Un jour, comme Gary lui demandait si elle se rappelait la première fois où elle avait couché avec quelqu’un, Nicole réfléchit avant de répondre et dit : « Vaguement.
— Vaguement ? demanda Gary. Comment ça, vaguement ?
— Ça n’était pas bien extraordinaire, dit Nicole. Je n’avais que onze ou douze ans. »
Bien sûr, elle ne lui raconta pas toutes ses histoires à la fois. Elle commença par des détails charmants, comme son expérience avec un raton laveur apprivoisé quand elle avait six ans. Elle allait à l’école à pied avec le petit animal sur son épaule et trouvait que c’était formidable.
Elle faisait souvent l’école buissonnière, lui confia-t-elle. Parfois, elle montait sur la colline qui dominait l’école, s’asseyait au milieu des pins et regardait tous ces petits idiots en classe. Un jour, Nicole voulut faire la mariole et, au lieu de rester dans les bois, alla se promener sur la route. Juste à ce moment-là sa mère déboucha du virage. Nicole était coincée. Elle se souvenait de sa mère lui disant : « Bon, ma fille. Monte dans la voiture. »
Ou bien la fois où sa mère lui avait coupé les cheveux si court qu’on voyait la peau du crâne derrière ses oreilles. Les gens croyaient qu’elle était un garçon. Un jour, dans la cour de récréation, des gosses le lui dirent, et elle leur prouva que ça n’était pas le cas.
Gary se mit à rire. Ça accéléra les choses.
Elle se rappelait, quand elle avait dix ou onze ans, avoir écrit une lettre pornographique à un très vilain petit garçon qui parlait très mal. Aujourd’hui, elle ne se souvenait plus pourquoi elle l’avait écrite, mais seulement que, après l’avoir terminée, elle y avait jeté un coup d’œil et l’avait déchirée. Kathryne l’avait repêchée dans la poubelle et l’avait recollée. Sa mère lui avait dit alors combien elle était horrible. D’autant plus qu’elle avait écrit : « Bon, puisque tu en parles tant, faisons-le. »
Il y avait des moments où Nicole trouvait sa mère très intelligente, car Kathryne savait deviner ce que les autres pensaient. Nicole était persuadée que Kathryne n’écoutait pas beaucoup les rumeurs de son âme, mais elle était drôlement à l’affût de celles des autres. Si on vivait avec elle assez longtemps, on n’avait qu’à penser à quelque chose et sa mère se mettait à en parler. Ça vous mettait dans tous vos états. Kathryne était un petit bout de femme, mais elle disait à son grand et bel homme de mari, avec sa grande moustache noire, qu’il n’était qu’un va-de-la-gueule. Elle lui disait qu’il aille sauter la pépée qu’il venait de quitter. Quand Charley rentrait de son travail, tard en général, parce qu’il s’était arrêté pour s’en jeter quelques-uns dans un bar, ce n’était pas qu’il titubait ou qu’il avait l’élocution pâteuse, mais il avait un demi-sourire à la Clark Gable, et Nicole devinait qu’il se sentait bien. Kathryne entreprenait alors de le mettre en condition. Elle n’était pas près de lui pardonner.
Un jour Kathryne le surprit descendant l’escalier d’un motel. Il avait une nana au premier étage. Kathryne avait le pistolet d’ordonnance de Charley et menaça de l’abattre, mais elle n’en fit rien. À son tour, le père de Nicole accusait toujours Kathryne, sa pauvre mère, d’adultère ! Charley Baker était le premier homme qu’elle avait connu et elle n’en avait jamais eu d’autres. Ça n’arrêtait pas son père. Un soir il rentra tard, il n’y avait personne et il crut que Kathryne l’avait quitté pour toujours et était allée s’installer chez un homme avec les gosses. En fait, elle avait simplement emmené les enfants à un cinéma en plein air. Lorsque la famille rentra, Charley ne voulut pas y croire. Les gosses durent s’enfuir de la maison en courant pour se réfugier dans la voiture et quand leur mère les rejoignit pour s’en aller, Charley essaya de monter en marche au moment où ils démarraient et se cassa la jambe. Ça se passait quand Nicole avait sept ans et son père vingt-cinq.
