Panique à Sitka


Le serveur vit la stupéfaction se peindre sur le visage de Prue et s’efforça de sourire aimablement.

— Peut-être attend-il que vous… le rejoigniez, hasarda-t-il.

— Il n’a rien dit ?

— Non, madame. Il a juste payé la note et il est parti.

Prue le fixa, mortifiée, puis elle regarda de nouveau les chaises vides. Elle remarqua que Luke avait laissé un pourboire. Mais au nom du ciel, que se passait-il ? Était-ce sa façon de la punir ? Cette petite querelle à propos de l’hydravion ne justifiait tout de même pas ce genre de tour puéril !

Et de quel droit entraînait-il les orphelins dans ce… cette ?… Peu importait. Prue était défaite, rouge d’humiliation. Il allait devoir fournir une bonne explication justifiant sa conduite !

Elle quitta le restaurant et regarda des deux côtés de la rue. À droite, la petite église russe grise et blanche offrait refuge à un flot ininterrompu de touristes. Peut-être était-ce cela ? Peut-être les enfants s’étaient-ils impatientés pendant qu’elle était aux toilettes et Luke les avait-il emmenés à l’étape suivante de la visite de Sitka ?

Peut-être pensait-il qu’elle s’en douterait…

Elle entra dans l’église, laissa deux dollars dans le tronc et resta au fond à scruter la salle. Elle reconnut plusieurs personnes, dont la brune si voyante qui accompagnait souvent Frannie Halcyon, mais Luke et les enfants n’étaient pas là.

Elle ressortit et réfléchit aux choix qui se proposaient à elle. Si en fait Luke essayait de lui faire comprendre quelque chose, eh bien il n’avait qu’à aller se faire voir. Elle pouvait très bien visiter la ville toute seule, si besoin était. D’un autre côté… Si quelque urgence imprévue avait forcé Luke à quitter le restaurant ?

Une urgence dans les cinq minutes ? OK… Mais de quelle nature ?

Elle retourna à grands pas au restaurant et, par la vitrine graisseuse, explora l’intérieur du regard.

Rien.

Reste calme, s’ordonna-t-elle. Il y a une explication. S’il avait décidé de la mettre dans tous ses états, il avait parfaitement réussi. Cela dit, elle ne le lui avouerait jamais. Elle ne lui donnerait pas le plaisir de la voir pleurer.

Elle rebroussa chemin et retourna vers le bateau, lançant de temps à autre des regards obliques dans les rues voisines. Une fois parvenue à trois pâtés de maisons de l’église, elle passa devant une ruelle où une petite silhouette en fourrure attira son regard.

C’était l’un des orphelins. La petite fille.

Elle était au bout de la ruelle, gentiment debout devant un bâtiment en bois.

— Hé ! s’écria Prue.

La petite resta un instant immobile, l’air hésitant, puis elle agita la main.

Son nom ! songea Prue. Comment s’appelle-t-elle, déjà ?

S’en souvenant, elle s’écria :

— Anna ! C’est moi ! M. Starr est là ?

La réponse lui vint sous la forme d’une ombre immense… puis de Luke lui-même, qui apparut sur la gauche et plongea pour s’emparer de l’enfant effrayée.

— Luke ! Mais bon sang, qu’est-ce que tu fais ?

Il tourna la tête en un mouvement saccadé et mécanique, comme un robot, plongea son regard dans le sien… Et elle fut terrifiée. La fureur qu’elle lut dans ses yeux lui glaça la moelle. Qui était cet homme ? Mais qui donc était-il ?

Elle courut vers lui en criant :

— Qu’est-ce que j’ai fait, Luke ? Dis-moi au moins ce que j’ai fait ?

Mais il avait disparu. Il avait détalé dans une autre ruelle, Anna sous le bras.

Prue continua à courir, le cœur battant à tout rompre. Elle vit Luke traverser un terrain vague, puis disparaître dans un taillis de hautes herbes et de fleurs. Où était l’autre enfant ? se demanda Prue ? Mais qu’avait-il fait d’Edgar ?

En essayant de le suivre, elle se prit le talon dans un ressort rouillé et s’étala de tout son long. Elle resta allongée sur le sol, incrédule, s’étouffant de ses sanglots tandis que le sang ruisselait déjà sur sa cheville.

— Luke ! hurla-t-elle. S’il te plaît, Luke, je suis blessée… Je t’en prie… Je t’en prie !…

Mais il n’y eut pas de réponse.

Toujours à plat ventre, Prue trouva un bout de chiffon sale qui traînait par terre et en tamponna frénétiquement sa cheville.

Elle se redressa et s’assit en s’appuyant contre un mur, pétrifiée à l’idée de la gravité de ce qui venait de se produire :

Un homme sans nom de famille, un homme qu’elle avait aimé, un homme qui portait les papiers du Père Paddy Starr, venait de kidnapper les petits-enfants adoptifs de Frannie Halcyon dans une ville du sud-est de l’Alaska. Et le Sagafjord allait appareiller dans moins de deux heures.

Le moment était venu d’assumer les conséquences de ses erreurs.