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Une fine pellicule de neige était tombée durant la nuit. Dans toute la chrétienté, en cette lumineuse matinée de givre, les gens se saluaient d’un « Joyeux Noël ! », avant de se rendre à l’église pour y verser quelques larmes. Même l’athée le plus endurci ne pouvait échapper à cette ambiance communicative. Depuis des semaines, l’Armée du salut avait posté ses mendiants dans toute la ville, aux endroits stratégiques ; les hommes aux allures de moines défroqués se tenaient près d’un immense chaudron rempli d’argent, agitant une clochette ; les femmes également agitaient leur clochette, et secouaient leur tambourin, avec leurs doigts maigres et gelés. Le but de tout cela était d’apporter la paix sur la terre, d’empêcher les épaves humaines de la grande cité de se fourvoyer sur le mauvais chemin, de se tuer à boire, ou de s’inscrire au parti communiste. Tout le monde savait quelle bénédiction représentait l’Armée du salut, et à quelle œuvre pie se consacraient les missions de sauvetage dans les taudis, à Chinatown, dans la Bowery – partout où fleurissaient la pauvreté, le vice et le crime. Et chacun, en passant devant ces pères Noël émaciés, ces poignantes sœurs de charité qui chantaient si magnifiquement, lorsque résonnait la grosse caisse, lançait quelques piécettes, avec le sentiment d’avoir fait un geste pour aider la bonne cause à triompher.

Dans les grands magasins, on parlait de bons Noëls et de mauvais Noëls. On considérait vaguement, au-delà de toute notion de calcul, que l’importance du bénéfice finissait par contribuer à la gloire du Sauveur. Tout au long des semaines qui précédaient le grand jour, il n’était question que de chemises, d’épingles de cravate, de livres, d’appareils photo, etc. Il fallait attendre la onzième heure, cette courte pause durant laquelle le chœur déversait sa douleur et sa détresse, pour que l’on accordât une pensée au Sauveur lui-même. Quel spectacle ce devait être pour lui, tout là-haut dans les nuages, assis à la droite du Père, écoutant les cloches qui carillonnaient, de voir tous ces pauvres bougres de la Bowery debout, alignés, en train de faire la queue pour la grande aumône. Quel sentiment sublime il devait ressentir, quand, abaissant son regard sur les recoins les plus sombres du monde, sur les terres barbares, il voyait des hommes autres que caucasiens – des hommes jaunes, des hommes noirs, aux cheveux crépus, des hommes avec un anneau dans le nez et des tatouages sur la poitrine –, quand il les voyait tous lever les yeux vers le ciel pour bénir Son nom, pour entonner leur alléluia.

Tony Bring se réveilla un peu plus tôt qu’à son habitude, en cette lumineuse matinée de givre : il avait soif, une soif terrible, inextinguible. Ils avaient tous soif, en réalité, mais pour les autres, l’effort de sortir du lit pour aller jusqu’au robinet était trop pénible. Il rappela à Hildred qu’il était temps de se lever, qu’il se faisait tard, mais elle gisait, inerte comme une bûche, pressant doucement une serviette mouillée contre ses paupières.

— Nom d’un chien, s’écria-t-il, nous n’allons pas leur faire faux bond, pas aujourd’hui. En tout cas, pas moi !

Tandis que Hildred s’agitait vaguement, il s’installa près de la fenêtre et se mit à feuilleter les ouvrages de Proust qu’elle lui avait offerts pour Noël. Sur la planche à tripes était posé un énorme bouquet de gardénias – cadeau de Hildred à Vanya. Leur parfum lourd et sensuel, associé à cette cohorte insensée qui effectuait une danse de Saint-Guy sur les murs, suscita en lui un délicieux mélange d’émotions, qu’amplifiait encore la vision de Hildred gisant là, dans la lumière tamisée, le visage blanc comme un masque mortuaire, ses lèvres s’écartant de temps à autre sur un gémissement fiévreux. Il se prit à songer à l’homme qui avait offert au monde cette œuvre inépuisable, ce petit géant maladif, enchaîné à son lit, qui, avec l’énergie du moribond, avait rédigé son inestimable traité d’entomologie sociale dans une chambre hermétiquement close, enveloppé de vêtements et de couvertures, son bureau recouvert de calepins, de médicaments et d’opiacés. Voilà un homme dont la vie n’avait été qu’une suite de souffrances et qui, par la grâce toute-puissante de son art, avait transformé celles-ci en une musique sublime, inoubliable.

