Fête des Mères, 1977.
La maîtresse de maison d’Halcyon Hill était assise dans le bureau de feu son époux et écoutait un album de Bobby Short tout en sirotant un Mai Tai. Sa bonne, Emma, entra dans la pièce avec le courrier.
— Il y a une carte de Miss DeDe, Miss Frances.
La vieille dame posa son verre :
— Enfin ! Quel bonheur !
— Je savais qu’elle écrirait à sa maman, dit Emma. C’est une bonne fille.
Elle tendit le courrier à Frannie et resta à côté du fauteuil à oreillettes. Emma doit se sentir seule, songea Frannie. Elle a envie de parler de DeDe.
Avec une grimace, Frannie laissa de côté le dernier numéro de New West. La couverture annonçait : DANS LA SECTE DES CANNIBALES, un article de Burke Andrew.
— Je refuse ne serait-ce que de regarder ça, dit Frannie. C’est bien simple : je n’arrive pas à croire à toutes ces choses qui se passent à San Francisco.
Emma acquiesça en grondant :
— Il y a des gens qui vont jusqu’au bout, question religion.
La remarque, Frannie le savait, visait plus à incriminer les épiscopaliens qu’autre chose. Cependant, elle renonça à défendre l’Église. Elle avait déjà suffisamment de croix à porter.
— Où est la carte, Emma ?
— Là, sous la facture de téléphone, Miss Frances.
À la grande déception de Frannie, ce n’était pas une photo. C’était l’une des cartes florentines vert et or personnelles de DeDe et le message était aussi désinvolte que laconique :
Maman,
Nous somrnes confortablement installées.
Les bébés vont bien, je suis bronzée et en pleine forme. J’ai rencontré des tas de gens charmants ici. Je bosse pour la première fois et je suis ravie.
Tu me manques beaucoup, mais je pense que tout est mieux ainsi.
D’or t’embrasse.
Baisers,
DeDe.
Frannie soupira bruyamment et posa la carte devant elle. Emma appuya une main sur son épaule pour la consoler :
— Ne vous faites pas de souci, Miss Frances. Ça lui passera. C’est une fille intelligente. Elle finira par revenir à la raison.
La vieille dame secoua la tête, puis elle se tamponna les yeux avec une serviette de cocktail.
— C’est plus que je ne peux supporter, Emma.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— C’est la Fête des Mères, Emma. À chaque fois, Edgar m’apportait des chocolats de chez Godiva ou quelque chose de ce genre ; parfois j’oublie qu’il n’est plus là et c’est comme si je le perdais à nouveau. Et puis maintenant, Beauchamp n’est plus là non plus… Ni DeDe… Ni mes seuls petits-enfants.
Emma pressa l’épaule de sa maîtresse :
— Il faut que vous soyez courageuse, Miss Frances.
Frannie ne dit mot pendant un moment, puis elle adressa un sourire las à sa bonne :
— Tu es tellement sage, Emma.
— Ne vous faites pas de souci.
Frannie hocha la tête d’un air décidé et reprit la carte postale. Elle plissa légèrement les yeux, puis examina le timbre et le cachet.
— Je ne sais même pas où est la Guyana, dit-elle.
Pendant ce temps, dans la cour du 28 Barbary Lane, Michael Tolliver testait ses jambes comme un poulain qui vient de naître. Mary Ann sortit de la maison.
— Je viens de parler à Mildred, cria-t-elle.
— Ouais ?
— C’est OK, Mouse. Ils peuvent te prendre au courrier dans deux semaines, si tu t’en sens capable.
— Enfin ! Je ne vais plus être une femme au foyer !
— Tu vas aimer le nouveau patron, je crois. C’était le directeur de la création, avant.
— Oh, oh… fit Michael.
— Oui, fit Mary Ann. Pédé comme un foc.
— Oh ! Tout est bien qui finit bien !
— En partie, du moins.
— En partie ? Mais le monde ne s’est jamais aussi bien porté ! Mona et Brian vivent ensemble depuis presque une semaine. Mme Madrigal sourit comme le Chat d’Alice au pays des merveilles. Tu vas peut-être finir riche en vendant tes mémoires… Et Burke encore plus. Je suis redevenu un jeune homme en pleine forme et Jon et moi pouvons maintenant… Bon, laisse tomber ça. Et de surcroît — miracle des miracles ! – ma mère m’a envoyé un gâteau hier.
— Je sais, répondit Mary Ann en souriant. Jon m’en a donné un morceau. Je suis contente qu’elle ait évolué, Mouse.
— Ça, on n’en est pas encore sûrs. Il n’y avait pas de message. Juste le gâteau.
— Elle fait de son mieux.
— Si elle m’avait envoyé un sac à main, j’avoue que j’aurais été un peu inquiet.
Mary Ann égrena un petit rire forcé.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Michael. Quelque chose ne va pas ?
Silence.
— Oh, mon Dieu ! s’exclama-t-il. Pas M. Williams ? On n’a pas découvert son corps, quand même ?
— Non ! Pour l’amour du ciel, Mouse, ne recommence pas avec ça ! C’est à cause de Burke. Il déménage à New York. On lui a offert un poste au New York Magazine.
— Oh, non !
— Je devrais être contente pour lui : c’est une fabuleuse opportunité. La plupart des journalistes seraient prêts à tuer pour avoir l’occasion de travailler là-bas.
— Est-ce qu’il t’a demandé de l’accompagner ?
— C’est la première chose qu’il m’a demandée.
— Et… ?
— Je ne peux pas, Mouse. (Elle jeta un regard désemparé sur la cour.) C’est trop joli, ici.
— Brave fille.
— Non, idiote, tu veux dire. Pauvre idiote. (Silence.) Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez moi, Mouse ?
— Rien, Babycakes. Tu en as juste marre de quitter le bercail.
Il lui prit le bras et l’emmena vers la maison.
— Où on va ? demanda Mary Ann.
— On retourne à Tara, Scarlett. On trouvera bien un moyen de le faire revenir, ce beau gosse. Après tout, ma chérie, demain est un autre jour !