15

 

 

 

L'homme de lettres anglais a son club, le millionnaire son yacht, le muezzin son minaret. Moi, j'ai mes bains sulfureux d'eau chaude de Slade's Spring.

Si j'ai la chance qu'il n'y ait personne, je partage une délicieuse solitude avec les rochers, les loutres de mer, une baleine qui passe au large, les nuages qui dérivent, la brume et le brouillard, les îles flottantes de varech et les mouettes qui poussent leurs cris perçants. Si la marée est basse, je m'entretiens avec un rocher bi-front où le soleil et le ressac ont sculpté un roi et une reine de la lignée de Ptolémée. Sous les rayons d'un soleil oblique leurs traits sont aussi nettement dessinés que ceux du roi et de la reine de pique. C'est curieux, mais je n'ai jamais vu une mouette leur souiller le visage.

Mais il est rare que je sois seul. Le plus souvent, je trouve les baignoires et les tables d'insolation occupées. Ceux qui retirent le plus de bénéfice de ces bains sont ceux qui tiennent leur langue. (N'était-ce pas Goethe qui disait : « Si je le pouvais, je renoncerais volontiers à la parole ? ») Les sages n'ont pas besoin de parler. Le privilège de cuire dans l'eau curative et de se dorer au soleil leur suffit amplement.

On y trouve des gens de tout poil, depuis les imbéciles qui s'amusent à tirer sur les phoques jusqu'aux hommes d'affaires qui ne décollent pas le nez de leurs mots croisés pendant qu'ils se font rôtir comme des homards. Quand les gars de Gilroy envahissent les lieux, autant se baigner avec un troupeau de buffles. Ils sont tous bâtis de la même façon et ressemblent curieusement au bœuf Apis. Les visiteurs qui viennent le plus régulièrement sont ceux qui sont affligés de maladies de la peau, ou qui souffrent d'arthrite, de lumbago, de la goutte, de rhumatisme et d'hygroma. Il y en a un, notamment, un individu maussade atteint de la gale, qui a un dos rutilant comme un coucher de soleil. Un autre gars, qui refuse obstinément de porter un bandage, traîne avec lui une paire de testicules si monstrueux qu'on pourrait à peine les faire tenir dans une brouette. Quant aux varices, il y a ici un échantillonnage complet ; ce sont celles qui ressemblent à du sucre d'orge bleu et violet qui m'intriguent le plus.

Certains jours, rappliquent les membres de l'ancienne confrérie des hermaphrodites. (« Oh, Ron, que j'aime votre coiffure aujourd'hui ! ») La plupart sont bâtis comme des éphèbes, ce sont tous des danseurs, et ils adorent papoter. Ils discutent toujours de choses impersonnelles de la manière la plus personnelle. Et ils sont toujours très occupés — à se faire les ongles, se coiffer, s'assouplir les muscles, se pomponner, se bichonner et s'admirer dans leurs petits miroirs de poche. De délicieuses créatures, en vérité. En particulier quand ils laissent flotter leurs cheveux. Ou quand ils vous font des confidences. Souvent, quand je les regarde faire leur toilette, je pense aux vaillants Spartiates — juste avant la bataille des Thermopyles. Toutefois, je doute que la variété de Slade's Spring serait prête à mourir jusqu'au dernier. (« Comme c'est bête, ne trouvez-vous pas ? ») De temps à autre, s'amène un Européen d'origine douteuse, élégant, pimpant, accompagné d'un joli caniche tout frisotté avec lequel il se comporte comme un chevalier le ferait avec sa maîtresse. C'est un vrai plaisir que de faire la conversation avec ce genre d'individu, globe-trotter en général et parfumeur le plus souvent. Il peut parler avec un égal bonheur de n'importe quoi, de tout et de rien. Le chien est sa grande préoccupation. S'il a quelque chose d'importance à communiquer, c'est au chien qu'il s'adresse.

