CHAPITRE 1

LA PEUR DE TOMBER

1

Le 1er novembre, le jour où Gary Gilmore déclara pour la première fois au tribunal qu’il ne souhaitait pas faire appel, le procureur général adjoint Earl Dorius était au travail dans le bureau du procureur général de l’Utah, au Capitole de l’État, à Salt Lake City. C’était un bâtiment monumental avec un dôme doré, un palais de marbre rectangulaire dont l’intérieur même était dallé de marbre et au milieu duquel on pouvait, en levant les yeux, voir les étages avec leurs balustrades blanches polies. Earl aimait travailler dans tout ce marbre. Il n’était pas du tout hostile à l’idée de travailler là jusqu’à la fin de sa vie et y assurer ses responsabilités.

Cet après-midi-là, Earl reçut un coup de téléphone du directeur de la prison d’État de l’Utah. Comme Dorius faisait fonction de conseiller juridique pour la prison, le directeur s’adressait fréquemment à lui, mais cette fois Sam Smith semblait nerveux. Son responsable des transports venait d’emmener un détenu, Gary Gilmore, à Provo pour une audience au tribunal, et Gilmore, semblait-il, avait dit au juge qu’il ne voulait pas faire appel. Le juge avait donc confirmé la date de l’exécution : elle aurait lieu dans deux semaines. Le directeur était soucieux. Cela ne leur laissait pas beaucoup de temps pour se préparer. Dorius pouvait-il vérifier ?

Earl appela Noall Wootton et ils eurent une longue conversation. Wootton dit que non seulement c’était vrai, mais qu’il ne comprenait pas l’attitude de Gilmore. Le règlement prévoyait l’exécution dans un délai qui n’était pas inférieur à trente jours et pas supérieur à soixante. Du fait que Gilmore n’avait pas interjeté appel, que se passerait-il si on ne l’exécutait pas le 7 décembre, soixante jours après le 7 octobre, dernier jour de son procès ? Gilmore pourrait demander une libération immédiate. La seule sentence qu’on lui avait infligée, après tout, c’était la mort. Ce n’était pas une peine de prison. Techniquement, on n’aurait pas de motif pour le retenir. Il pourrait sortir en invoquant l’Habeas Corpus.

Bien sûr, Gilmore n’allait pas filer aussi facilement, reconnurent les juristes, mais il est bien certain que cela pouvait se révéler embarrassant. L’État aurait l’air ridicule et incompétent de le garder en prison sous un prétexte ou sous un autre pendant que le Corps législatif et les tribunaux mettraient un peu d’ordre dans la loi.

Earl Dorius rappela Sam Smith et lui dit : « Vous feriez mieux de commencer à vous préparer pour une exécution. » Le directeur en resta baba.

Néanmoins, Sam Smith commença à poser quelques sérieuses questions. Combien le peloton d’exécution compterait-il de membres, voulut-il savoir ? Où pourrait-il les recruter : dans l’ensemble de la communauté ou dans les rangs de la police ?

Le directeur avait aussi compulsé les règlements appropriés mais ils laissaient bien des points dans le vague. Ils ne précisaient pas, par exemple, s’il était possible de procéder à l’exécution en dehors des murs de la prison. Ils étaient flous sur un tas de points. Il faudrait prendre beaucoup de décisions. Par exemple, Gilmore voulait faire don de quelques-uns de ses organes au Centre médical de l’Université. Earl pouvait-il consulter la loi à ce sujet ?

Dorius était excité. Il se rendit compte qu’il se trouvait devant une affaire très exceptionnelle et il se mit à parcourir les bureaux en disant aux gens : « Vous n’allez pas le croire, mais nous allons peut-être être obligés de procéder à une exécution. » Il descendit au bureau du procureur général, mais ce dernier était sorti, si bien qu’il dut annoncer la nouvelle aux secrétaires. Earl fut un peu déçu de leur réaction. On aurait dit qu’elles ne comprenaient pas l’importance de ce qu’il annonçait : la première exécution en Amérique depuis dix ans ! On ne pouvait tout de même pas crier ça aux gens.

