Le lendemain matin, Gilmore fut transféré de Provo à Orem, et Nielsen le vit dans son bureau. Il lui dit qu’il n’était pas responsable de la foule rassemblée. Il y avait en effet dans le hall des projecteurs de télé et un tas de reporters et d’employés municipaux, mais ce qui embarrassait sincèrement Nielsen, c’était que la moitié des effectifs de la police, y compris ceux qui n’étaient pas de service, étaient venus aussi. Des gens étaient même debout sur des chaises pour mieux voir.
Nielsen fit apporter une tasse de café par sa secrétaire. Puis il dit : « Le lieutenant Skinner va signer une plainte l’accusant du meurtre de Max Jensen. » Après un bref silence, Gary dit : « Vous savez, je suis vraiment navré pour ces deux types. J’ai lu leurs notices nécrologiques dans le journal hier soir. C’était un homme jeune, il avait un gosse et c’était un missionnaire. Je me sens vraiment navré.
— Je le suis aussi, Gary. Je n’arrive pas à comprendre qu’on supprime une vie pour le peu d’argent que ça t’a rapporté.
— Je ne sais même pas combien ça m’a rapporté, répliqua Gary. Quelle est cette somme ?
— Cent vingt-cinq dollars, fit Nielsen, et à Provo, à peu près la même chose. » Gary se mit à pleurer. Il ne sanglotait pas bruyamment, mais il avait les larmes aux yeux. Il dit : « J’espère qu’on va m’exécuter pour ça. Je devrais mourir pour ce que j’ai fait.
— Gary, tu es prêt à ça ? demanda Nielsen. Ça ne te fait pas peur ?
— Vous n’aimeriez pas mourir ?
— Bon sang, fit Nielsen, non.
— Moi non plus, fit Gilmore, mais on devrait m’exécuter pour ça.
— Je ne sais pas, dit Nielsen ; peut-être te trouvera-t-on quelque raison d’indulgence…
Un peu plus tard, Gary téléphona à Brenda.
« Comment, les flics savaient-ils que j’étais chez Craig Taylor ? lui demanda-t-il.
— Autant que tu le saches, Gary, je ne veux pas que tu l’apprennes de quelqu’un d’autre. C’est moi qui ai prévenu la police.
— Je vois.
— Tu vas probablement m’en vouloir beaucoup, fit Brenda. Mais il fallait que ça cesse, Gary. Tu commets un meurtre lundi et un autre mardi. Je n’allais pas attendre mercredi pour me remuer.
— Bah ! cousine, fit Gary, ne t’inquiète pas pour ça. »
Brenda dit : « Tu vas trinquer dur cette fois-ci, Gary. Ce coup-ci, ça va te mener loin.
— Dis donc, fit-il, comment sais-tu que je ne suis pas innocent ?
— Ça ne va pas, la tête, Gary ?
— Je ne sais pas, dit Gary, j’ai dû avoir un coup de folie.
— Et ta mère ? demanda Brenda. Que veux-tu que je lui dise ? »
Il resta silencieux un moment. Puis il répondit : « Dis-lui que c’est vrai.
— Bon, dit Brenda. Rien d’autre ?
— Dis-lui juste que je l’aime. »
Craig Snyder, l’autre avocat de Gary, était plus petit qu’Esplin. Il avait environ cinquante-sept ans, des épaules larges, des cheveux blonds et des yeux pâles. Il avait des lunettes à monture transparente. Ce jour-là, il portait un costume beige clair avec une cravate où se mélangeaient plusieurs nuances de jaune, de vert et d’orange et une chemise jaune.
Ce matin-là, à Orem, Snyder et Esplin n’apprirent que Gary était interrogé par Gerald Nielsen que lorsqu’on l’amena pour l’inculper. Après cela, ils restèrent avec lui, et il confirma qu’il avait commis les deux meurtres et qu’il l’avait avoué à Nielsen.
On peut dire qu’ils étaient consternés. Gilmore avait été informé de ses droits constitutionnels lors de son arrestation, mais à la prison on ne les lui avait pas répétés. Tout aveu fait par Gilmore n’avait donc aucune valeur, décidèrent les avocats. C’était exaspérant. On les avait fait attendre quarante-cinq minutes pendant qu’un inspecteur de police le cuisinait.
