CHAPITRE 8

L’ESPRIT D’ENTREPRISE

1

Ce soir-là, aux informations, on annonça que l’article de Tamera Smith était vendu dans le monde entier. Son téléphone commença à sonner et elle se mit à avoir des nouvelles de gens auxquels elle ne pensait plus depuis des années. Des amis lui disaient que quelques-uns des plus grands journalistes des États-Unis se trouvaient à Salt Lake, et que bien qu’étant sur place, elle les avait tous coiffés au poteau. Le lendemain, un type du New York Times voulut l’interviewer, puis une autre fois un reporter de Time, et un de Newsweek. Quand un nouveau venu arrivait en ville pour travailler sur cette affaire, il était certain qu’à peine débarqué, il cherchait à joindre Tamera. Avide de détails sur Nicole. Cette semaine-là, elle reçut un tas d’invitations à déjeuner.

Bien sûr, c’était assez excitant, mais il y avait une partie d’elle-même qui désirait fuir tout ça. Milly de Philly s’en alla en auto-stop pour gagner les montagnes. C’est ce qu’elle avait envie de faire ; plaquer tout, laisser tout le monde à Salt Lake.

2

Ce ne fut qu’après que Gary eût passé vingt-quatre heures à l’hôpital qu’on lui retira la sonde des poumons. Il avait repris connaissance depuis plusieurs heures, mais on attendit jusqu’à ce qu’on fût certain qu’il pouvait avaler. On lui fit respirer de l’oxygène, et on remarqua qu’il expectorait en quantités modérées. Lorsque les médecins lui examinèrent la gorge, il dit : « C’est une violation de ma vie privée. »

Il voulut ensuite avoir des nouvelles de sa fiancée. Tout d’un coup, il se retrouvait bien éveillé, s’agitait et refusait les soins. Il dit à l’infirmière de sortir. On dut l’attacher. Puis il refusa de respirer. Il était presque bleu lorsqu’il ouvrit enfin la bouche. Il devint extrêmement grossier. Lorsque l’infirmière tenta de lui faire une piqûre, il lui cracha à la figure. Puis il demanda qu’on lui retire de la poitrine l’appareil qui enregistrait ses battements de cœur. Il réclama du fiorinal. Lorsque les infirmières lui parlaient, il refusait de répondre. Sur sa feuille de température, on nota : « Violent, vindicatif, grossier. » Lorsque l’interne lui retira le tube introduit dans la trachée, Gilmore se redressa, crachota et dit : « Un jour je te ferai ta fête, fils de pute. »

La plupart des gens qui prenaient une dose trop forte de somnifères, lorsqu’ils s’éveillaient, n’étaient pas dans l’état de Gilmore. Il reprenait une vigueur exceptionnelle. C’était dangereux de l’approcher. « Il ressemble au démon qui s’est introduit dans Linda Blair dans l’Exorciste dit une infirmière. » La plupart des rescapés du suicide étaient déprimés lorsqu’ils sortaient de réanimation. Après tout, c’était pour ça qu’ils avaient pris une overdose de somnifères. Ils n’avaient pas envie de vivre. Avec Gilmore, on aurait plutôt dit qu’il avait un désir absolu de mourir.

 

SALT LAKE TRIBUNE

La mère de Nicole qualifie le meurtrier de « un autre Manson ». 17 novembre. – La mère de Mme Barrett a qualifié, mercredi, Gary Mark Gilmore d’ « autre Charles Manson ».

3

Lors de toutes ces allées et venues avec Charles entre le service de réanimation et Pleasant Grove, Kathryne se mit à revivre de vieux souvenirs. Ni elle ni Charles ne parlaient beaucoup, mais elle se sentait proche de lui. Après tout, ils avaient vécu de nombreuses années ensemble. Cette atmosphère nouvelle lui rappelait l’été où elle avait fait la connaissance de Charles et s’était mise à sortir avec lui quand il avait quatorze ans, elle aussi et qu’il travaillait comme forain. Ils étaient sortis pendant trois mois sans même jamais s’embrasser. Puis un jour, ils décidèrent de se marier. Kathryne s’imaginait que ça voulait simplement dire aller au cinéma quand on en avait envie et ne plus recevoir d’ordres de ses parents, alors elle persuada sa mère de les conduire à Elko dans le Nevada. Le juge de paix ne voulut pas croire que Charles avait dix-huit ans et demanda : « Si je téléphone à vos parents, mon garçon, que vont-ils répondre à ma question ? » Charles se mit à bredouiller. « Eh bien, dit le juge de paix, vous feriez mieux de dire à votre mère que je vais l’appeler. » De toute évidence il leur conseillait de lui dire de mentir.

Mais Verna Baker s’était mise à hurler, si bien que Charles avait fini par lui dire : « Ça suffit, maman. Tu lui dis que j’ai dix-huit ans. » C’était le souvenir qu’en gardait Kathryne.

Le même jour, ils rentrèrent à Provo, et la mère de Kathryne décida : « Charles peut dormir sur le divan. » C’est ce qu’il fit la première nuit.

Le lendemain matin, Charles rappliqua avec son ami George, et ils allèrent se promener toute la journée dans la voiture de George, jusqu’au moment où Kathryne dit à Charles qu’il devait la raccompagner pour 10 heures. Ce qu’il fit. Le lendemain soir, George et lui revinrent, mais George finit par les conduire jusqu’à un motel qui s’appelait « Derrière les Pins ». Charles demanda une chambre. Kathryne se mit à faire toute une histoire ; sur quoi George déclara : « Descends. Tu es mariée avec lui. » « Pas du tout, fit Kathryne, raccompagne-moi. « Je vais te dire, Nicky, fit George – on appelait parfois Kathryne « Nicky » parce que c’était son second prénom, Nicole – tu peux venir avec moi ou tu peux aller avec lui. » En fait, Kathryne n’avait pas le choix. Rien d’autre à faire que d’aller rejoindre Charles. Mon Dieu, c’étaient vraiment des gosses !

