CHAPITRE 43

NICOLE OUVRE LES VANNES

1

À Chicago où ils étaient allés pour le montage définitif de l’interview dans Playboy, Schiller et Farrell travaillèrent vingt-quatre heures sur vingt-quatre et ne terminèrent qu’à 5 heures le dimanche soir 23. Cela faisait une semaine heure pour heure que Schiller avait quitté le motel Travel Lodge afin de gagner la prison pour le début de la dernière nuit.

Lorsqu’ils l’apportèrent, ils croyaient remettre dix-neuf mille mots, une masse confortable puisque le contrat de Playboy en stipulait quinze mille, mais il se révéla dans la soirée que ça en faisait vingt-cinq mille. Art Kretchmer, un rédacteur dont Schiller trouvait qu’il ressemblait un peu à Abe Lincoln – un jeune et beau Abe Lincoln à l’air juif – dit : « Je n’oserais pas en couper un mot. » Barry Golson était d’accord et se demandait comment il allait s’en sortir. « Rien d’autre de ce que nous pourrions publier, dit Kretchmer à Golson, n’est aussi important que de passer ça en entier. » Et il supprima une nouvelle.

Schiller essaya ensuite de persuader Kretchmer de changer la présentation habituelle et d’utiliser INTERVIEWER et GILMORE plutôt que PLAYBOY et GILMORE, mais il se doutait que Hugh Hefner insisterait pour que l’interviewer devînt synonyme de Playboy.

Farrell écrivit une introduction que Barry Golson eut le plaisir de récrire et ensuite Schiller et. Farrell voulurent aller dormir. Mais on avait fait venir Debbie à Chicago pour les ultimes travaux de dactylographie, et maintenant que c’était fini, elle avait envie d’aller nager dans la célèbre piscine intérieure du Hugh Hefner où on pouvait, quand on était au sous-sol, regarder nager les gens à travers une paroi de verre. Ce n’était pas pour rien qu’elle était une ex-Bunny de Playboy. Kretchmer ouvrit donc la maison de Hefner. Personne n’était là. Personne n’était plus jamais là depuis que Hefner était à Los Angeles, mais Debbie put aller nager pendant que Farrell et Schiller se contentaient de dire : « Oh ! non, ce n’est pas vrai », allongés dans le sauna et buvant des boissons glacées.

De retour à Los Angeles, Schiller eut des nouvelles de Phil Christensen, l’avocat de Kathryne Baker, qui appela pour dire que Nicole allait être libérée. Schiller s’imagina les journalistes se pressant à la porte de l’hôpital. Il n’avait jamais rencontré Nicole et ne savait pas ce qu’elle pensait de lui. Il n’était même pas certain qu’elle allait honorer son contrat.

Naturellement, juste à ce moment-là, Chic, le nouveau magazine déshabillé de Larry Flynt, téléphona en proposant cinquante mille dollars pour une série de photos de nu de Nicole. Cinquante mille dollars ! Ils étaient d’une extrême politesse. Il répondit à Chic qu’il aimerait qu’on lui propose une liste de photographes. C’était un truc pour gagner du temps. Puis Larry appela Kathryne Baker et lui dit : « Je crois qu’il est important que Nicole quitte immédiatement l’Utah, sinon la presse va la traquer. Vous et vos gosses avez besoin de vacances. Avez-vous jamais vécu au bord de la mer ? » « Nicole adorait la plage quand on était dans l’Oregon », répondit Kathryne.

« Très bien, dit Schiller. Je vais trouver une maison à Malibu. Vous, Nicole et votre famille êtes mes invités. Je ne vous gênerai pas. Venez et vous passerez un mois dans une ambiance différente. »

 

Kathryne dit que ce serait vraiment merveilleux. Larry se démena, s’arrangea avec Western Airlines pour se procurer des billets pour Nicole et ses enfants sous de faux noms, paya les six billets et demanda à Jerry Scott de se rendre à une certaine heure à la maison de Kathryne pour prendre les bagages et les apporter à l’aéroport, puis de revenir chercher Mme Baker et de se mettre en rapport avec Sundberg pour que Nicole sorte de l’hôpital à une heure précise afin que Jerry puisse l’expédier à l’aéroport. Ils calculèrent qu’il faudrait compter trente-cinq minutes pour le trajet avec une marge de dix minutes. Il passerait donc la chercher quarante-cinq minutes avant l’heure de départ de l’avion. Tout était arrangé.

