Janvier 13
jeudi
Bon matin mon Âme Sœur
je Love vous. Oh ! je Love vous ! et avoir besoin de vous tant.
Ce matin fax seulement quelques minutes pour écrire car mon avocat va arriver bientôt.
Je me suis amusée avec un vieux livre de français. C’est une belle langue. J’aimerais l’apprendre et peut-être même vivre en France un jour. Loin d’ici… ah ! oui…
Sundberg m’indique que tous les médecins mêlés au pétrin dans lequel je suis plongée se proposent déjà de recommander ma libération pour le 22 janvier (1977, j’espère).
Ces longues journées nous rapprochent de ton exécution. Il m’est difficile d’accepter cette idée comme une réalité.
Ce n’est pas tellement que tu vas bientôt mourir mais que je ne peux pas être avec toi alors que la date approche tellement. Pourquoi faut-il que ce soit ainsi ? Il doit bien y avoir une logique derrière ma destinée mais je n’en vois même pas une particule…
Il n’y a pas de mot pour exprimer l’Amour que j’ai dans mon âme et dans mon cœur pour toi mon Âme Sœur.
Tout mon amour est à toi. J’espère que tu le sais et je sais que le tien est à moi si tu meurs… si prochainement… je le saurai et je sentirai ton âme s’envelopper autour de mes pensées et de cette âme qui t’aime si profondément. Au revoir mon amour Jusqu’alors et à jamais peu importe où j’irai j’irai seule.
Jusqu’à ce que je sois auprès de toi
je t’aime
toujours à toi
NICOLE
Larry en parla à Farrell et ils se mirent d’accord. Lorsque Gilmore parlait de lui-même, si franc qu’il pût paraître dans les interviews, il vivait toujours derrière une muraille psychique. Pour en apprendre plus, il faudrait réussir une percée. Afin de pénétrer à travers la frime les questions devaient comporter une critique des attitudes de Gary. Farrell étudia donc une série de questionnaires plus précis à l’usage de Moody et Stanger. Schiller indiqua aussi aux deux avocats que Gilmore devait les lire à haute voix avant d’y répondre. Farrell et lui voulaient éviter que l’intonation des avocats influence les réactions du condamné.
Au quartier de haute surveillance, Ron Stanger dit par téléphone : « Notre ami voudrait des « réponses sérieuses ». Ces deux derniers mots entre guillemets.
— Je joue sérieusement depuis le début, répondit Gilmore. Aussi sérieusement que j’ai tout fait dans ma vie.
— Parfait », dit Moody.
Gilmore lut : « Il me semble maintenant que, dans votre situation, compte tenu de votre sens du destin et du karma, l’entretien que nous nous efforçons d’avoir ensemble présente une réelle importance dans votre vie ainsi que dans la mienne. »
Gilmore se tourna vers les avocats et répondit à l’usage de Schiller : « Merci, Larry. »
Il reprit la lecture : « J’estime que, étant donné l’importance de la situation, nous devons faire notre possible pour remplacer les interprétations aléatoires par des conclusions plus sérieusement réfléchies. »
Cette fois encore il répondit à sa propre voix : « Très bien. »
« Parfois vous paraissez raconter une histoire souvent répétée, lut-il. Voici ma réaction : Dites donc, Gary, est-ce que vous racontez ça à toutes les filles et à tous les caves, à tous ceux ou celles qui voient quelque chose d’intéressant en vous et veulent mieux vous connaître ? Bien des histoires que vous racontez au cours des interviews, vous les avez déjà écrites à Nicole dans vos lettres, souvent assorties de propos amoureux, de petites indications dénotant une intention de charmer la lectrice, la maîtresse, n’importe qui vous observe et cela d’une manière qui paraît habituelle et bien calculée. Voilà l’effet que vos propos me font. Dites-moi sur quel point je peux me tromper. » Gary répondit : « Vous vous trompez, Larry. »
