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Elle ne pouvait plus rester dans l'espace du dedans. Il lui fallait une compagnie en permanence. S'occuper à chaque instant. Et quand elle était seule, elle comptait ou elle manipulait des chiffres. Elle comptait les roses du papier peint dans le salon, calculait le volume de la maison, dénombrait chaque brin d'herbe du jardin et chaque feuille sur tel buisson. Parce que, si elle ne s'absorbait pas dans des chiffres, une immense frayeur l'envahissait. En rentrant de l'école par ces après-midi de mai, vite, il lui fallait penser à quelque chose. À quelque chose de bon — de très bon. Elle pensait à une phrase de jazz endiablée. Ou au bol de gelée qu'elle trouverait dans le réfrigérateur en arrivant. Ou à la cigarette qu'elle fumerait derrière la remise à charbon. Elle essayait de se projeter dans un avenir lointain, quand elle irait dans le Nord voir la neige, ou voyagerait dans un pays étranger. Mais ces pensées bienfaisantes s'évanouissaient vite. La gelée était avalée en cinq minutes et la cigarette, fumée. Qu'y avait-il ensuite ? Et les chiffres se mélangeaient dans sa tête. La neige et le pays étranger étaient loin, très loin du présent. Alors que restait-il ?
Rien que Mr. Singer. Mick avait envie de le suivre partout. Le matin, elle le regardait descendre le perron quand il partait travailler, puis elle lui emboîtait le pas. Chaque après-midi, dès la fin des cours, elle flânait à proximité du magasin où Singer travaillait. À 4 heures, il sortait boire un Coca-Cola. Elle le regardait traverser la rue, entrer dans le drugstore, et attendait qu'il ressorte. Elle le suivait de la boutique jusque chez eux et parfois même quand il allait se promener. Elle le suivait toujours de loin. Et il ne le savait pas.
Elle montait le voir dans sa chambre. Avant, elle se lavait la figure et les mains, et mettait un peu de vanille sur le devant de sa robe. Elle n'allait dans sa chambre que deux fois par semaine à présent, pour qu'il ne se lasse pas de ses visites. Presque toujours, elle le trouvait penché sur le joli échiquier mystérieux.
« Mr. Singer, avez-vous déjà habité quelque part où il neige en hiver ? »
Il ramena sa chaise contre le mur et acquiesça.
« Dans un pays différent — dans un pays étranger ? »
Il acquiesça de nouveau, et il écrivit sur son bloc de papier avec son porte-mine en argent. Il avait voyagé en Ontario, au Canada — en face de Detroit, de l'autre côté du fleuve. Le Canada était situé si loin au nord que la neige blanche s'amoncelait jusqu'aux toits des maisons. C'était là que se trouvaient la baie de Quinte et le Saint-Laurent. Les gens couraient dans les rues en se parlant français. Et, tout à fait au nord, il y avait des forêts profondes et des igloos de glace blancs. L'Arctique aux belles lumières septentrionales.
« Quand vous étiez au Canada, vous sortiez prendre de la neige fraîche pour la manger avec de la crème et du sucre ? J'ai lu quelque part que c'était drôlement bon. »
Il tendit le cou parce qu'il ne comprenait pas. Elle ne reposa pas la question qui lui parut soudain stupide. Elle le regarda et attendit. La tête de Singer projetait une grande ombre noire sur le mur derrière lui. Le ventilateur électrique rafraîchissait l'air chaud et lourd. Le calme était parfait. Ils semblaient sur le point de se confier des choses jamais exprimées. Ce que Mick avait à dire était effroyable. Mais Mr. Singer saurait lui donner une réponse juste qui réglerait tout. C'était peut-être impossible à communiquer par des paroles ou par l'écriture. Il devrait le lui laisser entendre par un autre moyen. Avec lui, elle avait cette impression.
