10
Six semaines durant, Portia attendit des nouvelles de William. Chaque soir, elle passait à la maison et posait au Dr Copeland la même question : « T'as vu quelqu'un qui a reçu une lettre de Willie ? » Et chaque soir son père se voyait obligé de lui dire qu'il n'avait eu aucune nouvelle.
Portia cessa enfin de lui poser la question. Elle entrait et le regardait sans une parole. Elle buvait. Son corsage était souvent à moitié déboutonné et ses lacets défaits.
Février arriva. Le temps devint plus doux, puis chaud. Le soleil brillait d'un éclat dur. Les oiseaux chantaient dans les arbres dépouillés et les enfants jouaient dehors pieds nus et sans chemise. Les nuits étaient aussi torrides qu'en plein été. Puis, après quelques jours, l'hiver reprit possession de la ville. Les ciels cléments s'assombrirent. Une pluie glacée tomba, l'air devint humide et d'un froid sibérien. En ville, les Noirs souffraient durement des privations. Les réserves de combustible étaient épuisées et partout on luttait pour trouver un peu de chaleur. Une épidémie de pneumonie ravageait les rues étroites et humides, et pendant une semaine le Dr Copeland dormit tout habillé. William ne donnait toujours pas signe de vie. Portia lui avait écrit quatre fois et le Dr Copeland, deux.
La majeure partie du jour et de la nuit, le Dr Copeland n'avait pas le temps de penser. Mais il lui arrivait de trouver quelques instants de repos. Il buvait une pleine cafetière à côté du poêle de la cuisine et un profond malaise s'emparait de lui. Cinq de ses patients étaient morts. Dont Augustus Benedict Mady Lewis, le petit sourd-muet. On lui avait demandé de prendre la parole au service funèbre mais, ayant pour règle de ne pas assister aux enterrements, il ne put accepter l'invitation. Les cinq patients n'avaient pas succombé à cause d'une négligence de sa part. La faute en revenait aux longues années de misère qu'ils avaient derrière eux. Les régimes de pain de maïs, de lard salé et de sirop, l'entassement à quatre ou cinq dans une seule pièce. La mort pour cause de pauvreté. Il ressassait des idées noires et buvait du café pour rester éveillé. Il portait souvent la main au menton, car depuis peu, dans les moments de fatigue, un léger tremblement nerveux agitait sa tête.
Au cours de la quatrième semaine de février, Portia vint trouver son père. Il n'était que 6 heures du matin et le Dr Copeland, près du feu dans la cuisine, faisait chauffer une casserole de lait pour le petit déjeuner. Portia était complètement ivre. Son père sentit l'odeur pénétrante, douceâtre du gin et ses narines se dilatèrent de dégoût. S'abstenant de la regarder, il continua à s'occuper de son petit déjeuner. Il émietta du pain dans un bol, versa par-dessus du lait chaud, prépara du café et mit la table.
Une fois assis devant son repas, il lança un regard sévère à Portia. « As-tu pris ton petit déjeuner ?
— Je ne veux pas manger, répondit-elle.
— Tu en auras besoin. Si tu as l'intention d'aller travailler aujourd'hui.
— Je n'irai pas travailler. »
L'appréhension envahit le Dr Copeland. Il ne souhaitait pas l'interroger davantage. Il gardait les yeux sur son bol de lait qu'il dégustait d'une cuillère tremblante. Puis il contempla le mur au-dessus de la tête de Portia. « Tu as avalé ta langue ?
— Je vais te le dire. Tu vas savoir. Dès que j'en serai capable, je te raconterai. »
Immobile sur sa chaise, les bras inertes, les jambes mollement croisées, Portia balaya lentement le mur du regard. Le Dr Copeland lui tourna le dos avec une fugitive et dangereuse sensation de bien-être et de liberté, d'autant plus aiguë qu'il savait qu'elle allait bientôt voler en éclats. Il ranima le feu et se chauffa les mains. Puis il roula une cigarette. La cuisine était impeccablement rangée et d'une propreté parfaite. Les casseroles au mur brillaient à la lueur du poêle, et derrière chacune d'elles se profilait une ombre noire et ronde.
« C'est à propos de Willie.
— Je sais. » Il roula délicatement la cigarette entre ses paumes. Ses yeux lançaient des regards paniqués autour de lui, avides de derniers petits plaisirs.
