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Le nouvel an ! L’Amérique essaie de se dresser sur ses pattes de derrière. Tout le monde est beurré, bourré, rétamé. Dredge est au bord de la syncope, Hildred fait une crise de delirium. Une fameuse noce, au cours de laquelle Vanya accouche d’un petit poème enjoué sur le crachat virginal des caniveaux, les sept cathédrales qui donnent du lait chaud, et les rats crevés qui flottent sur la Seine ; Bob Ramsay passe, avec son ami Homer Reed et Amy, la maîtresse de ce dernier, tous trois suivis d’une petite grue insortable, qui tient absolument à laisser sa carte à tout le monde. Séances de lutte entre Amy et Vanya, Vanya et Hildred, Hildred et Amy. L’arbitre se met à quatre pattes pour vérifier qu’on ne donne pas de coup bas, et voir quel genre de sous-vêtements on porte – si sous-vêtements il y a. Amy se bat comme une tigresse, les vêtements en lambeaux, le visage bouffi, ensanglanté. Puis Emil Sluter débarque en compagnie d’un Juif nommé Buncheck. Anecdote piquante à propos d’une femme appelée Iliad, qui avait le béguin pour sa propre mère. Drôle d’histoire – jalousie, intrigue et inceste. Sluter, ce salopard aux gants beurre frais, n’en perd pas une miette.

— Et de qui la mère était-elle jalouse, si ça n’est pas indiscret ?

— De moi, pardi ! hurle Hildred, chauffée à blanc.

— De vous ? Non ! Eh bien, que le diable m’emporte… Avez-vous entendu ça, Tony ?

Tony Bring n’a que trop bien entendu. Il pense aux réflexions poisseuses qu’il va devoir subir, la prochaine fois qu’il rencontrera Sluter : « Mince, mon vieux, c’est inimaginable, avec quelle brutalité ces choses-là vous tombent dessus et vous fichent par terre ; et c’est d’autant plus sournois quand on ne s’y attend absolument pas. N’est-ce pas ainsi que vous avez ressenti les choses ? » Ça, c’est le jargon de Sluter : truffé d’amendements, de restrictions, de remarques préliminaires, d’excuses, d’insinuations, de portes dérobées, de faux-fuyants…

Cependant, Hildred est en train de raconter sa vie, comme on vide un seau hygiénique. Et Buncheck, la niaiserie peinte sur son visage boutonneux, la contemple, bouche bée, les yeux en boules de loto. Hildred, l’épouse, assise jambes écartées, les bas roulés aux chevilles, les cuisses à l’air, les tibias contusionnés, égratignés, vantant à qui veut l’entendre sa solide colonne vertébrale, et cette petite fossette juste au-dessus du coccyx, qui fait s’extasier les hommes quand ils dansent avec elle. Cela ne suffit pas ; elle enjolive, elle brode, supplie Homer Reed de poser sa main, là – car en tant qu’artiste il sait apprécier ces subtilités accidentelles de l’anatomie.

Puis Buncheck prend le relais, pianissimo tout d’abord, avec un tendre menuet tiré du Kamasutra, pour continuer coup sur coup par les grandes œuvres symphoniques de Stekel, Jung et Pavlov. Ce n’est pas un cerveau qu’il possède, c’est une fosse d’aisances. C’est trop, beaucoup trop, même pour l’estomac solide de Hildred. Sluter, avec sa correction habituelle, s’excuse et sort pour aller s’enfoncer un doigt dans la gorge.

