CHAPITRE 32

QUAND ANGES ET DÉMONS RENCONTRENT DIABLES ET SAINTS

1

Plus de douze heures auparavant » c’est-à-dire avant midi, ce dimanche-là, Earl Dorius avait reçu un coup de téléphone de Michael Rodak. Le greffier de la Cour suprême lui avait signalé que Gil Athay cherchait à obtenir un sursis. Guère plus d’une heure après, Rodak appela de nouveau : le juge White avait repoussé la requête d’Athay. Ne recevant plus de nouvelle de Washington, Earl fut convaincu que Athay avait épuisé son arsenal d’actions légales. Il emmena sa femme et ses enfants chez ses beaux-parents et put enfin se détendre pour la première fois ce jour-là. Pourtant, de retour chez lui, au début de la soirée, il apprit de Bob Hansen que Jinks Dabney réclamait une audience de nuit pour statuer sur la requête déposée au nom des contribuables. L’affaire aurait lieu à la cour du juge Ritter.

Néanmoins Earl ne réagit guère sur le moment. Dabney ne pourrait prouver que l’exécution serait payée par le Trésor fédéral. Toute cette affaire sentait le moisi : une tentative désespérée de dernière heure.

Lorsque Dorius et Bill Barrett entrèrent dans le vestibule de l’hôtel Newhouse, Jinks Dabney y était déjà avec son associée Judith Wolbach. Il y avait aussi dans ce même vestibule Bob Hansen, Bill Evans, Dave Schwendiman. Ces messieurs étaient attablés autour de la même table dans le décor élégant d’un Extrême-Ouest revu et corrigé : quelque chose d’intermédiaire entre un palace et un bordel. Fauteuils de velours rouge vif trop rembourrés, tapis rouges, escalier blanc à double révolution dont les deux volées se rejoignaient à la hauteur du balcon. À l’origine, c’était une pièce vaste et solennelle. Elle était désormais parfaitement démodée. Tout le monde savait que c’était le séjour favori du juge Ritter. Après y avoir attendu pendant deux heures, ce décor ne présenta plus aucun attrait.

Ritter était dans sa chambre et il savait sûrement que les gens de l’A.C.L.U., ainsi que le procureur général, se trouvaient en bas. Mais il ne donnait pas signe de vie. Envisageant ce qu’il lui faudrait faire au cas où Ritter accorderait un sursis, Bob Hansen téléphona au juge Lewis. En qualité de membre de la Dixième Cour itinérante, ce magistrat était d’un rang plus élevé que Ritter et pouvait donc annuler ses arrêts. Hansen lui demanda s’il consentirait à tenir une audience exceptionnelle ce soir-là à Salt Lake.

Le juge Lewis répondit qu’il ne siégerait pas seul dans ce cas-là. Un juge fédéral unique prendrait une trop grande responsabilité en annulant l’arrêt d’un autre magistrat, surtout si sa décision provoquait l’exécution d’un homme.

À heures, Dabney céda à son impatience et demanda à l’employé de la réception de rappeler une fois de plus au juge Ritter leur présence dans le vestibule. Il lui envoya en même temps le dossier par un chasseur. Beaucoup plus rapidement que Dabney l’espérait, le juge Ritter téléphona que tout le monde devait traverser la rue pour se rendre au palais de Justice où le gardien de service les laisserait entrer.

Dabney transmit cette nouvelle à Hansen en prenant bien soin de ne pas le provoquer. Originaire de Virginie, il s’appelait en réalité Virginius Jinks Dabney. C’était un type de l’aspect le plus banal qui portait des lunettes cerclées d’écaille en toutes saisons, un costume de coutil en été et un veston de tweed en hiver. Il parlait avec désinvolture comme s’il connaissait tous ses interlocuteurs depuis une dizaine d’années mais n’élevait jamais la voix. De toute évidence, il chercha en cette occasion à dédramatiser son message. Néanmoins, cette nouvelle affecta vivement Earl qui crut la partie perdue. Au début il avait espéré que le juge Ritter ne prendrait pas la peine d’étudier la requête. Les arguments juridiques étaient trop minimes et la mesure était prise trop tardivement. Son pessimisme augmenta lorsqu’il pensa que Bob Hansen n’assisterait pas à l’audience avec eux. Le procureur général craignait en effet que sa présence nuise à leur cause. Bob alla donc se coucher. Earl n’en fut que plus déprimé. En prenant congé, le procureur général donna l’impression qu’il prenait du repos parce qu’il aurait besoin de toute sa vigueur plus tard.

