Mary Ann traîna son sac de voyage jusqu’à l’appartement de Connie, poussa un faible gémissement, et s’effondra dans un fauteuil en fausse peau de zèbre.
— Eh bien… salut, Sodome et Gomorrhe !
Connie rigola :
— Ta mère a flippé, c’est ça ?
— Oh la la.
— Pauvre chérie ! Je connais le truc. Quand j’ai dit à ma mère que je partais m’installer à San Francisco, elle a piqué une véritable crise ! Mille fois pire que l’été où j’avais essayé de faire partie d’Up With People !
— Mince… J’avais presque oublié.
Le regard de Connie se voila de nostalgie.
— Ouais… Hé, t’as une petite soif, ma chérie ?
— Euh, oui.
— Reste assise. Je reviens tout de suite.
Trente secondes plus tard, Connie émergea de la cuisine avec deux verres de la compagnie aérienne et une bouteille de liqueur à la banane. Elle remplit le verre de Mary Ann.
Mary Ann sirota avec appréhension.
— Eh bien… regarde-moi ça. T’es pratiquement une indigène maintenant, dis donc ! C’est assez… dingue.
« Assez dingue », c’était ce qu’elle trouvait de mieux à dire. L’appartement était un véritable bazar : une lampe Tiffany en plastique, une moquette à poils longs, des Snoopys brodés, un poster avec des chatons proclamant « Tiens bon, bébé », un ensemble de plats à salade ornés de singes, des accroche-plantes en macramé, et — non, tout mais pas ça, pensa Mary Ann — un « Caillou Domestique ».
— J’ai eu de la chance, lança Connie, radieuse. Être hôtesse, ça permet de dénicher toutes sortes d’objets d’art au fil des voyages.
— Mmm…
Mary Ann se demanda si Connie considérait ce tableau en soie noire qui représentait un toréador comme un objet d’art.
L’hôtesse continuait à sourire.
— Ça va, la liqueur ?
— Quoi ? Oh… oui. Ça fait du bien.
— J’adore ce truc.
Pour le prouver, elle en avala une autre gorgée, puis leva les yeux comme si elle venait de déceler la présence de Mary Ann dans la pièce.
— Hé, ma chérie ! Ça fait un bail, nous deux !
— Oui. Trop longtemps. Huit ans.
— Huit ans… huit ans ! T’as l’air en forme, n’empêche. T’as l’air vraiment… Hé, t’as envie de voir quelque chose d’absolument immonde ?
Sans attendre une réponse, elle bondit en direction de la bibliothèque en plastique orange construite à partir de six caisses de lait. Mary Ann parvenait à distinguer les exemplaires de Jonathan Livingstone le Goéland, Comment être votre propre meilleur ami, La Femme sensuelle, Les Joies du sexe 2, et Écoutez les chaleureux.
Connie prit un grand livre relié en vinyle bordeaux et le tendit à Mary Ann.
— Ta ta ta tan !
— Oh, c’est pas vrai ! Le Boucanier ?
Connie acquiesça triomphalement et tira une chaise vers elle. Elle ouvrit le livre de classe.
— Tu vas t’évanouir en voyant tes cheveux !
Mary Ann trouva sa photo de terminale. Ses cheveux étaient très blonds et soigneusement lissés. Elle portait les inévitables sweat-shirt et collier de perles. Malgré le maquillage spécial, elle se rappelait toujours de l’endroit exact où le bouton d’acné avait surgi le jour de la photo. La légende disait :
MARY ANN SINGLETON
« Méfiez-vous des eaux dormantes. »
Pep Club 2,3,4 ; Futures Femmes au Foyer d’Amérique 3,4 ;
Ligue Nationale d’Éloquence 4 ; Plume et Palette, 3,4
Mary Ann secoua la tête.
— Qu’elle repose en paix, fit-elle en grimaçant.
Connie, clémente, ne lui proposa pas d’examiner sa propre biographie. Mary Ann ne s’en souvenait que trop bien : majorette en chef, trésorière de la classe pendant trois ans, présidente des Y-Teens. Les eaux de Connie n’avaient pas été dormantes. Elle avait été populaire.
Mary Ann s’efforça de revenir au présent :
— Et qu’est-ce que tu fais de ton temps libre ?
Connie leva les yeux au ciel.
— Tout ce que tu peux imaginer.
— Je préfère pas.
— Ben… par exemple.
Connie se pencha sur sa table de salon et dénicha un exemplaire du magazine Oui.
— Tu lis ce genre de truc ? s’enquit Mary Ann.
— Non. Un mec l’a oublié.
— Ah.
— Jette un coup d’œil à la page 70.
Mary Ann tomba sur un article intitulé « Bains mixtes — Bienvenue à l’orgie la plus propre au monde ». En illustration : un enchevêtrement de jambes, de seins, et de fesses.
— Charmant.
— Ça se trouve à Valencia Street. Tu paies ta place et tu tentes ta chance.
— Et tu y as été ?
— Non. Mais ce n’est pas à exclure.
— Je regrette, mais il ne faudra pas compter sur moi, si tu as l’intention…
Connie éclata d’un rire guttural.
— Détends-toi, ma chérie. Laisse passer le temps. Cette ville décoince les gens.
— Je ne serai jamais à ce point décoincée… ou désespérée.
Connie haussa les épaules, l’air vaguement vexée. Elle but une autre gorgée de sa liqueur de banane.
— Connie, je ne voulais pas…
— Ça va, ma chérie. Je sais ce que tu voulais dire. Hé, je crève de faim. Si on allait se chercher un hamburger ?
Après le dîner, Mary Ann s’assoupit pendant une heure.
Elle rêva qu’elle se trouvait dans une salle carrelée remplie de vapeur. Elle était nue. Son père et sa mère s’y trouvaient aussi, en train de regarder un jeu à la télé, à travers la vapeur. Connie arriva avec M. Lassiter, furieux envers Mary Ann. Il se mit à hurler. Le père et la mère encourageaient le premier candidat du jeu-télé.
— Prends la boîte, criaient-ils. Prends la boîte !
Mary Ann se réveilla. Elle chancela jusqu’à la salle de bains et se rafraîchit le visage.
Quand elle ouvrit l’armoire au-dessus du lavabo, elle découvrit un assortiment d’after-shaves : Brut, Old Spice, Jade East.
Connie, apparemment, était toujours populaire.