Pour finir, Amy, aiguillonnée par son amant, fait glisser sa culotte et leur offre une langoureuse danse immobile, jouant de ses muscles. Ça n’est pas terminé, cependant, car Buncheck et Ramsay enchaînent immédiatement sur un concours de mots rimés : joie-oie, brique-pique, vache-tache, messe-fesse, cou-mou, tard-lard. Sluter se joint à eux, puis Hildred ; la pièce résonne de l’écho des mots unis et désunis : bâton-chaton, melon-ballon, gourou-kangourou, Lucette-sucette, poule-ampoule, pédibus-rasibus, levantine-térébenthine, saumure-lémure… Enfin, la station D-R-E-D-G-E annonce la naissance de l’homoncule, tandis que saint Thomas d’Aquin répare les bardeaux de son toit pour empêcher les anges d’entrer. Suit un petit baratin sur le fonctionnement gastronomique des organismes unicellulaires, puis : « Les Alpes et les Andes ne sont que la cendre minéralisée d’un océan, et peut-être la terre entière n’est-elle que l’empreinte solidifiée des choses mortes. » Magnifique débordement de coprologie, arrosé de proverbes sexuels et de néologismes comme mitosités et vaginités. Sluter reste après les autres pour boire le coup de l’étrier, avide de réponses à quelques questions fondamentales, par exemple :

1. Comment la vie s’est-elle ainsi répandue sur la terre ?

2. Que signifie exactement le mouvement symboliste ?

3. Ai-je raison de dire que la peinture de Gauguin était peut-être un peu trop décorative ?

L’aube est avancée, sonnez clairons, tarata-ta-ta…

 

Le nouvel an ! De nouvelles résolutions, de nouvelles querelles, de nouveaux projets. Paris, encore. Et pour Vanya, un leitmotiv : la Suède. La Suède ! Et pourquoi la Suède ? Suède : pays du soleil de minuit, des fjords et des hors-d’œuvre époustouflants, pays de liberté pour le troisième sexe, la bananière étoilée des lesbiennes et des uraniens.

Un entracte, durant lequel Vanya et Hildred jouent avec l’idée de trouver un emploi plus à leur convenance. Caprices. Lubies. Hallucinations.

Pendant cet intermède, quelqu’un leur met en tête cette idée étrange d’aller voir Paul Jukes. Paul Jukes, le plus grand peintre vivant ! L’homme qui fait peu de cas de Cézanne, et moins encore de Matisse. Quant à Picasso, selon Paul Jukes, la seule chose que Picasso ait jamais maîtrisée, c’est l’art de dessiner des canards mécaniques. Qu’on ne parle pas de canards mécaniques ou de motifs de linoléum devant Paul Jukes. Gardez ces vieilleries pour vous ! Le plus grand peintre américain qui ait jamais existé est un adepte rigoureux du muscle et de la vie au grand air, qui exige que l’on peigne le sein droit aussi pieusement que le sein gauche, et que l’on pose des têtes sur les torses, et non des bottes de lilas ou des choux-fleurs. Si vous voulez représenter un homme, vous devez d’abord avoir des bras et des jambes… Alors, allez voir Paul Jukes. Peut-être Paul Jukes aura-t-il besoin d’un ou deux modèles. Lui qui peut s’attacher un pinceau au derrière et peindre une aurore boréale, peut-être consentira-t-il à vous donner un petit conseil – ou un billet pour la Suède. Il ne faut rien avoir de précis en tête. Allez voir Paul Jukes, c’est tout.

 

Il se trouva que le jour choisi pour cette rencontre était un de ces jours funestes. Le grand Paul Jukes, qui avait quitté l’hôpital depuis quelques jours à peine, s’apprêtait à porter plainte contre son médecin pour lui avoir perforé la vessie. Il était affaibli, d’humeur maussade. Il n’eut même pas la courtoisie de prier ses hôtes inconnus d’entrer.

Ils s’en retournèrent, déconfits. Le Grand Paul Jukes… bah ! Vanya cracha sur le trottoir pour exprimer son dégoût. Pfui ! pfui ! Quant à Hildred, elle ne pouvait se contenter de cracher par terre. Il lui fallait faire plus. Elle le traita de « peau d’hareng ».

Le lendemain ou presque, une nouvelle idée germa. Elle émanait de Hildred, cette fois. « On demande mannequins pour bonneterie et lingerie… travail facile… seulement quelques heures par jour. » Pourquoi ne pas faire un peu d’argent sans se donner trop de mal ? Pourquoi pas ?

