Oui, elle avait disparu. Totalement disparu, comme si la terre s’était ouverte pour l’engloutir. La nouvelle était à peine ébruitée que déjà l’on prétendait qu’elle se trouvait à Taos, information aussitôt démentie par une autre rumeur selon laquelle on l’aurait rencontrée dans une fumerie d’opium de Pell Street. Puis, un beau jour, une lettre arriva : « Chère Hildred, disait-elle. Je suis internée ici, en service psychiatrique. Une des infirmières a eu la gentillesse de faire sortir ce mot en cachette. Je t’en prie, viens tout de suite, je vais devenir folle si je reste ici un jour de plus. L’infirmière dit qu’on me relâchera si quelqu’un se porte garant pour moi. Apporte des vêtements – quelque chose de féminin. »
Ce message parvint à Hildred au Caravan. Sans attendre, elle entraîna une des filles à l’écart et lui emprunta un tailleur et un chapeau. Dans le cabinet de toilette, elle ôta la vaseline de ses paupières, les épais traits charbonneux de ses sourcils, l’alizarine de ses lèvres, et la couche de poudre verte de ses joues. Puis elle se dépêcha de filer acheter une paire de bas de soie et une culotte.
Ainsi, dans une tenue relativement sobre par rapport à d’habitude, elle se présenta à l’hôpital. Le Dr Titsworth, vers qui on la dirigea, avait l’allure classique des fonctionnaires de l’administration publique. Une femme d’âge mûr, sa secrétaire apparemment, allait et venait d’un air affairé, avec une componction de cadavre. Elle était dotée d’une panse proéminente, du haut de laquelle elle épiait le monde au travers d’épaisses lunettes. Hildred lui accorda un bref coup d’œil et lui tourna le dos.
Le sous-secrétaire chargé des malades mentaux fit son entrée.
— Vous souhaitez rencontrer le Dr Titsworth ?
Hildred hocha la tête.
— À quel sujet, je vous prie ?
— Je le lui dirai de vive voix.
— Mais il est occupé, pour le moment.
— Alors, j’attendrai.
Elle s’assit sur un banc dur et luisant. Le hall était immense, désert, avec des fenêtres de maison de redressement. Elle devenait folle, à force de regarder les murs nus ; elle imaginait ce que Vanya ferait de cet endroit, si on lui donnait carte blanche. Elle haïssait les fenêtres de verre teinté ; cela lui rappelait les églises et les cabinets.
Bientôt, le grand patron fut introduit. Il avait le crâne de Jules César, et le nez arrogant d’un tsar. Il tendit sa main ; on aurait dit un morceau de rosbif froid. Ils s’assirent, et Hildred expliqua, brièvement et calmement, les raisons de sa présence. Tandis qu’elle parlait, il tambourinait sur le bras de son fauteuil de ses longs doigts fuselés.
— En quoi êtes-vous habilitée à demander sa sortie ? s’enquit-il.
Hildred répondit qu’elle était sa tutrice légale.
— Ah, je vois. Et quel est votre âge, si je puis me permettre ?
Ses petits yeux perçants la vrillaient de part en part. C’était là une attitude qu’il avait l’habitude de prendre devant ses patients. Elle était destinée à mettre les gens mal à l’aise.
Hildred tripota machinalement les gants de daim qu’elle avait empruntés, et couvrit ses genoux en un geste féminin parfaitement effectué. Le Dr Titsworth émit une toux discrète. Il rappela à Hildred, d’un ton très amène, qu’il lui était entièrement loisible de restreindre la liberté d’action de la malade s’il en avait envie, ou plutôt s’il était convaincu que cela était toujours nécessaire. Hildred écoutait, grave, pleine de respect ; elle posa soudain une main sur la sienne, en un geste tout à fait involontaire, et se confondit aussitôt en excuses. De toute évidence, elle était complètement bouleversée ; jamais elle n’avait dû affronter une situation aussi délicate.
— Docteur, dit-elle (et ses yeux étaient semblables à deux anges éplorés), toute cette histoire me dépasse complètement. Je n’y comprends rien. Je suis totalement désarmée, et consternée. Cependant, docteur, n’aviez-vous pas quelques questions à me poser ?
Titsworth appela immédiatement sa secrétaire et se fit apporter un questionnaire dactylographié, établi d’avance, qu’il posa distraitement sur ses genoux, permettant à Hildred d’y jeter un rapide coup d’œil. C’étaient les habituelles questions idiotes qui, plus que les réponses, appellent le coup de tampon, le cachet officiel, et le paraphe illisible de témoins illégitimes.
Soudain, son regard en vrille glissa sournoisement.
— Eh bien, dites-moi, je vous prie, depuis combien de temps se drogue-t-elle ? demanda-t-il d’un ton froid.
