Le garde-forestier qui les admit ne regarda pas une seule fois Anna, laquelle était blottie en silence sur le siège avant de la Mercedes d’Edgar.
Au passage, elle adressa un clin d’œil à leur sentinelle impassible.
— J’espère qu’il m’a pris pour une pute, dit-elle après.
— Ce ne serait pas la première fois, répondit Edgar.
Anna serra son genou :
— Pour lui ou pour vous, très cher ?
Il refusa de plaisanter à ce propos :
— Tu es la seule femme que j’aie jamais emmenée ici, Anna.
Ils garèrent la voiture dans le parking adjacent à l’entrée, et entamèrent leur odyssée à pied.
— Eh bien !… fit Anna, alors qu’ils progressaient parmi d’imposants séquoias. Anna Madrigal au Bohemian Grove !
— Tout est bien ainsi.
— Merci, en tout cas…
— J’aurais dû y penser il y a vingt ans.
— Douze.
Edgar sourit.
— Douze, répéta-t-il.
Anna glissa son bras sous celui d’Edgar, sourit simplement, et, toute ébahie, secoua la tête.
Edgar n’eut aucune difficulté à se glisser dans la peau du Lapin Blanc. Son Alice le dévisagea de ses grands yeux quand il lui montra la scène de théâtre du Grove.
— Tu as joué ici ?
— Un jour, j’y ai même fait sensation en Walkyrie.
— Déguisé en femme, Edgar ?
— Ben quoi ? Les Grecs le faisaient bien !
— Les Grecs faisaient tant de choses…
Il sourit :
— Arrête de m’enfoncer !
— C’est ce que disaient parfois les Grecs.
Edgar lui donna une claque sur le derrière et la poursuivit le long de la route de la rivière, sans prendre garde à l’étau qu’il sentait maintenant lui serrer la poitrine.
Les « camps », de petites concentrations de bungalows par lesquelles ils passèrent, portaient des noms comme ceux des suites nuptiales du Madonna Inn : Pays Enchanté, Monastère, Dernière Chance…
Le camp d’Edgar s’appelait Hillbillies en honneur des montagnards du Sud.
Un chalet à deux étages dominait l’enclave et donnait sur une cour pourvue d’une fosse à barbecue. Grâce à sa clé, Edgar emmena Anna jusqu’au deuxième étage, où les attendaient un sofa et une cheminée en pierre.
Anna sourit d’un air rusé :
— Oh, j’ai compris ! dit-elle.
Il répondit par un sourire de satyre.
— Edgar Halcyon, reprit-elle, ne prends pas ton air supérieur. Je peux te battre quand tu veux à ce petit jeu de la décadence !
Elle fouilla dans la poche de son manteau de laine et en sortit un mince étui à cigarette en écaille de tortue. Elle en tira un joint.
— Anna…
— Ça te fera du bien là où ça te fait mal.
Il leva un sourcil :
— Tu veux parier ?
— Pardon. Je… Merde, d’habitude je m’en sors si bien avec les mots.
Il l’excusa d’un sourire. Elle continuait à tenir le joint à sa disposition.
— Anna… dit-il. Tu ne pourrais pas seulement te contenter du dernier survivant d’une espèce disparue ?
Elle fit tapoter sa lèvre inférieure à son joint, et le glissa à nouveau dans l’étui :
— Tu as bougrement raison, murmura-t-elle.
Emmitouflés dans une couverture indienne, ils s’étaient assis devant le feu.
— Autrefois, dit-il, on aurait pu s’enfuir tous les deux dans la nature.
Avec ses doigts, elle ratissa la crinière blanche d’Edgar :
— On est déjà dans la nature, non ? lui fit-elle observer.
— Bon… alors dans la nature sauvage.
— Ce serait merveilleux.
— Rien ne nous oblige à rentrer, Anna.
— Oh si !
Il se tourna et regarda les flammes, lui demandant :
— Tu m’aurais quand même tout raconté, si M. Williams ne s’était pas manifesté ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Ce n’était pas… nécessaire.
— Tu es toujours aussi belle, Anna.
— Merci.
— Que vais-je lui dire ce soir ?
Anna haussa les épaules :
— Dis-lui… qu’il est en retard pour le loyer qu’il doit.
Edgar rit, et la serra dans ses bras :
— Une dernière question…
— Oui ?
— Pourquoi est-ce que tu ne m’as pas invité à ta petite fête ?
— Comment as-tu… ?
— J’ai entendu Mary Ann en parler.
Elle lui sourit avec émerveillement :
— Mon amour !
— Ça ne répond pas à ma question.
— Huit heures, ça te va ?
Il acquiesça :
— Juste après que j’en aurai terminé avec M. Williams.