CHAPITRE 16

UN PONT VERS L’ASILE

1

Schiller se procura des épreuves de l’article de Barry Farrell dans New West. Il était intitulé « La commercialisation de la danse de mort de Gary Gilmore », ce qui ne sonnait pas très bien, et l’article traitait des négociations de Gilmore avec Boaz, Susskind et Schiller. À la satisfaction de ce dernier, les passages qui le concernaient étaient dans l’ensemble acceptables, mais avec des nuances.

Oncle Vern semblait moins attiré par Susskind que par Larry Schiller, qui fit l’effort de se déplacer pour rencontrer la famille. Le conseil de Schiller à eux tous fut d’engager un avocat et, quand ce fut chose faite, les avocats trouvèrent en Schiller quelqu’un parlant leur langage, qui avait de solides notions de droit et qui avait toujours avec lui un porte-documents plein de contrats compliqués concernant les droits d’histoires encore plus spectaculaires que celle de Gilmore.

C’était bien. Farrell le traitait avec un certain sérieux. Mais Larry fut consterné en lisant le paragraphe suivant :

L’homme avait un côté charognard : il avait déjà traité avec Susan Atkins, Marina Oswald, Jack Ruby, Mme Nhu et la veuve de Lenny Bruce.

Lorsque Schiller eut accusé le choc, cela ne le tracassa néanmoins pas trop. Un journaliste de magazine était bien obligé de lancer quelques pointes, et après s’être fait rouler dans l’affaire du livre de Mohammed Ali, Farrell lui devait bien cette flèche de Parthes. D’ailleurs le reste de l’article était brillant. Un très bon article. Bien sûr, on allait reprendre l’expression « charognard », mais dans l’ensemble, Schiller s’en tirait assez bien. Il pensa de nouveau à inviter Farrell à travailler avec lui.

Schiller n’était pas satisfait des interviews de Moody et de Stanger. Il n’arrivait pas à admettre que les avocats récoltent si peu de choses.

Gary avait dit qu’il ne répondrait plus à d’autres questions, mais il acceptait les questions écrites. En lui parlant pendant des heures, ils auraient dû pouvoir en tirer davantage. De plus, ils commettaient des erreurs techniques.

Au début, les avocats ne surent pas se servir d’un magnétophone. Une fois, Stanger prit une interview avec des piles à plat. Schiller dut en acheter des neuves. Il ne pouvait pas comprendre que Stanger continuât à en rigoler. Une autre fois, il n’avait pas retourné la cassette. Les avocats avaient enregistré deux fois sur la même face. Ils avaient dû s’installer là, rembobiner la cassette puis réenregistrer par-dessus. L’attitude de Ron semblait être : si on fait une erreur, on rattrapera ça demain. Un jour Schiller avait retrouvé Ron et Bob dans un petit café, à trois kilomètres sur la route de la prison. Ils voulaient tout de suite écouter une bande qu’ils venaient d’enregistrer clandestinement. Comme ça, dans le bistrot ! Schiller dit : « Retournons au bureau. » Mais ils voulaient absolument entendre ce qu’ils avaient enregistré ! Là, dans ce foutu restaurant. Aux tables voisines, les gens auraient pu tout entendre. Les deux loustics n’avaient pas l’air de comprendre que c’était imprudent, que demain on pourrait les en empêcher. Ils se conduisaient comme si la prison était à eux. Schiller, tout en tentant de se maîtriser, en arrivait parfois à se dire que c’était peut-être vrai. Après tout, c’était pratiquement leur ville natale.

