Le dîner chez la logeuse


Mary Ann passa chez Mona avant de se rendre au dîner de Mme Madrigal.

— Tu veux te détendre un peu ? demanda Mona.

— Ça dépend.

— Coke.

— Je fais régime. Tu n’as rien de moins sucré ?

— Mary Ann, tu me sidères.

Mona déposa un miroir de poche sur sa table-rouleau de câble.

— Même toi, tu dois avoir vu Porgy & Bess.

— Et ?

La voix de Mary Ann se brisa. Mona était en train d’extraire une pelletée de poudre blanche d’une fiole à l’aide d’une minuscule cuiller en argent. Un emblème écologique était gravé sur le manche de la cuiller.

— Happy dust, fit Mona. Ce truc, c’est une institution américaine.

Elle forma une ligne de poudre sur la surface du miroir.

— Toutes les stars du cinéma muet en sniffaient. Pourquoi crois-tu qu’ils étaient tous comme ça ?

Elle remua la tête et les bras de manière spasmodique, comme Charlie Chaplin.

— Et maintenant, continua-t-elle, tout ce qu’il nous faut, c’est un vulgaire chèque repas.

Elle fit apparaître un chèque repas d’une valeur de dix dollars à la manière d’un magicien, en présentant les deux faces à Mary Ann.

— Tu reçois des chèques repas ? s’enquit Mary Ann.

Elle gagne quatre fois plus que moi, pensa la secrétaire.

Absorbée par l’opération, Mona ne répondit pas. Elle roula le chèque repas en un mince tube et l’enfonça dans sa narine gauche.

— Saisissant, hein ? Et très sexy !

Elle se jeta sur la poudre comme un fourmilier déchaîné. Mary Ann était horrifiée.

— Mona, est-ce que c’est de la… ?

— C’est ton tour.

— Non, merci.

— Allez… vas-y, quoi. Ça te fera du bien avant de sortir.

— Je suis déjà assez nerveuse comme ça.

— Chérie, ça ne rend pas nerveux, ça…

Mary Ann se leva.

— Mona, faut que j’y aille. Je suis en retard.

— Merde !

— Quoi ?

— Avec toi, je me fais l’impression d’être une telle… camée.

 

Mme Madrigal avait presque l’air élégante dans un pyjama en satin noir.

— Ah, Mary Ann. J’étais en train de passer le gaspacho à la moulinette. J’ai fini les petits hors-d’œuvre. Sers-toi. J’arrive dans un instant.

Les hors-d’œuvre étaient arrangés symétriquement sur deux plats. Sur le premier, plusieurs douzaines de champignons fourrés. Sur l’autre, une demi-douzaine de joints.

Mary Ann choisit un champignon et jeta un coup d’œil à la pièce.

La cheminée était flanquée de deux statues assez grossières : un garçon avec une épine dans le pied, et une femme portant une cruche. Des franges de soie pendaient partout, aux abat-jour, aux dessus de lit, aux rideaux et lambrequins, et même à la voûte d’entrée du hall. La seule photo de la pièce représentait l’exposition Panama-Pacific de 1915.

— Alors, que penses-tu de mon petit bordel ?

Mme Madrigal adopta une pose théâtrale sous la voûte d’entrée.

— C’est… très joli.

— Ne sois pas ridicule. C’est dépravé !

Mary Ann rigola.

— Vous l’avez délibérément arrangé comme ça ?

— Bien sûr. Prends un joint, trésor, et surtout ne te fatigue pas à le faire passer. J’ai horreur de ces baveux chipotages en commun ! Quitte à être dégénérée, autant le faire comme une lady, tu ne crois pas ?

 

Il y avait deux autres invités. Le premier, proche de la cinquantaine, une barbe rousse, était un poète de North Beach dénommé Joaquin Schwartz (« Un brave homme », confia Mme Madrigal à Mary Ann, « mais j’aimerais tellement qu’il apprenne à utiliser les majuscules. ») L’autre était une femme prénommée Laurel qui travaillait au dispensaire Haight-Ashbury. Elle ne se rasait pas sous les aisselles.

Pendant tout le repas, Joaquin et Laurel débattirent de leur année favorite. Joaquin croyait en 1957. Laurel estimait que 1967 était le summum… ou plutôt avait été le summum.

