Ce qu’il convient de dire à propos de Challacombe, c’est que des expériences parmi les plus fécondantes se sont produites par son intermédiaire : la découverte d’Emerson, de Thoreau, Whitman, l’exploration de l’Amérique, ma rencontre avec l’évangéliste Benjamin Fay Mills, celle avec Emma Goldman qui a considérablement enrichi ma vie, et par-dessus tout la prise de conscience de la distinction entre sagesse et connaissance. Challacombe était le genre de type qui, après une absence de dix ans, reprenait une conversation au point précis où elle avait été interrompue ; tous les événements qui s’étaient passés ne servaient qu’à corroborer son thème central, le noyau de son être, c’est-à-dire sa philosophie, son attitude envers l’existence. Ayant acquis le statut de sage à vingt-huit ou trente ans, il l’avait préservé tout au long de sa vie ; l’expérience ne le passionnait pas, elle ne faisait qu’illuminer sa sagesse. Il est rare de trouver ce genre d’individu aux États-Unis ; il était au-dessus de l’amitié, de l’amour. Et cet homme est mon double.

Il y a vingt ans, lorsque j’ai fait la connaissance de Challacombe, je possédais une compréhension de la vie plus profonde qu’à aucun moment jusqu’à ces derniers temps. Pourtant, comme pour éprouver ma sagesse, j’ai dû subir les plus rudes et les plus cruelles épreuves ; en tant qu’être intellectuel et physique, j’ai traversé une profusion d’expériences ; la lumière qui était née en moi à vingt et un ans pâlissait de plus en plus jusqu’à ce que la flamme menace de s’éteindre. Je dois ajouter que je n’étais jamais seul avec moi-même ; le démon qui m’habitait semblait me guider dans le monde, me diviser, me partager avec les autres, me faire écouter les autres, les guider, les consoler, les inciter au bien ou au mal ; un parfait foisonnement d’activités futiles qui m’empêchait de résoudre mes problèmes. Quand j’accomplissais des actes majeurs, qu’ils soient bons ou mauvais, je ne m’en accordais pas le mérite : j’étais à peine conscient de les avoir accomplis. Je n’attachais aucune importance à ma personne, si bien que mes actes ne méritaient ni qu’on les encense ni qu’on les condamne. J’étais un polype moral, indifférent, intact, je ne me développais pas. Je m’ajustais à l’environnement dans lequel je me trouvais ; j’étais incrédule, un parfait nihiliste. C’est cette attitude qui provoquait chez Edmund, mon ami musicien chez qui nous avions emménagé, une hostilité profonde. Il n’arrivait pas à susciter une résistance en moi et me jugeait dangereux. D’autres personnes ont partagé cette expérience. Ils réussissaient à me guider encore et toujours vers l’absurde, vers la folie, vers le vice, mais ça ne m’affectait jamais. Ou bien, sans qu’ils s’en aperçoivent, je faisais retraite finalement vers ma position centrale, calmement, presque comme un voleur, et ils se retrouvaient en plan, titubant au bord du vide. Ils éprouvaient le sentiment fâcheux d’être immoraux ; moi, je n’avais aucun sens moral. J’avais à peine des sentiments ; dans les moments cruciaux, soit à cause d’un danger personnel ou d’une catastrophe morale, je restais pratiquement indifférent. Je ressemblais à un légume impossible, immune à toute expérimentation. Tous les climats me convenaient ; quelle que soit la terre où je me trouvais, j’y plantais mes racines ; et si l’on me transplantait, je m’épanouissais de plus belle.

Pourtant, peu après avoir fait la connaissance d’Hildred, mon sens moral s’est mis à refleurir. En elle, je pouvais contempler le monstre que j’étais en train de devenir. Je détestais son apathie, j’exigeais qu’il y eût choix, direction, reconnaissance des différences, j’ai commencé à élaborer des valeurs.

Pour la première fois de ma vie j’avais trouvé une femme désireuse de consentir des sacrifices pour moi, qui n’exigeait qu’une seule chose de moi-même : que je fasse ce que je voulais. On pourrait juger cette situation idéale, et pour un temps elle l’a été. Mais j’ai bien vite découvert le ver dans le fruit. Afin de faire ce que je voulais, j’étais contraint de fermer les yeux sur ce qui se passait autour de moi. Peu après notre mariage, par exemple, Hildred a décidé que nous allions déménager dans un lieu plus favorable. Elle ne se satisfaisait pas d’un modeste petit logement – elle désirait quelque chose de plus opulent parce que « c’était important pour moi ». Inutile pour moi d’affirmer que je n’avais nul besoin d’un tel lieu extravagant – elle savait mieux que moi ce qu’il me fallait. Nous avons donc emménagé dans un appartement somptueux, très au-dessus de nos moyens, où j’étais censé trouver l’inspiration. Mais au lieu de m’inspirer, l’endroit me déprimait. Tant que nous avions tous les deux un revenu, nous arrivions à boucler les fins de mois, mais quelque temps après notre emménagement, j’ai quitté mon emploi ; on ne m’a pas forcé à démissionner, mais je n’avais plus le courage de mentir à propos de mon manque de ponctualité et de mes absences répétées au bureau. Quant à Hildred – Hildred s’est réjouie de l’occasion. Enfin je pourrais me dévouer entièrement à l’écriture. Mais comment allions-nous équilibrer le budget ? Mais ne t’inquiète pas – elle en faisait son affaire. Peu de temps après ma démission, elle a quitté son propre boulot ; aucune nécessité non plus de sacrifier son emploi – elle s’est délibérément querellée avec le directeur du théâtre. Désormais – nous étions libres de vivre comme nous le voulions !

J’étais pétrifié de terreur. Non seulement il fallait subvenir à nos propres besoins, ce qui était déjà un problème considérable, mais il fallait y ajouter la pension alimentaire que j’avais à payer et la mère d’Hildred aux besoins de laquelle il fallait subvenir. Comment diable allions-nous nous en sortir ? Je n’en avais pas la moindre idée. En proie à la panique j’ai cessé d’écrire et commencé à chercher un nouvel emploi ; et c’est là que s’est produit un fait ironique – impossible de trouver un boulot ! Moi qui avais recruté des milliers de personnes, qui possédais un carnet d’adresses bien rempli dans le monde des affaires, je me retrouvais étrangement rejeté partout. Était-ce parce que je n’y mettais pas assez d’énergie, ou bien étais-je un homme marqué ? Au fond de moi, je me traitais de raté ; j’avoue que je n’ai pas mis beaucoup d’énergie dans mes recherches, parce que lorsque je remplissais des demandes d’emploi, je savais d’avance qu’elles n’aboutiraient pas. Et en rentrant à l’appartement, je trouvais Hildred complètement désespérée – pas parce je n’avais pas trouvé de boulot mais de peur que j’en trouve un ! Elle m’exhortait à abandonner cette idée, à la laisser s’occuper de tout ; quand je rétorquais « mais, regarde dans quel pétrin nous sommes… c’est comme ça que tu gères la situation ? », elle me lançait un regard de reproche en affirmant : « Je n’ai pas le cœur de faire quoi que ce soit si tu n’as pas confiance en moi. » Alors elle se mettait à genoux et me suppliait de rester à la maison pour écrire – évidemment, je capitulais parce que mon plus cher désir était de rester chez nous… et d’écrire. Je me traitais d’imbécile, de fainéant, de mac, de propre-à-rien, de raté, de rêveur, de tout ce qu’on peut imaginer – mais cela ne m’aidait pas à écrire. Hildred ne m’a jamais fait le moindre reproche ; elle se satisfaisait du fait que je restais chez nous. Elle me trouvait des excuses, me bichonnait toujours plus ; j’étais accablé. Jour après jour, elle prenait ses rendez-vous et rentrait le soir les poches pleines de fric ; le samedi, elle me donnait l’argent de la pension alimentaire, et comme si ça ne suffisait pas, elle ajoutait un cadeau pour la gosse ou quelques billets pour que j’emmène Blanche au cinéma. Elle me fournissait tout ce dont j’avais besoin ; j’osais à peine ouvrir la bouche de peur qu’elle ne découvre qu’il me fallait quelque chose d’autre. C’était inhumain – je n’arrivais pas à comprendre son attitude. Jamais elle n’exigeait quelque chose en retour sinon que je fasse ce qui me plaisait, mais depuis que j’avais cette chance, je n’y arrivais plus. J’étais comme paralysé. Il me semblait que si je parvenais à écrire une nouvelle Bible, cela ne suffirait pas à compenser toutes les choses qu’elle faisait pour moi. Sa générosité m’étouffait ; ses sacrifices me tuaient. Au lieu de rêvasser à ce que pouvais écrire, je ne songeais qu’à un moyen de me libérer de ses griffes. Mais je n’ai jamais osé lui en parler ; si je l’avais fait, ça l’aurait détruite, ça l’aurait privée de toute raison de vivre. Elle n’a jamais été plus heureuse que lorsqu’on lui demandait toutes ces choses ; Hildred rayonnait de joie, et ses ressources paraissaient inépuisables. Que lui importait que je sois un raté ? Elle s’immolait pour l’idée ; il n’était pas question de sacrifice pour elle, mais de pouvoir, de libération, de création. N’a-t-elle pas affirmé à plusieurs reprises qu’elle aurait souhaité que je sois infirme afin qu’elle me prouve la force de son amour ? Son véritable souhait aurait été de me rendre complètement impuissant. Quand elle m’exhortait à ne faire que ce que je voulais, savait-elle peut-être que j’étais totalement incapable de faire quoi que ce soit ? Au fond, est-ce qu’elle n’était pas hostile à mon projet d’écrire ? Il y avait des fois, je me souviens, lorsque j’arrivais à me tirer du bourbier, je me mettais au travail en ruminant une vengeance. Et que se passait-il alors ? Était-elle satisfaite ? Oui, ostensiblement ; elle s’emparait de mon manuscrit et jubilait en le lisant. Mais si je persistais à travailler, si j’oubliais de remarquer sa présence autant que les autres jours, si j’exprimais le désir qu’elle me laisse seul, si je tombais dans une rêverie et ne trouvais plus rien à dire, si j’allais me balader pour retourner les idées dans ma tête, alors à quelle scène fallait-il que je m’attende ! J’avais cessé de l’aimer, j’étais un fanatique, un égoïste, je faisais passer mon travail avant elle, etc., etc. Alors, pour la calmer, j’abandonnais ma machine et je me retrouvais sur le lit, et dès que la situation était redevenue normale, je sautais du lit pour reprendre l’écriture – et cela la rendait plus furieuse encore. Penser que je pouvais la laisser en plan sur le lit, comme un boulot qu’on aurait fini, penser que je pouvais la chasser de mon esprit comme ça, aussi facilement, aussi rapidement, penser qu’il existait quelque chose de plus attirant, de plus impérieux, de plus urgent que de la désirer – c’était tout simplement intolérable. Et quand la fête était bien gâchée, quand j’étais épuisé de me colleter avec elle ou de faire la paix, quand je m’effondrais de fatigue et d’impuissance sur le lit, non seulement désarmé mais attristé et découragé, alors elle m’inondait de son affection, oubliant la destruction qu’elle avait provoquée, et me traînait littéralement jusqu’au bureau en me suppliant d’écrire. C’est là que la véritable torture commençait. Je restais assis, imperturbable, tête vide, tentant par égard pour elle de mettre de l’ordre dans mes pensées. Comme un homme aux intestins noués je restais là, domptant mes pensées, priant pour une idée – tandis qu’un moment auparavant ma tête en était emplie. Aujourd’hui je crois avoir mieux compris pourquoi, lorsque j’ai débarqué à Paris avec mon roman à moitié fini sous le bras, débordant de confiance et certain que je pouvais l’achever en quelques mois, j’ai si peu progressé. Il y avait beau avoir plus de quatre mille kilomètres d’océan entre nous, quoiqu’elle n’ait plus été sur mon dos pour m’embêter ou pour m’aimer, j’étais toujours enchaîné à elle, dépendant de sa présence. Au lieu de consacrer toute ma volonté aux problèmes inhérents à mon livre, je me faisais du souci pour elle, j’éprouvais de la frustration dès que je restais sans nouvelles, inquiet de ne pas écrire assez bien pour elle, désemparé de savoir qu’elle ne pourrait pas relire ce que j’écrivais, effrayé lorsque j’exprimais la vérité à son sujet, lié à elle par mille et un petits détails ; mais surtout, attachant moins d’importance au livre qu’à elle, ressentant le fait que si elle venait me retrouver, je balancerais le livre au diable. Plus j’ajoutais à mon livre et plus je détruisais ; j’avais perdu tout sens commun. C’est en désespoir de cause que je noircissais du papier ; je m’empressais de terminer, non pas d’une manière créative, mais de n’importe quelle manière, afin d’en finir une bonne fois pour toutes pour le vendre et l’avoir de nouveau près de moi. Au moment même où je prenais conscience de la futilité de ma conduite, j’ai compris la raison de ma créativité et j’ai entamé mon livre suivant – Tropique du Cancer. J’avais atteint un tel niveau de dépression qu’aucune douleur ne pouvait plus m’affliger. Au fond du trou, je ne craignais plus rien ; si je devais regarder dans une direction, c’était maintenant nécessairement vers le haut. J’avais abandonné tout espoir de revoir Hildred ; je n’attendais l’aide de personne ; je n’avais plus le moindre projet d’avenir et je m’en foutais. Chaque jour constituait un événement, un tout, parfait en lui-même, ne devant rien ni au passé ni à l’avenir. Je vivais entièrement pour moi-même et en moi-même ; le moindre incident devenait une aubaine, me stimulait, me nourrissait, me fécondait ; j’ignorais d’où proviendrait mon prochain repas, si j’aurais un toit sur la tête cette nuit-là. Je vivais dans le présent et vidais chaque instant de sa substance. Je me considérais plus riche qu’aucun homme sur cette Terre, et j’étais conscient de ma richesse. Aucune responsabilité, aucune dette, aucun lien, aucune contrainte ; rien que moi. De plus, je ne m’inquiétais pas de savoir si un éditeur accepterait mon livre une fois achevé ; je n’avais pour seul souci que de l’écrire. Aucune différence si on me permettait d’écrire pendant une heure ou huit heures d’affilée ; aucune différence où je m’arrêtais et où je reprenais. Tout ce qui jaillissait de moi était l’expression sincère de ma personnalité, accomplie dans la joie, sans autre but que l’expression elle-même. Une seule manière de vivre et d’écrire. Peu de personnes sont capables de supporter cette liberté absolue. Personne ne désire tomber dans cette folie. Mais cela constitue aussi un acte de désespoir, un choix gouverné et dicté par une souffrance et une privation extrêmes. Il ne s’agit pas d’un triomphe sur les circonstances, mais d’un refus de reconnaître les circonstances ; ce n’est pas une victoire, comme les critiques et les biographes aiment à dire, mais une manière d’esquiver les conflits, une existence dans laquelle extérieur et intérieur n’ont plus leur part, une vie d’entente parfaite de soi-même qui est soit divine soit démente.

