Le plus difficile pour moi est d’écrire cette première ligne – absence sincère de sincérité, indice de ma personnalité profonde et de tout ce qui va suivre. Le plus ardu pour moi c’est de commencer, parce que je n’ai jamais connu ni début ni fin. Et si ces pages, qui ne sont ni roman, ni nouvelle, ni tranche de vie, ni fantasme, si ces pages qu’il me plaît tant d’appeler Tropique du Capricorne sont si difficiles à commencer, c’est parce qu’elles n’ont pas d’origine précise, ni dans le temps ni dans l’espace. Ce récit, donc, qui coule dans mes veines, que je m’apprête à raconter que cela vous plaise ou non, ou plus grave encore, que cela me plaise ou non, débute à un moment où les protagonistes ne se connaissent pas encore, avant même qu’ils n’existent, en quelque sorte. Mais cela ne saurait me troubler plus que cela ; problème insoluble que je laisse irrésolu.
À vrai dire, rien ne me trouble vraiment, maintenant que le récit est lancé. Voilà trois ans que je réside à Paris, c’est la quatrième ou cinquième année que je porte en moi cette histoire. Il est d’usage de laisser mourir les choses avant de les transcrire sur le papier, peut-être est-ce justement parce que je n’avais pas attendu le moment d’accorder à ces événements une sépulture décente que j’ai échoué à plusieurs reprises en tentant de les coucher sur le papier. Tout n’est pas encore mort, je le sens en moi, mais il m’apparaît aujourd’hui que cette histoire ne mourra jamais tout à fait, et puisque l’enterrement prend toujours le dessus (pour les vivants) sur la mort elle-même, je poursuis mon récit.
Je me dois tout d’abord de préciser que je n’ai rien d’un Tony Bring, le nom du héros du roman que je viens d’achever, avant de le détruire. Quant aux autres personnages, Vanya, Hildred, etc., leur nom importe peu finalement. C’est de moi qu’il s’agit, c’est mon livre, ma vie, ma création. Si je n’étais pas satisfait de mon roman, de mon héros, c’est que je ne me faisais pas justice à moi-même. Quant aux autres personnages, Vanya, Hildred, etc., peu m’importe qu’il leur soit fait justice… Je préférerais même plutôt leur infliger une injustice. Je n’adopte pas ici une attitude olympienne, ou l’analyse scientifique, froide, du réaliste. C’est dans mes veines, comme je l’ai déjà dit, et ce n’est pas tout à fait mort. Je n’imagine pas mon sang comme un conglomérat de substances chimiques ; mon sang fait partie de moi, c’est presque tout moi, il me fait vivre, il me nourrit de haine autant que d’amour. Et mon sang est turbulent, il résiste à l’analyse et continue de défier toute classification. L’autre jour, assis dans le bureau d’une banque, je suis tombé sur un livre, Moby Dick, et en le feuilletant, mes yeux sont tombés sur ce chapitre dans lequel l’auteur décrit la blancheur de la baleine. J’ai réalisé immédiatement que je tenais là un document essentiel. Son écriture recèle une folie, qu’un critique calme et composé comme John Erskine tente de dignifier, de réduire à ses composants chimiques en la qualifiant d’écriture noble. Je ne suis pas sûr du terme exact qu’il emploie, mais l’intention est évidente. M. Erskine rassemble son enthousiasme le plus éclairé, sans jamais atteindre à l’enthousiasme blanc de la baleine. La différence entre Moby Dick et Hélène de Troie est la même qu’entre le sang et la chimie. Je déteste Hélène de Troie, et Adam et Ève, et Unfinished Business ; dans le même ordre d’idée, je déteste un grand nombre d’autres ouvrages, certains plus méritants, d’autres moins, que ceux de M. Erskine et Cie.
Je commence à peine et déjà des éléments apparaissent qu’aucun éditeur, j’en suis persuadé, ne saurait approuver. Il m’est impossible d’écrire même l’histoire la plus fabuleuse sans mentionner des livres et des auteurs, sans détails hors contexte comme on dit. Loin de m’inquiéter, je trouve cela rassurant ; les livres et les auteurs ont quelque chose de vital pour moi, ils circulent eux aussi dans mes veines, ils sont portés par le flot de ma vie, ils font partie de ma haine et de mon amour. Comment se fait-il alors que, dans mon roman, je décrivais un appartement dépourvu de livres ? Comment se fait-il que je me sois laissé aller à la plus admirable frénésie pour décrire les murs de cet appartement, ces murs que Vanya, ma rivale, mon ennemie, avait recouverts de fresques ? (À vrai dire, il s’agit d’un mensonge ; c’est moi qui ai inventé les fresques et non Vanya !) Mon roman débordait de mensonges, presque tout ce que j’y avais consigné relevait du mensonge, de l’invention, de l’affabulation. Je ne dis pas que je cesserai désormais de mentir, mais si je dois le faire, ce qui se produira presque certainement, mes mensonges seront plus raffinés, plus énormes, plus monstrueux encore. Car on connaît un homme à ses mensonges aussi précisément qu’à ses vérités, mieux encore peut-être.
Jugez par vous-même, par exemple, combien ce début est préférable à celui de mon roman… « Un coin reculé et désolé de l’Amérique. De vastes étendues marécageuses dépourvues de la moindre fleur, du moindre signe de vie, des crevasses partant dans toutes les directions pour se perdre dans l’immensité de l’espace… Du sommet des cimes enneigées qui soutiennent le ciel soufflent des vents glacés. Au crépuscule, le thermomètre plonge comme une ancre. Çà et là, des tertres et des mesas parsemés de buissons de créosote. La terre tranquille sous le vent qui mugit. » Etc. Etc. Foutaises que tout cela. Mensonge ! Mensonge parce que ce texte, bien que véridique, est tiré d’une encyclopédie, et qu’est-ce qu’une encyclopédie sinon un recueil de mensonges ?
Un mensonge pire encore car il a été écrit tandis que ma femme regardait par-dessus mon épaule et que mes amis avaient pris place tout autour, attendant que je leur livre une page en pâture. Imposture plus grave encore puisque ma femme, qui ment comme elle respire, guidait ma pensée, disposant adroitement mes mystifications, les attisant par son souffle infect de mythomane. Et ceci ne manque pas d’intérêt car lorsque je m’étais lancé dans le roman, ma femme avait juré qu’elle m’aiderait en disant la vérité sur tout, tout ce qui était arrivé, et qui appartenait maintenant au passé. C’est intéressant parce que cela révèle immédiatement quel genre d’individu j’étais, je suis, pour croire chacune des affirmations de ma menteuse de femme. J’ai cru en elle quoique je n’aie jamais décelé chez elle que tromperie et dissimulation. Il m’a fallu arriver à Paris pour découvrir que je ne croyais plus, même en ses mensonges. Ses mensonges mêmes étaient faux.
De plus, cette entame qui ouvrait le roman n’en était pas vraiment le début. J’avais déjà rédigé plusieurs débuts dans le passé, dont chacun était meilleur que celui-ci, chacun d’eux ayant été refusé par ma femme, Hildred, dont le nom changeait selon les diverses versions. Ainsi donc, aujourd’hui, j’aboutis à ce dernier commencement, mouture définitive, si l’on peut dire, à moins que ma femme n’arrive inopinément et ne le détruise.
Mais il est bien clair, j’espère, que j’étais empêtré dans les artifices, comme une mouche morte dans cette toile d’araignée qu’elles, ma femme Hildred et son amie Vanya, avaient tissée autour de moi. C’est comme si ces deux bonnes amies, ces araignées, m’avaient hypnotisé et ordonné de chanter leurs louanges avant la mise à mort. Qu’elles n’aient pas réussi à me tuer relève purement et simplement du miracle, ce qui explique que je sois sorti de cette lutte profondément religieux, ce qui explique (je l’avais écrit dans mon roman à propos de mon ennemie, mais c’est à moi que cela s’applique) « tel que je suis, et tel que je serai toujours, je sens que je suis une force à la fois de création et de dissolution, que je possède une réelle valeur, que j’ai un droit, un lieu, une mission parmi mes semblables. » Ces mots sont empruntés à Papini, un paumé comme moi, un de ces grands ratés qui inspire les hommes plus que des dizaines de héros et de saints. J’avais l’intention de dire beaucoup de choses sur Papini dans mon roman, tout comme je voulais m’étendre sur Salavin, Louis Salavin. Mais toutes mes velléités de parler de Papini avaient été anéanties, car jugées hors contexte, soi-disant. C’est toute cette matière jugée hors du contexte que j’ai l’intention de faire figurer dans les pages de ce livre, mon livre, celui que je rédige en solitaire, sans femme par-dessus mon épaule, sans amis assis autour de la table. La couleur et la qualité même de ces pages appellent un autre écrivain, un autre être envers qui je suis profondément redevable, à qui je veux rendre hommage ici-même et maintenant, que le lieu s’y prête ou non, Unamuno. N’est-il pas ironique que l’essai d’Unamuno, Comment se fait un roman, figure justement sur mon bureau ? « Mon roman ! Ma légende ! Cela signifie la légende, le roman de moi-même, Miguel de Unamuno, tel que le monde me connaît, que nous avons écrit ensemble, les autres et moi-même, amis et ennemis, mon moi-ami et mon moi-ennemi… Mon roman ! Ma légende ! L’Unamuno de ma légende, de mon roman, celui que nous avons créé, mon moi-ami et mon moi-ennemi, et les autres, amis et ennemis, cet Unamuno qui a pouvoir de vie et de mort sur moi, qui me crée autant qu’il me détruit, qui me soutient et m’étouffe. Mon agonie mortelle. Puis-je être tel que je crois être ou tel que les autres croient que je suis ? Voilà le moment où ces lignes se muent en confession en présence de mon moi inconnu et inconnaissable par moi-même. Voilà le moment où je crée la légende dans laquelle il me faut m’enterrer… »
C’est lorsque je découvre de telles lignes que je pourrais renoncer pour toujours à l’écriture. Je vais donc écarter Papini et Unamuno de mon chemin, ils ne m’empêcheront plus d’avancer !
Que ma femme m’ait éventuellement délivré, qu’elle m’ait envoyé à Paris et ainsi permis de trouver mon propre salut reste pour moi un mystère total. N’avait-elle plus d’usage pour une mouche morte ? Le roman n’était pas terminé, je continuais de chanter ses louanges, étranges louanges certes si on les examine de près, et soudain elle vient me retrouver un jour pour me demander si je ne serais pas plus heureux en Europe, à Paris ? Elle projetait de m’y rejoindre après avoir réglé certains détails pratiques, c’est-à-dire après qu’elle avait retiré une somme d’argent assez conséquente auprès d’un dénommé Pop pour nous permettre de vivre le restant de nos jours. Il lui était difficile de travailler au corps ce Pop tant que j’étais à ses côtés : elle me trouvait peu fiable, sujet à des accès de jalousie, elle me trouvait mauvaise conscience, me jugeait trop tendre, etc. Ce n’était pas pour me rendre plus heureux, finalement, mais pour avoir les coudées plus franches en ce qui concernait ses magouilles, qu’elle m’expédiait en Europe. Nous faisions chacun de notre côté des sacrifices pour l’autre, des sacrifices consentis. En d’autres termes, pour ne pas déroger à notre mode de vie, nous continuions à nous mentir quand nous cherchions à atteindre une vérité. Ce départ vers Paris marque en fait la fin de mon histoire sauf, comme je l’ai déjà exprimé, qu’il n’y a jamais eu de commencement ni de fin pour moi. Ce qui m’est arrivé après avoir rejoint Paris, bien que cela n’ait pas de rapport direct avec cette histoire, c’est hors contexte pourrait-on dire, cela appartient à l’histoire, c’en est une partie vitale.
Deux histoires toujours. Celle à laquelle je pensais constamment et que j’écrivais, et une autre que j’étais en train de vivre, que je continue de vivre et d’écrire. Dans chacune de ces histoires, il y en a des milliers d’autres, des milliers de vies, il n’existe pas assez de papier pour les conter toutes, ni assez de temps pour les vivre. Si cela semble confus, c’est que je suis moi-même encore dans la confusion, que je le serai toujours, que je préfère cette confusion à toute forme d’ordre ou de clarté, quelle que soit leur grandeur à l’un ou à l’autre, leur noblesse ou leur persuasion. Je suis un être dans la confusion parce que j’ai le sang épais, parce que je ne suis presque exclusivement que sang.
Non pas que cette confusion soit prétentieuse, artificielle, pour tout dire artistique, telle que celle qu’André Gide aime à nous faire partager tout au long de son œuvre bien maigre. Il est tout à fait étonnant qu’un homme capable d’écrire des textes aussi lumineux sur l’obscurité de Dostoïevski échoue aussi lamentablement lorsqu’il plonge ou tente de plonger lui-même dans l’obscur. L’obscur est en tout homme, ou tout homme est dans l’obscur, aucune œuvre d’art ne peut rendre obscur ce qui est clair et simple. Non, les notations relevant d’une comptabilité en partie double de Monsieur Gide (dans Les Faux-monnayeurs par exemple) ne trompent personne, pas même Monsieur Gide. C’est aussi palpable qu’une femme devant sa fenêtre en train de baisser le store. Je mentionne André Gide parce que Dostoïevski est important pour moi ; si Dostoïevski n’avait pas existé, je ne serais pas l’homme que je suis aujourd’hui, je n’aurais jamais écrit ces lignes ni toutes les lignes à venir. Mais j’imagine parfaitement qu’André Gide, malgré toutes les chrysalides dont il se défait avec tant de talent, demeure André Gide, que Dostoïevski ait existé ou non. Tout ce qu’a écrit André Gide est une réfutation de son développement ; c’est une chenille qui se transforme en papillon encore et toujours, jamais il ne se métamorphose en taureau ou en lion.
