Dans la pièce de réception où Schiller avait été introduit par les gardiens se trouvaient un tas de gens qu’il ne reconnut pas. L’un après l’autre, ils passèrent, essayant de ne pas avoir l’air de se concerter ; ils prenaient une chaise pliante et s’asseyaient. Les gens ne s’adressaient pas la parole. Ce n’était pas l’atmosphère d’un enterrement, mais il régnait un calme d’une extrême politesse.
Puis Toni Gurney entra. Pour la première fois, Larry vit quelqu’un à qui il pouvait dire bonjour et il se mit à bavarder avec elle. Ce n’était pas qu’il eût vraiment brisé la glace, mais une conversation s’était engagée et bientôt plusieurs personnes se mirent à discuter.
Au bout d’un moment, Vern s’approcha et désigna un type que Schiller avait déjà remarqué, un homme à l’air assez glacial, qui de toute évidence portait perruque et était accompagné de deux femmes au visage sévère. Schiller croyait que c’était un croquemort, mais Vern dit : « C’est le médecin qui va retirer les yeux de Gary. »
Soudain, Stanger entra dans la pièce et il était furieux. Le juge Bullock avait retardé l’ordre. Gary pouvait être exécuté à n’importe quelle heure de la journée. « Vous vous rendez compte, Larry ? » Schiller sentit que Stanger ne voulait pas que l’on exécute Gary et, d’ailleurs, quand Moody arriva, Ron continua à soutenir que ç’allait être encore une répétition. Tout simplement, l’exécution n’aurait pas lieu. Schiller entendit quelqu’un dire dans le coin : « Ils peuvent nous garder ici trois heures. »
À ce moment, un gardien entra en courant par la porte du fond et cria quelques mots par-dessus son épaule. « Requête rejetée. Ça marche. » À cet instant Stanger, pour la première fois, réalisa que Gary Gilmore allait être fusillé. Cela le sonna comme s’il avait reçu un coup de pied en pleine poitrine. Puis il se sentit glacé. C’était une sensation abominable. Pour la première fois de sa vie, Ron percevait ses terminaisons nerveuses. Il avait l’impression d’avoir le cœur enveloppé dans de la glace. Il regarda Schiller qui prenait des notes au verso d’on ne savait quel papier et pensa : « Heureusement qu’il enregistre tout ça, parce que je ne peux même pas bouger. Je ne sais même pas si je suis encore capable de marcher. »
Puis on commença le transfert des invités. Comme on le conduisait jusqu’à la voiture, Stanger comprit qu’il devait sembler être au bord de la nausée. Il avait l’impression qu’il allait mourir et se demandait en même temps s’il ne perdait pas l’esprit, car il aurait parié un million que Gary Gilmore ne serait jamais exécuté. Ça lui avait facilité la tâche. Il n’avait jamais connu le moindre dilemme moral en exécutant les désirs de Gary. En fait, il n’aurait pas pu le représenter s’il avait vraiment cru que l’État irait jusqu’à l’exécution. Ç’avait été un jeu. Il ne s’était pas considéré comme un personnage plus important que les autres.
Dehors, sur le parking, on réveillait les journalistes. Des portières claquaient. « Le peloton d’exécution arrive », cria quelqu’un.
Robert Sam Anson, qui couvrait l’événement pour New Times, prenait des notes :
Une fois de plus, tout le monde court. À une centaine de mètres, en haute surveillance, une voiture de police, suivie d’un fourgon, vient de s’arrêter près de la grille. Sam Smith s’avance maintenant à grands pas vers le bâtiment, très droit, décidé, sans manteau, indifférent au froid. À 7 h 47, un petit groupe sort par la porte du quartier de haute surveillance ; même à cette distance, on voit très nettement Gilmore. Il porte un pantalon blanc et un T-shirt noir… « Ça a l’air de bien se passer », observe un des gardiens. « Tout ce qu’il reste à faire maintenant, c’est la paperasserie », répond son compagnon.
À l’apparition de Gilmore, les journalistes se précipitent comme un troupeau affolé. Les projecteurs balayent le ciel tandis que les éclairagistes s’efforcent de les braquer en position. Les producteurs de télévision donnent des ordres. Juste devant le bâtiment de la prison, Geraldo Ribera, en blouson de cuir noir et jeans, l’air impassible, comme seul Geraldo Ribera peut en avoir l’air, crie dans son micro : « Coupez la suite, Rona. Donne-moi l’antenne. Vous allez pouvoir entendre les coups de feu. Je vous promets. Vous pourrez entendre les coups de feu. »
Lorsque Gary sortit du quartier de haute surveillance, on l’escorta jusqu’au fourgon et on le fit asseoir derrière le chauffeur. Meersman s’assit près de lui, puis le directeur, Smith, monta avec trois autres gardiens. Le fourgon s’éloigna lentement avec les sept hommes, le seul véhicule à rouler sur ces quatre cents mètres de rue carcérale séparant la haute surveillance de la conserverie.
Dès qu’ils eurent démarré, Gary, malgré ses deux mains entravées par les menottes, fouilla dans une poche et en sortit un bout de papier plié qu’il posa sur son genou pour pouvoir le regarder. C’était une photo de Nicole découpée dans un magazine et il la dévorait des yeux.
Lorsque le chauffeur du fourgon mit le contact, la radio, qui s’était tue quelques instants plus tôt, reprit. La tension était telle dans le fourgon que tout le monde sursauta. Puis on entendit les paroles d’une chanson. Le chauffeur tendit aussitôt la main pour éteindre le poste, mais Gary leva la tête et dit : « Laissez-la, s’il vous plaît. » Ils commencèrent donc à rouler avec la musique de la radio. Les paroles de la chanson évoquaient le vol d’un oiseau blanc. « Una paloma blanca », disait le refrain. « Je ne suis qu’un oiseau dans le ciel. Una paloma blanca, au-dessus de montagnes je vole. »
Le chauffeur demanda : « Vous voulez que je laisse la radio ? » Gary répondit : « Oui. »
« C’est un jour nouveau, c’est un jour nouveau, poursuivit la chanson, je m’envole vers le soleil. »
Ils roulaient lentement, aux accents de la chanson, et le Père Meersman remarqua que Gary ne regardait plus la photo. C’était comme si les paroles étaient devenues plus importantes.
