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Périodiquement, surtout si je n'ai pas reçu de visites pendant un certain temps, la manie de l'aquarelle me reprend. La « manie » comme je l'appelle, m'est venue en 1929, juste un an avant que je parte pour la France. À ce jour, j'ai bien dû en faire deux mille, dont j'ai semé la plupart en route.
J'ai déjà dit ailleurs, mais cela vaut la peine de le répéter, que le désir de peindre m'a pris une nuit que j'arpentais les ruelles désertes de Brooklyn. J'étais avec mon ami O'Regan. Nous n'avions pas un cent en poche et nous avions tous les deux une faim de loup. (Nous nous étions mis en route dans l'espoir de rencontrer une « tête sympathique ».) En passant devant la vitrine d'un grand magasin, nous tombâmes en arrêt devant une exposition d'aquarelles de Turner. Des reproductions, naturellement. C'est ce qui a mis le feu aux poudres...
Je n'avais jamais manifesté les moindres dispositions pour le dessin ; à l'école, j'étais si peu doué qu'on me permettait de ne pas assister aux cours de dessin. Je suis toujours aussi peu doué pour le dessin aujourd'hui, mais je ne m'en soucie plus guère. Toutes les fois que je m'installe pour peindre, je me sens heureux ; et je me mets à siffler, à fredonner, à chanter et à hurler. Parfois même, je pose mes pinceaux et j'exécute une petite jigue.
Je me parle aussi, tout en peignant. À voix haute. (Pour m'encourager je suppose.) Oui, je me tiens des discours complètement insensés. Des amis m'ont souvent dit : « J'aime bien vous surprendre quand vous êtes en train de peindre, ça vous réjouit le cœur. » (Quand j'écris, c'est le contraire. Le plus souvent alors je suis absent, silencieux, renfrogné ; je n'ai plus rien d'un hôte affable ou d'un ami chaleureux, je ne suis même pas un « objet » avec lequel on puisse communiquer.)
Je dis que ce sont les aquarelles de Turner qui mirent le feu aux poudres ; mais George Grosz en fut en grande partie responsable. Un mois ou deux auparavant, ma femme, June, avait rapporté de Paris un album des œuvres de George Grosz intitulé Ecce Homo. Il y avait un portrait de l'auteur par lui-même sur la couverture. Quand nous rentrâmes de notre promenade cette nuit-là, O'Regan et moi, j'entrepris de copier ce portrait. Je réussis à le faire si ressemblant que j'en fus tout excité et toutes mes craintes et mes inhibitions quant au dessin s'évanouirent. Ce n'est qu'un an plus tard que je débarquai à Paris, où je ne tardai pas à rencontrer Hilaire Hiler et Hans Reichel. (Hiler et Reichel essayèrent tous deux de m'inculquer la technique de l'aquarelle ; ils échouèrent, naturellement, parce que je suis incapable de « prendre des leçons ».) Un peu plus tard, je fis la connaissance d'Abe Rattner ; la vue de ses œuvres m'incita à poursuivre mes efforts. Quand je revins en Amérique, en 1940, je fis quelques expositions, toutes de peu d'importance à part celle à Hollywood où je vendis presque tout ! C'est à Beverly Glen, dans « la maison verte », avec John Dudley qui me regardait travailler au petit matin et qui faisait ses critiques par-dessus mon épaule, que j'ai commencé — du moins à mon humble avis — à faire de réels progrès.
Mais l'homme à qui je dois le plus, à cet égard, est mon vieux camarade d'enfance, Emil Schnellock, qui débuta comme dessinateur publicitaire et maintenant enseigne l'art dans un collège de jeunes filles, dans le Sud. Dès 1929, c'est Emil qui m'encouragea, me guida, m'inspira. Il est amusant de penser aujourd'hui qu'il me disait alors : « Je voudrais avoir le courage de peindre comme toi, Henry. » Il voulait dire d'une manière débridée et furieuse. Avec le mépris le plus complet pour l'anatomie, la perspective, la composition structurelle, la symétrie dynamique, etc. Naturellement, c'était amusant de peindre selon son bon plaisir. Beaucoup plus que de peindre des boîtes de tomates réalistes, des bouteilles de lait, des tranches de banane dans de la crème, ou même des ananas.
