Certains petits matins, Vincent se sentait comme le dernier hippie au monde.
Le Dernier Hippie. L’expression prenait une sorte de grandeur tragique, à Oak Street, dans la salle de bains de son appartement, alors qu’il ébouriffait sa chevelure ambrée afin de cacher son oreille manquante.
Si on ne peut pas être le premier, il restait la douce et noble satisfaction d’être le dernier. Le Dernier des Mohicans. Le Dernier Repas. Le Dernier Hippie !
Il avait un jour mentionné le concept à sa Vieille, quelques jours à peine avant qu’elle ne le quitte pour s’engager dans l’armée israélienne ; mais Laurel avait répliqué par un ricanement méprisant. « C’est trop tard, avait-elle lancé, lui soulevant une touffe de ses cheveux du côté gauche. Tu n’es plus que neuf dixièmes du Dernier Hippie. »
Elle n’avait pas toujours été ainsi.
Pendant la guerre, elle avait été tout à fait différente. Ses intransigeances de grande constipée de l’intellect avaient pu trouver un exutoire dans des trips positifs : voyages astraux, bougies de sable, macramé…
Mais post bellum, les choses s’étaient dégradées. Elle s’était inscrite dans un cours d’auto-défense pour femmes, et s’entraînait sur lui pendant qu’il récitait ses mantras. Plus tard, malgré les efforts de ses instructeurs lors d’un stage intensif de méditation Arica de quarante jours, elle développa, du jour au lendemain, une obsession pour le massage Rolfing.
Non pas comme patiente. Comme praticienne.
Cette carrière naissante connut une fin brutale quand un dentiste de Marin County menaça de la faire arrêter pour coups et blessures.
— Il était paranoïaque, affirma Laurel plus tard.
— Selon lui, tu y prenais plaisir, répondit calmement Vincent.
— Évidemment que j’y prenais plaisir ! C’est mon boulot d’y prendre plaisir !
— Et tu racontais des trucs pendant ton massage.
— Quel genre de trucs ?
— Laisse tomber.
— Non. Dis-moi !
— Comme… : « Sale porc de bourgeois ! » et « Les mains en l’air ! »
— Tu racontes n’importe quoi !
— Et il a ajouté…
— Écoute, Vincent ! Qui crois-tu : moi, ou cette espèce de sale porc bourgeois parano ?
Elle était partie, à présent. Loin de l’Amérike.
C’est comme ça qu’elle l’épelait. Avec un k.
La seule pensée à cette excentricité lui fit venir les larmes aux yeux, alors qu’il en était à s’accrocher désespérément aux derniers vestiges de leur vie commune.
Il traîna les pieds jusqu’à la cuisine, et fixa d’un œil torve le poster fluo « Perds pas le nord ».
Laurel l’avait affiché là, il y avait une centaine d’années. Le papier avait été froissé et jauni par le temps, et son message paraissait cruellement anachronique.
Vincent avait perdu le nord depuis longtemps.
Avec sa main à cinq doigts, il se jeta sur le poster et en fit une boule qu’il propulsa à travers la pièce avec un cri d’angoisse bestial. Puis il se précipita dans la chambre à coucher et réserva le même sort à Che Guevara et Tania Hearst.
L’heure était venue de se casser.
La permanence de S.O.S.-Écoute, décida-t-il, était le meilleur endroit pour ça. Un terrain neutre, en quelque sorte. Du domaine public. Rien à voir avec Laurel et lui.
Il arriva à sept heures trente, et se prépara une tasse de café soluble avec l’eau chaude de la salle de bains. Il rangea le bureau, vida les corbeilles à papier et nettoya son scalpel avec du détergent.
Mary Ann arriverait à huit heures.
Il avait tout le temps pour ne pas se rater.
Il inscrivit une dernière fois son nom sur le registre, et éprouva un certain remords pour les âmes torturées qui appelleraient ce soir, cherchant son réconfort.
Que pourrait bien leur dire Mary Ann ?
Et que ferait-elle quand elle le découvrirait ?
Le scalpel est trop sanglant, décida-t-il, en manipulant pour la dernière fois son collier anti-stress. Il doit y avoir un moyen plus propre, un procédé moins éprouvant pour Mary Ann.
L’idée lui en vint soudainement.