Brenda avait six ans lorsqu’elle tomba du pommier. Elle était montée tout en haut et la branche avec les pommes mûres se rompit ; Gary la rattrapa au vol. Ils eurent peur tous les deux. Les pommiers représentaient la meilleure cueillette de leur grand-mère et il était interdit de monter sur les arbres fruitiers. Elle l’aida à aller cacher la branche et tous deux espéraient bien que personne ne remarquerait rien. Voilà le premier souvenir que Brenda avait de Gary.
Elle avait six ans, lui en avait sept et elle le trouvait formidable. Il était peut-être brutal avec les autres gosses, mais jamais avec elle. Lorsque la famille venait à la ferme de grand-père Brown pour le Memorial Day ou pour Thanksgiving, Brenda ne voulait jouer qu’avec les garçons. Plus tard, elle conservait de ces sorties un souvenir paisible et chaleureux. Pas d’éclats de voix, pas de jurons, rien qu’une bonne réunion familiale. Elle se rappelait qu’elle s’entendait si bien avec Gary que peu lui importait si d’autres étaient là. « Bonjour, grand-mère, je peux avoir un biscuit ? Viens, Gary, allons jouer dehors. »
La porte donnait sur une vaste étendue : par-delà la cour, il y avait les vergers et les champs et puis les montagnes. Un chemin de terre passait devant la maison et gravissait la pente de la vallée jusqu’au canyon.
Gary était du genre silencieux. C’était la raison pour laquelle ils s’entendaient si bien : Brenda pérorait sans arrêt et lui avait l’art d’écouter. Ils s’amusaient bien. Même à cet âge, il était très poli. Si on avait un ennui, il revenait sur ses pas pour vous donner un coup de main.
Puis il déménagea. Gary et son frère Frank Jr, qui était son aîné d’un an, sa mère, Bessie s’en allèrent retrouver Frank Sr à Seattle. Brenda ne le vit plus pendant longtemps. Lorsqu’elle entendit de nouveau parler de Gary, elle avait treize ans. Ida, la mère de Brenda, lui dit que tante Bessie avait téléphoné de Portland et qu’elle avait le cafard. Gary avait été envoyé en maison de correction. Brenda lui écrivit donc une lettre et Gary lui répondit du fond de l’Oregon en lui disant qu’il était navré d’en faire voir ainsi de toutes les couleurs à sa famille.
D’un autre côté, bien sûr, il ne se plaisait pas en maison de correction. Son rêve lorsqu’il sortirait, écrivait-il, c’était de devenir gangster pour bousculer les gens. Il disait aussi que sa vedette de cinéma préférée, c’était Gary Cooper.
Gary n’était pas le genre de garçon à envoyer une seconde lettre avant d’avoir reçu une réponse. Des années pouvaient s’écouler, il n’écrirait pas si on ne lui avait pas d’abord répondu. Comme Brenda ne tarda pas à se marier – elle avait seize ans et pensait qu’elle ne pouvait pas vivre sans un garçon – elle se mit à négliger sa correspondance. Elle postait bien une lettre de temps en temps, mais Gary ne reprit sa place dans la vie de Brenda que lorsque, deux ans auparavant, tante Bessie téléphona de nouveau. Elle se faisait encore du souci pour Gary. On l’avait envoyé du pénitencier de l’État d’Oregon à Marion, dans l’Ilinois, et cet établissement, annonçait Bessie à Ida, c’était ce qu’ils avaient construit pour remplacer Alcatraz. Elle n’avait pas l’habitude de considérer son fils comme un criminel dangereux que l’on ne pouvait garder que dans une prison de haute surveillance.
Du coup, Brenda se mit à penser à Bessie. Dans la famille Brown, avec ses sept sœurs et ses deux frères, Bessie devait être celle dont on parlait le plus. Bessie avait les yeux verts, des cheveux noirs et c’était une des plus jolies filles de la région. Elle possédait un tempérament artistique et avait horreur de travailler dans les champs car elle ne voulait pas que le soleil lui durcisse la peau, la hâle et la tanne. Elle avait la peau très blanche et tenait à la conserver ainsi. Ils avaient beau être des Mormons qui faisaient de la culture dans le désert, elle aimait les jolies toilettes, le beau linge et portait des robes blanches avec de grandes manches chinoises et des gants blancs. Elle confectionnait tout elle-même. Avec une de ses amies elles se mettaient sur leur trente et un et s’en allaient en stop jusqu’à Salt Lake City. Maintenant Bessie était vieille et arthritique.
