Un brouillard wagnérien se posait sur la ville quand DeDe quitta la maison de Carson Callas dans la Porsche gris métallisé de son mari.
Terminé.
Elle frissonna rien que d’y penser. Cet immonde petit corps !… Ces ongles jaunis griffant sa chair !… Et cette chose… qu’il gardait sur sa table de nuit !…
Le secret, néanmoins, était toujours préservé, et elle doutait sérieusement que le chroniqueur exigerait d’elle une deuxième prestation. Le temps qu’elle atteigne Upper Montgomery Street, et l’horreur de l’outrage subi lui paraissait aussi éloignée dans le temps que sa vie de jeune fille.
Dans l’ascenseur qui la conduisait jusqu’au penthouse, elle ressentit presque un sentiment de noblesse. Elle avait sacrifié quelque chose, ravalé sa fierté, pour sauver son mariage, pour sauver l’honneur de toute la famille Halcyon.
— Comment étaient les baleines ? s’enquit Beauchamp.
— Comme toujours, mentit-elle. On essaie toujours de fixer une date pour la représentation de bienfaisance.
— Je trouve que vous auriez mieux fait de choisir la leucémie.
— Muffy fait déjà la leucémie. Ce n’est pas très original.
— Ou alors les enfants handicapés.
— Oh, mon Dieu, pas ça ! On est allés à au moins trois thés dansants pour les enfants handicapés rien que le mois passé. Au moins, avec les baleines, tu n’as pas besoin de faire de photos bras dessus, bras dessous.
Elle s’assit sur les genoux de Beauchamp et l’embrassa sur la bouche :
— On ne dirait pas que je t’ai tellement manqué.
— Je lisais.
— Tu lisais quoi ?
— Ce sur quoi tu viens de t’asseoir.
— Ah.
Elle glissa sur l’accoudoir de la bergère, pour permettre à Beauchamp de récupérer son exemplaire de Some Kind of Hero.
— James Kirkwood, dit-il.
DeDe examina la jaquette.
— Ça parle du Vietnam ?
— Ouais. Si on veut.
— Beauchamp ?
— Mmm ?
— Emmène-moi au lit.
— J’ai eu une longue journée, DeDe.
— Juste un câlin, OK ?
Il posa son livre à terre et lui sourit :
— OK.
— Beauchamp ?
— Mmm ?
— On s’en sort beaucoup mieux, tu ne trouves pas ?
— De quoi parles-tu ?
— De notre vie commune.
— Qu’est-ce que tu veux ? Le label du magazine Good Housekeeping ?
— Non, mais vraiment, je trouve…
— Un mariage, c’est la galère, DeDe… pour tout le monde. Les autres ne s’en sortent pas beaucoup mieux que nous. Je te l’ai dit dès le début.
— Quand même… Je crois qu’on en a appris un peu plus. Qu’on a évolué.
— Oui, si ça peut te faire plaisir.
— Ben oui, assez. Avant, je pensais que nous n’étions pas assez mûrs pour élever des enfants.
— Tu remets ça ?
— Quoi ? Tu dois bien admettre qu’on a résolu…
— Combien de fois va-t-il falloir que je te le dise, DeDe ? Je n’ai aucune intention d’…
— Tu ! Tu n’as aucune intention ? C’est mon corps ! Et si je voulais un bébé, hein ? Qu’est-ce que tu dirais, alors ?
Il se redressa, s’appuya sur le rebord du lit, et sourit d’un air satisfait.
— Comme tu voudras. Mais trouve-toi quelqu’un d’autre que moi pour te foutre en cloque.
— Tu es dégoûtant !
— Ne t’attends pas à ce que je paie un franc, ou que je vive avec ça !
— Ça ? Ce n’est pas une chose. C’est un être humain !
Il la transperça du regard.
— Bon Dieu ! Tu es enceinte ?
— Non.
— Alors tais-toi… Et dors. Demain j’ai une rude journée.