Peter Arroyo rentrait au City Center Motel, après être allé dîner vers 9 heures et demie ce soir-là au restaurant de la Pique d’Or avec sa femme, son fils et ses deux nièces. Il était près de 10 heures et demie et ils regagnaient leurs chambres.
En passant devant le bureau de la réception, Arroyo aperçut un étrange spectacle. Il avait remarqué, lorsqu’il avait rempli sa fiche, un grand employé avec une petite femme. Il ne voyait plus maintenant ni l’un ni l’autre. Au lieu de cela, un homme de haute taille, avec un petit bouc, sortait de derrière le comptoir juste au moment où Arroyo arrivait par la route. L’homme avait un tiroir-caisse à la main. Arroyo remarqua qu’il avait aussi dans l’autre main un pistolet avec un canon long.
Les gosses ne remarquèrent rien. Une des nièces d’Arroyo voulut même entrer dans le bureau pour acheter des timbres. Arroyo dit : « Continue tout droit. » Du coin de l’œil, il vit l’homme faire demi-tour et revenir vers le comptoir. Arroyo ne regarda pas davantage mais continua à se diriger vers sa voiture. Il pensait que ce qu’il avait vu, c’était quelqu’un qui se baladait avec un pistolet et peut-être y avait-il à cela une explication plausible.
Lorsqu’il arriva à la hauteur de sa Matador, qui était garée à une quinzaine de mètres du bureau, il envoya les filles en haut. Puis il se mit à décharger les bagages arrimés sur la galerie. Deux hommes descendirent du premier étage et il se demanda s’ils se rendaient au bureau, mais ils cherchaient simplement de la glace et remontèrent tout de suite.
Cependant, l’homme au pistolet avait franchi la porte, tourné à gauche et s’était éloigné à pied dans la rue. Arroyo se dirigea tout droit vers le bureau.
Il aperçut le gérant du motel par terre et sa femme auprès de lui avec un téléphone à la main. Il y avait du sang partout. L’homme étendu à terre ne disait rien, il émettait juste des petits bruits. Sa jambe s’agitait un peu. Arroyo essaya d’aider la femme à le retourner, mais le sol était glissant. L’homme était très lourd et reposait dans une trop grande flaque de sang.
En quittant le motel Gary fourra l’argent dans sa poche et se débarrassa de la petite caisse dans un buisson. À un bloc du poste d’essence, il s’arrêta pour jeter le pistolet. Il le prit par le canon et le fourra dans un autre buisson. Une branche avait dû accrocher la détente car le coup partit. La balle vint se loger dans la chair de sa main, entre le pouce et la paume.
Norman Fulmer prit un seau d’eau et le lança sur les murs des toilettes. Il prit une grosse éponge pour laver le carrelage et frotter le sol. Puis il alla voir comment se faisait le travail sur la camionnette de Gilmore. Et voilà qu’il vit Gary qui passait très vite devant lui pour aller aux toilettes que Fulmer venait tout juste de nettoyer. Gilmore laissait derrière lui une traînée de sang. « Tiens, se dit Norman, il a dû se blesser. » Et il se contenta d’éponger ces grosses gouttes de sang.
Le récepteur CB était accroché au mur et Fulmer entendit le standardiste de la police parler d’une attaque à main armée avec vol au City Center Motel. Norman se mit à écouter avec attention. De toute façon il avait l’habitude d’écouter le récepteur CB. C’était plus intéressant que la musique. La standardiste expliquait maintenant qu’un homme avait été abattu et qu’un autre avait été aperçu, s’éloignant à pied.
Fulmer retourna à l’atelier et vit du premier coup d’œil que Martin Ontiveros avait lui aussi entendu la radio. Il n’avait même pas retiré le vieux thermostat, il resserra un boulon, Fulmer resserra l’autre et dès que ce fut terminé, ils rabattirent le capot ; à ce moment précis Gary ressortait des toilettes et disait : « C’est fait ? » Et Fulmer dit : « Oui. Tout est fait. »
Gilmore entra par la portière droite et se laissa glisser sur toute la largeur de la banquette. Il avait mal, Fulmer le devinait. Il dut se pencher à fond sur la gauche du volant pour pouvoir mettre la clé de sa main droite. Lorsqu’il eut enfin mis le moteur en marche, Fulmer dit : « Allons, salut », et Gary répondit : « Salut » ; il fit une marche arrière, mais emboutit le poteau de ciment qui était là pour empêcher les gens de heurter le distributeur de boissons. « Oh, mon Dieu », se dit Fulmer. Gilmore ne déplaçait pas la camionnette et Fulmer songeait que Gilmore avait encore un pistolet. Pourtant, il ressortit, vint taper sur la portière et dit : « Dis donc, tu m’as l’air un peu pété. » Gilmore dit : « Oui, je vais aller me pieuter. » « Bon, fit Norman, à demain. »
Comme la voiture s’éloignait, Fulmer nota le numéro. Il remarqua que Gilmore tournait à gauche dans Third Street et qu’il allait donc passer sans doute devant le City Center Motel Fulmer mit une pièce de dix cents dans le téléphone, appela la police et décrivit quel genre de camionnette Gilmore conduisait. La standardiste demanda : « Comment savez-vous que c’est l’homme que nous recherchons ? » Il lui parla de la traînée de sang que Gilmore laissait derrière lui. Elle demanda alors comment Gilmore était coiffé. Fulmer dit : « Une raie au milieu. Et un petit bouc. » La fille dit : « C’est lui. » Quelqu’un d’autre avait déjà dû donner son signalement.
Fulmer entendit alors la standardiste expliquer à la police que le suspect avait quitté University Avenue et se dirigeait vers l’Ouest. À cet instant, une des voitures de patrouille arriva au carrefour dans un crissement de pneus, fonçant vers l’Est. Fulmer rappela la standardiste et dit : « Hé, la petite dame, un de vos copains vient juste de passer dans la mauvaise direction », et il eut le plaisir de l’entendre crier : « Faites demi-tour et repartez dans la direction opposée. »
Ce soir-là, Vern et Ida étaient assis dans leur salle de séjour, tout à côté du motel, et ils n’entendirent rien du tout. À la télévision il y avait Perry Mason, et puis L’homme de fer. Après quoi, les sirènes se mirent à retentir juste devant chez eux. Bien entendu, ils sortirent dans la rue pour voir ce qui se passait. Vern était en pantoufles et Ida avait une robe orange. En fait elle était pieds nus. La police n’avait pas traîné.
