CHAPITRE 19

AVENT

1

Ce n’était pas le genre de nouvelles qu’on pouvait prévoir. En réalité, c’était incroyable. Bob Moody reçut un coup de téléphone d’un ami de Gary, Gibbs, qui déclara être indicateur de police et qu’il allait témoigner à un procès dans les deux jours à venir. Ayant été le compagnon de cellule de Gary à la prison de Provo, il avait toute une histoire à raconter, expliqua-t-il à Moody. Il voulait dix mille dollars et l’occasion de passer à l’émission de Johnny Carson. Moody informa aussitôt Vern de la conversation et deux heures plus tard, lorsqu’il se rendit à la prison, Vern transmit la nouvelle à Gary. Comme ce dernier ne répondait pas, Vern expliqua de nouveau ce que Gibbs avait déclaré à Moody.

Gary fronça les lèvres si étroitement qu’on aurait pu croire qu’il avait retiré son dentier.

« Je suis désolé, Gary, dit Vern. Comme tu le sais, je lui ai déjà versé deux mille dollars.

— Tu vois ce type, dit Gary. Je lui faisais confiance. Il ne faut pas faire confiance aux gens.

— J’aimerais tomber sur lui, fit Vern. Je lui referais le portrait.

— Bah, fit Gary, ne t’inquiète pas, Vern. Toi, tu ne peux rien y faire, mais moi je peux. (Il hocha la tête.) Je peux m’occuper de ça d’ici. » Il parlait tout à fait sérieusement, se dit Vern. « Oui, songea-t-il, si Gibbs ne quitte pas la ville, il va s’occuper de lui. »

Schiller et Barry Farrell travaillaient ensemble ce matin-là à Los Angeles quand Moody téléphona pour leur annoncer la nouvelle. Gibbs, dit-il, voulait parler à Schiller à propos d’une affaire. Larry avait été cité dans Helter Skelter et il pensait que Schiller voudrait peut-être acheter des confidences sur Gary, des histoires que personne d’autre ne connaissait. Schiller avait l’air soucieux, il décrocha le téléphone pour appeler Gibbs et l’entendit répéter tout ce qu’il avait dit à Moody. Gibbs demanda alors à Schiller de ne rien divulguer à Gary de ces renseignements confidentiels. En raccrochant, Schiller dit à Farrell : « C’est ridicule. Est-ce qu’il s’imagine que Moody ne va pas parler de cela à son client ? » Farrell, qui venait de lire les lettres de Gilmore, pleines d’éloges pour son compagnon de cellule, dit : « Ce Gibbs est vraiment une ordure. »

Schiller avait déjà décidé de découvrir si Gibbs en savait vraiment assez pour nuire à son récit exclusif et, si c’était le cas, de lui signer un contrat au plus bas prix possible. Comme Barry et lui allaient partir pour Provo cet après-midi-là et qu’ils étaient prêts à fournir de nouvelles questions à Moody et à Stanger, il serait relativement simple d’interviewer Gibbs en même temps. À vrai dire, ce serait le premier travail qu’ils feraient ensemble dans l’Utah. Ça pourrait être une façon de concrétiser leurs relations. « C’est à nous, dit Farrell, de presser Gibbs comme un citron. »

Dans l’avion qui les emmenait à Salt Lake, ils revirent les interrogatoires préparés par Barry. Au cours de la dernière semaine, Farrell avait lu tout ce dont on pouvait disposer ; les lettres, les bandes et toutes les feuilles de papier jaune sur lesquelles Gilmore avait écrit des réponses, et ensuite il avait élaboré un nouveau jeu de questions minutieuses. Schiller entreprit de relire ce travail avec attention, discutant chaque interrogation de Barry et ils en changèrent un certain nombre.

À Salt Lake, ils louèrent une voiture, se rendirent à Provo et descendirent au Travel Lodge. Puis il emmena Barry pour rencontrer Moody et Stanger. Il fallut un moment pour convaincre les avocats de ne pas parler de Farrell à Gilmore. « Si Gary apprend qu’un autre homme intervient, il va devoir apprendre à faire confiance à ce nouveau venu », dit Schiller. D’ailleurs, après Gibbs, qui accepterait-il ?

