Les journées à Halcyon Communications se traînaient comme des semaines.
Beauchamp souriait en passant à côté du bureau de Mary Ann, et parfois même il lui adressait un clin d’œil dans l’ascenseur, mais il n’y eut plus jamais d’invitations, plus d’appels au secours angoissés au nom de l’amitié.
Comme si Mendocino ne s’était jamais passé.
Très bien pensa Mary Ann, si c’est ce qu’il veut. Il existait toutes sortes d’autres moyens de canaliser son énergie… et des heures à meubler avant de dormir.
Elle nettoya la machine à café d’Edgar Halcyon.
Elle acheta un diamant de vitrier et fabriqua pour son bureau, à partir d’une bonbonne de vin, un terrarium.
Elle se créa un espace personnel sur son tableau d’affichage, qu’elle recouvrit de gags des Snoopy, de messages qu’on trouve dans les biscuits chinois et de cartes postales d’amis en vacances.
Chaque matin, elle s’asseyait à son bureau, parfaitement immobile, fermait les yeux, et récitait courageusement la nouvelle litanie des années soixante-dix : « Aujourd’hui est le premier jour du reste de ma vie. »
Un soir, Michael apparut à sa porte avec un pot de terre cuite en forme de poulet.
— Une moitié de mon poulet Tolliver, proposa-t-il avec le sourire, en prononçant son nom à la française. Mona est sortie, ou bien à la recherche d’une solution zen à ses problèmes existentiels, ou bien de nouveau à la dérive dans les tourbillons décadents de la vie citadine… Et je me suis dit… voilà.
— Michael, c’est vraiment gentil.
— Pas d’effusions avant d’avoir vu la bête. On dirait une mouette passée à la moulinette d’un 747.
— Ça sent drôlement bon.
— Je le dépose sur la table de pasteur ?
— Oui. Merci.
Il déposa le pot, puis secoua la tête en souriant.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Mary Ann.
— Dans le Sud, c’est ce qu’on fait quand quelqu’un meurt. Apporter de la nourriture.
— Et ben, tu n’es pas loin.
— Qu’est-ce que t’entends par là ?
— Est-ce que… tu as déjà mangé l’autre moitié de ce poulet ?
Il fit signe que non.
— Tu as envie de compagnie ?
Michael leva les yeux au ciel.
— Parfois au point d’en faire une obsession.
Mary Ann prépara une salade, pendant que Michael était parti récupérer sa propre moitié du poulet.
Ils dînèrent aux chandelles.
— Ceci est mon premier vrai dîner pour un invité.
— Très honoré.
— J’espère que tu aimes la Déesse Verte.
— Mmm. La prochaine fois, on mangera des asperges, et tu pourras me montrer ta recette de sauce hollandaise.
— Comment sais-tu ?… Ah, j’y suis !
Michael hocha la tête :
— Robert, oui. Mais j’ai perdu la recette dans le divorce.
Mary Ann rougit.
— Elle est facile à faire.
— Je n’aurais pas dû mentionner cette vieille histoire. Pardon.
— Ce n’est rien. Je me suis toujours sentie un peu idiote après ça.
— Pourquoi ? Robert était vraiment un beau mec. Moi aussi, je l’aurais fait. Que dis-je, je l’ai fait. Où est-ce que tu crois qu’on s’est rencontré ?
— Au Safeway ?
— Pas ce Safeway-là, en fait. Celui d’Upper Market. De mon point de vue, on y drague beaucoup plus.
Il gifla se propre joue.
— Arrête ça. Tu embarrasses la demoiselle.
Elle rit.
— Est-ce que j’ai l’air si hors du coup ?
— Non, je… Ben oui, parfois.
— Oui, eh bien je le suis.
— Ça te va très bien, tu sais.
— J’ai déjà entendu ça.
— Ah bon ?… Venant de qui ?
— Aucune importance.
Michael sourit d’un air désabusé.
— C’est à cause de ça que tu es au bord du gouffre ?
— Michael, je…
— Dis… Si on prévoyait une supersortie la semaine prochaine ? On peut aller dans un endroit abominablement hétéro… le Starlight Roof ou un truc comme ça. Tu n’as rien vécu tant que tu n’as pas connu le Service Gigolo Tolliver.
Elle força un sourire.
— Ça pourrait être sympa.
— Contrôle ton extase, je t’en prie !
— Il se peut que je ne sois plus ici.
— Quoi ?
— Je crois que je vais rentrer à Cleveland.
Michael siffla :
— Ça, ce n’est pas le bord du gouffre. C’est le gouffre.
— C’est vraiment la seule solution raisonnable.
— Tu veux dire, fit-il en jetant sa serviette à terre, que je viens juste de gâcher un poulet entier à fraterniser avec une personne… de passage ?
Il se leva de table, marcha jusqu’au sofa, s’assit, et croisa les bras.
— Viens ici. Il est temps que nous ayons une petite discussion entre copines !