Mary Ann quitta Mme Madrigal peu après dix heures. De retour dans son appartement, elle s’allongea, sirota une limonade et parcourut son courrier.
Il y avait dedans une brève et sinistre missive de sa mère, une carte de Connie la soupçonnant de désertion, et une boîte de l’Hibernia Bank contenant ses chèquiers, lesquels offraient une vue de San Francisco.
Les chèques arboraient un message personnalisé : « Bonne journée ! »
Malgré ses revenus pitoyables, choisir une banque, étrangement, lui avait semblé essentiel à la constitution de son identité dans la ville.
Au début, elle avait hésité entre la Chartered Bank of London et Wells Fargo. La première avait un nom très classe et une cheminée dans le hall, mais une seule agence dans toute la ville. La seconde sonnait très western et possédait de nombreuses agences.
En définitive, elle avait opté pour Hibernia.
Leur publicité promettait qu’ils se souviendraient de votre nom.
Quelqu’un frappa à la porte.
C’était Brian Hawkins, son voisin de palier. Il travaillait comme serveur chez Perry. Jusqu’à présent, ils ne s’étaient parlé qu’une ou deux fois, brièvement. Il avait des horaires extrêmement irréguliers.
— Bonsoir, dit il. Mme Madrigal vient de m’appeler.
— Oui ?
— De quoi s’agit-il ? Un meuble ?
— Euh… Pardon, Brian, mais je n’ai…
— Elle m’a dit que vous aviez besoin d’un coup de main.
— Je ne vois vraiment pas de quoi elle…
Et soudain elle comprit. Mary Ann éclata de rire, hocha la tête, tout en jaugeant une fois de plus les boucles châtains et les yeux verts de Brian. Mme Madrigal poussait un peu fort, mais elle n’avait pas mauvais goût.
Brian semblait vaguement contrarié.
— Il y a quelque chose que je devrais savoir ?
— Je crois que Mme Madrigal joue les marieuses.
— Alors il n’y a pas de meuble à déplacer ?
— C’est une situation un peu gênante. Je… Enfin, je venais juste de lui dire qu’il n’y avait pas assez d’hommes hétéros à San Francisco.
Il s’égaya.
— Ouais. Ce n’est pas formidable ?
— Oh, Brian… Je m’excuse. Je pensais que vous…
— Hé ho, détendez-vous. On ne fait pas plus hétéro que moi. C’est juste que j’ai horreur de la concurrence.
Il l’invita chez lui pour boire un verre. Sa minuscule cuisine était décorée avec des bouteilles de Chianti vides et des posters Sierra Club. La carcasse d’une plante grimpante délaissée pendait tristement hors d’un pot sur l’appui de la fenêtre.
— J’aime beaucoup votre poêle, dit Mary Ann.
— Il a de la gueule, hein ? Ailleurs, on appellerait ça des conditions sordides. Ici, on fait passer ça pour du charme Vieux Monde.
— Il était déjà dans l’appartement au début ?
— Vous voulez rire ? Ici, il n’y a que la chaîne hi-fi et la planche inclinée qui sont à moi. Tout le reste appartient à la Dragon Lady.
— Mme Madrigal ?
Il acquiesça, tout en la regardant de haut en bas.
— Et donc elle essaie de nous faire sortir ensemble ?
Son regard virait au concupiscent. Mary Ann choisit de l’ignorer.
— Elle est un peu étrange, mais ses intentions sont bonnes.
— Bien sûr.
— Cette maison lui a toujours appartenu ?
Il secoua la tête.
— Non. Je crois qu’avant, elle tenait une librairie à North Beach.
— Elle est d’ici ?
— Personne n’est d’ici.
Il remplit à nouveau son verre de Pinot Noir.
— Vous êtes de Cleveland, non ?
— Oui. Comment l’avez-vous su ?
— Mona me l’a dit.
Ses yeux verts la transperçaient. Elle baissa son regard en direction de son verre.
— Nous n’avons plus de secrets, alors, fit Mary Ann.
— Pas sûr.
— Pardon ?
— Dans cette ville, on a tous nos petits secrets. Il suffit de creuser un peu.
Il joue la carte du mystère, pensa Mary Ann, car il croit que c’est sexy. Elle décida qu’il était temps de partir.
— Bien, fit-elle en se levant. Je travaille demain. Merci pour le vin et… le petit tour du propriétaire.
— Revenez quand vous voulez.
Elle comprit très bien ce qu’il entendait par là.