Autrefois night-club philippin spécialisé dans les chanteuses aux poitrines opulentes, le Mabuhay Gardens s’était mué presque du jour au lendemain en l’unique salle de concert punk de San Francisco. Dans ce décor, au milieu de palmiers et de roseaux décatis, Bruno Koski avait tout à fait l’air du méchant tout droit sorti d’un des premiers films de Bogart.
Les punks et les punkettes le dévisageaient avec une envie à peine déguisée, secrètement jaloux de son visage grêlé, de ses yeux de veau mort-né, bref : de son aspect naturellement dégénéré.
Bruno Koski, c’était pour de vrai.
Jimmy, le régisseur, le reconnut immédiatement :
— Hé, Bruno ! Qu’est-ce que tu ?…
— Je cherche Raclure.
— Tu la connais, celle-là ?
— Contente-toi de me dire où elle est, mec.
— Là-bas. Près de l’ampli. Celle qui est habillée avec un sac-poubelle.
Bruno considéra d’un air renfrogné le matériel en évitant le regard des punks. Il y avait au moins trois punkettes qui portaient des sacs-poubelle transformés en ponchos et attachés avec des épingles à nourrice.
— Oh, pardon ! rectifia Jimmy en voyant l’irritation de Bruno. C’est celle qui a les cheveux verts.
Bruno alla l’aborder.
— C’est toi, Raclure ?
— Ouais.
Elle mâchonnait un chewing-gum d’un air mauvais. Ses cheveux, d’une nuance plus claire que le vert du sac-poubelle, étaient coupés — enfin, taillés à la cisaille, sûrement — à quelques millimètres du crâne. Elle portait un badge qui disait : Punk Power.
— Je m’appelle Bruno.
Elle mâchonna de plus belle :
— Et alors ?
— Alors je veux te parler.
— Nan. Y a Crime qui passe, fit-elle en désignant du menton la scène, où un groupe de musiciens en cuir noir prenait position pour monter à l’assaut du public.
Bruno lança un regard noir à Raclure, mais décida de la ménager. Après tout, il avait besoin de cette petite salope. Il pouvait bien la supporter encore quelques minutes.
Crime jouait tellement fort qu’il eut bientôt l’impression d’avoir le cerveau réduit en bouillie. Les punks et punkettes étaient rendus hystériques par la musique et gigotaient spasmodiquement comme une centaine de condamnés sur autant de chaises électriques. Le titre de la chanson était : You’re So Repulsive.
À la première pause, elle se retourna vers lui :
— Super, hein ?
— Ouais, mentit-il.
— T’aurais vu ça quand Mary Monday and the Bitches sont passées !…
— Ouais ?
— Putain, mec. Elles ont démoli les micros et les tables, et le régisseur a eu drôlement les jetons… Et puis, mec, c’était vraiment des dépravées.
— Apparemment.
— Évidemment, c’est rien – mais rien du tout – à côté des Damned ou des Nuns. Je veux dire que ça, c’est du heavy metal… des trucs vachement graves. Il y a des trucs qu’ils font, ça te donne salement envie de gerber !
Cette bouche de ruminant commençait à taper sur les nerfs de Bruno :
— Hé, crache ton machin, tu veux ?
Elle le regarda droit dans les yeux, sans ciller, pendant un long moment, puis elle sortit son chewing-gum de sa bouche, en fit soigneusement une boulette et se la fourra dans une narine.
Elle ne broncha pas une seconde lorsqu’il lui fit sa proposition.
— Je la secoue juste un petit peu, c’est ça ?
— Ouais. Elle habite pas loin d’ici.
— Tu me fileras son emploi du temps et tout ? Je veux dire, j’aurai pas besoin de rentrer chez elle, hein ?
— Nan. On arrangera tout. Je m’en occupe, punkette.
En l’entendant elle se rengorgea : là, elle était une vraie punk, elle gagnait une vraie crédibilité.
— Hé, Bruno… et je gagne quoi dans l’affaire ?
— Combien tu veux ?
Elle réfléchit un instant :
— Je veux monter mon groupe à moi. Il nous faut trois cents dollars.
— Tu les auras.
— Tu connais les Scorpions ?
— Bien sûr.
— On va faire un groupe comme ça. Sauf que ça sera que des nanas et qu’on fera nos concerts seulement quand on aura nos règles, comme ça on pourra faire des trucs bien dégueulasses au public quand on…
— Hé, la punk… Ça va. Ça va !
Raclure fit un grand sourire :
— Merde, mec. J’ai drôlement hâte d’avoir treize ans !