« Je vous posais juste des questions sur le Canada… C'était sans importance, Mr. Singer. »
En bas, chez elle, les ennuis s'accumulaient. Etta était toujours trop malade pour dormir à trois dans un lit. Les stores restaient baissés et la pièce obscure sentait mauvais, une odeur malsaine. Le travail d'Etta était fichu, ce qui impliquait une perte de huit dollars par semaine, sans compter la note du médecin. En plus, un jour, en se promenant dans la cuisine, Ralph s'était brûlé sur le poêle. Les pansements lui donnaient des démangeaisons aux mains, et il fallait le surveiller en permanence pour qu'il ne crève pas les cloques. Le jour de son anniversaire, ils avaient acheté à George une petite bicyclette rouge, avec un grelot et un panier sur le guidon. Tout le monde avait contribué au cadeau. Mais lorsque Etta avait perdu son emploi, ils s'étaient trouvés dans l'impossibilité de payer et, après deux traites non versées, le magasin avait envoyé un homme récupérer le vélo. George regarda l'homme pousser la bicyclette sur la véranda et, au passage, donna un coup de pied dans le garde-boue arrière, avant d'aller s'enfermer dans la remise à charbon.
C'était sans arrêt l'argent, l'argent, l'argent. Ils avaient des dettes à l'épicerie, une dernière traite à payer pour les meubles. Et depuis qu'ils avaient perdu la maison, ils devaient de l'argent pour ça aussi. Les six chambres de la maison étaient occupées, mais personne ne versait le loyer à temps.
Pendant quelque temps, leur père sortit chaque jour chercher un nouveau travail. Il ne pouvait plus être charpentier parce qu'il tremblait dès qu'il se trouvait à plus de trois mètres du sol. Il se proposa pour beaucoup d'emplois, mais personne ne l'embauchait. Il lui vint finalement cette idée.
« C'est de la réclame, Mick, dit-il. J'en suis arrivé à la conclusion que je suis maintenant parfaitement au point pour arranger des montres. Il faut que je me vende. Il faut que j'aille informer les gens que je sais réparer les montres, et que je les répare bien et pour pas cher. Note bien ceci. Je vais monter cette affaire, et j'assurerai une bonne existence à la famille pour le restant de mes jours. Grâce à la réclame. »
Il rapporta une douzaine de plaques de fer-blanc et de la peinture rouge. Durant la semaine qui suivit, il s'activa beaucoup. Il lui semblait que c'était une idée du tonnerre. Les panneaux jonchaient le sol de la salle de séjour. Il se mit à quatre pattes, traçant chaque lettre avec le plus grand soin. Quand il travaillait, il sifflait en dodelinant de la tête. Il n'avait pas été d'aussi joyeuse humeur depuis des mois. De temps à autre, il revêtait son beau costume et allait au coin de la rue prendre un verre de bière pour se calmer. Au début, les panneaux portaient l'inscription :
Wilbur Kelly
Réparateur de Montres
Spécialiste, Prix Très Intéressants
« Mick, je veux qu'ils frappent l'œil. Qu'ils ressortent partout où ils seront. »
Elle l'aida et il lui donna quinze cents. Au commencement, les panneaux étaient bien. Puis il y travailla tant qu'il gâcha l'ouvrage. Il voulait ajouter de plus en plus de slogans — dans les coins, en haut et en bas. Les panneaux n'étaient pas terminés, qu'ils étaient déjà couverts de « Très bon marché », « Venez tout de suite », « Donnez-moi n'importe quelle montre, j'en fais mon affaire ».
« Tu essaies d'en mettre tellement sur les panneaux que personne ne lira rien », lui dit-elle.
Il rapporta encore du fer-blanc et laissa à Mick le soin de la typographie. Elle peignit les panneaux très simplement, avec de grandes capitales et un dessin de montre. Il en eut bientôt toute une pile. Un type qu'il connaissait le conduisit dans la campagne, où il pouvait les clouer à des arbres ou des poteaux de palissade. Aux deux extrémités de la rue, il plaça une pancarte avec une main noire pointée vers la maison. Plus une autre sur la porte d'entrée.