Ida n’avait jamais vu une scène pareille. Des voitures de police arrivaient à tout moment avec leurs lumières bleues qui tournaient et cette horrible sirène qui hurlait. Des haut-parleurs émettaient toutes sortes de bruits. Les uns donnaient des ordres aux flics, les autres se contentaient de répéter inlassablement les mêmes observations aux passants : « voudriez-vous, s’il vous plait, dégager le trottoir ? voudriez-vous, s’il vous plaît, dégager le trottoir ? » Ida apercevait des flamboiements de lumière, des flaques de lumière, et puis voilà qu’une ambulance arriva et que des infirmiers en sortirent en courant. Le faisceau d’un grand projecteur balayait la rue comme à la recherche du coupable. On n’avait aucun mal à se sentir examiné chaque fois que le pinceau lumineux vous balayait le visage. Les sirènes étaient déchaînées. Toutes les trente secondes une nouvelle voiture de police s’arrêtait en crissant devant le motel. Des gens accouraient même de Center Street, à trois blocs de là. Il y avait plus de bruit que si la ville de Provo était en train de brûler.
Le S.W.A.T. arriva. Special Weapons and Tactical Team[3]. Deux équipes de cinq, l’une après l’autre. Évoluant dans leur tenue de combat bleu sombre, avec des bottes noires lacées, on aurait dit des parachutistes. Sauf que le mot police s’étalait en grandes lettres jaunes sur leur chemise. On pouvait dire qu’ils amenaient du gros matériel : des fusils, des magnums 357, des fusils semi-automatiques, des grenades lacrymogènes. Après une journée brûlante, la nuit était fraîche mais ils transpiraient abondamment. Les gilets pare-balles qu’ils portaient sous leurs treillis leur donnaient chaud.
Dans la cour du motel, un client n’arrêtait pas de crier : « J’ai vu quelqu’un entrer là en courant. » Il désignait une chambre du bas, le 115.
Ça n’était pas facile de forcer la porte d’un tueur armé. Les policiers suaient à grosses gouttes en cognant sur la porte à coups de hache. Puis ils aspergèrent l’intérieur de la chambre de gaz paralysant. Ils passèrent leurs masques et se précipitèrent à travers les éclats de contre-plaqué. Personne dans la pièce. L’odeur du gaz, si proche de celle du vomi, se propagea dans la cour du motel. Pendant tout le reste de la soirée, cette odeur persista.
Dehors, les gens se précipitaient vers la fenêtre du bureau. Des gosses fonçaient dans la foule, jetaient un coup d’œil et filaient. À un moment, un attroupement se rassembla devant la grande baie vitrée du bureau et resta là, regardant les infirmiers qui s’escrimaient sur le torse de Benny Buschnell. Il était maintenant allongé sur une civière, devant le comptoir. Ida eut une vision cauchemardesque de cette scène sanglante. Le bureau ressemblait à un abattoir.
En courant, des infirmiers faisaient la navette entre le bureau et l’ambulance. Ils ne voulurent pas laisser entrer Chris et David Caffee. Chris n’était pas encore tout à fait réveillée. Quand le téléphone avait sonné, David et elle dormaient et elle s’était éveillée en entendant la voix de Debbie hurler : « Ben a été abattu. » Chris avait dit, du fond de son sommeil : « Tu sais, ça n’est vraiment pas une plaisanterie à faire à une heure pareille. Ça n’est pas drôle. » À demi endormie maintenant après l’avoir été complètement, elle ne comprenait rien à rien. Ils avaient fouillé la maison pour trouver des vêtements, puis s’étaient précipités au motel. Des heures plus tard, elle devait remarquer qu’ils s’étaient habillés si vite que la fermeture à glissière de la braguette de David n’était pas remontée.
Chris se fraya un chemin jusqu’à la porte d’entrée du motel, et cria : « Debbie, je suis là. » Elle vit que Debbie, dont la tête dépassait à peine le comptoir, avait entendu sa voix, car elle quitta le bureau pour regagner son appartement, puis sortit par sa porte particulière. Debbie avait le petit Benjamin enveloppé dans une couverture et portait un grand sac en plastique plein de langes. Debbie lui fourra le bébé dans les bras. Elle le lui jeta littéralement, comme si ce n’était qu’une poupée. Debbie ne criait pas, mais avait un air bizarre.
Debbie dit : « Ben a reçu une balle dans la tête et je crois qu’il va mourir. » Chris dit : « Oh ! non, Debbie. Rappelle-toi quand maman est tombée sur des marches, à Washington, et qu’elle s’est ouvert le crâne. Sa tête saignait beaucoup, mais elle va très bien maintenant. Ben va se rétablir. » Elle ne savait quoi dire. Comment cela arrivait-il que quelqu’un reçoive une balle dans la tête ? Elle ne comprenait vraiment pas ce que ça voulait dire.
Debbie rentra dans la maison et David regarda Chris puis dit : « S’il a reçu une balle dans la tête, il est certainement foutu. »
Ce fut à peu près à ce moment que Chris commença à remarquer que le bébé avait une étrange attitude. En général, Benjamin la reconnaissait. Chris avait travaillé si souvent avec Debbie au jardin d’enfants que le petit Benjamin avait vu Chris presque tous les jours durant ses premiers mois.
D’habitude, avec elle, il se montrait plein de vie et d’entrain. Mais ce jour-là Benjamin était inerte, comme mort. Il avait les yeux complètement immobiles. Il était dans ses bras comme une poupée de chiffon et ne bougeait pas.
Vern connaissait vaguement Buschnell. Ils bavardaient quelquefois pendant que Vern arrosait sa pelouse et que Buschnell s’occupait de ses fleurs. Un soir, un tas de bois de construction fut abandonné dans l’allée des Damico et il dut le signaler à Buschnell. Ce dernier s’excusa et dit qu’il allait appeler les menuisiers. Le lendemain matin le bois avait disparu. Ça donna à Vern l’impression qu’il avait affaire à un homme consciencieux.
Martin Ontiveros s’approcha de Vern et dit : « C’est Gary qui a fait le coup. » « Gary qui ? » fit Vern. Le jeune homme répondit : « Gilmore. » « Comment sais-tu que c’est Gary ? demanda Vern. Tu l’as vu ?
— Non, dit Martin Ontiveros.
