CHAPITRE 13

ANNIVERSAIRE

1

Deux soirs plus tôt, Schiller avait pris rendez-vous avec Dave Johnston à l’aéroport de Salt Lake. Il voulait avoir quelqu’un avec lui pour préparer les questions à poser à Gilmore. Comme Dave l’avait aidé quelque temps auparavant en novembre et puis avait écrit sur lui un article charmant pour le Los Angeles Times, Schiller avait l’impression qu’il était peut-être le seul vrai professionnel disponible qui comprendrait ce qu’il cherchait. Ce soir-là, Johnston était arrivé de San Francisco pour l’audience du lendemain où Schiller devait comparaître, mais dans l’immédiat il accueillit Schiller avec un grand sourire et toute une liste de nouvelles questions qu’il avait préparées.

Comme ils bavardèrent durant le trajet en taxi jusqu’au Hilton, il apparut que Johnston connaissait un tas de choses sur Salt Lake, à tel point que Schiller voulut savoir comment Dave, qui était originaire du Michigan et qui travaillait maintenant pour un journal de Los Angeles, en savait aussi long sur les Saints du Dernier Jour. Johnston se contenta de lui répondre avec un grand sourire : « Je suis mormon moi-même. » Ça ne surprit pas vraiment Schiller. Il avait déjà jeté un coup d’œil aux questions et l’une d’elles assurément était frappante. « Craignez-vous ce que Benny Buschnell pouvait vous faire s’il se réincarnait ? » Ça pourrait être une conception très mormone. Ça stimula Schiller de rédiger la question subsidiaire : « Que croyez-vous qu’il vous arrivera après la mort ? »

Plus tard ce soir-là, seul dans sa chambre, Schiller se mit à penser aux critiques dont on l’avait accablé quelques années plus tôt, lorsqu’il avait fait son film avec Dennis Hopper, The American Dreamer. C’était une étude de la vie de Dennis Hopper, et tous les journaux d’avant-garde, plus le Village Voice et Rolling Stone étaient à la présentation à la presse. Rolling Stone y consacra même quatre pleines pages. Leur critique avait dit que le film était excellent, mais que le producteur-metteur en scène Schiller n’avait pas compris un côté important de Hopper. « Schiller n’a absolument rien dit des conceptions mystiques de Dennis Hopper. »

Ce que Larry appelait la lumière Dennis Hopper s’alluma dans sa tête. Schiller ne croyant pas au paradis ni à l’enfer, il n’y pensait pas particulièrement. Si l’on mourait, votre âme, pour ainsi dire, cessait de fonctionner. Par moments il pensait à la mort, mais il ne se voyait nulle part après. Aussi, en relisant les questions de Johnston, il se dit : « Il y a toute une partie de l’esprit de Gary Gilmore qui s’intéresse à la vie après la mort. Ce type y croit vraiment. » Schiller secoua la tête. C’était un tout autre aspect du personnage. Pour la première fois, l’idée le frappa que Gilmore ne voulait peut-être pas aller jusqu’au bout. Jusqu’alors, il avait supposé que Gilmore accepterait son exécution parce qu’il était un condamné orgueilleux prisonnier d’un rôle. Il comprenait maintenant que Gary s’attendait peut-être à trouver quelque chose de l’autre côté. Qu’il était non seulement prêt à parier là-dessus, mais à tout parier. Ce devait être, se dit Schiller, comme quand il lançait parfois les dés au craps en sachant qu’il allait faire sept. Oui, conclut Schiller, c’était à peu près comme ça que devait réagir Gilmore. Parfois, juste avant de lancer les dés, il croyait voir le sept sur le tapis vert. Mais ce genre de réflexion troublait Schiller. Il préférait ne pas s’encombrer d’idées trop éloignées de son domaine. Il allait peut-être avoir besoin d’aide. L’idée lui vint d’engager Barry Farrell, et il se dit qu’il faudrait y réfléchir. Il serait temps d’en décider quand il verrait ce que Barry avait écrit sur lui dans New West.

