CHAPITRE 15

DEBBIE ET BEN

1

Un jour Debbie se sentit un peu patraque et Ben insista pour l’emmener chez le docteur. Après tout, elle était enceinte. Mais il y avait onze gosses au Jardin d’Enfants de l’Abeille industrieuse et Debbie n’avait pas le temps. Ben finit par élever un peu le ton. Sur quoi elle lui dit qu’il lui cassait les pieds. Ce fut la scène la plus violente qu’ils avaient jamais eue.

Ils étaient fiers que ce fût leur scène la plus violente. Ils considéraient le mariage comme ayant pour but constant de se rendre heureux l’un l’autre. C’était le contraire de la chanson, I never Promised You a Rose Garden. Ils se l’étaient promis : pour eux, ça ne serait pas comme les autres mariages.

Debbie mesurait un mètre cinquante et ne pesait pas plus de quarante-cinq kilos. Ben, lui, atteignait un mètre quatre-vingt douze et pesait quatre-vingt-dix kilos lorsqu’ils s’étaient mariés. Deux ans plus tard, il en pesait cent et Debbie le trouvait, grand, gros et superbe. Quand il ne faisait pas de régime, il s’empiffrait. Il faisait des haltères pour essayer de se maintenir en forme.

Pour un jeune couple mormon, ils vivaient bien. Ils avaient des steaks toujours en réserve au congélateur et adoraient acheter des pizzas. Ils apprirent même à faire eux-mêmes de meilleures pizzas. Ben en couvrait chaque centimètre carré de viande et de fromage. Ils s’habillaient bien et réussissaient à faire leur versement mensuel de cent dollars sur leur Ford Pinto. Ben aurait très bien pu être le grand gaillard qui sort de la petite Pinto dans la publicité de la télé.

Toutefois, ils travaillaient dur. Ben essayait sans cesse de reprendre ses cours de gestion à B.Y.U. mais il assurait deux ou trois emplois journaliers. De plus, Debbie dirigeait le jardin d’enfants afin d’équilibrer ce qu’ils dépensaient pour vivre heureux ensemble. Ils n’avaient donc guère besoin d’amis. Ils avaient leur bébé, Benjamin, qui passait avant tout, et il y avait eux. C’était tout. C’était suffisant.

Debbie ne connaissait rien en dehors de la maison, mais elle en savait long sur les culottes en plastique, les langes en tissu cellulose et sur à peu près tout ce qui concernait les enfants du centre de puériculture. Elle était formidable avec les gosses et préférait laver le carrelage de sa cuisine plutôt que lire.

Comme elle n’avait pas de permis de conduire, elle ne pouvait pas aller à l’épicerie, à la laverie ou nulle part sans Ben.

Elle ne connaissait rien non plus à leur compte en banque ni à leurs dettes. Elle vivait dans un monde peuplé d’enfants de deux à quatre ans, s’occupait admirablement de Ben, de Benjamin et de leur maison. Ils dînaient dehors cinq soirs par semaine. Sauf quand Ben était au régime, c’était leur grande distraction. Ils partageaient alors une de ces pizzas de luxe à huit dollars.

Ben devait toujours assurer deux ou trois emplois. Avant la naissance de Benjamin, il y avait eu une période où Ben se levait à 4 heures du matin et déposait Debbie au jardin d’enfants à 5 heures. Elle préparait tout pour les enfants qui commençaient à arriver à 7 heures, et à ce moment-là, Ben serait déjà arrivé à Salt Lake, où il gérait un snack-bar. Ce travail-là commençait à 6 heures et il ne rentrait pas à la maison avant 8 heures du soir. Ensuite il trouva un autre emploi où il n’avait pas besoin de la déposer au jardin d’enfants avant 10 heures du matin, mais il devait aller à Salt Lake pour un travail qui commençait à midi dans un restaurant dépendant d’une chaîne qui s’appelait le Cercle arctique. (Le nom changea plus tard pour devenir Les Rois du Hamburger.) Il rentrait chez lui à 2 heures du matin. En hiver, c’était dur quand les routes étaient verglacées. Ben commençait à en avoir assez de faire de jour comme de nuit ce trajet de soixante-quinze kilomètres dans chaque sens.