— Alors comment sais-tu que ça n’est pas moi qui ai fait le coup ? répliqua Vern. Tu n’étais pas là quand ça s’est passé. »
Vern dit : « Va prévenir la police. Si tu crois que c’est lui, va le dire. » Martin Ontiveros déclara alors que Gary était passé à la station-service et qu’il y avait du sang plein son pantalon. « Ma foi, songea Vern, il faut vérifier. » Il attrapa un flic qui avait épousé une nièce d’Ida, Phil Johnson, et lui demanda de voir ça. Il y eut un échange de conversations sur les radios de police, puis Phil revint en ligne et dit : « Ça doit être lui, Vern.
— Tu crois que c’est lui qui a fait ça ? demanda Ida.
— Hé oui, il l’a probablement fait, ce connard », fit Vern.
Glen Overton, propriétaire du City Center Motel, venait d’entendre les informations à la télé quand Debbie téléphona. Il habitait Indian Hills, à l’autre bout de Provo, et il se précipita au volant de sa BMW verte en brûlant tous les feux rouges en chemin.
Lorsqu’il arriva, c’était le chaos dans la rue. Il n’y avait que des policiers et des badauds qui encombraient le trottoir et la chaussée. Il y avait une rumeur étrange dans l’air, comme si tout le monde attendait un hurlement. Glen se demandait s’il s’agissait d’une catastrophe ou d’une fête foraine.
Avant même d’essayer d’entrer dans le bureau, il vit Debbie plantée toute seule devant son appartement. Elle semblait en état de choc. Il la prit par les épaules et la serra contre lui. Elle ne cessait de demander : « Est-ce que Ben va mourir ? » Comme on ne voulait pas la laisser revenir dans le bureau, Glen finit par lui demander d’attendre dehors une minute.
Glen déclina son identité et entra, puis il regarda les infirmiers s’affairer autour de Ben. Les policiers traçaient des marques à la craie sur la moquette et photographiaient une cartouche vide traînant à terre. Lorsqu’il vit un infirmier en train d’administrer un massage cardiaque à Ben, le bas de la paume imprimant un rythme énergique à la poitrine, il comprit que Ben était mort ou n’en était pas loin. Le massage cardiaque constituait la dernière ressource.
Un inspecteur demanda alors à Glen de faire le compte des reçus et d’estimer la perte. Glen répondit aussitôt qu’on ne gardait jamais beaucoup plus de cent dollars dans la caisse. Toute somme supérieure serait cachée dans l’appartement.
Sur ces entrefaites, les infirmiers furent prêts à emmener Ben. Glen Overton trouva Debbie et, dès que l’ambulance eut démarré, il la prit dans sa BMW et suivit.
Pendant le trajet, tout en conduisant, Glen essayait d’assimiler l’ironie du sort qui voulait que Ben ait pris cette place parce qu’il pensait ainsi sauver sa vie.
Le jour où Glen avait rencontré Ben pour la première fois, celui-ci lui avait dit qu’il travaillait à Salt Lake mais qu’il avait horreur de faire le trajet. Il disait avoir l’impression qu’un jour ou l’autre il allait se tuer en voiture. Glen fut sensible à la conviction de Buschnell. Il y avait eu un certain nombre de bons candidats du niveau de Ben, mais l’ardeur avec laquelle il disait vouloir ne plus prendre la route lui valut la place. Glen ne le regrettait pas. À vrai dire, il n’avait jamais eu de gérant plus désireux d’en faire davantage. Ben n’avait cessé de lui expliquer qu’il voulait avoir une vie ordonnée et être prêt à toute éventualité. Ben était un peu obsédé par l’idée de n’avoir pas encore terminé ses études et d’avoir une femme qui attendait peut-être un second enfant.
Ida téléphona à Brenda. « Mon chou, quelqu’un a abattu ce cher M. Buschnell, notre voisin. » Ida se mit à pleurer. Entre deux sanglots, elle ajouta : « Quelqu’un a vu Gary s’enfuir. On l’a identifié. »
« Oh ! maman. » Toute la soirée, Brenda avait éprouvé un sentiment de désastre.
« Il va venir te voir, fit Ida. Il le fait toujours. »
Brenda connaissait la standardiste de la police d’Orem, alors elle lui téléphona et dit : « Ça n’est qu’une idée, mais je crois que je vais avoir la visite de mon cousin. Tâche d’attraper Toby Bath avant qu’il ne soit plus de service. »
Toby était son voisin. C’était un peu comme avoir sa police personnelle.
Ensuite ils fermèrent les portes à clef et Johnny prit son 22 long rifle. Ils avaient à peine terminé que le téléphone sonna. C’était Gary. « Brenda, dit-il, est-ce que Johnny est là ? Je peux lui parler ? » Brenda se dit : « Tiens, c’est différent. En général c’est à moi qu’il veut parler.
— Johnny, dit-il, j’ai besoin d’aide.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— On m’a tiré dessus, fit Gary. Je suis salement blessé, mon vieux. Je suis chez Craig Taylor et j’ai besoin de ton aide. »
À l’hôpital, Glen Overtone s’efforçait de faire penser Debbie à autre chose, alors il la fit téléphoner à son oncle de Pasadena. Cela parut lui donner l’envie d’informer d’autres gens, car lorsque Chris et David Caffee arrivèrent avec Benjamin, Debbie demanda tout de suite à Chris de contacter l’évêque de Ben, le doyen Christiansen. Ça ne fut pas facile.
Il y avait toute une kyrielle de Christiansen dans l’annuaire du téléphone de Provo-Orem, et tous avec une orthographe différente.
On finit par installer Debbie dans un petit bureau. Elle resta assise là à se dire qu’elle devait croire à quelque chose. Alors elle s’efforça de croire que Ben allait s’en tirer. Puis elle se rendit compte que le docteur était entré dans la pièce avec l’évêque Christiansen et qu’ils étaient tous les deux assis devant elle. Pourquoi le docteur n’était-il pas avec Ben ? Et puis un autre médecin entra. Ils étaient tous assis. Elle ne comprit que lentement : ils attendaient de rassembler leur courage.
