CHAPITRE 14

LE REPRÉSENTANT

1

Mikal n’avait pas revu son frère depuis le jour où quatre ans auparavant, Gary avait été condamné à neuf ans de prison supplémentaires. Mais depuis quelque temps il entendait beaucoup parler de lui. Depuis le 1er novembre, le nom de Gary Gilmore était prononcé de plus en plus souvent à la radio. De plus, de grands articles lui étaient consacrés dans les meilleurs journaux et parfois même son nom paraissait en manchette en première page. C’est au début de novembre que Mikal lui téléphona à la prison d’État de l’Utah.

Au téléphone, Gary fut bref. Il parlait d’une voix sèche. Mikal s’entendit annoncer que Gary venait d’engager un avocat du nom de Dennis Boaz et qu’il comparaîtrait devant la Cour suprême de l’Utah le lendemain matin. À ce moment-là, il demanderait que l’on procède à l’exécution.

« Tu parles sérieusement ? demanda Mikal.

— Qu’est-ce que tu crois ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne m’as jamais connu », fit Gary.

 

Mikal ne put que prier Gary de demander à Dennis Boaz de lui téléphoner. Ce soir-là l’avocat appela et mit au courant Mikal de quelques détails, mais ce n’était guère une conversation. Dès que la Cour suprême de l’Utah aurait pris sa décision, demanda Mikal, Boaz voudrait-il bien retéléphoner ?

« C’est d’accord si j’appelle en P.C.V. ? fit Dennis, je suis un homme pauvre. »

Boaz ne téléphona jamais. Mikal apprit le résultat en regardant la télévision. Lorsque Mikal appela Boaz pour se plaindre, l’avocat dit qu’il avait été harcelé de coups de fil. Quand Mikal voulut savoir où Boaz avait exercé en Californie, Dennis répondit qu’il trouvait l’attitude de Mikal « hostile ». Après ce coup de téléphone, Mikal dut admettre que Gary avait rompu avec sa famille. Il décida d’attendre.

Quelques jours plus tard, un avocat nommé Anthony Amsterdam téléphona à Bessie afin d’exprimer son intérêt pour l’affaire et lui dire qu’il allait bientôt appeler son fils. Mikal était donc prêt lorsque l’avocat téléphona.

2

Il avait examiné les titres d’Amsterdam. Assurément, ils semblaient prestigieux. L’homme était professeur de droit à l’université de Standford, et spécialiste de la peine capitale. Un ami de Mikal, qui faisait son droit, lui dit qu’Amsterdam avait gagné un procès célèbre devant la Cour suprême, Furman contre Georgia, qui laissait apparaître que les prisonniers noirs du quartier des condamnés à mort étaient exécutés en nombre tout à fait hors de proportion avec celui des détenus blancs frappés de la même peine. Ce procès avait donné lieu à une décision historique de la Cour suprême qui supprima pour quelque temps la peine capitale.

Au téléphone Anthony Amsterdam expliqua à Mikal qu’il faisait maintenant partie d’une organisation appelée le Fonds de Défense légale et qu’ils avaient des contacts dans tout le pays avec un réseau d’avocats disposés à coopérer dans des affaires de peine capitale. Lorsqu’un de ces cas se présentait, Amsterdam en était généralement averti par plusieurs sources. Au cours des deux dernières semaines, il avait eu de nombreux appels d’Utah. Il y avait d’abord eu un coup de téléphone de Craig Snyder pour « l’informer » du problème et un autre d’un éminent avocat de Salt Lake nommé Richard Giauque. Au cours de ces derniers jours, une demi-douzaine d’avocats qu’il considérait beaucoup avaient pris contact avec lui pour dire que le cas était bouleversant. Amsterdam avait donc estimé que c’était peut-être le moment de se mettre en rapport avec Bessie Gilmore.

Il avait été, dit-il, très frappé par cette conversation. Bessie Gilmore lui avait donné l’impression d’être une personne très forte mais qui souffrait beaucoup. On ne pouvait que respecter la tension, tant spirituelle que psychique, provoquée par cette abominable situation. Il dit à Mikal qu’il était persuadé que sa mère accueillerait volontiers un peu d’aide, mais qu’elle n’était pas encore certaine de vouloir prendre une position définitive dans l’affaire de Gary. Elle lui avait donc demandé d’en discuter avec son plus jeune fils.

Mikal savait que cet exposé était exact, puisque Bessie lui avait dit à peu près la même chose, encore qu’elle se méfiât des étrangers qui téléphonaient. À son tour, Mikal confia à Amsterdam son inquiétude à l’idée que les gens qui s’intéressaient à l’abolition de la peine capitale pourraient voir dans l’affaire Gilmore un cas susceptible de servir leurs propres intérêts plutôt que ceux de son frère.

Amsterdam répondit qu’il n’avait absolument pas l’intention de subordonner l’intérêt de Gary au service d’une idéologie. Il n’était pas homme à sacrifier l’individu pour des problèmes abstraits. Toutefois, ajouta-t-il, le temps était trop limité au téléphone pour exposer toute l’argumentation de l’affaire. Si Mikal était disposé à poursuivre la conversation, Amsterdam aimerait le rencontrer.

