Le soir de l’anniversaire de Lincoln, il y eut une tempête de neige, et entre l’anniversaire de Lincoln et celui de Washington, la neige ne cessa de tomber par intermittence, recouvrant tout d’un tapis d’ouate, de sorte que les poubelles et les tonneaux de détritus eux-mêmes prirent un air attrayant. Et tandis que la neige tombait, des choses arrivaient, comme dans les romans russes, dans l’âme russe, là où se trouvent Dieu et la glace et la neige, le verbe, le meurtre et l’épilepsie, où l’histoire ne s’efface que pour laisser parler la nature, où, ne fût-ce que dans une chambre, il y a place pour le plus grand drame jamais écrit, pour l’hôte invisible et pour tous les peuples, tous les climats, toutes les langues. La nuit de l’anniversaire de Lincoln, juste avant que la tempête de neige ne s’abatte, Hildred sortit pour poster une lettre, vêtue d’un tailleur de velours. Elle demeura partie trois jours et trois nuits, dans son tailleur de velours garni de boules d’argent sur le devant. Il y en avait vingt-six ou vingt-sept, toutes vides, et marbrées de cicatrices qui, à un organisme microscopique mais doué de la vue, seraient sans aucun doute apparues semblables aux canaux de la planète Mars, tels qu’ils apparaissent à l’œil humain. Durant son absence, le téléphone ne sonna pas une seule fois, et pas une seule fois ne sonna à la porte un des employés de la compagnie du télégraphe, un de ces coursiers hors d’âge ou débiles qui vous tendent une enveloppe cachetée et trois centimètres de crayon sans mine en disant : « Signez ici. » Le monde était enveloppé d’ouate, et l’ouate n’avait rien à raconter.
Tony Bring était couché dans son lit et Vanya dans le sien. Le premier jour, Vanya avait dit tu n’es pas inquiet et il avait répondu non. Le deuxième jour, Vanya avait dit qu’est-ce que tu vas faire et il avait répondu rien. Le troisième jour, Vanya avait dit je vais prévenir la police et il n’avait rien répondu. Mais au lieu d’aller prévenir la police, elle était allée se saouler, et en rentrant, elle délirait sur les cathédrales et les rats et les athlètes à cou de taureau ; elle abandonna même toute originalité, se décrivant comme « une flèche vibrante, tendue vers l’autre rivage ». Vers le matin, elle se mit à chanter faux, à crier et à pousser des glapissements, et se dressa, plaquant ses paumes sales contre les murs pour les écarter. Les sœurs danoises frappèrent sur le plancher avec leurs chaussures. Cela demeurant sans effet, la seule chose qui restait à faire était de lui jeter un seau d’eau, ce qui fut fait. Sur quoi elle s’endormit, aussi calme que dans une camisole de force, et Tony Bring inspecta ses ongles de pieds, qu’elle avait longs et recourbés. Au matin, Hildred fit son apparition, le regard vitreux, déclarant pour toute explication qu’elle avait rencontré un poète ; ce disant, elle s’effondra sur le lit sans même ôter son tailleur de velours, qui n’avait plus à présent que vingt-deux ou vingt-trois boules sur le devant, toutes vides et marbrées de cicatrices.
Elle dormit longtemps, longtemps, et quand elle s’éveilla, personne ne savait s’il était sept heures du matin ou sept heures du soir. Elle ouvrit la fenêtre et confectionna une boule de neige. Puis elle sortit pour acheter à manger – une tonne de provisions – et affirma que le spectacle était magnifique, dehors. Il existait deux choses bonnes pour le teint, et deux seulement : un climat humide, celui de l’Angleterre par exemple, et la neige fraîche. Quel que fût le sujet abordé, elle n’avait que la neige à la bouche. Ses yeux demeuraient toujours vitreux, et si elle paraissait rayonnante c’était d’une étrange lumière, celle de la neige ; après avoir mangé, elle vomit, et ce merveilleux éclat que la neige avait fait naître sur ses joues s’éteignit, sa peau retrouva l’aspect qu’elle avait toujours eu – d’un blanc duveteux, satiné, lourd et alangui. Avec ses lèvres rouge vif et ses grands yeux ronds et brillants, elle évoquait une hallucination de fièvre, et la fièvre altérait son discours.
