CHAPITRE 11

LA GRÂCE

1

Earl Dorius se trouvait dans une situation fichtrement délicate. L’administration de la prison voulait savoir si on pouvait interrompre la grève de la faim de Gilmore et l’obliger à s’alimenter. En ce temps-là, l’alimentation par la force était considérée, sur le plan légal, comme l’équivalent de la médication forcée, et il y avait eu, en 1973, une décision de la Cour suprême qui stipulait qu’on devait avoir le consentement du prisonnier.

Il y avait toutefois des exceptions reconnues. Earl écrivit une lettre au directeur Smith, soulignant que les prisons devaient préserver l’ordre et ne pouvaient se faire complices d’une tentative de suicide. « Ce serait un grave abus de jugement que de permettre à un détenu de mourir de faim. » Earl concluait que le médecin de la prison avait « l’autorité légale pour ordonner l’alimentation forcée ».

Earl contacta la presse et quelques-unes des stations locales pour leur annoncer qu’il publiait un communiqué dans ce sens. Il s’attendait, bien entendu, à ce que ce fût la grande histoire Gilmore de la journée et, pour être franc, il n’en était pas mécontent. Sa lettre à Sam Smith avait nécessité des recherches considérables appuyées, estimait-il, sur un raisonnement solide, mais tout cela s’éclipsa devant une autre information : Holbrook, du Salt Lake Tribune, téléphona ce même après-midi pour annoncer : « Le Trib retournait devant le juge Ritter pour essayer encore d’obtenir une contrainte provisoire à rencontre du refus de laisser Gilmore donner des interviews.

Earl était déçu. Il comptait bien trouver une documentation plus récente que le bon vieux dossier Bell contre Proculier. Toutefois, le problème de l’alimentation forcée lui avait pris beaucoup de temps. Le Trib, de son côté, se présenta bien préparé. Le juge Ritter accorda la contrainte provisoire. Le Tribune allait pouvoir envoyer un journaliste le jour même pour interviewer Gilmore.

2

Schiller se trouvait à la prison quand le journaliste arriva, et ce fut une surprise. Il était en train d’interviewer Gary, et il venait tout juste de commencer à lui parler de l’article de fond de Newsweek. Par ce biais, Schiller s’était dit qu’il pourrait découvrir si Gilmore s’intéressait vraiment à la publicité. Il cita donc quelques vers publiés par Newsweek qui les attribuait à Gary, et fit remarquer que c’était de la très bonne poésie. Gary éclata de rire. « C’est un poème de Shelley intitulé « La Sensitive », dit-il. Bon sang, Schiller, c’est vraiment cloche de la part de Newsweek. Tous ceux qui reconnaîtront le poème vont croire que j’ai fait semblant de l’avoir écrit moi-même. »

Par la suite, Schiller se dit qu’il avait dû avoir l’intuition qu’il ne pourrait pas parler longtemps à Gary, car il avait abordé un sujet délicat alors qu’il avait pour principe de les garder pour la fin. C’était inutile de couper court à une interview par une question impertinente. Schiller, toutefois, n’arrivait pas toujours à maîtriser son caractère un peu emporté, et c’est ainsi qu’il se surprit à dire : « Pourquoi avez-vous stipulé dans le contrat que je ne pouvais pas disposer de vos lettres adressées à Nicole ? Elle est à l’hôpital. Vous savez que je ne peux pas la joindre.

— Schiller, répondit Gary, ce foutu Dr Woods m’empêche de lui téléphoner. Il ne veut même pas que je lui écrive. Je fais la grève de la faim pour montrer de façon spectaculaire qu’on m’empêche d’approcher la seule personne au monde qui compte vraiment pour moi. Alors j’ai mis cette clause-là dans notre contrat. (Il regarda Schiller droit dans les yeux.) Je me rends compte que vous êtes débrouillard. Vous allez obtenir que Woods me permette de communiquer avec Nicole. Peu m’importe si vous l’achetez mais, mon vieux, tant que je ne lui aurai pas parlé, vous n’aurez pas les lettres, d’accord ? Disons que je vous fais chanter. »

