C’est étrange, mais on raconte que toute personne qui disparaît est aperçue à San Francisco.
OSCAR WILDE
Mary Ann Singleton avait vingt-cinq ans quand elle vit San Francisco pour la première fois.
Elle s’était rendue dans la ville, seule, pour huit jours de vacances. Le cinquième soir, elle but trois Irish coffees au Buena Vista, constata que sa bague de stress était bleue, et décida d’appeler sa mère à Cleveland.
— Allo, maman ? C’est moi.
— Oh, ma chérie. Nous parlions justement de toi, ton père et moi. Ils montraient un reportage à la télé sur ce détraqué étrangleur de secrétaires, et je n’ai pas pu m’empêcher de penser à…
— Maman…
— Je sais : ta vieille mère qui se fait toujours du souci pour rien. Mais on n’est jamais trop prudent avec ces choses-là. Regarde cette pauvre Patty Hearst, enfermée dans un placard avec tous ces affreux…
— Maman… J’appelle de loin.
— Ah… oui. Tu dois sûrement bien t’amuser.
— Oh, tu ne peux pas t’imaginer ! Les gens ici sont si gentils que j’ai l’impression d’être…
— Tu as déjà été au Top of the Mark comme je te l’avais conseillé ?
— Pas encore.
— Bon, ne rate surtout pas ça ! Tu sais, ton père m’a emmenée là-bas quand il est revenu du Pacifique Sud. Je me rappelle qu’il avait glissé cinq dollars au chef d’orchestre, pour que nous puissions danser sur Moonlight Serenade, et j’ai renversé du Tom Collins sur son bel uniforme blanc de la Navy…
— Maman, je voudrais que tu me rendes un service.
— Bien sûr, trésor. Ah… Avant que j’oublie, j’ai croisé M. Lassiter hier au centre commercial de Ridgemont, et il m’a avoué que rien n’allait plus au bureau sans toi. Les bonnes secrétaires ne sont pas légions aux Fertilisants Lassiter.
— Maman, c’est justement pour ça que j’appelais.
— Oui, trésor ?
— Je voudrais que tu appelles M. Lassiter, et que tu lui dises que je ne serai pas au bureau lundi matin.
— Oh… Mary Ann, je ne suis pas sûre que ce soit raisonnable de demander une prolongation de tes vacances.
— Ce n’est pas une prolongation, maman.
— Bien, mais alors pourquoi…
— Je ne rentre pas à la maison.
Silence. À l’autre bout de la pièce, une voix à la télé vantait au père de Mary Ann les mérites d’un produit contre les hémorroïdes. Finalement, sa mère brisa le silence.
— Ne sois pas stupide, trésor.
— Maman… Je ne suis pas stupide. J’aime cet endroit. Je m’y sens déjà comme chez moi.
— Mary Ann, s’il y a un garçon là-dessous…
— Il n’y a pas de garçon… J’y pensais depuis longtemps.
— Ne sois pas ridicule. Ça fait cinq jours que tu es là-bas !
— Maman, je sais ce que tu ressens, mais ça n’a rien à voir avec toi ou Papa. Je voudrais juste commencer à vivre ma propre vie… Avoir mon propre appartement et tout.
— Oh, ça. Mais bien sûr que tu peux, trésor ! D’ailleurs, ton père et moi, on se disait que les nouveaux appartements du côté de Ridgemont seraient parfaits pour toi. Ils acceptent une foule de jeunes gens, et il y a une piscine et un sauna, et je pourrais te confectionner les mêmes adorables petits rideaux que j’ai offerts à Sonny et Vicki quand ils se sont mariés. Tu aurais toute l’intimité que tu…
— Tu ne m’écoutes pas, Maman. J’essaie de te dire que je suis adulte.
— Bon, alors comporte-toi en adulte ! Tu ne peux pas… fuir comme ça ta famille et tes amis pour aller vivre avec un tas d’hippies et d’assassins !
— Tu regardes trop la télé.
— OK… Et l’Horoscope, alors ?
— Quoi ?
— L’Horoscope : ce détraqué. Le tueur.
— Maman… Il s’appelle le Zodiaque.
— C’est du pareil au même. Et puis… les tremblements de terre. J’ai vu ce film, Mary Ann, et j’ai failli en mourir quand Ava Gardner…
— Est-ce que tu veux bien appeler M. Lassiter pour moi ?
Sa mère commença à sangloter.
— Tu ne reviendras pas. Je le sais.
— Maman… je t’en prie… je reviendrai. Promis.
— Mais tu ne seras pas… la même.
— Non ! J’espère pas.
Quand ce fut terminé, Mary Ann quitta le bar et traversa Aquatic Park jusqu’à la baie. Elle resta immobile pendant plusieurs minutes, dans un vent frais, à contempler le phare d’Alcatraz. Elle se jura de ne pas penser à sa mère pendant quelque temps.
De retour au Holiday Inn de Fisherman’s Wharf, elle chercha le numéro de Connie dans l’annuaire.
Connie travaillait comme hôtesse pour la compagnie aérienne United. Mary Ann ne l’avait plus revue depuis le lycée : 1968.
— Superchouette ! s’écria Connie. T’es ici pour combien de temps ?
— Pour de bon.
— Génial ! T’as déjà trouvé un appartement ?
— Non… Je… C’est-à-dire que je me demandais si je pourrais abuser de ton hospitalité, jusqu’à ce que…
— Bien sûr. Aucun problème.
— Connie… tu es célibataire ?
L’hôtesse s’esclaffa.
— Jusqu’au bout des ongles.