CHAPITRE 30

DIMANCHE MATIN DIMANCHE APRÈS-MIDI

1

Il est 10 heures du matin ce dimanche. Je me suis levé, j’ai pris une douche, je me suis rasé… ma foi non, j’ai d’abord pris de l’exercice. Dix minutes de course. Les foutus gardiens pensent que je suis dingue quand ils me voient courir d’un bout à l’autre du couloir. Ce sont presque tous des gros connards fainéants. Hé ! dis donc, toi, tu es bien un lutin, pas vrai ? !

On m’a demandé qui j’invite à me voir fusiller. J’ai dit

Numéro Un : Nicole

Deux : Vern Damico

Trois : Ron Stanger, avocat

Quatre : Bob Moody, avocat

Cinq : Lawrence Schiller, grand manitou à Hollywood.

Je savais qu’ils ne te laisseraient pas venir, alors je leur ai dit de réserver au moins un siège en ton honneur.

Le New York Post écrit que je mets les places aux enchères…

Bien des gens publient des tas de saletés dans le journal.

Mon amour, tu as demandé ce qu’il resterait en toi si on me fusille.

Ce sera moi.

J’irai vers toi et je te prendrai dans mes bras, ma compagne chérie.

N’en doute pas.

Tu verras.

Mon trésor j’ai éludé une question mais il faut bien que je l’aborde maintenant.

Tu choisiras de me rejoindre ou bien d’attendre… à toi de décider.

Quand tu viendras, j’y serai, où que ce soit.

Je te le jure sur tout ce qu’il y a de sacré.

Si tu décides d’attendre, je veux que plus personne ne te possède.

Tu m’appartiens.

Mon âme sœur.

En vérité mon âme elle-même.

Ne crains pas le néant mon Ange. Tu ne le connaîtras jamais.

Le dimanche matin, Lucinda transcrivait l’interview de la veille. Tout à coup elle ne put retenir un sanglot. Schiller se tourna vers elle. Le front sur les bras, les coudes sur la machine, elle pleurait toutes les larmes de son corps, là dans le bureau, ce dimanche matin.

Vern téléphona à Larry. Des musées de cires désiraient acheter les vêtements de Gary. Leurs offres totalisaient plusieurs milliers de dollars. Certes, il n’était pas question de vendre. Mais cela indiquait qu’il faudrait veiller sur la dernière tenue de Gary. Puis ils décidèrent de protéger également sa dépouille. L’administration pénitentiaire livrerait le corps à l’hôpital de Salt Lake où l’on prélèverait yeux et organes. Cependant, Schiller décida d’y envoyer son propre garde du corps. Avoir embauché Jerry Scott était vraiment un coup de chance. C’était exactement l’homme qu’il fallait pour veiller sur Gary entre l’hôpital et le four crématoire.

GILMORE : Fagan a dit : « Il y a encore l’espoir que tu reçoives un coup de téléphone de Nicole.

— Abruti, pourri et dégueulasse, va te faire voir chez les Grecs.

— Oh, ah ah ah ah. (Il a ajouté :) J’ai les mains liées.

— Quel effet ça fait de circuler les mains entravées ? Tu n’as jamais envie toi de te sentir homme, gros tas de merde. » Je ne sais même pas si j’irai au parloir ce soir. Fagan dira : « Eh bien on l’a traité richement la nuit dernière. Visites sans restriction. On lui a laissé voir son oncle et ses avocats. » (Rire.)

Moody présenta alors sa dernière liste de questions.

MOODY : Si pendant votre passage vous croisez une nouvelle âme qui vient prendre votre place, quel conseil lui donnerez-vous ?

GILMORE : Aucun. Je ne prévois d’ailleurs pas que quelqu’un prendra ma place. Salut, je viens te remplacer… Où est la clé du placard ?… Où se trouvent les serviettes ?

MOODY : Je ne sais pas. Vous n’auriez rien à lui dire au sujet de l’existence qui euh… l’attend.

GILMORE : Merde… voilà une grave question.

MOODY : Je crois que cette âme tiendrait, en effet, à ce que vous preniez ça très au sérieux.

