CHAPITRE 22

UN TROU DANS LE TAPIS

1

Farrell n’avait aucune hâte de retourner en Utah pour traiter avec Moody et Stanger, parce que le travail auquel il se livrait alors lui plaisait suffisamment. Pendant que Schiller était à Hawaii, Barry avait commencé la mise en pages de l’interview à paraître dans Playboy. Pour en rendre la lecture plus facile il tailla dans le dialogue, déplaça des paragraphes et ajouta quelques éléments intéressants, prélevés sur les réponses écrites de Gary à des interrogatoires antérieurs. D’ordinaire il récrivait les questions de Moody et Stanger pour en adoucir la cadence et présenter quelque chose dans le genre des interviews de Playboy. Il décida pourtant, par respect pour les règles qu’il s’imposait à lui-même, de ne pas se servir des lettres. L’interview se composerait de réponses orales ou écrites aux interrogations.

Il comptait surtout sur l’interview du 20 décembre. Pour amener Gilmore à s’exprimer sur un large éventail de questions, Farrell laissa une certaine naïveté aux propos des interrogateurs. Il espérait trouver des réponses qui justifieraient des interrogatoires plus en profondeur, mais se dit en fin de compte que la nature des questions et leur simplicité inspireraient à Gilmore un sentiment de supériorité. Les résultats se révélaient étonnants : Gary prenait un volume surprenant. Il sembla à Farrell que Gilmore s’efforçait d’offrir au public l’image de lui-même qu’il espérait léguer à la postérité. À ce point de vue, il devenait son propre auteur et Barry en était fasciné. Tout se passait comme si Gilmore édictait son propre code : un bon ensemble de règles du détenu respectable et qui se respecte lui-même. Cela suffisait pour que Farrell se demande si l’interview proprement dite conserverait ce ton lors de sa publication.

INTERVIEWER : Autant que je puisse en juger d’après votre passé de détenu, vous avez été bouclé presque constamment depuis votre entrée en école de redressement qui date de vingt-deux ans. Il semble que vous vous soyez cru destiné à mener une existence de délinquant.

GILMORE : Oui. On peut présenter les choses ainsi, en effet, et c’est même très gentiment dit.

INTERVIEWER : Qu'est-ce qui vous a incité à penser en criminel ?

GILMORE : Sans doute l’école de redressement.

INTERVIEWER : Mais vous avez dû commettre certains méfaits pour y être enfermé.

GILMORE : Oui. J’avais à peu près treize ans quand je suis entré à l’école de redressement et… j’avais treize ans quand j’ai commencé à me faire boucler.

INTERVIEWER : Qu’avez-vous fait pour cela à treize ans ?

GILMORE : Ma foi, j’ai commencé par voler des voitures… mais je crois que mes premiers vols furent probablement des cambriolages avec effraction dans des maisons. Je cambriolais les maisons qui se trouvaient sur mon itinéraire de distribution de journaux.

INTERVIEWER : Pourquoi ? Qu’est-ce que vous espériez ?

GILMORE : Pourquoi ? Eh bien ! je voulais surtout des armes à feu. Bien des gens ont des pistolets chez eux et… voilà pourquoi j’ai été condamné la première fois.

INTERVIEWER : Quel âge aviez-vous alors ? Onze ans ? Douze ? Pourquoi vouliez-vous des armes ?

GILMORE : Eh bien voyez-vous, à Portland, à ce moment-là, il y avait un gang… Je ne sais pas si vous en avez jamais entendu parler… sans doute pas. Mais, voyez-vous, mon vieux, je me disais que, eh bien ! j’aimerais faire partie de ce gang de Broadway. Je m’imaginais que la meilleure manière d’y entrer consistait à aller à Broadway et d’y traînailler pour vendre des armes aux truands. Je savais qu’ils en cherchaient. Non, je… je ne sais même pas si ce gang existait. Peut-être était-ce un mythe. Mais j’en ai entendu parler, vous savez, alors j’ai pensé que j’avais envie de faire partie d’une bande comme celle-là… les gars de Broadway.

INTERVIEWER : Mais ça n’a pas tourné comme vous l’espériez. Vous vous êtes fait pincer et envoyer à l’école de redressement.

GILMORE : Oui, l’école de garçons MacLaren, à Woodburn dans l’Oregon.

INTERVIEWER : Est-ce alors que vous vous êtes dit : désormais je suis dans le pétrin.

GILMORE (rires) : J’ai toujours eu l’impression que j’étais fait pour avoir des ennuis. J’ai toujours eu le chic pour me conduire d’une telle manière que les adultes ne me regardaient pas du même œil que les autres gosses. Je les ahurissais peut-être ou je leur répugnais.

INTERVIEWER : Répugnais ?

GILMORE : Une manière de me regarder pas comme les autres, pas comme les adultes doivent considérer les gosses.

INTERVIEWER : Des regards de haine ?

GILMORE : Pire que de la haine. Je dirais plutôt de l’exécration. Je me rappelle une dame de Flagstaff dans l’Arizona, une voisine de mes parents, quand j’avais trois ou quatre ans. Un jour je ne sais pas quelle connerie j’avais bien pu faire mais elle en a perdu la boule, elle s’est précipitée sur moi, elle m’a littéralement agressé dans l’intention de me faire mal. Il a fallu que mon père se lève d’un bond pour venir à mon secours.

