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Il paraît que si on coupe la queue d'un lézard, il lui en repousse une autre sur-le-champ. Mais pourquoi lui couper la queue à cette pauvre bête ? De même, il ne sert à rien de vaincre, ou même de supprimer vos ennemis, si vous devez vous en faire de nouveaux le lendemain. Désirons-nous la paix, ou seulement nous épargner une fin horrible ?

Je pense qu'il en va de même pour ce que nous appelons nos besoins. Et je ne parle pas de ce que nous désirons ardemment, car désirer (même la sainteté) ne fait qu'accumuler davantage de karma. En dianétique, on distingue les « éclairés » de ceux qui n'ont pas encore été « éclairés », c'est-à-dire la grande majorité d'entre nous. Les seuls « éclairés » que j'ai rencontrés jusqu'ici, sont des hommes et des femmes qui n'ont jamais entendu parler de dianétique. Quand vous êtes un « éclairé », quelle que soit l'école de pensée à laquelle vous apparteniez — un véritable « éclairé », n'appartient à aucune — vous obtenez, généralement, ce que vous voulez quand vous en avez besoin. Ni trop tôt ni trop tard. Ni trop ni trop peu. Vous et vos besoins traversez ensemble la maison de la lumière, si je puis m'exprimer ainsi. Avec les névropathes, c'est exactement le contraire qui se produit : un névropathe se trouve toujours dehors, le nez collé à la fenêtre pour regarder ce qui se passe à l'intérieur ; ou bien, s'il se trouve à l'intérieur, il est comme un poisson dans un aquarium.

Je ne prétends pas être un « éclairé », mais je sais que les choses s'éclairent chaque jour davantage pour moi. Je n'ai pas eu besoin d'attendre quarante-cinq ans pour comprendre qu'un homme est un composé d'ange et de démon ; mais ce n'est que passé la quarantaine que j'ai été capable d'associer les deux éléments de notre nature et de les considérer comme les deux termes d'une heureuse harmonie. Dès que j'ai cessé de chercher le démon chez un homme (ou une femme), j'ai trouvé l'ange, et vice versa. À la fin, j'ai réussi à voir un être humain tel qu'il était : non pas double, mais unique. Une fois ce point atteint, j'ai pu comprendre bien des choses sur lesquelles autrefois je mettais l'étiquette de magie blanche ou magie noire. Et j'ai fini par me rendre compte que tout n'était que magie. Utilisée à des fins égoïstes, ses effets sont désastreux ; utilisée de façon purement désintéressée, ses effets dépassent tout ce que l'on pouvait attendre. Mais la substance est la même, quelle que soit la façon dont on l'utilise.

Aujourd'hui, le monde entier se trouve placé devant cette très simple vérité grâce à la présence terrifiante de la bombe atomique. Il n'y a pas plus de différence entre penser en termes d'énergie atomique et penser en termes de magie qu'entre examiner au microscope un micro-organisme et scruter le cosmos à travers un puissant télescope. Dans un cas vous voulez percer le mystère du néant, dans l'autre celui de l'infini.

Lorsque vous commencez à dissocier « ombre et substance » vous faites déjà joujou avec la magie. Ou, pour exprimer cela d'une autre façon, vous avez la lampe à la main, mais vous n'avez pas encore appris à désirer l'essentiel. Vous la frottez de temps en temps sans y penser. Et « comme par miracle », les choses arrivent. Quel drôle de mot : arrivent ! Les choses arrivent, tout comme vous, vous êtes arrivé. Cela prend du temps pour saisir exactement ce qui arrive à chaque fois, mais à force de se répéter, vous découvrez — plus ou moins vite selon qu'il y a plus ou moins de lumière, plus ou moins de brouillard — qu'« arriver », qui n'est qu'un infinitif, est l'expression parfaitement juste, et que vous n'employez pas un verbe intransitif (le chinois n'a pas de verbes « intransitifs ») mais un profond symbole relié à l'énergie la plus puissante, la plus permanente qui se puisse concevoir, ce que l'on appelle en langage un peu démodé « la volonté de Dieu ». Dégagés du charabia qui les enveloppe habituellement, ces quatre mots signifient simplement que l'intelligence qui dirige l'univers ou l'esprit qui est l'univers, est là, prête à se manifester, prête à collaborer, dès que vous cessez de vous mettre en vedette.

