Barrett avait tendance à se trouver petit. En fait, son père et sa mère lui disaient toujours que quand il était né, il n’avait pas l’air plus gros qu’un chaton qu’on met dans une boîte à chaussures. Maintenant, il mesurait un mètre soixante-quinze et pesait dans les soixante-cinq kilos, mais il avait toujours l’habitude de se considérer comme de petite taille et indépendant. Comme un chaton. Durant cette période où il avait eu sa première aventure avec Nicole, il se rappela avoir passé une semaine tout seul dans une cellule jaune de l’asile. Peinte en jaune pâle comme une nursery, seulement c’était une cellule. Il se souvenait avoir pris ses chaussettes, les avoir roulées en boule pour les lancer contre le mur, les lancer et les rattraper. C’était la seule chose qu’il avait à faire. Il se débrouilla.
En revanche, il n’était pas bâti pour les punitions vraiment sévères. Pas avec son long nez pointu, ses fins cheveux châtain clair, doux comme ceux d’une fille. Ses cheveux percevaient les mauvaises vibrations émanant d’un étranger qu’il rencontrait sur la route. Barrett savait donc généralement à quoi s’attendre. C’était tout aussi bien, compte tenu du problème qu’il avait maintenant sur les bras d’aider Nicole à se cacher de ce dément qui vivait à ses crochets : Gary Gilmore. Voilà une histoire d’amour qui avait pris Barrett au dépourvu. Il était horrifié par le mauvais goût de Nicole. Il ne l’avait vue qu’une seule fois faire montre d’un pareil manque de jugement.
Avec Nicole, Barrett en avait vu de toutes les couleurs. Il en avait vu des types défiler, des étalons, des sportifs, des dingues, des bêtes, des gens qu’on aurait presque pu qualifier d’infirmes, mais ils avaient toujours quelque chose. S’ils n’étaient pas beaux, forts, bien pourvus, alors ils avaient quelque chose à quoi on pouvait s’accrocher, un bon côté. Barrett savait que Nicole était une fille belle et vraiment indépendante, et si on avait le malheur d’être éperdument amoureux d’elle comme l’était Barrett, alors il fallait vivre avec qui elle allait se dénicher ensuite. Il fallait être là quand elle était prête à plaquer le type.
Barrett n’était pas bâti pour les rencontres poids lourds. Il était assez lucide pour s’en rendre compte. Pourtant, les actes les plus courageux, les plus difficiles qu’il avait faits de sa vie, c’était à cause de Nicole. Par exemple : l’aider à quitter la maison de Jo Bob avait de quoi faire peur. Toutes ces heures avec une camionnette empruntée à attendre devant la porte : Jo Bob aurait très bien pu rentrer de son travail pour voir ce qu’elle faisait. Barrett, ce jour-là, était armé, mais Jo Bob était assez costaud pour que ça ne l’arrête pas.
Eh oui, toutes ces heures passées à déménager les meubles de Nicole (qui étaient ceux de Barrett lorsqu’ils vivaient ensemble) ç’avait été un des moments les plus tendus que Barrett avait jamais passés, mais il l’avait fait filer, emportant jusqu’au dernier abat-jour, Sunny et Jeremy sur la banquette avant avec eux, parfaitement. Une fois de plus il avait sauvé la mise à Nicole, et elle était même revenue vivre avec lui parce qu’il avait trouvé la maison de Spanish Fork.
En ce temps-là, il travaillait. Sur une bétonneuse. Il avait cherché un emploi pour ne plus avoir à vendre de la drogue. Il crut que la bétonneuse, ça pourrait lui aller, mais ça lui parut vite une situation difficile à garder. Les gens sérieux n’avaient qu’à le regarder, avec sa crinière de hippie, sa veste de daim avec des franges, ses cheveux longs, sa petite moustache et ils le classaient aussitôt tout en bas de l’échelle. C’était dur de conduire la camionnette d’un autre et d’être payé des clopinettes tout en faisant gagner des paquets de dollars à son patron. Ça déprimait toujours Barrett. Au moins, quand on vendait de la drogue, on était son propre patron.
Malgré tout, il avait essayé de gagner normalement sa vie et de prouver quelque chose à Nicole. Aller en voiture de Spanish Fork pour travailler dans une cimenterie d’American Fork, ça lui faisait pratiquement traverser le comté d’Utah d’un bout à l’autre, pas loin de cent kilomètres par jour. On ne pouvait pas imaginer une existence plus rangée. C’était ça qu’il voulait prouver. Mais Nicole et lui commencèrent à se disputer à propos d’histoires du passé. Les relations sexuelles qu’elle avait eues avec d’autres hommes l’ennuyaient. Il n’arrivait pas à les oublier.
Depuis le début, à Spanish Fork, leur vie sexuelle n’était pas ce qu’elle était autrefois. Il n’y avait plus cette impression d’amour. Il y avait des fois où il lui disait : « Tu n’as même pas envie de moi. » C’était comme une plaie ouverte. Être sans Nicole, c’était l’enfer. Elle ne se rendait pas compte de ce qu’il éprouvait : si elle pouvait seulement comprendre de temps en temps combien il souffrait. Elle ne savait pas comme ça pouvait être magnifique avec elle, si elle était d’humeur pour ça. Personne ne savait vous donner l’impression d’être désiré, comme Nicole. Elle pouvait devenir la séductrice, et c’était le paradis quand on obtenait ça d’elle. Mais quand elle arrêtait, Barrett retrouvait l’enfer.
Alors, même avec la maison de Spanish Fork – soixante-quinze dollars par mois – ce fut plus fort que lui, il se fit la valise. Il alla pour quelques semaines dans le Wyoming faire ce qu’il faisait toujours dans ces cas-là, c’est-à-dire essayer de profiter de sa liberté, de jouir autant que possible de la vie sans scène quotidienne. Mais il n’arrivait pas à profiter des bons côtés de sa liberté, à se sentir tout pimpant. Au lieu de cela, il trimbalait le souvenir de Nicole comme un fardeau. Alors, à la première occasion, il lui fit une visite surprise depuis le Wyoming et s’arrêta devant la maison de Spanish Fork vers 11 heures par une froide nuit de février.
