15
Pour Singer, le moment de retrouver Antonapoulos était arrivé. Le trajet à parcourir était long. Car, si trois cents kilomètres à peine les séparaient, le train décrivait des méandres, desservant des points très éloignés, et s'arrêtant de longues heures à certaines stations pendant la nuit. Singer quitterait la ville l'après-midi, et voyagerait toute la nuit, jusqu'au lendemain matin. Comme d'habitude, il était prêt bien avant son départ. Il prévoyait de consacrer une semaine entière à son ami. Ses vêtements avaient été envoyés chez le teinturier, son chapeau mis en forme, et ses valises étaient faites. Les cadeaux étaient enveloppés dans du papier de soie de couleur — il y avait de surcroît un panier de fruits de luxe sous Cellophane et une caisse de fraises du dernier arrivage. Le matin de son départ, Singer nettoya sa chambre. Il trouva dans sa glacière un reste de foie d'oie, qu'il alla déposer dans le passage pour le chat du quartier. Il épingla sur sa porte la pancarte qu'il avait déjà utilisée, disant qu'il serait absent plusieurs jours pour affaires. Durant ces préparatifs, il se déplaçait d'un pas tranquille, avec deux taches de couleur éclatantes aux pommettes. Son visage était d'une grande solennité.
Enfin, l'heure du départ vint. Sur le quai, Singer, chargé de valises et de cadeaux, regardait le train s'avancer. Il se trouva une place dans la voiture de jour, et hissa ses paquets sur le porte-bagages au-dessus de sa tête. Le wagon était bondé, des mères avec leurs enfants pour la plupart. Les sièges de peluche verte avaient une odeur crasseuse. Les fenêtres étaient sales, et le sol était jonché de grains de riz dont on avait aspergé un couple de jeunes mariés. Singer sourit cordialement à ses compagnons de voyage et se cala contre la banquette. Il ferma les yeux. Les cils formaient une frange sombre, courbe, au-dessus des creux de ses joues. Sa main droite remuait nerveusement dans sa poche.
Pendant quelques instants, ses pensées s'attardèrent sur la ville qu'il quittait. Il voyait Mick, le Dr Copeland, Jake Blount et Biff Brannon. Surgis de l'obscurité, les visages se pressaient dans sa mémoire. Il pensa à la dispute entre Blount et le nègre. La nature de leur querelle restait désespérément confuse dans son esprit — mais chacun d'eux s'était à plusieurs reprises lancé dans une amère diatribe contre l'autre, l'absent. Singer les avait approuvés à tour de rôle, sans savoir vraiment de quoi il retournait. Et Mick — son visage était insistant, et une bonne part de ce qu'elle avait dit lui avait entièrement échappé. Et puis Biff Brannon au Café de New York. Brannon, avec sa sombre mâchoire d'acier, et ses yeux vigilants. Et les inconnus qui le suivaient dans les rues et l'abordaient pour des raisons inexplicables. Le Turc du magasin de linge qui lui agitait ses mains au visage et malaxait avec sa langue des mots dont Singer n'aurait jamais imaginé la forme. Un contremaître d'usine et une vieille Noire. Un homme d'affaires de la rue principale et un garnement qui racolait des soldats pour un bordel près de la rivière. Singer, troublé, haussa les épaules. Le train se balançait en un mouvement égal et doux. Sa tête s'inclina et il s'endormit quelques minutes.
Lorsqu'il rouvrit les yeux, la ville était loin derrière lui, oubliée. Par la fenêtre sale, on apercevait la végétation éclatante de l'été. Le soleil dardait des rayons obliques, couleur de bronze, sur les champs verts du jeune coton. Des hectares de tabac s'étendaient, aux plantes denses et vertes, comme une monstrueuse jungle de mauvaises herbes. Des vergers de pêches aux arbres ployant sous les fruits opulents. Des kilomètres de pâturages et des dizaines de kilomètres de terre désolée, exténuée, abandonnée aux espèces sauvages plus résistantes. Le train traversait des pinèdes d'un vert intense au sol recouvert d'aiguilles brunes et luisantes, où les cimes des arbres s'étiraient vers le ciel, vierges et élancées. Et, beaucoup plus loin au sud, les marécages de cyprès — où les racines noueuses des arbres se tordaient dans les eaux saumâtres, où la mousse grise, loqueteuse, pendait aux branches, où les fleurs d'eau tropicales s'épanouissaient dans l'humidité et les ténèbres. Puis, de nouveau, les champs à découvert sous le soleil et le ciel indigo.
Singer se tenait, solennel et timide, le visage face à la fenêtre. Les grands espaces et la lumière dure, élémentaire, l'aveuglaient presque. Ce kaléidoscope de décors, cette abondance de croissance et de couleur, paraissaient obscurément liés à son ami. Ses pensées étaient avec Antonapoulos. Le bonheur des retrouvailles le suffoquait presque. Le nez pincé, il respirait par petits coups saccadés, la bouche entrouverte.
