Lors de leur dernière rencontre, Gary donna à Mikal un dessin représentant un vieux soulier de détenu. « Mon autoportrait », dit-il. Ils s’entretenaient encore au téléphone, chacun d’un côté de la glace, quand le directeur de la prison, Smith, entra dans la cabine de Gary et se mit à discuter au sujet du moment précis où il faudrait lui placer la cagoule sur la tête. Au bout d’un moment, Mikal ne put supporter cette conversation. Il frappa sur la vitre et dit qu’il serait obligé de partir bientôt pour prendre l’avion. Le directeur autoriserait-il une dernière poignée de main ?
D’abord Smith refusa. Puis il accepta mais à condition que Mikal se soumette à une fouille complète avec examen de la peau.
L’opération terminée, deux gardiens amenèrent Gary. Ils enjoignirent à Mikal de rouler sa manche avant la poignée de main… Il ne fallait pas aller au-delà de cette poignée de main. Dès que la paume de Gary toucha celle de son frère, il serra presque à écraser. Une lueur apparut dans son regard. « Je crois que c’est ça », dit-il. Il se pencha vivement et baisa Mikal sur les lèvres. « Nous nous reverrons à l’ombre », dit-il.
Incapable de s’empêcher de pleurer, Mikal fit demi-tour. Il ne voulait pas que son frère voie ses larmes. Un gardien lui remit L’Homme en noir, livre de Johnny Cash, que Gary voulait offrir à Bessie ainsi qu’un dessin à l’intention de Nicole. Mikal sentit le regard de Gary qui le suivait jusqu’au double portail. « Transmets mon amour à maman, s’écria Gary et engraisse un peu. Tu es encore trop maigre. »
Le même samedi matin, Schiller écouta les bandes magnétiques des interviews du vendredi après-midi. Ils s’étaient longuement étendus sur Melvin Belli et ses bottes de cow-boy serties de strass.
« Il s’habille chez Nudi, à Hollywood, dit Gary.
— Vous qui en avez tant fait en prison, qu’est-ce que vous avez introduit clandestinement de plus gros dans une cellule ?
— Une lutteuse norvégienne de cent cinquante kilos. »
Tous éclatèrent de rire.
Schiller entendit parler de bons et mauvais gardiens et de ce qui faisait courir les directeurs de prison. Il entendit une conversation au sujet de la procédure légale. Puis Gary parla des bibles qu’il recevait par la poste et sur lesquelles des gens avaient souligné ou commenté certains passages.
Stanger arriva alors à la Travel Lodge pour demander ce que Larry pensait de cette interview.
« Vous ne pourriez pas un peu vous magner le train ? brailla Schiller.
— Puisqu’il est question de train, vous n’avez qu’à vous enfoncer les bandes magnétiques dans le cul », répondit Stanger qui s’en alla et claqua la porte derrière lui.
« Je ne parlerai plus jamais à ce Schiller », dit Stanger en roulant vers le portail de la prison. Il bouillonnait de rage. Stanger se considérait lui-même comme un excellent interrogateur de prétoire. Il en pensait autant de Moody. L’un comme l’autre étaient capables de pénétrer Gilmore, de le disséquer à droite et à gauche, exactement comme le souhaitait Larry. Mais il y avait quelques empêchements. D’abord les questionnaires dont Schiller et Farrell étaient si fiers. Stanger les jugeait stupides. À son point de vue, ils présentaient très peu de rapport avec ce qui préoccupait Gilmore.
Schiller avait mis en route une opération colossale qui pouvait se terminer en queue de poisson. Ron s’en rendait compte et comprenait les inquiétudes de Larry. Mais il s’agissait de gagner la confiance de Gilmore et de ne pas susciter sa méfiance. Stanger était avocat et Gilmore, son client. Il devait tenir compte des désirs de ce dernier. Larry choisissait des questions propres à faire réagir Gilmore. Stanger n’avait aucune envie de se rendre à la prison pour mettre le condamné en colère. Chercher à recueillir des renseignements, d’accord. Mais, de là à traiter Gary comme un rat de laboratoire et lui enfoncer des fils dans le cerveau !… Le détenu était déjà enfermé et réduit au mutisme vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
« Je ne veux pas l’interviewer aujourd’hui, dit Stanger à Moody.
— Nom de Dieu ! nous avons accepté une mission et nous devons la remplir ! » cria Moody.
Tel fut sans doute le différend le plus aigu qui sépara les deux avocats lors d’un trajet vers le quartier de haute surveillance.
Moody estimait qu’ils accomplissaient un travail formidable, compte tenu des circonstances, même si Schiller et Farrell ne s’en rendaient pas compte. Cela n’empêchait pas Schiller d’avoir raison. Il ne leur restait plus que deux jours et bien des éléments de valeur à récolter. Moody soupira.
GILMORE : Écoutez… est-ce qu’on enregistre ?
MOODY : Euh, oui, euh.
GILMORE : Le directeur de la prison m’a dit que je peux inviter personnellement cinq personnes. Je lui ai donné des noms et il m’a demandé : « Vous ne voulez donc pas un prêtre ? »
MOODY : Le règlement est clair : vous avez droit à deux membres du clergé en plus des cinq autres personnes.
GILMORE : Je ne veux pas écarter les prêtres. Voilà longtemps qu’ils attendent ce moment.
MOODY : Allons donc ! Personne n’a envie d’assister à une telle chose. Je crois… ils auront l’impression d’accomplir un devoir.
GILMORE : Peu m’importe leur mobile, ils tiennent tous les deux à venir.
MOODY : Ce seront quarante-huit heures foutrement pénibles pour tout le monde.
GILMORE : Pas pour moi. Je ne suis pas tourmenté.
MOODY : Je le sais, mais les autres en souffrent. Votre oncle Vern et votre tante Ida sont aussi malheureux qu’en enfer. (Temps de silence.) Bien d’autres en sont physiquement malades.
GILMORE : Qui ?
MOODY : Moi, notamment. Ron Stanger aussi et le Père Meersman.
GILMORE : En voilà une affaire !
MOODY : Évidemment, ce n’est pas une affaire mais nous compatissons.
GILMORE : J’aimerais voir Nicole. Le fumier refuse de me répondre.
MOODY : Ce seul refus représente sa réponse. Il faut vous faire une raison.
GILMORE : J’ai mal entendu.
