April rejoignit la famille Baker à Malibu après un dur séjour à l’hôpital. Les malades et le personnel hospitalier, annonça-t-elle, lui avaient martelé la tête avec cette histoire. Livres et journaux ne cessaient d’arriver. C’était horrible. Elle n’arrêtait pas de lire tout ce qu’on publiait sur Gary.
Maintenant, à Malibu, elle était encore affolée. Dans son sommeil elle criait : « Maman, ça va ? Tu es sûre que ça va ? » Et la nuit se passait ainsi.
Dans la journée, April et Nicole se querellaient. Elles ne s’étaient jamais entendues. Les choses pourraient s’améliorer, elles pourraient empirer, mais il y avait certains points sur lesquels Kathryne pouvait compter. L’un d’eux, c’était qu’April et Nicole ne passeraient pas une journée sans chacune cracher sur l’autre comme des chats.
Plus tard cet hiver-là, Noall Wootton prenait un Martini avec deux magistrats du bureau du shérif du comté de Salt Lake et l’un d’eux remarqua : « Ces types veulent toujours que je poursuive Nicole pour avoir fait passer en douce des somnifères à Gilmore. » Noall Wootton dit : « Bon Dieu, Bill, à quoi ça avancera ? Laissez tomber.
— Oh ! fit Bill, c’est déjà fait. Je leur ai dit que je refusais. Ça ne m’intéresse pas. » Malgré cela, Wootton aurait bien aimé interroger Nicole pour savoir comment elle avait réussi à faire passer les somnifères.
Sam Smith appela Vern un jour, il voulait savoir comment ils avaient fait passer l’alcool en prison.
« Vous rêvez, lui répondit Vern. Je ne suis pas dupe. »
Sam rappela une autre fois. Il essaya de le faire parler. Pour quelles raisons, cela demeura toujours un mystère pour Vern.
Après le mois passé à Malibu, Nicole décida qu’elle aimerait bien vivre à Los Angeles avec les gosses, aussi prit-elle une maison qui ne lui coûtait pas trop cher dans la vallée de San Fernando. Juste un petit bungalow de style ranch un peu miteux, à cinq blocs de la lisière de la ville. Elle avait presque l’impression d’être à Spanish Fork. Le désert commençait au bout de la rue et les premiers contreforts de la montagne à moins de deux kilomètres. Nicole essaya de faire aller les enfants à l’école, de trouver un emploi et d’aller elle-même à l’école, mais c’était assommant. Il n’y avait pas d’hommes. Rien dans sa vie.
Avec un peu d’argent que lui avait laissé Gary, elle acheta une camionnette avec des couchettes aménagées pour le camping et partit pour l’Utah puis revint. Elle n’avait pas fait l’amour depuis cette nuit d’octobre avec l’Australien, en plein procès de Gary, mais fin avril, en rentrant d’Utah, elle prit un auto-stoppeur. Ç’avait été une longue et difficile période avec toutes sortes de types qui essayaient de la sauter, et Nicole s’était demandé si elle allait pouvoir tenir le coup jusqu’à la fin de ses jours en se mettant la ceinture. Être fidèle lui laissait l’impression d’étouffer, d’être assommante, de s’ennuyer, d’avoir des envies et d’être nerveuse.
Après avoir fait l’amour avec l’auto-stoppeur, elle ne sentit plus auprès d’elle là présence de Gary. Après cela, elle ne la sentit plus pendant longtemps. Comme s’il avait disparu. Ça la laissa déprimée, comme morte. Elle continua quand même à faire l’amour. Ça n’arrangeait rien, mais ne pas faire l’amour n’arrangeait rien non plus. En tout cas, elle n’allait pas tomber amoureuse.
Malgré tout, elle se sentait moche après. Elle essaya de comprendre. C’était elle qui vivait. Si elle était tendue et pouvait arranger un peu ça en faisant l’amour avec quelqu’un et puis, une fois le type parti, son souvenir ayant disparu aussi et n’ayant plus rien à voir avec elle, avec son corps, son cœur ou ses souvenirs, alors en quoi donc trompait-elle Gary ?
Malgré tout, le sexe lui faisait de plus en plus perdre contact avec lui. Son cœur partait à la dérive. C’était difficile de se lancer dans un programme pour s’améliorer. Larry lui dit qu’elle était assez intelligente pour se tirer du marais toute seule, mais la vérité c’était qu’elle se sentait paresseuse et qu’elle était tentée de dire : « Oh ! et puis merde, je suis dans un marais. J’y reste. »
L’idée dont Nicole voulait vraiment se débarrasser, c’était qu’il n’y avait plus de Gary. C’était une possibilité qu’elle n’aimait pas envisager. C’était trop déprimant de se dire qu’il ne serait peut-être pas de l’autre côté.
