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La ville n'avait pas connu un hiver aussi froid depuis des années. Du givre se formait sur les vitres et blanchissait les toits des maisons. Les après-midi brillaient d'une brumeuse lumière citron et les ombres étaient d'un bleu délicat. Une fine couche de glace recouvrait les flaques d'eau dans la rue, et l'on raconta le lendemain de Noël que, à seulement quinze kilomètres au nord, il était tombé un peu de neige.
Un changement s'opéra chez Singer. Il refaisait souvent ces longues promenades qui l'occupaient durant les premiers mois de l'absence d'Antonapoulos. Ces promenades s'étendaient sur des kilomètres dans toutes les directions et couvraient l'ensemble de la ville. Il traversait les quartiers populeux en bordure du fleuve, plus sordides que jamais à cause du ralentissement d'activité des filatures cet hiver-là. Dans quantité de regards se lisait une morne solitude. À présent que les gens étaient contraints à l'oisiveté, une certaine agitation était perceptible. Une fébrile poussée de croyances nouvelles s'empara des esprits. Un jeune homme qui avait travaillé aux cuves de teinture dans une filature se déclara soudain investi d'un grand pouvoir sacré. Il prétendait être chargé de transmettre une nouvelle série de commandements du Seigneur. Le jeune homme dressa un autel et des centaines de gens venaient chaque soir se rouler par terre et se secouer les uns les autres, car ils se croyaient en présence d'un phénomène surnaturel. Un meurtre fut commis. Une femme qui n'avait pu gagner de quoi manger crut qu'un contremaître avait triché sur son salaire, et lui planta un couteau dans la gorge. Une famille de nègres s'installa dans la dernière maison d'une des rues les plus lugubres ; l'événement causa tant d'indignation que la maison fut brûlée et le Noir battu par ses voisins. Mais ce n'étaient que des incidents. Au fond, rien ne changeait. La grève dont il était question n'eut jamais lieu parce que les ouvriers ne parvenaient pas à se rassembler. Tout était comme avant. Même par les nuits les plus froides, la foire Sunny Dixie était ouverte. Les gens rêvaient, se bagarraient et dormaient comme d'habitude. Et comme d'habitude, ils bridaient leurs pensées pour qu'elles n'aillent pas s'aventurer dans les ténèbres au-delà du lendemain.
Singer se promenait dans les différents quartiers odorants de la ville où les Noirs s'entassaient. Il y avait là plus de gaieté et de violence. Souvent la bonne senteur âpre du gin flottait dans les ruelles. La chaude et somnolente lueur du feu colorait les fenêtres. Dans les églises se tenaient presque chaque soir des réunions. Des petites maisons confortables serties de gazon brun… Singer se promenait aussi dans ces coins-là. Là, les enfants étaient plus costauds et plus accueillants envers les étrangers. Il parcourait les quartiers riches. Il s'y trouvait de magnifiques maisons anciennes, à colonnes blanches, entourées de clôtures tarabiscotées en fer forgé. Singer longeait les grandes maisons de brique où des automobiles klaxonnaient dans les allées et où les panaches de fumée montaient à profusion hors des cheminées. Et marchait jusqu'au bord des routes qui conduisaient de la ville aux bazars où les fermiers venaient le samedi soir se rassembler autour d'un poêle. Il flânait souvent du côté des quatre principales rues commerçantes, vivement éclairées, avant de s'engager dans les ruelles noires, désertes, par-derrière. Singer connaissait la ville dans ses moindres recoins. Il regardait les carrés de lumière jaune se refléter de milliers de fenêtres. Les nuits d'hiver étaient belles. Le ciel avait une teinte d'azur froid et les étoiles brillaient avec éclat.
Souvent, il arrivait qu'on lui parle et qu'on l'arrête au cours de ces promenades. Il fit la connaissance de toutes sortes de gens. Si la personne qui lui parlait le rencontrait pour la première fois, Singer présentait sa carte pour expliquer son mutisme. Il en vint à être connu de la ville entière. Il tenait ses épaules très droites en marchant, et gardait ses mains enfoncées dans les poches. Ses yeux gris semblaient saisir chaque détail, et son visage affichait la sérénité qu'on voit d'ordinaire aux êtres très tristes ou très sages. Singer s'arrêtait toujours volontiers avec ceux qui cherchaient de la compagnie. Après tout, ce n'était que des promenades, il n'allait nulle part.
Des rumeurs diverses se mirent à circuler au sujet du muet. Pendant les années passées avec Antonapoulos, ils se rendaient à pied à leur travail, mais en dehors de cela, ils restaient seuls dans leurs chambres. Personne ne se souciait d'eux à l'époque — et lorsqu'on les observait, c'était le gros Grec qui attirait l'attention. Le Singer de ces années-là était oublié.
Les rumeurs sur le muet étaient multiples et variées. Les Juifs disaient qu'il était juif. Les négociants de la grand-rue prétendaient qu'il avait reçu un héritage et qu'il était très riche. On murmurait dans un syndicat affaibli du textile que le muet était un organisateur du CIO. Un Turc solitaire qui avait échoué dans la ville des années auparavant, et qui languissait avec sa famille derrière la petite boutique où ils vendaient du linge, assurait passionnément à sa femme que le muet était turc, prétendant que, lorsqu'il parlait dans sa langue, le muet comprenait. Et, en affirmant cela, la voix du Turc devenait chaleureuse, il oubliait de se chamailler avec ses enfants et débordait de projets et d'activité. Un vieil homme de la campagne disait que le muet venait de sa région et que son père avait la plus belle récolte de tabac du comté. Voilà les bruits qui couraient sur son compte.
Antonapoulos ! Son souvenir ne quittait jamais Singer. La nuit, quand il fermait les yeux, le visage du Grec était là — rond et huileux, avec un sourire doux et avisé. Dans ces rêves, ils ne se séparaient jamais.
Plus d'un an s'était écoulé depuis le départ de son ami. Cette année ne lui semblait ni longue ni courte. Elle était plutôt abstraite du temps ordinaire — comme dans l'ivresse ou le demisommeil. Derrière chaque heure, son ami était présent. Et cette vie souterraine se modifiait et se développait au rythme des événements extérieurs. Au cours des premiers mois, Singer pensait surtout aux semaines terribles qui avaient précédé l'internement d'Antonapoulos – la maladie, les citations à comparaître, et sa détresse quand il tentait de modérer les caprices de son ami. Il songea aux moments où Antonapoulos et lui avaient été malheureux. Un souvenir, très lointain, lui revint à plusieurs reprises.