En revanche, Gary semblait plus intéressé par le fait que Nielsen avait promis qu’il pourrait voir Nicole en prison. Il voulait que ses avocats s’assurent que Nielsen tiendrait parole.
Nicole était à Springville avec Barrett lorsque la police arriva. Sans téléphoner ni prévenir. Juste un flic pour lui demander de se préparer. Un peu plus tard, le lieutenant Nielsen arrivait dans une voiture. Il allait l’emmener voir Gary.
Elle ne comprenait pas ce qu’elle éprouvait et ne savait pas, d’ailleurs, si ça l’intéressait de savoir ce qu’elle éprouvait. Ç’avait été assommant d’écouter Barrett. Les deux derniers jours, il s’était mis à jouer les sages. Le jugement de Nicole, ne cessait-il de répéter, était faussé. C’est comme ça qu’elle s’était amourachée d’un meurtrier entre deux âges.
Pendant le trajet, le lieutenant Nielsen se montra aimable et poli, et lui expliqua la situation. Ils allaient laisser Nicole parler à Gary, mais elle devrait lui demander s’il avait commis les meurtres. Nicole aurait dû se mettre en colère à cette proposition, et puis elle se dit que Nielsen avait sans doute besoin d’un motif pour justifier le fait de l’amener. Elle était sûre qu’il n’était pas bête au point de s’imaginer que Gary allait répondre à sa question pendant qu’un tas de flics tendraient l’oreille.
C’est ainsi que ça se passa. Nicole entra dans cette sinistre prison de plain-pied, suivit deux couloirs, passa devant des détenus qui avaient l’air de vieux pochards, puis devant deux connards qui sifflèrent sur son passage, en tortillant leurs moustaches et en exhibant leurs biceps, bref, en se conduisant comme de pauvres cloches. Deux flics et l’inspecteur Nielsen étaient juste derrière elle, et elle arriva à une grande cellule où se trouvaient une table au milieu, quatre couchettes, et de gros barreaux aux fenêtres, juste devant elle. Elle vit alors Gary s’approcher d’elle du fond de la cellule. Il avait la main gauche dans le plâtre. Ça ne faisait que trois jours depuis le soir où elle avait assisté à son arrestation, mais elle sentait la différence. Il dit : « Salut, bébé », et tout d’abord elle ne voulut même pas le regarder.
La tête basse, elle murmura : « C’est toi qui as fait ça ? »
Elle parlait vraiment dans un murmure, espérant que s’il allait dire oui les flics n’entendraient pas la question. Il répondit : « Nicole, ne me demande pas ça. »
Alors elle leva la tête. Elle parvenait difficilement à se souvenir qu’il avait les yeux aussi clairs. Il se passa une minutes pendant laquelle ils ne dirent rien de plus. Puis il passa un bras à travers les barreaux. Elle avait envie de le toucher, mais elle ne le fit pas. Elle continuait quand même à en ressentir l’envie.
C’était presque une expérience surnaturelle. Nicole ne savait pas exactement ce qu’elle éprouvait. En tout cas, elle ne le plaignait pas. Elle ne se plaignait pas non plus. C’était plutôt qu’elle ne pouvait pas respirer. Elle avait du mal à le croire, mais elle était sur le point de s’évanouir. Ce fut alors qu’elle comprit que peu importait ce qu’elle avait dit de lui ces deux dernières semaines. Elle était amoureuse de lui depuis l’instant où elle l’avait rencontré et elle l’aimerait toujours.
Ça n’était pas tant une émotion qu’une sensation physique. On aurait dit qu’un aimant l’attirait vers les barreaux. Elle voulut poser une main sur le bras qu’il tendait, mais l’un des policiers s’approcha et dit : « Pas de contact physique. »
Elle recula. Gary avait l’air bien. Il avait l’air étonnamment bien. Ses yeux étaient plus bleus que jamais. Toute cette brume du fiorinal avait disparu. Il la regardait comme s’il revenait de très loin, comme si quelque chose d’affreux était complètement passé et avait disparu. Durant ces deux dernières horribles semaines, on aurait dit que chaque jour il semblait vieillir d’un an, alors que maintenant il avait l’air en pleine forme. « Je t’aime », fit-il lorsqu’ils se dirent adieu. « Je t’aime », répondit-elle.
