13
Jake et Singer attendaient sur la véranda. Ils avaient appuyé sur la sonnette sans qu'aucun son traversât la maison plongée dans la pénombre. Jake frappa avec impatience, le nez contre la porte treillagée. Singer se tenait à ses côtés, raide et souriant, avec deux taches de couleur sur les joues, car ils avaient bu une bouteille de gin à eux deux. La soirée était sombre et silencieuse. Jake regarda un faisceau de lumière jaune traverser doucement le vestibule. Portia leur ouvrit la porte.
« J'espère que vous n'avez pas attendu longtemps. Y a tellement de gens qui viennent qu'on a préféré détacher la sonnette. Messieurs, donnez-moi vos chapeaux — Père a été rudement malade. »
Jake marchait lourdement sur la pointe des pieds, à la suite de Singer, dans le couloir étroit et nu. Au seuil de la cuisine, il s'arrêta net. La pièce était bondée et étouffante. Un feu brûlait dans le petit poêle à bois et les fenêtres étaient hermétiquement fermées. La fumée se mêlait à une odeur de nègre. La lueur du poêle éclairait seule la pièce. Les voix noires qu'il avaient entendues dans le couloir étaient silencieuses.
« Ces deux messieurs blancs viennent prendre des nouvelles de Père, annonça Portia. Je crois qu'il pourra vous voir, mais je ferais mieux d'entrer d'abord pour le préparer. »
Jake tripota son épaisse lèvre inférieure. Le bout de son nez portait l'empreinte en treillis de la porte d'entrée. « Ce n'est pas cela, rectifia-t-il. Je viens parler avec votre frère. »
Les Noirs étaient debout dans la pièce. Singer leur fit signe de se rasseoir. Deux vieillards grisonnants se tenaient sur un banc près du poêle. Un jeune mulâtre se prélassait à la fenêtre. Sur un lit de camp, dans un coin, se trouvait un garçon sans jambes dont les pantalons étaient repliés et attachés sous ses cuisses courtaudes.
« Bonsoir, dit Jake d'un air embarrassé. Vous vous appelez Copeland ? »
Le garçon posa ses mains sur ses moignons et se colla au mur. « Je m'appelle Willie.
— T'inquiète pas, mon chou, intervint Portia. C'est Mr. Singer dont Père parle souvent. Et cet autre monsieur blanc est Mr. Blount qui est un très bon ami de Mr. Singer. Ils viennent juste gentiment prendre de nos nouvelles dans nos malheurs. » Elle se tourna vers Jake et désigna trois autres personnes dans la pièce. « Ce garçon à la fenêtre est mon frère aussi. Y s'appelle Buddy. Et ceux-là, près du poêle, c'est deux amis proches de mon père. Mr. Marshall Nicolls et Mr. John Roberts. Je crois que c'est bien de savoir avec qui on se trouve dans une pièce.
— Merci », dit Jake. Il se tourna de nouveau vers Willie. « Je voudrais simplement que vous me racontiez tout pour que je m'en fasse une idée claire.
— Voilà, déclara Willie. Mes pieds me font toujours mal. J'ai une souffrance terrible dans les orteils. Et la douleur à mes pieds est là où devraient être mes pieds s'ils étaient sur mes j-j-jambes. Mais pas où sont mes pieds maintenant. C'est difficile à comprendre. Mes pieds me font énormément souffrir tout le temps et je sais pas où y sont. On me les a jamais rendus. Y sont à plus de cent kilomètres d'ici.
— Je veux dire : comment c'est arrivé », reprit Jake.
Willie jeta à sa sœur un regard troublé. « Je ne me souviens pas… très bien.
— Bien sûr que tu te souviens, mon chou. Tu nous as déjà raconté mille fois.
— Eh bien… » La voix du garçon était timide et maussade. « On était dehors sur la route et Buster, il a dit quelque chose au gardien. Le B-blanc a pris un bâton pour le frapper. Pis l'autre garçon essaie de s'enfuir. Et je le suis. C'est arrivé si vite que je me souviens pas exactement. Ensuite y nous ont ramenés au camp et…
— Je connais la suite, interrompit Jake. Mais donnez-moi les noms et adresses des deux autres garçons. Et dites-moi les noms des gardiens.
— Écoutez, Blanc. Y me semble que vous voulez me mettre dans le pétrin.
— Dans le pétrin ! s'exclama avec rudesse Jake. Au nom du Christ, vous vous croyez dans quoi en ce moment ?