Le lendemain, après l’audience du tribunal, Schiller entendit le premier enregistrement que Moody et Stanger avaient fait avec Gary. Ce n’était guère encourageant. Moody et Stanger avaient l’air d’avoir un bon contact avec leur client, mais cela pouvait très bien ne rien avoir à faire avec du journalisme. C’étaient surtout des discussions juridiques et des plaisanteries d’homme à homme. Personne n’était pressé d’aborder les sujets explosifs. Schiller décida donc de ne pas faire figurer les dix questions de Dave Johnston et les vingt et quelque qu’il avait conçues pour la prochaine rencontre des avocats avec Gary, mais plutôt de demander des réponses écrites. D’après la lecture des quelques lettres adressées à Nicole et publiées dans le Deseret News, Schiller pensait que Gilmore se donnait du mal quand il écrivait.

2

POURQUOI AVEZ-VOUS TUÉ JENSEN ET BUSCHNELL ?

Il y a tant de similitudes entre Jensen et Buschnell. Tous les deux dans les vingt-cinq ans, tous les deux des pères de famille, tous les deux d’anciens missionnaires mormons. Peut-être les meurtres de ces hommes étaient-ils inévitables.

Pour répondre à votre question :

J’ai tué Jensen et Buschnell parce que je ne voulais pas tuer Nicole.

BUSCHNELL ÉTAIT-IL UN LÂCHE ? QU’A-T-IL DIT ?

Non, je ne dirai pas que M. Buschnell était un lâche. Il n’en n’avait pas l’air en tout cas. Je me souviens qu’il ne demandait qu’à obéir. Mais je ne me rappelle rien de ce qu’il m’a dit, sauf qu’il m’a demandé de ne pas faire de bruit pour ne pas déranger sa femme qui était dans la pièce voisine. Il était calme, et même brave.

REGRETTEZ-VOUS D’AVOIR TUÉ BUSCHNELL ?

Oui. Je regrette aussi d’avoir tué Jensen.

JENSEN A-T-IL RÉSISTÉ  ET A-T-IL MANIFESTÉ DE LA PEUR ?

Jensen n’a pas résisté. Il n’a manifesté aucune peur. J’ai été frappé par son visage bienveillant, amical, souriant.

JENSEN ET BUSCHNELL SONT-ILS MORTS EN HOMMES ? COMME VOUS VOULIEZ LE FAIRE.

Ils n’ont pas montré plus de crainte qu’on n’en attendrait d’un homme qui se fait cambrioler.

Je suis presque certain qu’ils ne se doutaient pas qu’ils allaient mourir avant que ce ne soit fait.

VOUS RAPPELEZ-VOUS DES FILMS OU DES BANDES D’ACTUALITÉS OU VOUS AVEZ VU DES HOMMES MOURIR DEVANT UN PELOTON D’EXÉCUTION ?

Le soldat Slovak…

Il a récité un tas d’Ave Maria, n’est-ce pas ?

SI VOUS AVIEZ LE CHOIX, VOUDRIEZ-VOUS QUE VOTRE EXÉCUTION SOIT TÉLÉVISÉE ?

Non.

Trop macabre.

Vous aimeriez, vous, que votre mort soit télévisée ? En même temps, au fond, je m’en fous.

QUE CROYEZ-VOUS QU’IL VOUS ARRIVERA APRÈS LA MORT ?

Je pourrais faire des hypothèses, mais je ne sais pas… Si la connaissance de la mort est en moi, comme je crois, je n’arrive pas à l’amener consciemment à la surface.

Je crois juste que je ne serai pas dépaysé… Il faut que je garde mon esprit fort et aiguisé – dans la mort on peut choisir d’une façon qui n’est pas possible dans la vie. La plus grosse erreur qu’on pourrait faire en mourant, c’est d’avoir peur.

AVEZ-VOUS PEUR DE CE QU’UN BENNY BUSCHNELL RÉINCARNÉ POURRAIT VOUS FAIRE ?

J’y ai pensé… Mais je n’en ai pas peur. Je me fous de la peur. Il se peut que je retrouve Buschnell… Si c’est le cas, jamais je ne l’éviterai. Je lui reconnais des droits.

POURQUOI AVEZ-VOUS TUÉ, ET AURIEZ-VOUS PU VOUS EMPÊCHER DE TUER SI VOUS L’AVIEZ VOULU ?