Même à cette époque, Emil avait une connaissance étonnante de l'univers artistique. Il se faisait une joie d'apporter avec lui, quand il venait me rendre visite, de précieux albums de reproductions de maîtres. Nous passions souvent toute la soirée à en admirer un. Parfois, un seul tableau suffisait à nous lancer dans une conversation qui durait des heures. Un tableau de Cimabue, par exemple, ou de Piero della Francesca. À cette époque, j'avais des goûts très éclectiques. Apparemment, je les aimais tous, les bons comme les mauvais. Les murs étaient toujours recouverts de reproductions bon marché — Hokusaï, Hiroshige, Bakst, Memling, Cranach, Goya, Le Greco, Matisse, Modigliani, Seurat, Rouault, Breughel, Bosch.
Mais même à cette époque, j'étais déjà violemment attiré par les œuvres d'enfants ou de fous. Aujourd'hui, s'il me fallait choisir — si je pouvais me permettre de choisir ! — je préférerais vivre au milieu d'œuvres d'enfants ou de fous que d'œuvres de « maîtres » tels que Picasso, Rouault, Dali ou Cézanne. Et je me suis souvent essayé à copier une œuvre d'enfant ou de paranoïaque. C'est en étudiant, avec l'intention de l'imiter, un des chefs-d'œuvre de Tasha Doner — c'était alors une enfant de sept ans ! — que j'ai fait l'un de mes plus beaux ponts. Mais il était loin de valoir le pont que Tasha avait exécuté en ma présence. Quant aux œuvres de fous, il faut être un maître (à mon humble avis) pour prétendre égaler leur style et leur technique. Les jours où le bouffon, chez moi, prend le dessus, je m'y essaie — mais je n'y arrive jamais. Il faut être vraiment fou pour y arriver !
Parfois, je me dis que je dois être un peu fêlé, à défaut d'être fou, pour me mettre à copier avec tant d'ardeur une carte postale qui a frappé mon imagination. Ces cartes postales arrivent continuellement de tous les coins du globe. (De temps en temps, j'éprouve une réelle secousse, comme le jour, par exemple, où j'en ai reçu une de La Mecque représentant la Kaaba.) Souvent ces cartes sont signées de gens que je ne connais pas, d'admirateurs vivant dans les contrées les plus insolites. (« Je viens de lire le Colosse. J'aimerais que vous soyez ici. »)
Je possède aujourd'hui une collection extraordinaire de paysages : lieux saints, gratte-ciel, ports, châteaux du Moyen Age et cathédrales, pagodes chinoises, donjons, animaux exotiques, grands fleuves du monde, tombeaux célèbres, inscriptions antiques, dieux et déesses hindous, costumes primitifs, types orientaux, ruines, nus célèbres, pommes de Cézanne, tournesols de Van Gogh, toutes les crucifixions imaginables, animaux sauvages et jungles de Rousseau, monstres (« grands hommes ») de la Renaissance, femmes de Bali, samouraïs du Japon ancien, rochers et cataractes de l'époque T'ang, miniatures persanes, banlieues d'Utrillo, Leda et le Cygne (toutes les variations), le « Manekenpiss » (de Bruxelles), les odalisques de Manet, Goya, Modigliani et, peut-être plus que les œuvres de tout autre peintre, les thèmes magiques de Paul Klee.
Honnêtement, je crois que j'ai plus appris — si tant est que j'aie jamais appris quoi que ce soit — à regarder les œuvres des peintres que de toute autre façon. De même qu'un livre, je peux regarder un tableau avec l'œil d'un esthète aussi bien qu'avec les yeux d'un homme qui est encore en conflit avec son milieu. Même la mauvaise peinture, je m'en suis rendu compte — même l'art publicitaire — donne matière à réflexion. Rien n'est mauvais quand vous regardez avec des yeux affamés. (C'est là le premier pas dans l'art de l'appréciation.) Avec quelle attention j'étudiais dans le métro, en ces jours anciens, les moindres plis, les moindres rides des personnages des affiches !
