Quelque part dans le ciel nocturne au-dessus de la péninsule de Monterey, Michael détacha sa ceinture et se tourna pour voir comment allaient ses compagnons de voyage.
Burke était endormi, affalé contre le hublot comme une poupée de chiffons.
Mary Ann était toujours éveillée et faisait de son mieux pour s’absorber dans la lecture du magazine offert par la compagnie aérienne. Voyant que Michael la regardait, elle esquissa un sourire las :
— Je suis en train de lire un article sur les célibataires dragueurs de San Francisco, dit-elle.
— Argh.
— Ce que c’est déprimant ! Tu crois que je suis une célibataire dragueuse ?
— Absolument pas, la rassura Michael en secouant la tête.
— Dieu merci ! (Elle se pencha vers lui et chuchota la suite.) Et moi, je ne pense pas que tu sois un sale pédé.
— Merci beaucoup.
— J’ai fait beaucoup de chemin pour en arriver à penser comme ça, tu sais, Michael.
— Je sais. J’ai remarqué.
— Non. Tu ne sais pas comment j’étais avant.
— Ça n’a aucune importance. (Il se tut et se massa les tempes du bout des doigts.) J’espère simplement que mes parents encaisseront aussi.
— Tu leur as dit ?
— Non, mais je crois que je vais le faire.
— Mouse… Crois-tu qu’ils soient prêts ?
— Non. Ils ne le seront jamais. Ils ont passé l’âge de changer, maintenant. Ils sont plutôt de pire en pire.
— Alors pourquoi le faire ?
— Je les aime, Mary Ann. Et ils ne savent même pas qui je suis.
— Mais si. Ils savent que tu es gentil, adorable et… drôle. Ils savent que tu les aimes. Pourquoi éprouverais-tu le besoin de…
— Celui qu’ils connaissent a douze ans.
— Mouse… Il y a des tas de types qui ne se marient jamais. Tes parents sont à quatre mille cinq cents kilomètres d’ici. Pourquoi est-ce qu’ils ne penseraient tout simplement pas que tu es…
Elle chercha le mot qui convenait en faisant un cercle avec la main.
–… Un Vieux Célibataire Excentrique, compléta Michael en souriant. C’est comme ça qu’ils les appellent, à Orlando. Mon oncle Roger était un Vieux Célibataire Excentrique. Il enseignait l’anglais et cultivait des lis et nous ne le voyions pas tellement, sauf aux mariages et aux enterrements. Mes cousins et moi, nous l’aimions bien, parce qu’il savait faire une marionnette en faisant quatre nœuds à un mouchoir. Mais la plupart du temps, il était tout seul, parce qu’il savait quelles étaient les règles : ne dis rien si tu veux que les autres t’aiment ; ne les oblige pas à penser à l’être répugnant que tu es. Et il a obéi. Je ne sais pas… Peut-être qu’il n’avait jamais entendu parler des pédés de la Nouvelle-Orléans et de San Francisco. Peut-être qu’il ne savait même pas ce que ça voulait dire. Peut-être qu’il pensait qu’il était le seul de son espèce… à moins que ce ne soit parce qu’il adorait vivre à Orlando. En tout cas, il est resté là-bas, et quand il est mort – j’étais au lycée – on lui a fait des obsèques dignes d’un eunuque. Mary Ann… Je ne l’ai jamais vu toucher quelqu’un. Jamais. (Michael hésita, puis il secoua la tête.) J’espère qu’il a quand même baisé une fois.
Mary Ann tendit la main et la posa sur son bras :
— Les choses ont changé, Mouse. Le monde a beaucoup évolué.
— Ah bon ? (Il lui tendit le troisième cahier du Chronicle et lui désigna la rubrique de Charles McCabe.) Ce libéral éclairé déclare qu’il va y avoir un grand retour de manivelle contre les homosexuels, parce que les gens normaux et décents en ont assez de subir les « anormaux ».
— Peut-être qu’il…
— J’ai quelque chose à lui apprendre, tiens. Devine qui d’autre en a assez ? Devine qui c’est, ceux qui se crèvent le cul à essayer de ne pas paraître anormaux en passant leur temps à se justifier, à amuser la galerie et à jouer les folles pour essayer d’oublier toutes les crasses qu’on leur fait ? Anormal ? Tu parles ! Anita Bryant ne serait personne aujourd’hui si elle n’était pas allée rouler des fesses en maillot de bain à Atlantic City. S’il y a une différence entre ça et un concours de slips entre mecs, j’aimerais qu’on me dise où elle est.
Il avait prononcé ces derniers mots d’une voix stridente. Mary Ann jeta un regard inquiet sur les autres passagers, puis :
— Mouse, dit-elle d’un ton apaisant, ce n’est pas moi que tu as besoin de convaincre.
Il sourit et lui fit un baiser sur la joue :
— Excuse-moi. J’ai dû avoir l’air d’une militante hystérique, non ?
Ils dormirent pendant le reste du vol. Michael se réveilla pendant la descente sur San Francisco, en sentant agir sur son âme la présence réconfortante de la ville.
— Eh bien, dit Mary Ann d’un ton guilleret tandis qu’ils débarquaient, rien n’a changé : les Hare Krishna sont toujours à l’aéroport.
— Pas de problème, dit Michael en faisant un clin d’œil à Burke. S’ils essaient de nous vendre une rose, on a notre arme secrète, maintenant.
Le pilote sortit du cockpit et, alors que Michael s’apprêtait à sortir, les deux hommes échangèrent sans un mot un regard d’une signification universelle, qui valait bien des langages immémoriaux.
— Bienvenue au bercail, dit le pilote.
— Ça c’est sûr ! dit Michael.
Quand ils furent arrivés dans le terminal, Mary Ann le taquina :
— J’ai tout vu, tu sais.
— Tu avais raison tout à l’heure, reconnut Michael avec un sourire. Les Vieux Célibataires Excentriques ne sont plus tout à fait comme avant !