« Le vacarme qu’il entendait laisse maintenant place à des mélodies harmonieuses et verdoyantes ; il commence à ressentir les tremblements de la terre, des peupliers et des bouleaux enveloppés de vapeurs fantomatiques, s’inclinant avec grâce sous la caresse de la brise parfumée. Furtivement, les vapeurs se fondent dans l’espace… Il se déplace dans une forêt mystérieuse où résonnent des cris de singes et d’oiseaux au plumage tropical somptueux. À sa grande stupeur, il sent frissonner des flèches dans sa large ceinture et un grand arc peser sur son épaule.
« Plus il s’enfonce dans la forêt, plus la musique prend des tons célestes, plus la lumière tourne à l’or, plus la terre sous ses pieds se transforme en un tapis de feuilles soyeuses couleur de sang. C’est en tentant de saisir cette beauté qu’il perd conscience. À son réveil, la forêt a disparu ; l’esprit dans la plus totale confusion, il se retrouve devant une toile blafarde et gigantesque sur laquelle on a brossé le tableau d’une scène pastorale d’une grande dignité, une sorte de fresque murale comme Puvis de Chavannes en a légué au monde à la fin de sa vie, vide séraphique de sa vie rêvée. Les spectres paisibles et graves se déplacent avec une élégance mesurée, onirique, qui fait paraître grotesque la maladresse de nos mouvements terrestres. Il pénètre dans le tableau, suivant un chemin silencieux qui s’étire jusqu’à la ligne fuyante de l’horizon. Une silhouette aux hanches larges vêtue d’une toge à la grecque, soutenant une urne, guide ses pas vers la tourelle d’un château que l’on a peine à distinguer au sommet d’une colline peu élevée. Il suit le balancement des hanches jusqu’à ce qu’il se perde dans un vallon derrière la colline éloignée.
« La silhouette portant l’urne a disparu. Mais son regard découvre maintenant un spectacle plus étrange encore. C’est comme s’il était parvenu à l’extrême limite de cet univers de la vie, à ce bord magique du monde ancien qui recèle tous les mystères, les ténèbres et la terreur du monde connu. Il est cerné par un vaste enclos de tous côtés dont il distingue à peine les limites. Devant lui se dressent les tours d’un vénérable château fort hérissé de lances. Des oriflammes ornées d’emblèmes miraculeusement diaboliques flottent fièrement au-dessus des créneaux des remparts. Les larges chemins menant à d’impressionnantes portes fortifiées sont recouverts de moisissure putride ; les sinistres battants s’ornent des restes de charognards dont la puanteur est insupportable.
« Mais ce qui l’impressionne et le fascine le plus, c’est la couleur de ce château. Il est rouge, mais d’aucune nuance de rouge dont il se souvienne. Les murs, à vrai dire, ont des tons de sang chaud, la teinte des riches corpuscules mis à nu par la lame d’un couteau, mais l’illusion se dissipe au fur et à mesure que l’on s’approche – c’est un rouge qui précède la naissance de l’homme. Derrière les hauts murs, on devine d’autres parapets et des créneaux plus spectaculaires encore, des tourelles et des flèches, dont chaque rangée affiche des nuances de rouge encore moins connues, jusqu’à ce que ses yeux horrifiés s’aperçoivent que ce spectacle monstrueux constitue une orgie de boucher dégoulinante de matière sanglante et d’excréments.
« Dans un mouvement d’horreur et de panique, il détourne le regard ; cela ne prend qu’une fraction de seconde, mais quand il tourne de nouveau les yeux, le paysage est méconnaissable. Les moisissures empoisonnées, les carcasses pourries des vautours ont cédé la place à une mosaïque complexe d’ébène et de cannelle abritée sous des entrelacs violet foncé d’où ruissellent des cascades de fleurs de cerisiers avant de chuter gracieusement sur le sol en damier. À peu de distance, il découvre un lit resplendissant festonné de tissus royaux et de coussins moelleux recouverts de fine gaze. Sur ce lit somptueux sa femme repose dans une pose languide, comme si elle n’attendait que lui. Ce n’est pas la Blanche qu’il connaît bien, quoiqu’il la reconnaisse à sa bouche menue. Il s’attend à ce qu’elle l’accueille avec son flot habituel d’inepties – mais non, de sa gorge s’élève une litanie à la musique sombre qui lui glace instantanément le sang. À cet instant seulement il se rend compte qu’elle est nue, et ressent une douleur vague mais splendide au creux de son ventre. Lorsqu’il se penche pour soulever son corps et le prendre dans ses bras, il a un brusque mouvement de recul et d’horreur – une araignée rampe lentement sur sa poitrine. Hystérique, comme possédé, il la laisse retomber avant de s’enfuir vers les murailles du château fort.
« Mais voilà qu’il se produit un phénomène étrange. Les immenses charnières rouillées grincent avec des craquements sinistres et les gigantesques vantaux s’écartent lentement. Une fois à l’intérieur, il remonte rapidement une étroite ruelle qui le conduit au pied d’un escalier en colimaçon. Il grimpe les marches quatre à quatre… De plus en plus haut, sans jamais sembler atteindre le sommet. Finalement, alors qu’il lui semble que son cœur va éclater, il se retrouve en haut de l’escalier. Mais les murailles, les meurtrières et les tourelles du mystérieux château fort ont maintenant disparu. Il contemple une sorte de lande volcanique, une lande parsemée d’innombrables gouffres sans fond. On ne distingue aucune forme de plante ou de vie végétale. Des pans de matière pétrifiée de gigantesques dimensions, incrustés de concrétions minérales étincelantes, parsèment la lande. Affûtant son regard, il entrevoit de la vie à leur base – des créatures visqueuses, rampantes, se déplacent dans les immenses circonvolutions qui sinuent autour des pans dressés et morts.
« Il a soudain le pressentiment que l’immense structure qu’il a gravie dans sa panique commence à chanceler sur sa base, et qu’il va, lui et cet immense échafaudage balançant au bord du vide épouvantable, basculer à tout moment vers la destruction et l’anéantissement. Pendant une fraction de seconde, tout se fige intensément puis, insensiblement, à tel point qu’il est presque inaudible, on entend une voix – une voix humaine. Subitement, elle éclate en une plainte bizarre, avant de mourir soudain, comme si elle venait d’être étouffée dans les abysses sulfureux tout en bas. Maintenant il sent la tour infinie au sommet de laquelle il vacille secouée par de violentes embardées, et lorsqu’elle s’abat au-dessus du vide comme un bateau ivre, il perçoit comme un bredouillement de voix. De voix humaines – humaines avec des accents rappelant le ricanement des hyènes… les hurlements aigus des aliénés… les jurons à faire frémir… les éclats de rire hystériques, masquant une horreur indicible, des déments…
« La rambarde cède et s’affaisse dans le vide et il est projeté, catapulté avec la vitesse d’un météore. Il tombe, il fonce vers l’abysse, et la peau se détache de son corps frêle et parfait, ses entrailles sont crochetées par des serres lépreuses, par des becs incrustés de vert-de-gris. Il tombe, il chute, nu, mutilé par des crocs et poignardé par des cornes effilées.
« Et voilà qu’il cesse d’être projeté au tréfonds du vide, mais qu’il dévale un toboggan de paraffine soutenu par des colonnes de chair humaine éclaboussée de son propre sang. Tout en bas, il aperçoit la gueule énorme, caverneuse d’un ogre qui mâche dans le vide avec un plaisir sauvage. Encore quelques mètres, et il sera avalé, ses os craqueront et se fractureront en arête vives…
« Mais à l’instant même où il va être englouti, le monstre éternue et l’univers s’annihile dans une formidable explosion. »
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Plusieurs semaines ont passé pendant lesquelles je n’ai pas écrit une ligne, mais durant cet intervalle j’ai porté ce grand œuvre en moi, je l’ai senti bouger, se développer – il était en train de germer silencieusement au fond de moi. Entre-temps, il s’est passé pas mal d’événements que je me crois obligé de rapporter – l’histoire est de nouveau en marche. Je les transcris tels qu’ils me reviennent, sans enchaînement précis ; ils s’inséreront naturellement dans le canevas de mon récit.
…
On m’a remis un manuscrit sur Mona (un des multiples noms d’Hildred). Il est écrit par une femme et les mots me font mal. Je n’arrive pas à comprendre comment quelqu’un (surtout cette personne qui connaît à peine Mona) peut écrire de manière si exhaustive, avec tant de perspicacité, sur ma personne. J’ai pris conscience, au fur et à mesure de la lecture, qu’il existait en moi des facettes littéralement atrophiées. Le style admirable avec lequel elle écrit, son don de clairvoyance rapide et cruel, m’a stupéfié – c’est à moi qu’il revenait d’exprimer tout cela ! Où étais-je donc pour que cette perception m’échappe ? Auprès de quel genre de femme étais-je persuadé de vivre toutes ces années ? La sagesse, la justesse de ses mots suffiraient presque à m’abattre. Pour l’éternité je devrai batailler avec ma besogne. Tremblant de rage, je me promets que désormais mes explorations feront paraître plus que dérisoires celles de ce livre : pour chaque ville découverte, j’en mettrai une autre à nu – pas une ville de Troie, mais sept Troie. Son livre n’est qu’un indice de plus pour moi. Bientôt, j’aurai tous les indices en ma possession. J’aurai un jour, comme Aristote, une armée travaillant sous mes ordres pour rassembler tous les faits. Pourtant, en écrivant ces mots, je suis conscient que la possession de tous ces faits ne composera jamais qu’un squelette.
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(utilisé dans Tropique du Cancer, jusqu’à la page 63)
Un autre jour, je traduis un article sur le sadisme – Le sadisme et la femme. Chez la femme, le sadisme se traduit de manière différente, mais non moins intense, que chez l’homme. Ce serait même plutôt avec plus de cruauté que chez les hommes. (Je cite de mémoire.) La femme fonctionnant de manière plus instinctive, la déformation de ses pulsions colore son comportement d’une teinte qui paraît monstrueuse et repoussante. Il faudrait remonter au monde des insectes pour trouver des analogies. L’appétit sexuel, si étroitement lié à l’instinct de nutrition, prend la forme chez la femme sadique d’un spectacle absolument terrifiant : elle berce, elle câline pour mieux détruire. Certaines lignes de mon roman me reviennent en mémoire… « à l’instar de certains monstres de l’espèce des insectes qui savent exactement où frapper et frappent sans jamais faire preuve de maladresse. » Je ne sais plus si ces mots sont de moi – ils sont peut-être de Maeterlinck. Je pense donc avoir suivi la bonne piste dans mon roman : je l’ai traquée jusqu’au tréfonds de son instinct de dévoratrice, comme jamais personne ne l’avait encore fait – jusqu’au niveau de l’araignée, de la pieuvre, jusqu’à cet univers stupéfiant de monstres, dont l’étude ne cessera jamais de fasciner les hommes, ou plutôt qui le fascine plus que tout autre objet d’étude, à l’exception des étoiles –, mais pourquoi ? Parce qu’il espère découvrir le secret de son tragique destin ? Souvenons-nous des légendes et des symboles qui se sont greffés autour de la femme – des légendes aussi redoutables et déconcertantes que celle de la déesse Kali. La femme-sorcière, la meurtrière, avorteuse, succube, la femme de la nuit, de la mort, cicatrice défigurant la lune. Qu’est-ce qui se cache derrière cette terrible symbolique funeste de la femme ? Nous naissons tous d’une femme et périssons tous de nouveau par elle. La femme fécondatrice et la femme qui détruit. Elle crée des fleurs et des crimes ; elle se sacrifie pour mieux nous réduire en esclavage ; c’est l’esclave qui nous tyrannise ; le mal par lequel nous connaissons le bien, notre tentation et notre salut ; c’est l’être à deux visages : celle qui inspire les plus extraordinaires œuvres d’art et les crimes les plus odieux ; elle est presque l’égale de la Nature elle-même – dénuée de sens, d’histoire, matrice aveugle du destin, l’énigme qui se perpétue sans pitié, dévorant tout sur son passage, impitoyablement. Tout ce qu’elle crée, elle l’efface ; elle ne sait ni pourquoi elle crée ni ce qu’elle a créé. Un monstre ; et ce n’est qu’à cause d’elle, à cause de notre immense peur mortelle de la femme que nous avons inventé Dieu. Dieu n’étant d’ailleurs qu’un brin d’herbe auquel on se raccroche. Nous savons au plus profond de notre cœur que Dieu ne peut nous sauver. Devant Sa créature, Dieu est impuissant. Tant que la femme existera, il y aura un Dieu – mais dans la seconde qui suivra son extinction, il aura disparu.
Autre chose… depuis qu’une femme est entrée dans cette maison, il n’existe plus que saleté et désordre. Cela me rappelle les maisons que j’avais partagées avec Blanche et Hildred. Le désordre féminin. L’oiseau salissant son nid – l’oiseau magnifique qui plane majestueusement au-dessus des rues déployant son plumage somptueux : si l’on pouvait seulement contempler le nid duquel il a pris son essor ! D’où est donc née cette idée que la femme est soigneuse et propre ? L’ordre et la propreté sont l’apanage de l’homme ! C’est dans le cours de la civilisation que la femme a acquis ces valeurs : elle est issue du monde sauvage, comme l’animal qu’elle est, et elle a été contrainte à la domesticité – mais seulement parce qu’on lui a mis le nez dans la poussière. Dans une artiste, on trouve le grand animal je-m’en-foutiste, la salope négligée qui se vautre dans sa propre fange. Une femme artiste – incarnation de la crasse et du désordre !
Strindberg et Dostoïevski ! Voilà définis les deux pôles de son axe. Je comprends un peu mieux maintenant pourquoi Hildred aimait tellement Strindberg. Je la revois lever les yeux de son livre, après avoir lu un passage délicieux, et me dire, des larmes de rire dans les yeux – « Tu es aussi cinglé que lui ! Tu veux être châtié. » Quel bonheur ce doit être pour un sadique de rencontrer son masochiste ! Surtout quand ce dernier est un homme ! Quand une sadique étudie son propre masochisme, lorsqu’elle se mord, disons-le, afin de tester ses dents ! À cette époque, tandis qu’Hildred était absorbée dans son Strindberg, je commençais moi-même à m’en lasser, je le trouvais parfois ennuyeux, et ses vociférations, ses grimaces me paraissaient souvent ridicules. C’était justement ce défilé grotesque d’asticots que constitue sa littérature qui nous avait rapprochés. J’avais été aspiré si brutalement dans cette spirale que lorsque j’ai refait surface, je n’ai pas reconnu le monde dans lequel je vivais. On s’était unis pour une danse de la mort et lorsque nous nous sommes séparés, la musique s’est tue brusquement. Aujourd’hui, en rentrant de la bibliothèque, après m’être baigné dans le Gange et avoir étudié les signes du zodiaque, il m’a semblé avoir compris cet enfer que Strindberg avait connu à la Pension Orfila – le fait qu’il se soit rendu en pèlerinage à Paris à l’instar de beaucoup (Dante, Balzac, Rabelais, Gauguin, Van Gogh) ne constituait plus un mystère. J’avais rejoint Paris exactement pour les mêmes raisons – des motivations insondables, si profondément enracinées et incontestables qu’elles défiaient toute explication. Je comprenais pourquoi Paris attire autant les hallucinés, les torturés, les grands maniaques de l’amour. Et pourquoi c’est à Paris que l’on peut embrasser les théories les plus extraordinaires, que l’on peut relire les livres de sa jeunesse et que ceux-ci prennent un sens nouveau, un pour chaque cheveu blanc. Et l’on parcourt à pied les rues en sachant que l’on est cinglé ou possédé parce que cette évidence vous frappe : Paris est un asile d’aliénés et ses citoyens sont les gardiens cruels de ces déments. Paris possède cette folie froide qui génère la démence ; les dérèglements les plus insensés ne perturbent pas sa tranquillité – parce que la ville connaît la maladie. Pourquoi donc Hildred ne tolère-t-elle pas de passer plus de quelques semaines à Paris ? Je sais, il existe des déments qui ressentent la peur au ventre, celle des animaux, lorsqu’ils s’approchent des murs de l’asile. Lorsqu’elle met les pieds à Paris, Hildred s’évertue à prouver que les gardiens sont fous. Voici une autre image – Van Gogh entrant volontairement à l’asile, presque reconnaissant, et y produisant peut-être son œuvre la plus géniale. Être conscient de sa propre folie, demander de sa propre volonté à être enfermé – quelle libération ce doit être !
Et Stravroguin – Stravroguin lui si sain d’esprit qu’il ne peut accomplir sa folie. Comme cette idée plaît à Hildred ! Car Hildred aussi est cinglée, de façon tout à fait lucide, dans ses meilleurs moments. Hildred jouit de sa folie parce qu’elle n’est pas vraiment réelle – elle a d’obscures réminiscences, le vertige la saisit lorsqu’elle se rappelle ses incartades. Et puis il y a des fois où elle se sent complètement transportée, planant au-dessus du gouffre de la normalité, au-delà des frontières ultimes de la démence, et elle en est effrayée – sa foi ne suffit plus à la soutenir dans le vide… Pour ma part, L’éternel mari constituait le sommet de la littérature ; elle s’en tenait toujours aux Possédés. Elle dorlotait sa tragédie et moi la mienne. Au pôle Nord, Strindberg, au pôle Sud, Dostoïevski.
