CHAPITRE 29

LA SENTENCE

1

Jusque-là la salle d’audience avait été à moitié vide, mais durant la suspension du déjeuner des bruits avaient dû circuler à la cafétéria, car à l’audience de révision de peine, la salle était bourrée. Un processus juridique allait décider de la vie d’un homme : ce devait être un impressionnant après-midi.

Comme l’expliqua le juge Bullock, le but de l’audience de révision de peine était de découvrir si l’accusé, ayant été reconnu coupable de meurtre avec préméditation, allait être maintenant condamné à la peine de mort ou à l’emprisonnement à vie. Pour cette raison, les témoignages de seconde main seraient acceptés à la discrétion de la Cour.

Comme les témoignages de seconde main pouvaient se révéler dommageables à Gary, Craig Snyder (qui plaidait à l’audience de révision de peine alors que Mike Esplin avait plaidé lors du procès) faisait de son mieux pour trouver un motif de faire appel. Snyder fit de fréquentes objections et le juge Bullock les refusa presque aussi souvent. Qu’une décision du juge fût déclarée erronée par une plus haute instance et Gary pourrait ne pas être exécuté. Aussi Craig Snyder comptait-il autant sur un futur appel que sur ses chances d’éviter maintenant la peine de mort.

Il n’arrêta donc pas de soulever des objections durant le témoignage de Duane Fraser qui, pendant la suspension du déjeuner, avait appelé au téléphone le directeur adjoint du pénitencier de l’État d’Oregon. Duane Fraser déposa qu’on lui avait dit au téléphone comment Gilmore « avait attaqué quelqu’un avec un marteau », et « en une autre occasion avait attaqué un dentiste », et donc « avait été transféré de la prison d’État de l’Oregon à la prison de Marion dans l’Illinois ». Snyder ne cessait de faire des objections en considérant tout cela comme imprécis et ne provenant pas d’un expert.

Albert Swenson, professeur de chimie à B.Y.U., témoigna qu’un échantillon de sang de Gary Gilmore, prélevé après l’arrestation, contenait moins de sept centièmes de gramme d’alcool par cent grammes de sang. Ce n’était pas un taux élevé. Il devait être parfaitement conscient de ce qu’il faisait. Toutefois, comme le prélèvement avait été effectué cinq heures après le crime, le Pr Swenson spécifia qu’au moment où le coup de feu avait été tiré la teneur du sang en alcool aurait pu être de treize centièmes. Cela, déclara-t-il, était un taux au cours duquel l’accusé savait encore ce qu’il faisait, mais pouvait moins s’en soucier.

Au cours du contre-interrogatoire, Snyder parvint à faire admettre au Pr Swenson que le taux aurait pu atteindre dix-sept centièmes, ce qui était deux fois plus que le taux toléré par l’État pour conduire en état d’ivresse. S’ajoutant au fiorinal, le degré d’ivresse du coupable serait donc plus important. Tout compte fait, le témoignage de Swenson se révélerait peut-être positif pour Gary.

Le témoin suivant était Dean Blanchard, délégué du District à la Liberté surveillée des Adultes. Il comparaissait à la place de Mont Court, qui était en vacances. M. Blanchard dit tout d’abord : « Je ne le connais pas très bien », puis poursuivit en déclarant qu’il avait eu « très peu de contacts directs avec M. Gilmore ». Aussitôt Snyder dit qu’il faisait objection à son témoignage.

L’inspecteur Rex Skinner vint à la barre. Il y eut alors une longue discussion entre Snyder et la Cour. La déposition de Skinner, déclara Snyder, « était entièrement dommageable à l’accusé ».

PROCUREUR WOOTTON : Monsieur Skinner… avez-vous participé à l’enquête sur… la mort par balle d’un certain Max Jensen ?

M. SKINNER : Oui, monsieur le Procureur. En effet…

PROCUREUR WOOTTON : Où cela s’est-il passé ?

M. SKINNER : À la station-service Sinclair, 800 North à Orem.

PROCUREUR WOOTTON : Lorsque vous êtes arrivé là-bas, avez-vous observé le corps de Max Jensen ?

Me SKINNER : Oui, monsieur le Procureur. Je l’ai observé.

PROCUREUR WOOTTON : Voudriez-vous décrire, monsieur, où il se trouvait et dans quelle position il était quand vous l’avez observé ?

Me SNYDER : Votre Honneur, je fais objection.

LA COUR : Objection retenue.

PROCUREUR WOOTTON : Avez-vous observé des blessures sur le corps ?

Me SNYDER : Objection, Votre Honneur.

LA COUR : Objection retenue.

PROCUREUR WOOTTON : Savez-vous s’il s’agissait d’un homicide ?

Me SNYDER : Je ferai la même objection, Votre Honneur.

LA COUR : Il peut répondre.

Me SNYDER : Oui, monsieur le Procureur.

PROCUREUR WOOTTON : Comment le savez-vous ?

Me SNYDER : Votre Honneur, je vais faire objection à tout témoignage au-delà de ce point.

LA COUR : Je pense que le témoignage est recevable. S’il sait qu’il s’agit d’un homicide… il a dit oui. Continuez.

PROCUREUR WOOTTON : Monsieur Skinner, avez-vous fait arrêter quelqu’un en rapport avec cet incident ?

