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Chacun savait qui était le rossignol de Lesbos, mais c’est Vanya qui découvrit que c’était le quatre-vingtième astéroïde, ainsi qu’un colibri à queue flamboyante. Cela donna lieu à des poèmes dédiés au dix-huitième astéroïde et aux pigeons, ces oiseaux dystociques qui ne pondent que deux œufs par couvée. Semblable à un héron pourpre, Vanya lissait ses plumes dans le marécage du savoir. Elle parlait de cétacés delphiniformes et de mérous dorés, d’asymptotes et de paraboles, de Sarvasti, déesse de la Science, de batraciens, de Lapithes. Durant trois jours pleins, elle les régala de considérations ininterrompues à propos de la pourriture blanche du cœur. C’était là une maladie qui, en principe, ne concernait que les arboriculteurs. Vanya s’en empara. Il y a maladie et maladie. Mais celle-ci avait quelque chose de fascinant. Elle était provoquée par un genre de champignon destructeur, qui attaquait le cœur du bois de divers arbres à feuilles caduques. Tout comme l’épaulard, le champignon dit faux amadou était un tueur ; simplement, au lieu de s’attaquer aux phoques et à la faune marine, il s’en prenait aux arbres. Un arbre à feuilles caduques se trouvait absolument sans défense devant le champignon faux amadou. Une fois que celui-ci avait pénétré au cœur du bois, tout était joué ; l’injection de bisulfide de carbone par les orifices obstrués de sciure ou la pulvérisation du feuillage avec de l’arséniate de plomb demeuraient sans effet. C’était la mort par pourriture du cœur.

Cela la rendait littéralement cinglée, ce chant de corruption, cette épopée arboricole de mort et de transfiguration. Elle se comportait comme un sloop voguant tout droit vers la tempête. Tandis que le vent mugissait dans son esprit, en bas les vers s’activaient, transformant le bois en sciure. Il était vain d’essayer de colmater les plaies avec du mastic. Les plaies s’étendaient, ouvrant de larges trous dans ses flancs, des trous par lesquels on aurait pu passer un parapluie.

 

Un soir, rentrant tard à la maison, Tony Bring trouva Hildred assise toute seule, la tête enfouie dans les bras. Elle sanglotait. Et Vanya ? Vanya était dans sa chambre, en train de gribouiller, de pondre ses œufs bleu-vert, sans défaut, gracieux comme des œufs de pigeons. Un drame se jouait, mais à quel acte en étions-nous, et quelle était l’intrigue, il ne pouvait le dire. Ainsi sont les âmes secrètes : lèvres scellées, et d’une loyauté d’escroc. Non de tendres polypes, même quand la guerre les ravage. Étrange que tout dût aller de travers, juste au moment où chacun avait trouvé une occupation, et où Paris était plus proche que jamais. Peut-être y avait-il eu un problème à l’école de dessin… Peut-être Vanya avait-elle recommencé ses imbécillités. Certes, c’était un travail idiot que de rester assise, immobile sur un tabouret, avec un chiffon noué autour des seins, ou de se tenir debout sur un pied en prenant l’air rêveur. Qui pouvait leur reprocher de prendre un petit coup de gin de temps à autre, pour se redonner du courage ? Épuisé d’imiter le marbre, d’inspirer des rêves, le rossignol de Lesbos se laissait parfois aller à une crise d’hystérie. C’était là une hystérie de statue. Mais qu’une âme charitable lui fît prendre quelques flocons de neige, et elle redevenait docile, retournait à l’état de marbre, ne perdait plus l’équilibre. En quittant l’académie, elle s’envolait comme un colibri, déployant sa queue flamboyante. À cause de ces envolées et de ces plongeons, elle souffrait à présent de nostalgie, ce qui est un terme singulier pour désigner le mal de dos. Hildred affirmait qu’elle parlait bien de nostalgie, mais nostalgie n’était pas le mot exact. Il ne s’agissait pas de mal du pays, mais d’une affection de la colonne vertébrale qu’elle avait contractée. Cela provenait de ses voltiges, ou de ses séances de pose en Victoire ailée. La douleur ne cessait que quand on lui fournissait ses flocons de neige.