Circuler dans les couloirs du palais de Justice obscurs, à peine éclairés par quelques veilleuses, avait quelque chose de sinistre. Mais quand les avocats eurent pris place, quelques reporters de faits divers criminels ou judiciaires entrèrent un à un dans la salle d’audience. Tout le monde commençait à percevoir la gravité de cet instant. Pourtant une longue attente commença alors.

Le substitut du procureur général siégeait à la table du défendant alors que Jinks Dabney et Judith Wolbach se trouvaient du côté des plaignants. Earl s’efforçait de conserver son sang-froid et se rappela qu’il avait négligé le contre-interrogatoire de Schiller lors du procès. Il avait beau se raisonner, il était furieux. Il estimait que l’A.C.L.U. se conduisait malhonnêtement en se présentant aussi tardivement devant la Cour. Peu lui importait que ses arguments fussent inconsistants. Soutenir n’importe quelle cause, même à peine plausible, n’a certes rien d’immoral, se disait-il. On peut toujours essayer même avec une infime chance sur cent. Mais l’immoralité résidait dans le fait que l’A.C.L.U. agissait la nuit précédant l’exécution. Que se serait-il passé si Earl et ses collaborateurs n’avaient pas consacré de nombreuses heures de travail à préparer leurs ripostes à de telles requêtes.

S’ils n’avaient pas aussi bien prévu toute éventualité, l’A.C.L.U. les aurait vaincus par surprise. C’eût été déloyal envers l’État d’Utah.

2

À la table des demandeurs, Judith Wolbach était assez furieuse, elle aussi. Jinks Dabney était un bon avocat plaidant mais elle-même n’avait guère l’expérience d’affaires de ce genre et en voulait à son A.C.L.U . Pourquoi, dans un cas aussi capital, l’Association s’en remettait-elle à une avocate aussi peu qualifiée qu’elle et à Jinks qui n’y tenait guère ? Malgré ses qualités professionnelles, il adhérait sans enthousiasme à l’A.C.L.U . Jinks avait en effet une carrière prometteuse devant lui à Salt Lake. Un jeune ambitieux n’avait rien à gagner en se présentant aux yeux des archi-conservateurs mormons comme défenseur des libertés civiques. Où étaient-ils donc, tous les grands ténors de l’A.C.L.U. des cabinets juridiques réputés de l’Est qui devaient apporter le secours de leur formidable expérience judiciaire ? Judith ne comprenait pas. Une affaire aussi importante et intéressante abandonnée au talent local !

Elle avait mis en jeu toutes les ruses qu’elle pouvait imaginer, y compris le communiqué aux journaux de sa conversation avec Melvin Belli pour effrayer Bob Hansen. Si l’Utah perdait quelques millions de dollars par sa faute, ce serait désastreux pour la carrière du procureur général. Tout ce qu’elle avait obtenu pour sa peine ne fut qu’une réponse pompeuse et ahurissante. Hansen affirmait que le caractère constitutionnel de la peine capitale en Utah ne pouvait être mis en question. Pas de questions ? Bien sûr, seule une Chambre législative composée d’idiots pouvait voter une loi ne prévoyant pas de recours obligatoire contre une condamnation à mort. Même les réactionnaires les plus prudents admettaient qu’il fallait n’appliquer cette peine qu’avec la plus grande prudence. Personne ne voulait plus de bain de sang. Même en se plaçant au point de vue des conservateurs, le meilleur moyen de valoriser la peine capitale consistait à monter en épingle toutes les mesures prises afin d’éviter de tuer un homme pour trop peu. Pourtant l’Utah – ce bon vieil Utah – avait négligé de rendre le recours obligatoire. Il agissait comme un enfant idiot.

Tout cela n’empêchait pas cet appel au nom des contribuables d’être incongru. Judith s’en rendait compte. Elle ne se réjouissait que d’une chose : cette mesure lui avait permis d’écrire au gouverneur, au lieutenant-gouverneur, au procureur général et au directeur de la prison, en les accusant catégoriquement de dépenses illégales. Elle aurait voulu voir leur tête lorsqu’ils avaient lu ça. Ces lettres leur avaient été remises par la propre fille de Judith qui, peut-être en raison du sang juif de son père, s’intéressait beaucoup à la politique. Elle avait même été bouleversée en apprenant que sa mère pratiquait le droit pour gagner de l’argent. Elle trouvait ça mal. À ses yeux, personne ne devait se soucier d’argent. On devait au contraire aller de l’avant et plaider à des fins politiques. Dieu bénisse son cœur, pensait Judith Wolbach. Et pourtant, ce dimanche-là, étant donné les faibles ressources de l’A.C.L.U ., Judith n’aurait pu faire livrer ces lettres aux défendants si sa fille ne lui avait pas servi de courrier.

