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Ephraïm Doner est le père de ce petit génie, Tasha. L'envie me démange de parler de lui, depuis que j'ai commencé à écrire ce pot-pourri.

Ceci est un témoignage, longtemps différé, en ut mineur. À la vérité, je l'ai commencé il y a plusieurs mois, alors que je posais pour le portrait qu'il faisait de moi à l'époque où je me relevais de mon lit de chagrin.

Il y en a qui croient que l'homme et l'artiste ne font qu'un ; d'autres ont une opinion différente. Mais il ne fait pas de doute, que cela dépend de ce que vous êtes aussi bien que de celui que vous rencontrez et de ce que vous trouvez de perfection ou d'imperfection dans celui que vous rencontrez.

Mais avant de commencer, je pose cette question : peut-on recoller ce qui a été séparé, brisé ?

Je dois dire qu'il y a des jours où je ne vois en Doner que le père, ou l'ami. Et il y a des jours où je vois en lui l'artiste et rien que l'artiste. Habituellement, je vois les quatre-vingt-dix-huit éléments dont il est composé et je les vois combinés d'une manière qui n'est pas seulement excitante, mais qui inspire. Quand il est dans son assiette, cet incroyable Ephraïm, il est l'apothéose du seul et de l'unique : l'homme à l'image du Créateur. Quand je le vois ainsi, j'ai envie de pleurer. Et il m'arrive de pleurer, des larmes de tendresse, d'affection, « dans les coulisses1 », pour ainsi dire.

Qu'y a-t-il donc chez cet homme qui m'émeut tant parfois ? Le fait, ou la compréhension du fait, qu'il ne néglige absolument rien. Ou, pour exprimer cela d'une manière positive, qu'il se montre d'une réelle sollicitude pour tout être et toute chose.

Toutes les fois que je le quitte, le mot rituel me vient à l'esprit. Car, il y a quelque chose dans cette affectueuse sollicitude dont il fait preuve, une ouverture d'esprit, peut-être, qui fait que tous ses actes semblent se conformer à un rite précis. Et dès que je vois les choses sous cet angle, je comprends pourquoi je me sens toujours si heureux en sa compagnie. Je sais alors que tous les actes de Doner sont une démonstration de cette vérité, comme dit Eric Gutkind, que le suprême don que nous offre la vie est la possibilité de connaître la vie éternelle. Ou, pour exprimer cela plus trivialement, lorsque Doner ajoute un petit assaisonnement à la nourriture qu'il vous sert, c'est une petite cuillerée de Dieu qu'il y met, pas moins.

Ephraïm Doner a eu une vie dure, mais une vie gaie aussi. Il n'y a que les joyeux lurons qui savent faire, contre mauvaise fortune, bon cœur et qui, lorsqu'ils n'ont que de la moutarde à mettre sur leur pain, réussissent à lui trouver un goût de caviar. Quant à la vie d'artiste qu'il a menée, Doner a mille et une histoires dans son sac. La meilleure est celle où il raconte comment il a dormi avec un âne à Cagnes-sur-Mer. Toutes ses histoires sont des variations sur un thème unique, à savoir que, pour devenir un artiste, il faut d'abord être un artiste. On ne naît pas artiste. On choisit de l'être ! Et, lorsque vous choisissez d'être le premier et le dernier des hommes, vous ne voyez rien d'étrange dans le fait de dormir avec un âne, de marcher à quatre pattes dans le fumier et d'avaler les reproches et les insultes de tous ceux qui vous sont chers et considèrent votre vie comme une grave erreur.