Schiller n’était pas réellement surpris. Il pensait depuis le début que la grève de la faim de Gilmore n’était pas un geste de désespoir mais une façon de mettre Gary en position de négocier. Il avait été très fort, Schiller l’avait entendu dire, pour inciter les détenus à se révolter au pénitencier d’État de l’Oregon et il l’avait fait plus d’une fois. Bien sûr, il avait passé douze années dans cet établissement, plus qu’assez pour appartenir à un clan ou à un autre. Ici il était peut-être devenu une célébrité, mais la question était de savoir s’il pourrait faire étendre sa grève à dix hommes ou à cinquante. Gary pouvait être un tueur, et même être considéré comme fou, mais qui allait le craindre dans le quartier des condamnés à mort, alors qu’il n’avait pas de contacts ni d’amis fidèles dans la place ? Schiller se demanda si l’argent et la publicité ne gâtaient pas le jugement de Gary. Jusqu’à maintenant, personne ne s’était rallié à sa grève.

Sur ces entrefaites, les gardiens arrivèrent avec la nouvelle : Gus Sorensen, du Salt Lake Tribune, était dehors, avec une ordonnance du juge Ritter. On devait le laisser entrer. Sorensen pouvait interviewer Gary Gilmore.

Schiller eut l’impression qu’une fusée lui explosait dans la tête, mais il ne cilla pas. « Très bien, dit-il à Moody et à Stanger, que Gary parle. Peut-être que ça peut aider notre image de marque. Notre position est que nous sommes ici non pas pour assister à l’exécution d’un homme, mais pour l’aider. » Il traversa le couloir pour aller au-devant de Sorensen dès que ce dernier eut franchi la grille. Il se présenta en disant : « Monsieur Sorensen, je pourrais dire à Gilmore de ne pas vous parler, mais ce n’est pas mon intérêt. » Ça ne l’était assurément pas. Schiller n’avait pas envie de s’aliéner le Salt Lake Tribune. Un contact avec le plus grand journal local pouvait lui permettre d’avoir un œil sur le contenu des dépêches A.P. et U.P. En outre, Sorensen avait la réputation d’être le meilleur reporter d’assises de l’État d’Utah. Il pouvait être utile et fournir de la documentation sur la prison.

Malgré tout, Schiller aurait voulu éviter cette conversation. Comment pouvait-il savoir ce que Gilmore choisirait de révéler ? Si celui-ci décidait de se suicider, une interview sans importance pouvait fort bien se révéler être les dernières paroles de Gary Gilmore. Il s’agissait donc d’imposer certaines règles.

Il se représentait Sorensen disant au téléphone : « Ce type a acheté les droits de Gilmore. Il ne me laisse pas parler en dehors de sa présence. » Schiller était en nage. Ce matin même il avait remis à Vern un chèque de cinquante mille dollars. Si Gary avait envie de le doubler cet après-midi et de tout raconter à Sorensen, il ne pourrait pas faire grand-chose. Schiller jouait sur le fait que Gilmore n’allait pas tout flanquer par terre par pur plaisir. Il entendit Sorensen dire : « Ma foi, je ne sais pas. J’ai entendu de bonnes choses et de mauvaises sur le compte de Schiller. » Larry alla téléphoner au directeur de Sorensen : « Écoutez, lui dit-il, ça ne m’intéresse pas d’arrêter vos rotatives. Je n’ai aucune objection au fait que M. Sorensen parle à Gilmore. Je veux simplement m’assurer, puisque nous détenons les droits, que votre copyright sur l’interview de M. Sorensen nous revienne ensuite. » Ça voulait dire que le directeur devait appeler l’avocat du Tribune. Entretemps, Schiller s’adressa à Gary et lui dit : « Ça peut marcher à notre avantage. Lorsque vous parlerez avec Sorensen, n’abordez pas les détails du meurtre. Parlez de la prison au présent, de la vie quotidienne, des raisons pour lesquelles vous faites la grève de la faim. Si j’estime que vous pourriez livrer quelque chose qui serait d’une grande valeur pour vous, je me frotterai le menton. Dès l’instant où je ne le fais pas, vous pouvez répondre à la question. Dans l’ensemble, ne dites pas grand-chose de votre vie personnelle. C’est ce qui intéresse le plus le monde, Gary. »

Schiller resta assis auprès de Sorensen durant l’interview, mais comme il n’y avait qu’un seul téléphone, il ne pouvait pas entendre ce que Gilmore disait. Toutefois, lorsque Sorensen eut posé ses premières questions, Schiller comprit que cet homme était un reporter classique. Il ne recherchait pas des choses inédites sur la vie antérieure de Gary. Ce serait juste quelques paragraphes que le spécialiste des chapeaux de la salle des informations pourrait coiffer de quelques mots intrigants. D’ailleurs, on pouvait sans doute faire confiance à Gary. Il ne répondrait pas au hasard.

