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Et maintenant, je vais vous chanter un petit air différent... Je vais vous parler d'un personnage, nommé George Leite, qui a habité Anderson Creek. Ça vaut la peine d'écouter parce que ce n'est pas tous les jours qu'on rencontre un type comme George Leite.
Je suis obligé de marcher comme un crabe pour l'aborder parce qu'il est difficile à étiqueter. Même avant d'arriver à Big Sur — il n'avait alors que vingt-deux ou vingt-trois ans — il avait déjà tâté d'un peu tout. Il avait été groom, barman, marin, pêcheur, blanchisseur, plongeur, grouillot, employé, agent d'assurances, chauffeur de taxi, factotum, représentant en vins et spiritueux, poète et mendiant. La poésie et la science étaient ses deux passions. En tant que poète, il descendait en droite ligne d'Isidore Ducasse. En tant que causeur, il était Vasco de Gama, circumnavigateur de tout ce qui est exprimable et d'une bonne partie de ce qui ne l'est pas. Il pouvait parler plus vite, plus longtemps et plus fort que n'importe quel homme de son âge ou même du double de son âge. Il ne parlait jamais de choses futiles ou charmantes, mais uniquement de théories, d'événements ou d'éventualités propres à ébranler le monde. Il considérait la science comme une autre forme de la poésie. Pas la science avec un S majuscule, la science tout court. Celle qui commence par une petite équation innocente tracée à la craie sur un tableau noir et qui aboutit à Hiroshima ou au hara-kiri. Parfois, il faisait penser à Hilaire Belloc, pas l'adorable Hilaire que nous connaissons, mais son père Anacoluthe. Le style de Belloc faisant l'éloge de son propre livre, par exemple : « Voici les Auxiliaires Aposiopésiens, et le Dithyrambe qui tua la Ponctuation en combat singulier ; Parenthèse, le géant et le champion de l'armée, et Anacoluthe qui n'a jamais appris à lire ou à écrire mais qui est très expert dans le maniement de l'épée. » George faisait cela mieux, beaucoup mieux, en utilisant uniquement l'abracadabra scientifique. Il ne savait jamais où s'arrêter ; il s'embourbait toujours dans les fondrières et les marécages de la métaphysique, la religion, la mythologie et finissait par tout réduire à du pipi de cheval. Je ne me souviens plus s'il avait passé tous ses examens de théologie avant ou après Anderson Creek. Il s'était spécialisé dans — c'est-à-dire qu'il s'était colleté avec, avait vaincu et mis hors de combat — des disciplines aussi diverses que la physique, la chimie, la médecine, la zoologie, la biologie, la biochimie, la bio-physique, les mathématiques, les mathématiques supérieures et la mécanique supracéleste. Les étoiles, aussi bien que les molécules, les atomiseurs et les micro-organismes n'avaient plus aucun secret pour lui. C'est-à-dire qu'il pouvait se retourner comme un gant, arborer une camisole de force sans se fendre d'un sourire, ou percer un coffre-fort pour faucher une noix muscade. Il pouvait aussi vous crocheter une serrure en un rien de temps.
Si je veux imaginer quelqu'un qui soit exactement à l'opposé d'Henry David Thoreau (pour prendre la première figure bizarre venue), je ne peux pas mieux trouver que George Leite. Thoreau n'était peut-être pas facile à saisir, mais George était comme du vif-argent. Vous pouvez prendre une hache pour abattre un gros chêne, mais que pouvez-vous faire avec une chose qui vous glisse entre les doigts ?