Je ne suis pas sûr que l'étude de la Nature soit du moindre secours. Tout le monde vous dira que si. Mais je parle pour mon incorrigible moi. J'ai passé énormément de temps à cela, et en particulier depuis que je vis ici à Big Sur. Mais je doute que quiconque admirera mes paysages aura idée du temps et des pensées que j'ai consacrés à notre mère Nature. Il y a des gens qui sont saisis, d'autres qui battent des mains (de joie ou d'effroi, je ne saurais le dire) quand ils regardent mes compositions d'après nature. Le plus souvent il y a quelque chose qui ne colle pas, quelque chose d'horrible, de monstrueux, qui se dresse comme un doigt malade. Peut-être ces « défauts » sont-ils le résultat d'un effort inconscient pour afficher ma « marque de fabrique ». Pour être tout à fait honnête, je dois dire que je ne suis jamais satisfait quand je suis seul en face de la Nature. Du moins en peinture. Il en va tout autrement quand je me trouve seul dans la Nature, quand je fais une promenade dans la forêt, ou à travers les collines, ou quand je barbote sur une plage déserte. Alors la Nature est tout, et moi, ce qui reste de moi, je ne suis plus qu'une partie infinitésimale de ce que je regarde. Il n'y a jamais de limites à ce que l'on peut voir, à ce que l'on regarde simplement, sans essayer de rien observer en particulier. Dans cet état d'âme, vient toujours le moment sublime où « tout à coup l'on voit ». Et le rire jaillit. Le Douanier Rousseau ne nous fait-il pas cet effet toutes les fois que nous regardons une de ses œuvres? Cette vision soudaine et ce rire débordant ? Presque tous les « naïfs » nous donnent ce sentiment de joie et d'émerveillement qui fait si souvent défaut dans les œuvres des peintres plus réputés. Avec ces maîtres de la réalité, qui sont généralement tout sauf des naïfs, c'est moins la façon dont ils voient le monde qui nous intéresse que le sentiment qu'ils en ont. Ils nous font faire un bond en avant pour embrasser ce que nous voyons ; ils donnent aux choses une réalité presque insoutenable.
Ici, à Big Sur, mais seulement à une certaine époque de l'année et à un certain moment du jour, une nuance d'un bleu-vert pâle enveloppe les collines ; une teinte antique, nostalgique, que l'on ne voit que dans les œuvres des vieux maîtres flamands et italiens. Ce ne sont pas seulement la teinte et la couleur du lointain, associées à la chute magique du jour, c'est un phénomène mystique, du moins je me plais à le penser, qui vient d'une certaine façon de regarder le monde. On l'observe dans les toiles de Breughel l'Ancien, par exemple. Présente d'une manière frappante dans le tableau intitulé La Chute d'Icare, où le paysan à la charrue impose sa présence au premier plan, avec son vêtement aussi lumineux et obsédant que la mer lumineuse et obsédante, loin au-dessous de lui.
Il y a dans la journée deux heures magiques que j'ai vraiment réussi à comprendre, dont j'attends la venue et dans lesquelles je nage avec délices si j'ose dire, depuis que j'habite ici. Ces deux moments de la journée nous révèlent ce que j'imagine être « la vraie lumière » : une heure froide et une heure chaude, mais toutes deux émettent la même aura de sur-réalité, révèlent la réalité sous la réalité. À l'aube, je regarde vers la mer, où l'horizon lointain est strié de bandes de toutes les nuances de l'arc-en-ciel, puis vers les collines qui bordent la côte, et chaque fois j'éprouve la même extase devant ces reflets de l'aube qui viennent lécher et réchauffer les « dos des rhinocéros engourdis ». S'il y a un bateau sur la mer, les rayons obliques du soleil se concentrent sur lui et en font une splendeur éblouissante. On ne peut pas dire à première vue que c'est un bateau : il ressemble plutôt à un pur jeu de la lumière.
Vers le crépuscule, quand les collines derrière nous s'empourprent de cette autre « vraie lumière », les arbres et les taillis dans les gorges prennent un aspect entièrement différent. Tout n'est que pinceaux et cônes, ombrelles de lumière — les feuilles, les branches, les tiges, les troncs se détachent avec une netteté incroyable, comme s'ils étaient gravés par le Créateur Lui-même. C'est alors que l'on remarque des fleuves d'arbres qui se précipitent au bas des pentes ! À moins que ce ne soient des colonnes de soldats (des hoplites) qui se ruent à l'assaut des murailles et des gorges ? Quoi qu'il en soit, à cette heure-là, on éprouve un indicible frisson à observer les gouffres d'espace qui séparent les arbres, les membres, les branches, les feuilles. Il n'y a plus la terre et l'air, mais lumière et forme — lumière céleste, céleste forme. Quand cette réalité enivrante atteint à son paroxysme, les rochers se mettent de la partie. Ils prennent des contours et des formes plus éloquents que les fossiles des monstres préhistoriques, des teintes vibrantes où scintillent des touches métalliques.
L'automne et l'hiver sont les saisons les plus propices à ces « révélations », car alors l'atmosphère est pure, le ciel plus émouvant, et la lumière du soleil, en raison de la courbe basse qu'il décrit, plus efficace. C'est à cette heure-là, après une petite pluie, que les collines sont cernées de traînées floconneuses qui ondulent en suivant la ligne capricieuse des crêtes. Au tournant d'un chemin, une colline se dresse tout à coup devant vous comme le pelage d'un airedale vu à travers une loupe. Il semble si chenu que l'on scrute l'horizon pour découvrir un berger appuyé sur sa houlette. Et des images de temps très anciens vous assaillent, souvenirs de lectures d'enfance : illustrations de quelque livre de contes, premières glanes de mythologie, calendriers jaunis, chromos aux murs de la cuisine, reproductions de scènes bucoliques dans le salon de l'homme qui vous ôta les amygdales...
