Ce texte, ébauche du Cœur est un chasseur solitaire , fut publié pour la première fois par Oliver Evans dans sa biographie critique The Ballad of Carson McCullers, New York : Coward-McCann, 1966 .
Remarques générales
Le thème principal du livre est donné dans les douze premières pages. C'est l'homme en révolte contre sa solitude et la nécessité où il est de s'exprimer aussi complètement que possible. Plusieurs thèmes secondaires se développent autour de ce thème principal. On peut les résumer ainsi : 1° Pour apaiser le profond désir de s'exprimer qui existe en lui, chaque homme s'invente un principe quelconque d'unification ou dieu. Ce dieu n'est qu'un reflet de l'homme qui le crée, et son essence est généralement inférieure à celle de son créateur. 2° Dans une société mal organisée, ces dieux personnels, ou principes, sont le plus souvent chimères ou fantasmes. 3° Chaque homme doit trouver sa forme d'expression personnelle — mais ce droit lui est souvent refusé par une société prodigue et imprévoyante. 4° Les humains sont faits pour s'entraider, mais une tradition sociale contre nature les pousse dans les chemins où ils se trouvent en désaccord avec leur nature profonde. 5° Certains hommes ont une nature de héros, en ceci qu'ils donnent tout ce qui est en eux sans penser à l'effort que cela implique ou au prix dont ils seront payés en retour.
Ces thèmes n'apparaîtront évidemment pas dans le livre de façon aussi schématique. Leurs divers harmoniques seront perçus à travers les personnages et les événements. Cela dépendra beaucoup de la perspicacité du lecteur et du soin avec lequel il lira le livre. Les idées qui servent de trame à l'histoire resteront parfois à l'arrière-plan, presque invisibles. Elles seront soulignées avec insistance à d'autres moments. Les divers motifs qu'on aura entendus de page en page seront tous ensemble mis en relief à la fin du livre, qui s'achèvera dans un sentiment de cohésion définitive.
L'esquisse de l'ouvrage est assez facile à tracer. Il s'agit de cinq personnages solitaires, en marge, qui cherchent un moyen de s'exprimer et de s'unir en esprit avec quelque chose qui les dépasse. L'un de ces personnages, John Singer, est sourd-muet — c'est autour de lui que s'ordonne le livre. Poussés par leur propre solitude, les quatre autres personnages découvrent en lui une sorte de supériorité mystique, et ils en font leur idéal. Du fait de son infirmité, la personnalité de Singer garde quelque chose de flou, d'imprécis. Ses amis peuvent donc lui attribuer toutes les qualités qu'ils souhaitent lui voir. Chacun l'interprète à travers ses propres désirs. Singer lit sur les lèvres et comprend ce qu'on lui dit. Son silence inaltérable a une force d'attraction irrésistible. Chacun fait de lui le réceptacle de ses sentiments et de ses pensées les plus intimes.
On peut mettre en parallèle le lien qui unit les quatre personnages à Singer et celui qui unit Singer à son ami sourd-muet Antonapoulos. Seul Singer est capable de découvrir chez Antonapoulos un peu de sagesse et de dignité. L'amour qu'il lui porte imprègne le livre de la première à la dernière page. Singer est entièrement submergé par cet amour. Lorsqu'ils sont séparés, la vie n'a plus de sens pour lui, et il compte les jours qui le séparent de leur prochaine rencontre. Pourtant, les quatre amis de Singer ignorent tout d'Antonapoulos jusqu'aux dernières pages du livre. L'ironie de cette situation grandit lentement, et plus le livre progresse, plus elle devient évidente.
Antonapoulos est atteint de la maladie de Bright. Lorsqu'il meurt, Singer, écrasé de solitude et de désespoir, ouvre le gaz et se tue. Les quatre autres personnages commencent alors à comprendre qui était le véritable Singer.
Ce thème central doit avoir la résonance et le ton d'une légende. Tout ce qui a trait à Singer doit être écrit dans le style dépouillé des paraboles.
Pour comprendre le pourquoi et le comment d'une telle situation, il faut connaître en détail chacun des personnages. Mais comment en donner une image précise sans raconter ce qui leur arrive ? La plupart des événements sont en effet provoqués par les personnages eux-mêmes. On les voit agir l'un après l'autre, tout au long du livre, de la façon la plus évidente et la plus caractéristique.
Il est bien certain que leurs différents traits de caractère ne seront pas expliqués dans le livre sous une forme aussi didactique que celle employée ci-dessous. Ils se préciseront d'une scène à l'autre — et c'est à la fin seulement, en additionnant leurs diverses implications, qu'on pourra découvrir chacun d'eux dans toute sa complexité.
Événements et personnages
JOHN SINGER
C'est le personnage le plus linéaire du livre. Son mutisme et sa surdité le tiennent à l'écart de toutes les émotions ressenties par les autres et font de lui un psychopathe. Il est très observateur et très intuitif. C'est à première vue un modèle de gentillesse et de compréhension — mais rien de ce qui se passe autour de lui n'affecte son univers intérieur. Sur le plan émotionnel, il dépend complètement du seul ami avec lequel il puisse s'exprimer, Antonapoulos. Dans le second chapitre, Biff Brannon dit du regard de Singer qu'il est « froid et doux comme celui d'un chat ». Ce regard lointain lui donne un air de sagesse et de supériorité.
Singer a deux raisons d'occuper la première place du livre : sa surdité symbolise à la fois la solitude et l'échec, et toute l'histoire s'ordonne autour de lui. Mais les quatre personnages satellites tiennent une place beaucoup plus importante que lui. Leur quadruple évolution constitue la matière du livre et lui donne sa force.
Les passages concernant Singer ne sont pas traités de façon subjective. Leur style est indirect. Le muet a reçu une éducation, mais il ne pense jamais en mots. Il a des impressions visuelles — ce qui est la résultante naturelle de sa surdité. Sauf dans les passages où il est vu par quelqu'un d'autre, le style qui le concerne reste simple et descriptif. On ne tente jamais de sonder son subconscient. C'est un personnage sans relief – du second chapitre à la fin du livre, sa personnalité reste immuable.
À sa mort, on découvre dans sa poche une étrange petite lettre écrite par le cousin d'Antonapoulos :
« Cher monsieur Singer,
« Aucune adresse au dos de vos lettres. On me les a toutes renvoyées. Spiros Antonapoulos est mort. Il a été enterré la semaine dernière avec ses reins malades. Désolé de vous l'apprendre, mais il est inutile d'écrire à un mort.