M. SKINNER : Oui, monsieur le Procureur.

Me SNYDER : Votre Honneur, je fais objection à cela.

LA COUR : Il peut répondre.

PROCUREUR WOOTTON : Qui avez-vous arrêté ?

M. SKINNER : Gary Gilmore.

Me SNYDER : Pas de question.

LA COUR : Pas de question ? Très bien, vous pouvez vous retirer.

PROCUREUR WOOTTON : Veuillez appeler Brenda Nicol.

Brenda était dans tous ses états. Elle avait demandé à Noall Wootton de ne pas la faire citer. Il avait, répondit-il, une convocation pour elle, et elle ferait mieux de se magner le train jusqu’au tribunal. Elle vint donc, et pendant tout le temps de sa déposition, Gary la foudroya du regard. Le genre de regard qui vous fait cailler le sang. Si le regard de quelqu’un pouvait tuer, alors on était mort. Ça vous liquidait comme une décharge électrique.

« Oh ! Gary, disait Brenda au fond de son cœur, ne sois pas si en colère contre moi. Mon témoignage ne signifie rien. » Une fois de plus elle raconta comment Gary lui avait demandé d’appeler sa mère. « Gary, elle va être inquiète. Ta mère va me demander : Est-ce que ces accusations sont vraies ? » Et elle déclara que Gary avait répondu : « Dis-lui que c’est vrai. » De nouveau, Esplin lui fit admettre, tout comme elle l’avait admis à l’audience préliminaire, qu’elle ne pouvait pas être certaine que Gary avait voulu dire que c’était vrai qu’il avait commis un meurtre, ou si c’était vrai qu’il était accusé de meurtre. Pendant le temps de sa déposition, elle sentit Gary qui la foudroyait du regard comme si ce témoignage anodin, qui n’allait changer les choses ni dans un sens ni dans l’autre, était le crime le plus abominable qu’elle aurait jamais pu commettre.

Elle s’inquiétait aussi à l’idée de ce que Nicole pourrait faire si Gary était assez en colère pour lui faire le même coup. Pour faire plaisir à Gary, rien n’arrêterait Nicole, estimait Brenda.

2

Wootton en avait terminé pour l’accusation. John Woods témoignait maintenant pour Gary.

Me SNYDER : Si vous aviez un individu ayant une personnalité psychopathique, cette personne aurait-elle la même capacité d’apprécier ce qu’il y a de mal dans sa conduite qu’un « individu normal » ?

DR WOODS : Il en aurait la capacité mais selon toute probabilité il choisirait de ne pas le faire.

Me SNYDER : Et si vous ajoutiez à ce point l’influence de l’alcool et d’un médicament comme le fiorinal, cela augmenterait-il ou diminuerait-il la capacité de cet individu d’apprécier et de comprendre ce qu’il y a de mal dans sa conduite ?

DR WOODS : Théoriquement, cela diminuerait son jugement et relâcherait les contrôles chez un sujet qui a déjà un assez mauvais contrôle de lui-même…

Me SNYDER : Docteur Woods, l’accusé vous a-t-il fait part d’expériences remontant à l’enfance et qui vous ont paru particulièrement intéressantes dans le cours de votre expertise ?

DR WOODS : Il a relaté certaines expériences d’enfance, et je dirais que selon moi certaines personnes pourraient les trouver très curieuses.

Me SNYDER : Voudriez-vous nous donner un exemple de l’une d’elles ?

DR WOODS : Celle qui me vient à l’esprit, c’était l’expérience au cours de laquelle l’accusé s’avançait sur un pont et attendait l’arrivée du train, puis courait jusqu’à l’extrémité du pont pour voir s’il allait plus vite que le train avant que la locomotive ne le précipite du pont dans le ravin en dessous.

Wootton intervint :

PROCUREUR WOOTTON : Monsieur, vous avez préparé et fait enregistrer à la Cour, le 2 septembre 1976, un résumé de votre rapport.

DR WOODS : Oui, monsieur le Procureur.

PROCUREUR WOOTTON : Était-ce en fait un résumé précis de votre analyse de cet homme ?

DR WOODS : Oui, monsieur le Procureur.

PROCUREUR WOOTTON : Une partie de ce rapport indiquait, je lis : « Nous ne le trouvons pas psychotique ni « dément ». Nous ne pouvons trouver aucune preuve d’affection neurologique organique, de troubles des processus de la pensée, d’altération de la perception de la réalité, de perturbations des sentiments ni de l’humeur ni de manque de perspicacité… Nous n’estimons pas qu’il était mentalement atteint à l’époque des actes mentionnés. Nous pensons qu’à l’époque des actes mentionnés il avait la capacité d’apprécier ce qu’il y avait de mal dans cet acte et de conformer son comportement aux exigences de la loi. Nous avons étudié avec soin son usage volontaire de l’alcool, des médicaments (fiorinal) au moment de l’acte et nous n’estimons pas que cela ait altéré sa responsabilité. » Est-ce toujours votre opinion ?

DR WOODS : Oui, monsieur le Procureur.

