Un secret éventé


L’homme en costume safari à la face de rongeur s’approcha si près de DeDe qu’elle pouvait sentir son haleine de cendrier.

— Vous avez perdu du poids, lança-t-il avec un sourire narquois, révélant une rangée irrégulière de dents couleur Vuitton.

DeDe acquiesça :

— Comment allez-vous, Carson ?

— En ce qui me concerne, tout va. Et toi ? Une cure d’amaigrissement, hein ?

— La Porte d’Or.

Elle sourit et ne dit plus rien. Il essayait de lui soutirer des informations, elle le savait, et l’idée de voir figurer ses problèmes de poids dans Western Gentry ne l’enthousiasmait guère.

— Ça vous a réussi.

— Merci, Carson.

— Que pensez-vous de l’artiste ?

Pendant quelques secondes, elle fut décontenancée. Les tableaux étaient bien la dernière chose qu’elle remarquait au cours d’un vernissage.

— Oh… Un style très personnel. Beaucoup de sensibilité, je trouve…

— Vous et Beauchamp êtes acheteurs ?

— Oh… non, Carson, je ne crois pas. Beauchamp et moi ne collectionnons que l’art occidental.

Il tira sur sa pipe, ses petits yeux rivés sur elle en permanence.

— Cet artiste est occidental, lui décocha-t-il finalement.

— Je voulais dire… Les choses plus anciennes.

— Oui, les choses plus anciennes. Les choses plus anciennes sont parfois les meilleures.

Il lui adressa un clin d’œil, mâchouillant méthodiquement sa pipe jusqu’à ce qu’elle réponde à sa plaisanterie par un sourire forcé.

— Carson, vous m’excusez ? Je crois que Beauchamp…

— J’espérais que vous pourriez m’en dire un peu plus sur le gala de charité de cette année.

— Oh… bien sûr.

Elle s’égaya immédiatement. Voilà un coup qui rendrait Shugie Sussman folle de rage !

Callas sortit un crayon et un calepin de la poche de son costume safari.

— Vous êtes membre du comité, non ?

— C’est exact. Moi et quelques autres.

— Et qui verra-t-on à l’affiche cette année ?

— Oh, ce sera fabuleux, Carson ! Le thème est « Le Vin, les Femmes et le Chant », et nous avons Domingo, Troyanos et Wixell…

— Prénoms ?

— Placido Domingo…

— Ah, oui…

— Tatiana Troyanos et Ingvar Wixell.

Elle évita de les épeler, se souvenant de la vanité de Callas. Il n’aurait qu’à vérifier l’orthographe au bureau.

Le chroniqueur glissa à nouveau son calepin et son crayon dans sa poche.

— Une belle soirée, alors ?

— Sûrement.

— Mais pas aussi joyeuse que la plupart des tiennes ?

— Euh… pardon ?

Elle sentait peser sur elle son regard concupiscent. Il dit :

— Tu m’as très bien entendu, cocotte.

 

Dans la galerie, la foule était devenue plus dense et plus bruyante, mais le vacarme paraissait désormais étrangement lointain. DeDe avala, et se força à prendre un air blasé.

— Oh, Carson, vraiment ! Il y a des jours où vous êtes too much !

— Je crois que nous avons beaucoup de choses en commun.

— Carson, je ne vois pas du tout de quoi…

— Écoute, nous sommes tous les deux adultes. Personne ne m’a jamais accusé d’être un néophyte en matière d’orgies… et je sais reconnaître une âme sœur quand j’en vois une.

Oh, mon Dieu, pensa-t-elle, combien de fois n’avait-il pas dû la sortir, celle-là ?

Toute la ville connaissait la rumeur selon laquelle Callas aurait un jour fait des propositions à tous les acteurs d’une comédie musicale de la région, en commençant par les femmes pour aboutir aux hommes les moins séduisants.

— Carson, ça m’a fait très plaisir de vous parler, mais je crois que j’ai besoin de me désaltérer.

— Une dernière question à propos du gala de charité…

— Oui ?

— L’avortement, c’est pour avant ou pour après ?

Son verre glissa des mains de DeDe presque instantanément, ponctuant de son éclatement en mille morceaux l’épouvantable question. Callas s’accroupit et l’aida à ramasser les tessons dans sa serviette de cocktail.

— Allez, quoi ! Ce n’est pas si grave, DeDe. Je suis sûr qu’on peut s’arranger… si tu veux bien en discuter un de ces soirs.

Il glissa sa carte de visite dans la ceinture de sa robe et se redressa.

— Tes amis se font du souci pour toi, ajouta-t-il. Il n’y a rien de mal à cela, que je sache ?

Elle ne leva pas les yeux, et continua de ramasser les morceaux en silence.

Un peu de discrétion, c’était décidément trop demander à Binky Gruen.