La matinée de Mary Ann ressembla à une masse floue et cauchemardesque d’images remémorées. Pétrifiée à l’idée de croiser Norman dans le couloir, elle se faufila hors de la maison et descendit Leavenworth Street en courant. Puis elle y prit le premier taxi qu’elle aperçut.
— Je vous emmène où ?
— Euh… vous connaissez un bon musée ?
— Le Legion of Honor.
— Au-delà du pont ?
— Ouais. Ils ont plein de beaux trucs de Rodin.
— Très bien.
C’était parfait, vraiment. Dans un moment comme celui-ci, elle avait besoin d’Art, et de Beauté… ou de n’importe quoi d’autre avec une majuscule qui lui permettrait de se remettre de la plus abominable veille de Noël de sa vie.
Elle erra dans le musée pendant presque une heure, puis regagna la cour des colonnades et ses rayons de soleil bienfaisants. Elle s’assit au pied du Penseur jusqu’à ce que l’ironie comique de la scène l’entraîne à nouveau vers l’intérieur, dans le Café Chantecler.
Après trois tasses de café, elle prit une décision.
Elle trouva une cabine téléphonique près de l’entrée, au rez-de-chaussée, prit dans son sac la carte de visite Nutri-Vim de Norman, et composa le numéro gribouillé au verso avec un crayon.
— Allo…
— Norman ?
— Oui.
— C’est Mary Ann.
— Bonjour.
Il paraissait ivre, terriblement ivre.
— J’ai… un petit problème, commença-t-elle. J’espérais que tu pourrais venir me rejoindre.
Il y eut un moment de silence, puis il dit : « D’accord. » Même maintenant, avec ce qu’elle avait découvert, elle s’en voulait de la manière dont elle parvenait à manipuler ses sentiments.
— Je suis au Legion of Honor.
— Ce n’est pas un problème. Dans une demi-heure, ça va ?
— Ça va. Norman ?
— Oui.
— Roule prudemment, OK ?
Mary Ann l’attendait sur le parking, aux pieds de la statue Les Ombres. Norman sortit de la voiture avec une dignité exagérée. Il était dans un état d’ébriété épouvantable.
— Comment ça va ? demanda-t-elle.
— Oh, ça va, ça va.
Pourquoi avait-elle dit cela ? Pourquoi était-elle gentille avec lui ?
— Tu veux entrer dans le musée ? dit-il.
— Non, merci. J’y ai passé toute la matinée.
— Ah.
— On se promène ?
Norman haussa les épaules.
— Où ça ?
— Par là…
Elle montra du doigt l’autre côté de la route, en direction de ce qui semblait être un terrain de golf et son réseau de sentiers. Elle voulait s’éloigner des gens.
Norman lui offrit son bras avec une galanterie tout éthylique. Chacun de ses gestes, en fait, ressemblait à une parodie hideuse de ce qu’elle avait apprécié en lui. Elle prit son bras, et se retint de frissonner. Au moins, cela empêcherait Norman de s’étaler à terre.
Ils traversèrent la rue et descendirent un chemin qui longeait le terrain de golf. Le brouillard commençait à rouler lourdement sur la côte, gommant déjà, au loin, sur une hauteur, les cyprès de Monterey. Quelque part au-delà de ces arbres, il y avait l’océan.
Mary Ann relâcha le bras de Norman :
— Je voulais te parler seul à seul.
— Oui ?
Il lui sourit, laissant manifestement ses espoirs renaître. Elle dit :
— Je suis au courant, pour les photos.
Il s’arrêta net et la dévisagea, bouche bée.
— Hein ?
— J’ai vu les photos, Norman.
— Quelles photos ?
Bien sûr que non, il n’allait pas lui faciliter la tâche.
— Tu sais très bien de quoi je parle.
Il avança la lèvre inférieure comme un enfant irascible et recommença à marcher. Plus vite, à présent.
— Je ne sais pas de quoi tu parles ! lui opposa-t-il.
— Tendres Bambins ? Bébés bien en chair ? Tu ne sais toujours pas ?
— Tu es complètement…
— Je sais ce que tu fais avec Lexy, Norman !