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« La souffrance était insupportable, mais je ne désirais pas qu'elle cesse : elle avait une grandeur dramatique. Elle illuminait la Gare centrale d'une lueur d'Apocalypse. »
En 1945, Poetry-London édita une plaquette d'Elisabeth Smart intitulée : Près de la Gare centrale, je me suis assise et j'ai pleuré. C'est un petit livre très insolite, « une histoire d'amour », dit la jaquette. L'aventure qui inspire ce livre se déroule à Anderson Creek, à l'époque où Varda était maître chez lui. Il a dû être écrit à peu près à la même époque que The Stranger, de Lillian Bos Ross, qui continuera sans doute à se vendre tant que Big Sur existera.
Elisabeth Smart dit : « Toutes les légendes ici sont marquées de vendettas, de suicides, de visions surnaturelles et de connaissances occultes. » Elle pensait probablement aux poèmes narratifs de Robinson Jeffers. Lorsque Emil White arriva à Anderson Creek, en 1944, via le Yukon, il n'y avait pas un seul artiste en vue et toutes les cabanes de forçats étaient vides ; il n'y avait même pas un seul rat. Il n'y avait ni vendettas, ni coups de fusil, ni coups de couteau, ni suicides : tout était calme sur la côte. La pierre s'achevait, les vagabonds commençaient à passer par là. Bientôt, apparaîtraient les artistes chevelus, et les drames avec eux. La nuit, tandis que la rivière se précipitait dans la mer, les rochers donnaient leur version mensongère, hallucinante, des calamités qui donnaient son sel à l'endroit. La « colonie », composée d'artistes de passage, allait ramener, en l'espace de quelques années, toutes les légendes, sauf leurs aspects sanglants.
La hutte d'Emil White — oui, c'était une hutte ! — se trouvait sur la grande route, cachée par une haute haie touffue envahie par les roses et les volubilis. Nous étions assis un jour, à midi, à l'ombre de cette haie, pour manger un morceau. Je l'avais aidé à nettoyer le coin, qui était lugubre et sentait le moisi, la crotte de rat, l'ordure et pire encore. La petite table sur laquelle nous prenions notre café et nos sandwichs était à moins d'un mètre de la route. Une voiture arrive, un homme et sa femme en sortent. Jetant un demi-dollar sur la table, l'homme commande du café et des sandwichs; il était persuadé que nous tenions auberge.
À cette époque, alors que Emil White se débrouillait avec sept dollars par semaine, tout compris, je lui conseillais souvent de se faire quelques sous en servant des sandwichs et du café. Les auberges étaient rares et loin, les stations d'essence à plus de quatre-vingts kilomètres les unes des autres. Souvent Emil était réveillé à deux ou trois heures du matin par un touriste en quête d'essence ou d'eau.
Et puis, les uns après les autres, les artistes s'amenèrent : poètes, peintres, danseurs, musiciens, sculpteurs, romanciers..., il y avait de tout, sauf des acrobates. Tous pauvres, tous essayant de vivre avec rien, tous s'efforçant de s'exprimer.
Jusque-là, le seul écrivain que j'ai rencontré, à part Lillian Ross, était Lynda Sergent. Lynda avait tout ce qu'il fallait pour faire un écrivain, sauf une chose indispensable : la confiance en soi. Elle souffrait aussi d'égophobie, une maladie fréquente chez les écrivains. Un roman auquel elle avait travaillé pendant des années, une œuvre considérable, avait malheureusement été détruite par le feu (et la maison avec) peu de temps après qu'elle l'eut terminé. Pendant le temps que je passai chez elle, elle me montra des contes et des nouvelles, certains terminés, d'autres inachevés, qui tous étaient absolument remarquables. Ils tournaient le plus souvent autour de personnages de la Nouvelle-Angleterre qu'elle avait connus quand elle était petite. C'était une Nouvelle-Angleterre très proche du Big Sur de la légende : pleine de violences, d'horreurs, d'incestes, de rêves brisés, de désespoir, de solitude, de folie et de frustrations de toutes sortes. Lynda relatait ces histoires avec une indifférence de granit pour les émotions du lecteur. Sa langue était riche, lourdement ornée, tumultueuse et torrentielle. Elle avait une maîtrise absolue de tout le clavier. Elle me rappelait d'une certaine façon cette étrange femme d'Afrique du Sud qui écrivait sous le nom d'Isak Dinesen. Seulement, Lynda était plus réaliste, plus terrestre et savait davantage vous glacer les sangs. J'ajoute tout de suite qu'elle écrit toujours. Le dernier mot que j'ai reçu d'elle, d'un coin perdu dans les montagnes, m'informait qu'elle venait d'achever un autre livre.
Norman Mini, dont j'ai déjà parlé, était — et est toujours — « un écrivain plein de promesses » comme se plaisent à dire les éditeurs. En fait, il était bien plus que cela. 11 y avait du von Moltke en lui, et du Big Bill Hayward, du Kafka... et du Brillat-Savarin. C'est chez Kenneth Rexroth, à San Francisco, que j'ai fait sa connaissance. Il me fit tout de suite une forte impression. Je sentis qu'il avait subi de profondes humiliations. Je ne le considérais pas alors comme un écrivain, mais comme un stratège. Un stratège militaire. Un stratège « déconfit », dont le champ de bataille était maintenant la vie tout entière. C'est ainsi que je voyais Norman alors, un Norman fascinant que je pouvais écouter indéfiniment, et que je peux encore écouter sans jamais me lasser.
Un ou deux ans après cette rencontre, Norman arriva à Big Sur avec une femme et un enfant, résolu à écrire un livre qui germait dans sa tête depuis des années. Je ne me rappelle plus le titre de cette œuvre qu'il finit par écrire à Lucia, mais je me rappelle encore son parfum. Il aurait pu s'intituler : L'indicible Horreur de cet Univers bâti par l'Homme. Il n'avait pas un seul défaut, à moins que l'ouvrage tout entier ne fût défectueux. C'était un drame chthonien qui déroulait impitoyablement, implacablement et inexorablement le cauchemar de notre monde actuel.
