CHAPITRE 22

TROTH

1

Gary fut si silencieux les quelques jours suivants que cela en devint inquiétant. Cahoon décida qu’il était d’humeur trop morbide et qu’il avait besoin de compagnie, aussi installa-t-il avec lui un prisonnier du nom de Gibbs. Ils avaient tous deux passé tellement de temps en prison qu’ils s’entendraient peut-être.

Cahoon remarqua qu’à peine refermés les verrous ils entamèrent une conversation en jargon de prisonnier. Un vrai baragouinage. Ils utilisaient un mot comme fègre pour dire maigre. Histoire de montrer à l’autre combien d’années on avait tirées en menant comme ça une conversation. Cahoon n’essaya pas de tout comprendre. S’ils parlaient de la dame de Bristol, ça voulait dire pistolet, et là il devrait s’inquiéter, mais Gilmore parlait de un et de deux et c’étaient les chaussures. « Oui, disait Gilmore à Gibbs, j’ai une belle paire pour aller avec ma frise et mes pantes.

— Il faut que tu penses aussi, dit Gibbs, à ton nœud et à ton canot.

— Va te taper une chèvre, fit Gilmore, laisse-moi rappliquer avec ma petite pompe à huile.

— C’est vrai, les pépées, faut toujours les lubrifier. »

Cahoon s’en alla. Les deux hommes essayaient tout juste de passer le temps. Il trouvait qu’ils faisaient un couple charmant. Tous les deux avaient des barbiches à la Fu Manchu. Seulement Gilmore était plus grand que Gibbs. On aurait dit un chat et une souris. Non, plutôt un chat et un rat.

2

Il n’y avait que trois choses au monde dont Gibbs pouvait honnêtement dire qu’elles lui inspiraient quelques sentiments : les enfants, les petits chats et l’argent. Il se débrouillait tout seul depuis qu’il avait quatorze ans. À dix-sept ans, il remplit et toucha pour dix-sept mille dollars de chèques en un mois et s’acheta une voiture neuve. Il avait toujours une voiture neuve.

À l’âge de quatorze ans, disait Gilmore, il avait fait des casses dans cinquante maisons. Peut-être plus.

La première fois que Gibbs était allé en prison, il avait à son actif une escroquerie de deux millions et demi de dollars. Il avait mis la main, expliqua-t-il, sur vingt et un comptes. La fois suivante où il retourna en taule, ce fut lorsqu’il fit sauter la voiture d’un flic à Salt Lake. La voiture de l’inspecteur Haywood.

On lui avait collé quinze ans quand il en avait vingt-deux, dit Gilmore. Il avait tiré cela au pénitencier de l’Oregon et à Marion. Gibbs hocha la tête. Marion, c’était du sérieux. Il s’y était farci onze années de suite, lui précisa Gilmore. Dont sans doute au total quatre ans de haute surveillance. Gilmore avait un vrai pedigree.

Il faisait dans les radeaux pneumatiques, lui dit Gibbs. En deux semaines, il en avait volé quarante dans un grand magasin d’Utah Valley, à cent trente-neuf dollars pièce. Même chose avec des scies à moteur. Il se faisait dans les deux ou trois cents dollars par jour. Il n’arrivait pas à gérer son fric, voilà tout.

C’était mon problème aussi, reconnut Gilmore. Lui aussi avait piqué un peu dans ce grand magasin-là.

« Oui, fit Gibbs, la seule différence entre toi et moi c’est que quand je faisais le coup, j’avais deux gars en soutien en cas de brouillage. Si on me tombait dessus, mes gars disaient : « Qu’est-ce que vous lui voulez, à ce garçon ? »

Gibbs s’aperçut que Gilmore ne connaissait aucun des durs de Salt Lake. Il ne connaissait pas les frères Barbaro, Len Rails, Ron Clout, Mardu, Nigus Latagapolos. « Ça, c’est des durs », disait Gibbs.

Gilmore parlait de la Fraternité Aryenne et des contacts qu’il avait là-bas. Gibbs connaissait les noms de quelques durs du pénitencier d’Oregon, d’Atlanta, de Leabenworth et de Marion. Pas des personnages de légende, mais quand même des costauds. Gilmore se comportait comme un type bien considéré. Évidemment, l’homicide, ça vous donne du standing. Quand on vous demande : « Qu’est-ce que ça vous rapporte de tuer ? » La réponse est : « De la satisfaction. » Ça vous éclaircit les idées.

Son réseau, raconta Gibbs à Gilmore, avait fait dans les hors-bords, les canots à moteur, les remorques et les caravanes. Surtout ne pas s’énerver quand on vous voit trimbalant la camelote. Ça les faisait bien rigoler. « Un jour, dit Gibbs, j’en avais pour un demi-million de dollars, pénard sur l’autoroute. »

3

« Si tu sors avant moi, dit Gilmore, tu peux me rapporter des lames de scie à métaux ?

— N’importe qui ferait ça, dit Gibbs, compte sur moi. » Et Gibbs se disait d’ailleurs qu’il pourrait bien le faire. Il aimait bien Gilmore. Il avait de la classe, ce mec.

 

« Tu sais, fit Gilmore, si tu pouvais me trouver un moyen de me faire sortir d’ici, je ferais n’importe quel coup. Je garderais juste assez d’argent pour que ma bourgeoise et moi on quitte le pays et je te donnerais le reste.

— Si je voulais sortir de cette taule, dit Gibbs, j’aurais des gens qui viendraient me prendre.

— C’est que dans le coin je ne connais personne, dit Gilmore.

— Si quelqu’un le faisait, ce serait moi », répéta Gibbs.

