CHAPITRE 30

LE TROU

1

Peu après la rentrée scolaire en septembre, un autre professeur parla à Grace McGinnis d’un article qu’il avait lu en juillet à propos d’un type de Portland arrêté pour le meurtre de deux hommes en Utah. Le nom, s’il s’en souvenait bien, était Gilmore. N’avait-elle pas un ami de ce nom ? Grace ne voulait vraiment pas en entendre davantage. Il y avait des formes de mauvaises nouvelles qui apparaissaient comme certaines grosseurs mystérieuses et qui disparaissaient si on n’y prêtait pas attention.

Voilà que l’histoire était citée de nouveau dans les journaux de Portland. Le meurtrier était bien Gary Gilmore et il avait été condamné à mort à Provo, dans l’Utah. Grace songea à appeler Bessie. Ce serait le premier coup de téléphone depuis des années. Mais elle croyait entendre la conversation avant qu’elle ait eu lieu.

« Je ne peux pas croire, dirait Bessie, que le Gary que je connais a tué ces deux jeunes gens. Ce n’est pas possible. Il y a toujours eu chez lui une douceur naturelle.

— Mais si, dirait Grace, il l’a vraiment fait.

— Je n’ai jamais perçu ce genre de cruauté chez Gary », dirait Bessie, et Grace acquiescerait de nouveau, tout en sachant qu’elle ne disait pas la vérité. Gary ne s’était jamais montré cruel envers elle, certes, mais elle avait vu un horrible changement se faire chez lui après ces traitements à la prolixine, une modification de la personnalité si radicale que Grace pouvait dire en toute sincérité qu’elle ne reconnaissait plus l’homme nommé Gary Gilmore qui existait après avoir pris ce médicament. C’était comme si quelque chose d’abominable s’était introduit dans son esprit. Elle n’était pas très surprise qu’il eût tué deux personnes. Après la prolixine, elle avait toujours eu un peu peur de lui.

Ce jour-là, Grace avait la main sur le téléphone, mais elle ne pouvait se décider à appeler Bessie, pas encore. « Je suis lâche, se dit Grace, je suis résolument lâche », et elle pensa à eux tous, à Bessie dans sa caravane, à Frank Sr mort avant qu’elle l’eût jamais rencontré, mais qu’elle connaissait par toutes les histoires de Bessie, et le fils de Bessie, Frank Jr, qui ne disait jamais un mot, et Gaylen, qui avait failli mourir dans la voiture de Grace, et Mikal, et Gary. Elle sentit déferler sur elle un mélange de tendresse, d’accablement et d’une colère brûlante comme la bile, plus tout le malheur que Grace pouvait abriter dans son grand corps, des souvenirs tristes et mélancoliques, et toute l’horreur qui l’avait fait sortir un jour de la vie de Bessie. Tout cela revenait, et elle pensa de nouveau à Bessie, seule dans sa caravane.

2

Mikal fut le premier Gilmore que Grace rencontra. Lors de l’année scolaire 1967-1968, elle l’avait eu comme élève de seconde année en Création littéraire, et c’était l’un des meilleurs étudiants qu’elle eût jamais eus. Le nom de jeune fille de Grace était Gilmore, Grace Gilmore McGinnis, et pourtant quand Bessie et elle en avaient discuté, elles n’avaient découvert entre elles aucun lien de parenté. À part cette homonymie, Grace avait été impressionnée par une longue et intelligente conversation qu’elle avait eue avec Mikal à propos de Truman Capote. Elle avait donné à la classe De Sang-Froid comme lecture obligatoire. Mikal avait fait montre d’une grande perspicacité en discutant de ce livre.

Mais la première fois que Mikal et elle s’étaient trouvés très proches, c’était lorsqu’on avait demandé à Grace de faire une émission sur les Affaires étrangères pour le Canal 8 de la télévision locale et de choisir quatre élèves dont elle pensait qu’ils pourraient traiter un sujet comme « La révolution culturelle chinoise ». Elle choisit tout d’abord Mikal.

À cette époque, il portait les cheveux longs. Milwaukie, un faubourg ouvrier de Portland, avait son lot d’universitaires collet monté apprécié par les professeurs, qui estimaient qu’aucun élève à cheveux longs ne devrait représenter l’établissement à un programme de télévision. Grace s’en alla trouver le proviseur afin de solliciter une réunion du conseil des professeurs pour trancher la question. Elle en accusa certains d’être absolument tordus. Elle savait qu’elle ne remporterait jamais le concours de la quadragénaire la plus mince de la ville, mais Grace savait se servir de sa taille, de sa masse et de sa voix – fort impressionnante – pour faire passer un peu de mépris libéral. Mikal participa à l’émission de télévision. Il s’y montra excellent.

De temps en temps, Grace avait un étudiant qui, comme elle le disait, était plutôt un disciple qu’un élève. Mikal appartenait à cette catégorie. Grace recherchait les sujets qu’elle supposait capables d’éveiller son intérêt. Elle avouait franchement avoir quelques préjugés en sa faveur. Elle ne trouva donc pas exceptionnel qu’il vînt un jour la trouver pour annoncer que sa mère allait être expulsée pour des arriérés d’impôts et qu’il ne connaissait personne à qui demander conseil. Accepterait-elle de parler aux gens du fisc ? Grace se rendit un samedi à Oakhill Road et sa première réaction en voyant la maison avec l’allée circulaire fut : « Mon Dieu, cet endroit doit être hanté. » Ça tenait à on ne sait quoi dans la végétation derrière qui envahissait tout.

