CHAPITRE 9

DES ENNUIS AVEC LA POLICE

1

Kathryne commençait à être très impressionnée par Gary. Ça commença un jour vers l’heure du déjeuner lorsqu’il vint frapper à sa porte. Ça la fit sursauter. Il était si couvert de poussière qu’on aurait dit un homme qui venait de sortir de terre en grattant avec ses ongles.

Il était passé, lui expliqua-t-il, pour jeter un coup d’œil à la chambre qu’elle voulait faire isoler. Kathryne se souvint alors que la fois où Nicole l’avait amené pour lui faire faire sa connaissance, il avait été question d’isoler la chambre du fond. « Très bien, lui dit cette fois Kathryne, très bien. » Elle avait envie de se débarrasser de Gary.

Donc il jeta un coup d’œil et dit qu’il devrait en parler au garçon qui travaillait avec lui. À ce moment-là, ils lui donneraient une estimation. Kathryne dit que c’était vraiment gentil. Seulement, l’après-midi même il était de retour avec un gosse de dix-huit ans qui estima le travail à soixante dollars. Elle dit qu’elle y réfléchirait.

Trois jours plus tard, à l’heure du déjeuner, Gary était de nouveau sur le pas de sa porte. Il parlait vite. Il déclara : « Je me suis dit que j’allais passer prendre une bière avec vous. Vous avez de la bière ? » « Ma foi », dit Kathryne, elle n’en avait pas, juste du café. « Eh bien, lui dit-il, je vais entrer quand même. Vous avez quelque chose à manger ? »

Elle dit qu’elle pouvait lui faire un sandwich. C’était très bien. Il allait filer chercher un paquet de boîtes de bière. Kathryne jeta un coup d’œil à sa sœur Cathy.

Dix minutes plus tard il était de retour avec sa bière. Pendant qu’elle préparait les sandwiches, il se mit à parler. Quelle conversation ! Si, la première fois qu’il était venu chez elle, il n’avait pas ouvert la bouche, cette fois, tout à trac, il raconta à Kathryne et à Cathy qu’il avait volé le paquet de bière. Il voulait savoir si par hasard elles avaient besoin de cigarettes. Non, dit-elle, elle en avait plein. Et la bière ? demanda-t-il. Elles en buvaient rarement, très rarement.

La veille, raconta-t-il, il était entré dans le magasin, avait piqué un paquet et avait disparu. Il était en train de le ranger dans son coffre quand un gosse, qui n’avait même pas l’âge de boire, avait demandé à Gary, en lui tendant cinq dollars, s’il voulait bien lui acheter un carton de bière. Gary se mit à rire. « Je suis entré, j’ai piqué la bière pour le gosse, je suis ressorti, je lui ai donné son carton et j’ai filé avec le fric. »

Les deux sœurs prirent soin de rire. « Vous n’avez pas eu peur ? » demandèrent-elles. « Non, dit Gary. Il suffit d’avoir l’air naturel. »

Il se mit à raconter des histoires. L’une après l’autre. Elles n’en croyaient pas leurs oreilles. Il leur dit comment il avait tatoué un homme du nom de Fungoo, et comment il avait pris une photographie truquée d’un pervers nommé Skeezix. Et puis il y avait un type qu’il avait frappé sur la tête avec un marteau et un Noir à qui il avait donné cinquante-sept coups de couteau. Il les regardait attentivement en disant : « Vous avez bien compris ? » Sa voix se faisait bourrue.

Elles affichaient un sourire. Gary, c’est quelqu’un, disaient les deux femmes. Elles se forçaient à rire. Kathryne ne savait pas si elle craignait plus pour Nicole que pour elle-même. Comme cela faisait une heure et demie qu’il était là, elle lui demanda s’il n’allait pas être en retard pour retourner à son travail.

Le travail, fit Gary, il s’en foutait bien. Si ça ne leur plaisait pas là-bas ils pouvaient aller se faire voir. Puis il leur parla d’un de ses amis qui avait pris un fer à friser chaud pour le fourrer dans le cul d’un directeur de supermarché.

Pendant tout le temps qu’il parlait, il les observait avec attention. Il voulait voir leurs réactions. Elles sentaient qu’elles feraient mieux d’en avoir.

« Vous n’aviez pas peur, Gary ? demandaient-elles. Vous ne pensiez pas que quelqu’un risquait de vous prendre ? »

Il se vantait beaucoup. Lorsqu’il partit, il les remercia de leur hospitalité.