 

1er novembre

Salut bébé,

Je viens d’écrire une lettre au directeur Smith demandant un peu plus d’heures de visite. Je lui ai dit que ça représentait beaucoup pour nous deux. Ça aiderait sans doute si tu voulais lui parler aussi. Je ne sais pas quel genre de type il est, et je ne savais pas comment l’aborder dans ma lettre. Je lui ai simplement dit que je comptais être exécuté comme prévu le 15 novembre et que la seule requête que j’avais à présenter, c’était qu’on m’autorise à te voir davantage… Je lui ai dit que toi et moi on s’entendait vraiment bien et qu'on ne se déprimait pas mutuellement pendant ces visites malgré les circonstances dans lesquelles je me trouve. Il m’a semblé que ça pourrait être bien de dire ça parce que tu sais comment ces gens-là raisonnent parfois…

Bébé, tu as dit dans une lettre, il y a deux jours, qu’aucune femme n’a jamais aimé un homme plus que tu ne m’aimes. Je le crois. Il me semble que ton amour est une bénédiction. Et, mon ange, aucun homme n’a jamais aimé une femme plus que je ne t’aime. Je t’aime avant tout ce que je suis. Et tu continues à faire de moi plus que je ne suis.

 

De bonne heure le matin du 2 novembre, jour des élections, Earl reçut un coup de téléphone d’Eric Mishara du National Enquirer. Il avait appelé le directeur de la prison qui l’avait adressé à son conseiller juridique. Mishara dit qu’il voulait interviewer Gilmore tout de suite.

Il se montra trop insistant au goût de Dorius. Dès l’instant où Earl essaya de le calmer, Mishara commença à expliquer ce qu’il allait faire à la prison si on essayait de lui en interdire l’accès.

Une ancienne affaire vint tout de suite à l’esprit de Dorius : Pell contre Procunier. C’était une décision de la Cour suprême des États-Unis qui disait que les membres de la presse écrite ou parlée n’avaient aucun droit particulier de voir les détenus. La prison, expliqua Dorius à Mishara, prendrait cette position : Gary Gilmore ne pouvait pas être interviewé.

Mishara dit aussitôt : « Je vous poursuivrai. » Il se mit à parler de grands avocats de New York. Dorius répondit : « Peu m’importe d’où viennent vos avocats. Dites-leur de consulter Pell contre Procunier. Je pense qu’ils seront d’accord avec moi. »

Après cela, Earl n’entendit plus parler de M. Mishara pendant quelque temps.

 

DESERET NEWS

Carter remporte les élections

Le juge ordonne l’exécution de l’assassin condamné

Prison de l’État d’Utah, 2 novembre… Si Gilmore obtient satisfaction, il sera le premier condamné à être exécuté dans l’Utah depuis seize ans.

2

Le 2 novembre, jour où il se rendait en voiture dans l’Utah, Dennis Boaz lut dans les journaux un article sur Gary Gilmore et peu après, il eut une étrange expérience avec la mort. Cela lui parut un bizarre synchronisme.

Il roulait sur la file de gauche et réfléchissait au cours qu’il allait donner au Westminster College à Salt Lake City. Dennis, à cette époque, avait le goût de l’allitération, aussi allait-il l’appeler : Société-Symbolisme-Synchronisme. Juste au moment où il se disait le dernier mot, un semi-remorque freina brutalement juste devant lui et il dut déporter sa voiture sur la gauche pour l’éviter. Au moment où il passait, il aperçut dans le rétroviseur ce spectacle incroyable : un torse d’homme pendant par le pare-brise, les bras tendus vers le sol.

Puis un autre spectacle !

