M. Halcyon fut beaucoup plus gentil que prévu quand elle demanda un jour de congé.
— Je suis désolé pour votre ami, Mary Ann.
— Ce n’était pas exactement mon ami…
— Tout de même.
— Merci beaucoup.
— Ce n’est pas facile de vivre dans l’Atlantide, n’est-ce pas ?
— Pardon ?
— Rien. Prenez votre temps. Je peux toujours faire appel à une intérimaire.
Elle était plus déprimée que jamais. Elle resta assise sur son sofa en osier, à grignoter et à regarder la baie. L’eau était si bleue, mais le prix à payer n’était-il pas trop élevé ?
Combien de fois n’avait-elle pas déjà menacé de rentrer à Cleveland ?
Combien de fois n’avait-elle pas senti l’appel du service familial en porcelaine et de la maison à deux étages ? Loin des pentes de ce beau volcan qu’était San Francisco ?
Cette impression d’être un colon sur la lune, finirait-elle par cesser ?
Ou bien se réveillerait-elle un jour vieille dame, chancelant sur Russian Hill avec ses gants légèrement souillés, vêtue d’un manteau en tissu démodé, prolongeant son choix d’une unique côte d’agneau chez Marcel & Henri, expliquant au boucher ou au portier ou au contrôleur du tramway que d’un moment à l’autre, dès qu’elle aurait encaissé sa pension, dès que le temps s’améliorerait, dès qu’elle aurait trouvé une maison pour son chat, elle rentrerait à Cleveland ?
Sa sonnerie retentit.
Elle ouvrit la porte, mais le visage de son visiteur était dissimulé derrière un énorme pot de chrysanthèmes jaunes.
— Bonjour, Mary Ann.
— Norman ?
— Je ne t’ai pas réveillée, au moins ?
— Non. Entre.
Il déposa les fleurs sur une des petites tables en teck.
— Elles sont pour moi ? demanda-t-elle.
Il fit signe que oui.
— J’ai entendu ce qui était arrivé la nuit dernière.
— C’est gentil… Qui te l’a dit ?
— Le type de l’autre côté du couloir. Je l’ai croisé dans la cour, ce matin.
— Brian ?
— Oui. Tu es sûre que je ne te…
— Ça me fait très plaisir de te voir, Norman. Vraiment.
Elle l’embrassa sur la joue.
— Vraiment, répéta-t-elle.
Norman rougit.
— J’ai pensé que les jaunes te plairaient mieux que les blanches.
— Tu as eu raison.
Elle effleura les pétales pour signifier son plaisir :
— Les jaunes sont mes préférées. Dis, tu veux un peu de café ?
— Si ça ne te cause pas trop de dérangement.
— Bien sûr que non. J’arrive.
Elle courut à la cuisine et se mit à chipoter avec sa bouilloire française Melior en inox et en verre de chez Thomas Cara. Elle l’avait achetée pour trente-cinq dollars il y avait un mois, et s’en était servie exactement deux fois.
Elle était presque sûre que Norman ne lui en aurait pas tenu rigueur si elle avait servi du café soluble, mais pourquoi prendre le risque ?
Norman sembla apprécier le café.
— Bigre ! lança-t-il en souriant. Brian m’a montré ce que la logeuse cultivait dans le jardin.
— Ah… tu veux parler de l’herbe ?
Elle s’étonna de sa propre décontraction. Ses facultés d’adaptation la surprenaient chaque jour davantage.
— Oui. Je suppose que c’est plutôt fréquent, ici ?
Elle haussa les épaules :
— Elle la cultive seulement pour nous… et pour elle. Et puis, de toute façon, tu en as reçu un au moment d’emménager, non ?
— Un quoi ?
— Un joint. Scotché contre ta porte.
Norman sembla perplexe :
— Non.
— Ah, bon…
— Elle t’a scotché un joint à ta porte à toi, quand tu as emménagé ?
— Oui. C’est une coutume de la maison. Je suppose qu’elle a dû oublier.
Norman sourit.
— Ça ne me vexe pas, dit-il.
— Tu ne fumes pas, hein ?
— Non.
— C’est possible qu’elle l’ait senti. Elle a énormément d’intuition.
— Oui… peut-être. Brian m’a dit qu’elle avait travaillé dans une librairie à North Beach.
Mary Ann ne voyait pas le rapport.
— Oui, fit-elle. Il m’a dit la même chose, mais je ne lui ai jamais demandé.
— Elle n’est pas d’ici, n’est-ce pas ?
— Tu plaisantes ? lui renvoya Mary Ann. Personne n’est d’ici !
Elle était tout heureuse d’avoir pu replacer l’expression.
— Je trouve qu’elle a un accent du Midwest, remarqua-t-il.
— Oui… Mona et elle parlent de la même façon.
— Mona ?
— La femme aux cheveux roux du deuxième étage.
— Ah.
Il a l’air un peu perdu, constata Mary Ann. Le pauvre. Elle espérait qu’un jour, il aurait lui aussi l’impression de faire partie de la famille.