Voilà qu’elles se retrouvaient au même endroit, là où elles s’étaient rencontrées, dans la vieille gare miteuse des cars Greyhound de San Francisco, sur la 7e Rue.
Mona contempla le buffet, éprouvant un soudain accès de nostalgie, tandis que Mother Mucca buvait bruyamment un café à la cuiller. La vieille dame était toujours aussi grincheuse, mais au moins, elle avait consenti à faire cette visite.
Trois jours seulement avaient passé depuis que Mona lui avait tout raconté sur Andy/Anna.
Et les retrouvailles de la mère et de l’enfant allaient avoir lieu dans moins d’une heure.
Mother Mucca rota.
— Je me sens pas trop bien, grommela-t-elle.
— Ah, non, vous n’allez pas recommencer.
— Je ne recommence pas, Mona. Mais j’ai comme qui dirait le ventre…
— Ça n’a rien à voir avec le ventre. Vous êtes juste un peu inquiète, Mother Mucca. Tout va bien. Il n’y a rien de plus simple que de…
— Eh bien, pour moi, c’est pas simple, ma fille. C’est sûrement pas le bon moment pour…
— Je vous en prie, Mother Mucca ! Je sais pertinemment que vous vous en tirerez très bien. Nous en avons déjà parlé et nous sommes tombées d’accord : c’est… bon, c’est la meilleure chose à faire, point final.
La vieille dame pencha la tête de côté d’un air renfrogné :
— Pour toi, peut-être.
— Pour nous tous.
— Merde, j’ai pas vu mon fils depuis quarante ans !
— Ma fille, rectifia Mona.
— Hein ?
— C’est votre fille, désormais. Je sais que c’est un peu dur à encaisser, mais cela a tellement d’importance pour Mme Madrigal… Je veux dire : pour Anna. Essayez de ne pas l’oublier, d’accord ?
— Peu importe, répondit Mother Mucca, déterminée à ne pas lever le nez.
— Non, pas de « peu importe ». C’est votre fille. Anna.
— Je l’ai appelé Andy pendant seize ans !
— Je sais, mais bien des choses ont changé. Vous aussi, vous avez dû changer.
— Qui c’est qu’a dit ça ?
— Je vous en prie, ne rendez pas les choses plus difficiles.
— De quoi il a l’air ?
— Je vous l’ai déjà dit.
— Bon, eh bien, merde, tu vas me le redire encore une fois !
Mona se creusa la cervelle :
— Elle est très… majestueuse.
Sa grand-mère ricana :
— On croirait que tu parles d’une espèce de cheval de course.
— Vous verrez bien.
— Est-ce qu’il… me ressemble ?
— Vous n’avez qu’à attendre.
Mother Mucca jeta un regard noir à sa petite-fille, puis à un adolescent boutonneux en pattes d’eph’ pailletées et semelles compensées qui mangeait des beignets à la table voisine.
— Y a rien que des tarés dans cette ville, maugréa-t-elle.
À peine Mona eut-elle aperçu Barbary Lane qu’elle sentit sa gorge se serrer. Rien n’avait changé dans la ravine boisée. Les chats étaient toujours là, tout comme les minuscules cottages, les eucalyptus et la cour de Mme Madrigal qui brillait sous le clair de lune.
— Tu lui as dit qu’on arrivait ? demanda Mother Mucca en contemplant la vieille maison d’aspect si accueillant.
— Non. Elle sait qu’on arrive, évidemment, mais je ne lui ai pas dit précisément quand.
— Andouille !
— Je ne voulais pas qu’elle ait des vibrations négatives en nous attendant, rétorqua Mona.
La vieille dame papillota des yeux d’un air interloqué.
— Je ne voulais pas qu’elle soit mal à l’aise à cause de notre arrivée, traduisit Mona en souriant.
— Ça t’a pourtant pas gênée de me mettre sacrément mal à l’aise, moi !
— Allons, ça suffit. Ne faites pas d’histoires.
Mona monta sous le porche qui abritait les sonnettes. Mother Mucca lambinait et arpentait la cour d’un air angoissé.
— Allons, l’encouragea Mona. Ça va bien se passer.
— J’peux pas, Mona.
Mona se retourna et vit l’air piteux de la vieille femme.
Mother Mucca s’approcha :
— Mona chérie… J’ai quand même pas l’air d’une vieille sorcière, si ?
— Oh, Mother Mucca… Vous êtes belle ! Ne vous inquiétez pas. Anna va vous adorer.
— On lui a rien amené.
— Si : nous ! dit Mona en la prenant dans ses bras. Elle n’a besoin de rien d’autre.
— Ouais ?
— Ouais, lui assura Mona en souriant.
— Bon, eh bien ? Alors sonne, ma fille !