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Un des sujets dont on discute fréquemment ici est la discipline, la discipline qu'il faut ou ne faut pas imposer aux enfants. Nul sujet, même pas la bombe atomique, ne peut créer plus de divergences d'opinion, plus de conflits, entre voisins qui entretiennent de bons rapports. Mis au pied du mur, chacun finit par admettre que la seule discipline digne de ce nom est la discipline librement consentie. Mais, et c'est là que la bagarre commence, « il faut apprendre aux enfants à se conduire ! » comment doit-on apprendre aux enfants à se conduire ? (Comme il faut, naturellement.) À première vue, il semble qu'il n'y ait qu'une réponse valable : en leur donnant l'exemple. Mais tous ceux qui ont pris part à de telles discussions savent que c'est là le dernier retranchement, et le plus fragile. La force de l'exemple semble être considérée comme une tactique sans grande efficacité dans la stratégie de la guerre quotidienne. C'est la réponse d'un saint, et non d'un père de famille ou d'un maître épuisé et désemparé. Et au cours d'une interminable discussion vous pouvez être sûr que quelqu'un vous dira que les saints n'avaient pas d'enfants, ou que Jésus, qui a dit : « Laissez venir à moi les petits enfants car le Royaume des Cieux est à eux », aurait parlé autrement s'il avait eu ce que l'on appelle des problèmes domestiques. En d'autres termes, que Jésus ne savait pas de quoi il parlait.

L'autre jour, en faisant cirer mes chaussures, j'eus une conversation très intéressante avec le cireur noir, William Greenwell. Je m'adresse toujours au Révérend Greenwell pour me faire cirer mes chaussures parce qu'en plus du coup de brosse, j'ai droit à quelques mots de sagesse gratis. Mon ami, qui est membre de l'Église baptiste et grand érudit en matière biblique, est probablement célèbre à Monterey. On ne peut pas ne pas remarquer son échoppe située à l'entrée d'un hôtel meublé, parce que devant, il y a toujours une paire de grandes bottes où poussent de magnifiques lys.

Du matin au soir, le Révérend Greenwell est à son poste et cire des chaussures. Et toujours vêtu de la même façon : veste et pantalon de l'armée, élimés, tablier maculé et grand chapeau de feutre bosselé datant de la guerre de Sécession. Quelle que soit la façon dont débute la conversation, elle finit toujours par la Bible. Mon ami connaît sa Bible. Il la cite à tous propos, et souvent des versets et des chapitres entiers, avec les commentaires et les exégèses. Dans sa bouche, les mots prennent un sens agressif et acquièrent une présence vivante et immédiate.

L'autre jour, comme je m'installais sur le trône, il me demanda des nouvelles de mon fils, qui, d'ordinaire, veut faire cirer ses chaussures lui aussi. Et ainsi la conversation s'engagea sur la jeunesse. La jeunesse ! Les yeux du Révérend Greenwell s'allumèrent en prononçant ce mot. Il a quatre fils, tous adultes maintenant, et qu'il s'est efforcé « d'élever dans le droit chemin ». Mais c'est son petit-fils, me confia-t-il, qui lui a ouvert les yeux. Ce petit gars était différent. Il avait un comportement bien à lui, et parfois, il posait un véritable problème.

Il poursuivit en disant que ce petit-fils avait éveillé sa curiosité. Au lieu de le corriger et de lui faire des remontrances, il s'était mis à étudier les manières du gamin pour essayer de comprendre pourquoi il se conduisait comme il faisait.

— Vous pouvez crier et menacer et punir tant que vous voulez, faisait-il remarquer, mais la vérité est que chacun de nous est unique, chacun de nous a sa nature propre. Cela ne sert à rien de dire : « Ne fais pas ceci, ne fais pas cela ! » Essayez plutôt de voir pourquoi il fait ceci plutôt que cela. Vous ne pouvez pas imposer une conduite à quelqu'un, surtout aux petits. Vous pouvez seulement les guider. Et c'est tout un art ! Oui, Monsieur !

Et son visage rayonnait en me disant cela.

— Prenez la Nature. La Nature a sa façon à elle de résoudre les problèmes. Lorsqu'un homme est vieux, la Nature le prend pour le coucher dans la terre. « Tu as fini ton temps, lui dit-elle. Place aux jeunes ! » C'est aux jeunes qu'appartient le monde, pas aux vieux. Dès qu'un homme vieillit, il regimbe et se raidit. Il se sclérose, voilà ce qu'il fait. La Nature, elle, ne vieillit jamais. La Nature est tout entière tournée vers la vie, la croissance, la souplesse, elle fait sans cesse des expériences. Elle donne et elle prend. Elle est faite d'une seule et même substance. Elle n'est jamais en guerre contre elle-même. Nous aussi nous sommes les membres d'un même corps.

Il s'arrête un moment et tend le bras.

— Mutilez ça, et tout le corps en souffrira !

Une autre pause pour cracher. Il a toujours une chique de tabac dans un coin de la bouche.

— Non, mon ami, l'homme est plein de vanité et de suffisance. Plein d'arrogance. Il ne veut jamais en faire qu'à sa tête, au lieu de suivre l'idée de Dieu. Regardez le monde ! Regardez ces jeunes gens qui tournent en rond et qui ne savent pas sur quel pied danser ! Il n'y a personne pour leur indiquer une voie. Tout est faussé dès le départ, je veux dire notre système d'éducation. On leur bourre l'esprit d'un tas de choses qui ne leur servent à rien et on ne leur dit rien des choses qu'ils devraient savoir. Ils sont bourrés de faux savoir. On veut les plier à nos façons de penser. On ne leur apprend jamais à penser par eux-mêmes. On est toujours sur leur dos. Ne fais pas ceci, ne fais pas ça ! Pas comme ceci, mais comme cela ! Cela n'est pas bon, cela ne sert à rien, et cela ne leur fait que du mal. Ce n'est pas là la façon d'agir de la Nature, ou de Dieu.

