Sur la pente obscure d’Alta Plaza, une cabine téléphonique fluorescente luisait comme un ectoplasme. Mona et D’orothea flânaient vers l’ouest de la ville, gravissant Jackson Street.
Mona frissonna :
— Quel endroit sinistre, pour donner un coup de fil !
— Tu as peur du noir ?
— Ça m’a toujours terrifiée.
— Je n’aurais jamais deviné.
— Je croyais que tout le monde avait peur du noir. C’est la seule chose qui nous distingue des animaux.
D’or sourit.
— Moi, ça ne me fait pas peur. « Black is Beautiful », n’oublie pas.
— Ouais. À toi, ça te va.
D’or cessa de marcher et prit les mains de Mona dans les siennes.
— Chérie… Est-ce que tu…
— Oui ?
— Rien.
D’un geste de la main, elle sembla vouloir chasser ses idées et elle recommença à marcher.
— Rien d’important, reprit-elle.
Mona fronça les sourcils :
— Ça, je déteste, dit-elle.
— Quoi, chérie ?
— La manière dont tu passes sous silence tout ce que tu me crois incapable d’encaisser.
— Je ne voulais pas avoir l’air…
— Putain, je ne suis pas si fragile que ça. Tu ne penses pas que tu pourrais partager un peu plus ?
— Très bien.
D’or semblait vexée.
— Et je n’ai pas besoin de t’entendre dire que tu m’aimes. Je sais que tu m’aimes, D’or. Mais il se trouve que… tu ne te confies pas à moi. Parfois, j’ai l’impression de vivre avec une inconnue.
Silence.
— Pardon, ajouta-t-elle. Mais tu m’avais demandé ce qui me tracassait.
— Tu veux déménager. C’est ça ?
— Non ! Je ne m’attendais pas à des miracles, D’or… Jamais. J’ai juste…
— C’est à cause du sexe ? Je t’ai dit que pour moi ça n’avait pas d’importance…
— D’or… Je t’aime beaucoup.
— Aïe.
— Ben ouais. Merde, c’est déjà beaucoup non ? Je ne suis même pas certaine d’avoir besoin d’une relation physique. Que ce soit avec un homme ou avec une femme. Parfois même, j’ai l’impression que je pourrais me contenter de cinq amis proches.
Elles marchèrent en silence pendant plusieurs minutes. Puis D’orothea demanda :
— Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?
— D’or, je veux rester.
— Mais je dois m’améliorer, c’est ça ?
— Je n’ai rien dit de tel.
— Écoute, Mona… Il y a sûrement quelque chose de précis qui te fait râler.
Mona la dévisagea furieusement et se débonda :
— Tu crois vraiment que ma fonction dans la vie est de rester plantée sur mon cul toute la journée pendant que toi tu te fais cent briques avec le fils de pute qui m’a foutue à la porte ?
— Mona… Je pourrais parler à Edgar Halcyon…
— Fais ça et je me tire sur-le-champ !
— Bon, alors quoi ? Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
— Je ne sais pas… Je me sens coupée de toi. Et puis je ne supporte pas l’idée de devoir ressembler un jour à l’une de ces petites vieilles aux cheveux mauves qui cachent des sprays d’autodéfense dans leurs sacs pour aller promener leurs sales caniches dix fois par jour…
— Je n’y peux rien…
— Tu pourrais me laisser partager ta vie, D’or, me présenter à tes amis… À ta famille, aussi. Tu te rends compte ? Tes parents sont à Oakland et je ne les ai encore jamais vus !
Le ton de D’orothea devint glacial :
— N’entraîne pas mes parents dans cette histoire.
— Ah !
— Je peux savoir ce que ce « Ah ! » signifie ?
— Il signifie que tu es pétrifiée à l’idée que papa et maman découvrent que t’es une gouine !
— Pas du tout.
— Alors quoi ?
— Je… ne parle plus à mes parents. Je ne leur ai pas adressé un seul mot depuis que je suis rentrée de New York. Pas un seul.
— Je ne te crois pas.
— Est-ce que tu m’as vue le faire ? Quand leur ai-je parlé ?
— Pourquoi, D’or ?
— Et toi, à quand remonte ta dernière conversation avec ta mère ?
— C’est différent. Elle est à Minneapolis. Pour toi, ça pose moins de problèmes…
— Mona, tu n’as pas la moindre idée des problèmes que ça pose.
Mona arrêta de marcher et lui fit face.
— Écoute, je sais que tu es probablement bien plus…
Elle s’interrompit.
— Bien plus quoi ?
— Je ne sais pas… plus sophistiquée qu’eux ?
D’orothea partit d’un rire triste :
— Si ce n’était que ça ! répliqua-t-elle.
— Alors c’est quoi ? Est-ce que j’ai l’air si snob que ça ? J’ai fait deux trois trucs pour le tiers-monde, tu sais !
— Mona, mon père est pâtissier dans l’usine de friandises Twinkie !
Mona se retint de sourire.
— Je ne te crois pas, lâcha-t-elle.
— Arrête avec ça, OK ?
— Non ! Tu ne me crois pas capable de parler à des gens âgés et noirs, n’est-ce pas ? Raciste et agiste, malgré moi !
Silence.
— C’est ça, hein ?
— Je trouve que tu es quelqu’un de très ouvert. Et maintenant fous-moi la paix, OK ?
Mona ne dit plus rien.
Sa conscience libérale, cependant, ne lui permettait pas de mettre la question de côté.
Elle creuserait cette histoire… Il ne devait pas y avoir des centaines de Wilson travaillant à l’usine Twinkie…