INTERVIEWER : Qu’est-ce que vous aviez pu faire pour la rendre aussi furieuse ?

GILMORE : C’était simplement la manière dont je lui parlais ou je me conduisais. Je n’ai jamais été tout à fait… un petit garçon. Un soir, à Portland, quand j’avais à peu près huit ans, nous sommes tous allés chez des gens où se trouvaient déjà deux ou trois grandes personnes. Je ne me rappelle pas au juste ce que j’ai fait. Je répondais mal à tout le monde et je bousillais tout dans la maison… Je ne me souviens pas tout ce que j’ai fait. En tout cas, cette femme-là a fini par perdre les pédales. Elle a braillé, tenu des propos insensés. Elle en bavait. Elle m’a jeté dehors. Toutes les autres grandes personnes l’ont approuvée. Apparemment, elles partageaient son opinion à mon sujet. Or, il se trouve que des conneries comme ça ne me faisaient guère d’effet. Je me rappelle être retourné à pied chez moi, c’est-à-dire à cinq kilomètres à peu près, tout seul, en sifflant et en chantant.

INTERVIEWER : Il semble alors que vous vous êtes engagé sur la voie que vous avez toujours suivie bien avant de passer par l’école de redressement.

GILMORE : Eh bien ! en effet, les lois m’ont toujours paru d’une bêtise infernale. Mais en ce qui concerne la voie que j’ai suivie, je vous dirai que chacun réagit d’une certaine manière parce que sa vie est influencée par les expériences les plus diverses. Est-ce que ça signifie quelque chose ?

INTERVIEWER : Il m’est difficile de répondre. Donnez-nous un exemple.

GILMORE : Ma foi, voici une affaire personnelle. Pour vous ce sera simplement un incident bizarre mais il a eu sur moi un effet qui a duré. J’avais à peu près onze ans et je revenais de l’école. L’idée m’est venue de prendre un raccourci. J’ai dévalé la colline haute d’une vingtaine de mètres et je me suis embringué dans des buissons de bruyère, de cassis, même de ronces. Il me semble que cette broussaille en avait elle aussi une vingtaine de haut, dans ce secteur désertique, d’une végétation luxuriante, au sud-est de Portland. J’avais cru prendre un raccourci mais impossible de passer. Personne n’avait jamais suivi ce chemin. À un certain endroit, j’aurais pu faire demi-tour mais j’ai préféré continuer. Il m’a fallu à peu près trois heures pour m’orienter. Pendant tout ce temps-là je ne me suis pas arrêté un seul instant pour me reposer. J’ai continué à aller de l’avant. Je me disais que si je poursuivais ma marche je m’en tirerais mais je savais aussi que je risquais de me faire coincer sans aucun espoir d’en sortir. Je n’étais qu’à une centaine de mètres de chez moi et si j’avais crié… Enfin j’aurais pu y laisser ma peau… Personne ne m’aurait entendu. J’ai donc poursuivi. J’en faisais une espèce d’affaire personnelle. J’ai fini par atteindre la maison avec trois heures de retard et ma mère me l’a fait remarquer. Je lui ai répondu que j’avais pris un raccourci (rires). À partir de ce moment-là la plupart des choses ont pris un aspect différent à mes yeux.

INTERVIEWER : Quelles choses ?

GILMORE : J’ai pris conscience de ce que je n’avais jamais peur. Je savais désormais qu’il suffit de vouloir aller plus loin pour s’en sortir. Cela m’a laissé l’impression précise de me surpasser moi-même.

INTERVIEWER : Alors, pourquoi avez-vous dit que c’est le passage par l’école de redressement qui vous a dévoyé ?

GILMORE : Écoutez, les écoles de redressement sèment une espèce de connaissance ésotérique. Elles sophistiquent la personnalité. Quand un môme en sort, il a appris des choses qui lui auraient échappé autrement. Il s’identifie d’ordinaire avec les gens qui partagent la même connaissance ésotérique : l’élément criminel de la population, si c’est ainsi que vous voulez l’appeler. Ainsi vous voyez que mon séjour à Woodburn ne fut pas une petite affaire dans ma vie.

INTERVIEWER : Était-ce tellement dur à Woodburn ? Comment vous y êtes-vous adapté ?

GILMORE : Cet endroit m’a fait penser que c’est la seule manière de vivre. Il y avait là-bas des types que je considérais comme mes supérieurs : des durs. Ils s’étaient livrés à l’attaque à main armée. Ça se passait dans les années 50. Il me semblait que ces types-là dirigeaient tout là-bas. Le personnel recruté dans les parages se composait de buveurs de bière qui se souciaient seulement de tirer leurs heures de service. Peu importait à ces gens-là ce que l’on pouvait bien faire. Il y avait aussi quelques médecins psycho. La psychanalyse était alors très en vogue. On les voyait arriver et nous présenter leurs taches d’encre et ils nous posaient toutes sortes de questions, presque toutes en rapport avec la sexualité. Ils nous regardaient avec des yeux bizarres et… des trucs comme ça.

