16

 

 

 

« Si vous ne savez pas où vous allez, tous les chemins vous y mèneront1. »

Il y a des jours où tout me semble aussi clair et aussi simple que cela. Que veux-je dire par là ? Je veux parler du problème qui consiste à vivre sur cette terre sans devenir un esclave, un souffre-douleur, une bête de somme, un raté, un alcoolique, un drogué, un névropathe, un schizophrène, une poire ou un artiste manqué.

Nous sommes censés avoir le niveau de vie le plus élevé de toute la terre. En est-il bien ainsi ? Cela dépend de ce que l'on entend par niveau de vie. C'est certainement ici, en Amérique, que la vie est la plus chère. Je ne parle pas seulement du prix en dollars et en cents, mais en sueur et en sang, en frustration, en ennui, en foyers brisés, en idéaux détruits, en maladie et en folie. Nous possédons les hôpitaux les plus magnifiques, les asiles d'aliénés les plus luxueux, les prisons les plus fabuleuses, l'armée et la marine les mieux équipées et les mieux payées du monde, les bombardiers les plus rapides, le stock de bombes atomiques le plus important, et pourtant la demande est toujours plus forte. Nos travailleurs manuels sont les mieux payés, mais nos poètes sont les plus mauvais du monde. Il y a plus d'automobiles qu'on en peut compter. Quant aux drugstores, où en trouverait-on dans le monde qui puissent rivaliser avec les nôtres ?

Le seul ennemi que nous redoutions vraiment, c'est le microbe. Mais nous le combattons sur tous les fronts. Certes, des millions d'individus souffrent encore de cancer, de maladies de cœur, de schizophrénie, de scléroses multiples, de tuberculose, d'épilepsie, de colite, de cirrhose du foie, de dermatite, de calculs biliaires, de névrite, de néphrite, d'hygroma, de maladie de Parkinson, de diabète, de reins flottants, de paralysie cérébrale, d'anémie pernicieuse, d'encéphalite, d'ataxie locomotrice, de descente de la matrice, d'atrophie musculaire, de jaunisse, de rhumatisme articulaire, de poliomyélite, de sinusite, de mauvaise haleine, de danse de Saint-Guy, de narcolepsie, de coryza, de leucorrhée, de nymphomanie, de phtisie, de carcinome, de migraine, de dipsomanie, de tumeurs malignes, de tension, d'ulcères du duodénum, de troubles de la prostate, de sciatique, de goitre, de catarrhe, d'asthme, de rachitisme, d'hépatite, de mélancolie, de dysenterie amibienne, d'hémorroïdes fluentes, d'amygdalite aiguë, de hoquet, de zona, de frigidité et d'impuissance, de pellicules, et naturellement de toutes les démences, qui sont maintenant légion, mais — nos savants viendront à bout de tout cela dans les cent années à venir. Comment ? Eh bien, en détruisant tous les germes nocifs qui sont la cause de tous ces désordres ! En déclarant une grande guerre préventive — pas une guerre froide ! — au cours de laquelle, nos pauvres et fragiles corps deviendront le champ de bataille de tous les antibiotiques encore à venir. Un jeu de cache-cache pour ainsi dire, où les microbes se jetteront les uns contre les autres et s'anéantiront, tout cela sans le moindre dommage pour le fonctionnement normal de nos organes. Mais en attendant de pouvoir célébrer cette victoire, nous devons continuer à avaler vingt ou trente vitamines de pouvoirs et de couleurs différents, avant le petit déjeuner, dans notre « lait de tigre » et notre levure de bière, à boire nos jus d'orange et de pamplemousse, à mettre de la mélasse dans notre porridge, à étaler du beurre de cacahuète sur notre pain complet, à manger du miel brut et du sucre non raffiné, des œufs à la coque plutôt que sur le plat, à boire là-dessus un verre de lait enrichi, à éructer un peu, à nous faire une petite piqûre de temps en temps, à nous peser régulièrement, à nous tenir sur la tête, à faire notre culture physique — si nous ne l'avons pas encore faite — à bâiller, à nous étirer, à vider nos poumons, à nous brosser les dents (si nous en avons encore), à dire une prière ou deux, puis à cavaler pour attraper l'autobus ou le métro qui nous emmènera au travail, et à ne plus penser à notre santé jusqu'à ce que nous sentions venir un rhume : l'incurable coryza. Mais nous ne devons pas désespérer. Il ne faut jamais désespérer ! Prenons un peu plus de vitamines, ajoutons une petite dose supplémentaire de calcium et une pilule de phosphore, buvons un ou deux grogs bien chauds, prenons un bon lavement avant de nous mettre au lit, disons encore une prière, si nous pouvons nous en rappeler une, et voilà une journée bien remplie.

Maintenant, si ce régime vous paraît trop compliqué, en voici un autre beaucoup plus simple à suivre : ne mangez pas trop, ne buvez pas trop, ne travaillez pas trop, ne pensez pas trop, ne vous agitez pas, ne vous tracassez pas, ne vous plaignez pas, et surtout, ne vous mettez pas en colère. Ne prenez pas une voiture si vous pouvez vous rendre à votre destination à pied ; n'écoutez pas la radio, ne regardez pas la télévision ; ne lisez pas les journaux, les magazines, les digests, les chroniques littéraires, les comics ou les histoires policières ; ne prenez pas de somnifères ou d'excitants ; ne votez pas ; n'achetez pas à crédit ; ne jouez pas aux cartes, que ce soit pour de l'argent ou pour le plaisir ; ne placez pas votre argent, n'hypothéquez pas votre maison, ne vous faites pas vacciner, ne violez pas les lois, n'irritez pas votre patron, ne dites pas oui si vous pensez non, ne parlez pas grossièrement, ne soyez pas brutal avec votre femme ou vos enfants, ne prenez pas peur si vous grossissez ou maigrissez, ne dormez pas plus de dix heures d'affilée, ne mangez pas du pain industriel si vous pouvez en cuire vous-même, ne faites pas un travail que vous détestez, ne croyez pas que c'est la fin du monde si ce n'est pas le bon candidat qui a été élu, ne pensez pas que vous êtes fou sous prétexte que vous habitez dans un asile d'aliénés, ne faites pas plus que ce qu'on vous demande, mais faites-le bien, n'essayez pas de porter secours à votre voisin avant d'avoir appris à vous porter secours à vous-même, et ainsi de suite...

C'est simple, non ?

Bref, ne créez pas des dinosaures aériens pour effrayer les musaraignes !

L'Amérique n'a qu'un ennemi, comme je l'ai déjà dit : le microbe. L'ennui, c'est qu'il porte un million de noms différents. Dès que vous croyez l'avoir vaincu, le voilà qui s'affuble d'un nouveau masque. C'est la peste en personne.