Le long intervalle pendant lequel je n’ai rien écrit a culminé aujourd’hui à la bibliothèque, où je me suis senti mal à l’aise, pour ne pas dire un peu ridicule même. J’étais entré pour me documenter sur le tropique du Cancer, sur sa signification en termes scientifiques, et j’ai découvert que le cancer (qui s’écrivait également autrefois chancre !) est dérivé du mot grec signifiant crabe. Alors que je parcourais les articles d’une encyclopédie, un type m’a tapé sur l’épaule et, surprise, c’était mon copain l’astrologue. Quels signes, quelles constellations, influent sur mon horoscope ? Le Capricorne, le poisson-chèvre, le Scorpion, comme l’animal, la Balance, qui pèse, que l’on retrouve tous à la lisière du grand cercle de l’hémisphère Nord. On y trouve également Saturne, la grande planète douloureuse qui annonce pauvreté et mélancolie, le lien crucial du malheur et des souffrances. Reprenant les dates les plus marquantes de ma vie – les conjonctions majeures –, je survole désormais depuis un point de vue inédit et dominant la course fatale que je suis en train d’accomplir. Cancer, le crabe, et Capricorne la chèvre – limites au Nord et au Sud, si l’on peut dire, de l’orbite du soleil, les deux points de la voûte céleste auxquels l’astre solaire arrête sa course et, avec un mouvement de crabe, la reprend dans l’autre sens. Je ne connais encore rien à l’astrologie. Je ne prétends pas parler la langue de cette sagesse ancienne. C’est la nature de cette symbolique qui m’attire, les corrélations entre les sens de ces symboles et les lois profondes qui sous-tendent ma personnalité. À une date-clé de ma vie, sans en avoir jamais rêvé le premier mot, je commence à rédiger Tropique du Cancer, en sachant qu’il sera suivi par Tropique du Capricorne. Pour aller plus loin, et plus étrange encore que le choix des titres, il y a eu cette illumination intérieure, la conviction qui a pris racine dès les premiers paragraphes du livre que j’effectuais un grand retour en arrière, ou un grand bond en avant – afin de retracer les pas que j’avais accomplis depuis un autre événement majeur de ma vie. D’après mon horoscope, j’ai le choix de devenir soit une personnalité très connue, soit un être sensuel et dégénéré doué d’une force de destruction colossale. Suivant les grandes oscillations que décrit mon orbite, on trouve Saturne, l’étoile polaire avec son lot de chagrin et de mélancolie, l’immense inertie pesante qui vous attire vers l’échec et la misère. Mais on trouve également la Balance, le signe par lequel je m’élève ou je chute, si bien que lorsque j’atteins l’extrême lisière du Cancer, je fais volte-face pour traverser les splendeurs lointaines et le drame des étoiles situées aux confins du Capricorne. Puis surgit un point de ma trajectoire où la durée du jour égale celle de la nuit, lorsque la balance est en équilibre et que tous les signes sont à égale distance durant un bref solstice. Notez bien maintenant le sens de mes mots, tirés de mon roman, que j’ai écrits dans une sorte de transe hallucinatoire. Remarquez combien ils font écho à cette sagesse des étoiles, combien même dénué des instruments les plus rudimentaires je parvenais à trouver mon chemin, à tracer les grandes lignes de mon destin…
« De sa vie, il se souvenait surtout des grands bouleversements, des orgasmes sismiques qui lui faisaient dire “Maintenant je suis en train de vivre”, “Maintenant je suis en train de mourir”. Et les larges vallées tranquilles qu’il convoitait, c’était la bouchée que mastiquaient les vaches, c’était l’amour que les femmes accueillaient entre leurs jambes pour le mâcher, c’était une cloche dont l’énorme battant brisait le vent de son vacarme. Les sommets puis le fond – il y avait la vie, la ruée du mercure dans le thermomètre des veines, le pouls déchaîné. Les sommets – saint grimpant reluquer le bas du dos de Dieu… prophète aux mains tachées d’excréments, bave aux lèvres… derviche tournant sur la musique secouant la plante de ses pieds, serpents grouillant dans ses entrailles, dansant, tournant, dansant des asticots plein le cerveau. Non pas des sommets ni le fond, mais l’extase renversée, retournée comme un gant, le fond rejoignant le sommet. La dégradation non pas seulement jusqu’à terre, mais s’enfonçant dans la terre, perforant l’herbe, les racines de l’herbe et la nappe phréatique, du zénith au nadir. Tout ce qui était aimé devient brutalement haï. Non pas de froids scrupules de conscience, non pas une flagellation tourmentée de l’esprit, mais des lames luisantes et cruelles qui pointent, le mépris, l’injure, le dédain, ne doutant pas de Dieu mais niant son existence, le frappant, crachant sur lui. Mais toujours Dieu ! »
C’est en sortant de la bibliothèque que j’ai remarqué les éventaires des fleuristes. J’ai subitement pris conscience du fait que les fleurs ne m’avaient jamais intéressé le moins du monde, qu’elles me sont indifférentes, que je déteste « une journée paisible à la campagne » ; je n’ai jamais apprécié la vue d’une terre fraîchement remuée dans laquelle germent des trucs. La nature ne m’attire que lorsqu’elle impressionne, touche au sublime : cimes hautaines, grands canyons, désert, océan. Un des spectacles du monde les plus stimulants est pour moi le cratère du Kilauea ; et sans doute également l’insolite région de la Terre de Feu. J’aime aussi les forêts vierges tropicales (synonymes de mort pour les Blancs) ainsi que les métropoles populeuses où la nature n’a plus droit de cité. Les espaces agricoles, les vignobles, les grands domaines féodaux ou les parcs cultivés n’ont pour moi aucun intérêt. Si je songe à voyager, j’imagine les confins de l’univers, des gens et des langues incompréhensibles. J’ai emprunté un livre dans la bibliothèque dont la table des matières établissait une liste des noms de villes étranges : Jaipur, Bénarès, Colombo, Singapour, Honolulu, Shanghai, Kyoto, Lhassa, Tombouctou. Je me sentais chez moi en parcourant ces pages : c’était comme un périple parmi des constellations familières. La même chose se produit lorsque je lis à propos de la vie au fond des océans, ou rêvasse sur le monde des insectes – tout me semble là familier et vital. Était-ce donc pur accident si je me suis retrouvé dans un emploi où j’avais affaire à des centaines d’individus tous les jours, où il me fallait trouver mon chemin parmi un écheveau de nationalités conflictuelles, où je devais discerner presque au premier coup d’œil le potentiel ou la valeur d’une personne ? Je me souviens d’avoir utilisé un code pour annoter les demandes de ceux que j’employais, un code qui me permettait de vérifier si mon jugement s’était avéré correct ou erroné. Comme je me suis trompé rarement ! Je naviguais à vue, me guidant sur les seules étoiles, et j’ai toujours ramené le bateau au port.
Et regardez-moi maintenant après ma collision avec Hildred. En l’espace de quelques mois, j’en suis réduit à l’impuissance ; je n’arrive plus à gouverner le bateau, ni même à le faire avancer. Épave battue par les éléments, je dérive sans but dans une mer des Sargasses. Je me trouve exactement au mitan de ces deux grands courants qui partagent les eaux de la terre ; je me résous lentement en un tourbillon qui stagne, épave dérivante ballotée, cernée par tous les débris des mers du monde. Tel les marins à bord du Santa Maria, je réclame en hurlant de l’aide, mais aucun bateau ne croise dans ces parages, rien que des navires abandonnés, des amas d’algues, des îlots et des continents de débris qui flottent, tout ce qui vit est englouti à des milliers de mètres de profondeur, dans un univers si monstrueux et bizarre que je songerais presque à me livrer aux vautours qui tournoient au-dessus de ma tête. Et lorsque le drame a atteint son paroxysme, lorsque j’ai été livré corps et âme à ces monstres des profondeurs, lorsque j’ai trouvé ma voix et pu enfin crier, quels ont été mes premiers mots ? Je me souviens parfaitement de ce moment, alors que je me trouvais totalement à leur merci (je parle d’Hildred et de sa Vanya) – elles étaient tellement certaines de leur triomphe, si persuadées qu’elles allaient me dévorer, qu’à cet instant où je sombrais dans la plus affreuse angoisse, elles se sont mises à rire, elles m’ont injurié, elles se sont moquées de moi. « La souffrance te fera du bien, disaient-elles. Ça te fera écrire mieux. » Jamais parole n’a plus atteint son but. Il me faut les remercier aujourd’hui, ces monstres, pour le présent qu’elles m’ont fait. Oui, il fallait d’abord que je sois paralysé, que je me retrouve immobilisé entre leurs tentacules visqueux et goûte à l’acide de la mort. C’est pendant l’agonie suprême de cet instant que j’ai découvert ma force : j’ai fait le choix de ne pas me rendre, et, conséquence de ce choix, de vivre et de triompher tout en trouvant le moyen de m’échapper. Il y a quelque chose d’obsessionnel presque à propos de la récurrence de mon conflit. Il m’est arrivé maintes et maintes fois de trouver la source de ma force au pire moment d’une crise. Et plus la chute est sévère, plus le rebond est spectaculaire. Au moment où il ne reste plus qu’un souffle de vie, quand sans énergie ni direction mes mouvements piteux de rotation menacent de s’épuiser jusqu’à l’anéantissement, alors je reprends vigueur et, plein d’une énergie et d’une résolution venues du diable, je retrouve mon chemin.
Il me serait facile de pousser ces analogies à l’infini, je pourrais écrire jusqu’à la fin des temps dans une langue herméneutique. Par exemple à propos de l’atmosphère dans laquelle nous avons vécu durant le grand affrontement. À quoi ressemblait-il, notre foyer ? À une cave où ne pénétrait pas le moindre rai de lumière en provenance de la rue. Était-ce parce que nous manquions d’argent ? Non, c’était un choix. Hildred avait trouvé cet endroit. Comme une chauve-souris à la recherche de son nid, elle s’était dirigée tout droit vers cet antre obscur et maléfique. Au fond d’elle-même, elle devait être consciente de l’excellent choix qu’elle avait fait. Impossible de l’en dissuader. Guidée par son instinct, elle avait compris que dans ce trou où l’humidité suintait sur les murs, où la nuit régnait perpétuellement, elle serait en mesure d’exercer dans des conditions idéales, en toute tranquillité si l’on peut dire, ses pratiques cruelles. C’est là qu’elle pouvait tirer sa victime déjà paralysée ; là qu’elle le torturerait et l’estropierait jusqu’à ce qu’il soit sur le point de rendre l’âme. Même la sonnette avait été débranchée. Elle accomplissait son œuvre avec autant de précision et de méthode que l’araignée. Les murs étaient peints en noir, les crucifix enfouis derrière les fauteuils, les assiettes noircissaient, autour d’un moulage de son visage elle avait drapé un crêpe de deuil. Assise à une table de bois nu sur laquelle trônait une bougie, elle se tirait les cartes, jetant des sorts ; jamais le moindre souffle d’air frais dans cet antre, le conduit de la cheminée était bouché, le matelas puait la fumée de cigarettes. Et quand les réserves de nourriture étaient épuisées, les poches vidées, quand la victime offerte errait comme un fou d’un coin de la toile d’araignée à l’autre, elle se mettait à chanter – des chants déments, exaltés, dans lesquels elle cassait sa voix rouillée comme une lame maléfique. Puis sa Vanya, inspirée par la cruauté de son adorée, gagnait sa chambre et, comme empoisonnée par son propre virus, elle se meurtrissait la matrice.
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Tyrannie de l’amour ! Cette phrase dans mes notes me rappelle des bribes du passé dont les cendres rougeoient encore. Je me souviens que lorsque j’avais noté cette expression, nous en étions au prologue du drame, peut-être un mois ou deux avant que nous n’emménagions dans la cave. Vanya n’était apparue sur la scène que depuis quelques semaines – elle n’habitait pas encore chez nous. Mais je pressentais déjà tout ce qui allait arriver, et comme pour me fortifier, j’avais commencé à relire tous les ouvrages que je possédais sur la pathologie amoureuse. Il y avait parmi ceux-ci Psychopathia Sexualis, de Krafft-Ebing et Le problème sexuel de Forel7. J’étais au lit un soir, en train de lire Forel, lorsque Vanya et Hildred sont entrées dans la chambre. Hildred a jeté un coup d’œil à mon livre puis, ayant noté certains passages où son nom figurait dans la marge, s’est mise à le parcourir d’un œil intéressé. Après qu’elle a lu ces paragraphes à voix haute, que Vanya écoutait avec un sourire moqueur, elle m’a jeté le livre en lançant : « Ces bouquins sont dépassés. Je vais te trouver quelque chose de plus intéressant. » Peu de temps après, elle ramena chez nous Freud, Jung, Stekel, et chaque fois qu’au cours de ses pérégrinations elle rencontrait un psychologue, elle s’allongeait sur la table d’opération afin de pouvoir m’étourdir de la complexité de son cas. C’est là qu’intervient mon ami Bunchek, qui faisait des études de psychiatrie – dès qu’il a entendu parler de notre situation, il s’est collé à nous comme une sangsue. Dans la journée, il farfouillait dans les entrailles de cadavres, expérimentait avec des poisons pour son chef, le toxicologue, servait d’assistant dans la clinique où un de mes amis encore plus distingué poursuivait sa théorie sur les dérèglements glandulaires en expérimentant sur des patients dérangés mentalement ou criminels potentiels.
Nous avons créé autour de nous une atmosphère qui rappelait l’espèce de ragoût concocté par les bactériologistes dans le but d’isoler un microbe. Un climat lourd de soupçons, de mensonges, d’enquêtes, c’était comme si un égout à ciel ouvert traversait la maison et nous empoisonnait peu à peu de ses gaz nocifs. Il était impossible de rester sincère : pas un geste n’échappait aux autres. Nous tentions de les entortiller, de les lancer sur de mauvaises pistes. Dès que l’un ou l’autre craquait et avouait tout, ce n’était que pour mieux vomir un mensonge encore plus énorme. Nous étions à la fois acteurs et spectateurs. Lorsque nous nous lassions de cette tension, Bunchek était toujours là pour nous secouer, pour plonger sa sale cuillère dans le potage. Même lui qui était pourtant mû au départ par une simple curiosité scientifique n’arrivait pas à rester sincère. Il nous mentait à tous les trois, prenant le parti de l’un puis d’une autre, il affirmait comprendre lorsqu’il était le plus en proie à la perplexité, se contredisait, affichait une théorie le matin et une autre le soir. Il s’est impliqué à un tel point que Vanya, qu’il estimait être un phénomène de la nature, une malade mentale, une invertie finie, qu’il considérait à la fois comme un génie et comme une criminelle, cette Vanya qu’il torturait comme une mouche, il a fini par tenter de la violer.
« La tyrannie amoureuse, affirme Forel, est une variation sur le thème de la pathologie amoureuse. Les amants de ce type ne cessent de tyranniser et de tourmenter l’objet de leur passion, par le biais de leurs désirs, de leurs remarques, de leur caractère susceptible, de leurs contradictions, leurs exigences et leur jalousie. On trouve cette forme atroce d’amour largement répandue chez les deux sexes ; peut-être plus chez les femmes que les hommes. Il existe des femmes qui ne tolèrent pas que leur mari s’enferme dans les toilettes de peur qu’il les trahisse. D’autres psychopathes sont atteints d’hyperesthésie, le moindre bruit, la caresse la plus légère ou toute sensation inopinée les plonge dans un état d’excitation extrême, ce qui les rend difficiles à supporter, tant pour eux-mêmes que pour leur entourage. Chez les femmes, la haine et la vengeance, engendrées par la jalousie, deviennent particulièrement aveugles et opiniâtres lorsqu’interviennent les passions chroniques de la psychopathologie ; ceci est dû à la persévérance naturelle propre au sexe féminin. En s’aidant d’intrigues raffinées, de propos déformés suggérés par les illusions d’une mémoire altérée par la passion mais prononcés avec le talent d’une grande actrice, certaines femmes jouent un rôle véritablement diabolique, capables de convaincre tout un tribunal. »
Certes, le livre est dépassé, mais tout ce qu’il affirme au sujet de la « tyrannie amoureuse » est tout à fait pertinent, et s’applique en particulier parfaitement à Hildred. Elle s’est montrée au début tout à fait servile en matière d’admiration et de dévotion – aucun sacrifice n’était assez grand pour elle. Je ne pouvais m’éloigner d’elle plus de cinq minutes tellement elle était attachée à moi. Si je devais aller faire une course, ne serait-ce qu’au coin de la rue, elle m’attendait sur le pas de la porte et se jetait sur moi comme si nous ne nous étions pas vus depuis un mois. Mon désir le plus futile était instantanément satisfait. C’était comme la lampe d’Aladin, je n’avais qu’à la frotter et mon désir était immédiatement exaucé. Et lorsque je n’éprouvais plus de désirs – sinon celui de jouir de quelques minutes de liberté –, elle les inventait pour moi, et si je protestais, elle se querellait avec moi, plaidait et m’amadouait jusqu’à me convaincre que je n’avais jamais rien souhaité d’autre. Lorsqu’elle allait aux toilettes, il fallait que je l’accompagne parce que ce qu’elle était en train de me dire était si important qu’elle ne tolérait pas d’être interrompue. La moindre des choses prenait des proportions inimaginables. Si pendant que je l’embrassais mes yeux rencontraient par hasard un objet – n’importe quoi à côté d’elle –, elle se sentait blessée. Après un geste insignifiant comme celui-ci, il fallait des heures d’explications. Quand rien ne tourne rond comme ça, on comprendra aisément combien il est difficile de sublimer les événements de la journée, difficile de rester assis à la table du petit déjeuner jusqu’à midi en s’efforçant de réparer le moindre incident, combien on peut basculer facilement dans des excès insensés simplement pour prouver que son amour n’a pas perdu de sa vigueur, combien il est pénible d’écouter jusqu’au milieu de la nuit une banale histoire de chagrin d’enfant parce qu’elle est censée être cruciale pour elle. Et l’on comprendra combien, tandis que le monde continue de vivre normalement, tout semble s’être figé pour nous. Lorsqu’il était l’heure d’aller faire les courses, tous les magasins étaient fermés, quand il était l’heure de téléphoner, c’est la pendule qui s’était arrêtée, quand il était l’heure d’aller se coucher, ce n’était plus la peine parce que nos voisins étaient en train de se lever, le monde s’éveillait.
« On a souvent posé la question, poursuit Forel, de savoir si une femme est capable d’aimer plus d’une fois dans sa vie… il est certain qu’une femme hystérique pourra aimer plusieurs fois, des personnes différentes à des périodes diverses. La personnalité de certaines femmes à l’érotisme hystérique est même si dissociée qu’elles sont capables d’aimer de tout leur être plusieurs hommes en même temps… Chez la femme, l’imagination hystérique et la dissociation facilitent une irradiation polyandrique de la libido, ce que l’on n’observe que rarement chez les femmes en général. Dans ce sens, la sexualité des femmes hystériques ressemble à celle des hommes et diffère de celle des femmes normales. »
En découvrant ces lignes chez Forel je me sentais comme un adolescent en pleine rébellion contre l’idée de Dieu. Le doute venait de s’installer… J’allais ajouter « pour la première fois », mais c’est faux ; oui, j’avais éprouvé des doutes avant, mais c’était des doutes confortables, prosaïques, des doutes qui me permettaient de naviguer sans crainte du naufrage. Quant à ce nouveau doute, que je ne saurais nommer mais qui touche aux racines de notre être, il s’agissait d’un fruit totalement nouveau que je venais de goûter. Il me terrifiait. Jamais je n’avais ressenti une telle frayeur. Un malaise pire que la pensée de la mort. La terre se dérobait maintenant devant moi et chaque fois que j’essayais d’atterrir, je ne trouvais qu’un grand vide sous mes pieds.
