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Je m'étais mis au lit pour soigner un rhume quand ça a commencé — l'hémorragie. Toutes les fois que je me mets au lit en plein jour, ce qui est ma façon de soigner rhumes, hémorroïdes, mélancolie ou autres maux réels ou imaginaires, je place toujours à côté de mon lit un petit banc avec des cigarettes, un cendrier et de la lecture. Juste en cas...
Après m'être laissé aller une heure ou deux à une délicieuse rêverie, je tendis le bras vers un numéro de la Nouvelle Revue Française que mon ami Gérald Robitaille m'avait envoyé. C'était le numéro consacré à Charles-Albert Cingria, qui était mort quelques mois auparavant. Dans sa lettre, Gérald me demandait si j'avais entendu parler de Cingria. Oui. J'avais même rencontré Cingria, pour la première et unique fois de ma vie, chez Bravig Imbs, à Paris. J'avais passé tout un après-midi et une soirée en compagnie de Cingria, et ces quelques heures resteront comme un des événements de ma vie.
Ce que je ne savais pas, et que je n'appris qu'en ouvrant la revue, c'était que Cingria traversait alors une des plus tragiques périodes de sa vie. Qui aurait pu penser que cet homme à l'air d'un clown, ou d'un prêtre défroqué, cet homme qui ne cessait pas de parler, de plaisanter, de rire, de boire — c'était la Saint-Sylvestre et nous faisions une grande consommation d'egg-nogs1 — qui aurait pu imaginer, dis-je, que lorsqu'il nous quitterait, cet homme retournerait à son taudis où des croûtes de pain étaient cachées sous les armoires et les commodes et où il pouvait entendre distinctement les bruits que faisaient tous ceux qui allaient aux W.-C.2.
Tout en lisant les hommages à sa mémoire, tout en saisissant quelle remarquable personnalité ce fut, quelle vie fantastique il a menée, quels précieux ouvrages il a écrit, je commençai à me sentir pris de vertige. Jetant la revue par terre — j'étais incapable de lire une ligne de plus — l'hémorragie se déclara brusquement. Comme un bateau ivre je me mis à me tourner et me retourner dans mon lit, et à me vautrer dans le flot de souvenirs qui m'assaillaient. Au bout d'un moment je me levai, trouvai un carnet, et j'écrivis une suite de phrases hermétiques. Cela dura des heures. J'oubliai mon rhume, j'oubliai l'heure, j'oubliai tout le reste.
Ce n'est que bien après minuit que je reposai à regret le crayon et que j'éteignis la lumière. Et en fermant les yeux je me dis : « Maintenant c'est le moment de parler de notre vie à Big Sur. »
Je la raconterai donc, de la même manière désordonnée que cela m'est venu l'autre jour, quand j'étais couché et que je soignais mon rhume...
Je soupçonne bien des gens qui lisent mes livres, ou qui parlent de ma vie, de penser que je vis dans une tour d'ivoire. Soit, mais alors c'est une tour sans murs où il m'arrive des choses fabuleuses et souvent « anachroniques ». En suivant cette fantasia, le lecteur devra garder présent à l'esprit que tout enchaînement de cause à effet, toute chronologie, tout ordre quel qu'il soit — à part l'ordre illogique de la vie elle-même — en sont absents.
Prenez une journée, par exemple, une journée de torture où j'ai été interrompu au moins douze fois, et puis... eh bien, après une conversation passionnante avec un écrivain qui revient juste de Paris (ou de Rome ou d'Athènes), après une autre conversation avec un raseur qui veut connaître tous les détails de ma vie, passée et présente, et dont je m'aperçois (trop tard) qu'il n'a jamais lu un seul de mes livres, après avoir examiné la fosse septique pour voir pourquoi elle ne fonctionne pas, après avoir chassé trois étudiants qui se tiennent à ma porte et expliquent en s'excusant que tout ce qu'ils veulent c'est mon opinion sur Job — oui, Job, pas moins ! — et ils ne plaisantent pas, hélas, ils ne sont que trop sérieux ! après une chose et une autre, tout en essayant de reprendre mon travail où je l'avais laissé (le milieu d'une phrase), arrive l'incomparable Varda avec un bouquet de « jeunes filles en fleur3 ». Observant que je suis d'un calme inhabituel, et ne comprenant pas que c'est le résultat de l'épuisement, il s'écrie : « Et j'ai dit à ces jeunes filles quel merveilleux « raconteur3 » vous êtes ! Allons, racontez-nous quelque chose sur votre vie anecdotique ! » (Une expression de Zadkine.)
Pour étrange que cela paraisse, à une heure du matin, la table est jonchée de verres vides, de miettes de pain et de peaux de saucisson, les invités finissent par s'en aller, le silence retombe sur la maison et une phrase d'un livre de Cendrars se met à chanter dans ma tête, une phrase énigmatique, dans le style inimitable de Cendrars, qui m'a électrifiée quelques soirs auparavant. Une phrase qui n'a aucun rapport avec les événements de la journée. Varda et moi n'avons même pas mentionné le nom de Cendrars, ce qui est pour le moins inhabituel, car avec certains de mes amis — Varda, Gerhardt Muench, Giles Healy, Ephraïm Doner — nous ne jurons que par Cendrars. Me voilà donc assis à ma table avec cette curieuse petite phrase tentatrice, essayant de me rappeler ce qui a pu l'évoquer, et me demandant si j'achèverai la phrase laissée en plan depuis des heures. Je me demande, comme je me le suis déjà demandé mille et mille fois, comment ce diable d'homme a pu écrire tant de livres en si peu de temps (je parle de la période qui a suivi l'occupation) avec une seule main, la main gauche, sans l'aide d'aucun secrétaire, sans chauffage, presque sans nourriture, ses chers fils tués à la guerre, son immense bibliothèque détruite par les Boches, et ainsi de suite. Assis là, devant ma table, je revis, du moins j'essaye de revivre, sa vie, ses livres, ses pensées, ses émotions. Ma journée, si chargée qu'elle ait été, commence seulement maintenant, dans l'océan de son être prodigieux...