« Bien à vous,
Charles P ARKER . »
Si l'on réfléchit à la nature profonde de cet homme (due à son caractère particulier et à la situation dans laquelle il vit), en apprenant la mort d'Antonapoulos il ne peut que se suicider.
MICK KELLY
Mick est sans doute le personnage le plus marquant du livre. Étant donné son âge et son tempérament, elle entretient avec le muet des relations beaucoup plus approfondies que les autres. Au début de la seconde partie, elle prend carrément le devant de la scène, et jusqu'à la fin du livre elle tiendra plus de place et offrira plus d'intérêt que les autres. Son histoire est celle du combat que mène une enfant douée contre un milieu inflexible en vue d'obtenir ce qu'elle désire. Mick a treize ans au début du livre. À la fin, elle a quatorze ans et deux mois. Durant ce laps de temps il lui arrive beaucoup de choses importantes. Ce n'est d'abord qu'une fillette mal dégrossie, sur le point d'atteindre le seuil d'un éveil rapide et d'une profonde évolution. Sa volonté et ses possibilités d'avenir sont illimitées. Elle se jette hardiment au-devant de tous les obstacles qui se présentent et change du tout au tout pendant ces quelques mois. À la fin, comme sa famille n'a plus d'argent, elle est obligée de travailler dix heures par jour dans un drugstore. Son échec ne vient absolument pas de son caractère — c'est la société injuste et prodigue qui lui enlève toute liberté et toute volonté.
Pour Mick, la musique est symbole de beauté et de liberté. Elle n'a fait aucunes études musicales et ses chances de percer en ce domaine sont très minces. Sa famille n'a pas de radio. L'été, elle rôde à travers la ville en poussant un landau dans lequel ont pris place ses deux petits frères, et elle est à l'affût de toutes les bribes de musique qui s'échappent des fenêtres. Elle est inscrite à la bibliothèque municipale et elle a appris dans les livres un certain nombre de choses dont elle avait besoin. À l'automne, lorsqu'elle entre au lycée professionnel, elle s'arrange pour qu'une fille de sa classe lui enseigne les premiers rudiments du piano. En échange elle lui fait ses devoirs d'algèbre, et lui donne quinze cents qu'elle prend chaque semaine sur l'argent de son déjeuner. L'après-midi, elle joue parfois du piano au gymnase, mais il y a toujours beaucoup de monde et beaucoup de bruit, et elle a peur de recevoir un ballon de basket sur la tête.
Mick aime la musique de façon instinctive, et son goût n'est évidemment pas d'une sûreté absolue. Elle commence par Mozart, puis elle travaille Beethoven. Elle dévore ensuite tous les compositeurs qu'elle a la chance de découvrir grâce aux radios des autres — Bach, Brahms, Wagner, Sibelius, etc. Ses sources d'information sont souvent erronées, mais l'émotion demeure. Son amour pour la musique est avant tout d'ordre créatif. Elle compose en secret de petites chansons, et elle envisage de composer des symphonies et des opéras. Son imagination ne laisse aucun détail dans l'ombre. Elle dirigera sa musique elle-même. Les rideaux de scène porteront ses initiales en grandes lettres rouges. Pour diriger l'orchestre, elle aura une robe du soir en satin rouge ou un habit d'homme. Mick est parfaitement égocentrique – et le côté enfantin et mal dégrossi de son caractère va de pair avec une certaine maturité.
Mick a continuellement besoin d'aimer et d'admirer. Son enfance a connu un flot d'admirations irréfléchies et passionnées pour toutes sortes de gens. Cette force d'amour désordonnée se cristallise sur Singer. Pour son anniversaire, il lui offre une biographie de Beethoven. Sa chambre est toujours calme et rassurante. Le muet devient pour elle le professeur imaginaire et l'ami dont elle a besoin. Il est le seul à lui manifester un peu d'intérêt. Elle se confie à lui – et lorsque à la fin du livre elle traverse une crise grave, c'est vers lui qu'elle se tourne pour demander de l'aide.
Cette crise, qui a l'air d'être l'événement le plus important de la vie de Mick, n'est en fait que secondaire par rapport aux sentiments qu'elle porte à Singer et au combat qu'elle livre contre les forces sociales qui lui sont hostiles. À l'automne, lorsqu'elle entre au lycée professionnel, elle préfère suivre les cours de mécanique avec les garçons plutôt que les cours de sténographie. Elle fait la connaissance d'un garçon de quinze ans, Harry West. Peu à peu ils deviennent amis. Ils sont attirés l'un vers l'autre par une force de caractère identique et par le goût de la mécanique. Comme Mick, Harry déborde d'une vitalité dont il ne sait que faire. Au printemps, ils essaient de construire ensemble un planeur dans l'arrière-cour des Kelly. Ils n'arrivent pas à le faire voler parce qu'ils n'ont pas les matériaux voulus, mais ils travaillent avec passion. Pendant toute cette période, leur amitié reste enfantine et maladroite.
À la fin du printemps, ils prennent l'habitude de faire chaque samedi une petite randonnée dans la campagne. Harry a une bicyclette. Ils vont dans les bois, à dix miles de la ville, au bord d'un ruisseau. Des sentiments dont ils ne comprennent pas exactement la nature commencent à naître entre eux. La fin est extrêmement brutale. Ils partent un samedi après-midi, animés d'une grande vitalité animale et enfantine ; lorsqu'ils reviennent le soir, ils ont, sans aucune préméditation, eu leur première expérience sexuelle. Ce passage doit absolument être écrit avec la plus extrême réserve. Un dialogue rapide et hésitant entre Mick et Harry permettra de comprendre ce qui est arrivé — dialogue au cours duquel tout sera sous-entendu, rien dit expressément.
Cette expérience prématurée les marque profondément l'un et l'autre, mais il paraît tout de suite évident que les conséquences en seront plus graves pour Harry que pour Mick. Ils réagissent avec plus de maturité qu'on ne pouvait s'y attendre. Ils décident de ne jamais se marier et de ne plus avoir d'expérience sexuelle. Ils sont paralysés par la notion de péché. Ils décident de ne plus se revoir. Cette nuit-là, Harry prend une boîte de potage sur l'étagère de la cuisine, casse sa tirelire et quitte la ville en auto-stop pour Atlanta où il espère trouver du travail.
On n'insistera jamais assez sur la discrétion avec laquelle cette scène entre Harry et Mick doit être évoquée.
