CHAPITRE 34

VOL AU-DESSUS DES MONTAGNES

1

Earl, Bill Barrett, Mike Deamer et les autres étaient à peine rentrés au bureau lorsque Bob Hansen téléphona. Le juge Lewis, dit-il, avait accepté de tenir une audience d’appel dans les heures à venir, mais en stipulant qu’une décision aussi grave devrait être prise à Denver, par un tribunal de trois juges. Hansen informait donc l’équipe que tous les documents légaux devaient être terminés à temps pour qu’ils puissent quitter Salt Lake à 4 heures du matin. Compte tenu de la vitesse d’un petit avion, il faudrait compter un vol de deux heures au-dessus des montagnes et ils arriveraient avant l’aube à 6 heures du matin. Voilà qui ne laissait guère de temps pour rédiger une requête de qualité à soumettre à la Cour de Denver.

Earl ne sentait que la fatigue. Il allait falloir faire ça sur place en plein milieu de la nuit et sans secrétaire. C’était ça le pire. Ils avaient déjà fait les recherches juridiques. En se divisant les tâches, ils pouvaient certainement rédiger le texte dans le temps dont ils disposaient. Earl, par exemple, pouvait gagner trois heures dans la rédaction de sa requête étant donné qu’il en avait déjà présenté une quand le juge Ritter avait accordé au Tribune ses interviews exclusives de Gilmore en novembre. Il n’avait maintenant qu’à rapprocher les éléments de l’affaire de mesures procédurières qu’il avait déjà ouvertes. Mais c’était la simple absence de secrétaire qui pouvait tout retarder. Schwendiman et Dorius se mirent à taper à la machine, et ça n’allait pas vite. Earl était inquiet à l’idée de remettre un document plein de fautes de frappe à une aussi haute juridiction que la Cour d’appel de Denver. Même si on lui avait signifié de préparer un document à toute vitesse, c’était quand même abominable de remettre un si triste échantillon de dactylographie. Il fut soulagé quand le bureau du shérif de Salt Lake envoya deux filles pour les aider.

D’autres problèmes se posèrent. Un coup de téléphone de Gary Gilmore. Bien sûr, ils ne le prirent pas. Tout le monde dans le bureau eut la même réaction : ne pas lui parler. Tout ce qui leur manquait, c’était une conversation entre l’accusation et le condamné. Malgré tout, Earl fut impressionné. Il s’attendait encore à voir Gilmore dire à la dernière seconde : « Je veux faire appel. » D’une certaine manière, ayant roulé la société, en fin de compte, il se retournerait. Mais là, au cœur de la nuit, Earl commença à croire que Gilmore voulait peut-être vraiment voir la sentence exécutée.

Une nouvelle angoisse se mit à peser sur les assistants du procureur général. Bob Hansen comptait les amener à Denver pour 6 heures du matin, mais l’exécution était prévue pour l’heure du lever du soleil : 7 h 49. En une heure et cinquante minutes, temps qui leur resterait après l’atterrissage, comment pouvaient-ils aller jusqu’au tribunal, exposer l’affaire et obtenir une décision des juges ? Ils avaient un secrétaire nommé Gordon Richards qui passait la nuit à la prison pour remplacer Earl, et ce fut lui que Dorius appela. Richards dit que si Sam Smith n’avait pas de nouvelles à 7 h 15, il ne pouvait pas, absolument pas, assurer l’exécution pour 7 h 49. Et puis Gordon aurait besoin d’un message en code du genre « Mickey de Virginie de l’Ouest » pour être certain que le coup de téléphone viendrait bien de Denver. Dorius savait que Howard Phillips, le greffier de la Cour de Denver, habitait Eudora Street dans une banlieue du nom de Park Hill, aussi donna-t-il à Richards comme code : « Eudora de Park Hill. »

Dorius se mit alors à chercher s’il fallait absolument exécuter l’ordonnance du juge Bullock à 7 h 49. Il consulta les textes appropriés dans le Code de l’Utah. Bien entendu, il y en avait deux qui s’appliquaient à l’affaire et tous les deux contradictoires. La Section 77-36-6 disait que la Cour fixerait le jour où l’exécution devrait avoir lieu. Un autre texte, le 77-36-15, précisait que le directeur de la prison devait faire exécuter la sentence à l’heure prévue. Earl avait un joli problème juridique : le Jour contre l’Heure.

