CHAPITRE 32

VIEUX CANCER. FOLIE NOUVELLE

1

Le 2 novembre, après les nombreux coups de téléphone, Bessie commença de nouveau à percevoir des échos. Le passé retentissait à ses oreilles, le passé résonnait dans sa tête. Des barreaux d’acier heurtaient la pierre.

« L’imbécile ! cria Mikal. Il ne sait donc pas qu’il est en Utah ? Ils vont le tuer s’il va trop loin. » Elle essaya de calmer son plus jeune fils, tout en songeant que depuis l’époque où Gary avait trois ans, elle n’avait cessé de penser qu’il serait exécuté. C’était un délicieux petit bonhomme, mais elle avait toujours vécu avec cette crainte depuis qu’il avait trois ans. C’était quand il avait commencé à montrer un aspect de sa personnalité qu’elle ne pouvait même pas supputer. Un jour, au cours de cette interminable année où Frank était dans cette prison du Colorado, elle était assise chez sa mère et regardait Gary jouer dans la cour. Il y avait une flaque de boue dont elle lui avait dit de s’éloigner. Deux minutes après qu’elle fût entrée dans la maison, il alla s’asseoir en plein milieu. Cela lui fit peur. Aurait-il toujours un pareil esprit de défi ?

Une fois de plus, les parois de la caravane l’enfermaient. Quelqu’un, un jour, lui avait demandé si elle avait eu du mal à s’habituer à vivre dans une caravane, et elle avait répondu non. C’était au début et parce qu’elle n’y avait jamais vécu. Depuis, elle se rendait compte qu’elle avait signé son arrêt de mort du jour où elle avait emménagé.

C’était laid et elle avait horreur des endroits laids. Sa santé déclina. Elle n’avait, croyait-elle, hérité que juste assez de sens artistique de l’oncle George, le peintre, pour savoir décorer un intérieur, et elle l’avait fait pour la dernière maison. C’était joli. Maintenant, elle vivait dans un endroit froid, et son arthrite empirait à mesure qu’elle passait des mois et des années près de sa table, dans la cuisine, tout au bout de là caravane, avec la radio entassée sur les annuaires téléphoniques, calant les os endoloris de son bassin sur un coussin.

Toute la décoration tournait autour du brun. Une pauvreté après l’autre. Même la glacière était marron. C’était une de ces teintes tristes qui n’égayait rien. Couleur d’argile. Où rien ne pouvait pousser.

À côté de la grand-route, dans ce terrain qu’ils appelaient le parc, se trouvaient cinquante caravanes. On y parquait de vieilles gens. À peu de frais. Sa caravane avait-elle coûté trois mille cinq cents dollars ? Elle ne s’en souvenait plus. Quand les gens lui demandaient s’il y avait une chambre ou deux, elle répondait : « Ça ne semble pas croyable, mais il y a une chambre et demie. » Il y avait aussi une demi-véranda avec une demi-marquise…

Parfois, elle ne sortait pas pendant des semaines. Son arthrite empirait. Chez Speed, elle n’arrivait pas à faire son travail. Ses doigts déformés lui faisaient mal chaque fois qu’elle prenait une assiette. Chaque mouvement lui semblait devoir être le fruit d’une désagréable transaction. Parfois, en plein milieu d’un geste, elle devait calculer comment dévier sa course de façon que la répercussion de la douleur ne lui figeât pas l’épine dorsale. Le patron finit par lui dire qu’il était obligé de la congédier et il lui donna sa dernière paye. Elle gagnait soixante-dix dollars par semaine. Dès qu’elle se fut arrêtée de travailler, son arthrite empira. Un genou commença à la tracasser, puis l’autre.

