Rendez-vous avec Ruby


La maison de Ruby Miller se trouvait sur Ortega Street, dans le Sunset District, un bungalow en stuc vert avec une pelouse manucurée et un bac de roses en plastique à la fenêtre. La voiture garée dans l’allée du garage arborait un autocollant qui disait : « KLAXONNEZ SI VOUS AIMEZ JÉSUS ».

Edgar gara la Mercedes de l’autre côté de la rue. Il verrouilla les portes, et aperçut Mme Miller qui le saluait d’un geste à la fenêtre.

Il lui renvoya le geste. Bon Dieu ! Il se sentait comme un vendeur de chaussures qui rentrait à la maison retrouver sa femme.

Mme Miller alluma la lumière sous le porche, ôta son tablier et remit en place une mèche de ses cheveux gris.

— Quel plaisir de vous revoir, vraiment ! Je suis dans un état… Je n’avais pas prévu…

— Désolé. J’espère que ça ne vous pose pas trop de problèmes.

— Ne soyez pas ridicule. Je suis toute excitée.

Elle lui tapota la main et l’emmena dans la maison.

— Ernie ! Regarde qui est là !

Son mari regardait la télévision dans une chaise moderne danoise. Ses bras avaient la forme et la couleur du fromage provolone.

— Bonsoir, M. Halcyon.

Il ne se leva pas, trop absorbé par la petite lucarne.

— Comment ça va, Ernie ?

— Bob Barker vient de permettre à un Marine de revoir sa bien-aimée.

— Je regrette de…

— C’est Vérité ou Conséquences. Ils ont rapatrié ce Marine d’Okinawa et lui ont fait retrouver sa fiancée. Elle était déguisée en grenouille. Ils l’ont obligé à l’embrasser… les yeux bandés.

Mme Miller prit Edgar par le bras.

— Comme c’est touchant. Je suppose que vous ne regardez pas beaucoup la télé.

— Non, hélas.

— Bien. Assez bavardé. Au travail. D’abord, quelque chose à manger. De la vitamine C, peut-être ? Des chips ?

— Non merci, ça ira.

À la dernière minute au club, sa nervosité l’avait poussé à s’empiffrer de foie de volaille.

— Je suis prêt dès que vous l’êtes.

— Alors, allons dans le garage. Ernie, ne mets pas la télé trop fort, tu entends ?

Son mari grommela sa réponse.

Mme Miller fit passer Edgar par la cuisine.

— Ernie et sa télé ! Je suppose que ça le détend. Et de nos jours c’est tellement plus chrétien que le cinéma, avec toutes, n’est-ce pas, toutes ces cochonneries…

— Mmm, fit-il vaguement, essayant de paraître poli mais indifférent.

Mme Miller était capable de se lancer dans un monologue avec toute la précision d’un chauffeur de taxi new-yorkais ou d’un coiffeur italien. Edgar n’avait pas envie de passer cette session sur les Saletés au Cinéma.

 

Dans la pénombre du garage, elle avait entamé les préparatifs. Elle débarrassa la table de ping-pong de ses instruments de jardinage boueux, et sortit deux bougies d’une vieille boîte. Tout en fredonnant doucement, elle revêtit l’habituelle robe de cérémonie en velvet.

— Vous avez constaté des changements ?

— Dans le garage ?

Mme Miller rit gentiment.

— En vous. C’est votre cinquième visite. Vous devriez sentir… des changements.

— Je ne suis pas sûr. Il se peut…

— Ne forcez rien, cela viendra.

— J’aimerais partager votre confiance.

— Foi, M. Halcyon.

— Oui.

— Avoir la Foi n’est pas la même chose qu’avoir confiance.

Elle commençait à l’irriter.

— Mme Miller, ma femme m’attend. Pourrions-nous…

— Oui, bien sûr.

D’un seul coup, elle se concentra sur son ouvrage. Elle frotta l’avant de sa robe pour se débarrasser de quelques peluches imaginaires et se massa les doigts pendant un moment.

— Prenez la pose, s’il vous plaît.

Edgar desserra sa cravate et grimpa sur la table de ping pong. Il se coucha sur le dos. Mme Miller alluma une bougie et la déposa sur la table, près de la tête d’Edgar.

— M. Halcyon…

— Oui.

— Pardonnez-moi, mais… Eh bien, je me demandais si… Vous parliez justement de Mme Halcyon. Je me demandais si vous lui aviez dit.

— Non.

— Je sais que vous n’aimez pas en parler, mais parfois la présence d’un être cher peut être bénéfique et…

— Mme Miller, ma famille est catholique.

Elle était visiblement ébranlée.

— Ah… Je suis désolée.

— Ce n’est rien.

Il écarta le sujet d’un geste de la main.

— Je ne voulais pas dire que j’étais désolée parce que vous êtes catholique. Je voulais dire…

— Je sais, Mme Miller.

— Jésus aime aussi les catholiques.

— Oui.

Elle pressa la pointe de ses doigts contre les tempes d’Edgar et fit de petits massages circulaires.

— Jésus va vous aider à guérir, M. Halcyon, mais vous devez croire en Lui. Il vous faut redevenir un petit enfant et chercher refuge en Son sein.

Le long d’Ortega Street, une moto vrombit dans un torrent mécanique blasphématoire. Ruby Miller commença les incantations qu’Edgar Halcyon connaissait désormais par cœur.

— Guéris-le, Jésus ! Guéris Edgar, ton serviteur. Guéris ses reins défaillants et rends-lui sa plénitude. Guéris-le, Jésus ! Guéris Edgar…