5
« Maintenant la paix et le calme de Scheveningen opèrent comme un anesthésique », ainsi que me l'écrivait mon ami Jacobus Hendrick Dun, vers 1922 ou 1923.
Je pense souvent à cette curieuse phrase quand je prends un bain sulfureux et qu'il n'y a pas une âme en vue ; rien que la mer, le ciel et les phoques. Quelques heures de communion avec les éléments éliminent tous les déchets accumulés à la base de la boite crânienne, résultat de conversations avec les visiteurs, lecture de manuscrits ennuyeux, lettres à des poètes, professeurs et imbéciles de toutes catégories. Étonnant de voir comme les sources intérieures se remettent tout naturellement à couler dès que l'on s'abandonne à la paresse pure et simple.
Aux bains, je tombe généralement sur Oden Wharton, un octogénaire qui a eu le bon sens d'abandonner à quarante-cinq ans une situation de cent mille dollars par an comme agent exécutif d'une entreprise métallurgique. Et de ne faire absolument rien ! Il y a près de quarante ans maintenant qu'Oden fait cela à la perfection, et sa conscience ne le trouble pas le moins du monde. On se demande, quand on parle avec Oden, si le monde s'en irait vraiment à vau-l'eau si on balançait tout pour vivre comme marguerites dans un pré. Il n'a plus un sou vaillant maintenant, le cher Oden, mais Dieu veille sur lui. Il a mis des années à manger la fortune qu'il avait amassée quand il était dans les affaires. Il en a consacré quelques-unes à pêcher et à chasser dans les forêts du Maine avec un guide. À l'entendre, ce fut une époque idyllique.
Maintenant qu'il a vraiment pris sa retraite, un couple, Ed et Betty Eames, s'occupe d'Oden. Par « s'occupe de », je veux dire qu'ils attendent patiemment qu'il meure d'une attaque1. Oden n'est jamais malade, et il ne s'ennuie jamais. Il vit ses journées comme un papillon. S'il y a quelqu'un à qui parler, il parle ; sinon, il lit. Deux fois par jour, ponctuel comme Emmanuel Kant, il va faire une promenade jusqu'aux bains et revient. Un kilomètre et demi en tout. Juste ce qu'il faut pour empêcher ses muscles de s'atrophier. La lecture entassée près de son fauteuil est suffisamment inoffensive pour lui permettre de s'endormir à huit heures ; à défaut, la radio remplira cet office.
J'ai toujours plaisir à parler avec Oden. Mais j'ai encore plus de plaisir à parler avec « Butch ». « Butch », comme nous l'appelons, est le petit garçon des Eames. Il a à peu près le même âge que mon Tony et est doué d'un caractère angélique. De temps en temps, j'emmène Tony jouer avec Butch pendant que je vais prendre un bain. De tempérament, ils sont aussi différents que les deux faces d'une pièce de monnaie.
Il n'y a guère qu'un an environ que Butch est capable de marcher correctement. Il est né avec un pied-bot, deux yeux louchons et une excroissance sur le nez qui menaçait de le faire ressembler à Cyrano de Bergerac. Après de multiples opérations et de fréquents séjours à l'hôpital, tous ces défauts ont disparu. Je me trompe peut-être en attribuant l'incroyable douceur de son caractère aux privations, frustrations et souffrances qu'il a endurées quand il était tout petit. Quoi qu'il en soit, je ne connais pas d'enfant qui ressemble à Butch dans ce pays.
Il vient toujours vous accueillir en courant, encore un peu chancelant sur ses jambes, les yeux toujours prêts à chavirer semble-t-il. Mais quelle chaleur émane de lui, quelle franchise, quelle lumière ! Il vous donne l'impression que vous êtes un envoyé de Dieu, comme si vous lui apparaissiez à travers une vision.
— J'ai des chaussures neuves, regardez ! vous dit-il en tendant un pied comme s'il était revêtu d'or ou d'albâtre. Je peux courir maintenant. Vous voulez voir ? (Et il fait quelques mètres en courant, se retourne brusquement et vous regarde avec un sourire radieux, céleste.)
Que peut-il y avoir de plus merveilleux pour un garçon de sept ans que de marcher, courir, sauter ? Lorsque Butch fait cela, vous comprenez que même si nous ne possédions que ce don animal, ce serait déjà une bénédiction pour nous. Butch donne aux moindres exercices physiques la signification d'un jeu divin. Et tous ses gestes sont comme des prières d'action de grâces, la jubilation d'une créature angélique.
Comme tous les enfants, il aime les cadeaux. Mais si vous tendiez à Butch une pierre du chemin en lui disait que c'est pour lui, il l'accepterait et vous remercierait avec la même exubérance reconnaissante qu'un autre gamin à qui vous auriez offert une locomotive en or. Le bistouri du chirurgien, les longues journées dans un lit d'hôpital, l'absence de camarades, l'attente, l'espoir, les craintes qu'il a dû connaître dans les profondeurs de son âme, tout cela a contribué à « attendrir » sa nature. Il est incapable d'imaginer qu'on puisse lui vouloir du mal, même un camarade brutal et insensible. Dans son innocence, sublime à voir, il n'attend des autres que douceur et bonté. Ni rancune ni jalousie. Certes, il aimerait bien avoir des camarades de son âge et de sa taille, et pas trop violents ou malfaisants, mais s'il est seul, ce qui lui arrive la plupart du temps, il sait se contenter des oiseaux, des fleurs, de quelques jouets bizarres et d'un inépuisable fonds de bon naturel. Et quand il se met à parler, c'est comme un oiseau qui gazouille dans votre oreille.
