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C'est à Anderson Creek que j'ai achevé l'essai sur Rimbaud1, né d'un essai de traduction infructueux d'Une Saison en Enfer. C'était le début de ma troisième ou quatrième « Saison en Enfer » bien que je n'en fusse pas pleinement conscient à l'époque. George Leite, de qui j'avais hérité la cabane que nous occupions au bord d'un à-pic, venait juste de publier un fragment de cet essai dans Circle. C'était la partie consacrée aux « analogies, affinités, correspondances et répercussions ».

Comme le savent tous les familiers de l'œuvre de Rimbaud, l'un des ennuis mineurs qui le tourmentèrent durant son séjour en Abyssinie, fut l'argent qu'il portait dans sa ceinture. Dans une de ses lettres, il écrit : « Je porte toujours sur moi une quarantaine de mille francs-or, dans ma ceinture. Cela pèse dans les quarante livres et ce poids commence à me donner la dysenterie. »

Quand je revins en Amérique en 1940, en pleine guerre, je ne pouvais pas toucher mes droits d'auteur en France. Jack Kahane, mon éditeur en langue anglaise (The Obelisk Press) mourut le jour de la déclaration de guerre, laissant à son fils Maurice, âgé de dix-huit ans, qui n'était absolument pas doué pour les affaires — du moins c'est ce que pensaient sa famille et ses amis — la direction de sa maison. Je me rappelle encore le télégramme que m'envoya Maurice, j'étais alors à Corfou : il m'informait que si je voulais bien continuer à publier à l'Obelisk Press il serait heureux de m'envoyer une mensualité régulière de mille francs. C'était une somme honnête à l'époque et je n'étais que trop heureux d'accepter.

Naturellement, je n'avais pas la moindre idée, alors, de retourner en Amérique. Je projetais de rester en Grèce, que je considérais déjà comme mon pays.

Là-dessus arriva la nouvelle de la chute de Paris ; puis ce fut le black-out total. Je ne reçus jamais les premiers mille francs qu'il avait eu l'intention de m'envoyer. Et, comme la guerre se prolongeait, j'en arrivai à la conclusion que l'Obelisk Press s'était repliée quelque part et que Maurice, qui avait pris le pseudonyme de Girodias, avait été tué ou fait prisonnier par les Allemands. Et je n'imaginais pas qu'un jour les G. Is allaient acheter mes livres dès qu'ils seraient jetés sur le marché.

C'est en 1946, que nous nous installâmes à Anderson Creek. Depuis mon retour d'Europe, je n'avais cessé de me débattre pour garder la tête hors de l'eau. Bien que nous ne payions que cinq dollars par mois pour le hangar que nous occupions, nous avions toujours des dettes envers le facteur qui nous fournissait la nourriture et autres produits de première nécessité. Nous lui devions parfois jusqu'à deux ou trois cents dollars. Nous n'achetions jamais de vêtements pour nous ; même le bébé n'avait que des vêtements déjà portés. Mais nous buvions du bon vin, grâce à Norman Mini dont nous avons presque mis la cave à sec. Et il n'était pas question de nous procurer une voiture, même d'occasion. Pour aller en ville, à soixante-dix kilomètres de là, nous étions obligés de faire de l'auto-stop. Bref, ce que je gagnais suffisait tout juste à ne pas mourir de faim.

Mais cette existence au jour le jour était merveilleuse et la délicate générosité d'admirateurs, qui devinaient nos besoins, ne fit jamais défaut. Nous aurions pu vivre indéfiniment comme des pauvres. La guerre avait pris fin en Europe ; en Orient, elle faisait toujours rage et la guerre froide était dans la poche comme on dit. Nous avions réussi à nous procurer deux objets d'importance : un poêle qui ne fumait pas par toutes ses fentes et crevasses et un matelas décent, don de nos voisins, les Mac Collum. Valentine avait un an et ne coûtait pas encore grand-chose en nourriture et vêtements. Et je n'avais pas autant besoin d'une voiture que maintenant pour emmener les ordures qui s'accumulent. La mer était à notre porte, au bas d'un à-pic. Il fallait faire attention, quand on vidait les ordures, de ne pas jeter le bébé avec. (« Change l'eau, pas le poisson rouge ! »)

Et puis, un beau matin de brouillard, quand toute la nature chantait son poème de chlorophylle, arriva une lettre de Maurice Girodias. L'enveloppe portait le timbre de Paris. Je contemplai l'enveloppe un moment avant de l'ouvrir.