Pour illustrer cela de manière très imparfaite, voici comment opère cette magie éternelle :

Au lieu de vous frapper la tête contre les murs (pourquoi avons-nous si souvent mal à la tête ?) asseyez-vous tranquillement en joignant les mains et attendez que les murs tombent en poussière. Si vous êtes prêt à attendre une éternité, cela se produira en un clin d'œil. Car les murs cèdent plus vite que l'esprit qui les a assemblés. Ne vous mettez pas à prier pour que la chose arrive ! Restez simplement assis et attendez. En oubliant tout ce que l'on a pu vous apprendre sur les murs. Quand vous constaterez que le mal de tête a disparu, portez votre attention sur le vide qui flotte entre les choses, et finalement sur le vide des choses. Lorsque cette immense vacuité ne contiendra plus rien d'autre que le vide, vous vous éveillerez à la conscience du fait que ce que vous considériez comme un mur n'est pas du tout un mur, mais peut-être un pont, ou une échelle de feu. Le mur sera toujours là, naturellement, et si vous n'avez que la vision ordinaire il ressemblera à n'importe quel autre mur, mais maintenant vous vous êtes débarrassé de cette sorte de vision, et avec elle, de la peine qu'éprouve un maçon à comprendre ce que veut dire un savant quand il explique ce que sont en réalité les éléments du mur. Vous avez cet avantage sur le savant que vous n'avez plus besoin de rien expliquer. Ce qui est.

Ce qui précède est parégorique. Ceux qui comprennent comprendront. Ceux qui ne comprennent pas auront toujours mal au ventre ou à la tête. Mais ceci mérite de plus amples développements...

Nous avons tous observé que nos amis, lorsque la science du médecin a échoué, s'adressent au chirurgien. Ou au psychiatre — pour une opération psychique — quand ils ne voient plus d'autre issue. Ou à un disciple de la méthode Bates quand l'oculiste finit par avouer son impuissance. Ou à un adepte de la Science chrétienne quand ils n'envisagent plus d'autre solution que le suicide. D'une manière ou d'une autre, quand nous sommes acculés au désespoir, nous nous jetons tous « dans les bras de Jésus ».

Et puis... Tout au long de la triste histoire de la médecine sont apparues des figures en marge (à côté des noms de qui se trouve toujours accolé un grand point d'interrogation) qui ont réalisé des miracles que les médicastres (à toutes les époques) ont toujours voulu nier, sans autre argument, le plus souvent, qu'un haussement d'épaules. En général, on ne propose que des cas désespérés à ce genre de guérisseurs. On dit de Paracelse, par exemple, qu'en plusieurs occasions il ressuscita des morts. Jésus attendit trois jours avant de faire lever Lazare de sa tombe. Et au temps de Jésus, vivait un faiseur de miracles encore plus étonnant que lui, si nous en croyons le récit de sa vie et de ses œuvres. Je veux parler d'Apollonius de Tyane. Quant à Cabeza de Vaca, qui mena une vie douillette jusqu'au jour où on lui ordonna de guérir ou de mourir, il ne sut jamais d'où lui venaient ses dons de guérisseur.

Les annales du folklore abondent en guérisons spectaculaires opérées par des hommes et des femmes dont les noms sont maintenant tombés dans l'oubli. Un des traits frappants de ces exploits hérétiques est ce que l'on pourrait appeler la technique de non-reconnaissance. Tout comme Gandhi qui mit en pratique la doctrine de la non-violence, ces « anormaux » pratiquaient la « non-reconnaissance » : ils ne reconnaissaient pas le péché, la culpabilité, la peur ou la maladie... pas même la mort.

Le toubib, de son côté, n'est pas seulement attentif aux moindres symptômes de malaises, il nous inocule la hantise des maladies à têtes d'hydre, qui croissent dans la mesure même où il les affronte avec succès. Nous payons un prix élevé pour les douteux avantages que nous procurent nos « guérisseurs » officiels. Pour bénéficier du privilège d'être remis en état par un expert professionnel on attend de nous que nous sacrifiions les résultats d'années de labeur. À ceux qui ne peuvent s'offrir le luxe de se faire charcuter par un expert, il ne reste plus que la solution de mourir ou de se guérir eux-mêmes. Ce qu'il y a de bizarre dans ces coûteuses réparations, c'est qu'on ne nous offre aucune garantie d'immunité (après la cure ou l'opération) contre l'apparition d'autres maux, souvent pires. Car il semble bien que le processus se déroule à rebours. Plus on nous raccommode et plus nous nous délabrons. Nous continuons peut-être à exister, mais nous ne sommes plus que des cadavres ambulants.

