CHAPITRE 40

LES RESTES

1

Pendant le trajet du retour, Stanger demanda : « Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

— Je ne sais pas, répondit Moody. Je ne peux aller au bureau. » Stanger se mit à rire. « Tu as besoin d’un jugement par contumace pour occuper ton après-midi ?

— Oh ! non, fit Moody avec force, je ne pourrais pas le supporter. »

Ils avaient besoin de parler à quelqu’un qui avait participé à tout cela. Ils avaient beau partir dans deux jours pour une semaine de vacances avec leurs épouses, ce qui aurait dû les obliger à courir de suite à leur bureau pour laisser un semblant d’ordre dans leurs affaires, ils se sentirent incapables d’y retourner dans l’immédiat : Ils décidèrent donc d’aller chez Larry, mais lorsqu’ils arrivèrent au Travel Lodge d’Orem, Schiller n’était pas encore rentré. Alors ils bavardèrent avec Barry Farrell. C’était important pour eux de continuer à parler.

Pendant le trajet, ils avaient eu des visions fugitives. Stanger avait vu la main de Gary se lever et retomber, et le sang sur son pantalon. Stanger n’arrivait pas à chasser ces images de son esprit. Il aurait voulu pouvoir les extirper, plonger la main dans son esprit, s’emparer de ces pensées et les rejeter.

Ils étaient donc satisfaits de parler à Barry Farrell. Même s’ils ne s’étaient jamais bien entendus auparavant, Ron comprenait maintenant que malgré ses airs professionnels, Barry avait une violente réaction. Alors cela lui fit du bien de parler à Farrell. Il en fut de même pour Moody.

Et Farrell qui avait passé plus d’une soirée à déblatérer contre eux, Moody et Stanger, qui avait un sens de l’humanité si peu développé qu’il était capable de pousser une question jusqu’à l’absurde, qui les avait accusés de ne même pas avoir la curiosité d’un avocat, éprouvait maintenant le besoin de calmer son ressentiment car il les sentait terriblement bouleversés par la mort de Gary. Ils comprenaient vraiment qu’un homme avait été tué, constata Farrell.

De plus, il avait hâte de connaître tous les détails et il voulait leur faire comprendre combien il admirait Gilmore d’avoir approché sa mort avec une telle dignité que c’en était à peine concevable. Barry était intimement persuadé que Gilmore n’aurait pas pu faire mieux. Ça l’aidait à le soulager des doutes qu’il avait maintenant sur le rôle qu’il avait joué au cours de ces derniers jours : tout ce travail affreux et minutieux de traduire les plus brillantes pensées de son âme et de sa conscience par une question pourrie de plus, par un coup de sonde de plus dans la vie privée d’un homme qui se protégeait autant des révélations qu’il pouvait faire sur son propre compte qu’une palourde de la découverte d’une caresse.

Quand Schiller arriva, ils se mirent à évoquer en désordre des souvenirs, à se poser des questions jusqu’au moment où ils n’en trouvèrent plus, et alors Moody et Stanger rentrèrent chez eux. Ron songeait que le seul événement qui avait eu à peu près sur lui-même ce genre de réaction prolongée, avait été l’assassinat du président Kennedy. Arrivé chez lui, il se sentit épuisé et alla aussitôt se coucher, mais ne parvint pas à dormir. Quand il fermait les yeux, il revoyait toutes les scènes de l’exécution et il avait la peau endolorie.

2

Lorsqu’ils furent seuls, Farrell dit à Schiller : « Tu as pris un petit déjeuner ?

— Non, dit Schiller.

— Ça t’intéresse ? demanda Farrell.

— Je ne suis que diarrhée », répondit Schiller en se disant qu’il allait peut-être dormir.

Là-dessus, Barry leva les yeux et dit : « Oh ! oui, au fait, ta mère a appelé. » Schiller ne lui avait pas parlé depuis deux semaines. Il décrocha l’appareil, apprit qu’elle avait vu la conférence de presse à la télévision après l’exécution et qu’elle voulait être sûre qu’il allait bien. Elle avait trouvé qu’il avait mauvaise mine. L’air épuisé, précisa-t-elle.