Sans doute le juge Bullock avait-il fixé l’exécution au lever du soleil uniquement pour conférer à son jugement un petit côté western. En fait, c’était une précision purement gratuite. Dans ce cas particulier, Earl estimait qu’on pouvait s’en passer, d’autant plus que le second texte disait que si l’exécution n’avait pas lieu au jour fixé, il fallait alors fixer une autre heure. Voilà qui semblait indiquer qu’en l’occurrence on utilisait le mot « heure » comme synonyme de jour. Ça ne voulait rien dire de supposer que si l’on fixait une date pour l’exécution et qu’elle n’ait pas lieu, il fallait être plus précis pour la fois suivante, c’est-à-dire fixer la minute précise. Une telle pratique pouvait mener au chaos. Et si on se retrouvait avec le directeur de la prison la main levée et qu’il y ait une seconde de retard ? Infaisable ! Earl décida que dans ces textes on devait parler du jour et non pas de l’heure. On pouvait donc légalement considérer comme une précision gratuite celle qu’avait donnée le juge Bullock en parlant de « lever du jour ». Voilà ce qu’il pensait du problème.

Il en discuta brièvement avec Mike Deamer. En tant que procureur général adjoint, Deamer resterait à Salt Lake pour assumer les responsabilités pendant que Bob Hansen, Schwendiman, Barrett, Evans et lui prendraient l’avion pour Denver. Mais c’était une conversation précipitée. Après tout, il y avait urgence de terminer leurs documents. Ils étaient déjà en retard. Il allait falloir retarder l’heure de départ prévue par Bob Hansen à 4 heures du matin. Cette aiguille qui se déplaçait sur le cadran, c’était comme l’angoisse qui vous serrait la poitrine…

2

À Washington, Al Bronstein, un avocat de l’A.C.L.U., reçut un coup de téléphone à 5 heures du matin, heure de New York. Ce qui faisait, bien sûr, 3 heures dans l’Utah. L’appel provenait de Henry Schwarzschild, président de l’Association nationale contre la peine de mort, et il parla à Bronstein de l’intention qu’avait Bob Hansen de prendre l’avion pour Denver. Schwarzschild venait d’apprendre la nouvelle et n’avait vu aucun document, mais il pensait que le procureur général devrait demander une ordonnance de révocation d’arrêt contre le juge Ritter, et il voulait que Bronstein se rende à la Cour suprême pour être là au cas où la Cour de Denver annulerait la décision du juge. Bronstein passa donc le reste de la nuit à essayer de préparer les documents juridiques sans connaître le nom de l’affaire, ni des intéressés. Il ne savait même pas qui plaidait contre qui. Il appela la Cour suprême qui, théoriquement, d’après la loi, était ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais qui ne répondait pas.

Peu après 4 heures du matin, Phil Hansen se leva et alluma la radio. Et voilà que soudain il entendit que le procureur général et les autres allaient prendre l’avion pour Denver. Bien sûr, il téléphona à Ritter et le juge dit qu’il en avait eu l’intuition et qu’il aurait dû se douter qu’ils allaient tenter ce coup-là. Mais plus ils discutaient de la situation, moins elle paraissait compromise. En tenant compte de l’heure, il n’y avait aucun moyen pour la Cour de Denver de parvenir à tout boucler avant 7 h 49. Il restait à peine trois heures. Impossible d’être dans les temps. En mettant les choses au pire, la Cour de Denver condamnerait de nouveau Gilmore à une date ultérieure. Demain, songea Phil Hansen, on aurait le temps de prendre des dispositions pour déposer une nouvelle requête.

3

Judy Wolbach et Jinks Dabney ne s’attendaient pas à cette histoire de Denver. En sortant du cabinet du juge Ritter, bras dessus bras dessous, ils débouchèrent sur la place bourrée de journalistes. Ils durent courir se réfugier au bureau de Jinks. Judith aimait bien les gens de la presse, mais Jinks, lui avait horreur de se trouver pris dans la foule, aussi allèrent-ils chercher refuge dans la bibliothèque. La presse envahissait déjà son antichambre. Puis la femme de Jinks Dabney téléphona pour dire que Bob Hansen voulait lui annoncer ce nouveau développement.