Je crois que c'est Santayana qui a écrit longuement sur « la bonne vie ». Je ne sais toujours pas ce qu'il dit, car je suis congénitalement incapable de lire Santayana. Mais je sais ce qu'on entend par « bonne vie » et pourquoi la vie de l'artiste est une préparation à la bonne vie. (Vivre pleinement, mourir pleinement.) C'est le genre de vie où vous donnez chaque jour votre maximum, non pour l'art, pour votre pays, votre famille ou vous-même, mais simplement parce que c'est la seule chose à faire. Vivre c'est être, c'est-à-dire faire et ne pas faire. L'art est un acte positif. Être un poète de la vie, encore que les artistes s'en rendent rarement compte, c'est là le summum. Donner plus que ce que l'on reçoit. Faire deux kilomètres quand on vous demande d'en faire un seul. C'est ainsi que l'on honore, que l'on obéit et que l'on adore le Créateur. « Le Nom en toutes lettres sur l'univers tout entier » comme dit Gutkind. C'est cela que proclame chaque jour de sa vie le poète de la vie.

Mais divaguons... Lorsque je demande à maître Ephraïm, comme je l'appelle gentiment, si je devrais apprendre à faire des précipitations atmosphériques (à l'aquarelle) par les procédés techniques habituels ou par la méthode intuitivo-expérimentale, il me répond : « Mangez plus de persil ! » Si le persil — « plus de persil » — constitue une réponse pleinement valable, c'est pour l'excellente raison que le persil, comme chacun le sait, est une plante médicinale. Les plantes médicinales, comme les rituels, ont été regrettablement négligées dans ce monde prosaïque où nous nous enfonçons. Bien que les plantes médicinales appartiennent au règne végétal, elles sont plus proches du règne minéral que du règne animal. Ce qui veut dire que, en tant qu'enclave, elles constituent également une hégémonie. Elles sont autonomes et autochtones. Mais à part ces attributs, elles contiennent un élixir qui est source de santé et de vitalité. Un brin de persil, par conséquent, a les mêmes vertus inspiratrices pour le fervent aquarelliste que le trèfle pour le barde irlandais.

Mais attention ! Avec le persil il y a toujours un peu de Shilchan Aruch, de Kabbale et du Livre de Daniel. C'est à la dernière minute qu'on jette le persil, comme pour faire une bonne omelette. Ce qui me soutient vraiment, me fortifie et guide ma main, que ce soit pour peindre des précipitations, des coulées de lumière ou des tempêtes de sable, c'est la sagesse cristallisée de ces oiseaux aux ailes immenses, tels d'anonymes prophètes, qui planent depuis des générations sur l'énigme cosmique.

Pour mieux me faire comprendre cela, Doner me prend par la main. « C'est comme ceci, Henry... » Le comme ceci signifie qu'il se prépare à plonger au cœur du labyrinthe. « Une réponse totale, dit-il, est toujours semblable à une énigme. Si quelqu'un demande : Pourquoi le Sphinx ? la réponse devra comprendre le Sphinx avec tout le reste. Il y a des gens qui considèrent ce genre de réponse comme évasive. L'ennui, avec ces gens-là, c'est qu'ils ne posent jamais les questions qu'il faut. Une réponse complète peut omettre les faits et les personnes, mais comprend toujours Dieu. Eh bien, les problèmes que posent l'aquarelle ne sont pas des problèmes cosmiques. Ni même des problèmes épistémologiques. Alors, pourquoi gaspiller son temps ? Plus de persil ! Voilà qui tranche la question. »

Il y a un portrait de Doner par lui-même, qui figurera un jour dans un musée. C'est non seulement un merveilleux portrait, mais aussi une merveilleuse peinture. La chemise est aussi vivante que l'expression du visage et le fond est d'une texture assez riche pour pouvoir supporter les péchés d'un saint... ou un epha d'orge. Doner est là, en pleine lumière, comme le Pentateuque en personne sous le soleil du grand midi. Il est là, bouche bée si j'ose dire, car il a pris cet air fugitif que nous renvoie le miroir quand nous nous y apercevons à l'improviste. Doner se voit en train de se regarder, mais sans savoir que c'est lui qu'il regarde. Dans ce fugitif aperçu de lui-même, il a réussi à introduire un élément de « cocasse2 ». Comme si Jacob, s'éveillant de son rêve, contemplait une mouche sur le bout de son nez. On ne peut même pas dire qu'il se regarde lui-même ; mais ce n'est pas le monde non plus qu'il regarde, car le monde s'est momentanément dissout. C'est simplement un coup d'œil qu'il nous a jeté, mais dans ce coup d'œil il y a tout le miracle de la vie.

