Deux sœurs et un secret


La vie de Mona Ramsey était, selon ses propres termes, réduite à bien peu de choses.

Naguère rédactrice-conceptrice pour Halcyon Communications, elle avait été relevée de ses fonctions, suite à une brève mais satisfaisante tirade féministe qu’elle avait adressée au président de la société de lingerie Adorable, le plus gros client de l’agence.

Les journées d’oisiveté qu’elle avait vécues, alors qu’elle partageait son appartement avec Michael Tolliver, avaient été superficiellement agréables, mais à la longue, frustrantes. Ce qu’elle désirait le plus, c’était quelque chose de permanent. C’est du moins ce qu’elle s’était dit en déménageant du 28 Barbary Lane pour élire résidence dans l’élégante demeure de D’orothea Wilson sur Pacific Heights.

D’orothea était mannequin pour Halcyon et peut-être le mannequin noir le mieux payé de toute la Côte Ouest. (Elle s’était d’ailleurs adjugé l’apostrophe pour des raisons d’image publicitaire.) Elle et Mona avaient autrefois été amantes à New York. Leur relation à San Francisco était cependant dépourvue de passion : ce n’était qu’un pacte destiné à soulager la solitude qui avait commencé à environner les deux femmes.

Et cela n’avait pas marché.

Pour commencer, Mona n’avait jamais tout à fait pardonné à D’orothea de ne pas être noire. (Sa couleur de peau, Mona avait fini par l’apprendre, provenait d’un traitement à base d’ultraviolets et de cachets stimulant la pigmentation, une ruse qui avait sauvé le mannequin de l’anonymat professionnel.) En outre, elle s’était rendu compte, bien qu’avec beaucoup de réticence, que la compagnie des hommes lui manquait.

— Je suis une hétérosexuelle à chier, avait-elle dit à Michael une fois retournée au bercail de Barbary Lane. Mais je suis une gouine encore plus à chier.

Michael avait compris :

— J’aurais pu te le dire, ça, Babycakes !

Tandis que Mona gravissait les marches branlantes de l’escalier qui menait à Barbary Lane, son dernier Quaalude commençait à faire effet. Elle avait passé toute la soirée au Cosmic Light Fellowship, mais elle était d’humeur plus sombre que jamais. Elle n’arrivait plus à trouver son « centre », voilà tout.

Mais que lui était-il arrivé ? Pourquoi perdait-elle pied ? Quand avait-elle levé les yeux du fond de cet abîme qu’était devenu sa vie et s’était-elle aperçue que les murs étaient trop hauts pour qu’elle pût s’en sortir ?

Et puis, pourquoi n’avait-elle pas acheté plus de Quaaludes ?

Vaseuse, elle traversa la ravine envahie de feuillages qui menait à la maison, traversa la cour du numéro 28 et entra dans le bâtiment. Elle sonna chez Mme Madrigal, espérant qu’un petit verre de porto et quelques mots apaisants de la logeuse lui remonteraient un peu le moral.

Mme Madrigal, elle s’en rendait compte, était une complice sans pareille. Et Mona n’était pas simplement l’une des « enfants » de la logeuse. Mona était la seule personne que Mme Madrigal avait réellement cherché à avoir comme locataire.

Et Mona était — du moins le croyait-elle — la seule personne qui connaissait le secret de Mme Madrigal.

La connaissance de ce secret, en outre, formait un lien mystique entre les deux femmes et créait une sororité muette qui réconfortait l’âme de Mona dans ses pires moments.

Mais comme Mme Madrigal n’était pas là, Mona monta lourdement l’escalier jusqu’au deuxième.

Comme elle le craignait, Michael n’était pas là non plus. Monté sans aucun doute chez Mary Ann pour préparer leur croisière. Il passait beaucoup de temps avec elle, ces derniers jours.

Le téléphone sonna juste au moment où elle éclairait l’appartement. C’était sa mère, qui appelait de Minneapolis. Mona se laissa choir dans un fauteuil et fit un gros effort pour avoir l’air lucide.

— Salut, Betty, dit-elle d’un ton détaché.

Elle avait toujours appelé sa mère Betty. C’était Betty qui y tenait. En fait, Betty ne supportait pas d’être plus vieille que sa fille.

— Est-ce que c’est de nouveau ici… chez toi ?

— Ouais.

— J’ai appelé à Pacific Heights. D’orothea m’a dit que tu étais repartie. Je n’arrive pas à croire que tu as quitté cette charmante maison dans un si joli quartier pour revenir dans ce taudis…

— Tu ne l’as jamais vu !

Elle ne changera donc jamais, songea Mona. Toujours en représentation. Il faut dire que Betty était agent immobilier. C’était une femme carriériste et inflexible que son mari avait quittée quand Mona était encore enfant. Seuls comptaient pour elle les appartements qui se trouvaient dans un immeuble avec vigile et jacuzzi.

— Si, je l’ai vu, protesta Betty. Tu m’as envoyé une photo l’été dernier. Est-ce que c’est toujours cette… bonne femme qui en est propriétaire ?

— Si c’est de Mme Madrigal que tu parles, oui.

— Elle me flanque la trouille.

— La prochaine fois, rappelle-moi de ne plus t’envoyer de photos, d’accord ?

— Mais qu’est-ce qui n’allait pas chez D’orothea, en fait ?

Évidemment, Betty n’était pas au courant de l’échec de leur relation. Elle pensait d’ailleurs rarement aux relations tout court.

— Je ne pouvais pas assurer le loyer, esquiva Mona.

— Oh, eh bien, si c’est ça, le problème, je peux t’aider jusqu’à ce que tu…

— Non. Je ne veux pas de ton argent.

— Mais juste le temps que tu puisses retrouver un job, Mona.

— Je te remercie, mais c’est non.

— Elle t’a attirée là-bas, Mona !

— Qui ?

— Cette femme.

— Mme Madrigal m’a offert un appartement bien après que nous sommes devenues des amies ! explosa Mona. Et c’était il y a trois ans ! Pourquoi la question de mon bien-être te préoccupe-t-elle comme ça aussi soudainement ?

Betty hésita :

— Je… Je ne savais pas de quoi elle avait l’air avant que tu ne m’envoies…

— Oh, arrête un peu !

— Elle est tellement… excessive.

Si seulement elle savait, songea Mona. Si seulement elle savait !