Comme il y avait la voiture d’un autre type garée devant la maison, Barrett entra par-derrière. Nicole et le type étaient ensemble dans la salle de bains, tout nus. Le gars était assis sur le panier à linge, un drôle de numéro dans le genre crasseux, Clyde Dozier. Barrett le connaissait de vue, un mec répugnant. Barrett n’était pas un violent, vous comprenez, il se contenta de passer dans la cuisine à côté et Clyde se rhabilla et vint le rejoindre, puis commença à s’excuser en disant que ça n’était pas la faute de Nicole. Barrett dit : « Épargne-toi des problèmes, Clyde. Fous le camp d’ici avant que je me mette en colère. » Barrett n’était peut-être pas très costaud, mais après tout il avait quelques relations. Clyde s’en alla et Nicole se mit à dire quelque chose dans le genre : « Je ne suis pas ta bourgeoise. Tu es allé dans le Wyoming en me laissant. Je peux faire ce qui me plaît, tu sais. »
Bref, elle s’était installé un lit dans la cuisine et Barrett lui sauta dessus. Il ne savait pas pourquoi il avait envie de baiser à ce moment-là, mais il se dit qu’elle se laissait faire parce qu’il risquait de devenir violent si elle résistait. Le lendemain matin, il n’était pas en colère. Au fond, c’était plus drôle qu’autre chose, voyez-vous, de se retrouver là, par terre, dans la cuisine, avec sa régulière en disant : « Bon sang, tu ne pourrais pas trouver quelqu’un d’un peu mieux que Clyde ? » Il avait vraiment envie de se raccommoder avec elle. Alors il renonça au Wyoming et se trouva une crèche à Lindon. Il passait deux ou trois fois par semaine puis un jour elle lui dit de ne pas revenir. Quand il rappliqua, il y avait là un autre minable, Freson (en voilà un nom !) Phelps. Barrett attendit un long moment avant de revenir à Spanish Fork.
Mais cette fois, les choses avaient changé. Il y avait un autre mobilier. Quelqu’un de nouveau avait emménagé. Il s’assit pour prendre une tasse de café avec elle. Il n’avait même pas eu le temps de commencer à parler que Gilmore arriva. La première fois qu’il entendit parler de ce type, ce fut lorsqu’elle les présenta.
Barrett eut l’impression que c’était encore un minable de plus. Il n’avait pas le genre qu’il fallait. Encore le mauvais goût de Nicole ! Il portait des shorts et il avait les jambes trop blanches. Gilmore avait l’air beaucoup plus âgé qu’elle. Barrett ne se sentait pas vexé ni rien, simplement dégoûté, vous comprenez, dans le genre : je n’arrive pas à y croire.
Il continua à bavarder avec Nicole. Gilmore ne disait pas un mot, il était juste assis à la table de la cuisine. Il semblait agacé. Au bout d’un petit moment il se leva et passa dans la pièce du devant. Là-dessus, Barrett fit un signe de tête à Nicole et ils sortirent. Sunny et Jeremy jouaient dehors et vinrent s’asseoir près d’eux, et Nicole expliqua que Gilmore était un ancien détenu. Puis elle retourna dans la maison. Barrett resta dehors à jouer avec les gosses qui se mirent bientôt à répéter inlassablement la même chose. C’était comme s’ils vous avaient mis un levier dans l’épaule et qu’ils essayaient de vous la démancher. Ils disaient : « Pop, poup, pop, poup » et éclataient de rire.
Il regagna sa camionnette et repartit. Il sentait ses maigres fesses rebondir sur la banquette.
Puis il y eut la seconde rencontre avec Gilmore. Il était passé dire bonjour à Nicole et Gary était allé à l’épicerie. Pendant que Barrett bavardait avec Nicole auprès du pommier, Gilmore revint. Il ne dit pas : « Fous le camp d’ici », mais on peut dire qu’il se comporta comme si son retour devait donner le signal du départ. Alors Barrett se leva et Nicole rentra dans la maison. Il ne restait plus à Barrett qu’à se diriger seul vers la rue. Mais Gilmore passa par la porte d’entrée afin de le rencontrer sur le trottoir.
Il dit : « Je tiens à te dire une chose. J’accepte le fait que tu sois le père de Sunny, mais Nicole est à moi. » Barrett répondit : « Écoute, mon vieux, tu peux l’avoir. Je n’ai pas envie d’elle. » À ces mots Gilmore fit une sale tête, une vraiment sale tête. Il dit : « Pas la peine de l’insulter. »
À ce moment, Barrett eut vraiment peur. Il avait l’habitude de voir Nicole avec d’autres hommes. Il l’avait observée avec bien d’autres hommes. Qu’y avait-il d’autre à dire ? Qu’on pouvait en effet se la payer. Il ne pouvait assurément pas les empêcher de la sauter. D’ailleurs, ça n’avancerait à rien que Gilmore connaisse ses véritables sentiments. Ça le mettrait en alerte. Barrett dit : « Je ne cherchais pas à l’insulter. Nicole n’a pas envie de moi, et moi je n’ai pas envie d’elle. Je voulais simplement que tu le saches. » Il remonta dans sa camionnette et là, sur la route, en roulant, il reprit espoir. C’était d’avoir entendu Gilmore dire : « Nicole est à moi. » Quand ils en arrivaient à parler comme ça, ils la perdaient. Elle n’aimait pas qu’on la possède longtemps.
Après ça, en se baladant, surtout quand il était dans les vapes, ça lui arrivait de passer devant chez elle. Si la voiture de Gary était arrêtée devant, il continuait. Si les choses se présentaient bien, il venait faire une petite visite à Nicole, pour tâter le terrain.
