Chaque matin, un orgue à vapeur passait dans une charrette bâchée, emplissant la maison d’échos lubriques. Et chaque matin, Vanya, rendue folle par la monotonie de cette plainte, bondissait hors de son lit en jurant, et cherchait refuge dans toutes les pièces, parcourant l’appartement comme un buffle à la poursuite d’un arc-en-ciel. Hildred s’agitait dans son sommeil, gémissait ou prononçait des lambeaux de phrases, tout en rêvant que des hippogriffes pourpres tombaient au travers du toit. Chaque matin, Tony Bring se penchait sur elle pour l’embrasser, tandis qu’elle frémissait et se retournait, et toujours l’espoir renaissait en lui tandis qu’il contemplait cette beauté grave et morbide. Comment était-il possible que cette enchanteresse qui, la veille au soir, l’appelait son dieu, ne se réveillât que pour le torturer de nouveau ?
Au petit déjeuner, Vanya ruminait généralement à voix haute ses poèmes nocturnes. À maints égards, ce petit déjeuner était un moment très singulier. Plutôt que de profiter du repas gratuit offert par le Caravan, elles préféraient rester à la maison, à la lueur des bougies, et commencer la journée par une bonne discussion intellectuelle. Tandis que Tony Bring pressait les oranges tout en surveillant d’un œil le réchaud à pétrole pour éviter que le bacon de Hildred ne soit trop croustillant, on feuilletait les poèmes dans tous les sens… Laisse-moi quelque chose de simple comme la lune, ça n’est pas compliqué… Elle gisait sur le sable ondulant, parlant à son frère de la mort, à voix basse… La lecture était émaillée de parenthèses à propos du café ou du prix des fraises.
Généralement, elles étaient d’humeur exubérante en quittant la maison, comme si elles s’apprêtaient à partir en vacances. Mais ce matin, pour une raison ou pour une autre, Vanya ne semblait pas désireuse de sortir. Elle parlait de se consacrer à un vrai travail, pour changer, faisant ainsi allusion à un portrait de Tony Bring qu’elle avait commencé quelques jours auparavant. Hildred, généralement si empressée, si complaisante devant les caprices de Vanya, réagit avec une indifférence étrange, presque avec hostilité aurait-on dit. Et lorsque Vanya déclara : « Mon Dieu, c’est tellement idiot de passer sa journée à servir les gens… Je ne suis pas un cheval », elle se leva brusquement et, enfilant sa cape, dit : « Très bien, amuse-toi ; je ferai le sale boulot. » Arrivée à la porte, elle se retourna et lança :
— Heureusement que moi, je n’ai aucune urgence créatrice pour me détourner de mes responsabilités, sinon, je ne sais pas ce que vous deviendriez, tous les deux.
— Je ne pensais pas qu’elle le prendrait ainsi, dit Vanya tandis que la porte claquait derrière Hildred. As-tu de la monnaie, Tony ? demanda-t-elle soudain, d’un ton brusque. Il faut que je prenne un taxi.
Mais en se précipitant hors de la maison, quelques instants plus tard, elle aperçut Hildred qui se dirigeait tranquillement vers le métro.
— Je suis si contente que tu m’aies attendue ! s’écria-t-elle, haletante, en la rattrapant.
— Je ne t’attendais pas du tout, dit Hildred. J’ai un point de côté, je ne peux pas marcher plus vite.
— Prenons un taxi, dit Vanya.
C’était une manière de dire « pardonne-moi ».
Il avait été décidé que Hildred consacrerait certains soirs à Vanya, et certains soirs à son époux. De plus, un autre petit problème avait été résolu, et d’une manière qui avivait encore la gratitude de Tony Bring envers sa femme. C’était cette histoire de lettre, qui l’avait tant tourmenté. Il n’y avait plus jamais fait allusion mais, comme pour lui montrer de quelle sottise il avait fait preuve, Hildred avait laissé des petits morceaux de l’enveloppe à terre, à côté de la cuvette des cabinets. C’était là leur manière de communiquer, dans les cas graves. Ils pouvaient régler toutes sortes de problèmes ainsi, c’était comme un code secret, mille fois plus efficace qu’un piètre discours d’explication.