2

Nicole entendit parler du déjeuner. Il y avait un côté chez lui, décida-t-elle, qui adorait raconter des histoires dingues aux grandes personnes. Ça avait dû se bloquer vers l’âge de huit ans.

Puis elle pensa à la nuit qu’elle avait passée dans les collines derrière la ville, lorsqu’elle se demandait si elle n’attirait pas les esprits mauvais. Peut-être qu’il était obligé de jouer les vilains comme ça pour écarter les ennuis. Cette idée ne la réconfortait pas. Si c’était la vérité, il pouvait devenir de plus en plus mauvais.

Vers minuit, Nicole se sentit terriblement prisonnière avec Gary. Elle se prit à penser à Barrett. Ça la travaillait sans cesse. Il y avait eu aussi une lettre de Kip cet après-midi-là, mais elle n’arrêtait pas de penser à Barrett et à Rosebeth.

Elle n’avait même pas eu envie d’ouvrir la lettre de Kip, et quand elle s’y était décidée, elle avait lu qu’il voulait qu’elle revienne. La lettre lui laissa l’impression d’être envahie : on aurait dit que le passé revenait. Et voilà qu’en plus Hampton sortait avec sa sœur April. Décidément, se dit Nicole, tout le monde lui en voulait.

Pendant qu’elle remuait ces pensées, Gary était assis à ses pieds. Il fallut qu’il choisisse ce moment-là pour lever la tête vers elle avec une figure rayonnante d’amour. « Bébé, dit-il, je t’aime vraiment à fond et pour toujours. » Elle le regarda à son tour. « Hé oui, dit-elle, et c’est le cas de cet autre connard. »

 

Gary la frappa. C’était la première fois et il cogna dur. Ce ne fut pas tant la douleur qu’elle ressentit que le choc, puis la déception. Ça se terminait toujours de la même façon. Ils vous frappaient quand ils en avaient envie.

Il ne tarda pas à s’excuser. Il se répandait en excuses. Mais ça n’avançait à rien. On l’avait frappée tant de fois. Les gosses étaient au lit et elle regarda Gary en disant : « J’ai envie de mourir. » C’était ce qu’elle ressentait. Il essayait toujours de se faire pardonner. Elle finit par lui dire qu’elle avait déjà eu envie de mourir mais qu’elle n’avait jamais rien fait pour ça. Mais ce soir, ça ne la gênerait pas.

Gary prit un couteau et braqua la pointe sur le ventre de Nicole. Il lui demanda si elle avait toujours envie de mourir.

C’était terrifiant qu’elle n’eût pas plus peur. Au bout de quelques minutes, elle finit par dire : « Non, pas du tout », mais elle avait été tentée. Lorsqu’il rangea le couteau, elle se sentit même prise au piège. Elle sentit s’abattre sur elle une incroyable impression de malheur.

Ils eurent encore un nouveau marathon. Ils passèrent toute la nuit éveillés à discuter pour savoir s’ils allaient baiser. Au beau milieu de la discussion, vers minuit, il s’en alla. Il revint peu de temps après avec un tas de cartons. Il y avait un pistolet dans chaque carton.

Elle s’en remit quand même. Il fallait bien. Les armes traînaient dans la maison.

3

Le dernier dimanche après-midi de juin, Sterling Baker donna une petite fête pour son anniversaire, dans son appartement et dans la cour derrière ; quinze ou vingt personnes. Beaucoup avaient apporté des bouteilles. Nicole portait un short en jeans et un corsage bain de soleil. Elle savait qu’elle était superbe. On pouvait dire que Gary l’exhibait. Deux types se mirent à dire à Gary quel beau numéro il avait là. Gary répondait : « Je sais » et la prenait par les deux seins ou l’attirait sur ses genoux.

C’était donc l’anniversaire de Sterling et Nicole avait toujours ce petit béguin pour son cousin. Elle se mit donc à le taquiner et à lui dire qu’elle voulait l’embrasser pour son anniversaire. Sterling répondit qu’il la prenait au mot. Elle demanda à Gary s’il était d’accord. Il lui lança un regard noir, mais elle alla quand même s’asseoir sur les genoux de Sterling. Elle lui donna un long baiser très révélateur.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Gary était assis, le visage impassible. Il dit : « Ça te suffit ? »

Il y avait un tonneau de bière dans la cour. Le type du dessus avait aussi invité ses amis et l’un d’eux était un nommé Jimmy, un Chicano [1]. Il piqua une paire de lunettes de soleil que Sterling avait posée sur le toit d’une vieille bagnole délabrée, dans le terrain vague, pendant qu’il mettait en perce le tonneau de bière. Nicole se dit que peut-être Jimmy ne savait pas. Il piqua les lunettes, comme ça. Le seul ennui, c’est que les lunettes étaient un cadeau de Gary à Sterling.