Si nous ne partons pas toujours de la Nature, le moment vient toujours où nous avons recours à elle. Que je me suis arrêté souvent, au cours d'une promenade dans les collines désertes, pour observer un rameau, une feuille morte, un brin de sauge parfumée, une fleur rare qui avait subsisté en dépit de la chaleur ! Ou devant un arbre à contempler l'écorce, comme si je n'avais encore jamais remarqué que les troncs en sont couverts, et que cette écorce tout comme l'arbre lui-même vit de sa vie propre...
C'est lorsque le lupin a terminé sa carrière, ainsi que toutes les fleurs sauvages, quand les queues-de-renard ne sont plus une menace pour les chiens, quand les sens ne sont plus assaillis par une débauche de couleurs et de sèves, que l'on commence à observer les innombrables éléments qui composent la Nature. (Et brusquement, tandis que j'écris cela, la Nature m'apparaît comme un mot étrangement nouveau. Quelle découverte l'homme a faite lorsqu'il a compris qu'il pouvait embrasser en un seul mot, ce mot-là, tout ce qui vit dans l'univers !)
Parfois, je rentre à la maison à toute allure, l'esprit si saturé d'idées et d'impressions qu'il faut absolument que je jette quelques notes — pour le lendemain. Si je me mettais à écrire, ces pensées et ces sensations seraient noyées dans un flot de considérations étrangères. Des considérations utiles cependant, car souvent ce sont des pensées qui étaient restées à l'état embryonnaire pendant des mois, des années. Cette expérience, qui se renouvelle sans cesse, me convainc de plus en plus que « nous » ne créons rien, que « cela » se fait pour nous et à travers nous, et que si nous pouvions vraiment l'accorder, en quelque sorte, nous ferions comme dit Whitman : nous composerions nos propres bibles. Car lorsque l'effroyable machinerie de l'esprit se met en branle, il s'agit de pouvoir saisir tout ce qui paraît sur les vagues. La même profusion, la même débauche dont j'ai parlé à propos de la Nature éclate dans le cerveau. Alors brusquement, cette partie de soi-même qui était en suspens, dont on soupçonnait à peine la présence, commence à s'exfolier dans toutes les directions. L'esprit devient une jungle exubérante d'idées.
Il y a d'autres moments où il semble que je sois dans ce que j'appelle, à défaut d'autres mots, une humeur auto-didactique. Dans ces moments-là, je m'enseigne à moi-même l'art de voir avec des yeux neufs. Cela me vient souvent quand je suis dans une phase de peinture ou sur le point d'y entrer. (Ces phrases me tombent dessus comme une maladie.) Je m'assieds sur le chemin d'Angulo, en face du gigantesque rocher en forme de chapeau de Torre Canyon, encadré par deux chiens — eux aussi vont à l'école — et je regarde, regarde, regarde un brin d'herbe, un repli d'ombre au flanc de la colline, un cerf immobile, point minuscule à l'horizon, ou bien, me tournant vers la mer, la dentelle bouillonnante que tisse la mer autour d'un écueil, ou la collerette d'écume blanche qui enserre les flancs des « diplodocus », comme j'appelle parfois ces formes rocheuses dont seuls émergent les dos monstrueux. Il est très vrai, comme le disait Lynda Sargent, que la chaîne de Santa Lucia est hermaphrodite. Les formes et les contours des collines et des montagnes sont le plus souvent féminins, mais elles ont une puissance et une vitalité éminemment viriles. Elles paraissent terriblement vieilles, surtout dans la lumière du matin, et pourtant, nous le savons, elles n'ont surgi que très récemment. Les animaux ont plus fait pour elles que l'homme, heureusement. Et le vent et la pluie, le soleil et la lune davantage encore. L'homme ne les connaît que depuis très peu de temps, ce qui explique peut-être cette allure primitive qu'elles gardent encore.