Lorsque Sorensen eut terminé, Schiller et lui franchirent les portes à barreaux qui donnaient accès aux bâtiments de l’administration et là, dans le petit hall crasseux, sous l’éclairage des tubes à néon, on aurait pu croire que tous les journalistes de Salt Lake, jusqu’au dernier, étaient venus s’entasser. Ils criaient tous à la fois. Sorensen, ils le connaissaient. Sorensen venait d’interviewer Gilmore. Mais Schiller, c’était autre chose. « Qui êtes-vous, qui êtes-vous ? » demandaient-ils tous en même temps et Gus Sorensen – Schiller l’aurait béni – ne dit pas un mot, loyal dès le début. Toutefois Schiller se rendit compte du pétrin dans lequel il s’était mis. Il devait y avoir dans cette cohue des gens qui le connaissaient. Il percevait des murmures qui circulaient. Un reporter finit par dire : « Allons, Larry, tu as acheté l’histoire de Gilmore, non ? » Schiller s’efforçait de calculer les différents angles. S’il continuait à nier, d’ici à demain il serait coincé. Il ne s’agissait pas de mettre les journalistes en éveil comme des chiens de chasse. En vingt-quatre heures, ils sauraient l’histoire et ne lui pardonneraient jamais. Il allait devoir marcher sur des œufs.

Je suis comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, se dit Schiller, esquivant sur la gauche, esquivant sur la droite. « Pourquoi êtes-vous ici ? » lui demanda-t-on, et il répondit : « Je suis conseiller pour des questions de succession. » Des journalistes qui le connaissaient se mirent à le huer.

Schiller se dit qu’il allait être obligé de donner une version de la vérité. Quelque chose de vague et d’ennuyeux, qu’on n’aurait pas envie de publier. « Oh ! finit-il par dire, j’ai acheté les droits pour faire un film à gros budget. » Ça semblait peut-être assez vague pour qu’on ne voie pas en lui l’homme qui détenait l’exclusivité des récits de Gilmore. Mais dans sa tête, une voix lui soufflait : « J’aurais dû leur dire : pas de commentaires. » Le petit ordinateur qu’il avait derrière les yeux déclenchait toutes les sonnettes d’alarme.

Moody et Stanger étaient consternés. « Eh bien, murmura Moody, Schiller vient de tout flanquer par terre. » Conseiller en affaires de succession auprès de « producteurs de Hollywood », c’était leur oie qui était en train de rôtir ici même à la prison. Stanger dit : « Cet enfant de salaud nous a doublés. C’est son histoire à lui qu’il veut faire passer. »

 

DESERET NEWS

Une atmosphère de foire entoure les négociations autour des droits de cinéma de Gilmore.

29 novembre. – Lundi soir, à la prison d’État de l’Utah, dans une atmosphère de cirque, les représentants des médias, des avocats, des agents littéraires et des producteurs de cinéma s’agitaient en discutant des droits d’interviews et d’adaptation cinématographique.

3

Lorsqu’il vit Schiller au journal télévisé ce soir-là, Dorius était fou de rage. Il appela la prison et engueula violemment un des adjoints du directeur. « Je me suis cassé le cul pour tenir le Tribune à l’écart, et voilà, dit-il, que vous laissez entrer un producteur de Hollywood. »

Earl prévoyait une succession sans fin de procès. Les journaux l’un après l’autre, les stations de télé, de radio, tous allaient porter plainte. Ritter allait sans doute devoir ouvrir la prison à tout le monde. Même si Dorius faisait appel à chacune de ces décisions devant la Cour de Denver, cela pouvait faire perdre un temps fou de se lancer dans ce genre de procédure. Ça pouvait prendre un an. Pendant tout ce temps, les reporters circuleraient dans la prison comme dans un moulin. Impossible de prévoir ce que Gilmore allait dire dès l’instant qu’il allait se trouver en mesure de parler à la presse.