Je n’avais jusque-là pratiquement jamais ressenti de jalousie. Mes amis se moquaient de ma confiance aveugle, de ma naïveté. Parfois, lorsqu’ils me rendaient visite, ils s’enquéraient – « Hildred n’est pas là ? » et je répondais en souriant – « Non, elle est sortie avec Untel », ce qui signifiait un de ses amants ou de ses admirateurs. Mes amis hochaient la tête d’un air entendu devant mon ingénuité. Mais étais-je vraiment aussi naïf qu’ils le pensaient ? Souvent, lorsque je souriais avec tant d’insouciance, ou quand j’admettais en plaisantant qu’à ce moment précis elle s’abandonnait peut-être dans les bras d’un autre, souvent dis-je, je savais que c’était une éventualité plus que plausible. Et si pour aller au fond des choses j’imaginais une telle scène, si j’éprouvais quelques instants de torture et de chagrin, je parvenais toujours à effacer cette image car, me persuadai-je, qu’est-ce que cela fait si elle se donne à un autre tant qu’elle continue à m’aimer… quelle futilité de s’inquiéter de la fidélité de votre femme !… C’est presque mieux qu’elle vous trahisse de cette façon parce qu’au moins vous savez qu’elle le fait par amour, par égard pour vous. Ainsi nous avions de bizarres et fréquentes disputes dans lesquelles je faisais semblant d’être jaloux, mais mon malaise, ou mon absence de malaise, était tellement visible qu’Hildred montait sur ses grands chevaux, avant d’avouer des choses destinées à me blesser, des choses vraies à n’en pas douter, mais qui m’amusaient, me renforçaient en fait, parce que je me refusais à les croire. Que m’importait qu’elle couche avec un mec différent chaque jour, tant qu’elle s’accrochait à moi de toutes ses forces, tant qu’elle se montrait jalouse, tant qu’elle ne pensait qu’à moi et à ce qu’elle pouvait faire pour moi ? Je me souviens que je faisais même preuve de sollicitude envers ses admirateurs ; je l’exhortais à les traiter moins mal, à faire preuve de plus de gentillesse, de tendresse, de doigté. Je marquais ma surprise devant le fait qu’elle n’accorde à quelqu’un qu’un pauvre quart d’heure, et ajoutais naïvement que cela semblait un manque de considération au vu de tout ce qu’ils faisaient pour elle. J’étais à son côté un jour qu’elle rédigeait un mot grotesque, je l’ai vue remettre ce message à un coursier, puis je lui ai lancé « Tu ne pourrais pas avoir la décence d’aller chercher la réponse toi-même ? » J’avais beaucoup de mal à comprendre que les autres obéissent à ses moindres lubies, à tous ses caprices ; ça ne m’est jamais venu à l’esprit qu’ils se comportaient avec elle exactement comme elle réagissait avec moi. C’est vrai, il m’apparaissait évident de temps en temps qu’ils étaient probablement récompensés pour leurs services, mais en quoi pouvait consister cette récompense ? Je m’inquiétais de la présence des autres – j’avais peur qu’ils ne reçoivent pas assez en retour.
Il faut comprendre que nous menions alors une vie de parasites. J’avais quitté mon emploi (trop difficile de se lever le matin !) et, à l’initiative d’Hildred, j’avais entrepris d’écrire. Bien sûr, j’avais commencé avant de la rencontrer, mais épisodiquement, avec de grands intervalles de déprime et de futilité. Blanche, ma première épouse, m’avait presque convaincu définitivement que je ne serais jamais un écrivain ; elle estimait que mon travail n’était qu’une forme étrange de revanche sur elle – une sorte d’échappatoire à sa tyrannie. Hildred, d’un autre côté n’envisageait l’écriture que comme la seule carrière possible pour moi ; remorquer un écrivain derrière elle renforçait son standing – peut-être parviendrait-elle à s’imposer comme mon seul sujet d’inspiration ! En même temps, ça entraînait quelque chose de fort pour elle – elle pourrait continuer à me surveiller constamment, je resterais sous sa coupe, je lui en serais reconnaissant et ne l’adorerais que plus encore. Tout s’est passé exactement comme elle le souhaitait – sauf que mon sujet ne ressemblait pas à son modèle, quant à la gratitude… mais on imagine facilement la suite. Dès les premiers jours, j’étais parfaitement conscient de tout ce qu’elle accomplissait pour moi – c’était même un cas de conscience. Et plus précisément parce que je ne réussissais pas à écrire aussi bien que je m’imaginais pouvoir le faire. Mes maigres créations n’équilibraient pas le poids des exigences que cela lui créait. Plus je pensais à ce déséquilibre, moins j’étais capable de le réduire. Consciente de mon dilemme, Hildred tentait de me calmer par des paroles apaisantes : « Arrête d’écrire, cesse de réfléchir, ne t’inquiète pas, cesse de lutter… laisse-moi m’occuper de tout ! », j’entendais ce refrain tous les jours. Et tous les jours je me disais « mais c’est justement ça le problème ! Il faut que tu écrives, il faut que tu réfléchisses, il faut que tu t’inquiètes, il faut que tu te battes ! » Au fond de moi, je la rendais responsable de mon échec : à chaque nouveau sacrifice qu’elle consentait pour moi, je la détestais un peu plus. Et plus je la haïssais, plus je l’aimais, plus je me sentais minable en songeant à ses sacrifices. De temps en temps, je réagissais, je me rebellais. Je me querellais avec elle comme un beau diable – simplement pour avoir le droit de me débrouiller de nouveau tout seul ! Si quelqu’un nous avait entendus sans connaître la cause de notre dispute, il aurait trouvé nos arguments bizarres ! Deux personnes se querellant aussi violemment – pour s’arroger le droit de se sacrifier pour l’autre. Il fallait toujours parler de sacrifices… mais pourquoi ? Pourquoi ne pouvais-je pas avoir le droit d’assumer normalement mon rôle d’homme, celui de pourvoir aux besoins et de protéger ? Étais-je donc aussi faible qu’elle le prétendait ? Étais-je inapte ? Mon passé prouvait le contraire. « Mais ce n’est pas ça que tu voulais, arguait-elle. Tu ne l’as fait que parce que tu avais une femme et une gosse. » Ma femme et ma fille ! Lorsque le sujet surgissait, on s’entredéchirait. Nous ne devions pas seulement nous occuper de nous deux, mais de ces deux-là qui appartenaient au passé, et ce n’était pas tout, il y en avait d’autres – la mère d’Hildred, et son père malade. Tandis que nous nous affrontions il y a une seconde sur nos privilèges respectifs, la dispute prenait subitement un tour bien matériel, et à partir de là j’avais perdu la bataille. Un jour elle m’a asséné : « Comment vas-tu faire pour prendre soin d’elles ? » Je ne savais quoi lui répondre. Et, délaissant le sujet, elle a commencé à me tourmenter avec des plans, des projets, qu’elle avait concoctés toute seule, faits à sa main, tout un réseau d’activités qui la laissaient libre comme l’air, et moi, les ailes coupées assis devant ma machine, désœuvré dans le nid, attendant qu’elle vienne nous délivrer.
Les gens parlent de sacrifice comme s’il s’agissait d’une vertu chrétienne majeure inculquée seulement par une profonde souffrance, par une sorte d’illumination née d’une riche expérience de la vie. C’est peut-être vrai pour une grande partie de l’humanité. Mais pour une femme qui doit accomplir la mission d’aimer, quelle tâche aisée, joyeuse, devient le sacrifice. Son être tout entier s’épanouit. Chaque peine est une nouvelle rose qui fleurit en son cœur. L’abandon le plus ignominieux au lieu de l’avilir l’exalte, la fait s’élever de plus en plus haut. J’étais littéralement paralysé plus que jamais de la voir s’épanouir malgré tant de lourds sacrifices. Si je tentais de m’extirper de cette situation, je détruirais son enfant, je commettrais un sacrilège. C’était à moi de me montrer de plus en plus impuissant, non pas de grandir comme le font tous les enfants, mais de rapetisser, de rajeunir tous les jours, jusqu’à ce qu’enfin je retourne dans son utérus où elle me porterait pour toute éternité. Voilà quelle était ma mission. Le seul problème, c’est que j’étais un être vivant, que les lois qui me contrôlaient me dépassaient, et la dépassaient.
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Quand je songe à notre vie d’alors, avant que le véritable drame ne s’installe, quand je repense au lieu où nous habitions, aux personnes que nous fréquentions, aux situations que nous étions en train de créer, aux difficultés rencontrées et aux dégâts provoqués, il n’est pas surprenant que j’aie eu beaucoup de mal à écrire comme je m’imaginais pouvoir le faire. Il faut que je brosse un tableau de cette période avant de lever le rideau sur le grand drame, avant que la jalousie ne s’empare de moi, avant que les véritables doutes ne s’installent. En d’autres termes, avant Vanya.
Si j’évoque ce tableau, c’est dans un sens parce que je veux me l’expliquer à nouveau. Il y a quelques jours, je réfléchissais à mon roman, aux circonstances qui avaient amené à sa conception, les endroits où je l’avais transporté avec moi, la lutte que j’avais dû mener pour protéger le manuscrit. J’ai repensé au synopsis que j’avais mis au point – un simple canevas dépouillé – qui comptait vingt-cinq pages qui, en l’examinant de plus près, auraient pu constituer la base de cinq ou six romans plutôt que d’un seul. Le jour où j’avais rédigé cette ébauche, Hildred se trouvait à Paris avec sa Vanya – du moins, je pensais qu’elle était à Paris… Je découvrirais plus tard qu’elle se trouvait en fait à Munich. Le drame était consommé à cette époque ; je travaillais dans un cimetière, comme assistant d’un vieux copain d’enfance. Il m’avait tiré de ma période de survie dans la cave et trouvé un emploi au bureau où il travaillait. J’étais inscrit en tant que fossoyeur. C’était un boulot tactique.
Mon sauveur s’appelait Jimmy Murata. Je ne l’oublierai jamais. Plus de quinze ans avaient passé lorsque nous nous sommes croisés par hasard dans la rue proche de chez moi. J’avais plus ou moins l’allure d’un clochard, et Jimmy – Jimmy arborait un gros cigare au coin de la bouche, un grand sourire d’une oreille à l’autre, la voix chaude, et il m’a serré la main avec cordialité avant de m’accompagner jusqu’à ma porte. Il n’a pas caché sa stupeur devant le bref récit de mes aventures depuis que nous avions quitté l’école. Je l’ai fait entrer avant d’allumer une bougie. On aurait dit qu’un cyclone avait ravagé l’endroit. On s’est assis sur le lit et on a bavardé et, au fur et à mesure que l’on parlait, Jimmy se montrait de plus en plus sympa. Il a été décidé que je commencerais à travailler dès le lendemain matin – Jimmy avait pas mal de boulot à me confier. Il se retrouvait en pleine campagne politique et je devrais gérer son courrier, maintenir le contact avec la presse, préparer ses discours et, entre-temps, rédiger des rapports destinés aux responsables des cimetières.
Je n’oublierai jamais le lendemain où je me suis pointé au travail, c’était une matinée de printemps, il y avait encore des traces de boue et de neige sur le sol. Les inscriptions gravées sur les tombes, les trous fraîchement creusés, les visages de demeurés tristes au bureau, l’atmosphère de paris idiots et d’oisiveté, la routine corrosive, la vue pathétique depuis la fenêtre où je m’asseyais pour écrire des discours électoraux. À midi, nous sautions dans la voiture de Jimmy pour aller descendre un bon déjeuner dans une taverne en compagnie de ses sbires. Boissons à gogo, plaisanteries, nous parlions du maire et du gouverneur comme s’ils avaient été des copains de toujours. Et en partant, Jimmy me glissait quelques billets dans la poche – il ne fallait pas que je m’en fasse, la vie serait belle à partir de maintenant, pour toujours, s’il fallait en croire le vieux Jimmy.
C’était parfait. J’entamais une nouvelle vie en qualité de fossoyeur. Le jour de la paye… Non, la veille de la paye… Lorsque je suis rentré pour dîner, il n’y avait personne à la maison. J’ai trouvé des malles à moitié remplies çà et là. Ma photo qui trônait d’habitude dans les toilettes avait été rangée au fond d’un tiroir. Je l’en ai extraite pour la replacer dans les toilettes et me suis assis pour attendre leur retour. Vers une heure du matin, elles sont arrivées, bizarrement excitées. « Vous allez déménager ? » ai-je demandé. Hildred s’est assise sur le lit et a pris ma main. Je ne me souviens pas de ce qu’elle m’a répondu – ses interventions commençaient toujours nulle part pour finir nulle part –, mais je me souviens parfaitement qu’elle a mentionné Paris de nouveau. Mais elle m’a expliqué sérieusement que c’était pour bientôt, qu’elle espérait un jour ou l’autre réunir l’argent pour leur voyage, à elle et Vanya. Vanya possédait déjà un passeport avec un nom d’emprunt. « Mais comment allez-vous survivre une fois là-bas ? » Elle n’en avait pas la moindre idée, seulement de vagues projets, comme d’habitude. « Épargne-moi ces foutaises, ai-je lancé. Je les connais tes plans fumeux, tes projets bancals… J’en ai marre… J’ai un boulot maintenant, il faut que je dorme. » Avant d’aller se coucher, Hildred m’a attiré dans la salle de bains pour me montrer un pull et un béret qu’on lui avait donnés. Elle m’a fait du charme, m’a enlacé, bécoté passionnément. Je la trouvais superbe avec ce béret, je lui ai fait promettre de le porter tous les jours. Elle a accepté. Puis elle m’a de nouveau entouré de ses bras et m’a murmuré d’une voix cajoleuse, implorante : « Tu ne vas pas m’en vouloir si je pars à Paris avec Vanya ? Tu me rejoindras dès que possible, n’est-ce pas ? » J’ai acquiescé, l’ai embrassée, puis subitement, je l’ai repoussée en jurant et en la maudissant. « Tu es dingue, ai-je crié. Tu ne peux pas aller à Paris sans un sou en poche. Et qu’est-ce que je vais faire, moi ? Comment irais-je à Paris ? À la nage, peut-être ? » On a continué de se disputer une fois au lit, mais au lieu de s’énerver, elle semblait blessée. Elle faisait son possible pour apaiser ma colère. Elle me suppliait de la prendre dans ses bras, mais je l’ai repoussée contre le mur et lui ai tourné le dos. J’étais tellement remonté contre elle – c’était le dénouement du drame, mes nerfs étaient en train de lâcher – que je me suis relevé pour littéralement sauter sur place, de rage. Et subitement, je me suis mis à vomir.
Le lendemain matin, comme je quittais la maison, elle est sortie dans la rue avec moi, amoureuse comme une chatte. « C’est la paye aujourd’hui, ai-je avoué. Je vais te rapporter quelque chose ce soir. » J’ai trouvé étrange la façon dont elle a pris cette remarque – les larmes lui sont montées aux yeux, et elle m’a remercié abondamment. « Ne t’en fais pas, je n’ai vraiment besoin de rien. » Elle agitait encore la main lorsque j’ai disparu au coin de la rue. C’était la première fois qu’elle agissait ainsi depuis des années. J’étais ébranlé. Je me suis persuadé que tout irait bien d’ici peu… elle renoncerait à son idée d’aller à Paris.
En rentrant du travail le soir-même avec les choses que je lui avais achetées, la maison était dans l’obscurité, les malles avaient disparu. J’ai cédé à la panique. Peu après, je tombai sur un message en évidence sur mon bureau, coincé sous son masque mortuaire. Elle était partie quelques minutes après m’avoir dit au revoir…
C’est là que Jimmy m’a donné la preuve de son amitié. Il m’a avoué franchement qu’il n’éprouvait aucune considération pour Hildred – il n’arrivait pas à comprendre qu’une femme agisse de la sorte –, mais puisqu’elle était mon épouse, puisque je l’aimais, il ferait son possible pour m’aider. Elle n’était pas partie depuis trois jours que j’ai reçu un câble du bateau réclamant de l’argent. C’est Jimmy qui m’en a prêté. Quelques jours après son arrivée à Paris, elle me câblait de nouveau – « portefeuille volé ». Les demandes se sont reproduites à intervalles réguliers, toujours par câble. Un mois a passé, puis deux. Le soir après le bureau, j’allais au cimetière où je tapais des histoires que je lui faisais parvenir car elle m’avait envoyé une dépêche précisant qu’elle pouvait les vendre à Paris. Et pour lui faciliter les choses, je signais de son nom. Un jour, j’ai reçu une lettre couverte de taches de vin, qui encensait mes histoires, affirmant que les gens pleuraient lorsqu’elle les lisait à haute voix dans un bistrot. J’ai continué à lui en faire parvenir, ainsi que des lettres de vingt ou trente pages, je lui envoyais de l’argent par mandat télégraphique, mettant Jimmy à contribution, ou les collègues du bureau, chapardant de la petite monnaie dans la bourse de maman, comme je le faisais quand j’étais gamin.
Quand Lindbergh a atterri à Paris à l’issue de la traversée qui devait faire date, j’avais la mort dans l’âme. J’étais dans un jardin public en train de regarder des types construire une estrade ; le commissaire allait prononcer un discours cet après-midi-là. Subitement, la rumeur de l’atterrissage de Lindbergh s’est répandue comme un feu de brousse. Les gens se congratulaient, comme si c’étaient eux qui avaient effectué ce vol extraordinaire. J’avais pour ma part les larmes aux yeux. Je ne comprenais pas ce qui avait pu me rendre si faible, si sentimental. Je me foutais bien de Lindbergh – sauf que je considérais son action comme un exploit, un exploit que je n’avais pas réussi à accomplir. Voilà un homme qui avait affronté tous les dangers – non pas par amour mais par goût de l’aventure, avec sa seule volonté et son courage. Si j’avais eu le dixième de son courage, j’aurais trouvé moyen de rejoindre Paris. Et je n’aurais pas eu besoin d’un avion. Tandis que je m’accrochais à mon boulot, que j’accomplissais des sacrifices minables, que je lui écrivais des lettres totalement extravagantes sur ma souffrance et mon amour, mais en restant les bras croisés. Je transformais mon angoisse en littérature au lieu de prendre le taureau par les cornes. À quoi pouvait ressembler la vie à Paris à la terrasse d’un café ? Aurais-je un jour la chance d’assister à la lecture, à voix haute, par un auteur de son chef-d’œuvre ? Quelle vie menait-elle là-bas avec Vanya, son amie cinglée qui s’enfuyait la nuit par la fenêtre comme Romeo, qui portait des pantalons et une écharpe rouge en guise de ceinture, qui citait des noms de gens connus comme Brancusi ou Hemingway comme si elle traînait avec eux jour et nuit ? Imaginons que j’apparaisse là-bas subrepticement pour aller m’asseoir à la terrasse du Dôme un soir – seraient-elles à une table entourée d’une nuée d’admirateurs, ou bien les surprendrais-je titubant de bar en bistrot comme un couple de clochardes ivrognes ? Et moi – qu’est-ce que je foutais dans un cimetière ? Est-ce que ma place n’était pas aussi à Paris ?