« Tout enfant né dans ce monde a le pouvoir de nous ouvrir les yeux, de nous donner une vision nouvelle de la vie. Et que faisons-nous ? Nous voulons lui imposer notre image. Et qui sommes-nous donc? Que sommes-nous ? Sommes-nous des modèles de sagesse et de compréhension ? Qu'un homme soit riche ou célèbre, qu'il commande une armée ou qu'il ait inventé une arme plus destructrice que les précédentes, cela le rend-il meilleur que vous et moi ? Est-il meilleur père, meilleur éducateur pour cela ?

« La plupart d'entre nous ne savent pas beaucoup plus que ce qu'on leur a enseigné. Et ce n'est pas beaucoup, n'est-ce pas ? Il n'y a rien là dont nous puissions être fiers, de toute façon. Un enfant naît innocent. Un enfant apporte avec lui la lumière et l'amour... et une soif d'apprendre. L'adulte regarde vers la tombe ou alors vers le passé. Non, nous n'éduquons pas nos enfants : nous les tirons, nous les poussons, nous les bousculons. Nous leur apprenons à commettre les mêmes fautes stupides que nous avons faites... puis nous les punissons quand ils nous imitent. Ce n'est pas comme cela qu'agit la Nature. C'est là la façon d'agir de l'homme. Et cela mène au péché et à la mort. »

Je pense souvent aux paroles de Greenwell lorsque mes deux gosses se mettent à me poser des questions auxquelles je ne peux pas répondre. En règle générale, je leur dis la vérité : « Je ne sais pas. » Et s'ils me rétorquent : « Maman saura », ou « Harrydick sait », ou « Dieu sait, hein ? » je réponds : « Très bien, vous lui demanderez la prochaine fois. »

J'essaie de leur inculquer cette idée que l'ignorance n'est pas un péché. J'insinue même, doucement certes, qu'il y a des questions auxquelles personne ne peut répondre, pas même maman ou Harrydick. J'espère ainsi les préparer à cette révélation qui leur viendra sûrement un jour : acquérir du savoir, c'est comme mordre dans un fromage qui devient de plus en plus gros à mesure qu'on mord dedans. Je m'efforce aussi de leur suggérer qu'il y a des questions dont il est préférable de trouver la réponse soi-même que de l'obtenir de quelqu'un d'autre. Même si ce n'est pas la bonne réponse ! Il n'y a que dans les jeux radiophoniques que nous obtenons les réponses « correctes »... Mais à quoi cela nous mène-t-il ?

Il y a un abîme entre la vérité et la connaissance. Les parents parlent beaucoup de vérité, mais se soucient rarement de la chercher eux-mêmes. Il est beaucoup plus simple de distribuer des connaissances toutes faites. Beaucoup plus expéditif aussi, car la vérité exige de la patience, une patience infinie, infinie. Le meilleur expédient est encore d'envoyer les gosses à l'école dès qu'ils sont en âge d'y aller. Là, ils trouvent non seulement l'« enseignement », qui tient lieu d'une manière barbare de connaissance, mais la discipline.

Je l'ai dit mille fois et je le répète encore : quand j'étais enfant, j'ai eu une vie heureuse. Une vie très heureuse. Je ne me rappelle avoir subi la « discipline » qu'une seule fois, et ce fut sur les injonctions de ma mère. Évidemment, j'avais été insupportable toute la journée, au point qu'elle en avait été excédée. Lorsque mon père rentra du travail ce soir-là, elle lui dit que je méritais une correction. À voir son air, je compris que la tâche humiliante qu'on lui demandait ne lui plaisait guère. J'en eus de la peine pour lui. Aussi, quand il défit sa ceinture de cuir et qu'il m'en frappa, je fis semblant d'avoir mal et me mis à hurler de toutes mes forces. J'espérais que ça le consolerait. Il n'était pas homme à distribuer des taloches à qui que ce soit, et encore moins à son fils. Aussi collaborais-je dans la mesure de mes moyens.

Aux yeux des voisins, je n'ai pas la grande cote en tant que père. D'abord, je ne sévis pas assez souvent. J'ai la réputation d'être trop indulgent, trop coulant. Il m'est arrivé de perdre patience et de corriger les gosses, quand ils me poussaient à bout, comme on dit. Mais lorsque cela se produit, j'en éprouve immédiatement du remords, et je m'efforce d'oublier l'incident au plus vite. Je ne me laisse jamais envahir par un sentiment de culpabilité, pas plus que je ne me promets d'être plus sévère avec eux à l'avenir... afin d'éviter le retour de ces scènes désagréables. L'enfant vit dans l'instant, et je fais de mon mieux pour suivre son exemple.

Là où je me méprise, c'est lorsque je me surprends à dire : « Si tu recommences, tu recevras encore ! » Je sens qu'une menace est pire qu'un coup. Plus un enfant est en bonne santé, plus il est turbulent et plus fréquentes sont les menaces proférées contre lui. Les enfants sains et normaux créent naturellement du désordre autour d'eux. Ils ne sont pas faits pour la vie que nous leur offrons, nous qui avons déjà rendu l'âme et qui nous conformons à nos absurdes règles de conduite. Les enfants bien élevés sont peut-être d'un commerce agréable, mais font rarement des hommes et des femmes remarquables. J'excepte, évidemment, ceux dont les parents sortent eux-mêmes de l'ordinaire et qui ont su créer une atmosphère d'harmonie grâce à une pratique quotidienne de la bonté, de la tendresse et de la compréhension. Mais, dans combien de foyers trouve-t-on cette atmosphère rayonnante ? Dans le monde occidental, le foyer est un champ de bataille où le mari lutte contre sa femme, les frères contre les sœurs et les parents contre les enfants. Le tumulte n'est noyé que par la radio, qui en fait, renvoie l'écho des mêmes situations, mais sur une échelle plus vaste, plus brutale, plus pervertie, plus méprisable. Ou bien, on le noie dans l'alcool. Voilà le « foyer » de l'enfant d'aujourd'hui. Dans le monde civilisé, en tout cas.