Lorsque nous étions une nation jeune, la vie était rude et simple. Notre grand ennemi d'alors était le Peau-Rouge. (Il devint notre ennemi quand nous l'avons chassé de ses terres.) En ce temps-là, il n'y avait pas de grands magasins, pas de vitamines, pas de forteresses volantes supersoniques, pas de computateur électronique. On pouvait facilement identifier les bandits et les assassins sur leur seule mine patibulaire. Tout ce dont on avait besoin pour se protéger c'était une carabine dans une main et une Bible dans l'autre. Un dollar était un dollar, ni plus ni moins. Et un dollar en papier valait tout autant qu'un dollar en or ou en argent. Mieux qu'un chèque, en fait. Des hommes comme Daniel Boone et Davy Crockett étaient des hommes vrais, peut-être pas aussi romantiques que nous les imaginons aujourd'hui, mais ils n'étaient pas des héros de cinéma. Le pays se développait dans toutes les directions parce que c'était un besoin vital et authentique — nous avions déjà deux ou trois millions d'habitants et ils avaient besoin d'avoir les coudées franches. Les Indiens et les bisons furent bientôt relégués à l'arrière-plan du tableau ainsi qu'un tas d'autres accessoires inutiles. Les usines commencèrent à s'édifier un peu partout, ainsi que des collèges, des prisons et des asiles. Le pays prospérait. Puis nous libérâmes les esclaves. Tout le monde en fut content, sauf les Blancs du Sud. Cela nous fit comprendre aussi que la liberté était une chose précieuse. Lorsque nous eûmes pansé nos blessures et reconstitué notre potentiel en hommes, nous commençâmes à songer à libérer le reste du monde. Pour cela, nous prîmes part à deux guerres mondiales, sans parler d'une petite guerre avec l'Espagne, et nous nous sommes lancés maintenant dans une guerre froide dont nos dirigeants nous ont prévenu qu'elle pourrait peut-être durer quarante ou cinquante ans. Nous sommes maintenant presque sur le point d'avoir la possibilité d'exterminer tout homme, femme ou enfant de n'importe quel lieu du globe qui refuserait d'accepter le genre de liberté que nous préconisons. Il faut dire à notre décharge que lorsque nous aurons réalisé notre but, tout le monde aura assez à manger et à boire, tout le monde sera décemment vêtu et logé et aura des loisirs. Un programme cent pour cent américain et il n'y a pas deux chemins pour le réaliser. Nos savants seront alors en mesure de se consacrer entièrement à d'autres problèmes, tels que la maladie, la folie, la longévité excessive, les voyages interplanétaires et bien d'autres. Tout le monde sera vacciné, non seulement contre les maladies bien réelles, mais encore contre les maux imaginaires. La guerre aura été définitivement éliminée, rendant caduc le fameux adage : Si vis pacem, para bellum. L'Amérique continuera à s'étendre, à progresser, à produire. Nous planterons la bannière étoilée sur la lune, et ensuite sur toutes les planètes de notre confortable petit univers. Le monde sera un, et ce sera l'Amérique d'un bout à l'autre. En avant la musique !

 

 

 

Mais quand je vois Howard Welch, un voisin, aller à ses affaires, je me demande si le glorieux avenir que je viens de dépeindre ne serait pas que la mousse et l'écume du rêve. À voir Howard, qui est un beau gars du Missouri, pas compliqué, un type honnête plein d'énergie et de bonne volonté, il me semble que ce programme d'expansion et de progrès ne colle pas avec sa conception du monde, simple, directe et intelligente. Non qu'Howard ne soit un Américain cent pour cent. Il est même plus que cela. Il l'est au moins cent vingt pour cent. Mais sa conception de l'œuvre américaine est quelque peu différente de celle dont je viens de tracer les grandes lignes. Elle n'est peut-être pas aussi grandiose, mais elle est plus sûre que l'utopie étoilée de nos prophètes qui se gargarisent de leurs illusions.

Lorsque Howard est arrivé ici il y a trois ou quatre ans, il n'avait qu'un désir : trouver un toit et un boulot pour occuper ses deux mains. Sur ce point, il n'était pas trop regardant. Et il n'était pas difficile pour sa nourriture ou son vêtement. Il n'avait besoin que d'un pantalon, d'une chemise et d'une veste ; et il pouvait se contenter de haricots du Mexique, de courges, d'épinards de Nouvelle-Zélande, de graines de moutarde et autres aliments de ce genre. Ce qui a attiré Howard à Big Sur ce fut l'espoir de trouver une petite communauté de gens simples et affables où il pourrait gagner sa vie sans la perdre. Il n'avait pas de bizarre Weltanschauung, pas d'idéologie d'aucune sorte, aucune tendance à partir en guerre pour une idée ou une autre. « Un petit coin de terre et de quoi vivre », c'était là tout son rêve. Il arriva comme un vagabond solitaire en quête de verts pâturages. Ce n'était pas plus compliqué que cela.

Pourquoi ai-je choisi Howard parmi d'autres ? Non pas parce que je le considère comme un cas unique, mais parce qu'il incarne pour moi le type même de l'Américain authentique. Grand, mince, musclé, l'esprit ouvert et vif, l'œil à demi plissé, de grands pieds, lent de parole, la voix musicale, sec, affable, aimant le banjo, la guitare et l'harmonica, capable de travailler comme un diable s'il le faut, actif comme un farfadet, d'un naturel pacifique, mais prompt à la riposte si on le provoque, consciencieux, feignant toujours de paraître moins qu'il n'est, toujours prêt à donner un coup de main, excentrique dans sa façon de s'habiller, non dans un esprit de provocation tapageuse, mais parce qu'il aime les couleurs vives et avoir le corps à l'aise, scrupuleux, pointilleux et ponctuel, sentimental sans être larmoyant, idéaliste, un peu bourru, ni loup ni mouton, sociable mais prudent dans ses relations, et, en ce qui concerne l'autre sexe, un tant soit peu difficile à vivre. Bref, un homme qui peut être à sa place dans n'importe quelle communauté. Un homme sur qui on peut compter en cas de coup dur, bon voisin, bon travailleur, un homme qu'on peut être fier de compter parmi ses amis.