« Ne pensez plus à Larry Schiller, l’homme d’affaires, leur dit-il. C’est un de mes aspects, mais il faut l’oublier. Nous avons ici une histoire. Il faut se la procurer. » Comme ils continuaient à manifester une certaine résistance, il finit par dire : « Je vais demander à Vern de prendre ces interviews. » Il était à moitié sérieux. Ça ne pouvait pas être pire et peut-être que Gary s’épancherait un peu. Ce qui rendait Schiller fou, c’était que les avocats ne rapportaient pas une cassette à chaque fois : il commença à se demander de quoi ils discutaient quand ils n’enregistraient pas. Pourtant il n’arrêtait pas de leur répéter : « Enregistrez tout et n’importe quoi, même vos discussions juridiques. Parlez du testament. Tout ça fait partie de l’histoire. Vous ne savez jamais quand ça peut être important. » Parfois il leur donnait un message pour Gary sans être certain qu’il lui parviendrait. En tout cas, il ne l’entendait pas sur les enregistrements. « Vern n’a peut-être pas votre éducation, les menaçait-il alors, mais il m’écoutera, lui. » Tout cela prit une horrible semaine. Il n’avait même pas le temps de négocier avec A.B.C., de s’occuper des droits de cinéma, de la construction de l’histoire, de se préparer pour l’exécution, et encore moins le temps d’étudier les lettres.

Il finit par leur dire de donner pour consigne à Gary de les appeler tous les deux Larry lorsqu’ils faisaient une interview. C’était mieux pour Gilmore, expliqua-t-il, de penser constamment à l’homme à qui il racontait l’histoire de sa vie. De cette façon, peut-être, se dit Schiller, trouveraient-ils plus facile de poser une ou deux questions difficiles. Schiller essayait tout.

Il songeait de plus en plus à contacter Barry Farrell. Il gardait un tas de souvenirs de Barry du temps de Life, aussi Schiller continuait-il à être plutôt content du respect avec lequel Farrell l’avait traité dans l’ensemble dans New West. Du temps de Life, Schiller n’avait jamais pu se débarrasser de l’impression que Barry Farrell éprouvait pour lui un mépris subtil et que l’homme était d’une qualité plus exceptionnelle que lui. Pas plus exceptionnelle, peut-être, mais assurément différente. La première fois qu’il travailla avec Barry, ce fut après une période de six mois que Schiller avait passée plus ou moins avec Timothy Leary, puis avec Laura Huxley. Life faisait un grand reportage sur le L.S.D. et Schiller avait cinquante heures d’entretien et il avait pris des milliers de photos d’adolescents, de drogués, d’étudiants et de gens plus âgés qui suivaient des gourous et qui avaient vécu des expériences en profondeur. Schiller avait commencé à songer qu’il aimerait être écrivain, mais il s’était rendu compte qu’il ne savait pas écrire. Lorsqu’il était rentré à New York, Life avait chargé Barry Farrell d’écrire le texte et ce type s’était tout simplement installé à son bureau et s’était mis au travail. Schiller n’en était pas revenu. Comment pouvait-on écrire un grand article sur l’usage de cette drogue sans aller sur place ? demanda-t-il à Barry. Il se prit donc d’antipathie pour Farrell, même de haine. Pourtant, quand l’article fut publié, le type avait tout dit. Il ne manquait rien. C’est en 1966 que Larry Schiller changea radicalement d’avis à propos de Barry Farrell et acquit un grand respect pour lui en tant que professionnel et écrivain. Il ne voyait pas pourquoi Farrell ne pourrait pas en faire autant avec les interviews de Gilmore.

Bien sûr, ce n’était qu’un des éléments de ses sentiments envers Farrell. Barry n’était pas seulement un pro, mais aussi un bourreau des cœurs. Le type à avoir des déjeuners de trois heures. Il portait les costumes et les cravates qu’il fallait et Schiller était franchement envieux de quelqu’un qui pouvait tenir le coup aussi longtemps à table, revenir un peu beurré et faire quand même un boulot formidable. En ce temps-là Schiller n’était pas très beau gosse, il n’avait pas de barbe, un nez pointu, un petit menton, l’air affamé. Il n’était qu’un photographe professionnel, avec une sorte de sourire maniaque parce qu’il essayait de prendre dix photos à la fois tout en trimbalant sur son dos tout un chargement de matériel. Il savait qu’il avait l’air bizarre, mais il essayait de se fondre dans le paysage. Moins on remarquait un photographe, meilleures étaient les photos. Votre appareil pouvait être de la dynamite quand les gens ne vous accordaient pas plus d’attention qu’à une mouche sur le mur. Alors que Farrell, le Don Juan, avait un côté un peu magique. Schiller se rappelait comment Barry avait commencé à tourner autour de cette fille noire qui était documentaliste à Life. Une superbe Noire. Oh ! mon Dieu, Schiller s’en souvenait, dans les années 60, être noire et belle, c’était être une vedette. Elle était charmante, avait une voix douce comme du miel, elle était intellectuelle et pas vulgaire du tout. Elle était superbe, noire, belle et intelligente. Maintenant Barry et elle étaient mariés et ils avaient un enfant. Schiller décida qu’il lui fallait faire le maximum pour engager Barry Farrell. Ce serait comme décrocher la timbale.