Schiller essaya ensuite, avec la plus grande politesse, d’exposer certaines de ses critiques à propos des interviews conduites par les avocats et de les convaincre pourquoi ce devrait être Farrell et lui qui dirigeraient maintenant les opérations. « Voici, leur dit-il, notre première interview. » Il leur lut les questions en insistant sur les points annexes que cela pourrait soulever. Il fit de son mieux pour les gonfler. Ça semblait encourageant. De toute évidence, ils acceptaient Farrell en tant que journaliste – comme toujours Barry fit bonne impression – et Schiller sentait qu’ils l’écoutaient aujourd’hui avec une attention particulière. Selon toute probabilité, se dit-il, ils s’inquiétaient aussi à propos de Gibbs. Bon sang, s’ils ne commençaient pas à améliorer leur rendement, l’histoire de Gibbs paraîtrait peut-être de plus en plus tentante.

Cet après-midi-là, Moody et Stanger se rendirent à la prison et firent un enregistrement avec Gary. Ça dura des heures et ils ne rentrèrent que vers minuit. Le lendemain, lorsqu’il entendit les bandes, Schiller en fut tout excité. Gary avait longuement parlé de son enfance, de la maison de correction, de la prison et des meurtres. Comme il ne s’était écoulé que quatre jours depuis sa seconde tentative de suicide, les réactions étaient impressionnantes. On aurait cru que Gilmore, lui aussi, était inquiet à propos de Gibbs et qu’il avait décidé de raconter son histoire. Schiller était aux anges. Lorsque Farrell aurait mis le texte au point, du moins aurait-il un bon début pour Playboy.

2

Le rendez-vous avec Gibbs avait été arrangé par Moody par l’intermédiaire d’un inspecteur de police du nom de Halterman, un grand type blond à lunettes, vêtu d’un manteau de cuir marron, le genre ours en peluche souriant, songea Schiller, sauf que, de toute évidence, c’était un ours en peluche coriace. Halterman avait choisi la salle des interrogatoires au commissariat de police d’Orem, une petite pièce avec un bureau et deux chaises.

Gibbs était là, fumant cigarette sur cigarette. La première impression de Schiller fut d’être en présence d’un petit gibier de prison, visqueux et toujours prêt à se mettre à table. Des yeux rouges qui louchaient, il avait un début de calvitie, une barbiche à la Fu Manchu, une petite moustache. De mauvaises dents, et pâle comme un steak. Le genre de type à vous planter son couteau sous l’aisselle. Farrell le trouva encore plus antipathique. Assis là, il avait l’air d’une vieille belette. Il sentait la prison à plein nez.

Une fois les présentations faites, le premier geste de Schiller fut de tirer de sa poche un paquet de Viceroy super longues et de lui en offrir. Ça mit Gibbs mal à l’aise. Hier, au téléphone, Schiller semblait à peine avoir entendu parler de lui. Et voilà qu’aujourd’hui il paraissait être au courant de ses habitudes. De toute évidence, se dit Gibbs, Gary avait renseigné Schiller sur ses préférences personnelles. D’ailleurs il y avait quelque chose chez cet homme et son compagnon, ce Farrell, qui gênait Gibbs. Ils n’avaient pas l’air de riches écrivains ou producteurs de Los Angeles. Ils portaient de vieux imperméables et des pantalons de toile et on aurait presque pu dire qu’ils avaient été arrêtés pour vagabondage. Gibbs sentait ses rêves dorés fondre au soleil. Pire encore. Il éprouvait un monceau de pressentiments, aussi, tout en disant bonjour, demanda-t-il si Schiller avait révélé leur conversation à Gary. « Je dois vous faire l’aveu, fit Schiller, que je crois avoir commis une erreur. Je n’avais pas compris que je n’étais pas censé lui en parler et je l’ai fait.

— Vous m’aviez donné votre parole, fit Gibbs.

