6

Il était à peu près minuit lorsqu’il gravit les marches qui menaient à la petite terrasse, chez Paul et Joe. C’était un dimanche soir ; la terrasse était bondée de marins se pavanant avec à leur bras de jeunes et ravissants pédérastes, qui zézayaient en roulant des yeux extasiés. Dans le couloir, saturé comme un wagon de métro à l’heure de pointe, des femmes s’enlaçaient, des noires et des blanches, sans distinction. L’air était empuanti de parfums. Il régnait une effervescence générale. Il redescendit au sous-sol où, presque au centre de la pièce, se tenait Hildred, entourée d’une masse compacte de femmes d’aspect morbide, parmi lesquelles on reconnaissait Toots et Ebba, et Iliad et sa mère. Elles étaient affalées sur les tables dans des poses relâchées, parlant toutes en même temps sans sembler se soucier du tumulte qu’elles généraient. « Elles ont l’air complètement flétries », se dit-il en se dirigeant vers la table pour tapoter l’épaule de Hildred.

Elle leva les yeux vers lui, l’air ahuri.

— J’aimerais te dire un mot, dit-il.

Immédiatement, le bavardage cessa.

S’excusant, Hildred se leva et se dirigea vers le vestiaire, suivie de Vanya qui lui jeta un regard vengeur. Il prit une chaise à côté d’une grosse Norvégienne avec laquelle Hildred s’était mise à bavarder. Elle semblait être la seule à ne pas s’offusquer de son intrusion. Malgré l’expression endormie de ses yeux, elle manifestait un esprit remarquablement vif, une franchise presque insolente. Et en même temps, il y avait en elle quelque chose de ridicule – ces gros seins flasques, pendant sous sa chemise, raides comme deux poêles à frire. Elle voulut savoir s’il connaissait Hildred et Vanya depuis longtemps, mais la conversation fut interrompue. Deux lesbiennes s’étaient soudain levées d’un bond, le poil hérissé, chacune à une extrémité de la pièce, et commençaient à chanter ensemble, l’une d’une profonde voix de baryton, l’autre d’une voix de fausset altérée par la boisson. Le spectacle était à peine fini qu’un jeune Viking se dressait et, d’un timbre angélique, se mettait à roucouler « Ma petite maison grise, là-bas dans l’Ouest ». À son tour, un marin se leva et entonna une chanson grivoise, sur quoi la Norvégienne demanda tout de go, d’un ton froid, depuis combien de temps Hildred se droguait. Il la regarda, éberlué. Puis Toots et Ebba intervinrent. Elles ne pouvaient comprendre, disaient-elles, pourquoi Vanya laissait quelqu’un comme Hildred la tyranniser. Hildred était un fruit sec, cela sautait aux yeux. C’est Vanya qui avait toute la personnalité, et l’intelligence. La mère d’Iliad ajouta son grain de sel : Hildred ne lui revenait pas. Elle se méfiait d’elle, sans pouvoir dire exactement pour quelle raison. Ebba déclara que Hildred était un faux jeton, de bout en bout. Elle ne s’intéressait pas vraiment à Vanya – elle l’utilisait, c’est tout. Si on lui demandait son avis, ce que Hildred désirait, c’était un homme. « Tu veux dire que… ? » s’exclama la mère d’Iliad, mais elle s’interrompit brusquement en voyant l’expression de sa fille. Alors Minna, la Norvégienne, se réveilla. Il y avait une lueur espiègle dans ses yeux, un éclat malicieux, jusqu’alors dissimulé par cette pellicule écumeuse qui semblait recouvrir son regard à volonté. « Pour autant qu’on le sache, dit-elle, Hildred est peut-être mariée. Et, si elle n’est pas mariée, elle est amoureuse… Amoureuse d’un homme. Vanya n’est pas le seul atout qu’elle ait dans sa manche. » Déclaration accueillie par une tempête de rires, suivie d’une allégresse incontrôlable quand Iliad tenta d’expliquer que Hildred était une personne très charmante, qu’elle avait toujours été une très bonne amie pour elle, etc.