J'ai rencontré les individus les plus invraisemblables aux bains de Slade's Spring ; du moins, je le croyais jusqu'à ce que je tombe, l'autre jour, sur un nouveau spécimen, probablement le premier de son espèce. Ce jour-là, j'étais seul et j'avais la paix. La mer était calme, presque lisse ; c'était la marée basse ; les gencives couleur de corail des rochers qui bordent la côte, étaient dénudées. Et à force de regarder les rocs noircis ou blanchis qui émergeaient, disséminés, au ras de l'eau, et leurs surfaces étincelantes couvertes d'écailles de mica, j'entrai presque en transes. Tout n'était plus qu'un immense unisson. Même les vieilles baignoires qui avaient été balancées par-dessus le bord de la falaise, semblaient faire partie de la nature et s'intégrer à la jungle de varech, au voile de brouillard à l'horizon et au mouvement immobile des montagnes. J'étais mûr pour être la proie de « l'alligator de l'extase ».

Quand je me retournai — j'étais appuyé au garde-fou — j'aperçus un homme à la peau brune d'une corpulence extraordinaire ; on aurait dit un monceau de graisse recouverte de caoutchouc. Il avait des yeux perçants qui brillaient comme de l'anthracite. Des yeux sans cesse en mouvement qui se plantaient sur vous comme des dards. Avec lui se trouvait un gamin blanc d'une dizaine d'années qu'il commandait comme si c'était son boy.

Bientôt nous fûmes rejoints par quelques habitués qui redescendaient de la montagne avec des petits sacs de poudre d'or. Quelques minutes plus tard, mon ami Bob Fink fit son apparition. Après avoir échangé quelques mots à la ronde, je regrimpai dans ma baignoire pour faire trempette encore un moment. Pendant ce temps, le gros lard se savonna vigoureusement, s'ébroua comme un bœuf, debout dans sa baignoire, se frappa la poitrine, puis alla s'étendre au soleil. Il examina d'abord tout le monde attentivement, puis se dirigea vers une plate-forme où il s'étendit de tout son long sur le ventre. Sa tête légèrement relevée se trouvait à cinquante centimètres de la mienne.

La conversation, décousue et très détendue, avait commencé par le sujet des serpents à sonnettes, — il parait qu'ils ne font jamais de mal aux Indiens. De là nous avions passé aux vagabonds et à la signification de l'anarchie. Il y avait dans les montagnes un homme dont le frère était un vagabond endurci. C'est-à-dire un homme à principes. Il avait exposé tout au long sa philosophie à son frère. Je remarquai que l'homme brun à la peau de caoutchouc avait la manie d'interrompre la conversation pour demander des détails plus précis. Il semblait d'un scepticisme inné, connaissait tout mieux que le voisin, et avec ça donnait l'impression d'être d'une bêtise crasse. Ses questions avaient un air de provocation méprisante, et leur ton était plutôt celui de la raillerie et du sarcasme. Et pour couronner le tout, sa voix était rien moins qu'agréable. Quand il s'excitait, et tout ce qui se disait semblait l'amener au bord de l'exaspération, bien que personne ne s'adressât à lui, il descendait de sa table, se plantait sur ses deux pieds écartés, redressait la tête comme un petit Hercule, un Hercule comique, et se plantait devant vous en vous demandant : « Qu'est-ce qui fait monter et descendre les vagues ? Hein ! pouvez-vous répondre à ça ? »

Si vous répondiez simplement : « Non », il vous jetait un regard de profond désappointement. Ce qu'il aurait voulu, c'était que vous répondiez : « Non, pouvez-vous me le dire ? »

Pendant tout ce temps, je restai paisiblement étendu sur le dos, en l'observant tranquillement, cherchant à deviner quelles pouvaient bien être ses occupations. De temps en temps je me redressais et lui faisais une réponse nette et franche. Il la prenait comme s'il avait reçu un uppercut à la pointe du menton. À la fin je décidai de lui poser une question, à lui personnellement..

— Vous êtes égyptien... ou peut-être turc ?

— Je suis de l'Inde, répliqua-t-il, l'œil enflammé, balançant la tête de gauche à droite, comme pour bien marquer sa supériorité, accompagnant ses paroles d'un gloussement de triomphe qu'un paon lui-même aurait eu du mal à imiter.

— Ah bon ! dis-je. Mais vous n'êtes pas indien, n'est-ce pas ? De quelle partie de l'Inde êtes-vous ?

— Près de Bombay... Poona, répondit-il.

— Alors, vous parlez le gujarati.

— Non, le hindi. (Ses yeux s'allumèrent de nouveau. Ses prunelles lançaient des éclairs.)

— Parlez-vous le sanscrit ?

— Non, mais je peux l'écrire.

— Vous êtes peut-être rajah ?

