Frannie Halcyon poussa un long soupir résigné et tendit la main vers le flacon de cachets qui se trouvait encore sur sa table de chevet.
Assez curieusement, c’était un cadeau que lui avait fait pour son soixantième anniversaire Helena Parrish, l’élégante propriétaire de Pinus, la résidence de vacances des collines du Comté de Sonoma où Frannie avait passé plusieurs semaines langoureuses qui avaient marqué son entrée dans le troisième âge.
— C’est de la vitamine Q, avait expliqué Helena. Et c’est bon pour ce que vous avez.
Malgré la situation, Frannie parvint à esquisser un faible sourire en repensant à son innocence de l’époque. De la vitamine Q, bien sûr ! C’étaient en fait des Quaaludes, des tranquillisants, ce que les jeunes appellent downers. Elle en avait pris peut-être une demi-douzaine pendant son séjour à Pinus et elle avait cessé lorsqu’elle s’était rendu compte qu’ils faisaient mauvais ménage avec les Mai Tai.
En tout cas, à présent, cela n’avait plus d’importance.
Elle s’en enfila deux et les fit glisser avec son Mai Tai. Il restait au moins une dizaine de cachets dans le flacon, sûrement assez pour en finir avec ses malheurs. Elle s’apprêtait à en avaler deux autres lorsqu’elle se rappela un détail important.
— Emma !
Elle guetta le pas de la bonne.
Rien.
— Emma !
Enfin, elle entendit des pas traînants dans le couloir. Emma apparut sur le seuil avec un chiffon à poussière.
— Oui, M’dame ?
— As-tu vu mon rosaire, ma chère Emma ?
— Non, M’dame. Depuis longtemps.
— Je crois qu’il est dans le bureau de la bibliothèque. Tu veux bien aller voir, s’il te plaît ?
— Oui, M’dame.
Elle s’absenta quelques minutes, suffisamment longtemps pour que Frannie s’enfile deux autres Quaaludes et retape ses draps. En prenant le rosaire des mains de la vieille bonne noire, elle sentit la tristesse la submerger et lutta contre les larmes.
— Que ferais-je sans toi, Emma ?
Et que ferait Emma sans elle ?
Il était trop tard pour y penser, à présent, trop tard pour rebrousser chemin. Le testament de Frannie était très généreux pour la bonne. Il faudrait bien que cela suffise. Pourtant…
— Vous êtes pas bien, Miss Frances ?
Frannie refusa de croiser son regard. Le rosaire l’avait trahie. Personne ne savait mieux qu’Emma que l’engagement religieux de Frannie était limité au strict minimum.
— Je vais très bien. Je t’assure. Je veux juste dire une petite prière pour Miss DeDe.
— C’est sûr ? demanda Emma qui ne bougeait pas.
— Oui, chérie. Maintenant, laisse-moi un peu toute seule, veux-tu ?
Emma jeta un regard circulaire sur la chambre, comme si elle cherchait une preuve matérielle pour réfuter les déclarations de sa maîtresse. (Les Quaaludes étaient cachés sous l’oreiller de Frannie.) Puis elle soupira, secoua la tête et sortit de la pièce d’un pas lourd.
Au moment où Frannie cherchait ses comprimés, le téléphone sonna.
Elle réfléchit brièvement. Si elle ne répondait pas, Emma prendrait l’appel et reviendrait dans la chambre pour lui passer le message. Aussi décrocha-t-elle en espérant se débarrasser de ce dernier obstacle à son départ.
— Allô ?
Elle trouva qu’elle avait la voix pâteuse. Comme si elle avait parlé en rêve.
— Qui est à l’appareil, je vous prie ? demanda la voix à l’autre bout du fil.
— C’est… Mais qui êtes-vous, vous ?
— Maman ? Oh, mon Dieu, maman !
— Qu… ?
— C’est DeDe, maman ! Dieu merci, j’ai…
— DeDe ? (C’était un rêve, ou une hallucination, ou une méchante blague que lui jouait un de ces malades qui… Mais cette voix, cette voix !…) DeDe, mon bébé !… C’est toi ?
Elle entendit de lourds sanglots à l’autre bout du fil :
— Oh, maman, excuse-moi ! Je t’en prie, pardonne-moi ! Je suis saine et sauve ! Les enfants aussi ! Nous allons bien, tu comprends ? Nous rentrons à la maison dès que possible !
Du coup, Frannie se mit à gémir, tellement fort qu’Emma se précipita dans la chambre.
— Miss Frances, qu’est-ce qui se passe ?
— C’est Mlle DeDe, Emma ! Notre bébé revient à la maison ! Mon petit bébé adoré revient à la maison ! DeDe… DeDe, tu es là ?
— Je suis là, maman.
— Grâce à Dieu ! Mais où ça, là, ma chérie ?
— Euh… En Arkansas.
— Dans l’Arkansas ? Mais qu’est-ce que tu fiches là-bas ?
— J’y suis retenue. À Fort Chaffee. Tu peux m’envoyer une carte de crédit ou quelque chose comme ça ?
— Mais qui te retient ? Pas… Oh, mon Dieu, pas ceux de Jonestown ?
— Non, maman. Le gouvernement. Le gouvernement américain. Je suis dans un camp de regroupement pour les réfugiés cubains homosexuels.
— Quoi ?
— C’est un peu long à expliquer, maman.
— Bon, eh bien, dis-leur de te relâcher, au nom du Ciel ! Dis-leur qui tu es ! Dis-leur que c’est une erreur, DeDe !
Un long silence. Puis :
— Tu ne comprends pas, maman. Je suis une réfugiée cubaine homosexuelle.