CHAPITRE 25

ON COMMENCE À LE CONNAÎTRE

1

Garder pour lui cette histoire d’yeux avait de quoi réjouir Farrell. Il avait besoin d’un élément important parce que, jusqu’alors, il avait découvert bien peu de choses intéressantes concernant Gilmore. En relisant les transcriptions d’interviews et les lettres, il utilisait des encres de couleur différente pour souligner les réponses de Gary. Chaque couleur dénotait une espèce de motivation. Avant d’en avoir terminé il avait isolé vingt-sept attitudes distinctes chez Gilmore. Barry avait repéré Gary le raciste et Gary le patriote de l’Ouest, Gary le poète, Gary l’artiste raté, Gary le macho, Gary en proie à des idées suicidaires, Gary du canton de Karma, Gary du Texas et Gary l’Irlandais assassin. Mais maintenant une image l’emportait sur toutes les autres : celle de Gary l’étoile de cinéma affreusement exhibitionniste.

GILMORE : Voilà une autre nana qui m’écrit : « Comment vas-tu, mon poney sauvage aux yeux fous… je voudrais t’embrasser au moins une fois. Je ne sais pas comment te dire adieu, Gary. Je pleure sur ma feuille de papier en t’écrivant. Je t’aime. Je déteste notre foutu système. Penser que ces salopards t’interdisent d’appeler Nicole m’indigne. Exécution. Qu’est-ce que ça veut dire ? On se croirait en plein Far West d’autrefois. Que mon amour soit auprès de toi, Gary. Je t’aime. » (Rire.) J’ai l’impression d’avoir une touche, non ? J’ai reçu trois lettres d’elle aujourd’hui. Heureusement que je ne suis pas en Californie et libre. Elle me crèverait, cette fille.

STANGER : Est-ce qu’elle a quinze ans ?

GILMORE : Pas facile de le savoir…

Puis apparaissait un vieux repris de justice, plein de la sagesse qu’on acquiert en prison.

GILMORE : À partir du moment où on est repéré comme sujet difficile, on ne cesse plus d’avoir des ennuis, parce que tous ces foutus gardiens vous connaissent comme s’ils avaient accroché votre portrait dans la salle du corps de garde. Vous comprenez, surveillez ce type qui doit faire ceci ou cela. Certains gardiens nous prennent même en grippe et nous persécutent par des mesquineries qui finissent par nous faire éclater. Vous comprenez, on est dans une situation où on a toujours tort, jamais raison, parce qu’on est le détenu. C’est eux qui manient le marteau, vous pigez ?

Il s’apitoyait sur lui-même mais d’une manière assez subtile pour émouvoir. Néanmoins le travail qu’il effectuait plaisait à Farrell plus qu’il ne l’avait prévu. Des journées de vingt heures, bien sûr, mais sa tâche l’absorbait totalement. Quel bonheur que d’échapper à soi-même ! « J’ai toutes les passions d’un archiviste, pensait-il. Il me semble que ce matériel n’appartient qu’à moi. »

Il lui arrivait même parfois d’éclater de rire. Une nuit où le surmenage les crispait, Larry et lui, à tel point qu’ils pouvaient à peine se regarder l’un l’autre, une cassette de Gilmore arriva et déclencha un tel fou rire qu’ils faillirent en tomber de leur chaise. Sans doute était-ce dû à leur tension nerveuse. Toujours est-il que pendant cette minute miraculeuse Gilmore sembla à Farrell aussi drôle que Bob Hope lors de ses meilleurs spectacles. Il devinait le même regard de maniaque qui pénètre au fond des choses comme les rayons X et déteste les faux-semblants. Mon Dieu ! il lui arrive parfois de regarder jusqu’au fond du pot, pensait Farrell.