Tout cela trottait dans la tête de Tony Bring alors qu’il allait et venait, mettant de l’ordre dans la maison. Il n’y avait pas si longtemps – quelques heures à peine –, tout était encore ravissant – oui, ravissant. On sentait là l’empreinte d’une main féminine ; elle avait apporté une note de grâce, de charme dans leur petit intérieur. À présent, c’était à nouveau tout autre chose.
Il pénétra dans la chambre de Vanya. Ses vêtements étaient jetés en tas sur le sol. Sous son lit pliant, les mégots écrasés s’accumulaient. Comme il y passait le balai, il ramena au jour un billet de dix dollars. Il aurait sans doute été surpris si cela n’était encore jamais arrivé, mais de telles choses se produisaient régulièrement. Il n’en restait pas moins étrange que l’on pût laisser ainsi traîner l’argent sans s’en inquiéter : au lieu de lui être reconnaissantes de l’avoir retrouvé, elles adoptaient une attitude très singulière – pas tout à fait comme si elles le soupçonnaient de l’avoir escamoté, mais presque. En y réfléchissant une seconde, elles s’apercevraient à quel point c’était idiot. Pourquoi leur rendrait-il l’argent, s’il l’avait effectivement volé ? D’autre part, fauchées comme elles l’étaient le plus souvent, comment se faisait-il que personne ne se plaignît jamais d’avoir perdu un billet de dix dollars ? Après tout, dix dollars, ça n’était pas rien…
C’était un de ces mystères qui planaient sans cesse dans l’air. Il traîna dans la chambre de Vanya, parcourant d’un air pensif un paquet de lettres découvertes parmi les papiers qui jonchaient sa table. Toutes émanaient de femmes – de femmes de la côte Ouest. Elles l’appelaient « David », « Adorable Jo », « Mon Michaël », etc. L’une des missives provenait d’un couvent, écrite par une religieuse esseulée dont les seins, ainsi qu’elle le déclarait, pendaient tristement sous un linceul noir. Dans une autre, une charmante enfant, qui n’avait sans doute guère plus de seize ans d’après son vocabulaire, lui expliquait qu’elle trempait chaque soir son oreiller de larmes. « Mon Michaël chéri, écrivait-elle, m’as-tu oubliée ? Quelqu’un m’a-t-il remplacée, dans cet horrible New York ? » Il y avait aussi une lettre énergique et intelligente, émanant d’une épouse dont le mari était d’une jalousie terrifiante. « Il ne pardonnera jamais à mon David », lui confiait-elle entre parenthèses. C’était là une femme avisée. Elle lui donnait de bons conseils, accumulant les recommandations affectueuses, exhortant son « David » à concentrer tous ses efforts sur son travail. « Je ne me tourmente pas à ton sujet, mon chéri, concluait-elle. Je sais que tu rencontreras d’autres femmes, plus jeunes peut-être, qui revendiqueront ton amitié et enrichiront ta vie de tous les jours. Mais tes nuits m’appartiendront. Je sais que tu penses toujours à moi, et que tu me reviendras dès que cette folie se sera calmée. »
Sous les lettres se trouvaient quelques lignes inachevées, de la main de Vanya. C’était de toute évidence la réponse à cette créature raisonnable dont le mari était d’une jalousie si infernale. « Irma, mon adorable petite lesbienne, lut-il, ces mots… affolants, barbares, enivrants. Ta voix… (là, Tony Bring fit une pause, se demandant si Hildred était au courant de ces appels longue distance, de ces supplications délicieuses)… Mon Dieu, Irma, écris-moi, écris-moi souvent… dis-moi des choses. Durant tout ce temps, sais-tu ce que j’ai pensé ? J’ai pensé que j’étais peut-être moi aussi un de ces comtes Bruga. Oui, mais en même temps, je t’écrivais des pages et des pages, et ensuite (tu connais mes coups de tête), je les déchirais. J’ai un million de choses à te dire, mais je tremble. Attends, je vais m’exprimer