CHAPITRE 36

MICKEY WHEELING ET EUDORA DE PARK HILL

1

Sitôt les compagnons du procureur général arrivés dans la salle du tribunal, les trois juges sortirent de leur cabinet. Avec Lewis se trouvaient les juges William E. Doyle et Gene S. Breitenstein. Earl jeta un coup d’œil à sa montre. Il était 7 heures moins 10.

Bob Hansen se leva, présenta ses assistants et commença à exposer le fond de l’affaire. Un des juges l’interrompit. Voudrait-il en venir tout de suite au fait ? Bob acquiesça et demanda à Earl de présenter la première partie du dossier.

Earl attaqua ses remarques préliminaires. Pendant ce temps le juge Lewis regarda du haut de l’estrade et remarqua qu’il n’y avait personne de l’A.C.L.U . C’était étonnant. Leur table était vide. Personne ne savait où ils étaient. Earl se trouvait donc seul devant les juges.

Il était furieux. Tout le monde aurait dû se rendre compte de l’urgence de la situation. L’A.C.L.U. devait s’efforcer délibérément de retarder l’audience. Earl resta là trois minutes, cinq minutes, six puis sept minutes. Plus il attendait, plus sa colère montait. Judy finit enfin par entrer dans la salle avec les autres avocats de l’A.C.L.U. et il la foudroya du regard. En fait, ils se foudroyèrent mutuellement du regard, car elle était tout aussi furieuse.

2

Lorsqu’elle était entrée dans le bâtiment, la première pensée qui avait traversé l’esprit de Judy avait été : « Où est-ce que je rencontre mes collègues ? » Tout était dans le vague. À peine avait-elle pénétré dans le hall qu’une charmante jeune femme, dont elle ne retint jamais le nom, entraîna Judy pour l’emmener retrouver quatre avocats de l’A.C.L.U. qui l’attendaient. Ils venaient tout juste de s’asseoir lorsque Schwendiman arriva en trombe avec le greffier et dit : « Ils ont commencé. On vous demande au tribunal. » Oh ! mon Dieu, songea Judy, quelle façon de commencer ! Déjà outrage au tribunal.

Elle s’efforça alors d’entrer sans trop se faire remarquer, mais l’atmosphère était pompeuse. Les juges étaient en robe et juchés sur une estrade plus haute que tout ce qu’elle avait jamais vu : ils devaient se trouver à près de deux mètres au-dessus du sol. En levant les yeux pour s’adresser à eux, on avait l’impression d’être à genoux.

Dorius se mit à la regarder d’un air mauvais. À 7 heures du matin ! À cette heure-là, Judy était toujours capable de prendre un air furieux. Elle se dit : « Je le hais et je le méprise » en lui lançant un regard aussi noir que le sien.

Earl poursuivit sa déclaration préliminaire. « Monsieur le président, dit-il, nous avons un grave problème de temps. M. Gilmore doit être exécuté à 7 h 49. » Il était déjà 7 heures.

Le juge Lewis lui annonça qu’il aurait quinze minutes pour présenter ses arguments, mais Earl n’en prit que dix. L’urgence, estimait-il, renforçait sa thèse. Il précisa que les demandeurs avaient entamé leur action à 9 heures la veille au soir et qu’il était un peu tard pour se préoccuper d’un abus spectaculaire des droits des contribuables. Il sentit toute la force de cette remarque. « L’A.C.L.U., continua-t-il, utilise ce subterfuge dans le but de retarder l’exercice légitime du pouvoir de l’État. » Il se laissait emporter par son indignation. Tout ça ne tenait pas debout, absolument pas debout !

Le juge Ritter, expliqua-t-il, avait grossièrement abusé des pouvoirs discrétionnaires de la justice. Personne n’avait pu démontrer que l’on dépensait pour cette exécution le moindre fonds d’origine fédérale. En outre, le juge Ritter avait estimé que la décision prise par l’État d’Utah n’était pas constitutionnelle. Pourtant ce point avait déjà été discuté devant la Cour suprême des États-Unis. La Cour n’aurait sans doute pas décrété que Gary Gilmore pouvait renoncer à son droit d’interjeter appel si elle avait estimé que l’arrêt était contraire à la Constitution.