Il appela Barry et lui demanda si ça l’intéresserait. Il lui expliqua tout de suite que ça n’allait pas être la fortune. Rien de comparable au projet Mohammed Ali. Il ne fallait pas attendre des rentrées extraordinaires. Pas de livre en vue, mais un travail précis et bien payé. Cinq mille dollars pour mettre au point l’interview de Playboy. Farrell était d’accord. Il devait se remettre à son livre, dit-il, ils discutèrent un peu. Mais à la surprise de Schiller, il eut l’impression d’avoir à se donner beaucoup moins de mal qu’il ne s’y attendait. Ils finirent par se mettre d’accord : Barry acceptait de jeter un coup d’œil aux lettres et aux interviews publiées jusqu’à maintenant. D’ici à une semaine environ, on devrait pouvoir prendre une décision.

« Je tente un coup risqué », expliqua Schiller à Stephanie.

Elle ne comprenait pas le jeu entre les deux hommes, elle ne voyait pas comment Farrell pouvait écrire quelque chose en tant que « charognard » et quand même vous respecter. Stephanie était furieuse de ce terme. D’ailleurs, elle ne voulait pas que Larry confie l’interview à qui que ce soit. De toute évidence, dit-elle, il avait envie de le faire lui-même. Schiller ne sortit vainqueur de la discussion qu’en lui parlant de The American Dreamer. « Schiller a complètement passé sur les conceptions plus mystiques de Dennis Hopper… Tu as envie d’entendre encore ça ? lui demanda-t-il. Voilà, il y a un côté de Gary que je peux manquer complètement. Le karma et tous ces trucs-là, je n’y connais rien. » Ça la convainquit. Lorsqu’il réussissait à persuader Stephanie de quelque chose, alors il pouvait convaincre n’importe qui au monde. Elle résistait au baratin d’une façon magnifique.

Barry Golson prit alors l’avion pour Los Angeles afin de discuter l’interview de Gilmore pour Playboy, et Schiller comprit que le journaliste arrivait en ville avec vingt mille dollars peints sur la figure, exactement ce que Schiller pensait que ça valait, plus les frais. Il était non moins évident que Golson et lui allaient se taper sur les nerfs. Golson lui parut être un homme d’affaires, purement et simplement.

« Il va nous falloir un vraiment bon écrivain pour arranger ces interviews », dit Schiller. Il mentionna le nom de Barry Farrell. Golson ne montra pas qu’il savait qui était Farrell. « Il a écrit un livre sur la comédienne Pat Neal », précisa Schiller. Il donna aussi à Golson des indications sur ce que Farrell avait fait à Life. Golson n’avait pas l’air de s’en soucier. Peut-être voulait-il mettre un homme à lui sur le coup. Il y aurait peut-être des problèmes par la suite, se dit Schiller, mais il conclut l’affaire à vingt-deux mille dollars.

Schiller ne put résister au plaisir de raconter à Farrell que Barry Golson, le Playboy, n’avait pas l’air de le connaître. « Il est tout à fait compréhensible que je n’aie jamais entendu parler de Golson, répondit Farrell, mais je considère comme une consternante preuve d’analphabétisme que Golson ne réagisse pas à mon nom. » Schiller éclata de rire. Il lui faudrait une quinzaine de jours avant d’en arriver à comprendre que Farrell n’avait pas dit ça tout à fait en plaisantant et qu’il était même agacé que Golson, étant le responsable des interviews à Playboy, puisse ne pas savoir que Farrell avait fait pour eux un boulot superbe il y avait quelques années avec Buckminster Fuller. Barry en était arrivé au stade de sa vie où il contait ses exploits plutôt que d’en ricaner.

