Gary revint rendre visite à Brenda et Johnny pour le week-end de Pâques. Une fois les enfants couchés, ils passèrent la soirée du samedi à peindre les œufs de Pâques disposés sur la table, et Gary s’amusa beaucoup à dessiner de belles images et à inscrire les noms des enfants en caractères gothiques et en lettres en sucre si bien que si petits qu’ils fussent sur l’œuf de Pâques, ils avaient quand même l’air gravés dans la pierre.
Au bout d’un moment, Johnny et Gary se mirent à avoir le fou rire tous les deux. Ils étaient toujours à peindre des œufs, mais au lieu d’écrire « Christie, je t’aime », ou bien « Continue, Nick », ils traçaient des formules comme : « Merde pour les œufs de Pâques ». Brenda s’écria : « Vous ne pouvez pas cacher ceux-là !
— Alors, fit Gary avec un grand sourire, je crois qu’il va falloir les manger. » Johnny et lui firent un festin d’œufs durs aux inscriptions malsonnantes.
Ils passèrent le reste de la soirée à écrire des cartes : faire tant de pas ; regarder sous une pierre ; l’indice suivant ne peut se lire que dans un miroir ; etc. Puis la moitié de la nuit à cacher des bonbons, des œufs et des sucreries dans toute la cour.
Brenda s’amusait bien à regarder Gary grimper à l’arbre – il était trempé. Ils avaient des Pâques plutôt humides. Il était là, à moitié perdu parmi les branches, à cacher des confiseries et à se faire tremper jusqu’aux os.
Puis il répandit des bonbons fourrés dans toute la chambre, surtout sur l’étagère au-dessus de son lit, si bien que quand les gosses se lèveraient le lendemain matin, ils devraient se bagarrer avec lui pour atteindre les confiseries.
Le petit, Tony qui n’avait que quatre ans, marcha carrément sur la poitrine de Gary, lui piétina le visage en lui écrasant le nez et repartit en lui aplatissant l’oreille. Gary riait à en perdre le souffle.
La matinée se passa comme ça. Une bonne matinée. Quand l’animation fut un peu calmée, ils se mirent à jouer au fer à cheval et Johnny et Gary s’entendaient le mieux du monde.
Dans la cuisine, Brenda lui dit : « Gary, tu vois cette casserole en cuivre ? C’est ta mère qui me l’a donnée.
— Ah ?
— Oui, c’était un cadeau de mariage quand je me suis mariée la première fois.
— Fichtre, dit Gary, elle devrait être rudement cabossée maintenant.
— Ne fais pas le mariole », dit Brenda.
Le moment parut bien choisi à Brenda pour demander à Gary s’il était allé voir Mont Court. Gary répondit oui.
« Il t’a plu ?
— Oui, dit-il, ça a l’air d’un type bien.
— Gary, fit Brenda, si tu travailles avec lui il t’aidera. »
Gary sourit. Il expliqua que beaucoup de gens avaient essayé de s’occuper de lui. Des gens qui travaillaient en prison et d’autres qui travaillaient dans l’administration de la prison. Il ne connaissait vraiment personne qui ait montré beaucoup d’entrain à travailler avec lui.
Le dîner ne se passa pas comme Brenda l’avait espéré. Elle avait invité Vern et Ida, ainsi que Howard et Toni avec leurs enfants, et bien sûr Johnny et elle avaient là toute leur progéniture, y compris Kenny, le fils de Johnny d’un précédent mariage. En comptant tous les nez, ils arrivèrent au chiffre de treize, et ils firent tous des plaisanteries à ce sujet. Le plat de résistance était des spaghettis à l’italienne, dont Brenda avait affirmé à Gary qu’ils étaient préparés comme les accommodait son grand-père sicilien, avec des champignons et des poivrons, des oignons, de la marjolaine et du pain à l’ail. Elle avait fait des beignets en croix pour le dessert avec un X blanc en sucre glacé par-dessus et plein de café. Elle aurait été ravie du repas si Gary n’avait pas eu l’air aussi tendu.
Plusieurs conversations se déroulaient en même temps. Ce n’était pas un repas silencieux, mais Gary était un peu hors du coup. De temps en temps quelqu’un lui posait une question par politesse, ou bien il disait quelque chose comme : « Bon sang, c’est quand même meilleur que ce qu’on nous donnait à bouffer à Marion », mais il mangeait la tête basse et masquait son silence en engloutissant sa nourriture en hâte.
Brenda en arriva à la triste conclusion que Gary ne savait absolument pas se tenir à table. Dommage. C’était une des choses à quoi elle attachait beaucoup d’importance. Elle ne pouvait pas supporter de voir un homme manger salement et gloutonnement.
D’après les lettres qu’il envoyait, elle s’attendait à trouver un véritable gentleman. Elle se dit qu’elle aurait bien dû se douter qu’il aurait des manières communes. En prison, on ne mangeait pas avec des serviettes et on ne mettait pas de couvert. Quand même, ça l’agaçait. Gary avait de longs doigts d’artiste, effilés, de belles mains de pianiste, mais il tenait sa fourchette avec son poing et l’utilisait comme un bulldozer.
Il était en bout de table, auprès du réfrigérateur, si bien que le tube fluorescent au-dessus de l’évier éclairait son visage. Cela faisait briller ses yeux. Brenda observa : « Fichtre, tu as les yeux les plus bleus que j’aie jamais vus. » Ça ne lui plut pas beaucoup. Il répondit : « Ils sont verts. »
Brenda le regarda : « Ils ne sont pas verts, ils sont bleus. »
Et ainsi de suite. Brenda finit par dire : « D’accord, quand tu es en colère, ils sont verts ; mais quand tu ne l’es pas, ils sont bleus. Pour l’instant ils sont bleus. Tu le sens ?
— Tais-toi et mange », fit Gary.
Quand Vern et Ida, Howard et Toni et les enfants furent partis et que Johnny fut allé se coucher, Brenda resta là avec Gary à boire une tasse de café. « Tu t’es bien amusé ? demanda-t-elle.
— Oh ! oui, fit Gary. (Puis il haussa les épaules.) Je ne me sentais pas à ma place. Je n’ai rien à raconter.
— Bon sang, fit-elle, j’aimerais quand même que nous passions cet obstacle-là.
— Allons donc, fit-il, qui a envie d’entendre parler de prison ?
— Moi, fit Brenda. J’ai simplement peur d’évoquer pour toi de mauvais souvenirs. Préférerais-tu que nous ne tournions pas comme ça autour de ce sujet ?
— Oui », fit Gary.
Il lui raconta quelques histoires de prison. Mon Dieu, qu’elles étaient grossières ! Gary pouvait vous raconter des histoires drôlement salées. Il y avait, par exemple, ce nommé Skeezix, qui arrivait à se sucer lui-même. Il en était fier. Personne d’autre au P.E.O. n’en était capable.
« P.E.O. ? demanda Brenda.
— Pénitencier de l’État d’Oregon. »
Gary avait pris une petite boîte en carton, l’avait peinte en noir et avait percé dedans un petit trou si bien que ça ressemblait à un de ces boîtiers sans objectif. Il dit à Skeezix qu’il y avait de la pellicule dans la boîte et qu’il pourrait prendre une photo par le petit trou. Tout le monde se rassembla pour regarder Gary prendre une photo du type en train de se faire lui-même une pipe. Skeezix était si bête qu’il attendait encore la photo.
En terminant son histoire, Gary se mit à rire si fort que Brenda crut qu’il allait balancer ses spaghettis à travers la pièce. Elle fut rudement contente lorsqu’il se tut, haletant, et qu’il la fixa des yeux comme pour dire : « Maintenant, tu comprends mon problème de conversations ? »
Rikki Baker était un des habitués des parties de poker de Sterling Baker. Sans être lourd pour sa taille, il était grand, très grand ; il faisait peut-être un mètre quatre-vingt-douze. Gary s’attacha vite à lui. Il était le seul joueur plus grand que Gary. Ils s’entendaient assez bien.
Rikki était le cousin de Sterling et il avait entendu parler de Gary avant même sa sortie de Marion. Bien que Rikki eût suivi un entraînement dans la Marine pour être mécanicien de Diesel, il n’avait pas assez d’expérience pour trouver un vrai travail une fois démobilisé et il devait donc prendre ce qui se présentait comme travail journalier ou dans la construction. Quand il ne travaillait pas, Rikki passait son temps dans la boutique de Vern et Sterling lui enseignait la cordonnerie. Rikki se trouvait donc là quand Vern parlait de son neveu en prison qui allait bientôt sortir. Par la suite, Rikki rencontra Gary dans la boutique, mais ce type n’avait l’air que d’un ouvrier, pas sûr de lui, rien de plus. Ce fut seulement lorsqu’il le vit jouer aux cartes qu’il se rendit compte que c’était un sacré gaillard à avoir dans sa famille.
On pouvait dire qu’il n’avait pas la même personnalité au poker qu’à la boutique. Rikki s’aperçut tout de suite que ce n’était pas l’honnêteté qui étouffait Gary. Il avait un tas d’habitudes qui étaient tout simplement de mauvaises manières. Par exemple, il se penchait pour voir ce que le type avait dans la main, et devenait un véritable homme de loi quand il s’agissait des règles. Il les interprétait toujours en sa faveur. Et puis il traitait de haut les autres joueurs parce qu’ils ne connaissaient pas les règles du poker qu’utilisaient les détenus. Comme on ouvrait dix cents avec des relances à vingt-cinq cents, un pot pouvait monter jusqu’à dix dollars. De toute évidence ; le seul intérêt que Gary trouvait au poker, c’était l’argent. Il ne se faisait pas d’amis.
Après ce soir-là, deux copains de Sterling annoncèrent qu’ils ne viendraient plus. Sterling leur dit : « Comme vous voudrez. » On pouvait dire qu’il se montrait fidèle à Gary. Pourtant, quand Rikki se retrouva seul avec lui, Sterling se mit à descendre Gary, Rikki en fit autant. Ils reconnurent tous deux qu’il n’y avait pas grand-chose à tirer de lui. Quand même, il faisait une drôle d’impression à Rikki. Il n’avait pas envie de se faire un ennemi de lui pour peu de chose. Il se disait que si Gary cherchait la bagarre, il n’aurait pas peur de lui rentrer dans le chou, mais il était assez inquiet à l’idée de ce que Gary pourrait tirer de sa poche ».