Butch ne réclame jamais rien, à moins que vous ne lui ayez promis quelque chose. Mais, même dans ce cas, il vous le demande d'une façon telle — pensant que vous aviez oublié votre promesse — que vous sentez qu'il vous a déjà pardonné à l'avance. Butch est incapable de penser de quelqu'un qu'il est un « sale type ». Ou un « imbécile ». S'il tombe, et s'il se fait vraiment mal, il ne se met pas à pleurnicher en attendant que vous veniez le relever. Non, Monsieur ! Les yeux pleins de larmes, il se relève et vous adresse un de ses sourires d'ange qui, dans son langage, signifie : « C'est seulement la faute de mes pauvres pieds, vous savez ! »
Un jour, peu après sa dernière opération aux yeux, Butch vint nous faire une visite. Tony n'était pas là et le vieux tricycle qu'il avait abandonné se trouvait dans le jardin. Butch demanda la permission de monter dessus. Il n'avait jamais fait de bicyclette, et pour compliquer les choses, il ne voyait pas encore très bien. Il voyait double, m'avait-il dit. Il déclara cela, naturellement, comme si c'était là une sensation délicieuse. Je lui appris à se servir du guidon, à garder l'équilibre, etc. Il lui fallut du temps pour y arriver. Ses pieds n'étaient encore pas très assurés. Toutes les fois qu'il prenait un tournant un peu trop court, son corps oscillait dangereusement. Parfois il tombait, mais il remontait en un clin d'œil, toujours souriant, toujours heureux.
Quand il fut temps pour Butch de partir, je compris qu'il lui fallait ce vélo. Il ne valait pas grand-chose, mais pour s'entraîner cela pourrait aller. Je lui expliquai que dès que Tony reviendrait, je lui demanderais de le lui donner. (Je savais que Tony accepterait parce que je ne pourrais pas mieux faire que de lui en acheter un neuf à la place.) Je dis à Butch que j'irais en ville le lendemain pour acheter un vélo neuf à Tony et que je lui apporterais le vieux.
— Alors vous viendrez demain ? me dit-il en partant.
Toute la journée, je revis son expression quand il comprit qu'il allait hériter du vieux vélo de Tony. Naturellement, je partis très tôt le lendemain matin pour aller en ville. Malheureusement, je ne pus trouver de bicyclette de la taille de Tony au magasin où j'avais un compte ; il fallait le commander et attendre quelques jours. Et je n'avais pas d'argent pour en acheter un ailleurs.
(Tout coûte une fortune aujourd'hui. J'avais acheté autrefois un vélo de course à un coureur des Six Jours à Madison Square Garden pour le prix que l'on demande maintenant pour un vélo de gosse.)
J'aurais dû aller trouver Butch ce soir-là et lui expliquer la situation. Mais je ne l'ai pas fait. J'espérais qu'il ne serait pas trop impatient... et qu'il me pardonnerait, comme il le fait toujours, quand je le verrais. Ce n'est que quatre ou cinq jours plus tard que je pus aller chez les Eames, avec le vieux vélo caché dans la malle de la voiture. Butch m'attendait, comme si nous avions rendez-vous ce jour-là. Je vis qu'il était sur le qui-vive. Mais en même temps, je ne pouvais m'empêcher de remarquer qu'il était prêt à toute déception.
— Eh bien, Butch, comment vas-tu ? lui criai-je en sautant à terre et en le serrant dans mes bras. Tout en m'embrassant, il jeta furtivement un regard par-dessus mon épaule vers l'intérieur de la voiture.
— Je vais très bien, dit-il, le visage radieux, les mains dansant de joie.
Pour ne pas le faire languir plus longtemps, j'ouvris la malle de la voiture et je retirai le vélo.
— Oh ! s'écria-t-il, transporté d'enthousiasme maintenant. Alors vous l'avez apporté ! Je pensais que vous aviez oublié.
Puis, il me dit qu'il m'avait attendu tout le temps et que toutes les fois qu'une voiture passait sur leur chemin, il croyait que c'était moi.
Je me sentais malheureux, d'abord de l'avoir fait attendre si longtemps, et ensuite de lui faire cadeau d'un vélo en si mauvais état. La selle ne tenait plus, les poignées étaient déchirées, et je crois bien qu'il manquait une pédale. Mais Butch n'avait pas l'air de s'en soucier. Il me dit que son grand-père l'arrangerait pour lui.