Puis Gilmore éclata de rire. « Merde ! dit-il, il n’y a aucun calcul là-dedans. Je me sens seul. J’aime le beau langage mais je dis la vérité. On bavarde beaucoup en taule, pour passer le temps. À peu près chaque détenu collectionne réminiscences, anecdotes et toutes sortes d’histoires. Chacun peut s’habituer à faire appel à ses souvenirs. Vous-même Larry vous fréquentez des gens, vous allez à des repas, vous parlez à bien des personnes différentes… mais vous aussi vous devez avoir vos petites histoires favorites à raconter. Le fait de dire la même chose plus d’une fois et à plus d’une personne ne signifie pas que ce soit un mensonge. (Gilmore marqua un temps d’arrêt et reprit :) C’est vrai, Larry, je monte certaines choses en épingle… J’ai passé bien du temps au trou et, là, on ne voit pas le type à qui on parle parce qu’il est dans la cellule voisine ou à l’autre bout du couloir. Alors il devient indispensable… de s’exprimer clairement et d’être bien entendu parce que nos propos peuvent se mêler à d’autres conversations et puis il y a toujours beaucoup de bruit : les gardiens font tinter leur trousseau de clés, les portes claquent. Réfléchissez-y. »
Gilmore reprit la lecture : « Je ne suis pas certain que vous vous rappelez la vérité au sujet de votre petite enfance. »
Il répondit sur un autre ton : « Et vous, Larry, est-ce que vous êtes sûr de vous rappeler exactement votre petite enfance ? »
Gary continua la lecture du questionnaire : « Vous avez dit que l’amour de votre mère fut toujours vigoureux, constant et cohérent. Voilà notamment d’étranges adjectifs pour qualifier un amour maternel. »
Il répondit aussitôt : « Je ne les trouve pas étranges. Votre question ne paraît pas présenter d’intérêt. »
Il en revint au texte de Schiller : « Je ne crois pas avoir jamais entendu employer les mots « vigoureux, constant et cohérent » à un tel usage. »
Gilmore répondit : « Vous avez probablement raison mais avez-vous déjà interrogé quelqu’un d’autre au sujet de sa mère ? »
« En me fondant sur mes conversations avec des membres de votre famille et en écoutant votre voix sur les bandes j’ai l’impression que vous avez peut-être été traité assez cruellement dans votre petite enfance. Certains membres de votre famille me disent que vos grands-parents se sont efforcés de se faire attribuer votre garde. Vous seriez né à un moment fâcheux de la vie de votre mère qui semblait éprouver du ressentiment contre vous quand vous étiez tout petit. Y a-t-il quelque chose de vrai là-dedans ?
— Pas à ma connaissance, Larry », répondit Gilmore.
« Tout compte fait, continua le questionnaire, quelle espèce de fils êtes-vous pour agir comme vous le faites et tirer ainsi une superbe vengeance contre tous ceux qui ne vous ont pas assez aimé ? Peut-être s’agit-il ici d’extravagances chères aux psychanalystes. S’il en est ainsi, j’admets ma culpabilité. Pourtant j’aspire à comprendre comment un petit garçon très aimé par sa mère la récompense en menant l’existence que vous avez vécue. Gary, je crois que vous agissez ainsi par représailles au sujet de quelque chose qui vous est arrivé quand vous étiez trop petit pour vous défendre. J’ai une autre raison de le croire : dès que la conversation aborde des sujets émotionnels on constate un rien de bégaiement dans votre voix.
— Tralala », dit Gilmore qui ricana.
