CHAPITRE 7

GOÛT

1

Le lundi soir, alors que Nicole rédigeait son testament et ses dernières volontés, Larry Schiller se rendit à l’aéroport international de Los Angeles pour acheter le numéro de Newsweek dont l’article de fond traitait de Gary Gilmore. Schiller savait que les aéroports recevaient les magazines un jour plus tôt que les autres points de vente et parfois, lorsqu’il préparait un article et qu’il avait besoin d’un magazine avant ses concurrents, il allait même chez le distributeur local.

Schiller passa une partie du lundi soir à lire cet article. Cette lecture lui apprit qu’il devrait acheter les droits de cinq personnes. Ceux de Gary évidemment et ceux de Nicole, ça faisait deux, mais lundi soir, pour la première fois, il entendit parler d’April Baker et décida qu’il ferait mieux d’obtenir aussi son accord. Puis il rencontra le nom de Brenda Nicol et apprit que c’était elle qui avait fait sortir Gary de prison. Cela pouvait être un élément-clé de l’histoire. Il fallait obtenir les droits de Brenda. Il ne savait pas si elle était la fille de Vern Damico ni même si elle lui était apparentée, mais Vern était le cinquième nom sur sa liste.

Dès le mardi matin, il appela Lou Rudolph à ABC, pour lui parler du grand intérêt qu’il portait à cette histoire. Il y avait pas mal de façons de s’y prendre, expliqua Schiller, et il énuméra rapidement un certain nombre de possibilités. Il y avait longtemps qu’il avait compris qu’à la télévision il fallait d’abord vendre le sujet aux directeurs. Il fallait imposer l’idée que même si on n’obtenait pas tous les droits, ce serait quand même de la bonne télévision. Si, par exemple, il avait l’accord de Gilmore sans celui de Nicole, on pourrait monter le scénario d’un type qui sort de prison et lutte contre ses vieilles habitudes de détenu, mais qui finit par tuer un homme, authentique étude des souffrances endurées par un détenu brusquement libéré. De cette façon on pouvait traiter le sujet de la peine capitale et la question de savoir si un homme avait le droit de mourir sans qu’il soit besoin d’y mêler une histoire d’amour.

D’un autre côté, poursuivit Schiller, s’ils avaient l’accord de la fille mais ne parvenaient pas à faire signer Gilmore, on pourrait raconter la lutte intéressante de deux sœurs toutes deux amoureuses du même criminel. Il faudrait substituer à Gilmore un criminel imaginaire, mais on pouvait quand même exploiter cette situation triangulaire. On pourrait encore prendre Nicole comme sujet principal et faire de l’histoire l’étude d’une jeune femme qui a été mariée plusieurs fois, est encombrée d’enfants puis tombe amoureuse d’un criminel. Dans ce cas il faudrait passer les meurtres sous silence mais souligner les difficultés romanesques de tenter de vivre avec un homme à qui la société ne fait pas confiance.

Schiller n’essayait pas, expliqua-t-il à Rudolph, d’imposer un jugement sur les mérites relatifs de ces divers scénarios. Il voulait simplement faire comprendre qu’on pouvait court-circuiter Gilmore, raconter seulement l’histoire d’une femme et néanmoins en faire quelque chose de très valable.

Il avait à peine raccroché que la radio annonçait que Gilmore et Nicole avaient essayé conjointement de se suicider. Il prit aussitôt un billet d’avion pour Salt Lake. À l’aéroport, il rappela Rudolph pour lui proposer une autre solution. À supposer qu’ils ne puissent pas obtenir les droits de Gilmore, ils pourraient malgré cela faire l’étude d’une fille qui avait voulu mourir et qui avait conclu un pacte de suicide avec un criminel, cherchant par là même le moyen de résoudre un problème insoluble.

Schiller répéta qu’il était sûr des résultats et qu’il voulait obtenir d’ABC un réel soutien financier. Pas pour les notes d’hôtels ou les billets d’avion, précisa Schiller, parce que, pour cela, il pouvait toujours se débrouiller avec ses cartes de crédit. Non, ce que Schiller voulait c’était l’assurance financière de pouvoir traiter avec Gilmore. Il rappellerait de Salt Lake.

Il aurait dû s’en douter. Dès l’instant où les médias apprirent la double tentative de suicide, non seulement Larry Schiller se retrouva dans l’avion, mais tous ses confrères fonçaient vers Salt Lake, prêts à descendre au Hilton où chacun des singes des médias pouvait surveiller tous les autres singes. Il allait y avoir pas mal de singes dans ce zoo.

D’après les échos qu’il entendait, Schiller savait qu’il était réputé dans les médias pour son impatience et ses réserves d’énergie. Ça le faisait toujours sourire quand il entendait des histoires de ce genre. Elles protégeaient son arme secrète : la patience. Mais il ne le montrait pas aux gens. Bien au contraire, il entretenait l’image opposée. Ça lui était égal de se trouver dans des situations où il était obligé d’attendre. On n’avait qu’à lui donner un billet d’avion et une salle d’attente. Si on comptait les années où, depuis l’âge de quatorze ans, il avait commencé à gagner de l’argent comme expert en traces de dérapage, cela faisait, d’après ses propres estimations, pas loin de vingt-cinq ans qu’il courait comme un fou. Alors, il n’était pas mécontent de pouvoir s’asseoir un peu de temps en temps.

Son père, qui dirigeait autrefois le magasin Davega sur Times Square, à New York, et qui flairait la bonne affaire quand il y en avait une, lui avait acheté, quand il était gosse, un Rolleicord et une radio qui prenait la fréquence de la police : Schiller l’écoutait et quand il entendait l’annonce d’un accident à la radio, il sautait sur sa bicyclette et fonçait sur les lieux. Si c’était loin et qu’il n’arrivait qu’après qu’on ait déjà retiré les véhicules accidentés, il pouvait toujours photographier les traces de dérapage, et il vendait les clichés aux compagnies d’assurances. Ce fut ainsi qu’il fit son apprentissage.

