DeDe débarque en ville


DeDe était consciente d’offrir un spectacle ridicule : une femme enceinte de huit mois en train de dîner seule au comptoir de chez Vanessi, son fourre-tout Gucci affalé contre son tabouret.

Eh bien, rien à foutre, songeait-elle. North Beach avait été témoin de choses plus étranges. Beaucoup plus. Comme cette môme qui traînait devant chez Enrico, les cheveux teints en vert et habillée avec un sac-poubelle. Beurk !

De toute façon, elle adorait ce restaurant. Elle appréciait sa sophistication sans chichis et les chefs italiens bourrus qui maniaient la poêle à frire avec la précision et la grâce de tennismen.

Beauchamp, se rendit-elle compte, était probablement à l’appartement, c’est-à-dire à quatre rues de là sur la colline. En même temps qu’elle redoutait la perspective d’une confrontation avec son mari, elle tirait une sorte de plaisir pervers à se savoir en train de rôder toute seule dans leur ancien quartier.

Ce qui la laissait perplexe, en ce moment, c’était que sa mère n’avait pas protesté lorsqu’elle lui avait annoncé une expédition en ville aussi peu orthodoxe. Frannie avait à peine levé les yeux de la valise qu’elle était en train de faire en vue de son voyage à Napa. Elle semblait curieusement distraite.

Mais par quoi ?

 

— Ne seriez-vous pas plus à l’aise dans un box ? lui demanda-t-on soudain.

DeDe leva les yeux de ses ris-de-veau et croisa le doux regard brun de celle qui avait posé la question. La femme était très jolie, avec des cheveux noirs bouclés et des pommettes pour lesquelles Veruschka aurait été capable de meurtre.

— Merci, je regarde le spectacle, dit-elle en désignant les chefs qui s’activaient derrière le comptoir.

— Oh, mon Dieu, n’est-ce pas merveilleux ? Je trouve que c’est la meilleure thérapie qui soit, de les regarder envoyer valser leurs zucchini en l’air. On s’attend toujours à ce que ça tourne mal, mais c’est toujours parfait.

— Contrairement à la vie.

La jeune femme éclata de rire et acquiesça :

— Contrairement à la vie !

Un serveur déposa une énorme assiette de pâtes devant la nouvelle arrivée.

— Eh bien, soupira-t-elle avec un sourire en coin. Voilà qui ne va pas m’arranger.

— Vous n’avez pas de problème, dit DeDe. C’est moi qui devrais faire attention.

— Mais vous mangez pour deux, ma chère !

— Trois.

La femme émit un petit sifflement admiratif.

— Alors vous avez droit au dessert.

Elles pouffèrent en chœur toutes les deux. La femme avait la peau plutôt claire, observa DeDe, mais il y avait quelque chose de presque « noir » dans sa chaleur et ses manières. DeDe l’apprécia immédiatement.

Posant sa fourchette, la femme lui demanda gentiment :

— Vous n’êtes pas mariée ?

Silence.

— Oh, mon Dieu, reprit-elle. Si vous êtes une touriste, pardonnez-moi. Nous sommes plus libérés que nous ne devrions, dans cette ville.

— Non… Je veux dire : oui, je suis mariée, mais je suis séparée. Ou plus exactement, nous sommes séparés. Mais j’habite ici, je suis née à San Francisco.

— Mmmh. Moi aussi. Si on considère qu’Oakland en fait partie, évidemment.

— J’ai des tas d’amis à Piedmont.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

Elle semblait particulièrement bien connaître le système des castes de la ville.

— Pourquoi pensiez-vous que je n’étais pas mariée ?

La femme se tourna et scruta le visage de DeDe, comme pour s’assurer de quelque chose :

— Je ne sais pas. Vous avez simplement l’air… indépendante.

— Vous trouvez ?

— Non, répliqua doucement l’autre, mais je me suis dit que cela vous ferait plaisir que je vous le dise.

DeDe baissa les yeux vers son assiette, fascinée par la perspicacité de cette inconnue, mais en même temps un peu décontenancée.

— Pensez-vous qu’il est un peu trop tard pour que je… pour que j’y change quelque chose ?

Un sourire mutin apparut sur le visage de la jeune femme :

— Que voudriez-vous faire – je veux dire, là, tout de suite – si vous pouviez choisir quelque chose que vous désirez et… si vous n’aviez pas d’amis à Piedmont qui n’apprécieraient pas ?

DeDe se montra embarrassée :

— Oh… Vous voulez dire, dans le quartier ?

— Si vous voulez.

— Je voudrais voir la strip-teaseuse qui se produit dans le bar de l’autre côté de la rue et qui se transforme en gorille.

— Pourquoi ?

— Juste pour voir comment ils font. Avec des miroirs, j’imagine ?

L’inconnue secoua gravement la tête :

— En réalité, c’est une vraie gorille avec un masque de femme et une combinaison couleur chair.

— Vous voulez dire que… ? (Puis, comprenant, DeDe éclata de rire.) Vous voyez à quel point je suis naïve ?

— Il n’y a qu’un seul moyen d’en être sûre.

— Vous plaisantez !

— Il n’y a rien que j’aimerais faire autant que d’emmener une amie enceinte voir le numéro de danse d’une gorille strip-teaseuse.

DeDe réfléchit un instant, puis elle tendit la main :

— Marché conclu. Je m’appelle DeDe Day… Ou DeDe Halcyon. Comme vous préférez.

Le nom sembla éveiller un souvenir chez son interlocutrice.

— Nous nous connaissons déjà ? interrogea DeDe.

— Je… Je lis les rubriques mondaines.

— Oh, mon Dieu !

— Ne vous inquiétez pas. Je vous trouve charmante. Je m’appelle D’orothea.

— C’est un joli nom, dit DeDe.