Il y avait toujours des scènes à propos de l’argent. L’argument de sa mère, c’était qu’il était radin comme tout pour sa famille et qu’il claquait son argent à acheter des fusils de chasse ou à boire avec ses copains de l’armée. Nicole se rappelait l’époque où elle avait dix ans et où son père était au Viêt-Nam. Sa mère s’inquiétait à l’idée qu’il se fasse tuer, et quelquefois, on l’entendait pleurer tard le soir.
Lorsque Gary annonça qu’il aimerait faire la connaissance de sa mère, Nicole ne lui parla pas de sa dernière conversation avec Kathryne. Sa mère avait dit que le nouveau petit ami de sa fille était un peu âgé. Et puis, il y avait le fait qu’il était allé en prison. Ça avait sûrement été une bonne influence !
« J’irai, dit Nicole, avec qui bon me semble. »
Pourtant, lorsque l’entrevue eut lieu, il ne se passa rien. Gary se montra poli et resta planté contre le buffet avec Jeremy dans ses bras. Il regardait tout le monde, écoutait tout et ne faisait aucun commentaire. On aurait dit qu’il avait été remonté pour garder cette position-là. « Ravi de vous avoir rencontrée », dit-il à Kathryne en partant, et Nicole se rendit compte qu’il laissait derrière lui une impression de malaise.
Elle attachait plus d’importance à ce que les gens pouvaient faire à Gary. Il était raide comme un garçon de quatorze ans avec les gens qu’il ne fallait pas. Elle comprenait. Elle savait ce que c’était que d’être en prison. Elle avait l’impression d’y avoir vécu aussi. La prison, c’était avoir envie de respirer quand quelqu’un vous pinçait le nez. Dès que l’on était libéré, l’air vous rendait fou. La prison, c’était se marier trop jeune et avoir des gosses.
Elle ne se rappelait pas toujours quelles histoires elle lui avait racontées. C’était aussi bien. Certaines d’entre elles n’étaient pas très jolies. Pourtant, en général, elle avait l’impression que ses pensées à elle entraient dans la tête de Gary à l’aide seulement de quelques mots. Avant même de s’en rendre compte, elle lui en disait de plus en plus. Il écoutait sans s’énerver. C’était ça l’important.
Lorsqu’elle avait huit ou neuf ans, elle se trouvait encore laide, comme un petit oiseau maladroit. Et puis, tout d’un coup, elle s’était épanouie. En sixième, elle avait les plus gros nichons de sa classe. Il y avait même eu une époque où elle avait les plus gros nichons de l’école. Elle n’avait pas à rechercher l’attention : ça venait tout seul. On l’appelait Caoutchouc mou.
Avant l’âge de onze ans, elle refusait de se laisser enfiler. Pourtant, elle aimait bien se déshabiller et se laisser regarder. Et puis elle laissait les garçons la toucher. Elle aimait bien attirer l’attention des plus jolis garçons. C’était parce qu’elle avait toujours l’impression qu’on ne la recherchait pas. On ne l’invitait pas beaucoup. Les filles des bonnes familles mormones qui allaient à l’école le dimanche la méprisaient beaucoup.
Dans sa première année de lycée, elle se lia d’amitié avec les plus mauvais numéros. Certains étaient les pires faiseurs d’histoires et d’autres étaient simplement les plus moches. Elle volait beaucoup, surtout dans les vestiaires des autres. Même quand elle ne se faisait pas prendre, on la soupçonnait toujours et elle avait mauvaise cote. Pourtant, personne ne s’intéressait assez à elle pour vouloir qu’elle s’améliore. Elle avait le sentiment que si elle devenait une bonne fille, qu’elle allait à l’église et qu’elle avait de bonnes notes, personne ne s’en apercevrait.
Et puis on la mit à l’asile de fous à treize ans. Il y avait une dame un peu zinzin qu’on l’avait envoyée consulter et la dame l’avait persuadée d’y aller. On lui avait dit qu’elle n’y passerait que deux semaines, mais lorsqu’elle eut tout raconté sur oncle Lee, elle y resta sept mois.
Depuis l’époque où elle avait commencé à aller en classe, il y avait un ami de son père à l’armée qui habitait avec eux. Son père disait que c’était son copain. Les gosses l’appelaient oncle Lee bien qu’il ne fût pas leur oncle ni le moins du monde parent, mais son père le considérait comme bien plus proche de lui que ses propres frères. Il ressemblait même un peu à Charley Baker. Lorsqu’ils sortaient ensemble, on aurait dit Elvis Presley se promenant dans la rue avec Elvis Presley.
