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Il était là, assis, cet infâme petit crétin, avec ses cheveux dorés et ses ongles chinois, taillés en pointe. Il était presque en vitrine, le dos tourné à la rue. Étonnant à quel point il ressemblait à saint Jean-Baptiste. Lorsqu’il se levait et se présentait en pied, il se transformait brusquement en mastiff, cette race de chiens intelligents qui apprennent à marcher debout sur leurs pattes de derrière pour attraper quelque morceau de viande crue. Il avait son habituelle expression placide. Soit il venait de faire un bon repas, soit il allait en faire un. Une passivité tout orientale. Un lac de verre qui se briserait à la première ride.

Les larges épaules de Vanya, sa stature imposante le dissimulait presque aux regards. Il faisait preuve d’un empressement comique à voir. Il lui prenait la main et l’humectait de ses lèvres, tel un chiot léchant la main de sa maîtresse.

Un relent de nourriture rance envahissait tout.

— Mange, Vanya, mange ! implorait-il d’une voix obséquieuse. Mange tout ce que tu veux ! Mange à en éclater !

Il ignorait poliment Hildred ou bien, s’il était contraint de s’adresser à elle, il ornait ses phrases d’une affectation si hypocrite que cela lui donnait envie de l’étrangler. Sa façon de retrousser la lèvre supérieure et de sourire à demi, avec ses dents jaunes, était d’une flagornerie particulièrement répugnante.

— Vous êtes bien charmante, ce soir, disait-il, extrêmement charmante, et il lui tournait le dos avant même d’avoir achevé sa phrase.

Il se produisit une vague agitation, due à la présence d’un poète qui tenait absolument à fourrer des spaghettis dans les poches de son gilet. Au dernier stade de l’ébriété, celui-ci s’efforçait de distraire deux femmes accrochées à lui comme des rapaces. Sous leur manteau de fourrure, qu’il écartait de temps en temps, elles étaient nues. Les coins de ses yeux injectés de sang étaient pleins d’une substance blanchâtre ; ses paupières, dépouillées de leurs cils, faisaient penser à deux chewing-gums longuement mâchés. Quand il souriait, on voyait apparaître entre ses lèvres épaisses et informes quelques chicots calcinés et le bout d’une langue humide. Il riait sans cesse, d’un rire qui évoquait le gargouillis d’un égout.

Les morues à l’oreille desquelles il distillait ces finesses bégayantes le considéraient avec une incompréhension béate. En ce qui concernait l’autre sexe, une seule chose comptait à ses yeux : que ses partenaires possédassent les organes essentiels à son plaisir. Cela étant, peu importait qu’elles fussent noires ou blanches, bigles ou dures d’oreille, malades ou idiotes. Quant à ce petit imbécile de Willie Hyslop, on ne pouvait rien en dire avant d’avoir regardé sous la ceinture, ce qui d’ailleurs ne faisait que compliquer le problème.

— Quel être ignoble et répugnant ! explosa Hildred quand elles eurent quitté le restaurant. Je ne sais pas comment vous faites pour le supporter.

— Oh, en fait, il n’est pas si mauvais, répondit Vanya. Je ne vois pas pourquoi vous devriez le mépriser, lui plus qu’un autre.

— C’est plus fort que moi. Cela m’ennuie de vous voir vous prêter à son jeu.

— Mais je vous l’ai dit, je suis fauchée… fauchée à mort. Sans lui, sans ce petit imbécile, je ne sais pas où j’en serais à présent.

Tout en parlant, elles étaient arrivées devant la porte de Vanya.

« Pourquoi reste-t-elle plantée là ? se demanda Hildred. Pourquoi ne me propose-t-elle pas de monter ? »

Comme si elle devinait ses pensées, Vanya bougea un peu, étrangement mal à l’aise et, avec un embarras croissant, fit quelques tentatives maladroites pour prolonger la conversation. Une chose lui trottait dans la tête, qu’elle avait tenté de formuler tout au long de la soirée. Plus d’une fois, elle avait essayé d’aborder le sujet de biais, mais soit Hildred était obtuse, soit elle ne se souciait pas le moins du monde de lui venir en aide.

— Aimeriez-vous venir à Paris avec moi ? demanda Vanya tout à trac.

— Rien au monde ne me plairait davantage. Mais…

— Écoutez, vous ne trouvez pas étrange que je vous aie parlé comme je l’ai fait ce soir ?

— J’ai l’impression de vous avoir toujours connue, répliqua Hildred. C’est là que vous habitez ? ajouta-t-elle d’un ton tranquille.

— Pour l’instant, répondit Vanya avec un hochement de tête.

Elles demeurèrent un moment silencieuses.

— Vanya, dit brusquement Hildred d’une voix basse, vibrante, Vanya, je veux que tu me laisses t’aider. Il le faut ! Tu ne peux pas continuer ainsi.

Vanya saisit la main de Hildred, la serra dans la sienne. Elles se tenaient immobiles, les yeux dans les yeux. Pendant une minute entière elles restèrent ainsi, aucune des deux n’osant briser le silence. Enfin, Vanya parla, d’un ton calme.

— Oui, je te laisserai m’aider… avec joie… Mais comment ?

Hildred hésita.

— Ça, dit-elle, je n’en sais rien moi-même. (Les mots tombaient lentement de ses lèvres, comme des flocons de neige.) Considère-moi simplement comme ton amie, conclut-elle d’un ton pénétré.

Que ce fût l’effet de ces quelques mots ou une volonté déterminée de mener à bien coûte que coûte un projet déjà élaboré, Vanya se détourna brusquement et gravit le perron d’un bond. Se retournant vers sa compagne, son amie légèrement interloquée au bas des marches, elle la supplia d’attendre.

— Quelques minutes à peine, l’implora-t-elle. Il y a quelque chose que je veux te donner.