J’ai déjà évoqué les longs intermèdes dans ma vie où je semblais plongé dans une sorte de latence. Je me rappelle un autre fait intéressant : il s’agit d’une idée brillante que j’avais eue lors de mes premiers temps avec Hildred, alors que par pur désespoir j’abandonnais projet après projet, la découverte de la manière dont il me faudrait écrire. Je me souviens de cet après-midi aussi clairement que si un cyclone avait rasé la maison. J’avais cherché la définition de certains mots dans le dictionnaire. Soudain, comme si je plongeais dans un tourbillon, ces mots ont commencé à s’agiter, à s’enchaîner les uns aux autres pour former des phrases, puis des paragraphes ; cette tempête s’est abattue sur moi avec tant de furie que je suis rentré à la maison en courant, et sans quitter ni mon chapeau ni mon manteau, totalement hors d’haleine, je me suis jeté sur la machine à écrire et j’ai commencé au milieu d’une phrase. Je n’avais aucune idée à ce moment-là de ce que j’allais écrire ; je ressentais simplement cette pulsion d’écrire, de coucher sur le papier tout ce qui me passait par la tête, que cela ait un sens ou pas. Il s’est révélé peu après que personne n’arrivait à y trouver un sens, mais cela ne m’affectait pas le moins du monde ; je savais, et c’était une révélation de première grandeur, que pour la première fois je venais de mettre en forme un texte d’écriture créative. Je n’avais encore jamais entendu parler « d’écriture automatique », du surréalisme ou du dadaïsme ; j’ignorais tout des travaux des grands expérimentalistes de l’époque. Et quand mes amis se sont mis à se moquer de ce « Journal d’un futuriste », comme ils l’avaient baptisé, j’étais de plus en plus convaincu d’avoir effectué une grande découverte, d’être sur la bonne voie, que tous les autres étaient soit cinglés soit dans l’erreur. J’ai en outre appris l’importance capitale que les mots, par et en eux-mêmes, avaient pour moi ; je sentais que leur utilité n’était pas seulement de constituer un moyen d’expression pour les idées mais qu’ils étaient des pierres de touche, possédant pouvoir et magie, des symboles capables de déverrouiller directement le contenu secret de l’esprit. Et plus encore, je sentais bien, qu’ils aient un sens ou non n’avait que peu d’importance ; ils possédaient leur propre sens puisqu’ils parlaient une langue plus directe, plus vitale, plus réelle et plus puissante que cette autre langue que tout un chacun était capable de déchiffrer, obéissant aux lois les plus rigides, cachant la pensée plus qu’elle ne l’exprimait.

Mais je n’ai pas trouvé la force de continuer à écrire de cette façon, immergé que j’étais dans un monde de sens commun, un monde d’opportunités, dans lequel toute chose était soumise à l’épreuve du pragmatisme. Une fois de plus, durant l’élaboration de ce premier roman, tout a explosé. C’était un roman écrit sous la contrainte, sous les ordres d’Hildred. « Quelqu’un » avait suggéré fortement qu’elle écrive un roman ; dès qu’il serait achevé, ce « quelqu’un » devait casquer un gros paquet de dollars, assez pour acquérir une maison, effectuer un voyage en Europe, s’installer confortablement au retour et vivre paisiblement. Ce « quelqu’un » ignorait évidemment qu’Hildred était incapable de pondre une seule ligne ; mais ce « quelqu’un » croyait vraiment en Hildred. Et pourquoi pas, après tout ? Ne lui avait-elle pas montré tous mes manuscrits, après y avoir gribouillé son nom en lettres capitales sur la page de garde ? C’était l’idée d’Hildred que j’écrive sur elle ; voilà qui serait fascinant, et calculé pour plaire à ce « quelqu’un » au-delà de toute espérance. Alors, j’ai décidé de m’imaginer en Hildred et je me suis assis à mon bureau pour écrire le fameux roman. Au fil des mois, Hildred se montrait de plus en plus impatiente. J’avais détruit les quatre-vingts premières pages parce que, si j’en croyais Hildred, elles ne donnaient pas l’impression d’avoir été écrites par une femme, celle-ci fût-elle dotée de traits masculins. J’ai donc commencé au milieu du livre, complétant alternativement par des retours sur le début et la fin. Une fois parvenu aux deux-tiers, je me suis mis à m’inquiéter à l’excès du premier chapitre, auquel je ne m’étais pas encore attelé. Certains passages me plaisaient énormément ; d’autres me paraissaient inconséquents, vraiment indignes de moi, sortes de compromis sordides. Le tout manquait d’unité. Bourré d’incohérences. J’avais pris l’habitude de me fuir continuellement, de déserter le thème que j’avais choisi, et de céder à mon penchant pour les digressions et autres divagations. Le texte possédait néanmoins une certaine qualité de violence et une étendue de points de vue et de caractéristiques qui lui insufflaient une certaine force, même si celle-ci était mal employée. À l’exception d’Hildred, tout le monde se rendait compte, évidemment, qu’une femme ne pouvait être l’auteur de ces pages. Mais qui que fût ce fameux « quelqu’un », censé sortir les dollars, Hildred était persuadée qu’il avalerait la couleuvre ; il en avait sans doute avalé de plus grosses que ce roman écrit par une femme qui ne savait pas écrire. Les mois passant, comme je l’ai noté, l’idée de se rendre en Europe démangeait de plus en plus Hildred ; elle suggérait même entre autres choses d’abréger purement et simplement le texte, et de ménager ainsi une conclusion rapide. Pendant ce temps, et avec une certaine dose de fidélité naïve à mon crédit, je m’évertuais à peaufiner mon style comme un bon artisan, afin de le rendre aussi parfait que possible. Mais j’étais dans le même temps lassé de ce travail, désirant à tout prix trouver une solution adéquate pour clôturer le projet. Pourtant le début, plus que la fin, me posait problème. J’en rêvais la nuit. (J’ai connu durant cette période les rêves les plus extraordinaires de toute ma vie.) Une nuit, finalement, Hildred était déjà couchée (elle dormait dans la pièce où je travaillais), je suis sorti sans bruit pour une promenade nocturne. Je me suis mis à penser à un de mes amis que j’avais laissé en Floride, et tout en évoquant ce souvenir en marchant, j’ai entrepris de lui écrire une lettre, une lettre tumultueuse, expliquant tout ce qui m’était arrivé depuis le jour où nous nous étions quittés. Puis, dans un sentiment d’affection et de sympathie pour ce type (que j’avais abandonné dans des circonstances particulièrement difficiles), j’ai exprimé des regrets de l’avoir délaissé en l’assurant que je l’inclurais dans mon livre puis, gagné par le remords, j’ai promis des choses de plus en plus extravagantes. Je lui ai juré que les pages que je lui consacrerais seraient les plus fortes de l’ouvrage, qu’elles deviendraient immortelles, et ainsi de suite. Puis, exactement comme je l’ai déjà raconté plus haut, j’ai ressenti une subite illumination intérieure : j’ai eu la sensation de me retrouver aux prises avec le noyau même de l’existence, en possession du secret, plus rien ne s’écartait plus du sujet, les contradictions, les confusions, les erreurs avaient disparu. Tout devenait limpide à mes yeux. Je me souviens qu’en marchant je suis tombé en arrêt devant une fissure sur le trottoir – il faisait nuit – je me suis agenouillé pour l’examiner de plus près ; je contemplais cette fissure comme si ç’avait été le phénomène le plus mystérieux de l’univers. Je me sentais véritablement béni de ce privilège prodigieux. C’était devant moi – rien qu’une fissure dans le trottoir ; pas même une fourmi pour en sortir – une simple fissure ! Tandis que je la contemplais extasié, conscient du monde entier chancelant autour de moi empli de splendeur et de sens, mes pensées jaillissaient de moi avec une telle violence que j’avais l’impression de les vomir. Je me suis rué vers la maison en balbutiant comme un dément et me suis assis en transes devant ma machine à écrire. Hildred s’est réveillée pour me reprocher immédiatement mon incohérence, mais je lui ai cloué le bec avec un juron. J’étais en train d’écrire une lettre à mon ami de Floride, et cette lettre est devenue mon premier chapitre ; il sera mutilé, excisé plus tard, mais j’ai gardé cette partie qui avait semblé trop hors sujet, trop invraisemblable, dont je vais citer quelques passages afin de mettre en valeur pour vous les procédés étranges de la pensée – étranges seulement si on les observe de l’extérieur, et plus bizarres encore lorsqu’on se rend compte de l’effort que l’esprit déploie constamment pour atteindre à sa propre expression…

« Ces noms, qui ne sont pas plus que des récipients vides dans lesquels nous déversons rêves et désirs, que sont-ils la plupart du temps sinon les idées erronées ou avortées de l’homme ?… Tout d’abord, ce livre ne ressemblera à aucun autre livre jamais écrit… Non, aucun homme ne figurera dans cet ouvrage, sinon le personnage central, et je ne suis pas encore certain s’il doit s’agir d’un homme ou d’un demi-dieu. J’en ferai peut-être tout simplement un centaure ordinaire… Tu comprendras bien sûr que même au moment où je t’en dévoile le plan, je continue d’inventer situations et péripéties. On porte parfois en soi, durant des années, le germe d’une idée dans l’espoir qu’il donnera un jour naissance à une unité cohérente, et puis subitement, peut-être à l’issue d’une journée banale aux événements tout à fait prosaïques, l’idée se met à germer dans l’obscurité quand tu es au lit, les murs commencent à respirer, à haleter, la pièce elle-même se met à vivre et le créateur devient un simple instrument de ces forces des ténèbres qui ont pris possession de son esprit et de son corps. Rien de mystique dans tout cela. Je devrais plutôt dire qu’il existe dans le sang une qualité chimique ou toxique qui, si on pouvait l’analyser et s’attaquer au problème, nous révélerait de manière limpide les raisons de ces accès.

