Jouer les utilités


Après presque deux années passées comme figurante dans le milieu de la télévision, Mary Ann Singleton était enfin devenue une femme de télévision.

Son émission, Bonnes Affaires, tentait de pimenter le film de l’après-midi en donnant aux téléspectateurs de Bay Area des idées de shopping. Après tout, c’étaient les années quatre-vingt.

En revanche, les films restaient solidement ancrés dans les années cinquante : c’étaient de bons vieux classiques de l’écran comme Splendor in the Grass ou The Secret of Santa Vittoria ou celui d’aujourd’hui, Summertime. Des films qu’on appelait « films pour femmes » avant l’Âge d’or du féminisme.

Le moment de gloire de Mary Ann se réduisait à un spot de cinq minutes au milieu du film.

La formule était relativement monotone : produits à l’emballage abîmé, produits soldés, parapluies chinois qui faisaient de pimpants abat-jour, parfums à fabriquer soi-même, magasins qui vendaient des pâtes fraîches, astuces pour réutiliser de vieilles boîtes à café. Bref, des choses que Michael persistait à appeler « des trucs de grand-mère ».

Mary Ann était légèrement gênée de cette image de ménagère que l’émission la contraignait à offrir d’elle, mais elle ne pouvait nier la délicieuse exaltation que cette célébrité lui procurait : des inconnus la dévisageaient dans la rue, des voisins lui demandaient même d’autographier leurs sacs de provisions au supermarché !

Pourtant, quelque chose clochait, quelque chose qu’elle n’avait pas réussi à guérir en devenant une Femme de Télévision.

Une vraie Femme de Télévision, se disait Mary Ann, ne pouvait être qu’une créature tapageuse et glamoureuse, une féministe féminine comme Jane Fonda dans Le Syndrome chinois ou Sigourney Weaver dans Eyewitness. Une vraie Femme de Télévision ne pouvait être qu’une journaliste d’investigation.

Et Mary Ann refusait de se contenter de moins.

 

Immédiatement après la fin de son spot, elle sortit du studio B et retourna précipitamment à son minuscule bureau sans passer par les loges pour se démaquiller.

Il était cinq heures. Elle avait encore le temps de coincer le directeur de l’information avant qu’il ne soit mobilisé par le journal du soir.

Il y avait un mot sur son bureau : Rappeler Mme Harrison.

— C’est toi qui as pris le message ? demanda-t-elle à un assistant de production qui se trouvait là.

— C’est Denny. Il est à la cafète.

Denny, également assistant de production, était en train de manger un plat réchauffé au micro-ondes.

— Qui c’est, cette Mme Harrison ? demanda Mary Ann.

— Elle a dit que tu la connaissais.

— Harrison ?

— C’est ce qu’il m’a semblé. Elle était complètement pétée.

— De mieux en mieux.

— Elle a appelé juste après ton spot. Elle a dit que c’était « très urgent, quôa ».

— C’est à cause de Summertime. Les poivrotes appellent toujours pendant les mélos. Pas de numéro, évidemment ?

— Elle a dit que tu la connaissais, fit Denny en haussant les épaules.

 

Larry Kenan, le directeur de l’information, se renversa en arrière dans son fauteuil pivotant, croisa les mains derrière sa nuque et considéra avec un petit sourire las le poster de Bo Derek qu’il avait lui-même collé au plafond au-dessus de son bureau. La dédicace était inscrite, indélébile, dans la conscience de Mary Ann : Pour mon Larry si sexy. Personne ne le fait mieux que lui. Bo.

— Tu veux savoir la vérité vraie ? interrogea-t-il.

Mary Ann attendit. Il fallait toujours qu’il vous présentât son opinion à la con sous l’apparence d’une « vérité vraie ».

— La vérité vraie, c’est que tu joues les utilités de la tranche de la mi-journée et que les gens n’ont pas envie de voir les utilités de la mi-journée aux infos de six heures. Point final et fin de discussion. Je veux dire : merde, qu’est-ce qu’on peut y faire, cocotte ? C’est pas joli-joli, mais c’est la vérité vraie. (Il s’arracha à la contemplation de Bo Derek juste assez longtemps pour lui décocher son sourire à la c’est-comme-ça-pas-la-peine-d’insister.)

— Et Bambi Kanetaka ?

— Quoi, Bambi Kanetaka ?

Mary Ann savait qu’en abordant ce sujet, il fallait marcher sur des œufs.

— Eh bien… Elle avait une émission l’après-midi et tu l’as laissée faire le…

— Bambi, c’est différent, riposta sèchement Larry.

Je sais, pensa Mary Ann. Elle taille les pipes sur commande.

— Son contact avec le public, c’est de la dynamite, ajouta Larry, comme pour défier Mary Ann de poursuivre la conversation.

— Alors teste-moi l’audience, dit Mary Ann. Ça m’est égal de…

— On t’a déjà testée, OK ? On t’a testée il y a deux mois et ton EDG était à chier. Pigé ?

Cela la blessa plus qu’elle n’aurait voulu : elle n’avait jamais vraiment cru à ces histoires d’Electro-Dermogramme. Qu’est-ce qu’on pouvait prouver avec certitude en collant des électrodes sur la peau d’un public cobaye ? Juste que certaines personnes faisaient transpirer les spectateurs plus que d’autres. Tu parles d’une connerie !

Elle essaya un autre biais :

— Je ne serais pas à l’écran. Je pourrais m’occuper de trucs de fond, des enquêtes. Il y a des tas de sujets que les journalistes habituels n’ont ni le temps ni l’envie de couvrir.

La lèvre supérieure de Larry se tordit :

— Par exemple ?

— Eh bien… Par exemple… (Pense, s’ordonna-t-elle. Pense !) Eh bien, la communauté homosexuelle, par exemple.

— Ah oui ? fit-il en haussant un sourcil. Et tu t’y connais, peut-être ?

Son intonation rendit Mary Ann perplexe. Pensait-il qu’elle était lesbienne ? Ou bien jouait-il encore avec elle ?

— J’ai beaucoup de… contacts dans ce milieu, répondit-elle.

Un mensonge, mais elle s’en foutait. Michael avait des tas de contacts dans ce milieu, c’était pratiquement la même chose.

Il lui sourit comme un policier sourit à un enfant fugueur :

— Je vais te dire la vérité vraie. Les téléspectateurs en ont ras-le-bol qu’on les bassine avec les pédales.