À peine Earl Dorius et Bill Barrett étaient-ils arrivés à la conférence des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire, qu’ils s’aperçurent qu’à Phœnix aussi Gary Gilmore faisait la une des journaux. Tous les soirs, des reportages à la télé. Ils virent même l’interview de Bill Barrett par Greg Dobbs au journal du soir de la chaîne A.B.C. C’était quelque chose de voir Barrett sur un réseau national !
Puis Earl et Bill firent la connaissance de deux procureurs généraux adjoints de l’État d’Oregon qui racontèrent quels problèmes posait Gilmore au système pénitencier de l’Oregon. Jamais, semblait-il, Gilmore n’était satisfait de ses fausses dents. Chaque fois qu’on lui faisait un nouvel appareil, il le jetait dans les toilettes. La prison finit par lui dire que s’il continuait à balancer comme ça d’autres râteliers, il mâchonnerait sa nourriture avec ses gencives jusqu’à la fin de son séjour en prison. Ces procureurs généraux adjoints disaient maintenant en plaisantant qu’après l’exécution de Gilmore, l’Utah devrait rendre les appareils dentaires à l’administration pénitentiaire de l’Oregon.
Le lendemain, nouveaux développements. On pouvait dire que les événements se bousculaient. La Cour suprême de l’État venait de rendre son arrêt sur la demande en appel de Snyder et Esplin et avait accordé à Gilmore un sursis d’exécution, qu’il le voulût ou non. Maintenant, personne ne savait quand elle aurait lieu. Le même jour, Gilmore adressa une nouvelle lettre à la Cour. Naturellement les journaux la publièrent. Earl avait du mal à croire ce qu’il lisait.
Les habitants de l’Utah n’ont-ils donc pas le courage de leurs opinions ? On condamne un homme à mort – moi – et quand j’accepte ce châtiment suprême de bonne grâce et avec dignité, vous, le peuple de l’Utah, voulez revenir sur votre décision et en discuter avec moi. Vous êtes stupide.
Juste après cela, le directeur de la prison, Smith, téléphona. Gilmore lui avait envoyé une nouvelle lettre :
Monsieur le Directeur, je ne désire voir aucun des membres de la presse. Il y a toutefois un nommé Dennis Boaz, journaliste indépendant et ancien avocat, que je souhaite rencontrer. M. Boaz est la seule exception à mon refus de toute interview.
Qui donc est Dennis Boaz ? se demanda Earl.
Le dimanche soir, Gary dit à Cline Campbell : « J’ai besoin de votre aide. Je n’ai pas d’avocat et je pense comparaître devant la Cour dans quelques jours. Je peux toujours aller là-bas et me représenter moi-même, mais ça paraîtrait plus sérieux si j’avais un avocat. » Il remit une lettre à Campbell. « Cet homme dit qu’il est avocat. Voulez-vous le contacter ? » Lorsque Campbell eut promis de le faire, Gilmore ajouta : « Il faut le faire vite. »
La lettre ne mentionnait aucun numéro de téléphone. Le lundi matin, Campbell se rendit en voiture à l’adresse indiquée sur l’enveloppe et tomba sur un type qui sortait tout juste de l’appartement. Il déclara le partager avec Boaz et dit : « Dennis est au lit, mais je vais lui dire de se lever. Il a écrit toute la nuit. »
Lorsque Campbell eut expliqué à Boaz pourquoi il était venu, tous deux s’examinèrent avec attention. Campbell devait lever la tête. Boaz était aussi grand qu’un joueur de basket-ball, au moins un mètre quatre-vingt-dix et, comme un télescope, on aurait dit qu’il avait l’air de se déplier. Tout en haut, il y avait un visage aimable et sérieux, des cheveux bruns et une petite moustache brune. Campbell trouva qu’il aurait pu tout aussi bien être docteur ou dentiste qu’avocat.
Comme Dennis occupait le sous-sol sans payer de loyer, sa première pensée, lorsque Campbell arriva, fut qu’il s’agissait sans doute d’un créancier. Campbell avait l’air d’un rude petit soldat. Il ne donnait pas l’impression de plaisanter et se tenait raide comme de l’amidon. Dennis, bien sûr, avait une Saab neuve à propos de laquelle il se trouvait dans une situation délicate. Que voulez-vous, il était fauché… En fait, il devait cinq briques. Dans ces circonstances, il crut tout naturellement que Campbell était venu reprendre possession de la voiture. Dès l’instant où il comprit que Cline était au contraire porteur de bonnes nouvelles, il parvint à le trouver sympathique. Un homme aimable et à la voix douce, décida-t-il, courtois et préoccupé.
L’appartement était un vrai fatras. Everson, avec qui il le partageait, était un peu désorganisé à l’époque ; aussi y avait-il des livres et des journaux partout. Et ce grand lit, dans la pièce qui donnait sur la rue, avait un air un peu insolite, c’est vrai. Campbell n’allait pas se laisser impressionner étant donné qu’il régnait, malgré tout, une atmosphère convenable. Everson était un brave bougre de laisser Dennis habiter là, puisqu’à n’en pas douter cela le gênait pour recevoir des femmes. Mais le fait d’avoir si bon cœur atténuait un peu les choses. D’ailleurs, Boaz estimait que maintenant le plus dur était fait. Il avait su se tirer de situations plus catastrophiques que cela.
