CHAPITRE 14

LA CHAMBRE DU MOTEL

1

Tout au bout de la chambre, d’un côté du mur du fond, se trouvait l’unique fenêtre et elle donnait sur la piscine. Comme la fenêtre était scellée, il y avait un climatiseur installé dessous. De chaque côté pendaient des rideaux en tissu synthétique bleu vert, qu’on ouvrait grâce à des cordons blancs passés dans des poulies en plastique couleur lait. Deux chaises en faux cuir noir, à dossier arrondi, et une table octogonale en noyer synthétique étaient disposées devant la fenêtre. À côté de la table se trouvait un récepteur de télé sur un support pivotant. Ses pieds en boules de chrome étaient montés dans un carénage de caoutchouc qui s’enfonçait dans une moquette en tissu synthétique d’un bleu poilu.

Le long d’un mûr était fixé un long meuble faisant à la fois commode et bureau en noyer synthétique. Dans le tiroir du bureau, du papier à lettres dans une enveloppe en papier ciré portant le sigle de Holiday Inn : « Votre hôtel d’une côte à l’autre. » Un exemplaire du règlement de la piscine et de ce qu’on pouvait se faire servir dans la chambre était posé à côté d’une longue bande étroite de papier sur laquelle on pouvait lire :

VOUS AUSSI

ÉCONOMISEZ L’ENERGIE.

Le long du mur opposé, les têtes de lit étaient en noyer synthétique et les courtepointes en tissu synthétique bleu vert. De tout cela émanait la même odeur que de la chambre. Une odeur de vieux climatiseur et de vieux cigare.

Entre les lits se trouvait une table de chevet avec une lampe et un cendrier octogonal en verre portant le logo vert de Holiday Inn. Une lumière rouge indiquant un message clignotait sur le téléphone. Comme elle avait été branchée par erreur, elle ne s’arrêtait pas. Pas plus que le climatiseur. Au bout d’un moment, son ronronnement vous vibrait dans les entrailles.

2

Sur le chambranle de la porte de la salle de bains se trouvait un commutateur qui, dans le noir, brillait comme un téton fluorescent. Quand on l’allumait, l’éclairage du plafonnier révélait des murs blancs et un sol aux mosaïques couleur ciment. Un miroir était fixé au-dessus du lavabo par cinq crampons de plastique vissés dans le mur. Le sixième était tombé. Le trou avait l’air d’une punaise immobile. Le lavabo était encastré dans un dessus en noyer synthétique. Sur la tablette, deux verres enveloppés dans de la cellophane arboraient le logo de Holiday Inn, et deux petites savonnettes, dans des emballages Holiday Inn, étaient disposées auprès d’un petit bout de carton jaune en forme de petite tente sur lequel on pouvait lire : « Bienvenue à Holiday Inn ». Il y avait aussi un avis annonçant que le débit de boissons était ouvert de 10 heures du matin à 10 heures du soir. Ces bouts de papier étaient humides. Les surfaces arrondies du lavabo jouaient le rôle de centrifugeuse quand on ouvrait le robinet et projetait l’eau sur le sol.

Une bande de papier blanc était enroulée autour du siège des toilettes pour certifier que personne ne s’était assis là depuis qu’on avait mis la bande en place. Le papier hygiénique du distributeur fixé au mur à la gauche des toilettes était doux et très absorbant et collait à l’anus.

3

« April, dit Gary, tu vas arracher cette bande du siège ou il faut que je le fasse ? » Elle le foudroya du regard et lança le papier dans la corbeille. « On vous fait travailler, déclara-t-elle, à cause des riches. Toutes les organisations sont riches, tu sais.

— Ma vieille, on peut dire que tu as du bagou », fît Gary. Il s’approcha et lui donna un baiser. Elle dit : « Nicole. Nicole n’aimerait pas ça. » Il s’éloigna d’elle et prit un joint de marijuana. « J’en veux », dit April. Il se mit à rire et le brandit hors de son atteinte. « Un baiser d’abord, dit-il.

