CHAPITRE 20

NOËL

1

Le matin du mercredi 22 décembre, Ken Halterman se présenta devant la Commission des Grâces. Il témoigna que Richard Gibbs avait été témoin pour l’État d’Utah dans deux affaires criminelles, la première à Provo contre Jim Ross, l’autre à Richfield, dans l’Utah contre Ted Burr, et que sa déposition avait aidé à faire condamner une des plus grandes bandes de cambrioleurs jamais découverte dans l’État d’Utah. Il s’agissait d’une bande qui ramassait un million de dollars par an, et qui se spécialisait dans la revente de véhicules de loisir volés : bateaux, caravanes, roulottes et camionnettes.

Gibbs sortit de la prison d’Orem vers 11 heures et on le conduisit au Service de police de l’université d’Utah où on lui remit une carte d’identité au nom de Lance LeBaron. Après quoi il prit les quatre cents dollars que lui versait la police de Salt Lake et se rendit ensuite à la banque où il tira ce qu’il restait des deux mille dollars de Gary.

Le lendemain matin, Gibbs alla chercher les plaques minéralogiques pour la voiture qu’il venait d’acheter, une Oldsmobile bleu et blanc, puis il se rendit chez le coiffeur se faire couper les cheveux, raser la moustache et la barbe, puis il partit pour Helena, dans le Montana. Il avait l’idée qu’il pourrait même pousser jusqu’au Canada.

2

Il était environ midi quand Gibbs partit, et il s’arrêta à Pocatello vers heures, fit le plein d’essence et poursuivit jusqu’à Idaho Falls où il s’arrêta au motel Ponderosa. En ville, il leva une fille dans un bar et coucha avec elle. Ça n’était pas terrible. D’un autre côté, ça ne lui avait rien coûté.

Le lendemain matin, il alla voir sa grand-mère et sa tante qui habitaient Idaho Falls et qui avaient respectivement quatre-vingt-neuf et soixante-cinq ans. Sa grand-mère aurait quatre-vingt-dix ans le 17 janvier, la nouvelle date fixée pour l’exécution de Gary, et ça lui fit penser aux « pouvoirs psychiques », un mauvais souvenir.

Il passa deux heures avec ces dames et leur laissa un billet de cinquante dollars pour leur petit Noël, puis il s’arrêta sur la route pour manger un morceau, roula encore quelques heures, fit graisser et vidanger la voiture, vérifier l’antigel, acheta un nouveau filtre à air et fit permuter les pneus. Ça prit une heure. Pendant qu’il attendait, il but quelques verres. Puis il repartit avec l’espoir d’arriver à Helena le soir même.

À environ vingt-cinq kilomètres au nord de Butte, il grimpait dans l’obscurité une route de montagne lorsqu’un camion chargé de madriers prit un peu vite un virage et fut déporté sur son côté de la route. Il avait d’énormes phares. Gibbs eut un choix rapide à faire : heurter le camion ou se lancer dans le fossé. Il donna un coup de volant à droite et heurta quelque chose.

Lorsqu’il revint à lui, il avait la tête qui saignait et ses fausses dents étaient cassées. Un côté de son visage le faisait crier de douleur. Il réussit à ouvrir la portière de la voiture, mais au premier pas dehors, il tomba le nez dans la neige. Pas moyen de prendre le moindre appui sur sa jambe gauche, il dut ramper jusqu’au bord de la route. La première voiture qui passa le vit allongé sur le bas-côté mais ne s’arrêta pas. Quelques minutes plus tard, une camionnette stoppa. Deux hommes l’aidèrent à monter et l’emmenèrent un peu plus loin dans un café à l’enseigne de La Meute d’Elans. Là, ils téléphonèrent à la police routière. Le patron lui donna une serviette humide pour s’essuyer le visage et Gibbs s’assit sur un tabouret de bar de façon que sa jambe puisse pendre sans s’appuyer pendant qu’il buvait trois whiskies secs.

L’ambulance arriva, on lui mit autour de la jambe un sac d’air que l’on gonfla, on l’allongea sur une civière et ils redescendirent la route. Ils durent s’arrêter parce qu’une dépanneuse bloquait la chaussée pour tirer du ravin la voiture de Gibbs. Il leva la tête pour demander si l’on pouvait prendre les bagages dans le coffre et le policier lui répondit qu’il allait le faire. Gibbs remarqua que les phares de sa voiture étaient toujours allumés.