Il entrevit, toujours dans son rétroviseur, un second camionneur qui se précipitait vers le premier camion. Dennis ne s’arrêta pas. Il y avait trop de voitures derrière lui. Mais juste avant que l’accident ne se produise, il pensa à la date : 2 novembre. Dans son esprit, il le voyait comme 2/11. Ce qui, bien sûr, faisait treize. Dans les grands arcanes du tarot, treize était la carte de la mort.

Le mot lui trottait donc dans l’esprit au moment même où il vit le corps du conducteur. Il pensa : « Bon sang, fichtre ! Je parie que le prochain panneau de signalisation donnera une autre indication. » Lorsque apparut la sortie sur le bas-côté, il put lire : Star Valley and Death. Ça faisait beaucoup de coïncidences, même pour quelqu’un ayant les nerfs solides.

Le soir du 2, il arriva assez tôt à Salt Lake pour voter et donner sa voix à Carter. Puis, le matin du 3, il s’éveilla en pensant à Gilmore. « Bon Dieu, me voici en plein dans quelque chose de vraiment important », songea Dennis. Il voyait les possibilités se dérouler devant lui. « C’est une occasion formidable pour un écrivain, pensa-t-il, et je devrais envoyer une lettre à Gilmore ! »

Ce que fit Boaz. Quelques années auparavant, alors qu’il était un jeune procureur, Dennis était en fait contre la peine capitale, mais il en était venu aujourd’hui à penser que même dans une société idéale, on pourrait encore avoir à appliquer la peine de mort. La peine capitale, bien appliquée, pouvait faire prendre conscience sérieusement aux individus du fait qu’ils étaient responsables de leurs actions, et c’était là l’important. Boaz ne mit pas tout cela dans sa lettre, mais il dit quand même qu’il soutenait Gilmore dans son droit de mourir.

3

Les jours où la clinique psychiatrique de Timber Oaks voulait bien laisser April sortir, Kathryne l’emmenait passer deux heures dans l’appartement de Nicole. Parfois, April disait : « Nicole, est-ce qu’ils vont vraiment fusiller Gary ? Pourquoi est-ce que Gary n’a pas envie de vivre, Nicole ? » Nicole répondait avec le plus grand calme. « Oh ! je ne sais pas », disait-elle. Calme comme tout. Comme si ça ne la tracassait même pas. Ça mettait Kathryne dans un tel état qu’elle en criait toute seule la nuit. Elle ne pouvait pas supporter d’en entendre parler à la télé. Comme ça, en plein milieu des spots publicitaires. C’était dingue.

Parfois Nicole venait chez Kathryne avec les gosses et y passait la nuit. Elle ne parlait jamais. Pas même à sa tante Cathy. Elle mettait Sunny et Jeremy au lit et puis écrivait des poèmes. C’était tout. Elle écrivait des lettres et des poèmes. Elle ne se montrait jamais violente avec les gosses, simplement elle ne s’en occupait pas beaucoup.

La première semaine de novembre, Kip mourut. Il se tua en faisant une chute en montagne. En escalade. Kathryne s’apprêtait à partir travailler, le 4 novembre, lorsqu’elle entendit un nom à la radio, Alfred Eberhardt, et elle se dit : « Oh ! mon Dieu, ça doit être Kip. » Toute la journée, elle se demanda comment Nicole allait prendre ça. Elle alla droit à Springville en sortant de son travail. Nicole était là, avec sa petite lampe pas allumée, en train d’écrire et d’écrire. Kathryne entra et dit : « Qu’est-ce que tu fais dans cette pénombre ? » Nicole dit : « Oh ! je n’avais pas remarqué. » Elle alluma la lampe, se fit du café, rit et plaisanta. Kathryne ne savait pas comment lui demander si Alfred Eberhardt était bien Kip. Elle dut quand même finir par poser la question. Nicole se contenta de répondre : « Mais oui, mais oui. » Kathryne dit : « C’est bien ce que je craignais. » Nicole reprit : « Mais oui. » Kathryne ne trouvait pas que Nicole manifestait les sentiments qu’elle aurait dû éprouver.

