Le nouveau colocataire de Mona


La très anticosmique sonnerie du téléphone interrompit abruptement le mantra de Mona.

— Allo ?

— Salut Mona, c’est Michael.

— Mouse ! (C’était son surnom.) Putain ! Je me disais que la C.I.A. avait dû te kidnapper !

— Ça fait longtemps, hein ?

— Trois mois.

— Ouais. Je reste dans ma moyenne.

— Ah. Tu t’es fait larguer ?

— Ben… on s’est plutôt quitté à l’amiable. Lui l’a pris très bien, moi j’ai pleuré à chaudes larmes, assis dans Lafayette Park pendant toute la matinée… Bon, d’accord : je me suis fait larguer.

— Je suis désolée, Mouse. Je pensais que cette fois tu tenais le bon. Je l’aimais assez bien ce… Robert, c’est ça ?

— Ouais. Moi aussi je l’aimais assez bien.

Il rit jaune avant de reprendre :

— C’était un ancien recruteur chez les Marines. Je ne t’ai jamais raconté ? Il m’avait offert un porte-clés avec un petit médaillon militaire qui disait : « Les Marines recherchent quelques hommes de valeur. »

— C’est mignon.

— Tous les matins on faisait notre jogging dans Golden Gate Park, jusqu’à l’océan. Robert portait son débardeur rouge de Marine, et tous les petits vieux nous arrêtaient pour nous dire que cela faisait plaisir de nos jours de voir qu’il y avait toujours des jeunes gens braves et comme il faut. Qu’est-ce que ça nous faisait marrer ! Au lit, en général.

— Et qu’est-ce qui s’est passé ?

— Est-ce que je sais ? Je suppose qu’il a paniqué. On achetait des meubles ensemble, des choses comme ça. Enfin… pas vraiment ensemble. Il achetait un sofa, et moi deux chaises assorties. C’est plus facile en cas de divorce, faut se montrer prévoyant… Mais ce qui est sûr, c’est qu’on avait franchi un cap important. Avant, je n’avais jamais atteint le stade de l’achat de meubles.

— C’est une consolation.

— Ouais… Et personne d’autre ne m’avait jamais lu de poésie allemande au lit. En allemand, qui plus est !

— Dis donc !

— Il jouait de l’harmonica, Mona. Parfois pendant que nous marchions dans la rue. Bordel, ce que j’étais fier d’être avec lui !

— Il causait ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Il avait de la conversation, ou bien il était trop occupé à jouer de l’harmonica ?

— C’était un mec bien, Mona.

— Ce qui explique pourquoi il t’a laissé tomber.

— Il ne m’a pas laissé tomber.

— Tu viens de me dire le contraire.

— On n’était… pas fait l’un pour l’autre, c’est tout.

— N’importe quoi ! Tu es vraiment une midinette indécrottable !

— Merci pour ces quelques mots de réconfort.

— Tout ce que je sais, c’est que je ne t’ai pas vu depuis trois mois. Il existe d’autres individus dans le monde que l’Homme de Ta Vie… qui t’aiment, eux aussi !

— Je sais, Mona. Je m’excuse.

— Mouse…

— Je suis vraiment désolé. Je ne voulais pas…

— Michael Mouse, si tu te mets à pleurer au téléphone je n’irai plus jamais faire la fête avec toi en boîte.

— Je pleure pas, je suis songeur.

— Je te laisse dix secondes pour en sortir. Merde, Mouse, les rues sont pleines de recruteurs de Marines qui font du jogging. Putain ! Toi et ton fantasme de l’innocent rustique ! Je parie que ce connard avait une armoire pleine de chemises de bûcheron, pas vrai ?

— Écrase.

— Je suis sûre qu’en ce moment même, il est au Toad Hall en train de frimer avec sa veste d’aviateur, un pouce dans la poche de son Levi’s et une bouteille de bière à la main.

— T’es vraiment une chieuse.

— Comme tu les aimes. Écoute… si j’apprenais un peu de poésie allemande, est-ce que tu viendrais habiter ici jusqu’à ce que tu aies retrouvé un appartement ? Il y a largement assez de place. Ça ne dérangera pas Mme Madrigal.

— Je ne sais pas.

— T’es à la rue, non ?… T’as du fric ?

— Deux mille. Sur un compte épargne.

— Bon, ne joue pas au difficile. C’est l’idéal. Tu viens habiter ici jusqu’à ce que tu trouves un autre studio… ou un autre joueur d’harmonica. On verra ce qui te tombera dessus en premier.

— Ça ne marchera jamais.

— Et pourquoi ça ?

— Tu fais de la méditation transcendantale et moi de l’auto-affirmation new age. Ça ne marchera jamais.

 

Le soir même, il emménagea dans l’appartement de Mona avec tout ce qu’il possédait. Les œuvres littéraires de Mary Renault et de la regrettée Adelle Davis. Un assortiment de bottes de travail, de salopettes et de jeans de chez Kaplan’s Army Surplus à Market Street. Une lampe Art déco en forme de nymphe perchée sur un seul pied. Quelques coquillages ramassés au hasard. Un T-shirt qui disait : DANCE 10, GUEULE 3. Un flacon de mercurochrome. Des haltères. Une photo dédicacée de La Belle.

— Les meubles sont restés chez Robert, expliqua-t-il.

— Qu’il aille se faire foutre, décocha Mona. Maintenant tu vis avec quelqu’un d’autre.

Michael la serra dans ses bras.

— Tu me sauves la vie, une fois de plus.

— Eh, c’est normal, Mouse. Il ne nous reste plus qu’à fixer les règles de base, OK ?

— J’appuie sur le tube de dentifrice par le bas.

— Non… Tu sais très bien de quoi je parle.

— Ouais. De toute façon, on a chacun notre chambre.

— Et le salon est une zone tabou.

— Évidemment.

— Et si je ramène un bi à la maison, bas les pattes, OK ?

— Est-ce que j’ai franchement l’air d’un tel goujat ?

— Que fais-tu du jardinier basque de l’été dernier ?

— Ah oui ! fit-il, le sourire au lèvres. Il n’était pas mal, celui-là.

Mona lui tira la langue.