Colères


Un beau matin, deux jours avant l’arrivée prévue à Acapulco, Michael se réveilla et s’aperçut qu’il était seul dans la cabine. Le lit de Mary Ann n’avait pas été défait. Impatient d’avoir tous les détails, il se doucha à la hâte et fonça prendre le petit déjeuner sur le Pont Aloha.

Mary Ann était déjà assise, tout comme Arnold et Melba Littlefield, resplendissants dans leurs ensembles en jean. Celui d’Arnold était brodé d’arcs-en-ciel et celui de Melba de papillons. Dieu nous vienne en aide, songea Michael. Le Summer of Love n’est pas fini à Dublin !

— Alors, brailla Arnold tandis que Michael s’asseyait, vous n’êtes pas fichus de bouffer à la même heure, vous deux ?

Mary Ann rougit et jeta un regard inquiet à son compagnon.

Michael prit son petit air espiègle :

— Bobonne s’est tellement dépensée qu’elle meurt de faim.

Mary Ann lui donna un coup de pied sous la table.

Arnold gloussa d’un air entendu et fit un clin d’œil à Michael.

Melba, comme d’habitude, n’avait rien compris :

— Vous vous êtes éclatés toute la nuit ? demanda-t-elle.

Melba était anormalement friande d’expressions comme « s’éclater », « super » ou « un max ». Michael était convaincu qu’elle avait trouvé ça dans la presse pour jeunes.

— Éclatés ? releva-t-il, décidé à s’amuser un peu.

— Oui, vous savez, comme on dit pour faire la fête. Il n’y avait pas une disco hier soir, au Skaal Bar ?

— Ah oui, j’avais oublié ! s’exclama le jeune homme. Je me suis pieuté de bonne heure. Avec Christopher Isherwood.

Mary Ann était sur des charbons ardents :

— Mouse, tu n’as pas passé ta commande.

— Attendez une seconde, fit Arnold à Michael. Refaites-la moi, celle-là ?

— C’est un livre, dit Mary Ann.

— Christopher et son monde, acquiesça Michael.

— Mouse, je crois que le serveur…

— De quoi ça parle ? demanda Arnold.

— C’est celui qui a écrit Cabaret, dit Mary Ann.

— Un film sur les boches, c’est ça ?

— Entre autres, plaisanta Michael.

— Il y a des pancakes aux myrtilles, aujourd’hui, Mouse.

— Liza Minelli est tellement chouette, non ? soupira Melba.

 

— OK ; dit Michael à peine eurent-ils quitté la salle à manger. Donne-moi les détails croustillants.

Mary Ann fit sa mauvaise tête.

— Allez ! insista-t-il. Il t’a troussée sur le pont avant ?

Silence.

— Il t’a culbutée à fond de cale ? Il t’a sucé les doigts de pieds ? Offert un café ?

— Mouse, tu as gâché mon petit déjeuner !

— Tu aurais pu demander à Burke de t’accompagner.

— Oui. J’aurais pu aussi lui faire du pied pendant que tu racontais tes âneries sur bobonne à Arnold et Melba !

— Hé, écoute : c’est toi qui voulais qu’on se fasse passer pour de jeunes mariés, n’oublie pas !

— Baisse la voix.

— Toi la première ! Pour qui tu me prends, d’ailleurs ? Un mari de location ?

Mary Ann lui lança un regard noir, gronda de fureur et le laissa planté dans le couloir. Michael alla se calmer sur le pont-promenade, qu’il arpenta jusqu’à ce qu’il eût l’esprit clair. Un quart d’heure plus tard, il revint à la cabine.

Mary Ann était assise à une table et écrivait des cartes postales. Elle ne se retourna pas.

— Tu sais quoi ? fit Michael.

— Non ? répondit-elle d’une voix sciemment dénuée de toute expression.

— Je suis jaloux.

— Mouse, ne…

— Si. Je suis une petite pédale jalouse, je suis jaloux de Burke parce qu’il m’a volé ma copine et je suis jaloux de toi, parce que tu t’es trouvé un mec.

Mary Ann se retourna, les larmes aux yeux :

— Mais tu vas trouver quelqu’un, Mouse, le consola-t-elle. Je le sais. Peut-être même à Acapulco.

— Peut-être que cette fois ce sera la bonne, hein ? Comme dans la chanson ?

Elle sourit et le prit dans ses bras pour le serrer très fort :

— Je t’adore pour ça, Mouse.

— Pour quoi ?

— Ton don de tout ramener à des paroles de chansons.

— Ouais, fit Michael. Liza Minelli est tellement chouette, non ?

 

Après quoi, ce fut à Mary Ann de faire ses excuses :

— Je me suis mal conduite aussi, Mouse. Je veux dire… Eh bien, je suis un peu sur les nerfs, je crois.

— À cause de quoi ?

Elle hésita, puis :

— De Burke.

— Il n’a pas été… ?

— Il est parfait, Mouse. Il est sensible, fort, attentionné. Nous sommes – tu vois – sexuellement… je ne sais pas comment on dit. Il a une attitude protectrice, mais, en même temps, il me traite en égale. Il ne fait pas craquer ses jointures. Il est parfait.

— Mais pas à cent pour cent ?

— Il a peur des roses, Mouse.

— Euh… Comment ça ?

— À Las Hadas, un nain a voulu nous offrir une rose et quand Burke l’a vue, il est devenu blanc comme un mort et est allé vomir dans les buissons.

— Peut-être qu’il est de Pasadena.

— Ça m’inquiète, Mouse. Ce n’est pas normal, tu ne crois pas ?

— Et c’est à moi que tu le demandes ?

— J’ai essayé de lui en parler et il a changé de sujet. Je crois qu’il n’a pas la moindre idée de ce qui l’a fait réagir comme ça.