Une des raisons qui lui fit accepter l’offre de Schiller, c’était que Barry Farrell n’était pas mécontent de quitter Los Angeles. Il éprouvait des doutes bien inhabituels sur ses capacités professionnelles. Ces derniers temps, il avait du mal à terminer ses articles à temps, sa femme n’allait pas bien et un éditeur lui faisait un procès pour non-remise d’un manuscrit. Comme c’était un homme qui avait toujours pris sa bonne réputation pour un fait acquis, depuis quelque temps sa vie à Los Angeles lui donnait l’impression qu’il tournait un peu dans le vide. Il éprouvait donc une certaine gratitude envers Schiller. C’était quelqu’un qui lui faisait confiance pour faire un travail.

Barry était en train de rédiger un livre sur le ranch Mustang dans le Nevada, lorsqu’il arriva la chose la plus extraordinaire. Ce groupe de mauvais garçons et de putains dont il écrivait l’histoire se mit tout d’un coup à se déchaîner. Un meurtre eut lieu. La victime était le poids lourd argentin Oscar Bonavena. Un bon copain de Barry, pratiquement le principal personnage de son livre, Ross Brymer, fut arrêté pour cette affaire.

Ça avait vraiment coupé le souffle à Farrell. Il n’arrivait pas à continuer. Pour la première fois, il percevait la signification du mot accablé. Et puis les éditeurs Farrar, Straus et Giroux l’attaquèrent en justice. La proposition de Schiller lui parut un merveilleux moyen d’évasion. Pouvoir trimer de longues heures loin de ses soucis, ce serait pour lui comme des vacances tous frais payés à Tahiti.

2

Tamera habitait maintenant Salt Lake avec son frère, Cardell. Un beau jour, Larry Schiller téléphona un soir pour lui dire qu’il aimerait la rencontrer. Peut-être pourrait-elle travailler avec lui. Il voulait juste en discuter les possibilités. Pouvaient-ils avoir un entretien ?

Tamera lui proposa de venir chez son frère. Cardell était courtier en assurances, de quatorze ans son aîné et elle respectait grandement son jugement. Schiller avait une réputation plutôt discutable auprès des journalistes qu’elle connaissait.

Après tout, un tas de gens dans la presse devraient se procurer par n’importe quel moyen du matériel sur Gilmore, et Schiller venait d’arriver avec son carnet de chèques et avait tout ramassé. Ils étaient tous furieux. Elle accepta quand même de le voir. Elle estimait avoir l’esprit ouvert. Même si elle avait un préjugé, elle n’allait pas s’en contenter.

Dès l’instant où Schiller eut commencé à parler, Tamera ne put entretenir son antipathie. Cardell, qui était un homme d’affaires madré, fut ébranlé lui aussi. Schiller s’était assis et leur déclara tranquillement : « Je crois que vous devriez savoir qui je suis. » Sa carrière, telle qu’il la raconta, sonnait assez bien. Il sentait que Cardell aimait la façon minutieuse dont Schiller avait rédigé les contrats de façon qu’il y eût quelque chose de substantiel pour les enfants de Nicole et pour les descendants des victimes. On n’avait pas l’impression qu’il se donnait simplement du mal pour ramasser de l’argent.

Lorsqu’il eut fini de parler de lui, il dit à Tamera : « Je ne vais pas vous raconter d’histoire en vous faisant croire que vous allez jouer un rôle capital dans l’élaboration d’un livre, d’un film ou rien de pareil. » Il y avait quand même pas mal de choses qu’elle pouvait faire pour lui et pas mal qu’il pouvait lui offrir. S’ils parvenaient à mettre sur pied une collaboration, il laisserait Tamera participer à de nombreuses réunions en tant qu’assistante. Elle rencontrerait une foule de gens importants dans le journalisme et la télévision mais sur une base sans rapport avec tous les déjeuners et les dîners qu’elle avait eus jusque-là avec eux. Ces occasions avaient pu être amusantes pour elle, mais ce qu’il proposait serait plus substantiel. Elle pourrait être présente lorsque des décisions importantes seraient prises. Elle aurait, de l’intérieur, une vue spectaculaire sur la façon dont on monte une grosse histoire et elle aurait appris beaucoup lorsqu’elle aurait fini.

