Accepterait-il au moins de témoigner pour Gary à l’audience de révision de peine [4] ? demandèrent Snyder et Esplin.
Oui, répondit Woods, pas de problèmes pour ça. Mais, les prévint-il, avec la meilleure volonté du monde, que pouvait-il apporter, en toute conscience professionnelle, que le District Attorney ne serait pas capable de démolir ?
Ils ne lui demandèrent pas s’il aimait bien Gary. S’ils l’avaient fait, il n’aurait peut-être pas répondu, mais la réponse qu’il aurait pu donner était : oui, je crois que j’aime bien Gary. Il se peut même que je l’aime un peu plus que je ne voudrais.
Woods avait le sentiment de comprendre quelques-unes des obsessions de Gilmore. Sauter au milieu du pont et faire la course avec le train ou bien se mettre debout sur la rampe au dernier étage de la prison, c’étaient des envies que Woods connaissait bien. Il pensait parfois qu’il s’était tourné vers la psychiatrie pour pouvoir compenser ses propres fantasmes.
Tiens, si Gilmore avait été un homme libre, Woods aurait pu l’emmener faire du rocher. Enfin, il aurait pu s’il en faisait encore. Woods ressentait de nouveau la plongée de sa dernière grande chute sur une paroi de glace. Ça avait mis un terme à ses tentatives d’escalade. Le type qui l’accompagnait avait failli être tué dans une crevasse. Woods connaissait donc la dépression qui s’abattait sur vous quand on cessait de faire des paris insensés. Il connaissait aussi la logique qui vous poussait d’abord à les faire. Aucune récompense psychique ne pourrait être aussi forte que de relever un défi qu’on s’était fait à soi-même.
Si l’on avait vraiment peur, qu’on y aille quand même et qu’on arrive de l’autre côté intact, alors c’était difficile de ne pas croire un instant qu’on était dans le camp des dieux. On avait l’impression de ne pas pouvoir se tromper. Le temps ralentissait. Ce n’était plus vous qui le faisiez. Pour le bien ou pour le mal, c’était ça qui le faisait. On était entré dans la logique de cet autre concept où la vie et la mort avaient autant de rapport que le Yin et le Yang.
C’était une identification que Woods éprouvait. Gilmore, lui aussi, s’était senti l’envie de prendre un risque avec sa vie. Gilmore était resté en contact avec quelque chose qu’il ne fallait absolument pas perdre de vue. Woods savait tout cela, et ça le déprimait. En songeant aux entrevues qu’il avait eues avec Gilmore à l’hôpital, il était gêné de la réserve qu’il avait maintenue entre eux ; il avait même un peu honte de ne jamais avoir entretenu une vraie conversation avec cet homme.
Au bout d’un moment, il parvint quand même à amener Gilmore à parler un peu des meurtres, mais ça n’avança à rien. Gilmore semblait sincèrement déconcerté par son propre comportement. Il reparlait de son impression d’être sous l’eau. « Un tas de choses bizarres, disait-il. Vous savez, c’était inévitable. »
Ce côté vague paraissait tout à fait sincère à Woods. Un détenu essayant de vous convaincre qu’il était fou ferait plus de cinéma. Au lieu de ça, Gilmore donnait l’impression d’un homme calme, pensif, traqué et qui vivait simultanément en bien des endroits.
D’un autre côté, Gilmore avait été complètement isolé. C’était tout à fait contre les idées thérapeutiques de Woods car cela supprimait toute interaction avec les autres patients. Ils avaient une nouvelle forme de thérapie à offrir dans cet hôpital et il était tout à fait d’avis d’en faire profiter Gilmore. Les autorités de la prison, toutefois, avaient seulement accepté de transférer Gilmore de la prison pour ces visites de deux ou trois jours, à condition qu’on le garde bouclé tout le temps. Voilà donc où on en était. Un homme qui avait passé ses douze dernières années presque toujours enfermé chaque nuit dans une cellule de la taille d’un cabinet, continuait à l’être encore.
En outre, ils étaient tous inquiets, lui compris, à l’idée de faire une erreur avec lui, aussi le voyaient-ils toujours par deux. Plus tard, il apprit que Gilmore avait dit : « Une chose que je reproche à Woods, c’est qu’il ne me parle jamais seul. » C’est vrai, songea Woods, j’ai vraiment gardé mes distances.
