CHAPITRE 39

TÉLÉVISION

1

Earl était dans le couloir quand un des journalistes passa en courant et dit : « Gary Gilmore est mort. » Earl regarda de nouveau par la fenêtre et vit d’autres journalistes en bas sur la place alors que le soleil brillait sur Denver et que les gens se rendaient à leur travail. Lorsqu’il descendit dans le grand hall, Sandy Gilmour, de la deuxième chaîne de télévision de Salt Lake, demanda à l’interviewer. Earl accepta et Gilmour lui demanda l’impression que ça lui faisait d’avoir été celui qui avait annoncé à la prison que l’exécution pouvait avoir lieu. Earl expliqua que sa seule responsabilité avait été de faire savoir que la Cour d’appel de Denver avait révoqué l’arrêt du juge Ritter. C’était tout, dit-il. Il n’avait pas envie de discuter les subtilités de ce qu’il ressentait.

Earl, Bob Hansen et les autres collaborateurs du procureur général prirent un taxi. Judy Wolback, leur dit-on, rentrerait par un autre avion.

2

Toni attendait à la réception avec Ida, Dick Gray, Evelyn Gray et toutes les personnes qui n’avaient pas été invitées à la conserverie. Un gardien en veste pourpre entra dans la pièce et demanda : « Personne n’est venu vous prévenir ? » « Non », répondit Toni. L’homme était pâle et tremblait très fort. « C’est fini. Gary est mort », dit-il.

Ida éclata en sanglots. Elle avait très bien tenu le coup jusque-là mais maintenant elle craquait. Les gardiens furent remarquables. Plusieurs s’approchèrent pour demander s’ils pouvaient faire quoi que ce soit pour leur transport et Toni répondit qu’elle attendait que son père les rejoigne. Au bout d’un moment, un des gardiens dit que Vern attendait près de la tour où était garé leur camion. Les fonctionnaires de la prison se montrèrent très gentils avec elle en la raccompagnant et ça lui rappela que juste avant l’exécution, ils s’étaient montrés pleins d’attentions, qu’ils avaient tenu à savoir si sa mère n’avait besoin de rien, ou si elles voulaient du café ? On avait presque l’impression de se trouver dans une entreprise de pompes funèbres et d’avoir affaire à des croque-morts.

Lorsqu’elles rejoignirent la camionnette de Vern, celui-ci n’était pas encore arrivé et le parking leur apparut plein de voitures et de gens. Des journalistes, agglutinés comme des mouches, interrogèrent sa mère par une vitre, elle par l’autre, jusqu’au moment où Toni finit par devenir grossière. Elle en avait maintenant vraiment ras le bol. Elle avait laissé sa vitre ouverte pour fumer et un journaliste s’approcha en insistant pour prendre une interview bien que Toni eût refusé de la tête. Mais il n’entendit absolument pas respecter son désir de ne pas vouloir parler et passa son micro parla vitre ouverte en disant : « Je peux le mettre là ? » Ce fut alors qu’elle lui cria où il pouvait se le mettre. Il leva les bras au ciel. Plus tard, une de ses amies lui dit que dans l’émission « Bonjour l’Amérique », on avait remarqué l’endroit où ils avaient coupé quelques mots.

Puis elle aperçut Vern, boitillant, qui essayait de les rejoindre. Il avait le visage décomposé. De toute évidence, il souffrait et elle eut l’impression que son genou allait le lâcher. Aussi sauta-t-elle à terre pour se précipiter à sa rencontre. Trois journalistes lui empoignèrent le bras. Oui, trois. « Quelques mots s’il vous plaît. » Elle s’empara d’un des micros comme pour dire quelque chose, puis le jeta par terre où il se brisa en une douzaine de petits morceaux et elle cria à Vern : « Tu prendras ta camionnette plus tard. Elle est coincée maintenant. » Puis elle l’entraîna jusqu’à sa propre voiture et ils allèrent jusque chez elle à Lehi. Elle lui fit du café, l’installa, puis l’emmena prendre un petit déjeuner dans un bistrot de Provo. Environ deux heures plus tard, elle le reconduisit à la prison pour qu’il reprenne sa camionnette.

3

Durant toute la nuit qui avait précédé l’exécution de Gary, Pete Galovan avait travaillé à la piscine municipale. Il était très fatigué lorsqu’il rentra chez lui de bonne heure ce matin-là, et il s’agenouilla pour prier. Il demanda au Seigneur de lui pardonner certains des sentiments peu chrétiens qu’il avait eus envers Gary. Il ne voulait le détester en aucune façon. Cela le préoccupait. À tel point que Pete se mit à pleurer. Puis il eut une étrange impression et sentit Gary entrer dans la pièce.

