Frannie remarqua que Prue Giroux était perchée sur des talons aiguilles avec lesquels elle déambulait d’une démarche précaire sur le pont-promenade du Sagafjord glissant de pluie. Comme d’habitude, elle portait une robe qui ne convenait absolument pas à la circonstance : crème, à volants… En un mot, affreuse.
En revanche, avec son blazer bleu marine, sa chemise blanche impeccable et sa cravate en soie grise, son compagnon avait l’air aussi princier que le duc de Windsor. Mon Dieu, se dit Frannie, mais comment fait-elle ?
Prue sembla hésiter un instant quand elle aperçut Frannie sur sa chaise longue. Puis elle sourit d’un air un peut trop expansif et agrippa le bras de son compagnon comme s’il s’agissait d’un trophée qu’elle s’apprêtait à exhiber.
— N’est-ce pas merveilleux ? roucoula-t-elle en parlant du paysage.
— Mmm, fit Frannie. Féerique.
— Vous n’avez pas trouvé qu’Albert Bay était un endroit tout à fait fabuleux ? On aurait dit l’un de ces petits villages en porcelaine qu’on trouve chez Shreve’s à l’époque de Noël !
Et parfois, songea Frannie, on est tellement commune qu’on paraît encore plus vulgaire en utilisant « on » à tout bout de champ.
— Connaissez-vous M. Starr ? demanda la chroniqueuse mondaine.
Toujours allongée et drapée dans un plaid, Frannie sourit de son air le plus royal et tendit la main.
— Très heureuse, dit-elle.
— M. Starr est courtier en bourse à Londres, rayonna Prue.
Cette femme est impossible, se dit Frannie. Mais qui d’autre déclamerait le CV de son compagnon avec autant d’empressement ?
— J’adore Londres, laissa-t-elle tomber distraitement.
Le pauvre homme semblait affreusement mal à l’aise.
— Je ne suis pas…
— Il n’est pas Anglais, intervint Prue en lui serrant le bras encore plus fort. Je veux dire… Il n’est pas né là-bas. C’est un Américain qui travaille à Londres.
— Je vois, fit Frannie.
L’homme acquiesça comme pour confirmer la déclaration de Prue, manifestement humilié par son incorrigible snobisme. En tout cas, se dit Frannie, voilà une romance de vacances qui ne tiendra pas jusqu’au bout de la croisière.
— Où sont nos délicieux petits orphelins ? demanda Prue.
Frannie s’efforça de ne pas faire la tête. Cette histoire de prétendus « orphelins », tout comme la mélancolie et un vague mal de mer, faisait partie du voyage.
— Ils sont au cinéma, dit-elle négligemment. Ils regardent Bugs Bunny.
Le sourire le plus chaleureux qu’on pût imaginer se peignit sur le visage aristocratique de M. Starr.
— Ce sont de beaux enfants, apprécia-t-il. Vous devez en être très fière.
— Oh, oui, s’exclama Frannie avant d’ajouter précipitamment : Ils ne sont pas vraiment à moi, bien sûr… Mais je suis seule au monde et ils sont une compagnie si agréable… Et puis, que voulez-vous que je fasse d’autre de tout ce temps que j’ai à ma disposition ?
La réaction de M. Starr fut presque celle d’un intime, comme s’il avait connu Frannie depuis des années :
— Je trouve que c’est extraordinairement généreux de votre part.
Son interlocutrice rosit de plaisir :
— Eh bien, je… Je vous remercie, mais… Eh bien, j’en retire une immense satisfaction…
Sa phrase resta en suspens. M. Starr l’enveloppait d’un regard caressant. Frannie sentait déjà qu’elle avait en commun avec lui quelque chose qu’il ne partageait pas avec Prue Giroux.
— Il faudra que nous en parlions un jour, dit Prue.
— Euh… de quoi ? demanda Frannie, toujours magnétisée par l’extraordinaire regard de M. Starr.
— De cette association de grands-parents adoptifs, expliqua Prue. Je suis certaine que mes lecteurs seraient ravis de lire votre position sur ce sujet.
— Oh, oui, murmura Frannie d’un air absent. Ce serait certainement… très intéressant.
— Je vois bien que vous les aimez beaucoup, reprit M. Starr, ignorant totalement la présence de Prue. Cela se voit sur votre visage. Et quand il y a de l’amour… il y a un lien, même si ce n’est pas celui du sang.
— Du sang ? grimaça Prue.
Frannie eut un sourire indulgent. (Quelle crétine, cette Prue Giroux !)
— Je crois que M. Starr veut parler des liens de parenté, Prue. (Elle se retourna vers son admirateur.) Je les aime, en effet, comme s’ils étaient à moi, M. Starr.
Il cligna imperceptiblement des yeux.
— Je le sais, déclara-t-il.
Quelle réflexion charmante, se dit Frannie, qui essayait toujours de discerner ce qui lui semblait si familier dans le visage de cet inconnu.
— Connaîtriez-vous par hasard un certain Père Paddy Starr, à San Francisco, demanda-t-elle.
— Je lui ai déjà posé la question, bafouilla Prue. Je me demandais la même chose, moi aussi.
— Vous portez le même nom, remarqua Frannie. Je me disais… Il y avait peut-être un…
— Non, dit M. Starr. Beaucoup de gens portent ce nom, probablement.
— Mmm, fit Frannie.
— Au fait, ajouta M. Starr. Si vous avez besoin de quelqu’un pour faire du baby-sitting, je serais heureux de vous rendre service.
— Comme c’est aimable à vous, répondit Frannie avec un sourire rayonnant. Mais je crois que je saurai me débrouiller.
— Je suis très doué avec les enfants, ajouta-t-il.
Frannie hocha la tête : elle n’en doutait pas une seconde.