C'était une longue lettre et, comme je laissais errer mes yeux sur le texte, je tombai sur ceci :

 

QUARANTE MILLE DOLLARS.

 

Je jetai la lettre sur la table et me pris à rire nerveusement. J'avais dû lire trop vite. Une illusion d'optique... J'allumai une cigarette, repris la lettre, lentement, avec mille précautions et me mis à la relire soigneusement, sans sauter un mot.

Ce n'était pas une illusion d'optique. Au milieu de longues explications sur les difficultés qu'il avait eues à maintenir la maison d'éditions en vie sous l'occupation et d'une brève relation du succès que connaissait mon œuvre, se trouvait la petite phrase qui déclarait explicitement que lui, Maurice Girodias, tenait à ma disposition la somme de quarante mille dollars représentant le montant de mes droits d'auteur.

Je donnai la lettre à lire à ma femme. Elle faillit s'évanouir. Pour accroître notre agitation, cette lettre nous laissait entendre que, étant donné les circonstances, il était impossible de transférer cette somme fabuleuse à mon compte en banque (je n'en avais pas) en Amérique.

(« Cher Gouvernement, commença Ashmed Safa, nous vous informons par la présente que notre maison tombe en ruine et que, Si Khalil, le répugnant propriétaire, ne veut pas la faire réparer... Nous espérons que vous viendrez voir la maison pour vous rendre compte de l'état de choses, mais si vous ne pouvez pas, nous vous amènerons la maison...2 »)

Si je ne pouvais pas venir, disait la lettre, lui, Girodias, trouverait un moyen quelconque pour me faire parvenir mille ou deux mille dollars par mois. Il m'expliquait qu'il y avait toujours des voyageurs désireux d'échanger des dollars contre des francs et vice versa.

Je me rappelle très nettement la panique qui me saisit à l'idée de recevoir mille ou deux mille dollars par mois. « Non, pas ça ! m'écriai-je. Ça me démoraliserait ! »

— Tu pourrais aller en France, prendre l'argent, acheter une maison et vivre là-bas de nouveau.

— Tu pourrais acheter un yacht et faire le tour du monde.

— Tu pourrais acheter un vieux château en province... il y en a des tas à vendre, pour une bouchée de pain.

Voilà quelques-unes des suggestions que me firent mes amis. Seulement, je ne pouvais pas aller à Paris, prendre l'argent et le ramener ici. C'était tabou.

Mais l'argent n'a jamais brillé dans mon horoscope. Quand j'examine froidement ma destinée, je me rends compte que c'est une bonne destinée. Elle décrète, en effet, que j'aurai toujours ce dont j'ai besoin pour vivre et rien de plus. Quant à l'argent, je dois en faire mon deuil. « Soit3 ! »

Telles étaient les pensées qui me trottaient par la tête, pendant la discussion que j'eus avec ma femme. Si sincère que parût cette lettre, je ne pouvais m'empêcher de soupçonner, au fond de tout cela, quelque supercherie. Une mystification cosmococcygienne en d'autres termes. Et je finis par me convaincre que je ne verrais jamais le premier cent de ces quarante mille dollars.