— Calmons-nous, coupa nerveusement Portia. Voilà la situation, Mr. Blount. Ils ont relâché Willie au camp avant la fin de sa peine. Mais on lui a aussi fait comprendre de ne pas… vous voyez ce que je veux dire. Évidemment, Willie, il a peur. Et on préfère rester prudents — parce que c'est ce qu'on a d'mieux à faire. On a déjà eu assez d'ennuis comme ça.
— Qu'est-ce qui est arrivé aux gardiens ?
— Les B-blancs ont été renvoyés. C'est ce qu'y m'ont dit.
— Et où sont tes amis à présent ?
— Quels amis ?
— Eh bien, les deux autres.
— C'est pas mes amis, protesta Willie. On s'est tous brouillés.
— Comment ça ? »
Portia tira sur ses boucles d'oreilles, distendant ses lobes comme du caoutchouc. « J'vais vous expliquer. Pendant les trois jours où ils ont eu si mal, ils ont commencé à se chamailler. Willie ne veut plus jamais les revoir. Là-dessus, Père et Willie se sont déjà disputés. Buster…
— Buster a une jambe de bois, dit le garçon près de la fenêtre. J'l'ai vu dans la rue aujourd'hui.
— Buster n'a pas de famille et Père avait l'idée de l'installer chez nous. Père veut réunir les trois gars. Comment y s'imagine qu'on va les nourrir, j'en sais rien.
— C'est pas une bonne idée. Et en plus, on n'a jamais été très amis. » Willie palpa ses moignons de ses mains brunes et puissantes. « Si seulement je savais où sont mes p-p-pieds. C'est ce qui me tracasse le plus. Le docteur me les a jamais rendus. Je voudrais bien savoir où ils sont. »
Jake promena autour de lui un regard hébété, embrumé par le gin. Tout paraissait confus et bizarre. La chaleur de la cuisine l'étourdissait tellement que les voix résonnaient dans ses oreilles. La fumée l'étouffait. La lampe suspendue au plafond était allumée, mais, comme l'ampoule était enveloppée dans du papier journal pour tamiser l'éclairage, l'essentiel de la lumière venait d'entre les fentes du poêle brûlant. Une lueur rouge se projetait sur les visages sombres qui l'entouraient. Il se sentait mal à l'aise et seul. Singer avait quitté la pièce pour aller voir le père de Portia. Jake souhaitait que Singer revienne pour qu'ils puissent partir. Il traversa gauchement la pièce et s'assit sur le banc, entre Marshall Nicolls et John Roberts.
« Où est le père de Portia ? demanda-t-il.
— Le Dr Copeland est dans le séjour, monsieur, répondit Roberts.
— C'est un docteur ?
— Oui, monsieur. Un médecin. »
On entendit des bruits de pieds qui traînaient sur les marches du perron et la porte de derrière s'ouvrit. Une brise tiède, fraîche, allégea l'air lourd. Un grand garçon vêtu d'un costume de lin et de chaussures dorées entra le premier, avec un sac dans les bras. Un jeune garçon d'environ dix-sept ans le suivait.
« Salut, Highboy. Salut, Lancy, dit Willie. Qu'est-ce que vous m'avez apporté ? »
Highboy s'inclina avec affectation devant Jake et posa sur la table deux bocaux à fruits remplis de vin. Lancy plaça à côté d'eux une assiette recouverte d'une serviette blanche toute propre.
« Le vin est un cadeau de l'Association, expliqua Highboy. Et la mère de Lancy nous envoie des feuilletés aux pêches.
— Comment va le docteur, Miss Portia ? questionna Lancy.
— Il a été rudement malade ces jours-ci, mon chéri. Ce qui m'inquiète, c'est qu'il soit si fort. C'est mauvais signe quand un homme malade comme il est devient tout d'un coup si fort. » Portia se tourna vers Jake. « Vous ne croyez pas que c'est mauvais signe, Mr. Blount ? »
Jake la fixa d'un regard hébété. « Je ne sais pas. »
Lancy lança un coup d'œil maussade à Jake et tira les manchettes de sa chemise trop petite. « Transmettez les amitiés de ma famille au docteur.
— Nous sommes très touchés, répondit Portia. Père me parlait justement de toi l'autre jour. Il a un livre à te donner. Attends une minute que j'aille le chercher et que je rince l'assiette pour la rendre à ta mère. C'est vraiment très gentil à elle. »
Marshall Nicolls se pencha vers Jake et parut sur le point de lui parler. Le vieil homme portait un pantalon à fines rayures et une jaquette avec une fleur à la boutonnière. Il s'éclaircit la gorge et prit la parole : « Excusez-moi, monsieur, mais, indépendamment de notre volonté, nous avons entendu une partie de votre conversation avec William au sujet des ennuis qui sont actuellement les siens. Inévitablement , nous avons examiné quelle était la meilleure conduite à tenir.
