CHAPITRE 2

LA PREMIÈRE SEMAINE

1

Brenda installa Gary sur le canapé transformable dans la pièce où il y avait la télé. Comme elle commençait à faire le lit, il resta là à sourire.

« Qu’est-ce qui te donne ce petit sourire en coin ? dit-elle après un silence.

— Tu sais depuis quand je n’ai pas dormi dans des draps ? »

Il prit une couverture mais pas d’oreiller. Puis elle regagna sa chambre. Elle ne sut jamais s’il s’était endormi. Elle avait l’impression qu’il s’était allongé et qu’il se reposait sans ôter son pantalon, rien que sa chemise. Lorsqu’elle se leva, quelques heures plus tard, il était déjà debout.

 

Ils étaient encore en train de prendre le café lorsque Toni vint leur rendre visite ; Gary la serra dans ses bras, puis recula et lui prit le visage à deux mains en disant : « Voilà enfin que je fais la connaissance de la petite sœur. Mon vieux, j’ai regardé tes photos. Tu es une vraie petite dame.

— Tu vas me faire rougir », fit Toni.

C’était vrai qu’elle ressemblait à Brenda. Les mêmes yeux noirs tout ronds, les cheveux noirs, le même regard effronté. La seule différence, c’est que Brenda avait des courbes voluptueuses et que Toni était mince comme un mannequin. Comme ça, on avait le choix.

Lorsqu’ils s’assirent, Gary ne cessa pas de tendre le bras pour le passer autour de la taille de Toni ou pour lui prendre la main. « Dommage que tu sois ma cousine, dit-il, et que tu aies épousé ce grand connard. »

 

Par la suite, Toni devait raconter à Brenda combien Howard avait été bon et bien avisé de lui dire : « Va voir Gary sans moi. » Elle continua en disant que Gary lui inspirait de la tendresse, sans rien de sexuel, plutôt comme un frère. Elle avait été stupéfaite de voir tout ce qu’il connaissait de sa vie à elle. Par exemple, le fait que Howard mesurait un mètre quatre-vingt-quinze. Brenda s’abstint de lui faire remarquer que ça n’était sûrement pas dans une lettre de Toni qu’il l’avait appris puisque Toni ne lui avait jamais écrit une ligne.

Avant de laisser Brenda emmener Gary voir Vern et Ida, Johnny lui fit faire une épreuve de force. Il prit la bascule de la salle de bains et en serra le plateau entre ses mains jusqu’à ce que l’aiguille grimpât à cent quinze kilos.

Gary essaya à son tour et atteignit cinquante-cinq kilos. Furieux, il serra le plateau jusqu’à en trembler. L’aiguille monta à soixante-dix kilos.

« Hé oui, fit Johnny, tu fais des progrès.

— Quel est le plus haut score que tu aies fait ? demanda Gary.

— Oh, fit Johnny, le cadran s’arrête à cent trente, mais j’ai poussé l’aiguille plus loin. J’imagine cent trente-cinq. »

 

Pendant le trajet jusqu’à la cordonnerie, Brenda en dit un peu plus long à Gary sur son père. Vern, expliqua-t-elle, était sans doute l’homme le plus fort qu’elle connaissait.

« Plus fort que Johnny ? »

Oh ! poursuivit Brenda, personne n’était plus fort que Johnny pour presser un plateau de bascule, mais elle ne savait pas qui avait jamais battu Vern Damico au bras de fer.

Vern, dit Brenda, était assez fort pour être toujours doux. « Je ne crois pas que mon père m’ait jamais donné une fessée sauf une fois dans toute ma vie, et je l’avais vraiment méritée. Ce n’était qu’une claque sur le derrière, mais avec sa main il pouvait me couvrir tout le corps. »

 

À l’aube les montagnes étaient violettes et dorées, mais maintenant, dans la lumière du matin, elles étaient grandes, brunes et nues et il restait sur les crêtes des traînées de neige grise saturée de pluie. Ça influa sur leur humeur. Du côté nord d’Orem où elle vivait, jusqu’à la boutique de Vern au centre de Provo, il y avait dix kilomètres, mais en passant par State Street, ça prenait un moment. Il y avait des centres commerciaux et des snack-bars, des vendeurs de voitures d’occasion, des magasins de confection et des stations-service, des marchands d’appareils ménagers, des panneaux publicitaires et des éventaires où l’on vendait des fruits. Il y avait des banques et des agences immobilières dans des ensembles de bureaux sans étage et des rangées d’immeubles d’habitation avec des toits mansardés. Il ne semblait pas y avoir un immeuble qui ne fût peint dans des couleurs de nursery : jaune pastel, orange pastel, marron pastel, bleu pastel. Il n’y avait que quelques maisons de bois à deux étages qui avaient l’air d’avoir été construites depuis trente ans. Sur State Street, tout au long des dix kilomètres d’Orem à Provo, ces maisons paraissaient aussi vieilles que des saloons de westerns.

« On peut dire que ça a changé », dit Gary.

Au-dessus de leurs têtes s’étendait l’immensité bleue du robuste ciel de l’Ouest américain. Ça, ça n’avait pas changé.

Au pied des montagnes, à la limite entre Orem et Provo se trouvait l’université Brigham Young. Elle aussi était neuve et semblait avoir été bâtie avec un jeu de construction pour enfant. Voilà vingt ans, l’université avait quelques milliers d’étudiants. Aujourd’hui il y avait près de trente mille inscrits, lui dit Brenda. Tout comme Notre-Dame pour les bons catholiques, il y avait l’U.B.Y. pour les bons mormons.

