Je porte ce grand œuvre en moi…
À Paris, Henry Miller est un écrivain frustré, en attente de son chef-d’œuvre. En 1932, il a renoncé aux États-Unis, s’est séparé de sa femme June, avant de se plonger dans l’atmosphère de serre de la vie d’artiste, corrigeant des épreuves de temps en temps ou faisant des piges anonymes pour le New York Herald Tribune.
Je partageais un appartement au rez-de-chaussée du 4 avenue Anatole France avec Alfred Perlès et travaillais sur trois ou quatre livres en même temps. Les idées bouillonnaient dans ma tête, nous nous partagions le loyer de 300 francs par mois1.
Deux livres avaient profondément marqué Henry Miller dès leur parution en 1932, et avaient nourri l’élaboration de ses propres textes et ses penchants pour la philosophie. Il s’agit tout d’abord du Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline, dont un agent littéraire, Frank Dobo, lui avait donné les éspreuves. Miller s’était senti proche du désespoir profond de l’œuvre, de l’immense architecture semi-autobiographique et des phrases courtes, débordant de sous-entendus de l’auteur et susceptibles d’ajouter de la précision au style parfois confus que l’on entrevoit dans ses romans posthumes Moloch et Crazy Cock.
La seconde influence majeure sur Henry Miller, c’est Nadja, d’André Breton, qu’il découvre en français lors de sa publication cette année-là. Miller y retrouve la même obsession inflexible de sa propre tendance à transformer sa femme, June Miller, en objet littéraire, et explore la possibilité de guider son récit au gré de ses descriptions de Paris. En écho à l’idéal surréaliste d’André Breton qui repose sur un pur automatisme psychique, Miller retravaille le manuscrit de son Tropique du Cancer ainsi que ses notes en vue du Tropique du Capricorne. Ces deux œuvres en français l’incitent, après qu’il les a traduites en anglais, à adopter un style télégraphique personnel plus soutenu, révélant une succession de moments pris dans son propre moi imaginaire.
William Bradley, son agent littéraire, avait envoyé la première ébauche du manuscrit de Miller, Tropique du Cancer, sous couvert d’anonymat à Jack Kahane, l’éditeur d’Obelisk Press à Paris, en octobre 1932. Jack Kahane l’avait lu en une nuit : Je venais de découvrir le manuscrit le plus désastreux, le plus sordide, le plus magnifique qui soit jamais tombé entre mes mains2…
À l’époque, les autorités en Grande-Bretagne et aux États-Unis n’hésitaient pas à interdire un livre comportant des passages aux sous-entendus blasphématoires ou sexuels. Les éditeurs d’Obelisk Press disposaient cependant d’une niche plus ou moins protégée qui leur permettait de publier des ouvrages tels que The Well of Loneliness (Le puits de solitude) en langue anglaise. Mais le verbe de Miller dépassait le risqué et dépeignait des rencontres sexuelles explicites, ce qui séduisait et affolait tout à la fois Jack Kahane, qui décide finalement de retarder de deux ans la publication du Tropique du Cancer.
Kahane avait suggéré à Miller d’écrire un court traité sur D. H. Lawrence, afin d’établir sa réputation d’écrivain sérieux avant la publication d’une œuvre aussi sexuellement explicite que le Tropique ; mentionnant en exemple la monographie récemment publiée par Anaïs Nin3. Les éditions Obelisk signent un contrat en bonne et due forme pour le Tropique du Cancer le 11 novembre 1932, sans aucun à-valoir mais avec une promesse de publication dans les douze mois à venir.
Le premier livre de Céline rate de peu le prix Goncourt mais remporte le prix Renaudot cette année-là, et les premiers tourments doux-amers de Miller suscités par l’acceptation du contrat apportent à son œuvre un regain de vitalité. Au cours de l’année 1933, il s’attache à polir un certain nombre de textes autobiographiques courts qui paraîtront plus tard sous le titre de Black Spring4. Il se plonge dans les romans de D. H. Lawrence, par l’intermédiaire des ouvrages que lui offre Anaïs Nin.
C’est toutefois grâce au photographe Brassaï que Miller fait connaissance avec son cercle littéraire d’élection, l’agent littéraire Frank Dobo, le poète Louis Aragon, le romancier Raymond Queneau. C’est au sein de ce groupe, en 1933, que s’établit sa réputation d’écrivain gangster. Sa rencontre avec Otto Rank, le psychanalyste d’Anaïs Nin, favorise la spontanéité de son écriture ; certains jours, il lui semble transcrire des messages venus d’ailleurs, issus du torrent de ses pensées. Cette sorte « d’écriture automatique » influencera l’évolution du Tropique du Capricorne.
