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Où en étais-je ? Ah oui, Jean Wharton et la petite maison de Partington Ridge... Enfin une maison à moi, avec plus d'un hectare de terrain autour. Comme prédit, les francs arrivèrent à point nommé ; juste ce qu'il fallait pour payer la maison et le terrain.

D'abord, Jean Wharton est la seule et unique personne à ma connaissance qui ne se contentait pas de parler de « la prodigalité de la terre », mais en faisait la preuve dans sa vie de tous les jours, dans ses relations avec ses amis et ses voisins.

Pour revenir à l'époque de la Villa Seurat, quand je commençai à entretenir une correspondance avec Dane Rudhyar, j'appris que l'ère du Verseau où nous venions d'entrer — ou étions sur le point d'entrer — pouvait être justement appelée « l'ère de la Plénitude ». Même au seuil de cette nouvelle ère, il est déjà évident pour tous que les ressources de cette planète sont inépuisables. Je parle des ressources physiques. Quant aux ressources spirituelles, ont-elles jamais fait défaut ? Seulement dans l'esprit de l'homme.

L'air est plein de théories sur l'ordre nouveau, une nouvelle répartition des richesses. On nous brosse de merveilleux tableaux de ce que sera la terre lorsque le tournant aura été franchi, quand l'énergie atomique dispensera ses bienfaits à toute l'humanité. Mais personne n'agit comme si cette glorieuse période était imminente. C'est un merveilleux sujet de conversation à l'heure du cocktail, quand on a épuisé tous les autres. Quand on a parlé de la dernière apparition des soucoupes volantes ou du dernier livre de Swami Machin-Chouette.

Jean Wharton, je le répète, est la seule personne que je connaisse qui ait déjà les deux pieds dans la nouvelle ère. Elle est l'un des premiers membres de la communauté que j'aie rencontrés, quand j'habitais la cabane de rondins de Lynda Sargent. Je la revois encore franchir la porte de la petite poste de Big Sur, engoncée dans son immense imperméable, le visage presque entièrement caché sous un suroît de pêcheur. Ses yeux brillaient d'un éclat de tendresse, de bonté et d'intelligence. Je sentis immédiatement ce rayonnement qui émanait d'elle et, en quittant la poste, j'interrogeai Lynda à son sujet. Je ne la revis que plusieurs semaines plus tard car, comme je l'appris par la suite, elle voyageait d'un bout du continent à l'autre pour répondre aux appels de ceux qui avaient besoin de son aide.

Quand je déménageai à la cabane de Keith Evans, à Partington Ridge, j'allais souvent faire un tour du côté de la maison que Jean Wharton venait de faire construire et je la contemplais avec envie. Le terrain était encore en friche. De temps en temps je glissais un œil par les fenêtres, et toujours j'apercevais le même livre, bien en vue, du moins c'est l'impression qu'on avait, bien qu'il ait été déposé là sans intention particulière. C'était Science et Santé.

Les gens d'ici disaient qu'elle était une adepte de la Science Chrétienne, « ou quelque chose comme cela », mais toujours avec une intonation qui laissait entendre qu'elle était « différente ». Je soupçonne que personne, à l'époque, ne se doutait du douloureux combat qu'elle menait pour clarifier sa situation. Je veux dire que, en mettant en pratique ses conceptions de la vie, en suivant le chemin de la Vérité, elle se coupait du passé — et de ceux qui croyaient la comprendre — ce qui parfois la mettait dans une situation embarrassante. Je pourrais exprimer cela autrement et dire qu'elle « ne faisait plus partie ». Même ses plus proches amis ne pouvaient plus la classer dans une catégorie définie. Elle émettait de temps en temps des idées qui leur paraissaient contradictoires ou, ce qui était pire, « hérétiques ». Voire même absurdes ou tout simplement insoutenables. La vérité, c'est qu'elle avançait. Et si l'on avance trop vite, les autres ne peuvent plus vous suivre. Je crois que personne dans son entourage ne comprenait exactement ce qui se passait. « Jean a changé. » C'est tout ce qu'ils pouvaient dire.

Comment moi, qui avais suivi des chemins si différents, en suis-je venu à partager les pensées les plus intimes de cette femme, voilà qui demeure encore un mystère pour moi aujourd'hui. Cependant, à mesure que nous nous connaissions mieux, que notre amitié s'approfondissait et nous permettait des échanges plus libres d'idées et d'opinions, je percevais de plus en plus clairement pourquoi elle pouvait se décharger sur moi qui avais eu une existence si opposée à la sienne. Ce n'était pas le passé qui comptait, c'était le présent. Pour moi, comme pour elle, le présent était tout. Pour moi, cela était vrai, tragiquement vrai. En parlant avec elle, ce côté tragique s'évanouissait. Car elle le connaissait bien, elle y participait, elle le vivait de l'intérieur.

Je m'empresse de dire ici que Jean Wharton n'était pas de celles qui font étalage de leurs opinions. Pas avec moi en tout cas. Elle commença par être une voisine prévenante. Nos demeures n'étaient séparées que par quelques centaines de mètres, mais elles étaient cachées. Ce n'est que très progressivement, et d'une manière tout à fait naturelle, que je commençai à recevoir les confidences directes de ses « tendances spirituelles ». Et je vis que sa pensée était claire et droite. Qu'elle avait des vues précises sur presque tous les problèmes qui m'occupaient, et je trouvai cela très réconfortant ; et il n'y avait rien d'insistant ou d'agressif dans sa façon d'exposer ses conceptions.