Ils se disputaient et se raccommodaient, se disputaient de nouveau et se raccommodaient encore. Un jour, à la suite d’une de ces scènes, il s’engagea dans l’armée. Ils ne s’aperçurent qu’elle était enceinte que des mois plus tard. Cela lui était arrivé si souvent de ne pas avoir normalement ses règles qu’elle ne remarqua même pas leur disparition. Lorsqu’elle commença à sentir une grosseur dans son ventre qui se développait, elle se dit : « Je dois avoir un cancer », et elle alla toute seule voir un docteur, complètement affolée. Lorsqu’elle sut qu’elle allait avoir un bébé, elle crut mourir de honte. Le médecin demanda : « Vous êtes mariée ? » Elle n’avait pas son alliance. Celle que Charles avait achetée était trop grande, et ils attendaient que son doigt grossisse. Aussi lorsqu’elle affirma qu’elle était mariée, elle vit bien que le médecin ne la croyait pas. Quand il lui demanda où se trouvait son mari, elle répondit qu’il venait de terminer ses classes. Seulement quand il insista pour savoir où Charles était en garnison, elle ne fut pas capable de se rappeler le nom du fort. Elle répondit : « Il est dans l’armée, mais je ne sais pas trop où, vous savez. » Ce docteur semblait si certain qu’elle n’était pas mariée que, lorsque Charles revint, deux semaines plus tard, Kathryne le traîna chez lui, avec elle, pour le second examen.

Pour Charles, c’était comme si Kathryne et lui étaient mariés depuis longtemps. L’un n’arrivait pas à décider sans l’autre. Comme deux mulets qui suivent la même ornière. Songeant à la façon dont ils avaient fini par se marier, Charley n’arrivait pas encore à comprendre aujourd’hui ce qui l’y avait incité à l’époque. Il était encore furieux quand il se rappelait que Kathryne lui avait déclaré qu’ils devaient se marier parce qu’elle était enceinte. Elle avait d’abord dit qu’elle ne voulait pas se marier, mais sa mère les avait sermonnés et Charles avait fini par dire : « Bah, ça m’est égal. » Il avait eu à peine le temps de s’apercevoir qu’elle n’était pas enceinte, que hop, ça y était. Pour de bon, cette fois.

Au long des années, il avait dû claquer plus de cinq cents dollars avec différents avocats quand il voulut entamer une procédure de divorce. Elle se mettait à hurler en disant : « Qu’est-ce que je vais faire ? Je ne peux pas élever les gosses toute seule. » À chaque fois il faisait machine arrière et disait : « Bon, n’y pense plus », et il perdait les provisions qu’il avait versées. Remuer toutes ces pensées le plongeait dans une profonde mélancolie. On ne pouvait pas dire qu’il avait eu de la chance. Lorsqu’ils arrivèrent à l’hôpital, il ne pouvait pas supporter l’idée de s’asseoir. Il ne cessait de penser à Nicole et songeait combien il l’aimait. De plus, quand lui revenait à l’esprit l’image de l’oncle Lee, ce vieil ivrogne, il se demandait pourquoi il n’avait pas tué lui-même ce vieux paillard tripoteur d’enfants.

Ils avaient à peine franchi la porte que Charles se mit à marcher de long en large en scrutant les gens. Il se sentait prêt à exploser ou à crier. Il se sentit obligé de sortir et Kathryne s’installa pour une nouvelle veille. Aussitôt, un homme s’approcha en déclarant qu’il appartenait au National Enquirer, qu’il était un collaborateur de Jeff Newman et que le journal avait besoin d’une meilleure photo de Nicole. Tous les clichés qu’on leur avait montrés jusqu’à maintenant étaient épouvantables. Ils voulaient quelque chose de flatteur et qui l’avantage. Kathryne se souvint d’une photo prise à Midway, lorsque Nicole était enceinte de Sunny et dit : « Contentez-vous de reproduire la tête, mais c’est tout. » Nicole était en maillot de bain et déjà très avancée dans sa grossesse. Son visage était ravissant, mais son corps de femme enceinte était la dernière chose que Kathryne avait envie de voir exhiber maintenant. Une heure après que le type eût pris la photo, Jeff Newman passa et Kathryne s’aperçut que l’homme n’était pas du tout de lEnquirer mais d’un journal dont elle n’avait jamais entendu parler. Ils avaient eu la photo pour rien.

4

Dans l’après-midi, Earl Dorius fut prié de se rendre au cabinet du juge Ritter à heures. Le message émanait de Don Holbrook, un avocat que Earl respectait énormément. Holbrook déclara que le Tribune, qu’il représentait, portait plainte devant la Cour fédérale, pour obtenir le droit de pénétrer dans la prison de l’État d’Utah et rencontrer Gary Gilmore. Earl avait une heure pour se préparer à plaider devant Willis Ritter, le juge fédéral le plus coriace de l’État d’Utah. Peut-être même le plus coriace de tous les États-Unis. À soixante-dix-neuf ans, c’était assurément un personnage très âgé et colérique, un vieil homme revêche et corpulent, avec une solide brioche et une grande crinière blanche. Earl sentit son estomac se serrer à l’idée d’aller plaider devant Ritter sans être bien préparé. Il n’avait même pas le temps d’appeler le directeur de la prison.