Bien sûr, il avait d’autres sources de revenus. Il travaillait au B.Y.U. dans l’équipe d’entretien, plus tous les travaux de nettoyage qu’il pouvait trouver. En retour, Debbie gardait Benjamin avec elle à l’Abeille industrieuse, et elle avait même un berceau dans son bureau. Le dimanche, et à ses rares moments de loisir, Ben travaillait comme précepteur pour l’évêque Christensen. Si une veuve avait besoin de faire faire des travaux d’électricité ou de plomberie, s’il fallait déblayer son allée ou nettoyer ses carreaux, eh bien, Ben le faisait. Il devait s’occuper ainsi de cinq ou six familles par mois.

Quand le poste de directeur du City Center Motel se trouva libre, Ben sauta sur l’occasion. Ça rapportait un minimum de cent cinquante dollars par semaine plus un appartement, mais il pourrait développer l’affaire. Ce n’était pas un grand motel neuf, il ne se trouvait pas sur une grande route, mais plein, il pouvait rapporter au moins six cents dollars par semaine. En outre, ils pourraient, lui et Debbie, être ainsi toujours ensemble.

Leur clientèle se composait essentiellement de touristes ou de parents venus voir leurs enfants au B.Y.U. La plupart des gens qui descendaient au motel étaient calmes. Si de temps en temps un couple avait l’air de ne pas être marié, Debbie n’approuvait pas exactement et s’efforçait de leur donner une belle chambre pas très propre et bien bruyante.

Le coup de feu, c’était à 9 heures du matin, pour mettre les domestiques au travail. Ils employaient quatre femmes de chambre qui avaient chacune un certain nombre de chambres à faire en un temps donné. Si ça prenait six heures mais que ç’a n’en valait que deux, elles n’étaient payées que pour deux heures. Au début, Ben et Debbie firent ensemble ce genre de travail pour apprécier combien de temps cela valait. Alors qu’un tas d’autres motels payaient les employées à l’heure, Ben les payait à la chambre. Bien sûr, s’il y avait plus à faire, Ben en tenait compte. Il était toujours juste.

Au bout de quelque temps, Debbie se mit à aimer le travail au motel plus qu’elle ne s’y était attendue. Ils avaient beaucoup de temps ensemble. Après la bousculade matinale, il ne se passait pas grand-chose jusqu’au soir où la majorité des clients arrivaient. Ben se mit à parler de retourner à l’université.

Le travail, cependant, était un peu astreignant : ils ne pouvaient pas, par exemple, quitter le motel ensemble à moins d’avoir pris leurs dispositions. Ça les empêchait d’aller dîner au restaurant. Ça les bousculait aussi à l’heure du déjeuner. Parfois ils étaient obligés de déjeuner un peu tôt.

Ils n’éprouvaient jamais aucun besoin de voir d’autres gens et le temps passait fort bien. Ben avait tous les contacts humains qu’il lui fallait en parcourant la ville pour faire de la publicité à son établissement. Il voulait bien faire connaître le nom de City Center Motel, alors il fit des arrangements avec quelques-uns des motels plus importants. Il était entendu, par exemple, que l’employé de la réception recevrait un dollar pour chaque client qu’il enverrait chez Ben parce que son motel était complet. Le City Center était toujours le premier petit motel à afficher COMPLET.

Ils n’avaient pas peur non plus d’être cambriolés. De temps en temps, rarement, ils discutaient de ce qu’ils feraient s’ils se trouvaient en face d’un pistolet, et Ben haussait les épaules. Il disait qu’un petit peu d’argent ne valait pas le coup de risquer sa vie. Il ferait ce que le voleur demanderait.

2

Craig Taylor entendit parler du meurtre de la station-service à la radio le lendemain matin, alors qu’il se rendait en voiture à son travail. Sa première pensée fut que c’était Gary qui avait fait le coup. Puis il crut entendre le journaliste dire que Jensen avait été tué avec un 7.65. Ça lui donna quelque espoir. L’automatique Browning était un 6.35.

Au travail, Gary semblait normal. Non pas qu’il fût détendu, mais il était énervé depuis le jour où il avait rompu avec Nicole. Ce matin-là, il était normalement énervé.

