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À présent, la maison ressemble à un magasin de jouets juste après un pillage. Des bras et des jambes dans tous les coins, des monstres en veste de feutre taupé, des Néron à perruque verte vautrés sur le sol comme des marins ivres. Surproduction. Chômage. Mains tendues, quémandant de quoi manger, de quoi fumer, de quoi se chauffer. Hildred, abattue, fait peine à voir. Elle va souvent au cinéma ; assise dans le noir, elle réfléchit. Rien ne permet de deviner à quelle heure ils viendront, ce soir. Mais à minuit, on est sûr de les retrouver au restaurant de Sheridan Square, dans cette même gargote où Willie Hyslop et sa bande se réunissaient autrefois, et où ils se réunissent toujours, bien sûr, mais moins souvent, et avec moins d’enthousiasme qu’au temps jadis. Ainsi, c’est là que vont Hildred et Vanya, après minuit, pour extorquer un peu de menue monnaie à l’un ou à l’autre. Toujours la même bande – Toots et Ebba, Iliad et sa mère, les hommasses de service, les maquereaux, les poètes, les peintres et leurs poules… Amy passe aussi quelquefois, généralement avec un œil au beurre noir, cadeau de Homer Reed, ce fin connaisseur de l’anatomie, qui ne se contente pas d’une cuite ordinaire, et s’emploie à la faire durer un an chaque fois. Et puis il y a Jake… Toutes les deux minutes, quelqu’un débarque et demande après Jake. Quand Jake est là, tout va, comme on dit.

Qui est Jake ? Eh bien, Jake est un serrurier – mais cela ne nous apprend rien sur lui, sur son caractère, son cœur d’or, ses façons espiègles. « Un mécène » serait plus adéquat… un mécène avec un petit m. C’est aussi une espèce d’artiste, à sa manière, ce Jake le mécène. C’est-à-dire qu’il possède un atelier, tout près, un atelier entièrement équipé, avec tout le matériel dont un peintre peut avoir besoin. Y compris la veste de velours. Quand il a besoin d’un modèle – il s’en trouve toujours à la pelle chez Lorber –, il ramasse l’addition, la règle, et le tour est joué. Outre son statut de peintre, il est aussi considéré comme une ressource occasionnelle et pratique. Comme il peint toujours le même sujet – peut-être le mot « peinture » est-il un peu prétentieux pour les barbouillages qu’il commet –, Jake fait des économies en utilisant toujours la même toile. Vanya, qui n’a jamais eu le moindre scrupule à poser nue, est un des modèles que Jake connaît par cœur.

On peut aussi rencontrer d’autres philanthropes, là-bas. Par exemple, on y trouve un capitaine de marine et son second, et un vieux type tout ratatiné, avec une barbe verdâtre, qui autrefois poinçonnait les tickets dans le métro ; il y a un joueur d’échecs nommé Roberto, et un chiropracteur qui, entre autres choses, est passé maître dans l’art du jiu-jitsu. Enfin, il y a Leslie, grand dadais boutonneux qui s’est entiché de Vanya, à présent chauffeur de taxi. Tout cela constitue déjà un sérieux noyau de bienfaiteurs potentiels. Il s’agit simplement de les tenir à distance et de les jouer les uns contre les autres. Le poinçonneur, par exemple, hypothéquerait volontiers ses biens pour aider les petites dames, mais à la condition expresse que le beau Roberto aux cheveux aile-de-corbeau disparaisse du tableau. Un drôle d’individu, ce vénérable poinçonneur. Il écrit des lettres extrêmement touchantes, en caractères gothiques, qu’il signe « Ludwig ». Les lettres de ce pauvre Ludwig passent de table en table parmi des rafales de rire, même en présence du pauvre diable, et peut-être même au moment précis où il fouille dans la poche de son jean pour en tirer un billet de cinq dollars.

