Après l’arrestation, sur le chemin de l’hôpital, Gary dit à Gerald Nielsen : « Quand nous serons seuls, je veux vous parler. » Nielsen répondit qu’il était d’accord.
Il se dit qu’il allait peut-être recueillir des aveux. La plupart du temps, ils étaient silencieux, mais Gilmore répéta : « Je tiens à vous en parler, vous savez. »
À l’hôpital, Gerald Nielsen ne le quitta pas pendant qu’on le soignait. La police de Provo avait déjà téléphoné pour dire qu’elle voulait faire un prélèvement sur sa main afin de rechercher des traces de métal, mais Gilmore refusa. Il dit : « Je veux d’abord parler à un avocat. » Gerald : « On t’en trouvera un, mais il ne peut pas t’aider sur ce point. C’est tout à fait légal. »
Gilmore dit : « Est-ce que j’ai le droit de refuser ? » « Oui, dit Gerald, tu peux. Mais nous avons toujours le droit de le faire de force. » « Eh bien, reprit Gilmore, vous allez être obligé de le faire de force. »
Il poussa quelques jurons, se mit à hurler et à vociférer en disant qu’il n’acceptait pas et à deux ou trois reprises, Nielsen pensa que ça allait peut-être se terminer par une bagarre, mais il finit par consentir. Les examens révélèrent qu’il avait tenu dans sa main un objet métallique. Gilmore répondit : « En effet, j’ai dû limer quelque chose aujourd’hui au travail. » Il devait bien être 4 heures du matin lorsqu’ils arrivèrent à la prison de Provo City.
Pendant que les docteurs plâtraient la main de Gilmore, Nielsen décida de tenter un coup et dit : « Scellez un anneau dedans, voulez-vous, pour qu’on puisse accrocher les menottes. » Gary dit : « Bon sang, vous avez un sens de l’humour bien déficient. » Nielsen eut l’impression que ça leur donnait un point de départ.
Noall Wootton, le procureur du comté d’Utah, était un petit homme aux cheveux clairs, au front haut et avait un grand nez qui paraissait avoir été aplati. En général, il était semblable à une véritable centrale d’énergie. Quand il était chauffé, il devenait comme un remorqueur qui s’attaquait en teufteuffant à n’importe quel gros boulot qu’on lui assignait.
De l’avis de Noall Wootton, le meilleur avocat qu’il ait jamais rencontré, c’était son père. C’est peut-être pour cette raison qu’il ne pouvait jamais entrer dans une salle de tribunal sans avoir l’estomac noué. Il gagnait des procès mais continuait à avoir mauvaise impression parce qu’il pensait ne pas s’être montré à la hauteur. Pour cette raison, il prit le plus grand soin d’utiliser toutes les ressources juridiques le soir où on amena Gilmore au commissariat de police de Provo City.
Mardi soir, ou plutôt mercredi à 1 heure du matin, lorsqu’on avait téléphoné chez Wootton pour annoncer que la police détenait un homme en garde à vue pour le meurtre du motel de Provo, Noall envoya un adjoint à l’hôpital et se rendit lui-même sur les lieux du meurtre au City Center Motel où il passa une heure et demie à diriger la perquisition pour retrouver l’arme du crime. Ayant parlé à Martin Ontiveros et appris que Gilmore était arrivé ensanglanté, il refit le trajet en partant du poste d’essence, suivant la traînée de sang jusqu’à sa source près d’un buisson. En fouillant dans les branchages, il trouva un Browning automatique de calibre 6.35.
Wootton était assis au bureau, dans la salle des inspecteurs au commissariat de Provo, en bottines et en jeans, l’air pas très officiel, lorsqu’on amena Gilmore. Le prisonnier était dans un triste état. Il avait le bras gauche bandé et plâtré et les cheveux ébouriffés. Son bouc à la Van Dyck était en broussaille. Il avait le regard mauvais et un air furieux.
Gilmore était particulièrement en colère d’avoir des chaînes aux pieds. Wootton était enchanté qu’il y ait un certain nombre de flics dans les parages. Malgré les chaînes et le reste, il n’aurait pas aimé être seul dans cette pièce avec Gilmore.
Dès que Wootton apprit que le seul homme à qui Gilmore voulait parler était Gerald Nielsen, il prit le lieutenant à part et lui dit quelle stratégie utiliser : calmer Gilmore ; le mettre dans des dispositions amicales ; bien veiller à lui préciser tous ses droits. S’assurer aussi qu’il n’était pas sous l’influence de l’alcool, qu’il savait où il était, ce qu’il faisait. Et surtout, ne pas faire pression sur lui.
Wootton prenait soin de ne pas entamer un dialogue avec Gilmore. Une telle conversation pourrait facilement devenir une preuve, et alors il pourrait avoir à déposer à la barre des témoins. Comme il allait être le procureur de ce procès, il n’avait pas envie de se retrouver au tribunal coiffé d’un second chapeau. Il écouta donc par un haut-parleur la conversation que Nielsen avait dans une autre pièce.
21 juillet 1976 – 5 heures du matin
GILMORE : Pourquoi me retient-on ?
NIELSEN : Je ne sais pas, sauf que je crois qu’il s’agit de vol à main armée. Je suis presque sûr que c’est ça.
GILMORE : Quel vol ?
NIELSEN : Celui qui a eu lieu ici, à Provo, cette nuit au motel, et celui de la nuit dernière au poste d’essence d’Orem.
GILMORE : Vous savez, je peux vous donner mon emploi du temps pour la nuit dernière et aussi pour ce soir.
NIELSEN : Ce n’est pas si sûr, Gary.
GILMORE : Si, je peux… Je suis allé chez Penny faire faire une réparation sur ma camionnette. Vous trouverez les factures dans la boîte à gants, et j’ai bu un peu. La camionnette calait tout le temps, alors je l’ai amenée ici… et je leur ai dit : « Écoutez, je vais vous laisser ma camionnette et je la reprendrai demain matin en allant au travail. Je vais rester ici et louer une chambre. » Je suis entré et voilà qu’un type était en train de braquer le gars. J’ai empoigné son pistolet et il a essayé de me tirer une balle dans la tête, mais je l’ai repoussé et la balle m’a touché à la main. À ce moment-là, on était pratiquement dehors, alors je suis retourné prendre ma camionnette et je suis allé à Pleasant Grove.
NIELSEN : C’est ta version ?
GILMORE : C’est la vérité.
NIELSEN : Je n’y crois pas, Gary, je ne crois vraiment pas à cette histoire, et je sais que tu sais que je n’y crois pas.
GILMORE : Je vous raconte juste ce qui s’est passé.