Gary réagit avec violence. « Je veux que tu me rendes ces lunettes, dit-il à Jimmy. Elles sont à moi. » Jimmy s’énerva et partit. Nicole se mit à hurler. « Tu fous en l’air la soirée, cria-t-elle à Gary. Que d’histoires à propos d’une malheureuse paire de lunettes. »

Jimmy revint avec deux copains. À peine était-il entré dans la cour que Gary s’était levé et se dirigeait vers lui. L’on n’avait même pas eu le temps de les arrêter qu’ils se lançaient des coups de poing.

Peut-être Gary était-il trop ivre, mais Jimmy, du premier coup, lui fendit l’arcade sourcilière. Gary avait le visage ruisselant de sang. Il fut touché encore une fois et tomba à genoux, puis se releva et se mit à donner des coups de poing dans le vide.

À ce moment-là, tout le monde intervint pour arrêter le combat. Sterling emmena Jimmy hors de la maison et le fit partir. Juste au moment où Jimmy s’éloignait, Gary arriva, tenant un pommeau de changement de vitesse qu’il avait retiré de la carcasse de la bagnole garée dans la cour. Sterling se planta devant lui. « Gary, ça suffit. Tu ne vas pas le frapper », dit-il. Comme ça, en parlant d’un ton normal. Mais il avait le grand gaillard à côté de lui pour appuyer ses propos. Nicole fit sortir Gary et le ramena à la maison.

Elle était furieuse de voir que son homme s’était fait rosser. D’autant plus que c’était lui qui avait commencé. Elle trouvait qu’il s’était conduit comme un imbécile. Comme un tricheur aussi. C’était la même chose que le jour où il avait fait cette partie de bras de fer avec le frère de Nicole.

Il voulait retourner trouver Jimmy. En s’abstenant de lui dire combien elle était déçue de sa façon de se battre, elle réussit à l’emmener jusqu’à Spanish Fork. Elle n’avait jamais connu un type aussi furieux que Gary d’être sorti vaincu d’une bagarre. Ça le calma un peu. Après tout, il avait reçu une correction d’un gaillard très costaud, et il n’avait pas lâché.

Après lui avoir lavé le visage, Nicole s’aperçut que la coupure était profonde. Elle l’emmena donc chez sa voisine Elaine, qui suivait un cours de secouriste pour devenir ambulancière. Elaine déclara qu’il avait absolument besoin de points de suture. Nicole commença à s’inquiéter. Elle avait entendu dire que l’oxygène de l’air pouvait entrer par une blessure près de l’œil, aller jusqu’au cerveau et vous tuer. Elle l’emmena donc chez le médecin. Tout le reste de la nuit, elle ne cessa de lui mettre des sacs de glace sur le visage et de le dorloter. Elle aimait plutôt ça, compte tenu de ce qu’était la situation ces derniers temps. Le matin, lorsqu’il essaya de se moucher, ses joues se gonflèrent autour de ses glandes et de ses sinus.

4

« Gary, dit Spencer, ça ne rime pas à grand-chose de te faire amocher comme ça.

— Ils ne peuvent pas me blesser, dit Gary.

— Ah, non ? Tu as l’arcade sourcilière fendue, l’œil au beurre noir, tu as une bosse sur le front et tu as reçu un gnon sur le nez. Ne me raconte pas d’histoire, Gary. Je n’arrive pas à croire que tu as toujours le dessus.

— C’était pourtant le cas, fit Gary, vous savez.

— Qu’est-ce qui va se passer un soir où un petit gars de moins d’un mètre soixante-dix – c’était à peu près la taille de Spencer – va t’allonger son poing en pleine gueule. Parce que c’est ce qui se passe. Un type n’a pas besoin d’avoir deux mètres de haut pour être mauvais.