Parallèlement, un autre train de pensées cheminait dans son esprit – l’idée que, dans peu de temps, il allait se retrouver devant ses parents âgés, affrontant leur regard interrogateur, tentant par un bavardage futile de chasser de leur tête la pensée taraudante de toutes ces années qu’il avait perdues. C’était cela qui faisait de chaque Noël un moment d’amertume et de regret, de mélancolie, de remords. Chaque année, quand ils se réunissaient, une espèce de calcul silencieux se faisait sur la table grinçante, un recensement du passé, des égarements, de la vacuité, des douleurs et des désillusions. Inévitablement, à un moment quelconque de cette journée solennelle, il fallait évoquer le passé, l’avenir brillant auquel il semblait promis, l’espoir qu’on avait placé en lui, etc. C’était comme si, quelque part dans ce passé – mais où, il ne pouvait le dire –, on avait tracé une ligne, une séparation qui laissait l’espoir de l’autre côté, au-delà des Alpes, et plaçait le malheur de ce côté-ci, dans la vallée grise et désolée de l’avenir.

Et cependant, à cette humeur morose se mêlait une espèce de tendre pardon, silencieux, retenu, une compassion mélancolique comme on en témoigne aux fous et aux aveugles.

Le livre se faisait lourd dans ses mains. Revenant au texte, ses yeux rencontrèrent ces paroles étranges : « Nous sommes attirés par toute vie qui nous propose quelque chose d’inconnu, par la destruction promise d’une dernière illusion. » C’est le moment que choisit Vanya pour sortir de sa chambre, attifée d’une chemise de nuit et de bottes montant jusqu’aux genoux. « La destruction promise… La destruction promise… » Les mots se répétaient, comme un refrain – mieux encore, comme la note que répète sans cesse un chanteur invisible, quand quelque minuscule obstacle dans le sillon empêche l’aiguille de poursuivre son chemin. Et pendant qu’elle se tenait là, devant lui, garce dépenaillée, disgracieuse, le phonographe résonnait toujours dans sa tête – « La destruction promise… La destruction promise… » Imaginant avec ravissement l’effet produit si, tout à coup, il se mettait à brailler ce refrain d’une voix tonitruante, il éclata de rire, dans un rugissement qui fit bondir Hildred sur ses pieds.

— Tu pourrais trouver une autre manière de me tirer du lit ! cria-t-elle.

— Joyeux Noël ! s’exclama-t-il. Jouez hautbois, résonnez musettes !

— Il est encore bourré, laissa tomber Vanya, affectant un air dégoûté.

— Écoute, espèce de vieille toupie, je ne suis pas saoul… Et à propos, merci pour la chemise… Elle est chouette, même si ça n’est pas ma taille.

Alors qu’elles trottinaient vers la salle de bains, il se secoua, alluma une bougie, et se mit à inspecter le matelas. Quelle nuit ! Les gardénias et la Chartreuse, Marcel Proust et les relents de l’ivresse… Et Dredge qui était passé leur souhaiter un « Joyeux Noël », et qui était resté jusqu’à quatre heures du matin à discuter de poux et de parasites microscopiques dans les nappes de pétrole. Se détournant du matelas, il passa à la planche à tripes : des mégots, des bouteilles vides, des pièces d’échec mutilées, des sandwichs, des gardénias, Sodome et Gomorrhe, du gui, des caricatures, œuvres de la mère de Bruga, L’Oiseau de feu en lambeaux. Dans le fauteuil s’amoncelaient les cadeaux que Hildred avait reçus de ses admirateurs : des bas de soie, des soutiens-gorge, du parfum, des foulards, des cigarettes, des livres, des bonbons, des bouteilles d’alcool (toutes vides), des nécessaires à manucure, des pots de cold-cream, des culottes noires… De quoi remplir plusieurs pages du catalogue de chez Sears et Roebuck. Il tria quelques objets, dans l’intention de les offrir à sa famille. Sa mère admirait toujours les bas de Hildred ; peu importait que la taille soit un peu grande pour elle – ils coûtaient cher, c’était là l’essentiel. Pour son père, il mit de côté une cartouche de Camel, et pour sa sœur un nécessaire à ongles dont elle ne se servirait probablement jamais, mais qu’elle accepterait néanmoins avec gratitude. Avec ces babioles prélevées sur le butin, il s’assurait une débauche de remerciements de la part de ces braves gens. Sa mère ne manquerait pas de remarquer à mi-voix qu’ils avaient fait des folies.

