9
Elle n'avait même plus cinq cents à elle. Ils en étaient à ce point de pauvreté. L'argent était leur préoccupation première. On ne parlait plus que d'argent, d'argent, d'argent. La chambre et l'infirmière particulières de Baby Wilson leur coûtaient les yeux de la tête. Et ça ne représentait qu'une seule des factures. Une dette à peine réglée, une autre surgissait. Ils devaient environ deux cents dollars qu'il fallait payer immédiatement. Ils perdirent la maison. Leur père en tira cent dollars en laissant la banque reprendre l'hypothèque. Il emprunta encore cinquante dollars et Mr. Singer s'engagea avec lui. Ensuite, ils durent s'inquiéter chaque mois pour le loyer au lieu des taxes. Ils étaient presque aussi pauvres que des ouvriers. Seulement personne ne pouvait les mépriser.
Bill travaillait dans une conserverie où il gagnait dix dollars par semaine. Hazel était assistante dans un salon de beauté pour huit dollars. Etta vendait des billets dans un cinéma pour cinq dollars. Chacun d'eux versait la moitié de son salaire pour payer ses frais de nourriture et de logement. La maison comptait six pensionnaires à cinq dollars par personne. Et Mr. Singer, qui payait son loyer rubis sur l'ongle. Avec ce que son père touchait, on arrivait à deux cents dollars par mois — et là-dessus ils devaient nourrir six pensionnaires convenablement, nourrir la famille, payer le loyer de toute la maison et continuer à rembourser les meubles.
George et elle ne recevaient plus d'argent pour le déjeuner. Elle avait été obligée d'arrêter les leçons de musique. Portia gardait les restes du déjeuner pour George et elle à leur retour de l'école. Ils prenaient tout le temps leurs repas dans la cuisine. Bill, Hazel et Etta mangeaient avec les pensionnaires ou à la cuisine, selon la quantité de nourriture disponible. On leur donnait du gruau de maïs, du lard, de la poitrine fumée et du café au petit déjeuner. Le soir, c'était pareil, avec ce qui pouvait être récupéré de la salle à manger. Les grands rouspétaient. Et quelquefois, elle et George avaient carrément faim pendant deux ou trois jours.
Mais cela concernait l'espace du dehors. Ça n'avait rien à voir avec la musique, les pays étrangers et ses projets. L'hiver était froid, les vitres couvertes de givre. Le soir, le feu du salon crépitait avec ardeur. Toute la famille restait autour du feu avec les pensionnaires ; Mick disposait de la pièce du milieu à sa guise. Elle mettait deux pulls et les pantalons en velours trop grands de Bill. L'excitation lui donnait chaud. Elle sortait son carton caché sous le lit, et s'asseyait par terre pour travailler.
Le grand carton contenait ses œuvres exécutées au cours de dessin. Elle l'avait repris dans la chambre de Bill. Elle gardait aussi dans la boîte trois romans policiers que son père lui avait donnés, un poudrier, des pièces de montre, un collier en strass, un marteau, et quelques carnets. Un carnet noué avec une ficelle portait une inscription au crayon rouge — PERSONNEL, DÉFENSE DE LIRE, PERSONNEL .
Mick avait travaillé la musique dans ce carnet tout l'hiver, négligeant ses leçons le soir afin de pouvoir s'y consacrer davantage. Elle avait essentiellement écrit de petites mélodies — des chansons sans paroles, et sans basses. C'étaient des mélodies très courtes. Elle leur donnait des titres, même à celles d'une demi-page, et traçait ses initiales en dessous. Rien dans ce carnet ne constituait un véritable morceau ou une composition. Il s'agissait simplement de chansons dans sa tête que Mick ne voulait pas oublier, baptisées selon ce qu'elles évoquaient « Afrique », « Grand Combat », et « Tempête de neige ».
