CHAPITRE 7

GARY ET PETE

1

Le second week-end de juin, Gary et Nicole avaient projeté d’aller dans les canyons pour aller camper dans les bois. Nicole n’arriva pas à trouver de baby-sitter. Laurel devait accompagner ses parents pour aller voir la famille.

Le samedi matin, Gary s’en alla donc à la boutique de Vern pour peindre des lettres sur une enseigne et il vit Annette Gurney, la fille de Toni, qui entrait dans le magasin. Elle passait le week-end avec Vern et Ida pendant que Toni et Howard étaient partis pour Elko, dans le Nevada, avec Brenda et Johnny pour s’amuser avec les machines à sous et faire des parties de craps. Dès qu’il aperçut Annette, Gary lui demanda si elle pouvait faire la baby-sitter.

Ida était hostile à cette idée. Sa petite-fille paraissait peut-être seize ans, dit-elle, mais en fait elle en avait douze. C’était une trop grosse responsabilité pour Annette que de surveiller toute seule de jeunes enfants.

Gary ne renonça pas à cette possibilité. Plus tard, quand il eut fini son travail et alors qu’il portait des seaux de peinture du magasin de Vern jusqu’à sa voiture, il dit à Annette qu’il lui donnerait cinq dollars si elle voulait garder les enfants. Elle voulait bien, lui répondit-elle, mais elle ne pouvait pas. Elle sourit et tira une plaque de sa poche. Le premier dimanche où Gary était sorti de prison, il avait donné à Annette une leçon de dessin lorsqu’il était allé chez Toni et maintenant Annette avait peint la plaque et voulait la lui offrir. Il était si content qu’il prit la fillette par la taille et lui donna un baiser sur la joue. Puis ils allèrent se promener dans la rue la main dans la main. Gary essayait toujours d’inciter Annette à persuader Ida de la laisser faire la baby-sitter.

Peter Gallovan, qui louait une petite maison derrière celle de Vern, entrait dans la boutique au moment où ils sortaient. Il remarqua Gary et Annette qui marchaient tout près l’un de l’autre et qui s’arrêtaient. Ça ne lui plut pas. Gary, tout en bavardant, tenait Annette appuyée contre un mur. Il avait l’air d’essayer de lui débiter tout un tas d’arguments le plus vite possible. Pete entra dans la boutique. « Ida, fit-il, je crois que Gary fait des propositions à votre petite-fille. »

Trois mois plus tôt, alors qu’Annette séjournait chez Ida, elle avait été heurtée par une voiture juste devant leur maison. La voiture roulait très doucement et ça n’avait rien été de sérieux. Annette était avec ses grands-parents et avait été blessée. Ida ne voulait pas que Toni s’imagine qu’il arrivait quelque chose à Annette chaque fois qu’elle venait la voir. Elle se précipita donc à la fenêtre juste à temps pour voir Gary et Annette qui rentraient à petits pas, la main dans la main.

« Je ne sais pas si tu as bien fait de faire ça, dit Ida. Laisse Annette tranquille. »

Plus tard, Vern dit à Gary : « Je n’ai pas envie qu’il y ait des histoires. »

2

Le lendemain soir, Annette dit à Toni : « Maman, nous n’avons rien fait de mal. J’ai offert la plaque à Gary et il m’a donné un baiser sur la joue.

— Et alors, pourquoi es-tu allée te promener dans la rue avec lui ?

— Parce qu’il y avait un gros scarabée – le plus gros que j’aie jamais vu – qui passait. Je suis juste sortie pour le regarder.

— Et vous vous teniez la main.

— Je l’aime bien, maman.

— Est-ce qu’il t’a touchée ? Est-ce qu’il t’a donné plus qu’un baiser affectueux ?

— Non, maman. » Annette lança à Toni un regard comme s’il fallait être dingue pour poser cette question.