De nos jours, le médecin, l'« homme de l'art » comme nous nous plaisions à l'appeler, tend à disparaître derrière cet étrange triumvirat : le diagnosticien, le laborantin et le pharmacien. La sainte famille qui distribue parcimonieusement ses drogues miracles. Quant au chirurgien, il ne lui reste plus que des miettes, mais ce sont les miettes d'un bon fromage si j'en juge par sa prospérité et son habitude de se saouler à mort.

De temps à autre, aux bains sulfureux, il m'arrive de me trouver en présence d'un parfait spécimen de santé et de vitalité que les docteurs avaient « condamné » depuis bien longtemps. Et leur histoire est la même pour tous : ils ont oublié leur maladie, ils ont cessé d'y penser, ils ont trouvé quelque chose à faire, quelque œuvre désintéressée, une tâche qui leur permettait de se rendre utiles à autrui, et de s'oublier soi-même.

Je ne m'étendrais pas sur ce pénible sujet s'il ne revenait aussi souvent dans les lettres que je reçois comme dans les conversations de mes visiteurs. Peut-être est-ce parce que j'attire les gens qui se livrent à des expériences. Peut-être est-ce parce que j'attire des individus qui luttent courageusement pour percer à jour les supercheries qui nous entourent et qui gênent notre marche à travers la vie. Les gens me font constamment part de faits étonnants, d'événements surprenants, d'expériences stupéfiantes, comme si j'étais un nouveau Charles Fort. Ils se débattent, ils se révoltent, ils font des expériences, ils ont des aperçus de la vérité, ils ont des crises spasmodiques de confiance en soi... et pourtant ils se débattent désespérément dans les mailles d'un filet où ils s'empêtrent de plus en plus. « Chers compagnons de souffrance, ai-je envie de leur dire, je sais que vous êtes embarrassés et déroutés, je sais que vous êtes assaillis de doutes, je sais que vous luttez et que vous cherchez, mais ne serait-il pas plus sage de cesser de lutter (même contre tout effort), plus sage de laisser les doutes douter d'eux-mêmes, de vérifier toutes choses à la lumière de votre propre conscience, et de préparer la voie à la réponse ? » L'un vous dira que les astres lui sont contraires, un autre que son travail le rend fou ou que son patron est un vampire, un autre qu'il a eu un mauvais départ dans la vie ou que sa femme est la cause de toutes ses misères, un autre qu'il n'est pas fait pour vivre dans ce monde pourri, etc.

Tout cela est peut-être vrai — et Dieu sait que tous ces cas ne sont que trop fréquents et trop vrais, hélas ! — et nous éprouvons souvent le besoin de justifier notre inexplicable conduite, mais il demeure que dès l'instant où nous avons décidé de vivre, dès l'instant où nous avons décidé de jouir de la vie, aucun de ces facteurs, si exaspérants, si désolants soient-ils, n'a plus la moindre importance. J'ai connu des infirmes et des estropiés qui étaient des sources rayonnantes de joie et d'inspiration. Et j'ai connu des hommes et des femmes (« qui avaient réussi » et qui étaient perclus d'angoisse et de désespoir. Si nous avions le pouvoir de ressusciter les morts, qu'aurions-nous à offrir que la vie elle-même n'a déjà offert, et continue à offrir, à pleins bords ? Que peut-on dire à ces jeunes gens qui, au moment de devenir des hommes et des femmes, se jettent comme des chiens à vos pieds et mendient une croûte de consolation ? Qu'est-il arrivé à ces jeunes gens qui, au lieu de chambarder le monde avec leurs idées grandioses et leurs actions d'éclat, cherchent sans cesse un moyen d'échapper au monde ? Que se passe-t-il donc, pour que les jeunes soient vieux avant l'âge, pour qu'ils soient ainsi frustrés au lieu d'être libérés ? Qu'est-ce donc qui leur donne l'impression d'être inutiles et inaptes à lutter pour vivre ?

