Fantaisie à deux


Après avoir vu Frankenstein Junior au cinéma Ghirardelli, Michael et Jon marchèrent jusqu’au bout du quai d’Aquatic Park.

La jetée était plongée dans l’obscurité. De petits groupes de pêcheurs chinois rompaient le silence avec leurs rires et le vacarme métallique de leurs transistors. Le tak tak d’un hélicoptère retentissait dans le ciel au-dessus de Fort Mason.

Le couple s’assit sur un énorme banc de béton.

— C’est un point d’interrogation, fit remarquer Michael.

— Quoi ?

— La jetée. Comme un point d’interrogation géant.

Jon scruta le bassin noir, délimité par la courbe de la jetée.

— Non. Elle tourne dans l’autre sens. C’est un point d’interrogation à l’envers.

— Comme les toubibs sont terre-à-terre ! fit Michael.

— Excuse-moi.

— Je ne t’ai jamais parlé de mon chimpanzé, n’est-ce pas ?

— Ton singe ?

— Oui. Ça t’intéresse ?

— Et comment !

— Eh bien… Depuis que je suis gosse, j’ai toujours voulu avoir un chimpanzé. Je rêvais de pouvoir dresser un chimpanzé à faire irruption dans ma classe de 5et à lancer des ballons remplis de flotte sur ma prof, Mlle Watson.

Il rit avant de reprendre :

— Remarque, c’était probablement une gouine : j’aurais dû être plus gentil avec elle. Bref, cette envie d’en posséder un ne m’a jamais quitté… Et puis, l’année dernière, il se trouve que j’en ai parlé à mon ex… enfin, mon ex à présent… À l’époque, c’était mon petit ami.

— Revenons au chimpanzé.

— OK… Énorme coïncidence : Christopher avait exactement le même rêve depuis sa tendre enfance. Donc on en a parlé pendant quelque temps, et on a décidé qu’on était des adultes responsables, et qu’il n’y avait pas de raison pour qu’on n’en ait pas un. Bref, Christopher a pris contact avec son ami de Marine World qui savait comment contourner toutes les tracasseries administratives, et pour finir… on est devenus les fiers parents d’un chimpanzé adolescent prénommé Andrew.

Jon sourit.

— Andrew, Michael et Christopher. Comme c’est charmant.

— C’est exactement ce qu’on s’est dit. Et tout marchait à merveille, après qu’on a eu franchi le cap de l’apprentissage de la propreté et tout ça. On l’emmenait partout avec nous. Au Golden Gate Park, à la fête Renaissance, et puis au zoo. Il adorait le zoo ! Un jour, notre ami de Marine World nous a demandé si on voulait bien… euh… l’accoupler avec une femelle chimpanzé qui appartenait à un de ses amis. Naturellement, ça nous a particulièrement emballés, car ça voulait dire qu’on allait devenir grands-parents, en quelque sorte.

— En quelque sorte.

— Bref, arrive le grand jour… et Andrew ne fait rien.

— Oh non !

— Figure-toi qu’il ne voulait même pas entrer dans la même pièce qu’elle.

— D’accord, laisse-moi deviner.

Michael hocha la tête posément.

— Exactement. Un chimpanzé pédé comme un foc !

— Attends, tu te moques de moi ?

— Moi, j’ai réussi à surmonter le choc, parce que j’aimais vraiment Andrew, mais Christopher a tout pris sur lui. Il était convaincu que s’il avait plus souvent joué au football avec Andrew…

Jon éclata de rire.

— Tu me fais marcher, ordure !

— Ce fut terrible, laisse-moi te le dire ! Christopher m’accusait d’avoir trop materné Andrew, et de l’avoir emmené voir trop de films à l’eau de rose et de l’avoir laissé regarder les pages de sous-vêtements hommes dans le catalogue Sears !

— Arrête ! Tu vas me faire crever !

Michael sourit enfin, abandonnant son petit jeu.

— Je vois que celle-là, elle te plaît.

— Ça t’arrive souvent de fabuler comme ça ?

— Tout le temps.

— Pourquoi ?

Michael haussa les épaules :

– « J’essaie de faire illusion juste assez longtemps pour qu’il me désire. »

— C’est dans quoi, ça ?

— Un Tramway nommé Désir. Blanche Dubois.

Jon glissa un bras derrière la nuque de Michael.

— Viens ici, Blanche.

Ils s’embrassèrent longtemps, appuyés contre le béton froid.

Lorsqu’ils relâchèrent leur étreinte, Michael posa une question :

— L’histoire aurait été mieux si j’avais appelé l’ex-petit ami Andrew et le chimpanzé Christopher ?

— Ah, parce que tu as aussi inventé le petit ami ?

— Oh, surtout le petit ami !