Julie Jacoby sortit de bonne heure pour se rendre à la veillée. Le Révérend John Adams se trouvait avec elle dans la première voiture. Rompu depuis longtemps aux manifestations, il désirait s’entretenir avec le shérif du canton de Salt Lake pour assurer la protection de ses fidèles.
Grave ennui : on ne les laissait pas pénétrer dans l’enceinte. La police de l’État les orienta sur une route d’accès. Au bout d’un moment, ils apprirent que bien peu de reporters s’occuperaient d’eux.
La nuit tomba et le froid vint avec elle. Le service religieux se poursuivit quand même. Il n’y avait que quarante ou cinquante personnes qui récitèrent des litanies. Une équipe de télévision alluma ses projecteurs pour permettre aux fidèles de lire les répons. Sur les conseils de John Adams, Julie avait vidé ses armoires et tiroirs de tous les vêtements chauds qu’elle possédait et les avait apportés pour les gens qui viendraient insuffisamment vêtus. Puis le pasteur lui emprunta sa Subaru et fit plusieurs allers et retours pour amener les fidèles du motel Howard Johnson à Salt Lake qui avait été choisi comme lieu de rassemblement. D’autres profitèrent de ces allers et retours pour s’en aller. Il passa donc toute la nuit à véhiculer des gens.
À 5 heures de l’après-midi, quand Toni alla rejoindre Gary, la presse s’était déjà rassemblée sur le parking. Les journalistes s’agglutinèrent autour d’elle près du portail donnant accès au quartier de haute surveillance. Ce serait encore pire quand elle ressortirait. La presse serait plus nombreuse. En suivant le couloir entre les barrières de fil de fer barbelé, sur la neige, battue par le vent qui soufflait de la montagne, Toni pensa à la première visite qu’elle avait rendue à Gary deux jours avant son anniversaire. Elle ne savait pas alors si elle lui pardonnerait. Mais en constatant combien sa visite étonnait Gilmore, elle lui demanda ce qu’elle pourrait lui envoyer. Il avait envie de deux tricots de corps, très grands, avec les épaules renforcées, ce qui compenserait l’absence de manches. Depuis, elle était retournée le voir. Il l’accueillait toujours en s’exclamant : « Dieu ! que tu es belle. » Elle en rougissait.
Ce dimanche-là pourtant, ce n’était pas la même chose ; coïncidence curieuse, c’était l’anniversaire de Toni et la famille Howard irait souper chez elle. Aussi, pendant le temps où elle pensait à sa visite, Toni avait préparé le repas du soir en se demandant si elle pourrait voir Gary assez tôt pour être de retour à 7 heures quand arriveraient les Howard.
Il était 6 heures moins 10 quand on la laissa enfin entrer au parloir où il lui fallut encore attendre vingt minutes avec les autres visiteurs. À peine arrivé, Gary la remarqua et l’étreignit aussi vigoureusement que s’il voulait briser toute la glace de l’hiver. Il la serra ainsi avec une telle ardeur et si longtemps qu’elle se demanda s’il finirait par la lâcher. Sa mère, qui se trouvait auprès d’elle, lui dit : « Maintenant, c’est mon tour. » Gary lâcha Toni d’un bras et de l’autre serra Ida contre lui. Mieux encore, quand sa tante recula d’un pas, il souleva Toni et lui donna un gros baiser sur les lèvres. Il la tenait encore un quart d’heure plus tard quand les deux femmes furent absolument obligées de s’en aller.
« Tu reviendras, n’est-ce pas ? » demanda Gary. Toni ne l’avait pas envisagé. Cela apparut dans son regard. Alors Gary lui dit : « Retourne chez toi, prends soin de tes beaux-parents et reviens. » Ce n’était pas aussi simple qu’il le pensait. D’abord elle devait éviter de vexer les Howard. Ensuite, et plus important, elle ne pouvait passer que le dimanche avec Howard, qui travaillait en semaine sur un chantier de construction dans le sud de l’État.
Avant qu’elle ait eu le temps de répondre oui ou non, Gary lui donna un autre gros baiser d’anniversaire. Puis Moody et Stanger conduisirent la mère et la fille par les couloirs et jusqu’aux palissades de fil de fer barbelé et enfin jusqu’à la foule qui grossissait. Toni comprit d’où venait le nom de la presse : les journalistes faillirent l’étouffer. Mais cela l’émut moins que de quitter la prison pour retourner chez elle préparer son dîner d’anniversaire.
Bob Moody avait commencé sa journée de dimanche à 6 heures du matin pour assister à une réunion du Conseil supérieur. Cela dura jusqu’à 8 heures. À 9 heures et demie, il se rendit à une réunion de diaconat. Il retourna chez lui pour conduire sa famille à l’église, se rendit à la prison et alla chercher les siens quand l’école du dimanche se termina à 1 heure de l’après-midi. Toute la famille Moody alla déjeuner. À 16 heures, Ron Stanger et lui furent prêts pour aller à la prison.