J’ai eu jadis ma part de perte,
Et puis on m’a enchaîné,
Oui, on a essayé de briser mon pouvoir
Oh, je sens encore la douleur.
Personne ne parlait et la chanson se poursuivait.
Personne ne peut m’ôter la liberté,
Non, personne ne peut m’ôter ma liberté.
Quand ce fut fini, ils roulèrent en silence et, à la conserverie, descendirent un par un, débarquant comme ils s’y étaient préparés aux heures du petit matin, ces mêmes gardiens ayant répété la scène avec quelqu’un qui figurait Gary. Ils l’escortèrent jusqu’à la conserverie, sans aucun heurt. Meersman se dit que l’entraînement avait été utile.
Hier soir dans mon rêve j’ai volé
Comme un oiseau blanc par la fenêtre…
Cette nuit je dirai à mon âme de me faire voler jusqu’à toi
Durant tout le trajet jusqu’à la conserverie, et alors que la radio débitait « La Paloma Blanca », le Père Meersman n’éprouva pas de sentiments particuliers. Il fallait procéder étape par étape pour que tout se déroulât sans à-coups. Ce fut sa principale préoccupation, de penser au pas suivant, si bien que même pour monter dans le fourgon, personne ne trébucha.
Ç’avait été minutieusement mis au point, songea le Père Meersman. Tout, jusqu’au soin avec lequel on s’était arrangé pour que, pendant le transport de Gary Gilmore jusqu’à la conserverie, tout le trafic soit arrêté dans l’enceinte de la prison et qu’aucun véhicule ne roule au moment où le fourgon passerait, si bien que du point de vue de la sécurité, on ne courut aucun risque. Les autorités pénitentiaires avaient chronométré ce transfert avec tellement de précision qu’ils savaient combien il faudrait de temps pour aller jusqu’à ce coin, et puis encore ce coin-là. Le Père Meersman s’attachait si intensément à la logique de cette progression qu’il n’éprouvait aucun sentiment qui retienne son attention et le porte à réfléchir. Son souci primordial était que durant le déroulement du trajet Gilmore n’ait aucune raison de s’énerver. Ce qu’il voulait, c’était que Gary Gilmore demeure dans ses calmes dispositions d’esprit jusqu’au bout, sans accrocs pour qu’on en termine sans heurts. Et ce fut baigné de ses pensées tranquilles, son gros manteau noir enroulé autour de lui, que le Père Meersman arriva avec les autres à la conserverie.
Maintenant, il était important de s’assurer que le fourgon s’arrête aussi près que possible des marches. Gary avait les chevilles entravées et ce que le Père Meersman tenait à lui éviter avant tout, c’était une longue marche à pas lents et pénibles. En fait, le Père Meersman garda tout son esprit concentré sur le mécanisme de ces activités jusqu’au moment où toute l’opération fut arrivée à conclusion et où ils eurent escaladé les neuf ou dix marches de bois qui les conduisaient dans la salle d’exécution. Lorsque Gilmore fut enfin installé dans le fauteuil, le Père Meersman éprouva un sentiment de soulagement et pensa que tout allait se passer sans problème.
Noall Wootton quitta le bureau du directeur pour aller à pied jusqu’à la conserverie. Il prit son temps. Avec un peu de chance, tout serait peut-être fini avant qu’il n’arrive, mais le shérif du Comté d’Utah prit la peine de s’arrêter pour le prendre au passage et ils roulèrent jusqu’à une porte d’un entrepôt où le directeur adjoint, Léon Ahtch, fit signe à Wootton d’entrer. C’était une grande salle avec des murs de parpaing. Ce fut tout ce qu’il vit, car il se dirigea tout de suite vers le fond. Noall fut frappé de voir combien de gens se trouvaient là. Un tas de grands types étaient devant lui. Wootton ne pouvait rien voir. C’était parfait. Il ne voulait gêner personne. Il resta là au dernier rang, près des pots de peinture vides, des vieux pneus et des machines à l’abandon.
À Denver, Earl Dorius déambulait dans le couloir lorsqu’il remarqua Jack Ford, de la station K.S L., au téléphone. Dès que Jack sortit de la cabine, Earl demanda ce qui se passait à la prison. Il apprit qu’on allait procéder à l’exécution et que la voiture transportant Gilmore venait d’arriver à la conserverie.
Ce fut la première fois, durant ce que Earl considéra somme toute comme une longue épreuve, qu’il prit conscience que c’était un homme qu’on allait tuer. Il ressentait maintenant dans ses nerfs la tension qu’avait connue Gordon Richards quand Earl lui avait transmis la première fois le message, et cela donna à Earl une idée de ce que devait éprouver le personnel de la prison. Il ressentait une très grande angoisse en pensant au directeur. Ce ne serait pas facile pour son ami, Sam Smith, d’ordonner l’exécution d’un homme.
Cependant, Earl se dit qu’il n’éprouvait aucune pitié pour Gilmore. L’impact que cet homme avait eu sur les familles de ses victimes, l’impact infiniment moindre qu’il avait eu sur la propre vie de Earl qui, ces derniers mois, avait à peine eu le temps d’entrevoir ses enfants, n’était pas de nature à lui faire éprouver beaucoup de compassion. Il plaignait seulement le directeur, son ami, Sam Smith.
Lorsque Judy Wolbach quitta le tribunal, elle regarda du haut d’une grande fenêtre du couloir l’aube grise qui pointait et sentit en elle un vide affectif total. Ce qui troubla le plus Judy à cet instant c’était l’impression d’être sale. Elle n’avait même pas eu le temps de rentrer chez elle, le soir, pour changer de chemisier. Elle se sentait en nage, fatiguée et vraiment écœurée. Cela la scandalisa de ne pas avoir d’autres réactions. Elle trouvait que la justice avait eu un comportement méprisable. Elle en voulait à Dorius et voilà tout.