2

« Je ferais mieux de t’en dire un peu plus sur Vern, fit Brenda. Il faut que tu comprennes quand papa plaisante et quand il est sérieux. Ça peut être un peu difficile à deviner parce que papa ne sourit pas toujours lorsqu’il plaisante. »

Elle ne lui raconta pas que son père était né avec un bec-de-lièvre, mais elle pensait qu’il le savait. Vern avait eu le palais si bien refait qu’il parlait normalement, mais la cicatrice était visible. Sa moustache ne cherchait pas à la dissimuler. Lorsqu’il alla pour la première fois à l’école, il ne lui fallut pas longtemps pour devenir un des costauds de la classe. Tous les garçons qui avaient envie de se moquer de Vern à cause de sa lèvre, dit Brenda, recevaient un gnon en pleine poire.

Ça faisait la personnalité de Vern. Aujourd’hui encore, quand les enfants entraient dans l’échoppe et le voyaient pour la première fois, Vern n’avait pas besoin d’entendre ce que l’enfant disait quand sa mère lui soufflait : « Chut ! » Il était habitué. Maintenant ça ne le gênait plus. Au long des années, toutefois, il avait dû faire un effort pour surmonter ça. Non seulement ça l’avait laissé robuste mais franc. Il pouvait avoir des manières douces, dit Brenda, mais en général il disait carrément ce qu’il pensait. Ça pouvait être rude.

Pourtant, quand Gary rencontra Vern, Brenda décida qu’elle l’avait trop préparé. Il était un peu nerveux quand il dit bonjour. Il regardait autour de lui et avait l’air surpris de la taille de la boutique, comme s’il ne s’attendait pas à cette sorte de grande caverne. Vern fit remarquer que ça faisait pas mal d’espace à parcourir quand les clients n’étaient pas là, et puis ils se mirent à parler de son ostéoarthrite. Vern avait une ostéite du genou extrêmement pénible qui lui avait bloqué l’articulation. Rien que d’en entendre parler, on aurait dit que ça rendait Gary soucieux. Il avait l’air sincère, se dit Brenda. C’était tout juste si elle ne sentait pas la douleur du genou de Vern passer tout droit dans l’aine de Gary.

Vern estimait que Gary devrait venir s’installer avec Ida et lui tout de suite, mais il ne devrait pas envisager de se mettre au travail avant quelques jours. On avait besoin de s’habituer à la liberté, observa Vern. Après tout, Gary venait d’arriver dans une ville inconnue, il ne savait pas où était la bibliothèque ; il ne savait pas où aller prendre un café. Il parla donc à Gary avec une grande lenteur. Brenda avait l’habitude des hommes qui mettaient un moment à se dire des choses, mais si on était impatient, ça avait de quoi vous rendre dingue.

Mais quand elle et Gary arrivèrent à la maison, Ida fut ravie. « Bessie était ma grande sœur préférée, et moi j’étais toujours celle qu’elle aimait le mieux », lui expliqua Ida. Elle prenait un peu d’embonpoint, mais avec ses cheveux brun roux et sa robe aux couleurs vives, Ida avait l’air d’une séduisante Gitane.

Gary et elle commencèrent tout de suite à évoquer comment il était quand il était petit garçon et qu’il allait voir grand-mère et grand-père Brown. « J’aimais ce temps-là, lui dit Gary. Je n’ai jamais été aussi heureux de ma vie. »

Tous les deux, Gary et Ida, offraient un drôle, de spectacle dans cette petite pièce de séjour. Vern avait beau avoir des épaules capables d’occuper tout l’encadrement d’une porte et chacun de ses doigts plus gros que deux doigts de n’importe qui, il n’était pas si grand et Ida était petite. Ça n’était pas un plafond bas qui les gênerait.

C’était une salle de séjour avec un tas de meubles capitonnés, dans de brillantes couleurs automnales, avec des tapis de couleurs vives et des tableaux pleins de couleurs dans des cadres dorés. Debout à côté de la cheminée, se trouvait une statue en céramique représentant un garçon d’écurie noir avec une veste rouge. Des tables basses chinoises et de grands coussins de couleur occupaient une partie du plancher.

Après avoir vécu derrière des barres d’acier, du béton et des murs de ciment, Gary allait maintenant passer une bonne partie de son temps dans cette pièce.

De retour chez elle, sous prétexte de l’aider à déballer ses affaires, Brenda jeta un coup d’œil dans son sac de voyage. Il contenait juste une boîte de crème à raser, un rasoir, une brosse à dents, un peigne, quelques photos, son certificat de libération, quelques lettres et pas de linge de rechange.

Vern lui passa du linge, un pantalon marron, une chemise et vingt dollars.

Gary dit : « Je ne pourrai pas te rembourser tout de suite.

— Je te fais cadeau de cet argent, fit Vern. Si tu en as besoin d’autre, viens me trouver. Je n’en ai pas beaucoup, mais je te donnerai ce que je pourrai. »

Brenda comprenait le raisonnement de son père : un homme qui n’a pas un sou en poche peut s’attirer des ennuis.

 

Le dimanche après-midi, Vern et Ida l’emmenèrent en voiture à Lehi, de l’autre côté d’Orem, pour aller rendre visite à Toni et Howard.