INTERVIEWER : Combien de temps y êtes-vous resté ?

GILMORE : Quinze mois. Je me suis évadé quatre fois. Ensuite j’ai fini par comprendre que la bonne manière de quitter cette école consistait à montrer que je m’étais racheté. Pendant quatre mois j’ai évité tous les ennuis et on m’a relâché. Ça m’a enseigné que les gens de cette espèce sont faciles à avoir.

INTERVIEWER : Est-ce que d’autres détenus ont essayé de faire de vous leur larbin ou leur giton ?

GILMORE : Non… jamais, personne… Je n’ai jamais eu d’ennuis de ce genre. Non. Pas une seule fois. Si c’était arrivé j’aurais agi d’une manière violente et décisive. J’aurais tué ou j’aurais frappé très dur. Avec un type trop fort, j’aurais pris une arme quelconque. Mais il ne m’est jamais rien arrivé de tel.

INTERVIEWER : Dans quel état d’esprit étiez-vous en quittant Woodburn ?

GILMORE : J’ai cherché des ennuis dès ma sortie. Il me semblait que je devais le faire. Je me sentais un peu supérieur à tout le monde parce que j’étais allé dans une école de redressement. J’avais un complexe de dur : cette espèce d’attitude de mariole que prennent les délinquants juvéniles Délinquant juvénile… rappelez-vous ces deux mots. Ça m’a marqué, pas vrai ? Personne n’avait le droit de me dire quoi que ce soit. Je me faisais couper les cheveux en queue de canard. Je fumais, je buvais, je me piquais à l’héroïne, je fumais du H, je prenais même des drogues pires, je me bagarrais. Je coursais les jolies petites nanas et j’en attrapais quelques-unes. Les années 50, c’était la belle époque pour les délinquants juvéniles. Je chapardais, je volais, je jouais et j’allais dans les dancings où débutaient Fats Domino et Gene Vincent.

INTERVIEWER : Qu’est-ce que vous vouliez faire de votre vie dans ce temps-là ?

GILMORE : Je voulais devenir gangster.

INTERVIEWER : Vous ne pensiez pas avoir d’autres talents ?

GILMORE : Oui, j’avais du talent. J’ai toujours été bon en dessin. Je dessine depuis ma petite enfance. Je me rappelle que dès ma deuxième année d’école une institutrice a dit à ma mère : « Votre fils est un artiste. » Sa manière de parler indiquait qu’elle y croyait vraiment.

INTERVIEWER : Vous est-il arrivé, à une époque quelconque, de regretter votre destinée de criminel et de vous dire que vous pouviez changer de voie ?

GILMORE : Eh bien ! je me suis dit quelquefois que si je pouvais commencer à réussir comme artiste… mais c’est tellement difficile, vous savez. Je tenais à un grand succès, à devenir un artiste renommé, pas un manœuvre de l’art commercial. Au bout d’un certain temps, j’ai pensé que je vivrais sans doute le reste de mon existence en prison ou bien que je me suiciderais ou encore que je serais abattu par la police ou un truc comme ça. Bref, une mort violente quelconque. Pourtant, à un certain moment, surtout quand j’étais môme, j’ai pensé sérieusement à devenir artiste peintre.

INTERVIEWER : Combien de temps après Woodburn avez-vous été bouclé de nouveau ?

GILMORE : Quatre mois.

INTERVIEWER : Quatre mois ! Vous nous avez pourtant dit que l’école de redressement instruit. Vous ne pouviez donc pas utiliser vos connaissances ésotériques pour esquiver la prison ?

GILMORE : C’était sans doute la ligne de ma vie. Certains types ont de la chance toute leur existence. Quel que soit le pétrin dans lequel ils tombent ils ne tardent pas à reparaître sur le macadam. Mais d’autres n’ont pas de chance. À peine libérés, ils retournent au trou. La ligne de leur vie les ramène en taule où ils restent longtemps.

INTERVIEWER : Et vous êtes un de ces malchanceux ?

GILMORE : Oui. « Le récidiviste invétéré. » Nous sommes des créatures soumises à nos habitudes.

INTERVIEWER : Combien dura votre plus longue période de liberté après Woodburn ?

GILMORE : Huit mois fut à peu près la plus longue.

INTERVIEWER : Votre quotient intellectuel s’élèverait à environ cent trente et pourtant vous avez passé presque dix-neuf des vingt dernières années derrière les barreaux. Comment se fait-il que vous n’ayez jamais pu vous tirer d’affaire, en aucun cas ?

GILMORE : Mais si, je m’en suis tiré une ou deux fois. Je ne suis pas un grand voleur. J’obéis à mes impulsions. Je ne fais pas de projet, je ne réfléchis pas. Il n’y a pas besoin d’être un intellectuel distingué pour éviter les conséquences de ses conneries. Il suffit de réfléchir. Je ne le fais pas. Je suis impatient et pas assez gourmand. J’aurais pu échapper aux conséquences de bien des choses pour lesquelles je me suis fait avoir. En réalité, je ne comprends pas. Peut-être que j’ai cessé de m’en soucier depuis longtemps.

