L’armada de camions jaunes et bleus qui livraient le Chronicle était le seul signe de vie sur la 5e Rue, lorsque Mary Ann consulta sa montre à trois heures du matin.
— C’est irréel, dit-elle en se renfonçant sur la banquette arrière du taxi. Mais en même temps, ça a un côté glamour. J’ai l’impression d’être Audrey Hepburn dans Charade.
Burke hocha la tête sans rien dire.
— Tu n’es pas angoissé… Si ?
— Je dirais plutôt pétrifié.
— On peut rebrousser chemin, Burke, si tu penses vraiment…
— Non, je veux le faire.
Il avait un regard déterminé, mais Mary Ann sentait la terreur qu’il éprouvait.
— Burke, tu n’as rien à craindre, mais…
Il posa sa main sur ses lèvres :
— Ne dis rien.
Au même moment, le taxi s’arrêta sur Brannan Street, où une file de camionnettes de fleuristes aux couleurs pastel signalait l’entrée du Marché aux fleurs. Burke paya le chauffeur tandis que Mary Ann attendait, anxieuse, sur le trottoir.
Le marché se composait d’une série de bâtiments imbriqués les uns dans les autres et de cavernes blanches et parfumées illuminées de la lumière crue des néons. L’odeur âcre des tiges fraîchement coupées chatouilla le nez de Mary Ann avant même qu’ils n’entrent dans la partie principale.
— Burke, tu veux que je marche devant ?
— Non, je suis prêt.
— N’oublie pas, nous pouvons partir si jamais…
— Je sais. Allons-y.
Le gigantesque hangar grouillait de fleuristes aux yeux bouffis de sommeil. Se saluant du petit signe de tête commun dans la langue des travailleurs de la nuit, ils tâtaient les montagnes de fleurs pour y dénicher les glaïeuls parfaits, les cyclamens qu’ils cherchaient et l’exacte nuance de marguerite teintée ou un palmier en pot.
Mary Ann se sentait mal à l’aise et déplacée, comme un astronaute qui débarque sur une autre planète. Elle prit le bras de Burke.
— Tu crois qu’ils peuvent distinguer les professionnels des non-initiés ?
— Tu penses bien.
— Je n’ai pas encore vu la moindre rose.
— Tu crois que je ne regarde pas, moi ?
Ils passèrent d’étal en étal, discutant de temps à autre avec les aimables vendeurs, tous aussi pittoresques que les portraits de Norman Rockwell, qui enveloppaient les fleurs dans du papier journal.
— Avez-vous des roses ? demanda enfin Mary Ann.
— Là-bas, répondit en souriant une femme boulotte en robe verte. L’éventaire qui est contre le mur. Mais c’est de la vente en gros, vous savez.
Burke grimaça un sourire alors qu’ils s’éloignaient.
— Ça se voit, hein ?
— Burke… Je veux que tu me dises si…
— Ça va, chérie, je te jure.
Les roses étaient entassées par milliers dans d’énormes baquets en métal laqué vert. En les voyant, d’instinct, Mary Ann serra plus fort le bras de Burke.
Il avait manifestement pâli.
— Ça va, l’assura-t-il. Approchons-nous.
Devant l’étal, une demi-douzaine de fleuristes inspectaient les fleurs proposées. Mary Ann s’efforça de se concentrer sur les gens autour d’eux, s’étant brusquement rendu compte que le malaise de Burke l’avait amenée au bord d’une nausée quasi empathique.
Le client le plus proche d’eux était un type au visage anguleux qui devait avoir la quarantaine. Il portait un costume bleu ciel et avait le haut du front couvert de petites croûtes d’où sortaient des touffes de cheveux régulières. Mary Ann frissonna et se détourna.
Elle s’aperçut alors soudain que Burke était blanc comme un linge.
— Allez, on s’en va, dit-elle d’un ton énergique. Ce n’est pas juste de te faire subir ça.
— Attends… !
— Non, Burke !
— Mais…
— Allez, viens !
Une fois qu’ils furent revenus sur le parking, il alla vomir derrière une camionnette saumon frappée du logo « ROSE-O-RAMA ». Mary Ann resta debout dans l’obscurité à l’attendre, sans rien dire, rongée par la culpabilité.
Burke revint et eut un sourire forcé :
— Bon, eh bien, sur le moment, dit-il, on a pensé que c’était une bonne idée.
— C’était une idée nulle. Et on aurait dû s’en aller plus tôt.
— J’aurais bien voulu, mais… Tu as vu le type à côté de nous ?
— Celui qui avait des implants capillaires ?
— Oui. Je me trompe peut-être, mais j’aurais juré qu’il m’avait reconnu.
— Burke, tu en es sûr ?
— Non, mais… C’est comme si je l’avais fait sursauter, comme s’il me connaissait pour m’avoir vu quelque part. J’ai cru que si j’attendais encore un peu, il allait…
— Attends-moi ici !
Le cœur battant, Mary Ann traversa en courant le marché pour rejoindre l’étal de roses, faisant semblant de ne pas voir les regards interloqués des vendeurs.
Mais l’homme aux implants était parti.
Il était 3 h 35 quand ils quittèrent le marché. Au même moment, à Barbary Lane, Jon se retournait dans son sommeil, puis il s’éveilla en entendant la voix de Michael.
— Jon… Aide-moi… Il y a quelque chose qui ne va pas.
— Tu es en train de rêver, bonhomme. Ça va.
— Non, ça ne va pas. Je ne peux plus bouger, Jon.
Le médecin se releva sur le coude et regarda le visage de Michael, qui avait les yeux ouverts.
— Mais si, tu peux, dit Jon. Tu viens de me toucher.
— Non… Ce sont mes jambes. Je n’arrive plus à bouger mes putains de jambes !