Supposons que vous parliez d'armes à feu. Quand vous aviez fini — à supposer qu'il vous ait laissé finir ! — George embrayait « électroniquement ». Il pouvait vous parler de fusils dont on venait à peine de commencer les essais à Fort Ord et autres havres de paix. Des joujoux qui, d'une seule pression du petit doigt sur la gâchette, vous envoient soixante-deux bandes chargeurs à la file, en plein dans les tripes, et qui ne vous laissent pas seulement mort pour de bon sur le terrain, mais si criblé de balles que le meilleur croque-mort d'Hollywood refuserait de tenter quoi que ce soit pour vous rendre une apparence humaine. George avait une prédilection pour les détails sanglants ayant quelque rapport avec la science et les inventions. Il avait cette passion, innée chez les Américains, pour les petites inventions du genre chaise électrique, quelque chose qui vous grille en deux temps trois mouvements et laisse une odeur de poil roussi et de corne brûlée. Il adorait les lieux d'exécutions, les chambres de tortures et les laboratoires murés, surtout les laboratoires avec des millions de dollars derrière, où des chimistes exaltés, des biologues à l'âme noble, des médecins pleins d'abnégation, indifférents aux microbes et aux maladies, se dévouent au service de « l'humanité », torturent, dissèquent (ils appellent cela « expérimenter ») de pauvres créatures sans défense tels que rats, cobayes, chimpanzés et même des condamnés cherchant le moyen d'échapper à la peine de mort. George trouvait cela merveilleux, non seulement à cause des tortures que cela comportait, mais en raison des libertés que cela vous laissait. La liberté d'être un assassin. Il ne donnait pas un pet de toute l'humanité, de la panacée des drogues miracles ou des merveilles de la lobotomie. « Le monde n'est qu'un ramassis de cons », vous disait-il sur le ton de la confidence ou d'une voix claironnante dans un restaurant chic. Personne ne lui a jamais cogné sur le citron. Les gens étaient trop éberlués pour tout saisir d'un coup. Il avait le pied agile, le gars George et, quand il lançait une fusillade — quelque chose de soigné — en plein dans la poire d'un gros plein de soupe de politicien ou d'un gardien de la loi, il pouvait toujours le battre jusqu'au plus proche taxi. Mais ce qu'il préférait par-dessus tout, c'était manier de la dynamite sans précautions. S'il apprenait qu'un copain manipulait une caisse de « thé » par exemple, il courait comme un fou à la poste pour la faire peser et marquer « Fragile ».
Sa fille avait deux ou trois ans quand lui et sa femme Nancy décidèrent de faire retour à la Nature. Ils n'avaient pas un sou vaillant, et le mobilier qui restait dans la cabane où ils s'installèrent était inutilisable. Mais ce n'était pas ça qui pouvait faire reculer George. Rien ne pouvait le faire reculer. Il avait un cerveau, pas vrai, et un quotient d'intelligence qui attestaient qu'il possédait génie ou folie. En outre, il était sans peur et sans scrupules. La morale, c'était bon pour les esclaves et les corniauds. George n'était ni moral ni immoral, la faculté était atrophiée, voilà tout. Cette particularité, une de ses faiblesses mineures, lui donnait un certain charme. Sous ses airs de bravache, un garçon très timide et sensible, une fille pudique qui vous aurait enfoncé ses ongles dans les yeux si vous aviez tenté de la violer. Mais s'il faisait du mal à quelqu'un, le plus souvent sans le vouloir, il était le premier à appliquer le baume nécessaire. Au fond, il était tendre et affectueux comme un lionceau. Il ne trichait jamais aux cartes, mais après, il était très capable de vous faire les poches. Et pour l'excellente raison qu'il avait une femme à faire vivre, une très bonne épouse et une fille très belle, une vraie naïade.
Nancy, une épouse comme on en trouve peu, était absolument béate d'admiration devant George. Elle n'avait d'yeux que pour lui. Quant à George, il aurait fait n'importe quoi pour sa femme bien-aimée. Il représentait tout pour elle. Et il n'était pas simplement un mari, mais un amant, un hors-la-loi, un tuteur, un père, un imitateur désopilant — et la preuve vivante et quotidienne qu'un homme peut vivre simultanément sur sept plans différents.
De temps en temps, il se déchaînait. Pourquoi pas ? Il pouvait lire dans les gens comme dans un livre pour ainsi dire et, bien qu'il eût la désagréable habitude de définir un homme d'un seul mot (un couillon, un salaud, etc.) on ne pouvait nier que le plus souvent, il touchait juste. Comme imitateur, il était impayable. Et il pouvait même s'imiter lui-même. (Essayez donc !) Quand les choses allaient mal, quand il était près de sombrer dans le désespoir, il s'en prenait à n'importe qui. Il était capable d'aborder un type qu'il ne connaissait ni d'Ève ni d'Adam et de lui demander froidement mille dollars — toujours dans un but extrêmement louable, de cela on pouvait être sûr — s'il était en forme. C'est-à-dire s'il était désespéré, ou au bord du désespoir. S'il essuyait un refus, il s'adressait des reproches... il aurait dû mieux jauger son homme. Comme un gangster qui s'en veut d'avoir utilisé un fusil de chasse au lieu d'un poignard.