Une fois, Rosebeth vint ouvrir et dit que Gary était au travail et que Nicole était sortie avec les gosses. C’était la première fois que Barrett voyait Rosebeth, mais il entra comme s’il était chez lui. Après tout, tout ce qu’il possédait était là. Gary et Nicole, annonça Rosebeth, seraient sûrement absents toute la journée. Il faisait bon chaud dans la pièce.
Jim était assis dans le fauteuil et la fille était allongée sur le lit de la salle de séjour qui servait de divan. Il la trouva plaisamment rebondie, avec de vraies formes de bébé, mais trop jeune et trop vierge pour qu’on fasse des bêtises avec elle. Mais quand elle se leva pour retirer la couverture du lit, il décida de s’installer auprès d’elle et ils commencèrent à s’embrasser. Il ne fallut pas une minute à Rosebeth pour dire : « Maintenant, déshabillons-nous. » « D’accord, dit-il, je suis pour. » Ils ôtèrent leurs vêtements, s’allongèrent sur le lit et elle dit : « Laisse-moi te sucer. » Barrett dit : « Ça n’est pas moi qui vais t’en empêcher. »
Attention, c’était elle qui prenait les initiatives. Barrett s’allongea sur le dos, elle se retourna comme une anguille et lui colla sa boîte à musique en pleine figure. Il n’avait pas le choix. Elle ne savait pas vraiment s’y prendre. En fait, elle lui faisait mal avec ses dents. Ça ne l’empêchait pas de s’échauffer. Mais elle n’avait pas le clitoris sensible, vous comprenez, il n’arrivait pas à la faire vibrer.
Mais elle était quand même assez excitée. Il la retourna et elle le regarda d’un air d’attente. Seulement il ne pouvait pas la tringler. Elle était vierge, découvrit-il, et il lui faisait mal.
« Gary veut que je fasse des choses seulement avec lui, tu sais, disait-elle. Il n’aimerait pas ça, tu sais. » Elle lui raconta comment tous les trois ils faisaient des trucs. Barrett se contentait de lui donner des petits coups de langue sur le sexe.
Ça parut l’ouvrir. Il se retourna et l’enfila. Ça rentrait sans problème, c’était vraiment bon, doux et chaud, sans bouger du tout, c’était tout ce qu’il demandait. Il n’alla pas plus loin.
Il se rhabilla et elle se leva et en fit autant. Il n’était pas resté en elle plus de dix secondes. Elle n’avait vraiment rien fait, mais elle avait vraiment de jolis seins. Il obtint d’elle son numéro de téléphone. Un coup fantastique. Gratis. Et au nez et à la barbe de Gilmore.
La fois suivante où il s’arrêta, Nicole dit qu’elle avait envie de faire un tour. Il l’emmena jusqu’au canyon et Sunny et Jeremy descendirent pour aller jouer. Barrett se fit séduire là, dans la camionnette. C’est tout ce qui se passa ce jour-là.
Il crut que c’était parce que de nouveau elle l’aimait, parce qu’elle éprouvait pour lui quelque chose de spécial. Elle lui dit après qu’elle l’aimait toujours et tout autant. Puis ils redescendirent du canyon et il la raccompagna chez elle.
On peut dire que ça donna un coup de fouet à l’amour qu’il avait pour elle. Cela fit qu’elle lui manqua encore plus. Pour lui, le sexe était comme une chose sacrée, une façon d’exprimer un sentiment.
Le lendemain, elle lui téléphona. « Je suis très embêtée, dit-elle, très déprimée. » Gary était devenu très dominateur.
Quand Barrett arriva, elle était triste, elle broyait vraiment du noir et lui il était là, plein d’amour. Il se mit tout nu avec elle, lui donna toute l’attention dont elle avait besoin et lui dit qu’il allait la tirer de ce pétrin.
Dès l’instant où elle se retrouva dans la minable petite chambre qu’il occupait dans un motel miteux, il ne leur fallut qu’une seule nuit pour comprendre qu’ils avaient besoin de plus d’espace. Il alla trouver un ami qui était propriétaire de deux immeubles à Springville et lui dit : « Dis donc, si tu me laissais travailler à ta piscine pour le loyer. » Le type accepta et les installa dans un appartement 3 West à Springville. Le même jour, pendant que Gilmore était à son travail, ils prirent les meubles à Spanish Fork et les rapportèrent à l’appartement.
C’était assommant de déménager. Nicole le laissa prendre un 6.35 Derringer que Gary lui avait donné. C’était encore plus dur que le déménagement de chez Joe Bob. Barrett remarqua un bout de papier épinglé au mur et disant : « Où es-tu, ma fille ? »
Il avait le pistolet chargé dans sa poche revolver. Mais il n’arrêtait pas de penser aux autres pistolets de Gilmore. Si le mec rappliquait, il allait peut-être y avoir une fusillade. Même après qu’ils se furent installés dans l’appartement, ça ne se calma pas. Nicole n’arrêtait pas de dire : « Tu ne connais pas Gary, il est dangereux. » Barrett trimbalait toujours son pistolet.
Cette fois-là, Nicole lui faisait l’amour comme une professionnelle. Il ne lui donnait pas d’argent, mais on aurait dit qu’elle estimait qu’il lui avait rendu service et qu’il méritait bien ça. Ce ne fut assurément pas une de leurs bonnes périodes. Elle n’avait pas d’orgasmes très régulièrement. Malgré tout ce qu’il savait d’elle, ça lui prit quand même quelques jours avant de s’apercevoir que Nicole voyait quelqu’un d’autre.
Le mardi soir où Gary rompit avec Nicole, il revint chez Craig et passa une soirée tranquille. « Elle est sortie de ma vie », annonça-t-il. Le lendemain matin, à peine réveillé, il parlait de se remettre avec elle. Il alla prendre un 6.35 Browning automatique dans sa voiture et demanda à Craig de le lui garder. Craig accepta. Il voulait le calmer, l’empêcher de plonger.
