en lui disant qu’il faudrait donner une fête pour sa castration en ajoutant : « Si vous devez vous sentir mieux après, me voilà. » Bref, Charley avait dû reconnaître, après avoir bien regardé Nicole : « Mon vieux, vous ne m’avez pas l’air d’un mauvais bougre. » « Elle n’a pas perdu de poids, vous savez. » En fait, Nicole était en pleine forme. Charley murmura quelque chose dans le genre : « Ta mère m’a dit que tu te droguais à l’héroïne. Pourtant, tu m’as l’air bien. » Il bavarda encore un petit moment, puis descendit l’escalier et partit. Il se sentait idiot. Doublement idiot parce qu’à la fin il s’était retourné pour dire à Nicole : « Mon petit, est-ce que tu me pardonneras jamais ce que j’ai fait ? » Il avait dit ça devant Barrett : il avait dû perdre la boule. Mais il ruminait ce que Lee lui avait raconté, et au fond il prenait ça pour lui.
C’était à ce moment-là qu’il s’était endormi. Il s’éveilla à l’aube avec le feu éteint. Après, ç’avait été toute une histoire de le faire reprendre et il avait de la fumée plein les narines.
Dans la matinée, la tension n’avait cessé de monter. Charley finit par mettre le bœuf à la broche. Tout le monde fut déçu. On n’arrêtait pourtant pas de lui dire combien la viande était bonne. « Pas trop brûlée ? » « Non, pas trop brûlée. » « Pas trop de suie ? » « Oh ! pas du tout. »
Sur ces entrefaites, le père de Charley mentionna que Nicole habitait un peu plus loin sur la route. Pourquoi ne l’invitait-on pas ? Charley n’en avait pas envie à proprement parler, mais il téléphona quand même. Ça lui demanda un effort. Il ne s’était tout simplement jamais arrêté pour la voir.
Et puis il se demandait quel genre de hippie elle avait maintenant. Vous pouvez faire confiance à Nicole pour dénicher les indésirables. Ou bien faudrait-il dire les battus ? Un connard dans la débine ou bien de la graine de salopard.
Tout de suite, voilà le nommé Gilmore qui dit qu’il voulait avoir une conversation personnelle. Alors ils passèrent dans la cour. Même pendant que Charley était planté là, le petit ami de sa fille était allongé sur l’herbe, les mains derrière la nuque. Il se mit à parler. La première chose qu’il dit était vraiment bizarre. Charley n’aimait pas ça. Gilmore dit : « Tu n’as jamais eu envie de tuer quelqu’un ? »
Charley essaya de prendre ça comme une plaisanterie. « Oh oui, fit-il, j’ai tout le temps envie de tuer mon patron, ce connard. » Mais Gilmore n’eut pas un sourire. Dans le silence, Charley s’entendit intervenir. « Je veux dire, tu ne parles pas sérieusement, hein ? » Le petit ami de sa fille dit : « Non, je me demandais seulement. »
Ce ne fut que quand la conversation fut terminée que Charley commença à se demander si cette remarque à propos d’avoir envie de tuer quelqu’un ne le concernait pas, lui.
C’était une soirée où on n’arrivait pas à être à l’aise. Après l’arrivée de Nicole, voilà qu’un des frères de Charley se mit à désigner Wendy en disant : « Nicole, je te présente ta nouvelle belle-mère. » Wendy semblait à demi morte de gêne et Nicole finit par dire : « C’est vous ma belle-mère ? » Wendy dit : « Je crois que oui. » Nicole la regarda d’un drôle d’air.
Là-dessus, Nicole se mit à se bécoter avec Gilmore, sur la pelouse, devant tout le monde. Charley vit que Verna était agacée, elle s’approcha en faisant semblant de rire mais dit : « Bas les pattes, vous deux. » C’était comme ça qu’on écartait les chiens en train de forniquer. Gilmore se leva comme si on lui avait tiré dessus.
