Fiasco pour Connie


Connie rentra du Safeway de Marina une heure après Mary Ann.

Avec fracas, elle déposa ses courses sur le comptoir de la cuisine.

— Aah, fit-elle en pénétrant dans le salon, je me sens prête pour Union Street. Je suppose que toi, tu te prépares à aller au lit ?

Mary Ann confirma :

— Demain, faut que je trouve un boulot et que j’emménage. J’aurai besoin de toutes mes forces.

— L’abstinence donne des boutons.

— J’essaierai de m’en souvenir, lui renvoya Mary Ann tandis que Connie franchissait déjà la porte.

 

Mary Ann dîna devant la télévision. Elle mangea un steak, de la salade et des pommes de terre frites en forme de gauffrettes. Connie ne jurait que par ça pour satisfaire les hommes. Elle jeta un œil sur la collection de disques de Connie (les Carpenters, Percy Faith, 101 Strings), puis regarda les images dans Les Joies du sexe 2. Elle s’endormit sur le sofa avant minuit.

Lorsqu’elle s’éveilla, la chambre était emplie de lumière. Le camion des éboueurs grondait sur Greenwich Street. Elle entendit le tintement d’un porte-clés contre la porte d’entrée.

Connie entra d’un pas lourd.

— Y a de ces trous du cul dans cette ville !

Mary Ann se redressa et se frotta les yeux.

— Mauvaise soirée ?

— Mauvaise soirée, mauvaise matinée, mauvaise semaine, mauvaise année. Les tarés ! J’ai le don pour les repérer, bordel. S’il y a un seul taré à des centaines de putain de kilomètres à la ronde, cette chère Connie Bradshaw sera là pour se le farcir. Merde !

— Un petit café ?

— Mais qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez moi, Mary Ann ? Tu peux me le dire ? J’ai deux nichons, un beau cul. Je fais la lessive. J’écoute les gens…

— Allez. On a toutes les deux besoin d’un café.

Pour une séance de confessions matinales, la cuisine, perfidement, présentait un aspect trop pimpant. Mary Ann grimaça à la vue des murs jaunes à la Doris Day et des petits récipients pleins à ras bord de haricots séchés.

Connie engloutit un bol de céréales.

— J’envisage de devenir nonne, reprit-elle.

— Avec la tenue, tu ferais un carton à Dance Your Ass Off.

— Ce n’est pas drôle.

— OK. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Rien qui pourrait t’intéresser.

— Oh, que si ! T’es bien allée à Union Street ?

— Oui. Chez Perry. Puis au Slater Hawkins. Mais la véritable tuile m’est tombée dessus au Thomas Lord.

Mary Ann remplit sa tasse de café.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je me le demande encore, bordel. J’étais en train de siroter innocemment un verre au bar, quand j’ai remarqué un type assis près du feu. Je l’ai reconnu tout de suite, parce que, le mois dernier sur son houseboat à Sausalito, on s’était fait un petit numéro, lui et moi.

— Un petit numéro ?

— Une partie de jambes en l’air.

— Merci.

— Donc… je m’approche de lui. Jerry quelque chose. Un nom allemand. Pantalon en daim, collier de turquoises et une paire de lunettes à la John Denver. Supersexy, dans son genre. Décontracté. Je lui ai dit : « Salut Jerry, y a quelqu’un pour briquer le houseboat ? » Et l’enfoiré m’a simplement regardée comme si j’étais une pute de Market Street ou quelque chose comme ça. Tu sais ? Comme s’il m’avait même pas reconnue. Mortifiée, que j’étais !

— Je veux bien te croire.

— Bref. Finalement je lui ai dit : « Connie Bradshaw, votre charmante hôtesse de United. » Mais de manière franchement désagréable, tu vois. Histoire de lui faire comprendre.

— Et il n’a pas compris ?

— Non ! Il est resté bêtement assis là, l’air éberlué et pas à l’aise. Finalement, il m’a proposé de m’asseoir, et m’a présenté à son ami, un mec qui s’appelait Danny. Et puis ce trou du cul s’est levé et s’est tiré, en me laissant avec ce Danny qui venait de terminer son putain de stage d’auto-affirmation new age, et qui déblatérait des conneries sur la nécessité de réaliser son espace, et cetera.

— Et qu’est-ce que t’as fait ?

— Qu’est-ce que je pouvais faire ? Je suis rentrée avec Danny. J’allais quand même pas le laisser me faire le même coup, qu’il se tire en me laissant plantée là, toute seule en train de grignoter des bretzels. J’ai ma fierté !

— Bien sûr.

— Bref, Danny avait un très chouette appartement en bois de séquoia à Mill Valley avec vitres teintées et tout, mais il était complètement obsédé par l’écologie. Dès qu’on a fumé un joint, il s’est mis à radoter des trucs sur le sauvetage des baleines à Mendocino et les sprays d’hygiène féminine qui bousillent la couche d’ozone.

— Hein ?

— Tu sais : les bombes aérosols. La putain de couche d’ozone. Bref, il en faisait tout un plat, et j’ai répliqué que c’était un droit ilaniélable… inaliénable… comment on dit ?

— Inaliénable.

— Un droit inaliénable pour une femme d’utiliser un spray d’hygiène féminine si elle veut, couche d’ozone ou pas couche d’ozone !

— Et alors ?

— Alors, il m’a dit simplement que c’était pas parce que j’avais cette drôle d’idée en tête que mon… enfin, tu vois… sentait mauvais, que je devais me permettre d’exposer le reste de la planète à des rayons ultraviolets et au cancer de la peau.

— Eh bien ! Charmante soirée.

— Tu te rends compte ? Non seulement je dois subir toutes ces conneries écologiques, mais en plus il s’est rien passé.

— Rien du tout ?

— Nada. Nichts. On a traversé tout le pont en voiture, juste pour parler. Il voulait entrer en relation avec moi en tant que personne. Ha !

— Et… t’as dis quoi ?

— Je lui ai demandé de me reconduire à la maison. Et tu sais ce qu’il a dit ?

Mary Ann secoua la tête.

— Il a dit : « Désolé que t’aies dû utiliser ton spray pour rien. »

 

Plus tard dans la journée, Mary Ann quitta l’appartement de Connie pour emménager au 28 Barbary Lane. Le déménagement ne nécessita qu’une seule valise. Visiblement, Connie était déprimée.

— Tu viendras me voir, hein ?

— Mais oui. Et toi aussi, faudra que tu viennes me voir.

— Croix de bois, croix de fer…

–… Si je mens, je vais en enfer.

Aucune des deux n’y croyait.