Le Chauffe-cul


Michael l’avait vu des dizaines de fois, mais le panneau qui se trouvait sur le chemin qui menait au Bout du Monde ne manquait jamais de lui procurer un délicieux frisson :

ATTENTION !

ZONE EXTRÊMEMENT DANGEREUSE

NE PAS S’APPROCHER DES ROCHERS

DES PROMENEURS ONT ÉTÉ EMPORTES PAR LES VAGUES

ET SE SONT NOYÉS.

— J’adore ce machin, dit-il à Mary Ann et à Brian alors qu’ils passaient tous les trois devant. C’est tellement… Daphné Du Maurier ! « Des promeneurs ont été emportés par les vagues et se sont noyés. » C’est presque lyrique. Mais où, ailleurs qu’à San Francisco, pourrait-on trouver un peintre municipal capable d’autant de poésie ?

Mary Ann examina un instant le panneau, puis reprit sa descente de l’escalier en bois.

— Je ne sais pas pourquoi, répliqua-t-elle, mais je suis d’accord avec toi.

— Moi aussi, ajouta Brian. Et pourtant, je ne suis pas aussi défoncé que vous deux.

— C’est parce que nous sommes des Jeannette, expliqua Michael. Les Jeannette remarquent toujours ce genre de choses.

Mary Ann lui jeta un regard interrogateur :

— J’ai peur de poser la question, admit-elle.

— C’est juste une théorie à moi, expliqua Michael en souriant. J’en suis arrivé à la conclusion qu’il n’y a vraiment que deux types de gens à San Francisco, quelles que soient leur race, leur croyance, leur couleur ou… C’est quoi déjà, le quatrième truc ?

— L’orientation sexuelle, dit Brian.

— Merci.

Mary Ann leva les yeux au ciel :

— Alors c’est quels types ?

— Les Jeannette, répondit Michael. Et les Tony. Les Jeannette sont des gens qui pensent que la chanson fétiche de la ville est San Francisco, chantée par Jeannette MacDonald. Les Tony pensent que c’est Tony Bennett qui chante I Left My Heart in San Francisco. Tout le monde appartient à un camp ou à l’autre.

Brian plissa le front, pensif :

— C’est pas bête, reconnut-il, mais on peut toujours changer. Mary Ann était une Tony, par exemple. Il y a des gens qui ne savent pas…

— Je n’ai jamais été une Tony, s’indigna Mary Ann.

— Sûrement que si, répondit Brian avec désinvolture. Je me le rappelle bien. Tu avais même un « Caillou Domestique », d’abord !

— Brian ! C’était Connie Bradshaw qui en avait un, et tu le sais très bien.

— Bon, c’est la même chose. Tu habitais avec elle. Le « Caillou Domestique » était dans votre appartement.

Mary Ann chercha le soutien de Michael :

— C’est lui qui l’a levée à la laverie et c’est à moi qu’il fait des sermons sur le bon goût ! (Elle se retourna vers Brian.) Si je me souviens bien, tu appelais encore les femmes des « gonzesses », quand je t’ai connu.

— Tu as bonne mémoire, avoua Brian.

— Alors ?

Brian haussa les épaules :

— Les femmes étaient encore des gonzesses quand tu m’as connu.

— À propos, d’ailleurs… reprit Mary Ann, ignorant délibérément la muflerie. Tu voudras bien tenir tes distances vis-à-vis des petites femmes nues, maintenant, OK ?

— Hé ! protesta Brian. Je n’ai rien fait de plus que leur parler. Comment pouvais-je savoir que c’étaient des gouines ?

— C’est vrai, tu ne pouvais pas, dit Mary Ann.

— Merde ! conclut Brian. C’est du pareil au même, de toute façon. Ici, la plupart des mecs doivent penser que je suis homo.

–… Ou voudraient bien que tu le sois, observa Michael.

 

Pour San Francisco, c’était une journée torride, une journée où la moitié des gens appelaient l’autre moitié pour annoncer qu’ils étaient souffrants. Certains venaient ici pour se remettre, dans cette crique où ils se déshabillaient et offraient au dieu Soleil leurs peaux huilées au beurre de cacao.

La plage devait présenter un drôle de spectacle vue du dessus. Elle était couverte de dizaines de minuscules châteaux forts en galets, de paravents improvisés qui abritaient selon les cas entre deux et dix mordus de la bronzette, chacun à un stade plus ou moins avancé de leur strip-tease — le tout ressemblant à un vaste échiquier où les pièces étaient les groupes humains.

Michael appelait l’endroit le « Chauffe-cul ».

Ce jour-là, ils avaient un château fort rien que pour eux. Mary Ann avait enlevé le haut, mais elle gardait le bas, tout comme Brian. Michael avait tout enlevé, ayant finalement estimé que la marque de maillot avait disparu avec les années soixante-dix.

Tous trois restèrent vautrés en silence pendant un moment. C’est Mary Ann qui reprit la parole :

— Peut-être que ce sera assez chaud…

— Je ne sais pas ce qu’il te faut, toi, dit Brian.

— Non, je veux dire : comme sujet d’article. J’ai vraiment besoin d’un sujet chaud, si je veux me débarrasser des Bonnes Affaires.

— Il te faudra autre chose que ça, remarqua Brian.

— Sans compter que les plages naturistes, c’est un truc éculé, ajouta Michael. Ç’a été vu et revu jusqu’à la nausée.

— Tu as raison, soupira Mary Ann. Qu’est-ce que vous diriez d’un peu de SM ?

— Pas tout de suite, répliqua Brian. Je viens de me mettre du Coppertone.

— C’est encore plus usé, dit Michael. Dès que les chaînes locales voient leur audimat chuter, elles se ruent sur le SM. C’est comme les reportages sur les tremblements de terre ou les serial killers, comme le Zodiaque. Ils feraient n’importe quoi pour épater les téléspectateurs.

— Le problème, fit remarquer Mary Ann, c’est que tu ne peux pas vraiment planifier. Les vrais grands sujets te tombent dessus sans crier gare.

— Comme pour la Guyana, ajouta Brian.

— Ou Burke et les cannibales de la Grace Cathedral.

Cette contribution venait de Michael, qui la regretta immédiatement. L’ancien ami de Mary Ann, Burke Andrew, était maintenant l’un des rédacteurs-adjoints du New York Magazine. Comme Brian semblait être jaloux de cette histoire d’amour qui avait duré un moment, Mary Ann et Michael évitaient habituellement d’en parler en sa présence.

Mary Ann changea de sujet en interrogeant Michael :

— Alors, tu pars chez *** fin mai, pour le week-end du Memorial Day ?

Michael hocha la tête :

— Je ne vais jamais être assez bronzé.

— Peut-être qu’il va faire son coming out et qu’il me proposera une exclusivité, dit pensivement Mary Ann.

— Mmm, mmm, fit Michael. Et peut-être aussi que le ciel va tomber.