Faute de réussir à écrire la musique qu'elle entendait, Mick devait la réduire à quelques notes seulement ; sinon, elle s'embrouillait trop pour continuer. Son ignorance des choses de la musique était si grande. Mais, après avoir appris à écrire ces airs simples, elle pourrait peut-être commencer à noter toute la musique qui remplissait son imagination.
En janvier, Mick commença un morceau merveilleux, « Ce que je veux, je ne sais quoi ». C'était une chanson magnifique — très lente et très douce. Au début, elle s'était mise à composer un poème avec, mais sans parvenir à trouver d'idées correspondant à la musique. Et c'était difficile de dénicher un mot qui rimerait avec quoi au troisième vers. Cette nouvelle chanson la rendit à la fois triste, exaltée et heureuse. C'était dur de travailler sur une musique aussi belle. Toutes les chansons étaient difficiles à écrire. Ce qu'elle fredonnait en deux minutes demandait une semaine entière de travail avant d'être inscrit sur le carnet — établir la portée, la mesure et chaque note.
Mick devait se concentrer beaucoup et chanter l'air un tas de fois. Sa voix était toujours enrouée. Son père disait que c'était d'avoir tant braillé quand elle était bébé et qu'il devait se lever et la promener chaque soir. Une seule chose la calmait, racontait-il : qu'il batte le seau à charbon avec un tisonnier en chantant « Dixie ».
À plat ventre sur le sol froid, Mick réfléchissait. Plus tard — à vingt ans – elle serait un grand compositeur connu dans le monde entier, à la tête de tout un orchestre symphonique, et dirigerait sa propre musique. Dressée sur l'estrade, face à une grande foule, elle porterait soit un vrai smoking d'homme, soit une robe rouge pailletée de strass. Les rideaux de scène seraient en velours rouge, avec M. K. imprimé en or dessus. Mr. Singer serait là, et après ils iraient manger du poulet frit. Il l'admirerait et la considérerait comme sa meilleure amie. George apporterait sur la scène de grandes couronnes de fleurs. Ça se passerait à New York ou dans un pays étranger. Des gens célèbres la montreraient du doigt — Carole Lombard, Arturo Toscanini et l'amiral Byrd.
Et elle pourrait jouer la symphonie de Beethoven quand elle en aurait envie. C'était bizarre, ce qui se passait avec cette musique qu'elle avait entendue l'automne dernier. La symphonie ne la quittait jamais et croissait petit à petit. L'explication était simple : la symphonie entière était dans sa tête. C'était forcément ça. Elle avait entendu chaque note, et, dans les tréfonds de sa mémoire, la totalité de la musique vivait encore, telle qu'elle avait été jouée. Mais elle ne pouvait rien faire pour l'extraire de là tout entière. Sauf attendre et se tenir prête pour le moment où, brusquement, il lui revenait une nouvelle partie. Attendre qu'elle éclose comme les feuilles, lentement, sur les branches d'un chêne au printemps.
Dans l'espace du dedans, à côté de la musique, il y avait Mr. Singer. Chaque après-midi, dès qu'elle finissait de jouer du piano dans le gymnase, Mick descendait la rue principale, longeant le magasin où il travaillait. De la vitrine, elle ne voyait pas Mr. Singer. Il se tenait dans le fond, derrière un rideau. Mais elle regardait la boutique où il passait la journée et voyait les gens qu'il connaissait. Ensuite, chaque soir, elle attendait sa venue sous le porche et, quelquefois, le suivait dans sa chambre. Elle s'asseyait sur le lit et le contemplait pendant qu'il ôtait son chapeau, déboutonnait son col et se brossait les cheveux. Ils semblaient partager un secret. Ou attendre de se confier des choses jamais dites.
C'était le seul être humain de l'espace du dedans. Autrefois, il y en avait eu d'autres. Elle se rappelait une fille du cours moyen, du nom de Celeste. Cette fille avait des cheveux blonds et raides, un nez en trompette et des taches de rousseur. Elle portait un pull-over de laine rouge, un corsage blanc et marchait les pieds tournés en dedans. Tous les jours, elle apportait une orange pour la petite récréation et une boîte en fer bleue qui contenait son déjeuner de la grande récréation. Les autres enfants engloutissaient leurs provisions dès la petite récréation et se retrouvaient affamés ensuite — mais pas Celeste. Elle enlevait les croûtes de ses sandwichs et ne mangeait que la mie. Elle tenait toujours un œuf dur farci à la main, et en écrasait le jaune avec son pouce, dont elle laissait l'empreinte.
