Son nouvel appart’


Mary Ann se faufila hors de l’appartement juste avant l’aube. L’idée de passer un petit déjeuner à trois lui était insupportable.

Elle arpenta les rues de la Marina à la recherche de pancartes « À LOUER », puis elle mangea un petit déjeuner mammouth à l’International House of Pancakes.

À neuf heures, elle fut la première cliente de la journée dans une agence immobilière sur Lombard Street.

Elle voulait un balcon, une belle vue, une cheminée, et le tout pour moins de 175 dollars.

— Eh bien, lui décocha la dame de l’agence. Vous êtes bien difficile, pour une fille sans travail.

Elle proposa à Mary Ann : « Un joli studio à Lower Pacific Heights avec moquette partout et vue partielle sur l’auditorium Fillmore. » Mary Ann refusa.

En définitive, il lui resta à choisir entre trois logements possibles.

Le premier était gardé par une concierge coincée qui demanda à Mary Ann si elle « prenait de la marijuana ».

Le deuxième était une forteresse en stuc rose sur Upper Market, avec des paillettes dorées au plafond.

Le dernier se situait sur Russian Hill. Mary Ann arriva à quatre heures et demie.

La maison se trouvait dans Barbary Lane, un étroit passage piétonnier avec des marches en bois. Les trois étages composaient une structure en planches marron, usées par les intempéries. Cela fit penser Mary Ann à un vieil ours qui aurait eu des feuilles accrochées dans son pelage. Elle fut immédiatement séduite.

La logeuse frisait la cinquantaine. Elle portait un kimono prune.

— Je m’appelle Mme Madrigal, fit-elle joyeusement. Comme dans « médiéval ».

Mary Ann sourit.

— Vous ne pouvez sûrement pas vous sentir aussi vieille que moi. Je fais la chasse à l’appartement depuis ce matin.

— Eh bien, prends ton temps. Il y a une vue partielle sur la mer, si tu comptes ce petit morceau de baie qu’on devine derrière les arbres. C’est équipé, bien sûr. Petite maison, mais les gens sont sympas. Tu es arrivée cette semaine ?

— Ça se voit tant que ça, alors ?

La logeuse acquiesça.

— C’est le look qui te trahit. Ne perds pas de temps, mords le lotus à pleine dent.

— Pardon ? Je ne vois pas bien…

— Tennyson. Tu sais ? « Manger le lotus jour après jour. — Regarder les ondulations sur la plage, — Et les tendres courbes de l’écume crémeuse, — Soumettre nos cœurs et nos esprits tout entiers à l’influence de… » et cetera, et cetera… Bref, tu me comprends.

— Euh… est-ce que les meubles sont compris ?

— Ne change pas de sujet quand je cite Tennyson.

Mary Ann resta perturbée jusqu’à ce qu’elle remarque que la logeuse souriait.

— Tu t’habitueras à mes bavardages. Les autres s’y sont habitués aussi.

Elle s’approcha de la fenêtre, où le vent souleva le brillant plumage de son kimono.

— Les meubles sont compris. Qu’en penses-tu, mon enfant ?

Mary Ann accepta.

— Bien. Tu es l’une des nôtres, alors. Bienvenue au 28 Barbary Lane.

— Merci.

— Oui, y a de quoi.

Mme Madrigal sourit. Son visage trahissait quelque peu les soucis du passé, mais, sinon, Mary Ann la trouvait tout à fait charmante.

— Vous avez quelque chose contre les animaux domestiques ? s’enquit la nouvelle locataire.

— Oh, mon enfant… Je n’ai quelque chose contre rien.

 

Euphorique, Mary Ann marcha jusqu’au croisement entre Hyde et Union, et téléphona à Connie.

— Salut ! Devine quoi !

— Tu t’es fait kidnapper ?

— Oh… Connie, excuse-moi, je ne voulais pas te faire peur. Je m’étais mise à la recherche d’un appartement…

— J’étais en train de devenir dingue.

— Je suis vraiment désolée. Je… Connie, j’ai trouvé un appart’ adorable sur Russian Hill, au troisième étage d’un vieux bâtiment génial… et je peux emménager dès demain.

— Ah… tu n’as pas perdu de temps.

— Il est tellement chouette ! Je suis impatiente de te le montrer.

— Oui, c’est super. Tu sais, Mary Ann, si t’as le moindre problème d’argent ou n’importe quoi d’autre, tu peux rester avec moi jusqu’à ce que…

— J’ai quelques économies. Merci quand même. Tu as été formidable.

— C’était normal. Hé… qu’est-ce t’as de prévu pour ce soir ?

— Voyons. Ah, oui. Robert Redford passe me prendre à sept heures, et on dîne chez Ernie.

— Largue-le, il a des verrues.

— Et au lieu de ça ?

— Au lieu de ça, je te propose l’endroit le plus chaud de la ville. Le Safeway des rencontres.

— Le quoi des rencontres ?

— Le Safeway, idiote. Le supermarché.

— C’est bien ce que j’avais compris. Qu’est-ce qu’on se marre avec toi.

— Je te ferais remarquer, pauvre innocente, que le Safeway des rencontres se trouve être le… enfin, tout simplement le truc à la mode.

— Pour ceux que ça inspire de faire des provisions.

— Des provisions d’hommes, ma chérie. C’est une tradition locale. Tous les mercredis soir. Et tu n’as même pas besoin d’avoir l’air d’avoir envie de te faire draguer.

— Je te crois pas.

— Il n’y a qu’un moyen pour te le prouver.

Mary Ann pouffa de rire :

— Et je suis censée faire quoi ? Me tapir derrière les artichauts jusqu’à ce qu’un courtier qui ne se doute de rien passe par là ?

— Rendez-vous là-bas à huit heures, pauvre innocente. Tu verras.