Elles se levèrent de bon matin. Elles avaient même sollicité l’aide de Tony Bring. Armé d’une grosse brosse à long manche recourbé, il étrilla le dos de Vanya. Ils défirent les nœuds de sa chevelure, lavèrent sa culotte, et repassèrent son tailleur de cheviotte bleue. Hildred ajouta la touche finale en vaporisant de l’eau de toilette sur son chemisier. Paré à l’abordage. Vanya était gaie comme un moineau sautillant sur un fil télégraphique. Elle se dandinait légèrement, à la Margie Pennetti. Ravissante. Qu’avait-elle donc dissimulé, durant tout ce temps ? On croyait rêver…

Mais quand elles réapparurent, Hildred avait l’air sombre. Elles avaient été maltraitées par un sale petit youpin – Vanya particulièrement. Il les avait examinées comme si elles étaient des juments de course. Et il n’y avait pas de paravent. Elles avaient été obligées de se déshabiller sous le regard de trois petits youpins. L’un tenait le mètre-ruban, l’autre notait les mesures sur un bloc, et le troisième, apparemment, se contentait de rester là, comme une bouée de sauvetage, pour vérifier que tout se passait bien. Il n’avait cessé de tirer sur un gros havane. Le summum avait été atteint quand on s’était aperçu qu’il fallait re-mesurer Vanya pour la troisième fois. Tout cela était dû à une erreur de celui qui tenait le crayon et le bloc. Sans doute, il n’avait pas la tête à ce qu’il faisait. Quand on pense qu’il lui suffisait de noter correctement les chiffres… et en vérifiant les mesures, on s’était aperçu que tout était faux. Pour aggraver les choses, Vanya semblait prendre tout cela comme une vaste plaisanterie. Même pendant qu’ils folâtraient autour de son sexe, elle avait gardé un sang-froid* révoltant.

Elle n’avait même pas pris la peine de se couvrir les seins avec les mains.

— Pas le moindre sens moral, conclut Hildred d’une voix irritée.

— Mais qu’est-ce que j’ai fait ? s’écria Vanya. Ne t’es-tu pas déshabillée, toi aussi ? Crois-tu que tu avais l’air plus respectable parce que tu as gardé ton soutien-gorge à la noix ?

— Ce n’est pas ça ! C’est la manière dont tu te tenais…

— Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? Que je prenne une pose de nu artistique ? Bon Dieu, quelle cloche tu fais !

 

Tout allait très bien durant cet intermède, si ce n’est que Hildred avait des problèmes au Caravan. Ils menaçaient de la renvoyer si elle ne changeait pas d’attitude.

— Tu ferais mieux de veiller à ton emploi, lui fit remarquer Tony Bring. Sinon, ça va être la catastrophe, ici.

Vanya approuvait. Il fallait bien que quelqu’un montrât un certain sens des responsabilités.

Mais il existait une autre raison, une raison majeure, pour laquelle Hildred devait continuer à travailler. Vanya s’était remise à bricoler avec du plâtre et Dieu sait quoi encore. Elle parlait de créer d’autres comtes Bruga, et des masques, des moulages. Il fallait de l’argent. Bien sûr, quand Hildred en aurait vendu quelques-uns, tout irait comme sur des roulettes. Et quelle meilleure galerie que le Caravan ? Lausberg lancerait probablement le mouvement ; il y avait aussi ce brave rustaud, ce gogo de Earl Biggers, sans parler de la mère d’Iliad, et de tous les garçons à mèches blondes qui raffolaient de tout ce qui était Art.

Hildred n’était pas du genre à chipoter devant l’appât. Elle avala tout, hameçon, ver et plomb. Il y avait du génie dans cette idée-là ! Évidemment, puisque c’était un génie qui l’avait conçue. Un génie, et une Romanov.

À présent, elle rentrait directement du travail. Tout le monde était mis à contribution. Si quelqu’un passait, on lui mettait une scie ou un marteau entre les mains, ou bien on le chargeait de déchirer des feuilles de papier kraft en fines bandes. Le sol était un amalgame de plâtre de Paris, de sciure, de clous, de vernis, de colle, de chutes de velours et de satin, de perruques de poupées, de teintures mexicaines… Les coulisses d’un cabaret de troisième ordre.

