Pinus vu de l’intérieur


Le long trajet jusqu’à Pinus se termina brusquement devant une imposante grille d’acier. Helena Parrish arrêta la Mercedes et pressa le bouton d’un interphone.

— Un cheeseburger, une grande frites et un milk-shake au chocolat — et plus vite que ça !

Frannie entendit un rire, le rire d’un jeune homme.

— Madame Parrish… Vous êtes de retour !

— Après six heures seulement. Je t’ai manqué, Bluegrass ?

— Est-ce que le Pape est catholique ?

— Quel amour. Ouvre-nous, Blue. Je suis avec une nouvelle.

— Oh, alors tu penses !

La porte s’ouvrit. Helena sourit à Frannie pendant que la voiture s’engageait sur une allée bordée d’arbres.

— Vous allez adorer Bluegrass, dit-elle avec un petit clin d’œil. Habituellement, il est à mon service, mais… je vous aime bien, Frannie. Ça me fait plaisir de vous le prêter.

— Helena ! Mais je ne peux pas…

— Non, je vous en prie. Ça me fait plaisir. Vraiment.

— Vous êtes un amour.

— Pff !

— Mon Dieu, je suis dans un état… tellement merveilleux !

— Nous sommes entrées, sourit Helena. Vous pouvez janer, maintenant.

— Je peux quoi ?

— Hurler. Ici, on appelle cela le janing. Vous savez : « Moi Tarzan, toi Jane. » C’est comme le cri de Tarzan, mais pour les femmes. Une sorte de cri primal, mais beaucoup plus amusant. Allez-y, ne vous privez pas.

Frannie se sentait un peu gênée :

— Oh, Helena.

— Allez-y ! Vous êtes à Pinus, maintenant.

— Là, tout de suite ? Dans la voiture ?

— Là, tout de suite, et chaque fois que cela vous plaira, ma chère.

Frannie eut un sourire timide, puis elle passa la tête par la portière et émit un son qui évoquait plus un piaillement timoré qu’autre chose.

— Pas mal, fit calmement Helena. Mais ça, ce n’est pas du janing, ma chère.

— Ah bon ? Alors comment vous… ?

— Comme ceci.

Helena tendit son long cou de cygne et ouvrit la bouche toute grande :

— Aaaaaaaahihahihaaaaaahhhh !

Quelque part dans les profondeurs de la pinède retentit un cri identique.

— Oh, l’écho ! s’extasia Frannie.

— Non, sourit Helena. Sybil Manigault. Elle est très branchée nature.

La directrice gara la voiture devant le bâtiment qui abritait la réception. C’était une sorte de chalet pourvu de fenêtres à vitraux. Des rosiers grimpants montaient à l’assaut des poutres.

— Délicieux, fit Frannie avec un claquement de langue admiratif. Tout simplement délicieux.

— Les bungalows sont du même style. Tout a été conçu par Julia Morgan. C’est peut-être son chef-d’œuvre.

— Incroyable ! Edgar était passionné par l’œuvre de Julia Morgan, mais on ne m’avait jamais parlé de cela.

— Naturellement. Le contrat qui liait Julia Morgan à Pinus interdisait que son travail soit rendu public. Au départ, les fondatrices avaient engagé Bernard Maybeck comme architecte, mais il s’est retiré quand il a découvert… Enfin, vous comprenez.

Helena conduisit Frannie dans le spacieux hall de réception et laissa la nouvelle venue s’imprégner de l’atmosphère : lampes à abat-jour en parchemin, meubles tapissés de velours vieux rose et pots en cuivre débordants de fleurs sauvages.

— Je me sens toute drôle, sans bagages, dit Frannie.

— Pourquoi ? Tout ce dont vous aurez besoin est ici. Dans deux jours, vous aurez le cœur déchiré de ne plus porter votre caftan.

— Où sont les autres ?

— Elles se cachent, probablement, gloussa Helena.

— Pourquoi ?

— Oh, c’est idiot, vraiment. Légalement, vous n’aurez soixante ans que demain à… Quelle heure, au fait ? Sept heures et demie, environ ? Les autres filles préfèrent éviter de parler aux novices tant qu’elles… qu’elles ne font pas partie du groupe.

— Alors… qu’est-ce que je fais en attendant ?

Helena glissa autour de son cou un bras souple comme une branche de saule.

— Tout d’abord, ma chère, je crois que vous devriez prendre une autre vitamine Q. Après quoi, je vous suggère de demander à Birdsong.

— Qui ?

— Suivez-moi, fit Helena avec un clin d’œil.

Trois minutes plus tard, la directrice ouvrait la porte du bungalow de Frannie. Un jeune homme assis sur le rebord du lit sauta sur ses pieds. Frannie devina qu’il devait avoir dans les vingt-quatre ans. Il avait un corps mince, des cheveux noirs bouclés et des yeux d’un bleu incroyable. Il portait un survêtement en éponge vieux rose dont la fermeture éclair était ouverte jusqu’au nombril.

Et il était manifestement un peu troublé.

— Madame Parrish, excusez-moi. Je ne voulais pas…

— Pas de problème, Birdsong. Tu ne savais pas que nous arrivions. Je te présente Mme Halcyon.

— Bonjour, dit Birdsong avec un petit hochement de tête.

— Très heureuse.

— Birdsong est votre domestique, expliqua Helena. Il pourra tout vous expliquer. En ce qui me concerne, je dois m’apprêter pour votre petite cérémonie de demain, alors… bye-bye !

Elle disparut comme un coup de vent ; Frannie se retrouva plantée devant Birdsong et lui fit un sourire gêné.

— Eh bien, dit le domestique, qui avait soudain retrouvé son assurance. Je crois qu’il est l’heure de votre bain.

Dehors, sous l’ardent soleil de Sonoma, Helena Parrish janait à pleins poumons.