Un peu plus tard, cependant, Nicole leva le nez et dit qu’elle voudrait téléphoner aux parents de Kip. Kathryne était tout à fait d’accord et Nicole demanda : « Je ne sais pas. Qu’est-ce que je vais leur dire ? »

« On voit que ça lui fait mal, se dit Kathryne. Ça lui fait quand même de l’effet. »

Nicole se rappelait ce jour, voilà des années, où elle avait plaqué Barrett et était partie avec tout ce qu’elle possédait dans un sac jeté sur son dos, avec Sunny, alors un bébé, sur les bras. Quand Kip l’avait prise en stop, leur aventure avait commencé le même soir. Il s’était montré tout de suite un véritable étalon. Une vraie première nuit.

Le lendemain, ils roulaient dans les Rocheuses du Colorado, Kip arrêta la voiture et emmena Nicole et Sunny sur un petit sentier de montagne. Ils aperçurent un type qui essayait de grimper une falaise. Il y avait un petit rebord, à environ un mètre du sol, sur lequel ce type ne cessait d’essayer de monter, mais ensuite il s’affolait probablement à l’idée d’aller plus haut et redescendait.

Deux heures plus tard, lorsqu’ils reprirent le sentier en sens inverse, le type était toujours là. « Il est dingue », dit Kip en riant, mais néanmoins avec un air préoccupé. Plus haut sur la falaise, il y avait d’autres types avec des cordes, à peu près la hauteur d’un huitième ou d’un dixième étage, comme accrochés à la paroi. Kip ne parvenait pas à en détourner les yeux. Nicole le voyait se déprimer. Pensait-il qu’il se trouvait là avec une nouvelle pépée, une pépée super, et que ces connards voulaient lui faire de l’esbroufe ? À vrai dire, Nicole n’aurait vu aucun inconvénient à rencontrer l’un d’eux. Ils avaient l’air super audacieux.

La radio disait que Kip était un grimpeur novice. Nicole se prit à se demander s’il avait tenté cette escalade avec des cordes ou bien s’il avait agi en pauvre dingue coincé au pied de la corniche et incapable de grimper.

 

3 novembre

Écoute – et ne va pas jouer les rebelles, les entêtées ni les indépendantes comme c’est souvent ta réaction immédiate quand on te dit de faire ou de ne pas faire une chose. Bon. Ce que je te dis, c’est ceci : tu ne vas pas partir avant moi.

Tu en parles dans ta lettre et je te prends toujours au sérieux. Je n’aime dire à personne, et surtout pas à toi, de faire ou de ne pas faire quelque chose. Sans leur donner une raison. Les raisons sont celles-ci : je désire partir le premier. Je le désire. Deuxièmement, je crois que j’en sais peut-être un peu plus que toi sur le passage de la vie à la mort. Je crois que je le sais. Je m’attends à me trouver instantanément devant ta présence physique, où que tu sois à l’époque. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour calmer et apaiser ton chagrin, ta souffrance et ta crainte. Je déploierai autour de toi mon âme même et tout le formidable amour que j’éprouve. Tu ne dois pas partir avant moi, Nicole Kathryne Gilmore. Ne me désobéis pas.

Une lettre partit aussi pour Vern. Gary y constatait que ni Vern ni Ida n’étaient venus le voir après sa condamnation à mort, « il va donc de soi que vous avez honte de moi. » Puis Gary ajoutait : « Vous n’avez même pas encadré le portrait que je vous ai donné. Je veux que vous preniez ce tableau et que vous le donniez à Nicole. Je ne veux plus rien avoir à faire avec vous. »

Quand Ida eut retrouvé ses esprits, elle écrivit : « J’adore les dessins que tu m’as donnés. C’est la seule chose que j’aie de toi. Pour ce qui est d’y renoncer et de les donner à Nicole, il ne faut pas y compter, je ne le ferai pas. Ils sont à moi. »

