La proposition de Mother Mucca


Mona se réveilla d’un sommeil inconfortable lorsque le Greyhound s’arrêta à Truckee, Californie, juste avant le lever du soleil. Elle avait l’impression d’avoir la langue en papier mâché. La drôle de vieille assise à côté d’elle lui tapota la main.

— On n’y est pas encore, poupée. Rendors-toi.

« Y » ? Qu’est ce que ça désignait, « y » ? Et puis, où était-ce ?

— Du calme, poupée. Mother Mucca est là. Je te dirai quand on sera arrivées.

— Écoutez, madame, je…

— Mother Mucca.

— OK. Je vous remercie de votre aide, mais…

— Cette angel dust te fout en l’air à chaque fois. Tu devrais t’écouter parler quand tu dors, poupée !

— Je n’ai pas… Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Des conneries. Des trucs sur Mickey.

— Sur Mickey ?

— Quelque chose comme ça. Tu disais je ne sais plus quoi : « Où est parti Mickey Mouse ? J’arrive pas à retrouver Mickey Mouse. » Et après, tu as commencé à gueuler que tu voulais ton papa. C’était très bizarre, poupée.

Mona se frotta les yeux et regarda les têtes de zombies des passagers du car qui descendaient prendre un café à la gare de Truckee. On aurait dit des fantassins hagards qui essayaient de se préparer à un assaut matinal.

Mais au nom de Bouddha, pensa-t-elle, qu’est-ce que je fous ici ?

 

Lorsque Mother Mucca insista pour lui offrir le petit déjeuner, Mona fut trop faible pour refuser. Cela dit, la vieille chouette semblait avoir la tête sur les épaules, même si elle avait quand même l’air de sortir tout droit d’un film de Fellini.

— J’ai eu une fille qui s’appelait Judy, dans le temps.

— Quoi ?

— Tu m’as bien dit que tu t’appelais Judy, non ?

Mona hocha la tête, souhaitant rester la plus anonyme possible. Elle avait déjà subi tout ce que pouvait subir Mona Ramsey.

— Judy était une belle petite poulette, continuait Mother Mucca. Je crois qu’elle est restée avec moi plus longtemps que toutes les autres. (Elle secoua la tête en souriant, perdue dans de tendres souvenirs.) Ah, ça oui ! C’était une belle petite poulette !

Mona se surprit à la trouver plaisante.

— Vous avez eu beaucoup d’enfants ?

— Des enfants ? s’étrangla l’autre.

— Vous venez de dire…

Mother Mucca se remit à croasser :

— Tu es encore plus conne que t’en as l’air, poupée. Je suis en train de te parler du meilleur bordel qu’ait jamais connu le patelin de Winnemucca !

Mona fut prise de court, mais elle n’en fut pas moins fascinée. Bon Dieu, c’était bien sûr : une authentique mère maquerelle du Nevada ! Un fossile datant des premières boîtes de rencontres tarifées du Far West !

— Vous… Depuis combien de temps vous… ?

— Oh, pitié, ma belle ! Ça fait un sacré bail !

Elles explosèrent toutes les deux de rire, partageant le même sentiment pour la première fois depuis leur rencontre. Mona était captivée par le franc-parler et l’absence de pudeur de ce vieil épouvantail, au point de s’en étonner.

— Qu’est-ce qui vous a amenée à San Francisco ? s’enquit-elle.

— La réunion du syndicat des putes.

Mona acquiesça d’un air entendu. L’un des signes les plus évidents du grand chic de North Beach, c’était d’être résolument familier avec Margo St. James et son syndicat de prostituées.

— Tu connais Margo ? demanda Mother Mucca.

— Oui, oui, mentit Mona.

Elle avait seulement vu cette femme prendre son café et ses croissants chez Malvina’s, plusieurs fois.

Mother Mucca haussa un sourcil peint.

— Elle a vachement plus de classe que moi, hein, poupée ? fit-elle.

— Je trouve que vous avez beaucoup de classe.

Mother Mucca pencha la tête de côté et souffla sur son café.

— Si, si, insista Mona. C’est vrai, vous êtes quelqu’un de très… très sensé.

— T’es une sacrée baratineuse, toi. (Elle tendit brusquement la main par-dessus la table et serra le bras de Mona juste au-dessus du coude. Pendant un instant, il sembla que son masque de bonne femme endurcie allait se fendiller, mais elle s’éclaircit la voix et reprit d’un ton plus dur que jamais.) Eh bien, poupée ! Tu m’as toujours pas dit ce que t’allais faire à Reno, la tête farcie d’angel dust !

— Il n’y a rien de particulier à dire sur Reno.

— Ça, tu peux le dire ! ricana la vieille.

Mona éclata de rire.

— Non, je voulais… Je ne sais pas… Prendre mes distances pendant un certain temps. Je n’ai jamais vu le désert.

— On n’en manque pas, à Winnemucca.

Mona baissa les yeux sur son assiette, pour esquiver ce qui semblait être une invitation.

— C’est une grande baraque, poupée. J’ai besoin de quelqu’un pour le téléphone. C’est vachement propre et mignon, aussi. Je crois que tu serais étonnée.

— Je suis sûre que c’est un très joli…

— Merde, poupée ! Je suis pas dans la traite des blanches ou quelque chose de ce genre ! Tu me tiendras compagnie, c’est tout. Tu pourras partir quand tu voudras.

— Je ne crois pas que je suis…

— Qu’est-ce que tu fous, de toute façon ?

— Quoi ?

— Dans la vie !

— Je… J’étais rédactrice-conceptrice dans la pub.

Mother Mucca émit un rire rugissant :

— Eh ben, y a pas de quoi faire sa bêcheuse !

Mona grimaça un sourire et jeta sa serviette sur son assiette.

Elle dit :

— Le car va partir, Mother Mucca.

— Tu veux pas venir, alors ?

— Non, fit Mona en se mordillant l’index. Sauf si j’ai un matelas d’eau à moi toute seule.