Cliff Bonnors, qui travaillait aux Aciéries de Genève, passa un soir au Dollar d’Argent après son travail. Un peu plus tard, Nicole et Sue Baker en franchirent le seuil, et ce fut la soirée de Cliff. Il se mit à bavarder avec Nicole.
À peu près au moment où Cliff se disait que ça ne marchait pas mal, il demanda si Nicole voulait venir jusque chez lui pendant qu’il faisait un peu de toilette. Il se sentait particulièrement sale car elle, au contraire, était très nette. Non pas qu’elle eût sur le dos des vêtements extraordinaires, mais ceux qu’elle portait étaient frais et impeccables. Il sentit encore plus le cambouis dont il était couvert lorsqu’elle refusa. Il ne la persuada qu’en acceptant de la conduire jusqu’à la prison. Elle avait une lettre à y déposer pour Gary.
Ça agaça un peu Cliff. Il avait entendu parler de Gilmore à la télé, mais il ne savait pas que ce mec avait quelque chose à voir avec cette fille. Mais Cliff se dit : « Et puis après, il ne peut rien faire, il est bouclé. » Ils prirent donc la camionnette jusque chez Cliff où il se doucha, et puis ils allèrent jusqu’à la prison et s’arrêtèrent dans le parking de cendrée auprès de l’embranchement de chemin de fer. Elle frappa et donna au gardien une lettre à remettre à Gary. Puis ils roulèrent un moment dans les collines avant de se garer.
Cliff se dit qu’elle savait vraiment comment en tirer le meilleur parti pour une première fois. Ça n’était pas un petit coup à la sauvette, ça n’était pas mal. Ils passèrent là un moment, puis il la raccompagna jusqu’au Dollar d’Argent et prit son adresse.
Après cela, Cliff alla chez elle à Springville de temps à autre et ne repartait qu’au matin. Son divorce n’avait pas tout à fait mis un terme à son mariage. Certaines racines étaient coupées, mais pas toutes. Même s’il fréquentait quelques filles, il y avait toujours des pointes de remords dans ses sentiments. C’était d’autant plus agréable, ce qu’il y avait entre Nicole et lui, puisqu’ils ne se demandaient pas trop l’un à l’autre. Il pouvait voir qui bon lui semblait et Nicole avait ses amis : en fait, une ou deux fois lorsqu’il frappa à sa porte, elle dut lui répondre qu’elle n’était pas seule.
Il disait toujours : « Je ne veux pas mettre le nez dans tes affaires. » Il ne lui posait jamais vraiment de questions. Parfois il passait, mais ils ne faisaient pas l’amour et restait avec elle juste pour discuter de ce qui la tracassait. Nicole disait qu’elle aimait avoir quelqu’un près d’elle. Tout le monde savait qu’elle avait horreur d’être seule.
C’était une charmante amitié. Si elle était à court de cigarettes, il lui en apportait un paquet. Si elle avait ses règles, il allait jusqu’à la pharmacie et revenait avec des tampons périodiques. Il n’était pas vraiment riche, mais il essayait de l’aider. D’ailleurs, il ne se montra jamais trop curieux à propos du type à la motocyclette : les fois où Cliff venait et où elle n’était pas seule, la même moto était toujours garée dans le parking.
La même histoire que Cliff. Nicole avait rencontré Tom alors qu’elle était sortie avec Sue. Un soir, elle était si déprimée qu’elle s’était bel et bien endormie dans la voiture et que Sue l’avait emmenée dans un bistrot de routiers où elle l’avait littéralement traînée. Tom dînait dans la niche voisine de la leur. Tom Dynamite, qui travaillait dans une pompe à essence. Il était encore un peu sous l’effet de l’acide qu’il avait pris et ils se mirent à bavarder. Ils n’avaient pas grand-chose à se dire, mais il la raccompagna chez elle à moto et ils devinrent très bons amis. Ils ne bavardaient jamais beaucoup mais ils étaient proches. Très proches.