Bien que je n'aie jamais eu besoin de guérisseur, du moins je l'imaginais, je ne pouvais m'empêcher de constater le don réel qu'elle possédait quand j'étais en sa présence. Et pour la première fois de ma vie peut-être, je me montrai discret quant à l'origine et à la nature de ce don. Même si nous n'avions qu'une brève conversation, je remarquais toujours que je me sentais mieux après, je me sentais un véritable être humain, comme on dit. Je ne parle pas de la condition physique, comme ce que l'on peut éprouver après l'absorption d'une forte dose de vitamines, bien qu'il y eût cela aussi ; je parle surtout d'un bien-être spirituel qui, à l'inverse des états euphoriques que j'avais connus dans le passé, me laissait calme, en pleine possession de tout mon être, en pleine harmonie non seulement avec l'univers mais avec mon moi tout entier.

Et pourtant, je ne fis aucune tentative particulière pour la connaître mieux. Ce n'est que lorsque nous eûmes pris possession de sa maison, après qu'elle eut traversé plusieurs crises intérieures et atteint à un état de certitude qui, pour un individu moins discipliné, aurait présenté de graves dangers, que nous commençâmes à avoir des échanges prolongés qui pour moi furent vraiment des révélations. Quant à la nature et à la substance de ses vues — de sa philosophie de la vie, si vous voulez — j'hésite à tenter de les exposer en quelques mots. Elle a elle-même réussi cet exploit dans un petit livre intitulé Blueprints for Living1. Dans ce livre, elle a condensé ses pensées en une substance cristalline, sans rien laisser de vague ou d'obscur, tout en laissant le lecteur libre de le compléter pour lui-même. L'effet produit par cette méthode fut d'intensifier la controverse que la seule mention de son nom soulève toujours. Peut-être devrais-je développer cela. Jean Wharton est de ceux qui, si clairs soient-ils, sont toujours en danger d'être mal compris. Elle peut être claire comme le cristal, en paroles et en écrits, et pourtant soulever le doute, le ridicule ou la crainte chez ceux qui la lisent ou l'écoutent. C'est peut-être là, la rançon de sa terrible lucidité. Il y a cependant une bonne raison à ce dilemme paradoxal où elle se trouve parfois. C'est que son message ne peut pas se communiquer par l'exemple. Ce n'est pas quelque chose dont on peut discuter, il faut le vivre. Et c'est précisément cela qu'un grand nombre de gens sont totalement incapables de comprendre. Ramakrishna l'a exprimé ainsi :

« Vous aurez beau donner des milliers de conférences, vous ne pouvez rien pour les gens qui vivent dans le monde. Pouvez-vous enfoncer un clou dans un mur de pierre ? La tête se tordra et la pointe n'entamera pas le mur. Donnez un coup de pied à un alligator, il ne sentira rien. Le bol (ou la calebasse) du mendiant aura beau avoir été dans les quatre grands lieux saints de l'Inde, il n'en restera pas moins un bol de mendiant2... »

Pour ceux qui la connaissent et l'acceptent, ceux qui sont en lutte avec eux-mêmes, comme elle l'est avec elle-même, la pensée et les intentions de Jean Wharton sont claires et évidentes. Elles le sont, même lorsqu'il y a un élément de contradiction apparente. Même lorsque, pour ainsi dire, elle semble émettre un « nuage d'inconnaissance ». Nous savons ce qu'on a fait des paroles de Jésus. Même de ses faits et gestes !

Mais ce n'est pas seulement pour faire l'apologie de Jean Wharton que j'ai mentionné son nom, encore qu'il ne me paraisse pas déplacé de la faire, étant donné la dette que j'ai envers elle, et que je me suis souvent détourné de mon chemin pour rendre hommage à des individus qui sont loin de la valoir. Non, si je me sens poussé à parler d'elle ici, c'est à cause d'un aspect de ce combat singulier qu'elle livre depuis qu'elle est au monde. Je prie le lecteur de croire que ce n'est pas d'une personne ordinaire, d'un combat ordinaire, que je parle. Il est peut-être malheureux, ou trompeur, de mentionner à côté de son nom, celui de Mary Baker Eddy. Que la Science Chrétienne ait joué un rôle dans sa vie est indéniable ; j'irai même jusqu'à dire que ce fut un rôle très salutaire. Mais tout cela appartient au passé. Ceux qui prendront la peine de lire Blueprints for Living, s'apercevront que le point de vue actuel de Jean Wharton et celui de Mary Baker Eddy diffèrent radicalement.

Il paraît inévitable que celui qui a des vues uniques soit une cause de trouble. On ne peut avoir une opinion ferme et définitive sur le sens et les buts de la vie sans que cela affecte notre conduite, ce qui ne manquera pas de se répercuter sur notre entourage. Et, il faut bien le dire, cela affecte généralement les gens d'une manière désagréable. Enfin, la grande majorité. Quant aux autres, les soi-disant disciples, leur comportement n'est souvent qu'une caricature. Le novateur est toujours seul, toujours exposé au ridicule, à l'idolâtrie et à la trahison.