Ce n’était qu’une première impression, mais cela faisait quelque temps qu’elle s’intéressait aux phénomènes psychiques, aussi cette pensée ne provoqua-t-elle pas chez elle une grande agitation. Grace entra dans un grand salon sombre, meublé de façon disparate dans un style que Grace appelait du gothique de Portland. Une collection de belles pièces d’acajou d’après-guerre en provenance des Philippines.

3

Bessie était frêle, avec des cheveux gris sombre noués sur la nuque en un chignon qui dégageait un visage extrêmement intéressant, du genre qui vous donnait envie d’en savoir plus sur elle. Elle avait l’air d’une femme qui, à tout le moins, aurait fait une parfaite gouvernante dans un club de femmes. Mais en fait, se dit Grace, Bessie aurait eu vraiment sa place dans un château. Elle aurait pu être la veuve du président d’une entreprise de services publics qui s’habillait toujours en gris comme si elle ne voulait faire aucune concession à l’argent. Grace l’aima dès le premier regard. Toute cette classe et cette dignité, toute cette réserve paisiblement accumulée la fascinaient.

Elle l’aima encore plus lorsqu’elles commencèrent à bavarder. Dès l’instant où Grace dit que son nom de jeune fille était Gilmore, ce fut le début d’une conversation qui se poursuivit pendant trois heures. Elles abordèrent toutes sortes de sujets.

Au bout d’un moment, Bessie se mit à parler de ses problèmes relatifs à la maison. Frank l’avait achetée comptant, et il n’y avait pas d’hypothèque, mais elle était quand même difficile à entretenir. Elle n’avait pas d’assurance et gagnait moins de deux cents dollars par mois à travailler comme fille de salle dans une taverne qui s’appelait Chez Speed. Pas question pour elle d’avoir de l’avancement et de devenir serveuse, car elle était trop lente et souffrait d’arthritisme. Dans l’immédiat elle avait six années d’arriérés d’impôts et la municipalité la menaçait de s’en prendre à ses biens. Elle avait reçu un avis de saisie. Elle ne voulait tout de même pas perdre la maison alors que Mikal poursuivait ses études. Elle voulait, en fait, garder cette maison pour que ses fils puissent y revenir. Elle tenait à ce qu’ils retrouvent la maison qu’ils avaient connue avant leur départ. Aussi espérait-elle obtenir que l’Église mormone paie ses impôts et, en compensation, elle laisserait la maison à l’Église après sa mort. Elle espérait que cela paraîtrait une offre valable.

 

Dans cette affaire, Grace ne pouvait lui être d’aucun secours. Grace ne connaissait pas grand-chose aux mormons et, en l’occurrence, la solution dépendait de l’évêque local et de l’attitude qu’il adopterait. Elles passèrent donc à d’autres sujets. Bessie se révéla avoir une conversation charmante.

Elle raconta comment, au restaurant où elle travaillait, on ne lui laissait que peu de temps pour déjeuner. « Nous avons trente minutes pour commander nos plats à un chef grincheux, nous précipiter dans l’arrière-cuisine et essayer d’avaler le tout. On s’apercevait bien que je ne finissais jamais mon déjeuner, alors le chef m’a dit : « Je vais diminuer tes portions. » « Je vous en prie, ai-je dit, je suis incapable de manger tout ce que vous me donnez en une demi-heure. Il me faudrait une heure. De plus, avait-elle poursuivi, j’aime bien laisser quelque chose dans mon assiette. Je ne mange jamais tout ce que j’ai. Je ne l’ai jamais fait de ma vie. Le jour où je terminerai une assiette, je me retrouverai de l’autre côté. Ça me renverra chez moi… dans la mesure où j’ai un chez moi. »

La veille, Bessie avait dit au conducteur du bus : « Savez-vous qu’il y avait un opossum crevé juste devant ma porte ? » Le conducteur répondit : « Pourquoi ne l’avez-vous pas ramassé pour en faire du ragoût ? » Elle répondit : « Vous savez, Glen, je ne vais plus jamais vous adresser la parole. » « L’opossum ne pouvait pas vous faire du mal s’il était mort », fit-il. Elle répondit : « Mais si. Il avait peut-être des puces. »

Grace la trouvait de plus en plus sympathique. Elles parlèrent de l’aversion qu’elles éprouvaient toutes les deux pour les tissus synthétiques, et pourtant qui pouvait encore se payer de la laine, du coton ou de la soie ? « Je vais d’une année sur l’autre sans vêtements, expliqua Bessie. Pas nue quand même… ça suffirait à guérir le pays du sexe ! » Elle en vint à parler de Gary à Grace. Chez Speed, personne ne savait qu’elle avait un fils au pénitencier. Une dame lui avait même dit un jour : « Vous en avez de la chance d’avoir vécu aussi longtemps sans avoir eu un vrai chagrin pendant votre vie. »

Grace trouvait que Bessie avait une voix remarquable. Pas exactement cultivée, ni superbe, mais assurément insolite. Bette Davis jouant une femme de pionnier. Grace demanda à voir une photo de Bessie quand elle était jeune et la trouva magnifique. Grace se dit que la patine qu’avait acquise Bessie au long des années était le résultat de son stoïcisme.

