Peu après que Gary fut sorti de prison, et alors qu’il habitait à Provo avec Vern et Ida, il envoya à Bessie une boîte de onze livres de chocolat pour la Fête des Mères. Puis une lettre suivit : « Je ne savais pas que je pouvais être aussi heureux. Et j’ai la plus belle fille de l’Utah. Maman, je gagne plus d’argent que je ne pourrais en avoir en le piquant. »
Bessie répondit : « C’est toujours ce que j’ai voulu pour toi. Je suis contente que tu aies rencontré cette fille. J’espère un jour faire la connaissance de ta belle Nicole. »
Puis elle n’entendit plus parler de lui et téléphona à Ida qui lui expliqua que Gary s’était attiré quelques ennuis en sortant d’un magasin avec diverses choses qu’il avait volées. Bessie demanda à Ida de dire à Gary de l’appeler et commença à s’inquiéter. Gary ne donnait jamais de nouvelles quand il avait des ennuis.
Le jour où elle entendit parler des meurtres, elle était dans la véranda de sa caravane, assise au soleil. Son téléphone sonna. C’était une femme. À peine eût-elle entendu le ton de la voix que Bessie dit : « C’est toi, Brenda. Il est arrivé quelque chose à Gary. » Elle croyait qu’il avait attaqué une banque.
Brenda lui dit que la police retenait Gary pour homicide. « Je ne le crois pas, Brenda. Gary ne tuerait personne. » « Oh ! si, répondit Brenda, il a tué deux personnes et s’est tiré une balle dans le pouce. » C’est ainsi que Bessie fut mise au courant.
Elle dit : « Oh ! il doit y avoir une erreur. Gary n’a pas pu faire ça. On peut dire ce qu’on veut, ce n’est pas un tueur. » Elle raccrocha. Le téléphone sonna de nouveau. Cette fois c’était Ida qui lui confirmait que Vern et elle avaient vu le cadavre de M. Buschnel et insistait sur d’horribles détails macabres. Bessie avait l’impression qu’elle n’en finirait jamais de décrire cet affreux spectacle. Puis Vern prit l’appareil et dit : « Ils appliquent la peine de mort ici, ils vont exécuter Gary. » Bessie ne pouvait pas en supporter davantage. Elle avait toujours eu la phobie des exécutions. Elle ne pouvait même pas y penser. Lorsqu’elle était petite fille, elle se cachait si elle entendait dire qu’une exécution allait avoir lieu.
Après le message de Vern, elle garda la nouvelle pour elle. Elle ne le dit qu’à Frank Jr quand il vint en ville, mais pas à Nikal, son plus jeune fils. Il téléphona pourtant un matin et lui dit : « On dirait que tu as pleuré. » Bessie répondit : « J’ai un rhume. » « Je vais venir passer la journée avec toi », reprit Nikal. « Tu as vu dans les journaux, pour Gary ? » « Oui, j’ai vu cela. »
Elle ne cessait de penser au jour, lors de l’automne 1972, où elle avait laissé Gary sortir de la maison de correction pour suivre des cours aux Beaux-Arts. Il allait vivre en semi-liberté dans une maison de redressement d’Eugene, et on lui octroierait des permissions. Dès les premiers jours, Gary passa voir sa mère l’après-midi et resta la soirée. Un matin, il alla à l’épicerie acheter des œufs pour le petit déjeuner et lui demanda s’il pouvait rapporter un paquet de six canettes de bière. Elle dit oui. Il resta donc toute la matinée assis avec elle, à bavarder tout en buvant sa bière. Ils se sentaient très proches. Elle lui prépara son petit déjeuner et dit : « C’est la première fois depuis longtemps que nous avons passé la nuit sous le même toit. » « C’est bien vrai », répondit Gary. En fait, ça faisait près de dix ans. Il but sa bière et déclara qu’il devait partir. Il devait se rendre à son cours, à Eugene.
Après son départ, elle se rappela cette dernière fois, il y avait dix ans, en 1962, où ils s’étaient trouvés seuls tous les deux. Gary et elle étaient des fans de Johnny Cash. Il avait descendu tous ses disques du premier étage et ils les avaient écoutés tous deux, toute la journée. Maintenant elle éteignait la radio chaque fois qu’on diffusait une chanson de Johnny Cash.
Quelques jours plus tard, en ce même automne 1972, Gary arriva avec une voiture et annonça à sa mère qu’il aimerait l’emmener dîner. Elle lui dit qu’elle n’était pas habillée, qu’il était un peu tard, alors il resta à bavarder un bon moment. Deux soirs plus tard, elle remarqua que la police faisait le guet devant sa caravane et refusa de lui dire quoi que ce soit. Ce fut alors qu’elle comprit que les choses n’allaient pas bien du tout.
Le lendemain matin, une voisine lui passa un coup de fil et demanda : « C’est votre fils qu’on a arrêté pour vol à main armée ? » « Non, ce n’est pas possible, répondit Bessie, dans quel journal avez-vous vu ça ? » La femme le lui dit et Bess reprit : « Je vais regarder. » Lorsqu’elle eut trouvé l’article elle pleura à s’en rendre malade. Une rivière de plus dans le fleuve de larmes que Gary lui avait fait déjà verser.