Il dit à Campbell qu’il ne lui faudrait qu’une heure pour se préparer mais qu’il devrait acheter des piles pour son magnétophone et aller voir ce qui se passait au Syndicat des conducteurs de cars dont il était le conseiller juridique. Pour cela il était censé toucher de modestes honoraires mais il n’avait encore rien vu. Il n’arriva donc pas à la prison avant 2 heures, soit trois heures plus tard.
La prison se trouvait à Pointe de la Montagne, à trente kilomètres au sud de Salt Lake City, à mi-chemin d’Orem et de Provo, et juste à l’opposé de l’endroit de l’autoroute où la montagne s’arrêtait. Sur la droite, à la bretelle de sortie, on avait une bonne vue sur toutes les étendues désolées se déployant vers l’ouest, et puis une vue de la prison juste au bord du désert ; un assemblage de bâtiments bas en pierre jaune abrités derrière une haute clôture métallique.
Boaz gara sa Saab, passa sous le mirador et pénétra dans les bâtiments de l’Administration. Il y avait une petite entrée, pas de hall, juste deux étroits couloirs qui se coupaient à angle droit. Un guichet pour les renseignements se trouvait sur un côté de cette croix. On aurait dit le coquet bureau qu’on aurait pu trouver derrière la porte d’un grand entrepôt. Les gardiens arboraient des blazers rouges trop courts dans le dos pour ceux qui avaient de gros culs, et Boaz les voyait déambuler dans le couloir ou franchir dans un sens ou dans l’autre les doubles portes qui donnaient accès au quartier de moyenne surveillance. Un prisonnier de corvée, debout près d’une petite vitrine, vendait aux touristes des ceintures de cuir fabriquées par les détenus. Comparé aux prisons de Californie qu’ils avaient vues, Dennis trouva que cet édifice était vieillot et bizarre pour un pénitencier d’État. Malgré cela, l’ambiance n’était pas désagréable, tout ça faisait un peu ferme. Les gardiens avaient des visages sans particularités, mais madrés, comme s’ils étaient allés se rouler dans le foin. Rien pourtant d’envieux ni de techniquement corrompu. Quelques-uns parmi les gardiens plus âgés avaient bien des ventres qui auraient demandé à être soutenus par des brouettes, mais dans l’ensemble c’était un endroit relativement sans chichis, dirigé par des gens de la campagne, ce qu’ils devaient d’ailleurs être. Cependant, parmi les gardiens, il y avait quelques mecs à l’air pas commode.
Devant le bureau du directeur se trouvait un message dactylographié punaisé au mur :
Je ne peux pas blairer les gars
Qui ne cessent de critiquer
Les gars par-ci les gars par-là
Dont l’art a toujours consisté
À savoir être plus malins que tous les autres moins que rien
Qui jour et nuit finissent
Par critiquer Sam Smith
Puis le bureau. Petit pour le cabinet d’un directeur, mais fichtrement petit pour Sam Smith qui était encore plus grand que Dennis et avait une gigantesque carcasse. On aurait dit un croisement, songea Dennis, de Boris Karloff et d’Andy Warhol, et il portait de grosses lunettes à monture en imitation d’écaille, Cela dit, il parlait d’une voix douce.
« Je suppose, commença Dennis, que vous savez un peu pourquoi je suis ici.
— Non, fit Smith, je n’en ai aucune idée. »
Un type rudement prudent, pensa Dennis. Smith avait quelque chose de figé dans l’expression. Il était renversé dans son fauteuil et examinait son visiteur avec circonspection.
Dennis expliqua qu’il était là en tant qu’écrivain. Gilmore voulait discuter la possibilité de lui accorder une interview.
« Oh ! dit Smith, nous ne pouvons pas accepter d’écrivain ici.
— C’est que Gilmore veut me voir. Il m’a envoyé l’aumônier. »
Smith secoua la tête. Il avait une attitude énergique, très directeur de prison, se dit Dennis. Un contrôle absolu de soi dissimulant peut-être l’inquiétude. Et il n’entendait pas laisser percer cette inquiétude.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? fit Dennis qui commençait à s’énerver. Cet homme va bientôt mourir, et personne ne peut l’approcher ? Il a envie de me voir. Il veut me parler.
— Je ne peux pas laisser d’écrivains entrer ici », dit Smith. Bon sang, qu’il se tenait raide. Pour un homme de sa corpulence, Smith se déplaçait facilement, mais on pouvait dire qu’il se contrôlait. Dennis ne l’aimait pas, et n’aimait pas la manière qu’il avait d’être assis dans son fauteuil : froid, préoccupé, sans sourire.
Sam Smith resta assis là à réfléchir un long moment. Sa remarque suivante surprit Dennis. « Au fait, fit le directeur, vous êtes avocat. »
Il en sait bien plus sur moi qu’il ne me l’a laissé voir jusqu’à maintenant, songea Dennis.
« De Californie », lui confirma Dennis. « Alors, murmura Sam Smith, nous ne pourrions pas nous opposer au droit qu’a Gilmore de voir un avocat. »
Boaz commençait à piger. Est-ce que par hasard Smith voudrait le voir là, lui, plutôt qu’Esplin et Snyder ? Même s’ils avaient été congédiés, ils étaient encore les seuls avocats de Gilmore, et ils avaient obtenu un sursis. Bien sûr ! Le directeur voulait que l’exécution ait lieu à l’heure dite.