Annette et Angela, les deux filles de Toni, étaient excitées par la présence de Gary. Il avait un effet magnétique sur les gosses, reconnurent Brenda et Toni. Ce dimanche-là, deux jours après sa sortie de prison, il était assis dans un fauteuil tapissé de tissu doré, à dessiner à la craie sur une ardoise pour Angela.

Il faisait un beau dessin et Angela, qui avait six ans, l’effaçait. Ça l’amusait beaucoup. Il se donnait beaucoup de mal pour le suivant, faisait un dessin superbe et elle arrivait en faisant ohé, euh euh, et elle l’effaçait. Comme ça il pouvait en faire un autre.

 

Au bout d’un moment il s’assit par terre pour jouer aux cartes avec elle.

Angela ne savait jouer qu’à la bataille, mais elle ne se rappelait pas la hauteur des cartes. Elle disait que le 6 avait la queue en l’air parce que la ligne montait et que le 9 l’avait en bas. Le 7 était un crochet. Ça amusait beaucoup Gary. Les reines, expliqua Angela d’un ton définitif, étaient des dames. Les rois étaient de grands garçons. Les valets de petits garçons.

« Toni, cria-t-il, voudrais-tu m’expliquer quelque chose ? Est-ce que c’est un jeu illicite que je joue là avec ta fille ? » Gary trouvait ça très drôle.

Plus tard ce dimanche-là, Howard Gurney et Gary essayèrent de se parler. Howard avait travaillé toute sa vie dans le bâtiment, c’était un électricien syndiqué. Il n’avait jamais été en prison sauf un soir quand il était gosse. C’était difficile de trouver entre eux un dénominateur commun. Gary savait plein de choses et avait un vocabulaire fantastique, mais Howard et lui ne semblaient avoir aucune expérience en commun.

3

Le lundi matin, Gary entama le billet de vingt dollars que Vern lui avait donné pour s’acheter une paire de baskets. Cette semaine-là, tous les jours il s’éveilla vers 6 heures et s’en allait courir. Il sortait de la maison de Vern d’un long pas rapide, descendait jusqu’à la Cinquième Rue Ouest, faisait le tour du parc et revenait : plus de dix blocs en quatre minutes, un bon temps. Vern, avec son mauvais genou, trouvait que Gary était un coureur fantastique.

Au début, Gary ne sut pas très bien ce qu’il pouvait faire dans la maison. Le premier soir qu’il passa seul avec Vern et Ida, il demanda s’il pouvait aller prendre un verre d’eau.

« Tu es chez toi, dit Vern. Tu n’as pas à demander la permission. »

Gary revint de la cuisine, le verre à la main. « Je commence à m’y habituer, dit-il à Vern. C’est rudement bon.

— Mais oui, fit Vern, va et viens comme tu veux. Enfin dans des limites raisonnables. »

 

Gary n’aimait pas la télévision. Peut-être qu’il l’avait trop regardée en prison, mais le soir, quand Vern était allé se coucher, Gary et Ida restaient assis à bavarder.

Ida évoquait l’art avec lequel Bessie utilisait le maquillage. « Elle s’y prenait si bien, disait Ida et avec un tel goût. Elle savait toujours comment se rendre belle. Elle avait la même élégance que notre mère qui était française et qui avait toujours eu des traits aristocratiques. » Sa mère, raconta Ida, avait de bonnes manières qu’elle avait transmises à ses enfants. La table était toujours bien mise, peut-être pas suivant les règles les plus strictes – ils n’étaient que de pauvres mormons – mais il y avait une nappe, toujours une nappe, et assez d’argenterie pour que ça fasse bien.

 

Bessie, confia Gary à Ida, était aujourd’hui si arthritique qu’elle pouvait à peine bouger, et la petite caravane où elle habitait était tout en plastique. Compte tenu du climat de Portland, cette caravane devait être humide.

Quand il aurait un peu d’argent, il essaierait d’améliorer ça. Un soir, Gary téléphona à sa mère et lui parla longuement. Ida l’entendit lui dire qu’il l’aimait et qu’il allait la faire revenir habiter Provo.

C’était une semaine douce pour avril et c’était agréable de bavarder le soir, de faire des projets pour l’été à venir.

Vers le troisième soir, ils se mirent à parler de l’allée de Vern. Elle n’était pas assez large pour laisser passer plus d’une voiture, mais Vern avait à côté un bout de pelouse qui pourrait donner de la place pour une autre voiture à condition de pouvoir retirer la margelle de béton qui séparait l’herbe de la partie goudronnée. Ce muret courait sur une dizaine de mètres depuis le trottoir jusqu’au garage. Il avait environ quinze centimètres de haut sur vingt de large et ce serait un rude boulot que de le casser. À cause de sa mauvaise jambe, Vern n’y avait pas touché.

« Je vais le faire », annonça Gary.

 

Et en effet, le lendemain matin à 6 heures, Vern fut réveillé par Gary qui s’attaquait à la margelle avec une grosse masse. Le fracas en retentissait à l’aube dans tout le voisinage. Vern était embêté pour les gens du motel juste à côté qui allaient être réveillés par les vibrations. Gary travailla toute la journée, fendant le rebord de béton à grands coups de masse, puis faisant sauter les morceaux centimètre par centimètre avec le ciseau à froid. Bientôt Vern dut en acheter un neuf.

Il lui fallut une journée et une partie du lendemain pour démolir ces dix mètres de margelle. Vern proposa son aide, mais Gary ne voulut pas en entendre parler. « Je m’y connais pour ce qui est de casser des cailloux, dit-il à Vern en souriant.

— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? demanda Vern.