GILMORE : Ah ! dites donc, il me vient une idée qui vaut de l’or. Prenez contact tout de suite avec John Cameron Swazey et apportez-moi un bracelet-montre Timex. Arrangez-vous pour que John Cameron Swazey soit là-bas avec son stéthoscope pendu au cou. Quand je tomberai, il l’appliquera à mon cœur et dira : « Ma foi, il est arrêté. » Ensuite il appliquera le stéthoscope à la montre et dira : « Elle marche encore, les gars. »

2

Pourtant, Farrell était outré de se sentir tellement accroché. Il lui arrivait souvent de penser que si l’on prêtait moins d’attention à Gilmore, il aurait peut-être changé d’idée et cherché un moyen d’éviter l’exécution. Désormais Gary était pris au piège de sa propre célébrité et c’est elle qui lui donnait un courage insensé. Bien sûr, Barry Farrell faisait désormais partie intégrante de la machine qui interdisait à Gilmore de faire appel. Cela n’avait rien de flatteur pour lui. Évidemment, on peut toujours dire : « Je ne suis pas la locomotive mais rien qu’un wagon et c’est dans mon wagon qu’on réfléchit à la situation avec le plus d’humanité. Ma responsabilité morale m’oblige donc à continuer. Si j’abandonnais la partie, il n’y aurait plus autour de Gilmore que des individus semblables à ceux de Bonjour l’Amérique. » Voilà ce que Farrell se disait à lui-même.

Malgré cela, dans la quiétude de la nuit, à 2 heures du matin, il arriva à Barry de se rappeler que, dans un article du New West, il avait traité Larry Schiller de charognard. Aujourd’hui, il devait se demander si Barry Farrell n’avait pas les ailes encore plus noires… les plus noires du journalisme. Il y avait toujours quelqu’un qui mourait dans ses articles. Oscar Bonavena était tué, Bobby Hall et des jeunes filles blondes se faisaient enlever sur les grandes routes de Californie. Les fidèles d’un culte massacraient ceux d’une autre secte. Farrell avait même la réputation d’exceller dans ce genre d’histoires. C’est son numéro de téléphone qui venait à l’esprit de divers rédacteurs en chef quand ils avaient à traiter un cas de ce genre. Barry Farrell, reporter spécialisé dans le crime et dont la vie intérieure n’en restait pas moins si éminemment catholique qu’il en était exaspéré. Il menait sa vie selon ses exigences financières et émotionnelles, acceptait les piges, payait ses factures comme l’exigeait son âme délabrée. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, les missions qu’on lui confiait le précipitaient dans des scrupules de moralité. Lorsqu’il écrivait il lui semblait plonger dans le brouillard.

Il se gardait toutefois de mettre en cause un aspect des interviews. L’énergie qui émanait de Gilmore offrait quelque chose d’extraordinaire. Cline Campbell s’arrêta au motel rien que pour dire bonjour. Il fit à Farrell cette remarque : « Votre travail est une bénédiction. Il offre à Gary l’occasion de s’exprimer. » En considérant la paperasse quotidienne étalée sur son bureau, Farrell, depuis, se disait : en effet on constate que Gilmore s’efforce de monter une philosophie cohérente par rapport à des questions d’éthique incroyablement embrouillées.

MOODY : Y a-t-il certaines choses que vous ne pourriez jamais faire, et lesquelles ?

GILMORE : Je ne pourrais exploiter personne, ni dénoncer personne. Je ne crois pas non plus que je pourrais torturer qui que ce soit.

MOODY : Obliger quelqu’un à s’allonger par terre et lui tirer une balle dans la tête… n’est-ce pas une torture ?

GILMORE : On peut admettre que c’était une torture très brève.

MOODY : Mais peut-il exister un crime plus grave que de priver une personne de sa vie ?

GILMORE : Oui. Il est possible de modifier la vie de quelqu’un de telle sorte que la qualité de cette existence ne soit pas ce qu’elle devrait être. Voilà ce que je veux dire : on peut torturer les gens, on peut les rendre aveugles, les estropier, les esquinter si gravement qu’ils mèneront une vie misérable jusqu’à la fin de leurs jours. À mon avis, c’est pire que tuer. Mais si vous tuez quelqu’un, c’est fini pour la victime. Je… je crois au karma, à la réincarnation et aux trucs comme ça. Il se peut qu’en tuant quelqu’un on prenne en charge ses dettes karmiques. Alors peut-être soulage-t-on cette personne d’une dette. Mais je crois que faire mener aux gens une existence diminuée pourrait être pire que de les tuer.

STANGER : Ainsi, il existe des crimes que vous jugez plus graves que le meurtre ?

