Lorsque DeDe Halcyon Day avait dix ans, ses parents l’avaient envoyée dans une colonie à Huntington Lake. Durant six éprouvantes semaines, elle avait souffert comme seule une gamine trop grosse peut souffrir quand on la force à pagayer dans un canoë, faire de la couture et chanter des chansons sur l’air de Mon beau sapin.
La fin du séjour fut un véritable soulagement : elle échappait enfin à la tyrannie des autres enfants pour regagner le refuge confortable et protecteur d’Halcyon Hill.
Elle éprouvait en ce moment un peu de cette sorte d’impatience à retrouver la maison maternelle, tandis qu’elle remplissait ses sacs Gucci et se préparait mentalement à rentrer à Hillsborough.
Elle voulait laisser Beauchamp derrière elle.
Elle voulait le reléguer au même rang que les orties, les lits en portefeuille et les gamines trop jolies qui parlaient de Tampax d’un air entendu.
Elle voulait qu’il disparaisse.
Mais Beauchamp tenait bon :
— Ce que tu es en train de faire ne résout rien, tu sais !
Elle ne lui prêta aucune attention et continua de faire ses bagages.
— OK. Très bien, tu retournes chez ta mère. Et puis après ? Qu’est-ce que tu crois que les gens vont dire quand les gosses seront nés ?
— Je me fiche de ce qu’ils diront.
— Ce que c’est chic, cet anticonformisme !
— Je les désire, Beauchamp, répondit-elle posément.
— Tu crois que leur père les désire ? Qu’est-ce qu’il va faire, d’ailleurs ? Les emmener sur son porte-bagages quand il fait ses livraisons ?
— Laisse-le en dehors de cela.
— Mais bien sûr ! Au nom du Ciel, n’offensons pas sa délicate sensibilité orientale. Tout ce qu’il a jamais fait, finalement, c’est de foutre un petit coup de son machin exotique à…
— La ferme, Beauchamp !
— Si tu arrêtais ton petit numéro à la Pearl Buck, Miss Cul Coincé ! gronda-t-il. Tu n’en as rien à cirer, de ces mômes, et tu le sais très bien.
— C’est faux.
— La moitié de tes copines ont avorté, DeDe.
— Pas au sixième mois.
— Il suffit d’une simple piqûre. Ce n’est pas plus compliqué que…
— Je refuse d’aborder une nouvelle fois ce sujet.
– « Je refuse d’aborder une nouvelle fois ce sujet », minauda-t-il en imitant sa façon de parler. Merde ! Est-ce que tu te soucies un peu de l’humiliation que tu me fais subir ? Est-ce que tu penses un minimum à Halcyon Communications — la boîte de ton propre père ? (Il baissa la voix mélodramatiquement, devenant presque geignard.) Mon Dieu, DeDe, nous allions entrer au P.U. Club cette année.
— Toi, Beauchamp. Pas moi.
— C’est la même chose, bordel !
Elle leva les yeux et esquissa un faible sourire par-dessus sa valise :
— Plus maintenant.
Il la considéra avec une lueur assassine dans le regard, puis il claqua la porte de la chambre et sortit de la maison comme une tornade.
Penché sur son bureau d’Halcyon Communications, Beauchamp passa le reste de ce samedi après-midi plongé dans la nouvelle campagne pour Tidy-Teen Tampettes. La concentration exigée par cette tâche lui permit de faire le point et, à six heures, il avait trouvé une nouvelle façon d’aborder le problème.
Il appela West Portal.
— Ouais ? grogna une voix à l’autre bout du fil.
Beauchamp savait d’expérience que cette voix rauque ne devait rien à une laryngite.
— Bruno ?
— Ouais, ouais.
— Beauchamp Day.
— Oh ! Je vois. Il te faut encore de la neige. Déjà ?
— Non. Enfin, peut-être que oui. Aussi. Mais j’ai un besoin plus particulier, cette fois.
— J’ai de la Purple Haze, en ce moment. Et puis des Black Beauties qui sont du tonnerre.
— Non. Il s’agit d’autre chose. Tu sais, ton copain qui… qui règle les différends ?
Silence.
— Ce n’est pas ce que tu crois. Rien de grave. J’ai juste besoin de… Eh bien, c’est un peu spécial… Je veux dire, la situation est spéciale.
— Ça va te coûter bonbon.
— Je sais. On peut se voir quand ?
— Ce soir ? À huit heures ?
— Où ?
— Euh… Au Doggie Diner. Sur Van Ness.
— OK. Au Doggie Diner sur Van Ness à huit heures.
— Pas de neige, alors ?
— Non, Bruno, pas ce soir.