À peu près au moment où Max Jensen commençait son travail au poste d’essence Sinclair, Gary Gilmore se trouvait dans la salle d’exposition du garage V. J. Motors dans State Street, à environ quinze cents mètres de là, en train de se mettre d’accord avec Val Conlin à propos de la camionnette. Après tout, il n’y aurait personne pour se porter garant. Gary allait lui laisser sa Mustang sur laquelle il avait déjà payé près de quatre cents dollars (si on mettait à son crédit la batterie et si on ne parlait pas du pare-brise) et dans deux jours il verserait encore quatre cents dollars en espèces. Puis il ferait un autre versement de six cents dollars le 4 août. Val le laisserait faire le changement de propriétaire dès maintenant et il pourrait signer les papiers le soir même.
Rusty Christiansen les entendait discuter, et elle ne pouvait s’empêcher de sourire. Elle était venue travailler à mi-temps pour remettre de l’ordre dans les comptes de Val, se procurer les plaques de police et l’aider en général. Maintenant, elle commençait à connaître les ficelles.
Rusty estimait que la camionnette était vendue un prix scandaleux : mille sept cents dollars, et avec les intérêts, on arriverait à deux mille trois cents. Val n’avait sans doute pas payé mille dollars pour cette carcasse. Maintenant il aurait la Mustang à revendre, plus mille dollars en espèces d’ici à la première semaine d’août. Sinon, il reprendrait possession de la camionnette. Il ne prenait pas un grand risque. Gary aurait sûrement pu trouver quelque chose de mieux pour son argent que son Ange Blanc avec cinq cent cinquante mille kilomètres au compteur. Il était seulement tombé amoureux d’une bonne peinture.
Rusty écoutait donc Conlin expliquer une fois de plus à Gilmore que lui, Val, avait un autre jeu de clés de la camionnette qui lui assurerait que Gary s’en irait à pied si l’argent n’était pas versé. C’était toujours la même chanson. Val ferait un bon moniteur pour une équipe de retardés mentaux. « Trouve l’argent, Gary », dit Val tandis que la camionnette s’éloignait.
Sterling fut invité à venir faire un tour et Gary parlait avec fierté de son acquisition. Son nouveau moteur était bien plus puissant que celui de la Mustang. Assurément, l’accélération était meilleure. Gary, toutefois, n’en abusait pas. Il conduisait sa camionnette comme une Cadillac. En douceur. Et puis ils se lancèrent sur la nationale.
La nuit n’était pas loin quand Kathryne le vit. Une partie de sa famille était venue la voir ce jour-là. Dans le jardin, les cerises étaient mûres et sa mère et deux de ses frères et sœurs étaient encore là avec les gosses à en cueillir pendant que l’amie de Kathryne, Pat, était avec elle dans la cuisine. Sur ces entrefaites, Gary se présenta à la porte de derrière et dit : « Est-ce que je pourrais vous parler dehors ? » Kathryne l’invita à entrer, mais il insista en disant : « Il faut que je vous parle dehors. C’est important. »
Elle vint jeter un coup d’œil à sa camionnette, en faisant des oh ! et des ah ! Kathryne lui trouvait l’air bizarre. Pas ivre à proprement parler, mais il insista pour lui dire qu’il était parfaitement à jeun. D’ailleurs, son haleine ne sentait pas l’alcool. Malgré cela, il avait vraiment l’air bizarre. À sa question, elle dit qu’elle n’avait pas vu Nicole. Il répondit : « En ce qui me concerne, elle peut aller au diable. » Puis il regarda Kathryne comme s’il venait de se bloquer intérieurement et dit : « Qu’elle aille se faire baiser ailleurs. »
Kathryne fut vraiment choquée. Elle avait du mal à croire que Gary utilisait de tels mots pour parler de Nicole. Il la regarda alors de cet air qu’il avait de dénicher la moindre petite pensée qu’on pourrait vouloir garder pour soi et dit : « Kathryne, je voudrais reprendre mon pistolet. » « Gary, réussit-elle à répondre, ça m’ennuie de vous le rendre. Avec l’attitude que vous avez. » Il dit : « J’ai des ennuis. Il me le faut. Je les ai tous récupérés maintenant sauf trois. Voyez-vous, il y a un flic qui sait que c’est moi qui ai fait le cambriolage. »
Elle avait l’impression que Gary mentait. « Ce flic a dit que si je rapporte les armes au magasin, il ne m’arrivera rien. »
Kathryne dit : « Gary, pourquoi ne revenez-vous pas demain le prendre quand vous serez à jeun. »
Il dit : « Je ne bois pas, et je ne vais pas me mettre dans le pétrin. D’ailleurs, si j’ai besoin d’une arme – il entrouvrit sa veste – ce petit bijou suffira. » C’était un pistolet qu’elle reconnut. Un vrai Luger allemand coincé dans la ceinture de son pantalon. « En plus, fit-il, j’en ai tout un sac. » Sur quoi il ouvrit la porte de la camionnette et un sac de toile bascula. À en juger par le bruit métallique, il devait y avoir une demi-douzaine d’autres pistolets là-dedans.