MOODY : À mon avis, la réponse du directeur, c’est qu’il ne répondra pas. Point à la ligne. Ce n’est pas une raison pour éliminer tout le reste du monde. Il vous reste quarante-huit heures à vivre. Vivez-les.
GILMORE : Merde. Jusqu’aux derniers moments je n’avais qu’un gardien. Faute de lui parler je ne pouvais m’entretenir avec personne. J’étais tranquille.
MOODY : Ouais…
GILMORE : Maintenant on a placé deux guignols, là, derrière. Ils ne font que bavarder et jouer aux cartes.
MOODY : Eh bien ! d’après eux ça fait partie du programme de l’exécution.
GILMORE : Hé, ça va pas, non ?
MOODY : Il y a toujours une veillée mortuaire avant une exécution. C’est ce que vous subissez maintenant.
GILMORE : Eh bien, j’aime pas entendre ces connards tout près de moi.
MOODY : Que ça vous plaise ou pas, ça fait partie de la condamnation.
GILMORE : Alors ça va.
MOODY : Vous allez être fusillé et vous avez droit à une veillée mortuaire. Tout ça fait partie de l’ensemble.
GILMORE : Oui… (Temps de silence.) D’accord, mon vieux.
MOODY : Voulez-vous que je vous pose des questions ?
GILMORE : Je ne suis vraiment pas bouleversé par le désir de continuer à répondre.
MOODY : D’accord.
GILMORE : Il y a tellement de bruit. Si seulement je pouvais passer tranquillement mes dernières heures.
MOODY : Est-ce que vous prenez encore de l’exercice ? Que faites-vous d’autre pour passer le temps ?
GILMORE : Des tas de trucs.
MOODY : Vous lisez un peu ?
GILMORE : Non, bah… je ne lis plus… j’ai lu tout ce que je lirai de ma vie.
MOODY : Vous dessinez au moins ?
GILMORE : Non.
MOODY : Vous allez tout de même brosser votre autoportrait.
GILMORE : Je n’ai pas de glace.
MOODY : Eh bien, alors, mon pauvre ami, je vois que vous n’avez pas grand-chose à faire.
GILMORE : Il ne me reste plus que moi-même. (Long silence.)
J’ai pas envie de perdre mon temps à écrire des réponses à toutes ces questions. Évidemment Schiller a sans doute droit à mes réponses mais, bordel de merde ! je n’aime pas sa manière de faire certaines choses.
MOODY : Eh bien ! il nous arrive souvent, à nous aussi, de ne pas aimer ses procédés. Mais c’est sa manière et il s’est lancé dans une grosse affaire. Peut-être est-ce précisément ce qui le rend désagréable.
GILMORE : Tout le monde est-il vraiment obligé d’accepter ça ?
MOODY : Non, je ne crois pas, mais il accomplit une tâche difficile. Il s’efforce de faire de son mieux. C’est tout. Il se crève au boulot.
GILMORE : Je lui ai demandé de ne pas lire les lettres et il m’a trahi.
MOODY : D’accord. (Long silence.) Vous n’estimez pas que vous devez quelque chose à Larry ?
GILMORE : Allez-y, lisez les questions. Je répondrai. Je veux faire comprendre à Larry qu’il n’a pas le droit de choisir les gens à qui je parle. Mon frère m’a demandé de recevoir un de ses amis : Moyers. J’ai accepté parce que je connais cet homme. Je ne lui aurais rien dit que vous voulez être seuls à savoir.
MOODY : Vous coupez les cheveux en quatre. C’est d’ailleurs inutile parce que Moyers n’aura aucun moyen de vous voir.
GILMORE : Je le sais. Ça m’a foutu en rogne parce que Mikal en était malheureux.
MOODY : C’est bien.
GILMORE : Très bien.
MOODY : On vous a déjà posé cette question à plusieurs reprises. Avez-vous jamais tué quelqu’un avant Buschnell et Jensen ?… Et ce type que vous avez frappé avec un tuyau de plomb ?
GILMORE : Il a survécu. (Soupir.) Ça modifia quand même plus ou moins le cours de sa vie.
MOODY : Et l’exécution par fusillade, elle ne vous parait pas grotesque ?
GILMORE : Ce qu’il y a de grotesque, c’est d’être ficelé dans un fauteuil avec une cagoule et toutes ces conneries.
MOODY : Est-ce que le caractère sauvage et sanglant de la fusillade vous attire ?
GILMORE : (Rire.) Allez au diable ! Sauvage et sanguinaire… oui, Larry, j’en ai vraiment envie. Je mangerais ça à la cuillère.
Le questionnaire se poursuivit. Pas de percée.
Le Père Meersman avait déjà assisté à deux exécutions et avait appris que les choses peuvent mal tourner. Le condamné peut être tellement bouleversé qu’il perd la contenance qu’il s’impose personnellement. Le Père Meersman s’efforçait toujours de maintenir le sang-froid du détenu en lui expliquant ce qui allait se passer, étape par étape. Si le condamné sait à l’avance qu’il ira au point A puis du point A au point B, puis, au bout d’un certain temps, au point C et ainsi de suite, il ne risque pas d’être surpris. Il n’a pas besoin de demander : « Qu’est-ce que nous faisons maintenant ? » Des petits détails de ce genre peuvent avoir une influence considérable sur le condamné dans les instants précédant l’exécution.
En revanche, si les condamnés sont au courant, ils se conforment en douceur au programme et si tous ceux qui s’occupent d’eux sont également calmes, ils gardent leur sang-froid, eux aussi parce qu’ils savent plus ou moins comment fonctionnera le mécanisme. Il faut surtout éviter les surprises. Tout le monde est très crispé à ce moment-là. Il s’agit d’écarter toute possibilité de faux pas, tout ce qui pourrait faire regimber l’homme qui vit ses dernières secondes.
Meersman se vanta toujours d’avoir fait comprendre personnellement à Gary pourquoi on lui mettrait une cagoule. Il ne s’agissait pas d’une mesure contre lui en particulier, expliqua le prêtre. Il fallait que le condamné reste parfaitement tranquille : que la cible ne se déplace pas le moins du monde. Le moindre mouvement pourrait faire rater le tir. Si Gary voulait mourir dignement, il lui fallait donc obéir au règlement extrêmement simple de la cagoule. Cet instrument n’avait qu’un but pratique : permettre à l’exécution de se dérouler dans l’ordre et la dignité. Gary écouta sans rien dire.