Comme l’antipathie qu’avait Ritter à l’égard du Procureur général était à peu près aussi grande que son horreur déclarée de l’Église mormone, et comme Ritter devait certainement considérer Sam Smith comme agent de ladite Église mormone et donc être quelqu’un de méprisable, Earl était plutôt inquiet des suites de cette prochaine rencontre. Les gens de l’extérieur avaient tendance à considérer les membres de l’Église des Saints du Dernier Jour comme appartenant à une vaste conspiration mormone bien organisée, alors qu’en fait il n’en était rien. Mais inutile d’essayer de l’expliquer au juge Ritter. Earl se précipita sur ses ouvrages de droit et relut rapidement le procès Pell contre Procunier, et essaya de se gonfler car il s’attendait à n’importe quoi de la part de Ritter. De plus, il lui fallait ne pas oublier de présenter rapidement ses arguments. Le juge Ritter ne vous laissait pas exposer votre affaire à loisir. Il était sage de faire en cinq minutes un exposé qui en aurait exigé trente normalement. « Ne pas faire s’agiter cette crinière blanche », était l’avis unanime de ses collègues.

Devant le juge, Earl commença par déclarer simplement que l’affaire n’était peut-être même pas sujette à discussion car Gilmore ne voulait pas forcément accorder d’interview. Personne n’en savait rien. Le Salt Lake Tribune n’avait fait aucun effort pour s’en assurer. Pas même en adressant une lettre au condamné. À la stupéfaction d’Earl, le juge Ritter parut d’accord. Puisque Gilmore était encore à l’hôpital et inconscient, il dit qu’il ne voyait aucune urgence à ordonner une exception provisoire au règlement de la prison. Dans l’immédiat, il repoussait la requête du Tribune. Une fois l’homme rétabli, on pourrait reprendre l’affaire. Earl regagna son bureau, avec l’impression d’être vidé de toute l’adrénaline qu’il avait pu produire.

5

L’entrevue de Larry Schiller avec Vern eut lieu dans la salle de séjour des Damico. Schiller était arrivé, prêt à faire une offre. Il savait que Damico ne représentait pas Gary, mais malgré tout l’idée lui plaisait. En faisant l’offre, il ferait de fait en la personne de Damico le représentant de Gary. Et ce dernier devrait traiter avec lui. Une meilleure approche qu’en passant par Boaz.

Schiller tenait donc à faire bon effet au cours de cette entrevue. Sous son manteau d’hiver marron, il portait un costume safari couleur poil de chameau et une cravate marron avec une rayure. Depuis l’époque où il travaillait à Life, il partait toujours sur une affaire avec un ensemble de même couleur, c’est-à-dire tout en brun, ou tout en bleu, afin de ne pas avoir à se préoccuper des harmonies. Aujourd’hui, le marron était parfait. Le bleu aurait été trop froid, trop académique. Le marron était sombre, chaud, sérieux. Le photographe qu’était resté Schiller voulait se placer dans une gamme de couleurs évoquant les réunions de famille et les cigares.

Dès qu’ils se mirent à parler affaires, il déclara à Vern qu’il était prêt à offrir un total de soixante-quinze mille dollars pour tous les droits, et que Nicole en représentait un tiers, puisque sans elle il n’y avait pas d’histoire. En réalité, dit-il, il offrait à Gary cinquante mille dollars. Il ajouta qu’il n’irait pas au-dessus, mais que c’était une offre ferme, pas le début d’un marchandage. Schiller savait, bien sûr, que c’était bien au-delà des quarante mille dollars que A.B.C. lui avait accordés pour négocier. Mais, dans un tel marché, on ne pouvait pas traiter avec quarante mille. Il s’arrangerait pour expliquer ça plus tard à A.B.C.

Schiller s’ingénia à expliquer pourquoi la somme était de soixante-quinze mille dollars. « C’est, dit-il à Vern, le budget du cinéma qui dicte cette offre. » Il n’était pas venu sans atouts. Il avait des photocopies du contrat de Francis Gary Powers, de celui de l’histoire de Gus Grissom et aussi de l’affaire Marina Oswald. C’étaient ses échantillons et il les étala devant Vern en disant : « Choisissez celui que vous voulez et examinez-le tout à loisir. Ces contrats ont été négociés par les meilleurs avocats des États-Unis. Vous pensez bien, ajouta Schiller, que Marina Oswald avait le meilleur avocat qu’on puisse trouver. Tout comme Francis Gary Powers. Ce n’est pas pour vous vexer, monsieur Damico, mais les avocats qui ont rédigé ces contrats pour Grissom, Powers et Oswald étaient des gens qui connaissaient mieux le découpage des parts, les pourcentages et quel pouvait être le rapport d’un tel film que des gens comme vous, ou d’ailleurs comme Dennis Boaz. Ce que j’essaie de vous expliquer c’est que quoi qu’on puisse vous offrir d’autre, il vous faut jeter un coup d’œil aux contrats que vous avez sous les yeux. Ce sont des prix réels. Susskind peut bien vous raconter qu’au bout du compte cette histoire vaut quinze millions de dollars, moi je vous dis que vous n’en verrez jamais la couleur. Il vous offre une petite somme maintenant et vous fait miroiter un gros paquet au bout. Selon toutes probabilités, ce gros paquet, vous ne le verrez jamais. Moi, d’un autre côté, je suis prêt à vous verser l’argent de suite. Je ne vous le propose pas au début du tournage qui peut avoir lieu dans deux ou trois ou quatre ans d’ici. Je suis prêt à faire le pari dès maintenant. C’est moi qui prends le risque, pas vous. » Lorsqu’il vit que Vern Damico avait pris un des contrats entre ses grosses pattes et l’étudiait d’un air grave, Schiller ajouta : « Je suis venu aujourd’hui avec trois choses fondamentales à vous offrir. La première, comme je vous l’ai dit, c’est que je pose l’argent sur la table. La seconde est que je vous donne ma parole de rester dans cette ville et de travailler au scénario sur place. Je ne vais pas acheter les droits et puis disparaître à New York. Je ne suis pas riche. Je ne suis pas comme David Susskind qui a déjà fait fortune. Non, reprit Larry Schiller, je suis encore en bas de l’échelle, alors je resterai ici pour travailler et vous conseiller, et le jour où je ne tiendrai pas parole, c’est le jour même où vous aurez raison de ne pas vous fier à moi.

