Beauchamp l’attendait aux Arrivées, entouré d’hôtesses en mini-jupes orange et roses. Lorsqu’il aperçut DeDe, son sourire devint phosphorescent, et il traversa la foule pour aller à sa rencontre.
Il était très bronzé, et ses yeux scintillaient d’une surprise sincère.
— Tu es en pleine forme ! fit-il, radieux. C’est inouï, on dirait quelqu’un d’autre !
Il se peut même, pensa-t-elle, qu’il y ait deux « quelqu’un d’autre ». Mais même cette idée ne pouvait amoindrir son sentiment de triomphe face à la réaction de Beauchamp.
Elle avait prévu d’être glaciale à son égard, mais un seul coup d’œil à son visage avait suffi à faire fondre sa froideur deneuvienne.
— Ça n’a pas été facile, dit-elle enfin.
Il la serra très fort dans ses bras et l’embrassa passionnément sur la bouche.
— Tu ne peux pas savoir comme tu m’as manqué ! dit-il en enfonçant son visage dans la chevelure de DeDe.
Cela devenait presque insupportable. Était-ce donc cela dont il avait eu besoin ? Rester seul à San Francisco pendant deux semaines ? Assez longtemps pour remettre les choses au clair, pour découvrir à quel point elle comptait pour lui ?
Ou était-il simplement intrigué par son nouveau corps ?
Sur le chemin du retour vers Telegraph Hill, il mit DeDe au courant de ce qu’elle avait raté durant ces deux dernières semaines.
La famille allait bien. Maman avait passé plusieurs jours dans la maison de St Helena à écrire des lettres, pendant que Faust se faisait soigner chez le vétérinaire de famille. Papa semblait de bonne humeur. Lui et Beauchamp avaient bu un verre et discuté cordialement. Plusieurs fois.
DeDe sourit en entendant cela.
— Il t’aime bien, Beauchamp.
— Je sais.
— Je suis heureuse que vous ayez eu l’occasion de parler. Je veux dire : d’homme à homme.
— Moi aussi. Euh… DeDe ?
— Oui ?
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour te prouver que je t’aime toujours ?
Elle tourna la tête pour étudier son profil, comme si elle doutait que ces paroles émanaient de lui. Ses cheveux étaient repoussés en arrière par le vent, et ses yeux fixés sur l’autoroute droit devant. Seule sa bouche, une bouche vulnérable de petit garçon, trahissait son désarroi.
DeDe s’approcha et déposa sa main doucement sur la cuisse de Beauchamp.
Il continua.
— Tu sais à quel moment tu m’as manqué le plus ?
— Beauchamp, tu ne dois pas… À quel moment ?
— Le matin. Ces quelques instants terribles entre le sommeil et l’éveil où tu ne sais pas où tu te trouves, ni même pourquoi tu existes. C’est à ce moment-là que tu m’as manqué. J’avais besoin de toi, DeDe.
Elle serra sa cuisse.
— Ça me fait plaisir.
— Je voudrais que les choses s’améliorent entre nous.
— On verra.
— Vraiment, DeDe. J’essaierai. Je te le promets.
— Je sais.
— Tu ne me crois pas, hein ?
— Je voudrais bien, Beauchamp.
— Je peux le comprendre. Je suis un imbécile.
— Beauchamp…
— C’est vrai. Je suis un imbécile. Mais je vais changer. C’est une promesse.
— Un jour à la fois, OK ?
— OK. Un jour à la fois.
À Halcyon Hill, le soleil couchant se dissimulait derrière les arbres, tandis que Frannie flânait dans le jardin avec son unique confident.
— Je ne sais pas ce qui est arrivé à Edgar, dit-elle, inconsolable, en sirotant son Mai Tai. Avant, il se préoccupait des choses… de nous… Tu sais, c’est drôle, mais quand Edgar était en France pendant la guerre, il me manquait énormément. Il n’était pas auprès de moi, mais il était, comment dire… Maintenant, il est auprès de moi, mais il n’est pas… et je crois que je préférais son absence pendant la guerre !
Ses yeux débordaient de larmes, mais elle ne les frotta pas. Elle était perdue dans une autre époque, où la solitude était belle et non aride, où les photos et les lettres d’amour et la voix mielleuse de Bing Crosby lui avaient permis de franchir l’hiver le plus rude de sa vie.
À présent, c’était l’été, et Bing habitait juste de l’autre côté de la colline. Pourquoi les choses avaient-elles si mal tourné ?
— I’m… dreammminnngg… of a… whiiite… Chrissssmasss… juss like the ones I usssse to know…
Ses larmes l’empêchèrent de terminer.
— Je suis désolée, gémit-elle à son compagnon. Je ne devrais pas t’accabler avec tout ça, mon bébé. Tu es si patient… si bon… Si tu n’existais pas, je serais comme Helen… Oui, je… Déjeuner avec son décorateur, tu te rends compte ! Allez, viens. Il reste encore un fond de Mai Tai dans la carafe.
Sur la terrasse, elle versa un peu de Mai Tai dans une large écuelle en plastique.
Faust, son chien danois, le but avec délectation.