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Une nuit, vers deux heures du matin, peu après cette scène, toutes deux débarquèrent à la maison. Il était couché. Réveillé par le grincement de la porte, il les vit debout sur le seuil, pouffant de rire. Elles avaient apporté des sandwichs et du café.

Tandis qu’ils mangeaient, Hildred remplit une bassine d’eau chaude pour que Vanya prenne un bain de pieds. Puis elle les lui essuya tendrement, et les massa avec de la cold-cream. Il regardait, éberlué. Vanya considérait cela comme allant de soi.

— Regarde, dit Hildred, ne sont-ils pas dans un état épouvantable ?

Vanya leva le pied avec nonchalance, et bâilla.

— Ça n’est rien, dit-il. Un peu d’irritation.

Hildred en fut indignée. Armée d’un peigne et d’une brosse, elle s’employait à présent à démêler la crinière de Vanya, vautrée dans le fauteuil, avec l’air satisfait d’une chienne que l’on débarrasse de ses puces. Tony Bring gardait les yeux fixés sur Hildred, sur les dents du peigne jaune pâle qu’elle promenait amoureusement dans la mousse d’un noir bleuté, et ses pensées haineuses suivaient le mouvement de sa main.

Il avait été décidé – Hildred avait décidé – que Vanya resterait dormir. On éteignit la lumière. Vanya dormait dans un lit, lui dans l’autre. Ils n’avaient qu’à tendre le bras pour se toucher la main. Hildred s’agitait, mal à l’aise.

Une bataille s’était engagée. Ils se battaient, tous trois, ensemble, l’un contre l’autre, chacun contre soi-même, ils se battaient désespérément pour ne pas se battre. Bientôt, telle une vague venue de loin, du bord de l’horizon, Hildred se coula entre eux. Comme elle se penchait pour l’embrasser et lui souhaiter bonne nuit, son corps tout baigné de fleurs et de clair de lune, il éprouva jusqu’à la nausée le désir de l’étrangler.

De temps en temps, il ouvrait les yeux, contemplait les silhouettes pâmées dans la masse confuse des draps et des couvertures. La tête de Vanya flottait dans une flaque d’encre, sur la poitrine de Hildred. Son bras nu formait une courbe alanguie, enserrant ses formes ondoyantes. Un bras solide, épais, dont le poids reposait sur le corps de sa femme comme une enclume.

Au matin, elles l’invitèrent à se joindre à elles pour le petit déjeuner. Il se laissa faire, comme un invalide se soumet aux soins de l’infirmière. Ce fut un supplice. Il sentait qu’il était de trop. Le monde entier n’était pas assez vaste pour eux trois. En marchant jusqu’au métro, elles bavardaient, tout excitées, passant sans cesse d’un sujet à l’autre. Elles faisaient semblant d’être détachées ; elles parlaient pour ne rien dire, et s’écoutaient sans entendre un seul mot.

Dans le métro, Hildred retrouva le contrôle d’elle-même. Jetant des regards de défi à la ronde, elle haussa le ton plus qu’il n’était nécessaire et claironna des choses que généralement l’on murmure, à supposer même que l’on ait l’audace d’en parler en public. D’un coup d’œil dévastateur, elle repérait un visage et en faisait l’analyse, mettant à nu les vices cachés, les hypocrisies ; elle s’attaquait particulièrement aux femmes d’âge mûr, sur la physionomie desquelles la pitié et l’horreur se conjuguaient, les provoquant d’un rire impudique, les fixant d’un regard narquois qui les faisait se contracter. Vanya, elle, affectait la dignité d’une statue ridicule.

En sortant du métro, elles filèrent tout droit chez Willie Hyslop et ses amis. Tony Bring tentait de rester à l’écart, mais Vanya le prit par le bras pour le présenter cérémonieusement. La situation lui évoquait un athée recevant l’extrême-onction.

Il écouta sagement tandis que deux filles appelées Toots et Ebba relataient leurs exploits. Elles avaient l’allure fringante et émoustillée de deux airedales en train de se flairer. Elles étaient attirantes aussi, à leur manière animale. Les pointes de leurs seins transperçaient leurs chandails comme des fistules.

À la porte du Caravan, il attira Hildred à l’écart et lui parla à voix basse. Elle ne se sentait pas dans son assiette.

— Mais pourquoi as-tu fait cela ? demanda-t-il avec insistance. C’est la seule question que j’aie à te poser. Tu ne peux pas y répondre ?

Hildred observait Vanya du coin de l’œil. Sans conviction, elle lui expliqua qu’il aurait été gênant pour elle de se mettre au lit avec un homme en présence d’une autre femme. Il réagit instantanément :

— C’est ce machin que tu appelles une femme ? dit-il d’un ton âpre.

Le visage de Hildred s’assombrit. Elle commença de hausser le ton. Finalement, elle se mit à l’injurier. Une expression de douleur apparut dans les yeux de Tony Bring. Il avait pitié d’elle, de lui-même, de tous ceux qui souffraient en ce monde alors que la souffrance était chose si vaine.

Soudain, elle lui prit la main, la serra furtivement.

— Ne pouvons-nous pas parler de cela plus tard ? le supplia-t-elle avec une extrême douceur, comme si elle s’était littéralement mise à genoux devant lui.

Il réfléchit. Il voulait faire preuve de dignité, de loyauté. Peut-être, ainsi qu’elle l’avait déclaré, faisait-il une montagne d’une taupinière. Dieu savait qu’il n’était plus très sûr de ce qu’il faisait.

À présent, les autres les observaient. Elle retira vivement sa main.

— Très bien, dit-il. Nous en parlerons plus tard. Mais (il l’attira plus à l’écart encore) je te préviens tout de suite… Peu importe ce que tu me racontes, une chose pareille ne peut plus se reproduire… plus jamais. Tu comprends ?

Il se détourna et s’en fut sans attendre.

Elle demeura là, le regardant s’éloigner d’un pas rapide, hargneux. Un flot de sang lui monta au visage. La lumière violente de la rue lui brûlait les yeux. Elle détestait le soleil… Elle le détestait… le détestait.

Tandis qu’il marchait, son esprit débordait d’amertume et de dégoût. Il repensait à la manière dont celle qu’on appelait Toots était venue droit sur Hildred et l’avait embrassée sur les lèvres. Et pas plus tard que la veille au soir, selon son propre aveu, elle et Ebba avaient organisé une petite séance pour quelque vieux bouc, un quelconque abruti plein aux as et complètement décati, amateur de curiosités. Il revoyait aussi les dents jaunes de Hyslop, et sa moustache soyeuse qui commençait juste à pousser, ce qui accentuait son aspect efféminé. Ils avaient de sales bouches, tous, des bouches que l’on attribue généralement, à tort ou à raison, aux êtres dégénérés. Il se demanda pourquoi il n’était pas parti dans l’instant. Il essuya ses mains moites à son pardessus, comme pour prévenir tout danger de contamination.