2

Ayant surgi dans les milieux journalistiques comme étant l’un des plus jeunes photographes de Life, Schiller avait couvert la visite de Khrouchtchev aux Nations Unies ; il avait rencontré Mme Nhu dans un couvent ; il se trouvait au Vatican lors de la mort du pape et avait pris une photo de Nixon éclatant en sanglots lorsqu’il avait perdu contre Kennedy, une photo célèbre. Il pouvait voyager sans bagages. Il avait vendu à une chaîne de journaux l’histoire des quintuplés Fischer, photographié les tremblements de terre de l’Alaska, l’assassinat de Kennedy à Dallas et les événements de Watts, les Jeux olympiques, couvert le procès de Sirhans Sihan. Il n’avait pas vingt-quatre ans qu’il déclarait des revenus supérieurs à cent mille dollars mais il en avait vraiment marre de photographier des têtes différentes. Il était sans doute le meilleur photographe borgne du monde – il avait perdu un œil dans un accident lorsqu’il avait cinq ans – mais il en avait par-dessus la tête de s’immiscer dans la vie des gens, de leur serrer la main, de les photographier et puis de repartir. Il quitta Life et se mit à écrire des livres et à produire des films et à vendre des grands reportages à des chaînes de journaux et de magazines. Son désir était d’étudier les gens en profondeur. Au lieu de cela, il fit un reportage sur Jack Ruby lors de sa mort et sur Susan Atkins au procès Manson, ce qui lui valut une réputation épouvantable. Pourtant Schiller se donnait du mal pour changer cette image. Il publia un livre, Minamata, à propos de l’empoisonnement au mercure au Japon et créa les montages de photos publicitaires pour Butch Cassidy and the Sundance Kid et pour Lady Sings the Blues. Il produisit et mit en scène The American Dreamer avec Dennis Hopper. Il fit des interviews pour un livre sur Lenny Bruce par Albert Goldman. Il remporta un Oscar dans la Catégorie spéciale pour L’Homme qui descendit l’Everest à skis : Peu importait. Il était le journaliste qui donnait dans la mort.

Assis dans l’avion, se reposant de vingt-cinq années passées à galoper d’une explosion à des photos de couverture, d’émeutes en élections, assis mais supportant l’épuisement de ces vingt-cinq années inscrit dans ses membres comme des traces de dérapage, assis donc dans cet avion plein de singes des médias en route pour Salt Lake, Schiller réfléchissait. L’histoire Gilmore n’arrangerait pas sa réputation, certes, mais il ne pouvait pas la laisser passer. Cela chatouillait en lui la fibre qui voulait qu’il ne renonçât jamais.

Après deux voyages rapides à Salt Lake, il était revenu les mains vides, et il n’avait pas l’habitude d’aussi maigres résultats. D’instinct, il s’était rendu à Salt Lake dix jours après l’annonce faite par Gilmore qu’il ne ferait pas appel, mais il n’avait rien pu glaner. Boaz contrôlait tout et Boaz ne s’intéressait guère à lui. De plus, il était en train de traiter avec David Susskind.

Schiller relut le télégramme qu’il avait envoyé deux jours plus tôt à Gilmore.

14 NOVEMBRE GARY GILMORE

PRISON D’ÉTAT DE L’UTAH, BOITE 250 DRAPER UT 84 020

AU NOM DES FILMS ABC, DE LA COMPAGNIE DU NOUVEAU LINGOT ET DE MES ASSOCIÉS NOUS SOUHAITONS ACQUÉRIR DE VOUS OU DES REPRÉSENTANTS QUE VOUS AUREZ CHOISIS LES DROITS D’ADAPTATION CINÉMATOGRAPHIQUES ET D’ÉDITION DE LA VÉRITABLE HISTOIRE DE VOTRE VIE STOP NOUS AVONS DERRIÈRE NOUS QUATORZE ANS DE FILMS IMPORTANTS ET SIX BIOGRAPHIES QUI ONT ÉTÉ DES BEST SELLERS STOP PLUS RÉCEMMENT NOUS AVONS PRODUIT LE FILM TRÈS PRISÉ PAR LA CRITIQUE « HEY I’M ALIVE », LA VÉRITABLE HISTOIRE DE RALPH FLORES UN PRÉDICATEUR MORMON LAIC ET D’UNE JEUNE FILLE QUI SE SONT ÉCRASÉS DANS UN PETIT AVION DANS LE YUCAN ET QUI ONT SURVÉCU QUARANTE-NEUF JOURS SANS NOURRITURE STOP CE FILM SUR LA FOI EN DIEU ET LA CONVICTION A REÇU LES ÉLOGES DE L’ÉGLISE MORMONE ET A ÉTÉ VU PAR PLUS DE TRENTE MILLIONS DE SPECTATEURS PARMI NOS AUTRES RÉALISATIONS « SUNSHINE », LA VÉRITABLE HISTOIRE DE LYN HELTON UNE JEUNE MÈRE DE DENVER COLORADO QUI A SACRIFIÉ SA VIE TRÈS JEUNE POUR POUVOIR PASSER QUELQUE TEMPS AVEC SA FILLE STOP CETTE HISTOIRE SUR LE PROBLÈME DU DROIT DE MOURIR ET SUR LA FORCE DE LA CONVICTION A ÉTÉ VU PAR PLUS DE SOIXANTE-DIX MILLIONS DE SPECTATEURS ET LE LIVRE RACONTANT SON HISTOIRE A ÉTÉ LU PAR PLUS DE HUIT MILLIONS DE LECTEURS STOP UN EXEMPLAIRE VOUS EST ENVOYÉ SOUS PLI SÉPARÉ STOP NOUS DÉSIRONS PRÉSENTER VOTRE HISTOIRE SOUS FORME VÉRIDIQUE ET NON ROMANCÉE STOP J’AI VU MAITRE BOAZ ET LUI AI NOTIFIÉ QUE J’ALLAIS PRENDRE CONTACT AVEC VOUS STOP J’ATTENDS D’AVOIR DE VOS NOUVELLES DE VOTRE REPRÉSENTANT STOP VEUILLEZ APPELER EN PCV À TOUT MOMENT STOP SINCÈREMENT À VOUS

LAWRENCE SCHILLER

 

Pas de réponse. Son télégramme aurait tout aussi bien pu échouer dans la poubelle des lettres perdues au bureau de poste.

