La maison


À l’aube, le désert qui environnait Winnemucca semblait gris et son relief déchiqueté, comme s’il était fait de blocs de béton — ou des fragments d’une autoroute précolombienne, qui sait ?

C’est du moins ce qui sembla à Mona à travers la glace de la vieille Ford Ranchero qui l’emportait à toute allure et sans plus de cérémonie de la gare routière jusqu’à un endroit dénommé le Blue Moon Lodge.

— Tiens, la voilà, brailla Mother Mucca en désignant du menton la maison à façade de stuc tapie non loin.

— Jolie, fit Mona.

— Ouais, répondit Mother Mucca.

— Vous l’avez depuis longtemps ?

— Soixante ans. Ça fera assez longtemps, selon toi ?

Mona siffla, ce qui fit émettre à l’octogénaire un gloussement rocailleux :

— Mother Mucca est une vieille salope !

Avant que Mona eût pu trouver quelque chose à dire du genre : « L’important, c’est l’âge qu’on a dans la tête », la Ranchero s’engagea brusquement sur un parking poussiéreux qui jouxtait le bordel. Mother Mucca appuya longuement sur le klaxon.

— Bon, alors, elle est où, Bobbi ?

Une porte en aluminium claqua et laissa passer une jeune femme blonde à l’air angoissé qui devait avoir un peu plus de vingt ans. Elle portait un short en jean et un chemisier rose noué sur le nombril. Elle accourut vers la voiture en boitillant.

— Bienvenue à la maison ! dit-elle avec un grand sourire.

— Eh bien, qu’est-ce qui t’est arrivé au pied ?

— Rien.

Mother Mucca sauta de la Ranchero en fronçant les sourcils comme un vieux sachem.

— Comment ça, rien ?

— Mother Mucca, je l’ai pas laissé…

— Alors là, tu vas m’écouter, poupée ! Si tu recommences avec ce barjot qui vient d’Elko, je vais te sortir de chez moi à coups de pieds au cul, si vite que tu regretteras d’avoir… T’as rien de cassé, au moins ?

Bobbi secoua la tête.

— Alors, prends les sacs. Tiens, je te présente Judy, fit-elle en désignant Mona du menton. Elle va rester chez nous pour s’occuper du téléphone pendant quelque temps.

Les deux jeunes femmes se saluèrent d’un petit signe de tête.

— File-lui la chambre de Tanya, dit Mother Mucca, qui s’était déjà légèrement radoucie. Mais enlève la balançoire avant.

 

La première étape fut la cuisine, où Mother Mucca sortit un litre de lait et des tartelettes.

— Elle est gentille, hein ?

— Qui ça ?

— Bobbi.

— Oh… Oui, elle a l’air très sympa.

— Givrée, cela dit. Loco comme pas une. Faut la surveiller comme une mère poule. Merde, quand je l’ai dégottée, celle-là, elle était au fond. Elle pouvait pas tomber plus bas.

Mona prit un air compatissant :

— Les drogues dures ?

— Nan, pire : dactylo.

 

La chambre de Mona donnait sur le désert. C’était la dernière d’une suite de chambres qui s’ouvraient sur une véranda, comme dans un motel.

Le mobilier consistait en un lit (ni en cuivre, ni avec matelas d’eau), un fauteuil en plastique vert, une table de chevet en formica et une coiffeuse qui devait remonter à l’époque d’Eisenhower, sur laquelle trônaient, entre autres choses, un animal en peluche (qui appartenait à Tanya ?), une fougère en plastique et un flacon d’eau de cologne Avon en forme de diligence.

Mona s’était allongée à plat ventre sur son lit et se demandait si une semaine passée dans un bordel risquait sérieusement de lui bousiller son karma, lorsque Bobbi entra dans la pièce.

— Toc-toc, fit-elle niaisement.

Mona roula sur le côté et se frotta les yeux :

— Oh, salut ! dit-elle.

— Je t’ai apporté des serviettes.

— Merci.

— Tu t’es installée ?

— Ouais. Merci, Bobbi.

— De rien, Judy, répondit-elle gaiement.

Mona lui rendit son sourire en éprouvant un bizarre sentiment de communion avec cette créature un peu simplette.

— Tu vas aimer Mother Mucca, dit doucement Bobbi. Elle a l’air pas facile quand elle parle, mais elle n’est pas du tout comme ça. Elle nous aime toutes comme ses propres filles.

— J’imagine qu’elle n’en a jamais eu aucune ?

— Non. Pas de fille. Un fils, dans le temps.

— Qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Il s’est enfui, il paraît. Quand il était ado. Il y a longtemps.