Un détail... Si vous regardez attentivement, vous remarquerez qu'une oreille est déployée en éventail. Il y a quelque chose qui confine au ridicule dans la façon dont cette oreille pointe. Seul un maître pouvait équilibrer ce regard hypnotique par un aussi bizarre appendice. Et pourtant c'est une oreille. Une oreille qui a perçu un bruit lointain. Quoi ? La musique des sphères ? Le croassement d'une grenouille ? Peut-être simplement le murmure du temps, le souffle de l'éternité. Quoi qu'il en soit, le possesseur de cet organe l'a entendu de tout son être. Pendant un instant, il fut le coquillage où l'on entend gronder la mer. Le mysterium.

Pour faire un bon portrait, cela va sans dire, il faut être capable de lire dans l'âme du sujet. Pour faire un bon auto-portrait, il faut regarder dans les cendres. L'homme bâtit sur les ruines de ses « moi » antérieurs. Lorsque nous sommes réduits à néant, nous ressuscitons. Accorder son destin à la poussière de sa folie, voilà le secret. C'est dans les cendres que l'on trouve les ingrédients nécessaires pour se peindre soi-même.

L'esprit de Doner est vaste et tumultueux. Grondant comme la fente ourlée d'un coquillage vide. C'est le grondement de l'univers, ce grondement même qui fait exploser l'âme d'un homme aux instants de révélation. Et qui, en possession de tout son bon sens, oserait tenter de faire gronder une toile ? C'est pourtant ce que Doner a fait. Et il l'a fait la cigarette au bec.

Ah, cette cigarette ! C'est un lien, non pas avec la réalité, mais avec l'art du badinage. Il ne parle vraiment qu'avec une cigarette aux lèvres. Persiflage et camouflage. Pythagore plus saint Thomas d'Aquin égalent Jonas et la baleine. Ou : Michée est à la colle de poisson ce que Job est à Jéhovah. Avec cette cigarette collée au coin des lèvres, Doner peut prendre la mesure de n'importe qui — et de son arbre généalogique par-dessus le marché. Pour parler comme lui : « C'est ainsi que Mardochée a fait un festin de Balthazar. »

Ephraïm Doner et Bezalel Schatz : de tous mes amis, ce sont les deux seuls à qui j'envie l'éducation qu'ils ont reçue. Schatz a fait ses études à l'école de son père, à Jérusalem : l'École Bezalel des Arts et Métiers. Il n'apprit que les arts et métiers. Toutes les autres matières dont nous gavons nos enfants, il les a apprises par la bande, et il apprit beaucoup mieux de cette façon. Quant à Doner, qui est né et a passé son enfance à Vilna, il a eu la chance d'avoir pour grand-père un rabbin célèbre, connu non seulement pour son grand savoir mais pour sa grande sagesse. Ce sont des bienheureux que mes deux amis. Des esprits libres. Ils n'ont pas été endoctrinés, on leur a appris à penser par eux-mêmes. Et leur curiosité est insatiable ; ils s'intéressent à tout. Et ils se moquent éperdument de ce qui se passe dans le monde. Comme lecteur, Doner est omnivore. Il lit aussi facilement en hébreu qu'en polonais, en allemand, en français, en espagnol ou en italien. Chaque année, il relit Don Quichotte. Il est aussi l'un des cinq ou six Américains que je connaisse qui lit tout ce qui tombe de la plume de Blaise Cendrars.