Un médecin lui dit qu’il pouvait opérer ses genoux en lui mettant des articulations en matière plastique. Elle ne voulut pas. Elle ne se voyait pas vivant dans cette caravane déjà en plastique avec, en plus, des genoux en plastique. Les longs cheveux qui lui tombaient jusqu’à la taille devinrent gris et elle les coiffa en chignon. Étant donné la difficulté qu’elle éprouvait à lever les bras, elle les laissait généralement comme ça. « Je suis laide », se disait Bessie. C’était comme si, en perdant la maison, elle avait aussi perdu sa beauté.

Elle songea à l’année où Mikal termina ses études de lycée. Il alla au collège à Portland et travailla pour les payer. Il était intelligent, il avait de bonnes notes et devait penser à son avenir. Il y avait des périodes où il venait la voir moins souvent. Le jour où elle perdit la maison de dix pièces avec les meubles à tablettes de marbre, Mikal partit vers le nord, elle vers le sud. Plus jamais ils ne vécurent sous le même toit.

Elle n’était allée qu’un peu plus loin, au sud sur McLaughlin Boulevard à Milwaukie, puis au sud de Portland City. Elle était descendue un peu plus bas dans la large avenue bordée de bars, de petits bistrots et de magasins à prix réduits. Une station d’essence avait un vieux bombardier Bœing de la Seconde Guerre mondiale suspendu en l’air, au-dessus des pompes. On ne pouvait pas rêver mieux dans le genre surplus. Comme elle restait de plus en plus dans la caravane, elle passait de moins en moins devant ce ridicule avion.

Mikal était parti. Ils étaient tous partis. Elle ne savait dans quelle mesure c’était sa faute, ou si c’était la faute du monde qui poursuit inexorablement, mais ils n’étaient plus là. Gary était parti pour toujours. Et, dans ses rêves, le vent soufflait toujours par le trou que le pic à glace avait fait dans le ventre de Gaylen. Frank Jr était souvent parti, et lorsqu’elle le voyait pendant les week-ends, il restait plongé dans ses pensées, parlait rarement et ne pratiquait plus la prestidigitation. Quant à Frank Sr, cela faisait longtemps qu’il était mort.

Les chagrins de la famille avaient commencé avec Gary et le voilà qui voulait mourir. Quand il ne serait plus là, descendrait-il lui aussi dans cette fosse où ils n’auraient plus à se chercher les uns les autres ? Elle revécut les jours ayant précédé la mort de Frank Sr.

Son air mauvais, se plaisait-elle à dire, était suffisant pour faire reculer un homme. Il avait vécu si longtemps dans les milieux du spectacle, comme athlète, que ses muscles saillaient. C’était un homme fort et puissamment bâti, et pourtant elle le vit décliner pour n’être plus que l’ombre de lui-même et finalement mourir.

Il avait toujours eu très peur du cancer. Sa mère en était morte et Frank n’en parlait jamais, mais Bessie le savait. Il en éprouvait une crainte permanente. Rien que d’entendre le mot pouvait lui gâcher sa journée. Elle le vit languir à l’hôpital. Il dépérissait. Jadis, elle avait été très amoureuse de lui, mais il y avait eu de si nombreuses scènes à propos des garçons, surtout à propos de Gary, que vers la fin, il n’y avait plus grand-chose entre eux. Mais c’était dur de le voir mourir, et l’amour qu’elle avait eu pour lui avait repris le dessus.

Seule, elle pleurait en pensant à la première fois ou Gary avait comparu devant un juge, parce que c’était la première fois que Frank soutenait Gary. « N’avoue rien », avait-il répété à Gary. La sagesse de toute sa vie tenait dans cette remarque. Si l’on n’avouait rien, l’adversaire ne serait peut-être pas en mesure d’entreprendre le jeu de la loi et de la justice.

Néanmoins, le juge déclara Gary coupable.

Maintenant, Gary agissait à l’opposé de ce principe. « Tuez-moi », disait-il.