Le samedi après-midi, Gil Athay se rendit à la chambre du juge Lewis et affronta la presse dans le corridor. Les reporters étaient déchaînés. D’ordinaire, le juge Lewis siégeait à Denver, point d’attache de la Dixième Cour itinérante. La chambre où il siégeait à Salt Lake City n’était qu’une commodité de circonstance mais trop exiguë. Bien des gens n’avaient pu y pénétrer pour suivre la procédure.
On était donc en plein chaos. Les flashes des caméras, les sigles en grosses lettres des micros des divers réseaux locaux, du reste du pays et même de l’étranger, tout contribuait à donner à Athay l’impression qu’il s’était égaré sur la piste d’un cirque.
Une telle atmosphère l’exaspérait. Depuis bien des jours, il jouait du coude dans des corridors bondés de reporters. Maintenant il n’y avait même plus moyen d’avancer. Homme élégant portant des lunettes, la moustache en brosse, il était de trop petite taille pour ne pas être avalé par la foule. Se rendant compte de la situation, il dit à pleine voix : « Je ferais volontiers une déclaration mais seulement au rez-de-chaussée. » Le cirque ne s’atténua pas. Il entendait encore le juge Lewis lui dire : « Vous rendez les choses très difficiles, monsieur Athay, en me chargeant de toutes les responsabilités. Si vous nous en aviez donné le temps, il y aurait ici trois juges pour vous entendre. » À ce moment-là, Athay était assez à bout pour répondre : « Je reconnais, Votre Honneur, que c’est exact, mais nous avons été obligés de prendre une décision et je ne peux pas me retrancher derrière le comité. » Avait-il vraiment répondu cela ? Le sort de Dale Pierre l’obsédait au point de le rendre irritable.
Athay en était arrivé à croire que son client, Dale Pierre, détenu du couloir de la mort, était innocent. La plupart des gens jugeaient cette opinion invraisemblable. Aux yeux du public, Dale Pierre était bien un des tueurs de la hi-fi qui avaient massacré les clients d’un magasin de disques, magnétophones et appareils de radio. Ils avaient poussé l’atrocité jusqu’à faire avaler de force un liquide corrosif à leurs victimes et à leur enfoncer des stylobilles dans les oreilles. La femme d’un éminent gynécologue en était morte et le cerveau de son fils avait subi des dégâts irrémédiables. Une affaire abominable. Mais petit à petit, Athay en venait à conclure que Dale Pierre avait été condamné, bien qu’innocent, parce qu’il était noir, état dangereux dans l’État d’Utah. Les gens de couleur, par exemple, ne peuvent pas devenir prêtres de l’Église mormone. C’est tout dire.
Athay s’était donc lancé dans une croisade. Ça lui coûtait même le prix d’une croisade. Quand il avait ambitionné le poste de procureur général aux dernières élections, son adversaire, Bob Hansen, l’avait emporté en évoquant constamment pendant la campagne le cas de Dale Pierre. Voudriez-vous-comme-procureur-l’homme-qui-défend-un-malfaiteur-capable-d’enfoncer-des-pointes-de-stylobilles-dans-les-oreilles-d’une-mère-de-famille. Tel avait été le leitmotiv chuchoté de bouche à oreille pendant la campagne, ce qui lui avait valu une forte majorité. Athay n’avait aucun moyen de se défendre. Il ne pouvait dire à chaque électeur personnellement que la Cour l’avait nommé d’office défenseur de Pierre, qu’à l’origine il avait accepté ce devoir avec répugnance et qu’il s’était convaincu plus tard seulement que ce Pierre était innocent. Comment expliquer aux électeurs que Dale Pierre était un homme compliqué, au caractère difficile. C’est ainsi qu’il l’avait vu au début. Mais maintenant, à ses yeux, Pierre n’était plus qu’un superbe Noir. En outre Athay avait toujours eu horreur de la peine capitale.
Il était prêt à plaider qu’aucun motif raisonnable ne justifie la peine de mort, sauf si on admet qu’il s’agit purement et simplement d’une vengeance. Si telle était la base de la justice pénale, le système judiciaire ne valait rien.
Il avait donc collaboré avec l’A.C.L.U. dans l’affaire Gilmore. Ce jour-là il tentait un recours extrêmement audacieux. En guise de préambule, il indiquait que l’absence de recours obligatoire dans le code de l’Utah était contraire à la constitution fédérale. Puis il avançait son argument audacieux : qu’une exécution ait lieu en vertu d’une loi erronée, et il serait difficile ensuite à une cour supérieure de déclarer cette loi inconstitutionnelle. Aucun juge n’aimerait à dire à un de ses confrères : « Vous avez fait exécuter cet homme par erreur, vous savez. » La mort de Gary Gilmore menaçait donc l’existence de Dale Pierre. Raisonnement intéressant mais difficile à faire valoir. Pour retenir l’attention de la Cour, il était virtuellement obligé d’employer un langage agressif.
Lors de sa réunion du 10 janvier, le comité de l’A.C.L.U. inscrivit le projet d’Athay au dernier rang sur sa liste de moyens d’action. Mais l’après-midi du vendredi, quand Giauque annonça que Mikal Gilmore refusait de signer un recours, Gil Athay se rendit à la Cour du juge Anderson, un mormon intransigeant, mais le seul juge disponible à ce moment-là. Bien qu’il n’eût aucune raison d’espérer, Athay se laissa emporter par sa propre logique et crut même un moment qu’il atteignait son but. Le juge Anderson l’avait écouté attentivement. Mais le problème fondamental subsistait. Personne ne voulait affronter les conséquences sinistres de l’argument. Le juge Anderson débouta donc Athay.
Décidé à surmonter cet échec, Athay se rendit le samedi après-midi à la chambre du juge Lewis. À ce moment-là, la fragilité de sa requête lui apparaissait clairement. Il ne pouvait présenter aucune statistique. Il ne pouvait démontrer qu’auparavant cinquante pour cent de la population s’était déclarée favorable à l’exécution de Dale Pierre mais que désormais, en raison du mouvement d’opinion provoqué par l’affaire Gilmore, cette proportion était passée à quatre-vingt-dix pour cent. Il n’avait donc que sa logique pour arme.