Comme nous avons sué sur ce livre ! Je dis « nous », parce que, lorsqu'il en eut écrit la moitié, Norman vint me rendre de fréquentes visites pour que je lui fisse des injections. Des injections morales, s'entend. Maintenant, le stratège reprenait nettement le dessus. Menacé du pat, sa science militaire — je ne peux mieux la décrire — entrait en action. Ses forces occupaient de magnifiques positions, son potentiel était intact, la victoire était à sa portée, mais il ne pouvait faire, ou plus exactement occasionner, le mouvement qui déclencherait la bataille décisive.
Je n'avais pas encore lu une seule ligne du livre, et en fait, il ne s'était même pas encore donné la peine de m'exposer les grandes lignes de son plan. Il en parlait comme s'il s'agissait d'une pâte. Il n'avait pas besoin qu'on l'aide à pétrir, ce qu'il voulait c'était une connaissance plus approfondie du processus de fermentation. Je dois dire ici que Norman était du type d'écrivain qui procède phrase par phrase, ligne par ligne, lentement, prudemment, lucidement, douloureusement, laborieusement. Le plan était clair pour lui, probablement imprimé en grandes formes géométriques dans ses cellules cérébrales, mais l'écriture ne venait que par petits jets brefs, presque goutte à goutte. Il ne comprenait pas pourquoi, avec toute la pression qui était derrière, le robinet se bouchait. Peut-être s'y prenait-il mal. Peut-être aurait-il dû fermer son œil critique et écrire n'importe quoi, tout ce qui lui viendrait à l'esprit. Comment fais-je pour écrire si vite et si librement ? Avait-il peur de lui-même ou de ce qu'il voulait dire ? Tout le monde a du talent, et si on le cultive tout le monde peut produire quelque chose. Mais cela suffisait-il ? Il fallait encore le feu, la passion, une nécessité obsédante. On ne devrait pas se préoccuper de savoir si le livre sera bon ou mauvais. On doit écrire, et ne penser à rien d'autre. Écrire, écrire, écrire...
S'il avait vécu en Europe, je doute que Norman aurait eu tant de peine à s'exprimer. D'abord, là-bas, il aurait pu se faire comprendre. Son humilité était sincère et touchante. On sentait qu'il était taillé pour de plus grandes choses, qu'il s'était mis à écrire par désespoir, après que toutes les autres voies lui eussent été fermées. Il était trop sincère, trop soucieux de vérité pour connaître le succès dans le monde. En fait, son intégrité était si grande qu'elle en était effrayante et qu'elle semblait suspecte.
Après quelques maladroites tentatives pour trouver un éditeur, il y renonça. Bientôt, il n'y eut plus de travail à Lucia et il fut obligé de retourner à la ville. Par la suite, j'ai appris qu'il avait pris un emploi de veilleur de nuit à l'Université de Californie à Berkeley, ce qui lui laissait le loisir d'écrire pendant la journée. De temps en temps, il assistait à un cours. Quelle ironie de penser que notre concierge était probablement plus calé en mathématiques, en Histoire, en économie politique, en sociologie ou en littérature que les professeurs qu'il lui arrivait d'aller écouter ! Et je me suis souvent dit qu'il aurait pu donner d'admirables conférences sur l'art d'être concierge ! Car tout ce que Norman touchait devenait un art entre ses doigts. C'était là son plus grand défaut, aux yeux du monde, cette faculté qu'il avait de tout transmuer en art.
Quant à moi, j'estime que cela n'a aucune importance que Norman Mini devienne un écrivain reconnu ou non. Ce qui est important, c'est qu'un Américain de ce type continue à vivre parmi nous.
Un homme qui pouvait écrire à fend la bise, c'était Walker Winslow. Walker avait écrit plusieurs livres, sous des noms divers, avant de venir à Big Sur. Il avait aussi écrit des masses de poèmes. Mais ce n'est que lorsqu'il entreprit son roman autobiographique, If a Man be Mad1 qu'il découvrit sa veine proprement originale. Il écrivait quinze, vingt ou trente pages par jour. Il était à sa machine de l'aube au crépuscule. Bien qu'il ait été un alcoolique invétéré pendant toute sa vie, il ne but pas une goutte pendant les quelques mois qu'il lui fallut pour achever ce livre. Il buvait d'énormes quantités de café et fumait plusieurs paquets de cigarettes par jour. Il faisait aussi des masses de corrections, et condensait le plus souvent. Pendant qu'il écrivait son livre, il reçut des propositions pour d'autres livres. À une époque, je me souviens qu'il essayait d'écrire trois livres à la fois.
Mais, de même que pour Norman, écrire n'était pour lui que secondaire. Son fort, c'étaient les gens. Presque toute sa vie, il avait mené une existence de clochard, de vagabond, de bon à rien. Avec une âme de saint. Quand il n'était pas dans la misère, il aidait les autres. Il aurait fait n'importe quoi pour aider un homme en détresse : c'était une vocation chez lui d'assister le faible et l'affligé. Écrire des livres ne pouvait être pour Walker que des sortes d'intermèdes. Il n'était pas Gorky, bien que dans une autre société, plus réceptive, plus tolérante, plus « respectueuse » à l'égard des déclassés et des inadaptés, il eût pu devenir un nouveau Gorky. Walker connaissait et comprenait les bas-fonds certainement aussi bien que Gorky. Il connaissait et comprenait aussi le whisky comme peu d'écrivains l'ont connu et compris. La question pour lui était et est encore, non pas de posséder à fond l'art d'écrire, mais de satisfaire son appétit abyssal pour l'expérience sous toutes ses formes.