avec plus de modération. Après avoir disparu… » La suite, tronquée, était indéchiffrable. Cela continuait au verso : « Irma, c’est tellement merveilleux d’écrire ton nom. Je n’ai pas réussi à me suicider. Je ne me suiciderai jamais. (Elle avait écrit “plus jamais”, mais avait rayé le “plus”.) Je t’aime, Irma… Je t’aime affreusement. As-tu toujours certains de mes poèmes ? J’ai pâli en entendant ta voix. Je ne te voyais pas, ma chérie, mais ta voix est toujours la même. Je l’entends, la nuit, allongée dans cette chambre infernale, quand les murs commencent à se déformer. La nuit dernière… »
Le texte s’arrêtait là. Il y avait deux mégots de cigare dans une soucoupe, à côté de la lettre, et un rond poisseux sur la table, comme si on y avait posé un verre de liqueur. Sans aucun doute, une des sœurs danoises était venue faire une petite visite, pour bavarder tranquillement. La plus âgée s’était sérieusement entichée de Vanya, ces derniers temps. Elle faisait penser à une veuve qui se rendrait au cimetière pour flirter sur la tombe de son époux.
Étrangement, il n’éprouvait pas les palpitations qu’il ressentait habituellement en fouillant dans les papiers de Vanya. Il oublia même de secouer la tête, avec cet air affligé qui lui était si particulier. Il lut ce que sa curiosité lui commandait de lire – c’est-à-dire tout – et repoussa les feuillets de côté, laissant échapper un grognement presque réjoui.
Elles rentrèrent toutes deux relativement tôt, ce soir-là. Vanya brûlait toujours d’avancer un peu le portrait qu’elle avait commencé.
Poser, c’est souvent comme assister à un concert. On s’endort confortablement installé dans une chambre à New York, pour se réveiller dans une fumerie d’opium de San Francisco ou de Shanghai. En chemin, on tue, on viole, on renverse des gratte-ciel, on fait du patin à glace sous les Tropiques, on donne des cacahuètes à des yacks, on joue les funambules au-dessus du pont de Brooklyn. Le peintre n’est pas à l’abri, lui non plus. Ses sourcils broussailleux se transforment en fougères, sa pupille devient un lac sur lequel flottent des temples et des cygnes, tandis que ses labyrinthes auriculaires rêvent de mythologie.
Tony Bring a un grain de beauté sur la lèvre inférieure. Vanya l’a peint une douzaine de fois. C’est une obsession. Pour elle, ça n’est plus un grain de beauté, mais une arène remplie de châles et d’écharpes flamboyantes, de poignes de fer, de bêtes non castrées. Ce n’est pas un visage qu’elle veut peindre – ne l’a-t-elle pas peint mille fois en rêve ? – mais ce grain de beauté, cette arène où se déroule son combat intérieur, cette écume de désir dans laquelle hommes et bêtes mêlent leurs passions mises à nu. Le grain de beauté est posé sur sa lèvre comme un balcon verdoyant au bord d’un précipice.
Quelle belle idée ce serait, pense Hildred, si au lieu de faire un portrait Vanya se mettait à imaginer un mélancolique cheval bai, qui emplirait la pièce de Sehnsucht. Ce n’est là qu’un intermède, parmi les autres pensées qu’elle exprime à voix haute, poursuivant sa lecture des Chants d’Adam. Dans le Eagle Building, tout juste à quelques rues de là, le fameux pan-démocrate qui bêlait si magnifiquement ses couplets est accroché à un clou, sous une vitre, ses sourcils noyés sous un immense sombrero, sa barbe blanche souillée de jus de tabac. À chaque jour qu’il passe accroché là, sa chanson devient plus apocalyptique. Le grand Patriarche des lettres américaines, l’ami de Horace Traubel et des receveurs d’autobus, prophète et homosexuel, le frère de toute l’humanité, ceignant ses reins…
— Je n’arrive pas à me concentrer, avec tout ce bruit, s’écria Vanya en jetant son pinceau à terre, accablée.
