Le parking de Devil’s Slide était rempli de véhicules : camionnettes à fleurs des hippies, vieilles bagnoles cabossées, pick-up trucks avec maisons gitanes à bardeaux, et concentration poussiéreuse de Harley-Davidson.
Mona fut obligée de garer sa Volvo 64 à plus de quatre cents mètres de la plage.
— Merde, grommela-t-elle. Doit y avoir un entassement de chair fraîche, là, en bas.
— J’espère bien, lança Michael avec une œillade coquine.
— Ça, c’est du sexisme, même si tu parles de mecs.
— OK, je suis sexiste, et alors ?
En même temps que des douzaines d’autres voyageurs, ils se traînèrent le long du chemin de terre, en direction de la plage.
— Ça me rappelle l’expédition Donner1, dit Mona.
Michael sourit.
— Ouais. Tu tombes sur le bas-côté et tu te fais bouffer.
Lorsqu’ils atteignirent la grande route, Mona donna un dollar pour eux deux au distributeur de tickets.
— Je te l’offre, dit-elle. Toi, tu es en deuil.
Michael bondit jusqu’aux escaliers de la falaise.
— Je sens que je vais m’en remettre rapidement, Babycakes !
Deux minutes plus tard, ils se trouvaient sur une vaste étendue de sable blanc, où Michael lança un galet en l’air.
— De quel côté on va ? Côté homo ou côté hétéro ?
— Laisse-moi deviner.
Michael sourit.
— C’est nettement moins venteux du côté homo.
— L’idée de devoir escalader ces rochers ne m’emballe pas vraiment.
— Je te porterai, ma dulcinée !
— Quel gentleman, putain !
Bras dessus bras dessous, ils se dirigèrent vers la crique sablonneuse nichée entre les roches à l’extrémité nord de la plage. En chemin, ils passèrent devant cinq ou six baigneurs batifolant dans l’eau, tout nus et tout bronzés comme des barres organiques aux dattes.
— Regarde-ça ! soupira Mona. Je me sens blanche comme un linge.
Michael secoua la tête :
— Ils sont nuls. Ils n’ont pas de ligne de bronzage.
— Pas de quoi ?
— Pas de ligne de bronzage. Le contraste entre le brun et le blanc quand tu enlèves ton slip de bain.
— À quoi ça sert ? Ça fait une éternité que je n’ai pas enlevé mon slip de bain en public. Je préférerais être brune partout.
— Comme tu veux. Moi, je veux une ligne de bronzage.
— Tu es prude, c’est tout.
— Il y a cinq minutes, j’étais sexiste.
Elle saisit un morceau d’algue dans le sable et l’enroula autour de l’oreille de Michael.
— Tu es un pédé sexiste et prude, Michael Mouse.
Il y avait trente ou quarante hommes nus sur la minuscule parcelle de sable. Mona et Michael étalèrent une serviette de bain sur laquelle étaient imprimées l’inscription « Chez Moi ou Chez Toi ? » et la photo grandeur nature d’un homme nu.
Mona regarda autour d’elle, puis examina la serviette à ses pieds.
— C’est redondant. T’as pas peur que les gens se mettent à faire des comparaisons ?
Michael ricana, avant d’ôter son sweat-shirt, son débardeur et son Levi’s. Il ne garda qu’un slip de boxeur jaune et vert en satin, et s’allongea sur la serviette.
Mona ôta ses propres Levi’s et débardeur.
— Que penses-tu de mon imitation de la Grande Baleine Blanche ?
— Arrête de déconner. T’es vachement bien. T’as un look… automnal.
— C’est fou ce que ça va me servir ici.
— J’en serais pas si sûr. Il y a une vilaine épidémie d’hétérosexualité qui court. Je connais beaucoup de gais qui filent en douce aux Bains Sutros pour s’envoyer en l’air avec des femmes.
— Quelle horreur.
— Eh oui, on se lasse de tout, que veux-tu ! Personnellement, j’en ai marre de me détraquer le foie au Lion pour goûter au privilège de baiser avec les mecs dont l’amant est à Los Angeles pour le week-end.
— Ça veut dire que tu deviens hétéro ?
— Attention, je n’ai pas dit ça !
Mona se tourna sur le ventre et tendit à Michael un flacon de crème solaire.
— Tu veux bien m’en mettre dans le dos ?
Michael obéit, appliquant la lotion par de vigoureux gestes circulaires.
— Tu as vraiment un beau corps, tu sais.
— Merci.
— De rien.
— Mouse ?
— Ouais ?
— Tu trouves que je suis une fille à pédés ?
— Quoi ?
— Je sais que j’en suis une. C’est une évidence.
— Tu t’es remis à manger de drôles de champignons ?
— En fait, ça me dérange pas d’être une fille à pédés. Y a pire.
— Mona, tu n’es pas une fille à pédés.
— Regarde les symptômes. Je passe mes journées avec toi, non ? On sort ensemble dans les boîtes gay, au Buzzby et au Endup, et j’ai pratiquement une carte de fidélité au Palms.
Elle rit.
— Merde, quoi ! s’écria-t-elle. J’ai bu tellement de Blue Moon que je pourrais bientôt me prendre pour Dorothy Lamour.
— Mona…
— Tu te rends compte, Mouse ! C’est à peine si je connais encore le moindre mec hétéro.
— Tu vis à San Francisco.
— C’est pas ça. En réalité, j’aime pas les hétéros. Brian Hawkins me répugne. Les mecs hétéros sont grossiers et chiants et…
— Peut-être que tu as été exposée aux mauvais ?
— Eh bien alors, où se cachent les bons, putain !
— Qu’est-ce que j’en sais, moi. Il doit bien y avoir…
— Et surtout ne t’avise pas de me suggérer un de ces types mollassons que tu rencontres à Marin. Sous la masse de cheveux et le patchouli se cache l’âme d’un porc authentique. J’ai déjà donné, merci.
— Qu’est-ce que je peux te dire ?
— Rien. Rien du tout.
— Je t’aime beaucoup, Mona.
— Je sais, je sais.
— Ça ne vaut pas grand chose… mais parfois je souhaiterais que ce soit suffisant.
Deux heures plus tard, ils quittèrent la plage main dans la main, écartant devant eux une mer Rouge de corps nus et virils.
Ils dînèrent au Pier 54, dansèrent brièvement au Buzzby, et rentrèrent à Barbary Lane à 22 h 30.
Mary Ann les croisa dans l’escalier.
— Comment s’est passé ton week-end ? s’enquit Mona.
— Bien, répondit Mary Ann.
— T’as été quelque part ?
— Dans le nord. Avec un ami de l’école.
— Est-ce que t’as déjà rencontré Michael Tolliver, qui partage mon appartement depuis pas longtemps ?
— Non, je…
— Si, si, sourit Michael. Je crois qu’on s’est déjà rencontrés.
— Je suis désolée, je ne vois pas… dit Mary Ann.
— Le supermarché Safeway de Marina.
— Ah… oui. Comment allez-vous ?
— Oh, ça va.
Dans l’appartement, Mona posa une question à Michael :
— Tu l’as rencontrée au supermarché ?
Il sourit tristement.
— Elle essayait de draguer Robert.
— Tu vois ? fit Mona. Tu vois ?
Une expédition dans la Sierra Nevada qui a mal tourné, et où les membres, pris dans les neiges, ont dû recourir au cannibalisme pour survivre (N.d.T.).