Si je gâte mes enfants, c'est que je ne peux m'empêcher de me rappeler l'époque merveilleuse où je faisais tout ce que je ne devais pas faire. Je crois que je n'ai jamais été vraiment malheureux avant que les tourments de la Weltschmertz ne commencent à m'assaillir.

J'ai souvent dû aussi jouer le rôle de mère car, comme je n'ai pas un travail comme les autres honnêtes citoyens — écrire n'est qu'un passe-temps ! — j'étais toujours là, à portée de la main, à portée de la voix. Et en tant que père, qui de plus a eu des expériences conjugales malheureuses, j'ai souvent dû jouer le rôle d'arbitre, alors qu'un arbitrage n'aurait pas dû être nécessaire. Quelles que fussent les décisions que j'ai prises, elles furent mauvaises et ont été utilisées contre moi par la suite. Du moins, c'est ce qu'il m'a semblé.

L'un des aspects mineurs, de ce dilemme tragi-comique, fut le fait que ma femme croyait qu'elle me protégeait. Je veux dire, qu'elle pensait me protéger des ennuis que les enfants sont portés à causer aux pères qui n'ont rien de plus important à faire qu'écrire des livres. Comme tout était excessif chez elle, la protection qu'elle m'offrait faisait, généralement, plus de mal que de bien. Du moins, c'est ainsi que je voyais les choses. (Mais je sais que je ne voyais pas toujours juste !)

En tout cas, voici à peu près comment cela se passait... Ils ne devaient à aucun prix me déranger dans mon travail. S'ils tombaient et se faisaient mal, ils ne devaient pas se mettre à crier. Ou bien alors, qu'ils aillent pleurer et crier plus loin, là où je ne les entendrais pas. (Il ne lui est sans doute jamais venu à l'idée que j'aurais peut-être eu envie qu'ils viennent pleurer sur mon épaule.) S'ils voulaient quelque chose, ils devaient attendre que je sois prêt à leur accorder mon attention. Si, en dépit de toutes les injonctions, ils venaient frapper à la porte de mon bureau — et naturellement, ils avaient toujours de bons prétextes pour le faire ! — on leur faisait comprendre qu'ils se rendaient coupables d'un petit crime. Et si je commettais la sottise de leur ouvrir et de m'occuper d'eux un moment, je me rendais complice de ce crime. Plus encore : je me rendais coupable de sabotage. Si je m'accordais un moment de répit et que j'en profitais pour aller voir ce que faisaient les gosses, j'étais alors coupable de les encourager à attendre de moi des choses qui ne leur étaient pas dues.

Vers le milieu de l'après-midi, je n'avais, le plus souvent, qu'une pensée : m'éloigner le plus possible de la maison et emmener les enfants avec moi. Nous revenions souvent éreintés. Et quand les enfants sont éreintés, ce sont les créatures les plus indociles au monde.

C'était un cercle vicieux. Punkt !

Quand la séparation se produisit, je fis des efforts désespérés pour être à la fois père et mère. La fille avait commencé à aller à l'école, mais le garçon, de trois ans son cadet, était encore trop jeune. Ce qu'il nous fallait, c'était une gouvernante. De temps en temps, une voisine — et je pense tout spécialement ici à cette bonne âme de Dorothy Herbert — venait me donner un coup de main. Je me rendis bien vite compte que la seule chose à faire était de confier le petit à sa mère, ce que je fis, étant entendu qu'elle me le renverrait dès que j'aurais trouvé quelqu'un qui pût s'occuper de lui comme il fallait.

Peu de temps après, une belle jeune femme vint frapper à la porte et me dit qu'elle avait appris que je cherchais quelqu'un pour s'occuper de mes enfants. Elle avait deux enfants à peu près du même âge que les nôtres et elle était séparée de son mari. Elle ne demandait que le gîte et le couvert en échange de ses services. Et elle ajouta qu'elle était prête à faire n'importe quoi, pourvu qu'elle puisse habiter Big Sur.

Son arrivée coïncida avec l'arrivée de ma femme qui était venue, avec le garçon, pour fêter l'anniversaire de notre fille. Cela ne pouvait mieux tomber et quand je lui eus exposé la situation, je fus étonné de voir ma femme accepter que la jeune femme se chargeât des enfants et, après quelques larmes, elle consentit à me laisser le garçon.

Ce fut une journée agitée. Des enfants vinrent de tous les environs pour célébrer l'anniversaire et s'amuser. Certains amenèrent leurs parents avec eux.

J'ai oublié de dire que, quelques jours auparavant, mon ami Walker Winslow s'était installé dans l'atelier au-dessus. Il était venu de Topeka en conduisant de la main gauche, car il s'était fracturé l'omoplate quelques semaines auparavant. Sachant dans quel embarras je me trouvais, Walker était venu m'offrir ses services en qualité de cuisinier et de « gouvernante », en espérant, sans doute, trouver quelques heures dans la journée pour travailler au calme. (Il avait reçu une commande d'une grande maison d'édition pour écrire un livre sur le père de la Fondation Menninger, dont il avait été résident1. Et il espérait aussi, sans doute, répéter l'agréable expérience qu'il avait faite à Anderson Creek.

Durant la fête, la jeune femme, Ivy, se retira discrètement. Elle ne connaissait personne et se sentait mal à l'aise, n'ayant aucun rôle précis à jouer. Mais elle n'avait pas fait cent mètres qu'elle tomba sur Walker.

Comme Walker me le raconta par la suite, elle était sur le point de tout laisser tomber. Elle était très déprimée et en proie à un cafard noir. Mais, après une tasse de café et une conversation paisible dans l'atelier, Walker réussit à lui redonner confiance en elle. Walker est de ces hommes avec qui on a toujours plaisir à parler et en particulier les femmes, qui trouvent auprès de lui compréhension et réconfort.

