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Inch Connecticut était le nom du héros d'un feuilleton que Paul Rink brodait pour les gosses, à Partington Ridge. Le feuilleton commença de lui-même, un matin qu'il attendait l'autobus de l'école avec les gosses. C'était une histoire en tous points fantastique et Paul réussit à inventer péripéties sur péripéties, chaque jour, pendant plus d'un an.
Quand j'entendis le nom — Inch Connecticut — j'en devins vert de jalousie ! C'était tellement mieux qu'Isaac Dust ou Saul Delirium ! Je me demandai s'il l'avait vraiment trouvé tout seul.
Les aventures d'Inch Connecticut stimulaient mon esprit de compétition car je venais justement moi aussi d'entreprendre un feuilleton de mon cru pour amuser les enfants au dîner. Le mien relatait les aventures d'une petite fille appelée Chama. (Prononcez Chah-ma.) Chama était le vrai nom d'une petite fille réelle, la fille de Merle Armitage. Merle était venu nous rendre visite un jour avec sa famille, et sa petite fille, Chama, qui était à peu près de l'âge de Valentine, nous avait fait à tous une forte impression. Elle était très jolie, très sûre d'elle et avait l'air d'une princesse indienne. Et pendant des semaines et des semaines, après sa visite, les enfants ne jurèrent que par Chama.
Un soir au dîner, Val me demanda où était Chama. (En ce moment.) Nous avions fait un délicieux repas, le vin avait été excellent, et pour une fois il n'y avait pas eu de disputes. Je me sentais dans les meilleures dispositions du monde.
— Où est Chama ? répétai-je. Eh bien, à New York, je suppose.
— Où à New York ?
— Au Saint-Regis, très probablement. C'est un hôtel. (Je dis le Saint-Regis parce que je trouvais que le nom était pittoresque.)
— Qu'est-ce qu'elle fait ? Est-ce que sa maman est avec elle ?
Brusquement, j'eus une inspiration. Pourquoi ne leur raconterais-je pas une histoire où cette merveilleuse petite fille se trouverait seule dans un hôtel chic au cœur de New York ? Pourquoi pas ! Et là-dessus, je commençai une histoire qui, sans que je m'en doutasse alors, allait devenir un feuilleton à épisodes multiples pendant plusieurs semaines.
Naturellement, ils voulaient que je leur servisse la suite à chaque repas, et pas seulement au dîner. Mais je tordis bien vite le cou à cette idée. Je leur dis que s'ils étaient bien sages — quelle expression dégoûtante ! — je continuerais l'histoire tous les soirs au dîner.
— Tous les soirs ? demanda le petit Tony, étrangement ému.
— Oui, tous les soirs, répétai-je. Mais seulement si vous avez été sages !
Naturellement, ils n'étaient pas sages. Est-ce que les enfants peuvent être sages ? Et, naturellement, je ne leur servis pas l'histoire tous les soirs, comme je l'avais promis, mais ce n'était pas parce qu'ils s'étaient mal conduits.
Au début de chaque chapitre, Chama appelait toujours l'ascenseur. Je ne sais pourquoi, mais cet ascenseur — j'espère qu'il y a des ascenseurs au Saint-Regis ! — les intriguait plus que tous les autres détails que j'inventais au fur et à mesure des aventures de Chama. Cela m'énervait parfois, toutes ces allées et venues dans l'ascenseur, parce que je commençais à me prendre au jeu et à avoir mes petites fiertés d'auteur en imaginant les situations les plus invraisemblables. Quoi qu'il en soit, c'était toujours par l'ascenseur que nous reprenions le fil de notre récit. « Fais encore marcher l'ascenseur, papa ! »
L'aspect de l'histoire qui ne cessait de m'embarrasser, était celui-ci : comment Chama, qui n'était qu'une toute petite fille, pouvait-elle se débrouiller toute seule dans une grande ville comme New York ? Pour cela, j'avais préparé le terrain en leur donnant une idée approximative de New York à vol d'oiseau. (Tony n'avait jamais été plus loin que Monterey, et Val avait été à San Francisco une seule fois dans sa vie.)
— Et il y a combien de gens à New York, papa ? demandait sans cesse Tony.
Et je lui répondais sans cesse :
— Dans les dix millions.
— C'est beaucoup, hein ? disait-il.
— Je te crois que c'est beaucoup ! Plus que tu ne pourrais en compter.
— Moi, je crois qu'il y a cent millions de gens à New York, hein, papa ? Peut-être même mille millions de millions.