NIELSEN : Tu sais bien que cette histoire ne me convainc pas, d’accord ? Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ces gens ont été descendus. Pourquoi les as-tu descendus, Gary ? Voilà ce que je me demande.
GILMORE : Je n’ai descendu personne.
NIELSEN : Je crois que si, Gary. Et c’est la seule chose que je n’arrive pas à comprendre.
GILMORE : Écoutez, hier soir j’ai passé toute la nuit avec une fille.
NIELSEN : Quelle fille ?
GILMORE : April Baker.
NIELSEN : April Baker ? D’où est-elle, comment est-ce que je peux la contacter ?
GILMORE : Elle habite Pleasant Grove. Elle ne m’a pas quitté une minute. Sa mère vous dira que je suis passé la prendre assez tôt avec ma camionnette. Vous comprenez, je sortais avec sa sœur aînée, vous savez, celle qui habitait Spanish Fork, et puis on a rompu. Alors je suis passé pour leur montrer ma camionnette et April a dit : « Emmène-moi acheter quelque chose pour mon frère. » J’ai demandé : « Tu veux faire un tour et aller boire une bière ? » Et elle m’a dit oui. Elle ne s’entend pas avec sa mère. Elle a dit : « Okay », alors on s’est baladé, on a bu une bière, on a fumé un joint et puis j’ai dit : « Allons dans un motel, il faut que je travaille demain matin. » Elle m’a dit : « Prends ici, vers American Fork. » Bref, je n’ai pas pu trouver de motel, alors j’ai fini par revenir à Provo.
NIELSEN : Quelle adresse ?
GILMORE : Au Holiday Inn.
NIELSEN : Au Holiday ? Tu as signé de ton nom ?
GILMORE : Oui, on est resté là jusque vers 7 heures. Je l’ai raccompagnée chez elle.
NIELSEN : 7 heures ce matin ?
GILMORE : Oui, et puis je suis allé au travail.
NIELSEN : À quelle heure es-tu passé la prendre ?
GILMORE : 7 heures. À 5 heures. À 5 heures, j’en sais rien. Je n’ai pas de montre. Je n’aime pas les montres.
NIELSEN : Elle était avec toi quand tu t’es arrêté à la station-service là-bas ?
GILMORE : Je ne me suis arrêté à aucune station-service.
NIELSEN : Gary, je crois vraiment que si.
GILMORE : Mais non.
NIELSEN : Tu as vu ce 6.35 en entrant ?
GILMORE : J’ai vu un pistolet posé sur le bureau.
NIELSEN : Tu l’as déjà vu ?
GILMORE : Non.
NIELSEN : Oh ! s’il est enregistré à ton nom, tu es fichu.
GILMORE : Il ne l’est pas.
NIELSEN : Bon. Je ne sais pas, Gary. Je n’arrive pas.
GILMORE : Écoutez, c’est ce qui s’est passé. Je sais que vous n’y croyez pas.
NIELSEN : Je n’y crois vraiment pas, Gary. Vraiment, vraiment pas. Je crois que c’est toi qui as fait le coup, et je n’arrive pas à comprendre pourquoi tu as abattu ces gens. C’est ça que je n’arrive pas à comprendre.
GILMORE : Écoutez…
NIELSEN : Gary, c’est vraiment l’impression que j’ai.
GILMORE : Vous croyez que j’abattrais quelqu’un avec cette fille à côté de moi ?
NIELSEN : Je ne sais pas. Si tu l’as laissée dans la voiture au coin de la rue ou si elle ne savait pas, c’est différent.
GILMORE : Vous pouvez lui parler…,
NIELSEN : Où peut-on la trouver ?
GILMORE : Elle vit avec sa mère.
NIELSEN : Tu peux me dire comment y aller ?…
GILMORE : Je peux vous donner un numéro de téléphone. Elle ne sera peut-être pas contente de savoir que j’ai passé toute la nuit avec sa fille.
NIELSEN : April Baker.
GILMORE : Elle a été tout le temps avec moi.
NIELSEN : Quel âge a-t-elle ?
GILMORE : Dix-huit ans.
NIELSEN : Alors, ça n’est pas du détournement de mineure. Je ne sais pas, ça paraît mal se présenter, Gary… Peux-tu me décrire le voleur ?
GILMORE : Il avait les cheveux longs, des jeans, un blouson plus clair, vous savez, un blouson en jeans.
NIELSEN : Je vais vérifier ça. Je vais vérifier, mais je n’y crois pas. Je crois que pour l’instant, surtout avec tes antécédents, je crois qu’on a contre toi une solide accusation de vol. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi ces gens ont été tués. Non, je n’arrive pas à le comprendre.
GILMORE : Vous n’arrivez pas à comprendre quoi ?
NIELSEN : Pourquoi ces gens ont été tués. Je ne comprends pas. Gary, pourquoi ont-ils été tués ?
GILMORE : Qui ça ?
NIELSEN : Le type du motel et le type là-bas.
GILMORE : Je n’ai tué personne.
NIELSEN : Je ne sais pas, je crois que si.
GILMORE : Comme je vous ai dit, je sais où j’ai passé chaque minute.
NIELSEN : Et si je m’en vais vérifier auprès de ces gens et qu’ils me disent :
« Il vous raconte des craques » ?
GILMORE : Ils ne diront pas ça.
NIELSEN : Tu es sûr ? Tout le monde dira la même chose ?
GILMORE : Il peut y avoir des petites différences de temps par-ci par-là.
NIELSEN : Qu’est-ce que dira April si je lui demande ce qu’elle faisait vers 10 heures et demie hier soir ?
GILMORE : J’en sais rien ; elle est un peu dingue. Quand elle était jeune, des types l’on emmenée et lui ont fait prendre de l’acide sans qu’elle le sache et ils l’ont violée. Je ne sais pas ce qu’elle vous racontera. April a passé avec moi chaque minute de la nuit dernière… Je me sentais esseulé parce que Nicole m’avait plaqué, alors je suis allé chercher sa jeune sœur. April avait envie de faire un tour. On s’est mis à se bécoter, à rire et tout. Et je l’ai gardée toute la nuit. Voilà.
NIELSEN : Je vais vérifier, je vais l’interroger.
GILMORE : Je ne veux rien vous dire de plus sans un avocat. C’est tout, je peux manger ?
NIELSEN : C’est presque l’heure du petit déjeuner. Tu as faim ? Je vais leur dire.
GILMORE : Ma main me fait encore mal…
NIELSEN : Sans avocat et entre nous, tu ne répondrais pas à la question que je t’ai posée il y a un moment ?
GILMORE : C’était quoi ?
NIELSEN : Pourquoi ces gens ont été tués après ton départ.