— Maharajah ! rectifia-t-il.

— Pas mahatma ?

— Non, ni yogi.

Un silence, pendant lequel nous nous observons d'un air amusé.

— Quelle différence faites-vous, dites-moi, entre un yogi et un mahatma ?

— Un yogi ne pense qu'à lui-même.

(« Très bon », me dis-je à part moi.)

À haute voix :

— Et comment avez-vous découvert cela ?

— Je sais une foule de choses qui ne se trouvent pas écrites dans les livres, me répond-il avec un sourire condescendant. Je voyage. Je parcours le monde.

Une autre pause. Il me regarde comme pour me dire : « Et quelle sera la question suivante, je vous prie ? »

— En septembre... de cette année... je serai en Angleterre. Connaissez-vous Londres ?

Mais avant que j'aie pu seulement hocher la tête, il poursuit :

— De Londres j'irai à Paris, de Paris à Berlin, puis à Vienne, et ensuite à Rome, Athènes, Damas, Jérusalem, Le Caire...

— En septembre... de cette année... dis-je, je serai au Japon. Ensuite, j'irai au Cambodge, en Birmanie, en Inde...

— Êtes-vous déjà allé en Inde ?

— Non.

— Vous devez aller en Inde ! (Il me dit cela d'un ton de commandement sans réplique.)

Plus pour le faire marcher que pour autre chose, je lui dis que cela demandait réflexion.

— Cela coûte de l'argent, un voyage comme celui-là. Surtout pour circuler dans votre pays.

Il émet un rire de chacal, renverse la tête en arrière et s'écrie :

— De l'argent ? Pour quoi faire ?

Il s'arrête un moment, puis me demande :

— Qu'est-ce que vous faites dans la vie ?

— J'écris.

— Vous écrivez des articles, je suppose ?

— Non, des livres.

Aussitôt, il s'anime. Croisant les jambes à la manière d'un gros bouddha, il se penche légèrement en avant et me fixe de ses yeux étincelants.

— Vous allez écrire un article... un bon article... et je vous donnerai cinq mille dollars pour cela. Même plus... Combien voulez-vous ?

Avant que je puisse répondre, il est déjà debout et me saisit le bras, comme pour me tirer hors de ma baignoire.

— Je vous donnerai tout l'argent que vous voudrez, plus un voyage gratuit à Java, en Birmanie, en Inde, à Ceylan, Bali...

Il s'arrête brusquement.

— Écoutez, dit-il en se mettant presque à danser d'excitation, je veux que vous écriviez sur la Nature, pas sur les gens, comprenez-vous ?

Il fait quelques pas en arrière, tend la main vers les montagnes derrière nous, puis me fait signe de sortir de mon bain. J'obéis.

— Vous voyez ces arbres, là-bas... et cette tache sombre par ici ?

Il m'indique l'endroit d'un grand geste circulaire de la main. Je cherche ce qu'il peut bien voir de particulièrement intéressant. Moi je ne vois que le cercle habituel des montagnes, les collines, les arbres, les rochers, la brousse.

Il laisse tomber le bras, me regarde comme s'il me donnait un koan à résoudre, puis s'écrie :

— Pouvez-vous écrire sur ça, rien que sur ça... et il me montre de nouveau toute une portion du paysage... sans le décrire ?

Involontairement ma bouche s'ouvre. Sans le décrire ! (Sic.)

— Ce que vous devrez faire, poursuit-il, c'est parler de choses comme... comment appelez-vous cela ?... convulsions de terre ! des grottes et des cavernes, des volcans, des vagues, des otaries, des requins et des baleines... pas des gens. Vous direz cela symboliquement, comprenez-vous ? C'est cela qui nous intéresse.

(Nous ! Qu'entend-t-il par « nous » ?)

— À propos, dit-il, comme si l'affaire était conclue, le contrat signé, mes valises faites, à propos, connaissez-vous d'autres langues, à part l'anglais ? Il faudra que vous parliez aussi quelques autres langues.

Pour lui faire plaisir, je dis :

— Je connais un peu le français, un peu...

— Parlez-moi en français !

— Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ?

— N'importe quoi, je comprends tout. Je parle le français, l'italien, l'allemand, l'espagnol, le grec, le russe, le persan...

— T'es bien calé1 ! aboyai-je.

— Quelle langue est-ce là ? gronda-t-il.