— On aurait pu la faire durer, dit elle. Je veux dire, elle avait une existence propre, non ? Nous partagions tout : l’acide, la musique, la baise, l’Avalon, le Family Dog, le Human Be-In. Il y avait quatorze hippies dans l’appartement à Oak Street, quatorze hippies et six sacs de couchage. Bordel, c’était magnifique, car après tout, c’était… l’Histoire. Nous faisions l’Histoire. Et on était la putain de couverture de Time Magazine, mec !

Mme Madrigal resta polie.

— Et que s’est-il passé, mon enfant ?

— Ils l’ont tuée. Les Médias.

— Tué qui ?

— Tué 1967.

— Je vois.

— Nixon, le Watergate, cette connasse de Patty Hearst, le Bicentenaire. Les Médias en ont eu marre, de 67, alors ils l’ont zappée. Elle aurait pu survivre pendant quelque temps. Une partie s’est enfuie à Mendocino… mais les Médias l’ont découverte et l’ont tuée à nouveau. Et merde quoi… Qu’est-ce qu’il nous reste ? Il n’y a plus un seul endroit où on vit encore en 67 !

Mme Madrigal fit un clin d’œil à Mary Ann.

— Je te trouve bien calme.

— Je ne suis pas certaine de…

— Quelle est ton année favorite ?

— Je ne crois pas que j’en aie une.

— Moi, c’est 1987, dit Mme Madrigal. J’aurai soixante-cinq ans ou quelque chose comme ça… Je toucherai ma retraite et j’aurai économisé assez d’argent pour m’acheter une petite île grecque.

Elle enroula une mèche de cheveux autour de son index et sourit légèrement.

— En fait, ajouta-t-elle, je me contenterais déjà d’un petit Grec.

 

Après le dîner, en allant aux toilettes, Mary Ann s’attarda dans la chambre à coucher de la logeuse. Sur le buffet reposait une photo dans un cadre d’argent.

Un jeune homme, en uniforme de soldat, debout à côté d’une voiture des années 40. Il était assez beau, même s’il portait son uniforme avec gaucherie.

— Comme tu le vois, la vieille dame a un passé.

Mme Madrigal se tenait dans l’embrasure de la porte.

— Oh… je fouine, n’est-ce pas ? s’excusa Mary Ann.

Mme Madrigal sourit.

— J’espère que ça veut dire qu’on est amies.

— Je…

Mary Ann, gênée, se tourna vers la photo.

— Il est très séduisant. C’est M. Madrigal ? s’enquit-elle.

La logeuse secoua la tête.

— Il n’y a jamais eu de M. Madrigal.

— Ah bon. Je vois.

— Non, tu ne vois pas. Tu ne pourrais pas. Madrigal est… un nom d’emprunt, comme on dit dans les polars. J’ai commencé une nouvelle vie il y a environ douze ans, et l’ancien nom est la première chose dont je me suis débarrassée.

— Et c’était quoi ?

— Je t’en prie. Si j’avais voulu que tu le connaisses, je ne l’aurais pas changé.

— Mais…

— Pourquoi « Madame », c’est ça ?

— Oui.

— Les veuves et les divorcées sont moins… comment dit Mona, encore ?… importunées. On nous importune moins que les célibataires. Je crois que tu as dû le découvrir par toi-même.

— Importunée, moi ? Je n’ai même pas reçu le moindre petit coup de téléphone obscène depuis que je suis à San Francisco. Franchement, cela me plairait d’être importunée un peu plus souvent.

— La ville regorge de jeunes hommes charmants.

— Charmants les uns envers les autres.

Mme Madrigal pouffa de rire.

— C’est vrai qu’il y a beaucoup de ça.

— Vous en parlez comme de la grippe. Moi, je trouve ça terriblement déprimant.

— Mais non. Prends ça comme un défi. Quand une femme triomphe dans cette ville, elle triomphe réellement. Tout s’arrangera, trésor. Patience.

— Vous croyez ?

— J’en suis certaine.

La logeuse lui adressa un clin d’œil et plaça son bras par-dessus l’épaule de Mary Ann.

— Viens, retournons auprès de ces gens assommants.