Vern ajouta un post-scriptum à la lettre d’Ida : « Je ne sais pas ce qui te prend. Nous avons essayé de te voir à la prison et la seule personne que tu voulais voir c’était Nicole, alors nous avons renoncé. C’est la vérité. Je suis tout à fait de l’avis d’Ida. Nous ne donnerons pas les dessins. »

Nicole, j’espère que ça n’a pas provoqué une discussion ou une scène pénible. J’ai reçu aujourd’hui une lettre de Vern et d’Ida : Ida t’aurait retrouvée si tu avais « fait des histoires ». (Ce sont ses paroles à elle, pas les miennes.)

Mon Dieu, bébé, je suis navré. Je suis navré d’avoir des parents comme ça. J’espère que tu n’as pas eu d’ennuis avec Vern ni avec Ida. Qu’ils aillent se faire foutre. N’y pense plus, qu’ils gardent les dessins. Ils savent que ça ne me plaît pas mais je ne vais pas te faire avoir une discussion avec eux. Ça me gêne.

Gary écrivit aussi à Brenda de donner à Nicole sa peinture à l’huile, et elle demanda à Vern ce qu’elle devait faire. Vern lui dit de suivre sa conscience. Elle envoya une lettre à Gary : « Je n’en ai pas envie, mais si tu insistes, je le ferai. Si ça ne compte pas plus que ça pour toi, ça ne compte sûrement pas plus pour moi. J’en ai ras le bol. Je n’en veux plus. Si tu as envie d’être aussi désagréable, égoïste et enfantin, je vais prendre le tableau et aller le fourrer sur la tête de Nicole. Comme ça elle pourra vraiment l’avoir et en profiter. »

Le 3 novembre, Esplin reçut une lettre de Gary. Elle disait : « Mike, taillez-vous. Cessez de déconner avec ma vie. Vous êtes congédié. »

4

PROVO HERALD

4 novembre. – Bien qu’ils aient été congédiés, les deux avocats de la défense ont, dans la journée de mercredi, interjeté appel – en leurs noms propres – auprès du juge J. Robert Bullock du 4e District. Ils ont déclaré que c’était « dans le propre intérêt » de l’accusé.

Cet article valut à Earl Dorius de nombreux coups de téléphone. La presse ne cessait de demander quelle attitude le bureau du procureur général comptait prendre envers Gilmore. Dorius répondit que Snyder et Esplin pouvaient tenter d’interjeter appel sans le consentement de leur client, mais que, selon lui, leur requête manquerait de justification.

Earl avait l’impression que « la justification » n’allait pas tarder à devenir un terme légal important dans son bureau. Même si Snyder et Esplin se retiraient, il estimait que d’autres groupes – que Gilmore le voulût ou non – ne tarderaient pas à essayer d’interjeter appel. Alors, la justification – le droit de porter une affaire devant la Cour – allait jouer un rôle très important.

 

4 novembre

Salut Bébé.

Aujourd’hui, alors que j’allais parler à Fargan de visites supplémentaires, ce mec un peu habillé comme une fille m’a interpellé au passage d’une des autres sections… Ce gars-là est en haute surveillance pour avoir foutu une rossée à un lieutenant de la garde. Je crois que c’est un homme, à bien des égards, un prisonnier solide d’après tout ce que j’entends dire de lui, mais aussi une tante, une pédale, enfin comme tu voudras l’appeler. Ce soir, à la bouffe, il m’a fait passer ce petit mot que je t’envoie pour que tu le lises – et pour que ça te fasse rigoler aussi.

 

Salut Gil,

J’ai lu ton histoire dans le journal, et je dois dire que tu es une exception à toutes les règles. Les gens ne savent que penser de toi. Qu’est-ce que tu veux, ils ne nous connaissent pas, nous autres Texans, pas vrai, car on peut supporter n’importe quoi dans ce foutu monde, hein ?