Vern et Ida étaient déjà sur le parking. Toni les rejoignit avec deux cousins entre deux âges de Gary : Evelyn et Dick Gray. On les emmena tous, avec le Père Meersman, au quartier de haute surveillance. Le lieutenant Fagan les reçut aimablement cette fois et leur indiqua où se trouvaient les commodités. On avait nourri les détenus de bonne heure. Les portes entre le parloir et la salle à manger du quartier étaient ouvertes, si bien qu’ils purent passer d’une pièce dans l’autre pendant la soirée. Cela leur donnait beaucoup d’espace ; environ une trentaine de mètres en droite ligne. Il y avait aussi deux petites pièces supplémentaires pour des conversations privées. Le bureau du lieutenant Fagan était ouvert ainsi que la cuisine et la cabine à cloisons de glace où ils parlaient auparavant à Gary.
Tout cela se trouvait à l’entrée du quartier de haute surveillance, juste derrière les deux portes coulissantes permettant de communiquer avec l’extérieur. Au-delà du parloir, derrière une porte à barreaux, s’étendait le long vestibule traversant le quartier et donnant accès aux diverses rangées de cellules. Moody n’était jamais allé aussi loin et ne connaissait donc pas ce lieu qui l’intimida quelque peu. Avec ses couloirs divergents, ce vestibule ressemblait aux anciennes maisons de détention d’un aspect oppressant. Des cris, des gémissements montaient des cellules jusqu’à eux mais atténués, comme provenant de sous la terre.
Étant donné qu’ils étaient convenus de rester toute la nuit et voulaient apparaître dans leur meilleure tenue le lendemain matin, Moody et Stanger étaient venus avec des vêtements de rechange. Ils s’étaient aussi munis de biscuits et de boissons sans alcool. Cette précaution se révéla inutile car l’administration pénitentiaire servit de légers rafraîchissements : tang, koolaid, galettes et café. Puis le Père Meersman se procura un poste de télévision et le brancha. Quelqu’un était parvenu à introduire un appareil de stéréo avec quelques disques. Trois ou quatre gardiens circulaient dans la cuisine, le réfectoire et le parloir ; allaient et venaient aussi le Père Meersman, Cline Campbell, les deux avocats, les cousins Gray, Vern, Toni et Ida. Cela faisait une assistance suffisante pour une espèce de petite fête, abstraction faite du gardien de service pendant toute la nuit dans la cabine de verre dominant le parloir.
À peu près toutes les deux heures, quelqu’un apportait des médicaments. La soirée s’écoulant, Bob Moody supposa que l’administration était en train de droguer Gary. Sans aucun doute, les pharmaciens considéraient cela comme un acte de miséricorde. En effet, dès les premières heures de la soirée, Gary parut de plus en plus heureux. Il fut d’abord enchanté de voir Toni, l’étreignit, la bécota avec enthousiasme. Bob, Ron, Vern et les autres se tinrent à l’écart et se gardèrent de l’interrompre pendant qu’il jouissait de cette visite. Les gardiens, quant à eux, avaient des corvées à accomplir. Ils apportèrent deux ou trois lits de camp avec matelas et oreillers et disposèrent de quoi boire et manger sur les tables du réfectoire. Toutefois Toni ne resta pas longtemps ; Ron et Bob la menèrent, entre les deux palissades de fil de fer barbelé, jusqu’à la cohue de la presse. Pratiquement ce fut un exploit. Quand ils parvinrent à la faire monter dans sa voiture, les projecteurs les avaient tellement éblouis qu’ils se crurent aveugles et se demandèrent s’ils n’allaient pas sombrer dans la démence générale. Cette nuit-là, la presse les considéra comme des magiciens parce qu’ils avaient vu l’Homme et pouvaient parler de lui.
Ils ne cessaient de répéter : « Pas de commentaire. » Ils se mirent en quête de Schiller et tinrent suffisamment les médias en haleine pour que Vern parvint à se glisser dans la foule pour s’entretenir avec Larry.
Moody et Stanger parvinrent peut-être pendant quelque temps à satisfaire la majorité des reporters mais ceux-ci étaient nombreux. Certains s’agglutinèrent autour de Larry et Vern. Dans la cohue, Vern put à peine chuchoter : « Vous avez l’alcool ? » Schiller le rassura à ce sujet et Vern demanda : « Comment parviendrai-je à l’introduire dans la prison ?
— Glissez les petits flacons sous vos aisselles et serrez les coudes, dit Larry.
— D’accord, répondit Vern. Mais comment les passer sous mon manteau ? » La presse les cernait aussi étroitement que deux joueurs d’une équipe victorieuse surpris sur le terrain après le match.
Schiller pivota sur lui-même et vociféra : « Vous ne pourriez pas laisser respirer cet homme ? Vous l’étouffez ! Reculez ! » Il repoussa légèrement ceux qui se trouvaient au premier rang, sans brutalité, mais en usant d’un mélange de pression et d’exaspération qui est toujours efficace avec les reporters. « Laissez-le donc vivre », répétait-il. La cohue s’écarta d’un mètre peut-être un peu plus, ce qui permit à Vern de disposer des fioles. Quand Larry se tourna vers lui, l’oncle de Gary était prêt à s’exposer aux faisceaux des projecteurs pour gagner le parloir. Gilmore commençait sa dernière nuit sur terre.