Athay perdit encore devant le juge Lewis. En se frayant un chemin à travers les gens de la presse dans le couloir, il se disait qu’il lui faudrait, d’une manière ou d’une autre, s’efforcer d’atteindre la Cour suprême des États-Unis dès le lendemain.
La Coalition contre la peine de mort de l’État d’Utah tint son assemblée dans la salle de conférence du bâtiment de l’administration d’État, le samedi après-midi. Julie Jacoby trouva le décor plutôt somptueux. Henry Schwarzchild, seul membre de l’assistance qui n’était pas du cru, prit la parole, mais pas pour longtemps. Mieux valait la donner à des gens de Salt Lake City. Le Pr Wilford Smith, impeccable mormon de l’université Brigham Young, représentait une excellente prise. Il y avait aussi Frances Farley qui n’était pas seulement sénateur de l’État d’Utah mais aussi une femme, et le Pr Jefferson Fordham de la faculté de droit de l’université de l’État ainsi que James Doobye, président de la section de Salt Lake City de la N.A.A.C.P. (Association nationale pour l’avancement des gens de couleur). On offrait à la porte des insignes portant cette inscription : pourquoi tuons-nous des gens qui tuent des gens pour montrer qu’il est mauvais de tuer des gens ? Le programme indiquait : « Vos dons seront très appréciés. »
Hoyle évalua l’assistance à cent soixante-quinze personnes, ce qui était encourageant. Il y avait des hommes et des femmes que Julie ne connaissait pas, plus tous les gens de l’A.C.L.U. qu’elle avait souvent vus. Bref, tous les libéraux de Salt Lake City étaient là.
Une fois de plus, les engagés prêchaient les convertis. Aux yeux de Julie, c’était futile. Tous savaient que la souris combattait l’éléphant.
Néanmoins ils voulaient faire quelque chose. Il s’agissait de ne pas laisser les assoiffés de sang dénués de raison passer cette journée sans rencontrer de résistance. C’est ainsi que Julie vit les choses. Les regards du monde entier étaient fixés sur l’Utah. Il fallait donc lui faire savoir que certains habitants de cet État n’étaient pas d’accord avec les forces dominantes.
Cette assemblée eut une certaine publicité. Le Salt Lake Tribune lui accorda la première page de sa deuxième section et y publia une superbe photo du doyen Andersen de la cathédrale épiscopalienne Saint-Mark, devant une bannière bleue brandie par deux étudiants et portant en lettres blanches : Pas d’exécution.
SALT LAKE TRIBUNE
« Bain de sang officiel » Ainsi des professeurs qualifient-ils la peine de mort en Utah
Salt Lake, 16 janvier. – L’exécution de Gary Mark Gilmore se transforme en un « bol d’or de la violence », déclara samedi un prêtre épiscopalien.
« Il n’y manque rien, ni l’ambiance du cirque Barnum-Bailey, ni le copyright cinématographique, ni les sièges réservés, ni les T-shirts, ni les lettres d’amour. Nous pourrions tous en rire mais dans deux jours une équipe de volontaires tuera sans appel Gary Mark Gilmore », dit le Révérend Robert Andersen.
DESERET NEWS
Salt Lake, 15 janvier. – Quelque quinze ou vingt évêques du Conseil national des Églises arriveront samedi après-midi pour participer à une veillée dans la nuit de dimanche à lundi, à la prison de l’État d’Utah.
Henry Schwarzschild, coordinateur de la Coalition contre la peine de mort, a qualifié l’exécution d’« horreur inhumaine », « précédent redoutable » et d’« homicide judiciaire ».
Le même après-midi, le directeur de la prison donna une conférence de presse. Tamera en rapporta un compte rendu détaillant le programme de l’exécution : on allait transférer Gary du quartier de haute surveillance à la conserverie où il affronterait le peloton d’exécution. Sam Smith avait aussi édicté ses règlements à l’usage des médias. Les portails d’entrée de la prison seraient fermés à la presse le dimanche à 18 heures et ne seraient pas ouverts avant 6 heures du matin le 17. Cela signifiait que quiconque voudrait se trouver sur le territoire pénitentiaire à n’importe quel moment durant les heures précédant l’exécution, devrait passer la nuit sur le parking de la prison.
Une difficulté se présentait à Schiller. S’il y allait à 6 heures du soir, il ne pourrait pas recevoir un éventuel appel téléphonique que Gary pourrait faire au motel. D’autre part, Gary serait autorisé à passer sa dernière nuit avec Moody, Stanger et des membres de sa famille. Il y avait une petite chance pour que Smith permit à Larry de se joindre à eux. Dans ce cas mieux vaudrait se trouver dans l’enceinte de la prison. Dilemme.
Il se posait cette question quand Tamera lui dit : « Larry, je voudrais que vous veniez à l’université Brigham Young, cet après-midi pour y prononcer une allocution sur Gary Gilmore devant les élèves de sciences sociales.
— Qu’est-ce que ça veut dire, Tamera ? demanda Schiller.
— C’est mon évêque qui me l’a demandé », dit-elle.
Schiller soupçonna Tamera de chercher à se donner du prestige dans son Église. Peut-être aussi se reproche-t-elle de n’en avoir pas fait assez ces derniers temps. Aussi lui dit-il : « D’accord. Ce sera au moins un prétexte pour échapper à cette maison de fous. »
Il se rendit à l’université dans l’après-midi du 15. Il retrouva dans le grand amphithéâtre de la B.Y.U. quelque quatre cents foutus étudiants, tous mormons, et leur professeur, un évêque qui blablatait. L’orateur présenta Tamera Smith comme une de ses anciennes élèves qui travaillait actuellement au Deseret News. Tamera se leva alors et prononça une allocution de dix minutes, très pieuse, celle de la mormone idéale qui aspire à sa Recommandation. Ensuite l’évêque présenta Schiller qui parla à son tour en se déchaînant contre les mauvaises méthodes journalistiques. Par la suite, il ne se rappela plus un mot de ce qu’il avait dit mais il s’agissait sûrement, pensait-il, d’une opinion arrêtée qu’il couvait depuis longtemps sans en avoir jamais rien dit. Si un jour arrivait où il ne pourrait plus parler sans interruption pendant un quart d’heure, il serait alors en bien mauvaise passe.