Je ne me suis jamais senti si mal que cette semaine avant d’être arrêté. J’avais perdu Nicole. Ça me faisait si foutrement mal que ça en devenait une douleur physique… Je veux dire, je pouvais à peine marcher, je n’arrivais pas à dormir, c’est à peine si je mangeais. Pas moyen de noyer cette douleur. Même boire ne l’atténuait pas. Ça faisait mal, une perte pareille. Chaque jour c’était pire. Je le sentais dans mon cœur… Je sentais la douleur dans mes os. Il fallait que je me mette en pilotage automatique pour passer la journée. Puis ça devenait une rage calme. Et j’ouvrais la grille pour que ça sorte. Mais ça n’était pas assez. Ça aurait duré et duré. D’autres Jensen, d’autres Buschnell. Seigneur…

Ça ne rimait à rien…

 

Au téléphone Gary dit à Vern : « Certaines de ces questions sont bien trop personnelles.

— Si tu n’as pas envie de répondre, fît Vern, tu n’as qu’à lui dire. Il ne va pas te forcer.

— Oui, je sais, reprit Gary, mais quand même, ces questions ne me plaisent pas.

— Dites donc, observa Stanger en lisant les réponses, c’est Jensen, pas Jenkins.

— J’ai dit Jenkins ? Bon sang, fit Gary, j’ai pourtant horreur d’écorcher son nom. »

« C’est un matériel fantastique, observa Stanger en rapportant les réponses à Schiller. Vous ne trouvez pas ?

— Je n’en suis pas si sûr, répondit Schiller. Il répond encore de façon superficielle. »

La dernière réponse était intéressante, mais bien d’autres étaient plates.

QU’AVEZ-VOUS ÉPROUVÉ LORSQUE VOUS AVEZ ENTENDU LA SENTENCE ? ÉTAIT-ELLE JUSTE ?

J’ai probablement éprouvé moins de choses que qui que ce soit dans la salle d’audience.

COMMENT DÉCRIRIEZ-VOUS VOTRE PERSONNALITÉ ?

Un tout petit peu moins que douce.

VOTRE PLUS GRAND ACCOMPLISSEMENT ?

Il n’avait pas répondu à celle-là. Il y avait là un blanc qui semblait marquer Schiller. Gilmore continuait à se présenter comme un prisonnier dur, sans cœur, sans faiblesse. Qui descendait des cibles. Schiller voulait aller plus loin que ces réponses froides. Ça n’était pas très chaleureux pour un homme qui fête son anniversaire.

3

DESERET NEWS

Le meurtrier de l’Utah, qui a aujourd’hui trente-six ans, veut toujours mourir.

Pointe de la Montagne, 4 décembre. – Le meurtrier condamné, Gary Mark Gilmore, qui exprime toujours son désir de mourir, a célébré aujourd’hui son trente-sixième anniversaire à la prison d’État de l’Utah.

Gibbs obtint que le Gros Jake lui achète une carte pour l’envoyer à Gary. Elle disait : « J’espère que tu fêteras encore beaucoup d’heureux anniversaires. » Il savait que ça toucherait le sens de l’humour de Gary.

Brenda et Johnny lui souhaitèrent son anniversaire par téléphone. « Alors, cousin, dit Brenda, savais-tu que tu étais le prisonnier le plus célèbre des États-Unis ? C’est ce qu’on disait de toi hier soir. » Il répondit d’une voix un peu tendue : « Je préférerais plutôt qu’on applaudisse mes dons artistiques et mon intelligence. » C’était son estomac affamé qui s’exprimait. On le sentait vidé. « Je n’aime pas ce genre de publicité », se plaignit-il. Brenda rectifia en elle-même : « Peut-être que Gary n’aime pas la publicité, mais on peut dire qu’il en profite. »

Gary avait donné à Vern une liste de noms et les sommes qu’il voulait voir versées à chaque personne. Brenda devait toucher cinq mille dollars et Toni trois mille. Gary donnait aussi cinq mille dollars à Sterling et à Ruth Ann. Il voulait donner trois mille dollars à Laurel, la baby-sitter, et à sa famille, mais Vern protesta.

