Vers 1 heure du matin, alors que tout le monde somnolait, Gary alla au bureau du lieutenant Fagan pour téléphoner à Larry Schiller, au motel Travel Lodge. Schiller, qui attendait auprès de son appareil, décrocha immédiatement. Toutes les questions du mois dernier se pressaient sur ses lèvres. « Comment ça va, champion ? Tels furent ses premiers mots.
— Très bien, dit Gilmore. Que voulez-vous me demander. Que voulez-vous savoir ?
— Je voudrais revenir sur deux ou trois questions.
— Puis-je vous dire quelque chose personnellement.
— Certainement. Je tiens à ce que vous me parliez personnellement.
— Vous avez vexé mon frère et ça ne me plaît pas.
— Oui, j’ai déjà entendu ça sur une cassette.
— Eh bien ! je tenais à vous dire personnellement que je n’aime pas ça. »
Schiller se dit que son interlocuteur ne paraissait pas tellement fâché et qu’il avait tenu à éliminer cette question pour passer à autre chose. Il toussota pour s’éclaircir la voix et dit : « D’accord. Pouvons-nous passer outre ?
— Allez-y. »
Schiller aborda immédiatement le sujet : « À cet instant, Gary, à 1 heure du matin…
— Pardon, dit Gilmore.
— À 1 heure du matin, reprit Larry en lisant une fiche, estimez-vous que vous ayez encore quelque chose à me cacher au sujet de votre vie ?
— Quel genre de chose ?
— Je ne vous demande pas de me confier de quoi il s’agit mais seulement si vous estimez bon de me cacher quelque chose. »
Gilmore soupira puis demanda : « Avez-vous une idée précise en tête ?
— Eh bien ! disons… Avez-vous jamais tué quelqu’un d’autre que Jensen et Buschnell ? »
Peut-être était-ce plus ou moins une idée romanesque mais il semblait à Schiller qu’au seuil de la mort, tout homme devait se sentir prêt à révéler sa personnalité entière et Schiller avait vraiment envie de savoir si Gilmore avait commis d’autres meurtres auparavant. Il répéta donc sa question.
« Non, dit Gilmore sèchement.
— Non », répéta Schiller. Encore une déception. Silence. Impossible de continuer sur cette voie. Il fallait aborder d’autres sujets.
« Y a-t-il eu dans vos relations avec votre mère ou votre père un élément qui vous soit strictement personnel et dont vous préférez ne pas parler, même au moment de votre mort ? » Schiller se demandait quel genre de relations cette mère pouvait avoir avec son fils puisqu’elle n’allait pas le voir en un tel moment. Même si elle devait se faire porter sur une civière ! Schiller ne comprenait pas. Il devait exister entre eux quelque animosité souterraine : une chose que Gary lui avait faite ou qu’elle avait faite à Gary. Si seulement il pouvait saisir un début de piste relatif à ce mystère ! Mais personne n’avait pris contact avec Bessie Gilmore. Dave Johnston était allé seul à Portland pour le L.A. Times et n’avait pu lui parler. Pour qu’un homme comme Dave Johnston échoue, il fallait que cette dame n’eût vraiment pas envie de parler.
Gilmore jura et enchaîna en ces termes : « J’en ai vraiment ras le bol des questions de ce genre. Je me fous absolument de ce qu’a pu vous raconter qui que ce soit. Je vous ai dit la vérité, la foutue vérité. Ma mère est une femme sensas. Elle souffre depuis quatre ans d’arthrite aiguë et ne s’en est jamais plainte. Est-ce que cela vous indique quelque chose ?
— Ça m’en dit énormément à cet instant, répondit Schiller d’une voix rauque.
— Mon père a souvent été jeté en prison quand nous étions gosses, dit Gilmore. C’était un pilier de cabaret qui faisait souvent des fugues. Ma mère disait : « Eh bien ! il est parti. » Elle ne s’en souciait pas plus. Elle se débrouillait du mieux qu’elle pouvait et, mon vieux, elle était toujours là, nous avions toujours quelque chose à manger, il y avait toujours quelqu’un pour nous border dans notre lit.
— D’accord, dit Schiller, je vous crois.
— Et votre mère à vous ? demanda Gilmore.