Un autre écrivain doué d'un très grand sens de l'humain, dont je me sens obligé de dire un mot est Jake Kenney. Jake n'est pas un résident de Big Sur à proprement parler, mais il en est voisin. Il pourrait être russe : il est dostoievskien par bien des points. Comme tant de grands écrivains en puissance, Jake est incapable d'aller rendre visite aux éditeurs. J'ai relu plusieurs fois son premier roman : The falling Sleep. Un titre merveilleux, quand on connaît le livre. Malgré ses défauts — des défauts mineurs — le livre a des qualités qu'on rencontre rarement dans la littérature américaine : sensibilité, passion, sens de la fraternité. Trop passionné, sans aucun doute. Il fait rire et pleurer d'une manière qui irrite les Américains, parce qu'ils ont honte de rire et de pleurer sans contrainte.
Malheureusement, Jake Kenney a une grande habileté manuelle. Il se débrouille aussi bien comme menuisier et charpentier que comme écrivain. Ce qui est très dommage, car s'il ne réussit pas à gagner sa vie, avec sa plume, il a toujours la ressource de la gagner avec un rabot et un marteau. Et « nous » qui ne nous soucions pas beaucoup de savoir comment un homme gagne sa vie, nous ne saurons jamais ce que nous avons perdu. Et d'ailleurs, avons-nous vraiment envie de The falling Sleep ? Ne préférons-nous pas le genre de littérature pour lire avant d'aller se coucher ?
Paul Rink, un proche voisin, est un autre de ces « malheureux ». Comme il sait tout faire, il est encore plus malchanceux. Lui aussi a écrit son roman et il a bien été frapper à la porte de vingt-cinq éditeurs. « Trop bon, disent-ils. Trop ceci, trop cela. » Sottement, à mon avis, il a récrit son œuvre plusieurs fois. Tel éditeur acceptera de le publier s'il raccourcit la première partie du livre ; tel autre le prendra s'il modifie la fin. Un troisième « y réfléchira » s'il développe tel personnage, tel incident, ceci ou cela. Paul, qui s'imagine qu'ils sont sincères, travaille et se torture pour que son roman réponde aux exigences de ces messieurs tout en restant fidèle à lui-même. Ce sont là des efforts sans espoir ! Il ne faut jamais, jamais faire ce que les éditeurs vous demandent. Mettez votre manuscrit de côté, écrivez-en un autre et puis un autre, et encore un autre. Quand ils finiront par vous accepter, jetez-leur au visage votre premier manuscrit. Alors, ils vous diront : « Pourquoi ne nous avez-vous jamais montrer ce manuscrit ? C'est un chef-d'œuvre ! » Les éditeurs oublient souvent ce qu'ils ont lu, ou ce qu'ils ont refusé. « C'est un autre lecteur qui l'a eu en main, moi je ne l'avais jamais lu », voilà ce qu'ils vous diront. Ou bien : « Nous avons maintenant une nouvelle orientation. » Avec les éditeurs, le climat change perpétuellement. Cependant, dire à un écrivain qui cherche encore à faire publier son premier livre que les éditeurs sont idiots, qu'ils manquent autant de jugement que n'importe quel autre mortel, que leurs critères sont mouvants comme les sables, ne sert à rien. Un jour, quelque part, cela viendra... ainsi raisonne l'auteur. Bon ! « Avance toujours ! » comme dit Rimbaud.
Près de la petite rivière Sur, dans une cuvette — un sale coin ! — Eric Barker, un poète anglais, remplit les fonctions de gardien pour le propriétaire d'un gros élevage de bétail2. Le salaire est maigre, le travail peu fatigant, son temps lui appartient. Le matin il se baigne dans l'eau glacée de la rivière, l'après-midi dans la mer. Entre-temps il est chargé de surveiller les pêcheurs, les chasseurs, les ivrognes... et les voleurs de bétail je présume. Cela paraît idyllique, sauf que le vent souffle vingt-quatre heures par jour sans arrêt pendant neuf mois de l'année.
Eric écrit de la poésie, rien que de la poésie, depuis vingt-cinq ans. C'est un bon poète. Un poète modeste, humble, qui ne cherche jamais à se mettre en avant. Des hommes comme John Cowper Powys et Robinson Jeffers estiment son œuvre. C'est il y a quelques mois seulement qu'Eric a reçu le premier témoignage d'estime de la société, sous forme d'un prix. Il lui faudra peut-être attendre encore vingt-cinq ans avant de recevoir un autre prix. Mais Eric s'en moque. Il possède l'art de vivre avec lui-même et avec ses semblables. Quand l'inspiration lui vient, il la jette sur le papier. S'il ne sent rien venir, il n'en fait pas une maladie. C'est un poète et il vit en poète. Il y a peu d'écrivains à qui cela soit donné.
Nous avons un autre poète : Hugh O'Neill qui vécut plusieurs années à Anderson Creek. Vécut de moins que rien. Et je ne l'ai jamais vu se départir d'une sublime sérénité. En règle générale, il se taisait ; un silence lugubre parfois, mais agréable le plus souvent. Hugh O'Neill n'avait jamais travaillé de ses mains quand il arriva à Big Sur. Il était du genre intellectuel. Brusquement, poussé par la nécessité sans doute, il s'aperçut qu'il pouvait faire toutes sortes de travaux. Il s'embaucha même comme menuisier, plombier, maçon. Il maçonnait des cheminées pour ses voisins ; il y en avait qui tiraient, d'autres pas. Mais toutes étaient très belles et paraissaient solides. Puis, il se mit au jardinage : il cultiva un énorme carré de légumes, destinés à une seule famille, mais qui auraient pu nourrir toute la colonie d'Anderson Creek. Il se mit à pêcher et à chasser. Il fit de la poterie. Il se mit à peindre. Il apprit à mettre des pièces à ses pantalons, à repriser ses chaussettes, à repasser ses vêtements. Je n'ai jamais vu un poète capable de tant d'activités utiles que Hugh O'Neill. Tout en restant pauvre. Délibérément. Il disait qu'il détestait le travail. Il n'y avait pourtant pas de travailleur plus actif, d'être plus industrieux que ce Hugh O'Neill. Ce qu'il détestait c'était le travail mercenaire, un travail qui n'a pas de sens. Il préférait crever de faim plutôt que d'aliéner sa liberté. Et il savait crever de faim aussi magnifiquement qu'il savait travailler. Il le faisait avec grâce, comme pour prouver que jeûner n'était qu'un passe-temps. Il semblait vivre d'air pur. Sa démarche aussi était une sorte de glissade aérienne. Il marchait vite et sans bruit.
