Quelques nuits plus tard, on l’appela au téléphone. C’était Hildred. Vanya était malade, elle pensait qu’elle devrait rester près d’elle.
— Cela t’ennuie-t-il, si je ne rentre pas à la maison ? demanda-t-elle.
— Oui, cela m’ennuie. Cela dit, fais ce que tu crois être le mieux.
Il y eut un silence, durant lequel il capta les derniers échos d’un papotage entre deux opératrices se remémorant sans fin la foire qu’elles avaient faite la veille au soir. Lorsque la voix de Hildred émergea de nouveau sur la ligne, elle avait un tremblement bizarre.
— Je rentre à la maison, dit-elle. J’arrive tout de suite…
— Hildred ! s’écria-t-il. Écoute… ! Écoute !
Pas de réponse. Le bourdonnement de l’écouteur à son oreille se mêlait à la confusion de ses pensées. À l’instant où il allait raccrocher, il perçut un « Ouuu… oui ? » faible, hésitant.
— Hildred, écoute-moi… Vas-y, reste avec elle… Ne t’inquiète pas pour moi.
— Tu en es sûr, mon chéri ? Tu es certain que cela ne te contrarie pas ?
— Bien sûr que non ! Tu me connais… Il faut toujours que je fasse le pitre. N’y pense plus. Aucun problème pour moi. Amuse-toi bien, ajouta-t-il en raccrochant.
De retour dans la chambre, il avait l’impression que les tripes lui sortaient du ventre. « Je le savais, murmura-t-il. Je savais que cela finirait par quelque chose de ce genre. »
La nuit lui parut interminable. Toutes les cinq minutes, il se réveillait, contemplait l’oreiller déserté. Au matin, il sombra dans un sommeil agité. Des rêves se succédaient comme les figures d’un kaléidoscope, fulgurant entre chaque battement de son sang. Certains réapparaissaient sans cesse, un particulièrement où il la voyait lovée sur un divan de crin, le visage en décomposition. Comment un être humain pouvait-il dormir si profondément, alors que son visage se décomposait ? Alors, il pressentit que son sommeil n’était qu’une sorte d’épaisse purée de pois, ce qui remettait les choses en place… Il y avait un autre rêve, dans lequel il vivait avec un vieux Juif qui traînait à longueur de journée en faisant claquer ses pantoufles. Il portait une barbe de patriarche qui s’étalait en vagues majestueuses sur sa poitrine chétive ; sous la barbe, il y avait des bijoux, une épaisse grappe de bijoux, disposés comme sur le plastron d’un grand prêtre. Quand la lumière tombait sur eux, la barbe s’enflammait, puis la chair, calcinée jusqu’au crâne… Enfin, il rêva qu’il était à Paris. Il se trouvait dans une rue déserte, à l’exception de deux prostituées et d’un gendarme qui les talonnait comme un maquereau. Au bas de la rue, dans le jaillissement d’une fontaine lumineuse, il aperçut un manège recouvert d’une bâche rayée, et un carré de pelouse parsemé de faunes en marbre. Sous la toile rayée, les lions et les tigres se tenaient raides, le dos émaillé d’or et d’ivoire. Ils demeuraient ainsi, immobiles, tandis que la musique jouait et que la fontaine ruisselait de gouttes irisées.
À son réveil, il se rendit tout droit au Caravan. Hildred n’était pas encore arrivée – il était beaucoup trop tôt pour le petit déjeuner. Il acheta un journal et se dirigea vers Washington Square. Quelques retardataires se hâtaient vers leur travail. Il s’assit sur un banc. Quelle idiotie, d’être assis là à cette heure de la matinée, en train de se geler les orteils dans un square désert. Il jeta un regard morne autour de lui. Les travailleurs travaillaient. Les fainéants étaient encore au lit, somnolant doucement. Il était beaucoup trop tôt pour le petit déjeuner.