— Vous êtes un parent ou le pasteur de sa paroisse ?
— Non, je suis pharmacien. Et John Roberts à votre gauche est employé à la poste.
— Postier, confirma John Roberts.
— Avec votre permission… » Marshall Nicolls sortit un mouchoir de soie jaune de sa poche et se moucha délicatement. « Naturellement, nous avons discuté la question à fond. Et sans aucun doute, en tant que membres de la race de couleur dans cette libre Amérique, nous sommes désireux de développer des relations amicales .
— Nous voulons rester justes, intervint John Roberts.
— Il est de notre devoir d'agir avec prudence, et sans mettre en péril cette relation amicale déjà établie. Alors, progressivement, une meilleure condition verra le jour. »
Jake se tournait alternativement de l'un vers l'autre. « Je ne vous suis pas. » La chaleur l'étouffait. Il avait envie de sortir. Un voile semblait s'être posé sur ses globes oculaires, rendant tous les visages flous.
À l'autre bout de la pièce, Willie jouait de l'harmonica. Buddy et Highboy écoutaient. La musique était sombre et triste. À la fin de la chanson, Willie essuya son harmonica sur sa chemise. « J'ai drôlement faim et soif, je joue faux à force de saliver. Je serai ravi de goûter un peu de ce boogie-woogie. Boire quelque chose de bon, y a que ça qui me fasse oublier la douleur. Si je savais où sont mes pieds et si j'avais un verre de gin tous les soirs, ça m'ennuierait pas autant.
— Te tracasse pas, mon chou. On va te donner quelque chose, dit Portia. Mr. Blount, voulez-vous un feuilleté aux pêches et un verre de vin ?
— Merci, répondit Jake. C'est une très bonne idée. »
Prestement, Portia mit une nappe sur la table et y posa une assiette et une fourchette. Elle versa un grand verre de vin. « Installez-vous bien. Et avec votre permission, je vais servir les autres. »
Les bocaux passaient de bouche en bouche. Avant d'en tendre un à Willie, Highboy emprunta le rouge à lèvres de Portia et marqua d'un trait rouge la limite du vin. Il y eut des glouglous et des rires. Jake termina son feuilleté et retourna s'asseoir avec son verre entre les deux vieillards. Le vin de fabrication artisanale était généreux et fort comme de l'eau-de-vie. Willie entama un air lent et déchirant sur son harmonica. Portia faisait claquer ses doigts et déambulait dans la pièce d'un pas traînant.
Jake se tourna vers Marshall Nicolls. « Vous disiez que le père de Portia est médecin ?
— Oui, monsieur. Tout à fait. Un médecin chevronné.
— Qu'est-ce qui lui arrive ? »
Les deux Noirs échangèrent un regard circonspect.
« Il a eu un accident, expliqua John Roberts.
— Quel genre d'accident ?
— Grave. Déplorable. »
Marshall Nicolls pliait et dépliait son mouchoir de soie.
« Ainsi que nous le remarquions il y a quelques minutes, il importe de ne pas détériorer ces relations amicales, et de les favoriser de toutes les façons sérieusement envisageables. Nous, membres de la race de couleur, devons lutter pour élever nos citoyens. Le docteur de cette maison a lutté par tous les moyens. Mais il m'a quelquefois paru qu'il n'avait pas assez pleinement reconnu certains éléments de la situation, notamment au sujet des différentes races. »
Impatienté, Jake avala d'un trait ses dernières gorgées de vin. « Pour l'amour du Christ, parlez clairement, parce que je n'arrive pas à comprendre un mot de ce que vous racontez. »
Marshall Nicolls et John Roberts se lancèrent un regard offusqué. À l'autre bout de la pièce, Willie continuait à jouer. Ses lèvres rampaient sur les orifices carrés de l'harmonica comme de grosses chenilles plissées. Ses épaules étaient larges et fortes. Ses moignons s'agitaient au rythme de la musique. Highboy dansait pendant que Buddy et Portia battaient des mains en mesure.
Jake se leva et, une fois debout, il se rendit compte qu'il était ivre. Il chancela, puis jeta des regards vindicatifs autour de lui, mais personne ne semblait s'en être aperçu. « Où est Singer ? » demanda-t-il à Portia d'une voix pâteuse.
La musique s'arrêta. « Eh bien, Mr. Blount, je croyais que vous saviez qu'il était parti. Pendant que vous étiez à table avec votre feuilleté aux pêches, il est venu à la porte et il a tendu sa montre pour indiquer qu'il devait s'en aller. Vous l'avez regardé droit dans les yeux et vous avez secoué la tête. Je croyais que vous le saviez.