La cellule dans laquelle ils se trouvaient était divisée en deux, une petite partie salle à manger avec une table et des bancs, et au fond, loin des barreaux, des toilettes, un lavabo, une douche et six couchettes. De l’autre côté des barreaux, un couloir qui menait au pavillon voisin. On l’utilisait en général comme cellule pour femmes. Quand il n’y avait pas de femmes, c’était la cage aux ivrognes. Pour leur première nuit, ils eurent un ivrogne juste à côté qui n’arrêtait pas de crier.

Gilmore répondit comme s’il était le gardien. « Qu’est-ce que tu veux ? » lança-t-il. Le pochard dit qu’il avait besoin de donner un coup de fil. Pour qu’on amène sa caution. Gilmore lui dit qu’aucun juge ne lui accorderait ça. Enfin, le petit garçon qu’il avait frappé dans le camp des caravanes était mort. Quel petit garçon ? dit l’ivrogne. C’est ça dont tu es accusé : conduite en état d’ivresse, accident d’auto mortel et délit de fuite. Gibbs était ravi. L’ivrogne croyait Gilmore. Il passa le reste de la nuit à pleurer tout seul au lieu de crier pour appeler le geôlier.

Gilmore commença à faire sa gymnastique. C’était quelque chose, expliqua-t-il à Gibbs, qu’il faisait tous les soirs. Il en avait besoin afin de se fatiguer assez pour dormir un peu.

Il fit cent couché-assis, souffla un peu, puis se mit à faire des ciseaux en sautant et en claquant ses mains au-dessus de sa tête. Gibbs, fumant allongé sur sa couchette, perdit le compte. Gilmore avait dû en faire deux ou trois cents. Puis il marqua une nouvelle pause et essaya des pompes mais ne put parvenir qu’à vingt-cinq. Il avait la main gauche encore faible, expliqua-t-il.

Puis il se planta dix minutes sur la tête. « Ça rime à quoi ? » demanda Gibbs. « Oh ! fit Gilmore, ça fait circuler le sang dans la tête, c’est bon pour les cheveux. » Gilmore voulait, précisa-t-il, s’efforcer de garder un air aussi jeune que possible. Gibbs acquiesça. Tous les taulards qu’il connaissait, y compris lui-même, faisaient un complexe à propos de leur âge. Après tout, les années de jeunesse étaient toutes foutues. « Mon opinion, dit Gibbs, c’est que tu as l’air jeune pour un type de trente-cinq ans. Moi, j’ai cinq ans de moins que toi et j’en parais cinq de plus.

— C’est les clopes », dit Gilmore, en reniflant la fumée.

Il avait choisi une couchette supérieure aussi loin que possible de Gibbs qui dormait dans la couchette inférieure en face.

« Tu ne fumes pas ? dit Gibbs.

— Je ne veux pas prendre une habitude pour laquelle il faut payer, dit Gary. Pas si on passe son temps bouclé. En haute surveillance, ils avaient donné mon nom à une cellule. »

Le pochard de la cellule voisine geignait pitoyablement. Gilmore reprit : « Eh oui, la chambre Gary M. Gilmore » et ils se mirent à rire tous les deux. Écouter l’ivrogne pleurnicher, c’était aussi agréable que d’être allongé sur son lit par une nuit d’été à écouter le froissement des feuilles dans les arbres. Oui, lui raconta Gilmore, il avait tiré tellement de temps en haute surveillance qu’il n’avait presque jamais gagné d’argent en travaillant à la prison. Et on ne pouvait pas dire qu’il y avait du fric arrivant de l’extérieur. Tous les luxes qu’on pouvait se payer en taule, il avait appris à s’en passer. « D’ailleurs, dit-il, fumer c’est mauvais pour la santé. Bien sûr, à propos de santé… » Il regarda Gibbs.

À propos de santé, il s’attendait à la peine de mort.

« Un bon avocat pourrait te faire avoir le meurtre sans préméditation. Dans l’Utah, c’est la liberté surveillée au bout de six ans. Six ans et tu te retrouves dans la rue.

— Je ne peux pas me permettre un bon avocat, dit Gilmore. C’est l’État qui paye mes avocats. (Il regarda Gibbs du haut de sa couchette et dit :) Mes avocats travaillent pour les mêmes gens qui vont me condamner. »

4

« On n’arrête pas de m’emmener pour être interrogé par des psychiatres, dit Gilmore. Merde alors, ils posent les questions les plus stupides. Pourquoi, demandent-ils, est-ce que j’ai garé ma voiture sur le côté du poste à essence ? « Si je m’étais garé devant, leur ai-je dit, vous me demanderiez pourquoi je ne me suis pas garé sur le côté. » (Il ricana.) Je pourrais jouer la comédie, leur faire dire : « C’est vrai, il est fou », mais je ne veux pas. »

Gibbs comprenait. C’était contraire à l’idée que se faisait de lui-même un homme véritable.

« Je leur explique que les meurtres n’avaient pas de réalité. Que j’ai tout vu à travers un brouillard d’eau. (Ils entendaient l’ivrogne qui se remettait à geindre.) C’est comme si j’étais au cinéma, je leur dis, et que je ne pouvais pas arrêter le film.

— C’est comme ça que ça s’est passé ? demanda Gibbs.

— Merde, non, dit Gilmore. Je suis tombé sur Benny Buschnell et j’ai dit à ce gros fils de salaud : “Ton argent, mon garçon, et ta vie.” »

Ça les fit exploser tous les deux. Ce que c’était drôle. En pleine nuit, dans cette saloperie de prison de trous du cul où on étouffait, avec le pochard qui gémissait dans sa merde en comptant ses péchés, ils n’arrivaient pas à s’arrêter de rire. « Un peu de calme, là-bas, dit Gilmore à l’ivrogne. Garde tes sanglots pour le juge. » Le type ruisselait de larmes. On aurait dit un chiot la première nuit dans une maison nouvelle. « Tiens, reprit Gilmore, le matin après avoir tué Jensen, je suis passé à la station-service pour leur demander s’ils n’avaient pas une place pour moi. » De nouveau ils explosèrent.