La conversation ne s’acheva que lorsque Bessie dut aller travailler. Elle s’était vêtue d’un corsage blanc, d’une jupe foncée et d’un chandail bleu marine. Elle tenait un tablier sur son bras. Elle portait des chaussures à talon plat et n’avait pas la démarche d’une femme à qui on avait dit jadis qu’elle ferait une bonne danseuse de ballet : l’arthrite avait déjà gagné ses mains, ses genoux et ses chevilles.

Grace la conduisit en voiture chez Speed où elle prit une tasse de café tout en regardant Bessie desservir les tables. Elle fut horrifiée de la voir contrainte d’exécuter un tel travail.

Le souvenir de cette femme resta gravé dans son esprit. Bessie, vivant dans cette maison hantée qu’elle tenait à conserver. Grace allait rendre visite à Bessie de temps en temps pour lui parler des impôts et de l’Église. Plus tard, quand tout fut perdu, d’autres histoires remontèrent à la surface et Grace en vint à se demander pourquoi Bessie avait tenu à garder cette habitation. « Grace, lui dit-elle un jour, la maison était bel et bien hantée. Personne d’autre que moi n’aurait accepté d’y rester si longtemps. Si vous étiez montée au premier, vous l’auriez senti. Une nuit où mon mari était très malade, juste quelques mois avant sa mort, il s’est levé et a commencé à prendre le couloir pour aller à la salle de bains, puis il est tombé dans les escaliers avec un bruit terrible. On aurait presque dit que quelque chose l’avait empoigné et l’avait précipité jusqu’en bas. C’est grâce à ses nombreuses années d’entraînement acrobatique qu’il ne s’est pas tué. Je me suis mise à hurler et je tambourinai à la porte de chacun des garçons. « Levez-vous, votre père est tombé. » Ils se sont précipités, et Frank Jr l’a ramassé et l’a ramené dans sa chambre. Et puis, après la mort de Frank Sr, un soir où Mikal et moi nous apprêtions à aller nous coucher, nous entendîmes un terrifiant fracas dans le vestibule, au rez-de-chaussée, entre la chambre à coucher et la cuisine. C’était vraiment un endroit où vivre était absolument terrifiant. » Bien sûr, Grace n’entendit parler de ces histoires qu’après que Mikal fût entrée à l’université, et que Bessie habitait dans la caravane qu’elle avait achetée avec l’aide de l’Église et aussi grâce à la vente de son mobilier en acajou des Philippines.

4

Bessie mentionna que le dimanche, le seul jour où elle avait congé, il n’y avait pas de service de car aller et retour entre Portland et Salem. Grace dit : « Il n’y a aucune raison qui m’empêche de vous conduire à la prison. » Les visites n’avaient lieu que deux fois par mois, et les enfants de Grace étaient mariés. Elle n’avait pas de pressantes obligations familiales. De plus, Grace adorait lire. Elle emportait un livre pour le déguster dans la voiture en attendant la fin de la visite, et elle passait un excellent moment à faire le trajet pour y aller et pour en revenir en discutant sorcières. Bessie disait d’elle qu’elle était à deux doigts de devenir une créature des bois. Elle respectait les sorcières, dit-elle, et n’avait aucune envie d’être en leur pouvoir. « Savez-vous, fit-elle, que j’ai peur de me trouver dans une voiture auprès de quelqu’un qui a affaire à elles, car je suis persuadée qu’elles peuvent démolir la voiture. Il faut être sur ses gardes contre toutes vibrations fortes et maléfiques qui peuvent survenir. »

Ce jour-là, Grace resta assise deux heures dans la voiture, lisant pendant que Bessie était dans la prison. En revenant, Bessie lui dit que Gary avait inscrit le nom de Grace sur la liste des visites. Cela n’intéressait pas particulièrement Grace de le rencontrer, mais elle se dit : « Ma foi, si c’est Bessie qui le veut, d’accord. »

Les visites se poursuivirent pendant deux ans, à peu près tous les quinze jours. Parfois elles arrivaient à la prison et les autorités leur disaient : « Vous ne pouvez pas le voir aujourd’hui. Il est au trou, il est bouclé. » On ne prévenait Bessie que lorsqu’elle était là.

La première fois que Grace pénétra dans la prison, elle fut surprise par la puissance des échos. Mais à part ce bruit, ça n’était pas aussi terrible que les prisons qu’elle avait vues au cinéma. Il y avait tout autour de celle-ci un grand mur de pierre grise, et c’était assez déprimant, mais le pénitencier était situé un peu n’importe comment au milieu d’un champ qui le séparait d’une route à grande circulation à la lisière de Salem, et le bâtiment de l’administration n’avait que deux étages. On entrait par une petite porte. La pièce de réception ressemblait au hall minable d’une petite usine ou d’un dépôt quelconque, avec, au centre, un grand bureau circulaire pour les renseignements. Aux murs des peintures de cerfs et de chevaux exécutées par des détenus. Il y avait aussi une porte à barreaux coulissante donnant accès à une petite pièce comportant, de l’autre côté, une seconde porte. Quand on le leur disait, les visiteurs venaient tous s’entasser dans cet espace et la grille derrière eux se refermait. Il y avait alors un temps mort et l’autre grille, devant, s’ouvrait. Le claquement des portes produisait des échos qui se répercutaient le long des murs de pierre, aussi bruyants que des wagons de marchandises roulant dans une gare de triage. Et enfin, tout le monde passait dans la salle des visites.