— Oui, c'est cela, Tony.
Alors Val :
— Il n'y a pas cent millions d'habitants à New York, dis, papa ?
— Bien sûr que non... Écoutez, personne ne sait combien il y a de gens à New York. C'est cela la vérité. Bon, maintenant, où en étions-nous ?
Alors, une petite voix intervenait :
— Elle est dans son lit en train de prendre son petit déjeuner, tu te rappelles ?
— Oui, elle vient de sonner le groom pour qu'il vienne lui demander ce qu'elle veut pour son petit déjeuner. Il est obligé de prendre l'ascenseur depuis tout en bas, hein, papa ?
Naturellement, j'avais fait de Chama une petite fille élégante et sophistiquée. Si la vraie Chama avait été telle que je la décrivais, son père l'aurait reniée sur-le-champ. Mais Val et Tony la trouvaient tout ce qu'il y a de gentille, si vous voyez ce que je veux dire.
— Qu'est-ce qu'elle disait toujours, papa, quand le garçon frappait à sa porte ?
— « Entrez, s'il vous plaît »1 !
— C'est du français, hein, papa ?
— Bien sûr. Mais Chama pouvait parler plusieurs langues, vous ne le saviez pas ?
— Comme quoi encore ?
— Comme l'espagnol, par exemple, et l'italien, le polonais, l'arabe...
— C'est pas une langue !
— Qu'est-ce qui n'est pas une langue ?
— L'arabe.
— Et qu'est-ce que c'est donc alors, Tony ?
— C'est un oiseau... ou quelque chose.
— C'est pas un oiseau, dis papa ? s'écriait Val de sa voix flûtée.
— C'est une langue, mais personne ne la parle à part les Arabes.
(Rien de tel que de donner des explications correctes aux enfants, dès le berceau.)
— Ça ne fait rien, les langues qu'elle pouvait parler, dit Val. Continue ! Qu'est-ce qu'elle a fait, après son petit déjeuner ?
Moi-même, je me demandais depuis un moment ce que Chama allait bien faire après avoir pris son petit déjeuner. Maintenant, il fallait penser vite.
Peut-être qu'une promenade en autobus ferait l'affaire. En remontant la Cinquième Avenue jusqu'au zoo du Bronx. Le zoo remplirait bien trois chapitres consécutifs...
Chama prenant son bain et s'habillant, sonnant la femme de chambre pour qu'elle vienne la coiffer et tout le reste, téléphonant au directeur pour savoir quel autobus prendre et, surtout, attendant que l'ascenseur arrive au 59e étage, tout cela prenait beaucoup de temps et réclamait beaucoup d'imagination. Quand Chama, vêtue comme une starlet, arrivait dans la rue, je commençais à être fatigué. Je n'avais qu'un désir, c'était de la transporter au zoo le plus rapidement possible, mais non, ils insistaient pour savoir tout ce que Chama voyait en chemin (elle était sur l'impériale) tandis que l'autobus remontait lentement la Cinquième Avenue.
Je leur décrivais, du mieux que je pouvais, les rues et les spectacles que je déteste. Et je ne me contentais pas de partir de la 59e rue, mais du Flatiron Building au coin de la 23e rue et de Broadway. Pour être précis, je partais du bureau de la Western Union, du rez-de-chaussée, là où j'avais eu autrefois mon quartier général, mon dernier quartier général. Ils n'étaient pas très impressionnés, je dois dire, quand je leur racontais qu'une nouvelle vie avait commencé pour moi le jour où j'avais quitté ce bureau et où j'avais remonté Broadway en me sentant dans les dispositions d'un esclave émancipé. Ils voulaient regarder les vitrines, les affiches, les enseignes, les gens ; ils étaient surtout très intéressés par ce débit de jus de fruits à Times Square où, pour dix cents, on pouvait avoir le plus grand verre de jus de fruit glacé de tout New York et de tous les parfums que l'on pouvait désirer. (La Californie, patrie du lait et du miel, des noix et des fruits, ne possède aucun débit de ce genre.)
Pendant ce temps, Chama, assise à côté d'une vieille femme bavarde qui lui offre des cacahuètes, commence à s'impatienter. La vieille dame lui montre les hauts lieux de la ville et Chama l'aide à finir ses cacahuètes. « Faites attention à votre bourse, dit la vieille dame. New York est plein de voleurs. »
— Tu as été voleur autrefois, hein, papa ? dit Tony.
Je fais celui qui n'a pas entendu, mais il insiste.