Les petits flacons ne durèrent guère. De temps en temps, Gary disparaissait dans une des petites pièces, buvait un petit coup et revenait en clignant de l’œil. Moody l’approuvait. Puisque c’est tout ce que demandait cet homme, tant mieux s’il s’offrait ce plaisir. Quant à lui-même, l’avocat n’avait pas bu d’alcool depuis des années, mais il s’agissait d’une occasion exceptionnelle. Une petite voix lui disait que Gilmore allait affronter son Créateur à la fin de la nuit et que se présenter la tête embrumée par l’alcool serait fâcheux. Pourtant il considérait cette indulgence identique au dernier repas qu’on accorde toujours au condamné. S’il a envie de nous quitter soûl, c’est son droit. Il se rappela que Gary avait délibérément refusé toute drogue parce qu’il ne voulait pas que le monde le croie incapable de faire face au peloton d’exécution. Mais maintenant on lui apportait des médicaments et il sifflait de la gnôle.
Compte tenu de la satisfaction que manifestait Gary, de la manière dont il supportait sa légère ébriété, car il ne s’enivra pas, l’ambiance de la soirée devint agréable. Gary emmena même un des gardiens dans une des petites pièces, à l’écart, et lui offrit une rasade du médicament contenu dans les bouteilles envoyées par Schiller.
L’idée qu’il pourrait serrer la main de Gary, le regarder droit dans les yeux pendant un instant, plaisait à Bob. Son désir de choses aussi simples s’était accru d’une manière inattendue au cours des semaines d’interviews. C’était en outre la première fois qu’il se trouvait avec le condamné sans avoir des choses sérieuses à discuter avec lui. Il se réjouissait donc de voir Gary se détendre et passer la soirée avec plaisir.
Tout se déroulait simplement, dans une atmosphère de quiétude. Au fil des heures Ron et Bob se levaient, allaient à la cuisine boire un verre de rafraîchissement. Evelyn et Dick Gray ainsi que Vern allaient et venaient d’un bout à l’autre du local mis à leur disposition. L’angoisse des secondes qui passent, des horloges qui tournent et l’idée que hors de la prison des avocats s’efforçaient encore d’obtenir un sursis d’exécution… tout cela leur échappait.
Au début de la soirée, quand ils pénétrèrent dans le parloir et y trouvèrent Gary presque en liberté, sans être séparé des visiteurs par une cloison de verre, donc à même d’aller vers eux et de les toucher, Stanger le salua chaleureusement, lui serra la main et lui posa un bras sur l’épaule : pas une étreinte évidemment, mais un geste viril. Se trouver ainsi, ensemble, face à face, équivalait presque à une victoire, pensa l’avocat et cette idée éclaira longtemps ses pensées.
Un peu plus tard, alors que la soirée s’écoulait encore agréablement, Ron parla du temps où il pratiquait la boxe à l’université Brigham Young. Gary indiqua qu’il s’y connaissait assez bien dans ce sport. Tous deux se levèrent et mimèrent un combat. Au début, Ron pensa qu’il s’agirait seulement de lancer quelques coups mais Gary prit ça autrement. En réalité, il n’était pas boxeur mais il avait l’expérience de la bagarre de rue. Il cognait vivement. Ron esquivait. Gilmore se prit de plus en plus au jeu. Plus il frappait fort, plus il était heureux. Cela dénotait évidemment un fond de malice. N’esquivant pas toujours assez vite, Ron recevait quelques coups aux épaules, aux bras ou aux mains. À un moment, comme s’il s’agissait encore d’un amusement, Gary commenta son propre style : « Je ne mène pas le combat, je riposte seulement. » Mais à ce moment-là, il frappa. Ron pivota sur lui-même et pressa Gary de l’épaule assez vivement. Puis il s’éloigna. Mais Gary le poursuivit. Ce n’était plus un jeu. Il tenait, semble-t-il, à prouver la vigueur de ses muscles. Deux directs atteignirent presque Ron à la tête. Pendant les quelques premières vingt ou trente secondes, l’avocat se sentit en pleine forme. Il était plus rapide que Gary. Mais, au bout d’une minute, chaque mouvement respiratoire lui rappela son âge. De plus, Gary le dépassait de quelque cinq centimètres par la taille et avait plus d’allonge. Bientôt l’avocat éprouva la même impression que lorsqu’il entrait dans le quartier de haute surveillance où les détenus ne se préoccupaient que de leurs corps et de leur forme. Leur présence l’écrasait psychologiquement. En manifestant leur vigueur, ils semblaient dire : « J’ai plus le droit que toi d’être libre, mon bonhomme. » Enfin, Ron eut l’occasion de prendre Gary à bras-le-corps ; il l’étreignit brièvement en souriant, s’écarta et signifia que ça suffisait.