 

Ils étaient au lit, couchés. Il refusait d’expliquer pourquoi il était venu la chercher, pourquoi il l’avait traînée à la maison. Rien à en tirer. Il se contentait de marmonner des mots incompréhensibles – « Les hommes avec des chemises de couleur… des athlètes au cou de taureau… ». Incohérent. Incohérent. De temps à autre, il se retournait, il disait : « La lettre… La lettre ne devait pas finir dans les toilettes », puis il revenait à ses bribes de phrases incompréhensibles. Elle faisait semblant de dormir, elle ronflait même, mais il maugréait toujours. « La lettre… la lettre, qui ne devait pas finir dans les toilettes… strictement personnelle… sacrée… » Elle ronflait plus fort, à présent.

Quand il eut cessé de grommeler, et qu’elle fut bien certaine qu’il dormait, elle se glissa hors du lit et fouilla dans les poches de son pardessus. Il gisait paisiblement, les bras repliés sur la poitrine. Elle craqua une allumette pour vérifier que ses paupières étaient parfaitement closes. Puis elle se dirigea tout droit vers la salle de bains, sur la pointe des pieds. « Parfait, murmura Tony Bring dans son sommeil. Parfait. Qu’elles la cachent de nouveau. Les mots qui refusent de finir dans les toilettes remontent toujours à la surface. »

Sans doute avait-elle à présent l’esprit en paix car, ayant regagné le lit, elle s’endormit immédiatement. Elle avait toujours l’esprit en paix, après un séjour à la salle de bains. Mais, cette fois, la petite nonne cloîtrée dans sa cellule avait dû être bien surprise en recevant un courrier spécial, en main propre. Reconnaissait-elle son écriture de la période Romanov ? « Ma Sodome et Gomorrhe – c’est ainsi que cela commençait –, toi qui abandonnes si légèrement tes lèvres vertes. Les hommes aux chemises de couleur, les athlètes au cou de taureau… les amants qui se séparent toujours devant ces lourdes portes. La rivière coule, et le courant rapide emporte les rats crevés, mais je ne suis pas un rat crevé. Il y a bien un revolver, mais les balles restent toujours collées. Je n’ai pas réussi à me suicider… mais je t’aime, Hildred, je t’aime terriblement. (Un terrible amour platonique, sans aucun doute, venu de Sodome et Gomorrhe.) Hildred, tu serais une perverse, précieuse et délicate (pardon !) si l’on pouvait éliminer le chaos qui t’entoure. Je t’en prie, ne vois-tu pas tout ce qu’il y a en toi ? » Depuis un moment, bien sûr, la précieuse petite perverse avait jeté un coup d’œil dans le cercueil serti de pierres de son âme, et découvert ce qu’il y avait en elle. Il songea à Minna, la Norvégienne avec ses deux poêles à frire accrochées au cou. Comment était-elle parvenue à forcer le couvercle de ce cercueil doublé de satin, et qu’avait-elle découvert ? Contenait-il des squelettes, à côté d’athlètes au cou de taureau ? Et où était le mari, parmi tout cet encens et tous ces parfums ? L’avait-on déposé là, lui aussi, avec les chemises de couleur et les balles qui restaient collées ?

Elle gisait à ses côtés, détendue, inerte, tournant vers lui son visage, dans une hypnose sereine. Son haleine sentait un peu l’alcool. Mais elle était belle… belle. Pas une trace de malignité, de mensonge ou de drogue. L’innocence. L’innocence sublime. Je t’aime, Hildred, je t’aime terriblement. Le miracle, c’était que les gens dans la rue ne se prosternent pas à ses pieds. Le miracle, c’était qu’elle fût de chair et de sang, et non une statue, une fleur ou une pierre précieuse. Une perverse, précieuse et délicate… Il contempla son front, si lisse, si serein, si parfaitement impénétrable. Une pelote de mystère, et pour elle-même aussi. Qu’y avait-il, derrière ce rempart de chair et d’os ? Pouvait-il espérer savoir un jour ce qui se passait là ? En supposant que, dans un moment de profond repentir, elle déclare « Je vais tout te dire », même alors, il ne saurait rien. Il saurait ce qu’elle voudrait qu’il sût, et rien de plus.

