La guinche


Une botte de cow-boy d’un mètre cinquante avec éperons, recouverte de minuscules morceaux de miroirs, tournait lentement au-dessus de la piste de danse du Champ de Foire, projetant ses rayons comme une aspersion de goupillon sur la foule assemblée. La soirée avait été baptisée Stand By Your Man — et c’est ce que faisaient la plupart des danseurs.

Michael leva les yeux vers l’icône scintillante et soupira.

— Est-ce que ça n’est pas inspiré ? demanda-t-il à Bill.

Le flic regarda la botte une demi-seconde, puis soudain il jura :

— Merde !

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— J’ai oublié de prendre du poppers.

— C’est de la country, pas de la disco : réfléchis ! plaisanta Michael.

— Non, insista Bill. Je voulais dire… pour après.

— Ah.

— Peut-être qu’ils en vendent à la Chute.

— Ce n’est pas vraiment…

— Il y aura bien quelqu’un là-bas pour me dire où en trouver.

— Moi, je n’en ai pas besoin, déclara Michael. Mais si tu en as envie…

— J’en ai pas besoin, aboya Bill. J’en ai envie, c’est tout.

Michael ne voulait pas d’engueulade :

— Très bien, dit-il calmement. On fait quoi, alors ?

— Je vais prendre la voiture et descendre en ville, répondit Bill, moins agressivement. Tu n’as qu’à veiller au grain en attendant. Je ne serai pas long.

Michael acquiesça, charmé par l’involontaire accès de rusticité de Bill. « Descendre en ville. » « Veiller au grain. » On aurait dit le remake d’un film avec John Wayne.

— OK, fit-il. Je t’attends.

 

C’était un prétexte pour filer, Michael s’en rendit compte. Bill détestait cette musique. Il avait réussi à supporter le rodéo grâce à son Walkman et à sa cassette d’Air Supply. Mais il n’était manifestement pas prêt à passer une soirée entière à écouter Ed Bruce, Stella Parton, Sharon McNight ou d’autres chanteurs country.

Michael éprouva un certain soulagement. Il se sentait ce soir-là fragile et sentimental — douloureusement sentimental — et il savait que ces sensations ne pouvaient s’accommoder longtemps de l’implacable premier degré de Bill. Ce n’était pas l’histoire du poppers en elle-même qui avait ennuyé Michael — il y prenait suffisamment goût lui-même — mais sa façon de réduire parfois l’amour à un parcours du combattant qui exige planification, synchronisation et agilité.

Combien d’heures avaient été gâchées dans le monde, se demanda-t-il, à chercher ce stupide petit flacon marron perdu dans les draps ?

Ce n’était pas la faute de Bill, vraiment pas. Il aimait s’envoyer en l’air avec Michael. Il aimait ça comme il aimait aller au cinéma avec Michael, faire des virées avec Michael ou s’empiffrer de pizzas avec Michael. Il n’avait apparemment jamais éprouvé le besoin d’embellir cela avec un peu de romance. Ce n’était pas le problème de Bill : c’était celui de Michael.

Michael s’approcha du bord de la piste et regarda les couples se croiser en dansant le quadrille. Il se rendit compte qu’il régnait dans la salle une vraie joie — une allégresse née de circonstances inattendues. Des pédés en pleine danse folklorique. Qui l’eût cru ? Des mecs qui avaient passé leur enfance à Galveston, Tucson ou Modesto, en train de danser enfin le quadrille de leur province natale, enfin avec le partenaire de leur choix.

Cela n’avait pas beaucoup d’importance, en fait, que les ados postés sur l’autoroute braillent « tapettes » à chaque nouvel arrivant. À l’intérieur, il régnait une fraternité suffisante pour éloigner le diable.

Ed Bruce grimpa péniblement sur la scène. C’était un grand bonhomme qui avait la quarantaine, genre Marlboro Man ; il se lança dans un discours où il était question de golf et de petites pépées comme s’il faisait son show à une convention d’anciens combattants à Oklahoma City. Devant un public aussi peu orthodoxe, son grand tube, Mamas, Don’t Let Your Babies Grow Up to Be Cowboys, se colorait d’une savoureuse ironie.

Vingt ans auparavant, songea Michael, les pédés se contentaient de piailler devant Judy Garland au Carnegie Hall. Maintenant, ils pouvaient danser enlacés pendant qu’un cow-boy de Nashville leur jouait la sérénade. Il ne put s’empêcher de sourire à cette pensée.

Comme par magie, de l’autre côté de la piste, quelqu’un lui rendit son sourire. Il était immense, bâti comme un ours, avec un sourire qui semblait si timide que c’en était désarmant pour un homme de sa taille, et il leva sa boîte de bière pour saluer gentiment Michael.

Michael en fit autant, le cœur serré.

L’homme vint le rejoindre :

— C’est chouette, hein ? fit-il en parlant de la musique.

— Merveilleux, dit Michael.

— Tu danses le slow ?

— J’adore ça, mentit Michael.