Plus tard ce jour-là, il me prit à part pour m'expliquer que j'aurais des difficultés avec Ivy, qu'elle était d'une sensibilité maladive à la suite de diverses épreuves et qu'elle était un peu intimidée par les responsabilités qui lui incombaient. La situation était encore aggravée pour elle du fait qu'elle serait obligée de laisser ses deux enfants à la charge de son mari.

— Je crois que je devais vous dire cela, me dit-il. Puis, il ajouta : Mais je pense que cela vaudrait la peine d'essayer. Elle est pleine de bonne volonté, je sais cela.

Walker estimait que, si cela ne marchait pas avec elle, lui et moi pourrions nous occuper des enfants. Je m'occuperais de Tony le matin et lui l'après-midi. En outre, il ferait toute la cuisine et la vaisselle. Mais si Ivy pouvait s'en tirer, ce serait encore mieux.

Ivy resta douze heures, pas une de plus. Puis, elle laissa tout tomber, donnant comme motif que mes gosses étaient « impossibles ». Ma femme, naturellement, était déjà partie et je n'étais pas pressé de l'informer du tour qu'avaient pris les événements. Walker dut conduire Ivy et ses deux enfants en ville et se dépêcher de rentrer pour préparer le dîner.

Après dîner, nous eûmes une brève conversation.

— Êtes-vous bien sûr, maintenant, que vous voulez garder les enfants ? me demanda-t-il.

Je lui dis que j'en avais toujours l'intention, si de son côté il s'acquittait de sa part du marché.

C'est le lendemain que la danse commença. Consacrer toute une matinée à un gamin de trois ans, plein de vitalité, est une tâche qui réclame six mains et trois paires de jambes. Quand on avait décidé de jouer à un jeu, cela ne durait que quelques minutes. Au bout d'une heure, tous les jouets avaient servi et avaient été rejetés dans un coin ou un autre. Si je suggérais d'aller faire une promenade, il était trop fatigué. Il y avait un vieux tricycle qu'il aimait bien, mais il n'avait pas fait trois tours qu'une roue était partie et en dépit de tous mes efforts, je ne réussis pas à la remettre en place. J'essayai de jouer au ballon avec lui, mais ses gestes n'étaient pas assez bien coordonnés et j'étais presque obligé de me tenir au-dessus de lui et de lui mettre le ballon dans les mains. J'essayai les cubes — il y en avait deux pleins paniers — pour lui faire faire quelque chose de « constructif » comme on dit, mais tout ce qui l'intéressait, c'était de lancer un coup de pied dans la maison ou le pont que je venais de bâtir. Pour ça, on s'amusait ! J'attachai toutes ses petites voitures ensemble, y ajoutai quelques boîtes de conserves et me mis à traîner ce train, qui déchaînait un bruit d'enfer, tandis qu'il me regardait faire. Mais il en eut vite assez.

De temps en temps, Walker venait voir comment je m'en tirais. À la fin — il pouvait être dix heures et encore ! — il me dit :

— Allez travailler un moment, je vais vous relayer. Vous avez besoin de vous reposer.

Plus pour recouvrer mes esprits que pour travailler, j'obéis à contrecœur et regagnai mon « bureau ». Je m'assis à ma table, me replongeai dans les pages que j'avais terminées, mais j'étais trop épuisé pour pondre la moindre ligne. Ce qu'il me fallait, malgré l'heure matinale, c'était un bon somme ! J'entendais Tony qui piaillait, braillait, glapissait et criait sur tous les tons. Pauvre Walker !

Lorsque Val rentra de l'école, ce fut bien pis ! C'était la bagarre sans arrêt. Pour les motifs les plus futiles. Si l'un d'eux avait ramassé une pierre, aussitôt l'autre la voulait. « Elle est à moi, je l'ai vue le premier ! C'est pas vrai, c'est moi qui l'ai vue d'abord ! Tête de caca pipi ! Tête de caca pipi ! » (Leur expression favorite.) Maintenant, nous n'étions pas trop de deux pour être à peu près maîtres de la situation. Quand vint l'heure du dîner, nous étions toujours en pleine tempête.

Et ce fut la même histoire tous les jours. Pas d'amélioration, pas de progrès. Stagnation absolue. Walker, qui avait l'habitude de se lever tôt, s'arrangeait pour travailler un peu avant le déjeuner. Il se levait à cinq heures tapant, régulier comme une montre. Après s'être fait un pot de café, il s'asseyait à sa machine. Quand il écrivait, il écrivait vite. Tout ce qu'il faisait, il le faisait vite. Quant à moi, je restais au lit jusqu'à la dernière minute, dans l'espoir de reprendre le plus de forces possible. (À cette époque, je ne connaissais pas les « remontants » modernes, comprimés de calcium et de phosphore et autres « laits de tigre ».) Quant à écrire quoi que ce fût, je renonçais définitivement à cette idée. Même un écrivain doit, avant toutes choses, être et avoir le sentiment d'être un être humain. Le problème n°1 pour moi était : survivre. Je nourrissais toujours l'illusion que quelqu'un viendrait à mon secours, quelqu'un qui aimerait les enfants et saurait comment les prendre. Toutes les fois que j'avais terriblement besoin de quelque chose, cela arrivait. Pourquoi pas la gouvernante idéale ? Et, dans mes rêves, j'imaginais toujours mon sauveur sous les traits d'une Indienne, d'une Javanaise ou d'une Mexicaine, une femme du peuple, simple, pas trop intelligente, mais douée de cette qualité primordiale : la patience.