L’air était vif, revigorant. C’était gratuit, l’air… Pas un sou à débourser… Pas un centime. Ainsi donc, Vanya était malade. L’idée que cette rustaude pût tomber malade lui apparaissait grotesque. Dieu sait que les femmes avaient leurs petites misères, surtout quand la lune et les marées se conjuguaient en une configuration mystique. Cependant… Dans l’Encyclopædia Britannica, on disait que rien au monde n’était aussi singulier qu’un être humain hermaphrodite. Un hermaphrodite était un être pourvu à la fois d’ovaires et de testicules. Voilà ce que c’était. Mais Hildred connaissait, au Caravan, une fille qui avait une ébauche de queue. On le savait parce que quelqu’un avait vu cette jeune dame la culotte baissée. Une autre jeune dame, très probablement…
Quand il revint au Caravan, il y avait trois personnes assises à une table : un petit garçon, une femme d’âge indéterminé qui semblait être sa mère, et un vieux monsieur à la physionomie de rapace, visiblement très occupé à se curer les dents. Il lui sembla que le petit garçon était malheureux. L’idée que le malheur pût se manifester à cet âge était absurde ; il ne parvenait pas du tout à concevoir une telle chose.
La serveuse vint à lui et prit sa commande. Elle avait un visage frais, reposé. De bonnes joues rouges comme des pommes, et deux arcs de velours au-dessus des yeux. C’était merveilleux de voir un sourcil fait de vrais poils. Il demanda si Hildred était déjà arrivée. Non, aucune des filles ne s’était encore montrée.
— Je suis la seule, ajouta-t-elle avec un sourire. C’est moi, l’oiseau du matin, celui qui attrape les vers.
Les vers ? L’expression lui parut singulièrement malheureuse. Détournant les yeux, il vit la mère du petit garçon qui regardait le vieil homme droit dans les yeux en souriant, en souriant comme si elle avait vu la Résurrection incarnée. De temps à autre, elle se tournait vers l’enfant et le suppliait de manger, mais il se contentait de hocher sa petite tête de caniche en roulant des yeux pathétiques. Tony Bring reporta son attention sur la mère. Étrange, se dit-il, comme les femmes aiment se déguiser en putains. Au fond d’elles-mêmes, c’étaient toutes des putains, toutes sans exception, même les anges.
Vers dix heures, les habitués du matin commencèrent à affluer pour le petit déjeuner : de petits bonshommes nerveux, moroses, préoccupés, qui nettoyaient leur assiette avec une croûte de pain ; des femmes robustes et brutales qui, telles des idoles primitives exhumées lors de fouilles, avaient pourri tout au long des années ; des dandys maniérés, au visage repoussant, qui lui rappelaient non sans malaise les planches illustrant certaines brochures médicales. Il observait tout cela avec une attention aiguë, avec un œil cruel, impitoyable. Derrière lui, un vieux débauché implorait la serveuse aux joues roses de lui expliquer ce qu’était une fressure d’agneau. Si seulement Hildred était là, se dit-il, elle lui expliquerait, à ce vieux singe libidineux. Une fressure d’agneau !
Une à une, les autres serveuses arrivèrent en traînant la patte, éternuant, bâillant avant même d’avoir touché une assiette. L’une d’elles s’assit au piano et se mit à taquiner les touches jaunies. Les notes s’écoulaient de ses doigts comme de la sueur ruisselant le long des murs. Elle chantait d’une voix étrange, aigrelette – « Oh, je vois l’Égypte dans tes yeux rêveurs… » La mélodie faisait naître sur son visage bucolique l’expression enchantée de la nullité parfaite.
Onze heures passèrent doucement, onze heures et quart. Aucun signe de Hildred, ni de Vanya. Il s’enquit d’elle, à nouveau.
— Oh, Hildred… Elle ne vient pas aujourd’hui, répondit la créature maladive assise au piano. Non, elle ne vient pas, ça, c’est sûr, répéta-t-elle avec un faible sourire.
