Overdose


Aux Verts Pâturages, comme le temps était implacablement ensoleillé depuis presque une semaine, Michael et Ned étaient débordés. Les affaires marchaient si bien à la jardinerie que c’est seulement à trois heures qu’ils purent enfin s’asseoir devant leur Yoplait parmi les représentants du règne végétal qui avaient eux aussi besoin d’ombre.

— Qu’est-ce que je devrais faire, d’après toi ? demanda Michael.

— À quel propos ?

— La Gay Pride.

Ned haussa les épaules :

— Tu y vas, non ?

— Oui, évidemment. Mais qu’est-ce que je vais mettre ? Cette année, le look jeune Américain « copie conforme » est en hausse et je l’endosse très bien. Mais d’un autre côté, les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence m’ont demandé de venir en religieuse…

Ned prit une cuillerée de yaourt :

— Eh bien, fais la religieuse ! dit-il.

Michael resta pensif un moment :

— Tu as déjà essayé de te faire draguer, en religieuse ?

— Pourquoi pas ? Y a sûrement de vraies religieuses à qui c’est arrivé.

— La foi déplace les montagnes, hein ?

Ned se mit à rire :

— Tu pourrais être en religieuse américaine « copie conforme ».

— C’est-à-dire ? Avec la robe en jean ?

— Non, avec le jean sous la robe.

— C’est ça ! Je pourrai me lancer dans l’action dès que l’occasion se présentera. Comme Superman. Ça me plaît bien, Ned, autant du point de vue du style que du contenu. Tu as vraiment réponse à tout.

Ned le toisa, puis il sourit :

— Sœur Mary Mouse, hein ?

 

Ils restèrent dans la lumière tamisée et finirent leur déjeuner en silence.

— T’en as jamais marre, de tout ça ? demanda Michael.

— Tu parles de la jardinerie ?

— Non. Du milieu homo.

— À ton avis ? le défia Ned avec un sourire goguenard.

— Je ne veux pas parler du fait d’être homosexuel, dit Michael. Je ne changerais pour rien au monde : j’adore les mecs.

— J’avais remarqué.

— Non, je veux parler de cette culture, continua Michael. Des fêtes à la Galleria. Des T-shirts avec SALUT, ON BAISE ? imprimé dessus. Des quatorze nuances différentes de jocks-traps et de ces lunettes-miroirs à la con qui te renvoient ton image en pleine gueule quand tu entres dans un bar. Des bidasses d’opérette, des soi-disant flics et des faux machos. Des Tbm, des Tbg, etc. J’en ai marre, Ned. Il doit quand même y avoir une autre façon d’être pédé.

Ned jeta dans la poubelle son pot de yaourt vide avec un sourire moqueur.

— Tu pourrais être lesbienne, par exemple !

— Oui, je pourrais, rétorqua Michael. Elles font des tas de trucs qui me plaisent. Elles se donnent des rendez-vous et elles y vont, merde ! Elles s’écrivent des poèmes à chier. Écoute… On se fout d’elles parce qu’elles essaient de jouer aux mecs, mais qu’est-ce que tu crois qu’on fait, nous ? Quand j’étais au lycée et que je marchais dans les rues d’Orlando, je me prenais la tête à force de me demander si j’avais l’air… bon, suffisamment mec. Et maintenant, quand je me balade dans Castro, je me pose la même question. C’est quoi, la différence ?

— Ici, on ne te tabasse pas pour ça, dit Ned en haussant les épaules.

— Bien vu.

— Et personne ne t’oblige à aller à la gym, Mouse. Personne ne te demande de jouer les durs. Si tu veux être une folle poétesse et mourir de langueur dans un galetas, personne ne t’en empêche.

— Alors c’est le choix qu’on m’offre, hein ?

— C’est le choix qu’on offre à tout le monde.

— Alors pourquoi ils choisissent pas ?

— Ils ? demanda Ned.

— Eh bien, je veux dire…

— Tu voulais dire : « ils » Tu voulais dire : « tout le monde sauf toi ». Tu es le seul écorché vif, hein, le seul individu à pouvoir se considérer comme totalement humain ?

— T’es vache, se plaignit Michael.

— Écoute, poursuivit Ned en passant un bras autour de ses épaules. Ne te ferme pas comme ça. Il y a deux cent mille pédés dans cette ville. Si tu fais des généralités sur eux, tu ne vaudras pas mieux que la Majorité Morale.

— T’as raison, mais je sais que tu sais ce que je veux dire.

— Oui, je sais.

— C’est juste que l’itinéraire est tout tracé, protesta Michael. Tu as un jeune qui débarque de Sioux Falls ou de je ne sais où dans la cambrousse. À peine arrivé, il s’achète sa panoplie de vrai petit mec, il apprend à s’adosser avec désinvolture contre un pilier dans un coin sombre du Badlands et sa vie se résume à des poses, du cinoche et de la baise-Kleenex. C’est trop facile. Y a plus de mystère.

— Y en a plus, pour toi ?

Michael sourit :

— Si, toujours, avoua-t-il.

— Alors peut-être que c’est pareil pour ton jeune mec. Peut-être que c’est de ça qu’il a besoin pour oublier Sioux Falls.

Après un long silence, Michael déclara :

— Je dois te donner l’impression d’être un peu réac’, non ?

Ned secoua la tête :

— Tu fais juste une overdose après la tournée. Ça m’arrive, des fois. Ça arrive à tout le monde. Personne n’a jamais dit que ce serait facile, Michael. (Il le serra contre lui.) Tu veux que je t’aide à faire ta robe ?

Michael ouvrit de grands yeux :

— Tu couds, toi ?

— Bien sûr. Quand je ne suis pas adossé à un pilier dans un coin sombre du Badlands !