À l’heure où Nicole faisait sa visite à la prison, April piqua une crise de folie. Elle se mit à hurler que quelqu’un essayait de lui faire sauter la cervelle. Kathryne était impuissante. D’abord elle dut appeler la police, et puis elle décida de la faire interner. C’était horrible. April flippait complètement. Kathryne dut même éloigner les enfants de la maison pendant le temps qu’il lui fallut pour prendre cette décision.
Le shérif Ken Cahoon était un homme de grande taille à l’air débonnaire et aux cheveux blancs. Il portait des lunettes à monture métallique. Il avait un grand nez, une petite bouche, un petit menton et un peu de ventre. Il se plaisait à penser qu’il dirigeait une prison raisonnablement bien installée. La salle principale avait des couchettes pour trente détenus, mais il ne dépassait jamais vingt s’il pouvait l’éviter. Ça empêchait les bagarres. Les prisonniers qui travaillaient à la cuisine avaient droit à une cellule individuelle et il y avait aussi le quartier de haute surveillance où l’on pouvait loger six détenus. C’était là où Gary se trouvait maintenant. Il y avait aussi une autre cellule pour six au bout du même couloir où logeaient les prisonniers qui travaillaient à l’extérieur. Au total, la prison de Cahoon pouvait contenir quarante personnes sans influer sur la patience de qui que ce soit.
Peu après le départ de Nicole, Cahoon décida de retourner voir Gilmore.
« J’ai des ampoules aux pieds, lui expliqua Gilmore.
— Ça vient de quoi ? demanda Cahoon.
— Oh, fit Gilmore, j’ai fait du jogging sur place.
— Eh bien, espèce d’idiot, cessez de faire du jogging sur place.
— Non, dit Gilmore, donnez-moi des pansements adhésifs. Je les mettrai et je pourrai continuer à courir encore. »
Le lendemain, il formula la même demande. Il dit qu’il avait besoin de pansements parce qu’il avait des plaies aux pieds. « Eh bien, voyons si vous avez de l’infection, dit Cahoon.
— Vous n’avez qu’à me donner des pansements, fit Gilmore. Ça n’est pas si grave.
— Pas du tout, fit Cahoon ; si vous avez des ampoules, je veux les voir.
— Oh ! la barbe, dit Gilmore, n’en parlons plus. »
Cahoon pensa qu’il bluffait. Impossible de dire quel usage il pourrait faire des pansements adhésifs, à moins que ça ne soit pour dissimuler des choses sous son sommier ou quelque chose comme ça.
Le lendemain matin, Gilmore dit à un gardien : « Je veux sortir d’ici aujourd’hui. J’ai déposé une demande d’habeas corpus. Laissez-moi voir le directeur de la prison. »
Cahoon se dit que Gilmore devait s’imaginer qu’ils étaient des ploucs dans ce petit patelin. Gary dit à Cahoon sur un ton de confidence :
« Écoutez, ça fait cinq jours que je suis ici. On ne me garde que pour une infraction au code de la route. Alors j’aimerais sortir d’ici. Vous comprenez, ajouta-t-il, j’ai besoin de soins médicaux. Comme vous le savez peut-être, je suis arrivé avec ce plâtre et ce genre de choses nécessite des soins. J’aimerais qu’on me conduise à l’hôpital. Ma main doit être soignée et, si je ne peux pas sortir d’ici, il pourrait y avoir des complications. »
Cahoon trouva que Gilmore y allait un peu fort, compte tenu de la situation, et il ne prit pas à la légère l’idée que Gilmore pourrait se faire la malle. Voilà quelque temps, ils avaient en prison un nommé Dennis Howell, et un autre prisonnier arriva qui s’appelait aussi Dennis Howell. Le même jour, l’ordre arriva de relâcher le premier Dennis. Le geôlier de garde, qui était nouveau, parcourut donc la liste, et revint dire au nouvel arrivant : « Howell, votre femme est dehors, vous pouvez partir. » Le mauvais Dennis franchit la porte, passa au petit trot devant la femme et fila comme le vent.
On pouvait dire que Gilmore avait de la suite dans les idées. Un peu plus tard, il demanda à joindre son avocat. Il dit qu’il allait faire un procès à la prison qui ne voulait pas s’occuper de sa main. Il la dorlotait vraiment, cette main.
Lorsque tout eut échoué, Gary dit : « Je sais que le comté de l’Utah n’a pas l’âme élevée et qu’on me garde rancune, mais, shérif, vous pouvez me laisser rentrer chez moi maintenant. Je ne suis plus en colère. »
Cahoon se dit qu’il avait vraiment le sens de l’humour.