« Je t'ai raconté une fois que ce Buster Johnson était en prison avec Willie. On l'connaît. Il a été renvoyé chez lui hier.
— Et alors ?
— Buster est estropié à vie. »
Le Dr Copeland sentit sa tête trembler. Il appuya sa main contre son menton pour la stabiliser, mais le tremblement obstiné était difficile à contrôler.
« Hier soir, des amis sont passés chez moi m'avertir que Buster était rentré et qu'il avait quelque chose à me dire au sujet de Willie. J'ai couru sans m'arrêter et voilà ce qu'il a raconté.
— Oui.
— Ils étaient trois. Willie, Buster et l'autre garçon. Ils étaient amis. Et y a eu cette histoire. » Portia s'interrompit. Elle se mouilla le doigt avec la langue, puis humecta du doigt ses lèvres sèches. « C'était à cause du garde blanc qui leur rouspétait tout le temps après. Ils réparaient la route, et Buster a répondu insolemment, pis l'autre garçon a essayé de s'enfuir dans les bois. Ils les ont pris tous les trois. Ils les ont emmenés au camp et les ont mis dans un endroit glacial.
— Oui », répéta le Dr Copeland. Mais sa tête branlait et le mot fit un bruit de crécelle dans sa gorge.
« C'était il y a six semaines à peu près, poursuivit Portia. Tu te souviens de la période de froid. Ils ont mis Willie et les autres dans c'te pièce glacée. »
Portia parlait à voix basse, sans s'arrêter entre les phrases, et sans le moindre signe d'apaisement sur son visage douloureux. Une longue mélopée que le Dr Copeland ne comprenait pas. Les sons parvenaient à son oreille, mais sans forme ni sens. Sa tête ressemblait à la proue d'un navire, les sons déferlaient sur elle, puis continuaient à rouler. Il avait l'impression qu'il aurait dû se retourner pour retrouver les mots déjà prononcés.
« … et leurs pieds ont enflé et ils étaient là à se débattre par terre et à hurler. Et personne ne venait. Ils ont braillé pendant trois jours et trois nuits et personne n'est venu.
— Je suis sourd, dit le Dr Copeland. Je ne comprends rien.
— Ils ont mis notre Willie et les gars dans une pièce glacée. Il y avait une corde accrochée au plafond. Ils leur ont enlevé leurs chaussures et attaché les pieds nus à cette corde. Willie et ses copains sont restés là, le dos à terre et les pieds en l'air. Et leurs pieds ont enflé, les gars se sont débattus et ils ont hurlé. Il faisait un froid glacial dans la pièce et leurs pieds ont gelé. Leurs pieds ont enflé et ils ont braillé pendant trois nuits et trois jours. Et personne n'est venu. »
Le Dr Copeland pressa sa tête dans ses mains, mais le tremblement ne cessait pas. « Je n'entends pas ce que tu dis.
— Puis, enfin, on est venu les chercher. Ils ont vite emmené Willie et les autres à l'infirmerie, leurs jambes étaient enflées et gelées. La gangrène. Ils ont coupé les deux pieds à notre Willie. Buster Johnson a perdu un pied et l'autre gars s'est rétabli. Mais notre Willie… il est estropié à vie maintenant. Les deux pieds coupés. »
Son discours tari, Portia se pencha et se frappa la tête contre la table. Elle ne pleurait ni ne gémissait, mais se frappait la tête sans répit contre la surface parfaitement astiquée de la table. Le bol et la cuillère cliquetaient, et le Dr Copeland les emporta dans l'évier. Les mots étaient disséminés dans sa mémoire, mais il ne tenta pas de les assembler. Il ébouillanta le bol et la cuillère, lava le torchon, ramassa un objet par terre et le rangea.
« Estropié ? demanda-t-il. William ? »
Portia se cognait la tête contre la table ; les coups se succédaient au rythme lent d'un tambour, et le cœur de son père se mit à battre au même rythme. Doucement, les mots s'animèrent, prirent un sens, et il comprit.
« Quand le renverront-ils à la maison ? » Portia appuya sa tête affaissée sur son bras. « Buster ne sait pas. Ils les ont vite séparés. Ils ont envoyé Buster dans un autre camp. Vu que Willie n'a plus que quelques mois, il pense qu'il va arriver bientôt. »
Ils burent du café et demeurèrent longtemps face à face, les yeux dans les yeux. La tasse du Dr Copeland claquait contre ses dents. Portia versa son café dans une soucoupe et en laissa tomber un peu sur ses genoux.