— Quelle est la troisième chose ? » demanda Vern.

« La troisième, dit Larry Schiller, est de savoir si vous allez vraiment laisser cinquante pour cent de cet argent aller à un étranger. Il me semble, dit-il, que les liens du sang, ça compte. Je ne sais pas comment Gary compte subvenir aux besoins de sa mère, mais si la moitié de cet argent doit aller à Boaz, alors la mère de Gary va toucher un pourcentage qui sera la moitié de ce à quoi elle a droit. D’ailleurs, je pense qu’il y aura des indemnités à verser aux familles des victimes. »

Pendant le temps de la conversation qu’il eut avec Vern Damico, Schiller modifia l’idée qu’il se faisait de Gary Gilmore. Il lui sembla que Vern lui donnait un autre aperçu de l’homme. Lorsque Vern commença à égrener des souvenirs du temps où Gary travaillait à la cordonnerie et à dire d’un ton nostalgique : « C’était un bon travailleur, mais je n’ai jamais su comment tirer le meilleur de lui », Schiller fut aux anges. Ça ferait encore une meilleure histoire si Gilmore n’était pas simplement une habile canaille qui usait et abusait de tout le monde. Et puis, lorsqu’il s’aperçut que Vern avait le sens de l’humour, Schiller fut encore plus content. Il devait obtenir cette histoire. C’était essentiel. Il voulait cette histoire à tout prix. Mais ce qui pourrait le satisfaire plus encore, c’était une agréable prime. Et au fur et à mesure que la conversation se poursuivait, il sentait que Boaz était en train de perdre ses atouts. « Si j’étais vous, dit Schiller en conclusion, je prendrais un avocat. À vrai dire, ajouta-t-il, je ne formulerai mon offre en termes officiels que lorsque vous en aurez un. Ensuite, je verrai cela avec lui. Si vous voulez mon avis, vous le paierez à l’heure. Je sais trop comment les avocats arrivent à s’en mettre plein les poches », dit Schiller.

En partant, Schiller laissa son numéro de téléphone. Il ne précisa pas que ce n’était qu’une cabine téléphonique au Drugstore Walgreen, au principal carrefour de Provo, et que la fille qui servait les jus de fruits lui servait de secrétaire locale. Il avait conclu un arrangement avec elle pour qu’elle prenne ses messages. Il aurait pu, bien sûr, utiliser son numéro au Hilton de Salt Lake, mais on laissait ces messages-là dans les casiers et on ne savait jamais lequel, parmi une centaine de journalistes, allait le piquer. Il aurait pu aussi demander aux gens de le contacter par l’intermédiaire de sa secrétaire à Los Angeles, mais cela l’aurait obligé à passer par l’inter. Se servir du poste de Walgreen permettait aux gens du pays de le joindre facilement. Certains d’entre eux étaient des gens simples qui pourraient hésiter à se lancer dans les complications des indicatifs, des opératrices et des communications en P.C.V.

 

DESERET NEWS

18 novembre. – Gary Mark Gilmore, remis de sa tentative de suicide, a été ramené aujourd’hui à la prison de l’État d’Utah en vue d’attendre le résultat de sa requête pour être exécuté…

Près d’une quarantaine de journalistes et une douzaine de membres du personnel de l’hôpital étaient là pour regarder l’homme menottes aux mains et aux cheveux ébouriffés se lever de son fauteuil roulant pour prendre place dans le fourgon cellulaire marron.

Gilmore, l’air affaibli et le teint terreux, a regardé les spectateurs d’un air mauvais tout en allant s’installer sur la banquette arrière du fourgon. Il a fait un geste obscène à l’intention des journalistes. Un groupe de protection de trois fourgons cellulaires et de deux voitures de police ont escorté Gilmore pour son retour à la prison d’État de l’Utah, à Draper.

Son arrivée a été accueillie par des acclamations et des hourras des autres détenus du pénitencier. Gilmore a été conduit directement à l’infirmerie de la prison où il sera constamment surveillé.

Schiller était présent lors du transfert de Gary. Lorsque le groupe de protection se fut éloigné, les journalistes se précipitèrent vers leurs voitures et leur donnèrent la chasse jusqu’à la prison. Schiller ne les suivit pas. Il n’y aurait pas grand-chose à l’arrivée et lui, il avait ce qu’il voulait.

Il avait vu Gilmore face à face. Oh ! bien sûr, à une distance de six mètres, mais assez près pour accroître son intérêt. Quand on le voyait à la télévision, Gary n’avait pas l’air d’un tueur, mais ce matin, sortant de l’hôpital, les joues creuses et le visage décharné, il avait un visage respirant la haine. Il avait l’air rageur et vindicatif d’un infirme capable de vous tuer simplement parce qu’il était furieux de la façon dont la vie avait tourné pour lui. Au moment où Gilmore montait dans le fourgon, il se retourna, regarda par la vitre et adressa à la presse un sourire cynique entre ses lèvres serrées, l’air mauvais et sans merci. Et il leva lentement son médius en l’air comme pour le planter à jamais dans le cul de chaque témoin de la scène. Schiller se dit : « Cet homme serait capable de vous plonger son poignard dans le corps et de continuer à sourire tout en le faisant. »

6

Maintenant que Gary était de retour à la prison, Cline Campbell vint lui rendre visite à l’infirmerie et le trouva assis par terre, occupé à examiner son courrier.

En guise d’accueil il dit : « Donnez-moi un coup de main », et lui lança quelques lettres. Il était assis en tailleur, en tenue blanche de prisonnier et, dès qu’il le put, Campbell fit observer : « Au fond, je regrette que ça n’ait pas marché, parce que cela aurait mis un terme pour vous à cette grande épreuve. Mais je suis heureux que vous soyez ici. » Gilmore dit : « Je recommencerai, tôt ou tard. »

Campbell répondit : « Oui, je sais que vous êtes obstiné. Mais je crois qu’il vaut mieux ne pas vous tuer.