J’ai disséminé, gaspillé, des pans entiers de mon histoire sous forme de nouvelles, de conversations, de réminiscences, de rêves. Je n’ai jamais connu un moment où je ne vivais qu’une seule vie, celle d’un mari, d’un amant, d’un ami. Partout où je me trouvais, je vivais des vies multiples ; le drame que je portais en moi, je le projetais ; partout où je rencontrais quelqu’un, je créais un nouveau personnage pour ma construction dramatique. Ainsi, quelque événement que je choisisse comme étant mon histoire, est perdu, noyé, fusionné de façon indissoluble dans la vie des autres, les drames des autres, les histoires des autres.
Comme j’achevais mon roman, j’ai reçu une lettre d’un ami m’exhortant à supprimer ce qui n’était pas strictement essentiel à mon thème. Je respecte le jugement de cet ami, c’est un artiste que j’admire, mais je ne suivrai pas son conseil, ou plutôt je ne peux pas le suivre. Ce thème essentiel qu’il évoque, qu’est-ce d’autre que moi-même ? Comment pourrais-je éliminer ce qui n’est pas essentiel à moi-même ? Tout m’est essentiel, sinon cela n’existerait pas, ne se produirait pas. Mon ami m’a perdu de vue dans le cadre d’une « situation », mais moi je ne me suis pas perdu de vue. Bien exploitée, une « situation » peut faire ce qu’on appelle un bon livre, quant à moi je me soucie peu de savoir si j’écris un bon livre ou non. Pour moi, le livre c’est l’homme, et mon livre est l’homme que je suis, l’homme confus, négligent, insouciant, vigoureux, obscène, turbulent, attentionné, scrupuleux, affabulateur, véridique que je suis. C’est peut-être pourquoi, mon roman une fois achevé, je l’avais baptisé Crazy Cock, et qu’en avant-propos j’avais écrit : « Mes excuses à… », mon ami, et ajouté en guise de préface : « Adieu au roman, à la santé mentale et à la bonne santé. Bonjour les anges ! » Et pourquoi ai-je mentionné plus haut Louis Salavin ? Parce que les gens ont reconnu que j’étais un saint ; certains affirment en vérité que je suis un saint « approximatif ». Mais il est indiscutable qu’il existe une parcelle de sainteté en moi. Je le répète, je suis un être profondément religieux. Je contemple ce monde en décomposition parce que les hommes ne peuvent se raccrocher à rien ; je vois des individus se désintégrer, perdant l’appétit, la ferveur, jusqu’à leur libido, parce que leur âme n’est plus liée à rien, comme à la dérive ! J’affirme que plutôt qu’écrire des livres, il est crucial de rendre aux hommes leur âme, leur foi, leurs rêves. Il est catastrophique, selon moi, qu’autant d’hommes sachent lire et écrire. J’estime qu’il est malsain d’être abreuvé par tous les écrivains compétents d’aujourd’hui, qu’il est honteux que les hommes ne bégaient pas plus, que leur langue ne soit pas paralysée, que les gens ne deviennent pas aveugles, ou dérangés mentaux.
Si vous pensez que mon livre cherche à vous plaire, ou même à déclencher chez vous une quelconque catharsis, vous êtes dans l’erreur. Je veux vous blesser et vous faire mal, afin que vous preniez conscience de votre propre léthargie et de votre ignominie… Je veux laisser une cicatrice sur la face du monde. Car je suis ce que tu es, un homme de ce temps, une victime de la désintégration en cours, une âme perdue. Mais, mon Dieu, je suis encore assez homme pour reconnaître ce qui est en train de se passer, pour vouloir lutter contre, pour savoir dans quelle direction diriger le regard. Mon échec, ton échec, que ne ferons-nous pas de ces échecs ? Notre époque n’est pas héroïque, il n’existe pas un grand homme en ce monde… pas un seul ! Notre époque n’est pas tragique, il ne se passe plus rien, et nous dépérissons. Mais de cette pourriture que nous laissons derrière nous, il faut tirer un terreau fertile !
Les hommes de demain s’intéresseront-ils à Thomas Mann, à Sinclair Lewis, à André Gide ? Vénéreront-ils Lénine, Wilson, Mussolini ? Certainement pendant un certain temps, car l’individu ne meurt que très lentement. Le monde connaîtra encore un long cauchemar de démocratie, de bouffe, de solidarité. Mais ce n’est pas à ses successeurs immédiats que je songe. Je songe à ce nouveau Moyen Âge à venir, dans lequel Dieu renaîtra, dans lequel les hommes se battront et tueront pour Dieu, dans lequel le travail aura disparu et où les livres prendront leur véritable place dans la vie des hommes. Je songe qu’en cette nouvelle ère à venir je ne serai pas oublié. Mon histoire prendra alors toute son importante, ma cicatrice révélera tout son sens. Je ne puis oublier que je fabrique l’Histoire, que je suis l’Histoire. Je ne me considère pas comme un livre, mais comme une histoire de notre temps. Et l’Histoire se fait, elle ne s’écrit pas.
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« Si elle ne vient pas les détruire ! » Hier soir, après avoir rédigé ces pages, je me suis rendu dans un bistrot pour lire ses lettres. Quatre lettres ! C’est tout ce qu’elle m’a envoyé au cours de ces trois années interminables. Disons une par an. En les lisant, je me suis mis à pleurer ; j’aurais donné n’importe quoi pour qu’elle soit près de moi, pour qu’elle détruise ce que je venais de commencer, pour qu’elle rende impossible l’écriture de ce livre. Ce n’est pas une littéraire, mon Hildred. Ses lettres me feraient presque rougir quand je les regarde, quand je considère ces gribouillis négligés, à la limite de l’analphabétisme. Mais ces missives me sont plus précieuses que tous les documents que je possède. « Quant à ma bonne humeur, écrit-elle, comment peux-tu en être persuadé ? Tu ne sais donc pas que je me drogue, comme tes copains russes, mais moi, c’est de jeunesse, de mes désirs de voler, de tuer, de n’importe quoi qui te rendrait heureux, et me rapprocherait de toi bientôt, pas comme la femme que tout le monde connaît, mais comme ta petite femme d’intérieur sans importance, ton amante, amicale envers… Sais-tu pourquoi je suis une femme formidable ? Eh bien, je vais t’avouer un secret. J’ai fait preuve d’une sagesse suffisamment instinctive et d’un incommensurable amour pour découvrir l’être le plus merveilleux, le plus gentil, le plus sensible de tout l’univers. J’ai eu une chance inouïe. Si j’étais sur le point de rendre l’âme, je pourrais affirmer que j’ai aimé un homme à qui toutes les femmes auraient rêvé de donner leur vie entière pour le connaître (si elles n’étaient pas aveugles) – mais Dieu merci elles le sont, quelle chance aurais-je alors, à moins de croire qu’il existe une force magnétique plus puissante que tout dans le monde capable de guider notre amour… C’est à toi que je dois tout, et ce tout représente l’amour que je te voue. Si je suis quelqu’un, c’est l’amour que j’ai pour toi – je ne veux être que ta femme – ton amour – ton tout. Tu me supplies de croire en ta tolérance. Cela je ne le veux pas. Je veux que tu me serres dans tes bras, que tu me grondes, que tu me battes, que tu m’aimes et que tu ne me quittes plus jamais, quoi que je fasse ou que je dise. Je suis ta femme, ton amie, ton amante, ton enfant. Rien ni personne ne compte pour moi à part toi. Je ne suis rien sans toi. Je ne désire rien plus que d’être avec toi. C’est le diable lui-même qui a fait jaillir mes mauvais instincts. Je donnerais ma vie pour réparer les erreurs du passé et les excès de mon abruti d’ego… »
Voilà ce qu’elle m’écrit, mon Hildred. Dans sa première lettre. C’est la même chose dans les suivantes – humilité, tendresse, dévotion, vénération. Elle va jusqu’à m’appeler son Dieu, je ne doute pas qu’elle l’ait vraiment ressenti, tout en écrivant. Je ne doute pas non plus qu’elle ait sacrifié sa vie pour moi, dans ses moments d’exaltation. En revanche, lorsque son ego atteint à son apogée, lorsqu’elle désire quelque chose ardemment, elle pourrait me voir crever sans sourciller. Quelle créature superbe ! Quelle classe ! Si je ne ressentais pas une telle soif de vivre, avec quel délice je la laisserais m’achever ! À la page 248 du Dostoïevski de Gide, j’ai noté dans la marge : « Réécrire le roman en mettant en scène la belle opposition entre Vanya et Hildred. Hildred Stavrogin1 féminin, Vanya en Parsifal féminin. La suggestibilité de Vanya ! L’absence de discernement d’Hildred, son incapacité à distinguer le bien du mal. La force aveugle. Tony Bring n’étant que la simple arène où se déroule l’affrontement – parce qu’il comprend tout. » La note s’insère en face de cette confession de Stravroguin :
« Dans ces expériences, dans toute ma vie précédente, je me suis révélé immensément fort. Mais à quoi appliquer cette force ? Voici ce que je n’ai jamais su, ce que je ne sais pas encore. Je puis, comme je l’ai toujours pu, éprouver le désir de faire une bonne action, et j’en ressens du plaisir. À côté de cela, je désire aussi faire le mal, et j’en ressens également de la satisfaction2. »
Ce nouveau personnage, précise Gide, à qui il accorde désormais toute son attention, c’est Stavrogin, la création peut-être la plus étrange et la plus terrifiante de Dostoïevski. C’est cet étrange et terrifiant personnage de roman que j’ai épousé. Stravroguin s’est réincarné dans une femme…
Le fait que ma Hildred parle si fréquemment de Stravroguin ne relève pas de la pure coïncidence, de tous les rôles qu’elle a incarnés, de tous ceux qu’elle est capable de jouer, c’est celui de Stravroguin qu’elle endosse le plus souvent. J’ai terminé récemment la lecture d’Orlando, de Virginia Woolf, cet étrange personnage (mais pas suffisamment étrange, malheureusement !) qui traverse trois siècles et en plein milieu du livre change de sexe. Le début du roman est significatif – « Il – car il ne peut y avoir aucun doute sur son sexe, quoique la mode du temps ait permis de le déguiser – » Mais c’est quand je parviens au passage suivant que j’écarquille les yeux, et prends conscience d’une vérité profonde, et pour moi particulièrement personnelle et éclairante :
« En vérité, on ne peut nier que les adeptes les plus aguerris de l’art de vivre, souvent de parfaits inconnus par ailleurs, parviennent à synchroniser les soixante ou soixante-dix rythmes différents qui battent simultanément au sein de tout système humain normal si bien qu’au dernier moment, tous les rythmes battent à l’unisson, et le présent ne constitue pas une perturbation violente ni ne sombre complètement dans le passé. De ces êtres, on peut affirmer sans se tromper qu’ils ont vécu parfaitement les soixante-huit ou soixante-douze ans gravés sur le marbre de leur tombe. Quant aux autres, nous en connaissons certains qui sont morts bien qu’ils continuent d’arpenter notre Terre ; certains ne sont pas encore nés bien qu’ils incarnent les formes de la vie ; d’autres encore ont plusieurs centaines d’années bien qu’ils n’en avouent que trente-six. La véritable durée de vie d’un individu, quoi qu’en dise le Dictionnaire des biographies, est toujours sujette à caution. Car il s’agit d’une affaire difficile à juger – cette notion de durée ; rien ne la perturbe plus qu’un contact avec les arts, quels qu’ils soient… »
C’est précisément ce contact avec les arts qui constitue le germe et l’indice de la personnalité d’Hildred. Lorsque j’ai fait sa connaissance, elle était taxi-girl dans un dancing, c’était une jeune fille plutôt ordinaire, disons-le, au premier abord, séduisante, mais sans excès, le corps légèrement enrobé, le visage rond, affichant une allure animale, comme absente, presque léthargique, flottant dans son rêve. Ses amies les plus proches étaient des poules, des droguées, des alcoolos ; deux d’entre elles, une métisse et une petite Irlandaise au caractère difficile, étaient sans conteste nymphomanes. Une autre, Julia, qui descendait des passagers du Mayflower, perdait toujours son dentier quand elle avait bu et, le matin, lorsqu’elle émergeait de sa torpeur et se frottait les yeux, fixait le type près d’elle dans le lit avant de lui lancer : « Mais comment t’es arrivé ici, toi ? » Quand je me suis décidé à lui faire la cour, ayant rassemblé tout mon courage, n’ayant encore jamais reçu de lettre « littéraire », elle m’accueillait avec une phrase du genre – « Alors, dis-moi, c’est quoi ta drogue favorite ? » C’était son milieu, sa manière de s’exprimer, l’étendue de sa pensée. Lorsque je la présentais à mes amis, il me fallait la surveiller étroitement et la corriger de temps en temps afin qu’elle ne commette pas d’impair, ou qu’elle me ridiculise avec des répliques du genre – « Bien sûr, je connais Bernard Shaw ; j’ai entendu sa conférence il y a quelques semaines à Carnegie Hall. » Et à l’instar de Philippovna, la femme des Possédés, qui n’avait jamais pardonné à son bienfaiteur de l’avoir déflorée, Hildred ne m’a jamais pardonné de lui avoir volé son innocence. Pour être franc, je crois qu’elle aurait pu continuer de mener cette vie végétative et décalée de la réalité pendant mille ans, devenir une traînée de plus, comme Julia, une pute à dix balles comme sa copine métisse, Ève.