L’évêque Christiansen la regarda en murmurant doucement. Elle n’entendait pas ce qu’il disait. Elle ne cessait de regarder ses cheveux argentés. Le médecin expliqua que si Ben avait vécu, il serait devenu un légume. Cette pensée-là pénétra dans son esprit et lui éclaircit les idées. Debbie dit : « Si Ben avait vécu, il aurait été tendre et j’aurais pu le nourrir et m’occuper de lui. » Elle n’avait jamais été plus certaine de ce qu’elle savait. « Au moins, dit-elle, je l’aurais eu avec moi. »
Elle avait rencontré Ben à l’institut mormon du collège de Pasadena alors qu’elle avait vingt et un ans. Elle n’avait jamais rêvé de sortir avec lui. Il était grand et très beau garçon avec une haute crinière de beaux cheveux bruns, et elle n’était qu’un ex-garçon manqué format de poche, avec un gros nez épaté et un menton un peu fuyant. Cependant, elle s’arrangea pour être assise derrière lui. Elle voulait l’avoir à portée de regard.
Il fallut un moment à Ben pour l’inviter à sortir, mais pour le réveillon de Noël 1972, il le fit, et ils allèrent au temple. Debbie ne gardait aucun souvenir du sermon de l’évêque ; elle était assise auprès de Ben. Ils se revirent deux jours après et leur grand bonheur consistait à se regarder. Ça faisait à peine une semaine qu’ils sortaient ensemble qu’ils décidèrent de se marier.
Glen Overton se trouvait avec Debbie lorsqu’on l’emmena voir Ben. Pour Glen, ce fut la partie la plus pénible de la soirée. Il était en train de regarder quelqu’un à qui il avait parlé trois heures plus tôt. Et maintenant, ce quelqu’un était allongé, le visage bleu, la bouche ouverte. Glen avait vu une fois un garçon tué dans une avalanche. Là, c’était pire.
Un drap recouvrait Ben jusqu’au cou, mais Debbie s’avança, le prit dans ses bras et le serra contre elle. Elle l’avait vraiment pris dans ses bras. Il fallut la tirer. Elle résistait. On la laissa encore trente secondes avant de lui demander de sortir. Et puis il fallut l’emmener de force.
Un médecin prit Chris Caffee à part. « Est-ce que ce serait possible que Debbie rentre avec vous ? Elle n’a personne à Provo. » Chris répondit : « Oh ! bien sûr, à condition que la police surveille ma maison chaque minute de la nuit. » On n’avait toujours pas trouvé le meurtrier.
En sortant de l’hôpital, une infirmière les suivit jusqu’à la voiture et leur remit un sac contenant les vêtements ensanglantés de Ben, l’argent qu’il avait sur lui et sa montre. L’infirmière demanda : « Vous voulez son alliance ? » Debbie les regarda et dit : « Est-ce que je la veux ? » David dit : « Oh, pourquoi ne pas la prendre ? » Chris dit : « Si tu décides que tu n’en veux pas, tu peux la lui faire remettre au doigt. » Ils étaient là à attendre le retour de l’infirmière. Elle revint et dit : « On ne peut pas lui retirer son alliance. Il est trop gras. Vous voulez qu’on la coupe ? » Elle était épouvantable. Ils dirent : « Laissez-lui son alliance. » Debbie commençait à pousser de petits gémissements. Elle n’allait pas éclater en sanglots, ni avoir une crise de nerfs, mais elle s’effondra.
Julie Taylor était rentrée de l’hôpital ce jour-là et dormait avec Craig dans leur grand lit quand on frappa. Craig alla à la fenêtre pour regarder. Gary était sur le perron. Le plus naturellement du monde il dit : « On m’a tiré dessus. » Il exhiba à l’attention de Craig une main ensanglantée en disant qu’il souffrait beaucoup.
Gary ne demanda pas s’il pouvait entrer et Craig n’avait pas tellement envie de le laisser entrer. Sans trop savoir pourquoi, il n’avait pas envie de le lui proposer. Julie venant de sortir de l’hôpital, il ne voulait pas du sang dans toute la maison et qu’elle soit obligée ensuite de nettoyer.
Gary, toutefois, ne semblait pas s’en offusquer. Il dit simplement qu’il avait besoin d’aide. Il lui fallait des vêtements de rechange. Il voulait aussi que Craig le conduise à l’aéroport.
« Si tu veux, lui dit Craig, je vais t’emmener à l’hôpital.
— Non, fit Gary à travers la porte, je ne veux pas. » Il ne faisait pas du tout le matamore. Il remuait à peine les lèvres, puis il dit : « Alors, téléphone à Brenda. »
Lorsque Craig entendit la voix de celle-ci, il passa le téléphone à Gary par la fenêtre qui donnait sur le perron. Julie était vraiment fatiguée. Du coin de l’œil, Craig s’aperçut qu’elle s’était déjà rendormie.
Tandis que Johnny parlait à Gary, Toby Bath et son collègue, Jay Barker, arrivaient chez Brenda et lui firent signe de sortir. Au moment où elle arrivait à la hauteur de la voiture de police, elle entendit sur leur radio un message d’alerte à tous les postes. Une voix disait : « Gilmore est considéré comme armé et extrêmement dangereux. Soyez prêts à tirer à vue. »
Elle se mit à crier. « Entrez, réussit-elle à dire, Gary est au téléphone. »
Johnny avait besoin d’un crayon pour noter l’adresse que Gary lui donnait, aussi tendit-il le téléphone à Brenda. Elle reprit ses esprits et dit : « Comment vas-tu, Gary ? »
Il lui raconta une histoire à propos d’un homme en train de cambrioler un magasin, si bien qu’il s’était fait tirer dessus en essayant de l’en empêcher. Son récit ne tenait pas debout et il était un piètre menteur. Vraiment.
« Veux-tu venir me rejoindre ? » demanda Gary.
« Oui, dit-elle, je vais venir. J’ai de la codéine et des pansements. Où es-tu ? » Il donna l’adresse. Elle la répéta bien fort pour que Johnny la note. Toby Bath et Jay Barker étaient là, en uniforme, et la notèrent aussi.
Ça n’arrangeait pas tellement les choses que Gary fût chez Craig Taylor. Craig avait une femme et deux enfants. Brenda s’imaginait la fusillade. Mais dès qu’elle eut raccroché, les flics proposèrent que Johnny prenne sa camionnette. Eux se cacheraient à l’arrière.
Si Gary découvrait qu’il avait amené les flics avec lui, tout le monde allait déguster. Johnny se surprit à allumer une cigarette alors qu’il venait d’en poser une à peine allumée dans le cendrier, et dit : « Je n’ai pas envie d’y aller. » Johnny n’avait jamais eu aussi peur de sa vie. À la réflexion, les policiers convinrent que c’était trop risqué.
Brenda dit : « Je vais y aller. Je ne pense pas que Gary me fasse du mal. Laissez-moi lui soigner la main.