Celeste n'adressa jamais la parole à Mick, pas plus que Mick à Celeste. Mick le désirait pourtant plus que tout au monde. Le soir, elle restait éveillée et pensait à Celeste, imaginant qu'elles étaient amies intimes, et que Celeste venait dîner et passer la nuit à la maison. Mais cela n'arriva jamais. Ses sentiments à l'égard de Celeste l'empêchèrent toujours de se lier avec elle comme avec n'importe qui d'autre. Au bout d'un an, Celeste déménagea et fréquenta une autre école de la ville.
Vint alors un garçon du nom de Buck. Il était grand et boutonneux. Quand elle était en rang à côté de lui pour entrer dans la salle à huit heures et demie, il sentait mauvais — ses culottes avaient sûrement besoin d'être aérées. Buck fit un pied de nez au directeur, et fut temporairement renvoyé. Lorsqu'il riait, sa lèvre supérieure se soulevait et tout son corps se secouait. Mick pensait à lui comme elle avait pensé à Celeste. Après, ce fut la dame qui vendait des billets pour une loterie. Et Miss Anglin, sa maîtresse de sixième. Et Carole Lombard dans les films. Tous ceux-là.
Mais, avec Mr. Singer, il y avait une différence. Ce que Mick ressentait pour lui était venu lentement, la laissant incapable de se rappeler comment c'était arrivé. Les autres étaient des gens ordinaires, pas Mr. Singer. Le jour où il avait sonné à la porte pour demander une chambre, elle l'avait longuement dévisagé avant d'ouvrir la porte et de lire la carte qu'il lui tendait. Puis elle avait appelé sa mère et s'en était retournée à la cuisine pour parler de lui à Portia et à Bubber. Elle les suivit dans l'escalier, sa mère et lui, et le regarda palper le matelas et relever les stores pour vérifier s'ils fonctionnaient. Le jour de son installation, postée sur la rampe du perron, elle l'observa tandis qu'il sortait du mini-taxi avec sa valise et son échiquier. Plus tard, elle l'écouta arpenter sa chambre, et imagina sa vie. Le reste vint progressivement. Et maintenant, il y avait ce secret entre eux. Mick n'avait encore jamais autant parlé à quelqu'un. Et si Mr. Singer avait pu parler, il lui aurait raconté beaucoup de choses. C'était comme un professeur génial, mais muet, qui n'enseignerait pas à cause de ça. Le soir dans son lit elle s'imaginait, orpheline, vivant avec Mr. Singer — rien qu'eux deux dans une maison à l'étranger où il neigerait en hiver. Peut-être une petite ville suisse entourée de glaciers élevés et de montagnes. Avec le haut des maisons couvert de pierres, et les toits pointus tombant à pic. Ou bien en France, où les gens rapportaient chez eux du pain sans emballage. Ou en Norvège au bord du gris océan hivernal.
Le matin, dès son réveil, elle pensait à lui. Et à la musique. En enfilant sa robe, elle se demandait si elle le verrait ce jour-là, et mettait un peu du parfum d'Etta ou une goutte de vanille pour sentir bon au cas où elle le rencontrerait dans l'entrée. Elle partait tard à l'école, pour l'apercevoir dans l'escalier quand il s'en allait travailler. L'après-midi et le soir, elle ne quittait pas la maison s'il y était.