C'est là le type de l'Américain solitaire que j'admire, en qui je crois, dans la compagnie duquel j'ai toujours plaisir à être et pour lequel je vote toujours, encore qu'il ne soit jamais candidat. C'est là l'homme démocrate que nos poètes ont chanté mais qui, hélas, est rapidement en voie de disparition, tout comme le bison, l'élan, l'ours, l'aigle, le condor et le lion des montagnes. Le type d'Américain qui ne déclare jamais une guerre, ne se fait jamais d'ennemis, ne franchit jamais la barrière de couleur, n'essaie jamais de dominer son semblable, ne cherche jamais à acquérir une culture supérieure, n'embête pas ses voisins, ne méprise pas les artistes et ne ferme jamais sa porte à un mendiant. Souvent illettré, il est parfois plus poète, musicien et philosophe que ceux qui sont étiquetés comme tels. Tout son style de vie est esthétique. Ce qui le rend différent, parfois ridicule, c'est sa sincérité, son originalité. Il aspire à n'être rien d'autre que lui-même : n'est-ce pas là l'essence même de la sagesse ?

Howard est un de ces jeunes hommes dont j'ai parlé plus haut en cueillant les oranges du Jardin de Délices. Il est de ceux qui se contentent de vivre « en marge2 », de ramasser les miettes. J'ai rencontré pas mal de ces types-là ces dernières années. Ils ne seront peut-être pas d'accord avec tout ce que je dis d'eux, mais je leur trouve à tous quelque chose de commun. Ils arrivent tous ici par des chemins différents, ils ont chacun leurs petites idées sur les choses et ils ont une personnalité bien tranchée, mais ils sont tous « naturels ». Les gens ordinaires leur trouvent tous un petit quelque chose d'un peu « spécial ». Mais pour moi ce sont tous des êtres de bonne volonté, prêts à rendre service et d'une profonde intégrité. Le matériau idéal pour le bon fonctionnement d'une communauté. Ce sont tous des gars qui en ont assez de se conformer à un mode de vie déterminé, qui veulent se libérer de la routine, qui entendent vivre leur vie à leur guise. Et qui sont toujours désireux de donner le meilleur d'eux-mêmes. Ils ne demandent rien de plus extraordinaire à la vie que de vivre comme ils l'entendent. Ils n'appartiennent à aucun parti, aucune secte, ils ne sont partisans d'aucun culte, d'aucun « isme », mais tous ont une idée bien arrêtée sur la façon dont la vie doit être vécue en cette sombre époque. Ils ne partent jamais en croisade pour imposer ou défendre leurs idées, mais ils s'efforcent, à chaque instant, de les mettre en pratique, en acceptant quelques compromis de temps en temps, lorsqu'ils y sont forcés, mais sans s'écarter de leur ligne de conduite, s'adaptant aux manières de vivre de leurs voisins, sans pour cela adopter nécessairement leurs manières de voir. Ils sont les premiers à se critiquer, à rire d'eux-mêmes, à s'abaisser. Et ils mettent au-dessus de tout, la dignité humaine. Ils sont parfois difficiles, surtout lorsqu'il s'agit de bagatelles, mais on peut toujours compter sur eux en cas de nécessité. Et ils sont sourds à tout ce qui pourrait les inviter à s'écarter de leur chemin.

Tous ont démontré qu'il est possible de vivre heureux avec presque rien. Tous sont mariés, ou l'ont été. Tous sont extrêmement compétents en de nombreuses matières. Ils seraient parfaits comme ministres sans portefeuille. Sous leur direction, aucune révolution ne serait plus nécessaire et ils redresseraient la barque de l'État en deux temps trois mouvements.

Consciemment ou non, c'est précisément ce qu'ils essayent de faire. Ce qu'ils ont en vue, ce n'est pas une Amérique plus influente et plus prospère, mais un monde fait pour l'homme. Ce qu'ils cherchent, c'est à vivre une vie d'homme dans les limites des aspirations humaines les plus légitimes. Ce n'est pas à un retour à la sécurité du ventre maternel qu'ils aspirent, mais à sortir de la barbarie !

Quand je disais, il y a un instant, que le but de ces individus était de se suffire à eux-mêmes, j'espère que je me suis bien fait comprendre. Ce qu'ils désirent, c'est devenir le plus indépendants possible. Interdépendants serait plus juste. Hudson Kimball, qui a poussé cette idée à l'extrême, s'est rendu compte de l'extrême difficulté de la chose. Pour tenter de vivre par lui-même, il s'est mis à cultiver ses légumes, à élever des chèvres, des poulets, des lapins, des oies et même des abeilles je crois, mais sa femme dut donner des leçons de musique, et lui-même fut obligé d'aller travailler en ville pour faire face aux nécessités premières de la vie. Ils n'avaient pas de vices, ne fumaient ni ne buvaient et vivaient le plus frugalement que l'on peut imaginer et avec un enfant de huit ou neuf ans ; mais ils n'arrivaient pas à s'en tirer.

Jack Morgenrath, au contraire, se débrouille bien. Il se débrouille même très bien. Il travaille le moins possible, à n'importe quoi. Juste assez pour gagner les quelques dollars nécessaires à assurer la subsistance de sa femme et de ses trois enfants. Jack a deux voitures, alors que les Kimball n'en ont aucune. (Lorsque ceux-ci vont en ville, ils font d'abord trois kilomètres pour arriver à la route et là, ils font de l'auto-stop. Ils vont se coucher à la tombée de la nuit pour économiser le pétrole.) Quand sa voiture tombe en panne, Jack démonte le moteur lui-même. Je crois qu'il serait capable de se fabriquer un autre corps s'il y était obligé. Jack a besoin d'une voiture — et d'un camion — et il fait le taxi et le transporteur. Sans cela il ne songerait même pas à posséder une brouette.

Quant à Warren Leopold, architecte, maçon, peintre et charpentier, il a une femme et quatre enfants qui sont sans doute les mieux élevés et les plus heureux de toute la communauté. (À part la famille Lopez.) Son idée, ou son idéal, c'est d'arriver à se passer de maison : ils vivront tous sous la tente — ou sous un rocher. Warren adore construire des maisons, mais il déteste son métier. Et il a de bonnes raisons pour cela. D'abord, tant que l'on n'est pas un Frank Lloyd Wright, on est condamné à tracer les plans de maisons qui satisferont les goûts de gens qui ne comprennent rien à l'architecture. En un mot, on est obligé de faire exactement le contraire de ce que l'on voudrait faire. Pour échapper à ce dilemme, Warren eut l'idée très intelligente de bâtir une maison selon ses conceptions, d'y habiter quelque temps, puis de la vendre à quiconque aurait envie de l'acheter. Un jour, il obtint un contrat pour dessiner les plans d'une maison que voulait se faire construire une femme riche qui lui offrit une belle avance sur ses honoraires. Warren n'approuvait pas du tout le genre d'habitation que désirait la dame, mais il décida de faire de son mieux. Il avait alors deux enfants, dont l'un devait subir plusieurs opérations très coûteuses. (C'est juste avant que l'enfant ne tombe malade que nous nous rencontrâmes, un jour, dans une rue de Monterey. Warren était encore ébloui par l'avance qu'on lui avait offerte. Il aurait préféré ne rien toucher et pouvoir être libre de dessiner ses plans à sa guise. Mais voici comment il m'accueillit. « Voulez-vous que je vous prête deux, trois, quatre cents dollars ? Je ne sais pas que faire de tout cet argent. » Il ne cherchait jamais à améliorer son standing de vie. L'idée ne lui en serait même jamais venue. Quand je refusai son offre, il me dit : « Écoutez, vous envoyez toujours des colis de vivres et de vêtements en Europe » — c'était juste après la guerre — « Prenez l'argent et envoyez-le à ceux qui en ont besoin. » Je refusai encore, avec moins de conviction cette fois-là... Mais voilà comment est Warren.)