Oncle Lee était mort maintenant, mais il avait vécu avec eux plus ou moins régulièrement depuis l’époque où elle avait six ans, et Nicole en voulait toujours à sa mère et à son père d’avoir gardé oncle Lee, parce qu’on pouvait dire qu’il lui avait bousillé sa vie. Elle était même persuadée qu’elle était devenue une traînée à cause de lui.
Lorsque son père travaillait la nuit à la base, que sa mère rentrait tard du travail et que son frère dormait, Lee commençait. Quand la soirée était avancée et que sa mère et son père étaient sortis, Nicole savait ce qui l’attendait. Elle commençait à se sentir nerveuse en attendant que Lee sorte de son bain. Peu après, assis dans la salle de séjour tout seul avec elle, il ouvrait son peignoir et lui demandait de jouer. Il appelait ça frotte-pipi.
Avec les lumières éteintes, elle ne savait jamais s’il s’agissait seulement de toucher, ou ce qu’il lui demandait d’embrasser. Au bout d’un moment, ça ne lui parut même plus extraordinaire, et quand il demandait : « C’est bon ? » elle répondait « oui » poliment.
Nicole avait douze ans lorsqu’elle lui dit qu’il ne pouvait plus l’obliger à faire ça. Elle dormait à côté d’April quand Lee vint la réveiller. Nicole croyait qu’April ne dormait pas, alors elle lui dit non. Là-dessus, Lee dit qu’il l’avait surprise dans la salle de bains. Il donna des détails en disant qu’il l’avait vue se masturber un peu. Il dit : « Tu as l’esprit si libre, tu peux bien le faire avec moi. » Elle répondit : « Ça m’est égal ce que tu as vu, tu peux le raconter à tout le monde. » Peu de temps après, il partit pour le Viêt-Nam où il fut tué. Nicole se demandait toujours si elle ne l’avait pas maudit, parce qu’elle avait plutôt de mauvaises pensées à propos de Lee.
Elle ne raconta jamais à personne de la famille ce qu’il avait fait. Elle avait peur qu’on ne la croie pas. Pourtant, aujourd’hui, ils avaient l’air au courant. Peut-être la charmante dame qui l’avait expédiée à l’asile était-elle allée le leur raconter.
Gary resta silencieux un long moment. « Ton vieux, dit-il, il faudrait le descendre.
— Tu es sûr que tu veux entendre tout ça ? demanda-t-elle.
— Bien sûr », fit-il en acquiesçant de la tête.
Alors elle se mit à lui parler de l’asile et de son premier mariage. Et elle ne cacha rien de l’orgie entre les deux. Sinon, ç’aurait été trop compliqué de lui expliquer qu’elle avait rencontré son second mari avant le premier.
En réalité, c’était à moitié un asile et à moitié une maison de correction. Une sorte de pension pour jeunes. Ça n’était pas si mal que ça, sauf que Nicole était tout le temps furieuse parce que c’était ridicule d’être ainsi enfermée. Pourquoi me gardent-ils ici, se demandait-elle, puisque je ne suis pas dingue ? Ça devenait silencieux la nuit, et elle se sentait tout esseulée quand quelqu’un se mettait à hurler.
La première fois qu’on la laissa rentrer chez elle pour une visite, elle dut descendre chez sa grand-mère et des types qui habitaient à côté lui demandèrent si elle voulait rigoler un peu. Elle se glissa en douce chez eux pendant quelques jours et eut des pépins pour avoir prolongé indûment sa permission. On la surveilla de si près, quand elle revint à l’hôpital, qu’il lui fallut six mois avant de pouvoir refaire le mur.
Une fois, il y avait de garde à la porte une vieille dame complètement abrutie et Nicole parvint à passer devant elle. Elle fila dans le champ, escalada deux clôtures, traversa quelques cours, trouva une route et alla en stop jusqu’à la maison de Rikki et de Sue où elle resta quelques jours. Puis elle se mit à sortir avec le type qui devint son premier mari, Jim Hampton. Il prétendait être amoureux et dès leur premier rendez-vous voulait l’épouser. Elle trouvait que c’était un grand benêt pas mûr du tout. Pourtant, chaque jour qu’elle passa en absence illégale, Nicole fut avec lui. Elle était toute fière de lui être supérieure.
Puis son père découvrit où elle était et vint la trouver. Il n’était pas en colère, ni rien. Il trouvait que ça n’était pas mal de s’être enfuie de l’asile. Il lui conseilla de se marier.