Mick reste longtemps accablée par ce qui s'est passé. Elle se réfugie de plus en plus dans la musique. Elle a toujours regardé le sexe d'une façon lointaine et enfantine — elle a l'impression que cette étrange expérience n'est arrivée qu'à elle. Elle essaie à toute force d'oublier, mais ce secret l'obsède. Elle sent qu'elle irait mieux si elle en parlait à quelqu'un. Elle n'est pas assez intime avec ses sœurs ou sa mère pour leur faire une telle confidence, et elle n'a aucune amie de son âge. Elle pense alors à Singer, et cherche comment s'y prendre. L'idée qu'elle aurait pu lui en parler devient une consolation pour elle au moment où il se suicide.
Après la mort de Singer, elle se sent très seule et sans défense. Elle étudie la musique avec ardeur. Mais les problèmes financiers de sa famille se sont aggravés au cours des derniers mois. La situation est aussi mauvaise que possible. Les deux aînés subviennent à peine à leurs besoins. Ils sont incapables d'aider leurs parents. Il faut absolument que Mick travaille. Elle résiste avec violence, parce qu'elle veut rester encore un an au collège et tenter sa chance en musique. C'est malheureusement impossible. Au début de l'été elle trouve une place de vendeuse dans un drugstore : de huit heures et demie du matin à six heures et demie du soir. C'est un travail épuisant, mais quand le directeur cherche une vendeuse pour faire des heures supplémentaires, c'est toujours Mick qu'il choisit, parce qu'elle peut rester debout plus longtemps que les autres et supporte mieux la fatigue.
Les principaux traits de caractère de Mick sont une grande énergie créatrice et un grand courage. Avant qu'elle ait pu entreprendre quoi que ce soit, elle est vaincue par la société — mais il y a quelque chose en elle (et en tous ceux qui lui ressemblent) qui ne pourra jamais être, et ne sera jamais détruit.
JAKE BLOUNT
Le combat que mène Jake contre les injustices sociales est un combat lucide et franc. L'esprit révolutionnaire l'habite entièrement. Son plus profond désir est de tout faire pour modifier les conditions sociales contre nature qui existent de nos jours. Son drame vient de ce que la force qui l'anime ne trouve pas de canal pour s'écouler. Il est prisonnier d'abstractions et d'idées antagonistes — et dès qu'il tente de les mettre en application il se bat contre des moulins à vent. Il est persuadé que le carcan social actuel est sur le point de s'effondrer, mais lorsqu'il rêve d'une civilisation future, il le fait avec autant de méfiance que d'espoir.
Son attitude envers ses semblables oscille continuellement entre la haine et l'amour le plus généreux. Son attitude envers les principes du communisme est à peu près la même. C'est un communiste convaincu, mais il estime que toutes les sociétés communistes ont fini par dégénérer en bureaucraties. Il refuse le plus petit compromis et son attitude est celle du tout ou rien. Ses motivations intérieures sont tellement contradictoires qu'on peut sans exagérer dire qu'il est fou. Le fardeau qu'il s'est mis sur les épaules est trop lourd pour lui.
Jack est le produit de son propre milieu. Il a vingt-neuf ans. Il est né dans une ville de filatures de la Caroline du Sud, ville semblable à celle où se situe le livre. Son enfance s'est déroulée dans des conditions de pauvreté et d'avilissement absolus. À l'âge de neuf ans (c'était pendant la dernière guerre mondiale), il travaillait quatorze heures par jour dans une filature. Il attrapait au vol toutes les bribes de connaissance qui passaient à sa portée. À douze ans, il a décidé de s'enfuir de chez lui et de rouler sa bosse en s'éduquant lui-même. Il a vécu et travaillé un peu partout dans le pays.
L'instabilité intérieure de Jake influence évidemment son comportement extérieur. Physiquement, c'est un géant rabougri. Il est nerveux et irritable. Il n'a jamais réussi à empêcher ses lèvres de trembler lorsqu'il est ému ; il s'est donc laissé pousser une superbe moustache qui ne fait que souligner cette faiblesse et lui donne l'air bizarre. Ses lubies nerveuses l'empêchent de s'entendre avec ceux qui l'entourent, et les gens lui tournent le dos — ce qui le fait tomber dans une bouffonnerie lucide ou une dignité exagérée.
Quand Jake est incapable d'agir, il faut qu'il parle. Singer, le muet, est pour lui un excellent confident. Jake est attiré par son calme et son équilibre apparents. Il est étranger dans la ville et sa solitude le pousse vers le muet. Passer une soirée avec Singer et lui parler devient pour lui une habitude tranquillisante. À la mort de Singer, Jake sent qu'il vient de perdre une sorte de contrepoids intérieur. Il a également la vague impression d'avoir été floué. Tout ce qu'il a confié au muet, ses réflexions, ses visions d'avenir, est à jamais perdu.
Jake est sous l'emprise étroite de l'alcool — il peut en boire des quantités phénoménales sans être malade. De temps en temps, il cherche à se libérer de cette emprise, mais il est incapable de s'imposer une discipline quelconque (comme dans d'autres domaines plus importants).
L'aventure de Jake se termine par un fiasco. Pendant des mois il a fait ce qu'il a pu pour lutter contre l'injustice sociale. À la fin du livre la haine qui grandit entre Noirs et ouvriers blancs s'exaspère, à travers de petites querelles quotidiennes. Les choses s'enveniment jour après jour. Une rixe finit par éclater un samedi soir (c'est quelques jours après la mort de Singer). Les ouvriers blancs se dressent sauvagement contre les Noirs. Jake essaie d'abord de maintenir l'ordre. Mais il perd à son tour le contrôle de lui-même et devient tout à fait fou. La bagarre, qui n'est dirigée par personne, tourne à la confusion. Chacun se bat pour son propre compte. La police intervient. Plusieurs personnes sont arrêtées. Jake se sauve, mais cette bagarre lui apparaît comme le symbole de sa propre vie. Singer est mort. Il quitte la ville comme il y est arrivé — en étranger.
LE DOCTEUR BENEDICT MADY COPELAND
Le Dr Copeland offre l'amer spectacle d'un Noir du Sud qui a reçu une bonne éducation. Il s'est battu pendant de longues années pour modifier certaines conditions de vie de ses semblables. Comme Jake Blount, ses efforts ont altéré son caractère. Il a cinquante et un ans au début du livre, mais c'est déjà un vieillard.