Nicole était non seulement en train de se préparer à partir, mais elle avait même traversé une dernière fois le couloir de l’hôpital pour aller chercher ses vêtements de ville quand une fille lui demanda : « Quels sont tes sentiments envers Gary ? » « S’il était vivant, je recommencerais », répondit Nicole. On lui fit faire demi-tour et on la réhospitalisa.

 

Schiller n’arrêta pas de téléphoner durant les quatre ou cinq jours suivants. Il parla au Dr Woods et aux autres médecins. Il parla à Kiger. Il décrivit l’endroit où il allait installer Nicole. Il promit d’avoir un médecin sur place s’il arrivait quelque chose, jura qu’elle serait à l’abri de la presse. Il se portait garant de cette promesse. Il adressa à Kiger un télégramme qui précisait tous ces points, puis une longue lettre par messager. Il suggéra que l’hôpital demande à la Cour de recommander sa sortie, libérant ainsi l’hôpital de toute responsabilité.

On reprit le plan initial. Seulement cette fois, Schiller décida qu’il allait se rendre en Utah. Il n’allait pas se retrouver du mauvais côté à attendre qu’il se passe quelque chose. On envoya Lucinda à Malibu où elle trouva une maison pour quinze cents dollars par mois. Schiller versa le loyer et le dépôt de garantie et partit pour l’Utah où il s’arrangea pour rencontrer Nicole au cabinet de Ken Sundberg. Alors qu’il était assis, il y eut un coup de fil de Vern disant qu’il avait les cartons que Gary voulait donner à Nicole. Que fallait-il en faire ?

 

« Écoutez, Vern, fit Schiller, je vais vous dire. Mon avis est : ne gardez rien. » « Voulez-vous examiner d’abord les cartons ? » demanda Vern. « Non », dit Schiller. Vern reprit : « J’ai cette cassette que Gary a enregistrée pour Nicole la dernière nuit. Je l’ai écoutée. » Son silence encouragea Schiller à demander : « C’est comment ?

— Ma foi, dit Vern, il lui demande de se tuer.

— Alors, répondit Schiller, je crois que nous ne devrions pas la lui donner. (Il réfléchit un moment et poursuivit :) Je pourrais peut-être me trouver là quand on ouvrira les cartons. » À ce moment, il était prêt à les garder, mais Gary en avait parlé à Nicole, dans une de ses lettres.

Pendant qu’il attendait Nicole au bureau, il reçut un coup de fil de Phil Christensen. Le vieil avocat avait un nouveau contrat qu’il voulait faire signer à Nicole. Il préciserait que vingt pour cent de ses revenus serviraient d’honoraires à Christensen. Schiller sauta au plafond. « C’est que, dit Christensen, nous avons perdu beaucoup de temps. » Et l’avocat se mit à parler des heures consacrées à cette tâche et de tout le travail encore à venir. « Non, dit Schiller, qu’elle prenne sa décision elle-même. » Il avait l’impression que Christensen n’était pas tout à fait convaincu lui-même.

Une demi-heure plus tard, Nicole arriva. Ça se passa sans histoire. La presse n’avait aucune idée qu’elle sortait ce jour-là. S’adressant au tribunal, l’hôpital avait obtenu que le juge donne son accord pour la laisser sortir dans vingt-quatre heures, tout en annonçant que cette sortie aurait lieu quatre jours plus tard. La presse aurait donc soixante-douze heures de retard.