Toutefois ils le plaignirent. Gary avait un problème : il n’avait pas de patience.
Les parties de poker se poursuivirent, Avec d’autres gens. Le troisième soir, Sterling prit Rikki à part et lui demanda s’il voulait bien emmener Gary ailleurs. Ce type tapait vraiment sur les nerfs de tout le monde.
Rikki lui demanda donc s’il voulait aller draguer des filles. Gary dit que oui. Rikki en arriva vite à la conclusion qu’il n’avait jamais vu un type qui bandait à ce point-là. Il était vraiment dingue.
Rikki s’était une fois de plus séparé de sa femme. Cela faisait six ans qu’il était avec Sue, depuis qu’il avait dix-sept ans et qu’elle en avait quinze. Ils avaient trois gosses et la scène de ménage facile. Rikki se mit donc à faire marcher Gary. Il lui raconta combien Sue était belle, une grande et superbe blonde à l’air mauvais, mais une chic fille. Maintenant qu’elle était en rogne contre son mari, peut-être que ça lui ferait plaisir de rencontrer Gary.
En fait, Rikki était si en colère contre elle la première fois qu’il était parti, qu’il avait raflé tout l’argent de la maison, plus les timbres-primes et le chèque des allocations familiales. Ça la rendrait sûrement furieuse s’il lui envoyait un type excité comme Gary. Rikki avait donc dit ça à Gary en plaisantant.
Mais une fois la possibilité évoquée, Gary n’arrêtait pas de harceler Rikki à ce propos. Rikki lui dit qu’il avait juste voulu plaisanter. Quand même, c’était sa femme ! Néanmoins Gary ne cessait pas de demander quand Rikki allait l’emmener chez Sue. Lorsque Rikki finit par lui dire qu’il n’en était pas question, Gary se mit dans une telle colère qu’ils faillirent se battre. Rikki dut changer les idées de Gary en lui disant qu’ils pourraient aller draguer dans Center Street. Il se débrouillait pas mal avec les filles. Il l’expliqua à Gary.
Ils s’en allèrent donc dans la voiture de sport de Rikki Baker. Ils dépassaient des filles qui se promenaient dans leur voiture et essayaient de leur faire des signes, puis ils faisaient demi-tour et redescendaient Center Street, voyaient les mêmes filles, essayaient encore une fois de leur faire des signes, en roulant côte à côte dans le flot de la circulation, au milieu d’une longue file d’autres connards dans leurs voitures ou dans leurs camionnettes. Les filles, dans leurs voitures, faisaient marcher leurs radios à plein rendement.
Gary finit par trouver ennuyeuse l’absence de résultats. Lorsqu’ils arrivèrent à un feu rouge derrière une voiture pleine de filles qui les avaient taquinés, il sauta à terre et passa la tête par leur vitre ouverte. Rikki ne pouvait pas entendre ce qu’il disait, mais lorsque le feu passa au vert et que les filles voulurent repartir, Gary ne retira pas sa tête de la portière. Il se foutait bien des voitures bloquées derrière. Quand les filles finirent par repartir, Gary voulut que Rikki les poursuive. « Pas possible, dit Rikki.
— Vas-y ! »
Avec toute la circulation qu’il y avait, Rikki n’arrivait pas à les rattraper. Et pendant tout ce temps, Gary lui criait de se remuer le train et de montrer qu’il était aussi fort avec les filles qu’il le prétendait.
Mais ils avaient commencé trop tard dans la soirée. Il y avait plein de voitures avec des types et seulement quelques-unes avec des filles, et celles-ci se contentaient de plaisanter et se montraient très prudentes. Il fallait les aborder en douceur, ne pas effrayer tout de suite le poisson. Gary lui fit promettre de sortir plus tôt la prochaine fois.
Comme ils se disaient bonsoir, Gary lui fit une proposition. Qu’est-ce que Rikki penserait de former une équipe ? Pour se faire un peu de fric au poker.
Rikki avait déjà entendu parler de ça par Sterling. Il fit à Gary la même réponse que Sterling : « Tu sais, Gary, je ne pourrais pas tricher avec mes amis. »
En guise de réponse, Gary dit : « Je peux conduire ta voiture ? » Comme c’était une voiture de sport, elle était rapide. Cette fois-là, il dit oui. Il se dit que ça vaudrait mieux. Quand on ne faisait pas ce qu’il voulait, on ne savait pas jusqu’où un type aussi tordu que Gary pouvait aller.
Il avait à peine pris le volant qu’il faillit les tuer tous les deux. Il prit un virage à toute allure et manqua de peu un panneau de stop. Puis il ne ralentit pas au carrefour et passa à toute allure sur le caniveau disposé là pour vous faire ralentir. Ensuite il faillit faire quitter la route à plusieurs conducteurs, et même une voiture qui arrivait vers eux dut mordre sur le bas-côté. Rikki lui criait sans cesse d’arrêter. Il avait l’impression d’avoir passé une heure avec un fou. Gary ne cessait pas de lui dire que ça n’était pas si mal quand on réfléchissait au temps écoulé depuis qu’il n’avait pas conduit. Rikki était au bord de la crise cardiaque. Il n’arrivait pas à le faire arrêter jusqu’au moment où Gary passa une vitesse supérieure sans accélérer assez et le moteur cala. Ensuite impossible de redémarrer. La voiture avait une mauvaise batterie.
Il fallut cet incident pour que Rikki se retrouve derrière le volant. Gary était très déprimé à l’idée que la batterie l’avait lâché. Il en était énervé comme les gens qui se mettent à broyer du noir quand il fait mauvais temps.
Le lendemain vers l’heure du déjeuner, Toni et Brenda passèrent prendre Gary à la cordonnerie pour l’emmener manger un steak haché. Assis au comptoir et l’encadrant, lui parlant dans son oreille gauche et dans son oreille droite, ils en vinrent droit au fait. Ce qui les préoccupait, c’était qu’il avait emprunté trop d’argent.
Oui, dit Toni avec douceur, il avait commencé par taper Vern d’un billet de cinq dollars par-ci, de dix dollars par-là, de vingt une fois de temps en temps. Il n’était pas non plus allé travailler tout le temps convenu. « C’est Vern et Ida qui t’ont dit ça ? demanda Gary.
— Gary, dit Toni, je ne crois pas que tu te rendes compte de la situation financière de papa. Il a trop d’orgueil pour t’en parler.
— Il serait furieux s’il savait que nous t’avons parlé de ça, fit Brenda, mais papa ne gagne pas grand-chose pour l’instant. Il a créé un emploi pour que la commission de libération sur parole t’aide à t’en tirer.
— Si tu as besoin de dix dollars, fit Toni, papa sera toujours là. Mais que ce ne soit pas pour acheter un paquet de six canettes de bière et puis rentrer à la maison et rester là à boire. »
Voici comment Toni voyait les choses. Brenda et elle comprenaient que c’était difficile pour Gary de savoir comment organiser son budget. Après tout, il n’avait jamais eu auparavant à s’occuper de sa paye hebdomadaire.
« Hé oui, répondit Gary, on dirait que je ne sais pas. Je m’en vais acheter quelque chose et tout d’un coup, voilà qu’il ne me reste pas assez. Je me retrouve fauché. » Toni lui assura : « Mais, Gary, je me suis dit que dès l’instant où tu comprendrais que papa ne peut pas continuer à te prêter de l’argent, tu ne recommencerais pas à lui en demander.
— Ça me navre, dit Gary. Vern n’a pas d’argent ?
— Il en a un peu, dit Brenda. Mais il essaie d’en mettre de côté pour se faire opérer. Vern ne se plaint pas, mais sa jambe n’arrête pas de lui faire mal. »
Gary était assis, la tête basse, à réfléchir. « Je ne me rendais pas compte, dit-il, que je mettais Vern dans le pétrin.
Gary, poursuivit Toni, je sais que c’est dur. Mais essaie de te ranger un peu, juste un peu. Ce que tu dépenses en bière, ça n’a pas l’air de grand-chose, mais ça ferait une fichue différence pour papa et maman si tu prenais ces cinq dollars et que tu ailles acheter des provisions parce que, tu sais, ils te nourrissent, ils t’habillent, et ils t’abritent. »
Brenda passa au sujet suivant. Elle savait que Gary avait besoin de temps pour se détendre et qu’il pouvait le faire avec quelqu’un comme Vern qu’il n’avait pas à le considérer tout le temps comme un patron. Pourtant le moment semblait venu, peut-être, de commencer à envisager de trouver une chambre et un vrai travail. Elle avait même fait quelques recherches pour lui.
« Je ne crois pas que je sois prêt, fit Gary. J’apprécie ce que tu essaies de faire, Brenda, mais j’aimerais rester avec tes parents un plus longtemps.
— Papa et maman, dit Brenda, n’ont plus personne chez eux depuis que Toni s’est mariée. Ça fait bien dix ou douze ans. Ils t’aiment bien, Gary, mais je vais être franche : tu commences à leur taper sur les nerfs.
— Peut-être que tu ferais mieux de me dire ce qu’est ce travail.
— J’ai parlé, dit Brenda, à la femme d’un type qui a un magasin de matériaux isolants. Il s’appelle Spencer McGrath. D’après ce qu’on m’a dit, Spencer ne joue pas du tout au patron. Il est là, sur le tas, avec ses hommes. »
Si Brenda ne l’avait pas rencontré lui-même, elle avait passé, expliqua-t-elle, quelques moments agréables avec Marie, Mme MacGrath. C’était une femme charmante, dit Brenda, dans le genre un peu poids lourd, mais toujours souriante ou riante, une robuste.
Marie avait dit à Brenda : « Si on ne tend pas la main à quelqu’un qui sort de prison, il risque de se sentir isolé et frustré et de recommencer à faire des bêtises. » La société devait se montrer un peu accueillante, avait-elle dit, si on voulait arriver à récupérer quelqu’un.
« Très bien, fit Gary, j’irai voir ce type. Mais, ajouta-t-il en les regardant, laissez-moi encore une semaine. »
Après son travail, Gary entra avec un sac de provisions. Un peu de tout, mais pas de quoi faire un repas, et Ida trouva que c’était un geste gentil. Cela lui évoqua le temps, au moins trente ans plus tôt, où elle avait prêté quarante dollars à Bessie parce que Frank Gilmore était en prison. Il fallut à Bessie près de dix ans, mais elle remboursa ces quarante dollars. Peut-être que Gary ferait la même chose. Ida décida de lui parler de Margie Quenn.