Kathryne se dit : « Après tout, qu’est-ce que ça peut faire ? » Elle prit le Spécial dessous son matelas et le lui donna. Elle resta avec Gary pour tenter de le calmer. Il était si en colère.
Là-dessus, April sortit en courant de la maison. Elle était au bord de la crise de nerfs. « Où est Pat ? demanda-t-elle, où est Pat ? » « Elle est partie, April », fit Kathryne. « Oh ! cria April, Pat avait promis de m’emmener jusqu’au supermarché pour que je me rachète une corde de guitare. »
Gary dit alors : « Je t’y déposerai. » Kathryne dit aussitôt à April : « Tu n’as pas besoin d’y aller », mais la jeune femme sauta dans la camionnette et Kathryne eut à peine le temps de répéter : « Gary, elle n’a pas besoin d’y aller », qu’il répondit : « Aucune importance. Je la ramènerai. » Ils disparurent.
Ce fut à ce moment que Kathryne se rendit compte qu’elle ne connaissait pas le nom de famille de Gary. Elle le connaissait en tant que Gary, rien que Gary.
Toute la famille était assise dans la cuisine au milieu des cartons de cerises cueillies dans l’après-midi. Kathryne n’allait pas appeler les flics. Si la police arrêtait Gary, il pourrait bien ouvrir le feu. Au lieu de cela, elle attendit le retour de Pat et partit avec elle à la recherche de la camionnette blanche. Elles roulèrent jusqu’à 1 ou 2 heures du matin, sillonnant les routes. Aucun moyen de le trouver, semblait-il.
April s’installa tout près de lui, alluma la radio et dit : « C’est dur s’il faut attendre trop longtemps. Les pièces deviennent étroites et très souvent il y a un chien. (Elle se mit à frissonner en pensant au chien.) Tous les jours, dit-elle, sont pareils. Tout cela ne fait qu’un seul jour, ajouta-t-elle en hochant la tête. Il faut les tirer jusqu’au bout.
— C’est vrai », dit Gary.
Juste avant l’arrivée de Gary, elle était allongée dans l’herbe à regarder les autres cueillir des cerises. Elle jouait de la guitare avec une corde cassée. L’idée lui vint soudain que grand-mère allait mourir si elle ne changeait pas la corde. April, tout en jouant, laissait son âme vagabonder, elle pensait à Jimi Hendrix et à Otis Redding qui étaient morts et ça la faisait penser à la maladie. Les cafards, les araignées et les mouches portent la maladie et les fièvres, émettent un bourdonnement jusqu’à ce qu’elles montent, puis elles font un bruit de corde qui casse. La mort allait certainement frapper Mémée si April ne changeait pas la corde. C’était à cela qu’elle pensait dans l’herbe. En levant les yeux, elle vit un chien devant elle. Ce chien se mit à pleurer. On aurait dit un homme qui pleurait de tout son cœur. Le souvenir de ce que cette plainte avait de tragique amena April, assise dans la camionnette de Gary, à hocher la tête à se la démancher. Elle n’aimait pas ce genre de sentiment. Lorsqu’elle hochait ainsi la tête c’était comme si elle s’était trouvée sur un cheval au galop. Elle avait la tête secouée à chaque mouvement du cheval. Elle en arrivait au point où son moteur personnel se remettait en marche comme si Satan contrôlait son corps et attirait tous les gens dont la personnalité, d’ordinaire, arrivait en flottant de Mars et de Vénus. Le Noir la dévisageait de son œil sombre et glacé, et le Blanc avait commencé à se conduire comme s’il était la pire extase de toute la galaxie. La guitare avait besoin d’une corde neuve pour attirer des esprits plus harmonieux. « Moi, confia April à Gary, je suis celle qui se balance sur la corde. » Elle hocha la tête en prenant soin de ne pas le faire trop fort pour que le galop du cheval ne lui brise pas le cou.