Un peu plus tard, Charley apprit qu’il avait failli se bagarrer avec Glade Christiansen qui était assis sous un lilas, en train de donner le biberon à son plus jeune fils, un bébé d’un an. Gilmore arriva avec un ballon de rugby en demandant s’il voudrait faire des passes. Glade répondit : « J’essaie de donner à boire au gosse. » Gary s’assit sur un tabouret et se mit à poser des questions sur ce que faisait Glade, mais la conversation tourna court. Alors il regarda Glade en disant : « Vous voulez en savoir plus sur moi ? » Glade avait vraiment envie qu’on le laisse tranquille. Il dit : « Pas vraiment. » Gilmore se mit alors à se comporter comme s’il cherchait la bagarre. Il dit à Glade : « Tu me donnes l’impression d’être un sacré gaillard. » Glade, qui ne cherchait pas d’histoire, répondit : « Comment vois-tu ça ? » Gilmore poursuivit : « Oh ! tu as l’air d’être un vrai gaillard. » Sans s’arrêter de l’examiner de la tête aux pieds. Glade ne voyait aucune raison de répondre et Gilmore se contenta de s’éloigner.
Ensuite, le type avait dû avoir des mots avec Nicole. Il s’en alla tout d’un coup. Charley ne pouvait guère lui en vouloir. Il comprenait cette réaction. Comme quand on allait à l’église une fois tous les cinq ans et que les gens qui ont leurs bancs vous regardaient de haut. Il y avait de quoi vous donner envie d’acheter toute une rangée de chaises.
Par la suite, Charley apprit que Gary était rentré dans la maison, avait renversé un tabouret, qu’il était tombé dans la salle de bains et que Stein avait fini par dire : « Ton ami a l’air complètement rond. » « Ça va sans doute aller. » En tout cas, Gary s’en alla. Nicole avait l’air de s’en foutre. Pour une fois, elle restait à discuter avec sa famille.
Charley commença à se dire qu’il ne participait pas aux conversations et ça l’amena à repenser à la façon dont il avait été renvoyé de l’armée trois ans avant d’avoir droit à sa pension. C’était terrible quand on y pensait, parce qu’il avait l’impression que c’était la faute d’April avec ses problèmes mentaux, qui, après Midway, n’avaient fait qu’empirer. Une fois, elle s’était ouvert les poignets, un autre soir, ç’avait été une overdose. Chaque fois que Charley laissait sa famille pour aller dans le Pacifique, il devait demander une permission pour revenir parce que April avait flippé encore une fois. À Okinawa, alors qu’il était avec le bataillon en train de faire des boulots durs et qu’on comptait sur lui, il avait dû rentrer deux fois à la maison. Permission d’urgence. Comme c’était un problème qui avait l’air d’être insoluble, on lui avait conseillé de donner sa démission. Charley avait dit : « Je ne veux pas démissionner. » On l’avait démobilisé. Il avait refusé de signer le formulaire. On avait fini par lui tendre un papier en lui disant : « Mon vieux, prenez cet avion. » Comme ça. Il n’avait plus que trois ans à tirer. On lui avait vraiment fait un sale coup.
Bref, ça n’était pas son jour. Il finit par demander à Nicole d’appeler Kathryne. Peut-être Angel pourrait venir et rester avec lui ce soir. Il se faisait toujours du mauvais sang pour Angel. Il était loin d’elle alors qu’elle avait six ans et qu’elle avait besoin de lui. Là-dessus, Verna commença à lui faire une scène. Elle dit qu’il y avait trop d’enfants dans les parages. Pour une femme qui avait élevé huit gosses et qui n’arrivait plus à faire le compte de ses petits-enfants, on pouvait dire qu’elle n’aimait pas la marmaille. Et puis son père s’en prit à lui. « Tu ne vas pas rester ici. Les gosses ne restent pas ici. » Ils se lancèrent dans une discussion. Son père avait peut-être soixante-huit ans, mais Charley aurait bien eu envie de lui botter le derrière s’il n’avait pas été si vieux. En fait, il le bouscula quand même. Puis il prit Wendy par le bras et s’en alla sans un mot.