Sur le chemin du retour, je me mis à imaginer ce que serait l'avenir de Butch. Je me disais qu'il avait quelque chose que possèdent bien peu d'enfants américains. Si l'armée ne le prenait pas pour en faire de la chair à canon, il irait loin. Il était déjà un petit Ramakrishna. Je veux dire, un de ces rares produits du sol — de n'importe quelle époque, sous n'importe quel climat — un être d'une haute spiritualité, un être pénétré d'amour. Un passage d'un livre me revint à l'esprit — à propos des enfants de Tchoung-King :
« Il y a de telles qualités de cœur chez ces enfants abandonnés de Tchoung-King que je recommence à croire, comme je le croyais il y a de nombreuses années, que cela vaudrait beaucoup mieux si le monde était abandonné aux enfants et si l'on exécutait sans douleur tout individu atteignant l'âge de douze ans2. »
Malgré tout ce que l'on dit sur notre dévouement et les sacrifices que nous faisons pour nos enfants — et on en parle beaucoup trop — l'enfant américain n'est pas heureux avec ses parents ; et ce qui est pire, il n'est pas heureux avec lui-même. Il sent qu'il est un embarras, un problème, et qu'on se débarrasse de lui avec de l'argent. Nul éducateur américain ne pourrait parler des relations harmonieuses qui règnent entre parents et enfants comme Keyserling a parlé des Japonais dans son Journal de voyage. Mais aussi, il n'y a pas un Européen, pas un Oriental qui pourrait décrire la femme américaine comme Keyserling a décrit la femme japonaise. Laissez-moi citer un paragraphe :
« Tout homme doué d'un certain sens du style, c'est-à-dire tout homme qui n'attend pas d'un papillon qu'il se conduise comme un hippopotame, ne peut avoir qu'une opinion sur la femme japonaise, à savoir qu'elle est une des créatures les plus parfaites, l'un des rares produits les plus entièrement accomplis de cette création... Il est vraiment trop délicieux de contempler des femmes qui ne sont que grâce et douceur ; qui ne prétendent à rien d'autre qu'à ce qu'elles sont, qui n'ont pas l'ambition de montrer plus que ce qu'elles savent faire, et dont le cœur est raffiné à l'extrême. Au fond de leur âme, il n'y a pas beaucoup de filles européennes qui désireraient être plus que leurs sœurs d'Extrême-Orient : elles veulent plaire, elles veulent être parées de toutes les grâces féminines aussi bien que s'intéresser à toutes les choses de l'esprit. Combien d'entre elles qui n'ont apparemment que des aspirations intellectuelles ne pousseraient un soupir de soulagement si elles pouvaient renoncer à leurs moyens de conquête tortueux, chose dont il est difficile de se passer dans leur monde, et de se présenter comme le font les femmes japonaises ! Mais c'est justement là ce qu'elles ont le plus de mal à accomplir, c'est là qu'elles échouent lorsqu'elles essayent de le réaliser. La jeune fille moderne est déjà trop consciente pour atteindre la perfection dans sa forme naïve, trop savante pour une existence toute de grâce et de douceur, et surtout, elle est d'une nature trop riche pour pouvoir réaliser toutes ses possibilités. Il n'y a pas une beauté de l'Occident moderne qui pourrait rivaliser en élégance du corps et de l'esprit avec une dame japonaise de bonne éducation3. »
J'ai déjà mentionné plus haut, dans ce livre, que le nouvel aspect de Big Sur se révèle à travers les enfants qui y sont nés depuis 1944, date de mon arrivée ici. Il ne fait pas de doute que les enfants jouèrent un rôle important au temps des pionniers, quand les Pfeiffer, les Harlan, les Post et autres s'installèrent dans la région. La plupart de ces enfants sont maintenant grand-pères et grand-mères. Aujourd'hui, il n'y a plus une seule famille qui, tels les Harlan, puisse se suffire à elle-même. (Pendant plusieurs décades, les Harlan vécurent en ignorant totalement l'usage de l'argent.) Non, l'ancien temps est révolu à jamais. L'avenir appartient aux enfants qui peuplent la petite école rurale.
Ce qui me frappe le plus, chez ces enfants, c'est leur individualité. Tous ces enfants ont une personnalité bien marquée, un caractère bien défini et tous ont leur façon très personnelle de se comporter. Il y en a, comme le fils des Dayton, dont le père est bûcheron, qui vivent à l'écart de la communauté et apprennent chez eux. D'autres, trop jeunes encore pour aller à l'école, accompagnent leur père au travail et ne sont pas plus gênants que s'ils étaient restés à la maison avec leur mère surchargée de travail. Parfois la mère, entre des phases de mariage et de divorce, est obligée de travailler au-dehors ; l'enfant doit alors se débrouiller seul presque toute la journée, ce qui lui donne beaucoup plus tôt le sentiment de ses responsabilités.
Je pense à un petit camarade de Tony que j'aime tout particulièrement : Mike Hougland, ou « Petit Mike » comme tout le monde l'appelle. Le petit Mike était déjà un personnage à quatre ans. Une fois, il passa une semaine chez nous pendant que sa mère était partie en voyage et toute la famille fut enchantée de cette nouvelle recrue. Jamais je n'ai vu un enfant aussi gentil, aussi calme et silencieux. Vous pouviez lui demander n'importe quoi, il disait toujours oui, mais d'une petite voix si faible que vous l'entendiez à peine. Même lorsque vous lui donniez à manger quelque chose qu'il n'aimait pas, ou qu'il ne connaissait pas, il disait oui de sa petite voix à peine perceptible. Parfois, pour le taquiner, pour voir s'il pouvait dire non, je lui demandais s'il voulait que je lui donne une fessée. Et il répondait : « Oui. » Parfois, il changeait et disait : « Oui, s'il vous plaît. »
(Le premier mot que Tony ait dit fut non. Il ne le disait pas, il le lâchait comme une bombe. NON ! Il mit bien un an avant d'apprendre à dire oui.)
Oui, Mike était adorable. Et, comme Sparkie à la radio (le programme préféré des gosses !), il tenait plus de l'elfe que de l'enfant. Sparkie, comme chacun le sait, débite des phrases incompréhensibles et d'une voix abominable, atroce, mais les enfants en raffolent.