De temps à autre, histoire de prouver qu’elles ont bel et bien un domicile fixe*, elles invitent un de ces chevaliers errants dans leur « morgue ». S’il s’agit de remplir le placard à provisions, Jake est l’homme à capturer. À peine a-t-il ôté son chapeau que Vanya se rappelle soudain qu’il n’y a rien dans la maison. Suivent quelques instants de flottement, d’embarras feint. Alors, Jake demande, en toute innocence : « Pourquoi ne pas m’avoir dit que vous aviez faim, au restaurant ? » Oui, mais elles n’avaient pas faim, à ce moment-là. « Eh bien, nous n’avons qu’à sortir pour acheter à manger. Nous dînerons ici, d’accord ? » D’accord. Rien ne pourrait mieux leur convenir. Et, sans attendre, elles prennent Jake par la main et le traînent jusque chez le traiteur de luxe où l’on trouve caviar, foie gras, café fraîchement torréfié, pain complet et autres douceurs… Ils rentrent avec assez de provisions pour une semaine. Jake en fait parfois la remarque à voix haute.

Quand il a le ventre plein, et après qu’on lui a gracieusement offert un des cigares qu’il a achetés, Hildred ne manque pas de se plaindre de l’atmosphère confinée. Elle se dirige vers la fenêtre, l’entrebâille, et relève le store à demi. Et voici que, quelques instants plus tard, la sonnette retentit. Et là, debout devant la porte, il y a leur vieil ami Tony Bring. Mais que fais-tu ici à cette heure ? Eh bien, il passait dans le coin et, en voyant la lumière, il a décidé de leur dire un petit bonsoir. Bien que, à dire vrai, ce bonsoir semble lui avoir demandé un gros effort – à voir les muscles de son visage, presque paralysés de froid. Donc, il ne faisait que passer. Sans parler des deux cent soixante-treize fois où il est déjà « passé », avant que le store ne se lève…

Mais lorsqu’on décide d’inviter le capitaine de marine et son second, Tony Bring manifeste une réticence inattendue. Ce n’est pas le froid qui le rebute, car il a assez de monnaie en poche pour aller prendre un verre chez Bickford. C’est de l’entêtement pur et simple. Ou bien peut-être n’a-t-il pas une confiance absolue en ces marins, avec leur brusquerie de braves matelots. En tout cas, il refuse d’être délogé… Il insiste pour s’enfermer dans la chambre de Vanya…

 

Et ainsi, tandis que se déroulaient les agapes, il demeurait allongé dans le noir, écoutant le gargouillement de l’eau, essayant de rassembler les bribes de conversation qui parvenaient à ses oreilles. Il lui semblait par moments que celle-ci s’interrompait totalement, mais il apprit par la suite que ces blancs étaient consacrés à la lecture silencieuse et assidue des poèmes de Vanya. Qu’il eût osé émettre des insinuations aussi viles appelait pourtant quelques commentaires acides. Hildred fit donc remarquer qu’un marin pouvait se comporter en gentleman, tout autant que n’importe quel type, et peut-être plus encore que certains.

Cependant, peu après cette visite, et selon les éternelles contradictions qui s’attachent toujours à l’humain, toutes deux rentrèrent à la maison folles de rage. Elles avaient passé la soirée au théâtre en compagnie de nos deux vaillants cols bleus.

— Que crois-tu que ces salauds ont essayé de faire ? explosa Hildred, à peine avait-elle ouvert la porte.

Compte tenu de la dégénérescence de son imagination, Tony Bring avoua qu’il ne voyait pas du tout ce qui avait pu arriver.

— Ils ont essayé de nous embrasser – tu te rends compte ? Nous étions dans le taxi, en train de parler de… (Elle se tourna vers Vanya.) De quoi discutions-nous, déjà ?

— Tu essayais d’expliquer ce qu’est le sadisme, répondit Vanya avec un pâle sourire.

— Oui, c’est cela – le sadisme… Je m’évertuais à faire entrer quelque chose dans leur esprit obtus, quand, tout à coup, je sens un bras qui se glisse autour de mon cou. C’était ce vieux dégoûtant, le capitaine. Il me dit que je dois lui donner un baiser, juste un petit baiser.

