Assise dans l’un des boxes roses et orange du Denny’s d’Acapulco, Mary Ann examina ses frites et trouva qu’elles avaient une couleur grisâtre suspecte.
— Quelle horreur ! fit-elle en en soulevant une sous le nez de Burke pour qu’il lui donne son avis.
Il sourit sans protester.
— Idem pour le milk-shake, dit-il.
— Excuse-moi, Burke.
— De quoi ?
— Je n’aurais pas dû te traîner ici. J’avais juste envie d’un hamburger, je crois.
— Ce n’est pas grave. Moi aussi.
— On aurait dû déjeuner au Colonel Sanders.
— On mangera sur le bateau ce soir, la rassura-t-il.
— Je ne suis pas trop… chiante ?
— Je ne peux pas te dire, murmura-t-il suavement. Je suis trop amoureux de toi.
Ils louèrent un attelage et traversèrent la ville au rythme des sabots des chevaux, tandis que les ballons accrochés à la voiture flottaient derrière eux. C’est comme dans les romans Harlequin, se dit Mary Ann. Trop mièvre, trop parfait pour être vrai. Si jamais j’y pense trop ou si je fais le moindre projet, ça va foirer. Du coup, elle nicha sa tête contre l’épaule de Burke et s’efforça de ne penser à rien.
— Comment va Michael ? demanda Burke, alors qu’ils passaient devant le Ritz.
— Beaucoup mieux. Il était avec quelqu’un hier soir. Et ce matin aussi. J’ai découvert la chose un peu brusquement.
— C’est-à-dire ?
— Je suis tombée sur eux en rentrant.
— Le type blond avec qui il prenait le petit déjeuner ? demanda Burke malicieusement.
— Mmm. Mon Dieu, je n’ose pas imaginer ce que Melba et Arnold ont dû penser.
— Qui sont Melba et Arnold ?
— M. et Mme Assortis. Le couple qui mange à notre table. Ils croient que Michael et moi sommes mariés.
— Comment ça se fait ?
— Eh bien… c’est moi qui le leur ai fait croire. Je veux dire : je n’avais pas envie qu’ils croient qu’on… vivait à la colle ou un truc comme ça. Et puis si je leur avais dit qu’il était homo, ils auraient sauté au plafond et ils m’auraient prise pour une fille-à-pédés.
— Une quoi ?
Mary Ann l’embrassa sur l’oreille :
— Je t’adore. Tu ne connais rien à rien.
Revenus sur la plage, ils s’enduisirent de lotion à la tortue et s’allongèrent sur le sable. Devant la beauté et l’innocence de la scène, Mary Ann se rendit cruellement compte que ses jours avec Burke étaient comptés.
Mais n’en fais pas trop, se morigéna-t-elle. Il ne faut surtout pas lui faire peur.
— Burke ?
— Mmmh ?
— C’est vraiment génial.
— Je pense bien !
— Tu sais… Je n’aurais jamais cru que je rencontrerais quelqu’un comme toi au cours de ce voyage.
— Arrête ! Mignonne comme tu es ?
— C’est gentil de me dire ça, mais je le pense vraiment. La plupart des types que je rencontre à San Francisco ne cessent pas de me bassiner avec leur Porsche, leur chaîne ou leurs fichus problèmes psychologiques. Ce n’est pas parce que je fréquente Michael que je suis… désespérée ou un truc de ce genre. C’est simplement parce que… eh bien, avec Michael, j’ai l’impression de valoir quelque chose. Et j’en étais arrivée à penser qu’un hétéro était incapable de me procurer la même sensation.
Silence.
Elle rougit immédiatement :
— J’ai dit quelque chose qui t’embête, c’est ça ?
— Non, vraiment… (Il tendit la main pour prendre la sienne.) Je n’ai jamais été très communicatif, Mary Ann.
— Je ne parle pas de ce que tu dis, Burke. Je parle de… je ne sais pas : la façon dont tu me considères, ta manière de réagir. Je sais que tu me considères avant tout comme un être humain. Et je t’en serai toujours reconnaissante, je voulais que tu le saches.
Il roula sur le côté et l’attira contre sa poitrine, ce qui fit ricaner deux gamins qui passaient. Mary Ann s’en moquait complètement. Pendant un bref moment d’euphorie, elle fut convaincue qu’ils ressemblaient tous les deux à Burt Lancaster et Deborah Kerr dans Tant qu’il y aura des hommes.
— Burke ?
— Oui ?
— As-tu envisagé de jamais revenir à San Francisco ?
Silence.
Tu as tout gâché, se dit-elle. Idiote ! Il est fâché contre toi.
— Excuse-moi, Burke. Je n’aurais pas dû dire ça.
— Ce n’est pas grave.
— Si. Mais changeons de sujet. Je te promets de ne plus te ressortir de trucs aussi lourds.
— Non, il faut qu’on parle. J’aurais dû te dire quelque chose depuis longtemps.
Elle avait toujours su plus ou moins qu’ils en arriveraient là. Tout son corps se tendit alors qu’elle attendait que la vérité lui tombe dessus comme la hache du bourreau.
— S’il te plaît, dit-elle d’une toute petite voix, je préfère que tu ne dises rien.
— Mary Ann, j’ai vécu à San Francisco pendant trois ans… Trois années entières de ma vie !
Oh non ! Michael avait-il donc vu juste dès le début ?
— Et tu sais pourquoi je suis complètement à côté de la plaque, Mary Ann ?… Sais-tu d’où vient cette foutue naïveté de gosse ?
Mon Dieu, s’il vous plaît, non ! Faites qu’il ne soit pas…
— Je ne me souviens de rien, Mary Ann. Il ne me reste rien, pas le moindre détail de ces trois ans passés à San Francisco.
Elle s’écarta de lui :
— Tu es… amnésique ?
Il hocha la tête.
Merci, mon Dieu, songea-t-elle en le prenant dans ses bras. Merci, mon Dieu !