Après l’accident du début d’août, la voiture de Nicole était restée dans un triste état. Parfois, il n’y avait qu’une vitesse qui marchait et puis quelque chose se remettait en place, et on pouvait passer les trois vitesses. Mais pas question de se servir de la marche arrière. D’autres fois, aucune des vitesses ne passait, et pourtant l’embrayage marchait parfaitement.
Elle avait cessé de coucher avec Barrett à peu près à l’époque de cet accident. Barrett ne dit rien mais il alla s’installer dans le Wyoming et presque toutes les semaines il revenait occuper la chambre qu’il avait gardée à Springville. De temps en temps, il passait pour demander si elle avait besoin de quelque chose. S’il avait de l’argent, on peut dire qu’il ne le montrait pas, mais un jour il proposa quand même de faire réparer la voiture. Comme elle ne voulait plus coucher avec lui, c’était quand même gentil de sa part. Alors cette nuit-là elle lui accorda quand même quelque chose.
Le lendemain, lorsqu’elle revint de sa visite à Gary, la voiture avait disparu. Barrett l’avait emmenée en remorque. La maison où il avait sa chambre n’était pas si loin de l’endroit où elle habitait à Springville, alors elle se rendit là-bas et elle le trouva qui travaillait sur la voiture, dans la cour, derrière, avec des copains à lui. Elle s’amusa à l’aider à la mettre sur cales. Et puis les travaux furent interrompus. Il y avait quelque chose, peut-être les deux moitiés du carter de la boîte de vitesses, – ou Dieu sait comment il appelait ça ! – qui s’étaient soudés parce qu’elle avait roulé sans huile. Enfin lorsque Barrett eut démonté la boîte de vitesses, il découvrit qu’il fallait aussi un nouveau disque d’embrayage. Il n’avait pas d’argent pour l’acheter. C’était un problème qu’elle pouvait résoudre, mais elle n’aimait pas à penser comment.
Nicole alla voir Albert Johnson, qui était gérant d’un magasin d’alimentation du quartier. Il avait environ le double de son âge, c’était un père de famille à l’air débonnaire. Ça faisait deux ans elle allait faire des courses dans son magasin où elle achetait deux ou trois articles qu’elle payait pendant qu’elle piquait de l’autre main.
Un jour, on l’arrêta à la sortie. Elle se fit prendre avec une livre de margarine et des pots de purée dans son sac. Lorsqu’on l’amena au bureau, elle expliqua qu’elle volait parce que ses gosses avaient faim, mais Johnson la laissa croire qu’il allait quand même appeler la police. Elle s’assit et passa là un mauvais quart d’heure, elle avait vraiment la frousse et se mit à pleurer. Elle s’était fait ramasser pour une histoire du même genre un an plus tôt dans un autre magasin. Cette fois elle était persuadée qu’on allait la mettre en taule.
Toutefois, au bout d’un quart d’heure à écouter son histoire, Johnson lui dit qu’elle était une gentille fille qui avait eu plein de malchance, et qu’elle n’avait jamais eu vraiment l’occasion de réussir dans la vie. Il allait la laisser partir. Ils se mirent à discuter plus amicalement et il lui expliqua que si son magasin avait l’air d’un paradis pour voleurs à l’étalage parce qu’il était long et étroit, avec de petites travées transversales, les pertes étant devenues tellement importantes, il avait fait installer, dans le grenier, une passerelle munie de miroirs dépolis qui permettait de voir ce qui se passait en bas. Aussi qu’elle dise à ses amies de se méfier.
Il parla beaucoup. Il avait remarqué, dit-il, qu’elle utilisait des bons d’achats et il lui confia qu’il n’aimait pas beaucoup ça. Il trouvait que les gens qui utilisaient leurs bons d’achats étaient extravagants et qu’ils ne savaient pas profiter des occasions. Le type qui devait gagner son dollar allait acheter son steak en promotion, mais des gosses comme elle choisissaient des morceaux chers et mangeaient trop d’articles peu avantageux comme les frites en sachet et les jus de fruits. Ensuite ils rouspétaient et râlaient après le gouvernement si leur chèque d’allocations familiales n’arrivait pas à l’heure. Il l’aimait bien quand même, ajouta-t-il et il se donna beaucoup de mal pour lui expliquer qu’il avait une fille de son âge et qu’il pouvait comprendre son problème. Si jamais elle avait besoin de quelque chose, qu’elle vienne le trouver.
La fois suivante où elle vint dans le magasin, il lui dit qu’il aimerait bien faire un échange avec elle, vous comprenez ? Il dit cela gentiment en lui racontant qu’il la trouvait jolie, et qu’il l’aimait vraiment bien. Elle répondit sur le même ton de plaisanterie. « Rien à échanger cette semaine », dit-elle. Et puis, au bout de quelque temps, elle quitta Provo pour Spanish Port et alla rarement faire ses courses là-bas.
Et voilà qu’environ un an plus tard, elle se mit à revoir Albert Johnson, parce qu’il était le seul gérant de magasin qui lui donnait du liquide en échange de ses bons d’achats.
Pour qu’il accepte, elle avait dû lui parler de Gary et des nouveaux ennuis qu’elle avait. Il s’était montré assez compatissant pour lui refiler quatre-vingts dollars en contrepartie de la même somme en bons d’achats. Mais aujourd’hui, elle était dans la dèche et elle lui dit qu’elle avait besoin de cinquante dollars. Il les lui donna sans condition. Elle s’entendit dire qu’elle n’aimait pas laisser des dettes impayées.