Ce matin, j’ai fait la remarque que j’avais envie de te parler, pour voir un peu comment tu fonctionnais !

Mon chou, ne fais pas attention à toutes les saloperies qu’on raconte sur moi, car tu sais ce que c’est qu’une salope qui a le vertige.

Qu’est-ce que tu fais tout le temps, à part réfléchir ? Je pense que je ne devrais pas te poser un tas de questions connes, mais tu sais ce que c'est qu'une putain, elle réclame toujours quelque chose !

 

Gary ajouta en dessous :

Eh ! bébé Nicole – ne va pas te mettre à être jalouse maintenant ! Jimmy Carter est notre nouveau président. C’est quelque chose ! Je ne pensais pas que Ford pouvait perdre – je crois que c’est seulement la seconde fois dans toute l’histoire qu’un président en exercice a été battu.

 

DESERET NEWS

5 novembre. – Les représentants en Utah de American Civil Liberties Union (A.C.L.U .) et le N.A.A.C.P. (National Association for the Advance of Coloured People) ont déclaré qu’ils allaient essayer de faire intervenir leurs avocats dans la procédure d’appel.

Le porte-parole de l’A.C.L.U ., Shirley Pedler, a déclaré : « Notre position est que l’État n’a pas le droit de l’exécuter sans tenir compte de ses choix ni de ses décisions. »

J’ai rencontré aujourd’hui un Indien que je connais depuis des années. C’est le chef Bolton. Il était gardien dans la taule de l’Oregon quand je l’ai connu, voilà plusieurs années. C’est un grand et solide gaillard. Dans les cent trente kilos, un type au poil, même s’il est gardien, et… il a dit qu’il pouvait facilement comprendre mes sentiments – je crois que les Indiens comprennent mieux la mort que les Blancs.

 

5 novembre

J’ai reçu une lettre d’un nommé Dennis Boaz, de Salt Lake. C’est un ancien avocat de Californie. Il a l’air de parfaitement comprendre ma situation et estime que j’ai le droit de prendre l’ultime décision sans l’intervention d’aucune autorité juridique. Ce Boaz est aujourd’hui journaliste indépendant et il veut faire un article pour un grand magazine. Il a dit qu’il partagerait l’argent qu’il toucherait pour son reportage avec la personne que je choisirai.

Mais je refuse d’emblée… Je ne veux absolument pas faire d’argent avec cette affaire, en aucune façon…

C’est une chose personnelle, c’est ma vie, Nicole. Je ne peux pas empêcher qu’on fasse une certaine publicité là-dessus mais je ne la recherche pas. Le directeur de la prison, Smith, m’a demandé aujourd’hui ce qui pourrait me faire plaisir comme dernier repas. J’ai toujours cru que ça ne se faisait qu’au cinéma. Je lui ai dit que je n’en savais rien mais que j’aimerais deux boîtes de bière. Il m’a répondu qu’il ne savait pas si c’était possible… mais que peut-être…

Earl attrapa une sorte de grippe et dut rester chez lui. C’est ce même jour, le 5 novembre, que Gilmore téléphona à son bureau ! Le soir, Earl regarda des bulletins d’information où Bill Barrett, son adjoint – aucun rapport avec Jim ni Nicole Barrett, comme Earl fut obligé de le préciser – était interviewé à la suite du coup de fil de Gilmore. Earl était navré de ne pas s’être trouvé au bureau pour répondre lui-même. Barrett pouvait bien être son meilleur ami au travail, ils avaient fait une bonne équipe l’année précédente – ils plaisantaient toujours parce que Barrett était grand et mince alors que Earl était petit et costaud – cela ne voulait pas dire qu’ils avaient un point de vue identique sur le même problème. C’était vraiment agaçant d’être conseiller juridique, de faire tout le boulot et puis de manquer une occasion comme un coup de téléphone de Gilmore.