Il s’en alla voir Vern Damico à la cordonnerie de Provo mais Vern n’était pas là. Il tomba sur des journalistes locaux de Salt Lake et leur dit : « Je ne suis pas ici pour vous faire concurrence, j’aimerais simplement que vous me disiez qui est quoi dans cette ville et comment on arrive à voir Gilmore ? » Ils n’y parvenaient pas non plus. Schiller entendit parler de Nicole, mais il apprit aussi qu’elle ne voulait parler à personne. Il la manqua plusieurs fois à la prison.

Les deux voyages de Schiller à Salt Lake se révélèrent infructueux. Il se heurtait à des murs. Pas moyen de trouver l’histoire. Il monta dans sa voiture de location et quitta Provo pour gagner l’aéroport de Salt Lake et en chemin, tout en roulant, il se dit : « Si je n’arrive pas à trouver l’histoire, alors personne ne peut y arriver. Mais si personne ne le peut, alors ça doit être une bonne histoire. » Il ne pouvait plus penser à autre chose.

Dès l’instant où il apprit la nouvelle de la double tentative de suicide, Schiller se dit : « Il y a une histoire et elle est réelle. Puisqu’elle est réelle, elle doit être fantastique. »

Au Hilton, on aurait dit que la foule de journalistes était passée de cinquante à cinq cents. La presse étrangère commençait à arriver, les Anglais surtout. Lorsque les Anglais arrivaient en masse, c’était une preuve : l’histoire aurait la plus vaste audience mondiale.

Schiller donna quelques coups de fil. Sa chance semblait avoir tourné. Au premier essai il joignit Vern Damico, avec lequel il eut une bonne conversation : il demanda à M. Damico où, à son avis, pouvait se trouver Nicole. Damico supposait qu’elle était à l’hôpital de Provo, et Schiller prit rendez-vous pour discuter avec lui plus tard. Schiller monta dans sa voiture de location. Les singes allaient rester au Hilton à échanger leurs théories sur le crime, alors que lui roulait vers l’hôpital de Provo.

La salle d’attente était petite et pleine de monde. Schiller se rendit au bureau et demanda Nicole Barrett. Les employés firent comme s’ils n’avaient jamais entendu parler d’elle. Il entra dans la cabine téléphonique la plus proche et appela l’administrateur de l’hôpital en demandant si l’on pouvait joindre rapidement quelqu’un de la famille de Nicole Barrett. Une femme lui répondit que les membres de sa famille allaient et venaient sans cesse. La mère était actuellement à l’hôpital, annonça-t-on à Schiller, mais pour l’instant elle était sortie. Schiller s’assit et se prépara à attendre. Il faisait chaud dans la salle d’attente, mais il était bien. Gilmore était dans un autre hôpital, sous bonne garde. Gilmore n’était pas dans le coup et il n’était pas possible de le joindre. Là-bas, à Salt Lake, les singes devaient courir dans tous les sens en échangeant des informations, mais les seuls personnages qui comptaient maintenant étaient Gilmore et Nicole. Puisqu’il ne pouvait pas joindre Gilmore, il allait attendre de pouvoir prendre contact avec Nicole. Pour Schiller, c’était la simplicité même.

Il n’éprouvait aucune angoisse à rester assis là pendant des heures. D’autres journalistes se seraient précipités vers le téléphone, auraient posé des questions pour savoir ce qui se passait, mais Schiller, lui, restait assis, détendu, et laissait la chaleur de la pièce se déverser sur lui. Il transpirait lentement, goutte à goutte, les fatigues de vingt-cinq années bien remplies. Il lui semblait posséder des réservoirs sans fond de fatigue. Il réfléchissait calmement, se remémorant ses péchés et ses erreurs qu’il voyait déferler dans son esprit. Il les passait en revue et considérait qu’il serait idiot de ne pas en tirer des leçons maintenant qu’il avait l’expérience.

3

Son plus grand péché, sa plus grande erreur, estimait-il en général, avait été l’histoire Susan Atkins. Il était en Yougoslavie lorsque les meurtres de Tate-LaBianca furent commis, mais six mois plus tard, alors qu’il roulait sur l’autoroute de Santa Monica, on annonça à la radio qu’une fille se trouvant en prison, une nommée Susan Atkins, venait de donner des renseignements sur l’affaire Tate-LaBianca à sa compagne de cellule. Le lendemain, Schiller apprit qu’un des avocats de cette fille était Paul Caruso qui, en 1963, avait rédigé le contrat lorsque Schiller avait vendu à Hugh Hefner une photographie de Marilyn Monroe nue. Il en avait obtenu le prix le plus élevé jamais payé jusqu’alors pour une unique photo : vingt-cinq mille dollars. Schiller appela donc Paul Caruso pour lui dire que l’histoire de Susan Atkins pourrait se vendre dans le monde entier et que cela aiderait à payer les frais de sa défense.

