Fuite


La veille de leur départ en croisière au Mexique, Mary Ann et Michael étaient penchés avec des airs de conspirateurs sur leurs valises.

— Peut-être que si on le roulait dans des kleenex et qu’on le planquait dans ton soutien-gorge ?… fit Michael avec un sourire en coin.

— Ça ne me fait pas rigoler, Mouse.

— Bon, écoute : on n’est pas obligés de descendre du bateau avec. Ça n’est pas comme si on allait le fumer dans les rues d’Acapulco. Merde, on verra même pas un douanier avant de revenir à L.A.

Mary Ann soupira et s’assit sur le bord du lit.

— Mouse, tu oublies que j’ai fait partie des guides : les Bâtisseurs de l’Amérique, Mouse.

— Et alors ?

— Et alors, voilà que tu me fais passer de la drogue au Mexique.

— Et que tu voyages en compagnie d’un… (Il baissa la voix et prit un sinistre ton de basse.)… « homosexuel notoire ».

— En plus, fit-elle avec un faible sourire.

Il la considéra pendant un instant pour voir jusqu’à quel point elle l’avait pris au sérieux. Il y avait des fois, même encore maintenant, où son ironie approchait dangereusement la façon dont elle considérait réellement les choses. Mais comme elle lui faisait un clin d’œil, il se remit à ses valises.

— J’adore cette expression, dit-il sans lever le nez.

— Laquelle ?

— « Homosexuel notoire ». Je veux dire, on ne parle jamais de « chrétiens notoires », non ? Ou de « représentants de commerce notoires ». Et quand on n’est pas un homosexuel « notoire », on est un homosexuel « avoué ». « M. Farquar, financier avoué, a été découvert mort poignardé dans Golden Gate Park à l’aube, ce… »

— Mouse, tu me fiches les jetons !

— Excuse-moi.

Elle tendit la main par-dessus la valise et prit la sienne :

— Je ne voulais pas te brusquer, mais il est juste que… Eh bien, je suis un peu susceptible en ce qui concerne les cadavres, voilà.

Il allait lui répondre : « J’ai pigé », mais il préféra se taire. Au lieu de quoi, il lui prit la main et la réconforta pour la troisième ou quatrième fois de la semaine.

— Tout va s’arranger, Babycakes. Ça fait seulement deux mois.

Les yeux de Mary Ann s’embrumèrent :

— Pour toi, on n’est pas en train de… de fuir ? dit-elle.

— Fuir quoi ?

Elle essuya une larme, haussa les épaules et répondit d’une toute petite voix :

— La justice ?

— Mais tu n’as pas enfreint la loi, Mary Ann.

— Je n’ai pas signalé sa mort.

Il s’efforça de ne pas perdre patience. Ils avaient rabâché cette affaire tellement de fois que la conversation était devenue un rituel.

— Ce type, dit doucement Michael, était une ordure finie. C’était un pornographe qui utilisait des enfants, nom de Dieu ! Ce n’est pas toi qui l’as poussé de la falaise, Mary Ann. Sa mort était un accident. D’ailleurs, si tu avais signalé sa mort, tu aurais été obligée de dire qu’il menait une enquête sur Mme Madrigal. Et nous aimons tous les deux beaucoup trop Mme Madrigal pour lui faire ça, quel que soit le contenu de son dossier.

La simple mention du dossier fit frissonner Mary Ann.

— Je n’aurais jamais dû le brûler, Mouse, se lamenta-t-elle.

Et Michael recommença là-dessus aussi : le fait de brûler le dossier, lui dit-il, avait été sa décision la plus intelligente. En détruisant le dossier qu’avait le privé sur Mme Madrigal, elle avait doublement triomphé : elle avait manqué l’occasion de connaître des informations qu’elle aurait été peut-être été obligée de divulguer à la police. Et elle avait soustrait le dossier des mains des agents.

La police était arrivée au 28 Barbary Lane, à peine Mme Madrigal avait-elle signalé la disparition de son locataire. Ce ne fut apparemment qu’une enquête de routine qui ne dura pas bien longtemps. Norman Neal Williams, leur avait-on appris, avait été un éphémère représentant en vitamines sans parents connus. Son implication dans la pornographie enfantine avait immédiatement été mise à jour, bien que Mary Ann en eût feint l’ignorance.

Elle était « sortie avec lui » plusieurs fois, avait-elle avoué. Elle ne le connaissait pas très bien. Elle l’avait trouvé parfois « un peu bizarre ». Et oui, effectivement, il semblait possible qu’il ait déménagé. Une fois la police partie, Mary Ann avait appelé Michael chez elle et ils avaient réfléchi aux véritables mystères que recelait ce terrible chapitre de leur existence.

La police savait-elle que Norman Neal Williams était un privé ?

Mme Madrigal savait-elle qu’elle avait été l’objet d’une enquête de la part de Williams ?

Le cadavre de Williams finirait-il par être rejeté sur la plage par les vagues ?

Et pourquoi aurait-on pu vouloir enquêter sur une femme aussi chaleureuse, charmante et… inoffensive qu’Anna Madrigal ?

 

Le voyage au Mexique, évidemment, représentait une fuite, mais pas du registre auquel pensait Mary Ann. La déprime la rongeait comme une moisissure. Eh bien, elle la ferait fondre au soleil, décida-t-elle, revenant à la solution universelle qu’elle adoptait toujours dans son adolescence.

Elle fourra donc dans la pochette de son sac de voyage un flacon de crème solaire Coppertone.

— Tu sais quoi ? demanda-t-elle d’une voix qui vibrait d’un optimisme tout neuf.

— Quoi ?

— Ce voyage va me faire du bien. Je vais rencontrer quelqu’un, Mouse. Je le sens.

— Un homme, tu veux dire ?

— Ce n’est pas que tu ne sois pas le meilleur compagnon du monde, Mouse, mais vraiment, je…

— Écoute, tu ne vas pas m’expliquer ça aussi. De toute façon, j’ai un plan du tonnerre. Je repère un type, d’accord ? Disons qu’il est allongé au bord de la piscine du bateau, ou encore… Enfin, peu importe : je m’amène, genre décontracté, avec toi à mon bras, tous les deux superbes et bronzés, et là je lui sors de mon ton le plus macho, genre Lee Majors : « Salut, mec, je m’appelle Michael Tolliver et je te présente Mary Ann Singleton. Lequel des deux tu préfères ? »

— Et si aucun des deux ne lui plaît ? gloussa Mary Ann.

— Dans ce cas, répondit Michael d’un air détaché, à Acapulco, tu le pousses de la première falaise venue.