En lisant la vie des grands maîtres spirituels du passé — Gautama, Milarepa, Jésus, ou même des figures comme Lao-Tseu ou Socrate — nous prétendons comprendre leurs tribulations. Nous comprenons avec notre esprit. Mais qu'une nouvelle figure apparaisse parmi nous, un être doté d'une vision nouvelle, d'une plus grande intelligence et le problème se pose à nouveau tout entier. Les hommes ont une tendance bien enracinée à considérer ces irruptions de l'esprit comme des histoires du passé. Même les hommes les plus éclairés parfois.

Que l'esprit nouveau s'incarne dans une femme et la situation devient encore plus complexe. « Ce n'est pas le rôle d'une femme ! » Comme si le domaine de l'esprit était un privilège de l'homme.

Ce n'est pas seulement le fait d'être une femme qui portait préjudice à Jean Wharton, mais surtout d'être une personne, une véritable personne humaine. Je dois avouer, en passant, que c'est surtout avec les personnes de son sexe qu'elle rencontrait les plus grandes difficultés. Ce qui n'a rien de bien étrange, si l'on considère les efforts que les hommes ont déployés depuis des siècles pour fausser l'esprit des femmes.

Mais pour revenir au cœur du sujet... Le problème est exposé d'une manière déchirante dans le second volume de la trilogie de Wassermann, qui débute par L'Affaire Mauritzius. Dans sa traduction anglaise, ce second volume est intitulé Dr. Kerkhoven. Ce Kerkhoven est un extraordinaire guérisseur qui est plutôt un psychanalyste qu'un guérisseur spirituel. Il a véritablement le don de défaire les nœuds. Mais, en sauvant les autres, il se crucifie lui-même. Non pas volontairement ou délibérément, mais parce que ce qu'il est, ce qu'il fait (pour les autres) le précipite dans un drame dont aucun homme ne pourrait avoir la force de venir à bout. Kerkhoven n'avait pas l'intention de « sauver le monde ». C'était un homme de passion, d'intelligence profonde et aux mobiles purs et désintéressés. Il devint la victime de sa nature généreuse. Il faut lire le livre pour être convaincu que son caractère est presque sans défaut.

En un sens, la lecture de cette trilogie, ainsi que mes longues et très fructueuses conversations avec Renée Nell à Beverly Glen, me préparèrent à comprendre, du moins en partie et certainement avec beaucoup de sympathie, le drame intérieur de Jean Wharton. J'avais le sentiment qu'elle était arrivée au point où aider les autres lui paraissait d'une inutilité et d'une absurdité flagrantes. Elle avait rompu avec l'Église, avec toutes formes d'organisation, de même, toute jeune, elle avait rompu avec sa famille. Extrêmement sensible aux chagrins et aux souffrances des autres, consciente de l'ignorance et de l'aveuglement qui sont la cause de tous nos maux, elle s'était sentie virtuellement obligée d'assumer les rôles de mentor, de consolatrice, de guérisseuse. Elle y vint tout naturellement, plus comme un être angélique que dans l'intention d'accomplir de bonnes œuvres. Dans l'accomplissement de ses tâches, elle croyait innocemment qu'elle éveillait les affligés à la nature et à l'existence de la véritable source de puissance et de santé, de paix et de joie. Mais, comme tous ceux qui en ont fait l'expérience, elle finit par s'apercevoir que les gens ne s'intéressent pas aux pouvoirs divins qui sont en eux, et ne désirent que trouver un intermédiaire qui réparera les dégâts causés par leur stupidité ou leur médiocrité d'esprit. Elle découvrit ce que les autres ne savent que trop bien dans leur cynisme, à savoir que les gens préfèrent croire et adorer un dieu lointain, plutôt que de se conformer à la nature divine qui est inhérente à leur être. Elle découvrit que les gens préfèrent le chemin de la facilité, de la paresse, de l'irresponsabilité, de la confession, du repentir pour pouvoir pécher de nouveau, au sentier qui mène directement, non pas à la Croix, mais à une vie plus abondante, plus éternelle.

« Vieille rengaine ! » dites-vous ? Mais est-ce votre intellect ou certaines expériences personnelles décevantes qui vous ont poussé à y renoncer ? Cela fait une différence. Personne ne choisit d'être un martyr, quoi qu'en pensent ceux qui sont à l'abri des épreuves et des luttes héroïques. Et personne n'entreprend de sauver le monde s'il n'a d'abord fait la miraculeuse expérience du salut personnel. Même les ignorants sont capables de faire la distinction entre un Lénine et un François d'Assise, entre un Franklin D. Roosevelt et un Ramakrishna, ou même un Gandhi. Quant à Jésus de Nazareth ou au Bouddha, qui oserait les comparer à n'importe quel personnage historique ?

Quand elle eut démontré pour sa propre satisfaction qu'elle pouvait guérir les gens de leurs maux physiques, quand elle découvrit qu'il s'agissait moins de faire que de voir, elle se consacra tout entière à la tâche de convaincre les autres qu'elle n'était rien de plus qu'un instrument — « Ce n'est pas moi, c'est le Père ! » — et que ce pouvoir de guérir était à la portée de tous, à condition d'ouvrir les yeux. Mais cette attitude n'éveilla que le doute et la confusion. Et elle se trouva de plus en plus rejetée dans sa solitude. Non que les gens cessassent de faire appel à elle pour les aider (dans toutes sortes de cas), mais c'étaient précisément ceux qu'elle avait soulagés qui étaient les plus difficiles à amener à ses vues. Quant aux autres, ceux qui observaient les choses du dehors, c'était couru d'avance : ils voyaient le ridicule là où il n'y avait que du sublime. Ils voyaient l'ego là où il n'y avait qu'effacement et désintéressement.