Comme Harvey, il pouvait discuter d'un livre avec tout le charme, la subtilité et la pénétration d'un conférencier professionnel. Et comme il était irlandais, il pouvait triturer un sujet dans tous les sens et lui donner des proportions fantastiques. Il fallait relire le roman dont il parlait pour voir ce qui appartenait à l'auteur et ce qui appartenait à O'Neill. Il faisait la même chose quand il s'agissait de ses propres histoires, je veux parler des histoires de sa vie. Toutes les fois qu'il racontait ses aventures il leur donnait de nouvelles dimensions, de nouvelles perspectives. Les meilleures étaient ses récits de guerre, en particulier du temps qu'il avait passé dans les camps de prisonniers en Allemagne. Ils étaient tout à fait dans le ton et l'esprit de l'auteur de Men in War : Andreas Latzko. Ils mettaient l'accent sur les aspects ridicules — et sublimes — que les hommes révèlent même dans les situations les plus atroces. Hugh O'Neill riait toujours de lui-même, des situations où il se trouvait. Comme si c'était un autre qui les subissait. Même en Allemagne, loqueteux, mourant de faim, blessé, presque aveugle, il voyait la vie sous son aspect amusant, grotesque, ridicule. Il n'y avait pas une once de haine en lui. Il parlait des humiliations qu'il avait subies presque comme s'il en était désolé pour les Allemands, désolé que, n'étant que des hommes, ils se soient trouvés dans la situation où ils étaient.
Mais Hugh O'Neill ne put jamais mettre ces histoires sur le papier. Il avait assez de matériaux pour faire (au moins) un grand roman sur la guerre. Il me promettait toujours d'écrire ce livre, mais il ne le fit jamais. Il écrivait des contes, des essais, des poèmes, qui ne ressemblaient en rien aux histoires qui nous captivaient. La guerre l'avait marqué et la vie quotidienne lui paraissait terne et insignifiante. Il était heureux de ne rien faire d'important. Il aimait fainéanter et c'était un plaisir pour moi que de le voir faire. Pourquoi écrirait-il, après tout ? Cela ne lui causerait-il pas les mêmes tracas que toutes les besognes auxquelles se livrent les autres hommes, ceux qui font tourner leur moteur ?
À une époque, il avait une harpe irlandaise. Cela lui allait parfaitement. Elle lui aurait encore mieux été s'il avait pu prendre sa harpe et s'en aller par les routes en chantant ses ballades, en contant ses histoires tout en réparant une clôture par-ci, bâtissant un mur par-là, et ainsi de suite. Il avait le pied si léger, il était si aérien, si enjoué, si étranger aux affaires du monde ! Quelle pitié que notre société ne permette pas à un homme de dilapider son temps ! Elle devrait le récompenser — d'un croûton de pain et d'un verre de whisky — pour avoir su se garder des soucis et de l'ennui.
Il y en a qui ne s'en font pas et qui arrivent quand même, il y en a qui se tuent à la tâche et qui rendent la vie infernale à leur femme et à leurs enfants, il y en a qui n'ont qu'à ouvrir le robinet et laisser pisser, il y en a qui commencent et qui ne finissent jamais, il y en a qui sont finis avant même d'avoir commencé. En fin de compte, cela ne fait pas grande différence, je suppose. Certainement pas pour les éditeurs et encore moins pour le grand public. Si nous ne produisons pas des Gorky, des Pouchkine et des Dostoïevsky, nous produisons des Hemingway, des Steinbeck et des Tennessee Williams. Personne n'en souffre, il n'y a que la littérature qui en pâtit. Stendhal écrivit sa Chartreuse de Parme en moins de deux mois ; Goethe mit toute sa vie à achever son Faust. Les bandes dessinées et la Bible se vendent mieux que l'un et l'autre.
De temps en temps, j'entends parler de Georges Simenon, l'un des auteurs vivants les plus prolifiques et le meilleur de son genre. Quand il s'apprête à écrire un nouveau livre — l'affaire de quelques semaines — il fait savoir à ses amis qu'il sera obligé de négliger sa correspondance pendant quelque temps. Je me dis souvent que cela doit être merveilleux de pouvoir achever un livre en quelques mois à peine. Merveilleux de pouvoir faire savoir à tout un chacun que « vous n'y serez pour personne » pendant quelque temps !
Mais revenons à la côte des esclaves... S'il y avait un homme qui paraissait ne pas se soucier de tout ce qui pouvait advenir, c'était bien Rog Rogaway. Rogaway habitait l'école désaffectée près de Krenkel Corners ; c'est Ben Bufano qui lui avait déniché ça et qui avait obtenu la permission des autorités d'utiliser le local comme studio.
Rogaway était un grand type d'humeur facile, avec des allures de matelot et des os en caoutchouc. Il souffrait d'une sérieuse affection intestinale qu'il avait contractée à la suite du torpillage de son navire par un sous-marin. Il était si heureux de toucher la ridicule pension qui lui laissait le loisir de peindre que je suis sûr qu'il ne se serait même pas plaint d'avoir perdu les deux jambes dans l'histoire. Il raffolait de danse et de peinture. Il avait inventé un petit pas de swing à sa façon ; il l'exécutait avec un sourire lubrique qui lui donnait l'air d'un Priape qui aurait eu un pétard allumé au derrière.