Bill Barrett était censé parler ensuite et démontrer pourquoi la position de l’A.C.L.U. était indéfendable. La Cour, toutefois, déclara vouloir d’abord entendre l’A.C.L.U. Aussi Steve Pevar, un des avocats de l’A.C.L.U., essaya-t-il de plaider que la Cour n’était pas compétente pour trancher. Depuis 3 heures du matin jusqu’à l’aube, il avait eu un échange de coups de téléphone avec Jinks Dabney, et ils en étaient arrivés à conclure que l’État d’Utah ne pouvait pas demander que soit cassé le jugement de Ritter parce qu’il n’avait pas dépassé les limites de son autorité. Si le gouverneur de l’État d’Utah avait reçu l’ordre de déplacer le bâtiment du Capitole de trois blocs vers le sud parce qu’on avait enfreint une petite loi quelconque, cela justifierait un arrêt de cassation. Mais la décision en question, du moins en apparence, avait été prise selon les règles. Une requête avait été présentée et accordée. Le bureau du procureur général n’aurait même pas osé réclamer une cassation s’il ne s’était agi de Willis Ritter. En conséquence, plus Dabney et Pevar approfondissaient le problème, plus ils se sentaient dans une position solide.

Toutefois, lorsque Pevar essaya d’exposer ses arguments, le juge Breitenstein se mit en colère. Judy n’en revenait pas. « Je connais la loi, répliqua-t-il à Pevar. Que croyez-vous que nous compulsons depuis 5 h 30 ce matin ? » Classique. Un jeune avocat se faisait rabrouer par un vieux juge. « Nous n’avons pas besoin de vous pour nous enseigner la loi, blablabla, nous en avons assez entendu de votre part, blablabla. Veuillez en venir au fond de l’affaire. » Voilà comment le juge voyait les choses. Un juge agacé. Pevar essayait en vain de revenir au point qu’on ne pouvait pas casser le verdict d’un juge pour trois fois rien, mais la Cour n’acceptait pas ses arguments. Il se passa encore quelques minutes et l’A.C.L.U . s’entendit avertir que ses avocats retardaient le cours des débats. L’un d’eux se leva alors et annonça que Me Wolbach allait prendre la parole.

Judy exposa son cas. C’était une répétition précipitée des arguments présentés par Jinks, et tout en exposant ces différents points, elle foudroyait du regard Earl Dorius. Il l’irritait profondément ce matin-là, non pas pour avoir fait une chose précise, mais parce qu’il estimait avoir raison.

Quand Judy se rassit, un autre membre de l’équipe de l’A.C.L.U. s’éleva contre la peine de mort en général. Les juges lui coupèrent la parole. Dès lors, les débats se précipitèrent. Bill Barrett essaya encore de discuter la question de la compétence de la Cour, mais on lui répondit qu’on connaissait l’argument. Les représentants du procureur général voulaient-ils exposer leur cas ? Bill Evans commença à défendre le caractère constitutionnel du verdict rendu par l’État d’Utah. Les juges l’arrêtèrent. Le problème, déclarèrent-ils, n’avait rien à voir avec l’affaire qu’on leur présentait. Le dialogue devenait de plus en plus abrupt. Quand un des avocats de l’A.C.L.U. essaya de discuter de la peine capitale, on lui coupa la parole et on décréta une suspension d’audience. Les juges allaient maintenant rédiger leur sentence.

Juste avant de se retirer, le juge Lewis prit la parole. « Parmi d’autres personnes qui ont des droits, déclara-t-il, M. Gilmore a les siens. Si une erreur est en train de se commettre parce qu’on laisse l’exécution avoir lieu, il en est en partie responsable, » Sur quoi ils sortirent.

Earl Dorius se tourna vers Dave Schwendiman et lui dit de trouver un téléphone pour contacter Gordon Richards. Il devrait d’abord se présenter selon la formule de code, « Eudora de Park Hill », puis dire à Gordon d’attendre à l’appareil. Schwendiman se rendit aussitôt au bureau du greffe, faisant en sorte de marcher plutôt que de courir. Il n’y avait là qu’une secrétaire, aussi s’installa-t-il à un bureau inoccupé et demanda-t-il Richards en P.C.V. à la prison d’État de l’Utah. Après avoir donné le mot de passe, il déclara qu’ils semblaient devoir l’emporter. Ils bavardèrent pour conserver la ligne et Richards raconta que la nuit avait été froide et que le fourgon qui devait transporter Gilmore et l’automobile qui emmènerait les témoins étaient tous deux prêts, respectivement devant la haute surveillance et la réception. Les moteurs tournaient.

Alors qu’il attendait le verdict dans la salle du tribunal, Earl était certain que son camp allait gagner. Il se sentait même calme pour la première fois depuis plusieurs jours et se tourna vers Bob Hansen en commençant à le remercier pour les avoir tous poussés à se mettre au travail et à venir à Denver. Tout en parlant, il éprouvait une émotion tellement plus grande qu’il ne l’aurait cru qu’il craignit un moment de se retrouver les larmes aux yeux. Il était assurément reconnaissant d’être tombé sur un procureur général disposé à se lancer dans une pareille affaire et qui n’avait pas hésité à pousser ses collaborateurs jusqu’à leurs extrêmes limites.

