Quand Mikal arriva au parloir le vendredi matin, Gary lui dit : « Schiller ne veut pas que je voie ton ami. Ça annulerait son exclusivité. Je devrais l’envoyer promener et je le ferais volontiers, mais il est trop tard pour trouver quelqu’un d’autre. (Mikal ne répondit pas et Gary reprit :) Mais je peux encore faire quelque chose : annuler son invitation à l’exécution. »
Mikal se proposait de quitter Salt Lake le soir même, pour passer le samedi et le dimanche avec Bessie. Gary lui demanda de rester un jour de plus. « Je n’en ai rien révélé à personne, dit-il à son frère, mais je ne sais pas comment ça se passera lundi matin. (Il considéra Mikal à travers la paroi de glace.) Peut-être est-ce pour cela que j’ai besoin de Schiller. Il sera là et prendra des notes pour l’histoire, ce qui m’obligera à garder mon sang-froid. (Il secoua la tête.) Je ne m’attendais pas à ce que cela devienne une affaire aussi importante. Je pensais seulement à quelques articles. » Il leva sa main et appliqua la paume à la vitre. Mikal en fit autant de son côté, si bien que les deux frères ne furent plus séparés que par huit millimètres de verre.
De retour à Salt Lake, Mikal revit Richard Giauque pour la dernière fois et lui annonça sa décision de ne pas intervenir. Quand il eut pris congé, Giauque téléphona à Amsterdam qui dit comprendre ce qu’il avait dû en coûter au jeune homme pour en arriver là, et il raccrocha. Amsterdam ne doutait pas du caractère définitif de cette décision. Giauque était, en effet, doué d’un esprit assez astucieux et n’aurait pas passé le mot s’il avait soupçonné le moindre espoir d’un revirement chez Mikal.
Le vendredi matin, à moins de soixante-douze heures de l’exécution, Earl Dorius s’attendait à un certain nombre d’actions judiciaires. Le droit a toujours été plus ou moins un jeu. Voilà une des bonnes raisons pour lesquelles Earl veillait depuis longtemps à maintenir le cours de la justice lent et paisible. Cela permet d’en amortir les aspects sportifs et compétitifs. Désormais pourtant tous en étaient arrivés au point où ils devaient calculer le nombre d’heures dont ils avaient besoin pour engager une action ou y riposter. C’est dans de telles circonstances que la loi ressemble plus à un jeu.
Earl téléphona à la Dixième Cour itinérante d’appel dont le point d’attache se trouve à Denver (l’Utah est un des six États dépendant de cette Cour). Il indiqua au greffier, Howard Phillips, que le parquet général de l’Utah craignait quelques tentatives de dernière minute, légalement bizarres, certes, en vue d’empêcher l’exécution. Il souhaitait donc pouvoir prendre contact avec la Cour pendant le week-end, particulièrement le dimanche, pour le cas où le procureur général devrait prendre d’ultimes mesures, contre de telles actions.
Dorius fit consulter les horaires des lignes aériennes par sa secrétaire et apprit que le dernier vol de Salt Lake à Denver partait à 21 h 20 les samedi et dimanche. Il transmit ce renseignement à Mike Deamer, substitut du procureur général Hansen. Cela signifiait que, s’il voulait se rendre à la Dixième Cour après 21 h 20, il lui faudrait prévoir un mode de transport particulier.
Ensuite Earl téléphona à Michael Rodak, greffier de la Cour suprême des États-Unis. Ils étudièrent ensemble le mécanisme des recours de dernière minute à Washington, D.C. Ils se mirent aussi d’accord sur un code dont Rodak pourrait se servir si la Cour suprême voulait atteindre Dorius. C’était très important. Il ne voulait pas qu’un hurluberlu ou un partisan trop passionné téléphone à la prison de l’État de l’Utah au dernier moment en se faisant passer pour un magistrat de la Cour suprême, qui annoncerait un sursis d’exécution. Il fallait donc qu’on soit sûr à la prison que c’était bien le greffier de la Cour suprême, et lui seul, qui parlait. Michael Rodak confia donc son surnom à Dorius, Mickey, et lui indiqua qu’il avait grandi à Wheeling en Virginie occidentale. La formule codée serait donc : « Ici Mickey de Wheeling, Virginie occidentale. »
Vendredi après-midi deux requêtes atterrirent sur le bureau d’Earl. La première émanait de Gil Athay, avocat d’un pensionnaire du « couloir de la mort », Dale Pierre, un des tueurs de la hi-fi, condamné pour avoir versé un liquide corrosif dans la gorge des clients d’un magasin d’électrophones. Athay prétendait que l’exécution de Gary Gilmore provoquerait une ambiance publique qui nuirait aux chances de son client en appel.