Le lendemain du jour où la réclame fut terminée, il attendit dans la salle de séjour, en chemise propre et en cravate. Rien n'arriva. Le joaillier qui lui donnait ses surplus de réparations, payées à moitié prix, lui envoya deux montres. Ce fut tout. Ce fut un rude coup pour lui. Il ne sortit plus chercher du travail, mais il fallait qu'il s'occupe à chaque instant dans la maison. Il enlevait les portes et graissait les charnières — que ce soit nécessaire ou non. Il malaxait la margarine pour Portia et frottait les parquets dans les étages. Il bricola un engin permettant de vider l'eau de la glacière à travers la fenêtre de la cuisine. Il sculpta de beaux blocs en forme de lettres pour Ralph et inventa un petit enfileur d'aiguille. Il se donnait un mal infini pour les rares montres qu'il avait en réparation.
Mick continuait à suivre Mr. Singer. Mais malgré elle. Ça ne paraissait pas bien de le suivre à son insu. Durant deux ou trois jours, elle fit l'école buissonnière, lui emboîtant le pas quand il se rendait à son travail, et traînant toute la journée au coin de la rue à proximité de son magasin. Quand il déjeunait au café de Mr. Brannon, elle y entrait et dépensait cinq cents pour un sachet de cacahuètes. Et le soir, elle le suivait dans ses longues promenades obscures, en restant sur le trottoir d'en face, à une centaine de mètres d'intervalle. Quand il s'arrêtait, elle s'arrêtait également — et lorsqu'il marchait vite, elle essayait de ne pas le perdre de vue. Du moment qu'elle le voyait et qu'elle était près de lui, elle était heureuse. Parfois cependant, saisie d'un sentiment de culpabilité, elle s'efforçait de s'occuper à la maison.
Son père et elle avaient à présent un point commun : ils devaient meubler chaque instant de leur vie. Mick se tenait au courant de ce qui se passait à la maison et dans le voisinage. La grande sœur de Spareribs avait gagné cinquante dollars à la loterie-gala au cinéma. Baby Wilson n'avait plus son bandage sur la tête, mais ses cheveux étaient coupés court comme ceux d'un garçon. Elle ne danserait pas à la soirée cette année, et, quand sa mère l'y avait emmenée, Baby s'était mise à hurler et à chahuter pendant un des numéros. On avait dû la traîner hors de l'Opéra. Et sur le trottoir, Mrs. Wilson fut obligée de la fouetter pour qu'elle se tienne tranquille. Mrs. Wilson pleurait. George détestait Baby. Il se bouchait le nez et les oreilles quand elle passait devant la maison. Pete Wells s'enfuit de chez lui et ne reparut pas pendant trois semaines. Il revint pieds nus et affamé, se vantant d'être allé jusqu'à La Nouvelle-Orléans.
À cause d'Etta, Mick dormait toujours dans le salon. Le petit canapé la gênait tellement qu'elle devait rattraper son sommeil en retard dans la salle d'études à l'école. Toutes les deux nuits, Bill changeait avec elle et elle dormait avec George. Puis il leur arriva un coup de chance inespéré. Un type qui occupait une chambre en haut déménagea. Au bout d'une semaine sans réponse à l'annonce dans le journal, leur mère autorisa Bill à s'installer dans la chambre vide. Bill fut ravi d'avoir un espace entièrement à lui, loin de la famille. Mick partageait désormais la chambre de George. Il dormait comme un petit chat tiède et respirait sans bruit.
Elle connut à nouveau la nuit. Mais pas la même que l'été dernier, lorsqu'elle marchait seule dans le noir, écoutait de la musique et échafaudait des projets. Elle vivait la nuit différemment à présent. Elle restait éveillée dans le lit. Une peur bizarre l'envahissait. Comme si le plafond descendait lentement vers son visage. Que se passerait-il si la maison s'écroulait ? Son père avait déclaré une fois que le bâtiment entier devrait être condamné. Voulait-il dire qu'une nuit, pendant leur sommeil, les murs allaient se lézarder et la maison s'effondrer ? Les enterrer tous sous le plâtre, le verre brisé et les meubles écrasés ? Qu'ils ne pourraient plus bouger ni respirer ? Elle était allongée, les yeux ouverts, les muscles tendus. Pendant la nuit, elle entendait des craquements. Est-ce que quelqu'un marchait — quelqu'un d'autre qui ne dormait pas –, Mr. Singer ?