GILMORE : J’ai parlé à des gens qui en savent plus que moi et à d’autres qui en savent moins. Alors, écoutez, j’ai conclu que je sais au moins une foutue chose au sujet de la mort. Je ne le sais peut-être pas, mais je le ressens. Elle ne m’étonnera pas. Je ne crois pas que ce soit une chose dure et méchante. La dureté et la malveillance sont ici, sur terre, et elles ne durent pas. Tout ça, ça passe. Voilà le résumé de mes idées et je me fous peut-être dedans.

MOODY : Savez-vous ce que fut le dernier message de Joe Hill aux anars ?

GILMORE : Joe ?

MOODY : Joe Hill. Un homme qui fut tué ici, en Utah, voilà bien des années.

GILMORE : Il s’appelait Joe Hillstrom. Qu’a-t-il dit aux anars ?

MOODY : « Ne me regrettez pas, les gars, organisez-vous. »

GILMORE : Ne vous grattez pas ?

MOODY : Non « Ne me regrettez pas, les gars, organisez-vous ».

GILMORE : Eh bien j’ai une devise dans ce genre-là qui me plaît assez : « Ne crains rien, ne souffle pas. » C’est un dicton musulman. Je ne sais pas d’où ça leur vient, mais je peux l’appliquer à bien des circonstances. Ça se comprend. « Ne me regrettez pas, les gars, organisez-vous. »

MOODY : Vous connaissez cette phrase qu’on entend dans tous les films de guerre : « Quiconque prétend n’avoir jamais peur n’est qu’un menteur ou un idiot ? »

GILMORE : Et alors ?

MOODY : Vous ne trouvez pas que ça colle au moins un peu avec votre situation ?

GILMORE : Ai-je dit que je n’ai pas peur ?

MOODY : Non. Mais le message que vous adressez au monde l’implique.

GILMORE : Eh bien, pourquoi craindre ? C’est négatif. Soumettre son existence à la peur est un péché. Vous ne trouvez pas ?

MOODY : Vous êtes certainement décidé à surmonter la peur.

GILMORE : Je n’éprouve pas de crainte en ce moment. Je ne crois pas en éprouver demain matin. Jusqu’à présent j’y ai échappé.

MOODY : Comment pourrez-vous empêcher la peur de pénétrer votre âme.

GILMORE : J’ai peut-être de la chance. Elle ne s’est pas encore présentée. Un homme vraiment courageux ressent la peur mais fait ce qu’il doit faire, sans en tenir compte. Je ne pourrais pas me prétendre aussi foutument brave parce que je ne combats pas la peur et n’ai donc pas besoin de la surmonter. Je ne sais pas ce qui se passera demain matin… Je ne sais pas si je serai dans le même état d’esprit demain matin qu’en ce moment et que le 1er novembre quand j’ai renoncé à cette saleté de recours.

MOODY : Ma foi, vous êtes remarquablement calme.

GILMORE : Merci, Bob.

MOODY : Je ne sais pas quoi dire, c’est seulement…

GILMORE : Écoutez, mon vieux. Je suis un peu dur avec vous. C’est pas juste parce que vous êtes assez bouleversé, pas vrai ?

MOODY  : C’est dur, Gary. J’en suis littéralement malade.

À cet instant Moody pleura. Un peu plus tard, quand il se fut repris, Gilmore, Stanger et lui s’entretinrent encore un moment. Puis ils se dirent au revoir. Les deux avocats promirent de revenir en fin d’après-midi et de rester toute la nuit. Au moment où ils s’en allaient, Gilmore leur dit : « N’oubliez pas le gilet.

— Le quoi ? demanda Bob.

— Le gilet pare-balles, dit Gilmore.

— Je le porterai dans mon cœur, dit Moody.

— Soyez prudents, mes amis », dit Gilmore.

Dimanche matin, Vern alla au quartier de haute surveillance et parla à Gary par téléphone en le regardant à travers la vitre. Pour une fois, ils s’entretinrent des sœurs de sa mère qui habitaient Provo. Gary se demandait pourquoi aucune de ses tantes, sauf Ida, n’était venue le voir. « Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-il abruptement.