— Je suis désolé, répondit Schiller, j’ai tout embrouillé. »

 

« Qu’est-ce qu’a dit Gary ? » demanda Gibbs.

L’autre type, Farrell, secoua la tête et dit : « Oh ! Dick, Gary était très déçu. » Plus que tout, Gibbs avait horreur qu’on l’appelle Dick. Son prénom était Richard. Il regarda Halterman et Ken était au bord de la nausée. Il fit un signe à Gibbs et les deux hommes sortirent de la pièce. « C’est le plus vieux truc du monde, dit Halterman. Oh ! Dick, reprit l’inspecteur en imitant Farrell, Gary était très déçu. » Halterman se mit à jurer. « Tu aurais dû dire : qu’est-ce que ça me fout ? Ça n’est qu’un tueur de sang-froid. » Malgré tout, il reconnut que ça vaudrait peut-être la peine de parler d’un contrat à ces deux types de Los Angeles.

Gibbs était dans tous ses états. Tout d’abord, il était dans la plus grande confusion et il n’en n’avait pas l’habitude. Et puis ce Schiller commençait à le harceler. « Vous savez, disait Schiller d’un ton de confidence, Gary est fou de colère, mais je crois que je peux le calmer. Vous comprenez, je pourrais lui expliquer que vous êtes prêt à travailler avec nous. »

Gibbs n’en croyait pas un mot, mais il n’osait pas non plus lui dire qu’il ne le croyait pas. Aussi, lorsque Schiller sortit de sa poche un magnétophone, Gibbs accepta d’être interviewé. Mais c’était difficile de savoir d’où venait Schiller. Quant à l’autre, Farrell, il se contentait de continuer à le foudroyer du regard.

Quand Schiller lui demanda s’il voulait signer un contrat pour son histoire, Gibbs demanda : « Combien ? » Il savait déjà qu’il ne serait plus question de dix briques, mais il avait quand même envie de passer à l’émission de Carson, d’avoir toute l’Amérique qui regarderait son visage, et puis d’utiliser le fric pour se payer un lifting, ah ! ah ! Malgré tout, il savait que Johnny Carson avait de la répartie. Ils s’entendraient bien. Ils se comprendraient vite.

Schiller, toutefois, semblait souffrir à l’idée de sortir de l’argent.

« Vous essayez, dit-il, de vendre vos renseignements alors que Gary vous a déjà donné un chèque de deux mille dollars, ce qui représente la quatrième somme la plus importante versée à qui que ce soit, y compris sa mère.

— Gary m’a donné cet argent par amitié. »

Schiller le regarda droit dans les yeux et dit : « Lorsque j’ai rapporté notre conversation à Gary, il voulait faire opposition à votre chèque.

— Je ne vous crois pas, fit Gibbs. D’ailleurs, il est encaissé. »

Gibbs avait reçu deux jours plus tôt une lettre de Gary lui disant que Powers racontait que lui, Gibbs, était un indicateur. Gary déclarait que Powers était un enfant de salaud d’essayer de répandre de pareilles rumeurs. Et maintenant il y avait cela. Schiller devait être l’individu le plus insensible du monde. Il eut même le toupet de dire : « Gary raconte des horreurs sur vous. À votre place, je n’aimerais pas me trouver à Salt Lake. »

Là, c’était de la foutaise. Gibbs savait mieux que n’importe qui que Gary n’avait pas de contact à Salt Lake. Gibbs se sentait quand même embêté. Il ne savait pas si c’était la peur ou s’il avait des remords à l’idée que Gary soit au courant, mais ça n’aurait pas pu être pire.

« Depuis combien de temps travaillez-vous pour la police ? demanda Schiller.

— J’ai fait douze ans en clandestin, dit Gibbs. C’est la première fois que je dois me montrer.

— Ça doit vous effrayer, dit Schiller.