— Ma foi, c’est un travail qui donne soif, dit Gary. Tu n’as qu’à m’entretenir en bière. »

Ça se passa ainsi. Il buvait beaucoup de bière, trimait vraiment dur et ils étaient contents tous les deux. Lorsqu’il eut terminé, il avait sur la main des ampoules ouvertes aussi grandes que les ongles de Vern. Ida insista pour lui bander les paumes, mais Gary se conduisit comme un gosse – un homme ne porte pas de bandages – et il s’empressa de les ôter.

Toutefois ça l’avait détendu de faire ce travail. Il était prêt à se lancer dans sa première exploration de la ville.

Provo était bâtie en damiers, avec des rues très larges où se trouvaient quelques immeubles de quatre étages. Il y avait trois cinémas : deux dans Center Street, la principale rue commerçante, et l’autre sur University Avenue, l’autre rue commerçante. À Provo, l’équivalent de Times Square, c’était l’intersection des deux rues. À un coin il y avait un jardin public auprès d’une église et à l’autre extrémité un très grand drugstore.

Pendant la journée, Gary se promenait en ville. Si, vers l’heure du déjeuner, il se trouvait dans les parages de la cordonnerie, Vern l’emmenait au Café Provo, ou bien au Sou Neuf de Joe, qui servait le meilleur café de la ville. Ce n’était qu’un petit bistrot avec vingt sièges, mais à l’heure du déjeuner les gens faisaient la queue dans la rue pour entrer. Bien sûr, lui expliqua Vern, Provo n’était pas célèbre pour ses restaurants.

« Elle est célèbre pour quoi ? demanda Gary.

— Du diable si je le sais, dit Vern. Peut-être un taux de criminalité bas. »

Dès l’instant où Gary commencerait à travailler à la cordonnerie, il se ferait deux dollars cinquante de l’heure. Deux ou trois fois après le déjeuner, il resta à traîner dans la boutique pour se mettre dans le bain. Après avoir regardé Vern s’occuper de quelques clients, Gary décréta qu’il préférait se concentrer sur les réparations. Il ne savait pas s’il serait capable d’affronter des clients désagréables. « Il va falloir que je m’y mette doucement », dit-il à Vern.

 

En se baladant, Gary décida de se débarrasser de son pantalon en tissu synthétique pour s’acheter des jeans. Il emprunta quelques dollars de plus à Vern, et Brenda l’emmena dans un centre commercial.

Il lui dit qu’il n’avait jamais rien vu de pareil. C’était époustouflant. Il n’arrivait pas à détourner ses regards des filles. Il était en train de les lorgner quand il heurta le rebord d’un bassin. Si Brenda ne l’avait pas rattrapé par la manche, il se serait retrouvé dedans. « On peut dire que tu n’as pas perdu ton coup d’œil », lui dit-elle. Il ne reluquait que les plus belles filles. Il était presque complètement trempé, mais il avait très bon goût.

 

Au rayon des jeans, chez Penney’s, Gary était indécis. Au bout d’un moment il dit : « Je ne sais pas comment on s’y prend. Est-ce qu’on doit prendre les pantalons sur l’étagère ou est-ce que quelqu’un vous les donne ? »

Brenda le plaignit sincèrement. « Cherche ceux que tu veux, dit-elle et préviens la vendeuse. Si tu veux les essayer, tu peux.

— Sans les payer ?

— Oh, oui, tu peux les essayer d’abord », dit-elle.

4

Le premier jour de travail de Gary à la cordonnerie se passa bien. Il était plein d’enthousiasme et Vern n’était pas mécontent. « Écoute, fit Gary, je n’y connais rien, mais tu n’as qu’à me dire et je pigerai. »

Vern le fit commencer sur un pied de fonte, à démonter des chaussures. C’était comme un pied de métal posé à l’envers, et Gary enfilait la chaussure dessus, décousait la semelle, ôtait le talon, enlevait les clous, arrachait les fils et préparait le dessus pour la nouvelle semelle et le talon neuf. Il fallait faire attention à ne pas entamer le cuir ni à faire du gâchis pour celui qui travaillerait après lui.

Gary était lent, mais il travaillait bien. Les premiers jours il eut une attitude parfaite ; il se montrait humble, aimable, charmant. Vern commençait à bien l’aimer.

La difficulté, c’était de l’occuper. Vern n’avait pas toujours le temps de lui donner des leçons. Il y avait des travaux urgents à faire. La vraie difficulté, c’était que Vern et son compagnon, Sterling Baker, avaient l’habitude de se répartir le travail entre eux. C’était plus facile de le faire à eux deux que de montrer à un nouveau comment il fallait s’y prendre. Gary devait donc attendre alors qu’en réalité il voulait passer à l’étape suivante. S’il ôtait un talon, il avait envie de poser le talon neuf. Vingt minutes s’écoulaient parfois avant que Vern pût revenir s’occuper de lui.

Gary disait : « Je n’aime pas rester là à attendre. Tu comprends, j’ai l’impression de ne servir à rien. »

Le problème, selon Vern, c’était que Gary voulait atteindre vite la perfection. Il voulait pouvoir réparer une paire de chaussures, comme Vern. Ça n’allait pas lui venir comme ça tout seul. Vern lui dit : « Tu ne peux pas apprendre ça tout de suite. »

Gary comprenait. « Oh ! je sais », disait-il, mais son impatience ne tardait pas à revenir.

