Brenda avait eu des hémorragies inquiétantes. Lorsqu’elle se fit faire un bilan de santé, elle dit au docteur : « Pour l’amour du ciel, donnez-moi quelque chose contre cette douleur. Je ne pourrai pas continuer comme ça. » Serveuse à La Cosa, certains soirs il lui arrivait d’avoir envie de pleurer. Le docteur lui avait prescrit des pilules pendant un certain temps mais ce jour-là il lui dit : « Brenda, ça ne s’améliore pas. Il faut rentrer à l’hôpital et vous faire soigner.
— Pas maintenant », dit Brenda.
Le médecin secoua la tête. « Actuellement j’ai un lit disponible, dit-il ; après je serai au complet pendant trois mois. Vous ne pouvez pas attendre aussi longtemps. Je devrais alors vous opérer d’urgence et ça augmenterait le risque.
— Salaud de médecin, dit Brenda. Je reviendrai. »
Entre-temps Johnny prit contact avec le médecin et arrangea l’affaire. Brenda ne put résister. Les élancements la crispaient tellement qu’elle se demandait si elle n’allait pas tomber en morceaux d’un instant à l’autre. « Est-ce que j’essaye d’échapper à l’exécution ? » se demanda-t-elle. Puis elle se reprit : « Non, je tiens absolument à y aller. » Elle s’était entretenue au téléphone avec Gary et éprouvait moins de ressentiment. Lors de leur dernier entretien, elle lui avait dit : « Gary, j’espère que tu es aussi intelligent que tu le prétends et que, par conséquent, tu t’efforceras de prendre mon point de vue en considération. » Diable ! Qu’il était opiniâtre. Pourtant il lui semblait mollir.
Quand Gary apprit que Brenda entrerait à l’hôpital, il s’adressa à Cline Campbell pour qu’il obtienne du directeur de la prison un dernier permis de visite pour elle. Mais Sam Smith répondit : « Il a eu un rapport disciplinaire pour avoir jeté un plateau à un gardien. Je n’enfreindrai pas le règlement.
— Mais voyons, monsieur le directeur, cet homme va mourir », dit Campbell.
Sam Smith secoua la tête. « Je ne peux rien faire sans la permission d’Ernie Wright. »
Gary était en train de boire une tasse de café quand Cline lui apporta cette réponse. Le détenu lui envoya la tasse et son contenu à la figure mais visa mal et la tasse éclata contre le mur. Il avait d’ailleurs raté son but de très peu. Campbell ne sursauta même pas. Bien que surpris et choqué, il ne voulut pas manifester sa crainte. Gilmore jura, fit demi-tour et s’en alla en disant : « Excusez-moi. » Trente secondes plus tard il était de retour et dit au gardien « Où étiez-vous donc ? Je veux nettoyer ça. » Mais il ne restait plus de traces de café sur le mur et les débris de la tasse avaient disparu.
Quand Brenda entra à l’hôpital on l’affubla d’une minijupe blanche qui restait ouverte par-derrière. Dès qu’elle fut au lit elle se sentit en sécurité. Mais elle pensa encore plus à Gary. Il était né en décembre et serait exécuté en janvier. Elle se rappela le soir où il était allé la voir avec April et où, pour s’amuser, il l’avait appelée Janvier. Puis Brenda découvrit que Gary était sorti de prison pour la dernière fois neuf mois plus tôt, soit depuis le 9 avril jusqu’à ce 9 janvier où elle venait d’être hospitalisée. Si on l’exécutait le 17, sa mort tomberait neuf mois et neuf jours après sa sortie de prison. Mon Dieu ! se dit-elle, c’est presque exactement la durée d’une gestation. Sans comprendre pourquoi, elle se mit à pleurer.
GILMORE : Avez-vous jamais entendu parler d’un type nommé Zeke, Jinks ou Pinkney ou encore quelque foutu Dabney ?
STANGER : Oui, il est avocat de l’A.C.L.U.
