La petite communauté de la famille du fabuleux uitlander Jaime de Angulo a fait souche, et compte aujourd'hui une douzaine de feux. Partington Ridge approche maintenant de son point de saturation, étant donné les conditions de vie dans cette partie du monde. La seule différence entre le Big Sur que j'ai connu il y a onze ans et celui d'aujourd'hui est l'accroissement prodigieux du nombre d'enfants. Les mères semblent ici aussi fécondes que le sol. La petite école rurale, située non loin du parc d'État, a presque atteint son plein effectif. C'est cette sorte d'école qui, malheureusement pour nos enfants, est en voie de prompte disparition de la scène américaine.

Qui sait ce qui arrivera d'ici dix ans ? Qu'on découvre, dans les parages, de l'uranium ou quelque autre minerai de première nécessité pour la course aux armements, et Big Sur ne sera plus qu'une légende.

Aujourd'hui, Big Sur n'est déjà plus un avant-poste. Le nombre de touristes et de visiteurs augmente d'année en année. Le seul Guide de Big Sur d'Emil White nous amène des essaims de touristes jusqu'à notre porte. Ce qui a commencé avec une modestie virginale menace de finir en vraie mine d'or. Les premiers à venir s'établir ici s'éteignent tout doucement. Que leurs immenses domaines se morcellent en petites propriétés, et Big Sur deviendra rapidement une banlieue de Monterey, avec services d'autobus, stations d'essence, kermesses, chaînes de grands magasins et l'insipide agitation qui rend si odieuse la banlieue Américaine.

Ce sont là des vues pessimistes. Peut-être échapperons-nous aux horreurs habituelles qui accompagnent la marée du progrès. Peut-être le jardin des délices nous sera-t-il épargné !

J'aime à me rappeler les premiers temps de mon séjour à Partington Ridge, alors qu'il n'y avait ni électricité, ni réservoirs à gaz, ni frigidaires et où on ne recevait le courrier que trois fois par semaine. À cette époque, et même plus tard quand je revins au Ridge, je m'arrangeais pour venir sans voiture. J'avais une petite charrette, comme en ont les gosses pour s'amuser, qu'Emil White m'avait fabriquée. Je m'y attelais, comme un vieux bouc, et je remontais patiemment le courrier et l'épicerie jusqu'en haut de la côte, ce qui représentait une belle grimpette passablement raide de deux kilomètres et demi. Quand j'arrivais au tournant, près de l'allée Roosevelt, j'enlevais tout à l'exception de mon slip. Pourquoi se gêner ?

Les visiteurs à cette époque étaient surtout des jeunes gens qui venaient d'être mobilisés ou qui venaient juste de finir leur temps. (Il en va encore de même maintenant, bien que la guerre soit terminée depuis 45.) La plupart de ces garçons étaient des artistes ou soi-disant artistes. Quelques-uns restaient, et la façon dont ils subsistaient était un mystère ; d'autres revenaient plus tard pour s'attaquer sérieusement à l'aventure. Ils étaient tous animés du désir d'échapper aux horreurs du présent et acceptaient de vivre comme des parias, pourvu qu'on leur fiche la paix. De drôles de pistolets, quand j'y pense ! Judson Crews de Waco, Texas, l'un des premiers à s'y mettre, faisait penser — à cause de sa barbe hirsute et de ses façons de s'exprimer — à un prophète moderne. Il se nourrissait presque exclusivement de beurre de cacahuètes et de feuilles de moutarde des champs ; il ne buvait pas et ne fumait jamais. Norman Mini, qui avait déjà derrière lui une carrière insolite — il avait débuté comme Poe en démissionnant de West Point — et resta (avec femme et enfant) assez longtemps pour y terminer un premier roman — le meilleur premier roman que j'aie jamais lu, et qui n'a pas encore été publié. Bien que pauvre comme Job, Norman avait ceci de « différent » qu'il avait dans sa cave les vins (du cru aussi bien qu'étrangers) les plus fins que l'on puisse souhaiter. Et puis, il y avait Walker Winslow, qui travaillait à If A Man Be Mad qui est devenu un best-seller. Walker écrivait à toute vitesse, et apparemment sans interruption, dans une petite cabane au bord de la route qu'Emil White avait construite pour loger le flot incessant de vagabonds qui lui tombaient dessus pour une journée, une semaine, un mois ou un an.

En tout, presque une centaine de peintres, écrivains, danseurs, sculpteurs et musiciens sont venus et repartis depuis que je suis arrivé dans le pays. Une douzaine au moins étaient doués d'un authentique talent et laisseront peut-être leur marque sur le monde. Celui qui possédait un indiscutable génie et le plus spectaculaire de tous, à part Varda qui appartient à une période plus ancienne, était Gerhardt Muench de Dresde. On ne peut ranger Gerhardt dans aucune catégorie. Comme pianiste, il est phénoménal, unique. Il est aussi compositeur, et de surcroît fin lettré et érudit jusqu'au bout des ongles. S'il n'avait rien fait d'autre que de nous interpréter Scriabine — et il fit infiniment plus, le tout en pure perte — il aurait droit à la reconnaissance éternelle de tous les habitants de Big Sur.

À propos des artistes, il est curieux de constater que bien peu soient restés longtemps ici. Est-ce qu'il manque quelque chose ? À moins qu'il n'y ait quelque chose en trop... trop de soleil, trop de brouillard, trop de paix et de bonheur ?

Presque tous les phalanstères naissent du besoin qu'éprouve l'artiste parvenu à sa maturité, de rompre avec son entourage. Le site choisi est généralement un lieu idéal, particulièrement pour celui qui a passé les meilleures années de sa vie dans des taudis et des quartiers infects. Les faux artistes, pour lesquels le site et l'atmosphère ont une extrême importance, s'arrangent toujours pour changer ces havres de paix en de joyeuses et turbulentes colonies. Est-ce là ce qui attend Big Sur ? Il y a heureusement certains éléments qui le préservent.

Je suis convaincu que l'artiste qui n'est pas encore mûr, trouve rarement un enrichissement dans un site et une compagnie idylliques. Ce dont il semble avoir besoin, encore que je sois le dernier à le préconiser, c'est d'une expérience de la vie plus immédiate, plus amère en quelque sorte. En d'autres termes, il a besoin de plus de luttes, plus de privations, plus d'angoisses, plus de déboires. Ces stimulants, il ne peut pas toujours espérer les trouver ici, à Big Sur. Ici, à moins qu'il ne soit sur ses gardes, à moins qu'il ne soit prêt à lutter avec des fantômes aussi bien qu'avec les dures réalités, il risque de s'endormir mentalement et spirituellement. Si une colonie d'artistes s'établit ici, elle subira le sort de toutes les autres. Les artistes ne s'enrichissent jamais en colonies. Les fourmis, oui. Ce dont a besoin l'artiste en plein essor, c'est du privilège de se colleter avec ses problèmes dans la solitude et d'un morceau de viande rouge de temps en temps.

Le grand problème pour l'homme qui s'efforce de vivre à l'écart, c'est le visiteur désœuvré. On ne peut jamais affirmer s'il est un bienfait ou une malédiction. Malgré toute l'expérience que ces quelques dernières années m'ont donnée, je suis toujours aussi désarmé contre l'intrusion, contre l'invasion en règle de cette espèce fouineuse et indélicate, homo fatuoso, douée de la regrettable faculté de vous tomber dessus à l'improviste et toujours au mauvais moment. Il ne servirait à rien de chercher une retraite plus difficile d'accès. L'admirateur qui a envie de vous voir, qui est résolu à vous rencontrer, serait-ce seulement pour vous serrer la main, n'hésitera pas à escalader l'Himalaya pour arriver à ses fins.

En Amérique, je m'en suis rendu compte depuis longtemps, on vit perpétuellement sous la menace de ce genre d'intrusions. C'est cela qu'on attend de vous ; on vous tient pour un phénomène et vous devez vous comporter comme tel. Il n'y a qu'en Europe que les écrivains peuvent vivre derrière les grilles de leur jardin, et fermer leur porte à clé.

En plus de tous les autres problèmes avec lesquels il doit se débattre, l'artiste livre un perpétuel combat pour sa liberté. Je veux dire trouver un moyen d'échapper à l'absurde routine qui menace de briser tous ses ressorts. Plus que tout autre mortel, il a besoin d'un entourage harmonieux. En tant qu'écrivain ou peintre, il peut travailler n'importe où. L'ennui, c'est que là où la vie est bon marché, la nature accueillante, c'est précisément là qu'il a le moins de chance de pouvoir se procurer ce petit minimum nécessaire pour que le corps et l'âme tiennent ensemble. Un homme de talent doit vivre en marge, ou créer en marge de sa vie. Le choix est difficile !

