ÉPILOGUE

 

 

 

Il y a quelques années, je suis tombé sur cette parole de Milarepa, le saint tibétain : « C'était écrit ; et cela devait être. Regarde à quoi cela a mené. »

Je pense souvent à ces mots quand le courrier arrive. Le courrier ! C'est un événement qui se produit trois fois par semaine sur cette côte. Cela veut dire, d'abord, que la journée est fichue. Vous avez à peine le temps de finir votre déjeuner que vous entendez Jack, le facteur, souffler dans sa trompe. Vous grimpez la côte jusqu'à la route en traînant votre sacoche de lettres, votre linge sale, vos paquets, vos livres, les bidons de pétrole et tout ce qui a besoin d'être réparé, remplacé ou rempli. Le facteur et sa femme commencent à décharger le camion. Tout le monde réclame à la fois des œufs, du beurre, des cigarettes, du pain, des gâteaux, du lait, des journaux, tout ce que Jack transporte avec le courrier, colis express, malles, matelas, bois d'allumage, sacs de charbon et bien d'autres choses encore. Il vous faut une bonne demi-heure pour prendre toutes vos affaires et pendant ce temps, les langues vont bon train. Parfois, vous devez attendre une heure ou deux l'arrivée de Jack.

Parfois, la route est inondée ou son camion est tombé en panne.

Les lundis, mercredis et vendredis, qu'il pleuve ou que le soleil brille, vous ne pouvez penser à rien d'autre qu'à l'arrivée du courrier.

Ensuite, se pose le problème de ramener toutes vos affaires à la maison, sur le chemin glissant, et il y a toujours un bidon de pétrole, un paquet de chemises, un sac de bois ou de livres ou un carton d'épicerie que vous perdez en route et que vous devez retourner chercher. Parfois, vous êtes obligé de faire plusieurs voyages. Encore, si vous habitez en contrebas de la route, ça peut aller, mais si vous habitez en haut, chaque voyage représente une bonne heure perdue.

À la fin, vous vous asseyez pour boire une autre tasse de café dans lequel vous trempez une tranche de cake ou une brioche qui serait trop rassise le lendemain et vous vous mettez lentement à ouvrir votre courrier. Bientôt le plancher se trouve jonché d'enveloppes, de papiers et de copeaux d'emballage, de cartons, de ficelles, etc. Je suis souvent le dernier à lire ma propre correspondance. Quand je peux enfin m'y mettre, les nouvelles les plus importantes m'ont déjà été transmises viva voce. Je farfouille dans les lettres comme un homme qui cherche un gant égaré dans un tas de charbon. On me met sous le nez une critique d'un de mes livres. Le plus souvent, c'est une critique défavorable. Il y a des lettres que je n'ai pas encore pris la peine d'ouvrir : ce sont celles de ces raseurs qui s'obstinent à m'envoyer des bafouilles de vingt-cinq pages bien que je ne leur réponde jamais. Maintenant, quelqu'un est en train de lire le journal. Une exclamation : « Écoute ça ! », et tout en essayant de finir une lettre, je prête l'oreille à quelque insipide information du monde extérieur. Une fois les paquets ouverts, je jette un coup d'œil sur les livres, les disques, les revues et les brochures qui viennent d'arriver. Parfois, il y a quelque chose de bon dans le tas, et vous voilà rivé à votre chaise pour une bonne heure. Brusquement, vous relevez la tête et vous vous apercevez qu'il est déjà cinq heures. Alors, c'est l'affolement. « Faudrait aller travailler », grommelez-vous entre vos dents. À ce moment, on frappe à la porte ; vous allez ouvrir, et vous pouvez être sûr que ce sont trois ou quatre bonshommes et bonnes femmes que vous ne connaissez pas, des visiteurs qui ont entendu dire que vous habitiez cette région absolument charmante et qui sont venus voir comment vous viviez. Alors, vous débouchez une bouteille de vin qu'un ami vient de vous envoyer de l'Orégon ou du Minnesota et, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, vous dites : « Non, non, vous ne me dérangez pas, je n'avais pas tellement de travail à faire aujourd'hui. Restez donc pour dîner, ce sera bientôt l'heure de se mettre à table. »