GILMORE : Écoutez-moi cette connerie. M. Dabney a déclaré que Gilmore pourrait flipper et ne plus vouloir être exécuté. Vous savez, que le mot « flipper » a une signification particulière en prison. Vous autres, vous ne savez pas ce que ça veut dire, mais moi, si. Je suis sûr que Dabney le sait aussi. Ça dénomme un type qui se fait enculer ou qui en encule un autre. C’est ça flipper. Vous pigez ? Je vais vous lire une déclaration et vous la publierez lundi contre Jinks Dabney de l’A.C.L.U . Quel nom à la con ! Vous avez écrit dans le Salt Lake Tribune qu’il reste une chance pour que Gilmore flippe et ne tienne plus à être exécuté. Il n’y a aucune chance, V. Jinks Dabney. Aucune, jamais. C’est vous et l’A.C.L.U . qui êtes des flippards. Vous prenez position au sujet de l’avortement qui ressemble à une exécution. Vous êtes tout à fait pour et puis vous prenez une position contraire sur la peine capitale. Vous êtes contre. Que valent vos convictions V. Jinks Dabney ? Vous et l’A.C.L.U ., savez-vous ce que vous pensez sur quoi que ce soit ? Laissez donc cette affaire évoluer comme une question qui ne regarde que moi. Ne faites pas en sorte d’être démenti. Vous avez perdu cette fois, V. Jinks Dabney. Voyez, mon type de la N.A.A.C.P. (Association nationale pour l’avancement des gens de couleur), je suis un Blanc. Enfoncez-vous ça dans vos têtes d’éponge. Je connais pas mal de Noirs mais je n’en connais aucun qui respecte un foutu négro de la N.A.A.C.P. Giauque, Amsterdam et vous tous, avocats fouinards en quête de publicité, foutez le camp, tas de pédales.
SALT LAKE TRIBUNE
Salt Lake, 10 janvier. – Les gardiens de Gilmore indiquent qu’il devient nerveux à l’approche de son exécution.
Nicole, certains gardiens disent dans un journal que je m’énerve. Je n’ai jamais été nerveux de ma vie et ne le suis pas maintenant.
C’est eux qui le sont. Je suis furieux parce que j’ai horreur d’être observé…
Sam Smith appela Earl Dorius pour discuter une fois de plus de l’exécution. Une question restait en suspens : aurait-elle lieu à la prison même ? L’effet pourrait être mauvais sur les détenus. D’autre part, si c’était fait à l’extérieur, on risquait de se heurter à des manifestants ce qui poserait une question de sécurité. De toute façon, il faudrait choisir un terrain ou un local appartenant à l’État. Dorius et Smith en revinrent à leur première conclusion : mieux valait que cela eût lieu à la prison, malgré les conséquences possibles.
Sam aborda alors une autre question capitale. En novembre, en décembre et de nouveau en janvier, on parlait beaucoup de faire appel à des volontaires bénévoles pour exécuter Gilmore. Quelques personnes avaient déjà écrit pour proposer leur service. Depuis le début, toutefois, Dorius s’en tenait absolument à l’utilisation de fonctionnaires des services de police. Le code était muet à ce sujet mais Earl estimait qu’il faudrait trier les volontaires éventuels, ce qui impliquerait des enquêtes onéreuses. D’ailleurs cela posait de toute façon une question juridique. Que cela plût ou non, Earl s’en tenait à son opinion qu’il considérait comme convenable. La discussion aboutit au même résultat que précédemment : le recours aux fonctionnaires du maintien de l’ordre. Earl tenait toutefois à ne pas les choisir parmi le personnel de la prison. Sam convint que si un gardien y participait il serait considéré comme un tueur de détenu et le maintenir dans sa fonction présenterait certains risques. Sa présence serait considérée comme un affront par les détenus. Ils en revinrent donc à des fonctionnaires du maintien de l’ordre, soit fournis par le shérif du canton de Salt Lake, ou bien celui de l’État d’Utah. De toute façon, Sam ne révélerait pas leurs noms.
Earl Dorius prévoyait que l’A.C.L.U . serait obligée d’engager une action au plus tard le mercredi 12 janvier, sinon elle pourrait perdre en première instance et n’aurait plus le temps d’interjeter appel. Toutefois Bob Hansen paria avec Earl : l’A.C.L.U . réserverait le juge Ritter pour son tout dernier recours au cas où l’appel ne donnerait pas le résultat prévu. « Elle attendra jusqu’au vendredi 14, au tout dernier moment. »
Hansen ne cachait pas son opinion au sujet de Ritter. « On peut contourner la loi, disait-il volontiers. Nous le faisons tous plus ou moins. Mais Ritter, lui, il la torture. » Il poursuivait en dénigrant les habitudes de ce magistrat.