On aurait dit une salle de conférence pour réunions de parents d’élèves dans un lycée. Des tas de chaises pliantes orange pâle, bleu pâle, jaune pâle et vert pâle étaient disposées autour de minables tables en bois blond. Le long du mur, il y avait des distributeurs de cigarettes, de coca, de bonbons. Rien qu’un gardien ou deux, et trente ou quarante personnes se parlant à travers la largeur de la table, souvent deux ou trois visiteurs pour chaque détenu.

Grace y vit toutes sortes de visiteurs : des pères et des mères de la classe ouvrière à l’air triste, des épouses harassées avec des bébés sur les bras ayant encore un peu de lait caillé à la commissure des lèvres. Un nombre considérable de très grosses femmes franchissaient les barrières en tanguant. En général, elles avaient un roman d’amour avec un détenu très maigre. On voyait là aussi quelques jeunes femmes bien faites avec un air que Grace en vint à reconnaître. Elles étaient très maquillées et semblaient appartenir à une classe spéciale. De toute évidence, elles avaient un petit ami en prison, et Grace finit par apprendre de Gary qu’un tas d’entre elles avaient aussi un petit ami à l’extérieur qui avait fait de la prison, qui en était sorti et qui, à n’en pas douter, ne tarderait pas à y revenir. Il était parfaitement possible que ces filles fussent plus amoureuses de l’homme qu’elles venaient voir à la prison que de celui avec qui elles vivaient à l’extérieur.

Et il y avait, bien sûr, les prisonniers. Certains avaient des airs d’opprimés, c’était le moins qu’on pouvait dire. Ils étaient simples d’esprit ou contrefaits, et avaient un air furtif ou impassible, terrifié ou stupide. C’étaient des hommes qui paraissaient avoir grandi dans des cours de ferme et qui semblaient posséder une logique de rustres.

Et puis il y avait des hommes qui se tenaient comme s’ils se considéraient être des personnages intéressants. On aurait dit qu’ils appartenaient à une société très fermée. Ils avaient un petit sourire qui semblait vouloir dire qu’ils en savaient plus sur la vie, l’existence et le monde que les gens qui venaient leur rendre visite. En général, leur allure était souple ou tout à fait athlétique. Ils se déplaçaient avec l’habileté de funambules, mais ils étaient arrogants au possible et promenaient un regard moqueur sur les visiteurs. On aurait dit qu’ils avaient l’habitude d’être regardés et considéraient en valoir la peine. Mais ils ne gardaient ce genre d’expression que jusqu’au moment où ils venaient s’asseoir en face de leurs visiteurs. Alors, leur attitude changeait. Une demi-heure plus tard, on pouvait percevoir sur leur visage la vulnérabilité, la tendresse ou simplement le profond malheur.

Plus tard, lorsqu’elle connut mieux Gary, il expliqua avec soin qu’il y avait deux genres de prisonniers : les détenus et les taulards. La façon dont il disait cela donnait à penser que la seconde catégorie était supérieure à la première et qu’il en faisait partie. Grace l’y aurait d’ailleurs classé elle-même. Il s’habillait de cette façon. Très soigné dans sa chemise bleu pâle et ses treillis de prisonnier bleu clair. Les taulards, par opposition aux détenus, portaient leurs chemises comme si elles étaient faites sur mesure. Au bout d’un temps d’observation, la différence entre les deux groupes s’imposait aux yeux. Elle pouvait comparer cela à ce qui se passait dans un lycée où tous les premiers des différentes classes, les athlètes et les gosses séduisants formaient toujours un petit clan à part. Et puis il y avait les autres.

Gary, toutefois, n’était jamais arrogant avec sa mère. Il parlait avec elle le plus sérieusement du monde. Ils étaient si absorbés dans leur conversation que Grace regardait souvent autour d’elle pour ne pas trop les gêner. Et puis Bessie ou Gary disait quelque chose de drôle. Tous deux riaient avec le plus bel entrain. On riait énormément dans cette salle de visite.

Il consacrait toujours quelques minutes à Grace. Il se montrait aimable dans ses propos, mais avec un soupçon d’ironie. Il voulait toujours savoir quels fantômes Grace avait rencontrés dans ses pensées durant la semaine, et puis ils se mettaient à parler de fantômes. Il demandait aussi l’opinion de Grace sur les livres qu’il lisait. Son préféré, c’était The Ginger Man de J.P. Donleavy. Un jour elle lui offrit un abonnement à Art d’aujourd’hui. Elle estimait que ses portraits d’enfants étaient dignes des plus grands éloges.