Peu à peu, la pensée de son impuissance devint si obsédante qu’il finit par fermer les yeux, se laissant emporter par une vague de cruauté gratuite, irréelle. Tel un vivisecteur froid et minutieux, il se voyait, penché sur elle avec un scalpel, en train de découper la chair de son cerveau, de scier la boîte crânienne d’une main ferme pour mettre à nu les douces circonvolutions grisâtres, le délicat et savoureux enchevêtrement de mystères que personne ne pouvait défaire. Il laissa échapper un rire glacé, sans joie – ce rire qui fait écho à la solitude. Le rire que pourrait émettre un chien dressé à comprendre les plaisanteries humaines. Il se répéta des formules vides, tirées des ouvrages dérisoires des grands pontes. Ils pouvaient tout expliquer de l’univers, y compris la toute-puissance de Dieu, sauf soi-même. Ils fourrageaient dans les entrailles, faisaient bouillir des microbes invisibles, soupesaient l’impondérable, extrayaient le suc de la colère et de la jalousie, analysaient la composition de planètes pas plus grosses à l’œil qu’une tête d’épingle, mais la chose la plus difficile pour eux était d’admettre qu’ils ne savaient rien. Ou bien, s’ils l’avouaient, c’était dans un jargon si obscur, si grandiloquent qu’on ne pouvait les croire. Personne ne pouvait en dire tant à propos de rien que l’homme qui prétendait ne rien savoir.

Soliloquant ainsi, il finit par sombrer dans un profond sommeil ; il rêva qu’il était pendu par les pieds au toit d’un wagon de marchandises. Il ne voyait que le plancher, et les cages des hommes qui l’entouraient. Le wagon était rempli de cages, de cages cylindriques à la dimension humaine, accrochées au plafond. Tous les hommes étaient suspendus par les pieds. Lorsque le train faisait une embardée, les cages s’entrechoquaient avec un léger tintement. Les propos échangés étaient sens dessus dessous également, ou bien peut-être cette impression venait-elle de ce qu’ils étaient tous fous. Quand ils furent arrivés à l’asile, on sortit les cages une à une ; elles portaient la mention FRAGILE. Ils demeurèrent ainsi, soigneusement étiquetés, à se balancer, accrochés par les pieds. L’un d’eux, dont l’étiquette indiquait « phagomanie », demanda si on allait les nourrir ainsi, à l’envers, et le préposé répondit : « Bien sûr, pourquoi pas ? Si vous pouvez parler la tête en bas, vous pouvez manger la tête en bas. » Sur quoi les cages furent disposées en cercle, et on amena un beau cheval blanc. L’étrange, chez ce cheval, était qu’il possédait une queue de paon. Plus étrange encore, il se mit à caracoler sur ses pattes de derrière, et à leur parler en anglais. S’arrêtant devant chaque cage, le cheval s’inclinait avant de demander, dans son parfait anglais de cheval : « Êtes-vous équilibré, ou déséquilibré ? » Quelle question ! Personne ne voulait répondre à une telle absurdité. Ainsi, on les emporta tous sans exception, et on les mit au réfrigérateur, afin de les rafraîchir. Et plus personne ne pouvait déterminer s’il était équilibré ou non. Il faisait frisquet, dans le réfrigérateur. Les cages se balançaient comme des pendules. Le temps s’écoulait, un temps froid comme de la glace. C’était là un temps différent, comme ils n’en avaient jamais connu auparavant. C’était un temps de glace, sans fractionnement, sans pause. Un temps circulaire, prénatal, sans ressort ni pulsations, ni course…