Bien sûr, Gary s’entendait très bien avec Sterling Baker qui avait une vingtaine d’années et qui était le plus charmant garçon du monde. Il n’élevait jamais la voix, il était beau garçon et ça ne l’ennuyait pas de parler cordonnerie. Les deux premiers jours qu’il passa là, Gary n’arrêta pas de ramener la conversation sur les chaussures comme s’il avait l’intention d’apprendre tout ce qu’on pouvait savoir là-dessus. Les seules fois où Gary eut du mal à se concentrer, ce fut quand de jolies filles entraient dans la boutique. « Regarde-moi ça, disait-il. Ça fait des années que je n’ai rien vu de pareil. »

Les filles qu’il aimait le mieux, disait-il, étaient celles qui avaient une vingtaine d’années. Vern se dit que Gary n’avait guère mûri depuis l’époque où il avait dit adieu au monde pour treize ans. En tout cas il n’avait aucun mal à devenir copain avec un gosse comme Sterling Baker.

Cependant le premier rendez-vous de Gary fut organisé par Vern et Ida avec une femme divorcée qui avait à peu près son âge, Lu Ann Price. Lorsqu’elle l’apprit, Brenda dit à Johnny : « Il faut que ça marche. »

5

Brenda ne trouvait pas que Lu Ann était la femme qu’il fallait pour Gary. Elle était maigre comme un échalas, elle avait des enfants et était très sûre d’elle. Ses paupières étaient toujours irritées. Tout ça ne faisait pas un mélange bien excitant.

C’était une rouquine. Peut-être que ça plairait à Gary.

Les Damico avaient décidé que ça valait la peine d’essayer avec Lu Ann. Ils ne pensaient à personne d’autre pour l’instant et Lu Ann, après tout, avait un peu entendu parler de Gary lorsque Brenda avait repris sa correspondance avec lui. Lorsqu’elle entendit raconter que Gary ne savait pas comment rencontrer des gens et qu’il avait du mal à se débrouiller tout seul, Lu Ann se sentit prête à le secourir. « Pourquoi pas, dit-elle. Il est très seul. Il a payé un prix terrible. » Peut-être une amie pourrait-elle expliquer des choses dont une famille ne pouvait pas parler.

Le jeudi soir donc, moins d’une semaine après ce vendredi où Gary avait pris l’avion de Saint Louis à Salt Lake, Lu Ann téléphona pour demander à Vern si Gary aimerait sortir avec elle pour aller prendre une tasse de café.

« Je trouve que c’est une idée épatante », dit Vern. Gary, appelé au téléphone, ne tarda pas à dire oui.

Elle passa vers 9 heures. Gary parut abasourdi lorsqu’il la vit. Non pas qu’il fût surpris de lui trouver cet air-là. Malgré tout, comme Lu Ann devait le raconter plus tard à des amis, elle n’aurait pu dire s’il était content ou déçu. Il lui dit bonjour en bredouillant, puis s’assit dans un fauteuil en face d’elle à l’autre bout de la pièce.

Il avait un vieux pantalon de gabardine qui non seulement était trop court, mais trop étroit. Il portait une veste qu’on aurait dit empruntée à Vern, large aux épaules et cintrée aux hanches. Cependant, il était trop habillé pour Lu Ann qui, par cette nuit douce, portait des jeans et une blouse de paysanne.

 

Comme il restait silencieux dans son fauteuil, Vern et Lu Ann entretinrent la conversation jusqu’au moment où ça commença à marcher. « Gary, finit-elle par lui demander, voulez-vous que nous sortions prendre cette tasse de café ou préférez-vous rester ici ?

— Sortons », dit-il. Il passa toutefois dans sa chambre pour en ressortir avec un chapeau de pêcheur que Vern portait par plaisanterie. Il était bleu, blanc, rouge, avec des étoiles partout. Vern lui en avait fait cadeau parce que Gary avait dit qu’il lui plaisait. Maintenant il le portait toujours. « Qu’est-ce que tu penses de ce chapeau ? demanda-t-il à Vern.

— Ma foi, répondit Vern, ça ne t’arrange pas. »

Lu Ann trouvait que ça faisait un contraste abominable avec le reste de sa tenue.

Ils se dirigèrent vers la voiture de Lu Ann et Gary ne prit pas la peine de lui ouvrir la portière. Dès qu’elle demanda s’il avait une idée de l’endroit où ils pourraient prendre un café, il tiqua. « Je préférerais prendre une bière », dit-il.

Lu Ann l’emmena chez Fred. Elle connaissait les patrons et était sûre que personne ne l’embêterait. De la façon dont il était habillé, ce ne serait pas difficile de s’attirer des histoires dans un établissement inconnu. Le problème c’est qu’il n’y avait pas de bar agréable dans les parages. Les mormons ne voyaient aucune raison pour que l’absorption de boissons en public se déroulât dans un cadre agréable. Si on voulait une bière, il fallait aller dans un bouge. Pour chaque voiture garée devant un bar à Provo ou à Orem, il y avait trois ou quatre motocyclettes.

Chez Fred, Gary n’arrêtait pas de regarder autour de lui. Ses yeux ne semblaient pas parvenir à se rassasier.

Quand la serveuse approcha, Lu Ann dit : « Gary, qu’est-ce que vous prenez ? » Il prit un air éperdu. La serveuse était une dame, une dame bien en chair, bien nantie.