Elle fit une pause, observant la réaction qu’allait provoquer ce « petit baiser », mais comme Tony Bring ne trahissait aucun étonnement, si léger fût-il, elle poursuivit, animée d’une fureur un peu excessive :

— Je lui ai flanqué un bon coup de poing dans la figure.

Vanya ne put retenir un ricanement, ce qui parut exaspérer Hildred, plus encore que le comportement offensant de leurs deux cavaliers, dans le taxi.

— Qu’est-ce que tu as ? cria-t-elle.

— Oh, rien, dit Vanya, détournant le visage.

— Et c’est tout ? demanda Tony Bring.

Il ne comprenait pas très bien le motif d’un tel scandale. Il regarda Vanya. Elle ne pouvait garder son sérieux.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle, s’écria Hildred, furieuse. Je ne l’ai pas frappé ? Hein ? Et toi… Qu’est-ce que tu as fait, toi ?

S’ensuivit une scène au cours de laquelle le mot « salope » fut généreusement renvoyé de l’une à l’autre. Il écoutait, stupéfait. Hildred traitait son petit génie malade, sa princesse de salope ! Enfin, Vanya se dirigea vers sa chambre, claqua la porte au visage de Hildred et s’enferma à clef. Au bout d’un moment, ils l’entendirent sangloter.

— Pour l’amour de Dieu, entre et calme-la, dit Tony Bring. Je ne peux pas supporter ce bruit…. On dirait qu’on l’égorge.

Mais Hildred refusait de bouger. Il existait des choses qu’on ne pouvait pardonner. Qu’on le sache.

Quelles choses ? se demandait-il. Que signifiait tout cela ? Juste un petit baiser ? Ce ne pouvait être cela. Qu’était-il arrivé, en réalité ? Son imagination s’emballait. Tout finirait par se savoir, en temps et heure, mais… En attendant, il entendait Vanya sangloter, sangloter comme si on lui avait brisé le cœur. Puis, au moment où il sentait qu’il n’allait pas pouvoir supporter cela plus longtemps, les sanglots cessèrent. Un long silence plana, sinistre. « Peut-être a-t-elle commis un acte désespéré », se dit-il, et les rouages de son cerveau tournaient sans cesse, comme ceux d’une horloge : police, tribunal, gros titres, cimetière, suicide, désespoir, ennui, frustration ! Si seulement elle l’avait fait ! Vas-y, fais-le, saleté ! Il sursauta : un cri aigu s’élevait, un cri à vous glacer le sang, aussitôt suivi d’un terrible remue-ménage, comme si l’on jetait des chaussures dans tous les sens. Hildred bondit sur ses pieds et, se ruant sur la porte de Vanya, elle se mit à la marteler de ses poings. « Vanya… Vanya chérie, ouvre la porte. Je t’en prie, Vanya… Je veux te parler… » Il y eut un silence pesant, bientôt rompu par une bordée d’injures. « Vanya… Vanya ! Je suis désolée… Pardonne-moi ? Je t’en supplie, Vanya… Par pitié, ouvre la porte ! »

Ils l’entendaient tout renverser – elle se cognait dans les meubles, encore et encore, comme une forcenée. Puis sa voix étrange, sa voix de folle s’éleva, carillonnant comme celle d’un ange ivre, un ange à l’accent russe, un ange avec dans le ventre un gramophone en bout de course, reproduisant decrescendo tous les registres de la voix humaine, à bout, plus bas, encore plus bas, comme la pluie qui rejoint les égouts.

Amère, cuisante était la déception de Tony Bring. Un feu d’artifice – voilà à quoi tout cela se résumait. Demain matin, elle réclamerait des fraises à la crème. Il se mit lui-même dans un tel état de rage qu’il aurait pu s’arracher les tripes de fureur. Si seulement la porte n’avait pas été fermée à clef ! S’il avait pu être là, avec elle, pour lui tendre le couteau à pain, pendant qu’elle braillait comme un cochon qu’on égorge. Il se sentait humilié.