GILMORE : Je ne sais pas pourquoi on les a tués. Ce n’est pas moi qui les ai tués.
NIELSEN : J’espère que c’est vrai parce que c’est justement ce qui me préoccupe, cette chose-là. Je n’arrive pas à comprendre. Je peux comprendre le reste. Je peux comprendre l’attaque à main armée.
GILMORE : Je n’ai attaqué personne, et je n’ai tué personne.
NIELSEN : Tu es d’accord si je reviens cet après-midi pour te parler après avoir vérifié quelques points ?
GILMORE : Je n’ai tué personne et je n’ai volé personne.
NIELSEN : J’espère que non, Gary, mais j’ai du mal à le croire. Pour l’instant, j’ai vraiment du mal à le croire.
GILMORE : J’ai faim et j’ai mal.
Lorsque Wootton rentra chez lui le mercredi matin, il avait à peu près décidé d’accuser Gilmore de meurtre sans préméditation dans l’affaire du motel. Si la seule empreinte sur le pistolet était trop brouillée pour supporter une vérification, ils avaient le test à la paraffine et un témoin, Peter Arroyo. Il avait vu Gilmore au motel avec le pistolet et la caisse. Ça semblait prometteur à Wootton.
Vers 3 heures et demie ce matin-là, Val Conlin reçut un coup de téléphone. Une voix dit : « Ici, la police. Nous avons mis en fourrière une de vos voitures. »
Val était si ensommeillé qu’il répondit : « Eh bien, parfait, d’accord. » « Nous tenons à vous informer que nous avons la voiture. Il y a eu un homicide. » « C’est très bien », dit Val et il raccrocha. Sa femme demanda : « Qu’est-ce que c’était ? » Il répondit : « Ils ont mis une bagnole en fourrière. Il y a eu un homicide. Je ne sais pas pourquoi. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? » Il se rendormit. Le matin, il avait oublié.
Lorsqu’il arriva au bureau le lendemain matin, Marie McGrath était là, attendant pour lui annoncer la nouvelle.
« Vous plaisantez, fit Val. Il a tué ce type l’autre nuit ?
— Comment ça : l’autre nuit ? fit Marie. La nuit dernière.
— La nuit dernière ? » fit Val. Il avait vraiment un métro de retard.
« Oui, fit Marie, on l’a piqué chez le type qu’il a tué la nuit dernière. »
Ce fut alors que Val entendit parler du meurtre du motel. Le coup de téléphone de 3 heures et demie du matin lui revint en mémoire.
Un peu plus tard, la police inspectait la Mustang. On commençait à en retirer des vêtements et à chercher les traces de sang. On demanda à Val : « Il n’a jamais fait un trafic de pistolets avec vous ? » « Pas avec moi, dit Val, je n’aime pas les armes. J’ai horreur des armes. » « Eh bien, dit le flic, il a volé un tas d’armes. On les recherche. » « Oh ! fit Val, pas chez moi. »
Les policiers restèrent là une heure. Après leur départ, Rusty alla vider dans la cour des choses qui traînaient. Elle revint en disant : « Regardez ce que j’ai trouvé. »
Le vent avait tout balayé. Elle avait découvert un sac coincé sous une vieille glacière à boissons non alcoolisées. En l’ouvrant, elle découvrit plusieurs pistolets enveloppés dans du papier journal.
Lorsque Val les vit, il cria : « Attention, attendez, surtout ne touchez pas à ça ! Prenez le téléphone. Appelez un inspecteur ! »
Lorsque les policiers arrivèrent, ils demandèrent de nouveau si Gilmore lui avait proposé des armes. Val dit : « Non. S’il l’avait fait, je l’aurais envoyer chier. Je n’aime pas les armes. »
À 9 heures du matin, Gary était au téléphone. « Où es-tu ? » demanda Brenda. Il eut une sorte de ricanement. « Ne t’inquiète pas, fit-il, je suis à la prison. Je ne peux pas te toucher. »
Elle dit : « Oh ! mon Dieu, heureusement. » Elle était horrifiée de l’entendre. Jamais elle n’avait été aussi tendue par le manque de sommeil. « Dis-moi, fit Brenda, ça va ?
— Pourquoi n’es-tu pas venue ? demanda Gary.
— J’avais peur, répondit Brenda.
— Et John ? demanda Gary.
— On n’a pas voulu le laisser venir, Gary.
— Tu m’as trahi, fit-il.
— Je n’avais pas envie de te voir réduit en bouillie sur la nationale 89. Je ne voulais pas voir des policiers que je connais être envoyés pour t’arrêter et que leurs femmes se retrouvent veuves. Ce sont mes voisins. (Elle ajouta :) Tu es en vie, n’est-ce pas ?
— Ç’aurait été fichtrement plus simple s’ils m’avaient descendu là-bas. »
« Je ne voulais vraiment pas que tu te fasses canarder comme un vulgaire criminel, dit-elle. Pour moi, tu es quelqu’un de très particulier. Tu es tordu, mais tu n’es pas comme les autres.
— Tu aurais pu, dit-il, me conduire jusqu’à la frontière de l’État.
— C’est du rêve, Gary, pas la réalité.
— Je l’aurais fait pour toi, dit-il.
— Je le crois, répondit-elle. (Elle ajouta :) Gary, je t’aime beaucoup, mais je n’aurais pas pu faire ça pour toi.
— Tu m’as trahi.
— Je ne voyais pas d’autre façon de te faire cueillir, dit Brenda. Je t’aime. »
Il y eut un long silence, puis il dit : « Tu sais, j’ai besoin de vêtements. »
« Pourquoi ont-ils pris les tiens ? demanda-t-elle.
— Comme pièces à conviction.
— Je vais t’en apporter.
— Il me les faut pour 10 heures.
— J’y serai, fit-elle.
— Bien, cousine », dit-il. Et il raccrocha.
Elle se rendit au Centre administratif de Provo où se trouvait la nouvelle prison moderne en pierre de taille foncée. Ça ressemblait beaucoup au Centre administratif d’Orem en même pierre de taille foncée qui lui aussi avait une prison. Elle prit quelques-uns des vêtements de travail de John. Puisqu’elle ne pourrait pas les récupérer, pas de raison de donner ses plus belles affaires.
Lorsqu’elle arriva, on l’avait mis dans une cellule du bas. On lui expliqua que comme il n’avait pas encore été inculpé, elle ne pouvait pas le voir.
« Bon sang, fit Brenda, il ne peut pas aller au tribunal tout nu. »
« On lui donnera », lui dit-on.
