Mme Day à la maison


DeDe était agacée. Le dimanche s’enfonçait déjà dans l’après-midi, et Beauchamp n’était toujours pas rentré de son week-end avec les Gardes au Mont Tam.

Elle errait nerveusement dans le penthouse à la recherche d’une distraction. Elle avait déjà lu le Town and Country, arrosé les plantes, promené son corgi, et discuté avec Michael Vincent à propos des meubles en bois pour le salon.

Il ne restait plus rien, sauf les factures.

Elle s’assit à son écritoire et se mit à déchirer des enveloppes. Le compte de Wilkes Bradford s’élevait à 1 748 dollars. Papa allait être livide. Ce mois-ci, elle avait déjà reçu trois avances sur sa rente.

Et merde ! Beauchamp n’avait qu’à faire les factures lui-même, pour une fois. Elle en était dégoûtée.

Elle se leva avec rage et se posta à la fenêtre, où elle fut confrontée à un panorama d’un exotisme quasi risible : la pente boisée de Telegraph Hill, la magnificence brute d’un cargo norvégien, la vaste courbe bleutée de la baie…

Et puis une soudaine entaille de vert électrique, quand une nuée — non, la nuée — de perroquets sauvages s’envola vers le nord, jusqu’aux eucalyptus de Julius Castle.

Sur la colline, les oiseaux étaient devenus légendaires. La légende voulait qu’ils aient jadis appartenu à des hommes. Ensuite, on ne sait trop comment, ils s’étaient échappés de leurs cages respectives pour former ce bataillon rauque de combattants de la liberté. Selon la plupart des témoins, ils partageaient leur temps entre Telegraph Hill et Potrero Hill. Leurs cris stridents, en plein vol, étaient considérés par de nombreux habitants comme un hymne à l’âme libérée.

Mais pas par DeDe.

Pour elle, ces perroquets affichaient une arrogance désobligeante. On aurait beau acheter le plus joli de toute la ville, se disait-elle, impossible de se faire aimer de lui. On peut le nourrir, le soigner et le complimenter sur sa splendeur, rien ne garantit qu’il restera à la maison. Il y avait du reste une leçon à tirer de ça.

 

Elle s’enferma dans la salle de bains et versa un capuchon de bain moussant dans la baignoire. Elle reposa dans l’eau pendant une heure, essayant de calmer ses nerfs. Cela aidait de penser au bon vieux temps, aux jours heureux à Hillsborough, quand Binky, Muffy et elle allaient chiper les clés de la Mercedes de Papa, pour descendre jusqu’à Fillmore et aguicher les étalons noirs qui rôdaient au coin des rues.

De bons moments. Avant l’entrée dans le monde. Avant le mariage. Avant Beauchamp.

Et que restait-il à présent ?

Muffy avait épousé un prince castillan.

Binky continuait à mener sa grande vie de Princesse Américaine Juive.

DeDe était coincée avec un Bostonien désargenté mais digne, qui se prenait pour un perroquet.

 

Allongée dans l’eau chaude et parfumée, elle réalisa soudainement que la plupart de ses idées sur l’amour, sur le mariage et le sexe avaient cristallisé quand elle avait quatorze ans.

Mère Immaculata, son professeur de sciences humaines, lui avait tout expliqué :

— Des garçons essaieront de t’embrasser, DeDe. Tu dois t’y attendre, et t’y préparer.

— Mais comment ?

— La solution est contre ton cœur, DeDe. Le scapulaire que tu portes autour du cou.

— Je ne vois pas comment…

— Quand un garçon essaiera de t’embrasser, tu devras sortir ton scapulaire et lui dire : « Tiens, embrasse ceci, puisque tu as besoin d’embrasser quelque chose. »

Le scapulaire de DeDe contenait une photo de Jésus, ou de saint Antoine ou de quelqu’un de ce genre.

Personne n’essaya jamais d’embrasser le scapulaire.

Mère Immaculata savait de quoi elle parlait !

 

DeDe sortit du bain et resta devant le miroir un long moment, appliquant du Oil of Olaz sur son visage. La chair, sous son menton, devenait molle et spongieuse. Mais rien de trop grave : cela pouvait encore passer pour les rondeurs pleines de charme de l’adolescence.

Le reste de son corps dégageait toujours une certaine… sensualité, estima-t-elle, même si l’opinion de quelqu’un d’autre aurait certainement été la bienvenue pour confirmation. Si Beauchamp ne la désirait plus, il existait encore des gens qui, eux, la désiraient. Après tout, elle n’avait absolument aucune raison de jouer à Miss Virginité 69.

Elle prit son carnet d’adresses, et chercha le numéro de Splinter Riley.

Splinter, ses larges épaules et ses yeux brûlants ! Splinter qui, par une douce nuit au Belvedere (1970 ? 1971 ?), l’avait suppliée de le suivre jusqu’au hangar à bateaux des Mallard, où il avait violenté sa robe Oscar de la Renta et pris son plaisir viril avec une minutie flatteuse.

Bon Dieu ! Elle n’en avait rien oublié. Le mélange d’odeurs de sueur et de Chanel pour Homme. Le frottement des planches humides contre ses fesses. Les notes distantes de Close to You jouées par le combo de Walt Tolleson plus haut sur la colline.

Sa main trembla en formant le numéro.

S’il vous plaît, pria-t-elle, faites que Oona ne soit pas à la maison.