3

Tout en attendant, Jinks Dabney se rappela les anecdotes qu’il avait entendues au sujet du juge Ritter. D’après des gens qui connaissaient bien ce magistrat, il se considérait comme un avant-poste du bon sens dans un désert de folie. On l’accusait de mener une vendetta contre les Saints du Dernier Jour. Il le niait et estimait même qu’il ne valait pas la peine de se venger des mormons. Catholique dans son enfance, il ne croyait plus à d’autre livre saint que la Constitution des États-Unis. Il n’avait aucune indulgence envers ceux qui cherchent à s’emparer de l’esprit des gens en usant d’une doctrine religieuse. En outre, la manière dont l’Église mormone gérait ses terres, dirigeait les banques et dominait les politiciens lui déplaisait. Il en était plus offensé que par n’importe quelle doctrine religieuse car il les trouvait toutes stupides. Pensez aux miracles de Joseph Smith ! D’autre part, ce juge ne se prononcerait jamais contre les mormons en raison de leurs croyances. Il aimait à penser que, dans chaque affaire, il respectait profondément les seuls faits.

L’attitude de Ritter envers l’incompétence de certains avocats suffisait pour instiller la peur au ventre de bien des membres du barreau, mormons ou pas. Il lui arriva une fois d’être tellement écœuré par la manière dont procédait un avocat qu’il lui demanda : « Combien avez-vous réclamé à votre client ?

— Cinq cents dollars, Votre Honneur. »

Le juge se tourna alors vers le client et lui dit : « Vous avez déjà payé votre amende. Ne donnez plus un sou à votre défenseur. »

Le malheureux avocat aurait voulu disparaître sous sa table.

À un autre qui parlait trop bas, Ritter demanda : « Pourquoi chuchotez-vous ainsi ?

— Parce que j’ai peur. »

Même le plus chevronné des avocats plaidants n’entrait dans la salle d’audience du juge Ritter qu’à la manière dont le commun des mortels pénètre dans le cabinet du dentiste. Mais Ritter discernait plus rapidement l’orientation des débats que le dentiste ne localise la carie. Il engueulait ceux qui lui faisaient perdre son temps. Sous ses yeux, il ne fallait pas seulement bien agir mais aussi agir vite.

Même les partisans de Ritter convenaient que son impatience lui avait valu bien des ennuis. Quand il y voyait clair dans une affaire, il rédigeait son arrêt sans se soucier d’exposer longuement ses attendus, en les appuyant sur cinquante ou cent citations. Alors, la Dixième Cour itinérante annulait son jugement en donnant, elle, pour attendu que le dossier n’était pas complet. Ensuite, la Cour suprême confirmait le jugement de Ritter. « Ces gens-là sont simplement trop stupides pour comprendre que j’ai raison », disait-il de la Dixième Cour. Il est vrai que la Cour suprême des États-Unis l’approuvait aussi souvent que la Cour itinérante le désapprouvait.

Évidemment son mépris pour les magistrats, qu’il jugeait inintelligents, empêchait Ritter de réaliser que le plaideur en faveur de qui il se prononçait y perdait le plus, quand la Dixième Cour annulait son jugement, même si la Cour suprême le confirmait, deux ou trois années après. Il était souvent trop tard pour que le malheureux en bénéficie.