— Tu as été en prison et tu t'es échappé en creusant un trou dans le mur, dit Val. C'était en Afrique, quand tu étais dans la Légion étrangère, n'est-ce pas, papa ?
— C'est vrai, Val.
— Mais tu as été voleur, dis, papa ? dit encore Tony.
— Eh bien, oui et non. J'étais voleur de chevaux. C'est différent. Je n'ai jamais volé de l'argent aux enfants.
— Tu vois, Val !
Heureusement, nous passions à ce moment-là devant le Rockefeller Center. Je leur montrai les patineurs sur glace.
— Pourquoi est-ce qu'il ne gèle jamais en Californie ? demanda Tony.
— Parce qu'il ne fait jamais assez froid. (Cette réponse était facile.)
Central Park les impressionna. C'était tellement grand, tellement beau. Je ne parlai pas des flics qui se glissent la nuit, dans les buissons, pour faire la chasse aux amoureux. Au lieu de cela, je leur dis que tous les matins avant d'aller travailler, j'allais faire une promenade à cheval.
— Tu nous as promis un cheval, tu te rappelles ?
— Oui, quand est-ce qu'on l'aura ?
Passant devant un vieil hôtel particulier à ma droite, je songeai à l'époque où j'allais livrer des vêtements pour Isaac Walker & Sons dans cette sinistre demeure. Je songeai en particulier au vieil Hendrix qui vivait seul, entouré d'une armée de domestiques en livrée. Quel irascible vieillard, même lorsque son foie le laissait tranquille ! Je songeai aussi à la famille Roosevelt, le père, Emlen, et ses trois grands fils, tous banquiers, descendant chaque matin, tous les quatre de front, la Cinquième Avenue jusqu'à Wall Street, hiver comme été, sous la pluie ou le soleil, et revenant après le « travail ». Ils portaient des cannes, mais ni gants ni manteaux. Merveilleux de faire une promenade comme ça tous les matins, quand on peut se le permettre. Mes « promenades » le long de la Cinquième Avenue avaient un tout autre caractère. Elles tenaient plus du vagabondage que de la promenade hygiénique. Et sans canne, naturellement.
J'arrêtai l'histoire ce soir-là à l'entrée du zoo. J'oubliai, en commençant le chapitre suivant, que j'avais laissé Chama en quête des éléphants, et distraitement je descendis à l'Aquarium. (L'Aquarium était devenu mon repaire à l'époque de l'Atlas Portland Cernent Company. Comme je n'avais pas d'argent pour déjeuner, je passais le temps en étudiant la vie sous-marine.) Mais je venais à peine de terminer la description de la seiche que Val se rappela brusquement que Chama était au zoo. Alors nous revînmes au zoo auquel nous ne consacrâmes pas moins de sept soirées. En fait, je commençais à me dire que nous n'en finirions jamais avec toutes ces bêtes passionnantes.
Le huitième jour nous quittâmes tout de même le zoo et allâmes prendre le ferry-boat pour visiter Staten Island (l'île des réprouvés), puis un autre pour Bedloe's Island, où nous fîmes l'ascension de la statue de la Liberté. (Ici, une digression sur la petite statue de la Liberté du pont de Grenelle, à Paris.) Et ainsi, soir après soir, nous allions et venions dans la ville, en faisant mille crochets et détours, avec de temps en temps une incursion au Luna Park de Coney Island ou à la plage de Rockaway. Parfois c'était l'été, d'autres fois c'était l'hiver, mais les enfants ne paraissaient pas remarquer les brusques changements de saison.
De temps en temps, ils voulaient savoir où Chama prenait l'argent qu'elle dépensait chaque jour sans compter. Je répondais (astucieusement) que son père, un homme très riche, avait laissé au directeur de l'hôtel une somme d'argent pour subvenir à tous ses besoins.
— Mais le directeur ne lui remettait jamais plus de deux dollars à la fois, ajoutais-je.
— Ça fait beaucoup d'argent, hein papa ? dit Tony.
— C'est beaucoup pour une petite fille, oui. Mais la vie est très chère à New York. (Je n'osais pas lui dire ce que certains parents riches donnent à leurs petites filles comme argent de poche.)
— Tu ne nous as jamais donné plus d'un quarter2, dit Val d'un air songeur.
— C'est parce que nous habitons à la campagne, dis-je. Il n'y a pas beaucoup d'occasions de dépenser de l'argent par ici.
— Mais si, dit Tony. J'ai dépensé un dollar, un jour, au State Park.