Impulsivement j'ouvris la porte et, regardant vers la Terre du Soleil Levant, j'éclatai de rire. Je ris si longtemps et si fort que j'en eus mal au ventre. Et je ne cessais de me répéter : « Ce n'est pas pour moi ! Ce n'est pas pour moi ! » Et je me mettais à rire de plus belle. Je suppose que c'était ma façon de pleurer. Et entre deux hoquets, j'entendais la voix de ma mère résonner à mes oreilles. « Pourquoi n'écris-tu donc pas quelque chose qui se vende ? »

« Si seulement il m'envoyait cent dollars par mois, ça serait formidable », me disais-je. Cent dollars par mois — régulièrement — auraient résolu tous nos problèmes. (Cela aurait été vrai alors. Aujourd'hui, il n'y a pas de somme assez large pour résoudre les problèmes de qui que ce soit. Les bombes mangent tout.)

Comme ma fortune ne pesait rien, je n'attrapai pas la dysenterie. Mais je souffrais de cauchemars et de folie des grandeurs. Parfois, je me sentais comme le portier de l'hôtel dans Le dernier Rire, seulement au lieu de léguer ma fortune et mes affections à une préposée aux toilettes, je la léguais à mon ami Emil ou, d'autres fois, à Eugène, le pauvre Russe qui m'avait souri du haut de son échelle, un sombre jour de 1930, quand j'étais au bout de mon rouleau et que j'étais allé rôder dans les faubourgs de Paris, en quête d'une croûte de pain ou d'un os à ronger pour apaiser les tiraillements de mon estomac.

Pourquoi ne suis-je jamais allé à Paris chercher la fortune qui m'attendait, c'est toute une histoire. Au lieu de cela, j'écrivis des lettres pour suggérer ceci, puis cela, toutes suggestions parfaitement vaines parce que, dès qu'il est question d'argent, je fais preuve d'un manque total de sens pratique. Avant d'avoir eu le temps de dépenser mes chèques imaginaires, on dévalua le franc et peu de temps après on le redévalua. Seconde dévaluation encore plus « saine », si je puis dire, que la première. Cela réduisit ma fortune au tiers environ de ce qu'elle était. Puis Maurice, mon éditeur, commença à avoir des ennuis avec ses créanciers. Il vivait sur un grand pied — il avait bien raison — s'était acheté une maison à la campagne, avait loué des bureaux luxueux rue de la Paix, ne buvait que les meilleurs vins et inventait des occasions, du moins me semblait-il, qui l'obligeaient à faire de fréquents voyages d'un bout du continent à l'autre. Mais tout cela n'était rien, comparé à l'erreur fatale qu'il commit lorsque, aux cimes de son ivresse, il se mit à « jouer sur les mauvais chevaux ». Je ne sais ce qui le prit, mais pour quelque folle raison, il se mit à publier les uns après les autres des livres que personne ne voulait lire. Ce faisant, il tapait dans ma fortune, du moins ce qu'il en restait. Sans mauvaises intentions, naturellement. Mais, il n'y a que les éditeurs de livres bon marché qui peuvent maintenir en vie des chevaux morts !

Les choses allaient très mal, lorsque se produisit un de ces « miracles » qui ont constamment jalonné mon existence et sur lesquels j'en suis presque venu à compter quand tout va mal. Nous étions toujours à Anderson Creek et ces cent dollars par mois qui auraient bien fait mon affaire n'arrivaient pas plus que les mille ou deux mille que Girodias m'avait proposé de me faire tenir « par un moyen quelconque ». Toute l'histoire avait fini par prendre la saveur d'un mauvais rêve. Une « bien bonne » à raconter à l'occasion. (« Tu te rappelles, quand tu as failli devenir millionnaire ? »)

Un jour, Jean Wharton, que j'avais rencontrée aux premiers jours de Big Sur et avec qui nous étions devenus très amis, vint nous rendre visite. Elle possédait une jolie petite maison à Partington Ridge, où nous avions dîné maintes fois. Ce jour-là, à propos de rien en particulier, elle nous demanda tranquillement si nous aimerions avoir sa maison et le terrain avec. Elle pensait que nous avions besoin d'une maison comme la sienne et que nous en avions plus besoin qu'elle. Et elle poursuivit en disant qu'elle avait l'impression que sa maison nous appartenait vraiment plus qu'à elle.