Schiller était donc au premier étage du bureau de Sundberg en compagnie de Sunny et Jeremy, quand arriva cette fille à la silhouette superbe, vêtue de jeans et d’une chemise, et très silencieuse. Elle passa près de lui presque sans le voir, prit les enfants et les serra contre elle en les embrassant. Ils étaient vraiment ravis de la voir. « Maman, maman », répétaient-ils, extasiés. Nicole se mit à pleurer, Kathryne Baker aussi, mais pas les gosses. Ils avaient des jouets à la main et disaient à Nicole : « Regarde ce que oncle Larry nous a donné. » Elle se tourna alors et Schiller fut ravi. Beaucoup plus séduisante qu’il ne s’y attendait, et il trouva qu’il y avait du caractère et de la subtilité sur son visage, compte tenu du fait que c’était une fille à l’air tranquillement sauvage. Elle était magnifique. Cela fit tout de suite monter Gilmore dans son estime. Gary et Nicole, ça n’était pas une aventure sordide, c’était une relation intéressante.

Schiller s’agenouilla et lui dit en la regardant d’un air radieux : « J’aimerais me présenter. Je suis le gros méchant loup, Larry Schiller. » Elle n’eut aucune affectation. Elle répondit carrément : « Gary m’a parlé de vous, mais je ne m’attendais pas à ce que vous ayez cet air-là. » Elle parlait d’une voix douce et murmurante, comme si elle réfléchissait à chaque mot. Ce qu’elle avait à dire, elle l’énonçait lentement, mais on sentait une forte personnalité pour une fille aussi jeune, et Schiller estima qu’il comprenait ce qu’elle voulait dire. Gilmore n’avait sans doute cessé de parler de lui comme un malin de Hollywood, aussi s’attendait-elle à trouver un connard tout mielleux et bien sapé. Et il était là, massif et dépeigné, avec sa parka. Bien sûr, il l’avait mise tout exprès. Pas de costume ni de cravate pour rencontrer Nicole. Le choix parfait.

Il la laissa jouer un moment avec les gosses, puis l’emmena dans un bureau attenant, la fit asseoir et dit : « Écoutez, vous ne me connaissez ni d’Eve ni d’Adam. Je peux vous dire que Gary, Dieu sait pourquoi, me faisait confiance pour un tas de choses. J’ai des projets que je vous expliquerai et si vous êtes d’accord, il va falloir partir d’ici dans cinq minutes pour prendre un avion. Si ça ne vous dit rien, sans rancune. » Il lui exposa les raisons pour lesquelles il pensait qu’elle devrait venir en Californie et dit : « Vous savez, un tas de gens m’ont prévenu que vous alliez peut-être encore essayer. » Il le lui dit carrément. Elle hocha la tête comme si elle le respectait pour avoir fait cette remarque. Puis il ajouta : « J’ai une petite maison sur la plage. Vous pourrez vous promener et réfléchir. Je serai là. » Il hésita un peu, puis décida de se jeter à l’eau et lui demanda si elle se souvenait avoir signé des contrats. Se rappelait-elle qu’elle avait un contrat avec lui ? Elle répondit oui. « Très bien, poursuivit Larry, qu’en pensez-vous ? Vous êtes partante ? » « Oui, dit Nicole, j’aimerais aller en Californie. » Il ajouta alors : « Vos avocats parlaient aussi d’un contrat à vous faire signer avant de partir.

— Croyez-vous que je doive ? » demanda-t-elle.

Ils s’entendaient comme cul et chemise. « Oh ! dit-il, je ne peux pas vous dire ce qu’il y a dedans, mais c’est de la merde. »

Elle sourit de nouveau. Elle avait un sourire formidable. Ça venait de quelque part au milieu d’elle et se répandait lentement sur son visage comme de la crème fouettée. Elle avait des lèvres pleines, ce qui donnait une certaine force à son sourire. Son expression semblait dire : « Allons, vous ne valez pas mieux que moi. » Il fut surpris de la trouver aussi fraîche. Une jeune femme remarquablement nette. Sur cette note prometteuse, ils quittèrent le bureau, partirent pour l’aéroport et en route pour la Californie.

Mais dans l’avion, elle commença à s’effondrer. Il la sentait qui rentrait dans sa coquille. Elle n’avait plus l’air d’avoir une âme à elle. On aurait plutôt dit une enfant abandonnée dans une maison aux fenêtres humides de buée. Schiller sentit la peur s’agiter comme un ver au creux de son ventre.

