Devine qui vient dîner ?


Papillonnant autour d’une table à quatre couverts, Mona chantonnait son mantra dans un effort de dernière minute pour calmer ses nerfs.

Les parents de D’orothea arrivaient dans dix minutes.

Et D’orothea n’était toujours pas au courant.

— Mona, je suis sérieuse. J’ai horreur des surprises. Si tu as invité ces affreuses gouines à sac à dos de Petaluma, ne compte pas sur moi. J’en sais assez sur la manière de dépouiller un écureuil, merci beaucoup !

Mona ne leva pas les yeux.

— Tu les aimeras, D’or. Je te le promets.

Merde, pensa-t-elle. Et si elle ne les aime pas ? Et si elle se sent plus aliénée que jamais ? Et si le mariage interracial étrangement bourgeois des Wilson avait laissé d’inimaginables cicatrices sur le psychisme de leur fille ?

— Ah oui, Mona, autre chose : à la seconde même où un de tes gourous de pacotille se mettra à déblatérer des conneries sur Le Troisième Œil ou sur quelle lune est dans…

— Je veux bien te donner la moitié de mon Quaalude, si tu veux.

— Tu ne m’apprivoiseras pas en me droguant, Mona.

Mona se retourna et remit en place une fourchette.

— Très bien, laisse tomber.

— Pardon, j’étais injuste.

— Pourrais-tu essayer d’agir en être humain ?

— D’accord. Si tu insistes.

— Je voudrais que ceci… que ceci soit une réussite.

— Je sais. Je ferai mon possible.

 

Les quinze minutes qui suivirent furent les pires de toutes celles que Mona avait déjà vécues.

Elle s’affairait aux quatre coins de la maison, feignant de faire le ménage, convaincue que la terreur pourrait se lire sur son visage si elle restait en place.

Les Wilson étaient en retard.

D’orothea restait en haut. Elle se maquillait.

Mona abandonna le mantra et récita une prière apprise dans son enfance. Elle était arrivée à la moitié quand la sonnette retentit. Impossible de faire demi-tour, désormais. Pas d’excuses. Pas de remise à plus tard.

Elle ouvrit la porte juste au moment où D’or atteignait le palier.

— Je m’excuse, nous sommes en retard, dit Leroy Wilson doucement. Je vous présente ma…

Ses yeux, en montant le long de l’escalier, s’écarquillèrent.

— Dorothy ? Mon Dieu ! Dorothy, oh mon Dieu, mais qu’est-ce que… ?

D’orothea resta figée sur le palier.

— Mona !… se mit-elle à hurler. Oh non, Mona, qu’est-ce que tu as… ?

Elle fit volte-face et remonta les escaliers au pas de course, pleurant comme une femme hystérique.

Mona était anéantie, sans voix, face à Leroy Wilson et à une femme rondelette, de petite taille, qui avait pénétré dans la maison trop tard pour assister à l’étrange scène.

Une femme rondelette, de petite taille… et blanche.

 

M. et Mme Wilson livrés à eux-mêmes au rez-de-chaussée, D’or pleurait comme un bébé dans les bras de Mona.

— Je te jure, Mona… Je te jure… Je n’ai jamais voulu te mentir. Je voulais travailler… Je voulais juste travailler. Quand j’ai déménagé à New York il y a cinq ans, personne ne m’engageait. Personne ! Puis j’ai fait deux séances de photos en maquillage foncé… du style fille dans un harem arabe… et d’un seul coup les gens n’ont plus demandé que la belle nana noire sexy… Ce n’était pas quelque chose que j’avais planifié. Ça m’est juste…

— D’or. Je ne vois pas ce…

— Je suis une tricheuse, Mona !

Ses sanglots redoublèrent d’intensité.

— Je ne suis rien d’autre… qu’une fille blanche de Oakland ! reprit-elle.

— D’or… ta peau… ?

— Ces pilules. Celles que tu as trouvées dans mon tiroir. Elles sont contre le vitiligo.

— Je…

— Une maladie qui entraîne l’apparition de taches blanches sur le corps. Les gens qui ont le vitiligo prennent ce médicament pour assombrir leur pigmentation. Si tu es blanche, et que tu en prends suffisamment pendant deux mois… Tu n’as jamais lu Dans la peau d’un noir ?

— Si. Mais il y a longtemps.

— Bon. Eh bien, c’est exactement ce que j’ai fait. J’ai trouvé un dermatologue à la Nouvelle-Orléans qui voulait bien me prescrire les pilules, ainsi que des traitements aux ultraviolets. J’ai disparu pendant trois mois et je suis revenue à New York en mannequin noir. Mona, je me faisais du fric… plus de fric que je n’en avais jamais vu de ma vie. Naturellement, j’ai coupé tout contact avec mes parents, mais je n’ai jamais eu l’intention…

— Mais est-ce que ça ne s’estompe pas ?

— Bien sûr. Ça demande un effort constant. Je devais chaque fois m’éclipser discrètement après quelques mois pour de nouveaux traitements aux ultraviolets… et j’ai continué à prendre les pilules, bien entendu… et puis un jour, je n’ai tout simplement plus supporté cette imposture, et j’ai décidé…

–… de déménager à San Francisco et de redevenir blanche ?

D’or confirma d’un signe de la tête, et sécha ses larmes.

— Naturellement, je m’étais dit que tu serais mon refuge jusqu’à ce que… je sois redevenue ce que j’étais… et j’avais toujours prévu de revoir mes parents, mais pas avant…

— Mais D’or, pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

— J’ai essayé. J’ai essayé très souvent. Mais chaque fois que j’étais sur le point de te le dire, tu te lançais dans la préparation d’un plat de tripes ou tu te mettais à me parler de mon précieux héritage africain… et j’avais tellement le sentiment d’être une tricheuse. Je ne voulais pas… que tu aies honte de moi.

Mona sourit.

— Est-ce que j’ai l’air d’avoir honte ?

— Ce sont vraiment mes cheveux, Mona. J’ai vraiment les cheveux frisés.

— D’or, est-ce que tu as la moindre idée de ce que je m’étais imaginé ?

D’or secoua la tête.

— Je croyais que tu étais mourante. Je devenais folle. Je croyais que tu prenais ces pilules parce que tu étais en train de mourir.

— De quoi ?

— De quoi ? Mais d’anémie à hématies falciformes, ma chérie !