Nicole eut toujours l’impression que cette fois-là elle s’était fait remorquer. C’était une formule qu’ils utilisaient à l’asile quand on se laissait entraîner dans un mariage par des gens plus forts que soi : remorquer. Nicole comprenait très bien que ses parents avaient envie de se débarrasser d’elle.
D’un autre côté, même si elle n’aimait pas beaucoup la personnalité de Hampton, si elle n’était guère impressionnée par son intelligence, elle le trouvait rudement beau gosse. Et puis son père n’arrêtait pas de lui dire que si elle était mariée, elle n’aurait pas à retourner chez les dingues. Là-dessus, Hampton demanda la permission à Charley et son père se contenta de dire « Allons-y. » Sans jamais demander son avis à Nicole.
Il monta dans la voiture avec Jim Hampton comme si c’étaient de vieux copains – son père n’avait pas trente ans et Jim un peu plus de vingt – il la fourra sur la banquette arrière et la voiture démarra. Nicole savait fichtrement bien qu’elle ne gagnait aucune liberté en épousant Jim Hampton. Ils roulèrent, les deux hommes picolant à l’avant, et Nicole se dit que, puisqu’elle était coincée, autant jouer le jeu.
Assise sur la banquette arrière, Nicole se rappela une fois où elle avait douze ans et où son père l’avait emmenée dans un bar. Elle croyait qu’il voulait l’exhiber, mais elle s’aperçut bientôt qu’il avait là une petite amie qu’il voulait lui montrer et qu’il savait qu’elle ne dirait rien à sa mère. Seulement, devant la porte, elle s’arrêta, entrée interdite aux mineurs de moins de vingt et un ans pouvait-on lire.
Son père lui désigna le deux et puis le un et il dit : « Ça dit personne au-dessous de douze ans. Tu es assez grande. » Elle n’était jamais tout à fait sûre quand elle lisait les chiffres à l’envers et elle crut ce jour-là que vingt et un c’était douze.
Maintenant qu’elle avait quatorze ans, elle avait du mal à s’empêcher d’en rire.
On pouvait dire que ça faisait un spectacle de voir Charley boire avec Hampton. En fait, son père ressemblait un peu à son futur mari. Elle se mit à penser qu’ils ressemblaient tous les deux à oncle Lee, le salaud.
Enfin, le trajet ne fut pas trop catastrophique. Ils passèrent prendre une amie de Nicole du nom de Cheryl Kumer, et elle les accompagna jusqu’à Elko, dans le Nevada, où Nicole et Jim Hampton se marièrent.
Jim n’était jamais brutal avec elle, mais plutôt gentil et la traitait comme une poupée précieuse. Il disait toujours à ceux de ses amis qui n’étaient pas mariés : « Eh, regardez ce que j’ai. Vous voyez ? » Il n’avait pas de travail, alors ils vivaient sur son chômage. Il ne voulait pas aller travailler, mais il savait comment utiliser une lime à ongles sur les distributeurs de Coca. Même si elle n’était pas enthousiasmée à l’idée de vivre sur des pièces de dix et de vingt-cinq cents, Nicole trouvait qu’ils s’amusaient bien.
Au bout de quelques mois, elle lui était toujours fidèle, ce qui n’était pas mal. Elle essayait de se débarrasser de ses blocages sexuels. Ça allait de trop à trop peu. En ce temps-là, elle n’arrivait jamais à jouir, mais elle savait que ce n’était pas du tout la faute de Hampton. En dehors donc du lit, elle avait un autre gros secret dans son passé dont elle n’avait jamais parlé à Hampton. Ça s’était passé la première fois qu’elle avait quitté l’asile avec une permission pour le week-end et où elle était restée à faire la fête pendant deux jours et deux nuits. C’était même des mois avant qu’elle ait rencontré Hampton.
Le type qui l’avait persuadée de filer de chez sa grand-mère, et de venir, avait à peu près vingt-huit ans, il y avait de l’alcool et de quoi fumer. Elle l’aimait vraiment bien, ce mec. Il la dorlotait, il était plein d’attentions. Quand ils faisaient l’amour, ça la laissait tout amollie. Et puis il dit à ses copains qu’il y avait un beau petit morceau dans la chambre, qu’ils devraient aller lui faire la conversation. Nicole était vraiment mordue pour ce type, même quand il commença à faire des allusions en disant que ce serait gentil pour lui si elle voulait bien coucher avec ses amis, comme ça.
