Mary Ann fit un saut chez Mona juste avant midi. Elle portait ce que Michael appelait son « déguisement Lauren Hutton ». Un Levi’s et un chemisier rose du rayon homme de chez Brooks Brothers, avec un pull à col roulé bleu pâle noué négligemment autour des épaules.
— Salut, lança-t-elle comme une trille. Un brunch chez Mama, ça vous tente ?
Mona secoua la tête :
— Michael ne mange plus. Le grand concours est pour ce soir, et il se trouve trop gros.
— Où est-il ?
— En bas, dans la cour, en train de bronzer ses kilos superflus.
Mary Ann rit :
— Et toi, tu ne viens pas ?
— Non merci, je ne crois pas.
— Ça va, Mona ?
— Quoi, j’ai pas l’air d’aller ?
— Si, si… Enfin, tu as l’air… distraite, c’est tout.
Mona haussa les épaules et regarda par la fenêtre :
— J’espère que ce n’est pas incurable.
Chez Mama, la file d’attente serpentait hors de l’édifice, tout au long de Stockton Street. Mary Ann était sur le point d’opter pour un autre restaurant, quand une silhouette familière lui fit un signe timide.
— Oh, Norman… Bonjour !
— Bonjour. J’ai gardé votre place.
Il lui adressa un clin d’œil fort peu discret. Tout le monde avait compris la supercherie. Mary Ann se faufila dans la file juste derrière lui.
Une petite fille tira sur le pantalon de Norman.
— C’est qui ? demanda-t-elle.
Norman sourit.
— C’est une amie, Lexy.
— Eh bien, fit Mary Ann en regardant l’enfant, d’où est-ce que tu viens, toi ?
— De ma maman.
Mary Ann pouffa de rire.
— Elle est mignonne comme tout, Norman. Elle est à vous ?
Avant qu’il n’ait eu le temps de répondre, l’enfant tendit son bras et tira sur le pull de Mary Ann.
— Tu as doublé tout le monde ?
— Eh bien, euh…
Norman rit.
— Alexandra, je te présente Mary Ann Singleton. Nous habitons dans le même bâtiment. Tout là-haut, sur cette grande colline.
Il adressa un clin d’œil à Mary Ann.
— Elle est la fille d’amis à San Leandro, reprit-il. Il m’arrive de les dépanner, le dimanche.
— C’est gentil de votre part.
Norman haussa les épaules :
— Ça ne me dérange pas. Comme ça je profite des joies de la paternité, sans en avoir les inconvénients.
Il tira d’un coup espiègle sur une des nattes de l’enfant :
— Pas vrai, Lexy ?
— Quoi ?
— Rien. Je te le dirai après.
— Norman, est-ce que je peux donner à manger aux pigeons ?
— Après le déjeuner, d’accord ?
Mary Ann s’agenouilla à hauteur de l’enfant :
— Mais dis-moi, Alexandra, c’est une superbe robe que tu portes là !
L’enfant la regarda, étonnée, puis se mit à rire.
— Tu sais comment ça s’appelle ? demanda Mary Ann.
— Quoi ?
— Ta robe. Ça s’appelle une robe d’Heidi. Tu sais le dire ?
Alexandra eut l’air vaguement contrariée.
— C’est un dirndl, répliqua-t-elle sèchement.
— Ah, bien…
Mary Ann se releva et sourit à Norman :
— Je l’ai cherché, n’est-ce pas ?
Chez Mama, ils commandèrent tous les trois une omelette. Alexandra mangea en silence, étudiant Mary Ann.
Après le repas, sur Washington Square, les adultes discutèrent, pendant qu’Alexandra poursuivait les pigeons au soleil.
— Elle est très intelligente.
Norman approuva :
— Elle me donne des complexes, parfois.
— Vous connaissez ses parents depuis longtemps ?
— Depuis… oh, cinq ans. J’ai fait le Vietnam avec son père.
— Ah… je suis désolée.
— Pourquoi ?
— Eh bien… le Vietnam… Ç’a dû être terrible.
Il sourit, et tendit les deux bras :
— Comme vous voyez, aucune blessure. Je faisais du travail administratif à Saïgon. Dans les services de renseignements de la Navy.
— Et d’où vous est venu cet intérêt pour les vitamines ?
Il haussa les épaules :
— De mon intérêt pour gagner ma vie.
— Je comprends.
— Je regrette, Mary Ann, mais je n’ai rien d’intéressant à dire à mon sujet.
— Oh, ne croyez pas ça… Je vous trouve très…
— Il y a un film que j’aimerais vous emmener voir ce soir, si vous n’avez pas déjà…
— Lequel ?
— Un vieux film. Detective Story. Kirk Douglas et Eleanor Parker.
— Avec plaisir, dit-elle.