Juste avant que son père et sa mère se séparent, Nicole avait trouvé une petite maison à Spanish Fork, et ça lui parut une amélioration. Elle avait envie de vivre seule et la maison facilitait les choses.
Elle était très petite, à une quinzaine de kilomètres de Provo, dans une rue tranquille au pied des collines. C’était la plus vieille construction du pâté de maisons et, à côté de tous ces pavillons style ranch alignés sur chaque trottoir comme des photos dans des magazines de supermarché, la maison avait l’air d’une illustration pour conte de fées. À l’extérieur, elle était tout en stuc bleu lavande avec des encadrements de fenêtres chocolat, et, à l’intérieur, il n’y avait qu’une salle de séjour, une chambre, une cuisine et une salle de bains. La poutre maîtresse s’incurvait au milieu et la porte d’entrée était pratiquement sur le trottoir : c’est vous dire qu’elle ne datait pas d’hier.
Dans la cour, derrière, il y avait un chouette pommier avec quelques fils de fer rouillés pour retenir les branches. Elle l’adorait. Cet arbre était comme un de ces chiens perdus dont personne ne s’occupe et qui s’en foutent : il est encore magnifique.
Juste au moment où elle allait vraiment s’installer, se mettre à aimer pour de bon cette fois, s’occuper de ses gosses et essayer de mettre de l’ordre dans ses idées pour qu’elles ne fassent pas clic clic dans sa tête quand elle était seule, voilà que Kathryne et Charles choisissent de se séparer, sa pauvre mère et son pauvre père qui s’étaient mariés alors qu’ils sortaient à peine du lycée, mariés depuis plus de vingt ans, cinq gosses et qui, Nicole l’avait toujours pensé, ne s’étaient jamais vraiment aimés même si de temps en temps ils étaient amoureux. Bref, ils s’étaient séparés. Ça l’aurait démolie si elle n’avait pas eu la maison de Spanish Fork. La maison, ça valait mieux qu’un homme. Nicole s’étonnait elle-même. Ça faisait des semaines qu’elle n’avait couché avec personne ; elle n’en avait pas envie, elle voulait juste digérer sa vie, ses trois mariages, ses deux gosses et plus de mecs qu’on ne pouvait en compter.
Donc la routine habituelle. Nicole avait un assez bon travail comme serveuse au Café de la Grand-Vue, à Provo, et puis elle trouva du travail comme couturière dans un atelier. Ça n’était qu’un pas au-dessus d’être serveuse, mais elle était contente. On l’envoya une semaine à l’école, elle apprit à utiliser les machines à coudre à moteur, et elle gagnait plus d’argent que jamais. Deux dollars trente de l’heure. Elle rapportait à la maison quatre-vingts dollars par semaine.
Bien sûr, le travail était dur. Nicole ne s’estimait pas particulièrement bien coordonnée dans ses mouvements et elle n’était certainement pas rapide : elle avait la tête trop dérangée pour ça. Elle s’énervait. On l’installait sur une machine et, juste au moment où elle commençait à en piger le fonctionnement et où elle approchait du quota horaire, voilà qu’on la mettait sur une autre. Et puis la machine se mettait à déconner au moment où elle s’y attendait le moins.
Quand même, ça n’allait pas trop mal. Elle avait un petit matelas de cent dollars obtenu en escroquant à l’assistante sociale un supplément de fric qu’elle lui avait versé un jour en se trompant dans les chèques, et elle avait ajouté soixante-quinze dollars d’économie sur son travail. Elle put donc payer cash cent soixante-quinze dollars pour une vieille Mustang qu’elle acheta au frère de son voisin. Il en voulait trois cents, mais il aimait bien, Nicole. Elle avait eu de la veine.
Le soir où Nicole fit la connaissance de Gary, elle avait emmené Sunny et Jeremy faire un tour : les gosses adoraient la voiture. Sa belle-sœur était avec elle. Sue Baker et elle n’étaient pas exactement comme cul et chemise, mais elles passaient pas mal de temps ensemble et à cette époque-là, Sue n’avait pas le moral car elle était enceinte et séparée de Rikki.
En se promenant, Nicole passa à un bloc environ de la maison de ses cousins et Sue proposa de passer les voir. Nicole accepta. Elle se dit que Sue aimait bien Sterling et qu’elle avait dû apprendre que lui aussi avait plaqué sa bonne femme, justement cette semaine, avec bébé et tout.
C’était une nuit sombre et fraîche, une de ces nuits de mai où l’air de la montagne sentait encore la neige. Mais ce n’était pas si froid puisque Sterling avait sa porte entrouverte. Les filles frappèrent et entrèrent. Nicole n’avait que ses jeans et une sorte de corsage bain de soleil. Et il y avait ce type à l’air bizarre assis sur le canapé. Elle trouva qu’il avait tout simplement l’air bizarre. Il n’était pas rasé depuis au moins deux jours et buvait une boîte de bière. Après avoir dit bonjour à Nicole et à Sue, Sterling ne le présenta même pas.
Nicole fit semblant d’ignorer la présence de l’inconnu, mais ce type avait quelque chose. Quand leurs regards se croisèrent, il dit : « Je vous connais. » Nicole ne répondit rien. Pendant une fraction de seconde, quelque chose lui traversa l’esprit, puis elle se dit : « Non, je ne l’ai jamais rencontré, j’en suis sûre. Peut-être que je l’ai connu dans un autre temps. »
Ce fut ce qui déclencha tout. Ça faisait un bon moment qu’elle ne pensait pas comme ça. Et voilà qu’elle retrouvait ce sentiment. Elle comprit ce qu’il voulait dire.