Ces anecdotes avaient pris un caractère légendaire au palais de justice de Salt Lake. Mais Dabney s’était aussi entretenu avec des gens qui connaissaient assez bien Ritter pour parler de sa vie privée. À ce sujet-là, les légendes n’avaient rien de véridique. En réalité, Ritter menait une vie solitaire. Presque tous les jours, il ne sortait de son appartement au Newhouse Hôtel que pour traverser la rue et aller à sa Cour. Il avait la réputation de boire et de trop s’intéresser aux femmes. Peut-être l’avait-il fait autrefois quand il enseignait à l’école de droit, mais durant les dernières années personne ne l’avait vu avec une femme et il buvait rarement. Depuis longtemps on racontait que le meilleur bar de la ville était le cabinet du juge Ritter. C’était assez vrai. Willis Ritter cachait de bonnes choses sous son bureau. Il lui arrivait d’inviter un avocat à prendre un verre avec lui mais il n’avait rien d’un alcoolique. Voilà longtemps que les médecins lui avaient recommandé de boire modérément et il suivait ce conseil. Pour s’en tenir aux seuls faits, personne ne l’avait vu en état d’ébriété depuis des années. Une fois, lors d’un voyage à San Francisco, Craig Smay, son greffier, s’était donné un mal du diable pour trouver une bouteille du scotch préféré de Ritter, du Glen Livet. Mais par la suite la bouteille resta six mois sous le bureau du juge et finalement il la donna à Smay sans l’avoir débouchée. Il ne pouvait pas boire. Le souci de sa santé le lui interdisait. Il était sujet à des crises cardiaques. Il subissait une opération chirurgicale tous les trois ou quatre mois. Cela ne l’empêchait pas de revenir au prétoire quinze jours plus tard avec des allures d’athlète olympique, aux cheveux blancs et au visage rubicond. Il avait une incroyable aptitude à récupérer.

C’était un solitaire. Il ne fréquentait que quelques avocats et reporters qu’il connaissait de longue date. Depuis que les mormons avaient proféré des accusations contre lui, sous la présidence de Harry Truman, Ritter avait cessé de se faire des relations et on ne l’avait vu en compagnie qu’une seule fois, celle où il avait invité Craig Smay et sa femme à dîner. Lorsque ces derniers arrivèrent à l’hôtel, on les conduisit dans un salon particulier où ils trouvèrent vingt-cinq à trente personnes autour d’une grande table : des gens âgés avec leurs enfants et leurs petits-enfants. Tous l’appelaient Bill. Leur amitié remontait au temps de son enfance. Jusqu’alors Craig Smay n’avait jamais pensé que ce juge, comme tous les autres êtres humains, avait un prénom.

Étant donné la longueur de l’attente, mieux valait n’évoquer que les histoires encourageantes au sujet de Ritter. Aussi Dabney se rappelait-il avec délice l’histoire de Ritter et des mustangs sauvages. Des Peaux-Rouges poursuivaient le gouvernement fédéral parce qu’on avait saisi quelques centaines de mustangs dans leur réserve pour les envoyer aux abattoirs.

Ritter leur accorda deux cents dollars par cheval. L’administration fit appel et la Cour annula ce jugement. Mais l’affaire lui revint. Au cours du procès suivant le chef de la tribu indienne déclara qu’il s’agissait de poneys cérémoniels. De ce fait le magistrat décida que chacun valait quatre cents dollars.

Plus tard Ritter confia à quelques amis sur quel fait il s’était fondé pour estimer que le gouvernement devait payer et bien payer : les chevaux avaient été entassés dans un wagon à claire-voie, la jambe d’un des mustangs passait à travers les barreaux ; les gens qui s’étaient chargés de ce travail auraient dû ouvrir une porte, ramener la jambe du cheval à l’intérieur et le remettre d’aplomb ; mais ç’aurait été trop compliqué ; aussi quelqu’un prit-il une tronçonneuse pour couper la jambe du cheval. De toute façon on avait capturé ces chevaux pour fabriquer de la pâtée à l’usage des chiens. Ritter en concluait : « Cela montre l’attitude cavalière du gouvernement envers nos chevaux. »

Dabney se dit à lui-même : au moins ce magistrat n’est jamais ennuyeux. En quittant sa salle d’audience on pouvait penser : « Il n’y a pas d’autre prétoire comme celui-ci dans tout le pays. » Gagnant et perdant pouvaient se féliciter d’avoir vécu une expérience exceptionnelle. Le juge Learned Hand n’avait-il pas écrit que Willis Ritter était doué de l’esprit le plus fin qu’il eût jamais rencontré dans un prétoire. C’est cette opinion qui donnait confiance à Dabney.

4

Quand le juge Ritter apparut enfin, Earl estima qu’il paraissait étonnamment en forme pour un samedi soir à près de minuit. Sa voix, aussi grave et tonnante que celle du Très-Haut, impressionna Judy Wolbach. Ritter se contenta de dire : « Les documents sont en ordre. Je vous écoute. » À cet instant, elle tomba amoureuse de lui. Voix lente, profonde, aux nombreuses harmoniques. Quel bel homme, replet, à l’air sévère. Si Dieu avait eu quatre-vingts ans à l’époque, il ressemblait à Ritter lors du déluge.