Dorius commença à demander dans son service qui savait comment procéder pour contrer Ritter rapidement. S’adresser à une juridiction supérieure, lui suggéra-t-on. Cela exigerait un jugement en référé immédiat de Denver. Dorius ne se laissait pas facilement intimider, mais s’adresser à une juridiction supérieure en face de Ritter, c’était assurément pousser les choses un peu loin. Cela reviendrait à dire que Ritter, qui à n’en pas douter se vantait d’être un des plus fins juristes de l’État de l’Utah, se serait dans cette affaire révélé si ignorant des principes de lois bien établis que ce ne serait réparable que par une mesure exceptionnelle : une plainte formulée par Dorius contre le juge. C’était une sacrée décision à prendre : un jeune procureur comme lui attaquant un juge fédéral ! Ritter ne serait sans doute pas près de lui pardonner.

4

DESERET NEWS

Pointe de la Montagne, Utah, 28 novembre. – Gary Gilmore, le meurtrier condamné, dans une lettre adressée à la Commission des Grâces de l’Utah a dit : « Allons-y, bande de lâches… »

Gilmore a réclamé son exécution immédiate devant un peloton d’exécution. « Je ne cherche ni ne désire votre clémence », a-t-il écrit, en soulignant trois fois « ne ».

Durant la session de la Commission des Grâces, Schiller se demanda qui pouvait bien être le petit type soigné et bien bâti avec une moustache en brosse. Il avait l’air d’un jeune moniteur de collège privé. Qui pouvait-il être ? Le type n’arrêtait pas de le foudroyer du regard.

Il semblait être du genre jeune avocat de l’Establishment, ou jeune bureaucrate de l’Utah, qui ne devait pas souvent avoir ce regard-là. Mais quand ça lui arrivait, attention, c’était du feu liquide. Schiller haussa les épaules. Il avait l’habitude de sentir les gens l’incendier en pensée. Dans de tels moments, on se sentait plus à l’aise d’être gros : une couche d’amiante supplémentaire contre les flammes.

Malgré tout, le type semblait le trouver si antipathique que Schiller essaya de savoir qui il était. Il lui fallut interroger plusieurs journalistes avant que l’un d’eux puisse lui répondre : « C’est Earl Dorius. Service du procureur général. » Plus tard, Schiller le vit bavarder avec Sam Smith, et c’était un spectacle qui valait la peine : San Smith mesurait vingt-cinq centimètres de plus.

Schiller avait du mal à comprendre l’administration de la prison. Ces gens ne cessaient de dire qu’ils ne voulaient pas de publicité, mais ils tenaient la séance de la Commission des Grâces dans une salle de conférences, juste à côté du grand hall du bâtiment de l’administration. On avait invité la presse. Autant jeter quelques morceaux de viande à une bande de lions. Il y avait des caméras de télévision, des microphones, des photographes, des ampoules au magnésium, des projecteurs sur trépied, d’autres accrochés à des échafaudages. La parfaite définition d’un cirque. Ça faisait longtemps qu’il ne s’était pas trouvé dans une atmosphère aussi chaude.

Lorsqu’on amena Gilmore, les fers aux pieds, la plupart étaient juchés sur des chaises pour mieux voir. On aurait dit un film que Schiller avait vu autrefois sur le Moyen Âge et dans lequel un personnage en robe blanche avançait d’un pas traînant pour être brûlé sur le bûcher. Ici, c’était un pantalon blanc flottant et une longue chemise blanche, mais l’effet était le même. Ça donnait au prisonnier l’apparence d’un acteur dans le rôle d’un saint.

Une fois de plus, Schiller changea d’avis au sujet de l’apparence physique de Gilmore. On aurait dit que cet homme pouvait retirer un masque, l’accrocher au mur et en prendre un autre. Aujourd’hui, Gary n’avait pas l’air d’un concierge, d’un démarcheur ou d’un tueur au sang de glace. Ça faisait dix jours qu’il faisait la grève de la faim et ça l’avait rendu pâle. Son visage s’était creusé et on en distinguait mieux les cicatrices. Il était beau mais frêle. Comme rongé. Il ne ressemblait pas à Robert Mitchum ni à Gary Cooper, mais à Robert DeNiro. La même impression de torpeur, mais la même force derrière cette torpeur.