Si c'est peu après le lever du soleil, quand le brouillard cache encore la route en contrebas, je suis alors récompensé par un spectacle auquel peu d'hommes ont eu le privilège d'assister. Quand je regarde la côte vers Nepenthe où j'habitais, lorsque je suis venu ici pour la première fois (ce n'était alors qu'une hutte de rondins), le soleil se levant derrière moi projette mon ombre démesurément agrandie sur la nappe de brouillard irridescent au-dessous. Je lève les bras comme si j'étais en prière et nul dieu n'a jamais possédé une telle envergure ; et là, sur le brouillard mouvant, un nimbe rayonnant flotte autour de ma tête, un nimbe dont le Bouddha lui-même aurait pu s'enorgueillir. Dans l'Himalaya, où le même phénomène se produit, on raconte qu'un fidèle disciple du Bouddha se jeta du haut d'une cime « dans les bras du Bouddha ».
Mais, comme le brouillard échevelé, je flotte et je dérive moi aussi. Comme c'est agréable de se laisser emporter au gré d'un nuage ! Toutes les observations notées avec tant de peine s'évaporent dès que j'abandonne mon poste de contemplation pour rentrer. Elles s'évaporent, mais elles ne sont pas perdues. L'essence demeure, s'emmagasine dans le secret de l'être et elle réapparaît lorsqu'on a besoin d'elle, comme une fidèle servante. Même si je n'arrive pas à faire une vague telle qu'elle m'est apparue dans un instant de « vision soudaine », du moins, serai-je capable de saisir l'essence de la vague, ce qui est presque mieux. Même si j'oublie la forme de certaine feuille, du moins, me souviendrai-je de la façon dont elle se découpait sur les autres.
Ce qui est à vous rendre fou, c'est de ne pas pouvoir saisir la lumière qui imprègne la Nature. La lumière est la seule chose que nous ne puissions pas voler, imiter, ou même contrefaire. Même un Van Eyck, un Vermeer, un Van Gogh, n'ont pu que nous donner une faible illusion de sa mystérieuse splendeur. Je me rappelle la joie qui m'a pris à la gorge lorsque j'ai vu pour la première fois, à la cathédrale de Gand, l'Agneau mystique de Van Eyck. Il me parut alors, que c'était le plus près dont on pût approcher la divine lumière de la Nature divine. C'était, naturellement, une lumière qui venait de l'intérieur, une lumière sacrée, une lumière transcendante. Elle avait été réalisée grâce au plus sublime, au plus habile des artifices qui, si nous le comprenions convenablement, si nous étions réceptifs — et pour-quoi ne le sommes-nous pas ? — pourrait nous donner un aperçu de cette impérissable lumière qui surpasse tous les soleils de cet univers indiciblement vaste dans lequel nous sommes noyés.
Mais, je veux revenir à Tasha Doner pour un moment. Toutes les fois que je me désespère sur mon incapacité de peindre ce que je vois ou ce que je sens, c'est toujours au souvenir de Tasha que je fais appel. Quand il s'agit de chevaux, par exemple, Tasha peut commencer par la tête ou par la queue — aucune différence — cela finit toujours par faire un cheval. Si elle entreprend un arbre, même chose. Elle commencera aussi bien par les feuilles, les branches ou le tronc, à la fin, cela fera toujours un arbre et pas un bouchon de paille ou un bouquet en papier d'étain. Si elle commence par la gauche de la feuille, elle ne s'arrête pas avant d'avoir atteint le bord droit. Ou vice versa. Si elle commence au milieu, par une maison par exemple, elle met d'abord toutes les fenêtres, la cheminée et le toit, les marches aussi et ensuite elle peint le paysage autour. Elle fait généralement le ciel en dernier, s'il reste de la place pour le ciel. Sinon, qu'est-ce que cela peut faire ? On n'a pas toujours besoin d'un ciel, n'est-ce pas ? Ce qui est intéressant au contraire, c'est qu'entre son idée et ses petits doigts agiles, il n'y a jamais de lacune. Elle va droit au but, remplissant toute sa feuille et, pourtant, il y a partout de l'air et des parfums. Il y a, sur ses murs, des compositions au crayon que je préfère à n'importe quel Picasso et même à un Paul Klee, ce qui n'est pas peu dire. Toutes les fois que je vais rendre visite aux Doner, je m'approche des tableaux de Tasha, avec vénération, pour les contempler encore. Et, toutes les fois que je les examine, j'y découvre de nouveaux détails qui m'avaient échappé.
