Tony Bring était assis, seul, dans une chambre meublée donnant sur le port. Il était minuit. Cela faisait donc deux heures, ou plus, qu’il relisait le même chapitre. C’était là un texte très hermétique, une orgie de connaissances enrobées d’hermine. Il se sentait sombrer de plus en plus profondément, sans jamais toucher le fond.
Quelques jours à peine s’étaient écoulés depuis que son ami lui avait mis entre les mains cette morphologie de l’histoire, ainsi que cela s’appelait. Et à présent, songeait-il, le corps de son ami se décomposait tranquillement sous un monticule noyé de roses.
Il se sentait accablé. Non seulement l’âme de son ami gisait, embaumée entre les pages du livre, non seulement le sens du texte le dépassait, mais il ne pouvait plus supporter cette solitude qui l’envahissait tandis qu’il demeurait là, assis, attendant de reconnaître son pas à elle.
Cela faisait des semaines qu’il vivait dans l’enfer de cette attente – pas chaque soir certes, mais de temps à autre, et avec une fréquence qui lui mettait les nerfs à vif. Tout en bas, là où le port s’étalait comme une large flaque ombreuse, la paix régnait. La surface polie de l’eau, rejoignant le linceul du ciel, jetait un écran de silence liquide sur la terre. Comme il écartait le rideau pour percer la nuit du regard, il se sentit la proie d’une terreur inexplicable. Il lui apparaissait brusquement, comme pour la première fois, qu’il était absolument seul au monde. « Nous sommes seuls, tous », marmonna-t-il, mais, tout en prononçant ces mots, il sentait bien qu’il était plus seul que qui que ce fût au monde.
Au moins (c’était là une réflexion qu’il se faisait constamment), il n’avait aucun sujet d’inquiétude précis. Mais cela signifiait-il qu’il n’en existait pas ? Plus il s’efforçait de se rassurer, plus il était persuadé qu’un malheur affreux se tenait tapi quelque part, dont la réalité et l’imminence s’exprimaient au travers de ces pressentiments ténus, voilés. L’idée que cette épreuve pût être limitée dans le temps ne fournissait qu’une médiocre consolation. La question était de savoir si ce n’étaient pas là les prémices d’un isolement total et définitif. Les moments d’angoisse que l’on pouvait, au début, estimer à une heure ou deux, s’étendaient à présent sur des périodes impossibles à mesurer. Quel système de calcul existait, qui permît d’estimer la somme d’angoisse pure accumulée entre une heure et demie et cinq heures d’attente ? Que valait le temps, celui qu’égrènent les deux aiguilles de l’horloge, dans de tels cas de figure ?
Mais il y avait bien des explications… ? Oui, il y en avait. Les explications étaient innombrables. Parfois, l’air en était bleu. Pourtant, cela n’expliquait rien. Le fait même qu’il existât des explications demandait à être expliqué.
Sa pensée joua un moment avec les complexités de cette vie que l’on mène dans les grandes cités – les cités de l’automne –, là où règnent un ordre du désordre, une justice insensée, une froide désunion, qui permettent à un individu d’être tranquillement assis devant sa cheminée tandis qu’à un jet de pierre un autre homme est ignoblement assassiné. Une ville, se disait-il, est semblable à un univers, chaque pâté de maisons est une constellation tournoyante, chaque foyer une comète, ou un astre mort. La vie chaude et grégaire, la fumée, les prières, les clameurs, les processions, tout ce fameux spectacle de l’existence gravitait sur l’axe de la terreur. Si un homme pouvait aimer son prochain, il avait une chance de se respecter lui-même ; s’il avait la foi, il pouvait espérer atteindre la sérénité ; mais comment, comment serait-ce possible dans un univers de brique, dans cet asile où étaient parqués les égoïstes, dans cette atmosphère de tumulte, de conflit, de terreur, de violence ? Pour l’homme des grandes cités de l’automne ne demeurait que l’image de la grande prostituée, mère des putains et autres abominations de la terre. Elles détesteront la prostituée, la rendront solitaire et nue. Elles mangeront ses chairs et la brûleront au feu. C’était la révélation destinée à ceux dont l’âme est morte. Le dernier chapitre… Le Saint Livre.
Il était tellement perdu dans ses songes que, lorsqu’il tourna soudain la tête, il faillit avoir une attaque en la voyant debout sur le seuil.
Elle était nue sous sa blouse violette. Il la tint à bout de bras et l’observa longuement, attentivement.
— Pourquoi me regardes-tu comme ça ? demanda-t-elle d’une voix entrecoupée, encore haletante.
— Je me disais qu’il y a une telle différence…
— Tu ne vas pas recommencer ?
— Non, dit-il avec calme. Je ne vais pas encore revenir là-dessus, mais… Bon, pour tout dire, Hildred, tu as quelquefois un air effrayant, littéralement effrayant. Tu peux avoir l’air pire qu’une pute, quand tu t’en donnes la peine. (Il n’avait pas le courage de demander carrément : « Où étais-tu ? », ou « Qu’as-tu fait durant tout ce temps ? »)
Elle se dirigea vers la salle de bains pour réapparaître presque aussitôt, munie d’une petite bouteille d’huile d’olive et d’une serviette-éponge. Ayant versé quelques gouttes d’huile au creux de sa main, elle entreprit de s’en barbouiller le visage. La serviette moelleuse et spongieuse absorba la crasse et la graisse incrustées dans ses pores. Elle ressemblait maintenant au chiffon sur lequel un peintre essuie ses pinceaux.
— Tu ne t’es pas inquiété pour moi ?
— Bien sûr que si.
— Bien sûr ! Quelle réponse ! Et je suis pas plus tôt arrivée que tu me dis que j’ai l’air d’une putain… pire qu’une putain.
— Tu sais bien que je ne t’ai pas traitée de putain.
— Cela revient au même. Tu aimes bien me traiter de tous les noms. Tu n’es heureux que quand tu me critiques.
— Oh, on ne va pas commencer avec ça, dit-il d’un ton las. (Il avait envie de hurler.) La barbe, avec ces histoires ! Est-ce que tu m’aimes, c’est tout ce que je veux savoir. Est-ce que tu m’aimes ?
Mais avant même que les mots l’eussent atteinte, elle le berçait de sa voix profonde, vibrante. Elle avait la parole facile… trop facile. Au rythme de son timbre riche et sombre, de ce flot qui s’introduisait en lui, vivant comme le sang chaud qui battait dans ses veines, s’éveillaient en lui des sensations qui se confondaient avec ses paroles, brouillant le sens des mots. Sombrement embrassées, multiples et obscures, ses pensées pénétrèrent celles de Hildred et demeurèrent là, suspendues au-delà des mots, en un voile que le plus léger souffle pouvait déchirer.