— Pas tant que ça, fit Gibbs, je connais mon boulot. Hier, au tribunal, je me trouvais devant ce qui est sans doute le plus redoutable élément criminel de l’État d’Utah. (Gibbs tira sur sa Viceroy super longue.) Quand je me suis présenté à la barre, hier, on n’a pas demandé : est-ce que ce type est un indicateur ou un mouchard payé ? On a précisé : est-ce un agent du contre-espionnage à qui l’on puisse se fier ? S’ils l’avaient voulu, j’aurais pu leur donner les noms d’agents du F.B.I. pour qui je travaillais, leur montrer des billets d’avion qu’ils m’avaient donnés, des reçus. Halterman peut vous le dire. J’ai une mémoire photographique. Je pourrais rester devant ce magnétophone toute une journée et vous raconter tout sur Gary.

— Vous a-t-on mis auprès de Gary pour une raison précise ? demanda Schiller.

— Non, fit Gibbs, il ne savait rien qui aurait pu servir à la police. C’était juste pour ma protection personnelle. Ça ne me plaisait pas d’être avec les autres. Certains parmi ceux contre qui j’allais témoigner pouvaient avoir des amis qui se trouvaient là.

— Avez-vous donné à Halterman des renseignements sur Gary ? demanda Barry Farrell.

— Tout ce que j’ai dit à Halterman c’est : « Attention. Si on condamne Gilmore à mort, il faudra l’exécuter. »

— Et si on vous avait demandé de l’espionner ? poursuivit Farrell.

— Je ne crois pas que je l’aurais fait, fit Gibbs. J’aimais bien ce type. »

Sans marquer le moindre temps, Farrell demanda : « Est-ce que Gary est bien monté ?

— Je ne sais pas, répondit Gibbs, je n’ai jamais fait attention.

— C’est par pure curiosité, dit Farrell en le regardant attentivement.

— Je n’ai jamais fait attention, répéta Gibbs.

— Est-ce que Gary a couché avec April ? demanda Schiller.

— Gary ne semble pas du genre à violer, fit Gibbs. S’il l’a fait, il m’a mieux roulé que je ne l’ai roulé, moi. »

3

Maintenant que Gary était au courant de ses activités, Gibbs se sentait si nerveux et si déconcerté que, pour se rassurer, il finit par donner à Schiller et à Farrell une liste des organisations pour lesquelles il avait travaillé au cours des dix dernières années. Quelle importance, de toute façon, ils pouvaient trouver cela dans les comptes rendus d’audience.

Gibbs avait travaillé, expliqua-t-il, pour la police municipale de Salt Lake City ; pour le bureau du shérif de Salt Lake ; pour le F.B.I. ; pour le Département du Trésor ; pour le Bureau des alcools, du tabac et des armes à feu ; pour la Force tactique régent 8 et pour la Brigade des narcotiques du service de police de l’université d’Utah. « J’ai été une canaille et j’ai travaillé pour les forces de l’ordre, dit Gibbs, et ni l’un ni l’autre ne suffisent.

— Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ? interrogea Schiller.

— Oh ! fit Gibbs, Halterman se présente demain devant la Commission des Grâces pour me faire relâcher. On va me donner de nouveaux papiers, un nouveau nom et un permis de port d’arme. En fait, il va falloir que je file dare-dare. J’ai une cible dans le dos. » La main qui tenait la Viceroy super longue ne tremblait pas tant que ça, et il ajouta : « Bon, je vais vous dire. En douze ans de travail clandestin, je n’ai jamais eu peur comme en ce moment. Hier, Halterman a dû faire évacuer le tribunal pour moi, c’est vous dire comme il est inquiet.

— Halterman est un bon ami ? demanda Farrell.

— Je dirais, fit Gibbs, que ce n’est pas quelqu’un avec qui plaisanter. (Il eut un petit rire.) Ken aime bien raconter qu’il ne sait pas tirer parce qu’une fois il a essayé de toucher un de mes amis au cœur, mais il a manqué son coup et lui a logé une balle entre les deux yeux. Maintenant il veut faire partie du peloton d’exécution de Gilmore. » Il se remit à rire.

« Pourquoi perdons-nous notre temps avec ce mouchard ? demanda Farrell à Schiller. Je ne supporte pas de me trouver dans la même pièce que lui. » Il se leva brusquement et sortit. Ils essayaient vraiment de faire baisser les prix, songea Gibbs.