Par la suite, Johnson dit qu’il regrettait amèrement de lui avoir fait faire ça. Il la supplia de ne pas devenir une professionnelle. Elle n’en avait pas l’étoffe. Lui était un bon père de famille et il se sentait vraiment responsable.
Elle lui répondit de ne pas s’inquiéter. C’était juste parce qu’elle n’avait pas de voiture et qu’elle en avait désespérément besoin. C’était vraiment une histoire qu’elle-même avait du mal à croire : ces détails qu’elle donnait sur la boîte de vitesses pétée et sur son envie de voir Gary.
Albert Johnson n’avait pas été mauvais avec elle, mais c’était une expérience déplaisante. Avec tout ce qu’elle avait raconté à Gary sur sa vie, jamais elle ne pourrait lui parler du gérant du magasin.
En tout cas, elle avait l’argent, cinquante dollars. Et elle le donna à Barrett. Il prit sa voiture et s’en alla chercher le disque d’embrayage. Elle rentra chez elle. Là-dessus, elle apprit que Barrett s’était taillé dans le Wyoming. Il allait bien se passer une semaine avant son retour. Elle vint alors inspecter sa voiture et s’aperçut qu’il n’avait absolument rien fait. La Mustang était là, moteur ouvert, avec des pièces détachées par terre qui commençaient à rouiller et le châssis sur cales comme une épave. Elle se rendit compte à quel point Barrett avait dû être en colère. Alors elle se contenta de laisser un mot pour dire qu’elle était passée. Mais à 3 heures du matin il rappliqua chez elle, camé jusqu’aux yeux.
C’était un de ces jours où Nicole possédait Barrett aux sentiments. Il se rappelait sans cesse la première fois où il l’avait amenée faire la connaissance de son père et de sa mère. Lorsque sa mère avait dit qu’ils devraient coucher dehors dans la Volkswagen, jusqu’à ce qu’ils soient mariés, Nicole avait répondu : « Ça m’est égal où on dort. On va être heureux. » Il n’arrivait pas à oublier ça. Chaque fois qu’il pensait être sûr de s’être libéré de Nicole, de ne plus l’aimer du tout, lui revenait cette remarque et de nouveau il n’était plus qu’un homme blessé.
Il s’était camé si souvent la semaine précédente, dans le Wyoming, que c’était à peine s’il se rappelait ce qu’il avait pris et avec qui : il n’arrivait même pas à se souvenir qui lui avait dit en premier que Nicole revoyait Gary. Et puis tout le monde s’était mis à le lui dire. Ils étaient tous au courant sauf lui. Il s’était longuement apitoyé sur son sort. Il n’arrivait pas à s’empêcher de penser à toutes les fois où il était venu au secours de Nicole, où il en avait bavé, risqué sa vie parfois, et où elle l’avait récompensé par un voyage jusqu’à sa chambre. Pas de l’amour, rien que la chambre. C’était une triste situation quand on en arrivait au point où baiser l’être à qui on tenait le plus pouvait vous démolir comme ça.
S’apitoyant toujours sur son sort, il se dit que c’était quand même bien. Ça permettait au moins aux bons souvenirs de revenir. Comme la fois où Hampton l’avait trouvé la première fois qu’il avait quitté Nicole. Il lui avait cassé la gueule, et pourtant après toutes ces années, c’était malgré tout un bon souvenir.
Il s’était installé chez un ami pour vendre sa came, un peu de reniflette, un peu de neige. Il s’était envoyé deux ou trois doses et il planait. De Lehia à Pleasant Grove, il suivait une route en technicolor pour aller chercher Nicole au lycée. En ce temps-là, elle habitait chez ses parents.
Et voilà que juste au moment où Nicole franchissait la porte du lycée, Hampton rappliqua au volant d’une DeSoto 58 et qu’il sauta sur le trottoir. Barrett descendit de voiture aussi, se disant : je connais Nicole, si je reste assis là, les portières fermées, elle va dire que je me dégonfle. Barrett descendit donc de voiture, en espérant que Hampton n’allait pas cogner mais seulement gueuler. Mais Hampton vint à sa rencontre, ayant l’air d’avoir trois têtes de plus que lui et comme Barrett souriait en disant : « Comment ça va ? » Hampton l’avait envoyé au tapis.
Ayant fumé deux joints, Barrett était un peu débranché. Tout devint noir. Il ne voyait plus rien. Ça l’avait dégrisé. Il essaya de se lever, et puis il finit par y parvenir, et là-dessus Nicole arriva et traita Hampton de fils de pute. Tout le monde se rendait compte que Barrett était incapable de se défendre tout seul. Quand on eut éloigné Hampton, Nicole et Barrett remontèrent dans la voiture et roulèrent jusqu’à la rivière. Ils s’assirent au bord de l’eau et il raconta à Nicole comment le pare-brise devenait jaune et se mettait à fondre. Toutes sortes de conneries, vous voyez. Entre le coup qu’il avait encaissé et l’herbe qu’il avait fumée, il aurait aussi bien pu être en train de planer dans un vol à l’acide. Quand c’était fini il se sentait bien. Plein de visions colorées. Nicole était assise auprès de lui. Il avait encaissé quelques gnons, et après ? Il avait l’impression d’être au paradis rien qu’à penser qu’elle l’aimait et qu’elle prenait sa défense.