À l’hôpital, le médecin lui fit des points de suture au cuir chevelu et fendit son pantalon pour faire une radio du genou, de la jambe, de la cheville et du pied. Il se révéla qu’il avait la jambe en miettes et une fracture de la mâchoire. Le médecin ajouta que les tendons étaient tellement déchirés au jarret et à la cheville qu’il faudrait sans doute l’amputer d’une jambe. Elle avait doublé de volume. Il avait le pied tout noir. Le reste de la jambe était violacé. Gibbs dit aussitôt : « Vous n’allez pas me couper la jambe. Faites-moi une piqûre pour calmer la douleur et je vais partir. »

Avant de pouvoir s’en aller, il dut montrer ses papiers d’identité à l’homme de la police routière. Le flic entreprit de remplir deux contraventions, l’une pour excès de vitesse étant donné les conditions, l’autre pour défaut de permis. Lorsqu’il était parti, le faux n’était pas prêt à Salt Lake. Le policier expliqua donc que ce serait vingt dollars de caution pour la première contravention et quinze pour la seconde. En espèces. Gibbs signa, versa les trente-cinq dollars et demanda à être transporté dans un bon motel. Le policier le conduisit dans un fauteuil roulant jusqu’à sa voiture et le déposa au motel du Sommet. Il était environ minuit. Il fallut réveiller la dame qui dirigeait l’établissement puis aider Gibbs à entrer pour remplir sa fiche et ensuite le rouler dans son fauteuil jusqu’à la chambre 3, avec ses bagages. La piqûre que le médecin lui avait faite commençait à agir, sa douleur se calmait et Gibbs s’endormit. Lorsqu’il s’éveilla le lendemain matin, jour de Noël, sa jambe le faisait souffrir atrocement.

Il appela une compagnie de taxis de Butte et demanda à la standardiste si un taxi pourrait lui apporter un sac de glace, un paquet de six bouteilles de coca, une bouteille de Canadian Club et des cigarettes. Lorsque l’alcool arriva, Gibbs réussit à se lever en se cramponnant au dos d’une chaise, clopina jusqu’à la salle de bains, regarda dans la glace les points de suture et son œil au beurre noir, puis revint se coucher et se prépara un whisky bien tassé. Comme ça ne soulageait pas la douleur, il s’en versa quelques autres. Ça aida un peu, mais pas beaucoup. Ça n’était pas comme pour les maux de dents.

Ce soir-là, n’en pouvant plus, il appela la dame du motel et lui demanda si son mari voulait bien le conduire à l’hôpital. Elle n’était pas mariée, mais elle avait deux amis qui avaient passé le dîner de Noël avec elle, et ces messieurs le conduisirent à l’hôpital catholique de Saint-James après que Gibbs eut demandé quel était le meilleur docteur de la ville. C’était là qu’il exerçait. Il s’appelait Best. Le Dr Robert Best.

Best voulait le faire admettre à l’hôpital, mais Gibbs refusa encore. Au lieu de cela, il partit avec une ordonnance pour de la codéine et une autre pour des comprimés anticoagulants. Plus un plâtre. « Espérons, dit le Dr Best, que vous n’allez pas faire une phlébite. » Voilà ce que fut le Noël de Gibbs.

3

Après la seconde tentative de suicide, Campbell dit à Gilmore : « Écoutez, si vous voulez parler du peloton d’exécution, je veux bien vous servir de cobaye. » Gilmore répondit : « Ouah, on n’a pas envie de parler de ça. Il s’agira juste de fusiller ce vieux voleur à moitié ivre, vous savez. » Et ils se mirent à plaisanter.

De temps en temps, Gilmore lui demandait ce que pensaient les autres prisonniers, mais Cline ne lui disait pas qu’ils étaient un certain nombre à en avoir marre de Gary Gilmore. C’était parce que tout ce qu’il faisait affectait les affaires des autres prisonniers de haute surveillance. Comme il fallait trois gardiens rien que pour lui, ça bouleversait même le programme des cours. La distribution de la soupe se trouva retardée non pas une, mais plusieurs fois. Quand il s’agissait d’un truc important, comme une tentative de suicide, on bouclait l’établissement. Les détenus en avaient assez de toutes ces tracasseries.