Chaque nouvelle bribe d'information sur lui comptait. Il mettait sa brosse à dents et son dentifrice dans un verre sur sa table. Désormais, au lieu de laisser sa brosse à dents sur l'étagère de la salle de bains, elle la gardait aussi dans un verre. Il n'aimait pas le chou. Harry, qui travaillait chez Mr. Brannon, le lui avait dit, et Mick ne supportait plus le chou. Quand elle apprenait des éléments nouveaux sur lui, ou quand il écrivait une brève réponse à ses questions avec son porte-mine en argent, elle allait s'isoler longuement pour y réfléchir. Avec lui, elle était absorbée par l'idée de tout enregistrer dans sa tête afin de le revivre plus tard et de ne rien oublier.
Mais l'espace du dedans avec la musique et Mr. Singer n'était pas tout. L'espace du dehors était bien rempli. Mick tomba de l'escalier et se cassa une dent de devant. Miss Minner lui donna deux mauvaises notes en anglais. Elle perdit vingt-cinq cents dans un terrain vague, et George et elle eurent beau les chercher pendant trois jours, ils ne les retrouvèrent pas.
Il arriva ceci :
Un après-midi, elle préparait une interrogation écrite d'anglais sur les marches de la cour. Harry commença à couper du bois de son côté de la palissade, et elle l'appela à l'aide. Il vint et lui expliqua quelques phrases. Il avait les yeux vifs derrière ses lunettes à grosse monture. Après ses explications, il se leva, plongeant et ressortant brusquement ses mains des poches de son blouson. Harry débordait toujours d'énergie, d'excitation, et il lui fallait parler ou s'occuper à chaque instant.
« Vois-tu, de nos jours, il n'y a que deux possibilités », déclara-t-il.
Il aimait surprendre les gens et Mick restait parfois interloquée.
« C'est la vérité, il n'y a que deux possibilités d'avenir.
— Quoi ?
— La démocratie militante ou le fascisme.
— Tu n'aimes pas les républicains ?
— Zut, répliqua Harry. Ce n'est pas ce que je veux dire. »
Il lui avait expliqué un après-midi ce qu'étaient les fascistes. Comment les nazis obligeaient les petits enfants juifs à se mettre à quatre pattes et à brouter l'herbe. Il lui raconta son projet d'assassiner Hitler. Ses préparatifs minutieux. Il lui expliqua qu'il n'y avait ni justice ni liberté dans le fascisme. Que les journaux écrivaient délibérément des mensonges et que les gens ne savaient pas ce qui se passait dans le monde. Les nazis étaient abominables — personne n'ignorait ça. Mick se joignit à son projet d'assassiner Hitler. Mieux valait être à quatre ou cinq dans le complot, comme ça, si un conjuré le ratait, les autres arriveraient à le liquider quand même. Et s'ils mouraient, ce serait en héros. Un héros, ça valait presque un grand musicien.
« L'un ou l'autre. Et, bien que je ne croie pas à la guerre, je suis prêt à me battre pour ce que je sais juste.
— Moi aussi, répondit-elle. J'aimerais combattre les fascistes. Je m'habillerais en garçon et personne ne devinerait. Je couperais mes cheveux et tout. »
C'était un bel après-midi d'hiver avec un ciel bleu-vert et les branches des chênes du jardin noires et nues dans cette lumière. Le soleil chauffait, Mick se sentait pleine d'énergie. Sa tête bourdonnait de musique. Juste pour s'occuper, elle prit un clou de sept centimètres et l'enfonça dans les marches de quelques coups bien appliqués. Leur père entendit le bruit du marteau et vint en peignoir de bain leur tenir compagnie. Il y avait deux chevalets sous les arbres, et Ralph s'activait à poser un caillou sur l'un puis à le transporter jusqu'à l'autre. Et inversement. Il marchait les mains écartées pour garder l'équilibre. Il avait les jambes arquées et ses couches lui tombaient sur les genoux. George jouait aux billes. Son visage paraissait maigre à cause de ses cheveux trop longs. Quelques-unes de ses dents définitives avaient déjà poussé — mais elles étaient petites et bleues comme s'il avait mangé des mûres. Il traça une ligne de démarcation et s'allongea sur le ventre pour viser le premier trou. En retournant à son établi, leur père emmena Ralph. Et, au bout d'un moment, George partit seul dans la ruelle. Depuis qu'il avait tiré sur Baby, il ne se liait avec personne.