Devant la réception de la prison, des voitures attendaient les gens qui allaient assister à l’exécution. Après un bref trajet, Schiller vit une fourgonnette reculer vers le bâtiment de brique qu’on appelait la conserverie et se dit : « C’est le peloton d’exécution. » Puis il entendit un bruit au-dessus de sa tête et cela le surprit. Le communiqué publié par la prison avait déclaré que l’espace aérien au-dessus du pénitencier était interdit jusqu’à une altitude de cinq cents mètres. Mais il y avait un hélicoptère juste au-dessus d’eux. Schiller découvrit par la suite qu’un journal s’était débrouillé pour prendre des photos de Gilmore lors de son transport, car le communiqué avait parlé d’avions et non pas d’hélicoptères.
Juste derrière la conserverie, Schiller vit qu’on avait édifié sur la plateforme de chargement une sorte d’appentis couvert de toile noire, comme une pièce supplémentaire, et il se rendit compte que le peloton d’exécution devait attendre à l’intérieur. Puis la voiture contourna un autre coin du bâtiment et il vit Vern, Moody et Stanger descendre de la voiture les précédant et monter les marches qui menaient à l’entrée. Lorsque ce fut son tour de franchir la porte, Schiller vit du coin de l’œil que Gary était à sa droite, attaché sur un fauteuil. Ce qui le frappa avant même de vraiment regarder, ce fut que l’extrémité de la salle où se trouvait Gary était éclairée, pas de façon éblouissante comme un plateau de cinéma, mais des lumières étaient braquées sur lui alors que le reste de la salle se trouvait dans l’ombre. Il était surélevé sur une petite estrade, un peu comme une scène. Avec le fauteuil aussi en vue, on avait l’impression que c’était plutôt une électrocution qu’une fusillade qui allait avoir lieu.
À mesure que Schiller avançait, au lieu d’entrevoir la nuque de Gary il commençait à apercevoir un profil, et puis il parvint à voir un peu son visage. À ce moment, Gilmore fit signe qu’il l’avait vu et Schiller fit un petit signe de tête en réponse. Ce qu’il remarqua ensuite, ce fut que Gilmore n’était pas attaché très serré sur le fauteuil. Ce fut le premier détail qui le frappa vraiment. Tout était lâche.
Il y avait des courroies qui lui entouraient les bras et les jambes, mais elles avaient au moins trois centimètres de jeu. Il aurait pu se libérer les mains. Puis, comme Schiller continuait d’avancer, il vit une ligne peinte devant lui sur le sol et un fonctionnaire de la prison lui dit : « Restez derrière cette ligne. » Alors il fit demi-tour et se trouva face au fauteuil. Maintenant, ayant de nouveau Gilmore sur sa droite, Schiller aperçut sur sa gauche un volet noir avec une fente pratiquée dedans. À sept ou huit mètres de lui et à peu près à la même distance de Gilmore, estima-t-il. Alors seulement, il regarda bien le condamné.
C’était la première fois que Schiller voyait Gary depuis décembre. Il lui sembla avoir l’air fatigué, abattu, amaigri, plus âgé que Schiller l’avait jamais vu, et son œil était un peu vitreux. Un vieil oiseau épuisé avec des yeux très brillants.
Ensuite, ce qui impressionna Schiller, c’est que Gary était toujours parfaitement maître de lui. Il poursuivait une conversation, pas assez fort pour qu’on pût l’entendre, mais il disait quelque chose au gardien qui l’attachait, au directeur de la prison et au prêtre. Peut-être y avait-il huit personnes autour de lui en vestes pourpres. Schiller allait noter que c’étaient des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire, mais c’était précisément ce dont il souhaitait se garder. Pas de supposition journalistique. Il n’allait donc pas dire que c’étaient des fonctionnaires de la prison, mais simplement des gens en veste rouge. Puis, à mesure que son œil de photographe s’habituait à la scène il n’arrivait pas tout à fait à croire ce qu’il observa ensuite. Car le siège du condamné n’était rien d’autre qu’un vieux petit fauteuil de bureau, et derrière il y avait un vieux matelas crasseux étayé par des sacs de sable et le mur de ciment de la conserverie. On avait coincé ce matelas entre le fauteuil et les sacs de sable, un expédient de dernière minute à n’en pas douter comme si, à un moment durant la nuit, on s’était dit que les sacs de sable ne suffisaient pas, que les balles risquaient de les traverser, de heurter le mur et de ricocher. Ce fut le matelas sale qui dégoûta Schiller. Il se dit : « Mon Dieu, et ils ont cousu cette toile noire bien proprement autour des meurtrières dans lesquelles vont passer les fusils des assassins. » Il se rendit compte alors du mot qu’il employait.
Quand même, il ne pouvait pas ignorer le contraste entre la préparation méticuleuse du volet et le fauteuil de Gary avec ce rideau de scène improvisé et crasseux. Même les liens qui lui attachaient les bras avaient l’air d’avoir été découpés dans de vieilles sangles.
La première idée de Ron Stanger fut de se demander combien de gens se trouvaient dans la pièce. Seigneur, le nombre de spectateurs ! Les exécutions devaient être un sport spectaculaire… Ça le frappa vraiment avant même de jeter un premier regard à Gary, et il remercia le ciel que celui-ci n’eût pas encore sa cagoule. C’était un soulagement. Gilmore était encore un être humain, non pas un objet grotesque et camouflé et Ron se rendit compte à quel point il s’était préparé au choc de découvrir Gary avec le visage dissimulé sous un sac noir. Mais non, Gary était là, dévisageant la foule avec, sur le visage, une expression d’humour étrange. Stanger devinait ce qu’il pensait. « Tous ceux qui ont des relations vont se faire inviter au canardage. »
Stanger avait espéré qu’il n’y aurait pour ainsi dire personne, mais il devait bien y avoir là une cinquantaine de spectateurs massés derrière la ligne blanche. Tous les flics, tous les bureaucrates qui avaient un peu d’influence étaient là. Stanger croyait entendre ce que Bob Moody avait si souvent dit de Sam Smith. « C’est un homme très sincère. Simplement il est incompétent. Tout à fait incompétent. » Il y avait là des shérifs et des policiers que Stanger n’avait jamais vus : comment pouvait-on se faire respecter dans sa profession si on ne se trouvait pas là ?