C’était plutôt réussi pour la soirée du Bicentenaire.
Au début, Nicole ignorait sa famille et se sentait d’une loyauté à toute épreuve envers Gary, lorsqu’elle se bécotait avec lui sur la pelouse. Mais elle perdit ce sentiment lorsqu’il se leva si vite quand Verna dit : « Bas les pattes. »
Ce qui était bizarre, c’est que Nicole, subitement, se sentait connement fière de sa famille. Tous ces costauds un peu zinzins et voilà que Gary s’enivrait de vin rouge et cherchait la bagarre avec ses cousins. Il avait vraiment l’air délabré et le bouc qu’il commençait à se laisser pousser ressemblait encore à trois poils de chèvre. Elle n’était pas si triste de le voir partir.
Après tous les ennuis à Grand Central, elle ne l’avait jamais aimé davantage, mais c’était pour une nuit, et puis encore une nuit. Maintenant il s’était remis à la bière et au fiorinal. Elle ne savait plus très bien dans quelle mesure elle lui était encore loyale. Elle commençait à avoir des idées à propos d’un autre homme.
Monsieur Propre avait fait irruption dans sa vie. Elle n’en avait pas parlé à Gary. C’était trop récent. Il s’appelait Roger Eaton, un cadre super soigné, super gentil qui bossait au centre commercial de Utah Valley et il était entré dans sa vie d’une façon incroyable : elle avait reçu une lettre d’un type qui n’avait pas signé de son nom mais qui disait qu’il lui paierait cinquante dollars si elle couchait avec lui mercredi soir. Pourrait-elle laisser la lumière allumée devant sa porte comme signal ?
Elle montra la lettre à Gary. Il la déchira. Il annonça qu’il allait tuer ce salaud. Elle n’y pensa plus. Ça faisait partie de ces choses bizarres qui arrivaient dans la vie.
Mais deux semaines plus tard, ce type vraiment beau gars, bien bâti, les yeux bleus et de beaux cheveux bruns, l’aborda à une station d’essence et se présenta. C’était lui qui avait écrit la lettre, annonça-t-il, et il voulait lui offrir un coca. Elle bavarda un peu avec lui ce jour-là, le revit pour une tasse de café, et puis alla vraiment lui demander son aide après sa scène avec Gary sur la route, lorsqu’elle découvrit que la bagarre dans la voiture lui avait laissé des bleus sur tout le corps. Ça la mit dans un tel état qu’elle se rendit tout droit au bureau de Roger Eaton. Il se montra compatissant, alors elle alla le revoir juste la veille, après être allée dire bonjour à Gary à son travail et l’avoir trouvé en train de boire de la bière au lieu de déjeuner.
Elle n’avait jamais connu un homme qui mettait tous les jours un costume pour aller travailler, et ça l’excitait. La première pensée à lui traverser l’esprit ce soir, quand Gary avait été parti, c’était que Roger Eaton lui avait dit de lui téléphoner chez lui en cas d’urgence. Elle pourrait l’appeler ce soir. Mais ça risquait de gâcher le petit quelque chose qu’elle éprouvait. Ça faisait si longtemps qu’elle n’arrivait plus à penser à une qualité ou à une séduction particulière chez un type qui lui plaisait. Elle était plutôt habituée à supporter l’ensemble : la sueur, les habitudes, tout le bazar, quoi. Alors elle n’appela pas. Elle resta juste un moment à bavarder avec son père, puis elle rentra. Gary arriva plus tard. Il était allé boire chez Fred avec deux costauds et voilà que maintenant il parlait de s’acheter une moto. Il leur avait dit qu’il allait en piquer une. Là-dessus il regarda Nicole d’un air plutôt penaud, en reconnaissant que ses copains lui avaient pratiquement éclaté de rire au nez. S’il y avait une chose, expliqua-t-il, qu’un flic inspectait toujours, c’était une motocyclette ! Une moto volée se camouflait à peu près aussi longtemps qu’un cube de glace dans le cul.