Rogaway torchait une toile par jour, parfois deux ou trois. Mais aucune ne le satisfaisait. Il n'en continuait pas moins à produire sa toile quotidienne et de plus en plus vite, persuadé qu'un jour l'étincelle jaillirait du pinceau. Quand il était à court de toiles, il prenait celles qui étaient vieilles d'un mois et peignait par-dessus. Toutes ses toiles étaient gaies, musicales. Sa peinture n'était peut-être qu'une gymnastique, mais ce n'était pas de la gymnastique suédoise.
Le plus impressionnant dans cette « gymnastique » était la façon dont il la pratiquait. Il aurait pu travailler dans l'école — elle était assez vaste — mais Rog avait une femme et deux enfants, dont un bébé, et les enfants le rendaient fou. Très tôt le matin, il disparaissait derrière l'école pour s'enfoncer dans un petit chemin qui, au bout de quelques centaines de mètres, le menait à une sorte de loge. Cet abri que Rog s'était hâtivement construit servit plus tard à Bufano de lieu de méditation. Personne n'aurait pu soupçonner, en se promenant dans les collines, que se cachait sous les arbres une cabane recélant d'austères richesses telles que peintures chinoises sur soie, parchemins tibétains, figurines précolombiennes etc., que Bufano avait rapportées de ses voyages. Et il n'aurait pas pu davantage supposer qu'un peintre, surtout de la taille de Rogaway, avait pu bâtir une aussi minuscule cabane. Bufano, qui n'est pas grand, dut pratiquer dans le mur une ouverture où glisser les pieds quand il voulait s'étendre pour faire la sieste.
Je revois encore Rogaway dans la fièvre d'excitation qui le prenait toujours quand il déflorait une toile. Quand il fermait un œil pour examiner son travail, il était obligé de franchir la porte de son réduit. Quand il rentrait de nouveau, il ne voyait plus que des taches sombres. Et il n'était pas rare qu'en reculant ainsi pour admirer le chef-d'œuvre en cours, il se prît les pieds dans une liane et tombât les quatre fers en l'air dans les broussailles. Mais il ne prenait pas la peine de se brosser ; les épines qui avaient pu lui entrer dans les fesses ne faisaient que l'aiguillonner davantage et accélérer son tempo. La seule et unique préoccupation de Rogaway était de produire le maximum avant que le soleil fût trop bas.
Le soir, il se détendait. S'il n'avait personne avec qui boire et danser, il buvait et dansait tout seul. Il se plaignait que le vin ne valait rien ; il ne le buvait que parce qu'il n'avait rien de mieux à s'offrir. Il lui suffisait d'un verre pour se mettre en train. Parfois, il dansait sur place se contentant d'agiter ses membres de caoutchouc comme une sardine désossée. Il lui arrivait même de se désarticuler si bien qu'il ressemblait à un poulpe dans les affres de l'extase.
L'idée fixe de Rogaway, c'était de trouver un climat encore plus chaud, un océan où il pourrait se baigner, et un cours des changes qui lui permettrait de vivre un peu moins chichement qu'à Big Sur. Il partit un beau jour pour le Mexique, où il passa environ un an, puis il alla visiter Majorque, puis le Midi de la France, puis le Portugal. Ces temps derniers, il vivait — et peignait, bien sûr ! — à Taos, qui n'est pas précisément à proximité de la mer, et où les hivers sont assez rudes, et infesté de touristes. Peut-être Rog a-t-il persuadé les Indiens de le laisser participer à leurs danses du serpent. Je ne vois pas d'autre raison qui ait pu motiver un tel voyage.
Dans la cabane d'Anderson Creek, où nous avions la chance d'avoir des cabinets, nous devions nous passer de musique car nous n'avions ni radio ni phonographe. Mais cela n'empêchait pas Gilbert Neiman, un autre écrivain et un ami très cher, d'écouter de la musique. La musique de chez nous. Au début, tous ceux qui habitent Anderson Creek entendent des choses. Il y en a qui entendent des symphonies de Beethoven, d'autres des fanfares militaires ou des voix, des gémissements, des cris. Et en particulier ceux qui habitent près du ruisseau, qui est à l'origine de tous ces bruits mystérieux. Gilbert, sa femme et sa fille, occupaient la grande maison qu'avait habitée Varda autrefois. (Varda avait transformé le salon en salle de danse qui aurait fait également une merveilleuse salle de billard.) Mais comme je le disais, Gilbert prétendait avec insistance que la « musique » venait de chez nous, c'est-à-dire d'une bonne centaine de mètres de là. Cela venait surtout la nuit, ce qui l'irritait car il dormait très mal. Il buvait aussi pas mal, mais ceci est une autre histoire. Quand je l'interrogeais sur cette musique, quelle sorte de musique c'était, il me répondait : « C'est ce disque de Varèse. » Je n'ai jamais su s'il voulait parler de Ionisation, Densité 21,5, Octandre ou Intégrales. « Vous savez, me disait-il, c'est celui avec les blocs chinois, clochettes de traîneaux, tambourins, gongs, chaînes et tout le bazar. » Gilbert avait bon goût en musique, adorait Mozart, et dans les moments de calme et de sérénité aimait écouter du Varèse. Partout où ils passaient, et ils habitaient toujours dans les endroits les plus bizarres, il y avait toujours une profusion d'albums de disques. À Bunker Hill (Los Angeles), qui est un coin presque aussi sinistre que Milwaukee, ils n'avaient souvent rien à manger, mais il y avait toujours de la musique. Dans la petite maison verte de Beverley Glen (à deux pas de Hollywood), Gilbert s'enduisait le corps d'huile d'olive et allait se cacher sous des buissons derrière la maison pour prendre un bain de soleil, tandis que le phono déversait à pleine puissance le Gaspard de la nuit, de Chostakovitch, des quatuors de Beethoven, du Vivaldi, du flamenco, Cantor Rosenblatt, etc. Les voisins le priaient souvent de faire un peu moins de bruit. Quand il travaillait à ses livres — dans le garage — la musique jouait toujours. (Il commençait à minuit et ne s'arrêtait qu'à l'aube.)