— Je suis Gary Gilmore, fit Gilmore et ils ne peuvent pas me blesser. »

Le soir, en se promenant avec Nicole, Sunny et Jeremy, il s’arrêta au garage V. J. pour parler à Val Conlin de la camionnette. Il parvint même à la sortir une heure. Gary était content comme tout, haut perché derrière le volant avec un vrai moteur devant eux. Pendant tout le temps, Nicole le sentait qui pensait à ses pistolets. Ils brillaient dans ses yeux comme des dollars sur une caisse enregistreuse.

En revenant, il parla à Val du montant d’un premier versement. Nicole écoutait à peine. C’était assommant d’être dans la salle avec tous les dingues et les miteux qui attendaient pour avoir une bagnole quelconque. Il y avait une fille qui portait un turban et avait une grande couche de maquillage sous chaque œil. Son corsage débordait par-dessus sa ceinture. Elle dit à Nicole : « Vous avez de très beaux yeux. » « Merci », fit Nicole.

Gary ne cessait de se répéter comme un disque éraillé. « Je ne veux pas de cette Mustang, dit-il à Val.

— Alors, arrivons plus près de la camionnette, mon vieux. Nous en sommes encore loin. Viens avec quelqu’un pour te cautionner ou avec de l’argent. »

Gary sortit à grands pas. Nicole eut tout juste le temps de rassembler les gosses et de le suivre. Dehors Gary jurait comme Val ne l’avait jamais entendu jurer. Val apercevait la Mustang par la vitre de la salle, et elle ne voulait pas démarrer. Gary était assis là à marteler le volant de toutes ses forces.

« Seigneur, fit Harper, cette fois-ci il n’est vraiment pas content.

— Je m’en fous », dit Val en évoluant parmi les gens assis là. Hé oui, je suis au-dessus de tout ça, se dit Val et il sortit en demandant à Gary : « Qu’est-ce qui se passe ?

— C’est cette saloperie, cette bon Dieu de bagnole.

— Allons, du calme. On va prendre une batterie de secours et te faire démarrer. » Et ce fut bien sûr ce que fit Val ; la batterie avait juste besoin d’un petit coup et Gary démarra en faisant gicler le gravier comme s’il avait le feu au derrière.

Le lendemain soir, Gary trouvait un type qui voulait bien vendre les pistolets. Mais il fallait les lui porter. Ça voulait dire trimbaler les armes dans la voiture. Gary n’avait pas de permis et sa Mustang avait encore ses plaques minéralogiques de l’année précédente. Les deux voitures avaient cet air délabré qui le feraient arrêter pour rien du tout par un motard. Ils eurent donc toute une discussion avant de finir par mettre les pistolets dans le coffre de la voiture de Nicole et de s’en aller. Ils emmenèrent les gosses qui pourraient peut-être empêcher un motard de les faire s’arrêter pour trop peu de chose.

D’un autre côté, la présence de Sunny et de Jeremy rendait Nicole consciente de la façon dont Gary avait de conduire ce soir. Ça la rendait nerveuse. Il finit par s’arrêter devant le café de la Longue Corne, un bouiboui mexicain entre Rem et Plaisant Grow, pour donner un coup de fil. Seulement il n’arriva pas à mettre la main sur le type qui devait fourguer les pistolets. Gary était de plus en plus énervé. Ça s’annonçait comme une soirée totalement foutue. Une douce soirée du début de l’été.

Il donna un coup de volant vers le bas-côté et s’arrêta dans un crissement de pneus. Il se retourna et se mit à fesser les gosses. Ça faisait un moment qu’ils ne faisaient même plus de bruit. Ils avaient trop peur de la vitesse.

Alors Nicole se mit à frapper Gary, elle le frappait avec ses poings aussi fort qu’elle pouvait, elle hurlait qu’il la laisse descendre de voiture. Il lui prit les mains pour la maintenir, et là-dessus les gosses se mirent à crier. Gary ne voulait pas la laisser descendre. Sur ces entrefaites, voilà qu’un type à l’air vraiment abruti passait par là. Elle devait pousser des cris comme si Gary était en train de la tuer, et ce connard se contenta de s’arrêter en disant : « Quelque chose qui ne va pas ? » Puis il poursuivit son chemin.

Nicole n’arrêtait pas de hurler. Gary finit par la coincer dans l’espace entre les deux sièges avant et lui plaqua une main sur la bouche. Elle essayait de ne pas s’évanouir. De son autre main, il la maintenait par la gorge. Elle ne pouvait pas respirer. Il lui dit qu’il la lâcherait si elle promettait de rester tranquille et de rentrer. Nicole marmonna : « D’accord. » C’était le mieux qu’elle pouvait obtenir. Dès l’instant qu’il la lâcha elle se remit à hurler. La main de Gary s’abattit de nouveau sur sa bouche ; elle mordit un bon coup dans la chair près du pouce. Elle sentit le sang.

