DeDe


La femme qu’elle voyait était pour elle presque une inconnue : ce n’était plus du tout la jeune mondaine grassouillette et terne dont se souvenait Mary Ann.

La nouvelle venue était svelte et bronzée, avec de longs cheveux blonds décolorés par le soleil, rassemblés en une queue de cheval qui lui descendait jusque dans le bas du dos. Vêtue d’un vieux chemisier — grand cru 75, probablement — elle avait l’air aussi gauche qu’une naufragée à peine débarquée de son île déserte et qui essaie de remarcher avec des chaussures.

Mary Ann resta sans voix. Elle fixa DeDe, puis se retourna vers Mme Halcyon, bouche bée.

— Je n’arrive pas à… Je n’aurais jamais cru

Mme Halcyon eut un sourire rayonnant, manifestement ravie de son petit effet :

— Toutes les deux, vous allez sûrement avoir des choses à vous raconter. Je vais vous laisser un petit moment seules. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez Emma.

Sur ce, la maîtresse de maison serra gentiment le bras de sa fille, lui donna un petit baiser sur la joue et rentra dans la maison par la double porte.

Mary Ann cherchait toujours ses mots, tout en s’avançant gauchement pour serrer l’apparition dans ses bras.

— Je suis tellement contente, DeDe, tellement contente ! murmura-t-elle, presque au bord des larmes.

Elle était surtout contente que quelqu’un ait pu se sortir sain et sauf de la tragédie de Jonestown. Elle ne connaissait pas très bien DeDe : pour elle, ce n’était que la fille de son patron et l’épouse de Beauchamp. Les deux femmes, en fait, s’étaient vues pour la dernière fois lors des obsèques de Beauchamp, où ni l’une ni l’autre n’avait particulièrement montré de chagrin.

Mary Ann lâcha DeDe en se souvenant brusquement :

— Oh… Et les enfants ?

— En haut, la rassura DeDe. Ils dorment.

— Dieu merci.

— Oui.

— Et… D’orothea ?

— Elle est à La Havane.

 

Elles dégustèrent du vin près de la piscine tandis que DeDe racontait son histoire.

— D’orothea et moi avons rejoint le Temple en Guyana en 77. Les jumeaux étaient encore tout bébés, mais je voulais qu’ils grandissent dans un endroit où il n’y avait aucun préjugé. Leur père était chinois. Je crois que vous le savez. (Mary Ann hocha la tête : la ville entière était au courant.) Je ne vous demande pas de me croire, mais j’ai éprouvé à Jonestown une sensation que je n’avais jamais encore connue : j’avais l’impression d’avoir un but dans la vie. Le troisième jour, Jones a organisé une séance de catharsis et m’a demandé de me lever et de raconter.

— Une séance de catharsis ?

— C’était comme ça qu’il les appelait. C’étaient des soirées où il nous convoquait tous pour confesser nos péchés. Quand je me suis levée, il m’a dit : « OK, princesse chérie, qu’est-ce que tu crois que tu peux faire pour la révolution, toi ? » Je savais que je ne pouvais pas lui mentir, alors je lui ai dit que je n’avais aucun talent et il m’a répondu : « Tu sais acheter des choses, non ? » Et c’est ce que je me suis retrouvée à faire. Je suis devenue une sorte d’intendante pour Jonestown.

— Quel était votre emploi du temps ?

— Eh bien, deux fois par semaine, je prenais le Cudjoe, un petit chalutier qui appartenait au Temple ; je le prenais à Port Kaituma…

— J’ai bien peur qu’il faille m’expliquer…

— Le village voisin. Sur la rivière Barina. C’est là qu’est la piste d’atterrissage. Là où ils ont tué le député.

Mary Ann hocha gravement la tête.

— Il fallait six heures depuis Port Kaituma pour rallier Kumaka où je faisais la majorité des courses, continua DeDe. Je supervisais le chargement du Cudjoe, des vivres, principalement. Ça me prenait trois heures, et nous rentrions toujours dans la journée. Le capitaine était un certain William Duke, qui ne travaillait pas pour le Temple, mais qui était… un sympathisant, disons. C’était un communiste, le représentant du parti à Port Kaituma. Il m’aimait bien et il adorait les gosses. Plusieurs jours avant… l’événement, le capitaine Duke m’a prise à part dans la cabine et m’a informée du contenu du tonneau arrimé sur le pont. Cinquante kilos de cyanure.

— Mon Dieu ! s’exclama Mary Ann en écarquillant les yeux.

— Remercions-Le de m’avoir donné ce boulot merdique et d’avoir mis ce type sur mon chemin. Sinon, je n’aurais jamais su.

Une lueur épouvantée passa dans son regard.

— Bon, dit Mary Ann, essayant de la réconforter. C’est fini, maintenant, vous êtes rentrée et vous êtes en sécurité, chez vous.

DeDe se servit le reste du vin et reposa la bouteille avec une mine qui laissait entendre qu’elle se sentait tout sauf en sécurité chez elle.

— Excusez-moi, fit-elle en désignant son verre. Je vais en avoir encore besoin pour poursuivre.