Je n'oublierai jamais comme il était énervé après avoir échoué dans sa tentative pour faire casquer Lathrop Brown, le millionnaire de notre communauté. « Mister » Brown, comme nous l'appelions entre nous, habitait au pied d'une falaise. De la route, il vous fallait prendre un ascenseur pour accéder aux appartements proprement dits. Du moins, les privilégiés. En haut il y avait un téléphone, pour savoir si Mr. ou Mrs. Brown étaient visibles. George ne voulait pas utiliser le téléphone, naturellement. (Il espérait empocher mille, peut-être même cinq mille dollars, qui lui permettraient de lancer sa revue.) Bien qu'il n'eût pas la langue dans sa poche, il avait assez de psychologie pour comprendre que, dans une affaire de ce genre, le téléphone ne le mènerait à rien. Avant de décrocher le récepteur, il examina les lieux pour voir s'il n'y avait pas une serrure qu'il pourrait crocheter ou une barrière qu'il pourrait sauter. Mais les Brown étaient aussi bien gardés dans leur falaise que nos réserves d'or dans les caves du Kentucky.
Il sonna. Au moment où il entendit la voix glacée de Mr. Brown, il changea de tactique. Il demanda à parler à Mrs. Brown. Connaissait-il George de nom — naturellement, la première chose qu'il avait demandé, c'était : « Qui est au bout du fil » — je ne saurais le dire. Mais je ne serais pas surpris que Mr. Brown ait tenu registre de tous les nouveaux arrivants, comme il aurait fait de serfs et de vassaux. Quoi qu'il en soit, flairant le coup fourré, Mr. Brown s'excusa poliment comme à l'accoutumée. Mrs. Brown était soit « indisposée » soit momentanément absente. Mais peut-être pourrait-il, lui, Mr. Brown, lui transmettre le message urgent ?
Comme le dit George, le ton de voix de Mr. Brown laissait clairement entendre que seul un message urgent pouvait justifier qu'on les dérangeât. Sa voix fit sur George l'effet d'un ciseau qu'on lui aurait enfoncé à froid dans la moelle épinière. L'affaire était fichue et George le savait. Mais il devait jouer le jeu jusqu'au bout. Alors, il se mit à bégayer et à bafouiller et il se lança dans des explications de plus en plus embrouillées. (Ce qu'il avait oublié, c'était que Mr. Brown avait fait de la politique à une époque. Et, pour ce qui était de tourner autour du pot, Mr. Brown en connaissait un bout.)
Je ne me rappelle plus si George réussit à lui dire ce qu'il attendait de lui pour lancer sa revue. Mais il dut très vite y renoncer quand il comprit que Mr. Brown ne s'intéressait pas du tout à une telle aventure.
Il en fit une maladie. Et il ne pouvait pas s'empêcher de rire en même temps. (Personne ne sut jamais comment Mr. Brown prit la chose.) Ce qui faisait enrager George plus que tout le reste, c'était de n'avoir pas pu franchir la barrière. « J'avais l'impression qu'il me tenait à distance, comme un petit poisson au bout de sa ligne ! » déclarait-il, d'un air dégoûté. Et il ajouta quelques remarques que je ne puis reproduire, bien que la tentation soit grande. À la fin, il décida d'écrire une longue lettre à Mr. Brown — ou mieux encore, à Mrs. Brown ! Le ton de la lettre serait suave, mielleux, diplomatique — « presque humble et tout en courbettes ». « Je lui lécherais le cul, ajoutait-il, si j'étais sûr que ça le fasse cracher. »
Circle — tel était le nom de la revue — avait d'abord circulé dans le secteur de la baie sous forme de pages ronéotypées. À Anderson Creek, elle devint une revue imprimée. L'idée de George, c'était d'en faire une revue courageuse, publiant des auteurs jeunes et inconnus, des écrivains de choc qui n'auraient eu aucune chance auprès des autres revues existantes. Quelque chose qui aurait éclaté comme une bombe dans ce pays de ramollis où la bombe atomique avait été conçue. Quiconque a vu Berkeley comprendra que Circle n'avait pas la moindre chance de survivre. Même Alexander Berkman n'aurait pu tirer Berkeley des miasmes d'humide respectabilité qui l'entourent. (Et dans quel autre pays pouvez-vous souhaiter trouver une police mieux organisée ?)
