Dix remèdes


Mary Ann eut du mal à dormir dans sa chambre du Potlatch House. À deux reprises dans la nuit, elle fut réveillée par les cris de DeDe et, le reste du temps, elle fut la proie de cauchemars à peine s’était-elle rendormie. La sonnerie du réveil à sept heures et demie constitua presque un soulagement.

DeDe était déjà debout et examinait une carte tout en buvant son café noir. Quand elle se rendit compte que Mary Ann avait les yeux ouverts, elle eut un sourire d’excuse :

— La Nuit des morts-vivants, hein ?

— On s’en sortira, dit Mary Ann en lui rendant son sourire.

— Du café ?

— Je crois que je vais attendre. Je suis déjà assez énervée comme ça.

DeDe se replongea dans sa carte.

— Nous prenons le petit déjeuner avec Prue, si vous n’y voyez pas d’inconvénients. Je veux qu’elle nous conduise auprès de l’homme aux lapins. Ensuite, je crois que nous devrions enquêter auprès des agences de location de voitures et des compagnies aériennes.

Un long silence s’ensuivit durant lequel Mary Ann réfléchit à la tâche monstrueuse qui les attendait. Puis elle se jeta à l’eau :

— DeDe… Vous ne pensez pas que ?…

Elle s’interrompit, soudain gênée à l’idée de paraître manquer de loyauté dans l’entreprise.

— Oui ?… l’interrogea DeDe. Parlez !

— Eh bien… Il me semble que nous perdons du temps, en faisant tout nous-mêmes. Si nous en parlions à la police, elle pourrait publier un signalement, ou quelque chose de ce genre.

— Publier un communiqué dans la presse, oui, c’est plutôt ce qu’ils feront !

— Mais nous ne sommes pas obligées de leur dire qui nous pensons qu’il est… Simplement dire qu’il a enlevé les enfants.

Pour Mary Ann, c’était ce qui importait le plus : quelqu’un avait kidnappé les jumeaux.

DeDe se resservit du café :

— Le problème, expliqua-t-elle, ce n’est pas la police : c’est plutôt lui !

— Mais il ne s’attend tout de même pas à ce que nous…

— Je le connais, Mary Ann. Vous l’oubliez toujours.

— Mais comment pouvez-vous être sûre qu’il ne va pas… Il est évident que les lapins sont une preuve suffisante de sa…

— Les lapins, c’est un geste de mauvais goût, rien de plus. Il a une faiblesse pour les grands symboles. C’était juste sa façon de montrer qu’il est toujours… Papa.

— Mais qu’est-ce qui vous fait croire qu’il ne fera pas de mal aux enfants ?

— Il les aime !

— Vous n’êtes pas sérieuse…

— En tout cas, c’est comme ça qu’il le voit, lui. Qu’est-ce qui s’est passé à Jonestown, d’ailleurs ? Quand le massacre a-t-il commencé, hein ? Au moment précis où le monde extérieur a envahi son petit univers égocentrique d’amour et de paix. J’ai échappé au carnage, Mary Ann, et je ne permettrai pas qu’il se reproduise. Si je veux récupérer mes enfants en vie, il faut que je les retrouve avant que les médias découvrent que c’est Jones. C’est aussi bête que ça.

 

Le petit déjeuner fut accablant. Prue était défaite et Mme Halcyon ne valait pas mieux. DeDe — il faut lui rendre cette justice, pensa Mary Ann — resta calme pendant tout ce temps, et déchargea sa mère et la chroniqueuse de toute culpabilité en échange de leur silence absolu sur l’affaire. Prue n’eut aucune difficulté à se plier à cette condition. Mme Halcyon n’accepta qu’à contrecœur.

Bien entendu, DeDe ne leur laissa pas voir qu’elle savait qui était le ravisseur.

Sur le chemin de l’aéroport, Prue leur montra la maison de l’homme aux lapins. Mary Ann griffonna l’adresse avec l’impression que cette histoire était de plus en plus absurde. Une demi-heure plus tard, Prue et Mme Halcyon étaient à bord d’un avion pour San Francisco, tandis que Mary Ann et DeDe discutaient avec le dernier témoin de l’enlèvement.

— Quand ça s’est passé, j’étais dans la cuisine, dit l’éleveur de lapins. Il était là, avec les gosses : dehors, devant les clapiers. J’ai pas pu me rendre compte de ce qui se passait jusqu’au moment où je me suis approché, et il était déjà trop tard.

Mary Ann prit la mine de circonstance :

— Nous sommes vraiment désolées de…

— Il n’a rien dit ? coupa DeDe. Rien du tout ?

— Ben non. Il n’a pas traîné. J’ai trouvé une pochette d’allumettes un peu plus tard. Il a dû la perdre. Elle venait du Red Dog Saloon, de Juneau. Ça vous dit quelque chose ?

— Vous l’avez encore ? demanda DeDe.

— Attendez.

L’homme rentra dans la maison et revint un instant plus tard avec la pochette. DeDe la retourna, puis l’ouvrit. À l’intérieur était inscrit au feutre un seul mot : Diomède.

– « Diomède » : vous savez ce que ça signifie ? demanda-t-elle à l’homme.

— Non. Désolé.

DeDe fronça les sourcils et jeta la pochette :

— Ça ne signifie probablement rien du tout, lâcha-t-elle.

— Attendez ! s’écria Mary Ann.

— Oui ?

— Diomède !… C’est ça que Prue a entendu : pas « dix remèdes », mais Diomède !