Ah, nature !


Deux fois par an au moins, le Gay Men’s Chorus de San Francisco se faisait un devoir d’effectuer une retraite en pleine nature, dans le nord de la Californie, durant tout un week-end, alliant les répétitions intensives et les joies de la camaraderie autour d’un feu de camp.

La « nature » en question, c’était toujours le même endroit : Camp Eisenblatt, un camp de vacances d’été pour adolescents juifs, qui prêtait pendant la saison creuse ses installations sylvestres aux cent cinquante membres du chœur. Et cette saison-là était aussi creuse que possible.

— Quelle saloperie ! grogna Michael en regardant d’un œil noir la pluie qui tombait. Et moi qui voulais m’occuper de ma marque de maillot ce week-end !

Ned se mit à rire et accrocha un jockstrap vert olive délavé sur une corde à linge tendue dans un coin de la cabane des barytons.

— Les cow-boys n’ont pas de marque de maillot, répliqua-t-il.

Comme le thème de cette retraite était « Rassemblement du Bétail », les symboles liés à l’univers du western foisonnaient partout. Même leurs badges étaient agrémentés de morceaux de bandanas : rouges pour les premiers ténors, beiges pour les seconds ténors, bleu foncé pour les barytons, marron foncé pour les basses et bleu roi pour les « épouses », c’est-à-dire les compagnons des chanteurs qui étaient venus s’assurer que leurs mecs n’en prenaient pas pas trop à leur aise parmi les séquoias.

— Ça m’est égal, dit Michael. J’ai préféré les vingt-sept degrés de l’automne dernier et les barbecues sur la plage.

— Oui, et des paréos… ajouta Ned. J’ai cru que personne n’arriverait jamais à te le faire enlever, ce foutu machin.

— Si je me souviens bien, je crois qu’un des premiers ténors y a très bien réussi, plaisanta Michael en s’inspectant négligemment les ongles.

— Bon, eh bien, change de trip, suggéra Ned. Imagine qu’on est dans une vraie cabane. Que tu viens de rentrer d’une longue journée passée à rassembler les bêtes et que la pluie est en train de rafraîchir le bétail.

— C’est ça. Et mon vieux pote Lonesome Ned est en train de faire sécher son jockstrap avec un sèche-cheveux. Écoute, mon gars, je ne sais pas comment te dire ça gentiment pour ne pas te faire de peine, mais dans les vraies cabanes de cow-boys, on ne trouve pas Rebecca est une grosse cochonne écrit au vernis à ongles rose sur le mur des chiottes.

Ned sourit paresseusement :

— Les voies de Jéhovah sont impénétrables, se contenta-t-il d’observer.

 

Après une longue matinée passée à se débattre avec le Requiem de Liszt et la Rhapsodie pour alto de Brahms, le chœur se rendit au réfectoire de Camp Eisenblatt pour déjeuner de sandwiches arrosés de Kool Aid.

Ensuite, Michael, Ned et une douzaine de leurs compagnons se retrouvèrent pour bavarder avec bonne humeur autour de la cheminée. Il y avait une telle variété de chemises écossaises dans la grande pièce qu’on aurait dit un rassemblement des clans.

— Au fait, annonça Ned en se réchauffant les fesses devant les braises alimentées au gaz. J’allais oublier : j’ai eu un coup de fil de ***, cette semaine !

— Sans blague ? dit Michael, sur un ton où perçait une éternelle adoration.

Il était pour lui presque inconcevable que quelqu’un qu’il connaissait reçût des coups de fil d’une star de cinéma. Même si Ned avait effectivement été l’amant de cette star.

— La comédie musicale avec laquelle il devait partir en tournée cet été a été annulée, poursuivit Ned. Ça le fait royalement chier.

— Il chante ?

— Quand on a sa gueule, personne ne se pose la question, rétorqua Ned en haussant les épaules.

— Dis-lui de venir avec nous, hasarda Michael en évoquant la prochaine tournée du chœur qui allait visiter neuf villes. Bon Dieu, tu ne crois pas qu’ils en resteraient sur le cul, dans le Nebraska ?

— Je pense qu’il s’en sortira sans ça, dit Ned. Il touche encore deux millions par film.

Michael émit un petit sifflement :

— Et dans quoi il les claque ?

— L’amitié, principalement. Et la maison. Tu veux la voir ?

— Euh… pardon ?

— Il m’a invité chez lui un week-end. Il m’a proposé d’amener un copain. Qu’est-ce que tu en dis ?

Michael en trépigna presque de joie :

— Moi ? Tu es sérieux ? Mince, alors ! Moi chez *** ? Je rêve ou quoi ?

Ned secoua la tête avec un grand sourire, comme un père qui vient d’offrir à son gosse de huit ans un séjour à Disneyland.

 

Ils rentrèrent à San Francisco avec la camionnette de Ned, embarquant dans la benne arrière six copains et leur barda.

Ils auraient pu faire illusion et passer pour de vrais paysans s’ils n’avaient pas été trahis par les robes à crinoline mauves qui avaient servi au sketch des Andrews Sisters de la veille, et, bien entendu, par les trois perruques auburn identiques sur des formes en polystyrène.

À un stop près du K-Mart de Saratoga, Ned s’arrêta à la hauteur d’une Barracuda brun métallisé décorée de papier toilette rose et sur laquelle avait été inscrit à la peinture bombée : Jeunes mariés — Elle l’a baisé ce matin — Il la baisera ce soir.

On entendit un grand cri collectif à l’arrière de la camionnette.

Le jeune marié, resplendissant dans son smoking bleu ciel et sa chemise à jabot assortie, jeta un regard inquiet dans leur direction, fronça les sourcils et se retourna vers sa compagne. Michael lut sur ses lèvres le mot « pédales ».

Il baissa sa glace et fit signe au couple. Les voitures étaient reparties, mais Ned restait à leur hauteur.

— Ouais ? fit le marié.

— Félicitations ! brailla Michael.

— Merci, cria la fille, toujours cramponnée au bras de son mari.

— C’est quoi, votre chanson ?

— Hein ?

— Votre chanson préférée. C’est quoi ?

Le visage de la mariée s’éclaira :

— We’ve Only Just Begun.

— Allez-y, les filles ! beugla Michael à l’adresse de ses compagnons, à l’arrière.

Les Andrews Sisters n’avaient jamais été aussi pro.