Schiller s’était livré à quelques calculs pour voir ce qui lui serait nécessaire pour les autorisations des divers intéressés, les notes d’hôtel et de motel, les frais de sténo et de matériel de bureau et avait conclu qu’il aurait besoin de soixante mille dollars en plus de la contribution d’A.B.C. Il n’y avait qu’une seule façon de se procurer cette somme : acquérir les lettres de Gary à Nicole et les vendre.
Mais pour Schiller, sur le plan éthique, c’était un coup de pile ou face. Après tout, il avait fait confiance à Gilmore. Il avait remis un chèque de cinquante mille dollars d’emblée, façon spectaculaire de montrer qu’il n’allait pas distribuer l’argent au compte-gouttes. Schiller avait ses raisons. Il ne voulait pas que tout le monde continue à penser à David Susskind. Dès l’instant où les avocats de Gary pourraient appeler la banque et s’assurer que le chèque était crédité, ils seraient disposés à voir en Larry Schiller un gros homme d’affaires, et pas un petit combinard. C’était là son mobile raisonnable. Il avait aussi ce qu’il appelait son mobile romantique. Le romantisme, après tout, le séduisait, une chanson comme Le Rêve impossible, les airs d’Oklahoma et de Carousel, The Sand of Music, avec les Alpes à l’arrière-plan. Il tenait donc à bien montrer qu’il n’essayait pas de jouer au plus fort mais, en fait, qu’il faisait de son mieux. Il disait : « Je suis assez malin pour ne pas essayer de vous allonger cent dollars par semaine. Je ne veux pas que vous vous mettiez à réfléchir au moyen de me rouler. Je veux traiter avec vous, avec l’homme. L’argent, ça n’est que le côté mécanique. Le voilà, cash. Vous pouvez me rouler dans la farine maintenant, mais vous ne le ferez pas, parce que je vous fais confiance. Un charmant homme d’affaires dans un bureau aura plus vite fait de me duper que vous. »
Telle était la tirade muette que Schiller adressait à Gary Gilmore. Cela se répétait dans sa tête plusieurs fois par jour. Il savait que c’était une logique à laquelle Gilmore pouvait être sensible.
De son côté, Gilmore se montrait assurément tout à fait déraisonnable à propos des lettres. Elles faisaient partie intrinsèque de la négociation et, pour Schiller, elles représentaient une partie de son capital. Il n’éprouvait donc aucun scrupule à se les procurer par tous les moyens possibles. À la fin de la première semaine de décembre, il s’en alla trouver Moody et Springer pour leur expliquer ce qu’il voulait.
Ils lui répondirent qu’ils ne savaient pas comment se les procurer.
Alors, pour la première fois, Larry perdit patience avec les avocats. « Ne me racontez pas d’histoires ! cria-t-il. Vous êtes les avocats de Gary Gilmore. Vous demandez tout simplement à Noall Wootton de vous les remettre. Ne me dites pas que cet État n’a pas de lois pour imposer l’ouverture des dossiers de l’accusation ? Vous avez droit à une copie de tout ce que l’accusation retient contre votre client. »
Schiller était particulièrement exaspéré de voir que Stanger n’avait rien fait. Non seulement il n’avait pas pris les lettres, mais il n’avait rien entrepris pour se procurer un compte rendu des débats du procès. Gary ne voulait pas, répondit Stanger.
Ça n’avait rien à voir avec la défense de Gary, expliqua Schiller. Ça concernait le livre et le film. Comment parler du procès sans un compte rendu d’audiences ? D’ailleurs, fit remarquer Schiller, ils avaient un devoir légal à remplir. Et si Gary changeait d’avis et voulait faire appel ? S’ils n’avaient pas de compte rendu d’audiences, s’ils ne connaissaient pas les notes de Snyder et d’Esplin, ils risquaient de perdre une semaine cruciale. La vie d’un homme pouvait s’en trouver sacrifiée. Il tremblait d’indignation. « Je veux que tous les deux vous vous mettiez à ce foutu téléphone, dit-il, et que vous commenciez à vous remuer un peu. » Il voyait bien que cela ne leur plaisait pas du tout, mais ils savaient aussi que c’était de lui qu’était susceptible de venir tout argent supplémentaire.
