L’homme sur le toit


La queue de Boris battait la mesure comme un métronome, alors qu’il s’élançait dans le couloir et grimpait les escaliers vers le toit.

Mary Ann enfila sa robe de chambre, et se lança à la poursuite du locataire clandestin, craignant de le voir piégé dans le bâtiment.

Les marches qui menaient au toit n’étaient pas recouvertes de moquette. Elles étaient peintes en émail vert foncé. Au sommet, à côté d’une fenêtre encerclée de lierre, une porte orange vif bloquait la fuite du félin. Boris était indigné.

— Viens, petit… Viens, Boris… Gentil Boris…

Boris ne voulait rien entendre. Il resta imperturbable, et lui répondit d’un coup de queue laconique.

Mary Ann continua à gravir les marches. Elle se trouvait maintenant à moins d’un mètre de la porte.

— Boris, tu es franchement pénible ! Tu le sais, ça ?

La porte s’ouvrit brutalement, frôlant le ventre de Boris, ce qui fit bondir le chat jusqu’au bas de l’escalier avec un cri de stupeur. Mary Ann se raidit.

Devant elle se tenait un homme massif, d’âge moyen.

— Désolé, dit-il, mal à l’aise. Je ne vous avais pas entendue. J’espère que je n’ai pas fait mal à votre chat.

Elle tenta avec difficulté de retrouver son calme.

— Non… Je ne crois pas…

— C’est un très joli chat.

— Oh… Il n’est pas à moi. Il appartient un peu à tout le monde. Je crois qu’il habite au bout de la ruelle. Pardon… Je ne voulais pas faire intrusion.

L’homme paraissait inquiet.

— Je vous ai fait peur, n’est-ce pas ?

— Ça va.

Il sourit, et tendit la main.

— Je m’appelle Norman Neal Williams.

— Bonjour.

Elle lui serra la main, et constata qu’elle était énorme ; étrangement, pourtant, sa taille lui donnait un aspect particulièrement vulnérable.

Il portait un large pantalon gris et une chemise à manches courtes. Une petite touffe de poils très bruns débordait par-dessus le nœud de sa cravate amovible.

— Vous habitez juste en-dessous, n’est-ce pas ?

— Oui… Excusez-moi… Je m’appelle Mary Ann Singleton.

— Trois noms.

— Je vous demande pardon ?

— Mary Ann Singleton. Trois noms ! Comme Norman Neal Williams.

— Ah… Votre prénom, c’est Norman Neal ?

— Non. Juste Norman.

— Je vois.

— Je me présente toujours comme Norman Neal Williams, d’entrée de jeu, parce que ça sonne bien.

— Oui, en effet.

— Vous voulez un peu de café ?

— Oh, merci, mais j’ai beaucoup de choses à…

— La vue est très jolie.

C’est ce qui la fit changer d’avis. Elle voulait découvrir la vue, ainsi que la manière dont il avait arrangé sa maison lilliputienne sur le toit.

— OK, dit-elle en souriant. Avec plaisir.

 

La vue était étourdissante. Des voiles blanches sur une étendue d’un bleu de Delft. Angel Island, enveloppée dans le brouillard, aussi lointaine et mystique que Bali. Des mouettes tournoyant au-dessus de toits en tuiles rouges.

— C’est pour ça que je paie, dit-il, s’excusant visiblement pour l’étroitesse de l’appartement.

Il n’y avait aucun endroit pour s’asseoir mis à part le lit et une chaise de cuisine à côté de la fenêtre, face à la baie. Le veston de son costume pendait au dos de la chaise.

Mary Ann soupira devant le panorama.

— Quel plaisir ça doit être de se réveiller ici le matin !

— Oui. Sauf que je ne suis pas ici très souvent.

— Ah.

— Je suis représentant de commerce.

— Ah bon.

— En vitamines.

Il désigna une petite valise dans un coin de la pièce. Mary Ann reconnut le logo de la compagnie :

— Ah, Nutri-Vim ! Je les connais, celles-là.

— Entièrement naturelles.

Son enthousiasme était strictement professionnel ; elle en était convaincue. Car rien dans la personne de Norman Neal Williams ne lui parut naturel.