Finalement en route pour Pinus, Frannie Halcyon s’était confortablement installée dans le coupé Mercedes d’Helena Parrish et contemplait en souriant le paysage qui défilait.
Helena prit une longue bouffée de sa Du Maurier.
— Qu’avez-vous dit à votre fille ? demanda-t-elle.
— La vérité. Du moins partiellement. Je lui ai dit que j’allais dans notre maison de Napa. Elle n’écoutait pas vraiment. Elle est tellement distraite, ces derniers temps…
— Il me semble avoir lu quelque part qu’elle était enceinte, non ?
— Mmm, mmm. De huit mois. Huit et demi, en fait.
— Vous n’êtes pas inquiète de la laisser seule ?
Frannie se tourna vers Helena :
— Combien de temps faut-il que je reste ?
— Ça dépend.
— De quoi ?
— Du degré auquel vous apprécierez l’endroit.
Frannie gloussa.
— Quelques jours ne me feront pas de mal. DeDe est – comment dire ? – irritable, ces derniers temps, et je crois qu’elle sera contente d’être un peu seule. D’ailleurs, elle a un jeune gynécologue absolument divin et je suis un peu fatiguée de devoir jouer les grands-mères gâteuses avant l’heure.
— Vous n’aurez pas à vous soucier de cela à Pinus, sourit Helena. La plupart de nos membres sont grands-mères, mais on fusille celles qui en parlent.
Elles roulèrent en silence pendant un long moment. On aurait dit qu’Helena savait intuitivement qu’elle ne devait pas troubler la rêverie qui commençait à prendre forme dans l’esprit de Frannie.
— Eh bien, dit enfin Helena. Vivement les soixante !
— C’est peut-être un peu risqué, avec tous ces virages.
— Mais non, la détrompa Helena. Je parlais de vos soixante ans !
— Oh, oui, dit Frannie en consultant sa montre. Je n’ai plus à attendre qu’un jour, quatre heures, vingt-trois minutes et treize merveilleuses petites secondes.
— Vous êtes déjà une femme nouvelle !
— J’arrive à peine à le croire. Vous rendez-vous compte qu’il y a un mois j’envisageais sérieusement les liftings et les injections de collagène !
— Oh, Frrrrrannie… Non ! Vous ne pouviez pas ignorer que Pinus vous attendait !
Frannie réfléchit un instant.
— Je ne sais pas très bien si j’y croyais. J’en avais entendu parler, évidemment, mais ce n’étaient que des rumeurs. Oh, Helena… Je me sens tellement privilégiée !
La directrice de Pinus lui fit un sourire ravi.
— Nous sommes toutes des privilégiées, Frannie. (Puis, gardant une main sur le volant, de l’autre elle lui désigna la boîte à gants.) Ouvrez-la, ma chère.
— Pourquoi ?
— Allons, ouvrez-la.
Frannie obéit :
— Ensuite ?
— Prenez la petite boîte à pilules en argent.
— Celle-ci ?
— Mmm… Bon, maintenant, il y a un thermos sur le siège arrière. Servez-vous un bon verre de jus de pomme et prenez votre pilule de vitamine Q.
— De la vitamine Q ?
— Ne posez pas de questions. C’est bon pour ce que vous avez. Vous êtes entre nos mains, désormais, Frannie.
Son sourire était chaleureux, mais autoritaire.
La nouvelle prit l’une des pilules et lut ce qui était inscrit dessus : « Rorer 714 ».
— Maintenant, vous l’avalez, fit Helena.
Et ce qui fut dit fut fait.
Alors qu’elles traversaient Glen Ellen, Helena désigna un panneau annonçant un hôpital psychiatrique.
— Si vous avez du mal à supporter Pinus, plaisanta-t-elle, nous pourrons vous transférer sans aucun problème.
Frannie se sentait envahie d’une douce torpeur :
— C’est une petite ville tellement endormie, gloussa-t-elle. Et moi qui pensais qu’il n’y avait rien à cet endroit.
— On ne croirait pas, n’est-ce pas ?
— C’est près d’ici ?
— Après le virage, vous allez voir. (Helena prit une bouffée de sa cigarette et lui fit un clin d’œil.) Depuis les années quarante, nous ne mettons plus de bandeau sur les yeux des nouvelles quand nous les amenons chez nous.
Frannie devint songeuse.
— Il y a quelque chose dans tout cela qui me rappelle Edgar.
— Nous sommes toutes des veuves, Frannie. Le passé est derrière nous.
— Je ne disais pas cela… sentimentalement. Edgar faisait de si curieux mystères sur les deux semaines qu’il passait chaque année à Bohemian Grove. Toutes ces histoires sur les chouettes, les lutins et les muses qui habitent la forêt… Il s’en servait, Helena. Il s’en servait pour me tenir à l’écart.
— Comparé à Pinus, fit Helena avec une petite moue moqueuse, Bohemian Grove est à peine un camp de scouts, ma chère.
Ayant quitté l’autoroute, elles suivirent un chemin de terre cahoteux pendant une dizaine de kilomètres et traversèrent la forêt des gigantesques pins qui avaient probablement donné son nom à la résidence. Quand la Mercedes émergea du dernier virage, Frannie retint son souffle et se cramponna au tableau de bord.
— Mon Dieu, Helena !
— Oui, répondit l’autre. Grandiose, n’est-ce pas ?
Devant elles, marquant l’entrée du domaine, se dressait une sorte de tour en pierre d’une vingtaine de mètres de haut, au sommet arrondi. Lorsqu’elles la dépassèrent, Frannie jeta un coup d’œil par la vitre pour lire la discrète plaque de bronze qui y était vissée à hauteur des yeux :
PINUS
Fondé le 23 août 1912.
Trop de bonnes choses, c’est merveilleux.