— Je pensais sans doute à autre chose. » Il se tourna vers Willie et lui lança avec emportement : « Je n'ai même pas pu vous dire pourquoi j'étais venu. Je ne suis pas venu pour vous demander de faire quoi que ce soit. Tout ce que je voulais… tout ce que je voulais c'était ceci. Vous et vos compagnons, vous auriez témoigné, et moi, j'aurais expliqué pourquoi c'est arrivé. Pourquoi , c'est la seule chose qui compte… pas ce qui a eu lieu. Je vous aurais promené partout dans un chariot, vous auriez raconté votre histoire, et ensuite j'aurais expliqué. Et ça aurait peut-être servi à quelque chose. Peut-être que… »
Il sentit qu'ils se moquaient de lui. Dans sa confusion, il oublia ce qu'il voulait dire. La pièce était pleine de visages sombres, étrangers, et il n'y avait pas assez d'air pour respirer. Il vit une porte et s'y dirigea en titubant. Il était dans un cabinet noir qui sentait le médicament. Puis sa main tourna un autre bouton de porte.
Il se trouvait sur le seuil d'une petite pièce blanche simplement meublée d'un lit de camp, d'un classeur et de deux chaises. Sur le lit était allongé le redoutable nègre qu'il avait croisé dans l'escalier en allant chez Singer. Son visage était très noir sur les oreillers blancs et raides. Les yeux sombres brûlaient de haine, mais les épaisses lèvres bleuâtres étaient calmes. Le visage était immobile comme un masque, à l'exception des battements lents, amples, des narines à chaque respiration.
« Sortez, ordonna le nègre.
— Attendez…, balbutia désespérément Jake. Pourquoi dites-vous ça ?
— C'est ma maison. »
Jake ne parvenait pas à détacher ses yeux du visage inquiétant du nègre. « Mais pourquoi ?
— Vous êtes un Blanc et un étranger. »
Jake ne partit pas. Il s'approcha avec une pesante circonspection d'une des chaises blanches et droites et s'y assit. Le nègre remua les mains sur la courtepointe. Ses yeux noirs étincelaient de fièvre. Jake l'observait. Ils attendaient. Il régnait dans la pièce comme une atmosphère de conspiration, ou le calme mortel qui précède une explosion.
Minuit était passé depuis longtemps. L'air tiède et sombre de l'aube printanière agitait les couches de fumée bleue dans la pièce. Des boules de papier froissées et une bouteille de gin à moitié vide traînaient par terre. Des cendres éparpillées laissaient des traces grises sur la courtepointe. Le Dr Copeland, crispé, enfonçait sa tête dans l'oreiller. Il avait ôté sa robe de chambre et les manches de sa chemise de nuit en coton blanc étaient retroussées jusqu'au coude. Jake se tenait penché en avant sur sa chaise. Sa cravate était desserrée et la sueur avait défraîchi son col de chemise. Au cours des heures s'était développé entre eux un long dialogue épuisant. Ils venaient de marquer un temps d'arrêt.
« L'époque est maintenant mûre pour… », commença Jake.
Mais le Dr Copeland l'interrompit. « Il est peut-être nécessaire à présent que nous… », murmura-t-il d'une voix rauque. Ils s'arrêtèrent. Chacun regardait l'autre dans les yeux et attendait. « Je vous demande pardon, dit le Dr Copeland.
— Désolé, répondit Jake. Allez-y.
— Non, continuez, vous.
— Eh bien…, reprit Jake. Je ne finirai pas la phrase que j'ai commencée. À la place, nous allons reparler une dernière fois du Sud. Le Sud étranglé. Le Sud ravagé. Le Sud servile.
