Gordon Richards appela Mike Deamer à 7 h 35 pour annoncer que la Cour de Denver avait annulé le sursis accordé par Ritter. Pouvait-on procéder maintenant à l’exécution ? Deamer fut extrêmement surpris. Il cria dans l’appareil : « Pas possible ! » Il était absolument stupéfait.
Deamer n’avait jamais supposé que cela se passerait aussi vite. Il s’était imaginé que l’exécution serait reculée de trente jours, ou que, si elle avait lieu, ce serait beaucoup plus tard dans la matinée. Peut-être que vers midi on leur donnerait le feu vert. Il se reprit toutefois très vite et répondit à Richards que le directeur de la prison pouvait accélérer les choses. Mais Richards était inquiet. Il annonça que l’American Civil Liberties Union essayait d’interjeter appel devant la Cour suprême. Fallait-il attendre ? Deamer répondit que la seule ordonnance légitime à prendre effet actuellement était celle rendue par le juge Bullock. Il ne voyait aucun empêchement juridique à aller de l’avant. La loi n’exigeait pas d’eux de prévoir un sursis accordé par un tribunal quelconque, y compris la Cour suprême. Deamer savait que cela prendrait au moins une demi-heure pour transporter Gilmore du quartier de haute surveillance jusqu’à la conserverie. Puisque Denver avait parlé, il ne voyait aucune raison pour ne pas commencer.
Pourtant, dès que Richards et lui eurent terminé leur conversation, il appela malgré tout Denver et parla directement à Howard Phillips en lui demandant de vérifier l’arrêt de la Cour. Phillips le lui lut au téléphone. Tout de suite après, un journaliste de U.P.I., qui avait le numéro de ligne directe de Deamer, téléphona pour demander une interview. Deamer répondit qu’il le rappellerait, mais le reporter ne cessait de poser des questions. Il n’était pas grossier mais assez insistant, si bien qu’en fin de compte, pour s’en débarrasser, Deamer dut lui dire : « Oui, l’exécution va avoir lieu. » Il ne voulait pas repousser complètement le journaliste.
Vers 7 h 55 Gordon Richards rappela. Gilmore se trouvait maintenant sur les lieux de l’exécution et Sam Smith était prêt. Que conseillait Deamer ? Une fois de plus, Mike fut surpris de la rapidité avec laquelle tout se passait. Il confirma à Richards qu’il n’avait entendu parler d’aucun autre sursis et lui dit de procéder à l’exécution. Qu’il le rappelle dès que ce serait terminé.
Deamer estimait que c’était important de prendre une telle responsabilité. Gordon Richards n’était qu’un étudiant en droit de troisième année. S’il donnait un avis juridique à la prison dans une affaire aussi importante, cela pourrait se révéler par la suite un handicap à sa carrière. Le Barreau de l’État ne pardonnerait jamais à un étudiant d’avoir donné une directive. En fait Deamer déclarait donc clairement que c’était lui, Deamer, qui disait : « Exécutez Gilmore. » Si l’A.C.L.U. portait plainte par la suite pour erreur judiciaire, ce serait donc lui l’homme qui aurait pris la responsabilité, Deamer aurait pu, bien sûr, essayer de prendre contact avec Bob Hansen, mais Bob et lui avaient à peu près la même opinion sur presque tous les sujets et il était certain que Bob n’agirait pas autrement. Qu’ils nous attaquent, songea-t-il. Ils savent où nous trouver.
Il aurait pu aussi appeler le gouverneur Matheson pour demander si l’on n’avait pas changé d’avis de ce côté-là, mais il avait déjà eu deux ou trois conversations avec lui et la position du gouverneur avait toujours été qu’il ne voulait pas s’en mêler. Alors pourquoi lui en donner l’occasion aujourd’hui ? Matheson était sans doute chez lui en train de dormir. Deamer n’avait pas envie de réveiller le gouverneur et de le voir s’asseoir dans son lit, au petit matin, peut-être se mettre à avoir des doutes et décider tout d’un coup : « Au fond, je ferais mieux de faire quelque chose et d’appeler la prison. » Il se dit qu’il ferait aussi bien de laisser le gouverneur tout à fait en dehors du coup.
Malgré ces atermoiements Deamer espérait qu’ils allaient en finir aux environs de 7 h 49. Procéder à l’exécution avant le lever du soleil simplifierait le problème. Si Deamer était bien certain de l’argument d’Earl Dorius selon lequel la date signifiait le jour, il pensait aussi qu’il y avait un autre argument en vertu duquel on pouvait prétendre qu’il devait y avoir une certaine précision dans un ordre. Si la partie adverse soulevait jamais le problème que le nouvel arrêt du juge Bullock avait été obtenu dans des circonstances peu convenables puisqu’il n’y avait jamais eu d’audience à ce sujet, Deamer ne voyait aucune raison d’apporter de l’eau au moulin de l’adversaire. Plus près de l’heure du lever du soleil Gilmore serait exécuté, mieux cela vaudrait. La loi n’aimait pas en faire trop. On s’exposerait moins à la critique si on différait l’exécution de quelques minutes plutôt que de quelques heures.