Schiller n’arrivait pas à comprendre la façon dont ces avocats travaillaient. Wootton n’avait jamais pris la peine de faire établir un compte rendu d’audiences. Et si la Cour suprême des États-Unis en avait besoin ? La secrétaire de Woody rappela un peu plus tard pour dire que le sténographe de la Cour pensait que cela coûterait six cents dollars. « Je paierai, dit Schiller, ne vous inquiétez pas. » Ce qui était plus important, c’était que Wootton acceptât de lui remettre les originaux des lettres, à condition qu’on lui fournisse un jeu de photocopies. Stephanie arriva donc comme messagère de Moody et reprit le tout.
Après les avoir consultées, Larry estima que Gary avait dû écrire en août, septembre, octobre et novembre, jusqu’à la tentative de suicide, une moyenne de dix pages par jour. Bon nombre de lettres couvraient jusqu’à vingt de ces grandes pages de blocs-notes. Le total devait dépasser mille pages. Il ne fit que les parcourir. Il se rendit compte que Gilmore parlait de tout dans ses lettres. Parfois, il donnait à Nicole un véritable cours universitaire en parlant de Michel-Ange et de Van Gogh ; d’autres fois, c’étaient des pages entières où il ne parlait que de cul. Schiller se dit qu’il aurait besoin d’au moins six jeux de photocopies, un pour Wootton, un pour lui, un pour le futur auteur du livre et au moins trois autres pour des ventes annexes. Il appela le bureau de Xerox à Denver en demandant quelle était la machine la plus rapide qu’ils fabriquaient et qui pourrait en avoir une. Il était prêt à expédier Stephanie par avion à Denver, à Dallas, à San Francisco, n’importe où, lorsqu’on lui répondit qu’ici même, à Provo, la Press Publishing Company avait précisément une telle machine. Dans ce trou de Provo ! Une boîte qui fabriquait des cartes de Noël. Schiller secoua la tête. Ces choses-là arrivent parfois.
De toute évidence, il n’allait pas raconter à une telle société que c’était pour Gary Gilmore qu’il avait l’intention d’utiliser leur appareil. Il leur demanda seulement à louer la machine de 11 heures du soir à 3 heures du matin, et il utilisa Woody et Stanger comme références. Stephanie et lui se rendirent sur place avec un employé de la société et cela prit six heures et demie pour tout faire.
C’était un travail fantastique. Les lettres de Gary étaient si soigneusement pliées que ça n’en était pas croyable. Une petite enveloppe de prison pouvait contenir une douzaine de grandes feuilles. Non seulement Gary avait plié les feuilles, mais Nicole en avait conservé les plis. Schiller se mit à supposer les relations entre Gary et Nicole à la façon dont ces lettres avaient été ouvertes et remises en place, dans leurs enveloppes.
Par la suite, lorsqu’il eut l’occasion d’en lire davantage, Schiller commença à se sentir un peu rassuré. Même si la Cour suprême annulait le sursis et si Gary était exécuté d’ici à une semaine ou deux, ces lettres dévoilaient quand même l’histoire d’amour. Non seulement elles contenaient la raison pour laquelle l’homme voulait mourir, mais aussi Roméo et Juliette, et la Vie après la Mort. Ça pourrait même suffire à un scénariste.
