Edgar in extremis


Les crampes avaient repris.

Edgar quitta son bureau et étira lentement ses bras, les écartant de son tronc tel un sémaphore usé.

Il répéta l’exercice quatre ou cinq fois, assez longtemps pour se rendre compte que ça ne servait à rien, puis s’examina dans le miroir de la salle de bains de son bureau. Son visage était d’une pâleur cireuse.

Pyélonéphrite chronique. Une maladie rénale. Des toxines qui s’accumulent jusqu’au jour où… une péricardite aiguë entraîne un arrêt cardiaque.

Des tas de mots savants pour dire que ses reins étaient foutus.

 

Mary Ann l’appela par interphone du bureau extérieur.

— Mildred a téléphoné de la Production. Elle voudrait vous parler du coursier.

— Nom de Dieu ! Vous ne pourriez pas tenir cette vieille bique éloignée assez longtemps pour…

— Excusez-moi, M. Halcyon. Elle semblait bouleversée, et je ne savais pas…

— Il lui a de nouveau montré son petit oiseau ?

Mary Ann pouffa :

— Vous ne le croirez jamais, annonça-t-elle.

— Je meurs d’envie de savoir.

— Elle l’a surpris en train de photocopier… ses parties.

— Quoi ?

— Elle est arrivée tôt ce matin, et elle l’a trouvé couché sur la photocopieuse… le pantalon baissé.

Edgar partit d’un si grand éclat de rire, que cela dégénéra en crise de toux.

— M. Halcyon, ça va ?

— C’est la chose la plus drôle que… Et qu’avait-il l’intention d’en faire ?

Ce fut au tour de Mary Ann d’éclater de rire.

— Il le faisait… Il le faisait depuis des semaines, M. Halcyon.

Elle marqua une courte pause pour reprendre son calme, puis :

— À la Production, reprit-elle, tout le monde l’appelait l’Exhib’ de la Xerox, mais personne ne savait qui c’était. Mildred…

Son fou rire repartit de plus belle, incontrôlable.

— Quoi, Mildred ?… (Bon sang, pensa-t-il. Des commérages avec ma secrétaire, maintenant !)

— Mildred pensait que c’était quelqu’un du département Création…

— Mmm. Tous des pervers.

— Bref… Il faisait toujours un grand nombre de copies et, tous les matins, les laissait sur le bureau des secrétaires… Jusqu’à ce que, enfin donc, Mildred le prenne sur le fait.

— Eh bien, au moins, il est le seul dans toute la boîte à ne pas s’être rendu coupable de publicité mensongère !

— Euh… Pas tout à fait !

Edgar éclata de rire à nouveau :

— Non ! Ne me dites pas que…

— Si, monsieur : il utilisait la touche d’agrandissement !

 

Frannie appela après le déjeuner, manifestement affolée.

— Edgar, je veux que tu interviennes contre le personnel de chez Macy’s !

— Qu’y a-t-il cette fois-ci ?

— Edgar, jamais… de ma vie… je n’ai été aussi humiliée

— Frannie…

— Ce matin, je suis passée chez Lœhmann, à Westlake…

— Je croyais que tu avais dit Macy’s ?

— Laisse-moi finir. Je suis passée chez Lœhmann car je voulais trouver un joli cadeau de Noël pour Helen, et Lœhmann vend de ravissants vêtements de marque comme Anne Klein, Beene Bag, Blassport…

— Frannie…

— Il faut que je t’explique, Edgar. Donc, Lœhmann vend ces merveilleux vêtements, sauf qu’ils enlèvent la griffe car ce sont des surplus, ce qui veut dire que tu peux les avoir pour pratiquement rien… et comme j’aime énormément Helen, mais qu’il ne faut quand même pas pousser, j’ai pensé lui acheter un adorable pull en cachemire Calvin Klein à col boule dont on voyait immédiatement que c’était un Calvin Klein, même s’ils avaient enlevé la griffe, à cause du GJG à l’intérieur.

Edgar abandonna et laissa s’écouler la logorrhée.

— Le GJG ? demanda-t-il aimablement.

— C’est le code. Bon, comme c’est du plus mauvais goût d’offrir un pull dégriffé à sa meilleure amie, je leur ai demandé s’il leur restait quelques étiquettes en réserve, et ils m’ont répondu qu’elles étaient toutes enlevées par les fabricants, donc…

— Macy’s, Frannie.

— J’y arrive. Je suis allée chez Macy’s… enfin, pas exactement Macy’s, mais ce nouveau magasin appelé The Shop sur Union Square, et j’ai choisi deux pulls Calvin Klein… et quand j’étais dans la cabine d’essayage, j’ai remarqué qu’une des étiquettes se détachait, ce qui veut dire qu’elle était pratiquement en train de tomber ; donc j’ai sorti une paire de ciseaux à ongles et…

— Ce n’est pas vrai ?

— Oh, Edgar, ne sois pas si moralisateur ! Ils ont des centaines d’étiquettes, et je n’allais pas… Bref, quand cet affreux petit vendeur chicano a fait irruption dans la cabine, il m’a quasiment traitée comme une voleuse !

 

Deux minutes après que Frannie eut raccroché, Edgar était à nouveau au téléphone.

— Allo, Anna ?

— Bonjour.

— Anna, il faut que je te voie.

— Edgar… Je ne crois pas que ce…

— Pas de palabres. Je veux te montrer quelque chose.

— Quoi ?

— Tu verras. Je passerai te prendre demain après le petit déjeuner.

— Et M. Williams ?

— Il ne vient pas avant six heures. Nous serons de retour avant.