CHAPITRE 35

AURORE

1

Toni était rentrée de la prison assez tôt pour passer un moment avec Howard avant que celui-ci ne se lève à 4 h 30 pour se rendre à son travail. Si bien qu’ils avaient à peine dormi lorsqu’il leur fallut se relever.

De retour à la prison pour une troisième visite on dit à Toni qu’il était trop tard pour revoir Gary. Ses visiteurs, lui annonça-t-on, n’allaient pas tarder à quitter les quartiers de haute surveillance, donc on ne pouvait pas la faire entrer. C’était ridicule. On la fit attendre un long moment à la réception avant que n’apparaisse Dick Gray, qui lui dit : « Toni, il vaudrait mieux ne pas le revoir. Souvenez-vous de lui tel que vous l’avez vu hier soir. » Elle secoua la tête. « Il faut que je lui dise adieu. » « Non, insista Dick Gray, ça pourrait juste augmenter la difficulté pour Gary de se rendre à son exécution. Si vous craquez, peut-être qu’il craquerait aussi. » À cet instant, Toni eut l’intuition que Gary avait vraiment peur et qu’il ne voulait pas mourir.

Lorsque Schiller se présenta à la grille à 5 h 45 les gardiens n’en crurent pas leurs yeux. « Je ne suis pas entré hier soir », déclara Schiller. « Oh, si, bien sûr », répondirent-ils.

« Bon, reconnut Schiller, d’accord, je suis entré à 5 heures et demie, mais je suis ressorti à 6 heures moins 5 » Les gardiens haussèrent les épaules. Ils savaient qu’il mentait, mais que pouvaient-ils faire ? Un gardien-chef monta pour le guider jusqu’aux bâtiments de détention. Schiller gara sa voiture et ils s’en allèrent à pied dans la nuit glacée, avec le soleil qui commençait tout juste à pointer quelque part derrière la crête. Il faisait encore sombre, mais à l’Est le ciel commençait à pâlir.

Dans ces montagnes, on n’était peut-être qu’à une demi-heure de l’aube, mais il fallait attendre deux heures pour voir le soleil apparaître. Schiller continuait à marcher. Le gardien était tout à fait aimable. Il dut sentir que Schiller n’avait pas dormi depuis longtemps car il dit : « Si vous voulez vous arrêter pour vous reposer, vous pouvez. »

Schiller ne savait pas s’ils approchaient tous d’une sorte de détente, mais ce gardien avait une personnalité plaisante. « Vous voulez du café ? » proposa-t-il. Ça n’était qu’un gardien qui l’escortait, mais Schiller éprouvait un calme et une sérénité comme il n’en avait jamais connu dans une prison. Il était 6 heures moins 5 et, lorsqu’il se retourna, le ciel était déjà d’une autre nuance, plus clair. On apercevait, à l’Est, une lueur à l’horizon et autour de lui les bâtiments de la prison commençaient à prendre des airs de monastère.

On le conduisit à la salle des visiteurs où il fut l’un des premiers à pénétrer. Il s’assit en songeant aux notes qu’il allait devoir prendre relatives à l’exécution et fouilla dans sa poche pour prendre son carnet, le carnet qu’il avait pris avec lui deux jours plus tôt lorsqu’il avait décidé d’écrire sans baisser les yeux sur le papier, mais tout ce qu’il avait avec lui, c’était son carnet de chèques. Il allait être obligé de prendre ses notes aux dos de chèques. À cette idée, il sentit ses entrailles s’enflammer. Quelle connerie ! Il avait les larmes aux yeux tant il essayait de réprimer ses spasmes intestinaux. Si jamais un journaliste le voyait maintenant avec des chèques à la main !

Il y avait des toilettes près de la salle des visiteurs, et toutes les cinq minutes, il devait faire la navette. De plus, il avait une extraordinaire envie d’uriner, mais n’y parvenait pas. Rien. Il avait tout l’intérieur à l’envers. Jamais de sa vie il n’avait ressenti ça. Tout devenait dingue, tout…

2

Mike Deamer, qui était resté à Salt Lake, était terré dans son bureau et compulsait tous les ouvrages qu’il avait pu trouver afin de tenter de découvrir combien de temps après le lever du soleil on pouvait encore procéder à une exécution dans des formes légales. Ne trouvant rien, il se sentait de plus en plus découragé lorsqu’à 6 heures et demie, il reçut un coup de téléphone de Schwendiman à Denver lui transmettant un message de Hansen : il n’était pas nécessaire de s’appuyer sur un précédent juridique si Noal Wootton pouvait amener le juge Bullock à reformuler son ordonnance.

Wootton était resté allongé dans son lit toute la nuit, sans vouloir penser au matin. Il avait le sentiment de n’avoir aucune raison d’assister à l’exécution. Il n’en avait pas envie. Quelques jours auparavant, il avait discuté avec le juge Bullock qui interprétait le mot « invité » dans le texte de la loi comme une offre qui ne pouvait pas se refuser. Wootton alla trouver un autre juge qui lui dit : « Vous avez une obligation morale. C’est vous qui avez déclenché cela. » Mais un autre juge lui fit remarquer : « Dites-leur d’aller se faire voir. » Noal alla donc voir Smith, le directeur de la prison, pour lui signifier : « Je décline respectueusement l’invitation. » Sam Smith répliqua : « Je vous serai très obligé d’être présent. Le procureur général a dit que vous deviez être là. »

Les heures défilaient. Il ne dormait pas, mais il n’alluma pas la télévision ni la radio. Ce fut seulement quand Brent Bullock, son enquêteur, arriva le matin pour l’accompagner qu’il entendit parler du sursis accordé par Ritter et qu’il décida d’aller quand même à la prison pour voir ce qui s’y passait.