À plusieurs reprises cette année-là, quand des amis se mettaient à parler de Gilmore, Barry Farrell, dans le cours de la soirée, proposait de leur passer une cassette. Les gens étaient curieux d’entendre la voix de Gilmore. Barry prenait donc son magnétophone, mais entendre la voix de Gary le glaçait totalement. Les enregistrements étaient si intéressants pour les autres qu’ils ne le laissaient jamais arrêter l’appareil.
Larry interviewait maintenant diverses personnes de Provo qui avaient connu Gary, et Lucinda essayait de transcrire les bandes. Au bout de deux ou trois mois, quand le travail commença à se terminer, elle s’en alla travailler pour David Frost qui faisait une série d’interviews télévisées de Richard Nixon.
Lucinda faisait cela à Los Angeles, tapant les bandes de Frost dans un bureau de Century City de 4 heures de l’après-midi jusque vers 8 heures du matin, trois fois par semaine. Elle était là, enfermée dans ce gratte-ciel vide, avec la voix de Richard Nixon sortant d’un magnétophone, et c’était loin d’être aussi intéressant que Gary Gilmore. Elle ne cessait d’entendre la voix de Gilmore, et elle trouvait qu’il parlait comme un cow-boy. Une voix mauvaise, rocailleuse, qui ménageait ses effets, juvénile, vulnérable, une voix pleine d’amour pressé en petites boulettes bien serrées.
Un an après l’exécution, Kathryne Baker écrivit à Schiller :
Vous savez, Larry, je plaignais toujours Gary, mais ce qu’il a fait à mes filles, ce qu’il leur fait encore, eh bien ça me donne cent fois l’envie de le tuer. Je vis tous les jours avec Gary, la peur de lui qu’en a encore April, ça nous rend tous dingues ! Pour elle, quand la nuit arrive, c’est un cauchemar et aussi pour nous tous. Elle est morte de peur dans l’obscurité parce qu’ « il est là avec un fusil à tuer des gens ». Elle ne dit pas Gary… seulement « Il » – et elle est vraiment obsédée – la semaine dernière à 4 heures du matin, absolument hystérique : « Il est là à tuer des gens, maintenant il va en tuer d’autres… dépêche-toi, il faut se lever avant qu’il en tue d’autres ! » Voilà comment c’est tout le temps – même dans son sommeil – quand elle dort. Ça ne change rien si on est tous là, elle doit être rassurée toute la nuit qu’il ne peut pas entrer pour nous tuer, personne ne dort de la nuit parce qu’April nous réveille toutes les heures en criant : « Ça va, maman, qu’est-ce qu’on va faire ? » Je vous le dis Larry, je déteste tellement Gilmore que je regrette qu’il ne soit pas là pour que je puisse le tuer ! April… d’après ce qu’elle dit dans son sommeil et sa panique à la vue du sang, je crois que les chaussures de Gary, ses jambes de pantalon devaient être couvertes de sang et de cervelle, je pense qu’il devait y en avoir plein les murs. Je ne sais plus quoi faire, je ne peux pas parler à Nicole de ses sentiments pour Gary, elle les cache, elle écoute de la musique et pleure interminablement sur Gary, c’est dans ses poèmes… Je ne peux pas parler de Gary à April, parce qu’elle ne prononce plus et ne veut plus pratiquement prononcer son nom… Avant-hier, dans son sommeil, elle a dit : « Il est là avec du sang sur lui et ce regard fou. » Maintenant, qui d’autre que Gary irait la tourmenter dans ses rêves ! Je connais ce regard fou qu’il avait : qu’il avait quand il est venu chercher son pistolet, quand il a emmené April avec lui… on dirait que j’ai aussi besoin d’un psychiatre, hein ? Ah ah. Eh bien non, je vais très bien, j’ai simplement besoin d’un coup de main pour lutter contre le fantôme de Gilmore.
Un matin Nicole était assise dans sa cuisine, dans le petit appartement qu’elle louait maintenant dans une petite ville de l’Oregon où elle avait fini par échouer après Los Angeles, et elle prenait le café avec le type qui avait passé la nuit avec elle. Elle cherchait quelque chose sur la table quand tout d’un coup sa main lui parut bizarre. Elle vit que l’anneau d’Osiris que Gary lui avait donné était cassé. La monture s’était fendue.
