Tout le monde est sur les dents. Tout le monde est de mauvaise humeur, susceptible, à cran. Hypersensible. Comme un homme qui se plaint d’avoir froid aux pieds après qu’on l’a amputé des jambes. Vanya, parangon du stoïcisme, déclare un jour à Tony Bring : « C’est bon pour toi, de souffrir comme ça… Cela améliorera ton écriture. »
Son écriture ! C’était là une manière plaisante de railler sa fainéantise. Son grand livre, dont le plan avait nécessité des feuilles et des feuilles de brouillon, son grand livre n’était plus. Il était parti en fumée dans le conduit de cheminée, avec les chaises et tout le reste. Bien sûr, il pouvait s’attaquer à un autre livre. Carlyle n’avait-il pas réécrit son Histoire de la Révolution française après avoir perdu le manuscrit ? Mais il n’était pas Carlyle. Cependant, les fruits recommençaient à s’amonceler dans son panier. Des choses notées sur des bouts de papier, des petits calepins, une espèce de délire à la Sherwood Anderson, mais sans l’errance d’échec en échec, ni les boulots minables, ni les objets jetés par la fenêtre du deuxième étage.
Ou bien n’était-ce encore qu’une façon de tuer le temps ? On pouvait lire et relire Spengler et Proust, mais cela avait une fin. Joyce aussi était indigeste, à force. En France, il existait des types plus malins, qui se faisaient une petite piqûre de temps en temps. Tous les six mois, un nouveau livre – et un livre illustré. Une fécondité sans limites. Mais en Amérique, on ne savait pourquoi, vivre avec la cocaïne n’était guère propice à l’écriture. L’Amérique produisait des gangsters et des magnats de la bière. La littérature était laissée aux femmes. Tout était laissé aux femmes, sauf la féminité.
Que signifiaient ces griffonnages, de toute manière ? Et pourquoi fallait-il qu’il aille au Caravan pour écrire ses notes ? Cela mettait Vanya dans tous ses états. S’il s’était mis en tête d’écrire un livre sur elle, il avait intérêt à faire attention. On pouvait porter plainte contre quelqu’un pour… pour quoi, elle ne le savait pas exactement. Hildred aussi l’adjurait d’être prudent. Ma parole, elles en faisaient des manières… et il n’avait pas encore écrit une seule ligne. C’était un bon point, cela dit. Peut-être la vieille vache allait-elle vraiment paniquer, et se ficher en l’air. Elle était inquiète, ces derniers temps, au point d’avoir accroché un couteau et un marteau à sa porte. Cherchait-elle à lui donner des idées ?
Le drame n’amusait plus Hildred. Elle était éreintée. Elle jouait les hôtesses toute la journée, et la nuit elle taillait des jambes de bois ou teignait des perruques. Quant au seigneur et maître, il ne savait même pas planter un clou droit. Tout ce qu’il faisait, c’était gribouiller des notes, ou concocter de nouveaux sujets de discorde afin de les rendre tous fous. Non, cela ne pouvait plus continuer ainsi – plus pour Hildred. Elle était épuisée, à bout. Trop épuisée même pour songer à faire l’amour. Quant au seigneur et maître, lui était en pleine forme au moment de se coucher. Évidemment, puisqu’il n’avait rien fait de la journée, à part laver la vaisselle et donner un coup de balai. Même cela, c’était trop pour lui. Cela l’empêchait de se concentrer sur ses griffonnages.
À présent, il se relevait parfois pour aller faire un tour, après qu’ils s’étaient couchés. Hildred ne remuait même pas quand il passait au-dessus d’elle. Elle était dans un autre monde.
