Après avoir défait sa valise, Mary Ann, dans son peignoir rose matelassé acheté pas sa mère au centre commercial de Ridgemont, fit des allées et venues agitées aux quatre coins de l’appartement.
Elle détestait les dimanches soir.
Lorsqu’elle était petite, les dimanches soir ne signifiaient qu’une seule chose : les devoirs à terminer.
C’était l’impression qu’elle ressentait à présent. Anxiété, culpabilité, crainte d’inévitables récriminations. Beauchamp Day était un devoir qu’elle aurait dû terminer. Elle paierait pour ça. Tôt ou tard.
Elle décida de se faire plaisir.
Elle dégela une côte de porc sous le robinet, et se demanda si c’était un sacrilège de faire subir ce traitement à de la viande qui provenait de la boucherie la plus célèbre de San Francisco, Marcel & Henri.
Dans le salon, elle alluma une bougie aromatisée sur la table de pasteur, sortit ses plus belles serviettes en coton, ses couverts en inox à manches en bois, sa fausse porcelaine Dansk et son pot à crème de céramique en forme de vache.
La solitude n’était pas une excuse pour se laisser aller.
Elle fouilla la cuisine à la recherche d’un légume. Elle ne trouva rien d’autre qu’un sachet de laitue défraîchie et un paquet à moitié entamé de soufflé aux épinards. Elle opta pour du fromage frais à la ciboulette.
Elle dîna à la lueur des chandelles, absorbée par la lecture d’un article de magazine télé titré : À LA RECHERCHE DE L’ORGASME MULTIPLE. Le programme musical était assuré par KCBS-FM, une station de radio de musique douce, qui passait It Never Rains in Southern California. Elle aussi, Mary Ann trouvait que s’il ne pleut jamais en Californie, les larmes, en revanche, peuvent y couler à flots.
Après le dîner, elle décida d’essayer le masque de beauté conseillé par son livre sur les cosmétiques naturels. Elle prépara une petite casserole du liquide gluant, y incorporant des flocons d’avoine, des pruneaux et une figue trop mûre. Implacablement, elle étala la mixture sur son visage.
Pendant vingt minutes, elle resta allongée, immobile, dans un bain mousseux.
Elle pouvait sentir le masque sécher, et peler en d’infâmes flocons lépreux qui sombraient dans l’eau au-dessus de sa poitrine. Encore dix minutes d’attente. Et puis quoi ?
Elle pourrait écrire à ses parents.
Elle pourrait remplir le formulaire d’inscription au Sierra Club.
Elle pourrait marcher jusqu’au Cost Plus et s’acheter une autre tasse à café.
Elle pourrait appeler Beauchamp.
Titubant hors de la baignoire telle une créature de film d’horreur japonais, elle examina son visage dans le miroir.
Elle ressemblait à une côte de porc surgelée.
Et tout ça pour quoi ?
Pour Dance Your Ass Off ? Pour M. Halcyon ? Pour Michael je-ne-sais-plus-quoi en bas ? Pour un homme marié qui marmonne des noms étranges dans son sommeil ?
Non, elle ne l’appellerait pas. L’amour qu’il lui offrait était trompeur, destructeur et sans issue.
Il n’avait qu’à appeler. Lui, pas elle.
Elle s’endormit juste avant minuit, son exemplaire de Nicolas et Alexandra à la main.
À Telegraph Hill, DeDe gratifiait Beauchamp d’un regard malveillant, pendant qu’il remontait l’horloge de la bibliothèque.
— J’ai parlé à Splinter aujourd’hui.
Il ne leva pas les yeux.
— Mmm.
— Apparemment, il avait oublié cette petite escapade des Gardes au Mont Tam.
— Ah bon… Il a appelé ici ?
— Non.
— Je ne comprends pas.
— Je… j’ai appelé Oona. C’est lui qui a décroché le téléphone.
— Tu détestes Oona.
— On travaille ensemble sur un projet de la Ligue. Le Programme du Ghetto Modèle à Hunters Point. À ton avis Beauchamp, pourquoi Splinter a-t-il oublié une réunion aussi importante ? Il a dit que vous étiez tous les deux dans le même comité.
— Aucune idée.
Elle grogna de manière audible. Beauchamp fit volte-face et siffla le corgi, à moitié endormi sur le sofa. Le chien jappa frénétiquement quand son maître ouvrit un tiroir et en tira sa laisse.
— J’emmène César faire sa promenade.
DeDe fronça les sourcils.
— Je l’ai déjà promené deux fois aujourd’hui.
— OK. Mais moi aussi, j’ai besoin d’air.
— Que se passe-t-il ? Pas assez d’air au Mont Tam ?
Il s’en alla sans répondre, et descendit l’escalier, non sans avoir fait un détour en bas par la chambre à coucher. Il ferma doucement la porte et exhuma de son tiroir un objet qu’il avait ramené de Mendocino.
L’objet en poche, il s’enfonça dans l’obscurité du garage, et le glissa dans la boîte à gants de la Porsche.
Une jolie petite touche, se dit-il, tandis que César le menait en haut des Filbert Steps jusqu’à la Coit Tower.
Un très jolie petite touche.