Je suis retourné au bureau cet après-midi – c’était jour férié – et j’ai écrit un texte que j’ai appelé « Idylle dans un cimetière » que j’ai envoyé à Paris accompagné d’une lettre affirmant que si elle ne promettait pas de rentrer bientôt, j’étais prêt à me suicider ; j’ai même fixé une date à laquelle elle devait me répondre par câble, et avant même qu’elle n’ait pu recevoir cette lettre, je lui ai câblé de ne pas tenir compte de sa teneur. Mais cela n’a pas d’importance ; ce qui compte par-dessus tout c’est que le lendemain même j’ai esquissé les grandes lignes du livre. Le fait que je venais de toucher le fond m’avait permis de trouver un second souffle. Je considérais mon suicide comme un fait accompli8 ; le drame était bien fini. Et j’avais la certitude qu’elle allait revenir – et si elle ne rentrait pas, il y avait maintenant le livre, et le livre était devenu plus important pour moi que son retour.
Mais comme je le remarquais plus haut, c’est en esquissant la trame de ce passé que j’ai pris conscience de l’extraordinaire complexité de notre vie, et de sa richesse. Quant au véritable sens de ce monumental canevas d’événements, j’avoue qu’il ne m’apparaissait pas encore dans toute sa clarté. Ce n’est que plus tard que la lumière s’est faite pour moi sur la nature de notre drame. Il faut donc que je retourne au commencement afin de renouer les fils de l’histoire. Je propose d’effectuer un survol rapide afin de rafraîchir ma mémoire…
Revenons à l’homme que j’étais lorsque je l’ai rencontrée – je venais d’avoir trente ans, j’avais un emploi pour la vie, une femme et une gosse à charge. Le premier acte crédible que j’avais accompli dans ma vie, immédiatement après l’avoir rencontrée, c’était d’écrire une histoire. J’occupais toujours les fonctions de directeur du personnel dans la société dont j’ai parlé. Le jour où j’avais eu l’idée d’écrire ce texte, j’avais demandé à Blanche de téléphoner au bureau pour les prévenir que j’étais souffrant. Je l’ai invitée à nous préparer un petit déjeuner copieux et, tout en mangeant, je me suis permis une blague cruelle, en affirmant que je pourrais très bien ne jamais retourner au bureau. Ça m’a mis dans une joie folle. J’ai fait un tour dans la campagne pour m’étendre sous un arbre afin d’écrire l’histoire en question. J’étais trop impatient pour prendre des décisions : je suis monté dans le premier tram qui s’est présenté et à peine assis j’ai commencé à jeter quelques notes. Je délirais ce jour-là et j’ai écrit des choses délirantes. Vers le soir, au lieu de reprendre le chemin de la maison, j’ai été rendre visite à mon copain Emil Sluter, qui possédait un studio en ville, et je lui ai lu ce que je venais d’écrire. Je lui ai lu tandis qu’il peignait et à la fin de la lecture, je me suis emparé d’un fusain et j’ai fait un croquis de son modèle, une femme noire qui posait pour lui en caleçon à rayures. Jamais encore je ne m’étais risqué à dessiner, mais j’avais l’impression que je pouvais réussir n’importe quoi – j’aurais pu bâtir une maison tout seul si on me l’avait demandé. Un peu avant le dîner, quelques-uns de ses potes sont arrivés et on a sorti la bouteille. Je me suis mis à divaguer, à prononcer des phrases incohérentes ; j’ai insulté ses amis, et ils ont paru ne m’en apprécier que davantage. Finalement, comme j’étais ivre-mort, ils m’ont fait prendre une douche. Lorsqu’on s’est retrouvés dans la rue, je dérapais complètement : une voiture était garée près du trottoir… en deux bonds je me suis retrouvé sur le toit en train de danser la gigue. On est allés ensuite dans un restaurant en plein air, puis au Village. On a recommencé à boire – il y avait de la musique, des chansons et des femmes. Il y en avait une assise pas très loin de moi, dont le mari était paralysé dans un lit ; ils m’ont dit que pour cet homme, elle se martyrisait. Je n’en croyais pas mes oreilles ; j’ai émis quelques plaisanteries plutôt salées sur son mari et finalement, tout en faisant semblant de chercher ma montre, je me suis glissé sous la table et je lui ai caressé les jambes, puis les cuisses. Le lendemain matin, au réveil, je me suis retrouvé étendu par terre sur le plancher d’Emil, entouré de bougies ; ils m’avaient allongé comme un cadavre et laissé cuver tout seul.
Ça a commencé comme ça – tout a éclaté. Et ça a continué sur la lancée, sans interruption. Je rentrais rarement à la maison pour dîner – mes nuits étaient trop bien remplies. Le jour de la paye, j’empruntais de l’argent pour combler le déficit de mon salaire. Dès que je touchais un bonus, j’invitais mes créditeurs à un banquet et je réglais mes dettes ; on allait ensuite dans un cabaret puis au dancing d’Hildred et nous dansions avec elle. Un jour, j’ai emmené ma femme au théâtre ; elle était tellement stupéfaite que je l’invite qu’elle avait les larmes aux yeux. Mais la soirée a été rapidement gâchée pour elle car, pendant l’entracte, comme nous étions sortis, je lui ai montré le dancing et demandé si elle n’aimerait pas m’accompagner. « Alors, c’est pour ça que tu m’as invitée à sortir ? », a-t-elle lâché. Et j’imagine qu’elle n’avait pas tort, quoique je n’y aie pas songé avant. En tout état de cause, elle est rentrée toute seule, les larmes aux yeux, et je me suis dirigé vers le dancing, et plus tard, on est allés au jardin public proche de notre maison et tandis qu’on se pelotait dans l’herbe, Hildred et moi, j’ai vu un flic qui matait nos ébats à travers les buissons. On s’est relevés, on a essayé de s’éloigner nonchalamment, mais bien sûr, il nous a rattrapés. Je lui ai affirmé que j’étais en train de me disputer avec ma femme, mais il ne m’a pas cru, évidemment, alors j’ai proposé qu’il nous accompagne chez nous et il a accepté. Mais quand nous sommes parvenus à la porte, il s’est laissé fléchir – probablement aussi grâce au billet de cinq dollars que je lui avais préalablement glissé. Dans la chambre, ma femme m’attendait, hors d’elle ; on a échangé quelques mots bien sentis et j’ai craqué ; la gosse s’est assise dans le berceau et s’est mise à hurler, ma femme a renchéri encore plus fort, à tel point que les voisins sont descendus en menaçant de me conduire au poste. Entre-temps j’étais redevenu aussi docile qu’un agneau, et avec le peu d’éloquence que je possédais à l’époque, j’ai réussi à les en dissuader. Peu après, mes vacances sont arrivées et j’ai emménagé dans le studio d’Emil afin d’écrire un livre, parce que Blanche s’énervait de me voir perdre mon temps de la sorte. Le soir, une fois le boulot fini, Hildred débarquait avec sa copine métisse, Ève, sans doute la petite salope la plus lascive que j’aie jamais vue. Entre-temps, Camilla essayait de me draguer, mais devant mes rebuffades, elle a tenté d’éveiller ma jalousie en paradant avec son amante, celle qui avait du poil au menton et les seins qui pendaient jusqu’aux genoux. Blanche était au courant depuis le début à propos d’Hildred – je lui avais avoué notre liaison ce fameux dimanche en rentrant d’Ulmer Park. Quand elle me voyait me changer après dîner, elle insinuait « Tu te fais beau pour aller retrouver ta chérie ? » et je répliquais « Tu as raison, je me fais beau parce que j’ai rendez-vous avec ma petite putain. » Et parfois, il fallait que je lui demande de l’argent pour le transport au moment de partir, et elle me tendait un peu de monnaie en l’inscrivant sur l’ardoise. « C’est quand même bizarre, me disait-elle, de te donner du fric pour aller voir ta catin. » Je lui souriais et soulevais mon chapeau avec élégance, ou bien je la taquinais en lui pinçant les fesses, ce qui avait le don de la mettre en colère car elle se considérait comme une propriété privée. Et parfois, en rentrant de bordée avec les potes plusieurs nuits de suite, tout excité, j’étais pris de remords pour Blanche, je l’enlaçais dans le lit et tentais de nouer la conversation. Mais elle ne voulait plus rien avoir affaire avec moi. « Va retrouver tes traînées, » lançait-elle, ou bien – « Quelque chose qui ne va pas bien avec tes tapineuses, elles ne s’occupent pas bien de toi ? » Ça suffisait à me rendre furieux : je la tourmentais toute la nuit, pas parce j’avais envie d’elle mais parce que j’avais horreur qu’elle me résiste, qu’elle me traite comme un paria.
Finalement, je me suis fait avoir comme un bleu. Malin le piège que m’a tendu Blanche… vraiment très malin. Mais pourquoi a-t-elle eu l’idée de me tendre ce piège alors que je la suppliais constamment de me rendre ma liberté, cela me dépasse. En tout état de cause, elle m’a déclaré un jour qu’elle se rendait à la campagne quelques jours pour rendre visite à une de ses amies d’enfance. Je les ai conduites, elle et la gosse, jusque sur le quai de la gare et les ai embrassées. Le soir-même, par hasard, j’ai ramené Hildred à la maison. Nous avons dormi dans le lit conjugal et le lendemain matin, j’ai préparé le petit déjeuner. Hildred avait passé le kimono de mon épouse. Nous prenions notre temps, avant d’aller faire un tour. Hildred s’était débarrassée du kimono avant de se placer devant le miroir, nue, pour se brosser les cheveux. Subitement, la porte coulissante s’est ouverte et Blanche est apparue, flanquée de deux voisins de l’étage au-dessus. Il n’y a pas eu de scène à proprement parler. Elle m’a simplement demandé d’une voix posée, pleine d’assurance, de raccompagner la jeune femme dès que possible. « Tu aurais pu avoir la décence, a-t-elle ajouté, de ne pas lui laisser enfiler mon kimono. » Une réaction typique de la part de Blanche, s’inquiéter de son kimono…
Je suis retourné le lendemain pour prendre mes affaires et évoquer avec elle les aspects pratiques de la situation. Pas de larmes – nous nous sommes concentrés sur le problème de la pension alimentaire. Dans le même temps, Hildred et moi avons loué une chambre meublée dans la maison d’un médecin juif qui habitait le Bronx. C’est mon copain Bunchek qui m’avait recommandé auprès du toubib ; il avait l’habitude de surgir de nulle part chaque fois que j’avais des ennuis. Le docteur était un personnage fascinant, brillant, mais sa demeure s’apparentait à une porcherie. Il y avait une salle de billard au sous-sol ; les murs étaient maculés de pisse parce que le docteur cultivait la théorie que les enfants devaient se développer naturellement. Ce n’était pas la seule de ses théories, dont aucune ne relevait de l’hygiène. Chaque fois que nous allions prendre une douche, les murs de la salle de bains grouillaient de cafards. D’après le toubib, il s’avérait inutile de vouloir les chasser – ils iraient aussitôt envahir une autre baraque. Il avait trois domestiques – une nécessité car tous ses parents et les parents de sa femme vivaient à demeure. Il fallait prendre son tour pour les repas, nourriture casher obligatoire. Un des domestiques était un Hindou que j’avais employé dans le temps en tant que coursier ; atteint depuis par la vérole, il rédigeait une histoire du monde. Il veillait sur Hildred comme un chien fidèle, nous apportait le petit déjeuner au lit et nous prêtait de l’argent sur son salaire dérisoire. Mon garçon de bureau a bientôt loué une chambre dans cette ménagerie et n’a pas tardé à tomber fou amoureux d’Hildred, tout comme il était tombé amoureux de Camilla, et de ma précédente secrétaire avant cela. Il avait fait de moi son idole – tout ce que je faisais était parfait – si bien que prenant avantage de la situation, et de son affection à l’égard de mes femmes, j’en avais fait mon esclave. Une fois par semaine, j’allais voir ma femme pour lui donner ma pension. La procédure de divorce suivait son cours. Ça se passait bien à chaque fois ; je passais habituellement un samedi ou un dimanche après-midi, je les emmenais, elle et l’enfant, dans un jardin public puis on rentrait à la maison pour dîner. Nous appréciions ces moments ensemble – il n’existait plus de contentieux entre nous. Elle m’a demandé plusieurs fois si je comptais épouser la femme que je fréquentais – elle l’appelait toujours « cette femme » plutôt que d’employer son nom, Hildred. Et souvent, quand je m’apprêtais à partir et qu’elle était en train de déshabiller la gosse pour la coucher, l’enfant me confiait d’un air innocent « Pourquoi tu ne restes pas ce soir pour dormir avec maman ? » Au bout d’un moment, à force d’entendre l’enfant émettre ces questions, ou parce que nous nous entendions trop bien, et que les souvenirs de tendresse nous revenaient en foule pour mieux nous rapprocher, en tout état de cause, l’orage éclatait. J’arrivais par un bel après-midi d’été et trouvais Blanche étendue sur le canapé, nue à l’exception de son kimono ; elle adoptait une position languide, comme si elle m’invitait à la rejoindre. Et quand je m’étendais à côté d’elle et commençais à la caresser, elle me repoussait, en m’assénant que je n’avais aucun droit de me conduire de la sorte, que tout était fini entre nous, que j’aurais dû y penser plus tôt, etc., etc. Mais ses rebuffades ne faisaient que m’encourager, et je me battais comme un lion ! À maintes reprises, en plein milieu de nos embrassements – difficile de dire s’il s’agissait d’un vrai combat ou d’une lutte amoureuse –, je songeais combien il était absurde que je puisse désirer cette femme avec autant de fougue, elle que j’avais envoyé promener si cruellement et délibérément. Il faut préciser aussi qu’en plein milieu de ce combat la gosse venait me tirer par la manche. « Je veux que tu viennes jouer avec moi ! » chougnait-elle, et Blanche commençait à me faire des reproches – « Tu ne viens qu’une fois par semaine, et tu ne fais même pas attention à elle… Je trouve ça honteux. » Et parce que je ne suis qu’un crétin sentimental, je me levais, les larmes aux yeux, et me ruais dans le jardin pour jouer avec la gosse. Je me souviens qu’une gamine bien plus âgée qu’elle avait l’habitude de venir jouer avec ma fille et dès que je l’ai aperçue (j’imagine qu’elle devait avoir dans les douze ans), je suis tombé amoureux d’elle et ça devait être vraiment évident parce que ma fille en ressentait toute l’injustice – quant à Blanche, Blanche était consternée. J’étais moi-même abasourdi. Je ne m’étais jamais trouvé dans une telle situation, mais j’en pinçais vraiment pour elle, ça c’est sûr. Chaque fois que je partais, je me demandais ce que devais faire ; je me sentais coupable comme un criminel. Ainsi je trahissais Hildred avec Blanche et ma gosse avec une autre gamine. On m’avait averti que le toubib chez qui nous habitions éprouvait une véritable passion pour les filles mineures ; pour moi, c’était tout simplement un comportement pervers.
Au cours de notre séjour chez ce médecin, qui n’a duré que quelques mois, j’ai appris à mieux connaître les compagnes d’Hildred au dancing. J’avais pris l’habitude d’aller la chercher après minuit pour la raccompagner chez nous ; on s’arrêtait souvent dans un restaurant du quartier des théâtres, et on bavardait une heure ou deux avec Maureen, sa meilleure copine. Je me sentais à l’aise au milieu ses amies, quoique nous n’ayons rien en commun, ni d’ailleurs Hildred, autant que je pouvais en juger. J’avais remarqué que ses copines la portaient aux nues, qu’elles prenaient plaisir à exhiber leurs pires travers afin de souligner le contraste avec elle. Hildred n’avait jamais eu d’autres amis que celles et ceux qui l’admiraient éperdument, qui s’attachaient à elle de manière servile et dévote. Je trouvais ça intéressant parce que, dans mon cas, je m’étais toujours battu pour éviter de tels attachements et j’avais encouragé mes amis à me prendre en défaut, même à me ridiculiser. Jamais je n’ai exigé de loyauté ou de compréhension de leur part – au contraire puisque je tiens ces vertus en horreur. Mais je crois que j’appréciais ses copines de pacotille justement pour leur naturel ; elles ne faisaient pas semblant d’être autre chose que les petites traînées qu’elles étaient. En plus, elles possédaient un sens de l’humour plutôt rare chez les femmes de bon goût et mieux éduquées. J’étais de plus passionné par leurs aventures, qui ne manquaient jamais de piquant : elles étaient tout droit sorties de l’univers des femmes de Dreyer, et j’ai toujours eu un faible marqué pour ces créatures plus qu’humaines, vulgaires et au destin calamiteux. C’est le genre de femmes dont je me sens le plus proche, si familières que la simple idée de les séduire me paraît répulsive – incestueuse presque. C’était des putains sans gêne, indolentes, adorables et faciles à vivre ; elles vous racontaient leurs expériences aussi aisément et naturellement que s’il s’était agi du match de foot de la veille. Maureen, par exemple, relatait les moindres détails de son aventure avec un médecin dont elle avait fait la connaissance pour des raisons professionnelles d’abord – une poussée de chtouille et de blennorragie concomitantes. Tandis qu’il la soignait, le docteur avait succombé à ses charmes ; comme moi, il attendait souvent au bas des marches qu’elle finisse son boulot. Parfois, elle le laissait poireauter là et se carapatait par l’issue de secours afin d’honorer un rendez-vous avec un quelconque mec, qui possédait une voiture et pouvait mieux satisfaire ses lubies hors du commun. Ou bien elle nous rejoignait au restaurant et se moquait du doc parce qu’il n’était pas assez bien monté pour elle, finissant par nous donner les dimensions de sa chatte. « Je n’ai encore jamais trouvé un type qui l’ait assez grosse pour me satisfaire », affirmait-elle, éclatant de rire, la tête rejetée en arrière… C’est vrai, j’ai beaucoup aimé les premières amies d’Hildred – beaucoup, bien plus que celles qui devaient suivre. Elles me rappelaient mes années de jeunesse, ma vie au Fourteenth Ward, qui était plutôt désordonnée, où on grandissait avec des Américains de souche parmi lesquels s’établissaient les « étrangers », qui avaient fini par chasser les habitants d’origine. Je n’ai jamais croisé au cours de ces années ce qu’on appelle la culture du raffinement (Dieu merci !) ; à cinq ans, je parcourais les rues en toute liberté et me conduisais comme un vrai sauvageon. Mes copains étaient de la pire espèce engendrés par ce quartier ; à six ou sept ans, je payais mon penny, comme les autres garçons, pour baiser (?) une gamine dans la cave. Les dimanches matin, je regardais son frère, un cinglé, debout sur le toit de la remise en train de se masturber – l’imbécile du voisinage à qui nous jetions des bananes pourries et que nous torturions de diverses manières, comme seuls les enfants savent maltraiter les malchanceux. J’ai vu éclater la guerre hispano-américaine et les soldats rentrer chez eux pliés en deux par la dysenterie et la boisson – le propre fils du ministre affalé contre le réverbère dans son plus bel uniforme, dégueulant ses tripes, jurant et maudissant avec les mots les plus obscènes. Je rejoignais une bande de petits malfrats qui s’amusaient la nuit à briser les vitrines des vendeurs à la sauvette. À sept ans, je savais ce qu’était un pédé, et je me souviens parfaitement que j’attendais parfois de voir passer un gamin efféminé pour lui balancer des boules de neige, ou de la boue ou du crottin de cheval si je n’avais rien d’autre sous la main. J’ai des souvenirs vivaces de ma vie de cinq à dix ans, et je maintiendrai toujours que j’avais vécu une enfance fabuleuse. Au cours de cette période, je me souviens d’avoir vécu pleinement, au milieu de gamins qui vivaient aussi pleinement, même si c’était plutôt de façon rudimentaire, et peut-être abrutie par l’alcool. J’ai vu les portes battantes des saloons grandes ouvertes, les hommes sortir en titubant ; j’ai vu les marins faire la queue pour apercevoir les spectacles burlesques, j’ai entendu leurs plaisanteries grossières ; j’ai vu les hommes politiques parader au coin des rues, se curant les dents, et je les ai entendus parler de Bryan et de McKinlay, j’ai vu les dancings bourrés de gros durs et entendu les bouteilles fracassées contre les miroirs et les putes hurler et gémir ; j’ai vu les cyclistes se regrouper les dimanches matin, et le long serpent des maillots multicolores filer au long de l’étroite rue goudronnée entre les trottoirs ; j’ai assisté aux obsèques de mes grands-parents, et observé le pauvre chagrin hypocrite et sentimental des parents, leur gloutonnerie, leur vulgarité dans le jardin attenant au bar, près du cimetière, quand ils avalaient goulûment leurs bières et chantaient des chansons allemandes mélancoliques ; j’allais l’été à la campagne et, la nuit, je sodomisais mes petits cousins des champs et leur apprenais les lois de la grande ville ; de temps en temps, on m’envoyait à Yorkville où je rejoignais mon cousin sur les quais pour d’épiques bagarres avec des gangs rivaux, et je me souviens que c’est là que j’ai appris à propos des filles des choses dont je n’avais encore jamais rêvé, si bien qu’en retournant sur mes terres d’origine, je passais pour un concentré de vices. Ce fut une initiation précieuse à la vie, comme je devais m’en apercevoir plus tard lorsque nous avons quitté le quartier et que j’ai sombré dans une morne adolescence.