— Pourquoi ? demanda Gilmore.

— Parce que, répondit Campbell, vous pouvez mettre la loi à l’épreuve. Si vous vous tuez, rien ne sera résolu. Forcez-les à aller jusqu’au bout.

— Pour moi, la loi ne veut rien dire, curé.

— Peut-être, dit Campbell, mais il y a à Provo deux familles dont personne ne s’occupe et, si vous vous débrouillez bien, vous allez avoir assez d’argent pour pouvoir faire un don aux enfants. »

Gilmore hocha la tête, mais Campbell n’aurait su dire s’il était d’accord car Gary changea de sujet. « Dites donc, fit-il, s’il y a un Dieu, et je crois qu’il y en a un, il va falloir que je L’affronte. (De nouveau il hocha la tête.) Je sais que cette création au sein de laquelle nous vivons ne se termine pas avec la mort. Il doit y avoir quelque chose après. (Puis il ajouta :) Je reviendrai, mais à un niveau plus élevé. »

Campbell dit : « Et si vous revenez sous la forme d’un gardien de prison ?

— Oh ! fit Gilmore, espèce d’enfant de salaud. »

Ils se mirent à rire. Campbell songea : « Je ris plus avec ce type qu’avec n’importe qui. »

La prison avait été constamment en contact avec Earl au sujet de la personne qui avait passé les somnifères à Gary. Maintenant, ils étaient à peu près convaincus que c’était Nicole Barrett. Pour cette raison, ils allaient laisser tomber l’affaire. C’était difficile de poursuivre une fille qui avait failli mourir elle-même et qu’on allait sans doute être obligé d’envoyer dans une clinique mentale. D’un autre côté, comme la prison n’avait pas de renseignements concrets, il n’y avait pas de raisons particulières de clore l’enquête. Aussi longtemps qu’on pouvait la poursuivre, on pouvait aussi maintenir la pression sur Boaz et isoler Gilmore en lui interdisant toute visite avec un contact physique.

7

Nicole avait l’impression d’être totalement entourée de ténèbres magnifiques et douces. Elle ne savait même pas si elle avait un corps. Tout n’était que ténèbres. Puis un trou se forma, un petit trou. Elle essaya de le boucher, mais le trou ne cessait de s’agrandir. C’était plus blanc que le blanc. Elle apercevait maintenant le visage des médecins avec les petits miroirs qu’ils avaient sur le front. Comme dans un rêve, elle continuait à se débattre pour refermer ce foutu trou.

Kathryne et Rikki étaient sortis manger un morceau, et Sue Baker sommeillait dans la salle d’attente du service de réanimation, quand elle entendit Nicole hurler : « Je ne veux pas rester ici. Je n’ai aucune raison d’être ici. »

La porte s’ouvrit toute grande et un interne cria dans le couloir. Pendant peut-être une heure infirmières et médecins ne cessèrent d’entrer dans la chambre et d’en sortir. Sue avait l’impression de guetter le premier cri d’un bébé près d’une salle d’accouchement.

Puis elle entendit Nicole clamer : « Allez vous faire foutre, je veux mes cigarettes. » Tout le monde parlait à la fois. Puis elle entendit l’interne essayer de calmer Nicole, mais il finit par sortir en disant à Sue : « Voyez si vous pouvez faire quelque chose. »

Nicole lui dit : « Je suis supposée être morte, je ne suis pas censée être ici. » Mais Sue n’avait même pas eu le temps de lui prendre la main que l’interne revenait avec de l’aide et ils firent sortir Sue.

Lorsqu’elle put entrer, on avait dû dire à Nicole que Gary était vivant. Elle était d’une autre humeur. Elle dit à Sue : « Parlons de choses plus gaies. » « D’accord », répondit Sue. Nicole voulait marcher et l’interne donna son accord. Sue lui fit donc arpenter les couloirs. Nicole était chancelante et elle avait les jambes si lourdes que c’était à peine si elle pouvait se traîner. Elle dit à Sue : « Ça ne te rappelle pas les nuits où j’étais ivre ? » Elles revirent les soirées où elles buvaient ensemble, et Sue trouvait formidable que Nicole fût debout, capable de parler et elle dit : « Dis-moi, ma petite, comment as-tu pu faire ça ? J'ai besoin de toi, tu sais. »

Nicole dit : « J'ai besoin de toi aussi, mais je voulais être avec Gary. » « Eh bien, pour l'instant tu es ici. Tu ne peux pas partir », répondit Sue. Nicole soupira. « Oh non », fit-elle. Puis elle fit quelques pas, adressa un petit clin d'œil à Sue et dit : « S'il le faut, j'essaierai encore. »

Quand sa mère revint à l'hôpital, Nicole s'était rendormie. Mais lorsqu'elle rouvrit les yeux, Kathryne était là et Nicole lui dit : « Je ne lui en ai pas donné assez. Je savais que je ne lui en donnais pas assez. » « Il va très bien », fit Kathryne. Nicole se mit à marteler les couvertures. « Je savais que ça n'était pas assez pour un type aussi costaud. Pourquoi est-ce que je n'y ai pas réfléchi ?

— Écoute, Nicole, fit Kathryne, si Dieu t'avait voulue, tu ne serais plus là. Tu sais, ça n'est pas ton heure. Il ne veut pas encore de toi. » « Je n'ai pas envie de vivre », fit Nicole. « Écoute, bébé, dit Kathryne, Dieu te réserve trop de choses à faire avant que tu puisses disparaître. » Nicole éclata d'abord de rire puis elle se mit à pleurer en disant : « Oh ! maman. »

8

Gibbs reçut une lettre de l'inspecteur de Salt Lake qui s'occupait de son dossier. Lorsqu'il ouvrit l'enveloppe, il n'y avait à l'intérieur qu'un dessin paru dans un journal et représentant un homme couché dans un lit d'hôpital. L'infirmière disait : « Monsieur Gilmore, réveillez-vous. C'est l'heure de la piqûre. » Au pied du lit se trouvait un peloton d'exécution de cinq hommes.