Tout cela était bel et bon. Farrell était décidé à n’accepter ces réponses qu’après un examen sérieux. Mais Gilmore s’efforçait au moins d’offrir une image de lui-même. C’était clairement ainsi qu’il voulait être considéré par le reste du monde après sa mort. Ce n’était pas du tout l’homme de ses lettres.

2

Farrel et Schiller convinrent que le truc consistait à faire parler Gary sincèrement des deux assassinats. Quand on abordait cette question il se produisait toujours quelque chose : Gilmore n’avait plus envie de commenter sa propre personnalité. Ses propos tombaient dans le style narratif qu’emploie n’importe quel criminel psychopathe pour décrire la soirée la plus ennuyeuse ou la plus sensationnelle : on a fait ça et puis ça, mec, comme on a fait ça. Des épisodes sans lien dont il ne souligne aucun détail. On constate un refus ferme d’accorder de la valeur à quoi que ce soit. Telle était l’opinion de Farrell. Ces gens-là semblent considérer la vie comme un grand magasin où l’on peut piquer n’importe quoi.

GILMORE : April est montée dans la camionnette, elle a fait marcher la radio à plein tube, elle s’est serrée contre moi et m’a dit qu’elle ne voulait plus retourner à la maison. Je lui ai répondu : « Eh bien, écoute, je te garde toute la nuit si tu veux. » Alors je suis allé à l’endroit où j’avais acheté une camionnette et j’ai parlé à ces types de nos arrangements financiers. Je leur donnerais ma Mustang comme acompte. Nous avons bu de la gnôle et nous avons pris de vagues arrangements au sujet de la camionnette. Ils m’avaient mis plus ou moins le couteau sous la gorge mais moi j’avais mon pistolet, celui qui était chargé. J’ai signé les papiers, j’ai pris possession de la camionnette et j’ai laissé ma Mustang sur place. Ensuite nous voilà en train de rouler sans but précis avec April. On arriva à Orem. J’ai ralenti en approchant de la station-service qui me parut à peu près déserte. Peut-être est-ce ce qui attira mon attention. Je roulai jusqu’au carrefour, garai la camionnette et je dis à April d’y rester parce que je ne tarderais pas à revenir. J’allai au poste d’essence et je dis à Jensen de me donner l’argent de la caisse. Il obéit et je lui ordonnai alors de venir avec moi aux cabinets et de s’allonger par terre. Alors ça s’est passé en vitesse. Rien ne pouvait lui indiquer ce qui allait arriver. J’avais tout juste un 5.5 mm. J’ai tiré deux balles coup sur coup pour m’assurer qu’il ne souffrirait pas, que je ne le laissais pas à moitié vivant ou un truc comme ça. Et puis, je suis parti et j’ai roulé jusqu’à, euh ! je ne sais pas au juste où se trouvait cette station Sinclair mais je suis retourné sur la voie principale : State Street, je crois. Je suis entré chez Albertson où j’ai acheté des chips et différentes choses à emporter au cinéma, ainsi qu’un carton de bière et des trucs qu’April voulait manger…

Finalement un des avocats posa une question. Farrell ne put s’empêcher de remarquer que ça donnait un meilleur résultat. De toute évidence, il fallait secouer Gilmore pour l’arracher à son marécage de psychopathe.

INTERVIEWER : Une question maintenant. Quand vous vous êtes arrêté au poste d’essence, aviez-vous l’intention de voler Jensen ou de le tuer ?

GILMORE : J’avais l’intention de le tuer.

INTERVIEWER : Quand cette idée vous est-elle venue à l’esprit ? Celle de tuer quelqu’un…

GILMORE : Je ne saurais le dire. Elle a mûri toute la semaine. Cette nuit-là, je sentais qu’il me fallait ouvrir une soupape pour libérer quelque chose mais j’ignorais ce que ce serait exactement. Je ne pensais pas à faire ceci ou cela, ni qu’en agissant ainsi je me sentirais mieux. Je savais seulement qu’il se passait quelque chose en moi et qu’il me fallait relâcher la pression. Euh, tout cela parait assez odieux sans doute.

INTERVIEWER : Non, absolument pas. Jensen a-t-il dit quelque chose qui vous a déplu ?

GILMORE : Non, pas du tout.

INTERVIEWER : Qu’est-ce qui vous a incité à quitter la camionnette pour entrer dans le bureau où se trouvait Jensen ?

GILMORE : Je ne le sais vraiment pas.

INTERVIEWER : Qu’est-ce que ça signifie ?

GILMORE : Ça signifie que je ne sais vraiment pas. J’ai dit que cet endroit me paraissait désert et propice.

INTERVIEWER : Apparemment le meurtre de Jensen n’a pas réduit la pression dont vous parlez. Sinon pourquoi seriez-vous sorti le soir suivant pour tuer Buschnell ?

GILMORE : Je ne sais pas. Je suis un impulsif, je ne réfléchis pas.

INTERVIEWER : Vous l’avez tué de la même manière que Jensen la veille au soir. Vous l’avez obligé à s’allonger par terre et vous lui avez tiré à bout portant dans la tête. Espériez-vous, en tuant Buschnell, obtenir l’espèce de soulagement que vous n’avez pas eu avec Jensen ?

