— Alors, où est notre petit furet, ce soir ? demanda Mme Madrigal, versant un verre de sherry à Mona.
— Michael ?
— Tu connais d’autres petits furets ?
— J’aimerais bien.
— Mona ! Tu t’es disputée avec lui ou quoi ?
— Non. Je ne voulais pas dire ça.
Elle passa la paume de ses mains sur le velours rouge et usé de l’accoudoir.
— Michael est allé à un bal costumé.
La logeuse rapprocha sa chaise de celle de Mona. Elle sourit.
— Je crois bien que Brian est chez lui, ce soir.
— Mon Dieu ! On croirait entendre ma mère !
— Ne change pas de sujet. Tu n’aimes pas Brian ?
— C’est un coureur de jupons.
— Et alors ?
— Et alors je n’ai vraiment pas besoin de ça maintenant !
— J’aurais juré le contraire.
Mona sirota son sherry, évitant le regard de Mme Madrigal.
— C’est donc ça, votre solution à tout ?
La logeuse gloussa.
— Ce n’est pas ma solution à tout. C’est la solution à tout… Allez, Calamity Jane, prends ton manteau. J’ai deux tickets pour Beach Blanket Babylon.
Requinquées par un pichet de sangria, les deux femmes se relaxaient dans l’ambiance rococo du Club Fugazi. À la fin du spectacle, Mme Madrigal resta assise, et bavarda avec les gens qui se trouvaient autour d’elle, des inconnus aux joues que le vin avait rougies.
— Oh, Mona… En ce moment je me sens immortelle. Je suis vraiment heureuse d’être ici avec toi.
Les effusions sentimentales gênaient Mona.
— Oui, c’est un spectacle merveilleux, dit-elle avant de dissimuler son visage dans son verre.
Mme Madrigal laissa un sourire fleurir lentement sur son visage anguleux :
— Tu serais tellement plus heureuse si tu pouvais te voir comme moi je te vois.
— Mais personne n’est heureux. Et puis qu’est-ce qu’être heureux ? Puisque le bonheur s’arrête dès qu’on rallume la lumière.
La plus âgée des deux femmes remplit à nouveau son verre de sangria :
— Quelles conneries, murmura-t-elle.
— Quoi ?
— Quelles conneries ! Tu devrais avoir honte. Qui t’a appris ces imbécillités pseudo-existentielles ?
— Je ne vois pas en quoi ça vous concerne.
— Non, en effet. Tu ne vois pas.
Mona était remuée par le regard douloureux de sa compagne.
— Pardon. Je suis d’une humeur massacrante, ce soir. Si on allait prendre un café ailleurs ?
À la vue du Caffè sport, Mona ressentit immédiatement un frisson de nostalgie.
C’était ce sur quoi Mme Madrigal avait compté.
— C’est fou ! dit Mona.
Elle sourit en apercevant le bric-à-brac napolitain du restaurant.
— J’avais, reprit-elle, presque oublié à quel point cet endroit est pittoresque !
Elles choisirent une petite table du fond, à côté d’un poussiéreux bas-relief du genre ruine romaine qu’un artiste passionné mais pratique avait protégé d’un grillage.
Mme Madrigal commande une bouteille de Verdicchio.
Quand le vin arriva, elle leva son verre en l’honneur de Mona :
— À trois nouvelles, lança-t-elle joyeusement.
— Trois nouvelles quoi ?
— Années. C’est notre anniversaire.
— Quoi ?
— Cela fait trois ans que tu es ma locataire. Trois ans, cette nuit.
— Comment pouvez-vous vous rappeler un truc pareil ?
— Je suis un éléphant, Mona. Vieux et meurtri… mais heureux.
Mona sourit affectueusement, et leva son verre :
— Eh bien, buvons aux éléphants. Je suis contente d’avoir choisi Barbary Lane.
Anna secoua la tête.
— Faux, mon trésor.
— Quoi ?
— Ce n’est pas toi qui as choisi Barbary Lane. C’est Barbary Lane qui t’a choisie.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Mme Madrigal lui adressa un clin d’œil :
— Termine d’abord ton verre.