Les juges revinrent au bout de trois minutes. Ils ne lirent pas leur verdict. Ce fut le greffier de la Cour, Howard Phillips, qui le fit pour eux d’un ton sec et détaché. Pendant qu’il lisait, Judy pensait à tous les manquements : il n’y avait pas de secrétaire de la Cour, il n’y aurait pas de procès-verbal des débats. Terrible ! Vlan ! Les juges étaient sortis. Vlan ! Ils étaient revenus. Elle resta assise à écouter le greffier.

« Étant donné ce qui suit : l’arrêt de convocation est accordé. L’ordonnance de sursis temporaire rendue à 1 heure 5 ce matin par l’Honorable Willis W. Ritter, juge de la Cour de l’État d’Utah, est révoquée et tenue pour nulle et non avenue. Il est ordonné à l’Honorable Willis W. Ritter de ne prendre aucune autre mesure en aucune façon concernant Gary Gilmore à moins qu’une telle requête ne soit présentée par l’avocat dûment accrédité de Gilmore ou par Gilmore lui-même. Fait à 7 h 35 le 7 janvier 1977. »

Earl sortit en courant du tribunal, bouscula deux journalistes en leur criant de lui laisser le passage.

Dave Schwendiman entendit une bousculade dans le hall et Earl arriva en trombe. Il s’empara du téléphone et annonça à Gordon Richards qu’on avait accordé la révocation de l’ordonnance. La prison devait mettre en œuvre tous les processus nécessaires pour assurer l’exécution.

À l’autre bout du fil, Richards avait l’air extrêmement tendu. Il ne cessait de demander si c’était définitif et si la partie adverse n’allait pas faire appel devant la Cour suprême. Earl lui répétait et répétait avec de plus en plus de détails, ce qui s’était passé exactement, et il dit à Richards de donner l’ordre de procéder à l’exécution. Gordon objecta que cela prendrait au moins une demi-heure. Était-il indispensable qu’elle eût lieu au lever du soleil ? Parce qu’ils ne pourraient pas être sur place à temps. Dorius dit que la conclusion à laquelle on était parvenu était que le seul point essentiel était le jour et non pas l’heure. Richards ne semblait quand même pas absolument sûr. Il dit qu’il allait en parler à Deamer. Dorius était d’accord. Qu’il vérifie auprès de Deamer.

Richards était encore très préoccupé. L’A.C.L.U., demanda-t-il, ne pouvait-elle obtenir dans la demi-heure suivante un sursis de la Cour suprême des États-Unis ?

Elle le pouvait. C’était peu probable, mais possible. Un tel message, insista Dorius, s’il venait, arriverait directement de la Cour suprême. « Mickey de Wheeling, en Virginie de l’Ouest », téléphonerait. Richards répéta qu’il allait appeler Deamer.

Sur ces entrefaites les avocats de l’A.C.L.U. revinrent en courant. Ils voulaient appeler la Cour suprême. Mais Howard Phillips, étant arrivé avec eux, leur dit que ce n’était pas permis d’utiliser son téléphone. Les gens de l’A.C.L.U. montrèrent aussitôt Earl du doigt. Il s’en était bien servi, dirent-ils, pourquoi pas eux ? Phillips répliqua qu’il n’était pas au courant et demanda à Earl de s’en aller. Ce qu’il fit, sans tarder. Phillips était si ennuyé qu’il déclara aux gens de l’A.C.L.U. qu’il avait plein de monnaie dans sa poche. Ils pouvaient téléphoner d’une cabine publique.

Après leur départ, Dorius sortit dans le hall et regarda par les fenêtres du couloir. Sur la place en bas, il apercevait des journalistes qui interviewaient Bob Hansen. Le soleil se levait à Denver et Dorius éprouvait une intense satisfaction en se disant que les arguments qu’ils avaient présentés étaient ce qu’on pouvait faire de mieux dans les circonstances données. En regardant son reflet dans la vitre, il constata qu’il était mal rasé et qu’il avait les yeux injectés de sang. Il avait besoin d’un bain, mais il se sentait bien.

Le juge Lewis estimait que tout cela avait été fort déplaisant. Il venait sans doute de vivre les moments les plus bouleversants et les plus traumatisants de sa carrière de magistrat. Puis il se dit : « Bah, la Cour suprême ne s’en est jamais mêlée. Ils ont pourtant eu souvent des occasions, mais ils n’ont jamais rien fait. » On pouvait être raisonnablement certain que lui et ses deux collègues de la Cour avaient raison.