Lorsque Toni et son mari en discutèrent, Howard dit : « Gary n’irait pas essayer de faire quelque chose sur le trottoir juste devant la cordonnerie. Mon chou, je ne pense pas qu’il y ait rien de méchant là-dedans. Nous n’avons qu’à faire attention, être prudents. »

Le lundi, Vern raconta à Pete que Gary disait qu’il allait lui flanquer son poing dans la figure. Pete devrait faire attention. Vern ajouta : « Si Gary arrive et qu’il cherche la bagarre, je ne veux pas que ce soit dans le magasin. Vous irez vous battre dehors. » Mais Pete n’avait pas envie de se battre. Il avait entendu parler du voyage de Gary dans l’Idaho et du type qu’il avait envoyé à l’hôpital.

À l’époque où Gary s’attaquait à l’allée cimentée de Vern à coups de masse et de levier, Pete l’avait observé de sa fenêtre et avait été impressionné par le travail que Gary avait accompli en deux jours, Aussi, à la première occasion, Pete l’avait-il invité à une soirée dansante paroissiale.

Pete, comme Brenda l’expliqua par la suite à Gary, était plus religieux que personne. On aurait dit qu’il était sorti de sa coquille, un peu flageolant.

Il avait une tendance à prendre les gens par le cou et à les faire prier avec lui. Comme c’était en même temps un type immense, un mètre quatre-vingt-huit, lourd, un peu empâté à la taille et qu’il avait une grosse tête avec cette façon bienveillante de vous regarder à travers ses lunettes, on ne pouvait pas facilement dire non. Mais lorsqu’il invita Gary à la soirée, il s’entendit aussitôt répondre d’aller se faire voir.

Pete ne tenait pas à se battre avec lui. Il avait trop de responsabilités. Pete faisait des petites choses pour Vern pour payer son loyer et il avait trois autres occupations. Il était employé par le Service de l’Éducation nationale de Provo pour entretenir la piscine, il était conducteur de car à mi-temps et à ses moments perdus il nettoyait les tapis. Il s’efforçait aussi de retrouver les bonnes grâces de l’Église mormone. Ça ne lui laissait pas beaucoup de temps libre. En outre, il faisait de son mieux pour aider financièrement son ex-femme, Elizabeth, qui élevait sept enfants de son premier mariage.

Inutile de dire qu’il était fatigué et qu’il ne parlait même pas de la succession de ses diverses dépressions nerveuses qui avaient nécessité jadis son hospitalisation pour des traitements au lithium. La simple idée d’avoir des ennuis avec Gary crispait les muscles et le dos de Pete.

Le lundi en fin d’après-midi, Pete travaillait dans l’atelier quand Vern dit : « Le voilà. »

Gary avait exactement l’air que Pete avait imaginé : il était dans tous ses états. L’air vraiment mauvais.

 

Gary dit : « Je n’aime pas ce que vous avez raconté sur moi à Ida. Je demande des excuses. »

Pete répondit : « Je suis navré de vous avoir contrarié, mais mon ex-femme a des filles de cet âge et il me semble…

— Vous m’avez vu faire quelque chose ? l’interrompit Gary.

— Je ne vous ai rien vu faire, dit Pete, mais les apparences ne laissaient aucun doute dans mon esprit sur ce que vous pensiez. (Au cas où ça aurait paru trop fort, il ajouta :) Je m’excuse pour ce que j’ai dit à Ida. J’aurais peut-être dû la fermer. Pardonnez-moi de trop parler. Mais votre intérêt pour cette fille ne m’a quand même pas paru normal. » Pete ne pouvait quand même pas reculer jusqu’au bout alors qu’il voulait être sincère.

« Très bien, fit Gary. Je veux me battre. »

Vern intervint aussitôt. « Sortez dans la cour », dit-il. Il y avait un client dans le magasin.