Sans savoir comment, elle finit par sortir de la voiture. Elle fut incapable de se rappeler par la suite s’il l’avait lâchée ou si elle s’était dégagée. Peut être qu’il l’avait lâchée. Elle traversa la chaussée en courant jusqu’au terre plein central, tenant un gosse par chaque main et elle se mit à marcher. Elle allait rentrer en stop.

Gary commença à la suivre à pied. Tout d’abord il la laissa essayer de faire du stop, mais une voiture faillit s’arrêter pour elle, alors Gary essaya de la ramener jusqu’à la Mustang. Elle ne voulait pas bouger. Il essaya de lui arracher un des gosses. Elle ne voulait pas lâcher prise, elle se cramponnait de toutes ses forces. À eux deux ils auraient pu écarteler le gosse. Une camionnette finit par s’arrêter et deux types s’approchèrent avec une nana.

La fille se trouvait être une vieille amie que Nicole n’avait pas vue depuis un an. Pepper, la première amie qu’elle avait eue. Nicole n’arrivait pas à se rappeler son nom de famille tant elle était énervée.

Gary dit : « Foutez le camp d’ici, c’est une affaire de famille. » Pepper regarda Gary du plus haut qu’elle pouvait et dit : « On connaît Nicole, et vous n’êtes pas de la famille. » Ça n’alla pas plus loin. Gary la laissa et revint vers la voiture. Nicole fit monter les gosses dans la camionnette avec Pepper et tout le monde s’en alla. Dès l’instant où elle se rappela combien autrefois elle avait voulu que tout soit bien pour Gary, elle éclata en sanglots. Nicole ne pouvait pas se contenir ; elle pleura beaucoup.

5

Il remonta dans la Mustang de Nicole, descendit jusqu’au supermarché de Grand Central, piqua sur l’étagère un magnétophone et s’apprêtait à sortir quand, à la porte, un garde vit son œil au beurre noir et lui demanda un reçu.

« Va te faire foutre », fit Gary en lançant le carton dans les bras du garde. Puis il courut jusqu’au parking, sauta dans la voiture de Nicole, recula et emboutit une voiture derrière lui. Il sortit en trombe de sa place, heurta une autre voiture et fila.

Il traversa Provo comme un bolide et prit la nationale jusqu’à Stringville. Là il s’arrêta au Fouet. Dans le parking, il cacha le carton avec les pistolets sous un tonneau d’huile, entra dans le bar, alla aux toilettes, posa les clés de la voiture de Nicole dans la chasse d’eau et ressortit pour prendre une bière. En attendant, il appela Gary Weston en lui demandant de passer le prendre.

Un bruit de sirène se rapprocha sur la route et cessa devant la porte du Fouet. Deux flics entrèrent en demandant à qui appartenait la Mustang bleue. Ils interrogèrent tout le monde. Ils relevèrent les noms de tous les consommateurs. Les lumières pivotantes de leur voiture clignotaient derrière la fenêtre du bar. Lorsqu’ils furent partis, Gary s’en alla avec Gary Weston. Mais la voiture de Nicole resta sur place. Les flics lui avaient mis un sabot.

Il devait être 11 heures. Brenda s’éveilla pour entendre Gary qui frappait à la porte. Johnny dormait, comme tous les soirs, sur le divan. Il était là depuis 8 heures. Lorsqu’elle avait rencontré pour la première fois Johnny, il était champion de tir à l’arc dans la catégorie B. Et il avait une petite barbe en pointe. Quand il n’était pas sur le champ de tir, il était beau comme Robin des Bois. Maintenant, si le cher John n’avait pas ses dix heures de sommeil, il était incapable de fonctionner. Brenda se rappela être tombée endormie d’ennui.

« J’ai eu une prise de bec avec un type, fit Gary.

— Comment ça ?

— J’ai piqué un magnétophone au supermarché et je suis sorti. Le garde m’a arrêté, alors je lui ai lancé le carton à la gueule.

— Alors qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai heurté une voiture. » Il lui raconta le reste.