Aujourd’hui, en cet été 1976, c’était un cauchemar. Elle n’arrêtait pas de se dire que si elle avait pu aller à Provo, Gary n’aurait jamais tué ces hommes. Durant la première soirée d’avril, lorsqu’il avait appelé de chez Ida, il avait dit : « Je vais me procurer une voiture, maman, monter à Portland et te ramener. » Bessie avait éclaté de rire : « Oh ! Gary, je suis maintenant tellement décrépite que la fanfare est là quand je sors dans la rue. »
Quelques mois auparavant, alors que Gary était encore à Marion, elle était assise un soir avec son fils Frank Jr, quand elle s’était mise à cracher du sang. On vint la chercher en ambulance pour l’emmener en chirurgie. On lui retira la moitié de l’estomac. L’aspirine qu’elle prenait pour atténuer son arthrite avait rongé son ulcère. « Je me soulageais d’un côté, raconta-t-elle à une amie, et je m’esquintais de l’autre. » Maintenant, elle ne mettait plus le nez dehors sauf pour aller jusqu’à la caravane de sa propriétaire et y prendre son courrier. Et elle laissait Gary dire combien ce serait agréable d’avoir une maison à Provo. Elle en rêva, jusqu’au jour où il lui annonça dans une lettre qu’il allait vivre avec Nicole.
Tout cela, se dit-elle, ça permettait de rêver et rien de plus. Elle n’arrivait même plus à garder en ordre la caravane qui avait l’air aussi vieille et délabrée qu’elle-même.
Juste une semaine avant les meurtres, elle avait écrit une lettre à Gary. Il avait dû la recevoir un jour ou deux avant que ces jeunes mormons ne soient tués. Elle avait parlé de la maison de Crystal Springs Boulevard où elle avait été si contente d’habiter alors qu’il avait neuf ans. C’était l’année où il n’avait pas cessé de déclarer qu’il voulait être pasteur. Dans la lettre, elle lui racontait qu’on avait démoli la maison pour construire un immeuble. Encore un souvenir qu’on ne retrouverait plus.
Pourtant, c’était dans la maison de Crystal Springs Boulevard que Gary avait eu ce cauchemar auquel avait succédé sa hantise d’être décapité. C’était un gosse téméraire, mais il était obsédé par cette crainte. Il partageait avec Frank Jr une chambre que les précédents occupants avaient dû badigeonner de peinture lumineuse parce que, la nuit, les murs brillaient d’un éclat vert pâle. Parfois Gary hurlait : « Maman, je revois encore cette chose ! » Elle essayait de lui expliquer que c’était de la peinture et qu’il n’avait pas à avoir peur, mais en fin de compte il avait fallu repeindre les murs. Ses cauchemars et sa hantise d’être exécuté n’en avaient pas cessé pour autant. Ils lui faisaient très peur. « Toute sa vie, se disait-elle, il a eu peur. »
Oui, Gary était un homme triste et esseulé, un des plus tristes et des plus esseulés. « Oh, mon Dieu, songeait Bessie, il a été en prison si longtemps, il ne savait pas comment travailler pour gagner sa vie ou pour payer une facture. Tout le temps où il aurait dû apprendre, il était bouclé. »
Il faisait chaud dans la caravane, en plein mois de juillet, et elle avait l’impression de se trouver dans un bain de vapeur. À Portland, on pouvait rester assis sans bouger et perdre du poids. « Dans ma caravane, quand il fait vraiment chaud, disait-elle tout haut, je peux perdre cinq livres en une heure. » Pourtant, elle ne pesait que cinquante kilos ! « On se croirait en Afrique », disait-elle, s’adressant aux murs. Elle avait l’impression qu’un jour elle serait anéantie. La chaleur était trop violente, trop terrible, on se serait cru dans la jungle. « J’ai toujours su que c’était trop vert, dès que je suis arrivée ici », déclara-t-elle un jour.
À l’intérieur de la caravane, on avait comme une impression d’aspiration. Si quelqu’un faisait un geste qu’il ne fallait pas, tout allait se désintégrer.
Un jour, alors que Gary avait vingt-deux ans, l’année suivant la mort de son père, au cours de ce bref semestre de liberté et de disponibilité où il avait quitté la maison de correction de l’État d’Oregon et n’était pas encore entré au pénitencier du même État pour y purger une peine de douze ans et demi à laquelle il avait été condamné pour vol à main armée, au cours donc de ce même semestre pendant lequel ils avaient passé tous les deux une journée à écouter Johnny Cash, Bess revint un jour à la maison d’Oakhill Road que Frank lui avait achetée lorsqu’ils menaient une vie prospère et rangée. Elle y trouva Gary en train de fouiller dans son bureau. « Je voudrais te montrer quelque chose », déclara-t-il. Il avait trouvé son acte de naissance. Le nom de sa mère y figurait, et sa date de naissance à lui, mais son père et lui étaient mentionnés, noir sur blanc, comme Walt Coffman et Fay Robert Coffman.
C’était bien là une ironie du sort car ce nom, c’était Frank qui l’avait donné à Gary. Fay en souvenir de la mère de Frank, et Robert à cause du fils que Frank avait eu d’un précédent mariage. Coffman venait du fait de n’être pas né sur le territoire de Frank Gilmore, mais plutôt au pays de Walt Coffman, qui en l’occurrence était le Texas ; McCay dans le Texas. En franchissant certaines frontières, Frank avait l’habitude de changer de nom. Bessie n’avait su si c’était pour faire oublier une vieille piste ou pour en prendre une nouvelle.