 

Halterman se trouvait dans le couloir. Farrell lui mit le grappin dessus.

« Je connais cette histoire de la fois où vous avez touché ce type entre les deux yeux », dit-il.

Cela prit Halterman au dépourvu. « Oh ! dit-il, ah ah ! » ne sachant pas trop quoi répondre.

« Vous avez posé votre candidature pour faire partie du peloton d’exécution de Gilmore ? poursuivit Barry.

— Je serais fier d’en faire partie. Gilmore est un tueur dangereux.

— En tout cas, dit Barry, quand il s’agira de Gary, tâchez de ne pas manquer votre coup ! Les yeux de Gilmore, ses reins, son foie et quelques autres précieux organes doivent aller à des gens qui en ont besoin. Si vous tirez, touchez-le au cœur. » Halterman le regarda comme s’il se demandait si Farrell était un fou ou un juge.

« Comprenez-moi bien, fit Halterman. Je ne suis pas mauvais tireur ; je tire même bien. Je voulais toucher l’ami de Gibbs à l’œil et je l’ai touché à l’œil. Il faut se rendre compte qu’on peut supprimer une vie humaine avant d’endosser un uniforme de policier. »

Gibbs savait qu’il avait parlé trop librement à Schiller. Il aurait voulu ne donner qu’un aperçu, mais il lâchait vraiment tout. Cependant, divulguer des renseignements semblait calmer un peu ses craintes.

Essayant de faire monter un peu la mise, il reprit : « Gilmore m’a raconté des choses dont il n’a jamais parlé à personne.

— Gary nous a raconté tout ce que vous avez dit », répliqua Schiller.

Foutaises, se dit Gibbs. Mais il avait loupé son coup, il le savait. La proposition, lorsqu’on la lui fit, était de deux cents dollars, pas plus. Une autorisation, pas une exclusivité.

Schiller était satisfait. Gibbs avait corroboré toutes les histoires qu’ils avaient relevées dans les lettres de Gary. Il avait parlé de Luis le geôlier mexicain, de Powers, du gobelet avec la ficelle qui brûlait et de la générosité financière de Gibbs. Il avait aussi parlé de la réparation des fausses dents, des coupes de cheveux, des peintures sur les murs, de la façon dont ils s’étaient peint mutuellement le visage – tout cela, Gibbs le lui avait de nouveau raconté. En outre, il ne représentait pas une menace. Il ne savait vraiment pas grand-chose sur Nicole. Ce n’était qu’un à-côté de l’histoire principale.

Schiller avait donc gagné beaucoup. Cette phrase de Gary : « Larry, avez-vous lu les lettres que j’ai écrites à Nicole ? – Dites-moi » vibrait encore dans sa tête. Il fallait trouver un moyen de poser à Gary les questions que soulevaient ces lettres, mais il avait aussi besoin de dissimuler comment il s’était procuré ces renseignements. Les histoires de Gibbs allaient combler cette lacune.

4

Ça s’était peut-être trop bien passé. Au moment même où Schiller plongeait la main dans sa poche pour en retirer la lettre d’autorisation en disant : « Deux feuillets. Un que vous gardez, un exemplaire pour moi », Gibbs le regarda d’un air narquois. « Vous venez de faire tomber de l’argent, vous en avez tellement », dit-il.

Schiller regarda par terre. Il y avait des billets verts partout. « Ah ! merde, fit Schiller, je suis si riche que ça ? » Il y avait aussi une clé du Travel Lodge.

« Barry et vous, demanda Gibbs, vous êtes descendus au Travel Lodge ? » Farrell acquiesça de la tête mais Schiller fit un signe de dénégation. Gibbs observa : « Il secoue la tête pour dire oui et vous, vous dites non. » Schiller reprit : « Vous ne m’avez pas demandé si j’étais inscrit au Travel Lodge, vous m’avez demandé si j’y étais descendu. (Il rit bruyamment.) Je tiens à vous préciser vos droits. » Gibbs lui lança un long regard et changea de sujet.

