Norman s’était presque mis à courir, titubant dangereusement du côté des cyprès au sommet de la colline.
— Ferme ta gueule, tu m’entends ? Ferme-la !
— Non, je ne vais pas fermer ma gueule, Norman ! Je ne vais pas rester là à ne rien faire pendant que toi tu exploites cette enfant de manière aussi abjecte, aussi répugnante…
— Mêle-toi de ce qui te regarde !
— Norman, j’ai vu ces magazines dans ta valise !
— Et qu’est-ce que tu foutais dans ma valise ?
— Tu es un malade, Norman ! Tu…
Sa respiration était devenue presque aussi pénible que celle de Norman. Elle le tira par le bras :
— Arrête !
Il obéit, freinant brusquement au sommet de la colline. Il vacilla pendant un bref instant, et s’agrippa à elle pour retrouver son équilibre. Elle eut le souffle coupé, non pas à cause de lui, mais en découvrant le panorama vertigineux qui les attendait dans le brouillard.
— Norman… reviens !
— Qu’est-ce que… ?
— C’est une falaise ! Reviens ! Je t’en prie !
Il la fixa, hébété, puis fit quelques pas chancelants dans sa direction. Elle s’accrocha à son bras, et enroula son autre bras autour d’un arbre.
Norman était rempli d’indignation :
— J’ai un vrai métier, tu sais !
— Norman, si tu n’…
— Ces photos de merde ne signifient rien ! Je travaille sur des choses bien plus importantes que ça !
— Norman…
Elle adoucit quelque peu le ton de sa voix, l’éloignant du précipice :
— Ce que tu fais… est interdit par la loi, d’abord !
— Ha ! Tu crois que je ne suis pas au courant ?
— Mais comment as-tu pu, Norman ? Tu étais si gentil, avec Lexy !
— Et alors ?
— Je ne vais pas fermer les yeux, Norman. Je vais appeler les parents de cette gosse.
— Tu crois qu’ils ne le savent pas ?
Elle serra les dents :
— Mon Dieu ! gémit-elle.
— Comment est-ce que tu crois qu’ils gagnent leur vie, hein ? Lexy est une vraie star ! C’est une véritable petite… En fait, je suis juste… son agent !
— Mais on te voit, dans les magazines.
Il hocha la tête, presque avec fierté :
— Et dans quelques films aussi.
— Ah, mon Dieu !
— J’y peux rien. Elle refuse de le faire avec quelqu’un d’autre que moi.
— Norman, je t’en prie, arrête…
— Tu me prends pour un minable, hein ? Tu me prends pour un minable pornographe pédophile !
— Norman, arrête…
— Laisse-moi te dire une chose, sainte nitouche ! Je suis détective privé, et je vais bientôt résoudre la plus grosse affaire de ma putain de carrière !
— Norman, éloigne-toi du…
Elle ne pouvait pas regarder.
Quand elle se retourna à nouveau, il descendait pesamment le chemin en bordure de la falaise. À son grand soulagement, elle vit qu’il avait déjà franchi la partie la plus raide, vers un endroit où la pente semblait moins prononcée.
— Norman, reviens !
Il tourna la tête et répondit d’une voix rageuse :
— Démerde-toi pour retrouver ton chemin !
Puis, d’un seul coup, il perdit son équilibre, et dérapa hors du chemin vers les pierres glissantes et le sable de la pente qui plongeait vers la mer.
Elle accourut, horrifiée. Il était étendu sur le dos, bras et jambes écartés, fouettant l’air comme un cafard retourné. Trois ou quatre mètres sous lui, une autre falaise l’attendait. Il émit une plainte pathétique :
— S’il te plaît… Aide-moi, s’il te plaît…
Mary Ann se jeta à plat ventre et tendit le bras dans la pente, aussi loin que possible.
— Ne bouge surtout pas, Norman. Reste tout à fait immobile.
Il n’écoutait pas. Ses membres battaient l’air furieusement, et le sol, sous lui, commença à se dérober et à gronder comme de la lave en fusion. Elle plongea désespérément pour attraper son bras et n’y parvint pas.
Sa descente vers le bord du précipice fut lente, régulière et horrible.
Il laissa derrière lui sa cravate détachable, qui, dans la main de Mary Ann, après, pendit mollement au vent.
Elle courut jusqu’au musée dans un brouillard tourbillonnant, les hurlements de Norman résonnant encore dans sa tête.
Dans la cabine téléphonique, elle ouvrit son porte-monnaie : trente-sept cents. Elle avait compté sur Norman pour la reconduire à la maison.
Elle forma le 673-MUNI.
— Service des transports en commun municipaux, fit un homme au bout de la ligne.
— S’il vous plaît… Comment va-t-on à Barbary Lane en partant du Legion of Honor ?
— À Barbary Lane ? Attendez voir. D’accord… Vous descendez la rue à pied jusqu’au coin de Clement et de la 34e, et vous prenez le bus no 2 Clement jusqu’au croisement entre Post et Powell. Puis vous prenez le tramway no 60 Hyde.
— Le bus no 2 Clement ?
— Oui.
— Merci.
— À votre service. Et joyeux Noël !
— Joyeux Noël à vous aussi, répondit-elle.