Entre-temps, comme il leur fallait bien manger à l'occasion, George partait souvent dans les bois, tirait sur tout ce qui pouvait être comestible (« y compris des serpents noirs, qui n'étaient pas si mauvais que ça, disait-il, mais qui n'avaient pas beaucoup de viande »), pêchait à la ligne ou à la nasse, ramassait des palourdes, attrapait des sardines et des pélicans à moitié morts, cueillait des pissenlits, des tétragones, des cardes et tout ce qu'il pouvait trouver dans les potagers des voisins, guettait les biches qui s'étaient fait écraser ou qui allaient se faire écraser, et avec un poulet par-ci, un lapin par-là, une perdrix à droite, une caille à gauche, de temps en temps un serpent à sonnettes, et une boîte de lait en poudre pour les gosses, il arrivait à pourvoir aux besoins de sa famille. Comme je l'ai déjà dit, il était plein de ressources, l'esprit toujours en éveil, et il ne craignait personne, sauf quand il avait le dos tourné. Il était bien armé pour mener une vie libre et naturelle. Et de plus, il possédait un véritable musée d'objets dont nul honnête homme n'aurait voulu se trouver en possession, vestiges d'une époque plus aventureuse et qu'il n'exhibait que lorsqu'il avait pris une tasse de thé et se sentait d'humeur folâtre. Entre autres babioles, il avait des coups-de-poing américains, des couteaux à cran d'arrêt et des dés pipés. Il avait tâté de la taule, savait manier une matraque en caoutchouc, et pouvait parler l'argot des prisons comme sa langue maternelle. Il avait dû rouler pas mal sa bosse quand il était jeune ! (Mais c'était avant l'époque de ces vieillards de douze ans, désaxés par les comics, les westerns, et toute une littérature de meurtre et de monstres.)
Il avait un machin qu'il aimait exhiber aux moments les plus inattendus : sa clarinette. Ou était-ce une flûte ? Enfin, ce n'était pas un sucre d'orge, mais un truc dans lequel on souffle. Et, ma foi, il n'en jouait pas si mal. Il tenait plus de son père comme flûtiste que comme aventurier. Je l'avais entendu chanter les louanges de son père bien avant d'avoir eu le privilège de le rencontrer. Le père était un Portugais cent pour cent, fin lettré jusqu'au bout des ongles, et d'un tempérament aussi différent de George que le miel peut l'être du feu. Mais George respectait et aimait son père. Il avait toutes les bonnes raisons pour cela. Et il me déclara souvent que je lui ressemblais physiquement et moralement. Ce qui explique peut-être que nous nous entendions si bien. George n'aurait pas été plus tendre et plus plein de sollicitude s'il avait été mon propre fils. Il cherchait toujours à me rendre service, et à me faire des cadeaux qui dépassaient largement ses moyens. C'était presque embarrassant parfois, cet enthousiasme et cette vénération.
Il avait des allures royales, même si elles se teintaient d'un peu de mégalomanie. S'il adorait prendre (généralement ce qui était défendu), il aimait encore plus donner. Souvent, il donnait ce qu'il avait pris — ou « emprunté ». Ce qui conférait au cadeau une valeur encore plus précieuse. Un jour, il annonça qu'il voulait publier le livre d'Albert Cossery : Les Hommes oubliés de Dieu. (Cossery était un Égyptien qui vivait, ou plutôt mourait de faim, à Paris.) George voulait faire à Cossery, le pauvre hère, une avance sur les droits de mille exemplaires que lui, George, publierait et peut-être — il oublia d'ajouter le mot — vendrait. Comment y parviendrait-il ? George devait déjà de l'argent à trois éditeurs pour la publication de sa petite revue, Circle. C'est alors qu'il eut une idée de génie. N'avais-je pas de l'argent bloqué à Paris ? Oui, c'était on ne peut plus vrai. Bon, alors pourquoi ne pas donner des francs à ce pauvre Cossery, qui me reviendraient sous forme de dollars quand le livre se vendrait ? Cela avait un air parfaitement honnête, logique, plausible et faisable. Et comme c'était moi qui avais lancé Cossery, je ne pouvais vraiment pas dire non. Je dis donc : « D'accord, en avant ! » Et George fonça, à toute vapeur. Naturellement le livre ne sortit pas dans les délais prévus, mais avec neuf bons mois de retard, par la faute de « ce salaud d'imprimeur » qui voulait être payé comptant. Et George avait déjà dépensé l'argent dans d'autres entreprises. Mais Cossery toucha son dû et il en fut très reconnaissant ; au moins cette partie de la transaction s'était effectuée sans difficulté. Quant à moi, je l'ai eu dans l'os. Pas de quoi pleurer, je le dis tout de suite. George m'avait collé toute l'édition sur le dos pour pouvoir rembourser l'imprimeur. Qu'allais-je faire de tous ces livres ? J'ai confié presque tout le lot à Mr. Bartell, ce cher bon libraire de Monterey. Le produit de ses ventes a été consigné dans un registre que j'ouvre rarement parce que c'est le genre de lectures qui n'est pas fait pour vous remonter le moral.