2

À Los Angeles, alors qu’elle attendait leur arrivée à l’aéroport, Lucinda repensait à certains des actes dont elle avait entendu Gary parler à Nicole, par l’intermédiaire des cassettes, le genre de choses dont Linda n’avait jamais entendu parler. Elle avait peine à croire que c’était Nicole qu’elle voyait maintenant s’approcher d’elle en descendant la passerelle, mais, à sa surprise, elle se sentit navrée pour elle. Nicole semblait si petite et si seule, comme si on l’avait arrachée d’un autre monde pour la remettre dans celui-ci sans la possibilité de comprendre. Pourtant, c’était cette même Nicole qui venait vers elle maintenant avec sa mère et ses enfants, portant son petit numéro de Newsweek avec Gary figurant sur la couverture. Le magazine était ce qui touchait le plus Lucinda. On aurait dit que Nicole n’avait aucun moyen de rien appréhender. Elle avait l’air engourdie, hors du coup. Elle semblait loin de Larry. Lucinda n’aurait pu dire si Nicole le détestait ou si elle les détestait tous. Rien ne semblait émaner d’elle sinon ce refus d’avoir le moindre contact avec qui que ce soit.

Lorsqu’ils furent arrivés à Malibu, Larry emmena Nicole et Lucinda à l’épicerie et Lucinda le regarda dépenser quelque chose comme cent soixante dollars de provisions pour la famille Baker. C’était sans doute, songea Lucinda, plus de produits alimentaires qu’ils n’en avaient jamais vus à la fois dans toute leur vie, mais Nicole ne disait rien. Elle se contentait d’arpenter les rayons. Larry disait parfois : « Voyons, vous croyez que nous avons besoin de ça ? » Mais elle parcourait simplement cet incroyable supermarché de Malibu au milieu de cette foule de gens bien habillés et qui puaient le fric.

Larry n’arrêtait pas d’acheter, comme pour compenser la bizarrerie de la situation. Il ne fallut pas longtemps pour emplir deux chariots. Nicole avait un vague sourire, comme si la nourriture était le cadet de ses soucis. À un moment, Larry lui demanda si elle ne voulait rien d’autre et elle dit : « Ah si, je crois que j’aimerais des patates épluchées. »

Plus tard, en conduisant Kathryne Baker dans Los Angeles et alors qu’il roulait sur l’autoroute avec, près de lui, cette petite femme nerveuse, décharnée et très maquillée, Lucinda l’entendit raconter comment Gary était arrivé chez elle avec des pistolets et déclarant qu’elle avait toujours eu peur de lui. On aurait dit que Nicole ayant eu droit à tant d’attention Kathryne avait aussi envie de raconter son histoire et le faisait devant les enfants. Ça sortait de façon désordonnée, mais Lucinda était fascinée. Quand les gosses voulaient l’interrompre, Lucinda les faisait taire.

La première chose que Schiller dit à Nicole lorsqu’ils furent rentrés du supermarché, c’était qu’elle allait devoir s’occuper de la maison. Il y aurait mille dollars en espèces pour couvrir les dépenses du mois, et il lui laisserait sur cette somme ce qu’elle désirait maintenant. Le break était aussi à sa disposition. Maintenant il allait prendre congé pour quelque temps. Avant de partir, toutefois, l’idée lui vint que Nicole allait peut-être ouvrir les cartons que Gary avait laissés, lire quelque chose qu’il lui avait écrit et se tuer. Elle était assez calme pour le faire. Ça lui flanqua la frousse.

Il lui avait dit adieu avec un grand sourire, lui avait expliqué qu’il passerait le lendemain, qu’elle devrait se détendre, mais il sentait bien à quel point elle était surprise de voir qu’il la laissait seule cette première nuit après sa sortie de l’hôpital, enfin seule avec sa mère et les gosses. Il dit : « Bon, vous êtes libre de vos mouvements. Si je vous vois demain, parfait. Si je ne vous vois pas demain, ça n’est pas grave. » C’était ce qu’il disait, mais jamais il n’avait eu aussi peur en rentrant chez lui.