« J’ai pensé qu’il conviendrait mieux pour l’instant de donner à cette créature surgie de mon imagination (qui pourrait être, comme je l’ai dit, un simple centaure ordinaire, ou un acrobate, ou bien une tête tranchée – celle de Saint Jean-Baptiste, par exemple) un nom, un nom bizarre si tu veux, parce qu’il va accomplir des tours divers et étranges au cours de ses glissements d’une sphère d’activité à une autre. Il ne peut s’agir d’une personne normale, tu vois, pas plus que… Et si j’utilise le terme convenu de Monsieur, il ne faut pas que cela te trouble outre mesure, car tu trouveras dans nos meilleurs contes arabes et moscovites cette forme de Monsieur, même dans le cas où le personnage s’avère être un caniche… En tout cas, Monsieur Pantuffle sera doté de sentiments humains reconnaissables – et parfois même d’instincts animaux ou de désirs planétaires. … J’ai été jusqu’à imaginer qu’il serait nécessaire parfois de transformer sa sensibilité selon les circonstances en celle d’un fragile lilas, qui émet des sons si plaintifs lorsqu’il effleure délicatement le carreau de la fenêtre au milieu de la nuit. Ou bien je pourrais lui attribuer la qualité rigoureuse, farouche, de l’épine du rosier, capable de reconnaître le sang tiède d’une jeune fille sans manifester le moindre trouble… Monsieur Pantuffle ne sera jamais perdu au milieu d’une digression savante. Il sera aussi proche de toi que ta propre peau – il possédera le goût sucré et intransigeant des nerfs qui adhèrent à ta peau. S’il se lance dans les périls du soliloque, ce seront les paroles de Monsieur Pantuffle et non celles de William Shakespeare ou de Stephen Dedalus. S’il s’étend sur la pelouse « entouré de nus au pied léger », c’est Monsieur Pantuffle que l’on reconnaîtra au premier plan et non quelque critique hardi du Faubourg Saint-Germain… Il aura la flexibilité chatoyante d’un aphorisme gravé dans le cerveau d’un poète en promenade un dimanche après-midi… Dans ses moments plus délirants (ceux que nous autres vers de terre affublons du terme « tragiques ») il n’hésitera pas une seconde à rouler dans le caniveau… Dans la réalité supérieure de l’art, qui existe parallèlement à la vie et parvient à la fois à la surpasser et à la sous-tendre, il n’est pas nécessaire de se couvrir de boue en signe de piété. L’art n’a nul besoin de mystagogues. Les ébats de Monsieur Pantuffle dans le caniveau ressembleront plus à la complexité cosmique d’un être planétaire qu’aux bouffonneries d’un ivrogne de prêtre… Monsieur Pantuffle habite dans un univers qui existait avant le parapluie, un monde qui balaie de côté le parapluie… Un monde qui servira à se souvenir d’une main inédite dans une partie de poker – nouvelles têtes, combinaisons bizarres, intuitions étranges, incantations silencieuses, et ainsi de suite… Pour Monsieur Pantuffle, il n’existera pas d’option forcée, terme qu’utilisent nos pompeux professeurs pour désigner les sémaphores énigmatiques qui nous guident vers les sommets de la structure de la vie… Lorsqu’il communie avec lui-même, il le fait en se prenant la tête dans les mains. Je veux dire qu’il se décapitera lui-même réellement, et portant son crâne vivant et pensant au creux de ses paumes, il méditera avec un esprit neuf sur des problèmes stéréotypés. Des problèmes stéréotypés, parce qu’en dernière analyse les merveilleuses permutations de l’univers ne modifient en rien les mystères fondamentaux. »

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Utilisé dans Tropique du Cancer – jusqu’à la page 156

C’est à ce moment précis qu’elle arrive ! Comme un cocher endormi les rênes à la main, je me réveille en sursaut et me penche de nouveau en avant pour faire claquer mon fouet et remettre les chevaux au galop. À trois heures du matin, on m’informe qu’elle est à Paris – qu’elle veut me voir. Carl et moi enfourchons nos bicyclettes pour foncer vers l’hôtel. Elle est au lit. Et quand elle défait les courroies de la valise pour chercher une photo de Greta Garbo (elle n’a pas changé d’idoles depuis son dernier séjour ici), je m’étonne de découvrir le manuscrit de mon roman, les pages déchirées, en vrac, teintées d’une couleur brune de café et de fumée de cigarette. « Mais, où sont les autres manuscrits que tu devais apporter ? », demandai-je. « Je les ai laissés dans la cave, à Brooklyn – trop compliqué de les dénicher ! » Et comme à chaque fois qu’elle vient à Paris, nous nous retrouvons à l’aube, émergeant d’un bistrot puant, arpentant les rues aux couleurs laiteuses. Et elle me parle – elle me noie dans son verbiage – m’abreuvant de choses qui n’ont pour moi pas le moindre intérêt. Mais je suis plus maître de moi désormais, plus patient, mieux disposé – je me montre même intéressé ! Je m’attache maintenant à évaluer pourquoi diable ce genre de bavardage ne m’intéresse pas, je m’attache à comprendre pourquoi elle me fait part de ses réflexions. Et en quelques heures, je comprends – ce qu’elle me dit vient d’elle-même, volontairement. La raison, c’est qu’elle est en guerre avec moi. Elle en est consciente désormais. Elle l’a admis totalement.

Mais je m’emballe un peu trop… Nous avons un toit maintenant, un petit pavillon à Clichy que je partage avec mon ami Carl. Elle a emménagé avec nous, et apprécie l’endroit… Carl vient de lui laver les cheveux… Je fais une petite sieste, bien que je ne me sois réveillé qu’il y a une heure après une bonne nuit de sommeil… Le sol est jonché de manuscrits, dans la cuisine, dans le bidet ; tous commencés, aucun d’achevé… Mais l’endroit retrouve peu à peu de l’ordre. Elle nettoie du sol au plafond et en a mal aux mains… Et par un étrange revirement du sort, Carl qui était censé être son ennemi juré, se montre bienveillant à son égard et fait tout son possible pour lui plaire. Et elle le fait marcher, elle se chicane avec lui, le réprimande, le critique, et ainsi de suite. Et je vois mon Carl qui la suit comme un petit chien, qui gratte les murs avec l’éponge que j’ai achetée, qui part en courses pour lui acheter des fruits et des cigarettes, qui rentre à l’improviste avec des petits cadeaux, qui l’écoute bavarder toute la nuit – tout ceci me réjouit profusément. C’est Carl qui a pris ma place : j’en ai fait le mari ! Et de temps en temps Carl s’approche furtivement et me lâche d’un air narquois – « tu te fous de moi, hein ? Elle me tient par les couilles ! » Oh, comme tout cela me plaît infiniment – et pour de complexes raisons. D’abord, parce que Carl était tellement persuadé qu’elle était inoffensive – il n’arrivait pas à comprendre pourquoi elle affectait autant les gens, pourquoi ils tombaient sous sa coupe, pourquoi on la considérait toujours comme un être dangereux, destructeur, etc. Ensuite parce que ça m’amuse de voir que Carl agit ainsi comme s’il se sacrifiait : il veut me protéger ! Il n’a cessé de m’appeler le « saint », mais en réalité c’est lui le saint, un saint particulièrement rusé, d’humeur imprévisible, à vrai dire, mais un saint tout de même. Nous en avons parlé, Hildred et moi, en rentrant à Clichy à l’aube. Elle trouvait étrange que l’on parle de moi comme d’un saint. Mais elle n’ignore plus aujourd’hui que je n’en suis pas un, ni ne l’ai jamais été. « Carl est un vrai martyr », affirme-t-elle. Mais Carl est surtout un martyr pragmatique ; il ne se crucifie que pour toucher sa récompense. Nous étions au lit en train de bavarder l’autre nuit, Hildred et moi, lorsque Carl a fait irruption en provenance de sa chambre pour savoir s’il existait un vrai « maelstrom » quelque part sur le globe. Je l’entends qui tape sur sa machine de nouveau et je n’ai aucune peine à imaginer la nature des pages qui l’occupent en ce moment. Il doit jubiler sur ce « maelstrom » qui lui semble engloutir la maison tout entière. Il doit écrire des trucs comme « pitié pour son ami Untel » qui est retombé dans les rets de sa femme. Nous continuons à bavarder et Carl réapparaît à la porte de notre chambre ; il a besoin de parler. Tandis qu’il s’explique avec Hildred, je m’endors ; comme je me réveille fréquemment, je glane des bribes de conversation, qui portent sur moi et sur Vanya, sur le livre que je suis en train d’écrire, en d’autres termes. Et j’entends Carl mettre Hildred sur la sellette ; dès qu’il voit que je remue, il hausse le ton afin que je ne perde rien de l’essentiel de son propos. Tout ce qu’il dit, tout ce qu’il demande, c’est pour mon bien. Il lui affirme « Je te crois, Hildred… J’ai complètement changé d’opinion en ce qui te concerne, et ainsi de suite, » mais le ton de sa voix me prouve qu’il ment, qu’il ne cherche qu’à la faire se trahir devant moi, afin de me prouver combien il avait eu raison de penser ce qu’il pensait. Mais je me rendors. Riant sous cape. Ces multiples preuves, toutes les protestations d’Hildred – ça ne signifie plus rien pour moi… rien ! Comme si elles pouvaient changer ce drame d’un iota, ce drame que je porte en moi depuis tant d’années ! Au moment où elle s’apprête à lui révéler l’une de ses « vérités » les plus sacrées, elle lui glisse – « Chut – tu vas le réveiller ! » Non, cela ne me trompe pas non plus. Elle sait bougrement bien que je ne dors pas profondément. Elle sait que j’écoute, au cas où surgirait une nouvelle « vérité ». « Ne le réveille pas ! » signifie en fait « écoute-moi, toi, j’affirme ce que j’ai toujours affirmé… tu peux constater que j’ai de la consistance, au moins, dans mes mensonges. » Quant à Carl, il s’imagine faire des découvertes ; il glane du « matériel » littéraire pour son livre – de nouveaux personnages, des angles nouveaux pour éclairer d’anciens problèmes, des mensonges inédits. Il me voit dans un rôle différent ; il commence à respecter ce drame qui ne l’intéressait pas plus que ça jusqu’à aujourd’hui.