Antonapoulos serait content de le voir. Il apprécierait les fruits frais et les cadeaux. Il aurait quitté l'infirmerie et pourrait sortir, aller au cinéma, puis à l'hôtel où ils avaient déjeuné lors de sa première visite. Singer avait écrit de nombreuses lettres à Antonapoulos, mais sans jamais les poster. Il s'abandonna entièrement à l'évocation de son ami.
Les six mois écoulés depuis leur dernière rencontre ne lui avaient semblé ni longs ni brefs. Derrière chaque instant de sa vie éveillée, son ami était présent. Et cette communion souterraine avec Antonapoulos s'était développée et transformée comme s'ils n'étaient pas séparés physiquement. Parfois, il songeait à Antonapoulos avec une vénération mortifiée, parfois avec orgueil — toujours avec un amour échappant à l'emprise de la critique et de la volonté. Lorsqu'il rêvait la nuit, le visage de son ami restait devant lui, massif, sage et doux. Et dans ses pensées diurnes, ils étaient unis pour l'éternité.
Le soir d'été tomba lentement. Le soleil s'enfonça derrière une rangée d'arbres échevelés dans le lointain, et le ciel pâlit. Le crépuscule était langoureux et tendre. Une pleine lune blanche luisait, et des nuages bas et pourpres masquaient l'horizon. La terre, les arbres, les habitations campagnardes sans peinture s'obscurcissaient peu à peu. Par intervalles, de légers éclairs d'été frémissaient dans l'air. Singer contempla intensément tout cela jusqu'à ce que la nuit tombe enfin, et que le reflet de son visage apparaisse dans la vitre.
Des enfants traversaient le couloir du wagon en titubant, avec des gobelets d'eau dégoulinants. Un vieil homme en bleu de travail, assis en face de Singer, buvait de temps à autre du whisky dans une bouteille de Coca-Cola. Entre les gorgées, il bouchait soigneusement la bouteille avec un tampon de papier. Une petite fille à sa droite peignait ses cheveux avec une sucette rouge gluante. On ouvrait des boîtes à chaussures et des plateaux arrivaient du wagon-restaurant. Singer ne mangea pas. Il se cala sur la banquette, prêtant une attention distraite à ce qui se passait autour de lui. Le calme revint enfin dans le wagon. Les enfants allongés sur les larges sièges de peluche dormaient, tandis que les hommes et les femmes courbés sur leurs oreillers se reposaient du mieux qu'ils pouvaient.
Singer ne dormit pas. Il appuya son visage contre la vitre et s'efforça de voir dans la nuit. Les ténèbres étaient épaisses et veloutées. On apercevait parfois un bout de clair de lune ou le vacillement d'une lanterne à une fenêtre le long de la voie. D'après la lune, il vit que le train s'était détourné de son parcours vers le sud et se dirigeait vers l'est. L'impatience lui pinçait les narines, l'empêchant de respirer par le nez, et ses joues étaient écarlates. Il resta ainsi, le visage pressé contre la vitre froide, noire de suie, pendant la plupart du long trajet nocturne.
Le train avait plus d'une heure de retard, et la fraîche et éclatante matinée d'été était bien avancée lorsqu'ils arrivèrent. Singer se rendit immédiatement à l'hôtel, un très bon hôtel où il avait réservé. Il défit ses bagages et disposa sur le lit les cadeaux qu'il apporterait à Antonapoulos. Il choisit sur la carte que le chasseur lui remit un somptueux petit déjeuner — lieu grillé, semoule de maïs, œufs sur le plat, et café noir. Après le petit déjeuner, il se reposa devant le ventilateur électrique, en sous-vêtements. À midi, il commença à s'habiller. Il prit un bain, se rasa, sortit du linge propre et son plus beau costume en crépon. À 3 heures, l'hôpital était ouvert pour les visites. C'était un mardi, le 18 juillet.
À l'asile, il chercha d'abord Antonapoulos à l'infirmerie, où on l'avait transféré auparavant. Mais à l'entrée de la salle, il remarqua immédiatement que son ami n'y était pas. Il parvint ensuite en traversant des couloirs à retrouver le bureau où on l'avait amené la fois précédente. Il avait déjà écrit ses questions sur une de ses cartes. L'employé derrière le bureau n'était pas le même. C'était un jeune homme, presque un enfant, au visage à moitié formé, immature, surmonté d'une tignasse raide. Singer lui tendit la carte et attendit tranquillement, les bras encombrés de paquets, s'appuyant sur les talons.
Le jeune homme secoua la tête, se pencha sur le bureau et griffonna sur un bloc de papier. Singer lut ce que l'employé venait d'écrire et les taches de couleur disparurent aussitôt de ses pommettes. Il regarda le mot longuement, à l'oblique, la tête penchée. Car on avait écrit là qu'Antonapoulos était mort.