« William… », murmura le Dr Copeland. Lorsqu'il prononça le nom, ses dents s'enfoncèrent profondément dans sa langue, et sa mâchoire se crispa de douleur. Ils restèrent longuement ainsi. Portia lui tenait la main. La morne lumière du matin teintait les vitres de gris. Dehors, il pleuvait toujours.
« Si j'veux aller travailler, j'ferais mieux de partir maintenant », dit Portia.
Il la suivit dans l'entrée et s'arrêta devant le porte-chapeaux pour mettre son manteau et son châle. La porte ouverte laissa pénétrer une bouffée d'air froid et humide. Highboy était assis sur le trottoir, un journal mouillé sur la tête pour se protéger. Le trottoir était bordé d'une palissade. Portia s'y appuyait en marchant. Le Dr Copeland, derrière à quelques pas, touchait lui aussi les planches pour garder l'équilibre. Highboy, à la traîne, fermait la marche.
Il attendait la colère sombre, terrible, comme il aurait attendu une bête surgissant de la nuit. Mais elle ne vint pas. Ses entrailles semblaient lestées de plomb, et il avançait lentement, s'attardant contre les palissades et les murs froids, mouillés, des bâtiments sur son chemin. Descente dans les profondeurs jusqu'à ce qu'enfin ne s'ouvre plus aucun abîme. Il toucha le fond massif du désespoir et respira.
Il y trouva une forme de joie forte et sainte. Les persécutés rient, et l'esclave noir chante son âme outragée sous le fouet. Une chanson montait en lui — pas une musique, seulement l'idée d'une chanson. Et la lourde torpeur de la paix engourdissait ses membres, mus par la seule force du grand projet. Pourquoi allait-il plus loin ? Pourquoi ne restait-il pas un moment sur ce comble d'humiliation, pour en boire la substance ?
Mais il continua son chemin.
« Petit Père, dit Mick. Vous croyez que du café chaud vous ferait du bien ? »
Le Dr Copeland la dévisagea, mais rien n'indiquait qu'il avait entendu. Ils avaient traversé la ville et enfin atteint la ruelle derrière la maison des Kelly. Portia était entrée la première et il l'avait suivie. Highboy resta sur les marches à l'extérieur. Mick et ses deux petits frères étaient déjà dans la cuisine. Portia expliqua ce qui était arrivé à William. Le Dr Copeland n'écouta pas les paroles, mais la voix de Portia avait un rythme — un début, un milieu, une fin. Lorsqu'elle eut terminé, elle recommença son récit pour les nouveaux arrivants.
Le Dr Copeland était assis sur un tabouret dans le coin. Son manteau et son châle fumaient sur le dossier d'une chaise près du poêle. Il tenait son chapeau sur ses genoux et ses longues mains noires en tripotaient nerveusement le bord usé, des mains aux paumes si moites qu'il les essuyait de temps à autre avec son mouchoir. Sa tête tremblait, et tous ses muscles se tendaient pour l'immobiliser.
Mr. Singer entra et le Dr Copeland leva son visage vers lui. « Êtes-vous au courant ? » demanda-t-il. Mr. Singer hocha la tête. Ses yeux n'exprimaient ni horreur, ni pitié, ni haine. De tous ceux que le Dr Copeland connaissait, il était le seul dont le regard n'exprimait rien de semblable. Car il était seul à comprendre.
Mick murmura à Portia : « Comment s'appelle ton père ?
— Benedict Mady Copeland. »
Mick se pencha vers le Dr Copeland et lui cria en plein visage comme s'il était sourd. « Benedict, vous ne croyez pas que du café chaud vous ferait du bien ? »
Le Dr Copeland sursauta.
« Arrête de brailler, intervint Portia. Il entend aussi bien que toi.
— Oh », s'exclama Mick. Elle jeta le marc et remit la cafetière à bouillir sur le poêle.
Le muet s'attardait sur le pas de la porte. Le Dr Copeland continuait à scruter son visage. « Vous êtes au courant ?
— Qu'est-ce qu'on va faire à ces gardiens de prison ? questionna Mick.
— Mon chou, je n'en sais rien, répondit Portia. Je n'en sais vraiment rien.
— Je ferai quelque chose. Sûr que je ferai quelque chose.
— Rien de ce qu'on pourrait faire n'y changerait quoi que ce soit. Le mieux, c'est de la boucler.
