Earl fut conscient qu’il ne pouvait pas appeler cela de l’admiration, mais lors de la cession de la Commission des Grâces, il en arriva bel et bien à être heureusement surpris de la façon dont Gilmore se conduisait. L’homme faisait la grève de la faim et pourtant son intelligence restait aiguë. Dorius était satisfait d’éprouver quelque chose de positif. Il avait profondément méprisé Gilmore quand celui-ci avait tenté de se suicider. Tous ces grands discours dramatiques à propos de la justice, et puis une façon lâche de se défiler. Mais maintenant, aux yeux de Dorius, Gilmore était en train de se racheter.
Earl se rendait compte de l’ironie de la situation. La seule chose que Gilmore et lui avaient en commun, c’était de chercher à hâter l’exécution, chacun pour des raisons qui lui étaient propres. Il serait difficile d’appeler cela un lien. Et pourtant, à cette cession, voilà qu’il encourageait l’homme comme s’ils étaient membres de la même équipe. Il est vrai qu’il fallait bien applaudir l’autre quand il jouait le jeu aussi bien. Earl, bien sûr, admettait que dans son sentiment entrait une part d’égoïsme. L’affaire Gilmore serait sans doute la seule à laquelle il aurait travaillé et à propos de laquelle il pourrait encore écrire dans cinquante ans. « Après Gilmore, hélas, hélas, ma vie sera sur la pente descendante. » Il n’y avait, il est vrai, guère de chances qu’il se retrouvât jamais participer à un procès de résonance nationale et internationale. Des gens qu’il avait rencontrés en Angleterre bien des années auparavant, alors qu’il était missionnaire mormon, recommençaient même à correspondre avec lui, des gens qu’il avait convertis à la religion mormone sept ou huit ans plus tôt. Earl avait donc toutes raisons d’être satisfait de se trouver le premier à reconnaître l’importance de toute cette affaire.
Sans doute la raison pour laquelle il était maintenant fier de Gilmore, c’était que le condamné respectait aussi la situation. Ce serait déplaisant de travailler sur une affaire de cette ampleur et de sentir que le principal personnage n’était qu’une petite canaille au mobile douteux. Le désir de Gilmore, s’il était sincère, entrait dans la ligne de quelques-uns des propres objectifs d’Earl.
Ces dernières années, certains des juges de la Cour suprême des États-Unis avaient dit que le client le plus mal représenté du pays était l’État et le gouvernement local. Earl avait pris cela personnellement. Il voulait améliorer l’image des gens qui travaillaient dans les bureaux du gouvernement. S’il avait une ambition, ce n’était pas de faire une carrière politique ni de voir son nom briller sous le feu des projecteurs, mais de devenir le meilleur avocat devant la Cour suprême de l’Utah. Être une autorité en matière de lois pénitentiaires. Il voulait acquérir une réputation de juriste méticuleux et de haute compétence. En fait, s’il était prêt à faire de son travail une critique constructive, c’était qu’il avait tendance à établir des bases solides en ce qui concernait les arrêts de mort. Ça le serait de remettre un travail bâclé. Aussi longtemps que Gary Gilmore occuperait toutes ses heures de travail, Earl savait qu’il serait prêt à y consacrer quatorze ou quinze heures par jour. Même ses enfants comprenaient que cela devait empiéter sur sa vie familiale. Maintenant, chaque fois que les enfants décrochaient le téléphone, ils pouvaient s’attendre la moitié du temps à entendre un étranger demander leur père.
Lorsque sa femme et lui arrivaient à une réception, tout le monde voulait connaître les détails de l’affaire. Sur ce plan-là, Earl était prêt à parler. Malgré tout le mal qu’il se donnait, ça le payait un peu de ses efforts que de renseigner les gens sur ce qu’il faisait. Malgré tout, il essayait aussi de faire comprendre, aussi raisonnablement que possible, qu’au bureau du procureur général, ils n’étaient pas vraiment abrutis. Qu’ils essayaient en fait d’accomplir un travail dont ils pouvaient être fiers.