S'il a le bonheur de trouver le coin idéal, ou la communauté idéale, il n'en découle pas nécessairement que son œuvre y puisera les encouragements dont elle a désespérément besoin. Au contraire, il s'apercevra probablement que personne ne s'intéresse à ce qu'il fait. On le tiendra généralement pour quelque chose d'étrange, ou de différent. Et c'est précisément ce qu'il sera, puisque ce qui le fait palpiter est ce mystérieux élément « X » dont ses semblables paraissent si bien pouvoir se passer. Il est presque sûr que ses voisins trouveront ses façons de manger, de parler, de s'habiller, excentriques. Ce qui sera plus que suffisant pour qu'on le trouve ridicule, qu'on le méprise et qu'on le tienne à l'écart. Si, en prenant un petit travail modeste, il prouve qu'il est aussi capable que n'importe qui, sa situation peut s'en trouver quelque peu améliorée. Mais pas pour longtemps. Prouver qu'il est « aussi capable que n'importe qui » ne signifie rien pour l'artiste. C'est parce qu'il est artiste qu'il est différent, et avec un peu de chance il amènera peut-être ses semblables à comprendre son art en leur faisant admettre qu'il est différent. Tôt ou tard, d'une manière ou d'une autre, il finira par irriter ses voisins. Contrairement à la majorité des gens, il oubliera tous ses soucis quand il en éprouvera le besoin impérieux. En outre, s'il est réellement un artiste, il sera obligé de faire des sacrifices que les gens trouveront absurdes ou inutiles. S'il suit la lumière intérieure, c'est inévitablement pour la pauvreté qu'il optera. Et s'il a en lui l'étoffe d'un grand artiste, il pourra renoncer à tout, même à son art. Ceci, pour le citoyen moyen, et surtout pour le bon citoyen, est absurde et impensable. C'est ainsi que l'on peut entendre, ici ou là, de respectables membres de la société déclarer en parlant d'un homme de génie : « Méfiez-vous de ce type, il prépare un mauvais coup ! »

Le monde étant ce qu'il est, je déclare en toute candeur que tout homme qui peut travailler de ses deux mains, tout homme qui désire faire un travail honnête pour un salaire honnête, ferait mieux d'abandonner son art et de se contenter de mener une petite vie paisible et sans histoires. Car, c'est peut-être la plus haute sagesse de choisir de n'être rien dans un relatif paradis comme celui-ci plutôt que de vouloir être une célébrité dans un monde qui a perdu tout sens des valeurs. Mais c'est là un problème qu'on ne peut pas résoudre avant de l'avoir posé.

Il y a un jeune homme dans cette communauté qui semble avoir adopté cette sagesse : c'est un homme indépendant, d'une intelligence pénétrante, de bonne éducation, sensible, doué d'un bon caractère, et non seulement habile de ses mains, mais aussi d'une grande richesse de cœur et d'esprit. Et il semble avoir choisi de ne rien faire d'autre que d'élever une famille, de leur procurer tout ce qu'il peut, et de jouir de la vie au jour le jour. Il s'attaque à tout ce qui peut s'accomplir sans l'aide de personne, bâtir une maison, faire venir une récolte, produire du vin, etc. Entre-temps, il chasse ou il pêche, ou bien, simplement, il se promène dans la jungle pour communier avec la nature. Aux yeux du citoyen moyen, il n'est rien de plus qu'un autre citoyen moyen, à part le fait qu'il est en meilleure condition physique que la plupart, jouit d'une meilleure santé, n'a pas de vices et aucune trace des habituelles névroses. Il possède une excellente bibliothèque et il s'y trouve chez lui ; il aime la bonne musique et en écoute souvent. Il peut se défendre dans n'importe quel sport, il peut se mesurer avec les plus forts pour les gros travaux, et il est en général ce que l'on pourrait appeler « un chic type », c'est-à-dire un homme qui sait vivre avec ses semblables, un homme à l'aise dans le monde. Mais ce qu'il sait faire aussi, et cela, le citoyen moyen ne sait ou ne veut pas le faire, c'est apprécier la solitude, vivre simplement, ignorer l'avidité, et partager ce qu'il a quand on le lui demande. Je ne veux pas le nommer car ce serait peut-être lui rendre un mauvais service. Qu'il demeure anonyme, ce maître de la vie anonyme, et qu'il reste le simple et magnifique exemple qu'il est pour ceux qui le connaissent.

 

 

 

Quand j'étais à Vienne (France) il y a deux ans, j'ai eu le privilège de faire la connaissance de Fernand Rude, le sous-préfet de Vienne, qui possède une remarquable collection de littérature utopique. En partant, il m'offrit un exemplaire de son livre, Voyage en Icarie1 qui est le récit des aventures de deux ouvriers de Vienne qui partirent en Amérique il y a juste un siècle pour se joindre à la colonie expérimentale d'Étienne Cabet à Nauvoo, Illinois. La description qu'il fait de la vie américaine, non seulement à Nauvoo mais dans les villes qu'ils traversèrent — ils débarquèrent à La Nouvelle-Orléans et repartirent par New York — vaut à elle seule la lecture du livre, et nous montre à quel point notre mode de vie américain a peu changé dans ses caractéristiques essentielles. Certes, Whitman nous donnait à peu près vers la même époque (dans ses œuvres en prose) une peinture semblable de la vulgarité, de la violence et de la corruption qui régnaient à tous les étages de la société. Un fait s'en dégage cependant : le besoin inné qu'a l'Américain d'expérimenter les théories les plus insensées en matières sociale, économique, religieuse et même sexuelle. Là où le sexe et la religion étaient prédominants, les résultats les plus surprenants ont été obtenus. La communauté Oneida (New York), par exemple, restera une expérience aussi mémorable que celle de Robert Owen à New Harmony (Indiana). Quant aux Mormons, rien de comparable n'a jamais été tenté sur ce continent, et ne le sera probablement jamais.

Dans toutes ces aventures idéalistes, en particulier celles qui ont eu pour origine des communautés religieuses, les participants semblaient doués d'un sens aigu de la réalité, d'une sagesse pratique, qui n'entraient jamais en conflit (ce qui n'est pas le cas pour la majorité des chrétiens) avec leurs vues religieuses. C'étaient des citoyens honnêtes, respectueux des lois, laborieux, efficaces, indépendants, des individus intègres, énergiques, quelque peu rongés (selon nos conceptions actuelles) par une sobriété et une austérité puritaines, mais à qui la foi, le courage et l'indépendance ne faisaient jamais défaut. Leur influence sur la pensée et le comportement des Américains fut prépondérante.

Depuis que je vis ici, à Big Sur, j'ai pris de plus en plus conscience de cette passion pour les expériences de toutes sortes qu'ont les Américains. Aujourd'hui, ce ne sont pas les communautés ou les groupes qui cherchent à mener « une vie vraie », mais des individus isolés. La majorité de ceux-ci, du moins d'après ce que j'ai pu observer, sont des hommes jeunes qui ont déjà eu des activités professionnelles, qui ont déjà été mariés et ont divorcé, qui ont servi dans l'armée et ont déjà roulé leur bosse comme on dit. Profondément déçue, cette nouvelle génération d'expérimentateurs tourne résolument le dos à tout ce qu'elle tenait pour vrai et viable, et fait de vaillants efforts pour repartir d'un nouveau pied. Repartir d'un nouveau pied, pour eux, signifie mener une vie vagabonde, entreprendre n'importe quoi, se libérer de toute attache, réduire ses besoins et ses désirs, et à l'occasion — sagesse née du désespoir — mener une vie d'artiste. Pas le type d'artiste qui nous est familier toutefois. Un artiste, plutôt, qui ne s'intéresserait qu'à l'acte créateur, un artiste indifférent au succès, à la gloire et à l'argent. Un artiste, en somme, qui se réconcilie dès le départ avec le fait que plus grande est sa valeur, moins il a de chances d'être reconnu pour ce qu'il vaut. Ces jeunes hommes, qui ont en général autour de la trentaine, rôdent aujourd'hui parmi nous comme les messagers anonymes d'une autre planète. Par la force de leur exemple, par la vertu de leur non-conformisme absolu et, oserai-je dire par leur « non-violence », ils font preuve d'une vigueur et d'un dynamisme plus convaincants que les rodomontades et le verbalisme de nombre d'artistes consacrés.