Nicole éprouvait un tas de choses pendant que ça se passait. Elle se donnait du recul pour s’observer. C’était une façon de réfléchir. De réfléchir au problème.
Au fond, elle était fière. Même si, dans une certaine mesure, les types la baisaient jusqu’à plus soif, c’était quand même le genre de soirée où ses amies étaient trop dégonflées pour s’y rendre. C’était excitant. Alors, elle se laissa aller et finit par se taper à peu près tous les types de la maison. Elle passa là peut-être trois jours. Sans jamais sortir.
Au milieu de tout ça, elle rencontra Barrett pour la première fois. Il entra dans la chambre, un petit type maigrichon qu’elle n’avait jamais vu.
Elle était là toute seule au lit, le second jour, avec l’impression d’avoir de la place, et il entra et lui parla depuis le couloir. Il dit : « Tu sais, tu n’as pas besoin de faire ça. Tu vaux mieux que ça. Oui, reprit-il, tu n’as pas besoin de tout bousiller. » Ce fut son premier souvenir de son second mari, Jim Barrett. Il ne resta là que quelques minutes, mais elle n’oublia jamais l’expression qu’il avait alors.
Elle ne revit Barrett qu’un mois plus tard, lorsqu’elle se retrouva à l’asile et qu’on l’y expédia lui aussi. Il n’était pas fou le moins du monde. Toutefois, il avait déserté de l’armée, alors son père avait signé des papiers pour le faire enfermer. Mieux valait l’asile que la prison militaire. Le père de Barrett avait été dans la police montée, lui raconta-t-il, avant de devenir agent d’assurances, alors pour les autorités, il fallait que le fils ait l’air dingue.
Ce fut à l’asile qu’elle tomba vraiment amoureuse de Barrett. Ils étaient presque pareils tous les deux. Il avait l’air si astucieux, si sincèrement gentil, un vrai chou. Tout sourire et toute douceur, avec bottes de cow-boy, pantalon de marin, chemise cintrée, bien coiffé, bien soigné, et haut comme trois pommes. Et puis on le reprit dans l’armée et elle n’entendit plus parler de lui pendant une éternité. Alors elle se fit la malle et épousa l’autre, Jim Hampton.
Des mois plus tard, Barrett réapparut. Il l’attendait dans le parking du supermarché. Ils étaient si heureux de se revoir. Comment avait-elle pu se marier ? Est-ce qu’elle ne l’aimait pas ? Est-ce qu’ils n’avaient pas parlé de vivre dans une maison à eux où personne ne pourrait les embêter ? Si elle était heureuse avec le type qu’elle avait épousé, alors, lui, Barrett, s’inclinerait. Il l’aimait assez pour lui souhaiter d’être heureuse et d’avoir de la chance. Mais si ce n’était pas le cas… Il fît un très joli numéro. Au bout d’une demi-heure, dans son cœur elle dit adieu à Hampton et s’enfuit avec Barrett.
Ils partirent pour Denver. Ce fut un voyage froid. Ils allèrent passer une semaine chez un ami de Barrett, puis revinrent dans l’Utah et s’installèrent chez ses parents à lui. Nicole essayait tout le temps de dire Jim, mais c’était aussi le prénom de Hampton, alors elle était plus à l’aise en l’appelant Barrett.
Mais, lorsqu’ils revinrent dans l’Utah, Marie Barrett, sa mère, se montra tout à fait charmante et les accepta sans réserve. Sauf qu’elle ne voulait pas les laisser dormir chez elle. « Mariez-vous si vous voulez rester ici. » C’était là où elle tirait un trait. Nicole s’en fichait. Les moments les plus heureux qu’elle avait connus dans sa vie, c’était lorsqu’elle s’était enfuie et qu’elle avait dormi dans un verger, alors ça lui était égal de passer ses nuits sur la banquette arrière d’une Volkswagen. C’était Barrett qui se sentait exposé dans la rue. Il apprit par son père que, pendant qu’ils étaient à Denver, Jim Hampton les cherchait avec Charley Baker. Nicole trouva que c’était stupide, que Hampton et son père n’avaient qu’à se mêler de leurs oignons, mais, comme Barrett l’expliqua à Nicole, il n’était pas de taille à envisager une confrontation physique. Ils se trouvèrent donc une meilleure cachette.
