DeDe trouva sa mère sur la terrasse de Halcyon Hill, frappée d’horreur devant le Who’s Who de San Francisco, édition 76.
— Je n’arrive pas à le croire ! Je n’arrive pas à le croire !
— Maman, est-ce que tu pourrais déposer ça un instant…
— Ils sont sur la liste. Ils sont vraiment sur la liste.
— Qui ?
— Ces gens abominables qui ont racheté la propriété des Feeney sur Broadway. Viola m’avait dit qu’ils figuraient dans le Who’s Who, mais je n’arrivais pas à…
— Maman, il parle sept langues.
— Il pourrait faire des claquettes : je m’en moque. DeDe, ils habitaient dans le Castro, tu te rends compte ? Et maintenant ils vivent avec son amant à lui… à moins que ce soit son petit ami à elle.
— Binky dit que c’est les deux.
— Non ? Tu crois ? Évidemment, ils ne l’emmènent jamais nulle part… et il a même une entrée séparée, avec une adresse différente…
— Maman, j’ai à te parler.
— Viola affirme qu’ils ont même des codes postaux différents !
— Maman !
— Quoi, ma chérie ?
— Je crois que Beauchamp a une maîtresse.
Silence.
— En fait, j’en suis sûre.
— Ma chérie, tu es… ? Oh, pauvre bébé ! Comment l’as-tu… ? Tu es… ? Ma chérie, tu veux bien me passer la carafe ?
DeDe fouilla dans son sac et en sortit le foulard incriminé. Frannie l’examina à bout de bras, tout en sirotant son Mai Tai.
— Tu l’as trouvé dans sa voiture ?
DeDe fit signe que oui.
— Lundi, il est allé au bureau à pied. J’ai pris la Porsche avec Binky pour aller chez M. Lee, et c’est là que je l’ai trouvé. J’ai essayé de faire croire que rien…
Sa voix se brisa. Elle fondit en larmes.
— Maman… cette fois-ci, j’en suis certaine !
— Et tu es sûre que ça lui appartient ?
— Je l’ai vue le porter.
— Il se peut qu’il l’ait simplement raccompagnée à la maison. Et puis… tu ne crois pas que ton père aurait remarqué quelque chose, si elle…
— Maman ! Je le sais !
Frannie commença à renifler.
— La soirée allait être si réussie.
DeDe se rendit au déjeuner de Prue Giroux, dans son hôtel particulier sur Nob Hill.
Vu les circonstances, elle aurait pu annuler, mais ceci n’était pas n’importe quel déjeuner.
C’était le Forum, un rassemblement raffiné de matrones soucieuses, qui se réunissaient tous les mois pour discuter de sujets à Grande Portée Sociale.
Au menu des mois précédents : l’alcoolisme, le lesbianisme et les difficultés des récolteuses de raisin. Aujourd’hui, les dames allaient discuter du viol.
Le cuisinier de Prue avait confectionné une quiche au crabe tout à fait divine.
DeDe était nerveuse. Ceci était son premier déjeuner au Forum, et elle n’était pas certaine du protocole. Elle s’assit à côté de Binky Gruen, afin de se laisser guider.
— Ne quitte pas Prue des yeux, chuchota Binky. Quand elle sonne cette clochette en argent, ça signifie qu’elle en a assez entendu et que tu es censée t’arrêter de parler.
— Mais qu’est-ce que je suis censée dire ?
Binky lui tapota la main.
— Prue te l’indiquera.
DRING !… DRING !…
Les dames déposèrent leurs fourchettes et se penchèrent en avant : une douzaine de visages concentrés suspendus au-dessus des asperges.
— Bonjour, lança Prue, radieuse, en scrutant ses invités. Je suis ravie que vous ayez pu vous déplacer aujourd’hui pour partager vos expériences personnelles sur un sujet très grave.
Ses traits s’affaissèrent brusquement, comme un soufflé raté.
— Aujourd’hui notre invité spécial est Velma Eau-qui-coule, une Indienne qui a réussi à repousser un viol collectif par seize Hell’s Angels à Petaluma.
Binky étouffa un sifflement admiratif.
— C’est bien meilleur que la fois où elle a ramené une lesbienne macho !
— Passe-moi les petits gâteaux, murmura DeDe.
— Mais avant d’écouter le récit extraordinaire de Mlle Eau-qui-coule, je voudrais tenter une petite expérience avec vous toutes, réunies ici au Forum…
— C’est parti, fit Binky, donnant un petit coup de coude à DeDe sous la nappe. Et ça vaut toujours la peine.
— Aujourd’hui, déclara Prue, marquant une pause pour entretenir le suspense, nous allons confesser nos viols.
Binky pinça DeDe.
— Tu te rends compte ?
DeDe rongeait nerveusement son petit gâteau. Des auréoles sombres avaient déjà fait leur apparition sous les aisselles de son chemisier Geoffrey Beane. Elle détestait prendre la parole en public. Même à l’école du Sacré-Cœur, ça l’avait terrifiée.
— Je sais que ce ne sera pas facile, continua Prue, mais je voudrais que chacune d’entre vous partage une expérience. Une épreuve que vous avez probablement tenté d’effacer de votre mémoire… Un moment où votre… personne… a été violée sans que vous y soyez pour quelque chose. Le temps est venu de s’épancher, de partager avec vos sœurs.
— Shugie Sussman n’est pas ma sœur, marmonna Binky. Elle a gerbé dans mon Alfa après la soirée Cotillion.
— Chut, siffla DeDe.
Elle comptait les secondes jusqu’à l’instant de vérité. Mais qu’allait-elle bien pouvoir raconter ? Elle n’avait jamais été violée, pour l’amour du ciel ! Elle n’avait même pas été agressée.
— Ça pourrait peut-être vous aider, si je commençais par partager ma propre histoire avec vous, ronronna Prue qui sentait la réticence de ses invités.
Binky pouffa de rire.
DeDe lui donna un coup de pied.
— C’est la première fois, continua Prue, que je raconte cette histoire à quelqu’un. Sans compter Reg, bien sûr. Cela ne s’est pas passé dans les dangereux quartiers du Tenderloin, de Fillmore, ou de Mission, comme vous pourriez le croire, mais… à Atherton !
En chœur, les dames étouffèrent un cri d’effroi.
— Et, ajouta l’hôte après un silence lourd de sous-entendus, c’était quelqu’un que vous connaissez toutes très bien…
Prue baissa la tête.
— Cela ne sert à rien de s’appesantir sur les détails scabreux… Peut-être que maintenant quelqu’un d’autre voudrait partager avec nous ? DeDe par exemple.
Merde. Ça ne ratait jamais.
— Je… Je ne suis… pas sûre.
Binky gloussa.
Prue fit doucement retentir la sonnette.
— S’il vous plaît… DeDe va partager avec nous. Nous sommes toutes sœurs, DeDe. Tu peux être franche avec nous.
— C’était… horrible, lâcha DeDe enfin.
— Bien sûr, fit Prue avec compréhension. Peux-tu nous raconter où ça s’est déroulé, DeDe ?
DeDe dégloutit.
— À la maison, reprit-elle faiblement.
Prue serra l’avant de son sari.
— Pas… un intrus ?
— Non, avoua DeDe. Un garçon livreur.
Quand elle rentra à la maison, elle décrocha le téléphone et appela l’épicerie Jiffy pour commander un paquet de beignets et une boîte de Drano.
Lionel arriva en moins de dix minutes.