Elle ne pensait jamais à Harry. Elle avait décidé de l'oublier, et elle l'oublia. Il lui écrivit qu'il travaillait dans un garage à Birmingham. Elle répondit par une carte disant « OK », comme prévu. Il envoyait à sa mère trois dollars chaque semaine. Un laps de temps très long semblait s'être écoulé depuis leur promenade dans les bois.
Le jour, elle s'affairait dans l'espace du dehors. Mais la nuit, elle était seule dans le noir, et calculer ne suffisait pas. Elle avait besoin d'une présence. Elle essayait de garder George éveillé. « C'est amusant de ne pas dormir et de parler dans le noir. Parlons un peu. »
Il répondait d'un murmure ensommeillé.
« Regarde les étoiles par la fenêtre. C'est difficile d'imaginer que chacune de ces petites étoiles est une planète aussi grande que la Terre.
— Comment on le sait ?
— On le sait. Ils ont des moyens de mesurer. C'est ça, la science.
— J'y crois pas. »
Elle essaya de le pousser à une dispute pour qu'il s'énerve et qu'il ne s'endorme pas. Il la laissa parler sans paraître l'écouter. Au bout d'un moment, il s'exclama :
« Regarde, Mick ! Tu vois cette branche de l'arbre ? Tu trouves pas qu'elle ressemble à un ancêtre pèlerin allongé avec un fusil à la main ?
— Oui. C'est exactement ça. Et regarde là-bas sur le bureau. Cette bouteille, on dirait pas un comique avec un chapeau ?
— Nan, répondit George. Pour moi pas du tout. »
Elle prit une gorgée au verre d'eau posé par terre. « On va jouer à un jeu — le jeu du nom. Tu peux choisir le nom si tu veux. Comme tu préfères. Tu décides. »
Il mit ses deux petits poings contre son visage et respira doucement, régulièrement, parce qu'il s'endormait.
« Attends, George ! dit-elle. Ce sera marrant. Je suis quelqu'un qui commence par un M. Devine qui. »
George soupira, et sa voix était lasse. « Es-tu Harpo Marx ?
— Non. Je ne suis même pas dans les films.
— Je sais pas.
— Mais si. Mon nom commence par la lettre M et je vis en Italie. Tu devrais deviner. »
George se tourna de son côté et se roula en boule. Il ne répondit pas.
« Mon nom commence par un M mais quelquefois on me donne un nom qui commence avec un D. En Italie. Tu peux deviner. »
La pièce était silencieuse et sombre, et George dormait. Elle le pinça et lui tordit l'oreille. Il grogna mais ne s'éveilla pas. Elle se colla contre lui et appuya son visage sur sa chaude petite épaule. Il dormirait toute la nuit d'une traite, pendant qu'elle ferait des calculs à décimales.
Est-ce que Mr. Singer était éveillé dans sa chambre ? Est-ce que le plafond craquait parce qu'il allait et venait discrètement, en buvant du jus d'orange froid et en étudiant les pièces d'échecs disposées sur la table ? Avait-il jamais ressenti une peur affreuse comme celle-ci ? Non. Il n'avait jamais rien fait de mal. Il n'avait rien à se reprocher et son cœur était paisible dans la nuit. Pourtant, en même temps, il comprendrait.
Si seulement elle pouvait le lui raconter, ça irait mieux. Comment s'y prendrait-elle ? Mr. Singer… je connais une fille pas plus vieille que moi… Mr. Singer, je ne sais pas si vous comprenez ce genre de choses… Mr. Singer. Mr. Singer. Elle répétait son nom sans fin. Elle l'aimait plus que n'importe quel membre de sa famille, plus même que George ou son papa. C'était un amour différent. Ça ne ressemblait à rien de ce qu'elle avait éprouvé auparavant.
