Burke explose


Un brouillard printanier persistant rampait sous le pont en direction de la ville. Mary Ann se remplit les poumons d’air tout en lisant les instructions pour procéder à un squat isométrique.

— Celui-là, c’est horrible !

Burke fit un sourire grimaçant et s’adossa solidement à l’un des piliers de chêne, puis se laissa lentement glisser dans la même posture.

— C’est toi qui l’as voulu, n’oublie pas.

Elle lui tira la langue. Évidemment, il avait raison. Depuis des semaines, elle lui faisait tout un plat pour aller aux cours de gym du Marina Green, arguant du relâchement de ses abdominaux et de la lecture d’un article sexy paru dans Apartment Life sur les couples qui font de la gym ensemble.

Burke était ravi de la voir en baver.

— Il est encore temps de déclarer forfait, annonça-t-il, avant que tu ne te déchires quelque chose.

— Ha ! Et qui est-ce qui t’a battu aux ischios et aux fessiers ?

Elle s’adossa au pilier, en face de Burke, et se mit en devoir de glisser prudemment, accroupie à son tour.

— C’est parce que tu fais le parcours débutant. Moi, je m’entraîne pour le championnat.

— Et tu vas t’effondrer à la fin. Tu n’as jamais entendu parler d’endurance ?

Burke termina sa série de trente et se remit debout d’un bond.

— Un esprit sain dans un corps sain ! s’exclama-t-il.

À cette remarque, Mary Ann ne trouva rien à répliquer : ils avaient tous les deux la même chose en tête.

— Bon, d’accord, fit Burke en haussant les épaules. On ne peut pas tout avoir.

 

Quand ils eurent terminé leur parcours, ils revinrent à petite allure jusqu’à un banc qui faisait face à la baie. Mary Ann souriait dans la brise en sentant le sang irriguer parfaitement son corps. Elle passa un bras sous celui de Burke et posa sa tête sur son épaule.

— Est-ce que je pue autant que toi ? lui demanda-t-elle.

Il l’embrassa sur la tempe :

— Absolument !

— C’est charmant.

— On ne va pas prendre de douche quand on va rentrer, je veux baiser à même la moquette dans le salon.

— Burke !

— J’adore les femmes qui sentent le bouc.

Il l’embrassa de nouveau et se mit à chanter le refrain de I Remember You.

Mary Ann ne releva pas.

— Je ne crois pas me souvenir de t’avoir jamais entendu chanter. Tu as une jolie voix.

— N’est-ce pas ? fit-il avant de reprendre sa chanson.

— Est-ce que tu as déjà chanté… professionnellement, je veux dire ?

Il se tourna vers elle, hésitant :

— Pas professionnellement, non. Seulement à l’église, à Nantucket. Dans le chœur du Bon Berger. Où veux-tu en venir ?

Il avait parlé sur un ton défensif.

— Nulle part, l’assura Mary Ann. Je n’ai pas le droit d’être un peu curieuse de toi ?

— C’est ce que ma mère m’a dit quand elle a appelé hier soir.

— Elle t’a téléphoné ?

Il hocha tristement la tête.

— Ils ont peur, c’est ça ?

— Forcément. Ils détestent San Francisco. Leur fils unique y a été retrouvé amnésique dans les buissons de Golden Gate Park. Et il y retourne pour retrouver ses fantômes.

— Tu t’en souviens, Burke ?

— De quoi ?

— De t’être réveillé dans des buissons, dans le parc ?

— Pas vraiment. Je me souviens d’être resté à l’hôpital un certain temps, puis…

— Quel hôpital, Burke ?

— Le Presbyterian Hospital, dit-il avec un sourire indulgent.

— Bon, alors comment sais-tu ce qui s’est passé ? Cette histoire dans le parc et tout.

Il la fixa, interloqué.

— Quoi ?

— Comment sais-tu si tes parents te disent bien la vérité ?

— Mais bon sang, qu’est-ce que tu… ?

— Ils auraient pu te déprogrammer, Burke.

Mary Ann se recula légèrement, prête à subir sa riposte. Burke la regarda un instant en clignant des yeux, puis il explosa d’un rire méprisant :

— Je suis peut-être cinglé, ma petite, mais pas idiot ! Nom d’un chien, tu crois que je ne m’en rends pas compte, quand les gens me mènent en bateau ? Tu t’imagines que je n’ai pas assez de jugeote pour… Merde !

Il n’y avait rien d’autre à faire que d’essayer de le calmer.

— Burke, ne le prends pas si mal. Excuse-moi, OK ?

Il rumina en silence, les yeux fixés sur la baie couverte de brouillard.

— Je ne suis pas un gosse, dit-il enfin. J’ai travaillé à l’A.P., Mary Ann.

 

Ce soir-là, à la suggestion de Mary Ann, ils dormirent chacun chez soi pour la première fois depuis leur arrivée à San Francisco.

Mary Ann rêva de roses.

Elle marchait sur une passerelle avec une douzaine de ces fleurs dans les bras. Derrière elle suivait l’homme aux implants, à la tête d’un cortège de porteurs de roses.

Ils étaient tous là : le nain de Las Hadas, la vendeuse de roses du Marché aux fleurs, ainsi que Millie la Fleuriste, Arnold, et Melba Littlefield, brandissant la croix de la cérémonie funèbre de Beauchamp.

Soudain, Burke apparut au bout de la passerelle. Il empoigna le bras de Mary Ann et la secoua en disant sur un ton suppliant : « J’ai travaillé à l’A.P., Mary Ann. J’ai travaillé à l’A.P. »

Quand elle se réveilla, elle savait quelle était la marche à suivre.