Mary Ann passa l’heure de déjeuner au magasin Hastings, à choisir pour Norman exactement la cravate qu’il lui fallait. Ce n’était peut-être pas très délicat, elle devait le reconnaître, mais il fallait que quelqu’un fasse quelque chose à propos de cette hideuse cravate amovible pleine de taches de sauce.
Retournant à pied jusqu’à Jackson Square, elle avisa un grand camion Hertz qui se garait sur Montgomery Street dans une zone commerciale.
Le conducteur, solide, s’avança d’un pas nonchalant vers l’arrière du camion et ouvrit les doubles portes.
À l’intérieur, il y avait au moins une douzaine de jeunes femmes, entassées comme du bétail. Elles égrenaient de petits rires nerveux. La plupart d’entre elles semblaient habillées pour du travail de bureau.
— OK, dit le conducteur. Placez-vous sur le monte-charge. Six à la fois.
Il retourna à l’avant du camion, tandis que les jeunes femmes attendaient docilement d’être déposées sur le trottoir. Quand la dernière d’entre elles eut quitté la plate-forme hydraulique, le conducteur leur distribua à chacune une boîte en carton, accrochée à une lanière qui permettait de se la pendre autour du cou.
Les boîtes contenaient des échantillons gratuits de cigarettes Newport Lights.
Mary Ann frissonna. C’était donc de là que venaient ces créatures pathétiques qui se postaient au coin des rues, et qui distribuaient des cigarettes gratuites, des pièces porte-bonheur en bois, ou des prospectus criards pour un nouveau snack-bar.
Elle se dit qu’il existait décidément des boulots pires que le sien.
Elle accéléra le pas. Elle avait déjà quinze minutes de retard.
À l’agence, elle poussa un soupir de soulagement. M. Halcyon était toujours en conférence pour Adorable.
Elle ouvrit la boîte de la cravate et examina à nouveau son achat. De la soie, avec des rayures bordeaux et bleu marine. Un peu vieux jeu… mais chic. Juste ce dont Norman avait besoin.
Elle griffonna distraitement sur un bloc-notes et aboutit à ceci :
ne les laisse pas décréter
que je suis trop jeune et toi trop âgé
car je suis assez âgée pour savoir
que tu es assez jeune pour garder espoir
Pas mal, conclut-elle. La poésie représentait une thérapie idéale, qui la ramenait aux jours plus simples du lycée de Central High, lorsqu’elle accouchait de vers angoissés, dans le style de E.E. Cummings, pour Plume et Palette.
Mais ce poème-ci la mettait étrangement mal à l’aise, car il touchait d’un peu trop près à cette impression de devoir se justifier de sa relation avec Norman.
Et puis d’abord, quelle relation ? Jusqu’à présent, ils avaient juste échangé un baiser. Un baiser de bonne nuit parfaitement innocent, par-dessus le marché.
Mais Norman était-il comme un grand frère ? À vrai dire, non… et pas exactement comme un oncle non plus.
Elle ressentait envers Norman le même sentiment qu’envers Gregory Peck quand elle avait douze ans et qu’elle avait vu Alouette, je te plumerai cinq fois… juste pour revivre cette sensation de chair de poule, de gorge sèche et de frissons qui l’envahissait dès qu’Atticus Finch apparaissait à l’écran.
Mais Norman Neal Williams n’était pas Gregory Peck.
Elle déchira le poème.
M. Halcyon était toujours en conférence quand Beauchamp se glissa furtivement dans le bureau de Mary Ann.
— Rude journée ?
— Pas particulièrement, répondit-elle avec une amabilité forcée.
— On dirait que quelque chose te chiffonne.
— Ce doit être mon biorythme.
Elle ne savait pas ce que ça voulait dire, mais cela permettait de maintenir la conversation à un niveau impersonnel.
— Je peux t’inviter ce soir à boire un verre ?
Elle le dévisagea froidement.
— Non, mais je rêve ! fit-elle.
— Écoute, j’essayais seulement d’être gentil.
— Je te remercie beaucoup, mais je suis prise ce soir.
— Ah, ah ! Et où t’emmène l’heureux élu ?
Elle glissa une feuille de papier dans sa machine à écrire.
— Je ne vois pas en quoi ça te concerne, lui opposa-t-elle.
— Oh, allez, quoi ! J’aimerais savoir.
Elle se mit à taper sur son clavier :
— Dans un endroit appelé Beach Chalet.
— Ah !
— Tu connais ?
— Bien sûr ! Tu vas adorer : c’est là que se réunit l’Association des Anciens Combattants.
Elle leva les yeux pour voir un sourire moqueur se dessiner sur les lèvres de Beauchamp. Il retourna dans le couloir, d’où il la salua sèchement, disant :
— Ne fais pas une overdose de cacahuètes, ma belle !