Schiller lui assura qu’il comptait encore au nombre des vivants. La conversation terminée, il monta et s’endormit, mais il fut éveillé quelques heures plus tard par une fille du New York Times à qui il avait promis d’accorder une interview mais il refusa. Time appelait. Newsweek appelait. Le téléphone sonnait. On voulait savoir s’il avait des photos de l’exécution. On voulait venir l’interviewer. Schiller dut se lancer dans une longue tirade pour expliquer qu’il ne voulait pas se laisser houspiller comme ça. « Vos rédacteurs en chef demandent des photos, déclara-t-il à Newsweek et à Time, alors si vous voulez quelque chose, il va falloir discuter. Vous n’allez pas me traiter d’homme qui fait argent de tout. Je tiens à m’assurer que vous allez me traiter en journaliste. » Il se mit vraiment à exposer ses conditions. « Il y a deux semaines, vous m’avez traité d’homme d’affaires, de promoteur.

Maintenant, vous voulez des photos. Vous voulez que je vous donne d’autres détails sur l’exécution. Eh bien, j’en ai assez, dit-il. Il va falloir préciser quelques règles du jeu. Si vous voulez raconter que j’ai extorqué des interviews à la veuve de Lenny Bruce, alors je veux aussi que vous parliez de Minamata, qui est un livre dont je suis fier. Si vous voulez une photo de Marilyn Monroe, alors il faudra aussi passer une photo de l’histoire que j’ai publiée sur l’empoisonnement au mercure. » Il dit encore : « Si vous voulez déformer l’histoire d’un côté, il faudra la rattraper de l’autre. » Et il cognait dans un sens, et il cognait dans l’autre et il sentait son sang couler de nouveau dans ses veines. Toute cette merde…

3

DESERET NEWS

La majorité silencieuse n’est plus silencieuse par Ray Boren

de la rédaction du Deseret News

17 janvier. – D’après un sondage de l’institut Louis Harris effectué la semaine dernière, les Américains étaient favorables dans une proportion de 71 % contre 29 à la mort de Gilmore devant un peloton d’exécution.

 

DESERET NEWS

Vives émotions avant le lever du soleil

par Tamera Smith

de la rédaction du Deseret News

Prison d’État de l’Utah, 17 janvier. – L’impatience, la résignation, la colère, la déception et la confusion ont été les émotions qui se sont succédé aux premières heures du petit matin aujourd’hui dans le bloc de la prison occupé par Gary Mark Gilmore.

À 16 h 07, on a apporté à Gilmore son dernier repas dans sa cellule. Un steak, des pommes de terre, du pain, du beurre, des petits pois, une tarte aux cerises, du café au lait. Il ne prit que du café au lait.

Entre 20 heures et 21 heures, il demanda à des gardiens d’appeler la station de radio K.S.O.P. pour demander deux de ses chansons favorites : « Valley of Tears » et « Walking in the Footsteps of your Mind ». Deux opératrices passèrent la nuit à recevoir des appels des quatre coins du monde.

De Munich, en Allemagne, une femme appela à dix-sept reprises. « Mon mari est mort dans un camp de concentration, dit-elle. Il se passe la même chose là-bas. L’Amérique ne vaut pas mieux », déclara-t-elle à chaque appel.

Une autre femme pleurait en disant que, trois semaines auparavant, elle avait rêvé que Gary ne mourrait pas.

4

Schiller avait envoyé Jerry Scott à Salt Lake pour s’assurer qu’aucun dingue ne tenterait quoi que ce soit pendant l’autopsie du corps de Gary Gilmore.

Pendant le trajet d’Orem à l’hôpital, Jerry Scott se demandait pourquoi c’était tombé sur lui d’emmener Gary de la prison municipale à la prison d’État de l’Utah, juste après son procès, et pourquoi il allait sans doute être le dernier à voir sa dépouille. C’était là une coïncidence suffisante pour occuper son esprit.

La salle d’autopsie, au cinquième étage de l’hôpital de l’université d’Utah, était assez grande et comportait deux tables de dissection. En raison de son travail dans la police, Jerry Scott la connaissait bien. C’était là qu’on procédait à toutes les autopsies pour l’État. Ce matin-là, on venait d’apporter le corps d’une femme qui s’était noyée dans une rivière au nord de Salt Lake, et on l’avait installée auprès de Gary, les deux tables se trouvant environ à trois mètres l’une de l’autre.

Au début il aurait été difficile de dire qui étaient les médecins officiels, car il y avait trois hommes et trois femmes autour des tables. Deux d’entre eux étaient occupés à récupérer les yeux de Gilmore, et une autre équipe prélevait les organes destinés aux greffes. Ils avaient tous un air très pressé et, devaient manifestement opérer assez vite. D’autant plus qu’un autre médecin, qui observait la scène, ne cessait de les presser : « Vous ne pouvez pas vous dépêcher ? J’ai beaucoup à faire. » Encore un peu plus tard : « Vous n’avez pas encore fini ? » Enfin, le dernier des spécialistes acheva son travail et dit : « Voilà, il est à vous. » L’équipe habituelle d’autopsie se mit au travail.