Ils n'avaient pas d'amis. Parfois, ils voyaient d'autres muets — en dix ans, ils s'étaient liés d'amitié avec trois d'entre eux. Mais cela ne durait jamais. L'un partit s'installer dans un autre État une semaine après leur rencontre. Un autre était marié, père de six enfants, et ne parlait pas avec les mains. Ce fut la rencontre avec le troisième qui revint à la mémoire de Singer après le départ de son ami.
Ce muet se nommait Carl : un jeune homme au teint cireux qui travaillait dans une filature. Ses yeux étaient jaune pâle et ses dents si transparentes et si fragiles qu'elles semblaient jaune pâle elles aussi. Dans sa salopette bleue qui flottait sur son petit corps maigre, il ressemblait à une poupée de chiffon jaune et bleue.
Ils l'invitèrent à dîner, et convinrent de le retrouver d'abord au magasin où travaillait Antonapoulos. Le Grec n'avait pas encore fini lorsqu'ils arrivèrent. Il terminait un lot de fondants au caramel dans la cuisine à l'arrière de la boutique. Le fondant s'étalait, doré et luisant, sur la longue table de marbre. L'air chaud était saturé d'odeurs douceâtres. Antonapoulos semblait content que Carl le regarde glisser le couteau dans le sucre chaud et le découper en carrés. Après avoir offert à leur nouvel ami un bout de fondant sur le tranchant de son couteau gras, il lui montra le tour qu'il exécutait quand il voulait gagner la sympathie de quelqu'un. Il désigna un bac de sirop qui bouillait sur le fourneau, en s'éventant et en louchant pour souligner combien c'était chaud, puis trempa sa main dans un pot d'eau froide, la plongea dans le sirop brûlant, et prestement la remit dans l'eau. Ses yeux saillirent et sa langue lui sortit de la bouche comme s'il était au supplice. Il alla jusqu'à empoigner sa main et à sautiller sur un pied au point d'ébranler le bâtiment. Puis il sourit brusquement, tendit sa main pour signifier que c'était une blague, et tapa sur l'épaule de Carl.
C'était une pâle soirée d'hiver, et leur haleine embuait l'air froid tandis qu'ils descendaient la rue, bras dessus bras dessous. Singer, qui marchait au milieu, les quitta deux fois pour faire des achats. Carl et Antonapoulos portaient les sacs de provisions ; Singer, tout sourires, leur tenait fermement le bras. Dans leur chambre douillette, il s'activa gaiement, en conversant avec Carl. Après le repas, ils continuèrent à discuter sous le regard d'Antonapoulos, flegmatique et souriant. Le gros Grec se traînait souvent jusqu'au placard et leur servait des gins. Carl, assis près de la fenêtre, ne buvait à petites gorgées cérémonieuses que lorsque Antonapoulos lui poussait son verre sous le nez. Singer ne se rappelait pas avoir vu son ami manifester tant de cordialité à l'égard d'un étranger auparavant, et se réjouissait à l'avance à l'idée que Carl viendrait souvent leur rendre visite.
Minuit était passé lorsque se produisit l'incident qui gâcha la fête. Antonapoulos revint d'une de ses incursions dans le placard, l'œil mauvais. Il s'assit sur le lit et se mit à fixer leur nouvel ami avec insistance, d'un air outragé et rempli de dégoût. Singer tenta de se lancer dans une ardente conversation afin de masquer cet étrange comportement, mais le Grec s'obstinait. Carl se blottit dans un fauteuil, berçant ses genoux osseux, fasciné et dérouté par les grimaces du gros Grec. Le visage empourpré, il avalait timidement sa salive. Singer ne pouvait plus feindre de ne rien remarquer ; il finit par demander à Antonapoulos s'il avait mal au ventre ou s'il se sentait fatigué et souhaitait se coucher. Antonapoulos secoua la tête. Il montra Carl du doigt et se livra à toutes les pantomimes obscènes qu'il connaissait. Son expression de dégoût était effrayante. Carl se ratatinait de peur. En fin de compte, le gros Grec grinça des dents et se leva de son fauteuil. Carl ramassa précipitamment sa casquette et quitta la pièce. Singer le suivit dans l'escalier. Il ne savait comment expliquer son ami à cet étranger. Carl attendait sur le seuil, au bas des marches, le dos voûté, inerte, la visière de sa casquette rabattue sur le visage. Ils se serrèrent enfin la main et Carl partit.
Antonapoulos fit comprendre à Singer qu'à leur insu leur hôte avait sifflé tout le gin du placard. Rien ne put convaincre Antonapoulos qu'il avait lui-même fini la bouteille. Le Grec restait assis dans le lit, l'air maussade, sa figure ronde pleine de reproche. De grosses larmes coulaient lentement dans le col de son tricot de corps, et rien ne le réconfortait. Il s'endormit enfin, mais Singer demeura longtemps éveillé dans le noir. Ils ne revirent plus jamais Carl.
Puis, des années après, Antonapoulos s'empara de l'argent du loyer dans le vase sur la cheminée et le dépensa entièrement dans les machines à sous. Et un après-midi d'été, Antonapoulos descendit nu pour chercher le journal. Il souffrait tant de la canicule. Ils achetèrent un réfrigérateur à crédit. Antonapoulos suçait continuellement les cubes de glace qu'il laissait souvent fondre dans le lit pendant qu'il dormait. Et, un jour, Antonapoulos se soûla et jeta à la figure de Singer un bol de macaronis.
Pendant les premiers mois, ces vilains souvenirs se mêlaient aux pensées de Singer comme des mauvais fils dans un tapis. Puis ils disparurent. Tous les moments malheureux furent oubliés. Car, à mesure que l'année avançait, les images de son ami se lovaient plus profondément en Singer jusqu'à ce que ne reste plus que l'Antonapoulos qu'il était seul à connaître.
C'était l'ami auquel il se confiait sans réserve. C'était l'Antonapoulos dont nul ne connaissait la sagesse, excepté lui. Au fil des jours, son ami semblait grandir dans son esprit, et son visage veillait, grave et subtil, dans l'obscurité de la nuit. Ses souvenirs se transformèrent tant qu'il ne garda en mémoire aucun tort, aucune absurdité — seulement la sagesse et la bonté.
Il voyait Antonapoulos assis dans un grand fauteuil en face de lui, paisible et immobile, son visage rond indéchiffrable. Sa bouche souriante et sagace. Son regard profond, attentif à ce qu'on lui disait. Et si compréhensif, dans sa sagesse.