— Ma mère était une femme revêche et dure, répondit Schiller. Elle travaillait tout le temps. Elle me laissait au cinéma avec mon frère. Nous regardions des films chaque jour pendant qu’elle frottait les planchers pour mon père. » Bien des années plus tard, Schiller s’était dit qu’une bonne part des mobiles du comportement humain dérive de ce que les films ont introduit dans la tête des spectateurs. Bien des gens jouent dans la vie le rôle de personnages qu’ils ont vu dans les films. Ce que Larry racontait à Gilmore dérivait d’un souvenir de cinéma. En réalité, sa famille n’avait connu de difficultés financières que pendant quelques années au cours desquelles sa mère avait dû, en effet, nettoyer des planchers de temps à autre. Mais l’idée d’une existence passée à genoux pouvait amadouer Gilmore.
« Ma mère était receveuse d’autobus, dit Gary. Elle n’avait pas d’argent mais elle peinait pour conserver une jolie maison entourée d’un jardin traversé par une allée sinueuse qui décrivait un cercle devant la porte. Elle y tenait. Elle désirait bien des choses. Elle a perdu la maison. Alors elle s’est installée dans une caravane. Elle ne s’en est jamais plainte.
— Alors, vous aimez vraiment votre mère, n’est-ce pas ? demanda Schiller.
— Foutre du diable ! oui, dit Gary. Je ne veux plus entendre de conneries d’après lesquelles ma mère aurait été méchante avec moi. Elle ne m’a jamais frappé. »
À cet instant, une voix intervint dans la communication. « Allô.
— Allô, répondit Gary.
— Est-ce bien monsieur Fagan ? demanda la voix.
— Qui est en ligne ? demanda Gary.
— Le directeur de la prison.
— Ici, monsieur Gilmore, dit Gary modestement. Je téléphone avec l’approbation de M. Fagan.
— Très bien, merci, dit Sam Smith qui ajouta même : excusez-moi. » Il raccrocha. Sa voix semblait indiquer qu’il s’était contenu. Schiller en conclut qu’il devait se presser.
Couché par terre sous la table, auprès de Schiller, Barry Farrell suivait la conversation grâce à un écouteur relié par un court cordon au magnétophone enregistreur. Schiller eut envie de voir le visage de Barry pour juger de sa réaction, mais étant donné l’angle sous lequel il le regarda, il ne vit que sa main écrivant sur un morceau de carton, grand comme une carte postale.
Schiller souleva une dernière fois la question que Gilmore avait toujours éludée. « Je crois que vous n’avez pas eu de chance, dit-il. Vous tombiez souvent dans la mouise. Vous étiez irritable, impatient, mais vous n’aviez rien d’un tueur. Il s’est produit quelque chose qui vous a transformé en un individu capable de tuer Jensen et Buschnell. Un incident, un sentiment, une émotion, un événement.
— J’ai toujours été capable de tuer, dit Gilmore. Il y a une partie de moi-même que je n’aime pas. Par moments je peux être totalement dénué de sentiment pour autrui, tout à fait insensible. Je sais que je suis en train de commettre quelque chose d’absolument affreux mais je continue et je le fais. »
Ce n’était pas exactement la réponse que Schiller espérait. Il aurait voulu qu’un événement épisodique détermine une transformation. « Cependant, dit-il, je ne comprends pas ce qui se passe dans l’esprit d’une personne quand elle décide de tuer.
— Écoutez donc, dit Gilmore. Une fois je roulais dans une rue de Portland. Je me baguenaudais tout simplement, à moitié saoul, et je vois deux types sortir d’un bar. J’étais jeunot, dix-neuf ou vingt ans, quelque chose comme ça. L’un des deux julots était un chicano d’à peu près mon âge et l’autre un connard plus vieux, dans les quarante balais. Je leur dis : « Dites donc, les gars, vous voulez voir des filles ? Montez. » Ils montèrent à l’arrière. J’avais une Chevrolet de 49, à quatre portes, vous savez. Ils y sont entrés. Je les ai conduits au canton de Clackamas… maintenant je vous raconte la vérité, je n’invente rien, je n’exagère rien, que la foudre m’arrache à mes bottes si je mens. Je jure à Jésus-Christ sur tout ce qu’il y a de sacré que je vous dis la vérité, la foutue vraie vérité. C’est une histoire étrange.
— D’accord.
— Alors ils s’assoient sur la banquette arrière, dit Gary.