Une des manies les moins supportables de Ritter, d’après Hansen, c’était celle d’accumuler une liste de quarante procès puis, un beau jour, il convoquait les avocats des quarante affaires. À chacun il posait la même question : « Êtes-vous prêt ?… et vous êtes-vous prêt ? » Selon leur réponse il leur disait « Très bien vous serez le numéro deux, vous le numéro trois, vous le quatre » et ainsi de suite. Mais à la fin du premier procès, il rappelait tout le monde et déclarait : « J’ai décidé de prendre le numéro vingt immédiatement au lieu du numéro deux. » Ça paraissait une mauvaise plaisanterie mais c’est bien ainsi qu’il procédait. Le vingtième avocat devait se présenter en cinq minutes. C’était insensé. Nul ne savait quand il serait amené à plaider. Chacun devait avoir constamment sous la main tous les témoins de quatre ou cinq affaires. Certains n’habitaient pas la ville. Il fallait les faire venir, les loger dans des motels. La ruine !
Dans la pratique, évidemment, quand Ritter avait à statuer sur quarante affaires, trente-huit étaient réglées à l’amiable. Personne ne pouvait supporter l’attente qu’il imposait aux parties. Cela convenait à certains, mais ceux qui travaillaient pour une administration publique et ne disposaient pas d’un budget suffisant pour entretenir indéfiniment leurs témoins ne pouvaient pas les présenter devant le tribunal. Alors Ritter classait purement et simplement l’affaire. Il pouvait s’agir d’un crime caractérisé ou d’une escroquerie grave, voire de poursuites sur lesquelles l’administration avait travaillé pendant vingt ans. Peu importait à Ritter qui classait sans vergogne. Il fallait aller en appel et la Cour annulait le jugement de Ritter. Les fonctionnaires devaient alors faire arrêter de nouveau les prévenus et recommencer toute la procédure. Perte de temps épouvantable. Oui, ce magistrat torturait la loi.
Le 10 janvier, une semaine avant l’exécution, les gens des médias ne cessaient d’entrer et sortir toute la journée des bureaux de l’A.C.L.U . Les alentours se hérissaient d’appareils de prises de vue et de microphones. Personne n’avait le temps de se préparer. C’était l’interview permanente de tout le monde. Shirley Pedler avait l’impression d’être constamment en cause. Elle en perdait la tête parce que sa chevelure avait toujours besoin d’être rafraîchie. Elle ne pouvait prévoir quand une caméra serait braquée sur elle. Sa tenue aussi lui donnait du souci. Elle ne pouvait plus venir au travail en pantalon de toile et tee-shirt. Elle décida de conserver le pantalon mais d’arborer d’élégants chemisiers sous un joli blazer. Étant donné qu’on la photographiait au-dessus de la ceinture, tout allait bien.
Sa conscience d’être sur l’écran, observée par un public innombrable, cessa de la tenailler. Ce fut un soulagement. Elle avait depuis longtemps l’impression que l’A.C.L.U . perdrait sa cause et se sentait lourdement responsable quand elle n’agissait pas exactement comme il convenait avec les gens des médias. Elle était tellement énervée que, même lorsqu’elle parvenait à quitter son bureau à 7 ou 8 heures du soir, elle filait tout droit chez elle et fumait en faisant les cent pas. Elle avait toujours abusé du tabac mais maintenant elle allumait une cigarette après l’autre du matin au soir.
Le matin du 10 janvier, Shirley discuta avec quelques avocats au sujet des dernières mesures légales. Puis, quand elle passa de la salle de conférence dans le vestibule, elle faillit être renversée par des gens de la presse. Elle n’avait même pas de déclaration à leur faire. La conférence avait été convoquée pour décider ce que ferait chaque groupe mais les avocats n’étaient arrivés à aucune conclusion. Shirley commença ainsi : « Je n’ai rien à dire. » Puis elle laissa tomber par terre les documents qu’elle tenait à la main. La hâte avec laquelle elle se baissa pour les ramasser fit éclater de rire quelques journalistes, comme s’ils la soupçonnaient de chercher à cacher d’obscurs méfaits. Elle n’arrivait pas à s’expliquer pourquoi les médias attribuaient à l’A.C.L.U . l’intention d’engager de nombreuses actions judiciaires. En réalité, ses dirigeants avaient presque décidé de se tenir à l’écart de l’affaire, et pour de bonnes raisons. La population de l’Utah considérait cette association comme révolutionnaire ; elle pouvait donc nuire à ceux qu’elle chercherait à assister.
