Prières pour le monde


Revenu en ville, le Père Paddy Starr discutait de ses ouailles au cours d’un souper tardif à l’Étoile.

— Cette pauvre Bitsy, soupira-t-il en grignotant une asperge. J’ai bien peur qu’elle n’ait de nouveau besoin de nos prières.

Prue savait qu’il n’y avait qu’une seule Bitsy : Bitsy Liggett, la kleptomane mondaine. Son infamie représentait une gêne depuis dix ans pour la bonne société locale.

— Oh, mon Dieu, dit Prue, tentant d’avoir l’air dévot bien qu’elle eût elle-même été délestée d’un vase Lalique, de plusieurs chiens en cristal et d’un peigne ancien en écaille, à cause de la névrose compulsive de la femme pour laquelle on priait.

— Le problème, se lamenta le prêtre, c’est qu’on ne peut pas ne pas l’inviter, n’est-ce pas ? Les Liggett sont d’une excellente famille. Bitsy est une femme charmante. Le tout, c’est d’être sur ses gardes.

— Et qui n’a pas été sur ses gardes, cette fois ?

— Vita, fit le prêtre avec une petite moue.

— Non !

— Bitsy fait partie du conseil d’administration de sa Société en Faveur des Victimes des Séismes. Lorsqu’elle est partie de la réunion d’hier, une boîte Fabergé est tombée de dessous sa robe.

— Non !

— Pile au milieu du salon. C’est à mourir, non ? (Prue porta ses deux mains à sa bouche et gloussa.) C’est à mourir… répéta le Père Paddy. (Il haussa un sourcil pour rendre la chose plus drôle. Puis brusquement, son visage reprit son expression sérieuse, ses traits s’effondrèrent comme s’il avait été en cire et qu’il fondait.) Mais vraiment, c’est tout à fait affreux, cependant. C’est une maladie, comme l’alcoolisme. Elle a besoin de nos prières, Prudy Sue.

Puis il lui expliqua que trois autres personnes avaient aussi besoin de leurs prières.

Prue put lui annoncer sa nouvelle au moment du dessert :

— Je voulais vous dire que j’ai retrouvé Vuitton.

— Ah, dit le Père Paddy en se penchant et en posant une main affectueuse sur la sienne. Je suis tellement content, mon enfant ! Où était-il ? Le pauvre chéri devait être efflanqué !

— Non, c’est le plus stupéfiant. Il habitait avec un type dans le parc.

— Un employé du parc, vous voulez dire ?

— Non. Un homme qui vit dans une drôle de petite cabane. Sur une saillie rocheuse, au-dessus des fougères géantes. Il a un lit, une sorte d’âtre et à peu près tout ce qu’il faut. Vuitton avait l’air de l’adorer, alors je n’ai pas vraiment pu faire d’histoires. Sur le fait qu’il ait gardé mon chien, je veux dire.

— Il ne vous a pas appelée ?

— Non, c’est moi qui l’ai trouvé. Ou plutôt, j’ai trouvé Vuitton et Vuitton m’a conduit à lui. Il a eu l’air un peu triste, quand j’ai emmené le chien. Il lui avait fabriqué une laisse ; il avait une brosse et tout le nécessaire.

Le Père Paddy versa de la crème sur ses framboises :

— Comme c’est attendrissant.

— Oui, vraiment. J’ai été sincèrement touchée, mon Père. Il m’a dit de lui amener Vuitton pour lui rendre visite de temps en temps. Je crois que c’est ce que je vais faire.

Le prêtre continua à sourire, mais son front se plissa :

— Eh bien, je ne sais pas si c’est une bonne idée, ça, Prudy Sue.

— Pourquoi ?

— Eh bien, vous n’avez aucun moyen de savoir qui il…

— Je fais confiance à mon instinct, mon Père. Cet homme est une bonne âme. La vie lui a peut-être joué de mauvais tours, mais il lui sourit quand même. Il a même un petit écriteau avec une citation des Écritures au-dessus de sa porte.

— Vraiment ? s’enquit le Père Paddy. De qui ?

Ils étaient revenus sur un terrain qui lui était plus familier.

Prue réfléchit un instant :

— Santa-quelque-chose. J’ai oublié. C’est un truc sur le souvenir du passé. Il l’a tracé avec des brindilles, ajouta-t-elle en prenant une bouchée de son gâteau. D’ailleurs, les personnages comme lui sont une tradition de San Francisco. Comme l’empereur Norton et… vous vous souvenez d’Olin Cobb, celui qui a fait construire la petite bicoque sur Telegraph Hill ?

Le Père Paddy lui adressa un sourire oblique :

— Vous allez en parler dans votre chronique, n’est-ce pas ?

— Peut-être, fit timidement Prue.

— Mmm, mmm…

— Quoi qu’il en soit, il faut que j’y retourne, ne serait-ce qu’une fois.

— Ecoutez, Prue…

— J’ai oublié mon sifflet d’alarme, là-bas.

— Oh, non, je vous en prie !

— C’est un Tiffany’s, expliqua-t-elle.

— Un Tiffany, ma chère, la corrigea le prêtre. Sans « s ».

— Un Tiffany, répéta Prue. C’est Reg qui me l’a offert. J’y suis sentimentalement attachée. J’ai fait tomber mon sac devant chez lui et le sifflet a dû se perdre. Ne me regardez pas comme ça, mon Père.

Le prêtre se contenta de secouer la tête avec un petit sourire réprobateur sur les lèvres.

— Vous êtes tellement gentil, dit Prue en s’emparant de l’addition. C’est si agréable de pouvoir compter sur quelqu’un qui se fait du souci pour vous.