Malgré tout, c’étaient des vrais mecs, comme lui. Il envisageait, dit-il, de faire des affaires avec eux.
Il était comme un gosse de dix-neuf ans. Passionné de moto. Ravi de voir que les motards l’aimaient bien. Ça se radoucit suffisamment entre eux pour qu’ils se rabibochent. Avec le repas, la boisson, les parents qu’ils avaient rencontrés, la soirée, après tout, avait eu quelques avantages. Ils recommencèrent donc à s’entendre, mais Gary mit du temps à bander. Elle n’arrivait pas à comprendre comment elle avait pu être aussi sûre que ça s’arrangerait.
Gary mettait toujours ça sur le compte de la prison. Toutes ces années où il avait dû se branler devant des photos de nus au lieu de se faire la main sur une vraie femme ! Ce soir-là elle se mit suffisamment en colère pour lui dire que c’étaient des foutaises. Il buvait trop, il prenait trop de fiorinal. Gary invoqua l’efficacité du médicament. « Je n’ai pas envie de faire l’amour avec la migraine, dit-il. J’ai tout le temps des migraines, et le fiorinal me soulage. »
Elle était assise là, avec sa colère tendue comme un ressort. La queue molle et mouillée, il voulait quand même essayer. « Ne commence pas ce que tu ne peux pas finir, lui dit-elle. Sois réglo. » Ils commencèrent. Et désormais, ils n’allaient plus se coucher avant 4 heures et lui se levait à 6. Alors il prenait des amphètes et ça lui faisait de l’effet. Il bandait comme un cerf et il avait envie de baiser. Mais elle était si fatiguée qu’elle ne pensait qu’à dormir. Ils baisaient quand même. Et ça durait et ça durait. Elle n’arrivait pas à jouir.
Allongée, elle se dit nettement : « J’ai tiré le mauvais numéro. »
Dans la seconde semaine de juillet, par un matin brûlant, elle trouva Jim Hampton à la maison de sa mère. Après la façon dont il s’était conduit avec April, Nicole ne se sentait pas très bien disposée à son égard, mais il avait avec lui sa petite sœur et son petit frère et pour une fois elle était contente de passer la journée avec quelqu’un d’autre. Ils se contentèrent de faire un tour en bagnole et s’arrêtèrent même chez elle, à Spanish Fork, pour qu’elle puisse prendre quelque chose pour les gosses. Puis elle ramena Hampton chez sa mère et repartit avec sa propre voiture. Avec toutes ces allées et venues, elle avait dû faire plus de cent cinquante kilomètres ce jour-là.
Quand elle arriva, Gary était déjà rentré du travail et inspectait le moteur de sa voiture. Elle s’assit sur le perron. Il y avait entre eux un silence à couper au couteau.
Il finit par lui demander ce qu’elle avait fait. « Eh bien, dit Nicole, je suis restée assise sur mon cul chez ma mère. Je n’avais pas assez d’essence pour rentrer, alors j’ai dû rester là toute la sainte journée. Parfaitement, je suis restée sur mon cul. » « Eh bien, lui dit-il, il y a quelque chose de changé dans cette maison depuis que je suis parti ce matin. Tu es revenue ici dans la journée ?
— Oui, je suis revenue ici dans la journée, répondit-elle.
— Je croyais que tu étais restée assise sur ton cul toute la journée chez ta mère. »
Elle lui dit en souriant : « C’est exactement ce que j’ai dit. »
Gary abandonna la voiture, l’air aussi nonchalant que s’il rentrait dans la maison et, au passage, il la gifla à toute volée. C’était plutôt sournois. Elle avait la tête qui sonnait comme un réveil.