Naturellement, nous fûmes stupéfaits, émerveillés, exaltés par cette idée. Rien n'aurait pu mieux nous convenir, mais, dûmes-nous admettre tristement, nous n'avions pas un centime. Et nous ne savions pas, nous empressâmes-nous d'ajouter, quand nous aurions ce qui s'appelle de l'argent. J'exposai clairement que nous étions sans ressources et sans aucune perspective tangible. Le mieux que je pusse espérer, maintenant que j'étais un écrivain « célèbre », c'était de mener une existence décente.

Je n'oublierai jamais sa réponse : « Vous n'avez pas besoin d'argent. La maison est à vous si vous la voulez. Vous pouvez vous y installer quand il vous plaira. Vous me paierez quand vous aurez fait fortune. » Après une légère pause, elle ajouta : « Je sais que l'argent vous viendra... en temps voulu. »

Là-dessus, nous conclûmes le marché.

 

 

 

Ici, je dois m'interrompre pour relater ce qui m'est arrivé il y a quelques minutes, alors que je faisais un somme. Je dis « faisais un somme », mais pour être plus près de la vérité, je devrais dire « essayais de faire un somme ». Au lieu de dormir, je recevais des messages. La chose a commencé quand j'ai eu cette idée merveilleuse à propos des oranges de Jérôme Bosch. Aujourd'hui, c'était mauvais, très mauvais. J'ai à peine pu goûter le délicieux repas que ma femme, Ève, m'avait préparé. Dès que j'ai eu fini de déjeuner, j'ai jeté quelques bouts de bois dans le feu, je me suis enroulé dans une couverture et me suis apprêté à faire ma sieste quotidienne avant de me remettre au travail. (Plus je dors, plus je travaille. Ceci compense cela.) Je fermais les yeux, mais les messages continuaient à affluer. Quand ils se faisaient trop insistants, trop bruyants, j'ouvrais les yeux et je disais :

— Ève, note ça pour moi, veux-tu ? écris simplement... « abondance »... « chaparder »... « Sandy Hook ».

J'espérais qu'en consignant quelques mots-clés, j'arrêterais le flot. Mais ça ne marchait pas. Des phrases entières se déversaient en moi. Puis des paragraphes. Puis des pages... C'est un phénomène qui me stupéfie toujours, même s'il se répète fréquemment. Essayez de le provoquer, vous échouez lamentablement. Essayez de l'étouffer, de le comprimer, et vous en serez encore pour vos frais.

Qu'on me pardonne, mais il faut que je m'étende un peu sur la question... La dernière fois que cela m'est arrivé, c'est quand j'écrivais Plexus. Pendant toute l'année que j'ai consacrée à cet ouvrage — une des périodes les plus affreuses, à d'autres égards, que j'aie jamais traversée — l'inondation était presque continue. Des passages entiers — en particulier, les parties oniriques — me vinrent tels qu'ils ont été imprimés, et sans effort de ma part, si ce n'est celui d'adapter mon rythme à celui de cette voix mystérieuse qui me tenait sous le charme de sa dictée. Quand je repense à cette période, je ne comprends pas comment j'ai pu tenir le coup, car tous les matins, quand j'entrais dans mon petit bureau, je devais d'abord réprimer les accès de colère et de dégoût que le drame quotidien soulevait inévitablement. Me calmant, du mieux que je pouvais et me faisant des remontrances à haute voix, je m'asseyais devant ma machine — et je me donnais le la. Bang ! Cela se déversait comme un sac de charbon. Et cela durait trois ou quatre heures d'affilée, jusqu'à l'arrivée du facteur. Au déjeuner, les querelles recommençaient. Juste ce qu'il fallait pour me maintenir en état d'ébullition. Puis je revenais à ma machine et la course recommençait, jusqu'à l'interruption suivante.