En roulant je leur parle des nanas, j’en rajoute, je parle de leurs gros nichons, je dis qu’elles aiment baiser. Je raconte qu’il y avait une surprise-party là-bas et que je l’avais quittée parce qu’on manquait de types. La nuit était très noire. Mes deux types étaient à moitié soûls, eux aussi, et je les conduisais sur une route dans l’obscurité opaque. C’était une belle chaussée noire, plate, lisse en bon béton. C’est ainsi que je me la rappelle. J’ai glissé la main sous mon siège où je dissimulais toujours une batte de base-ball ou un tuyau de plomb, vous savez. J’ai glissé la main sous le siège… un instant. »
Schiller n’écoutait pas cette histoire. Il savait qu’elle s’enregistrait sur le magnétophone, aussi se pencha-t-il par-dessus la table pour voir si Barry avait une question à poser. Ce faisant, il entendait vaguement parler d’un tuyau de plomb ou d’une batte de base-ball mais soudain Gary s’exclama : « Foutu Jésus-Christ ! »
Schiller sentit qu’il s’était produit quelque chose d’inattendu.
Au bout d’un moment de silence, Gary reprit : « Le lieutenant Fagan vient de me dire que Ritter a ordonné un sursis. Enfant de salaud, foutu salopard de merde !
— Bon, dit Schiller. Tâchons de tenir le coup. Vous en avez l’habitude. » Il voulait entendre la suite de l’histoire.
Mais il entendit seulement Gary parler à Fagan.
« C’est certain, Ritter a ordonné un sursis, reprit Gary s’adressant de nouveau à Schiller. D’après lui, dépenser l’argent des contribuables pour me fusiller serait illégal.
— Oui », dit à mi-voix Schiller. Long temps d’arrêt puis Larry reprit : « Il est difficile de définir quelle est la plus cruelle torture. Ce que Ritter vient de faire est une cruauté.
— Oui, dit Gilmore. Ritter est un foutu connard, oui oui. Oui oui oui oui oui. C’est une pédale pourrie. Une action engagée par les contribuables !… Mais je paierai l’exécution de ma poche s’il le faut. J’achèterai les fusils, les balles et je paierai les tireurs. Jésus foutu damné Christ ! Je veux en finir. » On aurait cru qu’il allait pleurer.
« Vous avez, en effet, le droit d’en finir, un droit… un droit inaliénable.
— Prenez contact avec Hansen, dit Gilmore.
— Saisissez-vous des foutus téléphones, brailla Schiller à Lucinda et Debbie. Appelez-moi un certain Hansen, avocat à Salt Lake City.
— C’est le foutu procureur général de l’État d’Utah, dit Gary.
— Procureur général de l’État d’Utah d’accord, répéta Schiller en s’adressant aux jeunes filles.
— Dites-lui de s’adresser à un magistrat d’une juridiction supérieure, pour faire jeter à la poubelle la connerie de Ritter. »
« Peut-être ai-je trop vu de films moi-même », pensa Schiller. En entendant sa propre voix exhorter Gary à vivre, il reconnut le genre de propos encourageants qu’il avait entendus dans bien des navets.
« Gary, dit-il. Peut-être ne devez-vous pas mourir. Peut-être y a-t-il quelque chose de tellement phénoménal, tellement profond au fin fond de votre cœur que vous ne devez peut-être pas mourir dès maintenant. Il reste peut-être des choses à faire. Peut-être ne savons-nous pas de quoi il s’agit. Il se peut qu’en ne mourant pas, vous rendiez un énorme service au monde entier. La souffrance que vous endurez en ce moment pourrait être une expiation pour les deux vies que vous avez interrompues. Peut-être posez-vous les fondations de ce qui permettra à notre société et à notre civilisation de connaître un avenir meilleur. Le châtiment que vous subissez actuellement pourrait être pire que la peine de mort. Pourtant, il peut en résulter les plus grands biens. » Soudain Schiller réalisa qu’il s’impressionnait beaucoup plus lui-même qu’il n’émouvait Gilmore et il pensa : je vais avoir l’air d’un con sur la copie. Il se reprit et dit à haute voix : « Vous ne m’écoutez pas ?
— Comment ? demanda Gary. Si, j’écoute.
— Considérons le revers de la médaille, dit Schiller. Passons les prochaines heures ensemble. Actuellement on vous fait souffrir comme jamais personne n’a souffert. »
Lorsqu’il répondit, la voix de Gary suggérait qu’il allait éclater en sanglots. « Rendez-moi un service, dit-il. Il faut que je quitte ce téléphone parce que M. Fagan en a besoin. Mais ne lâchez pas vos filles.
— D’accord.
— Embrassez-les toutes les deux pour moi. Dites-leur de prendre contact avec M. Hansen. Trouvez ce qu’on peut faire pour annuler immédiatement l’ordre de l’autre type. Ce Ritter, quel con ! C’est un de ces connards capables de faire n’importe quoi à n’importe quel moment. Ensuite, rappelez-moi.