Parfois, lorsque Cliff passait, il la trouvait assise dans le noir. Elle méditait, disait-elle. Il y avait des lettres sur la table. On pouvait supposer qu’elle les avait lues avant d’éteindre la lampe. Gary lui écrivait deux lettres par jour, expliquait-elle, c’étaient de longues lettres. Elles paraissaient avoir entre cinq et dix pages. Sur de longues feuilles jaunes.
Est-ce qu’elle les lisait toutes ? demanda Cliff.
Oh ! presque toutes. Il écrivait tant. Elle ne lisait peut-être pas chaque mot religieusement. Il y en avait certaines qu’elle se contentait de parcourir.
Puis elle secoua la tête. Non, reprit-elle, elle les lisait vraiment toutes.
4 août
Veux-tu m’envoyer une photo de toi. Ça me manque vraiment. En couleur, parce que tu as de si belles couleurs. J’espère te revoir. Il y a des fois où j’ai la gorge serrée quand je te regarde. Les dernières fois où je t’ai vue, c’est ce qui m’est arrivé. Je perds mon sens du temps et de l’espace. C’est un peu comme si je passais dans un autre niveau de conscience, presque comme si tout s’effaçait et que je n’étais sensible qu’à un Amour (avec un A majuscule) impossible à décrire avec des mots. Je regarde tes yeux et je vois au moins mille ans. Je ne vois aucun mal en toi, ni menaces. Je vois de la beauté, de la force et un amour sans saloperie. C’est juste toi et tu es réelle et tu n’as pas peur, n’est-ce pas ? Je ne t’ai jamais vue montrer aucune peur. C’est extraordinaire. La peur, c’est moche. Je n’en ai jamais vu chez toi. On croirait que tu as passé ton épreuve dans la vie et que tu le sais. Que tu es allée jusqu’au bord. Et que tu as regardé par-dessus. Tu es quelqu’un de précieux, Nicole. Ces choses que j’écris ici sont des choses dont je sais qu’elles sont vraies et qui font partie de la raison pour laquelle je t’aime si fort. J’aime cette veine que tu as sur le front. Et j’aime la veine que tu as sur le sein droit. Tu ne savais pas que j’aimais celle-là, hein ?
Samedi 7 août
Lorsque j’ai cru que je t’avais perdue – Nicole, ce lundi soir, le lendemain et les jours qui ont suivi –, j’avais l’impression d’être un homme écorché vif. Je n’ai jamais ressenti une douleur pareille. Et c’était tout le temps plus fort. Je ne pouvais pas la calmer et je ne pouvais pas m’en débarrasser. Ça jetait une ombre sur toutes les heures de la journée. Je croyais autrefois que j’en avais vraiment bavé, que j’étais immunisé contre la douleur. Une fois je suis resté enchaîné à un lit pendant deux semaines, les bras et les jambes en croix, sur le dos. Quand ils sont venus me demander en rigolant comment ça allait, je leur ai craché dessus et je me suis fait tabasser. Et ils m’ont fait une piqûre de cette saloperie, de la prolixine et ça a fait de moi un zombie pendant quatre mois. J’étais pratiquement paralysé. Je ne pouvais pas me redresser sans aide et, quand on me mettait debout sur mes pieds, je me demandais pourquoi j’avais eu envie de rester debout et je me rasseyais. Au moment où ça me travaillait le plus, j’ai passé trois semaines sans dormir. J’étais assis là, au coin du lit, et j’avais des hallucinations qui m’entraînaient au bord de la folie. Je me demandais si je serais jamais le même, si je serais jamais capable encore de dessiner et de peindre. J’avais perdu plus de vingt kilos. Je n’arrivais pas à porter la nourriture à ma bouche. Me lever pour aller pisser, c’était un effort tel que je le redoutais, ça me prenait quinze à vingt minutes – et je n’arrivais pas à boutonner ma braguette. Au bout d’un moment, c’était à peine si je pouvais voir ; mes yeux s’étaient emplis d’une sorte de suppuration blanche qui séchait en couche épaisse sur les cils ; je ne pouvais pas lever la main pour l’essuyer et je n’arrivais pas à voir à travers. Tous les trois jours à peu près, on me tirait de ma cellule pour me faire prendre une douche et me raser. J’avais horreur de ça, c’était un si grand effort ! On me donnait un rasoir électrique, on me plantait devant une glace et je restais là. Pas moyen de porter ce rasoir à mon visage. Quelquefois, on me parfait durement, on me disait par exemple : « Alors, on est un dur, hein ? Pas foutu de boutonner sa braguette… » des conneries comme ça. Et je devais les regarder et encaisser. Quelquefois je répliquais : « Va te faire enculer, salaud. » Ça les agaçait que je réponde ça, mais ça n’était pas une consolation pour moi… Jamais je ne les ai suppliés, et jamais je n’ai pleuré même quand j’étais seul, et j’étais complètement seul. Je savais que ça finirait par passer, et c’est ce qui arriva. Je réussis à m’en débarrasser.
