Prue Giroux et Victoria Lynch étaient des âmes sœurs.
Pour commencer, elles étaient toutes les deux de belles femmes. En outre, Victoria était fiancée à l’ancien mari de Prue. Des liens de cette sorte ne se brisent pas si facilement.
Ce jour-là, Victoria avait appelé sa sœur spirituelle pour lui confier un secret :
— Maintenant, écoute, Prudy Sue, ce que je vais te raconter, c’est du motus-et-bouche-cousue qu’il ne faut absolument pas publier, tu m’as bien comprise ?
Les amies intimes de Prue l’appelaient toujours par son véritable prénom.
— Bien sûr, répondit Prue.
— Je veux dire qu’au bout du compte, évidemment, j’adorerais que tu en parles un petit peu dans ta chronique, et c’est en partie pour ça que je t’ai appelée. Mais pour le moment, c’en est seulement au stade embryonnaire et nous ne voudrions pas tuer le bébé, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que non, dit Prue.
— Eh bien, annonça Victoria en prenant une profonde inspiration, comme si elle s’apprêtait à sonner le clairon, ton humble servante est en train de mettre sur pied le premier musée de cire du monde consacré à la bonne société !
— Le… comment dis-tu ?
— Bon, tais-toi une seconde, Prudy Sue, et écoute-moi bien. J’ai rencontré chez les Keating, à Santa Barbara, un petit bonhomme absolument divin. Il a l’air d’avoir un peu déchu ou d’être dans une mauvaise passe en ce moment, ce qui est vraiment tragique, parce qu’il se trouve qu’il descend des Habsbourg ou quelque chose comme ça, tu vois ? Il a la grosse lèvre inférieure, et tout et tout. Enfin, bref : Vita m’a dit qu’il avait travaillé pour Madame Tussaud et qu’il était le premier styliste…
— Ah, oui. J’ai une robe de lui.
Un silence, puis :
— Tu n’as pas une robe de lui, Prudy Sue.
— Mais si, la robe du soir mauve que j’ai portée à…
— C’est une Madame Grès, Prudy Sue. Tu n’as pas de robe de Madame Tussaud. Madame Tussaud, c’est le musée de cire de Londres.
— Je le savais, reprit Prue en boudant. Je croyais que tu avais dit…
— Bien sûr que c’est ce que j’ai dit, ma chérie. Ces noms français sont tous pareils, n’est-ce pas ? Bon… Où en étais-je ?
— Il avait travaillé pour Madame Tufo.
— Euh… Oui, c’est ça. Il a travaillé… là-bas, et il est terriblement aristocrate, et il pense que c’est affreusement dommage qu’il n’y ait jamais eu de musée de cire de la bonne société. Réfléchis à ça, Prudy Sue ! Nous avons des musées de cire pour les personnages historiques, les gens du showbiz et les sportifs, mais rien du tout pour ceux qui font avancer la société et qui lancent les modes.
— C’est juste, remarqua Prue. Je n’ai jamais vraiment…
— Et si ce n’est pas nous qui en prenons l’initiative, qui le fera ? Je veux dire, c’est ce que ce petit bonhomme m’a démontré et je suis restée absolument sur le cul tellement l’analyse était fine. Nos enfants peuvent voir d’eux-mêmes que Napoléon était très petit, par exemple, mais où peux-tu voir une réplique en cire de… disons, Nan Kempner ? Ou de São Schlumberger ? Ou de Marie-Hélène de Rothschild ? Ces gens sont des légendes, Prudy Sue, mais ils seront à jamais perdus pour la postérité si nous ne prenons pas maintenant des mesures radicales. En tout cas, c’est ce que dit Wolfgang et je crois qu’il a drôlement raison.
— Wolfgang ?
— Le petit bonhomme. Vraiment, c’est un chou. Les statues de cire coûtent habituellement quinze mille dollars pièce, mais il m’a proposé de les fabriquer pour dix fois moins au titre du service public, si tu veux. Il souhaite que je cherche un bâtiment pour abriter le musée. C’est une bonne chose qu’il veuille que je m’en occupe, parce qu’il pensait à Santa Barbara quand il m’en a parlé, mais je crois que j’ai réussi à le convaincre de l’ouvrir ici. Comme ça, tu vois, nous pourrons avoir une aile San Francisco et une aile internationale.
— Je vois.
— J’en étais sûre, chérie, murmura Victoria avec un ton de conspiratrice. Mon Dieu, tu ne trouves pas ça fabuleux ? Nous allons pouvoir faire donation de nos vieilles robes, et des choses de ce genre. Et puis Wolfgang sait réaliser de merveilleuses imitations en résine de nos émeraudes et… Eh bien je suis certaine que nous pourrons recueillir les fonds en un rien de temps.
— Tu en as déjà parlé à Denise ?
— Ça fait belle lurette, Prudy Sue, gloussa Victoria. Je crois qu’elle est d’accord pour cinquante mille, si nous la mettons dans l’aile internationale. Idem pour Ann Getty. Celle-là va sans doute être plus dure à convaincre, à moins qu’on ne la mette dans le conseil d’administration, mais qu’est-ce qu’on en a à foutre ? On la mettra dans le conseil d’administration.
Prue s’efforça de rire.
— Tu n’en as pas parlé à Shugie Sussman, si ?
— Oh, mon Dieu, non ! Nous n’avons pas prévu de Salle des Horreurs, ma chérie ! Quoique, si on y pense… As-tu vu le dernier lifting de Kitty Cipriani ?
Cette fois Prue rit de bon cœur, puis lança :
— Oh, Vicky, merci ! J’avais besoin de rire plus que tout. Je suis tellement déprimée, à cause de Vuitton…
— De qui ? Ah, ton chien !
— Cela fait presque deux semaines, maintenant. La police des Parcs et jardins ne l’a vu nulle part. Je ne sais pas quoi faire, mis à part…
Sa voix mourut à mesure que la mélancolie l’envahissait de nouveau.
— Mis à part quoi, Prudy Sue ?
— Eh bien… Je me disais que je pourrais retourner dans le parc et… l’attendre.
— C’est un peu tard, non ? Je veux dire, ça fait deux semaines, Prudy Sue. Il y a très peu de chances qu’il soit encore…
— Je sais qu’il est là-bas, Vicky. Je le sens dans ma chair. Je sais qu’il va me revenir, si je lui en donne la possibilité.
Tout en parlant, Prue sentait bien l’impression qu’elle devait donner. Elle se conduisait comme Frannie Halcyon, toujours convaincue, malgré des preuves irréfutables, que sa fille disparue depuis si longtemps lui reviendrait des jungles de Guyana.
Mais on avait vu se produire des choses plus étranges.