GILMORE : Je vous l’ai déjà dit : je ne pensais pas. Ce que je me rappelle c’est précisément une absence de réflexion. Je me souviens seulement des gestes, des actes. J’ai tué Buschnell et puis le pistolet s’est enrayé. Ces foutus automatiques ! J’ai pensé alors : merde ! ce type n’est pas mort. Je voulais tirer une seconde balle parce que je ne voulais pas le laisser à moitié vivant. Je ne voulais pas qu’il souffre. J’ai essayé de ramener le canon à sa place pour faire marcher le pistolet et tirer une deuxième balle mais le mécanisme était coincé et il a fallu que je me taille. J’ai fini par remettre l’arme en état de marche mais trop tard pour faire quoi que ce soit d’utile à Buschnell. Je crains qu’il ne soit pas mort immédiatement. Quand je lui ai ordonné de s’allonger, je voulais le liquider en vitesse. Il n’avait alors aucune chance de s’en tirer. Je vous raconte ça assez froidement mais c’est vous qui me l’avez demandé.

INTERVIEWER : Avez-vous abordé ces deux meurtres de la même manière ?

GILMORE : Ma foi oui. On pourrait tout juste dire que l’exécution de Buschnell était plus certaine.

INTERVIEWER : Pourquoi ?

GILMORE : La mort de Jensen était déjà un fait acquis, aussi la suivante était-elle plus certaine.

INTERVIEWER : Le deuxième meurtre vous fut-il plus facile que le premier ?

GILMORE : Ni l’un ni l’autre n’ont été difficiles ou faciles.

INTERVIEWER : Aviez-vous eu affaire d’une manière quelconque avec l’un ou l’autre de ces deux hommes ?

GILMORE : Non.

INTERVIEWER : Alors qu’est-ce qui vous a conduit au City Center Motel où travaillait Buschnell ? Nous nous efforçons seulement de comprendre la nature de la rage dont vous parlez. N’auriez-vous pu apaiser cette rage d’une manière sexuelle ?

GILMORE : Je ne veux pas m’égarer dans les questions concernant le sexe. Je trouve ça vulgaire.

INTERVIEWER : Pourtant, si la nuit où vous avez tué Buschnell vous vous étiez trouvé avec une amie qui aurait pu vous offrir de la bière, sa compagnie et un moment de détente, ne vous seriez-vous pas senti mieux dans votre peau ?

GILMORE : Je ne veux pas répondre à cette question.

INTERVIEWER : Vous semblez répondre plus facilement au sujet de meurtre que de sexe.

GILMORE : Ça, c’est votre avis.

 

Bon matériel, pensa Farrell. Un bon commentaire.

3

Pendant toute la semaine de Noël pourtant, les interviews se ternirent et ne présentèrent plus guère d’intérêt. Farrell en vint à se demander s’il n’avait pas effrayé Gilmore. Ou bien était-ce l’approche des fêtes qui le rendait incapable. En relisant les réponses amères au sujet de Noëls en prison, il n’était pas difficile de lire entre les lignes que Gary se disait : « Voilà mon dernier 1er de l’An sur terre. »

Barry se demanda également si les deux avocats n’étaient pas en cause. Jour après jour, au cours de la dernière semaine de l’année, ils plaisantèrent avec Gary en esquivant les points essentiels et sans profiter de certaines réponses pour poser des questions intéressantes.

Ils ne présentèrent pas non plus les questions plus complexes préparées par Farrell, comme s’ils les trouvaient trop littéraires pour être posées par de vrais hommes.

Barry se proposa donc d’appeler Stanger à son bureau et de lui dicter méticuleusement un nouveau jeu de questions. Un jour ou deux plus tard, la bande magnétique revint, tellement dénuée d’intérêt que Farrell se demanda si les avocats ne cherchaient pas à démontrer qu’ils pouvaient à volonté fournir ou non des résultats. Peut-être en voulaient-ils encore à Schiller de s’être rendu à Hawaii, peut-être aussi considéraient-ils comme déplacé d’interroger un homme sur le chemin de la mort. En tout cas ça ne rendait pratiquement plus rien.

STANGER : Avez-vous parfois joué le rôle du politicien de prison ?

GILMORE : Au cours de ma dernière détention, dans l’Oregon, j’ai un peu mis la main dans le sac révolutionnaire et puis je me suis rendu compte que ces révolutionnaires ne feraient pas de révolution. Alors j’ai laissé tomber (rire).

STANGER : D’accord. Vous avez passé plus de quatre ans au trou. Est-ce parce que vous avez choisi de purger votre peine à la dure ? Ou bien parce que vos actes échappent à votre volonté ?

GILMORE : (rire)… Maintenant il faut que je choisisse entre la question A ou la question B, pas vrai ? (Rire.)

STANGER : Vous avez le choix (rire).

GILMORE : Merde, je suis un raté.

Voilà comment ça se passait. Certaines réparties mettaient Farrell hors de lui. Dans les questions et réponses du 20 décembre, il avait repéré un début de piste :

INTERVIEWER : Vous êtes convaincu que votre destin est inévitable et justifié, et cela fait supposer que les assassinats ont mûri longtemps. Vous vous étiez déjà représenté vous-même dans le rôle du tueur bien avant de le jouer. (Instant de silence.) Voilà une question à faire tourner la tête, pas vrai ? (Rire.)