Schiller fut donc autorisé à voir Susan Atkins entre ses deux comparutions devant le Grand Jury, et elle avoua les meurtres au cours d’une série de trois interviews qu’il vendit, en effet, dans le monde entier. Puis on en fit un livre de poche qui parut en Amérique. Subitement, Susan Atkins n’était plus le témoin vedette de l’accusation, car elle avait maintenant les droits acquis sur son histoire. Schiller avait ainsi anéanti une partie du dossier de l’accusation.

Il en avait été malade, mais il lui fallut un moment pour s’en rendre compte. Il ne le découvrit que petit à petit. Un soir il fut invité à dîner par un avocat célèbre et ne comprit pourquoi que lorsqu’il vit que six juges éminents y étaient présents. Ils voulaient savoir pourquoi un journaliste avait fait cela. Ce fut un dîner fort instructif et il fut ravi de passer la soirée avec des gens aussi brillants et sérieux, mais consterné de se rendre compte qu’il les avait roulés.

Précédemment, il avait vendu l’histoire de Susan Atkins à New American Library pour quinze mille dollars, une vente rapide pour un livre vite fait et plutôt moche, une façon, en quelque sorte, de liquider sa participation à l’histoire, mais en fait cela la fit plutôt proliférer. Newsweek l’interviewa à propos de ce livre et il déclara : « Écoutez, j’ai publié ce que Susan a dit. Je ne sais pas si c’est vrai ou non. » L’article de Newsweek se terminait sur cette citation : « Je ne sais pas si c’est vrai ou non. » Il en avait des sueurs froides rien que d’y penser. Il avait subi là une leçon qu’il n’oublierait jamais et il repensa au dîner auquel il avait participé avec les juges. Le secret des gens qui avaient de la classe, c’était qu’ils restaient fidèles aux faits. Schiller appelait ça l’histoire. On rapportait l’histoire avec exactitude. Si on travaillait dans ce sens, on se retrouvait pesant un certain poids.

Aussi, quand Helter Skelter sortit en librairie, se dit-il : « Schiller, tu as vraiment déconné. Avec le bénéfice que tu as fait sur les premières ventes, tu aurais pu faire une étude exhaustive de toute la famille Manson. Tu as gâché ce qui aurait pu être un livre important. » C’était gênant d’avoir à se rappeler ça. Il dut même comparaître devant le tribunal pour témoigner de la façon dont s’étaient passées les interviews avec Susan Atkins. Lorsque le juge lui demanda : « Comment qualifiez-vous votre profession, monsieur Schiller ? » il répondit : « Je crois que je suis un homme de communications. » La salle éclata de rire. On le prenait pour un combinard. Ce souvenir lui brûlait la peau. « Je crois que je suis un homme de communications », et la salle s’était mise à rire. Il allait s’y prendre autrement avec cette histoire Gilmore. Poser des fondations convenables pour chaque face de l’histoire. Et il restait assis, attendant dans la chaleur, drapé dans son gros manteau marron. Et les heures passaient.

Il y avait un type barbu à l’autre bout de la pièce. Schiller avec sa barbe noire et l’autre type avec sa barbe châtain clair se regardèrent. Au bout d’une heure ou deux, une fille arriva qui respirait la presse. Elle s’approcha de l’autre barbu et se mit à l’engueuler copieusement. Schiller parvint à comprendre que le type s’appelait Jeff Newman et qu’il était du National Enquirer. La fille râlait : « Alors, tu savais qu’elle allait tenter de se suicider et tu n’as rien dit. Oh ! toi et ton journal à la con ! » Newman était si furieux qu’il se leva et sortit. Alors Schiller s’approcha de la fille et se présenta : « Je suis Larry Schiller, représentant la chaîne de télévision A.B.C. » Elle se tourna vers lui comme une tigresse toutes griffes dehors et cria : « Ah, vous aussi ! » Schiller ne savait même pas son nom. Ce devait être une pigiste locale, et on pouvait dire qu’elle faisait un drôle de cinéma. Les hommes se foutaient pas mal des femmes, disait-elle, et pourtant les femmes se tuaient pour eux. Schiller acquiesça de la tête et s’éloigna aussi vite qu’il put.

Et puis un jeune type très grand, avec des cheveux noirs qui lui descendaient jusqu’aux épaules et un nom de fille tatoué sur les jointures des doigts, arriva. Il avait l’air si secoué que Schiller se dit que ce devait être le frère de Nicole, si tant est qu’elle eût un frère, et Schiller s’approcha et se présenta, mais de toute évidence, le type n’avait pas envie de parler. Alors Schiller se rassit et reprit son attente. Deux autres heures passèrent avant qu’il n’aperçût une femme debout devant la boutique de confiserie à côté de la salle d’attente. Elle était maigre et frêle, ses cheveux étaient réunis en chignon et elle avait l’air d’une rude femme de l’Ouest qui aurait pu traverser les plaines à pied. À l’expression de son visage reflétant une sorte de fatigue pesante et un chagrin rentré, il fut sûr que ce devait être la mère de Nicole. Il découvrit plus tard que c’était la grand-mère de Nicole et que la mère de Nicole, elle, n’avait pas encore quarante ans. Aussi écrivit-il un mot pour se présenter comme étant Lawrence Schiller et expliquant qu’il était là pour discuter des événements qui se déroulaient dans leurs existences, à propos de droits de films et de livres, qu’il aimerait avoir un entretien avec elle ou un représentant autorisé ou un avocat. (Il valait toujours mieux dire « représentant autorisé » avant de dire « avocat », ainsi les gens savaient qu’on n’était pas là pour les poursuivre.) Il conclut en mentionnant qu’il était disposé à payer à Nicole un minimum de vingt-cinq mille dollars pour ses droits et il glissa le mot dans une enveloppe sur laquelle il écrivit le nom de Madame Baker. Il tendit cela à la femme et dit : « Comme vous le verrez, je suis Lawrence Schiller, de la chaîne de télévision A.B.C. Ce ne sont ni l’heure ni l’endroit, mais quand l’occasion s’en présentera, je vous serais reconnaissant si vous vouliez bien ouvrir mon enveloppe et en lire le contenu. » Puis il tourna les talons et sortit de l’hôpital. Un contact avait été établi.

