Mais essaie de te rappeler !


— Je suis désolé, dit Burke en se redressant pour s’asseoir sur le sable et en se frottant le front du bout des doigts. Il aurait mieux valu t’en parler plus tôt.

Mary Ann pesa soigneusement ses mots :

— Tu… ne te souviens de rien du tout ?

Il secoua la tête.

— Rien de tout le temps passé à San Francisco. Je me rappelle tout le reste. Je veux dire : tout jusqu’en 73. Quand j’étais à Nantucket. Il y a bien quelques… images, si on veut, qui me reviennent à l’esprit de temps en temps. Mais elles ne signifient rien, en fait.

— Par exemple ?

— Mary Ann, ça ne sert à rien de…

— Je veux t’aider, Burke.

Il traça une ligne sur le sable.

— Tout le monde veut m’aider. (Puis, voyant son expression, il adoucit son ton.) Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu n’es pas tout le monde. C’est simplement que… Eh bien, on a tout essayé. Mes parents m’ont même offert cette croisière pour que je puisse… Tu comprends…

— Ça n’a aucune importance pour moi, Burke.

— C’est une forme de folie.

— Ce n’est pas mon opinion.

— Je ne peux pas être honnête dans une relation, Mary Ann. Je ne sais pas ce sur quoi je peux être honnête. Je ne sais même pas pourquoi je…

Mary Ann le coupa :

— J’y suis, Burke ! Cette histoire avec les roses ?…

— Par exemple, acquiesça-t-il. Attendrissant, hein ? J’ai également peur des passerelles bordées de rambardes.

— Où ?

— Partout. N’importe quelle passerelle. Tu n’as pas remarqué, sur le bateau ? C’est pour ça que je suis sur le pont arrière à longueur de temps. J’ai une trouille bleue du bastingage, Mary Ann.

Mary Ann s’approcha de lui et posa une main rassurante sur son genou.

— Bon, écoute : si tu n’arrives pas à te souvenir de ce qui t’est arrivé à San Francisco, je me demande comment tu as fait pour retourner à Nantucket…

— Ce n’est pas exactement comme ça… Tu es sûre que tu veux que je te raconte tous les détails ?

— Sûre et certaine.

— Eh bien, on m’a retrouvé.

— Qui ?

— Des flics, dans Golden Gate Park. La police montée. Je m’étais… évanoui, ou quelque chose comme ça, dans les bois. Il leur a fallu trois jours pour découvrir qui j’étais.

— Et après tu es rentré chez toi ?

Il confirma.

— J’ai eu de la chance, je pense. Les souvenirs de Nantucket sont revenus presque immédiatement, avec le nom et tout ça. Ce qu’il y a, c’est que je ne savais absolument pas ce que je trafiquais à San Francisco.

Mary Ann sourit tristement :

— Eh bien, tu n’es pas le seul ! dit-elle.

 

Ils se promenèrent longuement sur la plage en regardant le ciel prendre lentement la couleur d’une nectarine mûre. Mary Ann continuait gentiment à lui poser des questions, convaincue qu’il se fermerait définitivement si elle cessait de parler.

— Au fait, tu ne m’as pas encore dit pourquoi tu étais à San Francisco.

— Oh, j’étais journaliste. Pour l’A.P.

— Les magasins A.P. ont des journalistes ?

Il lui toucha le bout du nez :

— Je parle de l’Associated Press.

— Je disais ça juste pour plaisanter, dit-elle, rougissante.

— Évidemment.

— Bon, mais qu’est-ce que tu faisais avant ? Avant l’A.P. ?

— Je ne faisais rien. J’ai quitté l’entreprise de mon père et j’ai passé un entretien au siège social de l’A.P. à New York. Ils m’ont collé dans un aquarium avec tout un tas d’informations éparses sur le mariage de Lucille Ball en… je ne sais plus trop combien. Je leur ai rédigé un article à la manière A.P. et… Et ils m’ont posté au bureau de San Francisco.

— Et tu ne te souviens de rien de ce qui a suivi ?

— Oh, si ! gloussa-t-il. Cette époque-là est affreusement claire. Je m’emmerdais, je croulais sous le boulot, on était continuellement charrette. J’ai donné ma démission cinq semaines plus tard. Et là, c’est le trou noir.

— Mais tes parents ? Tu n’as quand même pas disparu pendant trois ans ! Tu as dû leur écrire, je ne sais pas, moi…

— Pas suffisamment pour qu’ils sachent vraiment ce qui se passait. Juste le genre : « Ça va, ne vous inquiétez pas pour moi. » J’ai habité sur Nob Hill pendant un certain temps, ça je le sais. J’ai fait de petits boulots, dans un bureau. Il m’est arrivé aussi d’aller à la messe à la Grace Cathedral.

— Au moins, tu te souviens de ça.

— Non, dit-il, c’est parce que je leur en avais parlé dans mes lettres. Moi, je ne me rappelle rien du tout.

— Tu veux dire qu’il ne reste aucune trace ?… Aucune preuve de l’endroit où tu étais et de ce que tu as fait pendant…

— Attends ! (Il s’arrêta brusquement et fouilla dans ses poches.) Tends la main, lui demanda-t-il.

Un peu réticente, elle obéit. Il posa un petit objet métallique dans le creux de sa main.

— Une clé ? fit-elle. Qu’est-ce que ça signifie ?

— C’est à toi de me le dire. C’est tout ce qui me reste.

— Quoi ?

— Elle était dans ma poche, ma poche de chemise, quand on m’a trouvé dans le parc.

Elle examina la clé de plus près.

— Elle est… plus petite qu’une clé d’appartement ou de voiture. Je crois que ça pourrait…

Mais elle haussa les épaules et renonça.

Il haussa à son tour les épaules et lui sourit. Il avait repris son air de colley. Gentil, blond doré et vulnérable comme elle n’avait jamais osé y songer dans ses rêves les plus fous. Elle comprit immédiatement pourquoi elle avait eu le coup de foudre. Il était une page blanche, un terrain vierge…

Et elle allait pouvoir lui montrer le chemin.