Ce qui fait le charme de Mike, c'est son silence. Un silence profond, lourd de sens. Un silence qui fait penser aux sages, aux saints. Un saint du genre de Joseph de Cupertino. Ceux qui ont lu les admirables pages que Cendrars lui a consacrées se rappellent peut-être qu'il fut recueilli par les moines en raison de sa magistrale lourdeur d'esprit. Aux yeux de Dieu, il était un des élus. C'était son amour extatique qui le soutenait dans ses démonstrations spectaculaires de lévitation.
Mike n'a rien d'un lourdaud, en dépit de son silence, de sa tendresse et de ses manières d'elfe. Au contraire, il est un perpétuel sujet d'émerveillement et de mystification. J'achetai un jour à Tony une pompe à incendie très chère avec mon dernier argent à la banque ; une semaine plus tard, elle appartenait à Mike. Ils avaient fait un échange. Un marché très honnête d'ailleurs, car après avoir joué trois jours avec sa pompe à incendie, Tony n'en avait plus voulu. (Cela parait affreux à dire, mais c'est la pure vérité.)
Mike peut jouer pendant des mois avec un jouet cassé, n'importe quel objet jeté au rebut. Quand il veut avoir un avion — un de ces avions en bois qui ne coûtent que dix cents — il n'en demande qu'un et pas une douzaine à la fois. Il a du génie pour leur faire accomplir des vols tout à fait exceptionnels. Pas Tony. Tony tient de son père qui préfère abandonner une voiture sur la route et faire le reste du chemin à pied, plutôt que de soulever le capot et de se salir les doigts. Ce n'est pas tant pour ne pas se salir les doigts, c'est qu'en réalité... son père sait bien qu'il est incapable de réparer quoi que ce soit et en particulier des mécaniques.
Les trois garçons Lopez, au contraire, savent réparer n'importe quoi, oui, absolument n'importe quoi et s'adapter à n'importe quelle situation, bien avant d'être des adultes. La famille Lopez, je dois le dire tout de suite, représente pour moi la famille idéale. Le père, d'origine mexicaine, est un de ces travailleurs mal rétribués et tout homme de bon sens préférerait se faire couper la main droite plutôt que de perdre ses services. La mère est une mère au sens véritable du terme. Du Mexique, ils ont amené avec eux ces précieuses qualités que les Américains ont tendance à sous-estimer et même à exploiter : patience, sensibilité, respect, sens de l'honneur, gentillesse, humilité, indulgence et capacité d'amour illimitée. Les enfants Lopez reflètent toutes les vertus de leurs parents. Ils sont trois garçons, dont deux jumeaux absolument semblables, et une fille qui est l'aînée. Ils forment une grande famille. Presque une sainte famille, dirai-je. Avec eux le mot famille prend un sens. Rien ne peut la menacer de l'intérieur et rien ne peut l'atteindre de l'extérieur. Ils ont eu une vie dure ici, dans « le pays des hommes libres et courageux », comme tous les Mexicains. Mais ils ont gagné l'affection et le respect de tous ceux qui les connaissent et qui les ont vus se débattre contre les pires difficultés.
Lorsqu'une des mères de la communauté veut se décharger de son enfant sur quelqu'un pour une journée, ou un jour et une nuit, ou une semaine, ou même un mois, c'est toujours à la famille Lopez qu'elle s'adresse. Rosa Lopez ne vous dira jamais non. Le mot n'existe pas dans son vocabulaire. « Si, Señora ! », dit-elle, et elle prend l'enfant dans son bercail comme si c'était le sien. Et là, dans cette cabane immaculée et déjà surpeuplée qu'ils appellent leur home, cet enfant américain verra, pour la première fois de sa vie, une image de la Madone, un cierge allumé sous un crucifix, un rosaire suspendu à un clou du mur. Et peut-être aussi, pour la première fois, cet enfant américain verra-t-il un adulte joindre les mains pour prier, baisser les yeux en répétant une litanie. Je ne suis pas catholique ; je n'ai rien à faire des mômeries et du blabla dont s'accompagne le catholicisme. Mais j'ai un profond respect pour la famille Lopez, qui est une ardente et dévote famille catholique. Quand je vais les voir, j'éprouve les mêmes sentiments que l'on devrait avoir, mais qu'on a rarement, quand on sort d'une église. J'ai l'impression que la présence de Dieu s'est manifestée. Et bien que je sois contre les rosaires, crucifix, icônes et chromos de la Madone, je dis qu'il est bon qu'il y ait une famille à Big Sur où ces accessoires de la foi soient en évidence et communiquent ce qu'ils sont censés communiquer.
Les garçons sont de joyeux lascars, heureux de vivre, actifs et toujours prêts à se rendre utiles à la maison. Pas une trace de méchanceté, de mesquinerie ou de vulgarité en eux. Comme c'est si souvent le cas en Amérique, les enfants des familles étrangères et en particulier des étrangers pauvres, semblent posséder un goût, une sensibilité et une abondance de ressources innés qui font défaut à la plupart des enfants américains. Mais les enfants Lopez possèdent quelque chose en plus : une nature chevaleresque. S'ils sont obligés de jouer avec des enfants plus jeunes qu'eux, ce qui est fréquemment le cas, ils les prennent en charge comme nul adulte ne saurait le faire. Ce que j'aime tout particulièrement chez eux, c'est leur façon de jouer directe et virile. Ils ont une vitalité et un sens du jeu qui paraissent innés. Jamais vous ne les verrez pleurnicher ou se plaindre. À cinq et six ans, ils étaient déjà de petits hommes. Quant à Rosita, la fille aînée, elle était déjà une petite maman avant de savoir marcher.