Warren pourrait très bien gagner sa vie comme charpentier ; il est de première force. Mais il n'en a pas envie. Ce dont il rêve, c'est d'un petit bout de terre juste assez grand pour faire pousser des légumes et des fruits, élever des poules et des lapins et au diable vos douze dollars cinquante par jour — ou peut-être est-ce vingt dollars par jour que gagnent maintenant les charpentiers de première classe ?

Mais pour donner une idée du sentiment de frustration et de désenchantement que peuvent éprouver les charpentiers, maçons, ingénieurs et architectes en Amérique, je ne pourrais mieux faire que de citer quelques passages d'une lettre que je reçus un jour d'un étudiant égyptien que j'avais engagé comme facteur quand j'étais chef du personnel à la Cosmococcic Telegraph Company. C'était au printemps 1924 et Mohamed Ali Sarwat nous avait quitté pour chercher une meilleure situation à Washington.

 

 

Très Honorable Monsieur,

 

Je prends la plume pour vous faire savoir quel chagrin est entré dans mon cœur et cela m'afflige de vous importuner avec mes souffrances internes, mais je me sens extrêmement satisfait de savoir que vous êtes une âme rare et compatissante.

Me voici pareil à un navire en détresse et prêt à sombrer après avoir heurté les énormes rochers de l'immense océan sombre et agité de l'Amérique. Mon cher Monsieur, j'ai si souvent entendu vanter les hauts mérites de ce pays que ses beautés imaginaires m'ont enflammé et m'ont poussé à quitter les calmes rivages de l'Orient.

Très peu de temps après mon débarquement ici, j'ai réalisé que ce n'était qu'un sentiment poétique ; et que les gigantesques et somptueux édifices d'espoir n'étaient que des rêves sans fondations. Je suis très désappointé, cher Monsieur. Voici une citation d'un poète persan :

 

« Et il y aura une âme compatissante en laquelle vous pourrez déposer vos chagrins et vos souffrances et en laquelle vous trouverez le baume qui guérira votre cœur ulcéré. »

 

Vous savez que j'ai quitté New York City car j'étais incapable de gagner de quoi vivre là-bas. Je me suis trouvé perdu dans le tourbillon matérialiste des rues très agitées de la métropole occidentale. Ensuite, j'ai transporté mon sac de voyage dans l'attitude psychologique de Jean Valjean, le héros des Misérables, du Français Hugo, et je me suis avancé dans l'espoir absolu de gagner facilement les moyens de ma subsistance, mais pour mon malheur et mon désespoir, j'ai vu que Washington était tout à fait semblable à l'idée que je m'en étais formée avant. Quelle pitié ! Un homme comme moi incapable de manger son pain dans le prétendu jardin du monde. Ceci est un grand désastre. Toutes les fois que je pense à la vie qui existe dans ce grand pays, les vers de Longfellow me viennent à la mémoire :

« Quelque chose, quelque chose est passé, qui a gagné une nuit de repos. »

Et aussi je pense à l'Amérique selon les paroles de Shakespeare dans Hamlet : « Il y a quelque chose de pourri au royaume de Danemark ! »

Que pourrais-je dire de plus, mon cher Monsieur ? La rose en fleur de mes espoirs est déjà fanée. La vie est terriblement mauvaise ici. Le capitalisme tient les travailleurs en esclavage en plein milieu de ce XXe siècle de lumière et la démocratie n'est qu'un mot qui n'a pas de sens.

Celui qui a de l'argent tourmente terriblement celui qui n'en a pas, simplement parce qu'il doit le nourrir et celui qui a de l'argent a des sentiments spirituels dégradés. C'est le point principal de la faiblesse. C'est la faute de la société.

Ayez la bonté de m'écrire dès que vous aurez la possibilité de le faire. Conseillez-moi. Arriverai-je à la limite de ma patience ? La vie sera-t-elle toujours aussi mauvaise aux États-Unis qu'elle l'est maintenant ? Y a-t-il un espoir que le soleil chassera les sombres nuages et éclairera l'obscurité ? Je ne peux presque plus croire à cela. Voici ce que je pense ; je trouve que c'est une tache noire sur la page blanche de ma vie de venir en Amérique et de retourner en Égypte avec un échec et j'aimerais mieux mourir que cela.

Mon âme est très ambitieuse et elle est emprisonnée dans cette cage d'argile : le corps ! Est-ce que je pourrai la libérer pour qu'elle connaisse la liberté sans contrainte ? Je voudrais retourner à New York et je ne le ferai pas à moins que je sache quelle décision se fera pour moi. Je voudrais être employé par vous pour surveiller les vêtements, peu importe le nombre d'heures qu'il faudra faire, pourvu que je sois sous votre direction et que je mène une vie sédentaire. Je suis sûr que votre cœur sympathisera avec mon état et que vous essaierez encore une fois de me trouver un emploi. Aidez-moi, je vous en supplie.

Je reviendrai à New York quand vous pourrez me trouver un travail et m'enverrez un mot. Je ne me soucie pas beaucoup des gens car je n'ai pas la foi en eux. J'ai seulement une foi inébranlable en vous. Vous seul pourrez me tirer de là.

N'hésitez pas à m'aider autant que vous pourrez. Je voudrais que vous me trouviez n'importe quel travail décent. Je ne peux pas me permettre de rester si longtemps sans travail. Je ne peux pas exister. Relisez cette lettre ! Relisez-la encore quand vous aurez un moment de libre et écrivez-moi une réponse, je vous en prie.

Je vous ai déjà occupé beaucoup de temps avec cette lettre. Je dois arrêter. Avec mes meilleurs vœux pour vous, je vous prie de déposer à vos pieds mon plus respectueux hommage.