Tel était l'Antonapoulos qui ne quittait plus les pensées de Singer. L'ami auquel il voulait raconter sa vie. Car son existence s'était transformée cette année-là. Singer s'était retrouvé dans un pays étranger. Seul. Il avait ouvert les yeux et il avait du mal à déchiffrer le monde qui l'entourait. Il était éberlué.
Il regardait les mots se former sur leurs lèvres.
Nous les Noirs voulons une chance d'être enfin libres. Et la liberté n'est que le droit de participer. Nous voulons servir et partager, travailler et consommer à notre tour ce qui nous est dû. Mais vous êtes le seul Blanc de ma connaissance à comprendre ce terrible besoin de mon peuple.
Vous voyez, Mr. Singer ? J'ai tout le temps cette musique dans ma tête. Il faut que je devienne une vraie musicienne. Je ne sais peut-être rien, maintenant, mais quand j'aurai vingt ans, ce sera différent. Vous comprenez, Mr. Singer ? Et puis je voudrais voyager à l'étranger, dans un pays où il y a de la neige.
Finissons la bouteille. J'ai envie d'un petit coup. Car nous parlions de liberté. Ce mot-là, c'est comme un ver dans mon cerveau. Oui ? Non ? Une grosse part ? Une petite ? Ce mot est un signal de piraterie, de vol et de fourberie. Nous serons libres et les plus malins pourront alors asservir les autres. Mais ! Mais le mot possède une autre signification. C'est le plus dangereux de tous les mots. Nous qui savons devons être vigilants. Ce mot nous fait du bien — en réalité, c'est un bel idéal. C'est pourtant avec cet idéal que les araignées tissent leurs toiles les plus pernicieuses.
Le dernier se frottait le nez. Il se montrait rarement et parlait peu. Il posait des questions.
Ces quatre personnes venaient chez lui depuis plus de sept mois. Elles ne venaient jamais ensemble — mais seules. Et il les accueillait invariablement à la porte avec un sourire cordial. Le besoin d'Antonapoulos – aussi vif que dans les premiers mois d'absence — ne le quittait pas un instant, et la compagnie valait mieux qu'une trop longue solitude. Un peu comme lorsqu'il avait promis à Antonapoulos des années auparavant (et même écrit sur une feuille, épinglée au-dessus de son lit) – promis qu'il arrêterait les cigarettes, la bière et la viande pendant un mois. Les premiers jours avaient été très durs. Il était incapable de se reposer ou de rester tranquille. Il allait si souvent voir Antonapoulos au magasin de fruits que Charles Parker s'était montré désagréable envers lui. Une fois son travail de gravure achevé, il traînait près de la devanture de la boutique avec l'horloger et la vendeuse, ou partait à la recherche d'une buvette pour prendre un Coca-Cola. Ces jours-là, la compagnie de n'importe quel étranger était préférable à une solitude hantée par les cigarettes, la bière ou la viande.
Au début, Singer ne comprenait absolument pas les quatre visiteurs. Ils parlaient, parlaient — et plus les mois passaient, plus ils parlaient. Il s'était tellement habitué à leurs lèvres qu'il comprenait chacune de leurs paroles. Puis, au bout d'un moment, il sut ce que chacun d'eux allait dire avant qu'ils ouvrent la bouche, parce que le sens ne changeait jamais.
Ses mains le mettaient au supplice. Elles ne tenaient pas en place. Elles se convulsaient dans son sommeil, et parfois, au réveil, il les trouvait modelant les mots de ses rêves devant son visage. Singer n'aimait pas regarder ses mains ou y penser. Fines et brunes, et très puissantes, il les entretenait avec soin autrefois. En hiver, il mettait de l'huile contre les gerçures, repoussait les petites peaux des ongles, les limant toujours selon la courbe du bout de ses doigts. Il aimait laver et soigner ses mains. Mais se bornait à présent à les brosser sommairement deux fois par jour, avant de les réenfoncer dans ses poches.
Singer arpentait sa chambre en faisant craquer ses jointures, tirant dessus jusqu'à la douleur. Ou bien il frappait la paume d'une main avec le poing de l'autre. Et quelquefois, seul, absorbé par la pensée de son ami, il voyait ses mains commencer à former les mots à son insu. En s'en rendant compte, il se sentait aussi gêné qu'un homme surpris en train de monologuer à voix haute. À ses yeux, c'était presque une faute morale. La honte se mêlait au chagrin, il repliait ses mains, les cachait derrière lui. Mais elles ne lui laissaient aucun répit.
Singer se tenait devant la maison qu'il avait habitée avec Antonapoulos. L'après-midi finissant était gris et brouillé. À l'ouest s'effilochaient des traînées de jaune froid et de rose. Un moineau d'hiver loqueteux qui exécutait des figures dans le ciel brouillé finit par atterrir sur le pignon d'une maison. La rue était déserte.
Singer fixait du regard la fenêtre du deuxième étage, côté droit. Celle de leur salon ; derrière se trouvait la grande cuisine où Antonapoulos préparait leurs repas. Par la fenêtre éclairée, Singer regardait une femme aller et venir dans la pièce. Elle était massive et floue sur le fond lumineux, et portait un tablier. Un homme, assis, tenait un journal du soir à la main. Un enfant vint à la fenêtre avec une tranche de pain, et appuya le nez contre la vitre. Singer voyait la pièce telle qu'il l'avait laissée — avec le grand lit d'Antonapoulos et son lit de camp à lui, le large canapé rembourré et la chaise pliante. Le sucrier cassé qui servait de cendrier, la tache d'humidité au plafond à l'endroit où le toit fuyait, le coffre à linge dans le coin. Par des fins d'après-midi comme celle-ci, il n'y avait pas d'autre lumière dans la cuisine que le rougeoiement des brûleurs de la grande cuisinière. Antonapoulos tournait les mèches de telle sorte que seule une frange déchiquetée de bleu et d'or restait visible à l'intérieur de chaque brûleur. La pièce était chaude et remplie des bonnes odeurs du dîner. Antonapoulos goûtait les plats avec sa cuillère en bois et ils buvaient des verres de vin rouge. Sur le tapis de linoléum au pied de la cuisinière, les flammes des brûleurs projetaient des reflets lumineux — cinq petites lanternes dorées. Au fur et à mesure que le crépuscule laiteux s'assombrissait, ces petites lanternes devenaient plus vives, et lorsque la nuit tombait enfin, elles brûlaient avec une éclatante pureté. Le dîner était prêt à ce moment-là, ils allumaient la lumière et approchaient leurs chaises de la table.