Elle connaissait cette gentille fille, Marge, dont la mère était une de ses amies. Il y avait environ six ans, Marge avait eu un bébé, mais elle vivait seule maintenant, et elle élevait très bien son enfant. Elle habitait avec sa sœur et travaillait comme femme de chambre un peu plus loin dans la rue.
« Elle est jolie, lui dit Ida, quoique un peu triste, mais elle a de magnifiques yeux bleus. Très profonds.
— Ses yeux sont aussi beaux que les tiens ? demanda Gary.
— Oh ! va-t’en donc, petit effronté », fit Ida.
Gary déclara qu’il aimerait la voir tout de suite.
La fille faisait le service de nuit à la réception du motel de Canyon Inn. Elle vit un homme de haute taille franchir la porte. Il s’approcha avec un grand sourire. « Oh, dit-il, vous devez être Margie.
— Non, dit-elle, Margie n’est pas là à cette heure-ci. »
Le type se contenta de repartir.
Margie Queen reçut un coup de téléphone. Une voix agréable dit : « je suis Gary, le neveu d’Ida. » Elle dit bonjour, il répondit qu’elle avait une jolie voix et qu’il aimerait la rencontrer. Elle était triste ce soir-là, lui dit-elle, mais qu’il passe donc le lendemain, elle savait qui il était.
La mère de Marjorie Queen avait déjà raconté que Ida avait un neveu tout juste sorti de prison et se demandait si Marge envisagerait de sortir avec lui. Marge demanda pourquoi il avait fait de la prison et apprit que c’était pour vol. Elle trouva que ça n’était pas si terrible. Après tout, ça n’était pas comme s’il avait commis un meurtre. Puisque, à ce moment-là, elle ne voyait qu’un seul type et encore pas régulièrement, elle se dit : « Ma foi, ça ne peut pas faire de mal. »
Il arborait un grand sourire lorsqu’elle lui ouvrit la porte. Il avait un drôle de chapeau, mais à part ça il avait l’air très bien. Elle lui demanda s’il voulait une bière, et il s’assit pour en boire une dans le salon, installé bien droit sur le canapé. Marge le présenta à Sandy, sa sœur, qui vivait avec elle, puis à sa fille, et au bout d’un moment elle lui demanda s’il avait envie d’aller faire un tour en voiture jusqu’au canyon.
Ils n’étaient pas très loin quand Gary dit : « Prenons encore une bière. » Marge dit : « Ma foi, pourquoi pas ? »
À mi-chemin du col, ils s’arrêtèrent au Saut de la Mariée où un étroit torrent faisait une chute de trois cents mètres, mais ils ne prirent pas le funiculaire : c’était trop cher.
Ils s’assirent au bord de la rivière et bavardèrent un moment. La nuit commençait à tomber et Gary regarda les étoiles en disant à Marge à quel point il les aimait. Lorsqu’il était en prison, il avait rarement l’occasion de les voir, expliqua-t-il. Dans la journée on pouvait sortir dans la cour, raconta-t-il, et apercevoir pas mal de ciel par-dessus le mur, mais le seul moment où on voyait les étoiles, c’était en hiver, si on allait au tribunal pour une raison ou pour une autre. Dans ces cas-là, on pouvait vous ramener au pénitencier en fin d’après-midi, quand il faisait déjà nuit. Par un soir clair, on voyait les étoiles.
Il commença à parler à Marge de ses yeux. Il lui dit qu’il les trouvait beaux. Il y avait de la tristesse dans ses yeux et des reflets de lune.
Elle trouva qu’il avait une conversation agréable. Quand il lui demanda si elle aimerait aller voir un film avec lui, elle accepta.
Mais soudain, une voiture de police remonta par hasard le canyon. L’humeur de Gary changea aussitôt. Il se mit à parler des flics. Plus il parlait, plus il se mettait en colère. Ça sortait de lui comme un four dont on aurait laissé la porte ouverte. Elle se demanda si elle avait bien fait d’accepter d’aller au cinéma avec lui.
Une fois la nuit vraiment tombée, ils remontèrent le canyon jusqu’à Heber, s’arrêtèrent pour prendre encore une bière, puis rebroussèrent chemin. Il devait alors être 10 heures et demie. Comme ils descendaient la colline jusqu’à Provo, il dit : « Ça ne vous ennuie pas si je vous raccompagne maintenant ? Je n’ai pas envie de rentrer.
— Demain, il faut que je me lève pour aller travailler, dit Marge.
— Demain, c’est samedi.
— C’est un jour de coup de feu au motel.
— Passons d’abord chez vous.
— D’accord, dit-elle, un petit moment. Pas trop longtemps. »
Sa sœur était allée se coucher, alors ils s’installèrent dans le salon. Il l’embrassa. Puis il commença à pousser les choses plus loin.
« Je ferais mieux de vous raccompagner, dit-elle.
— Je ne veux pas, dit-il. Ils ne sont pas là. »
Elle insista. Elle le décida à partir. Cela lui demanda toute sa force de persuasion, mais elle finit par le raccompagner. Ça n’était qu’à quelques pâtés de maisons de là et lorsqu’ils arrivèrent, il n’y avait de lumière nulle part. Il répéta : « Ils ne sont pas là. »
Elle se rendit compte alors qu’elle était ivre. Elle s’aperçut tout d’un coup qu’elle était complètement beurrée. Elle réussit à dire : « Où voulez-vous que je vous conduise ?
— Chez Sterling.
— Vous ne pouvez pas entrer ici ?
— Je n’en ai pas envie. »
Elle le conduisit donc jusque chez Sterling. Lorsqu’ils y arrivèrent, il annonça : « Sterling est couché. » Elle dit : « Vous ne pouvez pas dormir chez moi. »
Ils revinrent à l’appartement de Marge. Elle ne tenait pas à se faire arrêter pour conduite en état d’ivresse, et au moins elle connaissait le chemin pour rentrer chez elle.
Dans le salon, Gary se remit à l’embrasser. Elle se sentait malheureuse et se demandait comment se tirer de là, lorsqu’elle tomba dans les pommes. Lorsqu’elle revint à elle, il était parti. Elle s’éveilla le lendemain en se rappelant qu’elle avait pris rendez-vous pour aller au cinéma avec lui un jour de la semaine suivante.
Le lendemain matin, Gary téléphona de bonne heure. Marge demanda à sa sœur de répondre qu’elle n’était pas levée. Il rappela une demi-heure plus tard et Marge dit : « Tu n’as qu’à lui dire que je ne suis pas là. » Les choses en resteraient là, espérait-elle.
Le samedi soir, Gary était ivre. Au début de la soirée il essaya de convaincre Sterling Baker de le conduire jusqu’à Salt Lake City, mais Sterling le persuada de rentrer. Gary essaya alors de se faire emmener par Vern, mais il s’entendit répondre qu’il était près de minuit, que ça faisait cent soixante kilomètres aller et retour et qu’il valait mieux ne plus y penser. Gary répondit : « Très bien, tu n’as qu’à me prêter ta voiture.
— Mais non, fit Vern, tu ne peux pas la prendre. »
Gary le regarda. Dans ces moments-là, ses yeux avaient la fureur d’un aigle en cage. Ces yeux-là disaient pratiquement à Vern : « Ta Pontiac dorée 69 est dans l’allée, tout comme ta camionnette Ford verte 73. Et tu ne veux me prêter ni l’une ni l’autre. » Tout haut il dit : « Je vais faire du stop. »
Vern s’imaginait Gary dans un bar de Salt Lake, cherchant des histoires. « Fais ce que tu veux, dit-il à Gary. Je préférerais que tu restes ici.
— Je m’en vais. »
Lorsqu’il partit, c’en fut trop pour Vern. Trois minutes ne s’étaient pas écoulées qu’il dit à Ida : « La barbe, je vais le conduire. » Il monta dans sa voiture en s’imaginant l’expression de Gary lorsqu’il s’arrêterait auprès de lui, ouvrirait la portière du côté passager en marmonnant : « Pourquoi ne vas-tu pas à Salt Lake avec ce pauvre crétin ? » Mais Vern ne réussit pas à le trouver. Il y avait un endroit sur la Ve Avenue où on se plantait généralement si on voulait faire du stop, mais il n’y avait personne. Vern sillonna les rues. Gary avait dû trouver une voiture tout de suite.
À 8 heures le dimanche matin, Gary appela de l’Idaho. Il était à cinq cents kilomètres. « Comment es-tu arrivé là-bas ? » demanda Vern.
Ma foi, expliqua Gary, un connard l’avait ramassé, il s’était endormi et le type avait traversé Salt Lake. Quand Gary s’était éveillé, on était dans l’Idaho. « Vern, dit Gary, je suis fauché. Pourrais-tu venir me chercher ?
— Peut-être que Brenda voudra y aller, dit Vern, mais moi, sûrement pas. » Il prit une profonde inspiration.
« Tu ne veux pas venir me chercher ? » Gary avait l’air vraiment furieux. Il y avait un gouffre entre eux. Vern dit : « Reste où tu es. Je vais appeler Brenda. »
« Qu’est-ce que tu fais là-bas dans le Nord ? demanda Brenda.
— J’avais envie de passer voir maman, dit Gary. Tu comprends, je suis tombé sur ce type, à Provo, qui a des amis dans l’Idaho. Il m’a dit : « Allons voir mes copains, et puis on montera jusqu’à Portland. »
— Oh ! mon Dieu », fit Brenda. Il n’avait pas tenu ses engagements. On lui avait dit de ne pas quitter l’État.
« Bref, fit Gary, une fois arrivé dans l’Idaho, ce type s’est mis en colère contre moi et m’a plaqué là. Je suis coincé dans le bar, Brenda, et je ferais mieux de rentrer. Tu peux venir me chercher ?
— Pauvre imbécile, dit Brenda. Tu n’as qu’à te retirer le pouce du cul et le lever en l’air. »
Quelques heures plus tard, Mont Court reçut chez lui un coup de fil de l’Inter. On lui demandait de contacter l’inspecteur Jensen à Twin Falls, dans l’Idaho. Mont Court apprit alors que son prisonnier libéré sur parole, Gary Gilmore, avait été arrêté pour conduite sans permis. L’inspecteur Jensen voulait savoir comment ils devaient procéder. Mont Court réfléchit un moment et conseilla qu’on laisse Gilmore regagner l’Utah par ses propres moyens et qu’il vienne aussitôt se présenter à lui.