« Tu sais, annonça-t-elle, la machine à laver de ma grand-mère est tout à côté de l’égout. C’est pour ça que ces gens flottent comme ça. J’ai horreur de la saleté. (Elle sentait sa bouche se crisper des narines aux commissures des lèvres.) Oh, Gary, j’ai la bouche en papier buvard, j’ai besoin de midol. Tu peux me trouver une brosse à dents ? » Elle s’apercevait bien qu’il la pelotait. Il dit qu’il lui trouverait ce dont elle avait besoin.
C’était capital de faire comprendre aux gens qu’on n’entrait pas tout simplement dans un magasin pour y piquer des choses sur les comptoirs, mais qu’on regardait avec attention l’objet qu’on voulait acheter et qu’on demandait des renseignements. Il y avait toutes sortes de réponses : l’objet pouvait dire : « Va-t’en » ou bien « Je t’en prie, vole-moi. » Il pouvait même demander à être acheté. Les objets s’intéressaient autant à eux-mêmes que n’importe qui. Gary entra flac-floc-flac, lui prit son midol, sa brosse à dents et l’emmena en vitesse. Il ne but pas de bière. Fichtre, qu’il était sérieux.
Maintenant ils avaient repris Pleasant Grove. « Je ne veux pas rentrer à la maison. Je veux sortir toute la nuit, dit April.
— Ça me botte », répondit-il.
Julie dut rester à l’hôpital une nuit de plus, aussi Graig Taylor était encore seul. Il était juste en train de coucher les gosses quand Gary frappa à la porte et présenta cette fille comme la sœur de Nicole, April. Ils avaient l’air bizarre. Pas ivres, mais la fille était dans un sale état. Parano. Incapable de rester assise. Elle tournait autour de Graig comme s’il était un tonneau ou Dieu sait quoi.
Gary sortit de la salle de bains en demandant s’il avait toujours le pistolet. Graig dit oui. Gary demanda à le reprendre. Plus quelques balles. « Oh, mais oui, fit Graig. Après tout, il est à toi, je vais te le donner. (Il ajouta :) Pourquoi en as-tu besoin ? » Gary ne répondit pas. Il finit par dire : « J’aimerais bien. » Graig n’avait pas très bonne impression en lui passant les balles. Gary semblait absolument sans émotion. « Gary, je ne peux pas te refuser, dit Craig, c’est ton pistolet », mais il y lança un dernier regard. C’était un automatique Browning à détente dorée avec un canon en métal noir et une belle crosse en bois.
« Je ne veux pas rentrer à la maison », déclara April lorsqu’ils se retrouvèrent dans la camionnette. « Penses-tu, fit Gary, je vais te faire veiller toute la nuit. » Il alla chez Val Conlin pour signer les papiers. En chemin, April s’aperçut qu’en fin de compte ils n’étaient pas allés au supermarché. Elle n’avait toujours pas sa corde de guitare. Ça devenait trop compliqué de redemander. Elle avait l’impression de se débattre au milieu de toiles d’araignée.
Lorsqu’ils entrèrent au garage V. J. Motors, April dit tout haut : « Dis donc, c’est un spectacle gratis. » Gary et ce type, Val, examinaient des clés de voiture comme de vieux magiciens inspectant des herbes desséchées, bizarre ! Elle se promena et la pièce lui parut déformée. Il y avait du tordu dans l’air. Alors elle alla s’asseoir dans un coin. Comme ça, elle arrivait à maintenir un certain contrôle. Ils s’approchèrent mais elle ne savait pas de quoi ils parlaient. Ils lui dirent simplement : « Tu es le témoin. Regarde ça. » Et lui firent signer un papier.
Rusty Christiansen s’ennuyait. Le temps de se débarrasser de Gary, et il serait 9 h 30. Elle ne serait pas chez elle avant 10 heures moins le quart. Il fallait encore calculer les intérêts et le montant des versements. Ils n’arrêtaient pas de faire des allées et venues jusqu’au parking pour changer les plaques de la voiture et de la camionnette. De temps en temps, cette petite, April, dans son coin, disait quelque chose d’une voix forte.
Sur ce plan-là, Val ne manquait pas de voix non plus. « Je m’en vais prendre un risque, annonça-t-il, parce que tu as été correct avec moi. Mais, bon sang, Gary, il vaut mieux payer. » « D’accord », fit Gary. « Bon, reprit Val, je m’en vais prendre un risque. »
Gary s’en alla prendre des vêtements dans la Mustang pour les mettre dans la camionnette et, pendant qu’il était sorti, Val regarda la petite pépée dans le coin et lui dit : « Dis donc, qu’est-ce que tu as pris ? » Elle le regarda comme s’il débarquait du siècle suivant, puis elle couina : « Quuuoi-quuuoi-quuuoi… » Val se dit : « Whooouu, elle plane. » La fille le regarda droit dans les yeux et dit : « Il y a des fois où je ne suis même pas une fille. » Elle éclata en sanglots.
