Épuisée par la drogue et le long voyage, Mona s’écroula après le petit déjeuner au Blue Moon Lodge. Le torride soleil de midi l’avait déjà contrainte à rejeter ses draps d’un coup de pied lorsque Bobbi vint frapper à la porte de sa chambre minuscule.
— Toc-toc, fit-elle.
Mona grogna presque imperceptiblement. Pendant combien de temps pourrait-elle supporter les effusions guimauve de l’affection que lui portait cette petite pute ?
— Salut, Judy. Mother Mucca m’a demandé de te montrer comment fonctionne le standard.
Argh, le standard ! Mais elle était là pour bosser, non ? Le moment était venu de payer de sa personne. Elle s’efforça de se redresser plus ou moins, s’appuya contre le montant du lit et se frotta les yeux.
— Deux minutes, OK ?
Elle tituba jusqu’à la salle de bains et s’aspergea le visage d’eau. Ça n’allait durer qu’une semaine, se rassura-t-elle, et la prostitution était légale au Nevada. D’ailleurs, si jamais elle se remettait à la pub, cette escapade ferait sensation sur son C.V.
Alors qu’elle sortait de la salle de bains, son regard fut attiré par deux énormes crochets de métal au plafond.
— À quoi ça sert ? demanda-t-elle à Bobbi.
— Quoi ?
— Ces crochets ?
— Oh, c’était la chambre de Tanya, avant.
Merci, pensa Mona. Ça me renseigne beaucoup.
— Tanya faisait quelque chose de spécial avec ces crochets ? s’enquit-elle.
Bobbi gloussa, comme si Mona était une petite nouvelle qui ne connaissait rien à rien :
— C’était pour accrocher la balançoire.
Est-ce que je dois lui demander pour quoi faire ? songea Mona. Oui. Je suis réceptionniste dans un bordel. Je suis censée savoir à quoi servent les balançoires.
— La balançoire lui servait pour ses… prestations ?
— Oui, acquiesça Bobbi. Pour la douche. Elle était très réputée pour ça.
— C’est-à-dire ?… Je ne comprends pas.
— Oh, ce que tu es bête ! minauda Bobbi. Elle leur faisait pipi dessus du haut de la balançoire.
— Ah, je vois ! Dans le genre des films d’Esther Williams.
— Hein ?
— Non, rien. Qu’est-ce qu’elle est devenue, alors ?
— Tanya ? Elle est partie dans un autre bordel, à Elko.
— C’était mieux ?
— Pour elle, peut-être, fit Bobbi en haussant les épaules. En tout cas, ça a drôlement enquiquiné Mother Mucca. Mais Tanya va revenir, sûrement. Il n’y a pas tellement de bordels valables, dans le coin. Elko, Winnemucca, Wells… C’est à peu près tout.
Mona réprima un sourire. Cette pauvre innocente, pour qui « pisser » se disait « faire pipi » et « emmerder » se disait « enquiquiner », faisait quand même très bien la distinction entre les bordels valables et ceux qui ne l’étaient pas.
— Et lesquels ne sont pas valables ? demanda Mona.
Bobbi arbora une moue pensive, manifestement ravie de son rôle de spécialiste des bordels.
— Oh, je dirais… Mina, et puis Eureka et Battle Mountain. Battle Mountain, c’est vraiment l’horreur. La fille qui échoue là-bas… eh bien, elle ferait aussi bien de raccrocher.
Le salaire de Bobbi, apprit Mona, était d’environ trois cents dollars par semaine, après que Mother Mucca eut prélevé son pourcentage et que Bobbi eut payé sa chambre et sa pension.
Toutes les filles du Blue Moon Lodge étaient tenues de travailler trois semaines d’affilée avant de prendre une semaine de repos. Il fallait en outre que l’administration de l’État leur accorde un permis de travail où figuraient leurs empreintes, leur photo et un certificat médical, avant que ces dames aient le droit de reprendre le boulot — ou leurs jeux de balançoire.
La saison la plus intéressante financièrement était selon Bobbi l’été, lorsque la circulation se faisait plus dense sur l’autoroute 80, ainsi que de la mi-septembre à la mi-octobre, lorsque les chasseurs de cerfs envahissaient la région.
Selon la réglementation municipale de Winnemucca, les filles du Blue Moon Lodge n’avaient le droit d’aller en ville faire des courses, voir un film au cinéma ou consulter un médecin que chacune à son tour.
Il y avait également une loi qui interdisait à toute femme de travailler dans un bordel de Winnemucca si un membre de sa famille résidait dans le comté.
— Viens par là, gazouilla Bobbi dès que Mona fut prête. Je vais te montrer un truc super.
Mona rassembla tout son courage pour affronter cette nouvelle abomination. Peut-être une chambre tapissée de latex ? Avec des miroirs au plafond ? Une combinaison de plongée griffée Frederick’s of Hollywood, avec un trou judicieusement placé ? Un âne en rut ?
Bobbi la précéda dans la véranda inondée de soleil. L’air brûlant du désert rappela cruellement à Mona le but initial de son escapade : la Communion avec la Nature, l’Harmonie avec les Éléments.
Mais non… Oh, non. Telles n’étaient pas les Voies de Bouddha.
Bouddha, pour elle ne savait quelle raison à la con, avait décidé qu’elle devait séjourner dans une chambre pourvue de crochets au plafond.
Leur destination était la chambre de Bobbi, un minuscule placard semblable à celui de Mona, trois portes plus loin, en direction du bâtiment principal. Bobbi ouvrit toute grande la porte d’un geste cérémonieux.
— Là, s’exclama-t-elle, sur l’étagère au-dessus du lit.
Mona resta bouche bée, atterrée.
— Des poupées du monde entier ! s’enorgueillit-elle. Je les collectionne depuis que j’ai douze ans.
— C’est… très joli, concéda Mona.
La gamine rayonnait, toute fière.
— Elles ont la même tête, reprit-elle, mais… Bon, eh bien, on ne peut pas tout avoir.
— Non.
— Tu peux les toucher, si tu veux.
Mona s’approcha de l’étagère et fit semblant d’examiner l’une des poupées.
— Très joli, redit-elle d’un ton morne.
— Tu as justement choisi ma préférée. La Norvège.
— Ah bon ?
— Tu crois que les Norvégiennes portent vraiment des robes comme… ? Pardon… Quelque chose ne va pas, Judy ?
— Non. Je… J’ai eu comme un moment d’absence.
Un peu plus tard, Mona la pria de l’excuser et retourna à sa petite chambre, où elle s’enferma dans le cabinet de toilette pour pleurer.
Parfois l’angel dust lui faisait ça.