— Certains boivent pour oublier, dit Mme Madrigal en se prélassant au soleil dans la cour. Mais personnellement je fume pour me souvenir.
Elle prit une bouffée de son joint colombien et le tendit à Brian.
— Du genre ? demanda-t-il.
— Oh, les anciens amants, les voyages en train, le goût du Coca-Cola quand j’étais môme… L’herbe, c’est merveilleux, c’est sentimental… C’est un produit complètement Readers’ Digest. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi les petits-bourgeois n’aiment pas ça.
Brian sourit et étendit ses jambes sur son drap de bain.
— Ça fait longtemps que vous fumez ?
— Non, pas selon mes critères. Oh, je dirais… Depuis que tu étais ado, probablement.
— Ça ne fait pas longtemps.
Elle sourit :
— J’étais sûre que tu répondrais ça.
— Vous vous rappelez votre première fois ?
— Non, mais la troisième, si.
— La première fois, ça ne vous a rien fait ?
— Si. Ça a marché, gloussa-t-elle. Tu ne détestes pas les gens qui disent ça ? (Elle prit une voix de ménagère dans le coup.) « Les enfants ont absolument tenu à ce que je fume de l’herbe, alors j’ai essayé, Madge, et ça ne m’a rien fait du tout. »
Brian éclata de rire et dit :
— Mais c’est vrai, parfois. La première fois que j’ai fumé, ça ne m’a rien fait.
— Et alors ? fit Mme Madrigal en haussant les épaules. La première fois qu’on couche, ça ne fait rien non plus. Mais c’est quand même la première fois. Ça ne suffit pas ?
— Sans doute que si.
— Il n’y a rien qui fasse autant décoller que la première fois. Rien.
— J’ai comme dans l’idée que vous avez eu des tas de premières fois, émit Brian.
— Ç’a toujours été mon cas. Mais là, tu changes de sujet.
— Excusez-moi, je suis pété.
— J’allais te parler de ma troisième fois.
— Ah oui.
— La troisième fois, recommença Mme Madrigal en rajustant les manches de son kimono, a eu lieu au zoo de San Francisco, juste après l’assassinat de Bobby Kennedy.
— Mauvais trip, alors ?
— Non… Je veux dire, je n’ai pas fumé à cause de ça. Il venait d’être assassiné, c’est tout. Enfin, toujours est-il que je connaissais un charmant petit monsieur qui était chargé de s’occuper des singes. En fait, le mot est mal choisi. Disons plutôt qu’il ressemblait à ses singes. Il avait des bras plutôt longs, il était très poilu et les singes l’adoraient. Je l’adorais, moi aussi. C’était un merveilleux joueur de backgammon. Quoi qu’il en soit, ce jour-là, nous avons eu une longue et très agréable conversation dans l’espèce d’allée qui conduisait du quartier des gorilles jusqu’à la cage où ils ont l’habitude de se branler en public… (Brian gloussa. Mme Madrigal leva un sourcil.) Eh bien ? Ce n’est pas à cela que servent les zoos ? Pourquoi les gens iraient-ils voir les gorilles, sinon ?
— Je vois ce que vous voulez dire.
— Donc, nous étions là-dedans, debout dans l’allée, en train de bavarder gentiment, quand une imposante dame-gorille est arrivée en trottinant pour se joindre à nous. Elle s’est plantée à côté de mon ami employé du zoo et elle lui a passé un bras autour de l’épaule, comme une vieille copine. À ce moment-là, le type a fait : « Oh, j’allais oublier ! » Et il a sorti un joint de sa poche de chemise. Il l’a allumé, en a pris une petite bouffée et l’a tendu au gorille.
— Non !
— Si ! Et là, figure-toi que la dame-gorille a pris une bonne taffe et m’a passé le joint !
— Putain ! Et vous avez fait quoi ?
— Je suis bien élevée, mon garçon. Je l’ai pris gentiment, sans faire de genre, et je l’ai tendu à mon copain. La guenon est restée pour prendre deux autres bouffées, puis elle est allée dans la cage saluer les gens. Le temps d’y arriver, elle était complètement cassée.
— Elle faisait ça régulièrement ?
— Tous les jours. Ça devait l’aider à supporter sa situation, j’imagine.
— Elle y est toujours ?
Mme Madrigal tapota ses lèvres du bout de son index.
— Je ne suis pas sûre, en fait. Je me demande souvent si elle est encore vivante. Les gorilles peuvent vivre très vieux, je crois. J’aimerais bien la revoir.
— Pourquoi ?
— Oh… Je crois que c’est parce que nous avons beaucoup de choses en commun. C’était une sacrée bonne femme et elle se distrayait du mieux qu’elle pouvait. Et puis… elle a beaucoup appris sur le tard.
— Alors vous, vous avez appris quoi ?
Elle eut un petit sourire réprobateur.
— J’ai appris qu’on devient un petit curieux quand on est défoncé.
— Je ne vous demandais pas de me raconter votre vie.
— Quel dommage. Tu devrais, de temps en temps. Mais pas quand moi, je suis défoncée.
— Pourquoi ?
— Mais mon cher… parce que je risquerais de te dire la vérité.