En abordant ces problèmes, je lui conseillai de faire preuve d'un plus grand détachement. Je voyais bien qu'elle retombait sans cesse dans le même piège et qu'à son insu elle se laissait utiliser et exploiter. Que sur une simple question, qu'elle croyait sincère, elle se laissait entraîner à des explications interminables et épuisantes. Parfois, je trouvais ses façons de faire si gênantes dans son désir de ne rien laisser dans l'ombre et de prouver la justesse de ses vues que je l'accusais (en silence) de se mêler de ce qui ne la regardait pas. Mais elle aurait été atterrée si on lui avait laissé entendre qu'elle pouvait être importune de quelque manière que ce fût. Elle ne se rendait absolument pas compte — ou semblait ne pas se rendre compte — qu'elle harcelait sans cesse les autres dans son empressement à rendre service. Toujours sur le qui-vive, elle était pareille à une sentinelle tenant la fatigue en respect. Toute sa nature décrétait qu'il ne pouvait en être autrement. Et je sais que tous les efforts qu'elle pourrait faire pour corriger cette attitude ne rencontreraient qu'indifférence de la part de ceux qui ferment les yeux dès qu'il est question de l'affliction et des malheurs d'autrui. Mais, pour ceux qui sont conscients, suprêmement conscients, le problème n'est pas de fermer les yeux ou de les garder ouverts, mais de se garder de toute intervention. « Les fous se précipitent sur les voies que les anges hésitent à emprunter », dit un vieil adage. Car les anges voient plus loin et plus profond que le commun des mortels ; si les anges hésitent, ce n'est assurément pas par peur de ce qui peut leur arriver.

Quand doit-on se prêter à l'action ? Qu'est-ce qui constitue un acte ? Ne pas agir ne peut-il pas constituer parfois une forme supérieure d'action ? Jésus s'est tu devant Ponce Pilate. Les plus grands sermons du Bouddha consistaient à faire contempler une fleur à la foule.

« Jean, me permis-je une fois de lui dire, vous avez déclaré un jour que tout est bien, que le mal n'est que la négation du réel, que le plan est parfait, que la lumière triomphe des ténèbres, que la vérité doit l'emporter... Mais pouvez-vous vous empêcher de venir en aide aux faibles, pouvez-vous vous empêcher de redresser les âmes tordues, pouvez-vous répondre par le silence à des questions stupides ou à des appels impérieux ? Pouvez-vous vous contenter d'être ce que vous êtes, pouvez-vous affirmer qu'on n'attend rien de plus de vous ? L'être n'est-il pas tout ? Ou, comme vous le dites, la vision ? Voir le faux, l'illusoire, l'irréel ? »

Je n'ai jamais, pas un seul instant, douté de sa sincérité. Le seul défaut, si j'ose l'appeler ainsi, que j'aie pu déceler chez elle, était une tendance excessive à la pitié, à la compassion. Et pourtant, peut-il y avoir de lien plus fort entre l'humain et le divin ? Le sens de la compassion s'éveille précisément lorsque le cœur et l'esprit ne font plus qu'un, lorsque l'humain s'abandonne à une foi absolue. Dans la véritable compassion il n'y a ni attitude ni calcul. Pas plus qu'il n'y a affaiblissement ou déperdition de puissance. Bien au contraire. Lorsque la compassion se manifeste, tous les éléments discordants se trouvent instantanément harmonisés. Mais elle ne peut se faire sentir, sa magie ne peut opérer, que lorsqu'il y a certitude absolue, accord absolu avec la vérité. Lorsque « je ne suis plus qu'un avec le Père ».

Ce que je décelais chez elle, par moments, c'était une hésitation, une certaine indécision qui, dans les instants de faiblesse, l'incitait à donner cette petite poussée que seuls les « maîtres » savent se retenir de donner, ou qu'ils donnent parce qu'ils sont certains du résultat. Il lui était déjà arrivé souvent de donner de ces poussées épuisantes et elle en avait payé le prix. Il y avait peu de danger qu'elle récidivât. La question était maintenant de savoir comment aller plus loin, comment être encore plus utile sans créer de nouvelles tentations, de nouveaux pièges, que l'ego, toujours à l'affût, pourrait exploiter. De tout le poids de sa sagesse, elle s'exhortait chaque jour à s'abstenir de toute intervention, même la plus innocente. Consciente du fait que tous les sermons que l'on peut s'adresser à soi-même ne servent qu'à vous remettre en mémoire vos échecs secrets, elle s'imposait d'obéir à toutes ses impulsions profondes. Luttant pour rester toujours ouverte à tout, pour éviter de prendre des décisions, pour écarter les opinions toutes faites, pour ne pas faire appel à la volonté, pour faire face à toutes les situations quand elles se présentaient et non pas avant, luttant pour ne pas lutter, s'efforçant de ne pas faire d'effort, décidant de ne jamais prendre de décision, elle était un champ de bataille permanent. Elle ne laissait rien voir de ce conflit aux innombrables facettes ; elle était toujours sereine, confiante, optimiste et thérapeutique malgré elle. Mais elle se consumait intérieurement. Elle avait un rôle à jouer dans la vie, mais la nature de ce rôle lui échappait de plus en plus. Plus elle avançait, plus sa vision se faisait pénétrante et moins il y avait de choses qu'elle pût faire. Et elle avait toujours été une personne très active. Qui plus est, elle avait fait tout son possible pour être le plus anonyme possible. Elle avait renoncé jusqu'au désir de renoncer. Mais sa vie — pour ceux qui l'observaient avec inquiétude — n'en paraissait que plus fiévreuse, plus accaparée. Elle allait et venait, fébrilement et ce frémissement de tout son être évoquait pour moi le tremblement qui saisit l'aiguille de la boussole en présence d'un minerai caché. Chacun tenait une explication différente de son comportement, mais aucune explication ne touchait juste. Pas même la sienne.