Midi sonnait quand ils descendirent tous trois le perron, les bras chargés de paquets. Hildred était vêtue de manière un peu plus conventionnelle qu’à l’accoutumée, mais Vanya arborait son accoutrement habituel – les genoux à l’air, la chemise noire, les cheveux au vent, etc. Comme ils se mettaient en route, toutes voiles dehors, les cloches commencèrent à carillonner. Un peu plus bas, devant un vilain temple luthérien, badigeonné d’une nouvelle couche de peinture moutarde toute fraîche des vacances, un petit groupe de fidèles se séparaient, pressé de s’attabler pour les agapes luthériennes. Leurs yeux lancèrent des étincelles quand ils avisèrent, au coin de la rue, ce trio incongru engagé dans une querelle animée.

Une dispute, le matin de Noël ? Eh oui. Tout cela parce que Hildred répugnait à laisser Vanya s’en aller seule.

— Mais si elle change de vêtements ? disait-elle.

— C’est trop tard. Nous allons déjà devoir prendre un taxi.

— Alors, je ne viens pas, déclara Hildred.

Sur quoi, elle laissa tomber ses paquets à terre.

— Quoi ? s’écria Tony Bring. Tu ne vas pas me lâcher comme ça ! Qu’est-ce que je vais leur raconter ?

Vanya les supplia d’attendre, quelques minutes à peine ; elle allait rentrer et se changer en vitesse.

Presque une demi-heure s’était écoulée quand elles réapparurent toutes deux.

— Eh bien, comment me trouves-tu ? demanda Vanya.

— Atroce ! Tout bonnement atroce ! Où diable as-tu trouvé ce chapeau-là ?

— Eh bien, tu voulais que j’aie l’air convenable, non ?

Ils hélèrent un taxi. Une rue avant d’arriver à destination, ils dirent au chauffeur de s’arrêter et descendirent.

— Écoute, Hildred, essaie de lui donner visage humain, tu veux bien ? supplia-t-il.

Hildred émit un petit rire. Ils se tenaient devant un établissement funéraire.

— Je ne plaisante pas, Hildred. Bon Dieu, elle ressemble à Bert Savoy.

Devant la vitrine où était exposé un magnifique cercueil doublé de satin, ils s’employèrent à transformer Vanya. Peine perdue.

— Donne-moi ce chapeau, dit-il, et comme Vanya obtempérait d’un air soumis, il l’écrabouilla et le jeta dans le caniveau. Voilà ! fit-il. Viens, maintenant… et prends l’air triste.

 

Sa mère vint ouvrir la porte. Le sourire qu’elle tenait tout prêt s’effaça à l’instant même où elle aperçut Vanya. Le vieux monsieur se montra cordial, bien que le regard dont il gratifia son fils signifiât clairement : « Était-il bien nécessaire de nous l’amener aujourd’hui ? » Hildred, avec sa frénésie habituelle, se mit sur-le-champ à leur expliquer que son amie Vanya était un génie, que ses parents étaient richissimes, qu’ils s’entendaient à merveille, et autres balivernes qui firent frissonner Tony Bring intérieurement. Il tentait désespérément de croiser son regard, mais elle continuait de babiller comme un nouveau-né, indifférente ou inconsciente quant à l’impression qu’elle pouvait donner. Il y eut quelques instants de tension lorsque Babette, la sœur de Tony Bring, fit son apparition. Bien qu’elle n’eût guère que quelques années de moins que lui, elle avait gardé l’esprit d’une enfant de huit ans. D’autre part, elle souffrait d’une étrange maladie nerveuse : ses membres s’agitaient de manière incontrôlable, et elle secouait soudain la tête en tous sens tandis qu’elle vous parlait, avant de la laisser retomber sur sa poitrine. Elle jacassait interminablement, passant sans cesse d’un sujet à l’autre, sans la moindre logique, et continuait ainsi jusqu’à ce qu’on lui dise d’arrêter. À peine avait-elle été présentée à Vanya, par exemple, qu’elle se mit à la saouler de radotages à propos de l’église, expliquant, avec une facilité et une vélocité étonnantes, de quelle façon merveilleuse le chœur avait chanté ce matin, et ce que le pasteur avait dit à propos de l’esprit de Noël – que nous devions tous nous aimer, non seulement en ce jour, mais chaque jour de l’année. Se tournant tout à coup vers son frère, et fixant sur lui un regard mi-imbécile, mi-réprobateur, elle s’écria :