Brenda était encore dans le hall lorsqu’une équipe de télé arriva. L’entrée de la prison se trouva encombrée de câbles, de mini-caméras et de gens qu’elle n’avait jamais vus de sa vie. Elle n’était pas maquillée, elle avait rassemblé ses cheveux en une stupide queue de cheval, elle était en short et devait paraître aussi grosse qu’elle le ressentait. Elle n’avait pas du tout l’intention de se faire filmer.
Cependant, on faisait monter Gary. Aussi passa-t-elle devant une caméra de télé tenue par un opérateur corpulent et regarda-t-elle tandis qu’il traversait le hall. Elle se rendit compte qu’il la cherchait. Elle se dit : « Je crois que je ne peux pas supporter de l’affronter. » Elle se dit aussi qu’elle ne devrait sans doute pas en avoir honte, mais c’était pourtant le cas.
Mike Esplin, l’avocat de la défense désigné par la cour, avait un peu l’air de sortir d’un ranch. Il appartenait d’ailleurs à une famille d’éleveurs. Il était de taille moyenne, bien bâti et arborait une petite moustache en brosse. Il avait les yeux d’un gris bleu délavé comme s’il avait trop longtemps supporté une lumière trop vive. Mais il était très soigné dans sa toilette, vraiment soigné : chemise grise, cravate rouge, costume à carreaux gris avec un filet rouge.
La première fois qu’il entendit parler de Gary Gilmore, ce fut quand le greffier du tribunal de Provo lui téléphona ce matin-là pour lui dire que le juge avait demandé à Esplin de passer, s’il le pouvait, pour l’inculpation.
Ça ne posait pas de problème. À peu près tous les avocats de Provo avaient leurs bureaux à un bloc ou deux du tribunal. Mais les choses allaient si vite que Mike Esplin n’eut même pas l’occasion de discuter de quoi que ce soit avec son nouveau client. En fait, il ne le retrouva que dans la salle du tribunal.
Bien sûr, ça n’avait rien d’extraordinaire. Un avocat désigné d’office n’avait même pas besoin d’être là pour l’inculpation. On l’avait fait venir aussi tôt uniquement parce que c’était une affaire d’homicide. Esplin se trouva debout avec Gilmore, devant la Cour, une minute après s’être présenté.
Une fois lu l’acte d’accusation, ils passèrent dans une antichambre, et cela leur donna une brève occasion de parler ensemble. Mais tout était déroutant : avec quatre ou cinq policiers dans la pièce et plusieurs membres de la presse, ils n’étaient guère isolés. Gilmore semblait mal à l’aise. Il dit aussitôt à Mike : « Je suis nouveau dans la région et je ne connais pas d’avocat. » Puis il expliqua qu’il n’avait pas d’argent.
Comme Esplin voulait l’interroger dans un environnement un peu plus agréable, on les installa dans la salle de garde à vue de la prison, une petite cellule avec deux couchettes. Gilmore semblait affolé à l’idée qu’on pourrait les écouter grâce à un micro caché, aussi parlait-il en chuchotant et Gilmore raconta qu’il s’était rendu au City Center Motel et qu’il était tombé par hasard sur le cambriolage. Quand Esplin demanda à Gilmore pourquoi il ne s’était pas présenté à la police après s’être fait tirer dessus, Gilmore expliqua qu’étant un ancien détenu, il avait eu peur qu’on ne le croie pas. L’avocat trouva que cette histoire avait l’air d’un ramassis de foutaises.
Dans les affaires d’homicide, la défense avait droit à deux avocats. Aussi, après cette première rencontre, Esplin retourna-t-il à son cabinet pour téléphoner à quelques confrères. Quand deux autres avocats lui eurent dit que Craig Snyder, qu’ils connaissaient vaguement, était un bon défenseur, il téléphona à Snyder pour lui demander s’il voulait s’occuper aussi de l’affaire. Alors que lui, Esplin, ferait ça dans le cadre de son salaire régulier de dix-sept mille cinq cents dollars par an, un avocat désigné d’office, comme Snyder, expliqua Mike, toucherait des honoraires de dix-sept dollars cinquante de l’heure pour le travail juridique et de vingt-deux dollars de l’heure pour le temps passé à la cour. Snyder dit qu’il acceptait.
Esplin retourna alors à la prison vers midi pour faire part à Gilmore du nom de son nouvel avocat. Il précisa aussi qu’on allait accuser Gary du meurtre de Jensen. Gilmore le regarda droit dans les yeux et dit : « Pas question, mon vieux. »
Dès que la police fut repartie, Nicole n’arrêta pas de répéter que Gary était dingue et que cela faisait longtemps qu’elle aurait dû le quitter. « Il est fou, ce salaud, il est fou », se disait-elle encore au petit matin. Toutefois, quand la police d’Orem téléphona peu avant midi pour dire que Kathryne et Nicole devaient se présenter, elle accueillit cette convocation avec beaucoup de sang-froid. Même une sorte d’indifférence.
Elle dit au lieutenant Nielsen qu’elle avait eu des scènes avec Gilmore et qu’elle était partie parce qu’elle avait peur de lui. Une fois, dit-elle, elle avait dû descendre de voiture et partir en courant parce qu’il commençait à l’étrangler. Puis elle dit à Nielsen que Gary avait volé des pistolets au supermarché de Swan à Spanish Fork. Elle ajouta : « Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus. » « Vous savez, dit Nielsen, je ne vais pas vous accuser. » Elle lui raconta alors que Gary lui avait donné un Derringer pour sa protection, mais au bout d’un moment elle avait eu l’impression d’avoir plutôt besoin qu’on la protège de lui.
L’interrogatoire terminé, Nicole dit : « Je vous en prie, ne lui dites pas que je vous ai raconté ces choses-là parce que… » Elle s’interrompit et donna l’impression de réfléchir intensément. On aurait dit qu’elle cherchait quelque chose enfoui en elle, et puis elle murmura : « Parce que je l’aime toujours. » Un peu plus tard, le lieutenant Nielsen la conduisit jusqu’à son appartement de Springville et Nicole lui remit son pistolet et une boîte de cartouches. Nielsen était stupéfait de voir dans quel état de dépression tout ça la mettait. Il avait l’habitude d’enregistrer des dépositions de gens vraiment abattus, mais Nicole les dépassait de loin.
De retour au commissariat, le lieutenant se mit à examiner quelles preuves il avait rassemblées. On avait retrouvé deux douilles sous le corps de Jensen et une qui baignait dans le sang qui avait coulé de la tête de Buschnell. C’était utile, car les rayures laissées par un automatique étaient faciles à identifier. Il semblait que Provo allait donner l’identification de l’arme pour Buschnell et Orem pour Jensen. Si on parvenait à établir que le pistolet appartenait à Gilmore, le dossier serait solide.
