Dernières nouvelles de Beauchamp


Le temps que Bruno se décide enfin à appeler, Raclure était devenue livide.

— Putain, mec ! T’avais dit huit heures !

— Ah ouais ? Eh bien, j’ai menti. Rentre chez toi, punkette.

— Qu’est-ce que ça veut dire : « Rentre chez toi » ? Je me gèle le cul là-bas depuis…

— J’ai dit : rentre chez toi !

— Et mon fric ?

— Y’aura pas de fric, parce qu’il y aura pas de boulot. Le client vient de finir au barbecue dans le tunnel de Broadway.

— Hein ?

— Je t’expliquerai quand tu seras grande.

— Non, mais attends, merde…

— Écoute, gamine, si tu veux que je te fasse la tronche toute bleue pour que ça aille avec tes tifs verts, continue à me gonfler, pigé ?

Raclure s’apprêtait à lui en sortir une du même tonneau, mais elle préféra n’en rien faire et raccrocha. Après avoir rajusté l’épingle à nourrice de son sac-poubelle, elle claqua la porte de la cabine téléphonique et rentra chez elle.

Qui sait, elle trouverait peut-être un chat à maltraiter sur la route ?

 

En chemin, alors qu’elles quittaient le palais de la Legion of Honor, DeDe s’arrêta un instant pour contempler le Golden Gate qui scintillait dans la nuit.

— Ça ne rate jamais, hein ?

— Quoi ? demanda D’orothea.

— Ça. Je veux dire… Ça ne vieillit jamais. Je suis née ici, et à chaque fois que je vois le pont, j’en ai le souffle coupé. Parfois, je me dis qu’il contient un énorme aimant qui m’empêche de partir.

— Tu veux partir ?

— J’y pense. Tout le monde envisage de partir, de temps en temps, non ? Le problème, c’est que, quand on est né au bout de l’arc-en-ciel, on n’a nulle part où aller, dit-elle en se retournant pour sourire à sa nouvelle amie. C’est pas juste, hein ?

— Peut-être qu’il existe une ville que tu n’as jamais vue.

— Il y a des tas de villes que je n’ai jamais vues. Athènes… Vienne…

— Non, je voulais parler d’ici, précisa D’orothea en levant un sourcil. Ces gens qu’on vient de voir sont pour moi des étrangers, au même tire que… les Martiens. DeDe, tu serais étonnée de voir qu’il y a dans cette ville un nombre incroyable de gens dont les chaussures ne sont pas assorties à leurs sacs à main.

DeDe rumina silencieusement ces paroles tandis qu’elles se dirigeaient vers la maison de D’orothea sur Pacific Heights. Quand elles atteignirent le bâtiment victorien beige et rose, D’orothea la remercia de cette soirée « édifiante ».

— C’était nul, hein ? fit DeDe avec un sourire désolé.

— Pas avec toi, chérie, répondit D’orothea en se penchant brusquement pour l’embrasser sur la joue. Où aurons-nous les bébés, au fait ?

— À la clinique St. Sebastian, lui apprit DeDe. Et merci pour le « nous ».

D’orothea haussa les épaules :

— Tu n’y arriveras pas toute seule, si ?

— Je croyais que si.

— À d’autres !

Elle sauta de la voiture, claqua la portière d’une main impérieuse et envoya un petit baiser à DeDe du bout des doigts.

— Je t’appelle ! lui lança-t-elle en montant les marches du perron.

 

Trois quarts d’heure plus tard, DeDe rentra seule à Halcyon Hill. Une voiture de police était garée dans l’allée circulaire. Alors qu’elle verrouillait sa Mercedes, elle remarqua un policier court sur pattes qui attendait devant le nègre en fer forgé qui décorait la pelouse et que maman avait repeint en blanc après les émeutes de Watts.

— Madame Day ? demanda le policier en s’approchant.

— Mon Dieu ! On ne nous a pas encore cambriolés ?

— Non, madame. Je suis navré. Comme nous ne trouvions personne d’autre de votre famille, on m’a demandé de… Un accident est arrivé, madame Day.

— Maman ! Où est maman ?

— Non, madame, ne vous inquiétez pas, dit le policier en lui prenant le bras. Allons nous asseoir, je vous prie.

Une fois dans la maison, elle encaissa la nouvelle plus stoïquement que le policier n’aurait cru.

— Quand est-ce arrivé ? demanda-t-elle.

— Il y a quelques heures. Sa voiture a apparemment dérapé dans le tunnel de Broadway. Elle a… elle a pris feu.

— Mon Dieu !

— Madame Day… Je suis vraiment désolé pour vous. Si vous voulez aller quelque part, je serai heureux de vous conduire.

— Non, merci. Ça va aller.

— Voulez-vous que je reste un peu ?

— Je ne pense pas que ce soit nécessaire. Merci.

Manifestement mal à l’aise, le policier lui tendit une enveloppe :

— Je suis censé vous remettre ceci, dit-il. Ce sont ses… les effets personnels de votre mari.

Deux whiskies et plusieurs centaines de M&M’s plus tard, DeDe se retira dans sa chambre et trouva le courage d’ouvrir l’enveloppe.

Tout ce qui restait de son mari atterrit avec un déplaisant bruit de ferraille sur le miroir qui recouvrait sa coiffeuse.

Une boucle de ceinture dorée, composée de deux « G » entrelacés.