Il est à noter que ces individus ne se soucient pas de saper un système vicieux, mais de mener une vie... en marge de la société. Il n'est que très naturel de les voir graviter autour de lieux tels que Big Sur, dont il existe de nombreuses répliques dans ce vaste pays. Nous avons l'habitude de parler de « la dernière frontière », mais partout où il y a des individualités marquées, il y aura toujours de nouvelles frontières. Pour l'homme qui veut mener « la vraie vie », ce qui est une façon de dire sa propre vie, il y a toujours un coin où il peut creuser et prendre racines.

Mais qu'ont découvert ces jeunes hommes, et qu'est-ce donc, fait curieux, qui les rattache à leurs ancêtres qui ont déserté l'Europe pour l'Amérique ? Que le mode de vie américain est une forme d'existence illusoire, que le prix à payer pour la sécurité et l'abondance qu'il prétend offrir, est trop élevé. La présence de ces « renégats », si peu nombreux soient-ils, est encore un signe que la machine ne tourne pas rond. Quand la machine sautera, ce qui paraît maintenant inévitable, ils seront mieux équipés que nous pour survivre à la catastrophe. Eux du moins sauront se débrouiller sans autos, sans réfrigérateurs, sans aspirateurs, sans rasoirs électriques et autres objets « indispensables »... et probablement sans argent. Si jamais nous devons assister à la naissance d'un nouveau paradis, d'une nouvelle terre, ce sera sûrement un paradis d'où l'argent sera absent, oublié, parfaitement inutile.

Ici je voudrais citer un passage d'un article intitulé Vivre la vraie vie, d'Helen et Scott Nearing2 :

« Ce que nous voudrions montrer, c'est que le simple fait d'aller s'installer à la campagne pour y mener une « vie simple » ne résout pas le problème d'une existence faite d'agitation et de frustrations. La solution ne peut venir que d'une attitude envers une expérience humaine qui fait de la réduction des besoins physiques et économiques une nécessité morale et esthétique. C'est la plus haute destination de la vie qui donne à ses entreprises mineures — se nourrir, se loger, se vêtir — leur harmonie et leur équilibre essentiels. Les gens rêvent si souvent d'une vie idéale « en communauté » qu'ils oublient qu'une « communauté » n'est pas une fin en soi, mais un cadre permettant aux valeurs supérieures de s'épanouir : les qualités de l'esprit et du cœur. Fonder une communauté n'est pas une formule magique pour faire apparaître le bien et le bonheur ; une communauté est le résultat du bonheur et du bien que les individus possèdent déjà en germe ; une communauté, qu'elle soit constituée par une famille ou par plusieurs, est l'expression variable à l'infini de l'excellence des êtres humains, et non leur cause... »

Quand je me suis fixé à Big Sur il y a onze ans, je dois avouer que l'idée ne m'était absolument pas venue de mener une vie communautaire. Avec une population d'une centaine d'âmes éparpillées sur cinq ou six cents kilomètres carrés, je n'avais même pas conscience qu'il pût exister une communauté. Ma communauté comprenait alors un chien, Pascal — ainsi nommé à cause de son air chagrin de penseur — quelques arbres, les busards, et une jungle de sumacs vénéneux. Mon seul ami, Emil White, habitait à cinq kilomètres de là. Les sources sulfureuses se trouvaient encore cinq kilomètres plus loin. Pour moi, la communauté s'arrêtait là.

Je ne tardai pas à m'apercevoir à quel point je me trompais, naturellement. Avant longtemps les voisins rappliquèrent de tous les côtés — j'avais l'impression qu'ils sortaient tout droit de la brousse — les bras chargés de cadeaux et toujours pleins de conseils intelligents et discrets pour le « nouveau ». Jamais je n'ai eu d'aussi bons voisins. Ils étaient tous doués d'un tact et d'une finesse qui n'ont jamais cessé de m'émerveiller. Ils ne venaient que lorsqu'ils sentaient que vous aviez besoin d'eux. Comme en France, j'avais l'impression de me retrouver parmi des gens qui savaient vous laisser libre. Et il y avait toujours une invitation à dîner, pour le cas où j'aurais besoin de nourriture ou de compagnie.

Comme j'étais un de ces malheureux individus « désemparés » qui ne connaissent que les manières de vivre des citadins, je dus bientôt avoir recours aux bons offices de l'un ou l'autre de mes voisins. Il y avait toujours quelque chose qui allait de travers. Je ne veux pas penser à ce qui me serait arrivé si j'avais été abandonné à mes seules ressources ! Mais grâce aux conseils que tous me prodiguèrent de la meilleure grâce du monde, j'appris petit à petit à me débrouiller par mes propres moyens, ce qui est le don le plus précieux qu'on puisse vous faire. Et je ne tardai pas à m'apercevoir aussi que mes voisins n'étaient pas seulement extrêmement affables, généreux et sincèrement désireux de me venir en aide, mais qu'ils étaient encore beaucoup plus intelligents, beaucoup plus sages et beaucoup plus indépendants que, dans ma vanité, je croyais l'être moi-même. La communauté, qui ne m'était d'abord apparue que comme une invisible toile d'araignée, me devint graduellement beaucoup plus tangible, plus réelle. Pour la première fois de ma vie je me trouvai environné d'êtres pleins de bonté qui ne pensaient pas exclusivement à leur propre bien-être. Un étrange et tout nouveau sentiment de sécurité commença à s'éveiller en moi, sentiment que je n'avais encore jamais éprouvé. En fait, je me vantai auprès de mes visiteurs que depuis que j'habitais Big Sur, il ne pourrait rien m'arriver de fâcheux. Mais je prenais toujours la précaution d'ajouter : « Mais il faut d'abord se montrer bon voisin ! » Bien qu'elles fussent adressées à mes visiteurs, je prenais en réalité ces paroles pour moi. Et souvent, après le départ des visiteurs, je me répétais cette phrase comme une litanie. C'est que, voyez-vous, il faut du temps, à un homme qui a toujours vécu dans la jungle des grandes villes, pour réaliser que vous aussi vous pouvez être un « voisin ».

Ici je dirai tout net, et non sans une certaine mauvaise conscience, que je suis sans aucun doute possible le plus mauvais voisin dont aucune communauté puisse s'enorgueillir, et je suis surpris que l'on me tolère encore ici.

Souvent je suis tellement loin de tout cela que ma seule façon de « revenir » est de regarder mon univers à travers les yeux de mes enfants. Je commence toujours par me rappeler la merveilleuse enfance que j'ai eue dans ce quartier sordide de Brooklyn connu sous le nom de Williamsburg. J'essaye d'établir un rapport entre ces rues sordides, ces taudis lépreux et la vaste perspective de montagnes et d'océan de ce pays. J'observe des oiseaux inconnus, moi qui n'avais jamais vu que des moineaux déjeunant sur un tas de crottin frais, ou un pigeon égaré. Jamais un faucon, un busard, un aigle, un rouge-gorge ou un oiseau-mouche. Je pense au ciel toujours déchiqueté par des arêtes de toits ou de hideuses cheminées de brique. Je respire à nouveau cette atmosphère morte, oppressante et sans parfums, mais saturée d'acides odeurs chimiques. Je pense aux jeux que nous inventions dans les rues, nous qui ignorions tout des séductions d'un ruisseau et d'une forêt. Je revois, avec tendresse, mes petits compagnons, dont quelques-uns ont connu le pénitencier par la suite. En dépit de tout, c'est une bonne vie que j'ai menée à Williamsburg. Une vie merveilleuse, pourrais-je dire. C'est le premier « paradis » que j'ai connu, là-bas, dans ce vieux faubourg. Et, bien qu'il ait disparu à jamais, il est toujours accessible en souvenir.