— Je pensais que cela t’inspirerait, répondit Hildred, qui referma bruyamment le livre.
Pour toute réponse, Vanya ôta la toile du chevalet et, l’ayant examinée minutieusement, l’air féroce, la creva avec sa lourde botte en cuir de vache.
— J’ai faim, annonça-t-elle puis, dans le même mouvement, elle se tourna vers Tony Bring : Walt était vraiment homo ?
Vexée qu’on ne l’eût pas interrogée sur un sujet d’une telle importance, Hildred quitta la pièce pour aller inspecter le placard à provisions. Elle réapparut avec une boîte de sardines, un gros morceau de pain aigre, du fromage et des raisins. Tony Bring parlait du poète Baudelaire que ses dispositions pathologiques conduisaient, disait-on, à rechercher les femmes les plus repoussantes que l’on puisse imaginer – les naines, les Noires, les folles, les malades.
— Thé ou café ? demanda Hildred d’un ton froid.
— Ce que tu voudras, répondit Vanya sans lever les yeux.
Ils avaient baptisé la table autour de laquelle ils s’asseyaient la « planche à tripes ». Une expression pas très raffinée, mais leur vocabulaire ne l’était pas non plus, quand ils se retrouvaient là. En fait, elle avait été nommée ainsi parce que, à un moment ou à un autre, parfois à tour de rôle et parfois tous ensemble, ils étaient amenés à y exposer ce qu’ils avaient dans le ventre. Ils étaient attachés à ce nom. Il était direct, énergique – comme un de ces brefs coups au corps que donnait Dempsey. Pas de courbettes ni de salamalecs devant la planche à tripes. Pas de küss die Hand, ni de S’il vous plaît.
« Es-tu, ou n’es-tu pas une perverse ? »
C’est ainsi que commence le combat autour de la planche à tripes, ce soir.
La mère de Bruga, à qui cette question s’adresse, ne goûte pas toujours cette manière directe, particulièrement quand le coup est porté avec une telle vigueur. Elle l’amortit par un petit jeu de jambes, pourrait-on dire, elle l’esquive, baisse la tête. Ça n’est pas sa soirée : son adversaire la ceinture et lui martèle les reins. Et lorsque Hildred, essayant d’arbitrer la rencontre, s’interpose entre eux, elle reçoit une baffe pour toute récompense.
— Quant à toi, dit-il, j’ai aussi une question à te poser. Supposons, enchaîne-t-il vivement, d’un ton doucereux, supposons que je me promène à Washington Square, qu’un homme m’aborde et… me fasse des propositions. Que crois-tu que je devrais faire – l’inviter à prendre un café, ou le crocheter et lui allonger un direct à la mâchoire ?
Hildred adopte un regard fixe, glacial.
— Je t’explique la chose autrement, continue Tony Bring avec précipitation. Après tout, nous n’avons pas à faire de manières. Ce que je te demande, c’est ce que tu ferais si une femme – elle, par exemple – venait te faire des propositions. (Vanya se renversa dans sa chaise, un large sourire aux lèvres.) Pourrais-tu me donner une réponse claire, en quelques mots ? demanda-t-il, élevant le ton.
Hildred en était bien sûr incapable. Elle n’avait jamais rien dit en quelques mots. Ses mâchoires commencèrent de s’agiter avec ardeur, retournant un amoncellement de détritus antiques ; elle débitait des noms, des définitions, et tandis qu’elle ruminait, encore et encore, la salive se mit à couler à flots, et les boîtes de conserve et les bouteilles cassées se casèrent plus confortablement dans son vaste appareil digestif. Elle avait déjà épuisé une centaine de mots sans avoir abordé la question.