Miller se penche également sur l’œuvre de John Cowper Powys et fait sienne la puissance narrative du dénigrement de soi, de l’humiliation, comme mode d’absolution, de recherche de la perfection en tant qu’écrivain. Sur ses murs, il établit des graphiques compliqués esquissant la suite de son œuvre, afin d’incorporer la vision du monde cosmologique qu’il entend extirper de lui-même par l’écriture. Il entame une liaison avec Anaïs Nin, liaison qui perdurera au fil des années, et se laisse guider par celle-ci dans l’univers de la création littéraire, mais jusqu’à un certain point seulement. Kahane se montre plutôt désarçonné lorsque Miller lui soumet une vaste collection de notes sur le Monde de Lawrence5, qui provoque le report de six mois de la date de publication du Tropique du Cancer.
Début mai 1933, Nin transmet à Miller Reflections on the Death of a Porcupine, une collection d’essais de D. H. Lawrence, et à la lecture de The Crown, Miller déchiffre la dimension visionnaire de toute l’œuvre de Lawrence dans ce court manifeste :
La petite graine qui a donné naissance à toute l’œuvre de Lawrence tient dans ce texte – et c’est déjà plus qu’une graine. C’est le mysticisme dans son aspect le plus mystique. J’en suis tombé amoureux6.
Le 30 mai 1933, Miller évoque dans une lettre à son agent William Bradley le délai dans l’acheminement du manuscrit de Lawrence jusqu’à lui. Cette lettre de sept pages, où il déverse du vitriol à chaque ligne, prouve qu’il s’est engagé totalement dans ce tournant de sa pensée :
Il faut sans cesse relever le monde, le vaincre, le convaincre contre son gré – encore et toujours. Le monde a toujours tort. Et moi qui prononce ces paroles sauvagement, fanatiquement, sans ménagement, avec obstination, je suis parfaitement conscient de l’enfer qui m’attend en réponse de cette attitude, certes il ne s’agit que d’une attitude, une attitude vraie et sincère, mais en vérité… je me fous de la postérité – notez bien cela dans vos tablettes. Je me fous de l’humanité tout entière. La seule chose qui compte pour moi, c’est ma propre intégrité – elle est tout pour moi. Et là-dessus je ne céderai pas un pouce, pas le moindre millimètre. Mauvaises nouvelles pour Kahane ou Knopf… Kahane n’acceptera jamais mon livre sur Lawrence, j’en suis persuadé… Ni mon Tropique du Capricorne7.
En décembre 1933, il écrit à Emil Schnellock : « Je vois désormais les choses dans leur intégrité, la vie entière, dans sa putain d’intégrité. Un saint, Emil. Un homme juste, un héros – tout du moins de mon point de vue. »
Miller se sent raffermi par sa compréhension de D. H. Lawrence, et ce nouveau sentiment de puissance transparaît dans le premier jet du Tropique du Capricorne, entamé en juillet 1934.
Il m’est revenu un passage, tandis que j’entamais la réécriture, une phrase qu’il me souvient d’avoir rencontrée à maintes reprises dans les écrits de Lawrence – « ce que je m’efforce de faire ». Cela rappelle beaucoup Cézanne qui tentait toujours de réaliser quelque chose. Cette phrase m’atteint au plus profond, pour la simple raison, à n’en pas douter, que je suis dans le même bateau. Ces « efforts » représentent pour moi la création elle-même8.
En février 1934, Henry Miller déménage. Il quitte l’appartement de Clichy et emménage tout près d’Anaïs Nin, dans un hôtel résidentiel à Passy, 24 rue des Marronniers, où Anaïs peut entreprendre des sessions régulières avec Otto Rank. En avril 1934, Miller met la dernière main à la version finale du Tropique du Cancer, qui contient désormais trois sections de son projet du Tropique du Capricorne9.
Il ajoute à ce manuscrit spontané du Tropique du Capricorne des pages sur June, sur Paris, sur l’écriture, sur son état d’être vivant du moment, alors qu’il fréquente plusieurs appartements au 18 Villa Seurat, depuis mai 1934.
Brassaï se souvient : « Chaque fois que je rendais visite à Henry Miller Villa Seurat, j’entendais le martèlement de sa machine à écrire depuis la première marche de l’escalier. Il frappait les touches avec une sorte de frénésie furieuse. On se demandait presque si ce n’était pas le son de son Underwood qui dictait le flux de sa pensée, à la manière dont une fanfare militaire fait marcher la foule10. »
Et Roger Klein ajoute : « Le texte jaillissait de lui, comme si on avait branché un robinet directement à la source11. »
Fin mai, Kahane réclame un délai supplémentaire de six mois avant de publier le Tropique du Cancer, et Miller est conduit, à contrecœur, à procéder à des coupures importantes. Il craint que ce premier Tropique du Cancer ne s’avère inférieur à son projet de Black Spring, qui prend forme.