Mais je n'en ai que plus d'affection pour George d'avoir voulu faire quelque chose pour Albert Cossery, même si c'est moi qui en ai largement fait les frais. Et j'éprouve les mêmes sentiments pour Maurice, mon jeune éditeur parisien. Ce sont tous les deux des hommes de valeur, de chics types, profondément sincères et qui feront probablement leur chemin dans la vie. Il y en a peu parmi nous qui soient capables de jouer à la Bourse et de s'en tirer. Et pour un gars comme George qui ne connaît pas un traître mot aux affaires, c'est merveille que de le voir s'y lancer avec ses gros sabots. Quand je lui suggérai l'idée d'envoyer à Cossery les invendus qu'il pourrait colporter lui-même à la terrasse des cafés, il me rétorqua :
« Ce pauvre bougre ? Vendre ses livres à la sauvette ? Vous êtes fou ? Il pourrait plus facilement vendre son cul à Saint-Germain-des-Prés que Les Hommes oubliés de Dieu. »
Et sur ce point, il n'avait que trop raison, hélas !
Dans son livre sur saint François d'Assise, Chesterton écrit : « C'est le plus élevé et le plus sacré des paradoxes, que l'homme qui sait qu'il ne peut pas payer sa dette doive la payer éternellement. Il rendra éternellement ce qu'il ne peut pas rendre et que personne ne peut raisonnablement s'attendre à lui voir rendre. Sans cesse, il jettera des choses dans le puits sans fond d'une insondable gratitude1... »
Ces mots résument à merveille le don-quichottisme de George Leite que seuls ses amis intimes peuvent comprendre. George se serait moqué de quiconque aurait insinué qu'il devait quoi que ce fût à qui que ce fût. À l'exception de Nancy, bien entendu. Toutes les fois qu'il parlait de sa femme, il laissait clairement entendre qu'il lui devait absolument tout. Ce qui n'était pas tout à fait exact, encore qu'on n'eût pu trouver femme plus tolérante, plus indulgente, plus compréhensive, plus loyale et dévouée qu'elle. George mettait toute sa dette en bloc au crédit de Nancy, pour plus de commodité. Et aussi, je crois bien, parce qu'il devait se sentir un tantinet coupable.
Le plus grand cadeau qu'il pût faire à quelqu'un était le don de sa personne. Il fallait voir cela, c'était quelque chose ! Un vrai rajah, ou un maharajah, distribuant des rubis. Et quand il entreprenait quelque chose, il s'y lançait corps et âme. C'est ainsi que, aussi incroyable que cela paraisse, il put s'adonner à diverses études qui eussent demandé à n'importe qui deux ou trois fois plus de temps. Il tenait tous les maîtres en superbe mépris et apprenait tout seul, par le chemin le plus court, le plus direct. Quand il alla habiter Oakland, il s'aménagea un laboratoire absolument unique dans le sous-sol de la grande maison qu'il avait louée. Il s'inscrivit également à l'Université, mais juste pour obtenir un diplôme ou deux qui pouvaient lui être utiles. Mais il n'attachait aucune importance à l'enseignement que l'on pouvait y donner. Et il ne respectait personne, à moins que la personne ne forçât son respect par des allures de monarque.
En réalité, George apprenait plus au contact des clochards, gangsters, voyous et épaves de toutes sortes qu'il s'arrangeait toujours pour dénicher. Il avait le flair de trouver ce dont il avait besoin, au moment voulu, aux sources les plus inattendues. Et alors, quelle que fût la victime, George la suçait jusqu'au trognon.