La seule fois où elle le vit se mettre en colère, ce fut le jour où Bessie lui avoua qu’elle avait définitivement perdu la maison. Il était si furieux contre l’Église mormone que, bien des années plus tard, le souvenir de sa colère fit dire à Grace : « Je parierais qu’il savait que ces garçons étaient mormons avant de les tuer. »

Il demandait aussi comment Mikal se débrouillait au collège. Mikal le Mystérieux, l’appelait-il, parce qu’il ne venait jamais le voir. Grace croyait l’entendre dire : « Je ne connais pas vraiment Gary », et c’était vrai, si l’on songeait que Mikal n’avait que quatre ans quand son frère avait été envoyé en maison de redressement. Grace croyait aussi que les longs cheveux de Mikal y étaient pour quelque chose. Il ne se serait pas senti à l’aise dans cette salle de visite et sous les yeux des détenus.

Parfois, Bessie divertissait Gary en lui racontant des histoires drôles sur son père. Il était impossible de ne pas reconnaître que le père et le fils ne s’étaient jamais entendus, mais maintenant, au fond, c’étaient les histoires concernant Frank Sr qui faisaient le plus rire Gary.

5

Frank se vantait du saut périlleux qu’il faisait autrefois par-dessus des chaises empilées, dans la fosse d’orchestre, et un jour, à Denver, Frank décida de lui faire une démonstration. Bessie lui dit qu’elle ne pensait pas qu’il devrait essayer. Il était trop ivre. « J’ai fait cela toute ma vie, lui dit-il, je saurai encore le faire. » Il se leva, sauta, les chaises s’écroulèrent et il resta là si assommé qu’elle le crut mort. « Je n’arrêtais pas d’essayer de lui faire du bouche-à-bouche ou Dieu sait comment on appelle ça ! »

Il y avait aussi l’histoire du mouton. Gaylen avait un mouton noir et Mikal criait : « J’en veux un. » Ce que Mikal voulait, Mikal l’obtenait. « Bien sûr, bien sûr, dit-elle, un mouton, un cheval, une vache, n’importe quoi dès l’instant que c’est pour le petit. » Frank revint des abattoirs avec un mouton blanc qui avait une tête noire et il le fit sortir de l’arrière du break. Bessie était furieuse. Elle n’aimait pas les animaux et il allait falloir nettoyer l’arrière de la voiture. Saleté de mouton.

La dame qui habitait à côté avait trois chiens qui jappaient. Lorsque Frank tourna le coin, le mouton devint impossible. Tous les garçons se mirent à hurler : « Aide papa à faire entrer le mouton dans l’enclos. » Ça dura une demi-heure. Bessie était restée sur la véranda. Elle criait : « Tords-lui la queue, Frank, et il marchera tout droit devant toi », mais Frank n’entendait pas ce qu’elle disait et expliquait à Gaylen : « Donne-lui un coup de pied au cul, à cette sale bête. » Gaylen prenait son élan, le mouton se retournait et recevait le coup de pied en pleine tête. Frank disait : « Tu ne sais donc pas reconnaître la tête du cul ? »

Tout d’un coup l’animal se retourna. Frank eut le pied pris dans la corde, tomba, et le mouton se mit à le traîner. Il lâcha une traînée de diarrhée verdâtre, cependant que Frank était tiré à travers la pelouse, le trottoir et les gravillons du bas-côté de la route. Lorsqu’on releva Frank, il avait le derrière endolori. « Regarde-moi ça, dit-il en s’époussetant, je suis plein d’herbe.

— Frank, dit Bessie, ça n’est pas de l’herbe. » Entre deux éclats de rire elle avait dit : « C’est une des choses les plus drôles que j’aie jamais vues. »

« Tu te rappelles, fit Gary, comme papa était le plus mauvais conducteur du monde ? (Il se tourna vers Grace.) Mon père causait tout le temps des accidents. Quand des gens le klaxonnaient, il leur faisait un pied de nez. Ou alors il lâchait le volant et agitait les doigts auprès de ses oreilles comme s’il était un renne. Ça rendait les gens fous jusqu’au moment où il reprenait le volant en main. Nous autres, gosses, on trouvait qu’il était formidable. On agitait nos doigts aussi en regardant les conducteurs. »

Après ces rires et l’évocation de ces souvenirs, Gary dit : « Je regrette que papa soit mort. Voilà longtemps qu’il m’aurait fait sortir d’ici.

— Je sais bien, Gary, fit Bessie, mais moi je ne peux pas. Je n’ai pas l’argent ni le savoir-faire. Je n’ai pas l’autorité qu’avait ton père.

— Ah, dit Gary, j’ai passé je ne sais pas combien de nuits sans sommeil à souhaiter que mon père soit encore là. »

Ils étaient comme deux taureaux qui se battent à coups de cornes, expliqua Bessie à Grace sur le chemin du retour, mais Gary a raison, son père ne l’aurait jamais laissé en prison. Frank serait allé voir les gens qu’il fallait et aurait su quoi leur dire. Moi, j’ai grandi dans une idiotie de ferme au fond de l’idiotie d’Utah. Tout ce que j’ai jamais connu, c’étaient les vaches, les porcs, les poulets, les chèvres, les chevaux et les moutons, alors je ne suis d’aucune utilité à Gary. (Elle soupira.) Je regrette bien que Frank n’ait pas été plus proche de ce garçon de son vivant. »

Elle faisait le trajet aller et retour, soixante-cinq kilomètres dans chaque sens, un dimanche sur deux, et les échos du passé se répercutaient comme des portes d’acier qu’on claque. Bessie avait tout un trésor d’histoires et les offrait comme des confiseries. On aurait dit qu’elle préférait naturellement les petites histoires amusantes à la profondeur de ces échos qui remontaient du passé.