— Et le peuple nègre. »
Pour se calmer, Jake avala une longue gorgée brûlante de la bouteille posée par terre à côté de lui. Puis, à pas concentrés, il se dirigea vers le classeur et prit un petit globe terrestre sans valeur qui servait de presse-papiers. Il fit lentement tourner la sphère entre ses mains. « Tout ce que je puis dire, c'est ceci : le monde est plein de cruauté et de mal. Ah ! Les trois quarts du globe sont en état de guerre ou d'oppression. Les menteurs et les monstres sont unis, mais les hommes qui savent sont isolés et sans défense. Pourtant ! Pourtant si vous me demandiez de montrer la zone la moins civilisée sur la face du globe, j'indiquerais ceci…
— Regardez bien, avertit le Dr Copeland. Vous êtes en plein océan. »
Jake tourna de nouveau le globe et appuya son pouce carré et crasseux sur un emplacement soigneusement sélectionné. « Ceci. Ces treize États. Je sais de quoi je parle. J'ai lu des livres et j'ai bourlingué. Je suis allé dans chacun de ces treize foutus États. J'ai travaillé dans chacun d'eux. Et voilà pourquoi je suis de cet avis. Nous vivons dans le pays le plus riche du monde. Il y a suffisamment, et bien au-delà, pour qu'aucun homme, aucune femme, aucun enfant ne soit dans le besoin. Et par-dessus le marché, notre pays a été fondé sur ce qui aurait dû être un grand, un vrai principe — la liberté, l'égalité, et les droits de l'individu. Oh ! Et qu'en est-il sorti ? Il y a des sociétés qui valent des milliards de dollars – et des centaines de milliers de gens qui ne gagnent pas de quoi manger. Et ici, dans ces treize États, l'exploitation des êtres humains est telle que… qu'il faut le voir pour le croire. Dans ma vie, j'ai eu sous les yeux des spectacles à rendre fou. Un tiers au moins des habitants du Sud vit et meurt aussi pauvre que le paysan le plus démuni d'un État fasciste européen. Le salaire moyen d'un fermier dans une métairie ne dépasse pas soixante-treize dollars par an. Et encore, c'est une moyenne ! Les salaires des métayers varient de trente-cinq à quatre-vingt-dix dollars par personne. Et trente-cinq dollars par an, ça signifie environ dix cents pour une pleine journée de travail. Il y a partout de la pellagre, de l'ankylostomiase et de l'anémie. Et de la famine, purement et simplement. Mais ! » Jake se frotta les lèvres contre les jointures sales de ses poings. La sueur perlait sur son front. « Mais ! répéta-t-il. Ce ne sont que les maux visibles et palpables. Le reste est pire. Je parle de la façon dont on cache la vérité aux gens. Ce qu'on leur raconte pour qu'ils ne voient pas la vérité. Les mensonges pernicieux. Pour les empêcher de savoir.
— Et les nègres, insista le Dr Copeland. Pour comprendre ce qui nous arrive il faut… »
Jake le coupa brutalement. « À qui appartient le Sud ? Les sociétés du Nord possèdent les trois quarts du Sud. On dit que la vieille vache broute aux quatre coins — au sud, à l'ouest, au nord et à l'est. Et pourtant il n'y a qu'un endroit où on tire le lait. Elle broute partout mais c'est à New York qu'on la trait. Ses vieilles tétines se balancent au-dessus d'un seul seau. Prenez nos filatures de coton, nos usines de pâte à papier, nos fabriques de harnais, nos fabriques de matelas. Elles appartiennent au Nord. Et que se passe-t-il ? » La moustache de Jake frissonna. « Exemple, un village ouvrier conforme au grand système paternaliste de l'industrie américaine. Propriétaires absentéistes. Le village est une énorme briqueterie avec peut-être quatre ou cinq cents bicoques. Ce ne sont pas des maisons décentes pour des êtres humains. Elles ont été construites comme des taudis dès le départ. Les bicoques se réduisent à deux, peut-être trois pièces, et des cabinets — les granges à bestiaux sont mieux conçues. On se préoccupe davantage des besoins quand on bâtit des porcheries. Car dans ce système les porcs sont précieux, et pas les hommes. On ne peut pas confectionner des côtelettes de porc et des saucisses avec les gamins squelettiques des usines. On ne peut vendre que la moitié des gens de nos jours. Tandis qu'un cochon…
— Attendez ! s'exclama le Dr Copeland. Vous partez dans une digression. Et en outre, vous n'accordez aucune attention à la question bien distincte des nègres. Je n'arrive pas à placer un mot. Nous avons déjà évoqué tout cela, mais il est impossible de saisir pleinement la situation sans nous inclure, nous les nègres.
— Revenons à notre village ouvrier, poursuivit Jake. Un jeune commence à travailler au mirifique salaire de huit ou dix dollars par semaine quand il peut se faire embaucher. Il se marie. Après le premier enfant, la femme doit travailler à l'usine elle aussi. Leurs salaires combinés s'élèvent à mettons dix-huit dollars par semaine quand ils trouvent du travail tous les deux. Peuh ! Ils en versent un quart pour la cabane que leur procure l'usine. Ils achètent la nourriture et les vêtements à un magasin possédé ou contrôlé par la société. Le magasin gonfle les prix de chaque article. Avec trois ou quatre enfants, ils sont aussi prisonniers que s'ils portaient des chaînes. C'est exactement le principe du servage. Pourtant, ici, en Amérique, nous nous proclamons libres. Et le plus drôle, c'est qu'on a tellement enfoncé cette idée dans le crâne des métayers, des ouvriers des filatures et de tous les autres qu'ils y croient vraiment. Mais il a fallu une sacrée épaisseur de mensonges pour les empêcher de comprendre.