Brenda reçut un autre coup de fil. Gary était à Twin Falls, dit-il. Il avait fait du stop et s’était fait prendre par un type qui conduisait une camionnette. Lorsqu’ils s’étaient arrêtés dans un bar, le type avait commencé à lui faire du gringue. Gary avait dû se battre avec lui dans le bar. Puis ils étaient sortis sur le parc de stationnement pour terminer. Il avait assommé le type.
« Brenda, j’ai cru que je l’avais tué. Mon Dieu, j’ai vraiment cru que je l’avais tué. Je l’ai mis dans sa camionnette et j’ai foncé comme un dingue. Je me disais que si je pouvais trouver un hôpital, je le déposerais là.»
Là-dessus, le type a piqué une crise. J’ai arrêté la voiture et j’ai pris son portefeuille pour voir son nom… au cas où il serait en train de mourir. Puis je suis parti à fond de train pour un hôpital. Dès que les flics m’ont fait m’arrêter sur le bas-côté, le type est revenu à lui. Il a dit aux policiers qu’il voulait qu’on m’inculpe d’agression et de voies de fait, de kidnapping, et aussi de lui avoir volé son portefeuille et pris sa camionnette. »
Brenda essayait d’enregistrer tout ça.
« Il me restait un peu de ma paye de la semaine, poursuivit Gary, et ça suffisait pour payer la caution pour avoir conduit sans permis. Ensuite, je me suis débrouillé.
— Tu t’es débrouillé ? dit Brenda. Mon Dieu, mais comment ?
— Eh bien, vois-tu, ce type était connu dans la région pour être un pédé. Je crois que les flics étaient de mon côté et ils l’ont persuadé de renoncer à porter plainte. Je n’ai pas besoin de revenir.
— Je ne peux pas le croire, dit Brenda.
— Seulement il y a juste une chose, fit Gary, j’ai claqué mon argent pour la caution. Je ne sais pas comment je vais rentrer.
— Tu ferais mieux de t’arranger, dit Brenda. Si tu n’es pas ici demain matin, j’appelle Mont Court. Il se ferait un plaisir de te ramener à l’œil.
— Mont Court est déjà au courant », dit Gary.
Brenda explosa. « Pauvre crétin, lui dit-elle, qu’est-ce que tu peux traîner ! »
Ce fut un long dimanche. Une neige de printemps avait commencé à tomber et le soir, c’était presque le blizzard. Dans le salon, Brenda en avait assez de regarder son tapis rouge, ses meubles rouges et ses lampes en fer forgé noires. Elle était prête à donner des coups de pied dans les jouets des gosses. Elle n’arrêtait pas de ressasser tout ça avec Johnny, en essayant de trouver une solution pour Gary. Encore heureux, songea-t-elle, qu’il ne se soit pas barré après avoir rossé le type. Ça montrait qu’il avait un certain sens de ses responsabilités. D’un autre côté, est-ce qu’il n’était pas parti avec lui dans la camionnette parce que ce serait facile de faire les poches du gars ? Et comment avait-il réussi à le persuader de ne pas porter plainte ? En arborant son sourire juvénile ?
Il était temps de reconnaître, conclut Brenda tristement, que quand on avait Gary dans les parages, il y avait des questions auxquelles on n’obtenait pas de réponses. La neige continuait à tomber. Sur les routes, le paysage ne devait être qu’un grand champ blanc.
À 9 heures du soir, Gary téléphona de Salt Lake. Cette fois il était complètement fauché. Il était aussi bloqué par la neige.
Johnny regardait à la télé une émission qu’il aimait bien. « En tout cas, dit-il, je ne vais pas aller chercher cet imbécile. »
Brenda dit : « C’est la famille de mon côté qui est en jeu, alors est-ce que je peux prendre ton camion ? » Il avait les quatre roues motrices et un émetteur-récepteur radio. Sa voiture à elle était trop légère.
Toni se trouvait là et elle dit qu’elle l’accompagnerait. Brenda n’était pas mécontente. Toni connaissait mieux qu’elle Salt Lake.
Il neigeait si fort que Brenda faillit manquer la sortie de l’autoroute. Le bar était au diable, après l’aéroport, et se révéla être la boîte la plus dingue que Brenda eût jamais vue. On pouvait compter sur Gary pour se retrouver dans l’endroit le plus moche.
Lorsqu’elles franchirent le seuil, il était en train de bavarder avec le tenancier. Brenda fut aussitôt frappée de constater qu’il avait plein de monnaie sur le comptoir.
Gary les gratifia d’un large sourire. « Comment vont les deux nanas les plus futées du monde ? » Oh, qu’il était bourré ! Il en était fier : ses poules faisanes venaient juste d’apparaître sur le seuil. Brenda regarda Toni et dit : « Qu’est-ce qu’on fait de cet ivrogne ? »
Elles lui avaient passé les bras autour du cou pour lui faire garder l’équilibre. Il les prit par la taille.
« Tu es prêt à partir, Gary ?
— Laisse-moi finir ma bière. »
Brenda dit : « Bois-la près de la porte. » Elle ne tenait pas à rester au milieu de ce bar avec tous ces clochards qui les lorgnaient. Jamais de sa vie elle n’avait été autant de fois déshabillée du regard en trente secondes.
« Gary, tu t’es trouvé un chouette endroit pour t’arrêter.
— Bah, il faisait chaud », répondit-il. Il avait toujours une explication valable pour tout.
« Au fait, dit-il, son verre de bière à la bouche c’est mon tour maintenant de jouer au billard.
— Tu comptes rester ici pour jouer au billard ? dit Brenda.
— C’est que, répondit-il, j’ai un gros pari qui mijote.
— Tu m’as dit que tu étais fauché. »
Elles regardèrent les dollars sur le comptoir auprès de son verre. « C’est ce type, dit-il, qui m’a payé mes consommations toute la soirée.
— Tu mens comme tu respires, fit Brenda. Moi, je m’en vais. »
Alors Gary changea d’avis. « Bon, bon, dit-il d’une voix forte, si ça peut faire plaisir à mes petites dames, je vais partir maintenant. » Il se tourna, avec une délicieuse expression de regret, vers la table de billard où il n’irait pas et donna à Brenda un baiser sur le nez. Puis il en planta un autre sur la joue de Toni. « Venez mes deux petites futées, dit-il d’une voix bruyante, allons-y. » Il serait sans doute tombé dans la neige si elles ne l’avaient pas soutenu pour arriver au camion. Tout d’un coup, il eut l’air lessivé. Elles parvinrent à l’installer entre elles sur la banquette, mais il dit : « Oh, non, je ne peux pas supporter ça. Je vais dégobiller.
— Laisse-moi descendre », hurla Brenda.
Elles se réinstallèrent avec Toni au milieu et Gary à droite, la vitre à demi ouverte. Cet abruti chantait. Il chantait très mal.
Sa chanson, c’était Des bouteilles contre un mur. Il y avait cent bouteilles contre un mur, quelque chose arrivait à une des bouteilles, alors il n’en restait que quatre-vingt-dix-neuf. C’était comme Les dix petits nègres. Elles durent subir les cent bouteilles.
« Pourquoi n’essaies-tu pas quelque chose que tu saches faire ? dit Brenda. Voyons, tu ne sais pas chanter.
— Mais si » dit-il en attaquant un nouveau couplet. Rien d’autre à faire que d’en prendre son parti.
Lorsqu’ils arrivèrent à la Pointe de la Montagne, c’était une vraie tempête de neige sur l’autoroute. Brenda n’arrivait pas à voir les feux des voitures devant elle, et avec le plateau du camion qui n’était pas chargé, le véhicule commençait à chasser. Bientôt ça glisserait comme si elle roulait sur une colonie de serpents. Elle alluma la radio et essaya d’avoir des nouvelles du temps par un camion qui serait sur l’autre versant de la montagne. Si c’était mauvais, elle s’arrêterait en attendant que la tempête se calme.
Mais Gary était inquiet de voir Brenda utiliser la radio. Il avait entendu parler de ces appareils, mais il ne savait pas très bien à quoi ils servaient. Il était un peu paranoïaque. Il croyait que Brenda parlait aux flics. « Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il.
— J’essaie d’avoir un rapport des Bleus.
— Qu’est-ce que c’est qu’un rapport des Bleus ? demanda Gary.
— C’est le nom de code de la police, dit Brenda.
— Eh, demanda Gary, tu vas me livrer ? »
Brenda dit : « En quel honneur ? Parce que tu t’es conduit comme un trou du cul ? On ne peut pas livrer quelqu’un qui s’est conduit comme un trou du cul.
— Ah, fit Gary. D’accord, j’ai compris.
— Non, dit Brenda, je ne m’en vais pas te livrer. Mais c’était idiot de dire ça.
— Je ne suis pas idiot, déclara-t-il.
— Gary, tu as un Q. I. élevé, mais tu n’as pas un brin de bon sens.
— C’est ce que tu penses. »
Il avait l’air de croire que se fourrer dans les situations les plus insensées et trouver moyen de s’en sortir, c’était du bon sens.
Le rapport des Bleus annonça que le temps était moins mauvais sur l’autre versant, mais Brenda ne savait pas si elle devait tenter le coup. À la radio, un énorme camion remorque qui montait derrière elle lui signala que la route, un peu plus loin, était dangereuse. Le type demanda alors quel genre de véhicule elle conduisait. Quand Brenda lui eut décrit la camionnette de Johnny, le routier dit : « D’accord. Vous êtes juste devant moi. (Puis il ajouta :) J’ai un copain derrière. On va vous escorter.
— C’est que je ne sors qu’à Orem, dit Brenda.
— On va rester avec vous. »
Brenda roula donc sur l’autoroute en convoi entre deux gros semi-remorques. Elle restait à portée de vue des feux arrières du type devant elle et celui qui suivait n’était pas loin. Ils l’escortaient parfaitement.