— Non, je ne peux pas vous appeler. Vous, appelez-moi.
— D’accord, dans une demi-heure.
— Une demi-heure. Tout ça, c’est terrible mais il n’y a pas de quoi en avoir la chiasse.
— Tout juste.
— C’est de la merde, reprit Larry, mais défendez-vous de la chiasse.
— Jésus-Christ, répondit Gary. Merde. Pisse. Dieu ! »
Le juge Ritter n’était revenu au prétoire qu’à 1 heure du matin. Il lut son ordonnance à pleine voix pour que tout le monde entende dans la salle d’audience. « Le caractère constitutionnel de la loi sur la peine de mort en Utah n’a été confirmé par aucune Cour… Jusqu’à ce que les doutes soient dissipés… il ne peut y avoir d’exécutions conformes à la loi. Le consentement du condamné n’autorise pas l’État à exécuter. » Judith Wolbach recommença à respirer librement et un élan de bonheur la bouleversa. La terreur qu’elle écartait de son esprit à grand-peine jusqu’alors s’envola très loin. Elle aurait volontiers embrassé le juge Ritter qui poursuivait sa lecture d’une voix forte malgré l’âge. « Nous constatons trop d’incertitudes dans la loi et trop de hâte à exécuter. » Mon Dieu ! cette voix rappelait celle de Franklin Delano Roosevelt dans les vieilles actualités cinématographiques. Puis le juge signa le sursis à exécuter demandé par Dabney et Wolbach, et fixa au 27 janvier, dix jours plus tard, à 10 heures du matin, une audience pour statuer sur le fonds.
Les substituts retournèrent piteusement au bureau du procureur général. Cependant, Bill Barrett, Bill Evans et Mike Deamer pensaient déjà aux prochaines mesures à prendre. Ils en arrivaient à peu près tous à la même conclusion : rédiger une requête de mandement et l’expédier à Denver. En outre, si le juge Bullock consentait à retarder l’exécution, elle pourrait avoir lieu à la date prévue bien que douze ou quatorze heures plus tard.
Le juge Bullock était allé à Salt Lake pour des raisons personnelles. À son retour chez lui, avant de se coucher, il écouta la radio et entendit parler du sursis. « Eh bien ! ça va », pensa-t-il. Le shérif avait envoyé une voiture banalisée qui s’était garée devant chez lui. Le juge Bullock ressortit et dit au policier : « Inutile de rester ici, vous pouvez rentrer chez vous. »
On avait appelé en fin d’après-midi du bureau du shérif pour prévenir le juge Bullock que des manifestations étaient à craindre devant chez lui… C’est pourquoi on avait fait garder son domicile. Le juge s’était dit : « Ma foi, je ne crains pas grand-chose pour ma propre sécurité. Mais, qui sait ? Ces gens sont capables de faire flamber une croix sur ma pelouse ou de se livrer à quelque autre chose de ce genre. » Il ne prévoyait pas de violences graves mais, pour protéger sa propriété, il avait accepté l’offre du shérif. Un minimum de surveillance éviterait à sa femme et ses enfants d’être dérangés, voire bouleversés.
Le juge Bullock ne s’inquiétait pas des gens du voisinage. Mais quand on exécute un condamné, des centaines de milliers de personnes perdent la tête dans tout le pays et certains d’entre eux pourraient venir près de chez lui. Il aurait pu s’agir de pacifistes adversaires de la violence mais qui tenaient quand même à se manifester. Le juge se répéta : « Oui, on pourrait brûler une croix sur ma pelouse. »
Mais puisque le juge Ritter avait ordonné un sursis, il n’y avait plus rien à craindre. Bullock alla donc se coucher en se disant que le parquet ferait appel devant la Dixième Cour itinérante des États-Unis et que, de là, on en recourrait à la Cour suprême. Peut-être les débats porteraient-ils sur d’autres points que ceux présentés au juge Ritter. Dans sa somnolence il se dit encore : « C’est le départ d’un fleuve judiciaire et je ne vivrai peut-être pas assez longtemps pour le voir atteindre la mer. » Certaines affaires, en effet, duraient jusqu’à vingt-cinq ans. Le juge Bullock s’endormit.