Anaïs est enceinte de son premier enfant et tente de vendre une version antérieure du Tropique du Cancer auprès de plusieurs éditeurs londoniens. Sans succès. À son retour à Paris, elle trouve Miller profondément déprimé et passe alors un marché avec Jack Kahane pour la publication du livre : Anaïs se chargera des frais d’impression et avancera 5 000 francs à la maison d’édition Obelisk Press. C’est Otto Rank, l’amant d’Anaïs, qui fournira les fonds.
Au cours du mois de juillet 1934, Miller corrige les épreuves du Tropique du Cancer destinées à la publication en septembre. En août, Anaïs Nin met au monde une petite fille mort-née, dont on soupçonne Miller d’être le père. Mais aucune correspondance n’existant entre Anaïs et Henry à partir de cette période, la paternité reste incertaine.
Lorsqu’Antonin Artaud quitte son appartement du 18 rue Seurat en août, remplacé par Henry Miller, c’est Anaïs qui acquitte les travaux de peinture et de plomberie. Elle note dans son journal : « Henry est terriblement enthousiaste à l’idée de vivre dans ce lieu. Café Alésia. Géraniums artificiels. Nombreux miroirs. Jazz. Tout est rouge et blanc12. »
Le 1er septembre 1934, le jour de la publication, Miller emménage avec Alfred Perlès, pour un loyer de 700 francs par mois, dans un studio lumineux, chaudière à la vapeur et baignoire. C’est dans cette maison qu’il avait déjà emménagé en 1931 avec le locataire du moment, Michael Fraenkel : Boris dans le Tropique du Cancer.
Plus l’œuvre avançait, plus je prenais conscience de l’étrangeté de mon Tropique du Cancer, de quelle chose dévoyée, vengeresse, écrite dans la souffrance, regorgeant de méchanceté, de haine et de poison il était devenu… Lors de mon ultime relecture, avant qu’il ne parte sous presse, j’étais impressionné du nombre de choses que j’avais choisi de ne pas y inclure13.
Il jette une lumière nouvelle sur son engagement vis-à-vis de son métier d’écrivain, son Journal d’un futuriste correspond à un exercice d’écriture automatique, passion des surréalistes qu’il n’avait découverte qu’après son arrivée à Paris.
Dans un geste d’autoflagellation, il rêve avec ce livre de « laisser une cicatrice sur la face du monde… Mon histoire prendra alors toute son importante, ma cicatrice révélera tout son sens. Je ne puis oublier que je fabrique l’Histoire, que je suis l’Histoire. Je ne me considère pas comme un livre, mais comme une histoire de notre temps. Et l’Histoire se fait, elle ne s’écrit pas14. »
Éternel frustré, Miller se lance à corps perdu dans ce monologue surréaliste, méditant sur les sept années tumultueuses qu’il a partagées avec June, effectuant des retours en arrière sur la vie nomade qu’il a vécue à New York et Paris, évoquant son amour des livres, les convulsions symbiotiques de ses liaisons, sa quête de l’âme chez les gens et les lieux.
Dans des pages remarquables il revit son premier mariage avec Blanche (Beatrice Wickens), leur fille (Barbara Miller), ses premières amours à New York ; flashbacks sur sa petite enfance par l’évocation de Jimmy Murata, exultation pour cet écrivain idolâtré et si mal compris Dostoïevski, et pour Bergson en particulier. Dans Capricorne II, Miller rend hommage à son amante/sa destructrice, Hildred (June Miller), une façon d’assumer son amour fou pour son sadisme et sa sexualité chaotique ; la tyrannie amoureuse de ses sentiments pour l’amante lesbienne d’Hildred, Vanya, ou bien l’ambiance de foire d’empoigne des soirées avec les filles du Dancing, copines d’Hildred ; il l’idolâtre avant de la réduire en poussière, parmi les autres compagnes éphémères de sa vie, elle qui compte finalement si peu dans l’univers de rêve époustouflant qui le pousse à clamer haut et fort : Je me sentais chez moi en parcourant ces pages : c’était comme un périple parmi des constellations familières15.
