Emma se fait vieille, remarqua Frannie avec regret en voyant la bonne noire entrer d’un pas incertain dans la chambre avec le plateau du petit déjeuner.
— J’ouvre les doubles rideaux, Miss Frances ?
Miss Frances ! C’était à ce genre de choses qu’on reconnaissait qu’Emma était une vraie perle, la dernière de son espèce. Pendant tout le temps qu’elle avait travaillé à Halcyon Hill, elle avait donné du Miss Frances, du Miss DeDe, du Mr. Edgar…
— Non, merci, Emma. Laissez simplement le plateau sur la table, je vous prie.
— Bien, madame.
— Emma ?
— Madame ?
— Est-ce que vous pensez que… Asseyez-vous, je vous prie, Emma.
Emma obéit et alla se poser délicatement sur le rebord d’un petit fauteuil, auprès du lit.
— Vous n’êtes pas… malade, Miss Frances ? demanda-t-elle.
— Non, répondit Frannie.
— Mr. Edgar n’est plus là, Miss Frances. Il faut s’y faire. Il est parti dans les bras de Jésus-Christ et il n’y a pas une âme sur cette terre bénie qui puisse le ramener avant le jour du Jugement Dernier, où Notre Seigneur délivrera son Peuple de…
Frannie l’interrompit en faisant sonner la cloche qu’elle avait sur sa table de chevet.
— Emma, ma chérie… Vous me donnez mal à la tête.
— Oui, madame.
— Bon. Ce que je veux savoir, c’est… Emma, je fais énormément confiance à votre opinion. Je crois que vous le savez et… À votre avis, est-ce que j’aurais besoin d’un lifting, Emma ?
Silence.
— Vous savez ce qu’est un lifting, n’est-ce pas, Emma ?
La bonne hocha la tête d’un air maussade :
— On opère, dit-elle.
— Non… Enfin, oui, entre autres, mais c’est un procédé esthétique complexe qui est tout à fait commun de nos jours. Je veux dire : il y a énormément de dames…
— Des dames blanches.
— Ne soyez pas impertinente, Emma.
Un quart de siècle de services à Halcyon Hill autorisait Emma à faire la tête, comme elle le faisait en cet instant même.
— Miss Frances, le Seigneur vous a donné un visage parfait, et si le Seigneur avait voulu…
— Pff !… Emma, le Seigneur n’est pas obligé d’aller à des soirées de l’Opéra Guild !
— Comment ça, madame ?
— Je suis tellement vieille, Emma. Et tous les gens que je connais ressemblent à… Nancy Kissinger ! Moi, je ne suis plus rien d’autre qu’une vieille dondon fripée ! (Elle pinça la peau de ses joues.) Mais regardez-moi ça, Emma !
Emma prit une expression sévère :
— Mr. Edgar n’aurait pas aimé ce genre de choses, murmura-t-elle.
Frannie se roula dans ses draps en faisant une moue :
— Mr. Edgar est mort, dit-elle d’un ton morne.
Pendant qu’Emma s’occupait du linge, Frannie ferma la porte de sa chambre à clé et appela Vita Keating. Agir aussi furtivement lui fit se rendre compte que, même à cinquante-neuf ans, elle n’était toujours pas devenue une adulte. Elle continuait à rendre des comptes à quelqu’un.
Cependant, Edgar n’était plus là. Et Emma était tout ce qui lui restait.
Vita, songea Frannie, n’avait jamais connu ce genre de servitude affective. Vita était une pionnière, une indépendante énergique que son titre de Miss Oklahoma, remporté dans les années cinquante et quelques, avait propulsée au rang de presque star à Atlantic City, tout en lui gagnant un mari républicain à San Francisco.
Maîtresse de maison aux états de service irréprochables, Vita choquait parfois ses pairs, plus guindés, en malmenant des traditions sociales établies depuis longtemps dans la ville : après tout, c’était la première personnalité locale à oser les sets de table en jean avec du cristal de Waterford. Et elle faisait des choses ravissantes avec des bandanas. Qui d’autre que Vita avait le panache de se montrer au Cerebral Palsy Ball dans une robe de grand-mère en guingan, tout en brandissant un lasso ? C’était vraiment un sacré numéro !
Naturellement, elle éclata de rire lorsque Frannie bafouilla sa requête.
— Mon chirurgien esthétique ? Mon Dieu, ma chérie, mais pour autant que je sache, il est parti en Suisse mettre en flacon du sperme de mouton. Sa dernière patiente a été un complet désastre. Une femme de Santa Barbara qui a fini en Fantôme de l’Opéra.
Frannie ne put dissimuler sa déception :
— Je vois, fit-elle d’un ton lugubre.
— Et les injections, tu y as pensé ? gazouilla Vita.
— Les injections ?
— De sperme de mouton, ma chérie.
— Vita !
— Bon, personnellement, je ne peux qu’être d’accord avec toi, mais Kitty Cipriani dit que ça a fait d’elle une femme neuve. Moi, je crois que dans l’histoire, il y en a qui se font tondre la laine sur le dos !
Vita éclata d’un rire tonitruant et Frannie, malgré son humeur de plus en plus sombre, se joignit à elle.
Puis, brusquement, Vita lui demanda :
— Quel âge as-tu, Frannie ?
La question la piqua plus cruellement qu’elle n’aurait dû. Vita était plus jeune que Frannie d’au moins quinze ans.
— Je te demande ça parce que c’est un critère important, ajouta Vita sur un ton d’excuse.
— Cinquante-quatre ans, fit Frannie.
— Oh, quel dommage…
— N’en rajoute pas, Vita.
— Mais non, chérie. Je voulais dire que ça aurait été mieux si tu avais eu soixante ans.
— Et en quoi est-ce que ça aurait changé quelque chose ?
Vita gloussa d’un rire de gorge :
— Je ne te le dirai que si tu me dis quel âge tu as vraiment.
Frannie hésita un instant puis elle finit par le lui dire.
— Oh, fantastique, fit Vita. Ooh, fan-tas-tique !
— Vita, mais qu’est-ce que…
— Attends un peu, Frannie Halcyon ! Tu vas voir !…