Au bonheur des grosses


La sauge et les avocatiers brillaient dans la chaleur de l’après-midi, tandis que l’immense limousine filait vers le nord à travers les collines d’Escondido.

DeDe s’adossa contre le siège et ferma les yeux.

Elle allait à la Porte d’Or !

La Porte d’Or ! Le centre d’amaigrissement le plus somptueux et le plus exclusif de toute l’Amérique ! Une scintillante oasis de saunas et de soins du visage, de pédicures et manucures, de leçons de danse, de compresses aux herbes et de haute cuisine !

Il était plus que temps.

DeDe en avait assez de la ville, assez de Beauchamp et de ses tromperies, assez de la culpabilité qui l’avait rongée au sujet de Lionel. Qui plus est, elle ne parvenait plus à faire face à cette horrible chose joufflue qui la dévisageait tristement dans les miroirs ou les vitrines de magasins.

Elle voulait revenir à l’ancienne DeDe, la DeDe d’Aspen et de Tahoe, la tentatrice à la crinière d’or qui subjuguait les célibataires et avait tourneboulé Splinter Riley il y a quelques années à peine.

Elle y était parvenue une fois.

Elle pouvait le faire à nouveau.

 

Le chauffeur l’observa dans le rétroviseur.

— C’est votre première fois, madame ?

DeDe rit nerveusement.

— J’ai l’air en si mauvais état que ça ?

— Oh non. C’est juste que votre visage est nouveau.

— Je suppose que devez en voir, des têtes connues.

Il fit signe que oui, apparemment satisfait qu’elle aborde le sujet.

— Tenez, rien que la semaine dernière : Esther Williams.

— Ah bon ?

— Les Gabor sont venus le mois passé. Trois d’entre eux, pour être précis. J’ai aussi conduit Rhonda Fleming, Jeanne Crain, Dylan Cannon, Barbara Howar…

Il marqua un temps d’arrêt, probablement pour faire de l’effet. DeDe était convaincue qu’il avait appris la liste par cœur.

— Et puis aussi Mme Mellon et Mme Gimbel, Roberta Flack, Liz Carpenter… L’énumération serait trop longue, Mme Day.

Elle tressaillit en entendant son propre nom, mais tenta de ne pas le montrer.

Les Gabor ne l’auraient jamais montré.

 

Une rangée majestueuse de pins de Monterey s’élevait le long de la route, des deux côtés des grilles de sécurité. Le chauffeur marmonna quelques mots dans un interphone et les grilles s’écartèrent.

Au-delà, la route descendait en une grande courbe, d’un côté flanquée de l’orangeraie privée de l’établissement, de l’autre d’un fourré de pins et de chênes.

C’est alors qu’apparut La Porte, reluisant au soleil comme les grilles de Xanadu.

DeDe se sentait comme Sally Kellerman au bord du Shangri-La !

Son T-shirt Calvin Klein était déjà deux tons plus foncé sous les bras.

Le chauffeur gara la voiture à côté de La Porte devant un corps de garde, prit ses valises et passa avant elle le seuil des grilles mythiques. De l’autre côté, sur un délicat pont japonais, DeDe traversa un ruisseau bordé de saules blancs. Puis elle franchit des paravents en papier de riz, et, enfin, une porte en bois massif.

Avec ses meubles en bambou et ses peintures japonaises sur soie, le hall était élégamment désert. Après un échange bref mais plaisant avec une directrice d’environ quarante ans, DeDe Halcyon Day apposa sa signature sur l’un des registres les plus exclusifs du monde.

Sa transformation à $ 2 500 venait de commencer !

 

Sa chambre, comme il avait été arrangé, donnait sur la Cour Camélia. (« Ne les laisse surtout pas t’installer dans la Cour Bell ou la Cour Azalée, avait prévenu Binky. Elles sont supportables, mais très Piedmont, si tu vois ce que je veux dire. »)

DeDe examina ses splendeurs orientales privées : un tokonoma — niche abritant un Bouddha en bronze — et une terrasse « clair de lune » avec vue sur le jardin. Sur la table de nuit, on avait déposé un exemplaire de l’Art d’Aimer d’Erich Fromm, qu’elle lut paresseusement, totalement éloignée des angoisses de San Francisco.

Puis, le téléphone sonna.

Aurait-elle l’obligeance de bien vouloir se rendre dans la salle de musculation dès que ça lui conviendrait ?

La salle de musculation !

Elle empoigna un de ses bourrelets de graisse, prononça une courte prière, et rassembla ses forces pour affronter la froide réalité des haltères en acier.