Il y a un an lorsqu’elle m’avait quitté, elle avait l’air d’une morte. Aujourd’hui, elle regorge de vie. Et la nuit dernière, au lit, elle m’en a remercié. « Je vais te tuer ! » m’a-t-elle lancé. Mais attendez – je m’emballe encore…

La première fois que je l’ai laissée seule – ce n’était que pour quelques minutes –, elle a mis la main sur mon manuscrit. Elle en avait déjà lu dix pages lorsque je suis rentré. Le manuscrit avait été remis à sa place. Elle ne m’en a pas dit un mot. Mais j’ai immédiatement deviné qu’elle l’avait lu…

Plus tard dans la journée, la vérité sort du puits. Elle s’étonne qu’on puisse être aussi aveugle que moi. Elle critique les dix premières pages – une critique cinglante qui m’aurait anéanti il y a un an. Puis, révise son jugement. « Peut-être devrais-je attendre d’avoir lu la suite ! » « Mais tu vas la lire », répliquai-je. Et je lui tends le manuscrit. « Tiens, lis-le tandis que j’écris. » Je me remets tranquillement à taper quand éclate subitement un rire hystérique, et je la découvre pliée en deux sur le canapé, la tête enfouie dans mon manuscrit, riant, s’esclaffant jusqu’à s’étouffer. « Qu’est-ce qui se passe ? » Oh, ce n’est rien… j’ai fait une petite erreur. « Si tu savais ! Si je t’expliquais ! » Et elle repart dans un grand rire inextinguible. Plus tard, je consulte la page où elle s’est arrêtée (elle ne lit que des fragments !) mais je suis bien en peine de trouver ce qui a pu la mettre dans un tel état d’hilarité.

Une fois que nous avons cessé de parler du livre, elle redevient aimable, très chatte. Elle cherche les choses que nous pourrions faire. Carl en est ému. « Je vais te faire une faveur, Hildred, dit-il. Attends un peu… tu vas voir… Je vais faire des trucs pour toi. » Je me rappelle les paroles d’Hildred alors que je m’endormais la veille au soir. « Plus tu feras des choses pour moi, plus tu seras suspect à mes yeux. Pour chaque cadeau que tu me feras, je t’en offrirai un autre, un point c’est tout. Ne va pas t’imaginer que tu te feras bien voir si tu es gentil avec moi. »

Un intermède tandis que nous allons ensemble au cinéma voir Scarface. Hildred est formelle, ce n’est que pour voir Paul Muni qu’elle nous a exhortés à y aller. En sortant du cinéma, j’explose – c’est la première fois que je perds patience. Je me dispute avec elle au bistrot où nous prenons un verre. Je danse presque de rage. « Ne me suggère plus jamais d’aller voir un film de gangsters… je déteste ça ! » « Mais je t’avais prévenu, c’est un navet, réplique-t-elle ; je voulais juste que tu voies Paul Muni. » « Mais je m’en fous de ton Paul Muni… Je ne le reverrai sans doute jamais non plus. » En attendant l’autobus, on se querelle à nouveau. Ce n’est pas tant le film qui me met dans un tel état de rage, mais le fait qu’elle s’y intéresse. (En fait, le film n’est pas aussi mauvais que la plupart des films de gangsters.) Je lui avoue être désolé d’avoir perdu mon sang-froid. « Le film n’était pas mal, Hildred, je t’assure, mais… » Et puis je m’emporte de nouveau. « Mais c’est une des raisons pour lesquelles je suis ici en France. Je déteste ta foutue Amérique, tes foutues Américaines. Je veux rester ici dans un monde civilisé, etc., et ainsi de suite. » Elle m’assure qu’elle déteste l’Amérique encore plus que moi, que le film l’avait révoltée la première fois qu’elle l’avait vu, qu’elle était sortie du cinéma folle furieuse. « Mais si tu avais réagi ainsi, pourquoi insistais-tu pour m’emmener le voir une seconde fois ? Quand un truc te dégoûte, pourquoi vouloir y revenir ? Pour me faire plaisir ? Tu t’imagines vraiment que Paul Muni représente quelque chose pour moi ? » Et l’altercation repart de plus belle.

Ce qui me perturbe vraiment, comme je l’ai dit, c’est l’intérêt profond, obsessionnel, qu’elle porte à ces choses. Je vais tâcher d’élaborer. Une fois couché, en rentrant du cinéma, je lisais le dernier volume de Proust. J’en étais à ce passage où Saint-Loup prétend qu’il ne s’intéresse nullement à « ces choses » en parlant des pratiques homosexuelles. « …je n’ai pas soupçon de ces choses-là. Si tu désires des renseignements là-dessus, mon cher9, je te conseille de t’adresser ailleurs. Moi, je suis un soldat, un point c’est tout. » Et Proust ajoute : « Ces sujets que Robert dédaignait ainsi, Gilberte, au contraire, quand il était reparti, les abordait volontiers en causant avec moi. Non, certes, relativement à son mari, car elle ignorait, ou feignait d’ignorer tout. Mais elle s’étendait volontiers sur eux en tant qu’ils concernaient les autres, soit qu’elle y vît une sorte d’excuse indirecte pour Robert, soit que celui-ci, partagé comme son oncle entre un silence sévère à l’égard de ces sujets et un besoin de s’épancher et de médire, l’eût instruite pour beaucoup. »

Quand j’évoque l’intérêt d’Hildred pour le sujet de Scarface, j’entends quelque chose de beaucoup plus vaste – sa fascination pour le caractère putride, morbide, agonisant de l’Amérique, la violence de son langage lorsqu’elle s’insurge contre D. H. Lawrence (en particulier contre L’amant de Lady Chatterley), affirmant que les extraits que j’en ai tirés sont « ignobles » – parce qu’il y révèle son homosexualité, la précision et la masse d’informations qu’elle me fournit à propos de nouveaux « homos » dont elle a appris l’existence, son adoration fanatique pour Greta Garbo… Au cours d’une journée, elle aborde mille sujets variés. S’agit-il vraiment d’une discussion ? Non, il s’agit d’un monologue, un déluge, un flot de lave qui refroidit tout en détruisant. C’est dans cette éruption qui nivelle toute chose que je ressens la vitalité de l’Amérique, il n’est pas question ici de vitalité créative ni de la vitalité d’un Titan – c’est une vitalité qui submerge dans toutes les directions sans but et sans maîtrise, une vitalité qui aplanit les choses, d’où découlent l’épuisement, la stérilité, la mort.

Ce qui soulève mon antagonisme, donc, c’est sa « fascination », qu’elle soit latente ou admise, directe ou faussée. Je suis obligé de m’insurger à mon tour lorsque le sujet survient parce que c’est une question à chaque fois de vie ou de mort. Il est absurde de me demander d’être tolérant, sage, d’avoir les idées larges. Ce sont des questions vitales, je dois leur faire face, les affronter, de toutes mes forces – ou périr.

Elle confesse maintenant être mon ennemie, mon ennemie jurée, que sa mission par conséquent est de me détruire. « Veux-tu que je te dise quelque chose, attaque-t-elle, au beau milieu d’une discussion sur l’interprétation d’un passage d’un livre quelconque, mon plus grand ennemi, c’est toi ! » Je lui avoue que je comprends et que je suis d’accord avec elle… « Mais tu devrais en être fière », ajoutai-je.

Ce qui provoque chez elle un rire enroué avant que sa bouche ne se torde de douleur, que les larmes ne jaillissent dans ses yeux, et de sa voix naissent des sorts et des malédictions dignes des prophètes hébreux. « Quand j’ai jeté les yeux sur ton autre livre, la dernière fois que je suis venue, ça m’a presque tuée. Je vis comme une morte depuis ce jour. Tu m’as tuée avec ta haine, mais cette fois-ci – comme c’est drôle, cette fois je n’éprouve pas la moindre colère. Je ne me reconnais pas dans ton livre. Tu en sais moins sur moi qu’une dizaine d’hommes au moins dont je pourrais te fournir les noms. Sais-tu ce que révèle ton livre ? Ton propre petit esprit, déformé, malade. Tu n’es pas le grand homme que j’avais cru dans le passé… Tu n’es pas non plus un grand écrivain. Je me réjouis aujourd’hui que ton livre soit bientôt publié ; je veux qu’il paraisse tel qu’il est afin que les gens constatent quel genre d’homme tu es. » Ses paroles ne font naître en moi aucune irritation. Je suis tellement blessé d’avoir dû lui faire mal. Si seulement elle pouvait mieux comprendre, elle prendrait peut-être du plaisir à cette guerre, comme j’en prends moi-même en ce moment. Je suis d’autant plus blessé que j’ai un avantage sur elle : j’ai des mots quand elle n’a que des actes – de plus, la sphère de ses activités est par trop limitée pour infuser leur propre valeur à ses actes et à ses gestes ; si je n’étais pas en train de l’immortaliser maintenant, elle resterait une inconnue, inaperçue. Je suis en train de créer sa légende, de lui fournir les armes avec lesquelles elle me tuera, je lui résiste afin qu’elle puisse trouver des sources inconnues de force et de courage. Je suis aussi loyal envers elle qu’un ennemi le serait face à un autre.

C’est au lit qu’elle commence à déverser sa colère, de cette voix basse et cruelle qui sourd au-delà de la rage et de la souffrance humaine. « Tu t’es emparé d’un petit incident minable, qui t’a fait souffrir, et tu l’as amplifié jusqu’à des proportions monstrueuses… » Arrête, me dis-je, je n’écoute plus que d’une oreille. Ce petit incident minable constitue la matière de tout ce que j’ai écrit jusqu’ici ; c’est le chancre qui habite en moi et que j’extirpe de mes propres mains ; non pas en professionnel, à la manière d’un chirurgien sûr de lui, calme, mais à mains nues, disais-je, en arrachant les nerfs, les fibres et les tissus qui y adhèrent… c’est mon sang que je répands. « Embellis-le ! » Mais même si je devais écrire ma vie durant, si je devais remplir une bibliothèque, je n’arriverais pas à grossir ce « petit incident » suffisamment. La souffrance que tu m’as fait subir m’a tiré vers le haut, elle m’a ouvert les yeux, m’a fait aimer la vie, m’a appris à évaluer le véritable prix de l’amour. Si je n’accomplis rien d’autre que de consigner ma souffrance, et mon triomphe – ou mon échec –, j’aurai accompli un miracle. Tu affirmes que je n’ai rien compris, que j’ai échoué lamentablement (bien que tu ne juges que sur la foi de quelques pages) ; tu prétends que je ne parle que de moi et non de toi. Mais tu m’as exprimé les choses les plus profondes – sans le savoir. J’accepte tes critiques avec humilité, je t’en suis reconnaissant. Personne ne comprend mieux que moi les obstacles qu’il faut surmonter. Je suis presque devenu dingue à force d’essayer de te clouer au sol, de te crucifier. Tu m’avoues que tu m’aimais passionnément avant, qu’avant j’étais ton dieu, que tu aurais pu décrocher la lune et les étoiles pour moi – aucun sacrifice ne te semblait assez grand. Et maintenant tu affirmes – mais tu n’as pas la tête assez froide quand tu le dis ! – que c’est toi la déesse, que l’horrible vérité c’est que jamais tu n’aurais pu imaginer que je sois aussi petit, aussi aveugle, aussi minable. Avec la malveillance qui te caractérise, ta furie aveugle, avortée, tu ajoutes que la vérité, c’est que tu n’as jamais été intéressée par l’homme ni par l’écrivain – c’est autre chose qui t’attirait. Je rigole doucement lorsque j’entends ça ; j’exulte de t’avoir jugée avec tant de perspicacité, tant de justesse. Mais tu ignores toujours ce qui t’intéressait vraiment. Ta bouche est aveugle ; tu prononces les vérités les plus sublimes sans en tirer la moindre sagesse, la moindre joie. S’il était en mon pouvoir de t’aider, crois-tu que je ne me réjouirais pas de t’ouvrir les yeux ? Je n’ai plus peur de toi. Tu as été détrônée… Et je me montrerai même magnanime envers toi, désormais. Tout à l’heure, tu m’as lancé « Je vais te tuer » et je t’ai écoutée sans ciller, sinon avec sympathie, gentillesse, compréhension. Quand tu dis « me tuer », je sais que tu ne penses ni à la dague ni au poison. Tu affirmes que tu as pris conscience maintenant que je suis moins un homme qu’un artiste, un artiste pauvre certes, un artiste infâme, un artiste de second ordre. Alors je me demande comment tu vas faire pour me tuer ? Avec quelles armes ? Tu n’as plus rien dans ton arsenal que je craigne encore. Ta meilleure arme était le mystère – et j’ai résolu cela aujourd’hui. Tu crois que je fanfaronne, que j’exulte parce que je suis conscient de ma puissance ? Tu te trompes. Tandis que je te crucifie, j’attends avec impatience tous ceux qui viendront après moi prêcher ta gloire. Mais je suis conscient du fait qu’il me revient de te crucifier, et je ne laisserai rien ni personne m’en détourner.