Du jour où la tempête de neige se déclara, c’est-à-dire pour l’anniversaire de Lincoln, jusqu’à celui de Washington, Tony Bring ne quitta pas le lit, si ce n’est pour aller à la salle de bains. Il souffrait d’hémorroïdes. Hildred était allée acheter un tube de pommade à la pharmacie et, dans la boîte, ils trouvèrent la description du mal, imprimée en cinq langues. Voici ce que disait la version anglaise :
HÉMORROÏDES
Les Hémorroïdes sont des varices provoquées par la dilatation des veines du rectum. Elles sont essentiellement dues à la constipation et à l’entérite, et peuvent être internes ou externes. Les crises sont parfois accompagnées de démangeaisons. La selle est presque toujours douloureuse.
Notre traitement
Éviter toute nourriture susceptible d’irriter les organes : plats épicés, gibier, etc.
Réduire la consommation de viande, jusqu’à un régime quasi végétarien.
Éviter la constipation, mais surtout ne jamais prendre de purgatifs violents, comme la scamonée, l’aloès ou le jalap.
Prendre des infusions légères de bourdaine ou, mieux encore, de l’huile de paraffine.
Utiliser la canule pour faire pénétrer un peu de Sedosol dans le rectum. En cas de démangeaisons, masser doucement avec du Sedosol. L’effet calmant est immédiat.
Avant chaque application, ne pas omettre de lotionner soigneusement avec de l’eau bouillie chaude.
Notre produit, qui est une réelle innovation médicale, ne graisse ni ne tache la peau, et s’élimine très facilement, même à l’eau froide.
Ainsi donc, deux fois par jour, elles le retournaient sur le ventre pour lui soigner le rectum. Entre deux séances, elles s’employaient à le lubrifier, si soigneusement, si consciencieusement que, eût-il été une linotype ou un moteur diesel, il aurait fonctionné sans à-coups pendant un an. Mais il faisait un mauvais malade. Au lieu de leur être reconnaissant du mal qu’elles se donnaient, il criait et jurait. Il se plaignait que la glace fondait trop vite, râlait quand elles refusaient de lui faire la lecture. Il demanda Jérusalem, de Pierre Loti, et elles revinrent avec un livre de Claude Farrère – L’homme qui assassina. Elles étaient de nouveau tout affairées à assembler des bras et des jambes, à teindre des perruques, à monter des articulations, à coudre des vêtements pour leur jeu de massacre en réduction. Toute la journée, et jusque tard dans la nuit, elles s’activaient et besognaient, martelant, rabotant, sifflant, chantant en russe, en français et en allemand, éclusant force vodkas, se gavant de sandwichs, de caviar et d’esturgeon. Elles avaient remplacé les vieilles ampoules, qui dispensaient une lueur jaune et malsaine, par des lampes spéciales qui éclairaient comme en plein jour. L’effet produit était dévastateur. Il lui semblait que sa chair était un agglomérat d’échardes, ses nerfs mis à nu, écorchés. Il sentait battre les veines de son rectum, et le sang bouillonner là, comme s’il s’engouffrait en un pouls précipité. Quel intérêt présentait pour lui leur caquetage frénétique à propos de Picasso, de Rimbaud ou du comte de Lautréamont ? Elles discouraient comme si elles eussent déjà été installées à la terrasse du Dôme. Elles allaient jusqu’à fixer la date de leur départ, et se disputaient âprement sur le choix de la ligne transatlantique et pour savoir si elles s’installeraient dans un petit hôtel ou loueraient un atelier. Elles savaient d’avance qu’elles ne pourraient prendre de bain que de loin en loin, que les Camel étaient inabordables, et qu’avec un sou on ne pouvait pas même acheter un bouton de cuivre.
