Dès sa première matinée à Barbary Lane, Mary Ann éplucha les pages jaunes à la recherche de la clé de son avenir.
À en croire une grande publicité aux motifs fleuris, l’agence intérimaire Metropolitan offrait « un service individualisé de placement professionnel qui se soucie réellement de votre avenir ».
Cela sonnait bien. Sérieux, mais compatissant.
Le temps d’avaler une barre au muesli, d’enfiler son discret ensemble bleu foncé, et elle prit le bus 41 en direction de Montgomery Street. Son horoscope pour la journée lui promettait « des occasions en or pour qui saura prendre le Taureau par les cornes ».
L’agence se trouvait au cinquième étage d’un bâtiment en brique jaune qui sentait le cigare et l’ammoniaque industriel. Visiblement, un expert en folklore californien avait décoré les murs de la salle d’attente avec des posters Art nouveau et une sculpture en bois et en cuivre d’une mouette en plein vol.
Mary Ann s’assit. Comme il n’y avait personne dans les parages, elle feuilleta un exemplaire du magazine Office Management. Elle était en train de lire un article sur les plants d’avocat en bureau lorsqu’une femme émergea de derrière un box.
— Vous avez déjà rempli un formulaire ?
— Non. Je ne savais pas…
— Sur le guichet. Je ne peux pas vous parler tant que vous n’avez pas rempli le formulaire.
Mary Ann remplit le formulaire. Les questions la tourmentèrent. Possédez-vous un véhicule ? Accepteriez-vous un emploi hors de San Francisco ? Connaissez-vous des langues étrangères ?
Elle apporta le formulaire à la femme du box.
— J’ai terminé, dit-elle avec autant d’entrain et d’efficacité que possible.
La femme marmonna. Elle prit le formulaire des mains de Mary Ann, et réajusta ses lunettes à chaîne sur son petit nez porcin. Ses cheveux poivre et sel étaient courts et coiffés en arrière.
Pendant qu’elle examinait le formulaire, ses doigts manipulaient un petit jouet de bureau : quatre billes en acier suspendues à un échafaudage en noyer.
— Aucun diplôme ? finit par dire la femme.
— Vous voulez dire… de l’enseignement supérieur ?
— Oui. De l’enseignement supérieur, répliqua sèchement la femme.
— J’ai suivi deux année de cours dans un institut en Ohio, si on…
— Matière ?
— Oui.
— Eh bien ?
— Quoi ?
— Quelle matière ?
— Ah ! Histoire de l’art.
Un petit sourire narquois se dessina sur les lèvres de la femme.
— Encore une ! On n’en manquera pas, en tout cas.
— C’est si important, un diplôme ? Je veux dire… pour un travail de secrétaire.
— Vous voulez plaisanter ? J’ai des candidats au Doctorat qui font du travail de bureau.
Elle employait la première personne, comme si ces étudiants en difficulté étaient ses serfs personnels. Elle écrivit quelque chose sur une fiche qu’elle tendit à Mary Ann.
— C’est une petite entreprise de fournitures de bureau sur Market Street. Le responsable des ventes cherche une fille à tout faire. Demandez M. Creech.
L’homme, dans la cinquantaine, avait le visage rougeaud. Il portait un veston en polyester bordeaux aux motifs démesurés. Ses pantalons et sa cravate étaient de la même couleur.
— Vous avez déjà fait de la vente, avant ça ?
Il sourit et s’appuya contre le dossier de sa chaise de bureau grinçante.
— C’est-à-dire… pas exactement, répondit Mary Ann. Ces quatre dernières années, j’ai travaillé comme secrétaire pour les Fertilisants Lassiter à Cleveland. Ça n’était pas vraiment de la vente, mais j’ai eu beaucoup de… contacts et tout ça.
— Bien. Un travail stable. Toujours un bon signe.
— Depuis un an et demi, j’étais aussi assistante administrative, et j’ai été assignée à plusieurs…
— Parfait, parfait… Bon, je suppose que vous savez ce qu’on attend de vous ici ?
— Si j’ai bien compris, je ferais un peu de tout ?
Elle rit nerveusement.
— Le salaire est bon. Six cent cinquante par mois. Et ici, on est assez détendu… puisqu’on est à San Francisco.
Il dévorait Mary Ann des yeux. Il se mit à mordiller l’articulation de son index.
— L’ambiance… informelle ne me dérange pas, dit Mary Ann.
— Vous aimez Las Vegas ?
— Pardon, monsieur ?
— Earl.
— Quoi ?
— Earl. C’est mon nom. Informel, souvenez-vous.
Il sourit et s’essuya le front. Il transpirait abondamment.
— Je vous demandais si vous aimiez Las Vegas. On y va souvent. Las Vegas, Sacramento, Los Angeles, Hawaï. Des tas d’avantages en nature.
— Cela me semble… très bien.
Il lui adressa un clin d’œil.
— Si vous n’êtes pas trop… comment dirais-je… collet monté.
— Ah.
— Ah, quoi ?
— Je suis assez collet monté, M. Creech.
Il prit un trombone sur son bureau et le tordit lentement, sans lever les yeux.
— Suivante, fit-il calmement.
— Pardon ?
— Sortez.
Elle retourna dans son nouvel appartement, et y fondit en larmes. Elle s’endormit, dans une chambre réchauffée par les rayons du soleil de l’après-midi. Elle se réveilla à cinq heures, et, pour se calmer, récura l’évier de la cuisine. Elle mangea un yaourt aux myrtilles et se mit à dresser une liste des choses dont elle avait besoin pour son appartement.
Elle écrivit une lettre à ses parents. Optimiste, mais vague.
De derrière sa porte lui parvint un bruit. Elle écouta un instant, puis l’ouvrit. Elle eut juste le temps de voir le peignoir en soie prune disparaître au bas de l’escalier.
Un papier était collé sur la porte de Mary Ann :
Un petit quelque chose de mon jardin, en signe de bienvenue dans ta nouvelle demeure.
Anna Madrigal.
P.S. Si tu préviens ta mère, je t’égorge.
Scotché sur le papier, il y avait un joint soigneusement roulé.