— Il n'y a qu'une issue…, commença le Dr Copeland.
— Deux. Et seulement deux. Il y eut un temps où ce pays était en expansion. Chacun pensait avoir une chance. Bah ! Mais cette période est finie — finie pour de bon. Moins de cent sociétés ont tout avalé, sauf quelques miettes. Ces industries ont déjà sucé le sang et amolli les os du peuple. L'époque de l'expansion, c'est terminé. Le système de la démocratie capitaliste est tout entier pourri et corrompu. Il ne reste que deux voies. Premièrement : le fascisme. Deuxièmement : une réforme permanente, radicalement révolutionnaire.
— Et les nègres. N'oubliez pas les nègres. En ce qui nous concerne, mon peuple et moi, le Sud est fasciste et l'a toujours été.
— Ouais.
— Les nazis dépouillent les Juifs de leur vie légale, économique et culturelle. Ici, les nègres en ont toujours été privés. Et si nous n'avons pas connu ici un pillage d'argent et de biens aussi massif et aussi spectaculaire qu'en Allemagne, c'est uniquement parce que les nègres n'ont pas eu la possibilité d'accumuler des richesses.
— C'est le fonctionnement du système, intervint Jake.
— Les nègres et les Juifs, dit amèrement le Dr Copeland. L'histoire de mon peuple sera comparable à celle des Juifs — seulement plus sanglante et plus violente… Il existe une certaine espèce de mouette ; quand on en capture une et qu'on lui attache un bout de ficelle rouge à la patte, le restant de la volée la tue à coups de bec. »
Le Dr Copeland ôta ses lunettes et renoua un fil de fer autour d'une charnière cassée. Puis il essuya les verres sur sa chemise de nuit. Sa main tremblait d'agitation. « Mr. Singer est juif.
— Non, vous vous trompez.
— Mais j'en suis certain. Le nom, Singer. J'ai reconnu sa race au premier regard. À ses yeux. D'ailleurs, il me l'a dit.
— Mais c'est impossible, insista Jake. C'est un pur Anglo-Saxon. Irlandais et Anglo-Saxon.
— Mais…
— J'en suis sûr. Absolument.
— Très bien, concéda le Dr Copeland. Ne nous disputons pas. »
Au-dehors, l'air sombre s'était rafraîchi, et il faisait un peu froid dans la chambre. C'était presque l'aube. Le ciel du petit matin était d'un bleu profond, soyeux, et la lune était passée de l'argenté au blanc. Rien ne troublait le calme. On n'entendait pas d'autre bruit que le chant clair et solitaire d'un oiseau printanier dans l'obscurité du dehors. Malgré une légère brise qui soufflait par la fenêtre, l'atmosphère était aigre et renfermée dans la chambre. On y sentait un climat de nervosité et d'épuisement. Le Dr Copeland s'écartait de l'oreiller, penché en avant. Ses yeux étaient injectés de sang et ses mains agrippaient la courtepointe. L'encolure de sa chemise de nuit avait glissé sur son épaule osseuse. Les talons de Jake étaient en équilibre sur les barreaux de sa chaise, et ses mains gigantesques repliées entre ses genoux, dans une attitude d'attente enfantine. Il avait la chevelure en désordre et, sous les yeux, de profonds cernes noirs. Les deux hommes se regardaient sans mot dire. Plus le silence se prolongeait, et plus la tension croissait.
Le Dr Copeland s'éclaircit enfin la gorge et dit : « Je suis sûr que vous n'êtes pas venu ici pour rien. Je suis certain que nous n'avons pas discuté de ces sujets toute la nuit en vain. Nous avons parlé de tout à présent, sauf de la question essentielle — comment en sortir. Ce qu'il faut faire. »
Ils continuaient à s'observer et à attendre. Leurs visages exprimaient l'expectative. Le Dr Copeland s'assit contre les oreillers, droit comme un I. Jake était penché en avant, le menton dans la main. Puis, d'une voix hésitante, ils se mirent à parler en même temps.
« Excusez-moi, dit Jake. Allez-y.
— Non, vous.Vous avez commencé d'abord.
— Je vous écoute.
— Peuh ! s'exclama le Dr Copeland. Continuez. »
Jake fixa sur lui des yeux voilés, mystiques. « Voici. Ma conception est la suivante. La seule solution, c'est que les gens sachent. Dès qu'ils connaîtront la vérité, ils ne pourront plus être opprimés. À partir du moment où la moitié d'entre eux seulement saura, le combat sera gagné.