Après cet exercice, Gary lança quelques appels téléphoniques. Ron l’entendit parler à l’émetteur de radio spécialisé dans le country-and-western ; pour les embêter, il leur reprocha la mauvaise qualité de leur musique mais surtout il les remercia de jouer souvent Marcher sur les traces de ton esprit ; ensuite il alla dans le bureau de Fagan pour appeler sa mère. Ron n’essaya évidemment pas d’écouter mais Gary reparut tout joyeux parce qu’il avait aussi parlé à Johnny Cash. Puis il se mit à circuler d’une manière désordonnée, comme si entendre l’appareil de stéréo jouer des airs de danse et ne pas avoir de cavalière à sa disposition l’exaspérait. Pourtant, jusqu’alors la bonne humeur avait continué à régner. Si désagréable qu’il eût été, le combat de boxe avait établi une sorte d’intimité entre le condamné et l’avocat. Bien qu’on ressentit des hauts et des bas, tout le monde restait à peu près de bonne humeur. Pendant un moment de silence, Gary aborda Ron et demanda à lui parler en particulier. Ils s’assirent ensemble sur un banc, dans un coin du parloir, à l’écart des autres.
Gary déclara abruptement qu’il possédait cinquante mille dollars et regarda Ron droit dans les yeux. Ses iris d’un bleu clair parurent alors aussi profonds que le ciel par un de ces étranges matins où il n’est pas possible de prévoir s’il fera beau ou mauvais temps. « Oui, Ron, j’ai cinquante mille dollars ou, plus exactement, je sais comment y accéder et je vous en donnerai le moyen. En échange je ne vous demande qu’une chose : la prochaine fois que vous sortirez, laissez-moi la clé du placard où vous avez mis vos vêtements de rechange. » Ce placard se trouvait dans une des petites pièces attenantes au réfectoire. « Il y a ici tellement de chahut, poursuivit Gilmore, que les gardiens n’y verront que du feu. Laissez-moi la clé c’est tout.
À quoi voulez-vous en venir ? » demanda Ron. Sa propre naïveté l’étonnait. « Expliquez-moi exactement ce que vous entendez faire ? » À cette deuxième question il se trouva lui-même encore plus stupide.
« Si je peux franchir les deux portes dans vos vêtements, je suis dehors. Au-delà il n’y a rien que la porte donnant accès à l’extérieur et elle est toujours ouverte. Je n’aurai plus qu’à grimper le long de la palissade de barbelés et rouler par-dessus arrivé en haut. Je me déchirerai vêtements et peau mais ça ne fait rien.
— Et du sommet vous vous laissez tomber ? demanda Ron.
— Oui. Ensuite je prends mes jambes à mon cou. Dès que j’ai franchi les deux portes d’ici, je suis dehors. Vous avez bien des vêtements de rechange ? »
Alors Ron comprit pourquoi Gary faisait tellement d’exercices de gymnastique chaque jour depuis sa condamnation. Il s’obligea à regarder le condamné droit dans les yeux et répondit : « Quand nous nous sommes mis d’accord, Gary, il n’était pas question de trucs comme ça. (Il marqua une pause puis reprit :) Après avoir passé tant d’heures ensemble, je me sens votre ami. Je ferais n’importe quoi pour vous mais je ne veux pas fourrer mes enfants et toute ma famille dans le pétrin. »
Gary hocha la tête. Il acceptait cette réponse sans dépit et parut moins découragé que confirmé dans ses prévisions.
Ron se rappela que lorsque Toni et Ida étaient parties, Gary s’était livré à une petite comédie en se coiffant du chapeau de la fille et en enfilant le manteau de la mère. Ensuite il avait feint de vouloir franchir le sas avec elles. À ce moment-là tout le monde en avait ri, même le gardien débutant, un jeune type que Ron n’avait encore jamais vu dans la prison. Toutefois, si ce geôlier avait ouvert les deux portes à la fois, Gary aurait filé. Bon Dieu ! Soudain Stanger comprit le secret du condamné. Gary disait vrai : s’il lui fallait rester en prison, il préférait mourir ; mais s’il pouvait prendre le large, c’était une autre affaire.
Assis sur un banc, s’efforçant de ne pas penser à la douleur qui lui tenaillait le genou, Vern était très ému, affligé et las ; son estomac se crispait de temps à autre. Son visage était figé sur une expression d’impassibilité qu’il lui était difficile de maintenir. À un moment, il faillit éclater sans savoir s’il retenait un cri de douleur ou un éclat de rire. C’était au moment où Gary disait au téléphone : « Vous êtes bien le vrai Johnny Cash ? » Pouvait-on imaginer rien de plus insensé ?
Un peu plus tard, Gary circula, coiffé du chapeau de Robin des Bois que Vern lui avait acheté au magasin d’alimentation Albertson. Cet article de bazar était beaucoup trop grand. C’était le dernier qui restait en rayon. Quand il l’avait vu, avec sa longue plume incurvée, Vern s’était tourné vers Ida et lui avait dit : « Il aime porter des trucs marrants. Je l’achète. » Comment peut-on aimer un type rien que parce qu’il aime des déguisements de ce genre ?