Le camion de tête restait sur la file de gauche pour lui éviter de déraper vers le terre-plein central. L’autre était à sa droite et juste derrière. Si l’arrière de la camionnette de Johnny commençait à virer vers le bas-côté, il pourrait donner un petit coup sur le pare-chocs près de la roue arrière droite. Ça arrêterait le dérapage. Les routiers savaient faire ça. C’était une assistance importante. Pour des raisons d’écoulement d’eau, le bas-côté, sur cette portion de l’autoroute, tombait à pic dans un caniveau d’écoulement et comme c’était une tempête de neige de printemps, il n’y aurait plus de talus enneigés pour vous protéger. En fait, sur la droite il n’y avait que du gravier et de l’à-pic. Le type derrière elle n’arrêtait pas de lui dire : « Ne vous en faites pas, vous n’allez pas passer par-dessus la rambarde. »
Tout ça impressionna Gary. « On peut dire que tu es protégée, dit-il. (Puis il lui fit un large sourire en disant :) Mais tu ne crois pas que tu aurais besoin d’être protégée contre moi ?
— Comment, fit Brenda, quelle idiotie. Est-ce que tu me ferais du mal ?
— Voilà, dit Gary maintenant vexé, une chose idiote qui n’était pas à dire.
— Pas plus idiote que ce que tu viens de dire.
— Mes enfants, mes enfants, fit Toni, pas de dispute. »
Ils continuèrent donc leur route et rentrèrent. Gary, ce soir-là, coucha chez Brenda et Johnny.
Le lundi matin, dans la pluie et la neige fondue, Gary s’en alla voir Mont Court. Voici l’histoire qu’il raconta à son délégué à la liberté surveillée :
Il était allé à une soirée où il avait un peu bu. Puis il avait décidé d’aller à Salt Lake pour trouver une prostituée. En route, il avait été pris en stop par un homme qui lui avait dit qu’il connaissait des filles qui les accueilleraient, à Twin Falls, dans l’Idaho. Mais quand ils étaient arrivés à Twin Falls, le type qui avait fait cette promesse l’avait tout simplement laissé tomber.
Il avait alors appelé l’Utah au téléphone et sa cousine lui avait conseillé de rentrer en stop. Il avait pu trouver un homme qu’il avait rencontré dans un bar. En chemin, le type s’était mis à avoir des convulsions et avait fini par perdre connaissance. Gary avait donc dû se mettre au volant et essayer de trouver un hôpital. Là-dessus, il avait été arrêté pour conduite sans permis et avait fait contacter M. Mont Court. Et lui, Gary Gilmore, se présentait maintenant comme on le lui avait ordonné.
Mont Court n’était pas trop content de cette histoire. Gilmore était assis dans son bureau, sympathique comme tout et très poli. Mais il n’expliquait pas grand-chose. Il répondait juste aux questions. Ça ne donnait pas une bonne impression. Quand même, il y avait pas mal de cas qu’on devait bien supporter tels qu’ils étaient.
Court était responsable d’environ quatre-vingts détenus libérés sur parole ou sous surveillance, et il en voyait trente ou quarante par semaine, chacun entre cinq et quinze minutes. Ça voulait dire qu’il fallait prendre des risques. Il en avait pris un la veille en pariant que Gilmore reviendrait tout seul de l’Idaho.
D’un autre côté, s’il avait été mis en prison dans l’Idaho, Court aurait dû le renvoyer aux autorités de l’Oregon, puisque c’était là qu’avait eu lieu sa libération. Il aurait été extrêmement difficile, un dimanche après-midi, de trouver des membres de commission de Libération sur Parole de l’Oregon. En fait, ça pourrait même prendre quelques jours avant qu’ils puissent se réunir pour prendre une décision à propos de l’escapade de Gilmore. Et Gary, pendant tout ce temps-là, poireauterait dans une prison de Twin Falls. Là-bas, un avocat pourrait le faire sortir en invoquant l’Habeas Corpus, et Gilmore pourrait se tirer. Plus il serait vraiment dans le pétrin, plus il essaierait de se barrer vite fait. Alors que Gilmore, revenant de lui-même, conforterait le côté positif de son image. Il saurait que Court avait eu raison de lui faire confiance. Ça donnerait une base de départ. Le principe était d’assurer à un homme un semblant de relations positives avec les autorités. À partir de là, il pourrait commencer à changer. Court avait été missionnaire mormon en Nouvelle-Zélande et il croyait au pouvoir de l’autorité pour provoquer un changement, c’est-à-dire réussir à obtenir des modifications réelles dans la personnalité des gens. Bien sûr, ceux-ci devaient être prêts à accepter l’autorité, que ce fût l’Écriture, le Livre des Mormons ou bien, dans le cas de Gilmore, accepter tout bonnement le fait que lui, Mont Court, un délégué à la liberté surveillée, n’était ni une tête de mule ni un super flic, mais un homme disposé à parler ouvertement et à prendre avec vous des risques raisonnables. Il était là pour aider, pas pour réexpédier un homme dans une prison surchargée à la première infraction mineure.
Bien sûr, il en fit tout un plat. Gilmore avait incontestablement enfreint les engagements de liberté surveillée. Toute nouvelle infraction risquerait de la faire annuler. Gilmore hochait la tête, Gilmore écoutait poliment. Il avait l’air vieilli. Ils étaient à peu près du même âge, mais Gilmore, se dit Court, avait l’air bien plus âgé. D’un autre côté, si on dessinait un portrait-robot de ce à quoi pourrait ressembler un artiste de trente-cinq ans, Gilmore pourrait correspondre à ce profil-là.
Court avait vu quelques échantillons de son art. Avant qu’il ne le rencontre, Brenda avait montré à Mont Court deux ou trois dessins et toiles de Gary. Les renseignements que lui transmettait le pénitencier d’Oregon affirmaient sans ambages que Gilmore était un être violent, et pourtant, dans ses tableaux, Court percevait une partie de l’homme que ne reflétait tout simplement pas le rapport de la prison. Mont Court y voyait de la tendresse. Il se disait : « Gilmore ne peut pas être totalement mauvais, totalement perdu. Il y a quelque chose de récupérable. »
Après l’entrevue avec Mont Court, Gary décida de rencontrer Spencer McGrath en vue d’un nouveau travail. Brenda le conduisit à Lindon pour ce rendez-vous et McGrath lui plut. Il était vraiment sympa, se dit-elle, un petit bonhomme avec des traits rudes, une moustache sombre et des manières simples qui pouvaient vous faire croire, au premier abord, que c’était un plombier. Le genre de type à arriver sur un chantier et à dire à ses hommes : « Allons, les gars, on s’y met. » Elle le trouva formidable bien qu’il fût petit.
Deux jours plus tôt, Gary était allé voir un homme qui gérait une société d’enseignes, mais on ne lui avait offert qu’un dollar cinquante de l’heure. Lorsque Gary avait dit que ça n’était même pas le salaire minimum, l’homme avait répondu : « Qu’est-ce que vous croyez ? Vous sortez de taule. » Spencer reconnut que ça n’était pas juste. Si Gary faisait le même travail qu’un autre, il devait toucher le même salaire.
Il se révéla toutefois que Gary n’avait pas beaucoup d’expérience dans ce domaine. Il savait peindre bien sûr, mais les ouvriers ne faisaient pas beaucoup de peinture d’enseignes, ils se contentaient de teinter des machines au pistolet. « Bien, dit Spencer, vous me donnez l’impression d’être intelligent. Je pense que vous pouvez apprendre. » Il voulait bien engager Gary à trois dollars cinquante de l’heure. Le gouvernement avait un programme pour les anciens détenus et paierait la moitié de son salaire. Il commencerait le lendemain. De 8 heures à 5 heures avec des pauses pour le café et pour le déjeuner.
Ça faisait presque douze kilomètres de chez Vern, à Provo, jusqu’à l’atelier à Lindon, douze kilomètres par State Street et ses bâtiments sans étages. Le premier matin, Vern le conduisit en voiture. Après, Gary partait à 6 heures pour être sûr d’arriver au travail pour 8 heures au cas où il ne parviendrait pas à se faire prendre en stop. Une fois, après avoir trouvé presque tout de suite une voiture pour l’emmener, il était arrivé à 6 heures et demie, une heure et demie en avance. D’autres fois, ça n’allait pas si vite. Un jour, une averse déferla des montagnes et il dut marcher sous la pluie. Le soir, il rentrait souvent à pied faute de trouver quelqu’un pour le ramener. Ça faisait beaucoup de déplacements pour aller à un atelier qui n’était guère plus qu’un grand hangar situé au milieu d’une cour boueuse pleine de camions et de matériel lourd.
Durant les premiers jours de travail, Gary fut très silencieux. De toute évidence, il ne savait pas quoi faire. Si on lui donnait une planche à raboter, il se contentait d’attendre après avoir fini. On était obligé de lui dire de retourner la planche pour raboter l’autre face. Un jour, le contremaître, Graig Taylor, un type de taille moyenne avec de larges épaules et des bras costauds, découvrit que Gary travaillait sur une perceuse électrique depuis un quart d’heure sans aucun résultat. Impossible de faire un trou.
Graig lui expliqua qu’il faisait fonctionner la perceuse en marche arrière. Gary haussa les épaules en disant : « Je ne savais pas que ces engins avaient une marche arrière. »
D’après les rapports qui parvenaient à Spencer McGrath, il était très bien, mais il n’en savait pas plus qu’un gamin sorti du lycée. Les appareils à affûter, les sableurs, les pistolets à peinture, il fallait tout lui expliquer. Et puis c’était un solitaire. Il apportait son casse-croûte dans un sac de papier et les premiers jours il déjeuna tout seul. Il s’asseyait dans un coin, sur une machine, et mangeait, plongé dans sa solitude. Personne ne savait ce qu’il pensait.
La nuit, ça n’était pas pareil. Gary sortait à peu près tous les soirs. Rikki commençait à le craindre un peu. Il savait qu’il n’avait pas envie d’avoir d’histoires avec Gary. Au cours d’une partie de poker, Gary leur parla du type de l’Idaho qu’il avait déposé dans un hôpital après une bagarre.
Gary parlait aussi à tout le monde de ce connard de Noir qu’il avait tué en prison, parce qu’il essayait de s’envoyer un gentil gosse blanc. Le gosse avait appelé Gary au secours, alors lui et un autre copain s’étaient procuré des tuyaux. Il fallait ça. Le détenu auquel ils s’attaquaient était vraiment un sale nègre et il avait été boxeur professionnel. Ils l’avaient attendu dans un escalier et l’avaient à moitié assommé avec leurs tuyaux. Puis ils l’avaient ramené dans sa cellule et l’avaient poignardé à cinquante-sept reprises avec un couteau de leur fabrication.