Pourtant, Sam Smith n’était pas aimable. On pouvait même dire qu’il avait un physique intimidant. Mais voilà qu’il déclarait maintenant, d’une voix tranquille, sans jamais regarder Boaz, que celui-ci ne pourrait rencontrer Gary Gilmore qu’en tant que conseiller juridique, mais il faudrait mentionner cela noir sur blanc.
Dennis griffonna un mot pour spécifier qu’il n’écrirait pas d’article destiné à un magazine ou à un journal et qu’il rencontrerait Gilmore en qualité d’avocat. Toutefois, il ajouta qu’il écrivait cela à la demande du directeur et ne manqua pas de préciser : « Notre accord est illégal. » Le directeur se mit en colère. Il émanait de lui comme des radiations d’un poêle chauffé au rouge. De toute évidence, toute cette procédure avait beaucoup d’importance pour Sam Smith. L’homme avait quelque chose à prouver.
On laissa entrer Boaz, mais sans son magnétophone. Un gardien vint le chercher au bâtiment de l’administration et ils parcoururent une centaine de mètres, jusqu’au quartier de haute surveillance, un vilain bâtiment trapu, à l’écart. Là, on fit entrer Boaz dans une assez grande salle de visite, peut-être douze mètres sur huit, avec, dans une cage de verre à l’épreuve des balles, seulement un gardien pour le surveiller. Ce gardien contrôlait l’ouverture et la fermeture de la porte mais ne pouvait sans doute pas entendre grand-chose de l’intérieur de sa cabine. Il était à moitié endormi. La stupeur s’ajoutant à des malheurs anciens, voilà la triste impression que Dennis percevait en haute surveillance.
La première impression de Dennis fut qu’en même temps que Gilmore et malgré son visage calme et renfermé, une intelligence venait d’entrer dans la pièce. Dennis songea qu’il ne l’aurait peut-être pas remarqué dans la rue à moins d’établir un contact visuel. Gilmore avait des yeux gris-bleu très lumineux. Étonnants. Un regard clair et direct. Comme il portait la salopette blanche un peu large de haute surveillance et qu’il était arrivé dans la pièce pieds nus, Dennis le comparait à un saint homme de New Delhi.
Leur conversation commença bien. Boaz expliqua très vite un tas de choses. Il parla de son passé de juriste, Boalt Hall à Berkeley – le hochement de tête de Gary montra qu’il savait que c’étaient là de bonnes lettres de créance – et du temps qu’il avait passé comme assistant du procureur dans le service du District Attorney du comté de Contra Costa, un peu au nord-ouest de San Francisco. Il avait dirigé l’accusation dans plusieurs affaires de marijuana, insista-t-il. S’il se trouvait du côté punitif de la justice, ses sympathies penchaient plutôt pour la défense. C’était sans doute pour avoir écouté Ginsberg et Kerouac vers la fin des années 50, quand il venait tout juste d’entrer au collège – Gilmore et lui devaient avoir à peu près le même âge, reconnurent-ils – et plus tard pour avoir accordé sa sympathie à des gens comme Mario Savio, Jerry Rubin et au mouvement de Berkeley en général. Il jalonnait l’histoire de sa vie de tous ces noms : Gilmore les connaissait.
Ces derniers temps, déclara Boaz, il n’avait pas beaucoup exercé. C’était trop astreignant. Il s’intéressait plus au mouvement de conscience, aux groupes de rencontres, à la méditation, au Sufi, à la méthode Fischer-Hoffman. Il était sorti de cette expérience si bouleversé par les transformations qui s’étaient opérées en lui qu’il était devenu un conseiller Fischer-Hoffman. Mais il en était venu à trouver cela astreignant aussi. Alors, en esprit du moins, il s’était installé à Findhorn. Il aimait l’idée qu’il existait un endroit où l’on pouvait faire pousser des choux de dix kilos sur trois centimètres de terreau, là-bas, en Écosse, et où même des fleurs pouvaient s’épanouir en hiver si l’on savait leur parler et guider les énergies ambiantes.
Gilmore écouta tout cela et posa parfois de très bonnes questions. Boaz était un peu soufflé. Gilmore lui offrait la plus brillante conversation intellectuelle qu’il ait eue depuis son arrivée à Salt Lake City. Bizarre.
Ils discutaient bouquins, une discussion sérieuse. Gary parlait de Demian de Hermann Hesse, de Catch-22, de Ken Kesey, d’Alan Watts, de Mort à Venise. Il citait l’auteur Tom Mann, et disait : « Le petit mignon m’a vraiment mis K. O. » Puis il conclut : « J’aime tout ce que ce dingue d’Irlandais, J.P. Donleavy, a écrit. » C’était plutôt l’énoncé de goûts partagés qu’une discussion. Il aimait aussi L’agonie et l’Extase et Lust Life d’Irving Stone.