Lorsque Gary revint, Val lui dit : « Si tu ne me paies pas ces premiers quatre cents dollars dans deux jours, je reprends la camionnette si vite que tu ne sauras même pas que tu avais eu des roues, mon vieux. Tu n’auras pas la camionnette et tu n’auras plus la Mustang. Gary, si tu n’as pas cet argent, tu vas à pied, compris ? » « Compris, fit Gary. Pas de problème. D’accord. » Il signa les derniers papiers et Val lui remit la camionnette.
Lorsqu’ils furent montés dans la cabine, Gary dit à April : « Allons-y. » Ils se mirent à rouler en cherchant Nicole. « Utilise ton radar », fit Gary. Elle ne voulait pas lui parler d’interférences ; il croirait qu’elle cherchait une excuse. Des interférences pouvaient empêcher les forces les plus puissantes de l’esprit de se concentrer. Ils continuèrent donc de rouler. April ne cessait d’espérer qu’elle allait pouvoir dire la phrase qu’il fallait. Ça pouvait redonner plein de force. C’était ce qu’il fallait. Un mot pour que tout le monde soit en harmonie.
« Quand j’étais jeune, dit April, mon grand-père m’a posée sur le dos d’un cochon, dans la porcherie, et j’ai cru mourir de peur. Il y avait un tas de cochons sauvages qui nous poursuivaient. Je me suis cachée dans la baignoire. Il n’y avait pas grand-chose à faire ce soir-là mais j’ai appris à me planquer. On se planque en se rentrant la moitié à l’intérieur. (Elle ricana.) Tu comprends, Gary, j’ai toujours eu envie d’être un cochon. » Elle sentait la force du cochon. Gary arrêta la camionnette et la gara. « Je m’en vais aller donner un coup de fil, dit-il ; pour voir si ta mère a eu des nouvelles de Nicole. »
Lorsqu’il fut descendu, elle écouta un groupe chanter Let Your Love Flow. Deux types, pas une mauvaise formation. Ça allait très bien si elle ne pensait pas à Hampton. Let your love flow, and let your love grow. Elle essayait de se rappeler avoir fouillé dans les armoires à pharmacie des gens, autrefois, quand elle était baby-sitter. Let your love flow and yet your love grow. Ça lui donnait l’impression que l’amour coulait entre ses doigts lorsqu’elle fouillait dans les armoires en prenant les comprimés qu’il fallait pour s’envoyer dans les vapes. Oh ! se retrouver en transes avec des beautés noires. Elle adorait la façon dont elle s’entendait avec elles. Les beautés noires pouvaient être aussi douces que l’harmonie du printemps. « Au fond, se dit April, je peux toujours parler à la radio si je suis désespérée à ce point-là. Les animateurs se rendent bien compte que les gens leur parlent. »
Gary tourna le coin là où était garée la camionnette et entra dans une station service Sinclair. Elle était déserte à cette heure-là. Il n’y avait là qu’un homme, le pompiste. Un jeune homme à l’air aimable et sérieux, avec une mâchoire solide et de larges épaules. Il avait une raie bien dessinée. Et les maxillaires un peu plus écartés que les oreilles. Sur sa salopette, à la hauteur de la poitrine, était épinglée une plaque avec son nom : Max Jensen. Il demanda : « Je peux vous aider ? »
Gilmore tira de sa poche l’automatique Browning 6.35 et dit à Jensen de vider ses poches. À peine Gilmore avait-il empoché l’argent qu’il prit la sacoche de sa main libre et dit : « Va aux toilettes. » Juste après qu’ils eurent passé la porte des toilettes, Gilmore ordonna : « Par terre. » Le sol était propre. Jensen avait dû le nettoyer depuis moins d’un quart d’heure. Il essayait de sourire tout en s’allongeant sur le carrelage. Gilmore dit : « Mets tes bras sous ton corps. » Jensen se mit en position, avec les mains sous le ventre. Il essayait toujours de sourire.
C’étaient des toilettes avec du carrelage vert jusqu’à la hauteur de la poitrine et des murs peints en marron. Le sol, un mètre quatre-vingts sur deux mètres quarante, était pavé de carreaux gris mat. Au mur, il y avait un distributeur de serviettes en papier. Le siège des toilettes était fendu. La pièce était éclairée par une ampoule en applique.