— Du français, espèce de con ! Démerde-toi2.

(Naturellement, il ne voit pas que je me fiche de sa figure.)

— Où avez-vous apprendi le français3 ? demande-t-il.

— Comme toi, à Paris. Panam4 !

— Je ne parle que le français correct. Le français poli5. (Il me regarde de travers en murmurant cela. Apparemment, il a saisi l'idée générale.)

À quoi je réplique :

— À quoi bon continuer6 ? Sprechen Sie Deutsch ?

— Ja whol ! s'écrie-t-il. Je vous dite que je parle arabe, espagnol7... et grec, et turc. Un peu d'arménien aussi.

— Fabelhaft !

— Was meint das ?

— Das meint extraordinaire... fabuleux. Kennen Sie nicht ein Wort wie fabelhaft ? Vielleicht kennen Sie wunderbar.

— Wunderbar, ja ! C'est de l'allemand... Maintenant, je vais vous dire quelle langue je peux encore parler : Dargoon !

— Jamais entendu parler de ça.

Il sourit. Pendant un instant j'ai l'impression qu'il va cesser le jeu et dire : « Moi non plus ! » Mais il n'en fait rien.

Il tourne un peu la tête, comme pour contempler la mer, les masses de varech qui ondulent doucement. Quand il se retourne vers moi, son visage semble vide d'expression.

Après un silence qui se veut impressionnant, il me demande :

— Croyez-vous en un Créateur ?

— Oui, lui dis-je.

— Bravo ! Vous êtes chrétien alors ?

— Non. Je n'ai pas de religion.

— Êtes-vous Juif ?

— Pas que je sache.

— Mais vous croyez en Dieu ?

— Oui.

Il me lance un regard oblique. Manifestement, il ne me croit pas.

— Et vous, en quoi croyez-vous ?

— Au Créateur ! répond-il.

— Avez-vous une religion ?

— Non, j'appartiens au mouvement Bahai. C'est la seule religion.

— Ah ? J'émets un gloussement et me lisse les plumes.

— Il faut que vous connaissiez le Créateur ! Jésus-Christ était un homme juste, pas un dieu. Est-ce que Dieu se serait laissé crucifier ? Non-sens !

Il se retourne brusquement et lève les yeux vers le soleil. Il me tire violemment par le bras.

— Regardez, là-haut ! m'ordonne-t-il en tendant le doigt vers le globe de feu. Dites-moi, pouvez-vous voir ce qu'il y a derrière ?

— Non, dis-je. Et vous ?

— Derrière le soleil, derrière les étoiles et toutes les planètes, derrière tout ce que l'homme peut voir avec ses télescopes, il y a le Créateur. Personne n'a d'assez bons yeux pour Le voir. C'est nécessaire.., sinon...

— Sinon quoi ?

— Sinon vous êtes perdu. En Inde, nous avons de nombreuses religions, de nombreuses croyances, de nombreuses idoles, de nombreuses superstitions... et de nombreux fous.

Point final. Je ne dis rien.

— Avez-vous entendu parler du Nil ?

— Du quoi ?

— Du Nil ! C'est un fleuve... en Égypte.

— Oh, le Nil ! Oui, bien sûr. Tout le monde connaît le Nil.

Il me lance un regard de côté, dédaigneux.

— Oui, tout le monde connaît le Nil, comme vous dites, mais est-ce que les gens savent combien il y a de Nils ?

— Que voulez-vous dire par là ? dis-je.

— Saviez-vous qu'il y a un Nil blanc, un Nil bleu et un Nil noir ?

— Non, je ne connaissais que le vert Nil.

— C'est bien ce que je pensais, dit-il. Et maintenant, dites-moi, qu'est-ce que le Nil ?

— Vous venez de me le dire... c'est un fleuve.

— Mais qu'est-ce que cela veut dire ?

— Quoi, fleuve ?

— Non, le Nil !

— Si vous voulez parler de son étymologie, dis-je, je dois avouer mon ignorance. Si vous voulez parler de sa signification symbolique, je dois avouer de nouveau mon ignorance. Si vous voulez dire sur le plan ésotérique, alors je suis trois fois ignorant. Alors, maintenant on joue aux quatre coins. C'est vous qui collez !

Comme si je n'avais rien dit, il m'apprend de son ton le plus pédant que Nil signifie — en égyptien — sagesse et fécondité.