Le livre qu'il avait écrit à Beverley Glen, intitulé There's a Tyrant in every Country3 fut accepté et publié durant les premiers temps de son séjour à Big Sur. C'était un livre délicieux, bien que les voisins fussent très divisés sur ses mérites. Pour moi, je n'ai jamais lu de meilleur roman sur le Mexique. De toutes façons, Gilbert travaillait maintenant à un second livre, The Underworld. Ce fut durant cette période, alors qu'il s'était mis à travailler le jour au lieu de la nuit, que la musique — la musique fantôme — commença à l'importuner beaucoup. Naturellement, il buvait aussi un peu trop sec. Il commençait à travailler parfaitement sobre et finissait ivre mort. Il y gagnait de terribles gueules de bois qui l'obligeaient parfois à rester couché plusieurs jours de suite. Quand il retrouvait son assiette, il devenait, je ne peux trouver de terme plus adéquat : délicieux.
Quand il n'avait pas bu, Gilbert marchait comme un Indien : silencieux, infatigable, sur la demi-pointe des pieds. Ivre, il avait alors les mouvements désordonnés d'un homme en transes ou d'un somnambule qui longe des précipices, trébuche, vacille, chancelle, mais cependant ne choit jamais. Lorsqu'il était dans cet état, sa conversation suivait la même ligne que ses pieds. Il pénétrait dans son sujet par des voies sinueuses — Leopardi, par exemple, ou les Tantras, ou Paul Valéry — faisant les détours les plus dangereux, sautant d'impossibles barrières, revenant sur ses pas avec une précision infaillible, tombant, se ramassant, mimant lorsque le souffle ou les mots lui manquaient... Il pouvait revenir à l'endroit exact d'où il était parti — au début d'une parenthèse qu'il avait ouverte — une heure, deux heures plus tôt. Revenir, je veux dire, à la phrase qu'il avait laissée en suspens dans l'air, et la terminer. De temps en temps, durant ces envolées, il faisait une pause et, oubliant que nous étions suspendus à ses paroles, se livrait à un temps de méditation. Il avait pris l'habitude, dans le Colorado, de se tenir en état d'alerte pour recevoir des messages. Les messages venaient toujours de « Mamma Kali », comme il l'appelait. Parfois, Mamma Kali lui apparaissait en personne, au moment où il allait prendre une cuillerée de soupe, et aussitôt, il entrait en transes, la cuillère en l'air, et il contemplait la bien-aimée avec adoration.
C'était là le côté grotesque de Gilbert, et ce n'était pas le moins charmant. Un autre côté de sa personnalité était celui de l'éternel étudiant. Il s'était spécialisé dans les langues romanes, et était parfaitement à l'aise dans le français, l'espagnol et l'italien. Ses traductions du français — Valéry, Beaudelaire, Verlaine, Rimbaud, Fernandez — étaient splendides. Il fut le premier à traduire les pièces de Lorca dans ce pays. Avec Noces de sang, il lança la vogue du théâtre de Lorca. Il traduisit aussi Ramon Sender, le plus grand romancier de la génération de Lorca, peut-être. Ce qu'il y avait de remarquable dans les traductions de Gilbert c'était, que non seulement elles révélaient sa profonde connaissance de l'espagnol et du français mais, ce qui est plus important encore, sa parfaite connaissance de l'anglais. Bien qu'à ma connaissance il n'ait jamais publié de traductions de l'italien, l'auteur dont il me parlait le plus fréquemment était Giacomo Leopardi. En fait, il était difficile de dire de qui il parlait avec le plus de ferveur, de Leopardi ou de la Duse. Et il pouvait aussi parler avec une éloquence touchante de Charlie Chaplin et de John Gilbert, en particulier, du rôle de ce dernier dans The Devil and the Flesh.
Je dois noter ici que Gilbert avait commencé sa carrière d'acteur tout jeune, dans le Colorado, je crois. À moins que ce ne soit dans le Kansas. Il détestait le Kansas comme la peste. On ne pouvait pas dire, quand il faisait allusion à cet État, s'il y était né et y avait été élevé dans cette incarnation ou dans une précédente. Chez lui, l'acteur était puissant, et même encore aux temps d'Anderson Creek, l'homme de théâtre perçait sous ses allures. Il fallait le voir, quand il reprenait ses esprits et retrouvait sa voix après une cuite, endosser son plaid à carreaux, se pommader les cheveux, parfumer légèrement sa pochette, faire briller ses chaussures, s'assouplir les muscles et se mettre à marquer des points imaginaires dans la salle de billard imaginaire où il aurait passé une heure imaginaire ou deux avec Paderewski. Ayant retrouvé sa forme, il se lançait alors dans un discours qu'il n'achevait jamais sur les incomparables mérites de Céline, Dostoïevsky ou Wassermann. S'il se sentait d'humeur vitrioligue, il plongeait alors André Gide dans un bain de soufre et d'ammoniaque. Mais je m'écarte de mon sujet...
La musique ! Une nuit, vers deux heures du matin, la porte de notre cabane s'ouvrit violemment et avant de savoir ce qui m'arrivait, je sentis une main me saisir le cou et me le serrer méchamment. Je savais pourtant bien que je ne rêvais pas. Puis une voix, une voix pâteuse que je reconnus instantanément, une voix larmoyante et terrifiée, me cria dans l'oreille :
— Où est ce satané machin ?
— Quel machin ? gargouillai-je en m'efforçant de desserrer l'étau qui me broyait la gorge.
— La radio ! Où est-ce que vous la cachez ?
Là-dessus, il me lâcha et se mit à tout démolir autour de lui. Je bondis de mon lit et essayai de le calmer.
— Vous savez bien que je n'ai pas de radio, lui criai-je. Qu'est-ce qui vous prend ? Quelle mouche vous pique, mon vieux ?