— N’y va pas », dit Johnny.
Les flics dirent non. Pas question.
Brenda ne savait pas si elle était soulagée ou consternée.
Johnny se rendit au commissariat de police d’Orem avec Toby Bath et Jay Barker pour voir ce qui pouvait être décidé. En attendant, le chef de la police d’Orem appela Brenda et dit : « Faites patienter Gilmore le plus possible. Nous avons besoin de temps. » Ils convinrent que Brenda communiquerait avec la police par son émetteur CP et qu’elle pourrait ainsi garder sa ligne téléphonique libre pour Gary.
Craig rappela peu après. Il dit : « Dis donc, Gary commence à s’énerver. Depuis combien de temps est-ce que Johnny est parti ?
— Explique à Gary, dit Brenda, que comme d’habitude Johnny est en panne d’essence. » Cela le calmerait peut-être quelques minutes. Johnny était célèbre dans la famille pour toujours retarder tout le monde pendant qu’il allait chercher de l’essence. Dans la rue, devant la maison de Brenda, des voitures de police hurlaient à tous les coins.
Craig appela de nouveau. Brenda lui dit qu’elle n’avait pas eu de nouvelles de Johnny, mais qu’il avait dû se perdre. Les gens qui habitaient Orem, précisa-t-elle, vivaient dans une ville aux rues tracées au cordeau et c’était facile. Ils étaient trop gâtés. Ils ne savaient pas se débrouiller dans les rues bizarrement tortueuses de Pleasant Grove où la Quatrième Rue Nord ne se gênait pas pour s’enfiler autour de la Troisième Rue Sud.
Elle appela la police pour annoncer que Gary s’impatientait. Brenda avait l’impression de trahir. La confiance de Gary était l’arme qu’elle utilisait pour le coincer. C’était vrai qu’elle voulait le coincer, se dit-elle, mais elle ne voulait pas, non elle ne voulait pas avoir à le trahir pour le faire.
Craig était sorti pour tenir compagnie à Gary. Ils étaient assis dans l’ombre, sur le perron du bungalow. Comme ça s’était passé pendant qu’il dormait, Craig n’était pas au courant des meurtres de la nuit. Il s’inquiétait encore à propos de la veille au soir, mais il ne se sentait pas prêt à poser carrément la question à Gary. Il dit quand même : « Gary, si je savais que tu étais pour quelque chose dans le meurtre de ce Jensen, je te livrerais tout de suite.
— Je jure devant Dieu, fît Gary, que je n’ai pas tué ce type. » En le regardant droit dans les yeux. C’était son truc de vous regarder bien en face.
Gary lui redemanda de téléphoner. Craig entra dans la maison, décrocha le combiné et parla encore une fois à Brenda. Elle était nerveuse. Craig sentait plus ou moins qu’elle avait appelé la police. Elle n’en dit rien à Craig, elle se contenta de lui demander si sa famille et lui allaient bien et si Gary se conduisait convenablement et Craig dit : « Nous allons très bien. Lui aussi. »
Il revint sur le perron.
Gary dit qu’il avait des amis dans l’État de Washington, et qu’il pensait pouvoir se planquer. Il parla de Patty Hearst. Il dit qu’il pouvait entrer en contact avec son vieux réseau. Craig ne savait pas si Gary la connaissait vraiment ou s’il se vantait. Craig lui proposa encore une fois de le conduire à l’hôpital. Gary répondit qu’il était un ancien détenu et que l’hôpital ne comprendrait pas.
Ils restèrent assis une demi-heure. Gary parla d’April. Il dit que c’était une mignonne à la coule. Il dit qu’elle était vraiment bien. Plus il restait là, plus Gary devenait calme. Il était presque abattu. Puis il déclara que quand il se serait installé, il enverrait une toile à Craig. Il dit aussi : « Je t’enverrai ma nouvelle adresse. Tu pourras m’expédier mes vêtements et mes affaires. » Il avait apporté ses toiles, ses poèmes, son enveloppe pleine de photos et ses autres affaires de Spanish Fork. Il dit : « Envoie-moi tout ça quand je serai installé. »
En lui-même, Craig se répétait : « Allons, Johnny espèce de salaud, amène-toi. »
Lorsque les Caffee entrèrent chez eux, ils s’aperçurent que Debbie était couverte de sang. Chris dut l’emmener dans l’autre chambre pour se changer. Debbie voulut alors donner des coups de téléphone. Elle appela sa mère, la sœur de Ben, ses frères et sœurs à elle et l’ami de Ben, Porter Dudson, dans le Wyoming. Elle était cramponnée au téléphone. Elle éclatait en sanglots et disait : « On a tiré sur Ben et il est mort. » On aurait cru un disque.
Chris déplia le canapé-lit de la salle de séjour et David et elle s’allongèrent là pendant que Debbie était assise dans le fauteuil à bascule et berçait Benjamin.
Maintenant c’était Gary à l’appareil. « Où est John ? demanda-t-il.
— Il devrait être là maintenant, fit Brenda.
— Bon sang, fit Gary, il n’est pas là.
— Allons, mon chou, calme-toi, dit-elle.
— Cousine, Johnny vient vraiment ?
— Il arrive, Gary », dit Brenda.
Elle eut une soudaine inspiration. « Gary, l’adresse, c’est 67 ou 69 ?
— Non, c’est 76, dit Gary.
— Oh ! mon Dieu, dit Brenda, je lui ai donné un mauvais numéro.
— Tu le notes bien cette fois-ci ? dit-il sèchement.
— Écoute, Gary, fit-elle d’un ton humble. Johnny a la radio dans sa camionnette et j’ai un émetteur ici. Je vais l’expédier à la bonne adresse. Un peu de patience. (Elle prit une profonde inspiration.) Si tu te sens faible, dit-elle, ou mal fichu à cause de ta blessure, pourquoi ne sors-tu pas sur le perron où il fait frais pour respirer à fond. Allume la lumière pour que Johnny puisse te trouver.
— Tu crois vraiment que je suis idiot ? fit Gary.
— Excuse-moi, fit Brenda, reste à l’intérieur.
— Bon », dit-il. Il devait encore lui faire confiance.
