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Il y avait quelque chose de bizarre dans le brusque changement d’ambiance qui s’était opéré au Blue Moon Lodge. Mona le sentit immédiatement en voyant la tension monter tandis que Mother Mucca mobilisait ses filles pour l’arrivée du gros client de Sacramento.

— Bobbi, tu vas chercher du Harpic dans la cuisine et tu me nettoies les chiottes de la chambre de Charlene. On dirait qu’on est dans une station-service, là-dedans ! Marnie, tu t’occupes de ranger le salon. Vire-moi tous ces magazines de cinoche. Bonnie, tu vas prendre la Ranchero et descendre en ville chercher le costume chez le Chinois. Non, mais je te jure ! Il faut qu’il se pointe ici comme par hasard le jour où j’ai envoyé le costume chez le teinturier !

Mona se tenait à l’écart de tout ce remue-ménage, désireuse de se rendre utile, mais certaine de gêner. Voyant qu’elle était mal à l’aise, Charlene lui fit un petit clin d’œil et lui tendit un chiffon.

— C’est la folie, hein ?

— Un peu ! répondit Mona. Qui c’est, ce type, d’ailleurs ?

— Je… Il vaudrait mieux que tu le demandes à Mother Mucca.

— Où veux-tu que je fasse la poussière ?

Eh bien, Mona, tu as décroché le cocotier ! se dit-elle en son for intérieur. J’en connais qui seraient surpris d’apprendre que la charmante Miss Ramsey… gagne sa vie en faisant le ménage dans un bordel !

— Là-bas, derrière le bar. Et puis essuie aussi la statue de Kennedy sur la télé.

— OK. Charlene ?

— Ouais ?

— Mother Mucca a dit qu’il voulait une nouvelle. Elle va en faire venir une d’un autre bordel, ou quoi ?

Charlene continuait à s’activer :

— Ouais. Elle pourrait faire ça.

— Tu veux dire… Elle ne l’a jamais fait jusqu’ici ? demanda Mona.

— C’est la première fois qu’il demande une nouvelle.

— Ah. Mais alors, comment ça se fait qu’elle ne…

— Arrête de bavasser, on perd du temps.

Un peu plus tard, Mother Mucca fit une entrée fracassante dans le salon, vit Mona en plein travail et glapit à l’intention de sa sous-maîtresse :

— Charlene ! Qu’est-ce que fait Judy avec un chiffon à poussière ?

— Eh bien, vous avez dit que tout le monde…

— Judy est réceptionniste, Charlene ! Elle n’a pas à faire la poussière…

— Je vous assure, Mother Mucca, intervint Mona, ça ne me gêne pas de donner un coup de main pour…

— Évidemment que non, Judy. Mais ce n’est pas normal que tu te mettes à faire le ménage alors que je t’ai engagée comme réceptionniste.

Mona haussa les épaules devant un tel souci du protocole et sourit d’un air désolé à Charlene, qui se rembrunit et fit la tête.

— Allez, dit Mother Mucca en prenant le bras de Mona. On va aller boire un petit verre de lait dans la cuisine.

 

La requête de la vieille femme lui fit l’effet d’un coup de massue :

— Quoi ? hoqueta Mona en manquant de s’étrangler avec son lait.

— C’est du gâteau, répondit Mother Mucca.

— Eh bien, qu’elles le mangent, elles, le gâteau ! Je suis réceptionniste, n’oubliez pas.

— Je te paierai des heures sup’, Judy.

— Mais vous êtes… C’est non ! Non et non ! Vous pigez ? Non !

Mother Mucca se pencha et attrapa la main de Mona par-dessus la table.

— Il veut quelqu’un qui a de la classe, Judy. Personne à Winnemucca n’a le genre de classe que tu possèdes.

— Merci mille fois.

— Tu n’auras pas à baiser avec lui.

Mona resta stupéfaite :

— Mais alors, qu’est-ce qu’il peut bien… ? Non, laissez tomber. Épargnez-moi les détails sordides.

— Judy, tu crois vraiment que la bonne vieille Mother Mucca aurait pu… ? Judy, tu es comme la chair de ma chair. Je ne ferais rien qui puisse t’humilier. Je te le jure, je suis affreusement vexée que tu aies pensé…

La vieille femme lâcha la main de Mona et fourragea dans son giron pour trouver un mouchoir. Elle se retourna et se tamponna les yeux.

Mona était bouleversée.

— Mother Mucca, écoutez…

— Tu m’as fait du mal, chérie !

— Ce n’est pas ce que je voulais.

— Je vais te dire la vérité vraie. Je dirige cet endroit depuis soixante ans et tu es la première fille envers qui… Judy, je t’adopterais si tu me le permettais.

Cette fois, ce fut Mona qui prit la main de la maquerelle :

— Vous avez été très gentille avec moi, Mother…

— Tu sais que j’ai eu un petit garçon, dans le temps ?

— Non.

— Eh bien, si. C’était le plus charmant petit garçon qui soit. Il s’asseyait juste là, par terre, et il rigolait, il gloussait ; les filles et moi, on aurait fait n’importe quoi pour ce petit bout de chou, et je n’aurais jamais cru…

— Je vous en prie, ne pleurez pas.

— Je n’aurais jamais cru que ce petit amour s’enfuirait à l’âge de seize ans et qu’il laisserait sa maman toute seule. Je n’ai jamais cru qu’il ferait une chose pareille. Judy, c’est comme si…

Elle se tut au moment où Bonnie et Debby faisaient leur apparition avec le paquet qu’elles rapportaient de chez le blanchisseur.

— Virez-moi ça ! ordonna Mother Mucca.

— Mais, commença Bonnie d’un air contrit, vous avez dit…

— Virez-moi cette saloperie !

— Attendez un instant, dit Mona. Il faut que je voie s’il me va.

Mother Mucca fixa Mona pendant une seconde, puis elle se sécha les yeux et sourit :

— Tu es un ange, poupée.

— Et vous une sacrée cabotine, dit Mona.