Et puis il y avait eu le jour où Sunny, Jeremy, Nicole et lui montaient en voiture quand Joe Bob Sears, une vraie brute – Barrett entendait encore l’air siffler à ses oreilles – rappliqua, zoom !…, arrivant de l’autre côté de la rue, sa voiture leur bloquant le chemin. Joe Bob Sears au volant d’une Maverick noire. Joe Bob ouvrit la portière de leur voiture, fit sortir Nicole sans douceur, empoigna Sunny de la même façon, puis Jeremy, les embarqua tous et les jeta dans sa Maverick, pendant que Nicole n’arrêtait pas de le traiter de tous les noms. Barrett descendit pour voir ce qu’il pouvait faire, mais Joe Bob sortit un couteau et le braqua sur Barrett en disant : « Je vais te découper en rondelles. » Là-dessus, Jim sauta dans sa voiture, recula et fonça à toute vitesse pour écraser Joe Bob, mais Sears se rejeta en arrière, remonta dans sa voiture et démarra avec Nicole et les deux gosses. Juste à ce moment-là un flic arriva et Barrett l’arrêta en disant : « Ce type vient d’enlever ma femme, enfin, ma petite amie. » Le flic le prit en chasse, le coinça et le fit s’arrêter.
Nicole et les gosses étaient debout dans l’herbe, Joe Bob disait : « C’est ma femme, elle vient avec moi, vous comprenez. » Mais le flic répondait : « Elle n’a pas à aller avec vous si elle n’en a pas envie. » Nicole criait : « Je ne vais pas avec toi, salaud. » Le flic finit par dire : « Écoutez, jeune personne, vous feriez mieux de changer de vocabulaire, sinon je vous boucle aussi. » En fin de compte, Sunny, Jeremy et Nicole remontèrent dans la voiture de Barrett, et il démarra. Ils ne revirent plus jamais Joe Bob et s’en retournèrent vivre sous la tente.
Tout ça lui trotta dans la tête la nuit où il alla voir Nicole à 3 heures du matin. Elle était assise, écrivant une lettre à Gary. Elle ne voulait pas être dérangée, mais Barrett entra et annonça tout de go qu’il avait envie de baiser. Elle n’était pas d’humeur, répondit-elle.
Comme elle faisait semblant de s’éloigner, il la fit se rasseoir. Il ne la jeta pas sur sa chaise, mais il la fit s’asseoir assez énergiquement pour qu’elle comprenne qu’elle n’allait pas filer comme ça. « Oh ! dit-il, tu es en train d’écrire une lettre à ton assassin d’amoureux. » Enfin, commença-t-il, si elle savait tout ce qui se passait en lui en ce moment, elle serait terrifiée. « Rien ne me fait plus peur », répondit Nicole.
Barrett prit la photo de Gary, qu’elle avait collée au mur, et se mit à la déchirer. Mais c’était une photo Polaroid, difficile à déchirer, et elle trouva ça comique. Il était tellement camé qu’il avait du mal. Puis elle se mit en colère et dit : « Donne-moi ça. » Mais Barrett tenait la photo à bout de bras, il prit son briquet et entreprit de la faire brûler. Elle empoigna un cendrier et le frappa sur la tête.
Il se mit à lui administrer une volée. Il aurait aussi bien pu être Joe Bob Sears, sauf qu’il ne la cognait pas si fort, qu’il lui donnait seulement des claques. Il la prit à bras-le-corps et la poussa par terre. Elle savait qu’elle était dans une mauvaise situation, mais pourtant elle n’avait pas peur. Ce qui était intéressant. Elle s’était toujours dit que, le cas échéant, elle pourrait se débrouiller avec Barrett, mais ce soir-là, il était fichtrement fort dans sa colère. Elle n’essaya même pas de riposter.
À ce moment, Sue Baker arriva sur le pas de la porte. Elle avait confié son bébé à Nicole et avait pris une nuit de congé, mais comme elle passait par là et qu’elle avait vu la lumière allumée chez Nicole, elle était venue voir. Jim lui dit de se tailler avec son petit ami. Sue ne dit pas un mot, elle partit, mais Nicole savait qu’elle allait appeler la police.
Ils rappliquèrent assez vite. Quand les uniformes apparurent sur le seuil, Barrett se planqua dans le couloir. On se serait cru au cinéma. Il n’arrêtait pas de faire signe à Nicole de ne pas leur dire qu’il était là. Des gestes menaçants, dans le genre pas un mot si tu tiens à ta peau. Mais Nicole se contenta d’ouvrir la porte en disant : « Voulez-vous le faire sortir d’ici ? »
Les flics entrèrent, demandèrent ce qui se passait et Barrett dit : « Rien. » Nicole intervint. « Rien, mon cul ! Ça fait une heure que ce fils de pute me tape dessus. Excusez mon langage, monsieur l’agent, mais il a été épouvantable. » On lui passa les menottes, on lui lut ses droits constitutionnels et on l’embarqua. Elle commença à comprendre à ce moment-là qu’ils le recherchaient pour autre chose et qu’ils avaient un mandat. Barrett passa la nuit en prison.