Elle plut à Schiller, bien que cela n’eût guère d’importance. Elle n’était pas jolie à proprement parler, mais elle était attirante. Elle avait les traits un peu trop irréguliers pour faire d’elle une beauté, mais elle était grande, elle avait de beaux cheveux blond cendré et elle était pleine d’énergie : la belle fille saine et droite de la campagne. Vlan ! Bang ! Elle pointait sa langue contre sa joue pour manifester sa confusion ou bien elle allongeait la mâchoire inférieure sur le côté pour exprimer son embarras. Schiller savait que son offre était tentante pour une fille comme elle. C’était ce genre de jeunes personnes nettes et un peu collet monté qui avaient la folle envie de faire une carrière et qui ne pouvaient jamais résister à ce genre d’occasion.

Il avait besoin, expliqua-t-il, d’avoir vingt-quatre heures sur vingt-quatre un journal comme source d’informations. Elle serait ses yeux et ses oreilles dans une ville qu’il ne connaissait pas. Il aurait pu raconter à Tamera qu’il avait vécu et travaillé une semaine ou un mois dans plus d’une ville inconnue et qu’avant d’en avoir fini, il en savait parfois plus sur ce qui se passait dans cette région, que ce soit Provo ou Tanger, que les gens du pays. Personne n’arrivait à comprendre comment il s’y prenait, mais il lui déclara que c’était bien simple : il essayait toujours d’avoir un contact à l’intérieur d’un journal local. Voulait-elle jouer ce rôle pour lui au Deseret News ?

Il voulait, lui assura-t-il, un arrangement que le journal admettrait et dont il tirerait profit. Il fournirait des renseignements sur Gilmore. En retour, elle lui transmettrait les nouvelles locales de Salt Lake plus ce qui venait d’Orem et de Provo. Qu’il soit au courant de ce qui se passe, de et que mijotait le gouverneur ou le bureau du procureur général. Il voulait être renseigné là-dessus.

Comme elle semblait soucieuse, qu’elle avait l’air de croire qu’il lui en proposait un peu trop, il revint au thème principal. « Tamera, lui dit-il, même si vous ne buvez pas vous-même, vous allez voir de grands reporters boire, être en quête d’une histoire et travailler sur leurs interviews. Tout ça, c’est un bon apprentissage. »

Ce dont il ne parla pas, ce fut de ses mobiles personnels. Il devait se préoccuper de Nicole. Il arriverait un jour où elle sortirait de l’hôpital et où Schiller irait la trouver. Si, pour une raison quelconque, elle le considérait comme un type de Hollywood brandissant un contrat, alors de bonnes relations avec Tamera pourraient se révéler indispensables.

Cardell quitta la pièce un moment et Larry trouva l’argument qu’il fallait pour nouer leurs relations. Il en fut très fier après. Ça n’était qu’une intuition, il jouait sur son instinct, mais il savait que Tamera devait avoir une raison cachée pour être si proche de Nicole. Quelque chose que les deux femmes avaient en commun. Lorsqu’ils furent seuls, Schiller lui dit : « Je parie que vous avez connu un prisonnier et qu’il vous a roulée dans la farine. »

Tamera n’en croyait pas ses oreilles. Elle balbutia : « Ça n’était pas le même genre de relations. Rien de sexuel. Mais j’étais amoureuse et Nicole m’a laissé lire les lettres de Gary lorsque je lui ai parlé des merveilleuses lettres que je recevais de mon ami. »

Schiller rentra à Los Angeles par l’avion de nuit. Il avait un accord avec Sorensen, du Tribune, et ce qui pourrait se révéler peut-être un vrai lien avec le Deseret News. Barry Farrell, qu’il appela de l’aéroport, lui affirma formellement qu’il voulait bien travailler avec lui. Tout s’arrangeait. Dans ces moments-là, Schiller aimait bien les voyages en avion.

3

Pendant les premières semaines où Nicole fut à l’hôpital, on ne put rien la laisser faire. Elle envoyait promener tout le monde. C’était tout à fait contraire au règlement de boucler les gens, mais ils ne cessaient de la surveiller. Elle leur déclara qu’ils ne respectaient pas leur propre règlement. Elle les accabla d’injures.