Brenda se remit à écrire à Gary. Bientôt ils entretinrent une correspondance régulière. L’intelligence de Gary ne cessait de se développer. Il n’était pas encore au lycée quand on l’avait mis en maison de correction, et il avait donc dû lire beaucoup en prison pour être aussi instruit. On pouvait dire qu’il savait utiliser les grands mots. Il en avait quelques-uns parmi les plus longs que Brenda était incapable de prononcer, et elle était encore moins sûre de leur signification.
Parfois Gary, au grand ravissement de Brenda, ajoutait de petits dessins dans la marge ; ils étaient rudement bons. Elle parlait d’essayer de dessiner un peu elle-même et lui adressa un échantillon de ses tentatives artistiques. Il corrigeait ses dessins pour lui montrer les erreurs qu’elle faisait. Ça n’était pas si mal pour des cours par correspondance.
De temps en temps, Gary faisait observer qu’ayant passé tant de temps en prison il avait plus l’impression d’être la victime que l’homme qui avait commis le forfait. Bien sûr, il ne niait pas avoir commis un crime ou deux. Il donnait déjà à entendre à Brenda qu’il n’était pas Le Bon Petit Diable.
Toutefois, après avoir échangé des lettres pendant un an ou davantage, Brenda remarqua un changement. Gary ne semblait plus croire qu’il ne sortirait jamais de prison : sa correspondance devenait plus optimiste. Brenda dit un jour à son mari, Johnny : « Ma foi, je crois bien que Gary est prêt. »
Elle avait pris l’habitude de lire ses lettres à Johnny, ainsi qu’à sa mère, à son père et à sa sœur. Parfois, après avoir commenté ces lettres, ses parents, Vern et Ida, discutaient ce que Brenda devrait répondre et ils semblaient s’intéresser sincèrement à Gary. Toni, la sœur de Brenda, disait souvent combien elle était impressionnée par les dessins qu’il envoyait. Il y avait une si grande tristesse dans ces images… Des enfants avec de grands yeux tristes.
Un jour Brenda demanda : « Quelle impression ça fait de vivre dans ton club là-bas ? Dans quelle sorte de monde vis-tu au fait ? » Il avait répondu :
Je ne crois pas qu’il y ait moyen de décrire correctement ce genre d’existence à quelqu’un qui ne l’a jamais expérimentée. Je veux dire : ce serait totalement étranger pour toi et pour ta façon de penser, Brenda. C’est comme une autre planète.
Et ces mots, lorsqu’elle les lisait dans son living-room, lui évoquaient des visions de la lune.
Être ici, c’est comme marcher jusqu’au bord et regarder par-dessus plus de vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant plus de jours que tu n’arrives à te rappeler.
Il terminait en écrivant :
Avant tout, il s’agit de rester fort quoi qu’il arrive.
Assis autour de l’arbre de Noël, ils pensaient à Gary en se demandant s’il serait avec eux l’année suivante. Il parlait de ses chances d’être libéré sur parole. Il avait déjà demandé à Brenda de parrainer sa demande et elle avait répondu : « Si tu fais des bêtises, je serai la première à me retourner contre toi. »
D’ailleurs, la famille était plutôt pour. Toni, qui ne lui avait jamais écrit une ligne, s’offrit pour être coresponsable. Si dans certaines de ses lettres Gary paraissait terriblement déprimé, et si celles où il demandait à Brenda de le parrainer étaient à peu près aussi sentimentales qu’une note de service, il y en avait quelques-unes qui vous allaient droit au cœur.
Chère Brenda,
J’ai reçu ta lettre ce soir et ça m’a fait du bien. Ton attitude me met du baume au cœur… Un toit pour m’abriter et un boulot, c’est déjà une sacrée garantie, mais le fait que quelqu’un s’intéresse à moi, c’est encore plus important pour la commission de libération sur parole. Jusque-là, j’ai toujours été plus ou moins seul.
