Mary Ann était en retard, mais elle remarqua pourtant la Mercedes garée au pied des marches de Barbary Lane. La plaque personnalisée disait : FRANNI. Elle reconnut immédiatement la voiture d’Edgar Halcyon.
Quelle petite ville, pensa-t-elle. Plus petite, à bien des égards, que Cleveland. Elle se demanda à quelle soirée mondaine sur Russian Hill les Halcyon étaient invités ce soir.
— Alors, encore en train de courir ?
C’était Brian, qui la croisa dans la rue avec un sourire indubitablement moqueur.
— Je vais à la permanence, dit-elle sèchement. Je suis en retard.
— Ah oui… le rendez-vous des suicidaires !
Elle fronça les sourcils :
— Ce n’est qu’un aspect du travail, ça.
— À quelle heure finis-tu ?
— Assez tard.
— Je vois. OK… Bon, si ça te dit après, monte chez moi fumer un joint.
— Après, je suis en général assez fatiguée.
Avant de gravir les premières marches de l’escalier, il la frôla.
— C’est ça, dit-il. Au moins tu as le mérite d’être claire.
Comme d’habitude, le tramway de J-Church ressemblait à un zoo.
Après avoir essuyé la mauvaise humeur du contrôleur, Mary Ann se fraya un passage, dans les miasmes d’eaux de toilette bon marché, jusqu’à une place libre, à l’arrière. Elle s’assit à côté d’une vieille dame qui portait un manteau en étoffe rose et une affreuse perruque marron.
— Ça se réchauffe, dit la dame.
— Pardon ? fit Mary Ann.
— On dirait que le temps se réchauffe !
Une vraie pie, pensa Mary Ann. Ça ne rate jamais.
— Oui, concéda-t-elle, on dirait.
— Vous êtes d’où ?
— De Cleveland.
— Ma sœur a été à Akron, une fois.
— Ah… C’est très joli, Akron.
— Moi, je suis née et j’ai grandi ici. À Castro Street. Avant l’arrivée de tous ces vous-savez-quoi.
— Oui.
— Avez-vous déjà trouvé Jésus ?
— Pardon ?
— Avez-vous accepté Jésus comme votre Sauveur ?
— Euh… Ben… J’ai reçu une éducation presbytérienne.
— La Bible dit que tant que vous n’aurez pas accepté Jésus, vous n’entrerez pas au Royaume de Dieu.
S’il y a un Dieu, pensa Mary Ann, Il doit éprouver un malin plaisir à me faire rencontrer de pareils pots-de-colle. De vieilles biques fondamentalistes. Des Hare Krishna colporteurs de fleurs. Des Scientologues qui me proposent des « tests de personnalité ».
Lorsque le tramway stoppa à la 24e Rue, Mary Ann se leva sans perdre une seconde.
La vieille dame la retint et dit : « Que Jésus soit loué », en lui offrant une brochure écornée. Mary Ann rougit, et l’accepta avec un petit signe de la tête en remerciement.
Le tramway s’éloigna, et elle resta sur le trottoir à lire le titre de sa brochure : VOTEZ POUR JIMMY CARTER, en gros caractères.
Le monde était en train de changer. Même avec son regard de péquenaude du Midwest, elle pouvait s’en rendre compte. La 24e Rue semblait étrangement anachronique. Ici, les hommes portaient toujours des queues de cheval, les femmes des robes de grand-mère.
— Et après ? se demanda-t-elle.
Par quoi allaient être remplacés les cliniques gratuites et les centrales d’appel pour personnes en détresse et les journaux alternatifs et tous ces commerces macrobiotiques ?
Le hall d’entrée de la permanence baignait dans l’obscurité. Guidée par un filet de lumière filtrant de la pièce du fond, ses pas l’entraînèrent jusqu’à la sonnerie du téléphone.
— Vincent, je suis là. Excuse-moi, hein. J’ai complètement perdu la notion du temps. Je sais que tu dois être… Non !… Oh mon Dieu, Vincent, non !… Oh ce n’est pas vrai !
Le pire, c’était la langue. Elle sortait de sa bouche comme une épaisse saucisse noire.
Il pendait tout doucement du plafond en se balançant, la nuque enserrée par un hideux enchevêtrement de corde, de coquillages et de plumes. Le macramé de Laurel avait fini par servir à quelque chose.