Earl était trop fin pour annoncer au monde qu’il avait enfin la situation qu’il avait souhaitée et que son travail lui donnait les satisfactions qu’il avait toujours recherchées. Pendant des années, quand il étudiait le droit, et alors que pour faire vivre sa jeune famille il avait dû s’escrimer pendant des heures à travailler comme secrétaire juridique l’après-midi et le soir, il y avait eu en lui une force qui le soutenait, un rêve qui l’avait aidé à traverser les années de travail missionnaire, de collège, de mariage et d’école de droit : l’espoir qu’il finirait par s’installer quelque part et s’y établirait. Maintenant, il avait une maison au lieu d’un appartement, il était le père d’une famille qui ne faisait que croître, il aimait son travail, il était fier de sa femme et passait beaucoup de temps avec ses enfants. On pouvait y voir, il le savait fort bien, une réaction à la mouvance perpétuelle de sa jeunesse.
Le père d’Earl – et il ne disait pas cela pour être critique mais simplement pour être exact – avait été un loup un peu solitaire. L’idée que son père se faisait de la distraction, c’était de prendre son chevalet et sa toile et de partir tout seul, pour revenir à la fin de la journée avec un beau paysage. Durant toute l’enfance d’Earl, lorsqu’ils habitaient en Virginie, à Los Angeles puis à Salt Lake, son père avait été avocat du Pentagone, et souvent déplacé. Comme Earl n’avait pas de frère et que sa seule sœur s’était mariée lorsqu’il avait treize ans, il avait été pratiquement enfant unique et il avait eu une vie intérieure un peu bizarre. En seconde, par exemple, il était devenu le meilleur caricaturiste de son lycée, et il avait écrit à Walt Disney pour demander si on voulait l’engager malgré son jeune âge.
Au lycée, en Virginie, pourtant, il avait été très populaire. Il jouait dans un orchestre de danse et était assez bon sportif, il faisait beaucoup de basket-ball et de course à pied jusqu’au jour où il se cassa la jambe en faisant un exercice de gymnastique. Cela mit un terme à sa carrière athlétique, mais il fut élu président de sa classe et il allait poser sa candidature pour la présidence de tout l’établissement, sortant même avec la fille qui dirigeait la brigade des supporters, quand sa famille dut partir pour Los Angeles. Son père était nommé ailleurs et Earl, une fois de plus, était déraciné.
Au lycée à l’université de Los Angeles, il n’avait rien été du tout. Il y avait énormément d’élèves. Il déjeunait seul, ne connaissait personne. Ce fut la seule fois de sa vie où l’envie le prit de désobéir. Il avait envie de retourner en Virginie habiter avec son oncle pour retrouver sa petite amie.
Son père fut attristé de le voir malheureux. Peut-être cela suffit-il. Earl dit : « Je suis navré, je vais rester », et il le fit, mais sa dernière année de lycée ne fut pas la plus heureuse.
Puis son père fut transféré dans l’Utah. Ce n’était pas si mal. Sa famille, appartenant à l’Église des Saints du Dernier Jour, avait toujours gardé une petite maison à Salt Lake et ils venaient y passer l’été. Comme la jeune étudiante de Virginie ne représentait plus une alternative possible, Earl se mit à sortir avec la sœur de son meilleur ami à Salt Lake et cela se poursuivit jusqu’au jour où ils se marièrent.
Il estimait que sa vie était plus stable que celle de la plupart des hommes de son âge, mais seulement parce qu’il connaissait ses lacunes. Il savait qu’il avait mauvais caractère. Aujourd’hui encore, il se libérait en interpellant le récepteur de télé. « Regarde cet imbécile », criait Earl au petit écran. Mais seulement devant sa famille. Quand il était plus jeune, son père l’avait souvent pris à part pour lui donner des conseils et l’aider à maîtriser ce caractère. Si bien qu’aujourd’hui, lorsqu’il livrait une joute verbale au tribunal, il n’élevait jamais la voix devant son adversaire. C’était très bien d’être énergique, mais Earl s’efforçait de rester calme dans ses plaidoiries. C’était pourquoi il appréciait la conduite de Gilmore à la cession de la Commission des Grâces. C’était comme si, mentalement, il incitait Gilmore à refréner sa colère.