Bien sûr, Bessie ne supporta pas longtemps le nom de Fay Robert. Les gens de l’hôtel lui conseillèrent de le rebaptiser Doyle. Bess aimait bien ce prénom, mais Gary, c’était mieux. Elle adorait Gary Cooper. Frank et elle eurent des discussions à ce sujet. Gary était un nom qui rappelait Grady, et Grady était un ex-beau-frère de Frank qui, une fois, l’avait roulé.
Cette fois, Gary et Bessie n’élevèrent même pas la voix, mais lorsqu’il commença à se montrer désagréable, Bessie dit : « Comment oses-tu fouiller dans mon bureau sans ma permission ! »
Gary répondit : « Je n’aurais jamais appris cette nouvelle sans permission, n’est-ce pas ? » fit Gary. Et il ajouta : « Pas étonnant que le vieux ne m’ait jamais aimé. » « Ne t’avise jamais, jamais d’insinuer que tu es un enfant illégitime », répliqua Bessie.
Ce ne fut que des années plus tard que Bessie sut que Gary connaissait l’existence de son acte de naissance depuis déjà un an et demi avant de l’avoir trouvé fouillant dans son bureau. Son conseiller à la maison de correction de l’État d’Oregon (pour les garçons trop âgés pour la maison de redressement et trop jeunes pour la prison) avait demandé pourquoi, sur son acte de naissance du Texas, le nom de son père se trouvait être Coffman et non pas Gilmore. Ça l’avait bouleversé. Deux semaines plus tard, on lui fit un électro-encéphalogramme car il souffrait de sévères migraines. Il n’arrêtait pas de recevoir des blâmes pour refus de travailler et provoquer des bagarres.
Il se plaignit à son psychiatre de faire des rêves étranges. Il avait le plus grand mal à maîtriser son caractère. Il était persuadé que les gens disaient des horreurs sur lui derrière son dos. Puis son père mourut. Il était alors en haute surveillance et on ne voulut pas lui donner de permission pour l’enterrement.
Tout cela s’était passé avant le jour où Gary, assis au bureau de Bessie, lui avait tendu son acte de naissance.
Elle n’aimait pas penser à quel point ce ridicule malentendu l’avait rongée. Gary s’était attiré assez d’ennuis depuis longtemps pour ne pas en reporter la responsabilité sur un acte de naissance. D’autant plus qu’il savait que son père avait voyagé sous un certain nombre d’identités. Malgré cela elle ne pouvait pas avoir la certitude que ce bout de papier n’avait pas été pour rien dans le cambriolage à main armée qu’il avait commis ensuite ni avec cette terrible condamnation à quinze ans de prison dont il avait écopé à l’âge de vingt-deux ans. Peu après, Bess eut de tels ennuis de vésicule biliaire qu’il fallut la lui enlever. Avec les complications qu’elle eut pendant sa convalescence, quelques mois passèrent avant qu’elle pût aller rendre visite à Gary à la prison. C’était la plus longue période qu’elle eût jamais passée sans le voir. Maintenant elle était endurcie aux chocs, sinon elle aurait poussé un hurlement lorsqu’il était arrivé au parloir. Il était planté là, à vingt-deux ans, sans dents, sauf deux à la mâchoire inférieure. On aurait dit des crocs. « Ils sont en train de préparer les dentiers », annonça-t-il.
À la visite suivante, il dit à sa mère qu’il aimait bien son nouvel appareil. « Je peux prendre une pomme et vraiment la manger sans avoir mal aux dents », déclara-t-il. Ses migraines semblaient aussi s’atténuer.
« Allons, se dit-elle alors, je suis la fille des tout premiers habitants qui se sont installés à Provo. Je suis la petite-fille et l’arrière-petite-fille de pionniers des deux côtés de ma famille. S’ils ont pu supporter ça, je le peux aussi. » Elle dut quand même se le répéter après les coups de fil de Brenda, d’Ida et de Vern.
Bessie revoyait le vieil atelier du forgeron auprès du ruisseau où elle avait grandi. Elle le sentait aussi. Elle humait l’odeur des chevaux lorsque la peur leur faisait évacuer leur crottin, elle retrouvait les relents de corne quand on taillait les sabots des chevaux : c’était pire que des pieds de vieillards, et puis après il y avait cette horrible puanteur des sabots brûlés quand on posait les fers. Dès lors, elle avait toujours su ce que l’enfer avait à offrir. C’était si désagréable qu’elle en aimait presque l’odeur vive du fer chauffé au rouge lorsqu’elle se mélangeait à celle du charbon qui brûlait. Elle s’imaginait que ce devait être comme ça que sentait une tombe si on y enterrait un homme robuste.
Quand on sortait de la forge, il y avait de l’herbe, quelques arbres fruitiers, puis c’était la plongée au paradis, dans une brise fraîche. Bien sûr, il y avait aussi les déserts qui ne sentaient rien du tout, vous desséchaient le nez et vous laissaient parcheminée. À l’arrière-plan se profilaient les montagnes tellement hautes qu’en les regardant on avait la même impression que celle que l’on éprouvait lorsque, collé au pied d’un mur et leur faisant face, on levait les yeux en l’air.
