Cinq jours avaient passé depuis leur dernière séance d’enregistrement.
— C’est merveilleux de vous revoir, déclara DeDe. Je commençais à devenir folle, chez moi.
Elles dînaient dans un restaurant de fruits de mer d’Half Moon Bay. DeDe portait un foulard Hermès sur la tête et d’immenses lunertes noires. On aurait dit Jackie O. harnachée pour aller faire son shopping en Grèce.
— Je pensais que vous auriez fini par vous y habituer, depuis le temps, dit Mary Ann.
— À quoi ?
— À être enfermée. D’abord Jonestown, ensuite le camp de réfugiés cubains…
— Vous ne saurez jamais ce que c’est que d’être vraiment enfermée, grommela DeDe. Tant que vous ne vous serez pas retrouvée avec cent folles cubaines.
— Sinistre, non ? demanda Mary Ann en souriant.
— Bruyant ! Castagnettes jour et nuit. Et des piaillements à vous rendre dingue.
Mary Ann se mit à rire, puis elle se replongea dans ses coquilles Saint-Jacques. Était-ce le moment de poser sa question ? Pouvait-elle aborder le sujet délicatement ?
— Euh… DeDe ?
— Oui ?
— Vous allez bien ? Je veux dire… Il y a quelque chose qui vous tracasse ?
DeDe posa sa fourchette.
— Pourquoi cette question ?
— Eh bien… Votre mère raconte que vous faites des cauchemars.
Silence.
— Si je suis trop indiscrète, dites-le moi, reprit Mary Ann. Je pensais que cela vous soulagerait si nous en parlions.
DeDe baissa les yeux sur le dictaphone Sony que Mary Ann s’était acheté avec l’argent du premier versement de Mme Halcyon.
— Ça non plus, ça ne ferait pas un mauvais article ! remarqua DeDe.
Mary Ann fut consternée. Elle éteignit l’appareil immédiatement.
— DeDe, je n’aurais jamais…
— Je vous en prie, ce n’est pas ce que je voulais dire. (DeDe porta une main tremblante à son front.) Rallumez-le, je vous en prie.
Mary Ann obtempéra.
— Je suis sur les nerfs, avoua DeDe en se massant les tempes. Excusez-moi… Je ne devrais pas m’en prendre à vous… Surtout à vous. Oui, j’ai des cauchemars.
— À cause de… lui ? (DeDe acquiesça.) Vous aviez quelles relations, en fait ?
DeDe hésita :
— Je ne faisais pas partie du cercle de ses proches, si c’est ce à quoi vous pensez.
— Qui en faisait partie ?
— Eh bien, principalement celles qui couchaient avec lui. Il avait une espèce de harem de jeunes femmes blanches qui se faisaient toujours baiser au nom de la révolution. Parfois, il baisait jusqu’à une douzaine de fois par jour. Il en était très fier. C’était comme ça qu’il contrôlait les gens.
— Mais il n’a jamais ?…
— Il était au courant, pour moi et D’orothea, et ça le rendait fou de rage. Pas parce qu’on était lesbiennes, mais parce qu’il ne pouvait pas nous avoir.
— C’était important, pour lui ?
DeDe haussa les épaules :
— Il est facile de connaître la liste de ses exploits. Il a pris deux femmes à Larry Layton et il a eu un enfant de l’une d’elles. Il baisait tout ce qui était à sa portée, y compris certains des mecs.
— Je vois.
— Il a été… une fois seulement avec moi. Au Jardin Jane Pittman. (Mary Ann la regarda d’un air interrogateur.) Notre dortoir, expliqua DeDe. Ils étaient presque tous baptisés du nom de femmes noires célèbres. J’étais malade, cette nuit-là. J’avais la fièvre. D’orothea et presque toutes les autres étaient parties pour une « nuit blanche ».
— C’est-à-dire ?
— L’entraînement au suicide. Quelqu’un d’autre devait assurer la direction de l’atelier, parce que Jones est entré dans le dortoir et il est venu dans mon lit.
— Mon Dieu !
— Il m’a dit très posément qu’il pensait que le moment était venu pour les jumeaux de savoir qui était leur père. (Mary Ann secoua la tête, effarée.) Et puis… il m’a violée. Les jumeaux étaient dans le berceau juste à côté. Ils ont hurlé pendant tout ce temps. Quand il a fini par partir, il s’est penché sur eux et les a embrassés plutôt tendrement en disant : « Maintenant, vous êtes à moi pour toujours. »
— Quelle horreur !
— Et il est sincère.
Mary Ann posa la main sur celle de DeDe :
— Il l’était, dit-elle doucement.
DeDe détourna les yeux :
— Allons prendre un verre quelque part.