Assurément, Pete n’avait pas voulu se lancer là-dedans. En marchant dans l’allée un pas ou deux devant Gary, il essaya de se gonfler en se rappelant ses exploits de jadis. Il avait été une étoile des cendrées jusqu’au jour où il s’était accidentellement tiré une balle dans le pied à l’âge de quinze ans, alors qu’il pratiquait le lancer du poids et avait quand même été champion des lycées de l’État. Il avait travaillé dans la construction et avait l’habitude des haltérophiles. Pete commençait à se construire une idée de force physique aussi impressionnante que sa propre silhouette quand, vlan ! il fut frappé par-derrière sur la nuque. Il faillit s’effondrer. Juste au moment où il parvenait à se retourner, Gary se précipita et Pete lui fit une clé au cou. Aussitôt, il tomba par terre. C’était mieux que de boxer. Au sol, il pouvait cogner la tête de Gary contre le ciment.

Bien sûr, cette prise forçait beaucoup sur les côtes de Pete. Ses lunettes se cassèrent dans sa poche de chemise. Le lendemain, Pete dut même aller chez le chiropracteur pour son cou et sa poitrine. Mais pour le moment, il tenait Gary. Pete aperçut Vern planté à côté d’eux et qui les observait.

Si Gary avait attendu d’être planté devant lui pour cogner, Vern était persuadé qu’il aurait pu donner une raclée à Pete. Mais là, c’était Pete qui avait la prise et qui utilisait ses cent huit kilos. C’était vraiment un coup de chance pour Pete. Il frappait la tête de Gary contre le sol en disant : « Ça suffit ? » C’est à peine si Gary pouvait respirer. « Oh, ohhh, ahh, ahh », répondait Gary. Tout ce dont il était capable, c’était de marmonner. Vern attendit une minute parce qu’il voulait que Gary eût ce qu’il méritait, puis il dit : « Bon, il en a eu assez, lâche-le. » Pete desserra son étreinte.

Gary était tout blanc et avait la bouche qui saignait beaucoup. Il avait un regard méchant comme Vern en avait rarement vu.

Vern l’engueula. « Tu l’as cherché, dit-il. C’était moche. Frapper quelqu’un par-derrière.

— Tu trouves ?

— Tu appelles ça être un homme ? (Vern le prit par le bras.) Va te nettoyer dans la salle de bains. » Comme Gary restait planté là, Vern le poussa à l’intérieur. Il n’y allait pas de bon cœur, mais Vern le poussa. Puis Gary se retourna et dit : « C’est comme ça que je me bats. C’est le premier coup qui compte.

— Le premier coup, dit Vern. Mais pas par-derrière. Tu n’es pas un homme. Va te laver et reviens travailler. »

Pete commençait à se remettre. Il était tout secoué. Mais Gary était à peine sorti de la salle de bains qu’il demandait encore des excuses. Il avait l’air prêt à se battre de nouveau. En fait, Gary avait l’air prêt à n’importe quoi. Alors Pete décrocha le téléphone et dit : « Si tu ne pars pas tout de suite, j’appelle la police. »

Il y eut un long silence. Après cela, Gary s’en alla.

Pete téléphona quand même. Il n’aimait pas l’impression que lui avait laissée Gary. Un flic vint au magasin pour dire à Pete qu’il devait passer au commissariat déposer une plainte.

Vern et Ida n’y étaient pas du tout opposés. Ils dirent à Pete que Gary était tous les jours plus désaxé. Pete obtint même le nom du délégué de Gary à la liberté surveillée, Mont Court, et lui passa aussi un coup de fil, mais Mont Court dit que Gary venait d’un autre État et qu’il n’était pas sûr de pouvoir le renvoyer en prison comme ça. Pete avait le sentiment que chacun se déchargeait sur le voisin. Gary ne serait pas arrêté, à moins de se donner vraiment du mal pour ça.