D’un autre côté, ils ne disaient jamais que Gary était fou. Il avait passé dix-huit années en prison. Tout le monde compatissait à cela.

Bien sûr, Gary, qui était non seulement au quartier des condamnés à mort mais dont la date d’exécution était fixée, avait pour lui tout seul un ensemble de trois cellules. Une suite. Sa propre cellule, celle du milieu, avait des murs sur trois côtés et des barreaux du côté de la porte. Mais on la laissait ouverte et on lui permettait l’accès au petit couloir devant les trois cellules. Bien entendu, il y avait toujours un gardien présent. Gary pouvait même aller jusqu’à la grille qui fermait le bloc, regarder dans le grand couloir et adresser la parole à tous les policiers ou prisonniers qui passaient. Parfois, en fin de soirée, le Père Meersman venait le voir, et Gilmore apportait un tabouret ou parfois s’asseyait par terre, adossé aux barreaux, pendant que Meersman s’installait sur une chaise dans le grand couloir. Ils conversaient à travers les barreaux. Tout, autour d’eux, était peint dans un vert pastel.

Quand on amenait Gary à la salle des visites pour voir son avocat ou son oncle, on lui faisait emprunter le long couloir principal de haute surveillance d’où partaient à angle droit, des couloirs plus courts desservant d’autres cellules. Ces jours-là, à titre de précaution contre une tentative d’évasion, aucun autre détenu ne se trouvait dans le corridor principal. Lorsque Gary passait et franchissait la grille desservant chaque bloc de cellules, les prisonniers le voyaient arriver et criaient : « Salut, Gary », ou bien « Tiens bon. »

Au moment de Noël, Moody et Stanger allaient à la prison tous les matins et puis revenaient chaque après-midi ou chaque soir. Ils en étaient au point où ils devaient confier leurs autres affaires à des collaborateurs du cabinet. Ça ne les gênait pas tellement. Ils éprouvaient pour Gary des sentiments résolument plus cordiaux. En fait, il leur confia bientôt une autre mission.

Il y avait dans le bloc de cellules voisin de celui de Gary, dans le quartier des condamnés à mort, un meurtrier du nom de Belcher, et Moody et Stanger l’avaient assez souvent entendu dépeindre pour avoir de lui une image précise. Belcher était un grand gaillard de peut-être un mètre quatre-vingts, au torse puissant, aux cheveux taillés en brosse ; il était brun, avec un front et des arcades sourcilières proéminents, de gros traits, de gros bras, un type très musclé. Gary racontait qu’il tournait toujours la tête dans tous les sens, toujours aux aguets. Souvent il ne parlait pas. Stanger apprit par les gardiens que Belcher était un obsédé impulsif, qui gardait des choses dans sa cellule comme des boîtes de soupe ou n’importe quels objets qu’on le laissait garder, vraiment un de ces prisonniers dingues dont la cellule ressemblait à une boutique de brocanteur. On pouvait dire qu’il avait le sens de la propriété. Il piquait une crise si on essayait de lui prendre ses affaires. Un instinct du territoire très poussé. D’après ce que Ron crut comprendre, il vivait comme un ours, comme si sa cellule était une grotte. Pourtant, Gary et lui s’entendaient bien. D’après ce qu’entendit dire Moody, Belcher aimait aussi les enfants.

Quelques jours avant Noël, sur la suggestion de Gary, Bob chargea un de ses secrétaires de prendre une photo d’un grand groupe d’enfants brandissant un grand panonceau sur lequel on pouvait lire : « SALUT, BELCHER ! » Gary fut ravi de lui passer la photo le jour de Noël. « Tiens, dit-il à Belcher, voilà une photo de quelques gosses qui sont des fans à toi. »

4

23 décembre

Oh ! Gary, je t’aime tant. Tu me manques ! Dieu que tu me manques. Plus que le ciel et la terre. Plus que ma liberté et plus que mes enfants…

Les avocats m’ont donné aujourd’hui une lettre de toi. Les enfants de salauds qu’il y a ici me l’ont prise avant de me la donner à lire. Les salauds me fouillent même quand j’ai la visite de ma mère et de mes gosses. Les enfants de putes. Oh ! bébé j’ai envie si fort de lire tes mots tendres.