Pendant un instant, j’ai été intensément heureux grâce à toi. C’était lorsque tu as vu le livre d’Élie Faure dans mes mains, et que tu m’as avoué que tu l’avais lu avec une joie intense, qu’il t’avait apporté tellement, que tout était si clair pour toi et si vrai ! Mais comment pouvais-tu dire ça et être la personne que tu es ? Soit je me trompe ou Faure se trompe, ou bien nous sommes tous les deux dans l’erreur. Écoute, je vais te citer un passage de cette bible que tu sembles tellement apprécier. Je tiens à l’inclure ici de peur qu’il ne tombe dans l’oubli. Je voudrais non seulement que toi tu le comprennes, mais aussi tous les hommes qui vivront dans deux mille ans, qui leur sera nécessaire alors autant qu’il nous est nécessaire aujourd’hui…

« …Il m’apparaît de plus en plus clairement que si l’on veut libérer l’homme, il est nécessaire pour la bonne marche de la société et de l’intelligence d’avoir recours à des esclaves. Croyez-moi, tout est comme il doit être, les passions et ceux que la passion fait périr, ceux dont l’exercice de la passion éclaire la conscience, et ceux qui n’abandonnent jamais, et celui qui ricane à chaque idée nouvelle, et celui qui se sacrifie pour qu’une idée puisse vivre, et celui qui, pour que vive son idée, sacrifie des millions. »

« Le mythe est l’illusion nécessaire qui à chaque fois nous paraît être la vérité suprême et qui, à chaque fois, se révèle n’être qu’un aspect fugace et temporaire de cette vérité suprême que nous ne pouvons saisir sans nous condamner à mort… Nous avons été témoins de la cruauté des mythes scientifiques – “la survie du plus fort”, par exemple. Mais les mythes pacifiques, tels que ceux de Jésus, par exemple, n’en sont pas moins meurtriers. Peut-être le sont-ils plus parce qu’ils imposent à l’esprit la plus grande somme totale d’illusion, l’illusion à laquelle nous nous accrochons le plus longtemps, parce qu’elle nous console le mieux, et que nous tentons de propager, d’imposer, de défendre avec la passion la plus fanatique. »

« Certaines guerres portent des fruits tandis que d’autres détruisent l’âme. »

« Mais la guerre paraît toujours injuste à celui qui est conquis. Elle est toujours juste aux yeux de celui qui conquiert. Hormis pour le pouvoir de l’effort qui assure la victoire, la guerre ne peut jamais être juste. Si ce pouvoir est présent, elle n’est jamais injuste… Car le monde entier est toujours responsable de la guerre. Mais rares sont ceux qui acceptent de prendre cette responsabilité ! »

« Et si l’on peut apprendre la cause de l’effondrement de la moralité durant une révolution ou une guerre, on peut également apprendre pourquoi l’esprit s’accroît comme une flamme qui bientôt embrase et éclaire le monde. »

« L’art est la transposition spirituelle de l’amour, qui est déjà la guerre et que la guerre exalte avec violence. L’artiste est le résumé de la tragédie éternelle. »

« Le héros, c’est l’artiste, celui qui ne procède à aucun choix. Je veux dire celui qui n’opère pas un choix sentimental. Qui pénétrera jusqu’au cœur dans l’influence de la tragédie sur l’artiste, car l’artiste est celui qui désire conquérir, qui se tient à l’écart des parties, à l’écart des systèmes, à l’écart des intérêts et des contingences de son temps, équilibre instable et dynamique au sein des conflits des sentiments qui s’agitent autour de lui, face à face avec la vision claire et terrible qu’il a du néant final ? »

« L’être pur, par la vertu de sa pureté même, est celui par qui naissent les conflits. L’homme juste est l’ironie de Dieu. »

« L’homme ne souhaite que fuir l’horreur de la vie, rien de plus. Et vivre, pour quiconque se prend à réfléchir, est horrible ; tandis que pour celui qui persiste dans la réflexion, elle est sublime. »

« Si un homme juste est un grand poète, il ne se trahit jamais. Il sait qu’il apporte la guerre. Il sait qu’il sème le trouble dans les cœurs, qu’il brise des ménages, qu’il divise les êtres et les races, qu’il exaspère les religions. “Je ne suis pas venu pour apporter la paix, mais l’épée – mon royaume n’est pas de ce monde. Ce dont je rêve ne peut être réalisé. Mais vous devrez me suivre quand même, vous devrez abandonner père et mère, femme, enfants et pays. Tout cela parce que je vous le commande. Car je suis un homme juste. Car je suis l’homme juste. Car je suis un artiste… Car je suis seul à posséder le droit et qu’eux seuls possèdent le pouvoir de réaliser une partie du Dieu que je perçois, ceux qui ont l’innocence de croire, sans chercher ailleurs qu’en moi, que moi seul possède ce droit. Car je suis un monstre. Un monstre, comprenez-vous ? Un monstre nécessaire. Un monstre divin. Un héros. Un conquérant. Un ange de la destruction. Destructeur des rythmes moribonds. Créateur de rythmes vivants. Car ceux qui obéissent sont les dépositaires de la force et que je suis le plus fort.” »

« L’affirmation la plus directe est la plus sûre maîtresse du cœur. “Fais ceci. Fais ceci et tu ne souffriras point.” On le fait, et l’on ne souffre pas, même si pour faire cette chose il est nécessaire de déchirer ses propres entrailles et de plonger l’acier dans le cœur d’un ami. Seul le monde délivre et crée. C’est au commencement. C’est aussi dans chaque nouveau commencement… »

« La religion ne crée pas l’art. C’est l’art qui crée la religion, en incarnant dans ses images nos aspirations à surmonter la vie, à nous affirmer, à étendre notre être, et imposer à notre univers extérieur jusqu’à la forme de nos rêves, qui nous tourmentent jusqu’à l’instant où nous les avons formulés. L’art est identique à l’amour, qui est, en chacun de nous, une aspiration dont l’existence précède la rencontre avec l’homme ou la femme avec lequel il s’identifie pour un jour, un mois, ou un an, et qui survit à cette rencontre pour errer, insatisfait et misérable, jusqu’à l’heure où notre rencontre avec une nouvelle femme ou un nouvel homme provoque sa résurrection. Les religions sont les crises amoureuses des sociétés humaines, et les formes qu’elles abandonnent après leur passage ne sont rien d’autre que les images de l’objet de cet amour. Images incomparables, mais ô combien transitoires, hélas !, de l’instant d’extase et de désespoir que nous ne pouvons conserver. »

« “Tu considères les Bibles et les religions comme d’essence divine – et j’affirme qu’elles sont divines. Et j’affirme qu’elles proviennent toutes de toi, qu’elle pourront provenir de nouveau de toi, et que ce n’est pas d’elles que naît la vie, mais que la vie provient de toi.” Précisément ! Et je comprends maintenant le sens de l’Esprit Saint, cette force invisible que Dieu a fait descendre dans nos cœurs afin de leur donner le pouvoir de nous élever vers Lui. En vérité je vous le dis, l’Esprit Saint c’est l’art lui-même qui tend vers sa propre réalisation, amalgamant les humbles instincts des aspirations communes et les inquiétudes pour former une religion qui pourra favoriser son essor, amalgamant toutes les religions, vers des consciences plus élevées afin de favoriser l’espoir toujours déçu, mais jamais abattu, de sa conquête. Dieu existe, je n’en doute plus. Mais il est aveugle et sourd. L’homme est le seul dans l’univers qui, par ses visions, voit et comprend. L’Esprit Saint ne descend pas de Dieu pour animer le cœur de l’homme ; l’Esprit Saint s’élève de l’homme pour animer le cœur de Dieu. »

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(Utilisé dans Tropique du Cancer – jusqu’à la fin !)

« L’heure est venue de ton triomphe ! » Voilà les mots qui résonnaient sans fin dans ma tête, tandis que nous nous disions adieu. Et quelques jours plus tard – « comment distinguer entre incident et destinée ». Parce qu’aujourd’hui, tout cela me revenait tandis que j’embarquais à bord du navire à destination de l’Europe, j’avais l’impression d’accomplir un acte du destin, un geste fatidique, inéluctable, irrévocable. Et bien que je lui aie dit au revoir à de nombreuses reprises, je savais l’autre jour qu’il s’agissait du dernier, de l’adieu définitif. Et n’est-ce pas étrange aussi qu’elle me laisse en mémoire la plus belle image d’elle-même ; lorsque je suis revenu, sachant qu’elle serait partie, sa photo n’était plus accrochée au mur, et quoique ma première réaction ait été de regretter son geste, je me suis rapidement aperçu combien cet acte se révélait lumineux : je n’aurais plus désormais que le souvenir de son visage lorsqu’elle l’avait approché du mien pour me dire au revoir. Et cette image, elle le sait pertinemment, me hantera jusqu’à la fin de mes jours.

Il m’apparaît aujourd’hui que tout ce que je vais écrire ne constituera plus désormais qu’une manière de requiem : un grand vide s’est ouvert devant moi et tous mes mots semblent chuter dans l’espace. Maintenant que l’antagonisme violent qui nous séparait a disparu, maintenant que nous ne sommes plus contraints de nous déplacer, de parler, d’agir de manière programmée, maintenant qu’il n’existe plus ni haine ni amour, que les orbites que nous suivions ont été modifiées et nos axes de rotation altérés, il reste cette sensation de glissement dans l’espace, d’une chute infinie, interminable. Pire que les larmes, plus profonde que les regrets : c’est comme l’abysse dans laquelle a plongé Satan, Satan qui était tellement à notre image, bien trop humain.