Ce soir-là, Pete alla voir son ex-femme, Elizabeth. « La prochaine fois, lui dit-il, Gary me tuera. » Elizabeth était blonde, menue et voluptueuse, elle avait un tempérament fougueux et savait s’y prendre avec Pete, car elle avait gardé ses heureuses dispositions à travers une succession de désastres personnels. Elle lui dit de ne pas y attacher d’importance.

Pete n’était pas de cet avis. « C’est une certitude, dit-il. Il me tuera. Moi ou quelqu’un d’autre. » Il lui expliqua qu’il était sensible à l’état d’agitation de Gary en ce moment. Être sensible à ce point-là faisait partie des qualités que Dieu avait données à Pete. Mais il savait aussi que lorsqu’il réagissait trop fort aux événements, il faisait une dépression nerveuse. Il essayait de ne plus en avoir. Alors il dit à Elizabeth : « Je veux que Gary aille là où il ne fera de mal à personne. Sa vraie place c’est en prison, et je m’en vais porter plainte. »

3

Le lendemain, au travail, Gary avait la bouche enflée et des marques sur le visage.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Spencer.

— Je prenais une bière, et puis un type m’a dit quelque chose qui ne m’a pas plu. Alors je lui ai envoyé mon poing dans la figure.

— On dirait que c’est lui qui a eu le dessus, dit Spencer.

— Oh ! non. Je voudrais que vous le voyiez.

— Gary, fit Spencer McGrath, le sermonnant, tu es en liberté surveillée. Si tu es dans un bar et que tu te bagarres, ils te reflanqueront en prison. Si tu ne tiens pas le coup à l’alcool, reste tranquille. »

Plus tard ce matin-là, Gary vint le trouver. « Spencer, j’ai réfléchi, dit-il calmement, et je crois que vous me disiez ça pour mon bien. Je m’en vais cesser de boire. »

Spencer acquiesça. Il essaya de se faire encore plus précis. Imaginons que lui, Spencer McGrath, soit allé dans un bar, qu’il ait bu quelques verres, qu’il se soit lancé dans une bagarre et que la police soit venue et l’ait jeté en prison. Il serait dans un beau pétrin, non ? Mais ce ne serait rien auprès de ce qui arriverait si Gilmore se faisait ramasser. Ce serait une infraction délibérée à sa mise en liberté sur parole.

« Spencer, demanda Gary, êtes-vous jamais allé en prison ?

— Ma foi, non », dit Spencer.

Gary attendait Nicole pour déjeuner, mais comme elle ne venait pas, il s’installa auprès de Craig Taylor, le contremaître. Ils étaient maintenant assez amis pour prendre leurs repas ensemble de temps en temps. Ça se passait bien parce que Gary aimait faire la conversation et que Craig ne disait jamais un mot de plus qu’il n’en avait besoin ; il se contentait de fléchir ses grands bras et ses épaules.

Ce jour-là Gary se mit à parler de prison. De temps en temps, il se lançait sur ce sujet. Ça devait être un de ces moments. Gary mentionna au passage qu’il connaissait Charles Manson.

Il bluffe, décida Craig en clignotant derrière ses lunettes. Ils buvaient de la bière et Gary s’enhardissait, observa Craig, lorsqu’il avait bu quelques bières. « En prison j’ai tué un type, dit Gary. C’était un grand Noir et je lui ai donné cinquante-sept coups de couteau. Puis je l’ai installé sur sa couchette, je lui ai croisé les jambes, je lui ai fourré sa casquette de base-ball sur la tête et je lui ai collé une cigarette au bec. »

Craig remarqua que Gary prenait des comprimés. Un truc blanc. Il appelait cela du fiorinal. Il en offrit une à Craig, qui refusa. Ces pilules n’avaient pas l’air de changer grand-chose à la personnalité de Gilmore. On pouvait dire qu’il était tendu.