Mais il ne fit pas attention à moi et continua à jeter à terre tout ce qui se trouvait à sa portée, les vases, la vaisselle, les casseroles et à lancer de furieux coups de talon dans les murs. Ne trouvant rien, il finit par s'arrêter, toujours aussi furieux, tout en jurant. Je me dis qu'il était devenu fou.
— Qu'est-ce qu'il y a, Gilbert ? Qu'est-ce qui est arrivé ? lui demandai-je en le tenant par le bras.
— Ce qu'il y a ? glapit-il, et je crois que je pouvais voir ses yeux furibonds lancer des éclairs dans l'obscurité. Ce qu'il y a ? Sortez un peu pour voir !
Et me saisissant le bras, il m'entraîna dehors. Après avoir fait quelques mètres en direction de sa maison, il s'arrêta brusquement et, m'agrippant comme un démon, il me cria :
— Là! Là, vous entendez ?
— Entendre quoi ? dis-je innocemment.
— La musique ! C'est le même air qui n'arrête pas. Il va me rendre fou.
— Cela vient peut-être de chez vous, dis-je, sachant fichtrement bien que cela venait de l'intérieur de sa tête.
— Alors vous savez où c'est, dit Gilbert en m'entraînant vers sa maison et en hâtant le pas. Entre ses dents, il murmura quelque chose où il était question de mes manières « sournoises ».
Quand nous fûmes arrivés devant sa maison, il se mit à genoux et entreprit de flairer, comme un chien, dans les buissons et sous la véranda. Pour ne pas le contrarier, je me mis moi aussi à quatre pattes, pour chercher ce satané machin qui jouait la Cinquième Symphonie de Beethoven. Après avoir fait le tour de la maison et cherché aussi loin que nous pouvions, nous nous étendîmes sur le dos et contemplâmes les étoiles.
— Ça c'est arrêté, dit Gilbert. Vous avez remarqué ?
— Vous êtes fou, dis-je. Ça ne s'arrête jamais.
— Dites-moi franchement, me dit-il, d'un ton conciliant, où est-ce que vous l'avez caché ?
— Je n'ai rien caché du tout, dis-je. C'est là... dans la rivière. Vous n'entendez pas ?
Il se tourna sur le côté, mit la main derrière son oreille, tendu de tout son être.
— Je n'entends absolument rien, dit-il.
— C'est bizarre, dis-je. Écoutez bien ! C'est du Smetana maintenant. Vous savez, celui-là... De ma vie. C'est net, on ne perd pas une note.
Il se tourna de l'autre côté et mit son autre main derrière l'autre oreille. Il resta dans cette position pendant un moment, puis retomba sur le dos, souriant d'un sourire angélique. Puis, il se mit à rire, et me dit :
— Je sais maintenant... je rêvais. Je rêvais que je dirigeais un orchestre...
Je l'interrompis net.
— Mais comment expliquez-vous l'autre fois ?
— Trop bu, dit-il.
— Non, vous n'avez pas trop bu, répliquai-je. Je l'entends aussi bien que vous. Seulement, je sais d'où ça vient.
— Où ? dit Gilbert.
— Je vous l'ai dit... de la rivière.
— Vous voulez dire que quelqu'un l'a caché dans l'eau ?
— Exactement.
Je fis une pause, puis j'ajoutai :
— Vous savez qui c'est ?
— Non, dit-il.
— Dieu !
Il se mit à rire, à rire comme un fou.
— Dieu ! s'esclaffa-t-il. Dieu ! (Et il se mit à rire de plus en plus fort.) Dieu, Dieu, Dieu, Dieu, Dieu ! Ha ! Ha ! Ha ! Elle est bonne, celle-là !
Il se tordait de rire. Je fus obligé de le secouer pour qu'il m'écoutât.
— Gilbert, lui dis-je le plus doucement que je pus, si cela ne vous fait rien, je vais retourner me coucher. Descendez à la rivière et cherchez-le. C'est sous une pierre couverte de mousse à gauche près du pont. Et ne le dites à personne, voulez-vous ?
Je me levai et lui serrai la main.
— Rappelez-vous, lui dis-je. À personne !