Ça, c’était une sale expérience. J’en ai eu d’autres, des expériences désagréables qui ont duré. Je m’en suis toujours débarrassé et après je me sentais plus fort.
Mais je n’ai jamais ressenti le genre de douleur que j’ai éprouvé quand j’ai cru que je t’avais perdue. Ça, je n’arrivais pas à m’en débarrasser : je voulais seulement que tu reviennes, c’était tout ce que je savais. J’ai passé quelques nuits chez toi, et je me sentais si seul, Nicole, j’étais déprimé. Je déambulais dans les chambres en me demandant où tu étais. Quand tu m’as appelé ce jeudi-là au travail pour m’annoncer que tu déménageais, j’ai senti mon cœur se briser. Vraiment. C’était une douleur terrible : ça n’était pas seulement dans la tête. C’était quelque chose que je sentais. Et c’était dur. Le vendredi, je t’ai cherchée, mais je ne savais pas où chercher. Ta mère ne voulait rien me dire.
Je me sentais si seul et déprimé. Comme si j’étais vidé. Et ça ne s’arrangeait pas. J’avais perdu la seule chose ayant une vraie valeur que j’avais eue ou connue. Ma vie n’avait plus de sens, c’était devenu un golfe, désert et vide à part les ombres et les fantômes toujours présents qui me suivent depuis si longtemps.
Je ne veux plus jamais connaître cette douleur-là. Je suis si totalement amoureux de toi, Nicole. Tu me manques tant, bébé. Quand je lis tes deux lettres et que je m’imagine ton joli visage, les ténèbres reculent et je sais qu’on m’aime. Et c’est merveilleux. Ça ne me fait plus mal. Nous n’avons été ensemble que deux mois, mais ce sont les deux mois les plus pleins que j’ai connus dans cette vie. Je ne changerais ça pour rien au monde. Rien que deux mois, mais je crois que je t’ai connue, que nous nous sommes connus depuis beaucoup plus longtemps – mille, deux mille ans ? – je ne sais pas ce que nous étions l’un pour l’autre avant, je le saurai, comme toi aussi quand un jour tout finira par devenir clair – mais je suis persuadé que nous avons toujours été amants. J’ai su cela quand je t’ai vue cette première nuit, le jeudi 13 mai, chez les Sterling. Il y a des choses qu’on sait comme ça. Et c’est devenu si profond si vite : c’était comme si je te reconnaissais, comme si je te retrouvais, une réunion. Moi et toi, Nicole ; depuis si longtemps. Je t’ai toujours aimée, mon ange. Ne nous faisons plus jamais de mal.
Cliff Bonnors était formidable parce qu’il accommodait toujours son humeur à celle de Nicole. Ils pouvaient voyager à travers les mêmes tristes pensées sans se dire un mot. Tom, elle l’aimait bien, pour des raisons opposées. Tom était toujours heureux ou éperdu de chagrin, et ses sentiments étaient si forts qu’ils la faisaient changer d’humeur. Il n’était pas de la dynamite, mais un ours plein de cambouis. Il sentait toujours comme s’il était plein de hamburgers et de frites. Cliff et lui étaient magnifiques. Elle pouvait les trouver sympa sans jamais avoir à se soucier de les aimer le moins du monde. À vrai dire, elle aimait ça comme une tablette de chocolat. Elle ne pensait jamais à Gary quand elle faisait l’amour avec eux, enfin presque jamais.