4

Lorsque l’article sur Gilmore sortit à la une dans le New York Times du 8 novembre, David Susskind fut fasciné. Pour un article de première page, il était bien écrit et donnait une bonne description des meurtres. De plus, la sentence infligée au condamné et sa décision de ne pas faire appel étaient bien relatées. Tout cela s’ajoutant aux antécédents criminels de Gilmore suggérait un fascinant scénario.

Peu après que l’article eut attiré son attention, presque immédiatement en fait, Stanley Greenberg, vieil ami et associé de Susskind, téléphona, et ils eurent une intéressante conversation. Voici quinze ans, Stanley avait écrit pour la télévision un scénario sur un homme attendant d’être exécuté. L’homme avait passé si longtemps dans le quartier des condamnés à mort qu’il avait changé de caractère et la question qui se posait maintenant était la suivante : « Qui allait-on exécuter ? » La pièce s’appelait Métamorphose et Susskind avait toujours eu l’impression qu’elle avait eu un certain impact en faveur de l’abolition de la peine capitale dans l’État de New York, et peut-être même un peu aussi sur la décision de la Cour suprême qui avait accordé la vie à bien des hommes du quartier des condamnés à mort. « Bien sûr, expliquait Stanley à David, à jamais inviolable veut simplement dire jusqu’à la génération suivante. Ensuite il faut tout recommencer. »

Greenberg était d’habitude un homme assez posé mais Susskind sentit qu’il était excité. « Ce qui me fascine dans cette affaire Gilmore, disait-il, c’est que c’est un commentaire sur l’échec total de notre système pénitentiaire pour récupérer qui que ce soit. Enfin, ce type a passé toute sa foutue vie à entrer en prison et à en sortir et il ne cesse d’empirer dans la mauvaise voie. Il est passé du vol de voiture au cambriolage à main armée avec arme dangereuse. C’est un commentaire accablant, dit Greenberg. Ensuite, ce pourrait être une merveilleuse déclaration sur la peine capitale et sur l’horreur de cette notion d’œil pour œil. Je crois même que toucher un vaste public pourrait bien sauver la vie de ce type. Gilmore affirme qu’il veut mourir mais de toute évidence il ne sait pas ce qu’il veut. Je crois que notre production pourrait contribuer à ce que cet homme ne soit pas exécuté. » L’idée plut à Susskind. « On ne peut pas exécuter ce type, dit-il à Stanley, il n’a pas toute sa tête. Il est fou. Ils auraient dû comprendre cela depuis longtemps. »

Ils discutèrent un long moment. Susskind finit par dire à Greenberg : « Pourquoi ne pars-tu pas pour l’Utah ? Je crois que cette histoire comporte plusieurs paliers d’importance et d’intérêt et qu’il y a là un matériel dramatique très excitant. Si, enquête faite, ça se tient, et si nous pouvons obtenir les accords dont nous avons besoin, nous pourrions bien détenir là quelque chose de très intéressant. »

Greenberg ne pouvait pas partir tout de suite à cause de son contrat à Universal, mais chaque jour ils se téléphonaient et Susskind commença à entretenir des conversations avec Boaz. Il eut tôt fait de conclure que Dennis n’était pas un avocat comme les autres.

Boaz proclamait à qui voulait l’entendre : « J’ai les autorisations de tout le monde. Je les ai toutes. » Il n’arrêtait pas de dire qu’il avait tout sous contrat. Susskind appela Stanley Greenberg et lui dit : « C’est un avocat très bizarre. En tout cas, il a l’œil sur le tiroir-caisse. »

Dennis dit : « Écoutez, je ne peux pas coopérer si vous ne me donnez pas la preuve de votre bonne foi. L’argent, poursuivit Dennis, ne doit pas être considéré comme un élément négligeable », et il se mit à rire. « Qu’est-ce que vous voulez ? » demanda Susskind. « Oh ! vous savez, fit Dennis, ça va être une affaire mondiale. » « Comment puis-je être sûr que vous avez bien toutes les autorisations que vous prétendez avoir ? » demanda Susskind. « Il faut bien, répondit Dennis, que vous commenciez par un bout. Vous feriez mieux de commencer par me faire confiance. J’ai exactement ce que je vous ai dit. Si vous ne me croyez pas, il y a dix autres personnes ici qui veulent l’histoire. C’est simplement que j’aime bien votre réputation, monsieur Susskind. J’aimerais que vous soyez le premier à vouloir faire une offre. » Il voulait une somme rondelette, dans les environs de cinquante mille dollars pour les droits de tous les intéressés, et il demanda à Susskind de mettre tout cela dans un télégramme, ce que David fit, puis il l’expédia.

Susskind y joignit divers documents : un contrat et des formulaires d’autorisations. Boaz lui avait bien dit qu’il avait tout cela, mais lorsque Susskind lui demanda sous quelle forme se présentaient les autorisations, Dennis répondit : « Des sessions de droit d’une phrase ou deux.

— Oh ! fit Susskind, ça ne marche pas du tout, il faut que vous utilisiez des formulaires légaux, des désistements de droit et tout ça. Cela doit être conforme à ce que nous faisons pour le cinéma et la télévision.

— Je ne comprends pas pourquoi vous avez besoin de toutes ces foutaises, s’étonna Dennis.