Ce fut seulement lorsque la police fut partie qu’elle comprit à quel point Barrett l’avait mise en colère. Lorsqu’on lui eut passé les menottes, un des flics retourna à la voiture pour répondre à la radio et l’autre, à ce moment-là, lui tournait le dos. Elle aperçut un couteau dans l’évier de la cuisine. Il y eut un instant où l’envie la prit de couper la gorge de Barrett. De faire ça juste pendant qu’il avait les menottes. Sans prévenir. On aurait pu donner à Nicole la cellule à côté de celle de Gary.
Lorsqu’il sortit de taule, Barrett vendit la voiture de Nicole. C’était logique. Il avait besoin d’argent pour ses problèmes juridiques, et Nicole l’avait mis sur le sable. Alors il vendit la boîte de vitesses à un voisin et traîna le reste en remorque jusque chez un casseur de Mapleton où il signa une décharge. C’était réglé. Elle n’aurait plus jamais sa Mustang.
Lorsque Nicole apprit cela, elle décida de casser le pare-brise de la camionnette de Barrett.
C’était une fraîche nuit d’août. Nicole passa une veste à manches larges et se planta devant la chambre de motel de Barrett, un marteau à la main. Même avec deux tranquillisants pour la calmer, elle se sentait bouillonnante de fureur chaque fois qu’elle pensait à ce petit salaud de Barrett qui avait vendu sa voiture, alors elle attendit que les comprimés fassent de l’effet, mais rien. D’ailleurs, elle avait un problème. Dès l’instant où elle se mettrait au travail sur le pare-brise, il allait entendre le bruit, la camionnette était garée devant sa porte. Elle ferait peut-être mieux de mettre de la saleté dans son réservoir d’essence.
Elle se dit toutefois qu’elle allait essayer autre chose et s’avança. À travers la porte fermée à clef, elle dit : « Je veux te parler, Barrett. » Il refusa d’ouvrir. Il était en train de faire cuire un steak, dont elle sentait l’odeur. Elle dit : « Sors, je veux te parler. » Il eut un petit rire. « Non, fit-il, parle-moi à travers la porte. » « Je préférerais que tu sortes », dit Nicole. Il rit encore. « Je ne te crois pas, Nicole, je ne te fais pas confiance. Tu as un drôle d’air. » Là-dessus un ami à lui arriva et Barrett se sentit un peu plus en sûreté car il ouvrit la porte et dit : « Allons, entre. » Nicole décida alors d’avoir une explication juste sur le problème du fric. « Tu me dois de l’argent pour ma voiture », dit-elle. Ils commencèrent à discuter et Barrett déclara qu’il n’arrivait pas à comprendre pourquoi il avait fait cela. Il n’en avait pas le droit.
Mais elle n’allait pas avaler ça. Nicole ne cria pas, mais elle le menaça d’un ton doux et calme. Elle dit : « Barrett, cette fois-ci, tu m’as vraiment possédée. J’en ai marre de tes combines. Tu me dois cent vingt-cinq dollars.
— Pas question, dit Barrett que je trouve autant de fric. (Toutefois, après un temps, il reprit :) Je peux t’en donner soixante demain, et quarante dans quelques jours. »
Elle le crut. En réalité, il vint le lendemain avant quarante dollars en lui disant que c’était tout ce qu’il avait. Nicole se montra vraiment grossière et insista : « Je veux le reste. » Il finit par en trouver encore soixante. Ça s’arrêta là. Il n’alla pas plus loin, c’était comme le reste. Elle n’avait pas de bagnole et en fin de compte elle dut dépenser les cent dollars pour d’autres choses. Des provisions. Le loyer.
Gary reçut une lettre d’une femme du Nevada lui disant qu’elle avait vingt-sept ans, qu’elle était divorcée, qu’elle mesurait un mètre soixante-trois, qu’elle était un peu ronde. « Surtout n’hésitez pas à me demander tout ce qui vous passe par la tête, car j’ai l’esprit large et rien ne me choquera. Je suis une Américaine pleine de tempérament, ça me plaît, et bien sûr, j’aime l’amour, l’attention, beaucoup d’affection et on peut dire que j’aime faire à peu près tout ce qui a un rapport avec le sexe opposé ! » Gary adressa la lettre à Nicole qui lui répondit aussitôt pour lui dire que c’était comme si elle avait reçu une gifle en pleine figure.
Elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi elle était si furieuse contre cette femme. Bien sûr elle disait à quel point elle aimait Gary, mais il fallait vraiment qu’elle soit folle de lui. Jamais elle n’avait éprouvé une jalousie pareille pour un autre homme. C’était si terrible qu’elle décida qu’il fallait qu’elle le voie tout de suite.
Seulement, ce n’était pas commode. Pour aller en stop jusqu’à la ville, ça prenait toute la journée. D’abord, elle n’arriva pas à trouver une baby-sitter pour les gosses. Et puis, quand elle finit par trouver une voiture la menant jusqu’à l’hôpital, on lui apprit que Gary avait été envoyé à la prison ce matin même. Et là-bas, ce n’était pas le jour de visite. Mais Nicole avait une telle envie d’entendre sa voix qu’elle fit tout le trajet à pied, traversant la ville depuis l’asile, et qu’elle se planta derrière la clôture métallique en hurlant : « Gary Gilmore, tu m’entends ? » Elle criait aussi fort qu’elle le pouvait. Et voilà qu’elle entendit une voix qui répondait : « Oui, bébé.