— Je ne peux pas t’embrasser à cause de Nicole, dit-elle. Nicole a des vampires. »

Gary alluma le joint et inhala profondément. « Une bouffée ? » demanda-t-il. Mais lorsqu’elle approcha, il leva de nouveau la cigarette hors de son atteinte.

Tout en circulant dans la pièce, elle se mit à ôter ses vêtements. Elle avait l’impression qu’ils la congestionnaient. D’abord sa blouse de paysanne, puis ses jeans. Elle se sentait mieux de se promener en culotte et en soutien-gorge. « Ça ne t’est jamais arrivé, Gary, de te lever à 4 heures du matin pour faire des petits gâteaux ? » Il était allongé sur le lit et prenait son temps pour fumer sa marijuana. Il se contenta d’agiter une main. Puis il se redressa et rota. Une grimace de douleur se peignit sur son visage, il attrapa le bidon de lait et but une lampée. « Dis donc, mon petit, fit-il, si on se détendait. Je vais te masser et toi tu vas me masser aussi. »

« Le F.B.I., annonça-t-elle, regarde devant les maisons pour voir si les gens commettent des crimes. Ils font ça par la télé, tu sais. » Elle était allongée sur le lit et la pièce tournait autour d’elle. C’était comme une chambre de motel où elle avait accompagné un homme riche. Elle s’était sentie si vivante cette nuit-là, parce que le plastique était si mort.

« Gary, dit-elle, laisse-moi tirer une bouffée. Je suis dans un drôle d’état. » Il lui passa le joint et elle aspira. Elle avait dû partir dans les vapes parce que voilà que Gary lui embrassait le visage et qu’il la réveillait. « Laisse-moi tranquille », cria-t-elle. Lorsqu’il lui donna un autre baiser, elle dit : « Gary, Nicole et toi vous étiez faits l’un pour l’autre.

— Nicole peut aller se faire baiser ailleurs. »

Elle se mit à arpenter la pièce, en se rappelant la nuit à Hawaii où elle déambulait tandis que Bobby et Warren la massaient et dansaient avec elle. Puis Gary se mit à lui faire une sorte de massage, en marchant derrière elle, juste derrière elle, collant ses jambes à celles d’April, comme deux prisonniers à l’heure de la promenade, et ils firent ainsi le tour de la chambre, les pouces de Gary lui massant les épaules et la nuque. Au bout d’un moment, elle commença à se sentir très proche de lui et murmura : « Ça n’est pas très bien de notre part de faire ça. Nicole ne trouverait pas ça bien. » Elle décida de se brancher l’esprit pour écouter Paul McCartney. « Open the door and let them in », faisait la musique dans sa tête, et ça devenait une vraie foire. Gary lui donnait des claques sur les fesses ou enfonçait les doigts dans sa culotte, puis il lui grognait à l’oreille comme un lion. Elle pensait à des hommes riches et d’un coup de coude se libérait de sa main. « Va te faire foutre, dit-elle. Laisse-moi me coucher.

— On dort debout », répondit-il.

Ils étaient un roi et une reine et elle commençait à être contente à l’idée qu’ils dorment chacun dans un lit séparé, mais elle savait qu’elle allait sombrer dans un sommeil qui lui donnerait un sentiment très oppressant, comme des images, qu’elle avait vues dans la Bible, de démons sortant des ténèbres de l’espace pour tourmenter les gens sur cette planète et vraiment les déchirer et les démembrer. Elle s’en représentait des milliers dans le ciel, plongeant comme des aigles sur des souris.

Pendant tout ce temps, il rampait sur elle en lui massant le dos. Lorsqu’elle ferma les yeux, elle vit un homme qui agitait les bras. Il avait environ huit membres de chaque côté et les agitait : c’était une force maligne, apportant à la terre la maladie et tout le reste, comme Satan, le plus fort.