— Ce ne sont pas des foutaises, dit Susskind, c’est indispensable. Les gens peuvent changer d’avis. Une session de droit d’une ou deux phrases est sans doute formulée de façon trop imprécise pour tenir à l’examen. Je suis désolé, il faut que je vous envoie des formulaires d’autorisation. » Il le fit. Susskind alla trouver ses avocats et ils envoyèrent tout le dossier.

5

Par une pure coïncidence, Stanley Greenberg arriva au Hilton de Salt Lake le 16, l’après-midi du double suicide, et très exactement le jour du mois le plus occupé pour les médias. Stanley avait téléphoné la veille de Kensington en Californie, où il habitait, au nord de San Francisco, pour confirmer un rendez-vous avec Boaz. Mais étant donné les circonstances, tout le brouhaha qu’il y avait au Hilton à propos du double suicide, il ne s’attendait pas du tout à voir l’avocat être au rendez-vous. Cependant, à la surprise de Greenberg, Dennis se présenta, et juste assez en retard pour avoir laissé à Stanley Greenberg le temps de regarder attentivement les informations de 6 heures à la télévision. Aussitôt après, à sa stupéfaction, Boaz frappa à la porte de sa chambre.

Sans le dramatique événement de la journée, ils se seraient presque certainement rencontrés, songea Greenberg, comme des adversaires. À tout le moins, il se serait senti obligé de considérer Boaz comme un étrange spécimen d’avocat disposé à faire exécuter son client. Mais Boaz avait grandement modifié son attitude et ne semblait plus aussi pressé. Leur conversation se révéla donc plus fructueuse que Stanley n’aurait pu l’espérer.

Comme il l’expliqua à Boaz devant un verre, il s’était vraiment rebiffé une semaine plus tôt lorsqu’il était devenu évident qu’il y avait un réel danger de voir Gilmore exécuté. Stanley déclara qu’il trouvait personnellement la peine capitale répugnante. Il ne pouvait pas rester assis en regardant les choses se faire. Cela pouvait peut-être sembler une réaction romantique, mais il s’était senti dans l’obligation de rassembler ses forces et de s’allier avec David Susskind, qui était d’ailleurs le producteur tout désigné pour ce genre d’entreprise.

Sa position ainsi bien établie, Greenberg était maintenant disposé à discuter l’affaire. Il commença par dire qu’il ne voyait pas en quoi un criminel avait le droit de dicter à la société ce qu’on devait lui faire. Selon lui, un criminel n’avait pas plus le droit d’exiger le châtiment suprême que de réclamer sa libération immédiate. Après tout, c’était la société qui fixait les règles.

Dennis – que Stanley, étant donné les idées qu’il se faisait sur lui, avait trouvé étrangement calme – parut soudain s’enflammer un peu. Il répondit que Gary n’exigeait rien du tout. Il ne voulait tout simplement pas faire appel. Le principe de l’appel se fondait sur la supposition que personne n’avait envie d’être exécuté et offrait donc toutes sortes de possibilités préférables. Gary, lui, ne voulait pas rechercher ces possibilités.

Ça n’était pas si simple, répliqua Greenberg. La Cour suprême avait dit qu’on pouvait rétablir la peine capitale, mais seulement si certaines mesures légales étaient prises. Si on voulait exécuter des condamnés il était essentiel de ne le faire que dans des conditions précises et bien délimitées.

Là-dessus, Dennis parut retomber dans sa mélancolie et dit qu’il n’était pas si sûr d’avoir fait du très bon travail. Dans tous les cas, ses sentiments étaient en train de changer de façon radicale. Jusqu’à maintenant, il avait soutenu la thèse de Gilmore car il estimait que cet homme avait le droit de déterminer sa propre vie. Mais maintenant, les choses n’étaient plus pareilles et il s’était rendu compte pour la première fois que Gary allait bel et bien mourir et ça le bouleversait à tel point qu’il n’était plus sûr de vouloir y être pour quelque chose.

Greenberg avait l’impression que Dennis était un peu éméché. Il se mit à exprimer ouvertement ses sentiments d’impuissance. Greenberg en arriva même à trouver Boaz plus sympathique qu’il ne s’y attendait. À certains égards, il était tout à fait séduisant, avec cette sorte d’esprit libre qu’il avait. Bien sûr, il était extrêmement et manifestement brouillon et pas du tout le genre d’avocat auquel Greenberg pourrait vouloir confier sa fortune ou son avenir. Malgré cela, il était plaisant, très plaisant. « Avez-vous pris contact avec la section locale de l’A.C.L.U. [5] ? », demanda Stanley.

Vive réaction de Boaz. Non, il ne les avait pas contactés. Son client ne le souhaitait pas. Son client était un bizarre mélange d’opinions de droite et d’émotions de gauche. Gary, par exemple, détestait les Noirs, mais ça, expliqua Boaz, c’était parce qu’ils constituaient dans une prison une majorité dangereuse. Tous les prisonniers blancs couraient le risque d’être violés par les Noirs. Gary détestait aussi l’A.C.L.U. parce que ces gens-là prêchaient la liberté de l’individu mais ne voulaient pas accorder à Gilmore la liberté de choisir sa mort. Boaz ne s’était donc pas mis en rapport avec eux. Mais voilà à peine une heure, en parlant à Geraldo Rivera, il avait eu une brillante idée. Seulement il aurait besoin d’un coup de main, au niveau de la paperasserie. Il y avait de nombreuses requêtes à formuler, pour lesquelles il aurait besoin d’un avocat du Barreau de l’Utah. Il voulait donc maintenant prendre contact avec l’A.C.L.U . Comme Greenberg l’encourageait à le faire, Boaz appela une de leur représentantes, une certaine Judy Wolbach, et elle accepta de venir les retrouver dans la chambre pour prendre un verre.