Moody en voulait aussi à tous les gens qui avaient été invités. Sam Smith avait fait une telle histoire pour savoir s’il y aurait cinq ou sept invités. Et voilà que maintenant il y avait tous ces gens inutiles qui se pressaient là et les membres du peloton d’exécution qui bavardaient derrière le rideau. On ne pouvait pas comprendre ce qu’ils disaient, mais on les entendait et Bob était furieux de voir Ernie Wright se dandiner pour accueillir les gens. C’était tout juste s’il ne faisait pas des ronds de jambe, avec son grand chapeau blanc de cow-boy et son air de bureaucrate du Texas.
Moody avait l’impression que les hommes du peloton, derrière le volet, faisaient exprès de ne pas regarder Gary, mais lui tournaient le dos. Ils bavardaient entre eux et ne se retourneraient qu’à la dernière minute, quand on leur en donnerait l’ordre. Ron Stanger, installé auprès de Bob Moody, avait envie de se lever pour leur dire à tous : « Dire que vous ne voudriez même pas donner à cet homme un morceau de pizza avant de lui crever les tripes. » C’était ça qu’il avait envie de dire, mais il n’osait pas. Ç’aurait été trop dément. « Vous ne pourriez pas le laisser manger sa pizza et boire une canette de bière. Ça vous ferait mal, hein ? » Voilà ce qu’il avait envie de leur crier.
La première pensée de Cline Campbell lorsqu’il entra dans la salle fut : « Mon Dieu, est-ce qu’on vend des billets pour ce genre de spectacle ? » Malgré tout, Campbell percevait à quel point tout le monde avait peur. Ça pesait sur l’exécution. La bonne vieille peur des bureaucrates que quelqu’un dans l’administration ait oublié quelque chose. Ça en ferait un foin. Campbell se contenta de dire à Gary : « Comment ça va ? » et il se planta d’un côté du fauteuil et le Père Meersman de l’autre. Puis le Père Meersman prit un gobelet d’eau et Gilmore en but une gorgée quand le prêtre l’approcha de ses lèvres.
Un fonctionnaire s’approcha de Vern pour lui dire que Gary voulait lui parler. Vern pénétra dans le cercle de lumière au milieu duquel se trouvait Gary et son neveu leva vers lui ses yeux d’un bleu de bébé. À ce moment-là, Vern sentit qu’il aimerait le tirer de ce fauteuil, juste le tirer de là et refaire de lui un homme libre. Vern était très ému. Il ne voulait vraiment pas le voir dans ce fauteuil.
Gary lui dit : « Tiens, prends cette montre. Je ne veux qu’elle aille à personne d’autre que Nicole. » Il l’avait cassée et bloquée avec les aiguilles sur 7 h 49. Il la remit à Vern. Il avait dû la tenir tout le temps. Gary dit encore : « Je veux que tu me promettes de veiller à ce qu’on s’occupe de Nicole. » Comment Gary s’imaginait qu’il pouvait s’occuper d’elle, Vern ne le savait pas, mais Gary était bien obligé de le demander à quelqu’un. Ils échangèrent une poignée de main et Gary se mit à lui serrer la main comme s’il voulait broyer les jointures de Vern. Il lui dit : « Allons, je te laisse ta chance », et Vern répondit : « Gary, si je le voulais, je pourrais te tirer de ce fauteuil.
— Ah oui ? » fit Gary.
Vern regagna sa place derrière la ligne et pensa à la conversation qu’il avait eue des semaines auparavant lorsque Gary leur avait demandé, à Ida et à lui, d’être témoins de l’exécution, et que Vern avait dit : « Je ne veux pas que Ida voie ça. » Gary avait repris : « Mais je veux que toi, tu sois là, Vern.
— Je ne sais pas si je serai capable de le supporter, avait dit Vern, je ne crois pas. » Gary avait insisté : « En tout cas, je veux que tu sois là.
— Pourquoi ? avait demandé Vern. Pourquoi me veux-tu ?
— Eh bien, Vern, avait dit Gary, je te montrerai. Je t’ai déjà montré comment je vis (il lui avait fait son sourire le plus moqueur) et j’aimerais te montrer comment je saurai mourir. » Maintenant, Vern pensait que tout cela avait dû faire partie de ce qu’il avait dit alors car, derrière la ligne, alors qu’il sentait encore la main de Gary sur la sienne, Vern aurait voulu lui dire : « C’était bien, Gary, ce que tu viens de faire. »
Bob Moody s’approcha ensuite et lui serra la main. Bob s’attendait à lui trouver la main plus grande, et elle n’était ni glacée ni d’une chaleur fébrile. Ce fut un choc pour lui car c’était une main tiède et vivante comme la main de n’importe qui. Gary le regarda et lui dit : « Tenez, Moody, je vais vous laisser mes cheveux. Vous en avez plus besoin que moi. »
Ensuite ce fut le tour de Schiller. Plus il approchait, plus il s’inquiétait de ne pas trouver le mot juste à dire. Mais lorsqu’il arriva devant lui, il fut abasourdi par l’immensité de tout cela. Il avait l’impression de dire adieu à un homme qui allait entrer dans la gueule d’un canon et se faire expédier sur la lune, ou bien immergé dans un coffre d’acier pour atteindre le fond de la mer. Un véritable Houdini. Il étreignit les deux mains de Gilmore, et peu importait si cet homme était un meurtrier. Il aurait tout aussi bien pu être un saint car, à cet instant, les deux états semblaient aussi démesurés à Schiller – et il dit, il s’entendit dire : « Je ne sais pas pourquoi je suis ici. »
Gilmore répondit : « Vous allez m’aider à m’évader. » Schiller le regarda, assis dans son fauteuil, et dit : « Je ferai du mieux qu’il est humainement possible de faire. » Ce qu’il voulait dire par là, c’était qu’il allait rapporter l’événement de la façon la plus honnête, et Gilmore lui sourit. De ce drôle de sourire triste qu’il avait, un petit froncement de la lèvre supérieure, comme si lui seul connaissait la signification des propos qui venaient de s’échanger, et puis cela s’élargit pour devenir ce sourire qu’il arborait parfois sur ses lèvres minces, un sourire de chacal, subtilement railleur, la dernière expression de Gilmore dont Schiller devrait garder le souvenir. Ils se serrèrent la main, la poignée de main de Gilmore manquant de force, et Schiller s’éloigna sans être bien sûr de s’être tiré de ce moment comme il l’aurait dû. Il ne savait d’ailleurs pas si c’était un moment dont on pouvait même se tirer. Il avait la curieuse sensation de n’avoir eu aucun rapport réel avec Gilmore.