Elle savait maintenant que quelque chose n’allait pas dans la façon dont il lui massait le dos. Gary avait changé de personnalité. Gary, qui était toujours si viril avec elle, plus viril encore que son père, était devenu féminin et rampait sur elle par-derrière en lui massant le dos. Si elle se retournait pour regarder son visage, ce serait une femme qu’elle verrait. Il la tâtait pour sentir ses propres seins, son propre ventre. April croyait sentir une femme derrière elle. Mon vieux, on peut dire que ça la refroidissait.

« Dormons », dit-elle. Il ne lutta pas. Il entra dans son lit et elle dans le sien, il éteignit les lumières et elle resta allongée dans la pénombre à regarder le plafond. Dans le plâtre écaillé, il y avait des éclats de verre incrustés pour faire comme mille étoiles. Elle ne pouvait pas supporter l’odeur de la chambre et ralluma. Sur le mur juste derrière elle, il y avait un paysage qui couvrait tout le papier peint de palmiers, des ruines d’un arc en pierre, d’une colline, d’une vieille maison italienne. Des gens efflanqués, drapés dans des capes, arpentaient ce paysage. Gary dit : « Éteins la lumière. J’ai besoin de dormir. »

Elle resta allongée encore un moment et il se glissa jusqu’à son lit et essaya de la sauter. Elle ne savait pas s’il était sérieux ou pas. Ils se bagarrèrent dans l’obscurité et il lui déchira ses sous-vêtements mais elle en maintenait les morceaux en disant : « Non. » Elle dit : « Gary, je n’en ai pas envie. » Puis : « Gary, tu perds la tête. » Et puis encore : « Nicole. Nicole, Nicole ne trouverait pas ça très bien. » Il finit par y renoncer et elle resta allongée. La chambre commençait à lui revenir. Elle la voyait très distinctement comme à travers une loupe. « Ça n’est qu’une nuit de plus dans une cellule de prison, se dit-elle. Et j’irai en prison toute ma vie. »

Dans le couloir, en partant, ils virent un petit tampon de caoutchouc fixé au mur. C’était pour empêcher le bouton de la porte du 212 d’entamer le plâtre. Elle ne savait pas pourquoi, mais cela lui rappela le fil du récepteur de télé qui était tout enroulé et proprement attaché avec un cordon de plastique blanc. Dans sa tête, c’était comme un serpent qui étranglait un autre serpent.

4

Du fond de son sommeil, la première chose que Colleen perçut, ce fut que quelqu’un frappait doucement à sa porte. Elle sursauta. Elle ne sut quelle heure il était que lorsqu’elle se fut levée et, passant dans la cuisine, elle eut constaté qu’il était 2 heures du matin. Et Max n’était toujours pas là. Alors elle alluma la lumière de la véranda et regarda par le petit judas fixé dans la porte. Ce qu’elle vit lui fit très peur.

Dehors il y avait cinq hommes, et le premier d’entre eux était le président Kanin, de son district.

Il lui passa un bras autour des épaules : « Colleen, dit-il, Max ne rentrera pas ce soir. »

Elle eut le sentiment que Max ne reviendrait sans doute jamais.

« Il est mort ? » demanda-t-elle.

Tous les cinq firent oui de la tête.

Elle pleura une minute. Pour elle, c’était irréel.

Un des deux hommes qu’elle ne connaissait pas dit au président Kanin : « On peut vous la laisser ? » Lorsqu’il eut répondu affirmativement, ces deux inconnus partirent. Elle se rendit compte alors que c’étaient des policiers en civil.

Le président Kanin l’aida à appeler ses parents. Personne ne répondit. Elle se souvint alors qu’ils étaient partis ce matin-là pour aller camper, aussi appela-t-elle les parents de Max. La dame qui répondit annonça que M. et Mme Jensen étaient eux aussi partis camper, mais qu’elle allait les contacter. Le président Kanin demanda alors s’il y avait quelqu’un d’autre qu’on pouvait appeler et Colleen pensa à ses cousins qui habitaient à Clearfield, dans la même rue que ses parents. Ils étaient là et dirent qu’ils arrivaient le plus vite possible. Cela leur prendrait une heure et demie.