Pete était en train de prier à genoux lorsque Gary entra, accompagné de deux autres hommes. Gary portait une chemise blanche et un pantalon blanc ; les deux hommes qui l’accompagnaient avaient des costumes blancs et des cravates. C’étaient peut-être des parents du passé ou de l’avenir. Pete n’en savait rien.

Gary dit alors à Pierre qu’il ne lui en voulait pas. Il expliqua que sitôt après son exécution, ces deux hommes qui étaient des parents s’étaient trouvés là pour recevoir son esprit. Le Seigneur les avait envoyés. Il était tout à fait clair pour Pete que c’était exactement ce que Gary disait.

Gary était de bonne humeur et déclara qu’il éprouvait toutes sortes de sensations nouvelles. Vraiment étranges. Il raconta à Pete qu’il traversait les murs et que c’était une expérience intéressante. Il se sentait comme un gosse dans un parc d’attractions. Il allait maintenant pouvoir visiter toutes les prisons du monde, dit-il, et il comptait bien le faire dès que ses cendres auraient été dispersées depuis l’avion. Ensuite il reviendrait à Provo de temps en temps.

Gary lui révéla alors que comme il avait été rempli de vaillants sentiments à la fin, le Seigneur envisageait de l’utiliser comme exemple pour les gens qui avaient des problèmes similaires aux siens. À la fin de mille ans de paix, son esprit avancerait dans l’échelle des êtres. Il confia à Pete qu’il avait de très bonnes chances de devenir un des êtres supérieurs. On lui avait dit qu’il était une personnalité spirituelle dynamique qui avait fait dans cette vie un choix très profond et que cela pouvait racheter pas mal de mauvaises décisions prises plus tôt. Si, maintenant, il faisait face aux événements, le Seigneur allait vraiment l’utiliser.

Juste après le départ de Gary, Pete appela Elizabeth pour lui raconter ce qu’il venait de voir et lui dit qu’il allait glisser le nom de Gary sur les listes de prières. Si bien que Gary M. Gilmore se trouverait dans chaque temple mormon du monde et que tous les jours des gens innombrables prieraient pour lui.

4

Extrait d’un mémoire d’Earl Dorius sur les événements du 17 janvier :

Le chauffeur de taxi nous entendit parler et vers la fin du trajet, il demanda si nous avions quelque chose à voir avec l’affaire Gilmore. Nous nous mîmes tous à sourire et lui racontâmes ce qui s’était passé.

Lorsque nous arrivâmes à l’aéroport, je me souviens que dans la salle d’attente, il y avait un groupe de gens qui regardaient les informations à la télévision. Ils nous dirent qu’ils venaient d’entendre que Gary Gilmore avait été fusillé et qu’il était mort. Je me rappelle Jack Ford leur demandant d’un air incrédule comment ils avaient appris cela, et se comportant comme s’il n’en savait rien. Je me tournai vers Jack et lui dis qu’il était ridicule de faire marcher les gens alors que c’était nous qui avions plaidé l’affaire. Nous nous mîmes à plaisanter, et puis nous nous embarquâmes et reprîmes l’avion pour l’Utah. Le trajet de retour fut beaucoup plus détendu. Nous discutâmes de bien d’autres sujets que de l’affaire Gilmore mais il nous parut que cela nous prenait plus de temps pour rentrer qu’il n’en avait fallu pour se rendre à Denver.

Lorsque nous arrivâmes en Utah, il n’y avait pas un seul représentant des médias à l’aéroport. Salt Lake City semblait extrêmement calme. Nous débarquâmes et nous nous dirigeâmes vers notre voiture sans aucun journaliste pour nous poser des questions. Il semblait qu’avec la mort de Gary Gilmore la publicité s’était aussi terminée.

Mais vers la fin du trajet, à moins d’un bloc de chez lui, Earl vit un panneau d’affichage non occupé et sur lequel on avait écrit à la peinture : « Robert Hansen, hitlérien ! » Il ne discernait pas vraiment si cela avait été écrit parce que Bill Barrett et lui habitaient dans les environs et qu’on voulait leur faire savoir ce qu’on pensait d’eux, ou si c’était simplement une pure coïncidence.

5

Brenda était entrée à l’hôpital le 10 janvier et devait se faire opérer le 11. Six jours plus tard, l’exécution eut lieu alors qu’elle venait d’être opérée et qu’elle était encore toute meurtrie par l’intervention chirurgicale. La veille, elle avait été harcelée par des gens qui ne cessaient d’appeler pour lui adresser des prières qu’elle entendit de nouveau à la radio. Les gens de l’hôpital lui disaient que tout le monde priait. Puis Geraldo Rivera téléphona : il voulait faire une interview télévisée en direct dans sa chambre d’hôpital. « Quelle horreur ! Il doit plaisanter, se dit Brenda.