Nicole avait l’impression de le mériter. La grosse fierté sans raison, c’était quelque chose qu’il était incapable de supporter. Quand même, c’était la seconde fois qu’il la frappait. Elle sentait pas mal de vilaines pensées qui commençaient à se rassembler en elle.
Le lendemain, elle parvint à se soulager un peu. Comme elle n’avait toujours pas d’argent pour acheter des langes ou du savon et qu’il n’y avait pas toujours du linge propre, elle aimait laisser les gosses jouer tout nus en été. Certains des voisins devaient en être choqués.
Ce jour-là, alors que Jeremy était sur la pelouse d’un voisin et que les autres gosses étaient assis au bord du fossé qui séparait le trottoir de la rue, les pieds dans l’eau, une voiture de police s’arrêta et un flic cria quelque chose. Nicole n’en croyait pas ses yeux. Le flic roula au pas jusqu’à sa maison, vint jusqu’à sa porte et se mit à lui débiter des conneries incroyables dans le genre : « Vos gosses risquent leur vie à jouer dans le fossé là-bas. » « Votre petit garçon pourrait se noyer. » Nicole dit : « Mon bon monsieur, vous ne savez pas de quoi vous parlez. Mon petit garçon n’était pas du tout près de l’eau. Il n’en a pas une goutte sur le corps. » C’était vrai.
Le flic se mit à dire que les voisins avaient téléphoné pour se plaindre qu’elle ne s’occupait pas bien des enfants. « Foutez le camp de chez moi, dit Nicole, remmenez votre gros cul sur la route. »
Elle savait qu’elle pouvait dire n’importe quoi dès l’instant où elle restait dans sa maison. Le flic était dehors à la menacer de l’assistance sociale et elle lui claqua la porte au nez. Il hurla : « Il vaut mieux que je ne revoie pas ces gosses dehors. » Elle ouvrit de nouveau la porte.
Nicole dit : « Ces gosses vont jouer dehors toute la sainte journée et vous feriez mieux de ne pas les toucher, sinon je vous descends. »
Le flic la regarda. Il avait une expression dans le genre : « Et maintenant qu’est-ce que je fais ? » Au milieu de sa colère, elle comprenait le point de vue du policier : c’était une situation si dingue pour lui. Menace par une femme. Puis elle ferma la porte, il repartit dans sa voiture et Gary se leva. Par ces jours de chaleur, on avait approché le lit de la fenêtre de la salle de séjour.
Elle se rendit compte tout d’un coup de ce que ces deux dernières minutes avaient dû lui faire éprouver. Elle avait complètement oublié les pistolets. La vue de ce flic s’arrêtant chez eux allait encore se traduire par plus de bière et plus de fiorinal.
Le lendemain matin, il était chez Kathryne. Elle le trouva plutôt brusque. « Venez dehors », dit-il. Kathryne avait peur. « Vous ne pouvez pas me le dire ici ? » « Non, dit-il, dehors. »
Elle n’aimait pas la façon dont il se conduisait, mais c’était le jour. Elle sortit donc et Gary dit : « J’ai quelque chose dans ma voiture que je veux laisser ici un petit moment. » Il alla jusqu’à la Mustang pour prendre un sac de linge dans le coffre et le déposer à l’arrière de sa voiture à elle. Kathryne demanda : « Qu’est-ce que vous avez là, Gary ? » Et il répondit : « Des armes. »
« Des armes ! » fit-elle. « Oui, dit-il, des armes. » Elle lui demanda où il se les était procurées. « Où est-ce que vous croyez ? Je les ai volées. » Kathryne se contenta de dire : « Oh ! » Là, sur la plage arrière de sa voiture, il se mit à les lui exhiber. « J’aimerais, dit Gary, les laisser ici. » « Mon Dieu, Gary, dit Kathryne, je crois qu’il vaudrait mieux pas. Je ne peux pas les garder ici. »
« Je reviendrai en sortant du travail, dit Gary. Je veux juste les laisser un moment dans un endroit sûr. »
Elle n’en croyait pas ses yeux en voyant la façon dont il les avait disposées sur le coffre de la voiture. Si un des voisins regardait par la fenêtre, il n’en croirait pas ses yeux non plus.