Parfois, je m'éveille le matin en me disant, avant même d'avoir sauté du lit : « Nom de Dieu, aujourd'hui je vais faire un Cézanne ! » J'entends par là un de ces paysages aux nuances fugitives qui, à première vue, semblent n'être rien de plus que des notes et des suggestions. Après quelques efforts déchirants, je m'aperçois que ce que je suis en train de faire n'aura rien d'un Cézanne, mais sera simplement de l'Henry Miller. Et, quand je sens que je n'arrive à rien, je me mets à souhaiter que Jack arrive. Jack Morgenrath de Livermore Ledge. Il y a des moments où ce serait un véritable bienfait de pouvoir poser quelques questions pertinentes à un ami et peintre de talent comme Jack. (Laissez-moi vous dire, en passant, que ce Jack sait travailler à la fresque, à l'huile, à la tempera, à l'aquarelle, à la gouache, au crayon, au pastel, à l'encre et un tas d'autres choses encore ; qu'il sait également bâtir une maison, installer une conduite d'égout, réparer une montre, démonter un moteur — et le remonter ! — ou fabriquer un piège à rats qui ne tuera ni ne blessera l'animal mais le gardera prisonnier jusqu'à ce qu'il le relâche.)
Mais, quand je suis de sang-froid, je comprends que Jack n'est pas la personne à qui poser le genre de questions qui me tracassent. D'abord, il me faudrait attendre au moins toute une journée pour obtenir une réponse, à supposer qu'il n'ignore pas purement et simplement la question. Quand vous posez une question à Jack, c'est comme lorsque vous glissez une pièce dans l'appareil à disques. Il y a d'abord un temps d'arrêt, qui dure parfois une éternité, pendant lequel vous pouvez entendre votre question descendre dans le mécanisme de références au centre même de l'univers. Cela prend une éternité pour atteindre la source et il faut encore une éternité pour que la réponse voyage jusqu'aux lèvres de Jack, qui commencent par frémir et s'agiter sans bruit parce qu'il est incapable d'articuler. C'est là une manie que j'aime chez Jack. Je croyais d'abord qu'il cherchait la difficulté, qu'il voulait rendre les choses encore plus compliquées qu'elles ne sont naturellement. Mais je n'ai pas tardé à découvrir qu'il en allait tout autrement. Car, pour bien comprendre Jack, il faut savoir qu'il accorde à toutes choses la même considération, le même sérieux. Si vous lui montrez une porte qui joint mal, il l'examine sous tous ses angles possibles, médite un moment, se gratte le crâne et dit : « Il faudra employer les grands moyens. » Ce qui signifie qu'il vous faudra abattre la maison pour fixer cette porte. Mais abattre une maison, pour Jack, ce n'est rien. Il déplacerait une montagne si elle lui barrait vraiment le chemin. Tout cela pour vous dire que Jack est ce qu'on pourrait appeler un fondamentaliste. Il est fondamentaliste et absolutiste. Ce qui ne l'empêche pas d'être souple, docile, tolérant et affable. Bref, Jack est une anomalie de la Nature.
Et c'est aussi un sage. S'il pense et se meut comme l'éternité elle-même, c'est parce qu'il vit dans l'éternité. Aussi qu'on lui demande de bâtir une clôture, d'installer un égout, de tailler un verger, de creuser un fossé, de réparer une chaise cassée, ou de maçonner un mur, Jack s'y met avec cette clairvoyance somnambulique qui exaspère les gens « actifs ». Mais lorsque Jack en a terminé avec un travail, la chose est faite. Bel et bien achevée. Et si vous lui posez une question, il vous donne une réponse directe et pleine, une réponse pour de bon, si je peux m'exprimer ainsi.
Les premières fois que je l'ai rencontré j'ai eu l'impression qu'il était quelque peu hâbleur. Surtout en ce qui concernait ses talents artistiques. Il ne déclarait pas explicitement qu'il était passé maître en ceci ou en cela, mais il semblait donner à entendre qu'il avait si bien approfondi les choses qu'il était désormais inutile à quiconque de chercher plus avant. Quand je l'écoutais parler de la sorte, j'étais souvent tenté de lui mettre un crayon dans les mains et de lui dire : « Dessinez-moi un chapeau, voulez-vous ? » Naturellement, Jack aurait commencé par me demander : « Quel genre de chapeau ? » Et puis : « Voulez-vous un bord roulé ou un bord droit ? » Et ensuite : « Personnellement, j'ai l'impression que c'est un chapeau mou que vous avez dans l'idée. »
Mais ce à quoi je veux en venir (dans le plus pur style Morgenrath) est ceci : Jack m'a donné les réponses à bien des questions informulées. Il me donna des réponses qui résolurent définitivement certains de mes problèmes. J'avais cru penser à la peinture, mais Jack pensait, comme il le fait généralement, à ce qui fait que la peinture est la peinture. Ou, pour me résumer, ce qui fait que toute chose est ce qu'elle est. Ainsi, à partir de la technique utilisée dans tel ou tel domaine, Jack m'amenait, subtilement, irrésistiblement, à la nécessité de bien penser, de bien respirer, de bien être. C'était toujours une leçon à titre gracieux que je recevais — et elle me laissait toujours sur le cul.