Le matin, George et elle s'habillaient ensemble en discutant. Parfois, elle avait très envie de se rapprocher de George. Il avait grandi et il était pâle et anguleux. Ses cheveux soyeux, tirant sur le roux, retombaient en désordre sur ses petites oreilles. Ses yeux perçants constamment plissés donnaient à son visage une expression tendue. Ses dents définitives poussaient, mais elles étaient bleues, et très écartées comme ses dents de bébé. Il avait souvent le menton de travers, parce qu'il se passait la langue sur ses nouvelles dents, qui étaient sensibles.
« Dis donc, George, est-ce que tu m'aimes ? demanda-t-elle.
— Ouais. Je t'aime bien. »
C'était une matinée chaude et ensoleillée de la dernière semaine d'école. George était habillé et faisait ses devoirs de calcul, allongé par terre. Ses petits doigts sales pressaient le crayon, dont il ne cessait de casser la mine de plomb. Quand il eut terminé, elle le prit par les épaules et scruta intensément son visage. « Je veux dire beaucoup. Beaucoup beaucoup.
— Lâche-moi. Bien sûr que je t'aime. T'es ma sœur, non ?
— Je sais. Mais si j'étais pas ta sœur, tu m'aimerais ? »
George recula. Faute de chemise, il portait un pull-over sale. Ses fins poignets étaient veinés de bleu. Les manches du pull, distendues, pendaient sur ses mains et les faisaient paraître très petites.
« Si t'étais pas ma sœur, je te connaîtrais peut-être pas. Donc je pourrais pas t'aimer.
— Mais si tu me connaissais et que je sois pas ta sœur ?
— Mais comment sais-tu que je te connaîtrais ? Tu peux pas le prouver.
— Eh bien, suppose que oui et fais comme si.
— Je pense que je t'aimerais bien. Mais je continue à dire que tu peux pas prouver…
—  Prouver ! T'as que ce mot à la bouche. Preuve et combine . Tout est une combine ou ça doit être prouvé. Tu es insupportable, George Kelly. Je te déteste.
— OK. Alors je t'aime pas du tout non plus. »
Il rampa sous le lit pour chercher quelque chose.
« Qu'est-ce que tu fabriques là-dessous ? T'as intérêt à laisser mes affaires tranquilles. Si jamais je t'attrape en train de fouiller dans ma boîte secrète, je t'éclate la tête contre le mur. Je le ferai. Je te piétinerai la cervelle. »
George sortit de dessous le lit avec son manuel de lecture. Sa petite patte sale s'avança dans un trou du matelas où il cachait ses billes. Ce gosse ne se démontait jamais. Sans se presser, il choisit les trois agates brunes qu'il allait emporter. « Oh, zut, Mick », lui répondit-il. George était trop petit et trop dur. C'était ridicule de l'aimer. Il était encore plus ignorant qu'elle.
L'école était finie et elle avait réussi chaque matière — certaines avec un « A plus », et d'autres de justesse. Les journées étaient longues et chaudes. Elle put enfin se remettre à travailler sérieusement la musique. Elle écrivait des morceaux pour piano et violon, des chansons. Elle avait de la musique plein la tête. Elle écoutait la radio de Mr. Singer, puis errait dans la maison en pensant aux programmes qu'elle avait entendus.
« Quelle mouche a piqué Mick ? demandait Portia. Elle a perdu sa langue ? Elle va et vient sans dire un mot. Elle n'est même plus vorace comme avant. Elle devient une vraie jeune fille à présent. »
Obscurément, elle attendait — sans savoir quoi. Le soleil dardait ses rayons incandescents sur la ville. Le jour, elle travaillait la musique ou traînait avec des gosses. Et attendait. Quelquefois, elle regardait autour d'elle et la panique la prenait. Puis, à la fin de juin, il se produisit un événement capital qui changea brusquement sa vie.