C'était « un de ces jours » où une femme avec qui j'avais échangé quelques lettres arriva de Hollande. Il n'y avait que peu de temps que ma femme m'avait quitté et j'étais seul avec ma petite fille. Elle n'était dans la pièce que depuis quelques minutes, et déjà je sentais qu'une antipathie mutuelle et instantanée s'était dressée entre nous. Je m'excusai auprès de ma visiteuse de continuer mes corvées — j'avais décidé de laver le plancher et de cirer — et je lui fus très reconnaissant quand elle me proposa de laver la vaisselle. Pendant ce temps, Val, ma fille, faisait tout pour compliquer encore les choses ; elle semblait prendre un malin plaisir à interrompre notre conversation déjà bien décousue en se fourrant sans cesse dans mes jambes. Puis elle alla aux cabinets, pour en ressortir un moment plus tard en déclarant qu'ils étaient bouchés. Je laisse aussitôt tomber la serpillière, je vais chercher une pioche et je me mets à gratter la terre qui recouvre la dalle de la fosse septique. J'avais à peine commencé qu'il se met à pleuvoir. Je continue quand même, mais j'avoue que les fréquentes allées et venues de ma visiteuse et ses exhortations à abandonner ma besogne commencent à me taper sur les nerfs. Je finis tout de même par passer le bras dans l'orifice du tuyau qui, comme d'habitude, est obstrué par des racines entremêlées. Au moment où je retire ce bouchon, l'eau se met à jaillir... entraînant avec elle tout ce qui était resté dans la cuvette des cabinets. Je n'étais pas très reluisant quand je rentrai pour me nettoyer. Naturellement, ce fut un beau gâchis dans la maison ; le plancher était de nouveau dégoûtant, et les meubles tous entassés sur la table et le lit.
Ma visiteuse, qui s'était imaginé trouver un écrivain célèbre vivant à part dans cet endroit sublime appelé Big Sur, commença à m'accabler de sarcasmes — peut-être pensait-elle me réconforter — de vouloir m'occuper de tant de choses qui n'avaient rien à voir avec mon travail. Ses propos me parurent si ridicules que, étourdi de paroles, je finis par lui demander d'un ton cinglant qui ferait les travaux sordides à ma place... Dieu peut-être ? Elle n'en continua pas moins à me répéter que ce n'était pas à moi à faire toutes ces choses, le ménage, la cuisine, le jardin, m'occuper de l'enfant, déboucher les cabinets, etc. Je commençais à bouillir quand je crus entendre une voiture tourner au bas de la route. Je mets le nez à la porte, et je vois Varda qui s'amène avec son cortège habituel d'amis et d'admirateurs.
— Bonjour ! Content de vous voir ! Quelle surprise !
Présentations, poignées de mains à la ronde. Les exclamations habituelles.
— Quel endroit merveilleux ! (Même quand il pleut.)
Ma visiteuse de Hollande me prend à part. Avec un regard suppliant, elle me chuchote :
— Et maintenant qu'allons-nous faire ?
— Faire bonne figure, lui dis-je, et je lui tourne le dos.
Quelques minutes plus tard, elle me tire de nouveau par la manche et me demande d'un ton plaintif si j'allais encore faire à manger pour tout ce monde.
Je passe sur les quelques heures qui suivirent, et lorsqu'elle me quitta, elle me dit ces mots :
— Je n'aurais jamais imaginé que Big Sur était comme cela !
À part moi, j'ajoutai : « Moi non plus ! »
Et voici Ralph ! Bien qu'on soit en plein été, il porte un gros manteau et des gants bordés de fourrure. Il a un livre à la main et, tel un moine tibétain, il fait les cent pas d'une démarche nonchalante. Je suis si occupé à arracher les mauvaises herbes que je ne l'ai pas remarqué tout de suite. Ce n'est qu'en levant la tête pour chercher ma pioche que j'ai posée contre la barrière, que je m'aperçois de sa présence. Comprenant que j'ai affaire à un individu bizarre, je me dis que je ferais aussi bien d'aller chercher mon outil et de me remettre à l'ouvrage comme si de rien n'était. Peut-être aura-t-il assez de bon sens pour repartir comme il est venu. Mais quand j'arrive à la barrière, l'étrange apparition s'approche et se met à parler. Mais à voix si basse que je suis obligé de m'approcher de lui à mon tour. Une fois de plus, me voilà refait.
— Êtes-vous Henry Miller ? dit-il.
Je fais un vague signe de tête, quoique ma première impulsion soit de dire non.
— Je suis venu vous voir parce que je désire vous parler.
(« Bon Dieu, voilà que ça recommence », me dis-je.)
— Je viens d'être repoussé — je crois qu'il ajoute brutalement ou méchamment — par une femme. C'était peut-être votre femme.