Ce ne fut qu’après la soirée de Noël que Brenda se rendit compte qu’elle allait se déclarer responsable d’un homme qu’elle n’avait pas vu depuis près de trente ans. Ça la fit penser à la remarque de Toni qui disait que Gary avait un visage différent sur chaque photo.
Johnny, à son tour, commença à s’inquiéter. Il était tout à fait d’accord pour que Brenda écrivît à Gary, mais s’il s’agissait de l’installer chez eux, Johnny commençait à avoir quelques appréhensions. Ça n’était pas que ça le gênait d’abriter un criminel, ça n’était tout bonnement pas le genre de Johnny. Il avait simplement l’impression qu’il allait y avoir des problèmes.
D’abord, Gary n’allait pas débarquer dans une communauté comme les autres. Il allait pénétrer dans un bastion mormon. Ça n’était déjà pas commode pour un homme tout juste sorti de prison mais, si en plus, il avait affaire à des gens qui estimaient que boire du café et du thé était un péché…
« Allons donc », disait Brenda. Aucun de leurs amis n’était pratiquant à ce point-là. On ne pouvait pas dire que Johnny et elle représentaient le couple typique et guindé du comté d’Utah.
« C’est vrai, disait Johnny, mais pense à l’atmosphère. » Tous ces gosses ultra-purs du B.Y.U. qui se préparaient à partir comme missionnaires. Marcher dans la rue pouvait vous donner l’impression qu’on était à un dîner paroissial. Ça créerait sûrement une certaine tension, disait Johnny.
Brenda n’était pas mariée à Johnny depuis onze ans sans avoir fini par découvrir que son mari était partisan de la paix à tout prix. Pas de vague dans sa vie s’il pouvait l’éviter. Brenda ne voulait pas dire qu’elle cherchait des ennuis, mais quelques vagues rendaient la vie intéressante. Brenda proposa donc que Gary ne restât avec eux que les week-ends et qu’il habitât pendant la semaine chez Vern et Ida. Cette solution donna satisfaction à Johnny.
« Bah, lui dit-il en souriant, si je ne marche pas, tu le feras de toute façon. » Il avait raison. Elle pouvait témoigner d’une compassion sans bornes à quelqu’un qui vivait cloîtré. « Il a payé sa dette, dit-elle à Johnny, et je veux le faire rentrer. »
Ce furent les mots qu’elle employa pour parler au futur inspecteur responsable de Gary. Lorsqu’on lui demanda : « Pourquoi voulez-vous de cet homme ? » Brenda répondit : « Il a passé treize ans en prison. J’estime qu’il est temps que Gary rentre chez lui. »
Brenda connaissait sa force de persuasion dans ce genre de conversation. Elle était plus près de trente-cinq ans que de trente, et elle n’avait pas eu quatre maris sans s’apercevoir qu’elle était séduisante jusqu’au bout des ongles, et l’inspecteur en question, Mont Court, était blond, grand et costaud. Le beau gars du style Américain moyen, dans le genre sain et soigné, mais malgré tout, se dit Brenda, plutôt sympathique. Il était partisan de l’idée d’une seconde chance et était prêt à céder du terrain si on avait de bons arguments. Sinon, il était plutôt coriace. C’était comme ça qu’elle le voyait. Il avait l’air d’être tout à fait le genre d’homme qu’il fallait pour Gary.
Mont Court lui expliqua qu’il avait travaillé avec un tas de gens qui sortaient de prison et il prévint Brenda qu’il y aurait une période de réadaptation. Peut-être quelques petits ennuis çà et là, une bagarre d’ivrognes. Elle le trouva plutôt large d’esprit pour un mormon. Un homme, expliqua-t-il, ne pouvait pas sortir de prison et reprendre d’emblée une vie normale. C’était comme quand on avait fini son service militaire, surtout si on avait été prisonnier de guerre. On ne redevenait pas immédiatement un civil. Il dit que si Gary avait des problèmes, elle devrait essayer de l’encourager à venir en discuter.