Pour s’entraîner, ils effectuèrent des moulages les uns des autres. Hildred ne pouvait se contenter de la pose traditionnelle, neutre, mortuaire. Elle recherchait toujours le grotesque. Ainsi, au lieu de masques ressemblants, ils obtinrent des gargouilles, des satyres, des bacchantes, des maniaques. De temps à autre, un Job ou un Hamlet voyait le jour, parfois un profil de médaille romaine.

Tony Bring prenait tout cela avec un calme extraordinaire. Qu’elles filent leurs rêves d’opium. Laissons-les dire. On ne pouvait s’offrir un voyage à Paris avec trois sous en poche. Quant à devenir riches du jour au lendemain – quelle blague ! Si déjà elles pouvaient assurer le loyer, quand arriverait le terme, et empêcher leurs estomacs de gargouiller. Hildred tenait des discours faramineux, évidemment, mais c’était sa façon d’être. Simple excitation thyroïdienne.

Vers trois, quatre heures du matin, généralement, Vanya se glissait dehors, vêtue de sa salopette, pour chaparder les bouteilles de lait et les sacs de petits pains que les livreurs déposaient aux portes. Les quelques heures qu’il restait pour dormir se passaient à se tourner et à se retourner, à se jeter des reproches au visage, à se réconcilier. Totalement épuisée, à bout de nerfs, Hildred sanglotait, larmoyait, le maudissait un instant pour mieux capituler l’instant suivant, et finissait par s’endormir dans ses bras demeurant ainsi, inerte comme une pierre. Parfois, elle s’éveillait, effrayée, et s’écriait « Oh, c’est toi ! ». Puis elle le suppliait d’arrêter, lui disant qu’il était cruel, qu’il la tuait.

— Mais de quoi rêvais-tu, à l’instant ?

— Mon Dieu, je ne sais pas…. Ne me pose pas de questions pareilles. Je suis morte, je te dis.

Et tandis qu’il se battait pour reconstituer les rêves de Hildred, évoquant rapidement tous les mensonges, toutes les intrigues dont elle s’entourait, on entendait soudain Vanya fermer la porte de sa chambre. Son ombre passait et repassait devant la lourde porte aux vitres teintées. Qu’était-elle donc en train de fabriquer là-bas, cette diablesse à la longue crinière ? Quelle conspiration inédite fomentait-elle ? Il saisissait Hildred, l’étouffait contre lui comme pour la protéger de quelque esprit malfaisant. Alors la même expression d’effroi renaissait sur son visage, et elle s’écriait :

— Oh, par pitié, laisse-moi tranquille, tu veux bien ?

— Mais écoute, Hildred, tu ne l’entends pas ?

— Tu vas finir par me rendre folle, si tu continues comme cela.

— Et moi ? Tu t’imagines que ça me donne bonne mine ?

— Pour l’amour de Dieu, qu’est-ce que tu veux de moi ?

— Tu sais bien ce que je veux… Je veux que tu te débarrasses d’elle.

— Si tu parles ainsi, je m’en vais… Je ne peux plus supporter ça, je te le jure.

— Mais écoute, Hildred, tu dis que tu m’aimes… Tu dis que tu ferais tout pour moi…

— Oui, mais pas ça !

— Et pourquoi pas ?

— Parce que je ne le ferai pas.

— Tu ne le feras pas parce que tu es folle… Tu es une fieffée garce… Tu es dingue ! Je devrais te casser la…

— Tony… Tony ! Mon Dieu, qu’est-ce que tu racontes ! (Elle s’effondre sur lui, l’étouffe de baisers. Elle lui caresse doucement le front, passe la main dans ses cheveux.) Tony, mon Dieu, comment peux-tu dire des choses pareilles ? Tu es malade. Tu as besoin de repos. Tony, ne sais-tu pas que je t’aime ? Que ferais-je sans toi ? Tu veux donc me détruire ?

— Mais je ne suis pas fou… Je sais ce que je dis. Et je suis sérieux.

— Oh, Tony, ça n’est pas possible. Tu es malade. Tu es malade.