— On devrait les traiter comme ils ont traité Willie et les autres. Pire. Si je pouvais rassembler des gens et aller tuer ces hommes moi-même…
— C'est pas chrétien de parler comme ça, protesta Portia. On n'a qu'à se tenir tranquilles en sachant qu'ils seront coupés en morceaux à la fourche et grillés éternellement par Satan.
— En tout cas, Willie peut toujours jouer de l'harmonica.
— Avec les deux pieds amputés, c'est à peu près tout ce qu'y peut faire. »
La maison était pleine de bruit et d'agitation. Dans la pièce au-dessus de la cuisine, quelqu'un remuait des meubles. Dans la salle à manger bondée de pensionnaires, Mrs. Kelly se hâtait, passant de la table du petit déjeuner à la cuisine. Mr. Kelly flânait en pantalon large et peignoir de bain. Les jeunes enfants Kelly mangeaient goulûment dans la cuisine. Des portes claquaient et des voix retentissaient de partout.
Mick tendit au Dr Copeland une tasse de café mélangé de lait dilué. Le lait donnait au liquide un éclat gris-bleu. Un peu de café s'était renversé dans la soucoupe ; il commença par l'essuyer, ainsi que le bord de la tasse, avec son mouchoir. Il n'avait aucune envie de boire du café.
« Je voudrais les tuer », répéta Mick.
La maison se calma. Les pensionnaires s'en allèrent travailler. Mick et George partirent pour l'école et on enferma le bébé dans une grande pièce. Mrs. Kelly s'enveloppa les cheveux dans une serviette et monta avec un balai.
Le muet était toujours sur le seuil. Le Dr Copeland leva les yeux vers lui. « Vous êtes au courant ? » voulut-il redemander. Les mots ne sortirent pas — ils s'étranglaient dans sa gorge – mais ses yeux posaient la question quand même. Puis le muet disparut. Le Dr Copeland et Portia étaient seuls. Le Dr Copeland resta quelque temps sur le tabouret dans le coin, puis se leva enfin pour partir.
« Rassieds-toi, Père. On va rester ensemble ce matin. Je vais faire frire du poisson, et préparer des œufs sur le plat et des pommes de terre pour le déjeuner. Reste ici, je te servirai un vrai repas chaud.
— Tu sais que j'ai des visites.
— Rien qu'aujourd'hui. S'il te plaît, Père. J'ai l'impression que je vais éclater. En plus, je veux pas que tu patauges dans les rues tout seul. »
Il hésita et tâta le col de son manteau. Il était très humide. « Ma fille, je suis désolé. Tu sais que j'ai des visites à faire. »
Portia tint son châle au-dessus du poêle jusqu'à ce que la laine soit chaude. Elle lui boutonna son manteau et en releva le col. Le Dr Copeland s'éclaircit la gorge, cracha dans un des carrés de papier qu'il gardait dans sa poche, puis brûla le papier dans le poêle. En sortant, il s'arrêta pour parler à Highboy sur les marches et lui suggéra de rester avec Portia s'il pouvait se libérer ce jour-là.
L'air était froid et pénétrant. Des ciels bas et sombres, la bruine tombait sans discontinuer. La pluie s'était infiltrée dans les poubelles et la ruelle dégageait l'odeur fétide des ordures mouillées. En marchant, le Dr Copeland prenait appui sur les palissades, et ne quittait pas le sol des yeux.
Il fit les visites strictement indispensables, puis s'occupa des patients de la consultation de midi à 2 heures. Ensuite, il s'assit à son bureau, les poings serrés. Mais à quoi bon essayer de réfléchir là-dessus ?
Il aurait voulu ne plus jamais voir un visage humain. En même temps, il était incapable de rester seul dans la pièce vide. Il enfila son pardessus et ressortit dans la rue froide et humide. Dans sa poche se trouvaient plusieurs ordonnances à laisser à la pharmacie. Mais il n'avait pas envie de parler à Marshall Nicolls. Il entra dans la boutique et posa les ordonnances sur le comptoir. Le pharmacien abandonna ses poudres et ses dosages, et se retourna pour lui tendre ses deux mains. Ses lèvres épaisses remuèrent sans bruit avant qu'il trouve une contenance.