En rentrant à l'hôtel, Singer prit garde de ne pas écraser les fruits. Il monta les paquets dans sa chambre, puis redescendit tranquillement dans le hall. Derrière un palmier en pot se trouvait une machine à sous. Singer y introduisit une pièce de cinq cents mais en essayant de tirer le levier, il s'aperçut que la machine était bloquée. À la suite de cet incident, il fit un esclandre, s'en prit au réceptionniste et décrivit avec fureur ce qui s'était produit. Singer, le visage d'une pâleur mortelle, était tellement hors de lui que des larmes coulaient sur les ailes de son nez. Il battit l'air de ses mains, frappa même le luxueux tapis de son long pied étroit, élégamment chaussé. Ne se montrant guère plus satisfait quand on lui remboursa sa pièce, il insista pour qu'on lui donne sa note sur-le-champ. Il fit sa valise et fut obligé de déployer beaucoup d'énergie pour arriver à la refermer. Car en plus des articles déjà en sa possession, il emportait trois serviettes, deux pains de savon, un stylo et une bouteille d'encre, un rouleau de papier hygiénique et une bible. Après avoir réglé sa note, il se rendit à la gare et mit ses affaires en sûreté à la consigne. Le train ne partait pas avant 9 heures du soir, laissant à Singer la perspective d'un après-midi vide à tuer.
La ville était plus petite que celle où il vivait. Les rues commerçantes se coupaient en forme de croix. Les magasins avaient un aspect rustique ; la moitié des étalages exhibaient des harnais et des sacs de fourrage. Singer longeait les trottoirs avec indifférence. Sa gorge enflée l'empêchait de déglutir. Pour se libérer de cette sensation d'étranglement, il prit un verre dans un drugstore, puis traîna chez un coiffeur et acheta quelques bagatelles. Il ne regardait personne dans les yeux et sa tête penchait d'un côté, comme celle d'un animal malade.
L'après-midi s'achevait presque lorsque Singer fit une étrange rencontre. Il marchait d'un pas lent et irrégulier le long du trottoir. Le ciel était couvert et l'air humide. Singer ne levait pas le nez mais, en passant devant la salle de billard de la ville, il entrevit un spectacle qui le troubla. Il dépassa le billard, puis s'arrêta au milieu de la rue avant de revenir mollement sur ses pas et de se poster devant la porte ouverte de la salle. À l'intérieur, trois muets parlaient ensemble avec leurs mains. Tous trois, sans manteau, portaient des chapeaux melons et des cravates de couleur vive. Chacun tenait un verre de bière à la main gauche. On discernait entre eux une certaine ressemblance fraternelle.
Singer entra. Pendant un instant, il eut du mal à sortir la main de sa poche. Puis il esquissa maladroitement un mot de salutation. On lui tapa sur l'épaule. Une boisson fraîche fut commandée. Les trois hommes l'entouraient et leurs doigts jaillissaient comme des pistons au rythme de leurs questions.
Singer indiqua son nom et celui de sa ville. Ensuite, incapable de leur fournir d'autres informations à son sujet, il leur demanda s'ils connaissaient Spiros Antonapoulos. Aucun d'eux ne le connaissait. Singer, les mains pendantes, la tête toujours inclinée sur le côté et le regard ailleurs, paraissait si apathique et si froid que les trois muets en chapeau melon le dévisagèrent d'un air bizarre avant de l'exclure de leur conversation. Les tournées de bière payées et le moment de partir venu, ils ne lui suggérèrent pas de se joindre à eux.
Malgré son errance d'une demi-journée dans les rues, Singer faillit manquer son train. Il ne comprit pas comment cela arriva, ni comment avaient passé les heures qui précédaient. Il parvint à la gare deux minutes avant le départ du train, et eut à peine le temps de hisser ses bagages dans la voiture et de trouver une place. Le wagon qu'il choisit était presque vide. Une fois installé, il ouvrit la caisse de fraises et les examina avec un soin méticuleux. C'étaient des baies énormes, grosses comme des noix, à l'apogée de leur maturité. Les feuilles vertes au-dessus des fruits formaient de minuscules bouquets. Singer introduisit une fraise dans sa bouche et, malgré la douceur sauvage et voluptueuse du suc, un subtil parfum de décomposition s'y mêlait déjà. Il mangea jusqu'à ce que le goût émousse son palais, remballa la caisse et la plaça sur le porte-bagages au-dessus de lui. À minuit, Singer tira le store et s'allongea sur la banquette, roulé en boule, le manteau ramené sur sa tête. Il resta dans la même position, à moitié endormi, hébété, durant une douzaine d'heures. Le contrôleur dut le secouer à l'arrivée.
Singer laissa ses bagages au beau milieu de la gare et se rendit au magasin. Il salua le joaillier qui l'employait d'un signe de main apathique et ressortit avec un objet lourd dans sa poche. Pendant un moment, il se promena dans les rues, la tête courbée. Mais l'éclat rectiligne du soleil, la chaleur humide l'oppressaient. Il revint à sa chambre, les yeux gonflés et la tête dans un étau. Il se reposa, but un verre de café glacé et fuma une cigarette. Puis, après avoir lavé le verre et le cendrier, il sortit un pistolet de sa poche et se tira une balle dans la poitrine.