Pendant vingt-cinq ans, il a soigné les Noirs de la ville. Mais il a toujours considéré son travail de médecin comme secondaire par rapport aux efforts qu'il déploie pour éduquer ses semblables. Ses convictions ont mûri lentement et elles sont inébranlables. Il s'est surtout intéressé au contrôle des naissances, estimant que la faiblesse des Noirs tenait pour une grande part à des relations sexuelles impulsives et à une natalité désordonnée et prolifique. Il est opposé au métissage — mais cette opposition repose avant tout sur son orgueil personnel et ses ressentiments. Ses théories présentent une grave lacune : il n'admet pas la culture raciale du Noir. Il refuse, par principe, que le mode de vie des Noirs soit greffé sur celui des Blancs américains. Son idéal serait une race de Noirs ascètes.
On peut mettre en parallèle les ambitions que le Dr Copeland nourrit vis-à-vis de sa race et l'amour qu'il porte à sa famille. Il n'a aucun contact avec ses quatre enfants, à cause de sa trop grande rigueur morale — et de son caractère. Le Dr Copeland a lutté toute sa vie contre ce qui constitue l'essence de sa propre nature raciale. Son ascétisme excessif et la fatigue due à son travail retentissent sur son comportement. Lorsqu'il sent ses enfants lui échapper, il entre dans de soudaines et violentes colères. Ce manque de contrôle de lui-même finit par provoquer une rupture avec sa femme et ses enfants.
Dans sa jeunesse, le Dr Copeland a souffert de tuberculose pulmonaire, maladie qui touche souvent les Noirs. Sa maladie a été enrayée — mais à cinquante-cinq ans son poumon gauche est de nouveau atteint. S'il y avait un sanatorium convenable, il y entrerait pour se faire soigner mais l'État ne possède pas d'hôpital convenable ouvert aux Noirs. Il décide d'ignorer sa maladie et de continuer son travail – qui est moins lourd qu'avant.
Pour le Dr Copeland, le muet symbolise le contrôle de soi, et l'ascétisme dont sont capables un certain type de Blancs. Il a souffert toute sa vie des affronts et des humiliations de la race blanche. Devant la politesse et l'attention que lui manifeste Singer, il éprouve une reconnaissance dont il a honte. Il parvient toujours à garder sa « dignité » devant lui, mais cette amitié tient une grande place dans sa vie.
Comme le visage du muet présente une légère expression sémite, le Dr Copeland pense qu'il est juif. En tant que minorité raciale persécutée, les Juifs ont toujours intéressé le Dr Copeland. Deux des hommes qu'il admire le plus sont juifs — Baruch Spinoza et Karl Marx.
Le Dr Copeland est pleinement et tristement lucide quant à son œuvre. Il sait que c'est un échec. La plupart des Noirs de la ville ont pour lui un respect qui touche à la frayeur, mais son enseignement est trop étranger à la nature profonde de sa race pour avoir un effet quelconque.
Au début de l'histoire, la situation financière du Dr Copeland est assez précaire. Sa maison et la plus grande partie de son matériel médical sont hypothéquées. Pendant quinze ans il a touché un salaire peu important, mais régulier, car il était employé à l'hôpital municipal — mais les idées qu'il développait par rapport à certaines injustices sociales ont motivé son renvoi. Comme prétexte à ce renvoi, on l'a accusé (non sans raison) de pratiquer l'avortement lorsqu'un enfant représentait une trop lourde charge financière. Depuis qu'il a perdu son poste, les revenus du Dr Copeland sont aléatoires. Ses patients sont généralement trop pauvres pour lui verser des honoraires. Sa maladie est une entrave sévère à son travail, et il perd pied de plus en plus. À la fin, on lui prend sa maison. Après s'être dévoué aux autres toute sa vie, il se retrouve sans rien. Des parents de sa femme lui offrent l'hospitalité dans leur ferme. Il y passera le restant de ses jours.
BIFF BRANNON
Des quatre personnages qui tournent autour du muet, Biff est le plus désintéressé. C'est avant tout quelqu'un qui observe. Il possède une grande austérité et une grande rigueur. Face à l'enthousiasme moteur de Mick, de Jake ou du Dr Copeland, c'est un être froid et réfléchi. Il apparaît dans le second chapitre, et ses méditations donnent aux dernières pages du livre une conclusion objective et raisonnable.
Biff a de l'humour. Ce trait est mis en évidence chaque fois qu'il est en scène. C'est un personnage parfaitement rond, dans la mesure où il est vu sous tous les angles possibles. Au début du livre, il a quarante-quatre ans. Il a passé le plus clair de son temps derrière la caisse enregistreuse de son restaurant à observer ses clients. Il a la passion du détail. C'est ainsi que dans une petite pièce, au fond du restaurant, il conserve la collection complète, sur dix-huit ans, du journal du soir de la ville, sans qu'il manque un seul exemplaire. Il cherche toujours à saisir les lignes générales d'une affaire à travers la multitude de détails qui lui encombrent l'esprit, et il le fait avec une patience à toute épreuve.
Biff est très marqué par ses expériences sexuelles. À quarante-quatre ans, il se trouve prématurément impuissant — pour des raisons qui sont autant psychiques que physiques. Il est marié avec Alice depuis vingt-trois ans. Leur mariage était une erreur. Il a supporté sa femme par habitude et par obligation financière.
Biff a fini par se persuader (pour trouver sans doute une solution à son dilemme personnel) que l'instinct sexuel ne trouvait pas dans les rapports conjugaux sa raison d'être essentielle. Pour lui l'être humain est fondamentalement bisexuel — et il cherche confirmation de cette croyance du côté des enfants et des vieillards.
Deux êtres ont sur Biff une forte emprise émotionnelle : Mick Kelly et un vieillard nommé Mr. Alfred Simms. Pendant toute son enfance, Mick est venue au restaurant avec son frère pour acheter des bonbons et jouer à la machine à sous. Elle est toujours très gentille avec Biff, mais elle ignore tout des sentiments qu'il lui porte. Biff lui-même n'y voit pas très clair sur ce point. Mr. Simms est un homme très pauvre et très fragile dont les idées s'embrouillent un peu. Il était riche autrefois. Aujourd'hui il est seul et sans le sou. Il continue pourtant à jouer les hommes d'affaires très occupés. Chaque matin il sort de chez lui, vêtu de haillons très propres, et tenant un sac à main de vieille femme. Il va d'une banque à l'autre pour « régler ses comptes ». Il vient toujours s'asseoir un moment dans le restaurant de Biff, reste sagement à sa table et ne dérange personne. Avec ses vêtements bizarres et ce grand sac à main qu'il serre contre sa poitrine, il ressemble à une vieille femme. Biff ne fait jamais très attention à lui, et se contente de lui verser aimablement un verre de bière.