Quand les visiteurs sont partis et que vous êtes complètement épuisé de paroles, de nourriture et de vin, vous reprenez le courrier d'une main lasse. C'est déjà presque l'heure d'aller se coucher, mais il y a encore une lettre que vous aviez commencée et que vous voudriez bien terminer. Alors vous découvrez dans la pile un télégramme qui vous avait échappé. Il demande une réponse immédiate, peut-être par câble, mais il y a belle lurette que le facteur est rentré en ville, et ici il n'y a pas de téléphone et pas de voiture. Vous devez attendre que le facteur repasse ou bien vous serez obligé de vous lever de bonne heure le lendemain, de faire signe à un automobiliste et de lui demander de s'arrêter à Monterey et d'envoyer le message pour vous. (Et ce n'est que plusieurs semaines plus tard que vous saurez s'il a fait votre commission ou s'il l'a oubliée.) Le lendemain matin, au moment de vous mettre au travail, vous jetez encore un coup d'œil au courrier. Vous vous apercevez qu'il y a trois ou quatre lettres auxquelles vous devez répondre tout de suite. Vous vous y mettez. Vous êtes peut-être obligé de fouiller dans une malle pour dénicher un manuscrit ou une photo, ou de passer encore un bon moment à chercher dans un livre ou une brochure une référence qu'on vous demande. Vous avez un système de fiches, naturellement, mais ça ne marche jamais. Quand vous avez fini par trouver, voilà qu'un voisin frappe à votre porte et vous demande si vous ne pourriez pas venir lui donner un coup de main... Il veut réparer son toit, remplacer sa canalisation d'eau ou poser un nouveau poêle. Trois heures plus tard, vous revenez devant votre table de travail. Le courrier est toujours là, qui vous regarde. Vous le mettez de côté. Le jour qui baisse vous dit de vous dépêcher, de vous dépêcher...

Mais que pouvez-vous faire pendant l'heure qui vous reste ? Vous traînez un peu, écrivez trois mots par-ci, trois mots par-là. Ça ne va pas. Vous avez trop conscience de la rapidité avec laquelle le jour tombe. Bientôt, ce sera l'heure d'aller couper du bois, casser du charbon, remplir les lampes à pétrole, tenir le bébé pendant qu'il crie. Il n'y a peut-être plus de couches propres. Alors, vous vous précipitez aux sources sulfureuses à cinq kilomètres au bas de la route. Parfois, vous trouvez une voiture, mais pas toujours. Faire dix kilomètres à pied avec une bassine pleine de couches n'est pas une partie de plaisir. Surtout s'il pleut. Quand vous êtes complètement vanné et que vous n'avez plus qu'une envie : vous mettre au pieu et ronfler un moment, qu'est-ce que vous trouvez en rentrant ? Un vieil ami qui vient de faire mille kilomètres pour venir vous voir !

En chemin, malgré votre fatigue, malgré la pluie, il vous est venu une foule d'idées. Vous vous disiez que vous alliez pouvoir reprendre ce que vous aviez laissé en panne quelques heures auparavant. Vous vous répétiez sans arrêt pour ne pas l'oublier — un mot, une phrase, parfois tout un paragraphe. Vous êtes obligé d'employer ce petit truc, sans cela tout fichera le camp. (Vous n'avez jamais ni crayon ni papier sur vous, naturellement.) Vous continuez ainsi à vous répéter quelques absurdes mots-clés tout en poursuivant péniblement votre route. Mais en même temps, vous vous demandez si vous aurez assez de bois et de charbon pour peu que le mauvais temps continue. Et est-ce que vous avez bien fermé la fenêtre de votre cabinet de travail avant de partir ? Votre manuscrit est resté sur la table... Ne pas oublier d'envoyer un mot à Untel...

Et, naturellement, le facteur repasse avant que vous n'ayez pu répondre aux lettres du courrier précédent. Le temps vous pousse. Les matinées sont toujours trop courtes, il y a toujours une chose ou une autre à faire. Pas le temps d'écrire les lettres que vous vous proposiez d'envoyer ; ce sera juste trois lignes griffonnées à la hâte, ou seulement une carte postale. « Je vous écrirai plus tard... pas le temps maintenant, votre ami, etc. » Et voilà Jack qui revient avec sa trompette, et de nouveau vous vous précipitez pour aller chercher votre fardeau, votre croix. Tous les lundis, mercredis et vendredis, aussi inévitables que les trois sœurs fatales.

On peut travailler la nuit, évidemment. Certainement. Ça aussi je l'essaye. Quand il n'est plus possible de travailler dans le réduit que je me suis aménagé, j'apporte mes papiers à la maison. Mais à peine les ai-je disposés sur la table, me semble-t-il, que c'est l'heure de mettre le couvert. J'empile les papiers dans un coin. Nous dînons. Puis, on débarrasse, on fait la vaisselle, on remet les papiers au milieu de la table. Bizarre, mais j'ai sommeil. Je regarde la pendule. Il n'est que neuf heures et demie. À New York, à Paris ou dans n'importe quelle grande ville, je n'aurais pas la moindre envie de dormir et je prendrais le journal pour voir à quel cinéma je pourrais aller. Mais à Big Sur, je n'ai qu'une idée : me glisser dans mes draps. Je me maudis d'être si flemmard et j'essaye de me persuader que demain je sauterai du lit au petit jour.

Ce qui m'arrive d'ailleurs quelquefois, je le jure. Mais alors, c'est si magnifique qu'il faut d'abord que je fasse une petite promenade. Je n'ai jamais pu me mettre au travail aux premières heures du jour. Et jamais l'estomac vide.