Il prit chaque arme avec soin et la lui décrivit comme si c’était une rare beauté. Un des pistolets était un Magnum 357 ceci ou cela, un autre était un Browning automatique 7,65, puis un Dan Weston 9 mm, une chose ou une autre. Kathryne dit : « Gary, je ne m’y connais pas beaucoup en pistolets.
— Il vous plaît, celui-ci ? demanda-t-il.
— Oh ! ils sont beaux, ils sont tous beaux, vous savez. (Elle ajouta :) Qu’est-ce que vous allez en faire, Gary ?
— Il y a deux types qui vont me les acheter », dit-il.
Tous les pistolets étaient maintenant déballés. Il expliqua : « J’en ai donné un à Nicole pour se protéger. Un joli petit Derringer. J’ai envie de vous donner celui-ci.
— Je n’en ai pas besoin, Gary. Vraiment, je n’en veux pas.
— J’y tiens, dit-il. Vous êtes la mère de Nicole.
— Bon sang, Gary, dit Kathryne, j’ai déjà un pistolet.
— Eh bien, dit-il, je veux vous offrir ce Spécial. Ça n’est pas sûr pour deux femmes de vivre ici seules comme votre sœur et vous. » Elle essaya d’expliquer qu’elle avait déjà le Magnum de son mari. Mais Gary dit : « C’est un trop gros calibre. Vous ne devriez même pas essayer de tirer avec. »
Il rangea alors son arsenal dans le coffre de la voiture de Kathryne. Celle-ci lui expliqua qu’elle ne voulait absolument pas circuler avec tout ça. Alors il dit : « Laissez-moi les mettre dans la maison. » Il lui raconta qu’il reviendrait à 5 heures. Bon, déclara-t-elle, à cette heure-là elle ne serait pas là.
Ça ne faisait rien, il viendrait juste les reprendre. Là-dessus, il porta le sac de linge dans la maison et déposa les pistolets derrière le canapé, sept ou huit au total. Puis il enveloppa le Spécial dans un vieux chiffon et le cacha sous le lit dans la chambre de Kathryne.
Ce soir-là, quand Cathy et elle rentrèrent, elles se précipitèrent pour regarder derrière le canapé. C’était vrai, les pistolets avaient disparu.
Dans la journée, alors que Gary était au travail, Barrett passa avec son camion et Nicole partit avec lui jusqu’au canyon. Sunny et Peabody descendirent pour aller jouer. Ils n’avaient même pas eu le temps d’allumer un clope qu’il avait baissé sa culotte. Elle aussi. Et ils y allaient de bon cœur. Elle s’entendit dire : « Gary est fou. On pourrait se faire tuer. » Puis elle dit à Jim : « S’il arrive quoi que ce soit, je tiens à ce que tu saches que je t’aime. » Et au moment où elle le disait, c’était vrai.
Gary rentra vêtu d’un vieux caban aux manches coupées. Son pantalon était plein de taches et il était à moitié saoul. Il lui demanda de venir avec lui chez Val Conlin pour examiner la camionnette. Elle lui dit de se nettoyer d’abord. Elle ne tenait vraiment pas à ce qu’on la voie avec lui. On aurait dit qu’il avait couché dans la cour.
Gary continuait à discuter avec Conlin comme s’il avait l’argent. C’était vraiment agaçant.
Ensuite, il voulut s’arrêter pour voir Craig Taylor. C’était complètement idiot. Julie, la femme de Craig, était à l’hôpital. Les gosses de Nicole et les petits Taylor étaient insupportables pendant que Gary s’était mis à jouer aux échecs avec Craig. Il poussa des cris de joie lorsqu’il l’eut battu.