Au cours des derniers mois, elle était arrivée à pas mal se contrôler, mais tout d’un coup ça lui fit si mal qu’elle se mit à hurler là devant sa table, deux secondes après avoir vu la bague cassée. C’était la première fois qu’elle pleurait un bon coup sur Gary depuis longtemps, depuis au moins un mois.
Elle n’était plus sûre que Gary existait encore. Elle ne savait pas si elle pouvait y croire. Il n’était plus tellement présent dans son esprit. Peut-être bien qu’il était vraiment mort.
À Noël 1977, Vern acheta des haltères et les apporta à la prison d’État de l’Utah pour les détenus. Gary lui avait demandé de le faire après l’exécution.
Ça n’avait pas été une bonne année et ça ne s’était pas arrangé. La jambe de Vern allait si mal qu’il avait besoin d’une autre opération, mais il n’avait pas d’argent. Comme il ne pouvait pas rester sur ses jambes toute une journée, il avait dû vendre son magasin, et puis il y avait les procès contre la succession de Gary. L’État d’Utah le poursuivait pour les honoraires de Snyder et Esplin, et les compagnies qui avaient assuré Max Jensen sur la vie faisaient un procès. Il y avait aussi une demande de un million de dollars en dommages et intérêts de Debbie Buschnell. De plus, Ida eut une grave attaque et pendant trois semaines Vern lui fit prendre ses trois repas par jour à l’hôpital et essaya de lui réapprendre à marcher et à parler. Comme sa note d’hôpital s’élèverait à vingt mille dollars, il ne pensa plus à sa propre opération.
Depuis le jour où Brenda lui avait annoncé que Gary avait commis des meurtres, Bessie avait une jambe qui se tordait à la cheville. En outre, depuis le jour où Gary avait été exécuté, cette jambe ne lui permettait plus de marcher. Jusqu’alors, elle avait pu aller jusqu’au bureau pour le courrier. Maintenant, alors que le bureau n’était qu’à trois caravanes plus loin, elle n’essayait même pas. La jambe refusait son office.
Assise dans son fauteuil, elle se rappelait la maison hantée de Salt Lake, où elle avait comme voisine cette charmante dame juive. Bessie pensait que la présence qui vivait dans la maison, cette présence contre laquelle cette charmante dame juive l’avait mise en garde, avait dû en ces années-là commencer à vivre dans l’esprit de Gary.
Elle apprit alors que Ida avait eu une attaque. Un soir Vern était rentré chez lui et avait trouvé Ida frappée par une attaque. Bessie aurait pu le lui dire à l’avance. Ceux qui s’étaient attachés à Gary voilà longtemps dans cette maison de Salt Lake avaient dû récemment s’attacher à Ida. Toutefois, Bessie ne voulut pas en parler à Vern. Tout compte fait, elle ne connaissait pas assez bien Vern pour lui annoncer que l’apparition était maintenant chez lui.
Elle pensa toutefois à sa belle-mère Fay et à la vieille maison de Sacramento où les meubles refusaient de rester en place. Bessie était assise dans son fauteuil, au milieu des tasses de café et des soucoupes qui traînaient sur la table de sa caravane, elle était là dans sa chemise de nuit fanée qui semblait avoir cent ans et elle se disait : « J’ai atteint le point de non retour vers l’enfer. »
Devant le parc des caravanes, des automobiles roulaient sur McLaughlin Boulevard. De temps en temps, une voiture passait sous l’arche en bois délabrée de l’entrée, continuait jusqu’à ses fenêtres sombres et s’arrêtait. Elle les sentait qui regardaient. Elle avait reçu des lettres de menaces et ne s’en souciait pas. Des lettres que ne pouvaient pas toucher une femme dont le fils avait reçu quatre balles dans le cœur.
Il y avait aussi des lettres de gens qui avaient écrit des chansons sur Gary et qui demandaient l’autorisation de les publier. Elle les ignorait tout autant.
Elle se contentait de rester là assise. Si une voiture arrivait la nuit, entrait dans le parc des caravanes et ralentissait, si elle s’arrêtait, Bessie savait que quelqu’un dans cette voiture se disait qu’elle était seule derrière la fenêtre. Alors elle songeait : « S’ils veulent me tirer dessus, j’ai le même genre de cran que Gary. Qu’ils viennent. »
Du fond de mon donjon
Je t’accueille
Du fond de mon donjon
Je respecte ta peur
Au fond de mon donjon
J’habite.
Je ne sais pas si je te souhaite du bien.
Du fond de mon donjon
Je t’accueille
Du fond de mon donjon
Je respecte ta peur
Au fond de mon donjon
J’habite.
Un baiser sanglant de celui qui te souhaite du bien.
(vieille chanson de prison)