Tout autour, on entendait discuter des équipes de la C.B.S. et de la N. B. C., et Schiller se sentait mal à l’aise de voir à quel point ils méprisaient Gilmore. Ils en parlaient comme si c’était un combinard de bas étage qui avait trouvé assez de trucs pour s’en tirer jusque-là. Un des journalistes de la presse locale marmonna : « Ça n’est pas croyable, l’attention qu’obtient ce petit salopard. »

Schiller se souvint que le directeur de la Commission des Grâces, George Latimer, avait été jadis l’avocat de la Défense lorsque le lieutenant Calley avait comparu en justice pour avoir mitraillé des villageois vietnamiens à My Lai. Pour Schiller, Latimer n’était autre qu’un mormon au visage rougeaud, avec une grosse tête de bouledogue et des lunettes. L’air pompeux et content de soi. Il ne voyait autour de lui que fébrilité et réactions déplaisantes. Quelle ambiance ! Le seul visage agréable qu’il apercevait, c’était Stanger. Schiller ne savait pas s’ils allaient s’entendre, car Ron Stanger lui semblait d’un côté avoir trop de bagou et d’un autre côté ne pas prêter assez d’attention aux détails importants. Mais pour l’instant, le visage juvénile de Ron exprimait beaucoup de choses. Il se montrait plein de sollicitude envers Gary.

En fait, Stanger était ravi. Jusque-là, Gary s’était toujours montré extrêmement méfiant à son égard. Ça ne le dérangeait pas. Il était contre la peine de mort et n’était pas convaincu que Gilmore fût sérieux non plus. Toute cette animation intéressait plus Stanger que les mérites de la position de Gilmore. C’était superbe. Chaque jour, quelque chose de neuf. C’était marrant. Puisqu’il était possible que Gilmore – même si Stanger ne le croyait pas – puisse être exécuté, il n’avait pas envie d’être trop proche de son client.

Néanmoins, il était tout naturel de chercher à améliorer les relations avec un être humain qu’on devait voir assez souvent. Aussi, lorsque Stanger faisait une promesse à Gilmore à propos d’un petit détail, il faisait en sorte de la tenir. S’il déclarait qu’il lui apporterait des crayons, il ne les oubliait pas ; si c’était du papier à dessin, il en apportait. Mais aujourd’hui, devant le tribunal, c’était la première fois que Ron se sentait fier de défendre cet homme. Jusqu’à maintenant, il n’avait pas pu apprécier comment Gilmore se révélerait devant la pression. Mais Stanger le trouva ce jour-là formidable, et d’une intelligence remarquable.

Au fond de la salle se trouvait un drapeau bleu et, assis à une longue table, quatre hommes qui semblèrent à Schiller être des mormons, tous en costume bleu et portant lunettes. Schiller enregistrait tous les détails dont il pourrait se souvenir, car c’était de l’histoire, ne cessait-il de se répéter, mais il s’ennuya jusqu’au moment où le président dit à Gilmore qu’il avait la parole. Ce fut alors que Gary Gilmore commença à impressionner tout le monde et même Larry Schiller. Sans la tenue blanche de haute surveillance, Gilmore aurait pu être un étudiant de dernière année passant son oral devant un groupe de professeurs qu’il méprisait un peu.

« Je m’interroge, commença-t-il. Votre Commission dispense un privilège, et j’ai toujours cru que les privilèges étaient recherchés, désirés, gagnés et mérités ; or, je ne recherche rien de vous, je ne désire rien de vous, je n’ai rien à gagner et je ne mérite rien non plus. »

Dans cette pièce encombrée, éclairée par les tubes à néon, tous les regards étaient fixés sur lui. Il attirait tous les regards, et tous les yeux, derrière les lunettes. Schiller était maintenant doublement impressionné par les qualités de comédien de Gilmore. Il se montra à la hauteur des circonstances non pas en grand cabot, mais en choisissant de n’en pas tenir compte. Il était simplement là pour exprimer son idée. Gilmore parlait de son idée avec une confiance absolue, du même ton tranquille qu’il aurait pu employer s’il ne s’était adressé qu’à un seul homme. Cela équivalait au genre de performances des acteurs qui vous font oublier qu’on se trouve au théâtre.

