Le meilleur père de l’année


Pour la première fois depuis des semaines, DeDe se leva avant Beauchamp.

Quand il entra en titubant dans la cuisine à huit heures moins le quart, elle accueillit son mari avec un baiser et un croissant. Elle était de bonne humeur malgré l’heure matinale ; de beaucoup trop bonne humeur, pensa Beauchamp, et instinctivement il se tint sur ses gardes.

Il s’adossa au comptoir de boucherie en bois brut et se frotta les yeux.

— Tu as un rendez-vous ou quoi ?

— Je n’ai pas le droit de préparer le petit déjeuner de mon mari ?

— Si, tu peux, dit-il d’un ton goguenard en grignotant du bout des dents son croissant, mais ce n’est pas ce que tu fais d’habitude.

DeDe envoya deux échalotes dans la poêle Cuisinart.

— Nous allons manger de l’omelette. Avec ces merveilleuses saucisses françaises de chez Marcel & Henri, dit-elle avec un faible sourire. Je… Je m’inquiète trop pour tout, Beauchamp, et aujourd’hui… Eh bien, j’ai entendu ces imbéciles de perroquets dans les eucalyptus devant la fenêtre et je me suis dit… Eh bien, je me suis dit que nous avons beaucoup plus de chance que pas mal de gens.

Il se massa les tempes : il n’était toujours pas bien réveillé.

— Je déteste ces putains de perroquets, lâcha-t-il.

DeDe se contenta de le regarder droit dans les yeux.

Il se détourna et commença à s’escrimer sur la machine à café. Elle avait sur le visage cette expression idiote et suppliante qu’elle prenait quand elle voulait le culpabiliser. Mais il était hors de question qu’il accepte de subir ça dès le matin.

— Beauchamp ?

Il garda le dos tourné.

— Cette saloperie de cafetière n’a pas été nettoyée depuis au moins…

— Beauchamp ! Regarde-moi !

Il se tourna très lentement en s’efforçant de conserver un sourire pincé.

— Oui, ma chérie ?

— Tu pourrais au moins me dire… si tu es heureux ?

— De quoi ?

Elle posa ses mains sur son ventre enflé :

— De ça, bon Dieu !

Silence.

Elle ne se laissa pas démonter.

— Alors ? insista-t-elle.

— Je suis aux anges.

Elle eut un gémissement mélodramatique et lui tourna le dos.

— DeDe… dit-il calmement. Devenir père implique de grandes responsabilités. J’ai accepté celle d’élever un enfant, mais vraiment à contrecœur. Tu voudras bien me pardonner de ne pas bondir de joie à la perspective de…

— Oh, la ferme !

— Et voilà. Tu recommences à faire de l’esprit.

— Ce n’est pas de tes foutus sermons sur la paternité dont j’ai besoin, mais de ton soutien. Je ne peux pas le faire toute seule, Beauchamp, j’en suis tout simplement incapable !

Il sourit en levant les yeux au ciel et s’approcha de son ventre.

— Il est sûr et certain que tu n’as pas réussi à faire ça toute seule.

— Non, répliqua-t-elle immédiatement, mais il est tout aussi certain que je ne l’ai pas fait avec toi !

Ils restèrent à se fixer par-dessus la poêle, toutes dents dehors. Beauchamp finit par rompre le silence d’un petit rire sardonique, puis il assena un coup de poing sur le comptoir et s’affala sur une chaise Marcel Breuer.

— Pas mal, en fait, comme sortie. Venant de toi.

— Beauchamp…

— Tu aurais pu inventer quelque chose de plus malin pour que je m’intéresse à toi, mais tout bien considéré, ce n’était pas trop mal trouvé.

— C’est la vérité, Beauchamp ! Ce n’est pas toi, le père !

Silence.

— Bon Dieu, Beauchamp ! Tu ne sais pas compter ou quoi ? Écoute… (Sa voix mourut. Elle tira une chaise à côté de lui et s’assit.) Ça faisait longtemps que je voulais te le dire. C’est vrai. J’avais même pensé à…

— C’est qui ? demanda-t-il froidement.

— Je ne crois pas que nous devrions…

— Splinter Riley, peut-être ? Ou bien le charmant, mais visqueux, Jorge Montoya-Corona ?

— Tu ne le connais pas, Beauchamp.

— Comme c’est intéressant ! Mais toi oui ?

Elle éclata en sanglots et sortit en courant de la cuisine. Il savait qu’elle allait s’enfermer dans sa chambre et faire la tête jusqu’au moment où il serait parti. Et là, elle verserait dans sa paume une dizaine de pastilles de toutes les couleurs et les engloutirait d’un seul coup.

Dans les périodes de crise, elle était incapable de résister aux M&M’s.

Lorsque Beauchamp arriva à Jackson Square, Mary Ann Singleton lui transmit ses messages.

— Il y a aussi D’orothea Wilson qui t’a appelé il y a cinq minutes.

Rien de plus : pas de « M. Day, » ni même « Beauchamp ». Il n’avait plus de nom depuis que cette gourde était devenue sa secrétaire.

— J’imagine qu’elle ne s’est pas donné la peine de t’expliquer pourquoi on ne l’avait pas vue à la Icehouse pour la prise de vue Adorable ? grogna-t-il. C’est la troisième qu’elle annule rien que ce mois-ci.

— Elle a dit qu’elle… qu’elle n’est plus comme avant.

— Et ça veut dire quoi, ça, bon sang ?

— Peut-être qu’elle a grossi pendant ses vacances, fit Mary Ann en haussant les épaules, ou alors…

— Ou alors elle n’en a tout simplement plus rien à foutre d’Halcyon Communications ! Peut-être qu’elle veut aller au Mexique, elle aussi !

La pique blessa sa secrétaire exactement comme il l’espérait. Elle se mit à tripoter un trombone :

— Beauchamp… C’était M. Halcyon qui voulait que je…

— Je n’ai pas envie d’entendre encore une fois la même chanson, dit-il avant de se précipiter dans son bureau et d’en claquer la porte.

Sur ce, il rumina en silence sa colère contre la famille Halcyon.