Là-dessus, Gary se mit à déblatérer sur le compte de Val Conlin qui le faisait attendre pour la camionnette. « Je démolirai sa baraque et quelques-unes de ses bagnoles aussi, dit-il. Je leur casserai les vitres à coups de pied. »
Craig se contentait d’écouter comme un hibou. Il avait les plus larges épaules qu’elle avait jamais vues pour un type qui avait une tête de hibou. Il ne disait jamais rien. Il clignotait.
Gary déclara qu’il avait horreur de regarder la télé. Il avait surtout horreur des feuilletons policiers. Nicole se mit à bâiller.
Comme ils s’en allaient, Gary demanda à Craig : « Qu’est-ce que tu penses de moi ?
— Ma foi, tu as l’air d’essayer, fit Craig. Avec quelques coups de chance, tu t’en tireras. »
En remontant de chez Craig pour aller chez Kathryne, en plein milieu de la longue route jusqu’à la maison de sa mère, la Mustang se remit à caler. Gary était si furieux qu’il cassa le pare-brise.
Il se renversa en arrière, détendit ses jambes, et projeta ses pieds contre le pare-brise. Il péta.
Les gosses avaient peur. Nicole ne dit pas un mot. Elle descendit pour l’aider à pousser la voiture et la faire démarrer. Ça ne marchait toujours pas. Là-dessus, quelqu’un passa qui leur donna un coup de main. Ils roulèrent en silence pendant deux cents mètres.
Depuis une semaine, elle essayait de lui dire qu’ils pourraient habiter séparément et se voir de temps en temps. Maintenant que le moment était venu, ce fut Gary qui parla : « Je t’emmène chez ta mère, dit-il, je ne veux plus jamais revoir ta gueule. »
Il la planta là avec les gosses sans plus de façon que s’il descendait à l’épicerie acheter des boîtes de bière. Elle croyait que ça lui ferait plaisir, mais ça n’était pas le cas. Elle n’avait pas l’impression que ça s’était terminé comme il fallait.
Douze heures plus tard, Gary rappliqua chez Kathryne. Juste avant le déjeuner. Il voulait qu’elle revienne. En le lui demandant, il était déjà ivre. Elle répondit qu’elle ne voulait pas. « Il faut que j’y réfléchisse un moment. »
Il ne voulait pas qu’elle réfléchisse. Il voulait qu’elle soit d’accord. Quand même, elle était stupéfaite. Il ne la força pas. Mais quand il fut parti, elle décida que ç’aurait été trop facile. Demain, il reviendrait à un moment ou à un autre. Elle téléphona donc à Barrett pour lui demander si elle pouvait crécher chez lui. Nicole expliqua clairement qu’elle n’avait pas envie de s’incruster. Elle avait juste besoin d’un lit pour deux ou trois jours.
Si elle voulait disparaître aux yeux de Gary, il faudrait trouver de meilleurs endroits que chez Barrett. Elle se mit à chercher un appartement. Le lendemain, Barrett en trouva un à Springville. Pratiquement personne ne connaissait l’adresse et elle lui fit jurer de la garder secrète.
Elle habitait maintenant à huit kilomètres de la maison de Spanish Fork. Si Gary prenait la route de derrière pour Provo au lieu de la nationale, il passerait à deux rues de chez elle.
Barrett voulait qu’ils essaient encore une fois. Encore un voyage de l’esprit. Quand elle était jeune, et qu’elle lisait des histoires d’animaux, Kathryne lui avait parlé de la réincarnation. Elle lui avait raconté cela comme un conte de fées. C’était alors que Nicole avait choisi de revenir sous la forme d’un petit oiseau blanc. Maintenant elle se disait que si elle ne mettait pas un peu d’ordre dans la façon dont elle s’y prenait avec les hommes, elle allait revenir sur terre toute laide et aucun homme ne voudrait jamais la regarder.