Nul être ne peut absorber une telle quantité d'expériences sans la digérer et la vomir d'une manière ou d'une autre. Jusque-là, George s'est contenté de prendre le meilleur. Il a écrit plusieurs livres, de la main gauche pour ainsi dire. L'un de ceux-ci, un best-seller, a été publié dans une édition à bon marché et traduit en plusieurs langues. Comment il écrivit ce livre-là, un roman, c'est déjà toute une histoire. (Il fut écrit, je dois ajouter, avec l'aide d'un collaborateur.) Il l'écrivit pour prouver — à qui ? à lui-même ? — qu'il pouvait mener à bien tout ce qu'il entreprenait. Il aurait pu tout aussi bien écrire une monographie sur la vie sexuelle des poux... ou sur l'évidence psychosomatique de la présence du cancer chez l'ascète mordu par les puces.
C'était un lecteur vorace. Il dévorait les ouvrages les plus ardus sur les sujets les plus divers avec l'avidité d'un G. I. avalant des pages de Comics ou des romans policiers bon marché. S'il parlait de William Blake, à sa manière si peu orthodoxe, vous pouviez être sûr qu'il avait lu Blake. S'il démolissait Toynbee, vous pouviez être certain que pas une seule ligne de Toynbee ne lui avait échappé. Il jonglait avec les théories, les idées et les doctrines comme il eût fait de balles de caoutchouc, comme si ce n'étaient pas des choses dont les hommes vivent ou pour lesquelles, ils sont prêts à se faire tuer. Quand il se livrait à quelque recherche scientifique c'était plus pour réaliser un nouvel exploit que pour établir la vérité ou la validité de quoi que ce fût. Il pouvait très bien vous déclarer que la Nature était soumise aux lois les plus rigides et, lorsqu'il vous démontrait cette vérité, vous faire apparaître le Créateur sous les traits d'un fou sanguinaire. Il gaspillait autant de temps et d'énergie à disputer avec un théologien qu'avec l'homme de science le plus sceptique. Je dis « gaspillait » car George vous avouait franchement ensuite qu'il les tenait tous les deux pour des songe-creux. « Tout est poésie ! s'exclamait-il. Rien que poésie ! Cet imbécile — parlant de quelque pontife — s'imagine qu'il a découvert la vérité. Quel con ! »
Dès qu'il lançait un projet, si bizarre ou invraisemblable fût-il, il devenait sérieux comme un pape. Maintenant c'était Monsieur Leite qui parlait. Oui Monsieur ! « C'est ça ! » beuglait-il. Et il aurait remué ciel et terre pour vous convaincre que sans « ça » (ça pouvant être une nouvelle usine de cacahuètes) le monde s'arrêterait de tourner. Naturellement c'était toujours George qui s'arrêtait, ou pour sauver la face, le projet. Non que George n'eût fait tout ce qu'il pouvait, mais parce que le monde est comme ça, parce que le monde refuse ce dont il a besoin. Ou du moins ce dont George estimait qu'il avait besoin.
Juste au moment où Circle était en plein essor, au moment où les abonnements commençaient à affluer des points les plus éloignés du globe, George décida que Berkeley avait besoin d'une librairie et d'une galerie d'art. Il prit un magasin, l'aménagea de fond en comble, lui donna un nom biscornu — en l'honneur de son petit garçon — et entreprit une vigoureuse campagne pour que Berkeley se mît enfin à lire. Il y avait déjà une douzaine de librairies dans la ville, mais elles ne pouvaient soutenir la comparaison, du moins dans l'esprit de George, puisqu'il était décidé à faire lire aux gens ce que lui, George Leite, leur conseillerait de lire. Il faut toutefois lui rendre cette justice qu'il réussit à faire une bosse dans l'armure des préjugés et du confort intellectuels. Il déballa le plus étrange assortiment de littérature que Berkeley ait jamais vu — et ne reverra peut-être jamais. Et ce qu'il y a d'encore plus remarquable, c'est qu'il n'eut jamais maille à partir avec les autorités. On pouvait entrer dans la boutique de George et demander Les cent vingt Jours de Sodome ou l'édition complète de A Man's Life et, si on ne trouvait pas toujours ce qu'on demandait, on pouvait au moins repartir sans qu'il vous eût vanté les mérites de quelque navet commercial.
