Angoisse au Bohemia


Après le travail, Edgar but d’un trait un double scotch au Bohemia Club.

Les règles d’une vie bien ordonnée ne servaient à rien quand d’autres gens refusaient d’y obéir. Beauchamp n’était qu’un cas parmi beaucoup d’autres.

Le salon Cartoon était rempli. Edgar préférait le silence, et s’assit seul dans le salon Domino. Un sentiment d’effroi s’empara de lui à nouveau.

Il se leva et se dirigea vers le téléphone. Ses mains, qui tenaient le combiné, devenaient glissantes.

La bonne répondit :

— Halcyon Hill.

— Emma… Est-ce que Mme Halcyon est là ?

— Un petit instant, M. Halcyon.

Frannie parla la bouche pleine :

— Mmmm… mon chéri… j’ai rapporté ces délicieux apéritifs au fromage de la soirée de Cyril ! Et Emma nous a mitonné une divine blanquette de veau ! Quand rentres-tu ?

— Je ne pourrai pas, ce soir.

— Edgar ! Pas de nouveau ces maudits pantys !

— Non. Je suis au club. Il y a une… réunion du comité.

Silence.

— Frannie ?

— Quoi ?

Elle était glaciale.

— J’ai des obligations auxquelles je ne peux pas échapper. Tu le sais.

— On fait ce qu’on veut, Edgar.

Le sang lui monta à la tête.

— Très bien, nom de Dieu ! Je veux aller à cette réunion ! Tu es contente ?

Frannie raccrocha.

Il resta immobile, le téléphone en main. Puis il raccrocha à son tour et s’épongea le visage avec un mouchoir. Dans l’annuaire, il chercha le numéro de téléphone de Ruby Miller.

Il forma le numéro.

— Allo. Ici Ruby.

Sa voix faisait plus que jamais penser à celle d’une grand-mère.

— Mme Miller ? C’est Edgar Halcyon.

— Ah… quel plaisir de vous entendre. Doux Jésus, ça faisait longtemps.

— Oui… Ce sont les affaires, vous savez bien…

— Oui ! Pas une minute à soi.

Son front était à nouveau trempé.

— Est-ce que je pourrais venir vous voir ce soir, Mme Miller ? Je sais que je m’y prends tard.

— Ah… bien, un petit instant, M. Halcyon. Laissez-moi regarder dans mon livre.

Elle quitta le téléphone. Edgar l’entendait fouiller.

— Très bien, dit-elle enfin. Huit heures, ça ira ?

— Merci beaucoup.

— Mais de rien, M. Halcyon.

 

Il se sentait beaucoup mieux, à présent. Ruby Miller représentait un espoir pour lui, même vague. Il décida de prendre un verre au bar du salon Cartoon.

— Edgar, vieille crapule, pourquoi est-ce que tu n’es pas chez toi en train de tailler tes rosiers ?

C’était Roger Manigault, vice-président de Pacific Excelsior. Le court de tennis des Manigault longeait le verger des Halcyon à Hillsborough.

Edgar sourit.

— Toi aussi, tu devrais déjà être couché, Booter.

Le surnom lui était resté de son temps à Stanford, durant lequel Manigault avait été béatifié sur le terrain de football universitaire. Depuis ce temps-là, rien ne lui plaisait plus vraiment.

En ce moment, il s’insurgeait contre la disparition des « Indiens » de Stanford.

— Tout le monde est si sensible, de nos jours ! Les Indiens ne sont plus des Indiens… oh que non ! Ce sont des Américains natifs. J’ai passé dix ans à apprendre à dire le mot « nègre », et voilà que maintenant il faut dire « noir ». Je ne sais même plus comment appeler la bonne, nom de Dieu !

Edgar but une gorgée et approuva. Il avait déjà entendu le refrain.

— Tiens, enchaîna Manigault. Tu prends le mot « gai » par exemple. Dans le temps, c’était un mot parfaitement normal, qui signifiait quelque chose de sain et d’amusant. Tu as vu ce qu’ils en ont fait !

Il vida son scotch et posa le verre d’un geste violent.

— C’est à peine si un jeune couple convenable ose encore dire qu’il a passé une soirée à la Gaîté !

— En effet, ajouta Edgar.

— Tu parles ! Dis… justement, Roger et Suzie m’ont dit qu’ils avaient vu Beauchamp et DeDe à la Gaîté. D’après Suzie, Beauchamp est bigrement bon danseur… très entreprenant.

Entreprenant, c’est le mot, pensa Edgar. À plusieurs reprises, il s’était posé des questions au sujet de Beauchamp et de Suzie.

— Excuse-moi, Booter. J’ai promis à Frannie de rentrer tôt à la maison ce soir.

Étant donné tous les mensonges qu’il fallait faire pour lui rendre visite, Ruby Miller aurait pu tout aussi bien être la maîtresse d’Edgar.

 

Plus haut sur la colline, au club de l’Université, Beauchamp se faisait consoler par Peter Cipriani, héritier d’une légendaire fortune de San Mateo due au commerce des fleurs.

— Encore le Vieux ?

— Ouais. Il fait monter la pression à propos de DeDe.

— Il est suspicieux ?

— Toujours.

— Et DeDe, qu’est-ce qu’elle en pense ?

— Ce qu’elle en pense ? Si tant est qu’elle soit capable de penser !

— Elle est peut-être un peu idiote, mais c’est elle qui paie tes festins chez Wilkes Bashford… et puis dis donc, quel balcon !

Beauchamp fronça les sourcils.

— Je veux dire, à l’opéra, Beauchamp.

— Très drôle.

— Oui, je trouvais aussi.

— Je ne suis pas venu ici pour parler de ma femme.

— Mmm… c’est étrange. Le reste du club n’est venu que pour ça.

Silence.

— Désolé. C’était vache. Tu veux que je te raconte ce qui s’est passé au bal des célibataires ?

— Est-ce que j’ai l’air d’en avoir envie ?

— Tu nous as manqué, en tout cas. En fait, ce qui nous a surtout manqué, c’étaient tes uniformes blancs de la Navy. Ils avaient toujours une petite touche de classe.

— Merci.

— Cette année, le Prince de la Prune portait la queue-de-pie d’opéra de son grand-oncle.

— John Stonecypher ?

— Le seul et l’unique. Et tiens-toi bien : il a renversé un flacon de poppers dans sa poche de devant.

— C’est pas vrai ?

— Pendant qu’il dansait avec Madge !

— Qu’est-ce qu’elle a fait ?

— Oh… Elle a continué à virevolter comme une débutante à son premier bal, en feignant probablement de croire que tous ses partenaires sentaient eux aussi le jus de chaussette… Tu vas à sa petite soirée tout à l’heure, non ?

— Merde !

— T’avais oublié ?

— Ça va chier avec DeDe.

Il vida son verre.

— Faut que je me tire.

— Il vaudrait mieux, ouais.