Le problème suivant était de savoir à qui en vendre quelques-unes. Le National Enquirer avait fait une offre ferme de soixante mille dollars à l’agence Scott Meredith mais Schiller se demandait s’il ne devrait pas traiter en bloc avec Time. Sans doute n’obtiendrait-il pas plus que le tiers de la somme, mais même à ce prix-là Schiller optait pour Time. Ça n’était pas seulement le prestige. En fait, le magazine Time agirait comme un formidable prospectus publié partout dans le monde. L’importance de Gilmore prendrait une ampleur internationale. Cela seul justifiait la perte de quarante mille dollars. Cependant, il continuait à négocier avec l’Enquirer. Ils avaient augmenté leur offre de soixante à soixante-cinq mille dollars. Schiller avait besoin de plus d’argent, comme un fermier sans tracteur a besoin d’un tracteur, mais il n’aimait pas l’idée que l’Enquirer allait diminuer la valeur de l’histoire. En attendant, il semblait que Time était prêt à aller jusqu’à vingt-cinq mille dollars.
Entre-temps, il eut l’idée de vendre à Playboy une interview de Gary Gilmore. Ça devrait valoir encore vingt mille. Entre Time et Playboy, plus l’argent d’A.B.C. déjà dépensé, plus ce qu’il pourrait ramasser en Europe en vendant les lettres, il devrait arriver à un total de plus de cent mille dollars. Cela devrait suffire à couvrir toutes les dépenses, passées et à venir.
Les avocats, cependant, avaient leur problème. L’avis fait à la presse par Schiller qu’il était producteur de Hollywood avait tout retourné à la prison. Sam Smith disait qu’il allait veiller à ce que personne ne tire profit de l’exécution de Gary Gilmore. « Cela ne sera pas, tant que je suis directeur du pénitencier. » Il se mit à imposer une foule de restrictions aux visites.
À cette époque, il y avait toujours un gardien présent lorsqu’ils parlaient à Gary. Les avocats reposaient le téléphone et refusaient de parler tant que le gardien n’avait pas foutu le camp. Le type s’en allait parfois à l’autre bout de la pièce, mais alors, on pouvait supposer que les téléphones étaient sur table d’écoute. C’était difficile de parler, depuis le coin d’une salle, à un client dont on ne pouvait pas voir le visage. Un jour, Moody attaqua même Sam Smith à propos du droit d’enregistrer ses conversations avec Gary. « Pour exécuter son testament, se plaignit Bob, il faut que j’enregistre ses remarques au cas où il changerait d’avis. » Il savait que discuter ainsi était une perte de temps, mais il le faisait pour éviter qu’on parle des enregistrements clandestins auxquels il procédait déjà. Dans le meilleur des cas, c’était assez difficile. Il fallait introduire subrepticement l’appareil dans la prison en le cachant sous son manteau, et puis il y avait l’appréhension de voir un gardien remarquer le petit rond de caoutchouc qu’on avait glissé autour de l’écouteur du téléphone. S’ils étaient découverts, ce serait gênant pour eux professionnellement. Bien sûr, le Barreau n’avait rien fait à propos de Boaz, et n’allait sans doute pas commencer avec eux, mais tout de même, si on tenait à sa réputation, ça devenait un risque supplémentaire. D’autres fois, les gardiens essayaient d’inspecter leurs porte-documents lorsqu’ils arrivaient. Ils étaient alors obligés de faire un vrai numéro. Ils étaient les avocats de Gilmore et on ne devait pas toucher à leurs serviettes ! Ça voulait dire qu’ils devaient toujours se présenter à la porte de la prison prêts à la bagarre.
Une fois, Ron eut une terrible discussion avec Sam Smith. « Je vais parler à mon client comme je l’entends, lui dit Ron, et ce n’est pas vous qui allez me dire comment m’y prendre. » « Écoutez, dit Smith, c’est ma prison. » Ron dit : « Je m’en fous. » Il se mit à hurler. Smith essaya de le calmer. « Allons, Ron, disait-il, allons, Ron. » Et Ron répondit : « Bon sang, vous n’allez pas me dire comment mener une conversation. Il faut que j’en garde une trace. Si mon client est exécuté et que quelqu’un fasse un procès, je veux que ces conversations soient enregistrées. Je vais traiter mon client comme je l’entends. » « Dans ce cas, répondit Sam Smith, il va falloir que vous alliez devant la Cour fédérale pour demander si vous avez ce droit. » « Mon vieux, s’il le faut, j’irai », répondit Ron.
