Bouclage


Prue s’assit devant sa Coronamatic et se mit à pleurer discrètement. Sa bonne, sa secrétaire et son chauffeur étant tous les trois dans la maison, le moindre étalage (visible ou audible) de chagrin était absolument hors de question.

Elle glissa une feuille dans la machine. Elle resta plantée là, indifférente, comme un drapeau blanc qui signale la reddition, pensa-t-elle, symbole horrible du vide qu’elle éprouvait depuis que Luke était parti. Sur quoi allait-elle pouvoir écrire, en fait ? Lui restait-il une raison de vivre ?

Elle arrachait de nouveau la feuille de sa machine quand le téléphone sonna.

— Oui ?

— Allez, Prudy Sue : envoie !

— Envoyer quoi ?

Aller droit au but était l’ennuyeuse manière qu’avait Victoria Lynch de prouver toute la force des ses intuitions et Prue, cette fois-ci, refusa de jouer le jeu.

— Tu sais très bien : des aveux complets ! Qu’est-ce qui se passe ? Tu es d’une humeur sinistre depuis que tu es revenue d’Alaska.

Silence.

— Tu faisais une tête d’enterrement, à la soirée « Placenta » !

Prue faillit se montrer plus que désagréable :

— Je déteste les soirées « Placenta », OK ? (Celle-là avait eu lieu dans le vaste jardin de John et Eugenia Stonecypher, à Pacific Heights. Selon la tradition sacrée de la famille, le couple avait enfoui les restes du placenta maternel dans un trou au pied d’un petit prunier fraîchement planté, rituel destiné à assurer une longue vie heureuse au bébé des Stonecypher, une petite fille. Prue avait failli vomir.) Ce n’est pas vraiment mon idée d’un bon moment, ajouta-t-elle.

— Tu ne m’as même pas appelée, riposta son amie.

— Je suis un peu dépressive, avoua Prue. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

— Tu pourrais me dire que tu vas m’appeler. Tu peux te reposer sur tes copines, Prudy Sue. Écoute, j’ai des nouvelles tout à fait merveilleuses. J’ai trouvé un endroit où on vend du Rioco !

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Rappelle-toi : le soda brésilien dont Binky nous a parlé au printemps dernier !

— Elle ne m’en a pas parlé, à moi.

— Oui, bon ! C’est bourré d’amphétamines naturelles. La moitié de Rio en prend. C’est du guarana. Je sais, le mot fait penser à de la merde de chauve-souris, mais c’est un truc génial ! Ils en vendent à l’épicerie de Twin Peaks. Si on allait y faire un tour ?

— Je suis en bouclage, Vickie.

— On pourrait y aller cet après-midi.

— Vickie…

— D’accord, reste à te morfondre, alors !

— Tu es gentille de penser à moi.

— Je n’essaie pas d’être gentille, Prudy Sue. Je veux retrouver ma copine.

Un long silence, puis un soupir :

— Je fais de mon mieux, Vickie. Donne-moi un peu de temps, OK ?

— D’accord. Mais arrête de broyer du noir, Prudy Sue. Sors prendre l’air, au moins. Emmène promener Vuitton.

 

C’est ce qui la décida : le petit conseil de sa bonne vieille copine.

Malgré les avertissements répétés du Père Paddy, elle savait que le moment viendrait. Comment aurait-elle pu l’éviter ? Comment ne pouvait-elle pas retourner, ne fût-ce qu’un instant, sur le lieu de ses plus grands moments de bonheur ?

D’ailleurs, elle trouverait peut-être un indice, là-bas… Quelque chose qui aiderait DeDe à retrouver Luke et les enfants. Elle ne serait pas obligée de tout lui dévoiler — juste assez pour la mettre dans la bonne direction. Cela ne pouvait pas faire de mal, n’est-ce pas ?

En outre, elle cherchait aussi des réponses à ses propres questions. Après tout, peut-être que la vérité, si douloureuse fût-elle, la libérerait de cette mélancolie qui la paralysait. Cela valait la peine d’essayer, de toute façon.

Et puis Vuitton avait besoin de se dégourdir les pattes.