Jerry Scott se trouvait à environ un mètre de la table. Il était curieux de voir ce qui se passait et le médecin légiste lui dit qu’il pourrait servir de témoin à l’autopsie. Il prit donc son nom, ainsi que celui de Cordell Jones, un shérif adjoint que Jerry Scott fut content de trouver là, car Jerry s’attendait à avoir des problèmes un peu plus tard avec les badauds stationnés dehors, lorsque le corps de Gary serait transporté de l’hôpital jusqu’au crématorium. Il pensait même être obligé de demander à Cordell Jones de l’aider à canaliser la foule. Au moment de la sortie Jerry avait compté au moins vingt personnes attendant à la porte de l’hôpital. Deux ou trois seulement étaient d’authentiques journalistes alors que les autres ne devaient être que des détraqués et des amateurs de sensations. Jerry s’attendait donc à avoir quelques problèmes et peut-être même se trouver en face de quelques agitateurs.

Le docteur qui avait prélevé les organes à greffer avait laissé le corps de Gary ouvert depuis la toison pubienne jusqu’au sternum. L’équipe d’autopsie entreprit d’abord de le laver puis le médecin légiste prit un scalpel et prolongea l’incision du sternum jusqu’au cou et poursuivit l’entaille jusqu’à l’épaule, de chaque côté. Puis il se mit à tirer.

Il dépouilla Gilmore jusqu’aux épaules, comme s’il lui retirait la moitié d’une chemise et, avec une scie, le découpa du sternum jusqu’à la gorge. Poursuivant son travail le légiste jeta l’os qu’il venait de scier dans un grand évier où coulait de l’eau courante et entreprit alors d’extraire ce qui restait du cœur de Gilmore. Jerry Scott n’en crut pas ses yeux. L’organe était pulvérisé. Il n’en restait même pas la moitié. Jerry était si troublé qu’il demanda au docteur : « Pardonnez-moi, dit-il, c’est bien le cœur ? » « Eh oui », répondit le docteur.

« Alors, il n’a rien senti, n’est-ce pas ? » demanda Jerry Scott. « Non », répondit le médecin. Auparavant, Jerry avait regardé les points d’impact des balles qui ne formaient que quatre petits trous bien nets qu’on aurait pu couvrir avec un verre retourné, tous à environ un centimètre l’un de l’autre. Les médecins avaient pris le soin de prendre pas mal de photos. Ils numérotèrent chaque trou avec un marqueur et retournèrent Gary pour photographier les points de sortie de chaque balle dans le dos. En regardant ces marques, Jerry se rendit compte que les types du peloton d’exécution n’avaient pas eu la main qui tremblait le moins du monde. C’était un beau tir groupé.

Bien sûr, Jerry pensait souvent au risque de recevoir une balle lui-même. En service, ça pouvait arriver n’importe quand et parfois il se demandait quel effet ça lui ferait. Maintenant, en regardant encore le cœur, il répéta : « Il n’a rien senti, n’est-ce pas ? » « Non, rien », lui affirma le médecin. « Mais est-ce qu’il a encore bougé après avoir reçu les balles ? » « Oui, environ deux minutes. » « C’étaient juste les nerfs ? » interrogea encore Jerry. Le docteur acquiesça et ajouta : « Il était mort mais nous devions attendre officiellement qu’il ne remue plus. Environ deux minutes plus tard. »

Après, cela devint vraiment macabre, reconnut Jerry. Ils se mirent à extraire différentes parties du corps de Gilmore. On lui retira les poumons, l’estomac, les entrailles, enfin tout, puis on préleva des petits morceaux de chaque organe. Un type qui travaillait sur la tête de Gary Gilmore se retrouva avec la langue de Gary à la main. « Pourquoi prendre ça ? » demanda Jerry Scott. Il ne se posait pas la question de savoir s’il ennuyait les médecins ou pas. Puisqu’il était témoin, autant savoir ce que tout cela signifiait. « Nous allons en prendre un échantillon », répondit le médecin qui disséquait. Sur quoi, il posa la langue de Gary sur la table de marbre, la coupa en deux et en découpa un morceau qu’il mit dans une bouteille de solution.