Ce n'est pas pour piquer la curiosité du lecteur que je brosse le tableau de son histoire personnelle, ni pour le plaisir de parler d'une personnalité exceptionnelle — le monde est rempli de « personnalités » remarquables — mais pour attirer l'attention sur un problème vital qui nous concerne tous, pour peu que nous y pensions. On dit souvent, en parlant de cette période de transition que nous traversons, que cette fois il ne surgira pas de figure universelle pour nous conduire hors du chaos. Cette fois, nous serons obligés de nous sauver nous-mêmes. (Et c'est ce que tous les grands maîtres se sont évertués à faire comprendre à l'homme.) Étant donné les effroyables circonstances où le monde tout entier se trouve plongé, il est assez frappant de constater que nous ne voyons, à l'horizon, aucune figure marquante, capable de rassembler toute la planète sous sa bannière. Et pas davantage de doctrine dont l'enseignement, si nous le suivions, nous délivrerait de notre inertie. Que le Royaume des Cieux soit au-dedans de nous — ou « à notre portée » comme les érudits insistent maintenant pour qu'on traduise l'expression — que l'homme n'ait pas besoin d'intermédiaire, qu'il ne puisse être sauvé que par ses efforts personnels, que l'abondance de la terre soit inépuisable... toutes ces vérités inéluctables nous regardent maintenant en face, implacablement et d'une manière indiscutable. Il y a, en effet, une raison cruellement, ironiquement valable à notre refus d'être sauvés. Le mépris avec lequel nous traitons les soi-disant sauveurs n'est pas un reflet de notre indifférence. C'est que nous savons, aujourd'hui, que les bien pensants, les prêcheurs du « bien-faire » peuvent faire plus de mal que les insouciants pécheurs.

Nous autres Américains, nous nous sommes livrés à de dangereuses expériences. Depuis 1914, nous avons essayé de recoller les morceaux de la planète. Non pas avec la conscience nette, certes, mais sans réelle hypocrisie non plus. Bref, nous nous sommes conduits comme l'aurait fait n'importe qui ayant plus que son compte des bonnes choses de la vie, comme des gens qui n'ont pas été moralement, physiquement et spirituellement estropiés par des invasions et des révolutions successives. Et pourtant, nous avons complètement échoué à améliorer le sort lamentable du reste du monde. Non seulement cela, mais nous-mêmes nous avons régressé et dégénéré. Nous avons perdu une bonne partie du caractère, de l'esprit d'indépendance, de l'entrain et de la résistance, pour ne rien dire du courage, de la foi et de l'optimisme de nos ancêtres. Nous sommes toujours une nation jeune et pourtant nous sommes déjà las, pleins de doutes et de méfiance, et nous ne savons pas du tout quelle conduite tenir dans les affaires du monde. Tout ce dont nous semblons capables c'est de nous droguer davantage et de nous armer jusqu'aux dents. Quand nous ne menaçons pas brutalement, nous enjôlons et nous apaisons du mieux que nous pouvons. Il est clair pour tout le monde que tout ce qui nous importe, c'est de pouvoir manger notre grosse tranche de gâteau dans la paix et la tranquillité. Mais nous savons aussi, cela ne fait plus aucun doute et c'est cela qui nous trouble si profondément, que nous ne pouvons plus manger notre gâteau en paix pendant que le reste du monde meurt de faim. Nous ne pouvons même pas avoir de gâteau si nous n'aidons pas les autres à avoir le leur aussi. (Si tant est qu'ils aient envie de gâteau, et non de quelque chose de plus substantiel.)

Si c'est l'abondance que nous désirons par-dessus tout, alors le plus élémentaire bon sens nous dit que nous devons cesser de gaspiller notre temps et notre énergie à fabriquer des engins de mort et des pensées destructrices. Imaginez un homme fort et en pleine santé, qui ne réclame rien à son voisin parce qu'il a plus qu'il ne lui en faut chez lui, et qui se bourre de pilules, qui endosse une cotte de mailles pour aller au travail, puis qui se met à bâtir une muraille autour de sa maison pour que personne ne vienne chez lui lui voler la plus petite croûte de pain. Ou bien qui dira : « Oui, je serais très heureux de m'asseoir à table avec vous, mais à la condition que vous changiez d'abord d'idées. » Ou qui va même plus loin et dit : « L'ennui avec vous, c'est que vous ne savez pas vivre ! »

Je ne prétends pas savoir comment vit l'autre moitié du monde, mais je sais bien comment vit celle-ci. Je n'ai même pas besoin de sortir de la petite communauté où j'ai établi mes pénates. En dépit de tous ces trésors de bonté que j'observe chez mes voisins, en dépit des vaillants efforts que je les vois faire pour mener une vie juste, pour se suffire à eux-mêmes et pour s'entraider, pour vivre le plus conformément possible à ce paradis où ils se trouvent, je dois cependant, honnêtement, déclarer qu'ils n'ont encore qu'un pied dans ce monde nouveau qui ne demande qu'à s'épanouir. Je veux parler de ce monde d'union riche et harmonieuse, de cette harmonie entre Dieu, l'homme, la nature, les enfants, les parents, les maris ou les femmes, les frères ou les sœurs. Et vous remarquerez que je ne dis pas un mot de l'art, de la culture, de l'intellect, de l'esprit d'invention. Le monde du jeu, oui ! Un monde infini, et peut-être le plus profitable de tous, dans l'oisiveté pure et simple.