Tous ces souvenirs ont ressuscité lorsque je me suis mis en ménage avec Hildred ; l’esprit de l’aventure me tiraillait de nouveau – non pas que j’aie mené une existence insipide jusque-là, mais je sentais bien que les événements allaient prendre un tour plus remuant, plus vital, dans lequel je me jetterais de mon plein gré et non en raison d’une quelconque morbidité, ou par manque, ou par esprit de rébellion… Ils ont déboulé plus rapidement que prévu, et dans des proportions telles que je n’arrivais plus à les contrôler. Je venais de faire la connaissance d’une femme qui vivait constamment dans un univers d’aventures, qui frayait avec le danger comme si elle ne pouvait pas s’en passer, qui ne s’arrêtait jamais une seconde pour ainsi dire.
J’essaie d’accélérer le rythme de cette partie du récit, de simplifier autant que possible les souvenirs de cette période ayant précédé la rencontre avec Vanya, mais il y a eu tellement d’événements, et si turbulents, et de plus si lourds de conséquences pour la compréhension de ce qui a suivi, que je n’arrive pas à faire plus court. Je considère même nécessaire d’opérer de temps en temps un retour sur ma vie avec Blanche à cause de détails qui, lorsque j’y repense aujourd’hui, semblent reliés à la vie qui m’attendait. Par exemple, je me souviens des premiers jours de notre mariage, où nous occupions un paisible appartement au sein d’un quartier encore plus tranquille ; l’endroit regorgeait de meubles que Blanche avait hérités de sa famille. Elle avait entassé dans ma chambre toutes les chaises qui n’avaient pu trouver leur place dans les autres pièces. J’avais pris l’habitude de me retirer dans cette chambre tous les soirs pour lire et, de temps en temps, écrire ; la vision de ces chaises, disposées le long des murs comme dans la salle d’attente d’un dentiste, me rendait dingue. Je l’ai suppliée à maintes reprises de s’en débarrasser, de les vendre ou de les donner à des tiers, mais son esprit parcimonieux ne pouvait se résoudre à s’en séparer. Comme je l’ai déjà signalé, Blanche n’invitait jamais personne dans cet appartement ; elle ne se sentait jamais à l’aise en compagnie des gens, ayant toujours éprouvé de grandes réticences à se faire des amis.
Pour ma part, je me faisais des copains avec la plus grande facilité ; il fallait que je m’en échappe si je voulais me protéger. Ainsi, après une période d’isolement, au cours de laquelle Blanche et moi n’avons cessé de nous éloigner, j’ai songé qu’il serait peut-être temps d’accueillir de nouveau des amis chez nous. Chaque fois que mon regard tombait sur ces chaises vides, je me disais que j’avais vraiment choisi une sacré conne comme compagne, et de contempler ce vide faisait naître en moi le désir de le remplir. Un par un, mes copains sont revenus, entraînant de nouvelles connaissances, jusqu’à ce que toutes les chaises soient occupées, ce qui me comblait de nouveau de satisfaction. Lorsque Blanche s’est mise à protester qu’elle ne pouvait matériellement recevoir autant de personnes, j’ai averti nonchalamment les copains de la situation et ils ont accepté avec joie de payer leur écot pour le plaisir de se divertir. Ce qui ne manquait pas de causer un certain tort à la réputation de Blanche, et la rendait encore plus acerbe à mon égard. Mais je ne me souciais plus de son avis – j’étais heureux de voir ces chaises occupées, heureux de voir la table jonchée de boustifaille et de boissons, heureux de voir que notre musée reprenait vie.
Autant Hildred marquait sa différence avec Blanche, autant sa nature était chaleureuse quand celle de Blanche était renfermée, je notais cependant qu’elles partageaient le même défaut – elles ne pensaient qu’à m’éloigner de mes amis. Elles n’avaient aucune envie de me partager, Blanche ne serait-ce que pour se mesurer à moi, et Hildred parce qu’elle était assoiffée d’amour. Mais quelle qu’en soit la motivation, le résultat était le même : elles brûlaient de m’enchaîner, et pour un caractère comme le mien, c’était une attitude non seulement impossible mais désastreuse. Je n’étais pas contre le fait d’être l’esclave de la femme que j’aimais à condition de garder ma liberté. D’une manière ou d’une autre, les femmes que j’ai aimées n’ont jamais admis mon point de vue.
J’oublie une certaine petite scène de ménage avec Hildred, qui me paraît importante. C’était lors de notre second ou troisième rendez-vous ; nous avions merveilleusement baisé dans le terrain vague en face de chez elle. Comme j’allais me relever pour l’accompagner jusqu’à sa porte, elle m’a attrapé le bras de manière impulsive et m’a fait retomber près d’elle. « Tu es fantastique, m’a-t-elle murmuré, je t’aime, je t’aime. » Et presque dans la foulée, avec un étrange rire de gorge, elle a ajouté brusquement – « Et maintenant les choses qui fâchent ! » Elle s’inquiétait de savoir si je pouvais lui prêter cinquante dollars – afin que sa mère puisse rembourser un prêt sur la maison. J’ai accepté immédiatement de lui trouver l’argent. En réfléchissant à cet incident aujourd’hui, je me rends compte qu’elle avait été effarée par le fait que j’accepte aussi facilement. J’ai sans aucun doute été plus éberlué encore par la manière dont elle m’a remercié ; elle a insisté pour que nous nous couchions de nouveau dans l’herbe, et ensuite, lorsque je me suis relevé, elle s’est jetée subitement à mes pieds, et ainsi agenouillé en pleine rue, elle s’est accrochée à mes genoux en répétant avec ferveur « Tu es mon Dieu… Tu es mon Dieu ! » Mais j’imagine que jamais de ma vie je n’oublierai le moment où elle avait laissé échapper « Et maintenant les choses qui fâchent ! » Venant d’elle, cela semblait tellement grossier, tellement vulgaire. J’en avais eu des frissons. Et plus tard, lorsqu’elle a commencé à me pourrir la vie, quand à l’issue d’un moment de cruauté avérée (du moins c’est mon interprétation des choses) elle revenait vers moi avec une telle tendresse, une telle humilité, je repensais à cette scène, à ces paroles que je n’arrivais pas à effacer de ma mémoire, et je les justifiais en me persuadant qu’au fond d’elle-même elle était honnête, sincère, loyale, qu’elle avait dû toujours jouer un rôle qu’elle abhorrait, qu’elle ne pouvait se résoudre à mendier des choses parce qu’elle se considérait comme la générosité même ; plutôt que d’adopter le statut d’humiliée elle préférait se durcir, s’abaisser, plutôt que d’inspirer la pitié elle préférait risquer le mépris, le dédain, la haine ou le dégoût. Ce qui rend cette situation pratiquement incompréhensible, c’est que je n’avais aucun besoin particulier de consentir des sacrifices pour sa mère (qu’elle appelait toujours sa tante) ; elle n’avait pas besoin de me demander de l’aider puisqu’elle vivait avec un type qui lui offrait tout ce qu’elle pouvait désirer. J’ai eu l’intuition, beaucoup plus tard, qu’elle ne cherchait qu’à m’évaluer – elle m’a rendu l’argent comme promis quelques jours plus tard. Et j’ai eu ensuite encore une autre idée : quelqu’un lui avait très probablement demandé de l’argent, et comme par nature elle ne savait pas refuser, elle avait promis de rendre service à cette personne, et ne sachant quel nouveau mensonge présenter à son amant, c’est à moi qu’elle s’était adressée. Et lorsqu’elle s’était rendu compte que je n’avais pas un rond en poche (la première nuit, elle s’était persuadée que j’étais plein aux as) mais que j’étais prêt à emprunter ou voler pour elle, elle avait éprouvé des regrets. Et peut-être que toutes ses liaisons passées n’avaient été l’objet que d’un froid calcul – le fait qu’elle se soit vendue au vieux porc en était un exemple, mais elle ne m’en avait encore pas parlé. Je savais qu’elle vivait aux crochets de plusieurs vieux types qu’elle dépouillait sans vergogne, mais rien ne prouvait qu’elle leur ait offert plus en retour que le simple plaisir de sa compagnie. Je me souviens qu’il me semblait idiot qu’elle se soit contentée de miettes alors qu’en allant jusqu’au bout elle aurait pu se libérer une fois pour toutes de ses problèmes.
Mais ceci n’est que la première note d’un thème qui devait se répéter maintes et maintes fois…
J’ai oublié de mentionner une autre scène cruciale. La voici. Peu de temps après notre rencontre, elle est allée à la campagne, dans les forêts du Maine où une cabane avait été mise à sa disposition, et à celle de ses copines, par un homme âgé au grand cœur qui veillait à leur bien-être. J’avais déjà fait la connaissance de ce vieil homme « au grand cœur » au dancing ; il avait la cinquantaine, les cheveux déjà blancs, mais vigoureux et d’allure juvénile, bien éduqué et d’un grand savoir-vivre. D’après Hildred, cet homme lui avait rendu de grands services lorsqu’elle s’était retrouvée malade et sans ressources. Ils avaient partagé une petite maison dans le Village. Ils couchaient dans le même lit mais, elle était formelle, ils n’avaient pas eu de rapports physiques. Aussi incroyable que cette fable puisse paraître, je l’avais avalée toute crue, quoique j’aie rencontré l’homme en question et noté son extrême vitalité, quoiqu’il ait vécu plusieurs années séparé de sa femme, toujours selon Hildred – parce que sa femme, de par sa constitution, ne pouvait avoir de relations sexuelles avec un homme. J’avais compris que ce type – qui s’appelait Marsden – adorait sa femme et qu’ils se voyaient souvent. Néanmoins, il filait un mauvais coton, et se saoulait tous les soirs – parce qu’il s’était passé un événement tragique à propos de ses relations maritales dont Hildred refusait de me parler. « N’est-ce pas difficile pour toi de te glisser tous les soirs dans le lit d’un type complètement bourré ? » lui avais-je demandé naïvement. (Jamais je n’avais mis en doute le fait qu’elle dormait à l’autre extrémité du lit !) Sa réponse à ma question était que Marsden lui avait rendu un service qu’elle ne pourrait jamais lui rembourser, qu’elle était déterminée à le guérir de sa dépendance à l’alcool et qu’elle le quitterait dès qu’il aurait recouvré la sobriété. Marsden et moi nous étions bien entendus dès la première rencontre ; nous sommes devenus très amis. Du moins, c’est ce que je pensais – je devais découvrir plus tard qu’il avait conçu un sentiment violent de jalousie à mon égard, qu’il dessinait des caricatures de moi, les accrochait aux portes avant de les poignarder avec des couteaux. Mais lorsqu’elle est partie avec ses copines passer quelques jours dans la cabane, bien qu’elle m’ait avertie que Marsden les accompagnerait, je n’en ai conçu aucun déplaisir. Durant son séjour là-bas, elle m’a envoyé une lettre, une lettre très touchante malgré ses gribouillages d’analphabète, dans laquelle elle manifestait son désir de devenir ma femme. À son retour, elle m’a appelé pour me prévenir qu’elle ne pouvait pas me voir tout de suite parce qu’elle avait promis de passer quelques jours à la plage avec Maureen et Julia. Ça m’a fait très mal ; j’ai raccroché poliment avant de rejoindre le studio de mon ami Emil Sluter. Un copain est arrivé et nous sommes allés à la campagne tout l’après-midi. Nous ne sommes rentrés en ville qu’après minuit. Hildred avait laissé un mot me prévenant qu’elle avait changé d’avis à propos de son escapade à la plage. Elle avait passé des heures sous un abri en face de chez moi à m’attendre, cinq ou six heures disait-elle, puis elle avait ajouté un PS à son message pour me faire savoir qu’elle se rendait à la plage après réflexion. Le lendemain soir, je me suis rendu en train jusqu’à Edgemere pour la chercher. Nous avons pris une chambre dans un hôtel pour la nuit. C’est là que s’est passé un événement bizarre : elle n’arrivait plus à jouir. On a fait l’amour quatre ou cinq fois, mais à chaque occasion elle n’est pas parvenue à conclure et s’est sentie frustrée. Elle essayait tellement que ça m’a rendu hystérique. « Je t’en supplie, ne ris pas ! gémissait-elle. Tu es cruel. » Mais je n’arrivais pas à m’en empêcher – je ne voulais pas en rire, mais la chose paraissait si ridicule : plus elle haletait, plus elle couinait et plus le fou rire me gagnait. Mais elle s’entêtait ; c’était comme si elle allait mourir ou devenir dingue si elle ne parvenait pas à jouir.
Au matin, épuisés, on s’est allongés sur la plage ; ses paroles étaient froides et amères. On s’est querellés, puis elle s’est réchauffée. Elle m’a raconté une longue histoire sans queue ni tête, que j’écoutais avec beaucoup d’impatience, à propos de son père qu’elle idolâtrait. Je lui ressemblais beaucoup, selon elle, j’étais tendre et indulgent comme lui, j’étais également un pitre irresponsable, un être propre et parfait à son image, j’avais la même silhouette mince et élancée, la même ossature et le même regard tragique. Je n’ai attaché aucune importance à ces jugements, ou plutôt ils m’irritaient parce je me souvenais avec amertume que Blanche éprouvait les mêmes sentiments vis-à-vis de son père, la même adulation aveugle, incestueuse, avec cette différence cependant que Blanche me considérait comme l’exact opposé de son père. Mais je détestais les gens, les femmes en particulier, qui cultivaient cette admiration servile, cet attachement infantile à leurs parents. Et je détestais aussi qu’une femme soutienne que je lui rappelais son père, ou un ancien amant, ce qui était le cas pour bon nombre de femmes dont j’étais tombé amoureux. Il est évidemment courant de tomber amoureux de l’image de quelqu’un d’autre ; cela m’était arrivé à maintes reprises. C’est dans cet ordre des choses que je m’étais permis des avances à la propre mère de Blanche lorsque nous avions rendu visite à ses parents lors de notre lune de miel ; j’avais trouvé une femme à peu près du même âge et de la même disposition que la femme à laquelle j’avais été enchaîné pendant quatre années interminables. Mais l’erreur que j’ai commise à la fois avec Blanche et avec Hildred a été de tourner leur relation en ridicule ; chaque fois que je voulais me montrer cruel, je tournais leur père en dérision – souvent en présence de tiers, d’ailleurs. Et même si je faisais souvent la même chose avec mes propres parents, cela ne changeait rien à l’affaire ; on ne pardonne jamais ce genre de blessure.
Mais pour en revenir au récit des événements… Nous habitions maintenant dans Riverside Drive, partageant la maison d’un vieux pote musicien. Bunchek y occupait également une chambre ; il s’était remarié, un mois après le suicide de sa femme. Il se raccrochait à moi parce qu’il est à moitié cinglé ; il n’aimait pas sa seconde épouse – il lui avait cédé parce qu’elle s’était montrée compréhensive. Ma vie le fascinait ; il l’enviait et chaque fois qu’il pouvait se gausser de ma déconfiture, il se frottait les mains de satisfaction. Il jubilait à la vue de mes problèmes, mais dans le même temps il se montrait loyal et m’apportait son aide de toutes les manières possibles. Je connaissais Bunchek depuis pas mal de temps maintenant, et l’appréciais à sa juste valeur ; je me fichais de lui sans la moindre pitié, je le collais dans les bras d’autres femmes, déplorant son mauvais goût, ses ignobles caractéristiques juives, son inaptitude à jouir de la vie. Mais je l’écoutais attentivement, je m’instruisais par lui, et c’est vers lui que je me tournais lorsque j’avais un besoin vital de conseils. Nous nous comprenions parfaitement ; c’était presque de l’amour entre nous. Mais cela ne l’empêchait pas de dire du mal de ma femme ou de moi, je ne lui évitais aucune humiliation. Il était coriace, Bunchek, et moi aussi je l’étais. On s’appréciait vraiment.