— Tu aurais dû être là ce matin, Tony. Je n’ai pas arrêté de penser à toi. À quelle heure t’es-tu couché, hier soir ? As-tu acheté un arbre ? C’est un homme adorable, notre pasteur…

— Ça suffit ! dit le vieux monsieur, et Babette cessa instantanément, bien que sa tête continuât de ballotter en tous sens, avant de s’affaisser brusquement sur sa poitrine.

Pendant le repas, le temps s’assombrit, et ils durent allumer le sapin. Une lueur surnaturelle et pieuse inonda la table. Vanya et Hildred apprécièrent énormément le repas, émettant pourtant le regret qu’il n’y eût pas un bon vin du Rhin pour faire glisser le tout. Après le troisième plat, Hildred brisa la glace en allumant une cigarette ; Vanya, à la stupéfaction générale, sortit un paquet de Bull Durham pour s’en rouler une. Babette ne put s’empêcher de remarquer que les dames ne fumaient pas – qu’elle, en tout cas, ne fumait pas –, ce qui fit éclater tout le monde de rire, y compris sa mère. Cette manifestation de franche gaieté donna lieu à une discussion animée. On éplucha les derniers mariages et naissances dans la famille, on raconta par le menu les enterrements très réussis auxquels on avait assisté, on évoqua le problème de la prohibition, notant au passage le prix de la dinde, on parla des lourdes responsabilités qui pesaient sur les épaules du Président, et des discours entendus à la radio ; on fit remarquer que le prince de Galles était un piètre orateur, tout comme le général Pershing. De temps à autre, Babette glissait quelques mots pour vanter la vie de la paroisse. Le vieux monsieur discourait sur le mauvais état des affaires dans le pays. Finalement, ils voulurent tous savoir quel genre de peinture faisait Vanya, et si elle peignait des paysages, parce que maman n’aimait pas les vaches et les moutons accrochés dans le salon, au premier. On leur expliqua que le vieux monsieur les avait achetés à un barman, un jour qu’il était gris, et qu’il les avait payés un bon prix. Maman avait dans l’idée que Vanya devait peindre des choses plus agréables à l’œil.

Hildred commençait doucement à ricaner.

— Vois-tu, maman, intervint Tony Bring, essayant de cacher sa gêne, j’ai bien peur que tu n’apprécies pas tellement les toiles de Vanya.

— Ah bon, elles ne sont pas jolies ?

— Oh, si, bien sûr, elles sont jolies… elles sont superbes, mais ça n’est pas le genre de peinture qui te plairait.

Le vieux monsieur prit la parole. Il comprenait très bien ce que Tony voulait dire. Sans doute Vanya faisait-elle de la peinture moderne. Il se tourna vers son épouse :

— Tu sais, ces trucs sans queue ni tête que nous avons vus chez Loeser, l’an dernier… C’est sans doute ce genre de choses qu’elle fait. N’est-ce pas, Tony ?

Celui-ci regarda Vanya qui, très gracieusement, choisit d’acquiescer d’un simple hochement de tête. Le vieux monsieur était très satisfait de sa finesse d’appréciation.

— Ni rime, ni raison… c’est bien cela ? ajouta-t-il.

— C’est bien cela, père, gazouilla Hildred. Ils sont tous un petit peu fêlés. Mon amie Vanya est fêlée, elle aussi…

Elle ne put continuer, car l’idée lui paraissait soudain si drôle qu’elle n’arrivait plus à se contenir. Tony Bring la maudissait tout bas. Quelle bonne plaisanterie, si drôle qu’ils sentaient tous la gêne les envahir. Il fut grandement soulagé quand Vanya qui, par quelque miracle, faisait preuve d’une discrétion stupéfiante, relança la conversation sur un autre sujet. La vie au Far West ! Ah, quelle merveille ! Galoper jusqu’au lac chaque matin, à l’aube, plonger dans l’eau glacée, préparer son repas en plein air, sur un feu de bois… (Pas un mot sur le culte de la nudité, Dieu soit loué !) Ravie de l’effet produit, Vanya se mit à raconter n’importe quoi, relatant ses pérégrinations au Mexique et en Amérique centrale, leur décrivant en termes quelque peu déconcertants l’art et les coutumes de ces pays lointains.

