Chaussure à son pied


Michael décida de ne pas prendre de MDA. Une rumeur disait que quelqu’un, sous l’effet du MDA, était tombé raide mort au club The Barracks la semaine dernière. Ce n’était probablement pas vrai, mais pourquoi prendre le risque ?

En fait, à San Francisco beaucoup d’obscures légendes de ce type circulaient parmi les homos. Dieu sait d’où elles venaient !

Il y avait le Gribouilleur, un black sinistre qui, assis au bar, esquissait votre portrait… avant de vous emmener chez lui pour vous assassiner.

Sans parler de l’Homme à la Camionnette Blanche, un monstre sans visage, dont les passagers involontaires ne retrouvaient plus jamais le chemin de la maison !

Et l’Obsédé à la Benne à Ordures, dont les fantasmes sado-maso ne connaissaient pas de limites…

Presque de quoi rester assis devant la télé !

 

Une fois de plus, il se retrouva au Castro. Il critiquait ce ghetto gay au moins deux fois par jour, d’accord, mais quand on cherche de la compagnie, l’abondance a ses avantages.

Au Toad Hall et au Midnight Sun, rien que des chemises en flanelle, comme d’habitude. Il leur préféra le Twin Peaks, où son pull-over et son pantalon en velours côtelé paraîtraient moins hors contexte.

La drague, avait-il conclu depuis longtemps, ressemblait beaucoup à l’auto-stop : il valait mieux s’habiller comme les gens par qui on voulait être pris.

 

— Y’a du monde, hein ?

L’homme, au bar, portait un Levi’s, un maillot de rugby et des chaussures Tiger rouge, blanc et bleu. Il avait un visage agréable, avec une mâchoire carrée qui rappelait à Michael certaines personnes qu’il avait connues jadis dans la Croisade du Campus pour le Christ.

— Qu’est-ce qui se passe ? fit Michael. C’est la pleine lune ou quoi ?

— Aucune idée. Je ne suis pas ces conneries.

Un premier point en sa faveur. Malgré le prosélytisme de Mona, Michael n’appréciait pas trop les fêlés d’astrologie. Il sourit.

Bon, je fonce ! se dit Michael. Pas de scrupules, j’vais te l’embobiner avec des vannes de mon cru :

— Ne le dites à personne, mais la lune vient d’Uranus.

L’homme le regarda, muet, puis comprit :

— Ah ! Dur anus ! Ha, ha !… Génial !

Visiblement, l’homme l’appréciait.

— Qu’est-ce que tu bois ?

— Une eau minérale, répondit Michael.

— Je m’en doutais.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Tu as l’air… en bonne santé.

— Merci.

L’homme lui tendit la main.

— Je m’appelle Chuck.

— Michael.

— Salut, Mike.

— Michael.

— Ah… Tu sais quoi, mon vieux ? Je dois t’avouer que je t’ai tout de suite repéré quand tu es entré ici. Je me suis dit : « Chuck, celui-là, c’est le bon ! »

Où voulait donc en venir ce rouleur de mécaniques ?

— Continue, dit Michael en souriant. J’ai besoin qu’on me complimente.

— Et tu sais ce que c’était ?

— Non.

L’homme sourit avec assurance, et pointa un doigt en direction des chaussures de Michael.

— Elles.

— Mes chaussures ?

Il acquiesça :

— Des Weejuns.

— Ouais ?

— Et les chaussettes blanches ! ajouta-t-il.

— Hmmm, je vois.

— Elles sont nouvelles ?

— Les Weejuns ? Non, mais elles sortent de chez le cordonnier.

L’homme hocha la tête avec révérence, en continuant de fixer les mocassins.

— Du cordonnier ? Super !

— Excuse-moi, tu serais pas…

— Combien t’en as de paires ?

— Juste celles-là.

— Moi, j’en ai six. Noir, brun, à motifs…

— T’es un vrai amateur !

— T’as vu mon annonce dans The Advocate ?

— Non.

— Ça commence par : « WEEJUNS. » En grandes lettres.

Il gesticula des mains pour souligner l’importance donnée à ce titre.

— Au moins, c’est clair.

— Je reçois beaucoup d’appels. Des étudiants, surtout. Tu sais, dans cette ville, beaucoup de mecs en ont marre des tantouzes à paillettes.

— Ça, j’imagine !

L’homme s’approcha, et baissa la voix :

— Tu l’as déjà fait avec ?…

— Pas que je sache, non. Dis… comme t’en as six paires, comment ça se fait que tu n’en portes pas ce soir ?

L’homme parut atterré par un tel faux pas.

— Je porte toujours mes Tigers avec mon maillot de rugby !

— Ah.

Il leva les pieds pour permettre un examen rapproché.

— Ce sont exactement les mêmes que celles de Billy Sive dans The Front Runner.