Exactement deux heures et demie plus tard, Hildred était de retour – avec Vanya. Elles rayonnaient. Elles chantonnaient doucement, tout en folâtrant dans la chambre. Elles vinrent se poser au bord du lit et se mirent à le veiller comme deux anges secourables.
— Pourquoi as-tu l’air si malheureux ? s’enquit Hildred. Nous n’avions pas l’intention de rester si longtemps parties.
— Le temps a filé, c’est tout, ajouta Vanya, le regard perdu devant elle, arborant son expression lointaine, avec les membranes qui passaient devant ses yeux.
— J’aimerais que vous demeuriez assises tranquillement, sans parler, dit-il.
— Tu es bien nerveux, dit Hildred, et elle se rappela soudain qu’elle aurait dû rapporter quelque chose avec elle.
Quelque temps après leur départ, il se leva, ferma les fenêtres, et entreprit posément de s’habiller. Le sac de Hildred gisait sur le bureau, là où elle l’avait jeté négligemment. Les feuillets qu’il lui avait donnés en dépassaient, un peu plus froissés qu’auparavant. Il les prit et, en les lissant, remarqua qu’ils n’étaient pas dans le bon ordre ; ils n’étaient pas non plus dans le désordre qui peut résulter d’une lecture rapide. Il les étala pour les examiner attentivement. Il repérait des marques de pouce. Il y avait des taches de nourriture ici et là, une brûlure de cigarette sur l’un d’eux. Mais d’autres n’avaient absolument pas été touchés.
À présent, il voyait parfaitement comment le temps avait filé. Elles avaient si faim qu’elles étaient allées au restaurant et s’étaient bâfrées. En attendant la commande, Vanya avait probablement suggéré de jeter un coup d’œil à la lettre. La lettre ? En fait, Hildred l’avait quasiment oubliée. Elles l’avaient lue ensemble, Hildred barbotant péniblement dans les marécages du sentimentalisme, Vanya rejetée en arrière sur sa chaise, faisant des ronds de fumée, et laissant tomber un commentaire de temps à autre : « Je crois que tu l’aimes vraiment », ou encore : « Que veut-il dire quand il t’appelle son vautour ? », etc. Puis le serveur était arrivé avec les plats, et la lettre avait été mise de côté ; on avait renversé un peu de soupe dessus. Sans doute le serveur avait-il eu un sourire en lisant quelques lignes par-dessus l’épaule de Hildred. Après quoi, elles avaient ri et bavardé, fait quelques projets pour le lendemain, voire pour le soir même ; le café était arrivé. Les mégots s’empilaient dans la soucoupe détrempée. Alors, elles avaient certainement entamé une de leurs conversations brillantes, penchées en avant, les coudes bien calés sur la table, dans une attitude qui attirait immanquablement sur elles le regard de tous les dîneurs.
Probablement se reconnaissaient-elles toutes deux comme uniques au monde. Le monde était un endroit sordide, dénué d’intelligence. Et, tandis qu’elles bavardaient ainsi, leurs coudes s’enfonçaient plus profondément dans la table, et le temps fuyait, et elles étaient très heureuses, assises là, toutes les deux, le ventre plein.
Il ferma les yeux, comme pour évoquer plus distinctement cette scène qu’il imaginait. Par moments, ses lèvres remuaient. Il voyait tout très clairement, il dirigeait leurs mouvements, leurs paroles. Comme dans une pièce de théâtre, plus vraie parfois que la réalité même, il pouvait leur faire jouer le rôle qu’elles étaient incapables de jouer par elles-mêmes. Chaque détail ressortait dans une lumière éblouissante, cruelle, jusqu’au tout dernier geste, lorsque Hildred, passant vivement la porte à tambour, le rire aux lèvres, s’était soudain rendu compte qu’elle oubliait quelque chose. Oui, il voyait le serveur courir après elle, avec sa veste graisseuse, brandissant les feuillets froissés.
Elles gravissaient l’escalier en riant, trébuchant dans leur précipitation. Il remarqua la stupeur qui se peignit sur leur visage quand elles le trouvèrent debout, tout habillé, tenant la lettre serrée dans sa main. L’instant suivant, un coup sourd résonnait lourdement dans l’escalier, et un gaillard bien bâti apparaissait sur le seuil, poussant une malle sur le tapis épais.
Il les regarda à tour de rôle, les sourcils froncés.
— C’est ma malle, dit Vanya avec un petit rire.
Il marcha droit sur Hildred, la voix tremblante de rage.
— Qu’est-ce que j’avais dit, à propos de cette malle ?
— Oh, ça n’est pas une heure pour…
— Débarrasse-moi immédiatement de cette saloperie !
— Mais Tony…
— Il n’y a pas de Tony ! Vire-moi ça… Vite !
Vanya intervint :
— Mais nous n’avons plus d’argent, on ne peut pas la faire remporter…
— Ah bon, vous ne pouvez pas ? C’est bien, je vais vous montrer comment faire.
Traînant la malle sur le palier, il la maintint quelques instants en équilibre en haut des marches, puis poussa. Il y eut un fracas de bois brisé. Une porte s’ouvrit brusquement, et une femme sortit de chez elle en hurlant.
— Il devient fou ! s’écria Hildred, et elle dévala l’escalier, entraînant Vanya derrière elle.