La conversation de Mona avec Mme Madrigal prit trois quarts d’heure. Quand ce fut terminé, elle alla se promener dans le désert. À une centaine de mètres de la maison, elle trouva une épave de camion dont la cabine lui offrit un refuge.
Elle s’y assit et contempla le ciel nocturne pendant un long moment, pensant vaguement qu’une soucoupe volante allait apparaître et l’emporter loin de ce paysage irréel et hideux.
En ce moment, à San Francisco, les collines devaient être vertes, d’un délicat vert céladon, et douces comme le duvet qui couvre les cornes des cerfs. Il devait y avoir des jonquilles dans Washington Square, les haies de Barbary Lane devaient être en fleurs et des dizaines et des dizaines de lis devaient s’épanouir pour assister au numéro de Michael imitant comme chaque année Katherine Hepburn.
Et son père qui l’attendait là-bas ! Son père, sa mère, sa meilleure amie et logeuse, tous ces personnages réunis en une seule personne pleine d’amour et de bonne humeur !
Elle sauta du camion et rentra en courant jusqu’à la maison, le cœur bondissant d’excitation dans sa poitrine, le cerveau au bord du court-circuit à force d’espoir. Mais qu’est-ce qu’elle allait chercher, avec sa soucoupe volante ? Telle Dorothy dans Le Magicien d’Oz, elle n’avait besoin que de taper trois fois du pied pour retrouver le chemin de la maison de tante Em.
Sans s’arrêter, elle ouvrit toute grande la porte de la chambre de Mother Mucca, plus du tout intimidée par la vieille grincheuse.
La maquerelle était en train de se brosser les cheveux.
— Tu pourrais frapper, non ?
— Mother Mucca… Oh, excusez-moi, mais je… (Elle s’adossa au mur et tenta de reprendre son souffle.) Il y a quelque chose que…
Un pli inquiet barra le front de la vieille femme :
— Ça va, Judy ?
— Non. Pas Judy. Mona.
— M’appelle pas comme ça, poupée.
— Mais non, Mother Mucca, ce n’est pas ça. Je suis en train de vous dire que je ne m’appelle pas Judy. Mais Mona. Mona Ramsey, exactement comme vous.
Mother Mucca la fixa une seconde, puis elle se retourna vers son miroir et entreprit de continuer à se brosser les cheveux.
— Je t’avais déjà avertie pour l’angel dust, poupée.
— Mother Mucca, je n’ai pas…
— Si jamais je te reprends à en fumer chez moi, je te fous dehors à coups de pied au cul, Judy !
Mona recouvra son sang-froid et tenta d’argumenter avec elle :
— Écoutez, je sais que vous n’allez pas le croire. J’y crois à peine moi-même. C’est comme… Eh bien, c’est comme un miracle, Mother Mucca. Une sorte de force cosmique invisible nous a rassemblées toutes les deux, parce que nous avons besoin l’une de l’autre, parce que nous…
— Écoute, poupée, si ça t’embête pas…
— Je vais aller chercher mon sac ! Je vais vous montrer ma… Enfin, je ne peux pas vous montrer mes papiers, en fait. Je vous jure que c’est mon nom. Je vous ai prétendu que je m’appelais Judy, parce que je… J’étais un peu gênée de travailler ici et tout ça… S’il vous plaît, répondez à une seule question !
— Allez, dégage de là !
— Pas avant que vous ne m’ayez répondu.
— J’ai dit…
— Comment s’appelait votre petit garçon ?
— Mais qu’est-ce que tu crois que tu…
— Comment s’appelait-il ?
Mother Mucca décrocha le téléphone posé sur sa coiffeuse :
— J’appelle Charlene, Judy.
— Mona !
— Tu me fais tellement pitié dans l’état où tu es que je n’ai même pas…
Mona lui arracha le téléphone des mains :
— Écoutez-moi ! Je vous aime, merde ! C’était Andy, qu’il s’appelait, n’est-ce pas ? Votre fils s’appelait Andy !
Silence stupéfait, puis :
— Qui t’a dit ça ?
— À votre avis ? Charlene ? Marnie ? Bobbi, peut-être ? Vous ne l’avez jamais dit à personne, n’est-ce pas ? Cela devait vous faire tellement souffrir d’en parler. (Mona reprit son souffle et tomba à genoux en prenant les mains de la vieille femme dans les siennes.) Mother Mucca… Il me l’a dit. Andy m’a tout raconté. J’habite avec lui à San Francisco, et c’est mon père.
La maquerelle avait les yeux pleins de larmes :
— Je suis une vieille dame, poupée. Un mensonge, ça peut vraiment me tuer.
— Je serais incapable de vous faire du mal, Mother Mucca.
— Pourquoi… Pourquoi es-tu venue ici ?
Mona lui sourit :
— C’est vous qui m’avez embarquée, n’oubliez pas.
— Ça n’a pas de sens.
— Je vous l’ai dit ! C’est un miracle ! Je suis votre petite-fille. Mother Mucca, j’ai découvert mes putain de racines !
La vieille femme plissa les yeux :
— Qui c’est qui t’a appris à parler comme ça, Mona ?