Barrett ne parla à Gary que quatre ou cinq minutes, mais comme il le raconta plus tard à Earl, ce fut un des épisodes de sa vie dont il se demandait s’il s’en remettrait un jour.

Ce fut le directeur adjoint Hatch qui appela. Un peu plus tard, la haute surveillance était en ligne. Le lieutenant Fagan lui présenta le détenu. Barrett entendit alors un homme à la voix douce et qui semblait très raisonnable. Il ne tempêtait pas, ne vociférait pas, ne criait pas, ne hurlait pas. En fait, il disait toujours : « Monsieur Barrett. »

Il demanda tout d’abord s’il pouvait prendre un nouvel avocat.

« Monsieur Gilmore, répondit Barrett, je crois comprendre votre situation, mais mon service ne peut rien faire. C’est à la Cour de procéder à une nouvelle désignation.

— Vous savez, monsieur Barrett, dit Gilmore, ce n’est pas une décision prise sur un coup de tête. J’y ai beaucoup réfléchi et j’estime que je devrais payer pour ce que j’ai fait.

— La difficulté, monsieur Gilmore, reprit Barrett, c’est qu’il ne sera peut-être pas facile de convaincre un avocat qu’il doit vous aider à être exécuté. Toutefois, s’il y a de nouveaux développements dont j’estime que vous deviez être informé, je vous tiendrai au courant. Je comprends votre attitude. »

En réalité, Barrett se sentait impuissant. Tout cela était si incongru. Son travail était de veiller à ce que l’homme soit exécuté, ils auraient dû être du même avis, et pourtant ce n’était pas le cas.

Un journaliste qui traînait dans le bureau recueillit l’histoire. Lorsqu’elle fut publiée, Barrett reçut des coups de fil de tous les coins du pays. Greg Dobbs, correspondant du réseau de télévision A.B.C., téléphona de Chicago en disant : « Je vais venir dans votre coin ce week-end, est-ce que je peux vous interviewer ? Est-ce que je peux venir chez vous ? » La conversation était à peine terminée qu’ils prenaient date. Des stations de radio de Floride et de Louisiane l’interviewèrent par téléphone. En Utah !

Jamais Earl n’avait eu autant de travail. Au département criminel du bureau du procureur général, il n’y avait que deux procureurs à plein temps, Barrett et lui, plus quelques juristes et secrétaires. Ça ne faisait pas beaucoup de personnel pour absorber tout ce qui arrivait. Ainsi, dès le jour suivant, Dorius tomba sur deux avocats bien connus de Salt Lake, Gil Athay et Robert Van Sciver, qui tenaient une conférence de presse dans le hall de la Cour suprême de l’Utah, un étage au-dessus du bureau du procureur général. Earl les entendit devant les caméras qu’ils avaient l’intention de demander un sursis à l’exécution de Gilmore au nom de tous les autres détenus du quartier des condamnés à mort de la prison d’État de l’Utah. Le client d’Athay était un des « tueurs de haute fidélité ». Les tueurs de haute fidélité avaient été condamnés pour avoir tué plusieurs personnes dans un magasin de disques. Ils avaient commencé par leur verser du décapant dans la gorge, et les avaient achevés en leur enfonçant des stylos à bille dans les oreilles. C’étaient les meurtres les plus abominables commis en Utah depuis des années, exactement le genre de crimes à faire de nouveau adopter à toute allure la peine capitale. Gilmore, en réclamant son exécution, n’allait pas attendrir l’opinion publique vis-à-vis des tueurs de haute fidélité.

Oui, ça chauffait vite. Trop vite. Dorius comptait se rendre à Phœnix pour une conférence des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire à laquelle Barrett et lui devaient assister, mais le moment était mal choisi pour quitter le bureau. Earl se faisait interviewer quasiment sans interruption par tous les médias. À son bureau, chez lui, dans la rue… partout.