La fin. Toutes choses prennent fin là où elles renaissent, imitant en cela le cercle, ou le chien qui court après sa queue, ou l’infini tel que nous le percevons, inconcevable, indissoluble. La fin, c’est un lapin buvant le clair de lune sur le pavé, des revolvers qui cliquettent là où le dos s’efface en une sphère osseuse. La fin, c’est l’amorce d’un cercle, avant que les bords ne se figent et ne se coagulent en des points qui n’ont jamais existé, et n’existeraient jamais sans les tableaux noirs et ce qui fait exister les tableaux noirs. La fin, c’est quand tous les tiroirs ont été fouillés, et que tout ce dont vous avez besoin tient dans un mouchoir, ou quand les initiales dans votre chapeau ne veulent plus rien dire, et que votre tour de tête n’est plus qu’une équation vide de sens. La boussole indique les quatre points cardinaux, et vous pouvez voyager horizontalement, verticalement, car tout n’est qu’illusion – les tickets, les gens, la destination, la distance, la vitesse. Quand vous dites adieu, c’est la fin de tout cela, une fin singulière, inachevée, comme un ver solitaire qui se nourrirait de soi-même. Une fin qui aboutit à un nœud dans la gorge, à un sanglot, aux roues qui grincent, à la suie, aux fermes, visages, absences, néant, visages, fermes, souvenirs, odeur fauve du souvenir, roues qui grincent, revolvers qui cliquettent, trop tard, trop tard pour tout, change d’avis, reste, saute, retourne, brouillard, fermes, visages, absence, néant.
Il avait à peine refermé la porte qu’elle se précipitait au téléphone, à l’étage. « Il est en route… il vient… il s’en va. Oui, il veut dire adieu. Adieu. J’arrive. Je serai là dans un petit moment. Adieu. Adieu. »
Œil pour œil, feu pour feu. La glace rouge sang et le parfum noir. La déesse lunaire, le feu lunaire. La fumée des baisers consumés. D’une harpe saigne la musique verte ; des pavots flottent sur une mer froide. Rondeur du début, et la fin comme un nombril. Cratères débordant de glace rouge sang, hémisphères débordant de lait chaud, de duvet de cygne et de tranches de veau.
Adieu, c’était là le miracle, et voilà tout. Fermes, visages, roues qui grincent. Je t’aime terriblement, ne vois-tu pas ce qu’il y a en toi ? De gros morceaux de terre noire qui traversent le ciel, venant vers nous, et abandonnent si légèrement leurs lèvres vertes.
À son contact, la mémoire des choses, noyau incorruptible qui précède et persiste, souvenir encore présent, brillant d’un dernier éclat. L’ondulation de ses reins, sécrétée dans le sang. Ses seins aux mamelons de mélancolie, ses mensonges fumants, ivres de passion, festonnés de cicatrices et de traces de crocs, femme sur femme en harpes saignantes, en baisers suffocants de pavots et de vague à l’âme, en jeunesse enfuie, matrice retournée, cordes claquant d’une musique morte, la musique de la nuit écrite sur la table et le sable criblé d’étoiles et de vagues illuminant le nid du scorpion.
Mille années de mélancolie les séparaient, et elle n’avait aucune réponse à offrir. Qu’y avait-il à répondre, si la vie était un poème, la drogue et l’encens d’un hier et d’un demain infinis. Leurs genoux se touchaient sous la table. Sous combien de tables, des genoux et des mains, des squelettes articulés par l’amour, des objets qui marchent comme des automates, et qui touchent, le pollen, les racines qui creusent, les fibres et les vertèbres, les sucs verts, le vent qui murmure, et les choses qui rampent dans la nuit, sans un bruit. L’agitation, le mouvement, les ailes repliées, le dard d’une lumière sans chaleur, les mondes qui soupirent silencieusement et les os qui blanchissent, et la poussière qui ressuscite.
Sa vie entière tenait à un fil. Elle avait à la main un papier couvert de mots qu’elle lisait et recomposait à son idée. Il existait une physique et une chimie des mots ; il existait une électrolyse du langage, une pensée érigée en symbole, investie et désinvestie, polarisée par le sang, ancrée dans l’instinct, dérivant avec la lune en marées hautes et basses, selon le cycle monotone et fou de la chair et de la vie imaginaires, des barreaux de prison et la fenêtre du ciel, les chants qui éclatent, le délire. Elle les prenait un à un, harmonie interne, intangible, de la cathode et du vortex, tendre substance visible de la croissance moléculaire, elle s’en saisissait, et les remontait, comme le moteur d’une écriture de vie.