À peine eut-elle raccroché qu’elle se remit à hurler. Ça lui paraissait si mal d’agir ainsi. Mais elle appela quand même la police et leur dit : « Il devient très impatient. »
À Gary, qui ne tarda pas à rappeler, elle dit : « Écoute, je sais que tu souffres. Détends-toi. Ne bouge pas. »
Brenda était maintenant en liaison avec les chefs de la police de Provo, d’Orem et de Pleasant Grove et elle devinait, à ce que disaient les standardistes, qu’on était en train d’évacuer discrètement les maisons qui entouraient celles de Taylor. Les policiers prenaient position. Un des chefs de la police voulut savoir dans quelle pièce Gary se trouvait et elle leur dit qu’elle pensait qu’il était dans la salle de séjour. Est-ce que la lumière était allumée ? demanda-t-il. Elle dit qu’elle ne le croyait pas.
Sur ces entrefaites, Gary rappela encore une fois. « Si John n’est pas ici dans cinq minutes, je me taille.
— Mon Dieu, Gary, fit-elle, tu es en fuite ou quoi ?
— Je pars dans cinq minutes, répéta Gary.
— Fais attention, Gary, dit-elle. Je t’aime.
— Mais oui », dit-il. Et il raccrocha.
À la police elle dit : « Il va sortir. Je sais qu’il a une arme mais, au nom du ciel, essayez de ne pas le tuer. (Brenda ajouta :) Vraiment. Ne tirez pas. Il ne sait pas que vous êtes là. Voyez si vous pouvez le cerner. » Elle ne savait pas si on l’écoutait.
Après le dernier appel, Craig se contenta de parler à Gary à travers la moustiquaire de la fenêtre jusqu’au moment où Gary finit par dire : « Passe la tête dehors que je voie ton visage. »
Gary serra la main de Craig et dit : « Bon, ils ne viendront jamais, je m’en vais. » Ils se serrèrent la main, une poignée de main solide, Gary regardant toujours Craig dans le fond des yeux. Puis il alla jusqu’à sa camionnette. Craig éteignit la lumière du perron et le regarda s’éloigner sur la route.
Pendant un moment, Brenda suivit l’action détail par détail. Sur le canal spécial de la CB une voix dit : « Gilmore s’en va. Je vois la camionnette. Il démarre maintenant. Il a ses phares allumés. » Puis elle entendit qu’il se dirigeait vers le premier barrage. Elle ne sut pas ce qui se passa ensuite. Il semblait avoir contourné ce premier barrage. Il était parti. Il était quelque part à Pleasant Grove.
Elle entendit quelqu’un de la police dire : « Il faut que je vous coupe maintenant. » Et c’est ce qu’ils firent. Pendant une heure et demie. Elle ne sut ce qui c’était passé qu’après ce temps.
Craig appela Spencer McCrath et lui dit que Gary avait des ennuis, qu’il allait peut-être essayer d’aller chez lui. Craig pensait qu’il avait la police à ses trousses. Spencer dit : « Whoouu, quelle histoire », et décrocha son fusil de chasse qu’il posa juste auprès de la porte.
Des lumières apparurent derrière la fenêtre et les flics crièrent à Craig Taylor : « Sortez les mains en l’air. » Ils fouillèrent la maison. Julie apparut en robe de chambre, mais les flics n’étaient guère courtois. Ils trouvèrent les vêtements de Gary, dirent à Craig d’aller à Provo pour faire une déposition. Ça lui prit toute la nuit.
Une équipe SWAT de Provo, cinq policiers d’Orem et trois de Pleasant Grove, deux shérifs du comté et quelques hommes de la Police routière s’étaient regroupés au lycée de Pleasant Grove, où l’on avait établi un poste de commandement impromptu. Comme il y avait de grands risques de voir éclater une fusillade, on avait commencé à évacuer le secteur autour de la maison de Craig Taylor. Cela voulait dire aller à pas de loup de porte en porte, réveiller les gens, leur faire quitter le quartier : ça prenait du temps. En attendant, on dressait des barrages sur les routes.
Lorsque la nouvelle arriva que quelqu’un s’éloignait de chez Craig Taylor dans une camionnette blanche, tout le monde s’attendait à voir le véhicule foncer.
Ce qui les déconcerta, c’était que la camionnette blanche roulait à une vitesse modérée, qu’elle ralentissait et qu’elle passait en douceur. Ce n’était pas un barrage routier très important. Juste une barrière en travers d’une moitié de la route à deux voies, avec une voiture de police garée sur le côté. Une fois le type de la camionnette blanche passé, on signala qu’il avait un bouc. Alors on comprit : c’était lui. Deux voitures de la police le prirent en chasse.
Deux ou trois flics restèrent sur place. Ils pensaient que ce type pouvait être un leurre qui avait franchi le barrage dans l’espoir que tout le monde allait lui filer le train. Gilmore, ensuite, pourrait passer à pied sans problème.
L’inconvénient d’un barrage, c’est que ça peut déclencher une fusillade. Le lieutenant Peacock, qui dirigeait l’opération depuis le poste de commandement du lycée de Pleasant Grove, avait donc dit à ses hommes que s’il y avait le moindre doute, il fallait laisser passer un véhicule blanc. Puis il reçut confirmation : le conducteur de la camionnette blanche correspondait bien au signalement de Gilmore. Peu après, Peacock vit à son tour la camionnette, à quelques centaines de mètres du lycée, qui roulait vers l’Est en direction des montagnes, en empruntant une rue qui s’appelait Battle Creek Drive. Sans rouler bien vite d’ailleurs. Peut-être dix ou quinze kilomètres au-dessus de la vitesse limite, qui n’était là que de quarante à l’heure. Peacock demanda par radio à une voiture de suivre la camionnette, mais lorsqu’il apprit que tous les véhicules étaient occupés dans le secteur, il monta dans sa voiture de patrouille banalisée, une Chevelle 76 à quatre portes, et se mit à suivre Gilmore. Quelques blocs plus loin, il était assez près pour voir la camionnette. Comme il avait signalé sa position par radio, une autre voiture conduite par Ron Allen vint le rejoindre.
La camionnette blanche tourna à droite et s’en alla vers l’Ouest, par une petite route de campagne déserte, à la lisière de Pleasant Grove. Il n’y avait que quelques maisons de chaque côté, mais le fuyard revenait vers des quartiers plus peuplés. Entre-temps, une autre voiture de patrouille s’était jointe au cortège et Peacock décida qu’il avait assez d’assistance pour arrêter la camionnette. Si la route sur laquelle ils se trouvaient n’était pas vraiment large, elle l’était quand même suffisamment pour laisser passer trois voitures de front. Il demanda alors par radio aux deux autres de se rapprocher sur son côté gauche et, sitôt la manœuvre faite, tous les trois allumèrent leurs projecteurs et leurs feux rouges tournants.