En allant au travail, Gary demanda si Craig connaissait quelqu’un qui voudrait acheter l’automatique. Quand Craig lui répondit non, Gary dit : « Tu peux le garder. » Craig ne savait pas si Gary le lui donnait ou lui en confiait simplement la garde afin de l’avoir simplement sous la main.
Spencer voulut savoir comment le pare-brise s’était cassé et, quand Gary lui répondit qu’il avait donné des coups de pied dedans, Spencer demanda : « Pourquoi ? » Gary dit qu’il était furieux contre Nicole. « Alors pourquoi ne lui as-tu pas donné des coups de pied à elle ? fit Spencer. Tu sais qu’il te faut un pare-brise pour l’examen des Mines. Ce coup de pied t’a coûté cinquante dollars. » Gary répondit qu’il s’en foutait.
Ça rendit Spencer furieux. Après tout, Gary lui devait de l’argent. Alors Spencer lui demanda de nouveau s’il avait passé son permis. Quand Gary répondit que non, Spencer se dit qu’il avait dû lui mentir tout le temps et qu’ils allaient devoir modifier un peu leur programme. Mais Gary semblait avoir la tête ailleurs. Il demanda à Spencer ce qu’il pensait de son idée d’acheter une camionnette. Spencer se dit que ce type était vraiment un terrible égoïste.
Dans la journée, Gary obtint de Val Conlin les clés de la camionnette blanche et la conduisit jusqu’à l’atelier pour avoir l’approbation de Spencer.
C’était une Ford 68 ou 69. McGrath trouva qu’elle était beaucoup trop chère. Gary dit que ça lui était égal, qu’il en avait envie. Spencer répondit : « Moi, ça ne m’est pas égal. Tu me demandes de verser mille sept cents dollars pour un véhicule qui n’en vaut que mille. Ça ne va pas. Tu n’as pas de permis de conduire. Si tu bousilles cette bagnole ou si quelqu’un la vole, ou si tu te lances dans une bagarre, qu’on t’arrête et qu’on te flanque en taule, ou même seulement si tu n’arrives pas à respecter les versements, alors il faudra que je paie. Tu devrais penser un peu sérieusement à ce que tu me demandes de faire. » Ça ne troubla pas du tout Gary. Il ne doutait absolument pas, expliqua-t-il, qu’il allait payer cette camionnette. À son avis, Spencer ne devrait pas s’inquiéter, il ne perdrait pas un centime.
Ce soir-là, Gary fit la tournée des bars pour chercher Nicole et puis rentra chez lui. Comme il n’arrivait pas à dormir, il prit sa voiture et fit tout le trajet jusqu’à la nouvelle adresse de Sterling Baker. Sterling avait quitté Provo pour aller s’installer dans un bourg du nom de Lark, près de Salt Lake City. Il était tard quand Gary arriva. Ça lui faisait un drôle d’effet, expliqua-t-il, de rester à Spanish Fork sans Nicole. Il lui avait parlé chez Kathryne le jour même, leur raconta-t-il, et elle voulait qu’ils restent séparés. Il n’arrivait pas à chasser l’idée qu’il l’avait perdue. Gary avait l’air si triste que, malgré l’heure, aussi bien Sterling que Ruth Ann ne pouvaient s’empêcher d’être navrés.
Gary se mit à parler de réincarnation. Après sa mort, annonça-t-il, il allait repartir de zéro. Il aurait le genre de vie qu’il avait toujours souhaité. Il en parlait comme si c’était si certain, si réel que Sterling commença à s’embrouiller et à croire que Gary parlait d’un endroit réel, comme s’il allait s’installer avec armes et bagages à Winnipeg, au Canada.
Le matin, Gary téléphona à l’atelier pour dire qu’il était malade et passa la matinée à rouler avec Ruth Ann en cherchant Nicole.
Ils fouillèrent un tas de rues de Springville. Gary, on ne sait pourquoi, avait l’impression qu’elle était là. Ils passèrent chez Sue Baker, mais elle ne savait pas, dit-elle, où Nicole pouvait être. Ça sentait les langes chez Sue et elle avait l’air triste. Elle ne savait pas où était Rikki, elle ne savait pas où était Nicole, elle ne savait rien. Ruth Ann commença à plaindre vraiment Gary. Elle n’avait jamais vu un homme souffrir tant pour une femme. Il avait bien dû passer cinq fois à la blanchisserie automatique pour voir si elle s’y trouvait.
Vers le milieu de l’après-midi, Ruth Ann retourna à Lark et Gary se présenta au travail. Il venait à peine de prendre un outil qu’il y eut un coup de fil de Nicole.
« Tu n’es pas ivre ? demanda-t-elle.
— Je suis parfaitement sobre », répondit-il.
Elle téléphonait pour lui annoncer qu’elle venait de déménager ses meubles de la maison de Spanish Fork, mais qu’il pouvait y rester quelques jours tant que le loyer était payé. Elle ne pensait pas qu’après cela on lui louerait la maison.
Est-ce qu’ils pourraient se voir ? demanda-t-il. Elle répondit qu’elle ne le pensait pas. L’un d’eux risquerait de tuer l’autre.
À sa surprise, Kathryne se sentit l’envie de pleurer. Gary arriva si pitoyable. Il s’assit et posa sur la table une cartouche de cigarettes et une boîte de Pampers en disant : « Elle aura probablement besoin de ça. » Il y eut un silence puis il dit : « Voudriez-vous faire quelque chose pour moi ? » Kathryne répondit : « Ma foi, oui, si je peux. » « Voulez-vous lui donner cette photo de moi ? C’est la meilleure que j’aie pu trouver. Elle n’est pas très bonne, mais c’est la seule qui soit acceptable. » Kathryne regarda. Gary était debout dans la neige, vêtu d’un caban bleu. Elle pensa que la photo avait dû être prise en prison. Il avait l’air jeune et pas commode. Il avait écrit au verso : « Je t’aime. » Lorsqu’elle l’eut reposée Gary dit : « Il faut que je parte. »
Quand Nicole passa plus tard ce soir-là, elle se contenta de jeter un coup d’œil à la photo, fit une sorte de houmpf et la lança sur le rayonnage du buffet. Plus tard, Kathryne la remit derrière le vaisselier où elle serait à l’abri des enfants, de la confiture et du beurre de cacahuète.