Mikal était impressionné, mais il dit qu’il voulait en parler à sa mère et y réfléchir. En attendant, il aimerait savoir à combien pourraient s’élever les honoraires d’Amsterdam. L’avocat lui déclara qu’il travaillait exclusivement pour l’intérêt du public. Il n’acceptait pas d’honoraires. Il préciserait même dans leur lettre d’accord que tous les services devaient être absolument gratuits.

Ils convinrent de se rappeler deux jours plus tard.

Durant ce temps, Bessie en vint à conclure que ce serait une bonne idée d’engager Amsterdam. Elle aimait beaucoup la voix de cet homme, dit-elle. Elle y avait perçu de l’assurance. Le lendemain matin elle apprit la nouvelle de la tentative de suicide de Gary et de Nicole.

Mikal appela la prison quelques jours plus tard. Gary était dans une colère noire. Il venait de congédier Boaz. Espérant que ce serait une ouverture, Mikal dit que l’affaire était devenue un vrai cirque. Tout effort de Gary pour préserver sa dignité serait vain. C’était aussi une rude épreuve pour la famille. Cette dernière remarque fut une erreur. « Qu’est-ce que je te dois ? commença Gary. Je ne te considère même pas comme un frère.

— Tu es en train de bousiller la vie d’un tas de gens », dit Mikal.

Gary raccrocha. Mikal réfléchit. Au bout d’un jour ou deux il décida d’autoriser Anthony Amsterdam à intervenir au nom de Bessie Gilmore.

3

Amsterdam exposa à Mikal les mesures qu’il se proposait de prendre. Il allait leur demander d’envisager une pétition présentée par un Proche. Ils allaient prétendre que la mère de Mikal agissait au nom d’un individu qui n’était pas capable de protéger ses propres intérêts. Cela leur donnait le droit d’attaquer l’État d’Utah. Un Proche n’était qu’un terme juridique pour indiquer l’intimité avec la personne au nom de laquelle on attaquait. Ce n’était pas nécessairement le parent le plus proche, mais sur le plan pratique, c’était bien, puisqu’un tribunal accepterait mieux la chose si le Proche n’était pas un excentrique, ou un touche-à-tout, mais en réalité un très proche parent.

En discutant les termes de la requête qu’il allait présenter, Anthony Amsterdam précisa qu’il devrait aborder un point délicat. Selon lui, Gary était un malade qui n’agissait pas en pleine possession de ses moyens. Le fait qu’il avait été déclaré sain d’esprit ne résultait que de trois rapports de pure forme rédigés par trois psychiatres déposant des conclusions de forme. Ça ne voulait rien dire du tout. Même dans ce cas, les médecins ne pouvaient ignorer le fait que Gary avait des tendances suicidaires. Ayant parlé à Craig Snyder, Amsterdam estimait que congédier un avocat compétent, alors que l’on a été condamné à mort, est en soi une forme de suicide. Gary avait soulevé des questions sur le libre arbitre et l’autodétermination, mais la situation n’était-elle pas comparable au fait de regarder une femme ayant perdu la tête et prête à sauter du haut du pont de San Francisco ? C’étaient des paroles énergiques et il n’allait sûrement pas s’exprimer de cette façon devant Bessie Gilmore, mais il tenait à souligner que la question de savoir si Gary était mentalement responsable n’avait pas été réglée de façon satisfaisante.

Toutefois, cette incapacité n’allait pas être la base de la plainte. Il y avait deux autres éléments très importants. Gary, au cours de ces récentes journées dramatiques, avait reçu des conseils de Dennis Boaz qui écrivait un livre sur toute cette histoire. Si Gilmore devenait le premier condamné à être exécuté depuis dix ans, Boaz avait beaucoup à gagner. C’était vrai aussi des avocats engagés maintenant par l’oncle, Vern Damico. L’oncle était d’ailleurs dans la même position. Gary n’avait pas été et n’était toujours pas conseillé comme il convenait. Même s’il était sain d’esprit, il n’en demeurait pas moins un profane prenant la décision juridique de se tuer sans le bénéfice d’un conseil juridique sans préjugé.

Et puis il y avait un troisième point. Lorsque Gary avait comparu devant la Cour suprême de l’Utah, les débats n’avaient pas réussi à établir ce que la Cour suprême des États-Unis avait maintes et maintes fois déclaré être la procédure obligatoire à suivre par un accusé s’il voulait renoncer à des droits essentiels.

Amsterdam affirma qu’il présentait ces arguments en connaissance de cause. Les juges de la Cour suprême de l’Utah n’étaient pas des juges d’assises. Ils n’étaient pas habilités à mettre les gens en garde et à tenir des comptes rendus d’audience convenables. Ils représentaient une juridiction d’appel, et ils s’y étaient mal pris. Les débats ne correspondaient pas, et de loin, aux exigences de la Cour suprême des États-Unis.

À la suite de cette conversation, les événements allèrent vite. Amsterdam avait besoin d’un avocat de l’Utah pour présenter la requête du Proche devant la Cour suprême et il choisit Richard Giauque. Tout de suite après, Mikal apprit que la Cour suprême avait accordé le sursis. Tout cela sembla se passer du jour au lendemain.