PROCUREUR WOOTTON : Vous continuez en disant : « Nous avons de même étudié l’amnésie partielle dont il est fait état pour l’événement survenu le 20 juillet 1976 et nous estimons qu’elle est trop circonstanciée et commode pour être valable. » Est-ce toujours votre opinion ?

DR WOODS : Oui, monsieur le Procureur.

PROCUREUR WOOTTON : Je vous remercie. C’est tout.

La défense avait une possibilité particulière. C’était de faire venir à la barre Gerald Nielsen. Dans les notes que Nielsen avait consultées lors de l’audience préliminaire, se trouvait un témoignage d’après lequel Gary avait dit : « Je suis vraiment navré », et il avait des larmes aux yeux. « J’espère qu’ils vont m’exécuter pour ça, avait-il dit à Nielsen. Je mérite de mourir. » Une telle contrition pourrait influencer le jury.

Pourtant ils ne songèrent pas longtemps à citer Nielsen. Il en savait trop. Nielsen pouvait témoigner comment Gary avait abusé de la clémence des officiers de police, des délégués à la liberté surveillée et des juges. Ensuite, Wootton pourrait faire remarquer que le repentir de Gilmore était venu après son arrestation. Tout bien pesé, c’était un trop grand risque. La défense fit donc venir Gary à la barre. Sa meilleure chance aujourd’hui résidait dans son propre témoignage.

3

Me SNYDER : Monsieur Gilmore, avez-vous tué Benny Buschnell ?

GILMORE : Oui, je crois.

Me SNYDER : Aviez-vous l’intention de tuer M. Buschnell au moment où vous êtes allé au City Center Motel ?

GILMORE : Non.

Me SNYDER : Pourquoi avez-vous tué Benny Buschnell ?

GILMORE : Je ne sais pas.

Me SNYDER : Pouvez-vous dire au jury ce que vous avez ressenti au moment où ces événements se sont produits ?

GILMORE : Je ne sais pas. Ce que j’ai ressenti exactement, je n’en suis pas sûr.

Me SNYDER : Allez.

GILMORE : Eh bien, j’ai eu l’impression qu’il n’y avait aucun moyen de pouvoir éviter ce qui se passait, qu’il n’y avait pas d’autre solution, pas de possibilité pour M. Buschnell. C’était quelque chose, vous comprenez, qu’on ne pouvait pas arrêter.

Me SNYDER : Avez-vous l’impression d’avoir eu la maîtrise de vous-même ou de vos actions ?

GILMORE : Non.

Me SNYDER : Avez-vous l’impression… Non, laissez-moi vous poser la question ainsi : savez-vous pourquoi vous avez tué Benny Buschnell ?

GILMORE : Non.

Me SNYDER : Aviez-vous besoin de l’argent ?

GILMORE : Non.

Me SNYDER : Quelles étaient vos impressions sur le moment ?

GILMORE : J’avais l’impression de regarder un film ou bien, vous savez, que c’était quelqu’un d’autre peut-être qui faisait ça, et je le regardais le faire…

Me SNYDER : Avez-vous eu l’impression de voir quelqu’un d’autre le faire ?

GILMORE : Un peu, je crois. Je ne sais pas vraiment. Je n’arrive pas à me rappeler ça nettement. Il y a des moments de cette nuit-là que je ne me rappelle pas du tout. Parfois c’est très net et parfois c’est un blanc total.

Me SNYDER : Monsieur Gilmore, vous rappelez-vous une expérience de votre enfance telle que celle qu’a décrite le Dr Woods, où vous étiez planté au milieu d’une voie de chemin de fer avec un train venant vers vous et où vous vous mettiez à courir sur une passerelle pour battre le train de vitesse ?

GILMORE : Oui. Je ne lui ai pas dit que c’était traumatisant ni rien. J’essayais de lui donner une comparaison avec le besoin et l’envie que j’ai éprouvés la nuit du 20 juillet. J’ai l’impression parfois qu’il faut que je fasse des choses et on dirait qu’il n’y a pas d’autre possibilité ni de choix.

Me SNYDER : Je vois. Et est-ce similaire à ce que vous avez éprouvé la nuit du 20 juillet 1976 ?

GILMORE : Similaire. Très similaire. Oui, c’est vrai. Parfois j’éprouvais l’envie de faire quelque chose, et j’essayais de ne pas le faire, et puis l’envie devenait plus forte, jusqu’à être irrésistible. Et c’est ce que j’ai éprouvé la nuit du 20 juillet.

Me SNYDER : Vous aviez l’impression de n’avoir aucun contrôle sur ce que vous faisiez ?

GILMORE : Oui.

 

Il est possible que son témoignage ait aidé. Snyder l’avait fait venir à la barre dans l’espoir qu’il pourrait dire qu’il regrettait, qu’il ait l’air d’avoir des remords ou du moins qu’il détournerait les jurés de l’idée qu’il était un monstre sans cœur. Il n’était guère arrivé à ce résultat, mais peut-être s’était-il rendu service. Peut-être. Il s’était montré calme à la barre, sans doute trop calme, trop grave, même un peu lointain. Certainement trop réfléchi. Il aurait aussi bien pu être un des nombreux experts de ce procès. Snyder le laissa à Wootton.