Bien sûr, il savait pourquoi. Devenir psychiatre avait mis Woods dans un drôle d’endroit, philosophiquement parlant. Il n’aimait pas remuer ses doutes. Les contradictions qu’il avait en lui, une fois mises en mouvement, ne s’arrêtaient pas comme ça. Woods, après tout, n’avait pas le genre d’éducation avec laquelle on se trouvait parachuté dans l’Establishment psychiatrique.
Le père de Woods avait été un sacré joueur de rugby au collège, et il avait essayé d’élever son fils à lui ressembler. Woods avait grandi dans un ranch mais son père avait veillé à ce qu’il jouât au rugby, et c’était un fils qui avait passé son enfance à faire des passes. À peine avait-il eu les mains assez grandes pour tenir un ballon qu’il s’y était mis. Lorsqu’il eut fini ses études secondaires, il eut une bourse à l’université du Wyoming.
À l’université, le vrai talent semblait venir de l’Est. Woods avait l’idée que tout comme les meilleures pommes de terre poussaient dans l’Idaho, de même tous les joueurs de rugby venaient de Pennsylvanie et de l’Ohio. Woods avait toujours cru qu’il était assez bon, assez grand et assez dingue jusqu’au jour où ces joueurs de rugby de l’Est étaient arrivés des villes du textile. Six de ces Polaks, de ces bohémiens et de ces Italiens partageaient la même fille pendant toute leur première année. Ce n’était pas qu’ils ne pouvaient pas en avoir d’autres, c’était qu’ils aimaient bien faire ça en famille. C’était mieux comme ça. Un soir, un de ces monstres, qui jouait comme pilier, en avait eu tellement marre de se faire repousser par une nouvelle conquête qu’il s’était mis à uriner sur elle.
Un autre soir où il avait beaucoup neigé, un groupe d’entre eux partit dans deux voitures pour une balade dans les montagnes. Une bouteille de gnôle dans chaque bagnole. Au retour, en pleine tempête de neige, la voiture de tête déboucha d’un virage, dérapa et vint s’écraser sur une Chevrolet bloquée sur le bas-côté. Il n’y avait que deux joueurs de rugby dans la première voiture, et ils sautèrent au milieu de la route. Woods, dans la seconde voiture qui suivait à vive allure, déboucha du même virage et se jeta dans le fossé pour éviter de les heurter. Les deux gars de la première voiture et les trois de la seconde se donnèrent la main pour remettre sur la route la voiture de Woods. Ça leur parut si bien que les types de la première voiture arrachèrent leur plaque minéralogique et poussèrent la bagnole du haut de la montagne dans le ravin. Elle vint heurter les rochers avec un fracas de tonnerre puis émit toute une série de bruits doux et sourds comme le vent lorsqu’il labourait les épaisseurs de neige. Ils observèrent le spectacle avec le respect que méritent les grands événements.
Évidemment, la voiture qu’il avait emboutie était dans un triste état. Ils décidèrent donc de la remettre sur la route. Woods essaya de les en dissuader. En plein milieu de la discussion, il n’arrivait pas à avaler le fait que lui, avec sa bonne réputation à sauvegarder, jouait les pacificateurs.
Il échoua. Ils se mirent à faire rouler cette épave. Une voiture de police qui remontait la côte évita de peu une collision de plein fouet. Un riche ancien élève régla la facture. On ne perdait pas cinq jeunes étudiants de talent pour si peu.
Woods ne fut jamais une vedette du rugby. Au fur et à mesure des rencontres il en vint à avoir peur. Il pouvait se faire estropier. L’entraîneur qu’il aimait bien s’en alla, et le nouveau trouva que Woods passait trop de temps au labo. Il lui dit de faire plutôt de la gymnastique. Woods ne l’écouta pas. Il ne fut jamais une vedette.
Néanmoins, il n’eut jamais d’illusions sur l’ampleur du problème. Il y avait deux sortes d’êtres humains sur terre et peut-être était-il destiné à connaître les deux. Les civilisés avaient leurs petites habitudes autodestructrices, leur paranoïa contrôlée, mais ils étaient capables de vivre dans un monde civilisé. On pouvait les rafistoler sur le divan. C’étaient les non-civilisés qui causaient du malaise dans les milieux psychiatriques.