Je me contente d'émettre un grognement.
Il poursuit en me disant qu'il est écrivain, mais qu'il a tout laissé tomber (travail et famille) pour vivre sa vie.
— Je suis venu pour adhérer au culte du sexe et de l'anarchie, dit-il, d'un ton aussi calme que s'il avait commandé un café et deux croissants.
Je lui dis qu'il n'existe pas de colonie semblable.
— Mais je l'ai lu dans les journaux, insiste-t-il. (Et il tire un journal de sa poche.)
— Tout cela est pure invention, lui dis-je. Il ne faut pas croire tout ce qu'il y a dans les journaux. (Et j'éclate d'un rire un peu forcé.)
Il paraît douter de mes paroles. Puis reprend en me disant pourquoi il estime qu'il ferait une bonne recrue... même s'il n'y a pas de colonie. (Sic.) Je l'arrête, je lui dis que j'ai du travail, et le prie de m'excuser.
Là, il est vexé. Suit un bref échange de questions et de réponses — des questions plutôt impertinentes, des réponses plutôt caustiques — qui ne fait qu'accroître son trouble. Brusquement, il ouvre le livre qu'il tient à la main, tourne rapidement les pages, et trouve le passage qu'il cherche. Et il se met à lire à haute voix.
C'est un passage des lettres de Hamlet où mon ami et co-auteur, Michael Fraenkel, me met sur la sellette. Où, en fait, il m'écorche tout vif.
Quand il a fini de lire, il me regarde froidement, d'un air accusateur, et me dit :
— Je crois que cela concorde, n'est-ce pas ?
J'ouvre la barrière et je lui dis :
— Ralph, qu'est-ce qui ne va pas, bon Dieu ? Venez, et racontez-moi toute votre affaire !
Je le fais entrer dans ma petite tanière, le fais asseoir, lui tends une cigarette et l'invite à se déboutonner.
Au bout de quelques minutes, le voilà en larmes. Ce n'est plus qu'un pauvre garçon désemparé, le cœur brisé.
Ce même soir, je l'ai envoyé, avec un mot, à Emil White à Anderson Creek. Il m'avait dit qu'il irait à Los Angeles, où il avait une tante, maintenant qu'il voyait qu'il n'y avait pas de culte du sexe et de l'anarchie. Je pensais qu'il passerait la nuit chez Emil White et qu'il repartirait le lendemain. Mais après un bon dîner et une bonne nuit de repos, il découvrit qu'Emil avait une machine à écrire. Le matin, après un bon petit déjeuner, il s'installa devant la machine et, bien qu'il n'ait encore jamais écrit une seule ligne de sa vie, il se mit brusquement dans l'idée d'écrire un livre. Au bout de quelques jours, Emil lui fit savoir gentiment qu'il ne pourrait pas le garder indéfiniment. Mais cela ne découragea pas Ralph. Pas du tout. Il déclara à Emil que c'était tout juste l'endroit où il avait souhaité vivre depuis toujours et que, si Emil voulait bien l'aider, il chercherait du travail et gagnerait de quoi subsister.
Bref, Ralph resta à Big Sur près de six mois, faisant des petits travaux par-ci par-là, errant d'un foyer à l'autre et se fourrant toujours dans des situations impossibles. Le plus souvent, il se conduisait comme un enfant gâté. Entre-temps, je reçus un jour une lettre du père de Ralph, qui habitait quelque part dans le Middle-West, pour me dire combien il nous était reconnaissant à tous de bien vouloir nous occuper de son fils. Il me narrait par le menu les ennuis qu'ils avaient eus avec lui pour essayer de lui faire mener une vie normale. C'était l'histoire classique de l'enfant qui pose des problèmes à sa famille, une histoire que je ne connaissais que trop bien depuis le temps lointain où j'engageais et renvoyais le personnel à la « Cosmodemonic Telegraph Co. ».
Un des traits bizarres de la conduite de Ralph était qu'il se débarrassait toujours de quelque partie nécessaire de son habillement. Il avait débarqué par une chaude journée d'été en pardessus et gants fourrés. Maintenant qu'il faisait froid, il se mettait le plus souvent nu jusqu'à la ceinture. Et sa chemise et sa veste ? Il les avait brûlées. Il ne les aimait plus, ou bien il s'était pris d'aversion pour la personne qui les lui avait données. (Nous avions tous pourvu à sa garde-robe à un moment ou à un autre.)
Un jour d'hiver froid et maussade, je passais en voiture dans une petite rue de Monterey, et qui est-ce que j'aperçois ? Mon gars Ralph, à moitié nu, frissonnant et la mine lugubre. Lilik Schatz était avec moi. Nous sortons et nous emmenons Ralph dans un café. Il n'avait pas mangé depuis deux jours, depuis qu'on l'avait laissé sortir de taule, semblait-il. Mais le froid et la faim n'étaient rien à côté de la peur qu'il avait que son père ne vînt le chercher et le ramenât à la maison.
— Pourquoi ne voulez-vous pas que je reste avec vous ? répétait-il sans cesse. Je ne vous gênerai pas. Les autres ne me comprennent pas, mais vous, vous me comprenez. Je veux être écrivain... comme vous.
Nous avions déjà discuté de la question plutôt cent fois qu'une. Je ne pouvais que lui répéter ce que je lui avais déjà dit, que c'était sans espoir.