Toujours votre obéissant serviteur,

(Signé) : MOHAMED ALI SARWAT.

 

Aussi souvent que j'ai lu les Évangiles, je n'ai jamais remarqué la moindre allusion aux bagages de Jésus. On ne fait même pas mention d'une musette, comme en portait Somerset Maugham quand il voyageait en Chine. (Bufano, le sculpteur, est de tous ceux que je connais celui qui s'embarrasse le moins de bagages ; mais même Bennie est obligé d'emporter une petite sacoche où il fourre son linge de rechange, sa brosse à dents et une paire de chaussettes.) Quant à Jésus, nulle part il n'est dit qu'il possédait la moindre brosse à dents. Pas de bagages, pas de meubles, pas de linge de rechange, pas de mouchoir, pas de passeport, pas de carte d'identité, pas de carnet de chèques, pas de lettres d'amour, pas de police d'assurances, pas de carnet d'adresses. Évidemment, il n'avait ni femme ni enfants, ni foyer (pas même un palais d'hiver) et il n'attendait jamais la venue du facteur. Pour autant que nous le sachions, il n'écrivit jamais une ligne. Il était chez lui partout où il se trouvait. Pas là où il accrochait son chapeau — parce qu'il ne portait jamais de chapeau.

Il ne désirait rien, c'est cela qui compte. Il n'avait même pas besoin que quelqu'un s'occupe de sa garde-robe. Au bout d'un certain temps, il cessa de travailler comme charpentier. Non pas qu'il cherchât à gagner davantage. Non, il avait quelque chose de plus important à faire. Il se mit à prouver l'absurdité qu'il y avait à vivre à la sueur de son front. Et il contempla les lys dans les prés...

L'autre jour, en feuilletant quelque magazine illustré, je remarquai la publicité pour un nouveau modèle de Lincoln. En gros caractères, il y avait cette formule : « Pour ceux qui ne se contentent pas de l'ordinaire. » Et la nouvelle voiture était décrite comme parfaitement adaptée à la vie moderne et d'une conduite impeccable. Un peu plus loin, dans ce même magazine, il y avait la photographie d'un grand pont, de chemin de fer je crois, que l'on venait de construire à Calcutta — ou était-ce Bombay ? — et sur la berge du fleuve, à l'ombre de ce triomphe de la technique, on apercevait un yogi vêtu d'un pagne, qui se tenait sur la tête. Il donnait l'impression de pouvoir garder cette position jusqu'à la fin des temps s'il le voulait. Il était évident qu'il n'avait nul besoin de ce nouveau pont, pas plus que de la nouvelle Lincoln « adaptée à la vie moderne ». Quels que fussent ses besoins, ils étaient, comme ceux de Jésus, très peu nombreux et très espacés.

« Le problème du monde, dit un jour Krishnamurti, est le problème individuel ; si l'individuel est en paix, s'il est heureux, s'il a une grande tolérance et un intense désir d'aide, alors le problème mondial cesse d'exister. Vous considérez le problème du monde avant d'avoir considéré votre propre problème. Avant d'avoir installé la paix et la compréhension dans vos cœurs et vos esprits, vous voulez établir la paix et la tranquillité dans les esprits des autres, dans vos nations et vos États ; tandis que la paix et la compréhension ne viendront que s'il y a compréhension, certitude et force en vous-mêmes3. »

Si je pouvais décerner l'Ordre mondial du Mérite humain, je ferais Warren Leopold chevalier. Lorsque Warren doit faire ses bagages et s'en aller (avec sa femme et ses quatre enfants), ce qui lui est arrivé souvent, cela ne lui prend pas plus d'une heure ou deux. Après avoir renoncé à bâtir des maisons selon l'idée des autres, Warren a parcouru la côte en tous sens à la recherche d'un « petit lopin de terre et de quoi vivre ». Comme il me le dit un jour : « Il y a tellement de terre partout, il y a sûrement quelqu'un qui voudra en partager un bout avec moi. Deux mille mètres, c'est tout ce qu'il nous faut. » Dans un comté du nord de ce glorieux État, il trouva un jour un lopin de terre. L'homme qui le lui proposa, lui dit qu'il pouvait l'occuper — gratis. Avec l'aide de sa femme et de ses enfants, Warren débroussailla le coin, bâtit une cabane, planta des légumes, et quand toute l'affaire commençait à bien marcher, il fut obligé de partir. Les voisins ne l'aimaient pas. Il était trop différent d'eux : il portait une barbe, il refusait d'adhérer au Syndicat des agriculteurs, il fréquentait des Indiens et autres gens peu recommandables, il avait des idées trop radicales, et ainsi de suite. À la fin, il s'aperçut que l'homme qui lui avait offert la terre n'en était pas propriétaire. Alors, il a fiché le camp. Et toujours, c'était la même histoire : « Vous ne faites pas partie... »

Eh oui, celui qui essaie de simplifier sa vie ne fait partie de rien. Celui qui n'essaie pas de faire de l'argent ou de faire faire des petits à son argent, ne fait pas partie. Celui qui porte le même complet pendant des années, qui ne se rase pas, qui n'envoie pas ses enfants à l'école pour qu'ils ne reçoivent pas une mauvaise éducation, celui qui ne va pas à l'église, n'adhère pas à un syndicat ou à un parti, ne sert pas la firme « Meurtre, Mort, Décomposition & Co. », celui-là ne fait pas partie. Celui qui ne lit pas le Times, Life et le Reader's Digest ne fait pas partie. Celui qui ne vote pas, ne prend pas d'assurances, n'achète pas à crédit, n'accumule pas les dettes, n'a pas de compte en banque et n'achète pas d'actions, celui-là ne fait pas partie. Celui qui ne lit pas les best-sellers et ne soutient pas les maquereaux qui les lancent sur le marché ne fait pas partie. Celui qui est assez fou pour croire qu'il a le droit d'écrire, de peindre, sculpter ou composer de la musique selon ce que lui dictent son cœur et sa conscience, celui-là ne fait pas partie. Ou celui qui ne veut être rien d'autre qu'un artiste, un artiste de la tête aux pieds.

Lorsque Bob Nash quitta Wild Cat Canyon pour aller à Furnace Creek, dans la Vallée de la Mort, il sollicita une bourse de la fondation Guggenheim. J'ai eu l'occasion de lire les grandes lignes de son « projet » car j'étais l'un des nombreux parrains à appuyer sa candidature. Je ne pense pas que les gens de chez Guggenheim aient jamais reçu une sollicitation semblable à celle que Bob Nash leur envoya. La lettre se terminait ainsi : « Je suppose que mon but ultime est simplement de rester sur la route où je suis maintenant, afin de comprendre l'Univers. »

Comprendre l'Univers ! Comme ces mots ont dû rebondir dans le monde capitonné d'une fondation dont la raison d'être est de jeter l'argent par les fenêtres !