Woods se doutait depuis longtemps que le secret le mieux gardé des cercles psychiatriques, c’est que personne ne comprenait les psychopathes et que rares étaient ceux qui avaient une idée de ce qu’étaient les psychotiques. « Écoutez, était-il parfois tenté de dire à un collègue, le psychotique croit qu’il est en contact avec des esprits venus d’autres mondes. Il est persuadé qu’il est la proie des esprits des morts. Il est terrifié. Selon lui, il vit dans un champ de forces mauvaises.
« Le psychopathe, aurait voulu leur dire Woods, habite le même endroit. Seulement il se sent plus fort. Le psychopathe se voit comme une force puissante dans ce champ de forces. Il croit même parfois qu’il peut partir en guerre contre eux et gagner. Alors s’il perd vraiment, il est près de s’effondrer et peut être aussi hanté qu’un psychotique. » Un moment, Woods se demanda si c’était la façon de lancer un pont entre le psychopathe et le dément.
Mais il en revenait toujours à la même difficulté. Ce discours n’était d’aucun usage juridique pour Snyder et Esplin. On ne pouvait pas comparaître devant un tribunal en invoquant des esprits d’autres mondes.
Il restait bien une possibilité légale. Dans le dossier venant du pénitencier de l’État d’Oregon, se trouvait cette note psychiatrique du Dr Wesley Weissart, de novembre 1974 :
J’AI L’IMPRESSION QUE POUR L’INSTANT GILMORE EST DANS UN ÉTAT DE PARANOÏA, SI BIEN QU’IL EST INCAPABLE DE DÉCIDER CE QUI LUI CONVIENT LE MIEUX. IL EST TOTALEMENT INCAPABLE DE CONTRÔLER SES IMPULSIONS HOSTILES ET AGRESSIVES… JE ME SENS PLEINEMENT JUSTIFIÉ D’ADMINISTRER À GILMORE DES MÉDICAMENTS CONTRE SA VOLONTÉ CAR IL POSE UN SÉRIEUX PROBLÈME AUX PATIENTS ET À L’ÉTABLISSEMENT TOUT ENTIER.
C’était là le rapport embêtant auquel le Dr Kiger avait fait allusion lorsque ses collaborateurs avaient interrogé Gilmore. « Pourquoi, ne faites-vous pas venir ce docteur pour témoigner ? » demanda Woods à Snyder et à Esplin.
Gary ne voulait pas de lui, voilà pourquoi. Gary avait dit : c’est un véritable salaud, dégueulasse et pourri. Il ne voulait pas être soumis à l’expertise de cet homme-là.
Woods dit que même s’il devait aller dans l’Oregon et ramener ce type ligoté, ils devaient le faire venir pour le procès.
C’était très difficile, répondirent-ils, de forcer quelqu’un à répondre à une convocation s’il vivait en dehors de l’État. Woods dit : « Mon vieux, ça me semble essentiel. »
Snyder et Esplin téléphonèrent à Weissart, mais il leur répondit qu’il n’avait pas envie d’être impliqué là-dedans. Ils eurent l’impression que, s’il devait venir à la barre, il dirait que Gilmore était peut-être un paranoïaque complet mais qu’il n’était pas, au sens légal du terme, psychotique. Encore une impasse.
Woods avait perçu la différence existant entre les ténors rompus aux procès et les jeunes avocats. Une sacrée différence. Il leur dit, aussi diplomatiquement qu’il put : pourquoi ne trouvez-vous pas quelqu’un d’autre qui puisse, dans ce cas précis, donner des arguments valables ? Il n’arrivait pas à se faire comprendre. Ils insistaient pour essayer de trouver un expert qui certifierait que Gary était victime d’une maladie mentale.
En fait, Woods détestait la prolixine. Il considérait ce médicament comme une incarcération à l’intérieur de l’incarcération. Un matin, il s’éveilla même, épuisé par un rêve concernant Gilmore et dans lequel il menait un contre-interrogatoire :
QUESTION : Quelle était sa dose ?