Je ne crois pas avoir été à l’origine de son évolution, ou alors indirectement seulement. Ce qui l’a éveillée de sa torpeur, c’est la découverte des livres. Pendant près d’une année, elle a rarement quitté la maison – et dévoré mes bouquins. Et peu de temps après, armée de l’agressivité et du toupet de son caractère, elle s’est mise à critiquer mes opinions ; citant mes phrases dès qu’elle voulait m’impressionner, les tournant en ridicule pour la même raison. Il fallait toujours qu’elle laisse sa marque ! Elle s’entichait des idées – elle voulait s’en parer comme des ornements. Elle n’avait pas encore succombé devant leur pouvoir, comme elle devait le faire plus tard… C’est alors que Vanya est apparue – sa grande copine Vanya – poétesse, sculptrice, comédienne, cinglée. En un mot, Vanya était tout à la fois. « La collision avec une étoile de cette magnitude l’a fait dévier de son orbite superficielle ; avant, elle n’avait existé qu’à l’état de nébuleuse, queue de comète quelconque, si l’on peut dire, maintenant, elle devenait un soleil dont la chromosphère intérieure projetait une énergie inextinguible. » Dans le roman, le passage que je viens de citer se réfère à Vanya – c’est Vanya que je décrivais comme un soleil irradiant d’une énergie infinie, non pas en raison cependant de son contact avec Hildred, mais de son alliance avec une autre femme, la Krupanowa, qui malheureusement n’a jamais existé. Certes, Vanya s’est mise à irradier lorsqu’elle est entrée en collision avec le soleil qu’était devenue Hildred, mais c’est Hildred, plutôt que Vanya, qui s’est embrasée, étincelant d’une énergie incommensurable. Et bien que rien de cela ne se soit produit, ce que j’ai dit d’elles à l’époque était absolument vrai – « Singulière existence que la leur. Droguées par le rituel de la messe, elles avançaient en titubant vers l’abattoir et, de là, vers les vies des papes. Leurs doigts couraient sur la peau de crétins et d’éléphants, elles photographiaient des bijoux, des fleurs artificielles et des coolies aux torses nus ; elles exploraient les monstres pathologiques de l’univers des insectes et les monstres, plus pathologiques encore, de Rome. La nuit elles rêvaient des idoles enterrées dans la moraine de Campeche, et de taureaux chargeant à travers des palissades avant de rendre le dernier soupir sous des chapeaux de paille. »
Malgré la véracité, toute pertinente, de ces extraits de mon roman, ils s’avèrent également terriblement erronés, d’autant plus faux qu’ils revêtent l’illusion de la vérité. À l’exception de certains passages rédigés en état de transe, toute l’œuvre a été conçue dans ma tête, écrite de ma main, la main et le cerveau étant parfaitement coordonnés, quoi que certains critiques objectent quant au produit de cette coordination. J’avais travaillé à ce roman sur une période de quatre ou cinq ans (cette période m’apparaît plutôt floue aujourd’hui), écrivant, réécrivant, corrigeant, détruisant, recollant les morceaux, l’arrosant comme un poulet au four, marchant autour comme devant une statue à moitié terminée, vaporisant dessus de l’eau des toilettes, l’emmenant faire un tour, l’époussetant, l’aérant – et toute cette débauche d’énergie pour rien, tout cela pour m’apercevoir que je n’avais rien écrit d’approprié, tout cela sans prendre conscience qui, quel genre d’individus, nous étions, réfléchissant, réfléchissant, constamment soumis à notre pensée. Résultat – un édifice monstrueux et totalement inutile, gratte-ciel sans ascenseur, sépulture sans la moindre parcelle d’os. Par la critique de cet édifice immense aujourd’hui réduit en poussière, dont les gravats sont désormais dispersés sur les quatre continents (conservés pour certains dans des musées), je veux pointer du doigt tous ces écrits baptisés du qualificatif de littérature, que je veux abattre, raser jusqu’à l’anéantissement. Pour citer Philippe P. Datz – « Je dois avouer que les grands ténors me laissent de glace, que l’on me parle de Racine ou de Rimbaud, je ne m’intéresse qu’aux livres qui n’atteignent pas leur cible. Les autres sont des œuvres “arrangées” pour être publiées. » Il me faudra peut-être un millier de pages pour atteindre mon « thème » – et il se peut que je n’y parvienne jamais –, mais cette forêt à travers laquelle je vous emmène est plus foisonnante que n’importe quel « thème », c’est moi, dans mon immédiateté, dans ce présent qui s’écroule de toute part, moi dans ce présent soutenu, soulevé, par la pression du passé et de l’avenir, en train de jeter un dernier regard épouvanté avant que l’on me pousse dans le précipice depuis le sommet des montagnes, dans un vide qui va m’engloutir…
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Lorsque je consulte mes anciennes notes, je suis saisi – par le nombre et la personnalité des individus qui sont tombés amoureux d’Hildred (j’ai recensé quarante-deux hommes et seize femmes qui, à l’exception de huit environ, ont entretenu une relation avec elle depuis que je la connaissais) ; par la diversité et le nombre d’amis dont j’étais constamment entouré, quoique je me sois toujours senti seul ; par le nombre incalculable de livres que j’ai lus en dépit de la débauche d’activités qui occupaient ma vie ; par les petits boulots que j’effectuais en ma condition de soutien de famille ; par les possibilités incroyables qui s’ouvraient sans cesse devant moi et auxquelles, de manière presque religieuse, je refusais de céder ; par mon aptitude à inspirer la haine la plus farouche ou la dévotion la plus tendre, la plus abjecte, dans le cœur des hommes aussi bien que des femmes ; par ma candeur, ma sincérité, véritablement monstrueuse, ainsi que par ma traîtrise, mon manque total de foi, rejoignant un égoïsme à l’image presque d’un dieu ; par ma froideur et ma cruauté, dirigées surtout contre ceux qui étaient dépendants de moi, spirituellement ou d’une autre manière ; par mon humanité, qui m’a permis de séduire tant de cœurs, et qui n’a fait qu’accroître ma cruauté, ma froideur, ma foi, mon capacité à aimer ; par mon incurable optimisme qui m’a poussé à embrasser toutes les formes du pessimisme, qui m’a fait prendre le suicide pour une idée ridicule et romantique, à moins qu’il ne s’avère créatif, à moins qu’il ne soit à la hauteur de celui de Kirilov dans Les Possédés ; par cette paralysie qui m’a immobilisé pendant trente ans, qui m’a condamné à me poser la question tous les jours et à chaque heure du jour (même quand je faisais l’amour avec une femme) – « Que veux-tu vraiment faire de ta vie ? » ; par mon humilité qui me poussait à causer du tort à ceux qui cherchaient mon amitié, à mépriser ceux qui me faisaient confiance et à trahir ceux qui m’aimaient ; par ma curiosité, tellement extravagante et sans bornes qu’elle m’a poussé à commettre des crimes en son nom ; par mon insatiabilité, absolument féroce et trop humaine, par mon ingratitude, mon insouciance, ma soif inextinguible de vie, une fringale prête à tout détruire afin que nous puissions revivre – violemment, passionnément, libérés des racines du passé, insouciants de l’avenir, ingrats magnifiques et désespérés, amoraux dans le plus beau sens du terme, sauvages éclairés qui auraient réussi à se libérer des chaînes de l’intellect pour se jeter à corps perdu dans une orgie de vie.
C’est au moment où je déroule le lourd parchemin de l’expérience que je ressens de la pitié pour les autres, que je m’envie moi-même, et mes innombrables personnalités antérieures, que je goûte de nouveau et savoure avec la plus grande acuité ma souffrance, mes désillusions, mes années gaspillées ; car si désormais, et parce que le noyau dur en moi a cédé en certains endroits, si désormais, disais-je, je suis capable de lâcher prise, de m’exprimer d’une manière choisie, c’est uniquement parce que, je m’en rends bien compte, j’ai décidé que ma vie serait telle qu’elle doit être. Comme il conviendrait, je devrais à ce moment, si j’étais comme les autres, pousser un soupir, exprimer un regret ; mais j’en suis incapable, je me connais trop (sans pourtant la moindre illusion d’en connaître suffisamment). Dans un sens, je ressemble à ces types supérieurement intelligents, soi-disant « guéris » par leur psychanalyste, et qui ayant découvert la nature de leurs troubles, s’estiment suffisamment forts pour vivre avec, pour les cultiver si je puis dire, et les consacrer à des desseins plus élevés. Cette pensée n’est pas nouvelle pour moi, mais elle a laissé une forte empreinte en moi et ne cesse de m’influencer – ce concept commun chez de nombreux grands esprits avant même l’apparition du jargon élaboré de la psychanalyse, qu’en exprimant sa personnalité au travers de son art on parvient à une guérison, en d’autres termes on parvient à mieux se connaître et à renforcer sa personnalité pour des défis plus vastes et plus dangereux.
Mais je dois cesser d’utiliser cette expression de « personnalité profonde », que je déteste par-dessus tout ; c’est comme si je retrouvais Tony Bring, celui que le romancier, son créateur, campait ainsi : « assis, solitaire, dans une pièce encombrée de meubles dont les fenêtres donnaient sur le port ». Je suis loin d’être un anonyme, un personnage de roman ; si pendant un court laps de temps je caresse l’idée d’être « guéri », si au cours du plus bref instant je me sers de ce galimatias don-quichottesque que les psychologues ont pompeusement édifié en une redoutable pseudoscience, ce n’est dû qu’à mon humanité, une fois de plus, mon infinie tolérance, ma curiosité, ma soif de partager toute chose, même ce qui est, ou pourrait être, dangereux, faux, pernicieux. La vérité, c’est que les concepts me touchent peu, singulièrement : je ne vis pas en fonction d’idées, je les absorbe plutôt, je m’en saisis, les digère, les mutile, les métamorphose, les recrache avant de les évacuer, de les restituer à la terre, dont elles proviennent. Je ne suis pas l’esclave des idées ; plutôt un agronome qui les utilise en accord avec le but pour lequel elles ont été créées – en tant que fertilisant. Si l’on manque un jour de fertilisants, je ne m’en soucie pas non plus : on pourra toujours revenir aux éléments naturels – la terre ne fera jamais faillite !
Et c’est là, si je puis ainsi m’exprimer, que m’apparaît un des plus grands défauts du caractère d’Hildred, Hildred qui incarne pourtant la force ; elle qui entre en éruption comme un volcan, qui vit à un rythme tel que j’en ai rarement rencontré, qui bouillonne continuellement et détruit tout autour d’elle, elle épuisera toute son énergie, elle s’éteindra peu à peu, car elle ne restitue jamais ce qu’elle extorque à la vie. Voilà ce qui la rend si hideuse et redoutable aux yeux des autres, ce qui la rend si intrinsèquement immorale, inhumaine, en dépit de ses pouvoirs d’attraction sublimes et excitants. C’est peut-être ce qui m’avait attiré, moi l’explorateur inspiré par le feu qui brûle en moi, sur la crête ultime du cratère, qui m’avait fasciné et tout à la fois terrifié tandis que mon regard plongeait vers l’abîme bouillonnant. Qui serait plus attiré par la mort, par la perspective de l’annihilation totale, que celui qui incarne la vie, qui dévore et féconde, dont la soif n’est rien d’autre que le reflet de son désir d’être épuisé, vidé de ses forces, en un mot anéanti. Lorsque j’ai fait sa connaissance, comme je l’ai dit, c’était une jeune femme d’aspect plutôt banal, comme tous les autres cratères, somme toute. Sa léthargie, son évanescence, sa somnolence, cette propension à l’inaction, à la vie végétative, que j’avais observées, cette image de statue sombrant peu à peu dans le sommeil – je commence à comprendre aujourd’hui pourquoi elles m’avaient attiré. C’est elle qui a posé la première les yeux sur moi, elle qui m’a fait un signe de tête avant d’esquisser le geste de m’attirer vers elle. D’instinct j’ai refusé, ou plutôt non pas par instinct, mais refusé délibérément. Le fait que je me sois rendu ce soir-là au dancing était la décision d’un type qui, malgré tous les avertissements, les conseils et malgré sa toute-puissante sagesse, s’aventure dans un univers inconnu et dangereux. Je me souviens très distinctement de cette soirée lorsqu’en quittant mon bureau je me suis dit : « l’aventure à tout prix », j’ai soupesé les billets dans ma poche (c’était jour de paye, et j’avais touché ce qui constituait pour moi une belle somme), et décidé que j’allais tout claquer, me faire plaisir, peu importe la manière, même la plus stupide. Je me souviens qu’en la quittant – l’aube se levait, et je n’avais plus un sou en poche – je suis entré dans ma chambre où ma femme et ma gosse dormaient ; je les ai observées, dans cette chambre où je m’étais démené pour écrire, et j’ai contemplé en ces formes endormies et dans la pièce une réflexion de ma mort (quoique c’était une mort que beaucoup auraient enviée). Je me suis fait la réflexion que tout ceci était désormais fini, que je venais d’entrer dans une nouvelle vie, que rien ne me détournerait plus, même si je devais les supprimer, de vivre pleinement ma nouvelle existence, ma vie avec Hildred. Comme ma vie s’enflammait avec cette prise de conscience ! Comme je m’engageais fermement et résolument dans cette épreuve terrible qui allait s’ensuivre ! Si quelqu’un devait flancher, ce serait Hildred. Lorsqu’elle a constaté les dégâts plus tard, elle a éclaté en sanglots. Imaginez un volcan en pleurs ! C’est pourtant la vérité. Il y a même eu un moment où elle a tenté de se suicider, lorsque, lasse semble-t-il de semer la destruction, elle s’est efforcée de retourner ses pouvoirs contre elle-même. Je dois avouer que je n’ai jamais vraiment craint qu’elle réussisse ; même à ce moment, j’avais dû me rendre compte qu’elle tentait l’impossible. Les volcans ne s’autodétruisent pas, ils détruisent les autres, les êtres, les foyers, les paysages. Lorsqu’ils meurent, il ne s’agit pas d’une mort telle que nous la connaissons, c’est un abandon de leur volonté ; ils refusent de semer désormais la mort autour d’eux, ils s’endorment, sombrant dans le sommeil le plus terrifiant qui soit parce qu’il n’est pas synonyme de mort ; ils ne rêvent pas mais ils hantent nos rêves ; l’avenir, l’au-delà n’existent plus pour eux ; il ne reste d’eux qu’une cicatrice lugubre à la surface de la Terre. Cette activité terrifiante devant laquelle les hommes se prosternent rappellent d’une certaine manière celle des microbes qui, croit-on savoir, restent en sommeil pendant des milliers d’années, avant de distribuer la mort, ne connaissant d’autre vie que la mort.
