Madame mère


Parfois, Frannie ne pouvait s’empêcher de se demander s’il n’y avait pas une malédiction sur Halcyon Hill.

Cela n’était pas plus stupide qu’autre chose, si l’on pensait aux horribles coups du sort qui avaient décimé sa famille. À soixante-quatre ans, elle était la seule Halcyon survivante, la dernière rescapée déplumée d’une dynastie qui avait entièrement capitulé devant la mort, la maladie et les catastrophes.

Edgar, son mari, avait (selon ses propres termes) succombé à « une saloperie aux reins » le soir de Noël 1976.

Beauchamp, son gendre, avait péri l’année suivante dans un accident de voiture spectaculaire au milieu du tunnel de Broadway.

Faust, son danois adoré, était mort peu de temps après.

DeDe, sa fille, séparée de Beauchamp, avait donné naissance à deux bébés eurasiens fin 77 et s’était enfuie en Guyana avec une amie aux origines douteuses.

Le Massacre de Jonestown1. Même maintenant, trois ans après, ces mots, en fondant sur Frannie au détour d’un article de journal, la blessaient, aussi acérés et venimeux que les crocs d’une vipère.

Edgar, Beauchamp, Faust et DeDe : infortune sur infortune, horreur sur horreur.

Et à présent l’humiliation suprême : elle avait finalement été forcée à inviter Prue Giroux à déjeuner.

 

Emma fit son apparition dans le patio avec un plateau de cocktails Mai Tai.

— Un petit rafraîchissement ? demanda Frannie à Prue.

La journaliste lui décocha son plus étincelant et sirupeux sourire de gamine :

— Il est encore un tout petit peu trop tôt pour moi, merci.

Frannie lui aurait fichu des coups de pied. Mais elle se retint et prit un verre en faisant un signe de tête gracieux à Emma, en but délicatement une gorgée et rendit son sourire à cette femme incroyablement commune.

— Au fait, dit-elle. Je trouve votre rubrique… tout à fait amusante.

Prue rayonna :

— Cela me fait tellement plaisir, Frannie. Je fais de mon mieux pour qu’elle reste légère.

— Oui. C’est très léger, en effet.

Au fond d’elle-même, Frannie bouillait. Comment cette créature osait-elle l’appeler par son prénom ?

— Pour moi, poursuivit Prue, développant manifestement un thème familier, il y a trop de laideur dans ce monde et si chacun de nous pouvait allumer rien qu’une petite bougie… Enfin, vous comprenez !

Frannie vit là l’ouverture qu’elle attendait :

— Je suppose que vous êtes au courant, pour ma fille ?

— Oui, dit la journaliste en prenant une expression de tragédienne. Cela a dû être affreux pour vous.

— En effet. Et ça l’est toujours.

— Je n’imagine pas comment…

— La plupart des gens en sont incapables, interrompit Frannie avant de reprendre une gorgée de son Mai Tai. Sauf peut-être Catherine Hearst. Elle vient me voir, parfois. Elle est tellement charmante. Euh… Cela vous ennuierait-il que je vous montre quelque chose ?

— Bien sûr que non.

La vieille femme s’excusa et revint un moment plus tard avec la preuve — désormais tellement dépenaillée qu’on avait du mal à l’identifier.

— Ils appartenaient à DeDe, fit-elle.

— Des pompoms. J’ai été pompom girl aussi, vous savez.

— DeDe m’avait demandé de les lui envoyer, continua Frannie, quand elle était à Jonestown. Elle s’en servait quand elle était au Sacré-Cœur, et elle s’était dit que ce serait mignon de les avoir en Guyana pour les matches de basket. (Elle tripota son sous-verre.) On les a retrouvés avec ses affaires… après.

— Elle… euh… elle était pompom girl en Guyana ?

Frannie hocha la tête.

— Juste pour rire. Ils avaient une équipe de basket, vous savez.