Elle évoquait un brûleur de cuisinière obstrué par la poussière.
Il sortit en trébuchant dans la lumière jaune de la rue, maudissant la mère de Bruga, la vouant à l’abominable homme des neiges, aux purges infernales, aux inflammations urinaires. Il pria pour que tous les démons du calendrier aztèque s’accrochent à sa crinière de charbon. Il pria pour que ses dents tombent une à une, pour que tous ses poils se mettent à pousser… Tandis qu’il s’éloignait, le tintement des touches jaunies parvenait encore à son oreille. Les yeux de l’Égypte, les yeux rêveurs, dissimulateurs, nauséeux. Il voyait encore ses doigts frêles et cassants, d’où perlaient les notes moisies, et sa douce échine ployant sous le poids de son cerveau brouillé, ses dents s’entrechoquant comme des dés dans un cornet.
Une demi-heure plus tard, il sonnait à la porte de Willie Hyslop. Personne ne lui répondit. Il traîna un moment, bavardant avec les enfants sur le perron. Puis, au désespoir, il se lança dans une battue systématique du Village. Les caves, les soupentes, les bars clandestins, les ateliers, les restaurants – il les chercha partout. Enfin, découragé, il se décida à retourner au Caravan. C’était comme revenir sur les lieux du crime.
On lui apprit qu’elles étaient encore là quelques instants auparavant. Elles étaient passées en coup de vent. Il repartit pour la boîte de Willie Hyslop, le long du fleuve, sur Hudson Street, et sonna de nouveau. Pas de réponse. Il traversa la rue et demeura là, contemplant les fenêtres sans savoir quoi faire. Enfin, il s’assit sur un perron en face de la maison, fixant d’un regard absent la façade délabrée par les intempéries. L’air de la rue était saturé d’émanations d’égouts. Des fabriques de ciment, des cabanes croulantes, les eaux sales de la lessive nocturne. Une bohème sinistre, minable, désolée. Ses membres étaient douloureux, ses pensées recouvertes d’une écœurante pellicule de limon. Les égouts refoulaient. Son cerveau puait. Le monde entier puait.
Comme il allait partir, une vieille femme s’approcha de lui. Elle tenait des prospectus sous le bras.
— Êtes-vous catholique, mon ami ? demanda-t-elle.
— Non !
— Je vous prie de m’excuser, monsieur, mais vous portez la tristesse sur votre visage. Cela pourrait vous soulager de savoir que le Christ vous aime.
— Que le Christ aille au diable ! dit-il, et il s’éloigna à grandes enjambées.
Dans le métro, il ramassa un magazine abandonné sur la banquette. Il était écrit en allemand, et la couverture était constellée de femmes nues. Elles avaient toutes de gros derrières, comme celles qui, à Munich, se vautrent sur les bancs, dans les jardins publics. Il tourna les pages au hasard. « Guten Tag ! Hat meine Kohlrübe heute nacht gut geschläfen1 ? »
Sa logeuse l’attendait à la porte.
— Il y a un message ? s’enquit-il.
Sa logeuse était trop parcimonieuse pour même ouvrir la bouche. En outre, elle avait le nez humide et bleuâtre. Elle était originaire de la Nouvelle-Écosse. Comme il s’élançait dans l’escalier, se doutant vaguement qu’il trouverait Hildred au lit, la vieille sorcière fit mine de se gratter la gorge.
— Oui ? cria-t-il. Qu’est-ce qu’il y a ?
Il criait non parce qu’elle était dure d’oreille, mais pour bien marquer son insolence.
Elle lui faisait savoir que l’échéance du loyer était passée.
— Êtes-vous certaine qu’il n’y a pas eu de coup de fil ? demanda-t-il.
— Oui. Vous en attendiez un ?
1. « Bonjour ! Est-ce que mon rutabaga a bien dormi cette nuit ? »