Earl était très conscient de ce qu’il savait faire et de ce qu’il ne savait pas faire. Le contre-interrogatoire des témoins n’avait jamais été son point fort. Une des raisons pour lesquelles il appréciait l’affaire Gilmore, était qu’il se trouvait cerné par des dossiers exigeant une analyse de nouveaux aspects juridiques, mais n’obligeait pas d’avoir à patauger devant des témoins récalcitrants. Earl savait qu’il n’avait pas l’art de formuler les questions de telle façon que, dix questions plus tard, il puisse utiliser les réponses du témoin contre lui. Il voulait aller droit au cœur du problème. Peut-être avait-il trop souvent été interrompu dans son jeune âge pour ne pas savoir qu’en tant qu’avocat, il ne possédait pas l’art de poser des questions pertinentes lui permettant d’embobiner son adversaire. Il pensait aussi que c’était pour la même raison qu’il limitait le nombre de ses relations. Même aujourd’hui, le cercle de sa famille et de ses amis n’allait pas au-delà de sa femme, de son beau-frère, de leurs amis les plus proches, de quelques voisins et de quelques relations de bureau. La plupart de ses amis les plus intimes, il se les était faits dans son travail.
Ses relations avec Sam Smith en étaient un bon exemple. Il pouvait presque dépeindre le directeur de la prison comme un ami cher, et pourtant ils ne se voyaient jamais sur le plan mondain. C’était plutôt parce qu’ils avaient tous les deux appris pratiquement ensemble le droit pénitentiaire. Sam avait été nommé directeur à peu près au moment où Earl était arrivé pour travailler dans le service du procureur général. En apprenant à connaître Sam, Earl avait appris aussi beaucoup sur les problèmes de prison et il estimait que le directeur était plus libéral qu’on ne le croyait en général. D’abord, il permettait les visites avec contact en haute surveillance. C’était précisément ce qui avait rendu possible la tentative de suicide de Gilmore. Si on avait interdit à Gilmore tout contact avec l’extérieur, on ne lui aurait peut-être jamais passé les somnifères. Earl lui en avait parlé, mais Smith avait répondu : « Oh ! vous savez, ça ne facilite pas la récupération de ces garçons s’ils ne peuvent avoir aucun contact physique avec le monde extérieur. » Du point de vue d’Earl, le directeur péchait plutôt par bienveillance et c’était cela qui le mettait dans des situations où il risquait de se faire traiter d’incompétent.
Le vrai secret du directeur Smith, Earl en était persuadé, c’était qu’il avait trop bon cœur. Il était loin d’être l’homme strict ou sévère que l’on croyait, et Earl se demandait combien de directeurs de prisons se levaient de bon matin pour aller prendre le petit déjeuner au quartier de moyenne surveillance avec les détenus plutôt que de le prendre en famille. C’était une raison pour laquelle Earl estimait qu’il devait protéger Sam de toutes ces plaintes de journaux qui déploraient de ne pouvoir rencontrer Gilmore.
Le problème, que l’on ne pouvait pas expliquer facilement à un journaliste ou à un juge – surtout si c’était le juge Ritter – c’était que la tension de la vie de prison avait souvent pour résultat que cette tension se concentrait sur un détenu. Il pouvait en résulter qu’il devînt comme une vedette de base-ball qui aurait refusé d’obéir à son entraîneur. Le risque d’être exposé aux médias ne résidait pas seulement dans le fait que Gilmore pourrait raconter n’importe quoi : le risque, c’était la réaction des autres détenus. Chaque fois qu’un prisonnier devenait plus important que la prison, il fallait toujours resserrer la discipline.
