Larmes au Tivoli


Mona en était à sa deuxième demi-bouteille de vin rouge lorsque Mme Madrigal arriva au Savoy-Tivoli.

Seule.

— Ça va, Anna ?

Mme Madrigal hocha la tête.

— Cela aurait pu être pire, j’imagine, fit-elle en se laissant glisser sur une chaise et en prenant la main de Mona par-dessus la table. J’ai fait de mon mieux, ma chérie.

— Elle a fait une scène ?

— Elle a essayé.

Mona hésita, puis elle bafouilla la question qui l’avait hantée pendant toute la soirée.

— Est-ce qu’elle t’a parlé de M. Williams ?

— Oui.

— Alors ?

— Je suis stupéfaite. Il ne m’était pas venu à l’esprit que ce pouvait être un détective, encore moins engagé par elle. Et bien sûr, je n’ai aucune idée de ce qui lui est arrivé.

Mona avait gardé les yeux fixés sur son verre de vin.

— Regarde-moi, ma chérie. C’est la vérité.

— Je te crois.

— Tu le dois, Mona. Il le faut.

— Je te crois, réaffirma sa fille. Où est-elle, alors ? Elle a perdu la boule ?

— Complètement. Je peux te prendre une gorgée de vin, ma chérie ?

Mona poussa son verre dans sa direction :

— Je suis désolée que tu aies dû supporter tout ça, dit-elle.

— Elle s’en va demain. Tu devrais l’appeler.

— Bon.

— N’oublie pas qu’elle t’aime, Mona. Elle a fait des tas de sacrifices pour toi, quand il a fallu.

— Je sais. (Mona reprit son verre et but un peu de vin.) Ça t’embête si je te demande quelque chose ?

— Vas-y.

— Betty m’a dit que M. Williams lui avait expliqué que ton nom était un anagramme.

— Comme c’est intéressant.

— Alors ?

— Alors quoi ?

— C’est vrai ou pas ?

Mme Madrigal esquissa un sourire énigmatique :

— Tu n’as pas encore essayé de voir par toi-même ? demanda-t-elle.

— Alors c’est bien ça ?

Mme Madrigal prit un gressin et le grignota :

— Je vais te proposer un marché louche, jeune fille. Je te dis quel est l’anagramme si tu invites un de mes amis à dîner.

— Lequel ?

— Brian Hawkins.

— Laisse tomber.

Mme Madrigal reposa le biscuit avec un geste affecté.

— Très bien.

— Je suis ta fille, se défendit Mona. J’ai le droit de connaître la solution de l’anagramme.

— Absolument. Et en tant que tes père et mère, j’ai le droit de parler de mes petits-enfants.

— Tu déconnes !

Mme Madrigal agita un index menaçant :

— Attention, Mother Mucca va te laver la bouche avec du savon !

— Brian Hawkins ne s’intéresse pas à moi, ne serait-ce que vaguement !

— Je crois qu’il s’intéressera à toi.

— Hein ?

— Fais-moi confiance, Mona.

Mona se détourna.

— À cause de lui, je me suis sentie une pauvre idiote !

— Oh, Mona nous sommes toutes de pauvres idiotes ! Certaines s’amusent simplement plus que les autres. Détends-toi un peu, ma chérie ! Ne crains pas à ce point-là de pleurer… ou de rire, comme tu voudras. Ris tant que tu veux et pleure tout ce que tu as de larmes en toi, siffle les beaux mecs dans la rue et que ceux qui pensent que tu es une pauvre idiote aillent se faire foutre ! (Elle leva le verre de vin pour porter un toast à la jeune femme.) Je t’aime, ma chérie. Et ça, ça te rend libre de faire tout ce que tu veux.

Mona ne répondit pas. Des larmes lui coulaient sur les joues. Mme Madrigal se pencha pour lui tamponner les yeux avec sa serviette.

— C’est assez mouillé comme ça ? demanda Mona.

Brusquement, elles s’aperçurent que le serveur se dressait devant elles.

— Oh, Luciano ! s’exclama Mme Madrigal. Vous connaissez ma fille ?

Le serveur s’inclina courtoisement. Mona rougit et lui tendit le bras. Le serveur baisa sa main en disant : « Bella ! »

— Bien sûr qu’elle est bella ! dit Mme Madrigal avec un sourire tout fier. Elle tient de sa… de son… enfin, peu importe !

Mona sourit à travers ses larmes :

— Tu es vraiment une dingue, soupira-t-elle.

— Grazie, répondit la logeuse.