Déjeuner d’affaires


À l’agence, Mary Ann était en train de se remettre du rouge à lèvres lorsque Beauchamp s’approcha à pas de loup.

— Le grand méchant patron est déjà parti déjeuner ?

— Oh… Beauchamp !

Elle lâcha le rouge à lèvres dans son sac à main en osier.

— Il est… il est parti depuis plus d’une heure. Je crois que quelque chose le tracassait.

— Pour changer.

— Cette fois, c’était différent.

— Ils lui ont peut-être demandé de jouer le rôle d’une nymphe des bois dans la pièce du Grove.

— Quoi ?

— Rien. Je vous ai invité à déjeuner, vous vous en souvenez ?

— Ah… oui.

Elle n’avait pensé à rien d’autre de toute la matinée.

 

Au MacArthur Park, ils commandèrent tous les deux une salade. Mary Ann picorait la sienne sans enthousiasme, légèrement déphasée par le restaurant, ses oiseaux en cage et son ambiance végétaro-bourgeoise. Beauchamp perçut son malaise.

— Vous êtes troublée, n’est-ce pas ?

— Je… Comment ça ?

— Par tout ceci. Nous deux.

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Non, non. Répondez d’abord à ma question.

Elle gagna quelques secondes en s’acharnant sur un morceau d’avocat.

— C’est assez nouveau… pour moi.

— De déjeuner avec un homme marié ?

Elle confirma, évitant son regard bleu perçant.

— Je pourrais avoir encore un peu d’eau ?

Il fit un signe au serveur sans détacher son regard d’elle.

— Vous savez, vous n’avez aucune raison d’être nerveuse. Vous êtes libre, vous au moins. Ça présente des avantages.

— Libre ?

— Célibataire.

— Ah… oui.

— Les célibataires font ce qu’ils veulent.

Le serveur apparut.

— Un autre verre d’eau pour la demoiselle, dit Beauchamp.

Il sourit à Mary Ann.

— Ça ne vous dérange pas que je vous appelle une demoiselle, au moins ?

Elle secoua la tête. Le serveur esquissa un sourire narquois avant de s’éclipser.

— Vous savez quoi ? fit Mary Ann.

— Quoi ?

Il avait les yeux rivés sur elle.

— Avant, je prononçais votre nom « BO-CHAMP » au lieu de « BI-TCHEUM ».

— Tout le monde le fait.

— Je me sentais si ridicule. Mildred m’a finalement corrigée. C’est un nom anglais, non ?

— Oui. Mes parents étaient maniérés et fiers de l’être.

— Je trouve ça très joli. Vous auriez dû me corriger quand je me trompais.

Il haussa les épaules.

— Ça n’a pas d’importance.

— Je me trompais même dans la prononciation de Greenwich Street, quand je suis arrivée ici.

— Moi, j’appelais Kearny « KIRNI » au lieu de « KEURNI ».

— C’est vrai ?

— Et je disais « DJI-RARDELLI » au lieu de « GUI-RARDELLI », et, comble de blasphème à San Francisco, j’appelais les fameux « cable-cars » des « tramways » !

Mary Ann rit gentiment.

— Ça, je le fais encore maintenant.

— Eh bien, tant pis ! Qu’ils aillent se faire foutre, s’ils n’ont pas le sens de l’humour !

Elle rigola, en espérant que son rire cacherait sa gêne.

— Nous sommes tous des petits nouveaux, dit Beauchamp. À un moment ou à un autre. Faites-en un atout. L’innocence est quelque chose de très érotique.

Il sélectionna un croûton dans sa salade et le porta à ses lèvres.

— Pour moi, en tout cas, ajouta-t-il.

Le serveur était de retour avec le verre d’eau. Mary Ann le remercia et but quelques gorgées, en réfléchissant à un moyen de détourner la conversation. Beauchamp s’en chargea pour elle.

— Avez-vous déjà rencontré ma femme ?

— Euh… une fois. Au match de softball.

— Ah oui. Et qu’en pensez-vous ?

— Elle a l’air charmante.

— Oui, tout à fait charmante, lâcha-t-il avec un sourire forcé.

— Je lis beaucoup de choses sur vous deux.

— Oui. C’est fou ce qu’ils écrivent.

Elle commençait à s’impatienter.

— Beauchamp… Je crois que M. Halcyon sera de retour dans…

— Vous voulez un scoop introuvable dans les feuilles de chou mondaines ?

— Je n’ai pas envie de parler de votre femme.

— Ça, je vous comprends.

Elle s’essuya la bouche avec le coin de la serviette.

— C’était vraiment…

— Nous n’avons plus couché ensemble depuis des lustres.

— Je crois qu’il vaudrait mieux que nous partions.

— Mary Ann, DeDe et moi ne sommes même plus amis ! Nous ne parlons pas comme vous et moi. Il n’y a plus aucun lien…

— Beauchamp…

— Bon sang ! J’essaie de vous dire quelque chose. Pourriez-vous cesser d’être aussi Américaine moyenne pendant dix secondes ?

Il baissa la tête et se massa les tempes.

— Pardonnez-moi, reprit-il. Mon Dieu… Je vous en supplie, aidez-moi.

Elle se pencha au-dessus de la table et pris la main de Beauchamp dans la sienne. Il pleurait.

— Que puis-je faire, Beauchamp ?

— Je ne sais pas. Ne partez pas… s’il vous plaît. Parlez-moi.

— Beauchamp, ce n’est pas l’endroit idéal pour…

— Je sais. Il faudra du temps.

— On pourrait peut-être se revoir après le travail, boire un verre…

— Et si on se retrouvait ce week-end ?

— Je ne suis pas certaine que ce soit…

— Je connais un endroit à Mendocino.