Ce que j'aime chez Bob Nash c'est qu'il a foncé avec son projet sans aucune considération pour la bourse Guggenheim. S'il l'obtient, je veux bien me tenir sur la tête pendant tout un mois — comme ce yogi à l'ombre du pont de chemin de fer.

Jésus a accompli son œuvre, et ce fut une œuvre puissante, sans la moindre subvention. De même Lincoln, John Brown, William Lloyd Garrison. Si leurs efforts furent en fin de compte couronnés par un échec, comme certains le pensent, ce ne fut pas parce qu'ils manquèrent d'appuis financiers ou académiques. Imaginez-vous Jésus recevant le titre de docteur en droit, de docteur en théologie ou de docteur en médecine, ce dernier en reconnaissance de ses pouvoirs de guérisseur ? De tous les titres, celui de docteur en divinité lui aurait convenu mieux que tout autre, n'est-ce pas ? Aujourd'hui, naturellement, si vous voulez accomplir une tâche divine, vous devez d'abord avoir un diplôme. Et ensuite, au lieu d'accomplir l'œuvre du Seigneur, vous vous mettez à prêcher. La sécurité sociale résout les problèmes les plus laids.

Simplifier sa vie ! Cela paraît la chose du monde la plus facile à entreprendre, et pourtant rien n'est plus difficile. Il y a tout à faire. Absolument tout. Comment Thoreau a-t-il exprimé cela ? « Je suis persuadé que la vie en ce monde n'est pas une fatigue, mais un divertissement, à condition que nous la vivions dans la simplicité et dans la sagesse4.

« À condition que ! » Mais tout le pays fait tout ce qu'il peut pour ne pas vivre simplement, pour ne pas vivre dans la sagesse. Nos dirigeants parlent d'efforts à accomplir en commun, mais qu'entendent-ils par là ? Veulent-ils parler d'un effort — commun en vue d'atteindre la paix et la compréhension ? J'en doute.

Socrate défiait ainsi ses juges : « Je suis certain, ô citoyens d'Athènes, que j'aurais dû périr depuis longtemps, et que je n'aurai été utile ni à vous ni à moi-même... Celui qui veut réellement combattre pour le bien, même s'il ne devait vivre que peu d'instants, doit remplir ses obligations privées et non occuper un rang public5. »

Pour créer une communauté — et qu'est-ce qu'une nation, un peuple, s'il n'y a pas de sentiment de communauté ? — il faut un but commun. Même ici, à Big Sur, où les oranges sont prêtes à fleurir, il n'y a pas de but commun, pas d'effort réalisé en commun. Il y a un remarquable esprit de voisinage, mais il n'y a pas d'esprit de communauté. Nous avons un syndicat agricole, comme toutes les autres communautés rurales, mais quel rôle joue un syndicat agricole dans la vie d'un homme ? Les vrais ouvriers ne font pas partie du syndicat. Tout comme les « vrais hommes de Dieu » n'appartiennent pas à l'Église. Et les vrais chefs sont étrangers au monde de la politique.

Aussi étrange que cela puisse paraître, ces travailleurs solitaires dont j'ai parlé — des gars comme Jack, Bob, Hudson, Warren, Howard — ont bien plus l'esprit de communauté que ceux qui parlent de communauté. Ils pensent par eux-mêmes, ils savent exactement quelle est leur place, ils ne s'encombrent pas de bagages, et ils sont toujours prêts à répondre à votre appel. Ils ne travaillent pas en vue d'« établir la paix et la tranquillité dans l'esprit des autres ». Mais les préoccupations de leur entourage ne les laissent jamais indifférents. Ils ne se détournent jamais de ceux qui ont moins de chance qu'eux. (Je ne prétends pas qu'ils soient uniques à cet égard ; mais ici comme ailleurs, il y en a peu qui soient capables d'adopter une telle attitude.) Le point sur lequel je veux insister — est qu'ils sont toujours accessibles, et que l'on n'a jamais aucune difficulté à obtenir leur assistance, physique ou morale. Ils ne font pas des problèmes de petites difficultés. Et ils ne cherchent pas davantage de mauvaises excuses. (Comme font les riches.) Ils répondent oui ou non. De plus, vous savez à l'avance quelle sera leur réponse... Et vous pouvez être sûrs que ce sera la bonne réponse, que ce soit oui ou non.

J'ai parlé d'eux plus haut comme s'ils étaient coupables de saper l'édifice de notre république. En réalité, comme des milliers d'autres inconnus, ils aident à la création d'un nouvel édifice, plus simple, plus viable, plus apte à résister à la contrainte et à l'usure du temps. En vivant selon les normes qu'ils se sont choisies, ils attirent l'attention sur les accessoires qui rendent notre vie si absurde et si futile.

Nos touristes qui reviennent de l'étranger ont été frappés par la pauvreté et la misère des grandes masses d'Europe, d'Asie et d'Afrique. Et ils parlent avec fierté de l'abondance dont nous jouissons en Amérique. Ils parlent d'efficacité, d'hygiène, de confort ménager, de hauts salaires, de la liberté d'aller où cela vous chante et de parler de tout ce que l'on veut, etc. Ils parlent de ces privilèges comme si c'étaient des « inventions » américaines. (Comme s'il n'y avait jamais eu une Grèce, une Rome, une Égypte, une Chine, une Inde, une Perse.) Ils ne parlent jamais du prix que nous payons pour ce confort, pour tout ce progrès et cette abondance. (Comme si nous étions débarrassés du crime, de la maladie, du suicide, de l'infanticide, de la prostitution, de l'alcoolisme, de la drogue, du service militaire, de la course aux armements et de l'obsession des armes meurtrières.) Ils parlent de voitures, de la dernière mode vestimentaire, de surcroît de la production, de machines à laver, de réfrigérateurs, d'aspirateurs, de vitamines et de barbituriques, de céréales séchées, de livres de poche, etc. Ou bien de sécurité sociale, de retraites, de manies diététiques, d'automation, de fusées à réaction, de voyages dans la lune, de bibliothèques, d'hôpitaux, d'universités. Ou bien des merveilles de la psychanalyse et de la dianétique. Ou, par sentimentalisme, de la disparition des loutres de mer. Ils ne parlent jamais du travail dégradant, absurde, qu'il faut accomplir pour avoir droit à la nourriture, à la voiture, aux vêtements convenables, à la police d'assurances, et pour faire face aux impôts qui permettront de construire des tanks, des navires de guerre, des sous-marins, des bombardiers à réaction et pour accroître les stocks de bombes et tout le reste. Ils s'imaginent être parés à toutes éventualités et à l'abri de tous les coups du sort. Qu'ils aient ou non de l'argent en banque, ils sont sûrs d'être endettés et hypothéqués jusqu'au cou. Ils s'imaginent posséder les services médicaux les plus magnifiques de la terre, et cependant, ils finiront par succomber à l'une des mille maladies horribles qui n'épargnent même pas les citoyens américains. Innombrables sont ceux qui seront estropiés dans les usines, les laboratoires et les mines, tués ou rendus infirmes pour le restant de leurs jours dans les accidents d'automobile. Plus par l'automobile que par le char de Mars. La maladie seule éliminera un plus grand nombre de vivants que toutes les autres calamités combinées. Nombreux sont ceux qui seront mis hors de combat par l'excès de boisson ou l'usage des drogues. Et presque autant d'excès de nourriture, ou à force d'avoir absorbé des produits privés de leurs éléments nutritifs essentiels. Et des légions meurent de peur et d'angoisse, rien de plus.