4

Le lundi 6 décembre, Earl ressentit les bienfaits d’un week-end de repos. Il se rendit à la prison pour prendre les dépositions du gardien qui avait laissé entrer Schiller et les expédia à Denver. Le lendemain, la Cour de Denver accorda satisfaction à la requête présentée contre Ritter et les médias se virent de nouveau interdire tout contact avec Gary. Bien que Bill Barrett vînt tout juste d’expédier les conclusions du procureur général à la Cour suprême et qu’au bureau on ne parlât que de ça, Earl avait quand même le sentiment que c’était un grand jour pour lui. Il avait remporté une affaire contre Holbrook.

C’était maintenant au tour de Bill Barrett d’être épuisé. La réponse à la Cour suprême devait être présentée le mardi 7 décembre à 5 heures de l’après-midi. Il ne restait que quatre jours et deux heures pour la mettre au point.

Ce vendredi soir, quatre jours plus tôt, Barrett avait convoqué dans son bureau tous les secrétaires juridiques, les avait fait asseoir et avait dit : « Partageons-nous le travail. » Il énuméra les conclusions, les assigna aux uns et aux autres et chacun se mit à travailler comme un fou. C’était un peu délicat au début, parce qu’ils n’avaient pas encore vu le dossier de Giauque, mais ils avaient quand même lu les conclusions qu’il avait soumises à George Latimer à la Commission des Grâces, et il semblait que l’incapacité mentale constituerait le gros de l’attaque. « Autoriser un accusé à renoncer à la révision par la justice d’une sentence de mort », avait déclaré Giauque dans ses conclusions… revient à le laisser commettre un suicide. Le Talmud, Aristote, saint Augustin et saint Thomas d’Aquin, tous considèrent le suicide comme un grave méfait sur le plan privé comme sur le plan physique. En droit coutumier, on tenait le suicide pour un crime et il entraînait la saisie des biens et l’inhumation au bord de la route… Un homme accusé d’un crime, comme Gilmore, qui refuse de poursuivre les voies légales qui lui permettraient de sauver sa vie choisit, en fait, de commettre un suicide et l’écrasante majorité des psychiatres tient la tendance au suicide pour une forme de maladie mentale.

Barrett ne calcula jamais combien d’heures de travail furent accomplies pendant ce week-end. Il n’osait pas. Durant tout le samedi et tout le dimanche, des secrétaires juridiques arrivaient pendant que d’autres rentraient chez eux et le lundi, trois d’entre eux veillèrent toute la nuit pour préparer le texte final. Le lendemain matin, ils répartirent la frappe entre quatre secrétaires. Ils étaient si près de leurs limites qu’ils durent contacter Michael Rodak, le greffier de la Cour suprême, pour lui dire qu’ils ne pouvaient pas faire parvenir le document à l’heure à Washington, même par avion.

On prit donc des arrangements avec le cabinet du sénateur Garn. Des secrétaires juridiques commencèrent à porter des textes à son bureau, à cinq blocs de là, à utiliser son téléscripteur pour les faire parvenir à Washington. Dans la conclusion, ils avaient fait feu de tout bois, mais insistaient surtout sur le fait que Bessie Gilmore n’avait pas autorité pour agir au nom de son fils. C’était son procès à lui, pas le sien à elle.

Alors que, bien sûr, la partie adverse arguait du fait que Gary ne jouissait pas de toutes ses facultés mentales et que cela donnait à Mme Gilmore le droit d’intervenir. C’était un argument de poids, qui tracassait Bill Barrett. Depuis la tentative de suicide du 16 novembre, aucun psychiatre n’avait examiné Gilmore. Il n’y avait donc, pour l’instant, aucune base solide pour affirmer la santé d’esprit ou non du condamné. Entre le 7 décembre, date à laquelle on remettrait les conclusions, et le lundi 13, lorsque la Cour suprême rendrait sans doute son verdict, on aurait amplement le temps de se faire du souci.

Toutefois, durant ces jours d’attente, Barrett relut les conclusions et il n’était pas mécontent de certains passages :

Tous les suicides ne sont pas des manifestations pathologiques ni une indication d’incapacité mentale.

La Cour suprême des États-Unis, dans l’affaire récente de Drope contre Missouri, 420. U.S. 162 (1975), a noté :

« … la relation empirique entre la maladie mentale et le suicide est incertaine et une tentative de suicide n’est pas toujours nécessairement le signe d’« une incapacité à percevoir convenablement la réalité ». 420. U.S. à 181.

M. Gilmore a eu une expérience suffisante de la vie carcérale pour estimer… ce que ce serait pour lui que de languir en prison. Des ouvrages historiques, religieux et existentiels donnent à penser que pour certaines personnes, dans des circonstances données, il est rationnel de ne pas éviter à tout prix la mort physique. L’étincelle d’humanité peut même augmenter son essence en choisissant une alternative qui sauvegarde la plus grande dignité et assure une certaine tranquillité d’esprit.