Pour la troisième fois de la semaine, Mary Ann dormait chez Burke. Quelque chose — un bruit, un mauvais rêve – l’éveilla juste avant l’aube. Elle se souleva sur un coude et secoua doucement Burke.
— Qu’est-ce qu’il y a, mon amour ? demanda-t-il en clignant des yeux.
— Ça doit être quelque part dans la région.
— Quoi ?
— Le Rocher Sacré.
— Merde ! On pourrait dormir, tu crois pas ?
— Dans cinq minutes. Redis-le encore une fois.
Burke grogna. Puis il lui récita le couplet comme un collégien qui régurgite sa leçon à contrecœur.
Là-haut sur le Rocher Sacré
Brille la Rose Incarnée
Sur le Mont du Déluge
Au Croisement des Lignes
— Tu vois ? dit Mary Ann. C’est forcément dans un endroit où il y a des collines.
— Sans blague !
Elle lui donna un coup de coude dans les côtes.
— Comment s’appelle la montagne, dans la Bible ?
— Le Calvaire.
— Non, andouille. Celle où a échoué l’Arche de Noé. Le Mont du Déluge, tu vois ?
— Le Mont Ararat.
Elle se mordilla pensivement l’index.
— Je me demande s’il y a un endroit qui porte ce nom. Par ici, je veux dire.
— Là, tu me poses une colle.
Mary Ann rejeta les couvertures et s’extirpa péniblement du lit.
— Mais qu’est-ce que tu fous ? demanda Burke.
— Je regarde dans l’annuaire.
— Reviens te coucher, bon sang !
— Ça ne prendra qu’une minute. (Elle trouva l’annuaire par terre et tourna rapidement les pages.) Arante… Araquistain… Ararat ! Ararat, restaurant arménien, 1000 Clement Street ! Regarde, Burke !
— Et alors ?
— Il y a peut-être un rapport. (Elle fronça le nez, vexée de son complet manque d’enthousiasme.) Tu n’as pas envie de vérifier, Burke ?
Il sourit pour la taquiner :
— D’accord, Angie Dickinson. Et la Rose Incarnée, c’est quoi, dans ce cas ? Une fille qui fait la danse du ventre dans le restaurant ?
— Ça se pourrait très bien, petit malin.
— Et le Croisement des Lignes ?
— Je n’aime pas tellement ton attitude.
— Alors dans ce cas, tu ne veux pas entendre ma théorie, je suppose ?
— Tu en as une ?
— Ouaip !
— Alors vas-y.
— Ça va te coûter bonbon.
— Pas question !
Il se pressa le front du bout des doigts en faisant le pitre.
— Oh… C’est en train de s’effacer… J’ai bien peur de la perdre. Ce n’est plus qu’un tout petit, petit…
— Oh, d’aaaaccord !
Elle grimaça avec malice et revint se coucher. Il y eut tant d’empressement dans leur manière de faire l’amour que ce fut leur meilleure nuit depuis des semaines.
Après cela, Burke alla faire chauffer du lait à la cuisine. Ils partagèrent la même tasse fumante, assis dans le lit.
— Alors, qu’est-ce que c’est, ta théorie ? demanda Mary Ann.
Burke but une gorgée de lait avant de répondre.
— Je crois que ça a quelque chose à voir avec la cocaïne.
— La cocaïne ?
Elle était encore restée très Cleveland, en ce qui concernait cette drogue-là.
— Ouais. Une ligne de coke, tu vois ? Le Croisement des Lignes.
— Ah.
— Elle te plaît pas, ma théorie, hein ?
— Mais pourquoi des gens chanteraient des incantations sur un pareil sujet ?
— En Californie, on fait des incantations pour tout et rien. Ça pourrait être une secte qui…
— Tu penses que c’est une secte ?
L’idée l’avait déjà effleurée, mais elle avait très peur d’aborder le sujet. Burke était de plus en plus sensible concernant son passé oublié.
— Je ne sais pas, répondit-il.
— Si, tu sais. Tu penses que c’était une secte.
— Je ne pense rien, répondit-il sèchement. Je fais des suppositions. Je fais des suppositions sur ma putain de vie passée, ce qui n’est pas la chose la plus facile à faire.
— Je sais. Excuse-moi.
Il l’attira contre lui :
— Je ne voulais pas être méchant.
— Je sais.
— Essayons de dormir, OK ?
— OK… Burke ?
— Ouais.
— Dans le rêve… Est-ce que tu te souviens si tu… Laisse tomber, ça n’a aucune importance.
— Allez, qu’est-ce qu’il y a ?
— Je me demandais… Est-ce que tu te rappelles si tu faisais partie de ceux qui chantaient ?
— Non.
— Tu n’en faisais pas partie ?
— Non. Je veux dire que je ne m’en souviens pas.
Pour la première fois, elle n’était pas sûre de le croire.