Puis Gary parla de deux filles de Hawaii qui lui avaient écrit des lettres d’amour. Il voulait leur envoyer quelques centaines de dollars. Vern était d’accord, mais il ne retira jamais l’argent. Il se dit que lorsque Gary aurait tout distribué, il serait heureux de découvrir qu’il lui restait quelques centaines de dollars. Bien évidemment, la façon dont Gary distribuait tout ça avait de quoi vous rendre malade.

Il y avait quelque part dans le Middlewest un détenu du nom de Ed Barney. Gary reçut un jour une lettre de lui et dit à Vern qu’il avait connu ce type au pénitencier d’Oregon. Ils avaient passé pas mal de temps ensemble en isolement. « Ed Barney est un type formidable, dit Gary. Un de mes meilleurs et de mes plus chers amis. Je veux que tu lui donnes mille dollars. » Vern trouva que Gary parlait comme sa mère. Lorsque Vern l’avait rencontrée, Bessie ne pouvait jamais décrire un homme ou une femme d’une certaine beauté sans se laisser emporter par la force de sa description. Elle terminait toujours en disant : « C’est le plus bel homme que j’aie jamais vu. » Ou la plus belle femme. Elle avait dû décrire ainsi une centaine de personnes. Gary était pareil avec ses amis. Aujourd’hui, Sterling était le meilleur ami qu’il avait jamais eu. Hier, LeRoy Earp ou Vince Capitano, ou Steve Kessler ou John Mills ou bien d’autres copains de prison dont Vern n’arrivait même plus à se souvenir. On savait que demain un autre type serait élu. Sans doute Gibbs. Vern décida donc de garder pour l’instant le don destiné à Ed Barney. Étant donné la façon dont on n’arrêtait pas de retarder son exécution, Gary serait fauché avant de s’en rendre compte. Quelques milliers de dollars pourraient lui payer pas mal de choses en prison.

Vern, cependant, dut donner deux mille dollars à Gibbs. Gary insistait. Et puis il y avait un autre type, un nommé Fungoo. Gary expliqua qu’il avait terriblement vexé ce type avec un tatouage qu’il lui avait dessiné un jour. Il voulait lui faire un don. Vern eut une violente discussion, et finit par l’en dissuader.

Et puis il y avait surtout le mystérieux bénéficiaire. Une certaine personne devait recevoir un total de cinq mille dollars en deux versements égaux. Vern devait rencontrer l’homme au coin d’une rue et lui remettre deux mille cinq cents dollars. Gary dit qu’il voulait que cela fût fait sans discussion. Vern se doutait un peu de quoi il s’agissait. Il finit par avoir un rendez-vous avec le type et lui remit l’argent dans un restaurant, furieux d’être obligé de le faire. Du gâchis. Il fut ravi que Gary ne payât jamais le second versement.

Voilà que pour son anniversaire, Gary voulait donner cinq cents dollars à Margie Quinn. « Margie Quinn ? » demanda Vern. « Tu sais, dit Gary, cette charmante femme à qui Ida m’a présenté. » « Alors, pourquoi veux-tu lui donner cinq cents dollars ? » demanda Vern. « Eh bien, dit Gary, en imitant la façon dont Vern disait « Eh bien » d’une voix très douce, comme s’il voulait vous faire approcher tout près, eh bien, il se trouve que j’ai cassé le pare-brise de sa voiture. »

Vern ne fut pas trop surpris. « Je pensais bien que c’était toi, salopard », dit-il. Il se rappelait que la mère de Margie Quinn lui avait demandé, il y avait des mois, si c’était Gary qui avait fait ça et Vern avait répondu : « Je ne sais pas. C’est bien possible. » Voilà cinq cents dollars que Vern ne rechignait pas à payer.

De temps en temps, Gary disait : « Veille à ce qu’on s’occupe de ma mère », mais il ne parlait pas vraiment d’argent. Vern avait l’impression que Gary voulait croire que sa mère l’aimait beaucoup et s’efforçait de rassembler des preuves pour et contre. Sans doute estimait-il en avoir suffisamment, car on pouvait dire qu’il était pingre avec elle. Vern dut même lui dire : « Tu ne peux pas donner trois mille dollars à ta baby-sitter alors que ta mère est sans argent. » « Très bien, répondit Gary, prends mille dollars là-dessus et donne-les à maman. (Puis il hésita.) Mais ne les envoie pas par la poste, dit-il, tante Ida et toi prenez donc l’avion pour les lui remettre en personne. » Vern ne comprenait pas. Si Gary avait peur que quelqu’un pique cet argent, il pouvait le faire donner par exprès par une banque de Portland. Bonté divine, un aller et retour en avion pour Ida et lui coûterait à peu près la moitié de ça ! Brenda intervint. « Juste mille dollars, Gary ? » demanda-t-elle. « Ouais », dit Gary. Brenda lança à son père un coup d’œil signifiant : « Pas la peine d’insister. »