« Vous vous mettez à parler comme un bègue qui a été soigné, continua le questionnaire. Je ne crois pas que vous soyez dénué de sensibilité. Je vois plutôt en vous un homme qui ne peut pas admettre ses véritables sentiments. »
Cette fois Gilmore marqua un assez long temps d’arrêt avant de répondre : « Je jure devant Dieu que je ne me rappelle pas, bien que j’aie une mémoire formidable, Larry, que ma mère m’ait frappé une seule fois. Je ne crois même pas qu’elle m’ait jamais fessé. Elle m’a toujours aimé et a eu confiance en moi. Au diable tout ce que racontent les gens de la famille. J’ai une mère superbe. Au diable tout ce qu’on raconte dans la famille. J’ai une mère superbe. Je me répète à cause du bruit de fond et je crains que vous n’entendiez pas bien cette bande. »
Gary ne reprit pas immédiatement la lecture des questions. Il dit à Moody : « Certains sentiments sont strictement intimes. Évidemment, ce type essaye de me passer publiquement aux rayons X. Merde alors.
— À mon avis, il s’efforce simplement d’atteindre la vérité, répondit Moody.
— Qu’il aille se faire foutre ! Larry cherche probablement à me mettre en colère en espérant que ça me fera répondre plus spontanément. »
Il reprit la lecture des questions et l’interview se poursuivit sans autre incident. Gilmore ne s’excita plus.
Barry eut l’impression d’avoir tenté, en vain, de porter son coup le plus sérieux. Peut-être la mère n’était-elle pas le point douloureux. Farrell perdit alors l’espoir d’une percée. Il faudrait rédiger l’interview pour Playboy avec des matériaux dont il disposait en plus de ce qui pourrait venir du côté Moody-Stanger.
Après l’interview, Sam Smith eut un entretien avec les avocats au sujet d’un recours de dernière minute. Le directeur de la prison s’inquiétait parce que, si Gary changeait de position au tout dernier instant, il n’y aurait aucun mécanisme administratif pour empêcher l’exécution. Smith estimait donc que les avocats devaient en informer Gilmore.
Gary ne voulut même pas en discuter. « Il n’y a aucune précaution à prendre », dit-il à Moody et à Stanger. Il leur interdit même d’accepter une autre conversation à ce sujet. Les avocats en conclurent que Gary ne changerait très vraisemblablement pas d’idée et que, s’il le faisait, le directeur de la prison ne pourrait faire autrement que de prendre contact avec le gouverneur de l’État.
Sam Smith consulta aussi Earl Dorius. Faudrait-il mettre une cagoule à Gilmore ? Le condamné prétendait vouloir faire face debout à ses exécuteurs. Mais Smith se sentait obligé de penser à ce qui serait préférable pour le peloton. La cagoule serait utile. Qui a envie de soutenir le regard d’un individu qu’il exécute ? En outre, dit Smith, que se passerait-il si le type perdait son sang-froid au dernier instant et gesticulait pour esquiver les balles ?
Fort de ce qu’il avait lu dans le code de procédure, Dorius répondit que les détails de l’exécution incombaient au directeur de la prison. Si Sam le souhaitait, on pouvait ligoter Gilmore dans un fauteuil et lui couvrir la tête d’une cagoule.
GILMORE : Le directeur de la prison n’est pas venu m’en parler directement mais il me semble redouter que j’agisse sur les nerfs du peloton d’exécution si je me tiens debout et que je le regarde. Il m’a parlé d’une cagoule. Je lui ai demandé s’il avait une bonne raison à me donner. Il ne m’en a pas fournie mais je sentais qu’il avait une idée derrière la tête. Il a dit devant Fagan que d’habitude les exécuteurs entrent dans la cellule, ajustent une cagoule sur le condamné qui la porte à partir de l’instant où il quitte sa cellule jusqu’à celui de sa mort. Il a toutefois affirmé qu’il ne me ferait pas ça à moi et qu’on ne me mettrait la cagoule que lorsque je serais sur le fauteuil d’exécution. Je veux que cet enfant de salaud tienne parole au moins sur ce point. »
Gilmore tenait sûrement à prouver qu’il gardait son sang-froid. Ces derniers temps, un seul article de journal l’irrita parce qu’on l’y disait nerveux. Gary était tout ce que l’on voulait sauf nerveux. Moody lui demandait souvent : « Vous n’avez pas peur ?
— Non », répondait Gilmore.
