La plainte de D’orothea


Comme prévu, Brian la retrouva au Washington Square Bar & Grill.

Elle était appuyée élégamment contre le bar, ses yeux marron pétillants de curiosité, en pleine conversation avec Charles McCabe. Le chroniqueur semblait tout aussi fasciné.

— Vous le connaissez ? s’enquit Brian quand elle vint le rejoindre.

— Je viens de le rencontrer.

— Vous êtes une rapide, dites donc.

Elle le bouscula d’un geste espiègle :

— C’est maintenant que vous découvrez ça ?

 

Il apprit que D’orothea était mannequin. Elle avait travaillé à New York pendant cinq ans, colportant ses traits d’onyx poli chez Vogue et Harper’s, Clovis Ruffin et Stephen Burrows et « n’importe qui d’autre désireux de suivre le courant de mode afro ».

Elle avait gagné de l’argent, avoua-t-elle, beaucoup d’argent.

— Pas trop mal pour une fille qui, avant l’apostrophe, a grandi à Oakland.

— Avant quoi ?

Elle sourit.

— L’apostrophe. Avant, je m’appelais Dorothy Wilson. Jusqu’au jour où Eileen Ford l’a transformé en Dorothea et a collé une apostrophe entre le D et le o.

Elle leva un sourcil de manière théâtrale :

— Très chic, vous ne trouvez pas ?

— Dorothy, c’était déjà bien.

— Moi aussi, je trouvais ! Mais c’était soit l’apostrophe, soit un de ces noms africains hideux comme Simbu ou Tamara ou Bozo, et là, plutôt crever que de me montrer dans toute la ville avec le nom du chimpanzé de Ronald Reagan !

Brian rit, et remarqua que le visage de D’orothea était plus joli encore lorsqu’il s’animait. Il resta silencieux pendant plusieurs secondes, puis demanda posément :

— Et c’était dur de grandir à Oakland ?

Elle réfléchit un moment, le fixant à travers des paupières lourdes.

— Ah, je comprends tout ! Un li-bé-ral !

Il rougit.

— Non, pas vraim…

— Alors, laissez-moi deviner : un travailleur bénévole pour les bonnes causes, peut-être ? Un avocat de droits civils ?

Sa précision l’agaça prodigieusement.

— J’ai travaillé pour la Ligue Urbaine, à Chicago, mais je ne vois pas ce que…

— Et toute cette culpabilité vous a tellement épuisé que vous avez tout envoyé en l’air pour prendre un job de serveur. Je te reçois cinq sur cinq, mon bonhomme.

Il termina son verre.

— Je ne crois pas, dit-il, que vous soyez capable de recevoir autre chose que votre propre voix.

Elle déposa son verre de Dubonnet et le regarda, sans expression.

— Pardon, fit-elle doucement. Revenir ici m’a rendue nerveuse.

— Ce n’est rien.

— Tu as une bonne bouille, Brian. J’ai besoin de parler à quelqu’un.

— À un psy.

— Comme tu voudras. Ça te dérange ?

— J’espérais quelque chose de plus primaire.

Elle ignora le sous-entendu.

— Parfois, c’est plus facile de se confier à un inconnu.

Il commanda un autre verre au barman.

— Vas-y, dit-il à D’orothea. Le docteur est tout ouïe.

Elle raconta son histoire, sans l’enjoliver, ne croisant que très rarement le regard de Brian :

— Il y a quatre ans, juste quand les choses ont commencé à marcher pour moi à New York, j’ai rencontré quelqu’un qui travaillait sur une campagne de maillots pour J. Walter Thompson. Nous passions pratiquement tout notre temps ensemble, sur des lieux de tournage, partout sur la côte Est. Ça nous a pris environ trois semaines pour en arriver à filer le parfait amour.

Brian hocha la tête, abandonnant tous ses espoirs.

— Bref, on a emménagé ensemble, dans un loft fantastique à SoHo, et j’ai vécu les six plus beaux mois de ma vie. Et puis quelque chose s’est passé, je ne sais pas quoi… et ma moitié a accepté un travail à San Francisco. On s’est écrit pendant un temps, sans jamais vraiment perdre contact, et moi… j’ai continué à gagner du fric.

Elle sirota un peu de Dubonnet et le regarda pour la première fois.

— Et maintenant, Brian, je suis de retour, et tout ce que je veux, c’est que cette personne revienne dans ma vie. Mais, bien sûr, ça dépend complètement…

— D’elle ?

Elle sourit chaleureusement :

— Tu es rapide.

— Merci.

— C’est moi qui paie les verres, OK ?