Comme jardinier et homme de peine, Señor Lopez n'a jamais eu les moyens d'offrir à ses enfants des jouets de prix. Il n'était déjà que trop heureux qu'ils soient tous en bonne santé. Il adorait ses enfants et savait s'y prendre avec eux : gentiment mais fermement. Sa femme, Rosa, avait à peine le temps d'accomplir toutes ses besognes quotidiennes. Ils ne possédaient aucune des commodités que même les familles américaines les plus pauvres considèrent comme indispensables. (J'utilise l'imparfait parce que je parle du temps où ils vivaient à Krenkel Corners, à l'époque où, nous aussi, étions coupables d'abuser de la générosité naturelle de Rosa.) Non, les Lopez n'ont jamais connu le luxe. Ils considéraient comme un bienfait que Señor Lopez ait du travail — peut-être pour toujours.
Les enfants souffraient-ils des moyens très limités de leurs parents ? À peine. Tout comme en Espagne où l'on rencontre les enfants les plus heureux de toute l'Europe, nu-pieds, en haillons, sales et généralement sous-alimentés — et qui mendient souvent dès l'âge de trois ou quatre ans — à Big Sur, c'est dans les foyers des familles les plus pauvres qu'il faut pénétrer pour trouver cette joie et ce contentement, cette spontanéité, cet amour de la vie, dont font toujours preuve les enfants Lopez. Dans un livre consacré aux jeux des rues de Londres, Norman Douglas, auteur de South Wind, démontre clairement que les enfants qui s'amusent le plus, les enfants qui ont le plus d'esprit d'invention, sont ceux qui n'ont absolument rien avec quoi jouer. Par contraste, regardez les terrains de jeux réservés aux collèges de nos grandes villes. On dépense des millions de dollars pour des appareils onéreux et pourtant les pauvres gosses ont l'air de détenus à qui on a donné la permission de jouer, ou bien de démons parqués qui ont une demi-heure pour tout saccager.
Un jour, je découvris les enfants Lopez en train de bâtir une cité imaginaire. C'était au fond du jardin potager, au milieu des ronces où ils avaient hâtivement dégagé un espace. Le projet couvrait déjà tout un secteur et ils n'étaient qu'au début de leur entreprise. Ce qui me frappa, ce furent les « matériaux » qu'ils utilisaient pour ériger leur univers miniature. Quels étaient ces matériaux ? Des boîtes de conserves, des cartons de lait, de vieilles nattes, des boîtes d'allumettes, des cure-dents, des billes, des perles, des lacets de chaussures, des dominos, des cartes à jouer, des pneus hors d'usage, de vieux ressorts rouillés, des clous tordus, des jouets cassés, des pelotes d'épingles, des épingles de sûreté, des ciseaux hors d'usage, des cailloux, des pierres, des morceaux de bois... tous les objets qui pouvaient leur tomber sous la main.
Quelques jours avant, j'avais téléphoné à un de nos amis, un médecin, avec le fils de qui Tony voulait jouer pendant que j'irais faire des achats. Le docteur paraissait très heureux que son fils ait un petit camarade de jeu pendant quelques heures et proposa gentiment de reconduire Tony lui-même en voiture. Je n'étais encore jamais allé dans cette maison. Quand j'arrivai, vers le soir, je trouvai le jardinier japonais en train d'arroser les fleurs et le gazon, mais pas d'enfants en vue. Je flânai un moment, contemplant les beaux massifs bien soignés, examinant le vaste patio avec ses chaises-longues et ses tables, admirant la maison à l'ombre d'un magnifique chêne, m'arrêtant devant un stupéfiant assortiment de jeux et d'agrès de toutes sortes : anneaux, balançoires, échelles, un « labyrinthe » (cela a probablement un autre nom), bicyclettes et tricycles, autos, wagonnets, etc. Dieu seul sait ce que ce père dévoué n'avait pas pensé acheter à ses enfants. Il adorait les enfants et il croyait qu'il devait tout faire pour les rendre heureux. Sa femme, qui les mettait au monde aussi vite qu'elle pouvait, aimait aussi les enfants. Heureusement. Les enfants étaient les maîtres de l'endroit ; les parents ne faisaient qu'habiter ici.
Mais où étaient les deux garçons? Après avoir exploré une partie de la maison — tout le monde semblait l'avoir désertée — je tombai sur une immense pièce, du genre qui m'aurait convenu comme salon et qui était manifestement réservée à l'usage exclusif des enfants. Et Tony était là avec le fils du docteur, en train de jouer avec un morceau de bois et une ficelle. À quoi jouaient-ils ? Je ne pus le savoir. Mais ce qui était clair, c'est qu'ils s'amusaient beaucoup avec quelque chose de leur invention, quelque chose qui ne coûtait pas cinquante ou cent dollars, quelque chose qui n'était ni caoutchouté, ni chromé, ni propulsé par réacteurs, ni du dernier cri en matière de jouet scientifique.
Il y a une autre famille devant chez qui je ne peux plus passer sans échanger un mot ou deux depuis que, là encore, les enfants sont devenus les véritables maîtres de la place. Je veux parler de la famille Fassett qui vit à « Nepenthe », un des endroits touristiques de la côte. Lolly et Bill, les parents, s'activent sept mois de l'année à faire marcher l'établissement, qui fait bar, restaurant et dancing. Quant aux gosses — jusqu'à ces derniers temps, en tout cas — leur spécialité c'était le chahut.