Ça lui fut donc plus facile de charger Gilmore de décorer les murs. Cahoon voulait éliminer tout dessin obscène, mais ça n’était pas le style de Gary. Il faisait de charmants dessins. Et puis c’était aussi quelque chose qu’on pouvait effacer. Un jour il faisait un dessin, le lendemain il l’effaçait pour en faire un autre, aussi Cahoon n’en fit jamais un problème.
Ils s’entendirent vraiment très bien jusqu’au jour où Gilmore apprit qu’on ne voulait plus laisser Nicole venir le voir. Cela fit que Gary n’avait plus personne de l’extérieur à qui parler.
La seconde fois où Brenda était venue à la prison, c’était un dimanche, une semaine et demie après son arrestation, Nicole s’était présentée aussi. Lorsque Gary apprit qu’elle était dehors, l’expression de son visage, Brenda dut en convenir, devint resplendissante. « Oh, mon Dieu, dit-il, elle a promis de revenir et elle l’a fait. »
Toutefois, expliqua-t-il, ça ne voulait pas dire qu’elle pouvait lui rendre visite. Elle ne figurait pas encore sur sa liste. Brenda dit : « Laisse-moi voir ce que je peux faire. » Elle s’approcha d’un grand gardien, un Indien à l’air pas commode, qui était à la porte, et dit : « Alex, pourriez-vous faire entrer Nicole Barrett pour les cinq dernières minutes de mon temps ? » « Oh, vous savez, fit-il, nous ne devons pas enfreindre le règlement. » « Foutaises, dit Brenda, quelle différence est-ce que ça fait que ce soit moi ou Nicole ? Il ne va pas s’en aller ! Allons, Alex Hunt, vous voulez me faire croire, dit-elle, que vous n’êtes pas capable de surveiller ce pauvre homme avec une main amochée ? Qu’est-ce qu’il peut faire avec une main ? Vous déchirer en morceaux ? » « Oh, répondit Alex, je crois que nous pouvons nous charger de Gilmore. »
Pendant que Nicole était près de Gary, Brenda s’approcha de la belle-sœur de Nicole qui était venue aussi. Il faisait chaud ce jour-là et Sue Baker avait dans ses bras son nouveau-né et transpirait abondamment.
« Comment Nicole s’en tire-t-elle ? » demanda Brenda.
Le soleil cognait sur la cendrée derrière la prison.
« Elle ne va pas fort », dit Sue.
Brenda dit : « Gary ne va pas s’en tirer cette fois. Si Nicole est vraiment mordue, ça va la démolir.
— Elle ne veut pas rompre, dit Sue, nous avons déjà essayé.
— Eh bien, fit Brenda, elle va en baver. »
Quand Nicole sortit, elle pleurait. Brenda lui passa un bras autour des épaules et dit : « Nicole, nous l’aimons toutes les deux. »
Brenda dit alors : « Nicole, pourquoi ne songez-vous pas un peu à abandonner le navire ? Gary ne sortira jamais. Vous allez passer le reste de votre vie à lui rendre visite ? C’est tout l’avenir que vous aurez. » Brenda, à son tour, éclata en sanglots. « Rangez ces beaux souvenirs au fond de votre cœur, dit-elle. Rangez-les bien. »
Nicole murmura : « Je tiendrai le coup. »
Elle éprouvait envers Brenda une animosité qu’elle ne comprenait même pas. Nicole se prit à penser : « On dirait que je lui dois un million de dollars pour m’avoir donné cinq minutes de son temps de visite. »
Il y eut une audition préliminaire le 3 août à Provo, et Noall Wootton était bien décidé à foncer aussi dur et aussi vite qu’il pouvait. Il avait un tas de témoins, aussi son problème était-il de garder le dossier intact. Lorsque la défense demanda un report, Wootton fit objection. Il était raisonnablement sûr d’obtenir une condamnation ou, pour être plus précis, il était certain que s’il n’obtenait pas une condamnation, ce serait sa faute. Toutefois, il n’était pas du tout sûr d’obtenir la peine de mort. Il éprouvait donc la tension habituelle avant le début d’un procès.