Gary était plein d’amour cette nuit-là. Vern ne l’avait jamais vu aussi riche. La seule chose qui pouvait encore l’irriter c’était la prison et, même à ce sujet, il était drôle, « Ma dernière nuit, répétait-il en souriant. C’est ma dernière nuit alors on ne peut plus me punir. » De nouveau Vern fut près de pleurer. Il se rappela sa visite à la prison longtemps auparavant, quand Gary lui avait dit d’emblée : « Vern, inutile de parler de ma situation. J’ai tué ces deux hommes et ils sont morts. Je ne peux pas les ressusciter. Si je le pouvais, je le ferais. »
Un peu plus tard, Stanger s’inquiéta. Le projet d’évasion pour lequel Gary lui avait demandé son aide l’avait bouleversé. « Eh dites-donc ! clama-t-il, si on mangeait de la pizza ? » Il s’adressa ensuite au lieutenant Fagan pour lui demander s’ils auraient la permission de sortir et de revenir. L’idée de manger une pizza plaisait à tout le monde. Stanger n’avait que six dollars sur lui, aussi le Père Meersman lui donna un peu d’argent et Fagan se fendit de deux dollars. Quelques-uns des gardiens participèrent aussi. Puis Vern émergea d’une rêverie et déclara : « Reprenez votre fric. C’est moi qui paye les pizzas. Débrouillez-vous pour les apporter. »
Fagan offrit de lui-même une voiture et un gardien pour la conduire. Ron, Bob et le gardien sortirent, montèrent aussitôt en voiture et s’arrêtèrent d’abord au parking où Stanger eut le temps de débarquer, repérer la voiture de Larry, l’aborder et lui dire : « Gary vous appellera à 1 h 30 du matin.
— Ça va, dit Schiller, je sors avec vous. »
À ce moment-là les journalistes ne bourdonnaient plus autour de Schiller. Le froid paralysait tout le monde. Chacun sirotait dans sa voiture. Schiller put donc traverser le parking et grimper dans la voiture sans être remarqué par la presse. Le gardien qui la conduisait lui demanda : « Qui êtes-vous ?
— Je dois sortir avec vous », répondit tout simplement Schiller qui s’allongea sur le plancher de la voiture. Cependant un reporter avait harponné Stanger. Moody le rejoignit et il leur fallut cinq bonnes minutes pour se libérer. Enfin la voiture roula jusqu’au portail qui s’ouvrit et ils furent dehors. Schiller se leva et tout le monde éclata de rire.
S’ils avaient conduit Larry jusqu’à Orem, on se serait demandé à la prison pourquoi la voiture restait si longtemps à l’extérieur. Ils filèrent donc jusqu’aux confins nord de Salt Lake. De là Schiller téléphona à son chauffeur » Ainsi arriva-t-il à son motel avant minuit pour attendre l’appel de Gary.
La pizzeria était la seule boutique ouverte et ils furent les derniers clients. Bob Moody commanda les pizzas avec jambon, saucisse et poivron en croyant épater les autres par ses connaissances en la matière. Ils prirent aussi de la bière. Quand ils arrivèrent au portail de la prison, on fouilla leur voiture et on confisqua leur bière. Ils en furent outrés mais le gardien de service resta intraitable : aucune boisson alcoolisée n’était tolérée dans la prison. Le plus drôle, c’est qu’il n’ouvrit pas les cartons des pizzas dans lesquels ils auraient pu dissimuler au moins cinq pistolets. Ensuite ils suivirent l’allée depuis l’enceinte jusqu’à la porte du bâtiment administratif. La voix d’un gardien juché sur un mirador tomba du ciel comme celle du Tout-Puissant parlant du haut des nuages : le règlement interdisait la pizza. Inacceptable.
Ils contestèrent et la discussion dura jusqu’à ce qu’un changement de consigne leur parvint : tout compte fait ils pouvaient entrer avec la pizza mais Gary n’en aurait pas, parce qu’il n’avait pas inscrit cet article sur le menu de son dernier dîner.
Moody s’imagina la scène qui se déroulait dans le bureau du directeur de la prison. Une délibération fiévreuse. Comment ? Des vivres apportés de l’extérieur ? Arrêtez ça ! Lorsqu’ils arrivèrent à la porte du quartier de haute surveillance, Bob et Ron, exaspérés, restèrent dehors pour manger leur pizza en grelottant. Quand ils rentrèrent, le lieutenant Fagan était très gêné par cette affaire. C’était un homme généralement accommodant, de petite taille, mince, aux cheveux et à la moustache blancs, vêtu avec soin. Mais la réaction de ses supérieurs le mettait de mauvaise humeur. Au bout d’un moment, un gardien vint annoncer que Gary pourrait manger une tranche de pizza. Évidemment le condamné ne voulut même pas en entendre parler. En considérant le mur dont la peinture s’écaillait, il déclara : « J’espère que mon dernier repas plaît à tout le monde. »
Cependant le Père Meersman ne cessait d’entrer et sortir. Il tenait l’assistance au courant de ce qui se passait à la direction et, pensa Bob, racontait à la direction ce qui se passait au parloir.
Après l’épisode de la pizza, un sentiment d’humiliation prévalut. Le soir précédent, Gary aurait pu demander n’importe quel plat. Le directeur aurait signé sa commande et il aurait pu le manger cette nuit-là. Mais désormais il était trop tard. Toutefois, deux pharmaciens vinrent donner des pilules au détenu. On lui avait refusé la pizza mais on le nourrissait de calmants. Stanger conclut qu’un seul adjectif qualifiait l’administration pénitentiaire : superbe.