La réunion eut donc lieu dans une ambiance de morosité. Les participants estimaient qu’ils n’avaient guère de moyens d’action. Richard Giauque leur donna quelque espoir en annonçant que Mikal Gilmore arriverait à Salt Lake le lendemain. Si Giauque pouvait présenter un appel au nom du frère ou si Gil Athay agissait pour les tueurs de la hi-fi, l’A.C.L.U . pourrait intervenir. Mais la seule action qu’elle pourrait engager pour son propre compte serait un procès au nom des contribuables. Les résultats seraient évidemment très aléatoires. Ce matin-là, les membres de l’Union se sentaient tellement démunis que la meilleure proposition fut d’envoyer quelqu’un à l’hôpital pour chercher à s’entretenir avec Nicole qui pourrait, peut-être, dissuader Gary de tant vouloir son exécution. Dabney promit à Stanger de lui téléphoner.
STANGER : Jinks a demandé quelle peut être l’influence de Nicole sur Gary. Je lui ai répondu : « Pourquoi ? De quoi parlez-vous au juste ? » Il m’a dit alors : « Nous avons pensé qu’elle pourrait peut-être convaincre Gary de se défendre. »
GILMORE : Aussi efficace que s’accrocher à un fétu de paille quand on est en train de se noyer.
Schiller estima qu’il était temps de monter un bureau en Utah en vue de la grande offensive. À Los Angeles, il demanda à sa secrétaire de téléphoner à quelques agences pour embaucher deux dactylos courageuses, capables de transcrire les bandes magnétiques : des célibataires prêtes à venir à Provo et à travailler au besoin vingt heures par jour. Elles devraient aussi maintenir le secret absolu sur leur occupation. Étant donné les circonstances, Schiller ne pouvait s’adresser à des filles recrutées sur place. Il fit installer des lignes de téléphone privées à la Travel Lodge d’Orem et se mit à faire jusqu’à deux allers et retours par jour entre Salt Lake et Los Angeles. Il restait à peine plus d’une semaine quand les deux recrues, Debbie et Lucinda, arrivèrent en Utah et installèrent les bureaux au motel. « Je veux savoir le numéro de téléphone auquel on peut appeler d’urgence deux réparateurs d’appareils Xerox », telle fut la première chose qu’il dit à Debbie. Elle lui répondit : « On n’a donc pas toujours un dépanneur sous la main ?
— Peut-être m’en faudra-t-il un à 3 heures du matin. Procurez-vous ce numéro. Donnez vingt-cinq dollars au type. Précisez que s’il sort pour dîner je veux être prévenu et qu’il dise où l’appeler. C’est ainsi que nous allons travailler. » Il voulait la mettre sur-le-champ dans l’ambiance.
Cependant il cherchait une combine pour introduire subrepticement un magnétophone sur le lieu de l’exécution. Il faudrait un engin aussi petit qu’un paquet de cigarettes. Sans savoir s’il serait amené à l’utiliser ou non, il tenait à l’avoir sous la main. Il se dit qu’il dépenserait pour des tas de choses dont il ne se servirait peut-être pas, mais il voulait se sentir sûr de lui.
En réalité, il ne dépensait pas des milliers de dollars. Il traita avec un détective privé de Las Vegas qui consentit à lui vendre son minuscule magnétophone pour mille cinq cents dollars et à le lui racheter mille trois cents dollars après. Schiller devrait payer d’avance la totalité et payer les allers et retours de Vegas à Salt Lake. Peu lui importait parce qu’il disposerait ainsi d’un moyen qui pourrait valoir beaucoup plus que ces centaines de dollars.
De toute façon, il s’engageait de plus en plus. Sans aucun doute la semaine à venir lui coûterait dans les onze mille dollars. Il devait s’assurer les services de policiers pendant leur temps de liberté. Il voulait faire protéger la maison de Vern pendant les trois ou quatre derniers jours. Il convainquit Kathryne Baker de quitter son domicile avec ses enfants. Puis il organisa ses bureaux au motel comme une forteresse. C’était nécessaire. Puisque A.B.C. avait abandonné la partie, N. B. C. allait lâcher ses chiens. Les limiers de ce réseau l’avaient d’ailleurs déjà traqué comme s’il était Mme Onassis. Une vraie frénésie ! N. B. C. savait que Schiller avait fourni du matériel à Moyers pour C.B.S. Un type pouvait avoir rompu le premier engagement et livré quelques minutes d’enregistrement de Gilmore à N. B. C. pour s’en débarrasser. Il savait que, de toute façon, on le harcèlerait. En effet, une nuit où il était descendu au Hilton de Salt Lake, il lui fallut appeler la police à 4 h 30 du matin pour faire chasser deux reporters de la N. B. C. qui montaient la garde dans le couloir devant sa chambre. Ensuite Gordon Manning, chef producteur des émissions exceptionnelles de la N. B. C., le démolit honteusement dans le milieu professionnel. Telle est la télévision ! On y est toujours prêt à écraser les couilles de ceux qui refusent leur collaboration.