Singer reporta son regard sur la porte d'entrée obscure. Il se rappelait quand ils sortaient ensemble le matin et rentraient chez eux le soir. Il y avait le trou dans le trottoir où Antonapoulos avait trébuché et s'était cogné le coude. Et la boîte aux lettres où la facture de la compagnie d'électricité arrivait chaque mois. Il sentait le contact tiède du bras de son ami contre ses doigts.
La rue était sombre à présent. Singer regarda à nouveau la fenêtre, et aperçut la femme, l'homme et l'enfant réunis. Un sentiment de vide l'envahit. Tout était fini. Antonapoulos était parti ; il n'était pas là pour se rappeler. Les pensées de son ami étaient ailleurs. Singer ferma les yeux, essayant d'imaginer l'asile et la salle où se trouvait Antonapoulos ce soir-là. Il se souvenait des étroits lits blancs et des vieillards jouant à la bataille dans le coin.
Il gardait les yeux bien fermés, mais la pièce n'en devenait pas plus distincte. Son vide intérieur était très profond ; il jeta encore un coup d'œil à la fenêtre, avant de repartir le long du trottoir obscur où ils avaient si souvent marché ensemble.
C'était un samedi soir. La rue principale était noire de monde. Des nègres frissonnants en bleu de travail musardaient devant les vitrines du drugstore. Des familles faisaient la queue devant la caisse du cinéma, les jeunes garçons et les filles contemplaient les affiches à l'extérieur. La circulation était si dense que Singer dut attendre longtemps avant de traverser la rue.
Il passa devant le magasin de fruits. Les fruits étaient beaux dans la vitrine — des bananes, des oranges, des avocats, des petits kumquats luisants, et même quelques ananas. Mais Charles Parker servait un client. Le visage de Charles Parker lui paraissait répugnant. Plusieurs fois, en l'absence du propriétaire, Singer était entré dans le magasin, et y avait passé un long moment. Il s'était même rendu dans la cuisine, au fond, où Antonapoulos confectionnait les bonbons. Mais Singer n'allait jamais dans la boutique quand Charles Parker s'y trouvait. Ils s'évitaient soigneusement depuis le départ d'Antonapoulos et, dans la rue, ils détournaient la tête sans se saluer. Au moment d'envoyer à son ami un bocal de son miel de tupelo favori, Singer l'avait commandé à Charles Parker par lettre, pour ne pas être obligé de le voir.
Singer, devant la vitrine, regardait le cousin de son ami servir un groupe de clients. Les affaires marchaient toujours bien le samedi soir. Parfois, Antonapoulos avait dû travailler jusqu'à 10 heures. La grande machine à pop-corn était près de la porte. Un employé y versait une mesure de grains et le maïs tourbillonnait à l'intérieur de la boîte comme de gigantesques flocons de neige. L'odeur du magasin était chaude et familière. Des coques de cacahuètes piétinées jonchaient le sol.
Singer poursuivit son chemin. Il dut se faufiler avec précaution à travers la foule pour ne pas être bousculé. Les rues étaient ornées de lumières rouges et vertes en l'honneur des fêtes. Les gens, rassemblés par groupes, riaient en se tenant par la taille. De jeunes pères berçaient sur leurs genoux des bébés qui avaient froid et qui pleuraient. Une fille de l'Armée du Salut avec son bonnet rouge et bleu agitait une cloche au coin de la rue et sous son regard Singer se sentit obligé de mettre une pièce dans la sébile. Des mendiants, des Noirs et des Blancs, tendaient des casquettes ou des mains couvertes de croûtes. Les réclames au néon jetaient une lueur orange sur les visages de la foule.
Il atteignit le coin où Antonapoulos et lui avaient vu un chien enragé, un après-midi d'août. Puis il passa devant le local au-dessus du magasin « Army and Navy » où Antonapoulos se faisait prendre en photo le jour de la paie. À présent, Singer gardait une grande partie des photos dans sa poche. Il se dirigea vers le fleuve à l'ouest. Un jour, ils avaient emporté un pique-nique et traversé le pont pour déjeuner dans un champ de l'autre côté.
Singer arpenta la rue principale pendant une heure. Dans cette foule, lui seul paraissait solitaire. Il sortit enfin sa montre et reprit le chemin de sa demeure. Peut-être un des visiteurs viendrait-il dans sa chambre ce soir-là. Il l'espérait.
Pour Noël, il expédia à Antonapoulos un grand colis de cadeaux et offrit également des présents à ses quatre visiteurs et à Mrs. Kelly. Il acheta à leur intention une radio, qu'il posa sur la table près de la fenêtre. Le Dr Copeland ne remarqua pas la radio. Biff Brannon la repéra immédiatement et haussa les sourcils. Jake Blount la gardait perpétuellement en marche, sur la même station, et tout en discourant semblait crier pour couvrir la musique, à en juger par les veines gonflées de son front. Mick Kelly ne comprit pas en voyant la radio. Le visage très rouge, elle ne cessa de demander à Singer si la radio lui appartenait vraiment et si elle pouvait l'écouter. Elle manipula un bouton pendant quelques minutes avant de trouver la station qui lui convenait, puis resta penchée en avant sur sa chaise, les mains sur les genoux, la bouche ouverte, la tempe palpitante, l'air entièrement absorbé. Elle ne bougea pas de l'après-midi et, à un moment où elle lui sourit, ses yeux étaient humides et elle les frotta avec ses poings. Elle lui demanda la permission de venir écouter la radio pendant ses heures de travail, et il acquiesça. Les jours qui suivirent, à chacun de ses retours chez lui, Singer trouva Mick près de la radio. Sa main fouillait dans ses cheveux courts et ébouriffés, et son visage avait une expression qu'il n'avait jamais vue auparavant.
Un soir, peu après Noël, les quatre visiteurs vinrent par hasard en même temps. Cela ne s'était jamais produit. Singer distribua sourires et rafraîchissements, et déploya toute sa politesse pour mettre ses hôtes à l'aise. Mais quelque chose clochait.
Le Dr Copeland refusa de s'asseoir. Sur le seuil, le chapeau à la main, il se borna à saluer froidement les autres qui le regardaient avec l'air de trouver sa présence incongrue. Jake Blount ouvrit les bières qu'il avait apportées et fit gicler de la mousse sur son plastron. Mick Kelly écoutait la radio. Biff Brannon s'installa sur le lit, les jambes croisées, examinant le groupe en face de lui d'un regard qui finit par se figer.