Ils apprirent aussi que Sterling et Ruth Ann Baker n’étaient pas admis au parloir. L’administration avait enquêté sur Sterling qui avait un passé judiciaire : deux procès-verbaux pour infraction aux règles de la circulation. Le grand criminel ! Grotesque. Moody bougonnait : stupides, idiots, des ânes.
Pendant son dîner d’anniversaire, Toni reçut des douzaines d’appels téléphoniques qui lui firent parfois oublier Gary. Néanmoins elle répétait sans cesse à sa mère : « Je veux y retourner.
— Mais, chérie, tous les reporters qui sont là-bas savent désormais qui tu es. »
Après y avoir réfléchi, Toni décida : « D’accord. Je me lèverai à 5 heures du matin. »
Ses beaux-parents s’en allèrent de bonne heure. Elle resta à bavarder avec Howard. Il sentait qu’elle avait envie de retourner voir Gary et elle s’en rendait compte. Évidemment, elle ne voulait pas quitter Howard. En outre, il y avait la presse ! Les faisceaux de projecteur dans les yeux, les questions des reporters qui lui faisaient claquer les nerfs. Jamais jusqu’alors elle n’avait eu ainsi l’impression d’être un animal enfermé dans une cage avec d’autres animaux.
Howard lisait probablement dans ses pensées car il lui dit : « Viens, chérie. Je te ferai passer à travers les reporters. » Ils laissèrent un mot pour Ida et s’en allèrent. Ils arrivèrent à la prison peu avant 10 heures du soir mais il leur fallut trois bons quarts d’heure pour franchir le portail. Les mesures de sécurité s’étaient alors resserrées. Les gardiens étaient habitués au visage de Toni mais ne connaissaient pas Howard. Ils refusèrent de le laisser entrer. Elle dut faire tout le chemin jusqu’au bâtiment administratif, seule, et y affronter les reporters.
Sam Smith refusa de laisser entrer Howard. Il sembla à Toni que, si elle insistait, il céderait. Mais elle se rappela ce que lui avait dit Howard : « Comment peux-tu aller bavarder avec quelqu’un qui va mourir dans quelques heures. » Alors, plutôt que de lui imposer une corvée désagréable, elle entra seule.
Quand on ouvrit la double porte à son intention, elle avisa immédiatement son père et Gary, assis côte à côte sur un lit de camp. Vern avait visiblement sommeil. Gary paraissait crispé. Sans doute s’étaient-ils habitués aux entrées et sorties car, lorsque la seconde porte claqua derrière elle, ils ne levèrent même pas la tête. Elle se trouva au milieu de la pièce avant que Gary l’aperçoive, se lève d’un bond, la saisisse à bout de bras et la soulève. « Je savais que tu reviendrais. Dieu merci, te voilà revenue ! »
Il tourna sur lui-même en la tenant ainsi en l’air, puis l’étreignit et lui baisa les lèvres.
« Pourquoi es-tu revenue si tôt ? demanda Vern. Le matin est encore loin. » Mais il n’ajouta rien et les laissa tranquilles.
Ils s’assirent par terre, côte à côte, et bavardèrent. Gary serrait les mains de la jeune femme entre les siennes. « Je regrette que nous ne puissions pas passer plus longtemps ensemble, dit-il.
— Je le regrette aussi, répondit-elle.
— Ma foi, il y a une raison à cela. Si nous nous étions liés plus tôt, cette soirée n’aurait pas la même importance. »
Puis il lui demanda si elle voulait voir des photos de Nicole et il alla chercher un carton fermé par des bandes gommées qu’il décolla avec soin. Il montra d’abord Nicole enfant. « Celles-là, tu n’as pas besoin de les regarder si ça ne t’intéresse pas », dit-il. Il sortit alors de la botte deux esquisses de Nicole nue, puis une série d’instantanés pris dans une de ces cabines où l’on a quatre portraits pour un demi-dollar. Nicole y exhibait ses seins. Toni ne trouvait rien à y redire. De toute évidence, ces photos avaient beaucoup de valeur pour Gary. Il lui montra encore Nicole à cinq ans, huit ans, dix ans en répétant combien elle était belle étant enfant.
« C’est aussi une belle femme maintenant », dit Toni. Elle se demandait pourquoi il prêtait tant d’attention aux photos d’enfant.
« J’aurais bien voulu la revoir encore une fois », dit-il.
Il referma le carton aussi soigneusement qu’il l’avait ouvert et en prit un autre contenant des photos de camarades de prison. Pour chacun, il indiqua dans quelle maison de détention il l’avait connu. Des pharmaciens arrivèrent avec des médicaments. L’un d’eux lui donna une tasse et dit : « Buvez ça tout de suite.
— Vous n’avez pas confiance en moi, dites donc ? » répondit Gary qui s’exécuta. Quand ils s’en allèrent, Toni se trouva de nouveau seule avec Gary. Il montra alors la plaque qu’Annette lui avait donnée longtemps auparavant et dit : « Ça, je veux qu’on le donne à Nicole. » À ce moment-là, Toni fut convaincue que Gary était innocent. Sinon, il ne laisserait pas cela à Nicole.
