Un fragment du passé d’Anna


Dans le parc, le soleil s’était réchauffé, et le chant des oiseaux était devenu plus joyeux. En tout cas pour Edgar.

— Madrigal. C’est très joli. N’y a t-il pas des Madrigal à Philadelphie ?

Anna haussa les épaules.

— Moi, je viens de Winnemucca.

— Ah… Je ne connais pas bien le Nevada.

— Vous devez avoir été à Winnemucca au moins une fois. Probablement à l’âge de dix-huit ans.

Il pouffa :

— Non, à vingt. On mûrit lentement, dans notre famille.

— Quel bordel avez-vous visité ?

— Mon Dieu ! Vous me demandez de remonter au paléolithique : impossible de me souvenir d’un truc pareil !

— C’était votre première fois, non ?

— Oui.

— Alors vous pouvez vous en souvenir. Tout le monde se souvient de sa première fois.

Elle cligna des yeux d’un air enjôleur, à la façon d’un professeur qui tenterait d’extorquer ses tables de multiplication à un élève timide.

— C’était quand ? En 1935 ? Aux alentours ?

— Ce devait être… En 37. Mon avant-dernière année à Stanford.

— Vous y êtes allé comment ?

— Oh la la !… Dans une Oldsmobile toute cabossée. On a roulé toute la nuit, jusqu’à cette chose en parpaing, au beau milieu du désert.

Il en riait tout seul, doucement.

— Nous nous attendions à je ne sais pas bien quel décor sorti des Milles et une nuits, reprit-il, au moins à quelques coussins de velours rouge.

— Les habitants de San Francisco sont trop gâtés.

Il rit.

— Eh bien oui, je trouvais que nous méritions mieux. La maison avait l’air tellement ordinaire ! Il y avait même une photo de Roosevelt et de sa femme dans le petit salon !

— Il faut bien sauver les apparences ! Le nom de l’endroit ne vous est toujours pas revenu ?

Les sourcils d’Edgar s’écartèrent.

— Attendez ! Si : le Blue Moon Lodge ! Ça faisait des années que je n’y avais plus pensé !

— Et le nom de la fille ?

— Oh, ce n’était plus une fille. Elle devait avoir quarante-cinq ans.

— Alors c’en était encore une, croyez-moi !

— Excusez-moi.

— Quel était son nom ?

— Bigre… Non, je ne sais pas, c’est trop loin.

— Margaret ?

— Mais oui ! Comment avez-vous…

— Elle m’a lu tous les livres de Winnie l’ourson.

— Pardon ?

— Vous êtes sûr que vous voulez entendre ça ?

— Écoutez, si j’ai…

— Ma mère tenait le Blue Moon Lodge. C’était ma maison. J’y ai grandi.

— Vous n’êtes pas en train de tout inventer ?

— Non.

— Ça alors !

— Et surtout n’essayez pas de vous excuser. Si vous me faites encore des excuses, je reprends mon sandwich et je m’en vais.

— Pourquoi m’avoir laissé parler ainsi ?

— Je voulais que vous vous rappeliez ce que vous étiez jadis. Vous ne semblez pas très heureux de ce que vous êtes maintenant.

Edgar la considéra.

— Ah bon ?

— Eh non.

Il avala une bouchée de son sandwich. Son propre présent le rendait bien plus mal à l’aise que le passé douteux de cette femme. Il reprit la conversation.

— Est-ce que vous avez… Enfin, je veux dire…

Elle sourit.

— Selon vous ?

— Comment voulez-vous que je sache ? Ce n’est pas juste.

— Très bien. Je me suis enfuie de chez moi quand j’avais seize ans, plusieurs années avant votre visite au Blue Moon. Je n’ai jamais travaillé pour ma mère.

— Ah bon.

— Pour l’instant, je tiens ma propre maison.

— Ici ?

— Au 28 Barbary Lane, San Francisco, 94109.

— Sur Russian Hill ?

Elle cessa son petit jeu :

— M. Halcyon, je suis une bonne vieille logeuse domestique.

— Oh !

— Vous êtes déçu ?

— Pas le moins du monde.

— Tant mieux. Demain, ce sera votre tour de m’offrir le déjeuner.