Mais maintenant, maintenant que je vois les gosses jouer dans notre cour, quand je vois leurs silhouettes se profiler sur le bleu ourlé de blanc du Pacifique, quand je regarde les énormes et terrifiants busards tourner en cercles inlassables au-dessus de la forêt, quand je vois le saule osciller doucement, ses longues branches fragiles s'étendre de plus en plus bas, ses feuilles d'un vert de plus en plus tendre, quand j'entends croasser une grenouille dans l'étang, ou un oiseau appeler dans la forêt, quand je me retourne brusquement et que je surprends un citron en train de mûrir sur un arbre nain, ou que je m'aperçois que le camélia vient de fleurir, je vois mes enfants se détacher sur une toile de fond éternelle. Ce ne sont même plus mes enfants, mais simplement des enfants, les enfants de la terre... et je sais qu'ils n'oublieront jamais ce pays où ils sont nés et où ils ont grandi. En esprit, je suis avec eux au moment où ils reviendront de quelque terre lointaine pour revoir ce coin de leur enfance. Mes yeux s'embuent de larmes à la pensée des souvenirs infiniment précieux qu'ils viendront retrouver ici. Remarqueront-ils l'arbre qu'ils voulaient m'aider à planter, et que j'ai planté seul, car ils étaient trop occupés à s'amuser ? Visiteront-ils la petite aile que nous avons construite pour eux, se demanderont-ils comment ils ont pu tenir dans un aussi minuscule réduit ? S'arrêteront-ils à la porte du petit cabinet de travail où je passais mes journées et frapperont-ils au carreau pour me demander si je viens jouer avec eux ou si j'ai encore du travail ? Trouveront-ils les billes que j'ai ramassées dans le jardin et que j'ai cachées pour qu'ils ne les avalent pas ? Iront-ils rêver à la lisière de la forêt, là où le ruisseau babille, et chercheront-ils la batterie de cuisine qui a servi à notre déjeuner pour rire avant de nous enfoncer dans les bois ? Prendront-ils le sentier de chèvre, à flanc de montagne et regarderont-ils, là-haut, émerveillés et effrayés, la vieille maison de Trotter, qui branle sous les rafales de vent ? Descendront-ils chez les Ross, ne serait-ce qu'en souvenir, pour voir si Harrydick peut réparer l'épée cassée ou si Shanagolden pourrait nous prêter un pot de confitures ?

Pour toutes les merveilleuses aventures de ma merveilleuse enfance, ils posséderont une douzaine de souvenirs incomparablement plus merveilleux. Car ils n'ont pas seulement, comme j'en ai eu, leurs petits camarades, leurs jeux, leurs mystérieuses aventures, ils ont aussi un ciel d'azur limpide et des murailles de brouillard mouvant qui montent des canyons, des collines d'un vert émeraude en hiver et des montagnes d'or pur en été. Ils ont même plus que tout cela, car il y a encore l'impénétrable silence de la forêt, l'éblouissante immensité du Pacifique, les journées inondées de soleil et les nuits piquetées d'étoiles et... « Oh, papa, viens vite voir la lune, elle va tomber dans l'étang ! » Et en plus de l'adoration des voisins, un gros lourdaud de père qui préfère perdre son temps à jouer avec eux plutôt que de cultiver son esprit ou d'être un bon voisin. Heureux le père qui n'est rien de plus qu'un écrivain, et qui peut planter là son travail quand il veut et retomber en enfance ! Heureux le père qui est harcelé du matin au soir et qui est obligé de rester en bonne santé, insatiables gosses ! Heureux le père qui apprend à voir de nouveau par les yeux de ses enfants, même s'il devient le plus grand sot que la terre ait jamais porté !

 

 

 

« Les Frères et les Sœurs de l'Esprit libre nommaient leur pieuse vie en communauté « Paradis » et donnaient à ce mot le sens de quintessence de l'amour3 »

Montrant l'autre jour à notre voisin, Jack Morgenrath (lui aussi un ancien de Williamsburg, Brooklyn) un fragment du Jardin des Délices de Jérôme Bosch, je lui faisais remarquer le réalisme hallucinant des oranges qui diapraient les arbres. Je lui demandais ce qui faisait que ces oranges, d'une réalité si surnaturelle en apparence, possédaient quelque chose de plus que des oranges qu'aurait peintes, disons Cézanne, par exemple, (mieux connu pour ses pommes) ou Van Gogh. Pour Jack, c'était très simple. (Au fait, tout est toujours très simple pour Jack. C'est là un des traits qui font son charme.) Jack me dit : « C'est à cause de l'ambiance. » Et il a raison, absolument raison. Les animaux de ce même tryptique sont également mystérieux, également hallucinants, dans leur sur-réalité. Un chameau est toujours un chameau et un léopard un léopard, et pourtant ils ont quelque chose de différent de tous les autres chameaux, de tous les autres léopards. On peut même à peine dire que ce sont des chameaux et des léopards de Jérôme Bosch, tout magicien qu'il fût. Ils appartiennent à un autre âge, un âge où l'homme ne faisait qu'un avec la création... « quand le lion et l'agneau dormaient ensemble ». Bosch est l'un des très rares peintres — et il fut en effet bien plus qu'un peintre ! — qui acquirent une vision magique. Il voyait à travers le monde phénoménal, il le rendait transparent, et ainsi dévoilait son aspect primitif4. Si l'on regarde le monde par ses yeux, il nous apparaît comme un monde où régnait un ordre, une beauté, une harmonie indestructibles et nous avons le pouvoir de l'accepter comme un paradis ou d'en faire un purgatoire.

Ce qui est merveilleux, et parfois terrifiant, c'est que le monde puisse être tant de choses différentes pour tant d'âmes différentes. Qu'il puisse être, et qu'il soit, tout cela à la fois et dans le même temps.

Je suis amené à parler du Jardin des Délices parce que, recevant tant de visiteurs comme je le fais, et de toutes les parties du globe, je suis constamment replacé devant le fait que j'habite un paradis virtuel. (« Et comment avez-vous fait pour découvrir ce coin ? » me demande-t-on immanquablement. Comme si j'y étais pour quelque chose !) Mais ce qui m'étonne, et c'est à cela que je veux en venir, c'est que très peu pensent, quand ils partent, qu'eux aussi pourraient jouir des fruits du paradis. Presque invariablement le visiteur avouera qu'il n'a pas le courage — il vaudrait peut-être mieux ici parler d'imagination — d'accomplir la rupture nécessaire. « Vous avez de la chance, dit-il — il veut parler de mon métier d'écrivain — vous pouvez travailler n'importe où. » Il oublie ce que je lui ai dit, et d'une manière très explicite, sur les autres membres de la communauté, ceux qui jouent les rôles les plus importants, qui ne sont ni écrivains, ni peintres, ni artistes d'aucune sorte, si ce n'est en esprit. « C'est trop tard », murmure-t-il probablement pour lui-même, en jetant un dernier regard d'envie autour de lui.

Comme cette attitude illustre bien la pitoyable résignation à laquelle succombent les hommes et les femmes ! Tous se rendent certainement compte, à un moment ou à un autre de leur vie, qu'ils sont capables de mener une existence bien meilleure que celle qu'ils ont choisie. Mais ce qui les arrête, le plus souvent, c'est la peur des sacrifices que cela implique. (Même se débarrasser de ses chaînes paraît un sacrifice.) Et pourtant chacun sait que rien ne peut s'accomplir sans sacrifice.

Le désir du paradis, que ce soit sur terre ou dans l'au-delà, a presque déserté les hommes. Au lieu d'être une « idée-force5 », c'est devenu une « idée-fixe5 ». De mythe puissant, il a dégénéré en tabou. Les hommes sacrifieront leur vie pour l'avènement d'un monde meilleur — quel que soit le sens de cette expression — mais ils ne lèveront pas le petit doigt pour atteindre le paradis. Pas plus qu'ils ne feront effort pour créer un peu de paradis dans cet enfer où ils se voient plongés. Il est tellement plus facile, et plus sanglant, de faire la révolution, ce qui, en fait, ne signifie rien de plus que de fixer un autre statu quo, d'une espèce différente. Si l'on pouvait atteindre le paradis — c'est là la réplique classique ! — ce ne serait plus un paradis.

Que peut-on dire à un homme qui tient tellement à bâtir sa propre prison ?

Il y a le type d'individu qui, après s'être forgé une conception du paradis, s'efforce de lui trouver des défauts. Le paradis de cet homme-là finira par paraître encore plus sinistre que l'enfer auquel il vient d'échapper.

Il ne fait pas de doute que le paradis, quel qu'il puisse être, où qu'il se trouve, comporte des imperfections. (Des imperfections paradisiaques, si vous voulez.) S'il n'en était pas ainsi, il serait impuissant à attirer le cœur des hommes ou des anges.