L’électrophone diffusait encore de la musique. Gary dit à Toni : « Viens. Voilà des années que je n’ai pas dansé. » Ils se levèrent. Quand il se mit à chanter, elle constata qu’il n’avait aucun sens de la musique et devina qu’il danserait aussi mal. Pourtant cela ne lui déplut pas. Assise auprès de lui, par terre, alors qu’il faisait l’inventaire de ses affaires, elle s’était sentie très proche de son cousin. Comme Brenda, Toni s’était mariée quatre fois, dont deux pour quelques mois seulement. Son quatrième mariage, avec Howard cette fois, durait depuis neuf ans. Elle avait moins d’ennuis avec lui et c’était une bonne union mais elle n’avait jamais éprouvé pour un homme le même sentiment exceptionnel que pour Gary à ce moment-là. Elle eut l’impression, au cours de ces deux dernières heures, d’être aussi attachée à lui que si elle l’avait connu pendant toute sa vie.
L’air que jouait l’électrophone avait une cadence rapide. Gary posa son chapeau de Robin des Bois sur Toni et lui ébouriffa les cheveux puis ils dansèrent. Elle fit de son mieux pour suivre. Quand la musique cessa, Gary lui avoua : « Je n’ai jamais été très bon danseur, mais je n’ai guère eu l’occasion de danser. » Ils rirent tous les deux. Il lui dit qu’il avait parlé par téléphone à Johnny Cash mais que la communication était mauvaise. Pourtant il avait demandé : « Vous êtes bien le vrai Johnny Cash ? » Dès que l’autre avait répondu affirmativement, il avait braillé : « Eh bien ! moi, je suis le vrai Gary Gilmore. »
Ils s’assirent de nouveau. « J’ai découvert avec toi quelque chose que j’ai connu avec Brenda au cours des dernières années, dit Gary. Je regrette de ne pas vous avoir traitées de la même façon toutes les deux. » Toni parut intriguée. « Je vous lègue trois mille dollars, à ton mari et à toi, et cinq mille à Brenda et Johnny. Je regrette de ne pas avoir fait les parts égales. Mais je te connaissais si peu avant. »
Elle l’assura que cette affaire d’argent n’avait aucune importance.
Il reprit : « Ce soir tu représentes tant de gens. Tu es Nicole, tu es Brenda et, dans un certain sens, tu es ma mère, telle que je me la rappelle dans sa jeunesse. » Sans être sûre de bien comprendre ce qu’il voulait dire, elle soupçonna qu’il éprouvait un désir pressant d’étreindre une dernière fois sa mère. Elle se rappela aussi sa sœur, Brenda, qui avait eu si grande envie d’être auprès de lui cette nuit-là mais se trouvait alors à l’hôpital. Toni éprouva même l’étrange impression d’être à la fois sa sœur et elle qui dansaient et que Gary serrait dans ses bras.
De temps en autre, un ou deux gardiens entraient pour serrer la main du condamné. « Vous voulez un autographe ? demandait-il.
— Bien sûr, Gary », répondaient les gardiens. Il empruntait un stylo, signait sur la poche de leur chemise ou leur manchette. Toni eut l’impression que tous l’aimaient bien.
Quand le pharmacien reparut, Gary s’exclama : « Voilà le bon ami qui prend soin de moi.
— Ouais, grogna l’autre. Vous me donnez bien du souci avec vos fumisteries. »
Toni n’oubliait pas que Howard grelottait, là-bas sur le parking. Enfin elle dit à Gary : « Écoute, je reviendrai à 5 heures et j’amènerai maman.
— Oui, je tiens à ce que tu sois auprès de moi au matin. (Il la prit dans ses bras, l’étreignit et reprit :) Merci pour cette soirée. (Il l’étreignit de nouveau.) Une fraîche et paisible soirée d’été dans une chambre où règne l’amour. Tu as illuminé toute ma nuit, Toni, et tu m’as apporté l’amour. (Il lui caressa le visage, le prit entre ses deux mains et lui baisa le front.) Tu m’as ramené ma Nicole, cette nuit », dit-il. Il la serra encore dans ses bras.
« Il faut vraiment que je m’en aille maintenant », dit-elle.
Gary la conduisit jusqu’à la porte intérieure. « À demain matin, dit-il. Rentre et prends soin d’Ida. Rappelle-moi aussi au bon souvenir de Howard. Dis-lui que je suis touché parce qu’il a cherché à me voir. » Toni sortit en lui laissant croire que si Howard n’était pas venu au parloir, c’était seulement parce que le directeur de la prison ne le lui avait pas permis. La première porte se referma derrière elle. Gary s’accrocha aux barreaux pour la regarder jusqu’à ce qu’on ouvrît la seconde. Quand cette dernière se ferma, elle enfila son manteau et disparut.
Elle ne le revit pas.
