Jour après jour, les ombres s’allongèrent, et partout les couleurs se fondirent en bruns mordorés et en roux profonds. Ici et là, des choses se dressaient contre l’horizon uniforme, avec une vigueur de squelette : des chênes décharnés, tordant leurs rameaux de réglisse dans le lavis grisâtre du ciel, leurs jeunes pousses fragiles courbées comme des écoliers ployant sous le fardeau de la sagesse.
Peu à peu, un suaire s’étendit sur la ville ; le vent rugissait dans les tranchées profondes, précipitant la poussière et les déchets de la rue en tourbillons suffocants. Les gratte-ciel se dressaient avec un éclat sépulcral dans une brume de grisaille et de rouille. Mais, dans les cimetières, verte était l’herbe de la résurrection, de la vie éternelle. Vertes aussi étaient les rivières, du vert de la bile.
Chaque jour apportait son lot de visages nouveaux au Caravan : fauchés revenant de la Riviera, artistes qui étaient allés faire quelques croquis à la campagne, actrices pourvues de contrats juteux, acheteurs des grands magasins en vogue, tous ayant retenu quelques phrases de français et d’italien durant leur séjour à l’étranger. Tous prêts à retrouver leur terrier à l’approche de l’hiver, à reprendre l’existence fébrile et malsaine dans laquelle ils prétendaient trouver liberté et joie de vivre.
Vanya vivait pratiquement au Caravan. Quand Hildred arrivait, dans la matinée, elle était déjà là, en train de l’attendre pour le petit déjeuner. Elles se retrouvaient chaque jour comme si elles avaient été séparées depuis des années.
Assez curieusement, quel que fût le moment où Tony Bring passait, elles étaient sorties. C’était toujours la même histoire – Hildred était partie quelque part avec son amie. Aucune mention ne fut faite de ces incursions jusqu’au jour où, comme Hildred se préparait à sortir, s’éleva une de ces petites querelles qui devenaient chaque jour plus fréquentes. Elle l’accusa de l’espionner. Elle ne savait que trop combien de fois il était passé là-bas, elle connaissait les questions qu’il posait sans cesse, les sous-entendus perfides. Pour tout dire, elle l’avait vu elle-même de temps à autre, le nez écrasé contre la vitrine. D’ailleurs, Dieu savait où il ne fourrait pas son nez.
Finalement, le nom de Vanya jaillit. Vanya… Oui, c’était elle qui était cause de toute cette histoire.
— Tu es jaloux d’elle, voilà la vérité ! s’écria Hildred.
— Jaloux d’elle ?
L’espace d’un instant, il demeura bouche bée, incapable de trouver une épithète assez basse pour traduire toute l’ampleur de son dégoût. Quelle merveilleuse amie elle faisait, cherchant sans cesse à s’introduire ici ou là avec une pincée de drogue, traînant en compagnie de putains et de poètes syphilitiques.
— T’imagines-tu que je vais la prendre au sérieux ? s’écria-t-il. Tu appelles ça un génie. Qu’est-ce qu’elle peut montrer de son génie ? Je veux dire, à part ses ongles crasseux !
Hildred le laissait crier dans un silence exaspérant. Elle était tout occupée à se mettre du rouge aux lèvres. Son visage avait un ravissant éclat cadavérique ; s’observant dans le miroir, elle se grisa peu à peu, ivre de sa propre beauté – comme le croque-mort qui s’aperçoit tout à coup qu’il a un merveilleux cadavre entre les mains.
Tony Bring était fou de rage.
— Arrête ! hurla-t-il. Tu ne vois donc pas de quoi tu as l’air ?
Elle s’examinait dans le miroir, calmement.
— Je suppose que j’ai l’air d’une pute, c’est bien ce que tu veux dire ? demanda-t-elle d’une voix suave.
Enfin, elle fut prête à sortir. Elle s’arrêta sur le seuil, la main sur la poignée de la porte.
— J’aimerais que tu ne partes pas tout de suite, dit-il. J’ai quelque chose à te dire…
— Je croyais que tu avais terminé.
Il s’appuya dos à la porte, la serra contre lui. Il embrassa ses lèvres, ses joues, ses yeux, et ce petit coin de chair qui palpitait sur sa gorge. Il avait un goût de fard gras dans la bouche.
Hildred se dégagea et, tout en dévalant l’escalier, elle lui lança :
— Tire ta crampe tout seul !
Plusieurs fois au cours de la nuit, il se leva d’un bond, rejetant le gros livre qu’il lisait, et se précipita jusqu’à la station de métro. Il attendit sous le passage, tandis que les rames se succédaient. Il marcha jusqu’à l’esplanade du pont, attendit encore. Des taxis passaient, funèbres. Des taxis bondés d’ivrognes. Des taxis bondés d’assassins. Pas trace de Hildred…
Il rentra chez lui et demeura éveillé dans la nuit. Au matin, il apprit qu’elle avait téléphoné.
— Qu’a-t-elle dit ? demanda-t-il.
— Elle a dit qu’elle voulait vous parler.
— Elle n’a laissé aucun message ?
— Non, elle a simplement demandé si vous étiez là.
— C’est tout ?
— Elle a dit qu’elle voulait vous parler.
Hildred justifia son absence en déclarant que sa mère était tombée malade.
Très bien.
Ce n’est que quelques jours plus tard qu’il s’aperçut que son histoire était bancale. Décidant, sur un coup de tête, d’appeler sa mère, il apprit avec stupeur que la mère et la fille ne s’étaient pas vues depuis plus d’un an et, plus encore, que la mère ignorait même que sa fille était mariée.
Lorsque, quelques jours plus tard, tandis qu’ils étaient couchés, serrés l’un contre l’autre, il lui rapporta mot pour mot cette conversation, elle se mit à rire, à rire à en perdre le souffle.
— Ma mère t’a vraiment raconté ça ? (Nouvelle explosion de rire.) Et tu as avalé cette histoire !
Elle riait toujours, avec une jubilation sanguinaire. Puis soudain, brusquement, son rire cessa. Il l’attira à lui. Tout son corps tremblait, ruisselant de sueur. Elle tenta de dire quelque chose, mais ne parvint à émettre qu’un gargouillement enroué. Il demeurait presque immobile, la serrant contre lui.
Quand elle se fut bien calmée, il la saisit brutalement aux épaules et la secoua.
— Pourquoi ta mère me mentirait-elle ? demanda-t-il d’une voix dure. Pourquoi ? Pourquoi ?
Elle se mit de nouveau à rire, à rire à en perdre le souffle.