Elle vivait dans une grande famille de sept filles et deux garçons, et chacun de ses parents appartenait aussi à une famille nombreuse. Sa mère était l’aînée de treize enfants ; son père de neuf. Le nom de famille de sa mère était Kerby, comme la marque d’aspirateurs, mais avec un « e » au lieu d’un « i ». À une certaine époque, les Kerby avaient possédé l’île de Galles, racontaient-ils, mais son arrière-grand-père avait rallié l’Église mormone en 1850 et avait été désavoué par sa famille. Aussi était-il venu en Amérique sans un centime et avait-il fait route jusqu’en Utah avec la Compagnie des Charrettes Goddard, poussant à travers les plaines une charrette pleine de toutes ses affaires, perdu dans une armée de Mormons qui poussaient leurs petits chariots à travers les canyons des Rocheuses. Cette année-là il n’y avait pas eu assez d’argent à l’Église pour employer des charrettes de prairie, et Brigam Young leur avait dit : « Venez quand même, venez avec des charrettes à bras jusqu’à la Nouvelle Sion du Royaume du Désert. » C’étaient des gens courageux et sains, disait toujours Bessie, et qui savaient ce qu’ils faisaient.
Son arrière-grand-mère était Mary Ellen Murphy, la seule Irlandaise de la famille Kerby. Les autres étaient anglais avec un soupçon de sang français. Bessie était anglaise à quatre-vingt-dix-neuf pour cent et ne comprenait pas pourquoi Gary disait toujours qu’il était irlandais. Il était à peu près aussi irlandais que texan, si l’on admettait qu’il était, bien sûr, né au Texas mais qu’il n’y avait vécu que six semaines.
Bessie avait soixante dix-huit cousins. Ils ne pouvaient pas se déplacer. Ils étaient les rois et les rustres de Provo, tous taillés sur le même modèle. Plus tard elle expliquait aux gens : « Savez-vous comment on nous a élevés ? Vous ne le croiriez pas. Si le chef de notre Église disait : « Marchez du côté droit de la rue », alors pas question de marcher sur le côté gauche, même si la pluie tombait à flots… Nous en étions ridicules. »
Cette enfance-là n’était plus qu’un souvenir mais elle essayait de la revivre. C’était mieux que les flots de désespoir qui déferlaient en elle à l’idée qu’un fils de sa chair avait tué les fils d’autres mères. Ça lui brûlait dans le cœur comme la douleur qui flambait dans ses genoux, provoquée par son arthrite. La douleur était une bavarde assommante qui ne s’arrêtait jamais et trouvait toujours de nouveaux sujets.
Bessie avait de vieux souvenirs de Provo durant la Première Guerre mondiale. Elle avait cinq ans, et il n’y avait pas de téléphone, pas d’électricité dans leur maison, et un télégramme était une rareté. Les routes n’étaient que des chemins de terre soigneusement entretenus. Les journaux dataient d’une semaine quand on les recevait. Leur maison comprenait deux chambres avec un appentis derrière, et ils allaient par-delà la colline jusqu’au ruisseau pour y chercher de l’eau. Ils en ramenaient deux seaux à la fois, en été sur une petite charrette, en hiver sur un traîneau. Un certain novembre, elle s’en souvenait, le ciel était chargé de neige, et on entendit de terribles sifflements venant de la ville, à trois kilomètres de là. Sa mère ne cessait de dire d’une petite voix craintive : « Oh ! les Allemands arrivent, les Allemands arrivent. » Au lieu de cela, ce fut son père qui arriva à cheval en dévalant la colline, et c’est ainsi qu’ils apprirent la nouvelle que la guerre était finie.
Elle trouvait que Bessie était un prénom horrible. C’était un nom que des gens donnaient à des vaches ou à des chevaux. Elle demandait à tout le monde de l’appeler Betty et le leur répétait tout en cueillant des tomates, des concombres, des haricots et en prenant son tour pour actionner la pompe de la machine à laver. Le soir, autour de la table, leur mère leur faisait la lecture à la lueur d’une lampe à pétrole. « Betty », disait Bessie quand on l’appelait. Elle ressentait la même impression cinquante ans plus tard. Quand on l’appelait Betty, comme l’avait toujours fait Frank, c’était l’époque où ils avaient de l’argent. C’est pourquoi ce fut de nouveau Bessie après sa mort, et elle se sentait pauvre comme une souris d’église.
Elle était assise sur sa chaise, dans cette caravane surchauffée, à respirer l’air brûlant comme à la forge, et dans son cœur comme dans ses poumons revenait la vieille odeur d’un cheval effrayé. En pensant à la voix d’Ida au téléphone, décrivant le sang qu’elle avait vu sur le visage et la tête de M. Buschnell, Bessie éprouva comme un vertige devant cette dégringolade dans le temps depuis que Ida était née avec sa jumelle Ada.
Les jumelles avaient dix ans de moins que Bessie, et Ida était sa préférée. Bessie l’appelait Bootie. Petite Bootie, comme une petite botte. Maintenant Ida était mariée à un homme dont les poings étaient aussi gros que les sabots d’un cheval. Il avait travaillé toute sa vie à faire des chaussures et des bottes. Bessie, qui avait toujours bien aimé Vern, estimait qu’il l’avait poignardée en traître en lui annonçant au téléphone : « Ils vont exécuter Gary. » Elle essaya de penser plutôt à la chambre supplémentaire que son père avait dû ajouter à la maison quand les jumelles étaient nées, et au tub en fer-blanc du samedi soir.