Par le haut-parleur, Peacock cria : « LE CONDUCTEUR DE LA CAMIONNETTE BLANCHE, STOPPEZ VOTRE VÉHICULE, STOPPEZ VOTRE VÉHICULE. » Il vit la camionnette hésiter, ralentir, puis s’arrêter.
Peacock ouvrit sa portière. Il avait sur la banquette avant un fusil Remington de calibre 45 mais, d’instinct, il sortit avec son pistolet de service.
La camionnette blanche s’était arrêtée au milieu de la route. Peacock restait à l’abri de sa portière ouverte. Il entendit Ron Allen ordonner à Gilmore de lever les mains en l’air. Il devait lever les mains sans bouger de sa place derrière le volant. Les lever de façon qu’on puisse les voir par la lunette arrière. L’homme hésita. Allen dut répéter l’ordre une troisième fois avant qu’il finisse par obéir. Allen lui dit ensuite de passer les mains par la vitre du côté gauche. Le conducteur hésita encore, puis il finit par obéir. On lui dit alors d’ouvrir la portière en utilisant la poignée extérieure. Une fois cette portière ouverte, il n’avait qu’à descendre de la camionnette.
Peacock avait maintenant fait le tour en passant derrière sa Chevelle et il était en position derrière les phares, sur le côté droit de la route, là où il faisait sombre. Il avait son arme prête. Il savait que le suspect ne pouvait pas le voir. L’homme serait aveuglé par les lumières de la voiture. À leur tour, les autres policiers prirent place derrière les portières ouvertes de leurs voitures de patrouille.
Sur un nouvel ordre, l’homme s’éloigna de deux pas de son véhicule. Il hésitait. On lui dit de s’allonger sur la chaussée. Il hésita encore. À ce moment, sa camionnette se mit à rouler toute seule. Il hésitait toujours. Il ne savait pas s’il devait courir après la camionnette et serrer le frein ou bien s’allonger sur le sol. Peacock hurla : « LAISSEZ LA CAMIONNETTE PARTIR.
ALLONGEZ-VOUS IMMEDIATEMENT. LAISSEZ LA CAMIONNETTE PARTIR. »
L’homme finit par faire ce qu’on lui disait et la camionnette blanche se mit à avancer en prenant de la vitesse sur la route qui descendait en pente jusqu’en ville.
Lentement, avec douceur, presque comme si elle faisait attention, elle roula sur le bas-côté, enfonça une barrière, traversa un pâturage et vint s’immobiliser dans le champ.
Les trois policiers, arme au poing, avançaient sur l’asphalte. Peacock et un autre policier tenaient leurs armes de service. Le troisième avait un fusil.
Lorsqu’ils arrivèrent à la hauteur de Gilmore, Peacock rengaina son pistolet et fouilla l’homme allongé sur la chaussée. En même temps, l’inspecteur Allen se mit à lui réciter le texte de ses droits constitutionnels.
Vous avez le droit de garder le silence et de refuser de répondre aux questions. Vous comprenez ? demanda Allen. L’homme acquiesça de la tête, mais sans parler.
Tout ce que vous direz pourra être utilisé contre vous devant un tribunal. Vous comprenez ? Nouveau hochement de tête.
Vous avez le droit de consulter un avocat avant de parler à la police et d’avoir un avocat présent durant tout interrogatoire, maintenant ou à l’avenir. Vous comprenez ? Hochement de tête.
Si vous ne pouvez pas vous permettre un avocat, on vous en trouvera un d’office. Vous comprenez ? L’homme acquiesça.
Si vous n’avez pas d’avocat disponible, vous avez le droit de garder le silence jusqu’à ce que vous ayez eu l’occasion d’en consulter un. Vous comprenez ? L’homme acquiesça.
Maintenant que je vous ai informé de vos droits, êtes-vous disposé à répondre aux questions sans la présence d’un avocat ? demanda Allen une dernière fois.
Pendant ce temps, le lieutenant Peacock lui passait les menottes. « Attention à cette main-là. Elle a été blessée », fit l’homme.
Peacock referma les menottes, retourna l’homme et se mit à fouiller ses poches. Le type avait plus de deux cents dollars en monnaie et en petites coupures dans diverses poches de chemise et de pantalon. Il avait assurément un regard bizarre, interrogatif. « Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? disaient ses yeux. Qu’est-ce que je dois faire ? »
Peacock avait l’impression que le prisonnier ne faisait pas un geste sans mesurer ses chances de s’enfuir. Bien qu’il lui eût passé les menottes, Peacock restait sur ses gardes. Il agissait comme si l’homme était encore à capturer. Il y avait une telle résistance dans la façon dont cet homme hésitait chaque fois qu’on lui donnait un ordre. On aurait dit un chat sauvage enfermé dans un sac. Momentanément tranquille.
Un certain nombre de gens avaient commencé à sortir des maisons voisines et faisaient cercle en dévisageant le prisonnier. Le lieutenant Nielsen arriva alors dans une autre voiture de police et à ce moment précis le prisonnier se mit à parler. « Eh, fit-il en désignant Gerald Nielsen, je ne parlerai à personne d’autre qu’à lui. »
On l’installa sur la banquette arrière de la voiture de Peacock, Nielsen monta et dit : « Qu’est-ce qui se passe, Gary ? » Gilmore répondit : « J’ai mal, vous savez ? Vous pouvez me donner un de ces comprimés ? » Il désigna le sac en plastique où on avait mis tout ce qu’on avait pris dans ses poches. Nielsen dit : « Bah, on va t’emmener, te soigner. » Ils démarrèrent.
Bien avant cette arrestation, Kathryne avait passé une horrible soirée. April était repartie et toute la journée il avait fait une chaleur accablante. Cathy et Kathryne avaient laissé les portes et les fenêtres ouvertes et attendaient le retour d’April. Elles regardaient la télévision. La tension était si grande qu’elles n’arrivaient même pas à dormir. Nicole était arrivée avec les gosses et s’était couchée avec eux à même le sol de leur chambre parce que c’était plus frais. Mais Cathy et Kathryne étaient trop énervées et elles restèrent à bavarder, malgré leur peur.