Les fenêtres de l'âme sont infinies, nous dit-on. Et c'est par les yeux de l'âme que le paradis est entrevu. S'il y a des imperfections dans votre paradis, ouvrez plus de fenêtres ! La vision est une faculté totalement créatrice : elle se sert du corps et de l'esprit comme le navigateur se sert de ses instruments. En tout état de cause, il importe peu de découvrir une nouvelle route vers les Indes... ou un nouveau continent. Tout aspire à être découvert, non pas par hasard, mais par intuition. Si l'on cherche intuitivement, ce ne sera jamais à un au-delà du temps ou de l'espace que l'on atteindra, mais toujours à l'ici et maintenant. Si nous arrivons et partons sans cesse, alors c'est que nous sommes éternellement à l'ancre. Notre destination n'est jamais un lieu, mais plutôt une nouvelle façon de regarder les choses. Ce qui revient à dire qu'il n'y a aucune limite à la vision. De même il n'y a pas de limites au paradis. Tout paradis digne de ce nom peut supporter toutes les imperfections de la création sans se trouver diminué ou terni pour autant.

Si je suis entré dans un sujet qui, je dois l'avouer, n'est pas de ceux qui sont fréquemment discutés ici, je n'en suis pas moins certain qu'il est un de ceux qui occupent secrètement les esprits de bien des membres de la communauté.

Tous ceux qui sont venus chercher ici un nouveau mode de vie ont entièrement modifié leur existence quotidienne. Presque tous sont venus de très loin, et généralement d'une grande ville. Ils ont dû pour cela abandonner leur travail et un mode de vie qui était détestable et insupportable. Dans quelle mesure chacun a-t-il trouvé « la nouvelle vie » ? Cela ne peut s'évaluer qu'aux efforts qu'il ou elle a dû accomplir. Certains, je le soupçonne, auraient pu « la » trouver même s'ils étaient restés là où ils étaient.

La chose la plus importante que j'ai constatée depuis que je suis venu ici, est la transformation que les gens ont opérée sur eux-mêmes. Nulle part ailleurs je n'ai vu des individus travailler avec tant de sincérité et d'assiduité sur eux-mêmes. Jamais avec autant de succès. Et pourtant il ne se prêche rien ici ; on n'enseigne aucune doctrine, du moins ouvertement. Il y en a qui ont essayé et qui ont échoué. Heureusement pour les autres, oserai-je dire. Mais même ceux qui ont échoué, ont retiré quelque chose de l'expérience. D'abord leur conception de la vie s'est modifiée ; si leur existence ne s'est pas améliorée, du moins leur horizon s'est-il élargi. Et que peut-il arriver de mieux à un maître sinon de devenir son propre élève, à un prédicateur de se convertir lui-même ?

Dans un paradis on ne prêche ni n'enseigne. On mène la vie parfaite... ou on retombe dans l'ornière.

Il semble qu'il y ait ici une loi tacite qui veut que vous acceptiez ce que vous trouvez et que vous l'aimiez et que vous en profitiez, sinon vous êtes rejeté. Comprenez bien que personne ne vous rejette. Il n'y a ici aucun individu, aucun groupe pour assumer une telle autorité. Non, c'est le lieu même, ce sont les éléments qui le composent qui exercent ce pouvoir. C'est la loi, comme je l'ai dit. Et c'est une loi juste qui ne blesse personne. Le cynique pourra interpréter cela comme l'éternel triomphe de notre cher statu quo. Mais l'enthousiaste sait que c'est précisément le fait qu'il n'y a pas de statu quo ici qui donne à ce pays, à cette communauté, sa qualité paradisiaque.

Non, la loi opère parce que ce qui tend vers le paradis ne peut pas assimiler ce qui tend à l'enfer. On répète souvent que c'est nous qui faisons notre paradis ou notre enfer, et pourtant on prend rarement cela au sérieux ! Mais la vérité l'emporte toujours, que nous y croyions ou non.

Paradis ou non, j'ai très nettement l'impression que les gens de par ici s'efforcent de vivre en accord avec la grandeur et la noblesse qui font partie intégrante du lieu. Ils se comportent comme si c'était un privilège de vivre ici, comme s'ils s'étaient trouvés ici par la vertu d'une grâce. Le site en lui-même est d'une beauté, d'une grandeur si irrésistible qu'elles engendrent une humilité et un respect qu'il est rare de rencontrer chez des Américains. Comme il n'y a rien à améliorer dans le milieu ambiant, on se trouve tenté de s'améliorer soi-même.

Certes, il est vrai que certains individus ont accompli de prodigieux changements sur eux-mêmes, ont élargi leur vision et modifié leur nature dans des conditions de vie atroces et dans des lieux horribles : prisons, ghettos, camps de concentration, etc. Mais bien rares sont ceux qui choisissent de rester dans des endroits comme ceux-là. L'homme qui a vu la lumière suit la lumière. Et la lumière le conduit le plus souvent là où il peut agir le plus efficacement, c'est-à-dire là où il sera le plus utile à ses semblables. Et alors il importera peu que ce soit au plus profond de l'Afrique ou sur les cimes de l'Himalaya. L'œuvre de Dieu peut s'accomplir n'importe où.

Nous avons tous rencontré des soldats qui ont fait la guerre en Europe ou en Asie. Et nous savons qu'ils ont tous une histoire différente à raconter. Nous sommes semblables à des soldats rentrés chez eux. Nous sommes tous allés quelque part, spirituellement parlant, et certains d'entre nous ont profité de l'expérience tandis que d'autres y ont perdu. L'un dit : « Jamais plus cela ! » Un autre : « Allons-y ! Je suis prêt à tout ! » Il n'y a que le sot qui désire répéter une expérience ; l'homme sage sait que toute expérience doit être considérée comme une chance qui s'offre à lui. Ce que nous voudrions refuser ou rejeter, c'est précisément ce dont nous avons besoin ; c'est ce besoin même qui, souvent, nous paralyse et nous empêche d'accepter l'expérience (bonne ou mauvaise).

Je reviens encore une fois à ces individus qui arrivaient ici pleins d'ardeur et qui sont repartis au bout d'un certain temps parce que « ce » n'était pas ce qu'ils espéraient trouver, ou parce qu'« ils » n'étaient pas ce qu'ils croyaient être. Et pour autant que je le sache, aucun n'a encore trouvé « ce » qu'il cherchait, pas un ne « s' » est encore trouvé. Les uns sont retournés à leurs anciens maîtres comme des esclaves incapables d'assumer les responsabilités et les privilèges de la liberté. D'autres ont trouvé leur voie dans la contemplation intérieure. D'autres sont devenus des épaves. D'autres encore se sont soumis à l'infâme statu quo.

Je parle d'eux comme s'ils avaient été marqués au fer. Ce n'est pas par cruauté ou par esprit de vengeance. Ce que je veux simplement dire c'est que pas un d'entre eux, à mon humble avis, ne se trouve plus heureux et n'a avancé dans quelque direction que ce soit. Ils continueront à parler de leur aventure de Big Sur pendant le reste de leur vie, avec nostalgie, regret ou gaîté selon les circonstances. Je sais que certains, tout au fond de leur cœur, souhaitent que leurs enfants fassent preuve de plus de courage, de plus de persévérance et d'honnêteté envers eux-mêmes. Mais n'oublient-ils pas quelque chose ? Leurs enfants, étant le produit d'échecs avoués, ne sont-ils pas déjà condamnés ? Ne sont-ils pas déjà contaminés par le virus de la « sécurité » ?

 

 

 

Il semble que ce dont on ait le plus de mal à s'accommoder, soit la paix et le contentement. Tant qu'ils ont quelque chose contre quoi lutter, les gens semblent prêts à tous les courages et toutes les prouesses. Ôtez-leur la lutte, et les voilà comme des poissons hors de l'eau. Ceux qui n'ont plus rien à désirer pour eux-mêmes prennent, en désespoir de cause, les fardeaux du monde à leur charge. Non pas par idéalisme, mais pour avoir quelque chose à faire, ou tout au moins un sujet de conversation. Si ces âmes vides se souciaient réellement du sort de leurs semblables, elles se consumeraient dans les flammes de la dévotion. Il n'est pas nécessaire de franchir le seuil de sa porte pour découvrir un univers assez vaste pour épuiser les forces d'un géant, ou mieux, d'un saint.

Naturellement, plus on accorde d'attention aux déplorables conditions qui règnent à l'extérieur, moins on est capable de jouir de la paix et de la liberté que l'on possède. Même si c'était le paradis que nous découvrions en nous-mêmes, il nous deviendrait suspect et peu digne de foi.