Après un moment de réflexion il répondit : « Je voudrais une bière. »

 

Lu Ann ajouta : « Quelle marque ? »

Il choisit une Coors. Lu Ann dit à Gary ce que ça coûterait et lui remit l’argent. Lorsque la serveuse rapporta la monnaie, il avait l’air enchanté de lui, comme s’il avait accompli une transaction délicate.

 

Il se retourna sur son siège et se mit à regarder la table de billard. L’une après l’autre, il examina les gravures accrochées aux murs, les miroirs et les petits dictons punaisés derrière le comptoir. Bien qu’il ne désirât rien manger, il déchiffra les lettres blanches qui se détachaient sur le tableau gris foncé du menu pendu au mur. Il inspectait les lieux avec la même intensité qu’on mettrait à un jeu si l’on devait mémoriser les différents objets représentés sur un tableau.

« Gary, fit Lu Ann, ça fait longtemps que vous n’êtes pas allé dans un bar ?

— Pas depuis que je suis sorti. »

 

L’établissement était pratiquement vide. Deux clients jouaient aux dés avec la barmaid. Lu Ann expliqua que c’était le perdant qui mettait les pièces dans le juke-box.

Gary demanda : « Je peux jouer ? » Lu Ann répondit : « Bien sûr. » Il poursuivit : « Vous m’aiderez ? » Elle affirma : « Oui, je vous aiderai. »

Ils réclamèrent le cornet et Gary demanda : « J’ai gagné ? » Lu Ann répondit : « Ma foi, je crains que cette fois-ci vous n’ayez perdu. » Il reprit : « Combien est-ce que je dois mettre ? » Elle dit : « Cinquante cents. » Et Gary dit : « Vous voulez bien m’aider à choisir les sélections ? »

Pendant qu’ils buvaient leurs bières, Lu Ann se mit à parler d’elle. Elle n’avait pas toujours été rousse, lui confia-t-elle. Elle avait jadis été blonde et, avant cela, avait essayé différentes nuances, un peu brune, blond cendré, blond miel. Par pure connerie, disait-elle. Elle s’était décidée pour le roux parce que ça convenait à son tempérament. Lu Ann était justement blond miel, expliqua-t-elle, quand sa première fille était née avec des cheveux roux. Elle en eut vite assez des gens qui lui demandait comment il se faisait que le bébé avait cette couleur de cheveux. Alors, malgré les protestations de son mari, elle se dit qu’elle allait essayer les cheveux roux. Joli retournement : elle n’aimait pas ça, mais son mari était ravi. Alors elle garda ses cheveux comme ça. Ça faisait tant d’années maintenant qu’elle disait : « Être rouquine, c’est être moi. »

C’était une fille de l’Utah, disait-elle, et elle avait été pas mal trimbalée. Ses parents déménageaient souvent dans l’État. Quand son mari, avec qui elle sortait depuis le lycée, était entré dans la Marine, elle avait connu avec lui les deux côtes : la Californie et la Floride. Voilà ce qu’avait été sa vie jusqu’à son divorce.

Maintenant elle était de retour dans l’Utah. Le désert était au bout de chaque rue, dit-elle, sauf vers l’Est. Là, il y avait l’autoroute et après cela, les montagnes. C’était tout.

Elle avoua qu’elle se posait des questions sur la vie de Gary. « C’est comment, en prison ? demanda-t-elle. Qu’est-ce qu’il faut faire pour survivre ? »

Gary répondit : « Je me suis fait mettre en haute surveillance autant que j’ai pu pour qu’on me fiche la paix. »

Lorsqu’ils furent prêts à partir, Gary demanda : « Est-ce que je peux prendre un paquet de six canettes pour rapporter à la maison ? » Elle dit : « Si vous voulez. » Gary demanda : « Ça ne vous ennuie pas si je bois ma bière dans votre voiture ? » Elle répondit que non.

Gary voulut savoir pourquoi elle était venue le voir. Elle dit que c’était bien simple : lui avait besoin d’une amie et elle avait besoin d’un nouvel ami. La réponse ne le satisfit pas. Il dit : « En prison, quand quelqu’un offre son amitié, c’est qu’il veut quelque chose en échange. »

Ils roulaient et lui fixait la route devant eux. À un moment il releva les yeux et dit : « Vous faites ça souvent… rouler comme ça ?

— Oh ! oui, lui dit Lu Ann, ça me détend.

— Ça ne vous ennuie pas ? demanda-t-il.

— Non, fit-elle, ça ne m’ennuie pas le moins du monde. »

Ils roulaient toujours. Tout d’un coup il se tourna vers elle et dit : « Vous voulez venir avec moi dans un motel ? »

Lu Ann répondit non.

 

« Non, lui expliqua Lu Ann, je suis ici pour être votre amie. (Elle dit cela avec toute la conviction dont elle était capable.) Si c’est autre chose qu’il vous faut, vous feriez mieux d’aller chercher ailleurs.

— Pardonnez-moi, dit-il, mais ça fait longtemps que je ne suis pas sorti avec une fille. (Il gardait les yeux fixés sur le tableau de bord. Après un silence qui se prolongea deux ou trois minutes, il reprit :) Tout le monde a quelque chose, mais moi, je n’ai rien.

— Nous devons tous le mériter, Gary, répondit Lu Ann.

— Je ne veux pas entendre parler de ça », dit-il.

Elle arrêta la voiture. « Nous avons bavardé, lui dit-elle, mais nous n’avons pas parlé face à face. Je veux que vous m’écoutiez. » Elle expliqua que toutes ses amies avaient trimé dur pour avoir leur maison, leur voiture, leurs enfants.