Judy resta dans la bibliothèque en essayant de trouver les renseignements sur la procédure utilisée par la Cour de Denver pendant que Jinks téléphonait aux compagnies aériennes. Il revint pour annoncer qu’il n’y avait pas de vol. Il ne pouvait donc pas y aller. Bob Hansen avait loué un avion mais l’appareil n’était pas assuré et Jinks ne voulait pas en faire autant. Judy dit : « Jinks, c’est vous qui connaissez cette juridiction. Il vaut beaucoup mieux que ce soit vous qui vous chargiez de cette affaire. » Dabney lui dit qu’il n’en était pas question. Il ne voulait pas prendre le risque de ce vol.

Elle en fut très surprise. Bien sûr, de temps en temps on entendait parler de gens qui s’étaient écrasés en bouillie en survolant les Rocheuses à bord de petits avions. On pouvait même estimer qu’il y avait des esprits maléfiques dans ces montagnes. C’était une phobie qu’elle avait déjà rencontrée, et en général elle arrivait à l’admettre, mais dans l’immédiat son problème était qu’elle n’avait pas les connaissances juridiques suffisantes. Elle allait devoir discuter seule devant la Cour d’appel de Denver. Ça ne lui était jamais arrivé. « Dites donc, avait-elle envie de crier, je ne suis qu’une ancienne étudiante en anthropologie. On aborde là des niveaux de procédure trop élevés pour moi. »

Elle le connaissait à peine, mais il était bien évident que Jinks n’allait pas prendre ce petit avion. « Il n’en est pas question », répéta-t-il tranquillement.

Avant de partir, Judy Wolbach s’empara d’un exemplaire des procédures de la Cour d’appel et de deux volumes de Jurisprudence américaine. C’était une sorte d’encyclopédie juridique au ras des pâquerettes. Jinks et elle parvinrent quand même à contacter par téléphone quelques avocats de l’A.C.L.U. à Denver qui connaissaient bien cette juridiction et qui promirent de la retrouver devant le palais de justice fédéral. Ils discuteraient avec elle les aspects techniques de l’affaire, dirent-ils. Judy était impressionnée par les gens de l’A.C.L.U. de Denver. Quelle chance d’avoir d’aussi bons avocats prêts à intervenir au pied levé !

Toutefois, cela se révéla ne pas être une mince affaire que d’arriver jusqu’à la ville. Hansen téléphona pour lui dire qu’il allait passer la prendre et qu’ils iraient ensemble jusque chez le juge Lewis, puis qu’ils partiraient tous pour l’aéroport. Judy n’avait aucune envie de voyager avec les gens du procureur général, mais elle n’avait pas le choix. Hansen passa donc la prendre et elle commença à bouillir d’impatience. Au lieu de prendre à l’ouest vers l’aéroport, ils durent retraverser tout Salt Lake pour aller chercher le juge Lewis. Judy aurait pu utiliser ce temps à faire des recherches au lieu d’aller glander dans toutes ces rues des quartiers snobs de la ville. Tout ce que Judy voyait, c’étaient des branches d’ormes dépouillées qui s’agitaient dans la nuit. Elle trouva que c’était moche de la part de Hansen de lui faire faire un tour pareil, et elle faillit lui en faire la remarque, mais cependant s’en abstint. Hansen lui aurait sans doute répondu qu’il avait besoin d’un témoin pour affirmer qu’ils n’avaient pas eu de conversation préalable avec le juge.

Bref, avec le temps qu’il lui fallut pour aller jusqu’à la porte du juge, dont la maison se trouvait assez en retrait sur la pelouse, puis de bavarder avec lui dans le vestibule avant de finir par regagner la voiture, il avait le loisir de raconter tout ce qu’il voulait. Pour ce qui était d’influencer son opinion, Hansen et le juge Lewis discutaient pêche, ils parlaient de la façon dont les choses se passaient dans leur bureau respectif et Judy se disait : « Bon sang, j’aimerais bien glisser un mot pour dire au juge ce qui se passe », mais non, Hansen parlait au juge Lewis de clubs de golf en bois. Judy les entendit discuter interminablement bois et fers, et comment le bois reprenait le dessus, c’était vraiment un monde d’hommes ! Elle devrait interroger le juge sur des tournois auxquels il avait participé et dire : « Au fait, j’ai ce client, et j’aimerais autant qu’il ne soit pas fusillé. »

Elle avait entendu dire que Lewis était un républicain de l’Utah nommé à la Cour d’appel par le président Eisenhower. Il était assurément vêtu de façon conservatrice, l’air modeste, le regard aigu, le visage bien rasé, un renard argenté. Il avait la manière de comportement grisâtre qui devait le mettre parfaitement à l’aise dans une salle de conseil d’administration. Pour l’instant, Bob Hansen et lui parlaient sans discontinuer de tout sauf de l’affaire. Tout cela était bel et bon, mais elle se rappelait une phrase du juge Lewis qu’elle avait vu citée dans les journaux à propos du juge Ritter. Quelque chose de peu flatteur.