Quelle vedette de l’écran ce type aurait fait, songea Schiller, et il était ivre de joie à l’idée qu’il possédait les droits de l’histoire de sa vie. Mais tout de suite après, il tombait dans le plus noir désespoir en songeant qu’on lui avait peut-être supprimé le droit de parler personnellement à Gary. Désormais, peut-être devrait-il toujours poser ses questions par le truchement d’intermédiaires.

5

GILMORE : J’en étais arrivé à la conclusion que c’était à cause du gouverneur de l’Utah, Rampton, que j’étais ici, parce qu’il s’inclinait devant toutes les pressions qui s’exerçaient sur lui.

J’avais personnellement décrété qu’il était lâche d’avoir fait cela. J’avais simplement accepté la sentence qui m’avait frappé. Toute ma vie j’ai accepté les sentences. Je ne savais pas que j’avais le choix dans ce domaine.

Lorsque je l’ai acceptée, tout le monde s’est précipité en voulant discuter avec moi. On dirait que les gens, et surtout les gens de l’Utah, sont partisans de la peine de mort, mais qu’ils ne veulent pas d’exécution. Quand c’est devenu une réalité qu’ils allaient peut-être avoir à en organiser une, eh bien, ils ont commencé à faire machine arrière.

Or, je les avais pris au pied de la lettre et au sérieux lorsqu’ils m’avaient condamné à mort, tout comme si on m’avait condamné à dix ans ou à trente jours de prison. Je croyais qu’on était censé les prendre au sérieux. Je ne savais pas que ce pouvait être une plaisanterie. Mme Shirley Pedler, de l’A.C.L.U., veut s’en mêler, mais ces gens de l’A.C.L.U . veulent toujours se mêler de tout. Je ne pense pas qu’ils aient jamais rien fait d’efficace dans leur vie. J’aimerais que tous, y compris ce groupe de révérends et de rabbins de Salt Lake City, cessent de s’en mêler : c’est de ma vie et de ma mort qu’il s’agit. C’est sur une décision de la Cour que je doit mourir, et cela, je l’accepte…

LE PRÉSIDENT : En dépit de ce que vous pouvez penser de nous, vous pouvez tenir comme certain que nous ne sommes pas des lâches et que nous allons trancher cette affaire d’après les statuts de l’État d’Utah et non pas d’après vos désirs… Richard Giauque est-il présent ? Nous allons entendre les personnes qui ont demandé à prendre la parole.

Richard, nous avons reçu de vous un mémoire et, soit dit en passant, je vous en félicite, car c’est un mémoire fort joliment écrit. Je puis être en désaccord avec certaines de vos idées mais il n’empêche que la façon dont elles sont présentées est remarquable.

Schiller vit alors un homme mince et blond, avec un nez proéminent, un menton plutôt petit et l’air fort élégant, se lever. Schiller supposa que l’homme devait être un avocat de l’A.C.L.U. ou d’un groupe de ce genre, et nota dans sa tête de l’interviewer le moment venu, car il avait l’air intéressant. Giauque se comportait avec la supériorité qui l’autorisait à penser qu’il était sans doute plus intelligent que la plupart des gens auxquels il s’adressait. Peut-être pour cette raison ne regarda-t-il jamais une fois Gilmore. Gary, de son côté, le dévisageait avec une extraordinaire acuité, et Schiller perçut la base de la rancœur de Gilmore : voilà qu’un homme d’un tout autre milieu parlait de lui.

GIAUQUE : Monsieur le président, j’aimerais faire un très bref commentaire ici concernant les pouvoirs de la Commission. Nous demandons que la Commission renouvelle le présent sursis, jusqu’au moment où les questions dont nous estimons qu’elles ne sont pas de votre ressort, auront été tranchées par un tribunal.

Indépendamment des désirs de M. Gilmore, la société a un intérêt direct dans cette affaire. Je suis persuadé qu’il existe ici certains faits qui devraient être examinés. L’un d’eux est de savoir s’il a ou non volontairement renoncé à ses droits constitutionnels, ou s’il demande ou non à l’État de devenir purement et simplement son complice… Ce n’est pas le désir de M. Gilmore qui, ici, importe le plus et je voudrais simplement demander, monsieur le Président… que la décision d’appliquer la peine de mort ne soit pas prise par M. Gilmore ni par cette Commission, mais, qu’elle soit tranchée par les tribunaux.