Plus tard ce même matin, Spencer McGraght reçut un coup de téléphone d’une dame disant qu’elle avait un appartement à Provo pour Gilmore. S’il avait l’intention de le prendre, il ferait bien de passer vers midi et de laisser un dépôt. Spencer avait l’impression que si ce type avait une chance, c’était de quitter Spanish Fork et d’apprendre à vivre tout seul. Il dit donc à Gary de prendre son après-midi. C’était triste à dire, songea Spencer, mais il était plus tranquille quand Gary n’était pas là.

Craig n’eut pas l’occasion de parler de quoi que ce fût avant la fin de la matinée, juste avant la pause du déjeuner. Mais comme ils ralentissaient vers midi moins le quart, Gary dit : « Tu veux lancer des pièces ? » Là-dessus il tira de sa poche une poignée de monnaie. Il en avait plein la paume, tout un tas de monnaie. Une fois Gary parti, Craig ne put s’empêcher de se demander si c’était l’argent du meurtre de la station-service.

Gary s’arrêta chez Val Conlin pour remercier Rusty Christiansen. C’était elle qui avait fait semblant d’être propriétaire d’un appartement destiné à Gary. Val en profita pour lui rappeler qu’il devait lui trouver l’argent pour la camionnette.

Gary passa chez Vern et Ida pour demander s’il pouvait prendre une douche. Mais Ida et Vern allaient justement sortir et Ida voulait pouvoir fermer à clef. Les choses se compliquaient. Gary avait un drôle d’air, un peu fou, aussi Vern proposa-t-il de fermer la maison à clef et de laisser Gary prendre sa douche dans le sous-sol qui avait une entrée indépendante. Gary accepta mais parut un peu vexé qu’on lui fermât la porte au nez.

Peu après le déjeuner, Val Conlin reçut un coup de téléphone. Gary avait perdu les clés de la camionnette. Il était au Centre commercial de l’université et il avait besoin que quelqu’un vienne prendre ses affaires puisqu’il ne pouvait pas fermer la cabine à clef.

Val envoya Rusty Christiansen. Lorsqu’elle s’arrêta sur le parking, Gary était assis, souriant. « On a pris la voiture du patron ? » demanda-t-il.

 

Rusty n’aimait pas les sous-entendus de Gilmore. C’était sa propre Thunderbird bleue qu’elle conduisait, et elle n’était pas si neuve que ça. Gilmore essaya quand même de rattraper ce mauvais début. Il se montra presque trop galant en lui ouvrant les portières.

Il avait une grande paire de skis nautiques couleur arc-en-ciel qui dépassait de la vitre de sa camionnette, et qui portait encore une étiquette du Supermarché de Grand Central. Il expliqua alors qu’il voulait mettre sous clef les skis dans le coffre de la voiture de Rusty.

Ensuite, ils se mirent à la recherche des clefs. Il revint sur ses pas dans les divers magasins et finit par les retrouver dans la boutique de diététique.

 

En retraversant le centre commercial, Rusty s’arrêta devant le comptoir du Monde des Enfants. Sa petite fille faisait collection des poupées de Mme Alexandre et elle venait d’en voir une nouvelle d’Espagne. Rusty dit : « Vous avez une minute ? » Et il répondit : « Oh ! vous savez, bien sûr. »

Deux vieilles vendeuses étaient tout à l’autre bout. Rusty attendit et attendit – au moins cinq minutes. Personne ne s’occupait d’eux et Gilmore s’énervait.

Elle sentait combien c’était pénible pour lui d’attendre. Il finit par dire « Laquelle voulez-vous ? » Elle le lui dit. Il lança : « Ne vous en faites pas », ouvrit la vitrine, prit la poupée, saisit Rusty par le bras et sans lui laisser le temps de protester, l’entraîna hors du magasin. La poupée avait une robe de satin rouge vif et Gary disait : « Vous savez, elle est vraiment mignonne. »

Rusty ne savait pas s’il faisait de l’esbrouffe, mais dans l’instant plus rien ne pouvait la choquer. Tout ce qu’elle voulait, c’était sortir du centre commercial.