Gilmore, ce soir-là, se serait cassé le bras si ça pouvait faire une bonne plaisanterie. Il se serait coupé la tête et vous l’aurait tendue sur un plateau si sa bouche avait pu cracher des clous. « Quelle est ta dernière meilleure faveur quand on te pend ? » demanda-t-il. Et il répondit : « Prenez une corde élastique. » Il faisait semblant de rebondir au bout, il faisait la grimace en disant : « Je crois que je resterai pendu un moment. »

Gibbs croyait qu’il allait pisser dans son froc. « Quelle est, demanda-t-il à Gilmore, ta dernière faveur quand on te met dans la chambre à gaz ? » Il attendit. Gibbs pouffait tout seul. « Tiens, tu leur demandes du gaz hilarant.

— Il y a de quoi t’étouffer », fit Gibbs.

 

D’ailleurs, il s’étranglait presque à force de graillonner. Fumer, ça lui donnait sa douzaine d’huîtres à chaque repas. Il était le type au crachoir. Gilmore demanda : « Qu’est-ce que tu dis au peloton d’exécution ?

— Je leur demande un gilet pare-balles », dit Gibbs. Ils riaient à tour de rôle comme un animal qui tourne en rond et qui s’affaiblit. « Oui, fit Gibbs, celle-là je la connaissais. »

Gilmore avait une qualité que Gibbs savait apprécier. Il était conciliant. Gibbs estimait que pour sa part il arrivait toujours à se rapprocher des gens, il se contentait de faire comme eux. Gilmore, c’était pareil. Ce soir-là, ils rigolaient vraiment comme deux connards.

Là-dessus, Gilmore devint sérieux. « Dis donc, fit-il à Gibbs, ils comptent m’infliger la peine de mort, mais j’ai une réponse pour eux. Je vais jouer la carte cachée de l’État d’Utah. Je vais les obliger à le faire. Ensuite, on verra s’ils ont autant de cran que moi. »

Gibbs n’arrivait pas à déceler si ce type bluffait. Il ne pouvait imaginer qu’on fasse quelque chose comme ça.

« Oui, reprit Gilmore, je vais leur dire de le faire sans me mettre de cagoule. De le faire de nuit si c’est dehors, ou bien dans une pièce sombre avec des balles traçantes. Comme ça je pourrai voir ces mignonnes arriver ! »

L’ivrogne hurlait : « Je ne voulais pas tuer le petit garçon, oh, monsieur le juge, plus jamais je ne conduirai.

— Ta gueule », cria Gilmore.

Ouais, dit-il à Gibbs, la seule crainte légitime qu’un homme dans sa position pouvait avoir en face du peloton d’exécution, c’était qu’un des tireurs soit un ami ou un parent d’une des victimes. « Alors, dit Gilmore, il risquerait de viser la tête. Ça ne me plaît pas. J’ai dix de vision à chaque œil, et je veux faire don de mes yeux. »

 

Ce type était comme une roulette, décida Gibbs. Ça dépendait du numéro qu’il sortait. « J’ai fait un tas de boulettes dans ma vie, déclara Gilmore du haut de sa couchette, et bien des erreurs de jugement ces deux derniers mois, mais je vais te dire une chose, Gibbs : maintenant, je suis dans mon élément. Je ne me suis jamais trompé sur le compte de quelqu’un qui a fait de la taule.

— J’espère que tu as bonne impression de moi.

— Je suis persuadé que tu es un bon taulard », fit Gilmore.

Sur cet éloge – il n’y en avait pas de plus grand – ils s’endormirent. Il était 3 heures du matin. Ils avaient déconné jusqu’à 3 heures du matin.

5

9 septembre

Je ne suis pas un faible. Je n’ai jamais été une loque, je n’ai jamais été un salopard, je me suis toujours bagarré : je ne suis peut-être pas le plus costaud mais j’ai toujours tenu le coup et on m’a toujours compté parmi les hommes. J’ai fait certaines choses qui feraient trembler un tas de salauds et j’ai enduré des merdes que personne n’aurait supportées. Mais ce que je veux que tu comprennes, ma petite fille, c’est que c’est toi qui tiens mon cœur et qu’avec mon cœur je crois que tu as le pouvoir de m’écraser ou de me détruire. Je t’en prie, ne fais pas ça. Je suis sans défense devant ce que j’éprouve pour toi.

Je ne peux pas te partager avec un autre ni avec d’autres, Nicole. Je préférerais être mort et brûler dans je ne sais quel enfer que de savoir un autre homme avec toi.

Je ne peux pas te partager… Je te veux tout entière…

Il faut que je vive sans baiser, tu le peux aussi. Navré d’être grossier, mais c’est vrai. Nous nous aimons, nous nous appartenons, ne nous faisons jamais de mal, Nicole, ne nous faisons jamais de mal.

Cette douleur me paralyse. Je n’arrête pas de penser à toi avec quelqu’un. C’est plus fort que moi. Il faut que je chasse de mon esprit ces images horribles. Je veux que personne ne t’embrasse, ne te tienne dans ses bras ni ne te baise. Tu es à moi. Je t’aime.

Tu as dit à la dernière page de ta lettre que je n’aurais plus jamais aucune raison de souffrir comme ça : ça fait trente-cinq ans que je suis sur cette foutue terre et j’ai été bouclé plus de la moitié de ma vie. Avec tout ce qui m’est arrivé, je devrais être un rude salaud. Mais je ne peux pas supporter d’être loin de toi… tu me manques à chaque minute.

Et je ne peux pas encaisser l’idée qu’un homme serre contre lui ton corps nu et regarde tes yeux rouler en arrière en s’endormant dans tes bras.