Bon, la promenade a été merveilleuse. J'ai mille idées nouvelles en tête, toutes brillantes, extraordinaires. Je cours presque quand j'arrive en vue de la maison. J'ai tellement d'idées que je ne sais pas par laquelle commencer. Poursuivrai-je le texte sur Rimbaud ou reverrai-je le manuscrit sur Rattner. À moins que, puisque le jour débute sous de si heureux auspices, je me mette à la Crucifixion en Rose ce matin ? Tout le monde dort encore. J'entre sur la pointe des pieds, je fais du feu, je prépare le déjeuner, je me penche à plusieurs reprises, longuement, sur le berceau du bébé : elle a tout à fait l'air d'un ange quand elle dort. Bientôt, elle va se mettre à gazouiller, à roucouler et à babiller. Je ne peux pas me précipiter au travail immédiatement après déjeuner ; il faut que j'assiste à son bain, que je voie quels vêtements on va lui mettre aujourd'hui ; et puis, il faut que je la tienne un moment dans mes bras, que je lui parle dans son langage d'oiseau. Après quoi, juste parce que la journée a si bien commencé, je décide qu'après tout je n'ai pas envie d'écrire... Je vais peindre. C'est une trop belle journée pour perdre son temps à écrire des livres que personne ne pourra lire parce que la censure les interdira. Non, je vais faire quelque chose que j'aime vraiment. Je vais faire une aquarelle ou deux.

Maintenant, il me faut débarrasser la table de deux mètres sur laquelle mes papiers sont soigneusement rangés. Je me prépare pour le carnaval, j'humecte les feuilles, je nettoie ma palette, je broie de nouvelles poudres que je n'ai encore jamais utilisées. Et ça y est, me voilà repris à nouveau par l'aquarellomanie. Ça peut durer quelques jours ou plusieurs semaines. Alors j'oublie tout le reste. Me voilà redevenu peintre. La seule vie ! Pourquoi suis-je donc né pour écrire, bon Dieu ? Au fond, je ne suis peut-être pas un écrivain. Mais tout au fond de moi, je sais bien qu'une fois la fête finie, je reviendrai à ma machine à écrire. Je mourrai assis devant ma machine à écrire, il y a de fortes chances pour cela. Je le sais. Mais de temps en temps, je m'accorde le luxe de croire qu'un jour je laisserai tout tomber. Je ne ferai rien. Je vivrai, tout simplement.

Mais qu'est-ce que cela signifie, vivre tout simplement ? Vivre sans créer, vivre seulement par l'imagination... est-ce vivre, cela ? Non, je sais bien que non. Je n'en suis pas encore à ce stade de renoncement. Il y a encore trop de choses qui me pressent, trop de désirs, un trop grand besoin de communiquer avec le monde. « Mais ne pourrais-tu pas ralentir un peu la machine ? me dis-je. Pourquoi ne pas reprendre un peu haleine un moment ? »

C'est dans ces moments-là que je repense aux lettres auxquelles je n'ai pas encore répondu, à tous ceux qui réclament juste un petit mot de moi, un conseil, un jugement, un encouragement, une critique, n'importe quoi. Je pense d'abord à leur problème, voyez-vous. Et ensuite, je pense aux livres inachevés. Puis aux endroits que j'aimerais encore visiter : la Chine, l'Inde, Java, la Birmanie, Tahiti, le Pérou, la Perse, l'Afghanistan, l'Arabie, le Tibet, Haïti, les Carolines. Mais me reste-t-il assez de temps pour tout cela ? J'essaye de m'imaginer combien d'années il me reste encore à vivre. J'y renonce. Peut-être ferai-je un centenaire. Peut-être est-ce une seconde jeunesse que je vis en ce moment, à cinquante et quelques. Quand j'aurai soixante-dix ans, peut-être aurai-je le temps de faire tout ce que j'ai encore envie de faire...

Mais voilà la trompe de Jack qui vient me tirer de ma rêverie ! C'est le jour du courrier ! Et tout recommence. Ce n'est pas la peine, je suis refait.

Avec tout ce charivari, je n'ai pas dit un mot de mon ami Emil White qui essaye de me sortir de cette ornière depuis deux ans. Qu'aurais-je fait sans lui ? Depuis qu'il est venu à Big Sur, il n'a cessé de donner généreusement de son temps et de ses forces. Les cargaisons qu'il a descendues à Partington Ridge ou qu'il a remontées auraient suffi à mettre un âne sur le flanc. Jour après jour il nous a ramassé du bois dans la forêt, il nous l'a coupé, nous a monté des sacs de charbon et arrangé tout ce qui fuyait, branlait ou tombait en morceaux. Et si tout cela ne suffisait pas encore, en partant il prenait les lettres auxquelles je n'avais pas eu le temps de répondre et il y répondait pour moi. Il m'a posté ainsi des centaines de livres et d'aquarelles ; il a fait surgir du néant le studio où je travaille maintenant ; il m'a fait la cuisine quand ma femme était partie ; il a même acheté une voiture pour pouvoir aller en ville nous acheter des provisions à meilleur compte, et un jour la voiture s'est emballée, et lui dedans, et il a failli y perdre deux doigts de sa bonne vieille main droite. Mais je n'en finirais pas d'énumérer les mille et un services qu'il m'a rendus.