GILMORE : Je ne sais pas. Il y a toutes sortes de crimes vous savez… Certains gouvernements font des choses affreuses à leur population. Dans des pays il y a le lavage de cerveau… J’estime que certaines façons de modifier le comportement, comme, euh !… les actes irrémédiables comme les lobotomies et puis, vous savez, la prolixine… Je n’irai pas jusqu’à les considérer pires que le meurtre mais il faut tout de même y réfléchir… On n’a pas le droit d’intervenir dans la vie de son prochain. Il faut laisser chacun suivre son destin.

STANGER : N’êtes-vous pas intervenu dans la vie de Jensen et de… ah oui, Buschnell ?

GILMORE : Si.

STANGER : Estimez-vous que vous en aviez le droit ?

GILMORE : Non. (Soupir.)

MOODY : Si vous êtes vraiment convaincu que votre âme est pleine de mal et si vous voulez vraiment expier, pourquoi n’avez-vous pas essayé… d’exprimer des remords ?

GILMORE : Je ne crois pas que mon âme soit tellement pleine de mal.

MOODY : Mais vous croyez qu’elle en contient ?

GILMORE : Plus que les vôtres à tous les deux ou que celle de Ron et de bien des gens. Je me crois plus loin de Dieu que vous et j’aimerais me rapprocher de Lui.

MOODY : Croyez-vous qu’exprimer des remords serait de la sensiblerie ?

GILMORE : Je crois que les journaux l’interpréteraient ainsi.

Campbell avait raison. En dépit de ses prétentions, Gary réagissait si bien aux questions que parfois Farrell regrettait de ne pas procéder lui-même aux interviews.

Cependant il était tout aussi satisfait de ne pas pouvoir le faire. Ça lui épargnait de réprimer les clins d’œil qui le rendaient tellement rassurant. Ou bien cette poignée de main vigoureuse qui signifiait : « Je viens vous parler d’homme à homme, en copain. » Il usait en effet volontiers de tous ces trucs propres aux reporters pour susciter une sympathie perfide en atteignant parfois leurs interlocuteurs jusqu’aux entrailles. Le système des interviews par personne interposée lui évitait de trahir ensuite la fraternité à laquelle il arrivait si vite. Assis devant sa machine à écrire, il rédigeait ses questions que Moody et Stanger emportaient à la prison. Puis Debbie et Lucinda transcrivaient les cassettes. Il étudiait alors longuement les textes pour rédiger les questions suivantes. Gary et lui se trouvaient donc immunisés l’un de l’autre. Inutile de se composer un visage plus humain que nature pour inciter Gilmore à continuer de parler.

Mieux encore, il ne courait pas le risque de se lier trop amicalement avec Gary et d’oublier ainsi certains éléments essentiels qui manqueraient à la personnalité de Gary et que lui, Barry Farrell, ne pouvait pardonner, en qualité de frère de Max Jensen. Oui, ce système était bien le meilleur.

3

Pourtant les interviews l’irritaient de plus en plus. Barry se mettait à prendre en grippe les deux avocats. Ignorer si une question essentielle serait posée comme il convenait lui travaillait trop durement les nerfs. Moody et encore plus Stanger étaient capables de ricaner en la posant. Quand Farrell écoutait les enregistrements, les avocats lui paraissaient trop prudents ou trop légers.

Gilmore leur confiait, par exemple, qu’à l’école catholique de Portland certaines sœurs les fouettaient réellement. « La frustration les affolait, disait Gary. Elles tenaient à tout prix à me faire plier. Ces nonnes m’ont battu plus d’une fois. Elles étaient plus sévères avec moi qu’avec les autres. Mon père a fini par me retirer de cette école. » Farrell se dressait sur la pointe des pieds en attendant que Gary développe ce thème. La clé de tout comportement violemment criminel peut se trouver dans le dossier de la petite enfance ; c’est souvent une affaire de raclées. Bien connu ! Mais Gilmore affirmait que sa mère ne l’avait jamais touché et que son père n’en avait même pas pris la peine. C’est donc dans ses souvenirs de l’école catholique de Portland que pouvait se trouver cette clé. Pourtant Stanger se contentait de dire : « Diable ! Les nonnes paraissent toujours si gentilles au cinéma. » Gilmore répondait : « En effet, au cinéma. » Et Stanger de ricaner.

À cet instant Farrell n’entendait que le ricanement, ricanement, ricanement. Écouter ces bandes magnétiques tard la nuit, au motel d’Orem, par un hiver glacial, le faisait devenir dingue.

