Sous les néons du Doggie Diner, les bosses et crevasses qui marquaient le visage de Bruno Koski prenaient des proportions lunaires. Les coins de sa bouche, remarqua Beauchamp, étaient luisants de mayonnaise.
— Bon, dit Koski, alors on met les choses au net, mec. Tu veux pas qu’on la liquide, tu veux juste…
— Baisse le ton, Bruno !
Bruno haussa les épaules et jeta un regard méprisant autour de lui.
— C’est tous des défoncés, mec. Ils écoutent pas.
— Tu n’en sais rien.
— Les défoncés, je les repère à dix kilomètres.
Effectivement, Bruno en était capable. Beauchamp posa les yeux sur son hamburger.
— OK. Je ne voulais pas… Écoute, je suis juste un peu énervé. C’est la première fois que je fais ça.
— Bon, alors déballe-moi ce que tu veux, mec.
Beauchamp garda la tête baissée et entreprit laborieusement d’ôter les oignons de son plat :
— Je veux que tu… fasses en sorte qu’elle n’ait pas le bébé. Les bébés.
Bruno le regarda d’un air ingénu.
— Tu veux que je la tabasse ?
— Je ne veux pas que tu lui fasses de mal, Bruno.
— OK. Tu veux qu’on la tabasse sans lui faire de mal.
— Te fous pas de moi, Bruno.
— Oh, je t’emmerde !
— Écoute : c’est ma femme, vu ? Je ne veux pas… Je ne veux pas qu’il y ait la moindre trace. Si tu ne peux pas me le certifier, on laisse tomber tout de suite.
— Comment tu veux que je te le garantisse… ? Et si… Je veux dire : il pourrait y avoir des – comment on dit, déjà ? – des complications.
Beauchamp prit son air patient-mais-exaspéré, une expression qui ne manquait jamais d’irriter les directeurs artistiques débordés de travail d’Halcyon Communications.
— Écoute, Bruno, elle est enceinte de sept mois. Ça ne devrait tout de même pas être si difficile que ça… qu’il lui arrive un accident quelconque ?
Le dealer de coke fixa son client droit dans les yeux.
— Écoute, mec…
— D’un autre côté, reprit Beauchamp d’un air goguenard, il est possible que tu n’en sois absolument pas capable.
— Qui c’est qui dit ça ?
— Tu as l’air un peu hésitant. Peut-être que je devrais m’adresser à quelqu’un de… de plus professionnel.
Bruno prit un air boudeur, puis il releva le nez :
— Combien ?
— Qu’est-ce que ça vaut ?
Le dealer resta décontenancé un instant, puis bafouilla :
— Euh… Cinq mille. À cause des problèmes.
— Je t’en file sept. Mais je veux que ce soit bien fait.
— Je t’avertis que je vais sous-traiter.
— Je m’en tape.
— Je veux du liquide. En avance.
— Tu l’auras. Quand ?
— Dès que j’ai quelqu’un pour.
— Ça doit être fait très vite, Bruno.
— Va te faire foutre !
— Bruno ?
— Ouais ?
— Essuie-toi la bouche.
Un quart d’heure plus tard, Beauchamp appela DeDe à Halcyon Hill. Elle lui répondit d’une voix sans émotion, qui trahissait clairement qu’elle restait sur la défensive en ce qui concernait leur séparation de la veille.
— Je venais juste prendre des nouvelles, fit-il.
— Merci.
— Ta mère, est-elle là ?
— Oui.
— Bon. Si tu as besoin de quelque chose, préviens-moi, OK ?
Silence.
— OK, DeDe ?
Elle se mit à pleurer :
— Pourquoi est-ce que tu es… aussi gentil, merde ?
— Je ne sais pas. Probablement parce que tu me manques.
— Beauchamp, je veux tellement ces bébés. Je n’essaie pas de te faire souffrir, je te le jure.
— Je sais, chérie. On va laisser couler de l’eau sous le pont, d’accord ?
— Si je savais où j’en suis, je serais une meilleure épouse. J’ai simplement besoin de… Je veux être un peu seule pendant un certain temps.
— Je comprends.
Elle renifla et se moucha :
— Il y a de la terrine de volaille dans le congélateur et puis un reste de quiche dans…
— Ça ira.
— Beauchamp… Je t’aime, tu sais.
— Je sais, répondit son mari. Je sais.