Pendant quelque temps, j'ai cru que le problème était résolu. Emil serait mon secrétaire, mon maître d'hôtel, mon garde du corps et mon chasse-mouches. Il prendrait soin de tout. Et c'est ce qu'il fit pendant quelques mois. C'était parfait. Et puis, à mon instigation, il se lança dans la peinture. Bientôt, il se mit à peindre pour de bon. Un jour, il vint me voir et me dit en toute innocence : « Je ne sais pas ce qui m'arrive. On dirait que je n'ai plus le temps de rien faire. Quand je suis arrivé ici j'avais du temps à ne savoir qu'en faire. »

Je ne pus m'empêcher de sourire. Je savais, fichtre bien ce qui lui arrivait. Le courrier, pardi ! On ne peut répondre à des lettres et faire aussi son travail. J'essayai de lui expliquer cela, mais il ne fut pas convaincu. Il pensait qu'il pouvait à la fois peindre et s'occuper de ma correspondance.

Il ne se rendait pas compte de la tâche qu'il avait entreprise. Cela semblait passionnant, au début, de correspondre avec tant de gens dans le monde entier. Les lettres de remerciements qu'il recevait, le stimulaient et le fascinaient. Pendant un certain temps, il y prit un réel plaisir. Et puis, petit à petit, il eut le sentiment d'être pris dans un engrenage. Et plus il se sentait pris, plus il avait envie de peindre.

Bref, le plus clair de tout cela est que j'ai cessé de donner mes lettres à Emil pour qu'il réponde à ma place. Il est devenu peintre, et peintre je veux qu'il reste. Au diable les lettres ! Qu'elles se répondent toutes seules !

Voilà où nous en sommes en ce moment. Seulement, maintenant que je viens d'avoir l'idée géniale d'écrire cet opuscule1, je n'aurai plus de lettres auxquelles répondre. Je n'aurai plus qu'à envoyer ma brochure à tout le monde.

Nous verrons bien. Quelque chose me dit que j'enverrai cette brochure et une lettre ou une carte postale. Du moins, c'est ce que pense ma femme. Elle a peut-être raison. Mais, le seul moyen de le savoir est d'aller jusqu'au bout.

 

 

 

Il y a deux grandes surprises qui attendent souvent un écrivain : la première est que ses efforts ne trouvent jamais la réponse adéquate ; la seconde est le caractère atterrant de la réponse lorsqu'elle vient. L'une ne vaut pas mieux que l'autre.

RÉPONDRE À TOUTES LES LETTRES QUI ARRIVENT EST MANIFESTEMENT IMPOSSIBLE.

Je pourrais engager un secrétaire, évidemment, mais je n'en ai pas les moyens et je ne souhaite, d'ailleurs, pas me trouver dans la nécessité d'avoir un secrétaire. Je ne suis pas un homme d'affaires. Je m'efforce sincèrement de me libérer d'une servitude d'une espèce particulière que je me suis moi-même créée.

Ceci est une réponse en bloc, un remerciement anticipé pour tous les vœux, les encouragements, les cadeaux, les conseils et les critiques qui me sont continuellement dispensés. Je sais très bien que la plupart des gens qui m'écrivent ne cherchent qu'à me rendre service et je leur en suis profondément reconnaissant. Mais ne devraient-ils pas être les premiers à comprendre l'embarras où je me trouve et que la meilleure façon dont je puisse les remercier de leurs témoignages de confiance et de bonne volonté est de pouvoir continuer à écrire des livres et non des lettres ?

Il y en a beaucoup, naturellement, qui m'écrivent pour me demander des renseignements valables et, ceux-là, j'essaie de les satisfaire. Il y en a d'autres, des hommes et des femmes, qui viennent tout juste d'embrasser la carrière des lettres et il m'est difficile, voire impossible, de leur répondre. (Et suis-je qualifié pour répondre à de telles questions, pour la seule raison que je suis écrivain ?) Je suis persuadé que chacun doit trouver les solutions des problèmes qui le tracassent et les trouver seul. Personne ne peut apprendre à qui que ce soit quoi écrire et comment, pas plus que la façon de combattre les forces hostiles, paralysantes, qui menacent de l'anéantir. J'ai parfois envie de répondre : « Pourquoi donc lisez-vous mes livres ? »

« Mais ne voudriez-vous pas avoir la bonté de jeter un coup d'œil à mon manuscrit ? Ne pourriez-vous pas au moins me donner un ou deux conseils ? »

Non, je ne peux pas. Même si j'en avais le temps et la force, ou la sagesse que vous me prêtez, ce serait parfaitement inutile. On doit croire sincèrement, de toute son âme, à ce que l'on fait, être sûr que c'est ce que l'on peut faire de mieux pour le moment — aller au-devant de la perfection, maintenant et toujours ! — et accepter les répercussions de l'œuvre à laquelle on a donné le jour. Il n'y a pas de meilleur critique que soi-même. Les progrès (le vilain mot), la réalisation (le cauchemar de Cézanne), la maîtrise (ce à quoi tend tout artiste de talent), tout cela ne s'obtient, comme chacun le sait, que par une application constante, par des efforts et une lutte de tous les instants, par la réflexion, la méditation, l'introspection et surtout, surtout par une scrupuleuse honnêteté envers soi-même. À ceux qui se plaignent de n'être pas compris, pas appréciés, pas acceptés — et combien d'entre nous peuvent dire qu'ils le sont ? — je ne peux répondre que ceci : « Essayez d'y voir clair ! »