GILMORE : C’est vrai, ça donne le vertige. Je suis si peu sûr de moi que je répondrai à tout hasard (rire) ça rime avec bazar.

INTERVIEWER : Bonne blague. Allez-y !

GILMORE : Eh bien ! je répondrai la prochaine fois après y avoir réfléchi.

INTERVIEWER : D’accord.

GILMORE : J’ai plus ou moins l’impression d’être dans un confessionnal.

 

Puis Gary reprit l’assassinat de Jensen en un récit long et à demi satisfaisant. Cet échange de propos datait de la semaine précédente. Il corroborait ce que Farrel en attendait. Sans l’avouer, Gilmore se complaisait dans les échanges de propos d’un style littéraire et appréciait les questions formulées avec solennité. Sans doute lui semblait-il que cela conférait quelque dignité à sa situation. Dans ce cas particulier, bien que l’avocat eût posé sa question d’un ton ironique, Gary s’était efforcé de présenter une réponse cohérente. Malheureusement, cette bonne volonté ne servait à rien parce que l’avocat continuait à répliquer par des plaisanteries. Cela déplaisait autant à Farrell que s’il entendait des gens plaisanter au chevet d’un homme mourant de cancer.

4

Moody et Stanger n’épuisaient pas le filon, certes, mais leur rémunération ne les laissait pas indifférents. À peine Schiller revint-il de Hawaii qu’ils l’interrogèrent au sujet des ventes à l’étranger. Il fut obligé de leur donner des détails sur les négociations avant leur conclusion. Lorsqu’il leur avait dit, au cours du déjeuner, qu’il lui serait possible de vendre les lettres à leur insu, ses propos n’étaient pas tombés dans des oreilles de sourds. Ils s’intéressaient beaucoup aux perspectives de rentrées d’argent. Farrell espérait que cela les inciterait à améliorer la qualité de leurs interviews avec Gary. En cela, il se trompait car les deux avocats semblaient se dire qu’eux seuls travaillaient pour tout le monde. Ils en arrivèrent même à prétendre qu’à l’origine les interviews ne figuraient pas dans leur accord et devraient donner lieu à une rémunération supplémentaire. Farrell se disait que cette question reviendrait souvent sur le tapis.

 

En fin de compte, Schiller constata que les deux avocats se sentaient de plus en plus forts dans cette affaire. Ils avaient tenu à lui faire remarquer qu’ils étaient allés à la prison le jour de Noël et même le jour de l’An pendant qu’il se bronzait tranquillement à Hawaii. Ils y étaient allés chaque jour entre ces deux fêtes parce que Gary se sentait alors particulièrement esseulé. Moody et Stanger présentèrent ces réflexions comme si Schiller s’était absenté pendant des années. Elles présentaient au moins une part de vérité : Gary tenait à leurs visites. Elles lui permettaient de quitter sa cellule pour aller à la cabine contiguë à la salle des visiteurs. Même après une conversation dépassant deux heures, il suffisait que les avocats raccrochent l’appareil et se préparent à partir pour qu’il frappe à la vitre afin d’ajouter un commentaire. De toute évidence, il s’efforçait de les retenir. Parfois il les rappelait aussi pour les interroger au sujet de leurs enfants. Il n’hésitait pas à leur donner des conseils, notamment de ne pas hésiter à les punir s’ils se conduisaient mal, mais tout en leur répétant qu’ils les aimaient.

Les entretiens quotidiens avaient suscité une certaine intimité entre Gary et ses interlocuteurs si bien que ces derniers se préoccupaient trop de lui. Schiller se disait qu’ils ne réalisaient pas l’importance de leur tâche, devenue tellement routinière à leurs yeux qu’elle leur paraissait banale.

5

Toutefois à son retour d'Hawaii, c’est Gary qui inquiéta le plus Schiller. D’abord il devait lui parler du National Enquirer. L’article devait paraître dans quelques jours. D'Hawaii, il enjoignit aux avocats d’indiquer à Gilmore qu’il avait vendu une partie des droits parce que, de toute façon, ce journal était décidé à publier quelque chose sur lui. C’était l’occasion d’empocher quelque argent. Cela marcha bien. Gilmore accepta. Mais dans un autre télégramme, Schiller commit l’erreur de désigner Nicole par un qualificatif. Pour que les gens de la prison ne sachent pas de qui il s’agissait il avait posé des questions à son sujet en l’appelant « Trésor pailleté d’or ».

Schiller se rappela trop tard que Gary l’appelait parfois ainsi dans leur correspondance. Quelle gaffe ! Autant avouer qu’il avait lu les lettres. Si seulement Gilmore admettait que ce n’était pas un crime, cela pourrait susciter plus d’intimité dans les interviews. Or, Gary prit cela très mal. Alors que Schiller était encore à Hawaii, Moody lui lut au téléphone cette lettre de Gary.

Cher Larry

Mon Trésor pailleté d’or !

Elle s’appelle Nicole. Pigé ?

Vous avez lu les lettres… ça ne me plaît pas

J’ai une centaine de lettres, ici même, dans ma cellule, que Nicole m’a écrites.