— Mais maintenant j'ai changé, dit-il. J'ai appris des choses.
Il vous serinait ainsi, comme un enfant qui a une idée bien arrêtée. Lilik essaya de le raisonner, mais sans succès.
— Vous ne me comprenez pas, répétait-il obstinément.
À la fin, je commençai à en avoir assez.
— Ralph, lui dis-je, vous commencez à m'embêter. Vous n'êtes jamais content de ce que vous avez. Vous êtes un emmerdeur. Je n'ai pas l'intention de vous amener chez moi. Je ne m'occupe plus de vous. Je vais vous laisser crever de faim et de froid... c'est le meilleur service qu'on puisse vous rendre.
Là-dessus, je me lève et je prends la porte. Ralph nous suit jusqu'à la voiture et, un pied sur le marchepied, continue à plaider sa cause. J'enlève alors mon manteau, je le mets sur ses épaules et je demande à Lilik de démarrer.
— Débrouillez-vous, Ralph ! lui criai-je, tandis que la voiture se mettait en marche.
Mais il resta planté au milieu de la rue, et je vis qu'il continuait à agiter les lèvres.
Quelques jours plus tard, j'appris qu'il avait été ramassé pour vagabondage et renvoyé chez ses parents. Je n'ai plus jamais entendu parler de lui.
On frappe à la porte. J'ouvre et je me trouve devant une grappe de visiteurs tout sourires. Les déclarations d'usage... « Nous passions dans les parages. On est venu vous dire un petit bonjour. »
Je ne les connais ni d'Ève ni d'Adam. Enfin... « Entrez ! »
Les préliminaires habituels... « Un beau pays... Comment l'avez-vous découvert ?... Je croyais que vous aviez des enfants... On ne vous dérange pas au moins ? »
Puis brusquement, quelqu'un, une femme, lâche le morceau :
— N'auriez-vous pas des aquarelles à vendre ? J'ai toujours eu envie d'avoir une aquarelle signée Henry Miller.
Je bondis.
— Vous plaisantez ?
Mais non, elle ne plaisante pas.
— Où sont-elles ? Où sont-elles, s'écrie-t-elle, en se mettant à farfouiller dans tous les coins de la pièce.
Je vais prendre les quelques aquarelles que j'ai ici et les étale sur le lit. Pendant qu'elle les regarde, je sors les verres et quelque chose à boire et je prépare le repas des chiens. (D'abord les chiens, ensuite les visiteurs.)
Je les entends qui vont et viennent, qui examinent les peintures accrochées aux murs, dont pas une n'est de moi. Je ne m'occupe pas d'eux.
À la fin, la femme qui a manifesté le désir d'acheter me tire par la manche et m'entraîne vers une porte où est clouée une œuvre de ma femme. C'est une scène de carnaval, éblouissante de couleurs, grouillante de personnages et de choses. Un tableau plein de mouvement et de gaîté, mais assurément pas une aquarelle.
— N'en avez-vous pas d'autres comme celle-ci ? demande-t-elle. C'est tout simplement merveilleux. C'est une scène imaginaire, n'est-ce pas ?
— Non, lui répliqué-je, sans prendre la peine de lui expliquer. Mais j'en ai une avec un arc-en-ciel, vous l'avez vue ? Et les rochers ? Je viens juste d'apprendre à faire des rochers... pas facile, vous savez.
Et là-dessus, je me lance dans un grand discours où j'expose que chaque tableau représente un thème, ou si l'on veut, un problème. « Un problème de bonheur, ajouté-je. Je serais bien bête de m'imposer des problèmes d'angoisse, n'est-ce pas ? »
Lancé sur cette pente, j'essaie ensuite d'expliquer que mon travail n'est pas autre chose qu'une tentative pour peindre ma propre évolution en tant que peintre. Une explication hautement sujette à caution, que je m'empresse de corser en ajoutant : « Le plus souvent je me contente de peindre. » Ce qui devait paraître tout aussi sot et sentencieux.
Comme elle n'acquiesçait ni ne protestait, je poursuivis en disant qu'un ou deux ans auparavant, je ne peignais que des maisons, des foules de maisons... j'en mettais tellement que parfois, mon papier n'était pas assez grand pour les contenir toutes.
— Je commençais toujours par le Potala, dis-je.
— Le Potala ?
— Oui, à Lhassa. Vous avez dû le voir au cinéma. Ce bâtiment qui comporte un millier de pièces... la demeure du dalaï lama. Bâti bien avant le Commodore Hôtel.
À ce moment, je m'aperçois que les autres visiteurs commencent à se sentir mal à l'aise. Un autre verre aurait été le bienvenu, mais je ne suis pas prêt à descendre de mon dada. Même si je gâche la vente, et c'est ce que je fais le plus souvent, il faut que je continue. J'adopte une autre tactique et je me lance dans une longue dissertation qui n'a rien à voir avec le sujet, sur un petit peintre français célèbre dont les scènes de jungle m'ont hanté pendant des années. (Comment il savait entrelacer, entremêler les branches, les feuilles, les têtes, les membres, les lances, les lambeaux de ciel... — même la pluie s'il le voulait — et avec une telle clarté. Et pourquoi pas avec une précision géométrique ?)
— Et avec une précision géométrique, lancé-je.