Dennis n’entendait pas Gary développer des idées neuves. Il faut dire que par rapport à la plupart des gens, il était assez cultivé dans ces domaines-là même s’il ne se considérait que comme un dilettante. Il était assez au courant et fut donc impressionné de voir à quel point Gilmore connaissait bien ces histoires de mouvement de conscience. Alors qu’au fond Gary n’avait rien de neuf à apporter, il avait cependant suffisamment réfléchi au sujet. « On ne peut pas échapper à soi-même, dit Gilmore. Il faut s’affronter. »
Dennis était tout à fait d’accord. On était responsable de ses actes. Mais il trouvait Gilmore un peu dogmatique à propos de la réincarnation. Dans ce domaine, Boaz n’avait pas lui-même de croyance bien établie : la réincarnation n’était qu’une possibilité parmi d’autres. « Écoutez, Gary, dit-il – il avait décidé de jouer l’avocat du diable – je me suis trouvé un jour avec quelqu’un qui m’a dit qu’il allait me ramener dans mes vies antérieures et on a fait quelques exercices. Je peux jouer à ce jeu-là. J’étais censé être mort sous la torture au XIVe siècle, et puis j’étais Pan à une autre époque. J’ai baissé les yeux et j’ai vu des pieds fourchus… Vous voyez ? Ç’aurait pu n’être rien d’autre qu’une création de mon imagination. Je ne sais pas. Je suis ouvert à tout ça, mais je trouve que ça n’a pas d’importance. J’estime qu’on peut avoir sa morale sans se lancer dans la réincarnation. »
Gilmore secoua la tête. « La réincarnation existe, dit-il, je le sais. »
Boaz laissa tomber. Même si on pouvait apprécier une discussion, il fallait saisir le moment où s’arrêter.
Ils en arrivèrent à la numérologie. Le jour anniversaire de Gilmore faisait un total de vingt et un. Dans le tarot, c’était la carte de l’Univers. Deux et un faisaient aussi trois, un chiffre porte-bonheur, l’Impératrice. De son côté, l’anniversaire de Boaz totalisait l’Empereur et le Fou.
« On s’équilibre, fit Boaz, en riant.
— Oui, dit Gilmore, nous sommes de bons associés. »
Toutefois, si on donnait des chiffres aux lettres de son nom, on arrivait à un total de sept pour Gary et de six pour Gilmore. Treize était la carte de la mort. Boaz sentait cette vibration traverser Gilmore. Quel gâchis, songea-t-il, quelle honte ! Il en est à la dernière semaine de son existence. Ça le rendait triste d’être une des très rares personnes à se rendre compte que Gilmore était sérieux quand il parlait de mourir avec dignité, et il le lui dit.
Gilmore hocha la tête. « Je suis disposé à vous accorder l’interview », dit-il. Mais il ajouta : « J’ai besoin d’aide. Voulez-vous être mon avocat ? »
S’il acceptait, se dit Dennis, beaucoup de gens, assurément, n’allaient pas comprendre. Ça allait être fichtrement difficile sur le plan professionnel. Mais quelle expérience !
« Bon Dieu, fit Dennis, vous savez le genre de réputation que ça va me valoir ?
— Vous pouvez le supporter », fit Gary.
Boaz acquiesça. Il pouvait le supporter en effet. Il se crut quand même obligé de dire : « J’ai l’impression d’être Judas en vous aidant à vous faire exécuter.
— Judas, répondit Gary, a été l’homme le plus calomnié de l’Histoire. »
Judas savait ce qu’il se passait, ajouta Gilmore. Judas était là pour aider Jésus à réaliser la prophétie.
Maintenant qu’ils étaient convenus de travailler ensemble, Boaz commença à songer au côté plus coriace de Gary. Macho dans une certaine mesure. Bien sûr, il devait se servir d’une arme pour faire la preuve de sa puissance. Il vivait dans les extrêmes. Il avait dû être un enfant très sensible.
Ça fit penser Dennis à l’époque où il était en dernière année de lycée à Fresno et à ceux de sa classe qui avaient déjà des filles, qui fumaient, qui regardaient des photos pornos et buvaient de l’alcool en douce alors que lui était toujours aussi naïf.
En s’en allant, Gilmore lui dit : « Je veux que vous veniez tous les jours. » Boaz promit de le faire. Il avait passé là près de trois heures.
Sam Smith voulut savoir comment ça s’était passé. Il aborda Dennis dans le couloir et lui fit un sourire. « Alors, monsieur Boaz, demanda Sam Smith, vous êtes vraiment avec nous ? » Avec Nous ?
En réponse, Dennis eut un sourire. L’avocat de la défense copinant avec le directeur de la prison. « Oui, je suis avec vous, monsieur le directeur. » Eh oui. À fond.
Ils avaient beau être arrivés en Californie des années après que les Okies aient immigré de la cuvette à poussière, les parents de Boaz n’aimaient pas beaucoup qu’on dise qu’ils venaient de l’Oklahoma. Durant toute la Crise et la Seconde Guerre mondiale, Okie était un mot mal vu à Fresno. Peu importait que le beau-père de Dennis fût adjudant dans l’armée, c’était quand même une tache. Étant enfant, Dennis disait des choses comme : « Mon frère, il… » et en classe élémentaire on lui fit suivre un cours de repêchage en anglais. Il allait rattraper cela en ayant de bonnes notes au lycée, en travaillant sa diction et en se faisant des amis parmi les gosses de la bourgeoisie. Il voulait s’établir comme Californien.
Lorsqu’il fut plus âgé, toutefois, il put apprécier son héritage. Une partie de lui-même ne se laissa jamais gagner par toute cette éthique bourgeoise. Mais il s’était donné du mal. En dernière année, il se fit élire président du corps des étudiants, jouait au basket-ball et était capitaine de l’équipe de tennis au lycée. Pourtant il se rendait compte qu’il en faisait trop et pendant toutes ces années de collège et de faculté de Droit, il y eut cette grave division en lui-même : allait-il choisir ce poste d’assistant du District Attorney à Contra Costa ou bien se lancer dans le mouvement Underground sur le droit de jouer et la poursuite du bonheur ?