Il mit un doigt sur ses lèvres et fit : « Chut ! Chut ! »
Tout ce qui est insolite, dirait-on, prend naissance à Anderson Creek. À cause des « artistes », très probablement. Si une vache errante est tuée et dépecée, on peut être sûr que c'est quelqu'un d'Anderson Creek qui a fait le coup. Si un automobiliste écrase un cerf sur la route, il l'apporte toujours à quelque artiste pauvre d'Anderson Creek, jamais à M. Brown ou à M. Roosevelt. Si une vieille cabane est démolie pendant la nuit et que ses portes et ses fenêtres disparaissent, le responsable ne peut être qu'un gars de la bande d'Anderson Creek. Si un bain de minuit est organisé aux sources sulfureuses — une partie mixte — c'est encore la bande d'Anderson Creek. Tout ce qui est emprunté, perdu, volé ou utilisé à de meilleures fins peut se retrouver à Anderson Creek. Du moins la légende le veut. Comme le faisait un jour remarquer un des indigènes en ma présence : « Ce n'est qu'une bande de morphodiens. »
De même, c'est sur Anderson Creek que la première soucoupe volante fit son apparition à Big Sur. Le gars qui m'a raconté l'histoire m'a dit que c'est arrivé un matin très tôt. La chose ressemblait plutôt à un dirigeable qu'à la variété habituelle du type abat-jour. Elle planait tout près de la côte, parfaitement visible, disparut et revint à deux reprises. Peu après elle apparut deux autres fois, une fois à l'aube, une autre fois au crépuscule, à des gens qui prenaient un bain aux sources sulfureuses. Puis un jour mon ami Walker Winslow vint me réveiller, alors que j'étais plongé dans un profond sommeil, pour observer un curieux phénomène à l'horizon, en direction de la mer. Nous observâmes l'étrange activité de ce qui paraissait être deux étoiles gravitant autour d'un centre invisible pendant une vingtaine de minutes, après quoi la lumière devint trop forte et les étoiles s'évanouirent. Mais le lendemain le phénomène fut confirmé sous l'hypothèse de soucoupes volantes, par la station de radio de la côte. Après cela de nombreux amis, qui ne s'adonnaient ni à l'alcool ni aux stupéfiants, m'affirmèrent avoir vu des soucoupes, des lumières qui suivaient leur voiture et ainsi de suite. Certains étaient, ou avaient été, très sceptiques quant à « ces histoires de soucoupes ». L'un des récits les plus frappants fut donné par Eric Barker, qui habitait alors le ranch Hunt près de Little Sur. En plein jour, vers quatre heures de l'après-midi, il vit passer au-dessus de sa tête six petits disques qui volaient vite, mais pas à une vitesse fantastique. Ils se dirigeaient vers la mer. Eric jurait que ce n'étaient ni des busards, ni des ballons, ni des météorites. En outre, Eric n'est absolument pas le genre d'homme à « avoir des visions ». Quelques semaines plus tard, une visiteuse de Carmel fut témoin d'un phénomène semblable. Elle fut si ébranlée par ce spectacle qu'elle faillit presque en devenir folle. Tom Sawyer et Dorothy Weston déclarèrent avoir vu des lumières danser devant leur voiture une nuit qu'ils rentraient chez eux à Monterey. Le phénomène dura plus de cinq minutes, et se renouvela plus tard. Ephraim Doner, qui a les deux pieds tout ce qu'il y a de plus sur terre, fut escorté sur plus de huit kilomètres par les mystérieuses lumières colorées, un soir après nous avoir quittés. Sa femme et sa fille étaient avec lui et corroborèrent ses dires.
Il se passe donc d'étranges choses à Anderson Creek. Mais il s'en passe d'étranges ailleurs aussi.
C'est aussi à Anderson Creek que Gerhardt Muench travaillait — sur un vieux piano droit qu'Emil White avait emprunté. De temps en temps Gerhardt nous donnait un concert, sur ce clavecin « mal tempéré ». Des automobilistes s'arrêtaient parfois devant la cabane d'Emil pour écouter Gerhardt. Lorsqu'il était complètement fauché et découragé et commençait à nourrir des projets de suicide, je lui conseillais (sérieusement) de transporter son piano au bord de la route et de montrer ce qu'il savait faire. Je me disais que s'il le faisait assez souvent, il se trouverait bien un jour un impresario de passage pour lui proposer une tournée de concerts. (Gerhardt est connu dans toute l'Europe pour ses concerts de piano.) Mais il ne voulut jamais prendre cette idée au sérieux. Évidemment cela aurait été vulgaire et quelque peu exhibitionniste, mais les Américains adorent ça. Quelle publicité cela lui aurait fait si un entrepreneur de spectacles l'avait découvert au bord de la route en train d'exécuter dix sonates de Scriabine à la file !
Mais ce que je veux dire à propos d'Anderson Creek — sans parler de la maison que Jack a construite, avec douche et cabinets, pour moins de trois cents dollars — est ceci... Il n'y a pas que des écrivains et des artistes qui habitent ici, mais encore des joueurs de ping-pong et d'échecs. (C'est à Anderson Creek, permettez-moi de le dire, que j'ai redécouvert ce curieux livre d'un Chinois sur l'analogie entre la stratégie utilisée par les Japonais lors de la bataille de Port-Arthur et le jeu d'échecs chinois. Un livre très curieux, peut-être pas aussi singulier que le I Ching ou Livre des mutations dont Keyserling dit que c'est le livre le plus extraordinaire qui ait jamais été écrit, mais qui mérite cependant un coup d'œil.) D'abord, je dois dire que je joue aux échecs depuis l'âge de huit ans. Je dois immédiatement ajouter que ma technique ne s'est guère améliorée durant ces cinquante-cinq dernières années. Périodiquement, mon intérêt pour ce jeu se rallume, parfois après une conversation avec un spécialiste comme Ephraïm Doner, ou au contact de Norman Mini lorsqu'il parle de stratégie militaire. La dernière fois que cela m'est arrivé, ce fut à la suite d'une conversation avec Charley Levitsky — à propos d'Anderson Creek.
Charley est un de ces aimables personnages, souple et courtois, qui savent jouer à n'importe quel jeu, qui ne jouent pas pour gagner mais pour le plaisir de jouer. Charley peut jouer à tout ce que vous voulez... et vous battre à tous les coups. Non pas qu'il s'acharne à gagner, non, simplement il ne peut pas s'empêcher de gagner. Après avoir fait quelques parties avec lui je lui suggérai un jour que ce serait certainement plus intéressant s'il me rendait une reine.
— Une reine et tout ce que vous voudrez encore, me dit-il simplement.
Naturellement il gagna les doigts dans le nez, et cela ne prit pas longtemps. L'expérience ne tarda pas à me décourager. Le lendemain, comme je racontais la chose à mon ami Perlès, qui séjournait alors parmi nous, je faillis tomber à la renverse quand il me dit :
— Peuh, une reine et une tour, ce n'est rien ! Je vous rends tous mes pions, et je vous battrai encore.
Et il fit comme il dit ! Trois fois de suite. Pensant qu'il y avait peut-être un avantage caché à faire cette sorte de sacrifice, je lui dis :
— La prochaine partie, je vous rendrai tous mes pions.
Je fus mat en dix coups.
La morale de cette histoire : « Ne faites pas le malin quand vous vous sentez merdeux ! »
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1. If a Man be Mad, par Harold Maine (pseudonyme), Doubleday & Co., New York, 1947.
2. Depuis que ces lignes ont été écrites, il a été renvoyé. Pour incompétence.
3. Publié par Harcourt, Bruce & Co., New York, 1947.