En fait, il ne tint pas le coup jusqu’au retour chez lui. Au deux tiers du chemin de Beverley Hills, il s’arrêta pour téléphoner en faisant semblant de venir juste d’arriver. « Je voulais simplement vous dire que je suis rentré sans histoire », dit-il d’une voix qui, certes, manquait de conviction mais, bien sûr, il avait besoin d’entendre sa voix pour être sûr qu’elle n’avait pas fait de bêtises.

3

Nicole ouvrit bien le carton cette nuit-là. Gary lui avait laissé une pipe en écume dont Nicole ignorait qu’elle avait de la valeur. Elle trouva qu’elle avait l’air parfaite pour faire des bulles de savon. Et puis il y avait la montre que Gary avait cassée à l’heure prévue pour l’exécution. Elle trouvait que c’était chic de sa part d’avoir fait ça. Après tout, à quoi ça rimerait si on lui avait simplement remis une montre ? Et puis il y avait une Bible dans le carton. Gary écrivait qu’on lui avait envoyé assez de bibles pour ouvrir une librairie, mais celle-ci était arrivée le jour où il avait tenté de se suicider pour la seconde fois.

Elle lut les articles de journaux qu’il avait laissés sur eux deux et regarda une photo d’Amber Jim, qui était une jeune boxeuse de dix ans qui avait écrit à Gary. Un tas de lettres d’Amber Jim. Nicole était jalouse de les lire, même si Amber Jim n’était qu’une petite fille. Ça lui donnait aussi envie de pleurer. Ce fut le premier détail qui ramena Nicole à la réalité de tous ces gens si près d’elle et qui avaient cessé de penser à Gary à mesure que l’heure de son exécution approchait.

Puis elle vit une photo de Richard Gibbs. En dessous, Gary avait écrit : « Un policier clandestin et un mouton. Le mouchard, il m’a vraiment eu. » Il y avait dans le carton un tas de photos de Nicole et de sa famille à des âges divers ainsi que des lettres adressées à Gary par une foule de gens. Une médaille de saint Michel. Ce qu’il y avait de mieux, c’était un maillot de survêtement de Marine. Il n’empestait pas, mais on retrouvait quand même l’odeur de Gary. Ça sentait bon. C’était un maillot formidable et elle n’avait pas envie de le laver. Elle le porta cette nuit-là et plusieurs soirs ensuite sans jamais vouloir le laver. Mais au bout d’un certain temps, il commença à moisir et elle dut le mettre dans la machine à laver.

4

Schiller attendit une semaine pour entamer la première interview. Et puis il y avait le problème de trouver un endroit tranquille pour les faire. La maison de Malibu avait trois chambres au premier, une cuisine, une salle à manger et une salle de séjour au rez-de-chaussée et en contrebas, au niveau de la plage, une salle de jeux. La mère de Nicole dormait dans une chambre, les enfants Baker dans une autre, et Nicole comptait partager un grand lit avec Sunny et Jeremy, mais elle préféra finalement s’installer sur la véranda froide et éventée sous le pâle soleil hivernal qu’il y avait à Malibu en janvier et au début février. Ça n’était pas très confortable, mais ce fut ce qu’elle choisit. Elle s’installa pratiquement là. Tous ses livres étaient sur la véranda.

Ils finirent par avoir leurs interviews dans les endroits les plus divers. Maintenant qu’elle était sortie de l’hôpital, Nicole avait horreur d’être confinée dans une chambre, alors Schiller mettait son magnétophone en marche aussi bien dans les restaurants ou bien l’emmenait faire un tour et ils bavardaient dans la voiture. Après quelques jours de ce régime, il s’aperçut qu’elle allait lui fournir plus qu’il ne l’espérait, plus en fait que Gary ne l’avait jamais fait ou peut-être n’avait pu le faire.