Ce qu'il y a de curieux chez les jeunes Fassett c'est qu'ils donnent l'impression de jouer à être des enfants. Ils se complaisent dans le fait qu'ils ne sont que des enfants et que c'est le rôle des enfants de s'amuser. Pour l'esprit d'invention. ils sont imbattables. Si vous entrez à l'improviste dans leur domaine, vous avez l'impression de pénétrer dans un univers simiesque. Ce ne sont pas seulement les chuchotements, les grimaces, les acrobaties, les tours à vous faire dresser les cheveux sur la tête qui vous donnent cette impression, c'est le désordre qu'ils s'entendent si bien à créer et auquel ils prennent tant de plaisir, en particulier lorsque papa et maman ne sont pas là. Mais qui songerait à prononcer le mot discipline en leur présence ? La discipline serait leur mort. Tout ce qu'il leur faut, c'est de l'espace, toujours plus d'espace. La piste de danse qui est contiguë à la salle à manger et au bar leur sert de patinoire. Et le soir, avant la grande affluence, toute la troupe présente un numéro de danses folkloriques. Ils ont un répertoire qu'envieraient bien des danseurs professionnels. C'est un plaisir que de regarder danser Kim, la plus jeune de la bande, qui n'est encore qu'un bébé. Elle a l'air de nager dans le ciel. Elle n'a pas besoin qu'on la dirige et on la laisse faire comme elle l'entend. Quand ils sont fatigués, ils se retirent et vont écouter, dans le calme, un quatuor de Beethoven, un morceau de Sibelius ou un disque de Shankar.
Les parents, naturellement, se trouvent parfois bien embarrassés par les problèmes les plus divers que leur pose cette progéniture. Bill en particulier, le chef de famille, qui, avant d'avoir eu la brillante idée d'ouvrir le « Nepenthe », restait souvent éveillé toute la nuit en se demandant comment faire pour nourrir et vêtir toute cette tribu. Mais ces temps sont révolus. Le problème qui le tracasse maintenant est de savoir s'il doit envoyer Griff, l'aîné, en Europe pour apprendre la vie ou s'il doit le garder ici, à Big Sur, pour lui faire apprendre tous les métiers. Mais la grosse question, c'est de savoir où ils s'en iront tous vivre, dans quelle partie du monde, quand Bill aura fait fortune ?
Une question pas tellement tragique, dirai-je. Pourquoi pas Capri ?
« Henry a toujours été un brave garçon ! » C'était une expression de ma mère, qui me revient dans des circonstances les plus inattendues. Je vous dirai pourquoi dans un moment.
Jack Morgenrath a un fils, Helmut, qui a environ trois ans de moins que Tony. Mais tout le monde l'appelle « Pookie »4. Et ce nom lui convient pour d'étranges raisons. La différence d'âge entre Pookie et Tony a créé entre eux un lien étrange et touchant. D'abord, ils habitent à dix kilomètres l'un de l'autre, de sorte qu'ils restent parfois longtemps sans se voir. (Longtemps pour un enfant.) Tony, semble-t-il, est une sorte de dieu pour Pookie. La phrase qui revient le plus souvent chez lui est : « Quand qu'on ira voir Tony ? » Et Tony, qui est plutôt rude et brutal dans ses jeux, se révèle d'une tendresse et d'une sollicitude étonnantes quand il est avec Pookie. Comme un gros chien avec un chiot.
Il m'arrive de surprendre Pookie en extase devant Tony. Par exemple, lorsqu'il ouvre la bouche pour dire quelque chose et qu'il s'arrête brusquement, interdit, émerveillé, saisi d'un sentiment de ravissement et d'amour. Toutes les fois que j'assiste à cette transformation, je me sens profondément ému. Depuis tout petit, Pookie a manifesté cette admiration béate que l'on ne rencontre presque jamais chez un adulte. Cela explique — pour moi du moins — cette hésitation lorsque Pookie ouvre la bouche pour faire une remarque. Évidemment, son émotion est beaucoup plus grande que sa capacité de l'exprimer par des mots. (Fra Angelico a saisi ce phénomène à maintes et maintes reprises.)
Fasciné, mon regard va de sa bouche à ses yeux. Brusquement, ses yeux deviennent deux lacs de lumière. Et je revois alors, à travers son regard, le garçon que j'idolâtrais quand j'étais enfant : Eddie Carney. Il y avait juste la même différence d'âge entre Eddie et moi qu'entre Tony et Pookie. Eddie était le demi-dieu pour qui j'aurais menti, volé ou commis un meurtre s'il me l'avait demandé.
J'ai parlé de tous ces camarades de rue (la vieille 14e Ward, Brooklyn) dans Printemps noir. J'ai décrit tous ces compagnons de notre chevalerie enfantine : Eddie Carney, Lester Reardon, Johnny Paul, Jimmy Short, Stanley Borowski et les autres. Leur image est restée aussi vivante dans ma mémoire que si je n'avais quitté que d'hier ce cher vieux quartier.
Récemment, comme je souhaitais trouver des photos des rues de ce quartier telles qu'elles étaient dans les années 90, je fis paraître une lettre dans la « Page des Anciens » d'un quotidien de Brooklyn. À ma grande surprise, j'eus la joie de découvrir que certains de mes compagnons de jeu étaient encore en vie. La plupart d'entre eux, naturellement, étaient partis dans l'autre monde, Les parents de quelques-uns de ceux qui étaient morts eurent la gentillesse de m'écrire et de joindre des photos de « mes petits copains » qui allaient tous sur leurs soixante-dix ans maintenant. (« Le temps passe », m'écrivait un des garçons. Je suppose qu'il voulait parler du temps des pendules.)