Nous vivons à une époque où l'art et les choses de l'esprit viennent en dernier. Il n'en reste pas moins vrai cependant que, si l'on se voue à une œuvre quelconque et si l'on s'y emploie de toute sa flamme, on remporte une autre sorte de victoire. Je veux dire qu'on peut surmonter tous ses problèmes car ils s'évanouissent devant vous.

Servez la vie et vous serez soutenu. C'est là une vérité qui se révèle à chaque tournant du chemin.

Je parle avec une conviction profonde parce que j'ai connu toutes les phases de ce combat. Ce sur quoi j'insiste, c'est que, quelle que soit la nature du problème, on ne peut s'attaquer à lui que d'une manière créatrice. Il n'y a que dans la littérature des échecs que l'on trouve des ouvrages consacrés aux « ouvertures ». Pour trouver une ouverture, il faut percer une brèche dans le mur — et c'est toujours dans votre esprit que se dresse le mur. Si vous avez besoin, si vous sentez que vous êtes destiné à accomplir de grandes tâches, c'est en vous-même que vous découvrirez les qualités et les capacités requises pour les mener à bien. Et quand tout s'effondre, priez ! Ce ne sera peut-être que lorsque vous serez à bout de ressources que la lumière jaillira. Ce n'est que lorsque nous acceptons nos limites que nous découvrons qu'il n'y a pas de limites.

 

 

 

Ici, je dois faire une confession. La véritable raison pour laquelle la correspondance est devenue pour moi un problème diabolique est que je n'aime rien tant qu'écrire des lettres. C'est presque un vice. Je n'oublierai jamais le jour où, comme je venais de recevoir un impressionnant paquet de courrier, un de mes amis, après y avoir jeté un coup d'œil, me dit : « Je ne vois rien là qui vaille la peine d'une réponse. » J'en restai bleu. Assurément, cet ami était de ceux qui détestent écrire des lettres ; il lui arrivait, de loin en loin, d'expédier une carte postale, rédigée en style télégraphique, qui était dépourvue de la plus élémentaire chaleur. (Moi, au contraire, si j'envoie une carte postale, j'en éprouve tant de remords que le lendemain je rédige une longue lettre pour chasser la mauvaise impression que mon petit mot a pu faire.) Mais le plus clair de l'histoire, c'est que là où mon ami ne voyait rien qui vaille la peine, j'y voyais pour ma part, au moins trois jours de travail.

Non, ce n'est pas l'indifférence qui me pousse à vouloir freiner le flot de lettres qui me submerge. C'est quelque chose de plus, quelque chose d'autre. Pour bien me faire comprendre, il faut que l'on sache bien qu'une seule lettre peut m'ébranler pour tout le reste de la journée. Ma première réaction est de répondre tout de suite. Souvent même, j'ai l'impression qu'il faut absolument que je réponde par télé-gramme. (Si j'étais millionnaire, je court-circuiterais sûrement les fils.) Parfois, j'ai l'impression que la personne qui m'a écrit doit recevoir ma réponse sans attendre. Cela paraît sublime de vanité, n'est-ce pas ? Et pourtant... Eh bien, disons que c'est là un de mes défauts, une de mes naïvetés, de croire que la réponse doit être donnée immédiatement. Mais je suis ainsi fait : je déborde perpétuellement ; ma réponse est toujours disproportionnée à son objet. Vivre plus intensément, participer plus pleinement, laisser ouverts tous les canaux de communication, c'est à cela que je tends semble-t-il... Et puis, je ne peux pas oublier cette époque où tous les efforts que je faisais pour me faire entendre, n'avaient pas plus d'effet que si j'avais craché en l'air.

C'est toujours la personne dont vous avez le plus envie de recevoir des nouvelles qui ne se soucie jamais de vous écrire. La suffisance, si c'est de cela qu'il s'agit, ou l'indifférence, de tels individus est proprement exaspérante ; c'est à vous rendre fou parfois. Ce sentiment de frustration peut persister jusqu'au jour où l'on découvre que l'on n'est pas seul, que l'on n'est pas coupé de tout et que cela n'a aucune importance si l'on ne reçoit pas de réponse. Jusqu'à ce que l'on comprenne que la seule chose qui importe est de donner, et de donner sans esprit de retour.

J'ai mis longtemps à comprendre que certains, dont j'attendais vainement des réponses, se trouvaient dans la même situation inextricable que celle où je me trouve aujourd'hui. Si je l'avais su, ah ! que j'aurais été heureux de leur écrire : « Ne vous tracassez pas pour me répondre. Je veux simplement, que vous sachiez à quel point je vous suis reconnaissant que vous soyez en vie et que vous fassiez votre œuvre. » Aujourd'hui, il m'arrive de recevoir de tels messages. C'est là la voie de l'amour, qui utilise le langage de la foi et de l'absolution.