— Oui, une fois qu'ils comprendront les rouages de la société. Mais comment suggérez-vous de les leur expliquer ?
— Écoutez, dit Jake. Pensez aux chaînes de lettres. Si une personne envoie une lettre à dix autres, et qu'ensuite chacune en envoie à dix de plus… vous saisissez ? » Il chercha ses mots. « Non que j'écrive des lettres, mais l'idée est la même. Je me promène et j'explique. Et si, dans une ville, j'arrive à révéler la vérité rien qu'à dix ignorants, j'ai l'impression qu'un peu de progrès a été fait. Vous voyez ? »
Le Dr Copeland considéra Jake avec stupeur. Puis il grogna. « Ne soyez pas infantile. On ne peut pas se contenter de parlotes. Des chaînes de lettres ! Les gens qui savent et les ignorants ! »
Les lèvres de Jake tremblèrent et son sourcil s'abaissa avec une prompte colère. « D'accord. Qu'avez-vous à proposer ?
— Je dois vous avouer que je pensais un peu comme vous autrefois. Mais j'ai appris à quel point cette attitude était erronée. Pendant un demi-siècle, j'ai cru sage d'être patient.
— Je n'ai pas prôné la patience.
— Face à la brutalité, j'étais prudent. Devant l'injustice, je gardais mon calme. Je sacrifiais le présent pour le bien d'un tout hypothétique. Je croyais au discours plutôt qu'au poing. Comme une armure contre l'oppression, j'enseignais la patience et la foi en l'âme humaine. Je sais à présent combien je me trompais. J'ai été traître à moi-même et à mon peuple. Ce sont des balivernes. Il est maintenant temps d'agir, et d'agir vite. De combattre la ruse par la ruse et la force par la force.
— Mais comment ? demanda Jake. Comment ?
— Eh bien, en sortant et en prenant des initiatives. En rassemblant des foules de gens et en les appelant à manifester.
— Peuh ! Cette dernière phrase vous trahit — “en les appelant à manifester”. À quoi ça servirait de les faire manifester s'ils ne savent pas ? Vous essayez d'engraisser le porc par le cul.
— Je n'apprécie pas les expressions vulgaires, repartit le Dr Copeland d'un ton pudibond.
— Pour l'amour du Christ ! Je me fiche que vous les appréciiez ou non. »
Le Dr Copeland leva la main. « Ne nous échauffons pas. Efforçons-nous de considérer le problème sous le même angle.
— Parfait. Je ne veux pas me bagarrer avec vous. »
Ils gardèrent le silence. Le Dr Copeland promenait son regard d'un coin du plafond à l'autre. Il s'humecta plusieurs fois les lèvres pour parler, et chaque fois le mot resta à demi formé et muet dans sa bouche. Il déclara enfin : « Voici ce que je vous conseille. N'essayez pas de lutter seul.
— Je vois où vous voulez en venir. »
Le Dr Copeland ramena l'encolure de sa chemise de nuit sur son épaule décharnée, et la serra autour de sa gorge. « Vous croyez en la lutte de mon peuple pour le respect de ses droits ? »
Devant l'agitation du Dr Copeland et sa question douce et voilée, les yeux de Jake se remplirent soudain de larmes. Un vif élan gonflé d'amour lui fit saisir la main noire, maigre, sur la courtepointe, et il la pressa ardemment. « Bien sûr, répondit-il.
— Vous reconnaissez l'urgence de nos besoins ?
— Oui.
— L'absence de justice ? La scandaleuse inégalité ? »
Le Dr Copeland toussa et cracha dans un des carrés de papier qu'il gardait sous son oreiller. « J'ai un programme. C'est un plan simple et concis. Je me fixe un seul objectif. Cette année, en août, j'ai l'intention de conduire une marche de plus de mille nègres de ce comté. Une marche à Washington. Tous rassemblés en un bloc. Si vous regardez dans le classeur là-bas, vous verrez une pile de lettres que j'ai écrites cette semaine et que je remettrai personnellement. » De ses mains fiévreuses, le Dr Copeland lissait les côtés du lit étroit. « Vous vous rappelez ce que je vous ai dit il y a quelques instants ? Vous vous souviendrez de mon unique conseil : n'essayez pas de lutter seul.
— Je comprends, dit Jake.
— Mais à partir du moment où vous vous y engagez, ce doit être totalement. Cela passe avant tout. C'est votre travail, présent et à venir. Vous devez vous y consacrer entièrement, sans compter, sans espoir de récompense personnelle, sans repos et sans espoir de repos.
— Pour les droits des nègres du Sud.