« Docteur, déclara-t-il cérémonieusement. Vous devez savoir que tous nos collègues, les membres de ma confrérie et de ma paroisse, et moi-même… nous sommes terriblement touchés par le chagrin qui vous frappe et souhaitons vous présenter nos plus sincères condoléances. »
Le Dr Copeland tourna brusquement les talons et sortit sans un mot. C'était trop peu. Il fallait quelque chose de plus. Le grand projet, la volonté de justice. Il se dirigea d'un pas raide, les bras au corps, vers la rue principale. Il réfléchissait en vain. Il ne voyait dans la ville aucun Blanc influent qui fût à la fois courageux et juste. Il pensa à chaque avocat, chaque juge, chaque fonctionnaire dont le nom lui était familier — mais, à l'idée de chacun de ces Blancs, son cœur se remplissait d'amertume. Il se décida enfin pour le juge du tribunal de première instance. Arrivé au tribunal, il entra rapidement, sans hésiter, résolu à voir le juge dans l'après-midi.
Le grand hall était vide, à l'exception de quelques oisifs qui flânaient devant les portes menant aux bureaux de part et d'autre. Ne sachant où trouver le bureau du juge, le Dr Copeland erra à travers le bâtiment, indécis, consultant les écriteaux sur les portes avant de parvenir enfin dans un étroit couloir. À mi-chemin, trois Blancs parlaient et bouchaient le passage. Le Dr Copeland se colla contre le mur pour passer, mais l'un des Blancs l'intercepta.
« Qu'est-ce que vous voulez ?
— S'il vous plaît, pouvez-vous m'indiquer le bureau du juge ? »
Le Blanc secoua le pouce vers le bout du couloir. Le Dr Copeland le reconnut ; c'était un shérif adjoint. Ils s'étaient vus des dizaines de fois mais l'adjoint ne se souvenait pas de lui. Tous les Blancs paraissaient identiques aux Noirs, mais les Noirs prenaient soin de les distinguer. Inversement, tous les Noirs semblaient identiques aux Blancs, mais ces derniers jugeaient rarement utile de fixer le visage d'un Noir dans leur mémoire. Le Blanc demanda : « Qu'est-ce qui vous amène, révérend ? »
Le titre familier donné par plaisanterie le piqua. « Je ne suis pas pasteur, rétorqua-t-il. Je suis médecin, docteur en médecine. Je m'appelle Benedict Mady Copeland et je désirerais rencontrer le juge immédiatement pour affaire urgente. »
L'adjoint présentait une caractéristique commune aux autres Blancs : un discours clairement énoncé l'exaspérait. « Ah oui ? » railla-t-il. Il cligna de l'œil à l'intention de ses amis. « Alors je suis le shérif adjoint, je m'appelle Mr. Wilson et je vous dis que le juge est occupé. Revenez un autre jour.
— Je dois impérativement voir le juge, insista le Dr Copeland. J'attendrai. »
Il y avait un banc à l'entrée du couloir et il s'assit. Les trois Blancs poursuivirent leur conversation, mais le Dr Copeland savait que le shérif le surveillait. Il était résolu à ne pas s'en aller. Plus d'une demi-heure passa. Plusieurs Blancs parcouraient librement le corridor. Sachant que l'adjoint le surveillait, il se tenait raide, les mains serrées entre les genoux. La prudence lui disait de partir et de revenir plus tard dans l'après-midi, quand le shérif ne serait plus là. Toute sa vie, il s'était montré circonspect dans ses rapports avec les individus de ce genre. Mais ce jour-là, quelque chose en lui se refusait à céder.
« Viens ici, toi ! » lança l'adjoint.
Sa tête tremblait, et quand il se leva, il ne tenait pas sur ses pieds. « Oui ?
— À quel sujet as-tu dit que tu voulais voir le juge ?
— Je ne l'ai pas précisé, répondit le Dr Copeland. J'ai simplement dit que c'était pour affaire urgente.
— T'es pas capable de rester debout. T'as bu de l'alcool, hein ? Je le sens à ton haleine.
— Vous mentez, protesta le Dr Copeland. Je n'ai pas… »
Le shérif le frappa au visage. Il tomba contre le mur. Deux Blancs l'empoignèrent par les bras et le traînèrent dans l'escalier jusqu'au rez-de-chaussée. Il n'opposa aucune résistance.