Non, en tant qu'écrivain, je ne puis m'empêcher de considérer les choses d'un autre œil qu'un simple ami ou un voisin. Je puis voir tout ce qu'a vu Jean Wharton, et peut-être plus. J'ai décidé de parler des choses « intéressantes » qui me sont arrivées ici, les bonnes comme les mauvaises, les saines comme les malsaines. Je ne fais pas un tour d'horizon moral des environs. Peu m'importe qu'en faisant cent mètres à droite ou à gauche, je tombe nez à nez avec un pauvre vicieux, un sale avare ou un imbécile arrogant. « Il faut de tout pour faire un monde. » « Ouais3 ! » Si je m'écarte du sentier pendant ma promenade à travers les collines et que je reviens à la maison couvert de ronces et d'égratignures, je ne m'en prendrai qu'à moi. Au cours d'une conversation avec un voisin, il vous arrive de saisir des échos et des reflets de votre propre détresse intime qui vous donnent un aperçu de certaines conditions régnant dans votre entourage et que vous ignoriez ou que vous n'aviez pas remarquées. Ce Untel, qui a l'air si bien adapté, si en paix avec le monde, si tolérant et aimable, vous découvrez tout à coup qu'il a une femme qui le rend complètement fou. Ou bien cet autre, qui a l'air si heureux, si satisfait de son travail, et dont tout le monde envie la « réussite », se considère comme un pauvre raté et pense sans cesse à la bêtise qu'il a faite en refusant de devenir juge, diplomate ou je ne sais quoi. Quel que soit le bonhomme en question — juge, politicien, artiste, plombier, journalier ou valet de ferme — si vous grattez un peu, vous trouverez un individu malheureux, insatisfait. Et si lui se sent misérable dans sa peau, vous pouvez être presque sûr que sa femme se sentira encore plus malheureuse. Dans cette maison qui vous paraît si douillette et si confortable, si douce et accueillante, il y a des fantômes et des squelettes qui rôdent, des drames qui couvent, infiniment plus complexes et plus subtils que tout ce que nos romanciers et dramaturges peuvent inventer. Nul artiste n'a assez de génie pour toucher le fond, là où se déroule la vie intime de l'individu. « Si vous êtes malheureux, dit Tolstoï, et je sais que vous êtes malheureux... » Ces mots me résonnent sans cesse à l'oreille. Tolstoï lui-même, tout vieillard célèbre, tout génie et bon chrétien qu'il fût, ne put échapper au malheur. Sa vie domestique fut une lamentable farce. Et plus son âme prenait de l'envergure, plus son personnage devenait grotesque dans sa maison. C'est là une situation classique, oui, mais c'est tout de même triste de voir à quel point elle est banale et universelle. Les maris font de leur mieux, les femmes font de leur mieux, et pourtant rien ne marche. Querelles à propos de rien, disputes stupides, jalousie, intrigues, éloignement, inquiétude hystérique, suivis d'autres disputes, d'autres intrigues, d'autres ragots, d'autres médisances et récriminations, après quoi le divorce, la pension alimentaire, les enfants séparés, la division des biens et puis une nouvelle expérience, suivie d'un nouvel échec, une nouvelle rechute. À la fin, c'est la bouteille de gnôle, la faillite, le cancer ou la crise de schizophrénie. Puis le suicide, moral, spirituel, physique, nucléaire, éthérique.

Voilà le tableau qui n'apparaît pas toujours nettement sur l'écran de télévision. Le négatif, en quelque sorte, où viendra se noyer en fin de compte tout ce qui est vrai, bon et durable. Et facile à reconnaître parce que quel que soit l'endroit où vous dépose votre parachute, c'est toujours le même : la vie quotidienne.