Puis tout d’un coup, le faisceau d’un projecteur balaya les fenêtres. Elles ne savaient pas ce qui se passait. Un puissant haut-parleur retentit, vraiment puissant. « VOUS, DANS LA CAMIONNETTE BLANCHE », entendit-on. Quatre mots « ce fou de Gary » vinrent aussitôt à l’esprit de Kathryne. « Oh ! mon Dieu, c’est ce fou de Gary. » Puis elles entendirent le haut-parleur qui annonçait : « À DEUX, LEVEZ LES MAINS EN L’AIR, LEVEZ LES MAINS EN L’AIR. » Une voix plus calme dit : « Soyez prêts à ouvrir le feu s’il n’obéit pas. »
À ces mots, Kathy et Kathryne se plaquèrent contre le sol. Elles avaient fait cela aussi instinctivement que l’auraient fait des soldats. La chambre était inondée de lumière. Le clignotant de la voiture de police tournait toujours. Lorsqu’elles osèrent relever la tête, elles aperçurent trois policiers qui avançaient sur la route, l’arme au poing. Puis quelqu’un cria : « Ils l’ont eu. »
Nicole s’éveilla d’un rêve insensé et se mit à hurler. Kathryne la serrait contre elle en criant : « Nicole, ne sors pas. Tu ne peux pas sortir ». C’était exactement ce qu’il fallait lui dire pour l’inciter à sortir. Elle se précipita dans la foule plantée sur la route et regardant Gary allongé à terre. Avec toutes ces lumières braquées sur lui, il n’avait pas l’air de comprendre ce qui se passait.
La police ne voulut pas laisser Nicole approcher. Elle se tenait à quelque distance et regardait Gary. Un des flics se mit à interroger Kathryne, qui venait de sortir, et lui demanda : « Vous le connaissez ? » Lorsque Kathryne dit oui, le flic reprit : « Eh bien, quand on l’a eu, il était juste en bas de votre allée. Vous avez eu de la chance. » Un autre flic ajouta : « Nous pensons que c’est lui qui a aussi tué le type hier soir. » Ce fut alors que la panique s’empara de Kathryne. On n’avait toujours pas retrouvé April.
Nicole ne savait pas si elle voulait s’approcher de lui ou non. Elle était plantée là, à regarder les policiers le tenant en joue.
Mais lorsqu’elle eut regagné la maison, elle tremblait, criait et pleurait. Elle prit la photo de Gary et la jeta dans la poubelle. « Cet enfant de salaud cria-t-elle, j’aurais dû le tuer quand j’en ai eu l’occasion ! »
Plus tard ce soir-là, elle passa par toutes sortes d’humeurs. Elle était allongée et des phrases lui traversaient l’esprit comme un disque cassé. Elle répétait et répétait des choses qu’ils avaient dites.
Tobby Bath appela Brenda. « On le tient », lui annonça-t-il. « Il est indemne ? » demanda Brenda. « Oui, fit Tobby, il n’a rien. » « Personne d’autre n’a été blessé ? » interrogea Brenda. « Non, personne. Du beau travail, sans bavure. » « Dieu merci », fit Brenda. Jamais elle n’avait été dans un tel état. Elle n’arrivait même pas à pleurer. « Oh ! dit-elle, Gary va me détester. De toute façon, il n’est pas très content de moi. Mais maintenant il va me détester » Ça la tracassait plus que n’importe quoi.
Chris Caffee n’arrivait pas à dormir et Debbie répétait tout le temps : « Je ne peux pas croire que Ben est mort. Je ne peux pas y croire. »
Ils se sentaient tous plutôt paranos. À un moment Chris se leva pour prendre une douche, mais se mit à trembler en s’apercevant qu’il y avait une fenêtre dans la salle de bains et que le tueur pouvait passer par là. Pendant que l’eau coulerait, elle n’entendrait rien. Ça lui rappelait le film Psycho.
Puis elle revint dans la salle de séjour et faillit pousser un hurlement. Un grand type muni d’une torche électrique entrait dans la cour. Mais ce n’était qu’un policier. Il avait remarqué que la portière de leur voiture était ouverte et un chat était venu s’installer sur la banquette arrière. Ils invitèrent l’homme à entrer et ce fut ainsi qu’ils apprirent qu’un suspect avait été arrêté. On ne savait pas si c’était vraiment le tueur, mais du moins la police avait-elle un suspect.
Debbie n’arrêtait pas de dire des choses auxquelles on ne pouvait pas plus répondre qu’on ne pouvait faire la conversation à son poste de télé. « Quand j’étais gosse, annonça-t-elle, je jouais au rugby avec les garçons. J’aimais bien me balancer sur une corde. » Elle disait cela, assise dans le fauteuil à bascule, en tenant Benjamin. « Oui, c’est chouette », dit Chris depuis le lit du studio.
« Ben avait pris des tas de cours de comptabilité et de gestion, mais ce qui l’intéressait le plus, c’était de côtoyer des gens, fit Debbie, et de les conseiller.
— C’est vrai », fit Chris.
Debbie dit encore : « Nous n’avions jamais le temps de jouer au tennis ni de faire du ski nautique ; il n’y avait jamais de récréation. On travaillait sans arrêt. »
Se balançant dans le fauteuil, en tenant Benjamin, elle regardait droit devant elle. Elle avait des yeux vert sombre, mais en ce moment ils paraissaient noirs. « C’était Ben, reprit-elle, qui avait voulu un accouchement naturel pour le bébé. J’ai accepté parce qu’on avait toujours la même opinion sur tout. »
« Oui, poursuivit Debbie, Benjamin pesait sept livres à sa naissance. L’accouchement n’a présenté aucun problème. Ben était avec moi à l’hôpital. Il avait une blouse blanche de docteur. Tout le temps je sentais sa présence. C’était bien. (Elle marqua un temps.) Je me demande si je suis encore enceinte. Hier, j’ai dit à Ben que je pensais l’être. Je crois que ça lui a fait plaisir. »
Debbie passa toute la nuit dans le fauteuil à bascule avec Benjamin dans ses bras. Elle essayait tout le temps de comprendre cette situation nouvelle, mais il y avait trop de coupures. Voir l’étranger dans le bureau du motel, ç’avait été une coupure dans sa compréhension des événements. Et puis l’instant où elle avait vu la tête de Ben en sang. Ça, c’était une terriblement grande coupure. Ben mort. Elle ne retourna jamais au motel.
Le lendemain après-midi, la mère de Debbie arriva, et les gens de sa congrégation puis l’évêque. Ça n’arrêtait pas. Debbie resta trois jours avec Chris et David avant de retourner à Pasadena. C’était la première fois de sa vie qu’elle voyageait en avion.