Le soir, quand nous avions réussi à mettre les enfants au lit, le pauvre Walker essayait d'engager la conversation. Peine perdue. Je n'avais qu'une idée en tête : me mettre au lit le plus vite possible. Chaque jour je me disais : « Cela ne peut pas durer toujours. Courage, pauvre imbécile ! » Et, tous les soirs en me mettant au lit, je me répétais : « Encore un jour de passé ! Patience ! Patience ! »

Un jour, après avoir été faire des courses en ville, Walker m'annonça tranquillement qu'il était allé voir Ivy. « Histoire de voir comment elle s'en tirait. » Je me dis que c'était une très bonne pensée de la part de Walker. Et ça lui ressemblait bien. C'est le genre de type qui essaie toujours de rendre service à ceux qui sont dans l'embarras. Et qui se fourrent toujours dans des situations impossibles.

Ce que je ne savais pas et que je n'appris qu'après une autre expédition de Walker en ville, c'est que lui et Ivy étaient devenus bons amis. Ou, pour employer ses propres termes : « Ivy a l'air d'en pincer pour moi. » Entre-temps, les ennuis d'Ivy avaient pris un autre tour. Comme elle n'avait aucun moyen de subsistance, elle avait été obligée d'abandonner ses enfants à son mari. Nous pensions qu'elle devait être très affectée par cette séparation.

J'avais commis l'erreur de dire à Walker que je ne voulais plus jamais revoir Ivy. Elle m'avait laissé dans le pétrin sans faire beaucoup d'efforts pour s'adapter à la situation et moi, comme l'éléphant, je trouvais difficile de lui pardonner. « Si ses enfants étaient bien élevés, me disais-je, c'est seulement parce que leur mère était une connasse sans cœur. »

Walker la défendait du mieux qu'il pouvait et m'assurait que je changerais d'avis si je la connaissais mieux. « Elle a eu ses ennuis, elle aussi, me dit-il. N'oublie pas ça. » Mais ça me laissait complètement froid.

L'hiver était arrivé, avec son cortège de pluies. Un beau jour, Ivy rappliqua et resta quelques jours. Elle ne fit pas le moindre effort pour s'occuper des enfants, ni même pour faire la cuisine ou le ménage. Sachant que je la détestais, elle restait en dehors du jeu. Il lui arrivait de s'amener vers le soir et elle s'asseyait auprès du poêle qu'elle se mettait à tisonner. Je ne sais pas pourquoi, mais elle était tombée amoureuse de ce poêle, à tel point qu'elle l'essuyait et l'astiquait sans cesse.

Comment se débrouillaient-ils tous les deux, là-haut dans l'atelier, je n'arrivais pas à l'imaginer. On ne pouvait rien rêver de plus inconfortable : il n'y avait même pas un évier là-dedans. Le poêle à bois, que j'avais déniché je ne sais où, fumait continuellement. Le sol était en ciment et là-dessus, pour se tenir les pieds au sec, Walker avait étalé de vieux chiffons sales, des sacs de pommes de terre et des draps déchirés. La porte à glissière (la pièce était autrefois un garage) bâillait aux deux extrémités, ce qui provoquait un courant d'air perpétuel. Entre le plafond et le toit, les écureuils et les rats menaient leur sarabande nuit et jour. Ce qui était particulièrement exaspérant, c'était le bruit des noix qui roulaient sans arrêt au-dessus de votre tête. Le toit fuyait et les fenêtres joignaient mal. Dès qu'il pleuvait, de grandes flaques commençaient à se former sur le ciment. Non, comme « nid d'amour », il y avait mieux.

Ivy était à peine rentrée en ville quand les pluies se mirent à tomber pour de bon. Jamais je n'ai vu pleuvoir comme cet hiver-là. Pendant des jours et des jours le déluge s'abattit sur nous, comme un châtiment du ciel. Pendant cette période, Val ne put aller à l'école, distante d'une quinzaine de kilomètres, car la route était en partie inondée. Il fallait donc garder les deux enfants à la maison, et les distraire.

Nous nous attelâmes à cette besogne à tour de rôle, Walker et moi. Quand venait l'heure de la sieste, je me couchais avec eux. J'espérais ainsi pouvoir récupérer quelques forces avant d'affronter la seconde moitié de la journée. Quelle illusion ! En fait de sieste, nous passions notre temps à nous tourner et nous retourner dans tous les sens. Quand j'estimais que « nous » avions assez fait la sieste, je leur disais de décamper — ce qu'ils faisaient sans tarder, comme des petits chats qui se glissent hors d'un sac. Le plus souvent, j'étais plus éreinté après la sieste qu'avant. Ensuite les heures de l'après-midi s'écoulaient avec une lenteur de plomb.

La pièce réservée à nos ébats était de dimensions ordinaires et heureusement pas trop encombrée de meubles. Les principaux obstacles étaient le lit, la table et le petit poêle. Je dis « obstacles » parce que, pour qu'ils ne se sentent pas trop enfermés, je leur avais donné la permission de faire de la bicyclette à l'intérieur. Quand ils en avaient assez de leurs autres jouets, ils se mettaient en selle. Pour laisser le champ libre (de la grande porte à la porte de la cour) et leur permettre de faire la course on avait d'abord dégagé le terrain et enlevé tout ce qui pouvait gêner la circulation. On avait tout entassé sur le lit et sur la table, les chaises, les jouets, les ustensiles divers, ainsi que les poupées, trompettes, épées, ballons, klaxons, cubes, carabines et soldats de plomb. J'avais roulé les tapis contre les grandes portes-fenêtres par où pénétrait la pluie. Au milieu de la pièce, là où le lit faisait face au poêle, il y avait toujours des risques d'embouteillage. Ils avaient beau s'élancer de n'importe quel coin, il se produisait toujours des collisions entre le lit et le poêle. Et naturellement, ils s'envoyaient alors des invectives au visage, comme cela se produit toujours dans tous les embouteillages du monde.