De tout cet engrenage, j'en connais presque autant que Jean Wharton qui a dépensé tant de temps et d'énergie à développer des positifs pour ceux qui ne voient que les négatifs ou plutôt qui sont incapables de lire les négatifs, car s'ils le pouvaient ils n'auraient pas plus besoin de positifs que de négatifs. Comment se fait-il que nous ne puissions pas garder le positif une fois qu'on nous l'a montré ? Les réponses sont nombreuses et varient selon les écoles et les dogmes. Dans tous les cas, ne ressemblons-nous pas à ces myopes qui se sont endormis dans le train, leurs lunettes en sûreté dans leur poche, et qui, pendant une fraction de seconde, au moment où ils rouvrent brusquement les yeux, voient aussi nettement que s'ils jouissaient d'une vision parfaitement normale ? Mais n'ergotons pas. Leur vision était parfaite, juste un instant. Que s'est-il passé ? Se posent-ils la question ? Non ! Ils se frottent calmement les yeux, voilés maintenant, et remettent leurs lunettes. Grâce à elles, se disent-ils, ils voient tout aussi bien que le voisin. Mais ils ne voient pas aussi bien que l'homme qui a une vision normale. Ils voient en infirmes. C'est tout un, le regard, la posture, la position des pieds, la démarche et « l'angle de vision », comme dit Balzac. L'ange qui est dans l'homme est prêt à émerger dès que ce terrible désir qu'a l'homme d'en faire à sa guise sera maîtrisé. Les choses ne paraissent pas seulement différentes, elles sont différentes, lorsqu'on retrouve la vision parfaite. Voir les choses comme un tout, c'est être le tout. Le type qui a envie de faire sauter le monde est la contrepartie de l'imbécile qui s'imagine qu'il peut sauver le monde. Le monde n'a besoin ni d'un destructeur ni d'un sauveur. Le monde est, nous sommes. Éphémères si nous nous cabrons, immortels si nous l'acceptons. Rien n'est solide, stable ou durable. Tout est flux, parce que tout ce qui est créé est aussi créateur. Si vous êtes malheureux, « et je sais que vous l'êtes ! », pensez-y !... Vous pouvez passer toute votre vie à combattre sur tous les fronts, dans toutes les directions, vous n'arriverez à rien. Renoncez, jetez l'éponge, et alors vous verrez peut-être le monde avec des yeux neufs. Vous verrez vos amis et vos ennemis sous un nouveau jour — même votre femme, et peut-être même ce voyou, cet ivrogne, ce cabochard, ce bon à rien, ce pouilleux de mari.

Y a-t-il un désaccord entre ce tableau réaliste que je viens de brosser et le séduisant positif dont j'ai parlé à propos des « oranges » en fleur. Sans aucun doute. Me suis-je contredit ? Non ! Les deux tableaux sont vrais, même s'ils sont teintés par le tempérament de l'auteur. Nous sommes toujours dans deux mondes à la fois, et ni l'un ni l'autre n'est le monde de la réalité. L'un est le monde où nous croyons être, l'autre est le monde où nous voudrions être. De temps en temps, comme par une fente de la porte — ou comme le myope qui s'endort dans le train — nous saisissons un éclair du monde immuable. Quand cela se produit, nous savons, mieux que par tous les raisonnements d'un métaphysicien, distinguer le vrai du faux, le réel de l'illusoire.

J'ai déjà insisté plusieurs fois sur le fait que « ce » que l'on trouve ici à Big Sur, on le trouve plus fortement, plus rapidement et plus directement que partout ailleurs. J'y reviens encore une fois. Je répète que les gens d'ici ne sont pas fondamentalement différents des gens d'ailleurs. Leurs problèmes sont essentiellement les mêmes que ceux des habitants des villes, des jungles, des déserts ou des vastes steppes. Le grand problème n'est pas de savoir comment se comporter avec ses voisins, mais comment se comporter avec soi-même. Banal, direz-vous. Mais c'est la stricte vérité.

Qu'y a-t-il donc pour que les problèmes qui se posent (ici à Big Sur) prennent un tour si dramatique ? Presque mélodramatique parfois. Le pays n'y est pas étranger. Si l'âme devait choisir une arène pour y mettre en scène ses angoisses, ce serait là le lieu idéal. On se sent exposé, non seulement aux éléments, mais au regard de Dieu. Nu, vulnérable, confronté à une puissance et une majesté envoûtantes, tous les problèmes se trouvent magnifiés par le décor où se déroule l'action. Robinson Jeffers a mis en lumière avec un instinct sûr, dans ses poèmes narratifs cet aspect de la nature. Ses personnages et leur façon de se comporter n'ont rien d'exagéré, comme certains le croient. Si ses poèmes ont un léger parfum de tragédie grecque, c'est que Jeffers a retrouvé ici l'atmosphère des dieux et des Parques qui obsédaient les anciens Grecs. Ici la lumière est presque aussi électrique, les collines presque aussi nues, la communauté presque aussi autonome que dans la Grèce antique. Il ne manquait plus aux rudes pionniers qui se sont établis ici qu'une voix pour faire connaître leur drame secret. Et cette voix, ils l'ont trouvée en la personne de Robinson Jeffers.

Mais il y a un autre facteur qui entre en jeu ici. Bien que Big Sur ne soit pas retranché du monde au sens strict, les vagues qui l'agitent ne lui parviennent que comme à travers un filtre. Quand on vit ici, que ce soit au bord de la mer ou au sommet d'une montagne, on a le sentiment que tout se passe quelque part « à côté ». On n'a pas besoin de lire le journal en prenant son café ni de tourner le bouton de la radio pour avoir sa petite dose de frisson. On peut vivre avec ou sans, on peut prendre ou laisser sans pour autant se sentir isolé du reste de la communauté. On ne se précipite pas dans un métro bondé et puant ; on n'est pas pendu toute la journée au téléphone ; on ne se trouve pas arrêté par un cordon de police, on ne se trouve pas brusquement pris dans des remous de foule tandis que des bombes à gaz lacrymogènes éclatent autour de vous. On n'est pas obligé d'acheter un poste de télévision pour les enfants. Ici, la vie peut suivre son cours sans être interrompue par ces éléments troubles qui sont considérés comme normaux par le reste de l'Amérique.