Ses yeux semblaient très bleus dans un long visage triangulaire, ils la dévisageaient et il répéta : « Eh, je vous connais. » Nicole finit par avoir un petit rire en disant : « Oui, ça se peut. » Elle y pensa encore un moment, puis le regarda de nouveau et dit : « Ça se peut. » Ils ne se dirent rien de plus pendant un moment.
Elle consacra son attention à Sterling. En fait, les deux filles entouraient Sterling, le type le plus facile du monde avec qui s’entendre. Nicole l’avait toujours bien aimé car il était gentil et tendre et très hospitalier, et fichtrement sexy. Il calmait tout.
Comme Sue l’aimait bien aussi, la soirée devenait excitante. Au cours de la conversation, Nicole finit par avouer à Sterling qu’elle avait eu le béguin pour lui pendant des années quand elle était gosse. Il lui répliqua qu’il avait toujours été fou d’elle. Ils éclatèrent de rire. Des cousins qui ont un béguin… L’autre type était assis là-bas et continuait à la regarder.
Au bout d’un moment, Nicole se dit que le nouveau venu était plutôt pas mal. Il était beaucoup trop vieux pour elle, il pouvait avoir pas loin de quarante ans. Mais il était grand, il avait de beaux yeux et une assez jolie bouche. Il avait l’air intelligent et pourtant mauvais en même temps, comme un type plus âgé qui pourrait faire partie d’une bande de motards. Et elle éprouvait une certaine fascination, même si elle n’était pas disposée à avouer autant d’intérêt.
Sue ne lui adressait pas la parole non plus. En fait elle faisait comme s’il n’était pas là. Pour compenser, Sunny commença à se conduire comme une vraie morveuse de quatre ans et à se montrer désagréable et autoritaire devant l’étranger. Elle se mit à ordonner à Nicole de faire ceci et de faire cela. Sunny était toute rouge et jolie, et elle flirtait avec l’inconnu. Là-dessus, il regarda Nicole en disant : « Vous allez avoir bien des ennuis avec cette petite fille. Elle pourrait se retrouver en maison de correction. »
Ça lui donna un coup. C’était une remarque qui vous touchait. Peut-être bien qu’elle était le genre de mère qui pouvait avoir cette influence-là sur ses gosses. Nicole savait que ces mots-là allaient rester plantés en elle comme un hameçon pendant les deux années à venir.
Elle se mit à penser que ce type avait une sorte de pouvoir psychique, et qu’il pouvait vraiment voir ce qui allait arriver. Comme si c’était un hypnotiseur ou quelque chose de ce genre. Elle n’était pas très sûre d’aimer ça.
En tout cas, ça lui parut suffisant pour engager la conversation. Bientôt, il lui parlait avec beaucoup d’insistance. Il voulait aller à l’épicerie acheter un paquet de six canettes et il n’arrêtait pas de la harceler pour qu’elle l’accompagnât. Elle secouait la tête. Sue et elle s’apprêtaient à partir et elle ne voulait pas aller à l’épicerie avec ce type. Il était trop bizarre. D’ailleurs, ça ne rimait à rien puisque le magasin était juste un peu plus bas dans la rue.
Ce qui joua en sa faveur, toutefois, ce fut que Sue n’avait pas l’air prête à partir. Elle commençait tout juste à bavarder avec Sterling et de toute évidence ça ne l’ennuierait pas d’être en tête à tête avec lui un petit moment. Alors Nicole dit : « D’accord », et elle emmena Jeremy en guise de protection. Sunny dormait déjà.
Lorsqu’ils arrivèrent au magasin, c’était fermé. Ils continuèrent vers le centre. Nicole ne descendit même pas de voiture. Elle resta assise pendant que ce grand type allait acheter ses canettes de bière et rapportait une banane pour Jeremy. C’était son idée. C’était bizarre, mais il avait une Mustang juste comme la sienne, le même modèle, la même année. Il n’y avait que la couleur qui était différente. Alors elle se trouvait bien dedans.
Lorsqu’il revint avec la bière, elle était adossée contre la portière et il posa sur ses genoux le paquet de six canettes. Elle dit en plaisantant : « Oh, ça fait mal. » Il se mit à lui frictionner le genou. Il le fit très convenablement ; rien de trop personnel, mais c’était agréable et simple, et ils repartirent. Lorsqu’ils arrivèrent devant l’allée de Sterling, elle n’avait pas eu le temps de descendre de voiture qu’il se tourna vers elle en la regardant et lui demanda si elle voulait bien l’embrasser. Elle ne dit rien pendant une minute puis répondit oui. Il se pencha pour lui donner un baiser et ça ne changea rien à l’idée qu’elle se faisait de lui. Même, elle fut surprise d’avoir envie de pleurer. Longtemps après, elle se souviendrait de ce premier baiser. Puis ils rentrèrent chez Sterling.
Maintenant, Nicole ne l’ignorait plus tout à fait autant, mais elle tenait quand même à s’asseoir à l’autre bout de la pièce. Sue, manifestement, ne pouvait pas supporter ce type et lui accordait encore moins d’attention qu’avant. En fait, Nicole fut surprise de voir comme ça semblait lui être égal d’être antipathique à Sue. Sue avait beau être visiblement enceinte, Nicole trouvait que c’était une belle blonde. C’était peut-être la plus jolie d’elles deux. Pourtant il ne faisait pas attention à elle, il semblait prêt à rester assis dans son coin. Sterling aussi était silencieux. Au bout d’un moment, on aurait pu croire que la soirée n’allait mener nulle part.
