Il était midi quand Emma apporta les Mai Tai avec les journaux du matin. Frannie Halcyon était toujours assise dans son lit, son masque de nuit en satin pêche relevé sur le front comme les lunettes d’un aviateur descendu lors d’un combat aérien.
— Bonjour, Miss Frances.
— Pose-les sur la commode, s’il te plaît, ma chère Emma.
— Oui, M’dame.
— Mlle Singleton n’a pas rappelé, si ?
— Non, M’dame.
— Et Mlle Moonmeadow ?
Emma se renfrogna :
— Non, M’dame.
— Tu n’as pas besoin de me regarder comme ça : je suis parfaitement consciente de tes sentiments à l’égard de Mlle Moonmeadow.
Emma secoua le couvre-lit de sa maîtresse d’un geste presque violent.
— M. Edgar se retournerait dans sa tombe, maugréa-t-elle, s’il savait que vous voyez cette sorcière.
Frannie laissa échapper un soupir las et enleva son masque de nuit :
— Emma, c’est un médium. Je te prie de ne pas l’appeler sorcière. Cela me fait tellement de peine.
— Elle vous prend votre argent, ça c’est sûr.
— Elle me permet de rester en contact…
— Oh, Seigneur ! Miss Frances…
— Elle me permet de rester en contact avec ma seule enfant, Emma, et je ne veux plus en entendre parler. C’est bien compris ?
Emma fit la moue, impénitente, puis alla en boudant vers la fenêtre où elle tira violemment les stores en restant le dos tourné.
— Tu ne comprends donc pas ? reprit Frannie avec plus de gentillesse. Mlle DeDe était tout ce qui me restait. Mlle Moonmeadow me donne l’espoir que… que Mlle DeDe est toujours en vie.
Mais Emma se dirigea vers la porte, raide comme la justice, et laissa tomber :
— C’est des gens comme ça qui l’ont tuée.
Le courrier n’offrit guère de distraction à Frannie : une facture de chez Magnin’s, une invitation au concert de charité de Vita Keating en faveur des victimes du tremblement de terre, une carte de remerciements de cette horrible Giroux et une lettre de Dodie Rosekrans pour une chaîne :
Cette lettre fait partie de la Chaîne Épistolaire de la Bonne Société. Si vous brisez cette chaîne, vous risquez votre vie, votre personne et vos biens, personnels ou hérités. Chrissie Goulandris l’a brisée, et une semaine plus tard, elle s’est cassé, non pas un, mais deux ongles lors du Bal Rouge d’Hélène Rochas à Genève. Ariel de Ravenel l’a brisée, et elle s’est fracturé la clavicule à Gstaad le même jour. Betty Catroux l’a brisée, et trois semaines plus tard, son petit chien de deux ans a été retenu en quarantaine dans un chenil de Managua pendant huit mois sans possibilité de visite. Ne laissez pas ce genre de choses vous arriver !!!
Recopiez cette lettre et envoyez-la à des amies dont vous êtes certaine qu’elles prennent la plaisanterie très au sérieux. Ajoutez votre nom au bas de la liste et inscrivez votre adresse au dos de l’enveloppe. Six semaines plus tard, vous aurez 1 280 nouvelles adresses. Idéal pour organiser des soirées internationales. (P.S. Les maris qui tentent d’interrompre cette chaîne seront également frappés par le mauvais sort. Le mari de Paquita Paquin a jeté son exemplaire à la corbeille et une semaine plus tard, la fondation qu’il avait créée en Argentine a cessé d’être exemptée d’impôts. LA FORTUNE QUE VOUS SAUVEREZ EST PEUT-ÊTRE LA VÔTRE !!!)
D.D. Ryan
Marina Cicogna
Delfina Ratazzi
Dominique Schlumberger de Menil
Nan Kempner
Paloma Picasso
Loulou Klossowski
Marina Schiano
Appolonia von Ravenstein
Comtesse Carimati de Carimate
C.Z. Guest
Douchka Cizmek
Betsy Bloomingdale
Nancy Reagan
Jerry Zipkin
Adolfo
Dodie Rosekrans
C’était mignon de la part de Dodie de lui envoyer cette lettre, mais Frannie savait qu’elle était au-delà de tout espoir de réconfort. Sans compter que cette liste de noms la déprima encore plus que tous ses autres sujets d’affliction réunis.
Cette désolation prit une forme tangible lorsqu’elle regarda le film de l’après-midi à la télévision : Back Street, avec Susan Hayward. Même le petit speech guilleret de Mary Ann Singleton sur les gadgets aimantés pour réfrigérateurs, pendant la coupure de pub, ne parvint pas à lui remonter un moral qu’elle sentait sur le point de sombrer.
Elle avait l’air d’une tellement bonne fille, cette Mary Ann. Est-ce qu’elle n’aurait pas pu rappeler, au moins ?
Était-ce qu’elle avait déduit pour quelle raison Frannie lui avait téléphoné et qu’elle avait préféré l’ignorer ?
Évidemment, Emma avait raison… Raison à mort. Curieusement, l’expression sonnait juste. DeDe était morte. La première personne à l’avoir appris avait été la dernière à accepter la vérité.
Et désormais elle l’acceptait.
DeDe était morte, Edgar était mort, Beauchamp était mort, Faust était mort et Frances Alicia Ligon Halcyon était désespérément et inexorablement seule au monde.
Il était temps de rejoindre la famille.