Presque toutes les fois que nous descendons en ville, nous nous arrêtons pour dîner chez les Doner. Et toutes les fois que les Doner vont se baigner à la source sulfureuse, ils s'arrêtent invariablement chez nous pour dîner. En attendant que le canard rôtisse nous faisons quelques parties de ping-pong. Et quand le dîner est prêt, Tasha a déjà fait une demi-douzaine de dessins.

Quand nous ne parlons pas de livres, de nourriture, d'éducation (de sa bêtise), de plantes ou de peinture, nous parlons de vins — et nous en buvons. Mais dans toutes nos conversations, la France revient comme un leitmotiv. C'est à Paris, en 1931 ou 32, que j'ai fait la connaissance de Doner. Je ne l'ai rencontré qu'une fois. Et nous ne nous sommes revus que sept ans plus tard quand il s'installa à Carmel Highlands. À nous entendre, vous croiriez que nous avons passé la plus grande partie de notre vie en France. En fait, c'est là que nous avons passé les meilleures années de notre vie. Et nous ne l'avons jamais oublié.

C'est à Villefranche que Doner prit contact avec la France. Il faisait une croisière en Méditerranée où il grillait les derniers dollars qu'il avait économisés quand il travaillait dans un atelier de peausserie à New York, un vrai bagne. Un de ses amis lui avait déjà mangé la moitié de sa petite fortune dans des opérations de bourse malheureuses quand un jour, déambulant dans Broadway, Doner avisa un placard publicitaire lui vantant les joies d'une croisière en Méditerranée — s'il avait de quoi. Il regarda combien il avait en banque, et il vit qu'il lui restait juste la somme voulue. Quand le bateau fit escale à Villefranche, il descendit boire un verre, et l'endroit le séduisit tellement qu'il décida sur-le-champ de renoncer à poursuivre sa croisière. Pendant un an, il parcourut à pied les routes de France, d'Espagne, d'Italie, du Portugal, de Yougoslavie et autres contrées avoisinantes. Les quelques dollars qu'il avait réussi à se faire rembourser sur son billet de bateau ne firent pas long feu. Mais il réussit à vivre en faisant des portraits à la terrasse des cafés et des restaurants. Quand il rentra à New York, il travailla de nouveau un an dans la peausserie en mettant de côté le plus d'argent qu'il pouvait. Au bout de ce temps, il détruisit tous ses outils, pour ne plus être tenté, et s'embarqua pour la France où il était bien décidé à vivre de sa peinture. Il resta quatre ou cinq années en Europe, pendant lesquelles, il apprit son métier. Aujourd'hui, il est l'un des meilleurs peintres de la péninsule, et un authentique artiste de la tête aux pieds, je n'en dirais pas autant de la plupart des peintres.

Doner est un des individus les plus grégaires que j'ai jamais rencontrés. Quand on va chez lui, il est rare qu'on ne tombe pas sur deux ou trois visiteurs. Et malgré toutes les interruptions, non seulement il s'arrange pour achever un nombre respectable de toiles, mais il trouve encore du temps pour s'occuper du ménage, faire des courses pour ses amis, prêter l'oreille à leurs ennuis, faire des voyages à la plage, dans le désert, les vignes, les ranches, ajouter une aile à sa maison, construire des murs avec des rochers, soigner le jardin, poser des tuiles, donner des leçons de peinture, faire travailler sa fille, aider sa femme à faire la cuisine et le nettoyage, faire le marché, aller ramasser des coques, des moules ou des escargots, soigner ses amis alcooliques, les faire sortir de prison quand ils deviennent fous furieux, emprunter et prêter de l'argent (il prête aussi facilement qu'il emprunte), et mille autres choses qui rendraient fou tout autre artiste que lui.