Elle se sentait mieux, les souvenirs agréables lui faisaient l’effet d’un baume sur une blessure. C’est ainsi qu’elle pensa au professeur de danse qui venait tous les vendredis à Salt Lake pour donner des cours. Au lycée, Bessie ne jouait jamais à aucun jeu, elle ne courait pas, elle n’avait même pas le courage de rester assise et de dire : « Dispensez-moi de gymnastique », car elle n’avait pas d’excuses. Tout le monde parlait déjà d’elle : c’était une fille de ferme qui ne pouvait pas travailler au soleil, qui portait de grands chapeaux pour se protéger et des gants longs.
La venue du professeur de danse changea tout. Bessie commença à avoir des vingt en danse, et il la fit danser au premier rang, disant qu’elle était une ballerine née. « Dommage que je n’aie pas pu mettre la main sur elle quand elle avait quatre ans », disait-il.
Bessie écoutait aussi la radio à cette époque et essayait de chanter, mais personne dans sa famille ne savait même fredonner. Tous murmuraient toujours le même air. Plus tard, ce fut pire quand Frank, elle et les garçons essayèrent. À chaque réveillon de Noël, Frank entonnait « Giddyap Napoléon, on dirait qu’il va pleuvoir ». À chaque réveillon de Noël, ils subissaient ça. Gary disait tout haut : « Il y a de quoi vous dégoûter de Noël. » Mais quand venait son tour, Gary avait une voix encore pire. Rien que des grognements et un soprano de jeune fille. On aurait dit un chanteur de chansons de cow-boys qui aurait avalé des cailloux.
Subitement, elle s’évada de ses souvenirs et se dit que Gary allait passer le reste de sa vie en prison. S’il n’était pas exécuté.
Elle ne savait peut-être pas chanter, mais au temple elle était la Reine du Bal Vert Doré. Il y avait quinze filles parmi lesquelles choisir, venant de dix ou douze familles de Grandview Ward, au nord de Provo, au sud d’Orem, mais c’était Bessie qu’on choisissait. Des étudiants venaient de l’université de Brigam Young pour leur apprendre à danser. On aurait dit un film.
Bessie n’aima jamais le cinéma. Elle y allait avec ses parents, mais l’image tremblotait devant ses yeux comme un papillon dans une penderie, et il fallait regarder tout en haut du mur, tout au bout d’une longue salle sinistre, pendant qu’un orgue, dans l’obscurité, jouait à s’époumoner. Il fallait être une adepte de la lecture rapide, ou bien on manquait ce que disaient les acteurs. De plus, le fait d’être bousculée, ça lui donnait des frissons.
L’obscurité des salles de cinéma lui rappelait le lointain Noël où sa sœur Alta avait été tuée quand son cheval s’était emballé et que son traîneau avait heurté un arbre. On avait enterré Alta alors que le sol était couvert d’une épaisse couche de neige, et on avait dû la laisser là, au cimetière, sous la neige. Après cet accident, la famille n’avait jamais vraiment connu d’autres joyeux Noëls. La mélancolie ne cessait de se mêler à la fête, des souvenirs semblant jaillir du sol enneigé.
Bessie le considérait comme le plus mauvais Noël, jusqu’au moment où elle repensa à celui de 1955, lorsque Gary était à MacLaren, et où on avait essayé d’obtenir de la direction du pensionnat qu’on le laissât venir deux jours à la maison. D’abord ils avaient dit oui, mais il avait commis une infraction entre-temps et ils avaient refusé. Comme Bessie et Frank ne pouvaient pas aller à MacLaren le jour de Noël à cause des autres gosses, Gary s’était retrouvé tout seul.
La seule chose à dire pour les heures qu’elle vivait maintenant, sous ce soleil brûlant et dans l’abri sans air de la caravane, c’était que pourtant la chaleur ne lui donnait jamais l’impression d’être aussi seule que l’humidité pendant l’hiver. L’hiver, c’était la période où elle avait si froid que pour tenir le coup elle avait besoin de ressasser toute la vie. Mais aujourd’hui, à soixante-trois ans, Betty se sentait aussi vieille que si elle en avait quatre-vingts tant ses sentiments s’étaient glacés, en plein juillet, à la nouvelle que Gary avait tué deux hommes. Elle ne cessait de voir le visage de M. Buschnell qu’elle ne connaissait pourtant pas, mais cela importait peu car il avait la tête couverte de sang.
« Oh ! Gary, murmurait l’enfant qui ne cessait de vivre en elle, malgré tout ce qu’elle avait subi et subissait encore, avec ses articulations déformées par l’arthrite, oh, Gary, comment as-tu pu ? »
Oui, ce souvenir de la vie qu’on a menée, ça pourrait bien être le meilleur et le seul ami qu’on ait. C’était certainement le seul onguent capable de calmer ses os malmenés qui l’irritaient dans la chair jusqu’à la faire souhaiter de n’être plus qu’un squelette libéré de toute chair.
