La matriarche


Quand Edgar rentra chez lui à onze heures et quart, il remarqua immédiatement que Frannie avait bu.

— Eh bien, mon chéri, comment était-ce au club ? Tu t’es bien amusé ?

Elle était perchée sur le sofa de la véranda, les genoux repliés sous sa robe thaï en soie. Sa perruque était de travers. Elle sentait le rhum et le concentré de fruits qui servait à préparer les cocktails Mai Tai de chez Trader Vic’s.

— Bonsoir, Frannie.

— Terriblement longue, cette réunion de comité.

— Nous devions organiser la pièce du Grove.

Il essayait d’adopter un ton nonchalant, mais Frannie était trop ivre pour apprécier l’effort.

— Beaucoup de travail, c’est ça ?

— On a bu quelques verres, après. Tu sais comment ça se passe.

Frannie hocha la tête, en réprimant un hoquet. Elle savait très bien comment ça se passait.

Il changea de sujet.

— Et toi ? Tu as passé une bonne journée ?

Son ton était celui d’un père bienveillant à l’égard d’un jeune enfant. Qu’était devenue la fille du monde qui jadis avait ressemblé à Veronica Lake ?

— J’ai déjeuné avec Helen et Gladys dans cet adorable restaurant à Polk Street… The Pavilion. Puis j’ai acheté un canard en céramique. Ravissant. C’est peut-être une oie. Je crois que c’est supposé servir pour du potage, mais j’ai pensé que ça aurait l’air original dans le bureau avec du lierre ou quelque chose comme ça.

— Bien.

— Et puiiis… Cet après-midi, je suis allée à ma réunion de l’Association de l’Opéra, et j’y ai fait une découverte absolument sensationnelle. Devine.

— Je ne sais pas.

Bon sang, comme il détestait ce petit jeu.

— Allez. Juste un tout petit effort.

— Frannie, j’ai eu une longue journée…

— Tu ne m’aimes plus, alors ? fit-elle d’une voix enfantine.

— Bon sang !

— Oh, très bien ! Si tu insistes pour jouer les grincheux… Devine qui est en ville !

— Qui ?

Frannie maintint le suspense aussi longtemps que possible, décalant son torse sur le sofa et réajustant sa perruque. Elle a besoin d’attention, pensa Edgar. Tu la négliges.

— Les Huxtable, dit-elle enfin.

— Les qui ?

— Franchement, Edgar ! Nigel Huxtable. Le chef d’orchestre. Il est marié à Nora Cunningham.

— Ça me revient.

— Tu as dormi pendant leur Aïda.

— Oui. Merveilleuse soirée.

— Ils sont ici pour le gala de bienfaisance de Kurt Adler. Quasiment personne ne sait qu’ils sont là… Et nous allons organiser une soirée en leur honneur !

— Ah bon ?

— Tu n’es pas excité ?

— On a déjà organisé une soirée le mois dernier, Frannie.

— Mais celle-ci est un coup, Edgar ! Les Farnsworth vont en mourir. Ça fait deux mois que Viola se vante d’avoir organisé ce petit barbecue-party absurde pour Barychnikov.

— Je ne m’en souviens même pas.

— Oh que si ! Elle avait engagé ces minables serveurs russes d’un quelconque restaurant sur Clement Street, et ils nous ont servi une sauce russe et du thé russe, et l’organiste a joué Lara’s Theme quand Barychnikov a fait son apparition. Je ne parviens même pas à décrire à quel point c’était abominable !

— Si, si, tu ne t’en tires pas mal du tout.

— Edgar… À côté des Huxtable, Barychnikov a l’air ridicule. Je sais que je peux les avoir, chéri.

— Frannie, je ne pense pas…

— S’il te plaît… Je ne me suis pas plainte quand tu ne m’as pas laissée avoir Truman Capote ou Giancarlo Giannini.

Edgar fit volte-face. Il ne supportait plus cet air suppliant.

— Très bien. Essaie d’éviter les grands frais, tu veux.

Emma lui réchauffa un reste de quiche. Il la mangea dans son bureau, en survolant le nouveau livre qu’il avait commandé : La Mort inévitable — Une chose de la vie.

— Qu’est-ce que tu lis, mon chéri ?

Frannie était adossée contre l’embrasure de la porte. Il referma le livre :

— Une étude de marché. Ennuyeux.

— Tu viens te coucher ?

— Dans une minute.

Quand il arriva dans la chambre, Frannie ronflait déjà.