— OUAIS ! » cria-t-elle.
Elle hurla alors à pleins poumons : « Gary Gilmore, je t’aime ! »
Un flic déboucha de derrière le bâtiment et lui dit qu’il fallait partir. Elle pouvait se faire arrêter pour agir ainsi. Ça la surprit. Elle ne savait pas qu’on pouvait vous empêcher de vous exprimer. Elle hurla à Gary qu’il fallait qu’elle s’en aille et elle partit. Mais elle se sentait beaucoup mieux.
20 août
Figure-toi, bébé, qu’il m’est arrivé la chose la plus magnifique qui soit. Je viens d’entendre la voix magique d’un elfe qui criait : « Gary Gilmore, tu m’entends ? Je t’aime ! » Eh bien, je t’aime aussi ! Oh la la, que je t’aime ! Nicole… tu me stupéfies. Tu es absolument merveilleuse. Je n’ai tout simplement pas de mots pour dire comme tu me fais du bien. Tu me fais pleurer des larmes de bonheur.
Samedi 21 août
Je suis allé dormir un moment cet après-midi et je me suis éveillé en sentant cette chose d’un froid de glace que je déteste tant. C’est plus qu’un sentiment… c’est une sorte de certitude. Comme la conscience totale d’être dans une boîte, qu’il fait grand jour dehors et que le monde entier continue à tourner sans moi.
24 août
Qu’est-ce que je vais trouver quand je mourrai ? La Vieillesse ? Des fantômes vengeurs ? Un golfe noir ? Mon esprit va-t-il être projeté à travers l’univers plus vite que la pensée ? Vais-je être jugé et condamné, comme tant d’Églises voudraient nous le faire croire ? Vais-je être interpellé et agrippé par des esprits perdus ? Est-ce qu’il n’y aura rien ?… Est-ce que ce ne sera qu’une fin ?… Je ne sais même pas me représenter le concept du néant… Je ne crois pas que « rien » existe. Il y a toujours quelque chose… L’énergie. Mais la mort est-elle un non-voyage ? Est-ce instantané ? Est-ce que ça prend des minutes, des heures ou des semaines ? Qu’est-ce qui meurt d’abord – le corps, bien sûr – mais ensuite, est-ce que la personnalité se dissout lentement ? Y a-t-il des niveaux différents de morts – les uns plus sombres et plus accablants que d’autres, les autres plus clairs et plus légers, certains plus et certains moins matériels ?
Nicole, je suis persuadé que nous avons toujours un choix. Et je choisis : quand je mourrai, ou quand je changerai de forme, ou que je passerai par ce qui décrit le mieux cette chose qu’on appelle la mort, je choisis de t’attendre, de t’accueillir, de te retrouver – cette partie de mon cœur et de mon âme que je cherche depuis si longtemps – le seul véritable amour que j’aie jamais connu. Alors nous saurons. Nous saurons tout ce que nous savons maintenant mais dont nous n’arrivons pas à nous souvenir consciemment…
Tu as dit que la lettre de cette femme était comme une gifle en pleine figure… Bébé, bébé, ça n’était pas du tout mon intention quand je te l’ai envoyée ! J’ai juste pensé que j’allais te la faire lire. Tu crois que je n’ai pas réfléchi, hein ? Je ne vais pas lui écrire. Tu es la seule femme dans ma vie, mon ange. Je n’accepterais pas mille femmes contre toi.
25 août
Peut-être que quand tu toucheras ton prochain chèque tu pourrais m’apporter un ou deux trucs, d’accord ? Ce que j’aimerais avoir, ce sont deux stylos feutre « Flair », un marron et un bleu, avec des pointes fines – un bon pinceau à aquarelle : un Grumbacher numéro 5 – et un bon bloc de papier. Si tu ne peux pas te le permettre, ça ne fait rien, mon chou, parce que je sais qu’on ne te donne pas grand-chose avec ces foutues allocations familiales, et je ne veux pas que tu sois de nouveau fauchée comme tu l’étais ce mois-ci.
Il y a une époque où je m’étais lancé à fond dans la recherche de la Vérité. Je cherchais une vérité qui était très rigide, très sévère, une ligne droite qui excluait tout sauf elle-même. Une simple Vérité, sans complications ni fioritures. Je n’étais jamais tout à fait satisfait : mais j’ai trouvé quand même pas mal de vérités. Le courage est une Vérité. Dominer la peur est une Vérité. Ce serait trop simple de dire que Dieu est Vérité. Dieu est cela et, beaucoup, beaucoup plus. J’ai trouvé ces Vérités, et d’autres encore…
J’ai trouvé un tas de Vérités. Mais j’étais encore affamé – et c’est vrai que la faim enseigne bien des choses. Alors j’ai continué à chercher. Et un jour j’ai eu la chance. J’ai vu une Vérité simple et tranquille ; une vérité personnelle profonde et solide, de beauté et d’amour.
Nicole découvrit soudain ce que voulait dire une expression comme « horrible perte ». C’était jeter ce que l’on avait de plus précieux dans la vie. C’était savoir qu’il allait falloir vivre auprès de quelque chose de plus grand que votre propre vie. En l’occurrence, c’était savoir que Gary allait mourir.