En arborant des impressions telles que celles-ci à son propos, je me persuade qu’elle est vieille de plusieurs milliers d’années, qu’elle n’est jamais vraiment morte mais a simplement cessé de vivre, qu’elle a sombré dans un profond sommeil dépourvu de rêves. Et les volcans, comme certains individus, comme certaines nations, explosent soudain d’une activité incontrôlable, comme si leurs menstrues apparaissaient, pour ainsi dire, apparemment sans raison ; le fait que nous donnons des noms à de tels phénomènes et leur découvrons des causes ne trahit que notre impuissance devant ce mystère. Je n’ai pas plus foi dans les grandes causes de la science que dans la mythologie – en fait j’en ai moins. Si le langage de la science est devenu incompréhensible, sinon pour une poignée de spécialistes, c’est la preuve indéniable (nous devons nous en réjouir !) que le savoir est de plus en plus restreint, qu’il se fissure et demeure manifestement vain. Ce n’est pas le signe regrettable que l’homme est de moins en moins capable d’assimiler ce savoir, c’est au contraire un des signes les plus encourageants que nous puissions recevoir. Nous nous apprêtons à accepter de nouveau le mystère de la vie. Les savants, dont la tête déborde de connaissances, apparaissent aujourd’hui sous un jour cruel et ridicule qui révèle leur véritable nature : des anormaux, des monstres. Que peuvent-ils faire pour nous sinon nous distraire ?
Si tout ceci paraît fastidieux et déplacé, c’est surtout parce que j’ai retardé le moment d’en venir au cœur du problème. L’énigme que constituait depuis toujours Hildred pour moi, l’énigme à laquelle je devais faire face, contre laquelle je luttais, que j’ai toujours tenté de juguler et de décrypter à l’aide des instruments les plus délicats de la science, je veux la restituer fièrement aujourd’hui dans sa primeur originelle. J’en ai fini de tenter de déchiffrer l’insondable.
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Tandis que je me réjouis de ma délivrance, tandis que de ce roc coriace qui était en moi jaillit un flot ininterrompu, tandis que je désire ignorer mes personnages et, qu’abandonnant toute lutte, je les enveloppe dans mon esprit pour mieux découvrir que ce sont eux aujourd’hui qui m’enveloppent, que ce qui était mystérieux en eux est devenu mystérieux en moi, que c’est au fond de cette essence sombre et secrète où la mienne se mêle à la leur que tout baigne avec volupté, que les recoins les plus sombres qui me faisaient peur, que je tentais de saisir et de rationaliser, de pénétrer par le biais de la volonté et de mes connaissances, sont désormais sources de ma joie, de mon activité, alors, véritablement, sans me soucier de savoir si mes mots ont un sens pour quiconque à part moi, je proclame et reconnais que je suis libre. C’est aujourd’hui que tout prend une nouvelle signification pour moi, un sens que moi seul ai créé, forgé par ma propre expérience. C’est donc le seul sens, dans sa vérité la plus pure. Sens et vérité ! Notez au passage combien nous nous sommes méfiés de ces mots, combien nous nous sommes défilés lorsque nous avons été contraints de les employer, combien nous nous excusions toujours chaque fois que nous les avons utilisés. Avec quel impact ces mots de Dostoïevski, écrits deux ans avant sa mort, m’atteignent aujourd’hui : « Je constate souvent avec peine que je n’ai pas exprimé, littéralement, la vingtième partie de ce que j’aurais voulu, et peut-être même pu exprimer. Ce qui me sauve, c’est l’espoir habituel qu’un jour Dieu m’enverra tant de force et d’inspiration que je m’exprimerai plus complètement, bref que je pourrai exposer tout ce que je renferme dans mon cœur et dans ma fantaisie3. » Et Gide de renchérir :
« Il était de ces rares génies qui s’avancent d’œuvre en œuvre, par une sorte de progression continue, jusqu’à ce que la mort les vienne brusquement interrompre4. »
Vous vous imaginez peut-être que je rougis un peu de recourir à ces nombreuses références à Dostoïevski, tandis que j’ébauche, comme je le ferai désormais de plus en plus, des comparaisons et des parallèles entre lui et moi ? Vous estimez peut-être qu’elles relèvent du genre de vanité que j’évoquais un peu plus haut ? Eh bien, pas le moins du monde ! Je peux me permettre de faire preuve ici d’humilité parce que je suis sûr de moi. Je peux me permettre d’engager ces digressions parce que justement elles ne constituent pas des digressions en tant que telles, parce que c’est dans cette atmosphère créée à jamais par Dostoïevski que j’ai vraiment vécu toute ma vie, parce que chaque fois que je réclamais plus d’espace, plus d’aventure, plus d’expression, c’est cette atmosphère qui m’appartenait que je réclamais, et que l’on m’a refusée en Amérique, que l’on me refuse même ici parce qu’il n’existe nulle part dans le monde d’aujourd’hui des hommes à l’âme assez bien trempée pour prospérer dans cette atmosphère. Ce que je voudrais souligner, avec tout le culot dont je suis capable, avec un sourire sardonique aux lèvres et tout en maudissant votre pauvreté, c’est qu’entre les quatre murs de notre foyer, entre les pages de ce livre que nous écrivions, Hildred et moi, nous avions créé un univers dans lequel vous n’avez jamais pénétré ; et je veux ajouter, de plus, que je me soucie peu de savoir si vous êtes convaincu de ce que j’avance. Je serai satisfait même si vous abandonnez ce livre sur-le-champ, vous dont la patience est mise à rude épreuve par mes balbutiements et mes bafouillages ; vous ne me verrez pas bafouiller à la manière d’un Joyce ou d’un Proust, je ne vous arroserai pas avec une bombe aérosol du parfum de mes divagations culturelles. Je vous affirme que lorsque Vanya, mon ennemie mortelle, et Hildred, qui devait devenir mon épouse, lorsque nous nous enfermions dans une chambre, il nous arrivait des choses tellement vertigineuses que si j’arrivais à les décrire calmement et de manière plaisante, j’en éprouverais une grande honte. Je ne veux pas seulement le suggérer, je l’avoue tout net, même si l’âme de l’Amérique est de peu de poids, c’est moi qui suis le mieux placé pour la comprendre, mieux que n’importe quel auteur vivant, et que lorsque j’en aurai terminé, chacun pourra se rendre compte que je suis le seul Dostoïevski que l’Amérique puisse s’offrir. Et si je rends hommage à certains Américains, ce ne peut être qu’à deux hommes – Whitman et Dreiser, le premier parce qu’il a fixé les limites de l’âme américaine, et le second par ce qu’il est le seul à avoir tenté réellement d’en explorer les profondeurs. Dans les deux cas, vous remarquerez ce que je choisis d’appeler les balbutiements et les bafouillages ; dans le cas de Dreiser, nous ne bénéficions pas du recul nécessaire (sa vie et sa mort) pour apprécier ses échecs sans gloire. Il n’y a que dans un siècle de stérilité, un siècle d’écriture expérimentée, qu’on pourrait rendre justice à un homme tel que Dreiser. Je n’appelle pas rendre justice le fait qu’il ait connu gloire et fortune. À mon avis, c’était la manière la plus ignoble et la plus insultante de défendre la cause de cet homme. Qu’il ait été congratulé par les puissants comme par les humbles comme il l’a été, c’était le traiter comme un chien. Aux yeux de l’Amérique, compte tenu de son affaiblissement, Dreiser faisait figure de bégayeur magnifique. Il s’exprimait avec d’énormes difficultés, et c’était, au contraire d’Anderson, un charlatan malin sans grande envergure qui tendait son chapeau après avoir exhibé ses difformités.
Ce que je cherche à exprimer (pour tomber dans un des travers favoris de M. Anderson), c’est que la qualité de Dreiser, comme celle de Whitman, était évidente – je parle comme si Dreiser était déjà mort, ce qu’il est sur le plan artistique. Nous voyons aujourd’hui quantité de petits chiens qui ont appris à faire le beau sur leurs papattes arrière et à accomplir des tours ; ce ne sont même pas des chiens de race. À l’image de la nation elle-même, ces cabots ne sont que de vulgaires bâtards. Espérer une renaissance culturelle de l’Amérique, c’est attendre l’impossible ; voilà pourquoi un livre tel que Rediscovery of America me fait vomir, tandis que des écrivains comme T. S. Eliot et Jean Cocteau, en quête de Dieu, m’apparaissent comme des clochards célestes qui plongent le nez dans des poubelles. Tous ces fanatiques religieux d’aujourd’hui me font l’effet de jongleurs, d’acrobates, d’abominables imposteurs, malgré leur sincérité par moments. Ils semblent tellement désinvoltes, ils savent où chercher, possèdent même des cartes, et chaque fois qu’ils progressent sur le chemin, ils marquent une pause, applaudissent Dieu, font la fête en son honneur, lui font de la publicité, propagent ses idées d’une certaine façon.
Pour moi, il n’y a plus d’espoir en ce qui concerne l’Amérique, plus le moindre ! Dostoïevski possédait un message pour l’humanité tout entière, moi je n’en ai pas. Je ne suis pas un fanatique de l’Amérique. À mes yeux, ce pays est en train de répandre un mal funeste, une malédiction sur le monde. Je vois une nuit interminable s’abattre et les racines de ce champignon qui a empoisonné le monde se flétrir. Je me sens attiré vers l’abîme par cette défaite, et c’est donc mû par une prémonition de la fin (qu’elle advienne demain ou dans cinq cents ans) que je m’attelle fiévreusement à l’écriture, priant afin d’être épargné pour achever mon œuvre, c’est également la raison pour laquelle il m’apparaît de plus en plus difficile d’exprimer tout ce à quoi je tiens, tout ce qui balbutie dans mes pensées ici et là, que je ranime la flamme encore et toujours, non seulement avec courage, mais avec l’énergie du désespoir – car je ne peux m’en remettre à personne d’autre pour l’exprimer à ma place. Mes défaillances, mes tâtonnements, ma quête de tous les moyens d’expression imaginables, deviennent ainsi en quelque sorte bégaiement divin, engourdissement, paralysie, dernier épanchement violent d’émotion tandis que le couvercle du cercueil se referme.
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Chaque soir, aussitôt le dîner terminé, je descends les ordures dans la cour. En remontant l’escalier, je m’arrête, le seau à la main, et me penche par la lucarne de la cage d’escalier pour admirer le Sacré-Cœur, perché sur la butte Montmartre, resplendissant de blancheur. Je ne m’étais jamais rendu compte, jusqu’à ce que je descende les ordures, que l’on pouvait voir le Sacré-Cœur de chez nous ; je n’avais même jamais pensé à le chercher. Dans le même ordre d’idée, ce n’est que lorsque je me suis retrouvé un soir enfermé dehors et contraint d’arpenter les rues jusqu’au petit matin que j’ai pris la peine de grimper sur la butte Montmartre et d’effectuer mon pèlerinage jusqu’à la basilique à l’heure où elle paraît sous ses attraits les plus sublimes – à l’aube. M’approchant par cette pente escarpée et sinueuse qui permet d’accéder à l’arrière de la basilique, j’ai découvert qu’une maisonnette devant laquelle j’étais passé maintes et maintes fois sans la remarquer portait l’enseigne « Asile de nuit ». Cette constatation, à laquelle s’ajoutaient les associations d’idées qu’elle faisait naître en moi, a entraîné une émotion encore plus mystérieuse et touchante que l’intimité vivante du Sacré-Cœur elle-même. Lorsque j’ai tourné le regard vers la mer des toits de laquelle j’émergeais, je me suis senti débordant de repentir, envahi de remords à la pensée que je ne devais ce moment exceptionnel qu’à un simple incident, un moment, songeai-je, qu’il était en mon pouvoir de saisir par un simple acte de volonté, et sans aller jusque-là, par un simple désir. Je me dois d’ajouter pour être vraiment sincère (c’est tellement humain, tellement facile à comprendre) que je n’ai jamais eu l’idée depuis de faire revivre cet instant.
Un événement semblable s’est produit à plusieurs reprises au cours de ma vie avec Hildred. Le sentiment en était beaucoup plus profond, évidemment, car il était intimement lié à mon propre salut. Ainsi après une scène, à l’instant où je ressentais qu’elle venait de me blesser au plus profond de moi, immédiatement après l’antagonisme et la haine d’une violence inouïe, surgissait en moi un sentiment véritable de pardon, accompagné d’une sensation de sérénité, de clarté d’esprit, et je me mettais à prier pour rassembler la force de la blesser, comme elle m’avait blessé, afin qu’elle puisse parvenir à mon propre état d’âme et en jouir. En ces moments, je me disais : « Pense à ta manière d’agir comme si tu savais que tu vas mourir demain » et, adhérant de toutes mes forces à cette pensée, non seulement je m’émerveillais de ne plus ressentir aucune rancœur mais j’étais convaincu que si chacun sur cette planète pouvait ressentir la même chose, un bref instant, notre vie sur Terre en serait transformée instantanément et pour toujours.