Ça n’était certainement pas comme l’amour avec Gary. Dès l’instant où il lui arrivait quelque chose de bien, quand c’était le cas, ça allait jusqu’au cœur de Nicole et ça commençait à s’amasser, comme si elle était une connasse de mère oiseau en train de faire son nid. Quand elle allait rendre visite à Gary, elle ne pensait donc jamais à Tom, à Cliff, à Barret, ni à aucun autre. Elle avait une vie sur Terre, une autre sur Mars.
Ça n’aurait pas été une mauvaise façon de vivre s’il n’y avait eu ces horribles dépressions. Parfois, ça devenait réel ce qu’elle avait fait à Gary, et ce qu’il avait fait. Chaque fois qu’elle se laissait aller à penser à la peine de mort, tout se mettait à devenir irréel.
La mort était installée dans ses pensées. Sauf que c’était plutôt comme si elle était assise dans la mort et que la mort, c’était un grand fauteuil. Elle pouvait se renverser contre le dossier. Le fauteuil commençait à basculer, mais lentement, jusqu’au moment où elle éprouvait ce genre de nausée qu’on ressent dans les montagnes russes de fêtes foraines où on ne sait plus si on est excité ou prêt à vomir. Même quand ses pensées s’arrêtaient, elle avait encore l’impression que tout tournait.
Bien sûr que le soleil et l’air ça me manque. Je perds déjà mon hâle. D’ici peu je serai plus pâle qu’un fantôme. En fait, d’ici peu je serai peut-être un fantôme.
Au bout de deux semaines, ils se mirent à faire faire à Gary la navette entre la prison et l’hôpital pour maladies mentales. Ça faisait un trajet de trois kilomètres. On l’emmenait du côté ouest de la ville par Center Street, en passant devant des quincailleries, des magasins de confection et des salons de thé jusqu’au quartier est, qui se situait plus près de la montagne et où la route s’achevait dans ces collines où Nicole avait couru une nuit, dans l’herbe. Il se trouvait maintenant dans le vieil asile où elle-même était allée : l’hôpital de l’État d’Utah. Dans un pavillon différent, bien sûr.
Il y avait cependant une chose qui était mieux. Ils pouvaient avoir des contacts à l’occasion des visites. Non pas comme à la prison, quand on amenait Gary dans une petite pièce et où elle se tenait à l’autre bout, s’efforçant de le voir à travers un épais grillage assez costaud pour empêcher des visons et des ratons-laveurs de s’échapper. C’était à peine si le bout de leurs doigts pouvaient se toucher à travers les sales petits trous. Pendant tout le temps qu’ils parlaient, toutes les rumeurs de la prison continuaient derrière elle. Elle était plantée là, dans cette vieille antichambre dégueulasse, avec des gardiens, des prisonniers de corvée, des livreurs, tout ça hurlant dans tous les sens, et elle se donnait du mal pour entendre la voix de Gary, car en plus il y avait toujours un poste de radio ou de télé qui marchait à plein tube. En général il y avait un prisonnier ou un autre qui gueulait dans la cellule centrale. Il fallait se donner beaucoup de mal pour entendre quelque chose.
À l’hôpital, c’était différent. Ils s’imaginaient être seuls dans une petite pièce. Elle s’asseyait sur ses genoux, il la serrait, ils s’embrassaient cinq minutes, sans être obsédés par l’idée de faire l’amour, comme si c’était seulement leurs âmes qui se rejoignaient. Ni l’un ni l’autre n’étaient moites.
Ils s’embrassaient d’un cœur à l’autre : ce n’était pas du sexe, mais de l’amour. Ils planaient.