Un tiers des procureurs du bureau de Contra Costa, les plus jeunes, fumaient tout le temps de l’herbe tout en travaillant sous les ordres de patrons à la mentalité étriquée et parfois F.B.I. : chemise blanche à manches courtes et petite cravate noire.
Au cours d’une soirée dans un bungalow de deux étages, une demi-douzaine de jeunes procureurs, y compris Dennis, montèrent au grenier pour fumer un peu, tandis qu’au rez-de-chaussée leur patron s’imbibait d’alcool dans la salle de séjour. La vraie juxtaposition de la gnôle et de l’herbe. Les patrons – avec leurs biberons – étaient en enfer en bas, et Dennis et ses copains montaient au ciel.
À peu près à cette époque, Dennis se maria à une femme superbe et l’aida à élever son fils. Dennis avait été élevé par un beau-père et se retrouvait lui-même beau-père. Une bonne symétrie aidait à maintenir un bon équilibre affectif. Pendant quelque temps, ce fut un bon mariage. Il quitta le bureau du District Attorney, s’installa comme avocat d’assises et il aimait ça. C’était plus dramatique de se battre au tribunal pour la liberté de quelqu’un que de protéger son argent. Sa femme, Ariadne, et lui à cette époque, se mirent à goûter aussi les aspects sensuels du droit de jouer. Les bonnes choses, les belles voitures, la cuisine française, les voyages en Europe.
Et puis Ariadne et lui se dirigèrent vers des buts différents. Le divorce se dessina comme un point de rupture. Dennis s’intéressait moins à sa clientèle. Il était encombré de problèmes de propriétés, alors qu’il se trouvait en pleins problèmes psychologiques. Il passa aux techniques d’éveil de la conscience et il s’attacha à un Hindou nommé Harish. Autour du Gourou gravitaient des physiciens, des poètes, des artistes, des médecins, des musiciens et des gens de théâtre. Un groupe d’entre eux forma la Modulation Maya. Ils mirent tous de l’argent dans un film sonore qu’on devait tourner en Inde, mais un des membres de l’équipe mourut là-bas. Tout le projet s’effondra.
En 1975, Dennis était fauché comme les blés et décidé à vivre de sa plume. Il échoua à Ariadne Street, à East Oakland, avec un vieux partenaire de hand-ball et un type fou de jogging. La maison sentait les chaussures à pointes et la transpiration. Dennis dormit sur un divan du salon pendant six mois. Il y avait des moutons dans tous les coins de la maison d’Ariadne Street. Seulement, c’était le nom de son ex-femme. C’était marrant, une coïncidence. Il avait aussi deux ou trois amies qui prenaient pitié d’un écrivain cherchant à percer et qui le nourrissaient un peu.
Mais en 1976, il était dans le trente-sixième dessous. Deux semaines logé et nourri gratuitement chez sa mère voulait dire supporter l’agacement qu’elle éprouvait à voir qu’un jeune et brillant avocat avait tout laissé tomber. Deux mois avec un copain qui dirigeait une boîte de noctambules voulait dire impossibilité de dormir et impossibilité d’écrire. Ensuite, il repeignit une maison pour son vrai père. Dennis vivait d’expédients. Bien entendu, il adorait la politique du bord de l’abîme.
Il décida de revenir au droit. Il avait aussi le sens des responsabilités. Son vrai père était installateur en plomberie et Dennis ne voulait absolument pas perdre ses liens avec la classe ouvrière. Aussi accepta-t-il de devenir l’avocat du syndicat des conducteurs de bus de Salt Lake et s’apprêta-t-il à engager un procès contre les compagnies de cars qui n’autorisaient pas leurs chauffeurs à utiliser les postes de radio amateurs. Selon Dennis, les radios amateurs pouvaient sauver des vies dans les cas d’urgence. Il faisait donc la navette au volant de sa Saab entre la Californie et l’Utah quand, lors du dernier de ces voyages, il aperçut l’homme mort sur l’autoroute alors qu’il retournait à Salt Lake afin de voter pour Carter.
Et voilà que maintenant, une semaine plus tard, sa vie était au tournant d’un grand changement. Il était en train de monter la colline jusqu’au Capitole de l’État, avec son superbe dôme qu’il avait si souvent regardé, car on le voyait d’à peu près n’importe où à Salt Lake. Dennis était ravi. Aujourd’hui il allait déposer sa carte de visite dans le bureau du procureur général et déclarer que Gilmore voulait que Dennis Boaz fût son avocat demain devant la Cour suprême de l’Utah pour y proclamer son droit de ne pas voir retardée son exécution. Ça n’allait pas être une rencontre ordinaire, et Dennis prit son temps pour traverser le bâtiment. Il essayait de percevoir l’aura de ces vieux mormons. La piété de l’atmosphère était comme la lourde piété qu’on trouve dans toutes les salles de tribunal et les bâtiments officiels, sauf qu’il y manquait les relents de vieux cigares. Peut-être y avait-il moins de corruption dans cette piété. On y trouvait assurément un parfum de révérence. Dans le style : nous serons tous présents le Grand Jour où le Seigneur fera Son apparition.