À l’aéroport de Salt Lake, ils contournèrent l’aérogare principale pour aller jusqu’à l’un des hangars où se trouvaient les petits avions. Lorsqu’ils arrivèrent, ce fut pour constater que les adjoints de Hansen n’étaient pas encore là. Le juge Lewis avait l’air un peu inquiet de l’heure.

4

Dorius, Barrett, Evans et Schwendiman attendaient tous la photocopie des dernières pages. À 4 heures du matin, Schwendiman mit les documents dans un carton et ils se précipitèrent dans les couloirs en courant. Dehors des journalistes les entourèrent et il y avait la lumière éblouissante des projecteurs de cinéma. Une voiture de la police routière attendait près de la porte sud. Ils partirent. Allumant son feu tournant, le policier fonça vers l’aéroport par de petites rues que Earl n’avait jamais empruntées. Ils devaient rouler à plus de cent à l’heure au milieu de ces foyers endormis.

Arrivés à l’aéroport, ils furent accueillis par un feu roulant de questions des journalistes, des cris, du bruit et l’éclairage bleuté des feux clignotants si intense que ni Dorius ni Schwendiman ne pouvaient savoir où ils allaient en suivant les autres sur la piste jusqu’à l’avion, un King-Air bimoteur dans lequel ils embarquèrent vers 4 h 20. Bob Hansen, Bill Barrett, Bill Evans, Dave Schwendiman, Jack Ford, qui était un reporter de la station locale, le juge Lewis, Judy Wolbach décollèrent presque aussitôt. Ils avaient maintenant dix minutes de retard.

Dès qu’ils eurent décollé, Bob Hansen se mit à discuter avec le copilote. Il voulait savoir la vitesse de l’appareil, la force du vent arrière et l’heure à laquelle il comptait arriver. Puis il demanda au pilote de vérifier par radio si des taxis seraient là pour les attendre. Les chauffeurs savaient-ils exactement à quel endroit de l’aéroport se rendre ? Connaissaient-ils le meilleur itinéraire jusqu’au palais de justice ? Il ne laissait rien au hasard.

Ce qui rendait tout cela extrêmement agaçant pour Judy, c’était la façon dont ils étaient assis. Le juge Lewis, pour éviter de participer à des conversations avec l’une ou l’autre partie, ou même de les entendre, avait choisi l’endroit le plus inconfortable de l’appareil ; un petit strapontin au fond où il avait très peu de place. Il y avait un journaliste devant lui. Puis une longue banquette incurvée qui allait de l’avant à l’arrière si bien qu’on s’asseyait de guingois. On avait installé Judy là entre Hansen et Schwendiman, ce qui la rendait un peu claustrophobe. S’il y avait un avocat qu’elle n’aimait pas tellement, dans l’État d’Utah, c’était Bob Hansen, avec un air fort et vertueux, pourtant bel homme au visage sévère, des lunettes à monture sombre, des cheveux noirs, un costume bleu marine, mais tout cela proclamant : « Je suis un bureaucrate total, un cadre total, un politicien total. » C’était comme ça que Judy le voyait dans ses bons jours.