Vern pensait que Gary en voulait peut-être à sa mère à cause du sursis accordé, sur sa demande, par la Cour suprême. Et puis il se rappela que même avant d’avoir entendu parler des requêtes légales formulées par Bessie, Gary ne l’avait jamais fait figurer sur la liste de ceux à qui il désirait donner de l’argent.

4

Le dimanche, Bob Moody et Ron Stanger furent interviewés par des gens de télé venus de Hollande, d’Angleterre et de deux ou trois autres pays. Ils allèrent déjeuner au Country Club, puis ils se rendirent à la prison.

GILMORE : Dites donc, heu… peut-être que le Tribune voudrait bien publier une lettre ouverte à ma mère.

STANGER : J’en suis tout à fait certain.

GILMORE : Je vais la faire brève si vous voulez bien la porter.

STANGER : Allez-y.

GILMORE : Chère maman. Je t’aime profondément, je t’ai toujours aimée et je t’aimerai toujours (un silence) mais je t’en prie, cesse de fréquenter l’oncle Tom de la N.A.A.C.P. S’il te plaît, accepte le fait que je veux mourir. Que je l’accepte. Que je l’accepte.

MOODY : Voulez-vous mettre « que je l’accepte » plus d’une fois ?

GILMORE : S’il te plaît, accepte le fait que je veux, que j’accepte la mort. Ça n’est pas mieux ?

MOODY : Peut-être que, s’il te plaît accepte le fait que j’accepte ce qui m’a été imposé par la loi est ce que vous voulez dire ?

GILMORE : Oui. Ce serait très bien. Je ne veux pas que ça ait l’air d’un instinct de mort en disant que je souhaite la mort.

MOODY : Je ne fais qu’accepter ce qu’est la loi.

STANGER : Appliquer la loi.

GILMORE : Heu… j’aimerais te parler. J’aimerais te voir. Mais je ne peux pas, alors je t’envoie cette lettre par l’intermédiaire du journal. (Long silence.) Nous mourrons tous, il n’y a pas de quoi en faire un plat.

MOODY : C’est dans la lettre ?

GILMORE : Oui. (Long silence.) Parfois c’est juste et c’est normal. (Silence.) Je t’en prie, cesse de t’acoquiner avec cet oncle Tom de la N.A.A.C.P. Je suis un Blanc. La N.A.A.C.P. me dégoûte ; ces gens-là n’osent même pas associer leurs noms au mien, ils n’osent rien. Bon, relisez-moi ça et je vais réfléchir à ce que je veux dire… Oh ! j’aurais pu faire quelques remarques agréables sur les nègres, j’ai quelques amis noirs, vous savez, oh ! très peu. Mais la N.A.A.C.P. n’en fait pas partie. Vous comprenez, ça sent tellement le chiqué. Vous connaissez la N.A.A.C.P. ?

STANGER : Oh ! oui.

GILMORE : Tous les gens que je connais les détestent.

MOODY : C’est vrai ?

GILMORE : Oui, tout comme ils détestent Martin Luther King parce que c’était un réel pacifiste, vous savez. La N.A.A.C.P., ils ne militent pas, ils sont passifs. Ce sont des gens très riches qui dirigent le mouvement.

MOODY : À votre avis, qu’est-ce qu’aimerait le Noir moyen ?

GILMORE : Juste un peu de pastèque et du vin.

