Anna suggéra un déjeuner au Washington Square Bar & Grill.
— C’est hilarant, dit-elle en riant au téléphone. Tout le monde se donne des airs terriblement littéraires. Pour le prix d’un hamburger, tu peux te faire passer pour quelqu’un qui vient de terminer un petit volume de poésie.
Edgar resta circonspect.
— Je crois que je préférerais quelque chose de moins tapageur.
— Tu veux dire de plus privé ?
— Ben… oui.
— Oh la la ! Ce n’est pas une chambre d’hôtel ! Si un de tes copains nous repère, tu peux toujours dire que je suis une cliente ou quelque chose comme ça.
— Mes clients ne sont pas aussi ravissants que toi.
— Vieux satyre !
Ils étaient assis à deux tables à peine de Richard Brautigan. Ou de quelqu’un qui tentait de ressembler à Richard Brautigan.
— Tu as vu, au bar ? C’est Mimi Fariña.
Edgar ne semblait pas la connaître.
— La sœur de Joan Baez, espèce de béotien. Mais où étais-tu, toutes ces dernières années ? Sur une île déserte ?
Il rit nonchalamment :
— Tu me sembles bien snob, pour un marchand de sommeil.
— Une marchande de sommeil.
— Désolé. Tu sais, moi et les célébrités…
Anna lui sourit.
— Ta femme n’en reçoit pas sans arrêt ? s’enquit-elle sans méchanceté aucune.
— Tu lis les journaux ?
— Ça m’arrive.
— Ma femme collectionne, Anna. Elle collectionne les canards en porcelaine, les meubles en osier, les cages d’oiseaux françaises du XIXe qui ressemblent au château de Blois… Elle collectionne aussi les gens. L’année dernière elle a fait l’acquisition de Rudolf Noureev, Luciano Pavarotti, plusieurs Auchincloss et, en exclusivité, un authentique prince espagnol nommé Umberto de quelque chose.
— Ils sont devenus si rares, de nos jours.
— Elle collectionne aussi les bouteilles. De rhum.
— Ah.
— On arrête de parler d’elle ?
— Si tu veux. De quoi as-tu envie, d’ailleurs ?
— J’ai envie d’une belle… Quel âge as-tu ?
— Cinquante-six ans.
— J’ai envie de côtoyer sur la plage une belle femme de cinquante-six ans, et de déconner avec elle.
— Tout de suite ?
— Sur-le-champ.
— Sors la manivelle et fais démarrer la Mercedes !
La plage de Point Bonita était presque déserte. À son extrémité nord, un groupe d’adolescents faisait voler un énorme cerf-volant pourvu d’une queue argentée.
— Bon sang, lança Edgar. Tu te rappelles à quel point c’était amusant, de faire ça ?
— C’était ? Je fais tout le temps du cerf-volant. C’est follement drôle quand on est défoncé.
— À la marijuana ?
Anna haussa malicieusement un sourcil. Elle fouilla dans son sac et en sortit un joint soigneusement roulé.
— Remarque le papier de cigarette ! J’ai pensé qu’il séduirait ton cœur d’homme d’affaires austère.
Il s’agissait d’un faux billet d’un dollar.
— Anna… Je ne veux pas jouer les rabat-joie…
Elle laissa tomber le joint dans son sac.
— Ça ne risque pas. Bon ! On la fait, cette promenade ?
Il fut blessé par sa gaieté artificielle. Il se sentait plus vieux que jamais. Il voulait faire un geste vers elle, établir entre eux un lien durable.
— Anna ?
— Oui ?
— Je te trouve extraordinaire pour une femme de cinquante-six ans.
— N’importe quoi !
— Je suis sincère.
— Je suis exactement comme n’importe quelle femme de cinquante-six ans se doit d’être.
Il rit faiblement.
— J’aimerais que tu approuves qui je suis.
— Edgar, fit-elle en prenant son bras pour la première fois, j’approuve qui tu es. Je voudrais juste que tu révèles ce qui se cache derrière cette vieille façade bourrue. Je voudrais que tu voies à quel point tu peux être formidable…
Elle relâcha son bras, et courut vers les adolescents. En moins d’une minute, elle était de retour, traînant derrière elle le grand cerf-volant argenté.
Elle tendit la corde à Edgar.
— Il est à toi pour dix minutes, dit-elle, essoufflée. Profites-en.
— Tu es folle, lui renvoya-t-il, hilare.
— Peut-être bien.
— Comment est-ce que tu les as convaincus ?
— Ne me pose pas de questions.
Au bout de la plage, les adolescents s’étaient accroupis en un cercle, et regardaient le pot-de-vin d’Anna s’évanouir en fumée.