Guerre et paix


Une section de bécasseaux patrouillait sur la plage de Point Bonita, picorant les bagues métalliques de canettes sur le sable noir. Par endroits, l’eau était bleue ; à d’autres, grise.

Edgar glissa son bras autour de la taille d’Anna.

— Je la reprendrais, tu sais.

— Qui ça ?

— Mona… Si tu me le demandes, Anna, je le ferais.

Anna secoua la tête.

— Non. Et puis, elle ne reviendrait pas, même si tu changeais d’avis.

— Je suis un vieux con, alors ?

— Non, pas toi. Ton beau-fils.

— C’est elle qui te l’a dit ?

Anna acquiesça.

— Elle a raison ? demanda-t-elle ensuite.

— Tout à fait.

— Je m’en doutais.

— Anna, tu lui as parlé ?

— De toi ?

— Oui.

Anna secoua la tête.

— Juste nous deux, Edgar. Juste nous deux.

— Je sais, mais…

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Elle est un peu comme ta fille, non ?

— Oui.

— Et ce n’est pas difficile de ne rien lui dire ?

— Si.

— Moi, j’ai envie de le crier au monde entier.

Anna sourit.

— Même pas un mémo à ta secrétaire, dit-elle.

— Elle comprendra avant Mona.

— J’espère que non.

— Pourquoi ? J’ai plus à perdre que toi.

Anna le considéra pendant un moment.

— Allez, viens. Sortons une couverture de la voiture. Il fait plus froid que dans le décolleté d’une sorcière, ici.

Edgar rit doucement.

— Je ne savais pas que les filles bien élevées connaissaient cette expression.

— Elles ne la connaissent pas.

— On disait ça pendant la guerre. En France.

— C’est là que je l’ai apprise.

— De quoi parles-tu ?

— J’ai fait partie de la campagne Ford Ord.

— Tu étais dans le Corps féminin de l’armée ?

— Je tapais des commandes de munitions pour un colonel qui était ivre la plupart du temps. Bon, on va la chercher, cette couverture ?

 

Ils se blottirent contre une dune, à l’abri du vent.

— Tu as vécu ça comment, de grandir dans un bordel ? s’enquit Edgar.

Anna pinça les lèvres.

— Tu as vécu ça comment, de grandir à Hillsborough ?

— Je n’ai pas grandi à Hillsborough. J’ai grandi à Pacific Heights.

— Oh mon Dieu ! Une vraie petite vie de gitan !

— Allez. C’est moi qui te l’ai demandé en premier.

— Eh bien…

Elle prit une poignée de sable et le laissa s’écouler entre ses doigts.

— D’abord, reprit-elle, il m’a fallu attendre l’âge de quatorze ans pour me rendre compte que sur la monnaie américaine ne figurait pas l’inscription : « Valable pour toute la nuit. »

Edgar rit.

— Et puis, continua-t-elle, j’ai développé quelques superstitions bizarres, qui me poursuivent encore aujourd’hui.

— Par exemple ?

— Par exemple… Je ne supporte pas les fleurs coupées ; donc ne m’offre pas de bouquet, si tu veux faire durer notre étrange et merveilleuse relation.

— Qu’est-ce qui te dérange dans les fleurs coupées ?

— Les Belles-de-nuit les considèrent comme un signe de décès imminent. Fauché dans la fleur de l’âge, et tout et tout… Tu vois ?

— Ah.

— Rien de drôle, quoi.

— Non.

Anna fixa le sable, et y traça un trait avec son doigt.

Et il sembla à Edgar que non seulement elle sentait sa douleur, mais qu’elle la partageait.