La conversation n’était pas encore terminée que Greenberg se dit que ce devait être une des plus bizarres auxquelles il eût participé. Une pièce admirablement conçue. Il n’aurait tout simplement pas pu imaginer mieux. D’un côté cette femme intelligente, mince, vibrante, très tendue, très libérale, très méfiante à l’égard de Boaz, et de l’autre côté, Dennis, ouvrant son cœur pour expliquer comment il avait été harcelé par toute la magistrature et comment il se trouvait être le suspect numéro un du directeur de la prison qui pensait que c’était lui, Boaz, qui avait passé des somnifères à Gilmore.

De temps en temps Boaz avait les larmes aux yeux, et on avait du mal à discerner s’il était plus inquiet de son sort – « Je suis prêt à passer au détecteur de mensonges », déclara-t-il – ou plus bouleversé à l’idée du pauvre Gilmore, qui était peut-être en ce moment même en train de mourir à Salt Lake, et Nicole dans un autre hôpital – Était-elle mourante aussi ? Curieux, se dit Greenberg, ce jeune avocat fou et bouillonnant de passion, et puis cette Judy Wolbach qui le dévisage comme s’il était un spécimen rare. Elle était d’une méfiance absolue. Même le petit bar, dans le coin de la chambre, devait lui sembler, étant donné les circonstances, tout à fait déplacé.

Stanley ne pouvait guère lui en vouloir. Si elle avait lu des articles de Dennis, elle devait le considérer comme une sorte d’arnaqueur hippie, et le voilà qui était là devant elle, agité, souriant, arrogant, modeste, d’abord abattu, puis la haranguant. Stanley se demandait par quel phénomène il arrivait à rester calme.

Presque aussitôt, Dennis leur exposa une idée extrêmement séduisante et tout à fait impossible. Il voulait faire transférer Gary dans une prison de semi-liberté où on permettait les visites conjugales.

Oh ! ça marcherait ! s’exclama-t-il. Nicole pourrait trouver du travail dans la ville voisine et élever ses enfants. Pendant les week-ends, ils pourraient avoir leur vie de couple, deux nuits par semaine. Ça donnerait à Gary une raison de vivre. Voyons, si le tribunal comprenait vraiment quel être extraordinaire était Gary, il prendrait cette décision. Gary aurait tout le loisir d’écrire et de dessiner. L’incarcération en bungalow, en résumé, voilà de quoi il parlait.

Greenberg remarqua que Boaz était de nouveau content. Cela sautait aux yeux : qu’on lui souffle une idée originale et la vague possibilité de la mettre en pratique, et il était heureux comme tout. Peu importait si les conditions étaient impossibles à réaliser ; qu’on lui fournisse une approche nouvelle dans la poursuite du bonheur, et il était le bonheur incarné.

Judy Wolbach, toutefois, ne semblait pas très impressionnée. Dennis avait terminé son exposé en déclarant que l’A.C.L.U. devrait lui prêter assistance pour mener à bien la procédure légale. Judy Wolbach lui répondit tout de suite. L’A.C.L.U., en Utah, au cas où il ne saurait pas, était très à court de fonds.

« Vous ne voulez pas qu’il vive ? » demanda Boaz.

« Avez-vous envisagé, interrogea-t-elle, les façons dont on pourrait vraiment lui sauver la vie ? » Elle se mit à parler de certaines décisions de la Cour suprême et de procédure de droit civique en vertu de lois fédérales et de lois de l’État. Lorsque Boaz avoua qu’il n’était pas au courant de ces affaires-là, elle secoua la tête et demanda s’il connaissait bien le dossier psychiatrique de Gilmore. Boaz, alors, se fit critique. Pourquoi ne parlait-elle pas carrément ? Pourquoi soulignait-elle l’aspect légal plutôt que le côté humain ? Greenberg n’arrivait pas à croire à sa chance : quel magnifique document !

Boaz déclara alors qu’il se considérait comme un homme de lettres plutôt que comme un avocat perdu dans la procédure. « Du temps de la Renaissance, l’homme savait qu’il pouvait tout à la fois être poète et homme de loi, déclama-t-il.

— Alors, réfléchissez au chapeau que vous allez porter, et restez en contact avec nous », fit Judy Wolbach.

En raccompagnant Judy dans le couloir, Stanley Greenberg se crut obligé d’observer : « Je ne pense vraiment pas que Boaz soit la personne qu’il faut pour représenter Gilmore. »

Le lendemain matin au petit déjeuner, il vit Dennis à la télévision au cours de l’émission « Bonjour l’Amérique ».

GERALDO RIVERA  : Dennis Boaz… Un homme qui jusqu’à maintenant a soutenu le désir de son client d’avoir le droit de mourir. Bienvenue dans notre émission, Dennis. Vous avez affirmé devant le tribunal, parfois avec éloquence, que Gary Gilmore mérite le droit de mourir. Le pensez-vous toujours ?

DENNIS BOAZ (long silence) : J’estime qu’il a le droit de déterminer son propre sort. Je ne peux plus appuyer, euh, son exécution par l’État.

GERALDO RIVERA : Voulez-vous dire, Dennis, que vous avez changé d’avis ?

DENNIS BOAZ : Oui.

GERALDO RIVERA : Pourquoi ?

DENNIS BOAZ (long silence) : Eh bien, la journée d’hier a été pour moi l’heure de la vérité, et j’ai eu une extraordinaire expérience affective sur laquelle j’ai réfléchi et…

GERALDO RIVERA : Voulez-vous dire que vous en êtes arrivé à comprendre…quoi, dites-le-moi…

DENNIS BOAZ : Eh bien, il me semble qu’il y a une possibilité pour que… Nicole et Gary (sa voix ici se met à trembler) soient peut-être réunis et, dès l’instant où j’envisage cette possibilité, où je sais qu’elle existe, je suis convaincu que Gary voudrait vivre et Nicole aussi.