Ce soir-là, ils étaient réunis sur la véranda. Le crépuscule était doux et voilé. Le dîner était presque prêt et l'odeur du chou flottait jusqu'à eux depuis l'entrée ouverte. Ils étaient tous rassemblés, sauf Hazel, qui n'était pas revenue du travail, et Etta, toujours au lit, malade. Leur père était calé dans un fauteuil, les pieds sur la rampe. Bill se tenait sur les marches avec les enfants. Leur mère, assise sur la balançoire, s'éventait avec le journal. De l'autre côté de la rue, une fille nouvelle dans le quartier montait et descendait le trottoir sur un seul patin à roulettes. Les lumières commençaient juste à s'allumer autour d'eux et, au loin, un homme appelait quelqu'un.
Puis Hazel arriva. Ses hauts talons claquèrent sur les marches, et elle s'adossa nonchalamment à la rampe. Dans la pénombre, ses mains grasses, douces, parurent très blanches lorsqu'elle tripota le bout de ses tresses. « J'aimerais bien qu'Etta puisse travailler, dit-elle. Je me suis renseignée sur ce boulot aujourd'hui.
— Quel genre de boulot ? demanda leur père. Quelque chose que je pourrais faire, ou pour filles uniquement ?
— Pour filles seulement. Une employée du drugstore se marie la semaine prochaine.
— Le magasin à prix unique…, dit Mick.
— Ça t'intéresse ? »
La question la prit au dépourvu. Elle pensait juste au sac de bonbons au wintergreen qu'elle y avait acheté la veille. Elle avait chaud et elle était tendue. Elle repoussa sa frange de son front et compta les premières étoiles.
Leur père jeta d'une chiquenaude sa cigarette sur le trottoir. « Non, dit-il. Nous ne voulons pas que Mick prenne trop de responsabilités à son âge. Il faut d'abord la laisser grandir. Qu'elle termine sa croissance, après on verra.
— Je suis d'accord avec toi, reprit Hazel. Je crois que ce serait une erreur que Mick travaille. Je pense que ce ne serait pas bien. »
Bill reposa Ralph par terre et se frotta nerveusement les pieds sur les marches. « Personne ne devrait travailler avant seize ans. Il faudrait laisser à Mick deux ans de plus, qu'elle finisse le lycée professionnel — si on peut en trouver les moyens.
— Même si on doit renoncer à la maison et aller habiter dans le quartier ouvrier, ajouta leur mère. Je préfère garder Mick à la maison quelque temps. »
L'espace d'un instant, elle avait craint d'être acculée à travailler. Elle aurait menacé de quitter la maison. Mais leur façon de réagir la toucha. Elle se sentait surexcitée. Tout le monde parlait d'elle — et avec gentillesse. Elle avait honte de son premier mouvement de panique. Tout d'un coup, elle aimait sa famille et sa gorge se serra.
« Ça rapporte combien ? demanda-t-elle.
— Dix dollars.
— Dix dollars par semaine ?
— Bien sûr, répondit Hazel. Tu croyais que ce serait seulement dix dollars par mois ?
— Portia gagne pas plus.
— Oh, les gens de couleur… », repartit Hazel.
Mick se frotta le haut du crâne avec le poing. « C'est beaucoup d'argent. Un bon paquet.
— Ce n'est pas négligeable, acquiesça Bill. C'est ce que je touche. »
Mick avait la langue sèche. Elle chercha un peu de salive pour pouvoir parler. « Dix dollars par semaine, ça permettrait d'acheter à peu près quinze poulets frits. Ou cinq paires de chaussettes ou cinq robes. Ou une radio à crédit. » Elle songeait à un piano, mais s'abstint de le mentionner.
« Ça nous dépannerait, dit leur mère. Mais quand même, je préfère garder Mick à la maison encore un peu. Voyons, quand Etta…
— Attendez ! » Elle se sentait brûlante, pleine d'audace. « Je veux prendre ce boulot. Je suis capable de le faire. Je le sais.
— Écoutez la petite Mick ! » s'exclama Bill.
Leur père se cura les dents avec une allumette et ôta ses pieds de la rampe. « Bon, pas de précipitation. J'aimerais mieux que Mick se donne le temps de réfléchir. On peut se débrouiller sans qu'elle travaille. Je vais augmenter mes travaux d'horlogerie de soixante pour cent dès que…
— J'ai oublié, l'interrompit Hazel. Je crois qu'il y a une prime à Noël chaque année. »
Mick fronça les sourcils. « Mais je travaillerai pas à ce moment-là. Je serai à l'école. Je veux juste travailler pendant les vacances et retourner en classe après.