Peu après, Mont Court et un autre officier, délégué à la liberté surveillée, rendirent visite à Vern à son échoppe de cordonnier pour voir si c’était un bon artisan. Ils avaient dû être impressionnés car personne dans la région ne s’y connaissait plus en chaussures que Vern Damico et, après tout, non seulement il allait offrir à Gary un endroit où habiter, mais du travail dans son atelier.
Une lettre arriva de Gary pour annoncer qu’il allait être libéré dans une quinzaine de jours. Puis, au début d’avril, il téléphona à Brenda de la prison pour lui dire qu’il allait sortir dans quelques jours. Il comptait prendre le car qui allait à Saint Louis par Marion et de là prendre la correspondance vers Denver et Salt Lake. Au téléphone il avait une voix agréable, douce, chaude et retenue. Et qui vibrait de sentiment.
Dans son excitation, ce fut à peine si Brenda se rendit compte que c’était pratiquement le même itinéraire qu’avait suivi leur arrière-grand-père mormon lorsqu’il avait quitté le Missouri avec une charrette à bras il y avait près de cent ans et qu’il s’en était allé vers l’Ouest avec tout ce qu’il possédait, traversant les grandes plaines et les cols des Rocheuses pour venir s’installer à Provo dans le royaume mormon de Deseret, tout juste à quatre-vingts kilomètres au-dessous de Salt Lake.
Gary, toutefois, n’avait sans doute pas fait plus de soixante ou quatre-vingts kilomètres depuis Marion, lorsqu’à un arrêt il téléphona à Brenda pour lui dire qu’il avait les reins brisés tant il avait été secoué dans ce car, que jamais il n’avait connu une expérience pareille et qu’il avait décidé de se faire rembourser son billet à Saint Louis et de faire le reste du trajet en avion. Brenda approuva. Gary avait envie de voyager dans le luxe ; ma foi, il méritait bien ça.
Il la rappela le même soir. Il avait trouvé une place sur le dernier vol et retéléphonerait à son arrivée.
« Gary, il nous faut trois quarts d’heure pour aller à l’aéroport.
— Ça m’est égal. »
Brenda trouva que c’était une attitude nouvelle, mais c’est vrai qu’il n’avait pas pris beaucoup d’avions. Il voulait sans doute avoir le temps de se détendre.
Même les enfants étaient excités et Brenda n’arrivait pas à trouver le sommeil. Après minuit, Johnny et elle étaient là, à attendre. Brenda avait menacé de tuer quiconque lui téléphonerait tard : elle voulait que la ligne restât libre.
« Je suis arrivé », dit sa voix. Il était 2 heures du matin.
« Bon, on vient te chercher.
— Parfait », fit Gary, et il raccrocha. Ça n’était pas un type à vous casser les oreilles pour dix cents.
Pendant le trajet, Brenda ne cessa de dire à John de se dépêcher. C’était le milieu de la nuit et la route était déserte. John, cependant, n’avait pas envie de choper une contravention. Après tout, ils étaient sur l’autoroute. Il ne dépassait donc pas le cent à l’heure. Brenda renonça à la lutte. Elle était bien trop excitée pour discuter.
« Oh ! mon Dieu, dit Brenda, je me demande quelle taille il a maintenant.
— Quoi ? » fît Johnny.
Elle avait commencé à se dire qu’il était peut-être petit. Ce serait terrible. Brenda ne mesurait qu’un mètre cinquante-huit, mais c’était une taille qu’elle connaissait bien. Depuis l’âge de dix ans, elle possédait cette mensuration, pesait soixante kilos et portait la même taille de soutien-gorge qu’aujourd’hui : bonnets C.
« Comment ça, quelle taille il a ? demanda Johnny.
— Je ne sais pas, j’espère qu’il est grand. »
Au lycée, si elle mettait des talons, la seule personne assez grande pour danser avec elle était le prof de gym. Elle en était arrivée à détester embrasser un garçon sur le front pour lui dire bonsoir. En fait, elle était si obsédée par l’idée d’être grande que c’était peut-être bien ça qui avait arrêté sa croissance.