Les hémorroïdes suffisent – ô combien ! – à vous rendre nerveux et irritable ; elles vous accablent, vous donnant l’impression que vos viscères vous sortent du corps. Cela peut devenir si infernal, si intolérable que l’idée d’être pendu par les poignets vous apparaît comme un plaisir sans mélange. Mais lorsque toute la journée, et jusqu’à une heure avancée de la nuit, la pièce se transforme en atelier de menuiserie, sans oublier le vacarme des verres entrechoqués et le babillage incessant, on peut comprendre qu’un homme se mette à dérailler. Et c’est exactement ce qui arriva à Tony Bring. On aurait dit qu’il était soudain devenu cinglé. Il poussait des cris de douleur et de rage, puis il chantait, après quoi il jurait, ou riait. Si elles mentionnaient Picasso, il répondait Matisse ou Czobel, cet homme incroyable, même si Matisse ou Czobel n’évoquaient rien pour lui, pas plus que les autres ; ce qu’il voulait, c’était être entendu, les noyer sous un déluge de mots, ou bien, s’il ne pouvait les noyer, les asphyxier car, il le sentait bien, si elles continuaient de parler, de parler sans cesse, ses entrailles allaient se transformer en sciure, et ce serait de nouveau la fameuse histoire du champignon faux amadou. Lui injecter du bisulfide de carbone ou de l’arséniate de plomb ne servirait à rien. D’un homme saisi au rectum, qui ne demande rien au monde que de demeurer assis sur une compresse de glace pilée, on ne peut exiger la patience d’un saint, ni l’héroïsme d’un dieu. Il veut qu’on le laisse tranquille, en paix, de préférence dans une pièce sombre, pour écouter quelque bon ange lire à haute voix un livre attrayant, ou attristant. Il ne veut pas entendre parler de poèmes festonnés de lumières cuivrées, ou de maisons qui s’ouvrent comme des huîtres. Il n’a pas envie de jouer au casse-tête chinois, car s’il existe un casse-tête chinois qui ne sera jamais résolu, c’est bien de savoir où est allée Hildred le soir de la tempête de neige quand elle est sortie en tailleur de velours avec des boules d’argent creuses sur le devant et qu’après avoir disparu pendant trois jours et trois nuits sans téléphoner ni télégraphier elle a débarqué tout à coup avec les yeux vitreux en expliquant qu’elle avait rencontré un poète, un point c’est tout. Et si elle s’imaginait que l’on pouvait tout rafistoler en appelant une espèce de nabot de médecin, un quelconque résidu de faculté, un âne bâté, elle se trompait. Il n’était pas question de laisser un quelconque youpin faire joujou avec lui, pas même avec son rectum. Cependant, elle fit tout de même venir le médecin, et il eut droit à la séance habituelle, au thermomètre sous la langue et aux questions auxquelles on ne peut répondre. Le médecin, curieusement, au lieu de parler de Capablanca ou d’Einstein, parla de Hilaire Belloc qui, disait-il, était un érudit sans jugement, ajoutant que, de toute manière, être en compétition avec les Juifs, c’était pour les Gentils comme de prendre le départ d’une course avec les jambes entravées, car l’esprit juif était âpre, vif et retors, et capable de mille volte-face le temps qu’un Gentil revienne sur une idée. Hildred, extrêmement froissée par l’attitude grossière de son époux, raccompagna le médecin jusqu’à la porte en s’excusant, sur quoi celui-ci lui baisa la main et déclara qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. « C’est un paresseux… Il fait le malade », dit-il. Ainsi, c’est d’un cœur léger qu’elle retourna à sa menuiserie, n’accordant désormais plus la moindre attention aux gémissements, douleurs, cris et jurons, menaces, éclats de rire, etc.
Livré à lui-même, abandonné comme un parapluie cassé, et la douleur se calmant peu à peu, tant il est vrai que tout passe avec le temps, Tony Bring s’aperçut qu’il était agréable de demeurer ainsi, bien calé en arrière, à passer en revue la tragédie de son existence, une tragédie qui commençait, il s’en souvenait très clairement, à l’époque où, du haut de sa chaise de bébé, il récitait tel un chien savant quelques vers de poésie allemande… La langue barbare de ses ancêtres barbares. Ce souvenir était si vivant, intact, si précis que, saisi d’une allégresse insensée, vibrant d’orgueil, il se dit : si je reste ainsi assez longtemps, je pourrai renouer tout le fil de ma vie, jour après jour. Et effectivement, il put revivre heure par heure, minute par minute, certaines journées qui, pour une raison ou pour une autre, se détachaient des autres, comme des jalons dans son existence. Des femmes dont le souvenir s’était effacé au point qu’une semaine auparavant il n’eût même pas réussi à évoquer leur visage ressuscitaient à présent, dans tous les détails – taille, poids, force de résistance, qualité de la peau, genre de vêtements, façon d’enlacer… tout… tout. Retraçant la courbe de sa vie, il vit que ce n’était pas l’arc de cercle vaste et enveloppant que l’on imagine, que ce n’était pas non plus une flèche filant droit vers la mort, ni le baiser parabolique de l’infini, pas plus que la noble symphonie de la biologie ; c’était plutôt une succession de secousses, l’enregistrement au sismographe d’oscillations, de sommets et de dépressions, et de larges vallées sereines, semblables à des ménopauses divines.