À l’audition préliminaire, Gilmore ne vint pas à la barre des témoins, mais Wootton lui parla quand même face à face pendant la suspension. Ils s’entendaient bien. Ils plaisantaient même. Wootton était impressionné par son intelligence. Gilmore expliqua à Wootton que le système pénitentiaire ne réussissait pas dans la mission qu’il était censé faire, c’est-à-dire récupérer. À son avis, c’était un échec total.
Bien sûr, ils évitèrent de parler des crimes eux-mêmes, mais Noall perçut quand même que Gilmore faisait de son mieux pour l’adoucir. Gary, assurément, ne cessait de le flatter en lui disant quel procureur juste et efficace il était, quel sens fondamental de l’équité il avait. Jamais, disait-il, il n’avait vu un autre procureur avec un pareil sens de la justice.
Ce n’était pas tous les inculpés qui savaient développer ce thème-là. Wootton s’attendait à voir Gilmore essayer de faire un marché. Il avait dû apprendre qu’on réclamait la peine de mort et penser que s’il se montrait assez gentil, Wootton pourrait se sentir encouragé à renoncer à une position aussi extrême, aussi éloignée en tout cas du point de vue de la défense.
Et, bien sûr, Gilmore finit par demander ce que Wootton pensait. Noall le regarda droit dans les yeux et dit : « Ils pourraient revenir avec une condamnation à mort. » Gilmore dit : « Je sais, mais qu’est-ce qu’ils vont vraiment faire ? » Wootton répéta : « Ils pourraient vous exécuter. » Il eut l’impression que ça laissait Gilmore déconcerté.
Snyder aborda aussi Noall et proposa de plaider coupable pour le premier crime en acceptant une peine de prison à vie. Wootton repoussa cette proposition. « Pas question », dit-il.
Il avait pris la décision de réclamer la mort après avoir regardé le dossier de Gilmore. On y voyait de la violence en prison, un passé d’évasions et de vains efforts pour la récupération. Wootton ne pouvait arriver qu’aux conclusions suivantes ; 1 : que Gilmore chercherait à s’évader ; 2 : qu’il serait un risque pour les autres détenus et pour les gardiens ; et 3 : que la récupération était sans espoir. Cela venant s’ajouter à une série de crimes commis de sang-froid.
Le 3 août, Nicole vint à Provo pour assister à l’audition préliminaire, mais on ne la laissa voir Gary qu’un moment. Ça lui donna le vertige de le voir avec les fers aux pieds. On ne lui laissa que le temps d’une étreinte et d’un long baiser avant de l’écarter. Elle resta dans le hall du tribunal avec le monde qui gravitait autour d’elle. Dehors, dans la lumière de l’été, les taons étaient mauvais comme la folie en personne.
Pendant le trajet de retour jusqu’à Springville, elle rêva et eut un accident. Juste des dégâts matériels. Après ça, pendant tout le voyage, sa Mustang fit un bruit comme si elle allait se briser. Elle n’arrivait pas à passer la troisième.
Ça devint un voyage dingue. Elle avait tout le temps envie de franchir le terre-plein central pour aller se jeter sur les voitures en sens inverse. Le lendemain, lorsque le courrier arriva, il y avait une très longue lettre de Gary qu’il avait commencé à écrire dès qu’on l’avait ramené en prison après l’audience. Elle se rendit compte qu’il lui avait écrit ces mots alors même qu’elle roulait avec l’envie d’entrer en collision avec les voitures roulant en sens inverse.
Elle lut et relut la lettre de Gary. Elle avait bien dû la lire cinq fois, et les mots entraient et tourbillonnaient dans sa tête comme un vent déchaîné.
