Dans l’obscurité, le couple escaladait péniblement l’étroit et boueux chemin de montagne, lissé par des pèlerinages antérieurs.
— Quelle heure est-il ? demanda-t-il.
Elle regarda sa montre, une Timex pour homme :
— Presque minuit.
Quelque chose d’autre que le brouillard le fit frissonner alors qu’ils traversaient la forêt d’eucalyptus. Sa compagne semblait imperturbable.
— Tu es une femme vaillante, Anna.
— Qu’y a-t-il ? Tu ne suis plus ? Je te rappelle que c’est toi qui as proposé cette petite escapade.
— Je ne sais pas ce qui m’a pris.
Elle ne dit rien. Il baissa les yeux vers elle et écarta délicatement une mèche de cheveux sur son visage.
— Si, Anna, je le sais, je le sais, avoua-t-il.
Sur la crête du Mont Davidson, ils reprirent leur souffle au pied de la gigantesque croix en béton.
Edgar désigna la ville sous eux d’un ample geste de la main.
— Toute ma vie… soupira-t-il. Tout ma saloperie de vie, et je ne suis jamais monté ici.
— Dis-toi que tu le gardais en réserve.
Il prit sa main et l’entraîna vers lui.
— Ça valait vraiment la peine.
Silence.
— Anna…
— On n’est pas venus ici pour se faire des câlins, Edgar ?
Il s’assit au pied de la croix.
— Je… non.
Elle s’assit à côté de lui.
— Qu’y a-t-il ?
— Je ne sais pas exactement. J’ai reçu un coup de téléphone aujourd’hui.
— À quel sujet ?
— Un homme qui veut me parler d’un madrigal.
— Quoi ?
— C’est ce qu’il a dit. En fait, c’est tout ce qu’il a dit. « Je suis un ami et je voudrais vous entretenir d’un madrigal. » Pas un mot de plus.
— Tu crois qu’il… ?
— Quoi d’autre ? Je suppose qu’il veut de l’argent.
— Du chantage ?
Edgar ricana doucement :
— Touchant, non ? Il y a six mois, ça m’aurait peut-être sérieusement secoué.
— Mais comment l’aurait-il appris ?
— Qui sait ?… Mais quelle importance ?
— Apparemment, ça en a pour toi. Tu viens de me faire escalader une montagne pour m’en parler.
— Là n’était pas la raison.
— Tu vas aller le voir ?
— Assez longtemps pour mémoriser son visage et le balancer dans l’escalier.
— Tu es sûr que c’est une bonne idée ?
— Que veux-tu qu’il fasse ? Je vais crever. Merde, je n’aurais jamais cru qu’un jour ça me serait utile !
Anna ramassa une petite branche et traça un cercle dans la terre humide.
— Edgar, nous ne sommes pas les seuls à qui il faut penser.
— Tu parles de Frannie ?
Anna hocha la tête.
— Il ne se tournera pas vers elle, répondit Edgar. Pas quand il aura vu à quel point tout cela m’indiffère.
— Tu ne peux pas en être certain.
— Non, mais ça ne m’empêche pas non plus de dormir.
— Tu es sûr que c’est du chantage ?
— Absolument certain.
Anna se releva et s’éloigna de la croix, en direction des lumières de la ville.
— Il t’a dit son nom ?
— Juste Williams. M. Williams.
— Quand veut-il te voir ?
— L’après-midi du 24 décembre. (Il sourit.) Théâtral, non ?
Anna ne répondit pas à son sourire.
— Je ne veux pas faire de mal à ta famille, Edgar. Ou à toi.
— À moi ? Anna, tu ne m’as jamais causé un seul moment de…
— Je pourrais le faire, Edgar. Je pourrais te faire très mal.
— Quelle bêtise !
— Ta famille a besoin de toi, Edgar. Je n’ai pas le droit de…
— Mais qu’est-ce qui te prend ? Bon sang, c’est moi qui suis censé être le grand nerveux dans cette relation ! Je t’ai emmenée ici pour te demander de partir avec moi !
Elle fit volte-face.
— Quoi ?
— Je veux que tu partes avec moi.
— Mais nous… Où ?
— Où tu voudras. Une croisière au Mexique. Je pourrais faire passer ça pour un voyage d’affaires. Anna, regarde-moi ! Tu peux voir combien de temps il me reste !
Les yeux d’Anna se remplirent de larmes.
— Je peux voir… un homme magnifique !
— Alors c’est oui ?
— Tu ne peux pas faire ça à Frannie.
— C’est mon problème.
— Je ne… (Sa voix s’étrangla.) Je ne veux pas t’entraîner là-dedans, Edgar.
— Mais je suis déjà entraîné dedans, bordel de merde !
— Il n’est pas trop tard. Tu peux dire à M. Williams… Tu peux lui dire… Oh, je ne sais pas… Nie tout en bloc. Il n’a pas de preuves concrètes contre nous. Impossible. Et si on ne se voit plus jamais…
Il saisit ses épaules et la regarda droit dans les yeux.
— Tu te trompes sur toute la ligne, s’exclama-t-il.
— Oh, mon Dieu, je sais !
Elle sanglotait, à présent.
— Anna, je t’en prie… non.
— Je suis une menteuse, Edgar. Je t’aime de tout mon cœur, mais je t’ai menti !
— Mais de quoi parles-tu ?
Elle se calma un peu et se détourna de lui.
— C’est pire que tu ne le crois, dit-elle.