L’administration pénitentiaire avait ramené Gary à l’hôpital et ce jour-là, ses avocats ne purent pas le voir, mais seulement entendre sa voix au téléphone. Elle avait des accents acides. « Les Noirs, dit-il, apprennent par cœur plus qu’autre chose. On leur montre comment faire quelque chose et ils le font. (Il marqua un temps, comme s’il venait de donner un renseignement précieux.) Sur tout le continent africain, on n’a jamais découvert la roue ni rien de plus dangereux qu’un javelot. Voilà ce que je pense des Noirs. Ce n’est pas de la haine, ce ne sont que des faits. Peu m’importe s’il y a un type qui a fait quelque chose avec des cacahuètes voilà longtemps. »

Ron percevait les grondements de l’estomac vide de Gary et la haine qui s’acheminait par les fils téléphoniques. Il percevait aussi un côté sombre de Gilmore qui passait comme un courant. Fichtre, il était mauvais quand il était comme ça. Stanger était bien content, en ce moment, de ne jamais avoir appartenu à la N.A.A.C.P. ni à l’A.C.L.U .

5

Lors de ses visites, Kathryne expliquait à Nicole que Gary comptait que ce serait elle qui mourrait et pas lui. Nicole se disait que c’était peut-être vrai. Gary n’avait jamais toléré qu’elle appartienne à un autre homme. Malgré tout, ça ne changeait pas ses sentiments. Ce n’était pas comme s’il avait essayé de faire ça cyniquement. Il l’aurait certainement suivie de très près. Les accusations de Kathryne ne gênaient donc pas Nicole. Elle voulait juste voir Gary.

Ça la rendait folle de ne pas pouvoir recevoir un coup de fil ni de pouvoir écrire. Parfois elle songeait à se procurer un pistolet. Elle leur dirait que si on ne la laissait pas communiquer avec Gary, elle se ferait sauter la cervelle.

Ken Sundberg, qui avait été engagé par Kathryne sur le conseil de Phil Christensen, apporta une lettre à Nicole. C’étaient les premières nouvelles qu’elle avait de Gary depuis qu’elle avait tenté de se suicider. Il lui disait juste de ne pas se laisser impressionner par l’endroit où elle était. Il ne parlait pas de la mort ni de mourir. Il lui disait seulement à quel point il l’aimait. Nicole sut par la suite que Sundberg, qui était un homme charmant, mais un mormon rigoriste, avait accepté d’apporter la lettre à condition que Gary ne fasse aucune allusion au suicide.

Lorsque Nicole eut terminé sa lecture, elle écrivit quelques lignes au bas de la lettre et la renvoya. Puis elle eut une idée. Tout le monde était habitué à la voir écrire des poèmes dans son carnet, alors, pour l’anniversaire de Gary, au lieu de poèmes elle écrivit une lettre, arracha la page alors que personne ne la regardait, la fourra dans sa chaussure et la glissa à Ken.

En haut, elle avait écrit 2 décembre, mais avec un point d’interrogation. Elle n’était pas sûre de la date. En dessous, donc, elle écrivit mercredi soir. Elle découvrit plus tard que c’était jeudi soir, en réalité.

 

Gary

Je t’aime. Plus que la vie.

Je pense à toi sans arrêt. Tu ne quittes jamais mon esprit.

Avant d’avoir reçu ta lettre j’avais l’impression de n’être qu’à moitié vivante parce que je ne savais pas où tu étais. Ici on ne veut rien me dire. Quand je me suis réveillée à l’hôpital du Point l’on m’a seulement dit que tu t’étais réveillé aussi. J’ai alors essayé de t’appeler… Et puis on m’a amenée ici. Et ici c’est comme être enterrée vivante. Coupée de la vie. De toi. Oh ! bébé, que tu me manques…

J’ai lu ta lettre à chaque fois que j’en ai eu l’occasion. Tes mots touchent mon âme.

Je t’aime.

Comme tu l’as dit dans ta lettre, tu n’as pas besoin de ma vie pour toi. Je suis à toi à travers tout et tout le temps. Toutes les Choses et tous les Temps. Je pensais à la plus belle nuit qu’on avait eue… C’était une nuit d’Extase et d’Amour plus tendre que les mots ne peuvent le dire. J’appelle ça Douce Appréhension.

Je méprise cet endroit. Cet endroit me méprise. C’est vraiment ce que tu disais que c’était. Plein de moutons, de rats.

Mon chéri on éteint. Je peux tout juste voir ces lignes.

Touche mon âme avec ta vérité…

Pour toujours.

NICOLE