Il y en a qui disent qu'ils ne veulent pas gaspiller leur vie à rêver. Comme si la vie n'était pas un rêve, ce rêve dont justement ils refusent de s'éveiller ! Nous passons d'un état du rêve à un autre : du rêve que nous dormons au rêve que nous nous éveillons, du rêve de la vie au rêve de la mort. Celui qui a fait un beau rêve ne se plaint jamais d'avoir perdu son temps. Au contraire, il est heureux d'avoir participé à une réalité qui permet d'élever et d'embellir la réalité quotidienne.

Les oranges du Jardin des Délices de Bosch, comme je l'ai déjà dit, dégagent cette réalité baignée de rêve qui nous échappe constamment et qui est la substance même de la vie. Elles sont infiniment plus délectables, infiniment plus nourrissantes et riches en vitamines que les oranges sunkist que nous consommons journellement. Les oranges que Bosch a créées nourrissent l'âme ; le milieu où il les a plantées est l'impérissable verger de l'esprit devenu vrai.

Chaque créature, chaque objet, chaque lieu possède son ambiance propre. Notre monde lui-même possède une ambiance qui est unique. Mais les mondes, les créatures, les objets, les lieux, ont tous ceci en commun : ils sont perpétuellement en cours de transmutation. Le suprême bonheur du rêve réside dans ce pouvoir de transmutation. Quand la personnalité se liquéfie, pour ainsi dire, comme cela se produit si merveilleusement dans le rêve, et que la nature même de son être se trouve transmutée comme par une opération alchimique, quand forme et substance, temps et espace, s'étirent ou se rétractent à la moindre sollicitation du désir ; celui qui s'éveille de son rêve sait, sans qu'aucun doute subsiste, que l'âme impérissable qu'il nomme son âme n'est que le véhicule de cet éternel élément de transformation.

Dans l'état de veille, quand tout va bien et qu'aucun souci ne vient nous distraire, quand l'esprit fait silence et que nous glissons dans la rêverie, ne nous abandonnons-nous pas au flux éternel, ne flottons-nous pas comme en extase sur le courant immobile de la vie ? Nous avons tous fait l'expérience de ces instants d'oubli total où nous nous sentons comme des plantes, des animaux, des créatures des grands fonds ou des habitants des hauteurs célestes. Certains d'entre nous ont même connu des moments où ils étaient pareils aux dieux de jadis. Il est rare qu'un homme n'ait pas éprouvé, à un moment de sa vie, le sentiment d'être en si parfait accord avec toutes choses qu'il ait été sur le point de s'écrier : « Ah, maintenant je pourrais mourir ! » Qu'est-ce donc qui se cache au cœur même de l'euphorie ? Le sentiment que cela ne durera pas, que cela ne peut pas durer ? Le sens de l'ultime ? Peut-être. Mais je crois qu'il y a quelque chose de plus profond encore. Je crois que dans de tels moments nous essayons de nous dire à nous-mêmes ce que nous savons depuis longtemps mais que nous avons toujours refusé d'admettre : que vivre et être mort ne font qu'un, que tout est un, et que vivre un jour ou mille ans ne fait aucune différence.

Confucius l'exprime ainsi : « Si un homme voit la Vérité le matin, il peut mourir le soir sans regret. »

 

 

 

Au début, Big Sur m'apparaissait comme l'endroit idéal pour travailler. Aujourd'hui, bien que j'aie plaisir à travailler quand je le peux, je vois les choses d'un œil tout différent. Que je travaille ou non, cela a de moins en moins d'importance. J'ai connu ici certaines des expériences les plus amères de ma vie ; et j'ai connu aussi des moments de la plus intense exaltation. Douce ou amère, je suis maintenant convaincu que toute expérience est enrichissante et vaut la peine d'être faite. Et surtout, il n'en est pas une dont on ne puisse tirer enseignement.

Durant ces dix dernières années, j'ai parlé à des centaines et des centaines d'individus de toutes catégories. Il me semble que la plupart de ceux qui me rendaient visite venaient pour se décharger de leurs problèmes. Parfois, j'ai réussi à leur faire reprendre leurs problèmes... et même à les charger d'un ou deux autres, plus pesants, plus angoissants que ceux avec lesquels ils étaient venus.

Nombre de ceux qui viennent me rendre visite m'accablent de cadeaux, toutes sortes de cadeaux, depuis l'argent jusqu'aux livres, en passant par les produits alimentaires, les boissons, les vêtements, même les timbres. En retour, je ne puis leur offrir que moi-même. Mais tout cela n'a pas grande importance. Ce qui m'intrigue, c'est que, vivant dans un coin tout ce qu'il y a de plus reculé, le monde est plus près de ma porte que si je vivais au centre d'une grande capitale. Je n'ai pas besoin de lire les journaux ou d'écouter les nouvelles à la radio. Ce qui se passe dans le monde arrive jusqu'à moi, décanté, passé au crible.

Et est-ce que cela ne revient pas au même ? Pourquoi traîner sa carcasse ici et là ? « Reste où tu es et regarde tourner le monde ! » C'est ce que je me dis souvent.

Ici, je me sens obligé d'aborder un sujet qui, quoique très personnel, pourra néanmoins intéresser « tout un chacun ». En tant qu'écrivain d'une certaine réputation — réputation douteuse peut-être — je compte naturellement parmi mes visiteurs un grand nombre de jeunes écrivains ou prétendus tels. Quand je les entends parler de ce qui les a poussés à choisir ce métier, je suis obligé de me poser les questions les plus cinglantes. « En quoi, me demandai-je, suis-je différent de ces béjaunes ? Qu'ai-je gagné à avoir pondu un livre après l'autre qu'ils ne possèdent pas déjà ? Et pourquoi les encouragerais-je alors qu'ils ne réussissent qu'à me faire douter davantage ? »

Il faut que je tire cela au clair... Tous ces jeunes hommes (et toutes ces jeunes femmes), ne désirent rien de plus, rien de mieux, que d'écrire ce qu'ils ont envie d'écrire, et d'être lus par le plus grand nombre de gens possible. Tout comme moi autrefois. Ils veulent dire ce qu'ils ont à dire, prétendent-ils. Très bien. (« Et qu'est-ce qui vous en empêche ? » me dis-je.) Après avoir dit ce qu'ils avaient à dire, ils veulent qu'on parle d'eux et qu'on loue leurs efforts. Naturellement. (« Qui les en empêcherait » ?) Et lorsqu'on aura parlé d'eux, lorsqu'on les aura acceptés, ils veulent jouir des fruits de leur labeur. (« Humain, trop humain. ») Mais... et c'est là la question, la question vitale : « Avez-vous, chers jeunes enthousiastes, une idée de ce que cela signifie lorsque vous parlez « des fruits de votre labeur » ? N'avez-vous jamais entendu parler des « fruits amers » ? Ne savez-vous pas que le « succès » ouvre la porte à tous les maux de la création ? Vous rendez-vous compte que si vous réalisez votre programme vous ne pourrez jamais cueillir les fruits dont vous rêvez ? Je suis sûr que vous imaginez déjà une paisible maison à la campagne, une femme aimante et compréhensive, et une bande d'enfants joufflus et heureux de vivre. Et vous vous voyez déjà en train d'écrire chef-d'œuvre sur chef-d'œuvre dans un cadre où tout tourne rond comme une bonne mécanique.

« À quels déboires vous vous exposez ! Quelle déception vous attend ! Donnez-nous les pensées les plus puissantes, ébranlez le monde dans ses fondations... mais n'espérez pas échapper à votre calvaire ! Une fois que vous aurez lancé vos créations dans le monde, soyez sûrs qu'elles se retourneront contre vous. Vous serez uniques si vous ne vous laissez pas submerger et engloutir par les monstres que vous aurez engendrés. Le jour viendra sûrement où vous regarderez le monde comme s'il n'avait jamais reçu l'impact d'une seule pensée exaltante. Vous serez terrifiés et ahuris de voir comme les choses sont allées tout de travers, et comme vous et ceux que vous avez imités, ont été mal compris. Le monde que vous avez, sans le vouloir, contribué à faire, vous réclamera, non pour maître ou arbitre, mais pour victime.