Je reviens à Kirilov, au moment de sa conversation que reprend Gide afin d’expliquer la raison qui le pousse à l’idée du suicide ; il vient d’être dit que lui, Kirilov, semble particulièrement heureux, bien qu’il ait connu juste avant une période de dépression. Voici la teneur de la conversation :
« Hum, à présent je ne gronde plus. Alors, je ne savais pas que j’étais heureux… L’homme est malheureux parce qu’il ne connaît pas son bonheur, uniquement pour cela. Celui qui saura qu’il est heureux deviendra tout de suite grand à l’instant même… Tout est bien ; j’ai découvert cela brusquement.
– Et si l’on meurt de faim ; et si l’on viole une petite fille, c’est bien aussi ?
– Oui, tout est bien pour quiconque sait que tout est tel5. »
C’est là qu’intervient cette réplique tout à fait remarquable de Kirilov :
« Ils ne sont pas bons, puisqu’ils ne savent pas qu’ils le sont. Quand ils l’auront appris, ils ne violeront plus de petites filles. Il faut qu’ils sachent qu’ils sont bons et, instantanément, ils le deviendront tous, jusqu’au dernier6. »
En regard de cette citation de Kirilov, je tiens à mentionner l’opinion d’un contemporain sur les surréalistes :
« La révolution qui les intéresse au premier chef, s’il faut dire la vérité, semble être d’une nature plutôt vague – révolution spirituelle plutôt que politique ; un renversement des modes de pensée et de ressenti qui rendrait possible une autre appréhension de la vie sur Terre, et par ricochet, un art et une littérature différents. »
« S’il faut dire la vérité » – faut-il que je précise – voilà la phrase qui tue !
Je parle de ces instants sublimes avec Hildred car chaque fois, pour ainsi dire, que « je descends les poubelles », je m’imagine au sommet d’une colline escarpée, resplendissant de ma blancheur, mon moi profond que j’ignore avec tellement de persistance frissonnant là devant l’aube fraîche et sereine qui se lève. Ce n’est pas un Christ quelconque qui m’inspire – c’est le dieu qui m’habite auquel je pense, quelque chose de plus fort qu’un Christ, de plus grand, même si ce n’est qu’un homme.
Toutes ces pensées me reviennent avec force tandis que je revis les derniers instants vécus ici à Paris aux côtés de mon ami Boris.
Dans le domaine de l’action, mon ami Boris était plutôt du genre timoré. (C’est lui qui m’exhortait à « ne pas dévier de mon thème choisi ».) Ayant fui sa femme et ses enfants, il se traitait de lâche – quelle erreur, quelle grossière erreur c’était ! Un geste héroïque – du moins ça aurait dû l’être ! Tout ce qu’il avait fait de bien devenait pour lui une suite d’erreurs, le grand tort qu’il leur avait causé était en fait la juste décision, mais hélas, il était incapable de s’en rendre compte, ou bien s’il s’en rendait compte, il ne pouvait en supporter l’idée plus d’une seconde. C’est comme ça qu’au cours des derniers jours pendant lesquels il rassemblait ses affaires et se rendait à d’innombrables rendez-vous chez ses avocats, afin de régler les détails du transfert de tous ses biens matériels et tangibles à sa femme, je l’ai accompagné, totalement éberlué par ce que j’entendais. Car voilà un homme qui pour la première fois de sa vie faisait la chose qu’il fallait faire et qui n’en dégageait pas le moindre bénéfice. Il restait tourmenté, perplexe, louant ses actes alors qu’il aurait dû en avoir honte, s’excusant pour sa conduite lorsqu’il aurait dû en être fier. Combien de fois l’ai-je entendu, lorsqu’il faisait allusion à sa femme qui à ce moment précis devait le maudire, m’affirmer : « Ah, si elle pouvait me voir aujourd’hui ! Si elle pouvait se rendre compte de ce que j’essaie de faire pour son bien ! » Pauvre diable ! Il n’était plus en mesure de distinguer le démon de l’ange qui s’affrontaient en lui. Pendant cette période, tandis que je m’essoufflais à le suivre (il n’allait jamais assez vite, de peur de voir fondre sa résolution), je me disais à son intention « Garde précieusement ce moment ! Chéris-le ! Chéris-le ! » Tandis qu’il s’admonestait : « Pauvre idiot ! Mais quel crétin je suis ! » Parce qu’il craignait qu’elle ne comprenne pas son geste, ne l’apprécie pas à sa juste valeur et parce qu’il regrettait ce qu’il était en train de commettre, tout en se sentant incapable de chercher une alternative. Je me rappelle maintenant qu’une fois, l’ayant arrêté pour lui expliquer le sens de « si nous devions mourir demain », un petit groupe de manœuvres s’étaient emparés de leurs masses tout à côté de nous – leur raffut épouvantable l’a mis hors de lui. Pendant ce temps, je patientais dans l’espoir qu’ils cessent, sourire aux lèvres, presque bercé par le vacarme, mes pensées accompagnant chaque percée des lourdes masses ; c’était en fait comme si elles me transperçaient un peu plus profondément à chaque coup. Dans le même temps, je comparais ce type de vacarme avec un autre, intolérable celui-là, atroce, que j’avais entendu il y a quelque temps en descendant les Grands Boulevards – c’était le bruit des machines à rivet, qui m’avait paru démentiel, infernal, monstrueux lorsque je le comparais aux chocs répétés, furieux mais francs des hommes maniant leurs masses. À travers le fracas soudain qui énervait mon ami, il me semblait pour ma part entendre les sanglots de ma femme lorsqu’elle avait claqué la porte en me laissant seul et désolé ; je parvenais à concevoir ce à quoi je n’avais jamais cessé de penser depuis, dans cette situation – son angoisse et son chagrin. Est-il plus douloureux de partir ou de rester ? Nous qui sommes blessés, songeons-nous assez à la douleur que l’autre éprouve ? Malheureusement pour mon ami Boris, il n’arrivait pas à déterminer s’il causait ou subissait la blessure, et j’étais profondément ébranlé par sa situation impossible. J’avais connu au moins la douleur d’être blessé de la sorte, et j’avais connu pareillement ce que c’était de blesser quelqu’un. Il n’y a guère de différence entre les deux, d’après ce que je perçois, tant que le sentiment reste pur et ardent dans les deux cas. Il existe une concordance remarquable entre Hildred et moi : dès qu’elle adopte son rôle, j’excelle à assumer le mien, et vice versa.
Lorsque mon regard s’élève au-dessus de ma machine à écrire, il tombe sur la grande carte en couleurs de l’Europe que j’ai punaisée sur le mur ; des réseaux ferroviaires et maritimes s’y entrecroisent, on y distingue les frontières des pays où sont ancrés rivalités et préjugés indélébiles. Et ces contours extraordinairement découpés, ces espaces vides figurant mers et lacs, ces lignes brisées les îles, ce mélange invraisemblable de tensions et d’érosion illustre dans mon imagination le conflit qui a surgi et perdure entre Hildred et moi, dont ce livre tente seulement d’esquisser les contours. Ce qui me frappe en observant cette carte de l’Europe, c’est qu’il s’agit d’un continent beaucoup plus vaste qu’il ne semble à première vue. En fait, ce n’est pas du tout un continent, c’est comme s’il n’était qu’une portion d’un continent bien plus immense que les mers ont divisé. Gibraltar, la Manche, la péninsule scandinave – ce sont là des points de faiblesse où la terre a abdiqué ; et là où elle a résisté, là où elle n’a pas succombé sous les coups, regardez comme sont ridicules les formes qu’elle a prises. Il n’est même pas besoin d’être expert en géologie pour comprendre les vicissitudes que ce continent européen, en considérant ses réseaux de rivières, de lacs et de mers, a subies. Un coup d’œil suffit pour constater les efforts titanesques qui ont dû être produits au cours des ères qui se sont succédé, tout comme sont évidents les efforts qui n’ont jamais abouti, les frustrations ; il est possible de ressentir en soi les grands changements climatiques qui ont suivi les divers bouleversements. Et si l’on examine la carte avec l’œil du cartographe, il est facile d’imaginer à quoi elle ressemblera dans cinquante mille ou cent mille ans, une peccadille dans l’histoire d’un continent.
Ainsi, c’est en observant les limites des mers et des terres qui composent les contours de notre carte que je découvre certaines formes ridicules et d’autres qui portent la marque de combats héroïques. Je parviens à retracer au travers des étapes de croissances des îles et des péninsules monstrueuses la chronologie de la séparation, du compromis, et dans la rugueuse chaîne des Alpes l’histoire des conflits internes, au fil des méandres des fleuves les abandons progressifs, le glissement de la foi, le courage bientôt vaincu ; j’observe que les frontières s’appuient sur des limites naturelles marquées et sur des lignes de partage plus floues aussi variables que le vent ; je ressens en moi le lieu précis où le climat va changer, perçois distinctement combien il est désormais inévitable que certaines régions fertiles se muent en déserts tandis que d’autres espaces désolés deviendront fertiles ; je suis convaincu que dans certaines régions le mythe se réalisera, que la mythologie d’aujourd’hui s’incarnera de nouveau, que l’on trouvera les liens qui uniront les hommes inconnus que nous étions aux hommes inconnus que nous sommes devenus, que la confusion qui personnifie le passé engendrera une plus grande confusion encore dans l’avenir, et que seul le tumulte et la confusion sont primordiaux, que nous devons nous agenouiller pour mieux les adorer. Je ne suis cartographe que dans ce sens, car en dressant la carte de nos affrontements je ne m’attache pas aux résultats de nos conflits mais à leur seule existence, à ce qu’ils représentent. C’est dans le but d’admettre que l’eau et la terre avancent et reculent constamment, que ce continent élaboré ensemble comme une vie commune n’existe pas en soi, que si nous le décomposons ou le réintégrons, atome après atome, nous cessons de le comprendre, que finalement nos deux êtres, Hildred et moi, sommes investis de tous les éléments qui constituent notre planète, sa substance véritable et son mythe, que nous sommes dépositaires en tous lieux de notre géographie personnelle et de nos climats changeants.
Je repense à l’homme que j’étais avant de la rencontrer – c’est-à-dire jusqu’à l’âge de trente ans. L’être le moins satisfait, le plus tourmenté, désespéré que l’on puisse imaginer. Une succession de relations amoureuses ratées, de petits boulots vite abandonnés, fuyant vers le Colorado, l’Alaska, la Californie, le Mexique dans l’espoir d’échapper à moi-même, recourant aux sacrifices les plus douloureux afin de rendre une femme heureuse tandis que j’étais réellement amoureux d’une autre. Quand j’avais seize ans, toujours au collège (et le meilleur élève, soit dit en passant), j’ai attrapé la chaude-pisse en rencontrant une pute française et, une fois guéri, suis tombé amoureux de l’une de mes profs avant de la mettre enceinte. Empochant l’argent épargné à la sueur de son front par mon père pour mes études, sans un centime de plus, j’ai quitté la maison, rejoint ma maîtresse, une femme qui aurait pu être ma mère, et j’y suis resté quatre ans – gâchant quatre années parmi les plus précieuses de mon existence ! Constamment assiégé par des tocards, des gens qui s’exprimaient brillamment, mais sans jamais rien faire. J’avais pour amis intimes des débauchés et des coureurs de jupons. Commençant un boulot le matin, l’abandonnant le soir-même. Jamais un sou en poche – empruntant, toute ma vie j’ai emprunté – mais jouissant pourtant de cette vie dorée.
La guerre éclate et, nourrissant l’espoir de ne pas être enrôlé, je me marie, et à partir du jour de ce mariage, la bagarre commence, l’interminable conflit. Mon épouse, qui a les moyens de m’entretenir, renonce à son métier de professeur et décide de ne plus rien faire. C’est lorsque naît notre enfant que je me rends compte de ce que je désire vraiment faire dans la vie : être écrivain. Mais comme je suis con, par désespoir, je vais chercher un bon boulot. Et par le biais de ce qu’il faut bien appeler un miracle incompréhensible, je parviens à conserver mon emploi. On trouve même que je suis un type exceptionnel. Qui sait ? Une dizaine d’années plus tard, j’aurais pu me retrouver vice-président. Vingt ans de plus et je devenais président du Conseil d’administration et, plus tard encore, président des États-Unis. Peu importe que, tandis qu’on me décernait des lauriers pour mes bons et loyaux services, je piquais dans la caisse, couchais avec mes employées, embauchais des malades mentaux que je m’empressais de faire enfermer à l’asile où le psychiatre de service, un pote à moi, me régalait de vin et de cigares, que je frayais avec les détectives privés de l’entreprise, ravi de les aider à coffrer les voleurs et les malfaisants, que je m’acoquinais avec les plus humbles employés de toutes les branches de la société afin de pouvoir aller les voir à l’improviste et leur emprunter un billet de cinq dollars, qu’un certain nombre de ces employés, appelés à devenir mes meilleurs copains, servaient d’hommes de main aux gangsters et hommes politiques les plus notoires de la ville de New York. Au cours de ces cinq années au poste de directeur des Ressources humaines de cette grande entreprise de service public, j’ai commis autant de bonnes actions que de mauvaises, chance exceptionnelle pour moi car j’avais dans mes mains le destin d’une multitude d’individus, inférieurs, anormaux, jeunes ou vieux, hommes et femmes, issus de plus de quarante nationalités différentes.