Jerry Scott avait vu des tas de corps et s’était rendu sur les lieux d’innombrables accidents d’avions. Il savait à quoi pouvait ressembler quelqu’un de démembré, mais d’être planté là à les regarder découper quelqu’un, ça commençait à lui faire de l’effet. Ces types connaissaient vraiment leur boulot et n’arrêtaient pas de discuter, mais ils n’auraient pas été moins excités s’ils s’étaient trouvés dans une boucherie à tailler un quartier de bœuf. De temps en temps, ils s’adressaient aux autres toubibs qui travaillaient sur la femme qui s’était noyée. Elle était si grasse que lorsqu’on l’ouvrit, son ventre pendit sur les cuisses. Les autres continuèrent à travailler comme si de rien n’était.

Le type qui était installé en haut de la table que surveillait Jerry fit une incision partant de derrière l’oreille gauche de Gary à travers tout le haut du crâne pour redescendre jusqu’à l’autre oreille. Après quoi il empoigna la peau des deux côtés de la coupure et tira. Il tira tout simplement le visage sous le menton jusqu’au moment où la peau se retourna comme un masque de caoutchouc. Il prit alors une scie et fit une incision tout autour du crâne. Il s’empara alors d’un instrument qui ressemblait à une spatule et écarta l’os, faisant sauter la calotte crânienne. Ensuite, il plongea la main à l’intérieur de la cavité, en retira le cerveau et le pesa. Une livre et demie, crut voir Jerry Scott. Puis ils enlevèrent la glande pituitaire, la mirent de côté, et découpèrent le cerveau comme si c’était du pâté. « Pourquoi faites-vous cela ? » demanda Jerry Scott. « Eh bien, dit un des médecins, on regarde s’il n’y a pas de tumeur. » Ils commencèrent à lui expliquer ce qu’étaient les différentes zones du cerveau et pourquoi ils examinaient l’organe. Il fallait savoir si Gary Gilmore n’avait pas de problème dans le système moteur, mais tout avait l’air en parfait état. Ensuite, on prit des photos de ses tatouages. Il avait « maman » écrit sur l’épaule gauche et « Nicole » sur l’avant-bras gauche. On lui prit ses empreintes, et puis enfin ils replacèrent tous les organes dont ils n’avaient plus besoin dans les cavités du corps et de la tête. Ils remirent en place la peau du visage en la tendant bien sur les os et les muscles, comme on remettrait un masque, réajustèrent la calotte crânienne découpée à la scie, puis il fût recousu. Quand ils eurent terminé, le cadavre ressemblait de nouveau à Gary Gilmore.

Jerry Scott remarqua que Gilmore n’avait que deux dents au fond, en bas, et aucune en haut. On lui remit ses fausses dents et en le regardant maintenant, ainsi reconstitué, Jerry Scott fut très étonné de constater qu’en fait il avait une assez bonne couche de graisse pour un type aussi maigre. Malgré cela, il donnait l’impression d’avoir été assez bien bâti. Presque la carrure d’un athlète s’il n’y avait eu cette graisse sur le ventre.

Jerry regarda sa montre. Il était 1 heure et demie de l’après-midi. Il avait passé là quatre heures. Le type des pompes funèbres Walker arriva et on posa Gilmore sur un lit roulant. On l’emballa dans un drap et fut recouvert par une belle couverture. Ensuite, on le poussa jusqu’à la rue et on le chargea dans un corbillard qui l’emmena au crématorium de Salt Lake. C’était peut-être dû à la longueur de l’attente, mais il n’y avait aucun rassemblement devant l’hôpital et bien qu’il y eût déjà deux autres policiers à les attendre au crématorium, quand ils y arrivèrent, il n’y avait personne non plus.

Comme le cercueil devait être brûlé en même temps que le corps, on n’avait utilisé qu’un modèle de dernière classe. Il était en contreplaqué, bien que recouvert de velours rouge, muni de poignées d’argent sur le côté et de beau satin blanc à l’intérieur, de même que l’oreiller. C’était mieux qu’une simple boîte en bois, mais ça n’atteignait pas le luxe des modèles en bronze.

Parmi les consignes que Jerry Scott avait reçues pour ce jour-là, il devait s’assurer que c’était bien Gary M. Gilmore qu’on brûlait. Aussi, juste avant qu’on introduise le cercueil dans le four, il souleva le drap pour vérifier que c’était bien le visage de Gary. Puis on releva la grande porte du four qu’on avait rabattue précédemment comme protection contre la flamme de plus d’un mètre qui jaillissait durant le préchauffage, et on introduisit la caisse et le corps. Quand le cercueil fut dans le four et qu’il eut brûlé quelques minutes, on ouvrit une nouvelle fois la porte pour que Jerry constate. Le préposé prit alors un long pique-feu et fit tomber la tête du cadavre hors du cercueil. Par la suite, ils regardèrent à travers un trou d’une trentaine de centimètres sur trente et Jerry Scott aperçut la tête de Gary. Déjà les cheveux étaient en train de brûler et la « peau tombait sur le côté.