Jusqu’alors, malgré l’incident de la pizza, tout s’était passé comme au cours d’une soirée entre amis. Aucune difficulté, aucun souci même, sauf un seul : tellement énorme qu’il éliminait tous les autres. Mais après le départ de Toni, Gary manifesta de nouveau sa fureur au sujet de la pizza. Il prit des allures solennelles. Ron se rappela ce que Gary avait sans cesse répété : « Je ne veux pas de dernier repas parce qu’on me jouerait des tours. » Depuis leur conversation seul à seul, Ron n’avait plus envie de parler avec Gary.
Moody non plus. Une ambiance de mort planait désormais dans le parloir. Elle y était déjà auparavant mais elle stimulait plutôt les énergies. Maintenant, il semblait qu’elle pénétrait en rampant sous la porte, comme de la fumée. La nuit avançait. Il y avait moins de bruit. L’électrophone ne fonctionnait plus. Vern s’était endormi. Dick et Evelyn Gray ronflaient. Ron alla à la cuisine parler avec les gardiens. C’est alors que Gary aborda Bob.
« Vous ne changeriez pas de vêtements avec moi, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
— Non, sûrement pas. »
Gary expliqua comment il pourrait s’évader si Bob lui donnait ses vêtements. Les gardiens ne faisaient plus attention à rien. Il pourrait donc passer à travers le sas. On le prendrait pour Bob Moody. Aussitôt arrivé hors du quartier de haute surveillance, il franchirait la barrière barbelée plus vite que personne ne pourrait l’imaginer. Il grimperait jusqu’au sommet tout simplement, s’y allongerait, roulerait sur lui-même, ferait quelques trous dans les vêtements et récolterait quelques égratignures, mais qu’importait, il filerait, mon vieux ! On ne le retrouverait pas.
Ce fut un moment sinistre.
« Je sais que je peux m’en aller d’ici avec votre aide », dit Gary. Il suffisait que Bob prît ses vêtements de rechange dans le placard et les mette dans un coin. Mieux encore, il pourrait se coiffer du chapeau de Robin des Bois pendant quelque temps. Les gardiens, abrutis par le sommeil, ne verraient que ça et le prendrait évidemment pour Gary Gilmore.
« Non, dit Bob Moody. Je ne peux pas faire ça, Gary, et je ne le ferai pas. »
Cline Campbell était entré et sorti à plusieurs reprises au cours de la nuit et avait donc constaté l’évolution de l’ambiance. Aux toutes premières heures, on se serait cru un matin de Noël. Mais Campbell dut partir à 19 h 30 pour prononcer une conférence à Salt Lake et ne revint que vers minuit. Tout avait changé. Au début, un gardien était assis à une extrémité d’une couchette, Gilmore au milieu et Campbell à l’autre bout. Ils parlaient de tout et de rien. À un moment, Gilmore avait plongé la main sous l’oreiller et en avait tiré une bouteille échantillon de whisky. « Eh, là ! avait dit Campbell en tournant la tête. Je ne vois pas le mal, je n’entends pas le mal et je ne prononce pas de mauvaises paroles. Mais sers-toi, mon ami, sers-toi. » Gilmore avait ri. Ça, c’était plus tôt.
Après sa conférence. Campbell revint précipitamment à la prison sans même prendre le temps de dîner. Il apprit que les autres avaient mangé de la pizza. Il n’en restait plus. Seuls Gilmore et lui avaient le ventre vide. Quand ils se trouvèrent seuls, Campbell dit au condamné : « Il semble que maintenant le sort en soit jeté.
— Ça va marcher, dit Gary. Ils ne peuvent plus rien arrêter.
— Vous savez que nous nous reverrons. Ce sera la même chose pour vous et pour moi, quoi qu’il y ait de l’autre côté. » Ils se trouvaient alors dans le bureau du lieutenant Fagan et Gary portait encore le chapeau à plume qui aurait pu appartenir à Chico Marx. « Peu importe si vos opinions religieuses sont bonnes ou si les miennes sont mauvaises, ou vice versa, de toute façon nous nous reverrons. Sous une autre forme, n’importe laquelle. En attendant, je tiens à ce que vous sachiez ce que je pense de vous : vous êtes vraiment un brave type. » Campbell parlait sincèrement, effaré par le caractère abominable de la situation : plus il passait de temps avec Gilmore moins il était capable d’admettre que cet homme avait commis deux assassinats. La plupart du temps, en effet, Gilmore n’avait absolument rien d’un tueur, au moins si on comparait son visage à celui d’autres hommes que Cline Campbell voyait tous les jours en uniforme dans la prison ou à l’extérieur.
Le père Meersman dit à Moody et à Stanger qu’il avait une avance sur à peu près tout le monde, parce qu’il avait déjà assisté à deux exécutions. Il leur expliqua comment il avait persuadé le directeur de la prison et son état-major de la nécessité absolue d’une répétition. Il fallait que chacun fasse exactement les gestes et les pas qu’il ferait le matin au moment fatidique. On avait suivi son conseil. Les fonctionnaires de la prison avaient consenti à une répétition générale afin que tout se passe dans le calme et la dignité lorsqu’ils participeraient à l’événement réel. Pendant ces exercices, quelqu’un chronométrait les diverses phases et il fallait le faire, compte tenu de l’importance de ce qu’il allait se passer. Il fallait, en effet, avoir une connaissance parfaite de tous les mécanismes de l’exécution.