Parfois Schiller et lui discutaient avec les deux avocats pour passer les questions en revue. En partant pour la prison, Moody et Stanger semblaient avoir compris ce qu’ils devaient faire. Puis ils revenaient pleins d’enthousiasme et laissaient les cassettes. Schiller les mettait sur le magnétophone et… Dieu du ciel ! Ces avocats ne valaient rien comme journalistes. Cas désespérés ! Combien d’éléments capitaux ils négligeaient !

GILMORE : Le gosse vint vers moi et me demanda s’il pouvait me parler. Il voulait sortir dans la cour avec moi et me demanda s’il pouvait marcher auprès de moi. Je lui demandai ce qu’il lui arrivait et il me dit qu’un négro essayait de l’enfiler. Il était prêt à se faire envoyer au mitard pour lui échapper. Il ne savait pas comment se débrouiller. Je lui ai demandé : « Écoute, mon vieux, qu’est-ce que tu attends de moi ? » Il m’a dit : « Je serai ton môme si tu me protèges. » Vous comprenez, j’espère. J’ai dit : « Eh bien ! je ne veux pas de môme. Je n’aime pas les pédales et je ne veux pas que tu en deviennes une. » Je lui ai demandé s’il en était. Il m’a assuré que non et qu’il ne voulait pas le devenir. Alors je suis allé trouver un autre type à qui j’ai raconté l’histoire. Le type m’a dit : « On n’a qu’a buter ce salopard. » Mais nous ne l’avons pas tué. Gibbs dira que nous l’avons crevé mais c’est pas vrai. Nous l’avons surpris au sommet d’un escalier. Nous nous étions munis de tuyaux de plomb, vous comprenez. Nous l’avons à moitié assommé et nous l’avons traîné dans une autre cellule de Noirs où nous l’avons allongé sur le bat-flanc. Il était évanoui. Ça, on y avait mis le paquet… C’était un boxeur et on ne lui avait pas laissé le temps de se défendre. Nous avons claqué la porte de sa cellule et nous sommes partis. Il savait bien qui avait fait le coup mais il n’a jamais rien essayé. Il a accepté la correction. Euh… C’est comme ça que ça se passait.

C’est comme ça que ça se passait. Les avocats ne posèrent aucune question à Gilmore. Farrell en aurait hurlé de frustration. Il n’aurait pas laissé Gilmore terminer ainsi son histoire. Il l’aurait interrogé pour savoir s’il lui était arrivé qu’un nègre abuse de lui. Peut-être à l’école de redressement, peut-être plus tard. En tout cas quelque chose ne paraissait pas clair à Farrell dans ce récit. La grosse brute noire indignait suffisamment Gilmore pour qu’il défende le gentil garçon blanc… Ça ressemblait à l’histoire d’une fille qui vous appelle au téléphone pour dire : « J’ai une copine enceinte, vous connaissez un médecin ? » Dans cette histoire Gary s’attribuait le beau rôle. Mais le gentil garçon blanc n’était-il pas Gary lui-même ?

Ainsi à certaines heures, Farrell désespérait en constatant combien les interviews révélaient peu de chose sur le comportement intime de Gary Mark Gilmore, et en réalisant combien il restait de questions à poser. Comment pourrait-il expliquer des choses élémentaires : par exemple, la manière dont il avait poussé Nicole au suicide ? C’était répugnant. Une telle profondeur de perfidie chez un amant peut-elle résulter de l’environnement ? Oserait-on expliquer ce forfait en prétendant que seul un cow-boy de la ville peut passer à travers une machinerie psychologique qui efface à ce point-là son sens du bien et du mal ? Est-ce qu’avoir mangé de mauvais aliments, vécu dans des taudis, pris de mauvais médicaments, conduit de mauvaises voitures, pris de mauvaises directions pendant assez longtemps peut transformer un individu quelconque en une brute incohérente capable de faire des choses atroces à ceux qui l’aiment ?