Le 1er décembre, Earl adressa sa requête à la Cour de Denver. Il y faisait remarquer que le juge Ritter avait pris des décisions fort importantes concernant le Tribune sans s’appuyer sur aucun élément nouveau. Le matin même, il reçut un coup de téléphone de Leroy Axland, représentant A.B.C. News. Axland comptait introduire le lendemain une demande devant la Cour d’État en vue d’une levée provisoire de l’interdiction de visite, de façon que, comme le Tribune, A.B.C. puisse aussi interviewer Gilmore.
Le lendemain matin, le Deseret News en fit autant et Robert Moody se présenta pour Gary Gilmore. Même Larry Schiller était présent. Earl, ce jour-là, avait affaire à toute une coalition. Il ne fut pas content du tout de ce qu’il dut faire ce jour-là.
Une fois de plus, estimait-il, son point faible se manifestait. Il commença le contre-interrogatoire de Lawrence Schiller, mais il entra dans une telle colère qu’il ne parvint pas à garder son calme. Schiller, qui venait tout juste d’être admis dans la prison en qualité de prétendu conseiller, avait maintenant le culot de déclarer à la barre qu’il avait interviewé de nombreux détenus dans de nombreuses prisons et qu’il avait toujours respecté les règlements en vigueur dans l’établissement. Earl savait qu’il aurait dû mener le contre-interrogatoire du témoin avec le plus grand calme, mais il devint si furieux qu’il se contenta d’exposer ses propres arguments. Avec un peu d’habileté, il aurait pu amener Schiller à avouer qu’il en avait pris à son aise avec les règlements de l’État d’Utah, mais faisant intérieurement la balance entre la sincérité de l’administration pénitentiaire et le cynisme flagrant de son adversaire devant les droits d’autrui, il se mit dans une telle colère et fut si violent envers Schiller que le juge, Marcellus Snow, l’interrompit.
Earl ne fut donc pas surpris lorsque le juge Snow accorda satisfaction au demandeur. Le soir même pourrait avoir lieu une interview télévisée de Gilmore.
MOODY : Bien. Nous avons passé toute la journée au tribunal avec Schiller, A.B.C.-télé et de nombreux avocats. Le juge Snow est en train de signer une ordonnance autorisant la presse à vous interviewer ce soir. Larry a été cité à la barre comme témoin, et je crois que c’est lui qui a convaincu le juge.
GILMORE : Oh ! j’imagine qu’il se débrouille pas mal dans tous les cas. Il sait parler aux gens… À quelle heure a lieu l’interview ?
MOODY : Ça commence à 9 heures.
GILMORE : J’espère que ça ne sera pas plus tard que ça. Mon vieux, je suis fatigué et je me réveille à 5 heures du matin… Quand on parle pour une chaîne comme A.B.C., il faut être au mieux de sa forme… Est-ce que Larry va s’asseoir de façon à pouvoir me faire des signes ? S’il ne veut pas que je réponde à la question, qu’il se frotte le menton, j’aurai compris.
À peine Earl était-il revenu de chez le juge Snow qu’il se mit à rédiger une nouvelle requête. À son grand plaisir, lorsqu’il consulta le recueil des lois de l’État, il s’aperçut que la procédure était la même que pour les autorités fédérales. Il n’avait qu’à donc recopier les documents préparés pour Denver en changeant les noms. Il fit taper cela par sa secrétaire pendant l’heure du déjeuner et au début de l’après-midi, il était prêt à interjeter appel.