— Bien sûr, répondit Hazel, en hâte.
— Mais demain, je vais y aller avec toi et décrocher le boulot si je peux. »
La famille semblait libérée d'un gros souci. Dans le noir, tout le monde se mit à rire et à parler. Le père exécuta un tour pour George, avec une allumette et un mouchoir. Puis il donna au gosse cinquante cents pour aller acheter au magasin du coin des Coca-Cola à boire après le dîner. L'odeur du chou était plus forte dans l'entrée, et les côtelettes de porc cuisaient. Portia les appela. Les pensionnaires étaient déjà à table. Mick dîna dans la salle à manger. Devant les feuilles de chou jaunes et flasques étalées sur son assiette, elle ne put rien avaler. En tendant le bras pour prendre du pain, elle renversa une cruche de thé glacé sur la table.
Plus tard, elle attendit seule sur la véranda la venue de Mr. Singer. Elle avait désespérément besoin de le voir. Son excitation était retombée, et elle avait mal au cœur. Elle allait travailler au drugstore contre son gré. Elle se sentait piégée. Ce ne serait pas simplement un boulot pour l'été… mais pour une longue période, si longue qu'elle n'en voyait pas la fin. Une fois habituée à la rentrée d'argent, la famille trouverait impossible de s'en passer. C'était la réalité. Mick s'agrippa à la rampe dans le noir. Un long moment s'écoula, Mr. Singer ne rentrait toujours pas. À 11 heures, elle partit à sa recherche. Mais, soudain saisie de peur dans l'obscurité, elle revint chez elle en courant.
Le lendemain matin, Mick prit un bain et s'habilla très soigneusement. Hazel et Etta lui prêtèrent des vêtements et la pomponnèrent. Elle mit la robe de soie verte de Hazel, un chapeau vert, des escarpins à talons hauts et des bas de soie. Les sœurs la maquillèrent avec du fard à joues et du rouge à lèvres, et lui épilèrent les sourcils. Quand elles eurent terminé, Mick paraissait au moins seize ans.
Il était trop tard pour reculer. Elle était vraiment grande et prête à gagner son gîte et son couvert. Pourtant, si elle allait se confier à son père, il lui dirait d'attendre un an. Et Hazel, Etta, Bill et sa mère, même maintenant, ils lui diraient qu'elle n'était pas obligée d'y aller. Impossible. Elle ne pouvait pas perdre la face comme ça. Elle monta voir Mr. Singer. Les mots jaillirent.
« Écoutez… je crois que j'ai un boulot. Qu'est-ce que vous en pensez ? Vous trouvez que c'est une bonne idée ? Vous croyez que j'ai raison de laisser tomber l'école et de travailler maintenant ? Vous pensez que c'est bien ? »
Au début, il ne comprit pas. Ses yeux gris se fermèrent à demi, et il garda les mains enfoncées dans ses poches. La certitude familière qu'ils étaient sur le point de se confier des choses jamais exprimées la confortait. Ce qu'elle avait à dire cette fois-ci était un peu dérisoire. Mais il saurait la conseiller — et s'il n'avait pas d'objection à ce qu'elle travaille, elle se sentirait soulagée. Elle répéta les mots lentement et attendit.
« Vous croyez que c'est bien ? »
Mr. Singer réfléchit. Puis il acquiesça.
Elle eut la place. Le directeur les emmena, Hazel et elle, discuter dans un petit bureau. Elle fut ensuite incapable de se rappeler la tête du directeur, ou la moindre bribe de la conversation. Mais elle était embauchée, et en sortant du magasin elle acheta dix cents de chocolat et un petit jeu de pâte à modeler pour George. Son travail commençait le 5 juin. Elle resta longuement devant la vitrine de la joaillerie de Mr. Singer. Puis traîna dans le coin.