L'une de ces lettres provenait de la sœur aînée de mon idole, Eddie Carney. Elle avait joint plusieurs photos d'Eddie : à seize ans (il avait peu changé depuis le garçon de dix ans que j'avais connu), en uniforme de caporal pendant la première guerre mondiale, après sa démobilisation, lorsqu'il avait eu les poumons atteints par les gaz. C'est la photo en uniforme qui m'impressionna le plus. Quelle tristesse, quelle résignation, quelle impression d'abandon total sur ce visage ! Comment ont- « ils » pu faire cela du magnifique héros de mon enfance ? L'histoire de guerre la plus cruelle, la plus absurde était imprimée sur ce visage méconnaissable.
En relisant la lettre de sa sœur, je vis qu'Eddie était mort quelques mois à peine avant la parution de ma lettre dans le journal. Puis mes yeux tombèrent sur cette phrase : « Eddie a toujours été un brave garçon. » Un flot d'émotions m'envahit. Et je me demandai, en scrutant le tréfonds de mon cœur, si moi j'avais toujours été « un brave garçon » comme ma mère se plaisait à le dire à qui voulait l'entendre. C'était probablement vrai, tout bien considéré, car je ne me souviens pas d'avoir été réprimandé, battu et tout le reste. Pas quand j'étais enfant ! L'image d'un autre « brave garçon » me revint à l'esprit : Jack Lawton. Du moins, tout le monde le voyait ainsi.
Jack Lawton fut un des premiers copains que je me sois faits dans ce nouveau quartier, « la rue des chagrins précoces », qui ne supportait jamais la comparaison avec l'ancien. Ce que je me rappelle surtout de ce type c'est qu'il paraissait beaucoup plus sage, beaucoup plus sophistiqué que moi. C'est lui qui m'initia aux « secrets de la vie », bien que nous eussions le même âge. C'est lui qui me fit toucher du doigt les défauts, les stupidités, les vices de nos aînés. Le brave garçon ! Quand j'entrais chez lui — la maison était toujours dans un état de désordre et de saleté indescriptible — je recevais un accueil digne d'une créature angélique. Sa mère, une Anglaise charmante et débraillée qui invitait toujours le pasteur, le directeur de l'école et autres « dignitaires » à prendre le thé, me choyait comme si j'étais son fils. La seule différence, et elle s'imprima profondément en mon esprit, c'est que lorsqu'elle regardait Jack, même pour le réprimander, c'était avec des yeux pleins d'amour. Je ne rencontrais jamais un tel regard chez les autres mères. Dans les foyers de mes autres petits camarades, j'avais toujours conscience, au contraire, des querelles, des semonces et des gifles qui étaient dans l'air. Toutes ces mesures disciplinaires produisaient sans aucun doute des effets diamétralement opposés à ceux escomptés.
« Non, me disais-je, tu devais te la couler douce, mon gars. Tu n'as jamais été obligé de te décarcasser pour assurer le budget familial. Tu faisais ce que tu voulais et tu allais où il te plaisait d'aller. Jusqu'à ce que... jusqu'à ce que tu décides de ton plein gré de travailler. Tu aurais pu continuer tes études, tu aurais pu préparer une carrière, prendre une bonne épouse et tout le reste. » Tandis que... Enfin, ceux qui ont lu mes livres connaissent ma vie. Je n'ai rien caché de ses côtés sordides. J'ai pris de mauvais chemins, j'ai passé de mauvaises portes — et pourtant comme j'ai eu raison ! — et maintenant, je suis au bout de mon rouleau.
Si ce fut une erreur de ne pas terminer mes études (mais ce n'était pas une erreur !), ce fut une bien plus grosse erreur encore de me mettre à travailler. (« Travailler ! Le mot était si pénible qu'il n'arrivait pas à le prononcer », dit un personnage dans un livre de Cossery.) Jusqu'à dix-huit ans, j'avais connu la liberté, du moins une liberté relative, ce qui est plus que n'en connaissent jamais la plupart des gens. (Cela comportait aussi la « liberté de parole », qui se manifeste dans tous mes écrits.) Et puis, comme un idiot, je me suis vendu. Du jour au lendemain, on m'a mis le mors dans la bouche, une selle sur le dos, et les éperons me sont entrés dans les flancs. Je n'ai pas mis longtemps à comprendre dans quel guêpier je m'étais fourré. Chaque nouvel emploi que je prenais, était un pas de plus vers « le meurtre, la mort et la pourriture ». Je les revois comme des prisons, des bordels, des asiles d'aliénés : l'Atlas Portland Cement Co., la Federal Reserve Bank, le Bureau of Economic Research, la Charles Williams Mail Order, la Western Union Telegraph Co., etc. Dire que j'ai gâché dix ans de ma vie à servir ces maîtres anonymes ! Ce regard d'extase dans les yeux de Pookie, ce regard de suprême admiration que je réservais pour des garçons comme Eddie Carney, Lester Reardon, Johnny Paul, était perdu à tout jamais, mort et enterré. Je ne le retrouvai que beaucoup plus tard, quand je fus complètement démuni, désemparé, abandonné. Quand je me mis à errer comme un mendiant, un inconnu, dans ma propre ville. Alors, je me mis à voir à nouveau, à regarder le monde avec des yeux émerveillés, à plonger mon regard avec amour dans les yeux de mes semblables. Peut-être parce que tout l'orgueil, toute la vanité, toute l'arrogance dont j'étais boursouflé étaient tombés. Peut-être bien que mes « maîtres » m'avaient, à leur insu, rendu un grand service. Peut-être...
