Quittant le cinéma Gateway, Mary Ann et Norman se dirigèrent vers l’ouest en direction de Chinatown.
Quand ils atteignirent la station-service en forme de pagode sur le coin de Columbus Avenue, une épaisse poche de brouillard noyait les néons dans un flou artistique.
— Lors de nuits comme celles-ci, dit Norman, j’ai l’impression d’être dans un roman de Hammett.
— Hammond ?
— Hammett. Dashiel Hammett. Vous savez ?… Le Faucon maltais.
Elle connaissait le nom, mais pas grand-chose d’autre. Aucune importance.
Le seul faucon dans la vie de Norman était sa Falcon garée au coin de Jackson et Kearny.
— Vous devez rentrer tout de suite ?
Il posa la question prudemment, comme un enfant qui demande la permission de veiller tard.
— Eh bien, c’est à dire que… non. Pas tout de suite.
— Vous aimez manger chinois ?
— Bien sûr.
Elle sourit, réalisant soudain à quel point elle appréciait ce nounours empoté et gentil avec sa cravate amovible. Il ne l’attirait pas particulièrement, mais elle l’aimait beaucoup.
Il l’emmena chez Sam Woh, sur Washington Street, où ils se faufilèrent à travers une minuscule cuisine, puis un escalier, pour aboutir enfin dans une cabine au deuxième étage.
— Tenez-vous prête, dit Norman.
— À quoi ?
— Vous verrez.
Trois minutes plus tard, elle s’éclipsa discrètement aux toilettes. Il n’y avait pas de lavabo dans l’étroit cabinet, et elle était déjà à mi-distance de la table quand elle découvrit où le lavabo était placé.
— Hé, madame ! Allez vo’ laver les mains !
Stupéfiée, elle se tourna en direction de la voix. Un serveur chinois indigné déchargeait des assiettes de nouilles d’un monte-plat. Elle s’arrêta net, dévisagea son accusateur, puis jeta un coup d’œil en arrière vers la porte des toilettes.
Le lavabo se trouvait à côté de la porte, à l’extérieur. Dans la salle à manger.
Une douzaine de clients la regardaient avec un sourire narquois, amusés par son embarras. Le serveur insista :
— Laver, madame. Vo’ ne lavez pas, vo’ ne mangez pas !
Elle se lava les mains, et retourna à table, rouge de honte.
Norman sourit d’un air penaud.
— J’aurais dû vous prévenir.
— Vous saviez qu’il allait faire ça ?
— Il se spécialise dans la grossièreté. C’était une plaisanterie. Un ancien seigneur de guerre devenu serveur. Les gens viennent ici pour ça.
— Oui, eh bien pas moi !
— Je regrette, vraiment.
— On s’en va ?
— La nourriture est…
— S’il vous plaît, dit-elle.
Ils s’en allèrent.
De retour dans le sombre canyon de Barbary Lane, il lui prit le bras d’un geste protecteur.
— Je suis désolé, pour Edsel.
— Qui ça ?
— C’est comme ça qu’il s’appelle. Le serveur. Edsel Ford Fong.
Elle pouffa de rire malgré elle :
— Vraiment ?
— Je pensais que ce serait drôle, Mary Ann.
— Je sais.
— J’ai vraiment tout gâché. Pardon.
Elle s’arrêta dans la cour et fit volte-face :
— Vous êtes très vieux jeu, j’aime ça ! dit-elle.
Il baissa les yeux.
— Je suis très vieux tout court, répondit-il.
— Bien sûr que non. Ne dites pas ça. Quel âge avez-vous ?
— Quarante-quatre ans.
— Ça n’est pas vieux. Paul Newman est plus âgé que vous.
Il gloussa :
— Je ne ressemble pas tout à fait à Paul Newman.
— Vous êtes très bien, Norman.
Il resta figé maladroitement, pendant que la paume de Mary Ann glissait doucement le long de son menton. Elle pressa sa joue contre la sienne.
— Très bien, répéta-t-elle.
Ils s’embrassèrent.
Les doigts de Mary Ann descendirent le long de sa poitrine et, à la recherche d’un soutien, s’agrippèrent au bout de sa cravate. Celle-ci lui resta dans la main.