Lorsqu’il entra dans le bâtiment de l’administration, il apprit que Bob Hansen était parti pour Denver. Juste au moment où le directeur demandait ce qu’il fallait faire au cas où ils ne seraient pas prêts à opérer à 7 h 49, un coup de téléphone arriva de Deamer, à Salt Lake. On voulait que Noal change la formulation de l’ordonnance de l’arrêt de mort.

Il fallut toutefois mettre le juge Bullock au courant. Il était stupéfait. Il ne s’imaginait pas que quelqu’un avait pu prendre un avion au milieu de la nuit. Il ne pensait pas qu’on pouvait tirer de leur lit des juges pour des choses comme ça (pas plus que d’un bar d’ailleurs) mais il ne s’exprima même pas cette pensée à lui-même. Voilà maintenant que Noal lui demandait s’il était prêt à modifier son ordonnance d’exécution à cause d’un problème de lever du soleil. Le juge Bullock n’avait pas le temps d’y réfléchir mais il sentit la vieille torture recommencer. Tu n’as pas à le condamner de nouveau, se dit-il, cette décision a déjà été prise. La seule question qui se pose maintenant est celle de l’heure. Il dit donc oui à Wootton : il allait modifier son ordonnance et il se souvint même pourquoi en octobre, il avait fixé l’heure à 8 heures du matin, mais qu’en décembre, une fois les soixante jours écoulés, le directeur de la prison lui avait dit : « Si jamais nous recommençons, pouvez-vous prévoir l’exécution pour le lever du soleil ? À 8 heures, ça dérange l’horaire du petit déjeuner et du nettoyage de la prison. Du point de vue de l’administration, ça aiderait certainement de faire cela vraiment de bonne heure. » Le juge Bullock avait répondu : « Bien sûr, n’importe quelle heure, tôt ou tard. Si vous voulez minuit, ça ne me gêne pas. » Le lever du soleil, c’est un détail militaire ; il n’y avait pas d’heure bonne pour exécuter quelqu’un. On n’avait pas besoin d’être le mormon le plus pratiquant du monde pour se sentir un peu mal à l’aise d’envoyer un homme à la mort quand on aurait peut-être à le retrouver de l’autre côté.

3

Vers 7 heures moins 10, les gardiens entrèrent dans la salle des visites de haute surveillance et prévinrent ceux qui s’y trouvaient qu’ils allaient devoir dire adieu à Gary. Le directeur avait donné la consigne de procéder comme si l’exécution avait lieu. On commença donc à le préparer. Bien sûr, en attendant des nouvelles de Denver, personne ne saurait rien avec certitude. C’étaient donc d’étranges adieux. Un peu en ordre dispersé. Evelyn et Dick Gray étaient déjà partis, ce furent ensuite Ron et Vern qui franchirent la double grille pour monter dans une voiture qui attendait. Cline Campbell et Bob Moody restèrent, pendant que Gary serrait la main de ses gardiens habituels. Il en prit même un par les épaules. « Tu as été formidable, tu sais », dit-il et à un autre il déclara en souriant : « Tu es une sorte de Noir salopard, mais je t’aime bien quand même. » Le gardien noir prit cela avec bonne humeur. C’étaient de jeunes gars durs et coriaces, et ils étaient au bord des larmes. Sur ces entrefaites arriva le groupe des officiels vêtus d’une veste pourpre, des types vraiment grands, Gilmore se tourna vers eux en disant : « Bon, allons-y. »

Il était calme. Il tendit les mains et Campbell partit devant pour monter dans la voiture qui attendait. Toutefois, quand Cline eut franchi les grilles, il se retourna et se rendit compte d’une petite bousculade. À propos des fers aux pieds.

Moody vit nettement la scène. « Écoutez, dit Gary aux gardiens. Je vais marcher. Vous n’avez vraiment pas besoin de me mettre ces trucs-là. » Les gardiens répondirent : « C’est le règlement de la prison. Nous suivons les ordres. » C’était une erreur. Gary n’était plus du tout excité. Il était même près de s’effondrer. Ce n’était pas le moment de le pousser.

Ça ressemblait à un viol collectif. On aurait dit que Gary se débattait une dernière fois pour montrer aux gardiens que plus jamais il n’aurait à supporter les fers. Moody avait envie de leur crier : « Vous ne pourriez pas tout simplement entrer et lui dire : « Allons, Gary, c’est l’heure » et voir s’il sort comme un homme ? Et recourir aux fers, seulement s’il refuse ? Crétins de gorilles. » Ils ne cessaient de tirer et Gary répétait sans arrêt : « Je ne suis pas encore prêt. » Il cherchait un dernier objet, n’importe quoi, à emporter. Ils le saisirent et lui firent franchir l’autre porte. D’autres gardiens demandèrent à Moody de sortir, il alla dehors et monta dans la voiture qui devait l’emmener à l’endroit convenu.