— Comprenez-vous maintenant ? ajoute-t-il.

— Je crois, murmuré-je très humblement.

— Et la raison de cela (cela quoi ?) est qu'il dort paisiblement comme un serpent, puis il vomit. J'ai remonté et descendu le Nil bien des fois. Et j'ai vu le Sphinx et les Pyramides...

— Ne m'avez-vous pas dit, il y a un instant, que vous étiez allé à Damas ?

— J'ai dit que j'allais y aller. Oui, je suis allé à Damas aussi. Je vais partout. Pourquoi rester au même endroit ?

— Vous devez être très riche, dis-je.

Il secoue la tête à droite et à gauche, roule les yeux, émet son inimitable gloussement de satisfaction et répond :

— Je suis un artiste, voilà ce que je suis.

— Un artiste ? Quoi, un peintre ?

— Je peins aussi. Sculpteur, voilà ce que je suis.

« Wunderbar ! dis-je à part moi. Fabelhaft ! S'il est sculpteur, moi je suis octavon. »

— Connaissez-vous Bennie Bufano ?

C'est un test que j'essaye sur lui.

Prudemment, il répond :

— J'ai entendu parler de lui.

Puis il ajoute vivement :

— Je connais tous les sculpteurs, y compris ceux qui sont morts.

— Et Lipschitz ?

— Ce n'est pas un sculpteur !

— Tiens, et qu'est-il donc ?

— Un forgeron.

— Et Giacometti ?

— Tutti-frutti !

— Et Picasso ?

— Un peintre en bâtiment ! Il ne sait pas quand il faut s'arrêter.

Mais j'ai envie de l'aiguiller de nouveau sur Damas. Je voudrais savoir s'il a vraiment été au Liban.

Oui, il y a été.

— Et à La Mecque ?

— Oui ! Et à Medina aussi. Et à Aden et à Addis-Abéba. Vous en voulez d'autres ?

À ce moment-là, mon ami Fink intervient pour demander du feu. Le regard qu'il me lance dit : « Vous allez encore jouer à ça longtemps ? » Il se tourne vers M. Je-Sais-Tout et lui offre une cigarette.

— Pas maintenant ! s'écrie-t-il en repoussant d'un geste offusqué la cigarette offerte et en faisant une moue de dégoût. Quand je serai sec je vous en demanderai une. Il vaut mieux attendre.

J'entends Fink murmurer : « Pauvre con ! » tandis qu'il s'éloigne. Pendant ce temps, peut-être en réponse à ma dernière question — ou à la sienne — le moulin s'est remis en marche. Je n'ai pas entendu les premières phrases.

— ... ils n'ont pas de magasins, pas de représentants de commerce, rien à acheter, rien à vendre. Tout est gratuit. Ce que vous cultivez vous l'apportez sur la place et vous le déposez là. Si vous avez envie de fruits, vous allez les cueillir sur les arbres. Autant que vous en voulez. Mais vous ne devez pas en remplir vos poches...

De quel pays parle-t-il donc, nom d'une pipe ? me demandé-je, mais je me retiens de lui poser la question pour ne pas briser le fil de son idée.

— Il y a très peu de gens qui vont là-bas. À la frontière, ils m'ont arrêté. Ils ont pris mon passeport pour l'examiner. Pendant qu'ils étaient dans le bureau de la douane, je fis le portrait de l'homme qui m'avait demandé mon passeport. Quand ils revinrent je leur tendis le portrait. Ils virent qu'il était très ressemblant. « Vous êtes un homme bon, me dirent-ils. Nous avons confiance en vous, nous savons que vous ne volerez personne. » Et ils me laissèrent passer. Je n'avais pas besoin d'argent. Tout ce que je demandais, on me le donnait gratis. La plupart du temps j'habitais au palais. Je pouvais avoir des femmes aussi, si j'en avais envie. Mais on ne peut pas demander une chose pareille...

Là, je ne peux pas résister, il faut que je sache de quoi il parle.

— Mais quel est ce pays ?

— Je vous l'ai déjà dit : l'Arabie !

— L'Arabie ?

— Oui. Et savez-vous qui était mon ami ?

— Comment voulez-vous que je le sache ?

