Retour à la case départ


Non, elle ne retournerait pas à Cleveland. Elle ne se précipiterait pas à la maison pour retrouver papa et maman. En tout cas, ça, au moins, c’était sûr. Malgré toutes ses épreuves, elle se plaisait à San Francisco et elle aimait sa famille adoptive de la vieille pension de Mme Madrigal sur Barbary Lane.

Alors, qu’est-ce que ça pouvait faire qu’elle soit toujours secrétaire ?

Et qu’est-ce que ça pouvait faire qu’elle n’ait pas encore rencontré l’Homme de sa Vie… Ni même l’Homme d’une Nuit ?

Et qu’est-ce que ça pouvait faire que Norman Neal Williams, la seule et unique presque histoire d’amour qu’elle ait connue au cours de ses six premiers mois ici, se soit révélé un détective privé qui s’adonnait aux films pornos avec des mineurs et avait fini par trouver la mort en tombant d’une falaise le soir de Noël ?

Qu’est-ce que ça pouvait faire si elle n’avait jamais trouvé le courage d’en parler à personne, mis à part Mouse ?

Comme dirait ce dernier : « Y a pas grand-chose qui soit aussi merdique que Cleveland ! »

Mouse, elle s’en rendait compte, était devenu son meilleur ami. Lui et sa colocataire un peu planante, mais adorable, Mona Ramsey, étaient ses mentors et ses copains. Ils la guidaient tout au long de son initiation, tantôt glorieuse, tantôt harassante, dans cet univers aventureux qu’était San Francisco.

Même Brian Hawkins, le serveur obsédé par le sexe dont les avances l’avaient autrefois importunée, commençait depuis quelque temps à faire quelques tentatives, maladroites mais réconfortantes, pour reconquérir son amitié.

Maintenant, ici, cette vieille baraque croulante envahie par le lierre au 28 Barbary Lane, c’était chez elle, et la seule figure parentale de l’existence au jour le jour de Mary Ann était désormais Anna Madrigal, une propriétaire dont le charme étrange et les manières excentriques étaient légendaires sur Russian Hill.

Mme Madrigal était leur véritable mère à tous. Elle les conseillait, les grondait et les écoutait stoïquement lui raconter leurs petits drames de rien du tout. Quand elle n’arrivait pas à leur remonter le moral (et même quand elle y réussissait, d’ailleurs), elle bichonnait ses « enfants » en scotchant un joint de son herbe maison sur la porte de leur appartement.

Mary Ann avait appris à fumer comme une vieille hippie. Récemment, d’ailleurs, elle avait sérieusement songé à fumer pendant sa pause-déjeuner chez son employeur Halcyon Communications. C’est dire ce qu’elle était obligée de subir sous la nouvelle férule de Beauchamp Day, le jeune snobinard prétentieux qui avait pris la tête de l’agence de pub depuis la mort de son beau-père, Edgar Halcyon.

Mary Ann avait beaucoup aimé M. Halcyon.

Et deux semaines après sa mort inattendue (le soir de Noël), elle avait appris à quel point il l’aimait, elle.

— Ne bouge pas, dit-elle à Michael sur un ton enjoué. Moi aussi, j’ai une carte pour toi !

Elle disparut dans sa chambre et en revint l’instant d’après avec une enveloppe. Le nom de Mary Ann y était inscrit d’un tracé plein d’autorité. Le message, à l’intérieur, était également écrit à la main :

Chère Mary Ann,

Désormais, vous devez avoir besoin de vous amuser un peu. Ci-joint quelque chose pour vous et un ami.

Allez dans un endroit où il y a du soleil.

Et ne laissez pas ce petit con vous embêter.

Toujours votre,
E.H.

— Je ne comprends rien, dit Michael. Qui c’est, E.H. ? Et qu’est-ce qu’il y avait dans l’enveloppe ?

Mary Ann était sur le point d’exploser :

— Cinq mille dollars, Mouse ! De la part de mon ancien patron, M. Halcyon ! Son avocat me l’a donnée le mois dernier.

— Et le « petit con » ?

Mary Ann sourit :

— C’est mon nouveau patron, Beauchamp Day. Écoute, Mouse : j’ai deux billets pour une croisière au Mexique sur le Pacific Princess. Veux-tu venir avec moi ?

Michael la fixa, bouche bée :

— Tu me fais marcher ?

— Non, gloussa-t-elle.

— Je rêve !

— Tu veux bien venir ?

— Si je veux venir ? Quand ? Pour combien de temps ?

— Dans une semaine, pour onze jours. Il faudra qu’on partage la cabine, Mouse.

Michael se leva d’un bond et la prit dans ses bras.

— Pas grave ! On séduira les mecs à tour de rôle.

— Ou alors on trouvera un beau mec bi.

— Mary Ann ! Tu me choques !

— Ah oui ? Tant mieux !

Michael la souleva du sol.

— On va être bronzés comme des top models et on te trouvera un mec…

— À toi aussi, dit-elle.

Il la laissa retomber.

— Un seul miracle à la fois, s’il te plaît.

— Allons, Mouse, ne sois pas négatif.

— Juste réaliste.

Il souffrait encore de sa courte amourette avec le docteur Jon Fielding, un séduisant gynécologue blond qui s’était débarrassé de Michael lorsqu’il l’avait surpris en train de participer au concours de slips du Endup.

— Écoute, dit calmement Mary Ann. Si moi je te trouve vraiment attirant, doit y avoir des tas de types dans cette ville qui pensent comme moi.

— Ouais, maugréa tristement Michael. Des folles qui ne s’intéressent qu’aux mensurations.

— Oh, ne dis pas de bêtises !

Parfois, Michael se braque vraiment pour des âneries, songea Mary Ann, qui ne releva pas l’allusion. Bon, c’est vrai, il mesure à peine un mètre soixante-quinze, mais c’est suffisant comme taille, non ?