Quand le livre a été terminé, un livre plutôt long, j'étais si bien lancé que, très sincèrement, j'eus l'intention d'écrire deux autres livres — pronto. Mais rien ne marcha comme je l'entendais. L'univers s'effondra autour de moi. Mon petit univers personnel, veux-je dire.

Durant les trois années qui suivirent, je fus incapable d'écrire plus d'une page à la fois, avec de longs intervalles entre ces petits jets. Le livre que j'essayais d'écrire — que je m'efforçais d'avoir le courage d'écrire, serait plus juste ! — cela faisait vingt-cinq ans que j'y songeais. J'en arrivai à un tel point de désespoir que je finis par croire que je ne pourrais plus jamais écrire. Pour gâter encore les choses, mes meilleurs amis semblaient prendre un malin plaisir à insinuer que je ne pouvais écrire que lorsque tout allait mal pour moi. Il était vrai qu'apparemment je n'avais plus rien à combattre. Je ne me battais plus que contre moi-même, contre le poison que j'avais inconsciemment accumulé.

Pour revenir à la Voix... Il y a eu L'Univers de Lawrence, pour prendre un autre exemple. Commencé à Clichy, continué à Passy, et abandonné après avoir noirci quelque sept ou huit cents pages. Un beau fiasco. Mais quelle affaire ! Jamais je ne m'étais senti aussi possédé. En plus des pages achevées, j'avais entassé une montagne de notes et une pile impressionnante de citations prises non seulement chez Lawrence mais chez une douzaine d'autres écrivains que j'avais essayé en vain de caser dans le livre. Vinrent alors les cartes et les diagrammes — le relevé topographique — dont je décorai les portes et les murs de l'atelier (Villa Seurat), attendant l'inspiration pour continuer l'ouvrage et priant pour trouver une solution au dilemme dans lequel je me trouvais.

C'est la « dictée » qui m'a eu. C'était comme un feu qu'on n'arrive pas à éteindre. Cela continua pendant des mois. Je ne pouvais pas boire un verre, même debout devant un comptoir, sans être forcé de tirer bloc-note et crayon. Si je mangeais dehors, comme je le faisais le plus souvent, je remplissais tout un petit carnet pendant la durée du repas. Si je me mettais au lit et commettais l'erreur d'éteindre la lumière, cela recommençait, comme la gale. J'étais si épuisé que je pouvais à peine taper une page cohérente par jour. Cette situation devenait du plus haut comique lorsque je me rendis brusquement compte un jour que tout ce que j'avais déjà écrit sur l'homme, j'aurais pu en écrire exactement le contraire. J'avais indubitablement atteint ce point mort qui se cache si habilement dans l'expression « le sens caché ».

Cette voix ! C'est pendant que j'écrivais Tropique du Capricorne (Villa Seurat) que la véritable mystification a eu lieu. Mon existence étant alors assez agitée — je vivais sur six plans à la fois — je connaissais des périodes de sécheresse qui duraient parfois des semaines. Je ne me tracassais pas trop pour ces accalmies, parce que je tenais le livre bien en main et que rien ne pouvait ébranler ma certitude intérieure. Un jour, sans aucune raison valable, à moins que ce ne fût par un excès de vie déréglées la dictée commença. Transporté de joie, et aussi plus prudent cette fois (surtout pour prendre des notes), j'allai tout droit au bureau noir que m'avait confectionné un ami, et, enfonçant toutes les fiches et reliant tous les fils à l'amplificateur et à la cabine téléphonique, je criai : « Je t'écoute... Vas-y ! » Et ça y allait, fallait voir ! Je n'avais même pas besoin de penser aux virgules et aux points-virgules ; tout arrivait en droite ligne du studio d'enregistrement céleste. Quand j'étais fatigué, je suppliais qu'on m'accordât un moment de répit, le temps, disons, d'aller aux cabinets ou d'aller respirer un peu d'air frais sur le balcon. Rien à faire ! Il fallait que je prisse tout ou bien que j'encourusse le risque de l'excommunication. Tout ce qui m'était accordé, c'était de prendre le temps d'avaler un cachet d'aspirine. Le reste pouvait attendre, semblait-« il », penser, déjeuner, dîner ou tout ce que je pouvais croire nécessaire ou important.

