Le Memorial Day s’annonçait clair et ensoleillé. Mary Ann partit pour Hillsborough juste avant midi et ne réussit qu’à se faire bloquer dans les embouteillages au carrefour de DuBoce et Market. Elle s’interrogeait, perplexe, sur ce coup du sort, lorsqu’elle vit la cohue rassemblée sur le trottoir devant l’arrêt du 76.
Quelque cinq cents personnes poussaient des hourras hystériques tandis qu’un type énorme, travesti en infirmière — avec poitrine, blouse blanche et tout le toutim –, se débattait sur le dos d’un taureau mécanique qui ruait dans tous les sens. Un Memorial Day comme les autres, quoi ! se dit Mary Ann.
Une vieille Volvo déglinguée s’arrêta bientôt à la hauteur de sa R5 Le Car.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? demanda une femme aux cheveux crêpés qui transportait sur sa banquette arrière un bébé au milieu d’un monceau d’affiches hurlant « Non au Nucléaire ».
— La Grande Course de Tricycles ! la renseigna Mary Ann.
En tout cas, c’est ce que lui avait expliqué Michael.
— Quoi ? se récria la femme.
— Euh… Eh bien… Des homos sur des tricycles !… C’est au profit de la SPA.
Le visage de la femme s’éclaira :
— Génial ! s’exclama-t-elle tout en redémarrant. Putain, c’est génial !
Curieusement, Mary Ann comprit ce qu’elle avait voulu dire. Comment pouvait-on se sentir mal à l’aise devant ce genre de fantaisie ? Si elle avait un jour un enfant, elle voudrait l’élever à San Francisco : là, on fêtait le Mardi gras au moins cinq fois par an !
Évidemment, elle n’avait pas toujours été comme ça. Naguère, elle avait éprouvé une nette réticence à la vue de ces dizaines d’hommes à moitié nus qui folâtraient dans les rues en se tortillant sous le soleil, avec leurs petits culs qui n’étaient pas pour elle. Elle leur en avait voulu.
Mais Dieu merci, il restait encore quelques mecs hétéros qui prenaient soin de leur corps autant que les homos.
Et puis un beau cul, c’était un beau cul, quoi !
Elle faillit monter sur le trottoir en en lorgnant un.
Elle était déçue de ne pas être venue avec Brian. Il s’était montré tellement bonne pâte quand elle lui avait annoncé l’invitation à déjeuner de Mme Halcyon.
— Vas-y, lui avait-il dit. Elle te sera peut-être utile. Moi, je prendrai un peu le soleil dans la cour. On se fera un cinoche quand tu rentreras.
Ce qu’elle l’aimait ! Il était tellement facile à vivre, si peu compliqué, si compréhensif, quelles que soient les circonstances. Ils étaient amis, à présent, elle et lui. Des amis qui couchaient ensemble et qui adoraient ça. Si ce n’était pas de l’amour, alors, qu’est-ce qui en était ?
Le temps d’arriver sur l’autoroute, elle avait allumé un joint de la Barbara Stanwyck de Mme Madrigal et tirait joyeusement dessus. Elle mit la radio et fredonna en chœur avec Terri Gibbs sur Somebody’s Knockin’.
Une fois de plus, elle ne put s’empêcher de se demander les raisons de cette convocation à Hillsborough. Elle savait que certains membres de la bonne société aimaient à fréquenter les gens en vue, mais sa propre célébrité était probablement d’une envergure bien trop limitée pour intéresser Frannie Halcyon.
Voulait-elle simplement être aimable, alors ?
Peut-être.
Mais pourquoi, après toutes ces années ?
Mary Ann avait travaillé en tant que secrétaire pour la famille Halcyon pendant presque deux ans. D’abord pour Edgar Halcyon, le fondateur d’Halcyon Communications, puis pour Beauchamp Day, le gendre si douteux de M. Halcyon.
Cependant, c’était aujourd’hui la première fois qu’elle posait les yeux sur la propriété familiale.
Halcyon Hill était une gigantesque demeure en style pseudo-Tudor, datant probablement des années vingt, un peu à l’écart de la route et protégée par un bosquet de chênes. Une Mercedes noire immatriculée Franni était garée dans l’allée circulaire.
Une vieille femme noire toute menue lui ouvrit la porte.
— Vous devez être Emma, dit la visiteuse. Je suis Mary Ann.
— Oui, M’dame. Je me sens toute…
Avant que la bonne ait pu terminer sa phrase, Frannie Halcyon déboula dans l’entrée :
— Mary Ann, je suis ravie, tout simplement ravie que vous ayez pu venir. Alors, vous avez apporté votre maillot, j’espère ?
— Euh… Il est dans la voiture. Je n’étais pas sûre de…
— Emma, va le chercher, veux-tu ?
— Vraiment, je peux…
Mary Ann renonça à protester : la bonne était déjà partie vers la voiture en trottinant.
— Bon, continua Mme Halcyon. Nous allons déjeuner tranquillement sur la terrasse… J’espère que vous aimez le saumon ?
— J’adore, répondit Mary Ann.
— Et ensuite, nous pourrons bavarder.
— Très bien.
La maîtresse de maison lui prit maternellement le bras :
— Vous savez, jeune fille, Edgar serait tellement fier de vous !