L’ami avec qui nous partagions l’endroit était écossais, marié à une superbe juive qui ressemblait à Hildred à plus d’un titre. Quoi de plus naturel donc que mon ami Edmund se soit senti attiré par Hildred et moi par son épouse, Esther. On a eu des aventures bizarres dans cette maison avec ses allées et venues de juifs et de gentils, Edmund tentant de prendre la défense des juifs mais baissant la tête dès qu’apparaissait la famille d’Esther ; moi vociférant effrontément contre eux tout en cultivant une admiration sans bornes pour Esther ; et Bunchek assis dans son coin, le sourire moqueur, me glissant au passage avec sa malveillance coutumière – « Alors, tu t’imagines que ta femme n’est pas juive, hein ? Mais pauvre idiot, tu ne vois pas qu’elle est aussi youpine que nous ? » Et Hildred, écumante de rage, ne trouvait rien de plus insultant à lui balancer que de le traiter de sale petit youpin, ce qui n’avait pas le moindre effet sur Bunchek, parce que lui-même traitait tout le monde de « sales petits youpins », puis c’est Esther qui se mettait en colère à son tour, ce qui rendait très difficile le règlement du conflit par le pauvre musicien. Quant à Bunchek et à moi, ces polémiques nous réjouissaient : nous adorions voir le jeune Écossais effronté, qui se targuait d’équité et de froide logique, se débattre dans la nasse ; l’attitude de ces deux femmes jalouses nous plaisait infiniment, deux superbes juives mariées à deux gentils excentriques. Mais ce qui portait Bunchek aux confins de l’extase, ç’avait été d’observer ma réaction lorsque j’avais finalement découvert qu’Hildred était vraiment juive. Je détestais les juifs mais désormais, je les aimais aussi ; tout en conservant mes anciens préjugés, qui restaient indéfendables, j’en avais conçu de nouveaux, encore plus extravagants et plus indéfendables que les anciens. J’ai même été jusqu’à proposer de l’épouser devant un rabbin ; jusqu’à suggérer de me convertir. J’étais sincère, mais en même temps, je me conduisais comme un bouffon. Certes, je ne m’étais jamais considéré comme un véritable chrétien, je savais que je ne pouvais jamais devenir un juif, mais il y avait quelque chose d’amusant, de piquant, dans l’idée d’adopter la religion de ceux que l’on détestait ; j’éprouvais une certaine jouissance à envisager le plaisir que j’aurais à tourner les juifs en ridicule avant d’annoncer dans la foulée que je venais de me convertir. Ce serait également une belle revanche sur la tromperie dont j’avais été victime, parce qu’Hildred refusait catégoriquement cette possibilité ; elle regrettait de ne pas m’avoir avoué la vérité et menaçait même de me quitter si je n’abandonnais pas le sujet. Si bien qu’il n’y a pas eu d’admission publique de sa judaïté, pas de mariage à la synagogue, pas de famille pour me féliciter de ma conversion. Elle ne tolérait plus l’idée de me présenter à ses parents et poussant encore le bouchon plus loin – au bout de quelques jours elle parlait d’eux comme si c’étaient des gentils, et si je lui rappelais qu’il n’était pas nécessaire de me mentir à leur propos, elle se mettait dans une colère noire et me regardait fixement comme pour dire « mais qui a prétendu que c’était un mensonge… tu sais bien que je te dis la vérité ». Ceci explique qu’au lieu d’enchaîner les scènes pénibles j’ai capitulé devant ces mensonges, non seulement ne l’ai-je trahie en aucune occasion mais j’ai agi comme si j’étais moi-même convaincu par ce qu’elle affirmait. Même Bunchek n’en revenait pas de l’intensité de sa passion à défendre cette attitude ; même Bunchek évoquait son père britannique, les écuries de courses qu’il possédait, Caruso et tous les boniments qu’elle avait inventés, mais bien sûr avec une telle emphase, une telle extravagance qu’Hildred s’empressait de changer la conversation. Il y a beaucoup à dire sur l’attitude d’Hildred – elle détestait les siens sincèrement, jusqu’au mépris. Elle détestait la mère d’Esther ; les amis de Bunchek ; elle détestait tout ce qui rappelait de près ou de loin la judéité et la tradition juive. Quand la conversation avec Hildred abordait les juifs, c’est moi qui prenais leur défense ; je les détestais peut-être aussi, mais je ne pouvais nier leurs vertus.
Il faut avouer également que mon ami écossais et sa femme avaient tendance à mépriser l’intelligence et des capacités d’Hildred. Ils la traitaient comme une enfant – avec indulgence et un air de supériorité qui énervait profondément Hildred. Si l’on ajoute à cela la jalousie sous-jacente, la rivalité entre les deux femmes, le peu d’estime dont jouissaient les juifs, la peur d’être montrée du doigt, l’indifférence dont je faisais preuve quant à la question du mariage depuis que nous vivions ensemble, ainsi que les relations harmonieuses, intimes que nous les trois hommes partagions ouvertement, relations qui semblaient carrément exclure les femmes – si l’on considère tous ces éléments dérangeants, on pouvait prédire que la tempête n’allait pas tarder à secouer le bateau. J’étais parfois si impliqué dans une discussion avec Edmund et Bunchek que j’en oubliais d’aller retrouver Hildred au dancing. Le jour de la semaine où elle ne travaillait pas, j’allais voir Blanche et parfois j’oubliais l’heure de rentrer, ou bien je revenais illuminé par une joie intérieure, ou bien ruminant des images sentimentales à propos de la gosse, ou bien je regrettais le fait que Blanche éprouvait toutes ces difficultés matérielles. En conséquence, presque toutes les semaines, Hildred rassemblait ses affaires et menaçait de me quitter ; mais elle attendait toujours que je sois revenu, avais-je remarqué, et ça m’amusait, ça me rendait cynique à propos de la situation. Parfois je l’aidais à faire son baluchon ; nous ne possédions pas de valise et chaque fois qu’elle faisait mine de partir, il fallait faire la chasse aux sacs en papier et à la ficelle, mais évidemment, elle n’arrivait jamais à empaqueter le tout proprement. J’enveloppais son barda, mais je manquais aussi d’adresse – naturellement je n’avais aucune intention de la laisser passer la porte. Elle déboulait d’un pas décidé vers la porte, une partie de son paquet grotesque traînant par terre, et j’adoptais alors mon air le plus sérieux, le plus humble, le plus repentant – jusqu’à ce qu’elle abandonne ses velléités – je m’asseyais alors, plié en deux de rire, jusqu’à ce qu’elle succombe aussi à l’hilarité car que faire d’autre quand on a un tel imbécile, un tel pitre, un tel bouffon sur les bras ?
À force de partager la vie avec Esther, à l’intelligence vive, femme mûre et au surplus dangereuse rivale, Hildred a pris peu à peu conscience de ses lacunes. Esther était du genre compétente, dotée d’une vaste expérience de la vie, ce n’était pas simplement l’épouse d’Edmund ; Hildred observait avec douleur et désespoir que mes conversations avec Esther n’avaient rien de commun avec celles que j’avais avec elle. De temps en temps, elle remarquait d’un ton irrité – « Pourquoi ne parles-tu pas avec moi comme tu parles avec elle ? » – qu’aurais-je bien pu répondre sinon, inévitablement, qu’elle n’inspirait pas ce genre de conversation. « J’ai compris, ajoutait-elle, tu penses comme eux que je ne suis qu’une pauvre gamine idiote. » Et si je répliquais « Non, je n’ai jamais pensé cela… Je sais que tu es une femme, une femme plus grande et plus belle qu’Esther », elle m’accusait d’être hypocrite, de me chercher des excuses. Suivait inévitablement une longue diatribe sur la manière dont les autres hommes la traitaient, sur le respect qu’ils éprouvaient pour son intelligence. « Tu ne vois donc pas qu’ils essaient de te flatter ? » répondais-je, parce que ça m’ennuyait de la voir tenter de se défendre de manière injustifiée. « Je n’arrive pas à te mentir à propos de ton intelligence, lui disais-je. Tu ignores quantité de choses, et pire que cela, tu ne te rends pas compte de ton inculture ou bien tu refuses de l’admettre. Au lieu de râler, tu ferais mieux de m’écouter… tu devrais écouter Esther aussi, elle pourrait beaucoup t’aider. » Mais elle refusait d’entendre Ether ou moi – elle n’en faisait qu’à sa tête, exigeant de nous qu’on la respecte.
Elle a suivi son chemin… Elle est revenue à la maison un jour en annonçant triomphalement qu’elle venait de décrocher le rôle de doublure du premier rôle dans une pièce à la mode. Esther l’a écoutée avec un petit sourire en coin – elle trouvait impossible de croire qu’Hildred arriverait à apprendre son texte par cœur, encore moins à endosser le rôle de premier plan qui lui avait été confié. J’ai songé pour ma part que l’homme qui l’avait sélectionnée devait être soit un crétin soit un de ces balourds qui avait eu le coup de foudre pour elle dès qu’elle était apparue. La nouvelle me stupéfiait et me plaisait à la fois, me plaisait infiniment parce que je souffrais de plus en plus de la voir perdre son temps au dancing.
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Le matin où j’ai entamé le récit de cet intermède d’événements, je me suis coupé le doigt ; j’ignore si cette coupure avait pour objectif de ralentir mon rythme, m’obligeant à adopter ce style délié et unilatéral, ou bien si la cause de ce ralentissement était cette blessure au doigt. En tout état de cause, j’ai décidé de tirer un trait sur ce sommaire des événements ; il ne me convient absolument pas, en tant que méthode, que révélation, en aucune manière. Il ne correspond en rien à mon style ; mon style consiste à me retourner sur le passé pour retracer mon chemin – je suis né sous le signe du grand crabe, je balance entre le passé et l’avenir, sans oublier la pesanteur de Saturne qui m’oblige à ne pas oublier l’obscurité à travers laquelle se déplace mon étoile.
Je venais de terminer la dernière page quand j’ai entrepris la relation d’un rêve de la nuit précédente, et quand ce récit a été achevé, j’ai commencé à répandre sur la page de manière tout à fait inconsciente le contenu de mes pensées afin de relier les éléments de ce rêve bizarre. Au bout de dix pages, j’ai cessé d’écrire ; en arrêtant, j’ai pris conscience que j’aurais pu écrire indéfiniment à propos des événements d’une seule journée, et j’ai réalisé également que j’écrivais ainsi avec plus de sincérité et de plaisir que je ne l’avais fait jusque-là. J’ai arrêté parce que je venais d’écrire la phrase « de nouveau compromis » – c’est exactement ce que je viens de faire au long des dernières pages… compromettre. Jamais je n’ai eu la moindre intention, en m’attelant à ce livre, de faire des concessions par rapport à mes lecteurs ; et qu’ai-je fait au cours de cette dernière vingtaine de pages sinon tricoter une histoire, de manière unilatérale comme je l’ai dit, parce que j’avais besoin d’instiller à mon récit une dose de clarté.
« Je relate ce tableau parce que je désire me l’expliquer de nouveau à moi-même. » Ce sont les mots que j’ai utilisés. Mensonge. J’ai relaté ces événements parce que j’ai trouvé ce mode d’écriture plus facile pour moi, parce que j’ai cédé à une faiblesse et me suis mis à penser à mes lecteurs, et non à mon sujet, et non à moi.
Lorsque j’ai quitté la maison hier soir pour m’aérer les idées, je me suis senti empli de joie. Les premières quinze minutes, j’ai lutté pour ne pas y retourner ; tout ce que je n’avais pas exprimé dans ces vingt dernières pages me revenait en masse dans la tête, avec une telle insistance furieuse que je me sentais possédé. J’étais conscient qu’en marchant de ce côté de la rue mes pensées seraient complètement différentes de celles que j’aurais eues de l’autre côté, en direction de chez moi. C’était ma mission, si j’en avais vraiment une, de ne plus relater les choses comme je les avais relatées jusqu’ici, que plus mon livre deviendrait chaotique et plus il me ressemblerait et, plus encore, que ce chaos exprimait le plus beau symbole du triste état dans lequel se trouvait l’artiste aujourd’hui. Je me dégoûtais d’avoir menti aussi piteusement, d’avoir exprimé des vérités qui n’en étaient pas mais plutôt des petites parcelles de faits, des incidents scindés de leur texture, des souvenirs sans aucune des émotions qui les accompagnaient. Je me suis rendu compte que ces souvenirs étaient indignes de moi, qu’ils ne souffraient aucune comparaison avec les souvenirs rapportés par Proust et qui constituent les véritables souvenirs parce qu’on ne partait pas à leur recherche mais qu’ils surgissaient parfaitement intacts à la conscience, comme par accident.
Il est nécessaire de comprendre que les événements intérieurs qui se sont accumulés au cours des derniers jours ont été mouvementés. Pendant quarante-huit heures, je me suis plongé dans un ouvrage sur la littérature américaine. Certains faits m’ont profondément perturbé. Par-dessus tout, la découverte que parmi tous nos écrivains, c’est Ralph Waldo Emerson que j’estimais le plus. Whitman, jusqu’ici mon idole entre tous, passait en seconde place. Mais en parvenant à cette décision intérieure, je projetais déjà une lettre à l’auteur de l’ouvrage (Ludwig Lewisohn), attaquant amèrement l’approche inadéquate qu’il réservait à Whitman, et lui reprochant tout aussi amèrement sa partialité vis-à-vis d’Emerson. Durant les quarante-huit heures qui ont précédé le rêve, j’étais en proie à un torrent d’amertume. Une amertume tout entière tournée contre ce M. Lewisohn. Parce que je me sentais en désaccord avec lui ? Bien au contraire, parce que j’étais en complet accord avec ses conclusions. Mes sentiments envers M. Lewisohn étaient complexes – je ne suis pas certain de pouvoir les exprimer clairement. J’admirais la façon dont il présentait ses arguments et j’approuvais dans l’ensemble ses jugements, ses goûts ; mais plus je me sentais en accord avec lui, plus je ressentais le besoin impérieux de l’attaquer, de le détruire. Je m’insurgeais en particulier contre le fait qu’il ait conclu dans cette lumière froide et plutôt parfaite, qu’il ait empêché pour ainsi dire tout accès à sa thèse ; j’avais le sentiment qu’il ne lui appartenait pas d’asséner de telles vérités, qu’il avait été guidé plus par son intelligence que par son instinct. J’étais gêné par le fait que c’était un juif qui avait porté cette attaque radicale et presque mortelle contre notre maladie – le puritanisme. J’en pleurais presque de penser que nulle part ailleurs je n’avais lu des propos aussi élogieux et sensés à propos d’Emerson, et ceci enfin me donnait quelque espoir : que là où ce juif s’était arrêté, un Américain, un jour, reprendrait le flambeau, parce qu’il fallait que ce soit un Américain, un gentil Anglo-Saxon, si l’on préfère, qui relève le défi. Mais que personne ne se soit encore distingué, que le juif à l’intelligence visionnaire, au nez de fouine, ait été le premier, ça me restait sur le cœur. Car on ne pouvait nier la véracité des propos de M. Lewisohn – c’est l’âme qui avait manqué tout au long de notre histoire… l’Amérique ne comptait aucune âme, aucun être complet, ni enthousiasme ni courage sauf dans la tête. Qu’on y songe – nos deux plus éminentes figures littéraires, Emerson et Whitman, un eunuque et un homo ! Quel commentaire à propos de la vie en Amérique ! Et ces deux hommes écrivaient des choses proprement inconcevables – ils tenaient les propos les plus osés, les plus révolutionnaires, les plus scandaleux ! Si peu de ces idées ont germé en nous, ont pénétré nos vies.
« Ces romans laisseront place, peu à peu, à des journaux intimes ou des autobiographies – des livres captivants certes, si seulement un écrivain était capable de faire un choix parmi ce qu’il nomme ses expériences, ce qui constitue réellement son expérience, et comment exprimer véritablement la vérité. »
Comprend-on pourquoi je marque une pause et suspends mon effort ? Comment pourrait-on continuer à écrire dans le style des vingt dernières pages lorsqu’on est confronté à une telle vérité ? Je crois à tout ce qu’impliquent les paroles d’Emerson ; je crois que si nous artistes et écrivains comprenions le sens de cette vérité, nous serions en mesure de bouleverser tout le continent américain, nous enterrerions tous les livres du passé, mis à part quelques-uns, et armés de cette littérature et de cet art stériles créés par les infirmes et les paralytiques, nous pourrions détruire nos grands hommes, nos institutions, notre appareil étatique, nos institutions éducatives, etc. Je suis convaincu que si le flambeau que brandissaient ces sous-hommes – Emerson, Thoreau, Whitman – est un jour rallumé, il embrasera l’ensemble de la tradition américaine…
Je n’ai pas encore traversé la rue pour rejoindre l’autre côté ; je déambule toujours dans l’avenue de Clichy en quête d’un café où je pourrais suivre mon train de pensées sans être dérangé. Ce soir, je n’ouvrirai pas le volume de M. Lewisohn que je tiens à la main. J’ai la tête trop pleine. Je me fous de M. Lewisohn, d’Emerson, de Whitman. J’ai plus à dire qu’aucun d’entre eux. Je suis celui que l’Amérique attend depuis toujours, l’homme complet, qui s’apprête à exprimer ce qui ne peut plus être ignoré, ce qui ne pourra être accepté calmement, ni être appréhendé par l’intellect seul, ni être jamais interprété par un juif car un juif n’est jamais un homme complet, et il appartient à ma mission de plaire à l’homme complet et d’être compris par lui. Mon but est de semer la discorde, le conflit et la rancœur, afin que par ces affrontements, par la formidable résistance qui en découlera, les hommes puissent développer leurs pouvoirs, affûter leur perspicacité, justifier leur choix. Mon but est de conquérir ce palier aride et trop sain et, libérant les microbes de la maladie, de la haine, du conflit, de ravager les terres, de provoquer une telle affliction, de telles souffrances que la guerre la plus colossale pâlira en comparaison. Je créerai la guerre… mais j’atteins trop tôt l’autre côté de la rue.