Singer était stupéfait. Eux si loquaces d'habitude, voilà que, réunis, ils gardaient le silence. À leur entrée, il s'était attendu à un éclat, pensant confusément que ce serait la fin de quelque chose, mais on ne sentait qu'une atmosphère tendue dans la pièce. Les mains de Singer s'activaient nerveusement comme si elles extrayaient de l'air des éléments invisibles pour les relier ensemble.
Jake Blount se trouvait à côté du Dr Copeland. « Je connais votre visage. Nous nous sommes déjà rencontrés — dans l'escalier. »
Le Dr Copeland remua la langue avec précision, comme s'il découpait ses paroles aux ciseaux. « J'ignorais que nous nous connaissions », répondit-il. Son corps raide parut rétrécir. Il recula par-delà le seuil de la chambre.
Biff Brannon fumait posément sa cigarette. La fumée planait dans la chambre en épaisses couches bleues. Biff se tourna vers Mick et rougit en la regardant. Il ferma les yeux à demi, et en un instant le sang reflua de son visage. « Comment ça marche pour toi maintenant ?
— Quoi donc ? demanda Mick avec méfiance.
— La vie, simplement, répondit-il. L'école, etc.
— Ça va », dit-elle.
Chacun regardait Singer, dans l'expectative. Perplexe, il offrait des rafraîchissements et souriait.
Jake se frotta les lèvres contre la paume de sa main. Il renonça à lier conversation avec le Dr Copeland et s'assit sur le lit à côté de Biff. « Tu connais le type qui marque ces foutues inscriptions à la craie rouge sur les palissades et sur les murs près des filatures ?
— Non, répliqua Biff. Quelles foutues inscriptions ?
— Tirées de l'Ancien Testament pour la plupart. Je me pose la question depuis un bout de temps. »
Chaque personne s'adressait principalement au muet. Leurs pensées semblaient converger vers lui, comme les rayons d'une roue vers le moyeu.
« Il fait un froid exceptionnel, dit enfin Biff. L'autre jour, en parcourant des archives, j'ai découvert que, pendant l'année 1919, le thermomètre était descendu à moins douze. Il ne faisait que moins neuf ce matin, et c'est la température la plus basse depuis le grand gel de cette année-là.
— Il y avait des glaçons sur le toit de la remise à charbon ce matin, ajouta Mick.
— La semaine dernière, on n'a pas encaissé assez d'argent pour payer le personnel », observa Jake.
Ils parlèrent encore un peu du temps. Chacun semblait attendre le départ des autres. Puis, tout à coup, ils se levèrent ensemble pour prendre congé. Le Dr Copeland s'en alla le premier et les autres le suivirent sur-le-champ. Après leur départ, Singer resta seul, debout dans la chambre, la situation lui échappait, il voulut l'oublier. Il décida d'écrire à Antonapoulos ce soir-là.
Qu'Antonapoulos ne sache pas lire n'empêchait pas Singer de lui écrire. Bien que conscient de l'incapacité de son ami à percevoir le sens des mots écrits, Singer, les mois passant, commença à s'imaginer qu'il s'était trompé, qu'Antonapoulos dissimulait peut-être sa connaissance de l'alphabet. D'ailleurs, à l'asile, un sourd-muet pouvait savoir lire ses lettres et les expliquer à son ami. Singer se trouva plusieurs justifications, car il éprouvait un vif besoin d'écrire quand il se sentait désorienté ou triste. Cependant, une fois écrites, ces lettres n'étaient jamais postées. Singer découpait les bandes dessinées dans les journaux du matin et du soir, et les expédiait à son ami chaque dimanche. Et tous les mois, il envoyait un mandat. Mais les longues missives destinées à Antonapoulos s'accumulaient dans ses poches jusqu'à ce qu'il se décide à les détruire.
Une fois les quatre visiteurs partis, Singer enfila son chaud pardessus gris, coiffa son feutre gris, et sortit de sa chambre. Il écrivait toujours ses lettres au magasin. Il avait d'ailleurs promis d'achever un travail le lendemain matin, et tenait à le terminer dès maintenant pour plus de sûreté. La nuit était âpre et glaciale. Une lumière dorée cerclait la pleine lune. Les toits noirs des maisons se détachaient sur le ciel étoilé. En marchant, il pensait à la manière dont il commencerait sa lettre, mais il atteignit le magasin avant d'avoir agencé la première phrase. Il entra dans le magasin avec sa clef et alluma.
Il travaillait toujours au fond du magasin. Un rideau de tissu le séparait du reste de la boutique, lui constituant une sorte d'atelier privé. En plus de son établi et de sa chaise, il s'y trouvait un lourd coffre-fort, un lavabo surmonté d'une glace verdâtre, et des étagères surchargées de boîtes et de montres hors d'usage. Singer releva le haut de son établi et prit dans son écrin de feutre le plat d'argent qu'il avait promis de finir. Malgré le froid qui régnait dans le magasin, il enleva son manteau et retroussa les manchettes à rayures bleues de sa chemise pour ne pas être gêné dans ses mouvements.
Il s'attarda longtemps sur le monogramme au centre du plat. Avec des gestes délicats, appliqués, il guidait le pointeau sur l'argent. Il avait dans les yeux un regard avide étrangement pénétrant. Il pensait à sa lettre à Antonapoulos. Quand, à minuit passé, son travail achevé, il rangea le plat, il transpirait d'excitation. Il débarrassa l'établi et se mit à écrire. Il aimait façonner les mots avec un stylo sur du papier, et il formait les lettres avec autant de soin que si la feuille avait été une lame d'argent.
« Mon unique ami,
« J'ai lu dans notre magazine que l'Association se réunira cette année en congrès à Macon. Il y aura des conférenciers et un banquet à quatre services. Je me représente l'assemblée. Rappelle-toi que nous avions toujours eu l'intention d'aller à un congrès, mais que nous ne l'avons pas fait. Je le regrette à présent. J'aimerais que nous allions à celui-ci et j'ai imaginé comment ce serait. Mais bien sûr, je n'irai jamais sans toi. Ils viendront de beaucoup d'États, remplis de mots et de longs rêves surgis du cœur. Il doit aussi y avoir un office spécial dans une des églises et un concours dont le gagnant recevra une médaille d'or. J'écris que j'imagine comment ce sera. C'est vrai et c'est faux en même temps. Mes mains sont restées si longtemps muettes que je ne me souviens pas bien. Et quand je pense au congrès, je me figure tous les invités comme toi, mon ami.