Comme l’ambiance tombait, Nicole et Sue se mirent à bavarder ensemble. Nicole avait souvent l’impression que Sue, du temps où ça se passait bien avec Rikki, n’avait pas trop bonne opinion d’elle à cause de tous les types avec qui elle sortait. Sue et Rikki l’avaient même dénoncée le jour où elle avait amené un coquin dans son lit dans la maison de sa grand-mère, et après cela elle n’avait plus jamais fait vraiment confiance à Sue. Elle ne voulait sûrement pas donner à Sue le sentiment qu’elle était toujours une fille facile. Nicole prit donc un air un peu pincé quand, au moment où elle s’apprêtait à rentrer les enfants, Gary lui demanda son numéro de téléphone. Ça lui faisait un drôle d’effet d’avoir l’air si disponible devant sa belle-sœur, après toutes les remarques qu’elle avait faites ce soir pour expliquer qu’elle avait changé de vie. Alors elle répondit qu’elle ne pouvait pas le lui donner. Il en resta baba.
Il dit : « Ça ne rime à rien si vous vous en allez maintenant et que je ne vous revoie jamais. Ce serait gâcher quelque chose de bien », ajouta-t-il. Il se mit même un peu en colère parce qu’elle continuait à dire non. Il était assis là à la regarder. Elle fixait ses yeux bleus en lui disant qu’elle ne lui donnerait pas son numéro mais, avec les gosses et Sue en train de dire au revoir à Sterling, ça lui prit un moment pour partir. Lorsqu’ils se retrouvèrent dehors, Nicole aurait voulu hurler, tant elle avait eu envie de lui donner son numéro de téléphone.
Elle n’avait même pas le téléphone. Tout ce qu’elle aurait pu lui donner, c’était son adresse ou le numéro des voisins.
Pendant le trajet, Nicole se sentit bizarre. Elle raccompagna Sue puis repartit jusqu’à Spanish Fork, s’arrêta devant la maison mais sans descendre de voiture. Puis elle dit : « Et puis merde », et repartit chez Sterling. En route, elle décida qu’elle était idiote et que le type ne serait même plus là. Ou alors, il serait peut-être en train d’essayer de faire du gringue à une autre fille. Sterling aurait fort bien pu en appeler une pour lui.
Nicole avait vraiment peur de la situation dans laquelle elle se mettait. Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi elle faisait ça. C’était la première fois qu’elle courait après un type depuis Doug Brock, et c’était le premier mec qui l’avait jamais plaquée. Brock était bien plus âgé et on peut dire qu’elle l’aimait bien. Nicole travaillait depuis un moment dans un motel de Salt Lake, et lui habitait juste au coin. Un jour il lui dit qu’il la paierait bien si elle voulait faire le ménage chez lui. Dès qu’il l’eut fait venir chez lui, ça commença à être assez fantastique, et il lui dit de venir quand elle voudrait. Une nuit où elle ne pouvait pas dormir et où elle en avait assez d’être seule, elle alla chez lui. Il était 2 heures du matin. Il vint lui ouvrir tout nu et dit : « Qu’est-ce que tu fous à cette heure-ci ? » Il se montra grossier, parla d’un autre type et dit qu’il ne voulait pas entendre parler d’une nana qui sortait avec un autre. Il avait l’air d’un contremaître en disant ça – et c’était justement ce qu’il était. Puis il lui dit qu’il était occupé avec une autre fille. Il lui lança ça froidement sur le pas de sa porte et à 2 heures du matin. C’était un peu fort. Nicole ne revint jamais le voir. À vrai dire, c’était à peine si elle pensait à lui jusqu’à ce jour-là, en revenant chez Sterling, alors qu’elle se demandait si Gary y serait encore.
Mais elle commença à avoir vraiment peur de l’histoire dans laquelle elle allait peut-être se lancer. En fait, elle était si excitée qu’elle avait l’impression d’avoir respiré un gaz bizarre qui, à la fois, lui ramollissait les jambes et lui montait à la tête. Elle n’avait jamais rien senti d’aussi fort auparavant. À croire que ce serait impossible de laisser ce type s’en aller.
Sa voiture était toujours là et elle se gara juste derrière. Les gosses dormaient sur la banquette arrière, alors elle les laissa.
On ne risquait rien de laisser les gosses dans une rue tranquille. Elle alla frapper à la porte, qui pourtant était entrebâillée. Elle entendit Gary dire quelque chose juste avant qu’elle frappe. C’était incroyable, mais elle l’entendit dire : « Mon vieux, elle me plaît, cette fille. »
Lorsqu’elle entra, il s’approcha d’elle et la toucha ; il ne l’empoigna pas pour un grand baiser, mais l’effleura tout juste. Elle se sentait vraiment bien. C’était formidable. Elle avait bien fait de revenir. Ils restèrent une heure ou deux assis sur le divan, à rire ou à bavarder. Peu importait si Sterling était présent ou pas.
Au bout d’un moment, quand il fut évident qu’elle allait rester, ils allèrent jusqu’à la voiture pour prendre les enfants endormis et les ramener dans la maison. Ils les installèrent sur le lit de Sterling sans les réveiller et se remirent à bavarder.
Ils ne faisaient pratiquement rien d’autre que rire. Ils eurent un grand fou rire à l’idée de compter les taches de rousseur qu’elle avait, et Gary disait que c’était impossible parce qu’on ne pouvait pas compter les taches de rousseur sur un lutin. Puis, dans un moment de calme qui suivit plusieurs crises de rire, il lui raconta qu’il avait passé la moitié de sa vie en prison. Il lui dit cela d’un ton détaché.