La transformation fut brutale. On aurait dit que Gilmore ne pardonnerait jamais à Wootton d’essayer d’interdire à Nicole l’accès de la salle d’audience. À chaque phrase l’hostilité revenait.

« Comment l’avez-vous tué ? commença Wootton.

— Je lui ai tiré dessus, fit Gilmore.

— Racontez-moi, dit Wootton, racontez-moi ce que vous avez fait.

— Je lui ai tiré dessus », dit Gilmore plein de mépris pour cette question et pour l’homme qui posait une pareille question.

PROCUREUR WOOTTON : L’avez-vous fait s’allonger sur le sol ?

GILMORE : Pas de mes propres mains, non.

PROCUREUR WOOTTON : Lui avez-vous dit de s’allonger sur le sol ?

GILMORE : Oui, en effet.

PROCUREUR WOOTTON : À plat-ventre ?

GILMORE : Non, je ne crois pas que je sois entré dans de tels détails.

PROCUREUR WOOTTON : Était-il allongé à plat-ventre ?

GILMORE : Il était allongé par terre.

PROCUREUR WOOTTON : Avez-vous appuyé le pistolet contre sa tête ?

GILMORE : Je pense que oui.

PROCUREUR WOOTTON : Avez-vous pressé la détente ?

GILMORE : Oui.

PROCUREUR WOOTTON : Ensuite, qu’avez-vous fait ?

GILMORE : Je suis parti.

PROCUREUR WOOTTON : Avez-vous pris le tiroir-caisse avec vous ?

GILMORE : Je ne me souviens pas avoir pris la caisse avec moi.

PROCUREUR WOOTTON : Mais vous l’avez vue au tribunal, n’est-ce pas ?

GILMORE : Oui, j’ai vu ce que vous disiez être le tiroir-caisse posé là.

PROCUREUR WOOTTON : Vous ne vous rappelez pas l’avoir déjà vu ?

GILMORE : Non.

PROCUREUR WOOTTON : Avez-vous pris son argent ?

GILMORE : Je ne me le rappelle pas non plus.

PROCUREUR WOOTTON : Vous souvenez-vous avoir pris de l’argent ?

GILMORE : Je ne me rappelle pas ça non plus, je vous l’ai dit.

PROCUREUR WOOTTON : Vous souvenez-vous avoir eu de l’argent sur vous quand on vous a arrêté plus tard ce soir-là ?

GILMORE : J’avais toujours de l’argent sur moi.

PROCUREUR WOOTTON : Combien aviez-vous sur vous ?

GILMORE : Je ne sais pas.

PROCUREUR WOOTTON : Vous n’avez aucune idée ?

GILMORE : Je n’ai pas de compte en banque. Je trimbale juste mon argent dans ma poche.

PROCUREUR WOOTTON : Vous ne savez pas d’où venait cet argent ?

GILMORE : Oh ! j’avais été payé vendredi. Ça ne faisait pas très longtemps avant.

PROCUREUR WOOTTON : Vous avez dit qu’on vous avait mis dans tous vos états cette nuit-là pour une question personnelle. Pourquoi ne nous en parlez-vous pas ?

GILMORE : Je préférerais ne pas le faire.

PROCUREUR WOOTTON : Vous refusez ?

GILMORE : Exact.

PROCUREUR WOOTTON : Même si la Cour vous dit que vous avez à le faire, vous ne le ferez pas ?

GILMORE : Exact.

En s’éloignant, Wootton pensait assurément que Gilmore avait nui à ses chances. Il était sorti très froid de cet interrogatoire. Wootton voulait être objectif, mais il se sentait assez content. Il trouvait que son contre-interrogatoire avait été très efficace, surtout cette première question : « Comment l’avez-vous tué ? » et la réponse : « Je lui ai tiré dessus. » Pas le moindre remords. Ce n’était pas la façon la plus astucieuse de se battre pour sa vie.

Wootton jeta un nouveau coup d’œil au jury et il sut qu’il serait surpris si Gilmore n’était pas condamné à mort. Wootton n’avait pas arrêté d’observer ce jury et, si les jurés ne regardaient pas Gilmore avant son témoignage, ce qui selon Wootton signifiait qu’ils étaient mal à l’aise de se trouver là, à le juger, ils le dévisageaient maintenant, l’air abasourdi, presque ahuri, surtout une des deux femmes que Wootton avait choisies pour siéger durant le procès.

En formant un jury, la stratégie de Wootton était de choisir un juré fort et intelligent et un qui, à son avis, ne l’était pas. On essayait de présenter le dossier sous la forme d’un récit au juré qui n’était pas intelligent, alors qu’on soulignait les contradictions à l’intention de celui qui l’était. Maintenant, cette femme observait vraiment Gilmore. L’expression de son visage reflétait tout ce qu’aurait pu désirer Wootton et signifiait : « Vous êtes aussi mauvais que le dit le procureur. »

4

Après ce contre-interrogatoire, Wootton prit soin d’abréger sa conclusion.

« Benny Buschnell ne méritait pas de mourir, dit Wootton au jury, et il m’est difficile de vous faire comprendre la profondeur du chagrin que ce genre de comportement de la part de Gary Gilmore a causé à la femme et aux enfants de Benny. »

Me SNYDER : Votre Honneur, je proteste contre l’introduction de ce genre de remarque entachée de préjugés dans l’argument de l’accusation… la cour : Très bien. Je retiens votre requête. Je vais demander au procureur Wootton d’omettre désormais toute allusion à ce sujet.