Rikki pensait que cette histoire était de la frime. En la racontant à tout le monde, Gary essayait simplement de se donner l’air d’un dur. Malgré tout, ça mettait Rikki un peu mal à l’aise. Un type qui voulait faire croire à une histoire pareille pouvait difficilement reculer s’il commençait à faire pression sur vous et qu’on le repoussait.
Il y avait cependant des moments où Gary semblait presque simple. À courir les filles dans la voiture de sport de Rikki, on pouvait dire que Gary n’avait pas appris grand-chose. Rikki ne cessait d’essayer de lui expliquer comment on parlait aux filles, dans le style doux et coulant, comme Sterling Baker, au lieu de jouer les durs et de rouler les mécaniques, mais Gary disait qu’il ne voulait pas jouer ce jeu-là. Ça n’était pas un problème pour Rikki de trouver deux filles pour bavarder un moment, mais on pouvait être sûr que Gary leur ferait peur.
Un soir, Rikki se mit à rouler au ralenti à côté d’une camionnette où se trouvaient trois filles. La camionnette était à la gauche de Rikki et il leur parla par la vitre ouverte jusqu’au moment où elles purent se rendre compte qu’il était sympa et assez beau gosse. Les filles s’engagèrent alors dans une rue sombre, il les suivit et se gara derrière. La fille qui était au volant vint parler à Gary, Rikki descendit et alla jusqu’à leur camionnette. Il était en train de faire du gringue aux deux autres filles afin de les persuader d’aller s’amuser un peu chez elles, mais deux minutes ne s’étaient pas écoulées que la conductrice revint, l’air effrayé. Elle dit : « Tu devrais faire attention avec ce type que tu trimbales. » Elle remonta vite dans sa camionnette et démarra.
« Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Eh ben, je suis allé droit au fait et je lui ai posé la question. Je lui ai dit : « Ça fait bien longtemps et j’aimerais faire ça tout de suite ! (Gilmore secoua la tête.) J’en ai marre. Si on mettait la main sur deux nanas et qu’on les viole ? »
Rikki choisit ses mots avec soin. « Gary, c’est une chose que je ne pourrais tout simplement pas faire. »
Ils roulèrent jusqu’au moment où Gary dit qu’il connaissait une fille du nom de Margie Queen. « Vraiment bien. » Maintenant il voulait aller chez elle, rien que chez elle. Elle habitait au premier étage d’un petit immeuble dont chaque palier desservait plusieurs appartements. Un peu comme un petit motel.
Gary martela la porte pendant dix minutes. La sœur de Margie finit par venir répondre. Elle entrebâilla la porte et murmura : « Margie est allée se coucher.
— Dites-lui que je suis ici.
— Elle est couchée.
— Vous n’avez qu’à lui dire que je suis ici et elle se lèvera.
— Elle a besoin de sommeil. »
La porte se referma.
« Connasse », cria Gary.
Puis il se mit en colère. En descendant de l’escalier, il dit à Rikki : « Renversons sa bagnole. »
Rikki était lui-même passablement ivre. Ça lui parut une idée marrante. Rikki n’avait jamais renversé de voiture.
C’était une vieille petite bagnole étrangère, mais lourde. Ils s’adossèrent à la carrosserie en poussant de toutes leurs forces mais ils arrivaient tout juste à la secouer. Alors Gary alla prendre un démonte-pneu dans le coffre de la voiture de sport de Rikki, revint en courant jusqu’à celle de Margie Queen et fit voler le pare-brise en éclats.
Le bruit du verre cassé effraya suffisamment Rikki pour le faire regagner à toutes jambes sa voiture. Ce fut juste au moment où il démarrait que Gary ouvrit la portière et sauta à l’intérieur. Rikki ne put s’empêcher de rire en pensant que Gary aurait pété toutes les vitres s’ils n’avaient pas dû décamper.
Ils décidèrent de passer voir Sterling. En chemin, Gary dit : « Tu m’aiderais à attaquer une banque ?
— C’est quelque chose que je n’ai jamais fait. »
Une banque, dit Gary, c’était facile. Il savait comment s’y prendre. Il donnerait à Rikki quinze pour cent du butin si Rikki voulait bien l’attendre dans sa voiture et l’emmener quand il sortirait. Rikki, dit-il, ferait un très bon chauffeur dans un hold-up.
Gary précisa : « Tu n’aurais pas à entrer dans la banque.
— Je ne pourrais pas. »
Gary s’emporta. « Je croyais que tu n’avais peur de rien.
— Je ne le ferais pas, Gary. »
Ils parcoururent le reste du trajet en silence jusqu’à la maison de Sterling.
Une fois là-bas, Gary se calma suffisamment pour préparer une histoire acceptable au cas où Margie Queen appellerait les flics. Ils pourraient dire qu’ils étaient allés passer la nuit à Salt Lake et qu’ils n’en étaient rentrés que le matin. La sœur les aurait confondus avec deux autres types.
Le vendredi matin, Margie découvrit son pare-brise fracassé. La première idée qui lui vint à l’esprit fut que c’était Gary qui avait fait cela, mais elle espérait que ce n’était pas vrai. Le voisin du rez-de-chaussée dit : « Oui, c’est cette bagnole pétaradante avec ces deux types saouls. Ils se sont arrêtés juste à côté de la vôtre. Après, je ne sais pas ce qui s’est passé. »
Elle ne fit rien. Ce n’était qu’un petit malheur de plus.
Ce matin-là, Gary appela Brenda. Il allait toucher sa paie ce soir. Son premier chèque de Spencer McGrath. « Tu sais, lui dit-il, c’est moi qui vous invite tous les deux. »
Ils décidèrent d’aller au cinéma. C’était un film qu’il avait déjà vu, Vol au-dessus d’un Nid de Coucou. Il les avait vus tourner ça sur la route qui passait au pied du pénitencier, il avait vu ça de la fenêtre de sa cellule. D’ailleurs, lui raconta-t-il, il avait même été envoyé dans cet asile deux fois quand il était en prison. Tout comme Jack Nicholson dans le film. On l’y avait conduit de la même façon, avec des menottes et des fers aux pieds.
Comme le film se donnait au cinéma Una à Provo, Brenda et Johnny vinrent en voiture d’Orem et, lorsqu’ils passèrent le prendre chez Vern et Ida, Gary avait déjà bu quatre ou cinq bières pour fêter sa première paye.
Dans la camionnette, il fuma une cigarette de marijuana. Ça le rendit tout content. Il n’arrêta pas de glousser pendant le trajet jusqu’au cinéma. Brenda se dit : ça va être une soirée catastrophique.
Sitôt le film commencé, Gary se mit à le commenter. Il disait : « Tu vois cette pépée ? Elle travaille vraiment à l’asile. Mais le type à côté d’elle est un faux : ça n’est qu’un acteur. » Gary s’adressait à toute la salle.
Au bout d’un moment, son langage devint plus corsé. « Regarde-moi ce connard là-bas, dit-il. Je le connais, ce connard. »
Brenda en serait morte de honte. Facilement. « Gary… Il y a des gens qui essaient d’entendre le dialogue. Tu veux bien la fermer ?
— Je suis grossier ?
— Tu es bruyant. »
Il se retourna dans son fauteuil et demanda aux gens derrière lui : « C’est vrai que je suis bruyant ? Est-ce que je vous dérange ? » Brenda lui donna un grand coup de coude dans les côtes.
Johnny se leva et alla s’installer une ou deux places plus loin. « Où est-ce qu’il va, Johnny ? demanda Gary. Il a envie de pisser ? » D’autres gens se déplacèrent.
Johnny s’enfonça dans son fauteuil si bien qu’on ne voyait même pas sa tête. Gary poursuivait son commentaire de Vol au-dessus d’un Nid de Coucou. « Le fils de pute, cria-t-il, il était juste comme ça. » Des rangées du fond, des gens criaient : « Silence devant. Chut ! » Brenda le tira par le pan de sa chemise. « Tu es odieux.
— Je suis désolé. (Il lui chuchota bruyamment :) Je vais me tenir tranquille. » Mais il parlait quand même très fort.
« Gary, blague à part, ça n’est vraiment pas drôle d’être assise à côté de toi.
— Bon, je vais me tenir. » Il posa ses pieds contre le dossier du fauteuil devant lui et se mit à se balancer. La femme qui y était assise avait sans doute résisté jusque-là à une violente envie de changer de place, mais cette fois elle renonça et alla un peu plus loin.
« Pourquoi as-tu fait ça ?
— Mon Dieu, Brenda, tu ne vas pas jouer tout le temps au chien de berger ?
— Tu as fait se déplacer cette pauvre dame.
— Sa coiffure me gênait.
— Alors assieds-toi plus droit.
— Ça n’est pas confortable d’être assis tout droit. »
En rentrant chez Vern, Gary avait l’air très content de lui. Brenda et Johnny ne voulurent pas entrer.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Gary. Tu ne m’aimes plus ?
— En ce moment ? Je crois que tu es l’être le plus insensible que j’aie jamais connu.
— Brenda, dit Gary, je ne suis pas insensible au fait d’être traité d’insensible. »
Il monta l’escalier en sifflant.
Au petit déjeuner, il était d’excellente humeur. Il vit Vern qui le regardait manger et dit : « Tu dois trouver que j’engloutis la nourriture comme un porc, que ça va trop vite.
— Oui, fit Vern, j’ai remarqué ça.
— C’est que, dit Gary, en prison, on apprend à manger vite. On a un quart d’heure pour aller chercher sa nourriture, s’asseoir et l’avaler. Il y a des jours où on n’arrive même pas à l’avoir.
— Mais toi, demanda Vern, tu te débrouillais ?
— Oui, j’ai travaillé un moment aux cuisines. Mon travail, c’était de préparer la salade. Ça me prenait cinq heures de faire autant de salade. Maintenant, je ne peux plus la voir.
— Ça ne fait rien, dit Vern, tu n’as pas besoin d’en manger. »
« Tu es plutôt costaud, Vern, hein ?
— Un vrai champion.
— Faisons une partie de bras de fer », dit Gary.
Vern secoua la tête mais Ida dit : « Allons, vas-y.
