Michael dévissa le capuchon du tube de son maquillage blanc pour clown, et répara son visage de Pan dans le vestibule d’entrée du 28 Barbary Lane. Il aimait beaucoup ce vestibule, avec ses statues Art déco ternies, ses miroirs dorés, et son plafond en étain gravé de hiéroglyphes des années 30.
Dans cette pièce, il se sentait étrangement raffiné, gai dans le vieux sens du terme, comme Fred Astaire dans Top Hat ou Noël Coward s’en allant rencontrer Gertie Lawrence au Savoy Grill.
Il remerciait le ciel pour l’existence de Mme Madrigal, une logeuse d’une sensibilité quasi cosmique, qui n’avait jamais succombé à la tentation de souiller l’édifice avec des palmiers en polyéthylène ou des miroirs florentins auto-adhésifs.
Il s’examina de la tête au pied et sourit en signe d’approbation : il était foutrement beau.
Ses cornes avaient outrageusement l’air réaliste. Ses faux poils de bouc débordaient de sa ceinture au-dessus de son arrière-train de quadrupède avec un érotisme comique. Son ventre était plat, et ses pectos… Eh bien ses pectos étaient ceux d’un homme qui ne trichait quasiment jamais sur son bench press dans la salle de musculation.
« Tu es sexy, se répéta-t-il. Ne l’oublie pas.
« Ne l’oublie pas et garde la tête haute quand tes parents téléphonent d’Orlando pour te demander si tu as rencontré une petite amie ; quand cette petite merveille du Midnight Sun finit par t’annoncer qu’il a un amant plongeur dans l’équipe de Berkeley ; quand quelqu’un au sauna t’oppose un “je suis en train de me reposer” ; quand le séduisant et très distant Dr Jon Fielding plisse son front byronien et refuse de sortir de son placard de faïence blanche.
« Eh bien, tu ne sais pas ce que tu perds, Dr Beautiful ! Cette nuit, Pan est déchaîné ! »
Quand Mary Ann arriva à S.O.S.-Écoute, Vincent semblait déprimé.
Elle dut vérifier ses extrémités pour s’assurer que rien d’autre n’avait disparu.
Il portait toujours un bandage sur son petit doigt sectionné, mais rien d’autre — mis à part l’oreille gauche, bien sûr — ne manquait. Soulagée, Mary Ann s’assit en face de son téléphone.
— Mauvaise journée ?
Vincent sourit tristement, et lui montra le collier de perles grec qu’il manipulait pour se calmer :
— Je ne l’ai pas lâché depuis le petit déjeuner.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Je ne crois pas que…
Il se détourna d’elle, feuilletant nerveusement un fichier d’adresses avec sa bonne main.
— Je n’aime pas accabler les gens avec mes soucis, reprit-il.
Ses yeux tristes et sa barbe rousse clairsemée le font ressembler à un pitoyable animal en voie d’extinction croupissant dans un zoo, pensa Mary Ann.
— Raconte-moi tout, dit Mary Ann en souriant. Ça me servira d’entraînement pour le boulot.
Elle tapotait le téléphone.
Vincent la dévisagea.
— Tu es vraiment quelqu’un… d’extra.
— Mais non.
— Si. Je suis sincère. La première fois que je t’ai vue, j’ai cru que tu faisais partie de ces petites bourgeoises qui viennent ici en touriste s’acquitter de leur B.A. pour la semaine… Mais tu n’es pas comme ça du tout. Tu es vraiment bien.
Mary Ann rougit.
— Merci.
Vincent lui sourit chaleureusement, en fourrageant sa barbe.
Le problème, découvrit-elle finalement, c’était sa Vieille.
Il avait rencontré sa vieille alors qu’il travaillait comme peintre en bâtiment et elle comme serveuse dans une pizzeria écolo appelée L’Anchois Karmique. Ensemble, ils avaient lutté pour la paix, forgeant leur amour sur les flammes du fanatisme. Ils prénommèrent leur premier enfant Ho, et devinrent membres d’une communauté à Olena. Une union scellée au Nirvana.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda gentiment Mary Ann.
Vincent secoua la tête :
— Je ne sais pas. Je crois que c’était la guerre.
— La guerre ?
— Le Vietnam. Elle n’a pas supporté que ça s’arrête. Elle ne s’en est jamais remise.
Mary Ann acquiesça avec compréhension.
— Tu sais, Mary Ann, c’était dans sa vie la chose la plus importante, et après ça, rien ne la comblait réellement. Pendant un moment, elle a essayé les Indiens, puis les marées noires, mais ce n’était pas la même chose.
Il baissa les yeux vers le collier de perles entortillé autour de ses doigts. Mary Ann espéra qu’il n’allait pas se mettre à pleurer.
— On a tout essayé, continua Vincent. J’ai même vendu nos tickets-restaurant pour l’envoyer dans une retraite de conscientisation sur la Russian River.
— Une quoi ?
— Tu sais, un endroit pour se repositionner ?… Un peu de thérapie féministe, de bioénergétique, d’herbologie et de volley-ball transcendantal… Mais ça n’a pas marché. Rien n’a marché.
— Je suis vraiment désolée, Vincent.
— C’est pas juste, dit Vincent en retenant ses larmes. Il devrait y avoir une Légion Américaine pour les pacifistes.
À présent, Mary Ann avait la certitude que c’était elle qui allait se mettre à pleurer.
— Vincent… Ça va s’arranger.
Dans sa désolation, Vincent secoua simplement la tête.
— J’en suis certaine, Vincent. Tu l’aimes, et elle t’aime. C’est tout ce qui importe.
— Elle m’a quitté.
— Ah… Eh bien, cours la rejoindre. Dis-lui à quel point elle compte pour toi. Dis-lui…
— Je n’ai pas les moyens d’aller en Israël.
— Elle est en Israël ?
Vincent fit signe que oui :
— Elle s’est enrôlée dans l’armée israélienne.
Brusquement, il fit reculer sa chaise, s’enfuit de la pièce, et s’enferma à clé dans la salle de bains.
Blême d’effroi, Mary Ann écouta à la porte.
— Vincent ?
Silence.
— Vincent ! Tout finira par s’arranger. Vincent, tu m’entends ?
Elle l’entendait fouiller dans l’armoire de la salle de bains.
— Vincent, pour l’amour de Dieu ! Surtout ne te coupe rien !
Puis le téléphone sonna.