Une fois de plus, je sens que tout le monde commence à s'agiter. N'en pouvant plus, je fais encore une petite plaisanterie sur les scènes de jungle qui sont si délicieuses parce que, si votre pinceau s'égare vous brouillez toutes les pistes. (Je voulais dire, naturellement, qu'il a toujours été plus facile pour moi, plus instinctif, de faire des œufs brouillés que de beaux troncs bien nets, de belles branches, de belles feuilles, de belles fleurs, de beaux buissons.)
— Autrefois je ne faisais que des portraits. Je les appelais auto-portraits, parce qu'ils finissaient tous par me ressembler. (Personne ne rit.) Oui, j'ai bien dû en faire une centaine...
— Excusez-moi, mais pourrais-je jeter encore un coup d'œil à cette peinture sur la porte ? (C'est mon acheteuse.)
— Certainement, certainement.
— Elle me plaît tellement !
— Ce n'est pas de moi, vous savez. C'est ma femme qui l'a faite.
— Je le pensais. Je veux dire, je savais que ce n'était pas de vous. (C'était dit très simplement, sans aucun sous-entendu malicieux.)
Elle la contemple longuement, puis elle revient vers le lit où sont éparpillées mes aquarelles et, choisissant celle que je préfère, celle que j'aurais voulu garder, elle me demande :
— Pourrais-je avoir celle-ci ?
— Pour être franc, cela m'ennuie un peu. Mais si vous insistez...
— Est-ce qu'elle n'est pas bonne ? (Et elle la laisse retomber sur le lit comme une feuille morte.)
— Non, ce n'est pas cela... (Je la ramasse, presque tendrement.) C'est seulement que j'aurais voulu la garder. C'est celle que je préfère.
J'ai insisté sur le je pour lui donner une porte de sortie. J'étais persuadé que cette fois mes vues sur l'art avaient dû lui paraître trop tortueuses. Pour en être plus sûr, j'ajoutai que mon ami Emil, un peintre qui habite au bas de la route, n'en faisait pas grand cas. « Trop subjectif. »
Malheureusement, cela n'eut d'autre effet que de l'inciter à examiner l'aquarelle de plus près. Elle se pencha dessus, l'étudia comme si elle avait une loupe vissée sur l'œil. Elle la retourna plusieurs fois. Apparemment elle lui plaisait davantage la tête en bas, car brusquement elle dit :
— Je la prends. Enfin, si mes moyens me le permettent.
J'aurais pu doubler mon prix pour la faire renoncer, mais je n'en eus pas le courage. J'avais le sentiment qu'elle l'avait bien gagnée — que l'épreuve que je lui avais infligée était bien assez dure comme ça. Aussi lui fis-je un prix encore plus bas que celui que j'avais eu l'intention de lui demander et nous conclûmes le marché. Elle aurait encore aimé avoir un cadre de la dimension, mais je n'en avais pas.
Au moment de partir elle me demanda si je pensais que ma femme serait disposée à vendre cette toile qu'elle aimait tant.
— C'est possible, lui dis-je. Puis, impulsivement, elle retraversa la pièce, jeta un bref regard autour d'elle, et me dit :
— Je crois que je vais en prendre une autre. Cela ne vous ennuie pas que je les regarde encore ?
Cela ne m'ennuyait pas trop. Tout ce que je me demandais, c'était : « Cela va prendre encore combien de temps ? »
Fouillant dans la pile une fois de plus elle s'arrêta — avec admiration, pensai-je — pour en observer plus attentivement une que toute personne sensée n'aurait pas regardée deux fois.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? s'écrie-t-elle en tenant la feuille à bout de bras et en réprimant une envie de rire.
— Je l'appelle El Alamein. C'est là que Rommel a refait les Anglais je crois bien, non ?
(Je lui avais fait auparavant un discours filandreux à propos d'un autre titre, La Bataille de Trafalgar, ainsi nommée parce qu'on y voyait une foule de navires démâtés ou en train de sombrer. J'avais eu des difficultés avec les vagues, ce qui expliquait les navires démâtés, en train de sombrer.)
— Vous avez dit Rommel ? demanda-t-elle.
— Oui, Rommel. C'est lui qui est là au premier plan. (Je montrai où avec mon doigt.)
Elle sourit d'un air indulgent.
— Je l'avais pris pour un épouvantail.
— Contour... alentour, quelle différence ? (Autant faire bonne figure.)
— Et qu'est-ce que c'est que ces petites taches noires, ces pâtés, là haut, sur la colline ? Ce sont bien des collines, n'est-ce pas ?
— Des tombes. Après la bataille, vous voyez... J'ai l'intention d'y mettre des inscriptions. Oui, je songe à rédiger les inscriptions en blanc. Elles seront un peu dures à déchiffrer, naturellement. D'ailleurs elles seront en hébreu.
— En hébreu ?
— Pourquoi pas ? De toute façon personne ne lit jamais les inscriptions sur les tombes.
À ce moment-là ses amis se mirent à l'appeler. Ils espéraient avoir encore le temps de rendre visite à une autre célébrité, à Watsonville.
— Il faut que je m'en aille, dit-elle. Je vous écrirai peut-être pour vous demander de m'en envoyer une par la poste. Une moins... moins ésotérique. (Elle se mit à rire.)
En descendant le sentier elle agita encore la main dans ma direction en me lançant :
— Ta-ta !
— Ta-ta ! lui répondis-je. Et si vous n'aimez pas celle que vous avez achetée, renvoyez-la-moi par la poste. Elle sera bien soignée ici.