— Mais oui, viens donc, dit Gary. (Il regarda Vern en louchant :) Tu crois que tu peux me prendre ?
— Je n’ai pas à croire, dit Vern. Je peux te prendre.
— Ma foi, je me sens plutôt costaud aujourd’hui, Vern. Qu’est-ce qui te fait croire que tu peux me battre ?
— Je pense que j’en suis capable, dit Vern.
— Essaie.
— Bon, fit Vern. Mange ton petit déjeuner d’abord. »
Ils s’y mirent une fois la table débarrassée. Vern continuait à prendre son petit déjeuner de la main gauche et luttait avec le bras droit.
« Merde alors, fit Gary, pour un vieux, tu es plutôt costaud.
— Tu me fais pitié, dit Vern. C’est une bonne chose que tu aies fini ton petit déjeuner. Je ne te le donnerais même pas maintenant. »
Lorsqu’il eut à demi plié le bras de Gary, Vern reposa sa fourchette, prit quelques cure-dents et les mit dans sa main gauche. « Bon, mon ami, quand tu en auras assez, tu n’as qu’à le dire. Sinon, je m’en vais te coincer la main sur ces cure-dents. »
Gary avait bandé tous ses muscles. Il se mit à crier comme au karaté. Il se leva même à demi de son siège mais ça ne changeait pas grand-chose. Vern lui plia la main jusqu’à la pointe des cure-dents. Gary s’avoua vaincu.
« Il y a une chose que je voudrais savoir, Vern. Tu m’aurais vraiment coincé la main si je n’avais pas crié grâce ?
— Mais oui, je t’ai dit que je le ferais, non ?
— Eh ben, mon cochon… » fit Gary en secouant sa main.
Un peu plus tard, Gary voulut essayer avec le bras gauche. Il perdit encore.
Puis il essaya la lutte aux doigts croisés. Mais personne ne battait Vern à ce jeu-là.
« Tu sais, dit Gary, en général je n’aime pas beaucoup être battu. (Comme Vern soutenait son regard, Gary poursuivit :) Tu sais, Vern, tu es bien. »
Vern ne savait pas très bien comment prendre tout ça.
Spencer McGrath, dans son domaine, avait mis au point quelques innovations techniques. Par exemple, il utilisait de vieux journaux et produisait un matériau isolant d’excellente qualité pour les constructions résidentielles et commerciales. Pour l’instant, il travaillait sur un projet afin de recueillir toutes les ordures du comté pour les recycler. Cela faisait vingt ans qu’il essayait d’intéresser les gens à ce genre de projet. Ça commençait à bouger un peu. Voilà tout juste deux ans et demi, Devon Industries, à Orem, avait passé un accord avec Spencer McGrath pour lui faire déplacer son installation de Vancouver dans l’État de Washington au comté de l’Utah.
Spencer avait un personnel de quinze personnes. Il était occupé à construire le matériel dont il aurait besoin pour remplir son contrat avec Devon Industries. C’était un gros contrat et McGrath travaillait très dur. Il savait qu’il était arrivé à un de ces moments de la vie d’un homme où en deux ans il pourrait faire avancer sa carrière et ses finances de dix ans. Ou bien il pouvait échouer et ne pas gagner grand-chose d’autre que de juger jusqu’à quel point il pouvait travailler dur.
Sa vie de loisirs était donc réduite au minimum. Sept jours par semaine, il travaillait de 7 heures du matin jusqu’à la nuit. De temps en temps, à la fin du printemps, il allait faire du ski nautique sur le lac d’Utah, ou bien il faisait venir des amis pour un barbecue. Mais après, pendant plusieurs jours de suite, il lui arrivait de ne pas pouvoir rentrer chez lui à temps pour voir les informations de 10 heures à la télé.
Peut-être aurait-il pu s’en tirer en travaillant moins, mais Spencer estimait qu’il devait donner le temps nécessaire à chaque personne qui se présentait devant lui dans la journée. C’était donc tout naturel pour lui, non seulement de garder un œil sur Gilmore après l’avoir engagé, mais de lui parler assez souvent et, pour autant qu’il pouvait en juger, personne n’essayait le moins du monde de rabaisser Gary. Les hommes savaient, bien sûr, que c’était un ancien détenu – Spencer estimait que c’était juste pour eux (et pour Gary d’ailleurs) de les prévenir – mais c’était une bonne équipe. Si cela avait un effet, ce genre de révélation était plutôt en faveur de Gilmore.
Il fallut pourtant toute une semaine à Spencer McGrath pour apprendre que Gary se rendait à pied à son travail chaque fois qu’il ne pouvait pas se faire prendre en stop, et il ne le découvrit que parce qu’il avait neigé ce matin-là et que Gilmore était arrivé en retard. Cela lui avait pris beaucoup de temps de faire tout le trajet à pied. Spencer l’apprit. Gilmore n’en avait jamais soufflé mot à personne. Un tel orgueil était plutôt bon signe. McGrath s’assura que quelqu’un le raccompagnerait en voiture ce soir-là.
Plus tard ce jour-là, ils bavardèrent un peu. Gilmore ne tenait pas à aborder le fait qu’il ne possédait pas de voiture alors que la plupart des gens en avaient. L’idée vint aussi à Spencer ; il se dit que d’ici à une paie ou deux, il pourrait emmener Gary chez Val J. Conlin, un vendeur de voitures d’occasion qu’il connaissait. Conlin demandait une petite somme au départ et, pour le reste, des versements hebdomadaires pas trop gros. Gilmore parut enchanté de cette conversation.
Spencer était très content. Il avait fallu une semaine, mais Gilmore avait l’air de se détendre. Il commençait à comprendre que Spencer n’aimait pas que ses hommes le considèrent comme un patron. Il faisait le même travail qu’eux et ne voulait pas d’une relation de supérieur à employé. Si, comme il y comptait, ses hommes étaient assidus dans leur travail, ça lui suffisait. Pas la peine de mener qui que ce soit à la cravache.
Le lendemain, Gary demanda à Spencer s’il était sérieux à propos de la voiture. Il voulut savoir s’ils pourraient y passer dans l’après-midi pour en regarder une.
Au garage V. J., il y avait une Mustang six cylindres 66 qui semblait en assez bon état. Les pneus étaient bons, la carrosserie saine. Spencer trouva que c’était une occasion raisonnable : elle était à sept cent quatre-vingt-quinze dollars, mais le marchand dit qu’il la laisserait à Spencer pour cinq cent cinquante. Ça valait mieux que de marcher.
Donc, ce vendredi-là, quand Gary eut touché sa paie, Spencer le conduisit de nouveau au garage et on convint que Gary verserait cinquante dollars, que Spencer McGrath en verserait cinquante autres sur son salaire à venir et que Val Conlin toucherait le reste à raison de versements de cinquante dollars tous les quinze jours. Comme Gary gagnait cent quarante dollars par semaine et que, là-dessus, il en ramenait quatre-vingt-quinze à la maison, on pouvait considérer cet arrangement comme réalisable.
Gary demanda s’il pouvait prendre un moment le lundi pour se faire délivrer un permis de conduire. Spencer lui donna son accord. Il fut convenu que Gary passerait prendre son permis lundi matin, prendrait la voiture et viendrait ensuite au travail.
Le lundi, lorsqu’il arriva à l’atelier, il expliqua à Spencer que le Bureau des Permis avait dit qu’il devrait suivre des cours s’il n’avait pas eu de permis auparavant. Gary leur répondit qu’il en avait eu un dans l’Oregon, et qu’ils allaient le faire venir. En attendant, il laisserait la voiture au garage.
Le mercredi, toutefois, après son travail, il alla prendre la Mustang. Ce soir-là, pour fêter ça, il fit une partie de bras de fer avec Rikki Baker chez Sterling. Rikki se donna beaucoup de mal, mais Gary l’emporta et il n’arrêta pas de s’en vanter durant toute la partie de poker.
Rikki, gêné de toujours perdre, s’abstint quelque temps. Quand il repassa quelques jours plus tard, ce fut pour apprendre que sa sœur Nicole était venue un soir rendre visite à Sterling et que Gary se trouvait là. Ce même soir, Nicole et Gary s’étaient retrouvés ensemble. Ils étaient maintenant à Spanish Fork. Sa sœur Nicole, qui en avait toujours fait à sa tête, vivait avec Gary Gilmore.
Cette nouvelle ne plut pas du tout à Rikki. À son avis, Nicole était ce qu’il y avait de mieux dans sa famille. Il dit à Sterling que si Gary lui faisait le moindre mal, il le tuerait.
Pourtant, quand Rikki les vit ensemble, il se rendit compte que Nicole l’aimait beaucoup. Gary vint trouver Rikki et lui dit : « Mon vieux, tu as la plus belle sœur du monde. C’est la fille la plus chouette que j’aie jamais rencontrée. » Gary et Nicole se tenaient la main comme s’ils étaient enchaînés par le poignet. Ce n’était pas du tout ce à quoi s’attendait Rikki.
Le dimanche matin, Gary emmena Nicole pour la présenter à Spencer et à Marie McGrath. Spencer vit une très belle fille, une ligne du feu de Dieu, pas trop grande, avec une bouche forte, un petit nez et de beaux cheveux bruns et longs. Elle devait avoir dix-neuf ou vingt ans et semblait absorbée par ses propres pensées. Elle portait des jeans coupés à la cuisse, un T-shirt et pas de chaussures. On avait l’impression qu’un bébé pleurait dans sa voiture, mais elle ne fit pas un geste pour y aller.
Gary était extrêmement fier d’elle. On aurait cru qu’il venait d’arriver avec Marilyn Monroe. On pouvait dire qu’ils avaient l’air de bien s’entendre. « Regardez ma petite amie ! répétait tout le temps Gary. N’est-ce pas qu’elle est fabuleuse ? »
Lorsqu’ils furent partis, Spencer dit à Marie : « C’est juste ce qu’il faut à Gary. Une petite amie avec un bébé à nourrir. Mais je n’ai pas l’impression qu’elle va lui apporter grand-chose. (Il plissa les yeux pour regarder leur voiture qui s’éloignait.) Mon Dieu, est-ce qu’il a peint sa Mustang en bleu ? Je croyais qu’elle était blanche.
— C’est peut-être sa voiture à elle.
— Même année, même modèle ?
— Ça ne me surprendrait pas », dit Marie.