— Mais vous n’aviez pas peur de voyager comme ça, toute seule ?

C’était la mère de Tony Bring qui posait cette question.

Son père intervint immédiatement.

— Quoi ? s’écria-t-il. Elle, avoir peur ? Mais c’est un véritable bonhomme, tu ne le vois pas ?

Et il lança un large sourire indulgent à l’adresse de Vanya, comme s’il venait de la gratifier d’une marque d’estime suprême. Hildred était de nouveau sur le point de craquer, mais Vanya l’en empêcha, et Tony Bring prit la parole à son tour.

— Oui, maman, dit-il, c’était une vie merveilleuse qu’elle menait là-bas, une vie saine. Regarde comme elle est superbement bâtie.

Sur quoi, Vanya fut soumise à un examen général, exactement comme un tableau que personne n’aurait remarqué jusqu’à ce qu’un individu plus éveillé que les autres attire l’attention sur ses qualités.

C’est alors que la mère de Tony Bring posa une question embarrassante. Elle voulait savoir comment ils gagnaient leur vie, et plus particulièrement si Tony faisait quelque chose. Hildred redevint immédiatement sérieuse. Tony avait son livre à terminer, après quoi… eh bien, après quoi elle sentait bien que c’en serait fini de leurs difficultés.

— Je crois que vous êtes tous un peu fêlés, déclara la mère de Tony Bring. Cela fait trois ans que j’entends parler de cette histoire de livre. Comment pouvez-vous savoir s’il lui rapportera le moindre centime ? Il y a déjà tant d’écrivains, et ils meurent presque tous de faim… Je crois qu’il devrait chercher un emploi. C’est une honte, de devoir sans cesse trimer pour lui. Enfin, vous serez une vieille femme avant qu’on l’ait reconnu…

— Ça suffit comme ça, coupa le vieux monsieur. Maman voit toujours la vie en noir. Parlons de choses plus gaies… Comment avez-vous passé le réveillon ? Êtes-vous allés au théâtre ?

Vanya et Hildred piquèrent du nez. C’était à Tony Bring de raconter quelle merveilleuse soirée ils avaient passée.

Babette voulut savoir s’ils avaient acheté un sapin, et combien ils l’avaient payé.

— Nous avons payé le nôtre un dollar vingt-cinq, dit-elle.

Elle leur indiqua aussi où ils pouvaient se procurer des décorations pour l’année prochaine – et très bon marché.

Hildred improvisa toute une histoire autour de cet arbre qu’ils n’avaient pas acheté. La famille l’écoutait d’un air captivé. Cette histoire d’arbre de Noël était infiniment plus intéressante que les fables de Vanya à propos du Mexique et de l’Amérique centrale, où les idoles se dissimulaient au plus profond des forêts, et où les chicleros se frayaient un chemin à la machette, recueillant la gomme végétale pour la Wrigley Chewing-Gum Corporation.

En fin d’après-midi, ils quittèrent la table et, tandis que Babette aidait sa mère à laver la vaisselle, Tony Bring s’installa dans un fauteuil à bascule pour écouter le vieux monsieur. Celui-ci était songeur, à présent. Recroquevillé au fond de son fauteuil réglable, le menton appuyé sur une main, il réfléchissait tout haut à la crise qui menaçait le monde des affaires. Il avait perdu cette vitalité qu’appréciaient tant autrefois ses compagnons de bar. Cela faisait maintenant quinze ans qu’il avait renoncé à boire ; chaque fois qu’il évoquait ce moment déterminant de sa vie, c’était avec un accent de résignation douloureuse, comme s’il avait fait là une énorme bêtise, car depuis ce jour mémorable les choses n’avaient cessé d’aller de mal en pis. Ses clients mouraient les uns après les autres, et personne ne venait les remplacer. Le menu fretin, les gens comme lui, était peu à peu éliminé par les gros bonnets qui mettaient sur pied des organisations sans cesse plus importantes. Tout le monde paraissait dans la dèche ; certains clients ne lui avaient rien commandé depuis cinq ans. Tout irait beaucoup mieux, disait-il, si les gens prenaient l’habitude de dépenser leur argent, au lieu d’épargner. C’était encore un de ces mauvais Noëls.