Mon chou, qu’est-ce qu’on va devenir ? Mon Dieu, qu’est-ce qui se passe ? J’ai besoin de te voir. Comment pourraient-ils te laisser mourir si seul, mon amour ? J’ai envie si fort rien que de te regarder encore une fois dans les yeux.

Mon Dieu, si c’est pas dingue ? Si c’est pas connement dingue.

Je suis furieuse contre les façons et les artifices de l’Amour, de la Vie et de l’Ultime Sagesse, furieuse contre Dieu. Et furieuse contre moi de ne pas être patiente et de faire des choses dès la première fois avec Pierre ou Paul.

J’adore avoir ce joli petit oiseau blanc perché ici sur ma table de nuit. Tu te rappelles que je t’ai parlé ou que je t’ai écrit une fois d’un de mes rêves d’enfant d’en finir avec cette vie absurde et de renaître mais que si j’avais le choix, ce serait de renaître avec les ailes d’un petit oiseau blanc. Et je choisirais encore la même chose si je pouvais.

 

Veille de Noël

24 décembre

Longue journée d’attente

Pour retrouver ton amour

Longue nuit sans sommeil

Pensées éparpillées

En me demandant ce que deviennent

Toutes nos chances

NICOLE

 

25 décembre

Ça n’est pas seulement la peur mais une grande tristesse de penser à l’incertitude des jours qui nous attendent.

NICOLE

 

DESERET NEWS

Pas de libération pour Nicole

Provo, jour de Noël. – La Cour a ordonné que Nicole Barrett soit confiée indéfiniment à l’hôpital d’État de l’Utah à Provo.

C’est le juge David Sam, de la Quatrième Chambre, qui a décrété que la mère de deux jeunes enfants devrait rester dans cette clinique psychiatrique…

Cependant, un dîner avec dinde et tout le reste a marqué le jour de Noël à la prison d’État de l’Utah où Gilmore est au cachot pour des raisons disciplinaires.

Gilmore n’a pas été autorisé à recevoir de cadeaux et comme aujourd’hui n’était pas un jour de visite, il n’a reçu personne, a déclaré un porte-parole de la prison.

Ruth Ann, la femme de Sterling Baker, écrivit une lettre.

Cher Gary,

Je pensais à toi et combien tu vas être seul pour Noël. J’aimerais pouvoir être là-bas avec toi. Je t’aime vraiment beaucoup. J’espère que dans l’autre monde nous pourrons nous rencontrer et que nous pourrons bien nous connaître. Mais je t’en prie, n’essaie pas de hâter les choses. Je n’ai pas envie que tu meures.

En général, la famille Damico faisait une grande fête de Noël. Une année tout le monde se réunissait chez Brenda, l’année suivante chez Tony puis chez Ida. Cette fois, comme cela se passait sans joie, on se retrouva chez Tony pour échanger des cadeaux, on dit une prière pour Gary, on but une tasse de café et chacun rentra chez soi.

Mikal se rendit à la caravane le jour de Noël mais Bessie pensait à d’autres époques. Elle se souvenait d’un Noël où Gary n’était pas en maison de correction et regardait son petit frère déballer ses cadeaux. En ce temps-là, elle avait tendance à gâter Mikal. Cela lui avait pris la moitié de la nuit pour emballer ses cadeaux, mais au matin Mikal n’arrêtait pas de dire :

« C’est une sale journée. J’ai tant de choses dont je n’ai pas envie. » Et cela faisait beaucoup rire Gary.

Une autre fois, Gaylen rentra à la maison un après-midi juste avant les vacances et raconta qu’une des Sœurs lui avait dit que le Père Noël n’existait pas. Il était très bouleversé. Bessie dit : « Gaylen, il n’y a que l’esprit de donner. Ça, ça existe. Tu as eu la chance de croire au Père Noël plus longtemps que n’importe qui. »

Puis ses pensées revinrent à la caravane. Ces temps-ci, toutes ses pensées revenaient à la caravane. Son cœur se retourna comme si une grande roue avait fait un tour. Elle sentit une larme tomber, pure comme le chagrin.