Et cela pouvait durer une heure et davantage, ces courses de bicyclette. Comme je ne pouvais m'asseoir ou me coucher nulle part, je restais debout dans un coin, puis dans un autre, comme un arbitre pendant un match de boxe. Mais les enfants qui s'amusent ont horreur de voir des grandes personnes rester à ne rien faire, et il ne leur fallut pas longtemps pour se dire que, puisque j'avais décidé de rester debout, je ferais aussi bien de jouer à l'agent de police. On me munit d'un bâton, d'un revolver et d'un petit képi miniature. Ah oui, et puis un sifflet ! Mon rôle était d'attendre qu'ils aient fait quelques pas, puis de souffler dans mon sifflet, de lever le bras en l'air — verticalement ou horizontalement — de siffler de nouveau. Parfois, l'agent de police se retournait si brusquement que les conducteurs recevaient un coup de bâton ou de crosse de revolver, ce qui soulevait d'autres protestations intempestives.

Après la bicyclette, nous passions aux jeux du cirque, et aux exercices d'acrobatie. Là on réclamait généralement Walker à grands cris. Walker avait une bonne tête de plus que moi, et quand il les prenait sur ses épaules et se mettait à trotter, ils étaient au septième ciel. Lorsque Walker en avait assez, je m'allongeais par terre et on jouait à l'anguille : un sur mes épaules et l'autre sur les reins, je me tortillais et me déhanchais jusqu'à ce que j'aie réussi à les faire tomber. Je n'avais d'autre but que de les fatiguer le plus vite possible. Pour reprendre haleine, je suggérais ensuite une partie de dés ou de billes. On jouait pour des sous, des haricots, des boutons et des allumettes. Je dois dire qu'ils étaient en passe de devenir de fameux lanceurs de dés. Quand ce numéro était fini, Walker ou moi faisions le clown.

Le numéro qu'ils préféraient était une imitation de Red Skelton faisant de la publicité pour une marque de bière et s'enivrant progressivement au cours de la scène. Red Skelton était venu à la maison quelques mois auparavant, et à la fin d'un long et désopilant après-midi, il avait joué ce sketch qui avait eu un énorme succès auprès des gosses. Ils ne l'avaient pas oublié. Moi non plus... Pour bien jouer le sketch, il faut avoir un vieux complet et un chapeau avachi, qui vous descende jusque sur les yeux de préférence. La raison en est simple. Outre la bière qu'il faut avaler, et qui doit vous dégouliner sur le menton et dans le cou, à la fin vous devez glisser dans une mare de bière et vous étaler sur des morceaux de pain et de fromage qui s'écrasent et se collent sur vos habits. (Le plus drôle, c'est que ce qui a le plus frappé mes gosses de tout cet après-midi passé en compagnie de Skelton c'est que lui, le grand Red Skelton en personne, a absolument tenu à nettoyer lui-même le gâchis qu'il avait fait par terre !) De toutes façons, comme le savent tous les habitués de la télévision, c'est un spectacle impayable, désopilant, tordant, inénarrable. Tout va bien tant que vous avalez, hoquetez, répandez de la bière sur votre plastron, que vous vous collez du pain sur les yeux et dans les oreilles, et tant que vous titubez en essayant de garder votre équilibre. Mais après une de ces imitations, il m'arrivait de me sentir presque ivre moi-même. Les enfants aussi étaient complètement ivres. Ivres d'avoir tant ri. À la fin nous roulions tous par terre, et si par hasard, je roulais sous le lit, j'y restais le plus longtemps possible afin de récupérer un peu.

Puis le dîner. C'était le moment de faire un grand nettoyage. Si un visiteur était entré à cette heure-là, il se serait cru dans un asile de fous. D'abord, il fallait faire vite, car lorsque Walker se met à cuisiner, il agit avec la rapidité de l'éclair. Tous les soirs, il préparait un repas complet, comprenant soupe, salade, viande, pommes de terre, légumes, biscuits, tarte ou pudding.

Naturellement, tout le monde était affamé au moment de se mettre à table. Ce que nous n'avions pas encore eu le temps de remettre en place, nous le laissions par terre... pour plus tard. Plus tard, c'est-à-dire quand les enfants seraient couchés, quand il n'y aurait plus rien à faire, pour ainsi dire. Ce nettoyage n'était l'affaire que d'une demi-heure. Une agréable vétille après le tourbillon de la journée. Se baisser, s'accroupir, trier, essuyer, défaire les nœuds, arranger, rafistoler... jeu d'enfant, direz-vous. Je me disais que nous avions encore de la chance de ne pas avoir de chiens, de chats ou d'oiseaux...

Un mot de nos repas... Je les trouvais délicieux. Tous les jours, je bénissais Walker pour ses talents de cuisinier. Mais pas les gosses ! Affamés comme ils l'étaient, ce n'était pas le genre de nourriture à laquelle ils avaient été habitués. L'un n'aimait pas la sauce, l'autre recrachait tout le gras... « Je déteste les choux de Bruxelles », disait Tony. « Je ne peux plus manger de macaroni, ça donne envie de vomir », disait Val. Il fallut des jours et des jours pour découvrir, après maints essais et maintes erreurs, ce qu'ils voulaient manger. Même la tarte ou le pudding ne leur disaient rien. Ce qu'ils voulaient c'était de la gelée.

Walker était dégoûté de voir le peu de cas qu'ils faisaient de ses talents de maître-queue. Et pendant tout le repas, je ne cessais de m'excuser pour leur conduite. J'en étais souvent réduit à jouer le rôle ridicule de ces parents inquiets qui n'ont plus d'autre ressource que de supplier l'enfant, de le prier de goûter ceci, d'essayer cela... Rien qu'un petit, tout petit bout ! Piquant dans l'assiette de Tony un morceau de rôti de porc bien juteux entouré d'une succulente dentelle de gras, je le tournais et le retournais un moment au bout de ma fourchette, l'examinais, l'admirais, faisais claquer ma langue, le flairais, le suçais, le mordais un peu, et puis, avant de l'avaler, je disais : « Ooooooh ! Que c'est bon ! Hmmmm ! Tu ne sais pas ce que tu perds ! » Tout cela sans le moindre résultat, naturellement.