Julie Jacoby était allée chez elle après la veillée pour se reposer un peu mais elle entendait retourner passer la nuit à la prison. Elle brancha la télévision pour quelques instants et apprit ainsi le sursis. À ce moment-là son mari l’appela de Sanibel, en Floride, où il se trouvait. Il lui dit qu’il l’avait vue sur le petit écran un peu plus tôt. On l’avait filmée à la veillée. Puis elle reçut un autre appel, cette fois d’une dame de l’A.C.L.U. avec qui elle devait se rendre à la prison le matin. « As-tu entendu la nouvelle ? demanda cette femme. Nous n’aurons pas besoin de nous lever aussi tôt. » Julie aussi croyait que l’ordonnance du juge Ritter ne pouvait être mise en cause. Elle alla donc se coucher elle aussi.
Au parloir, Stanger entendit un puissant grondement émis par les détenus du quartier de haute surveillance. Ce tonnerre roula le long des corridors, de rangée de cellules en rangée de cellules. Stanger avait alors oublié qu’il y avait tant de monde dans ce quartier de la prison et que les détenus écoutaient la radio avec des appareils à écouteurs. Tout à coup, on entendit ce bruit. Il n’aurait su dire si on applaudissait, acclamait ou déplorait. C’était un tonnerre sourd, comme celui d’un tremblement de terre. Soudain il perçut quand même : « Il y a sursis ! » Il alluma le poste de télévision. À cet instant, Gary revint du bureau de Fagan où il téléphonait. Il faillit foncer sur l’appareil. Stanger eut même l’impression qu’il allait démolir l’écran à coups de poing.
Cline Campbell avait déjà vu une ou deux fois Gary en colère. Chez lui, ça ne se manifestait pas comme chez la plupart des gens. Campbell avait jugé depuis longtemps que chez Gilmore la colère montait du fin fond de son être. D’autres peuvent frapper sur un mur, saisir un objet et le jeter par terre. Gilmore grinçait des dents et émettait un sourd grognement. Il serrait alors ses deux mains l’une contre l’autre et les pétrissait comme pour s’écraser les doigts. Cette nuit-là, quand on apprit l’ordonnance du juge Ritter, il sembla que Gary allait effectivement se briser les mains. Campbell ne l’avait jamais vu aussi furieux.
Bob Moody éprouva alors un choc qu’il attribua à un sursaut cardiaque. Rien n’aurait été plus ridicule que de dire à Gilmore : « Un instant, excusez-moi, Gary. Ils ne sont plus obligés de vous tuer ! » Mais Bob vit alors le visage de Gary. Cet homme s’était préparé à la mort, Moody ne savait pas comment : peut-être en stimulant sa volonté ou bien en épluchant ses craintes comme s’il se débarrassait de feuilles fanées. Quel que fût le moyen auquel il avait recouru, le juge Ritter venait de l’envoyer en enfer. Quelque chose s’effondrait en Gary. Il paraissait plus triste, plus menaçant mais moins impressionnant. Il circula dans le parloir en bougonnant : « Je me pendrai. Avant 8 heures du matin, je serai mort. Les lacets de souliers finiront par me servir. » Moody avait entendu parler des lacets de souliers. Stanger lui avait raconté qu’un jour où il se trouvait avec Gary dans le bureau de Fagan, ce dernier était sorti pour un instant. Moins de vingt secondes, dix à peine. En si peu de temps, Gary avait volé une paire de lacets de souliers dans le tiroir du bureau de Fagan. Il était tellement surveillé qu’il lui était pratiquement impossible de voler quoi que ce soit ou de conserver éventuellement le produit de son vol. Pourtant, il avait gardé les lacets pendant les derniers quinze jours et maintenant il parlait de s’en servir.
Moody et Stanger n’en pouvaient plus. Ils quittèrent le quartier de haute surveillance et se rendirent sur le parking où ils se mêlèrent aux journalistes. Tout à coup un rugissement retentit. De nombreux projecteurs s’allumèrent sur un camion de télévision qui quittait l’enceinte de la prison. À ce moment-là, Stanger et Moody apprirent par un reporter que le juge Ritter s’était fait conduire à la prison par un agent de la police fédérale pour s’assurer que son ordonnance serait remise en main propre à Sam Smith. Sans doute Ritter, malgré sa corpulence et son âge, s’était-il allongé sur le plancher de la voiture pour franchir le parking afin d’échapper à la vue de la presse. C’était bien de lui : remettre le document en personne pour s’assurer qu’il ne disparaîtrait pas entre deux lames de plancher.