 

Il se tenait sur le seuil de la chambre de Vanya, un balai à la main. Pour quelque mystérieuse raison, chaque fois qu’il pénétrait dans cette partie de la morgue, il était pris d’un désir insensé de saisir une pelle et une fourche, de nettoyer ce fumier, et de disposer au sol un lit de paille fraîche. « C’est un cheval, qui vit là, gronda-t-il, un cheval qui ne serait pas un vrai cheval, mais une acrobate qui fait du crottin de poésie. Un animal qui macère dans la boue de ses propres excréments. Une bête brutale, bondissante, qui ajoute de nouvelles images aux murs à chaque va-et-vient de sa queue. Pas un cheval, mais un lamantin à queue jaune, une créature paresseuse, herbivore, qui s’empoisonne avec du tabac. Avec ses nageoires mouillées et encombrantes, elle se vautre sur le bureau, sous la chasse d’eau, et pompe son inspiration dans le gargouillement des tuyaux. »

Tout dans la pièce sentait la déchéance, la dépravation. C’était là, dans ce repaire moite et puant, qu’elle luttait contre ses démons imaginaires, qu’elle roulait à bas du lit pliant, quand les murs commençaient à enfler, à osciller. C’était là, lorsqu’elle était ivre, qu’elle se lovait comme un fœtus pour laper de la cendre de cigarettes. C’était là que venaient ses amis pour exposer leurs miteuses théories de l’art, debout sur le lit avec leurs chaussures sales, pour punaiser des culottes sur ses nus plantureux, ou ajouter un nez, un pied manquants. Cet endroit était une matrice souillée, vomissant les ténèbres et le poison, visqueuse et blême comme le mucus opalescent de Michelet.

Il errait d’une pièce dans l’autre, le balai à la main. Un cachot puant ! Un cul de basse-fosse ! Vivre avec elles deux, c’était comme de vivre avec un monstre à deux têtes. Il alluma une bougie et l’approcha des murs, passant d’une image à l’autre. Des avaleurs de sabre, des nymphes couvertes de varices, des dryades et des hamadryades suçant la lune, des étalages de bazar, des squelettes aux couvre-chefs insensés, des fontaines hémorragiques, sanglantes comme des pierres précieuses. Léda et le cygne, des légumes doués de parole…

Il écarta les lourds rideaux de toile, et une lumière pâle s’infiltra dans la pièce. Il faisait jour, dehors ! Le jour ! Un jour, et encore un jour, comme autant de gouttes qui tombent et ruissellent au loin, sans début ni fin. Comme les marées commandées par la lune, ils roulaient, se recouvraient les uns les autres, s’enflant parfois en un flot d’activité déchaînée, ou stagnant comme une mer étale. Et c’était ainsi, au cœur de cette dérive, que l’on était censé vivre. À la surface de ce courant incessant, des formes s’élevaient, brillantes, gonflées d’énergie ; durant une fraction infinitésimale du temps, la vie leur conférait éclat et densité. Dans le miroitement fugace de leur trajet, une sorte de signification obscure s’attachait à elles. Mais déjà, comme des météores filant dans l’espace glacé, elles avaient disparu ; comme une faune marine anéantie, inerte, éteinte, elles sombraient sous la surface liquide, traversant l’ombre dense d’abysses effrayants pour laisser leur squelette reposer au fond de l’univers. Dans la violence et le chaos, avec leur futilité et leur désespoir, elles naissaient de l’obscurité, du limon originel, pour mieux y retomber.

Il faisait jouer la lueur de la bougie, avançait, reculait. Comme une langue ardente, la flamme léchait les murs, marbrant de veines un bras délicat, faisant danser les torses et palpiter les muscles. Des taches colorées bondissaient vers lui ; c’était comme l’expression malfaisante que l’on surprend sur le visage d’un ami endormi.