Il lui était impossible de supporter tout cela. Le soir de l’anniversaire de Toni, elle eut une conversation téléphonique avec Gary et elle savait que c’était la dernière fois qu’elle entendait sa voix. De plus, elle ne parvenait pas à dormir. On lui apporta un somnifère qui ne lui fit pas grand effet. Deux heures plus tard, l’infirmière, munie d’une torche électrique, venait vérifier si Brenda dormait. « Comment voulez-vous que je dorme avec une telle lumière dans les yeux ? » grommela Brenda. Le docteur prescrivit un second somnifère.

Toutes les deux heures, on lui donnait des barbituriques, mais elle ne put s’endormir qu’à 4 heures du matin quand on vint lui faire une piqûre. Elle s’éveilla à 7 heures et demie, à demi abrutie par les médicaments, mais elle voulut savoir si on allait exécuter Gary ou pas. Elle alluma la télé et rendit tout le monde fou jusqu’au moment où elle entendit qu’on lui avait accordé un sursis. Ce furent les seules nouvelles qu’elle prit ce matin-là, et elle perdit si complètement la tête, elle se mit dans un tel état qu’elle ne savait même plus si elle était heureuse ou triste. Au bout de quelques minutes, tout changea, mais elle ne comprit alors si elle venait de subir une décharge d’adrénaline ou bien si son cœur avait des hauts et des bas. C’est alors que la nouvelle apparut sur l’écran : GARY GILMORE EST MORT ! Le chirurgien qui vint la voir une minute ou deux après attendit patiemment que sa crise de nerfs soit passée. « Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? » demanda-t-il. « Pauvre enfant de salaud, foutez-moi la paix ! » hurla-t-elle intérieurement.

 

Elle ne voulait personne auprès d’elle. Le docteur lui demanda de nouveau comment elle se sentait et l’infirmière expliqua ce qui venait de se passer. Le médecin dit : « Oh ! c’est vraiment dommage, mais on aurait dû l’exécuter depuis longtemps. » Brenda éclata : « Donnez-moi les papiers pour que je sorte. Je veux une ordonnance pour des calmants et foutez le camp de ma chambre. » Elle prit son oreiller et le lui lança à la figure. « Si vous vous conduisez comme ça, je conseillerai qu’on ne vous laisse pas sortir aujourd’hui », dit le médecin. « Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? répondit Brenda. De toute façon » je ne vous aime pas. Si j’avais su que c’était vous qui alliez me charcuter, je ne serais pas venue. » Voilà un homme dont elle pouvait dire maintenant qu’elle le détestait.

Lorsqu’il eut signé son bulletin de sortie, elle appela Johnny. À 11 heures, elle était dehors. Il fallut la faire passer par-derrière, pour qu’elle puisse rentrer chez elle sans être harcelée par une nuée de journalistes. Il fallut trois jours à Brenda pour commencer à se rappeler quelques détails de tout cela.

6

À l’heure de l’exécution de Gilmore, Colleen Jensen était chez elle à Clearfield à se préparer pour l’école. Elle était maintenant professeur remplaçante et avait commencé tout juste deux semaines plus tôt. Aujourd’hui elle avait sa première classe avec un nouveau groupe d’élèves et pendant qu’elle s’habillait ce matin-là, en pensant que la date de l’exécution était reculée – car c’était ce qu’elle avait entendu aux premières informations du matin – lorsqu’elle arriva à l’école, c’était fini. Des élèves de la classe en parlaient lorsqu’elle franchit la porte. Elle les entendit qui murmuraient à propos du rôle qu’elle avait joué dans l’affaire. Aussi fit-elle un petit discours à la classe.

Elle ne leur raconta pas que le soir, quand elle s’asseyait en bas pour faire dîner Monica et la bercer pour qu’elle s’endorme, elle lui montrait des photos de son papa bébé en disant à Monica qui il était. Dans ces moments-là, Colleen s’efforçait de parler à Monica pour briser le silence et expliquer au bébé d’un an que Max était mort, que son père était mort. Mais là, en s’adressant à ses élèves, elle se contenta de dire que, pour ceux qui ne le savaient pas, elle allait leur expliquer qui elle était et quel avait été son rôle dans toute cette affaire. Elle ajouta que ce n’était pas quelque chose dont il faudrait discuter de nouveau. Elle dit aussi qu’elle était prête, si eux l’étaient, à reprendre son cours.