6

Elle expliqua à Grace comment Frank et elle étaient en train de traverser le Texas en car lorsque Gary était né à l’étape du soir à l’hôtel Burleston à McCamey. Ils n’avaient pu repartir que lorsqu’il avait six semaines. Ça suffisait pour le faire se considérer à jamais comme un Texan.

« Vous aimiez bien voyager avec deux bébés ? » avait demandé Grace. Non, pas du tout, mais son attitude demeurait la même : elle aimait Frank comme il était. Pas la peine d’essayer de le changer. Ils voyageaient donc. Elle s’attendait toujours à des ennuis.

Dans le Colorado, Frank s’était fait arrêter pour avoir donné un chèque sans provision et avait été condamné à trois ans de prison. Bessie rentra à Provo pour l’attendre. Il n’y avait pas d’argent pour aller nulle part ailleurs.

Elle crut que c’était la fin de tout. Sa famille ne se montra pas compréhensive. Elle avait été absente deux ans et revenait avec deux gosses et un mari en prison. Mais elle attendit. Elle ne songea jamais à prendre un autre homme. Ce fut une longue attente, mais ce n’était pas le bout du monde. Frank sortit au bout de dix-huit mois et l’emmena en Californie ; il travailla dans une usine de la Défense nationale et ils recommencèrent à voyager. Lorsque les garçons avaient six et sept ans et que Gaylen vint au monde, elle parvint à persuader Frank d’acheter une maison dans la banlieue de Portland. Ça valait beaucoup mieux que de laisser les garçons dormir dans des dépôts de cars en se gorgeant de saucisses chaudes.

Frank se mit à récrire les résumés du Code de Construction de villes comme Portland, Seattle et Tacoma. Il les transcrivait en langage clair de telle sorte qu’en achetant son manuel les lecteurs savaient comment s’y prendre pour bâtir ou rénover leurs maisons selon les lois de la ville. Puis il se mit à faire de la publicité pour ses manuels. Au long des années, c’était devenu rentable. Il y eut une époque où Frank recevait des chèques tous les jours.

Les garçons allaient à l’école paroissiale de Notre-Dame-des-Peines et Gary envisageait de devenir pasteur. Bessie adorait leur maison de Crystal Springs Boulevard. Elle était petite mais c’était là qu’elle avait passé ses meilleurs moments. Puis Frank dut s’installer pour un an à Salt Lake. Ce fut l’époque, raconta-t-elle à Grace, où Gary entrevit une apparition qui ne le quitta plus.

Elle mit cela sur le compte de la maison qu’ils habitaient. Même Frank convenait qu’elle était hantée, et pourtant ce n’était pas un homme à accepter facilement cette idée. Mais un jour, alors qu’ils étaient dans la chambre en train de donner son biberon à Mikal, tout nouveau-né, ils entendirent quelqu’un qui parlait et qui riait dans la cuisine. Lorsqu’ils se précipitèrent en bas, il n’y avait personne.

Puis il y eut une inondation et la soupape de sûreté de la chaudière, au sous-sol, ne se ferma pas une fois le feu éteint. Des bulles de gaz se mirent à monter le long des murs. Frank dit : « Cette fois, ça y est. On s’en va. » On aurait dit qu’il entrevoyait une photo d’eux dans les journaux : le père, la mère et leurs quatre fils morts dans une explosion.

Elle avait été heureuse de quitter la maison mais pas sa voisine, Mme Cohen, qui était une vieille dame charmante. Bessie fit sa connaissance parce que la fenêtre de la chambre de Mme Cohen se trouvait juste en face de celle des garçons et que Gary tirait par la fenêtre avec son pistolet à eau : pssst. Mme Cohen le sermonna : « Ne fais pas ça. Je suis une vieille dame, tu ne devrais pas faire ça. » Elle finit par dire à son frère : « Écoute, je vais prévenir les parents. » Le frère de Mme Cohen répondit : « Ce sont des Gentils. Ne va pas les voir. » Elle insista : « J’y vais. » Lorsqu’elle eut présenté ses doléances, Frank dit : « Je peux vous l’assurer, ils ne le referont jamais. » Là-dessus, Mme Cohen lui fit promettre de ne pas donner de fessée aux garçons. Les gosses tombèrent amoureux d’elle à cause de cela et Mme Cohen resta si longtemps dans leur maison cette fois-là que son frère s’inquiéta : « Il croyait que nous l’avions tuée, et enterrée au sous-sol. J’ai dit :” Non, non, nous sommes trop occupés pour avoir le temps de tuer des gens.” Oh ! je l’aimais vraiment cette dame. » « Je ne vous oublierai jamais, nous dit-elle, vous êtes mes seuls amis Gentils. »

Le jour de leur départ, Mme Cohen et elle pleurèrent en se disant adieu. « Vous avez de la chance de ne pas rester dans cette maison. Elle est pleine de maléfices », dit encore Mme Cohen.