Le juge parti, Moody et Stanger entendirent les journalistes se plaindre, outrés d’avoir été frustrés de la meilleure interview de la nuit. Déjà certains d’entre eux braillaient des titres. « Ritter livre l’ordonnance lui-même », dit l’un d’eux. « L’ordonnance en voiture avec Ritter », suggéra un autre. Détail curieux : tout le monde avait un mauvais goût dans la bouche. Les gens de la presse s’étaient réveillés de temps en temps pour faire tourner le moteur de leur voiture, avaient bu un coup de plus et s’étaient rendormis. Si l’ordonnance de sursis tenait, tout cela n’aurait servi à rien : une longue nuit de souffrance.
De retour au parloir, Moody constata que les autorités de la prison avaient décidé : « Ça va, plus de drogue pour Gary. » On ne pouvait en effet en donner à un banal pensionnaire du couloir de la mort. Peut-être y traînerait-il encore un mois ou plus. Alors voilà Gary furieux et qui, privé de calmants, dégringolait des sommets où il avait flotté pendant la soirée.
Au bout d’un moment il s’isola dans une des petites pièces attenantes au parloir. Le Père Meersman avait apporté un magnétophone. Pendant toute la nuit Gary s’était proposé d’enregistrer, à l’intention de Nicole, une cassette qui lui serait remise après l’exécution. Stanger ne pouvait imaginer ce qu’il y raconterait mais il n’eut pas longtemps à attendre. Moins d’une demi-heure plus tard Gary s’assit auprès de Ron et lui dit : « Tenez, écoutez ça. »
« Chérie je t’aime. Tu fais partie de moi et voilà longtemps au mois de mai nous nous sommes juré fidélité l’un à l’autre, chacun devait être le maître, le professeur, le bien-aimé de l’autre : Nicole et Gary, parce que nous nous connaissions depuis si longtemps. »
— Cette bande pourrait être terriblement intime, dit Stanger.
— Écoutez, ça suffit, répondit Gary. Nicole et moi avons parlé de choses plus intimes que vous ne pouvez l’imaginer. Je lui ai exposé chacune des idées qui me passaient par la tête et nous en avons discuté. (Gary hocha la tête et poursuivit :) Je voudrais que vous compreniez ce qui se passe entre nous quand nous nous entretenons. »
Stanger continua à écouter mais la bande aborda rapidement des questions sexuelles. Gary y parlait de la baiser en des points secrets de son corps. Ça devenait de plus en plus intime et cru. Stanger protesta de nouveau. « Écoutez, mon ami, ça devient vraiment trop personnel.
— Eh bien, qu’est-ce que vous en pensez ? demanda Gary.
— J’en pense que c’est très très intime. »
Dans cet enregistrement, la voix de Gary ne ressemblait pas à celle que Ron avait entendue jusqu’alors. C’était une voix bizarre, pâteuse et qui paraissait même artificielle. De temps en temps, Gary s’appliquait à énoncer clairement ses mots. Puis il retombait dans les chevrotements et les murmures. Cela se débitait comme si chacune de ses personnalités parlait à tour de rôle, pensa Ron. Ou bien comme si un acteur mettait un masque, le retirait, en mettait un autre en changeant de voix à chaque fois. Parfois il parlait pompeusement, une autre fois, il paraissait sur le point de pleurer. Dans l’ensemble Stanger aurait préféré ne pas écouter. De temps en temps Gary s’éloignait. Ron appuyait sur le bouton du déroulement rapide pour ne pas être obligé de tout écouter. Cependant il s’étonnait : le discours était plus éloquent qu’il ne l’aurait prévu. Stanger ne savait pas s’il pourrait jamais adresser de telles paroles à l’objet de son amour.