Tout en l’écoutant, il apparut à Tony Bring que le vieil homme sombrait dans la sénilité. L’éclat et la vitalité d’autrefois avaient disparu ; il ne restait plus de lui qu’une coquille vide, résonnant d’un murmure plaintif, sépulcral. Dompté, passif, il demeurait renversé dans son fauteuil, comme dérouté ou paralysé devant la marche impitoyable des événements. Il se lamentait sur le bon vieux temps perdu, sur la disparition d’une génération dont il comprenait et respectait les usages et les vertus. Il s’était tourné un petit moment vers la religion, mais l’Église, avec ses vaines promesses et ses visages lugubres, s’était révélée moins réconfortante encore que le Parti républicain.

Au milieu de ces réflexions moroses, Hildred et Vanya s’étaient endormies sur le canapé. Engourdies par le repas qu’elles avaient dévoré avec gloutonnerie, elles s’étaient lovées comme deux chattes et avaient sombré dans un profond sommeil. Tony Bring s’excusa pour elles, disant qu’elles avaient travaillé très dur, ces derniers temps.

Au bout d’un moment, sa mère réapparut. Elle approcha un fauteuil à bascule et, croisant paisiblement les mains sur son ventre, se prépara à goûter une bonne petite sieste. Mais, avant de s’endormir, elle ne put s’empêcher d’émettre quelques remarques.

— Tu ne mènes pas une vie convenable, déclara-t-elle. C’est injuste, de laisser Hildred travailler comme cela. Tu devrais te prendre en main, à présent.

Une fois de plus, il dut l’écouter lui expliquer à quel point il était vain d’attendre quoi que ce fût de l’écriture. Elle appelait cela ses griffonnages.

— Tu te débrouillais si bien, autrefois…, continuait-elle. À présent, tu mènes une vie de traîne-savates, tu passes d’une chose à l’autre, tu n’as pas d’argent, ni rien… rien. Un jour, tu le regretteras. Et quand nous ne serons plus là, qu’est-ce qui va arriver à Babette ? Tu ne penses donc jamais à elle ? Tu ne penses donc jamais à l’avenir ?

— Bien sûr que si, maman, répondit Tony Bring. Mais…

— Mais ! Nous y voilà… il y a toujours un mais !

— Mais maman, écoute-moi…

Elle leva la main d’un air las. Il était inutile de lui raconter des bobards. Il pouvait bien s’en raconter à lui-même si cela lui faisait plaisir, elle-même était trop âgée pour se laisser prendre à ces sottises. Babette écoutait sa mère avec de grands yeux graves qui le mettaient au supplice. « Pauvre Babette, se dit-il, que vais-je bien pouvoir faire d’elle ? »

Cependant son père s’était assoupi. Sa tête chauve s’était affaissée mollement, sa bouche s’était ouverte, et il demeurait là, mâchoire pendante, avec cette rigidité qui évoque la mort. Une frange de petits poils follets se dressait au-dessus de ses grandes oreilles. Une momie, se dit Tony Bring. Exactement comme une momie, avec de vrais cheveux, et la peau tirée, bien tendue sur les os.

On sonna à la porte. C’était un voisin qui passait pour admirer leur magnifique sapin. Au fil d’un bavardage parfaitement incohérent, il revenait sans cesse sur Caïn et Abel, mais personne ne semblait manifester le moindre intérêt pour le sujet. On réorientait délibérément la conversation sur l’arbre de Noël, on lui mettait en main les décorations étincelantes. Il resta quelques minutes à peine puis, c’est l’impression qu’eut Tony Bring, on le mit résolument dehors. Dans l’entrée, tandis qu’on le poussait vers la porte, il s’arrêta une minute pour saluer de nouveau Tony Bring. Il lui souhaita un très joyeux Noël et, d’un air détaché, comme s’il se renseignait sur le chemin du métro, il lui demanda s’il avait la moindre idée de l’endroit où se trouvait le pays des songes.