Dorius se rendait précisément au bureau de Hansen pour discuter de cette requête, quand on l’appela au téléphone. L’A.C.L.U . déposait une plainte de contribuables devant le juge Conder du tribunal de district. Deux affaires et un seul après-midi pour les résoudre.
Le parquet décida que Bill Evans et Earl Dorius s’opposeraient à l’action d’Athay et que Bill Barrett et Michael Deamer plaideraient contre les contribuables.
Deux heures plus tard ils revinrent victorieux les uns et les autres. Earl attribuait surtout ce succès au fait que les demandeurs ne pouvaient prouver aucun déni de justice dans l’exécution. Bien sûr, les plus proches parents de Gilmore pourraient réclamer un sursis, mais personne d’autre. On ne pouvait tout simplement pas permettre à tout le monde et à n’importe qui d’engager une action judiciaire pour n’importe quoi. Dieu merci pour le sursis, pensa Earl. Cet après-midi-là, il avait plaidé que tout retard à l’exécution léserait la société et il en était convaincu : plus l’agitation de l’opinion publique se prolonge, plus les choses respectables paraissent ridicules.
Le vendredi après-midi, après l’audience, Phil Hansen se surprit à réfléchir de nouveau sur le cas de Nicole et Gary Gilmore. Deux entrevues avec Nicole n’avaient rien donné mais il continuait à penser à Gilmore et supposait que son amie prendrait contact avec lui pour l’appel. Hansen avait tant à faire qu’il lui restait à peine le temps de s’asseoir un instant, même dans son bureau, pour réfléchir et prendre une décision. Gilmore avait refusé tout recours avant que Phil ne se rende compte de ce qui se passait. À ce moment-là, Phil se demanda comment il pourrait intervenir. A-t-on le droit de sauver un homme qui ne désire pas l’être ? Cependant l’idée de l’exécution de Gilmore lui faisait personnellement horreur. Phil avait consacré sa carrière à sauver des gens que personne d’autre ne se serait chargé de défendre et il en était fier. Cela l’inclinait à considérer toute condamnation à mort comme une obscénité. Si vous étiez un pieux catholique et un célèbre entraîneur d’équipe de football, il vous paraîtrait obscène que votre équipe, Notre-Dame, perde un match par 79 à 0. Cette semaine-là en particulier l’exécution flottait avec toutes les bouffées de fumée de cigare dans les corridors de tous les tribunaux à Salt Lake. À la fin de l’après-midi de vendredi, Hansen constata que dans trois de ses affaires, le juge Ritter avait renvoyé les parties dos à dos et il s’était même trouvé que les jurés étaient absents lorsqu’on avait plaidé la troisième affaire. Aussi, l’après-midi de vendredi, au prétoire, Hansen dit à Ritter : « Vous m’avez fait crever à la tâche pendant toute la semaine. Vous me devez un verre. » Ritter éclata de rire et l’invita dans son cabinet. Ils parlèrent de Gilmore et attendirent un coup de téléphone de Dick Giauque. Ils s’efforcèrent de trouver l’associé de Giauque, Daniel Berman, qui effectuait des recherches de jurisprudence pour le juge Ritter. Puis ils appelèrent Matheson, le nouveau gouverneur de l’État. Ils ne réussirent à joindre personne. Hansen se faisait un sang d’encre en pensant à la stupidité de l’exécution qui allait avoir lieu. « Oui, ironisa-t-il, Sam Smith ne mourra jamais d’une tumeur au cerveau. (Il ricana et des petites bouffées de fumée de cigare sortirent de sa bouche.) Si tout le reste échoue, reprit-il, j’engagerai une action qui fera novation je crois. » Quand il était procureur général, bien des gens le confondaient avec Bob Hansen et il en était exaspéré. Depuis, lorsqu’il engageait une action pour un de ses clients, ses requêtes passaient pour des réquisitoires de procureur. En y réfléchissant, il lui sembla possible d’agir en qualité de citoyen des États-Unis habitant l’État d’Utah. « Pourquoi faudrait-il que j’aie un titre pour agir ainsi ? dit-il à Ritter. Pourquoi un simple citoyen ne pourrait-il empêcher une exécution ? » Ils en discutèrent pendant un moment. Finalement, Hansen se dit que si l’A.C.L.U . déposait une nouvelle requête le lendemain après avoir perdu cet après-midi-là, il lui faudrait n’agir qu’en dernier recours.