Gil Athay se trouvait dans la salle d’audience. Judy le remarqua et vit aussi les principaux avocats libéraux de la ville tels que Richard Giauque, Danny Berman, son associé, c’est-à-dire le gratin des éléments avancés de Salt Lake. Leur présence devait encourager Jinks. Cet avocat, en effet, aimait plaider et, même dans des circonstances aussi exceptionnelles, il n’hésita pas le moins du monde. Il commençait par une présentation succincte et parfaite du cas. C’est pourquoi il réussissait si bien devant les tribunaux. Judy se dit que, si elle avait parlé à sa place, elle aurait perdu du temps à faire remarquer que le procureur général Hansen n’avait même pas le courage de comparaître. C’eût été une erreur. Jinks, quant à lui, entra droit dans le vif du sujet.

Dabney avait plaidé vingt-cinq ou trente fois devant Ritter dont deux fois en présence d’un jury. Peut-être ce que l’on racontait à son sujet n’était-il que bavardage, mais tous les avocats n’en redoutaient pas moins de heurter un point sensible de ce magistrat. Dans de tels cas, il était capable d’interrompre les débats et de prononcer son arrêt sur-le-champ. Étant donné l’amour de Ritter pour la procédure expéditive, Dabney aurait dû être bref et il prenait un risque en parlant longuement ce soir-là. Mais la validité douteuse de sa requête justifiait cet écart.

« Votre Honneur, nous nous sommes efforcés d’obtenir justice devant pratiquement tous les tribunaux de ce pays et nous faisons ici, à cet instant, notre dernière tentative pour empêcher ce que nous considérons comme un acte clairement inconstitutionnel, accompli par l’État d’Utah : exécuter un homme avant que la loi sur la peine capitale n’ait été examinée soit par la Cour suprême de l’Utah, soit par la Cour suprême des États-Unis… »

Dabney n’avait pas écrit sa plaidoirie. Ce qu’il avait à dire tenait en cinq piles de feuillets. Une fois lancé, il pouvait y prélever un groupe de notes et en analyser les détails. Mais il devait d’abord résumer sa plainte. Puisqu’il s’agissait d’un procès engagé au nom des contribuables, il fallait démontrer que les fonds publics étaient en l’occurrence dépensés d’une manière « illégale ». Ensuite, il exposa que si une instance suprême jugeait inconstitutionnel le code de l’Utah, cet État serait redevable.

Ayant terminé son introduction, Dabney eut l’idée d’ajouter un argument qui ne figurait pas dans sa requête : « Il nous est revenu récemment que M. Gilmore envisagerait d’agir pour sauver sa vie si Nicole Barrett le lui conseillait. » Étant donné que ce fait lui était revenu au cours d’une discussion avec quelques autres avocats de l’A.C.L.U., plus une brève conversation sans grand intérêt avec Stanger, Dabney s’empressa d’ajouter : « Nous ne pouvons affirmer avec certitude que nous avons là un élément nous permettant de demander un sursis. Mais si tel est vraiment l’état d’esprit de M. Gilmore, nous devrions lui permettre d’avoir contact avec Mlle Barrett en présence de l’avocat de cette dernière ou d’un psychiatre désigné par la Cour, afin de juger s’il changerait de point de vue. Cela me paraît une requête bien minime, compte tenu du fait que nous nous trouvons au seuil de l’exécution d’un homme. »

Dabney lança cet argument parce qu’il lui paraissait bon. Cela pouvait émouvoir suffisamment le juge pour l’incliner à se prononcer en faveur de l’A.C.L.U . Souvent, afin de l’emporter dans une affaire de ce genre, il ne faut pas seulement fournir au magistrat de bonnes raisons légales qui satisfont son esprit, mais aussi lui assener un argument qui agit sur ses entrailles. Dabney n’allait pas tarder à plaider que la loi sur la peine de mort en Utah était nulle et non avenue. Mais Ritter pouvait décider que l’A.C.L.U. avait raison mais en ajoutant : « Gary Gilmore veut mourir, alors pourquoi tant d’histoires ? » Or, s’il était possible de lui suggérer que Gilmore pourrait changer d’avis au sujet de son exécution et que, pour cela, il suffirait d’une rencontre avec Nicole !… Eh bien, Dabney espérait que cela pourrait convenir à Ritter…

Ensuite l’avocat passa aux questions strictement juridiques. La loi de l’Utah ne prévoyait pas de révision obligatoire. Cela supprimait une précaution capitale. Il fallait toujours en appeler d’une sentence de mort, que le condamné le voulût ou pas. Faute de cela, comment protéger d’autres accusés dans des cas subséquents. Le premier juge pourrait avoir commis une grave erreur judiciaire qui se répéterait.