Je ne peux pas te partager… je ne veux pas. Il faut que tu sois toute à moi.

Ça m’est égal que tu dises que tu as ce cœur dingue qui ne te laisse refuser aucune demande de rendre un autre heureux. J’ai un cœur dingue aussi. Et mon cœur dingue adresse une prière à ton cœur dingue : ne repousse pas ma requête de n’être qu’à moi de cœur, d’esprit, d’âme et de corps. Laisse-moi être le seul et unique homme à t’avoir.

Bon Dieu j’ai envie de toi bébé bébé bébé. Ne baise qu’avec moi.

Ne baise avec personne d’autre. Ne fais pas ça, ne fais pas ça, ça me tue, ne me tue pas.

Est-ce que j’en demande trop ? Écris-moi et dis-moi…

DIS-MOI DIS-MOI.

NOM DE DIEU.

DIS-MOI

Bonté de merde, Nicole. Dis-moi.

Mercredi et dimanche, ça fait trop loin… Pourquoi ne m’écris-tu pas davantage ?

Nicole ne sois avec personne d’autre non non non

Non

Je déconne vraiment dans cette lettre

Je suis parvenu à une conclusion et la voici. Il faut que je t’aie tout entière ! Il n’y a personne avec qui je puisse te partager. Je t’aime

JE T’AIME JE T’AIME JE T’AIME

JE T’AIME

 

Non, je ne suis pas ivre, ni camé ni rien ; ce n’est que moi qui écris cette lettre qui manque de beauté – rien que moi Gary Gilmore, voleur et meurtrier. Gary le dingue. Qui rêvera un jour qu’il était un type nommé Gary dans l’Amérique du XXe siècle et qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas du tout… Mais qu’est-ce que c’était, qu’est-ce que c’est, pourquoi est-ce qu’on est dans une super merde, au max comme on disait au XXe siècle à Spanish Fork. Et il se souviendra qu’il y avait quelque chose de très beau aussi dans ce vieil empire mormon des montagnes et il commencera à rêver d’une sorte de renard féerique aux yeux verts et aux cheveux roux, qui roulait des yeux et qui n’arrivait pas à lui prendre la queue tout entière dans sa bouche qui riait et pleurait avec lui et se foutait pas mal qu’il ait des dents à jamais bousillées et qui lui avait montré de nouveau comment on sautait les filles au lieu de se servir de sa main et des photos de Playboy.

Le lendemain soir, on mit une fille dans la même cellule où la veille se trouvait l’ivrogne. Elle aussi pleurait et Gary lui cria : « Allons, sœurette, ça ne peut pas être si terrible que ça. » Elle se calma aussitôt.

Gary apprit qu’elle s’appelait Connie, et lorsqu’elle demanda s’il avait une cigarette, Gibbs fit glisser un paquet à travers un couloir jusqu’à sa cellule et Connie les remercia.

Ils essayaient de continuer à bavarder, mais il fallait crier fort, alors Gary écrivit un mot qu’il lui fit passer. Il lui dit qu’il était plutôt beau garçon, qu’il aimait les jeunes filles, la musique de cow-boy et les tyroliennes. Il aimait surtout les tyroliennes. Elle répondit qu’elle avait vu sa photo dans le journal et qu’en effet il était beau gosse. Elle le remerciait de sa gentillesse et lui demandait s’il voulait bien chanter une tyrolienne.

« Allons, Tex, fit Gibbs, remonte-moi la manivelle. » Gary ne savait pas plus chanter de tyroliennes que Gibbs ne savait tricoter. Alors Gary lui cria que bon, il mentait, qu’il serait incapable de faire iou-lili iou-lili pour sauver sa peau. Ils se mirent à rire tous les trois. Ils passèrent une bonne nuit à s’envoyer des mots. Le matin, elle sortit. Gary retomba dans sa dépression.

6

11 septembre

Je n’ai pas pu dormir pour la troisième nuit de suite. Il m’arrive quelque chose. Je me suis assoupi brièvement la nuit dernière et je me suis réveillé au milieu d’un rêve à propos d’une tête coupée. J’entends de nouveau grincer les roues du tombereau et le glissement rapide de la lame : dans mon rêve c’était une Mont Court femelle qui m’interrogeait, une déléguée à la liberté surveillée ou je ne sais quoi ; les rêves, ça a sa propre logique, et bientôt un médecin, ou bien le vrai Mont Court, ou quelqu’un est revenu.

 

Je t’ai dit que ces temps-ci je ne dormais pas : les fantômes sont descendus s’abattre sur moi avec une force que je ne croyais pas qu’ils possédaient. Je leur tape dessus mais ils reviennent furtivement grimper dans mon oreille et ces démons me racontent d’abominables plaisanteries. Ils disent qu’ils veulent saper ma volonté, boire ma force, épuiser mon espoir, me laisser privé d’espoir perdu vide seul les saloperies de démons avec leurs sales corps velus qui me chuchotent des choses horribles dans la nuit en ricanant et en riant avec une joie horrible de me voir m’agiter sans arriver à dormir ils sont vraiment dégueulasses ils projettent de fondre sur moi avec des hurlements de folie furieuse quand je m’en irai avec leurs affreux pieds jaunes tout allongés avec des griffes et des dents dégoulinantes de salive fétide et d’une épaisse glaire jaune-vert. De sales bêtes inhumaines des chacals des hyènes des bâtards pestiférés malheureux perdus d’horribles créatures démoniaques inacceptables des chauves-souris qui rampent avec leurs yeux rouges des monstres sans âme.

Ils ne veulent pas laisser le pauvre vieux avoir une nuit de sommeil. Les foutus enfants de salaud.

J’ai besoin de notre épée d’argent contre eux. Les visqueux enfants de salaud.