— Oui, et après tu as été malade, dit Val.
— J'aime pas les quarters, dit Tony. J'aime les pennies.
— C'est bien, dis-je. La prochaine fois que tu demanderas un quarter, je te donnerai des pennies.
— Combien ?
— Vingt-cinq.
— Ça fait plus qu'un quarter, hein ?
— Beaucoup plus, dis-je. Surtout pour les petits garçons.
Quand je fus à court d'idées, je décidai d'envoyer Chama chez ses parents qui habitaient au Nouveau-Mexique. Elle prendrait l'avion et je me dis que ça leur donnerait le frisson d'avoir une description des merveilles de notre vaste et glorieux continent vu d'en haut. Aussi, j'embarquai Chama sur une petite ligne bon marché dont les appareils font de fréquentes escales et les détours les plus invraisemblables pour charger du fret.
Chama s'envola, un beau matin de printemps, de l'aéroport de La Guardia en direction de l'Ouest. J'expliquai que l'Ouest ne commence vraiment que lorsqu'on a franchi les montagnes Rocheuses. « Là où vivent les cow-boys et les Indiens et les serpents à sonnettes. » Pour eux, cela voulait dire la Californie, surtout les serpents à sonnettes. Mais de toute façon, leur expliquai-je, Chama devrait changer d'avion à Denver.
— Denver n'est pas tout à fait sur le chemin, dis-je, mais l'avion doit y faire escale pour prendre un cadavre vivant.
— Un cadavre vivant ? s'écria Val. Qu'est-ce que c'est que ça ?
— C'est un cadavre qui n'est pas encore tout à fait froid, dis-je. (Mais je vis aussitôt que cela n'expliquait rien.) Bon n'en parlons plus, dis-je. Et je fis atterrir l'avion au beau milieu d'une tribu d'Indiens en grande tenue, peintures de guerre, plumes, clochettes, tambours et le reste.
Pourquoi des Indiens ? D'abord pour faire oublier le cadavre vivant, qui était une erreur de ma part, et ensuite pour que Chama ait un digne aperçu de l'accueil chaleureux des vrais fils du Far West. Je leur dis que son papa, Merle, avait vécu autrefois parmi les Indiens, et qu'il avait amené Caruso, Tetrazini, Melba, Titta Ruffo, Gigli et d'autres célébrités pour leur présenter les Indiens... précisément à cet endroit.
— C'est qui, ce Cazzini, ce Ruffio ? demanda Val.
— Oh, j'ai oublié de vous le dire. Ce sont de célèbres chanteurs d'opéra. Et le père de Chama, Merle, vous vous souvenez, était autrefois imprésario, un très grand imprésario.
— C'est quelque chose comme un empereur ?
— Presque, Val, mais pas tout à fait. Un imprésario est un monsieur qui cherche des théâtres et des salles de concerts pour les chanteurs — comme le Carnegie Hall ou le Metropolitan Opera.
— Tu ne nous y as jamais emmenés, dit doucement Tony.
— C'est un monsieur, poursuivis-je sans tenir compte de l'interruption, qui gagne sa vie en organisant pour les chanteurs des tournées dans le monde entier. Il leur trouve des engagements et on le paie pour ça, vous comprenez ? (Ils ne comprenaient pas, mais ils avalèrent l'explication.) Tenez, dis-je pour leur rendre les choses plus claires, supposons que toi, Val, deviennes un jour une grande chanteuse. (Ne t'ai-je pas toujours dit que tu avais une très jolie voix ?) Eh bien, il faudrait que tu trouves une salle pour chanter, n'est-ce pas ?
— Pourquoi ?
— Eh bien, pour que les gens puissent t'écouter.
Elle hocha la tête d'un air grave, mais je voyais qu'elle était tout aussi déconcertée.
— Est-ce que je ne pourrais pas chanter à la radio ? demanda-t-elle.
— Oui, bien sûr, mais il faudrait d'abord que quelqu'un t'engage. N'importe qui ne peut pas chanter à la radio.
— Est-ce qu'ils voyageaient ensemble ? demanda Tony.
— Quand ? dis-je.
— Quand ils faisaient des tournées dans le monde, comme tu as dit.
— Bien sûr ! C'est comme ça que Merle a fait la connaissance des Zoulous et des Pygmées...
— Est-ce qu'ils ont chanté pour les Zoulous aussi ?