Si Nicole n’avait pas peur de lui, elle était pleine d’appréhension. C’était l’idée de se trouver embringuée une fois de plus avec un perdant. Quelqu’un qui n’avait pas assez haute opinion de lui-même pour essayer d’arriver à quelque chose. Elle trouvait que c’était dommage de se laisser entraîner par la vie. On risquait un jour d’avoir à le payer trop cher.
Ils se mirent à parler de Karma. Depuis qu’elle était gosse, elle croyait à la réincarnation. C’était la seule explication qui tenait debout. On avait une âme et, quand on était mort, votre âme revenait sur terre sous forme d’un nouveau-né. On avait une nouvelle vie où on expiait ce qu’on avait fait de mal dans la vie précédente. Elle voulait être raisonnable pour ne pas avoir à faire encore un voyage.
À sa stupéfaction, il pensait la même chose. Il dit que cela faisait longtemps qu’il croyait au Karma. Le châtiment, c’était d’avoir à affronter quelque chose qu’on n’avait pas eu le courage de regarder en face dans cette vie.
Oui, lui dit-il, si on tuait quelqu’un, peut-être qu’on devrait revenir et être les parents de cette personne dans un siècle futur. C’était toute la raison de l’existence, dit-il, s’affronter soi-même. Si on ne le faisait pas, le fardeau devenait plus lourd.
Ça devenait la meilleure conversation qu’elle ait jamais eue. Elle avait toujours pensé que la seule manière d’avoir des conversations comme ça, c’était dans sa tête.
Puis il se redressa sur le divan et lui prit le visage entre ses mains : « Tu sais, je t’aime. » Il était à quelques centimètres d’elle en disant cela. Elle hésitait à lui répondre. Nicole avait horreur de « je t’aime ». À dire vrai, c’était une phrase qu’elle méprisait. Elle l’avait dite tant de fois quand elle n’en pensait pas un mot… Quand même, il se dit qu’il fallait le lui dire. Comme elle s’y attendait, ça sonnait tout drôle. Ça lui laissa un écho désagréable dans la tête.
Il dit : « Tu sais, il y a un endroit dans le noir. Tu sais ce que je veux dire ? Je crois que c’est là que je t’ai rencontrée. C’est là que je t’ai connue. » Il la regarda en souriant et poursuivit : « Je me demande si Sterling connaît cet endroit-là ? Est-ce qu’il faut lui dire ? » Ils regardèrent Sterling tous les deux. Il était assis là avec, ma foi, un drôle de sourire, comme s’il savait comment les choses allaient se passer. Puis Gary reprit : « Il sait. Ça se sent. Ça se voit dans ses yeux qu’il sait. » Nicole eut un rire ravi. C’était marrant. Ce type semblait deux fois plus âgé qu’elle, et pourtant il y avait quelque chose de naïf chez lui. Il était astucieux, mais il était si jeune à l’intérieur.
Il n’arrêtait pas de boire de la bière, et Nicole se levait de temps en temps pour donner le biberon au bébé de Sterling. Ruth Ann était à son travail : même si Ruth Ann et Sterling étaient séparés, ils vivaient quand même dans la même maison. Ils ne pouvaient pas se permettre autre chose.
Gary n’arrêtait pas de dire à Nicole qu’il avait envie de lui faire l’amour. Elle ne cessait de lui répéter qu’elle ne voulait pas commencer cette nuit-là. Il disait : « Je n’ai pas simplement envie de te sauter, je veux te faire l’amour. »
Au bout d’un moment, elle passa dans la salle de bains et lorsqu’elle ressortit, Sterling s’en allait. Ça lui fit un drôle d’effet. Sterling ne manifestait aucun signe d’être obligé de partir. Il n’avait pas du tout l’air d’avoir été mis dehors. Pourtant, elle se dit que Gary s’était peut-être montré un peu grossier. Très grossier, même. Avec toute cette bière, il commençait aussi à devenir un peu brutal. Mais maintenant qu’ils étaient tous les deux seuls, ça ne rimait pas à grand-chose de refuser. Au bout d’un moment, elle s’était déshabillée et ils avaient roulé par terre.
Il n’arrivait pas à bander. On aurait dit qu’il avait été frappé avec une hache mais il essayait de sourire. Il ne voulait pas s’arrêter pour se reposer. Il avait une demi-érection.
Il était lourd sur elle et n’arrêtait pas d’essayer. Au bout d’un moment il commença à s’excuser en disant qu’il avait dû boire trop de bière. Il lui demanda de l’aider. Nicole commença à faire ce qu’elle pouvait. Lorsqu’elle en fut presque à avoir des crampes dans le cou, il n’était toujours pas disposé à renoncer. Ça devenait épuisant et ça la rendit furieuse.
Elle lui dit qu’ils devraient laisser tomber un moment. Peut-être essayer plus tard. Il lui demanda alors avec douceur de se mettre sur lui. Il lui murmura à l’oreille qu’il aimerait qu’elle reste là pour toujours. Il lui demanda aussi si elle arriverait à dormir comme ça, sur lui. Ça lui ferait plaisir. Elle essaya un long moment. Elle lui dit qu’il devrait se reposer et ne pas s’inquiéter. Avec la chaleur, l’épuisement et le fait que ça ne marchait pas, elle éprouvait quand même de la tendresse pour lui. Elle en était étonnée. Elle était triste de le voir ivre et navrée qu’il s’énerve à ce point-là et peut-être bien qu’elle l’aurait aimé, mais en même temps elle était exaspérée de le sentir trop excité pour renoncer et s’endormir. Et il n’arrêtait pas de s’excuser. Il répétait que c’étaient la bière et le fiorinal. Il lui expliqua qu’il devait prendre du fiorinal tous les jours pour ses migraines.