Que se passe-t-il ? La vie nous impose de nouvelles exigences. Les cataclysmes cosmiques auxquels les anciens avaient à faire face ont fait place à des cataclysmes moraux. Le cyclotron n'a pas seulement désintégré les atomes, il a désintégré nos codes moraux. Le jour de colère est sur nous, mais nous ne nous attendions pas à ce qu'il prît cette apparence. Nos commodités sont devenues nos bourreaux : seuls les dieux savent manier le tonnerre et les éclairs. Et pourtant, un vrai jeune homme, un produit de notre époque comme on dit — un Tamerlan, un Alexandre, un Napoléon — rêverait de jeter une bombe qui nous rendrait la santé. Il ne penserait pas aux moyens d'échapper, mais au moyen de tuer et de liquider ses aînés et tout ce qu'ils représentent. Il songerait au moyen de rendre à ce monde fatigué un regain de vie. Il écrirait déjà son nom dans le ciel.

Je connais un jeune Canadien français dont la cervelle bouillonne d'idées de cette sorte. Il sent son génie à deux lieues. Ses lettres sont bourrées d'idées extraordinaires glanées dans tous les domaines imaginables. Il a l'air de connaître toutes les doctrines et tous les dogmes, même les plus ébouriffants, que l'homme a expulsés de sa cervelle torturée. Il peut écrire dans le style d'un sage, d'un poète, d'un fou, ou comme Le second Jésus. Dans une lettre il me porte aux nues, et dans la suivante il m'écrase comme un vermisseau. Il peut mettre Freud et Einstein en pièces détachées, les remonter et faire cuire un agneau dessus. Il peut analyser ses maux imaginaires avec la pénétration et la dextérité d'un pandit hindou. Il peut presque marcher sur les flots, mais il est incapable de nager. C'est le jeune homme le plus aimable, le plus prometteur que je connaisse et, en même temps le plus insupportable. Parfois, il vous tape tellement sur les nerfs que vous avez envie de prendre une hache et de lui en filer un bon coup. Mais quand il veut, il sait vous charmer et roucouler comme une tourterelle. Dans une lettre il a trouvé la solution à tous les problèmes du monde, y compris le sien, et dans la suivante, il ronge impatiemment son frein en attendant sa prochaine incarnation. Aujourd'hui, il ne jure que par Ramakrishna ou Krishnamurti, et demain il n'en aura plus que pour le marquis de Sade ou Gilles de Rais.

La question qui tourmente le plus mon jeune ami est : quel rôle jouerai-je dans la vie ? Joseph Delteil, dans un ouvrage de jeunesse, dit simplement : « Sois potentat ! » Dans le chapitre intitulé « Toi d'abord ! », il commence ainsi : « Fouille-toi les tripes : là sont toute puissance et toute vérité ! La vertu est un mot romain qui signifie estomac. » Il poursuit — je relève quelques phrases par-ci par-là : « Tu as droit de volupté. La vie est ta femme : baise-la à ta guise... Méfie-toi des penseurs : ce sont des paralytiques. De doux et tristes impuissants... Méfie-toi des rêveurs : ce sont des aveugles... Sous prétexte qu'ils ne voient pas le monde, ils le nient1 »

Chesterton, dans son livre sur Dickens, parle longuement de la folie, qu'il apprécie hautement. Dans un chapitre intitulé « Les héros de Dickens », nous trouvons des passages comme celui-ci :

« Il (Dickens) déclarait que la vie était essentiellement deux choses : risible et digne d'être vécue. Les personnages mineurs de Dickens ne s'amusent pas à s'envoyer des épigrammes ; ils s'amusent les uns des autres.

« La clé des héros de Dickens est que ce sont tous des fous de première grandeur... Le fou de première grandeur est un être qui est au-dessus de la sagesse plutôt qu'au-dessous... Un homme peut être vraiment grand tout en étant vraiment fou. Nous constatons cela chez les héros épiques, comme Achille. Je dirai plus, un homme peut être vraiment grand parce qu'il est vraiment fou.

« On remarquera que les grands artistes choisissent toujours des fous de première grandeur plutôt que de puissants intellectuels pour incarner l'humanité. Hamlet exprime les rêves esthétiques et l'inquiétude de l'intellect ; mais Bottom le Tisserand les exprime beaucoup mieux.