7

Ce matin-là, Phil Hansen s’éveilla et regarda les informations dans son lit en secouant la tête et en se bourrant de coups de poing. Tout en regardant la télévision, il pensait : « Si je m’étais seulement douté qu’ils allaient se lancer dans cette expédition nocturne, j’aurais préparé les papiers et j’aurais fait signer un autre sursis par Ritter. »

8

Le lundi matin à 7 heures, Lucinda était en train de taper le dernier enregistrement de Gary avec Larry. Elle entendait la voix de Gilmore dans les écouteurs et c’était pathétique la façon dont il ne cessait de répéter à Larry à quel point il avait envie de mourir. Elle le plaignait beaucoup.

La télévision était dans le bureau même. Geraldo Rivera disait : « Eh bien, nous nous trouvons devant la prison. » Elle se rendit compte soudain que le monde entier regardait et en même temps la voix du condamné retentissait dans ses oreilles, cette petite voix qui sortait du magnétophone.

Avec Barry et Debbie, elle avait veillé toute la nuit et ils étaient tous épuisés. Ils essayaient maintenant toutes les chaînes de télévision. Ils ne tombaient que sur des émissions de jeux : à 7 heures du matin, à Orem, on captait un jeu télévisé. Quand ce n’était pas celui-là, c’en était un autre. Pas moyen d’avoir des informations. Pas moyen de savoir s’il avait été fusillé ou pas. Barry en perdait la tête. Il se mit à maudire le récepteur de télé. Avec une grossièreté inouïe. C’était quand même terrible la télé, songea Lucinda, un déroulement d’idioties alors qu’ils étaient impatients de savoir. Toutes ces images qui défilaient, tout ça sans intérêt, puis soudain une voix annonçant : « Gary Mark Gilmore est mort. » Vlan !

9

C’était un beau jour ensoleillé et Julie Jacoby s’était levée de bonne heure, elle était en train d’arroser ses plantes, elle était contente du sursis et pensait : merci mon Dieu. Elle adorait le soleil d’hiver. Puis elle reçut un coup de fil d’un journaliste du Catholic News Service de Washington. « Ça y est », dit-il. Elle ne savait pas quoi faire d’elle-même et tournait en rond. Ce n’est que plus tard qu’elle se sentit un peu soulagée de ne pas s’être donnée totalement à cette affaire, dont elle avait toujours su qu’elle ne changerait pas le monde.

Dans la matinée, elle lut un article du Salt Lake Tribune où son nom était écorché. Elle était une des quatre personnes dont le nom figurait sur la plainte de citoyens contre l’ordonnance du juge Ritter, mais le Salt Lake Tribune l’avait orthographiée « Mulie Jacobs », au lieu de Julie Jacoby. Elle se mit à rire en le voyant, car elle savait que son fils de douze ans ne manquerait pas désormais de l’appeler Mulie quand ça l’arrangerait. Cela lui épargnerait aussi les lettres de menaces et les coups de téléphone anonymes qui avaient fait tant maigrir Shirley Pedler.

10

Shirley était seule au bureau quand on annonça la nouvelle à la radio, et elle eut l’impression qu’on venait de lui tirer dessus. Elle s’effondra et éclata en sanglots.

Plus tard dans la matinée, elle fit plusieurs déclarations. C’était incroyable – un véritable affront – la presse avait tout d’un coup disparu. Shirley trouva que c’était le côté le plus horrifiant de toute l’affaire. Par leur absence les journalistes semblaient dire : « Il a été exécuté, ça n’est plus de l’actualité. » Dire que la presse de tout le pays avait envahi tous les bons restaurants de Salt Lake, et maintenant tous ces gens-là étaient partis. Le jour de l’exécution elle resta à son bureau et personne ne vint la harceler.

11

À la prison, Gibbs avait attendu tout au long de la journée, et tous les jours de la semaine précédant l’exécution de Gary. La nuit d’avant l’exécution, il était passablement abruti par les médicaments qu’il devait prendre pour sa jambe. Le matin, lorsqu’il entendit la nouvelle à la radio, il se sentit sonné.

12

Dennis Boaz était allé passer deux jours dans l’Iowa en décembre et avait participé à une table ronde à la télévision où il avait entendu que le président Ford pourrait commuer la sentence de Gary avant de quitter sa charge. Il lui envoya donc un télégramme disant que si la peine capitale devait être appliquée, elle devait l’être équitablement. Pas d’exécution avant qu’il n’y ait une loi unique pour tout le monde. Il n’eut jamais de réponse de Ford.