2

Lorsque Frank Sr était en prison, au Colorado, elle vécut quelque temps avec Fay. Une nuit une chauve-souris entra dans la maison de Fay. Elle appela la police pour la faire sortir. Pas de doute, cette chauve-souris portait malheur. Et puis, un an jour pour jour après la mort de Frank, une chauve-souris entra dans sa propre maison au mobilier en acajou des Philippines. Bessie se précipita au premier étage et appela de nouveau la police, frissonnante d’une peur vieille de vingt ans. Cela s’était passé peu après le jour où elle avait surpris Gary assis à son bureau et ayant à la main l’acte de naissance portant le nom de Fay Robert Coffman. Ce fut à cet instant qu’elle eut l’intuition que même si cela prenait des années, elle perdrait la maison. Il y avait trop de haine chez Gary. Avec une telle haine, il n’était pas possible qu’elle pût la garder.

Pourtant, elle essaya. Tout au long des années, elle essaya malgré les doigts qui s’épaississaient, les genoux qui se bloquaient, la lente déformation de ses membres. Si l’Église mormone voulait bien payer son arriéré d’impôts, mille quatre cents dollars – ça n’était pas une fortune – elle signerait l’acte de cession jusqu’au jour où elle aurait remboursé totalement l’Église.

Ce serait simple, croyait-elle, mais cela eut seulement pour résultat de lui faire entendre des voix. Des voix réelles. Elle percevait toutes les vilaines pensées. L’évêque avait dit qu’ils enverraient un homme estimer la propriété. Il l’évalua à sept mille dollars, la moitié de ce que Frank Sr l’avait payée dix ans auparavant. Elle fit remarquer que son mari n’était pas un imbécile. L’homme répondit : « On m’a demandé de l’estimer à un prix bas », et il parla de la détérioration du terrain.

Bientôt les voix commencèrent à lui suggérer d’accepter de vivre sur un pied plus modeste. Était-elle obligée, maintenant, de rester dans une grande maison ? Elle pouvait travailler pour une des dames riches de l’Église, et avoir son gîte et son couvert assurés.

Cela ne semblait pas sage, expliqua l’évêque, de conserver la maison qu’elle était physiquement et matériellement incapable d’entretenir. La ville, d’ailleurs, la menaça de poursuites si elle ne déblayait pas l’arrière de la maison, envahi par les herbes. Elle avait quatre fils, et pourtant ce n’était qu’un taillis envahi de boîtes de conserve et de ronces. L’Église envoya des jeunes gens pour essayer d’approprier tout ça, mais c’était un gros travail. Est-ce que Mikal ne pouvait pas l’aider ?

Il faisait ses études, expliqua Bessie. Après cette époque, il y eut comme un mur entre le diocèse et elle.

Elle entendit aussi des voix qui lui parlaient de la situation financière. La maison, si on tenait compte des frais d’entretien, ne valait pas ce que ça coûterait de rembourser les arriérés d’impôts. On lui répéta que le terrain adjacent à la maison était mal tenu, envahi de mauvaises herbes, et que ses fils ne l’avaient pas entretenu. Elle se sentait prête à tuer : elle n’aimait pas qu’on vienne lui dire ce que ses fils devraient faire. Pas plus qu’elle ne tolérait ces voix disant que la sagesse était de trouver une maison roulante où elle pourrait vivre et dont elle pourrait s’occuper.

Tous les gens qui m’ont fait du mal n’ont jamais été que des mormons, personne d’autre n’y est arrivé, se dit-elle. Elle se rappelait la haine farouche qu’elle avait lue sur le visage de Gary le jour où elle lui avait dit, dans la salle des visites au pénitencier d’Oregon, que l’Église ne l’avait pas aidée à sauver la maison. Elle avait eu l’impression que Gary avait trouvé un ennemi digne de lui.