Bien sûr, ça la faisait aimer les garçons plus grands qu’elle. Ils lui donnaient l’impression d’être féminine. Elle avait tout d’un coup ce cauchemar que, lorsqu’ils arriveraient à l’aéroport, Gary ne lui arriverait qu’à l’aisselle. Bah, dans ce cas-là, elle plaquerait là toute l’histoire. « Démerde-toi tout seul », lui dirait-elle.
Ils s’arrêtèrent le long du refuge aménagé devant l’entrée principale de l’aérogare. À peine était-elle descendue de voiture que Johnny, qui était sorti à gauche, essayait de rentrer son pan de chemise dans son pantalon. Brenda était exaspérée.
Elle voyait Gary adossé au bâtiment. « Le voilà », cria Brenda, mais Johnny dit : « Attends, il faut que je referme ma braguette.
— On se fout pas mal de ton pan de chemise, dit Brenda. J’y vais. »
Comme elle traversait la rue entre le refuge et la porte principale, Gary l’aperçut et ramassa son sac. Ils se précipitèrent l’un vers l’autre. Lorsqu’ils se retrouvèrent, Gary laissa tomber son sac, la regarda puis la serra si fort dans ses bras qu’elle crut être étouffée par un ours. Même Johnny n’avait jamais étreint Brenda aussi fort.
Lorsque Gary la reposa sur le sol, elle recula d’un pas pour le regarder. Elle voulait le voir tout entier. Elle dit : « Mon Dieu, tu es grand. »
Il se mit à rire. « Qu’est-ce que tu attendais, un nain ?
— Je ne sais pas ce que j’attendais, dit-elle, mais, Dieu merci, tu es grand. »
John était planté là avec sa bonne grande gueule qui faisait hum, hum, hum.
« Salut, cousin, dit Gary, content de te voir. » Il serra la main de Johnny.
« Au fait, Gary, fit Brenda d’un air de sainte nitouche, je te présente mon mari.
— Je pensais bien que c’était ce qu’il était », fit Gary.
Johnny dit : « Tu as toutes tes affaires avec toi ? »
Gary ramassa son sac de voyage – Brenda le trouva pitoyablement petit – et dit : « C’est ça. C’est tout ce que j’ai. » Il dit cela sans humour et sans amertume. De toute évidence, les choses matérielles, ça ne l’intéressait pas beaucoup.
Ce fut alors qu’elle remarqua ses vêtements. Il avait un imperméable noir qu’il tenait sur le bras et portait un blazer marron foncé par-dessus – c’était à peine croyable – une chemise à rayures jaunes et vertes. Puis un pantalon de tissu synthétique beige, mal ourlé. Plus une paire de souliers en plastique noir. Elle prêtait attention aux chaussures des gens à cause du métier de son père, et elle se dit : « Fichtre, c’est vraiment de la camelote. On ne lui a même pas offert une paire de chaussures de cuir pour rentrer chez lui. »
« Allons, dit Gary, foutons le camp d’ici. »
Elle sentit alors qu’il avait bu. Il n’était pas ivre, mais il était quand même un peu éméché. Il la prit délibérément par la taille tandis qu’ils regagnaient la voiture.
Ils montèrent, Brenda s’assit au milieu et Johnny prit le volant. Gary dit : « Dites donc, c’est une jolie bagnole. Qu’est-ce que c’est ?
— Une Maverick jaune, lui dit-elle. C’est mon petit veau à moi. »
Ils démarrèrent. Ce fut le premier silence.
« Tu es fatigué ? demanda Brenda.
— Un peu, mais je suis un peu rond aussi. (Gary sourit.) J’ai profité du champagne dans l’avion. Je ne sais pas si c’était l’altitude ou le fait de ne pas avoir bu de bon alcool depuis longtemps mais, bon sang, qu’est-ce que je me suis beurré dans cet avion. J’étais gai comme un pinson. »
Brenda se mit à rire. « Je pense que tu as bien le droit de te piquer un peu le nez. »
On pouvait dire qu’on lui avait coupé les cheveux court en prison. Ce serait de beaux cheveux bruns et drus quand ils pousseraient, estima Brenda, mais pour l’instant ça rebroussait sur la nuque d’une façon très plouc. Il n’arrêtait pas de les rabattre.