Pendant tout ce temps-là, il s’efforçait de prévoir les issues. Que se passerait-il si Gary changeait d’avis ? Si l’affaire prenait ce nouveau titre : « Gilmore fait appel » ? Il en discuta avec Barry. Ils ne tenaient pas à l’exécution de Gary et voulaient être prêts à jouer sur les deux tableaux. Si Gilmore survivait, l’histoire serait évidemment moins spectaculaire mais pourrait rester bonne. Elle révélerait alors la lente capitulation d’un homme sous l’énorme éclairage de la publicité. Gary retournerait parmi les quidams. Il importait de ne pas céder à la panique et de se garder d’exercer une influence quelconque sur les événements, de ne pas chercher à forcer les résultats. Peut-être le traiterait-on de charognard mais, dans son for intérieur, il était prêt à accepter le sauvetage de Gilmore. Sa mort ne lui rapporterait pas plus qu’une commutation de peine.
Toutefois les tentations commençaient pour Schiller. Il avait à peine installé son bureau qu’il reçut des offres insensées. Il n’avait pas encore commencé le travail à la Travel Lodge d’Orem que Sterling Lord lui téléphonait au nom de l’agent littéraire Jimmy Breslin. Ce dernier avait appris que Schiller pourrait compter parmi les cinq invités personnels de Gilmore à l’exécution. Lord voulait savoir s’il ne consentirait pas à céder sa place à Jimmy Breslin. Rien n’indiquait si le Daily News ou l’agent empocherait le chèque. Toujours est-il que la première offre à Schiller s’élevait à cinq mille dollars.
Il répondit : « Il ne m’appartient pas de vendre. Je ne peux même pas vous jurer, Sterling, que j’irai à l’exécution. » Peu après, Lord appela de nouveau et dit : « Je parviendrai peut-être à vous donner trente-cinq mille, voire cinquante mille dollars.
— Ce n’est pas à vendre », répondit Schiller.
Breslin appela à son tour. « Je vous donnerai la copie au carbone de mon article », grogna-t-il. Cela signifiait que Breslin en serait propriétaire lors de la première parution et que Schiller pourrait l’utiliser à son gré par la suite.
Larry en conclut que Breslin ne comprenait pas ses intentions. Bien sûr, il ne manquait pas d’amis en ces temps-là. Voilà tout à coup que Sterling Lord se proclamait un de ses vieux copains et Jimmy Breslin aussi. « Où m’installerai-je ? demanda Breslin à Schiller.
— Tu peux aller faire le singe au Hilton ou venir te planquer ici avec moi », répondit Larry. Breslin loua une chambre au motel, contiguë à celle de Schiller. Il avait de puissants instincts de journaliste.
Barry en fut outré. « Pourquoi ce Breslin ? demanda-t-il.
— Je suis désolé, lui répondit Schiller, mais je ne peux pas faire tout tout seul.
— Puisque la question se pose, reprit Farrell, pourquoi avez-vous invité Johnston du L.A. Times ?
— Vous ne comprenez donc pas, dit Schiller. Je dois donner des miettes à ces types pour ne pas avoir le L. A. Times ni le New York Daily News contre moi. Il faut bien que je m’assure quelques alliés. » Barry aurait dû comprendre combien il était seul depuis que A.B.C. s’était retiré de l’affaire. Un cordon ombilical avait été coupé.
« Bien sûr, pensa Farrell, ce Schiller ne fait rien sans bonnes raisons. On ne peut pas lui reprocher d’agir par lubie ou parce qu’il est soûl. »
Schiller craignit que Barry fût sur le point de brader leur marchandise, faute de comprendre que chaque élément, si petit fût-il, était un rouage d’une superbe machine en état d’assemblage et pas des copeaux de totem échangés dans la clairière d’une forêt pour rendre propices les dragons de la presse.