Comme ils faisaient le tour pour regagner le parking, Gary dit : « Vous savez, vous êtes une petite dame qui a la tête sur les épaules. Vous réagissez rudement bien. Vous ne vous écroulez pas. » Comme elle acquiesçait, il dit : « Je cherchais justement quelqu’un avec qui travailler.

— Oh ! c’est gentil », dit Rusty. Elle était pressée de regagner la voiture. Elle avait déjà compris qu’il était déséquilibré, aussi ne voulait-elle pas l’insulter. « Je suis heureuse que vous trouviez que je tiens le coup, dit-elle.

— Vous n’êtes pas mal, reprit-il, mais vous êtes trop vieille pour moi. (Il la toisa d’un œil critique.) Quel âge avez-vous ? demanda-t-il.

— Vingt-sept, fit Rusty.

— Vous n’avez pas de petite sœur, non ? » demanda Gilmore.

Rusty se dit : « Seigneur, si j’en avais une, elle serait enfermée à clef dans le sous-sol ! »

« C’est vraiment dommage, reprit Gary mais vous êtes juste un petit peu trop vieille. J’aime les filles plus jeunes.

— Ah, fit Rusty, tant pis pour moi. »

Gilmore s’arrêta pour prendre deux cartons de six bouteilles de bière, si bien qu’elle arriva à V. J. Motors avant lui. « Dites donc, fit-elle en arrivant, ne me refaites pas ce coup-là, Conlin. La prochaine fois, c’est vous qui irez. » Et elle lui raconta l’histoire des skis nautiques.

Gary arriva avec le butin. « Je ne veux pas de ces skis », dit Val Conlin.

— Ils valent cent cinquante dollars, lui dit Gary.

— Voyons, Gary, je n’ai pas de bateau. Que ferais-je de skis nautiques ? (Comme Gilmore les posait dans un coin, Val poursuivit :) Quand est-ce que tu vas enlever toutes tes saloperies de la Mustang pour que je puisse la vendre ?

— Regardez ces skis nautiques, fit Gary.

— Volés ? demanda Val.

— Qu’est-ce que ça change ? fit Gary.

— Je ne suis pas un receleur, dit Val. Je ne veux pas de marchandises volées. Et je n’ai pas besoin de nouveaux problèmes avec toi.

— Vous savez, fit Gary, c’est une occasion.

— Ça ne vaut pas un clou sans bateau, fit Val. Où est le bateau ? Et n’oublie pas que tu me dois quatre cents dollars à partir de demain.

— Je les aurai.

— Gary, fit Val, tu ferais mieux de comprendre ceci et de bien le comprendre. Si je n’ai pas ce fric demain, tu marches à pied. Tu ne te rappelleras même pas que tu avais des roues.

— Val, vous avez été chouette avec moi, ne vous inquiétez pas. Je les aurai.

— Bon, fit Val. Très bien. »

Dans le silence, Val prit un journal et se mit à lire. Au bout d’un moment il le reposa et explosa : « Bonté divine, ça n’est pas croyable, ce meurtre, fit-il. Quel genre d’idiot ferait ça ? Il faut que ce type soit dingue pour abattre comme ça un type dans une station d’essence, pour rien. (Ça lui avait vraiment donné un coup. Il frappa le bureau avec le journal.) Tu sais, je peux comprendre le type qui abat quelqu’un s’il ne parvient pas à trouver le fric. Mais un type qui prendrait d’abord le pognon et puis qui pousserait le pompiste dans une pièce du fond, le ferait s’allonger par terre et lui tirerait deux balles dans la tête, il faut que ce soit un vrai dingue ! Il faudrait le boucler, ce salaud. » Conlin en criait et Gilmore le regarda droit dans les yeux puis dit : « Ma foi, peut-être qu’il méritait d’être tué. »

L’expression de son visage était si impénétrable que Rusty en conclut que Gary savait quelque chose à propos du meurtre. Avait-il vendu un pistolet volé ?

Val criait : « Oh, Gary, voyons, bon sang, loger une balle dans la tête d’un gosse… Il faut être dingue, mon vieux. Fou à lier ! » Gary se contenta de répondre : « Bah… » Il se leva et demanda si Val voulait une autre bière. Val dit : « Non, on en a ici. Prends-la pour toi, Gary. » C’était peut-être d’avoir bu toute cette bière si tôt dans la journée, mais l’après-midi ne s’annonçait vraiment pas bien.

