La vraie Prue


Les gens racontaient les choses les plus méchantes sur Prue Giroux.

Sa silhouette de liane lui avait permis d’obtenir tout ce qu’elle voulait — sauf le respect. Lorsque les gens parlaient de son divorce d’avec Reg Giroux, c’était toujours pour donner le « beau rôle » à Reg. C’était d’ailleurs lui aussi, par la plus étrange des coïncidences, qui avait les quarante millions de dollars.

Prue en avait eu une partie, Dieu merci. Sans compter la maison somptueuse de Nob Hill. Ainsi que suffisamment de robes de chez Galanos pour tenir jusqu’à la fin de l’administration Nancy Reagan, même si — touchons du bois — elle devait durer huit ans.

Le véritable secret de son pouvoir, cependant, provenait de sa rubrique mondaine dans le magazine Western Gentry. Il importe peu, avait découvert Prue, que votre sang ne soit pas bleu et que votre fortune provienne d’une pension alimentaire. Peu importe également que vous ne sachiez pas ce que c’est que Thaïs, que vous applaudissiez à la fin du premier mouvement ou que vous portiez une robe longue en plein après-midi : si vous écrivez la chronique mondaine, ces salauds vous laissent toujours entrer.

Pas tous, évidemment. Certaines des vieilles familles de San Mateo (elle se faisait un devoir de ne jamais dire « Hillsborough ») demeuraient toujours un peu froides et distantes à son égard. Cependant, les jeunes lionnes semblaient se rendre compte avec tristesse que leurs positions ne seraient jamais totalement acquises si la presse mondaine ne citait pas au moins leurs noms.

Et c’est pourquoi elles l’invitaient à déjeuner.

Généralement pas à dîner : juste à déjeuner. Par exemple, lorsque Ann Getty avait donné sa soirée de février au Bali’s en l’honneur de Barychnikov, il n’avait pas été nécessaire d’inclure Prue dans la liste : les invités l’avaient appelée dès le lendemain matin pour lui raconter tous les détails croustillants.

Vraiment, Prue ne s’en souciait guère. Elle avait fait du chemin pour en arriver là, et elle le savait. Son penchant pour se décrire comme « une simple fille de la campagne » n’était pas une affectation. Elle était réellement une simple fille de la campagne — comme ses six frères et sœurs élevés par un vendeur de tracteurs de Grass Valley et l’Adventiste du Septième Jour qui lui servait d’épouse.

Lorsqu’elle avait rencontré Reg Giroux, alors président d’une société d’ingénierie aéronautique de taille moyenne, Prue était encore une assistante dentaire toute fraîche émoulue de l’école : d’ailleurs, c’était elle qui lui nettoyait les dents à l’époque. Les amis de Reg avaient été horrifiés en apprenant durant le camp d’été de Bohemian Grove la nouvelle de leurs fiançailles.

Pendant un certain temps le mariage sembla marcher. Prue et Reg firent construire dans la région de Mother Lode une immense résidence d’été qui devint le lieu d’innombrables et luxueuses soirées costumées à thème. À sa Fête Rose et Verte, Prue reçut Erica Jong, Tony Orlando et Joan Baez, tout cela le même après-midi. Elle put à peine tenir en place.

C’est ce qui finit par devenir le problème. Aristocrare et content de l’être, Reg Giroux ne partageait ni ne comprenait l’appétit apparemment insatiable de sa femme pour les célébrités. Le déjeuner hebdomadaire de Prue à Nob Hill, qui réunissait des stars et qu’elle avait pompeusement baptisé « le Forum », était si universellement méprisé des vieilles familles que même son mari finit par en ressentir le contrecoup.

Aussi avait-il acheté son départ.

Pour Prue, par bonheur, le divorce avait eu lieu, par une heureuse coïncidence, au moment ou Carson Callas, chargé de la rubrique mondaine de Western Gentry, avait été arrêté — pour attentat à la pudeur. Prue invita donc le directeur du magazine à déjeuner et fit sa publicité. Le directeur, qui était également de la campagne, prit l’élégance étudiée de Prue pour de la grâce patricienne et l’engagea sur-le-champ.

Désormais, elle était seule à la barre.

 

Le chien de Prue, un barzoï de trois ans prénommé Vuitton, avait disparu depuis presque une semaine. Prue était au bord de l’hystérie. Pour ne rien arranger, le type de la police des parcs et jardins restait désagréablement vague devant son désespoir.

— Oui, madame, je crois que je me rappelle votre plainte. Où dites-vous l’avoir perdu, déjà ?

Prue poussa un soupir exaspéré :

— Dans les fougères géantes. En face de la serre. Il était avec moi et l’instant d’après, il avait…

— La semaine dernière ?

— Oui. Samedi.

— Un instant, s’il vous plaît. (Elle l’entendit fouiller dans les dossiers. Ce crétin était en train de fredonner : C’est la Mère Michel qui a perdu son chat… Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’il ne reprît le téléphone.) Non, madame. Rien de rien. J’ai regardé deux fois. Personne n’a signalé avoir aperçu un barzoï au cours des derniers…

— Vous n’avez pas remarqué de Cambodgiens suspects ?

— Pardon ?

— De Cambodgiens. Des réfugiés, vous savez bien ?

— Si, madame, mais je ne vois pas ce que…

— Est-ce qu’il faut que je vous fasse un dessin ? Ils mangent les chiens, figurez-vous ! Ils mangent les chiens des gens !

Silence.

— Je l’ai lu dans le Chronicle, ajouta Prue.

Un autre silence, puis :

— Écoutez, madame. Je vais demander à la police montée d’ouvrir l’œil, d’accord ? Avec un chien comme ça, les risques d’enlèvement sont très élevés. J’aurais bien aimé vous aider davantage, mais je ne peux pas.

Prue le remercia et raccrocha. Pauvre Vuitton. Son sort était entre les mains d’incompétents. Quelque part dans le Tenderloin, les boat-people mangeaient peut-être un barzoï à la sauce aigre-douce et Prue restait impuissante. Impuissante !

Elle fit une petite promenade de dix minutes dans Huntington Park pour se calmer les nerfs avant de rédiger sa chronique. Quand elle revint, sa secrétaire lui apprit que Frannie Halcyon avait téléphoné pour l’inviter à déjeuner le lendemain afin de « discuter d’une affaire de la plus haute importance ».

Frannie Halcyon était la Grande Dame régnante d’Hillsborough. Elle ne communiquait jamais avec les gens de l’espèce de Prue Giroux et les convoquait encore moins à déjeuner.

« Une affaire de la plus haute importance. »

Mais qu’est-ce que cela pouvait bien être ?