Vers le soir, Gary alla s’asseoir avec Brenda et Johnny. Leur patio n’avait guère l’allure d’un jardin ; c’était plutôt un appentis avec un toit de plastique ondulé vert pâle qui laissait passer la lumière, deux chaises de fer et deux vieux fauteuils de toile crasseux. Brenda ne se donnait jamais beaucoup de mal pour arranger sa cour, mais c’était quand même agréable de prendre un verre là, dans l’obscurité.
Non seulement Gary avait ses problèmes affectifs, mais Johnny allait bientôt en baver : il devait se faire hospitaliser pour être opéré d’une hernie. Ça ne prendrait peut-être pas longtemps, mais ça n’allait pas être drôle. Brenda aurait aimé qu’on dise en plaisantant que le chirurgien devrait faire attention à ne pas couper trop bas dans ce coin-là, mais malheureusement Gary n’était pas d’humeur. Les chaussettes jaune et blanc qu’il portait étaient de meilleur goût que d’habitude, aussi Brenda observa-t-elle. « J’aime bien ces chaussettes, cousin. » Il la dévisagea et dit : « Elles sont à Nicole. » On aurait dit qu’il allait éclater en sanglots.
C’était terrible. Brenda s’imaginait cette maison vide de Spanish Fork. « Je peux encore y sentir son parfum », dit Gary. De toute évidence, il était arrivé à ce stade de souffrance insupportable où la même idée devient une obsession.
« Il faut que je la trouve », dit-il.
« Mon chou, ce genre de chose prend du temps, dit Brenda. Peut-être que Nicole a besoin de deux ou trois jours. » « Je ne peux pas attendre, dit-il. Tu veux m’aider à la trouver ? » « Ça ne marche pas comme ça, dit Brenda. Si une femme ne veut pas te parler, elle te tuera d’abord. »
En général, malgré tout ce que Gary pouvait éprouver, il aimait donner l’image même de la décontraction. Mais aujourd’hui, assis au bord de sa chaise, on aurait dit qu’il était rongé de nervosité. Elle ne voulait pas penser à l’état dans lequel il devait avoir l’estomac. En lambeaux. Elle trouva que son bouc était épouvantable.
« C’est la première fois que j’éprouve une pareille douleur, dit-il. D’habitude, j’arrivais à supporter tout ce qui se présentait, même si c’était moche, mais ici, c’est trop dur. Chacun se livre à ses occupations. Où Nicole peut-elle être ? »
Avec le soir, l’atmosphère s’alourdit encore. Brenda croyait voir Gary écouter Nicole s’amuser avec d’autres hommes. Il n’arrêtait pas de boire. Au bout de deux heures il s’écroula, ivre mort. Le matin, pourtant, il alla au travail.
« Pourquoi tellement chercher une femme qui ne veut pas revenir avec toi ? demanda Spencer. Laisse-la tranquille. Elle sait où tu es.
— Je m’en vais repeindre ma voiture », dit Gary.
Il entreprit de rentrer la Mustang dans l’atelier, mais il ne souleva pas assez haut la porte coulissante. Alors il la heurta en entrant. Il la faussa. Spencer ne poussa même pas un grognement. Gary aurait pu faire repeindre la voiture pour cinquante dollars, et maintenant ça allait en coûter trois cents ou plus pour remettre la porte en état. Dans l’immédiat, Spencer se contenta d’attacher une corde à la partie enfoncée et il redressa la tôle comme il put. La porte de l’atelier avait une triste allure.
Pendant le déjeuner, Gary se rendit en voiture à Spanish Fork et arpenta les pièces vides. Ensuite, il revint à Springville pour inspecter la laverie automatique. Il s’arrêta chez Sue Baker. Elle n’avait pas eu de nouvelles de Nicole.
« Nicole, fit Kathryne, n’aime pas boire. Elle ne le supportera pas, même si elle a de l’affection pour vous. Elle pourrait vraiment vous aimer, dit Kathryne, et je crois que c’est peut-être le cas, mais il faut que vous fassiez un choix. Qu’est-ce qui compte le plus : la boisson ou Nicole ?
— Je renoncerai à boire si elle me revient, dit-il. Oui, j’y renoncerai. »
Ils étaient assis et Kathryne se sentait proche de lui. « Oui, je renoncerai à la boisson », répéta-t-il.
Il se mit à raconter à Kathryne combien Nicole était brillante, quel cran elle avait. Il n’avait jamais rencontré une fille avec un cran pareil. Il raconta à Kathryne la fois où Nicole était allée trouver Pete Galovan pour le prévenir que Gary comptait plus pour elle que la vie. « Elle l’aurait fait, fit Gary.
— Oui, fit Kathryne, c’est bien possible. »
Ils étaient assis et Gary regardait Kathryne d’un air qui lui allait droit au cœur. Il dit : « Vous savez, me voilà à trente-cinq ans, et je n’ai connu que trois femmes dans ma vie. Est-ce que ce n’est pas ridicule ? »
Kathryne éclata de rire. Elle dit : « Vous êtes en avance de deux sur moi, Gary. J’ai près de quarante ans et je n’ai connu qu’un seul homme. »
Ils avaient l’air de bien s’entendre. Elle le plaignait tant. Il dit : « Je ne me sens pas dans le coup. Il y a des fois où je ne comprends même pas de quoi les gens parlent. (Il but deux bières et reprit :) Quand Nicole reviendra, dites-lui que je l’aime. Vous ferez ça pour moi ?