Vern était passé le premier parce qu’il était le patriarche, puis Bob Moody, mais Schiller avait essayé d’être le dernier. Stanger s’était dit qu’il n’allait pas le laisser faire son numéro et il avait gagné la manœuvre. Larry était passé avant lui. Quand arriva le tour de Stanger, il ne trouva rien à dire. Il se contenta de murmurer : « Tenez bon. Tenez bon. » Gary n’avait pas l’air très dur. Il était plutôt pâle. On voyait dans son regard que l’effet de tous les médicaments commençait à s’estomper. Il s’efforçait d’être brave, mais il dit simplement « Ça ira », comme si ça lui était devenu difficile de faire sortir des mots, et ils échangèrent une poignée de main. Gary serra vraiment fort, Stanger lui passa un bras autour des épaules et Gary déplaça sa main pas trop serrée par les sangles pour toucher le bras de Ron. Stanger se disait que Gilmore avait les mains plus maigres qu’on ne l’avait supposé. Puis ils se regardèrent dans les yeux, dans une sorte d’ultime étreinte.
Dès que Ron eut regagné sa place derrière la ligne, un fonctionnaire de la prison vint lui demander s’il voulait du coton pour ses oreilles. Ron remarqua que tout le monde en prenait, alors il s’en fourra un peu dans les oreilles et regarda Sam Smith se diriger vers le fond de la salle où un téléphone rouge était posé sur une chaise. Puis il donna un coup de téléphone, revint près de Gary et se mit à lire une déclaration.
Schiller, qui essayait d’écouter, conclut que c’était un document officiel. Ça ne semblait pas être le genre de texte que normalement il aurait écouté mais, à travers le coton, il entendait Sam Smith qui continuait à blablater. Pendant ce temps, Gary ne regarda pas le directeur, il était plutôt penché dans son fauteuil d’un côté ou de l’autre, essayant de regarder par-delà la grande carcasse de Sam Smith. Il faisait presque basculer son fauteuil pour apercevoir les visages derrière le volet, avoir un aperçu de leur expression.
Puis le directeur demanda : « Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez déclarer ? » Gary leva les yeux au plafond, hésita, puis répondit : « Allons-y. » Ce fut tout. La manifestation de courage la plus marquée qu’il ait jamais vue, se dit Vern, aucun tremblement, aucun accent rauque, un ton net et direct. Ce fut Vern que Gary regarda en parlant.
Quand Stanger entendit cela, il eut l’impression que Gary aurait voulu dire quelque chose de bien, de digne et d’intelligent, mais qu’il n’avait rien pu trouver de profond. Les médicaments l’avaient trop engourdi. Plutôt que de ne rien dire, il fit de son mieux pour énoncer d’une voix très claire : « Allons-y. »
C’était à peu près tout ce qu’on pouvait attendre d’un homme qui n’avait pas dormi depuis plus de vingt-quatre heures et qui avait absorbé une foule de médicaments. Si bien qu’il semblait avoir la gueule de bois, qu’il était plutôt abattu et qu’il avait l’air beaucoup plus vieux que son âge. Il était épuisé. Pour la première fois, Ron remarqua de profonds sillons sur son visage. De plus, Gilmore était aussi blême que le jour où les avocats l’avaient rencontré pour la première fois, après sa tentative de suicide.
Le Père Meersman s’avança pour lui administrer les derniers sacrements. Noall Wootton se crispa en jetant un coup d’œil furtif entre les épaules de quelques-uns des grands gaillards se tenant devant lui, et il se souvint de Gary lorsqu’il était venu à l’audience de la Commission des Grâces, plein de confiance ce jour-là, comme s’il avait tous les atouts en main. Et maintenant il n’avait plus rien, se dit Wootton.
Regardant le même homme, Schiller estima qu’il avait un aspect résigné, avec cependant beaucoup de présence et peut-être même une certaine autorité.
Le Père Meersman acheva d’administrer les derniers sacrements à Gary Gilmore. Comme les hommes approchaient avec la cagoule, Gilmore dit : « Dominus vobiscum. » Le Père Meersman ne savait comment cacher son émotion. Gary n’aurait rien pu dire d’autre qui provoquât plus qu’une réaction machinale. Le Père Meersman avait maintes et maintes fois salué ainsi les gens depuis les trente années qu’il exerçait son ministère. « Dominus vobiscum », disait-il à la messe et on lui répondait : « Et cum spiritu tuo. »
Aussi, à ce moment précis, quand Gilmore dit : « Dominus vobiscum », le Père Meersman répondit comme un enfant de chœur : « Et cum spiritu tuo. » Alors qu’il énonçait sa formule rituelle, Gary lui fit une sorte de grimace et dit : « Il y aura toujours un Meersman. »
« Il veut dire par là qu’il y aura toujours un prêtre sur les lieux dans un moment pareil », songea le Père Meersman.
Trois hommes en veste rouge s’approchèrent et passèrent la cagoule sur la tête de Gilmore. Dès cet instant, plus un mot ne fut prononcé.
Absolument plus un mot. On passa une sangle autour de la taille de Gilmore et une autour de sa tête. Le Père Meersman se rappela que lorsque l’on avait attaché Gary sur le fauteuil celui-ci avait voulu de l’eau. Le Père Meersman lui en avait donné pour humecter sa gorge trop sèche. Puis Gilmore avait encore voulu boire. Pourquoi ce rappel à cet instant précis ?