7

Dès ce jour, Frank ne sut plus jamais s’y prendre avec les garçons. Assurément, Gary changea, et il ne devait plus jamais cesser de se disputer avec son père.

De retour à Portland, Gary se mit à utiliser d’abondance un langage grossier. Ça sortait de lui en un flot sulfureux. Bessie avait l’impression qu’un abominable démon lui sortait de la bouche. Elle tenta un jeu familial. « Vous n’aurez pas à utiliser un tel langage, si vous avez un vocabulaire étendu », dit-elle aux garçons.

L’un d’eux ouvrait le dictionnaire et choisissait un mot. Puis un autre, et en donnait le sens et l’orthographe. Au long des années, ils acquirent ainsi une connaissance des mots à surprendre leurs professeurs.

Elle était une mère indulgente. Si elle promettait qu’ils pourraient aller le samedi au spectacle elle les laissait y aller, même s’ils avaient tout démoli dans la maison. Leur père était tout le contraire. Qu’ils renversent un verre de lait et c’était la grande colère. Les garçons vivaient donc sous deux systèmes.

Bien entendu, plus de la moitié des affaires de Frank se trouvaient à Seattle. Il ne revenait que de temps en temps passer une fin de semaine avec eux et n’arrêtait pas de se disputer avec Gary.

Ça démarrait pour rien. « Ferme la porte derrière toi », disait Frank. « Ferme-la toi-même », répliquait Gary. Et les voilà qui se levaient en hurlant. Ça créait une atmosphère lourde à couper au couteau. Et Bessie connaissait bien le sens de cette expression.

Pourtant, la première fois que Gary s’attira des histoires, Frank était là pour le faire libérer sous caution. À deux reprises il engagea un détective privé pour établir que Gary n’avait pas fait ce que Bessie savait fort bien qu’il avait fait. Elle gâtait le bon côté de Gary, et Frank cultivait le mauvais.

Après que Gary fut pris à voler une voiture, on l’envoya en maison de correction. Une fois par mois Bessie et Frank allaient le voir et pique-niquaient sur l’herbe. De l’extérieur, MacLaren n’avait pas l’air plus terrible que quelques écoles privées où elle était allée au cours de ses voyages. Deux beaux toits de tuile rouge et des bâtiments en stuc jaune à deux étages. Un grand campus bien vert.

Lorsqu’il y était entré, c’était un mauvais garçon ; quand il en sortit, il était devenu presque un homme endurci. Ses professeurs signalaient qu’il ne s’intéressait pas le moins du monde aux études libres. Il dormait toute la journée. Le soir, lorsque Bessie lui demandait : « Où vas-tu ? » il répondait : « Je sors chercher des histoires, j’ai envie de me bagarrer. »

Une ou deux fois il revint vilainement battu. Il avait un très mauvais caractère, et c’était difficile à supporter. Elle priait simplement le ciel qu’il apprenne à se dominer. Il finissait par avoir tellement de cicatrices à force de se battre qu’elle pouvait à peine le regarder. Une fois, il rentra à l’aube et s’évanouit sur le seuil. Il avait un œil presque sorti de son orbite. Il fallut le conduire à l’hôpital.

Il avait presque vingt ans lorsqu’il fut très près d’user de violence envers son père. Frank était alors trop malade pour insister. Bessie demandait à Gary de quitter la maison pour la nuit.

8

Une année, il y eut des émeutes au pénitencier de l’État d’Oregon, Gary y participa et fut interviewé à la télé. Une jeune fille vit l’émission, entama avec lui une correspondance et en vint à l’aimer assez pour aller le voir. D’après Gary, elle avait vingt-six ans, elle s’appelait Becky et elle était très grosse. Mais elle écrivait des lettres superbes. Il déclara à Bessie qu’il allait l’épouser et adopter son petit garçon.

Mais Becky avait un ulcère, elle alla se faire opérer, puis elle rentra chez elle et mourut.

La prison refusa de laisser Gary aller à l’enterrement. Il n’était pas de la famille. Bessie envoya des fleurs en son nom.

Peu de temps après cela, Gary et quatre autres détenus qui se trouvaient en haute surveillance s’ouvrirent les poignets. Lorsque Grace le revit, on le traitait à la prolixine. On aurait dit qu’il avait quitté son propre corps et qu’il était revenu dans celui d’un étranger. Il avait la mâchoire pendante, la bouche ouverte, les yeux vitreux. Il marchait aussi lentement qu’un homme qui a des fers aux pieds.

Lorsque Bessie le vit ainsi, elle éclata en sanglots. Tout s’arrêta dans la salle des visites. On n’entendait plus un autre bruit que celui des prisonniers lui disant : « Tiens le coup, mon vieux. »

Durant toute cette visite, les prisonniers n’arrêtèrent pas de lui dire : « Courage, garçon ! » Gary faisait de véritables efforts pour parler à Bessie et à Grace, mais ses lèvres remuaient comme celles d’un homme qui a des graviers dans la bouche. Grace ne pensait qu’à faire partir Bessie, mais celle-ci ne voulait pas partir avant d’avoir vu un adjoint du directeur.