Toutes les fois que Jack sort de chez moi, je me mets invariablement à penser aux Chinois, aux Japonais, aux Javanais, aux Indiens. À leur façon de vivre et au sens qu'ils ont donné à la vie. En particulier, à cette omniprésence de l'art dans la vie de tous les Orientaux. Et à leur vénération, non seulement pour le Créateur, mais pour toute la création, à ce respect des uns pour les autres, respect pour le monde animal et végétal, pour les pierres, aussi bien que pour le talent, dans quelque domaine qu'il se manifeste.
Qu'est-ce donc qui donne à Jack cette aura d'antique sagesse, de bonté et de félicité ? Jack n'est pas un Oriental, bien qu'il soit peut-être ce qui s'en rapproche le plus. Jack est originaire du « couloir polonais », comme Doner, Marc Chagall et tant d'autres peintres, poètes et penseurs à qui furent épargnés le knout, le fer rouge, les sabots des chevaux et toutes les mutilations du corps et de l'âme que les slaves, dans leur ivresse sadique, pratiquent ad nauseam. Transplanté dans le ghetto de Brooklyn, Jack réussit à se détacher des manières d'être de ses ancêtres et des manières d'être de ses voisins, ces derniers déjà empoisonnés par le virus américain du confort et du succès. Il alla même jusqu'à se détacher de l'art, dans sa détermination à se libérer, à faire de sa vie un art. Oui, Jack est un des rares êtres qui ne nourrisse d'ambitions d'aucune sorte — sauf celle de mener la vraie vie. Et il ne disserte pas sans cesse sur les moyens de mener la vraie vie : il la vit, voilà tout.
Ainsi donc, quand je regarde une carte postale de La Mecque ou une reproduction d'un paysage faubourien d'Utrillo, je me dis qu'une chose en vaut une autre. Suis-je heureux ? Est-ce que c'est drôle ? J'oublie la vraie vie ; j'oublie mes devoirs et mes responsabilités. J'oublie même le sumac qui repousse plus vivace que jamais. Quand je peins, je me sens bien. Et si cela me rend si heureux, il y a bien des chances pour que cela rende aussi les autres heureux. Si cela ne les rendait pas heureux, je m'inquiéterais... Et quelles étaient donc ces couleurs que je voulais employer lorsque je regardais les collines il y a un instant ? Ah oui, de l'ocre jaune, du jaune indien, du brun rouge, de la terre de sienne et un soupçon de rose garance. Et, peut-être, un rien de terre d'ombre aussi. Bon ! Ça ressemblera peut-être à du caca d'oie, et après ? « Moi, je suis l'ange du cocasse1. » Juste une petite tache de « laque garance1 » dans un coin. Quels noms merveilleux portent les couleurs ! Ils sonnent encore mieux en français qu'en anglais. « Et n'oublie pas, me dis-je, quand tu posteras ce livre à Untel à Immensee — à moins que ce ne soit à Helsingfors — n'oublie pas de l'envelopper dans une aquarelle « ratée » ! » Étrange de voir le prix que les gens attachent tout à coup à tout ce qui a été jeté au rebut ! Si je demandais cinquante cents pour un ratage, personne n'en voudrait, mais si j'enveloppe un livre avec — comme s'il ne valait pas un sou — le destinataire a l'impression d'avoir reçu un inestimable cadeau.
C'est comme lorsque je rencontre Harrydick dans les bois. Il est toujours penché en train de ramasser quelque chose. Parfois ce n'est qu'une feuille morte. « Regardez ça ! N'est-elle pas splendide ? » s'écrie-t-il. Splendide ? C'est un bien gros mot. Je regarde ce qu'il me montre — je l'ai déjà vue des milliers de fois et je ne l'avais jamais remarquée — et oui, c'est bien vrai, c'est une splendeur.
En fait, dans la main sensible et adroite d'Harrydick, c'est plus que splendide, c'est phénoménal, c'est unique. Tout en marchant — il la tient toujours dans sa main, et il la contemplera encore avec plus d'amour quand il sera rentré chez lui — il se lance dans une grande tirade sur les choses qui se trouvent sur notre chemin, les choses que nous foulons quotidiennement et que nous n'avons jamais conscience d'écraser sous notre talon. Il discourt sur la forme, la structure, les buts, la collaboration impensable, inconcevable, qui se réalise entre ce qui est sous la terre et ce qui est dessus, les fossiles et le folklore, la patience et la tendresse, les misères des petites créatures, leurs ruses, leur intelligence, leur courage et ainsi de suite, et alors, je me dis que ce n'est pas une feuille morte qu'il tient dans sa main, mais un dictionnaire, une encyclopédie, un manuel d'art, une philosophie de l'Histoire, tout cela ensemble.