Lorsqu’ils eurent regagné le motel, Farrell se rendit compte que Schiller prenait Gibbs au sérieux. Bien sûr, Gibbs avait un peu parlé de ses relations avec le gang le plus redoutable de Salt Lake City, mais Farrell n’y croyait pas trop. Toutefois, dès qu’ils eurent garé leur voiture au Travel Lodge, Larry alla voir la préposée à la réception et dit : « Donnez-moi deux fiches en blanc et deux chambres vides, d’accord ? » Pendant que la femme le regardait, stupéfaite, Schiller remplit les fiches pour les chambres vides, les antidata de la veille, date à laquelle Farrell et lui s’étaient installés, et déchira les fiches qu’elle avait pour Barry et lui. « Je vous parie qu’on ne vous a pas appris ça à l’école hôtelière », lui dit Farrell. Toute cette histoire de fiches l’amusait, mais il pensait en même temps : « Peut-être que je sous-estime vraiment ce qui s’est passé. »

Comme Schiller se représentait les choses, Gibbs pouvait très bien le détester, mais cependant vouloir le tâter. En sortant du commissariat d’Orem, cette idée était venue à Schiller. Non seulement il avait affaire à des gens dangereux, mais il était très exposé. Peut-être aurait-il besoin d’un peu de protection. Il y avait un garde du corps qu’il engageait de temps en temps à Los Angeles, Harve Roddetz, qui travaillait comme chauffeur dans une société de location de voitures de maîtres, mais qui faisait des extras de temps en temps. Harve l’avait protégé lors des émeutes de Watts, et juste après que la maison de Schiller eût été plastiquée à la suite de l’histoire Susan Atkins. Schiller avait donc envie d’avoir Harve auprès de lui. Après tout, dans cette chambre de motel, il était au rez-de-chaussée. N’importe qui pouvait approcher de sa porte, tirer une balle à travers la vitre et filer en voiture. Mais il réfléchit au problème. Ce qu’il fallait pour ce soir, c’était ne pas changer de chambre. À cette heure-là ça attirerait l’attention et quiconque surveillerait le verrait déménager des bagages. C’était plus simple de changer les fiches d’hôtel. Comme ça, si Gibbs persuadait un flic de venir faire une visite pour trouver leurs numéros de chambres, le registre du motel lui fournirait des informations erronées.

En attendant, Schiller voyait bien que Barry s’amusait beaucoup. Peut-être a-t-il une attitude plus nonchalante que moi devant certaines formes de dangers, se dit Larry. Malgré tout, il décida pour l’instant de se passer de Harve Roddetz. Il était indispensable de maintenir entre Farrell et lui ce respect mutuel.

5

Le matin, ils allèrent voir Gibbs et lui versèrent les deux cents dollars pour son autorisation. Gibbs semblait moins nerveux, mais Schiller n’était pas de bonne humeur. Revenu au motel, en examinant ses problèmes, ses revenus et ses débouchés éventuels, Larry commença à sentir les effets d’une fatigue accumulée. Il avait envie aussi d’avoir un peu de temps en tête à tête avec Stephanie. Elle était encore furieuse parce qu’ils n’avaient jamais eu un vrai Thanksgiving. Ça lui donna une idée. S’il allait avec elle passer la semaine de Noël à Hawaii ? Ils pourraient aller voir le frère de Larry. Pendant son absence, Barry pourrait surveiller les opérations.