« Je dois y aller, annonça Harry. Je dois être au travail avant 6 heures.
— Ça te plaît au café ? Tu as de bonnes choses à manger gratis ?
— Bien sûr. Et on voit des tas de gens différents. C'est le meilleur boulot que j'aie eu. Ça paie plus.
— Je déteste Mr. Brannon », déclara Mick. De fait, bien qu'il ne lui ait jamais rien dit de méchant, il lui parlait d'une façon brusque, bizarre. Il devait savoir que George et elle avaient chipé le paquet de chewing-gum. Pourquoi alors lui demandait-il comment ça marchait pour elle — comme dans la chambre de Mr. Singer ? Il croyait peut-être qu'ils volaient régulièrement. Et ce n'était pas vrai. Sûrement pas. Juste une fois une petite boîte d'aquarelle au drugstore. Et un taille-crayon en nickel.
« Je ne peux pas sentir Mr. Brannon.
— Il est sympa, dit Harry. Quelquefois il a l'air bizarre, mais il n'est pas méchant. Quand on le connaît.
— J'ai pensé à un truc, reprit Mick. Les garçons sont plus avantagés que les filles. Je veux dire qu'un garçon peut trouver un boulot à temps partiel qui ne l'oblige pas à quitter l'école et lui laisse du temps libre. Mais il n'y a pas de boulots de ce genre pour les filles. Quand une fille veut travailler, elle doit arrêter l'école et le faire à plein temps. J'aimerais bien gagner deux dollars par semaine comme toi, mais il n'y a pas moyen. »
Harry s'assit sur les marches et dénoua ses lacets. Il tira dessus si fort qu'il en cassa un. « Un homme qui s'appelle Mr. Blount vient au café. J'aime l'écouter. J'apprends beaucoup en l'écoutant parler quand il boit de la bière. Il m'a donné de nouvelles idées.
— Je le connais bien. Il vient ici tous les dimanches. »
Harry délaça sa chaussure, tira le lacet cassé, et égalisa les bouts pour refaire le nœud. « Écoute… » — il frottait avec fébrilité ses lunettes contre son blouson – « … tu n'as pas besoin de lui raconter ce que je t'ai dit. Y se souviendrait pas de moi. Y me parle pas. Il ne parle qu'à Mr. Singer. Il pourrait trouver ça drôle si tu… tu vois ce que je veux dire.
— D'accord. » Elle lisait entre les mots que Harry s'était entiché de Mr. Blount et elle comprenait. « Je n'en parlerai pas. »
La nuit arriva. La lune, d'une blancheur de lait, se détachait dans le ciel bleu, et l'air était froid. Mick entendait Ralph, George et Portia dans la cuisine. Le feu du poêle donnait à la fenêtre de la cuisine une chaude coloration orange. L'odeur de la fumée et du dîner se mêlaient.
« Tu sais, il y a quelque chose que je n'ai encore confié à personne, dit-il. Ça me fait horreur à moi-même.
— Quoi ?
— Tu te souviens quand tu as commencé à lire les journaux et à réfléchir à ce que tu lisais ?
— Bien sûr.
— J'étais un fasciste. Je croyais en être un. C'était comme ça. Tu as vu les photos de jeunes de notre âge en Europe, qui défilent, chantent des chansons et qui marchent au pas. Je trouvais ça formidable. Ils se juraient fidélité entre eux et obéissance à un chef. Tous avec le même idéal et marchant au pas. Je ne m'inquiétais pas beaucoup du sort des minorités juives parce que j'avais pas envie d'y penser. Et parce que, à ce moment-là, je voulais pas me considérer comme juif. Tu vois, je ne savais pas. Je regardais les photos et je lisais ce qui était marqué en dessous, sans comprendre. Je ne savais pas que c'était monstrueux. Je croyais que j'étais fasciste. Bien sûr, par la suite, j'ai changé d'avis. »
Sa voix remplie d'amertume ne cessait de passer d'un registre d'homme à celui d'un jeune garçon.