 

Et Tony Bring ? Que fait-il pour gagner sa vie ? Il semble si tranquille depuis quelque temps, si soumis… On ne penserait jamais, en voyant ce citoyen paisible, discret, qui rentre tranquillement chez lui, qu’il a passé toute la soirée à hurler de toutes ses forces. Ça n’est visiblement pas le genre d’homme à élever la voix au marché, ou dans le métro. Au début, quand il ouvrait la bouche, c’était plutôt un murmure que l’on entendait. Mais on ne vend pas les journaux en murmurant les nouvelles. Non, cela, il l’avait vite compris. Il fallait développer une voix de stentor, une voix d’airain, capable de réveiller les morts, de les arracher à leurs rêves. Il fallait foncer, bousculer les gens, jouer des coudes, brailler plus fort que le voisin. C’était la seule manière de se débarrasser de son fardeau. Le samedi soir, Tony Bring savait ce qu’était la nostalgie – c’était une courbature de la colonne vertébrale. Mais chez lui, elle n’était pas due à des évolutions aériennes, car s’il possédait des ailes, il n’en avait pas conscience, ou bien elles étaient atrophiées. Il ressentait plutôt ce que doit ressentir l’escargot qui traîne sa maison sur son dos. Et quand venait la neige et que les gros titres annonçaient le blizzard, le blizzard soufflait, tant il est vrai que le blizzard est le blizzard. Les flocons, doux, mous, inoffensifs, insipides, désodorisés, charriaient le message dans le réseau de ses nerfs, diluaient son sang… Bien qu’ayant maintenant plus que jamais partie liée avec la grande presse métropolitaine, il ne lisait que les gros titres. Les gros titres étaient les digues érigées par des cerveaux troublés pour contenir la marée typographique qui montait à chaque édition et menaçait de submerger les habitants. Ils s’étalaient en lettres de sueur et de puanteur, conspirant comme des prostituées, ils hurlaient leur rage cancéreuse, ils poétisaient, glorifiaient la bagarre, ils crucifiaient les pécheurs, ils embaumaient les morts, électrisaient les abrutis, tiraient les constipés de leur léthargie pâteuse. Les gros titres écrasaient son esprit, étranglaient ses rêves, lui brisaient le dos. Ce n’était pas un corps qu’il ramenait à la maison, le soir, mais une accumulation de meurtrissures. Ses rêves étaient ceux de la chenille avant qu’elle n’ait appris à voler, ceux de la tortue dont les chasseurs fracassent la carapace.

 

Il y avait mieux à faire que de rester debout sur une jambe, avec une serviette autour des hanches : donner du sang à ceux qui en avaient besoin. Tout ce qu’on exigeait de vous, c’était une bonne santé. Si l’on avait une bonne santé, on avait du bon sang, et le sang était d’un bon rapport, ces temps-ci. Il se vendait de quinze à cent dollars le demi-litre. Cela dépendait de la qualité. Supposons, par exemple, que l’on eût du sang de qualité A. On ne disait pas « Qualité A », évidemment, mais peu importe. De fait, en se nourrissant bien, en prenant régulièrement un verre de porto, et en veillant à garder ses intestins libres de toxines, on pouvait vendre un demi-litre de sang tous les dix ou quinze jours. Pas besoin de se montrer en société, de faire jouer des influences politiques, aucun capital à investir. Juste du sang généreux, riche et sain – de qualité A, de préférence –, et le tour était joué.

Ainsi, il existait dans le Village certain donneur qui connaissait la règle du jeu de A à Z. Il était classé A, et son épouse de même, en termes de qualité de sang. À eux deux, ils en avaient donné assez pour mettre un cuirassé à flot. Et si vous les aviez vus ! Des roses épanouies à leurs joues, des manteaux de fourrure… En passant n’importe quel soir au Caravan, vous aviez toutes les chances de les trouver en train d’avaler des biftecks, de danser à jambes rabattues, ivres de sang, ou de manque de sang.

Il existait des hôpitaux à n’en plus finir, à New York, et certains étaient préférables à d’autres, du point de vue du donneur. Certaine institution juive se montrait la plus généreuse, mais il existait là une liste d’attente – une liste interminable. Bien sûr, quand vous étiez un peu connu, quand votre sang avait acquis une certaine réputation de qualité, vous pouviez vous faire une place enviable. Mais il était préférable de commencer par un établissement modeste – un hôpital presbytérien, ou quelque chose de ce genre.

