La première semaine que Burke passa à San Francisco n’apporta pas de nouvel indice quant à la cause de son amnésie. Un soir, après une scène particulièrement pénible avec une rose rouge dans le Washington Square Bar & Grill, Mary Ann décida de lui proposer une nouvelle stratégie.
— Tu sais, dit-elle d’un ton détaché en rejoignant Burke dans leur lit, peut-être qu’on se débrouille mal, pour gérer toute cette histoire.
— Tu veux qu’on emporte des sacs en papier pour les occasions où je dégobille ?
— Burke, sois sérieux !
— D’accord.
— Jusqu’ici nous avons peut-être systématiquement évité les roses et les passerelles — en tout cas, nous nous y sommes efforcés – mais il faut bien reconnaître qu’en agissant ainsi, nous ne pourrons jamais identifier la cause profonde de ton amnésie.
— Mais ça ne me gêne pas plus que ça, moi.
— Tu ne le penses pas vraiment, dit-elle en fronçant le nez. Je le sais très bien.
— OK, viens-en au fait, dit-il en haussant les épaules.
— Eh bien, je pensais simplement que nous devrions… prendre le taureau par les cornes, voilà.
— Et qu’est-ce que je suis censé faire ? Aller camper dans une roseraie ?
— Eh bien… Quelque chose comme ça, oui.
— Laisse tomber.
— Écoute, Burke : il y a ici, au sud de Market, un endroit où les fleuristes s’approvisionnent.
— À cinq heures du matin, à tous les coups ?
— Trois heures.
— Aïe.
— On pourrait ne pas se coucher, prendre une soupe à l’oignon quelque part, comme ils font au Marché aux fleurs, à Paris. On pourrait en faire toute une aven…
— Non, là, tu déconnes.
— Mais tu ne comprends pas, Burke ? Si tu te forces à affronter des tas de roses, des milliers, nous arriverons peut-être — je ne sais pas, moi – à court-circuiter ta phobie.
— Génial.
— Tu ne serais pas pris par surprise. Tu es au courant, tu sauras te préparer. Et je serai avec toi tout le temps. Tu ne trouves pas que c’est raisonnable ?
Il la considéra d’un air sceptique :
— Et quand, au juste, proposes-tu ces réjouissances ?
— Eh bien…
— Ce soir, c’est ça ?
Elle hocha la tête.
Il rejeta les draps et sauta du lit.
— Où vas-tu ? cria Mary Ann.
— Je rentre dans mon appart’.
— Burke, je…
— Il faut que je me change, non ? Un jean, ça ira ? Ou bien faut-il que je mette un smoking ?
— Reviens ici.
— Pourquoi ?
— Parce que, dit-elle avec un petit sourire, si je suis censée te déflorer, tu pourrais au moins me rendre la pareille.
Il était minuit. À l’étage du dessous, au deuxième, Michael et Jon étaient couchés et regardaient une rediffusion de Lune de Miel.
— J’adore la télé, soupira Michael en passant à Jon le pot de crème glacée qu’ils partageaient. J’ai toujours adoré cette émission, autant que les bandes dessinées de Little Lulu.
— Tu te souviens du personnage de Little Itch ? sourit Jon.
— Oh, oui. Et de Tubby ! Mon père m’avait construit une petite maison exactement comme celle de Tubby, avec dessus un panneau marqué : « Interdit aux Filles ».
— C’est peut-être pour ça que t’es devenu pédé.
— Non. Ça, je sais d’où ça vient. Du type sur la glace, à L.A.
— Qui ?
— Walt Disney. Le Club Mickey.
— C’est le Club Mickey qui t’a rendu pédé ?
— Eh bien… (Michael prit une longue bouffée de hasch et tendit la pipe à Jon.) Soit t’étais excité par les nibards d’Annette, soit ça ne t’intéressait pas. Si ça t’excitait, t’étais hétéro. Sinon, il te restait plus qu’un truc.
— Vas-y, je t’écoute.
— Spin and Marty. Mon Dieu, j’étais dans tous mes états quand ça passait à la télé !
Jon eut un sourire nostalgique :
— J’avais presque oublié ça.
— C’est parce que tu t’identifiais à Spin. Ceux d’entre nous qui se sont identifiés à Marty ne l’oublieront jamais. Jamais.
— Qu’est-ce qui te fait croire que je m’identifiais à Spin ?
— C’est évident : t’étais sûr de toi, même à huit ans. T’as jamais su ce que c’était d’être une mauviette. T’as toujours raflé tous les prix à la colonie et il suffisait que tu te pointes pour que les autres gosses t’élisent super-je-ne-sais-trop-quoi. Je me trompe ?
Jon ignora la question :
— Tu as mangé toute la glace, dit-il.
— Je savais que j’avais raison ! triompha Michael.
Le médecin se contenta de lui faire un sourire.