Elle commença à se dire qu’il n’y avait pas une minute où elle cessait de l’aimer, pas une minute. Pas une minute de sa journée où il ne fut pas présent à son esprit. Ça, ça lui plaisait. Ça lui plaisait ce qu’elle ressentait en elle. Mais c’était bizarre. Elle prenait une grande inspiration et s’apercevait qu’elle était en train de tomber de plus en plus amoureuse d’un type qui allait bientôt mourir.
Un soir Tom Dynamite passa, mais elle n’arriva pas à se décider à coucher avec lui. Ça la surprit. Le sexe n’avait rien à voir avec Gary. C’était seulement que cette nuit elle avait pensé si fort à lui qu’elle ne voulait pas se priver du plaisir de continuer. Elle réussit à persuader Tom de coucher sur le sol auprès du divan où elle s’allongeait toujours, et Nicole posa même sa main sur l’épaule de Tom, dans un geste de gratitude, pendant qu’ils dormaient. Il partit au matin sans la réveiller.
En ouvrant les yeux, elle se rappela qu’alors même qu’elle s’endormait, elle avait décidé de se tuer dès le matin. Elle s’éveilla avec la même pensée. Elle resta assise dans son lit, immobile, aussi silencieuse qu’un oiseau.
Si elle mourait la première, Gary ne tarderait pas à être avec elle. Il le lui avait dit. Elle ne savait pas où elle serait alors ni ce qui pourrait arriver d’autre, mais elle serait avec lui de l’autre côté. Son amour à lui serait si fort qu’elle serait attirée comme par un aimant. Ce serait comme l’aimant qui l’avait attirée vers lui le jour où elle l’avait vu pour la première fois en prison.
Elle n’avait pas de lame de rasoir en état, et elle envisagea d’aller chez la voisine en emprunter une, mais elle se dit que ça paraîtrait trop suspect. Alors elle ouvrit une rasorette, sorte de petit rasoir en plastique pour dame, elle le cassa avec un couteau à découper et en fit sortir la lame. Elle l’enveloppa alors dans une feuille de cahier et la fourra dans son soutien-gorge. Elle se dit que si elle ne bougeait pas trop, elle ne risquait pas de se couper. Ça lui fit une drôle d’impression de laisser les gosses chez une amie, mais elle s’en alla faire du stop pour se rendre jusqu’à la prison. Deux types s’arrêtèrent pour la prendre.
L’un était un ancien détenu. Il était vraiment mal embouché, mais plutôt gentil. Il parlait comme un vrai charretier et n’arrêtait pas de demander si elle n’avait pas peur que son copain et lui l’emmènent dans les montagnes pour la violer et lui couper la gorge. Ça faisait rigoler Nicole. Elle pensait qu’elle avait cette lame dans son soutien-gorge, toute prête à faire le travail.
Quoi qu’il en soit, ils la déposèrent à côté de la prison, sans autre histoire. Bien sûr, lorsqu’elle leur dit qu’elle allait voir son ami et que l’ancien détenu entendit le nom, il fallut qu’il fasse une remarque idiote. « Ah, fit-il, il va avoir un petit empoisonnement au plomb. » Ça fit exploser Nicole. Elle n’éprouvait pas de remords à l’idée de rire de Gary. Elle savait qu’il en aurait ri aussi.
Elle passa derrière la prison, hurla deux ou trois fois et quelqu’un finit par lui répondre que Gary était dans une autre cellule. Elle l’entendit alors, mais faiblement, qui essayait de répondre. Les flics arrivèrent en menaçant de l’arrêter. Bien sûr, elle s’en foutait éperdument.
Cette fois, on l’emmena dans le bâtiment du devant et on la garda une demi-heure. Elle était comme chez elle, secouant ses cendres par terre, riant de leurs menaces, s’en foutant complètement. Ils pouvaient la laisser partir ou la boucler. Sans femme policier ils ne pouvaient la fouiller et elle avait toujours sa lame de rasoir.
Au bout d’un moment, ils la laissèrent partir. En sortant elle remarqua un petit tunnel cimenté qui passait sous l’autoroute. Il n’avait pas plus d’un mètre de large et c’était assez sombre, si bien qu’on ne voyait pas loin. Elle y entra à quatre pattes et se retrouva dans le noir. Elle avait relevé ses manches sur ses bras, mais elle les retroussa encore plus haut et puis se coupa aussi fort qu’elle pouvait à la veine et à l’artère. C’était une sensation agréable. Vraiment tiède. Ça saignait et ça éclaboussait le ciment. Elle sentait le sang ruisseler le long de son bras et c’était chaud et c’était bon. Elle aimait l’impression que ça faisait, ça calmait. Il y en avait tant. On aurait dit que l’océan se déversait dans le tunnel. Elle distinguait l’ouverture par laquelle elle était entrée, et toute la lumière que Nicole pouvait voir c’était celle qui filtrait par cet orifice.
Elle resta là mais cette impression d’agréable chaleur ne dura pas. Elle commença à se sentir malade. Puis elle fut prise de nausées. Elle se mit à trembler de tout son corps. Elle n’avait pas froid, mais elle tremblait. Il y avait du sang partout sur le ciment. Toutes ses pensées agréables, longues et lentes disparaissaient. Elle n’avait plus l’impression de glisser dans quelque chose de chaud, mais que tout devenait froid. Elle n’aimait pas ça. Elle s’obligea à s’asseoir. Puis à s’allonger et essayer de dormir. Elle tenta même de se persuader de ne pas bouger. De rester simplement là jusqu’à ce que ce soit terminé.
