Un certain Mark


— C’est un drôle de bonhomme, reconnut le policier.

Prue resta un instant interdite, encore honteuse d’avoir été surprise en train de fouiller la cabane de Luke.

— Euh… Excusez-moi : vous disiez ?

Le policier lui concéda un sourire indulgent :

— Le type qui vit là : c’est quelqu’un ! Un personnage comme on n’en trouve qu’à San Francisco.

— Oui, vous avez raison, dit-elle.

— Vous le connaissez ?

— Non, répondit-elle précipitamment. Je veux dire… Je suppose que c’est un drôle de bonhomme… À en juger par cet endroit. C’est tellement… mignon. Et il a l’air de bien l’entretenir !

— Je suis surpris que ça n’ait pas été saccagé.

— Ah ?

— Il est parti depuis quelques semaines… C’est la première fois. Je suppose qu’il devrait revenir : il a laissé toutes ses affaires. Il était bizarre, mais attaché à son foyer, si vous voyez ce que je veux dire.

— Je crois, fit Prue.

— Peut-être que je ferais bien d’y jeter un coup d’œil. (Le policier descendit de cheval et attacha sa monture à un arbre. Comme l’animal remuait, Vuitton se mit à gémir, inquiet, en regardant sa maîtresse. Le policier se baissa et caressa le barzoï.) Comment s’appelle-t-il ?

— Vuitton.

— Euh… C’est un mot français ?

— Mmm, mmm.

— Ça veut dire quoi ?

Prue ne vit pas l’intérêt d’expliquer :

— C’est juste un nom propre.

— On dirait le chien qui vivait avec Mark, dans le temps.

— Qui est Mark ? demanda Prue.

— Le type qui habite là. Je ne connais pas son nom de famille, avoua-t-il. Je crois qu’il ne le connaît pas lui-même.

Prue s’efforça de ne rien laisser voir de son trouble :

— Vous ne savez pas grand-chose de lui, si je comprends bien ?

— Qu’est-ce qu’il y a à savoir ? C’est un vagabond. Un type plutôt honnête. Il disait qu’il avait vécu à Hawaï. Il mangeait des mangues et il chipait des trucs, à droite ou à gauche. Comme ici.

— Ah bon ?

— Oui… Il y a des tas de gars comme lui, à San Francisco. Ils dorment sous des cartons, fouillent dans les poubelles des restaurants. C’est comme ça depuis l’empereur Norton.

Prue fronça les sourcils :

— Mais cet homme… risqua-t-elle. Eh bien, il a l’air assez cultivé…

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Eh bien… La devise sur le mur, déjà. Et puis ces crayons, et cette carte…

— Il essaie probablement de dominer le monde, ricana le policier.

— Vous croyez qu’il est fou ?

— C’est peut-être bien nous qui sommes fous, commenta le policier en haussant les épaules.

— Oui, fit distraitement Prue. Peut-être.

— Il a de l’éducation, je le sais. Il a étudié à Harvard, avant de partir pour l’Australie.

— L’Australie ?

Le policier fut ravi de son étonnement et continua :

— C’était avant Hawaï. Il s’occupait d’un élevage de moutons. Ensuite il est parti à Sydney et il a ouvert une agence de voyages. Il n’a pas raté son existence, finalement.

— Non, accorda Prue, je pense comme vous.

Le policier inspecta rapidement la cabane :

— Toutes ses affaires ont l’air d’être là, constata-t-il. Je crois que je ferais aussi bien de finir ma ronde. Très heureux de vous avoir parlé, mademoiselle Giroux.

Prue resta ébahie :

— Comment connaissez-vous mon nom ?

— Allons, expliqua le policier avec un sourire. Vous êtes une star. Je vous ai vue à la télé, une fois.

— Oh, fit Prue d’une voix faible.

Le policier remonta à cheval, puis il se pencha et lui tendit la main :

— Je m’appelle Bill Rivera, au fait. Bonne journée !

Sur ce, le cavalier disparut.

 

Prue resta là un instant, un peu perplexe.

Une fois le silence revenu, elle rentra dans la cabane pour en inspecter enfin le contenu. Puisqu’elle en était là, décida-t-elle, autant boire le calice jusqu’à la lie.

La caisse sur laquelle logeait la limace était toujours par terre. Pour éviter de la toucher, Prue la retourna du bout du pied, mais le loquet était solidement fermé. Elle s’accroupit donc pour la forcer avec l’un des crayons de Luke jusqu’à ce que le couvercle saute.

À l’intérieur se trouvaient deux morceaux de fourrure grise.

Deux petites peaux de lapin.

Derrière, sans s’occuper de cette découverte, Vuitton, lui, avait déjà repéré un vieil ami qui arrivait dans les buissons et courut à travers la brume pour lui faire fête.