« On nous adjure de souffrir joyeusement les fous. Nous mettons toujours l'accent sur le mot « souffrir », et nous interprétons cela comme un appel à la résignation. Il vaudrait peut-être mieux mettre l'accent sur le mot « joyeusement », et que l'intimité des fous nous soit un plaisir et presque un divertissement2. »

Il n'y a pas loin entre être un « potentat » comme nous y invite Delteil, et être un fou de première grandeur, un fou sublime. Dans un ouvrage récent intitulé Jésus II3, Delteil, écrivant avec tout le feu et l'enthousiasme de la jeunesse, plus la divine sagesse du fou, nous offre un morceau de littérature profond et désopilant. Profond parce que désopilant. C'est quelque chose comme le dimanche de la Création, ce livre, et le message qu'il porte est de ceux que l'on ne peut donner que le Septième Jour. On y voit Jésus n°2 courir de-ci de-là comme un poulet à qui on aurait coupé la tête. « Sauve qui peut ! » s'écrie-t-il en galopant d'un bout de la terre à l'autre, en jetant à tous l'annonce de la destruction imminente. Vers la fin, quelque part du côté du mont Ararat, il tombe sur un drôle de bonhomme à l'air grave qui n'est autre que le vieil Adam lui-même. Suit un dialogue délicieux sur les méchants, « ceux » qui sont responsables de tous nos maux. Comme ce Jésus énumère les grands crimes commis au nom de l'humanité (le livre a été écrit tout de suite après la guerre), le vieil Adam hausse les épaules en disant : « Peuh ! Nada, supernada ! » Il est clair que ce Jésus est au bout de son rouleau, et qui plus est, tout près de perdre la raison. Le vieil Adam balaye toutes les atrocités, tous les crimes, toutes les horreurs d'un : « Gestes que tout cela... Jeux de mains, ombres chinoises, phénoménologie. »

« Ce n'est pas là qu'est le mal, dit le vieil Adam, d'une voix suave, et pleine de sous-entendus, une voix aussi inouïe que la première fleur d'amandier. Le mal est à l'intérieur. » Ce n'est pas un acte mais un état, explique-t-il. C'est une forme de l'être, et non de l'action. « Le mal est dans l'âme ! »

Il y eut un silence biblique. On entendait grincer la roue des siècles au fond du ciel... puis une salve de mitrailleuse éclate quelque part... bruit de bottes, rires de soldats...

« Chacun pour soi ! Sauve qui peut ! » s'écrie Jésus.

« Enfant ! dit l'autre... La terre est ronde... ILS sont partout... Même au Jardin d'Éden. »

Jésus reste sans voix.

« Alors quoi ! dit Adam. J'étais là, calme et tranquille, depuis le commencement... Incognito, mon fils : voilà le grand secret. J'ai pris le maquis... le maquis de l'âme. »

Quand vous reposez le livre, vous avez l'impression que les anges de Dieu lui-même vous ont fait pipi dans les cheveux. La verve de l'écriture, le pétillement de l'esprit, le blasphème et l'obscénité désopilants, la perpétuelle liberté dans l'invention, tout cela donne à cet ouvrage une valeur magique. Il n'épargne rien, il ne respecte rien. Et pourtant ce livre est un acte de vénération pure : vénération pour la vie. Quand les muscles de votre estomac cessent de se tordre, quand vous avez essuyé la dernière larme, vous comprenez, non pas qu'on s'est moqué de vous (comme les critiques auraient voulu vous le faire croire), mais que vous venez de quitter un fou de première grandeur, un fou qui vient de vous faire sauter votre caboche pourrie et qui, en fait de sagesse, en fait de salut, vous a emmené faire un tour du côté du « rire inextinguible ».

Et c'est cela, si j'en avais le talent, que je voudrais offrir à mon jeune ami canadien qui consume sa triste jeunesse dans une atmosphère encore plus triste mais qui maintenant, Dieu merci, mène une vie de péché dans cette merveilleuse cité du vice et de la corruption : Paris. Son âme n'a pas encore pris le maquis, mais ça viendra ! Après les maux imaginaires viennent les maux réels. Après l'inoculation, l'immunité. Après l'immortalité, l'éternité. Passent tous les Jésus, le vieil Adam demeure. Adam Cadmus. Les roses trémières ne sont-elles pas splendides ? Pourquoi avez-vous décroché ce crucifix ? Remettez-le à sa place sur le mur ! N'ai-je pas dit que toute crucifixion digne de ce nom est une crucifixion en rose ? «  Sauve qui peut ? » Pouah ! Goûtez-moi ce Liederkranz... c'est sublime...

 

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1. De J.-J. Rousseau à Mistral, Éditions du Capitole, Paris, 1928.

2. Charles Dickens, Methuen & Co., London, 1925.

3. Jésus II, par Joseph Delteil, Flammarion, Paris, 1947.