Le docteur s’approcha de Gary pour épingler un cercle blanc sur son maillot noir puis il recula. Le Père Meersman traça alors un grand signe de croix dans l’espace, dernier geste qu’il eût à accomplir. Puis lui aussi vint derrière la ligne blanche, se retourna et regarda la silhouette assise et munie de la cagoule. Le téléphone se mit à sonner.
La première réaction de Noall Wootton fut : « Mon Dieu ! c’est comme au cinéma, l’exécution ne va pas avoir lieu. » Schiller prenait des notes sur les chèques qu’il avait pris soin de détacher de son chéquier. Il nota que la cagoule tombait en plis larges comme si un carton carré était posé sur la tête de Gary. Ça n’avait aucune forme et, on ne pouvait avoir aucune idée des traits du supplicié.
En entendant le téléphone, Stanger se dit : « C’est une ultime confirmation. » Sam Smith raccrocha et reprit sa place derrière la ligne. Il se trouva être auprès de Schiller. Il tendit du coton à Larry et ils se regardèrent dans les yeux. Schiller ne sut pas si Sam Smith avait remué le bras ou non, mais il eut l’impression de voir bouger l’épaule du directeur en un spasme incontrôlé. Ron, Bob Moody et Cline Campbell entendirent énoncer le compte à rebours. Noall Wootton appuya les doigts sur ses oreilles par-dessus le coton et Campbell constata que le corps de Gary était calme, d’un calme qu’il était à peine possible d’imaginer. Gilmore était si fort et si concentré dans son désir de bien mourir qu’il ne serra même pas le poing lorsque débuta le compte à rebours.
« J’espère que je ne vais pas m’écrouler », se dit Stanger. Il avait la main levée pour se protéger vaguement la tête. À travers le coton, il entendit le bruit de souffles rauques et il vit les canons des fusils émerger des fentes du volet. Il fut horrifié en constatant combien ils étaient près de la victime. Ils ne voulaient certes pas manquer leur coup. Puis tout devint tellement silencieux que ça retenait l’attention. À travers le coton, Ron entendit murmurer « deux », puis « un » et on n’alla pas jusqu’à « zéro » puisque les fusils partirent : « Bam. Bam. Bam. » Avec un bruit terrifiant. Dans l’épaule de Ron, un muscle se contracta jusqu’au bas de son dos. Tout un groupe de muscles, crispés dans un spasme.
Schiller entendit trois coups de feu, alors qu’il pensait en percevoir quatre. Le corps de Gary n’eut aucun soubresaut, le fauteuil ne bougea pas. Schiller attendit le quatrième coup de feu et il comprit plus tard que deux avaient dû partir simultanément. À cet instant, Noall Wootton essaya de voir Gary, mais il lui était dissimulé par la foule. Il sortit avant tout le monde, alla droit à sa voiture garée près de la réception, y monta et démarra. Il y avait des journalistes et des photographes, mais il ne s’arrêta pas. Il ne voulait surtout voir personne.
Vern entendit juste un grand WHAM ! quand les coups de feu éclatèrent. Gary ne remua même pas un doigt. Il n’eut pas un tremblement. Sa main gauche ne bougea pas et, sitôt après la fusillade, sa tête tomba en avant, mais la sangle la maintint. Puis sa main droite se souleva lentement et retomba tout aussi lentement comme pour dire : « Messieurs, voilà qui est fait. » Schiller pensa que le mouvement avait été aussi délicat que celui d’un pianiste levant la main avant de la poser sur les touches. Le sang se mit à couler à travers le maillot noir, à couler sur le pantalon blanc et à s’égoutter sur le sol entre les jambes de Gary. L’odeur de la poudre emplissait la pièce. Les lumières s’éteignirent et Schiller perçut le bruit du sang qui coulait goutte à goutte. Il n’était pas sûr de l’entendre couler, mais il le devinait et, avec ce sang, la vie qui s’envolait du corps de Gilmore comme se dissipait la fumée. Ron Stanger, qui avait le vertige, se dit : « Tu es le seul qui va tomber dans les pommes et ça va être gênant de te retrouver par terre au milieu de tous ces gens. » La violence des contractions musculaires qu’il sentait dans son dos le fit trébucher en arrière ; il tendit les bras, s’accrocha à quelqu’un pour ne pas tomber et se retourna pour jeter un dernier coup d’œil au corps. Ce fut alors qu’il vit la main droite de Gary se lever.
Ron ferma les yeux, et lorsqu’il les rouvrit, le sang formait déjà une flaque entre les jambes de Gary et coulait sur ses pieds en maculant ses chaussures de tennis, ces invraisemblables chaussures bleu blanc rouge qu’il portait toujours en haute surveillance. Les lacets en étaient maintenant tout ensanglantés.
Un médecin s’approcha avec un stéthoscope et secoua négativement la tête. Gilmore n’était pas encore mort.
Ron se souvint du jour où Gary s’était trouvé un moment seul dans le bureau de Fagan et comment, en dix secondes, Gary en avait fait le tour comme un papillon. Il avait ouvert le tiroir et pris une cuillère et des lacets, fouillant partout avec des mouvements rappelant ceux d’un chef d’orchestre. C’était magnifique. Gilmore, au fond, était un voleur de talent, et il avait terminé juste au moment où Fagan disait : « Bon, Joe, d’accord. » Le temps que le lieutenant se retourne et ce vieux Gary était assis, calme comme un hibou et dodelinant de la tête. Stanger, de l’autre côté de la vitre, en avait ouvert des yeux grands comme des soucoupes.
Peu après, Gary avait plaisanté à propos des lacets. Ils étaient assez solides pour se pendre, avait-il expliqué à Ron. Et maintenant, cette main qui avait si bien volé s’élevait en l’air et retombait. On aurait pu croire qu’elle désignait le sang coulant sur les lacets.
Ils attendirent une vingtaine de secondes. Puis le docteur revint, le Père Meersman s’approcha ainsi que Sam Smith, le médecin posa une fois de plus le stéthoscope sur le bras de Gary, se tourna vers Sam et fit de la tête un signe affirmatif. Sam Smith desserra la sangle qui ceinturait Gilmore, la fit passer sous celle qui lui maintenait la tête et regarda derrière le Corps l’impact des balles, là où l’on voyait les trous.