Cependant, il fallait fournir des échantillons. Ils envoyèrent à droite et à gauche des prélèvements ordinaires – gratuitement, comme spécimens. Ils déposèrent ainsi des échantillons dans toute la ville. Hildred eut quelques problèmes ; une infirmière du dimanche la piqua au mauvais endroit, et son bras se mit à enfler, ses veines noircirent. Elle assura qu’elle allait perdre son bras, mais en fin de compte elle le conserva. Ensuite, elle fut prise de vomissements. Son estomac ne supportait même plus les fraises des bois. La seule chose qu’elle pût tolérer était le porto. Le porto, c’était un fortifiant. À chacun, elle conseilla de se mettre au porto.

Dans certains hôpitaux, on ne se contentait pas de vous faire une prise de sang. On exigeait un examen méticuleux : le cœur, les poumons, l’urine, le poids, la taille, le test Wasserman, la nationalité, l’hérédité, etc. On ne vous aurait pas fait tant d’histoires pour une assurance-vie de cinquante mille dollars. Ensuite arrivaient les jeunes loups, avec le stéthoscope accroché autour du cou – des monstres de méticulosité. Même une chose aussi minime qu’un soutien-gorge faisait obstacle à leur examen patient et exhaustif. D’autres, de vieilles ganaches épuisées, ne vous demandaient même pas de tousser. L’idéalisme régnait sans partage, quel que fût l’angle sous lequel on voyait les choses.

Enfin vinrent les rapports d’analyse. Ils arrivaient par le courrier, comme des lettres de refus d’éditeurs. Certains étaient des sténotypes rédigés en termes cérémonieux, d’autres des mots secs et brutaux, écrits à la main – par des étrangers, ou des gardiens de nuit. Une chose apparaissait clairement : ils ne convenaient pas. Il n’était pas question de qualité A, ni B, ni C, ni même D. Les vigoureux globules rouges tant recherchés ces temps-ci étaient accolés d’un signe moins. Mis à part la question de bon ou de mauvais sang, d’autres choses n’allaient pas, tant de choses en fait que c’était pur miracle s’ils échappaient au cancer, à l’hydropisie ou à la syphilis. À la source de tous les maux, on trouvait l’anémie. L’anémie était une espèce de pourriture blanche du cœur, dont étaient victimes les organismes citadins, une maladie qui transformait le sang en eau de vaisselle. Qui pouvait bien produire une analyse de sang irréprochable, dans une ville comme New York ? Cela n’avait aucun sens. Ils n’allaient pas se laisser paniquer par de jeunes péquenauds avec des stéthoscopes autour du cou et des pantalons blancs au pli en lame de rasoir. Ils étaient sous-alimentés, c’était cela, la cause de tout le problème. Davantage de fraises. Davantage de porto. De gros biftecks bien juteux, avec plein de sang bien rouge. Au diable les médecins ! Ils tiraient la sonnette d’alarme pour un rien. Si vous aviez de l’argent, et les moyens de vous inquiéter de votre santé, ils vous tuaient d’effroi. On pouvait maintenir un millionnaire en vie même après lui avoir enlevé l’estomac. Il existait des hommes dont la langue avait été rongée par le cancer ou la dépravation, et qui pouvaient cependant paraître à un dîner, en smoking, et se nourrir par un orifice artificiel. Un pauvre, si par hasard il toussait, avait le droit de mourir faute de soins. La toux, cela n’intéressait guère le corps médical. Les pharmaciens étaient là pour s’occuper de la toux et du mal de dos. Les progrès de la médecine étaient tels que ça n’était plus une science, si jamais cela en avait été une, mais un art. L’art de prolonger la vie – par des moyens artificiels. Ah, s’il n’y avait pas les riches, combien leur manqueraient ces raffinements, ces subtilités, ces complexités ! Dans le corps des riches, la maladie bourgeonnait en abondance. Sur ces précieux tas de fumier, quelles merveilleuses roses s’épanouissaient, quels magnifiques ulcères ! À présent, les hommes de science en étaient presque à transformer en papillons les gâteux et les hyènes. Le progrès… Le progrès… Il y avait de cela cent ans, l’arbre de vie était prompt à pourrir et à se décomposer, mais aujourd’hui il se développait, et continuerait de se développer, bien que le tronc en soit aux trois quarts cimenté.