GILMORE : Qu’est-ce, Noël ? Ces jours de congé en prison, c’est assommant. On ne reçoit pas de courrier. Le train-train est dérangé, la journée paraît simplement plus longue. Ils ont l’air de vraiment faire quelque chose en vous donnant un bon repas, mais ça n’est pas comme le menu décrit dans le journal. Ça n’est pas bon, vous savez. Je n’aime déjà pas les week-ends en prison, mais les jours de fête, je les déteste.

5

Shirley Pedler, directrice de la section de l’A.C.L.U. de l’Utah, avait trouvé ce travail en sortant de l’université. Elle avait posé sa candidature et maintenant elle dirigeait cette section, qui groupait quelques centaines de membres. Les fonds nécessaires au fonctionnement du bureau provenaient des cotisations et d’une modeste allocation fournie par le centre national. Cinq ou six avocats de Salt Lake travaillaient bénévolement sur une base régulière, et il y en avait peut-être une vingtaine qui leur donnaient un coup de main une fois par an. Ça ne faisait pas beaucoup de monde et encore ces gens avaient-ils l’impression d’être investis : dans l’Utah, appartenir à l’A.C.L.U., c’était comme si on était bolchevique.

Dès que l’A.C.L.U. commença à s’intéresser à l’affaire Gilmore, Shirley Pedler se mit à recevoir énormément de lettres de menaces et de coups de téléphone de détraqués. Pendant plus d’un mois, on l’appela à son bureau et chez elle, jour et nuit. Elle savait que cela continuerait jusqu’à la mort de Gilmore. Elle vivait seule et parfois, après une longue journée, elle redoutait de rentrer chez elle pour entendre le téléphone sonner. « Il va vous arriver malheur », murmurait une voix. « J’espère qu’on va vous fusiller en même temps que Gilmore », disait l’interlocuteur suivant. Quelquefois, les hommes tenaient des propos obscènes. L’un d’eux proposa ses services en signalant que puisqu’elle était mignonne et célibataire, il était prêt à lui faire tout ce qu’il était possible de faire.

En général, ils raccrochaient vite. Depuis quelque temps, elle avait tendance à se mettre en colère. Elle n’hésitait pas à moucher ses correspondants. Elle n’avait jamais eu des nerfs d’acier mais, entre le manque de sommeil et le poids qu’elle perdait, elle faisait des cauchemars à propos de Gilmore. Un homme faisait basculer d’un coup de pied l’estrade sur laquelle il se trouvait. Comme il restait suspendu ainsi, on lâchait des boulettes qui libéraient du gaz. Certains rêves étaient sanglants.

Bien qu’éduquée à jouer un rôle actif dans l’Église, elle ne pratiquait plus la religion mormone. Tout de même, ces gens qui l’appelaient, elle avait grandi avec eux. Elle ne se sentait pas tant trahie qu’incapable de croire ce qui se passait. « Dans cette affaire, l’injustice est si flagrante », se disait-elle. À l’audience de la commission des Grâces, elle trouva le président Latimer absolument incohérent. « Pourquoi n’y a-t-il pas de protestations publiques ? » demanda-t-elle. Ç’avait été une parodie de justice et au milieu de tout ça, Gilmore, un jeune homme terriblement pâle et d’une grande séduction, songea Shirley Pedler. Son jeûne lui donnait un air épouvantable mais inoubliable. Il était d’une telle pâleur.

Après cela, elle se sentit très gênée de penser que la vie de cet homme, à cause des manœuvres qui se tramaient, ne tenait qu’à un fil. D’un jour sur l’autre, il ne savait pas quel serait son sort, et pourtant elle était complice de ces manœuvres.

Elle écrivit donc une lettre à Gilmore. Elle lui dit qu’elle regrettait les problèmes que lui posait l’intervention de l’A.C.L.U. et cette horrible incertitude. Elle aurait voulu avoir l’occasion de lui parler directement pour lui expliquer ce qu’ils faisaient. Elle savait qu’elle lui rendait la vie plus difficile. Elle voulait lui dire pourquoi elle estimait que cela devait être fait. Elle aurait aimé qu’ils puissent coopérer au lieu de se trouver dans des camps différents.

