Revenue dans sa chambrette, Mona s’assit, resta parfaitement immobile sur son lit et se lança dans le seul rite d’exorcisme qu’elle connût.
Elle récita sa mantra.
Ce n’était pas qu’elle se sentît coupable, en fait, ni même gênée. Elle avait respecté sa part du contrat et elle n’en mourrait pas. Elle avait fait plaisir au client. Elle avait fait plaisir à Mother Mucca. Elle avait adopté une conduite irréprochablement années soixante-dix de bout en bout.
Ce n’était donc pas la honte qui la consumait. C’était… rien. Elle n’éprouvait rien du tout et cela la terrifiait complètement. Le Trou Noir béant qu’était son existence avait atteint des proportions gigantesques et elle s’approchait dangereusement de l’abîme. Si elle ne continuait pas à courir, si elle ne continuait pas à changer, le hasard et l’irrationalité monstrueuse de l’univers l’engloutiraient vivante.
— Toc-toc.
Silence.
— Toc-toc.
— Ouais. Bobbi ?
La gamine pointa prudemment le bout de son nez. Elle agita un paquet enveloppé de cellophane par l’entrebâillement de la porte, telle une tueuse de vampires qui brandit un crucifix.
— J’ai apporté des Oreos à grignoter. Tu veux m’aider à les finir ?
— Je ne crois pas, Bobbi.
Un silence, puis :
— Ça va, Judy ?
— Pourquoi ça n’irait pas ? C’est l’autre qui a morflé !
Bobbi gloussa et agita de nouveau son paquet :
— Tu n’en veux même pas un petit peu ?
— Je vois que tu commences pas par lécher ce qu’il y a au milieu…
— Non, je déteste ça.
— Moi aussi.
— Ma mère ne me laissait pas en manger si je léchais le milieu.
Mona sourit. Les mères étaient bonnes à quelque chose, apparemment. Alors, si on finissait dans les spécialités S.M. d’un bordel de Winnemucca, qu’est-ce que ça changeait ? On se rappelait quand même qu’il ne fallait pas lécher le milieu des Oreos, ni s’asseoir en écartant les jambes, ni montrer les gens du doigt ou se gratter quand ça vous démangeait.
— Alors ? insista Bobbi.
— OK, fit Mona. Pourquoi pas ?
Sautant sur le lit avec une gaieté non dissimulée, Bobbi déchira complètement l’emballage du paquet de gâteaux et en offrit à Mona.
— Alors, demanda-t-elle, qu’est-ce que tu as pensé de lui ?
— J’en reste sur le cul, répondit Mona d’une voix atone.
— Je trouve qu’il est drôlement beau, dit Bobbi.
— Bobbi, je n’ai pas envie d’en parler, OK ?
— OK. Excuse-moi.
Bobbi ramena ses genoux sous son menton et les entoura de ses bras. Elle mastiqua méditativement un Oreo comme un taste-vin goûte un grand cru. Puis elle regarda Mona d’un air affectueux :
— Tu sais quoi, Judy ?
— Non…
— Tu es ma meilleure copine.
Silence.
— Je te jure, Judy.
— Eh bien, c’est… Merci.
— Je peux rester dormir ce soir ?
— Ici ?
— Oui, fit Bobbi, comme quand on était gosses et qu’on allait coucher chez sa copine.
— Bobbi, je ne crois pas…
— J’suis pas gouine, Judy.
— Et si moi, je l’étais ? dit en souriant Mona.
Bobbi sembla tout d’abord inquiète, puis amusée :
— C’est impossible, répondit-elle en riant. Pas toi !
Mona se mit à rire elle aussi, malgré le mensonge qu’elle venait de faire implicitement. Après tout, D’orothea était sortie de sa vie depuis longtemps. Aux yeux de Mona, sa période lesbienne n’avait été rien de plus que la suite logique de sa période macrobiotique et de sa période « cri primal ». Elle s’y était impliquée, mais elle n’y avait guère trouvé de satisfaction réelle et ne militait pas pour.
Mona prit un Oreo et le partagea en deux :
— Comment tu veux qu’on fasse comme quand on était ados sans une pile de quarante-cinq tours et un tourne-disques ?
— Je connais des histoires qui font peur, se vanta Bobbi.
Mona réprima une grimace.
— On pourrait se faire les ongles des pieds, dit-elle.
— Je les ai vernis hier.
— Oh, bon, alors on pourrait…
–… Lécher le milieu des Oreos !
Elles piaillèrent en chœur tandis que Mona brandissait la moitié du gâteau d’où coulait un peu la crème. Bobbi tira la langue.
— Il faut du lait ! s’écria Mona en lâchant l’Oreo dans la main de Bobbi et en saurant du lit.
Elle évita de passer par le salon, où elle entendait Mother Mucca mettre en rang quatre de ses filles devant deux routiers éméchés. Elle entra dans la cuisine par l’arrière, tâtonna à la recherche de l’interrupteur et se dirigea vers le frigo. Il y avait un litre de lait sur l’étagère du haut.
Ce serait bien de le verser dans une cruche, décida-t-elle. Elles pourraient se servir mutuellement le lait. Bobbi serait contente.
Elle trouva sur une étagère au-dessus de la cuisinière une cruche vert pâle datant manifestement de la Crise de 29, qui aurait valu son pesant d’or dans une boutique d’antiquités de San Francisco.
En tendant la main pour l’atteindre, elle frôla une pile de livres de cuisine et en fit tomber un. Elle se pencha pour le ramasser. Le nom inscrit sur la page de garde la figea instantanément : Mona Ramsey.