J’ai dû attendre qu’elle parte avant de reprendre ces pages – avec la tendresse et la nostalgie appropriées. Parce que c’est seulement aujourd’hui que je mesure ce que signifie le combat pour l’inaccessible ; je ne saisis vraiment qu’aujourd’hui le sens des paroles d’Emerson qui démontrait que « si seulement un homme était capable de faire un choix parmi ce qu’il nomme ses expériences, ce qui constitue réellement son expérience… comment exprimer véritablement la vérité. » Presqu’aussitôt après son arrivée, j’ai mis de côté ce livre ; presqu’immédiatement, j’en ai commencé un nouveau, avec une telle énergie farouche, une telle concentration que je souris aujourd’hui que j’en connais la raison. Le soir précédant sa venue, je lisais Élie Faure, notamment ses propos concernant le monstre, l’homme juste, le héros, le mythe, qui me plaisaient infiniment. Elle n’était pas ici depuis vingt-quatre heures que ce mot de « monstre » avait pris dans nos conversations un tour aussi familier que le pain ou le lait ; elle ne reconnaissait que trop le monstre en moi. Parce que cet aspect inhumain de ma personnalité était flagrant ; il constituait ma seule défense contre l’échec. J’ai débuté un nouveau livre, ai-je dit, dans le but de justifier mon attitude envers la vie ; l’urgence de l’écrire était née d’un simple propos maladroit. Un homme m’avait dit « Fais cela pour moi, tu n’as pas grand-chose à faire en ce moment, n’est-ce pas ? » Et ce propos banal m’avait marqué à un tel point que j’ai peine à tenter de l’expliquer clairement. « Tu n’as pas grand-chose à faire en ce moment ! » Une telle remarque au moment où j’avais l’impression de porter les problèmes du monde sur mes épaules, où si je ne faisais rien d’autre que de consacrer mes jours et mes nuits au problème auquel je me confrontais, j’accomplirais l’impossible. Si bien que je me suis plongé dans ce livre, avec un enthousiasme né de mon orgueil blessé, animé par un besoin irrésistible d’affirmer ma personnalité, afin que personne ne puisse jamais plus avoir la témérité de me dire – « Tu n’as rien à faire en ce moment, n’est-ce pas ? » Au fur et à mesure de ma progression dans l’écriture, j’ai commencé d’élaborer une autre cause à mon enthousiasme : je vais prouver à la face du monde que je suis un penseur ! Quelle idée stupide ! Soit on est un penseur, soit on ne l’est pas. Plus l’œuvre avançait, plus je prenais conscience de l’étrangeté de mon Tropique du Cancer, de quelle chose dévoyée, vengeresse, écrite dans la souffrance, regorgeant de méchanceté, de haine et de poison il était devenu… Lors de mon ultime relecture, avant qu’il ne parte sous presse, j’étais impressionné du nombre de choses que j’avais choisi de ne pas y inclure. Je désirais insérer un autre passage important concernant Mona et en vérité j’avais prévu une idée superbe pour cette insertion ; mais la haine me faisait défaut maintenant, la douleur et la méchanceté qui me consumaient s’étaient évanouies. Les pages que je tentais d’écrire refusaient de s’harmoniser à l’ouvrage ; elles dénotaient comme un rajout apocryphe.

La seule chose qu’elle ait remarqué clairement vers la fin, c’est que je me montrais bien disposé à son égard. Ça l’a tuée !

Je tombe dans l’espace, chute infinie, inéluctable. Durant sept ans j’ai vécu nuit et jour l’esprit préoccupé d’une seule chose – elle. Eût-il jamais existé un chrétien plus fidèle à son Dieu, son Sauveur, que je ne lui ai été fidèle, nous vivrions alors dans un monde différent aujourd’hui. Nous serions tous des dieux. Jour et nuit je ne songeais qu’à elle, même lorsque je la trompais. Maintenant qu’elle est partie, je pense à tout ce qui aurait pu se passer ; et ce grand vide dans mon livre, c’est celui que je m’apprête à remplir ici. Ce que la vie nous a escroqué, je vais le faire revivre dans son intégrité. Cet Enfer que Paris a toujours été pour les fous, ce Paris que je ne remarque même plus aujourd’hui parce qu’il ressemble désormais pour moi à toutes les villes, à l’image de New York ou de Berlin – ce Paris infernal appartient à ma mémoire, à côté de cet autre New York que j’ai connu, de Vienne, Budapest, Prague ou cet autre petit coin de Bukowina, qui me fait l’effet d’un fragment de rêve mythique, d’une opérette écrite sans musique.

Au moment où je l’ai quittée pour me retrouver dans la rue, j’ai senti comme une énorme boule dans ma gorge. Je me suis souvenu de toutes les fois où nous avions descendu cette rue en me demandant si un autre jour viendrait où elle marcherait à mes côtés, tous les regards ardents que je jetais sur les immeubles faisaient désormais partie de leur structure, tellement saturés de son image qu’elle doit les sentir aujourd’hui tandis qu’elle passe devant pour la dernière fois. Et je me rappelais aussi comment, à chaque fois que nous marchions côte à côte, au long de ces mêmes rues saturées de mes pensées pour elle, elle n’observait rien, ne ressentait rien – c’étaient des rues comme toutes les autres, un peu plus sordides peut-être, c’est tout. Je repensais à mes promenades solitaires à Paris, la nuit, à l’exaltation que je ressentais chaque fois que surgissait l’image d’elle marchant à mes côtés, lorsque je m’éloignais de la maison après lui avoir dit au revoir, la pensée d’une rue précise m’apparaissait alors – la rue Lhomond. Était-ce parce que j’avais si souvent parcouru cette rue aux prises avec une angoisse profonde, ou parce que je n’avais jamais oublié la nuit où elle m’avait lancé d’un air mélancolique – « Montre-moi ce Paris que tu as décrit dans ton livre » – je ne saurais le dire ; ce que je sais c’est que lorsqu’elle avait prononcé ces mots, j’avais pris conscience de l’impossibilité totale de lui montrer ce Paris que j’avais décrit. Ce Paris-là n’a jamais existé, sinon dans mon imagination, sinon au fond de ma solitude, sinon dans le désir fou que j’avais d’elle. Et ce Paris-là était immense ! Je sentais qu’une vie ne suffirait pas à l’explorer de nouveau, parce qu’on ne pouvait simplement le visiter – c’était un Paris qu’il fallait vivre comme je l’avais vécu, et mon expérience en était unique, personne ne pourrait jamais la ressusciter. Je m’étais souvenu alors, et avec quel degré de signification, de mes premiers jours ici, troublé par quelque vague réminiscence d’elle, je m’étais rendu un jour à la Pension Orfila où l’on m’avait fait entrer dans la chambre qu’avait occupée Strindberg. Et ils offraient de me la louer, à moi ! Rien de bien méchant ne m’était encore arrivé, quoique je n’aie plus un sou vaillant, quoique j’aie souvent souffert de la faim, quoique j’aie erré dans les rues comme un clochard, quoique j’aie cherché avidement une âme compatissante à laquelle j’aurais pu m’attacher. Mais en réalité, rien de bien méchant ne m’était encore arrivé ici, dans cet Enfer de Paris. J’ai quitté la pension, un sourire ironique aux lèvres, comme si je me disais à moi-même, « il est encore trop tôt pour la Pension Orfila ! » Depuis lors, j’ai créé ma propre Pension Orfila – pas une, mais plusieurs ! Il n’existe pas de Pension Orfila toute faite pour les tourmentés ; chacun doit créer la sienne. Il me fallait apprendre cela. Et je l’ai appris depuis. Maintenant, du fond de la tombe, si je puis dire, je contemple la plaque commémorative que l’on apposera sur la façade des immeubles dans cinquante ans : Ici est mort Henry Miller, écrivain. J’imagine ce regard amoureux parcourant la plaque, puis les immeubles voisins, tentant vainement de ressusciter l’image d’une autre époque, avant de s’écrier comme nous le faisons tous : « Comme Paris était différent en ce temps-là ! » Ce qui est si vrai et en même temps si faux. Parce que Paris ne se résume pas à un agrégat de briques et de ciment, de statues et de musées. Quoi que Paris puisse être, elle est éternelle et l’éternel peut toujours être appréhendé par ceux qui possèdent la véritable vision. Je ressens cela profondément certains jours, lorsque mon cœur s’ouvre et que je porte un regard de tendresse autour de moi, jamais alors je ne souhaiterais changer quoi que ce soit ; j’accepte tout, le laid comme le beau, l’ordinaire comme le rare.

« Il existe à Paris, écrivait Balzac, certaines rues qui n’ont pas plus d’honneur qu’un homme reconnu coupable d’infamie ; puis il y a les rues nobles, et également des rues qui ne sont qu’honnêtes, et puis de jeunes rues sur la moralité desquelles les gens n’ont encore formé aucune opinion ; puis il existe des rues assassines, des rues plus anciennes que les plus ridées des douairières, des rues dignes d’estime, des rues toujours propres, des rues toujours sales, des rues pour les ouvriers, des rues pour les étudiants, et de nouvelles rues commerçantes. En résumé, les rues de Paris ont des qualités humaines, qui nous impressionnent par leur physionomie avec certaines idées contre lesquelles nous sommes sans défense. »

Une fois ce texte recopié dans mon carnet, j’ai ajouté au-dessous : « Pour le 24 rue Tournefort, prendre derrière le Panthéon et descendre la rue de l’Estrapade (Cocteau !), jusqu’à ce qu’elle s’achève abruptement en un triangle. Tourner à droite. » En repensant à cette petite note, à tous les liens qu’elle évoque, je suis convaincu que le plus grand livre de l’histoire de la littérature sera écrit un jour par un homme décrivant ce qui lui arrive lorsqu’il traverse la rue. Le récit d’un voyage de l’âme ! La saga de l’Inconscient cristallisé dans un seul instant !