Stanger était furieux. Dès l’instant où Gilmore avait été fusillé, tout le monde aurait dû sortir et ne pas se rendre complice de tout cela. Alors même que Sam examinait le corps, Gary tomba entre les mains de Meersman. Le Père dut lui tenir la tête pendant que Sam palpait le dos de Gilmore pour localiser les blessures de sortie. Le sang se mit à couler sur les mains de Meersman, à ruisseler entre ses doigts et Vern se mit à pleurer. Puis le Père Meersman en fit autant. Un fonctionnaire de la prison finit par s’avancer pour dire aux gens encore présents : « Maintenant, il faut partir. » Schiller sortit en se disant : « Qu’est-ce que nous avons fait ? Il n’y en aura pas moins de meurtres. »
Pendant ce temps, le Père Meersman et Cline Campbell libéraient les bras et les jambes de Gilmore. Campbell ne cessait de penser à l’importance des yeux. Il se disait : « Pourquoi personne ne vient-il ? Il faut sauver les yeux. »
Dans le bureau du directeur, quelques minutes plus tôt, Gordon Richards avait reçu un coup de téléphone d’un greffier adjoint de la Cour suprême des États-Unis lui annonçant que la Cour siégeant en séance plénière – sans le juge Brennan toutefois – venait d’examiner la demande de sursis de l’A.C.L.U. et l’avait repoussée. Richards commença à s’énerver. Ce greffier, qui s’appelait Peter Beck, ne savait rien de « Mickey de Wheeling, en Virginie de l’Ouest ». Voyons, demanda Richards, M. Beck savait-il où M. Rodak était né et quel était son surnom ? « Ça n’est pas Mike ? » fit Beck. Richards demanda alors si M. Rodak pouvait l’appeler. Avant d’avoir eu une réponse, il se trouva en attente. « Dépêchez-vous, je vous en prie, cria Richards à Beck, c’est important. » Il se retrouvait avec une information non confirmée venant de la Cour suprême. Il lança au fonctionnaire de l’administration pénitentiaire qui se trouvait avec lui dans le bureau du directeur : « Dites-leur d’attendre à la conserverie. » Mais les fonctionnaires secouèrent la tête. L’exécution venait d’avoir lieu.
Trois minutes plus tard, Rodak était en ligne. Richards lui demanda son surnom et son lieu de naissance. Le surnom était Mickey, dit-il, mais il était né à Smock, en Pennsylvanie.
« Et la Virginie de l’Ouest ? » demanda Richards. « Je suis né à Smock, insista Rodak, mais je suis parti pour la Virginie de l’Ouest. Je fais partie du Barreau de Virginie. »
Avait-il donné ce renseignement à Earl Dorius ? demanda Richards. Rodak répondit qu’il ne le pensait pas. Puis il se souvint. « Ah oui, il voulait être sûr de ne pas avoir un coup de téléphone bidon. » Bon. « Est-ce que l’exécution a eu lieu ? » demanda Rodak.
« Ç’aurait pas été horrible, dit Richards à un des fonctionnaires en raccrochant, s’il y avait eu deux coups de téléphone simultanés ? »
Vern, Bob Moody, Ron Stanger et Larry Schiller montèrent dans une voiture et se rendirent au bâtiment d’administration. Durant cette minute de trajet, ils discutèrent la question de savoir s’il fallait ou non publier un communiqué pour la presse avant le directeur.
Stanger déclara : « Je pense que nous devrions le faire. Qu’est-ce que vous en dites, Larry ? » Schiller répondit : « Nous n’avons aucune obligation. La première personne qui arrivera là-bas sera celle à qui la presse voudra parler. » Stanger ajouta : « Coiffons le directeur sur le poteau. » Vern demanda : « Pouvez-vous répondre à des questions sur l’exécution, Larry ? Moi, je ne veux pas en parler. »
La conférence de presse se tenait au premier étage du bâtiment de l’administration, dans une grande salle de conférence qui avait un peu l’aspect d’un tribunal. Elle était aussi bondée que lors de l’audience de la Commission des Grâces. C’était le même charivari de gens des médias, de caméras et de projecteurs éblouissants, de personnes qui poussaient pour s’approcher. Il ne devait y avoir guère moins de trente-cinq degrés dans la pièce. On pouvait à peine respirer.
En essayant de monter, ils se heurtèrent à de nombreux obstacles. Un type de la télé s’affairait sur des câbles devant Bob Moody, et il se montra si grossier lorsque Moody voulut passer que Bob finit par empoigner un raccord qui lui barrait le chemin et l’arracha. « Bon Dieu ! je n’ai plus de jus, je n’ai plus de jus », cria l’homme tandis que Moody passait.
Lorsqu’ils arrivèrent à l’estrade, Schiller dit à Vern : « Pourquoi ne parlez-vous pas le premier ? » et Vern s’assit sur une chaise pour reposer sa jambe douloureuse.
Il ne parla pas longtemps. « Ça a été très bouleversant pour moi, dit Vern, mais il a réalisé son vœu, il est bien mort… et il est mort dignement. C’est tout ce que j’ai à dire. »
Bob Moody se contenta de dire : « Je pense que c’est un événement cruel et brutal. J’espère seulement qu’il nous permettra de mieux nous connaître nous-mêmes et de reconsidérer notre société et nos systèmes. Je vous remercie. »
Ron déclara : « Gary Gilmore essayait toujours de garder l’esprit léger parce qu’il assurait qu’il avait reçu un don, et que ce don lui permettait de savoir qu’il allait mourir et qu’il pouvait faire les arrangements nécessaires. En conséquence, il estimait en fait avoir bien de la chance. Souvent il disait qu’il attendait avec impatience le moment où il pourrait trouver le calme, où il pourrait méditer. Aujourd’hui, Gary Gilmore a trouvé le calme, et pour l’éternité. »
Schiller prit la parole à son tour : « Je ne suis pas ici pour exprimer mes sentiments personnels, mais quand Vern sera parti, je serai à votre disposition pour donner toutes les précisions que n’importe lequel d’entre vous aimerait connaître. Je ne pense pas qu’il serait convenable de le faire en présence de Vern, mais ensuite je répondrai à vos questions. » Il jeta un coup d’œil sur la salle et le seul sourire qu’il rencontra fut celui de David Johnston, du Los Angeles Times et du Travel Lodge d’Orem. Puis Gus Sorensen lui fit un clin d’œil.