— Je suis sûr qu’elles en avaient envie, mais je ne peux pas répondre à leur place », dit Vern. Il lui semblait encore entendre une des sœurs d’Ida lui dire : « Je ne peux tout simplement pas me décider à aller là-bas pour lui parler. »

Gary reprit : « Maman est trop malade, sinon elle serait ici. »

Après un très long silence sinistre, Gary fredonna une chanson de Johnny Cash. Il roula les yeux et s’efforça de chanter plus fort.

Quand il constata que Vern riait, il dit : « Je fais ce que je peux pour te distraire.

— Je vais t’en chanter une, vociféra Vern.

— Surtout pas la chanson du vieux chien de berger », grogna Gary. La chanter était en effet une manie de Vern. Chaque année il la braillait au banquet du Club des Archers.

« Mais si, bien sûr : le Vieux Shep », dit Vern.

Quand j’étais petit, j’avais un chien de berger ;

Nous parcourions collines et marais.

Rien qu’un gars et son chien, nous nous amusions bien

Et nous avons grandi ainsi.

Les années s’écoulant le bon Shep devint vieux

Et sa vue baissa.

Un jour le docteur releva la tête et me dit :

« Je ne peux plus rien pour lui, Jim. »

D’une main tremblante, je pris mon fusil

Et visai la tête du fidèle vieux Shep

Mais je ne pouvais pas. Je voulais fuir. J’aurais préféré qu’on me tue.

Le vieux Shep savait qu’il s’en irait. Il me regarda et me lécha la main. Ses yeux semblaient me dire : « Nous nous quittons mais tu comprendras. »

Maintenant le vieux Shep est où vont les bons chiens.

Je n’errerai plus avec mon vieux Shep.

Mais s’il est un paradis pour les chiens.

Je suis sûr d’une chose :

Mon vieux Shep vit dans une niche merveilleuse.

— Et yop-là ! s’écria Gary.

— C’est tout pour aujourd’hui, dit Vern. Tu ne mérites pas mieux. »

2

Le service juridique de la N.A.A.C.P. mit à la disposition de l’A.C.L.U. un avocat de Washington nommé John Shattuck. Il allait présenter une requête à la Cour suprême des États-Unis au nom d’Athay. Après son échec à la Cour du juge Lewis, le samedi après-midi, Athay dicta par téléphone le texte de son recours. Le dimanche il fut remis par Shattuck au greffier de la Cour suprême qui l’enregistra.

À 18 h 25, heure du district de Colombia, c’est-à-dire à 16 h 25 en Utah, Michael Rodak, greffier de la Cour, téléphona à Athay que le juge White avait prononcé l’arrêt suivant : « Le recours est rejeté. Je me permets de dire que la majorité de mes confrères approuve cette décision. Byron R. White, juge à la Cour suprême. »

Étant donné que la décision n’était pas unanime, Shattuck s’efforça de prendre contact avec d’autres magistrats. S’il parvenait à mettre la main sur un membre de la minorité, ce dernier accorderait peut-être un sursis. Ça laisserait le temps de présenter d’autres moyens de défense.

Le juge Blackmun répondit : « La demande de sursis m’étant présentée après avoir été repoussée par le juge White, je la repousse également. Harry A. Blackmun, juge, 16 janvier 1977. »

 

Le juge Brennan n’avait pas été contacté. Shattuck conseilla par téléphone de s’adresser à lui, en insistant sur l’urgence du cas. Ce ne serait peut-être pas vain car ce magistrat s’était déjà montré indulgent dans des affaires identiques. L’avocat de Washington donna à Athay le numéro de téléphone privé de Brennan qui ne figurait pas sur l’annuaire. Athay l’appela. Une voix vint en ligne et dit : « Ici le juge Brennan. » Athay prit à peine le temps de se présenter et enchaîna immédiatement : « Je suis engagé dans l’affaire Gary Gilmore.

— Ah mon Dieu ! » entendit l’avocat. Et aussitôt après, un déclic. Il rappela immédiatement et entendit : « Je suis désolé, le juge Brennan n’est pas en ville. » Athay aurait juré que c’était exactement la même voix. Consterné, il se demanda quand même s’il avait vraiment parlé au juge Brennan.