Ce soir-là, après dîner, voulant vider mon esprit de toutes les images qui s'y étaient accumulées, je pris la lanterne et me dirigeai vers ce coin du jardin empoisonné par l'énorme sumac vénéneux. Je suspendis la lanterne à une branche et je me mis au travail. Quel plaisir, un plaisir féroce, d'arracher les longues racines vicieuses de ce sumac ! (Avec des gants.) Cela vaut mieux que de faire de l'aquarelle parfois. Mieux que de vendre des aquarelles, sans l'ombre d'un doute. Mais de même qu'avec la peinture, vous ne pouvez jamais être sûr du résultat. Vous croyez que vous avez un Rommel, et vous vous apercevez que ce n'est qu'un épouvantail. Et de temps en temps, dans votre ardeur féroce, il vous arrive d'arracher des racines du grenadier à la place de celles du sumac.
En bas, à Lucia, quelque temps après que Norman Mini ait décampé, un gars du nom d'Harvey vint le remplacer — comme homme à tout faire. Il planta une tente en plein milieu de la jungle, sumac, serpents à sonnettes, brouillard, moustiques et le reste, et il s'installa là avec sa femme et deux petits enfants. Sous cette tente il essaya de peindre, de jouer du violon et d'écrire. Ce qu'il désirait par-dessus tout, c'était écrire.
Si jamais j'ai eu du flair pour repérer un écrivain-né, le gars Harvey était à coup sûr de ceux-là. Quand il parlait, et il parlait bien, c'était un merveilleux conteur, on aurait dit qu'il lisait dans un livre. Tout ce qu'il exprimait avait forme, structure, clarté et signification.
Mais ce don ne suffisait pas à Harvey. Il voulait écrire.
Parfois, sa journée finie, il débarquait chez moi. Il s'excusait toujours de me faire perdre mon temps — ce qui ne l'empêchait pas de s'attarder pendant des heures — mais il donnait comme excuse, et il était sincère, qu'il avait besoin de moi. En toute honnêteté, je dirai qu'il était de ceux que j'avais toujours plaisir à écouter. D'abord il possédait une profonde connaissance de la littérature anglaise et depuis ses origines. Je crois qu'il avait dû être professeur de littérature anglaise. Il avait été bien d'autres choses encore. Il avait pris cet emploi d'homme à tout faire à Lucia, un coin perdu, parce qu'il pensait que cela lui donnerait la possibilité d'écrire. Je me demande ce qui lui faisait croire cela. Sa besogne ne lui laissait que peu de temps libre et la tente surpeuplée était loin d'être le cabinet de travail idéal. D'ailleurs, avec les exercices de violon et le chevalet, seul un Léonard de Vinci aurait encore pu se permettre d'écrire. Mais c'était ainsi qu'Harvey s'y prenait.
— Je veux écrire, disait-il, et je ne peux pas. Ça ne vient pas. Je reste assis devant ma machine pendant des heures et je ne peux écrire que quelques lignes. Et même ces quelques lignes ne valent rien.
Toutes les fois qu'il prenait congé de moi, il me déclarait qu'il se sentait mieux, que je l'avais ravigoté.
— Demain, me disait-il, je sens que j'aurais le vent en poupe. (Et il me remerciait chaleureusement.)
Il en alla ainsi pendant des semaines et des semaines, et malgré nos conversations digestives il n'en sortait qu'un mince filet d'eau.
Une des choses fascinantes chez Harvey, dont le cas n'a rien d'unique, c'est qu'en dépit de sa paralysie devant la machine, il pouvait vous raconter un roman — de Dostoïevsky par exemple — avec une précision dans les détails qui tenait du prodige, soulignant les passages les plus compliqués d'une manière dont seul on imagine capable un écrivain. En une seule séance Harvey pouvait vous disséquer analytiquement, didactiquement et extatiquement tout un chapelet d'écrivains tels qu'Henry James, Melville, Fielding, Laurence Sterne, Stendhal, Jonathan Swift et Hart Crane. Écouter Harvey parler de livres et d'auteurs était beaucoup plus absorbant (pour moi) que d'écouter un professeur de littérature réputé. Il s'identifiait à chaque auteur, et on avait l'impression qu'il avait éprouvé personnellement chacune de leurs souffrances. Il savait choisir, évaluer et élucider et avec lui il n'y avait pas de contradiction possible.
Mais cette faculté, on s'en doute, venait tout naturellement à notre ami Harvey. Ce n'était rien pour lui de discuter des points les plus subtils d'une histoire compliquée d'Henry James tout en cuisant et recuisant un pingouin. (Il avait amené un jour un pingouin blessé qu'il avait trouvé sur la route et, après avoir bataillé trois jours et trois nuits avec lui, il avait servi un délicieux repas !)
Un après-midi, au beau milieu d'un long examen des mérites et des démérites de Walter Pater, je levai brusquement la main. Une idée étrange venait de me traverser l'esprit. Une idée, inutile de le dire, qui n'avait rien à voir avec Walter Pater.
— Arrêtez, Harvey ! m'écriai-je, et prenant son verre, je le remplis jusqu'aux bords. Harvey, mon vieux, je crois que j'ai quelque chose pour vous.
Harvey n'avait pas la moindre idée de ce que je pouvais bien avoir en tête. Il me regarda d'un air perplexe.