Nielsen alla voir Gary vers 5 heures du soir. On l’avait déjà transféré du Centre administratif de Provo à la prison du comté. C’était un vieux bâtiment. Sale. Bruyant. Une vraie taule. Nielsen effectua là un véritable interrogatoire.
Il prit avec lui un porte-documents sur lequel on pouvait, grâce à un interrupteur dissimulé dans la poignée, déclencher un magnétophone invisible. Il n’osa pas, toutefois, l’emporter jusque dans la cellule. Gilmore aurait le droit de demander ce qu’il y avait dans ce porte-documents. Nielsen devrait alors l’ouvrir. Cela détruirait toute confiance que Gilmore pouvait avoir en lui. Il le laissa donc branché dans le hall, juste de l’autre côté des barreaux. L’appareil enregistrerait ce qu’il pourrait.
La prison du comté devait être un des plus vieux bâtiments de l’Utah. En juillet, il faisait assez chaud à l’intérieur pour qu’on puisse offrir un ticket gratuit pour l’enfer. Avec les fenêtres ouvertes, on respirait les gaz d’échappement de l’autoroute. La prison était bâtie à la lisière du désert, dans un champ de scories, à mi-chemin entre la bretelle de sortie de l’autoroute et celle qui y donnait accès. Le bruit de la circulation était donc important. Comme une ligne de chemin de fer passait par là aussi, pendant l’interrogatoire, des wagons de marchandises passèrent en grondant. Quand Nielsen, de retour à son bureau, essaya d’écouter le magnétophone, la rumeur de la circulation par une brûlante soirée d’été fut la déposition la plus distincte qu’il parvint à entendre.
L’inspecteur comptait beaucoup sur cet interrogatoire. Dès l’instant de sa capture à Pleasant Grove, lorsque Gary l’avait demandé, il avait eu l’impression que Gilmore allait parler. Nielsen était alors persuadé qu’il y aurait une chance d’obtenir ses aveux. Il s’installa donc aussitôt, et tout naturellement, dans le rôle du vieil ami et du bon flic.
Dans la police, il fallait de temps en temps jouer un rôle. Nielsen aimait ça. Ce qu’il y avait, c’était que pour ce rôle-là il était censé montrer de la compassion. D’après son expérience passée, il savait que ça ne serait pas tout à fait un rôle. Tôt ou tard, il éprouverait vraiment de la compassion. C’était normal. C’était un des aspects les plus intéressants du travail de policier.
Il avait déjà fait quelques expériences. Voilà quelques années, quand il n’était que simple sergent, Nielsen avait fait de la collaboration clandestine au service des narcotiques. Il y avait alors un accord avec la police de Salt Lake City. Comme Orem était encore une petite ville, ses policiers étaient bien connus des habitants. Pour faire un travail efficace, il fallait faire venir des policiers de Salt Lake City. En retour, Orem s’acquittait de sa dette en expédiant là-bas quelques-uns de ses flics. Voilà comment Nielsen s’était trouvé expédié à Salt Lake City.
Toutefois, son aspect physique posait un problème. Il avait été chef scout pendant sept ou huit ans, et ça se voyait. Une certaine corpulence, une calvitie précoce, des lunettes et des cheveux blond roux lui donnaient plutôt l’air d’un homme d’affaires que d’un type susceptible de faire du trafic de drogue. En guise de couverture, il avait donc prétendu être boucher au supermarché, travail qu’il connaissait un peu, puisqu’il avait fait quelque temps ce métier pour payer ses études à l’université. Il avait même encore une carte syndicale.
À Salt Lake City, il fut assez vite connu comme étant le boucher qui cherchait toujours de la came pour le week-end. Ça marchait. Un tas de bouchers avaient la réputation de ne pas être tout à fait normaux. Nielsen avait même pris l’habitude de porter des vêtements de travail. Sa blouse blanche était toujours maculée de sang, de même que son pantalon blanc, aux endroits qui n’étaient pas protégés par le tablier.
Par cette chaude soirée de juillet, Nielsen commença par déclarer que, malheureusement, l’histoire de Gilmore était pleine de trous. On vérifiait, mais ça ne tenait pas. Il voulait donc savoir si Gilmore était d’accord pour bavarder. Gilmore répondit : « On m’a inculpé d’un crime capital et je suis innocent. Vous êtes en train de bousiller ma vie. »
« Gary, dit Nielsen, je sais que les choses sont sérieuses, mais je ne bousille la vie de personne. Tu n’as pas besoin de me parler si tu n’en as pas envie, tu le sais. » Gary s’éloigna, puis revint au bout d’un moment et dit : « Je veux bien parler. »
Nielsen passa environ une heure et demie avec Gilmore. Là, dans une cellule de haute surveillance, enfermés tous les deux ensemble, ils bavardèrent. Au début, Nielsen fut prudent. « Tu as vu ton avocat ? » demanda-t-il, et Gilmore dit oui. Puis Nielsen demanda comment il se sentait. « Comment va ce bras ? » Gilmore répondit : « Vous savez, ça me fait vraiment mal. On ne me donne qu’un comprimé et le docteur a dit qu’on devait m’en donner deux.
— Eh bien, fit Nielsen, je vais leur expliquer que j’ai entendu le docteur dire deux. »
Nielsen s’efforçait de sembler le plus désinvolte possible. Il demanda si Gary aimait pêcher, et Gilmore répondit qu’avec le temps qu’il avait passé en prison, il ne lui était pas resté beaucoup de loisirs pour la pêche à la ligne. Nielsen se mit à parler un peu de la pêche au lancer et Gilmore manifesta quelque intérêt à l’idée qu’il fallait être assez rusé pour deviner selon les circonstances quel genre de mouche il fallait utiliser. L’inspecteur lui parla de l’emmener camper avec sa famille dans les canyons. Gilmore, à son tour, évoqua quelques-unes de ses expériences en prison. Il lui parla de la grosse fille qui était morte et de la fois où on lui avait donné trop de prolixine, ce qui l’avait fait gonfler et l’avait empêché de bouger. Il raconta comment la prison exigeait qu’on soit un homme dans tous les détails. Puis il posa quelques questions sur le passé de Nielsen. Il parut intéressé en apprenant que Nielsen avait une femme et cinq enfants.