— Mon fils ne lit pas la Bible, intervint la mère de Tony Bring et, le gratifiant d’une vigoureuse poignée de main, elle ouvrit la porte.

Lorsqu’il fut parti, elle expliqua que le pauvre homme avait récemment perdu sa femme et son enfant.

— Il est très croyant, ajouta Babette.

 

Que ce fût l’effet de la sieste, ou l’idée réconfortante d’avoir, quoi qu’il en soit, échappé lui-même à un destin aussi affligeant, le vieil homme se réveilla soudain, manifestant un peu de sa verve d’autrefois. Exhibant un manuel Berlitz, de niveau débutant, il annonça à son fils qu’il étudiait le français. C’était une langue très utile à connaître, selon ses propres termes. En français, il pouvait dire « Enchanté », « Comment allez-vous ? », ou « Conduisez-moi gare Saint-Lazare, je suis pressé ». C’étaient là de petites expressions qu’il était fort pratique d’avoir dans sa manche, si par hasard on allait en France. Ce qui le déconcertait, c’étaient les mots comme fut. Il ne savait jamais s’il devait le prononcer foot ou bien fee.

— À ta place, je ne me tourmenterais pas pour cela, papa, dit Tony Bring. De toute façon, tu n’iras probablement jamais en France.

Il fallut réveiller Hildred et Vanya pour le dîner. Elles se comportèrent exactement comme si elles étaient à la maison, grognant, se frottant les yeux d’un air ensommeillé, bâillant, réclamant immédiatement une cigarette à grands cris puis, comme deux gamines, commencèrent à se chatouiller. Finalement, elles se mirent en tête de lutter, ce que le vieux monsieur trouva assez amusant. « Un vrai bonhomme, n’est-ce pas ? » répéta-t-il. À cet instant, toutes deux roulèrent sur le sol, la jupe relevée jusqu’au cou, les seins jaillissant hors du corsage. Au même moment, un craquement sonore se fit entendre, et Babette arriva en courant pour voir ce qui se passait. Vanya et Hildred étaient assises par terre, en train de remettre de l’ordre dans leur tenue, quand la mère de Tony Bring fit son apparition.

— Maman, elles ont cassé le canapé ! s’écria Babette.

Tous les regards convergèrent vers le canapé. Il était toujours là, impassible, solennel, comme si quelqu’un venait d’y rendre son dernier soupir.

— Eh bien, c’est comme cela que vous prenez soin des choses ! dit la mère de Tony Bring. Un canapé qui nous a fait vingt-cinq ans…

Tony Bring gardait les yeux rivés au sol. Il attendit un moment, prêt à entendre la suite. Mais il n’y eut rien de plus. Sa mère s’était détournée et repartait déjà vers la cuisine. Il lui sembla que ses épaules étaient un peu plus voûtées.

Mais Hildred se mit promptement debout et la rejoignit.

— Je suis affreusement désolée, dit-elle. Croyez-moi, je vous en prie. Faites-le réparer… demain… je vous rembourserai.

Sa proposition fut accueillie froidement.

— Vous avez bien assez de frais comme cela, dit la mère de Tony Bring d’un ton résigné. Non, ne vous en faites pas. De toute façon, il était temps de le changer.

— Mais maman, vous l’aimez, ce canapé… Je le sais bien. Je ne pouvais absolument pas penser qu’il arriverait une chose pareille.

— Non, bien sûr que non. Voyez-vous, nous ne sommes pas aussi brutaux que vous, les jeunes. Nous n’avons plus votre énergie, à présent…

Tony Bring les avait rejointes.

— Écoute, maman, ne le jette pas. Fais ce que dit Hildred. C’est bien mieux que d’en acheter un neuf.

Et, tout en se confondant en excuses, il saisit le bras de Hildred et le serra cruellement. Bientôt, ils étaient tous installés pour le dîner ; on alluma de nouveau l’arbre de Noël, et de nouveau la table fut inondée d’une lueur étrange, d’une piété artificielle.

Ainsi prit fin la journée.

Comme ils quittaient la maison, Babette leur cria qu’elle passerait bientôt pour voir les peintures de Vanya. Se retournant pour un dernier au revoir, Tony Bring vit ses parents debout derrière la barrière, les yeux levés vers le ciel. « C’est de la pluie pour demain », commenta-t-il en lui-même.