Ça tournait au concours de vociférations et ça ne les menait nulle part. Le directeur ne disait jamais ce qu’on pouvait et ne pouvait pas faire. Il se contentait de déclarer, quand on le lui demandait, que c’était contraire au règlement de la prison. Ron eut même une prise de bec avec Ernie Wright, le directeur de l’Application des Peines. Ron était un des cinq membres du Conseil de la Construction pour l’État et ça lui donnait une certaine puissance. Chaque fois que la prison avait besoin d’une nouvelle installation, d’un nouveau hangar, il fallait, comme pour toute autre institution d’État, obtenir la permission du Conseil de Construction de l’État. Ron avait donc depuis quelque temps des contacts quasi quotidiens avec Sam et Ernie. En cette occasion, toutefois, il se heurta à un mur. Ernie Wright finit par dire : « Aucun producteur de cinéma ne gagnera un centime avec Gilmore. Ça n’est pas juste. C’est nous qui encaissons les critiques, et personne ne fera d’argent avec cette affaire. » Voilà où ils en étaient.
« En quoi est-ce contre la politique de l’Administration ? demandait Bob. D’après quels textes ?
— Oh ! ça n’est écrit nulle part, répondait Ernie Wright, c’est simplement la politique du pénitencier. »
Woody et Stanger s’aperçurent qu’ils pouvaient obtenir bien plus en travaillant avec les directeurs adjoints. Les deux zombis de la prison étaient utiles aussi. Campbell, le mormon, passait la moitié du temps à lutter contre la prison, alors on pouvait le voir agacé et promener partout un visage fermé. Mais l’autre chapelain, le catholique, le Père Meersman, était un vieux malin, et il disait aux avocats : « Flattez-les. Ne demandez pas si vous pouvez ou si vous ne pouvez pas. Allez le plus loin possible. Quand on vous interdit une chose, essayez une autre fois. » Le Père Meersman travaillait sans problème à la prison, depuis des années. C’était un homme au visage agréable, aux cheveux gris, ni grand ni petit, ni corpulent ni maigre, une honnête moyenne dans tous les détails de son physique.
Bien sûr, Gary pouvait se montrer caustique à propos du Père Meersman. « Le padre, dit-il un jour à Moody et à Stanger, m’a donné une croix pour le jour de ma mort. Faite exprès. Elle tient dans la paume de la main. Ce pingouin papiste devrait être vendeur de voitures d’occasion. »
Moody avait aussi quelque influence dans les milieux mormons. Il était membre du Grand Conseil, un des douze Anciens à conseiller le président de la Congrégation de Provo, mais de temps en temps un bruit courait qu’il devrait être chassé du Grand Conseil pour accepter le prix du sang. D’un autre côté, des membres éminents de l’Église mormone disaient : « Vous faites un beau travail. Nous l’admirons. » C’était moitié moitié.
Moody ne s’en souciait pas. C’était comme les attaques dont il était l’objet lorsqu’il défendait un homme qui en avait tué un autre en conduisant en état d’ivresse. « Comment avez-vous pu faire ça ? lui demandait-on. Vous êtes mormon. Vous ne buvez pas. » Certains membres de l’Église ne comprenaient pas le système ni le rôle qu’il y jouait.