Les fantômes démoniaques

se moquent taquinent harcèlent

mordent et griffent grattent et crient

tissent une toile de vieillesse la vieillesse tire sur les harnais

comme des bœufs attelés à un tombereau de bois grinçant un tombereau de bois gris

qui traverse les rues pavées de mon

esprit d’antan.

Ils m’ont attaqué déjà nous avons eu plusieurs escarmouches ils m’ont sauté dessus comme des monstres quand j’étais à la prolixine pendant quatre mois j’ai supporté un constant assaut de fureur démoniaque – oooooooOOOOOOOOOOOOH !

Ça m’a laissé vidé et maigri de vingt kilos mais plus fort qu’ils ne sauront jamais.

Ils aiment ça quand j’ai mal.

Et ces temps-ci je brûle

J’ai horreur de le dire mais la semaine dernière ils ont bien failli m’avoir jamais ils n’ont été aussi près et jamais ils ne le seront.

 

Gibbs avait l’habitude de s’éveiller au milieu de la nuit pour fumer une cigarette. Et là, dans les heures sans fin du petit matin, il en alluma une et se rallongea sur sa couchette pour réfléchir tranquillement à sa situation personnelle. Tout d’un coup Gary dit : « Tu l’as quand même fait, hein, Gibbs ? » Il répondit prudemment : « Fait quoi ? » Gary dit : « Tu l’as quand même allumée cette saleté, n’est-ce pas ? »

Le matin, Gary dit : « Tu parles dans ton sommeil, Gibbs. Tu dis quelques mots et puis tu te mets à grincer des dents. On dirait qu’il y a une partie de dés en bas. » Gibbs s’affola un peu. Il n’était pas trop content de dire des choses dans son sommeil. Si c’était la chose qu’il ne fallait pas, Gilmore pourrait décider de lui séparer le cœur des poumons.

Durant toute cette journée, la dépression de Gary empira et la nuit suivante, vers 3 heures, quand Gibbs de nouveau s’éveilla, Gary demanda : « Ça va ? » Gibbs répondit : « Je crois. Je ne suis pas sûr. » Il fit un effort pour essayer de rire et pourtant il haletait et toussait à cause de sa cigarette. « Ça va aller, mon vieux ? demanda Gilmore. T’as peut-être besoin d’un poumon d’acier ? »

Gibbs était silencieux. Il essayait juste de maîtriser sa respiration d’asthmatique. Dans le silence, Gilmore dit : « Demain matin, on dira au gardien qu’on ne peut pas s’entendre. Comme ça il te mettra ailleurs. »

« Ah, tu crois ? fit Gibbs.

— Oui, fit Gilmore, je crois que je vais finir au bout d’une corde. Si c’est ça, tu serais mieux loti ailleurs. Ils pourraient bien essayer de te coller une accusation de meurtre sur les bras. (Il hocha la tête.) Ils vont être un peu déçus s’ils n’ont pas la satisfaction de me juger pour mes deux jolis coups. »

Gibbs acquiesça. « Si c’est ce que tu veux, dit-il, j’irai jusqu’à cracher sur le gardien, lui jeter quelque chose et me faire mettre au trou. » « Oui, fit Gary, je te remercie. Il se pourrait bien que je doive te demander de partir demain.

— Bon, fit Gibbs, je vais le faire. »

 

Mais le matin, Gilmore lui dit d’attendre. Il voulait voir si ce jour-là il aurait des nouvelles de Nicole. Et voilà que dans l’après-midi une lettre arriva. Il la lut et dit : « Bon. J’ai décidé d’attendre. » Gibbs jubilait tout son saoul.

Gary passa l’après-midi à relire les vieilles lettres de Nicole, prenant celle-ci et puis celle-là, et il finit par dire : « En voilà une à lire si tu veux. » Gibbs remarqua qu’elle avait de petites taches de sang sur les pages. Il se sentait gêné et ne fit que la parcourir, mais il ne put s’empêcher de remarquer un passage où Nicole disait : « Combien c’était chaud et agréable, quand ma vie s’écoulait de mon corps. »

Gibbs prit soin de ne rien dire, de ne montrer aucune émotion, mais à part lui il pensait : « Ou bien c’est la nana la plus sincère dont j’aie jamais entendu parler, ou bien une des pépées les plus zinzins, les plus tordues du monde. » Gilmore dit : « Qu’est-ce que t’en penses ? » Gibbs répondit : « Je ne peux pas vraiment te dire parce que je ne me suis jamais trouvé dans ta situation, mais évidemment elle t’est dévouée. »

Maintenant que Gilmore était sorti de sa dépression, Gibbs décida de l’empêcher d’y retomber et se mit à raconter combien ce serait facile de s’évader. Il suffisait de se procurer une lame de scie à métaux. La prison était vieille et les barreaux n’avaient pas un cœur d’acier inoxydable à l’intérieur. En fait, on pouvait voir la trace où quelqu’un en avait déjà scié deux et comment ils avaient été ressoudés.

Gary décida d’écrire à Nicole de prévenir Sterling Baker. Il pouvait faire ça à l’atelier de cordonnerie. Gibbs disait qu’il fallait séparer l’extérieur de la semelle de la première, d’y insérer deux lames, puis de soigneusement recoudre la chaussure à la main en utilisant les mêmes trous. N’importe quel cordonnier était capable de faire ça.

Gary approuva l’idée à cent pour cent. Il commença une lettre à Nicole en lui expliquant comment s’y prendre. Comme il ne voulait pas qu’un gardien regarde ce qu’il avait écrit, il la donna à Mike Esplin pour qu’il la poste lorsque l’avocat passa pour discuter de son affaire.

 

12 septembre

Très chère et très belle.