Elle finit par se dire : il faut que j’aille voir un docteur. En tout cas, il faut que j’essaie. Le mieux que j’aie à faire, c’est d’essayer. Ensuite, je peux m’occuper de mourir.
Elle se leva mais elle n’arrivait même pas à marcher droit et elle avait tout le temps l’impression qu’elle allait tomber dans les pommes. Elle faisait quelques pas et alors des taches dansaient devant ses yeux et elle s’accroupissait. Mais c’était tout près de la prison, alors elle y retourna. Il y avait un flic en train de laver un camion, il n’était même pas en uniforme. Elle lui raconta qu’elle avait escaladé une clôture et qu’elle avait glissé. Elle lui montra comme elle saignait. Il la conduisit jusqu’à l’hôpital de Utah Valley.
Le docteur ne crut pas un mot de cette histoire de clôture escaladée. Il dit : « On dirait que vous vous êtes fait ça avec quelque chose de plutôt aiguisé. » Il lui demanda si elle avait beaucoup saigné, si c’était un demi-litre ou un litre. Elle dit qu’elle ne savait pas ce que représentait un litre ou un demi-litre. Pas quand c’était du sang qu’on perdait. On lui prit sa tension et elle commença à se sentir mieux. Elle rentra chez elle en stop. Le temps de rentrer, elle avait de nouveau mal au cœur, et était incapable de rester debout sans avoir le vertige. Elle dormit beaucoup. Le lendemain matin elle découvrit à la prison qu’ils étaient furieux et qu’on lui avait supprimé son droit de visite.
29 août
Ça m’a foutu en rogne de ne pas avoir pu te voir aujourd’hui. Ces petits merdeux ! On donne un peu d’autorité à des enfants de putains et ils s’imaginent tout de suite qu’ils peuvent retirer des privilèges aux gens… Cette bande de petits salauds, ces bas de la gueule, gargouillant de ce qu’ils ont sucé.
Le soir, en rentrant de l’hôpital, Nicole coucha avec Cliff Bonnors. Elle avait des points de suture au bras et ça lui faisait un mal de chien. Pendant tout le temps où elle fit l’amour elle n’arrêta pas de se dire que si elle ne faisait pas attention, ça allait recommencer à saigner. Le lendemain soir, elle se retrouva au plumard avec Tom Dynamite. Même saloperie. Son bras lui faisait sacrément mal et elle se dit qu’elle allait devoir arrêter de faire l’amour.
Parfois elle était convaincue que Gary l’entendait penser. Ce n’était pas qu’elle estimait que c’était bien ou mal de faire ça pendant que Gary était en prison, mais simplement que l’idée la frappait tout d’un coup que ça pourrait sembler bizarre d’être amoureuse d’un type et de continuer à baiser avec d’autres. Elle n’avait jamais éprouvé ce sentiment auparavant. C’était important d’être fidèle. Voilà une chose à quoi il fallait réfléchir.
Elle finit par décider de tâter le terrain en faisant quelques allusions dans une lettre. Elle choisit d’utiliser Kip comme modèle. Kip, justement, était tombé sur elle voilà à peu près un mois. Il avait tant changé, raconta-t-elle à Gary dans la lettre, que ça n’était pas croyable. Kip était devenu mormon. Il se mettait tout nu et il voulait bien jouer avec elle, mais pas question d’aller au lit. On aurait dit que c’était lui qui était devenu l’allumeur, pas elle. C’était quand même quelque chose !…
Un matin, par exemple, Kip se rendit à un temple des Saints du Dernier Jour, juste au bas de la rue, et revint tout habillé, en pantalon du dimanche et enflammé de religion. Il comptait aller au service du soir, mais elle se mit à l’asticoter. Elle fit si bien que Kip en mouilla son pantalon. Un vrai gâchis. Il avait son pantalon si froissé et si humide qu’il ne pouvait plus aller au temple.
Eh bien, elle raconta un peu de ça à Gary dans sa lettre. Elle voulait voir quelle sorte de réaction il aurait. Après tout, ça s’était passé voilà des semaines et ça n’avait pas d’importance. Mais Gary ne releva pas.
Le shérif Cahoon ne fut pas surpris lorsque Gary lui demanda s’il pouvait venir le voir pour bavarder. Cahoon le fit même entrer dans la grande pièce et ils s’installèrent auprès du bureau. Ils eurent une bonne et amicale conversation. Gary dit qu’il était d’accord avec le shérif Cahoon sur la façon dont il faudrait diriger l’établissement et il voulait parvenir à un arrangement sur ce qu’on attendait de lui et de Nicole. Eh bien, répondit Cahoon, il voulait que l’amie de Gary vienne et se conduise en dame, sans créer de problèmes. Qu’elle vienne décemment vêtue. Lorsqu’il vit l’étincelle dans l’œil de Gary, il observa que, bien sûr, sa tenue n’était pas si extravagante. C’était son attitude qui causait des problèmes ; Gary convint qu’ils pourraient parvenir à un accord. Cahoon dit qu’ils se comprenaient et qu’il l’autorisait à téléphoner à Brenda pour la prévenir que Nicole pouvait revenir.