— Je le ferai, Gary, fit Kathryne.
— Je vous le promets, je m’arrête de boire, dit Gary. Je ne touche plus à l’alcool. Je suis vraiment mauvais quand je bois. »
Quelques heures plus tard il téléphona pour savoir si Nicole était passée. « Non, répondit Kathryne, je ne l’ai pas vue. » Et c’était vrai.
Ce soir-là, Gary alla chez Spencer McGrath avec les pistolets. « Je veux vous les laisser comme caution pour que vous puissiez vous porter garant de mes traites pour la camionnette.
— Premièrement, fit Spencer, je n’ai pas besoin des pistolets. Deuxièmement, je n’ai pas l’intention de me porter garant. Reprends-les.
— Je vais les laisser, dit Gary. Je tiens à ce que vous sachiez que je suis vraiment sérieux. »
Spencer décida de demander comment il se les était procurés. Gary répondit qu’un de ses amis à Portland lui devait de l’argent, alors il lui avait remis les pistolets. Il cita le nom du type. Sitôt Gary parti, Spencer recopia les numéros de série des pistolets et donna quelques coups de fil pour voir si des magasins d’articles de chasse avaient été cambriolés. Il ne put en trouver aucun. Il faut dire qu’il ne téléphona pas plus loin au sud que Spanish Fork.
Une fois de plus Gary resta avec Sterling et Ruth Ann, et passa toute la journée du samedi à faire la navette en voiture entre Lark et Spanish Fork. Il passa voir Kathryne, mais les Anciens de l’Église étaient là, alors il cria par l’entrebâillement de la porte : « Où est-elle ? » « Je n’ai aucune idée de l’endroit où elle est », dit sèchement Kathryne, en se doutant que Gary ne la croyait pas. Ça se sentait à la façon dont il partit furieux.
À minuit, Gary se rendit une fois de plus à Spanish Fork pour voir si Nicole n’était pas là par hasard, dans la maison vide de meubles. Il traversa les pièces vides, prit encore quelques-unes de ses affaires et les fourra dans le coffre de la Mustang. Sa maison, maintenant, c’était la Mustang. Puis il se rendit au Dollar d’Argent où il prit deux ou trois verres.
Derrière le bar, coincés derrière le cadre de la glace, il y avait quelques dessins. L’un disait : le bonheur c’est une chape confortable. On voyait une grosse femme avec les seins qui pendaient par-dessus son corsage. Elle avait un gros nombril tout fripé et elle était assise tout en haut d’une montagne de boîtes de bière vides.
Un autre dessin montrait un homme, dont le visage exprimait le désespoir le plus absolu, assis à un bureau. La légende disait :
JE SUIS HEUREUX ICI C’EST A CHIER.
SAUCISSES DE FRANCFORT CUITES A LA BIERE : 50 CENTS LE BONHEUR C’EST UNE BIERE FRAICHE LA MAISON N’ACCEPTE PAS LES CHEQUES ON NE FAIT PAS CREDIT.
Lorsqu’il eut terminé son verre, il sortit, se remit au volant et s’arrêta chez Vern. Tout le monde dormait, alors il descendit au sous-sol et se trouva un lit.
Le dimanche matin, il alla à l’hôpital pour voir John qui se remettait de son opération. Le père de John, qui était un évêque mormon, se trouvait là, et il était un peu collet monté. Gary rappliqua, exhibant un maillot de corps blanc crasseux, un vieux pantalon, des chaussures de tennis et, par-dessus le marché, une cravate invraisemblable qui lui descendait jusqu’aux genoux, avec des bandes très larges alternativement rouge foncé, blanc et or. Juché sur sa tête, il avait un petit chapeau. Il s’assit et essaya de faire la conversation avec l’évêque. Ça n’alla pas loin.
L’appartement de Springville n’était pas aussi agréable que la maison de Spanish Fork. Ça n’était qu’un deux-pièces en parpaings dans un groupe de deux immeubles bon marché et dans une vieille petite rue. Il y avait des gosses partout, des étrons dans l’escalier et sur le parking. Le jour où Nicole emménagea, trois matelas pourrissaient contre le mur de l’immeuble et un tricycle renversé gisait dans une flaque de boue. Les portes des appartements étaient en contre-plaqué et sa baignoire avait été peinte en rouge sang par le précédent locataire. Heureusement, elle avait une assez belle vue de son balcon. À deux blocs de là, la ville s’arrêtait et le terrain continuait en pente jusqu’aux montagnes. Elle était libre de Gary. Libre d’avoir très peur. Elle avait le souffle un peu rauque.
Sans son aspirateur, Nicole ne pouvait pas garder le nouvel appartement propre, alors le dimanche elle dut retourner à Spanish Fork pour le prendre. Lorsqu’elle arriva à la maison, la voiture de Gary n’était pas là.
Elle avait malgré tout l’impression que Gary était à l’intérieur et que la Mustang était planquée dans le coin. En fait, lorsqu’elle monta les marches, la porte était ouverte et elle entendait l’eau qui coulait dans la baignoire. Les vêtements de Gary étaient sur le plancher de la salle de séjour, tout à côté de son aspirateur, lui aussi planté au milieu de la pièce comme s’il l’avait mis là pour elle. Elle le prit donc et le porta jusqu’au coffre de sa voiture. Puis elle revint chercher les accessoires.
Elle aurait pu se dépêcher, mais elle ne voulait quand même pas s’en aller comme une voleuse pendant qu’il était encore dans le bain. Peut-être qu’elle aurait eu plus peur si elle n’avait pas eu le pistolet, mais elle attendit. Elle voulait voir son regard. C’était presque bon d’attendre. Comme si la fin d’une grande tension était peut-être proche.