Schwendiman, en revanche, était bien, pensa-t-elle, un homme vraiment charmant, qu’elle avait connu à la faculté de droit, mais qu’elle ne voulait pas gêner maintenant en évoquant la moindre amitié. En face d’elle était assis Dorius, frétillant comme un fox-terrier, avec une moustache, plein d’entrain et d’allant, et Bill Evans, encore un autre dans le style lancier du Bengale. Et puis Bill Barret, un grand type décharné avec des lunettes et une moustache. Seigneur, elle était entourée de procureurs généraux et de procureurs généraux adjoints, et qu’ils avaient l’air con !…

Juste devant elle, Hansen demandait à Dorius s’il avait fait des recherches sur le sursis d’exécution et juste à ce moment-là Dorius répliqua que des affaires similaires semblaient indiquer qu’une exécution était légale même si elle avait lieu après l’heure et la minute fixées. Hansen dit que ce renseignement devrait être communiqué à Smith, le directeur de la prison. Judy demanda alors si Hansen croyait vraiment juste de placer un aussi lourd fardeau sur les épaules du directeur « avec un terrain si peu sûr » ? L’atmosphère était déjà assez tendue dans la cabine bien avant cela. On ne devrait jamais mettre ensemble des avocats adverses avant une audience importante et surtout dans un petit avion miteux. Après le « terrain si peu sûr », l’atmosphère était épaisse à couper au couteau. Hansen ne lui répondit pas directement, mais un peu plus tard, il ordonna à Schwendiman de trouver un téléphone le plus vite possible après l’atterrissage pour appeler le directeur de la prison, le juge Bullock, le procureur Wootton afin qu’ils puissent faire amender l’ordre d’exécution. Puis il dicta la formule qu’il fallait employer : « À une autre heure de ce même jour, quand les obstacles légaux auront été levés, ou le plus tôt possible ensuite. » Judy prit un bloc et un crayon pour noter cette phrase. Elle s’attendait à voir Hansen réagir lorsqu’elle déclara qu’elle transcrivait ses instructions mot pour mot, mais il ne broncha pas.

Hansen s’inquiétait de nouveau de l’horaire de l’exécution. « Dès que nous arriverons là-bas, répéta-t-il à Schwendiman, je veux que vous sautiez sur le téléphone. » Judy se disait : « La loi de l’Utah dit qu’on doit comparaître devant la Cour, mais tout cela se fait par téléphone. C’est bizarre. »

Elle décida de se montrer aussi désagréable qu’elle le pouvait. Elle ne cessa de se tourner vers eux en souriant pour demander : « Qu’est-ce que vous avez dit encore ? » Hansen répondait : « J’ai dit de téléphoner à telle personne », et il en donnait le nom. Elle notait tout. Elle se sentait terriblement hostile. Lorsqu’il demanda au pilote si le moteur était en assez bon état pour maintenir le régime actuel, elle pensa : « Il devrait l’être, grand Dieu. Il est à moitié mormon, tout comme la moitié de la ville. »

Le mormonisme, se dit Judy, ce vieux christianisme simpliste et primitif. Si littéral. Elle pensait à des mormons dévots, comme ses grands-parents qui portaient toujours des sous-vêtements dont ils ne se dépouillaient jamais, pas même pour se coucher ni s’accoupler. Une fois par semaine, peut-être, ils osaient exposer leur peau à l’air pollué. Ils auraient aussi bien pu être des pharisiens. Ils suivaient toujours la Loi à la lettre.

Elle avait horreur de l’expiation dans le sang. La croyance parfaite pour un peuple du désert, se dit-elle, accroché à survivre, comme ces vieux mormons du temps jadis. Ils croyaient en un Seigneur cruel et jaloux. Vengeur. Bien sûr, ils avaient sauté sur l’expiation par le sang. Elle croyait entendre Brigham Young déclarant : « Il y a des péchés qui ne peuvent être expiés que par une offrande sur l’autel… et il y a des péchés que le sang d’un agneau, d’un veau ou d’une colombe ne peut racheter. Ils doivent être expiés par le sang d’un homme. »

Voilà, mon bon monsieur, apaisez votre soif de sang et dites-vous que vous avez été bon envers la victime parce qu’une expiation par le sang a racheté le péché. Après tout, vous avez donné à ce gaillard une chance d’arriver dans l’au-delà. Cette histoire de vivre pour l’éternité apportait assurément sa contribution à la peine capitale, et la brutalité à la guerre. Ce Brigham Young, avec ses épouses innombrables qui dépérissaient sur pied, avait le culot d’affirmer que si vous preniez une de vos femmes en flagrant délit d’adultère, il vous appartenait en bon chrétien de la prendre sur vos genoux et de lui plonger un couteau dans le sein. Comme ça, elle garderait sa chance de connaître l’au-delà… Elle ne serait pas reléguée dans les ténèbres extérieures. Judy eut un grognement de dégoût. Le christianisme primitif ! Elle était satisfaite d’être allée à Berkeley.