Malgré tout, elle le trouvait bien. Dans la faible lumière qui pénétrait dans la voiture tandis qu’ils traversaient Salt Lake par l’autoroute, la ville endormie autour d’eux, elle se dit que Gary était tout ce qu’elle attendait dans ce domaine. Un beau nez long, un menton solide, des lèvres minces et bien dessinées. Un visage qui avait du caractère.
« Tu veux qu’on s’arrête pour boire une tasse de café ? » proposa Johnny.
Brenda sentit Gary se crisper. On aurait dit que même l’idée de s’aventurer dans un endroit qu’il ne connaissait pas le rendait nerveux. « Viens, dit Brenda, on va te faire faire la visite rapide. »
Ils choisirent le café Chez Jean. C’était le seul endroit au sud de Salt Lake ouvert à 3 heures du matin, mais c’était vendredi soir et les gens arboraient leurs plus belles toilettes. Lorsqu’ils furent installés dans leur box, Gary dit : « Je pense qu’il va falloir que je me trouve des vêtements. »
Johnny l’incita à manger, mais il n’avait pas faim. De toute évidence il était trop excité. Brenda avait l’impression de pouvoir percevoir le tremblement qui l’agitait dans chaque couleur vive que Gary examinait sur le jukebox. Il avait l’air presque étourdi par la lumière tournante rouge, bleue et or qui défilait sur l’écran électronique du distributeur de cigarettes. Il était si absorbé que sa fascination gagna Brenda. Lorsque deux jolies filles entrèrent et que Gary marmonna : « Pas mal », Brenda se mit à rire. Il y avait quelque chose de si sincère dans la façon dont il avait dit ça.
Sans cesse des couples arrivaient sortant d’une soirée et repartant. Le bruit des voitures qui se garaient ou démarraient n’arrêtait pas. Malgré cela, Brenda ne regardait pas la porte. Sa meilleure amie aurait pu franchir le seuil, elle aurait été toute seule avec Gary. Elle ne se rappelait pas avoir jamais vu quelqu’un absorber à ce point son attention. Elle ne voulait pas être désagréable avec Johnny, mais elle oublia bel et bien qu’il était là.
Gary, lui, regarda à travers la table et dit : « Merci, mon vieux. C’est chic d’être venu avec Brenda me chercher. » Ils échangèrent une nouvelle poignée de main. Plus franche cette fois.
Tout en buvant son café, il posa des questions à Brenda sur ses parents, sa sœur, ses gosses et sur le travail de Johnny.
Johnny était à l’entretien de la Fonderie du Pacifique. Tout en étant maintenant forgeron, il fabriquait des canalisations métalliques, les faisait cuire, les fondait, parfois les moulait.
La conversation s’alanguissait. Gary ne savait plus quoi demander d’autre à Johnny. « Il ne sait rien de nous, se dit Brenda, et je sais si peu de sa vie. »
Gary parla de deux de ses copains de prison en disant combien c’étaient de braves types. Puis il ajouta en s’excusant : « Bah, vous n’avez pas envie d’entendre parler de prison, ça n’est pas un sujet très agréable. »
Johnny dit qu’ils y allaient sur la pointe des pieds seulement parce qu’ils ne voulaient pas le vexer. « On est curieux, dit Johnny, mais tu sais, on ne veut pas te demander : comment c’est là-dedans ? Qu’est-ce qu’ils vous font ? »
Gary sourit. Le silence retomba entre eux.
Brenda savait qu’elle rendait Gary très nerveux. Elle n’arrêtait pas de le dévisager, mais elle ne s’en lassait pas. Il y avait tant de choses à voir sur son visage.
« Mon Dieu, répétait-elle, c’est bon de t’avoir ici.
— C’est bon d’être rentré.