Puis Dabney aborda la Constitution. Tout le monde savait que le juge Ritter en conservait un exemplaire écorné sur son bureau depuis le temps où il fréquentait l’école de droit, cinquante années auparavant. Jinks fit donc remarquer que, dans cette affaire, les Huitième et Quatorzième amendements seraient enfreints. Ils exigent, en effet, que la peine de mort ne soit jamais infligée « par caprice » ou « d’une manière arbitraire ».

À coup sûr, Earl Dorius allait citer l’opinion de la majorité des juges de la Cour suprême dans l’affaire Bessie Gilmore. Dabney le devança. « Gary Gilmore sait parfaitement qu’il a le droit d’en appeler à la Cour suprême de l’État d’Utah. Il s’est abstenu. » Dabney lut ces mots à pleine voix. Selon lui, ils signifiaient que Gilmore avait le droit d’en appeler ou de ne pas le faire mais il ne fallait pas perdre de vue que la question de l’appel obligatoire n’avait pas été soulevée devant la Cour. Mieux encore, le juge White avait même dit que Gilmore n’était pas à même « d’abandonner le droit à une révision par appel au niveau de l’État ». Burger avait même ajouté : « La question n’est même pas posée devant nous. » Par conséquent, insista Dabney, la Cour suprême n’avait pas statué sur la requête de Bessie Gilmore. Au contraire. Compte tenu de la décision dans les affaires Gregg C/Georgie, Proffitt C/Floride et Jurek C/Texas, la Cour suprême avait confirmé les lois exigeant révision obligatoire et, en outre, les affaires Collins C/Arkansas et Neal C/Arkansas avaient été renvoyées par la Cour suprême, précisément en raison de l’absence de révision obligatoire.

« Votre Honneur, dit Dabney, c’est ici, dans cette Cour, que se trouve la dernière occasion de faire prévaloir la justice. » Ainsi conclut-il sa plaidoirie.

5

Dorius entreprit de répondre. L’audience avait été demandée parce que « de l’argent de la fédération serait dépensé illégalement… dans le but d’exécuter Gary Mark Gilmore ». Néanmoins, poursuivit Earl, « aucun subside fédéral n’a été affecté spécifiquement pour cette exécution, à notre connaissance. »

Cet argument aurait permis d’obtenir une décision sur-le-champ. Le juge Ritter prit la parole pour la première fois. « Qu’avez-vous à répondre à cela, monsieur Dabney ?

— Plaise à la Cour de savoir que d’après nos renseignements le budget correctif pour l’année fiscale 1976-1977 comporte une subvention fédérale de cinq cent un mille dollars. »

Dorius répliqua qu’il s’agissait d’une subvention à usage général. « Les demandeurs sont incapables de prouver que n’importe quelle partie de cette somme a été affectée aux frais de l’exécution. »

Dabney était prêt à répondre. « Une subvention fédérale d’un demi-million a été affectée au service pénitentiaire de l’Utah, dit-il. Je présume que le service pénitentiaire de l’Utah a quelque rapport avec l’exécution projetée de Gary Gilmore. » Mais le juge Ritter ayant laissé passer l’assertion de Dorius sans commentaire et ne paraissant pas particulièrement pressé cette nuit-là, Dabney n’insista pas.

Earl Dorius reviendrait certainement sur ce point. Dabney tenait en effet en réserve une décision fort appropriée de la Cour suprême. Elle donnerait quelque consistance à sa douteuse requête au nom des contribuables. Mais il ne voulait pas s’en servir trop tôt. Cet arrêt datait, en effet, de plus de dix ans et des jugements subséquents de la même Cour suprême en avaient affaibli l’effet. Mieux valait donc ne l’utiliser qu’en dernier recours afin de ne pas donner à la partie adverse trop de moyens de manœuvrer.