Sterling frappa à la porte en demandant s’il pouvait revenir, et Gary lui dit d’aller se faire voir. Nicole dit à Gary que ça ne lui plaisait pas de le voir si grossier avec Sterling. Gary finit par jeter une couverture sur elle et par aller ouvrir le verrou afin que Sterling puisse entrer. Puis Gary revint, il se glissa sous la couverture et recommença à la harceler. Ça dura toute la nuit. Ils dormirent très peu.
Vers 6 heures du matin, Ruth Ann rentra de son travail à l’asile de vieillards. C’était un peu gênant pour Nicole, parce qu’elle savait que Ruth Ann n’avait pas très bonne opinion d’elle. D’un autre côté, ça lui donnait une excuse pour se lever, et c’était tout ce que demandait Nicole : elle avait envie d’être seule un moment.
Pourtant, avant de se séparer, elle lui donna son adresse. C’était vraiment un premier pas. Il n’arrêtait pas de lui demander si c’était bien sa véritable adresse. Lorsqu’elle lui répéta que oui, il annonça qu’il passerait la voir après son travail.
Et, bien sûr, il était là. Elle avait dû aller à l’épicerie et avait laissé un mot qui disait simplement : « Gary, je reviens dans quelques minutes. Fais comme chez toi. » Mais ce mot réussit à rester dans la maison tout le temps où ils furent ensemble. Elle le cachait, les gosses s’en emparaient et puis Gary retombait dessus.
Cet après-midi-là, lorsqu’elle rentra, il était déjà planté dans l’entrée, l’air crasseux. Il portait un pantalon comme ceux des employés du téléphone qui trimbalent des outils dans leurs poches. Il avait un T-shirt, était tout sale d’avoir travaillé, et pourtant Nicole se dit qu’il était superbe.
Le grand-père de Nicole, qui habitait le Canyon de Spanish Fork, vint un peu plus tard. Il ne fit que passer et se mit à lui lancer des coups d’œil en coin du genre : « Bon sang, tu remets ça, la Boulotte ? » C’était le surnom qu’il lui donnait quand elle était gosse. Son grand-père savait dans quelle situation elle était capable de se fourrer. Bien sûr, il pouvait aussi deviner quand elle avait envie que le type reste ; alors il ne s’attarda pas.
Gary semblait mal à l’aise d’être dans une maison qui n’était pas la sienne. Pendant qu’elle s’affairait avec les gosses, il sortit pour faire le tour de la maison. Plus tard, quand les choses se calmèrent, ils veillèrent très tard une fois de plus à bavarder, et ça la rendait mal à l’aise de sentir à quel point ce type était prêt à s’installer avec elle. Ça lui fichait vraiment la frousse. Nicole avait toujours considéré qu’en amour elle n’était jamais sincère. Ça pouvait commencer dans la sincérité, mais elle n’était pas très sûre d’avoir jamais été vraiment amoureuse d’un type. Elle s’intéressait aux garçons, elle avait eu des tas de béguins, dont certains assez durables. La plupart du temps, c’était parce que le type était beau gosse, ou qu’il lui faisait des choses agréables. Mais en regardant Gary, elle ne voyait pas seulement son visage et son air ; c’était plutôt que Nicole, pour la première fois, se sentait à sa place. Elle savourait chaque minute de sa présence.
Plus tard, elle ne se souvint plus de la façon dont ça s’était passé au lit la seconde nuit, et pourtant ç’avait été mieux. Il n’avait sans doute pas battu de record, mais au moins ça n’avait pas été la bagarre comme la première fois. Et puis les jours et les nuits commencèrent à se succéder. Pendant une semaine il vécut à peu près tout le temps avec elle, mais sans s’installer complètement.
Pourtant, le week-end, il l’emmena faire la connaissance de Vern et Ida. Il avait l’air rudement fier. Elle aimait bien la façon dont il la présenta et dont il expliqua que le surnom de Jeremy, c’était Petit pois. Est-ce qu’ils n’avaient jamais entendu un meilleur surnom ? Personne ne fut surpris quand il annonça : « Vern, j’ai décidé de partir pour vivre avec Nicole. » Ils savaient tous que c’était déjà réglé, mais on se rendait bien compte que ça lui faisait plaisir de le dire tout haut.
Vern réagit très bien. Gary, déclara-t-il, faisait ce qu’il voulait. Vern reconnut que, comme Nicole travaillait aussi, peut-être qu’à eux deux, avec les deux salaires, ils pourraient s’en tirer. En attendant, Gary pouvait se sentir libre de garder sa chambre. Ce n’était pas comme s’il était un pensionnaire qui habitait le sous-sol et payait son loyer toutes les semaines.
Cependant, quand elle vit sa chambre, Nicole trouva que c’était un trou à rat. Pas de tableau au mur, pas de lampe. Ça avait l’air d’un recoin dans un hôtel minable, et Gary n’avait que très peu d’affaires : un pantalon et quelques chemises dans ses tiroirs. Dans un dossier vert, un tas de photos de ses amis de prison. Elle comprenait mal pourquoi il l’avait emmenée dans sa chambre jusqu’au moment où il prit son chapeau pour le mettre sur sa tête, une sorte de chapeau insensé. Il se regarda dans la glace avec des airs de dandy. Puis il exhiba un autre chapeau avec des rayures bleues, blanches et rouges. C’est ce qui était le plus bizarre chez lui ; ces chapeaux absolument dingues qu’il trouvait élégants.