— Comment, docteur !
Hildred paraissait non seulement stupéfaite, mais outragée.
— Allons, allons, fit-il. Pourquoi délirait-elle à propos de Nietzsche, quand on nous l’a amenée ? Pourquoi répétait-elle que Nietzsche l’avait rendue folle ?
— Mais, docteur…
— Vous savez, je suppose, que votre pupille a été violée, l’autre nuit, continua-t-il d’un ton animé.
Hildred eut un haut-le-corps, suffoquée.
— Cela, vous ne le saviez pas, hein ? fit-il. Pourquoi l’avez-vous laissée seule cette nuit-là ? Pourquoi n’avez-vous pas prévenu la police ? Pourquoi… ?
Les questions tombaient sans cesse, il semblait que cela ne dût jamais finir. Puis, comme s’il avait eu son quart d’heure de récréation, il cessa brusquement et, appelant une infirmière, il lui donna un ordre bref.
Il sembla à Hildred qu’un instant à peine venait de s’écouler, et soudain Vanya fut là, debout sur le seuil, hésitante tout d’abord, puis brusquement exultant de joie. Ses cheveux avaient poussé ; il y avait quelque chose de presque sanguinaire dans son apparence.
— Hildred ! s’écria-t-elle. Tu es venue !
Et elle lui tomba dans les bras, la renversant presque.
— Du calme, Vanya, du calme, chuchota Hildred tandis qu’elles demeuraient agrippées l’une à l’autre.
— Mon Dieu, Hildred, je pensais que tu ne viendrais jamais. J’ai passé toute la journée les yeux rivés sur l’horloge… Il faut que tu viennes jusqu’à la salle avec moi ; elles meurent d’impatience de te connaître. Attends que je te présente à George Washington… Elle est à mourir !
— Attention, Vanya, dit Hildred, lui donnant un coup de coude discret avant de reprendre plus fort : Tu es très nerveuse, ma chérie. Cela a dû être une terrible épreuve pour toi. (Vanya lui prit la main, la serra dans la sienne.) Ne t’inquiète pas, continua Hildred, tout est arrangé. Tu rentres à la maison avec moi.
Titsworth assista à toute la scène sans piper mot. Comme elles se dirigeaient vers la salle, un groupe d’infirmières traversa la hall.
— Salut, salut tout le monde ! Je pars… Je pars ! s’exclama Vanya.
Puis, serrant le bras de Hildred, elle lui chuchota :
— Tu vois, cette petite blonde… Elle a le béguin pour moi. C’est comme ça que j’ai pu te prévenir.
Tony Bring fut informé de la nouvelle sans tarder. Hildred annonça immédiatement son intention d’installer sa pupille à la maison. Il y eut une scène. Durant au moins une heure, ils ragèrent, tempêtèrent. Enfin, il abattit son poing sur la table. « Non ! dit-il. Non, c’est non ! »
Puis Vanya fit une apparition impromptue. Elle lui parla avec douceur, avec une tristesse voilée. Ses yeux demeuraient un peu hagards, agrandis, comme deux larges cercles instables, flottant sur une encre verte. Ses paroles gardaient encore les échos de ce discours étrange dont Titsworth avait parlé à Hildred. Elle n’était plus la même. Il y avait en elle quelque chose de soumis, d’effrayé.
Certains jours, Hildred ne faisait plus rien, si ce n’est emmener sa pupille au théâtre ou au concert. Cela impliquait, inévitablement, les frais de taxi, et les petits à-côtés, comme les gardénias et les orchidées. Si Vanya émettait l’ombre d’un soupir, Hildred en était perturbée. Ses caprices les plus futiles étaient immédiatement satisfaits. Ainsi, lorsque Vanya exprima le désir de se remettre à peindre, Hildred se rua dans les magasins et revint avec une panoplie stupéfiante, un matériel complet, et de tout premier choix. Un chevalet ordinaire n’aurait pas convenu. Pas pour un génie. Il fallait qu’il échappe à la médiocrité du chevalet courant. Celui qu’elle rapporta à la maison était une création alambiquée, une pièce d’artisanat javanais qu’elle s’était procurée pour une bouchée de pain, disait-elle. Ce qui était cher, elle se le procurait toujours pour une bouchée de pain.
Un jour, regardant la situation bien en face, Tony Bring se demanda quelle différence cela pouvait bien faire, s’ils instauraient clairement un ménage à trois*. Certes, il avait refusé que l’on fît venir chez eux la malle de Vanya. Et alors ? Cela l’empêchait-elle de dormir avec eux, d’utiliser la même baignoire, de porter ses cravates à l’occasion, ou de critiquer l’intendance de la maison ?