À nouveau sur la brèche


S.O.S.-Écoute San Francisco se situait dans une maison victorienne à Noe Valley. La façade était peinte en kaki, avocat, fuchsia et chocolat. À la fenêtre, un panneau informait les visiteurs que les locataires de la demeure ne buvaient pas de vin Gallo.

Mary Ann se sentait déjà bizarre.

Elle appuya sur la sonnette. Un homme en chemise Renaissance ouvrit la porte. Le regard de Mary Ann glissa de sa chemise à sa barbe rousse clairsemée, pour se fixer enfin sur l’endroit où aurait dû se trouver son oreille gauche.

— J’ai… appelé tout à l’heure.

— Ouais ! Super. La nouvelle bénévole. Je m’appelle Vincent.

Il la conduisit dans une pièce à peine meublée, décorée d’un gigantesque macramé, auquel on avait incorporé des coquillages, des plumes et des morceaux de bois. Elle n’avait pas d’autre choix que de faire un commentaire.

— C’est… vraiment très beau.

— Oui, répondit-il, radieux. C’est ma Vieille qui l’a fabriqué.

Elle devina qu’il ne parlait pas de sa mère.

 

À son grand soulagement, elle découvrit en lui un être très gentil. Il travaillait au centre du mardi au jeudi. Il était artiste. Il lui prépara une tasse de café soluble, sans s’excuser.

— On va devoir probablement… euh… travailler ensemble, expliqua-t-il. On reçoit assez d’appels entre huit et onze heures pour être occupés tous les deux.

— Est-ce qu’ils veulent tous… se suicider ?

— Non. T’apprendras vite à repérer les habitués.

— Les habitués ?

— Des fêlés. Des gens seuls. Ceux qui ont juste besoin de parler. C’est OK aussi. On est là pour ça. Et puis il y en a qu’on doit aiguiller vers la bonne association.

— Par exemple ?

— Les femmes battues, les ados gays, les personnes du troisième âge qui posent des questions sur la Sécu, les pédophiles, les victimes de viol, les minorités avec des problèmes de logement…

Il débita la liste comme un vendeur de glaces celle de ses vingt-huit parfums.

— Et les suicides, alors ?

— Euh… on en a peut-être deux ou trois par nuit.

— Vous savez, je n’ai pas reçu de formation spécifique…

— Pas de problème. Je m’occuperai des cas épineux. La plupart du temps, ils essaient juste d’attirer l’attention.

Mary Ann sirota son café, rassurée par la confiance désinvolte de Vincent.

— C’est assez valorisant, non ?

Vincent haussa les épaules.

— Parfois. Et parfois c’est franchement barbant. Ça dépend.

— Est-ce qu’il y a eu des cas… épineux, récemment ?

— Je ne sais pas. J’ai été absent pendant deux semaines.

— En vacances ?

Il secoua la tête, et leva la main droite. Mary Ann avait déjà remarqué que son petit doigt était recouvert d’un bandage… mais pas qu’il avait apparemment été sectionné à mi-hauteur.

— Oh, mon Dieu ! Comment vous êtes-vous fait ça ?

— Bah…

L’oreille… Le doigt… Elle en fut soudain embarrassée.

Vincent la vit rougir.

— Je prends des trucs.

— Des pilules ?

Il sourit.

— C’est juste de la déprime. Le cafard.

— Je ne vois pas bien…

— Ça n’a pas d’importance. Je suis en train de me ressaisir. Hé hé ! Il est presque huit heures. Prête ?

— Ben oui. Puisqu’il le faut.

Elle s’installa dans la chaise en face du téléphone.

— Je suppose, dit-elle, qu’il faudra… dresser l’oreille.

Elle aurait voulu s’arracher la langue.