Farrell se dit aussi qu’il aurait dû mieux prévoir. Toutes les premières précautions s’étaient révélées trop efficaces. À partir du moment où l’on avait emménagé dans les sept chambres louées par Larry à la Travel Lodge d’Orem, complètement équipées avec le matériel de bureau, les secrétaires, les gardes du corps, les salles de travail, le cabinet de travail de Barry, sa chambre à coucher, ceux de Schiller, une pour chacune des jeunes filles, les lignes privées de téléphone, ce qui leur permettait de n’utiliser le standard du motel que pour les appels venant de l’extérieur afin que le personnel ne puisse écouter leurs conversations, Larry avait échappé aux médias. Il s’y était bien pris. Au milieu de toute l’agitation, alors que tout le monde cherchait à l’atteindre, Schiller avait prudemment dirigé ses fuites en ne révélant que le minimum par l’intermédiaire de Gus Sorensen et de Tamera. Ainsi manipulait-il l’actualité à Salt Lake et façonnait-il indirectement les dépêches d’agences émanant de cette ville. Néanmoins, après avoir aussi magnifiquement tout tenu en main, Schiller paraissait se laisser aller. Il suffirait que Barry entre dans la chambre qui servait de bureau principal pour photocopier une page et voilà Jimmy Breslin, calepin en main, qui plongerait dans l’affaire vingt jours après son début, amené par un chauffeur, merci messieurs, dans une Lincoln de grande remise. Voilà déjà Schiller qui lui parlait des yeux. Les yeux ! Pourtant, Farrell aimait bien Jimmy qui lui avait rendu quelques services. Quand Farrell avait une rubrique à Life, en 1969 et 1970, et avait eu, avec le rédacteur en chef, un démêlé qui aurait pu aboutir à une rupture, Breslin avait consacré une soirée entière à apaiser le conflit. Depuis lors, Farrell considérait Breslin comme un homme exceptionnellement intelligent. « Vous savez, Barry, lui avait dit Jimmy, votre chronique est pour vous un véritable bien-fonds : un patrimoine qu’il ne faut jamais lâcher. » Cette phrase était restée gravée dans l’esprit de Farrell. « Combattez, défendez-vous, rafistolez, consentez à des compromis mais n’abandonnez jamais votre bien », avait poursuivi Breslin. Aussi, Farrell se félicitait d’avoir tenu compte de ce conseil. Il avait donc un faible pour Jimmy Breslin.
Cette faiblesse s’effaça pourtant en moins d’une minute quand Farrell, entrant dans une chambre du motel, y trouva Schiller, souriant avec une béatitude d’idiot, qui parlait des yeux à Breslin. On aurait cru qu’il était en train de vanter une encaustique à la télé. Breslin, assis au bord du canapé, gras comme un porc, prenait des notes avec trois semaines de retard. Un monument de bêtise acceptant l’hommage d’un de ses semblables.
Pendant les semaines où il s’était efforcé de faire progresser les interviews, Farrell avait eu l’impression de chercher un objet maléfique dans une salle obscure. Quand l’affaire des yeux s’était présentée, il avait enfin eu l’impression d’apercevoir un rai de lumière. À force de lire les radotages de Gilmore sur ses longs séjours en prison après de médiocres exploits, Farrell en était arrivé à considérer qu’une telle existence ne valait pas grand-chose, nettement moins que celle de la plupart des détenus de la prison. Le public considérerait cet assassin comme un minable, suffisamment capricieux pour que ses codétenus ne le tracassent pas, mais sans le mettre au rang de véritable homme de cran. En fin de compte, il n’avait pas grand-chose d’un truand et se présentait plutôt comme un solitaire absolu : un de ces types qui, dans l’optique policière, sont considérés comme des microbes. Au point de vue humain : une mauvaise herbe. Pourtant, exactement la veille, alors que le jour de sa mort approchait, Gilmore, parlant de ses yeux, avait enfin dit quelque chose de vraiment remarquable, tout au moins selon Farrell.
GILMORE : Je vous ai dit que ce bonhomme de quatre-vingt-dix ans m’a écrit pour me demander mes yeux… Il est trop vieux. Attention, je ne voudrais pas avoir l’air dur mais l’autre type n’a que vingt ans et je crois que ce serait mieux. Voudriez-vous appeler le médecin en question et puis euh !… dites-lui tout simplement : les yeux sont à vous. Rédigez les papiers qu’il faut en mon nom : Gary Gilmore.