Une nuit (quelques semaines avant le début du livre), le restaurant est bondé. On a besoin de la table occupée par Mr. Simms. Alice exige que Biff jette le vieil homme dehors. Biff s'approche de lui et lui demande s'il prend cette table pour un banc public. Sur le moment, Mr. Simms ne comprend pas. Il sourit joyeusement à Biff, et Biff est plutôt décontenancé. Il répète alors sa phrase avec plus de brutalité qu'il ne l'aurait voulu. Des larmes viennent aux yeux du vieil homme. Il essaie de garder sa dignité, à cause des gens qui l'entourent. Il fouille sans raison dans son sac à main et finit par sortir, désespéré.
Si ce petit incident est rapporté ici en détail, c'est qu'il a sur Biff une grande influence. Le second chapitre l'explique clairement. Pendant toute la durée du livre, Biff est obsédé par le vieil homme. La façon dont il l'a traité devient le symbole de tout le mal qu'il a pu faire dans sa vie. Et le vieillard symbolise également cette période du déclin de l'âge dont Biff n'est plus très loin.
Mick, de son côté, éveille chez Biff des sentiments nostalgiques par rapport à la jeunesse et à l'héroïsme. Elle est à l'âge où l'on possède à la fois les qualités d'une fille et celles d'un garçon. Biff a toujours souhaité avoir une fille, et Mick le lui rappelle sans cesse. À la fin du livre, quand Mick atteint l'âge adulte, les sentiments que Biff lui porte commencent à diminuer.
Vis-à-vis de sa femme, Biff est de glace. Quand Alice meurt, dans la seconde partie du livre, il ne ressent ni regret ni pitié. Il regrette seulement de ne pas l'avoir comprise en tant qu'être humain. Il est vexé d'avoir vécu si longtemps aux côtés d'une femme en la comprenant si mal. Après la mort d'Alice, il enlève les guirlandes de papier crépon accrochées au ventilateur et se coud sur la manche un brassard de deuil. Il ne le fait pas tant pour Alice que pour lui-même — comme s'il sentait approcher son déclin et sa mort prochaine. La mort de sa femme met au jour certains éléments féminins du caractère de Biff. Il se rince les cheveux avec du jus de citron et prend un soin excessif de sa peau. Alice avait un sens des affaires plus aiguisé que le sien. Après sa mort le restaurant commence à vivoter.
Malgré quelques traits ambigus, Biff est sans doute le personnage le plus équilibré du livre. Il est capable de regarder objectivement ce qui se passe autour de lui — sans essayer de tout rattacher à lui-même. Il voit tout, entend tout, se souvient de tout. Sa curiosité est si forte qu'elle en devient comique. Malgré la multitude de détails qui lui encombrent l'esprit, il réussit presque toujours à atteindre le fond des problèmes, à les envisager dans toute leur complexité.
Biff est beaucoup trop prudent pour se laisser entraîner à admirer Singer. Il a de l'affection pour le muet. De la curiosité aussi. Il pense beaucoup à lui. Il apprécie sa réserve et son bon sens. Des quatre personnages principaux, il est le seul à voir lucidement la situation. Dans les dernières pages du livre, il fait abstraction des détails de l'histoire pour en arriver aux points essentiels. En réfléchissant à ce qui s'est passé, il emploie lui-même le mot « parabole » — c'est évidemment le seul moment où ce mot apparaîtra. Ses réflexions permettent au livre de se refermer objectivement sur lui-même, comme une boucle.
PERSONNAGES SECONDAIRES
Plusieurs personnages secondaires tiennent une place importante dans l'histoire. Aucun d'eux n'est décrit de façon subjective — et sur le plan romanesque, ce qui leur arrive provoque de plus grandes réactions chez les principaux personnages que chez eux-mêmes.
Spiros Antonapoulos
Antonapoulos est décrit de façon détaillée dans le premier chapitre. Son niveau mental, sexuel et spirituel est celui d'un enfant de sept ans.
Ces trois personnages ont une grande importance. Portia domine le trio. Elle occupe autant de place que les personnages principaux (Mick exceptée) — mais elle reste toujours en position subalterne. Portia symbolise l'instinct maternel. Elle est inséparable d'Highboy, son mari, et de Willie, son frère. Ils sont tous les trois à l'opposé du Dr Copeland et des autres personnages principaux : ils ne cherchent jamais à lutter contre les événements.
Le drame qui frappe ce trio joue un grand rôle. Au début de la seconde partie, Willie est arrêté pour cambriolage. Il longeait une ruelle, à minuit passé. Deux jeunes Blancs lui ont dit qu'ils attendaient quelqu'un, lui ont donné un dollar et lui ont demandé de siffler dès qu'il apercevrait la personne qu'ils attendaient. Willie n'a compris de quoi il s'agissait qu'en apercevant deux agents de police. Les jeunes Blancs cambriolaient un drugstore. À l'automne, Willie est condamné à un an de travaux forcés en même temps qu'eux. Tout cela est raconté par Portia aux enfants Kelly : « Willie, il était si occupé à regarder le billet de un dollar qu'il a pas eu le temps de réfléchir. On lui a demandé pourquoi il s'était enfui en apercevant la police. C'est comme si on demandait pourquoi quelqu'un qui pose la main sur un fourneau brûlant, il l'enlève aussitôt. »
Ce n'est que le début de leurs ennuis. L'ordre habituel de la maison étant troublé, Highboy commence à sortir avec une autre fille. Portia le raconte également aux enfants Kelly et au Dr Copeland : « Si c'était une fille au teint plus clair que moi, plus jolie que moi, je comprendrais plus facilement. Mais elle est dix fois plus foncée. C'est la fille la plus laide que j'aie jamais vue. Elle marche comme si elle avait un œuf entre les jambes et avait peur de le casser. Elle est même pas propre. »
C'est à ce trio qu'arrive l'événement le plus dramatique du livre. Pendant ses travaux forcés, Willie et quatre autres Noirs sont accusés de mauvaise conduite. C'est en février et le bagne est situé à deux cents miles environ au nord de la ville. Comme punition, on les enferme dans un cachot, on leur enlève leurs chaussures et on les suspend par les pieds. Ils restent ainsi pendant trois jours. Il fait froid. Leur sang ne circule plus. Leurs pieds gèlent et ils attrapent la gangrène. Un des quatre meurt d'une pneumonie. On est obligé d'amputer les autres d'un ou des deux pieds. Ce sont tous des travailleurs, ce qui leur enlève tout moyen de survivre. C'est évidemment Portia qui raconte ce drame en quelques paragraphes, sans insister.