En 1934 le Tropique du Cancer est salué par de grands écrivains de l’envergure de Blaise Cendrars, Céline, Ezra Pound, TS Eliot ou Aldous Huxley, mais le livre ne touche que peu de lecteurs. June et Henry divorcent par procuration au Mexique. Anaïs Nin, pendant ce temps, s’est établie aux États-Unis. Par un étrange cafouillage épistolaire, Miller apprend finalement qu’elle partage la vie d’Otto Rank, et que c’est celui-ci qui a fourni à Anaïs les fonds nécessaires à la publication de son livre. Henry inonde Anaïs de lettres passionnées, la suppliant de revenir et de l’épouser.
Cette ébauche du Tropique du Capricorne a été abandonnée, mais conservée dans les archives personnelles d’Henry Miller, pour servir de source en vue de la version définitive du Tropique du Capricorne, publiée par Obelisk Press en 1939 avec une simple dédicace : À Elle.
En 1993, j’ai rencontré Karl Orend à Paris dans l’intention de publier quelques-uns des textes inédits d’Henry Miller, comme The Mezzotints16 ; s’est ensuivie une correspondance avec un expert de Miller, Roger Jackson, qui était précisément en train de référencer les Archives Miller en vue d’une éventuelle publication. En 1995, j’ai entamé une correspondance avec Tony et Valentine Miller à propos d’une publication de l’ébauche du Tropique du Capricorne, et j’ai agi en leur nom auprès de l’Agence Hoffman et de l’éditeur Grove Press. En 2000, associé à l’éditeur John Libbey, nous avons signé un premier contrat pour la publication de Nexus II17, ainsi que de l’ébauche du Capricorne. En 2011, j’ai entamé la préparation des textes des Paris Notebooks également en vue de leur publication. L’esquisse du Tropique du Capricorne, constituée d’une copie unique, appartenait alors à Roger Wagner, qui ne désirait pas s’atteler à un projet de publication. Finalement, le manuscrit a été mis aux enchères par le biais des Galeries PBA en 201018, mais l’ensemble des Archives Miller détenues par Roger Wagner a ensuite été retiré de la vente publique avant de faire l’objet d’une cessation par contrat privé au profit de l’Université de Yale, où le manuscrit est entreposé aujourd’hui.
Miller désirait montrer par ce premier jet les efforts déployés en vue de fabriquer de l’art au moyen d’une vague d’associations libres, traversant l’univers de la sexualité et du désir, en quête de l’extraordinaire. Il a produit ici un poème haletant et déclamatoire dédié à Elle, qu’elle s’appelle June, Anaïs ou même la ville de Paris : Sa léthargie, son évanescence, sa somnolence, cette propension à l’inaction, à la vie végétative que j’avais observées, cette image de statue sombrant peu à peu dans le sommeil… Je venais d’entrer dans une nouvelle vie, rien ne me détournerait plus…
Tom Thompson
Sydney, 2013
1. Henry Miller, Remember to Remember, New Directions, New York, 1947.
2. Neil Pearson, Obelisk : A History of Jack Kahane and the Obelisk Press, page 434, Liverpool University Press, 2007.
3. Anaïs Nin, D. H. Lawrence : An Unprofessional Study (D. H. Lawrence : Une étude non-professionnelle) Edward Titus, Paris, 1932.
4. Henry Miller, Black Spring (Printemps noir) Obelisk Press, Paris, 1936.
5. Henry Miller, The World of Lawrence : A Passionate Appreciation Capra Press, Santa Barbara, 1980.
6. Ibid, page 15.
7. Ibid, page 19.
8. Ibid, page 262.
9. Roger Jackson & Wm. E Ashley, Henry Miller : A Personal Archive, 1994 ; Description complète du manuscrit du Tropique du Capricorne, sous référence A4 dans les Archives Miller ; Miller note « Utilisé dans Tropique du Cancer », dans le manuscrit pages 59-63, 146-156, 160-177. Le manuscrit est désormais en la possession de la Beinecke Library, Université de Yale.
10. Brassai, Henry Miller : The Paris Years, Arcade Publishing, 1975, page 123.
11. Ibid, page 124.
12. Gunther Stullman, Diaries of Anais Nin 1931-1934, Harvest, New York, 1966 page 333.
13. Manuscrit Tropic of Capricorn, page 162.
14. Ibid, page 8.
15. Ibid, page 66.
16. Orend, Shifreen, Jackson (editeurs), Henry Miller : A Bibliography of Primary Sources with The Mezzotints (Alyscamps Press, Paris 1993 & 1994).
17. Henry Miller, Nexus 2 (traduit par Christian Séruzier, Éditions Autrement, Paris 2004). Édition originale en anglais sous le titre Paris 1928 (introduction et préface de Tom Thompson, John Libbey, Londres 2012).
18. The Library of Roger Wagner (PBA Galleries, San Francisco 2010). Tropic of Capricorn 1re ébauche est proposé à la vente sous le Lot 97.