Si j’étais bien payé pour ce travail, je n’ai jamais pu mettre un dollar de côté. Ma femme ne recevait jamais, n’achetait pas de vêtements coûteux, s’attachait néanmoins à entretenir la maison, qui comptait tellement de pièces que je me croyais souvent dans un musée ; et comme elle n’avait pas d’autre ambition, comme de plus je menais une vie plus ou moins indépendante, m’appuyant sur le crédit pour mes besoins, en quelque sorte, je n’avais jamais le sou – je me servais dans la caisse ou je tapais mes potes pas trop regardants, qui se contentaient du plaisir de ma compagnie. Ou bien, comme l’occasion s’est présentée plus tard, j’octroyais à une de mes maîtresses une promotion au poste de secrétaire particulière, lui votant une augmentation confortable qui me permettait de lui réclamer mon argent de poche. Un peu plus tard, il me suffisait de la renvoyer (après m’être querellé avec elle) et de la remplacer par une mulâtresse plutôt moche dont personne ne me soupçonnerait d’être amoureux. Camilla, il faut le reconnaître, était compétente et efficace, et m’aimait de tout son cœur. C’était également un être des plus passionnés, des plus sauvages, totalement dévoué à ma personne, d’abord parce qu’elle m’était intellectuellement supérieure, et ensuite parce qu’elle éprouvait quelques complexes par rapport à la couleur de sa peau. Elle jouait à la fois le rôle d’esclave et de tyran. Et elle ne manquait pas d’argent non plus – elle n’aurait même pas eu besoin de bosser ; elle s’accrochait à son boulot surtout parce qu’elle avait peur de craquer. Ma femme, qui dépensait tout notre argent pour « la maison », n’aurait évidemment jamais pioché dans ses économies pour un avortement. Et c’était le genre de femme à tomber enceinte à tout bout de champ, le genre également, lorsque son ventre commençait à s’arrondir, à ressentir une sorte de honte et à se barricader chez elle. Dans ces sortes d’urgence, c’est vers Camilla que je me tournais, car elle n’hésitait pas à sortir le porte-monnaie, non seulement pour payer la facture mais aussi pour prendre soin de ma femme et s’occuper de la gosse. Ma femme appréciait énormément Camilla, comme elle appréciait quiconque était prêt à consentir des sacrifices pour elle. Une situation des plus baroques ! Tandis que ma femme est en train de se faire avorter (avec les dollars de Camilla), Camilla est allongée sur la table de la cuisine, les cuisses largement écartées, la langue pendante. Toujours plus bizarre – je ne devais l’apprendre que plus tard – cette même Camilla possédait une autre maîtresse, une femme blanche encore plus laide qu’elle, avec du poil au menton et la poitrine qui lui tombait sur les genoux.
Mais ce n’est pas tout – elle a débauché un de mes secrétaires, un jeune de seize ans qui n’était encore jamais sorti avec une fille. Cette Camilla ! Quelle vie elle se préparait ! Que n’aurait-elle pas accompli si elle avait eu la force de vivre ! Mais cette goutte de sang noir – c’est ça qui la terrifiait. Elle était supérieure à toutes les femmes que j’avais rencontrées dans le passé, mais elle n’arrivait pas à dépasser cette histoire de couleur de peau. Si elle prenait le dessus au cours d’une de nos disputes (ce qui se produisait invariablement), il me suffisait de la regarder d’une certaine façon et elle perdait tous ses moyens, elle se mettait à ramper comme un petit chien, à me lécher les mains, un geste qui me faisait honte et pourtant m’obligeait à affirmer mon ascendant sur elle, à la ridiculiser, avant de lui fouetter le dos de manière cinglante afin qu’elle reprenne ses esprits.
Entre-temps, je me rabattais sur mes employées : des femmes mal nourries, qui avaient été plaquées, qui avaient dégringolé dans l’échelle sociale. Je les draguais sous les yeux même de Camilla, lui empruntant du fric pour les inviter à dîner ou pour aller danser avec elles, exhortant Camilla à prendre bien soin d’elles. Un jour, j’ai vu entrer dans mon bureau une sorte de lilliputien fagoté comme un jeune homme, et lorsque après examen je me suis aperçu qu’il s’agissait en fait d’une jeune femme de vingt-cinq ans, j’ai confié cet être au sexe indéterminé aux bons soins de Camilla, qui s’est empressée de nouer des relations amoureuses avec elle, ce qui avait failli nous faire licencier l’un et l’autre. Car il faut dire que Camilla savait inspirer de la passion, même chez les lilliputiens, indifféremment aux hommes comme aux femmes. Elle n’avait qu’une exigence, qu’ils soient blancs !
Une vie enjouée, quoique incongrue ! À force de faire passer des entretiens d’embauche à une cohorte de personnes aussi différentes, je ne me souciais bientôt pas plus de leur condition humaine que je ne l’aurais fait d’un insecte ; je cherchais des « cas » plus que des demandeurs d’emploi ; je réservais un bon accueil au scélérat, au dépravé, au dingue, qui me distrayaient du fardeau d’avoir à traiter avec des gens normaux, équilibrés, sains, ternes. Chaque fois que je passais une soirée à la maison, ce qui devenait rare, je m’assoupissais sur le canapé, ou bien lorsque je rentrais à l’improviste de temps en temps avec mes potes, je demandais à ma femme de nous préparer à dîner, ce qui l’exaspérait au plus haut point. Foulant aux pieds son sens de l’hospitalité, que d’ailleurs elle ne possédait pas, je demandais à mes invités de casquer pour le repas, je critiquais ses idées, jamais très brillantes, devant les invités, j’évoquais en public nos différends, pour la simple raison que c’était un autre sujet qu’elle ne tolérait pas. En d’autres termes, comme pour la remercier de « sa maison », offerte si généreusement, je lui en faisais baver. Vers la fin, je l’informais même du fait que j’étais tombé amoureux d’une autre femme et la taquinais parce qu’elle n’était pas prête à rompre. Mais elle s’accrochait à moi comme une femme qui refuse d’être opérée alors qu’elle souffre d’une tumeur grosse comme une pastèque.
C’est au moment où je commençais à m’intéresser à la gosse – que j’avais considérée jusque-là comme un petit animal – que ma femme s’est subitement décidée à me quitter pour rejoindre une autre ville et retourner vivre chez ses parents. J’ai abandonné notre « foyer » pour emménager dans un studio avec mon meilleur pote dont j’avais fait mon assistant, et sur lequel je pouvais compter chaque fois que je désirais m’éclipser. Le studio est bientôt devenu une sorte de laboratoire aux allures de maison close : nous y entretenions des jeunes femmes, les échangions, nous y attirions les employées qui nous semblaient intéressantes en raison de leur bizarrerie et les interrogions sans merci, nous livrant à toutes sortes d’expériences comme si elles avaient été des souris ou des cobayes. C’est alors que j’ai commencé à écrire, et à perdre de plus en plus tout intérêt pour mon boulot ; je partais en virée pendant trois ou quatre jours ; j’arrivais au bureau après une nuit blanche et dormais toute la journée sur une table en zinc du vestiaire ; je réprimandais mon bon copain Joe parce qu’il n’arrivait pas à faire mon boulot en plus du sien ; je l’ai viré, en fait, parce qu’il me désobéissait implicitement, confiant son poste à un petit juif calomnieux qui ne s’offusquait jamais de ce que je faisais et ne refusait nullement de mettre la main au porte-monnaie lorsque j’en avais besoin.
Et puis un beau matin, j’ai mis mon chapeau, quitté le bureau sans un mot à quiconque, et je suis monté dans le train. En route, j’ai envoyé un câble à Sam, le petit juif, détaillant ce qu’il convenait de dire à propos de mon absence. Le soir-même, je débarquais chez ma femme. Nous avons connu des retrouvailles touchantes dans la salle de bains, puis les trois jours et nuits qui ont suivi, nous sommes restés collés l’un à l’autre comme des sangsues. Je connaissais déjà le résultat de cet épisode, ce serait un nouvel avortement. Mais à la différence des autres fois où elle réclamait que je me protège, gémissait en tordant les mains, baissait ensuite la tête comme si elle venait de commettre un péché, cette fois-ci elle s’abandonnait complètement, pleurait de joie en me suppliant de la traiter avec tendresse. Le lendemain de mon arrivée, elle m’a réservé une surprise – elle est arrivée dans la pièce avec la gosse et miracle, la petite marchait et parlait. Quel moment exceptionnel ! Quelle fierté de descendre la rue en tenant la main de ce bambin, d’entendre sa petite voix tremblante. Ma femme comptait encore moins qu’avant pour moi – je n’avais aucun besoin d’elle, mais je sentais que je ne pourrais plus jamais renoncer à l’enfant. J’en étais fier, je ne voyais en elle que ma propre image.
Nous sommes dimanche matin et je dirige mes pas vers Ulmer Park. Voilà trois jours que j’ai fait la connaissance d’Hildred, et je lui ai déjà écrit que si elle ne pouvait être à moi je me suiciderais.
Je suis en mesure de répéter chaque mot qu’elle m’a adressé – d’étranges mots dans une langue qu’aucune femme n’avait jamais employée avec moi. Elle a déversé sur ma tête un véritable torrent cette nuit-là – son impétuosité n’émanait pas de son cerveau mais de son sang, de son sang chargé de drogue, charriant des toxines. Elle a reçu ma lettre, je le sais, car je l’ai dépêchée par mon secrétaire – une lettre dans laquelle j’ai écrit « Je ne pourrais pas vivre sans toi ». Je me demande quel regard elle posera sur moi lorsqu’elle viendra m’accueillir à la porte, dira-t-elle, comme je l’en crois capable, « Arrête de m’ennuyer avec tes idées stupides » ou bien découvrirai-je dans ses yeux cette expression attendrie et sereine qui semble toujours dire « Déshabille-moi, prends-moi nue devant mes frères et mes sœurs… baise-moi… fais-moi ce que tu veux… n’importe quoi… Je suis ta chose ! » ? Mais je ne peux m’empêcher de ressentir un certain trouble ; pourquoi ne m’a-t-elle pas donné son adresse, puisqu’elle m’avait autorisé à la raccompagner chez elle en taxi, jusque sur le pas de sa porte, et tandis que le chauffeur nous observait, un œil sur son compteur, elle a relevé sa jupe et m’a presque étouffé de ses étreintes ? Pratiquait-elle de la même façon avec tous les types qui l’invitaient, une manière de remerciement pour une charmante soirée ? Comment une femme pouvait-elle parler de la sorte, et péter les plombs si… Le soleil tape et rien de ce qui est commencé ne se conclut. Nous sommes dimanche matin et j’ai quitté la maison avant que ses occupants ne s’éveillent. Dimanche dernier, je promenais la gosse, échafaudant des plans sur ce que je ferais pour elle lorsqu’elle grandirait ; je la laissais s’échapper comme un petit chien fou et lorsqu’elle était exténuée, je la prenais dans mes bras et la ramenais à la maison où sa mère nous attendait, le visage en lame de couteau, le sourcil froncé, râlant à propos de ma façon d’élever mon enfant. Et quel genre d’enfant avais-je été ? Est-ce que je m’échappais aussi ? Mes parents avaient-ils fait montre de trop d’indulgence ?
Je suis en train de cuire au soleil – le même soleil que j’avais connu il y a tant d’années lorsqu’ils me lâchaient à travers champs et que je revenais au galop vers ma mère la langue pendante, haletant comme un petit chien. Je me souviens de ce soleil lorsque je marchais lentement au côté de ma mère, ma main dans la sienne, même que son ombrelle verte ne suffisait pas à nous en protéger. Des éclats de soleil étincelants qui dégoulinaient à travers le feuillage épais de l’été, et qui rendaient saoules les abeilles ; bourdonnements, vrombissements, tout était nouveau sur la Terre, le seul instant de contrariété étant le moment d’aller se coucher. Soudain, je me rends compte que c’est ici, à Ulmer Park, que ma mère m’avait mené un samedi après-midi, et je revois un vaste théâtre en plein air encombré de tables, et les tables moussantes de bière ; il devait bien y avoir des gens, bien sûr, mais je ne me souviens d’aucun visage, je me rappelle seulement une petite pancarte blanche où l’on pouvait lire PATTI, qu’un garçon en uniforme promenait devant la scène après que le rideau était tombé, et je ne me souviens pas non plus de Patti, je me rappelle les applaudissements, les larmes dans les yeux de ma mère, qui m’inquiétaient, et ce nom de PATTI enfoui dans ma mémoire jusqu’à ce qu’il ressuscite après toutes ces années lorsque je le découvre dans un journal. Lorsque je repensais maintenant à ce prénom, à ce qu’il représentait alors, il semble que je me forçais à me souvenir des artistes qui avaient partagé l’affiche avec elle – acrobates, jongleurs, cyclistes et chanteurs de tyroliennes en costume folklorique. Mais c’est le vert de cette journée qui imprègne encore ma mémoire – les pelouses, les feuilles, les bancs, le dessus des tables – un vert qui apaisait tant mes yeux douloureux, un vert que je n’ai jamais relié à l’espérance, du vert sortant d’un tube inépuisable, qui resterait éternellement brillant et tendre, brillant et tendre pour toujours.