Aussi pensait-elle souvent aux douces soirées du passé et aux brises sur la colline par les tièdes crépuscules d’été. Elle pensait à quel point jadis elle aimait Provo, et comme elle pouvait rester des heures assise à contempler le même magnifique pic, qu’on appelait le mont Y parce que les premiers colons avaient installé des pierres blanches plates sur son flanc pour dessiner un grand « Y » blanc en l’honneur du vieux Brigam Young. Un jour, lorsqu’elle était enfant, elle regardait le mont « Y », et son père s’était approché. Bessie avait dit : « Papa, je vais réclamer cette montagne pour moi », et il avait répondu ; « Ma foi, mon chou, je crois que tu as à peu près autant de droits que n’importe qui. » Il s’en était allé et elle s’était dit : « Il m’a donné son consentement. Cette montagne m’appartient. » Assise dans sa caravane, elle dit, en s’adressant à cette bonne amie qu’était sa mémoire : « Cette montagne m’appartient encore. »
Bessie étudia beaucoup de robes dans une revue de mode avant de tailler la sienne. Puis s’en alla danser à la salle de bal Uthama à Provo lorsqu’on fit venir des orchestres. Elle avait une amie, Ruby Hills, et le frère de Ruby les emmena dans une Ford modèle A. Il conduisait prudemment. Les routes avaient des ornières aussi profondes que des crevasses dans une roche.
Elle avait des amies dont les noms, une fois mariées, étaient devenus Afton, Davies, Askins et Eva Davall Bricky. Bess sortait avec un garçon qui se ralliait à Brigam Young et qui promettait bien d’être la belle prise à cueillir, mais elle ne pouvait le supporter. Bessie s’intéressait à tout sauf à lui.
Beaucoup la trouvaient agitée. Elle se déplaçait souvent. Avec des amies, elle partit en stop jusqu’à Salt Lake City et même plus loin. Puis elle alla jusqu’en Californie, toujours en stop. Elle partait et travaillait quelque temps, puis elle revenait. Ses parents ne lui posaient pas beaucoup de questions ; il y avait tant de filles. On était élevé à savoir ce qui était bien et ce qui ne l’était pas. Puisqu’on était mormon, on vous avait enseigné précisément comment il fallait se conduire, mais le Christ donnait le libre choix de façonner sa propre destinée. Bessie savait ce qu’elle voulait faire, et de plus en plus souvent elle quittait la maison.
Voilà quelles étaient les idées devenues siennes, et elle n’en parlait jamais à personne. Cela l’irritait d’être maintenant le sujet des cancans de Grandview Ward, quand on la voyait revenir de longs voyages avec de belles toilettes et des bijoux. Elle n’éprouvait aucun plaisir à l’idée que la plupart de ces ravissantes toilettes avaient été taillées et cousues par Bessie Brown elle-même, et si elle avait quelques bijoux, c’était à cause de ses beaux doigts qui lui permettaient de poser pour des bagues. C’est ce qu’elle racontait.
En réalité, elle était amoureuse et vivait à Salt Lake parce que c’était là qu’habitait l’homme qu’elle aimait. Elle faisait le ménage pour une vieille dame qui possédait une grande maison et Bessie vivait toute seule dans une petite chambre d’hôtel. Une fois sa liaison terminée, elle ne sortit plus. Ce fut une année où elle vécut seule et elle était encore trop jeune pour en souffrir. Ça lui plaisait plutôt.
Elle avait une amie du nom d’Ava Rodgers, qui buvait trop, qui faisait la vie et qui était avec un homme qu’elle appelait Daddy. Daddy s’occupait de publicité pour Utah Magazine. Il vendait cent dollars la page de publicité et touchait plus de vingt-cinq pour cent de commission. Ava était très amoureuse de lui, disait-elle. Il avait assurément quelque chose qui attirait les femmes.
« Aujourd’hui Daddy m’a acheté une machine à écrire neuve », fit Ava à Bessie et elle l’invita dans leur chambre. Bessie ne buvait pas – « Je ne suis pas de celles qui lèvent le coude », disait-elle toujours – mais Ava s’envoya deux bières en attendant Daddy. Puis elle essaya de ramasser la machine, seulement elle glissa, rebondit sur le sol et bien sûr se brisa. Une machine à écrire toute neuve. Ça se passait juste au moment où Daddy entrait. Il n’était pas grand, mais il avait l’air costaud et portait des guêtres. On pouvait dire qu’il avait l’air sûr de lui et qu’il avait mauvais caractère. Pauvre Ava. La machine à écrire n’était pas à elle, Bessie ne tarda pas à l’apprendre. Encore un mensonge, encore un sanglot. Daddy agit comme s’il avait un vieux compte à régler avec Ava et que le dernier incident venait s’ajouter à la liste. « Fais tes bagages et taille-toi », lança-t-il.
Un jour, Bessie rencontra Daddy dans la rue et apprit qu’il s’appelait Frank Gilmore. « Je me marie demain, annonça-t-il.
— Félicitations », dit-elle.
La fois suivante où elle le rencontra de nouveau, elle demanda : « Comment va le mariage ?
— C’est fini », répondit-il.