Le jour de l’exécution, il ressentit une sorte de tristesse silencieuse et les larmes lui vinrent aux yeux. Gary mourut un 17 janvier, jour dont la correspondance numérologique était six, ce qui symbolisait les frères et bien sûr, ça le fit penser à Caïn et à Abel. À l’époque où Dennis travaillait avec Gilmore, il lui était sorti une marque rouge au-dessus du sourcil droit, pas un bouton, mais une marque signifiant la mort. Il l’avait remarquée la première fois vers la fin novembre. C’était une plaque ronde et rouge, mais qui n’avait rien d’un bouton. Il la conserva pendant près de deux mois, puis elle disparut après la mort de Gary. Intéressant, en tout cas. Il remarquait des choses de ce genre.

13

Nicole avait appris que Gary devait être exécuté le 17 janvier mais elle n’avait aucune idée de l’heure. Le matin de ce jour, en revenant du réfectoire, elle éprouva soudain un grand besoin de s’allonger sur son lit. On commença à s’affairer autour d’elle, mais elle continua à marcher jusqu’à sa chambre. Personne ne lui dit un mot. Elle s’allongea et essaya de songer à Gary. Depuis des jours elle pensait au moment où il serait fusillé et retomberait en arrière. Elle voyait toujours Gary debout au moment de l’exécution. Mais aujourd’hui dans son esprit, elle ne voyait rien que les cubes rouges qu’on donnait aux patients pour faire des constructions.

Ils étaient dans sa tête et elle s’efforçait de les repousser quand soudain le visage de Gary lui apparut comme sortant des ténèbres, très vite et avec une expression de douleur et d’horreur. Au lieu de tomber en arrière, il se dressa vers elle. Nicole se retourna sur le lit, les yeux ouverts, et ce fut tout. Elle s’efforça de le sentir encore ce jour-là, mais n’y parvint pas. Pendant plusieurs jours, pas une fois il ne fut proche d’elle.

14

Après la mort de Gaylen, Bessie avait cru qu’elle ne s’en remettrait jamais. Mais cette fois, ç’allait être pire. Lorsqu’elle téléphona à la prison pour dire adieu à Gary, ce dernier soir, il lui avait dit : « Ne pleure pas. » « Je ne vais pas pleurer, Gary », avait-elle répondu, mais ce qu’elle aurait voulu dire, c’était : « Ne meurs pas, Gary, ne meurs pas. Je t’en prie, je t’en prie. » Seulement ça aurait nui à ce qu’il était en train de bâtir, à l’effort qu’il faisait sans doute pour se tirer de là. Alors elle avait dû faire attention. Elle vivait un véritable cauchemar.

En écoutant la pendule égrener les heures, Bessie ne pouvait s’empêcher de penser : « Son cauchemar va être fini, mais le mien ne le sera jamais. »

Quand Mikal acheta le journal de bonne heure ce matin-là, on y lisait que l’exécution avait été repoussée. Ils écoutèrent « Bonjour l’Amérique ». Un peu plus tôt pourtant, Bessie avait dit ; « N’allume pas la télé. » Elle ne voulait pas entendre. Si ça arrivait, elle ne voulait pas le savoir tout de suite. Et elle ne voulait surtout pas en entendre parler à la télévision. Cependant, lorsque Mikal eut apporté le journal, quelqu’un – était-ce Frank Jr ou Mikal ou sa petite amie : elle ne put jamais s’en souvenir et en fut soulagée car elle n’eut pas à pardonner – l’un d’eux dit : « On ne risque plus rien maintenant. Il y a un sursis. On peut regarder « Bonjour l’Amérique ». Ce qu’ils firent. Une voix déclara : « Gary Mark Gilmore est mort. » On aurait dit que ça venait d’en haut. Bessie pleura jusqu’à l’épuisement.

Peut-être une demi-heure plus tard, Johnny Cash téléphona pour présenter ses condoléances à Mikal.

Le temps que Doug Hiblar arrive, Bessie s’était durcie. Elle avait sur le visage l’expression d’une femme dont la maison vient d’être bombardée. « Foutez le camp, c’est vous qui avez tué mon fils, cria Bessie.

— Que voulez-vous dire, Bessie, balbutia Doug, je ne le connaissais même pas.

— C’est vous, les gens de l’Utah, qui avez tué mon fils. » Il se garda bien de lui dire qu’il était de l’Oregon.

« Montagnes, vous pouvez aller vous faire voir, se dit Bessie. Vous n’êtes plus à moi. »

Dans la cour, leurs appareils prêts, les photographes étaient rassemblés à la porte de la caravane de Bessie.