— Non, répondit prudemment Prue. En fait, je l’ignorais.

— DeDe était une femme d’action, Prue. Elle aimait la vie plus que tout. J’ai fait vérifier qu’elle et ses enfants n’étaient pas parmi les morts de Jonestown… Et au fond de mon cœur, mes instincts les plus primaires me disent qu’ils ont réussi à s’enfuir et qu’ils sont encore en vie.

— Quand se seraient-ils enfuis ?

— Je ne sais pas. Avant. Peu importe.

— Mais les autorités n’ont-elles pas présumé que… ?

— Ils ont présumé des tas de choses, ces imbéciles ! Ils m’ont dit qu’elle était morte avant même de vérifier si son cadavre se trouvait là-bas. (Frannie se pencha vers Prue et la regarda d’un air implorant.) Je sais que ce n’est pas la première fois que vous entendez cela. Mais je vous ai fait venir pour que vous m’aidiez à rendre publics des faits nouveaux.

— Je vous en prie, dit la journaliste. Continuez.

— J’ai vu une voyante cette semaine. Tout à fait digne de confiance. Elle m’a affirmé que DeDe, son amie et les enfants sont en vie, quelque part dans un petit village d’Amérique du Sud.

Silence.

— Je ne suis pas une pauvre hystérique, Prue. Généralement, je ne souscris pas à ce genre de choses. Mais cette femme était tellement formelle. Elle a tout vu : la cabane, les nattes sur lesquelles elles dormaient, les villageois sur la place du marché, ces délicieux petits enfants qui couraient tout nus dans le… (La voix de Frannie se brisa. Elle sentit que son sang-froid l’abandonnait.) Je vous en prie, aidez-moi, supplia-t-elle. Je ne sais pas à qui d’autre m’adresser.

Prue se pencha en avant et lui prit la main :

— Vous savez que je vous aiderais, Frannie, s’il y avait le moindre moyen de… Mais les journaux et les stations de télé sont sûrement mieux à même de s’occuper de ce genre de choses, non ?

Son interlocutrice se raidit :

— Je les ai déjà contactés. Vous ne pensiez tout de même pas que je m’adresserais à vous en premier ?

 

Mais à quoi cela servait-il ? Cette femme ridicule était comme les autres, elle l’écoutait gentiment comme si elle avait été une vieille gâteuse. Frannie laissa tomber complètement le sujet et expédia le déjeuner avant de reconduire au plus vite son invitée jusqu’à la porte, sans plus de cérémonie.

À trois heures, elle était repartie se coucher et buvait des Mai Tai en regardant la petite télévision portable ronde que lui avaient offerte DeDe et Beauchamp après la mort d’Edgar. Le film qui passait ce jour-là était Summertime, avec Katherine Hepburn, l’un des préférés de Frannie.

Entre les annonces publicitaires, une jolie jeune fille signalait les bonnes affaires : par exemple, où trouver dans le quartier de Walnut Creek-Lafayette des produits soldés parce qu’ils avaient simplement un léger défaut. Frannie coupa le son et se servit un autre Mai Tai.

Quand elle se retourna vers la télévision, elle faillit renverser son verre.

Ce visage ! Mais oui, c’était l’ancienne secrétaire d’Edgar ! Frannie ne l’avait pas vue depuis au moins quatre ans. Depuis les obsèques de Beauchamp, probablement.

Comment s’appelait-elle, d’ailleurs ? Mary Jane quelque chose. Non… Mary Lou ?

Il fallut remonter le son.

— C’était Mary Ann Singleton, gazouillait la jeune fille. Je vous souhaite de bonnes affaires !

Mary Ann Singleton.

Peut-être, songea Frannie. Pourquoi pas… ?


1.

C’est en Guyana, en 1978, qu’eut lieu le suicide collectif d’une secte américaine ; Jim Jones, son chef, fut ainsi responsable de 931 morts.