Le président Kanin lui demanda alors s’il y avait quelqu’un qui pourrait rester avec elle en attendant l’arrivée de ses cousins. Elle répondit qu’il y avait une fille dans la congrégation qui habitait deux caravanes plus loin. Ils allèrent la chercher et elle vint immédiatement. Les trois hommes s’en allèrent.

La fille resta près de deux heures. Elles s’allongèrent toutes les deux sur le lit et bavardèrent un moment. Monica s’endormit et Colleen était engourdie de douleur. Elle n’avait aucune envie de voir où on avait emmené le corps de Max. Elle ne se sentait aucun besoin de demander : « Laissez-moi le voir. » Elle était là à bavarder avec sa voisine et tout ça lui semblait irréel. Elles discutaient un moment, puis ça revenait. Il était 5 heures moins le quart quand ses cousins frappèrent à la porte.

5

April avait enlevé sa boucle d’oreille et, dans le noir, l’utilisait pour se piquer. Elle faisait souvent ce rêve qu’un jour elle allait se faire une piqûre et terminer tout ça. Elle voulait savoir l’impression que ça faisait. Alors elle essayait tout le temps avec la pointe de sa boucle d’oreille contre son cou.

Le matin, alors qu’il faisait encore presque nuit, Gary revint dans le lit d’April et essaya encore une fois de la sauter. Sans grande conviction. Puis il but encore du lait. Assurément c’était plus d’amour que de sexe qu’il avait besoin, mais April savait qu’elle ne pouvait pas laisser tomber Nicole parce que Nicole l’aimait encore.

Vers 6 heures et demie, quand Monica s’éveilla avec l’aube, Colleen se dit qu’elle était en vie, que son bébé vivait aussi et qu’elle devait le nourrir. Ce serait terrible de bouleverser les habitudes du bébé. Alors elle alla saluer Monica d’un « bonjour », la prit dans ses bras, la dorlota, lui donna un bain et la prépara pour la journée.

Lorsque la lumière commença à filtrer par la fenêtre, April et Gary s’habillèrent et il la raccompagna chez elle. En la déposant il dit : « April, malgré tout ce qui s’est passé la nuit dernière, je veux que tu te souviennes que tu seras toujours mon amie et que je t’aimerai toujours bien. »

Elle entra dans la maison : il n’y avait personne. Kathryne était partie pour conduire Mike au travail et April se mit à balayer. Au beau milieu de son ménage elle dit tout haut. « Je ne me marierai jamais, jamais. »

Kathryne avait veillé toute la nuit à attendre Gary et April. Vers 5 heures elle avait dû s’endormir, et puis le réveil avait sonné peu de temps après. Chaque matin elle devait accompagner son fils Mike en haut du canyon, où il travaillait pour les Eaux et Forêts, un trajet de trente kilomètres par des routes pleines de virages. Après un jour et une nuit passés à fumer, l’angoisse mêlée à l’absorption de trop de fumée, l’oppressait à chaque respiration. Elle redescendit le canyon jusqu’à sa maison, franchit la porte et trouva April, installée comme un zombie, sur la chaise de la cuisine.

« Où diable étais-tu ? » April ne répondit pas. Elle resta assise à la dévisager. « Tu as passé toute la nuit, avec ce miteux ? » demanda Kathryne. Même si sa peur se dissipait, elle n’éprouvait encore aucun soulagement. Elle se sentait au bord de la nausée. Mon Dieu, April était en transes. « Bon sang, cria Kathryne, tu es restée avec Gary toute la nuit ? »

April se mit tout à coup à crier : « Fiche-moi la paix ! Tu ne peux pas me fiche la paix ! Je ne sais rien. (Elle se précipita dans la chambre.) Occupe-toi de tes affaires », cria-t-elle de l’autre côté de la porte.

« Je ne peux rien y faire », se dit Kathryne. Elle était simplement contente que la petite soit rentrée. C’était une épreuve de plus que Kathryne avait à supporter.