Lorsqu’il annonça à Moody et Stanger qu’il voulait se reposer un peu avant la cavalcade de janvier, Stanger dit : « Si vous allez à Hawaii, il est peut-être temps pour nous de prendre aussi des vacances. Où sont nos billets d’avion à nous ? » Il plaisantait, mais tout juste. Schiller éclata. « Il ne s’agit pas de notes de frais. Je vais à Hawaii sur mes propres deniers. Si vous voulez y aller, payez. »

Le lendemain matin, le premier coup de téléphone survint de Time. Ils étaient toujours disposés à consacrer pas mal de place à Gilmore, mais ils y regardaient quand même à deux fois à l’idée de payer les vingt-cinq mille dollars. Ils étaient disposés à donner quatre pages plus la couverture, mais pas d’argent. Une décision de politique avait été prise la semaine précédente pour arrêter le journalisme à coups de chèques. Ce n’était qu’une mode, se dit Schiller. Navré. Dans deux mois, ils changeraient d’avis et recommenceraient à acheter du matériel, mais pour l’instant ça lui forçait la main pour traiter avec l’Enquirer, et ça voulait dire de moindres revenus des ventes à l’étranger. Malgré tout, juste après leurs vacances, il avait envoyé Stephanie, avec sa mère et la mère de Larry, en Europe pour vendre les lettres. Pour une telle affaire, il ne pouvait faire confiance qu’à ces seules personnes.

La veille de son départ, Schiller réunit à Los Angeles un groupe de dactylos pour transcrire les lettres de Gilmore à Nicole, un gros boulot : quinze cents pages de manuscrit. Mais il n’y avait pas d’autre moyen de vendre ça à l’étranger. En Europe, les journalistes n’étaient même pas capables de lire de l’anglais dactylographié sans allumer une cigarette. On ne pouvait pas espérer qu’ils allaient avaler des centaines de pages écrites à la main.

Il voulait aussi donner quelque chose à Gary avant de partir, mais en fait il ne savait pas s’il devait lui envoyer en cadeau de Noël. Comme il s’en allait et que c’était mal vu, très bien, ça n’était pas le moment d’essayer de l’impressionner avec un cadeau somptueux. Il décida de lui faire parvenir un télégramme. Quinze ans auparavant, alors qu’il couvrait le suicide de Hemingway à Ketchum, dans l’Idaho, pour Paris Match, Schiller avait écrit un texte pour légender les photos. Il disait que Hemingway n’avait pas voulu éviter la plus grande aventure de sa vie, qui était la mort. Cela devint la manchette de Paris Match pour leur reportage photo sur l’enterrement. Schiller se dit qu’il allait utiliser quelque chose d’analogue pour Gilmore. Pour le faire penser à lui pendant qu’il était absent. Un rien de mysticisme.

CHER GARY

CHAQUE MINUTE NOUS RAPPROCHE ET JE SAIS QUE NOUS AVONS EU RAISON DE NOUS EMBARQUER DANS CETTE AVENTURE STOP JE SUIS PROFONDÉMENT CONVAINCU QUE, À MESURE QUE JE VAIS PLUS PROFONDÉMENT, LE SENS DE VOTRE VIE DEVIENT. PLUS CLAIR STOP C’EST UNE AVENTURE POUR MOI ET JAMAIS JE NE POURRAI LA REMBOURSER À MOINS DE TOMBER SUR LA PLUS GRANDE AVENTURE QUI SOIT STOP JE VOUS SOUHAITE DE BONNES FÊTES ET J’AI HÂTE DE VOUS REVOIR

LARRY

Moins d’une heure avant l’heure du départ de l’avion, il y eut un coup de fil de Bill Moyers. Il commençait une émission de télé intitulée « Les rapports de la C.B.S. » La première émission serait sur Gilmore. Lorsqu’il apprit que Schiller partait pour Hawaii, Moyers lui dit : « On viendra vous voir là-bas. » Schiller répondit : « Allons donc, monsieur Moyers, je ne vais pas me laisser photographier allongé sur la plage, faisant du journalisme à coups de carnets de chèques, en train de me dorer la panse au soleil. Ça n’est ni la façon dont je me vois, ni la façon dont je compte me présenter. » Moyers se mit à rire. « Vous êtes malin, hein ? » fit-il.

Schiller apprit que l’émission aurait lieu juste avant l’exécution de Gary. Il dit à Moyers qu’il serait heureux de le rencontrer à Provo après le Nouvel An et qu’il pourrait coopérer à condition qu’ils s’entendent sur certains points. C’était sa façon de dire à Moyers qu’il connaissait la musique. En route pour Hawaii !