« Non, ces choses-là, je ne peux pas vous les dire à l'avance parce que, d'abord, vous ne me croiriez pas. Et cela vaudrait mieux ! À vous écouter, à voir l'ardeur qui vous anime, je ne suis pas loin de penser que j'ai tort. Et j'ai tort quand je vous dis cela de cette façon, car en fin de compte une seule chose est vraie, et c'est ceci : peu importe la façon dont on joue le jeu, l'essentiel c'est de le jouer jusqu'au bout. Mais pourrez-vous vous résoudre à considérer votre noble tâche comme « un jeu » ?

« Il y a encore une chose qu'il faut savoir... Quand vous aurez dit tout ce que vous aviez à dire, alors et alors seulement il vous apparaîtra que tout a déjà été dit, non seulement en paroles mais en actes, et que la seule chose que vous ayez vraiment à faire, c'est de dire amen ! »

 

 

 

C'est ici, à Big Sur, que j'ai appris à dire amen ! Et c'est ici aussi que j'ai compris la mystification de cette édifiante observation de Céline : « Je pisse sur vous d'une hauteur considérable ! » C'est ici, au fond des bois pour ainsi dire, que j'ai découvert — mirabile dictu ! — que trois de mes voisins avaient lu Arabia Deserta. C'est encore chez moi, dans ma propre maison, que j'ai rencontré et que j'ai retenu comme invité un homme qui avait quitté les ordres pour mener une vie conforme à celle du Christ. C'est ici, et pas ailleurs, que j'ai vu des hommes réformer leurs jugements et vivre selon leurs idées nouvelles. Et c'est ici, plus que partout ailleurs, que j'ai entendu proférer les plus grosses absurdités aussi bien que les paroles les plus sages.

Reste où tu es et regarde tourner le monde !

Je sais que certains se plaignent que Big Sur n'est pas très stimulant. Je trouve, au contraire, que Big Sur est trop stimulant. L'homme dont les sens sont vivants et éveillés n'a même pas besoin de franchir le seuil de sa porte. Car cet homme-là trouve ici un monde aussi plein et aussi riche, aussi excitant et instructif que Thoreau à Walden.

En homme qui est amoureux du monde — le monde étranger — je dois avouer que je suis aussi amoureux de ma maison, la première vraie maison que j'aie jamais eue. Il ne fait pas de doute que ce sont les éternels vagabonds, les hors-la-loi, qui apprécient le plus un foyer. Si jamais je m'aventure de nouveau dans le monde, je crois que je pourrai maintenant offrir un arbre en guise de fleurs. Offrir simplement ce que Big Sur m'a appris serait un cadeau de prix. Je dis Big Sur, et non l'Amérique. Car, si profondément ancré dans le sol américain que soit Big Sur, et il est américain d'outre en outre, ce qui le distingue est quelque chose de plus que ce que le mot d'Amérique peut contenir. S'il me fallait choisir un des éléments du tempérament américain qui se trouvent ici portés à leur paroxysme, je dirais que c'est la bonté. Il a toujours été de coutume ici, sur la côte, lorsqu'on lève son verre, de dire : « À la bonté ! » Je n'ai jamais entendu employer cette expression nulle part ailleurs. Et lorsque Harrydick Ross, mon plus proche voisin, dit : « Bonté ! », c'est cela et rien d'autre qu'il veut dire.

En lisant mes curieux romans biographiques, les gens se demandent souvent comment j'ai fait pour me maintenir la tête hors de l'eau pendant toutes ces sombres années de misère et de famine. J'ai expliqué, naturellement, et dans ces livres mêmes, qu'à la dernière minute, il se trouvait toujours quelqu'un sur mon chemin pour venir à mon secours. Tous ceux qui ont de la suite dans les idées, s'attirent fatalement des amis. Qui a jamais accompli quelque chose seul ? Mais ce qui était plus impressionnant cependant, c'est que le secours, quand il venait, ne venait jamais de là où je me serais attendu qu'il vînt — de là où il aurait dû venir.

Non, on n'est jamais seul. Mais il faut avoir vécu seul pour le savoir.

La première fois que j'ai su ce que c'était qu'être seul, et l'apprécier, ce fut à l'île de Corfou. La seconde fois que cela m'est arrivé, malgré tout ce que je peux dire, ce fut ici, à Big Sur.

Être seul, ne serait-ce que quelques minutes, et le comprendre de tout son être, est une bénédiction que nous songeons rarement à invoquer. L'homme des grandes villes rêve de la vie à la campagne comme d'un refuge contre tout ce qui le harcèle et lui rend la vie intolérable. Ce dont il n'a pas conscience, c'est qu'il peut être plus seul dans une ville de dix millions d'habitants que dans une petite communauté. L'expérience de la solitude conduit à une réalisation spirituelle. L'homme qui fuit la ville, pour être à même de faire cette expérience, risque bien de s'apercevoir à ses dépens, surtout s'il amène dans ses bagages tous les désirs que la ville entretient, qu'il n'a réussi qu'à trouver l'isolement. « La solitude est faite pour les bêtes sauvages ou pour les dieux », a dit quelqu'un. Et il y a du vrai là-dedans.

Ce n'est que lorsque nous sommes vraiment seuls que la richesse et la plénitude de la vie se révèlent à nous. En simplifiant notre vie, tout prend une signification qui nous était restée cachée jusque-là. Lorsque nous ne faisons qu'un avec nous-même, le plus insignifiant brin d'herbe prend sa place dans l'univers. Ou un tas de fumier. N'importe quoi, à condition que tout soit convenablement accordé.

Une chose devient tout aussi importante qu'une autre, un être a autant de valeur qu'un autre. Ce qui est au plus bas et ce qui est au plus haut devient interchangeable. Le si précieux moi est englouti dans l'océan de l'être. C'est alors que le charognard ne parait plus un oiseau hideux, et ce n'est plus seulement à cause de ses fonctions de balayeur qu'on l'accepte. Et les pierres des champs ne paraissent plus inanimées, et on ne voit pas seulement en elles les futurs éléments d'un mur, d'une maison. Même si cela ne dure qu'un instant, le privilège de regarder le monde comme un spectacle de vie ininterrompue, et non comme un entrepôt de personnes, de créatures et d'objets destinés à notre usage, est une expérience que l'on ne peut oublier. La communauté idéale, en un sens, serait l'agrégation lâche, fluide, d'individus qui choisiraient d'être seuls et sans attaches afin de n'être qu'un avec eux-mêmes et tout ce qui vit et respire. Ce serait une communauté pénétrée de Dieu, même si aucun de ses membres ne croyait en (un) Dieu. Ce serait un paradis, même si le mot a depuis longtemps disparu de notre vocabulaire.

Dans aucune des villes, dans aucun des pays que je rêve de visiter un jour, n'existent, évidemment, de semblables communautés. Mais dans les lieux les plus saints, l'homme est porté à la bêtise, à la bigoterie, à l'idolâtrie. Comme je l'ai dit plus haut, nous ne trouvons plus aujourd'hui que des individus qui se consacrent à « la vraie vie ». Mais ces individus sont la semence d'une communauté qui remplacera un jour les communautés démembrées et antagonistes qui déshonorent ce nom. Le monde tend vers son unité, malgré la résistance des éléments qui le composent. Plus la résistance est forte, plus certaine en est l'issue. Nous ne résistons qu'à ce qui est inévitable.

 

 

 

J'ai parlé de Big Sur comme si c'était un lieu à part, sans aucun lien avec le reste du monde. Rien ne saurait être plus faux. Jamais au cours de mes pérégrinations, je n'ai rencontré des êtres plus ouverts à tout ce qui se passe dans le monde, plus sagaces et mieux informés. Il est rare qu'une aussi petite communauté puisse se vanter de comprendre parmi ses membres tant de grands voyageurs, et c'est un perpétuel sujet d'étonnement pour moi d'apprendre que celui-ci vient de partir pour le Siam, celui-là pour le Japon, la Turquie ou la Grèce, un autre pour l'Inde ou le Pérou, un autre pour le Guatemala, le Yucatan ou les îles polynésiennes. J'ai des voisins qui ont passé une grande partie de leur existence dans les régions les plus reculées du globe. Il y en a qui ont vécu parmi les Indiens des deux continents, d'autres avec les peuplades primitives d'Afrique, du Japon, de l'Inde ou de la Mélanésie.