Elle l’aimait bien. Il avait l’air de connaître le monde alors qu’elle n’était qu’une petite fille de ferme. Il savait toujours où il allait. Ils pouvaient faire un jour des courses dans un magasin à prix uniques et le lendemain dans une boutique chère. Il aurait même pu arriver de les voir faire la queue à la soupe populaire, puisqu’on était en 1937, mais elle se sentait bien avec lui. Elle se sentait bien, même lorsqu’il lui gueulait après.
C’était un homme qui avait les pieds sur terre et qui n’était pas commode. Il lui raconta qu’il avait été dompteur de lions, ce qui expliquait les cicatrices de son visage. Il avait aussi été acrobate et funambule, dit-il, mais il boitait. Un jour, au music-hall, lui raconta-t-il, il était si ivre en faisant son numéro qu’il était tombé d’une grande hauteur dans la fosse d’orchestre. Il s’était cassé la cheville. Alors qu’il frisait la cinquantaine et qu’il avait des cheveux gris, il avait encore l’air de penser que toutes les femmes qu’il rencontrait trimbalaient leur matelas dans leur dos. Bessie aimait la manière dont il séduisait les femmes, et ce fut le premier homme qu’elle eut jamais envie de poursuivre.
Elle ne se rendit même pas compte lorsqu’il la demanda en mariage. Un jour qu’ils sortaient d’un cinéma, il dit : « Si on se mariait. » S’agenouiller, ça l’aurait tué. Il serait plutôt mort sur place. Alors il le lui demanda en venant de voir Capitaine courageux.
Il était sobre aussi, mais à sa manière. Le genre d’homme qui pouvait rester longtemps sans boire jusqu’au moment où il décidait de prendre un verre. Alors il continuait jusqu’à être ivre mort. Quelques années plus tard, au cours de leurs voyages, il devait se faire flanquer dehors de plusieurs hôtels à cause de cela.
Pour leur mariage, ils décidèrent d’aller à Sacramento. Il se révéla que Frank avait une mère qui y vivait et qui, toute sa vie, avait été dans le spectacle.
Lorsque Betty demanda ce que faisait son père, Frank répondit qu’il était aussi dans le spectacle.
Avant de quitter Salt Lake, ils s’arrêtèrent à Provo pour voir la famille de Bessie. Comme ils avaient sept filles, ses parents n’allaient pas s’effondrer et sangloter en apprenant la nouvelle. En route pour Sacramento…
Frank n’avait pas dit que sa mère était belle. Bessie fut surprise. Fay avait un sourire éblouissant. Elle était menue, avait les cheveux blancs, les yeux d’un bleu incroyable. Sa peau était sans défaut. Ses dents parfaites. Elle n’avait pas de rides. Même à son âge avancé, qui devait atteindre soixante-dix ans, elle se comportait en véritable reine.
Son nom de scène était Baby Fay. Maintenant, elle était devenue médium et quittait rarement son lit. Elle vivait dans l’immense chambre d’une grande maison de Sacramento, et donnait des ordres à tout le monde. Elle commandait les gens comme si elle agitait une baguette magique. Toutefois, elle n’essaya jamais avec Bessie.
Fay savait se débrouiller. Elle laissa entendre qu’elle était apparentée, en France, à une très grande famille de sang royal, les Bourbon. « Quand vous aurez des enfants, déclara Fay, le sang royal coulera dans leurs veines. »
Le nom de jeune fille de Fay, c’était autre chose. Bessie ne le connut jamais. Dès le début du siècle, elle faisait du music-hall et lorsqu’elle n’utilisait pas le nom de Baby Fay, elle était Fay La Foe. Voilà. Mlle La Foe ne vous racontait pas ce qu’elle n’avait pas envie de dire.
Une fois par semaine, Fay donnait une séance. Parfois une quarantaine de personnes se rassemblaient sur des chaises autour de son lit et payaient cinq dollars chacune. Bessie n’y allait pas. Elle ne voulait pas approcher trop près de ces choses-là. D’ailleurs, il arrivait qu’on parlât à Fay et voilà qu’il y avait un coup frappé au mur ou un bruit sourd au plafond. La nuit, Bessie sentait des présences qui rôdaient sur son lit. Lorsqu’ils furent mariés par Fay (qui avait une licence de pasteur et qu’on qualifiait de spiritualiste) Bessie se demanda toujours quels esprits rôdaient autour du lit de Fay.
Frank et elle commencèrent à voyager. À l’époque où elle fit sa connaissance, Frank habitait Salt Lake depuis plus d’un an, mais ça n’était pas courant. Il aimait aller d’un État à l’autre, vendant de la publicité pour des magazines spécialisés. C’était la plupart du temps des magazines qui n’avaient pas encore paru et qui souvent ne voyaient jamais le jour.
Il avait différents noms. Ceville, Sullivan, Caufman, Coffman, Gilmore et La Foe. Il lui dit un jour que son père s’appelait Weyss et qu’il était juif de ce côté-là, bien qu’il se considérât catholique depuis que sa mère l’avait mis dans des écoles catholiques et l’avait élevé dans cette religion. Néanmoins il avait une ex-épouse juive en Alabama et des femmes dans d’autres endroits. Elles s’appelaient Belly, Nan, Dabs, Millie, Barbara et Jacqueline, et il y en avait une qui avait été une célèbre chanteuse d’opéra. Pour autant que Bessie puisse en être sûre il n’était plus marié à aucune d’elles.