« Eh bien, tu te rendais pas compte à l'époque…, dit Mick.
— C'était une transgression terrible. Une faute morale. »
Du Harry tout craché. Tout était ou très bien ou très mal — sans moyen terme. Mal de prendre de la bière ou du vin ou de fumer avant vingt ans. Péché impardonnable de tricher à une interrogation écrite, mais pas un péché de copier les devoirs à la maison. Faute morale pour les filles de mettre du rouge à lèvres ou de porter des robes décolletées. Péché impardonnable d'acheter un produit avec une étiquette allemande ou japonaise, même s'il ne coûtait que cinq cents.
Elle se rappela Harry du temps où ils étaient gosses. Un beau jour, ses pupilles s'étaient rapprochées, et il avait louché pendant un an. Assis sur les marches de son perron, les mains entre les genoux, il observait tout. Très calme, en louchant. Il avait sauté deux classes à l'école, et à onze ans il était prêt à entrer au lycée professionnel. Mais au lycée, le jour où on avait lu le passage sur le Juif dans Ivanhoé , les autres enfants s'étaient tournés vers Harry, qui était rentré chez lui en pleurant. Sa mère l'avait retiré de l'école où il n'avait pas remis les pieds pendant une année entière. Il grandit et devint très gros. Chaque fois que Mick escaladait la palissade, elle voyait Harry se préparer quelque chose à manger dans la cuisine. Ils jouaient ensemble dans la rue, et parfois luttaient corps à corps. Petite, elle aimait se battre avec les garçons — pas pour de vrai, par jeu. Elle utilisait un mélange de jiu-jitsu et de boxe. Parfois, c'était Harry qui la mettait à terre, parfois le contraire. Harry n'était jamais très méchant avec quiconque. Les gamins venaient le trouver avec leurs jouets cassés et Harry prenait toujours le temps de les réparer. Il était capable de rafistoler n'importe quoi. Les dames du quartier lui demandaient d'arranger leurs lampes électriques et leurs machines à coudre tombées en panne. À treize ans, il était retourné au lycée et s'était mis à étudier d'arrache-pied. Il distribuait des journaux, travaillait le samedi et lisait. Pendant longtemps, Mick le vit peu — jusqu'à la réception. Il avait beaucoup changé.
« Voilà, déclara Harry. Avant, j'avais de hautes ambitions. Être un grand ingénieur ou un grand avocat ou médecin. Mais maintenant, je ne vois plus les choses comme ça. Je n'arrête pas de penser à ce qui se passe dans le monde. Au fascisme et aux événements terrifiants en Europe — et par ailleurs à la démocratie. Je suis incapable de réfléchir et de travailler à mon avenir parce que je pense trop au reste. Je rêve de tuer Hitler tous les soirs. Et je me réveille dans le noir en ayant très soif et peur – je ne sais pas de quoi. »
En proie à une émotion grave et triste, Mick contempla le visage de Harry. Les cheveux du garçon lui pendaient sur le front. Sa lèvre supérieure était mince et serrée, au contraire de celle du bas, épaisse et tremblante. Harry ne faisait pas ses quinze ans. Soudain, avec la nuit, se leva un vent froid. Le vent chantait dans les chênes autour d'eux et faisait claquer les stores contre les murs de la maison. Au bout de la rue, Mrs. Wells ordonnait à Sucker de rentrer. La sombre fin d'après-midi renforçait la tristesse de Mick. Je veux un piano — je veux prendre des leçons de musique, se dit-elle. Elle regarda Harry, qui ne cessait de croiser et décroiser ses doigts fins. Il émanait de lui une chaude odeur de garçon.