J’ai trouvé un petit coin tranquille, en retrait, en face de la rue du Gaumont-Palace. Et j’ai découvert une nouvelle raison à la faiblesse des pages qui précèdent ; elle me frappe maintenant que je me rappelle les images antérieures de mon rêve. Je l’ai moi-même écrit – « la peur qu’en rentrant à la maison elle ne soit assise à m’attendre, peut-être en train de déchirer mon manuscrit en mille morceaux. » Oui, depuis deux semaines la peur s’est emparée de mon âme, même si je n’en ai pas pris conscience. « Je te rejoindrai bientôt » m’a-t-elle câblé l’autre jour. Et durant les deux dernières semaines je n’ai que rarement songé à son retour tellement je réussissais à en chasser l’idée de mon esprit. Je me disais qu’elle n’allait pas rentrer de sitôt, qu’elle ne pouvait pas, mais au fond de moi j’ai la conviction qu’elle est sur le point de revenir, et ça me remplit d’effroi. Ainsi, même si je n’en étais pas vraiment conscient, je me dépêchais d’écrire, de me balader à travers ces pages de manière à constituer un noyau consistant sur lequel je pourrais revenir une fois dispersée la fumée de la bataille, car lorsqu’elle reviendra, ce sera la bataille, la bataille décisive de cette guerre de sept ans. Si je me penche sur mes activités des quelques mois passés, je peux y déceler clairement les préparatifs du conflit majeur ; je me considère à l’image d’une nation qui aurait été envahie et ravagée à maintes reprises, mais qui au fil des défaites a rassemblé ses forces, si bien que devant l’imminence de l’affrontement final son peuple se tient debout, calme et concentré, attendant l’envahisseur redouté armé d’une force tranquille, préparé cette fois-ci non pas à se défendre mais à contre-attaquer et à anéantir. Et ce qui naîtra de cet affrontement fleurira pour l’éternité. Les autres combats ont porté leurs fruits ; la dernière invasion a donné naissance au Tropique du Cancer qui constituait, en un sens, une nouvelle Déclaration des droits, mais cette invasion donnera naissance à une cathédrale, dont les fondations sont maintenant scellées dans ce Tropique du Capricorne.
À l’instar des grandes cathédrales qui ont été érigées au sein des premières communes libres, il est possible que les travaux se poursuivent pendant des siècles, que les plans originaux établis par ces éminents architectes soient altérés ; on pourrait découvrir de nouvelles vérités, de nouveaux élans apportés par l’envahisseur que nous utiliserons durant l’érection du Grand-Œuvre. Peut-être faudra-t-il inviter d’autres esprits à collaborer avec nous ; peut-être aussi faudra-t-il mourir ici sur ces fondations mêmes et confier les travaux aux générations futures. Mais ici, au cœur des fondations où je suis en train de creuser, réside le secret, l’espoir de l’avenir. Tout autour sera bâti un village et plus tard une grande ville, mais le jour viendra aussi, et cette pensée m’attriste, où cette cathédrale ne dominera plus son environnement, mais sera cachée comme une relique oubliée parmi une forêt d’immeubles plus hauts, plus laids, des bâtiments qui posséderont moins de sens mais s’avéreront plus utiles pour une époque triviale.
Cette suite de réflexions m’a été suggérée à la suite d’un incident étrange, un incident qui s’est produit sous mon nez à la terrasse du café. C’est un des incidents les plus bizarres auquel j’aie jamais assisté depuis que je suis ici à Paris, et depuis que je me balade les yeux grands ouverts. Une jeune putain était passée plusieurs fois en me faisant de l’œil ; je ne me sens plus motivé le moins du monde pour nouer conversation avec une putain de nos jours, et pourtant je ne peux m’empêcher de remarquer qu’elle est ravissante, qu’elle dégage une certaine délicatesse et un parfum. La voilà qui revient à la charge, qui s’approche de la terrasse où je suis assis, accompagnée d’un homme ventru, vêtu de manière distinguée, et d’un clochard. Les trois personnages s’installent en face de moi. L’homme ventru prend la fille par l’épaule, d’un geste paternel plein de sollicitude, et se penchant peut-être avec un surcroît d’onction mais faisant de son mieux pour réprimer son plaisir manifeste, demande au clochard ce qu’il aimerait boire. La vue du visage et du corps du clochard heurte douloureusement ma sensibilité – sa manière de s’asseoir au bord de la chaise, ses jambes décharnées, la rigidité de son attitude, la sombre attention qu’il accorde à son bienfaiteur, les rides profondes qui creusent son visage comme s’il était en marbre, son malaise évident, son regard furtif, assis en bout de terrasse en compagnie d’un riche bourgeois et d’une poule, autre victime du destin mais infiniment mieux traitée par le sort que lui-même. L’incongruité de la scène, qu’il traduit de manière si éloquente par tous ses gestes, n’échappe pas aux passants, et la manière dont ils s’arrêtent pour le fixer, comme seuls peuvent le faire les Français, me torture. Je commence à m’agiter devant ce trio – la situation possède tant de possibilités, elle est si peu française, si typique d’un thème dostoïevskien. Non pas par la simple incongruité de cette situation mais par la manière tranquille, humoristique jusqu’au pathétique, grotesque, dont elle avait commencé. J’entends les mots avec lesquels Dostoïevski aurait décrit le décor, le hasard de la rencontre, j’entends dans les pages qui tournent l’observation minutieuse, les réflexions, les sous-entendus sur la misère tragique de la vie, teintés parfois de légèreté et d’humour et parfois s’enflant comme une note d’orgue appuyée jusqu’à ce que le cœur éclate et que la scène et les personnages s’évanouissent, cédant la place à une lumière aveuglante, dévastatrice, comme si les graines disséminées par cette fécondation étaient investies de la lumière irradiante des étoiles.
Mais que ne donnerais-je pas, à cet instant, pour savoir de quelle façon ces trois-là se sont rencontrés ; je trouve intolérable de ne jamais pouvoir le découvrir. C’est tellement important pour moi – cela ferait la lumière sur tout ce qui se déroule devant mes yeux. Mais je l’ignorerai toujours – à moins que j’aille interroger l’homme au gros ventre – et ça détruirait la scène qui est en train de se passer. Je suis contraint de rester à ma table, d’observer tout en me perdant en conjectures jusqu’à en perdre la raison. Savoir ! Si je pouvais seulement savoir ! Je songe à une dizaine de possibilités à la fois. J’esquisse même un sourire en examinant le comportement de l’homme ventru – en fait cette saynète de la misère et de l’humiliation commence à m’amuser prodigieusement. Mais en même temps, il faut que je sache – j’ai envie de tout savoir – je veux que tout le monde sache tout, tout ce qu’il y a à connaître, pour qu’au moment où s’arrête la connaissance, où la science avoue son impuissance, à ce point de l’histoire je puisse commencer – non pas en tant que psychologue, que réaliste, mais en poète explosant de connaissance afin de brûler comme une fusée jusqu’au cœur insondable du mystère. Oh, comme je ressens le dégoût m’envahir devant ces visages de Français qui reluquent la scène, la fièvre que provoque leur insensibilité, la haine qui me saisit devant le garçon de café, si impassible et distant devant le spectacle, qui lorsqu’on lui demande une miette de sympathie et de compréhension se contente de hausser les épaules en jetant sur les êtres un regard vide, impuissant, de bovin – « c’est sa misère, votre misère, pour moi tout va bien pour le moment, je vous sers c’est mon boulot, on ne me paie pas pour que je fasse du sentiment, on n’attend pas de moi que je sois charitable, j’ai une femme, un gosse, je m’occupe d’eux, fichez-moi la paix c’est tout ce que je demande, laissez-moi savourer en paix ce bref instant de satisfaction. »
Les femmes, les enfants, agglutinés, jetant des regards dénués de morbidité, écureuils qui lorgnent, épiant la moindre miette qui tomberait, âmes sales et mesquines, ces êtres qui font que le monde tourne, ce qui explique pourquoi il tangue autant, ces gens trop fiers pour faire la manche parce qu’ils ne savent pas comment donner, qui défilent pour de vieilles révolutions – j’aimerais que la terre s’entrouvre et vous ensevelisse ! J’aimerais mieux recommencer l’humanité avec seulement ce clochard, cette jeune pute, le type ventru, ce pauvre crétin sentimental. Tout ce que vous représentez n’est que cauchemar pour moi ; pas étonnant que vous vous y accrochiez avec autant d’énergie… que feriez-vous si l’on vous libérait demain ? J’éprouve une immense pitié pour vous tous – je sais que ce n’est pas complètement de votre faute – mais que pourrions-nous bien faire de vous, comment pourrions-nous vous doter d’un organe pour percevoir votre misère, votre servilité, votre apathie ? Vous apprendre à mieux vous connaître vous-mêmes ? Mais qu’y a-t-il à connaître ? Si je ressens cet incident banal, c’est parce que j’ai envoyé mes racines aux tréfonds de mon âme et que mes racines n’ont pas de fin, et qu’il n’y a pas de limites à atteindre ; ce n’est que l’image d’une image, le symbole d’un symbole, mais c’est tout ce qu’il y a en matière de réalité, la preuve en est qu’elle me nourrit, la preuve c’est que je grandis, que je me développe, que je ne vis pas que sur un seul plan ni ne me meus de façon unilatérale, je vis simultanément dans toutes les directions, avec chaque fibre de mon être, et que pour comprendre la chose la plus infime je dois comprendre la totalité des choses. Il faut que je me plonge si intimement dans la complexité des éléments, ils doivent devenir à ce point essentiels, vitaux pour moi, que rien de ce que vous avez partagé et nommé par morceaux ne peut me satisfaire ; vos belles vérités ne sont pas des mensonges, elles ne sont que l’admission de votre impuissance.
Au moment de poursuivre (il y a eu une interruption de vingt-quatre heures pendant lesquelles j’ai trop picolé pour relâcher la tension insupportable), une lettre m’est parvenue ; la lettre évoque mon rêve, les événements qui l’ont précédé, les bouleversements intérieurs qui m’avaient poussé à libérer mon inconscient. En achevant la lecture de cette missive, j’ai poussé un cri avant de m’étirer puis j’ai regardé le ciel du bleu le plus pur. « Sapristi ! » me suis-je écrié, sans mettre plus de sens dans ce mot que Walt quand il faisait s’exprimer ses personnages de cette manière ridicule en français ou en italien. Mais je comprends pourquoi Walt se défoulait ainsi, pourquoi il choisissait de se conduire comme un idiot de cette manière de temps en temps ; je comprends pourquoi Melville passait par ces longs intermèdes durant lesquels il écumait de rage, des explosions de colère dont s’emparait aussitôt un critique pour les déplorer (pour rabâcher encore et toujours sur le « travail équilibré » qui permettrait seul une complète catharsis), quel manque de discernement, quelle falsification éhontée de la dimension divine en tout artiste. La lettre me plonge de nouveau dans cet état d’exultation que j’avais ressenti il y a deux jours, assis à la terrasse du café, lorsque j’étais rentré à pied sur l’autre trottoir en me répétant comme un dément, « mes yeux sont las de tout ce spectacle, mes yeux sont las, ils sont épuisés », et par cette phrase qui se répétait de manière obsessionnelle, je sentais que j’étais parvenu à l’extrême limite de la douleur, de la souffrance humaine et de la pitié. J’ai rédigé une observation étrange dans mon carnet de notes, debout dans le métro encombré de gens, d’une écriture illisible, mon bras heurté par les coudes des passagers un peu comme un auteur pratiquant l’écriture automatique, à qui l’on tendrait une ardoise, écrivant de manière aléatoire et chancelant à la lecture de ce qu’il a écrit. À propos de ce retour à pied chez moi, je n’arrivais pas à traduire en mots ces derniers gémissements, ces sorts jetés – rien ne venait qu’un balbutiement incohérent, un homme au fond d’une tranchée, blessé à mort, gisant dans une mare de sang, et tout ce que les hommes lui avaient appris, la sagesse la plus profonde, la grâce la plus ineffable, tout cela réduit en cendres, anéanti en un cri animal obsessionnel répété mille et mille fois – « mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! » – son mon Dieu plus grand, plus profond, plus sage, plus impénétrable que tous les poèmes jamais écrits et tous les poèmes, les tableaux, toute la musique s’achevant en ce cri d’agonie glacial, suspendu à la limite entre imprécation et prière, frappant avec le dernier battement de cœur contre le voile à tout jamais impénétrable du mystère.
Cet intermède de divagations et de folie, déclenché par le plus banal des incidents, je me sentais justifié en l’insérant dans le récit, avec son lot de contradictions, sa sagesse et sa niaiserie, son insignifiance et sa gloire ; cet intermède constitue la passion pure de la délivrance, ce qui parmi toutes les choses possède le plus de valeur pour un artiste ; ce qui possède de la valeur à mes yeux en possède aussi pour le monde parce que l’univers est en moi et ce qui s’exprime en moi par mes paroles, ou hésite encore avant d’être exprimé, ou bien est déformé dans son expression, c’est la manne dont vous vous nourrissez, qui vous permet de délirer sans perdre la raison parce je deviens fou à votre place – c’est moi qui contrôle la manette et si je fais dérailler le train ce n’est que pour vous sauver parce c’est moi qui pressens le destin qui vous attend et je ne peux que choisir entre deux destinées entre une funeste et une autre pire encore – un destin favorable n’existe pas… le destin est toujours terrible, inéluctable… le destin c’est ce qui nous attend et notre destinée à tous est d’être brisé par la roue de la vie.
Mon commentaire : « Les ultimes pensées du taureau à l’agonie… l’homme ce conquérant… l’ignominie de cette agonie… son corps encore puissant… tout le sang versé importe peu… la mort spirituelle, la défaite ! Si l’on parvenait à sauver ce taureau, si ses ultimes pensées pouvaient être transférées dans le sexe, quelles questions surgiraient de ses reins ? » J’avais jugé crucial d’exprimer ce commentaire ; ce que j’avais à émettre était investi de l’émotion qui collait à cette image ; je ne m’avoue pas incapable de développer cette idée – je préfère m’en abstenir… Je préfère la laisser dans sa nature fragmentaire sacrée. Je le souligne parce que la fièvre était si extrême qu’écrire sur le sujet une fois la fièvre un peu retombée n’aurait fait que détruire irrévocablement sa valeur.
Dans les couloirs du métro, alors que je changeais de ligne, j’ai noté un nouveau commentaire : je suis conscient que ces intermèdes gâchent une œuvre, mais je n’ai pas d’autre endroit pour en faire état… la méthode est utile pour percevoir la manière dont un auteur adapte son matériel littéraire aux circonstances… Je vous montre l’échafaudage tout en érigeant l’édifice. Et tout en marchant, notant ces fragments dans mon carnet, je m’énervais de la démarche impassible, si caractéristique, des Français. Bien sûr, il s’agit d’une démarche saine et normale, et j’ai apprécié cette lenteur après avoir vécu à New York, mais elle manque de nervosité, d’excitation, d’enthousiasme. Je ressentais dans cette progression les qualités de solidité, de résistance des Français – tout le déroulement de leur grande histoire, qui n’est rien de plus que le récit d’un grand peuple qui défend son territoire, ses foyers contre un nombre incessant d’invasions, l’histoire d’une solide tradition bâtie sur le sang et les larmes, celle d’un art dont les racines baignent dans le massacre. Mais j’ai l’impression aujourd’hui que dans cette marche lente la France se rend de plus en plus imprenable – elle n’imprègne plus ! Et c’est très dommage ! La race puissante et saine qui s’était épanouie sur cette glèbe terrorisée, cette race a besoin de s’exprimer, et on ne s’exprime pas en élevant des murs ; elle a pris sur elle-même le grand mensonge de la civilisation et de ses remparts admirables, tout en protégeant le passé, fermant la porte à toute velléité d’incursion aléatoire vers l’avenir.
Mais quel est cet élan qui me pousse à m’enraciner ici au cœur de ces divagations et ces errances inconscientes ? Le désespoir ! Le désespoir de réaliser que les plus belles pages qui sont écrites ne souffrent pas la comparaison avec la réalité intérieure… un désespoir bien connu sur lequel on affirme que le véritable artiste triomphe au travers de son œuvre, mais il s’agit là d’un mensonge. Le seul triomphe dont jouit l’artiste c’est celui de la « catharsis », plus tempéré et de second ordre ; mais l’artiste ne désire pas seulement être libéré de ses tiraillements, il veut l’impossible ; c’est sur cette aspiration folle qu’il se brise. Ce qui naît de ce conflit peut libérer d’autres personnes, leur insuffler leur catharsis, mais jamais lui-même. En dépit de tous les indices et des fils dénoués par le psychologue pompeux, l’œuvre achevée demeure une distorsion hideuse de sa réalité ; tout effort entrepris par les lecteurs, les critiques et les spécialistes de la médecine en vue d’interpréter cette réalité reste vain et trompeur ; essentiellement il trahit le désir caché des « autres » pour l’annihiler, parce que la compréhension reste la seule arme de destruction laissée aux « autres » pour le combattre. La tâche de l’artiste ne consiste pas en une réconciliation de l’homme avec l’univers, mais à provoquer une guerre entre eux, à provoquer en l’homme une prise de conscience de sa condition d’individu séparé, de sa solitude première. Il n’existe pas de plus grande niaiserie que ces vains efforts pour élever les esprits sereins vers la lumière avant de clamer « voilà le divin artiste, l’esprit universel, l’élévation de l’âme, le dieu en l’homme, etc. ! »
Cela me peine au-delà des mots, en conséquence, de voir un homme de lettres, lui-même un artiste, tentant de nous faire comprendre les autres artistes de son pays en disséquant leurs œuvres à la manière d’un pathologiste. Je reviens à ce café dans lequel je m’étais installé, à cet instant où l’homme ventru et bon s’empare de son portefeuille, froisse quelques billets avant, un moment plus tard, de se pencher dans un geste magnanime pour déposer quelque chose entre les mains tremblantes du clochard. Est-il possible que je puisse jamais – qu’aucun homme le puisse – rendre le caractère poignant de ce moment, tel que je l’ai ressenti ? Je me limite à quelques émotions brutes, le maximum que je puisse traduire en mots, mais combien cela reste inadapté. Voilà le clochard, il tient son sandwich entre ses mains qui tremblent, il tourne la tête, geste de honte, de scrupules, d’avidité ou de peur (??). L’homme au gros ventre étire le moment à l’infini, jouissant par là même de la dernière goutte d’autosatisfaction ; la prostituée assise à côté de lui a l’œil fixé sur le portefeuille, l’œil sain et prédateur de toutes les prostituées. On peut sentir l’électricité qui court entre les trois âmes divisées – un drame primitif effroyable se passe ici, dont aucun des protagonistes n’est conscient, si ce n’est superficiellement. Le monde extérieur est attiré dans ce drame, les yeux s’écarquillent, les mâchoires tombent, ouvertes comme des lanternes, les langues sortent, admiration, pitié, mépris s’affichent sur les visages qui passent, sur ceux qui s’attardent devant la terrasse, figés par la même curiosité sans vergogne, l’indifférence la plus voyante pour tout ce qui n’est pas le spectacle, un spectacle gratuit, ce qui le rend d’autant plus délectable, d’autant plus appétissant. Tandis que mon cœur bat à tout rompre – mais pourquoi ? – dans l’espoir de voir l’homme ventru accomplir l’impossible. L’impossible ? Certes ! Qu’il déroule tous ces billets en commençant par un billet de dix francs, les empile les uns sur les autres, billets de dix, de cinquante, de cent francs, jusqu’à ce que les gens perdent la tête et se jettent sur lui, démolissent la table, l’assassinent pour extirper jusqu’au dernier sou de ses poches. Je n’arrivais pas à m’arrêter – imaginer jusqu’à quelle somme il irait. Mille, cinq mille francs ? Et pourquoi ? Pouvait-on afficher un prix à ce qu’il était en train de recevoir ? Tout dans cet homme trahissait le fait qu’il vivait son moment le plus grand – c’était la chose la plus énorme, la plus admirable, la plus courageuse qu’il ait jamais accomplie dans sa vie ! Aucun doute possible. C’était dans l’air, ça se communiquait aux âmes les plus obtuses ; ça me rendait dingue. « Je suis en train de donner, affirmait-il à la face du monde, je donne tout ce que je possède à cet homme parce qu’il m’a rendu heureux ! » Il retenait son geste, comme je l’ai signalé, cela durait une éternité, parce qu’il ne pourrait jamais plus capturer de nouveau cet instant. Il en était conscient. Étant un homme ordinaire, un être quelconque, prosaïque, possédant du cœur, il ne savait que faire de ce moment, sinon le prolonger ; il ne féconderait pas son esprit, il passerait tout simplement. Moment terrible, abominable, même pour un balourd tel que lui ! Les portes du paradis en train de s’ouvrir, rien que pour lui – pour un bref instant seulement. Toute l’histoire des espoirs et des aspirations humaines, du désespoir et de la frustration, concrétisée dans cet instant.