— Mais tu es absurde ! Tu me sautes dessus, comme un imbécile qui croit tout savoir.
— Je te pose une question simple et directe…
— Mais je te l’ai dit vingt fois : je n’ai aucune attitude déterminée. Cela dépend entièrement des circonstances, de la personne qui m’aborde, de mon humeur, de…
— Autrement dit, tu ne sais pas si ça te plairait ou te dégoûterait… C’est bien cela ?
— Si ça me dégoûterait ? répéta Hildred, hésitant à répondre. Après tout, ce sont des êtres humains, comme nous.
— Bien sûr ! Et ce sont aussi des…
C’était là un très vilain mot. Hildred devint toute blanche, et resta un moment sans voix. Mais Vanya intervint :
— Tous les pervers ne passent pas leur temps à aborder les gens, fit-elle remarquer, comme si c’était un point de la plus extrême importance.
— Bien, dit-il avec un regain d’enthousiasme. Très bien… Avec toi, on peut arriver à quelque chose. Au moins, tu sais parler clairement.
Il se leva et arpenta plusieurs fois la pièce à grands pas avant de venir se planter devant Vanya.
— Peux-tu donner une réponse franche à une question franche ?
Vanya eut l’impression que les mots explosaient à ses oreilles. Sans doute son hochement de tête était-il un acquiescement, mais Tony Bring demeurait immobile devant elle, comme un tortionnaire, attendant ce « oui » qu’elle paraissait incapable de prononcer.
— Alors ? Alors ? interrogea-t-il, insistant, se penchant jusqu’à ce que leurs nez se touchent presque.
Vanya se mit à secouer brusquement la tête de gauche à droite, comme soudain victime de la danse de Saint-Guy. Ses yeux étaient fixes, exorbités.
Hildred s’interposa de nouveau.
— Je ne la laisserai pas répondre, déclara-t-elle. Tu es un idiot, si tu crois pouvoir obtenir quoi que ce soit de cette manière. Si tu avais la moindre intelligence, tu n’aurais pas à poser de question. Lis tes livres – c’est la seule façon d’apprendre, pour toi.
— Ah, vraiment ? fit-il. (Ils étaient dressés l’un contre l’autre, les lèvres retroussées en un rictus, montrant les dents comme deux corniauds pelés qui se disputent un os.) Je ne sais peut-être pas tout, mais j’en sais déjà assez pour l’expédier tout droit en prison. Ça te fait rire, ça ?
— Pauvre imbécile, s’écria Hildred avec un air de défi. Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Ce que je veux dire ? Simplement ceci : que l’amour platonique est une chose, mais qu’appeler une femme sa chère petite lesbienne est tout à fait autre chose. Peut-être ta bonne amie ici présente voit-elle à quoi je fais allusion… Eh bien, Vanya, qu’est-ce que tu en dis ? demanda-t-il après un silence. Tu sais où je veux en venir. Pourquoi ne parles-tu pas ?
Vanya s’adossa au mur, les mains enfoncées dans les poches de son jean. Elle fixa sur lui un regard pénétrant.
— Bien, te voilà convaincu que je suis lesbienne, à présent, n’est-ce pas ? Et ta femme, elle est quoi ?
Elle parlait avec un calme et une détermination absolus. Elle fit une courte pause pour laisser à ses paroles le temps de produire leur effet, et allait continuer lorsque Hildred l’interrompit :
— Parfaitement ! Si c’est une lesbienne, alors moi aussi j’en suis une.
Elles échangèrent un bref regard. « Prends ça, pauvre type ! » semblaient-elles dire.