Mais une chose était certaine, il avait été lui aussi dans le spectacle. Les gens de théâtre le reconnaissaient partout. Ils avaient des dîners gratuits chaque fois qu’ils voyageaient. Un jour ils traversèrent même Salt Lake City. Sans s’arrêter. Une brève minute pour traverser les larges, très larges rues. Au long des années ils avaient dû visiter à peu près tous les États sauf le Maine et New York. Ils avaient séjourné dans des hôtels avec des noms comme Carillo Hôtel et Layor Hôtel. Layor, c’était Royal écrit à l’envers. Il avait plusieurs actes de naissance, mais elle ne demanda jamais pourquoi ils vivaient ainsi. Il aurait répondu : « Si j’estimais que ça te regardait, voilà des années que je te l’aurais expliqué. » Malgré tout elle était probablement aussi exotique pour lui qu’il l’était pour elle. Elle avait une éducation si enracinée qu’ils ne se comprirent jamais. Peu importe. Elle ne fit jamais d’effort. Elle pensait qu’on devait aimer les gens comme ils étaient. D’ailleurs, si on pouvait les changer, on les quitterait probablement.
Frank pilotait une grosse voiture. Il enveloppait toujours son corps courtaud et trapu dans des vêtements larges, flottants et confortables. S’il ne mettait pas de bretelles, son pantalon ne manquait pas de tomber. Elle trouvait qu’il ressemblait à Glenn Ford. Des années plus tard, compte tenu du fait qu’il avait eu le visage mâchonné par les lions, elle se dit qu’il ressemblait plutôt à Charles Bronson. Il n’avait assurément peur de personne, sauf du diable.
Il parlait aussi le langage des juifs. Il avait le don de se lier d’amitié avec les juifs. Il savait se montrer plus juif qu’eux et ils adoraient ça. Un jour, Bessie était dans un magasin et acheta quelque chose de cher. Lorsque Frank apprit ce que cela coûtait, il dit : « Tu veux dire qu’il t’a fait payer le plein tarif ? » « Oui, bien sûr. » Il accompagna Bessie chez le propriétaire du magasin et le juif s’excusa parce qu’il ne savait pas que Bessie était la femme de Frank.
Cette visite au cours de laquelle Fay les maria, c’était la première que Frank faisait à sa mère depuis vingt ans. Maintenant, Bessie et lui retournaient de temps en temps à Sacramento. À l’occasion de ces voyages, Bessie ne pouvait s’empêcher de remarquer combien souvent Frank et Fay parlaient de Houdini. C’était leur sujet préféré. On pouvait dire qu’ils le détestaient et qu’ils s’excitaient à le traiter de tous les noms. Il était mort depuis plus de dix ans, mais ils le qualifiaient quand même de charlatan et de va-de-la-gueule. Ça ne dérangeait pas Bessie. De toute façon, ça ne lui avait jamais plu de lire des articles sur Houdini. En fait, lorsque Houdini avait fait devant elle son tour favori, s’évader d’un cercueil plombé plongé dans l’eau, alors qu’il portait des menottes aux poignets et des chaînes aux pieds, cela avait donné à Bessie un sentiment de malaise et même de peur.
Toutefois, Fay et Frank parlaient de lui comme s’ils l’avaient intimement connu. En écoutant leur conversation, Bessie en arriva à la conclusion que c’était Houdini qui avait donné à Fay l’argent pour envoyer Frank dans une école privée. Elle se souvint alors que Houdini avait été tué par un jeune homme qui l’avait frappé au ventre avec une batte de base-ball, et Frank lui avait raconté que son père juif, qui s’appelait Weiss, avait été tué par un coup dans le ventre. Elle apprit alors que le véritable nom de Houdini était Weiss et qu’il était juif aussi.
Fay ne prit pas la peine de dissimuler. Frank, bien sûr, était un enfant naturel. Fay, avant sa mort, montra à Bessie un tiroir de son bureau où étaient enfermés à clef un tas de papiers, en lui disant qu’ils prouveraient la parenté de Frank. Bien sûr, elle ne les sortit pas pour les lui montrer. Elle se contenta de dire à Bessie de ne pas manquer d’être là à son lit de mort. « Je veux que personne d’autre ne les ait », dit Fay d’un ton mystérieux.
Ils étaient à San Diego, lorsque Fay mourut à Sacramento. On prévint quelqu’un dans l’Est. Ce fut aussi dans l’Est qu’on expédia les papiers. Frank et Bessie avaient à peine appris la mort de Fay que l’enterrement était terminé.
Les garçons grandirent donc en étant informés de ces faits. Gaylen, le troisième fils, n’aimait pas spécialement Houdini, mais il était assurément fasciné, car il célébrait toujours l’anniversaire de sa mort le 31 octobre. Il allumait des cierges et organisait une petite cérémonie. Cela tombait toujours le lendemain de l’anniversaire de Frank Jr, le 30 octobre. Frank Jr devint un prestidigitateur amateur et, à quinze ans, appartenait à la Société des prestidigitateurs de Portland. Gary n’y attacha jamais beaucoup d’attention.
Assise dans la caravane, dans la chaleur de juillet, Bessie croyait entendre Brenda le taquiner. « Alors, cousin, te voilà en prison. Houdini aurait dû t’apprendre à t’évader ! »