Lors de la visite suivante, elle raconta à Gary ce qu’elle avait tenté dans le souterrain avec la lame de rasoir. Qu’elle avait voulu mourir mais qu’elle n’avait pas pu aller jusqu’au bout. Qu’elle avait eu peur. Il lui dit que c’était très dur de saigner à mort. La plupart des gens qui essayaient, ça les rendait malades. C’était une des façons vraiment pénibles de mourir.
Elle avait un pansement, mais il finit par lui demander de montrer les points de suture. Il dit alors : « C’est foutrement profond comme coupure. » Le ton parut à Nicole sonner comme un éloge, comme s’il avait dit : « Bébé, c’est pour moi que tu as fait ça. »
Il ne parla jamais de Kip.
Après avoir accepté ces visites, Cahoon recommença à s’inquiéter. Gilmore et son amie avaient la correspondance la plus insensée. Dans une lettre, elle parlait en fait de la façon dont elle s’était coupé le bras et comment elle avait senti couler le sang tiède. Le garde qui apporta la lettre au shérif Cahoon dit : « En voilà un message à envoyer à un type accusé d’homicide ! »
On peut dire que Cahoon la lut avec soin. Nicole n’arrêtait pas de parler de l’épée d’argent de la vie après la mort. Comment ils auraient une bien meilleure vie avec l’épée d’argent. Elle parlait de retourner à l’endroit où elle avait saigné et où la pluie avait lavé presque tout le sang. Comme elle lui apportait toujours des livres, Cahoon en examina un où il n’était question que de l’Au-delà et comment connaître la jubilation éternelle.
Ça rendit les gardiens si nerveux qu’à la visite suivante, lorsque Nicole, en train de parler à Gary, se retourna pour prendre une cigarette dans son sac, le policier de faction était si agité qu’il lui saisit bel et bien le poignet. C’était à cause de cette épée d’argent dont elle n’arrêtait pas de parler.
Cahoon était en train de se demander s’il ne devait pas de nouveau lui interdire les visites, mais voilà que tout d’un coup elle cessa de venir à la prison. Elle cessa aussi d’écrire.
Nicole avait pris la décision de faire le plongeon. À la fin d’une longue lettre à Gary toute débordante d’amour, elle ajouta vers la fin deux ou trois phrases pour dire combien c’était idiot qu’elle ait passé autant de temps – et elle l’écrivit noir sur blanc – « à se faire baiser ». Il fallait qu’elle sache ce qu’il pensait.
5 septembre
Je viens de lire ta lettre. Une longue et belle lettre et pleine d’amour. À la page cinq tu as dit : « C’est si horrible. Je passe tant de temps soit à m’enivrer soit à baiser. » J’ai eu l’impression d’avoir reçu un coup : une sorte d’engourdissement m’a envahi et pendant quelques minutes je n’ai pas pu continuer à lire la lettre. Nicole, ne me redis jamais des choses comme ça à moins que tu ne tiennes à me faire du mal. Je ne veux pas que quelqu’un te saute et j’essaie de ne pas y penser : je m’en tirais à peu près bien jusqu’au moment où tu as écrit pour me le dire.
Elle avait l’impression que quelqu’un lui avait tapé sur le côté de la tête. Elle entendait la voix de Gary retentir dans son cerveau. Elle exprimait une terrible colère, comme s’il était capable de se mordre la langue jusqu’au sang. Il voulait que plus jamais elle ne couche avec un type. Elle ne voulait pas penser à tout ça. « Tout le monde saute Nicole », disait la voix de Gary dans la tête de Nicole. « Ne te laisse pas sauter par ces sales suceurs. Ça me donne envie de commettre un nouveau meurtre. J’ai envie de tuer. Ça n’a pas nécessairement d’importance de savoir qui se fait tuer… Tu ne connais donc pas cet aspect de mon caractère ? » Tout au fond, il y avait une partie d’elle-même qui l’aimait plus que jamais. C’était ça qui comptait pour lui.
Après tout, ça n’avait jamais été important pour elle. C’était plus facile de laisser les choses courir que de dire à un type de vous laisser tranquille. C’était une sorte de soulagement maintenant que d’avoir une raison de dire non. Bien sûr, ça n’était pas si facile de repousser Cliff ou Tom Dynamite. Elle expliquait : « Je ne suis plus ici avec toi, je suis avec quelqu’un d’autre. » Ils comprenaient, Cliff surtout. Ça ne les empêchait pas d’essayer encore de la baiser. Elle avait quand même besoin de compagnie.
Une ou deux fois, ce fut vraiment dur de leur dire de rentrer chez eux. D’ailleurs, il y avait d’autres gens qui passaient. Des mecs d’autrefois. Ça n’était pas qu’elle ne pouvait pas dire non, c’était que, eux, s’attendaient à ce que ce soit comme auparavant. Elle n’avait pas envie de se planter devant eux en hurlant : « Foutez le camp de ma vie. » Après tout, ils ne lui avaient fait aucun mal.
Il fallait qu’elle mette de l’ordre dans tout ça. Alors elle cessa d’aller le voir à la prison, elle cessa d’écrire. Elle voulait attendre de pouvoir lui dire qu’elle l’aimait assez pour être capable de faire ce qu’il demandait.