Sue Baker ne savait même pas que Gary voyait Nicole, encore moins qu’il vivait avec elle. Mais un jour, Nicole vint la voir en disant qu’elle avait décidé de prendre sa journée. Elle avait envie de bavarder avec Sue. Elles emmenèrent donc les gosses faire un pique-nique dans le parc. Ce fut là que Nicole lui raconta qu’elle n’avait jamais éprouvé pour personne les sentiments qu’elle avait pour Gary. Elle l’aimait.
Elle le connaissait depuis trois ou quatre nuits quand il s’était enivré, raconta Nicole, ivre au point qu’elle était furieuse contre lui. Mais là-dessus il s’était assis et avait dessiné un portrait d’elle. Jusque-là, il avait toujours dit combien il était bon en dessin et comment il raflait les prix dans les concours, mais elle ne l’avait jamais vu à l’œuvre. Elle ne l’avait pas cru. Elle avait souvent écouté des gars parler de ce qu’ils étaient capables de faire. Elle avait entendu bien des foutaises. Mais lorsqu’il fit ce portrait, c’était rudement bien. Il ne se contentait pas de crayonner : il faisait ça comme un véritable artiste.
Quand le moment vint de quitter le parc pour aller chercher Gary à son travail, il y avait une lumière dans les yeux de Nicole. Ça lui était venu juste à l’idée d’aller le chercher. Sue n’avait donc besoin de personne pour comprendre combien Nicole se sentait bien. Si Nicole était amoureuse à ce point-là, alors, même si sa première impression n’avait pas été bonne, Sue était prête à changer d’avis à propos de ce type.
Bien sûr, maintenant que Rikki et elle étaient séparés, Sue n’avait plus de moyen de transport. Elle accompagna donc Nicole à Lindon et, à vrai dire, pendant le trajet du retour, elle trouva Gary plutôt sympathique. Il était agréable. Il n’arrêtait pas de répéter comme il se sentait fier de s’être fait ramasser par deux créatures superbes.
C’était un compliment. Elle avait un gros ventre. Sue sortait encore de temps en temps et elle était même allée danser une fois, mais elle était grosse et c’était la faute de Rikki. Il avait commencé par se plaindre que son stérilet lui faisait mal, alors elle l’avait enlevé et il l’avait mise enceinte. Elle était la plus jeune d’une famille de dix enfants, la paria de la famille, et voilà que maintenant Rikki l’avait plaquée.
Sans les compliments de Gary à ce moment-là, Sue Baker aurait sombré dans le désespoir.
Seulement voilà que la chance avait tourné pour Nicole. Alors peut-être que ça se passerait pour elle aussi. Peut-être que quelque chose de formidable pouvait surgir dans votre vie.
Après avoir déposé Sue, Nicole montra à Gary un coussin qu’elle avait apporté. Pour être près de lui, Nicole s’asseyait toujours près du rebord du siège avant plutôt que sur la banquette elle-même, et ça n’était pas très confortable dans la Mustang avec ses deux sièges en baquet. Elle avait fini par avoir l’idée d’apporter un coussin. Non seulement c’était plus confortable, mais elle pouvait être assise plus haut et lui passer ainsi un bras autour du cou. Lui conduisait, sa main libre sur les genoux de Nicole.
Ce jour-là, lorsqu’ils s’arrêtèrent devant l’épicerie pour faire des courses, il ne descendit pas mais se mit à lui parler de sa mère. Il ne l’avait pas vue depuis longtemps, expliqua-t-il, elle était arthritique et pouvait à peine marcher. Gary s’interrompit, les larmes aux yeux. Nicole était très étonnée de le voir éprouver des sentiments aussi forts pour sa mère. Elle était stupéfaite de le voir pleurer. Elle l’aurait cru plus dur que cela. Sans rien dire elle se serra contre lui et passa la main sur la trace de ses larmes. En général, quand elle voyait des hommes pleurer, cela lui répugnait. Elle en avait eu des types qui pleuraient quand elle les quittait. Elle avait l’art de se débrancher quand ils se conduisaient ainsi. Elle trouvait que c’était une faiblesse que de pleurer sur une fille. Mais, Gary, elle ne le trouvait pas faible. Elle avait envie de faire quelque chose pour lui. Par exemple, elle aurait aimé claquer des doigts et que sa mère apparaisse.
Ils se mirent à parler de monter jusqu’à Portland pour aller lui faire une visite. Peut-être qu’ils pourraient mettre un peu d’argent de côté et faire le voyage dans sa voiture, ou peut-être que celle de Gary tiendrait pour le voyage. Puis ils se mirent à parler d’îles qu’ils pourraient louer pour quatre-vingt-dix-neuf ans. Gary dit qu’il ne savait pas grand-chose là-dessus mais qu’il allait se renseigner.
Les jours de semaine il devait se lever de bonne heure, mais il en avait l’habitude. Elle trouvait que c’était vraiment chouette de l’avoir qui la serrait dans ses bras dans l’obscurité du petit matin en lui murmurant qu’il l’aimait. Ils dormaient nus tous les deux, mais il avait quand même besoin de poser les mains sur elle pour s’assurer qu’elle était là. Bien sûr, ça pouvait être un problème. Nicole n’aimait pas beaucoup l’embrasser à cette heure matinale. Lui ne fumait pas et il avait bonne haleine mais elle fumait beaucoup et à 5 heures et demie du matin, elle avait un goût affreux dans la bouche.