Vous ne les lirez pas.

« Je les lirai avant que ce soit fini », pensa Schiller.

Peu m’importent vos raisons. Je comprends que vous vouliez en savoir le plus possible.

Mais certaines de vos façons de faire… Il faut savoir s’y prendre avec moi, Larry… Vous pourriez me vexer. Je le regretterais.

Puis-je me permettre de suggérer que vous soyez absolument franc avec moi, parce que je suis un type réglo.

Quand je vous ai demandé de ne pas lire ces lettres, vous n’avez pas discuté ni cherché à me persuader.

Si vous me vexez de nouveau ce sera pour toujours, Larry. Mais pour le moment, pour cette unique fois, je laisse courir. Maintenant vous êtes au courant.

Sincèrement

Gary

 

30 décembre, 15 h 43.

GARY GILMORE PRISON DE L’ÉTAT D’UTAH

BP 250.

DRAPER UT 84020

JE COMPRENDS VOTRE POINT DE VUE ET VOUS LE PRÉSENTEZ BIEN STOP JE NE CHERCHAIS PAS A VOUS CACHER LA VÉRITÉ STOP AMITIÉS STOP LARRY.

Ne recevant pas de réponses, Schiller envoya un deuxième télégramme.

2 JANVIER, 13 H 42

GARY GILMORE, PRISON D’ÉTAT D’UTAH BP 250 DRAPER UT 84020

NICOLE EST FIÈRE DE VOS LETTRES STOP C’EST POURQUOI ELLE LES A MONTRÉES A PLUSIEURS PERSONNES MOI COMPRIS STOP COMPARÉS LES DEUX JEUX DE LETTRES DONNERAIENT UNE CONNAISSANCE PLUS AUTHENTIQUE ET PLUS COMPLÈTE DE VOS AMOURS QUE NE LE PEUT FAIRE CHACUN DES DEUX JEUX STOP JE VEUX ÉLIMINER LA THÉORIE D’APRES LAQUELLE NICOLE SERAIT SOUMISE A VOTRE POUVOIR STOP C’EST POURTANT L’IMPRESSION QUE L’ON A EN LISANT SEULEMENT VOS LETTRES STOP À MON AVIS LES SIENNES FOURNIRAIENT LE MEILLEUR MOYEN DE PRÉSENTER UN TABLEAU VÉRIDIQUE DE VOS RELATIONS STOP CE N’EST PAS UNE BONNE MANIÈRE DE COMMUNIQUER MAIS NOUS N’EN N’AVONS PAS D’AUTRE. LARRY

La réponse parvint par cassette transmise par Moody et Stanger.

GILMORE : Un message de Larry qui me demande les lettres de Nicole. Dites-lui simplement que je les ai détruites. Je ne veux pas en dire plus. Il recourt à une espèce de psychologie abstraite mais ça ne marche pas avec moi. Il a plus ou moins suggéré… plutôt par allusions que, d’après bien des gens, j’exerce un certain pouvoir sur Nicole et que si l’on pouvait voir toute la correspondance cela mettrait les choses au point. Je n’aime pas ce genre de suggestion. Il n’aura aucun moyen de voir ses lettres : elles sont imprimées dans mon cœur. Voilà où elles sont et elles ont disparu ; cela m’évite de lui envoyer une lettre… (rires).

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Par la suite on frisa la rupture. Le National Enquirer publia un article désastreux. Les lettres que Scott Meredith lui avait vendues n’étaient pas seulement en cause mais l’auteur du texte commentait une cassette et étalait sur toute la page la mentalité de Gilmore.

 

NATIONAL ENQUIRER

L’assassin Gilmore ment. Il ne veut PAS mourir

Par John Blosser

Telle est la conclusion de Charles R. McQuiston, ancien officier de renseignement du plus haut grade, qui a appliqué le détecteur de mensonges à une conversation téléphonique de vingt minutes enregistrée sur bande magnétique à la prison de l’État d’Utah… (Ce détecteur est un appareil utilisé par les services de police pour déceler le mensonge révélé par un frémissement d’angoisse dans la voix de celui qui parle.)

« Je suis totalement convaincu que Gilmore ne désire pas mourir ; la perspective de faire face à son Créateur l’émeut puissamment et il a grand-peur », déclara l’officier de renseignement.

« Il espère la clémence pour ses crimes, dit McQueen, de l’Enquirer. »

Voici quelques extraits de l’analyse psychologique effectuée par Charles McQuiston :

GILMORE : « La loi m’a condamné à mourir. J’estime que c’est bien. »

ANALYSE DE MCQUISTON :

« L’énoncé du mot « mourir » dénote un stress extrêmement lourd. Cela signifie qu’il ne veut absolument pas mourir. »

GILMORE : « J’irai là-bas, je m’assoirai et je serai fusillé. »

ANALYSE DE MCQUISTON :

« Un affolement nerveux apparaît lors de cette déclaration. Peut-être sera-t-il obligé de le faire (se présenter devant le peloton d’exécution) mais ce n’est pas si simple… et il ne veut certainement pas que cela arrive. »

GILMORE : « Peut-être pouvez-vous dire que je crois à la survivance de l’âme et que cela me rend la chose un peu plus facile (la chose consistant à faire face à la mort). »

ANALYSE DE MCQUISTON :

« Les canevas de stress indiquent qu’il croit, en effet, à la survivance de l’âme.

