Tony Bring était assis dans l’obscurité, les mains enfoncées dans les poches de son pardessus, le col relevé, le chapeau baissé sur ses yeux. Il faisait froid et humide, ici ; c’était comme être assis dans un caveau, sans même un cierge allumé. Une odeur fétide sourdait des murs – une puanteur douceâtre, écœurante, une odeur de lèpre. Les pensées gargouillaient dans son crâne, telle la musique de la tuyauterie dans la chambre de Vanya. Il les examinait comme on étudie un frottis sous la lentille du microscope.
La sonnette retentit. « Je ne bouge pas, se dit-il, je ne suis pas là. » Un grattement se fit entendre à la fenêtre, puis des petits coups précipités. Il se leva, alla écarter le rideau. C’était son ami Dredge, un large sourire aux lèvres. Il traversa le vestibule en contrebas, et ouvrit la lourde porte. Dredge souriait toujours.
— Qu’est-ce que tu fabriques, tout seul, dans le noir ?
— Je réfléchissais, c’est tout.
— Tu réfléchissais ?
— Ouais, ça ne t’arrive pas, quelquefois ?
— Et tu as besoin de rester dans le noir, pour réfléchir ?
Il alluma une bougie pendant que Dredge s’installait sur le siège le plus engageant, avec son éternel sourire réservé et courtois. C’était son vingt-huitième anniversaire, et il avait bu un verre ou deux dans sa chambre avant de passer.
— Tu sais, déclara-t-il, ça rend les gens fous, de rester assis dans le noir, comme ça. Je vais te dire ce qu’on va faire. Tu vas m’accompagner à ma piaule, et on va boire un petit coup. Après, on sortira, et on fera la fête.
Un peu plus tard, ils étaient assis chez Paulino, dans le Village. C’était une pagaille totale. Tout le monde était bourré. Une chouette équipe : des joueurs, des flics en civil, des malfrats, des agents fédéraux, des patrons de grands journaux, des acteurs de music-hall, des Juifs à l’humour acéré, des pédérastes fielleux, des danseuses, des étudiants, avec leur signe du zodiaque imprimé sur leur imperméable… Une bouteille de vin gratuite était posée sur chaque table. Tandis qu’ils mangeaient, une foule de clients s’amassaient dans le vestibule, prêts à se jeter sur les places libérées.
En sortant, titubants, ils se sentaient particulièrement en forme. Alors qu’ils descendaient la Sixième Avenue, ils furent suivis par un maquereau, un gnome qui tenait absolument à leur donner sa carte, leur décrivant de manière plus ou moins imagée les différentes femmes qu’il pouvait proposer. Juste après un marchand de cigares s’ouvrait un dancing. Il était bondé. Boire, encore… Encore de l’alcool infect, répugnant. D’où provenait tout cet alcool ? New York n’était qu’un immense fleuve de tord-boyaux.
Comme ils se tenaient tranquillement appuyés au mur, une bouteille de ginger-ale à la main, un cri aigu s’éleva, et une jouvencelle se précipita hors des toilettes, disant qu’elle avait été agressée. Un coup de feu claqua, des tables furent renversées. En un clin d’œil, comme dans une comédie de Mack Sennett, les flics apparurent. Ils envahirent toute la salle, distribuant généreusement les coups de matraque. Se saisissant de la jeune femme, ils la firent sortir manu militari. Puis la musique reprit, et les serveurs commencèrent à essuyer le parquet. Personne ne pouvait dire qui avait tiré, et personne ne semblait désireux de le savoir. C’était l’heure de danser. C’était l’heure de s’en jeter un. Dredge regardait autour de lui, cherchant une cavalière. Toutes en main. On aurait dit une braderie. Ils attendirent la danse suivante. Pas une de libre, de nouveau…
Dehors, le type faisait le pied de grue avec ses cartes. Il secoua la tête d’un air de désapprobation.
— Suivez-moi, insista-t-il. Des mignonnes à gogo… Et quand je dis mignonnes… !
— Demain, dit Dredge.
Ils flânèrent tranquillement par les vieilles rues pittoresques. Les boîtes portaient des noms suggestifs, mais c’est bien tout ce qu’elles avaient pour elles. C’était là le décor d’une vie de bohème, pour de piètres comédiens. L’infamie, le vice, la joie, la misère – tout n’était que fiction.
— Je suis écœuré du Village, déclara Dredge.
Cela faisait des années qu’il disait cela.