Sa conversation reflète ses activités protéiformes. Il ne prend ni vitamines, ni mélasse, ni levure de bière.) Et il met autant de passion à discuter des mérites d'une nouvelle sauce qu'il vient d'inventer que lorsqu'il parle de plantes, d'échecs, de Napoléon ou de son Cervantes bien-aimé. Tout comme moi, il semble voué aux ratés, névrosés, psychopathes, alcooliques, drogués, vagabonds, excentriques et raseurs de tout poil. De temps en temps, il vend une toile ; pour sceller le marché, il oblige généralement l'acheteur à prendre un de mes livres. Il intercepte aussi les emmerdeurs en route pour Partington Ridge qui, pour d'inexplicables raisons, s'arrêtent d'abord chez lui. S'il estime que le visiteur en vaut la peine, il le conduit chez moi lui-même — une bagatelle de cent kilomètres aller et retour. Mais il s'assure toujours que le visiteur s'est auparavant muni d'un tas de bonnes choses à manger et à boire. Ça c'est un ami, non ?

Les visiteurs qu'il m'amène sont généralement des gens qui ont vu du pays. II sait qu'il suffit de me dire : « Henry, ce gars-là arrive tout droit de Birmanie », ou : « Voilà un homme qui connaît le Yémen » pour me mettre dans les meilleures dispositions du monde. Ou bien simplement : « C'est un Français, mon vieux3 ! » (À la poste de Big Sur, alors que ceux qui ne peuvent pas montrer « patte blanche » sont souvent éconduits, il suffit qu'un bonhomme ait l'air d'être français pour qu'on lui donne mon adresse avec toute la courtoisie et les attentions dues à un influent personnage.)

Tiens-toi tranquille et regarde tourner le monde !

En écoutant les récits fascinants de ces globe-trotters, je pense souvent à mon père, qui n'a pratiquement jamais mis les pieds hors de la ville où il est né. Confiné dans son atelier de tailleur, il donnait cependant l'impression de connaître tous les lieux les plus étranges que ses clients avaient visités et dont ils aimaient parler. Il avait une mémoire étonnante, et se passionnait pour tout ce qui était étranger, avec une disposition marquée à s'identifier avec la personne qu'il écoutait. Il pouvait vous débiter des noms de rues, de cafés, de magasins, de célébrités, de monuments, etc., se trouvant dans des endroits dont vous n'avez pas idée. Et de temps à autre, il se mettait à parler avec feu de ces villes, ces villages et ces cités où il n'avait jamais mis les pieds. Personne ne s'en formalisait jamais. C'était un authentique voyageur imaginaire. Et je lui ressemble beaucoup à cet égard. Une carte postale d'un pays lointain suffit à me faire imaginer que je connais l'endroit comme ma poche. (Je me surprends parfois à faire d'étranges et précises observations sur ces contrées lointaines, dont il m'arrive de constater la véracité beaucoup plus tard, au hasard de quelque lecture.) En ce qui concerne certaines villes de Chine, de Birmanie ou des Indes, je m'en suis fait une image si précise que je doute que, si jamais je les visite un jour, la réalité soit assez forte pour l'effacer.

Mais revenons à Doner... C'est sans doute à cause de son passé, de sa race, des épreuves et des tribulations par où il a passé, et peut-être surtout parce qu'il est un artiste d'abord et avant tout qu'il est toujours prêt à faire des cadeaux. La première chose qu'il me demande, lorsque nous nous rencontrons, c'est si j'ai besoin d'argent. « Je viens de vendre une esquisse, me dit-il. Voulez-vous que je vous prête quelque chose ? » Si je ne dis pas non tout de suite, il ajoute : « Vingt si vous voulez. » (Comme s'il craignait que je le soupçonne de ne vouloir me prêter qu'une misère de cinq dollars.) « Je peux toujours emprunter, dit-il. Enfin, si vous avez besoin de plus... À propos, n'oubliez pas de me le rappeler avant de partir : j'ai acheté quatre caisses d'un vin fameux... », et là il me dit le nom d'un vin pour lequel il sait que j'ai un faible tout particulier.