« Vous, dit-il, ça vous y est arrivé sur un plateau.

— Gary, dit-elle, vous ne pouvez pas vous attendre à ce qu’on vous donne tout dès l’instant où vous franchissez la porte de la prison. Je travaille, expliqua-t-elle. Brenda travaille dur chez elle. Elle doit s’occuper de ses gosses et de son mari. Vous ne croyez pas qu’elle a mérité tout cela ? »

 

Pendant qu’elle parlait, il s’agitait. Alors, il répondit : « Je suis un invité dans cette voiture.

— Oui, répliqua Lu Ann, vous êtes dans ma voiture mais vous n’irez nulle part à moins que vous n’y alliez à pied. » Elle eut l’impression qu’à cet instant il serait descendu s’il avait su où ils se trouvaient.

« Je ne veux plus entendre parler de ça, fit Gary.

— Eh bien pourtant, vous allez encore m’écouter. »

Soudain, il leva le poing.

« Vous voulez me frapper ? » dit-elle. Elle ne croyait pas vraiment qu’il le ferait, mais elle sentit pourtant la rage de Gary passer sur elle comme une rafale.

 

Lu Ann se pencha en avant en disant : « J’entends ce petit commutateur dans votre tête qui vient de se fermer. Gary, remettez-le et écoutez-moi. Je vous offre mon amitié.

— Rentrons », dit-il.

Elle le raccompagna chez Vern et ils restèrent assis dans la voiture devant la maison. Gary demanda s’il pouvait la prendre dans ses bras. Il demanda ça comme si c’était une grande faveur. « J’ai de bons rapports avec un tas de gens, expliqua Lu Ann, mais je n’offre mon amitié qu’à très peu d’entre eux. » Il se déplaça sur la banquette pour passer ses bras autour d’elle et la serra contre lui. Il l’étreignit très fort et dit : « Je ne croyais pas que ce serait comme ça. »

 

Elle avait l’impression qu’il cherchait à tout agripper. On aurait dit que le monde était juste à portée de ses doigts, mais pas tout à fait. « Pas tant de précipitation, Gary, fit-elle. Vous avez le temps. Vous avez tellement de temps. » Mais il dit : « Je n’en ai pas. Je l’ai perdu. Je ne peux pas rattraper toutes ces années.

— Allons, lui dit-elle, peut-être que vous ne pouvez pas, mais il faut oublier tout ça. En faisant un pas après l’autre, vous allez vous trouver une femme et des gosses. Vous pouvez encore avoir tout ça.

 

— Vous n’allez plus me revoir, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— Mais si, dit-elle, je vous reverrai si vous voulez. »

Il l’embrassa, mais c’était forcé. Puis il l’écarta en la tenant par les épaules et la regarda, une main sur chaque épaule.

« Je suis désolé, dit-il. J’ai tout gâché, n’est-ce pas ?

— Non, Gary, pas du tout. Je vous reverrai. » Elle prit une petite clé dont ils s’étaient servi pour ouvrir leurs bières et lui en fit cadeau. Il la remercia. Lu Ann ajouta : « Si vous avez besoin de quelqu’un à qui parler, mon téléphone fonctionne vingt-quatre heures par jour, Gary. »

Il descendit de voiture et dit : « Je suis navré. J’ai tout bousillé. Vern, ajouta-t-il, va être furieux après moi. »

6

En fait, Vern n’était pas encore couché quand Gary franchit la porte, et ils parlèrent de la soirée. Vern avait l’impression que Gary s’était peut-être montré trop impatient.

« Tu comprends, expliqua Vern, il ne faut pas essayer de tout faire à ton premier rendez-vous. Il faut apprendre à vous connaître. »

Gary se mit à attaquer la bière qui se trouvait dans le réfrigérateur. Vern se rendait bien compte que Gary en avait déjà absorbé pas mal.

« Gary, fit Vern, est-ce que tu vas te reprendre ou bien est-ce qu’il va falloir que je te donne la fessée ?

 

— Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda Gary.

— Je vais bien être obligé de le faire.

— Tu n’as pas peur de moi ? demanda Gary.

— Non, fit Vern, pourquoi donc ? (Et de sa voix la plus douce, il ajouta :) Je peux te fouetter »

 

Le visage de Gary s’éclaira comme si, pour la première fois, il avait l’impression qu’on voulait de lui dans cette maison.

« Tu n’as pas peur ? interrogea-t-il encore une fois.

— Non, dit Vern, pas du tout. J’espère que ça n’a pas l’air trop dingue. »

Là-dessus ils éclatèrent de rire tous les deux.

 

Gary parcourut la pièce du regard et dit à Vern : « C’est ça, ce que je veux.

— Bon, fit Vern, qu’est-ce que tu veux ?

— Eh bien, je veux une maison. Je veux une famille. Je veux vivre comme les autres.

— Tu ne peux pas avoir ça en cinq minutes, répondit Vern. Tu ne peux pas l’avoir en un an. Il faut travailler pour ça. »

 

Le lendemain matin, Gary essaya d’appeler Lu Ann mais elle n’était pas là, et il laissa un message. Lorsque Lu Ann rappela la boutique, il était sorti.

Ce fut Sterling Baker qui prit la communication. Gary, expliqua-t-il à Lu Ann, était allé prendre un verre au bistrot d’à côté.

« Oh ! Sterling, fit Lu Ann, je vous en prie, expliquez-lui que je suis son amie. Je n’étais vraiment pas là quand il a téléphoné. Mais j’ai bien essayé de le rappeler. »

Sterling dit qu’il le dirait à Gary. Lu Ann n’eut jamais de ses nouvelles.