Sa femme était-elle une bonne mormone ? interrogea Gilmore. Oh ! oui. Il l’avait rencontrée à B.Y.U. où elle était allée pour fuir l’Idaho. Quels diplômes avait-elle eus ? demanda Gilmore, comme s’il était vraiment fasciné. Nielsen haussa les épaules. « Un diplôme d’économie domestique », dit-il. (Puis il sourit à Gilmore.) « Ce qui l’intéressait, tu sais, c’était peut-être un peu de trouver un mari. » Ils éclatèrent de rire tous les deux. Oui, reprit Nielsen, ils avaient fait connaissance en première année et s’étaient mariés l’été suivant. Tiens, fit Gilmore, c’était intéressant. Comment Nielsen était-il devenu flic ? Il n’avait pas l’air d’un flic. Eh bien, en fait, expliqua Gerald, il comptait être professeur de sciences et de mathématiques lorsqu’il avait quitté le ranch familial de Saint John’s, dans l’Arizona, pour aller à la Brigham Young University, mais il était un mormon pratiquant et en travaillant pour sa paroisse, il avait rencontré un inspecteur de police qu’il aimait bien. Il s’était intéressé à son travail et était entré dans la police.
Maintenant, observa Gilmore, il était lieutenant. Oui, en un peu plus de dix ans, il était passé de simple policier à sergent, et voilà qu’il était maintenant lieutenant. Il ne lui dit pas qu’il avait suivi des cours à l’académie du F.B.I. à Quantico, en Virginie.
Tiens, c’était intéressant, fit Gilmore. Sa mère était mormone aussi. Puis il marqua un temps et secoua la tête. « Ça va tuer ma mère quand elle apprendra ça. (De nouveau il secoua la tête.) Vous savez, elle est infirme, et je ne l’ai pas vue depuis longtemps.
— Gary, dit Nielsen, pourquoi as-tu tué ces types ? »
Gilmore le regarda droit dans les yeux. Nielsen avait l’habitude de voir de la haine dans le regard d’un suspect, ou du remords, ou le genre d’indifférence à vous faire froid dans le dos, mais Gilmore avait une façon de regarder au fond des yeux qui mettait Nielsen mal à l’aise. On aurait dit que cet homme vous contemplait jusqu’au fond de l’âme. C’était dur de soutenir ce regard.
« Bah, fit Gilmore. Je n’ai pas de raisons. » Il était calme en disant cela, et triste. Il avait l’air d’être au bord des larmes. Nielsen sentait le chagrin de son prisonnier. En cet instant, il le sentait plein de chagrin.
« Gary, fit Nielsen, je peux comprendre un tas de choses. Je peux comprendre qu’on tue un type qui s’en prend à vous, ou qu’on tue un type qui vous cherche des ennuis. Je peux comprendre cela, tu sais. » Il marqua un temps. Il s’efforçait de maîtriser sa voix. Il était tout près et il ne voulait pas perdre le fil. « Mais ce que je n’arrive pas à comprendre c’est pourquoi tuer ces types pour ainsi dire sans raison. »
Nielsen savait qu’il prenait de gros risques. Si jamais on en arrivait là, il en prenait assez à son aise avec les droits constitutionnels du prévenu pour que celui-ci puisse faire appel. Il commettait aussi une erreur en parlant tout le temps de « ces types » ou bien en disant : « Pourquoi avez-vous tué ces types ? » Pour que quelque chose puisse avoir une valeur au tribunal, il aurait dû dire : « M. Buschnell à Provo » et « Pourquoi as-tu tué Max Jensen à Orem ? » On ne pouvait pas envoyer un individu devant les juges pour avoir tué deux hommes deux soirs différents dans des villes différentes si on réunissait les deux affaires ensemble. En matière juridique, les meurtres devaient être séparés.
Nielsen, toutefois, était sûr que cela ne l’avancerait à rien de l’interroger de façon plus rationnelle. Ça couperait le fil. Il demanda donc : « Était-ce parce qu’ils allaient porter témoignage contre toi ? » Gilmore dit : « Non, je ne sais vraiment pas pourquoi.
— Gary, reprit Nielsen, il faut que je pense comme un bon policier qui fait un bon travail. Tu sais, si j’arrive à empêcher ces choses-là d’arriver, ça veut dire que je réussis dans mon travail. Et j’aimerais comprendre : pourquoi avoir attaqué ces endroits ? Pourquoi as-tu attaqué le motel de Provo ou la station-service ? Pourquoi ces endroits-là justement : » « Oh ! fit Gilmore, le motel était tout près de chez mon oncle Vern. Je suis tombé dessus par hasard.
— Mais la station-service ? demanda Nielsen. Pourquoi cette station-service isolée ?
— Je ne sais pas, fit Gilmore. Elle était là. (Il chercha un moment comme s’il avait envie d’aider Nielsen.) Bon, prenez l’endroit où j’ai caché ce truc, dit-il, après le motel. » Nielsen se rendit compte qu’il parlait du tiroir-caisse qu’il avait piqué dans le bureau de Benny Buschnell. « Eh bien, je l’ai fourré dans ce buisson-là, dit-il, parce que quand j’étais gosse je tondais la pelouse à cet endroit-là pour une vieille dame. »
Nielsen essayait de se rappeler quelques arrêts qui pourraient s’appliquer à une situation comme celle-ci. Des aveux obtenus au cours d’une conversation menée sans la permission expresse de l’avocat de l’inculpé ne seraient pas légaux. D’un autre côté, le suspect lui-même pouvait entrer dans la voie des aveux. Nielsen était prêt à affirmer que c’était précisément ce qu’avait fait Gilmore aujourd’hui. Après tout, il avait demandé à Gary, lors de leur première rencontre à 5 heures ce matin, s’il pouvait revenir lui parler une fois les vérifications faites. Gilmore n’avait pas dit non. Avec la Cour suprême qu’on avait actuellement, Nielsen avait l’idée que des aveux comme ceux-ci pourraient tenir.
Pourtant, Nielsen n’oubliait pas l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Williams. Une fillette de dix ans avait été violée et assassinée, dans l’Iowa, par un malade mental du nom de Williams qu’on avait arrêté à Des Moines et ramené à l’endroit où on devait l’inculper. L’avocat de Williams à Des Moines dit aux inspecteurs qui le transféraient : « Ne le questionnez pas en dehors de ma présence. » Puis il dit à son client : « Ne faites aucune déclaration aux policiers. » Malgré cela, pendant le trajet du retour, un des inspecteurs accompagnant le suspect se mit à asticoter Williams sur son côté chrétien. L’homme était profondément religieux et l’inspecteur dit : « Nous voilà juste à quelques jours de Noël, et la famille de cette petite fille ne sait pas où est le corps. Ce serait quand même bien si on pouvait retrouver le corps et donner à cette enfant des funérailles chrétiennes. La famille pourrait avoir au moins cet apaisement-là. » Il continua comme ça en douceur si bien que le gars finit par leur dire où se trouvait le cadavre et il fut condamné. La Cour suprême, cependant, venait de casser le verdict. Les juges déclarèrent que dès l’instant qu’un suspect a un avocat, la police ne peut pas l’interroger sans la permission de ce dernier.
