Voyageurs


La passerelle d’embarquement du Sagafjord grouillait de passagers, mais Prue n’en voyait qu’un seul.

— Regardez-le, ronronna-t-elle. Avez-vous jamais rien vu d’aussi beau ?

Le Père Paddy se signa, ce qui constituait une réponse tout à fait appropriée si l’on considérait l’objet de leur examen. En effet l’individu en blazer Brioni était beau : il était si racé et élégant qu’on aurait pu le prendre pour un diplomate ou un financier international.

— J’ai envie de courir le prendre dans mes bras, s’écria Prue.

— Du calme, murmura le prêtre. L’habit fait peut-être le moine, mais, vous, vous ne pouvez rien faire tant que le bateau n’a pas largué les amarres.

— Vous êtes cruel, mon Père, plaisanta nerveusement Prue.

— Luke a son billet ?

— Oui. Je lui ai donné la suite Olaf Trygvasson. Je voulais prendre la Henrik Ibsen : ça faisait tellement plus littéraire !

— Un choix tout à fait judicieux, commenta le Père Paddy. Voulez-vous que je vous accompagne à bord, au fait ?

— C’est très gentil à vous, mais je crois que je me débrouillerai toute seule.

— J’ose l’espérer, dit le prêtre, haussant un sourcil.

— Arrêtez, mon Père !

Le Père Paddy gloussa et serra son amie dans ses bras :

— Amusez-vous bien, ma chère. J’espère que vous rencontrerez quelqu’un de merveilleux à bord.

— Mon petit doigt me dit que c’est ce qui va se passer, répliqua Prue avec un sourire.

— Mais ne le rencontrez pas tant qu’une occasion convenable ne se sera pas offerte.

— Je comprends.

— Et n’oubliez pas de l’appeler Sean en public.

— Je n’oublierai pas.

— Et pour l’amour du Ciel, ne vous tracassez pas sous prétexte que Frannie Halcyon est à bord.

— Quoi ?

— Je viens de l’apercevoir sur le quai. Cela dit, peut-être qu’elle accompagne simplement quelqu’un. De toute façon, vous avez tout à fait le droit de vous lancer dans l’histoire d’amour qui se… présentera. Luke est certainement plus que montrable désormais et je doute que Frannie…

— Où est-elle ? demanda Prue. Mon Dieu, ce que ça m’angoisse !

— Oh, Prue… Laissez-vous aller. Ce sont des vacances, quand même !

— Je vais essayer, promit Prue avec un sourire résolu.

— Dieu vous garde, dit le Père Paddy.

— Ciao !

 

Sur le quai, trois femmes étaient rassemblées avec deux petits enfants et bavardaient avec un évident manque de décontraction.

— Maintenant, exigeait DeDe en s’agenouillant près des jumeaux, promettez-moi que vous ferez tout ce que Magnie vous dira de faire.

La petite Anna s’accrocha au cou de DeDe comme un koala :

— Pourquoi tu viens pas, maman ?

— Je ne peux pas, mon cœur. Maman doit s’occuper de plein de choses. Mais je serai là pour vous attendre dès que vous rentrerez, c’est promis.

— Est-ce que D’orothea sera là aussi ?

— Peut-être, mon cœur. Maman ne sait pas encore.

Mary Ann s’agenouilla auprès de DeDe et s’adressa aux enfants :

— Vous allez tellement vous amuser. Il y a des films, sur le bateau, vous savez ! Et vous allez voir des animaux merveilleux, en Alaska !

— Lesquels ? demanda Edgar.

Mary Ann fut prise de court :

— Lesquels ? murmura-t-elle à DeDe.

— Euh… des élans, non ?

— De gros animaux, résuma Mary Ann. Avec de grandes cornes.

Puis, voyant la tête que faisait la petite fille, elle s’empressa d’ajouter :

— Mais ils sont très gentils… Comme de gros chiens, tu vois ?

DeDe se releva et embrassa sa mère :

— Merci pour tout. Je t’adore. J’espère que tu le sais, au moins.

— Je le sais, déclara Frannie en se mettant à pleurer. Je l’ai toujours su, ma chérie.

DeDe trouva un Kleenex dans son sac et lui tamponna les yeux.

— C’est mieux comme ça, affirma-t-elle. Je sais qu’ils seront en sécurité avec leur Magnie.

— Mais comment pourraient-ils être plus en sécurité qu’à la maison ?

— Allons, allons… Tu sais bien que la publicité…

— Il n’y a pas que ces histoires de médias, n’est-ce pas ? demanda Frannie en fixant sa fille d’un regard qui exigeait la vérité. (DeDe se détourna et jeta le Kleenex.) N’est-ce pas ? insista Frannie.

Un coup de sirène assourdissant du Sagafjord annonça le départ imminent.

— Et voilà ! chantonna DeDe d’un ton un peu trop enjoué.

— DeDe, je veux que tu…

DeDe la fit taire en la prenant de nouveau dans ses bras.

— Tout se passera très bien, maman. Très bien.