Athay avait maintenant épuisé la liste des mesures qu’il pouvait prendre en faveur de Dale Pierre.

3

L’attente fut atroce pendant toute la matinée et l’après-midi de dimanche. Schiller avait épinglé une liste de questions auprès de son téléphone. Si Gilmore appelait en son absence, Barry pourrait répondre et si Barry n’était pas là non plus, une des jeunes filles prendrait l’appel. Les questions étaient prêtes. Inutile de tergiverser, de tourner autour du pot ni de cacher son identité. Gary comprendrait qu’ils étaient tous tenus par un compte à rebours.

Schiller n’en était pas moins déprimé. Les espoirs qu’il avait fondés sur les interviews s’envolaient. Mikal avait quitté l’Utah, emportant la meilleure des dernières occasions d’obtenir quelques aperçus de dernier instant au sujet de Gary. Schiller avait l’impression d’avoir perdu tout contact. Qui croirait que Gilmore avait aussi mal pris l’affaire Moyers ? Quand Mikal menaçait de faire obstacle à l’exécution, Gary avait dû le neutraliser. Il était alors devenu le frère aîné que Mikal n’avait jamais connu jusqu’alors et il avait bien joué son rôle. Par ailleurs, il continuait à se conduire comme si Schiller avait commis une véritable agression contre lui. Tout compte fait, avoir confiance en sa mission impose des devoirs dans une situation d’aussi extrême urgence. Néanmoins, Schiller estimait qu’il payait cher son initiative.

Moody téléphona de la prison : « Le directeur va vous appeler, dit-il à Schiller. Vous assisterez à l’exécution. » La nouvelle avait déjà paru dans les journaux mais Larry n’en avait pas encore reçu confirmation officiellement. Il s’inquiétait donc. Si Sam Smith lui interdisait le portail, il pourrait s’en tirer par une manœuvre légale de dernière minute. La loi lui donnait totalement raison mais une telle opération impliquerait une tension abominable.

Cinq minutes plus tard, le téléphone sonna de nouveau. Le directeur adjoint de la prison dit à Schiller : « Monsieur Smith m’a demandé de vous indiquer que, si vous voulez assister à l’exécution de Gary Mark Gilmore vous devez vous présenter demain matin à 6 heures au portail de la prison, sans appareil de prises de vues ni de prises de son.

— Merci. Voudriez-vous, s’il vous plaît, transmettre ce message au directeur. La déclaration que j’ai faite à Gus Sorensen est exacte. Je n’ai l’intention d’enfreindre aucune règle ou règlement édictés par la direction de la prison. Veuillez assurer à M. Smith que je me conduirai de la manière qu’il souhaite. »

 

Au cours de la dernière conversation téléphonique, Moody avait indiqué que Gary demandait de l’alcool et ils avaient envisagé la manière de lui en apporter.

Schiller envoya Debbie à la pharmacie acheter une ou deux bouteilles plates. « Si on n’y vend pas de récipients vides, achetez du sirop pour la toux et videz les bouteilles. »

Il expliqua à la jeune fille que de tels flacons gonflent moins le veston ou la poche revolver. Lorsqu’elle fut partie, il estima que ces fioles ne contiendraient pas assez d’alcool, aussi, envoya-t-il Tamera à la Western Airlines acheter, si elle le pouvait, quelques petites bouteilles d’une quarantaine de centilitres, comme on en sert dans les avions. Mais en Utah, cette compagnie de navigation aérienne se serait bien gardée de vendre de l’alcool le dimanche. Schiller téléphona au Hilton et apprit que cet hôtel ne servait ni ne vendait que tard dans la nuit de ce jour-là. Enfin il entendit parler d’un certain bar de Salt Lake où l’on vendait des petites bouteilles. Tamera téléphona donc au Deseret News d’envoyer quelqu’un en chercher. Schiller supposa que les gens du journal se réuniraient solennellement en conseil pour étudier cette affaire.

Cependant Tamera s’attendrissait au sujet de cet alcool réclamé par Gary. À ce moment-là, évidemment, tout le monde aimait le condamné, même ceux qui l’avaient détesté jusqu’alors.