À l’instant même, une porte s’ouvrit, et ils entraperçurent l’intérieur d’un bar. Ils y pénétrèrent sans plus de cérémonie. C’était une de ces boîtes ouvertes à tout le monde et à n’importe qui, du président jusqu’au crève-la-faim. Un bar d’acajou, avec un repose-pieds de cuivre, des miroirs savonnés, des calendriers, des photos de boxeurs et de soubrettes découpées dans la Gazette de la police. La seule innovation était la présence de l’autre sexe. Autrefois, l’élément féminin de la clientèle se cantonnait à l’arrière-salle. Elles n’avaient pas le droit de se tenir au bar, à raconter des histoires salées ou se vanter du nombre d’hommes avec lesquels elles avaient couché. On n’avait pas besoin non plus de les traîner dehors avec une gaffe lorsque l’établissement fermait. Non, autrefois les filles de joie savaient parfois se comporter en dames, ou au moins essayaient-elles ; l’époque moderne contraignait les dames à se comporter comme des putes.
En tout cas, c’est la conclusion à laquelle ils arrivèrent tous deux, tout en s’octroyant quelques petits verres. Ils discutèrent de cet état de choses en long et en large. Ils trouvaient gênant de devoir se frotter ainsi à ces respectables prostituées de dix-huit ans.
Ils descendaient maintenant la Cinquième Avenue ; leurs pas les avaient conduits dans Washington Square, à présent désert et silencieux. Près de l’arche, ils s’arrêtèrent pour donner libre cours à un petit accès de sentimentalisme. Autrefois New York avait un charme particulier – Haymarket, Huber’s Museum, Tom Sharkey’s, le Village allemand. Il y avait aussi Barnum, et Thomas Paine, et O’Henry… C’était fini, tout ça. Aujourd’hui, c’était les gratte-ciel, les youpins, les garçonnes, les self-services automatiques. Dredge évoqua longuement le Luneta, à Manille. On était mille fois mieux là-bas, ou à Nagasaki ; là-bas, il y avait des maisons avec une lumière rouge au-dessus de la porte et, à l’intérieur, des poupées magnifiques, aux lèvres semblables à des cerises bien mûres, aux yeux en amande…
Un taxi s’arrêta au bord du trottoir. Le chauffeur se pencha pour leur faire signe. Aimeraient-ils connaître un endroit agréable, tranquille, raffiné, etc. ? À entendre ces accords de harpes, on aurait cru qu’il promettait un éden de houris et de musc.
Dredge était sceptique – cela paraissait trop beau, cela évoquait trop l’époque où le Guadalquivir jetait ses feux miroitants, où…
— Nom d’un chien, vous ne voulez tout de même pas aller dans un bar quelconque, où l’on vous attend avec un gourdin ? reprit le chauffeur, pour achever de les convaincre. Montez, conclut-il d’une voix enjôleuse, et si ça ne vous plaît pas, vous pourrez toujours aller voir ailleurs. Je ne vous aiguillerais pas sur un boui-boui.
Ils étaient à peine montés qu’il se lançait dans une campagne de propagande forcenée.
— Ça va vous plaire, c’est sûr ! cria-t-il par la vitre.
Le ton qu’il avait employé irrita Dredge.
— Ce n’est pas forcé de nous plaire, répliqua-t-il.
— Tais-toi, intervint Tony Bring. Ne commence pas à te disputer avec lui. Voyons où il nous emmène.
Quelque part du côté de la Quarantième Rue, ils s’arrêtèrent devant un immeuble de bureaux, d’aspect imposant. Un rideau de fer barrait l’entrée. Dans le hall, un flic discutait avec le garçon d’ascenseur. Tous les cinq s’entassèrent dans la cabine. Le liftier sifflotait, tandis que défilaient les étages. Il avait une figure jaunâtre et marquée, le genre de tête que l’on trouve devant l’entrée des cabarets de troisième ordre, par une soirée froide et pluvieuse.
Soudain, il y eut un éclaboussement de lumière cristalline, des tapis de velours, des colombes étincelantes de paillettes, leur dos frais comme de l’albâtre, leurs lèvres vermillon frissonnant comme de minuscules vaguelettes. D’une alcôve invisible émanaient des accords feutrés qui amollissaient tous leurs membres. Il régnait une odeur de chair sucrée, de roses lourdes, agonisantes, de membres poudrés tourbillonnant, de poissons rouges sommeillant dans un bocal tiède. La porte se referma, et l’ascenseur disparut. Ils échangèrent un regard d’impuissance. Pris au piège. Ensorcelés. Enfermés dans le cercle diabolique.
