— C’est chouette, dit Mary Ann en sirotant un Pina Colada dans le Salon Starlight du Pacific Princess, pendant qu’un pianiste jouait I Write the Songs.
Burke répondit d’un petit hochement de tête et lui sourit.
— Michael dit que cette chanson, c’est le What I Did for Love de cette année, continua-t-elle.
— Je ne comprends pas, dit-il.
— Mais si, tu sais bien. Chaque année, il y a une chanson que tout le monde enregistre. Il y a deux ans, c’était Send in the Clowns – à moins que ce soit il y a trois ans ? Enfin, l’année dernière, c’était What I Did for Love, que j’ai adorée, même si on l’a entendue jusqu’à plus soif. Je veux dire par là que si une chanson est bonne, je ne vois pas pourquoi on ne la passerait pas tout le temps…
— Non, je suppose que tu as raison.
— Je crois que What I Did for Love, c’est ma préférée. En tout cas… Eh bien, c’est la seule de l’album qu’on peut fredonner. Ce n’est pas que ce soit crucial, mais… Enfin, tu vois, qui pourrait fredonner The Music and the Mirror, par exemple ?
— Là, tu me coinces, je ne sais même pas de quel album tu parles.
— Mais tu sais bien : Chorus Line.
— Excuse-moi, dit-il en secouant la tête.
— La comédie musicale, Burke ! Elle est passée à San Francisco !
— Je t’ai dit que j’étais complètement hors du coup.
Mary Ann haussa les épaules, mais elle se sentit soulagée intérieurement. Impossible qu’il soit gay s’il n’a jamais entendu parler de Chorus Line. Elle décida de changer de sujet. Burke n’avait pas l’air très à l’aise avec la musique.
— Depuis combien de temps vis-tu à San Francisco, Burke ?
— Pas tellement longtemps. En fait, c’est Nantucket que je considère comme chez moi.
— Tu y travailles ?
Elle s’était dit qu’il y avait plus de tact dans cette manière de formuler la question que dans cette autre : « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » Ses neuf mois passés à San Francisco avaient définitivement effacé ce type d’interrogation de son répertoire.
— Si on veut. Mon père est dans l’édition. Je lui file un coup de main de temps en temps.
— Oh, c’est sympa !
Tu parles d’une réponse, pensa-t-elle. Mais pourquoi cette conversation sonnait-elle faux comme ça ?
— Mary Ann, suggéra-t-il, si on allait prendre un peu l’air ?
Arrivés sur le pont arrière, ils s’appuyèrent au bastingage et regardèrent la lune se lever sur la mer impassible. Comme toujours, ce fut elle qui brisa le silence :
— Je parle trop, c’est ça ?
Il lui passa un bras autour des épaules :
— Pas du tout.
— Si. J’ai remporté la première place au Concours d’Élocution du lycée et je ne me suis pas arrêtée de parler depuis.
— C’est vrai, tu fais les questions et les réponses, dit-il en riant.
Elle ne riposta rien et contempla la mer, puis :
— Tu sais ce qui m’a sidérée, ce matin ?
— Quoi ?
— L’exercice d’alerte, avec les canots de sauvetage… Ce que le capitaine a dit. Je ne savais pas que les femmes et les enfants d’abord, ça ne se pratiquait plus.
— Ouais. Les temps changent, apparemment.
— C’est dommage, déplora-t-elle.
Il lui serra l’épaule pour toute réponse.
— Je trouve que ce n’est vraiment pas juste, reprit Mary Ann. On dit que c’est toujours le même refrain, mais ce n’est pas vrai. Comment veux-tu qu’on puisse jouer les Ingrid Bergman, de nos jours ?
— Ah, là, je connais ! dit-il.
— Quel âge as-tu, Burke ?
— Vingt-sept ans.
— Tu as l’air… Je ne sais pas… Pas plus vieux, mais plus… C’est dur à expliquer. On dirait que tu as vingt-sept ans, mais comme quelqu’un qui a eu vingt-sept ans il y a longtemps.
— En d’autres termes : complètement hors du coup.
— Pourquoi dis-tu tout le temps ça ? C’est précisément ce qui me plaît chez toi, Burke.
Il se pencha et l’embrassa doucement sur les lèvres :
— Et chez toi, dit-il, c’est l’ensemble qui me plaît.
— C’est vrai ?
— Oui. Beaucoup, Mary Ann.
— Ingrid, dit-elle en lui rendant son baiser.