Voici quel fut l’argument suivant de Dorius : « Les questions soulevées cette nuit sous le prétexte d’une requête de dernière heure portent sur des problèmes dont les demandeurs connaissaient les données depuis au moins deux mois. » Ils avaient pris un retard énorme pour engager leur action. Dans l’affaire Gomports C/Chase, concernant un cas de déségrégation scolaire, soumis à la Cour suprême en 1971, le juge Marshall avait admis que « dans des circonstances normales la plainte serait recevable » mais la demande avait été formulée trop tard et le juge Marshall l’avait donc repoussée. En soumettant sa requête « à peine neuf heures avant l’exécution », l’A.C.L.U. « se trouve dans un cas fort analogue à celui de l’affaire Gomports ». Et Dorius conclut : « Les demandeurs ont trop longtemps fait preuve de carence. »

Bill Evans prit à son tour la parole au nom du parquet général. Selon lui, la Cour suprême n’exigeait que deux conditions dans les cas de peine capitale. La première consistait en un procès séparé pour le seul condamné et une audience sur laquelle il est statué quant aux circonstances atténuantes. La loi de l’Utah en tenait compte. La seconde condition exigeait que le magistrat prononçant la sentence soit muni des éléments d’appréciation nécessaires. Cette condition est aussi respectée dans le système juridique de l’État d’Utah. En outre, la Cour suprême n’a jamais jugé que l’appel obligatoire seul peut la satisfaire.

Bill Barret parla ensuite. « En déposant cette requête au nom des contribuables, les demandeurs cherchent à faire surseoir à une exécution mais pas à empêcher une dépense injustifiée de l’argent provenant des impôts. Ils n’ont pas prouvé qu’ils défendent de bonne foi le portefeuille des contribuables. » Argument bref mais efficace. Dabney sentit qu’il était temps d’avancer un moyen de défense particulier.

« Si Votre Honneur le permet, dit Dabney, je ferai remarquer que M. Barrett a négligé une affaire fort significative lorsqu’il a traité de la question en suspens. Il s’agit d’une décision de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Flast C/Cohen datant de 1968. Dans ce cas, Votre Honneur, il s’agissait d’une requête de contribuables tendant à empêcher l’attribution de certains fonds par la Chambre des représentants et le Sénat. Le juge suprême Warren statua que cette requête était déposée du seul fait que les demandeurs figuraient au nombre des contribuables du gouvernement des États-Unis. Néanmoins, le juge suprême Warren estima que leur action était valable.

— Répétez-moi ça », dit le juge Ritter qui releva la tête pour la première fois.

Tel était le nœud du problème et Dabney le sentit. C’est sur ce point qu’il l’emporterait ou non. L’élément d’après lequel le juge suprême Warren s’était prononcé en faveur des contribuables, expliqua-t-il, consistait en « un concept d’équilibre entre la somme en cause d’une part et le type d’intérêt légal d’autre part ». Dans le cas de poursuite par les contribuables où le danger couru par les droits du public n’est pas important, mais où la somme en cause l’est, l’action est légitimée. « D’autre part, si l’intérêt juridique présente une importance extrême, la Cour n’a pas lieu de se soucier de l’intérêt financier. » Lorsqu’on est faible sur un point, on doit être fort sur l’autre. Étant donné que la peine de mort est la sentence ultime, il semblait à Dabney que les demandeurs n’avaient pas à prouver que des sommes importantes étaient en jeu. La question de droit en cause importait tellement que la somme pouvait être minime.

6

À partir de cet instant, Dabney se sentit plus fort. Ritter n’avait pas répondu mais l’avocat avait le sentiment de se mouvoir sur un terrain plus ferme. Désormais il pouvait aborder d’autres aspects de l’affaire.

« Nos adversaires disent que M. Gilmore a comparu devant la Cour suprême de l’Utah, dit Dabney. Au cours de cette audience, Votre Honneur, on a seulement posé des questions à Gilmore. « Voulez-vous ou ne voulez-vous pas en appeler ? » Il a répondu : « Je ne le veux pas. » On lui a demandé : « Savez-vous ce que vous faites ? » Il a répondu : « Oui, je le sais. » Alors, les magistrats ont dit : « Très bien. Nous annulons l’appel. » Voici comment s’est déroulée l’audience. Le fait que M. Gilmore refuse de recourir contre la sentence qui le frappe ne permet pas à la Cour suprême de l’Utah de ne pas tenir compte de l’appel. Il doit obligatoirement y avoir révision en appel. Or, une audience de vingt minutes devant la Cour suprême de l’Utah ne saurait être considérée comme une révision. Quel que fût le désir de Gilmore, la Cour suprême de l’Utah devait prendre l’affaire en main. Comme elle ne l’a pas fait, nous ne pouvons savoir si la condamnation à mort de M. Gilmore contrevient aux Huitième et Quatorzième amendements de la Constitution des États-Unis, tels que les interprète la Cour suprême des États-Unis. La seule manière de savoir s’il s’agit d’une sentence capricieuse ou arbitraire consiste à comparer le cas de Gilmore avec tous les autres cas d’appel portant sur la peine de mort. Le cas de Gilmore n’a été comparé avec rien du tout. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi la Cour suprême de l’Utah n’avait même pas le procès-verbal de l’audience au cours de laquelle Gilmore fut condamné, ni le texte de la sentence. »

