Après trois verres de vin blanc au Beach Chalet, Mary Ann, dans l’atmosphère rustique du bar, se sentit plus à l’aise.
— J’aime bien cet endroit, confia-t-elle à Norman en toute sincérité. Ce n’est pas du tout prétentieux.
Beauchamp pouvait aller au diable avec ses plaisanteries de snob sur l’Association des Anciens Combattants.
— Je me disais que tu aimerais les peintures murales, hasarda Norman.
— Quelles peintures ?
— Sur le mur.
— Ah… oui, elles sont magnifiques. Art nouveau, non ?
Norman confirma.
— Sacré Roosevelt. C’est grâce à lui et à ses subventions que… Hé, si on allait faire une balade sur la plage ?
L’idée n’enthousiasmait guère Mary Ann. Dehors, il faisait froid, et une atmosphère réellement douillette se dégageait, autour d’elle, de ces enseignes lumineuses et de ces clients en veste de bowling adossés au bar.
Elle lui sourit :
— Tu veux vraiment ?
— Oui.
— Norman, il y a quelque chose qui ne va pas ?
— Non, non. J’ai juste envie de me promener.
— D’accord.
Il sourit et lui toucha le bout du nez.
Elle prit le bras de Norman dès qu’ils atteignirent le sable, laissant sa chaleur la réconforter. Sous la pleine lune, la Cliff House luisait comme un manoir dans les romans de Daphné du Maurier.
Elle fut la première à rompre le silence.
— Tu as quelque chose à me dire ?
— J’aimerais… Non.
— Vas-y, Norman.
— J’aimerais être plus beau.
— Norman !
— Le fait d’être vieux ne me dérangerait pas si… Oh tant pis !
Elle s’arrêta de marcher, et l’obligea à faire volte-face.
— Premièrement, Norman, tu n’es pas vieux ! dit-elle. Tu n’as aucune raison de passer ton temps à t’excuser. Deuxièmement, tu es un homme fort, viril et… très attirant.
Il continua comme s’il n’avait rien entendu :
— Pourquoi est-ce que tu sors avec moi, Mary Ann ?
Elle leva les bras au ciel et gémit :
— Tu ne m’écoutes même pas.
— Beaucoup d’hommes te désirent, tu sais. J’ai vu la manière dont Brian Hawkins te regarde.
— Oh, je t’en prie !
— Tu ne trouves pas Brian séduisant ?
— Brian Hawkins pense que chaque femme qui couche avec lui est une…
Elle s’interrompit brusquement.
— Une quoi ? demanda-t-il.
— Norman…
— Une quoi ?
— Une pute.
— Ah.
— Norman… J’aimerais pouvoir te montrer toutes tes qualités.
— Ne te fatigue pas.
— Norman, tu es quelqu’un de gentil, d’attentionné, et tu crois en beaucoup de… valeurs traditionnelles. Et tu ne me donnes pas l’impression d’être constamment hors du coup.
Il partit d’un éclat de rire amer.
— C’est parce que je suis encore plus hors du coup que toi, lança-t-il.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Et puis, dis donc, je te remercie !
— Tu crois que je pourrais te rendre heureuse, Mary Ann ?
Et voilà, on y était : juste ce qu’elle craignait de l’entendre dire.
— Norman, répondit-elle. Je passe toujours de bons moments avec toi.
— Ce n’est pas ce que je demandais.
— On ne se connaît pas depuis très longtemps.
La réplique était si débile qu’elle regretta immédiatement d’y avoir eu recours. Elle étudia son visage pour évaluer les dégâts. Il semblait lutter intérieurement. Ses traits s’étaient étrangement déformés.
— Mary Ann, avoua-t-il soudain. Je ne vends pas de comprimés.
— Quoi ?
— Je ne suis pas vendeur de vitamines. J’ai uniquement dit ça pour… comme ça.
— Mais alors la… ?
— Je suis sur le point de gagner beaucoup d’argent. Je vais pouvoir t’acheter tout ce que tu veux. Je sais que là, maintenant, je dois avoir l’air d’un raté, mais…
— Norman, dit-elle aussi gentiment que possible. Je ne veux pas que tu m’achètes quoi que ce soit.
Son visage se décomposa complètement. Il la fixa d’un regard empli de désolation.
— Norman… commença-t-elle.
Puis elle réajusta sa nouvelle cravate :
— Elle te va très bien.
— Je te ramène, dit-il.
— Je t’en prie, ne te sens pas…
— Ça va. Parfois… j’en veux un peu trop.
Il ne dit presque rien sur le chemin du retour.