« Le meilleur moment pour y voir clair, c’est au petit matin. Tu vis dans un endroit pareil à celui où je suis. Tu n’aimes pas entendre sonner les cloches et brailler debout debout ou nous t’arracherons de ton lit. Moi aussi je suis obligé d’entendre claquer des portes d’acier, retentir des pas sur le béton et toute cette merde. C’est comme ça que je me réveille et tu comprends que je ne peux pas penser clairement. Pour bien réfléchir il faut du calme, de la détente. Eh lutin ! je t’aime. Je veux lécher ton petit cul. Foutu bon Dieu de merde, j’étais prêt à mourir. Oh les salauds ! Rappelle-toi que je t’aime. Mais, con comme tous les autres hommes, j’ai les idées un peu brouillées. Il y a aussi des tas de filles qui m’écrivent. Il y en a même de quatorze ans qui m’écrivent d’Honolulu. Elles s’appellent Stacy et Rory. Elles ne parlent que de baiser et de fumer de l’herbe mais pourtant tu sais, elles appartiennent à de bonnes familles. L’une m’a même écrit : « Parlez-moi de Nicole, je veux savoir comment elle est. » Je lui ai répondu : « C’est la plus belle fille du monde, la plus excitante et, avec moi, je voulais qu’elle soit presque tout le temps nue parce que c’est un ravissant lutin, un mignon petit lutin, le lutin, mon lutin. (Sa voix s’affaiblit puis il sembla se reprendre et poursuivit :) Elle m’a écrit de nouveau pour me dire : « Moi aussi j’ai des cheveux roux et des taches de rousseur. » Ça se passait juste avant Noël et je leur ai envoyé cent dollars à chacune : un cadeau de Gary et Nicole. Elles ne le demandaient pas et n’espéraient même rien du tout. Mais j’aime faire des choses comme ça. (Il bégaya un peu et continua :) Je leur ai envoyé aussi à chacune un T-shirt Gary Gilmore et je leur ai demandé de les porter sans rien dessous. Bien des filles m’écrivent pour me raconter toutes sortes de choses et me dire qu’elles sont amoureuses de moi sans me connaître. Si elles me connaissaient elles ne m’aimeraient pas. En réalité elles sont amoureuses du connard de merde dont le nom paraît dans les journaux tous les jours. Je flirte avec elles par lettre, tu sais, mais je ne manque pas de préciser : « Écoute, nana, j’ai une amie et je ne voudrais pas te tromper, petit cul rose, parce que j’ai la fille la plus merveilleuse du monde. Elle fait partie de moi-même. « Eh bien ! c’est vrai, Nicole. Il n’y a que toi qui comptes, jamais une autre, jamais, jamais, jamais… je t’aime de tout ce que je suis. Je te donne mon cœur et mon âme. (Un soupir.) J’ai lu des choses dans le journal… on dit que cet enfant de salaud incita par son charisme hypnotique, son amie à se suicider… merde… je ne te dirai pas ce qu’il faut en penser. Comme tu me l’as dit, tu es dans une infirmerie de détention, surveillée par des chasseurs d’hommes. Tous ceux qui se livrent à des battues ne sont que des assassins. Tu as de l’argent, chérie. J’ai pris soixante phénobarbital. Je suis resté ailleurs pendant douze heures. J’ai une carcasse assez solide, tu sais, je ne l’ai pas esquintée en buvant et en fumant de trop parce que j’ai tant vécu en prison. Si vraiment on repousse mon exécution, je me pends et je les enfile tous dans leur foutu cul noir et velu. » À ce moment Gary reprit son souffle et se mit à chanter. Stanger n’avait jamais entendu une voix pareille, jamais dans le ton et Gary ne s’en rendait sûrement pas compte. Quand il croyait roucouler, il grognait et ses grognements s’étranglaient. Jamais une note juste. Après avoir chanté Le Rocher des âges, il s’exclama : « Dis donc, ma vieille, je t’ai dit que j’ai parlé à Johnny Cash, merde alors. (Rire.) Johnny Cash sait que je suis vivant, il sait que tu es vivante, il nous aime… Oh, Nicole… Je ne suis pas un type du genre de Charles Manson, qui te pousserait à faire ça… Si tu veux continuer à vivre et élever tes enfants, tu es une fille sensas, tu as beaucoup d’argent et je veux que tu en aies encore plus. Alors si tu veux vivre, vas-y chérie mais que personne ne te baise. (La voix de Gary tomba au niveau du murmure.) Ne permets à personne de t’avoir chérie, ne fais pas ça. Tu es à moi ! Discipline, continence. Peut-être qu’une fille… merde ! je ne sais pas… on devait m’exécuter à 7 h 49… j’ai un missel sous les yeux. Tu es jolie, excitante, et tu as quelque chose qui semble jaillir de toi. Ma foi ! je sais que les gars ont des envies. Ce sont des salopards excités prêts à profiter des occasions. Ils te