La leçon de Mme Madrigal


Une fois qu’il eut terminé son travail chez Perry, Brian rentra directement à Barbary Lane. Mme Madrigal, perchée sur un escabeau dans l’entrée, était en train de remplacer une ampoule. Tout là-haut, auréolée par soixante watts, elle resplendissait comme une Vierge de série B prête à descendre sur un tranquille petit village français.

— Bienvenue à Manderley, fit-elle d’une voix sépulcrale. Je suis Mme Danvers. Je suis certaine que vous vous plairez ici.

— Vous êtes d’humeur Rebecca, ce soir ? dit Brian en éclatant de rire.

— Mon cher, pas toi ? Cet endroit est un véritable cimetière, avec Mary Ann et Michael partis au Mexique et Mona Dieu sait … Sans parler de toi qui terrorises la moitié de la population féminine.

— J’étais au boulot.

— Mmmh… C’est vrai que c’est du travail, hein ?

Cette pique le vexa, mais il laissa courir. Au sein de sa petite famille de Barbary Lane, elle l’avait catalogué dans le rôle du Don Juan vieillissant, et l’étiquette n’était pas plus mal trouvée qu’une autre ces derniers temps.

— Eh bien, soupira-t-il, je crois que je ferais aussi bien d’aller m’attaquer à mon évier. Des champignons commencent à y pousser, je crois.

— Brian ?

— Oui ?

— Ça te dirait de fumer un petit joint vite fait avec une vieille dame ? demanda-t-elle en lui faisant un clin d’œil sans vergogne.

— Bien sûr, répondit-il d’un air complice. Je m’occupe du joint. Occupez-vous de la vieille dame.

 

L’appartement de Mme Madrigal semblait de plus en plus encombré, comme si ses petits napperons et bibelots divers s’étaient mis à se multiplier d’eux-mêmes. De chaque côté du passage qui menait à la salle à manger se dressaient toujours les deux statues de marbre qui avaient fasciné Brian lors de sa première visite chez la propriétaire : un garçon avec une épine dans le pied et une femme avec une cruche.

Mme Madrigal s’assit sur son antique sofa de velours, dissimulant ses pieds sous son kimono, d’un mouvement qui lui donnait une allure étonnamment gamine. Elle prit une rapide bouffée du joint et le tendit à son locataire.

— Alors, qui est-ce, mon cher ?

— Qui ?

— La créature qui tourne ainsi la tête à un garçon naguère si insouciant.

Brian garda la fumée dans ses poumons le plus longtemps possible.

— Je crois que vous vous trompez de garçon insouciant.

— Vraiment ?

Elle avait de nouveau posé sur lui ses grands yeux bleus, lui offrant refuge dans ce regard.

— Mme Madrigal, il est tard et je n’ai pas très envie de jouer aux devinettes. (Sa brusquerie le gêna lui-même : il éclata d’un rire nerveux.) Mais bien sûr, ajouta-t-il, si de votre côté vous connaissez des… créatures, je ne dis pas non !

— Brian, Brian… Est-ce qu’au fond tu es vraiment comme ça ?…

— Je vous en prie, la coupa-t-il, n’essayez pas de m’analyser.

— Je me fais du souci pour toi, mon cher. Merde, je sais que je ne suis qu’une vieille bique curieuse, mais vois-tu, je n’ai rien de mieux à faire. Je veux dire, si jamais tu as envie ne serait-ce que de parler à quelqu’un… (Elle se pencha en avant et sourit comme une Joconde un peu stone.) Puis-je te donner un conseil, même si tu ne me le demandes pas ?

Il hocha la tête, se sentant de plus en plus mal à l’aise.

— La prochaine fois que tu rencontreras une fille – quelqu’un qui te plaira vraiment – fais-lui croire que tu es un vétéran de la guerre et que côté plomberie, ça ne fonctionne plus.

— Quoi ? dit Brian en souriant d’un air incrédule.

— Je suis tout à fait sérieuse, chéri. Ne le dis à personne – surtout pas à elle, pour l’amour du Ciel – mais convaincs-toi qu’il t’est arrivé cette chose affreuse et que le seul et unique moyen qui te reste pour communiquer ce que tu ressens, ce sont tes yeux et ton cœur.

— Et si elle veut rentrer avec moi ?

— Impossible, mon cher. Tu as perdu ton zizi, n’oublie pas ! Tout ce qui te reste à faire, c’est sourire bravement et l’inviter à dîner le lendemain soir, ou encore l’emmener faire une petite promenade dans un parc. Elle acceptera. Je t’assure.

Brian prit une longue bouffée d’herbe.

— Alors combien de temps… ? (Il expira au milieu de sa phrase et s’assura qu’il avait toujours une expression de tolérance amusée sur le visage.) Combien de temps suis-je censé faire semblant ?

— Le plus longtemps possible. Jusqu’à ce qu’elle te le demande.

— Qu’elle me demande quoi ?

— Si tu as été blessé à la guerre, évidemment.

— Et qu’est-ce que je dois lui répondre ?

— La vérité, mon cher. Que tout est intact. Ce sera une délicieuse surprise pour elle.

Il croisa les bras et lui sourit.

— Et, ajouta-t-elle en levant l’index, ce sera aussi une délicieuse surprise pour toi.

— Comment ça ?

— Tu auras eu le temps de connaître cette pauvre enfant, Brian. Et qui sait, tu risqueras peut-être même de l’aimer.

 

Quelques minutes plus tard, alors qu’il contemplait le paysage par la fenêtre de sa maisonnette sur les toits, il s’émerveillait de la facilité avec laquelle Mme Madrigal lisait en lui, de la rapidité avec laquelle elle avait deviné la présence de « la créature qui tourne ainsi la tête à un garçon naguère si insouciant ».

Est-ce que cela se voyait sur son visage, maintenant ? Ses pupilles étaient-elles dilatées simplement parce que des fantasmes venaient lui titiller le bas-ventre ? Quelle crispation de la mâchoire, quel tic nerveux de la paupière pouvait donc trahir la passion qui avait commencé à le consumer ?

À minuit moins deux, il leva ses jumelles et les braqua sur le onzième étage du Superman Building.

Elle fit son apparition, comme il en avait prié le Ciel, à l’heure pile.

Et il s’entendit gémir lorsque leurs regards se croisèrent par l’intermédiaire des jumelles, quelque part entre les deux bâtiments.