« Cette déclaration est donc sincère. Néanmoins sa conviction ne lui rend pas la chose plus facile.

« Elle la rend au contraire plus difficile, croit-il. « Il lui semble qu’il s’en va dans l’au-delà sans référence convenable et ça l’effraye. »

 

5 JANVIER 16 H 31

GARY GILMORE PRISON D’ÉTAT D’UTAH

BP 250

DRAPER UT 84020

IL M’A FALLU VINGT-QUATRE HEURES POUR ME CALMER APRÈS AVOIR LU L’ENQUIRER SINON CE TÉLÉGRAMME N’AURAIT PAS ÉTÉ ACCEPTÉ STOP CES GENS-LA ONT ACHETÉ DE LA MATIÈRE PREMIÈRE ET DE TOUTE ÉVIDENCE N’EN ONT UTILISÉ QU’UNE PETITE PARTIE STOP J’AURAIS SANS DOUTE DU M’Y ATTENDRE MAIS JE SUIS ENCORE NAÏF STOP QUE TEL SOIT LE PREMIER RÉSULTAT DE NOS TRAVAUX ME FAIT HONTE MAIS VOUS SAVEZ POURQUOI J’AI AGI AINSI STOP LE MARCHÉ EST AINSI PRÉPARÉ ET NOUS POUVONS POURSUIVRE VERS NOTRE BUT STOP LARRY

 

5 janvier

Cher Larry,

Je viens de lire le National Enquirer sans grand intérêt. Très dégoûtant… j’admets que chacun puisse imprimer lire et penser ce qui lui plaît.

Pourtant je suis curieux… j’aurais cru qu’un homme dans votre situation, possédant votre expérience et une parfaite connaissance des journaux de chantage tels que l’Enquirer, aurait mieux contrôlé ce qui s’imprime grâce à lui… ou bien vous ne vous en êtes pas soucié ? Ça m’intrigue… un peu. Mais au fond ça ne m’intéresse guère.

Vous voyez, je connais la vérité à ce sujet. Nicole aussi. Or, je n’ai de comptes à rendre à personne sauf à elle et à moi.

Je ne suis ni bon mec ni héros. Mais je ne suis pas du tout non plus le type que présente l’Enquirer.

Libre à vous Larry de penser imprimer et diffuser selon vos conclusions personnelles. Je vous considère comme un homme sensible et qui croit à la vérité.

À l’Enquirer je ne répondrai que ceci :

Tout le monde sait que ce journal n’est pas exactement ce qu’on peut appeler une « source sûre ».

Gary

Moody et Stanger dirent à Schiller que Gary n’avait pas réagi plus violemment que ne l’indiquait sa lettre. Larry n’en était pas moins confus. L’article du National Enquirer mettait en cause le point d’honneur que Gilmore attachait à sa mort. Pourtant il ne réagissait que mollement. D’autre part appeler Nicole « Trésor pailleté d’or » avait provoqué un tel sursaut que Gary avait paru sur le point de ne plus vouloir parler. Schiller fut tenté d’abandonner la partie. Il était bien obligé, en effet, de se demander s’il était vraiment capable de percer la personnalité de Gary Gilmore.

7

Ohé, cher copain… je t’aime.

Je suis souvent perdue ici et je le serai encore souvent partout… jusqu’à ce que je sente ton âme m’envelopper.

Je suis seule avec moi-même pendant presque tout mon temps de veille.

Mais la nuit… oh les nuits que j’aime tant. Alors je vais n’importe où, fais n’importe quoi, ressens tant de choses et toutes bonnes…

Je te serre contre moi, tiède, je sens sur mes mains ton visage rugueux et moustachu… je t’emmène à des endroits que je chérissais quand j’étais petite, par exemple une petite clairière dans une forêt de pins. C’était ma « chambre ». Tellement touffue autour de moi avec ses pins très hauts et aussi avec des buissons de cassis où il y avait toujours des baies, si bien que trouver le tunnel y conduisant était parfois un exploit. Je m’allongeais au milieu, sur le doux tapis d’aiguilles humides qui sentaient bon, j’étais comme dans un puits avec un haut mur d’arbres autour de moi et de là je regardais le ciel bleu de cristal où passaient lentement des nuages de coton. Écoute ma forêt enchantée parler tout bas en un millier de langues.

Dieu comme j’aimais cette clairière autrefois.

Je me rappelle y avoir amené ma tante Kathy. Elle en raffolait. J’ai creusé un petit trou dans le tapis d’aiguilles pour lui servir de cendrier. Elle se tenait immobile et écoutait avec moi.

J’y suis retournée avec toi il y a seulement une ou deux nuits.

Folle que je suis.

 

SALT LAKE TRIBUNE

Salt Lake. 6 janvier. – La K.U.T.V. a déposé hier devant la Cour du district fédéral englobant l’Utah une requête pour avoir le droit d’assister à l’exécution de l’assassin Gary Mark Gilmore prévue pour le 17 janvier…