Dennis avait déjà visité Temple Square et regardé le bâtiment où chantait le chœur mormon du Tabernacle, et au Centre des Visiteurs, il avait écouté le guide raconter l’histoire de Dieu venant à Joseph Smith avec les plaques d’or de l’ange Moroni. Dennis ne pouvait pas s’en empêcher, il réagissait : il y avait ces anges Mormon et Moroni, deux anges uniquement sous les ordres de Dieu, tout aussi importants que Pierre et Paul dans les milieux mormons, et leurs noms lui disaient quelque chose.
Ce ne fut qu’après être monté jusqu’au bâtiment du Capitole et alors que, planté sur le perron, il regardait au pied de la colline le panorama de Salt Lake City, que cela lui vint. De là, par temps clair, on apercevait la moitié de l’Utah. Seulement aujourd’hui le temps n’était pas clair. D’ailleurs, il n’y avait jamais plus de jours tellement clairs à Salt Lake. Jadis, le désert d’Utah était aussi beau que les déserts de Palestine cités dans l’Ancien Testament, mais aujourd’hui il ne valait pas mieux que les faubourgs de Los Angeles. Des bicoques dans le style ranch s’alignaient aussi loin que le brouillard permettait à l’œil de voir, et là-bas à l’ouest, il y avait les fonderies d’Anacoda Copper apportant leur contribution à la pollution du ciel. Dennis comprit tout d’un coup. Ces anges, Mormon et Moroni, signifiaient More Money, plus d’argent. Pas étonnant que les mormons eussent fini par être la plus riche Église d’Amérique. Cet acharnement à gagner de plus en plus d’argent ! Dennis se mit à rire tout seul. Il se sentait maintenant d’attaque pour discuter avec le procureur général.
Intrigué par la similitude des noms, Dennis savait néanmoins que le procureur général Robert Hansen n’était pas parent de Phil Hansen, ancien procureur général et le plus grand avocat d’assises de l’Utah. Non, ce Hansen-ci, Robert Hansen, avait été élu procureur général juste la semaine précédente.
Dennis ne le trouva pas mal. Plutôt aimable encore qu’un peu brusque. Un homme de droite bien bâti, pas mal de sa personne, cheveux bruns, lunettes, comme on en trouve dans les cabinets républicains. Ils se mirent tout de suite à parler d’écoles de droit, et Boaz comprit qu’il était bien coté dans l’esprit de Robert Hansen lorsqu’il mentionna Boalt. Hansen répondit que lui était allé à Hastings. Parfait. Parfait. Tout était net et formel dans ce grand bureau lambrissé de noyer avec ses tapis bleus et ses lourds rideaux de velours bleu marine.
Les médias, expliqua Hansen, s’imaginaient que son bureau soutenait le désir de mourir de Gilmore, même qu’ils tablaient dessus. Toutefois, le bureau du procureur général insistait pour affirmer que Gilmore n’allait pas mourir parce qu’il en avait envie, mais parce que c’était la juste sentence pour ce qu’il avait fait.
Cela dit, Hansen se montra coopératif. Boaz, expliqua-t-il, aurait besoin d’un avocat de l’Utah comme parrain devant la Cour suprême de l’État. Il se trouvait que le procureur général adjoint, Mike Deamer, avait justement en ce moment dans son bureau un camarade de classe du nom de Tom Jones. Celui-ci, convoqué, accepta aussitôt. Bon travail d’équipe, tout baignait dans l’huile.
En préparant son dossier cette nuit-là, Dennis essayait de tenir compte de la Cour suprême de l’État devant laquelle il allait plaider. Ses membres avaient la réputation d’être à la droite de Barry Goldwater. Ces juges étaient sans doute tous mormons, et à peu près ce qu’on pouvait trouver dans la magistrature de plus près d’une théocratie. Dennis décida qu’il aurait plus de chances s’il mettait un peu d’émotion dans sa plaidoirie. Même s’il n’avait pas fait de droit criminel depuis le printemps 1974, il ne se sentait pas dépassé. Au contraire, il se sentait extrêmement compétent. Après tout, dans le cas présent, il n’y avait pas de recherches à faire. Hansen, avec ses assistants, pouvait faire cinq ou six fois plus de travail qu’il n’en serait capable à un stade aussi tardif. Dennis décida donc d’aller essayer d’inspirer aux juges de la compassion pour le désir qu’avait Gilmore de mourir avec dignité.
PROCUREUR HANSEN : L’État d’Utah n’est pas représenté ici pour faire valoir les droits de M. Gilmore, l’État est représenté ici pour faire valoir les droits du peuple… Je prétends que surseoir à l’exécution est… contraire aux droits de la victime et de sa famille, et contraire à l’intérêt public tel qu’il est exprimé dans les lois de cet État.
JUGE HENRIOD : Merci. Lequel de vous, messieurs, veut s’adresser à la Cour ?
Vous pouvez commencer.