— Le roi Séoud, me dit-il, et il se tut un moment pour que je me pénètre bien de la chose. L'homme le plus riche du monde. Il vend chaque année à l'Amérique cinq cents millions de barils de pétrole, deux cents millions à l'Angleterre, cent cinquante millions à la France, soixante-quinze millions à la Belgique. Il le vend, il ne le livre pas à domicile. Il faut qu'on vienne le chercher. Tout ce qu'il demande — et il me fit un petit sourire — c'est un dollar par baril.

— Et il faut qu'ils apportent les barils avec eux ?

— Non, il l'envoie par pipe-line. Un dollar par baril. Pas plus. Pas moins. C'est son bénéfice net.

Mon ami Fink vient de nouveau rôder vers nous. Il commence à s'impatienter. Il me prend à part.

— Vous pourrez supporter ça encore longtemps ? me demande-t-il.

Notre ami court se replonger dans sa baignoire. Nous ramassons nos affaires et nous nous apprêtons à partir. Une loutre de mer sort sa tête hors de l'eau calme comme un miroir à nos pieds. Nous restons un moment à la regarder faire ses cabrioles.

— Écoutez ! crie notre ami à la peau de caoutchouc.

Nous nous retournons.

— Il faut que vous vous remettiez à l'allemand !

— Pourquoi ? crié-je.

— Parce que vous devez connaître plusieurs langues. Surtout l'allemand.

— Mais je sais l'allemand.

— Alors, apprenez l'arabe. Cela peut être utile.

— Et le hindi ?

— Oui, le hindi aussi... et le tamil.

— Pas le sanscrit ?

— Non, personne ne le parle plus. Seulement au Tibet.

Un silence. Il barbotte et s'éclabousse comme un veau marin.

— Rappelez-vous ce que je vous ai dit : mettez plus de symbolisme dans vos écrits !

— J'essaierai, dis-je. Et je croirai au Créateur, n'est-ce pas ?

J'attends, mais la réponse ne vient pas. Il est en train de se savonner entre les orteils.

Brusquement, je pousse un cri, le plus fort que je peux.

Il lève la tête, met la main derrière son oreille, comme si quelqu'un lui chuchotait quelque chose.

— Maintenant, souriez ! lui dis-je.

Il tire les coins de sa bouche en arrière.

— Non, pas comme ça. Comme vous faisiez tout à l'heure. Roulez les yeux. Tournez la tête à droite et à gauche. Comme ceci. Allez-y maintenant, faites ça pour moi avant que nous partions.

Et à ma grande surprise, il fait ce que je lui demande.

— Bravo ! dis-je. Maintenant, je crois que vous êtes probablement hindou. Je connais des tas d'hindous. J'avais beaucoup d'amis hindous, à New York. Tous de braves types. Un peu fêlés, certains d'entre eux... Connaissez-vous un nommé Mazumdar ?

— Qui ?

— Mazumdar. Haridas Mazumdar. C'était un génie.

— Quel est son prénom ?

— Haridas !

— Ce n'est pas un nom hindou !

— Ah, non ? Ce n'est pas tchèque non plus. Alors, c'est peut-être bulgare.

Un silence.

— À propos, dis-je, vous ne m'avez pas dit votre nom.

— C'est sans importance, répond-il. Personne ne me connaît. Je peux prendre n'importe quel nom — si cela me plaît.

— Ça, c'est au poil ! Tiens, demain, je prendrai le nom d'Hounaman. Avez-vous déjà entendu ce nom-là ? Oui, c'est ça, demain, je m'appellerai Shri Hounaman... et je ferai un trou dans le fond de mon pantalon pour pouvoir agiter ma queue quand j'en aurai envie. Rappelez-vous bien ça ! Comprenez-vous ?

Il se plonge la tête sous l'eau pour ne pas en entendre davantage.

— Venez, Bob, dis-je. Allons-nous-en. Il faut que j'envoie un baril de pétrole au prince de Monaco.

Quand nous passons devant sa baignoire, il tourne la tête vers moi, lève l'index, et de l'air solennel d'un singe, dit :

— N'oubliez pas d'aller aux Indes. Je vous donne sept ans pour y réfléchir. Si vous n'y allez pas d'ici là, vous n'irez jamais.

Sur cette grave parole, nous nous quittons pour toujours.

 

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1. En français dans le texte.

2. En français dans le texte.

3. En français dans le texte.

4. En français dans le texte.

5. En français dans le texte.

6. En français dans le texte.

7. En français dans le texte.