« Je suis allé devant notre maison. D'autres gens y habitent maintenant. Tu te souviens du grand chêne en face ? Ils l'ont élagué pour ne pas gêner les fils téléphoniques et l'arbre est mort. Les grosses branches sont pourries et il y a un creux dans le tronc. Le chat du magasin (celui que tu caressais) a mangé du poison et il est mort. C'était très triste. »
Singer s'interrompit, le stylo en l'air au-dessus de la feuille. Il resta longtemps droit et crispé, sans écrire. Puis il se leva et alluma une cigarette. La pièce était froide et l'air avait une odeur aigre de renfermé — les odeurs mêlées du pétrole, de la pâte à polir et du tabac. Il mit son pardessus et son cache-col et poursuivit sa lettre avec une patiente résolution.
« Tu te rappelles les quatre personnes dont je t'ai parlé quand je suis venu. J'ai dessiné leur portrait pour toi, le Noir, la fillette, l'homme à la moustache, et le propriétaire du Café de New York. J'aimerais te les décrire plus précisément, mais je ne suis pas sûr d'y arriver avec des mots.
« Ce sont des gens très occupés, à un point difficile à imaginer. Ce n'est pas qu'ils travaillent jour et nuit, mais ils ont toujours beaucoup à faire dans leur tête, et ça ne leur laisse aucun répit. Ils montent dans ma chambre et me parlent tellement que je me demande comment on peut ouvrir et fermer sa bouche à ce rythme sans se fatiguer. (Le propriétaire du Café de New York est différent — il n'est pas tout à fait comme les autres. Il a la barbe si noire que ça l'oblige à se raser deux fois par jour, avec son rasoir électrique. Il observe. Les autres détestent tous quelque chose en particulier. Et ils ont aussi une passion qui les intéresse plus que manger, dormir, boire du vin ou voir des amis. C'est pour ça qu'ils sont si occupés.)
« L'homme à la moustache, je crois qu'il est fou. Il lui arrive d'articuler très clairement, comme mon instituteur autrefois à l'école, et à d'autres moments il parle un langage que je suis incapable de suivre. Un jour, il porte un costume, et le lendemain il est en salopette, noire de saleté, et il sent mauvais. Il brandit le poing en disant de vilains mots d'ivrogne que je préfère ne pas te répéter. Il pense que nous partageons un secret, lui et moi, mais je ne sais pas de quoi il s'agit. Et tiens-toi bien : il est capable de boire un litre et demi de whisky Happy Days, et de continuer à parler, à marcher droit, sans avoir envie de dormir. Tu ne le croiras pas, mais c'est la vérité.
« Je loue ma chambre à la mère de la gamine pour seize dollars par mois. Avant, la petite s'habillait en culottes courtes comme un garçon ; à présent, elle porte une jupe bleue et un corsage. Ce n'est pas encore une demoiselle. Ses visites me font plaisir. Elle vient sans arrêt maintenant que j'ai une radio pour eux. Elle aime la musique. Dommage que j'ignore ce qu'elle entend. Tout en me sachant sourd, elle croit que je comprends la musique.
« Le Noir est atteint de tuberculose, mais il ne peut pas aller dans un bon hôpital parce qu'il est noir. C'est un médecin ; je ne connais personne qui travaille autant. Il ne parle pas du tout comme un Noir. Les autres nègres, j'ai du mal à les comprendre parce que leur langue ne bouge pas assez. Ce Noir m'effraie quelquefois. Ses yeux sont ardents et brillants. Il m'a invité à une fète où je suis allé. Il possède beaucoup de livres et pourtant pas un seul roman policier. Il ne boit pas, ne mange pas de viande et ne va pas au cinéma.
« La Liberté et les pirates, beuh. Le Capital et les Démocrates, beuh, dit le vilain moustachu. Puis il se contredit et affirme que la Liberté est le plus grand des idéaux. Il faut qu'on me donne une chance d'écrire la musique dans ma tête et de devenir une musicienne. Il faut me laisser une chance, dit la gamine. Nous n'avons pas le droit de Servir, dit le docteur noir. C'est la divine aspiration de mon peuple. « Ah, ah », dit le propriétaire du Café de New York. C'est un méditatif.
« Voilà ce qu'ils racontent quand ils viennent dans ma chambre. Ces mots inscrits dans leur cœur ne leur laissent pas de répit et c'est ce qui les occupe tant. On pourrait croire que, une fois réunis, ils se conduiraient comme les membres de l'Association qui vont se rencontrer au congrès de Macon cette semaine. Mais ce n'est pas le cas. Ils sont venus dans ma chambre en même temps aujourd'hui et se sont comportés comme des gens originaires de villes différentes. Ils se sont même montrés grossiers, et tu sais que je trouve la grossièreté et le mépris des sentiments d'autrui injustifiables. Voilà ce qui s'est passé. Je ne comprends pas, et je t'écris parce que je crois que tu comprendras. J'éprouve des sentiments bizarres. Mais assez parlé de ce sujet, je sais que tu en es las. Moi aussi.
« Cela fait maintenant cinq mois et vingt et un jours. Tout ce temps j'ai été seul sans toi. Je ne peux rien imaginer d'autre que le moment où nous nous reverrons. Si je n'arrive pas à venir bientôt, je ne réponds de rien. »
Singer appuya la tête sur l'établi pour se reposer. L'odeur et le contact du bois lisse contre sa joue lui rappelaient ses années d'école. Ses yeux se fermèrent et la nausée l'envahit. Il ne voyait que le visage d'Antonapoulos, et la nostalgie de son ami devint si aiguë qu'il retint son souffle. Au bout de quelques instants, il se redressa et reprit son stylo.
« Le cadeau que je t'ai commandé n'arrivera pas à temps pour le colis de Noël. Je l'attends sous peu. Je crois qu'il te plaira et t'amusera. Je pense constamment à nous et je n'oublie rien. La nourriture que tu préparais me manque énormément. Au Café de New York, c'est bien pire qu'avant. J'ai trouvé une mouche cuite dans ma soupe récemment. Elle était mélangée aux légumes et aux nouilles en forme de lettres. Mais ce n'est rien. J'ai tellement besoin de toi, je ne supporte pas cette solitude. Je reviendrai bientôt. Je n'aurai pas de vacances avant six mois, mais je pense pouvoir arranger un voyage d'ici là. Je crois qu'il le faudra. Je ne suis pas fait pour rester seul et sans toi qui comprends.