3

Le mardi après-midi, Gary avait sa séance hebdomadaire avec Mont Court. Leurs rencontres, depuis que Gary avait volé le magnétophone au Grand Central, duraient plus longtemps maintenant, mais en ce mardi de juillet, accablant de chaleur, l’entretien ne se poursuivit qu’un peu plus d’une heure. Gary avait fini par se confier, et le délégué à la liberté surveillée voyait là une occasion de l’atteindre. Dans quelques jours, Court devait donner son avis sur l’enquête préalable, et il avait à peu près décidé de proposer une semaine de prison. Cela ferait réfléchir Gary.

Court, toutefois, n’envisageait pas gaiement cette perspective Gilmore utilisait la moindre occasion pour manipuler son entourage, mais on avait quand même du mal à ne pas le plaindre, surtout par un jour pareil.

Gilmore parlait du fait qu’il buvait et de l’envie qu’il avait de se guérir de cette habitude. À son avis, c’était la seule façon de se raccommoder avec Nicole. Il fallait se raccommoder.

 

Ils bavardèrent et Court apprit que Nicole était partie parce qu’elle avait peur. Cela troublait Gilmore. Il ne voulait pas qu’elle croit qu’il était quelqu’un de violent. Court écoutait poliment, mais il trouvait que Gary manquait de jugement : on ne pouvait pas dissiper la peur de quelqu’un en se contentant de désirer que cette personne n’ait pas peur. Court estimait pourtant que Gilmore était réaliste en comprenant à quel point il avait besoin de Nicole et que ses chances de la reprendre pourraient être plus grandes s’il cessait de boire.

Bien sûr, on ne pouvait pas dire qu’il avait l’air d’un alcoolique repentant. Son petit bouc était en train de devenir une barbe et ses vêtements n’étaient pas soignés.

Jamais ils n’avaient été aussi près d’avoir une vraie conversation. Gilmore était là, l’air esseulé, expliquant d’une voix triste et neutre qu’il croyait avoir des problèmes comme amant. Ça fit progresser d’un pas leurs relations.

Gary passa les quelques heures suivantes à chercher Nicole dans Orem et dans Provo puis à Spring Field et Spanish Fork. Pendant qu’il roulait sur une route, Nicole et Roger Eaton en empruntaient une autre.

4

Nicole était dans tous ses états. Roger Eaton ne tarda pas à être à peu près dans le même. Ce mardi après-midi qu’il avait attendu avec impatience n’allait pas bien se passer.

D’abord elle raconta à Roger qu’elle avait vu Gary le dimanche à Spanish Fork. Elle lui montra le petit Deeringer. En voyant la façon dont Nicole le tira de son sac, Roger était tout à fait sûr qu’elle saurait s’en servir. Il dit : « Range ça. » Il n’avait jamais connu personne qui menait la vie de Nicole.

Tout en roulant, Roger lui parla du meurtre de la veille au soir au poste d’essence. C’était la première fois qu’elle en entendait parler. Si elle avait su, lui dit-elle, elle n’aurait pas quitté la maison. « J’ai peur », fit Nicole.

Au bout d’un moment, elle murmura : « Je crois que c’est Gary qui a commis ce meurtre. » « Tu plaisantes ? » demanda-t-il. « Non, je crois que si », répéta-t-elle. « Tu n’en es pas sûre ? » demanda Roger. Elle ne voulut pas répondre.

Il l’emmena au supermarché d’Utah Valley et lui acheta une paire de jeans qui coûtait vingt-cinq dollars et une chemise à trente-cinq dollars. Puis il la ramena aussi vite que possible à son appartement de Spring Field et la déposa à environ un bloc de chez elle. Avant de descendre de voiture, elle prévint Roger que Gary avait vu la lettre que celui-ci avait envoyée.

Roger se mit à penser que Gary pourrait bien retrouver Nicole et la rosser jusqu’à ce qu’elle lui donne son nom. Gary viendrait ensuite au supermarché pour le chercher. Cette pensée traversant son esprit il se dit : « Je suis cuit. »

Comme ils se disaient adieu, Roger ne put se retenir. Il dit : « Nicole, j’ai peur que Gary ne me trouve.