Nicole arriva juste au moment où ils avaient fini de manger. Dès que Gary et elle se mirent à parler, Craig comprit qu’ils étaient dans tous leurs états. Ils se serraient les mains et se donnèrent un grand baiser pour se dire adieu. Le baiser, c’était, pour Gary, la façon de montrer qu’il avait une belle pépée et de le faire savoir à tout le monde, si bien que Craig n’en fut pas impressionné. Mais cette façon de se serrer les mains, ça n’était pas pareil. Après ça, Gary eut un comportement bizarre tout l’après-midi.

Craig l’envoya avec un camion de deux tonnes et un gosse qui s’appelait lui aussi Gary, un garçon de dix-huit ans, Gary Weston. Ils étaient chargés d’isoler une maison : ils devaient insuffler dans les murs une couche de plastique, puis poser le matériau isolant. Un travail qui vous desséchait les trous de nez. Un moment Gary alla dans un magasin, prit un paquet de six boîtes de bière et se mit à boire sur le chantier.

Gary Weston ne dit rien. Comme il n’avait que dix-huit ans, il trouvait que ce n’était pas à lui de faire des remarques.

Il était en plein travail quand Gilmore dit : « Si on volait le camion.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Revenons ce soir et volons-le. Ensuite on le repeindra et on le vendra. »

Weston ne voulait pas le mettre en colère. « Écoute, Gary, fit-il, on fait un travail d’isolation pour le type qui est propriétaire du camion. On le connaît plutôt bien.

— Oui, on ne peut pas faire ça à un ami », dit Gary, en sirotant sa bière.

Lorsque Weston revint, il raconta l’histoire à quelques ouvriers. Ça les fit tous bien rigoler. De toute évidence, Gary avait un petit coup dans le nez. On ne vole pas un camion.

Avant de quitter l’atelier ce soir-là, Spencer demanda à Gary s’il avait reçu son permis. Gary dit que l’État d’Oregon ne l’avait pas encore envoyé. Voilà maintenant qu’ils n’arrivaient plus à le retrouver. C’était une chose après l’autre.

Spencer dit que puisqu’ils n’étaient pas capables de retrouver l’ancien, Gary devrait s’inscrire pour les leçons de conduite.

Gary dit : « Cet examen, c’est pour les gosses. Je suis un homme et c’est indigne de moi. »

 

Spencer essaya de le persuader. « La loi, dit-il, est pour tout le monde. Ça n’est pas juste pour toi. (Il s’efforça d’expliquer.) Si j’étais dans un autre État et que je n’aie pas de permis de conduire, on me le ferait passer aussi. Tu crois que tu vaux mieux que moi ?

— Excusez-moi, finit par dire Gary, il faut que j’appelle Nicole. (En partant il dit :) C’est un bon conseil. Merci, Spencer, pour le bon conseil. » Et il fila.

 

Le message que Nicole lui avait apporté au déjeuner, c’était que Mont Court était allé jusqu’à leur maison de Spanish Fork pour lui annoncer que Pete portait plainte pour voies de fait et que Gary était dans une sale situation s’il ne la retirait pas.

Gary lui dit de ne pas s’inquiéter et ils se serrèrent longuement les mains.

Toutefois, dès l’instant où elle eut dit au revoir à Gary, Nicole commença bel et bien à s’inquiéter. C’était comme si un médecin était venu à la maison pour lui annoncer qu’on allait l’amputer des deux jambes. Quelle étrange entrevue. Mont Court était un grand mormon, bel homme, dans le style capitaine d’équipe de natation ou d’équipe de tennis, plutôt blond et un peu collet monté. Il était très intimidé par la sœur de Nicole, April, qui était assise dans la Mustang de sa sœur quand il était arrivé. April avait dû le trouver à son goût, ou peut-être qu’il faisait simplement trop chaud – on ne savait jamais pourquoi April faisait certaines choses – mais elle avait ôté son bain de soleil et elle était assise, le dos nu, appuyée à la vitre de la voiture lorsqu’il sortit. Mont Court prit soin de passer derrière la voiture pour ne pas être pris à lorgner les seins nus d’April par le pare-brise. Nicole aurait bien voulu en rire, mais elle était malade.