Il n’avait pas l’air vengeur lorsqu’il sortit de la baignoire, mais simplement crevé. Tout de suite il lui dit qu’il l’aimait et lui demanda si elle l’aimait. Elle répondit que non. Il se mit à la serrer dans ses bras. Elle essaya de le repousser. Nicole n’avait pas vraiment peur mais elle sentait monter en elle une sorte de nausée qui allait la faire tomber dans les pommes si, bientôt, elle ne respirait pas un peu d’air frais. Elle dit : « Il faut que je m’asseye. »
Ils s’installèrent sur les marches du perron. Elle lui expliqua qu’elle ne pouvait plus vivre avec lui. Ils restèrent assis là. Il fallait qu’elle s’en aille. Au bout de quelques minutes, elle prit les gosses et monta dans la voiture. Mais maintenant il ne voulait pas la laisser partir. Pour la retenir, il passa les mains par la vitre ouverte. Elle ouvrit son sac, prit le pistolet et le braqua sur lui.
C’était un Magnum 6.35 et il lui avait dit que ça pouvait faire dans le corps un trou aussi gros qu’un 12 mm. Gary resta planté là, juste à la regarder. Sans bouger. Elle savait que s’il tendait la main pour prendre le pistolet, elle appuierait sur la détente.
Il dit alors : « Vas-y, tire. » Elle répliqua : « Éloigne-toi de ma voiture. » Il n’en avait pas l’intention, lui dit-il. Elle finit par remettre le pistolet dans son sac. « Tu as laissé les accessoires de l’aspirateur, dit-il. Reviens les prendre. » C’était la seule chose qu’il n’avait pas piquée : l’aspirateur. Voilà longtemps, il avait manqué le premier versement sur sa Mustang pour le lui acheter. Maintenant, si elle laissait les accessoires, sûr que quelqu’un les volerait. Dommage. Elle mit le moteur en marche, embraya et s’éloigna.
Roger Eaton ne se fit pas prier pour raconter à Nicole combien il était populaire et qu’il avait pratiquement été une vedette de cinéma durant sa dernière année de lycée. Il avait connu une période charmante quand il faisait la cour à sa femme, qui était une jeune fille douce et intelligente d’une bonne famille mormone. Ce qui ne le dérangeait pas. Il ne pratiquait rien, mais ça ne le gênait pas qu’on ait un peu de religion dans la famille. Avec les salaires qu’ils avaient, sa femme et lui, ils pourraient acheter une Dodge pour elle et pour lui un joli petit coupé Malibu. Ç’aurait été parfait, assura-t-il à Nicole, mais voilà qu’après six mois de mariage, sa femme avait eu une colite.
Comme il était une vedette de basket-ball au lycée, Roger avait voulu jouer au collège, mais ça ne lui plaisait pas d’attendre toutes ces années pour gagner de l’argent, il en voulait tout de suite. Alors il avait trouvé ce poste administratif au centre commercial de Utah Valley, et c’était là qu’il avait fait la connaissance de sa femme, qui travaillait dans l’administration du Supermarché. Ça faisait maintenant deux ans qu’il était là et il suivait des cours de gestion. Il gagnait onze mille huit cents dollars par an, expliqua-t-il à Nicole. Il trouvait la vie agréable, à part la maladie de sa femme. On pouvait dire que ça l’avait mise sur la touche.
Roger avait un copain qui habitait un peu plus bas dans la rue de Nicole à Spanish Fork, et il s’entendait très bien avec les parents de ce type et allait tout le temps les voir. Il avait donc beaucoup entendu parler de Nicole avant de la voir. Dans un endroit comme ça, Nicole se faisait remarquer. Les parents du copain de Roger étaient aussi mormons qu’on pouvait l’être, mais ils étaient aussi les plus grands fouille-merde que Roger avait jamais connus. Un jour, ils lui avaient raconté une histoire à propos de Nicole ; c’était pendant l’hiver dernier, un type avait arrêté sa voiture devant la porte, il était descendu, avec un grand sac à provisions, il lui avait tendu le sac et puis là, en pleine rue, s’était mis à lui peloter les seins. Roger ne croyait pas vraiment à cette histoire parce que, primo, c’était pendant l’hiver et que, secondo, pour ce qui était de la sexualité, ces gens-là n’y connaissaient rien. Mais il était quand même fasciné par les histoires qu’il entendait sur la fille et, lorsqu’il la vit pour la première fois, il se sentit vraiment attiré. Elle était là, séduisante, divorcée, vivant avec un homme. Roger se prit à faire le trajet jusqu’à Spanish Fork juste pour le cas où il la verrait encore une fois. Il trouvait que c’était stupide de s’embringuer avec des gens comme ça, mais il avait envie de mieux la connaître. Au début, le type avec qui elle vivait ne le gênait même pas.
Roger lui envoya une lettre. Il disait que si elle avait besoin d’un coup de main pour quoi que ce soit, elle n’aurait qu’à allumer la lampe de sa porte d’entrée mercredi soir. Il la contacterait. Dans la lettre il ne donna pas son identité, mais le mercredi soir il s’en alla voir les fouille-merde. Il n’y avait pas de lumière. Il essaya de ne plus y penser.
Quelques semaines après avoir écrit la lettre, il était en train de prendre de l’essence à Provo quand il vit la Mustang de Nicole s’arrêter. Roger avait peur. Si sa femme l’apprenait, ce serait une catastrophe. Il ne comprenait tout bonnement pas ce qui l’attirait. Il n’avait jamais rien fait de pareil dans sa vie, mais pourtant il lui demanda : « Vous n’êtes pas Nicole Barrett ? » Lorsqu’elle répondit oui, il dit : « C’est moi qui vous ai écrit une lettre. (Elle eut un petit rire.) Laissez-moi vous offrir un coca. » Mais elle se contenta de passer devant lui pour aller au bureau payer son essence.