Cela devenait une habitude. Il ne pouvait plus s’endormir sans avoir fait sa promenade. Une nuit – en fait, c’était presque l’aube –, il avait marché le long des quais, retournant la situation dans sa tête et, profondément absorbé dans ses pensées, il errait dans la ruelle étroite et encaissée qui longe les entrepôts. Il régnait un silence de mort, déchiré de temps à autre par la sirène d’un remorqueur. Soudain, un cri s’éleva, puis un bruit de pas confus, précipités. Il se retourna brusquement, et quelque chose vint le frapper de biais, au cou. L’instant suivant, il roulait sur lui-même dans le caniveau. Quand il se releva, il y avait un homme devant lui, debout contre le mur. « Viens là, espèce de… » Il se mit à courir. « Arrête, espèce de salaud, ou tu vas le payer ! » Il accéléra, courant aussi vite que ses jambes pouvaient le porter. Et soudain, pan ! Un coup de feu claqua, et il entendit quelque chose ricocher contre le mur avec un bruit mat. Il faillit s’effondrer. Pendant un instant, ce fut de nouveau un silence de mort. Puis il perçut l’écho familier d’une matraque de flic résonnant sur le pavé. Cela l’effraya plus encore. Et si ces pauvres imbéciles se mettaient en tête de… Cela leur ressemblait bien, de tirer à vue sur tout ce qui bougeait…
En rentrant à la maison, il s’assit sur une chaise, soudain haletant. Il était trempé, vidé de ses forces. Il ôta ses vêtements, lentement, péniblement, se glissa dans le lit et demeura ainsi, immobile et tremblant. Hildred gisait près de lui, comme une bûche. Il s’assoupit. Ses pieds dépassaient par la fenêtre. Un homme arriva, armé d’une barre de fer, et les amputa d’un coup. Puis il les enfouit dans la neige qui recouvrait la pelouse ; il se mit à pleuvoir, et la pluie chatouillait ses pieds gelés, mais il ne pouvait pas se pencher par la fenêtre pour les récupérer et les rentrer, car elle était munie de barreaux. Une voiture s’arrêta, d’où jaillirent trois hommes armés de fusils de chasse. Appuyant le canon de leur arme sur la clôture, ils criblèrent la fenêtre de balles. La fenêtre était pleine de trous, au travers desquels le soleil entrait à flots ; c’était un supplice que d’être ainsi allongé, avec le soleil dans les yeux, et les pieds enfouis dans la pelouse. Il marchait. Donc, il avait dû retrouver ses pieds. Il marchait de nouveau entre les hauts murs, derrière les entrepôts. Et ses pieds étaient solidement attachés à ses jambes, car il courait à présent. Il y avait une meute à ses trousses, armée de faux et de fusils. Comme il courait, les murs commencèrent de se refermer sur lui. Au bout de la rue, on ne voyait plus qu’un simple rai de lumière, comme un rideau écarté, qui devenait de plus en plus étroit. Il dut avancer de biais, se glisser entre les parois. Le mur lui raclait les tibias. Un coup de feu claqua, puis un autre, et un autre encore… Une fusillade en règle. Les balles s’écrasaient au-dessus de sa tête, ricochaient d’un mur à l’autre, tombant à ses pieds comme autant d’étoiles. Des cris s’élevèrent, « Arrêtez ! Arrêtez ! », mais il se glissait toujours plus loin, titubant, se baissant, s’éraflant les tibias et les coudes. Tout à coup, les murs s’ouvrirent, s’écartèrent comme des portes automatiques, et le ciel se déversa en un jaillissement de lumière extraordinaire, aveuglante. « Sauvé ! Sauvé ! » s’écria-t-il. Mais là, devant lui, barrant la route, se tenait un groupe de soldats en armure scintillante, brandissant vers lui de longues piques acérées. Derrière lui, la foule chargeait, hurlant, l’injure à la bouche. Il entendait les faux racler les murs, il sentait presque leur souffle sur lui. La terreur s’empara de lui, une terreur si intense qu’il demeura paralysé, cloué sur place. Il tenta faiblement de lever les mains. « Regardez… regardez… ! murmura-t-il d’une voix blanche, je me rends. » Le grondement cessa. Pendant un instant régna un silence épais, écrasant. Puis, raides comme des automates, les hommes brandissant leurs immenses lances avancèrent sur lui. Quand ils furent tout près, ils s’arrêtèrent et, lentement, levèrent leurs bras gigantesques, recouverts de mailles de fer. « Je me rends ! Je me rends ! » cria-t-il, éperdu, et comme il disait ces mots – que personne n’entendit, peut-être – une pluie aveuglante le transperça, tranchante, cruelle, une pluie de lances profondément enfoncées dans sa chair, vibrantes. « Mon Dieu, ils m’ont tué ! » hurla-t-il.
Quand il ouvrit les yeux, Hildred était penchée au-dessus de lui, une serviette à la main. Elle avait un visage doux et triste. Il y avait des larmes dans ses yeux. « Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-il, puis il vit que la serviette était tachée de sang.
Au petit déjeuner, il leur raconta ce qui était arrivé. Elles le regardaient d’un air incrédule.
— Mais enfin ! s’exclama-t-il, qu’est-ce qui a bien pu se passer, alors, d’après vous ?
C’était étrange, cette manière dont elles le regardaient. Hildred paraissait maussade, accablée. Vanya arborait son sourire à la Barrymore.
— Croyez-vous que j’ai essayé de me ficher en l’air ?
Vanya souriait toujours. « Oui, tu as essayé, semblait dire ce sourire, mais tu n’as pas eu le cran nécessaire. »
Il baissa les yeux sur son assiette. Il n’existait plus de tragédie, il n’existait plus que des désillusions. Il n’était pas à la hauteur. Il n’était pas romantique, comme le disait toujours Vanya. Un homme qui ne se tuait pas alors qu’il avait toutes les raisons de se tuer, c’était un homme décevant. Un tel homme continuerait à vivre, quand bien même on lui enterrerait les pieds dans la pelouse. Il continuerait à vivre, parce qu’il n’avait pas assez de cervelle pour mourir. Mourir, cela ne demandait pas tant de courage que d’imagination. Il vivait une existence amputée. On lui avait enlevé l’imagination. Et, sans imagination, un homme pouvait vivre éternellement, même si ça n’était plus un homme, même s’il n’avait plus ni bras ni jambes – tant qu’il restait des morceaux que l’on pouvait recoudre ensemble, et jeter dans un fauteuil roulant.