Bien à toi,
John Singer. »
Il ne rentra chez lui qu'après 2 heures du matin. La grande maison surpeuplée était plongée dans l'obscurité ; il monta prudemment à tâtons les trois étages, sans trébucher. Il sortit de ses poches les cartes, sa montre et son stylo. Puis il plia soigneusement ses vêtements sur le dossier de sa chaise. Son pyjama de flanelle grise était tiède et doux. Il remonta les couvertures jusqu'à son menton et s'endormit presque aussitôt.
Des ténèbres du sommeil naquit un rêve. Trois faibles lanternes jaunes éclairaient un sombre escalier de pierre. Antonapoulos était agenouillé en haut des marches. Il était nu et tripotait un objet qu'il tenait au-dessus de sa tête, en le regardant avec l'air de prier. Singer, lui-même nu et glacé, agenouillé à mi-hauteur de l'escalier, ne pouvait détacher les yeux d'Antonapoulos et de l'objet. Derrière lui, il devinait le moustachu, la fille, le Noir et le quatrième type, à genoux, nus, et il sentait leurs regards. Et derrière eux se trouvaient des foules innombrables de gens agenouillés dans les ténèbres. Ses mains étaient de gigantesques moulins à vent et il contemplait, fasciné, l'objet étrange que tenait Antonapoulos. Les lanternes jaunes se balançaient dans le noir et tout le reste était immobile. Puis, soudain, se produisait un bouleversement. Dans le branle-bas, l'escalier s'effondrait et Singer tombait à la renverse. Il s'éveilla dans un soubresaut. La lumière matinale blanchissait la fenêtre. Il eut peur.
Pendant une séparation si longue, il avait pu arriver quelque chose à son ami. Puisque Antonapoulos ne lui écrivait pas, il ne le saurait pas. Son ami s'était peut-être blessé en tombant. Singer éprouvait un besoin si urgent de le revoir qu'il allait s'arranger coûte que coûte — et sur-le-champ.
Ce matin-là à la poste, Singer trouva dans sa boîte un avis l'informant de l'arrivée d'un colis. Il s'agissait du cadeau commandé pour Noël et qui ne lui était pas parvenu à temps. Un très beau cadeau. Il l'avait acheté à crédit, remboursable sur deux ans : un projecteur de huit millimètres, avec une demi-douzaine de dessins animés de Mickey et de Popeye, qu'Antonapoulos aimait beaucoup.
Singer arriva le dernier au magasin ce matin-là. Il tendit au joaillier qui l'employait une demande de congé en bonne et due forme pour le vendredi et le samedi. Et, malgré les quatre mariages prévus dans la semaine, le joaillier acquiesça d'un signe de tête.
Singer n'avertit personne de son voyage, mais laissa un mot sur sa porte, annonçant son absence durant plusieurs jours pour affaires. Il voyagea de nuit, et le train atteignit sa destination au moment où l'aube rouge de l'hiver se levait.
L'après-midi, un peu avant l'heure des visites, il se rendit à l'asile. Entre les pièces du projecteur et le panier de fruits destiné à son ami, il avait les bras surchargés. Il se dirigea immédiatement vers la salle où se trouvait Antonapoulos lors de sa dernière visite.
Le couloir, la porte, les rangées de lits correspondaient parfaitement à son souvenir. Sur le seuil, Singer scruta avidement la pièce et s'aperçut immédiatement que toutes les chaises étaient occupées mais que son ami n'était pas là.
Singer posa ses paquets, et écrivit au dos d'une de ses cartes : « Où est Spiros Antonapoulos ? » Une infirmière entra dans la salle ; il lui tendit la carte. Elle ne comprit pas, secoua la tête et haussa les épaules. Singer ressortit dans le couloir et tendit la carte à chaque personne rencontrée. Aucune ne savait. Son état de panique était tel qu'il se mit à parler avec ses mains. Croisant enfin un interne en blouse blanche, le muet le tira par le coude et lui donna la carte. L'interne la lut attentivement puis, à travers plusieurs corridors, le mena dans une petite pièce où une jeune femme était assise à un bureau, devant des papiers. Elle lut la carte et consulta quelques dossiers dans un tiroir.
Des larmes d'énervement et de peur noyaient les yeux de Singer. La jeune femme écrivit posément quelque chose sur un bloc de papier, et il ne put s'empêcher de se démancher le cou pour voir sans attendre ce qu'on écrivait au sujet de son ami.
M. Antonapoulos a été transféré à l'infirmerie. Il souffre d'une néphrite. Je vais demander à quelqu'un de vous montrer le chemin .
Au passage, Singer s'arrêta pour ramasser ses paquets abandonnés à la porte de la salle. Le panier de fruits avait disparu, mais les autres boîtes étaient intactes. Singer suivit l'interne hors du bâtiment, traversa une pelouse avant d'atteindre l'infirmerie.
Antonapoulos ! Arrivé dans la bonne salle, Singer l'aperçut du premier coup d'œil. Son lit se trouvait au milieu de la pièce, et le Grec était assis, soutenu par des oreillers. Il portait une robe de chambre écarlate, un pyjama de soie verte et un anneau de turquoise. Sa peau était d'une teinte jaune pâle, ses yeux embrumés et très noirs. Ses cheveux bruns s'argentaient aux tempes. Il tricotait. Ses doigts gras manipulaient les longues aiguilles d'ivoire avec une grande lenteur. Pour commencer, il ne vit pas son ami. Puis lorsque Singer fut devant lui, il sourit avec sérénité, sans surprise, et tendit sa main baguée.
Singer se sentit envahi d'une timidité inconnue. Il s'assit près du lit et croisa les mains sur le bord du couvre-pieds. Ses yeux ne quittaient pas le visage de son ami. Il demeurait stupéfait devant la splendeur de cet accoutrement dont il avait envoyé chaque élément mais sans imaginer l'effet produit par l'ensemble. Antonapoulos était encore plus énorme que dans son souvenir. Les larges replis charnus de son ventre se profilaient sous son pyjama de soie. Sa tête paraissait immense sur l'oreiller blanc. Il était d'une impassibilité telle qu'on l'aurait cru à peine conscient de la présence de Singer.
Celui-ci leva timidement les mains et se mit à parler. Ses doigts forts et experts traçaient les signes avec une tendre précision. Il parla du froid et des longs mois de solitude, évoqua de vieux souvenirs, le chat mort, le magasin, la maison où il habitait. À chaque pause, Antonapoulos hochait gracieusement la tête. Singer parla des quatre personnes et de leurs longues visites dans sa chambre. Dans les yeux humides et sombres de son ami, Singer distinguait son propre reflet en petites images rectangulaires, observées des milliers de fois. Le sang chaud reflua à son visage et ses mains accélérèrent leur mouvement pour parler longuement du Noir, de l'homme à la moustache trépidante et de la gamine. Les dessins de ses mains se formaient de plus en plus vite. Antonapoulos acquiesçait avec une indolente gravité. Avidement, Singer se penchait davantage, en prenant de longues et profondes inspirations, les yeux brillants de larmes.