Après avoir palpé tous les billets tachés de graisse, après avoir lancé des regards obliques et surpris sa propre image ceinte de mille halos dansant au-dessus de sa tête, après avoir baigné dans le souffle court de la putain qui l’avait déjà crucifié et sanctifié, il se penche et glisse un billet de cinq francs dans la main de l’homme. Il m’a semblé qu’à ce moment l’univers explosait, qu’il se désintégrait en poussière, que ni dieu ni événement fortuit ne pourrait recomposer les morceaux, les atomes, les arbres, les êtres, qui constituaient ce monde.
« Voilà, ai-je songé, par ce geste généreux vous, les Français, m’avez donné la preuve de la nature colossale de vos défauts. » À ce moment, j’ai crucifié les Français pour les péchés du monde. Ce n’était donc pas pour rien que nous vous avions jugés avares, prudents, cachottiers, distants. Bien sûr, tous les Français ne sont pas comme ça, mais en tant que nation, en tant que peuple, vous avez toujours été considérés à travers les âges comme un peuple mesquin, timoré, lâche et manquant d’honneur et de générosité. On ne ferait jamais de tels reproches à un Russe ou à un Allemand. C’est un jugement à l’emporte-pièce, mais il est juste – en voilà la preuve, non seulement dans cet incident, mais dans mille autres que j’ai effacés de ma mémoire, que j’ai refusé de prendre trop au sérieux, qui dépassaient mon entendement. Ce soir néanmoins je l’accepte comme une vérité – devant mes yeux, voici le symbole de votre défaut – je ne puis plus le nier. Désormais je ne vais plus retenir ma détestation, mon profond dégoût pour vous, ma pitié à votre encontre, afin de contrebalancer, d’équilibrer l’admiration, les louanges, l’amour que je vous ai accordés. Désormais je dénoncerai vos œuvres fabriquées, vos traditions au creux desquelles vous êtes assis confortablement emmitouflé comme un ours polaire, votre froide raison qui vous autorise à observer et à expliquer, à être touché sans être ému, à défendre votre individualité bec et ongles, votre vie privée comme si le moindre souffle d’air pur pouvait la détruire ; je ne peux même pas prendre la défense de votre courage, désormais, car il s’agit du courage du lâche, le courage du lâche qui est plus fort que la bravoure parce qu’il repose sur la peur ; quant à votre éternel scepticisme ironique, il me laisse froid, comme il doit laisser froid tout être humain à sang chaud ; ce dont vous avez besoin, c’est de foi et non d’ironie, de courage et non de peur, de danger et non de sécurité ; vos vertus empestent… vous n’excellez que par vos défauts ! Vos défauts sont le summum des défauts de l’homme, et ils se sont développés en vous pour atteindre à ce degré monstrueux, car ce soir, par ce symbole de votre générosité mesquine, vous avez fait voler en éclats tous nos espoirs. Je me rends compte à quel point mes paroles sont extravagantes, je sais qu’un jour je pourrais regretter de les avoir prononcées, mais jamais je ne les renierai – je les ai prononcées parce que j’avais la conviction qu’elles étaient vraies – à vous de les effacer ! « Si seulement un homme était capable de faire un choix parmi ce qu’il nomme ses expériences, ce qui constitue réellement son expérience, et comment exprimer véritablement la vérité ! » Voici mon expérience, ma vérité. Il ne s’agit pas d’une expression fabriquée, catharsis complète de l’homme classique ; mais j’affirme que ces grandes figures classiques ne représentent plus rien pour moi, elles ne me parlent plus, elles sont incapables de se faire entendre en moi. Goethe, Shakespeare, Dante, Homère – et votre grand Montaigne – pourquoi ne m’imposent-ils pas de les écouter ? C’est leur faute et non la mienne. Pourquoi sont-ils si morts, si impuissants, si muets ? Pourquoi ne me répondent-ils pas ? Je les accuse ! Je sais qu’il en existe parmi vous qui dites la même chose que moi, et peut-être mieux, mais il me faut l’exprimer encore, dans ma propre langue, en tant qu’Américain.
Mais je ne vais pas cesser d’écumer de rage pour autant. Je pourrais me planter là et éjaculer jusqu’à mon dernier jour. Comme un sadique, je pourrais me complaire pour toujours dans le rêve de déchirer les parois de la matrice… « l’homme qui viole à l’aide d’un épi de maïs ! ». La furie de l’éventration sans jamais trouver la satisfaction, l’instinct perverti, retourné contre lui-même, éventrant – sans déchirer les parois de la matrice, sans même éjaculer, mais frappant, frappant encore et encore pour la simple joie de frapper. Lorsque l’homme ventru s’est penché pour demander au clochard s’il avait toujours les cinq francs, lorsque le pauvre diable les a sortis de sa poche pour lui montrer, oh quel énorme coup j’ai pris dans le ventre ! La science ne découvrira jamais que ce que les instruments lui permettront de découvrir – la connaissance est l’histoire de l’extension de nos sens. Quelle quête futile. Plus les instruments seront subtils et puissants, plus admirables et sophistiqués deviendront-ils, plus tes yeux seront grands, grand-mère, et mieux tu verras, mais tu n’as pas seulement besoin de tes yeux, ni de ton toucher, ni de ton odorat, ni de ton ouïe. Une fois toutes les informations classées, mises en ordre, schématisées, quand vous mettez en œuvre les armes les plus puissantes à votre disposition, votre tâche ne fait que commencer ou, plutôt, elle est déjà terminée. Ce n’est pas l’interprétation qui manque mais la possession. Si on peut saisir le fait le plus infime et le posséder, on a déjà parcouru une distance infinie au-delà des frontières de la science. Mais comment posséder un fait ? De la même manière que l’on possède Dieu, de la manière dont on possède une femme dans la frénésie de l’orgasme ; on doit se colleter avec lui comme le taureau sacré, bien abuté sur ses quatre pattes, cornes baissées, crachant du feu par les naseaux ; il faut déchirer, déchirer et encore déchirer pour la simple joie d’éventrer. La date de l’expérience est une information froide et inerte, sa description n’est que mensonge et distorsion, son classement ne rime à rien, l’interprétation n’équivaut qu’à des foutaises ; nous ne sommes ni dieux, ni poètes, ni savants, ni psychologues, nous ne sommes que des hommes, uniques, isolés, solitaires, affamés. On n’épouse pas une femme parce qu’on baise avec elle, on ne devient pas Dieu lorsqu’on prie, on ne révèle pas le mystère en l’étudiant, on ne se soulage pas dans la création. Nous sommes voués à l’échec, et c’est ce que comprend le taureau lorsqu’il charge pour la dernière fois ; c’est pourquoi l’arène est un puissant symbole, pourquoi ceux qui achèvent les taureaux possèdent l’aura des héros, pourquoi le sang et le sable de l’arène sont plus sacrés que ceux de tous les autels que les hommes ont érigés à leurs divinités. On espère que le matador va triompher, mais en même temps on souhaite que le taureau ne meure pas. Le rituel a cédé la place à un jeu, un sport, seulement dans la mesure où l’homme a perdu l’intensité de sa ferveur, où il s’est détourné de son destin funeste ; on ne perçoit l’écho de sa peur que dans son âme, et plus son âme est devenue creuse, plus l’écho prend de l’ampleur.
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L’incident banal à la terrasse du café m’avait plongé dans un désespoir profond, ai-je remarqué plus haut, un désespoir certes, mais aussi une jubilation… une exaltation toute aussi profonde. J’étais déterminé à mettre un terme à mon récit et à me plonger pour un temps dans ce fatras émotionnel, et ceci parce que j’avais pris conscience de deux choses, d’abord que c’est uniquement dans un tel état de fièvre qu’un homme tel que moi s’exprime avec véracité, et ensuite que pendant dix ou quinze ans de ma vie j’avais réprimé ces moments lorsqu’ils se présentaient ; j’entends par là qu’avant d’entreprendre sérieusement d’écrire, j’avais souvent connu de telles visitations, mais que je ne savais comment les traiter… J’ignorais même que j’étais un artiste, et plus tard, entreprenant de coucher mes pensées sur le papier, au lieu de confronter ces instants et de les utiliser, je les ignorais parce qu’ils interféraient avec mon matériel littéraire du moment. Je veux dire que depuis l’âge de dix-neuf ou vingt ans, je me souviens de manière frappante d’avoir arpenté les rues tout en écrivant des textes passionnés dans ma tête ; je menais des conversations avec moi-même ou avec des tiers, je décrivais ce que je voyais autour de moi, revenais sur mes phrases, les corrigeais, pour les améliorer et les développer. Je me souviens que pendant environ une année, à cet âge, j’avais l’habitude de marcher de Delancey Street et du Bowery jusqu’à la 5e avenue et la 31e rue, l’itinéraire menant à la boutique de mon père, écrivant à toute vitesse. Lorsque je parvenais à l’échoppe, qui me faisait l’effet d’une morgue, je tombais dans une dépression des plus profondes, dans une mélancolie à la limite du suicidaire. Je n’avais que peu de contact avec des gens que j’aurais pu estimer. Par découragement j’apportais souvent mon livre (c’était d’habitude un ouvrage de philosophie ou de critique… Je n’ai abordé les romans que beaucoup plus tard) et, assis à côté du banc dans l’arrière-boutique réservée aux retouches, je lisais aux employés, des êtres humbles, analphabètes, maîtrisant à peine l’anglais. Quand je songe que je lisais à ces hommes du Bergson et du Nietzsche, exprimant à haute voix les passages les plus déroutants afin qu’en les interprétant devant eux j’arrive à mieux comprendre l’œuvre moi-même, je repense à ces scènes comme ayant été les plus émouvantes, par leur qualité de frustration et de désespoir, que j’aie connues dans ma vie. Quand je songe aux lettres que j’ai rédigées depuis le bureau de mon père à mes amis, dont aucun ne pouvait me comprendre ni partager mes états d’âme, je me traite de misérable aveugle pitoyable. Toute ma vie, j’ai écrit des lettres à des gens, des milliers de lettres à propos de mes scrupules spirituels. Il y a un sens profond dans tout ça, je m’en suis aperçu il y a quelques années. Néanmoins, même en ayant pris conscience de mes besoins intérieurs, je n’avais pas saisi quelle direction je devrais prendre. Plus j’écrivais « pour les autres », moins je révélais de ma propre personnalité, plus il devenait urgent pour moi de me répandre dans des lettres, et ce n’est qu’au travers de celles-ci que j’écrivais ce qu’on pourrait appeler de la littérature. Tout le reste n’était que scories, pire même, car c’était factice, froid, étudié, calculé. Plus je tentais « d’être à la hauteur », plus je m’exaspérais, plus je devenais inhibé, paralysé, bafouillant, jusqu’à ce que je ne puisse plus écrire du tout et abandonne toute velléité d’écrivain, convaincu de mon échec. Durant cette période, cependant, je ressentais le désir de reprendre, de recommencer, une pulsion irrépressible montait en moi, me pressant de repartir à zéro, alors j’écrivais sur le sentiment d’échec qui m’oppressait, je me tournais en ridicule, je m’exposais sans vergogne, plus froidement, plus cruellement que ne l’aurait fait mon pire ennemi.
Cette scène du café constitue désormais un document exceptionnel. Point culminant d’une série de révélations et d’illuminations, que je m’apprête à relater, il marque le niveau de hautes eaux des grandes marées qui m’ont porté à des paliers de plus en plus élevés, et comme la marée redescend, je me sens flotter vers le large, poussé par le courant et le terreau du passé, auquel s’ajoute un nouveau courant, un nouveau terreau, qui m’a nourri récemment. Chaque fois qu’une immense vague m’a fait accéder à un plan supérieur, il s’est opéré en moi une prise de conscience plus aiguë de ce que je suis, de ce que je représente. À de tels moments, par exemple, je ne me souciais plus de savoir si le livre que je porte en moi pouvait être détruit – et s’il y a une personne qui connaît l’importance d’écrire ce livre, c’est bien moi. Écrire un livre, cela consiste à exprimer et à communiquer ses propres valeurs, mais connaître, ressentir cette illumination aveuglante, transcende la création.
Derrière la scène du café, derrière le rêve, derrière le voyage en train et toutes les fenêtres rougeoyantes, au-delà de l’ouvrage de Lewisohn et de mon introduction à Keyserling, derrière Ralph Waldo Emerson et Mary Baker, Eddy et Mark Twain et cet homosexuel agressif avéré, Walt Whitman, derrière le signe du crabe, derrière L’Enfer et Salavin, au-delà des excroissances colossales de Faure, derrière Mlle Claude et la petite Germaine qui, en me « montrant sa chatte » m’a guéri de tant de choses, derrière le psychologue et ses instincts de mort… au-delà, derrière, derrière il y a moi, l’homme en proie à une boulimie insatiable, celui qui veut connaître qui et ce qu’il est. À l’âge de vingt et un ans, où l’on est censé atteindre l’âge d’homme, j’étais assis sur un banc d’Union Square, touchant le fond du désespoir et de la frustration, incapable de trouver ma direction, et si désarmé que même la perspective du suicide me semblait futile. Il fallait que je sache de quoi serait faite ma destinée. Tirant les quelques dollars qui restaient du fond de ma poche, je suis entré dans le bureau d’une phrénologue pour lui demander de décrypter mon crâne. Elle m’a affirmé que je serais un grand architecte ou bien avocat d’affaires. Son diagnostic ne me satisfaisait pas – je savais bien que je ne désirais embrasser aucune de ces deux carrières. J’étais amoureux – mon premier amour – et je venais d’être déçu cruellement, ou plutôt, j’étais le premier artisan de ma propre déception ; en ne m’estimant pas assez bien pour cette femme que j’aimais, j’avais mis mes chances en péril, seul un miracle aurait pu me sauver. Aurais-je trouvé la plus infime parcelle de foi, de confiance en moi, le miracle aurait pu s’accomplir, mais je n’avais en moi ni l’une ni l’autre. Ma vie s’était compliquée puisque j’étais sorti avec une femme que je n’aimais pas ; au cours des trois ou quatre années qui avaient suivi, je n’avais fait que me répéter à chaque instant « il faut que tu la quittes », et plus je me le répétais plus je me rapprochais d’elle. Je faisais tout pour que l’union avec cette femme que j’aimais devienne impossible ; je jubilais de mon infortune parce qu’il me semblait qu’une nullité comme moi ne méritait pas un destin plus favorable.
C’est à peu près à cette époque où je m’asseyais sur des bancs, et agonisais pour savoir si je devais me suicider ou non, que j’ai fait la connaissance de Challacombe. C’est la première date importante de mon périple spirituel. Il y en a eu quatre ou cinq depuis et elles sont toutes empreintes de la même caractéristique – elles ont à voir avec mon être profond, soit avec la préservation de mon être soit avec mon développement personnel. Ce sont les seules occasions dans ma vie où j’ai perçu avec acuité la véritable conscience de ce que je suis. Elles représentent les sommets et les chutes, qui sont les seules formes d’être dont je sois conscient – le reste n’étant qu’un cauchemar relevant de la biologie.
Challacombe m’apparaissait comme un puits insondable ; il n’avait peut-être lu qu’une demi-douzaine de livres dans sa vie, mais aucun homme ne possédait plus de sagesse parmi tous ceux que j’ai rencontrés. Avant de faire sa connaissance, je vivais comme un légume ; il a changé radicalement le cours de ma vie. Si je ne l’avais pas rencontré, peut-être serais-je devenu architecte renommé ou avocat d’affaires, mais le simple fait qu’il existe annulait ces possibilités. À l’instar de moi-même, c’était un homme destiné à souffrir l’adversité la plus douloureuse ; comme moi, il acceptait bravement ces infortunes, sachant pertinemment qu’elles allaient le rendre plus fort ; tout comme moi, il était obsédé par les femmes, et c’est par elles qu’il a appris le plus, comme moi, il ne s’était pas plutôt libéré d’une expérience qu’il s’empêtrait dans une autre ; tout comme moi, les pires catastrophes qu’il devait traverser avaient pour origine sa bonté d’âme. Cet homme a fait resurgir avant tout en moi le sens du mystère de la vie ; en cela il a fait de moi un homme accompli. Tous mes efforts depuis, c’est-à-dire la somme de toutes mes expériences, ont été de réintégrer mon être. Je possède une tendance exagérée par rapport à la normale, même en ces temps, à la désintégration ; la violence de ma nature est une des expressions de cette force centripète. C’est à elle que l’on doit la création de mes mondes, et c’est à la force d’attraction de ces mondes qui se sont désintégrés, ces planètes mortes, que je dois de ne pas sortir de mon orbite. La traction qu’ils exercent engendre en moi la résistance qui m’empêche de me désagréger.