Me BOAZ : Votre Honneur, messieurs les juges de la Cour suprême de l’État d’Utah… J’ai examiné le dossier présenté par le procureur général et je partage son opinion… Il ne s’agit pas d’une affaire où mon client conclut une sorte de pacte de suicide avec l’État, pas plus qu’il n’éprouve une envie perverse de mourir. C’est un homme qui est prêt à accepter la responsabilité de son acte, et il a demandé qu’on procède à une exécution juste et rapide… et non pas la mort lente dont s’accompagnerait une demande automatique d’appel susceptible de se prolonger des jours, des mois et peut-être des années. Ce n’est pas à nous de juger. Aucun de nous n’a passé plus de quatre-vingt-dix pour cent de sa vie adulte dans une cellule de prison. Mon client a pris une décision lucide sur le point de savoir s’il désire continuer à vivre ou être exécuté. Il se présente ici en homme responsable et sain d’esprit qui a accepté le jugement du peuple, qui a fait la paix avec lui-même et qui souhaite mourir comme un homme dans des conditions de dignité où il puisse se respecter… C’est tout ce qu’il demande à la Cour : que la demande d’appel soit écartée, que le sursis soit annulé et qu’il soit autorisé à mourir sans déchoir lundi prochain. J’ai maintenant quelques questions à poser à M. Gilmore… Gary Gilmore, vous rendez-vous compte que vous avez le droit absolu de faire appel à la condamnation et à la sentence prononcées dans cette affaire ?
GILMORE : Oui, monsieur.
JUGE HENRIOD : Monsieur Gilmore, voulez-vous parler d’une voix aussi forte que possible afin que tout le monde puisse vous entendre car c’est à peine si je vous entends moi-même.
Me BOAZ : Avez-vous précédemment indiqué à vos anciens défenseurs que vous ne souhaitiez pas interjeter appel dans cette affaire ?
GILMORE : Je leur ai dit au cours du procès et même peut-être avant que, si j’étais reconnu coupable et condamné à mort, je préférerais accepter la sentence sans aucun délai. Je crois qu’ils ne m’ont peut-être pas pris tout à fait au sérieux car, lorsque c’est devenu une réalité et… je n’avais pas changé d’avis, ils voulaient en discuter avec moi… ils ont déclaré qu’ils allaient faire appel malgré mes objections. Je ne pouvais pas les congédier devant un juge et faire enregistrer le fait, tout simplement parce que je n’ai pas accès aux juges du tribunal puisque je suis en prison. Mais je les ai congédiés et ils le savent.
Me BOAZ : Gary Gilmore, êtes-vous, en fait, actuellement prêt à accepter l’exécution ?
GILMORE : Pas actuellement, mais je suis prêt à l’accepter… lundi prochain à 8 heures du matin. C’est la date qui a été fixée. C’est à ce moment que je serai prêt à l’accepter.
JUGE HENRIOD : Je crois que dans l’intérêt de la justice, nous devrions demander à Me Snyder de préciser sa position. Je tiens à ce que ce soit très bref.
Me SNYDER : Il faut que l’on sache que j’ai parlé à M. Gilmore bien plus souvent et bien plus longtemps que ne l’a fait Me Boaz. J’estime que la décision à laquelle M. Gilmore s’est trouvé confronté lui a imposé une extraordinaire tension… À mon avis, ce que M. Gilmore tente de faire en l’occurrence, c’est l’équivalent d’un suicide. Il n’a pas à mourir… Je crois que ce serait une honte si cette Cour annulait maintenant le sursis d’exécution et laissait M. Gilmore être exécuté le 15 novembre sans avoir réexaminé et reconsidéré les problèmes substantiels soulevés tout à la fois par la condamnation et par la procédure qui a suivi.
JUGE HENRIOD : Je vous remercie.
JUGE MAUGHAN :… Si je comprends bien, votre préoccupation est alors de vous assurer que la procédure a bien été respectée ?…
Me SNYDER : C’est exactement cela… Nous sommes chargés par la Cour de veiller à ce que M. Gilmore ait bien eu un procès équitable, qu’il n’y ait pas eu d’erreurs et que la procédure soit dûment révisée par cette Cour.
JUGE ELLETT : Vous n’êtes plus concerné. Vous avez été relevé, vous avez été supplanté…
Me SNYDER : Je ne l’admets pas…
JUGE ELLETT : Pourquoi ne voulez-vous pas accepter de bonne grâce le fait que M. Gilmore vous ait congédié, comme il est disposé à accepter de bonne grâce la sentence de la Cour ?
JUGE CROCKETT : Je crois que les avocats de la défense ont fait ce qu’ils estiment en conscience devoir faire et je pense que nous ne devrions pas les critiquer pour ce qu’ils ont fait. Mais nous nous trouvons aujourd’hui devant une situation imprévue et nous en avons tous conscience.
JUGE HENRIOD : Monsieur Gilmore, y a-t-il quelque chose que vous aimeriez dire maintenant sans qu’on vous pose de question ?
GILMORE : Votre Honneur, je ne veux pas prendre beaucoup de temps avec mes paroles. Je suis persuadé d’avoir eu un procès équitable, j’estime que la sentence est juste et je suis prêt à l’accepter comme un homme. Je ne souhaite pas faire appel. Je ne sais pas exactement quels sont les motifs de Me Esplin et de Me Snyder… Je sais qu’ils doivent songer à leur carrière… Peut-être leur fait-on des critiques qui ne leur plaisent pas. Je l’ignore. Je désire être exécuté à la date prévue et je souhaite simplement accepter cela avec la grâce et la dignité d’un homme et j’espère qu’il en sera ainsi. C’est tout ce que j’ai à dire.