Toutefois, après avoir dit à Gordon Richards d’aller de l’avant, il se rendit compte qu’il était assis là, à son bureau, avec le cœur de Gary Gilmore qui semblait battre entre ses mains. C’était l’heure de la vérité. Deamer avait passé six ans dans l’armée de réserve, avec six mois de service actif dans l’artillerie, mais il n’était jamais allé au combat. Maintenant, il se demandait si ce qu’il éprouvait pouvait ressembler au genre d’émotion que l’on pouvait ressentir quand on était sur le point de tuer quelqu’un ajusté dans son viseur. Il avait assurément une réaction moins précise qu’il ne s’y attendait. C’était difficile, par exemple, de rester assis dans son fauteuil après avoir raccroché. Tout était trop calme, son bureau était trop désert. Il avait travaillé toute la nuit, il était crevé et se sentait crasseux. Il avait besoin de se raser et de changer de chaussettes. Il était non seulement épuisé mais littéralement vidé. Les dimanches étaient souvent durs. Il était le numéro deux dans le groupe de Bob Hansen et il était aussi conseiller en second de son évêque. Les activités paroissiales lui prenaient de quarante à cinquante heures par semaine, sauf quand des obligations légales comme l’affaire Gilmore en absorbaient de soixante à soixante-dix. Malgré cela, il avait passé toute la journée de la veille à l’église et toute cette dernière nuit il l’avait passée à travailler jusqu’à l’aube du lundi. Il se dit que même étant en faveur de la peine capitale, il venait de traverser une longue expérience émotionnelle. Au fond, il s’était toujours attendu à être celui qui aurait à exécuter la sentence. Après tout, il y croyait.
Deamer estimait que nous étions sur terre pour être mis à l’épreuve, pour que l’on voie si nous pouvions vivre vertueusement. La clé, c’était le repentir. Un individu devait réparer de son vivant ce qu’il avait fait de mal, sauf dans le cas d’actions pour lesquelles on ne pouvait obtenir le pardon dans cette vie. L’une d’elles était le meurtre. On pouvait obtenir le pardon pour un meurtre, mais pas dans la vie terrestre. Cela devait être obtenu dans la suivante. Pour expier, on devait se laisser prendre la vie. Deamer n’estimait donc pas qu’en donnant le feu vert, il rendait nulle l’existence de Gary Gilmore. Bien au contraire, il permettrait à Gilmore de passer dans une sphère spirituelle où, à un point quelconque de la route vers l’éternité, ce dernier obtiendrait le pardon des meurtres qu’il avait commis.
Assis seul dans son bureau, contemplant sa grande carcasse peu soignée, Deamer pouvait bien être fatigué jusqu’à la lassitude, il n’en considérait pas moins être dans la ligne de ses buts et de ses ambitions. Il se disait aussi qu’un individu occupant sa position devait être capable de prendre une décision et de la tenir. Aussi, tout en attendant le dernier coup de téléphone de Gordon Richards, il pensa : « Peut-être y a-t-il une raison pour laquelle on m’a confié cette tâche. Je suis peut-être celui qui est capable de l’accomplir. » C’était le genre de pensée qui lui venait à propos de tout ce qu’il faisait. Il se plaisait à croire qu’il avait été envoyé sur terre pour être un de ceux à qui l’on avait confié la mission de faire un peu de bien pour l’amélioration de la société. C’était son espoir d’avoir été élu pour faire partie d’un plan plus vaste.
Lorsque Bob Hansen choisirait de ne plus briguer le poste de procureur général, Deamer serait donc prêt. Depuis des années il jouait un rôle actif dans la politique républicaine et il avait ses ambitions. Parmi lesquelles, au bout du compte, celle d’être gouverneur. Si l’Église croyait au libre-arbitre, elle enseignait quand même que Dieu a des plans prédéterminés et qui s’accomplissent à moins que les individus ne manquent de les suivre. Si lui, Deamer, devenait jamais un dirigeant, alors sans doute avait-il été prévu pour le devenir et ne faisait-il qu’exécuter fidèlement les directives. Cela pouvait même faire partie de sa mission que d’assumer aujourd’hui le poids de l’exécution de cet homme : ce serait une préparation à ce qui serait peut-être le lourd fardeau des responsabilités de l’avenir.
À Washington, devant la Cour suprême, les documents préparés par Al Bronstein arrivèrent devant le juge White vers 9 h 40, ce qui équivalait à 7 h 40 à Denver. En dix minutes les documents étaient de retour. Le juge White avait refusé le sursis. Bronstein était prêt. Dans un cas impliquant une Cour d’appel, il fallait d’abord en appeler au juge de la Cour suprême contrôlant directement cette Cour, en l’occurrence, White. Il soumit donc de nouveau la même requête au juge Marshall. Elle lui revint au bout de quelques minutes signée avec la mention « Requête refusée ».
Bronstein demanda alors à présenter sa requête au juge Brennan pour qu’elle fût soumise à la Cour tout entière. Michael Rodak partit avec les documents et une minute plus tard, Francis Lorsen, l’adjoint du greffier en chef, revint annoncer à Bronstein que les juges de la Cour suprême étaient au vestiaire et s’apprêtaient à ouvrir une session régulière, mais qu’ils étaient repartis pour examiner la demande de Bronstein. C’était extrêmement inhabituel. Vingt minutes plus tard, Rodak remit à Bronstein un court billet disant que la Cour suprême siégeant en séance plénière, par la voix du président de la Cour, le juge Burger, avait refusé le sursis à 10 h 3. Il était maintenant 8 h 30 en Utah et toutes les dernières ressources juridiques avaient été utilisées. Rien ne pouvait empêcher l’exécution de Gary Gilmore.