Gilmore appuya l’automatique contre la tête de Jensen. « Celle-ci est pour moi », dit-il, et il fit feu.
« Celle-ci est pour Nicole », dit-il et il tira encore. Le corps réagit à chaque fois.
Il se redressa. Il y avait plein de sang, qui se répandait sur le carrelage à une vitesse surprenante. Il s’en mit un peu sur le bas de son pantalon.
Il sortit des toilettes avec les billets dans sa poche et la monnaie dans sa main, passa devant le grand distributeur de coca-cola et le téléphone accroché au mur et sortit de cette station d’essence vraiment bien propre.
Colleen avait beaucoup travaillé ce jour-là. Elle avait fait le repassage et le ménage, elle avait travaillé dans le jardin, cueilli des haricots. Elle comptait attendre Max mais il n’était pas 11 heures qu’elle se coucha.
Prête à sombrer dans le sommeil, elle eut l’impression que quelqu’un frappait à la porte, mais lorsqu’elle ouvrit il n’y avait personne. Elle pensa que c’était un chat. Il était encore trop tôt pour que Max rentre. Elle alla donc se recoucher et s’endormit tout de suite.
Assise dans la camionnette, dans cette petite rue tranquille, April pensait que c’était sans doute calme dehors. Elle ne pouvait pas le dire tant la radio faisait du bruit. Sauf que les arbres avaient l’air calme. Ça faisait une longue nuit à passer là, assise.
Au bout d’un moment, Gary revint. Elle avait fumé un clope et elle attendait. « Allons, dit-il, on s’en va. »
Comme ils s’arrêtaient au cinéma en plein air, April vit le mot « coucou » dans le titre si bien qu’elle crut qu’ils allaient voir le Coucou Stérile avec Liza Minnelli. April avait toujours trouvé que son apparence extérieure devait être tout à fait comme était Liza Minnelli à l’intérieur, alors elle avait hâte de voir le film. Mais à l’instant où ils s’arrêtèrent sous la lumière de la caisse à l’entrée, elle s’aperçut que Gary avait du sang sur son bas de pantalon.
Ils se garèrent. Il s’agitait sur son siège et dit qu’il allait pisser. Puis elle le vit fouiller au fond de la camionnette. Il avait l’air de chercher un autre pantalon. Il disparut dans les toilettes. April se disait : « Le F.B.I. regarde dans les maisons pour voir si les gens commettent des crimes. Par la télé, vous comprenez. »
Elle essaya de suivre le film pendant que Gary était parti, mais ça la faisait penser à la nuit où elle s’était fait violer. C’était après s’être promenée dans la rue à Hawaii avec ces garçons noirs. Le premier des trois annonça qu’il y avait une petite fête quelque part. Avec de la cocaïne, et ils allaient tous planer. Elle avait déjà pris du L. S. D. et elle fut donc fascinée par la grande classe de leur crèche, et pourtant les divans rouges aggravaient son problème d’odeur. Elle transpirait quand elle reniflait de la neige et ça sentait très mauvais. Le Noir nommé Warren lui dit qu’elle puait, et elle devint toute rouge à l’intérieur au milieu de ces canapés rouges et de tous ces Noirs. Elle se mit à danser. Ils lui demandèrent si elle voulait prendre une douche. Elle répondit oui. Et elle se retrouva dans la baignoire, et puis, toute mouillée, se baladant à poil dans l’appartement. Elle était toute nue et elle dansait. « Je crois que je suis nymphomane », annonça-t-elle. « Un Info quoi ? » demandèrent-ils. Elle répéta lentement et ils firent : « Un fo quoi ? » Elle répondit d’un ton hautain : « Vous vous payez ma tête. »
Elle dansa avec eux et tout en dansant ils l’allongèrent sur le parquet et lui firent rudement mal. Elle saignait partout. Comme une putain. Warren était pété à la cocaïne, et il était salement méchant. Même quand il se détendait, il était toujours mauvais. Elle avait des hallucinations si affreuses qu’un des types qui s’appelait Bob plissa le visage en se rapprochant le menton du front pendant que son nez zigzaguait d’un côté à l’autre. Une fois, deux fois, trois fois, elle fit l’amour. Puis ils allumèrent une lampe et elle vit Bobby assis par terre et lui disant : « Pourquoi ne t’installes-tu pas sur le divan ? Plane. Ne te mets pas si bas, tu comprends ? » Puis il était sur elle et elle hurlait en chantant. Elle avait le vertige, elle était un tourne-disque avec le moteur en marche et Satan pouvait danser dans le tourbillon que faisait le plateau.
