Jeux d’enfants


Il y avait des moments où Brian était certain qu’elle le suivait.

Son imagination la lui faisait apparaître dans les endroits les plus inattendus : dans les lavomatiques, le samedi matin, dans les tramways bondés, sur les escalators déserts et dans l’obscurité des salles de cinéma lorsqu’il était complètement défoncé à la colombienne.

Cela commençait généralement par un regard. Un regard appuyé. Un clin d’œil d’une paupière lourde, rien que pour lui. Puis un long sourire sardonique le dévorait de la tête aux pieds. Il avait l’habitude de ce genre de choses, évidemment, mais avant, cela n’avait pas la même signification.

Avant, cela signifiait « conquête » — sa conquête : une simple aventure sans complications, une situation dont il avait la maîtrise du début jusqu’à la fin.

Mais désormais…

Désormais, c’était peut-être une femme qui savait pleinement dans quel état de dépendance il se trouvait vis-à-vis d’elle.

Désormais, cela pouvait être Lady Onze.

Et c’était elle qui pouvait avoir la maîtrise de la situation.

La question qui le minait restait la même : si elle savait qui il était, si elle savait où le trouver, pourquoi n’aurait-elle pas voulu venir chez lui ouvrir un nouveau chapitre de leur histoire ?

Peut-être, bien sûr, qu’elle avait essayé de faire précisément cela. Peut-être qu’elle était allée voir au 28 Barbary Lane tout comme il l’avait cherchée au Superman Building. Son nom à lui, il s’en souvenait maintenant, n’avait jamais été marqué sur la boîte aux lettres.

Toutefois, elle aurait pu demander. Mme Madrigal le lui aurait dit, nom d’un chien ! Peut-être que Mme Madrigal le lui avait dit à elle, mais qu’elle avait oublié de lui en parler à lui

D’un autre côté, il y avait peut-être quelque chose qui n’allait vraiment pas chez cette femme. Peut-être qu’elle avait peur de le rencontrer et qu’il découvre qu’elle était… quoi ? Handicapée ? Folle ? Aveugle ? Bravo, Brian : les aveugles ont toujours une paire de jumelles à portée de main, c’est bien connu !

Et puis aussi, il était possible que ce fût quelqu’un de célèbre, une personnalité locale qui ne pouvait se permettre d’affronter le scandale d’une liaison sexuelle publique. Ou bien quelqu’un qui faisait des travaux de recherche bénévoles pour le Rapport Hite ? Ou une lesbienne qui essayait de revenir dans le droit chemin, mais petit à petit ? Ou encore, une star du porno qui répétait pour la grande scène ?

À moins que ce ne fût une connasse américaine comme il y en a tant, qui essayait de faire tourner Brian Hawkins en bourrique.

 

Cette nuit-là, alors qu’ils se déshabillaient devant leurs fenêtres respectives, Brian décida d’essayer une nouvelle stratégie. Il ôta tous ses vêtements jusqu’à son caleçon, mais il refusa d’exhiber son sexe. Puis il posa les jumelles sur le rebord de la fenêtre, se croisa les bras et attendit.

Lady Onze l’observa avec ses jumelles, puis elle adopta la même pose.

Brian compta jusqu’à vingt et reprit son appareil.

Lady Onze en fit autant.

C’est un jeu de cons, pensa-t-il. Nous sommes là comme deux sales mômes à jouer à nous singer l’un l’autre. D’accord, salope ! Voyons voir comment tu vas réagir à ça !

Il quitta la fenêtre et courut dans la cuisine, d’où il revint avec un grand sac en papier kraft. Il le déchira et l’ouvrit en deux, bien à plat. Puis, avec un gros marqueur, il écrivit sept chiffres sur sa banderole improvisée :

928-3117

Après quoi, il la brandit devant la fenêtre, tout en épiant la réaction de Lady Onze. Elle resta immobile pendant un instant, puis elle finit par lever ses jumelles et lire le numéro. Elle resta dans la même attitude pendant un long moment.

Soudain — nom de Dieu de nom de Dieu ! — elle quitta la fenêtre et revint un peu plus tard avec un téléphone. Brian bondit sur le sien, remerciant le ciel d’avoir opté pour la version sans fil.

Ils étaient désormais tous les deux en position, l’un imitant de nouveau l’autre.

Brian l’observa avec ses jumelles. Dans le rose nacré de sa chambre, son corps enveloppé du peignoir semblait vibrer de chaleur. Il savait quelle était son odeur : le parfum suave et boisé de ses cheveux mouillés, celui ambré et chaud de sa poitrine…

Oh, putain : voilà qu’elle composait le numéro !

Un… deux… trois… quatre… cinq… six… sept.

Le téléphone de Brian sonna.

Il répondit avec douceur en prenant bien garde de ne pas l’effrayer.

— Allô ? dit-il d’une voix calme et bien posée.

Silence.

— Écoutez, si vous vouliez bien me donner votre numéro, nous pourrions… Je pourrais vous appeler, c’est tout. (Il l’entendait respirer. Il la voyait distinctement, debout, immobile et muette, son téléphone à la main.) Hé ! Dites-moi votre nom, alors… Je suis un type bien, je vous jure. Nom de Dieu ! Vous ne trouvez pas que tout cela est un peu tordu ? (Le souffle se fit haletant. Au début, il crut qu’elle jouait avec lui, et qu’elle voulait l’exciter en faisant de petits bruits affriolants ; puis il s’aperçut qu’elle pleurait.) Oh ! Excusez-moi. Je vous assure, je ne voulais pas que vous…

Elle lui raccrocha au nez. Il la vit s’effondrer dans un fauteuil et se recroqueviller sur elle-même, désespérée. Un instant plus tard, elle se leva et tira les rideaux.

Brian tira une chaise et s’assit devant la fenêtre pour attendre. Mais il s’endormit.