— Attends de connaître ce pays », dit-elle. Elle mourait d’envie de lui parler des parties de plaisir qu’ils pourraient avoir sur le lac Utah, et des excursions qu’ils pourraient faire dans les canyons. Le désert était tout aussi gris, brun et sinistre que n’importe quel désert, mais les montagnes avaient des sommets qui frôlaient les quatre mille mètres et les canyons étaient couverts de magnifiques forêts. On pouvait faire des balades super avec les copains. On lui apprendrait à chasser à l’arc et elle était sur le point de le lui dire quand tout d’un coup elle put bien voir Gary dans la lumière. Elle avait eu beau le dévisager tout le temps, c’était comme si elle ne l’avait pas encore regardé du tout. Elle éprouva soudain un violent sentiment de malheur. Il était beaucoup plus marqué qu’elle ne s’y attendait.
Elle tendit la main pour lui tâter la joue là où il avait une très vilaine cicatrice et Gary dit : « C’est pas joli à voir, hein ?
— Je suis navrée, Gary, dit Brenda, je ne voulais pas t’embarrasser. »
Ça créa un tel silence que Johnny finit par demander : « Comment c’est arrivé ?
— Un gardien m’a frappé, dit Gary. (Il sourit.) Ils m’avaient attaché pour me faire une piqûre de prolixine… et j’ai réussi à cracher à la figure du docteur. C’est à ce moment-là que je me suis fait matraquer.
— Ça te dirait, demanda Brenda, de mettre la main sur ce gardien qui t’a frappé ?
— Ne cherche pas à deviner mes pensées, dit Gary.
— Bon, fit Brenda, mais est-ce que tu le détestes ?
— Bon Dieu, oui. Tu ne le détesterais pas toi ? fit Gary.
— Bien sûr que si, dit Brenda. C’est juste pour vérifier. »
Une demi-heure plus tard, sur le chemin de la maison, ils passèrent devant Point of the Mountain. À gauche de l’autoroute, une longue colline se détachait des montagnes et sa crête était comme la patte d’une bête dont les griffes arriveraient jusqu’à la route. De l’autre côté, dans le désert sur la droite, se trouvait la prison de l’État d’Utah. À cette heure, dans les bâtiments, il n’y avait que quelques lumières d’allumées. Ils firent quelques plaisanteries sur la prison de l’État d’Utah.
Quand il se retrouva dans le living-room de Brenda à boire de la bière, Gary commença à se détendre. Il aimait bien la bière, avoua-t-il. En prison il fabriquait une espèce de bibine avec du pain. Ils appelaient ça du Pruno. Cependant, Brenda et Johnny remarquaient que Gary avait une sacrée descente.
Johnny ne tarda pas à être fatigué et à aller se coucher. Gary et Brenda commencèrent alors à parler vraiment. Il raconta quelques histoires de prison. Brenda trouva chacune d’elles plus extraordinaire que l’autre. Sans doute y avait-il une part de vérité et une part de bière. Il devait savoir tout ça par cœur.
Ce ne fut que lorsqu’elle regarda par la fenêtre et qu’elle vit que le jour se levait qu’elle se rendit compte combien ils avaient parlé longtemps. Ils franchirent la porte pour regarder le soleil se lever derrière la maison style ranch et toutes les maisons style ranch de ses voisins et, comme ils étaient plantés là, sur son bout de pelouse, jonchée de jouets abandonnés, humides de la froide rosée du matin, Gary regarda le ciel et prit une profonde inspiration.
« J’ai envie d’aller courir un peu, dit-il.
— Tu dois être dingue, fatigué comme tu es », dit-elle.
Il se contenta de s’étirer en respirant à fond et un grand sourire s’épanouit sur son visage. « Tu te rends compte, dit-il, je suis vraiment dehors. »
Dans les montagnes, la neige était gris fer, violette dans les creux et elle brillait comme de l’or sur chaque pente qui faisait face au soleil. Les nuages, au-dessus des montagnes, se levaient avec la lumière. Brenda le regarda longuement dans les yeux et de nouveau se sentit pleine de tristesse. Le regard de Gary avait pris l’expression des lapins qu’elle avait débusqués, des lapins affolés. Mais elle avait déjà vu ces yeux de lapins effrayés et ils étaient calmes et tendres, avec un peu de curiosité. Ils ne savaient pas ce qui allait se passer.