Pendant ce temps, à l’opéra, les messieurs allaient et venaient dans l’ombre, lissant leur plumage dans les toilettes Hommes des loges, au milieu des chromes reluisants, du cuir rouge et du bois massif. Pendant les deux prochaines heures, ces toilettes seraient les plus élégantes de toute la ville.
— Monte la garde, ordonna Peter Cipriani.
— Quoi ? fit Beauchamp.
— La dernière chose dont on a besoin, c’est qu’un de ces vieux dinosaures constipés et pourris jusqu’à la moelle vienne s’échouer ici !
Peter sortit de sa poche une enveloppe frappée du sceau des Cipriani. Il y plongea une minuscule cuiller en or, et la porta à sa narine gauche.
— Mmmh !… Non coupé ! C’est comme ça que j’aime la coke et les mecs !
Beauchamp était nerveux.
— Allez ! Dépêche-toi !
— Les dames d’abord !
La cuiller effectua un aller-retour, mais cette fois vers l’autre narine. Beauchamp prit le relais, puis examina sa queue-de-pie dans le miroir, à la recherche de poussières.
— Tout cela est tellement pénible !
Peter lui sourit.
— Tu vas à l’Orangerie avec les Halcyon, après ?
— Demande à DeDe. C’est elle et sa mère qui dirigent la manœuvre ce soir.
Peter sortit un fond de teint Bill Blass de la poche de son veston et retoucha ses pommettes.
— Pourquoi est-ce que tu ne te tires pas avec moi à l’entracte ? Je vais au Club.
— Il y a quelque chose de prévu au club ?
Peter grogna :
— Pauvre gourde d’héritière ! Je te parle du Club du coin de la Huitième Avenue et de Howard Street.
— Non, ne compte pas sur moi ce soir.
— Chacun ses goûts. Moi, personnellement, j’en ai plein le cul de ces pseudo-patriciens. Je me sens davantage prêt à frayer avec deux ou trois pseudo-bûcherons.
Ryan Hammond fit son entrée majestueuse dans la pièce. Ryan était anglais, ou du moins parlait comme un Anglais. Il était connu dans les chroniques mondaines comme cavalier pour veuves et comme vedette de comédies musicales sur la Péninsule.
— Eh bien, roucoula Peter. Je vois qu’on a sorti les déambulateurs du placard, ce soir.
Beauchamp lança un regard furieux à son ami.
Ryan l’ignora, et s’approcha de l’urinoir.
— Ta copine est très mignonne, Ryan. Quel âge a-t-elle ? Cent huit ans ? demanda Peter.
— Peter ! lança sèchement Beauchamp.
Faisant comme si de rien n’était, Ryan dévisagea Peter d’un œil noir.
— Bonsoir, M. Cipriani. Je ne savais pas que vous étiez un amateur de Massenet.
— Non, d’ordinaire je n’en suis pas un… mais la soirée d’ouverture est un tel spectacle ! Après tout, c’est la seule soirée de l’année où tu portes moins de bijoux que tes petites amies !
Les toilettes étaient à nouveau vides lorsque Edgar et Booter Manigault y pénétrèrent. Booter portait ses décorations de guerre et un écouteur radio dans l’oreille. Il écoutait le match de football entre les New York Giants et les Cincinnati Bengals.
Les deux hommes faisaient face au mur.
— Ça va bientôt être le temps des canards, dit Edgar platement.
— Quoi ?… Désolé, Edgar.
Il retira l’écouteur.
— J’ai dit : « C’est bientôt le temps des canards. »
— Oui… Le temps passe, hein ?
Booter rit tout seul avant de reprendre :
— Qui a dit qu’on n’avait pas de saisons en Californie ? À cette période-ci, les putes quittent leurs nids de Rio Nido pour émigrer à Marysville. Moi, j’appelle ça un signe avant-coureur de l’automne : qu’est-ce que tu en dis ?
Silence.
— Edgar… Ça va ?
— Oui… Ça va.
— Tu m’as l’air bien pâle.
— Oh, c’est juste l’opéra…
Il se fendit d’un sourire.
Booter se renfonça son écouteur dans l’oreille.
— Tu peux le dire, nom de Dieu !