Retour à Nantucket ?


Évidemment, ce fut Burke le plus difficile à convaincre.

— C’est de la connerie, Mary Ann. Pourquoi veux-tu qu’une cathédrale rende quelqu’un amnésique ? On dirait que tu oublies que j’ai des malaises atroces quand je…

— Tu as vomi aux obsèques de Beauchamp, non ? On était dans une église.

— C’était à cause de la rose, nom de Dieu, dit Burke avec un geste agacé de la main.

— Mais tu ne comprends pas. Peut-être que ce n’est pas l’image de la rose qui te donne des nausées. Peut-être que c’est le mot, l’association d’idée avec la rosace.

L’air encore plus défait que d’habitude, Burke s’assit sur le bord du lit.

— Ce n’est pas une rosace que je vois dans mes rêves. C’est une rose rouge. Pas une blanche ou une jaune : non, une rose rouge, Mary Ann. (Il la fixa d’un regard qui, de gris lumineux, était devenu terne.) Je crois qu’il est temps que je rentre chez moi.

La première pensée de Mary Ann fut qu’ils étaient déjà chez lui. Puis le vrai sens de la phrase la cingla en plein visage comme un coup de fouet.

— Burke, ne me dis pas que tu le veux vraiment !

Il répondit avec une douceur qui la dévasta.

— Si, c’est ce que je veux, dit-il. Il faut que je mette tout ça derrière moi, Mary Ann.

— Mais, Burke… dit-elle en s’asseyant à son côté et en passant un bras autour de ses épaules. Tu ne pourras jamais le mettre derrière toi tant que tu n’auras pas découvert la cause de ton amnésie. Tu ne peux pas continuer à avoir peur toute ta vie.

— Je n’ai pas peur.

Elle lui serra gentiment l’épaule.

— Je sais, mais les roses ?

— Je peux m’arranger avec ça. Il suffit que je… que je commence à revivre normalement.

— Qu’est-ce que tu vas faire, quand tu seras rentré dans l’Est ?

— Mon père m’a proposé de travailler dans sa maison d’édition.

Elle lui lança un regard plein d’amour.

— Et tu ne pourrais pas trouver le même genre de job ici ?

Il sourit et lui caressa les cheveux :

— Tu me manqueras, oui. Mary Ann. Voilà ce que j’aurais dû commencer par te dire.

Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.

— Mince, fit-elle doucement. Je m’en veux tellement.

— Pourquoi ?

— Je n’aurais pas dû insister. Je n’aurais pas dû te faire peur.

Son visage prit la couleur d’une rose American Beauty.

— Tu ne me m’as pas fait peur, Mary Ann !

Elle le considéra sans rien dire et vit qu’il était au supplice. Puis elle se leva et alla se poster à l’autre bout de la pièce. Puisqu’on en était là, puisqu’ils avaient dépassé le point de non-retour, elle n’avait plus rien à perdre et elle pouvait lui dire toute la vérité.

Elle fit volte-face :

— Burke, le type aux implants chante dans le chœur de la Grace Cathedral.

— Quoi ?

— Je suis allée voir ce matin. Et je crois que tu y chantais aussi.

— Attends une seconde ! Comment tu as découvert ça ?

Elle détourna les yeux. Elle ne voulait pas qu’il croie qu’elle était fière de ce qu’elle avait trouvé.

— Je… Eh bien, d’abord, j’ai demandé à Jon d’appeler l’hôpital et de trouver son nom. Ensuite, j’ai appelé la Grace Cathedral et j’ai parlé au bedeau, qui m’a dit que l’homme aux implants — il s’appelle Tyrone, au fait – chantait dans le chœur de la cathédrale.

Ce qui pouvait être une lueur d’espoir s’alluma dans l’œil de Burke :

— Et tu crois… tu crois que je chantais aussi dans le chœur ?

— C’est possible, dit-elle prudemment. Tu m’as dit que tu chantais dans le chœur de l’église, à Nantucket. Et puis tu m’as dit aussi, quand on était au Mexique, que tu avais envoyé des lettres à tes parents où tu écrivais que tu allais à la Grace Cathedral.

Mary Ann devait avoir l’air d’un lièvre affolé, car Burke sourit brusquement et tapota le lit à côté de lui. Elle s’approcha et s’assit en le regardant d’un air lugubre.

— Je suis chiante ? demanda-t-elle.

Il l’embrassa sur le bout du nez.

— Donc, tu penses que Burke Andrew, jeune journaliste, a découvert par hasard de sinistres agissements à la Grace Cathedral ?

— C’est la théorie du moment, c’est tout, dit-elle avec un sourire penaud.

— Une secte épiscopale, hein ?

— Ne retourne pas le couteau dans la plaie, dit-elle en le pinçant.

— En fait, la rassura-t-il, j’aime assez l’idée.

 

Alors qu’elle rentrait précipitamment chez elle, Mary Ann tomba sur Mme Madrigal qui passait l’aspirateur dans l’entrée. La logeuse avait des bigoudis sur la tête.

— Vous essayez une nouvelle coiffure ? demanda Mary Ann.

— On verra. Peut-être que je vais finir par ressembler à une gorgone !… Où est-ce que tu cours comme ça ?

— Burke m’emmène à l’église.

— Comme c’est charmant, répondit gravement Mme Madrigal.

— Je vais me faire foudroyer. C’est la première fois que je retourne à l’église depuis mon arrivée à San Francisco il y a dix mois.

— Eh bien, dis une petite prière pour moi, lui demanda Mme Madrigal en souriant.

— Vous n’en avez pas besoin.

— Ce soir, si.

— Pourquoi ?

Mme Madrigal se pencha avec des airs de conspiratrice :

— Ce soir, ma chère enfant, j’ai un pénible rendez-vous avec mon ex-femme.