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La nuit tomba. Il fuyait ses propres pensées. Hildred était passée avec Vanya, puis elles étaient parties, ou plutôt elles s’étaient enfuies après une scène honteuse, qui s’était soldée par des injures et des menaces de sévices.

Il laissait ses pensées errer lugubrement, passant d’un souvenir sordide à un autre. Le temps s’écoulait, mais il ne bougeait pas ; sa poitrine était vide, ses membres disposés comme si, déjà, il avait fait le geste final, comme s’il avait sombré dans un sommeil profond, éternel. Est-ce donc ainsi à la fin, quand vos yeux deviennent fixes, ronds et vitreux, et que tous les bruits de la terre s’évanouissent ?

Les ombres de la nuit s’étendaient, se déployant sur le mur en une sinistre fantasmagorie. Il fixait sur elles un regard agrandi, douloureux ; voilà qu’elles se mettaient à trembler, et que toute la pièce commençait à danser légèrement. Un flot de phrases familières lui vint aux lèvres : Un nom de bien vaut plus qu’une onction précieuse, et le jour de la mort plus que celui de la naissance… Les morts ne savent rien, et toute récompense leur sera refusée ; car leur mémoire est oubliée.

Il songeait à Bob Ingersoll sur la tombe de Napoléon, un torrent de paroles aux lèvres ; il songeait à tous les mécréants qui s’étaient repentis sur leur lit de mort, et une voix résonnait à son oreille : « Comment le sage meurt-il ? Comme le fou. »

Les phrases bondissaient hors de son esprit dans un brouillard confus, comme si tous les matins de tous les dimanches passés à l’église s’étaient enchevêtrés en un rêve unique, dont plus rien ne restait que l’écho sonore d’une voix presbytérienne vomissant les ordures de la grâce séculaire. Un parfum de lotion capillaire lui emplit les narines, et il sentit de nouveau le contact d’une moustache drue pressée contre ses lèvres. Une voix mielleuse et persuasive lui chuchotait quelque chose, mais il ne voulait pas regarder, car la gorge du vieil homme était semblable à un sépulcre béant.

Il se tint devant la fenêtre ouverte, s’exposant aux rafales, frissonnant. C’était l’hiver. Tout était mort. Un sommeil profond, sans douleur. Dans la cour se dressait un arbre nu, décharné. Ce serait comique, se dit-il, si en allant à la fenêtre, le matin, Hildred découvrait son corps gelé, enchaîné au ciel comme une malédiction. Mais, au matin, quelle importance cela aurait-il, qu’on le trouvât comme ceci ou comme cela, ici ou là ? Au matin, il aurait rejoint tous les matins qui avaient jamais existé.

Il se coucha, tira sur lui les couvertures. L’engourdissement envahissait ses membres ; il ressentait une douce chaleur, un feu intérieur. Lui restait-il quelques minutes encore, ou seulement quelques secondes ? Il aurait au moins dû laisser un message – on laisse toujours un message, à la fin. Il bondit hors du lit et se mit à chercher frénétiquement un crayon et du papier.

Les mots se ruaient sous sa plume comme sous le fouet, souillant la surface blanche et lisse d’une ligne continue et irrégulière. Comme il finissait d’écrire, il sentit passer sur lui un souffle froid et humide, qui déjà parlait de la tombe. Le crayon lui échappa des mains et, sentant ses paupières lourdes s’abaisser sur ses yeux, il sombra dans un autre temps, dans un monde sans fin, un vide glacé, résonnant des accords désolés d’une harpe de métal.

Par-delà la frange glacée du vide s’élevait une sphère incandescente d’où ruisselaient des rivières écarlates. À présent, il savait que la fin était venue, que dans ce cercle fatal qui se consumait, blême, aucune retraite n’était possible. Il était à genoux, la tête enfoncée dans un limon noir. Soudain, une main le saisit à la nuque et le rejeta en arrière, dans la fange. Ses bras étaient attachés. Au-dessus de lui, enfonçant ses genoux osseux dans sa poitrine, se tenait une sorcière, nue. Elle l’embrassa avec ses lèvres souillées, et son souffle était brûlant comme celui d’une jeune mariée. Il sentit ses bras décharnés resserrer leur étreinte, l’écraser contre ses reins. Ses reins devinrent plus larges et plus doux, son ventre blanc s’épanouit ; elle était étendue contre lui comme une lourde fleur, les pétales de ses lèvres écarlates lascivement écartés. Soudain dans cette étreinte de rapace brilla l’éclat vif d’une lame ; la lame s’abaissa, et le sang gicla sur son cou, dans ses yeux. Il sentit ses tympans éclater, et un flot jaillit de sa bouche. Penchant la tête, elle frotta ses lèvres calleuses contre sa joue, puis releva sa face ensanglantée, et de nouveau la lame s’abaissa, courut le long de son visage et plongea dans sa gorge, lui ouvrant largement l’œsophage. D’un geste rapide, précis, elle lui sectionna le lobe des oreilles. Le ciel n’était qu’un immense fleuve écarlate que brassaient des cygnes et des baleines argentées. Une résonance caverneuse, sardonique, emplit le vide, et les cygnes s’abattirent, leurs longs cous vibrant comme des cordes tendues…

 

La porte s’ouvrit brusquement, avec fracas. Il entendit prononcer son nom. Il se retourna, soupira profondément.

Hildred se jeta sur le lit.

— Tony, qu’est-ce que tu as fait ?

Le prenant dans ses bras, elle se mit à le bercer, à le bercer comme un bébé. Une rivière se jetait dans la mer. De nouveau, ils ne faisaient plus qu’un ; il en avait toujours été ainsi, et il en serait toujours ainsi. Rien, rien au monde ne pourrait plus jamais les séparer.

Alors, un coup sonore résonna contre la porte. Hildred se mit à trembler et se contracta dans ses bras.

— Ne bouge pas, chuchota-t-il, resserrant son étreinte.

Le coup résonna de nouveau, plus fort cette fois, impérieux, menaçant.

Vanya fait son entrée… à la Modjeska. Elle balaie la scène d’un regard sagace et froid. La voici debout près du lit, qui observe la silhouette prostrée comme si c’était une icône de notre seigneur Emmanuel. Elle parle à Hildred d’une voix basse, confidentielle, et tout en parlant elle lève lentement les yeux du lit pour fixer quelque objet invisible, très loin au-delà des murs.

Hildred se penche vers lui, pleine de sollicitude.

— Vanya veut savoir si elle peut faire quelque chose, dit-elle.

Il l’attire à lui.

— Dis-lui de s’en aller, chuchote-t-il.

Hildred se dégage et se redresse. Elle regarde Vanya, mal à l’aise.

— Il veut se reposer, dit-elle. C’est bien, Tony, recouche-toi, repose-toi. Nous allons te laisser un petit moment. Nous reviendrons bientôt.

Vanya avait déjà filé. Elle descendait l’escalier.

— Tu reviendras seule ? demanda-t-il.

— Oui, je reviendrai seule, répondit Hildred.

— Alors, prends ça, dit-il, lui fourrant les feuillets froissés dans la main.