La route qui montait dans les collines était très mal éclairée. Michael n’en retint qu’un vague souvenir de feuillages poussiéreux, de palmes noires, de maisons en stuc délabrées qui se recroquevillaient dans les phares comme des amants illégitimes surpris par le flash de l’appareil-photo d’un détective.
Le taxi s’arrêta devant un vaste bâtiment blanc dont l’entrée formait une arche. Les grilles qui la fermaient portaient le nom : SANS SOUCI.
Pas de soucis ! À Acapulco ? Dans un bar gay au nom français ? Décidément, l’ironie du sort ne s’embarrassait pas du sens des mots !… Il se rendit compte, avec un peu de gêne, qu’il y avait vraiment été un peu fort avec Mary Ann. Elle avait percé son âme à jour dans l’un de ses moments les plus noirs, les plus dénués d’humour, un moment empoisonné par l’auto-apitoiement. Elle avait vu ce que cachait la façade du gentil lutin à la Disney et ce n’était sûrement pas joli à voir.
Il paya le chauffeur et passa l’arche en saluant d’un signe de tête la vieille femme qui balayait le sol. Elle lui rendit son salut sans expression. Michael se demanda si elle avait dans son vocabulaire un mot particulier pour dire « pédale gringo ».
L’arche ouvrait sur une terrasse qui donnait à voir une colline et un morceau de la baie. À un bout se trouvait un bar sous une paillote, où un vieil homme semblait servir à la fois de sentinelle et de barman. L’endroit était tellement mal éclairé que Michael trébucha sur une chaise en faisant son entrée.
Recouvrant son sang-froid, il jeta un regard autour de lui pour le cas où il y aurait eu des témoins de sa maladresse. Il n’y avait personne, l’endroit était vide. Le seul bruit qu’on entendait était le froissement sinistre des palmes sur le flanc de la colline et le gémissement sépulcral de Donna Summer qui chantait Winter Melody.
Il y avait quelque chose qui clochait salement.
Salement, ou pas du tout. Peut-être que c’était exactement comme ça que devait être un bar gay mexicain. À moins qu’il y ait eu un petit problème linguistique dans le taxi ? Non. Qu’est-ce qu’« homosexe » pouvait bien signifier d’autre ? Ou alors, c’était une farce ? Une bonne vieille blague que jouait un macho à un pauvre pervers américain ?
Il était neuf heures et demie lorsque Michael commanda une Dos Equis au vieil homme et s’assit à une table au bord de la terrasse. Il se perdit dans ses songes en contemplant le miroir d’onyx de la baie et l’immense croix illuminée de la Capilla de la Paz. Une enseigne Pepsi au néon luisait d’une manière obscène, au loin, sur une colline.
Plusieurs personnes arrivèrent l’une après l’autre sur la terrasse. Des femmes. Des lesbiennes ? Un homme apparut. Il était attifé d’un pantalon blanc et portait plusieurs douzaines de chaînes en or et un brushing de latin lover qu’on aurait dit tout droit sorti de GQ. Il aurait été hétéro, à L.A., c’est certain. Oui, mais ici… ?
L’homme commença à danser tout seul en roulant des yeux comme quelqu’un qui vient de rendre le dernier soupir en copulant. C’est en le regardant évoluer que Michael comprit : non seulement il avait le petit doigt en l’air, mais c’était le genre à avoir aussi le petit orteil en l’air.
La piste de danse fut envahie de monde dès avant onze heures. Les clients, pour la plupart, étaient des folles, mais Michael repéra une petite bande de bûcherons d’opérette vêtus de chemises à carreaux qui regardaient les autres avec un amusement mal dissimulé. Il s’efforça de les éviter. Si c’étaient des gens de San Francisco, il ne voulait même pas leur parler. Il était hors de question de rencontrer sur une colline mexicaine quelqu’un avec qui il avait peut-être déjà fricoté dans la backroom d’un bar.
Un homme l’invita à danser. Michael accepta, mais il se sentait mal à l’aise et n’en avait guère envie. Il ne voulait pas vraiment danser, en fait ; il voulait seulement que quelqu’un le serre dans ses bras.
— C’est la première fois ? demanda l’autre, tout en se dandinant sans grand enthousiasme.
C’était un Mexicain.
— Oui, répondit Michael en faisant de grands efforts pour ne pas parler petit nègre, ce qu’il faisait généralement quand il avait affaire à des étrangers.
— Tu n’es pas heureux, je crois ?
— Excuse-moi, dit Michael en souriant faiblement, je…
— C’est OK. Parfois… moi aussi.
Merde, pensa Michael. Essaie pas d’être gentil comme ça, toi. Si t’es aussi gentil, je vais te chialer sur l’épaule.
— La plupart du temps, je suis heureux, c’est vrai, mais parfois…
Il abandonna toute tentative d’explication et se rabattit sur un cliché de drague auquel il n’aurait jamais osé recourir en Californie :
— Tu viens souvent ici ?
Quand la réponse lui parvint, Michael n’écoutait déjà plus.
Il avait les yeux braqués sur l’arche, où un grand type blond en costume de lin blanc s’était arrêté pour considérer la piste de danse. Par une habitude trop ancienne pour qu’il s’en défît, Michael le déshabilla du regard pendant une fraction de seconde, puis il cessa avec la soudaineté d’un chien qui s’aperçoit qu’il est en train de se mordre la queue.
C’était Jon Fielding.