3 août
Rien dans mon expérience ne m’a préparé au genre d’amour sincère et sans réserve que tu m’as donné. J’ai tellement l’habitude des saloperies et de l’hostilité, de la duperie et de la mesquinerie, du mal et de la haine. Ça, c’est mon environnement naturel. C’est ce qui m’a formé. Je regarde le monde avec des yeux qui se méfient, qui doutent, qui craignent, qui haïssent, qui trichent, qui raillent, qui sont égoïstes et vains. Les choses inacceptables, je les considère comme naturelles et j’en suis même venu à les accepter comme telles. Je regarde cette horrible et abominable cellule et je sais que je suis à ma place dans un endroit aussi humide et sale car où devrais-je être ailleurs ? Le sol est inondé par cette saloperie de chasse d’eau qui ne marche pas. La douche est crasseuse et le mince matelas qu’on m’a donné est presque noir tant il est vieux. Je n’ai pas d’oreiller. Il y a des cafards morts dans les coins. La nuit il y a des moustiques et l’éclairage est très faible. Je suis seul ici avec mes pensées et je sens la vieillesse. Tu te rappelles que je t’ai parlé de la vieillesse ? Et tu me disais comme c’était moche, la vieillesse. J’entends crisser les roues du tombereau. C’est si moche et si près de moi. Quand j’étais enfant… je faisais un cauchemar où on me décapitait. Mais c’était bien plus qu’un rêve. Plutôt comme un souvenir. Ça me tirait du lit. Et c’était une sorte de tournant dans ma vie… Récemment, ça a commencé à rimer à quelque chose. J’ai une dette, qui date d’il y a longtemps. Nicole, ça doit te déprimer. Je n’ai jamais parlé de ça à personne, sauf à ma mère la nuit où j’ai eu ce cauchemar et où elle est venue me réconforter, mais après nous n’en n’avons jamais reparlé. Et j’ai commencé à te raconter ça une nuit et je t’en ai dit pas mal avant de me rendre compte que tu n’avais pas envie de l’entendre. Il y a eu des années où je n’y ai guère pensé et puis quelque chose (la photo d’une guillotine, un billot de bourreau, une grosse hache ou même une corde) me ramène tout ça en mémoire et pendant des jours il me semble que je suis sur le point de découvrir quelque chose de très personnel, quelque chose qui me concerne. Quelque chose qui, je ne sais comment, n’a pas été terminé et qui me rend différent. Quelque chose que je dois, me semble-t-il. Je voudrais bien savoir quoi.
Un jour tu m’as demandé si j’étais le diable, tu te rappelles ? Je ne le suis pas. Le diable serait bien plus malin que moi, il opérerait sur une bien plus grande échelle et bien sûr, il n’éprouverait aucun remords. Je ne suis donc pas Belzébuth. Et je sais que le diable ne peut pas éprouver d’amour. Mais je suis sans doute plus loin de Dieu que je ne le suis du diable. Ce qui n’est pas une bonne chose. Il semble que je connaisse le mal plus intimement que je ne connais le bien, et ça n’est pas une bonne chose non plus. Je veux me venger, je veux régler des comptes, dans leur ensemble, que mes dettes soient payées (quel qu’en soit le prix !) pour n’avoir pas de tache, pas de raison d’éprouver des remords ni de la crainte. J’espère que ça ne fait pas mélo, mais j’aimerais me retrouver sous les yeux de Dieu. Savoir que je suis juste, droit et pur. Quand on est comme ça, on le sait. Et quand on ne l’est pas, on le sait aussi. Tout cela est en nous, en chacun de nous – mais je crois que j’ai fui ça et que quand j’ai essayé de m’en approcher, je m’y suis mal pris. Je me suis découragé, ça m’a ennuyé, j’ai été paresseux et finalement inacceptable. Mais qu’est-ce que je dois faire maintenant ? Je ne sais pas. Me pendre ?
Ça fait des années que je pense à ça, il se peut que je le fasse. Espérer que l’État m’exécute ? C’est plus acceptable et plus facile que le suicide. Mais on n’a exécuté personne ici depuis 1963 (c’est à peu près la dernière année pour des exécutions légales où que ce soit). Qu’est-ce que je vais faire, pourrir en prison ? Devenir vieux et amer et finir par ruminer ça dans mon esprit jusqu’à penser que c’est moi qui me suis fait baiser, que je ne suis qu’une innocente victime des foutaises de la société ? Qu’est-ce que je vais faire ? Passer toute une vie en prison en recherchant le Dieu que j’ai envie de connaître depuis si longtemps ? Me remettre à la peinture ? Écrire de la poésie ? Jouer au hand-ball ? Me ronger pour le merveilleux amour que tu m’as donné et que j’ai rejeté lundi soir parce que j’étais trop gâté et que je ne pouvais pas avoir tout de suite une camionnette blanche dont j’avais envie ? Qu’est-ce que je vais faire ? On a toujours le choix, n’est-ce pas ?
Je ne te demande pas de répondre à ces questions pour moi, mon ange, surtout ne le pense pas. il faut que je fasse mon propre choix. Mais tout ce que tu voudras m’apporter comme suggestions, comme commentaires ou comme conseils sera toujours le bienvenu.
Mon Dieu. Nicole, que je t’aime.