— Ça sent mauvais ! disait-il. Ou bien : Ça me donne envie de dégobiller !

Après cela, c'était au tour de Val de repousser son assiette avec un soupir de lassitude, très « grande dame2 » et, d'un ton langoureux et ennuyé, elle demandait quel genre de dessert il y aurait ce soir.

— De la gelée, ma chère ! disais-je en mettant dans ma voix tout le venin et l'ironie dont j'étais capable.

— De la gelée ? Je suis lasse de cette chose-là.

— Très bien. Que dirais-tu alors de nids de grenouilles ? Ou d'un bol de clous rouillés avec des tranches de concombre autour ? Écoute, ma petite, demain on mangera de la soupe de pois avec du haddock et des huîtres fumées. Et tu aimeras ça !

— Ah oui ?

— Oui, et ne jette pas cette croûte de pain aux oiseaux non plus ! On la mangera demain matin à déjeuner, avec du miel, de la moutarde et de la sauce à l'ail. Je sais que tu adores la moutarde. Ne t'ai-je pas déjà dit, ma douce amie, que lorsque le pain moisit on y trouve des vers ? Et que les petits vers deviennent des vers solitaires. Tu sais de quoi je parle, n'est-ce pas ? (Ici une petite pause, pour voir l'effet produit.) Tu te rappelles ce restaurant dont je t'ai déjà parlé... dans la rue de la Gaieté... où j'allais manger des escargots ? C'était un vieux bistrot plein d'odeurs, mais ce qu'on y mangeait était bon. D'ailleurs, si vous n'aimiez pas ce qu'on vous servait, on vous le jetait à la figure...

— Oh, papa, arrête ! On ne veut pas entendre ça, dit Val.

Et Tony :

— Papa, c'est pas vrai, dis ?

— Ce n'est que trop vrai, Tony mon garçon. Vous parlez de vomir et de dégobiller ; moi, je vous parle d'escargots et de soupe à la tortue. Vous comprenez ?

Val, d'un petit air hautain :

— Nous n'aimons pas quand tu parles comme ça, papa. Maman ne parlait jamais de cette façon...

— C'est justement pour ça que...

Mais je m'arrête juste à temps. (Ohé, matelots ! Hissez le foc !)

— Bon, qu'est-ce que je disais donc ? Ah, oui, la soupe à la tortue, les escargots, les huîtres fumées...

— Papa, tu es ivre !

— Je ne suis pas ivre du tout ! (Mais je ne sais pas ce que j'aurais donné pour l'être.) Je me sens gai, voilà tout.

— Oh, de la merde ! dit Tony.

(Où diable a-t-il bien pu entendre un mot comme celui-là ?)

— Tu veux dire caca, mon fils ? Ou bien veux-tu parler de l'engrais pour fumer la terre ?

— J'ai dit merde !

— Et moi je dis tête de caca pipi !

— Et moi je dis que tu es bête, dit Val.

— Bon, maintenant recommençons tout depuis le début. Mais que diriez-vous d'abord d'un bon morceau de tarte... avec une bonne couche de bon yaourt par-dessus, hein ? Au fait, avez-vous jamais goûté du fromage de Limbourg ? Non ? Et bien vous verrez, je ne vous dis que ça... Walker, la prochaine fois que vous irez en ville, rapportez donc un bon morceau de Limbourg. Ou du Liederkranz... pas celui qui est piquant, l'autre, le doux... Bon, maintenant, si vous mangez avec moi un morceau de tarte je prendrai une autre tranche de salami avec une gorgée de Haig and Haig. Hein, qu'en dites-vous ?

(Tout en faisant ce petit discours, une idée des plus saugrenues me passa par la tête. Que dirait le juge, quand le divorce passerait en jugement, si je lui tendais un compte rendu sténographié de ces « divertissements3 » de table ? Ne serait-ce pas renversant ?)

Une accalmie. Je me tiens la tête dans les mains en faisant un gros effort pour garder les yeux ouverts. Walker est déjà en train de laver les assiettes, gratter les casseroles, etc. Je devrais me secouer et aller vider les ordures, mais je suis collé à ma chaise. Je regarde les gosses. Ils ont cet air hébété d'un catcheur qui essaye de s'accrocher à son adversaire après avoir dégusté un bon coup dans l'estomac.

— Papa, tu nous lis une histoire ?

— Pas question.

— Tu nous a promis.

— Je n'ai rien promis de tel.

— Si tu nous lis pas une histoire on n'ira pas se coucher.

— Ich gebibble.

Pour leur ôter cette idée de la tête, je fais une allusion à la poêle à frire.

— Et si je vous donnais un grand coup sur la tête avec ça, hein ?

Encore quelques passes et je réussis à les entraîner jusque dans la salle de bains. J'arrive même, à force de cajoleries, à les faire se laver la figure ; mais pour se brosser les dents, rien à faire.

Quel supplice, pour leur faire se brosser les dents ! J'aimerais mieux boire un flacon de liniment Sloan que de recommencer cette corvée. Et dire que malgré tous ces discours devant le lavabo, ils ont déjà je ne sais combien de dents cariées ! Ce qui est extraordinaire, c'est que je n'aie pas contracté de laryngite chronique après toutes ces prières, promesses, cajoleries et menaces proférées chaque soir.

Un beau jour, Walker sortit de ses gonds. L'incident me fit d'autant plus impression que je n'aurais jamais cru Walker capable de dire un mot plus haut que l'autre. Il était toujours calme, aimable, accommodant, et pour la patience, il aurait rendu bien des points à un saint. Il pouvait garder son sang-froid en présence des plus dangereux psychopathes. Comme infirmier dans un asile d'aliénés, il avait toujours su garder la situation en main sans même avoir besoin d'une camisole de force ou d'une matraque.

Mais les gosses avaient trouvé son talon d'Achille.

C'est au milieu d'une interminable et exaspérante matinée qu'il explosa. J'étais en train de me débattre dans la maison quand il m'appela dehors.