Et pourtant, voilà qu’il parlait à Gilmore à l’insu de ses avocats. Juridiquement, il y avait là matière à discussion. Sur la route, en présence de Nielsen, on avait déjà lu à Gilmore ses droits constitutionnels. Et puis les avocats avaient été désignés pour l’affaire de Provo, pas pour celle d’Orem. Donc Nielsen pourrait être encore dans la légalité. D’ailleurs, l’essentiel n’était pas d’obtenir des aveux mais une condamnation.
À propos d’aveux, ce qui serait bien, même si on ne pouvait pas l’utiliser, c’était que ça donnerait des renseignements qu’on pourrait ensuite utiliser pour trouver de nouvelles preuves contre le prévenu et constituer ainsi un dossier solide. Si on n’utilisait pas les aveux au tribunal, il n’y aurait pas de problèmes en ce qui concernait les droits constitutionnels du prévenu.
D’ailleurs, ce serait bon pour le moral. Dès l’instant où les policiers sauraient que leur homme était coupable, ils se sentiraient plus enclins à continuer à s’acharner sur l’enquête. Cela éviterait aussi tout conflit avec des inspecteurs qui voudraient suivre d’autres pistes. Les aveux boucleraient le dossier, en feraient une réussite psychologique.
Ils refirent tout le circuit. Nielsen parla de l’Église de Jésus-Christ et des Saints du Dernier Jour, et parla de la contribution que les gosses apportaient chaque semaine aux œuvres paroissiales. Gilmore s’intéressait aux détails et mentionna de nouveau que non seulement sa mère était mormone, mais aussi toute sa famille du côté maternel. Il parla également de son père qui était catholique et buvait comme un trou. Mais ils n’abordaient pas le vrai sujet, comme s’ils avaient l’un et l’autre mérité un répit.
Et puis ils y revenaient. Nielsen posait une question, parfois deux ou trois. À peine Gilmore commençait-il à prendre un air qui signifiait « plus de questions », que Nielsen se mettait à parler d’autre chose.
La sacoche à monnaie de Jensen avait disparu de la station-service et la police avait passé le plus clair de la journée de la veille à fouiller les ordures à l’Holiday Inn sans résultat. Nonchalamment, Nielsen aborda ce sujet. Gilmore le contempla un long moment, comme pour dire : « Je ne sais pas si je dois vous répondre ou non. Je ne sais pas si je peux vous faire confiance. » Il finit par marmonner : « Je ne me rappelle pas vraiment. Je l’ai lancé par la portière de la camionnette, mais je n’arrive pas à me rappeler si c’était au cinéma en plein air ou sur la route. (Il s’interrompit comme s’il cherchait dans sa mémoire le souvenir d’un film et dit :) Franchement, je ne me souviens pas. Ç’aurait pu être au cinéma en plein air.
— Est-ce qu’April saurait ? interrogea Nielsen.
— Ne vous occupez pas d’April, fit Gilmore. Elle n’a rien vu du tout. (Il secoua la tête.) C’est comme si elle n’avait pas été là. » Lorsque Nielsen commença à se demander si April avait assisté au meurtre, Gary répéta : « Laissez tomber, elle n’a rien vu. Dans sa tête, cette petite n’était pas là. »
Il eut une crispation des lèvres qui était presque un sourire. « Vous savez, dit-il, si j’avais eu les idées aussi nettes les deux derniers soirs qu’aujourd’hui, vous ne m’auriez jamais pris. Quand j’étais gosse, je faisais des cambriolages… » Il avait soudain sur son visage l’expression d’un maquereau se vantant du nombre de femmes qui avaient travaillé pour lui au long des années. « Je crois, dit-il, que j’ai dû faire cinquante, peut-être soixante-dix, ou même cent cambriolages réussis. Je savais comment préparer un coup et bien le faire. »
Nielsen lui demanda alors s’il aurait continué à tuer s’il n’avait pas été pris. Gilmore acquiesça de la tête. Il pensait qu’il l’aurait probablement fait. Il resta assis là une minute, l’air abasourdi. Pas abasourdi, mais quand même surpris, et dit : « Bon Dieu, je ne sais même plus ce que je fais. Je n’ai jamais fait d’aveux à un flic. » Nielsen pensait que c’était sans doute vrai. Gilmore avait un dossier de dur solidement établi. Égoïstement, Nielsen se sentit ragaillardi. Il avait obtenu les aveux d’un criminel endurci.
« Combien de pistolets as-tu volés ? » demanda Nielsen. « Neuf », lui dit Gilmore. « D’où venaient-ils ? » « De Spanish Fork. » « Alors nous les avons tous retrouvés, sauf trois. » Il en manquait encore trois. Où pouvaient-ils bien être ? « Ils ont disparu », fit Gilmore. Nielsen ne prit pas la peine de poursuivre. La façon dont Gilmore disait cela donnait à penser qu’ils avaient été vendus et qu’il ne dirait jamais à qui. « C’est moi qui suis responsable, dit Gilmore. Ne blâmez pas d’autres gens. »
Puis il demanda : « Est-ce que Nicole vous a parlé de son pistolet ? » « Non, répondit Nielsen, c’est moi qui le lui ai demandé. » Gary dit : « Je ne veux pas qu’elle ait d’histoires à cause de ces pistolets. » Nielsen le rassura.
Nielsen essaya d’obtenir quelques explications supplémentaires à propos des homicides eux-mêmes. Gilmore voulait bien donner des détails jusqu’au moment où il était entré dans la station-service, et puis il voulait bien parler de tout, après son départ. Mais il n’avait pas envie de décrire le crime lui-même.
Nielsen essayait de déterminer ce qui s’était passé. Gilmore avait demandé à Jensen de s’allonger par terre. Il avait dû lui dire de placer ses bras sous son corps. On ne retrouverait jamais personne allongé à plat ventre dans une position aussi inconfortable si on ne le lui avait pas imposée. Gilmore avait ensuite tiré en plein dans la tête de Jensen. D’abord avec le pistolet à cinq centimètres, et puis à bout portant. C’était la manière la plus sûre de tuer un homme sans le faire souffrir. D’un autre côté, ordonner de garder les bras sous le corps était la façon la plus absolue d’être certain que la victime n’allait pas vous empoigner la jambe au moment où on appuyait le canon contre son crâne. Mais il n’arrivait pas à faire parler Gilmore sur ce point.
« Pourquoi as-tu fait ça, Gary ? redemanda Nielsen, doucement.
— Je ne sais pas, dit Gary.
— Tu es sûr ?