Ils découvrirent un minable petit appartement dans la grand-rue de Lehi. L’escalier qui menait jusqu’à leur porte était vraiment moche, encombré par des pochards sortis en trébuchant du bar en bas. Au bout de la rue, c’était le désert et le vent s’engouffrait dedans en sifflant. Leur fenêtre donnait sur cette rue-là. Nicole pouvait s’installer là et regarder son père entrer dans le bar.
Et puis un beau jour, Charley se présenta à la porte. Tout le monde avait cherché, mais il avait fallu le père de Nicole pour découvrir qu’ils étaient non seulement dans l’État, non seulement dans la ville, mais, en fait, juste au-dessus de son bistrot favori. Son père entra, la gratifia de son petit sourire merdique et lui demanda comment elle allait. Barrett arriva et Charley dit : « Mon garçon, je m’en vais vous couper les couilles. Je m’en vais vous les arracher. » On aurait dit Clark Gable. Barrett dit quelque chose d’anodin dans le genre : « Si on en parlait d’abord ? » Puis il expliqua au père de Nicole qu’il n’était pas un mauvais bougre et qu’il aimait beaucoup Nicole. Nicole se contentait de regarder Charley droit dans les yeux. Barrett n’avait pas terminé que Charley s’effondra et rentra chez lui paisiblement. Elle n’en croyait pas ses yeux.
Deux jours plus tard, les flics arrivèrent et embarquèrent Barrett pour conduite inconvenante. C’est le mot qu’ils utilisèrent pour le pauvre Jim : conduite inconvenante. Elle se dit que sa mère avait dû être mise au courant par son père et qu’elle l’avait dénoncée. En tout cas, le type qui fournissait de la drogue à Barrett pour la revendre, vint le faire sortir sous caution. Ce fut alors le tour de Nicole. Elle craqua. Barrett et elle étaient assis un soir dans la camionnette d’un ami, en train de bavarder.
Le lendemain se passa en pleine euphorie mais le lendemain soir ils prirent tous une nouvelle dose. Nicole piqua une crise. Ils étaient garés dans Center Street, à Provo, avec la radio qui marchait, et voilà qu’on passa le disque d’un de leurs chanteurs favoris. Tout d’un coup, ce fut du délire dans la camionnette. Boum ! Nicole se sentit descendre sur la route en courant. Jim la poursuivit, la rattrapa, la ramena, mais lui-même était aussi dans les vaps. Nicole hurlait et vociférait. Barrett l’emmena à l’hôpital, mais même là-bas, impossible de la calmer. Elle se mit à courir partout en disant aux infirmières qu’elles étaient moches. Elle voyait des lions et des tigres. Alors on l’emmena à l’Asile des Jeunes.
Kathryne refusa de la laisser sortir. Elle dit à Barrett que s’il voulait épouser Nicole, il devait d’abord payer les frais d’hôpital. Sinon, on l’enverrait en maison de correction. Barrett dut dire à ses parents : « Laissez-moi l’épouser. C’est tout ce que j’ai jamais voulu », et il les persuada de verser les cent quatre-vingts dollars dont il avait besoin.
La mère de Nicole lui offrit une robe noire pour se marier. Elle était courte et fendue sur les côtés. Ça donna un coup à Nicole. Elle ne trouvait pas convenable de se marier en robe noire à quinze ans. Elle ne dit rien à sa mère, mais Nicole était ennuyée que personne ne prenne même une photo de la cérémonie. Elle n’arrêtait pas de se dire qu’il devait bien y avoir un appareil photo quelque part, qu’ils auraient peut-être envie de prendre une photo de leur mariage. Personne ne prit un seul cliché. Deux semaines plus tard, la famille de Nicole s’en alla : Charley et Kathryne partirent avec les gosses pour son nouveau poste à Midway.
Quand elle vivait avec Barrett, côté sexe, c’était à peu près la même chose qu’avec Hampton. En ce temps-là, c’était une novice. Ça ne lui faisait pas autant d’effet qu’elle voulait bien le dire. Par exemple, il lui fallut tout un mois de mariage avant de jouir. Bien sûr, à peine commençait-elle avec Barrett qu’elle repensait à cette première fois avec oncle Lee. En fait, chaque fois qu’avec Jim ils faisaient l’amour trop longtemps et qu’elle se sentait endolorie et irritée, ou qu’elle avait les seins meurtris à force d’être malmenés, ça lui faisait la même impression que lorsqu’elle était enfant. Malgré ça, elle était folle de Barrett. Il était gentil et pour elle c’était une âme sœur. Ils jurèrent d’être pauvres mais heureux durant toute leur vie conjugale.