5

Lorsque Mme Wolbach eut terminé de poser des questions, Earl révisa des passages de son réquisitoire, puis essaya de dormir un peu. Mais c’était un vol inconfortable. Un très fort vent arrière ne cessait de les secouer au milieu des turbulences qui se suivaient l’une après l’autre. Avec les moteurs maintenant poussés à plein régime, la cabine vibrait sérieusement. Dorius commençait à craindre que l’appareil ne devînt impossible à contrôler. Il volait assurément de façon assez irrégulière. À quinze ou vingt minutes de Denver, ils rencontrèrent une turbulence particulièrement forte et chutèrent d’un seul coup de plusieurs dizaines de mètres. Dorius regardait par hasard vers l’arrière lorsque cela se produisit, et il vit le juge Lewis voler en l’air, se cogner le crâne contre le plafond bas et abandonner aussitôt les documents qu’il était en train de lire afin de pouvoir se cramponner au fuselage et éviter de se cogner la tête une nouvelle fois.

Earl était terrifié. Le bruit réuni du vent et des moteurs était assourdissant et jamais il n’avait traversé pareilles turbulences. Une singulière idée lui traversa l’esprit : « Bon sang, si je m’écrase au sol et que Gilmore vive… ce serait quand même quelque chose ! »

Earl ne se représentait pas Dieu récompensant les gens pour leur vertu ou les punissant de leur mauvaise conduite. En fait, ce pourrait bien être le contraire. La religion ne mettait pas obligatoirement à l’abri. Le chef actuel de l’Église mormone, Spencer Kimball, par exemple, avait connu dans sa vie une suite de tragédies. Sa mère était morte quand il avait douze ans, un peu plus tard il avait été atteint d’un cancer à la gorge et on lui avait retiré la moitié du larynx. Pourtant, il continuait à faire des discours. Ensuite, on lui avait fait une opération à cœur ouvert. C’était un homme d’une vertu irréprochable, et cependant il avait traversé une catastrophe après l’autre. Peut-être bien que plus on était vertueux dans la vie, plus grand était le défi qu’on lançait à l’Adversaire. L’Adversaire se donnait plus de mal pour atteindre les gens vertueux. Aussi cette turbulence, même si Earl se refusait à la considérer comme une force plus grande que celle des éléments déchaînés, lui donnait quand même matière à réflexion. Jamais il n’avait fait plus mauvais voyage en avion.

Sur ce strapontin, assis littéralement sur un coussin capitonné servant de couvercle de toilette, le juge Lewis était bien secoué aussi et, après s’être cogné la tête, il décida de demander une cigarette. Durant le cours de ses fonctions, il avait parcouru des centaines de milliers de kilomètres par la voie des airs, mais il ne s’était jamais trouvé bien longtemps dans un avion à hélice. Était-ce le bruit ou bien le fait que ni lui ni Mme Lewis n’avaient dormi depuis samedi après-midi, le téléphone n’ayant cessé de sonner après cette affaire Athay, et aux heures les plus insensées (les journaux avaient le droit de savoir ce qui se passait dans un tribunal fédéral) – mais en tout cas il se trouva en train de chercher le réconfort d’une cigarette. Ça faisait plus d’un an qu’il n’avait pas éprouvé une si furieuse envie de fumer.

De plus, il avait dû réveiller Breitenstein à Denver, à 2 heures du matin cette nuit-là, pour lui annoncer qu’il devrait être au tribunal à l’aube et entendre Breitenstein utiliser certains mots qui ne retentissaient généralement pas dans les prétoires. Ce n’était pas avec ce genre de nouvelle qu’on réveillait un collègue. Il fallait quand même faire quelque chose à propos de Gilmore. Ces sursis commençaient à prendre l’allure d’un châtiment d’une cruauté insolite.

Le juge Lewis s’effondra. C’était peut-être ce coup sur la tête ? Ces montagnes russes dans les turbulences ? Il vint demander une cigarette au pilote et celui-ci lui répondit qu’il en avait toute une cartouche. Pourquoi ne pas en prendre un paquet ? C’est ce que fit le juge. Il alluma sa première cigarette depuis un an et comprit, avant d’allumer la seconde, qu’il venait de se remettre à fumer et que ça n’allait pas s’arrêter de si tôt.