 

Il avait l’air si fatigué, si triste et son visage meurtri était dans un tel état qu’elle ne pouvait pas se mettre trop en colère. John s’était levé et s’étirait. Son expression disait clairement que la raison pour laquelle il aimait dormir, c’était parce que ça l’empêchait d’entendre des nouvelles comme ça.

« Brenda, fit Gary, j’ai salement besoin de cinquante dollars. Je veux aller au Canada. »

 

— Tu es un homme, dit Brenda. Retourne chercher la voiture toi-même.

— Tu ne veux pas m’aider ?

— Je t’aiderai à écrire des aveux. Je veillerai à ce que ce soit remis à qui de droit.

— Brenda, il y a des haut-parleurs dans le fond de la voiture. Je les ai piqués dans un cinéma en plein air.

— Combien ?

— Cinq ou six.

— Juste pour faire quelque chose, fit Brenda. Comme un gosse. » Gary acquiesça. On lisait dans ses yeux le chagrin de savoir que jamais il ne verrait le Canada.

« Il faut que tu te présentes à Mont Court demain matin, dit Brenda.

— Cousine, emmerde-moi jusqu’à ce que j’y aille, veux-tu ? » fit Gary.

6

Nicole passa la nuit chez son arrière-grand-mère où il ne penserait jamais à venir la chercher. Au matin, elle retourna chez sa mère et Gary téléphona peu après en disant qu’il arrivait. Nicole avait peur. Elle appela la police et, en fait, elle parlait au standardiste du commissariat quand Gary entra. Elle dit donc dans le téléphone : « Faites-le-moi décamper le plus vite possible. »

Elle ne savait pas si Gary était venu la chercher. Il était planté auprès de l’évier de la cuisine. Elle lui dit de s’en aller et de la laisser tranquille, et il restait là à la regarder. On aurait dit que tout en lui, lui faisait mal, je vous assure, vraiment mal. Puis il dit : « Tu te bats aussi bien que tu baises. »

Elle se donnait du mal pour ne pas sourire ; en fait, ça la faisait avoir un peu moins peur de lui. Il s’approcha et posa les mains sur les épaules de Nicole. Une fois de plus, elle lui dit de partir. À sa surprise, il tourna les talons et s’en alla. Il croisa pratiquement les flics au moment où ils arrivaient.

L’après-midi, elle regretta de l’avoir renvoyé. Elle avait vraiment peur qu’il ne revienne pas. Une voix dans sa tête ne cessait de résonner comme un écho dans un tunnel en disant : « Je l’aime, je l’aime. »

Il rappliqua après le travail avec une cartouche de cigarettes et une rose. Elle ne put s’empêcher de sourire. Elle sortit sur la véranda pour l’accueillir et il lui tendit une lettre.

 

Chère Nicole,

Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Tu es la plus belle chose que j’aie jamais vue et touchée…

Tu m’aimais tout simplement et tu touchais mon âme avec ta merveilleuse tendresse et tu me traitais si gentiment.

Je n’ai pas pu supporter ça. Il n’y a pas de foutaise ni de méchanceté chez toi et je ne savais pas comment m’y prendre avec une Âme sincère comme la tienne qui ne voulait pas me faire de mal…

Je suis si foutrement triste…

Je revois tout en détail comme dans un film et ça ne rime à rien. Ça me fait hurler intérieurement.

Tu as dit que tu voulais que je sorte de ta vie. Oh ! je ne te le reproche pas. Je fais partie de ces gens qui ne devraient sans doute pas exister.

Mais j’existe.

Et je sais que j’existerai toujours.

Tout comme toi.

On est très vieux tous les deux.

J’aimerais te revoir me sourire. J’espère que je n’aurai pas à attendre de me retrouver là où il n’y a plus que ténèbres pour le voir.

GARY

 

Après qu’elle eut lu la lettre, ils s’assirent un moment sur la véranda. Sans beaucoup parler. Puis Nicole alla chercher les gosses dans la maison, prit leurs langes et partit avec lui.

En chemin il lui raconta ce qui s’était passé au supermarché. Le temps qu’ils arrivent à Spanish Fork, il prit son courage à deux mains et appela Mont Court qui répondit qu’il était trop tard aujourd’hui pour faire quoi que ce soit. Le lendemain à la première heure, Court passerait le prendre et l’emmènerait à la police d’Orem. Gary et Nicole dormirent dans les bras l’un de l’autre. Ça allait être leur dernière nuit ensemble pour Dieu sait combien de temps.