De temps en temps, souvent au beau milieu d'une difficulté à résoudre, je me demande si le gars qui était là, la veille, en train de farfouiller dans mes aquarelles, je me demande si, lorsqu'il s'est arrêté pour regarder deux fois certaine « monstruosité », il avait la moindre idée des circonstances dans lesquelles elle fut conçue et exécutée ? « Me croirait-il, me demandé-je, si je lui disais qu'elle a été faite comme ça, en trois coups de cuillère à pot, et avec Gerhardt Muench en train de travailler sur mon piano démantibulé par-dessus le marché ? Se douterait-il le moins du monde que c'est Ravel qui l'a inspirée ? Le Ravel du Gaspard de la Nuit ? » C'est lorsque Gerhardt se mit à jouer et à rejouer cent fois le passage de Scarbo que j'ai soudain perdu tout contrôle de moi-même et que je me suis mis à peindre de la musique. C'était comme si mille tracteurs me labouraient la moelle épinière à toute vitesse, la façon dont le jeu de Gerhardt me pénétrait. Plus le rythme se précipitait, plus la musique se faisait tumultueuse et inquiétante et plus mes pinceaux volaient avec légèreté sur le papier. Je n'avais pas le temps de m'arrêter pour réfléchir. Allez ! Allez ! Brave Garbo ! Cher Garbo ! Brave Lancelot Garbo, Scarbo, Barbo ! Plus vite ! Plus vite ! Plus vite ! Le papier ruisselait de peinture de toutes parts. Je ruisselais de sueur. J'avais envie de me gratter le derrière, mais je n'avais pas le temps. Allez, Scarbo ! Allez, danse, danse ! Les bras de Gerhardt battent comme des fléaux. Les miens aussi. S'il joue pianissimo, et il peut jouer pianissimo aussi merveilleusement que fortissimo, j'y vais pianissimo moi aussi. Ce qui signifie que je vaporise les arbres d'insecticide et que je perds mon temps. Je ne sais plus ni ce que je fais ni où je suis. Quelle importance ? J'ai deux pinceaux dans une main et trois dans l'autre et je n'arrête pas de chanter, de danser, de me balancer, de tituber, de fredonner, de jurer, de crier. Pour faire bonne mesure, j'en mets une par terre et j'écrase mes talons dessus. (Extase slave.) Quand Gerhardt commence à avoir le bout des doigts complètement raboté, j'ai torché une demi-douzaine d'aquarelles (avec coda, cadence et appendice) qui aveugleraient un busard, un octavon ou une mésange bleue.
Alors je vous le dis, regardez toujours deux fois s'il vous arrive de rencontrer une aquarelle signée de mon nom. J'ai pu être inspiré par Ravel, Nijinsky ou un des gars de Nijni-Novgorod. Ne la jetez pas à la poubelle sous prétexte qu'elle a l'air ratée. Cherchez la marque de fabrique : la talonnette de fer ou le clavecin bien tempéré. Elle a peut-être une histoire derrière elle. Un jour, je vous emmènerai à Hollywood et je vous montrerai les vingt-cinq aquarelles que Leon Shamroy a fait la folie d'acheter. Vous verrez alors comme un tableau, même complètement loupé, peut vous faire monter l'eau à la bouche s'il est convenablement encadré. Leon m'a payé un bon prix pour ces aquarelles, béni soit-il ! Et il a encore payé plus cher pour les cadres dans lesquels il les a mises. Il m'en a ensuite renvoyé deux, tous frais de port payés. Elles ne supportaient pas la comparaison, ces deux-là. Je veux dire la comparaison avec les magnifiques cadres. Avec les tableaux, j'ai eu aussi les cadres. Ce qui était rudement loyal de la part de Leon. J'ai déchiré les aquarelles et j'ai mis deux belles feuilles de papier blanc dans les cadres. À l'instar de Balzac, j'ai écrit sur l'une : « Ceci est un Kandinsky. » Et sur l'autre : « Ceci est une feuille de papier blanc sur laquelle nous écrivons un ou deux mots de notre cru et puis vient la nuit. »
Suffit comme ça. C'est l'heure de la soupe.
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1. En français dans le texte.