Pas une seule fois il n’admit la moindre crainte. À aucun instant, rien ne put faire penser qu’il changerait d’avis. Cette absence d’hésitation finit par paraître invraisemblable à Moody. Gilmore semblait maintenir ses intentions avec une volonté inébranlable. Ce n’est pas seulement sa vigueur morale qui grandissait mais aussi sa force physique. « Comment allez-vous ? lui demandait Moody. Avez-vous bien dormi ?
— J’ai bien dormi la nuit dernière.
— Faites-vous toujours des exercices ?
— Oui, je m’entraîne. »
Pour en donner la preuve, Gilmore posait les deux mains sur un tabouret et faisait l’arbre droit. Tonus excellent. Au quartier de haute surveillance, les détenus ne paraissaient se soucier que de l’état de leurs muscles et Gary faisait, parmi eux, figure de superman. Moody s’était toujours pris pour un homme qui ne s’étonne de rien. Néanmoins Gilmore commençait à l’impressionner.
Quand Gibbs remit les lettres de Gilmore au New York Post, on lui donna cinq mille dollars. On lui remettrait les deux mille cinq cents restants après. Puis Gibbs apprit que les gens du Post avaient pointé la liste des personnes invitées à l’exécution et que son nom n’y figurait pas. Néanmoins, après avoir vérifié ses certificats du Trésor et du F.B.I., les reporters du Post l’interviewèrent dans un bar et prirent de lui une trentaine de photos.
Journalistes et photographes partis, Gibbs continua à boire mais il ne mêla pas à sa boisson son remède habituel et fut pris de crampes d’estomac. Le barman dut l’aider à gagner une salle afin qu’il s’y repose. Gibbs avait immédiatement envoyé mille dollars à sa mère sur les cinq mille qu’il avait touchés mais il avait dépensé le reste inconsidérément. Dans la pièce où le barman le conduisit, il y avait une nana avec son jules. Elle plongea sur Gibbs en espérant le maîtriser à cause de son infirmité mais c’est lui qui l’envoya au tapis. Puis il vint à bout du type. C’est tout au moins ainsi qu’il raconta l’histoire plus tard. Quand il retourna au bar, deux flics se trouvaient au restaurant et l’arrêtèrent. On l’emprisonna et le juge fixa sa caution à cent mille dollars.
La tension s’accrut brusquement le jeudi précédant le lundi de l’exécution. Rupert Murdoch commença à appeler Schiller de New York pour lui offrir de grosses sommes contre un reportage exclusif de l’exécution. Il lui suffirait de s’adresser à la presse immédiatement après l’exécution, de faire une brève déclaration publique, puis de s’enfermer avec un des reporters de Murdoch. Schiller sentit qu’il ne pouvait répondre non car, dans ce cas-là, Murdoch pourrait chercher à glisser quelqu’un d’autre sur le lieu d’exécution, peut-être en soudoyant un gardien. Ce n’est pas pour rien que Rupert Murdoch s’était assuré la maîtrise du New York Post et du Village Voice et avait fait fortune dans la presse australienne. Schiller envisagea donc de le lanterner. À ce moment-là il tenait déjà en haleine Time, Newsweek et quelques autres publications.
Ensuite ce fut un Anglais qui appela Schiller. « Nous voulons que vous fassiez les Derniers Pas.
— Je ne suis pas Edward G. Robinson, répondit Larry.
— Vous prétendriez qu’il ne se trouvera pas quelqu’un pour faire les Derniers Pas avec votre homme ? demanda le journaliste britannique.
— Je ne ferai pas les Derniers Pas ! vociféra Schiller. Je ne sais même pas si je veux que ce foutu lascar soit exécuté. »
Puis Moody apporta une interview dans laquelle Gary exprimait ses sentiments au sujet de la cagoule. On pouvait en tirer quinze cents mots pour les journaux, sans empiéter sur l’essentiel. Schiller décida de diffuser son texte auprès de quelques reporters de choix. Ce serait Breslin, Dave Johnston et Tamera Smith.