7

Le chef des inspecteurs de la police d’Orem était un homme d’aspect avenant, de taille moyenne, avec un visage large, un crâne chauve et une couronne de cheveux d’un blond roux. Il portait des lunettes. Il s’appelait Gerald Nielsen et c’était un bon mormon qui avait grandi dans un ranch et qui était un Ancien de l’Église. Il était assis dans son bureau quand le standardiste dit : « Il y a ici un type qui veut se livrer. » Ces choses-là arrivaient de temps en temps, mais ça n’était pas commun. Le lieutenant vint à sa rencontre. Un type pouvait perdre courage le temps qu’il fallait pour aller de la réception au bureau de Nielsen.

Lorsqu’ils regagnèrent son bureau, Gerald Nielsen lui versa une tasse de café du pot qu’on gardait pour les prisonniers – ça passait sur une note de frais différente – et puis ils restèrent assis là un petit moment, sans parler.

« J’ai volé un magnétophone au supermarché de Grand Central, commença Gilmore, et en m’en allant j’ai heurté une autre voiture. La voiture que je conduisais appartient à une de mes amies et ils ont fini par la mettre en fourrière. J’ai pensé à filer au Canada, mais mon amie m’a dit d’affronter les conséquences de mes actes. » Il débitait tout ça malgré son visage meurtri.

« C’est tout ? demanda Nielsen.

— Oui.

— Eh bien, je me demande pourquoi ça vous rend si nerveux.

— Je sors juste de prison. »

Pendant qu’ils attendaient qu’on apporte le rapport de police sur l’incident du supermarché, Gilmore raconta combien d’années il avait passé en prison. Comme il parlait, Nielsen avait l’impression de plus en plus forte que Gilmore ne se serait jamais présenté ce matin si son délégué à la liberté surveillée ne l’avait pas conduit en voiture jusqu’à la porte.

« Oh là là, murmura Gilmore, ça ne va pas quand je bois. »

Le rapport arriva et les choses s’étaient passées comme Gilmore les avait décrites. Nielsen appela Mont Court qui confirma que c’était lui qui avait amené Gary. Comme Court avait eu le temps de rentrer d’Orem à son bureau à Provo, Nielsen comprit que Gilmore avait attendu assez longtemps avant de trouver le courage de s’annoncer.

Il regardait maintenant Nielsen à travers ses lunettes de soleil et dit : « Je ne veux pas y retourner, vous savez.

— Oh, fit Nielsen, en général on ne remet pas les gens en prison pour ce genre de délit.

— Ah non ?

— Parfaitement. » Nielsen était un peu préoccupé de voir que ce garçon était suffisamment affolé, en fait terrifié pour croire qu’un délit comme ça allait mettre fin à sa liberté sur parole. Un homme avec l’expérience de Gilmore devrait quand même savoir ça. Le lieutenant examina une fois de plus le rapport et décida de ne pas l’inscrire sur le registre du commissariat. Il n’avait pas encore tous les éléments de la plainte et ça reviendrait à l’arrêter. Ça gâcherait l’effort que Gilmore avait fait pour venir avouer. Nielsen dit donc : « Je suis sûr qu’il y aura une plainte de portée. Mais pour l’instant, pourquoi n’allez-vous pas tranquillement à votre travail ? » Comme Gilmore avait l’air déconcerté, Nielsen ajouta : « Demandez-leur de vous laisser pas mal de temps demain à l’heure du déjeuner. Ça vous permettra de comparaître devant le juge. Je dirai au greffier de préparer les papiers. »

 

« Vous voulez dire que vous n’allez pas me boucler ?

— Je ne veux pas vous faire perdre votre place.

— Oh ! bon, vous savez. (Gilmore avait vraiment l’air surpris. Il resta là une minute.) Je pourrais donner un coup de fil ? demanda-t-il. Je n’ai pas de voiture pour rentrer.

— Allez-y. »

Il donna deux coups de fil mais sans parvenir à trouver personne.

« Peut-être, dit-il, que je devrais aller à Provo sortir cette voiture de la fourrière. J’irai en stop jusque-là.

— Bah, fit Nielsen, j’y vais maintenant. Je vais vous emmener. »

Nielsen le conduisit au commissariat de police de Provo, l’escorta jusqu’au guichet approprié et s’en alla. Gilmore commença à remplir des papiers pour retirer la voiture de Nicole de la fourrière. Il y avait des complications. On avait découvert les haut-parleurs. Comme on ne les avait pas notés quand la voiture avait été mise en fourrière, mais seulement le lendemain, il n’y avait aucune raison légale d’ajouter les haut-parleurs volés à la plainte. N’importe qui au Fouet, par exemple, aurait pu les fourrer dans le coffre.