Quoi qu'il en soit, avant de devenir écrivain — cela prit une bonne trentaine d'années — j'ai frayé avec toutes les catégories d'humanité, des plus hautes aux plus basses. J'ai connu intimement des saints et des prophètes aussi bien que ceux que l'on désigne avec mépris sous le nom de « la lie de l'humanité ». Et je ne sais pas encore auxquels je suis le plus redevable. Mais ce que je sais, c'est que si nous devions brusquement affronter un cataclysme, et si je devais choisir le seul homme avec qui partager le reste de ma vie au sein du chaos et de la destruction, je choisirais ce péon mexicain inconnu que mon ami Doner amena un jour pour arracher les mauvaises herbes du jardin. Je ne me rappelle plus son nom, car c'était vraiment un homme sans nom.
Plus que n'importe quel saint, il était bien l'individu parfaitement désintéressé, dépersonnalisé. Il y avait aussi en lui de la beauté, au sens spirituel du terme. J'imagine que si le Christ devait revenir sur la terre, Il n'aurait pas d'autre comportement, d'autre apparence que lui. (Mais a-t-Il jamais quitté cette terre ?) Il y avait dans ses yeux ce même regard que je surprenais parfois chez Pookie, et cette expression ne le quittait jamais, même dans le sommeil, hasarderai-je. Il était cette pierre précieuse de la race humaine, dont nous avons cessé d'entreprendre la quête. Une pierre précieuse que nous foulons aux pieds sans y penser, comme nous faisons des herbes ou des pierres du chemin, tandis que nous nous épuisons à rechercher l'uranium et autres minerais « rares » qui nous donneront, idiots que nous sommes, la suprématie sur le reste de l'humanité dans notre course à l'annihilation totale.
Je n'avais aucune possibilité de communiquer avec ce Mexicain — mon espagnol est inexistant — sauf par gestes et par regards. Mais ce n'était pas un handicap. Au contraire, c'était un bienfait. Tout ce qu'un homme peut souhaiter communiquer à un autre, ce « péon » le communiquait avec ses yeux. Toutes les fois que Gilbert Neiman voulait me parler de « la bonté et de la noblesse de l'homme », il me parlait des Mexicains. Des Indiens du Mexique. Il avait l'air de les connaître à fond. Et certes, son séjour au Mexique, où il avait eu l'intention de s'installer définitivement, avait été une révélation ; quelque chose s'était épanoui en lui, qui avait ses racines dans une précédente incarnation, à n'en pas douter. Et je me rappelle que Gilbert, — qui savait être si éloquent — lorsqu'il était question du Mexique, n'avait plus de mots et se mettait à bégayer, puis se taisait d'une manière encore plus éloquente lorsqu'il essayait de parler de « son ami » — le seul qu'il ait jamais eu : Eusebio Celnó.
— Vous ne savez pas, disait-il, vous n'avez pas idée, vous ne pouvez pas imaginer ce que sont ces gens tant que vous n'avez pas vécu parmi eux.
Je le croyais volontiers ; et je le crois encore bien davantage maintenant. Toute la grâce, toute la dignité, toute la tendresse et les trésors d'amour que recèlent les peuples de ces deux continents semblent pouvoir se résumer dans ce seul mot si méprisé d'« Indio ».
Comment ce merveilleux ami a-t-il réussi à rentrer chez lui après trois ans d'un travail éreintant pour un médiocre salaire dans ce glorieux État de Californie. A-t-il amassé une petite fortune (l'appât que nous leur tendons toujours) pour aller retrouver sa famille au-delà du Rio Grande ? A-t-il au moins économisé suffisamment pour s'offrir un mois de vacances parmi les siens ?
Il est parti comme il était venu, avec une chemise déchirée et une veste toute rapiécée, les poches vides, les chaussures percées, la peau un peu plus tannée d'être restée exposée au vent et au soleil, l'esprit inextinguible mais meurtri, reconnaissant, supposons-le fièrement, pour la médiocre nourriture qui lui fut accordée et le mince matelas où il avait eu le privilège de dormir. Il possédait un trésor qu'il pouvait exhiber comme preuve de sa sueur et de sa peine : un titre de propriété sur une concession dans un cimetière qu'un aigrefin lui avait vendu. Comment reviendrait-il prendre possession de ce carré de terre, au moment voulu, personne ne le lui avait expliqué. Personne ne le pouvait. Jamais il ne viendrait l'occuper, nous qui le lui avons vendu, nous le savons. Sa place n'est pas dans le cimetière de Monterey, mais dans le lit d'une rivière fiévreuse, dans les ruines d'une antique civilisation, dans le sol d'une terre desséchée.
-------------
1. C'est précisément ce qui lui est arrivé quelques mois après que ces lignes furent écrites.
2. Forever China, par Robert Payne, Dodd, Mead & Co., New York, 1945.
3. Journal de voyage d'un philosophe (vol. 2), par le comte Hermann Keyserling, Harcourt, Bruce & Co., New York, 1925.
4. Farfadet, petit lutin (N. d. T.)