Bien, mais alors pourquoi ne puis-je cesser de penser à ceux qui font pression sur moi ? À cause de ma faiblesse sans doute. Aurais-je ce sentiment de contrainte si j'étais certain de donner le maximum ? Il y a toujours cette impression que « le travail n'est pas terminé » ; toujours ce sentiment que mon aide est peut-être indispensable. Comme c'est bête de ma part d'en appeler à la pitié et à la considération de mes tourmenteurs ! Je ne devrais pas essayer de me protéger. Je devrais être si totalement absorbé par ce que je suis en train de faire que je ne devrais me préoccuper de rien d'autre.

La réponse que je vais faire, c'est en réalité à moi que je l'adresse. Dans mes meilleurs moments, je crois que ma responsabilité envers les autres commence et finit avec l'œuvre de création où je suis engagé. Il m'a fallu beaucoup de temps pour parvenir à une telle décision. Comme d'autres, et de meilleurs que moi, je suis alternativement passé par des phases où dominaient le sens du devoir, le sentiment de pitié, la considération naturelle pour les autres et par cent autres émotions. Que d'heures précieuses n'ai-je pas gaspillées en des milliers de suppliques ! Je ne le ferai plus. À partir de maintenant, j'ai l'intention de consacrer le plus clair de mon temps, le meilleur de moi-même, à ce qu'il y a de meilleur en moi. Cela fait, je me propose de goûter quelques heures de loisir. De flâner dans la paix et la tranquillité. Si j'ai envie de peindre — et cela m'arrive souvent quand je ne me sens pas en forme pour écrire — je peindrai. Mais je ne répondrai pas à des lettres ! Pas plus que je ne lirai les livres ou n'écrirai des préfaces pour les manuscrits qu'on m'expédie de tous les côtés. Je ne ferai que ce qui me plaît, ce qui nourrit mon esprit.

Voilà ma réponse !

Si ces mots rendent un son bête ou cruel, méditez-les un peu avant de me condamner définitivement. J'ai longuement, longuement réfléchi à ce problème. J'ai sacrifié mon œuvre, mes loisirs, mes obligations envers mes amis et ma famille pour pouvoir répondre toutes les fois que j'estimais qu'une réponse était nécessaire. Maintenant, je ne me sens plus tenu à faire de tels sacrifices.

Toutefois, si vous me proposez une meilleure solution, je ne la rejetterai pas sans l'examiner. Je ne prétends pas avoir trouvé la réponse idéale. Je ne vois rien de mieux pour l'instant, voilà tout. Elle vient du cœur, pour autant que cela signifie quelque chose. Quant aux saints Thomas, aucune réponse ne pourra jamais les satisfaire.

Il est toujours possible, naturellement, de percer la plus épaisse cuirasse. À ceux qui mettent ma sincérité en doute, je suggère d'ouvrir un livre épuisé maintenant, mais qu'il n'est pas impossible de trouver pour peu qu'on fasse l'effort de le chercher : L'Affaire Maurizius, de Jakob Wassermann2. C'est de la page 377 à la page 390 — le récit de la visite d'Etzel d'Andergast à son auteur favori — que le cas se trouve exposé. Etzel se trouve placée dans un dilemme, un dilemme tragique. Mais l'auteur, Melchior Ghisels, se trouve dans un plus grand dilemme encore. Je dois ajouter que le cas n'a rien d'unique ; on en trouve des centaines d'exemples dans la biographie d'hommes et de femmes célèbres. Si je cite celui-là parmi tant d'autres, c'est qu'il paraît classique. Et parce qu'on l'oublie sans cesse.

Certes, il arrive qu'un être désespéré se dise que s'il ne vient pas vous voir tout de suite, il ne lui reste plus qu'à mourir. C'est là une illusion, naturellement, mais je sympathise avec ces êtres-là. J'ai été au bord du suicide un grand nombre de fois, et je sais ce qu'ils peuvent ressentir. Mais le meilleur remède n'est pas de chercher le réconfort auprès d'un autre, mais de tenir dans sa main un revolver, un poignard ou une fiole de poison. La peur de la mort a plus d'effet que toutes les paroles.

« Dieu veut que nous soyons heureux », dit Nijinsky. De même, un auteur espère qu'en se donnant au monde, il enrichira la vie, il l'affirmera. S'il croyait en une intervention directe, il serait un guérisseur, non un écrivain. S'il croyait avoir le pouvoir d'éliminer le mal et l'affliction, il serait un saint, et non un fileur de mots. L'art est un moyen de guérir, comme l'a montré Nietzsche. Mais surtout pour ceux qui le pratiquent. Un homme écrit pour se connaître, et ainsi il finit par se débarrasser de son moi. Tel est le but divin de l'art.