Le Dr Woods la dégoûtait. Elle lui demandait des choses insignifiantes comme : « Faut-il que je mange tout ce que vous me donnez à chaque repas ? » et il la regardait comme si on risquait Dieu sait quoi en lui répondant franchement. C’était quand même quelque chose ce grand et beau type qui refusait de s’engager.

Elle était folle de rage contre elle-même d’avoir loupé son suicide. Maintenant, elle avait vraiment perdu le contrôle de sa vie. On surveillait tous ses gestes. On lui disait quand elle pouvait aller aux toilettes, on la surveillait quand elle mangeait, c’était tout juste si on ne lui donnait pas la permission de fermer les yeux. Dans la journée, on ne vous permettait pas de vous appuyer la tête contre le dossier d’un fauteuil. Pas question de dormir avant 8 heures du soir. Et tous ces malades, des paumés et des prisonniers, des jeunes qui avaient des histoires avec la justice, et qui se laissaient faire… On aurait même dit que ça leur plaisait d’avoir une existence ainsi réglementée.

Tous les jours, les patients assistaient à une séance de commissions – l’une après l’autre – et discutaient les règlements. Ils les récrivaient. Et puis ils s’empêtraient dans de nouveaux handicaps en appliquant les nouveaux règlements. Il fallut un long moment à Nicole pour se rendre compte que c’était comme ça que l’établissement était censé fonctionner. Nombre d’entre eux en arrivaient à être ravis d’écrire et de récrire le règlement. On pouvait discuter les changements à longueur de journée et jouer à toutes sortes de jeux avec les gens. On les baisait dans tous les coins et ça vous valait des points. On revenait dans le monde en connaissant les ficelles. Une vraie comédie.

Ça n’intéressait pas Nicole. Chaque fois qu’elle regardait par la fenêtre du second étage, elle pensait au jour où elle pourrait sauter, gagner la route et quitter la ville. Mais elle savait qu’elle ne pourrait pas se libérer comme ça. On la bouclerait réellement. Sa meilleure chance, ce serait lors de sa prochaine comparution devant le tribunal. Elle devrait les convaincre qu’elle n’était pas suicidaire.

Nicole n’essaya pas de savoir si c’était bien le cas. Si on la laissait sortir, peut-être qu’elle jouerait le jeu. Ou bien peut-être qu’elle déciderait de se précipiter en courant sur l’autoroute jusqu’au moment où un gros semi-remorque viendrait la faucher. Tout ce qu’elle voulait, c’était s’en aller. Cet hôpital, c’était vraiment la merde. Tout le monde mouchardait sur tout le monde. « Tu as enfreint le règlement ! » criaient-ils toujours. Et alors c’étaient des discussions sans fin. Nicole essayait de ne pas s’en mêler, mais au bout d’un moment ce fut plus fort qu’elle. Ces règlements étaient si cons… Il fallait essayer de les améliorer.

Et puis elle découvrit qu’il y avait un règlement dont on parlait aux autres patients mais pas à elle. Personne ne devait prononcer le nom de Gary Gilmore. Et pas de journaux dans son pavillon. Si Nicole se mettait à parler de Gary, personne ne répondait. Les gens la regardaient comme si elle plaisantait. Ils finirent par lui dire qu’elle n’avait pas le droit de citer son nom. Elle s’en foutait. Ça lui faisait mal de parler pour ces moutons.

Un jour, Stein, son grand-père, vint la voir et se mit à dire quelque chose à propos de Gary. Aussitôt on lui demanda de partir. Nicole piqua une crise. On la traita par le silence. Personne ne se mit en colère ou ne poussa les hauts cris, tous ces connards se contentaient de la regarder. Elle les traitait de tous les noms jusqu’au moment où elle les voyait renâcler, elle les traitait de moutons et de salauds, disant qu’ils n’étaient que des dégonflés. Elle leur disait qu’elle n’irait pas aux réunions de commissions. On l’y emmenait de force. Au bout d’un moment, elle y alla toute seule. Elle ne voulait pas être soumise à des contraintes physiques gênantes. Un soir où il y avait bal, elle refusa d’y aller, mais on la porta et on lui fit faire comme ça une partie du couloir. Elle dut leur demander de la reposer par terre. Elle voulait bien marcher. Alors ils se mirent à chanter La reine de la route. Ça lui plut tant qu’elle se mit même à danser.