Elle connaissait l’esprit de Gary. Ne t’inquiète pas. Ne t’inquiète pas, parce que je suis sur le point de tuer Pete. Elle décida qu’elle ferait mieux d’aller parler elle-même à Galovan.

Il vivait dans une misérable petite cabane derrière la maison de Vern. Elle essaya de lui expliquer que Gary avait ses problèmes et qu’il tentait de les résoudre. Elle dit que ça n’avancerait personne si Gary retournait en prison. Pendant tout ce temps-là, Pete, vêtu d’un vieux T-shirt taché de transpiration et d’un pantalon sale, n’arrêtait pas de lui dire un tas de stupidités. Il expliquait que Gary l’avait méchamment cogné.

Elle s’efforçait de rester calme et raisonnable. Elle voulait expliquer la mentalité de Gary sans s’énerver. Pete, fit-elle, ce type a été bouclé longtemps. Il faut un moment pour s’habituer à la liberté.

Pete Galovan ne cessait de l’interrompre. Il ne voulait rien entendre. Ça n’était qu’une grosse brute. « Ce type est dangereux, dit Pete, il a besoin d’être soigné. (Puis il ajouta :) J’ai travaillé dur et longtemps, et je ne devrais pas avoir à supporter ce genre de choses. Il m’a maltraité. Maintenant j’ai mal. »

Elle continuait à jouer sur sa compassion. Pete devait bien comprendre ce qu’elle disait, fit-elle. Il se rendait bien compte qu’elle aimait Gary et que l’amour était la seule façon d’aider vraiment quelqu’un.

« L’amour, reconnut Pete, est la seule façon d’introduire la puissance spirituelle de Dieu dans une situation.

— C’est vrai, fit Nicole.

— Mais c’est une situation difficile. Votre ami est rudement loin. À mon avis c’est un tueur. Il veut me tuer. »

À ce moment-là, elle trouvait Galovan si épouvantable qu’elle dit : « Si vous portez plainte, il sera libéré sous caution. Et alors il vous aura. (Elle ne détourna pas les yeux.) Pete, même s’ils l’enferment, il est encore plus important que ma vie. Il est beaucoup plus important pour moi que votre vie. Si lui ne vous descend pas, moi, je le ferai. »

Elle n’avait jamais prononcé de paroles auxquelles elle croyait davantage. Elle sentit le choc secouer Pete comme s’il saignait de partout à l’intérieur.

4

Dans sa dix-huitième année, Pete mit de l’argent de côté pendant neuf mois pour devenir missionnaire mormon. Il n’était à l’étranger que depuis quatre mois et demi, lorsqu’il eut sa première dépression nerveuse. Il avait dix-neuf ans. Toutefois, durant cette période, il ramena à l’Église neuf convertis.

Ça faisait deux par mois. Le taux moyen de jeunes missionnaires, comme lui opérant en France, était de deux convertis par an.

Il se passionna à tel point pour sa mission qu’il se mit à avoir d’étranges expériences religieuses. Il était convaincu de pouvoir convertir le président Kennedy qui se rendait en France en visite officielle. Lorsque l’Église mormone annonça à Pete qu’on le faisait rentrer, Pete crut que c’était parce qu’on voulait faire de lui une autorité en matière de conversion. Quelle déception lorsqu’on le fit rentrer à l’hôpital pour lui donner du lithium.

Il en sortit bientôt et attribua sa guérison à la prière, mais il n’avait pas le sentiment que Dieu l’avait traité avec équité en lui infligeant cette dépression. Aussi, à l’âge de vingt ans, eut-il sa première expérience sexuelle. Il savait fort bien qu’un missionnaire mormon n’était pas censé avoir des relations sexuelles avant ou pendant une mission, mais il était plein d’amertume contre Dieu. Juste après, sachant qu’il avait mal agi, il alla trouver son évêque pour tout lui raconter. Pete resta alors chaste pendant cinq ans. Il fit un tas de métiers et voyagea à travers toute l’Europe d’un chantier de construction à un autre, mais il restait chaste.