Soit elle le laissait partir, soit elle le suppliait de rester. Il ne suffisait pas de dire « Ne pars pas ! », loin de là. Non, quelque chose d’extraordinaire devait arriver. Il faudrait qu’elle tombe à genoux, qu’elle supplie, qu’elle implore. Une fois déjà, alors qu’il n’existait ni question ni réponse, elle s’était agenouillée devant lui, dans la rue. Elle l’avait appelé « son dieu ». Depuis lors, d’autres dieux avaient vu le jour. Le grand dieu avait fait place à de plus petits. Mais il n’existe qu’un seul dieu. Il ne peut en être autrement, puisque, par définition, Dieu est Dieu.
Le temps des choses extraordinaires était passé. « Pars un petit moment – mais reviens-moi ! » C’étaient là ses propres mots. Ainsi, la vie l’avait abandonnée. Elle était comme le fléau d’une balance en équilibre, un équilibre rance et pesant, un simulacre de vie, la passion réduite à sa géométrie. Pars un petit moment… Elle se tenait debout dans la vase, les yeux grands ouverts, et voyait des anges là où étaient des albatros. Le ciel bruissait toujours d’ailes, mais ce n’étaient pas des anges qui s’abattaient, épuisés, à ses pieds.
Soudain, Vanya fit irruption, toutes voiles dehors, ou plutôt vint les aborder, les éraflant au passage comme un ferry-boat qui heurte le quai de biais. Elle était haletante, et couinait un peu en parlant. La marée était forte. On entendait le bois éclater, et le grondement des machines en arrière toute.
— Il ne part pas vraiment, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
— Si, répondit Hildred, mais pour un petit moment seulement.
— Non ! C’est moi qui partirai. Je ne le laisserai pas s’en aller.
Elle parlait avec fougue, se répétait, retrouvant parfois son étrange accent russe. Hildred écoutait, calme comme la mort, le regard pétrifié ; derrière le masque, la terreur se transformait en bile. Son esprit tournait à plein rendement, comme une turbine.
L’idée était si simple, si monstrueusement claire et brutale qu’elle les figeait sur place. Jusqu’à présent, elles avaient avancé en boitillant sur des béquilles ; tout d’un coup, on leur ordonnait de les jeter. Plus encore, on leur ordonnait de marcher jusqu’au bord d’un précipice, et de s’y jeter. Sans recommandation, sans préparation. Sans même une goutte d’eau bénite pour susciter un miracle, ni un ossement à toucher ; pas même un vague relent de châtiment. Le mari et la femme étaient là, assis, leurs genoux se touchant. Ils se faisaient face comme deux cités ennemies, épuisées par des siècles de lutte. On les aurait dit victimes de quelque affreuse tromperie, comme si la paix avait été instaurée sans massacre, comme si la nature elle-même s’était interposée, et le sol ouvert entre eux, abolissant leur haine réciproque. Il était parfaitement contre nature, contre tout instinct humain de tourner ainsi le dos à un problème de chair et de sang, comme un hypnotiseur qui quitterait la scène en laissant son cobaye figé entre ciel et terre, en catalepsie, dans une impuissance ridicule. Le lendemain même, un continent tout entier pouvait sombrer dans l’océan ; on ne pouvait dire si cela était juste ou injuste. Mais qu’une femme, mettant au monde un monstre, prît sur elle de fracasser le crâne de son bébé, c’était là tout autre chose, c’était un crime contre la nature, ou contre la société, une chose juste ou injuste, passible d’une punition légale. La société avait rendu si complexes les relations entre les hommes, avait si bien emprisonné les individus dans un réseau de lois et de croyances, de totems et de tabous que l’homme était devenu un être antinaturel, une chose séparée de la nature, un phénomène qu’elle avait créé, mais qu’elle ne contrôlait plus.
Il descendit Broadway, passa le pont de Brooklyn. Vanya l’accompagnait. Elle avait insisté pour porter sa valise ; elle la portait avec reconnaissance, comme un coolie fier du privilège d’accompagner un grand explorateur à son hôtel, si fier, en réalité, qu’il se froisserait si on le gratifiait d’un pourboire.
Hildred devait rentrer dès sa journée terminée.
Ils arrivèrent à la maison, le grand explorateur accompagné de son coolie, et poussèrent la valise dans un coin. Et maintenant ? Le grand explorateur aimerait-il un peu de thé et de confiture, pouvait-elle lui allumer une cigarette ? Elle délaça ses chaussures et l’aida à passer une paire de pantoufles bien chaudes, le couvrit de son propre peignoir de bain, régla l’éclairage. Mille attentions spontanées…
Hildred ne tarderait pas à rentrer. Elle lui parlait à l’oreille, comme une nounou : « Chhhut… Maman sera bientôt là… » C’était un crime, de nourrir les bébés au biberon. Ce qu’il faut à un enfant, c’est le sein d’une mère. Les mères modernes n’ont pas de seins, ou bien elles les étranglent. Quoi qu’il en soit, une mère est une mère ; le biberon ne remplacera jamais un sein.