Ce qui se passait dans ces réunions, ça n’était pas croyable. Elle n’était pas géniale, mais auprès de ces connards, tous complètement pris dans leur propre connerie, elle ne pouvait s’empêcher d’ouvrir la bouche pour leur montrer la bonne voie. Elle riait de voir tout le mal qu’ils se donnaient tous pour devenir le mouchard numéro un. Bien sûr, le mouchard numéro un se retrouvait berger.

Mon Dieu, ils auraient pu écrire le manuel du parfait trou du cul. Si on laissait traîner un paquet de cigarettes et que quelqu’un en piquait deux, ça créait un incident. Qui avait fait ça ? Est-ce que je peux te faire confiance ? Alors on votait qu’il n’était plus question de se balader avec ses cigarettes. Quelqu’un d’autre devait les distribuer. On n’en avait qu’une à l’heure pile, toutes les heures.

Nicole finit par acquérir cette faculté d’assister à une réunion sans en entendre un mot. Il le fallait bien. Quand elle prenait un bain, trois filles restaient dans la pièce pour la surveiller. Elles devaient avoir peur de la voir partir par le tuyau de vidange… Quand elle discutait avec Woods, elle essayait de l’attaquer sur toutes les choses agréables qu’elle ferait quand elle serait sortie. Il y en avait de vraies, d’autres d’inventées, mais elle parlait de quitter l’Utah ou de retourner à l’école. Elle voulait s’occuper vraiment de Sunny et de Jeremy, lui raconta-t-elle. Elle fit un si bon numéro qu’au bout d’un moment, elle ne sut plus exactement si elle avait envie de vivre ou si elle n’était plus certaine de vouloir mourir. On ne pouvait pas continuer à parler avec enthousiasme de tous ces trucs formidables qu’on allait faire quand on serait sorti sans commencer à se poser des questions.

Elle essaya de faire croire à Woods qu’elle était prête à vivre sans Gary. Elle ne le dit jamais une fois sans se dire tout bas : « Je le fais marcher. » Pourtant, elle s’entendait dire aussi en elle-même : « Continue. Tu vas finir par y croire aussi. »

Le règlement interdisait de dormir sans chemise de nuit. Elle avait horreur de ça. Elle avait toujours aimé coucher à poil. Une nuit, elle ôta sa chemise sous les couvertures. Eh bien, trois filles foncèrent sur elle pour la lui faire remettre. Pendant toute la nuit, les filles se relayèrent dans un fauteuil pour la surveiller.

Elle avait l’impression que lentement, très lentement mais sûrement, on était en train d’étouffer son âme. Quelquefois, cela arrivait en pleine réunion. Elle était assise au milieu d’une rangée de filles, les écoutant gueuler et cancaner, puis elle posait la tête sur ses genoux et ne bougeait plus et ne réagissait à rien de ce qui se passait. Elle pouvait rester assise pendant toute une séance avec la tête sur ses genoux, à pleurer. Personne n’y faisait attention. Il y avait toujours une fille ou une autre comme ça. Elle n’avait jamais vu un tel gouvernement : la moitié des gosses qui pleuraient et l’autre qui votaient des lois et qui se levaient pour faire des discours pleins de foutaises. Un tas d’entre eux ne se rappelaient même pas ce qu’ils avaient commencé par dire. Et ils mouchardaient entre eux. Une fille disait : « Tu lançais des clins d’œil à Billy », et l’autre disait : « Pas du tout. » « Va te faire foutre, bien sûr que si. »

Nicole avait envie de leur dire : « Bande d’idiotes, je me fous bien de ce que vous faites. Vous êtes toutes si connes que vous croyez que je suis malade. Ça n’a pas d’importance. Même si vous pensez que je suis folle, c’est comme ça que je veux être. Je n’ai pas envie de changer. » Et puis elle se mettait à songer que plus jamais elle n’entendrait la voix de Gary.