Barry et lui en vinrent presque aux mains « Vous n’allez tout de même pas prétendre me gouverner, dit-il à Farrell. Je sais ce que je fais. »
Les deux derniers jours, la presse du monde entier envahit Salt Lake comme s’il allait s’y disputer une rencontre de boxe mettant en jeu le titre de champion des poids lourds. Maintenant Schiller n’avait plus à se soucier seulement d’une vingtaine de reporters de la ville qui l’exécraient. Il en avait trois cents sur le dos et chacun voulait une boucle de cheveux ou l’extrémité d’un ongle de Gary. Il était temps d’être prêt.
Schiller appela Gus Sorensen, ce qui stupéfia encore Barry Farrell. Larry expliqua : « Il faut que je fasse passer un message au directeur de la prison. Je veux m’assurer qu’il comprend mes intentions : je ne lui ferai aucun tort si je suis invité à l’exécution. Ce Sam Smith est le seul qui puisse m’empêcher d’y assister, pas vrai ? D’après la loi il ne le peut pas mais pratiquement il le peut. Je dois donc lui faire savoir que si je suis invité je me comporterai à sa convenance. »
Gus Sorensen vint au motel le jeudi après-midi. Larry lui donna une interview destinée à montrer qu’il avait conscience de ses responsabilités et qu’il respecterait le règlement à la prison.
L’équipe de Stephanie n’effectua que trois ou quatre ventes en Europe. Certes, elle se réjouissait d’être à Paris, descendue au George-V, mais jouer le rôle de femme d’affaires l’agaçait. Quelques revues promirent d’acheter puis revinrent sur leur parole. En France, où Schiller comptait sur des affaires substantielles, un assassinat commis dans le pays accaparait les manchettes des journaux. Quand Larry eut payé les frais du voyage qui s’élevèrent à dix mille dollars pour les trois femmes, il ne lui en resta que dix autres. Pas le Pérou ! Pour aggraver les choses Stephanie décida de rester à New York et refusa fermement d’aller en Utah. Toute l’affaire – Gilmore, la presse, l’exécution – lui répugnait.
Larry était en train de digérer, vers minuit, la dernière communication de Stephanie quand Moyers téléphona pour préciser qu’il chercherait à voir Gilmore. Il tenait à ce que Schiller le sache.
« Non, répondit Schiller. À aucun prix.
— Mais écoute, Larry, dit Moyers. Gilmore consent à me recevoir.
— Tu mens, Bill. J’en aurais été avisé. »
Mais l’aurait-il été ? Moyers n’était pas homme à téléphoner ainsi s’il n’était pas sûr de son fait. Schiller s’efforça de comprendre comment Bill s’était infiltré dans l’affaire. Ce ne pouvait être que par l’intermédiaire de Mikal. Aussi demanda-t-il : « As-tu vu le frère de Gary ?
— Oui, répondit Moyers. Il est ici, dans ma chambre. Il y est même depuis plusieurs jours. »
C’est ainsi que tournait le manège. Schiller éprouva une impression de défaite. Dieu sait quelles informations d’une valeur impossible à évaluer Moyers avait arrachées à Mikal. C’était encore une filière de communication compromise.
Quand il raccrocha, blessé dans son amour-propre, Schiller eut une crise de jalousie. Lui, on ne lui avait pas permis de voir Gilmore. Il avait recouru à tous les subterfuges possibles et n’avait encore de relations avec le condamné que par un foutu magnétophone. Il appela Bob Moody pour lui dire : « Bill Moyers prétend qu’il sera admis au parloir. Prenez immédiatement contact avec Gary pour lui expliquer que ça réduirait en miettes tout ce que nous avons si difficilement bâti. »
Larry rappela Moyers et engagea la conversation calmement. Mais quand Moyers déclara qu’il verrait Gary Gilmore seul à seul, Schiller éclata : « Bill, tu me trahis. Je t’ai aidé en comptant que tu jouerais honnêtement le jeu et maintenant tu t’y introduis grâce à Mikal. Je ne reconnais plus le type avec qui j’ai dîné. (Schiller engageait toute son énergie dans le micro de son téléphone.) Moi je ne me servirais pas d’un frère pour approcher un condamné. Ce Mikal est venu ici pour sauver la vie de Gary. Il a une décision à prendre et toi, tu l’amadoues rien que pour prendre contact avec Gary Gilmore.