PROCUREUR WOOTTON : Voyons le genre d’homme qu’est l’accusé. Il a passé les douze dernières années en prison. Tous les efforts de récupération se sont apparemment soldés par un consternant et total échec. Si vous n’arrivez pas à récupérer quelqu’un en douze ans, pouvez-vous espérer jamais y parvenir ? Il vous dit qu’il a tué Benny et qu’il ne sait pas pourquoi. Il vous explique comment. Il lui a demandé de s’allonger sur le sol, a placé un pistolet contre sa tête et a pressé la détente. C’est ce que j’appelle tuer de sang-froid. Or, précédemment, il a été condamné à deux reprises pour vol. Pour ces délits il a purgé des peines de prison, et a appris quelque chose. Savez-vous quoi ? Il va tuer ses victimes. Voilà qui est habile. Si vous décidez de gagner votre vie comme voleur, cela tient debout, car une victime morte ne va pas vous identifier. Selon toute probabilité, il se serait tiré sans encombre de cette affaire sans une stupide malchance. Il s’est accidentellement tiré une balle dans la main. Ces choses-là arrivent, j’imagine, quand on a bu un peu trop et qu’on tripote une arme. Il a aussi tout un passé d’évasions : à trois reprises d’une maison de correction ou d’une autre et une fois du pénitencier de l’État d’Oregon. Qu’est-ce que cela vous révèle ? Si vous décidez d’enfermer Gary Gilmore en prison à vie, nous ne pouvons vous donner aucune garantie. Nous ne pouvons pas vous certifier qu’il ne s’évadera pas une fois de plus. Il est apparemment assez habile sur ce point. Si jamais il recouvre la liberté, toute personne qui se trouvera en contact avec lui ne sera pas en sûreté si elle possède quelque chose que par hasard Gilmore veut. Il a à son actif tout un passé de violence en prison. Si vous souhaitez le renvoyer en prison, il est impossible, étant donné son comportement, de garantir la sécurité même des autres prisonniers. À quoi bon dès lors, le laisser continuer à vivre ? Aucun espoir de récupération. S’il s’évade, il représente un danger, et en représente toujours un même s’il ne s’évade pas. De toute évidence, au point où en est cet homme, on ne peut rien pour le sauver. Il offre un risque d’évasion très élevé. Il constitue un extrême danger pour tout le monde. Toutefois, et sans même tenir compte de ces facteurs, je vous déclare ceci : pour ce qu’il a fait à Benny Buschnell et la situation dans laquelle il a mis la femme de Buschnell, il a perdu le droit de continuer à vivre, il devrait être exécuté. C’est la recommandation que je vous fais.

Wootton s’assit et Snyder s’approcha des jurés pour énoncer ses dernières remarques. Il parla avec une émotion considérable.

Me SNYDER : J’imagine que nul n’est plus consterné que moi de ce qui est arrivé à Ben Buschnell et à sa famille. Pour moi personnellement, cette affaire a été très difficile à plaider. Je crois que cela place le jury dans une position où je n’aimerais pas être, en dépit du genre de crime qui a été commis dans l’affaire qui nous concerne. Ce qui nous préoccupe ici, c’est la vie humaine. M. Gilmore est aussi une personne. Et bien que M. Gilmore ait des antécédents dont on peut espérer qu’ils peuvent être une leçon pour nous tous et qu’aucun de nous n’aura plus jamais à les rencontrer, c’est une personne et, à mon avis, il a le droit de vivre. Je ne pense pas qu’il y ait rien de plus personnel pour tout individu que son droit de vivre. Et vous voici maintenant dans la situation où il vous faut décider si vous allez retirer cette vie à Gary Gilmore ou le laisser vivre. Je n’excuse pas ce qu’a fait M. Gilmore, je ne prétends même pas essayer de l’expliquer, mais j’estime qu’il a quand même le droit de vivre et je vous demanderai de ne pas lui refuser ce droit. Je pense que les propos du procureur Wootton sont justifiés. Je crois que l’histoire de M. Gilmore est assurément quelque chose dont il n’a pas à être fier. Je ne crois pas qu’aucun de nous le soit… M. Gilmore souffre bien de quelque chose qui peut-être le dépasse, mais ce n’est pas une raison pour que nous décidions de lui retirer la vie… M. Gilmore est le genre de personne qui a plus besoin d’être soignée que d’être tuée. Il doit, à mon avis, être puni pour ce qu’il fait, et la loi nous en fournit le moyen par une sentence de prison à vie. Et je ne pense pas que les craintes exprimées par le procureur Wootton quant à sa récupération, ni sur ce qui pourrait se passer s’il était libéré, non je ne pense pas que ce genre de raisonnement soit fondé. M. Gilmore a trente-six ans.

GILMORE : Trente-cinq.