Dans l’immédiat, elle était assise dans le noir dans sa caravane, sans télévision ni radio, les jambes enveloppées dans du papier d’emballage, et sa chemise de nuit ayant l’air d’avoir cent deux ans. Elle entendit le garçon de l’Église mormone frapper à la porte, rompant le silence, le garçon qui venait l’aider. Pendant qu’il lavait la vaisselle sale répandue sur la table et l’évier, elle reprenait le fil du passé immédiat en évoquant ce qui s’était passé la veille et les cinq jours précédents, puis toute cette vie au jour le jour. Mais parfois, elle restait assise sans répondre aux coups frappés à la porte. Dans le noir elle le devinait qui regardait à travers les vitres de la porte pour essayer de découvrir son ombre assise. Et elle finissait par dire : « Va-t’en ! »

« Je vous aime, Bessie », disait le jeune mormon à travers la porte. Puis il s’en allait poursuivre sa ronde et aider une autre vieille dame, tout comme Bennie Buschnell l’avait fait jadis.

« Ça n’est pas possible que Gary veuille mourir », se répétait-elle dans l’obscurité.

 

2 novembre 1976

Milwaukie, Oregon

Gary Gilmore. Matricule 13871.

Cher Gary,

J’ai entendu la nouvelle à midi et c’est à peine si j’ai pu la supporter, mon chéri. Je t’aime et je veux que tu vives.

Gary, Mikal t’aime aussi. Il est ton ami et tu sais que je ne te mentirais pas. Ça a été un rude coup pour lui mais il va essayer très dur de t’aider. Si tu as quatre ou cinq personnes qui t’aiment vraiment, tu as de la chance. Alors je t’en prie, tiens le coup.

Voici une photo de moi et de Mikal prise à Salt Lake City voilà des années.

Je t’aime.

MAMAN

3

Mikal n’avait jamais dit à Bessie quelle rage Gary avait éveillée en lui avec ces meurtres. Ç’aurait pu être moi, pensa-t-il en juillet, lorsqu’il apprit la nouvelle pour la première fois.

Mikal travaillait dans un magasin de disques. S’il faisait l’envie de ses amis parce qu’il pouvait avoir des enregistrements neufs avec trente pour cent de réduction, il devait aussi jeter à la porte du magasin les trafiquants de drogue et les faiseurs d’embrouilles. Il n’était pas nécessairement prêt à cela. Un jour, un voleur à l’étalage le menaça d’un couteau. Une autre fois, il faillit se faire assommer par un gros ivrogne qui urinait sur le pas de la porte. La violence de Portland venait effleurer les abords du magasin et y laissait un dépôt, un peu comme cette écume jaune, sur les plages de la ville, où de vieux préservatifs sèchent auprès de méduses échouées, de bouteilles de whisky vides et de poulpes morts.

Si certains entrevoyaient la vie de Mikal comme la tentative d’un Gilmore pour échapper à la malédiction familiale, ce n’était pas forcément le sentiment de Mikal. Il avait une vue plus simple. Il avait tout simplement eu peur de Gary pendant des années. Mikal, en lisant la manchette de cette terrible nuit de juillet, un citoyen de l’Oregon arrêté pour le meurtre de l’Utah, éprouva de la honte. « Ç’aurait pu être moi. » Il aurait pu être la même victime du même absurde cambriolage. Il détestait son frère à ce moment-là. Son frère ne respectait rien. Son frère ne voulait pas savoir, quand il cambriolait une maison, ce que cela représentait de malheur pour les gens qui y habitaient.

Le lendemain, Bessie avait dit à Mikal : « Peux-tu imaginer l’impression que ça fait d’avoir un fils qu’on aime, et qu’on sait qu’il a privé deux autres mères de leurs fils ? » Mikal ne savait pas comment lui dire qu’il avait toujours eu peur des impulsions violentes et capricieuses de son frère, qu’il n’avait jamais su comment les affronter et qu’il était heureux, depuis 1972, de ne pas avoir eu à le revoir.