Elle semblait mettre tout son cœur dans ces interviews. On aurait dit qu’elle se sentait obligée de lui raconter l’histoire comme jadis elle l’avait racontée à Gary, et de tout lui dire, pas pour apaiser ses remords (et il pensait parfois qu’elle devait en traîner pas mal), non, elle racontait pour une raison plus profonde. Schiller était très intrigué de voir combien elle tenait à tout dire et à expliquer ce qui s’était passé du mieux qu’elle avait pu le comprendre. Elle parlait avec la même sincérité de tout ce qui n’était pas bien entre Gary et elle mais aussi de tout ce qui était bien. Cela dura jusqu’au moment où Schiller commença à se demander si, ayant traversé l’enfer et en étant revenue, elle n’en avait pas rapporté un simple message : « Rien n’est pire au monde que le goût de la foutaise dans la bouche. »

Bien sûr, les interviews allaient parfois lentement, elle avouait parfois les choses les plus stupéfiantes. Dès le début elle lui parla de l’oncle Lee, mais les petits aveux la tracassaient beaucoup et elle était gênée par les détails les plus bizarres. Quelquefois Schiller devait lutter contre la stupéfiante répugnance qu’elle manifestait à fournir un détail qui lui paraissait à lui absolument banal.

SCHILLER : Maintenant, entrebâillez la porte un petit peu. (Long silence.)

NICOLE : Je ne peux pas, Larry.

SCHILLER : Vous pouvez parler du meurtre, vous pouvez parler du jour où Gary a voulu vous étrangler, vous pouvez parler des violences que vous a fait subir oncle Lee, et vous ne pouvez pas parler de Barrett vous racontant n’importe quoi ?

NICOLE : Si, je pourrais probablement. Mais je ne peux pas dire des choses précises qu’il m’a racontées.

SCHILLER : Pourquoi pas ? (Long silence.) Est-ce que Barrett est plus sain que vous ?

NICOLE (en riant) : Allez vous faire foutre, Larry. Je n’ai pas envie d’en parler. Je ne vais pas dire ce que je ne veux pas dire.

SCHILLER : Vous faites ça juste pour prouver que vous êtes plus forte que moi, voilà tout.

NICOLE : Non, je ne fais pas ça pour prouver quelque chose.

SCHILLER : Mais si.

NICOLE : Je le fais parce que ça me gêne.

SCHILLER : Comment pouvez-vous être gênée avec moi ? Allons. Vous voulez que j’arrête cette connerie de magnétophone ? C’est ça qui vous gêne ? Je ne comprends pas comment vous pouvez être gênée avec moi. Vraiment pas.

NICOLE : Bon. Vous ne comprendrez jamais. (Silence.)

SCHILLER : Allons, il faut que je comprenne. Il faut que j’en aie un exemple. Parce que ça revient tout le temps. Allons, ne jouez pas avec moi. Allons.

NICOLE (petit rire) : Oh ! mon Dieu. (Murmures.)

SCHILLER : Oh ! mon Dieu, allons.

NICOLE : J’essaie, Larry. Je n’ose pas le dire, vous comprenez ? J’essaie vraiment, je ne peux pas. Laissez tomber.

SCHILLER : Je ne vais pas laisser tomber. Pas question.

NICOLE : D’accord. Une autre fois.

SCHILLER : J’ai besoin de savoir cette fois-ci. Pas une autre fois. Donnez-moi un exemple. Bon, vous êtes là-bas à Midway à cause de ce que Barrett vous a raconté comme foutaises.

NICOLE (en riant) : Je n’ai pas dit que Barrett était la cause de ce qui m’était arrivé à Midway.

SCHILLER : Non, vous n’avez pas dit qu’il en était la cause. Vous avez dit qu’il vous avait fait éprouver certains sentiments. À cause de choses qu’il vous avait dites.

NICOLE : Oui.

SCHILLER : Ne me faites pas sourire. (Rire.) Ne me faites pas sourire. Vous savez, vous regardez là-bas. Et puis vous vous retournez et vous me faites le petit sourire.

NICOLE (en riant) : Je me moque de vous.

SCHILLER : Pourquoi ?

NICOLE : Je me moque de vous.

SCHILLER : Parce que je suis si naïf ?