Au début, pourtant, ils n’arrivaient pas à être si heureux que ça. Barrett avait un gros souci qui pesait sur lui. Il finit par s’en aller décharger son cœur auprès de son père, très théâtral, comme dans un feuilleton de télé. Le père de Barrett, qui était un ancien flic, eut tendance à le croire. « Écoute, lui dit Jim, il y a des types qui m’ont fourni un peu de came et j’ai tout claqué. Maintenant, je ne peux pas les payer. Ils me tombent dessus. Il faut que je quitte la ville. » Grâce à cela, il persuada son père de lui trouver une camionnette d’occasion, il installa un matelas à l’arrière et partit. Ce ne fut que bien plus tard que Nicole comprit que Barrett avait raconté des craques à son père et qu’il n’était pas dans un tel pétrin.
Ils se retrouvèrent à San Diego dans un vieil hôtel en planches qui s’appelait Le Commodore. Elle trouva un petit chaton noir qui allait se faire écraser au milieu de la route, et elle descendit pour le ramasser. Seulement ça n’était pas un chaton, mais une chatte un petit peu enceinte qui deux semaines plus tard mit au monde une portée. Nicole trouva ça un joli coup.
C’était une drôle d’époque. Ils étaient à la fois heureux et misérables. Elle commençait à jouir avec Barrett et lui commençait à envisager l’idée de la vendre. Ce n’était pas tant à cause d’elle mais parce qu’il était un vendeur-né et qu’il avait besoin de quelque chose à vendre. Il aimait faire des expériences. Elle aussi. Ça déclencha chez elle tout un tas de sentiments dingues dont elle ne pouvait même pas parler à Barrett. C’était quand même un peu dur à avaler et d’ailleurs elle n’en vint jamais à se vendre. À la réflexion, elle se dit qu’il valait mieux ne pas plaisanter avec l’ego de Barrett. C’était quelqu’un de si jaloux.
Ensuite, ils donnèrent les chats et repartirent pour l’Utah. Lorsqu’ils arrivèrent à Orem, ils laissèrent la voiture garée tout près d’une bretelle d’accès à l’autoroute. Barrett ne s’arrêta même pas chez ses parents, il se contenta de leur expédier une carte postale pour leur dire où il avait caché les clés de la camionnette et en s’excusant de ne pas pouvoir continuer les versements. Ça lui faisait un drôle d’effet, ne cessait-il de répéter à Nicole, de savoir que ses parents allaient recevoir leur carte avec le cachet de la poste d’Orem alors qu’ils croyaient que leur fils était en Californie.
Ensuite, ils allèrent en stop jusqu’à Modesto, où un type bizarre avec un œil qui regardait tout de travers leur loua un minuscule bungalow pour cinquante dollars par mois. C’était plein de cafards. Ils éteignaient la lumière, puis rallumaient pour tuer les cafards. Ce fut là qu’elle découvrit qu’elle était enceinte. Ils eurent une scène à propos du bébé qu’elle attendait. Ça ne marcherait pas, prétendait-il. Plus tard, quand ils eurent regagné l’Utah, Nicole décida que c’était un tournant de sa vie. Parce qu’elle voulait qu’il trouve du travail et qu’il n’arrêtait pas de promettre qu’il allait le faire. Seulement, le dire et le faire, ça n’était pas pareil. Barrett donna la preuve de ses véritables talents et persuada une femme qui cherchait à vendre une maison de treize pièces de la leur louer pour quatre-vingts dollars par mois, parce que comme ça elle pouvait la faire visiter aux acheteurs éventuels quand elle voulait. Lorsqu’ils eurent emménagé, Barrett ne travailla pas pour autant mais fit venir ses amis, commença à faire la fête et se remit à faire du trafic de drogue. La fête n’arrêta pas jusqu’au moment où Nicole fut enceinte de six mois.
Un jour, le chef de la police se présenta avec la propriétaire, qui rendit à Barrett la moitié d’un mois de loyer, et le flic l’expulsa sur-le-champ. Barrett voulait rester mais on lui fourra l’argent dans la main en lui disant de s’en aller. Nicole était dans tous ses états à l’idée de se retrouver, enceinte, chez sa grand-mère pendant que lui habitait chez ses parents. Seulement ils devaient plein d’argent, et Barrett ne faisait rien de la journée que se camer avec ses copains. La vie était devenue pénible.