Gary retourna à la boutique pour 2 heures et semblait n’avoir pas trop bu. C’était jour de paye, mais Vern lui avait avancé de l’argent, si bien qu’il ne lui devait rien. Toutefois, quand Gary dit qu’il était à court, Vern lui fila un billet de dix en disant : « Gary, si tu ne penses pas que ce travail te convienne, préviens-moi. On te trouvera autre chose. »

7

Ce soir-là Gary était invité à dîner chez Sterling Baker. Il fit une grande impression sur Ruth Ann, la femme de Sterling, en jouant un long moment avec le bébé. Comme il aimait la musique que transmettait la radio, il fit sauter le bébé en l’air au rythme d’une chanson de cow-boy. Johnny Cash, révéla-t-il dans la conversation, était son chanteur favori. Après sa sortie de prison, il avait passé toute une journée à n’écouter rien d’autre que des disques de Johnny Cash.

Combien de temps au total avait-il passé en prison ? voulut savoir Ruth Ann. Elle était petite et avait de longs cheveux si clairs qu’elle avait l’air d’une blonde platinée naturelle. Si elle avait été un garçon, on l’aurait surnommée Whity.

Ma foi, leur expliqua Gary, si on faisait le total, il estimait que l’un dans l’autre il avait passé, enfermé, dix-huit de ses vingt et une dernières années. On l’avait mis au frais ; maintenant il était sorti et se sentait encore jeune. Sterling Baker était navré pour lui.

Pendant le dîner, Gary raconta des histoires de prison. En 68, il avait participé à des émeutes en prison et une équipe de télé locale l’avait choisi comme un des meneurs et lui avait fait prononcer quelques mots à là télévision. Son allure ou quelque chose dans sa façon de parler attira l’attention. Il reçut pas mal de courrier, et se lança notamment dans une superbe correspondance avec une fille du nom de Becky. Il tomba amoureux d’elle par lettres. Puis elle vint lui rendre visite. Elle était si grosse qu’elle devait franchir les portes de côté. Malgré cela, il l’aimait suffisamment pour avoir envie de l’épouser.

Ça n’avait rien d’extraordinaire, expliqua Gary. On voyait toujours de grosses femmes dans la salle de visites d’une prison. On ne sait pourquoi, les femmes très grosses et les condamnés s’entendaient bien. « Une fois qu’on est derrière des barreaux, observa Gary, peut-être qu’on a plus besoin d’une mère nourricière. »

Ils étaient sur le point de se marier et Betty avait dû se faire hospitaliser pour une intervention chirurgicale. Elle mourut sur la table d’opération. Ce fut la seule aventure romanesque de Gary en prison.

Il avait d’autres histoires. LeRoy Earp, qui avait été un de ses meilleurs copains quand il était gosse, fut envoyé, deux ans après Gary, au pénitencier de l’État d’Oregon. LeRoy avait tué une femme, écopé d’une condamnation à vie et il n’avait donc pas un avenir bien reluisant. Alors il avait pris une mauvaise habitude. LeRoy, raconta Gary, se drogua aux tranquillisants pendant des mois.

« Il s’endetta auprès d’un type du nom de Bill, qui faisait le trafic de la drogue en prison, dit Gary, regardant Sterling et Ruth Ann, et Bill faisait toujours des entourloupes aux gens. Un jour, LeRoy fit savoir que Bill était venu dans sa cellule, l’avait rossé puis l’avait bourré de coups de pied pendant qu’il était à terre. Là-dessus, Bill s’était barré avec tout le matériel de LeRoy, vous savez, sa seringue et son aiguille, son fric, tout. (Gary but d’un trait la moitié d’une boîte de bière.) Vous savez, reprit-il, les tranquillisants, ça peut vous donner des hallucinations, alors je n’étais pas sûr que l’histoire de LeRoy était vraie. J’en discutai avec un type qui allait au trou pour sept jours et il se chargea de vérifier pour moi et me confirma l’histoire. Le type voulait savoir si j’avais besoin d’un coup de main pour régler son compte à Bill.

« Je lui dis que je m’en chargerais moi-même. LeRoy était mon ami personnel. La direction de la prison faisait des travaux de construction dans la cour, alors j’allai sur le chantier, je volai un marteau et je surpris Bill en train de regarder un match de rugby à la télé. Je lui donnai un grand coup de marteau sur la tête. Puis je tournai les talons et je m’en allai. (Gary hochait la tête en examinant leurs réactions.) Ils ont emmené Bill à Portland dans un service de chirurgie du cerveau. Il était assez amoché.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? demanda Ruth Ann.

— Il y avait deux ou trois mouchards dans la salle de télé, ils m’avaient vu faire le coup et me dénoncèrent au directeur. Mais les mouchards avaient la trouille de témoigner au tribunal. Alors le directeur s’est contenté de me coller au trou pour quatre mois. Quand j’en suis sorti, mon copain m’a donné un petit marteau en miniature pour porter au bout d’une chaîne et on m’a surnommé le Forgeron. »

Gary raconta son histoire avec l’accent du Texas, d’un ton très uni. En fait, il faisait savoir à Sterling qu’il avait un code : être loyal envers ses amis.

 

Là-dessus, Gary demanda à Ruth Ann si elle connaissait des filles qui voudraient bien sortir avec, lui.

À première vue, elle n’en connaissait pas.