Cela s’était passé lorsque Gary s’était vu octroyer ce qu’on appelle « libération scolaire » par le pénitencier de l’État d’Oregon pour être transféré, en semi-liberté, dans un établissement d’Eugene. On le laissait sortir pour étudier l’art. Bessie avait annoncé ça à Mikal, mais il fut néanmoins stupéfait de voir Gary débarquer dans sa chambre, au collège, le lendemain de sa libération en automne 1972, un paquet de six canettes de bière à la main et avec la bonne nouvelle qu’il pourrait encore s’inscrire le lendemain. L’école d’Eugene était pourtant distante de trois cents kilomètres, mais Gary ne semblait pas pressé. Il voulait juste voir comment Mikal se débrouillait.

Le lendemain, Gary était de nouveau là. Vêtu de la même façon. Ses yeux bleus tout injectés de sang contemplaient Mikal et il y avait un dépôt jaune au coin de ses paupières. Il était disposé à emmener Mikal déjeuner, mais seulement en taxi. Il ne voulait pas être vu dans les rues.

Mikal se sentit de nouveau baigné de la terreur qu’il avait toujours éprouvée les rares fois où il était allé voir Gary en prison. Ce n’était pas seulement à cause de Gary mais aussi de ce qu’il ressentait : toutes ces existences gâchées des autres prisonniers, la dépression, l’apathie, la rage figée, le potentiel sans fond de violence qui régnait dans ces couloirs. Au bout d’un certain temps Mikal cessa ses visites. Cela provoquait trop de perturbation lorsqu’il arrivait avec ses cheveux longs. C’était comme protester contre la guerre au Viêt-Nam devant une caserne de Marines.

Ce jour-là, pour déjeuner, ils allèrent dans un bar où les serveuses avaient les seins nus. Mikal crut que Gary allait entrer en transe. Il ne cessait d’examiner les seins de la fille qui les servait. Au bout d’un moment, Mikal rassembla son courage et dit : « Il est bien évident que tu ne vas pas aller à tes cours. »

Gary répondit d’un ton délibérément traînant de paysan. Chiqué, se disait toujours Mikal, plus Texas qu’Oregon. « Mon vieux, fit Gary, je ne suis pas fait pour l’école. On ne peut rien m’apprendre sur l’art que je ne sache déjà. » Puis il changea de sujet. Il avait besoin d’un pistolet. Un copain du pénitencier de l’État d’Oregon allait être conduit la semaine prochaine à l’hôpital pour des soins dentaires. Il s’appelait Ward White. Gary voulait l’aider à s’évader.

Mikal protesta. « Tu gâches ta vie.

— C’est une question de dignité », dit Gary en regardant Mikal droit dans les yeux. Lorsqu’il eut la certitude qu’il ne lui procurerait pas d’arme, Gary dit : « Je le ferais pour mon frère, moi. »

Il déposa Mikal en taxi et continua sa route.

 

Mikal le vit deux fois encore ce mois-là. Gary passa une fois pour entendre des disques de Johnny Cash. Il était charmant et tout à fait sobre. Un autre jour, Gary vint le chercher au collège, l’emmena dans la maison d’un riche ami, lui montra la piscine, puis exhiba un pistolet. « Tu crois que tu pourrais jamais utiliser un de ces trucs-là ? » demanda-t-il.

On aurait dit un mec très fort qui vous pressait votre côté macho pour voir s’il y avait des fuites. « Je saurais me servir d’un pistolet si j’avais à le faire, dit Mikal, mais j’espère que tu parles de légitime défense. »

 

Gary rangea le pistolet et ébouriffa les cheveux de Mikal. « Allons, fit-il, je vais te raccompagner à la maison. »

Pendant le trajet, Gary se mit à klaxonner une voiture qui roulait trop lentement, et comme le conducteur ralentissait encore pour l’agacer, Gary, d’une embardée, s’engagea sur la voie en sens inverse, juste dans la trajectoire d’une camionnette qui approchait. À la dernière seconde, il évita la collision en faisant monter la voiture sur le trottoir.