MOODY : Nous apporterons ces documents au directeur de la prison.
GILMORE : Dans cette lettre-ci, on dit quelque chose au sujet de ce jeune homme : il dépérirait. Je me rappelle une phrase d’après laquelle ce pauvre type mène une vie sans espoir. J’aime mieux les donner à lui plutôt qu’à la Banque des yeux. Ça me fait presque plaisir de savoir à qui ils iront. Bon, ça va… appelez-le en P.C.V. (éclat de rire)… Demandez-lui s’il accepte un appel de Gary Gilmore.
Qu’une telle idée vienne à Gary émut Farrell jusqu’aux entrailles. Cette interview était arrivée la veille. Quand Schiller et lui l’eurent entendue, Farrell emporta la bande dans sa chambre pour l’écouter de nouveau. C’était en pleine nuit. Il avait travaillé longtemps la veille. La voix de Gary le bouleversa. Il rit, en eut les larmes aux yeux et éprouva même un sentiment de triomphe parce que Gilmore s’exprimait avec clarté. Farrell avait de bons yeux et les considérait comme un précieux trésor. Il aurait volontiers signé un document donnant n’importe quelle partie de son corps, sexe inclus, à n’importe qui, pour utilisation après sa mort évidemment. Mais voilà un type sur qui planait une condamnation à mort – rendez-vous compte, se dit Barry dans sa chambre au petit matin après avoir travaillé vingt heures de suite – et tout le monde en réclame un morceau. Chacun lui écrit pour réclamer une partie de son corps et il est capable d’y réfléchir sérieusement, de s’exprimer clairement. Bien sûr il y a des gens qui circulent dans le monde avec une carte dans leur portefeuille indiquant : « Si vous me trouvez mort, vous pouvez prendre mes reins. » Mais ces gens-là ne savent pas qu’ils sont près de leur mort alors que Gary, lui, sait qu’il mourra le 17 janvier. Des solliciteurs se présentent encore actuellement, une semaine avant, pour lui demander son foie, sa rate, sa couille gauche. Un individu banal pourrait considérer ça comme du cannibalisme et s’exclamer : « Pour l’amour de Dieu ! laissez-moi tranquille. Je veux garder mes yeux. »
Pouvait-on considérer Gary comme Harry Truman : une médiocrité magnifiée par l’histoire ? Ce diable de type devenait maître d’une petite industrie artisanale : il vendait ses restes. Jusqu’alors la crânerie de Gilmore n’avait guère impressionné Farrell ; il le voyait tout simplement capable de suivre la route droite vers l’exécution. Mais après l’avoir entendu s’exprimer ainsi au sujet de ses yeux, il constatait un mépris total de la vie : la sienne, la vôtre, celle de n’importe qui. Il faisait fi de la sienne pour se présenter en maître de son destin. C’était une sorte de règlement de compte lamentable comportant une bonne part de pathologie, dérivant d’années passées à jouer au mariole avec les autorités pénitentiaires. Et voilà qu’à cet instant, du jour au lendemain, cet homme devenait une nouvelle célébrité, pareille à une étoile de cinéma, les revenus en moins, et pourtant il réagissait humainement à l’intérêt qu’il suscitait et fonctionnait à la manière d’un homme convenable. Sa façon de parler de ses yeux rachetait tout ce que son attitude pouvait présenter de fourbe. Cette histoire inspirait à Farrell un besoin de protection.
Cela explique pourquoi, lorsqu’il vit Schiller et Breslin assis ensemble au bord du canapé, il piqua une crise. En général il aimait conserver son sang-froid, mais vingt heures consécutives de travail l’avaient énervé. « Vous avez un flic qui veille toute la nuit dans le couloir devant votre chambre, Schiller, pour vous assurer que personne ne pénètre dans ce bureau, mais c’est devant votre bouche qu’il devrait monter la garde. (Emporté par la colère il démolit une des tables d’un coup de poing.) « Schiller, vous ne donnerez pas ça à Breslin. »
Avant que Larry ait eu le temps de répondre, ce qui aurait dégénéré en querelle, Jimmy arracha la feuille de son bloc-notes, la déchira en menus morceaux qu’il dispersa à travers la pièce. Magnifique ! pensa Farrell. Ce geste de Breslin l’enchanta.