Au bout d’un moment, il invita l’assistance à poser des questions. Trente mains se levèrent aussitôt. Il désigna du doigt un étudiant qui demanda : « Monsieur Schiller, pouvez-vous me dire, s’il vous plaît, pourquoi vous portez une ceinture Gary Gilmore ? »
Larry abaissa le regard vers sa taille. Il portait une ceinture de Gucci dont la boucle était constituée par des G entrelacés. Il expliqua donc aux quatre cents mormons ce que signifiaient ces initiales et demanda au jeune homme qui avait posé la question : « Vous êtes journaliste vous aussi, n’est-ce pas, puisque vous êtes capable de présenter une chose aussi simple sous un aspect aussi pervers ? » La suite se passa de la manière la plus banale. Les étudiants ne lui parurent ni brillants ni même intelligents : des gens de leur propre monde, hostiles à Gilmore, évidemment, mais avec la réserve des mormons, tellement subtile qu’il était difficile de discerner leur opinion ailleurs que dans leurs questions.
« Pourquoi n’avez-vous pas choisi d’écrire l’histoire de Ben Buschnell au lieu de celle de Gary Gilmore ? » demanda l’un d’eux. Larry répondit qu’à ce moment-là, aux États-Unis, Gary Gilmore jouait un rôle historique. Peut-être était-ce injuste, mais Benny Buschnell n’entrerait jamais dans l’Histoire. Les jeunes gens n’aimèrent pas cette réponse mais il l’énonça cependant sans hésitation. Il avoua ne pas être venu là pour leur faire plaisir mais pour montrer le revers de la médaille. « Je ne chercherai pas à vous cacher ce que je suis », telle avait été une de ses premières réflexions. Il continua sur ce thème. Les étudiants posèrent des questions. Il leur répondit. Ainsi s’écoulèrent deux heures de son existence.
De retour au motel, Schiller eut un entretien intéressant avec un des policiers qu’il avait embauché sur la recommandation de Moody : Jerry Scott. Ce gros bonhomme de haute taille, aux cheveux noirs et à l’air apaisant, avait pris un congé afin de travailler pour Schiller. De toute évidence, il connaissait la musique. Étant donné qu’il ne pouvait surveiller qu’une seule entrée du motel, il garait sa voiture de police à l’autre issue pour effrayer quiconque serait venu par là. Quant à lui, il veillait à la porte principale.
Cet après-midi-là, à son retour de la B.Y.U., Larry apprit que Scott était précisément le policier qui avait amené Gary Gilmore de la prison cantonale à la prison d’État à la fin de son procès. Quelle chance ! Schiller eut l’impression que ce Jerry Scott lui porterait bonheur. Tant mieux. Ce flic gagnait à son service cinq cents dollars par semaine.
Le samedi soir, Schiller se procura un appareil de prises de vue de 16 mm. Il s’arrangea avec la C.B.S. pour qu’une équipe de photographes filme la prison sous la neige : de longues séquences donnant le maximum d’atmosphère. Ça lui coûterait trois mille dollars mais il était alors plein d’espoir. Plus tard on lui présenta la pellicule qui ne valait rien. Cette équipe ne savait filmer que des bricoles concernant les faits divers. Tout ce qui aurait pu suggérer l’ambiance sinistre de la prison lui avait échappé.
Il tenta un dernier effort pour faire venir Stephanie. Elle refusa encore. D’abord il demanda, puis il supplia. Elle refusa. La conversation dégénéra en une querelle animée. En général, il ne perdait jamais dans de tels débats. Elle fut intraitable. Une vraie folle.
« Tu ne cesses de me critiquer, dit-il.
— Oui, je te critique, mais c’est parce que je t’aime et je veux t’être utile. Tu ne comprends donc pas ? »
Il se sentit alors plus près de rompre avec elle qu’il ne l’avait jamais été. Pourtant il savait qu’il ne le ferait pas. Si bizarre que cela puisse paraître, peut-être était-ce une des raisons pour lesquelles l’affaire marchait. Peut-être comprenait-il enfin que Stephanie ne se voyait pas elle-même comme une alliée inconditionnelle, capable d’aller avec lui jusqu’au bout du monde, ainsi qu’il l’avait exigé de sa première femme. Stephanie tenait à ménager son système nerveux délicat. Quelques années auparavant, elle avait eu un terrible accident de voiture et en était restée terrifiée. Sa beauté aussi était d’une fragilité dépassant l’entendement de Larry. À ce moment-là, peut-être était-elle bouleversée par toutes les émotions qu’il éprouvait lui-même. Cette hypothèse lui inspira une grande tendresse pour elle, bien qu’elle ne voulût pas le rejoindre.
Convoquée à un studio d’A.B.C.-Informations, Shirley Pedler s’y trouva par hasard nez à nez avec Dennis Boaz. « Vous arriverez à vos fins, lui dit-elle. J’espère que ça vous fait plaisir.
— Bon Dieu ! Shirley, nous ne pourrions pas être amis ? demanda Boaz en la toisant de la tête aux pieds.
— Fichtre non ! Je ne veux pas être votre amie. »
Il resta sur place, désemparé, puis se tourna vers les gens qui l’entouraient. « Elle a dit fichtre non qu’elle ne veut pas être mon amie », dit-il. Puis il feignit de rire. Cependant elle suivait son chemin, outrée. Voilà un homme qui s’est engagé dans cette affaire pour assurer son prestige, pensa-t-elle ; il ne demandait qu’une chose : jouer un rôle dans un événement qui intéressait tout le pays.
L’une des deux dactylos, Debbie, était une ravissante rousse ; il suffisait de la voir pour se sentir de bonne humeur. Elle exécutait d’ailleurs fort bien sa tâche. L’autre, Lucinda Smith, rayonnait d’une beauté classique. Tout au moins, c’est ainsi que la voyait Barry ; ses cheveux noirs, ses yeux extraordinaires, sa voix douce, pareille au ronronnement discret d’un chaton, avaient quelque chose de typiquement californien. Leur présence au motel plaisait à Barry. Très sensible, Lucinda pleurait facilement. Il y avait tant de raisons de verser des larmes au cours des dernières semaines qu’il la jugeait indispensable au bureau. Un chœur, non, un ruisseau de sentiments limpides amenait un souffle de tendresse dans l’abîme plastifié du motel. Bien sûr ! Elle n’avait quitté que depuis peu d’années le collège Corvallis dirigé par des religieuses du Sacré-Cœur-de-Marie. C’était d’ailleurs la seule presbytérienne de l’équipe. Barry apprit que son père avait été scénariste et metteur en scène de Groucho Marx, qu’elle avait grandi à Studio City, aussi isolée qu’on pouvait l’être dans la vallée de San Fernando et, qu’elle avait fait ses débuts dans le monde au cours d’une cérémonie des plus convenables avant de s’inscrire à l’U.C.L.A. Biographie parfaite pour une Californienne. Et voilà que maintenant, elle dactylographiait les foutre, pisse, merde et autres expressions de Gary Gilmore.