— Qu’est-ce qu’une lesbienne, pour toi, de toute manière ? reprit Vanya, avec une maîtrise totale. Tu dis que je suis une lesbienne. Et pourquoi ? Parce que tu as lu mon courrier, une fois de plus ? Je te connais. Tu es un rat. J’ai laissé les lettres traîner exprès… Oui, exprès. Je veux mettre un terme à ces absurdités. Je suis écœurée de te voir sans cesse tourner autour du pot. Décide-toi, prends un parti ou un autre, sinon…
Hildred intervint.
— Je vais régler cette question moi-même, dit-elle en se tournant vers Tony Bring, le visage en feu. Je n’ai pas l’intention de tolérer plus longtemps ces affronts… Tu as compris ? Si quelque chose ne va pas dans cette maison, c’est moi la responsable. Pourquoi ne la laisses-tu pas tranquille ? Pourquoi ne t’attaques-tu pas à moi, espèce de lâche ? Je peux te donner tous les renseignements que tu voudras.
— Très bien, alors vas-y !
Il y eut un silence. Un camion passa, ébranlant l’immeuble jusqu’aux fondations.
— Eh bien… ? Qu’est-ce que tu veux savoir ?
Hildred tapait du pied avec impatience.
— Tout, répondit-il simplement.
— Sois plus précis. Il y a une minute, tu portais toutes sortes d’accusations. On va les examiner, une par une… Quand tu voudras.
Il sentit la fatigue l’accabler. Soudain, tout cela semblait d’une stupidité indicible. Ils étaient comme trois boules sur un billard. Avec la première bille, on prenait un angle, et si le mouvement du poignet s’accordait aux lois de la mécanique, de la balistique, de la trigonométrie et du reste, la bille rouge venait frapper la bille blanche, et toutes trois s’entrechoquaient avec un claquement sec. Et si elles s’entrechoquaient, cela vous donnait le droit de tirer de nouveau. Et si l’on parvenait à garder les trois billes réunies, si on les promenait, comme on dit, on avait droit à tant de coups en plus. Il choisit un coup long, ferma les yeux. Raté. C’était au tour de quelqu’un d’autre. Il demeura un moment à regarder la partie en silence, partagé entre leur discours absurde, mensonger, et la crainte qui s’agitait en lui.
Tout à coup, une remarque de Hildred l’atteignit par la bande, touchant un point sensible.
— Qu’est-ce que tu racontes ? s’écria-t-il, hors de lui. Arrête, tu entends ! Un mot de plus et je t’assomme ! Nom d’un chien, les gens de votre espèce sont capables de tout… de tout. Qu’est-ce que tu essaies de me dire, que tu pensais que j’étais peut-être un… ? Écoute, si jamais tu utilises ce mot-là en parlant de moi, je te défonce le crâne. Tu me dis que tu as été jalouse… jalouse d’un ami à moi. Bon Dieu, mais si je pensais un seul instant que tu dises la vérité, je t’étriperais vivante. Mais je ne te crois pas… Je ne te crois pas ! Tu es une menteuse, jusqu’à la racine des cheveux. Même la corde au cou, tu mentirais. Et à présent, tu mens parce que tu ne sais plus comment t’en sortir. Tu prétendrais que je suis fou, si tu croyais pouvoir sauver la face de cette manière. Tu raconterais n’importe quoi ! Tu es corrompue, tu es gangrenée, tu es malade ! Alors, comme ça, un jour, tu as cru que j’étais homo… ou presque. C’est une trouvaille géniale… géniale… Tiens, je vais me mettre une cravate rouge et je vais aller me vendre. Je pourrais peut-être rapporter un peu d’argent, moi aussi, avec de la persévérance. Homo à louer, à la semaine ou au mois, loyer modéré. Un homo respectable, avec une femme, un foyer…