Après l’établissement funéraire, Hildred siffla un taxi. Ils n’échangèrent pas un mot avant d’être presque arrivés à la maison. Alors, Hildred annonça soudain son intention d’aller dans le Village pour acheter du vin.

— Je t’accompagne, dit-il.

Non, elle n’y tenait pas. Elle rentrerait tout de suite. Ils étaient encore en train de se disputer quand le taxi s’arrêta devant leur porte.

— Tu me promets d’être de retour dans une heure ?

— Dans moins que cela, dit-elle.

 

L’aube se levait presque lorsqu’elles réapparurent, titubant sur le trottoir et chantant « En avant, Soldats du Christ ». Une fois entrées, elles s’effondrèrent. Vanya gisait sur le sol, une bouteille vide dans une main, un gâteau à la crème au chocolat dans l’autre. Il fallut allonger Hildred et lui ôter ses vêtements, comme à un cadavre. Dans son charabia d’ivrogne, elle marmonnait des accusations ordurières envers un sale individu qui aurait empoisonné leurs consommations. « Joyeux Noël ! » s’écria-t-elle. Puis elle se mit à miauler comme un chat, et, prise de remords, elle murmura :

— Je suis désolée d’avoir cassé le canapé. Je suis sincèrement désolée. Tu ne m’aimes plus, n’est-ce pas ? Je ne suis pas ivre, mon chéri, je suis malade… C’est cet immonde salaud qui nous a droguées.

Il laissa Vanya à terre, l’enjambant comme une chienne galeuse. Elles réclamèrent des serviettes mouillées et de la glace. Hildred voulait de l’élixir parégorique. Vanya voulait des beignets et du café.

— Et vous ne voulez pas aussi quelques bons rognons de porc ? railla-t-il.

— Je t’en prie, allume le feu, gémit doucement Hildred, d’une voix mourante. Je suis malade… Je ne suis pas ivre, je te dis…

— Allez à la gare Saint-Lazare… Je suis très pressé *.

— Je suis gelée… Je t’en prie, allume le feu !

— Ma pauvre enfant, vous voulez que je vous prépare une bonne petite flambée ?

— Je t’en prie, Tony, je t’en prie…

— Je vais te réchauffer, dit-il. Attends une minute.

Sur quoi il se dirigea vers son classeur, en vida le contenu dans le foyer, et craqua une allumette. Les flammes jaillirent, et une étrange lueur envahit la pièce ; les murs frémirent, les silhouettes se mirent à danser.

— Ça va mieux ? s’enquit-il et, passant le pied au travers du classeur, il le fit voler en éclats. Tu ne pensais pas que j’allais te laisser mourir de froid, tout de même ?

Saisissant les chaises une à une, il se mit à les briser de même.

— C’est ça ! s’écria Hildred. Brûle-les… Brûle tout… Demain, nous achèterons de nouveaux meubles.

Il y eut un crépitement, et les flammes se précipitèrent dans le conduit de cheminée.

— C’est merveilleux…. merveilleux, gémit Hildred. Tu es si bon, Tony. Je te souhaite un très, très joyeux Noël.

— Joyeux Noël ! glapit Vanya. C’est divin, tu ne trouves pas ?

— Pauvres petites bonnes femmes, dit-il. Alors, comme ça, on a essayé de vous empoisonner ? Quelle drôle d’idée !

Il s’assit sur la planche à tripes, contemplant les flammes qui anéantissaient d’un coup de langue dix ans de griffonnages.

Où était le pays des songes ? Le pays des songes, il était dans ta cafetière, et Abel et Caïn étaient deux m’as-tu-vu avec des cravates rouges. Comment allez-vous ? Très bien, monsieur, et vous-même* ? Vous vous rendez compte… Essayer d’empoisonner deux petites jeunes femmes, un jour de Noël ! Où diable avait-elle pêché une pareille sottise ? Quel beau cercueil, en tout cas – tout doublé de satin. Un vrai bonhomme… si bien bâtie. Et au plus profond des forêts se trouvaient des idoles monstreuses aux yeux brillants de pierres précieuses… une jungle que parcouraient les chicleros, à la recherche du chewing-gum. Des machines à sous, pour des dents saines et blanches. Conduisez-moi gare Saint-Lazare, je suis pressé…