Il m'arrive de le rencontrer au bord de la route à côté du poste d'essence près de chez lui. Que fait-il ? Il attend. Simplement. Il attend dans l'espoir que quelqu'un viendra à qui il pourra emprunter un billet ou deux. Mais il ne se laisse jamais abattre par le manque d'argent. Toujours sur la brèche, toujours vigilant. Lui tenant compagnie pour lui remonter le moral, j'ai souvent vu arriver un « ami »... et qu'est-ce que ce cher ami apportait à maître Ephraïm ? Un beau saumon tout frais pêché, ou un bon salami italien avec un savoureux fromage de même nationalité, ou même une caisse de vin français. Tout cela sans même avoir besoin de frotter la kmeya que je lui ai justement donnée pour qu'il s'en serve dans une telle éventualité.

Outre sa générosité, Doner est l'être le plus indulgent que je connaisse, en particulier avec les enfants. (Il est entendu entre nous que les visiteurs qui n'ont pas d'égards pour les gosses ou les animaux sont maudits.) Rosa, sa femme, est encore plus indulgente avec les enfants. Elle les absorbe comme le sang absorbe l'oxygène de l'air. La façon dont elle sait répondre à tous leurs désirs est presque alarmante. C'est sa profession d'instruire les mères et les éducateurs dans l'art de traiter les enfants. Une profession des plus difficiles, inutile de le dire, surtout dans une communauté qui gâte ses mioches plus qu'ailleurs.

Pour être sûre que tous les petits amis de Tasha ont tout ce que (théoriquement) ils méritent, Rosa impose à Doner une charge devant laquelle la plupart des maris renâcleraient. Leur maison est toujours pleine d'enfants — bruyants, exigeants, des gosses gâtés, pourris, le plus souvent. Heureusement que l'atelier de maître Ephraïm est à vingt mètres de la maison ; Doner s'y enferme à clé de bon matin jusqu'à midi. (Il semble que la plupart des artistes des environs s'arrangent pour avoir fait le plus de travail possible avant midi ; passé cette heure, toutes les calamités peuvent fondre sur eux.).

L'école que fréquente Tasha est située près d'une magnifique crique en face du couvent des carmélites. C'est probablement l'une des dernières de son genre en Amérique. Il n'y a qu'une poignée d'élèves, et l'enseignement qu'ils y reçoivent n'y est pas très douloureux. Pendant les récréations, ils jouent sur la plage qui n'est qu'à un jet de pierre de l'école. Les nonnes viennent aussi s'y ébattre et folâtrer, pieusement. Les plus audacieuses vont même jusqu'à se tremper le bout des pieds dans l'eau. À les voir patauger ainsi tout habillées de noir, on dirait des harengs complètement cinglés à qui on aurait appris à se tenir debout.

Le contraste entre cette école de campagne et l'école type de nos villes est remarquable. Ici les enfants sont heureux, insouciants et ils apprennent sans effort. Ils ne sont pas brimés, disciplinés, mécanisés. Ils se conduisent comme si l'école leur appartenait. L'atmosphère de camp de concentration fait complètement défaut. Si un enfant veut amener en classe son animal favori, personne ne s'y oppose, à condition que ce ne soit pas un cheval ou une vache. S'il invite un ami, ses camarades lui font fête ainsi que les maîtres. En fait, ils laisseront tout tomber pour entonner un chant en son honneur.

Lorsque Tasha était très jeune, elle tomba par une fenêtre d'un deuxième étage. Depuis ce jour, elle reçut une éducation très spéciale. Il y a peu de chances qu'elle fasse une autre chute, ni qu'elle perde la grâce. Elle est guidée, conseillée et dirigée par ses parents avec amour, intelligence et une compréhension remarquable. Tôt ou tard, elle obtient presque tout ce qu'elle demande. Elle est un peu gâtée, mais cela ne va pas très loin, et le temps se chargera de remettre les choses à leur juste place. Si elle veut du foie et des oignons pour son petit déjeuner, elle a son foie et ses oignons. Quel mal y a-t-il à cela ? C'est son estomac, non ? Si elle veut une aile de poulet, on lui en donne une. Un jour, elle eut envie d'une jolie chèvre, et elle l'obtint, mais elle la délaissa peu après pour un cheval. Comme supplément, on lui donne tout le lait qu'elle peut absorber, et toutes les vitamines, mélasse et levure de bière qu'elle veut. Sans parler des plantes ! Pour l'instant, elle possède une bicyclette sur laquelle Tony a des vues, et nous faisons tous des vœux pour qu'elle l'abandonne bientôt en faveur d'une M. G. ou d'une Jaguar.