Tard un après-midi, il bondit hors du lit, comme électrisé, dévora un solide repas, violant ainsi toutes les restrictions alimentaires qui lui étaient imposées, et se mit à écrire. Plus elles faisaient de vacarme, plus elles sifflaient, se gobergeaient, chantaient, mieux il écrivait. En lui les mots se levaient comme des pierres tombales, dansant en l’air ; il les empilait, bâtissant comme une acropole de chair, les martelait avec une haine vengeresse, jusqu’à ce qu’ils se balancent, inertes, tels des cadavres pendus à un réverbère. Les yeux des mots étaient des guitares, ils étaient festonnés de dentelle noire, et il ornait les mots de chapeaux insensés, disposait sous leur giron des pieds de table et des nappes. Il faisait copuler les mots entre eux, pour enfanter des empires, des scarabées, de l’eau bénite, la vermine des rêves et des rêves de blessure. Il les asseyait de force et les attachait à la chaise avec leurs lacets noirs, puis il se jetait sur eux et les fouettait, les fouettait jusqu’à ce que le sang noir ruisselle, et que les yeux déchirent leurs voiles. Les seuls souvenirs de sa vie, c’étaient les secousses, les orgasmes sismographiques qui voulaient dire : « Là, tu vis », « Là, tu meurs ». Et ces larges vallées auxquelles on aspirait, c’était l’herbe digérée que la vache rumine, c’était l’amour que les femmes prennent entre leurs jambes pour le mastiquer, c’était une cloche avec un battant énorme, dont l’éclat déchirait le vent. Les sommets, les dépressions, là était la vie, la poussée du mercure dans le thermomètre des veines, le pouls débridé. Les sommets – le saint qui monte au ciel pour mater le postérieur de Dieu… Le prophète avec des excréments plein les mains, et l’écume aux lèvres… Le derviche aux pieds articulés par la musique, aux entraillles grouillantes de serpents, qui danse, danse, danse, la cervelle rongée de vers. Ni les cimes, ni les profondeurs, mais l’extase inversée, retournée comme un gant, le fond déployé aussi loin que le sommet, l’humiliation tendue, non pas seulement jusqu’à la terre, mais dans la terre, traversant l’herbe et le sol et les rivières souterraines, du zénith au nadir. Haïr férocement tout ce que l’on aimait. Non pas le dard glacé de la conscience, ni les tourments de la flagellation mentale, mais l’éclat de lames vives, cruelles, le mépris, l’insulte, l’outrage, ne pas douter de Dieu mais le nier, le dépecer, cracher sur Lui. Mais Dieu, toujours !
Puis, une nuit, Vanya se dressa, pareille à un dauphin couvert de boue, et déclara : « Je vais devenir folle… folle ! » Parfait ! Enfin, nous y voilà… « Deviens folle ! » se dit-il. Devenir fou, c’est cesser d’être un eunuque, quitter les vallées fertiles, ne pas se masturber avec de la peinture ni changer de nom. Si seulement elle devenait folle, il l’enlacerait dans la folie, elle mâle, lui femelle ; il infibulerait la maison, ils mourraient d’excès. Quant à la créature amphibie qui changeait de sexe à chaque saison et se fermait sur elle-même comme une huître, parlant de ses deux coquilles dures comme de son mystère, elle pourrait le cultiver dans l’iode et dans la vase. Plus froide qu’une statue, la voix blanche, le regard vitreux, celle qui n’était que mystère se tenait près de la planche à tripes. Comme une somnambule se poignardant encore et encore. Une répétition générale devant une salle vide, une débâcle improvisée, où l’actrice se vengeait sur l’auteur. Où que se dirigeât son regard fiévreux, il y avait des bras, des jambes, des perruques violettes et, posé dans un coin comme une vieille mandoline, il y avait le Comte, et le Comte tendait l’oreille, s’efforçant de distinguer le gargouillis des tuyaux, la cascade de l’eau qui tombe, dans un engorgement de glace et de feu liquide, de caillots de sang et de violettes murmurantes. Elle était là, comme une somnambule se poignardant encore et encore, et par les plaies qu’elle creusait en elle à l’aide d’un couteau brisé, son superbe ego s’échappait en gesticulations de sciure. Perçant le brouillard qui stagnait entre ses deux yeux, elle vit des montagnes, et de larges bassins d’alcali, et des plateaux rocailleux parsemés de broussailles où, le soir, la température tombait comme une ancre et le vent gémissait.