C’est ce soleil, cet univers liquide, émeraude, étincelant et rafraîchissant que je traverse pour atteindre la maison d’Hildred. Je décèle aujourd’hui de nouvelles qualités à ce vert, je n’ignore pas que le vert ne dure pas, je l’ai vu jaunir, puis brunir avant de virer au gris. J’ai observé toutes les nuances de vert dans un seul arbre, mais une seule couleur m’a enivré ; et j’ai apprécié cette couleur une fois disparue, et l’ai accueillie à bras ouverts comme un Bédouin mourant de soif après avoir traversé la sécheresse du far west. Mais aujourd’hui, le vert est en moi, partie intégrante de mon moi, c’est un symbole que j’ai inventé, une parcelle de ce monde extérieur dont en grandissant l’enfant se nourrit, qu’il dévore avant d’en mourir. Le vert que je porte en moi jaunira un jour – ce concept effrayant m’accompagne, résonne à mes oreilles comme le 23e Psaume, et possède la finalité, la paix, le pouvoir guérisseur que ces mots ne perdront jamais tant que nous vivrons dans un monde marqué du christianisme. LE SEIGNEUR EST MON BERGER ; JE NE MANQUE DE RIEN. SUR DES PRÉS D’HERBE FRAÎCHE IL ME FAIT REPOSER. IL ME MÈNE VERS LES EAUX TRANQUILLES. Parole d’or, un vrai joyau ! Et c’est moi qui cite ces paroles, moi qui me moquais du Seigneur. Je cours vers Hildred, ces mots à la bouche, je l’assure que nous sommes ressuscités, que ce monde étincelant de verdure est à nous. SI JE TRAVERSE LES RAVINS DE LA MORT, JE NE CRAINS AUCUN MAL : CAR TU ES AVEC MOI ; TON BÂTON ME GUIDE ET ME RASSURE.
Je n’ai goûté de nouveau cette qualité de vert ressentie en ce dimanche matin qu’à une seule occasion, c’est la première fois où j’ai entendu Pélléas et Mélisande. Cette même sensation d’une vision du chemin, cette voix qui me commande de marcher vers la lumière, les pieds qui ne touchent plus terre, mais qui en tirent pourtant une puissance, une radiance, et cette vélocité de la lumière, cette joie trop intense, trop douloureuse, pour l’appeler joie, un délire plutôt, celui du martyr qui gravit les marches du bûcher.
Et lorsque je suis arrivé devant la porte de chez Hildred, j’ai rencontré le regard glacé, désapprobateur de son frère, des réponses mystérieuses et vagues à mes questions, un désir par trop manifeste de me claquer la porte au nez. J’ai eu soudain l’impression d’avoir commis un sacrilège… En m’éloignant, j’ai remarqué une jeune femme en train d’étendre du linge dans le jardin. Petite, sombre de peau, laide – juive sans aucun doute.
J’ai déjà précisé qu’elle ne m’avait pas particulièrement séduite au premier regard – je trouvais un je-ne-sais-quoi de trop direct, trop déterminé dans son attitude. Ce n’est qu’après l’avoir observée un certain temps, avoir noté sa façon de s’adresser à ses partenaires, et la gravité avec laquelle ils l’écoutaient, que ma curiosité s’est éveillée. Je me souviens de la fermeté de sa main qu’elle posait sur moi, et de la formidable surprise lorsque j’ai entendu sa voix. Les autres, je me le rappelle, m’attiraient contre elles dès le début, au point de sentir leurs chattes brûlantes à travers leurs vêtements légers ; une fille en particulier, je m’en souviens maintenant, qui mouillait toujours sa culotte – tout le monde se moquait d’elle. Tandis qu’Hildred dansait pour faire la conversation ; elle se servait de sa voix de la manière dont les autres filles se servaient de leur vagin, mais avec une efficacité sans faille. Et dès que votre regard croisait le sien, vous étiez foutu pour de bon.
Toute ma vie, j’ai été conscient d’une faculté que je possède à un degré extraordinaire : celle de pousser les gens à la confession. Souvent, ce don s’est avéré plutôt embarrassant pour moi – que voulez-vous faire de tous ces secrets déversés sur vous sans même le demander ? C’est peut-être la raison, plus qu’aucune autre, qui me pousse à être franc et direct au point même d’être brutal ; comme je ne trouve rien d’extraordinaire à ces noirs secrets venus des autres, pourquoi serais-je partial avec les miens ? Je n’ai pas le moindre secret. Et je n’en veux pas. Si une femme me dit : « J’ai l’impression qu’un jour tu vas révéler mes secrets à tout le monde », j’ai envie de lui répondre ce que Hamby a déclaré juste avant d’être exécuté – « Je n’ai jamais tué un homme sans lui avoir donné sa chance. » On a affirmé que Hamby était totalement dépourvu de morale, qu’il tuait de sang-froid, en fait ce que nous déclare Hamby, c’est : « Je n’ai jamais tiré sur un type sans lui avoir donné sa chance de lever les mains en l’air. »
Dès qu’on s’est assis pour bavarder, la première chose que j’ai remarquée chez Hildred, c’est qu’elle brûlait de se confesser. D’ailleurs, elle n’a pas tardé à remarquer que j’exerçais une curieuse influence sur elle. Elle s’est mise donc à déverser sur moi des aveux qui n’étaient pour la plupart qu’un torrent de fieffés mensonges. Il est encore plus remarquable de noter qu’elle ne s’est jamais départie de ses mensonges jusqu’à aujourd’hui, bien que j’en aie exposé la fausseté maintes et maintes fois. Mais elle est incapable de dire la vérité ; c’est lorsqu’elle est la plus sincère qu’elle ment le plus. Évidemment, je n’ai pas découvert tout ça sur le coup ; d’abord, comme je l’ai avoué plus haut, parce que les secrets des autres ne m’intéressent pas spécialement, et ensuite parce je suis un grand naïf, que je fais confiance aux gens, et ceci d’une manière également désintéressée. Cela signifie que je suis tellement indifférent au sort des autres que j’accepte aussi facilement les mensonges que les vérités. Mais lorsque ces mensonges touchent à mon bien-être personnel, là je me rebiffe. Subitement, je deviens très intéressé, je mène ma petite enquête, sans aucun remords ni scrupule, sans le moindre état d’âme. Avec un tel zèle, j’ai été en mesure de monter de toutes pièces les histoires les plus scandaleuses dans le seul but d’éliminer la moindre trace de vérité. Pourtant, lorsque dans le cas d’Hildred, je me suis trouvé devant une menteuse qui mentait dans le simple but d’affabuler, qui allait jusqu’à mentir à ses propres organes internes, comme disent certains, que pouvais-je bien faire ? Il n’est plus question ici de son bien-être ou du mien – ça relève de la médecine.
Mais je n’ai réalisé cela que petit à petit. Lorsque par exemple elle m’a avoué le premier soir qu’elle était une enfant naturelle, que sa vraie mère était bohémienne, qu’elle était morte en couches, qu’elle était née dans la forêt de Sherwood, que son père possédait plusieurs écuries de courses dans sa jeunesse et qu’il avait été complètement ruiné, qu’il était hospitalisé dans un sanatorium, que c’était un proche de Caruso, et ainsi de suite, je n’avais trouvé aucune raison de douter de ses dires. On était dans l’aventure, dans le romantisme, un peu exagéré peut-être, mais pourquoi pas ? Et elle m’avait asséné tout cela au milieu d’autres vérités tout aussi intéressantes, tout aussi romanesques.
J’avais devant moi une toute jeune fille qui, de toute évidence, n’était pas dans son milieu naturel, qui parlait un anglais des plus parfaits, qui avait pu être la fille soit d’une bohémienne soit d’une princesse, qui avait déjà, en dépit de son jeune âge, vécu des aventures tout à fait exceptionnelles. Je ne trouvais rien d’étrange dans cette haine qu’elle vouait à sa tante, qui lui servait de tuteur, dans le fait qu’elle idolâtrait son père, au destin rien de moins que picaresque ; je ne m’étonnais pas non plus du fait qu’elle puisse s’identifier à un personnage de Strindberg (il me semble qu’il s’agissait d’Henriette) car elle semblait si fondamentalement bonne, si excellente en tout, si courageuse, qu’elle pouvait très bien s’imaginer être son antithèse ; je pouvais admettre pourquoi une jeune fille qui inspirait tant de dévotion et d’amour chez les hommes pouvait souhaiter ardemment qu’ils la détestent, pourquoi lorsqu’ils lui pardonnaient les blessures qu’elle leur infligeait, elle les méprisait encore davantage, étendant sa vengeance non seulement à eux mais à d’autres innocents autour d’eux. Je n’étais pas déçu non plus lorsque j’apprenais que l’on comptait parmi ses amants une liste plutôt incongrue d’artistes, de boxeurs, de financiers, de gigolos, de débauchés : la variété des instruments témoignant ainsi de la versatilité de ses goûts. Mais lorsqu’on abordait le chapitre des « insultes et coups bas », dont elle usait de manière extravagante, avec un raffinement de cruauté et de méchanceté, avec une passion telle qu’elle changeait complètement de personnalité, je n’étais plus d’accord. C’est à de tels moments que je la voyais endosser le personnage d’Henriette qui avait tant séduit son imagination, et lorsqu’elle enchaînait la pénible litanie de ses expériences, son visage trahissait au fur et à mesure une telle dureté qu’on n’avait aucune peine à croire cette femme capable de tout. J’étais persuadé qu’elle faisait d’immenses sacrifices – pour cette tante qu’elle haïssait de toutes ses tripes –, mais je constatais aussi qu’elle pouvait devenir féroce à l’extrême lorsqu’elle avait subi la plus infime des blessures, la moindre peccadille. Haïssait-elle sa tante en raison des sacrifices qu’elle avait dû lui consentir ou bien consentait-elle ces sacrifices parce qu’elle la haïssait, afin de lui montrer son suprême mépris, pour ainsi dire ? Je n’arrivais pas à choisir. Ce que j’ignorais à cette époque, c’est que cette tante était en réalité sa mère, qu’elle était juive et non bohémienne ; j’ignorais également que lorsqu’elle avait décidé de perdre sa virginité avec un vieux peu ragoûtant, ce n’était pas dans le but de rapporter l’argent à sa tante (afin qu’elles puissent conserver un toit) mais pour le gaspiller avec sa petite amie de l’époque, une petite sténographe insipide prénommée Maureen dont le seul et plus pressant besoin, comme je devais l’apprendre plus tard, était de se vider la vessie toutes les demi-heures. Et comment aurais-je pu deviner alors que son père n’avait jamais mis les pieds en Angleterre de sa vie, qu’il ne s’était jamais approché d’un cheval, que s’il avait jamais connu Caruso, ce ne pouvait être que par la bande, d’une manière tout à fait professionnelle dirons-nous, puisqu’il revendait des fripes d’occasion ? Pourquoi adorait-elle son père, qu’elle décrivait comme un ange, alors qu’il la battait, qu’il l’avait chassée de chez lui en la traitant de petite salope ?
Ai-je déjà évoqué son enthousiasme pour la drogue ? Voilà encore une histoire édifiante, sur laquelle toute la vérité n’a pas encore été faite aujourd’hui. Elle était alitée après une crise d’appendicite, refusant qu’on l’opère. Même les poches de glace ne parvenaient pas à calmer la douleur. Ainsi, son médecin qui était amoureux d’elle lui avait administré des médicaments (par voie rectale – elle me l’avait souligné à plusieurs reprises) et lorsqu’elle s’était remise, elle s’était mise à prendre du poids de manière anormale, à cause des effets de la drogue. Mais quand elle évoquait le sujet, elle adoptait l’attitude d’une personne qui, en confessant un acte détestable, semble se délecter de la chance d’être excitée par son récit et totalement dénuée de tout sentiment de regret, de tout désir d’être absoute de la moindre culpabilité. D’un autre côté, elle adoptait une attitude convaincante de culpabilité chaque fois qu’elle parlait de redresser un tort qu’elle avait subi – comme si elle se délectait avec une certaine perversité de sa culpabilité. Et quel est ce tort qu’elle était censée avoir subi ? Trois fois rien. Un type l’avait ramenée chez elle un soir et, tandis qu’ils se disaient au revoir sous la véranda, il avait tenté de soulever sa jupe. Depuis ce jour elle avait fait de ce pauvre diable une victime impuissante : elle exigeait de lui des choses qu’il était bien incapable de satisfaire, elle lui avait fait quitter femme et enfants, elle lui commandait de voler, le faisait ramper à quatre pattes afin qu’il la demande en mariage, des exigences qu’elle traitait de ridicules, évidemment. Elle n’en avait pas fini avec cette pauvre loque : il fallait encore le pousser au suicide. Et là où on s’attendrait à ce qu’elle se montre en plein délire imaginatif, elle était totalement sincère. Le type avait fini par se suicider – ce n’était pas le premier d’ailleurs.
Quant à celui qui l’avait déflorée – lui en voulait-elle vraiment ? Je n’en ai pas vraiment l’impression. Elle en parlait comme elle aurait évoqué une opération plutôt douloureuse. Il s’était agi d’un contrat qu’elle avait passé en toute connaissance de cause, et dans l’esprit de ce contrat, elle avait rempli à la lettre les clauses qu’elle s’était fixées. Mais cette histoire est-elle véridique ? Était-elle ce genre de fille à perdre son pucelage de cette manière froide et calculée ? N’était-il pas plus plausible qu’elle se soit laissée déflorer par le premier connard excité, qu’une fois forcée de se vendre à un vieux porc repoussant elle ait cru bon de glisser le sujet de son pucelage pour en tirer une certaine gloire personnelle ? Pourquoi, par exemple, se complaisait-elle sur les détails les plus choquants ? Pourquoi m’avouer qu’il avait fallu plusieurs jours au vieux pour venir à bout de son hymen si ce n’est pour me prouver à quel point elle avait été courageuse ?