Schiller avait l’impression de sentir ce changement d’atmosphère. Chacun commençait à se demander : pourquoi tuons-nous Gary Gilmore ? À quoi servira sa mort ?

Breslin parcourait le bureau en sacrant d’une manière ininterrompue. « Comment ces foutus gens osent-ils supprimer ce foutu lascar ? » Il en voulait même à Gilmore de tenir à être supprimé.

Pour se détendre, Larry se mit à faire marcher la machine à polycopier. Il lui semblait qu’occuper ses mains lui changerait les idées. Puis Tamera annonça que son journal refusait de procurer de l’alcool. « Peu m’importe qui s’en occupe, dit Schiller. Trouvez quelqu’un. » Tamera s’adressa à Cardell, autrefois un des militants mormons les plus actifs de Salt Lake. Chose surprenante, il accepta de se charger de cette mission comme d’un acte de charité chrétienne. Il estimait qu’au seuil de la mort chacun a le droit de satisfaire son dernier désir. C’était invraisemblable. Jusqu’alors le frère de Tamera suivait un chemin d’une rectitude incroyable.

Schiller appela Stanger et lui demanda : « Est-ce que le directeur de la prison me permettra de voir Gary avant l’exécution ? » L’avocat avoua qu’il ne le savait pas. Larry appela la maison de détention. Le directeur refusa de prendre l’appel. Alors Schiller se dit : « Comme ils sont capables de changer d’avis, je me trouverai devant le portail à l’heure dite. »

Ensuite il étudia le programme imposé aux médias par Smith et le jugea inspiré par un journaliste. « Je ne crois pas que le directeur de la prison ait pondu ça lui-même », dit-il à haute voix. Ce projet était trop sensé. Pendant la nuit, un haut-parleur annoncerait des nouvelles toutes les demi-heures et des représentants de l’administration pénitentiaire sortiraient fréquemment pour s’entretenir avec les reporters. Quelques minutes après l’exécution, Sam Smith ferait une déclaration. Dix minutes plus tard, la presse serait autorisée à visiter le lieu de l’exécution. Ce projet laissait apparaître une connaissance que Sam Smith n’avait pas manifestée jusqu’alors. Le langage dans lequel était rédigé ce texte intriguait Schiller et il se dit : « Voilà quelque chose qui lance un défi à mon intelligence. » Il eut alors une de ses inspirations qu’il appelait ses « rêves de l’impossible » Peut-être rencontrerait-il le soir même l’auteur de ce programme et lui expliquerait pourquoi il devait parler à Gary. « Oui, se dit-il. J’y entrerai comme membre de la presse. »

Il avait évidemment pris des dispositions pour une telle éventualité. John Durniak, chef du service photographique de Time, l’avait autorisé à se servir d’une carte de ce journal s’il le désirait. Elle faisait de lui Lawrence Schiller, témoin de l’exécution. Cela ne lui permettait pas d’entrer dans les locaux pénitentiaires avant 6 h 30, mais il pouvait se présenter au portail à 18 heures, soit plus de douze heures à l’avance, grâce à sa nouvelle carte le présentant comme accrédité par cet hebdomadaire.

Bien avant 5 heures de l’après-midi, Schiller n’eut plus la patience d’attendre à Orem. Il fourra dans sa poche la fiole de sirop pour la toux remplie d’alcool et demanda à Tamera de prévenir son frère pour qu’il soit lui aussi au portail. Ils quittèrent la Travel Lodge. Quand Larry arriva à l’enceinte du pénitencier, la presse franchissait déjà le portail. Jusqu’alors on parlait de cirque ; désormais ça se présentait comme un cortège de Gitans. Des camionnettes de la télévision, celles des actualités filmées, des équipes de remplacement sans compter les nombreuses voitures de la presse écrite. Tous ces gens-là s’entassaient dans les véhicules les plus divers qui pénétraient lentement, un par un. Schiller remarqua surtout que tout le monde buvait.