Scott vit le visage de Gary disparaître, la chair noircir et s’en aller en fumée. Puis les muscles se mirent à brûler et les bras de Gilmore qui étaient repliés sur sa poitrine se desserrèrent et se soulevèrent jusqu’au moment où les doigts des deux mains se trouvèrent braqués vers le ciel. Ce fut la dernière image que Jerry Scott eut de lui. Il la conserva tout le temps dans sa tête pendant que le corps se consumait et ça prit du temps, car il était arrivé au crématorium à 2 heures et demie et cela dura jusqu’à 5 heures. Il ne restait alors plus rien d’autre qu’un peu de cendre et d’os calcinés.

5

Deux serveuses, des amies de Toni Gurney, qui travaillaient à l’Etrier, y arrivèrent avant de prendre leur service du soir et s’installèrent au bar. C’était une grande salle sombre avec une piste de danse et, bien sûr, comme on était en Utah, il fallait payer une cotisation de membre du club pour pouvoir prendre un verre, mais ça n’était pas trop difficile. Le soir, l’Etrier était animé et c’était un des rares endroits agréables entre Provo et Salt Lake où on pouvait boire et danser. Mais en ce moment, dans l’après-midi, c’était tranquille et on ne distinguait que deux ou trois personnes dans la pénombre.

Une des amies de Toni, une nommée Willa Brant, demanda à Alice Anders, la patronne, qui étaient les trois types assis au bar car ce n’étaient pas des habitués. Alice répondit qu’ils faisaient partie du peloton d’exécution de Gary. « Comment le sais-tu ? » demanda Willa. La patronne répondit : « Eh bien, c’est moi qui les ai inscrits. Ils sont membres du Club de l’Elan de Salt Lake et nous acceptons les membres de ce club. » Willa alla chercher un paquet de cigarettes et fit exprès de passer près de leur table. Un des hommes la héla : « Pourquoi ne venez-vous pas vous asseoir et bavarder avec nous ? »

Ils étaient installés pour boire et jouaient au poker menteur avec des billets. Willa s’assit et ils jouèrent encore un petit moment puis l’un des hommes dit : « Je parie que vous trouvez que nous sommes des salauds assoiffés de sang, non ? »

« Ma foi, répondit Willa, ça devait être fait. C’était ce que Gary voulait. » Elle s’en tint à ça. Elle ne dit pas qu’elle connaissait Toni Gurney et le reste de la famille. Puis l’homme poursuivit : « Tenez, vous voulez voir quelque chose de sadique ? » Et il lui montra un bout de sangle et l’ogive d’une balle en disant : « C’est une des balles qui a tué Gary, et voici une des sangles de nylon qui lui liait le bras. » Comme on lui demandait si elle voulait les toucher, Willa dit non, mais cependant elle ne put s’en empêcher. Elle le fit avec une petite grimace, puis l’homme les remit dans sa poche. Un autre annonça qu’il avait la cagoule dans sa voiture. Il n’en parla pas beaucoup. Il se contenta de dire qu’il l’avait, mais il buvait sec.

Un de ces hommes était petit et trapu, il devait avoir dans les trente-cinq ans et se déplumait. Il y en avait un autre dans les trente-cinq ans aussi, avec des cheveux châtain clair, un mètre quatre-vingts, poids moyen, mais de la brioche et des lunettes. C’étaient ces deux-là qui parlaient le plus. Le troisième, qui parlait peu, avait les cheveux bruns et était de taille moyenne, mais il portait une grande barbe et une moustache qui grisonnaient et il avait les larmes aux yeux. Il finit par dire que s’il avait su ce qui l’attendait, il ne l’aurait jamais fait. Sur ces entrefaites, une jeune femme mariée du nom de Rene Wales, que Willa connaissait vaguement, vint s’asseoir avec eux et ils se remirent tous à jouer au poker menteur.

Au bout d’un moment, les exécuteurs se mirent à parler de leur C.B. Tous les trois avaient un émetteur radio dans leurs voitures, mais l’un d’eux commença à se vanter de la portée de son appareil. Et tout à coup Rene Wales partit avec lui pour aller vérifier la qualité de son émetteur. Quand elle revint avec le type, quarante-cinq minutes plus tard, ils avaient vraiment l’air de ne pas s’être embêtés tous les deux.