Les personnages principaux sont très frappés par cette histoire. Quand le Dr Copeland l'apprend, il est déchiré et il a une crise de delirium tremens pendant plusieurs semaines. Mick est horrifiée. Biff, qui avait employé Willie dans son restaurant, réfléchit aux multiples aspects de l'affaire.
Jake veut faire toute la lumière sur ce drame et le donner en exemple au pays entier. Mais c'est impossible, pour plusieurs raisons. Willie a peur — on a fait pression sur lui pour qu'il ne parle pas des traitements infligés au bagne. L'État a pris soin de séparer les quatre garçons tout de suite après le drame, et ils se sont perdus de vue. Willie et ses camarades se conduisent comme des enfants – ils ne comprennent absolument pas l'importance que pourrait avoir leur coopération. La douleur leur a mis les nerfs à vif, et, après trois jours et trois nuits passés dans ce cachot, ils se battent, ils n'ont plus aucun désir de se retrouver. En regardant les choses d'un peu haut, on s'aperçoit que leur manque de coopération et leurs querelles enfantines sont ce qu'il y a de plus grave dans ce drame.
Quand Willie revient, Highboy se rapproche de Portia. L'infirmité de Willie est un sérieux handicap et l'ordre se rétablit dans la maison.
Ce drame sert de trame au livre entier. Il est raconté dans le langage imagé et rythmé de Portia, au fur et à mesure que se produisent les événements.
Harry West
Harry a été rapidement décrit dans le paragraphe concernant Mick. Avant de faire la connaissance de Mick, il était amoureux d'une petite allumeuse du collège. Comme il n'a pas une bonne vue, il est obligé de porter des lunettes à verres épais. Cette fille trouvait que ça lui donnait l'air efféminé. Il avait donc décidé de ne plus les porter, ce qui lui donnait une démarche hésitante et ne faisait qu'aggraver son mal. Son amitié pour Mick n'a rien à voir avec son engouement pour l'autre fille. Harry possède à un degré excessif la notion du bien et du mal, ce qui arrive souvent chez les adolescents. Il a également une nature rêveuse. La brutale expérience qu'il a eue avec Mick le marquera longtemps.
Lily Mae Jenkins
C'est un homosexuel noir, dépravé, qui hante le Sunny Dixie Show, où travaille Jake. Il passe son temps à danser. Il pense et réagit comme un enfant. Il est incapable de gagner sa vie. Willie a de l'amitié pour lui parce qu'il aime la musique et la danse. Il a toujours faim. Il rôde sans cesse autour de la cuisine de Portia dans l'espoir d'obtenir quelque chose à manger. Quand Highboy et Willie s'éloignent d'elle, c'est vers Lily Mae Jenkins que Portia cherche un peu de réconfort.
Le livre trace de Lily Mae le portrait naïf que ses amis ont de lui. Portia en parle ainsi au Dr Copeland : « Lily Mae, il commence vraiment à me faire pitié. Je sais pas si vous avez connu des garçons comme lui, qui s'intéressent aux hommes plutôt qu'aux femmes. Quand il était jeune, il était très beau. Tout le temps il portait des vêtements de fille, et il riait tout le temps. Tout le monde pensait qu'il était vraiment très beau. Mais maintenant il devient vieux, alors c'est plus pareil. Tout le temps il a faim. Il me fait vraiment pitié. Il aime bien venir me voir et bavarder avec moi dans ma cuisine. Il danse pour moi. Alors je lui prépare un petit dîner. »
Les enfants Kelly : Billy, Hazel, Etta, Bubber et Ralph
Aucun d'eux n'occupe une place particulière. Ils sont vus tous les cinq à travers les yeux de Mick. Les trois aînés essaient, avec plus ou moins de difficulté, de faire leur trou dans une société qui n'est pas prête à les accueillir. Chacun d'eux est décrit avec précision — mais sans profondeur véritable.
Quand Mick n'est pas au collège, elle a la charge de Bubber et de Ralph. C'est une corvée pour elle, car elle aime par-dessus tout rôder au hasard — mais elle a une affection sincère et profonde pour ses deux jeunes frères. À un certain moment elle fait quelques réflexions décousues à propos de ses frères et sœurs : « On est tous obligés de se battre pour une série de petites choses qu'on n'obtient jamais. J'ai souvent remarqué que plus un gosse vient tard dans une famille, plus il en tire avantage. Les plus jeunes sont toujours les plus résistants. Je suis assez résistante, parce que j'ai plusieurs frères et sœurs au-dessus de moi. Bubber – il est chétif, en apparence, mais il a des nerfs solides. Si ma théorie est vraie, Ralph deviendra quelqu'un de très fort. Il n'a que treize mois, mais je déchiffre déjà quelque chose de fort, de résistant sur son visage. »
RAPPORT DES DIFFÉRENTS PERSONNAGES ENTRE EUX
Sur le plan spirituel, il est facile de comprendre que le Dr Copeland, Mick Kelly et Jake Blount se ressemblent. Ils ont lutté tous les trois pour atteindre un certain niveau de connaissance, en dépit de tous les obstacles rencontrés. Ils sont comme des plantes obligées de pousser sur un rocher. Chacun d'eux a fourni un énorme effort pour donner aux autres ce qu'il possédait, sans attendre de récompense personnelle.
La ressemblance entre le Dr Copeland et Jake Blount est si grande qu'on pourrait les baptiser « frères spirituels ». Leur seule vraie différence tient à l'âge et à la race. Le Dr Copeland a connu une jeunesse plus facile. Dès le début il s'est fixé un but précis. Les injustices dont souffrent les Noirs sont plus évidentes que les erreurs bureaucratiques du capitalisme. Le Dr Copeland a donc pu se mettre tout de suite au travail, dans un domaine étroit et bien délimité. Jake, en revanche, voulait se battre contre des conditions d'existence tellement imprécises qu'il n'a jamais réussi à les affronter. Le Dr Copeland a la simplicité et la dignité de quelqu'un qui a vécu toute sa vie à la même place et qui a donné le meilleur de lui-même dans son travail. Jake a la nervosité maladive de quelqu'un dont la vie intérieure et extérieure a toujours ressemblé à un ouragan.