Bientôt elle se levait et allait dans la cuisine lui préparer des sandwiches et mettre la cafetière en marche. Elle avait un petit peignoir très court qu’elle portait parfois, ou bien elle circulait toute nue. Il s’asseyait et prenait son petit déjeuner avec toute une poignée de vitamines. C’était un maniaque des vitamines et il croyait que c’était bon pour donner de l’énergie. Bien sûr, s’il avait pas mal picolé après le travail, le matin il était fatigué. C’était un compagnon agréable quand même. Il restait assis avec elle à prendre son café aussi longtemps qu’il pouvait, sans cesser de la regarder. Il lui disait qu’elle était belle et ça la stupéfiait. Il n’avait jamais cru qu’une femme puisse être aussi fraîche et sentir aussi bon qu’elle. Nicole, d’ailleurs, était toute disposée à entendre tout ça, car elle aimait prendre des bains, et même si la maison ou les gosses avaient peut-être parfois l’air négligé, elle attachait beaucoup d’importance à être soignée de sa personne.
Sans maquillage, son visage était frais comme la rosée, lui dit-il. Elle était son lutin. Elle était ravissante. Au bout d’un moment, Nicole eut l’impression qu’il était tout à fait comme elle et qu’il avait du mal à comprendre ce qui se passait : ce sentiment d’avoir tout le temps près de soi quelque chose de magnifique.
Et puis, juste au moment où il allait partir, il se levait et s’enfermait vingt minutes dans la salle de bains. Nicole pensait qu’il se coiffait et qu’il faisait ses besoins. Ensuite, ils passaient cinq minutes sur le pas de la porte et de là, elle le regardait monter en voiture. Souvent il avait du mal à la faire démarrer. Parfois, après avoir passé ses jeans, elle sortait pour le pousser. Parfois, il était obligé de prendre sa voiture à elle. Ça dépendait quelle Mustang avait le plus d’essence. Il y avait des jours où ils étaient rudement fauchés.
Pourtant, elle ne regrettait pas d’avoir quitté son travail. Après le jour où elle avait fait l’école buissonnière pour aller en pique-nique avec Sue, elle avait compris qu’elle n’allait pas continuer à travailler. Elle avait besoin de temps pour penser. C’était difficile d’être sérieuse devant une machine à coudre quand on voulait tout le temps rêver de son homme. D’ailleurs, ils avaient sa paye à lui et ses allocations familiales à elle et Gary était plutôt content qu’elle ait plaqué l’atelier.
Pendant qu’il n’était pas là, elle traînait, elle faisait le ménage, elle faisait manger les gosses. Elle travaillait beaucoup dans le jardin et buvait du café. Ça lui arrivait de s’asseoir et de boire du café pendant deux heures en pensant à Gary. De rester assise là en souriant toute seule. Elle se sentait si bien qu’elle n’arrivait pas à croire certaines des choses qu’elle éprouvait. Souvent, elle s’en allait en voiture lui porter son déjeuner rien que pour être avec lui et il venait s’asseoir à côté d’elle.
Elle se mit à aller voir sa mère assez souvent parce que la maison de Kathryne n’était pas loin de là où il travaillait. Nicole pouvait prendre le café avec Kathryne et puis lui laisser les gosses et être seule avec Gary. Elle aimait vraiment ces moments-là. Elle revenait passer une heure avec sa mère, puis rentrait à Spanish Fork pour ranger la maison et attendre. C’était la première fois de sa vie qu’elle avait l’impression d’être une riche oisive.
Un dimanche, pendant qu’elle bêchait dans son jardin, Gary grava leurs noms sur le pommier. Il fit ça avec un couteau de poche, c’était joli, bien net : GARY AIME NICOLE. Personne n’avait jamais fait ça auparavant.
Le lendemain, elle avait beaucoup de choses à faire et elle avait envie de rentrer. Quand elle fut arrivée à la maison, elle commença par nettoyer la voiture de Gary, puis elle monta dans l’arbre plus haut que là où il était allé et elle grava dans le tronc : NICOLE AIME GARY. Elle s’installa dans la maison juste à temps pour l’accueillir.
Il sortit dans la cour avec une canette de bière et elle lui dit de regarder le pommier. Comme il ne voyait rien, elle finit par devoir le lui montrer. Alors il se montra heureux comme un gosse et dit qu’elle avait fait son inscription bien mieux que lui. Il lui déclara que c’était un magnifique cœur qu’elle avait gravé autour de leurs noms.
Peut-être une semaine après que Gary fut venu vivre avec elle, elle trouva dans ses affaires un grand dossier jaune avec un tas de papiers à propos d’une discussion qu’il avait eue avec un dentiste de la prison. Tout ça était tapé en argot de prison et ça lui parut si drôle qu’elle resta là à rire toute seule. Tous ces grands mots à propos d’un jeu de fausses dents. Mais quand elle le raconta à Gary, il ne fut pas content. Il n’avait jamais dit qu’il avait de fausses dents. Il était fou de rage qu’elle ait découvert ça.
Bien sûr, ça n’était pas du nouveau pour elle. Elle s’en était aperçue la première nuit. Elle avait déjà vécu avec un type qui avait un dentier et elle savait la sensation qu’on éprouvait. On pouvait toujours deviner, quand on embrassait un homme, parce qu’ils ne voulaient jamais qu’on leur mette la langue dans la bouche, alors qu’ils étaient toujours prêts à vous fourrer la leur dans la vôtre. Elle alla même jusqu’à le taquiner à propos de son dentier mais il prit ça plutôt mal. Il changea aussi brusquement que passait une pièce de la lumière à l’obscurité. Elle continua à le taquiner, pour lui faire comprendre que ça ne la gênait pas. Elle n’avait aucune envie de le comparer aux autres, ni de le classer dans une catégorie ou dans une autre. Elle était prête à le prendre tel qu’il était.