Un véritable artiste renvoie le lecteur à lui-même, l'aide à découvrir en lui-même les richesses inépuisables qui lui appartiennent. Nul ne peut être sauvé ou guéri que par ses propres efforts. Le seul remède, c'est la foi.

Quiconque utilise d'une manière créatrice l'esprit qui est en lui est un artiste. Faire de sa vie un art, voilà le but.

 

 

 

J'ai dit, il y a un instant, que j'aime écrire des lettres, que c'est une véritable passion chez moi. Ce qui m'attriste, c'est que je trouve rarement le temps d'écrire à ceux avec qui j'aimerais entretenir une correspondance régulière. Je veux parler de mes amis intimes, ceux qui parlent la même langue que moi. Ce sont ces lettres que je réserve en général pour le dernier quart d'heure, lorsque je suis complètement lessivé. Je me sens frustré de ne pas pouvoir leur écrire plus librement, plus fréquemment ; alors, il m'arrive souvent de rêver que je leur écris. Je pourrais remplir une page avec les noms de ceux avec qui j'aimerais rester en contact permanent.

Et puis, il y a des écrivains avec qui j'aimerais entrer en contact. En lisant un livre, ou une revue littéraire, il m'arrive de prendre feu. « Écris-lui tout de suite ! » m'écrié-je. (Ne serait-ce que pour dire amen.) Mais je ne le fais pas. Je pense à toutes les lettres qui attendent encore sur mon bureau. Toujours la même histoire : je suis pris entre le devoir et le désir. Et je vais, clopinant avec les pauvres en esprit au lieu de m'ébattre joyeusement avec les gais lurons. Comme je me maudis parfois !

De temps en temps je fais une fugue. Brusquement, l'idée me prend d'écrire à quelqu'un, à l'autre bout du monde, quelqu'un qui se trouve au Mozambique, à Lahore, en Cochinchine. Je sais d'avance qu'on ne me répondra pas. Cela ne fait rien. Cela fait du bien à l'âme. Obéissant à des impulsions de ce genre, il m'est arrivé d'écrire à des hommes tels que Keiserling, Céline, Giono, Francis Carco, Hermann Hesse, Jean Cocteau. Parfois, la réponse arrive illico et je suis, alors, au comble de la joie. Toute ma journée en est illuminée. Puis, je bénis l'Oncle Sam pour le service qu'il nous rend : je bénis les pilotes qui ont acheminé le message, à travers le vent, la grêle, la neige, la pluie, la gelée ou le brouillard.

Et puis, il y a des moments où un tel calme m'envahit que je me demande comment la seule idée de prendre la plume pour écrire une lettre, même à Dieu, a jamais pu me venir. « Où que vous soyez, vous recevrez bien mon message ! » Si puissantes sont les radiations émanant de l'intérieur que je suis convaincu qu'elles atteindront les coins les plus reculés du globe. Et comme pour confirmer cette impression, il n'est pas rare que je reçoive une lettre d'un ami à qui j'avais envoyé ces messages muets, silencieux. Nous pourrions tous connaître de tels moments. Nous devrions faire cette expérience beaucoup plus fréquemment que nous ne le faisons. Nous devrions les accepter comme des faits d'évidence, comme quelque chose de parfaitement normal ; nous devrions vivre dans cette certitude qu'il est possible de communiquer instantanément avec qui que ce soit, quelle que soit la distance qui vous sépare de la personne, fût-ce un ami très intime ou la plus vague des relations. Quand nous ne faisons qu'un avec nous-mêmes, tout ne fait qu'un. Lorsque nous sommes entièrement vivants, nous n'avons plus besoin de facteurs, de télégraphe ou de téléphone. Nous n'avons même pas besoin d'ailes. Nous sommes là, partout, sans faire un geste.

Je suis persuadé que si je pouvais me trouver en permanence dans cet État, il n'y aurait plus de correspondance pour me harceler. Un être rayonnant est comme un soleil qui brille sans qu'on lui an intime l'ordre.

C'est à moi qu'il appartient de me prendre par le tirant de mes bottes, de rester dans les cieux de mon être le plus intime, le plus vaste.

Étrange, n'est-ce pas, de voir où j'en suis arrivé en essayant de résoudre mon problème ! Comment aurais-je pu prévoir, en commençant cette complainte, que j'en viendrais à faire un tel aveu ? N'était-ce pas moi qui disais : « Attaquez-vous à vos problèmes d'une manière créatrice ! » Ce qui vaut pour l'oie vaut pour la jars. Ce qui a commencé comme une lamentation ou une supplication, s'achève comme une prière. Allez au fond du désespoir, et la lumière jaillira. Oui, la lumière m'inonde maintenant. De plus en plus clairement, je vois que la solution dépend tout entière de moi seul. C'est moi qui dois changer, c'est moi qui dois faire preuve de plus de confiance, de plus de foi en la vie elle-même.

J'ai bien fait d'obéir à ce besoin de dire ce que j'avais sur le cœur. Cela vous fera peut-être autant de bien qu'à moi. Car ce qui me démange doit vous démanger aussi. Nul n'est exempt. Nous sommes une seule et même substance, un seul problème, une seule solution.

