Une conspiration


Ce fut la ville elle-même, et non la météo, qui fit savoir à Mary Ann que l’hiver s’était finalement installé.

De grandes roues tournaient joyeusement sur le toit de l’Emporium. Des cèdres en aluminium apparaissaient dans les vitrines des blanchisseries chinoises. Et un beau matin de la mi-décembre, un billet fit son apparition sur sa porte :

Chère Mary Ann,

Si tu n’as rien prévu d’autre, je t’invite, toi, et le reste de la famille de Barbary Lane pour fêter le soir de Noël ensemble.

Avec toute mon affection,
A.M.

P.S. Toute aide pour l’organisation est la bienvenue.

Cette nouvelle — ainsi que le joint accroché au billet — lui remonta considérablement le moral. C’était bon, de se sentir à nouveau intégrée dans un groupe. Même si elle ne considérait que rarement ses colocataires comme les membres d’une « famille ».

Mais pourquoi ne pas laisser Mme Madrigal se bercer de cette illusion ?

La fête de Noël devint la nouvelle obsession de Mary Ann.

 

–… et après avoir allumé le sapin, on pourrait peut-être chanter des chansons de Noël… ou bien monter un sketch ? Oh, Mouse, un sketch ! Ce serait super !

Michael resta impassible :

— Génial, Mary Ann. Tu seras Judy Garland et moi je ferai Mickey Rooney.

— Mouse !

— Bon, d’accord. Tu peux faire Mickey Rooney, et je serai Judy Garland.

— Ça ne t’emballe pas du tout, hein ?

— Non. Toi, par contre, tu fonces tête baissée. Ça fait trois jours que tu es intenable.

— Tu as quelque chose contre Noël ?

Il haussa les épaules.

— Tu poses mal la question. C’est Noël qui a quelque chose contre moi.

— Oui… Je sais que c’est devenu un truc commercial et tout et tout, mais ce n’est pas…

— Oh, ça, ça ne me dérange pas. J’aime beaucoup les petites lumières kitsch, les scènes de foule et les rennes en plastique. C’est le côté… mielleux, qui m’écœure complètement.

— Le côté mielleux ?

— C’est une conspiration. Noël est une conspiration pour bien faire sentir aux célibataires qu’ils sont seuls.

— Mouse… Je suis célibataire et je ne…

— Regarde le résultat : tu fais des pieds et des mains pour être sûre d’avoir un endroit où aller !

Il désigna la pièce d’un geste de la main :

— Où est le sapin, si tu es si dingue de Noël ? demanda-t-il. Et les guirlandes ? Et le gui ?

— Il se peut que j’achète un sapin, répliqua-t-elle sur la défensive.

— Ça n’aurait aucun sens. Aucun sens de se traîner jusqu’à Polk Street pour choisir un minable petit sapin de table ! Et de dépenser deux jours de salaire en décorations, comme celles que tu avais à Cleveland, pour le plaisir de rester bêtement assise dans le noir en train de regarder ton sapin clignoter.

— Michael, j’ai des amis. Toi aussi, tu as des amis.

— Les amis rentrent chez eux. Et la nuit de Noël est la plus horrible des nuits pour rester seul au lit, car le réveil ne ressemble pas du tout aux pubs Kodak avec gosses en pantoufles… Ça ressemble à n’importe quelle autre foutue journée de l’année !

Elle se glissa plus près de lui sur le sofa :

— Tu ne pourrais pas inviter Jon ? proposa-t-elle.

— Eh… arrête avec ça, OK ?

— Je crois qu’il t’aimait beaucoup, Mouse.

— Je ne l’ai pas vu depuis…

— Et si moi je l’appelais ?

— Mais merde, à la fin !

— Bon, bon !

Michael prit sa main :

— Pardon. Il y a seulement que j’en ai par-dessus la tête des « Nous » ! avoua-t-il.

— Des quoi ?

— Des « Nous ». Les gens qui ne disent jamais « je ». Il disent : « Nous allons à Hawaï pour Noël », ou bien « Nous emmenons le chien se faire vacciner. » Ils se complaisent dans la première personne du pluriel parce qu’ils se rappellent très bien à quel point c’était chiant d’être une première personne du singulier.

Mary Ann se leva, et le tira par le bras.

— Allez, Ebenezer.

— Quoi ?

— Nous allons acheter des sapins de Noël. Deux sapins.

— Mary Ann…

— Allez. Enfile ton gai costume de fête. (Elle rit de la référence fortuite.) C’est drôle, non ?

Il sourit malgré lui et répondit :

— Nous ne trouvons pas, non !