Malgré cela, il n’y avait pas que des mauvais côtés. Ron Stanger en était arrivé au point où il avait hâte de rentrer chez lui pour se voir sur le petit écran. Plus que Moody, il aimait la publicité. Bob n’était pas très fier de sa calvitie et n’avait nulle envie de se précipiter pour regarder son image, mais les gosses, eux, aimaient bien ça. « Voilà papa ! » criaient-ils. C’était drôle de les voir sur le petit écran. Et, bien sûr, au palais de justice et dans la rue, tout le monde leur demandait comment ils s’en tiraient, tout le monde leur disait qu’on les avait vus à la télé. Pour Moody, c’était agréable de tomber sur des avocats avec qui il était allé à la faculté, qui maintenant, peut-être, gagnaient plus d’argent que lui, et malgré cela de pouvoir discuter de l’affaire avec eux. Dans l’ensemble il était plutôt détendu. Gilmore, tout à la fois, le gênait et l’aidait dans sa clientèle. Ça faisait diversion. Moody se plaisait à se considérer comme un homme que l’idée de changement ne paralysait pas.
GILMORE : Vous allez dire à Larry Schiller que je veux pouvoir téléphoner à Nicole. Je suis sûr que Schiller, s’il le veut, peut faire pression sur les gens.
STANGER : C’est vrai, Larry est capable de se remuer.
GILMORE : Vous deux, vous avez fait certaines choses, mais ça n’a pas été suffisant, je n’ai toujours pas reçu ce coup de fil.
STANGER : Ça n’a pas réussi.
GILMORE : Écoutez, j’ai passé seize jours sans manger et je continuerai s’il le faut. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour recevoir ce coup de fil. Si c’est une affaire de pot-de-vin, versez-le. Je me fous de ce qu’il faut… Je veux parler à Nicole et je ne crois pas que je me montre encore coopératif avant. Ça ressemble à un ultimatum. Je ne sais pas si j’ai le droit de vous demander de m’obtenir ce coup de téléphone afin d’avoir les réponses à ces questions, mais je prends ce droit.
STANGER : Vous avez le droit de demander ce que vous voulez, Gary.
GILMORE : Je veux parler à Nicole.
Sitôt les avocats rentrés à Provo avec une bande, Schiller, s’il était en ville, venait à leur cabinet pour en faire aussitôt une copie. Cela lui donnait l’occasion de l’écouter en présence des avocats. Lorsqu’il entendit Gary dire : « Arrangez-vous pour que j’aie ce coup de téléphone », Schiller se tourna vers Moody et fit observer : « Allons, est-ce qu’il s’imagine que je vais donner vingt-cinq dollars à quelqu’un ? » Moody répondit : « Gary pense que cinq mille feraient l’affaire. » « À qui ? » demanda Schiller. Moody répliqua : « Gary dit de chercher un médecin. » Schiller répondit : « Je ne pense pas que nous devrions nous mêler de ça, Bob. Nous ne sommes pas sortis de l’auberge. »
Il avait le sentiment que Gary essayait de voir jusqu’où il irait. En fait, tous se demandaient : combien d’argent Schiller a-t-il en poche ? A-t-il cinq mille dollars de plus à verser ? Larry estima que c’était une bonne façon d’établir son intégrité auprès de Moody en ne marchant pas. « Je ne crois pas que nous devions nous en mêler, répéta-t-il. Je vais envoyer un télégramme à Gary. »
5 décembre, 13 h 30
GARY
GILMORE
PRISON D’ÉTAT DE L’UTAH, BOITE 250 DRAPER UT 80 4000 020
CONCERNANT VOTRE DEMANDE POUR COMMUNIQUER AVEC UNE TROISIÈME PARTIE, CE N’EST PAS LE MOMENT ET JE REPOUSSE LES MOYENS QUE VOUS AVEZ SUGGÉRÉS. JE SUIS ICI POUR ENREGISTRER UNE HISTOIRE PAS POUR M’EN MÊLER. SALUTATIONS.
LARRY
« En fait, se dit Schiller, maintenant j’en fais partie. Tout, autour de moi, fait partie de l’histoire. »
Maintenant que Gilmore refusait de répondre à ses questions, Schiller décida qu’il ferait mieux de recueillir quelques interviews annexes. Vern lui avait dit que cela vaudrait la peine de parler à Brenda, aussi, avec Stephanie, s’en alla-t-il voir Brenda et Johnny. Ce ne fut pas une grande interview, mais il fut ravi de Brenda. Elle était sincère, spirituelle et télégénique. Presque assez belle pour être une fille du style Les Anges de Charlie. Son mari, Johnny, fit aussi une forte impression sur Schiller, mais d’une autre façon. Il était un peu mal à l’aise devant lui. Un homme fort, qui répugnait à parler.