GERALDO RIVERA  : Après la discussion que nous avons eue hier, et nous avons parlé un long moment, vous ne me paraissez même pas être un homme qui souhaite la peine capitale. Je voudrais savoir pourquoi vous vous êtes prêté à cette horrible comédie ?

DENNIS BOAZ : Eh bien, je me suis occupé de cette affaire non parce que j’étais un partisan de la peine capitale, mais parce que… il avait besoin d’être soutenu, et j’ai en effet soutenu en un sens le désir qu’il avait de devenir plus responsable à cette époque de sa vie et de sa mort. Et il s’efforçait d’assumer cette responsabilité en acceptant le verdict de la Cour.

GERALDO RIVERA : Mais vous croyez maintenant, à cause de ce qui s’est passé, que la situation a changé ?

DENNIS BOAZ : Ma foi, elle a certainement changé pour moi…

UNE NOUVELLE VOIX : Maître Boaz, ici David Hartman à New York. Monsieur Boaz, vous avez dit que vous aviez eu hier une expérience affective. Pourquoi, exactement, avez-vous changé d’avis au cours des dernières vingt-quatre heures ?

DENNIS BOAZ : Eh bien, c’est une question de cœur.

DAVID HARTMAN : Soyez plus précis, Dennis.

DENNIS BOAZ : Je ne peux plus être un partisan convaincu de cette exécution. Je sais que nous ne pouvons pas empêcher Gary de se supprimer s’il décide que c’est ce dont il a envie maintenant, mais je ne peux plus participer à une action officielle qui veut le faire mourir.

GERALDO RIVERA  : Seriez-vous prêt, si nécessaire, à vous retirer de l’affaire ?

DENNIS BOAZ : Je vais parler à Gary dès que je le pourrai. Nous prendrons une décision de concert.

GERALDO RIVERA  : Il fera sans doute une nouvelle tentative de suicide.

DENNIS BOAZ : Je ne sais pas.

DAVID HARTMAN : Geraldo, il nous reste un peu moins d’une minute. Quelle est la prochaine étape, et que prévoyez-vous pour les prochaines vingt-quatre ou trente-six heures ?

GERALDO RIVERA  : Eh bien, la Commission de Libération sur Parole doit sans doute tenir une séance sitôt que Gilmore sera suffisamment remis pour cela. Il doit être conscient. On ne peut pas exécuter un homme qui est dans le coma, David… Je crois que notre histoire doit rester en suspens, du moins jusqu’à ce que les deux principaux personnages soient remis.

DAVID HARTMAN : Merci, Geraldo, merci beaucoup et merci, merci beaucoup, maître Boaz, d’avoir participé ce matin à notre émission.

Plus tard, ce matin-là, Greenberg se rendit en voiture à Provo avec Dennis pour aller voir Vern Damico, qu’il trouva plutôt sympathique, confia-t-il par la suite à Dennis, un homme plutôt fort, avec un côté petit patron qui s’est fait lui-même, un homme bien installé dans son milieu.

Ils allèrent dîner dans une sorte de snack-bar prétentieux, près de la cordonnerie, des hamburgers, des milkshakes – l’absence de liqueurs ne facilitait pas les choses – mais ils eurent quand même une conversation intéressante et Stanley eut des aperçus qui lui parurent précieux, surtout dans le déroulement des crimes, il comprit fort bien quelle était la situation topographique de la maison de Vern par rapport au motel et à la station-service au bout de la rue. Excellents détails pour la télé. Gilmore frappant à la porte de son oncle dans l’après-midi pour dire qu’il était sale et qu’il avait envie de prendre une douche ; et son oncle l’éconduisant. Puis, cette nuit-là, prenant son pistolet et passant juste devant la fenêtre ouverte derrière laquelle son oncle est assis à regarder la télévision : pas besoin d’être un génie du freudisme pour comprendre ça.

À peine rentré, Greenberg appela Susskind et dit : « C’est fascinant, c’est horrible et c’est compliqué. » Susskind demanda si ce serait une bonne idée d’aller lui-même en Utah. Stanley répondit : « C’est un tel embrouillamini que je ne te le conseille pas pour l’instant. Les principaux personnages de cette histoire sont bombardés de requêtes de tous côtés. Pour l’instant on ne peut pas voir Gilmore, on ne peut pas voir Nicole, on ne peut toucher aucun des personnages sauf Damico. »

Susskind était d’accord. L’histoire, après tout, reposait sur les exploits passés de Gilmore, et Stanley était là pour en découvrir les éléments. Pas la peine de faire connaissance de Damico ni des autres. Après tout, lorsqu’il avait acheté les droits d’Eleanor and Franklin de Joe Lash, il connaissait en effet quelques-uns des Roosevelt ; Eliott, James et Franklin Jr., notamment, mais il n’avait fait aucun effort pour en rencontrer d’autres. Il n’était pas intervenu personnellement pour dire : « Je suis David Susskind. Laissez-moi vous expliquer pourquoi vous devriez me céder les droits. » La chose à faire, si besoin était, était d’envoyer un avocat.

 

DESERET NEWS

Salt Lake, 17 novembre. – La date prévue pour la comparution de Gary Gilmore devant la Commission des Grâces de l’État d’Utah tombait aujourd’hui alors que le condamné gisait, inconscient et enchaîné, sur un lit d’hôpital…

Pendant ce temps, Nicole Barrett, l’amie de Gilmore, et semble-t-il sa complice dans un pacte de suicide, est toujours dans un état critique à l’hôpital d’Utah Valley.

Lorsque Gilmore regagnera la prison, il sera transféré dans une cellule plus étroitement surveillée, ses communications avec le monde extérieur seront limitées et il ne sera plus autorisé à aucun contact physique avec une personne venant de l’extérieur, a déclaré le directeur de la prison, Sam Smith…