Me SNYDER : Trente-cinq ans. Si vous le décidez, il va être incarcéré pour la vie. C’est long, très long. Et bien que je suppose qu’à un certain moment, après bien des années, il soit susceptible d’être mis en liberté surveillée, ce ne sera pas avant longtemps, bien longtemps. Je crois qu’il mérite vraiment la même chance que Benny Buschnell aurait dû avoir. J’en suis persuadé, et je recommanderai énergiquement au jury d’accorder le droit à la vie à M. Gilmore. J’aimerais vous faire observer, comme il est indiqué dans les Instructions, que pour pouvoir appliquer la peine de mort, il faut un vote unanime des douze jurés. Si l’un de vous ne vote pas la peine de mort, alors la sentence sera la prison à vie et c’est le verdict que rendra la Cour. J’aimerais demander à chacun de vous de scruter sa propre conscience et d’infliger dans ce cas l’emprisonnement à vie.

LA COUR : Maître Esplin, souhaitez-vous faire un commentaire ?

Me ESPLIN : Je pense que Me Snyder a fort exactement dépeint mes sentiments.

Le juge Bullock demanda alors à l’accusé s’il n’y avait rien qu’il veuille dire au jury. Ce serait sa dernière chance de parler de repentir.

Gilmore répondit : « Eh bien, je suis enfin satisfait de voir que le jury me regarde. (Comme cette remarque était accueillie en silence, il ajouta :) Non, je n’ai rien à dire.

— C’est tout ? demanda le juge.

— C’est tout. »

5

Maintenant que l’audience était terminée et que le jury s’était retiré dans la salle des délibérations, Vern et Ida sortirent et s’en allèrent faire quelques pas autour de l’immeuble, en même temps que les autres gens qui attendaient le verdict. Ils ne comptaient pas venir au Palais de Justice, mais Gary avait téléphoné à Ida en lui demandant d’être là. Après cet appel, aucun prétexte n’aurait pu justifier leur absence.

Dans la salle du tribunal, Mike Esplin s’arrangea avec les gardes pour que Nicole pût s’asseoir auprès de Gary. De cette façon, il pouvait lui parler par-dessus la barrière. Pendant qu’ils attendaient, ils plaisantaient. Ils se tenaient même les mains. Cela impressionna Mike Esplin. Ce type attendait de savoir s’il allait être exécuté ou non, et pourtant il ne manquait pas de panache.

Craig Snyder était curieux de savoir de quoi Gary et Nicole pouvaient bien parler, et il s’approcha suffisamment pour entendre Nicole dire : « Ma mère veut que tu lui fasses un tableau. » « Oh ! dit Gary, je ne pensais pas que ta mère m’aimait vraiment. » « Ma foi, répondit Nicole, c’est vrai qu’elle ne t’aime pas. Elle le veut simplement pour pouvoir dire : c’est Gary Gilmore qui a peint ce tableau. » Gary éclata de rire. Craig n’en revenait pas. Avoir Nicole près de lui semblait plus important pour Gary que tout le reste du procès. Il avait l’air si heureux.

Un peu plus tard, Gary voulut se rendre aux toilettes, alors les deux gardes se levèrent avec lui et ils s’en allèrent à pas lents, Gary entravé, les fers l’empêchant de se déplacer rapidement. Brenda s’approcha. « Gary, dit-elle, ne me fais pas la gueule. Juste parce que je t’ai dénoncé et que j’ai témoigné contre toi, ça n’est pas une raison de m’en vouloir, non ? » Il pencha le cou et la toisa. C’était terrible de le voir enchaîné. Elle tendit la main et toucha ses menottes d’un geste tendre, mais il retira sa main et lui lança un regard qui la rongea longtemps et ne cessa jamais de la hanter.

Pendant des semaines, alors qu’elle était plantée devant l’évier à laver la vaisselle, elle éclatait en sanglots. Alors Johnny s’approchait et la prenait par les épaules en disant : « Essaie de ne pas tant y penser, mon chou. » Mais elle ne voyait que Gary de nouveau derrière des barreaux, plus bas qu’il n’avait jamais été.

6

Le bruit courut que le verdict était décidé et tous regagnèrent la salle du tribunal. Le jury fit son entrée. L’huissier lut le verdict. C’était la mort. On fit l’appel des jurés. Chacun des douze dit oui à son tour et Gary se tourna vers Vern et Ida en haussant les épaules. Lorsque le juge lui demanda : « Avez-vous une préférence quant au mode d’exécution ? » Gary répondit : « Je préfère être fusillé. »

Le juge Bullock répondit alors : « L’ordre en sera donné. » La date de l’exécution fut fixée au lundi 15 novembre à 8 heures du matin de cette année-là, et Gary Gilmore serait confié au shérif du comté d’Utah pour être remis au directeur de la prison de l’État d’Utah.

La nouvelle faisait vibrer la salle. On aurait dit qu’auparavant il y avait eu une certaine atmosphère et que, maintenant, il y en avait une autre. Un homme allait être exécuté. C’était réel, mais on ne le comprenait pas. L’homme était là, sous leurs yeux.