Je me suis souvent rendu derrière le Panthéon, cherchant mon chemin le long de ces murs ventrus, torturés, à demi écroulés ; parfois pour trouver cette autre Pension, la Pension Vauquer du Père Goriot, parfois pour le simple plaisir d’arpenter cette rue qui s’appelle la rue du Pot-au-Fer10, parfois pour ce mélange exquis de sensations qui ne manquait pas de m’assaillir en déboulant rue Mouffetard, des sensations que l’on ne peut que comparer à celles qui agitent l’esprit d’un homme s’embarquant pour un voyage inconnu. Chaque fois que mes pas m’amenaient à contourner le Panthéon et que je tombais place de l’Estrapade, j’étais assuré d’évoquer certains passages du Grand écart à la réputation sulfureuse, ma joie immense à la découverte de ce site, la rue Daubigny qui, selon la loi des pairs-impairs, me revenait chaque fois en mémoire, une rue que je n’ai jamais trouvée. Et à l’instar de Strindberg qui, dans sa folie, avait reconnu des signes et des présages dans le choix même de sa Pension Orfila, ainsi dans mon errance sans but ai-je décelé certains mots, certains signes qui ont fait naître dans mon cerveau de sinistres prémonitions. Un dimanche matin, comme je déambulais autour de l’abattoir de Vaugirard, je suis tombé en arrêt devant une petite rue curieuse appelée rue des Périchaux, maculée ça et là de taches de sang ; il faisait un temps splendide, les oiseaux chantaient, perchés sur le rebord des fenêtres, et des paysannes solides se penchaient au-dessus du trottoir, affichant cet air somnolent et à moitié assassin des Italiens, les poules caquetaient, et des enfants jouaient dans les cours comme je n’en aurais jamais imaginé exister ailleurs que dans les romans ; un peu plus tard, comme j’avais dépassé la porte de Vanves en marchant, j’ai découvert une immense ferme déserte qui me semblait appartenir au petit Kai Mölln, cet enfant mélancolique des Buddenbrooks que je lisais le soir dans ma mansarde. C’était si naturel pour moi de me balader toute la journée dans les rues de Paris ; j’habitais dans la mansarde misérable que je viens d’évoquer, mais je craignais d’y revenir avant minuit de peur de croiser le propriétaire. Les rues devenaient mon refuge. Et personne ne comprendra l’attrait formidable des rues tant qu’il n’est pas contraint d’y trouver refuge ; alors seulement ses pensées les investissent d’une qualité qui ne pourra jamais s’effacer – ne pourrait-on pas appeler ça l’Histoire ? On descend une rue où souffle la bise hivernale, regardant les chiens à vendre, et les larmes vous montent aux yeux. Et l’instant suivant on lit en grosses lettres « Hôtel du Tombeau des Lapins », et l’on éclate d’un franc rire. Ou bien « Hôtel de l’Avenir ». Il existe tellement d’hôtels de l’avenir ! Jamais d’hôtels au participe passé ni d’enseigne au subjonctif. La madone des sandwichs à l’affiche d’un cinéma, ou Mon amant l’assassin. Après avoir traversé la place Violet, un rêve impossible à réconcilier avec la réalité, des teintes mauves et délicates, un ciel gris ardoise, les murs terre de sienne, les portes basses et au-delà des magnifiques chansons de Félix Faure les horribles gazomètres et les cheminées vomissant du coke à l’état pur. Pourquoi n’ai-je pas oublié le passage des Thermopyles ? Parce que ce jour-là une femme parlait à son jeune chiot d’à peine un mois, et son chien semblait la comprendre, tandis que moi j’étais un adulte, et que je bataillais vaillamment avec dictionnaire et grammaire tous les jours, et pourtant incapable de comprendre un seul mot sorti de sa bouche. Comme cela m’accablait ! Et ce qui m’accablait encore plus, dans la rue Brancion, ce n’était pas la vue de ces chiens pathétiques qu’on mettait en vente mais l’immense grille aux pointes de fer acérées qui paraissait me séparer de ma vie légitime. Et ces taches de sang sur les pavés de la rue des Périchaux – ce n’était pas le sang des victimes qui m’attristait, mais la pensée de mon propre sang répandu, sur ce chemin épuisant, souillé de sang, que j’avais choisi pour des raisons totalement obscures. Mon univers d’êtres humains s’était évanoui ; j’étais seul au monde et pour amis je n’avais que des rues, et les rues s’adressaient à moi dans cette langue triste, chargée d’amertume, façonnée de misère humaine, de nostalgie, d’aspirations, de regret, d’échecs, d’efforts gâchés. Il est minuit passé et je bavarde tout en marchant au hasard, avec un ami que ma femme m’envoie. La dernière chose qui me revienne clairement, tandis que nous nous immergeons dans la conversation, c’est que nous avons dépassé La Closerie des Lilas. Il ne reste après cela que le souvenir d’une errance aveugle et sans but, sans aucune conscience des rues que nous arpentions. Nous parlons de ma femme, de ses problèmes à New York, de son aspiration à revenir près de moi, des efforts désespérés qu’elle a déployés pour me joindre, et ainsi de suite. La discussion me rend aveugle à toute autre chose ; tout est concentré en moi à un degré d’angoisse insupportable, lorsque je prends subitement conscience de la rue dans laquelle nous nous trouvons ; brusquement je me souviens qu’Hildred et moi avons arpenté cette rue un soir, sans savoir où elle nous conduisait, intimidés par la misère sordide et la tristesse du décor. C’était la rue Broca, là où elle plonge sous le boulevard Port-Royal. Et à cet instant où je me rappelle le passé, mon ami m’apprend que ma femme est alitée, qu’elle souffre de la faim ; si j’avais su lorsque nous descendions ensemble la rue Broca qu’un jour elle tomberait malade, qu’elle connaîtrait la faim, l’aurais-je laissée partir ? Un sentiment d’impuissance devant le cours des choses me tenaille aujourd’hui ; plus de quatre mille kilomètres d’océan nous séparent et peu importent mon désir désespéré, la ferveur de mes vœux, elle restera là-bas et je continuerai de marcher le visage inondé de larmes brûlantes. Cette sorte de cruauté est gravée dans les rues ; c’est elle qui transpire des murs et nous terrifie quand subitement nous réagissons à une peur sans nom, lorsqu’une panique morbide s’empare de nos âmes ; c’est elle qui infuse aux réverbères leurs étranges contorsions de gnomes, qui leur confère cet attrait, pour mieux nous offrir leurs bras de ferraille froide, pour mieux nous inciter à succomber à leur étreinte suffocante ; c’est elle qui fait apparaître certaines demeures comme les vestiges de crimes clandestins, les volets clos sur leurs fenêtres, comme des orbites dont on aurait arraché les yeux. C’est ce genre de chose, suintant au creux des rues, qui me pousse à fuir lorsque soudain je lève les yeux et découvre l’impasse Satan. C’est ce qui me pousse à noter dans mon carnet : « l’araignée qui découvre une nuée de cafards sous la dalle de cheminée du roi ». À me souvenir des paroles d’Eugène après que le patron du café m’a salué : « Il doit sourire quand il dort – c’est bon pour le commerce ! » À ne pas oublier la pancarte à l’entrée de la mosquée « Lundis et jeudis Tuberculose ; mercredis et vendredis Syphilis ». Qu’à tous les coins de rue de Paris on trouve des têtes de mort grimaçantes sur des affiches : « Défendez-vous contre la syphilis ! » La syphilis partout – dans les verres que nous touchons, dans les urinoirs, dans les yeux des putains, sur les murs de la mosquée. Syphilis écrit dans le ciel. La syphilis dans le cerveau de Meryon, dans ces gravures que l’on déchire aujourd’hui dans le quartier du Marais, la syphilis qui transparaît sur l’enseigne de « l’Hôtel de l’Époque ». Partout où mes pas m’entraînent dans Paris, je constate la décomposition, la syphilis qui ronge nos âmes. Si je descends le boulevard Saint-Germain, là où les autres promeneurs remarquent magasins et restaurants, je ne décèle qu’une affiche publicitaire clamant « La lune est morte ». Si je regarde des tableaux, je ne vois que « Le cosmos sur le plat », ou « Bigarré mais silencieux ». Si je m’attarde à la vitrine d’une librairie, je découvre « Rien que ton corps » ou bien « Une femme à sa fenêtre ». Quant à mon cinéma préféré, il s’appelait « L’Œil de Paris » et c’est là que j’ai vu, comment pourrais-je l’oublier, La souriante Mme Beudet.