Mais ils revenaient vite sur terre. En réalité, ils étaient dans une pièce nue, aux murs de ciment peints en jaune, avec quatre détenus qui les regardaient. Ils essayaient, eux, de ne pas les regarder. C’était le troupeau, expliquait Gary. Il disait cela d’une voix claironnante, de son ton le plus insolent, assez fort pour être entendu des détenus. Il disait qu’on l’avait mis au milieu d’un troupeau de moutons acharnés à faire la police entre eux. « Une mentalité de troupeau, disait-il. Ils ne peuvent même pas s’adresser la parole à moins d’être deux. Et encore. Un peut moucharder ce que l’autre vient de dire. »
Les quatre types du troupeau réagissaient chacun d’une façon différente. L’un avait un sourire de connard, un autre regardait comme s’il toisait Gary, le troisième était déprimé et le quatrième, plein d’entrain, semblait vouloir expliquer à Nicole comment marchait le programme des patients dans cet hôpital.
Elle comprit petit à petit. C’était un système dingue. Différent de ce que c’était quand elle se trouvait là. On appelait ça le programme. Un tas de mecs avaient à purger des peines de prison et se trouvaient mélangés avec de vrais psychos et des zombies. Ces garçons, tout droit sortis de prison et de maison de correction, étaient rassemblés avec les vrais zinzins et, à eux tous, ils avaient rédigé une constitution, ils avaient des élections et un gouvernement dirigé par les patients.
Gary expliquait ça, dans cette pièce jaune, avec ces quatre connards qui surveillaient la main de Gary, chaque fois qu’elle touchait un sein de Nicole. Ils parlaient du système hospitalier où les médecins laissaient les patients contrôler tout, et pourquoi ils pouvaient même élire leur propre président. Un merdier pas croyable. C’était ça que les patients contrôlaient. Un merdier.
Gary lui avait toujours raconté des histoires de prison, mais maintenant il abordait le cœur du problème. Il parlait de la manière dont une prison était censée fonctionner. C’était une guerre. C’était censé être une guerre. Les détenus pouvaient s’attaquer à d’autres détenus, ils pouvaient même en tuer, mais ils se retrouvaient du même côté quand il s’agissait d’être contre les gardiens. C’était une guerre où il n’y avait rien de pire qu’un mouchard.
Les gardiens et le directeur faisaient tout leur possible pour mettre en place un réseau de renseignement. Ils dépendaient donc des mouchards. Un mouchard, expliquait Gary, était capable de venir vous sucer et de se précipiter ensuite chez le directeur pour raconter ce que vous aviez dit. Les détenus faisaient donc tout leur possible pour éliminer ces prisonniers-là. Dans un bon pénitencier où les détenus avaient pris la situation en main, il n’y avait pas trop de mouchards. La prison, après tout, était une ville où habitaient les détenus et où ils exerçaient un contrôle réel. Les gardiens ne faisaient que passer par périodes de huit heures. C’était comme ça que ça devait marcher.
Ici, ils tenaient tout en main. Il n’y avait pas de gardiens. Rien que quelques assistants. Les détenus étaient censés avoir le pouvoir. Mais les détenus qui s’étaient fait élire étaient devenus les nouveaux gardiens. Ils travaillaient pour les médecins. « Ils sont en plein lavage de cerveau », disait Gary en désignant la petite troupe. Elle avait envie de rire en l’entendant dire ça devant eux. « Mouchards égoïstes, disait-il. Pas une étincelle de vie en eux. Personne ne regarde personne. Tout ce qu’ils font, ce sont des réunions pour fixer des ordres du jour. »
Il disait cela pendant qu’elle était assise sur ses genoux, pendant qu’il la pelotait et que les quatre connards regardaient, bouillant de fureur et d’humiliation à ses propos. Nicole et lui se serraient l’un contre l’autre en chuchotant et en parlant d’autre chose. Il voulait savoir comment allaient Sunny et Jeremy. Il disait combien il était navré de cette habitude qu’il avait de crier après et de s’énerver devant eux. En fait, c’étaient des enfants remarquables. Ils discutaient de tout cela devant le petit groupe des détenus.
Puis il se remettait en colère. La façon dont fonctionnait cet hôpital, disait-il, c’était pire qu’un gouvernement d’étudiants. Aux réunions, tout le monde abordait toutes les questions. Il y avait des commissions pour tout. Une commissions pour balayer le hall. Une commission pour ramasser les brins de paille des balais de la foutue commission chargée de balayer le hall. Et chacune mouchardait en allant raconter que l’autre faisait mal son travail. Un petit délinquant miteux pouvait entrer dans une vraie prison, annonça Gary, et s’il avait des couilles, c’était un homme quand il en sortait. Dans cet hôpital, c’était le contraire : des hommes entraient et c’étaient des petites lopes qui en sortaient. « Cette baraque vous suce. Je n’ai jamais rien vu de pareil. » Les détenus écoutaient.