LE SPEAKER DU POOL TÉLÉ : Je vois maintenant Ron Stanger et Robert Moody quitter l’estrade, deux avocats qui au cours des deux derniers mois ont aidé Gary Gilmore à réaliser le vœu qu’il voulait voir exaucer : il voulait mourir et ces hommes l’y ont aidé. S’en vont aussi Vern Damico, l’oncle de Gilmore, de Provo, dans l’Utah, l’homme qui a accueilli Gilmore chez lui lorsqu’il a été libéré sur parole. Et c’est maintenant le tour de Lawrence Schiller, un agent littéraire et cinéaste qui s’intéresse à cette affaire depuis quelque temps.
Dave Johnston, en observant Schiller, se dit qu’il fallait rendre hommage au calme de ce type. Là, à cette conférence de presse où tout le monde le détestait pour avoir mis la main sur l’histoire, Schiller faisait un vrai travail de reporter. Il devait avoir assez d’adrénaline dans le sang pour ébranler sa carcasse et pourtant on n’observait pas un frémissement de sa part.
Schiller parla de la ligne blanche, de la cagoule noire et du T-shirt noir que portait Gary, du pantalon blanc et des coups de feu. « … Lentement, le sang rouge est sorti de sous le maillot noir pour se répandre sur le pantalon blanc. Il m’a semblé que son corps bougeait encore pendant quinze à vingt secondes ; ce n’est pas à moi de dire si c’était un spasme d’après ou d’avant la mort. Le ministre du culte et le médecin se sont avancés vers Gary », dit Schiller et il continua à parler en phrases lentes et claires, s’efforçant de faciliter la tâche aux journalistes fatigués qui prenaient des notes.
Ce fut ensuite le tour de Sam Smith.
SAM SMITH : Je n’ai pas de déclaration officielle à faire. Je crois que M. Schiller a fort bien expliqué les détails. Je suis prêt à répondre aux questions.
QUESTION : Quelle était l’heure officielle, monsieur le directeur ?
SAM SMITH : L’heure officielle était 8 h 7.
QUESTION : Comment avez-vous donné le signal ?
SAM SMITH : Je n’ai pas vraiment donné le signal. J’ai indiqué que tout était prêt.
QUESTION : Comment avez-vous fait cela ?
SAM SMITH : Juste par un geste.
QUESTION : Y avait-il un chef du peloton d’exécution ?
SAM SMITH : Oui, il y en avait un.
QUESTION : Est-ce ce chef qui a donné le signal ?
SAM SMITH : Ce qui s’est passé derrière, je l’ignore.
QUESTION : Qui étaient les quarante personnes présentes ?
SAM SMITH : Ma foi, je n’ai pas le même compte que M. Schiller.
QUESTION : Vous n’êtes pas d’accord avec ce nombre de quarante, monsieur le directeur ?
SAM SMITH : Non, je ne suis absolument pas d’accord sur ce point.
QUESTION : Combien y avait-il de personnes ?
SAM SMITH : Moins.
QUESTION : Trente ? Vingt ?
SAM SMITH : Je ne pourrais pas vous donner un chiffre exact.
QUESTION : Monsieur le directeur, pouvons-nous visiter les lieux, maintenant ?
SAM SMITH : Dès que nous estimerons que tout est en ordre et que nous pouvons contrôler la circulation.
Lorsque Sam Smith descendit de l’estrade, Johnston monta rejoindre Schiller et lui dit : « Tu me stupéfies. Tu es vraiment un journaliste. » Une lueur s’alluma dans l’œil de Schiller. Johnston sentit que le compliment l’avait touché. « Oui, c’était formidable, continua Johnston, mais pourquoi as-tu tout raconté ? » Larry renversa la tête en arrière et eut un sourire narquois : « Je n’ai rien raconté qui ait de l’importance. »
Mais il ne parvint pas à se taire : « Les dernières paroles de Gilmore n’étaient pas vraiment ce que j’ai dit qu’elles étaient », avoua Schiller. Johnston éclata de rire. Il avait le sentiment que ce n’était pas tout. « Larry, il y a des gens, dit-il, qui pourraient considérer cela comme un mensonge.
— Non, rétorqua Schiller. « Allons-y » ont été les derniers mots que tout le monde a entendus. »
Johnston se dit : « Voilà un secret qu’il devra raconter, mais il est comme un gosse qui a besoin de le confier quand même à quelqu’un. » « Eh bien, poursuivit Larry en lui faisant jurer le secret, Gary a parlé en latin au prêtre.
— Ah oui ? Quelles ont été ses paroles ?
— Si je le savais, je ne pourrais pas les prononcer, dit Schiller avec de nouveau son sourire narquois. Mais je le saurai. »
Ils repartirent ensemble en voiture sur le lieu de l’exécution. Lorsqu’ils entrèrent dans la conserverie, Schiller n’en crut pas ses yeux. Sa description des événements était exacte à tous égards sauf sur un point. Il s’était trompé dans les couleurs. Le tissu noir du rideau n’était pas noir mais bleu, la ligne peinte sur le sol n’était pas jaune mais blanche et le fauteuil n’était pas noir mais vert foncé. Il se rendit compte que durant l’exécution quelque chose avait modifié sa perception des couleurs.
Il quitta pour la seconde fois l’endroit où Gary avait été supplicié en emportant le souvenir de journalistes se précipitant sur le fauteuil, les sacs de sable et les trous dans le matelas, et agissant comme des créatures de la même espèce qui venaient toutes se nourrir au même endroit. Comme il franchissait la porte, il entendit un homme expliquer à un autre qu’on avait utilisé des balles à chemise d’acier pour qu’elles ne fassent pas un trou plus large derrière que devant, et pour éviter par là même un affreux gâchis. Et aussi pour éviter que le corps saute sous l’impact.