— Il te tuera s’il te trouve, répondit-elle.

— Qu’est-ce que tu lui as donc fait ?

— Rien. Il a juste envie de moi. »

 

Roger dit : « Il doit avoir fichtrement plus envie de toi que moi, parce que je ne tiens pas à me faire tuer à cause de toi.

— Je comprends ça, dit-elle.

— Je veux que cette histoire cesse, reprit-il, si ça veut dire risquer ma vie ou la tienne. Oublions tout ça. »

 

Lorsqu’il lui dit adieu, la nuit commençait à tomber.

Ce soir-là en lisant le journal, Johnny dit à Brenda : « Tiens il y a eu un meurtre dans la région. (Il attendit qu’elle eut lu l’article puis dit :) C’est du Gary Gilmore tout craché.

— Je sais qu’il fait des conneries, Johnny, mais ça n’est pas un tueur.

— J’ai peur que si », fit Johnny.

5

Au motel, pendant toute la journée, Debbie Buschnell avait été nerveuse. Tout l’après-midi elle ne cessa de téléphoner à son amie Chris Caffee. C’était tout à fait inhabituel. Chris et elle se téléphonaient en général à peu près toutes les deux semaines, et Chris passait de temps en temps au motel. Chris avait travaillé pour elle au jardin d’enfants, et elles s’entendaient bien, mais sans être à proprement parler des amies intimes. Debbie, toutefois, était si énervée ce mardi après-midi qu’elle téléphonait sans arrêt. Chris finit par lui dire : « Debbie, j’ai mille choses à faire. Je n’ai rien de plus à te dire. » C’était plus fort qu’elle : Debbie rappela deux heures plus tard. « Qu’est-ce que tu fais ? » demanda-t-elle. Chris répondit : « Rien. Pourquoi m’appelles-tu ? »

Depuis dimanche, Debbie était en proie à un sentiment étrange. Ça se poursuivit toute la journée de lundi et c’était pire mardi après-midi. Même chose pour Ben. Ils étaient allés voir son meilleur ami, Porter Dudson, au fond du Wyoming, le dimanche – un des rares dimanches où ils avaient quitté le motel – et Ben, de toute la journée, fut incapable de rester tranquille. Il bouscula ce pauvre Porter et sa femme, Pam, pendant le repas. Maintenant, il s’était calmé. Il avait passé une partie de l’après-midi du mardi à faire des haltères, et puis il avait fait la sieste. Maintenant, c’était Debbie qui ne savait que faire.

Lorsque Ben se leva, elle lui prépara un steak, une salade et ils s’installèrent pour dîner. Benjamin était déjà baigné et endormi, et la nuit finit par tomber. Des clients commençaient à arriver et prenaient des chambres. Ben alluma la télé dans le bureau et se mit à regarder les Jeux olympiques. Au bout d’un moment, Debbie le laissa seul pour s’occuper de clients qui arrivaient et revint pour faire un peu de ménage. Mais cette peur stupide continuait à lui nouer l’estomac.

Gary s’arrêta à un poste d’essence au coin d’University Street et de Third South, à deux pâtés de maisons de chez Vern. Gary connaissait un nommé Martin Ontiveros qui travaillait là, et d’ailleurs il avait passé quelque temps cette semaine-là à repeindre la voiture de Martin. Il s’arrêta pour demander à Ontiveros s’il pouvait lui emprunter quatre cents dollars, mais il s’entendit répondre par le beau-père de Martin, Norman Fulmer, qui était gérant de la station, qu’ils venaient d’acheter vingt-cinq mille litres d’essence ce jour-là et qu’il ne leur restait plus un sou. Il n’y avait plus dans la station que des reçus de cartes de crédit. Très peu d’argent liquide. Gary repartit pour Orem.