Le père du juge Lewis était juge et son frère aîné avocat. Il avait grandi sans s’être jamais posé la moindre question sur le fait que lui aussi serait homme de loi et peut-être juge. Dans sa famille, on avait le sens de la loi comme d’autres ont le sens de la terre. Ça vous donnait des racines. Dans une certaine mesure Lewis avait donc l’impression de toujours comprendre Ritter. Lewis avait suivi les mêmes cours que Ritter à la faculté de droit à l’université d’Utah. Il comprenait la décision de Ritter. Ça n’était pas Lewis qui irait critiquer un juge qui trouvait une exécution scandaleuse. Travailler contre la montre dans une affaire de peine capitale devait être l’expérience la plus traumatisante que pouvait connaître un juge. On avait toujours besoin de temps pour ne pas avoir à supporter l’idée que l’on n’avait pas examiné le dossier suffisamment à fond.

Et ce matin-là, pourtant, ils allaient devoir affronter la seconde possibilité. C’était cruel de remettre sans cesse l’exécution de Gilmore. Lewis alluma sa troisième cigarette.

Maintenant, il se demandait, avec inquiétude, si d’une exécution appliquée aujourd’hui, la première depuis de nombreuses années, n’allait pas découler un encouragement à revenir au bain de sang d’autrefois. Cela n’allait-il pas déclencher un nouveau « bang, bang, bang » et faire liquider en hâte un tas de prisonniers du quartier des condamnés à mort ? Ça n’améliorerait sûrement pas l’image des États-Unis dans le monde. Lewis était satisfait à l’idée que deux de ses frères allaient siéger à Denver avec lui pour cette affaire.

6

L’avion arriva avec dix minutes de retard et Judy se dit que la seule façon de retarder les choses serait de tomber lors du débarquement et de se casser la jambe. Là, ils seraient obligés de s’arrêter. Et encore, peut-être pas ! De toute façon, elle était trop lâche. Avant de se casser sa propre jambe, il faudrait qu’elle soit sa propre cliente.

Ils roulèrent jusqu’à l’aéroport des petits appareils. Sur la zone de stationnement, des projecteurs extrêmement forts étaient allumés et, lorsqu’ils stoppèrent, d’autres s’allumèrent à leur tour et l’atmosphère, nota Dave Schwendiman, devint surréaliste. Ils étaient partis de Salt Lake dans un décor comparable, et voilà qu’ils le retrouvaient ici même. Ils n’avaient volé dans les ténèbres d’une terrible tempête que pour retrouver la même et intense luminosité au sol. La porte de l’avion s’ouvrit et ils furent éblouis par le déferlement des projecteurs. Des hommes des médias étaient partout. Aveuglés, les avocats se précipitèrent vers les taxis qui les attendaient, moteurs en marche.

Au tribunal, d’autres représentants des médias encombraient l’espace de leurs caméras et de leurs micros. Un journaliste de Salt Lake City, Sandy Gilmour, qui présentait les informations sur la chaîne Deux, avait pris son propre avion et était arrivé à Denver avant eux. Maintenant, il plaisantait. Qu’est-ce qui les avait retardés si longtemps ? Bonté divine ! D’autres incidents comiques. Le juge Lewis eut du mal à obtenir l’accès du bâtiment. Le gardien de service ne travaillait que la nuit et n’avait jamais vu le président de la Cour d’appel. Aussi n’était-il pas pressé de laisser entrer tous ces gens à une heure pareille.

On finit par ouvrir les portes et le juge dit de prendre l’ascenseur jusqu’au quatrième étage. Ce fut une véritable course avec les gens des médias jusqu’à la salle d’audience.

7

Environ à cette heure-là, à peu près 9 heures à Washington, Al Bronstein arriva au bureau du greffier de la Cour suprême, Michael Rodak, avec la requête manuscrite adressée au juge White. Bronstein avait intitulé son document « L’Honorable Willis Ritter contre l’État d’Utah » et expliquait à M. Rodak qu’il y avait là un problème de procédure particulier. À sa connaissance, la Cour d’appel de Denver n’avait pas encore rendu son ordonnance, mais le temps pressait et il voulait être ici avec le document au cas où on en aurait besoin. Rodak répondit : « Parfait, on va attendre ensemble. » Et il installa Al Bronstein dans un bureau provisoire.