RÉPONSE : Cinquante milligrammes par semaine, c’est à peu près la dose moyenne.
QUESTION : Mais ça l’a fait gonfler, n’est-ce pas ?
RÉPONSE : Oh ! toutes ces drogues antipsychotiques ont des effets secondaires. Plus le médicament est puissant, plus il est capable de provoquer des effets secondaires. La prolixine en donne bien plus que la thorazine.
QUESTION : Quel est donc l’avantage d’utiliser la prolixine ?
RÉPONSE : On n’a qu’à lui administrer le médicament une fois par semaine, plutôt que d’essayer de le lui donner chaque jour.
QUESTION : C’est donc vraiment le problème de le lui administrer.
RÉPONSE : C’est exact.
QUESTION : Si vous avez à seller un cheval ombrageux, vous voulez pouvoir le faire une fois par semaine et pas deux fois par jour.
RÉPONSE : C’est exact. La prolixine est actuellement le seul médicament sur le marché qu’on peut administrer à intervalles non réguliers. Tous les autres doivent être administrés à heure fixe, deux ou trois fois par jour, ou une fois par jour.
QUESTION : De quels effets secondaires souffrait Gilmore ?
RÉPONSE : Il avait une réaction vraiment sérieuse. Je me rappelle qu’il avait les pieds enflés et du mal à mettre ses chaussures, il avait du mal à marcher, il avait aussi les mains enflées. Il supportait vraiment une réaction importante.
QUESTION : Combien de temps cela a-t-il duré ?
RÉPONSE : Attendez, laissez-moi vous expliquer, la prolixine est un médicament à action longue. Vous faites une piqûre aujourd’hui, mais le produit ne sera sans doute pas complètement éliminé avant six à huit semaines. C’est pourquoi, si une réaction se produit, il faut au moins deux ou trois mois pour s’en remettre.
QUESTION : Alors, qu’est-ce que vous avez utilisé comme médicament quand la prolixine n’a pas marché ?
RÉPONSE : Je ne crois pas avoir utilisé aucun médicament après cela.
QUESTION : Alors, c’était juste un problème…
RÉPONSE : Un problème de discussion, on a juste discuté.
QUESTION : Comment Gilmore lui-même a-t-il réagi à la prolixine ? Je veux dire, lorsqu’il a souffert des effets secondaires, comment a-t-il réagi dans ses rapports avec vous ?
RÉPONSE : Eh bien, naturellement, il n’était pas content de moi du tout.
QUESTION : Il était paranoïde à votre égard, n’est-ce pas ?
RÉPONSE : Oh ! oui, absolument.
QUESTION : Il pensait que vous cherchiez à l’avoir.
RÉPONSE : Ma foi, oui.
QUESTION : Aviez-vous des remords concernant l’usage de la prolixine ?
RÉPONSE : Ma foi, je n’aime constater chez personne ce genre de réaction et ça ne m’a pas plu de voir que c’était le cas pour Gary. Toutefois, étant donné la façon dont les choses ont évolué, j’ai eu l’impression qu’après cela nous nous entendions assez bien.
QUESTION : Vous ne vous inquiétez pas à propos de la prolixine, dans la mesure où vous ne savez pas exactement ce que ça fait ? En schématisant, on peut dire que vous vous trouvez devant une machine à deux leviers. Vous enfoncez un levier à une extrémité et l’autre sort au bout de la machine. Ce qui se passe dans ta machine, vous n’en savez rien. Est-ce une description correcte des effets du médicament ? Que vous ne pouvez pas préciser le processus intérieur qui se déclenche ?
RÉPONSE : Eh bien, là… ma foi, vous avez peut-être raison. En vérité, nous ne connaissons pas les effets directs de ces médicaments antipsychotiques sur les cellules du cerveau…
Woods n’était pas du tout certain que la prolixine n’avait pas causé de réelles lésions au psychisme de Gary. Des champs entiers de l’âme pouvaient se trouver défoliés sans qu’il en reste jamais une trace. Mais comment en convaincre un jury ? Le médicament avait été accepté par toute une génération de psychiatres. Une fois de plus, Woods regrettait de ne pas avoir un véritable avocat virtuose capable de manipuler un jury comme un ballon de basket en le faisant rebondir devant le tribunal.