— Écoutez, commençai-je, en tremblant presque d'excitation intérieure, et d'abord, oubliez Walter Pater... et Henry James et Stendhal et tous ces cocos-là. Foutez tout ça en l'air ! Ce ne sont que des canards morts qui vous encombrent la cervelle. Vous en savez trop, c'est ça qui vous paralyse. Enterrez tous ces gars-là, donnez un grand coup de balai. N'ouvrez plus de livres, plus de revues. Même pas le dictionnaire. Du moins pas avant que vous ayez essayé ce que je vais vous suggérer.
Harvey me regardait d'un air intrigué, attendant patiemment la clé de l'énigme.
— Vous dites sans cesse que vous ne pouvez pas écrire. Vous me répétez cela toutes les fois que vous venez me voir. Je suis malade de vous entendre dire tout le temps la même chose. D'abord, je n'y crois pas. Peut-être ne pouvez-vous pas écrire comme vous voudriez écrire, mais vous pouvez écrire ! Même un crétin peut apprendre à écrire, s'il s'y accroche assez longtemps. Maintenant, voilà mon idée... je vous conseille de partir tôt ce soir — je lui dis cela parce que je savais que s'il se mettait à analyser et à peser le pour et le contre de mon projet, tout s'évanouirait en paroles — oui, rentrez chez vous, prenez une bonne nuit de repos et demain, avant le petit déjeuner si possible, asseyez-vous devant votre machine et expliquez-lui les raisons qui vous empêchent d'écrire. Rien de plus, rien d'autre. Est-ce clair ? Ne me demandez pas pourquoi je vous conseille de faire cela, essayez seulement de le faire !
Je fus étonné de voir qu'il n'essaya pas de m'interrompre. Son visage avait une expression bizarre, comme s'il venait de recevoir une secousse.
— Harvey, poursuivis-je, bien que ce ne soit pas la même chose de parler et d'écrire, j'ai constaté que vous pouvez parler de n'importe quoi avec une éloquence remarquable. Et vous pouvez parler de vous-même, de vos problèmes, avec autant de brio que vous pouvez parler de votre voisin. Non, en fait vous parlez encore mieux lorsqu'il s'agit de vous. Et c'est en réalité ce que vous faites tout le temps, même lorsque vous faites semblant de parler d'Henry James, d'Herman Melville ou de Leigh Hunt. Un homme qui a le don du verbe — et vous l'avez incontestablement ! — ne devrait pas être paralysé par une feuille de papier blanc. Oubliez que c'est une feuille de papier blanc... imaginez que c'est une oreille. Parlez-lui ! Avec vos doigts, évidemment. Incapable d'écrire ! Quelle absurdité ! Bien sûr que si que vous pouvez écrire. Vous êtes un Niagara... Maintenant, rentrez chez vous comme je vous l'ai dit. Bon, assez discuté pour ce soir. Et rappelez-vous, n'écrivez que sur les raisons qui vous empêchent d'écrire. Vous verrez ce qui arrivera...
Je dus faire montre d'une certaine fermeté pour qu'Harvey s'en aille là-dessus, sans se mettre à examiner le problème sous toutes les coutures comme il mourait d'envie de le faire. Mais il réussit à se réfréner. En fait, il courait presque quand il arriva à la voiture.
Une semaine s'écoula, puis trois ou quatre, mais Harvey ne donnait pas signe de vie. Je commençais à me dire que mon idée n'était pas si géniale que ça après tout. Puis un beau jour il arriva.
— Tiens, m'écriai-je, vous êtes encore en vie ! Alors, est-ce que cela a marché ?
— Je pense bien, dit-il. Je n'ai pas arrêté d'écrire depuis que vous m'avez mis la puce à l'oreille.
Et il se mit à m'expliquer qu'il allait quitter son travail à Lucia. Il retournait dans l'Est, d'où il venait.
— Quand je partirai, je déposerai tout ce tas de papier que j'ai noirci dans votre boite aux lettres. Vous y jetterez un coup d'œil quand vous aurez le temps, voulez-vous ?
Je lui promis sincèrement que je le ferais. Quelques jours plus tard, Harvey plia bagage et s'en alla. Mais il n'y avait pas de manuscrit dans ma boîte aux lettres. Au bout de quelques semaines je reçus une lettre de lui, dans laquelle il m'expliquait qu'il n'avait pas déposé de manuscrit dans ma boîte parce qu'il pensait que ça ne valait pas la peine de m'ennuyer avec ça. D'abord, c'était beaucoup trop long. Ensuite, il avait renoncé à l'idée de devenir écrivain. Il ne disait pas ce qu'il comptait faire pour vivre, mais j'ai eu l'impression qu'il allait retourner à l'enseignement. C'est en général ce qui se passe quand tout le reste échoue : enseigner !
Je n'ai plus jamais entendu parler d'Harvey depuis. Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il peut faire aujourd'hui. Mais je suis toujours persuadé qu'il est un écrivain ; toujours persuadé qu'un jour, il y reviendra et qu'il s'attellera à la tâche. Pourquoi ai-je une telle certitude de cela, je ne sais pas.
Ce qui est tragique aujourd'hui c'est que, dans le cas d'hommes comme Harvey, quand ils franchissent le « mur du son » ils meurent presque aussitôt. Soit qu'ils écrivent trop bien, soit qu'ils n'écrivent pas assez mal. Ils ont du mal à trouver le plan qui leur permettra de toucher le grand public parce qu'ils connaissent trop bien la bonne littérature, parce qu'ils ont un goût trop sûr, trop lucide. Ils manquent en particulier de cet instinct libérateur si bien formulé par les maîtres du Zen : « Tuez le Bouddha ! » Ils veulent devenir rien moins qu'un nouveau Dostoievsky, un nouveau Gide, un nouveau Melville.