Comme Spencer habitait juste à côté de l’atelier, à Lindon, Marie pouvait regarder par la fenêtre et voir quand Gary était en avance. Certains matins, elle l’invitait à entrer prendre une tasse de café.
Tout en sirotant son café, Gary posait les pieds sur la table. Marie s’approchait et lui donnait une claque sur les chevilles.
« Elle, dit Gary à Brenda, c’est une dame qui sait ce qu’elle veut. Ça n’est pas le genre à faire des façons. (Il sourit.) J’ai mis mes pieds sur la table rien que pour l’agacer.
— Si c’est une femme si bien, pourquoi veux-tu l’agacer ?
— Sans doute, dit-il, que j’aime bien une claque sur la cheville. »
Brenda ne voulait pas espérer trop, mais, si Dieu le voulait, Gary allait peut-être franchir le virage.
Elle ne fut pas ravie lorsqu’il amena Nicole chez elle. Oh, mon Dieu, se dit Brenda, c’était bien à Gary de se retrouver avec une fille qui avait l’air de sortir d’un roman de science fiction. Nicole était assise et le regardait. Elle tenait par le bras une petite fille sans même avoir l’air de se rendre compte de ce qu’elle faisait. L’enfant, une fillette de quatre ans à l’air pas commode, semblait vivre dans un monde et Nicole dans un autre.
Brenda demanda : « Où habitez-vous ? »
Nicole se secoua. « Hein ? (Elle se secoua encore.) Au bas de la route », dit-elle d’une voix douce et un peu étouffée.
Brenda devait fonctionner au radar. « Springville ? demanda-t-elle. Spanish Fork ? »
Nicole eut un sourire angélique. « Ouais, Spanish Fork, elle a deviné », dit-elle à Gary comme si de petites merveilles poussaient comme des fleurs sur la grand-route de la vie.
« Tu ne la trouves pas superbe ? dit Gary.
— Si, fit Brenda, tu t’es trouvé une vraie miss Univers. »
Eh oui, songea Brenda, encore une fille qui pond un gosse à tout juste quinze ans et qui, après, vit des allocations familiales. Mais, il fallait bien le reconnaître, Nicole était une sacrée pépée. Sur ce plan-là, c’était du super.
Mon Dieu, Gary et elle avaient l’air en transe quand ils étaient ensemble. Ils pouvaient rester toute la journée assis à se reluquer. Pas la peine de faire des visites. Brenda était prête à demander aux pompiers de venir éteindre l’incendie.
« Elle a dix-neuf ans, dit Gary dès l’instant où Nicole se fut éloignée.
— Pas possible, fit Brenda.
— Crois-tu qu’elle soit trop vieille pour moi ? » demanda-t-il. En voyant l’expression de sa cousine, il se mit à rire.
« Non, dit Brenda, très franchement, je pense que vous êtes tous les deux au même niveau de maturité intellectuelle et mentale. Bon sang, Gary, elle est assez jeune pour être ta fille. Comment peux-tu avoir une histoire pareille avec une gosse ?
— Je me sens dix-neuf ans, lui dit-il.
— Pourquoi n’essaies-tu pas de grandir avant d’être trop vieux ?
— Dis donc, cousine, tu n’y vas pas de main morte, dit Gary.
— Tu ne trouves pas que j’ai raison ?
— Probablement », dit-il. En marmonnant.
Ils étaient assis dans le patio, au soleil, lorsque Nicole revint. Tout comme si de rien n’était, Gary désigna d’un geste tendre le cœur tatoué sur son avant-bras. Quand il était sorti de Marion, un mois plus tôt, raconta-t-il, c’était un cœur vide. L’espace était empli maintenant par le nom de Nicole. Il avait essayé d’assortir le bleu noir de l’ancien tatouage, mais son nom apparaissait en bleu vert. « Tu aimes ça ? demanda-t-il à Brenda.
— Ça fait toujours mieux que d’avoir un blanc, dit-elle.
— Ah, fit Gary, j’attendais de le remplir. Mais il fallait d’abord que je me trouve une femme comme elle. »
Nicole aussi avait un tatouage. Sur la cheville, GARY.
« Tu aimes ça ? demanda-t-il.
— Pas du tout », répondit Johnny.
Nicole avait un large sourire. C’était à croire que la meilleure façon d’éveiller un écho chez elle, c’était de dire la vérité. « Oh, dit-elle, en tendant la cheville pour exhiber au monde la courbe de son jarret et la chair de sa cuisse, je trouve que ça fait plutôt joli.
— Je reconnais, dit Brenda, que c’est fait d’une main experte. Mais un tatouage sur la cheville d’une femme, ça donne l’impression qu’elle a marché dans la merde.
— Vu, dit Gary.
— Oh, dit Brenda, autant que je te donne mon avis. J’aime ce tatouage autant que ce chapeau de connard que tu portes.
— Tu n’aimes pas mon couvercle ?
— Gary, quand il s’agit de chapeau, je n’ai jamais vu quelqu’un avoir plus mauvais goût. » Elle était si furieuse qu’elle était au bord des larmes.
Moins d’une semaine auparavant, il était venu lui faire ses excuses pour la façon dont il s’était conduit au cinéma ; il était arrivé sur son trente et un, avec un pantalon beige et une belle chemise marron, mais coiffé d’un panama blanc avec un grand ruban arc-en-ciel. Ce chapeau-là n’aurait même pas fait bien sur un maquereau noir, et Gary le portait avec le bord rabattu devant et relevé derrière, un peu comme le Parrain. Il était resté planté sur le paillasson de Brenda, le dos un peu voûté, les mains dans les poches, et donnant des coups de pied dans le bas de la porte.
« Pourquoi est-ce que tu ne soulèves pas le loquet ? avait demandé Brenda en l’accueillant.
— Je ne peux pas, avait-il répondu, j’ai les mains dans mes poches », et il avait attendu qu’elle applaudisse sa tenue.
« C’est un joli chapeau, dit Brenda, mais il ne te va pas. À moins que tu ne sois devenu proxénète.
— Brenda, tu es épouvantable, avait-il dit, tu n’y connais vraiment rien. » Toute son assurance avait disparu.
Et voilà qu’elle recommençait. Ça ne lui plaisait pas qu’elle n’aimât pas le tatouage de Nicole ni les chapeaux qu’il portait. Il se leva pour prendre congé et Brenda les raccompagna jusqu’à la porte. En sortant, elle aussi fut surprise en voyant la Mustang bleu pâle.
Ça suffit à lui faire retrouver son aplomb. N’est-ce pas que c’était fantastique ? lui dit-il. Nicole et lui avaient acheté exactement le même modèle de la même année. C’était un signe.
Ce jour-là, elle fit tout mal. Elle n’arrêtait pas de penser au tatouage sur la cheville de Nicole. Et à chaque fois, son malaise revenait.
La pire histoire que Gary lui eût jamais racontée lui revenait maintenant en mémoire. Un soir, dans le salon de Brenda, il n’arrivait pas à s’arrêter de rire tout en lui parlant d’un tatouage qu’il avait dessiné sur un détenu nommé Fungoo.
« Il était costaud et abruti, dit Gary, mais il avait de l’affection pour moi. Un jour où on était en haute surveillance, Fungoo était de corvée de nettoyage, alors il pu passer devant ma cellule. Et voilà qu’il me demande de lui dessiner un bouton de rose derrière le cou. Je pris mon aiguille et mon encre à tatouer et, au lieu d’un bouton de rose, je lui tatouai une petite verge toute ratatinée avec des couilles grosses comme des cacahuètes.
« Son père et sa mère devaient venir le lendemain. Quand il s’est aperçu de ce que j’avais fait, il est devenu dingue. Il a dû voir ses parents avec une serviette autour du cou. Ce matin-là, il faisait plus de trente degrés. Il leur a raconté qu’il aimait bien porter une serviette comme ça quand il faisait chaud », dit Gary. Il riait si fort qu’il faillit en tomber du canapé.
« Mais Fungoo était si crétin qu’il ne m’en voulait pas. Il est revenu me trouver en disant : « Gary, je ne peux pas me balader avec une quéquète sur le cou.
— Bon, je lui ai dit, je vais en faire un serpent. Seulement, voilà que j’ai été inspiré et que j’en ai fait une grosse verge à trois têtes. C’était bien comme tout. Tout en le faisant, j’avais du mal à m’empêcher de rigoler. « Je compte sur toi pour que ce soit un joli serpent », répétait tout le temps Fungoo. Gary riait à en perdre le souffle. Là, dans leur salon, le souvenir était encore vivace pour lui. « Oh, dis-je, je crois que je n’ai jamais rien vu d’aussi beau. » Quand Fungoo a fini par le voir avec une glace, il est resté pétrifié. Il ne pouvait même pas frapper. On nous avait fait passer un peu de H en haute surveillance, et il s’était dit que j’étais camé jusqu’aux yeux. Il a mis ça sur le compte de l’herbe. La dernière fois que je l’ai vu, il avait un énorme serpent à sonnettes tatoué tout autour du cou pour masquer la triple verge. Il ne se fiait plus à personne, alors il l’avait fait avec de la suie et de l’eau. » Brenda et Johnny avaient des sourires aussi figés que la graisse sur un steak froid.
« Bah, fit Gary, ça n’est pas une très jolie histoire. Oui, reprit-il, ça m’est arrivé d’avoir des remords. On peut dire que ça a foutu en l’air le monde de Fungoo. Je pense qu’un truc comme ça, ça a foutu un coup à mes chances de bonne réincarnation… Mais j’ai pas pu résister. » Il soupira.
Ça faisait exactement cinq semaines et deux jours qu’il était venu les voir en sortant de prison. Aujourd’hui elle arrivait à croire à l’histoire. « Mon Dieu, demanda-t-elle à Johnny, comment peut-il être aussi horrible ? Comment a-t-il pu faire ça à un homme qui lui faisait confiance.
— Je crois qu’il disait qu’un homme en prison est prêt à faire n’importe quoi pour s’amuser. Si on n’en est pas capable, on est foutu. »
Elle aimait Johnny d’avoir dit ça, elle aimait son grand costaud de mari au cœur gros comme ça, capable d’éprouver de la sympathie pour d’éventuels rivaux, ce qui était plus qu’elle ne pouvait en dire pour elle-même. « Oh ! Seigneur, dit Brenda, Gary est amoureux de Nicole. »