Gary et Dennis se trouvaient ensemble dans un bureau lorsqu’on annonça le résultat. La Cour suprême de l’Utah avait annulé le sursis par quatre voix contre une. L’exécution aurait lieu le lundi 15 novembre.
Gary était ravi du résultat. « Cela lui apporte la paix, se dit Dennis, de savoir qu’il quitte tout cela. » Quelques minutes plus tard, il devait le déclarer au cours d’une conférence de presse.
« Vous pouvez, lui dit alors Gary, garder tout ce que vous apportera votre récit. » « Oh ! non, dit Dennis en riant, moitié moitié. Ça me semble équitable. »
C’était la première fois qu’ils discutaient des conditions. Ce serait donc moitié moitié. Ils ne prirent même pas la peine de mettre cela par écrit. Ils échangèrent juste une poignée de main.
DESERET NEWS
Salt Lake, 10 novembre. – Menottes aux poignets et les fers aux pieds, Gilmore a été amené dans la salle où siège la Cour suprême dans le bâtiment du Capitole de l’État. De sévères mesures de sécurité avaient été prises. Lorsqu’il en est sorti, une foule de spectateurs ainsi que des reporters et des opérateurs des télévisions et des journaux locaux et nationaux ont déferlé sur lui.
Ce soir-là, au dîner, la femme de Bob Hansen et ses enfants voulaient tous entendre parler de Gilmore. Lorsqu’il exerçait comme avocat, Hansen ne discutait jamais des affaires qu’il plaidait, mais le bureau du procureur général avait constamment à connaître de questions publiques. C’était comme exercer dans une maison de verre. Aussi, les enfants de Hansen étaient-ils non seulement curieux, mais au courant. Ils accumulaient pratiquement la documentation de ses dossiers en collectionnant tous les articles de journaux.
Pendant le dîner, il raconta donc à sa famille que Boaz avait été éloquent, et même impressionnant, et que Gilmore l’avait surpris en se révélant du même niveau intellectuel que les membres de la Cour. À dire vrai, Hansen ne se rappelait pas d’autre affaire dans laquelle l’accusé avait semblé en mesure de comprendre et de discuter avec avocats et juges comme avec des pairs. Gilmore ne s’était pourtant jamais présenté comme avocat. Hansen trouvait cela impressionnant. On n’avait jamais l’impression que Gary méprisait le droit des juges ou des avocats de plaider en sa faveur ou contre lui. Cela ajoutait à sa dignité. En réalité, Hansen fit observer qu’il ne s’était absolument pas comporté comme un homme désorienté et déprimé, mais au contraire qu’il semblait tout à fait sain d’esprit. Cela l’avait impressionné, dit-il. La famille poursuivit son repas d’un air songeur.
10 novembre.
Cher Gilroy,
Cé n’était qu’oune enfant ! Je me suis demandé si j’allais ou non t’écrire, et puis j’ai décidé de te mettre quelques lignes et j’y ai joint quelques dollars, je suis sûr que tu peux en faire bon usage.
J’ai beaucoup entendu parler de toi aux informations ; tu sais que tu as vraiment plus de style, de classe et de cran que personne que j’aie jamais rencontré.
Il y a quelque chose que je tiens à te dire et comme tu sais, je ne suis pas aussi fort que toi avec les mots, alors voilà.
Je ne sais pas quel genre de dispositions ta famille, tes parents et Nicole ont prises pour l’enterrement, mais s’il y a quelque chose que je puisse faire pour donner un coup de main financièrement, fais-moi juste savoir à qui et où tu veux que j’envoie l’argent.
GIBBS
DESERET NEWS
L’histoire Gilmore fait la une des journaux
Salt Lake, 11 novembre… La décision prise par la Cour suprême de l’Utah de permettre à Gary Mark Gilmore de mourir devant un peloton d’exécution de la prison a fait aujourd’hui la une du New York Times, du New York Daily News et du Washington Post.
NEW YORK TIMES
11 novembre 1976. – L’inspecteur Glade M. Perry, de la police de Provo, s’est porté volontaire pour le peloton d’exécution. « Il faut bien que quelqu’un le fasse, a-t-il déclaré, et nous avons bien le courage de risquer notre vie tous les jours. »
Un homme d’un certain âge, aux cheveux gris, qui a refusé de donner son nom, a confié : « On devrait donner aux parents des garçons que Gilmore a tués, la possibilité de le fusiller. »
Le shérif Ed Ranyan, de Ogden, a dit que dans le passé il a reçu des douzaines de demandes de gens qui voulaient faire partie d’un peloton d’exécution, mais il a ajouté :
« Ils étaient malades comme un chasseur à la veille de sa première ouverture si jamais le moment arrivait de le faire. Un des hommes de mon service a participé à une exécution voilà près de vingt ans et il jure qu’il regrette de l’avoir fait : ça le tracasse encore la nuit. »
LOS ANGELES HERALD EXAMINER
Salt Lake, 17 novembre… Gilmore a fait savoir qu’il avait choisi pour le traditionnel dernier repas du condamné un paquet de six canettes de bière fraîche.
« Gary a un vrai côté macho, c’est sûr, a déclaré Boaz, mais il n’a pas le sang si froid que ça. Il croit au Karma, et pense qu’il va souffrir pour ce qu’il a fait. Il est persuadé aussi que l’âme évolue, que la réincarnation existe et que la manière dont on meurt peut être une expérience enrichissante pour autrui. »