 

« Tu as failli nous tuer », cria Mikal.

Gary respirait profondément. Il posa le front sur le volant. « Parfois, dit-il, il faut pouvoir affronter ça. »

4

Deux jours plus tard, Mikal apprit la nouvelle que Gary avait été arrêté pour vol à main armée. Il retourna en prison. Bien des mois après, Bessie et Mikal assistèrent à son procès. Juste avant le verdict, Gary fit une déclaration à la Cour. Mikal ne l’oublia jamais.

« J’aimerais présenter une requête pour demander une particulière indulgence. J’ai été bouclé les neuf dernières années et demie et j’ai eu à peu près deux ans et demi de liberté depuis l’âge de quatorze ans. J’ai toujours eu des condamnations fermes et je les ai toujours purgées, je n’ai jamais eu de libération anticipée. La justice ne m’a jamais laissé une chance et j’en suis arrivé à penser qu’elle est plutôt dure mais je n’ai jamais rien demandé jusqu’à aujourd’hui. Votre Honneur, on peut garder quelqu’un enfermé trop longtemps tout comme on peut ne pas le garder bouclé assez longtemps. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a un moment où il serait bien de libérer quelqu’un ou de lui donner une chance. Bien sûr, qui va le dire ? Seul l’individu lui-même le sait vraiment, et le vrai problème serait d’en convaincre quelqu’un. Il y a eu des moments où j’ai eu l’impression que, si on me laissait souffler, alors je n’aurais sans doute plus jamais d’ennuis. Mais comme je l’ai dit, je n’ai pas l’impression que la justice ait jamais fait de concessions. En septembre dernier, j’ai été libéré du pénitencier pour aller suivre des cours au collège de Lane à Eugene et étudier l’art, et j’avais bien l’intention de le faire. J’étais en taule depuis neuf ans et du jour au lendemain j’étais libre, ça m’avait plutôt secoué. J’ai bu deux verres et je me suis rendu compte que c’était idiot de faire ça. Je venais de sortir et j’ai eu peur étant en semi-liberté, de me rendre au collège avec l’haleine chargée d’alcool. J’ai pensé qu’on allait me ramener tout de suite au pénitencier et, pour être sincère, je crois que j’avais envie de continuer à boire un peu, c’était si bon. Bref, je me suis taillé. Il ne m’a pas fallu longtemps pour être fauché, j’ai passé deux jours à chercher du travail, mais je n’ai pas pu en trouver. Je n’ai aucune expérience du travail. Quand on est libre, on peut se permettre d’être fauché quelques jours, ça n’a pas d’importance, mais si on est un fugitif on ne peut pas se permettre du tout d’être fauché. J’avais besoin d’un peu d’argent. Je ne suis pas quelqu’un de stupide, même si j’ai fait un tas de choses idiotes, mais j’ai assez envie de liberté pour finir par comprendre que la seule façon de la trouver et de la garder, c’est de cesser d’enfreindre la loi. Je ne me suis jamais rendu compte de ça mieux que maintenant. Si vous vouliez m’accorder le sursis pour cette sentence, vous ne me lâcheriez pas tout de suite dans les rues. J’ai encore du temps à faire mais, comme je le disais, j’ai des problèmes, et si vous me donniez plus de temps, je pourrais les régler. »

Le juge le condamna à neuf ans de prison supplémentaires. « Ne t’en fais pas, dit Gary à sa mère, ils ne peuvent pas me faire plus de mal que je ne m’en suis fait. » Mikal lui serra la main et Gary lui dit : « Fais-moi plaisir. Prends un peu de poids, d’accord ? Tu es fichtrement trop décharné. » Mikal ne devait plus entendre sa voix pendant près de quatre ans, jusqu’au jour où il téléphona à la prison de l’État d’Utah au milieu de novembre 1976. À ce moment-là, Gary Gilmore était un nom célèbre dans la moitié des États-Unis.