Gilmore choisit cet instant pour parler à Noall Wootton. C’était la première fois, depuis des semaines, qu’il lui adressait la parole. Gary le toisa d’un air calme et dit : « Wootton, tout le monde ici a l’air fou. Tout le monde sauf moi. » Wootton le regarda et songea : « Oui, en cet instant, tout le monde est peut-être fou, sauf Gary. »

Noall avait maintenant un sentiment qui le tracassait : celui d’avoir l’impression – qu’il avait toujours ressentie – que Gilmore était plus intelligent que lui. Wootton savait fichtrement bien que Gilmore était plus instruit. Il s’était instruit lui-même, mais il était allé plus loin. « Dieu tout-puissant, se dit Wootton, le système a vraiment échoué avec cet homme, misérablement échoué. »

Après cela, les gens commencèrent à évacuer la salle et Nicole pleurait dans le couloir. Nicole et Ida se retrouvèrent et s’étreignirent, elles éclatèrent en sanglots et Nicole dit : « Ne vous inquiétez pas, tout va s’arranger. » Vern était dans un état de choc. Il s’attendait à ce verdict, mais en était néanmoins bouleversé.

Une femme, une jeune journaliste, s’approcha de Gary et demanda : « Avez-vous un commentaire à faire ? » Il dit : « Non, pas particulièrement. » Elle reprit : « Trouvez-vous que tout a été juste ? Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez dire ? » Gary répondit : « Eh bien, j’aimerais vous poser une question. » « Quoi donc ? » fit-elle. Il demanda : « Qui diable a gagné le championnat de base-ball ? »

7

Le policier qui devait escorter Gary jusqu’à la prison puis l’accompagner jusqu’au pénitencier s’appelait Jerry Scott, et c’était un grand et bel homme. Dès le début, il ne s’entendit pas avec Gary.

Lorsqu’il entra dans la salle du tribunal pour venir le chercher, Gilmore n’avait ni fers aux pieds ni menottes, aussi Scott s’agenouilla-t-il pour boucler tout cela et lui demanda de se mettre debout pour pouvoir fermer la chaîne d’entrave. Scott estimait que c’était plus facile et plus confortable pour le prisonnier si on pouvait lui passer une chaîne d’entrave à la ceinture et y attacher les menottes devant plutôt que d’avoir un homme avec les bras pliés derrière le dos. Mais lorsque Gary se leva il dit : « Vous avez trop serré les fers. Je ne peux pas marcher. »

Jerry Scott se baissa. Il y avait un peu de jeu dans les fers, il savait donc qu’ils n’étaient pas trop serrés. « Gary, dit-il, ils sont bien. » Sur quoi Gilmore répliqua : « Ou bien vous m’enlevez ces fers ou bien vous allez me porter. »

Scott répondit : « Je ne vous porterai pas. Je vous tirerai. » Scott était écœuré. Tout le monde autour de Gilmore disait oui monsieur et non monsieur, comme si commettre un meurtre faisait de lui un personnage intéressant. Il fallait être ferme avec les prisonniers, c’était une chose que Scott avait décidée depuis longtemps et voilà que tout le monde ici se donnait du mal pour être supergentil avec ce type. C’était peut-être parce qu’il vous regardait toujours droit dans les yeux comme s’il était innocent.

Gilmore commençait vraiment à faire un cinéma et à débiter des grossièretés dans le tribunal. Scott n’avait pas envie de se coltiner avec lui sur le trajet empruntant les escaliers pour arriver à l’ascenseur et sous les yeux de tout le monde. Aussi finit-il par desserrer les menottes et les fers. Gilmore se plaignit de nouveau, et Scott, cette fois, les desserra vraiment, mais Gilmore se plaignait toujours. Scott commença à se méfier, surtout quand Gilmore répéta : « Vous allez être obligé de me porter pour me faire sortir d’ici. »

« Je ne les desserrerai pas plus, dit Scott. Remuez-vous le train. On s’en va, que ça vous plaise ou non, et si ça ne vous plaît pas, je vais vous traîner, mais je ne vous porterai pas. À vous de choisir », dit Scott.

Là-dessus, Gilmore se mit à marcher avec lui. Ils devaient aller vraiment lentement, parce qu’il n’avait à peu près que vingt-cinq centimètres de jeu aux fers, et Gilmore resta furieux pendant tout le trajet jusqu’à la voiture et même pendant la route de Center Street jusqu’à là prison. Scott installa Gary sur la banquette avant auprès de lui et deux policiers s’installèrent derrière. Lorsqu’ils furent arrivés, ils lui retirèrent les fers et les menottes et ramenèrent Gilmore à sa cellule. Ils l’écoutèrent parler à son compagnon de cellule pendant qu’il rassemblait ses affaires personnelles pour être transféré à la prison de l’État d’Utah.

« Voilà, dit Gilmore à son compagnon, ils m’ont condamné à mort. (Il secoua la tête et ajouta :) Tu sais, je vais manger d’abord. » Son compagnon dit qu’il avait un mandat qu’il n’avait pas encore touché et il en obtint cinq dollars d’un des gardiens ; il les donna à Gary qui dit : « Tu es trop gentil. Jamais je ne pourrai te rembourser. » « Ça n’est pas grand-chose », dit son compagnon. « Écoute, fit Gilmore, rends-moi un service, renvoie ces livres à la bibliothèque de Provo, pour que Nicole n’ait pas d’ennuis. Ils sont enregistrés à son nom. » « Pas de problème », répondit son compagnon. Puis, tandis que Scott les observait, Gilmore tendit à l’autre détenu une chemise de cow-boy bleue en disant : « C’est Nicole qui me l’a faite. » Puis il lui passa un rasoir Schick à lame éjectable en disant : « Je veux que tu aies ça comme souvenir. » Ils se serrèrent la main en se souhaitant mutuellement bonne chance, le geôlier ouvrit la porte et Gary sortit, puis se retourna en faisant un pied de nez. Son compagnon de cellule en fit autant. Le shérif Cahoon s’approcha pour serrer la main de Gary.