Tout d’un coup, elle sut que le film qu’elle regardait n’était pas Le Coucou Stérile. C’était Vol au-dessus d’un Nid de Coucou.
Tous les dingues avec qui elle avait vécu à l’hôpital étaient sur l’écran. Jack Nicholson la tracassait beaucoup. Comme elle, il avait une tache sous le nez. Ça lui rappela le sang sur le pantalon de Gary : à cause de la démarche raide de Jack Nicholson.
Là-dessus, Gary revint. Elle dit : « Foutons le camp. J’ai horreur de ce film. Ce salopard me rend zinzin. »
Gary parut déçu. « C’est un film, lui dit-il, que j’ai envie de revoir.
— Pauvre crétin malade, dit-elle, tu n’as aucun goût ? »
À 11 heures du soir, un homme s’arrêta à la station service Sinclair au 800 North, 175 East à Orem et se servit cinquante litres d’essence et un litre d’huile. Faute de trouver le pompiste, il laissa sa carte de visite avec l’énumération de ce qu’il avait acheté. Un peu plus tard, Robbie Hamilton, qui habitait Tolle, dans l’Utah, s’arrêta. Après avoir fait le plein d’essence, il alla jusqu’à la porte ouverte de la salle de graissage et cria : « Il n’y a personne ? » Pas de réponse. Alors, il revint à la voiture. Sa femme lui dit de frapper à la porte des toilettes. Comme on ne répondait pas, il entrebâilla la porte et aperçut plein de sang. Il n’entra pas. Il se contenta d’appeler la police d’Orem. Il leur fallut un quart d’heure pour trouver la station. Comme il était de Tolle, dans l’Utah, M. Hamilton ne savait pas dans quelle rue il était et dut décrire les lieux en termes assez vagues au standardiste.
John était rentré de l’hôpital et dormait de nouveau sur le canapé. Brenda était prête à aller se coucher. On frappa à la porte. C’était Gary avec cette étrange petite.
« Tiens, cousin, fit-elle, où étais-tu ?
— Oh ! répondit-il en souriant, on est allé voir Vol au-dessus d’un Nid de Coucou. » « Tu n’es pas allé revoir ça ? » « Oh, fit Gary, elle ne l’avait pas encore vu. »
Brenda examina la fille. « À mon avis, dit-elle, elle ne doit pas savoir ce qu’elle a vu. »
Gary dit : « C’est la sœur de Nicole, Janvier. » La fille se mit en colère. Pour la première fois elle se ranima.
« C’est April. » Gary gloussa. Brenda dit : « Ma foi, April, mai, juin ou juillet, quel que soit votre nom, contente de vous connaître. » Puis elle dit à Gary : « Qu’est-ce qu’elle a ? » Cette fille avait un air épouvantable.
« Oh, fit Gary, April a des retours de bâton de L. S. D. Ça fait longtemps qu’elle en a pris, mais ça continue à la travailler.
— Gary, dit Brenda, elle est malade. Elle est horriblement pâle. » Là-dessus, la fille dit qu’elle avait envie d’aller aux toilettes. La suivant, Brenda demanda : « Ça va mon petit ? » La fille répondit : « J’ai l’impression que je vais dégueuler. »
Brenda revint vers Gary et dit : « Qu’est-ce qui se passe ? »
Il ne répondit rien. Brenda eut l’impression qu’il était nerveux mais prudent. Très nerveux et très prudent. Il était assis au bord de son siège, comme pour se concentrer sur chaque son qui venait troubler le silence.
April revint et dit : « Eh ben, on peut dire que tu me fiches la trouille quand tu es comme ça. Je ne peux pas le supporter.
— Qu’est-ce qui vous a fait peur, mon petit ? » demanda Brenda. « Gary me fout vraiment la frousse », dit April.
Gary se leva. « April, dis à Brenda que je n’ai pas essayé de te violer ni de te bousculer.
— Oh ! mec, tu sais bien que ce n’est pas ce que je voulais dire, fit April. Tas été gentil avec moi ce soir. Mais tu me fous vraiment les jetons.
— Pourquoi ? demanda Brenda.
— Je ne peux pas vous le dire », répondit April. Il y avait quelque chose de si casse-bonbon dans son ton que Brenda commençait à en être agacée. « Gary, qu’est-ce que tu as fait ? » demanda-t-elle. À sa surprise, il tressaillit.