Elle croyait que si elle pouvait parler à Gilmore, elle lui dirait qu’elle comprenait dans une certaine mesure son envie de se suicider. Elle comprenait combien la vie qui attendait un détenu de la prison d’État de l’Utah pouvait pousser au suicide, et il avait le droit de décider s’il voulait vivre ou non. Elle estimait que l’État n’avait pas son mot à dire. La peine capitale, non seulement était un mal, mais l’exécution de Gilmore en déclencherait d’autres, car cela démystifierait le fait que l’État retire la vie à quelqu’un. La véritable horreur, c’était l’idée de ces gens alignés pour fusiller un individu avec une totale absence de passion. C’était la façon méthodique et calculée dont la machine de l’État tournait pour broyer un individu. Pourquoi s’en accommoder ? Voilà ce qu’elle voulait dire.

En leur qualité d’avocats, Moody et Stanger n’étaient pas visés par la mesure interdisant les visites et ils allèrent voir Gary le jour de Noël en fin d’après-midi.

GILMORE : Shirley Pedler m’a écrit une lettre personnelle… De quoi a-t-elle l’air, au fait ?

STANGER : C’est une jeune femme plutôt frêle, d’une trentaine d’années, pas mal. Je ne l’ai jamais vue en chair et en os. Je ne l’ai vue qu’à la télévision. Elle porte des tailleurs pantalons.

GILMORE : Je ne sais pas ce que nous pouvons faire pour que l’A.C.L.U. se retire. La Cour suprême a dit qu’il n’était pas question de réviser le procès. Qu’est-ce qu’ils peuvent faire d’autre ? Aller devant les Nations Unies ?…

Shirley Pedler passa le dîner de Noël chez ses parents. C’étaient des gens assez conservateurs et son père était fonctionnaire. Jamais avant ce repas, ils n’avaient eu de discussion poussée sur la peine capitale. Ce jour-là, pourtant, son frère se mit à l’attaquer à propos de la position de l’A.C.L.U. et Shirley dut la défendre. Son frère ne cessait pas de répéter : « Et les victimes. Et les familles ? »

Le ton montait. De toute façon, Shirley avait pris une direction différente de celle de sa famille, mais la discussion gâcha bel et bien le dîner et elle en fut navrée. Personne ne se sentit plus à l’aise après cela.

GILMORE : Voudriez-vous entendre un poème ?

STANGER : Bien sûr.

GILMORE : Je vais vous donner un petit préambule. Vous savez que les prisons sont des endroits bruyants. Je vous ai parlé de ce gardien qui se mouchait pendant cinq minutes d’affilée. Et ce matin il a tenu une conversation de deux heures et j’ai fini par lui demander de la boucler. Ce poème se trouve dans le livre que j’ai écrit pour Nicole. C’est le préambule : Je deviens irritable avec le bruit que je dois supporter, les chasses d’eau qu’on tire, les canalisations qui tremblent, les conversations stupides… Tenez, voici le poème :

 

Sombres pensées de violence par une nuit froide comme l’acier,

quand les petits bruits vous empêchent de dormir.

Sombres pensées de violence, de meurtre et de sang.

Quel ennui. Trop peu de noires dettes sont jamais payées.

Un idiot là-bas rit de voir le jour perdu,

un autre soupire et un autre pleure

devant les mensonges de leur vie.

Sombres pensées de violence, de meurtre et de sang,

trop peu de noires dettes sont jamais payées

Il en reste plus d’impayées.

 

J’ai écrit ce poème en 1974 en écoutant des bruits que je n’avais pas envie d’entendre. J’aime le silence. J’aimerais une absence de son si profonde que je pourrais entendre couler mon sang. Je crois qu’une des choses que j’ai le plus détestées en prison, c’est le bruit, d’entendre ces enfants de salauds gueuler et tousser et d’écouter les frustrations. Le 17 janvier, j’espère entendre le dernier bruit désagréable.

Me SNYDER : Heu, c’est un beau poème.