4

Le communiqué du directeur de la prison n’avait pas spécifié si les gens des médias pouvaient apporter alcool ou bière. Cette lacune n’avait guère de conséquence sur l’ensemble du programme. Qui a jamais entendu parler de journalistes s’assemblant à un endroit quelconque pour douze heures sans se munir de boissons. En outre, il faisait un froid si aigu que sans gnôle, on gèlerait. Schiller imagina le spectacle qui aurait pu se présenter à 6 heures du matin : trois cents membres de la presse raides morts dans l’enceinte de la prison. Quelle photo sensationnelle ! Il ne resterait plus un seul survivant pour annoncer l’événement à l’univers. Oui, en effet, le programme de Sam Smith n’omettait rien d’important. Toute manifestation qui pourrait avoir lieu se déroulerait hors du domaine pénitentiaire. Les contestataires brailleraient à une distance de cinq cents mètres. Sans les précautions prises par le directeur, quelques-uns des meilleurs journalistes auraient sollicité des interviews de manifestants, se seraient mêlés à eux, les auraient encouragés en leur suggérant des mots d’ordre cuisants. Le lendemain matin on aurait diffusé ou publié les propos d’orateurs hostiles à l’exécution. Décidément, les mesures de Sam Smith dénotaient un esprit exceptionnellement avisé. Au matin, les journalistes seraient peut-être blêmes mais ils auraient été bouclés pendant toute la nuit jusqu’après l’exécution. Le lendemain, bien sûr, les médias se vengeraient mais ils avaient maltraité l’État d’Utah depuis le début. L’exécution aurait au moins lieu sans émeute au petit jour, sans bagarre avec les gens qui voudraient pénétrer dans l’enceinte de la prison. La cohue se manifestait à 18 heures, la veille au soir. La rancune de la presse pourrait s’atténuer au cours de la nuit. Ses membres boiraient tant qu’ils seraient abrutis à l’aurore. Quand on transférerait Gilmore du quartier de haute surveillance à la conserverie, les reporters seraient si heureux de quitter le froid de l’extérieur pour pénétrer dans les locaux qu’ils attendraient sans rouspéter, quelle que fût la salle dans laquelle on les enfermerait. Finalement Schiller supposa que ce programme avait été élaboré à Washington par quelqu’un du F.B.I. ou bien du ministère de la Justice.

Quand Schiller se présenta devant les gardiens, ils lui demandèrent seulement son nom puis celui du journal qu’il représentait. La carte de Time suffit : on lui fit signe de passer. Il descendit la côte vers le parking. Mais le gardien qui s’y trouvait n’était autre que le lieutenant Bernhardt qui avait laissé entrer Schiller une première fois, près de deux mois auparavant, alors qu’il se présentait en qualité d’expert immobilier. Schiller passa raide sur son siège, le regard fixé droit devant lui. Mais il vit dans le rétroviseur Bernhardt monter dans un véhicule pour lui donner la chasse. Schiller s’arrêta et descendit de voiture. Bernhardt l’aborda en lui disant sans aucun préambule : « Foutez-moi le camp d’ici. Vous ne serez admis qu’à 6 heures et demie demain matin. » Bernhardt se mit même à brailler, ce qui attira l’attention : précisément ce que Schiller souhaitait éviter.

Bernhardt retourna au véhicule et appela quelqu’un par radio. Puis il revint et dit : « D’accord. Vous êtes là, restez-y, mais vous ne quitterez pas le parking avant 6 heures pétantes du matin. Ne l’oubliez pas. Vous ne verrez pas Gilmore. » Il vociféra cela devant d’innombrables membres de la presse. Le peu de couverture qu’avait Schiller jusqu’alors s’envola. Pendant les quelques heures à venir, force lui serait de s’en tenir à ce qu’annonceraient les haut-parleurs.

Plus tard, Tamera lui remit subrepticement les petits flacons que Cardell avait apportés au portail. Les reporters grouillaient sur le parking, en bavardant et en tapant des pieds. Bientôt chacun retourna dans sa voiture. Puis il fut 18 heures et ils se trouvèrent tous bouclés. La longue nuit d’hiver descendit de Point of the Moutain, balaya le parking et la prison puis chassa les derniers suaires du crépuscule jusqu’au-delà du désert.