— Je ne veux pas en parler, dit Gilmore. (Il secoua la tête sans violence, regarda Nielsen et dit :) Je n’arrive pas à suivre la vie. »
Puis il demanda : « Qu’est-ce que vous croyez qu’ils vont me faire ?
— Je ne sais pas, dit Nielsen. C’est très grave. »
« J’aimerais pouvoir parler à Nicole, reprit Gilmore. Je l’ai cherchée et j’aimerais vraiment lui parler.
— Je ferai tout mon possible pour l’amener ici », fit Nielsen. Ils se serrèrent la main.
Vers 5 heures cet après-midi-là, alors que Nielsen parlait avec Gary, April rentra à la maison. Elle avait entendu parler des meurtres à la radio et déclara que ça n’était pas vrai. Ce n’était pas Gary qui avait fait ça. Elle annonça aussi qu’elle n’irait pas au commissariat.
Charley Baker venait d’arriver de Toelle quand Kathryne téléphona pour dire qu’April avait disparu. Dès qu’April les vit ensemble, elle prit une attitude hostile et se mit à crier que s’ils essayaient de l’emmener de force au commissariat, elle appellerait à l’aide pour les en empêcher. Et puis, tout d’un coup, elle parut céder. Elle déclara qu’elle irait.
Mais Kathryne ne voulait pas emmener April toute seule. Elle se demandait si la petite n’allait pas ouvrir la portière et sauter en marche. Elle supplia donc Charley de l’accompagner, mais il hésitait. « Si elle change d’avis, même à mi-chemin, alors qu’ils aillent au diable. On fait demi-tour et on la ramène. » Il n’avait aucune envie de l’emmener.
21 juillet 1976
NIELSEN : À quelle heure a-t-il pris de l’essence ?
APRIL : Quand nous étions à la station-service de Pleasant Grove.
NIELSEN : C’était après la tombée de la nuit ?
APRIL : Il faisait nuit, le soleil était couché.
NIELSEN : Après cela, vous vous êtes promenés un moment en voiture ?
APRIL : Il a dit qu’il me raccompagnait et qu’il n’allait pas supporter de m’entendre déconner en lui disant où aller. Il m’a dit qu’il voulait un endroit qui ait de la classe comme le Holiday Inn, alors on est allés là-bas et je voulais dormir parce que j’étais vraiment crevée. Je ne savais pas pourquoi, j’avais l’impression de fuir quelqu’un : c’est depuis que quelqu’un a cassé les carreaux de notre salle de bains à la maison. Depuis, je n’arrive pas à vraiment dormir.
NIELSEN : Et alors vous êtes restés là-bas cette nuit-là jusqu’à quelle heure le lendemain matin ?
APRIL : Jusque vers 8 heures et demie ou 9 heures.
NIELSEN : Je ne veux rien sous-entendre ni m’immiscer dans votre vie privée, mais avez-vous couché avec lui cette nuit-là ?
APRIL : J’ai failli, et puis j’ai changé d’avis.
NIELSEN : Est-ce que ça l’a mis en colère contre vous ?
APRIL : Il était furieux contre moi parce que la moitié du temps je me conduisais comme une gosse, mais j’ai perdu mon amour pour lui, et je n’ai jamais vraiment couché avec lui.
NIELSEN : Vous avez raconté ça à votre mère ?
APRIL : Elle ne m’a rien demandé parce qu’elle sait que j’ai ma vie privée et que si je voulais me tailler, je pourrais.
NIELSEN : April, Gary est dans de très sales draps. Je le sais, je lui en ai parlé et il n’y a aucun doute là-dessus. Il m’a déjà dit que vous étiez avec lui à ce moment-là et je sais donc que vous êtes au courant. Ça ne m’intéresse pas que vous me le disiez pour que je puisse vous accuser. Je n’ai pas l’intention de vous accuser de complicité, mais j’ai bien celle d’obtenir de vous la vérité.
APRIL : J’ai une double personnalité. Aujourd’hui, je me contrôle assez bien. La plupart du temps, j’aime me laisser aller et laisser mon double m’abandonner…
NIELSEN : Où êtes-vous allée hier soir quand vous avez quitté la maison ?
APRIL : Je suis allée me balader en voiture avec des copains.
NIELSEN : Ils le connaissaient ?
APRIL : Non.
NIELSEN : Ça vous ennuie de me dire qui ils étaient ?
APRIL : L’un, c’est Grant, et l’autre, c’est Joe.
NIELSEN : Où avez-vous passé la nuit dernière ?
APRIL : Je n’ai pas dormi de toute la nuit, je suis allée jusque dans le Wyoming, et puis je me suis enfoncée dans les montagnes, j’ai pris une route et je suis rentrée.
NIELSEN : À quelle heure êtes-vous rentrée ?
APRIL : 4 heures et demie ou 5 heures.
NIELSEN : Ça ne vous a pas inquiétée que votre mère se fasse du souci pour vous ?
APRIL : Je ne crois pas qu’elle se fasse du souci pour moi. Je n’ai pas peur des armes à feu et je n’ai pas peur des types qui ont des couteaux. Ils ne m’effraient pas. J’ai appris l’autodéfense.
NIELSEN : Je voudrais vous poser encore une question à propos de la station-service. April, je crois que ce serait mieux si vous me disiez ce que vous savez.
APRIL : Je ne me rappelle pas la station-service d’Orem.
NIELSEN : Vous vous souvenez l’avoir vu sortir un pistolet à la station-service ?
APRIL : On est allés dans une station-service juste avant de s’arrêter à l’Holiday Inn et je suis sûre qu’il n’avait pas de pistolet. Ils en avaient peut-être sur eux, mais c’est tout.
NIELSEN : Qui ça « ils » ?
APRIL : Un des connards qui étaient là.
NIELSEN : Vous les connaissez ?
APRIL : Je les reconnais tous, mais je ne connais pas certains de leurs noms.
L’un d’eux travaille avec lui dans cette boîte de matériaux isolants.
NIELSEN : Isolants ?
APRIL : Là où il travaille, à l’isolation idéale. Je suis à peu près sûre que c’était l’ami qu’on est allés voir.
NIELSEN : Au café ?
APRIL : Peut-être que non.
NIELSEN : Vous êtes prête à rentrer chez vous ?
APRIL : Oui. Je me demande pourquoi je suis ici.
NIELSEN : Je serais heureux de vous aider si je peux.
Lorsqu’April sortit de cet interrogatoire, elle dit : « Maman, on m’a dit que Gary avait tué deux hommes. Tu crois ça ?
— Ma foi, April, dit Kathryne, je crois bien que c’est vrai.
— Gary ne pourrait pas tuer quelqu’un, maman.
— Tu sais, April, fit Kathryne, je crois que Gary a dit qu’il l’avait fait. »