Presque tous semblent avoir une spécialité quelconque, que ce soit l'art, l'archéologie, la linguistique, le symbolisme, la dianétique, le bouddhisme Zen ou le folklore irlandais. Des hommes comme Ross et Tolerton, pour ne mentionner que deux de mes plus proches voisins, ont une somme de connaissances pratiques, pour ne rien dire de leur sagesse terrestre et céleste, qui a certainement peu d'égale dans aucune autre communauté. D'autres comme les petits Trotter, comme on continue à les appeler, réalisent chaque jour dans l'accomplissement de leur travail des prouesses musculaires qui ridiculiseraient les athlètes de nos « palais des sports ». Presque toutes les femmes font très bien la cuisine, et les hommes aussi très souvent. Il y a dans chaque foyer un connaisseur en vins. Et tous les pères ont l'étoffe d'une excellente mère.

Je ne peux m'empêcher de le répéter : jamais je n'ai rencontré de communauté qui révèle tant de talents, tant d'hommes et de femmes capables, tant d'âmes indépendantes et fertiles. Même ce grand flandrin, là-haut dans la montagne, qui se prétend bon à rien, « un vrai fils de chienne » comme il s'intitule volontiers, possède l'art de vivre en harmonie avec lui-même et sait être, quand il veut, la personne la plus affable et la plus charitable, un de ces heureux « inadaptés » qui a tâté de tout et qui, Dieu le bénisse ! n'a pas plus de respect pour l'intérieur d'un temple que pour l'intérieur d'une prison, pas plus de considération pour un intellectuel que pour un vagabond, pas plus haute opinion d'un juge que du coupable qui assure au juge sa nourriture et son vêtement.

Et indiquez-moi un coin dans cette bien-aimée patrie, où vous pouvez voir surgir à l'improviste un de vos voisins qui vient simplement s'informer de ce qu'il pourrait faire pour vous ? Si vous n'avez pas quelque chose qui a besoin d'être arrangé ou réparé ? En cas de besoin, vous avez toujours la ressource d'appeler du seuil de votre maison, il y en aura une demi-douzaine qui accourront pour voir ce qui se passe. Je ne connais pas d'exemple de difficultés — et nous en avons eu des plus bizarres — dont ces volontaires ne soient venus à bout. La morale de tout cela, la voici : moins il y a d'organisation, mieux cela vaut !

En dépit de tout cela, reste le fait inéluctable que pour se maintenir ici il faut mettre toutes ses ressources à l'épreuve. On peut être capable, doué de sens pratique, résolu, patient, plein de vitalité, et ne pas être en mesure d'affronter les tâches qui vous sont, ici, constamment imposées. Tout vous est jeté pêle-mêle : l'Océan, le paysage, les forêts, les rivières, les oiseaux de passage, les herbes, les insectes, les serpents à sonnettes, les serpents noirs, les perce-oreilles, les inadaptés, les vagabonds, les couchers de soleil, les arcs-en-ciel, le génépi, les roses trémières, et cette sangsue des végétaux appelée le volubilis. Même les rochers ont un attrait hypnotique. Et dans quel autre lieu, sur cette terre, pouvez-vous trouver un mur de brouillard gigantesque s'avançant du méridien avec une crête bleue derrière laquelle un soleil couchant projette « des écureuils et des éclairs » ?

Tout ici est si attirant, si spectaculaire, si total, que vos émotions en sont d'abord étranglées. Les accès préliminaires de l'intoxication qui suit peu après, sont une euphorie que l'alcoolique n'a jamais connue. Vient ensuite une période d'apaisement, qui s'accompagne généralement d'une légère nuance d'ennui : c'est la rançon que l'on doit payer pour flirter avec la perfection. Puis c'est la période de trouble, où tous les doutes intérieurs viennent vous assaillir, où les querelles domestiques surgissent à propos de n'importe quoi, et où l'horizon tout entier s'assombrit de tous les conflits imaginables. Quand, à la fin, vous touchez le fond, vous dites — comme chacun l'a dit au moins une fois ! — « Big Sur ? Et alors, c'est un pays comme un autre ! » En disant cela, vous énoncez une profonde vérité, car un lieu n'est que ce que vous en faites, ce que vous y apportez, tout comme avec un ami, une maîtresse, une femme, un animal familier, une profession.

Oui, Big Sur peut être la réalisation d'un rêve... ou un fiasco complet. Si vous sentez que quelque chose ne va pas dans le tableau, regardez-vous dans une glace. La seule différence entre Big Sur et les autres endroits « idéaux » c'est qu'ici c'est plus rapide, plus brutal. Ici, le pays vous frappe entre les deux yeux, pour ainsi dire. Le résultat, c'est que vous vous colletez avec vous-même, ou bien vous tournez le dos et vous allez chercher un autre coin où vous pourrez nourrir vos illusions. Ce qui vous laisse encore tout un univers à explorer — et qui se soucie que vous vous trouviez un jour face à face avec vous-même ou non ?

Big Sur n'est ni une Mecque, ni un Lourdes, ni même une Lhassa. Pas plus qu'il n'est un Klondike pour l'idéaliste incurable. Si vous êtes un artiste et que vous voulez vous immiscer ici, il serait sage de commencer par vous trouver un patron, parce que l'artiste ne peut pas vivre de l'artiste, et tout le monde ici semble être un artiste d'une espèce ou d'une autre. Même le plombier.

Que peut-on apporter ici qui ait de la valeur pour la communauté ? Rien qu'un désir normal et modeste de faire tout ce qu'il est nécessaire de faire, de quelque façon qu'on le fasse. En un mot, deux mains expertes, un cœur bien trempé, et un certificat de vaccination contre les déceptions. Si vous avez un cerveau, amenez-le, mais pas les immondices qui vont généralement avec. Il y a ici déjà trop de cervelle. Et si vous n'apportez rien d'autre, amenez avec vous le sens de l'humour, car vous en aurez besoin ici plus que n'importe où. Si vous croyez en la médecine, amenez votre valise à pharmacie, car il n'y a pas de docteur ici, sauf les vrais. Et n'amenez pas de chats ou de chiens, à moins que vous ne soyez prêt à faire de fréquents voyages chez le vétérinaire, parce que, pour une cause encore inconnue, les animaux prennent ici toutes les maladies de l'homme en plus de celles de leur espèce.

Quant à Partington Ridge, d'où émane ce message, il n'y a encore ni télégraphe, ni téléphone, ni tout-à-l'égout, ni service de la voierie. Pour vous débarrasser de vos bouteilles vides, boîtes de conserves et autres rebuts, il vous faut une voiture pour emmener vos ordures au dépotoir qui se trouve à plusieurs kilomètres de là, ou bien faire appel aux services professionnels d'Howard Welch, l'homme du Missouri.

Ainsi Big Sur s'est petit à petit organisé avec les matériaux du bord. Ce qui lui manque encore sans doute pour que son nom soit inscrit sur une carte, c'est un bordel, une prison et une chaise électrique plaquée or. Il serait aussi merveilleux d'avoir une boutique juive, mais c'est probablement trop demander à la fois.

Et pour finir ce chapitre en queue de poisson, j'aimerais citer les paroles d'un autre Henry Miller, mieux connu dans ce pays que votre serviteur. Je veux parler d'Henry Miller le bouvier, un homme qui possédait jadis tant de terres qu'il pouvait partir de la frontière mexicaine et marcher jusqu'au Canada sans sortir de ses domaines. Voici donc ce qu'il dit un jour : « Si un homme a la malchance d'être obligé de mendier sa nourriture, donnez-lui, et gagnez sa gratitude. Ne lui demandez jamais de travail en échange, car vous ne vous attireriez que sa haine. »

 

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1. Le titre est emprunté à celui du livre d'Étienne Cabet, où celui-ci décrit son utopie. Livre remarquable en ceci que, quoique communiste au sens romantique, il donne une image très précise des gouvernements totalitaires que nous connaissons maintenant.

2. In Manas, Los Angeles, 23 mars 1955.

3. The Millenium of Hieronymus Bosch, par Wilhelm Friingcr (p. 104), The University of Chicago Press, Chicago, 1951.

4. « L'esprit humain a tendu un filet de rapports logiques et d'inventions pratiques sur le monde phénoménal avec lequel il se trouve confronté ; et ainsi, grâce à cette domination intellectuelle et matérielle du monde, il s'est éloigné à une distance infinie de l'univers naturel dont il faisait à l'origine partie intégrante. C'est dans cet univers naturel que les Frères de l'Esprit libre voient la signification de la vie. » (The Millenium of Hieronymus Bosch, p. 152.)

5. En français dans le texte.