Tandis que se déroulait cette scène, de plus en plus violente et grossière, Vanya demeurait assise toute droite, les lèvres scellées, avec l’expression impénétrable d’une statue. De temps à autre, lorsque venait la frapper une épithète particulièrement ignoble, un frisson la parcourait. Quant à Tony Bring, il paraissait avoir perdu la tête. Il arpentait sans cesse la pièce à grands pas, agitant le poing vers Hildred, puis vers Vanya, vomissant les obscénités les plus odieuses, les plus blessantes. Il les injuriait, les traitait de tous les noms, les fustigeant dans les termes les plus abjects. Jusqu’alors, Vanya avait réussi à garder son impassibilité de sphinx. Mais quand, dans une ultime bouffée de rage, alors qu’il dansait comme un pantin devant elle, la menaçait, la couvrait d’injures, crachait à ses pieds, il hurla « salope ! », elle ne put en supporter davantage. Bondissant sur ses pieds, les yeux fous, des yeux de maniaque, elle se mit à rendre insulte pour insulte, juron pour juron. Tout cela culmina en un déchaînement hystérique de haine et de rage. Hildred se jeta sur le lit, tentant d’étouffer ses sanglots dans l’oreiller. Tony Bring resta de marbre. « Elle a enfin compris sa douleur, apparemment, se disait-il. Tant mieux ! Qu’elle en profite, qu’elle savoure un peu les tourments de la vie. »
Après une accalmie, il se tourna vers Vanya, qui s’était un peu radoucie, et déclara, de son air le plus conciliant :
— Maintenant que le feu d’artifice est terminé, envisageons les choses intelligemment. Voyons si nous pouvons nous comprendre.
Vanya arpentait la pièce, le regard encore égaré, les doigts agités de mouvements spasmodiques, de minces jets de fumée fusant de ses narines, la poitrine couverte de cendres. Aiguisée comme une lame, venimeuse, elle flambait de la tête aux pieds. Ce qui venait de se produire n’était guère qu’une séance d’échauffement, pour elle. Elle était furieuse que Hildred eût flanché de manière aussi lamentable. C’était de la lâcheté, de la lâcheté pure, typiquement féminine, c’était dégoûtant. Elle se tenait prête, non seulement avec sa langue, mais avec ses mains aussi. Qu’il essaie seulement… Qu’il lève le petit doigt sur elle ! Elle le casserait en deux… le briserait en mille morceaux… elle le massacrerait.
Quand on lui demanda si elle souhaitait apporter son concours, Hildred ne répondit pas ; ses épaules se soulevèrent convulsivement, et sa tête s’enfonça un peu plus profondément dans l’oreiller. À l’évidence, c’était leur affaire, à tous les deux. C’était aussi, non moins clairement, ce que pensait Vanya ; les lèvres durcies, étirées en un rictus, le regard agrandi, aveugle, elle lui fit signe de continuer d’un hochement de tête.
Mais à l’instant même où il ouvrait la bouche commença de défiler dans la tête de Vanya, comme un contrepoint à ce qu’il disait, une étrange procession de silhouettes – des figures grotesques de bois et d’ivoire, aux seins allongés, distendus, leurs membres bizarres enluminés de bleus crus et de rouges. L’une d’elles, d’origine soudanaise, était assise sur un tabouret soutenu par une grappe de créatures plus petites. Une colonne fine, délicate, partait de sa cage thoracique jusqu’à ses parties génitales. Mais son caractère extraordinaire résidait surtout dans un objet qui s’élevait du plateau formé par le bassin du monstre. Au musée où elle l’avait vu, dernièrement, les visiteurs l’examinaient avec attention, puis secouaient la tête et échangeaient en coin des commentaires animés, à voix basse, sans quitter des yeux le membre qu’étreignaient fermement des doigts raides et peints. C’était une espèce de sexe double, à la fois phallus et lingam, encore que cela ne suffît pas à rendre son caractère exotique. Pour accéder à sa signification, il fallait remonter jusqu’aux origines de la race, pénétrer non seulement les cérémonies mystiques de l’homme primitif, mais plus loin encore dans le temps, jusqu’aux féroces orgies nuptiales du monde des insectes, un monde d’aberrations sexuelles, un monde de désir et de terreur, au-delà de toute conception humaine.