— Il faut absolument faire quelque chose, me cria-t-il, le visage rouge comme une betterave. Ces gosses sont intenables.

Je n'avais même pas besoin de lui demander ce qu'ils avaient fait. Je savais qu'il avait donné son maximum depuis le début. Je ne tentai même pas de m'excuser. Je me sentais profondément humilié, et au désespoir. Voir Walker dans cet état, c'était plus que je ne pouvais supporter.

Ce soir-là, quand gosses furent couchés, Walker me parla d'un ton calme et mesuré. Il me fit comprendre que non seulement je me rendais la vie impossible, mais que tout cela était très mauvais pour les enfants eux-mêmes. Il me parla non seulement comme un ami, mais comme un médecin qui expose son diagnostic à son patient. Au cours de cette conversation, il m'ouvrit les yeux sur un aspect du problème que j'avais voulu ignorer jusque-là. Il me dit que je devrais m'efforcer de tirer au clair — pour mon bien — la question de savoir si c'était par amour pour eux et dans leur seul intérêt que je voulais garder les enfants avec moi, ou bien si c'était avec l'intention cachée de punir ma femme.

— La façon dont vous vous y prenez ne mène à rien, me dit-il.

Il me parlait en toute franchise, sans passion, simplement pour mettre les choses au net.

— Je suis venu ici pour vous aider. Si vous tenez absolument à ce que les choses continuent ainsi, je ne vous laisserai pas tomber. Mais combien de temps croyez-vous que cela puisse durer ? Vous êtes à bout de nerfs maintenant. Franchement, Henry, vous n'en pouvez plus, mais vous ne voulez pas l'admettre.

Les paroles de Walker produisirent leur effet. J'allai me coucher là-dessus, j'y réfléchis encore vingt-quatre heures, puis je lui fis part de ma décision.

— Walker, lui dis-je, je jette l'éponge. Vous avez raison. Je vais lui envoyer un télégramme pour lui demander de venir chercher les gosses.

Elle vint immédiatement. Ce fut, pour moi, un immense soulagement, mais cela me fendait le cœur. Leur départ me causa un tel chagrin, que je succombai à un sentiment de découragement et d'abattement. La maison me paraissait lugubre comme une morgue. Je m'éveillais en sursaut, douze fois par nuit, en croyant les entendre m'appeler. C'est extraordinaire le vide que peuvent laisser des enfants, dans une maison, après leur départ. C'était pire que la mort. Mais je ne pouvais pas faire autrement.

Ne pouvais-je vraiment pas faire autrement ? Avais-je fait tout ce que je pouvais ? N'aurais-je pas pu être plus souple, plus inventif, plus ingénieux ? Je m'adressais les plus amers reproches. J'avais été fou d'écouter Walker, malgré toute la sagesse de ses remontrances. Il m'avait pris dans un moment de faiblesse. Un autre jour, j'aurais peut-être eu le courage et la volonté de lui résister. Malgré tout le bien-fondé de ses arguments, je ne cessais de me répéter : « Mais il n'a pas d'enfants, lui ! Il ne sait pas ce que c'est que d'être père ! »

Je ne pouvais pas faire un pas sans mettre les pieds sur quelque chose qu'ils avaient oublié. Il y avait des jouets partout, bien que ma femme en ait emporté de pleines valises. Et des toupies, et des billes. Et des cuillères et des plats. La moindre petite bricole me faisait venir les larmes aux yeux. Et, à tout moment, je me demandais ce qu'ils pouvaient bien être en train de faire. Est-ce que leur nouvelle école leur plaisait ? (On avait mis Tony à l'école maternelle.) S'étaient-ils fait de nouveaux camarades ? Est-ce qu'ils se battaient toujours autant qu'avant, ou étaient-ils trop tristes pour avoir encore le cœur à se battre ? Tous les jours, j'avais envie de descendre en ville et de leur téléphoner, mais je résistai à la tentation, craignant qu'ils ne soient trop bouleversés de m'entendre. J'essayai de me remettre à écrire, mais je ne pouvais penser qu'à eux. Si je partais faire une promenade, dans l'espoir de chasser toutes ces pensées, tous les cent mètres quelque chose me rappelait quelque incident que nous avions vécu ensemble.

Oui, ils me manquaient. Ils me manquaient terriblement. Ils me manquaient, d'autant plus que j'avais eu plus de mal avec eux. Il n'y avait plus que Walker maintenant. Et Walker n'avait pas plus besoin de moi que je n'avais besoin de lui. Je n'avais qu'un désir, c'était d'être seul avec mon chagrin et mon remords. J'avais envie de grimper dans la montagne et de beugler comme un taureau blessé. J'avais été un mari, j'avais été un père, j'avais été une mère... et une gouvernante et un compagnon de jeux, et un pitre, et un imbécile. Maintenant, je n'étais plus rien. Quant à être un écrivain, je ne voulais plus en entendre parler. Qu'avais-je à dire et qui cela aurait-il pu intéresser ? La source était tarie, la pendule s'était arrêtée. Si seulement un miracle pouvait se produire ! Mais je n'entrevoyais aucune solution qui aurait eu les vertus d'un miracle. Il faudrait que je rapprenne à vivre, comme si rien ne s'était passé. Mais, si vous aimez vos enfants, vous ne pouvez pas apprendre à vivre de cette façon. Vous ne voudriez pas vivre de cette façon.

Pourtant, la vie dit : « Tu dois ! »

Je retournai à la salle de bains, comme je l'avais fait le matin de leur départ et je me mis à pleurer comme un fou. Je pleurai, sanglotai, criai et jurai. Et je continuai ainsi jusqu'à ce qu'il ne reste plus, en moi, une seule larme de douleur. Jusqu'à ce que je ne sois plus qu'un sac vide, tout chiffonné.

 

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1. The Menninger Story, publié par Doubleday, 1956.

2. En français dans le texte.

3. En français dans le texte.