« Voilà ce qui ne va pas dans ce pays, commenta le shérif. Les foutus moricauds impudents comme lui. »
Le Dr Copeland ne prononça pas un mot et se laissa faire, attendant l'irruption de la terrible colère qu'il sentait monter en lui. La fureur lui ôtait ses forces, le faisant trébucher. On l'embarqua dans le fourgon avec deux gardiens. On l'emmena au poste, puis en prison et, là, sa rage se déchaîna. Il s'arracha brusquement à l'étreinte de ses gardiens qui réussirent à le cerner dans un coin. Ils le frappèrent à la tête et aux épaules avec leurs matraques. Doté d'une force magnifique, il s'entendit rire dans la mêlée, sangloter et rire en même temps, lançant des coups de pied furieux, se battant avec ses poings et avec sa tête. Enfin, les gardiens le saisirent et le maîtrisèrent. Ils le traînèrent à travers le hall de la prison. La porte d'une cellule s'ouvrit. Il reçut un coup de pied dans l'aine, et tomba à genoux sur le sol.
Dans l'étroit réduit se trouvaient cinq autres prisonniers — trois Noirs et deux Blancs. L'un des Blancs était très vieux et ivre. Il était assis par terre et se grattait. L'autre prisonnier blanc était un garçon d'à peine quinze ans. Les trois Noirs étaient jeunes. En levant les yeux vers eux, le Dr Copeland, affalé sur la couchette, en reconnut un.
« Comment ça se fait que vous soyez ici ? demanda le jeune homme. Vous êtes pas le Dr Copeland ? »
Il fit signe que oui.
« Je m'appelle Dary White. Vous avez enlevé les amygdales à ma sœur l'année dernière. »
La cellule glaciale était imprégnée d'une odeur de pourri. Un seau rempli d'urine à ras bord était posé dans un coin. Des cafards rampaient sur les murs. Le Dr Copeland ferma les yeux et dut s'endormir sur-le-champ car, lorsqu'il rouvrit les paupières, la petite fenêtre grillagée était noire, et une vive lumière éclairait le hall. Il y avait cinq assiettes en fer-blanc vides par terre. Son dîner de chou et de pain de maïs était à côté de lui.
Il s'assit sur la couchette et éternua violemment à plusieurs reprises. Quand il respirait, le flegme crépitait dans sa poitrine. Au bout d'un moment, le jeune garçon blanc se mit aussi à éternuer. Le Dr Copeland épuisa sa réserve de carrés de papier et dut employer les feuilles d'un carnet dans sa poche. Le garçon blanc se penchait au-dessus du seau dans le coin, ou laissait simplement l'eau couler de son nez sur sa chemise. Ses yeux étaient dilatés, ses joues claires s'embrasaient. Il se blottit sur le bord de la couchette en gémissant.
On les mena peu après aux toilettes, et à leur retour ils s'installèrent pour la nuit. Ils étaient six hommes pour quatre couchettes. Le vieillard ronflait, allongé par terre. Dary et un autre se tassèrent ensemble sur une couchette.
Les heures étaient longues. La lumière du hall lui brûlait les yeux et l'odeur de la cellule rendait chaque respiration pénible. Il n'arrivait pas à garder un peu de chaleur. Il claquait des dents, parcouru d'un frisson glacé. Il se redressa, enveloppé dans la couverture sale, et se balança d'arrière en avant. Par deux fois, il tendit le bras pour couvrir le garçon blanc, qui marmonnait et écartait les bras dans son sommeil. Il se balançait, la tête dans les mains, et de sa gorge sortait une mélodieuse plainte. Il était incapable de penser à William. Il ne pouvait pas davantage penser au grand projet ni en tirer de la force. Il ne pouvait que sentir sa propre détresse.
Puis la marée de la fièvre remonta. Une chaleur l'envahit. Il se rallongea, et eut l'impression de sombrer dans un espace chaud, rouge et moelleux.
Le lendemain matin, le soleil apparut. L'étrange hiver du Sud touchait à sa fin. Le Dr Copeland fut relâché. Un petit groupe l'attendait devant la prison. Mr. Singer était là, ainsi que Portia, Highboy et Marshall Nicolls. Leurs visages étaient flous et il les distinguait mal sous le soleil très éclatant.
« Père, tu sais pas que c'est pas une façon d'aider notre Willie ? Aller faire des esclandres dans un tribunal de Blancs ? Le mieux, c'est de se taire et d'attendre. »
La voix sonore de Portia résonnait péniblement à ses oreilles. On le fit monter dans un mini-taxi, puis il se retrouva chez lui, le visage enfoui dans le frais oreiller blanc.