Et, pour continuer l'histoire... ceux qui ont eu la chance de faire fortune verront, s'ils vivent assez vieux pour cela, le plus clair de leurs gains dilapidé par leurs enfants. Ceux qui ont trois voitures alors qu'une leur suffirait, finiront leurs jours dans un fauteuil roulant. Ceux qui économisent de l'argent le verront filer entre les mains de ceux qui font faire des petits à l'argent. Ceux qui travaillent dur toute leur vie se verront allouer dans leur vieillesse une retraite à peine suffisante pour nourrir un chien. Quant à l'ouvrier, il n'est pas mieux loti que le bourdon. Le chemineau, dont la race est presque éteinte aujourd'hui, mène une vie de luxe en comparaison. Les gens vivent plus longtemps, mais le pauvre montagnard des Balkans a infiniment plus de santé, de vitalité, et vit bien plus longtemps encore. Combien, dans cette terre de l'abondance, atteignent quatre-vingts, quatre-vingt-dix ou cent ans en pleine possession de leurs facultés ? Combien n'ont pas de maladies chroniques et encore toutes leurs dents ? Combien de septuagénaires sont encore vraiment « vivants » ? (Il faut voir le nombre fantastique de valétudinaires en Caroline du Sud et en Floride qui se promènent dans leurs fauteuils roulants à moteur ! Il faut les voir tuer le temps à jouer aux cartes, aux échecs, aux dominos !)

Et comment les écrivains, les peintres, les sculpteurs, les musiciens, les acteurs, les danseurs, pour parler de la petite minorité créatrice, finissent-ils leurs jours ? Sur un lit de roses ? Y en a-t-il un seul qui ressemble à Goethe sur son lit de mort ? Et remarquez combien disparaissent du tableau. Il faut être fou pour choisir d'être poète dans ce pays édénique !

Oui, Hemingway a la belle vie, apparemment. Mais en connaissez-vous beaucoup comme lui ?

Il serait édifiant de prendre le temps de lire le récit de la mort de Milarepa. (Après une vaine tentative d'empoisonnement.) Ou comment Ramakrishna, atteint d'un cancer, consola ses disciples sur son lit de mort. Ou comment William Blake trépassa en chantant.

C'est étrange, mais en dépit de tous les bienfaits de la science, les gens ne meurent pas comme l'ont fait ces hommes-là. Ici, en Amérique, ils meurent misérablement, malgré les sommes exorbitantes versées aux médecins, aux chirurgiens et aux hôpitaux. On leur fera peut-être de magnifiques funérailles, mais personne n'a encore réussi à leur procurer une mort paisible, noble et sereine. Et peu connaissent le luxe de mourir dans leur lit.

« Le corps humain n'est pas un hasard. Il a été créé à dessein, et dans un but bien précis. Certes, « il naît comme une fleur, et on coupe sa tige ; il s'enfuit comme une ombre et ne demeure pas. » C'est là le sort de toutes les choses matérielles. Mais les forces créatrices et les lois naturelles qui les gouvernent sont omnipotentes, omniscientes, omniprésentes et éternelles.

« Le corps naît d'une cellule de deux ou trois dixièmes de millimètre de diamètre, qui ne contient rien de ce dont il est fait. Bientôt, il devient une entité matérielle dont les quatre-vingt-dix kilomètres de vaisseaux sanguins ne sont qu'une infime partie. Il vit et fonctionne jusqu'à ce que les abus, la maladie ou d'autres forces le détruisent.

« Certains corps naissent déjà morts. D'autres vivent un temps plus ou moins long dont la moyenne s'établit actuellement aux environs de cinquante-neuf ans. Certains atteignent même cent ans et plus...

« Des neuf fonctions principales du corps, celle de croissance et de régénération est la plus nécessaire à la longévité. Les processus créatifs qui permettent la croissance semblent s'arrêter à la maturité mais nous... nous sommes aperçu qu'il n'en est rien. Ils s'affaiblissent seulement. Dans la mesure où les matériaux de base du corps doivent être remplacés pour le maintien de la vie, ils restent actifs. Mais sans motif particulier, ils semblent s'épuiser et cesser d'agir. Quand les processus créatifs sont en pleine activité, cent quarante millions de cellules sont créées chaque minute. Soit un remplacement des éléments de base du corps de l'ordre du 8% tous les mois, c'est-à-dire un nouveau corps à 96% chaque année.

« Si cette régénération se maintenait indéfiniment à ce rythme, la durée moyenne de la vie se trouverait multipliée par cinq, six, sept et plus. En fait, le corps serait immortel6... »

Chaque jour de notre vie, nous nous berçons de la même illusion que nous nous rendons la vie plus simple, plus confortable, plus agréable, plus profitable. Et c'est tout le contraire que nous faisons. Chaque jour, par tous les moyens, nous rendons la vie plus ennuyeuse, plus vaine. Un seul mot résume tout : gaspillage. Nos pensées, nos énergies, nos vies même ne servent plus qu'à créer de l'inutile, du malsain, du déraisonnable. L'activité forcenée qui règne dans les forêts, les champs, les mines, les usines, n'ajoute rien à notre bonheur à notre contentement, à la paix de notre esprit ou à la longévité de ceux qui y participent. Très, très peu d'Américains aiment le travail qu'ils sont obligés d'accomplir jour après jour. La plupart le considèrent comme absurde et dégradant. Et le nombre de ceux qui arrivent à lui échapper est encore bien plus faible. La plus grande majorité est condamnée, comme n'importe quel esclave, prisonnier ou interné. Le travail du monde, comme on l'appelle si noblement, est accompli par des forçats. Qu'un grand nombre ait une bonne éducation rend le tableau encore plus déprimant. Qu'il importe donc peu d'être avocat, médecin, prêcheur, juge, chimiste, ingénieur, professeur ou architecte ! On aurait pu tout aussi bien être maçon, débardeur, employé de banque, terrassier ou boueur. Quel est celui qui aime vraiment le travail routinier qu'il accomplit jour après jour ? Et qu'est-ce qui lie un homme à son emploi, son commerce, sa profession, ses ambitions ? L'inertie. Nous sommes tous enfermés ensemble, comme dans un étau, nous nourrissant sur le dos des autres, servant de proie les uns aux autres. Parlez-moi du monde des insectes ! Par comparaison, nous avons l'air d'être une de leur branche dégénérée !