Il attendit qu’elle ressorte et renouvela sa proposition. Elle finit par être d’accord et lui expliqua qu’elle le suivrait dans sa voiture. Ils se retrouvèrent donc au Point Chaud et il raconta où il travaillait, des trucs comme ça. Il apprit que le type qui habitait avec elle était un ancien détenu. Sur quoi Roger dit : « Bon, n’y pensons plus. » Il avait franchement peur d’avoir affaire à un ancien détenu.
Elle dit : « Ma foi, vous savez, je pourrais avoir besoin de votre aide. » Rien d’autre à faire alors que de lui dire comment trouver son bureau.
Et voilà que dès le lendemain elle rappliqua, et sans les gosses. Ils bavardèrent beaucoup. Avant qu’elle parte, il lui donna dix dollars qu’elle n’avait même pas demandés, mais qu’elle accepta sans embarras. Elle se contenta de les empocher.
Après cela, elle venait le voir tous les deux ou trois jours et ils discutaient. Chacun s’intéressait pas mal à l’autre. Ils avaient des vies si différentes. Lui pouvait vraiment compatir à ses ennuis. Cet ancien détenu, il avait bien l’air de quelqu’un qu’il fallait craindre. Un matin elle vint le voir car elle s’était fait un peu rosser. Elle avait deux bleus sur ses cuisses succulentes.
Au bout d’une quinzaine de jours, elle prit l’habitude de le rencontrer presque chaque jour. Parfois elle venait au centre commercial, mais en général ils se retrouvaient dans un parc à Springville après le travail. Ils bavardaient peut-être une heure. Deux ou trois fois ils partirent dans la Malibu et firent l’amour. C’était intéressant, peut-être même assez beau, mais Roger ne put jamais dire ce que ça avait de spécial parce que franchement ils n’avaient pas le temps de faire ça bien. Tout juste une demi-heure ou moins, et il était dans tous ses états à l’idée que quelqu’un le repère et fasse s’effondrer son mariage. Alors ils prenaient toujours des petites routes. C’était dangereux, c’était le moins qu’on puisse dire. Et puis, bien sûr, elle avait ses gosses avec elle et, à part que ça chassait toute idée de sexe, ça ne mettait pas toujours Roger de la meilleure humeur. Il y avait des fois où ils n’étaient pas trop propres. Roger se rappela la première fois où il lui avait donné rendez-vous au Point Chaud. Le petit garçon n’avait pas de culotte. Il était allé au parc de stationnement et s’était mis à chier en plein milieu de l’asphalte. Bien sûr, il n’avait que deux ans, mais, bon sang, Roger ne savait plus où se mettre. Nicole s’en fichait. Elle dit juste à Jeremy : « Remonte dans la voiture, à ta place. » Elle le fit monter sans pantalon. Il se mit d’abord à hurler et à pleurer et s’endormit au bout de cinq minutes.
Un jour elle vint lui annoncer la nouvelle. Elle n’habitait plus à Spanish Fork. Elle avait fui ce Gary et habitait dans un petit appartement que son ex-mari lui avait trouvé à Springville. Pendant tout le temps qu’elle parlait, il se dit qu’elle avait vraiment besoin de toilettes neuves. Il lui demanda donc de passer après 6 heures, il l’emmènerait s’acheter des affaires. Les emplettes terminées, elle resta avec lui et ils eurent vraiment une nuit pour eux. Elle vivait avec cet ex-mari, lui dit-elle, mais elle ne le craignait pas. Ils pourraient recommencer bientôt. Pendant le week-end, il n’en était pas question, et même le lundi, précisa Roger, parce que la famille de sa femme venait, mais ils convinrent que Nicole l’appellerait mardi matin, 20 juillet. Durant toute la nuit de samedi Roger ne pensa qu’à une chose : que le lundi soit passé.
« Personne, suggéra Brenda, n’a dit que ce serait facile ici.
— Je ne peux pas le supporter, dit Gary.
— Je sais, dit-elle. Pour le moment, on a toujours l’impression que tu ne peux pas.
— Non, reprit-il, tu ne sais pas. John et toi, vous avez toujours été heureux.
— John et moi, dit Brenda, avons été bien près de divorcer. Gary, j’ai connu la séparation et le divorce. Ça peut être fichtrement effrayant. »
Gary avait l’air de ruminer ses douleurs. « Tu sais, fit-il, je commence à découvrir tout ça.
— Personne n’est jamais vraiment libre, Gary, dit-elle. Dès l’instant où tu vis avec une autre créature humaine, tu n’es plus libre. »
Gary était assis là, à ruminer ses pensées. Lorsqu’il parla, ce fut pour dire : « Je crois que je vais tuer Nicole.
— Mon Dieu, Gary, es-tu un amant si égoïste ?
— Je ne peux pas le supporter, fit Gary, je te l’ai dit.
— Il y a des choses dans la vie dont on ne peut pas s’arranger. D’accord. C’est peut-être le cas pour toi. Mais, bon sang, ça passera ! Si tu la tues, ça ne passera pas. Elle sera morte pour toujours. Tu es vraiment idiot, tu sais, Gary ? » Il n’aimait pas qu’on le traite d’idiot.
« Lorsqu’elle a braqué le pistolet sur moi aujourd’hui, dit-il, j’ai pensé à le lui arracher des mains. Mais je ne voulais pas qu’elle se mette à crier. (Il secoua la tête.) Elle avait tellement envie de me fuir. »
Brenda n’était pas malheureuse de le voir partir. Avec Johnny à l’hôpital, ça faisait trop d’émotions à digérer par une brûlante nuit d’été.
Craig dit à Gary que s’il ne pouvait pas trouver un endroit où loger, il n’avait qu’à revenir. Après être allé voir Brenda, Gary, en fait, vint passer le dimanche soir et coucha sur le divan de Craig. Il lui raconta qu’il était près d’avoir un ulcère à force de malheurs et de bière. À partir du lendemain, il allait arrêter de boire.