Plus tard, vers 1970, mécontent de son existence et de ses recherches, il séjourna avec un ami, Seattle, et travaillait comme gardien chez Bœng. Un soir il écouta par hasard une station consacrée aux émissions religieuses et que les gens appelaient par téléphone pour demander des prières. Pete ne connaissait pas grand-chose de l’émission, mais lorsqu’il téléphona, il mentionna l’Église mormone et ses croyances, et des mormons, qui se trouvaient écouter l’émission, informèrent le président de la Branche de Seattle qui s’empressa de lui dire de ne plus téléphoner à ces gens. L’Église ne voulait pas que Galovan se montrât en public. Il n’était pas affecté à ce genre de travail. Pete en fut mortifié. Il essayait seulement d’aider les gens. Il demanda donc par écrit à être excommunié. Il ne voulait pas laisser l’Église mormone imposer des limites à son désir d’aider.

Il travailla avec le Mouvement de Jésus, habita dans la Maison de Joshua, au nord de Seattle, passa à la télévision et tint de nouveau des propos contre l’Église mormone. Son père fut convoqué par le prophète Spencer Kimball en personne. « Qu’allez-vous faire de votre fils ? » demanda le prophète. Son père répondit : « Laissez-le tranquille. C’est l’œuvre de Dieu. Il reviendra plus fort que jamais. »

Pete se rendit à Hawaii et rencontra Pat Boone, il essaya de vivre dans une communauté avec vingt-cinq personnes et répondait à une ligne téléphonique réservée aux drogués. Il fut témoin de suicides et de guérisons. Il travailla avec des membres de toutes religions. Il décida que sa mission était d’aider la réforme de l’Église mormone.

Mais il craqua. On le mit à l’hôpital et on lui fit suivre une thérapie de groupe avec traitement au lithium. Il sentait l’esprit d’Elie tout au fond de lui-même et savait que le monde parviendrait à la paix. Il revint en Utah et trouva une place de concierge. Regagner l’Église lui donna de l’énergie dans toutes ses entreprises. Il finit par diriger une agence de concierges, plus une entreprise de nettoyage et en arriva au point où il parvint à assurer l’entretien d’un certain nombre d’entreprises industrielles avec vingt personnes travaillant sous ses ordres. Mais, porté par la réussite, il forniqua avec un certain nombre de femmes et perdit ses concessions. Alors il rencontra Elizabeth.

Elle avait réussi à vivre seule, à gagner sa vie et à s’occuper de ses sept enfants. Pete lui dit : « Je suis un grand homme d’affaires, je peux m’occuper de tout ça pour vous. » Elle répétait sans cesse : « Je ne me sens pas bien. » Elle expliquait qu’on ne devrait pas être accablé comme ça. Elle finit par accepter de l’épouser.

Il régnait une certaine tension entre Pete et les enfants. Il avait son caractère, Elizabeth avait le sien, les gosses avaient le leur. L’entreprise de nettoyage opérait la nuit et Pete dormait dans la journée. Les gosses n’avaient pas le droit de faire de bruit. Un jour, Daryl, un fils d’Elizabeth, passa son poing à travers la fenêtre. Un des enfants dit : « Maman, ça suffit. Si tu restes avec lui, on se taille. » Elle dut expliquer que c’était Pete qui payait la nourriture.

Ils se marièrent en juillet 1975. En octobre, il projeta un des gosses à travers la pièce. On appela la police. Les enfants pleuraient, Pete pleurait : ils se séparèrent.

Depuis que l’Église lui avait fait perdre ses concessions, ses affaires à Ogden commençaient à décliner. Ses clients étaient des mormons estimés et il se mit à les perdre, un contrat suivant l’autre. Il faillit bien avoir une autre dépression nerveuse.