 

 

 

La première fois que j'ai contemplé cette région, je me suis dit : « Ici, je trouverai la paix. Ici, je trouverai la force de faire l'œuvre que j'étais destiné à faire. »

Derrière la crête qui nous couvre de son ombre, il y a une jungle où presque personne ne met jamais les pieds. C'est une grande forêt et une réserve de gibier à laquelle on ne touchera jamais, je pense. La nuit on sent le silence partout, un silence qui naît très loin derrière la crête et qui se glisse jusqu'à nous à travers la brume et les étoiles, poussé par les vents tièdes de la vallée, et qui renferme dans ses plis un mystère aussi impénétrable que celui de la terre elle-même. C'est une ambiance magnétique, apaisante, saine. La venue des citadins, avec leurs tracas et leurs angoisses, est pure dissonance. Tels les lépreux de jadis, ils arrivent avec leurs plaies. Tous ceux qui s'établissent ici espèrent qu'ils seront les derniers envahisseurs. Il suffit de contempler ce pays pour souhaiter qu'il demeure intact. C'est la réserve spirituelle de quelques esprits riches et lumineux.

Mais ces derniers temps, j'en suis venu à voir les choses sous un angle différent. En parcourant les collines à l'aube ou au crépuscule, en plongeant le regard au fond des canyons ou en laissant errer mes yeux le long de la côte jusqu'à l'horizon, plongé dans quelque rêverie, noyé dans la grandiose beauté de tout cela, il m'arrive d'imaginer le jour merveilleux où les flancs de ces montagnes seront parsemés d'habitations, les pentes de ces collines couvertes de champs en terrasses, et où les fleurs éclateront de toutes parts, non pas seulement les fleurs sauvages, mais des fleurs plantées par la main de l'homme pour la délectation de l'homme. J'essaie d'imaginer ce que sera ce pays dans cent, dans cinq cents ans d'ici. Je vois des villas piquetant les pentes, tandis que des escaliers monumentaux descendent jusqu'à l'océan où des bateaux sont à l'ancre, leurs voiles de couleur déployées et claquant doucement dans la brise. Je vois des corniches découpées dans les flancs abrupts des falaises, donnant accès aux chapelles et aux monastères suspendus entre le ciel et la terre, comme en Grèce. Je vois des tables dressées sous des tentes éclatantes (comme au temps des doges), et le vin ruisselant dans des gobelets d'or, et au-dessus du chatoiement de pourpre et d'or, j'entends des rires, des rires, comme de joyeuses cascades de perles, s'élevant de milliers de gorges exultantes...

Oui, je vois des multitudes habiter ce pays où il n'y a pour l'instant que quelques familles disséminées. Il y a place pour des milliers et des milliers ici. Et il n'y aura pas besoin d'un Jack pour apporter la nourriture et le courrier trois fois par semaine. Il y aura des routes et des moyens de communications dont nous n'avons encore aucune idée aujourd'hui. En fait, cela peut arriver beaucoup plus tôt que nous ne le supposons. Notre rêve est la réalité de demain.

Cet endroit peut être un paradis. Il l'est déjà, pour ceux qui l'habitent. Mais alors ce sera un autre paradis, que tous pourront partager, dont tous feront partie. N'est-ce pas là le seul paradis, en fin de compte ?

Paix et solitude ! J'ai goûté à cela, même ici en Amérique. Et ces premiers jours à Partington Ridge ! Sitôt levé, j'allais à la porte de la cabane et, laissant errer mes yeux sur les collines ondulées, veloutées, un tel sentiment de joie et de gratitude me saisissait qu'instinctivement mes mains se levaient en un geste de bénédiction. Soyez bénis ! Soyez bénies, vous, toutes les créatures de ce pays ! Je bénissais les arbres, les oiseaux, les chiens, les chats, je bénissais les fleurs, les grenades, les cactus épineux, je bénissais les hommes et les femmes de toute la terre, de quelque côté de la barricade qu'ils fussent.

C'est ainsi que j'aime à commencer chaque journée. Je dis alors que c'est une journée bien commencée. Et c'est pour cela que j'ai choisi de demeurer ici, sur les pentes de la Santa Lucia, là où rendre grâce au Créateur est chose aisée et naturelle. Là-bas, ils s'injurient, ils se maudissent et se torturent les uns les autres, là-bas, ils souillent et pervertissent tous les instincts humains et feront un charnier de toute la création (s'ils en ont la possibilité), mais ici, non, ici c'est impensable ; ici règne la paix, la paix de Dieu, et la sécurité sereine créée par une poignée de bons voisins vivant en harmonie avec toutes les créatures de l'univers, avec les arbres nobles et antiques, les bouquets d'armoise et les lilas sauvages, avec le délicieux lupin, les pavots et les busards, les aigles et les oiseaux-mouches, les serpents noirs et les crotales, et la mer, et le ciel infini.

 

Big Sur, Californie, mai 1955-juin 1956.

 

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1. Mon intention première en rédigeant ce texte.

2. Éditions Plon, 1954.