Qu'est-ce qui la poussa à agir ainsi ? Peut-être les souvenirs de leur enfance. Peut-être la tristesse qui la troublait. En tout cas, brusquement, elle donna à Harry un coup qui faillit lui faire dégringoler les marches. « Merde à ta grand-mère », hurla-t-elle avant de s'enfuir. C'était ce que les gosses du quartier disaient quand ils voulaient se bagarrer. Harry se redressa, l'air surpris. Il ajusta ses lunettes sur son nez et la regarda un instant. Puis il fonça dans la ruelle.
L'air froid donnait à Mick une force de Samson, et son rire se doublait d'un bref écho. Elle buta de l'épaule dans Harry qui l'attrapa. Ils luttèrent avec acharnement en riant aux éclats. Mick était plus grande, mais Harry avait de la force dans les mains. Pourtant, il ne se battit pas assez énergiquement et Mick le flanqua à terre. Soudain, il cessa de bouger et Mick aussi. L'haleine chaude de Harry lui caressait le cou ; Harry demeurait parfaitement immobile. Assise sur lui, Mick sentait ses côtes contre ses genoux et sa respiration haletante. Ils se relevèrent en même temps. Ils ne riaient plus et la ruelle était silencieuse. En traversant le jardin obscur, Mick se sentit toute drôle, bien que sans raison aucune d'être troublée. Mais c'était arrivé tout d'un coup. Elle donna une petite bourrade à Harry qui la lui rendit. Mick se remit à rire et retrouva sa bonne humeur.
« À bientôt », dit Harry. Trop vieux pour grimper par-dessus la palissade, il s'élança dans la ruelle vers l'entrée principale de sa maison.
« Ouh, ce qu'il fait chaud ! J'étoufferais là-dedans ! »
Portia chauffait son dîner sur le poêle. Ralph cognait sa cuillère contre le plateau de sa chaise haute. De sa petite main sale, George ramassait son gruau de maïs sur un morceau de pain et ses yeux plissés étaient perdus dans le vague. Mick se servit de viande blanche, de sauce, et de gruau, avec quelques raisins secs, mélangea le tout dans son assiette et l'avala en trois bouchées. Elle mangea jusqu'à la dernière miette de gruau, mais sans arriver à remplir son estomac.
Elle avait pensé à Mr. Singer toute la journée, et monta chez lui dès la fin du dîner. Mais, en atteignant le troisième étage, elle vit que sa porte était ouverte et la pièce sans lumière. Un vide l'envahit.
En bas, elle fut incapable de tenir en place et de préparer son interrogation d'anglais. Son énergie l'empêchait de rester assise sur une chaise dans une pièce comme les autres. Elle aurait pu abattre les murs de la maison, et défiler dans les rues à pas de géant.
Mick finit par sortir son carton caché sous le lit et, à plat ventre, parcourut son calepin. Il contenait environ vingt chansons, mais qui ne la satisfaisaient pas. Ah, pouvoir écrire une symphonie ! Pour un orchestre entier — comment s'y prenait-on pour écrire ça ?
Parfois, plusieurs instruments jouaient une seule note, ce qui exigeait un grand nombre de musiciens. Mick traça cinq lignes sur une grande feuille de copie – avec un intervalle de trois centimètres entre les lignes. S'il s'agissait d'une note pour violon, violoncelle ou pour flûte, elle écrivait le nom de l'instrument concerné, et quand tous les instruments devaient jouer la même note, elle les entourait d'un cercle. En haut de la page, elle marqua SYMPHONIE en grosses lettres. En dessous MICK KELLY . Puis il lui fut impossible d'aller plus loin.
Ah, pouvoir seulement prendre des leçons de musique !
Ah, pouvoir posséder un vrai piano !
Il lui fallut beaucoup de temps pour se mettre au travail. Les mélodies s'agençaient clairement dans sa tête, mais impossible de trouver le moyen de les écrire. C'était le jeu le plus difficile du monde. Mais Mick continua à réfléchir jusqu'à ce qu'Etta et Hazel viennent se coucher et lui ordonnent d'éteindre la lumière parce qu'il était 11 heures.