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Souvent, la nuit, Vanya quittait son lit pour marcher dans les rues. Elle avait peur des ombres, des pas lourds qui résonnaient. Elle se plaignait que, la nuit, les murs de sa chambre s’effondraient comme un soufflet d’accordéon. Elle ne voulait pas de fleurs près d’elle, par crainte d’être empoisonnée. Les couleurs l’affectaient violemment. Les visages aussi. Durant certaines périodes, elle ne voyait plus que le nez des gens. L’odeur du Lysol la mettait au supplice. Les œufs mollets lui donnaient la jaunisse.

Souvent, elle s’enfermait dans sa chambre et, installée devant le miroir, elle se faisait le visage de John Barrymore dans Moby Dick ou Dr. Jekyll et Mr. Hyde. Devant le reflet de ces images abominables, elle commençait à délirer : « Qui suis-je ? Que suis-je ? »

L’idée qu’elle pût avoir une personnalité multiple éveillait sa curiosité. Telle une actrice, elle était lasse de jouer toujours le même rôle, celui que le destin avait choisi pour elle. Elle ressemblait à tous ceux qui croient pouvoir, en changeant de nom ou d’adresse, modifier le cours imbécile de leur vie. En dépit de son âge et de ses limites, elle avait presque tout essayé. Elle avait même tenté de devenir un homme.

Il était difficile de la suivre dans ses déplacements, dans sa course incessante. Tony Bring, par exemple, était persuadé d’avoir fait le pied de grue devant sa porte, quelques nuits auparavant. Il était exact qu’elle avait vécu là, naguère, mais Vanya elle-même ne se serait probablement pas souvenue de cet endroit, si quelque mésaventure ne l’avait gravé dans sa mémoire. Cet incident pénible était un incendie, qui l’avait brutalement tirée d’un rêve dans lequel elle s’imaginait barboter dans un bain de chaux vive. Avant qu’elle eût pris clairement conscience de ne plus rêver, le feu lui avait rôti le derrière. Pendant plusieurs semaines, elle avait dû prendre ses repas debout, et s’endormir sur le ventre.

Une brûlure finit par cicatriser, avec le temps, mais il n’est pas aussi facile de se débarrasser de la police. Apparemment, lorsque le matelas avait pris feu, on avait évacué une demi-douzaine de personnes de la chambre de Vanya. Il apparut malheureusement que trois d’entre elles étaient des hommes androgynes ; les trois autres étaient des femmes androgynes. On appela des inspecteurs, et la brigade des mœurs se mit immédiatement au travail, avec ses gants de caoutchouc visqueux. Personne ne croyait un mot de ce que disait Vanya. Pour finir, Hildred fit appel à un politicien, et l’affaire fut étouffée. Mais Vanya était fichée. Au bout d’un moment, elle commença de se glorifier de cette histoire, regrettant qu’ils n’eussent guère trouvé qu’un « trouble de l’ordre public » à mentionner en face de son nom.

Depuis cet épisode, elle avait souvent déménagé, et changé aussi de nom plusieurs fois. Bien que Tony Bring ne s’en doutât aucunement, elle vivait à présent à deux rues de chez lui, dans un vieil immeuble de pierre brune. Cette proximité offrait à Hildred le plaisir de passer la chercher en allant travailler. Elles prenaient leur petit déjeuner ensemble, dans un restaurant du quartier, négligeant le repas gratuit offert par le Caravan, où il leur aurait fallu manger sous une surveillance plus ou moins discrète.

Cependant, et malgré leur intimité, Hildred n’accordait pas une confiance totale à Vanya. Celle-ci ignorait, par exemple, que son Hildred adorée était mariée. Et, quand elle apprit la chose d’une bouche indiscrète, elle prétendit ne pas le croire. Hildred en fut flattée. Un de ses fantasmes était de se voir comme un être inaccessible.

Cette comédie, poursuivie jusqu’à l’absurde, finit par irriter considérablement Tony Bring.

— Si tu ne lui dis pas la vérité, déclara-t-il un jour, je la lui dirai moi-même.

Mais Hildred parvint à l’en dissuader.

— Tu vois, ajouta-t-elle plus tard, j’ai pensé qu’il était plus sage de lui dire que nous vivions simplement ensemble. Elle sait que je ne suis pas vierge. En outre, je peux parfaitement avoir un petit ami, si cela me plaît. Si je lui disais la vérité, tout le Village saurait que nous sommes mariés.

Tony Bring aurait bien aimé savoir quel mal il y avait à cela.

— Nous ne pouvons pas nous permettre de l’ébruiter – tu le sais aussi bien que moi, répondit Hildred sur un ton irrité.

Ainsi, l’affaire était close – pour l’instant.

Une heure à peu près s’était écoulée quand Tony Bring se posa soudain une question : Comment Vanya savait-elle que Hildred n’était pas vierge ?