Connaissant le sens de l'humour de Gary, Gibbs décida de lui envoyer le dessin. Là-dessus la radio annonça : « Le Dr L. Grant Christensen a déclaré que Gilmore pourrait quitter l'hôpital et regagner le quartier des condamnés à mort si son état continue à s'améliorer. » Gibbs en rit si fort qu'il faillit s'en vider la vessie. Ça le fit drôlement regretter que Gary ne soit pas là pour rire avec lui.

9

A l'infirmerie de la prison, Vern et Gary communiquaient par téléphone et étaient assis de part et d'autre d'une épaisse vitre. Ça n'était pas courant d'établir ainsi une conversation, mais avec la mauvaise jambe de Vern, ça lui évitait de faire à pied tout le chemin jusqu'à la haute surveillance.

Tout à trac, Gary demanda : « Vern, tu voudras t'occuper de tout si je congédie Boaz ?

— Je suis cordonnier, fit Vern. Je ne sais pas si je pourrai le faire. Je ne suis pas avocat.

— Avec ton sens des affaires, fit Gary, et mon intelligence – il eut un grand sourire en disant cela – on peut y arriver. »

Ils n’en dirent pas plus. Comme Vern s’apprêtait à partir, Gary dit : « Tu sais comment donner une poignée de main à travers la vitre ? ». Et il posa sa paume ouverte contre le verre. Vern plaqua sa paume de l’autre côté et ils agitèrent leurs doigts dans tous les sens. Une poignée de main de prison.

Brenda était aussi venue pour cette visite-là, et ce fut très émouvant pour elle. Elle trouva que Gary avait l’air affaibli et qu’il avait perdu beaucoup de sa combativité. Toutefois, Brenda décida d’y aller carrément, et elle dit dans le téléphone : « Gary, vieille tête de mule, on dirait que tu t’en es tiré.

— Tu n’as pas changé, dit-il.

— Tu m’en veux toujours ? demanda Brenda.

— Bah ! je n’apprécie pas ce que tu as fait », dit-il. Ce à quoi Brenda répondit : « Je m’en fous. J’ai fait ce que je devais faire. Je pense que toi tu as fait ce que tu devais faire. (Elle reprit son souffle et poursuivit :) Je t’aime et je suis contente que tu t’en sois tiré. (Puis elle ajouta :) Tu vas recommencer à faire une bêtise pareille ?

— Non, dit Gary, je ne pense pas. J’ai une sacrée migraine. »

 

Il y avait un gardien dans la salle et il était dans tous ses états. Lorsque Brenda rendit l’appareil à son père, le gardien s’approcha et dit : « Ce n’est pas moi qui parlerais avec lui comme vous le faites. Il est mauvais. Il préférerait vous tuer que de vous regarder. Je n’aurais pas le courage de lui parler comme ça.

— Seigneur, dit Brenda, il ne peut rien vous faire. Regardez-le. Bouclé derrière une porte et affaibli. Il ne pourrait pas faire de mal à un petit chat.

— Oh ! fit le gardien, je ne parierais pas là-dessus. »

 

Revenue près de la vitre, Brenda ne put s’empêcher de poursuivre. L’intervention du gardien avait dû l’exciter. « Eh, Gary, fit-elle, comment ça se fait que tu n’en aies pas pris assez pour que ça marche ?

— Qu’est-ce qui te fait croire ça ? demanda Gary.

— Si tu l’avais fait, dit Brenda, tu serais mort.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu sais bien que je voulais vraiment le faire.

— Tu t’y connais mieux que ça en médicaments, répliqua Brenda. Je crois que tu savais très bien ce que tu faisais »

Gary se mordit la lèvre. Puis il eut une sorte de ricanement et dit : « Bah, j’aurais dû me douter que c’est une de mes cousines qui allait me lancer ça. »

Pourtant, du ton dont il l’avait dit, elle ne savait plus où elle en était. Il était parfaitement capable de la laisser croire qu’elle avait raison ou qu’elle se trompait. Gary aimait bien jouer avec l’esprit de sa cousine.

 

Ça la rendit furieuse. « Je trouve que tu es un amant égoïste. Et les deux petits gosses ? reprit-elle.

— Oh ! dit Gary, quelqu’un se serait occupé d’eux.

— Tu es un froid salaud. Vraiment. Tu voulais rester en vie juste assez longtemps pour savoir si elle était vraiment morte. Comme ça tu n’aurais pas à t’inquiéter à l’idée qu’elle prenne un autre amant.

— Je suis jaloux, dit Gary.

— Tu te rends compte qu’elle risque d’avoir une lésion au cerveau ?

— Impossible. Je n’y pense même pas, dit-il.

— Allons, Gary, dis plutôt que c’est ce que tu voulais. Si elle a une lésion au cerveau, personne d’autre ne voudra d’elle.

— Tu es cruelle, dit Gary.

— Et toi, tu n’es qu’un trou du cul », fit Brenda. À cet instant, elle se rendit compte qu’elle était allée trop loin.

« Et toi, tu es une vraie salope », cria Gary.

Ils commencèrent à se dévisager et ça devint une véritable épreuve. Même à travers le couloir, large de trois mètres, à travers deux épaisseurs de vitre, Brenda sentait son regard brûlant, et elle se dit : « Cette fois-ci il ne me fera pas baisser les yeux ; pas quand il est à moitié mort et qu’il y a toute cette protection entre nous. » Mais ça dura si longtemps qu’elle finit par se rappeler le dicton favori de son cousin et elle le lui cita au téléphone : « Un homme sincère te regardera dans les yeux, mais l’âme d’un homme essaiera de te convaincre de son mensonge. » Là-dessus, Gary se mit à rire et dit : « Ça, alors, Brenda, tu es quelqu’un. »

Il lui fit un clin d’œil avant qu’ils se disent au revoir. En sortant, elle posa la main sur la vitre et dit : « Je t’aime », et de son côté il agita les doigts.