8

Trois heures après avoir dit adieu à Nicole pour partir dans la voiture de Mont Court, Gary arriva à la maison au volant de sa Mustang bleue à elle. Il avait les yeux brillants et parlait sans arrêt. Il lui dit qu’il fallait aller dare-dare au tribunal. C’était une véritable occasion : la plainte de la police, avait-il appris, ne serait pas prête avant demain.

S’il y allait maintenant, expliqua-t-il à Nicole, il n’y aurait pas de flics pour entrer dans les détails de ce qu’il avait fait. Il ne comparaissait que pour un menu larcin. Le juge ne saurait pas s’il s’agissait d’un dollar ou de quatre-vingt-dix-neuf dollars. En outre, il avait entendu dire aussi que le juge habituel était en vacances. Il n’y avait qu’un remplaçant temporaire, c’est-à-dire un avocat qui assurait l’intérim et pas un vrai juge. Il ne serait pas parfaitement au courant. C’était du sur mesure. Pour un petit délit, sans procureur et sans flic pour énoncer la plainte, ça pourrait être comme venir payer une contravention.

Même après les explications de Gary, elle fut surprise de voir le juge. Il ne paraissait pas plus de trente ans. C’était un homme de petite taille avec une grosse tête et il dit tout haut qu’il ne connaissait rien à l’affaire. Gary n’arrêtait pas de lui parler du ton suave d’un vendeur en train de conclure un marché. Il prenait soin de lancer un « monsieur le juge » de temps en temps.

Nicole n’était pas si sûre que ça marchait. Le juge avait l’expression d’un homme qui n’avait pas particulièrement bonne impression. Un mormon constipé. Quand Gary demanda quelles pouvaient être les peines s’il plaidait coupable, le juge répondit qu’il ne voulait faire aucune promesse. Comme délit mineur, ça pouvait monter jusqu’à quatre-vingt-dix jours de prison et deux cent quatre-vingt-dix-neuf dollars d’amende.

Nicole commença à se poser des questions. Quand Gary dit : « Votre Honneur, je crois que je m’en vais plaider coupable », le juge lui demanda s’il était drogué ou ivre. Se rendait-il compte qu’il renonçait à son droit d’avoir un procès et un avocat ? Tout ça semblait épouvantable, mais à en juger par le calme avec lequel le jeune juge débitait cela et la façon dont Gary acquiesçait, elle espérait que c’était juste de la routine.

Le juge dit alors qu’il voulait une enquête préalable du Service de la Liberté Surveillée. Gary dut expliquer qu’il avait déjà un délégué qui s’occupait de lui. Nicole trouvait que Gary apportait la corde pour se pendre. Le juge fronça les sourcils et dit qu’il lui donnait jusqu’à 5 heures pour verser une caution de cent dollars. Sinon il pouvait se présenter à la prison du Comté.

Gary dit qu’il n’avait aucun espoir de réunir une somme pareille avant 5 heures. Le juge ne voulait-il pas le relâcher si son délégué à la Liberté Surveillée se portait garant de lui ? Le juge dit : « Je crois fermement que les gens ne devraient pas être punis faute d’argent. Puisque vous vous êtes présenté de votre plein gré, je vais examiner votre requête. Que votre délégué à la Liberté Surveillée m’appelle. »

Gary sortit de la cabine téléphonique tout souriant. Court était enchanté qu’il se fût livré et il semblait donc qu’ils n’aient pas à se faire de souci pour un mois. Bien sûr, il y aurait une enquête préalable, et puis il devrait comparaître le 24 juillet pour entendre la sentence, mais peut-être que d’ici là les choses se tasseraient. Ils sortirent ensemble du Tribunal.

Maintenant, après tout ce qui s’était passé, après la bagarre avec le Chicano et l’horrible nuit sur la route, après deux jours de séparation et de crainte d’être séparés pour bien plus que cela, ils étaient de nouveau ensemble. Pendant un jour et une nuit tout fut mieux qu’avant. On aurait dit qu’elle avait des bulles qui lui pétillaient dans le cœur. Mon Dieu, qu’elle l’aimait, cependant que les meurtrissures de son visage guérissaient.