Le château


Le silence fut brisé par le jappement des chiens. Il devait y en avoir de toutes sortes, à en juger par les aboiements : des jeunes, des vieux, des gros et des petits. Michael sourit en se souvenant d’une chaude nuit d’été à Palm Springs où Ned et lui avaient pris des champignons hallucinogènes et essayé d’escalader la clôture de chez Liberace.

— Oh, non, chuchota-t-il. Ne me dis pas qu’il a aussi des caniches d’attaque ?

Ned s’esclaffa et ses dents blanches brillèrent dans l’obscurité :

— Ce ne sont pas des chiens de garde, c’est la famille.

La grande porte néo-espagnole s’ouvrit soudain. Le majordome, un petit bonhomme menu comme un jockey qui devait avoir la soixantaine, la tint ouverte d’une main tandis qu’il retenait les chiens de l’autre.

— Dépêchez-vous, dit-il. Avant que l’un de ces abrutis ne file.

Ned passa le premier, suivi de Michael, comme son ombre sur ses talons. Les chiens — un vieux berger aux yeux larmoyants, deux setters irlandais hystériques et un bâtard courtaud à qui il manquait une patte — se mirent à bondir éperdument autour de celui qui avait naguère partagé cette maison avec eux.

Ned s’agenouilla au milieu d’eux et les cajola l’un après l’autre :

— Alors, Honey ? comment va-t-elle, cette brave fifille ? Oui, Lance, gentil, Lance ! Ooh, Guinevere…

Michael était impressionné. C’était déjà une chose de connaître ***. Mais de pouvoir appeler ses chiens par leurs noms !…

— Et lui, qu’est-ce qu’il devient ? demanda Ned, en prenant dans ses bras le bâtard à trois pattes.

Le majordome leva les yeux au ciel :

— Il s’est sauvé la semaine dernière. Ce petit chenapan est descendu jusqu’à Shuyler Road. C’est Lucy qui l’a trouvé, figurez-vous. Elle a appelé ***. C’est tout juste s’il n’était pas déjà en deuil : il ne voulait plus manger, ne répondait plus au téléphone… Enfin, vous connaissez la chanson.

Toujours agenouillé, Ned souleva le chien pour que Michael le voie bien :

— Noble animal ! Baptisé du nom de ton serviteur, commenta-t-il.

Michael ne comprit pas tout de suite. Il se demandait encore si c’était bien la fameuse Lucy qui avait retrouvé le chien.

— Euh… Tu veux dire qu’il s’appelle Ned ? demanda-t-il.

Le bâtard fit retentir un jappement asthmatique qui lui confirma qu’il avait bien compris. Ned le reposa et se leva.

— Ça remonte à loin, tout ça ! Guido, je vous présente un de mes amis, Michael Tolliver.

Michael serra la main du majordome qui lui adressa un demi-sourire et se retourna vers Ned.

— Monsieur ne reviendra pas avant demain. Vous avez ce soir toute la maison pour vous tout seuls. J’ai laissé le jaccuzi en marche.

Michael poussa intérieurement un soupir de soulagement : il allait avoir au moins le temps de se retaper un peu.

Guido les conduisit le long d’une allée sous une charmille qui entourait la cour. Des boutons de fuchsias violacés leur effleuraient la tête. De l’autre côté de la cour, semblant flotter au-dessus des scintillements rectilignes de Los Angeles, l’immense piscine aux carreaux luisants était la seule source de lumière. On aurait dit une piste d’atterrissage pour Ovnis.

Guido ouvrit une autre porte — la vraie porte d’entrée, présuma Michael. Tout en montant le grand escalier qui menait au deuxième, il eut le temps d’apercevoir d’énormes meubles de style espagnol, des armures et des tapis rouges — ce que Ned appelait « le style Macho première époque ».

— Pour ce soir, je vous ai mis dans la chambre des trophées, annonça Guido d’un air goguenard. Ça vous ira ?

— Très bien, répondit Ned.

— La chambre rouge est sens dessus dessous. Elle a été occupée par deux mômes de Laguna, hier soir. Du gel sur les draps, du poppers sur les tapis : du propre, je vous jure !

Ned et Michael échangèrent un sourire.

— On est beaucoup plus sages, dit Ned.

Il fallut un certain temps à Michael pour se remettre du spectacle qu’il découvrit dans la chambre des trophées : toute une rangée de clichés du magazine Photoplay (la plupart datant des années cinquante), les clés d’une douzaine de villes, des télégrammes d’Hitchcock, de Billy Wilder, de Cecil B. De Mille, des photos de *** dans des cadres en argent. Avec Kennedy, avec Marilyn, avec Ronald Reagan… Et un coussin brodé au point de croix offert par Mary Tyler Moore.

Quand Guido les eut laissés, Michael resta debout, les bras ballants, à secouer la tête :

— Est-ce que c’est sa chambre à lui ?

— Non, la sienne est en face. Tu veux la voir ?

— On a le droit ?

Ned arbora un sourire las.

— C’était ma chambre, dans le temps, n’oublie pas.

Ils ouvrirent une double porte en chêne massif et pénétrèrent dans un endroit qui ressemblait à un décor de plateau figurant une chambre de star. Les fenêtres donnaient sur la piscine et le reste du monde. Le lit était immense, en tous points conforme à ce que Michael avait imaginé pour ***.

Il s’en approcha respectueusement, comme un pèlerin, et s’assit timidement sur le rebord. Avec un sourire penaud, il avoua à Ned :

— J’ai vraiment l’impression d’être un touriste.

— Tu t’y habitueras vite.

— Au lit ? demanda Michael en riant.

Derrière lui, une voix se fit entendre :

— Si vous le désirez, du café vous sera servi demain matin.

Michael bondit sur ses pieds, se sentant pris en faute. Guido était sur le seuil et les observait.

— Merci, répondit Ned, qui ne sembla pas s’en inquiéter. Je faisais juste visiter à Michael.

— Ne déclenchez pas les alarmes, grogna Guido en s’éloignant.

Michael attendit que les pas se fussent éloignés, puis il laissa échapper un petit sifflement inquiet.

— Il fait juste son boulot, expliqua Ned.

— Ouais, fit Michael. Comme Mme Danvers dans Rebecca.