Leur conscience à tous deux est stimulée artificiellement. Le Dr Copeland a tous les jours un peu de fièvre. Jake boit tous les jours. Ces deux stimulants peuvent avoir chez certaines personnes un effet équivalent.
Jake et le Dr Copeland n'ont qu'une seule véritable rencontre. Ils se rencontrent plusieurs fois, par hasard, mais sans se comprendre. Au cours du second chapitre, Jake veut obliger le Dr Copeland à entrer avec lui dans le restaurant de Biff pour boire un verre. Ils se croisent ensuite dans les escaliers de la pension Kelly. Ils se trouvent ensemble deux fois dans la chambre de Singer. Mais leur seule véritable rencontre a lieu chez le Dr Copeland dans des circonstances dramatiques.
C'est pendant la nuit où Willie vient de sortir de prison. Le Dr Copeland est couché. Il a une inflammation de la plèvre. Il délire. On pense qu'il est mourant. Willie l'infirme est allongé dans la cuisine. Une nuée d'amis et de voisins cherche à pénétrer par la porte de l'arrière-cour pour savoir ce qui lui est arrivé. Jake a été mis au courant de l'affaire par Portia. Quand Singer décide d'aller veiller le Dr Copeland, il lui demande la permission de l'accompagner.
Jake a l'intention d'interroger Willie aussi précisément que possible. Mais il se trouve en présence du Dr Copeland, et c'est lui qui passera la nuit à le veiller. Dans la cuisine, Willie, pour la première fois en un an, reçoit ses amis. Il y règne d'abord un climat lugubre de souffrance et de désespoir. L'histoire de Willie est répétée inlassablement, comme une mélopée monotone. Au bout d'un moment, l'atmosphère change. Willie commence à jouer de la guitare. Lily Mae danse. La soirée s'achève dans une explosion de joie sauvage.
C'est sur cet arrière-plan que se déroule la rencontre de Jake et du Dr Copeland. Ils sont dans la chambre. À travers la porte, ils entendent les bruits qui viennent de la cuisine. Jake est ivre. La fièvre fait délirer le Dr Copeland. Les phrases qu'ils échangent sortent pourtant du plus profond d'eux-mêmes. Ils retrouvent le langage rythmé et imagé de leur enfance. Chacun d'eux prend pleinement conscience du dessein secret que poursuit l'autre. En l'espace de quelques heures, ces deux hommes, qui ont été solitaires toute leur vie, se retrouvent aussi proches qu'il est possible de l'être. Au petit jour, quand Singer s'arrête chez le Dr Copeland avant d'aller travailler, il trouve les deux hommes endormis, Jake roulé en boule au pied du lit du docteur avec un parfait naturel.
Il est inutile de décrire avec autant de précision les rapports qui s'établissent entre les autres personnages. Mick, Jake et Biff se voient souvent. Chacun d'eux occupe dans la ville une sorte de position clé. Mick est presque toujours dans les rues. À l'intérieur de son restaurant, Biff est perpétuellement en contact avec les autres personnages, le Dr Copeland excepté. Jake travaille dans un manège. Il voit presque toute la ville défiler à la foire. Il devient ensuite chauffeur de taxi, et rencontre tous les personnages. Mick entretient avec les autres des relations enfantines et pratiques. En dehors de son sentiment pour Mick, Biff regarde tout avec lucidité. Une multitude de petites scènes ont lieu qui provoquent toute une série de développements et d'échanges.
On peut dire que les relations qui existent entre les personnages sont comme les rayons d'une roue — dont Singer serait le moyeu. Cette place qu'il occupe, avec toute la force d'ironie qui en découle, symbolise le thème essentiel de l'ouvrage.
Structure générale et esquisse
TEMPS
Le premier chapitre sert de prélude à l'histoire. Le temps n'est précisé qu'au second chapitre. Le livre couvre une période de quatorze mois — d'un mois de mai au mois de juillet de l'année suivante.
Il comprend trois parties. L'essentiel est contenu dans la seconde. C'est actuellement la plus longue en nombre de pages. Elle couvre la presque totalité du temps à parcourir.
Première partie
Cette première partie est déjà écrite entièrement. Il est inutile d'insister. Elle s'étend de la mi-mai à la mi-juillet. Chacun des principaux personnages est présenté en détail. Les traits saillants de son caractère sont mis en lumière, ainsi que la direction dans laquelle il s'est engagé. L'histoire de Singer et d'Antonapoulos est longuement développée. La façon dont les personnages se rencontrent est expliquée — la trame du livre est donc tissée.
Deuxième partie
Le mouvement s'accélère brusquement au début de la seconde partie. Elle comprendra plus de douze chapitres, mais le traitement de ces chapitres sera plus varié que dans la première partie. Beaucoup seront très courts, s'enchaînant les uns aux autres plus étroitement que les six premiers. La moitié de cette seconde partie est consacrée à Mick, à son évolution, à l'intensité croissante de son admiration pour Singer. Son histoire et les divers événements découverts à travers elle sont comme un fil qui va et vient à travers les chapitres consacrés aux autres personnages.
Cette seconde partie s'ouvre sur une randonnée nocturne de Mick. Pendant l'été, elle parvient à écouter de la musique dans des circonstances assez particulières. Elle a découvert que dans le quartier résidentiel plusieurs familles écoutaient de bons programmes à la radio. Notamment, dans une certaine villa, on écoute chaque vendredi un concert symphonique. À cette époque de l'année, les fenêtres sont grandes ouvertes, et on entend parfaitement la musique de l'extérieur. À la nuit tombée, Mick se faufile dans le jardin de cette villa, au moment où le concert va commencer. Elle se dissimule dans l'ombre d'un bosquet sous la fenêtre du living-room. Le concert fini, elle s'attarde un moment, regarde les gens à l'intérieur de la villa. Elle est un peu amoureuse de ces gens qui lui permettent d'écouter de la belle musique grâce à leur poste de radio.
Il faudrait plusieurs douzaines de pages pour résumer avec précision cette seconde partie. Un compte rendu complet et explicatif serait plus long que le livre même car un bon livre contient plus de choses que n'en laissent entendre les mots. Il est préférable d'en tracer une esquisse qui permettra de connaître la suite des événements. Ces notes succinctes n'ont pas grand sens en elles-mêmes. Elles ne peuvent être comprises que si on a lu attentivement les remarques groupées sous le titre : « Personnages et événements ». Il s'agit d'une simple esquisse destinée à rendre plus claire la composition de la seconde partie.