D'un autre côté, quand ça va mal, quand on est au bout du rouleau, quand on a envie de tout laisser choir, il n'y a personne chez qui aller, pas de cinéma pour abêtir l'esprit, pas de bar pour s'en jeter un (il y a des endroits où l'on peut boire, oui, mais on serait vite excommunié si on y allait uniquement dans ce but), pas de trottoir à arpenter, pas de vitrines à lécher, personne à qui chercher querelle. Non, vous êtes complètement livré à vous-même, à vos seules ressources. Si vous tenez absolument à gémir, vous pouvez aller gémir devant les vagues, les rochers, les forêts ou les montagnes. On peut devenir fou ici, mais d'une manière que l'homme des villes ne peut pas comprendre. Bien sûr que vous pouvez piquer votre crise... mais où cela vous mènerait-il ? Vous ne pouvez pas déchirer les montagnes en petits morceaux, vous ne pouvez pas arracher le ciel de dessus votre tête, vous ne pouvez pas planter votre couteau dans une vague. Vous pouvez vous mettre à hurler si vous en avez envie, mais que dira mère Nature si vous vous conduisez ainsi ?

Je me rappelle une période — justement là à Partington Ridge — pendant laquelle j'ai passé par toutes les phases du désespoir. C'était l'époque où ma femme d'alors essayait de se sortir d'une situation désespérée. Elle avait emmené les enfants dans l'Est, sous le prétexte qu'ils devaient faire la connaissance de leurs grands-parents qu'ils n'avaient jamais vus. Vers le temps où ils auraient dû être de retour, je cessai brusquement de recevoir ses lettres. J'attendis, j'écrivis quelques lettres qui restèrent sans réponse et l'une d'elle me fut retournée sans avoir été décachetée (ce qui indiquait que la destinataire était partie sans laisser d'adresse, ou morte). Et puis, ce silence se faisant de plus en plus épais, je fus soudain pris de panique. Ce n'était pas tant pour ma femme que je me faisais de la bile, bien que j'eusse dû m'en faire, que pour les enfants. « Où sont mes gosses, nom de Dieu ? » me demandais-je sans cesse. Et je me répétais cette question de plus en plus fort et j'avais l'impression que je la criais à tue-tête pour que tout le monde m'entendît. À la fin, j'envoyai un télégramme à la sœur de ma femme et, deux jours plus tard, on me répondit qu'« ils » avaient pris le train quelque temps auparavant et qu'ils étaient probablement à Los Angeles. Je n'étais guère avancé car, comme je me le figurais alors dans mon innocence, si elle avait eu l'intention de ramener les enfants à la maison, Los Angeles ce n'était pas la maison. Et puis, comment pouvais-je savoir si Los Angeles était bien sa destination ? Ce n'était peut-être qu'une étape. Ils avaient peut-être passé la frontière et se trouvaient peut-être déjà au cœur du Mexique. Et je réalisai tout à coup que « à la maison » pouvait signifier un tout autre endroit — pour elle. Maintenant, je n'avais plus aucun moyen de communiquer avec elle. J'étais complètement coupé de tout. Un jour passa, deux jours, trois jours. Toujours rien. Ma fierté m'empêchait d'envoyer un nouveau télégramme à sa sœur. « Je ne bouge pas, me disais-je. Je reste ici et j'attends jusqu'à la fin des temps. » Ah oui ? Essayez donc ! Il y a vingt-quatre heures dans une journée et on peut diviser les heures en minutes, les minutes en secondes et en fractions de secondes qui durent une éternité. Et vous ne pouvez plus penser qu'à une chose et vous ne pouvez plus répéter qu'une chose : « Où ? Où ? Où ? » Oui, on peut toujours s'adresser à la police, ou recourir aux services d'un détective privé... un homme d'action peut penser à mille choses en cas de nécessité. Mais je ne suis pas ce genre d'homme. Je m'assieds sur une pierre et je pense. Ou je pense que je suis en train de penser. Personne ne peut dire qu'il « pense » après avoir plié son esprit à toutes les questions et toutes les réponses que sa conscience lui propose. Non, j'avais l'esprit vide, un morceau de chair vide qui avait été impitoyablement pressé par les doutes et les espoirs, par les récriminations et les confessions.

 

 

 

Que fait-on dans ce cas, quand les vagues s'élèvent et s'abaissent, quand les mouettes vous jettent leurs cris à la figure, quand les busards viennent tourner autour de vous comme si vous étiez déjà un morceau de viande morte et quand le ciel est si beau et si vide pourtant ? Je vous dirai ce qu'on fait dans ce cas, pour peu qu'il vous reste encore une once de bon sens. Je vous dirai comment répondait William Blake à un visiteur qui lui demandait ce qu'il faisait quand il en était réduit à la dernière extrémité. William Blake se tournait calmement vers sa femme, sa bonne Kate et lui disait : « Kate, que faisons-nous en pareil cas ? » Et sa chère Kate lui répondait : « Eh bien, nous nous agenouillons et nous prions, n'est-ce pas, monsieur Blake ? »

Et c'est ce que j'ai fait, et c'est ce que doit faire tout homme né dans le sang de sa mère, lorsque les choses deviennent trop dures à supporter.

 

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1. Distribué par Willing Publishing Co , P. O., Box 51, San Gabriel, Californie.

2. L'Évangile de Ramakrishna.

3. En français dans le texte.