Au bout de quelques visites, Gary renonça à les asticoter. On aurait dit que cette heure était trop précieuse pour ça. Nicole et lui restaient assis en se tenant la main sans rien dire. Ils pensaient aux endroits où ils étaient allés ensemble et comme ils étaient heureux en échangeant leurs souffles. Le chagrin les visitait tour à tour. Ça n’était pas un flot de larmes, pas du tout comme la façon dont elle pleurait sur l’épaule nue de Tom Dynamite en pensant à ce qu’elle avait fait à Gary. Ou comme elle pleurait avec Cliff quand il lui racontait que la fille qu’il avait épousée ne voulait même pas le laisser voir son fils. Non, quand elle était avec Gary, le chagrin débordait de son cœur pour atteindre celui de Gary et revenait de même en elle avec le propre chagrin de Gary.
Et puis la tendresse les reprenait et il se mettait à la peloter jusqu’au moment où elle sentait qu’elle se serait bien débarrassée de quelques vêtements. Ç’aurait été du nouveau pour la petite troupe ! Et puis, le temps de la visite était fini, et alors qu’elle avait maintenant vraiment envie de faire l’amour, elle devait sortir et faire une longue marche jusqu’à un quartier de la ville où elle pourrait trouver quelqu’un qui pourrait la prendre en stop.
Parfois, le médecin qui semblait être le patron du pavillon, un certain Dr Woods, lui demandait de venir dans son cabinet. Il lui parlait du sentiment qu’elle avait de se sentir coupable des actes de Gary et Nicole se demandait si les détenus avaient rapporté ce qu’elle disait à Gary. En tout cas, Woods essayait de lui expliquer qu’elle ne devait pas garder cette pensée en tête. Gary était un individu complexe et pas le genre à se dire : « Je suis attaché à Nicole, alors je vais tuer quelqu’un. »
Nicole écoutait. Le Dr Woods avait le pouvoir de déclarer que Gary était fou et alors il ne serait peut-être pas condamné à mort. De plus, si Gary pouvait être envoyé dans un asile, il parviendrait peut-être à s’évader. Alors elle n’allait pas insulter le médecin. Pourtant, il était drôlement bizarre pour un psychiatre. Il était grand, très bien bâti, on aurait dit Robert Redford dans Downhill Racer, sauf qu’il était peut-être encore plus bel homme et sans doute plus grand. C’était un des plus beaux types que Nicole ait jamais vu. Mais elle le trouvait malgré tout un peu mollasse : il ne prenait jamais nettement parti. Ça lui faisait quand même un drôle d’effet de parler au beau Dr Woods, alors qu’elle était tout excitée de s’être fait tripoter par Gary devant les détenus.
Elle quittait le cabinet de John Woods et se faisait prendre en stop. Alors le monde qui leur avait semblé un moment extérieur, à Gary et à elle, se remettait lentement en place et elle avait un peu moins l’impression d’être un vaisseau ballotté. Elle commençait à penser au dîner des gosses, et à s’agacer en pensant que sa voiture était en panne et que Barrett ne l’avait pas encore réparée. Ses problèmes se réveillaient et aussi, lorsqu’elle arrivait à la maison, c’était vraiment bizarre de trouver une lettre de Gary décrivant l’asile même où elle venait d’aller le voir. Elle avait l’impression de s’être éveillée d’un rêve pour répondre à un coup frappé à la porte. Seulement le coup venait de la personne qu’on venait tout juste d’embrasser dans le rêve.
10 août
Un des détenus me surveille parce que j’ai un crayon – on me l’a cassé en deux et puis on a arraché la gomme qui était au bout – j’ai demandé pourquoi on m’avait fait cette connerie et on m’a répondu que c’était pour que je ne poignarde personne. Pas croyable !…
Nicole, qu’est-ce que c’est que ce voyage à la con que je fais ?