« Eh, dit-il, si on laissait tomber ? D’accord ? »
Gary dit : « Je peux te parler dans l’autre pièce ? » Lorsqu’il l’eut amenée dans la cuisine, il reprit : « Écoute, je sais que John sort tout juste de l’hôpital et que vous n’allez pas être remboursés tout de suite par la Sécurité sociale ; alors, écoute, Brenda, est-ce que cinquante ça t’arrangerait ?
— Non, Gary, dit-elle, on a des provisions. On va s’en tirer.
— Je voudrais vraiment vous aider, fit Gary.
— Mon chou, fit Brenda, tu es généreux. » Elle savait où il voulait en venir, mais malgré elle, elle était émue. Ridiculement émue. Elle avait envie de pleurer en pensant que même en bluffant comme ça, il pouvait penser un peu à elle. Elle dit donc : « Garde ton argent. Je veux que tu apprennes à le dépenser. » En disant cela, elle fut soudain prise de soupçons et demanda : « Gary, comment se fait-il que tu aies plein d’argent ?
— Un de mes amis, répondit Gary, m’a prêté quatre cents dollars pour la camionnette.
— Tu veux dire que tu as volé l’argent ?
— Ça n’est pas très gentil, dit-il.
— Si je me trompe, dit Brenda, alors en effet ça n’est pas très gentil. »
Il lui prit le visage à deux mains, l’embrassa sur le front et dit : « Je ne peux pas t’expliquer ce qui se passe. Ce n’est pas la peine que tu t’en mêles.
— Bien, Gary, dit-elle. Si c’est sérieux à ce point-là, alors peut-être tu ne devrais pas nous embringuer.
— Bon, dit-il, tu as raison. » Il n’était pas en colère. Il entraîna April et retourna à la camionnette. Il dut prendre April par les coudes et la pousser littéralement dehors.
Brenda se surprit à les suivre. Au fond de la camionnette il y avait un demi-bidon de lait et un tas de vêtements enveloppés dans un chiffon. Elle dit : « Gary, tu as renversé ton lait. Laisse-moi arranger ça. » Il dit : « N’y touche pas. Laisse ça tranquille ! » « Très bien, fit Brenda, renverse ton lait. Qu’est-ce que ça peut me foutre ? » Lorsqu’il fut parti, elle continua à se demander ce qu’il y avait dans ce tas de vêtements qu’il n’avait pas voulu qu’elle voie.
Gary demanda à April si elle aimerait aller dans un motel, mais elle répondit qu’elle n’avait pas envie de rentrer chez elle. Ils se mirent donc à rouler au hasard et ne tardèrent pas à se perdre.
Juste au moment où il se rendait compte qu’il avait fait tout le trajet d’Orem à Provo par des petites routes, la camionnette tomba en panne d’essence.
Elle s’arrêta dans la partie déserte de Center Street entre la bretelle de l’autoroute et le commencement de la ville. Il descendit, se précipita dans un petit ravin en bordure de la route et dissimula le pistolet, le chargeur et la sacoche de monnaie dans un buisson. Puis il se dirigea vers le magasin le plus proche.
Wade Anderson et Chad Richardson étaient à l’épicerie ouverte de 7 à 11 sur West Center Street quand un type les aborda. Il dit que s’ils voulaient bien l’emmener jusqu’à un poste d’essence, il leur donnerait cinq dollars.
Il avait un air normal, sauf qu’il semblait fatigué et certainement pressé. Il leur donna les cinq dollars dès qu’ils furent montés dans le camion de livraison et s’installa près de la vitre en regardant dehors. Il disait tout le temps que sa petite amie attendait toute seule dans sa camionnette et qu’il ne voulait pas qu’on vienne l’embêter, surtout les flics, parce qu’elle raconterait n’importe quoi.
Ils dirent : « Bon, d’accord ; vous savez, on va faire aussi vite qu’on pourra. » L’ennui ce fut que, lorsqu’ils arrivèrent à un poste d’essence ouvert, il n’y avait pas de bidon. Wade dit alors qu’ils pourraient passer chez lui en prendre un. Le type dit : « Bon, mais il faut faire vite. »
Ça leur prit quelques minutes pour gagner le quartier est de la ville, prendre le bidon dans le garage de son père et retourner à la station. À peine étaient-ils revenus jusqu’à la camionnette du gars que Wade se mit à baratiner. Comme il allait être bientôt en avant-dernière année de lycée et qu’il essayait de faire des progrès pour parler aux filles, il engageait la conversation à chaque occasion qui se présentait, et il était bien décidé à le faire avec la petite dans la camionnette. Bien sûr, il surveillait du coin de l’œil le grand type qui déambulait dans le petit ravin en contrebas. Il avait emprunté une torche électrique à Chad et promenait son faisceau en cherchant quelque chose.