— Tu n’as aucune idée de ce que j’endure, répondit Moyers en rugissant, lui aussi. J’ai fait de mon mieux pour encourager Mikal à y voir clair. J’ai passé des heures avec lui. Il est resté toute la nuit dernière dans ma chambre. Je t’en prie, ne va pas dire que je l’exploite. »
Schiller eut l’impression que Moyers allait éclater en sanglots. Heureusement, le cordon du téléphone était assez long pour qu’il pût emmener l’appareil dans une autre pièce afin que les deux secrétaires ne l’entendent pas. Là, il confia à Moyers : « Je ne veux pas que ce pauvre connard meure.
— Moi non plus », répondit Moyers.
Il leur sembla alors à tous les deux que tout le monde circulait la mort au ventre. Un homme qu’ils connaissaient allait mourir à un moment déterminé. À ce signal, tout le monde franchirait d’un bond un abîme.
Quand il eut raccroché, Schiller passa dans sa chambre à coucher et s’arrêta devant la fenêtre pour considérer le paysage. Il neigeait. Tout à coup Schiller détesta la neige. Il n’aurait su dire pourquoi. Il lui semblait qu’une couverture l’enveloppait pour paralyser ses efforts. Cette idée prit un caractère de rêve. Or, la situation était assez insensée pour que Schiller n’eut pas envie de vivre un songe.
Alors, aux environs de minuit, Murdoch téléphona son dernier prix : cent vingt-cinq mille dollars mais il s’agissait d’un reportage exclusif de l’exécution, par Lawrence Schiller.
Des années auparavant, Larry avait touché vingt-cinq mille dollars pour une seule photo de Marilyn Monroe nue. Maintenant on lui offrait cent vingt-cinq billets pour décrire l’exécution d’un homme. Par ici la bonne soupe ! Il resterait libre de vendre son livre, les interviews pour Playboy et le film. Murdoch ne saurait même pas s’il lui donnait tous les détails de l’exécution. Schiller pourrait conserver les plus intéressants à son propre usage. Ce patron de journal ne s’intéressait qu’à l’exclusivité pour augmenter la vente de sa feuille. Il ne pourrait même pas, d’ailleurs, imprimer la totalité de l’article. Bref, c’était tentant. Vraiment tentant.
Schiller retourna à la fenêtre. La neige tombait encore plus dru et il était fatigué. À force de se crisper sur le combiné du téléphone, sa main lui faisait mal. Il se mit à pleurer. Il n’aurait pu dire pourquoi, mais les larmes coulèrent malgré lui. Il n’y pouvait rien.