Telles étaient les pensées qui défilaient dans sa tête tandis qu’elle l’écoutait. Dieu sait que ses pensées, à lui aussi, étaient tout sauf banales. Elles semblaient suivre le cours de ses paroles, coulant comme un fleuve canalisé par les parois d’une gorge. Les murs compacts et massifs maîtrisaient le flot tumultueux qui jaillissait, loin en amont, des innombrables racines de son âme ; c’était sans aucun doute leur fonction, de se dresser là, inébranlables, pour étrangler cette énergie aveugle et destructrice qui, sinon, dévasterait le monde et n’aboutirait qu’à son propre néant. Ses pensées jaillissaient, bondissaient en avant, formaient de larges tourbillons qui s’élevaient en une écume éblouissante avant de retomber, entraînés dans une chute mousseuse. Tout ce que l’on pouvait espérer de cette lutte incessante, c’était la victoire de l’érosion. C’est ainsi que, confusément, le conflit se dessinait dans son esprit. Ses paroles étaient infiniment plus claires. C’était comme la différence qui existe, en musique, entre le son et l’écriture. Ce que sa langue exprimait n’était guère que la mélodie ténue qui maintenait cohérent cet extraordinaire tissu de pensées et de sentiments…
Au fur et à mesure qu’il parlait, sa voix se faisait plus douce, plus apaisante ; il s’interrompait de temps en temps, pensant qu’elle profiterait de l’occasion pour placer un mot, mais elle demeurait silencieuse ; son hostilité décroissait sans cesse. Il lui rappela brièvement la fois où Hildred s’était enfermée dans la petite chambre, quelques jours auparavant. Que s’était-il passé, là, derrière cette porte verrouillée ? Quelle drôle de question. Il s’imaginait peut-être qu’elles allaient y répondre. Mais elles avaient au moins admis une chose – après une dispute terrible, après qu’il leur eût littéralement arraché un aveu : elles s’étaient enfermées pour s’embrasser ! Bien. Il était inutile de pousser plus avant. Peut-être la meilleure solution serait-elle de soumettre le cas à un jury, un tribunal impartial, composé d’experts. Chacun choisirait son juré. Chacun donnerait sa version des faits.
À ce moment, Hildred ressuscita brusquement.
— Toi, tu la boucles ! hurla-t-il.
— Non ! Laisse-la s’exprimer, intervint Vanya. Cela la concerne autant que nous.
— Elle est hors du coup, et elle n’a qu’à la boucler, c’est tout. Es-tu prête à accepter ma proposition ? reprit-il, tournant le dos à Hildred.
C’était comme le moment décisif dans un combat, lorsqu’un des adversaires fléchit soudain après un mauvais coup. Il était sur le point de la mettre à genoux quand Hildred s’interposa de nouveau.
— Il n’est pas question qu’elle accepte une chose pareille, déclara-t-elle en se levant avec une dignité d’impératrice à l’agonie.
La proposition était grotesque, d’un bout à l’autre. Il n’existait simplement pas d’expert compétent pour juger de cela. De plus…
— Quoi que l’on puisse dire, cela ne changerait rien pour moi.
— Même si…
— Même si le monde entier considérait que…
— Que quoi… ?
— Qu’elle est désaxée… invertie, pervertie, tout ce que tu voudras. Quoi qu’on puisse dire, je ne la quitterai jamais…
C’était on ne peut plus clair. Il arrive un moment où le contact de la réalité devient si aigu que l’on n’est plus un simple individu tourmenté par telle ou telle situation, mais une chair vivante que l’on découpe en tranches… Ce qui, un instant auparavant, semblait être une planète habitée, une splendeur palpitante dans un univers de ténèbres, se transforme soudain en une chose morte comme la lune, brûlant d’un feu glacé. En de tels instants, tout nous est dévoilé – la signification des rêves, la sagesse qui précède la naissance, la survivance de la foi, l’absurdité qu’il y a à être un dieu, etc.