Dans n'importe quel autre foyer, une telle méthode produirait un monstre. Avec n'importe quels autres parents, les exigences de Tasha ressembleraient à du chantage. Mais Ephraïm et Rosa sont à la hauteur. Ils ont le sens de la liberté dans le sang et leur insouciance quant aux conséquences de leur attitude n'a d'égal que leur foi inébranlable dans le triomphe de l'amour. Les problèmes que fait surgir leur indulgence, et naturellement il en surgit, ne sont pour eux que des problèmes passagers. Peu leur importe ce que Tasha leur demandera la prochaine fois, il n'y a qu'une chose qui compte : que Tasha se développe dans une atmosphère d'amour, de compréhension et de tolérance. Ils observent et dirigent son développement, un peu à la manière d'un jardinier soignant une plante fragile.

Ce qui est intéressant dans cette expérience, c'est qu'elle porte ses fruits. La mère n'est pas un paquet de nerfs, comme le sont la plupart des mères, elle est épanouie. Quant au père, sa puissance créatrice s'accroît de jour en jour. On dirait que plus ils prodiguent à leur enfant, plus il leur revient de richesses, d'une manière inattendue. « Donne et tu recevras », telle semble être implicitement leur devise. Le résultat est que le réservoir (d'affection naturelle) est toujours plein. Cette indulgence, cette hospitalité sans discrimination rayonnent sur les amis, les voisins et les compagnons de jeu et entretiennent un courant de joie, de santé et de prodigalité qui agit comme un levain.

N'est-il pas pour le moins étrange que deux immigrants de la plus modeste origine aient une telle influence sur leur entourage ? Quelle que soit leur dette envers l'Amérique, l'Amérique leur doit encore bien plus. Ce qu'il pouvait y avoir de valable dans la tradition américaine, ils l'ont adopté et exploité au maximum. Ils restent... des Américains en devenir... Car l'Américain n'est américain que lorsqu'il perpétue l'expérience commencée par ses ancêtres. Il n'est américain que s'il continue la tâche de faire de son pays le melting pot qu'il devait être. Aujourd'hui, par une curieuse ironie, c'est dans les foyers américains, non dans ceux des immigrants, que l'on trouve, solidement ancrés, préjugés et intolérance. C'est chez l'oncle Sam que l'on trouve l'esprit d'inertie, le manque de saine curiosité et d'enthousiasme, sans parler de l'effroyable tendance au conformisme, et du souci de son petit bien-être et de sa tranquillité. C'est M. Suivovitz, et non plus M. Mayflower, qui est plus près de Daniel Boone, de Thomas Paine, de John Brown et les autres.

L'extraordinaire indulgence dont font preuve les Doner n'est pas une marque de faiblesse ou de soumission. Elle vient d'une surabondance d'âme. Elle se porte vers tout ce qui est susceptible de croître, que ce soit une plante, un animal, un enfant, un artiste ou une idée. En obéissant à cet élan qui les porte à nourrir et à entretenir l'esprit de la vie, ils croissent et se développent d'autant et ils sont nourris, soutenus et fortifiés par les forces mêmes qu'ils ont mises en branle.