Brusquement, Antonapoulos traça dans l'air un lent cercle avec son index dodu. Son doigt tourna en direction de Singer et, finalement, s'enfonça dans le ventre de son ami. Le sourire du gros Grec devint très large et il tira sa langue rose et grasse. Singer rit et ses mains formèrent les mots à une allure folle. Ses épaules étaient secouées de rire et sa tête se renversait en arrière. Il ne savait pas pourquoi il riait. Antonapoulos roulait les yeux. Singer continua à rire bruyamment, au point de perdre le souffle et d'avoir les doigts tremblants. Il saisit le bras de son ami et s'efforça de se calmer. Ses rires jaillissaient lentement et douloureusement comme des hoquets.
Antonapoulos fut le premier à recouvrer son sang-froid. Ses petits pieds gras avaient défait la couverture au bas du lit. Son sourire s'évanouit et il donna un coup de pied dédaigneux au dessus-de-lit. Singer se hâta de le remettre en ordre, mais Antonapoulos fronça les sourcils et leva royalement l'index à l'intention d'une infirmière qui traversait la salle. Une fois le lit arrangé à sa convenance, le gros Grec inclina la tête si posément que son geste parut relever davantage de la bénédiction que du simple remerciement. Solennellement, il se tourna de nouveau vers son ami.
En parlant, Singer ne se rendait pas compte du temps qui passait. Il ne s'aperçut de l'heure tardive qu'au moment où une infirmière apporta à Antonapoulos son dîner sur un plateau. Les lumières étaient allumées dans la salle ; la nuit tombait. Les autres patients avaient eux aussi des plateaux devant eux. Ils avaient posé leur ouvrage (de la vannerie, du tricot ou de la maroquinerie), et mangeaient sans entrain. À côté d'Antonapoulos, ils paraissaient très malades et incolores, avec leurs cheveux trop longs, leurs chemises de nuit grises et élimées, fendues dans le dos. Ils contemplaient les deux muets avec étonnement.
Antonapoulos souleva le couvercle de son plat et inspecta attentivement la nourriture. C'était du poisson avec quelques légumes. Il s'empara du poisson, le tint à la lumière afin de procéder à un examen complet avant de le manger de bon appétit. Pendant le dîner, Antonapoulos se mit à montrer du doigt les divers occupants de la salle. Il désigna un homme dans le coin, en faisant des grimaces de dégoût. L'homme émit un grognement à son adresse. Puis le Grec montra un jeune garçon et sourit en hochant la tête et en agitant sa main dodue. Singer, trop heureux pour se sentir gêné, ramassa ses paquets et les plaça sur le lit pour distraire son ami. Antonapoulos ôta les emballages, mais ne s'intéressa guère à l'appareil, préférant revenir à son dîner.
Singer tendit à l'infirmière un mot d'explication au sujet du projecteur. Elle appela un interne, puis ils amenèrent un médecin. En se consultant, ils dévisagèrent Singer avec curiosité. La nouvelle parvint aux patients, qui se dressèrent vivement sur leurs coudes. Seul Antonapoulos ne se troublait pas.
Singer s'était déjà exercé au maniement de l'appareil. Il installa l'écran de manière que tous les patients puissent le regarder. Puis il s'occupa du projecteur et du film. L'infirmière enleva les plateaux et on éteignit les lumières. Un dessin animé de Mickey apparut sur l'écran.
Singer observait son ami. Au début, Antonapoulos parut abasourdi. Il se redressa pour être en meilleure posture et se serait levé si l'infirmière ne l'en avait empêché. Il regarda le film avec un sourire radieux. Singer voyait les autres patients s'interpeller et rire. Les infirmières et les aides surgissaient du couloir, et la salle entière était en émoi. Le Mickey terminé, Singer passa un film de Popeye. À la fin de celui-ci, il pensa que le spectacle avait assez duré pour une première fois et ralluma la lumière. La salle s'apaisa. Lorsque l'interne rangea l'appareil sous le lit de son ami, Singer surprit le coup d'œil sournois qu'Antonapoulos jeta dans la salle pour s'assurer que chacun avait compris que l'appareil lui appartenait.
Singer se remit à parler avec ses mains. Il savait qu'on allait bientôt lui demander de partir, mais les pensées qu'il avait emmagasinées étaient trop vastes pour être exprimées rapidement. Il parlait avec une hâte frénétique. Dans la salle se trouvait un vieillard parkinsonien dont la tête tremblait, et qui tripotait vaguement ses sourcils. Singer envia ce vieillard qui vivait avec Antonapoulos jour après jour. Il aurait troqué sa place contre la sienne avec joie.
Son ami cherchait sur sa poitrine la petite croix de cuivre qu'il portait depuis toujours. Le cordon sale avait été remplacé par un ruban rouge. Singer se rappela son rêve, et le raconta aussi à son ami. Dans sa hâte, les signes se brouillaient parfois, et il devait secouer les mains et tout recommencer. Antonapoulos le contemplait de ses yeux noirs, somnolents. Immobile dans sa riche et éclatante parure, il ressemblait à un roi de légende plein de sagesse.
L'interne responsable de la salle laissa Singer rester une heure après la fin des visites. Puis il tendit son poignet fin et velu et lui montra l'heure. Les patients étaient installés pour la nuit. La main de Singer vacilla. Il saisit son ami par le bras et scruta ses yeux avec insistance, comme autrefois lorsqu'ils se séparaient pour aller travailler. Il quitta la pièce à reculons. Sur le seuil, ses mains exécutèrent un adieu entrecoupé, et ses poings se serrèrent.
Pendant les nuits de lune de janvier, Singer continua à se promener dans les rues de la ville les soirs où il était libre. Les rumeurs sur son compte se firent plus hardies. Une vieille négresse racontait à des centaines de gens qu'il savait communiquer avec les esprits revenus d'entre les morts. Un ouvrier payé à la pièce affirmait qu'il avait travaillé avec le muet dans une autre filature de l'État — et ses récits étaient prodigieux. Les riches le croyaient riche et les pauvres le supposaient aussi pauvre qu'eux. Et comme il n'y avait aucun moyen de réfuter ces rumeurs, elles devinrent mirifiques et très réelles. Chacun décrivait le muet à l'image de ses désirs.