Sur ces entrefaites, le père de Nicole arriva de Midway pour affaires. Comme ça, en plaisantant il dit : « Tu veux repartir avec moi ? Voir les îles ? » Elle répondit : « Tu parles ! »
Voilà comment elle quitta Barrett la première fois. Elle mit tout simplement les voiles, enceinte de sept mois, aussi brusquement qu’elle avait plaqué Hampton. Dans l’avion, elle pensait sans cesse aux premiers jours avec Jim, quand il y avait tant d’amour entre eux, qu’elle arrivait à éprouver les mêmes sentiments que Barrett. Bien sûr, elle n’eut ces pensées-là qu’après avoir pu trouver un billet. Le début du voyage ne se passa pas si bien. Charley et elle passèrent des heures à essayer de trouver un vol sur un avion militaire à destination de Hawaii et à chaque fois on les refusait. Un des problèmes, c’était que Charley n’avait pas l’extrait de naissance de Nicole, si bien qu’elle ne pouvait pas figurer sur sa carte militaire comme étant sa fille. Enceinte, elle faisait plus que son âge. Charley, à côté d’elle, avait plus l’air d’un petit ami ou d’un mari que d’un père. Ça la fit penser comme une folle à oncle Lee. À la réflexion, son père la traitait avec la courtoisie particulière qu’on témoigne à une dame séduisante.
Peut-être que les pensées de Nicole chatouillaient les oreilles de Charley, car il commença à s’énerver à l’idée d’être coincé pour la nuit. « Si je n’arrive pas à coller ma fille sur ce foutu avion, jura-t-il, je m’en vais jouer les pirates de l’air. »
Il sortit du mess et presque tout de suite après, quatre M.P. se présentaient et disaient : « Voudriez-vous venir avec nous, monsieur Baker ? » Ils les emmenèrent tous les deux dehors et mirent Charley face au mur pour le secouer et le fouiller, puis l’emmenèrent à la brigade. Ils laissèrent Nicole assise au mess avec quatre-vingts matelots qui bandaient. Lorsqu’elle s’en alla chercher son père, elle vit le plus gros cafard qu’elle ait jamais vu. Il semblait aussi gros qu’une souris et trottinait dans le hall où attendait Nicole. Elle le suivit sur le perron et autour du bâtiment. Avec son gros ventre, elle n’avait rien de mieux à faire que de suivre ce gros vieux cafard.
Enfin, son père apparut, souriant de toutes ses dents. Il avait tout arrangé. À cause de cette erreur, on les traitait maintenant, Nicole et lui, comme un roi et une reine. On déroulait le tapis rouge. Elle partit pour Midway en grand style.
Lorsqu’elle entra dans la maison, Kathryne en avait les yeux qui lui sortaient presque de la tête. Nicole se rappelait combien elle était maigrichonne et comme, lorsqu’elle la serrait dans ses bras, il y avait toujours quelque chose de fragile chez Kathryne. Il semblait que tout était trop pour elle. Les deux adolescents, April et Mike, qui n’étaient que des gosses, commençaient à être déchaînés. Nicole était si navrée qu’elle ne voulut même pas, durant deux jours, fumer devant sa mère.
Lorsque Barrett apprit où elle était, ça fit fichtrement monter la note de téléphone de son père. Il était dans un tel état. Il était de nouveau si amoureux qu’il s’était mis à travailler. Il avait même ouvert un compte en banque, lui dit-il. Il allait venir la voir.
Nicole lui envoya ses tendresses par téléphone. Elle lui dit de ne pas venir. Ça attirerait des histoires à son père. Pour économiser sur le billet d’avion, Charley l’avait fait venir comme si elle était à sa charge, et tout le monde croyait qu’elle était mère célibataire.
Mais ça n’arrêta pas Barrett. À Salt Lake, à l’aéroport, il fit un chèque que son père dut approvisionner plus tard, prit l’avion, se rendit à l’hôpital, trouva la maternité et vint se poster devant la fenêtre de Nicole. À peine Kathryne sortie, il entra. Nicole était contente qu’il soit venu et ça changeait un peu les choses, mais pas tellement. Elle ne pouvait pas tout lui pardonner. Au bout de deux jours, elle le décida à repartir.