Trois dingues ont une discussion devant ma porte parce que l’un d’eux a vidé mon urinal il y a une heure et qu’il a oublié de l’enregistrer. Le premier dingue accuse le second de grave négligence et de manquement au devoir pour n’ avoir pas enregistré comme il fallait sur la feuille accrochée à ma porte l’heure de la journée à laquelle il a vidé mon urinal. Le troisième dingue sautille sur place en essayant de se faire entendre. Le second commence à être très excité et s’efforce de faire appel à moi pour remédier à cette catastrophe nationale. Je ne sais vraiment pas quoi dire, mais je serais navré de voir ce pauvre type perdre de regarder la télé ou je ne sais quoi – c’est le même type qui était assis si patiemment devant ma porte l’autre jour pendant que j’écrivais une lettre – alors je leur ai dit : « Écoutez, ça va bien, tout baigne dans l’huile, il est à la coule ce type. Il n’a même pas renversé une goutte et il m’a rapporté mon urinal propre comme un sou neuf ! » Là, ils ne savent plus quoi dire, mais ça semble avoir réglé le problème. Ils trouvent un stylo pour faire la notation sur l’affaire.
Oh, Nicole, je me sens si seul. Ça me manque, la vie qu’on avait. Ça me manque de ne plus être dans le même lit que toi, à tenir ton joli visage entre mes mains en regardant tes yeux charmants et inquiétants. Ça me manque de ne plus rentrer pour te retrouver le soir : comme les jours passaient lentement quand j’étais au travail !
Mon Dieu, Nicole ! Tu es pour moi la personne la plus importante du monde.
Je me souviens d’une fois où on était en train de baiser et où c’était un vrai va-et-vient l’un contre l’autre. Dur. Sauvage. Comme j’aimerais faire ça en ce moment.
14 août
Le distributeur d’eau potable est juste en face de ma cellule et c’est vraiment marrant la façon dont certains de ces types boivent de l’eau. Il y a un mec qui suce l’eau pendant deux ou trois minutes de suite ! Hier, il a failli déclencher une bagarre à cause de ça : un autre gars s’est impatienté, l’a poussé en disant : « Tu n’as pas besoin de boire si longtemps. » Il y en a un autre qui fait un de ces bruits en buvant, je n’ai jamais rien entendu de pareil, on dirait une pompe à merde. Un bruit étonnant.
Que c’est moche comme vie.
Il y a un homme qui forme un orchestre à lui tout seul et qui monte et descend le couloir en émettant de drôles de petits pets avec ses lèvres.
17 août
Bon sang, je suis assis ici et je me sens vraiment idiot ! Il est à peu près 7 heures et demie du matin. J’ai manqué une belle occasion hier, pas vrai ? Tu te rends compte que je ne m’en suis aperçu que maintenant ? J’ai manqué une belle occasion de toucher ton doux petit con. Tu as dit quelque chose comme : « Tu n’auras plus cette chance-là », mais je ne t’ai pas bien entendue, comme ça m’arrive parfois. Et puis ce matin, ça m’est revenu : les connards de détenus avaient un moment tourné la tête et j’étais assis là, comme une souche. Mon Dieu, bébé, j’avais l’esprit ailleurs… Je me donne vraiment des coups de pied au cul maintenant. Que c’est bête.
18 août
Il y a un type qui se lave le visage dans le distributeur d’eau potable : j’espère que personne ne le voit ; je suis sûr que ça doit être un délit. Deux nanas viennent d’arriver du côté des femmes en réclamant un plongeur. Le mec leur a dit : « J’en ai un, mais fripé pour l’instant. » J’ai trouvé que c’était bien répondu.
19 août
Ce sont certains des jours les plus silencieux que j’aie jamais passés.
20 août
Quelle bande de lopes. Je parie que je pourrais prendre n’importe lequel de ces détenus qui servent de gardiens, que je pourrais l’enculer et ensuite me faire nettoyer la bite avec sa langue.
J’ai été interrogé aujourd’hui par deux psychiatres. Ils voulaient des détails croustillants…