Scott entraîna Gary dans le couloir et le fit se déshabiller pour une fouille complète. Cela exaspéra de nouveau Gilmore. Il était très soucieux de sa personne et de ses objets personnels. Ces derniers ne comprenaient qu’un tas de lettres et quelques livres, mais il ne voulut pas les perdre de vue et se comporta comme si la fouille corporelle était une attaque personnelle. Scott n’avait pas du tout cette impression. Ce type venait d’être condamné à mort. Cela nécessitait de sévères mesures de sécurité.

Une fois qu’il fut déshabillé, les policiers passèrent leurs doigts dans ses cheveux pour s’assurer qu’il n’y avait rien qui y fût collé. Il avait les cheveux assez longs pour dissimuler une lime à métaux. Ils vérifièrent derrière les lobes des oreilles et lui firent lever les bras, pour vérifier dans les poils des aisselles et examinèrent aussi son nombril. On lui souleva les testicules pour voir s’il n’avait pas quelque chose de fixé dessous puis on le fit se pencher en écartant les fesses pour être sûr que rien ne dépassait de la région du rectum. Maintenant, on n’y enfonçait plus le doigt. Ils vérifièrent enfin ses pieds pour s’assurer qu’il n’avait rien de caché entre les doigts de pied. Pendant tout ce temps, Gilmore débita toutes les injures qui pouvaient lui passer par la tête.

On lui remit alors ses fers. Scott s’assura qu’ils étaient bien serrés et lui dit : « Gary, je ne t’aime pas et tu ne m’aimes pas, mais oublions ça. Je vais t’accompagner jusqu’à la prison d’État et je ne tiens pas à ce que tu essaies de t’enfuir. Le shérif adjoint Fox va s’asseoir juste derrière toi et si tu fais la moindre difficulté, si tu as un geste rapide ou agressif, il va te faire péter le cou, oui, te le péter. » Même après une fouille corporelle, on ne savait jamais ce qu’un prisonnier pouvait dissimuler. Une épingle de nourrice pouvait être cachée sous les menottes et permettre de les ouvrir. On pouvait même, si l’on savait s’y prendre, ouvrir des menottes avec une recharge de stylo à bille. Il y avait toujours de quoi s’inquiéter lors du transfert d’un prisonnier. Scott dit à Gary de s’asseoir dans la voiture, qu’ils iraient directement au pénitencier et que tout se passerait bien.

Il sortit de la prison de son pas lent d’homme entravé et monta dans la voiture, à côté de Scott, les policiers derrière, et ils partirent. Pour plus de protection, Jerry Scott s’était arrangé pour avoir deux inspecteurs qui suivaient dans une autre voiture, à trois cents mètres derrière. Ils surveilleraient tout chauffeur qui pourrait s’intercaler derrière la voiture de tête pour tenter un plan d’évasion. Ils surveilleraient aussi tout véhicule piloté par un dingue qui aurait pu décider de vouloir assassiner Gilmore.

Le voyage se passa sans histoire. Gilmore fit une phrase pour dire combien l’air était bon et comme le paysage était beau le soir. Scott répondit : « Oui, il fait beau temps. » Gilmore prit une profonde inspiration et demanda : « Est-ce qu’on pourrait ouvrir un tout petit peu ma vitre ? » Scott répondit : « Bien sûr », puis il expliqua par-dessus son épaule aux policiers assis derrière lui : « Lee, je vais me pencher pour lui ouvrir un peu sa vitre. » Fox fit donc un mouvement en avant pour le couvrir tandis que Scott se penchait pour tourner d’une main la manivelle. Cela parut rafraîchir Gilmore. Il ne dit plus rien jusqu’à la fin du trajet… mais il parut aussi se détendre.

Lorsqu’ils arrivèrent au pénitencier d’État, le policier de service leur fit traverser différentes portes jusqu’au quartier de haute surveillance. Là, on lui ôta ses fers, les entraves et les menottes, on le fouilla de nouveau, puis on le conduisit jusqu’à sa cellule. Gary ne dit pas un mot. Scott ne lui dit pas au revoir. Il ne voulait pas l’agiter et un pareil geste pourrait avoir l’air d’une provocation. Dehors, la nuit était tombée et la crête de la montagne descendait jusqu’à l’autoroute comme un grand animal sombre qui déployait sa patte.

Ce soir-là, Mikal Gilmore, le plus jeune frère de Gary, reçut un coup de téléphone de Bessie. Elle lui dit que Gary avait été condamné à mort. « Maman, répondit Mikal, on n’a exécuté personne dans ce pays depuis dix ans, on ne va pas commencer avec Gary. » Malgré cela, la nausée le prit lorsqu’il raccrocha. Pendant tout le reste de la nuit, il fut obsédé pas les yeux de Gary.