De temps en temps, il vendait une toile. Tous ses amis peintres eurent leurs expositions — aux frais de George. Lorsque pas une seule toile ne s'était vendue, George en achetait. Je me demande pourquoi il n'a rien exposé lui-même ; probablement parce qu'il n'avait pas le temps de torcher une douzaine de toiles en une nuit. Et puis, George était en exposition permanente. Si vous n'aviez pas envie d'acheter vous pouviez toujours engager la conversation avec lui. Il était toujours prêt à parler de tout ce que vous vouliez. Et si vous n'y preniez garde, il finissait par vous proposer de vous associer avec lui. Les affaires marchaient bien. Naturellement. Mais avant un mois, George en avait déjà assez. Et il projetait d'ouvrir des succursales à Hong-Kong, Singapour, Rangoon, Nauplie, Pretoria, Pago-Pago... mais les librairies ne fleurissent pas aussi vite que les idées.
Bref, et pour en finir avec cette triste histoire, George fit de si bonnes affaires que même un Bureau des Recherches économiques n'aurait pu atteindre le fond des dettes qu'il avait accumulées. Lorsque George ruine une affaire, elle ne s'en relève pas.
Après cela, à part une ou deux visites en coup de vent que je lui rendis dans la maison délabrée où il s'était installé, je n'entendis plus guère parler de George. La vie suivait son cours, les enfants grandissaient, le garçon était un génie (et c'en est un !) et ainsi de suite. Il s'intéressait modérément à l'égyptologie et préparait ses examens de biologie, de zoologie, d'astrophysique et de sidéro-sclérotique. Pour faire bouillir la marmite, il essayait de placer des éditions de l'Encyclopédie britannique, à ses moments perdus. Une heure ou deux par jour : tout ce qu'il fallait c'était qu'il en vendît une demi-douzaine. Qu'est-ce que c'est que ça ! En fait, ça le faisait suer de tirer les sonnettes et de faire le baratin. À la fin, il prenait l'annuaire du téléphone, choisissait un nom au hasard ou prenait tous les noms commençant par U et amolissait si habilement les clients avec son chorus téléphonique à la Armstrong que lorsqu'ils raccrochaient, il n'avait plus qu'à s'amener, tirer la sonnette, entrer, les regarder dans les yeux et dire : « SIGNEZ ICI » Et ils signaient ! Parfois, il y avait un choc en retour. Il arrivait que « les heureux acheteurs » téléphonent à l'agence pour tenter d'annuler leur commande, disant que « cette terrible personne » qui était venue les voir la veille les avait « hypnotisés » pour leur faire acheter les bouquins. Ce qui n'empêcha pas George de gagner une jolie coupe en or au titre de meilleur représentant de tout le district. Sans parler d'un peu d'argent de poche, bien entendu2.
(Quand je pense aux jours, aux semaines, aux mois que j'ai passés à aller de porte en porte, de ville en ville, sans vendre un seul exemplaire de cette foutue Encyclopédie britannique, alors je sais, sans l'ombre d'un doute, qu'en cette matière, du moins, George Leite a du génie.)
Et puis, il n'y a pas très longtemps, je reçus une lettre de George, me donnant pour adresse une de ces institutions dont la raison d'être est de soigner l'esprit aussi bien que le corps et l'âme. Et je compris qu'il n'avait fait de mal à personne, mais seulement à lui-même. Il m'expliquait en détail ce qui était arrivé et ce qui l'avait amené là. C'était un récit simple, net, sans détour et qui m'émut profondément. Et qui était si peu dans la manière du George que la plupart d'entre nous connaissaient.
J'étais habitué à sa façon de s'exprimer directe et sincère, mais sa lucidité me stupéfia. Il était tombé, oui, et beaucoup plus bas qu'il n'était jamais tombé, mais, comme un alpiniste qui, en plein jour, choit brusquement au fond d'une étroite crevasse, il pouvait apercevoir la lueur des étoiles. Il ne s'apitoyait pas sur son sort, ne lançait pas de violentes invectives contre ceux qui l'avaient mis là, et n'éprouvait ni sentiment de culpabilité ni remords. (Il reconnaissait que c'était dur pour Nancy et les enfants.) Il exposait son cas avec la même douceur et le même doigté qu'un jardinier piochant la terre autour d'une jeune pousse. Il n'éprouvait aucune angoisse, aucune peur.