Mais peut-être, penserez-vous, toutes ces histoires avaient-elles pour unique but d’exciter ma libido – parce que je le reconnais aujourd’hui lorsque je reviens sur cet épisode, mon ardeur sexuelle n’était pas des plus conquérantes. Je me souviens d’un incident en particulier, je dois l’avouer – j’étais sorti dans la rue en attendant qu’elle sorte du dancing (elle m’avait demandé de le faire) : j’avais un peu trop bu, mais je ne ressentais aucun besoin de sa présence, je ne l’adorais pas encore, simplement le désir fatal de la connaître, ne serait-ce que pour satisfaire ma curiosité. Je me tenais au coin de la rue, à quelques mètres de l’entrée. Soudain, je l’ai vue s’avancer vers moi, et mon estomac s’est noué subitement, je me suis mis à trembloter. Durant les quelques secondes pendant lesquelles elle s’est approchée de moi, sa démarche, son port de tête hautain et fier, son regard assuré, sa dignité et son charisme animal, les ondulations de son ventre, tout cela s’est imprimé atrocement en moi. Je me suis dit : « elle est magnifique », comme je l’aurais remarqué à propos d’une pouliche pur-sang. Et lorsqu’elle est arrivée tout près, je me suis aperçu qu’elle était plus grande que ma femme, qu’elle avait ma taille, et j’ai senti dans mon sexe qu’elle était superbement bâtie, et le temps d’une seconde brûlante, j’ai ressenti la tentation de soulever sa robe, en plein milieu de Broadway, et de la baiser ici et maintenant.
Toutes ces impressions se sont évanouies subitement dès qu’elle a ouvert la bouche. Je me suis intéressé de nouveau à son âme. Et comme nous progressions dans la cohue des voitures, j’ai remarqué qu’elle n’éprouvait pas la moindre peur, qu’elle était tranquillement imprudente, qu’elle méprisait le danger.
En descendant du taxi devant chez moi ce soir-là, je savais que je n’avais plus d’autre choix que de me donner à elle ; si l’on avait pu me dire tu seras malheureux toute ta vie, si j’avais pu être autorisé à contempler l’avenir et à découvrir ce que le sort me réservait, même cela n’aurait pu me convaincre de lui résister. En fait, une des dernières phrases que m’ait dite ma femme lors de notre séparation, c’était : « Tu me fais vraiment pitié. Tu ne sais pas ce qui t’attend. » Elle l’avait prononcée sans amertume, comme si c’était le dernier aveu d’honnêteté entre nous. J’ai entendu ces mêmes termes, ou à peu près, dans la bouche de nombreuses personnes depuis. Personne ne connaît mieux que moi le sens de ces mots, mais personne ne regrette moins que moi tout ce que recouvre la vérité qui les habite.
Lorsque je repense à cet événement qui a si profondément bouleversé le cours de mon existence, j’estime qu’il est le fruit d’une conjonction sublime. Ceux qui me plaignent ne parviennent jamais à une conjonction : leurs amours, leurs amitiés résultent de rencontres, il n’y a pas cette notion de « catastrophe » afférente à leur mise en relation, rien du hasard divin, de l’accident glorieux qui change la face du monde, qui fait dévier les étoiles de leur trajectoire. Il n’est pas surprenant que de tels accidents soient rares parmi la masse : il faut qu’on ait pris son destin en mains.
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Au moment où j’abandonne mon projet d’écriture, je retrouve un ancien manuscrit traitant de cette période précédant de peu ma liaison avec Hildred et ce qui me stupéfie aujourd’hui, c’est à quel point j’avais pressenti ce qui allait m’arriver, à quel point je me préparais, pour ainsi dire, à cet événement. Je remarque même que j’étais intrigué par cette expression de « monumentale conjonction », puisque j’avais noté en regard dans la marge « confluence de la lumière et de l’obscurité ». Et presque sur la dernière page je trouve ce passage – « Cet univers est le mien, c’est mon royaume. Il me faut pouvoir courir en toute liberté, le cœur affolé, hurlant ma douleur et mon extase, chargeant cornes baissées, défonçant les barrières qui m’enferment et me restreignent. J’ai besoin d’espace pour grandir… »
Pourtant, ce qui me déchire le cœur, c’est une lettre tirée de Victoria, une lettre qu’Hildred aurait pu rédiger mot pour mot, ce qui me semblerait plus plausible encore – Hamsun a dû lui en voler les termes.
« Cher Johannes, écrit Victoria, lorsque tu liras ces lignes, je serai morte… Mon Dieu, si tu savais combien je t’ai aimé, Johannes. Je n’ai pas été capable de te le montrer, tant de choses m’en ont empêchée, par-dessus tout ma propre nature… Si je pouvais recouvrer la santé, je ne serais plus jamais cruelle, Johannes. Comme j’ai pleuré en repensant à cela ! Oui, je sortirais pour embrasser tous les pavés de la rue, et m’arrêter à chaque marche de l’escalier pour la remercier en promettant d’être bonne pour tout le monde… J’ai tellement le sentiment d’avoir raté ma vie, de n’avoir pas su faire quelque chose de bien pour quelqu’un, et cette vie ratée arrive bientôt à son terme… Et je songeais aujourd’hui – comment réagirais-tu, me demandai-je, si je te croisais un jour dans la rue, revêtue de mes plus beaux vêtements, et ne prononçais pas une seule parole blessante comme j’ai pu le faire dans le passé, et que je t’offrais une rose achetée rien que pour toi ?… Oh ! Johannes, je t’ai aimé, je n’ai aimé que toi de toute ma vie. C’est Victoria qui t’écrit et Dieu lit ces mots par-dessus mon épaule. »
Il est de bon ton aujourd’hui de se moquer de ces tournures. Les jeunes écrivains vous diront qu’Hamsun était un détestable romantique. Il est vrai que ces sortes de propos sont désuets de nos jours. Les gens n’aiment plus de cette façon aujourd’hui, ou bien s’ils le font, ils en ont honte. Mais lorsque je tombe sur une déclaration comme celle-ci, je fonds en larmes, et je ne me cache pas pour cela, je verse des larmes devant tout le monde, et je plains toute cette nouvelle génération qui n’a que mépris pour cette conception romantique de l’amour.
Je dois avouer que lorsque j’ai découvert Victoria, j’arrivais à un tournant crucial de ma vie. J’étais en train de me séparer de ma femme, à l’issue de ce petit voyage que je viens d’évoquer plus tôt. J’ai peut-être donné l’impression que cette rencontre n’était qu’une aventure sexuelle – pendant trois jours et trois nuits nous sommes restés enroulés l’un sur l’autre comme deux serpents. J’ai dit qu’elle s’abandonnait comme jamais. Oui, mais la tendresse n’était pas absente non plus, et par-dessus tout le chagrin. Peut-être réalisait-elle ce que je serais devenu pour elle si notre amour n’avait pas été contrarié par certaines influences. Elle constatait que je pouvais parfaitement être le meilleur des pères, qu’il y avait plus en moi que cet être sans cœur, insensible, qui l’avait torturé à tort et à travers pendant toutes ces années de mariage. Dieu seul sait ce qu’elle éprouvait alors pour moi – elle non plus n’était plus la femme que j’avais connue, la femme dont je disais « qu’elle se traînait sur le ventre à travers la vie, transformant l’exercice en une reptation pathétique ». Il me semble qu’en chacun de nous subsistait l’évidence triste et irrévocable que nous avions commencé à nous connaître trop tard, que le passé avait grignoté des parcelles de nous comme un poison dont nous n’arriverions jamais à nous débarrasser. Comme je lui disais adieu, elle a glissé quelque chose dans ma poche ; je ne me suis souvenu de son geste qu’en montant dans le train.
J’ai lu le livre, pendant le trajet qui me ramenait vers New York, les yeux emplis de larmes ; en atteignant les dernières pages, je pleurais abondamment, sans chercher à me calmer. Mais était-ce bien Blanche, ma femme, qui m’inspirait cette angoisse ? C’est cela qui me semblait étrange. Je l’avais déjà oubliée. Non, ce ne pouvait être Blanche, je pleurais à cause de Victoria, et Victoria n’était pas un simple personnage de roman mais un être bien vivant que le destin m’avait imposé de rencontrer. J’avais Victoria dans la peau, je la cherchais dans la rue, je lui parlais lorsque j’étais seul dans ma chambre…
Dimanche matin. Je rentre de mon équipée à Ulmer Park. J’ai Victoria dans le sang. J’entre et je vois la gosse, appuyée au bord de la table, Blanche lui donne à manger. Je m’assieds, hébété. Il me faut accomplir un acte cruel, mais je ne peux plus y échapper. D’une voix douce, je commence à parler, lentement, sans précipitation, mais avec une telle gravité, une telle conviction que j’aurais pu émouvoir un monstre. « Blanche, je veux être libre… » Bien sûr, j’avais déjà prononcé ces mots, mais sans beaucoup de conviction sans doute. Mais cette fois, dès qu’ils sortent de ma bouche, son visage est envahi par une peur subite et viscérale, comme celui d’une personne qui se serait trouvée totalement sans défense devant un type la menaçant d’une hache. Les mots s’enchaînent et l’enfant se met à trembler d’une panique hystérique en voyant sa mère verser des larmes amères. Un chagrin brutal, incontrôlable – jamais je n’ai vu quelqu’un se répandre de la sorte. Ce n’est pas un chagrin humain, ce n’est pas moi qui en suis la cause, ce n’est plus une femme qui pleure… D’après moi, c’est comme si nous avions été dépersonnalisés, comme si nous ne vivions plus seulement notre propre tragédie personnelle, mais celle de l’humanité tout entière… L’HOMME face à son DESTIN.
Qu’est-il arrivé à la gosse pendant cette scène ? J’essaie de me souvenir de ce que nous avons fait – mais je suis stupéfait de constater combien ma mémoire a effacé cet épisode. Je me souviens seulement que toute la pièce semblait être envahie par les larmes, qu’il n’y avait d’autres sons que ces horribles sanglots, ces hoquets, que la maison paraissait trembler sur ses bases, que les objets dans la pièce – les meubles, la pendule, la vaisselle sur la table – tout cela semblait ridicule, comme des objets inventés, trop complexes pour les appréhender à ce moment, que nous nous sommes levés ensemble, sans que nous l’ayons décidé, avant de nous effondrer sur le plancher, ses cheveux enroulés autour de mon cou, m’étranglant comme un nœud coulant, tandis que je mordais sa chair, et je me souviens du goût huileux de sa chevelure, de ses cheveux bruns, épais et luxuriants, qui m’emprisonnaient comme des algues marines, m’attirant vers le fond, et je m’enfonçais les yeux grands ouverts, l’eau battant à mes tympans, et perdant tout sens des formes, de mon âme et de ma personnalité, tandis que la réalité flottait en lambeaux autour de moi, devenait diffuse, comme si une cloche de verre était descendue sur moi et m’avait sectionné en deux.
Lorsque je me suis mis au travail pour écrire ces dernières pages, j’avais dans la tête une tout autre tournure d’esprit. Je m’étais endormi sur mon ancien manuscrit et lorsque je m’étais éveillé, j’avais eu d’autres pensées en tête : tu n’écris plus pour les Américains… il faut que tu brosses un portrait exact de ta vie en Amérique, car aux yeux de l’Européen, elle paraît tout à fait étrange et même presque incompréhensible… si tu parviens à lui faire comprendre ce que signifie être élevé parmi des étrangers dans un environnement tel que celui où tu es né, ses yeux s’ouvriront… il ne connaît pas plus ce genre d’amour dont tu parles… tu ne parles pas d’un homme universel – quoi que cela signifie – mais d’un Américain, d’une espèce particulière d’Américain, de New York, un type entouré de Ritals, de youpins, de Polaks, qui ne voit des étrangers que des caricatures… les problèmes qui te préoccupent le laissent froid… sois étroit d’esprit, sentimental, idiot, mais sois toi-même. Bon Dieu, me disais-je, si tu veux qu’il te comprenne, il faut à tout prix que tu le plonges dans une atmosphère dans laquelle il n’a encore jamais évolué. Je suis bien conscient de ce qui arrive à un livre lorsqu’il est traduit, ou à un film lorsqu’il est produit par des acteurs étrangers. Il faut que j’utilise une langue que l’on comprenne, même si elle est lue par un Chinois. Je voudrais maintenant vous transcrire un rêve que j’ai découvert dans ce manuscrit ancien. Vous observerez combien il est cohérent avec la réalité extérieure de l’Amérique qui constitue un élément de mon thème. J’avais noté ce rêve immédiatement après mon réveil ; il avait suivi la scène que je viens de rapporter.
« Son rêve était d’une nature que l’on ne rencontre que dans les tréfonds les plus obscurs d’une profonde stupeur. Il commence par un vertige cauchemardesque dans lequel il était jeté d’un précipice insondable dans les eaux chaudes des Caraïbes. Il se sent aspiré de plus en plus profondément par d’immenses spirales liquides qui semblent n’avoir pas de commencement et être vouées à se fondre dans l’éternité.
« Durant cette plongée interminable défile devant ses yeux un panorama extraordinaire et enchanteur de vie sous-marine. D’immenses dragons des mers articulent leurs membres en miroitant dans la poussière des rayons solaires qui filtrent au travers des eaux vertes ; de gigantesques cactus aux horribles racines détachées flottent autour de lui, suivis de branches coralliennes à la texture spongieuse, aux couleurs étranges, certaines inquiétantes aux tons sang de bœuf, d’autres d’un vermillon étincelant ou d’un bleu lavande délavé. Au sein de cette vie aquatique agitée se bousculent des myriades d’animalcules, pareils à des gnomes ou des fées, rassemblés en des bulles tel un flot merveilleux de poussières d’étoiles dans la traînée d’une comète.