Au-dessus du spectacle, réglant et supervisant le ballet, voici un gouvernement composé des représentants élus du peuple : comme ramassis d'imbéciles, de ratés, de plaisantins et de scélérats, on trouverait difficilement mieux.

Et nos millionnaires — sont-ils heureux ? Eux, au moins, devraient être gais, joviaux, légers de cœur. N'est-ce pas le but de tous nos efforts que d'avoir même plus que ce que l'on désire ? Regardez-les, nos pauvres millionnaires ! Ce sont les plus tristes spécimens d'humanité sur cette terre. Comme je voudrais que tous les Asiatiques qui meurent de faim deviennent millionnaires d'un jour à l'autre, tous ! Ils auraient vite fait de comprendre la futilité de notre mode de vie américain !

Et puis, il y a aussi les classes moyennes — le rempart de la nation, comme nous disons allégrement. Sobres, stables, honnêtes, cultivées, conservatrices, dignes. Vous pouvez compter sur elles pour garder le juste milieu. Peut-on imaginer des âmes plus vides que celles-là ? Vivant tous comme des cadavres dans un musée de cire. Se pesant matin et soir. Disant oui aujourd'hui, non demain. Girouettes, balles de ping-pong, bruyants haut-parleurs. Ont gardé le front haut toute leur vie. Derrière ce front : rien. Pas même un sac de sable.

Et les ouvriers — les mieux payés du monde, comme nous nous en vantons bien haut. Ils ont leur voiture, leur maison. (Quelques-uns.) Mais tous écrasés par les assurances, les bons de la défense nationale, les concessions à perpétuité. Instruction gratuite, écoles pourvues de terrains de sport et de centres récréatifs, nourriture contrôlée par les inspecteurs de l'Alimentation saine et rationnelle. Usines climatisées. Installations sanitaires toujours en parfait état de fonctionnement. Semaine de quarante heures, double tarif pour les heures supplémentaires. Avec cent dollars par semaine, ils ont du mal à joindre les deux bouts. Le gouvernement les vole, les banques les volent, les commerçants les volent, les chefs syndicalistes les volent, le patron les vole, tout le monde les vole. Ils se volent entre eux. Je parle des ouvriers de luxe, qui donnent parfois des soldats de luxe ou des politiciens de luxe. Quant à ceux qui ne se lavent pas, qui ne se syndicalisent pas, l'espèce dont on ne parle pas, ils vivent comme des rats. Ils sont la honte de la nation. C'est une nation qui ne veut pas admettre la pauvreté, la saleté, le vice, l'analphabétisme, la mendicité ou la paresse et l'inefficacité !

À part les gangsters, qui deviennent de jour en jour plus élégants, plus efficients, plus habiles, plus hommes d'affaires, plus prospères, plus respectables pour ainsi dire, qui endoctrinent les jeunes (au moyen des bandes dessinées, du cinéma, de la radio, de la télévision) et qui s'infiltrent dans les rangs de la société si bien que vous ne pouvez plus dire si l'homme qui est assis à côté de vous est un gangster ou un simple avocat, un juge, un banquier, un congressiste ou un ministre de l'Évangile... à part les gangsters, dis-je, celles qui semblent s'en tirer le mieux, qui savent parfaitement bien ce qu'elles font et qui aiment ce qu'elles font, qui se fatiguent le moins et qui prennent le plus de plaisir dans la vie, sont les call-girls à cent dollars la soirée, qui sont pour la plupart très intelligentes, jolies à regarder, toujours bien habillées, qui ont une bonne éducation, des lettres, des manières simples et sans affectation, moins bruyantes, moins vulgaires, moins vaniteuses, beaucoup moins, que les femmes ou les maîtresses des hommes qu'elles divertissent. Même un juge de la Cour suprême trouverait agréable, profitable et instructif de passer une heure ou deux avec l'une d'elles. L'ennui, c'est qu'elles ne sont pas à la portée de tout le monde !

En tant que chantre du lumpen prolétariat, je sais que pas un Américain qui se respecte ne prendra ce qui précède au sérieux. Pas plus qu'il ne prendra au sérieux le fait que, d'après les dernières évaluations, 13.976.238 hommes, femmes et un certain pourcentage d'enfants, pourrissent dans les prisons, maisons de redressement, hôpitaux, asiles d'aliénés, institutions pour déficiences mentales et autres établissements semblables dans tout le pays. J'exagère peut-être un peu, par-ci par-là, mais les faits sont réels. Comme dit Lord Buckley : « Dépose ça là, vieux, on va s'en charger ! »

Je n'ai pas besoin d'ajouter que ce sont là des faits que l'on n'aimerait pas mettre sous le nez d'une petite poulette pour lui donner le frisson. Même un relent de ces faits donnerait une diarrhée mentale à un pluvier ou à une orfraie. Mieux vaut ne pas les exposer à vos enfants avant qu'ils soient en âge de passer leur licence. Mieux vaut que les jeunes s'en tiennent aux citrons et à la lavande jusqu'à ce qu'ils aient atteint l'âge de raison.

 

-------------

1. Out of Confusion, par M. N. Chatterjee, Antioch Press, Yellow Spring, Ohio, 1954.

2. En français dans le texte.

3. The Pool of Wisdom, par J. Krishnamurti, Star Publishing Trust, Hollande, 1928.

4. C'est moi qui souligne H. M.

5. Extrait de l'éditorial : « Socrate pour l'Europe », Manas, Los Angeles, Californie, 7 décembre 1955.

6. Extrait de Reasons Why Longer Lift Is Possible, par le Dr Leo L. Spears, de l'Hôpital et Sanatorium chiropratiques Spears, Denver, Colorado. Le Dr Spears est mort depuis d'une crise cardiaque.