Une douzaine d’affichettes pendaient au plafond du supermarché Safeway de Marina, tentant d’amadouer les clients à l’aide d’un message ambigu : « Comme nous sommes voisins, devenons amis. »
Et des amitiés se nouaient, c’était certain.
Mary Ann observa un homme blond, avec un sweat-shirt STANFORD, en train de s’approcher nonchalamment d’une petite brune qui portait un bustier en toile de jeans.
— Euh… pardon, pourriez-vous me dire s’il vaut mieux utiliser l’huile Saffola ou l’huile Wesson ?
La fille rigola nerveusement.
— Pour faire quoi ?
— Je n’arrive pas à le croire, dit Mary Ann en prenant sa charrette. Tous les mercredis soir ?
Connie confirma.
— Ce n’est pas trop mal les week-ends non plus.
Elle empoigna une charrette et se précipita dans un rayon populeux.
— À tout à l’heure. Ça marche mieux quand on est seule.
Mary Ann se dirigea à grands pas vers le rayon fruits et légumes. Elle avait l’intention de faire ses courses, en dépit de Connie et de son rituel païen d’accouplement.
C’est alors que quelqu’un lui tira le bras.
L’homme, au visage enflé, devait avoir trente-cinq ans. Il portait un costume de ville, avec une ceinture blanche en vinyle et des chaussures assorties.
— Est-ce que ce sont bien les trucs qu’on utilise en cuisine chinoise ? demanda-t-il, désignant du doigt les pois blancs.
— Oui, lui renvoya-t-elle aussi sèchement que possible.
— Extra. Ça fait une semaine que j’en cherche. Je m’intéresse beaucoup à la cuisine chinoise ces derniers temps. J’ai acheté un wok et tout.
— Oui. Ben, ce sont les bons pois. Bonne chance.
Elle vira brusquement en direction de la caisse. Son assaillant la poursuivit.
— Hé… peut-être que vous pourriez m’en dire un peu plus sur la cuisine chinoise ?
— J’en doute très sérieusement.
— Allez, quoi. La plupart des nanas dans cette ville sont vachement branchées par la cuisine chinoise.
— Je ne suis pas la plupart des nanas.
— OK. J’ai pigé. Chacun son truc, hein ? D’ailleurs, c’est quoi vot’ truc ?
— La solitude.
— OK. Ça va, laissez tomber.
Il hésita un moment, puis lança sa tirade finale :
— Fallait pas jouer les allumeuses, salope !
Il la laissa seule au rayon des surgelés, les doigts cramponnés au rebord du frigo, sa respiration lançant de petits signaux de détresse.
— Mon Dieu, lâcha-t-elle dans un murmure glacial.
Une larme unique atterrit sur une boîte de gâteau au chocolat.
— Charmant, dit un homme à côté d’elle.
Mary Ann se raidit.
— Quoi ?
— Votre ami, là… au langage chatoyant. C’est vraiment un chic type.
— Vous avez tout entendu ?
— Seulement les tendres paroles d’adieu. Le reste volait plus haut ?
— Non. À moins d’avoir envie de discuter pois blancs avec Charlie Manson.
L’homme rigola, révélant de belles dents blanches. Selon les estimations de Mary Ann, il devait avoir environ trente ans. Cheveux frisés châtains, yeux bleus, chemise en flanelle.
— Il y a des jours où cet endroit me dépasse, dit-il.
— Ah bon ?
L’avait-il vue pleurer ?
— Le pire, reprit-il, c’est que toute cette putain de ville parle de rapprochement et de communication et de toutes ces conneries sur l’Âge du Verseau, et que la plupart d’entre nous en sont encore à essayer de se faire passer pour quelqu’un d’autre… Pardon, je radote.
— Non. Pas du tout. Je… suis d’accord avec vous.
Il lui tendit la main.
— Je m’appelle Robert.
Pas Bob ou Robbie, mais Robert. Fort et direct. Elle empoigna sa main.
— Moi, c’est Mary Ann Singleton.
Elle voulait qu’il s’en souvienne.
— Eh bien… au risque de passer pour Charlie Manson… vous n’auriez pas un petit conseil culinaire pour un homme malchanceux en cuisine ?
— Bien sûr. Pas de pois blancs ?
Il rit.
— Pas de pois blancs. Des asperges.
Jamais Mary Ann n’avait été aussi enthousiasmée par le sujet. Elle était en train d’observer la réaction des yeux de Robert à sa recette de sauce hollandaise, quand un jeune homme moustachu approcha avec son caddy.
— Je ne peux pas te laisser seul une minute.
Il parlait à Robert.
Robert gloussa.
— Michael… je te présente Mary Ann…
— Singleton, ajouta-t-elle.
— Je vous présente Michael, qui vit avec moi. Elle était en train de m’aider pour ma sauce hollandaise, Michael.
— Ah, bien, fit Michael en souriant à Mary Ann. Sa sauce hollandaise est un désastre.
Robert haussa les épaules.
— Michael est le maître queux à la maison. Ça lui donne le droit de me gâcher l’existence.
Il sourit à son compagnon.
Les mains de Mary Ann devenaient moites.
— Moi non plus, je ne suis pas une grande cuisinière, dit-elle.
Pourquoi diable volait-elle au secours de Robert ? Robert n’avait pas besoin de son aide. Robert ne savait même pas qu’elle existait.
— Elle a été très serviable, reprit Robert. On ne peut pas en dire autant pour tout le monde ici.
— On se fâche ? répliqua Michael, hilare.
— Bon, dit Mary Ann faiblement, je crois que je vais finir mes courses.
— Merci pour votre aide, conclut Robert. Vraiment.
— Ravi de vous avoir rencontrée, ajouta Michael.
— Moi de même, répondit Mary Ann avant de pousser son caddy en direction du rayon produits ménagers. Quand Connie apparut quelques secondes plus tard, elle trouva son amie seule, l’air morose, en train de presser un rouleau de papier toilette.
— Merde alors ! lança l’hôtesse de l’air. On est dans le Temple de la Drague, ce soir !
Mary Ann déposa le papier toilette dans son caddy.
— J’ai mal à la tête, Connie. Je crois que je vais rentrer à pied. OK ?
— Bon… attends une seconde. Je viens avec toi.
— Connie, je… je préférerais être seule, OK ?
— Bien sûr.
Comme d’habitude, elle avait l’air vexée.