TOPOGRAPHIE

 

 

 

C'est il y a douze ans que je suis arrivé à Big Sur, un jour de février, sous des trombes d'eau aveuglantes. Vers le soir, après un bain rajeunissant aux sources sulfureuses de Slade's Spring, je dînai avec les Ross dans le curieux pavillon antique qu'ils occupaient alors à Livermore Edge. Ce fut le début de quelque chose qui était plus que de l'amitié. Il serait peut-être plus juste de l'appeler une initiation à un nouveau mode de vie.

Ce fut quelques jours après cette soirée que je lus le livre de Lillian Bos Ross : The Stranger. Jusque-là, je n'avais été qu'un visiteur. La lecture de ce « petit classique », comme on l'appelle, m'a plus que jamais décidé à prendre racine ici. « Pour la première fois de ma vie, pour reprendre le mot de Zande Allen, je sentais que j'habitais ce monde où j'étais né. »

Il y a des années, notre grand poète américain, Robinson Jeffers, a chanté pour la première fois ce pays dans ses poèmes narratifs. Jack London et son ami, George Stirling, ont souvent exploré la région de Big Sur : ils venaient à cheval depuis la vallée de la Lune. Mais le grand public ignora cette région jusqu'en 1937, date à laquelle fut ouverte la route de Carmel à San Simeon qui longe le Pacifique sur une bonne centaine de kilomètres. En fait, c'était jusque-là une des régions les moins connues de toute l'Amérique.

C'est vers 1870 que les premiers pionniers, de rudes montagnards pour la plupart, vinrent s'y établir. Comme le montre Lillian Ross, c'étaient des hommes qui avaient suivi les pistes des troupeaux de buffles et qui se nourrissaient de viande sans sel. Ils vinrent à pied ou à cheval, et nul homme blanc, pas même les intrépides Espagnols, n'avait posé le pied sur ce sol avant eux.

Pour autant qu'on le sache, les seuls êtres humains qui hantaient ces parages, étaient les Indiens Esselen, tribu nomade et de pauvre culture. Ils parlaient une langue qui ne présentait aucune analogie avec les autres tribus indiennes de Californie ou d'ailleurs. Quand les padres vinrent à Monterey, vers 1770, ces Indiens parlaient d'une antique cité appelée Excelen qui aurait été le centre de leur civilisation, mais dont on ne découvrit jamais aucun vestige.

Mais je devrais peut-être commencer par expliquer où est située la région de Big Sur. Elle commence un peu au nord de la petite rivière Sur (Malpaso Creek) et s'étend au sud jusqu'à Lucia qui, comme Big Sur, n'est qu'un point minuscule sur la carte. La vallée de Salinas la limite à l'est. En gros, le pays de Big Sur a de deux à trois fois la superficie de la république d'Andorre.

Ici et là, le visiteur remarquera quelques traits de ressemblance entre cette côte, la côte Sud, et certaines portions du littoral méditerranéen ; d'autres lui trouvent une parenté avec les côtes d'Écosse. Mais les comparaisons sont vaines. Big Sur a un climat qui lui est propre et un caractère qui n'appartient qu'à elle. C'est une contrée où les extrêmes se touchent, un pays où l'on a toujours conscience du climat, de l'espace, de la grandeur et d'un silence éloquent. Un exemple entre mille : c'est là que se rencontrent les oiseaux migrateurs du Nord et ceux du Sud. Et on dit qu'il n'y a pas une contrée des États-Unis qui réunisse une aussi grande variété d'oiseaux. C'est aussi le domaine des séquoias à feuillage persistant ; on les rencontre dès qu'on arrive par le nord, et on ne les perd de vue que lorsqu'on a franchi les limites sud du pays. La nuit on peut encore entendre hurler les coyotes, et si l'on s'aventure derrière la première crête on peut même rencontrer des lions de montagne et autres bêtes fauves. L'ours grizzli a disparu, mais il faut encore se méfier du serpent à sonnettes. Par temps clair, lorsque le bleu du ciel le dispute au bleu de l'océan, on peut voir le faucon, l'aigle et le busard s'élever au-dessus des canyons immobiles et silencieux. En été, entre les traînées de brouillard, il n'est pas rare de se trouver devant une mer de nuages qui s'étend à l'infini, recouvrant tout l'océan ; à d'autres moments, les nuages ressemblent à de grosses bulles de savon irisées, enjambés sur toute la largeur du ciel par un double arc-en-ciel. En janvier et en février, les collines sont d'un vert intense, presque aussi vertes que l'île d'Émeraude. Les meilleurs mois sont de novembre à février : l'air est frais et vivifiant, le ciel pur, et le soleil encore assez chaud pour qu'on puisse vivre à moitié nu.

De notre perchoir, à plus de trois cents mètres au-dessus de la mer, la vue s'étend sur une bonne trentaine de kilomètres de côte, à l'est comme à l'ouest. La route zigzague comme la Grande Corniche. Par contre, à l'inverse de la Riviera, on n'aperçoit que peu de maisons. Les vieux de par ici, propriétaires d'immenses domaines, ne tiennent pas à voir la région se peupler. Ils désirent par-dessus tout lui conserver son aspect virginal. Combien de temps pourront-ils tenir contre l'envahisseur ? Toute la question est là...

La percée de la route, dont j'ai parlé plus haut, a nécessité d'énormes dépenses ; elle a été littéralement taillée à coups de mines dans les parois de la montagne. Elle constitue maintenant un tronçon de la grande voie internationale qui reliera un jour le nord de l'Alaska à la Terre de Feu. Quand elle sera achevée, l'espèce automobile, comme le diplodocus, aura peut-être disparu de la surface de la terre. Mais Big Sur sera toujours là, et en l'an 2000 sa population ne sera peut-être plus que de quelques centaines d'âmes. Peut-être, comme Andorre ou Monaco, formera-t-elle un État indépendant. Peut-être les envahisseurs tant redoutés ne viendront-ils pas de ce continent, mais d'au-delà de l'océan, comme les aborigènes de l'Amérique prétendent l'avoir fait dans le passé. Et s'ils viennent, ce ne sera ni sur des navires ni dans des avions.

Et qui peut dire quand ces terres seront de nouveau recouvertes par les vagues de l'océan ? Géologiquement parlant, il n'y a pas si longtemps qu'elles ont émergé des grands fonds marins. Les flancs de ses montagnes sont presque aussi traîtres que les vagues glacées de l'océan où, entre parenthèses, on ne voit que très rarement une voile ou un nageur hardi, mais où il n'est pas rare d'apercevoir un phoque, une loutre de mer ou un cachalot. La mer, qui semble si proche et si tentante, est d'un accès difficile. Nous savons que les conquistadores furent incapables de remonter le long de la côte, pas plus qu'ils ne réussirent à couper à travers la jungle qui recouvre les pentes. Un pays engageant, mais difficile à conquérir. Un pays qui veut rester intact, pur de toute souillure humaine.

Souvent, quand je suis la piste qui serpente à travers les collines, je m'arrête brusquement pour essayer d'embrasser la splendeur et l'immensité qui enveloppent tout l'horizon. Souvent, quand les nuages s'entassent au nord et que les vagues se couvrent de crêtes d'écume, je me dis : « Voici la Californie dont rêvaient les hommes d'autrefois ; voici le Pacifique que Balboa contempla du haut du pic de Darien ; voici le visage de la terre tel que le Créateur l'a conçu. »

Que la terre est admirable — et tous ses habitants ! Bon Dieu, si seulement nous pouvions la voir telle qu'elle est. Pax vobiscum !