Où est Vuitton ?


Pour Prue, on aurait dit une scène extraite d’un film sur les dinosaures.

Elle était penchée au bord d’une falaise en forme de U et en scrutait les profondeurs d’un vert sombre, celles d’une sorte de marécage ou d’étang entouré de fougères géantes si impressionnantes qu’elle s’attendait à en voir sortir un Godzilla de vingt mètres de haut.

Ses souliers Maud Frizon la torturaient.

Pourtant, elle pressa le pas et suivit le sentier qui l’emmenait de plus en plus loin au cœur des régions désertes du Parc.

— Vuitton ! appelait-elle. Vuiiitton !

Si le barzoï était là, elle le saurait : il avait toujours répondu à son nom.

Le marécage est une mauvaise idée, décida-t-elle. Les bords étaient trop peu touffus pour dissimuler son chien adoré. Elle opta donc pour un itinéraire en direction de l’ouest — enfin, elle pensait que c’était l’ouest – et contourna la cuvette préhistorique jusqu’à ce que le paysage qui l’entourait s’ouvrît et qu’elle parvînt au vallon des rhododendrons.

Les fleurs étaient presque toutes fanées. Elles pendaient lamentablement sur les feuilles vert sombre couvertes de poussière comme un millier de vieux corsages abandonnés après le bal de fin d’année de l’école. Prue y réfléchit pendant un moment : comme un millier de vieux corsages abandonnés après le bal de fin d’année de l’école.

Pas mal, comme phrase ! Elle sortit son petit calepin de son sac à main et la nota. Vraiment, elle s’améliorait de jour en jour dans son métier de rédactrice.

 

Le sentier goudronné finit par s’arrêter. Il ne lui restait plus qu’à choisir elle-même son chemin parmi les énormes rhododendrons. On aurait dit des manèges, tellement ils étaient gros. Mmm… Les rhododendrons étaient tellement gros qu’on aurait dit des manèges. Je poursuivis inlassablement mon chemin, à la recherche de mon chien adoré…

Le calepin refit une sortie.

Sur ce, Prue reprit sa marche.

— Vuitton ! Vuiiitton !

Les lanières de ses chaussures lui cisaillaient les chevilles, mais elle s’efforça de ne pas y penser. Quelle idiotie ! Bah, elle n’aurait qu’à ne pas parler des souliers Maud Frizon quand elle écrirait son article.

L’un des rhododendrons réapparut. Ou alors c’était peut-être parce qu’il y en avait deux avec leurs fleurs fanées disposées de la même façon. Est-ce qu’elle ne marchait pas toujours vers l’ouest ? À moins qu’elle n’eût dévié en reprenant sa marche après avoir griffonné ses notes ?

Elle chercha le soleil. Le soleil devait être à l’ouest. De ses années de scoutisme, elle se souvenait au moins de ça. Je m’efforçai de me rappeler la formation d’éclaireuse que j’avais reçue lorsque j’étais guide dans la petite ville compagnarde de Grass Valley. Est-ce que ça existait toujours, ça ? Elle se rendit compte que ces réminiscences accusaient vraiment son âge.

Quoi qu’il en fût, le soleil n’était même pas visible : une épaisse brume de chaleur s’était déjà levée sur le parc.

La situation était tellement désespérée que c’en était inexprimable.

Vuitton avait maintenant disparu depuis plus de deux semaines. Même s’il avait réussi à rester dans le parc, où avait-il pu se nicher pendant tout ce temps ? Qu’avait-il pu manger ? Où avait-il pu se réfugier pour échapper aux voleurs de chiens ?… Ou aux citoyens normaux qui pouvaient s’apitoyer sur un chien perdu ?… Ou aux Cambodgiens ?

Si seulement elle avait réussi à trouver un indice, ne fût-ce que le plus infime fragment de preuve de la présence de Vuitton dans cette jungle. Elle avait besoin désormais de plus que de la détermination : il lui fallait un signe.

C’est alors qu’elle marcha dedans.

 

Elle savait d’expérience combien il est difficile de nettoyer une paire d’escarpins quand on a marché dans le caca. Et ça, c’était du caca de barzoï, de toute évidence : c’était le caca de Vuitton. Son cœur déborda d’allégresse.

Tout en regardant autour d’elle dans le vallon, elle essaya vainement de siffler.

— Vuitton ! cria-t-elle. Maman est là, mon chéri !

Elle entendit un froissement de feuilles sèches, aussi subtil que s’il résultait d’un zéphyr dans un sous-bois. À une dizaine de mètres, l’un des manèges de corsages morts eut un frémissement de mauvais augure, puis les branches s’écartèrent. Quelque chose de clair apparut, comme un poussin nouveau-né qui tente de briser une coquille peinte.

C’était Vuitton !

— Vuitton, mon bébé ! Mon trésor ! Mon chéri !

Mais le barzoï se contenta de rester là où il était et de la toiser.

— Allons, mon petit cœur. Viens voir maman.

Le chien rebroussa chemin dans les fleurs fanées. Le manège se referma sur lui d’un coup sec.

Mais enfin… ?

Prue se fraya un chemin dans le buisson, en se pliant en deux pour éviter les énormes branches noires, et finit par émerger dans une sorte de clairière, un espace fermé de l’autre côté par un fouillis d’eucalyptus envahis de lierre. Elle aperçut fugitivement un pelage crème dans l’ombre.

— Vuitton, bon sang !

Le terrain était de plus en plus pentu. Vuitton était en train de descendre d’un pas hésitant une côte sablonneuse qui se terminait en cul-de-sac sur une plate-forme noyée de lierre. Et là se dressait une drôle de petite cabane.

Et à côté de la cabane attendait un homme.

Il leva les yeux et sourit à la chroniqueuse mondaine de Western Gentry.

— Vous avez le temps de prendre un café ? fit-il.