Elle avait obtenu cet emploi par l’intermédiaire d’une agence de placements dirigée par deux jeunes filles. À l’université, elle avait fait des études de lettres ; aussi, lorsque Schiller appela l’agence, la gérante pensa immédiatement à elle en se disant qu’elle trouverait là une expérience intéressante. Avant de commencer son travail Lucinda n’avait pas vu Schiller mais s’était entretenue avec sa secrétaire à Los Angeles qui lui avait mis brutalement le marché en main : si elle ne faisait pas l’affaire, on la renverrait chez elle immédiatement. Elle eut donc l’impression de se mettre au service d’un patron porté à imposer sa loi mais n’en fut pas rebutée, au contraire : on la traiterait selon ses mérites et non d’après son prestige mondain.
L’autre jeune fille étant partie un jour plus tôt qu’elle, Lucinda prit seule l’avion à Los Angeles. Quand elle arriva à la Travel Lodge d’Orem, Schiller l’accueillit fort poliment et lui offrit de se reposer d’abord un moment. « Non, dit-elle, je me mets immédiatement au travail. » Elle prit à peine le temps de déposer sa valise avant de transcrire les cassettes l’une après l’autre. La cadence du travail s’accrut et sa durée aussi. Au début, Lucinda travailla douze heures par jour et presque vingt-quatre pendant le week-end. Elle n’avait vraiment pas envie de dormir. Toute l’affaire se déroulait dans une ambiance irréelle. Elle préférait être avec Larry, Barry et Debbie, parce que lorsqu’elle se retrouvait seule dans sa chambre, elle réfléchissait trop à ce qui se passait.
Le samedi soir, elle s’offrit quand même une pause et brancha la télévision. Dans l’émission Samedi soir vivant, on donnait une parodie de Gary Gilmore. La scène représentait la séance de maquillage de l’acteur jouant le détenu et le directeur de la prison disait : « Un peu plus de lumière par ici, un peu plus d’ombre autour des yeux. » On l’apprêtait pour être fusillé par la caméra. Spectacle cynique. Les maquilleurs s’affairaient. Lucinda n’aurait jamais cru que la télévision pouvait tomber dans une telle bassesse. Le mot « existentiel » lui avait toujours paru bizarre mais, à ce moment-là, elle le découvrit aussi sinistre et glacial que les alentours du motel couverts de neige. Elle eut l’impression que personne ne s’était encore jamais trouvé à la Travel Lodge avec des machines à photocopier et à dactylographier.
Barry Farrell étudiait les vieilles lettres de Gary à Nicole. L’une d’elles lui arracha un grognement. Il était trop tard pour interroger Gilmore à son sujet. Pas pour poser la question – Dieu sait si on lui en avait posé ! – mais certainement trop tard pour obtenir une réponse révélatrice. Ils auraient dû consacrer des semaines à préparer leur travail.
« J’étais à l’hôpital d’État de l’Oregon, dans la salle surveillée par la police, parce que je me débattais dans une affaire de vol à main armée. Un gamin de treize ans y entra pour fugue parce qu’il ne supportait pas sa famille. Il était vraiment beau, presque joli comme une fille, mais je ne lui prêtai guère attention avant de constater que je lui plaisais. J’avais vingt-trois ans. Quand j’étais assis sur un banc, il venait s’asseoir auprès de moi et me passait un bras autour de la taille. Pour lui, c’était un geste naturel, une manifestation d’amitié. Un jour, il me rejoignit au vestiaire et me demanda la permission de lire un exemplaire de Playboy que j’avais alors. Je lui répondis : bien sûr, pour un baiser. Ma fille, il en fut abasourdi ! Ses paupières s’écarquillèrent et il resta un moment bouche bée. Enfin il s’exclama : « Non ! » Il était vraiment joli et, à cet instant, j’en tombai amoureux. Il réfléchit et changea d’avis parce qu’il avait grande envie de lire la revue et me donna, ou plutôt me laissa lui donner, un très tendre petit baiser sur les lèvres. Je le regardai nager dans la piscine. C’était un des êtres les plus beaux que j’aie jamais vus. Je ne crois pas avoir contemplé un aussi beau cul. Toujours est-il que je l’embrassais de temps à autre et que nous devînmes très bons amis. J’étais simplement frappé par sa jeunesse, sa beauté et sa naïveté. Puis l’un de nous deux fut envoyé ailleurs.
Barry attacha une grande importance à ce baiser. Il équivalait à une confession. Cette lettre était la plus révélatrice au sujet de sa moralité. Enfin Gilmore admettait une chose qui restait constamment tapie derrière sa tête et qu’il était parvenu à éluder au cours des interrogatoires. Cela expliquait pourquoi il paraissait toujours mal à l’aise lorsqu’il s’agissait de questions sexuelles. Là, dans cette petite confession, l’énigme s’élucidait. Il était capable de le dire, de parler d’un doux baiser, d’un moment exquis.
À la réflexion, Farrell estima qu’il ne s’agissait pas d’homosexualité proprement dite. Il lui semblait certain que la majorité des gens qui passent longtemps en prison deviennent ambivalents et tombent donc parfois dans une homosexualité de circonstance. Tout compte fait le choix se limite à l’homosexualité, l’onanisme ou la chasteté. Farrell croyait qu’à peu près personne ne choisit l’abstinence et que ceux qui la pratiquent ne s’en portent probablement pas mieux. En résumé, les réticences de Gilmore au sujet de la sexualité s’expliquaient du fait qu’il avait mené une vie sexuelle désordonnée et surtout misérable. Comme la plupart des détenus, ses désirs sexuels normaux avaient dû être effacés par la masturbation. Aucune femme n’est capable de s’y prendre aussi bien que soi-même. Ce n’est donc pas l’homosexualité qu’il avouait dans cette lettre. Il expliquait plutôt à Nicole combien l’amour physique était devenu pour lui à la fois difficile, beau, lointain et compliqué.