Il se félicita d’avoir amené Stephanie. Le fait qu’elle l’accompagne lors de cette interview dégela Brenda. Stephanie donnait à ces situations facilement embarrassantes qu’étaient toujours les interviews un peu – il ne voulait pas dire de classe – mais un peu de culture, la légère touche de douceur nécessaire. Elle était précieuse. Enfin, jusqu’au moment où ils repartirent. « Tu es resté assis là à bouffer tous ces hors-d’œuvre, dit-elle, tout ce jambon et cet ananas. » Elle n’a pas pu s’empêcher de le dire, songea Schiller. Elle représentait un actif en arrivant et un passif en partant. Ses critiques étaient si âpres que cela lui sapa le moral pour le reste de la journée.
Ce fut donc un demi-soulagement que d’interviewer Sterling Baker et Ruth Ann au cours de la semaine, et sans Stephanie. Il fut étonné de trouver Sterling si gentil. Si timide, en fait, qu’il dut l’emmener au restaurant. Ce type ne pouvait pas rester assis et se laisser interviewer sans avoir une occupation, ne serait-ce que mastiquer, pour se détendre. Sterling révéla un autre aspect de Gary. Ce type était vraiment aimable et doux. Gary avait été attiré vers lui, c’était étonnant.
Moody et Stanger s’efforçaient de trouver un moyen pour que Gary puisse téléphoner à Nicole. On discuta plus d’un plan.
En attendant, pour faire plaisir à Gary, ils faisaient passer quelques lettres entre Nicole et lui. Gary, naturellement, voulut savoir si Ken Sundberg était bien et Moody dut lui assurer que Sundberg était un jeune mormon sérieux qui n’allait pas s’interposer entre Nicole et lui.
GILMORE : Est-ce que je peux vous poser une question personnelle ? Parfois, quand les choses deviennent une réalité, les gens n’y pensent pas exactement comme ils le devraient. Vous n’allez pas changer d’avis ?
MOODY : Disons ceci, Gary, je crois que Ron et moi en sommes tous les deux arrivés à vous considérer, à vous traiter comme un bon ami et l’idée que vous soyez exécuté ne nous plaît pas mais, que voulez-vous, nous sommes ici pour faire ce que vous désirez. Nous continuerons à travailler dans ce sens, même si ce n’est pas une agréable perspective.
Me SNYDER : Certainement pas.
GILMORE : Vous savez, je ne vous demande pas de me trouver sympathique.
D’ailleurs, je ne suis pas quelqu’un de sympathique.
Me SNYDER : Que ça vous plaise ou non, nous en sommes arrivés à avoir de l’affection pour vous.
GILMORE : La seule chose que je demande, c’est qu’on respecte mes idées sur la mort.
Stanger ne croyait vraiment pas que Gilmore allait en arriver là. Il y avait trop de juges secrètement hostiles à la peine capitale. D’un autre côté, Stanger ne voyait pas pourquoi il ne ferait pas de son mieux. Il se plaisait à respecter le rôle qu’il assumait. D’une certaine manière, il n’avait été, toute sa vie, qu’un comédien. Et puis, bien sûr, il y avait toutes sortes de côtés ironiques dans cette affaire. Il était là, censé interviewer Gilmore sur son passé et c’était plutôt Gary qui parvenait à faire parler Ron de sa propre existence.
Comme il était né à Butte, Ron pouvait facilement faire rire en disant : « Attention à ne pas oublier le “e”. » (Butt, en anglais, veut dire cul.) Ses deux frères aînés, raconta-t-il à Gary, vendaient des journaux alors que lui était parfois à demi mort : Ron se mettait à crier les titres aux meilleurs coins de rue et aussitôt les vendeurs de journaux plus costauds lui sautaient dessus. À ce moment-là, ses frères contre-attaquaient et occupaient le coin pendant un moment.