Il se dit à lui-même : « Je ne sais même plus si ce que je fais est moralement acceptable. » Cette constatation le fit pleurer encore plus. Depuis des semaines, il se répétait qu’il ne faisait pas partie de la chienlit, que ses instincts l’élevaient au-dessus de ça, qu’il entendait enregistrer l’histoire, l’histoire authentique, et pas produire de la marchandise journalistique. Pourtant, à ce moment-là, il eut l’impression d’être entré dans le cirque et même d’y jouer un rôle principal. Alors, tout en pleurant, il alla aux cabinets et déféqua plus abondamment qu’il ne l’avait jamais fait de sa vie. Rien que de la diarrhée. Après des journées successives d’allers et retours, de travail acharné, de mauvais sommeil, tout son système était détraqué. Les horreurs se déchaînaient. La diarrhée le traversa comme pour le débarrasser de tout ce qu’il y avait de pourri en lui. Pourtant elle continuait à s’écouler. Quand il eut l’impression d’en avoir fini, il regarda par la fenêtre, vit la neige qui continuait à tomber et décida de ne vendre à aucun prix l’exécution de Gary Gilmore. Non. Personne ne pourrait l’en convaincre. Il ne commettrait pas une erreur aussi sordide, ni par cupidité ni par souci d’assurer sa sécurité. Non. Peu lui importait de ne pas tirer un sou de cette affaire. Il devait s’en tenir à ce que disaient ses entrailles. Il se remit à pleurer et se dit : « Je ne sais même pas écrire convenablement. Je ne peux pas exprimer ce que j’éprouve et ce que je veux dire. » L’affaire lui pesait de nouveau très lourd et il perçut une fois de plus le dégoût qui tintait dans la voix de Stephanie au téléphone lorsqu’elle avait refusé de quitter New York. Mais il envisagea ce qui se passerait quand il annoncerait à Murdoch, à Time, Newsweek, l’Enquirer et tous les autres qu’il avait tenu en haleine, qu’il ne leur donnerait pas le moindre compte rendu des dernières minutes d’existence de Gary Gilmore. Ils se déchaîneraient tous contre lui. Il comprit la part de peur qu’il y avait à l’origine de sa diarrhée. Non seulement il refusait l’argent le plus aisément gagné qu’on lui eût jamais offert mais encore il s’exposait à une correction. Il se rappela le temps de son enfance à San Diego, où les Chicanos le battaient, et son frère aussi, chaque jour, à leur retour de l’école. Il éprouva la même peur enfantine et se surprit à pleurer de nouveau, tout seul dans sa chambre. Tout seul alors que le ciel nocturne bleuissait à l’approche de l’aurore. Plus épuisé qu’il ne l’aurait cru possible, il se demanda ce qu’il faisait là et pourquoi il s’attribuait des responsabilités dépassant les magouilles courantes du métier au lieu de rédiger ses articles le mieux possible.
« Quoi que je sois, journaliste ou homme d’affaires, je me dois à moi-même d’affirmer mon intégrité morale. » Il eut alors une inspiration : tous les gens respectés, dans tous les milieux du monde, étaient passés par la même épreuve ; on les respectait pour leur intégrité qui n’était peut-être pas innée chez eux mais qu’ils s’étaient assurée par leur manière d’exécuter chacune de leurs tâches, jour après jour, nuit après nuit. Enfin il s’habilla et quitta le motel pour se rendre à Orem, au carrefour des rues University et Center. Il y resta au bord du trottoir, bloc-notes et crayon à la main à regarder la circulation dense qui traversait le plus important croisement de rues de la ville, aux premières heures du matin ; dans leur voiture, les ouvriers d’usine roulaient vers les aciéries Geneva ; les autres glissaient et dérapaient sur la neige épaisse couvrant les très larges artères. De temps en temps, Schiller élevait son calepin plus près de ses yeux pour vérifier si ses notes étaient lisibles. Il réalisait que, s’il allait prendre des notes précises sur l’exécution, il ne pourrait probablement pas quitter la scène du regard, ne serait-ce que l’instant d’un clin d’œil. Il devait donc apprendre à séparer sa main de son regard et écrire sans consulter le calepin. Il se dit à lui-même : « Pour la première fois, Schiller, tu ne peux plus inventer ni broder. »
Il retourna au motel et consacra la première partie de la matinée à appeler Murdoch, l’Enquirer et la N.B.C. pour annoncer sa décision : non, il ne traiterait pas. Il ne vendrait rien. Il donnerait tout. Après l’exécution, il diffuserait son compte rendu personnel de témoin oculaire à l’usage de tous les médias à la fois. Cette décision ne plut pas aux enchérisseurs. À l’Enquirer, on râla, on grogna. À la N. B. C., on laissa entendre qu’il y aurait des représailles. Schiller entendit sonner le cor de chasse. Seul Murdoch se conduisit en gentilhomme. « Merci de m’avoir appelé. »