LE PRÉSIDENT : Eh bien, je vais vous répondre… Nous n’allons pas prolonger cette affaire pour attendre que quelqu’un d’autre décide ce que peut ou ne peut pas être la loi… Nous sommes ici pour veiller à ce que cette affaire ne se prolonge pas indéfiniment, et pour soutenir tout le monde et l’État d’Utah à propos des lois sur la peine capitale. Pour ma part, je ne serai pas en faveur d’un renouvellement du sursis.

Un peu plus tard survint la première suspension d’audience. On emmena Gilmore et les membres de la Commission des Grâces quittèrent la salle. Rares furent ceux parmi les membres des médias à quitter leurs places.

Earl Dorius n’avait jamais été aussi près de la crise de rage. Il n’avait pas encore préparé sa requête adressée à la Cour de Denver, et pourtant il se trouvait là, perdant toute une matinée à cette cession qui se déroulait de la manière la plus abominable. Il n’arrivait pas à comprendre comment Sam Smith pouvait tolérer cela. Que voyait-il durant cet entracte – il fallait bien appeler ça un « entracte » plutôt qu’une suspension, tant on avait réussi à créer une atmosphère théâtrale – que voyait-il sinon ce nommé Schiller assis sur un des sièges réservés aux collaborateurs du procureur général. Comme sur un fauteuil de metteur en scène, on lui avait soigneusement collé un ruban avec le nom de Bill Evans ! Dorius ne cessait de chuchoter à Evans : « Retirez-lui donc ce fauteuil de sous les fesses », ce qui n’était guère dans le style d’Earl. En général, il n’était pas homme à conseiller aux autres de porter la main sur autrui, mais l’ambiance de cette salle, l’insouciance avec laquelle les gens des médias utilisaient les lieux, tout cela était vraiment répugnant.

Dorius était stupéfait par l’absence de toute mesure de sécurité. Il n’y avait pas de détecteur à la porte et personne n’avait été inspecté. Des cameramen inconnus arrivaient l’un après l’autre, chargés de matériel. Mon Dieu ! N’importe qui pouvait apporter un Magnum et faire sauter la cervelle de Gary. Le directeur de la prison aurait dû avoir l’autorité de signifier à la presse qu’elle n’avait pas accès à la salle, mais un de ses supérieurs ne semblait pas indifférent à la publicité. Dorius était écœuré par l’attitude de son client. Si l’on devait téléviser tout cela, pourquoi, bon sang, la prison n’avait-elle pas demandé aux médias de travailler en association : une seule caméra, un seul reporter radio, un seul journaliste ? C’était insensé la façon dont tout le monde s’entassait là ! Une chose cependant impressionnait Earl. Il était bel et bien possible que ce Gilmore ne fût pas là pour la galerie.

6

À la prison municipale, on permit à Gibbs d’aller dans le bureau pour assister à la cession avec quelques policiers et des geôliers. Ils étaient tous l’œil rivé au récepteur de télé. Gibbs trouva que c’était un sacré mélo. Lorsque Gary déclara à la Cour que c’était un ramassis de lâches, Gibbs se mit à rire si fort que les flics lui lancèrent un drôle de regard.

Gary gagna par trois voix contre deux. On annonça à la télévision que selon toute probabilité, son exécution aurait lieu le 6 décembre, afin de respecter la règle des soixante jours écoulés depuis la date de sa condamnation, le 7 octobre. Gibbs songea : « Gary Gilmore n’est peut-être sur terre que pour une semaine encore. »

 

DESERET NEWS

Salt Lake, 30 novembre. – L’Association Nationale Contre la Peine de Mort, qui regroupe plus de quarante organisations nationales, religieuses, juridiques, de minorités, politiques et professionnelles, a publié mardi soir un communiqué énergique sur la décision de la Commission des Grâces de l’Utah.

« Cette mesure rend possible le premier homicide sanctionné par les tribunaux commis aux États-Unis depuis dix ans », déclarait le communiqué…

Parmi les organisation appartenant à cette association, on compte l’A.C.L.U., l’Union éthique américaine, le Comité des Amis de l’Amérique, l’Association orthopsychiatrique américaine, la Conférence centrale des Rabbins américains et diverses autres.