« Devant le 8 rue des Jardins ! Peut-être est-ce en ce lieu qu’habitait Rabelais, où il a passé l’arme à gauche. » Une autre note sur mon carnet. Où les gens ont vécu et sont morts ! Obsession du passé, des noms célèbres, des tragédies. Les noms de rues me hantent parce qu’ils nous relient au passé – rue du Roi de Sicile, rue des Lombards, rue Charlemagne, rue des Lions, rue Quincampois, rue Vercingétorix, place des Juives, rue François Villon. D’autres rues me hantent pour des raisons plus obscures – rue Mademoiselle, rue des Entrepreneurs, passage des Patriarches, rue Cervantès, rue de la Tombe-Issoire, place Pasdeloup, rue Maison-Dieu, rue Rembrandt, rue Moulin du Beurre, boulevard Beaumarchais, etc. En écrivant le nom Beaumarchais, je me souviens, comme si c’était incroyable aujourd’hui, que le soir je me hâtais de rejoindre la place de la Bastille puis de descendre le boulevard en m’imaginant retrouver sa grandeur passée, que j’étais comme aimanté par le petit bar-tabac « L’Éléphant » nuit après nuit, parce que c’était là que Germaine donnait ses rendez-vous, je retrouve le plaisir qui me ravissait en regardant entrer Germaine et ses acolytes, et ignorant ma présence, s’accouder au bar en étalant sa grossièreté, son cœur de vraie catin. Et une fois que la maquerelle lui avait passé le mot, elle se retournait avec une telle grâce, s’évertuant à effacer de son visage toute trace de vulgarité – c’était tellement pathétique d’observer comme elle essayait de jouer la femme respectable subitement, un intermède qui ne durait que la distance du comptoir à ma table, car dès qu’elle s’asseyait près de moi, elle me caressait la cuisse et tâchait de monopoliser mon attention. Mais cela ne dura que le temps où elle me considérait encore comme une proie. Une fois qu’elle a découvert les véritables circonstances de ma vie, elle est devenue mon amie, gardant son sérieux chaque fois que nous nous rencontrions, s’inquiétant pour moi, elle se creusait la tête en cherchant ce qu’elle pouvait bien faire pour moi. Elle s’excusait même de ne pas pouvoir me prêter de l’argent – pour les raisons que nous comprenions bien. J’ai écrit quelque part que Germaine avait plus fait pour moi, en me montrant sa petite chatte, que tous les ouvrages de Freud, de Stekel, de Jung, etc. Peut-être me fais-je mal comprendre. Il est certain que je ne souffrais d’aucun complexe en matière sexuelle à l’époque. Lorsque j’ai fait la connaissance de Germaine – c’était un dimanche après-midi, et je déambulais sur le boulevard Beaumarchais –, j’avais besoin d’une femme. C’est tout. Nous nous sommes arrêtés devant la vitrine d’un bijoutier, échangeant quelques signes entendus. Quelques minutes plus tard, nous étions dans une piaule sordide à cinq sous de l’heure donnant sur cette rue étroite et bizarre qui se trouve derrière le boulevard. J’imagine que Germaine tenait à me prouver qu’elle était une bonne putain digne de confiance ; elle s’est dirigée vers le bidet et a entrepris de se savonner puis, subitement, tandis qu’elle se frottait encore, elle s’est approchée en tendant vers moi sa chatte poilue, la caressant maintenant d’une main câline et parlant d’elle non comme s’il s’agissait d’une partie de son corps mais d’un objet auquel elle attachait beaucoup de prix, dont elle appréciait la valeur. Ses paroles lui instillaient une vie propre, un parfum, une vitalité saine et charnelle ; ce n’était plus un simple organe intime, la pauvre chose honteuse et cachée que les femmes considèrent comme leur sexe, mais un trésor, un trésor magique, puissant, un don de Dieu, et pas moins ainsi parce qu’elle en fait commerce contre une poignée de petite monnaie. Se jetant sur le lit, l’offrant de ses deux mains ouvertes comme s’il s’agissait d’un divin calice, elle semblait me dire « Ce con, qui sert à tant de choses, j’en fais pour toi un havre de joie. » Et c’est vrai qu’il était délicieux, ce petit con. Ce dimanche après-midi tout s’est remis à fonctionner. Je l’ai observée comme nous quittions l’hôtel et me suis rendu compte clairement de la putain qu’elle était, mais tellement attendrissante, c’était une camarade, un être en souffrance comme moi, et même si elle me soutirait un dîner, un verre, des clopes et un taxi, cela ne m’affectait pas le moins du monde. Et quand je me suis mis à écrire un peu plus tard quelques lignes à propos de « Mlle Claude », je ne songeais pas à elle mais à Germaine, une pute à quinze balles sur le boulevard Beaumarchais. « …Tandis qu’elle se lave et se recoiffe, tous les hommes avec qui elle a été et maintenant toi, toi seul, les péniches qui passent, les mâts, les coques, tout ce maudit courant de vie qui te traverse, qui la traverse, qui traverse tous ces types qui t’ont précédé et qui suivront peut-être, les fleurs, les oiseaux et le soleil qui nous inonde et ce parfum jusqu’à l’étouffement, tout cela t’annihile. Seigneur ! Accorde-moi une putain maintenant et pour toujours ! » Ça, c’était pour Germaine… Parce que Claude n’avait rien à voir avec la créature truculente, sensuelle, totalement amorale qu’était Germaine. Claude possédait une âme, une conscience ; elle pouvait être raffinée aussi, une faute de goût pour une putain. Un sentiment de tristesse émanait constamment de Claude ; elle donnait l’impression, à son insu, que vous n’étiez qu’un type parmi les autres dans le flot que le Destin lui avait réservé pour sa propre destruction. Inconsciemment, j’insiste. Car Claude aurait été la dernière à conjurer de manière consciente une telle image dans son esprit. Elle était bien trop raffinée et sensible pour ça, elle avait l’esprit brillant, vif, avec des nuances de raison, de justice, d’honneur, entre autres. Claude était la bonne Française ordinaire, bien élevée, intelligente, qui, d’une façon ou d’une autre, s’était fait avoir par la vie ; quelque chose en elle n’était pas assez coriace pour affronter la réalité. Germaine, quant à elle, était putain depuis le berceau, dénuée de toute conscience et pleinement satisfaite de son rôle dans la vie, sauf quand la faim la tenaillait, ou que ses talons lâchaient, trop usés – petits inconvénients banals et sans importance, rien qui ne tourmente son âme ou n’entraîne de véritable souffrance. L’ennui11, voilà le pire état d’âme qu’elle ait ressenti. Elle en avait certainement par-dessus la tête de baiser, certains jours, plein le dos, comme on dit – mais pas plus que ça ! Elle prenait son pied la plupart du temps, et elle suivait n’importe qui – qui que vous soyez – connard, maquereau, ivrogne, clochard, peu lui importait. Un mec ! Un homme avec quelque chose entre les jambes qui sache l’exciter, la faire se tordre de plaisir, se prendre la touffe à deux mains pour la frotter joyeusement, fièrement, et faire naître en elle le sentiment d’un lien, de la vie qui circule par ce lien, le sentiment d’un sens, valeur ultime. Et quand Germaine vous jurait qu’elle n’avait pas de maladie, on pouvait la croire ; elle vous persuadait que ce serait la plus grave blessure infligée à sa personnalité, que ce n’était pas pour vous qu’elle se maintenait propre, mais pour elle-même. Aurait-elle été assez sotte pour détruire l’instrument qui lui procurait tant de plaisir, et non seulement du plaisir, mais son gagne-pain ? Son turbin ! Elle en parlait avec autant de sérieux qu’un ministre du cabinet évoquerait son maroquin. Travail et plaisir ! Combien d’entre nous parviennent à réconcilier les deux ! Et s’il faut être pute pour comprendre ça, alors soyez pute, parce que tout le reste n’est que futilité. J’attachais beaucoup de prix à la condition de putain de Germaine. Elle l’était jusqu’au bout des ongles, jusqu’à son bon cœur, qui n’était pas vraiment bon, mais plutôt paresseux, un peu indifférent, un peu mou, susceptible d’être touché un certain temps, sans véritable point fixe auquel se référer, un cœur indépendant de sa propre orbite – c’est-à-dire de la sagesse, de la moralité, et ainsi de suite, tous ces attributs discutables de l’homme civilisé dont nous ne saurions plus nous passer. Quel qu’ait été l’univers délimité, ignoble et odieux qu’elle s’était fabriqué autour d’elle, Germaine réussissait à y évoluer parfaitement ; c’était en soi revigorant. Quand parfois je partais à sa recherche, m’arrêtant tous les dix mètres pour parler à ses compagnes, celles-ci me taquinaient, raillant ma passion pour elle et certaines tentaient sérieusement de me proposer une passe « juste une fois » ; et devant mes refus obstinés, affirmant en riant fort que si je ne voulais qu’elle c’est parce que « Tu es amoureux d’elle ! », chose parfaitement inconcevable de leur point de vue. « Bien sûr ! répondais-je avec véhémence, je suis amoureux d’elle ! Et je ne veux personne d’autre ! » Foutaise, évidemment. Parce que l’idée d’être amoureux de Germaine ne pouvait pas plus me plaire que celle d’être amoureux d’une araignée. Et si j’étais fidèle, c’était moins à elle qu’à une certaine image qu’elle avait imprimée dans mon esprit, l’image d’une sensualité saine et naturelle. J’ajouterai que je prenais un vif plaisir à la voir pratiquer son métier, recourant aux mêmes grimaces, aux mêmes trucs avec les autres qu’elle avait utilisés avec moi. « Ça fait partie du métier ! » me disais-je, sans arrière-pensée, et j’observais les transactions d’un air approbateur. Plus tard, quand je me suis mis à fréquenter Mlle Claude, je la voyais assise tous les soirs à sa place habituelle, ses petites fesses pommées bien calées sur le sofa moelleux, et j’éprouvais comme un sentiment de révolte inexprimable – une catin n’avait pas le droit, me semblait-il, de s’asseoir ainsi comme une grande dame, à attendre que quelqu’un entame la conversation, tout en sirotant précieusement son thé ou son chocolat. Germaine arpentait le trottoir pour ses clients ; je n’ai pas oublié les trous dans ses bas, les chaussures éculées, déchirées, je me souviens aussi comment elle se tenait debout au comptoir et, d’un geste de défi téméraire, avalait cul-sec son verre d’alcool fort avant de repartir au turbin aussitôt. Certes, ce n’était pas très agréable de respirer son haleine chargée d’alcool, ce mélange de cafés crème, d’apéros et de cognacs qu’elle s’enfilait entre deux clients, un peu pour se réchauffer, et un peu pour s’octroyer un petit surcroît de courage, leur feu pénétrait ses entrailles, il embrasait son bas-ventre, où il doit faire toujours chaud, et le circuit s’établissait, celui qui permet de ressentir la terre sous ses pieds, le renouveau vital que nous cherchons dans la femme. Quand elle était étendue là, jambes écartées, gémissante, même si elle gémissait ainsi pour tout un chacun, on ne pouvait s’y tromper ; c’était à chaque fois le sentiment qui convenait. Son regard ne se perdait jamais fixement au plafond, elle ne cherchait pas des punaises sur le papier peint ; elle s’attelait à sa tâche, prononçait les mots qu’un homme aime entendre quand il culbute une femme – des mots qui ne parlent que de chatte et de cul. Tandis qu’avec Claude, sa délicatesse lorsqu’elle couchait avec vous, paraissait totalement déplacée, elle détonait. Qui peut bien vouloir d’une putain délicate ? Claude allait même jusqu’à vous prier de regarder ailleurs lorsqu’elle s’accroupissait sur le bidet. Mais quelle erreur ! Un homme embrasé par la passion veut voir des choses, il veut tout voir, il veut voir comment elles pissent ! Et s’il est bon de savoir qu’une femme possède de l’esprit, la dernière chose qu’un homme apprécie au lit, c’est qu’une putain lui débite de la littérature. Il vaudrait mieux pour une pute s’en tenir aux instincts plus basiques. Un peu plus tard, en consultant un ouvrage de psychologie, j’ai relevé ces propos (de la bouche même d’une patiente) : « une sensation bizarre dans mes parties génitales, comme si elles mangeaient et buvaient là-bas dessous. »

Fantastique, pensais-je ! Avons-nous affaire à un esprit dérangé ? Alors le mien l’est aussi. Cette sensation de voracité, de vouloir dévorer toute chose, pourquoi est-ce que je la ressens lorsque j’entre en érection, ou que je m’apprête à le faire, d’une manière ou d’une autre. Un sexe qui mange et qui boit – quelle idée géniale ! Un banquet génital. Douzaine d’huîtres ouvertes, petits pains ronds, soupe à l’oignon, chateaubriand – à point ! – Et tiré du même ouvrage de psychologie, le chant des Aborigènes australiens (malheureusement traduit en latin) : « Non fossa, non fossa, sed cunnus ! » voilà ce qu’ils s’écrient dans leur langue féroce et plus primitive (et qui retient probablement la saveur des organes génitaux) au cours de leurs rites sacrés. Et c’est justement cela que l’homme civilisé a perdu d’une manière ou d’une autre. Trop souvent, lorsqu’il s’apprête à besogner une femme, le pantalon sur les chevilles, il ne voit qu’un trou au lieu de contempler une chatte. Et parfois, ce n’est pas seulement un trou qu’il voit – il s’imagine regarder une tranchée, ou une bouche d’égout, et qu’il doit être dégradant pour cet homme de faire jaillir sa semence vitale dans un fossé ou un égout ! Combien d’adorables égouts passent leur vie à s’imaginer qu’elles sont des épouses, des maîtresses ou des amantes ! Et quel commentaire sur l’état de l’âme humaine quand on regarde cette chose et qu’on la nomme simplement une fente, ou quelque chose d’approchant. Quand on la trouve vide ou semblable à tous les autres trous. Quand on a oublié le sens cru de cette expression universelle – « se taper une superbe femelle ! » J’aime tout ce qui jaillit ! Est-ce Joyce ou moi-même qui l’ai dit – je ne sais plus. Je me suis éveillé un matin avec cette expression dans la tête, et j’ai repensé à Joyce, à ses rivières, à ses arbres et à tout cet univers de la nuit qu’il explore comme s’il s’agissait d’un vaste con labouré par l’amour. Oui, j’aime tout ce qui coule – les rivières, les canalisations, la lave, le sperme, les mots ; j’aime cette poche crevée qui relâche le liquide amniotique dans lequel durant neuf mois nous avons nagé béatement, exonérés de toute douleur, regret, remords, conscience, problème, souci ; mais j’aime aussi le rein et ses calculs douloureux, sa lithiase et tout ce qui s’ensuit ; j’aime l’urine qui jaillit en brûlant, la blenno qui n’en finit pas, les délires des hystériques qui se branlent dans le vide, qui s’écoulent comme la colique et appellent toutes les images corrompues de l’âme. J’aime les grands fleuves comme l’Amazone, l’Orénoque, où des cinglés comme Moravagine traversent en flottant sur des embarcations précaires à travers rêves et légendes avant de se noyer dans les embouchures aveugles du fleuve, n’émettant au moment ultime qu’un charabia sans suite. J’aime tout ce qui coule, jusqu’aux menstrues qui charrient la graine inféconde, les écritures qui coulent, peu importe qu’elles soient hiératiques, énigmatiques, ésotériques, peu importe, tout ce qui est fluide. Toutes les choses qui incluent Temps et Devenir, qui nous ramènent au commencement où la fin n’existe pas – la violence des prophètes, l’obscénité faite extase, l’extase faite délire, la sagesse de l’homme juste, la fornication du fanatique, le prêtre et sa litanie élastique, les mots grossiers de la putain, le crachat qui s’éloigne à la surface de l’eau du caniveau, le lait du sein et le miel amer qui s’écoule de la matrice, tout ce qui coule, fond, se dissout, est dissolu, toute la saleté qui se purifie en coulant, qui perd le sens de l’origine, qui accomplit le grand circuit vers la mort et la dissolution pour mieux ressusciter. Parle-moi de héros et de mythes, de l’attente des mères, des barrières de l’inceste, du mystère des foules et des grandes cités prostituées, de la révélation de saint Jean à Patmos – ne t’arrête jamais de me parler de cela… ce n’est pas la langue des psychologues mais celle de l’âme. Le grand désir incestueux, c’est de continuer à couler, en ne faisant qu’un avec le Temps, de ne cesser jamais, en conscience, en geste ou en morale, de fondre la grande image de l’au-delà avec l’ici-et-maintenant, cette image stupide, suicidaire, constipée par les mots, arrêtée par la peur, paralysée par la vie. L’artiste est un nègre dément dansant sur un vase en perpétuelle rotation. C’est la caricature d’un héros, un cheval qui tente de se mordre la queue, un mythe devenu réel traînant les reliefs sanguinolents de sa naissance derrière lui.

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Tropique du Capricorne
Premier manuscrit, abandonné
Commencé à Clichy en 1934

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1. dans la traduction française des Possédés, il s’écrit Stravroguine

2. En français dans le texte.

3. En français dans le texte.

4. En français dans le texte.

5. En français dans le texte.

6. En français dans le texte.

7. Ça a été traduit en français par La question sexuelle.

8. En français dans le texte.

9. En français dans le texte.

10. En français dans le texte.

11. En français dans le texte.