Je disais, un peu plus haut, que Doner est ce genre d'homme qui, si vous lui demandez de faire un kilomètre, en fera deux avec vous. Et c'est rarement par condescendance qu'il adopte cette attitude, mais par sympathie naturelle, par un sentiment de compassion et de compréhension qui dépasse la normale. Mais l'origine profonde de cette attitude est le respect de la vie. Ou peut-être simplement : le respect tout court. Ceux qui font plus que ce qu'on leur demande, ne sont jamais démunis. Il n'y a que ceux qui ont peur de donner qui sont appauvris par ce qu'ils donnent. L'art de donner est une affaire entièrement spirituelle. En ce sens, donner tout n'est rien, car lorsqu'il s'agit vraiment de donner, il n'y a pas limites, pas de fond ; c'est quelque chose d'inépuisable.

Il m'arrive de reprocher à Doner de trop donner de sa personne. Mais allez donc reprocher aux chutes du Niagara de répandre trop d'eau ! C'est la faiblesse et la vertu du Juif que de se répandre dans toutes les directions. Ce qui paraît chaotique aux gentils semble normal au Juif. Il possède un surcroît d'énergie, un trop-plein d'enthousiasme. Il a la passion des autres. Son amour inné de la justice, son pouvoir de compassion, son instinct grégaire et son ardent désir de rendre service le distinguent inévitablement dans une communauté de gentils.

Plus je fréquente Doner, plus je comprends la Diaspora. Le destin des Juifs est loin d'être aussi tragique que celui des gentils, qui les ont dispersés aux quatre coins du monde, qui les ont obligés à se terrer, qui ont aiguisé leur sensibilité et leur intelligence et développé leurs possibilités intérieures. Tous les obstacles que nous avons dressés sur leur chemin, toutes les blessures que nous leur avons infligées n'ont servi qu'à tremper leur caractère. Incapables de leur faire adopter notre manière de vivre, nous finissons par nous adapter à la leur. Nous commençons même à admettre que la conception chrétienne de la vie était pratiquée par les Juifs bien avant les premiers chrétiens. En restant obstinément attachés à leurs manières d'être, les Juifs nous convertissent à un christianisme que nous n'avons jamais mis en pratique.

Chez Doner, c'est l'héritage assidique qui prédomine. Cet élément extatique se révèle dans son œuvre. Si c'est une scène de la nature qu'il peint, sa toile chante. Dans certaines de ses marines, les rochers nus, enserrés par les algues, surgissent de l'écume et du brouillard et exultent comme des personnifications de la joie et de la puissance inépuisables. La mer est toujours un miroir de la lumière surnaturelle, une lumière pénétrante, sans cesse en mouvement, qui naît des profondeurs de l'inconnaissable. Tout le chaos des vagues et des nuages est soumis, ou subjugué, par le mouvement du pinceau qui cherche à n'évoquer que le mystère essentiel du paysage. La ligne d'horizon, mince, hésitante, fondue, plie sous le poids du ciel, mais avec la douceur d'un muscle qui se relâche sous la pression de l'effort.

Quand je contemple une telle peinture, je sais qu'il n'y a eu aucune dispersion de forces chez l'artiste. Je comprends, quand j'étudie cette peinture, que toutes les activités contradictoires où je craignais de le voir perdre son temps et sa puissance n'étaient pour lui que des plaisirs qui ne l'entraînaient pas, mais qu'il utilisait d'une manière alchimique. La souplesse d'âme qui caractérise celui qui donne, constitue la suprême protection du créateur. Quand il revient à ses rochers, à son ciel, à sa mer, il y met tout ce qu'il a supporté, sacrifié et découvert en s'identifiant aux peines et aux souffrances de ses semblables. La signification de la Diaspora brille à travers son œuvre comme un arc-en-ciel.

Si le premier chrétien fut un Juif, il est bien possible que le dernier aussi soit un Juif, mais il n'y a rien dans l'histoire dés incirconcis qui laisse prévoir qu'ils seront capables de combler le vide entre l'homme et l'homme-dieu, ou comme disent les Chinois, entre « l'homme et l'homme-humain4 ».

 

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1. En français dans le texte.

2. En français dans le texte.

3. En français dans le texte.

4. En français dans le texte.