J’ai quelque chose que je veux que tu fasses. Si tu veux bien faire ça et que tu le fasses bien, je crois que je pourrai bientôt t’emmener – au Canada peut-être – dans le nord-ouest du Pacifique – quelque part. Loin. Tous ensemble, moi et toi et tes gosses. Voici ce qu’il me faut : une lame de scie à métaux en acier au carbone de qualité extra. On vend ça dans les quincailleries. Il me faut une paire de chaussures taille 43. Sterling peut glisser la lame de la scie à l’intérieur de la semelle. Ce serait chouette si peut-être Ida, si elle est au-dessus de tout soupçon, m’apportait des chaussures avec des vêtements un jour de visite ou bien l’avocat Craig ou Mike – c’est vraiment une prison de ploucs – ils ne passent pas les chaussures aux rayons X, ils n’ont pas de détecteur de métaux – je pourrais sortir d’ici le soir même.

Fais ça pour moi, mon ange. Je viendrai te chercher et nous partirons. Et je ne veux pas trouver un homme avec toi quand j’arriverai là-bas. Trouve-moi cette lame. Je viendrai la nuit t’emmener et pour ce que ça vaut, pour aussi longtemps que ça peut durer avant qu’on me prenne ou qu’on me tue – on vivra rira on s’aimera on chantera on sera ensemble on jouira ensemble.

Comme on est censé le faire.

 

13 septembre

Je restais si abruti par cette bière et le fiorinal que j’ai bien peur de ne t’avoir jamais vraiment bien baisée – ça me donne des remords – je voudrais pouvoir te baiser maintenant que mon corps est tout naturel, sain et pur et pas plein d’alcool et de fiorinal. Je t’allongerais sur le dos et je te mettrais de la vaseline dans la chatte et je te baiserais jusqu’à ce qu’on jouisse tous les deux – et puis je t’emmènerais dans la baignoire et je batifolerais dans l’eau avec toi un moment et on se frotterait le dos et les fesses et les bras et les jambes et les couilles et la queue et ton petit con rose et je te raconterais une histoire pendant qu’on tremperait tous les deux et que tu fumerais une cigarette.

Bébé on s’appartient tous les deux – et tout ce qui compte mon bel ange aux taches de rousseur. Mon bel ange aimé à l’épée d’argent. Bébé serre-moi ce soir contre ton corps nu enroule-le tout autour de moi et baise-moi dans ton esprit et dans tes pensées et dans tes rêves viens jusqu’à moi quand tu quitteras ton beau corps dans le sommeil et pénètre dans mon cœur et dans mon âme et dans mon esprit et dans mon corps prends-moi dans la douceur tiède humide et chaude de ton amour dans ta belle bouche dans ton cœur dans ton âme dans ton essence même pose mes mains sur ta chatte et déchaîne-toi abandonne-la-moi pour que dans le sommeil et dans tout ce qui est nous puissions être quelque chose tous les deux qui dépasse l’imagination.

Une fois de plus, elle décida qu’elle ne l’avait jamais aimé davantage. Ces lettres enflammées l’excitaient tant que ça n’arrangeait pas sa décision d’être sincère. « Tu es si plein de foutaises, lui dit-elle à la visite suivante, je parie que tu ne peux même pas bander et voilà que tu écris des choses comme ça. » Il se contenta de sourire. Elle l’aimait.

Nicole parla des lames de scie à métaux. Elle avait essayé une petite quincaillerie et demandé des lames d’acier au carbone. Le vieux type, derrière le comptoir, comprit qu’elle ne connaissait pas la taille et que ç’avait l’air de lui être égal parce qu’elle avait acheté les deux qu’il avait en réserve et qui n’étaient pas pareilles. Il l’avait regardée d’un drôle d’air en disant : « Qui est-ce que vous essayez de faire évader de prison ? » Elle avait eu du mal à garder l’air sérieux.

Elle avait porté les deux lames à Sterling. Il n’était pas trop enthousiaste, avoua-t-elle à Gary. D’abord il avait dit oui, puis avait décidé de réfléchir. Deux jours s’étaient passés. Il réfléchissait toujours.

7

Gilmore avait l’ouïe la plus développée que Gibbs eût jamais rencontrée. S’il existait un homme avec des oreilles électroniques, c’était Gary Gilmore. Alors que le bruit de pas avait lieu à au moins trente mètres de leur cellule du côté du bureau, trente mètres de tournants par trois couloirs et passages différents, Gilmore, malgré cela, pouvait entendre les gardiens enfermer quelqu’un et vous dire le nom et le chef d’accusation. On pouvait dire que ça l’empêchait de dormir. Gibbs avait remarqué que Gilmore ne dormait que deux ou trois heures sur vingt-quatre. Il ne semblait pas avoir besoin de plus.

Cahoon prenait son petit déjeuner à 6 heures et demie et Gibbs sommeillait encore, mais Gary était debout et mangeait. Ensuite, il écrivait une lettre à Nicole ou lisait un de ses livres. Il faisait cela le matin quand tout était paisible dans la prison.

De temps en temps, Gilmore disait combien c’était extraordinaire de trouver un homme qui avait fait autant de taule que Gibbs et qui n’aimait pas lire. Gibbs estimait qu’il avait lu trois livres dans sa vie : Le Parrain, La Jungle du Tapis Vert, Vendetta. Gary lui passa La Réincarnation, de Peter Proud. Il dit que ça donnerait à Gibbs des indications sur l’au-delà. Gibbs le lut pour faire plaisir à Gilmore, mais ça ne le fit pas croire à la réincarnation pour autant.

Ils se lancèrent dans une discussion sur Charlie Manson. Manson avait des pouvoirs psychiques, expliqua Gilmore. « Je sais que c’est lui qui a fait que Squeaky Fromme a tiré sur le président Ford.

— Tu crois vraiment ces choses-là ? demanda Gibbs.