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DESERET NEWS

Profil d’une vie gâchée

18 novembre. –… Par l’étude des psycho-diagnostics, qui est la spécialité de l’auteur de ces lignes, il est possible, à partir des efforts artistiques d’un individu, de tirer certaines conclusions quant à l’état de sa personnalité… Parfois, ces manifestations artistiques révèlent une lésion cérébrale, une psychose, ou à tout le moins une anxiété.

Dans le cas de Gilmore, il n’y a pas de tels indices. Dans sa suite de dessins, nous voyons une œuvre remarquable de cohérence, organisée et disciplinée. Selon nous, elles ne sont pas le produit d’un esprit dément ni psychotique… Gary Gilmore a un esprit extrêmement aiguisé.

 

SALT LAKE TRIBUNE

Par Paul Rolly

de la rédaction du Tribune

Provo, 18 novembre. –… Le doyen Christensen a déclaré que les membres de la cinquième congrégation de Provo, où Benny Buschnell était enseignant, sont « complètement écœurés » de la publicité continuelle dont bénéficie Gilmore, et qu’ils « n’arrivent pas à trouver une explication ». L’évêque a déclaré que la femme de Benny, Debbie, continue à lui écrire en lui demandant conseil.

« Bien sûr, nous nous cramponnons à notre croyance religieuse que nous nous retrouverons dans une autre vie et j’essaie de la rassurer, mais elle prend tout ça très mal et c’est parfois difficile », dit-il.

Un officier de police se rendit au domicile d’Everson pour interroger Dennis. La prison le considérait assurément comme suspect. Dennis alla trouver le patron de Sam Smith, le directeur de la Commission des Peines, Ernie Wright, un grand gaillard coiffé d’un chapeau blanc de cow-boy du Texas et dit : « Vous savez, Sam Smith m’en veut », et le directeur de la Commission des Peines le regarda en disant : « Franchement, maître Boaz, nous n’avons pas confiance en vous. (Il le dévisagea comme s’il venait d’écraser une mouche. Puis il ajouta :) Peu m’importe ce que fait le directeur. Il peut continuer. »

Non seulement Dennis en était réduit à communiquer avec Gary par téléphone à travers un couloir, mais il ne savait même pas si le téléphone n’était pas sur table d’écoute. Et Gary se montrait considérablement moins amical. « Vous avez bien dit à l’émission de Rivera que vous ne pouviez plus insister pour que je sois exécuté ? Ça ne me plaît pas du tout. » Dennis lui-même se sentait gêné par toute cette émotivité. « Oh ! je suis désolé, dit-il, mais j’ai encore l’impression que je peux vous aider, vous savez. » Pas question de lui dire : « Allez-y, Gary, congédiez-moi. »

De plus, Gary se mit à questionner Dennis à propos de ses frais. Il avait découvert que cinq cents dollars étaient arrivés du Daily Express de Londres et cinq cents d’une interview pour les Suédois et il voulait savoir pourquoi Dennis lui avait dit que sa part était de deux cent cinquante dollars et non pas de cinq cents. Dennis essaya de s’expliquer. « Vous m’aviez dit que vous étiez incapable de faire des comptes et que je devais gérer vos finances, alors j’ai gardé deux cent cinquante dollars et je ne vous ai donné que cent vingt-cinq dollars de l’interview pour les Anglais. Ensuite, vous m’avez demandé de donner encore cent vingt-cinq dollars à Nicole. Votre part y est passée.

— Oui, mais les cinq cents autres dollars de Suède ?

— Gary, dit Dennis, tout est passé en frais. Il y en a beaucoup. Je ne vous ai pas roulé. » Ça n’allait pas fort entre Gary et lui.

Dennis n’avait jamais eu de plus grande envie de parler à la presse. « Je suis un personnage de ce livre que je suis en train d’écrire, déclara-t-il, alors je ne prévois pas tout ce que je fais. Je suis dirigé par le véritable auteur de ces événements. Qui ou quoi qu’il soit. Tenez, j’ai failli être viré aujourd’hui ! Fichtre ! Il s’en est fallu de peu.

— Que pensez-vous du suicide maintenant ?

— De la non-violence, fit Dennis. Tout en douceur. Comme Roméo et Juliette, ils ont pris du poison. » Dennis pensait que les aspects tragiques de leurs relations, si on les présentait bien, pourraient faire de Gary et de Nicole une sorte de version démocratique de Roméo et Juliette. Ensuite chaque carte qu’il jouerait aurait plus de valeur. Il pourrait leur obtenir des droits conjugaux.

 

« Vous ne pensez pas, demanda Barry Farrell, que si Gilmore n’est pas exécuté, il retombera parmi quatre cent vingt-quatre autres condamnés, hommes et femmes ? Beaucoup d’entre eux ont peut-être une histoire plus tragique que Gilmore.

— Gary est le seul qui a le courage d’affronter les conséquences de son acte, répondit Boaz.

— Comment, interrogea un autre journaliste, Susskind va-t-il faire le film ?

— Susskind, dit Dennis, a choisi un scénariste plein de talent et de sensibilité, Stanley Greenberg, pour l’écrire. Posez-leur la question.

— Est-ce que Schiller est toujours dans le coup ? voulut savoir Farrell.

— Schiller, fit Boaz, est venu me voir et m’a adressé un télégramme. Gary a maintenant l’impression que je ne lui communique pas toutes les offres. Je n’ai pas à me demander d’où viennent certaines mauvaises rumeurs.

— Dennis, dit un autre reporter, vous vous battiez pour le droit qu’a Gary d’être exécuté, et voilà maintenant que vous essayez de lui sauver la vie. Pouvez-vous concilier ça de façon réaliste ?