NICOLE : Non.

SCHILLER : Parce que je n’ai pas le don de fantasmer ni d’imaginer ?

NICOLE : Non, ça n’a rien à voir. C’est que vous ne renoncez pas et que vous revenez sans cesse à la charge, sournoisement.

SCHILLER : Je suis un peu sournois, c’est ça ?

NICOLE : Oui, quelquefois. (Long silence.)

SCHILLER : Vous faisiez des conneries. Qu’est-ce qui vous a amenée à faire des conneries à Midway ?

NICOLE (long soupir ; long silence ; un autre soupir ; encore un silence… elle ricane toute seule) : Ce qui m’a poussée à faire des conneries, je ne sais pas, mais il y a une chose que je sais. Je l’ai toujours sue. Simplement je n’y ai pas pensé pendant un bon moment. (Silence.) J’ai eu cette période où je levais des types qui… ou bien n’avaient jamais baisé ou des types qui étaient… vous savez, qui n’étaient pas…

SCHILLER : Qui n’étaient pas brillants au lit ?

NICOLE : Oui.

SCHILLER : Bon.

NICOLE : J’évitais les beaux gars, les types qui avaient l’air de pouvoir tomber toutes les mignonnes qu’ils voulaient.

SCHILLER : Bon. Et vous cherchiez le type qui avait l’air de n’avoir jamais baisé, en tout cas jamais bien.

NICOLE : C’est ça.

SCHILLER : Et quel était le mobile ?

NICOLE (long soupir) : Bon sang, un vrai psychiatre. Non, vous ne l’êtes pas, je le sais, je le sais.

SCHILLER : Quel était votre mobile ?

NICOLE : Vous me le demandez juste pour que je vous le dise. Mais pour vous, c’est évident, n’est-ce pas ?

SCHILLER : Non, je vous le jure, pas du tout.

NICOLE : Je ne peux pas croire ça.

SCHILLER : C’est la vérité, ma petite. Je vous le jure.

NICOLE : Ah ! cette voix innocente.

SCHILLER : Parce que si je savais ? (Rires.) Maintenant écoutez-moi, Nicole. Si je savais, je vous le dirais, et je vous demanderais de le confirmer. C’est vrai.

NICOLE (petit rire ; long silence) : Bon, d’accord, c’était parce que Barrett m’avait persuadée que je ne valais rien et que… et que la seule chose que j’étais capable de faire c’était… d’aller avec quelqu’un qui ne savait pas ce que c’était que de bien baiser.

SCHILLER : Vous voulez dire que Barrett vous avait persuadée que vous ne valiez rien au lit ?

NICOLE : Oui.

Pour les interviews, Schiller comprit qu’il avait trouvé son maître. Peut-être n’y avait-il pas une révélation sur laquelle il était tombé en vingt ans dans les médias qui ne s’était pas édifiée en partie sur le « Non Foutaise », mais il s’entendait bien avec Nicole. Il n’avait pas à utiliser des trucs trop souvent et ça le touchait beaucoup. Il fit le vœu que quand, et si son tour venait d’être interviewé sur Gilmore, lui aussi dirait la vérité sans chercher à se protéger.

Schiller avait maintenant retrouvé Stephanie. Il était amoureux. Il allait épouser sa princesse. Il y voyait là son plus grand coup de chance. Mais il n’arrivait pas à croire à cet autre coup de chance : être copain avec une fille pour la première fois de sa vie. Quelque chose comme de l’affection pour lui-même commença à se manifester chez Schiller lorsqu’il se rendit compte que le risque fantastique qu’il avait pris en pariant que Nicole n’allait pas se suicider, avait sans doute payé. Une des raisons pour lesquelles il pouvait compter qu’elle ne chercherait pas à se suicider pour trop peu au cours des semaines, des mois et des années à venir, c’était à cause de l’amitié qu’elle avait pour lui. Elle ne lui ferait pas ce coup-là pour trop peu de chose. Il poursuivit donc les interviews et par moments il était prêt à crier dans son sommeil qu’il était un écrivain sans mains.