Tout bien pesé, le conseil que j'ai donné à Harvey (et que je donne à tous ceux qui se sentent dans la peau d'un Harvey) me paraît sain et intelligent. Si vous ne pouvez pas rendre le côté positif d'une chose, rendez-en le côté négatif ! Ce qui importe, c'est de s'accrocher, de faire tourner le moteur, de rouler. Si vos freins se bloquent, essayez de rouler en marche arrière. Souvent ça marche.
Une fois lancé, le plus important reste à faire : comment toucher le public, ou mieux, comment créer votre public ! Sans public, vous courez au suicide. Si restreint soit-il, il vous faut un public. Je veux dire un public qui vous comprenne, qui aime ce que vous faites, qui vous encourage à continuer.
Ce dont très peu de jeunes écrivains ont conscience, me semble-t-il, c'est qu'ils doivent trouver — créer, inventer ! — le moyen d'atteindre leurs lecteurs. Il ne suffit pas d'écrire un bon livre, un beau livre, ou même un livre meilleur que la plupart. Il ne suffit même pas d'écrire un livre « original » ! Il faut constituer, ou reconstituer une unité qui a été rompue et dont la nécessité est ressentie tant par le lecteur, qui est un artiste en puissance, que par l'écrivain, qui se croit un artiste. Le thème de la séparation et de l'isolement — de l'« atomisation » comme on l'appelle maintenant — possède autant de facettes qu'il y a d'individus uniques. Et nous sommes tous uniques. Le désir d'être unis de nouveau, avec un but commun et dans un esprit d'universalité, est maintenant général. À l'écrivain qui veut communiquer avec ses semblables, et par là communier avec eux, il suffit de parler avec sincérité et sans détour. Il ne doit pas avoir en tête les canons littéraires — ils lui viendront en cours de route — pas plus qu'il ne doit se soucier des modes, des débouchés, des idées acceptables ou inacceptables : il doit seulement se libérer, s'exprimer, se mettre à nu, s'exposer le plus possible. Tout ce qui le contraint et le limite, pour employer le langage du négatif, son lecteur, même s'il n'est pas un artiste, en éprouvera le trouble et l'angoisse. Le monde imprime sa marque sur tout. Ce n'est pas du manque de bonne littérature, de bon art, de bon théâtre, de bonne musique que souffrent les hommes, mais de ce qui met ces choses dans l'impossibilité de se manifester. Bref, ils souffrent de la conspiration silencieuse, honteuse (d'autant plus honteuse qu'elle n'est pas avouée) qui fait d'eux des ennemis de l'art et de l'artiste. Ils souffrent du fait que l'art n'est plus le moteur de leur vie. Ils souffrent de leur illusion, de leur prétention, chaque jour réaffirmées, qu'ils peuvent se passer de l'art. Ils ne se disent jamais — ou du moins, ils se comportent comme s'ils ne l'avaient jamais pensé — que s'ils ont le sentiment de mener une vie stérile, frustrée et sans joie, c'est que l'art (et avec lui l'artiste) a été expulsé de leur vie. Pour un artiste qui a été ainsi assassiné (malgré lui ?), des milliers de citoyens moyens qui auraient pu connaître une existence normale et joyeuse, sont condamnés à mener une existence de purgatoire, une vie de névropathes, de schizophrènes. Non, l'homme qui veut produire une grande œuvre n'a pas à garder les yeux fixés sur L'Iliade, La divine Comédie ou n'importe quel autre grand modèle : il n'a qu'à nous donner, dans le langage qui lui est propre, l'épopée de ses peines et de ses tribulations, l'épopée de son non-existentialisme. Dans ce miroir négatif chacun se reconnaîtra lui-même pour ce qu'il est et ce qu'il n'est pas. Il ne pourra plus regarder ses enfants ou ses voisins en face ; il sera obligé de reconnaître qu'il est — lui, et non pas l'autre type — cet horrible individu qui contribue, sciemment ou inconsciemment, à la chute vertigineuse et à la désintégration de son espèce. Il saura, quand il reprendra son travail le matin, que tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit, tout ce qu'il touche, appartient à cette invisible toile empoisonnée qui nous retient tous dans ses mailles et qui, lentement mais sûrement, écrase notre vie à tous. Peu importe les hautes fonctions que peut occuper le lecteur, il est tout aussi misérable et victime que le bandit et le hors-la-loi.
Qui imprimera de tels livres, qui les publiera et les diffusera ?
Personne !
Vous devrez le faire vous-même, mon cher. Ou bien, faites comme Homère : prenez votre canne blanche, allez par les routes et les chemins, et déclamez vos œuvres en marchant. Vous serez peut-être obligé de payer les gens pour qu'ils vous écoutent, mais ce n'est pas là une difficulté insurmontable. Emportez un peu de fric avec vous, et vous ne tarderez pas à avoir un public.
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1. Boisson chaude composée d'un œuf entier battu dans de l'alcool. (N. d. T.)
2. Voir le passage du journal de Cingria cité par Pierre Guégen dans le numéro de mars 1955 de la N.R.F. Son texte est intitulé Le Dandy.
3. En français dans le texte.