« Comment avez-vous pu faire ça à mon fils ? » demanda Bessie.

Il avait l’air embêté, mais il répondit que la prolixine était le meilleur médicament qu’on avait trouvé pour les individus violents et psychotiques.

Grace avait envie de dire : « Foutaises. » Elle ne le fit pas.

La prison arrêta le traitement à la prolixine et les symptômes disparurent, mais aux yeux de Grace il était devenu un autre homme. Il y avait maintenant en lui quelque chose qui ne lui inspirait pas confiance. Sa conversation était devenue minable. Son point de vue déplaisant. C’était comme s’ils évoluaient dans des sphères différentes.

9

Gaylen Gilmore entra dans la vie de Grace. Gaylen dont Bessie lui parlait depuis deux ans. Gaylen qui, avant tout, voulait être écrivain. Il écrivait des poèmes magnifiques, disait Bessie, mais il écrivait aussi sur des chèques. À seize ans il se mit à boire et quand il avait bu, il allait à la banque et rédigeait un chèque en imitant sa signature. Ce qui l’avait perdu, disait Bessie, c’était qu’il était beau. Bessie estimait qu’elle n’avait jamais vu un garçon plus beau. Elle riait encore plus avec Gaylen qu’avec Gary.

Ce que Gaylen fit de plus grave, ce fut de donner un chèque de cent dollars chez Speed. Lorsqu’il se révéla sans provision, elle dit à Speed : « Je vous rembourserai sur ma prochaine paye », mais celui-ci répondit : « Non, ça n’est pas ta faute. » Bessie insista : « Je dois le faire. » Lorsqu’elle rapporta cette conversation à Gaylen, il monta dans sa voiture et disparut pendant cinq ans.

Il appela de Chicago pour dire : « Maman, c’est la première fois que je ne suis pas avec toi pour Thanksgiving et je regrette de ne pas être là. » Bessie dit : « Si je t’envoie l’argent, tu viendras ? » Il dit oui, mais ne le fit pas.

Des années plus tard, il revint avec sa femme Janet. Il avait des saignements d’estomac. Bessie pensait que c’était un ulcère mais, en réalité, il avait reçu un coup de pic à glace. Bessie voulait l’emmener voir Gary – il ne l’avait pas vu depuis des années – mais Gaylen dit : « J’ai la gueule de bois. » Bessie demanda : « Qu’est-ce que tu as fait la nuit dernière pour être si ivre ? » Il répondit que c’était l’anniversaire de la mort de Harry Houdini, et qu’il le célébrait toujours.

Et puis un soir, peu après minuit, Janet appela Grace pour lui dire que Gaylen était très malade et qu’ils n’avaient pas de quoi prendre un taxi. Pouvait-elle les emmener en voiture à l’hôpital de Milwaukie ? Grace arriva, les conduisit mais impossible de faire admettre Gaylen. Il n’avait ni carte de sécurité sociale ni médecin.

Sur le conseil de l’hôpital, ils se rendirent à l’hôpital municipal de l’Oregon. Là, Gaylen s’entendit répondre la même chose. Il était maintenant 2 heures du matin. L’hôpital suivant refusa aussi. Grace dit qu’elle se portait garante des frais d’hospitalisation, quel qu’en fût le prix, mais on lui dit qu’il fallait un docteur pour l’admettre. Grace se dit : « Ce garçon va mourir sur la banquette arrière de ma voiture. »

À l’école de médecine, on leur dit d’attendre et ils attendirent jusqu’à 5 heures et quart. Gaylen, qui souffrait énormément, finit par se lever et dit aux femmes qu’il ne voulait pas attendre davantage. Grace lui fit ses adieux au motel. Elle dit : « Appelez-moi si je peux vous aider », mais elle rentra en se disant qu’on pourrait très bien installer Bessie à côté d’un malade condamné et qu’elle n’aurait rien à dire.

Un jour, Grace reçut une lettre de Gary. Il y avait dedans cinquante dollars comme premier remboursement des cent dollars qu’elle lui avait avancés pour un râtelier, mais le reste de la lettre était terrifiant. Sa haine de la prison semblait incontrôlable. Il parlait de violence avec une hargne qu’elle n’arrivait pas à admettre. Cela n’avait aucun rapport avec les conversations qu’ils avaient eues.

Grace se dit alors : « Je n’ai qu’une certaine quantité d’énergie. J’ai des enfants et des petits-enfants. Je ne peux pas porter ce fardeau. Je suis résolument lâche. »

Elle appela Bessie pour lui dire : « Avec la meilleure volonté du monde, et cela ne changera rien aux sentiments que j’éprouve pour vous, il faut que je cesse de vous voir. »

Bessie comprit. Il n’y eut pas d’échange de propos désagréables. Grace se retira seulement avec beaucoup de douceur. Elle n’avait plus revu aucun d’eux depuis lors.

Elle apprit plus tard que Gaylen était mort et que Bessie avait payé les frais du voyage de deux gardiens qui avaient escorté Gary jusqu’à l’enterrement. Les policiers s’étaient montrés convenables ; ils étaient en civil et s’étaient tenus un peu à l’écart. Personne ne sut que Gary était prisonnier. Ensuite, Bessie alla personnellement payer les gardiens tout en les remerciant.