voient, ils voient combien tu es jolie, ils croient que je vais mourir. Ils veulent ton argent, ils te veulent, toi. Il y a quelque chose chez toi que tout le monde désire. J’espère, Dieu du ciel j’espère, oh foutre, mon Dieu, j’espère… je te veux chérie. (À cet instant Gary pleura.) Et puis merde, souffla-t-il. Je n’ai jamais été aussi malheureux. Je croyais que je serais mort dans quelques heures… libre de te rejoindre… peu m’importe si tu veux continuer à vivre… tu as tes enfants. Je ne te dis pas… de te décider à te suicider. C’est quelque chose de tellement difficile… (Il continuait à chuchoter.) Je ne veux tout simplement pas que quelqu’un d’autre te baise. Je veux que tu restes à moi, rien qu’à moi… à moi tout seul. Chérie, je veux me libérer de cette planète… j’ai distribué tout mon argent. Cent mille dollars… Je ne voulais pas t’en parler. Tu aurais pu croire que je me vantais. Tu as plus d’argent que moi maintenant mais je veux seulement être franc avec toi. Je croyais qu’ils allaient me tuer, ces fumiers de lapin, ces pédales baveuses, ces foutus salauds… (La voix baissait de plus en plus, puis il roucoula :) Nicole, je ne sais pas ce qui se passe. Peut-être faut-il que nous vivions un peu plus longtemps. Écoute, j’ai pris tout ce que tu m’as donné… vingt-cinq seconal, dix dalmane, à minuit. Rien ne m’y oblige mais je connais tellement de cantiques. Ce truc-là, c’est un livre catholique… Le prêtre est venu hier soir et il a dit la messe. Mon Dieu ! il n’y a rien de plus embêtant qu’une messe… Nicole… tu es ma Nicole. Dieu du ciel ! Je sens qu’il y a tant de puissance dans notre amour… Chérie, je t’ai demandé de m’aimer de tout ce que tu es. Tu me manques d’une manière si foutument cruelle. Je ne veux que toi et je jure devant Dieu que je t’aurai. Je ne pars pas pour la planète Uranus. Peu m’importe ce qu’il me faudra subir, ni quels démons je devrai combattre, peu importe ce qu’il me faudra surmonter. Je me manifesterai clairement à toi. Je me fous de ce qu’il me faudra faire, torturer, souffrir pendant combien de vies mais tu sais que je t’aime tendrement et doucement, farouchement et durement, nue, entortillée autour de moi… »
Vern avait observé Gary attentivement. Quand tout le monde tomba de sommeil, le forcené fit marcher si fort la radio que c’en était assourdissant. Puis il s’allongea et feignit de dormir mais on voyait bien qu’il ne le pouvait pas. Un peu plus tard, il se leva, éteignit la radio, parcourut le parloir et le réfectoire, l’air farouche. On aurait cru qu’il allait donner des coups de poing dans le mur. Puis il essaya encore de dormir.
Evelyn Gray – une aimable dame entre deux âges, svelte, qui portait des lunettes et avait les cheveux roux très courts et frisés comme si elle allait régulièrement dans un institut de beauté – s’approcha de Gary et s’efforça de le consoler. « Puis-je faire quelque chose pour vous ? demanda-t-elle.
— Je n’ai jamais désiré qu’un peu d’amour », répondit-il en redressant la tête.
Evelyn Gray s’éloigna, tellement émue qu’elle en pleura.
« Et voilà ! se dit Vern. Rien qu’un peu d’amour. »
Plus tôt dans la soirée, quand les gardiens avaient extrait Gary de sa cellule pour l’amener au parloir, ils avaient apporté ses affaires, puisqu’il ne devait plus retourner au couloir de la mort. Ça remplissait plusieurs cartons et son courrier était entassé dans quelques sacs en matière plastique. Après avoir essayé de se reposer un peu, il se leva et dit à Vern : « Je veux te montrer des trucs. »
Ils s’assirent côte à côte. Gary fit l’inventaire de bricoles et de pièces de monnaies étrangères. Puis il demanda à son oncle de l’aider à faire un paquet pour Nicole. Ils choisirent ensemble des lettres et des objets exceptionnels. Quand ce fut fait, Gary referma le carton. À un moment, il releva la tête et dit : « Vern, s’ils ne le font pas, je vais me suicider. » Il énonça cela avec un tel calme que Vern conclut que Gary mourrait sûrement ce jour-là, qu’il n’attendrait guère lorsque l’heure prévue pour l’exécution serait passée. « D’une manière ou d’une autre, se dit Vern, il sera mort avant midi. » Ils feuilletèrent les lettres une dernière fois. Gary retira le chapeau à la Robin des Bois que Vern lui avait offert et le mit dans le carton pour Nicole. Puis il le colla avec des bandes gommées.
« Jure-moi que ça lui sera remis, dit Gary.
— Je ferai ce que tu veux, tu le sais bien », répondit Vern.