Wade dit à la fille : « Comment ça va ? » Elle le regarda très gravement et dit de sa grosse voix : « Vous êtes le fils de Gary Gilmore ? » Il répondit : « Oh, non, madame, je… c’est la première fois que je le vois ce soir. » À peu près à ce moment-là le type trouva ce qu’il cherchait. Wade le vit retirer un pistolet du buisson, avec un chargeur et une sacoche de monnaie, puis il revint vers eux. Il enfonça même le chargeur dans la crosse du pistolet. Il le fourra sous la banquette avec la sacoche. Chad se tenait un peu en retrait tandis que Wade versait l’essence, et ils se contentèrent d’échanger un coup d’œil. Whooouu.
Lorsqu’ils eurent fini de vider le bidon, le type dit : « Merci beaucoup » et s’apprêta à partir. Il allait mettre son moteur en marche. Il ne voulut pas démarrer. Il avait vidé la batterie. Alors ils le poussèrent avec leur camion. Voilà tout.
Quand ils eurent repris la route, Gary dit à April : « Assez glandé. J’ai envie d’un endroit chouette pour dormir, quelque chose comme le Holiday Inn. » Il s’engagea sur l’autoroute et fit les trois kilomètres jusqu’à la sortie suivante.
« Je n’ai pas l’intention de baiser, déclara April, je me sens trop parano. – Il faut que j’aille travailler demain matin, lui annonça Gary. On va prendre deux lits. »
Frank Taylor, le caissier de nuit au Holiday Inn, était à la réception lorsqu’un homme de grande taille portant un demi-bidon arriva avec une fille plutôt petite qui brandissait une boîte de bière Olympia comme si elle était la statue de la Liberté. Frank Taylor se dit : « Celle-là, qu’est-ce qu’elle tient ! » Comme il était non seulement caissier de nuit mais qu’il assurait aussi la permanence à la réception, il se dit aussitôt qu’il n’allait pas pouvoir finir tout de suite ses comptes. La fille n’avait pas l’air d’être prête à se calmer vite. Malgré tout, l’homme semblait à jeun lorsqu’il vint remplir sa fiche.
La fille bombardait Frank Taylor de questions. Est-ce que ça lui plaisait de travailler dans un motel ? Y avait-il des punaises ? Puis elle demanda où étaient les toilettes pour dames. Dès l’instant où Frank Taylor lui répondit que c’était dans le hall à gauche, elle partit vers la droite. Taylor était encore à lui crier qu’elle se trompait lorsqu’elle disparut. Le grand type se contentait de sourire. Deux minutes plus tard, elle traversa la hall dans l’autre sens. Le grand type demanda où ils pouvaient dîner et écouta avec attention la réponse : le Rodeway Inn, à deux portes plus loin, était ouvert jour et nuit sans interruption. Puis il signa son nom en grosses majuscules, GARY GILMORE, donna comme adresse Spanish Fork et fouilla dans sa poche d’où il tira tout un tas de petites coupures pour payer la chambre.
Taylor pensait que Gilmore et la petite avaient une aventure mais ça n’était vraiment pas ses oignons. On pouvait s’attirer un tas d’ennuis juridiques si on était trop curieux. Essayez donc une fois de dire à un couple vraiment marié qu’ils ne l’étaient pas ? C’était une pratique établie que d’accepter n’importe qui, qui se tenait convenablement et qui payait d’avance. Taylor les regarda s’éloigner tous les deux, la main dans la main, avec la clé.
Un moment plus tard, ils appelaient le standard. Gilmore téléphonait du 212 pour dire qu’il était allé dans le hall et qu’il avait mis de l’argent dans le distributeur pour acheter de la pâte dentifrice, des lames de rasoir et de l’Alka Seltzer mais que l’appareil ne marchait pas.
Il ne marchait jamais, se dit Frank Taylor. Il prit les articles demandés dans la réserve et s’engagea dans les longs couloirs à la moquette verte et devant une réserve de glace et un distributeur automatique de bonbons. Il passa encore devant un distributeur de boissons glacées et arriva au 212. Lorsque Gilmore ouvrit la porte, il avait un pantalon rouge et pas de chemise. Il mit la main dans sa poche et en tira une poignée de monnaie, qu’il garda dans sa paume comme pour l’examiner, puis il paya ce qu’il fallait. Taylor n’aperçut pas la fille mais il l’entendit qui gloussait à peine la porte refermée.