Le retour de Bruno


Cinq minutes après le départ fracassant de Mary Ann, Beauchamp décrocha son téléphone privé pour appeler Bruno Koski :

— Bruno ? C’est moi.

— J’en connais des tonnes qui s’appellent « moi ».

— Ouais. Bon… Celui de Jackson Square. Écoute, je n’avais pas de nouvelles de toi.

— C’était à toi de te manifester, tu te souviens pas ?

— OK, OK. Tu as trouvé ton homme ?

— Ouais. J’ai trouvé… quelqu’un.

— Il est digne de confiance ? Et discret ?

— Nan, c’est un junkie complètement barjot, mec. Il saurait pas distinguer sa bouche du trou de son cul. Mais qu’est-ce que tu crois, merde ? C’est moi qui suis en première ligne, si jamais y a des problèmes !

— Est-ce qu’il connaît le nom du commanditaire ? Est-ce qu’il sait que c’est moi qui…

— Écoute, crétin ! Si tu me fais pas confiance, pourquoi tu vas pas t’adresser à une autre bonne poire pour faire tes sales…

— Très bien. OK. Quand est-il… disponible ?

— Je te l’ai déjà dit. Dès que tu me files le fric.

— Comment puis-je être sûr que tu…

— Tu sauras pas. C’est con, hein ?

— OK. Écoute. Elle doit aller à un défilé de mode du Club demain soir…

— Quel club ?

— Les Junior, Bruno, soupira Beauchamp. Mais peu importe. Ça se passe au palais de Legion of Honor. Ça commence vers huit heures, donc tu peux dire à ton type… Bon, tu trouveras vers quelle heure ça sera fini. Elle conduira la Mercedes de sa mère, j’en suis sûr. La plaque minéralogique porte les lettres : FRANNI.

— Sa vioque sera avec elle ?

— Non. Sa mère est à Napa, je crois. Je suis certain que ma femme sera seule.

— Je croyais que vous étiez séparés, tous les deux.

— Nous le sommes, Bruno.

Beauchamp commençait à perdre patience.

— Eh bien, si vous êtes séparés, comment tu fais pour savoir ça ?

— Je l’ai lu.

— Tu l’as lu ?

— Dans la rubrique mondaine, Bruno.

— Ah.

— Ne t’inquiète pas. Elle y sera. S’il y a le moindre photographe là-bas, elle y sera. (Il prit un ton d’homme d’affaires.) Comment veux-tu le règlement ?

— En coupures de dix et de vingt.

— Comme dans les films, hein ?

— C’est pas un putain de film.

— Tu veux qu’on se voie au même endroit que la dernière fois ?

— Ouais. Huit heures. Demain soir.

— Ça ne fait pas un peu juste ?

— Tu me files le fric. J’appelle mon contact. C’est rien du tout.

— Tu es sûr qu’il saura comment… ?

— Ça se fera. Tu files le blé et ça se fera.

— Je ne veux pas que ma femme…

— Je sais.

— Je décline toute responsabilité si elle… si c’est permanent. Je veux que ce soit parfaitement clair.

— OK. Pigé. T’es un prince, mon mec.

 

Après une réunion d’une heure avec le rédacteur-concepteur de la campagne pour Tidy-Teen Tampettes, Beauchamp fit les cent pas dans son bureau pendant dix bonnes minutes, puis il appela un cabinet sur Sutter Street.

— Cabinet du docteur Fielding.

— Il est là ?

— Un instant, je vous prie.

Trente secondes d’attente, puis :

— Oui ?

— Comment ça va, Blondie ?

Silence.

— Eh bien, fit Beauchamp, je ne m’attendais pas à être reçu en fanfare, mais après tout ce temps… Bon, le moins que tu pourrais faire, c’est essayer de me dire aimablement bonjour.

— Tu appelles pour la grossesse de ta femme ?

— En fait, je me disais qu’on pourrait se voir et faire quelques bébés ensemble. En souvenir du bon vieux temps, tu vois ?

— Je vais raccrocher.

— Oh, arrête ton cinéma !

— Je croyais t’avoir clairement dit de ne plus m’appeler à mon bureau. Ni chez moi, d’ailleurs.

— Qu’est-ce que tu as ? Tu es maqué, ou quoi ?

— Tu es une ordure, Beauchamp.

— Je suis sûr que tu dis ça à tous les mecs.

Le médecin raccrocha. Beauchamp resta assis à son bureau en faisant pivoter son fauteuil. Puis il se leva, alla au réfrigérateur et se prépara un Negroni qu’il avala d’un trait.

La vie, parfois, c’était vraiment chiant.