— La Déclaration d’Indépendance garantit le droit à l’existence, mais seulement si vous n’avez pas été brutalisé par le système. Gary l’a été. Gary veut mourir. Mais seulement parce qu’il ne peut pas être avec Nicole. Gary serait ravi, reprit Boaz, s’il pouvait être avec elle. Si on le mettait dans un endroit où ils pourraient être ensemble, ce serait bien, non ?

— Citez-moi une prison américaine où mari et femme peuvent se voir.

— Comme leur histoire est devenue internationale, répondit Dennis, il n’y a qu’à les transférer au Mexique. Le véritable obstacle, c’est de convaincre Gary de vivre. Pour l’instant il est déprimé. Mais si je peux continuer à passer chez Geraldo Rivera comme Snyder et à amener les gens à modifier leur façon de penser, ils vont peut-être commencer à réclamer le droit de vivre pour Gary. Les législateurs devront bien écouter.

— Il écoutera, Gilmore ?

— S’il sait qu’il finira par vivre avec Nicole, oui. Avec cette affaire, nous gagnons le cœur des gens. Quand vous touchez leurs émotions, vous les tenez. Absolument. Absolument. C’est solide.

— Voulez-vous dire que Gary habitera avec Nicole dans une prison à sécurité réduite ?

— Ou en sécurité moyenne, dit Dennis. Un an à l’extérieur. Avec les revenus de son histoire, il pourra payer aussi ses frais. Ça fera plaisir aux contribuables. Vous voyez, ça n’est pas aussi ridicule que vous le pensez. Regardez les nouvelles d’aujourd’hui. Le père de Patty Hearst lui a acheté une prison privée sur Nob Hill. Il n’y a qu’à donner à Gary un petit espace comme ça.

— Vous rêvez, Dennis, dit Barry Farrell.

— Attendez.

— J’attendrai », dit Farrell.

« Que pensez-vous vraiment de Schiller ? » demanda alors Farrell. C’était une question embarrassante pour Dennis : il n’avait rien à gagner en y répondant. Il ne voulait toutefois pas décevoir Barry Farrell. Celui-ci l’impressionnait. Farrell avait un air très écossais pour un homme ayant un nom irlandais. Grand, bel homme. Assez grand pour que Dennis puisse lui parler confortablement. Il portait du tweed. C’est ce qu’il y avait de plus proche d’un gentleman anglais parmi la presse. Une barbe poivre et sel bien taillée, et un beau passé à Life. Dennis se rappelait vaguement avoir lu la chronique de Barry Farrell dans Life en alternance chaque semaine avec Joan Didion. Life avait dû tenter d’apporter au peuple une certaine classe littéraire.

Il décida d’utiliser Farrell comme une sorte de super porte-parole. Il dit donc : « Schiller est un rapace, un serpent. »

11

Susskind venait de recevoir un coup de fil de Stanley Greenberg l’avisant qu’il avait décidé de quitter Salt Lake City.

« C’est en train de devenir un vrai merdier », avait conclu Stanley.

Peu après, Boaz téléphona. « Écoutez, dit-il à David Susskind, j’ai un tas de gens qui me font la cour, et je crois que j’ai été trop coulant avec vous. Sur le plan financier, je peux obtenir beaucoup plus ailleurs. Souhaitez-vous revoir votre offre ? » « Non, répondit Susskind, je n’en ai pas l’intention, mais avec qui traitez-vous ? » Boaz dit : « Un nommé Larry Schiller. » « Oh ! fit Susskind, je connais M. Schiller comme étant le maître-d’œuvre qui a mis sur pied un projet qui est devenu un livre sur Marilyn Monroe, je ne le connais que pour ça. Je ne le connais pas comme producteur de cinéma ni de télévision, mais s’il vous parait mieux que moi, traitez avec lui. Je n’augmente pas mon prix. » Pour Susskind, l’histoire commençait à devenir un fatras malodorant et sensationnel.

Néanmoins, il appela Schiller. Susskind n’était pas ravi à l’idée de travailler avec ce dernier, mais il l’appela quand même et dit : « Vous lancez des chiffres et de l’argent, et ce pauvre type de Boaz est ébloui. Je ne comprends pas. Vous êtes dans le cinéma maintenant ?

— Oui, fit Schiller, j’y suis.

— Écoutez, dit Susskind, vous n’êtes pas producteur. Il faudra bien un jour que quelqu’un fasse ce film. Ce n’est pas votre genre.

— Je suis producteur, dit Schiller. Je ne me considère pas comme étant de votre classe, mais j’ai produit certains films que vous ne connaissez même pas.

— Oh ! dit Susskind, je crois que vous manquez de réalisme. Bien sûr, peut-être que vous aurez de la chance. Peut-être que vous aurez le paquet.

— Je l’espère bien », dit Schiller.

Lorsque Susskind rencontra de nouveau Greenberg, Stanley lui dit : « Je n’aurai pas trop de regrets. Ça n’est pas ce que nous espérions que ça serait. » Susskind était d’accord. « Je ne crois pas que je vais faire une nouvelle offre. Tout le monde devient dingue là-bas. Ça n’est plus une histoire sur l’effondrement du système de la justice répressive, c’est une farce, le suicide de la fille, le poison introduit en fraude. » Ils convinrent que ça sentait mauvais. Stanley dit : « Je crois que celui qui prend maintenant cette histoire saute sur un corps mort et en putréfaction. C’est étrange et c’est malsain. » Ils tombèrent d’accord. Une de ces conversations où on se dit : « Et puis merde ! »

Malgré tout, il n’avait pas vraiment envie de laisser tomber. Une fois la poussière un peu retombée, l’histoire pourrait avoir encore pas mal de possibilités. Ils décidèrent que Stanley essaierait de rester disponible au cas où l’on parviendrait à conclure les accords nécessaires.