Je pouvais presque voir la Voix, si proche, si contraignante, si autoritaire, et avec ça porteuse d'un message si universel. Parfois, on aurait dit le chant d'une alouette, d'autres fois c'était les trilles d'un rossignol ou même — et ça c'était vraiment étrange ! — cet oiseau sorti de l'imagination de Thoreau qui chante aussi suavement la nuit que le jour.

Quand je commençai les interludes intitulés Le Pays de Fuck — c'est-à-dire Cocagne — je n'en croyais pas mes oreilles. « Qu'est-ce que c'est que ça ? m'écriai-je, n'ayant jamais rêvé rien de semblable à ce que j'étais poussé à écrire. Ne me demande pas de mettre ça, de grâce. Ça me fera encore avoir plus d'ennuis. » Mais on ne voulait rien entendre. Phrase après phrase, j'écrivais, sans avoir la moindre idée de ce qui allait suivre. En relisant ma copie le lendemain — c'était comme les livraisons d'un feuilleton — je hochais tristement la tête. Tantôt c'était du radotage pur et simple ou une affreuse lavasse, tantôt c'était sublime ; mais dans tous les cas, c'était moi qui devais signer ça. Comment aurais-je pu imaginer alors que quelques années plus tard un triumvirat judiciaire, voulant à tout prix prouver que j'étais un horrible pécheur, m'accuserait d'avoir écrit de tels passages « dans un esprit de lucre » ? Moi qui suppliais la Muse de ne pas me faire avoir d'histoires avec les autorités, de ne pas me faire écrire tous ces mots « cochons », toutes ces phrases scabreuses, scandaleuses, arguant dans ce langage de sourd-muet que j'utilisais lorsque je m'adressais à la Voix que, tôt ou tard, tel Marco Polo, Cervantes, Bunyan et les autres, je serais obligé d'écrire mes livres en prison ou au pied de la potence... et ces ânes bâtés incapables de distinguer les scories de l'or et qui rendent un verdict de culpabilité : coupable d'avoir voulu « faire de l'argent » ! Il faut du courage pour signer un lingot de minerai pur qui vient tout droit de l'Hôtel de la Monnaie et qu'on vous tend sur un plateau...

Et ce n'est qu'hier — quelle coïncidence ! — rentrant d'une promenade à travers les collines, un fin brouillard argenté flottant légèrement entre les formes, c'est hier seulement, dis-je, que, arrivant en vue de notre coin de terre, je reconnus tout à coup que c'était le « parc sauvage » que j'avais décrit dans ce même Capricorne. Tout y était, la lumière glauque, les arbres régulièrement espacés, le saule de devant s'inclinant vers le saule de derrière, les roses en pleine fleur, les herbes folles commençant à se tinter d'or, les roses trémières droites comme des sentinelles avec de gros boutons bien astiqués, les oiseaux jaillissant des arbres, lançant des appels impérieux, et Ève, pieds nus dans le jardin d'Éden, une pioche à la main, tandis que Dante Alighieri, pâle comme l'albâtre et dont on ne voyait que la tête au-dessus de la haie, allait étancher sa soif monumentale dans la piscine aux oiseaux, au pied de l'orme.

 

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1. Paru d'abord dans deux livraisons de New Directions (n°9 et 11), il fut ensuite publié en un volume, à la New Directions, sous le titre de Le Temps des Assassins.

2. La Maison de la Mort, par Albert Cossery, Éditions Charlot.

3. En français dans le texte.