Durant cet intermède, le bébé divertit la nurse en inventant des contes de fées…
Il était une fois une reine aux cheveux d’or et au derrière d’ébène. Elle venait du tropique du Capricorne, lequel se trouve sous l’équateur. Sa langue était de vif-argent, et elle vénérait d’étranges dieux. C’étaient des dieux pratiques, par la taille et le poids ; elle en ramassait, quand elle était d’humeur joyeuse, et les dissimulait dans un cercueil. Parfois, elle les portait autour du cou, comme des perles. Souvent, quand elle sortait faire une promenade, elle se disait : il y a encore de la place pour un dieu, dans le cercueil. Sur quoi, à l’écho d’un pas divin, elle se prosternait aux pieds d’un inconnu et s’écriait : « Tu es mon dieu ! Je te vénérerai toujours… toujours ! » Et comme, trop impulsive, elle ne faisait pas suffisamment attention, elle s’apercevait parfois qu’elle avait commis une erreur, et accordé sa dévotion à une vache ou à un épaulard.
« Où est Vanya ? » s’écria Hildred d’une voix étrange, comme si son diaphragme était en feu, comme si elle avait des renvois de fumée. Elle regarda partout – sous la baignoire, sous la chasse d’eau, sous l’évier. Pas de Vanya. Mais toutes ses affaires étaient là, y compris le linge sale qu’elle avait pris soin de fourrer sous son lit. Le Comte aussi était là, posé dans son coin comme une vieille mandoline. Il y avait aussi des bras et des jambes un peu partout, des manches, et des perruques macérées dans l’héliotrope. On aurait dit un laboratoire où se poursuivait une expérience – une expérience inachevée. Une maison qui réunissait ainsi tous les éléments de la poésie et de l’expérimentation – une telle maison ne laissait rien à désirer, si ce n’est de la musique, et des enfants. Des deux, peut-être la musique était-elle la chose la plus difficile à ramener à bord. Il y avait bien cette vieille mandoline de Comte Bruga, évidemment, et aussi le réservoir musical, dans le zénana, qui tinterait mélodieusement tant qu’il lui resterait un tuyau. Et il y avait la harpe rouge sang qui saignait ses notes vertes et qui, quand toutes les cordes résonnaient, répandait une symphonie de lunes siciliennes. Les enfants viendraient en temps et heure. Vanya, dans ses moments d’ivresse, sentant sa vessie se distendre, promettait de donner le jour à un surhomme blond – bien que, selon toutes les lois de la génétique, le génie accouchât le plus souvent d’un être médiocre. De tous les rêves qui peuplaient le sommeil de Hildred, celui de ce bébé blond à l’esprit éveillé, au sang charriant une ardeur, une vigueur toutes septentrionales, était le plus singulier et le plus stupéfiant. Le bébé renaissait sans cesse, toujours doté d’une denture complète et d’une langue prodigieuse. Il zézayait légèrement, non pas à cause d’une malformation quelconque, mais par pure perversité. Mais cela n’était rien, en comparaison des choses merveilleuses qu’il exprimait. Ce n’étaient pas des mots qui tombaient de ses lèvres, mais des joyaux, débordant d’un cercueil. De temps à autre, des os se mêlaient à la cascade – mais jamais beaucoup, à peine assez, eût-on dit, pour faire un squelette de bonne taille.
Vers le matin, le téléphone sonna. Hildred passa un kimono et monta en courant. Elle parlait d’une voix si douce que c’était presque une caresse. Il avait du mal à l’entendre, bien qu’il demeurât tendu, sur la pointe des pieds, au bas de l’escalier. « Je ne peux pas… Je ne peux pas » fut tout ce qu’il put saisir.
— Elle est affreusement saoule, déclara Hildred en regagnant le lit. J’ai eu du mal à comprendre ce qu’elle disait.
— Où est-elle, alors ?
— Je ne sais pas, dit Hildred.
— Alors, que voulait-elle ?
— Elle voulait que je la ramène à la maison.
— Comment pouvais-tu aller la chercher, si tu ne sais pas où elle est ?
— Tout est là.
— C’est lamentable ! dit Tony Bring. Elle court à sa perte…
Ce qui fit rire Hildred de tout son cœur – et Dieu sait qu’elle riait rarement à ce qu’il disait –, de si bon cœur même qu’une veine éclata à son cou, et demeura enflée pendant des jours.