Evans se leva. « Votre Honneur, nous avançons qu’il serait catégoriquement illogique de la part de la Cour suprême des États-Unis de statuer que M. Gilmore a délibérément et en connaissance de cause passé outre à son droit de recours si, en réalité, d’après cette même Cour suprême, il doit obligatoirement y avoir appel. Nous nous trouvons là devant un manque de logique patent. Une des deux opinions élimine totalement l’autre. »

Dabney répondit : « J’estime que l’État d’Utah n’apprécie pas à sa juste valeur la question que nous avons soulevée. Nous ne nous soucions pas du fait que Gary Gilmore a fait fi de son droit d’appel. La question qui se pose est celle-ci : L’État a-t-il le droit d’exécuter un individu en infraction des Huitième et Quatorzième amendements ? Peut-il le faire par caprice et arbitrairement ? La seule manière d’examiner la question consiste à comparer tous les cas de condamnation à mort à un niveau d’appel. »

À ce moment-là, le juge Ritter interrompit l’avocat en disant avec un accent acerbe : « Je crois que je comprends. »

Dabney hocha la tête. Il avait reçu un avertissement. « Cela dit, Votre Honneur, je terminerai ma plaidoirie en indiquant simplement que nous avons démontré la valeur de notre requête. Je me contenterai de rappeler que la présente audience nous donne notre dernière chance. Nous demandons respectueusement à la Cour de signer un ordre de sursis à l’exécution de M. Gilmore. Merci, Votre Honneur. »

Les représentants du parquet de l’État n’avaient rien à ajouter. Le juge suspendit la séance à 23 h 39.

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D’abord Judith crut que l’A.C.L.U. l’emportait. L’audience s’était si bien déroulée. Plaignants et défendants avaient eu le loisir de se faire entendre. Le prétoire n’avait cherché à presser personne ni énoncé quoi que ce fût qui pût passer pour un sous-entendu. Le juge Ritter avait à peine parlé puis il était parti. Par malheur, il ne revenait pas. Au bout de vingt minutes, Judy Wolbach commença à s’inquiéter.

Une heure plus tard, elle ne comprenait plus ce qui se passait. Si Ritter temporisait autant, c’était sans doute parce qu’il statuait contre la requête. Étant donné la qualité de la plaidoirie de Dabney, il lui serait difficile, tant au point de vue judiciaire que moral, pensait-elle, de laisser exécuter Gilmore. Si le juge mettait si longtemps, c’était parce qu’il avait honte de se présenter. Judy sentit de nouveau combien la valeur de leur action était douteuse.

De l’autre côté de la salle d’audience, Earl Dorius en arrivait aux suppositions inverses, précisément parce que le juge Ritter prenait aussi longtemps. En général, ce magistrat n’écrivait pas ses jugements. Il les prononçait dans le prétoire, parfois une fraction de seconde après que le dernier avocat eût terminé. Le fait qu’il rédigeait ses attendus par écrit suggérait qu’il s’efforçait de rédiger un jugement suffisamment bien raisonné pour tenir devant une instance supérieure. Mike Deamer partageait l’opinion d’Earl. Il alla téléphoner à Bob Hansen qu’il prévoyait la défaite. Dans ce cas-là, dit Hansen à Deamer, il leur faudrait aller au siège du gouvernement de l’État dès le prononcé du jugement.

La suspension de séance dura vraiment longtemps. Les avocats se mêlèrent aux reporters. Tout le monde paraissait gêné. Earl eut conscience de la fatigue qu’il éprouvait depuis quelques jours. Un procès après l’autre, plus vivement que les oiseaux passent, volant au-dessus de nous.

À peu près à ce moment-là, à quatre-vingts kilomètres, Noall Wootton alla se coucher. Mais il ne parvint pas à dormir. Dans la quiétude de la nuit à Provo, il restait éveillé après minuit. Wootton attendait 6 heures du matin, moment où l’enquêteur viendrait le chercher pour le conduire à la prison de l’État afin d’assister en témoin à l’exécution.