Dans une incarnation précédente, Halcyon Communications avait été un entrepôt d’alimentation. À présent, ses murs en brique de couleur pastel resplendissaient de supergraphiques et d’œuvres d’art louées. Souvent, les matrones qui faisaient leurs courses à Jackson Square prenaient les secrétaires de l’entreprise pour des top models.
Cela plaisait à Mary Ann.
Ce qui ne lui plaisait pas particulièrement, en revanche, c’était son travail.
— Le drapeau est hissé, Mary Ann ?
C’était la première question d’Halcyon, le matin. Chaque matin.
— Oui, monsieur.
À chaque seconde, elle se sentait un peu moins comme Lauren Hutton. Qui aurait obligé Lauren Hutton à hisser le drapeau américain avant neuf heures du matin ?
— Il n’y a plus de café ?
— J’ai tout installé dans la salle de réunion.
— Pourquoi diable dans la salle de… Oh, merde… L’équipe d’Adorable est déjà là ?
Mary Ann confirma.
— Réunion à neuf heures.
— Nom de Dieu. Dites à Beauchamp de se magner le cul et d’arriver en vitesse.
— J’ai déjà vérifié, monsieur. Il n’est pas encore là.
— Merde !
— Je pourrais me renseigner auprès de Mildred. Il lui arrive de prendre un café en bas, à la production.
— Oui, faites-le.
Mary Ann s’exécuta avec le sentiment scolaire d’avoir mouchardé. En fait, elle aimait bien Beauchamp Day, malgré son irresponsabilité. Peut-être même l’aimait-elle justement pour son irresponsabilité.
Beauchamp était le beau-fils d’Edgar Halcyon, le mari de DeDe Halcyon, ex-débutante dans la haute société. Diplômé de Groton et de Stanford, le beau et jeune Bostonien était un désirable célibataire quand il emménagea à San Francisco en 1971, pour un stage à la Bank of America.
À en croire les rubriques mondaines, il avait rencontré sa future femme au Bal des Catherinettes de 1973. Et en quelques mois, il avait pu savourer les joies des cocktails au bord des piscines d’Atherton, des brunchs au Belvedere et des week-ends de ski au lac Tahoe.
La période de gestation de l’union Halcyon-Day fut de courte durée. DeDe et Beauchamp se marièrent en juin 73, sur les pentes ensoleillées d’Halcyon Hill à Hillsborough, la propriété familiale des Halcyon. À sa propre demande, la mariée resta pieds nus. Elle portait une robe paysanne d’Adolfo, achetée chez Saks Fifth Avenue. Son témoin, Muffy van Wyck, camarade de chambre à Bennington, récita des extraits de Kahlil Gibran, pendant qu’un quatuor à cordes jouait la musique d’Elvira Madigan.
Après la cérémonie, la mère de la mariée, Frannie Halcyon, déclara aux journalistes :
— Nous sommes si fiers de notre DeDe. Elle a toujours été tellement individualiste.
Beauchamp et DeDe emménagèrent dans un penthouse Art déco très chic sur Telegraph Hill. Ils organisaient de somptueuses réceptions, et tout le monde pouvait fréquemment les apercevoir à de grands galas de charité… Tout le monde sauf, semble-t-il, Mary Ann Singleton.
Une fois, Mary Ann avait bavardé avec DeDe, lors d’un match de softball interagences (Halcyon contre Hœfer Dietrich & Brown). Mlle Day ne lui parut pas trop snob, mais Mary Ann ne put s’empêcher de penser qu’une coiffure à la Dina Merrill faisait ridicule sur une femme de vingt-six ans.
Beauchamp, en revanche, était superbe cet après-midi là, un véritable dieu sur l’Olympe miniature de la butte du lanceur.
Brun, les yeux bleus, les bras bronzés avec reflets de cuivre sous une chemise Lacoste vert délavé…
Elle ne s’était pas trompée : il prenait bien un café à la production.
— Sa Majesté requiert votre présence dans les appartements royaux.
Elle n’hésitait pas à utiliser ce type d’irrévérence avec Beauchamp. Elle était persuadée d’avoir trouvé en lui une âme sœur.
— Dites-lui que le Prince bâtard arrive incessamment.
Quelques secondes plus tard, Beauchamp se tenait debout à côté du bureau de Mary Ann, avec son sourire confiant de diplômé de Stanford.
— Laissez-moi deviner. J’ai foutu en l’air le budget Adorable, non ?
— Pas encore. Il y une présentation à neuf heures. M. Halcyon était nerveux, c’est tout.
— Il est toujours nerveux. Je n’avais pas oublié.
— Je le savais.
— Vous me trouvez pas mal, n’est-ce pas ?
— Comme responsable de budgets ?
— Comme homme.
— Question déloyale. Vous voulez un bonbon à la menthe ?
Beauchamp fit signe que non, et s’affaissa dans un fauteuil Barcelona.
— C’est vraiment un vieux con, non ?
— Beauchamp…
— Nous déjeunons demain ?
— Je crois qu’il est déjà pris.
— Je ne pensais pas à lui. Je pensais à vous. Il vous laisserait sortir de votre cage pendant une heure ?
— Ah… bien sûr. En filant à l’anglaise.
— Pour aller manger italien, ça sera parfait.
Mary Ann eut un petit rire, puis sursauta quand Halcyon l’appela à l’interphone.
— J’attends ! lança son patron.
Beauchamp se leva et fit un clin d’œil à Mary Ann :
— Eh bien, l’impatience n’est pas réciproque.