La Grande Vanya s’assit et se boucha les oreilles, dans l’espoir que tout pourrait ainsi recommencer ; elle se plia en deux, devint flasque, et son corps s’enroula sur lui-même, bras et jambes noués comme des serpents, telle une pelote d’élastiques. Elle demeurait immobile, respirant à la manière d’un fœtus, et si une quelconque pensée s’éveillait en elle, son nombril l’absorbait ; lui aurait-on demandé son nom, elle n’aurait pas pu dire si c’était Myriam, Michaël, David, Vanya, Esther, Astheroth, Belzébuth ou Romanov. Elle se coulait en elle-même, si profondément, si aveuglément, si éperdument qu’elle était tout à la fois matrice et fœtus ; ce qui remuait et palpitait dans l’au-delà était comme des coups sourds contre un ventre gonflé…. Boum, boum… Une jument sauvage piaffait sur son ventre, la courbe de sa croupe imitant l’orbe du ciel.
Cette statue qui se tenait là, impassible, le regard vitreux, qui se poignardait encore et encore, c’était une scène de film cent fois tournée. À chaque déclic de l’obturateur, le regard plongeait plus profondément dans le rêve. La mort à répétition, et la violence de la vie rêvant un rêve de mort… Rêve et mort… La même scène, filmée cent fois. À chaque déclic de l’obturateur, l’œil plongeant plus profondément. Du marbre muet frotté d’érotisme, une extase noire projetée sur l’écran blanc de l’imaginaire. L’hystérie. L’hystérie de la pierre. Une femme de pierre, frissonnante de musique. Une statue copulant avec la vérité. Une statue masturbant le mensonge. Une masturbation incessante, obscène… une litanie de caoutchouc dans un rêve de latex. Une femme hystérique avec des organes de marbre, une femme de marbre aux organes hystériques, une pierre femelle vomissant ses entrailles dans une fontaine de feu qui éventre la glace. Une femme hystérique peut tout imaginer d’elle-même – qu’elle a couché avec Napoléon, ou offert ses lèvres à Dieu. Elle peut affirmer avoir assouvi ses désirs avec des boucs ou des poneys Shetland, elle peut avouer avoir aimé six hommes en même temps, et chacun d’eux de toutes ses forces. Elle peut se mettre à frissonner de musique, si fort que le souvenir de ses passions se désintègre et s’effondre comme un immeuble en flammes. Tout peut se consumer, qui n’est pas de pierre. Les organes demeurent intacts, de marbre muet frotté d’érotisme, d’extase accrochée sur un écran blanc. Verrouillez toutes les portes et mettez le feu à la maison ; là où demeure la statue qui masturbe le mensonge, il y aura toujours de la musique, le frisson de la pierre sur le feu, le feu qui éventre la glace. Poignardez-la, encore et encore, plongez votre regard plus loin dans le rêve, ce n’est qu’une mort à répétition, un regard vitreux d’extase et, à chaque déclic de l’obturateur, un mensonge, une copulation. Quand les femmes aux organes de marbre tentent de coucher avec Dieu, le divin parvient à la ménopause. Ce qui était une tragédie antique, la musique noble des mythes et des légendes finit dans la prophylaxie. Ceux qui jadis croyaient incarner des personnages voient leur texte et leurs gestes se déliter et devenir sciure. Autrefois, le monde était jeune, et l’on exhibait fièrement ses blessures, car Dieu avait posé Son doigt dans les plaies, et rien ne devait les refermer ; il fallait les porter avec courage, dans la douleur. Aujourd’hui, nous filons vers la tempête comme des sloops aux flancs rongés, et vous pouvez enfoncer un parapluie dans les trous béants de nos plaies – mais il n’y a ni douleur, ni courage. Nous et nos personnages – car nous sommes nos personnages – coulons comme des embarcations abandonnées, comme des sloops trop pourris pour affronter la première tempête venue.
Finis