Vers 9 heures, il se dirigeait vers Spanish Fork pour chercher Nicole, mais en chemin il s’arrêta à une épicerie et n’arriva pas à redémarrer. Il fallut pousser la camionnette. Il s’arrêta donc une nouvelle fois au garage de Norman Fulmer pour se plaindre. Non seulement il avait des ennuis de démarrage, leur expliqua-t-il, mais par-dessus le marché le moteur chauffait. « Eh bien, dit Norman, laisse-la à l’atelier. On va changer le thermostat. » Gilmore demanda combien de temps ça prendrait et quand Fulmer répondit vingt minutes, Gilmore dit qu’il allait faire un petit tour. Sitôt Gilmore parti, Martin monta dans la camionnette, mit le contact et pressa le démarreur. Le moteur se mit à tourner sans difficulté.

Debbie Buschnell était en train de laver les coussins du canapé ; elle s’interrompit pour aller à la réception et demander à Ben d’aller à l’épicerie acheter du lait écrémé. Elle espérait aussi qu’il rapporterait de la glace et des bonbons, et elle se mit à rire toute seule en se disant qu’elle devait être de nouveau enceinte. C’est vrai qu’elle avait des envies révélatrices. Mais Ben ne voulait pas sortir. Il regardait les Jeux olympiques.

Laver les coussins du canapé se révéla être tout un travail. Elle n’arrivait pas à le faire de façon satisfaisante avec un chiffon humide. Elle décida donc d’enlever les housses, grâce aux fermetures à glissière, pour les laver, les sécher et les remettre. En attendant, elle comptait passer l’aspirateur dans les coins du canapé, mais lorsqu’elle voulut le mettre en marche, elle n’arriva pas à se décider à presser le bouton. Trois fois de suite elle resta à regarder l’étiquette – Kirby – sur l’aspirateur.

Puis elle entendit Ben à la réception qui parlait à quelqu’un. Elle se dit qu’il y avait peut-être là un enfant car elle entendit le bruit d’un ballon qui éclate. Elle alla donc lui parler sans raison. Simplement parce qu’elle avait envie de parler à un gosse.

Comme elle franchissait la porte qui séparait leur appartement du bureau, un homme de haute taille, avec un petit bouc, qui était sur le point de partir, se retourna et revint vers elle. Une phrase idiote lui traversa l’esprit : « Je te tiens par la barbichette. » Elle fit aussitôt demi-tour et regagna l’appartement.

Elle alla en fait se réfugier dans le coin le plus éloigné de la chambre du bébé. Elle revoyait sans cesse cet homme qui la regardait droit dans les yeux par-dessus le comptoir. Elle avait le cœur glacé. Cet homme en avait après elle.

Puis elle se reprit, traversa la salle de séjour et la cuisine et inspecta le bureau par l’étroit espace entre le poste de télévision et l’ouverture dans le mur qui séparait la cuisine du bureau. Par là, on pouvait jeter un coup d’œil au bureau. Elle y arriva juste à temps pour voir l’étrange personnage sortir par la porte. Alors elle entra.

Ben était sur le sol. Il gisait, le visage contre terre, et ses jambes étaient agitées de soubresauts. Lorsqu’elle se pencha pour le regarder, elle vit que sa tête saignait. Elle avait suivi autrefois des cours de secourisme et on lui avait appris à poser la main sur une blessure en exerçant une pression. Mais ça saignait terriblement. Un flot de sang jaillissait sans cesse des cheveux de Ben. Elle posa la main dessus.

Elle resta assise avec le téléphone dans sa main libre pour appeler la standardiste. Ça sonna cinq fois, dix fois, quinze fois puis un homme vint dans le bureau et dit qu’il avait vu le type avec le pistolet. Le téléphone sonnait pour la dix-huitième, la vingtième, la vingt-deuxième et la vingt-cinquième fois. Toujours pas de réponse. Elle dit à l’homme : « J’ai besoin d’une ambulance. » L’inconnu ne parlait pas très bien anglais, mais il prit l’appareil. La standardiste ne répondait toujours pas. Puis l’homme sortit pour appeler la police.

Elle téléphona alors à Chris Caffee. Elle n’eut aucun mal à se rappeler son numéro après l’avoir appelée quatre fois dans l’après-midi. Et puis Debbie resta assise auprès de Ben, pressant sa main sur sa tête et le temps passa, beaucoup de temps. Elle n’aurait su dire au bout de combien de temps les secours arrivèrent.