Idylle interrompue


Sur le trajet en taxi, depuis Manzanillo, le paysage n’offrait guère plus que la vision de stands de hamburgers croulants, de paillotes et, çà et là, d’ânes qui fourrageaient dans les ordures amoncelées au bord de la route.

Cependant, le lieu où se rendaient Mary Ann et Burke était un endroit ravissant.

Perchée sur un promontoire balayé par la brise au-dessus d’une baie d’un bleu azur, la résidence Las Hadas scintillait avec la splendeur d’un rêve d’opium des Mille et une nuits. Des bougainvillées fluorescentes étincelaient sur les murs chaulés, des gargouilles ornaient des minarets qui dominaient des cours noyées de soleil, des oiseaux chantaient et les palmes ondoyaient dans le vent.

Le cœur de Mary Ann fut soulevé d’allégresse.

— Oh, Burke, mais regarde donc tout ça !

Ce n’était pas ce qu’elle voulait dire, bien sûr. Ce qu’elle voulait dire, c’était : « Regarde-nous : quel beau couple ! »

 

La plage formait un croissant de sable d’un blanc argenté dont l’eau était si claire que Mary Ann voyait les minuscules poissons virevolter entre ses jambes. Burke l’entraîna dans l’eau avec la joie débordante d’un enfant. Lorsqu’ils émergèrent de nouveau au soleil, il la tenait par la taille.

Cela faisait combien de temps que quelqu’un lui avait fait cela ? Combien de temps qu’elle attendait que ce sourire, ces yeux, cette joie de vivre simple, cette énergie viennent à elle dans cet univers avili par l’envie, les angoisses et le sexe par téléphone ? Et combien de temps cela durerait-il, mon Dieu ?

Ils s’allongèrent au soleil ensemble, l’un à côté de l’autre, main dans la main.

— Où est Michael, aujourd’hui ? demanda Burke.

— Il est resté sur le bateau.

— Il aurait pu venir avec nous, tu sais.

— Je crois qu’il avait la flemme.

— Ah, bon.

— Burke ?

— Ouais ?

— Pourquoi as-tu quitté la Californie ?

Il y eut un silence, puis :

— Je ne sais pas… répondit-il vaguement. Je crois que c’était à cause de mon père, tout ça.

— De ton père ?

— De sa maison d’édition. Il avait besoin d’un coup de main.

— Tu étais dans… dans l’édition, à San Francisco ?

— Non. Je traînais.

— Pendant trois ans ?

Il roula sur le côté et la regarda avec un léger sourire.

— Est-ce que tu ne serais pas en train de me demander si je gagne bien ma vie, par hasard ?

Cela donnait effectivement cette impression, et elle fut horrifiée de sa gaffe.

— Non, Burke ! Vraiment. C’est juste que je… Laisse tomber. Je suis un peu prise de court, je crois.

— Pourquoi ?

— Oh, c’est tellement le coup classique !

— Quoi ?

— Tu sais bien. Tu rencontres quelqu’un de sympa et tu t’entends merveilleusement bien avec lui, donc, évidemment, il faut qu’il vive à quatre mille bornes de chez toi ! C’est un sale coup, c’est tout.

Il s’approcha d’elle et lui prit le visage dans une main.

— Et la nuit dernière, c’était un sale coup ?

— Non. Tu le sais très bien.

Il l’embrassa sur le bout du nez.

— Nous avons une semaine, Mary Ann. Profitons-en au maximum, tu ne crois pas ?

 

Ils déjeunèrent devant la mer dans un jardin tropical maniéré. Une cascade artificielle se déversait bruyamment dans la piscine qui se trouvait derrière eux.

Un enfant arriva avec une pancarte annonçant les prochaines réjouissances de la résidence.

— Comme c’est mignon ! s’extasia Mary Ann en remarquant son costume de clown bleu et ses poulaines assorties.

Mais quand il s’approcha, elle découvrit que ce n’était pas du tout un enfant.

C’était un nain.

Gênée, elle se détourna en espérant que le petit homme ne s’attarderait pas auprès de leur table et rejoindrait le groupe de touristes qui chahutait au bord de la piscine. Malheureusement, non. Il aborda les deux amoureux avec un sourire de toutes ses dents, d’un air implorant, et en brandissant une rose rouge.

La suite était inévitable.

— Burke, dit-elle, tu n’aurais pas un peso pour lui ?

Son compagnon ne répondit pas. Il était blanc comme un linge et pétrifié comme un mort.

— Burke, est-ce que… ?

Ce qu’il émit fut tout juste un gémissement, la plainte d’un animal pris au piège :

— Chasse-le, supplia-t-il.

— Burke, mais ce n’est qu’un…

— Je t’en prie, je t’en prie… Dis-lui de partir !

Le nain ne demanda pas son reste. Il était déjà trois tables plus loin lorsque Burke tituba jusqu’aux buissons et tomba à genoux pour vomir. Mary Ann accourut et caressa doucement les boucles blondes de son cou.

— Ça va aller, fit-elle, ça va aller.

Une minute après, il se redressa et tenta de recouvrer sa dignité :

— Pardonne-moi, je t’en prie. Je suis vraiment désolé. J’aurais dû…

— Ce n’est pas grave, dit-elle doucement. Je comprends qu’il ait pu…

Burke secoua la tête.

— Ce n’était pas à cause de lui, Mary Ann.

— C’était à cause de quoi, alors ?

— De la rose.