— Parfaitement, fit Gilmore, on peut contrôler les gens avec son esprit. »

Gibbs éprouva le besoin de s’excuser. « Je ne crois à rien que je ne puisse pas voir.

— Eh bien, dit Gary, c’est Manson qui l’a poussée à ça.

— Comment ? demanda Gibbs. On n’a même pas laissé Manson recevoir une visite de la fille.

— Non, fit Gilmore, Manson utilisait ses pouvoirs psychiques. »

Gibbs ne voyait pas.

Plus tard ce soir-là, Gilmore faisait chauffer de l’eau pour le café. Ils roulaient du papier hygiénique en boule et allumaient le milieu. Ça, produisait une flamme régulière et suffisante pour faire bouillir l’eau. La bouilloire était faite à partir d’un gobelet autour duquel ils avaient enroulé la feuille d’aluminium de leurs pommes de terre cuites au four. En guise de manche, ils avaient attaché les extrémités d’un bout de ficelle à deux trous dans le bord et tenaient la tasse au-dessus de la flamme.

Gibbs était allongé sur sa couchette à regarder Gary effectuer l’opération lorsqu’il pensa : « Je suis sûr que je rigolerais si la corde cassait. » Juste à ce moment-là, la ficelle prit feu, la tasse tomba, l’eau se répandit. Gibbs éclata de rire. Il rit si fort qu’il roulait dans sa couchette comme un doryphore tout en envoyant une succession de pets. Gilmore le regarda d’un air écœuré, puis balança la tasse, la ficelle et tout le tremblement dans les toilettes.

« Tu es vraiment le péteur le plus dégueulasse que j’aie jamais vu, dit Gilmore à Gibbs.

— Oui, fit Gibbs, je peux péter à volonté. » Il éclata de rire à cette remarque et en lâcha un autre. Il riait toujours comme un dément après un pet.

« Enfin, dit Gilmore, ils ne puent pas. C’est toujours ça.

— J’ai toujours été délicat.

— Pourquoi est-ce que tu ne les gardes pas une semaine, dit Gilmore, pour en faire un album ? »

Quand Gibbs eut repris son souffle, il lui dit : « Dis-donc, Gary, je me rendais bien compte de ton infortune. C’est seulement que je pensais que ça allait arriver. Juste avant. »

Le visage de Gary s’éclaira. « Ça, déclara-t-il, ce sont des pouvoirs psychiques. » Gibbs avait envie de dire : il faudra plus d’une ficelle cassée pour me faire croire à ça, mais il ferma sa gueule.

Gibbs avait une petite sœur habitant Provo qui était mariée à un type du nom de Gilmore. Quand Gibbs apprit l’arrestation de Gilmore, celle de Gary, il se demanda tout d’abord si ça n’était pas son beau-frère, qu’il n’avait jamais rencontré.

En entendant ça, Gary dit : « As-tu jamais pensé à tout ce que nous avons en commun ? On était peut-être faits pour se rencontrer. » Gibbs pensa : « Et nous revoilà partis avec la réincarnation. »

Gary dressa une liste ; ils avaient tous deux passé beaucoup de temps en prison. Gibbs dans l’Utah et le Wyoming, lui-même dans l’Oregon et l’Illinois. Avant la prison, ils étaient allés chacun en maison de correction. Tous deux étaient considérés comme des taulards endurcis. Tous deux avaient tiré pas mal de temps en haute surveillance. Tous deux avaient reçu une balle dans la main gauche en commettant un crime. Aucun d’eux n’aimait son père. Les deux pères étaient de gros buveurs et étaient morts maintenant. Gilmore et Gibbs aimaient tous deux leur mère, qui étaient des mormones pratiquantes et qui vivaient dans de petits camps de caravanes. Ni Gilmore ni Gibbs n’avaient rien eu à faire avec le reste de leur famille. Par dessus le marché les deux premières lettres de leurs noms de famille étaient « GI » bien qu’aucun d’eux n’eût jamais été dans l’armée. Leur première expérience de la drogue datait du début des années 60 et ils avaient tous les deux utilisé la même drogue, la ritaline, une forme de reniflette pas courante.

« Ça te suffit ? demanda Gilmore.

— Touché », fit Gibbs.

Gary fit remarquer aussi qu’avant leur arrestation, ils vivaient tous les deux avec des divorcées de vingt ans. Chacun avait fait connaissance de la fille par l’intermédiaire de sa cousine. Chacune des filles avait deux enfants. Le premier était une fillette de cinq ans, brune et dont le prénom commençait par un S. Chaque fille avait un fils de trois ans d’un autre mariage. Les deux petits garçons étaient blonds et leurs prénoms commençaient par un J. Aussi bien Nicole que la petite amie de Gibbs avaient des mères dont le prénom était Kathryne. Et tous les deux étaient venus s’installer avec la fille juste après l’avoir rencontrée.

Après avoir étudié ces coïncidences, Gibbs s’arrêta pour réfléchir. Il commença même à se poser des questions. Peut-être que ce que disait Gary rimait à quelque chose ?

Bien sûr, Gary n’avait pas insisté sur les différences. La petite amie de Gibbs n’était pas belle et Nicole était superbe. Lorsque Gibbs vit la façon dont elle se parait pour Gary, il décida qu’elle devait être belle aussi à l’intérieur. Tenez, quand elle n’avait pas d’argent pour acheter des timbres, elle venait en stop jusqu’à la prison pour apporter une lettre à Gary. S’ils avaient besoin de café, de jus de fruits, de papier, de stylo, de n’importe quoi, Gibbs n’avait qu’à dire au geôlier de prendre de l’argent sur son compte et Nicole allait tout de suite acheter les trucs et les leur rapportait.