Dans les années 40, pendant les hivers froids et sales, quand il en avait assez de trimbaler des journaux, il allait dans des bars et toutes les vieilles peaux qui stationnaient là lui achetaient ce qui lui restait par compassion. Le meilleur entraînement au métier d’avocat, ç’avait été d’apprendre à arborer ces expressions qui attirent la sympathie.
Puis, sa famille partit pour l’Oregon où il n’y avait pratiquement pas de mormons. L’église était installée au-dessus d’une blanchisserie. Il rencontra des gens qui étaient persuadés que les mormons avaient des cornes parce qu’ils avaient plusieurs femmes. Stanger n’était qu’un gosse mais cependant il répondait : « Je suis tout à fait pour. » Son grand-père, en fait, avait été polygame. Lorsque Stanger arriva à la B.Y.U., on demanda aux étudiants qui se trouvaient là qui, parmi eux, avait eu des ancêtres polygames. Presque tout le monde se leva. Bien sûr, ces familles polygames ne devaient pas être particulièrement heureuses, songea Ron. « Tu as fait un bébé à Une Telle, devait gémir une épouse, et tu ne m’en as pas fait à moi. » Bon sang, on avait déjà assez de mal à rendre heureuse une seule femme. Gary lui demandait de continuer. Il trouvait tout ça fascinant.
Ron dit qu’il avait été le premier membre de sa famille à être allé au collège. Il ne savait pas très bien pourquoi il avait choisi la B.Y.U., sinon parce que c’était un établissement où les mormons étaient nombreux. Il ne suivait les cours que depuis quelques jours quand une petite blonde mignonne dit quelque chose à propos d’Ernie Wilkinson. Ron ouvrit alors sa grande gueule et dit : « Qui est-ce ? » Il croyait qu’Ernie était le petit ami de la fille. Comment était-il censé savoir que Wilkinson était le président de l’université ? La fille se moqua de lui si bien que Ron s’éloigna. « Voilà une fille avec qui je ne pourrai jamais sortir », annonça-t-il à ses amis. Ils étaient mariés maintenant depuis vingt-deux ans et avaient toute une famille. Cinq gosses, tous adolescents, tous adoptés.
Comme Ron et Viva ne pouvaient pas avoir d’enfant, ils attendirent cinq ans, puis firent une demande par l’intermédiaire de l’Église et durent encore attendre deux ans pour avoir leur premier enfant adoptif. Ça prenait si longtemps qu’ils avaient déjà envoyé un tas d’autres demandes et en moins d’un an il y eut dans la maison trois enfants de plus. Quatre gosses de moins de quatre ans. Ils envisageaient d’avoir une fille pour leur cinquième adoption, mais ils entendirent parler d’un bébé qu’ils pouvaient avoir tout de suite d’une autre organisation de l’Oregon. Ron et Viva sautèrent dans un avion pour Portland afin d’aller chercher le nouveau petit bébé.
Une fois à bord, ils s’amusèrent à distribuer les enfants à tout le monde. Ils disaient à des inconnus : « Tenez, on en a trop, vous en voulez un ? » Lors du retour, ils avaient un vilain cabot en laisse, et puis des jumeaux qui marchaient à peine, Ron arrivait ensuite, portant l’avant-dernier et Viva fermait la marche avec le dernier bébé. Deux vieilles dames s’approchèrent et dirent : « Nous voudrions vous poser une question. Vous êtes mormons ? » Comme ils acquiesçaient, les vieilles dames dirent : « On s’en doutait. C’est une si grande famille. » Plus tard, dans l’avion, Viva remarqua : « Est-ce que ça n’aurait pas été drôle si tu leur avais dit qu’on était tous les deux stériles ? »
Gary et lui rirent longtemps de cette histoire.