Tony commençait à être très excité maintenant. Il se rappelait les Zoulous parce qu'une de mes admiratrices, une femme de Pretoria, lui avait envoyé une carabine zouloue — en bois — ainsi que d'autres objets curieux de fabrication zouloue. À une époque, j'avais fait de mon mieux pour jouer aux Zoulous. Un peuple magnifique, ces Zoulous. Ce n'est pas tous les jours que vous avez l'occasion de faire leur éloge.
Cependant... Et ils avaient complètement oublié où nous en étions. Moi aussi.
Bon, il y a toujours l'Afrique. Pourquoi pas l'Afrique ? (« Docteur Livingstone, je suppose ? ») Ce fut une merveilleuse chevauchée en zigzag ; après une incursion du côté des mines d'or, nous nous lançâmes sur les traces du royaume perdu de la reine de Saba, mais nous ne le découvrîmes pas. Je les emmenai ensuite à Tombouctou, et nous n'échappâmes que de justesse aux sanguinaires Touaregs. C'est le désert qui les impressionna le plus, probablement parce qu'il ne finissait jamais ; et aussi parce que nous eûmes terriblement soif et qu'il n'y avait pas la moindre oasis en vue. De temps en temps, nous apercevions des villes suspendues, la tête en bas dans le ciel. Ça aussi c'était passionnant. Très. À la fin, nous arrivâmes au royaume des animaux : les lions et les tigres, les éléphants, les zèbres, les autruches, les gazelles, les girafes, les singes, les chimpanzés, les gorilles... Ils vivaient tous ensemble et marchaient sans faire de bruit, paisiblement, comme dans un ballet. Il y avait beaucoup de place pour tout le monde, même pour les criquets et les sauterelles.
L'histoire aurait pu continuer indéfiniment si Paul Rink n'avait pas entrepris les aventures de ce Inch Connecticut. Paul était un conteur né, et il savait mieux que moi inventer les détails qui tenaient son auditoire en haleine. Et puis le héros de son feuilleton, Inch Connecticut, était un « surhomme ». Mon histoire fut donc reléguée aux archives, avec Conan Doyle, Rider Haggard et les autres. Les surhommes ne s'intéressent pas à la faune de l'Afrique. Et me voilà un pied en l'air. Mais heureux de l'expérience. J'avais appris quelque chose, une petite chose qui est valable même lorsqu'il s'agit de retenir l'attention des adultes. C'est ceci : il ne faut pas leur donner tout le morceau à la fois, même le lion mange bouchée par bouchée. Un écrivain devrait savoir cela dès le début, mais les écrivains sont de drôles d'animaux : ils apprennent souvent les choses après coup.
Autre chose... Lorsque, par exemple, mon fils Tony proteste quand je veux lui enlever des mains une histoire à faire peur, quand il me dit : « Mais les petits garçons aiment un meurtre de temps en temps ! » on ne devrait jamais prendre une telle remarque au sérieux. Naturellement, il n'est pas capable de lire le texte, il le saisit par les images, et les images, nous le savons, sont terriblement réalistes. Mais ce n'est pas la même chose de regarder des livres illustrés (comiques ou horribles) et d'assister à un film sanglant en compagnie d'un garçon de cinq ans qui vous dit qu'il aime bien un meurtre de temps en temps. Les enfants n'aiment pas le meurtre. Du moins pas à la façon dont nos héros de cinéma le commettent. Ils adorent des personnages comme le roi Arthur ou Lancelot, je l'ai découvert à ma joie et à ma grande surprise. Ces héros combattent loyalement. Ils ne font pas éclater la cervelle d'un homme avec un pavé ou une barre de fer. Ils ne frappent pas un homme à coups de pied dans les dents quand il est à terre. Ils chargent avec de longues lances brillantes, et quand ils utilisent l'épée à deux tranchants, c'est au cours d'une bataille où l'adresse a sa part aussi bien que la force. Si un chevalier a fait sauter l'épée de la main de son adversaire, il la lui rend généralement. Les chevaliers, les chevaliers de l'ancien temps, ne s'abaissent pas à ramasser une bouteille brisée pour en mutiler la face de leur adversaire. Ils combattent selon un code, et même les petits garçons de cinq ans sont capables d'apprécier les beautés d'un code de l'honneur.
Je me trompe peut-être. Peut-être les enfants des villes, même à un âge aussi tendre, prennent-ils plaisir aux films de gangsters et tout cela contribue-t-il à faire d'eux les citoyens que nous connaissons. Mais pas les petits garçons de la campagne...
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1. En français dans le texte.
2. Pièce de vingt-cinq cents, ou pennies comme disent les enfants. (N. d. T.)