LOS ANGELES TIMES
Toquade ou mesure utile ?
Un juge de l’Utah sert de caution
Salt Lake City. – Le juge fédéral de district Willis W. Ritter est un magistrat fort controversé. Ceux qui ne l’aiment pas le considèrent comme un vieillard mesquin et irascible. Ses amis voient en lui un jurisconsulte de qualité. La vérité se situe probablement entre ces deux extrêmes.
Pendant vingt-huit ans, ce magistrat a joué un rôle dominant dans les affaires judiciaires de l’État, bien qu’il soit un démocrate libéral et anti mormon dans un État gouverné surtout par des conservateurs fortement influencés par l’Église de Jésus-Christ des Saints du Dernier Jour.
« Il a été le seigneur du manoir et l’Utah fut son fief. » Ainsi s’exprime l’ancien procureur fédéral Ramon Child.
Maintenant, pourtant, le juge Ritter affronte à soixante-dix-huit ans un défi sans précédent, lancé contre son autorité par des fonctionnaires fédéraux et de l’État.
Le procureur général de l’État, Robert B. Hansen, a déposé une pétition devant la Dixième Cour d’appel fédérale à Denver pour qu’il soit interdit au juge Ritter de statuer sur n’importe quel cas où les États-Unis et l’État d’Utah seraient en cause.
Cette pétition accuse Ritter d’inconduite répétée au prétoire, d’un préjugé accentué contre les gouvernements de l’État et des États-Unis ainsi que d’un comportement en général capricieux.
Le sénateur républicain de l’Utah, Jake Garn, a traité Ritter de « honte du système judiciaire fédéral » et mène campagne au Congrès pour amoindrir l’autorité de ce juge.
Mais dans une lettre du mois d’octobre dernier au représentant, Peter W. Rodino Jr, (démocrate du New Jersey) président de la Commission judiciaire de la Chambre, Ritter esquissa l’origine de ses ennuis.
« Méchanceté, mormonisme, ruses perverses à la McCarthy-Nixon apparaissent partout dans les manœuvres des éléments de l’extrême droite du parti républicain », écrivit Ritter dans cette lettre.
« L’Église des mormons a pratiquement pris en main tous les leviers de commande dans l’État d’Utah. Depuis longtemps elle cherche à mettre la main sur les Cours fédérales du district englobant cet État. »
Ritter était professeur de droit à l’université d’Utah quand il fut nommé juge fédéral, en 1949, par le président Harry S. Truman. Mais cette nomination fut âprement combattue par les mormons qui accusaient Ritter d’immoralité privée et de corruption publique.
Quand le Congrès fixa à soixante-dix ans l’âge de la retraite obligatoire des juges fédéraux, en 1958, elle exempta trente-deux magistrats supérieurs siégeant alors. Ritter est actuellement le dernier survivant des bénéficiaires de cette mesure.
Bob Hansen était tout aussi mécontent quand on le prenait pour Phil Hansen. D’autre part, il n’y avait pas à douter de son opinion sur Ritter. Il accusait ce magistrat d’avoir le cœur plein de méchanceté. Évidemment, Hansen ne se permettait pas de mettre en doute la brillante érudition de Ritter qu’il considérait même peut-être comme un génie. Si l’on cherche des gens d’une intelligence exceptionnelle, il se pourrait que Ritter figure dans la couche supérieure représentant un dixième d’un pour cent de l’élite, pensait-il. Mais c’est aussi une machine à susciter constamment la fureur. En réalité Ritter était si violemment anti mormon que, selon Hansen, cette Église était sensibilisée d’une manière outrancière contre toute idée émanant de ce magistrat. Hansen envisageait une politique d’apaisement. Toutefois il aurait recours à toutes les manœuvres possibles afin d’empêcher Ritter de prendre en main l’affaire Gilmore.