Comme Manuel, le jardinier, était de mauvaise humeur, DeDe n’eut pas le courage de lui demander de nettoyer les cochonneries visqueuses qu’il y avait dans la piscine d’Halcyon Hill. Au lieu de quoi, elle s’assit sur la terrasse en mangeant des M&M’s et en lisant un exemplaire de Panique en vol qu’elle avait acheté l’été d’avant.
Avec sa mère à Napa, Beauchamp en ville et papa qui n’était plus qu’un souvenir, elle avait l’impression d’être une princesse orpheline dans un grand manoir. Comme d’habitude, sa solitude l’amena à décrocher son téléphone.
Sauf que cette fois, elle n’allait appeler ni Binky ni Muffy, ni Oona, ni BoBo, ni Shugie.
— Allô, fit une voix suave à l’autre bout du fil.
— Salut. C’est DeDe Day.
— Ah, la Femme Singe !
— Je te promets de ne plus jamais te traîner voir quelque chose de ce genre, dit DeDe en riant.
— Si je me souviens bien, c’est moi qui t’y ai traînée, ma chérie.
— Tu avais raison, cela dit. Un singe avec un masque de femme aurait été plus mignon.
— Peu importe. Au fait… Comment ça va, le ventre ?
— Ça grossit.
— Mais ça ne va pas mieux ?
— Je ne sais pas, vraiment. Je me fais beaucoup de soucis.
— À propos de quoi ?
— Rien de particulier. Je sais que c’est morbide, mais parfois j’ai le sentiment horrible que quelque chose cloche. Mon gynécologue me dit que c’est classique quand c’est la première fois, alors je suppose que je ne devrais pas tant y penser.
— Tu devrais sortir plus souvent.
— Je ne crois pas que je pourrai supporter d’autres femmes singes.
— Allons bon !… Mais arrête de jouer les solitaires, ma chérie !
— En fait, je me demandais si tu serais tentée de venir avec moi à un défilé de mode, ce soir.
Silence.
— Je sais que je te préviens à la dernière minute…
D’orothea émit un petit rire de gorge :
— Tu ne sais pas à quel point c’est drôle.
— Je sais que c’est plutôt rasoir, mais je me disais qu’on pourrait rigoler un peu des…
— J’ai été mannequin, DeDe. À l’agence de ton père. Chez Halcyon Communications.
— Pas possible !
— J’étais l’un des mannequins pour Adorable Pantyhose.
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
— Pour commencer, ton mari m’a virée… Et je n’étais pas sûre que tu le considères autant que moi comme un sale con.
DeDe éclata de rire, d’abord réservée, puis avec un abandon ravi :
— Oh, mon Dieu, D’orothea. Nous sommes séparés, n’oublie pas.
— Oui, mais les choses ne sont plus aussi tranchées, aujourd’hui. Je veux dire, vous pourriez avoir été du genre à continuer de dîner ensemble ou d’aller à des séances de thérapie pour recoller les morceaux.
— Tu connaissais bien Beauchamp ?
— Suffisamment pour avoir eu droit à l’une de ses ignobles tirades.
— Pourquoi t’a-t-il virée ?
— Oh… Je ne suis pas venue à une ou deux séances photo. J’avais la peau… J’avais un problème de peau, et j’étais affreuse. C’est une longue histoire.
— C’est exactement comme ça que je parle de Beauchamp !
— Tu veux toujours que je t’accompagne à ton défilé ?
— Bien sûr ! Plus que jamais, maintenant !
— Tu es sûre qu’ils me laisseront entrer ?
— Certaine. On y va, alors ?
— On y va, ma chérie !
En ville, il se tramait quelque chose d’autre. Raclure avait fini par convenir des derniers détails avec Bruno Koski.
— Bon, t’as bien pigé ? lui demanda-t-il au téléphone.
— Ouais, ouais, j’ai pigé.
— Tu fais rien tant que je t’ai pas appelée. Dès que je t’ai appelée, tu files à la colline de la Legion of Honor. Tu es sûre de savoir ?…
— J’te l’ai déjà dit, mec !
— Il sera un peu plus de huit heures. Je te jure, punkette, que si jamais tu me fous ça en l’air, t’auras pas le fric !
— OK, OK.
Bruno raccrocha.
Un quart d’heure plus tard, la punkette se préparait à sortir. Sa mère apparut sur le seuil de la chambre.
— Tu es vraiment obligée de mettre un sac-poubelle ?
— Y a quoi de mal à ça ?
— Heidi, pour l’amour du Ciel, c’est répugnant ! Il est tout déchiré et… dégoûtant.
— Je t’ai dit d’en acheter des neufs.
— Je refuse de débattre avec toi. Où vas-tu, d’ailleurs ?
— Je… Au Mab.
— Au quoi ?
— Au Mabuhay !
— Tu vas manquer le feuilleton.
— J’en suis malade, tu peux pas savoir !
— Heidi… Promets-moi de ne pas te fourrer du chewing-gum dans le nez ce soir.
Raclure fit un petit sourire à sa mère et retira une boulette de Dentyne de sa narine gauche qu’elle engloutit et se mit à mastiquer frénétiquement.
— Salut, fit-elle en sortant.