Un jour qu’il était en train de faire la liste des commissions, Gibbs demanda s’ils n’avaient rien oublié et Gary dit : « Est-ce que tu aimes le chocolat instantané ? » « Ma foi oui, répondit Gibbs, d’accord. » En fait, il préférait les boissons fraîches comme les jus de fruits mais il dit : « Demande à Nicole de nous rapporter un carton de ces sachets de chocolat. » Il voyait combien Gary était embarrassé d’avoir envie ou besoin de quelque chose. Il n’arrivait pas à le digérer.

« Gibbs, dit alors Gary, tu es un des meilleurs salopards que j’aie jamais rencontrés en vingt ans de taule. Écoute-moi bien, je ne sais pas comment, mais un jour tu seras récompensé d’avoir été si bon avec les autres. »

Gibbs sentait bien que Gilmore cherchait un moyen de lui rendre tout ça. Il commença même à parler d’arranger les dents de Gibbs qui grinçaient dans son sommeil. « Oh ! dit Gibbs, mal à l’aise, j’aime bien jouer avec. » Il avait un râtelier à la mâchoire supérieure, mais il l’avait cassé en deux. Peu de temps avant de se retrouver au gnouf, il roulait dans son Eldorado, soûl comme un Polonais, quand il avait été pris de nausées et d’envie de vomir. Trop paresseux pour s’arrêter. Merde après tout, il roulait à cent trente sur l’autoroute. Il se contenta d’ouvrir la vitre, de dégueuler et il avait dû faire encore cent mètres avant de se rendre compte que ses dents étaient parties avec le vomi. Il s’arrêta pile sur le bas-côté et revint sur ses pas en courant dans le noir jusqu’au moment où il trouva un flot de vomissure. Les fausses dents étaient en deux morceaux au beau milieu.

Maintenant il jouait avec. Ça faisait un son cliquetant comme des castagnettes. Certaines fois, Gibbs pointait tout l’appareil sur des gens rien que pour voir leur expression quand ses dents de devant se séparaient devant eux.

Toutefois, il ne plaisantait pas comme ça avec Gary. Gilmore était trop gêné par ses propres dents. Il lui fallut même deux jours pour en arriver à raconter comment il avait travaillé au labo du dentiste du pénitencier d’Oregon. Si Nicole pouvait lui acheter une trousse dans une pharmacie, Gilmore pouvait lui réparer son dentier Gibbs débloqua le fric aussitôt.

Après sa visite, elle renvoya une boîte de soude-dents, qui contenait un flacon de liquide, un tube de base en poudre, un compte-gouttes, un récipient en plastique, un bâtonnet pour remuer le tout, du papier de verre et des instructions. Gilmore jeta le mode d’emploi et se mit au travail. Au bout d’un quart d’heure les dents étaient rassemblées et lui allaient comme des dents neuves. Gibbs était inquiet. Avec son râtelier arrangé, peut-être que Gilmore pourrait entendre ce qu’il racontait dans son sommeil. Gibbs espérait seulement que ça ne le gênerait pas.

Plus tard ce soir-là, Gilmore s’assit dans son lit et se mit à faire de petits ajustements sur ses propres appareils dentaires. Gary cherchait vraiment à arranger ses dents tranquillement. Dans le silence de la nuit, Gibbs fit semblant de dormir et il regarda Gary, concentré sur son travail, paraissant son âge et même plus, ses lèvres découvrant ses gencives.

Les quatre prisonniers de corvée étaient de menus délinquants qui purgeaient une petite peine de prison. Ils avaient donc une mortelle frayeur de Gilmore lorsqu’ils revenaient à l’heure des repas. Ils se tenaient aussi loin que possible de la fente de la porte lorsqu’ils glissaient les plateaux. Un homme ne pouvait guère tendre la main pour vous empoigner par ce petit trou, mais les prisonniers étaient très prudents. Ils avaient entendu les geôliers raconter comment Gilmore faisait s’allonger ses victimes par terre et puis, splash ! Chaque fois qu’un type, dans les autres cellules, commençait à jouer les durs, les geôliers lui disaient de rester tranquille ou bien qu’ils l’enverraient cohabiter avec Gilmore. Cet homme-là, faisaient-ils remarquer, n’avait pas grand-chose à perdre en tuant un homme de plus.

Un jour ils retirèrent Gibbs de la cellule pour laisser Gary seul avec un psychiatre et le gardien emmena Gibbs prendre un café à la cuisine. Les prisonniers de corvée multipliaient les attentions. Ils préparèrent à Gibbs un sandwich, le grand jeu. L’un d’eux finit par lui demander pourquoi il n’était pas dans sa cellule. « Oh ! répondit Gibbs, en faisant un clin d’œil au gardien, on nous retire à tour de rôle pour une fouille. Dès que je vais rentrer, c’est Gary qui va venir ici. » Gibbs n’avait jamais vu quatre types laver les plateaux aussi vite. Ils comptaient sûrement avoir fini avant l’arrivée du grand Gilmore.

Là-dessus, le gardien dut se rendre dans le bureau pour répondre au téléphone. À peine était-il sorti que Gibbs prit toutes les boîtes de punch qu’il aperçut sur la table, les fourra à l’intérieur de son pantalon et dit aux prisonniers de corvée : « Si l’un de vous autres, salopards, dit un mot là-dessus, je vous jure que vous le regretterez. »

Sitôt que le geôlier l’eût ramené, Gibbs se mit à décharger son butin. Gary dit que le psychiatre allait dire dans son rapport qu’il était sain d’esprit et en état de supporter un procès. « Qu’est-ce que tu veux ? fit Gilmore. Il est payé par les mêmes gens qui payent mes avocats. L’État d’Utah. Je ne peux pas être gagnant. (Puis il ajouta :) Qu’est-ce qu’on attend ? Préparons ce punch avant que le maton vienne voir. » Ils se mirent donc au travail et en préparèrent tout un bidon.