Il monta voir le greffier de la Cour suprême de l’Utah et annonça au président Henriod que l’ordonnance du juge Snow ne serait peut-être prête qu’en fin d’après-midi ; donc, si la Cour ne siégeait pas après 5 heures, il n’y aurait pas moyen d’empêcher les reporters d’obtenir une interview de Gilmore ce même jour. Ce n’était pas une procédure normale, mais le juge Henriod lui laissa entendre qu’il serait prêt. Dorius dit encore : « Je reviendrai de chez le juge Snow aussi vite que je pourrai. »
Ce qu’il fit. Mais il fut tout d’abord obligé de franchir quelques autres obstacles. Le projet d’ordonnance du juge Snow avait été rédigé par les avocats des médias et, pendant que Earl en discutait certains points, le greffier lui remit un message : la Dixième Chambre de Denver allait examiner sa requête contre Ritter le lendemain après-midi. Earl devrait se présenter à Denver juste au moment où tout allait se discuter ici.
De plus, sur le coup de 4 heures, le juge Snow décida d’aller s’installer dans une grande salle d’audience d’où il pourrait annoncer sa décision à la radio. Le temps commençait à devenir court. Dorius se dit : « Le juge a signé l’ordonnance, qu’il l’ait rendue publique ou non. » Il demanda à un assistant de mettre la main sur un exemplaire signé dès qu’il le pourrait et Earl repartit au pas de course vers la Cour suprême de l’Utah.
Trois juges siégeaient, ils prirent connaissance de son document et accordèrent un sursis provisoire pour le soir. On pourrait, décrétèrent-ils, discuter de la requête le lendemain. Cela empêcherait la télévision d’interviewer Gilmore le soir même.
Les couloirs du Capitole de l’État commençaient à ressembler aux coulisses d’une convention, salle de réunion politique. Partout des micros et des projecteurs. Earl donna deux ou trois interviews, puis se précipita au bureau du procureur général pour expliquer à deux de ses collègues ce qu’il faudrait faire le lendemain devant la Cour suprême de l’Utah. Jusqu’à ce jour c’était lui qui s’en était chargé.
Chez lui, ce soir-là, Dorius se rappela que l’exécution de Gilmore aurait sans doute lieu dans quatre jours. Le 6 décembre. Si seulement on parvenait à écarter la presse pendant quatre jours, l’administration pénitentiaire l’emporterait. Les journalistes ne faisaient pas irruption dans le bureau d’un président de banque pour demander : « Dites-nous ce que vous savez. » Mais ils ne voulaient pas comprendre qu’un directeur de prison pouvait avoir le désir d’être traité avec le même souci de bienséance.
Il réfléchissait encore à cela lorsque Sam Smith téléphona pour dire qu’il appréciait les mesures prises par Earl en vue de nourrir Gilmore de force, mais qu’il allait attendre un peu. Pour l’instant, Gilmore ne semblait pas en danger de mort. En fait, le jeûne le rendait plus irritable. Il lançait ses plateaux de repas à la figure des gardiens. Il était donc rassurant, dit Sam Smith, de savoir qu’on pourrait le nourrir de force si et quand besoin en serait. Ça n’était pas une perspective agréable d’exécuter un homme qui n’avait pratiquement rien avalé depuis deux semaines.
Earl alla se coucher en songeant qu’il devrait plaider le lendemain contre Donald Holbrook. L’avocat était un ami proche de la famille d’Earl, et il avait même acheté la maison de ses parents. S’il y avait quelqu’un dans sa profession que Earl admirait, c’était Holbrook, qui avait une réputation bien établie à Salt Lake. Earl espérait être à la hauteur de la confrontation.
Le lendemain matin, Earl reçut un coup de téléphone de son bureau. Grande nouvelle. La Cour suprême des États-Unis venait de décréter un sursis à l’exécution de Gary. La mère de Gilmore, semblait-il, avait présenté une requête par l’intermédiaire de Richard Giauque, et ils demandaient à la Cour de décider la révision. Réfléchissant à cela dans l’avion, Earl se demandait s’il était prêt à faire face à un pareil rebondissement. La fatigue accumulée de journées de travail de douze à quatorze heures commençait à se faire sentir. Ça l’agaçait, par exemple, de voir que Holbrook voyageait en première et qu’il disposait de beaucoup de place pour étaler ses papiers, alors que lui, Earl, serviteur du gouvernement, était coincé dans un de ces sièges étroits de la classe économique. Il aurait bien aimé, du moins pendant un certain temps, ne plus penser à la Cour suprême des États-Unis ni au travail qui l’attendait le jour même à Denver.