— Du Sud et ici même, dans ce comté. Et ce doit être tout ou rien. Oui ou non. »
Le Dr Copeland se radossa à son oreiller. Seuls ses yeux paraissaient vivants. Ils brûlaient dans son visage comme des charbons ardents. La fièvre colorait ses pommettes d'un violet spectral. Jake se renfrogna et appuya ses jointures sur ses lèvres molles, larges et tremblantes. Son visage s'enflamma. Au-dehors, la pâle lueur du petit matin était apparue. L'ampoule électrique suspendue au plafond brillait d'un vilain éclat dans la lumière de l'aube.
Jake se leva et vint se placer au pied du lit, le corps raidi. Il affirma d'un ton sans réplique : « Non. Ce n'est pas ainsi qu'il faut s'y prendre. Je suis absolument sûr que non. En premier lieu, vous ne sortiriez même pas de la ville. Ils vous disperseraient en vous accusant de menacer la santé publique — ou sous un autre prétexte. Ils vous arrêteraient et ça ne donnerait rien. Mais en admettant que par miracle vous arriviez à Washington, ça ne servirait à rien. C'est une idée absurde. »
Le raclement aigu du flegme retentit dans la gorge du Dr Copeland. Sa voix était dure. « Puisque vous êtes si prompt au sarcasme et à l'anathème, qu'avez-vous à offrir à la place ?
— Je n'ai pas été sarcastique, protesta Jake. J'ai simplement observé que votre plan était absurde. Je suis venu ici ce soir avec une bien meilleure idée. Je voulais que votre fils, Willie, et les deux autres garçons m'autorisent à les promener dans une charrette. Ils devaient raconter leur histoire, et ensuite j'aurais expliqué les causes. En d'autres termes, je projetais de faire un exposé sur la dialectique du capitalisme — et de dénoncer tous ses mensonges. Je démontrerais clairement pourquoi ces garçons ont été amputés. Et les gens, après les avoir vus, sauraient.
— Pfft ! Deux fois pfft ! s'exclama le Dr Copeland, hors de lui. Je crois que vous n'avez aucune jugeote. Si j'étais homme à m'amuser, j'éclaterais de rire. Jamais je n'ai eu l'occasion d'entendre de mes oreilles des inepties pareilles. »
Ils se regardaient, amèrement déçus et furieux. Le fracas d'une charrette résonna dans la rue. Jake avala sa salive et se mordit les lèvres. « Peuh ! lança-t-il enfin. C'est vous qui êtes cinglé. Vous prenez le problème à l'envers. La seule façon de résoudre la question nègre, c'est de châtrer les quinze millions de Noirs de ces États.
— Alors voilà le genre d'idée que vous dissimulez derrière vos rodomontades sur la justice !
— Je n'ai pas dit qu'il fallait le faire. J'ai simplement dit que l'arbre vous cachait la forêt. » Jake choisissait ses mots avec soin. « Le travail doit commencer à la base. Pulvériser les vieilles traditions et en créer de nouvelles. Forger un modèle entièrement neuf pour le monde. Faire de l'homme un être social pour la première fois, intégré dans une société ordonnée et contrôlée où il n'est pas obligé d'être injuste pour survivre. Une tradition sociale dans laquelle… »
Le Dr Copeland applaudit ironiquement. « Parfait, commenta-t-il. Mais le coton doit être ramassé avant qu'on fabrique le tissu. Vous et vos théories tordues de l'inaction pouvez…
— Taisez-vous ! Qui se soucie que vous et votre millier de nègres vous vous traîniez jusqu'à ce cloaque puant nommé Washington ? Quelle différence cela fait-il ? Quelle importance ont une poignée de gens — quelques milliers, Noirs, Blancs, bons ou mauvais – quand toute la société repose sur d'odieux mensonges ?
— Ça change tout ! haleta le Dr Copeland. Tout ! Tout !
— Rien !
— L'âme du plus vil d'entre nous sur cette terre vaut plus au regard de la justice que…
— Oh, allez au diable ! cria Jake. Quelles conneries !
— Blasphémateur ! hurla le Dr Copeland. Scélérat ! »
Jake secoua les barreaux de fer du lit. La veine de son front était gonflée à éclater et il avait le visage rouge de colère. « Fanatique aveugle !
— Blanc… » La voix manqua au Dr Copeland. Il luttait, et aucun son ne sortait. Enfin, il put émettre un murmure étranglé : « Monstre. »
La vive lumière jaune du matin apparut à la fenêtre. La tête du Dr Copeland retomba sur l'oreiller, le cou tordu, une petite tache d'écume sanguinolente aux lèvres. Jake le regarda avant de se précipiter hors de la pièce, en sanglotant violemment.