Peut-on attribuer une part à l’hérédité et prétendre que Gary Gilmore était né de mauvaises graines dans le mystère des choses de la vie ? Bien sûr, il existe des milliers de gens capables de piquer la caisse d’un motel et d’en abattre le propriétaire. Ensuite ils raconteraient les mêmes sornettes que Gilmore dans ses dépositions. Ils prétendraient ne pas savoir pourquoi ils ont agi ainsi, que ça s’était passé comme dans un film, sans raison. Un voile de brume sur l’esprit, vous savez… Mais combiner le suicide de Nicole… Ça, aux yeux de Farrell, c’était d’une méchanceté géniale. « Petit lutin, comment peux-tu me faire des choses pareilles ? » demandait Gilmore implorant. Puis au début de la page suivante, comme si le détenu avait avalé un trait de foudre qui le rendait enragé : FOUTRE, MERDE et PISSE, écrits en gros caractères…

Les lettres inspiraient d’énormes soupçons à Farrell. L’état d’esprit changeait souvent au début d’une nouvelle page, remarqua-t-il. Il constata même que chaque feuillet semblait sans rapport avec les autres. Gilmore – brave sujet de la Renaissance – n’aurait pas souillé la calligraphie d’une belle page avec des obscénités, surtout pas s’il se proposait de terminer cette page en y dessinant un lutin.

GILMORE : Si je peux parler à Nicole avant mon exécution, je ne lui demanderai pas de faire quoi que ce soit de précis et je l’encouragerai même sans doute à vivre et à élever ses enfants. Euh ! Pourtant, je ne voudrais pas qu’un autre puisse la posséder.

MOODY : Vous voilà devant un dilemme.

GILMORE : Oui, on pourrait même dire que ça me donne un sujet de réflexion.

MOODY : Ses enfants lui imposent une lourde responsabilité.

GILMORE : Bah ! pas plus de responsabilité que ceux de n’importe qui pour ses gosses. Écoutez. Les lardons apparaissent sur terre mais en réalité ne sont pas vraiment les nôtres. Je m’explique : chacun d’eux a sa petite âme personnelle. Les gosses de Nicole ont passé à travers son corps mais n’en font plus partie.

MOODY : Croyez-vous qu’ils se débrouilleraient aussi bien sans elle qu’avec elle ?

GILMORE : Ce que je vais vous dire vous paraîtra peut-être inhumain, mais j’avoue que ces gosses ne m’importent guère. De toute façon ils ne mourront pas de faim. (Instant de silence.) Je ne me soucie que de Nicole et de moi-même.

MOODY : Lui demander de vous oublier manifesterait peut-être plus de tendresse et d’amour. Elle encaisserait le coup et elle trouverait un autre homme pour elle et ses enfants. Ces derniers auraient plus de chance de mener une vie meilleure.

GILMORE : Plus de tendresse et d’amour pour qui ?

MOODY : Pour elle et les enfants.

GILMORE : Je ne répondrai pas à cette question.

Eh bien ! la philosophie du condamné n’était guère plus cohérente que celle de la plupart des gens.

4

L’activité de Farrell irritait Schiller. Il n’aimait pas que Barry prépare ses questionnaires en fonction d’idées préconçues. Schiller y voyait la manifestation d’un mode de pensée catholique. Les fidèles de cette Église passent pour savoir ce qu’ils pensent. Parfois ils transfèrent cette habitude de l’Église à bien d’autres domaines. Il suffit de partir d’hypothèses prématurées pour que l’enquête suive un chemin déterminé. Malgré sa classe, Barry se montrait de temps en temps d’une étroitesse d’esprit identique à celle des gens du F.B.I. A coup sûr, il n’explorait pas suffisamment le karma. Schiller se demandait aussi si Barry comprenait Gilmore.

Le principal point de friction venait du fait que Farrell n’aimait pas écouter les enregistrements à leur arrivée. Pour Schiller, au contraire, ces auditions représentaient l’expérience la plus féconde de la journée. Elles provoquaient chez lui des réactions immédiates. Il lui semblait alors comprendre Gilmore au coup par coup. Mais Barry n’aimait pas écouter. Il attendait que les bandes magnétiques fussent dactylographiées. Ça lui donnait un retard de vingt-quatre heures mais il affirmait être incapable de travailler avant d’avoir le texte sous les yeux. Schiller lui disait : « Vous n’entendez donc pas sa voix. Il est prêt à répondre aux questions sur ce sujet.

— Peu importe. Je ne veux voir que le texte dactylographié. »

Bien sûr leurs relations restèrent toujours cordiales, sauf lors de leur prise de bec au sujet de Jimmy Breslin.