L’atmosphère du tribunal de Denver était assez impressionnante, mais au bout d’un moment, Earl se fit une raison. Il comprit qu’on n’arriverait à aucune conclusion ce jour-là à Denver, puisque le Tribune prétendait que l’administration pénitentiaire avait fait montre de favoritisme envers Schiller et Boaz. Earl pensait que c’était une grave erreur commise par la partie adverse. Cela exigeait l’établissement de certains faits, ce qui voulait dire de nouveaux délais. En outre, Schiller avait pénétré dans la prison en se présentant aux gardiens sous une qualité usurpée, si bien que les déclarations, lorsqu’elles seraient rassemblées, affaibliraient le dossier du journal.
C’est donc d’assez bonne humeur que Earl reprit l’avion pour Salt Lake mais en se demandant toutefois comment il allait pouvoir venir à bout, pendant ce week-end, du prodigieux travail à faire pour se présenter devant la Cour suprême des États-Unis. Il allait devoir rassembler des forces bien dispersées.
Mais, lorsqu’il arriva, il apprit que c’était Bill Barrett qu’on avait chargé du dossier. Earl devait se reposer, lui dit-on. Il l’avait mérité. Dorius savait qu’il avait besoin de souffler un peu. Avec ces semaines de quatre-vingts heures qu’il avait assurées, il n’était pas en état de s’attaquer à la préparation d’un dossier pareil. Malgré tout, il avait l’impression qu’on l’avait mis sur une voie de garage. Tous les débats spectaculaires de la Cour suprême allaient se dérouler sans lui.
STANGER : Gary, étiez-vous au courant de la requête en sursis d’exécution qui a été présentée par votre mère ?
GILMORE : J’en ai entendu parler à la radio.
STANGER : L’avocat est Richard Giauque. Vous vous rappelez ce type blond de l’ A.C.L.U. qui représentait tous les ministres et les rabbins ? Avez-vous idée de la façon dont il a contacté votre mère ?
GILMORE : Je ne sais pas. J’aimerais parler à ma mère… Rien de nouveau pour ce qui est de me laisser parler à Nicole ?
STANGER : Si.
Le directeur de l’hôpital, Kiger, a rappelé il y a à peu près deux heures. Vous l’avez tellement coincé qu’il refuse de faire un geste. Que diriez-vous de faire pression sur lui par l’intermédiaire de l’opinion publique ?
GILMORE : Je trouve que c’est une sacrément bonne idée. C’est pour ça que je fais la grève de la faim. J’espérais que l’hôpital allait être harcelé par l’opinion publique.
STANGER : C’est vrai.
GILMORE : J’aimerais abattre ce Kiger.
STANGER : Il est un peu bizarre.
GILMORE : Il est vrai que tous ces médecins, autant qu’ils sont, sont bizarres.
Vous avez déjà rencontré un psychiatre qui avait toute sa tête ?
STANGER : Mon Dieu, il est souvent plus dingue que ceux qu’il soigne.
GILMORE : Vous savez, j’ai dépensé cent soixante dollars aujourd’hui en boîtes de conserve et toutes sortes de petites choses à grignoter ; j’ai fait boucler tout ça dans la cellule à côté de la mienne et dès que j’aurai pu téléphoner à Nicole je vais leur faire ouvrir cette cellule. J’ai un ouvre-boîte et je vais m’y mettre. Vous savez, j’ai plutôt faim et si vous pouvez faire quoi que ce soit pour faciliter ce coup de fil… j’accepterai toutes les restrictions qu’ils voudront y mettre. Mais il faut que ce soit une conversation directe, pas un enregistrement sur magnétophone. Après je pourrai aller entamer mes provisions.