Quant à l'époque d'Anderson Creek, à laquelle il faisait allusion en des termes très sensibles et intelligents, elle se détachait comme une île de lumière sur le fatras de sa vie. (Je ne peux oublier que c'est de George que nous avons hérité la cabane d'Anderson Creek. Et je le revois tel qu'il était, bouillant d'enthousiasme, brûlant de conquérir le monde, sérieux et insouciant, un casse-cou qui fonctionnait comme une dynamo, un flibustier qui vivait comme un sauvage et comme un poète et qui se comportait comme s'il avait un royaume derrière lui.)
« Quelle que soit la chose que tu entreprennes, applique toute ton énergie à la mener à bien ! » George avait toujours appliqué cette maxime à la lettre. Comment en était-il arrivé là, entre quatre murs ? De quoi manquait-il donc ? De jugement ? De discernement ? Certes, il n'avait jamais su distinguer l'œuvre de Dieu de celle du Diable. Il était allé jusqu'au bout du chemin, cela était certain. Et là, le mur avait disparu. Oui, le véritable George Leite était libre maintenant. Qu'est-ce que cela faisait si son corps était prisonnier ? « Le mal n'est pas le crime mais la punition ; ce n'est pas la bassesse de l'homme, mais l'inhumanité de l'homme envers l'homme ; ce n'est pas le pécheur, mais le mépris où nous le tenons ; ce ne sont pas nos souffrances mais la façon que nous avons de nous apitoyer sur nous-mêmes, tout ce qui vient s'interposer par la pensée ou l'émotion entre la main et l'œuvre3. »
Dès que je reçus la lettre de George qui, je le répète, me bouleversa, je lui écrivis que je ne me faisais pas de soucis pour lui, que j'étais sûr que l'expérience qu'il était en train de vivre serait encore plus fructueuse que toutes les autres réunies. Quant au fait d'être enfermé entre quatre murs, je lui rappelai qu'il possédait toute la science et les ressources d'un Houdini.
Sa seconde lettre, que je reçus une dizaine de jours plus tard, m'apprit qu'il était de nouveau un homme libre. « Libre de s'égarer, libre de pécher de nouveau », disait-il. Et je me mis à penser à quel point il est stupide de croire que, sous prétexte qu'un homme a reçu telle ou telle éducation, a vécu dans tel ou tel milieu, a eu tels ou tels parents, a été guidé par telle ou telle doctrine, il échappera aux folies et aux pièges qui nous guettent sans cesse. Il me semblait plus vrai que jamais que, en tant que créatures uniques, chacun détenteur de sa propre loi, nous créons la situation qui nous cause du chagrin et de la peine car il est de la nature de l'âme de chercher sa propre méthode d'initiation dans sa lutte pour la réalisation et la libération. Nous ne pouvons être que ce que nous sommes, à tous les instants de notre route.
Il est indubitablement vrai, profondément vrai, que nous ne devons rien à personne. D'une façon ou d'une autre, la vie nous offre tout, tout ce dont nous avons besoin, tout ce que nous cherchons. L'aide ou l'instruction que nous recevons viennent toujours quand nous sommes prêts à les recevoir. Si « l'amour peut ouvrir les portes des prisons », et si ce n'est qu'en allant prison que nous pouvons saisir le pouvoir de l'amour, alors c'est une bénédiction que d'y être jeté. Si nous avions une foi inébranlable dans la puissance de la vie, dans la sagesse et la signification de la vie, nous ne ferions même pas l'effort de lever le petit doigt pour éviter chagrin et souffrance à quelqu'un.
Une chose est de regarder sans bouger un homme s'écrouler dans une mare de sang, une autre est de se précipiter pour tenter de sauver un homme de la juste peine que lui a valu sa conduite insensée.
Seul, un individu libéré ose manifester une véritable indifférence, l'indifférence née de l'amour et de la compréhension.
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1. Saint François d'Assise, par G. K. Chesterton, Hodder & Stoughton, London, 1939.
2. Si je dois en croire George, il a battu tous les records de vente de l'Encyclopédie britannique dans le monde entier. On n'avait jamais vu ça depuis cent quatre-vingt-cinq ans que l'Encyclopédie est sur le marché.
3. Sermons bouddhiques sur des textes chrétiens, par R. H. Blyth, Tokyo, 1952.