Le dilemme de DeDe


Quand DeDe appela Beauchamp au bureau, il était en train d’expliquer au plus sensationnel des nouveaux mannequins de Halcyon les détails de la campagne Adorable pour Noël.

— Écoute, je suis en plein…

— Pardon, mon chéri. C’est juste… Je craignais que tu oublies le vernissage de Pinkie et Herbert ce soir.

— Merde.

— Tu avais oublié.

— À quelle heure doit-on y être ?

— Je peux passer te prendre au bureau. On doit juste faire une apparition.

— À six heures ?

— Parfait… Je t’aime, Beauchamp.

— Moi aussi. Six heures, alors ?

— Oui. Sois sage.

— Toujours.

Il raccrocha et adressa un clin d’œil à D’orothea.

— Ma femme. Parfois, j’ai le sentiment que le Bon Dieu a mis les femmes sur cette terre pour rappeler aux hommes l’heure des cocktails.

D’orothea émit tout juste un grognement.

— Ah, fit Beauchamp avec un large sourire. Ça me fait passer pour misogyne, je suppose.

— Non, lui renvoya-t-elle froidement. C’est l’impression que vous vouliez donner ?

 

La galerie Hoover débordait de mécènes. Les femmes étaient habillées à la manière de Lily Pulitzer, mais en plus discret, tandis que leurs maris en blazer bleu essayaient en vain de se distinguer avec leur pantalon de patchwork de madras.

Beauchamp et DeDe se dirigèrent immédiatement vers le bar. Ils affichaient des sourires identiques et étalaient leur bonheur conjugal retrouvé comme on exhibe un bronzage.

DeDe était toujours agrippée au bras de Beauchamp quand Binky Gruen les intercepta.

— Oh, Dieu merci, dit-elle, vous êtes là tous les deux ! Beauchamp, vite, embrasse-moi ! Il faut que j’aie l’air occupée !

Beauchamp l’embrassa sur la joue.

— J’ai déjà entendu de meilleures excuses, Mlle Gruen.

— Surtout ne t’arrête pas de parler ! Il regarde par ici.

— Qui ça ?

— Carson Callas. Ça fait un quart d’heure qu’il m’empeste avec son haleine de fumeur de pipe, en train de m’expliquer à quel point il est sexy ! Tu parles : beurk !

Beauchamp recula en un mouvement de surprise feinte.

— Tu ne trouves pas Carson Callas sexy ?

— Oh si, il l’est ! À condition d’être attirée par les nabots.

— Vilaine fille. Il ne te mettra rien dans sa rubrique, Binky.

— C’est sûr ! Il ne me mettra quelque chose ni de cette façon-là ni d’une autre, si j’ai mon mot à dire. Sois un ange et va me remplir ce verre de scotch. Je sens l’ennui menacer. D’ailleurs, ta petite femme maigrichonne a l’air aussi d’avoir soif.

Beauchamp prit le verre de Binky et se tourna vers DeDe :

— Un peu de champagne, Femme Maigrichonne ?

— Oui, merci.

Son ton était délibérément glacial. Elle détestait voir Binky et Beauchamp jouer à Carole Lombard et Clark Gable.

Le temps que Beauchamp disparaisse dans la foule, et Binky était prête à bondir :

— Alors ?

— Alors quoi ?

— Tu as vu le docteur Fielding ?

— Binky, ce n’est pas l’endroit idéal…

— Oui ou non ?

— Oui.

Binky siffla.

— Je connais un type formidable pour les avortements, si tu en as besoin.

— Binky… tu pourrais la fermer une seconde !

— Oh, pardonnez-moi, Madâme ! J’ai cru que dans un moment pareil tu aurais besoin d’une amie. Je vois que je me suis trompée.

— Binky… Non, je suis désolée… Mais tu en parles avec tellement de… Un type formidable pour les avortements, bon sang ! Il ne fait pas non plus traiteur, par hasard ?

Binky s’esclaffa.

— Pas à ma connaissance. Mais pour l’entretien des intérieurs, alors : un vrai champion !

— Ce n’est pas drôle.

— Moi, je crois que tu prends tout cela bien trop à cœur.

Elle tapota le ventre de DeDe.

— Écoute, reprit-elle. Si cette infâme culpabilité judéo-chrétienne te ronge à ce point, pourquoi est-ce que tu ne le gardes pas, ce petit morveux ?

— Je croyais que tu avais déjà compris depuis longtemps.

— Où est le problème ? Beauchamp jouera le jeu. Il a besoin d’un héritier, non ? Qui verra la différence ?

— Binky… Tu ne sais pas de quoi tu parles…

— Ne me dis pas que ça pourrait se voir ?

DeDe lui lança un regard noir pendant quelques secondes. Puis elle confirma d’un signe de tête.

— Les cheveux ? demanda Binky, les yeux pétillants d’excitation. Une autre couleur de cheveux ?

— Non.

— Pas la peau ?

Une autre confirmation.

— Oh, ma pauvre chérie ! Oh, DeDe, je ne voulais pas être si… Quelle couleur ?

DeDe désigna son chemisier couleur jonquille et fondit en larmes.

 

Après avoir réparé les dégâts de son mascara, elle rejoignit la foule. Beauchamp l’attendait avec un verre de champagne tiède.

— Je suis avec Peter et Shugie, dit-il. Tu te joins à nous ?

Elle hocha la tête avec un sourire vaseux :

— Pas tout de suite, non. Je papote avec Binky.

À nouveau seule, elle figea son sourire et se dirigea vers Binky et ses courtisans. Une main la stoppa net, cramponnée à son avant-bras.

— Mme Day n’a-t-elle pas l’air à croquer aujourd’hui ?

Si son bras avait été libre, elle aurait peut-être fait un signe de croix. C’était le chroniqueur mondain du magazine Western Gentry, Carson Callas.