Chaque jour, elle n’arrêtait pas de constater que certaines des petites choses qu’il faisait lui procuraient un plaisir surprenant. Par exemple, il ne fumait pas, et pourtant quand il la voyait qui s’en roulait une, il rapportait à la maison une cartouche de cigarettes. C’était agréable, ces petites attentions.
Le soir, il restait assis à boire de la bière, et ils n’avaient jamais assez de temps ensemble. Elle pouvait être aussi sincère qu’elle le voulait et lui raconter n’importe quoi à propos de son passé. Il écoutait. Il enregistrait tout ce qu’elle pensait avoir à lui dire. Si, venant d’un autre, une attention aussi constante avait pu l’écœurer, cette fois ça ne gênait pas du tout Nicole. Elle étudiait Gary de la même façon.
Tout ce qu’elle voulait, c’était passer davantage de temps avec lui. Elle avait toujours apprécié chaque minute qu’elle avait pour elle-même, mais maintenant elle était impatiente de le voir revenir. Quand 5 heures sonnaient et qu’il était là, ça lui remplissait sa journée. Elle adorait lui ouvrir sa première boîte de bière.
Quelquefois, quand le soir venait il prenait sa carabine et, dans la cour, ils tiraient sur des bouteilles et sur des boîtes de bière jusqu’au moment où on ne pouvait plus dire quand on faisait mouche, sauf au bruit du ricochet ou au tintement du verre. La nuit tombait lentement. C’était comme si on respirait l’une après l’autre les roses d’un buisson. L’air, à cette heure-là, était bon comme de la marijuana.
Ces premiers soirs, s’ils restaient à la maison, il y avait toujours les gosses. Leur baby-sitter était une fille du nom de Laurel, une adolescente qui avait un tas de petits cousins et ils venaient avec elle. Parfois, quand Gary et Nicole revenaient d’une promenade, tous ces gosses étaient encore là et il jouait avec eux. Il les prenait sur son dos. Ils se mettaient debout sur ses épaules et touchaient le plafond avec leurs mains. Il aimait bien jouer avec ceux qui avaient le courage de traverser toute la pièce ainsi perchés. Ils étaient en adoration devant lui.
Mais souvent, sitôt qu’il rentrait, ils faisaient venir Laurel et s’en allaient faire un tour tous les deux.
En général, ils allaient dîner dans un restaurant où on n’avait pas besoin de descendre de voiture. Deux ou trois fois il l’emmena au Stork Club pour jouer au billard. Il y avait des après-midi où, juste après son travail, ils s’en allaient au centre commercial choisir pour elle des dessous affriolants ou bien acheter de la bière et des cigarettes pour le cinéma en plein air.
Ils étaient à peine garés qu’il voulait qu’elle se déshabille. Et puis ils faisaient l’amour à l’avant de la voiture. Gary adorait la voir nue. Il n’arrivait pas à se faire à l’idée qu’il tenait une femme nue dans ses bras.
Un jour, en regardant Peter Pan, ils allèrent s’asseoir sur le coffre, dos à dos. Elle était nue. La Mustang était garée sur l’extérieur, mais il y avait d’autres voitures à côté et elle était nue comme un ver. Dieu, que c’était bon. Après toutes ces années de prison, Gary était fou de la voir aller et venir avec le derrière à l’air et les nichons qui tressautaient. Elle pigea vite qu’il aimait bien la voir toute nue. Il la menait par le bout du doigt et ça ne la gênait pas du tout.
Pourtant, ça ne le rendait pas arrogant. Il était si touchant quand il lui demandait de faire quelque chose. Un soir, elle se déshabilla même sur les marches de la Première Église Mormone, dans le parc de Provo, presque en plein centre de la ville. Il était tard. Ils restèrent assis là, sur les marches, les vêtements de Nicole jonchant l’herbe. Puis elle fit quelques petits pas de danse et Gary se mit à chanter un peu comme Johnny Cash, mais pas aussi bien, à moins qu’on ne soit amoureuse de Gary, et il chanta Stupéfiante Grace :
À travers bien des dangers, des épreuves et des pièges,
Que nous avons déjà connus,
C’est la Grâce qui nous a menés jusqu’ici,
Et c’est la Grâce qui nous guidera encore…
Elle était assise toute nue à côté de lui, à 2 heures du matin, par une chaude nuit de printemps, avec la chaleur qui arrivait du désert au lieu du froid qui descendait des montagnes.
Cette nuit-là, très tard, quand ils se retrouvèrent au lit, ils firent vraiment l’amour. Juste au moment où ça marchait bien, il dit qu’il allait poser ses grosses pattes sur son cul doux et tiède et qu’il allait lui souffler dans l’âme. Et là-dessus elle jouit avec lui, elle jouit vraiment pour la première fois.
Le matin, elle s’installa pour lui écrire une lettre où elle disait qu’elle l’aimait bien et qu’elle ne voulait pas que ça s’arrête. C’était une courte lettre et elle la laissa à côté de ses vitamines. Il ne répondit pas après l’avoir lue, mais un soir ou deux plus tard, ils passaient auprès de la même église non loin de Center Street, et ils virent une étoile filante. Ils firent tous les deux un vœu. Il lui demanda ce que pouvait bien être le sien, mais elle ne voulait pas lui dire. Puis elle lui avoua avoir souhaité que son amour pour lui soit constant et éternel. Il lui dit qu’il espérait qu’aucune tragédie inutile ne s’abattrait jamais sur eux. Là-dessus, toute une pluie de souvenirs déferla sur Nicole comme quand on tombe dans un rêve.