Il alla voir Elizabeth, qui s’était installée à Provo, et passa la nuit avec elle. Le lendemain il s’installa à l’hôtel Roberts, juste au coin de chez Vern Damico. Ensuite, il vint vivre dans le sous-sol de Vern. Il fut engagé par le service de l’Éducation nationale de Provo, trouva une place de conducteur de car à mi-temps et d’autres emplois accessoires et gagna assez d’argent pour aider à l’entretien d’Elizabeth.

Le 14 mai 1976, toutefois – le lendemain du jour où Gary rencontrait Nicole – Pete et Elizabeth divorcèrent. Ils étaient toujours amis, mais elle ne cessait de répéter que ça n’était pas juste. Il devrait vraiment être amoureux de quelqu’un qui l’aimerait, disait-elle, et non pas vivre ce cirque de nuits et de week-ends de travail.

5

Maintenant, il était assis sur le lit de sa petite cabane, il se sentait sale et épuisé parce qu’il avait besoin de sommeil. Devant lui il y avait le visage de cette Nicole qui disait qu’elle était prête à le tuer s’il portait plainte. Pete se sentait si malheureux qu’il en aurait pleuré. Cette fille, qui selon lui avait bon cœur mais avait mené une rude existence, cette fille qui était humble et non pas frivole, le détestait beaucoup.

Et puis il avait peur. Il n’avait pas le temps de réfléchir au problème. Pourtant, au début, ça ne l’effrayait pas au point de lui faire mal. Ça l’aiguillonnait à l’intérieur. Nicole aimait assez Gary pour être prête à commettre un meurtre pour lui. Ça faisait mal à Pete qu’une femme ne l’ait jamais aimé autant.

Il réfléchissait à ça, remâchant toutes les tristesses de ces pensées, il était navré et touché par Nicole. « Allons, dit-il, détendez-vous, calmez-vous. Peut-être que ce type mérite une nouvelle chance. (Et il ajouta :) Je vais retirer ma plainte. »

Il se mit à genoux. « Avec votre permission, lui dit-il, j’aimerais dire une prière avec vous. »

Nicole dit d’accord.

« C’est pour vous et pour Gary. Vous allez tous les deux en avoir besoin. »

Il pria le Seigneur d’avoir pitié de Nicole et de Gary et de les bénir, il Lui demanda que Gary apprenne à se contrôler un peu. Pete ne se souvenait pas de tout ce qu’il dit dans la prière, ni même s’il tenait la main de Nicole en priant. On n’était pas censé se rappeler ce qu’on disait dans les prières. C’était sacré sur le moment et ce n’était pas fait pour être répété.

Lorsque Nicole ressortit, un grand calme régnait dans la pièce et Pete se sentit assez heureux pour aller rendre visite à Elizabeth. Toutefois, le temps d’arriver là-bas, il était de nouveau bouleversé. On sentait l’horreur s’abattre sur la ville de Provo. Il s’assit sur le divan, raconta ce qui s’était passé avec Nicole et éclata en sanglots. « C’est un homme très dangereux, dit Pete, et il va me tuer. » Plus Pete s’énervait, moins Elizabeth manifestait d’inquiétude. Elle lui dit de se calmer.

Pete lui dit qu’il allait prendre une assurance sur la vie et l’inscrire comme bénéficiaire. Cela fit une impression épouvantable à Elizabeth. Pete dit : « Si je ne peux pas te donner de l’argent d’une façon, je m’arrangerai comme ça. » Puis il lui demanda de l’épouser. Une fois de plus elle dit non.

« Je retire ma plainte, répéta Pete. Je ne vais pas porter plainte. (Un silence.) Et pourtant je crois que je devrais la maintenir. »

Le lendemain, Pete alla prendre une assurance sur la vie, puis il se rendit au temple de Provo et inscrivit le nom de Gary sur la liste, pour que les gens prient pour lui.