Fin de l'été
Promenade nocturne de Mick et concert. Résumé de l'évolution qui se produit chez Mick cet été-là. Le lendemain matin, Portia raconte à Mick et aux enfants Kelly l'arrestation de Willie. Promenade matinale de Mick.
Jake Blount travaille au Sunny Dixie Show.
Automne
Première journée de Mick au lycée professionnel.
Le Dr Copeland fait la tournée de ses malades. Nouvelle visite de Portia qui lui apprend que Highboy l'a quittée.
Mick fait la connaissance de Harry West.
Alice, la femme de Biff, meurt. Biff médite sur cette mort.
De nouveau Mick et la musique. La sœur de Mick, Etta, s'enfuit de chez elle pour essayer d'aller jusqu'à Hollywood. Elle revient au bout de quelques jours. Mick accompagne la jeune fille qui lui apprend la musique à une « vraie » leçon de piano. Elle est très embarrassée quand elle dit qu'elle est musicienne et que le professeur lui demande de s'asseoir devant le « vrai » piano pour jouer. (Cette scène a lieu dans la villa où Mick a écouté un concert au début de la seconde partie. Mick connaît très bien le professeur et sa famille, car pendant l'été elle les a observés par la fenêtre ouverte.)
Hiver
Comme chaque année, le Dr Copeland donne deux réceptions le jour de Noël — une, le matin, pour les enfants ; une autre, tard dans l'après-midi, pour les adultes. Il donne ces réceptions depuis vingt ans. Il offre à ses invités des rafraîchissements et leur adresse un petit discours. Les rapports qui existent entre le Dr Copeland et le matériau humain sur lequel il travaille sont clairement mis en évidence.
Singer rend visite à Antonapoulos.
Jake Blount travaille comme chauffeur de taxi.
Mick et Singer. Mick commence à construire un planeur avec Harry West.
Dans la cuisine des Kelly, Portia raconte à Mick, Jake Blount et Singer le drame de Willie et des quatre autres bagnards.
Printemps
Nouvelles méditations de Biff Brannon — scène entre Mick et Biff au restaurant.
Encore Mick et la musique — Mick et Harry travaillent au planeur.
Retour de Willie. Rencontre du Dr Copeland et de Jake.
Brutale expérience de Mick et Harry. Départ de Harry. Oppressant secret de Mick. Situation financière des Kelly. Projets de Mick et sa musique.
Mort de Singer.
Cette esquisse ne laisse pas apparaître la trame essentielle de l'histoire — c'est-à-dire les rapports de chacun des personnages avec le muet. Ces rapports sont tellement progressifs et font tellement partie des personnages eux-mêmes qu'il est impossible de les résumer en quelques mots. On peut cependant tirer de ces notes une idée générale de ce qui se passe.
Troisième partie
La mort de Singer projette son ombre sur toute la troisième partie. Sur le plan du nombre de pages, elle est égale à la première. Sur le plan technique, elle lui ressemble beaucoup. Cette partie se déroule pendant les mois de juin et juillet. Elle comprend quatre chapitres. Chacun des personnages y est présenté une dernière fois. On peut donner de cette troisième partie l'esquisse suivante :
Dr Copeland : fin de son travail et de son enseignement. Il part pour la campagne. Portia, Willie et Highboy se retrouvent.
Jake Blount : il rédige d'étranges tracts à portée sociale et les distribue à travers la ville. Bagarre au Sunny Dixie Show. Jake se prépare à quitter la ville.
Mick : elle commence à travailler dans un drugstore.
Biff Brannon : scène finale avec Mick et Jake au restaurant. Fin des méditations de Biff.
LE LIEU – LA VILLE
Cette histoire pourrait se passer n'importe où et à n'importe quelle époque. Tel que le livre est écrit cependant, il évoque par de nombreux aspects l'Amérique de ces dix dernières années — plus particulièrement le sud des États-Unis. Le nom de la ville n'est jamais précisé. Elle est située dans la partie occidentale de la Géorgie, le long de la rivière Chattahoochee, près de la frontière de l'Alabama. Sa population est de quarante mille habitants environ dont un tiers de Noirs. C'est le type même de la communauté ouvrière. Presque tout le travail a lieu dans les filatures et autour des petits magasins de vente au détail.
Le régime industriel n'a fait faire aucun progrès à la classe ouvrière. Elle vit dans une extrême pauvreté. On ne peut pas comparer un ouvrier de filature avec un mineur ou un ouvrier d'usine automobile. Au sud de Gastonia (Caroline du Sud), un ouvrier de filature vit dans de telles conditions qu'il en devient apathique et indifférent. Il ne cherche pas d'où viennent la pauvreté et le chômage. Il dirige d'instinct sa colère contre la seule classe sociale qui lui soit inférieure : la classe noire. Quand les filatures ne tournent pas, cette ville est un véritable repaire de gens désœuvrés et affamés.
TECHNIQUE ET RÉSUMÉ
Le livre suit un plan très précis et très équilibré. Il obéit à une écriture en contrepoint. Chacun des personnages représente un tout en lui-même — comme chacune des voix d'une fugue – mais sa personnalité s'enrichit chaque fois qu'il s'accorde ou s'oppose avec les autres personnages.
Cette analogie avec l'écriture contrapuntique sera rendue sensible grâce aux différents styles employés. Il y en aura cinq — un pour chacun des quatre principaux personnages décrits subjectivement ; et un cinquième, objectif celui-là, et proche du style des légendes, pour le muet. Ces différents styles d'écriture permettront de suivre avec une extrême précision le rythme psychique de chaque personnage. La première partie mettra clairement en évidence cette correspondance entre l'écriture et les personnages – mais, au fur et à mesure qu'on avancera dans l'histoire, cette correspondance deviendra si étroite que le style finira par éclairer aussi profondément que possible la conscience de chacun d'eux, sans toutefois atteindre le mystère de l'inconscient.
Chaque partie du livre forme un tout en elle-même. Il n'y en a pas d'inachevée. La fin laissera une impression d'équilibre et de cohésion. Le thème fondamental du livre est essentiellement ironique — mais le lecteur n'aura pas le sentiment d'avoir été joué. Le livre est un reflet du passé, mais il présage aussi l'avenir. Certains personnages parviennent presque à être des héros, et beaucoup d'êtres humains leur ressemblent. Dans leur essence même, ces personnages laissent entendre que, malgré la vanité de leurs efforts, malgré la confusion qui entache leur idéal personnel, ils finiront un jour ou l'autre par atteindre leur but et par entrer en possession de ce qui leur appartient.