Norman quitta l’appartement de Mary Ann peu avant midi.
Il passa trois heures à explorer des librairies, sans succès. Finalement, sur Upper Grant, il découvrit une minuscule boutique, coincée entre un sex-shop et un marchand de glaces biologiques.
Il examina les livres pendant quelques minutes, avant d’approcher le vieil homme dans le fond du magasin.
— Vous avez quelque chose sur le sky-diving ?
— Hmm ?
— Le sky-diving. Le parachutisme.
— Le sport ?
— Oui. Le sport.
Le vieil homme souleva son cardigan pour se gratter le flanc, puis il montra du doigt une étagère à portée de main.
— C’est tout ce que nous avons au rayon sport.
Il esquissa une expression de dégoût, comme si Norman lui avait demandé le rayon porno.
— Ça n’a pas d’importance. Je voulais juste jeter un coup d’œil à ce vieil endroit. Je suis déjà venu il y a très longtemps. Vous l’avez très joliment arrangé.
— Vous trouvez ?
— Oui. Avec beaucoup de goût. On ne voit plus beaucoup d’endroits comme ça, de nos jours. C’est bon de voir que certaines personnes respectent toujours le passé.
Le vieil homme ricana.
— C’est vrai que j’ai un sacré passé derrière moi… Je suppose que cela me donne droit au respect.
— Oui, mais vous êtes resté jeune dans l’âme, non ? C’est ce qui compte. Vous êtes bien plus aimable que la dame qui dirigeait cette librairie avant vous.
Le vieil homme le mesura du regard :
— Vous la connaissiez ?
— Pas très bien. Elle m’avait paru franchement désagréable.
— C’est la première fois que j’entends dire cela à son sujet. Un peu excentrique, peut-être.
— Très excentrique. C’est à elle que vous avez racheté l’endroit ?
Le vieil homme acquiesça :
— Il y a environ dix ans. Je suis resté ici depuis.
— Ça fait plaisir à entendre. Un endroit pareil a besoin d’un minimum… de stabilité. Je suppose que cette madame, Mme je-ne-sais-plus-quoi, a dû retourner dans l’Est. Ou ailleurs ?
— Non. Elle est toujours ici. Je la vois de temps en temps.
— Tiens, je n’aurais pas cru ça. Elle ne semblait pas très heureuse ici. Elle radotait sans cesse à propos de… zut, un coin dans l’Est, je crois. D’où venait-elle déjà ?
— Appelons ça l’Est, si vous voulez. Elle venait de Norvège.
— De Norvège ?
— Ou bien, attendez… du Danemark. Oui, c’est ça, du Danemark.
— J’ai dû la confondre avec quelqu’un d’autre.
— Est-ce qu’elle s’appelait Madrigal ?
— Oui. C’est ça.
— Elle venait du Danemark, j’en suis certain. Née ici — aux États-Unis, je veux dire — mais elle a vécu au Danemark avant d’acheter le magasin. Je suppose que c’est là qu’elle a pris toutes ses drôles d’habitudes.
— Ça, on peut dire qu’elle en avait.
Le vieil homme sourit :
— Vous voyez cette vieille caisse enregistreuse ?
— Oui ?
— Eh bien, le jour où j’ai pris le relais, le jour où je me suis installé, j’ai trouvé une note, collée là, qui disait : « Bonne chance, et que Dieu te bénisse. » Et vous savez quoi d’autre ?
Norman secoua la tête.
— Une cigarette. Une cigarette roulée à la main. Collée juste là avec un morceau de ruban adhésif.
— Étrange.
— Très étrange, reprit le vieil homme.
À l’instant précis où Mona et D’orothea allaient entrer au Malvina, Norman descendait Union Street en direction de Washington Square.
Mona le salua de la tête, mais il ne remarqua pas le geste.
— Il habite dans notre immeuble, précisa-t-elle à D’orothea. Il a peur de son ombre.
— Ça se voit.
— Et pourtant il m’a surveillée. Il ne parle pas beaucoup, mais il me surveille.
Au premier étage du Malvina, elles sirotaient un cappuccino, et recomposaient le puzzle de leurs années manquantes.
— Là, je suis paumée, avoua Mona. Qu’est-ce qui est arrivé à Curt ?
— Plein de trucs… D’abord il a joué dans Sleuth pendant un an. Après, quelques nouveaux soaps. Et puis un des premiers rôles dans Absurd Person Singular. Il s’en est pas trop mal tiré.
— Et toi ?
— Moi non plus, je m’en suis pas trop mal tirée.
— Moi, j’ai perdu mon boulot.
— Je sais.
— Ah ! Comment… ?
— Je travaille comme modèle pour Halcyon. Beauchamp Day me l’a dit.
— Bordel, le monde est petit !
— Mona, New York, c’est fini pour moi. Je voudrais me réinstaller ici.
— La grande voyageuse rentre au bercail ?
— Allons… Ce que tu parais cynique maintenant.
— Pardon.
— J’ai besoin de toi, Mona.
— D’or…
— J’aimerais qu’on recommence, toutes les deux.