Farrell décida d’enfreindre les règles qu’il s’imposait à lui-même et de glisser la lettre dans une authentique interview. Il trichait. Eh bien ! qu’il en soit ainsi. Schiller ne lui avait-il pas dit : « Venez dans le ruisseau avec nous, pécheurs. »
Puis il tomba sur quelque chose d’autre qui remontait au mois de décembre et qui était resté sous son nez pendant des semaines :
GILMORE : Ça va. (Silence.) Il y a un livre qui me plairait mais je ne crois pas que vous pourrez l’avoir à Provo. Peut-être pourrez-vous le trouver à Salt Lake. Il s’appelle Montre-moi. C’est un album de photos d’enfants. Il doit valoir quinze dollars. Croyez-vous que vous pouvez me l’apporter ?
INTERVIEWER : Ça me paraît possible.
GILMORE : J’ai essayé de l’acheter à Provo. On a fait de la publicité à son sujet voilà bien des années. Peut-être est-il interdit dans une ville comme Salt Lake ?
INTERVIEWER : De quoi traite-t-il ?
GILMORE : Ce sont des photos d’enfants.
INTERVIEWER : Pourquoi serait-il interdit ?
GILMORE : Parce que c’est un livre sur la sexualité. Pendant des années, j’ai lu des articles où on en parlait. Ils m’ont rendu curieux. Il a été interdit dans certaines provinces du Canada et aussi dans certains États des États-Unis. Mais il devrait y en avoir à Salt Lake.
INTERVIEWER : Est-ce un ouvrage éducatif ?
GILMORE : Ma foi, il serait plutôt scabreux, un véritable classique. Il a été fait en Allemagne et tous les enfants qui y figurent sont allemands.
Les photographies sont vraiment artistiques et savoureuses quoique prises avec tact. Ce n’est pas une ordure. J’en ai envie.
Farrell avait laissé passer ça ! La petite lueur révélatrice luisait de nouveau. Oui. L’amour de Gilmore pour Nicole n’était-il pas fondé sur l’aspect enfantin de la jeune femme ? Un lutin portant des chaussettes lui arrivant seulement au genou et en outre débarrassé de ses poils pubiens par Gilmore lui-même. Et les allusions dans les lettres à des ébats douteux avec Rosebeth et les bizarreries avec Pete Galovan. Barry hocha la tête. Il était permis de se dire que tout cela coïncidait. Dans les prisons, les détenus les plus durs ne méprisent personne plus que ceux qui s’attaquent aux enfants. À leurs yeux c’est le summum de la dépravation. Pourquoi Gilmore, privé si tôt de Nicole, condamné à passer des semaines sans elle, n’aurait-il pas éprouvé des impulsions tout à fait inadmissibles ? D’autre part, sa crispation insupportable (qu’avaient décelé tous les psychiatres qui avaient consenti à l’écouter) n’aurait-elle pas été en rapport avec des besoins déviés ? Rien n’aurait été plus intolérable à Gilmore que de se voir ainsi lui-même. Bien sûr, cet homme aurait fait n’importe quoi, même commis des assassinats, plutôt que de se livrer à ce méfait d’un autre genre. Bon Dieu ! ça pouvait peut-être même expliquer l’affreuse attitude de noblesse dont il se jugeait digne en raison de ses deux homicides. Barry regretta intensément de faire si tard une découverte aussi importante. Désormais il ne pouvait plus en dire un seul mot. Il ne s’agissait que d’une hypothèse impossible à prouver. Si Gilmore consentait à s’exécuter lui-même en raison d’un tel vice, à supposer qu’il en fut affligé… il fallait se garder de le comprendre trop rapidement ; plutôt le laisser mourir avec au moins la dignité de sa décision. Et d’ailleurs, combien de choses peuvent se cacher sous un mot tel que dignité ?
Le dimanche soir vers minuit, le Père Meersman transforma la cuisine du quartier de haute surveillance en chapelle et célébra une messe pour Gary en se servant d’une table métallique roulante en guise d’autel. Afin de ne rien perdre de la cérémonie, Gary s’assit sur une des tables scellées dans le sol et posa les pieds sur un banc. Un gardien, ancien enfant de chœur, servit la messe.
Le Père Meersman tira de son nécessaire un tissu qu’il étala sur la table en guise de nappe d’autel. Puis il disposa quelques napperons et le corporal. Il posa le calice, la patène et mit les cierges dans leurs chandeliers, plaça le crucifix et donna un petit missel à Gary afin qu’il participe. Le Père Meersman portait la tenue cérémonielle complète : aube blanche, étole, manipule et chasuble. En face de lui, Gary était vêtu d’une chemise et d’un pantalon blancs.
Le prêtre récita le Confiteor : « … J’ai péché par ma propre faute, en pensées et en paroles, par action et par omission » et il entendit l’écho de l’ancien Confiteor : « Par ma faute, par ma très grande faute. »
Puis le Père Meersman lut le psaume préféré de Gary. Il savait que le condamné s’en rappelait au moins les premiers versets :
Mon âme, bénis l’Éternel !
Que tout ce qui est en moi bénisse son saint nom !
Mon âme, bénis l’Éternel,
Et n’oublie aucun de ses bienfaits !
C’est lui qui pardonne toutes tes iniquités,
Qui guérit toutes maladies ;
C’est lui qui délivre ta vie de la fosse,
Qui te couronne de bonté et de miséricorde ;
C’est lui qui rassasie de biens ta vieillesse,
Qui te fait rajeunir comme l’aigle.
Puis il lut l’Évangile, Marc 2 : 1-12. Cette fois encore, il s’en tint à la première partie. « Fils, tes péchés te sont remis. » Le strict respect du rituel, pensa le prêtre, aurait dû lui interdire de s’écarter de l’Evangile du jour. Mais dans un cas pareil, il estimait que personne ne le lui reprocherait.
« Ceci est Mon Corps… ceci est Mon Sang », dit le Père Meersman pour consacrer le pain et le vin. Puis il éleva l’hostie et le calice. Le gardien qui servait d’enfant de chœur fit tinter trois fois la clochette – c’est tout au moins ce que raconta le prêtre – fit tinter la clochette trois fois.
« Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir sous mon toit, mais dis seulement une parole et mon âme sera guérie. »
Le Père Meersman communia. Quand il eut bu le vin, l’enfant de chœur communia mais les autres gardiens, qui se trouvaient derrière Gary, se contentèrent d’observer parce qu’ils étaient mormons. Gary reçut l’hostie sur la langue, à l’ancienne mode, bouche grande ouverte, tête rejetée en arrière, comme dans son enfance, remarqua le Père Meersman. Puis il but aussi. Le Père Meersman resta auprès de lui pendant qu’il vidait le calice.
Le Père Meersman pensa que c’était une belle nuit, une très bonne nuit. Gary s’était béni lui-même au début de la messe puis avait écouté docilement. Quand tout fut fini pourtant, il taquina le prêtre. « Padre, dit-il, le vin n’était pas aussi fort qu’il aurait pu l’être. »
Dimanche 2 : 00 A. M.
Salut lutin
Quand tu seras libre, va voir Vern. Je lui ai donné beaucoup de choses pour toi.
Elles seront dans un sac noir fermé par du ruban adhésif… tu y trouveras mon album de photos, quelques bijoux, beaucoup de livres, des chemises à l’effigie de Gary Gilmore, quelques lettres venant surtout de pays étrangers.
Un appareil de radio Sony.
J’essaye de me procurer une bague sertie de l’œil sacré de la Société de joaillerie maison Aladin, à New York. Si je la reçois aujourd’hui, je la mettrai avec le reste.
Chérie, ma chérie ma chérie, tu me manques !
Je t’aime de tout ce que je suis.
On joue souvent notre chanson : En marchant sur les pas de notre esprit. Je ne sais pas si tu peux écouter la radio. Le poste K.S.O.P. de Salt Lake nous aime vraiment. Il joue à notre intention La Vallée des larmes.
Je serai mort dans à peu près trente heures. On appelle ça la mort. Ce n’est qu’une libération… un changement de forme.
J’espère avoir bien fait.
Mon Dieu ! Nicole. J’admire la puissance de notre amour. Sans doute ne pouvons-nous pas savoir dès maintenant de quoi il s’agit mais nous devons bien faire ce que nous faisons. Nous en avons la connaissance innée. Mais nous ne pourrons en prendre conscience que plus tard.
Mon ange, il est 3 heures moins le quart du matin. Je vais faire un somme. T’écrirai un petit peu…
L’Église des mormons avait envoyé un jeune homme, marié depuis peu, Doug Hiblar, veiller sur Bessie. Il avait l’impression que leurs rapports s’étaient améliorés au cours du dernier mois. Pourtant, il lui arrivait encore qu’elle lui interdise d’entrer, alors il lui disait à travers la porte qu’il l’aimait et il s’en allait. Certains jours elle le recevait mieux, encouragée par un incident qui s’était produit entre eux.
Il avait commis l’erreur de lui dire qu’il comprenait ce qu’elle éprouvait. Indignée, Bessie lui avait répondu : « Non, vous ne le comprenez pas. » Il reconnut s’être trompé et avoua qu’il ne saurait jamais ce qui pouvait se passer en elle en de telles circonstances. Par la suite, il fut plus prudent dans ses propos. Peut-être est-ce cela qui lui assura les bonnes grâces de Bessie. Depuis lors, en effet, elle lui parlait plus librement.
Il alla la voir le samedi soir, bien qu’il lui eût rendu visite toute la semaine. Elle avait l’air calme, comme si elle s’attendait à ce que les tribunaux ordonnent un sursis. La semaine précédente, elle avait parlé de se rendre en Utah, puis elle avait abandonné cette idée. Doug Hiblar eut l’impression que Gary l’avait convaincue de n’en rien faire, craignant, sans doute, supposait-il, qu’une rencontre avec sa mère affaiblisse sa volonté.
Peut-être Bessie paraissait-elle tranquille mais elle ne pouvait pas dormir. Pendant toute la semaine, elle avait redouté la nuit où elle s’endormirait pour apprendre la mort de Gary à son réveil. Aussi chaque soir restait-elle éveillée très tard. Mikal l’appelait régulièrement en fin de journée de Salt Lake City ; elle faisait ensuite un petit somme. Mais elle se réveillait bientôt et ne pouvait plus s’endormir. Pendant le reste de la nuit elle traversait la longue tempête de l’insomnie. Elle imaginait des télégrammes qu’elle n’osait pas ouvrir et qui contenaient ces mots : « Comment pourrais-je atteindre Gary ? Comment pourrais-je lui dire ce que ça me fera. » Il lui semblait en effet qu’un sabre la couperait en deux au moment fatal.
Il lui arrivait de penser au mont Y, à Provo, et au jour où elle était retournée en Utah parce que son père se mourait. Mikal était avec elle et il lui avait demandé : « Me montreras-tu ta montagne ? » Il faisait nuit, elle lui avait répondu : « Je te la montrerai demain matin. » Pourtant une brume s’était levée avec l’aurore et Mikal avait dit : « Je ne vois pas de montagne. » Il avait huit ans.
« Elle est là, avait dit Bessie. Elle me dit que mon père va cesser de vivre. » Il mourut en effet quelques jours plus tard.
Une autre des nuits qu’elle avait passées à Provo avec son fils en attendant la mort de son père, un match de football avait donné lieu à un grand rassemblement de jeunes gens. Les étudiants de la B.Y.U. grouillaient sur la montagne en brandissant des torches. « Maman, viens voir. Tu n’as jamais vu une chose pareille, avait dit le petit Mikal.
— Bah ! j’ai déjà vu ça autrefois, lui avait-elle répondu. N’oublie pas que c’est ma montagne. »
Tous ses neveux et nièces l’avaient regardée d’un air de dire : « Pour qui te prends-tu ? Tu n’es même pas d’ici. » Elle leur avait souri. Ils ne la comprenaient pas. Quelques-uns lui avaient demandé : « Vous n’avez donc pas le mal du pays ?
— Non, mais j’ai la nostalgie de ma montagne, avait-elle répondu. Elle m’appartient vous savez. » Elle avait bien senti qu’ils la croyaient un peu dingue.
C’est en évoquant ce souvenir qu’elle salua la fin de la nuit de samedi et l’aube du dimanche.