Quelqu’un se tenait tout près d’eux, babillant sans cesse d’une voix suave, enjôleuse, et juste à côté, le chauffeur de taxi, la main tendue. Tony Bring décocha un coup de coude à son compagnon.
— Il veut que tu lui donnes quelque chose.
— Mais c’est fait, dit Dredge.
— Eh bien, donne-lui davantage, alors.
— Pourquoi ?
— Pour nous avoir conduits dans un endroit si agréable, si tranquille et si raffiné.
Le Grec qui les entraîna à sa suite avait tout d’un assassin aux manières courtoises, au visage avenant. Il acquiesçait à tout. Ses mains étaient blanches et veloutées, et ses yeux fureteurs, profondément enfoncés, brillaient comme des agates. Arrivés au vestiaire, ils jetèrent un regard timide alentour. De magnifiques papillons, tirant leur cocon après soi, planaient de-ci de-là, s’arrêtant un instant pour reposer leurs ailes, ivres de leur propre érotisme, semant sur leur passage une pluie de pétales et de paroles légers comme de la gaze.
La table à laquelle on les conduisit émergeait comme un navire en perdition dans une brume de vin fumant. Des éclats d’argenterie et de cristaux fracassés se dissolvaient en poussière de feu. Des lettres d’obsidienne semblaient jaillir de la carte des consommations… Tant de raffinement leur donnait le frisson.
Ils étaient à peine assis que deux colombes venaient se poser près d’eux. Dredge tenta vainement de se lever, tandis que Tony Bring passait sa main sur sa barbe d’un air méditatif, jetant un bref coup d’œil à sa chemise fripée, dans le miroir à côté de lui. Les présentations furent rapides et sympathiques. Le Grec se frottait les mains, des mains lisses et douces. Sa langue remuait doucement entre ses dents blanches et lisses. Tout était doux et lisse comme un fourreau d’épée flambant neuf.
Mlle Lopez, d’ascendance espagnole et de sensualité passablement excessive, leur demanda immédiatement s’ils n’avaient pas soif. Question elle-même formulée d’une voix altérée, comme si toute sa vie n’avait été qu’un désert asséché par les moussons. L’autre, Mlle Saint-Clair, déclara avoir une folle envie de danser. Elle s’empara de Dredge et, avec un grand raffinement de manières, le traîna jusqu’à la piste pour un petit échauffement. Mlle Lopez employait une autre stratégie. Son truc était de feindre un évanouissement entre vos bras.
Ils s’étaient à peine rassis que l’orchestre se remit à jouer, sur quoi Mlle Lopez parut soudain galvanisée. Il s’agissait d’une de ces attractions au cours desquelles la chanteuse circule entre les tables, livrant son cœur à chacun, tandis que la musique fait soudain s’ouvrir en grand toutes les fenêtres de son âme. Mlle Lopez s’arrêtait à chaque table, juste le temps nécessaire pour émouvoir le portefeuille de celui qu’elle fixait d’un regard noyé puis, fourrant les billets dans son bustier, elle le gratifiait d’un ou deux trémoussements supplémentaires avant de poursuivre plus loin – tout cela sans cesser de chanter, tandis que les musiciens reprenaient sans cesse le refrain. La chanson parlait d’amour… « Je t’aime… Je t’aime… » Il semblait qu’il n’y eût guère d’autres paroles. Le récital prit fin devant les cocktails que Dredge avait commandés. Tout en insufflant aux paroles usées un ultime écho de tendresse, elle s’abattit sur la banquette, tel un ange rendant le dernier soupir.
À présent, les filles avaient une soif extraordinaire. Elles commandèrent du sauternes et, après en avoir siroté quelques gorgées, s’excusèrent et s’envolèrent d’un coup d’aile.
— Tu ferais bien de compter ton pognon, dit Tony Bring.
Dredge sortit un rouleau de billets. Il y avait là trente-sept dollars.
— C’est tout ce que tu as ? demanda Tony Bring.
— Comment ça, c’est tout ? répéta Dredge, faisant de son mieux pour paraître stupéfait.
— Écoute, Dredge, réveille-toi ! C’est un endroit agréable, raffiné…
Dredge s’abrita derrière son éternel sourire affable et discret.
— Je ne sais pas ce qui va se passer, déclara-t-il, et qui plus est, je ne veux pas le savoir. J’ai déjà été flanqué à la porte d’établissements plus chics que celui-là. Laisse tomber !
Mais Tony Bring ne pouvait pas laisser tomber, pas aussi facilement, en tout cas. Il pensait à ce qu’avait dit le chauffeur de taxi… Et aussi à cet assassin au visage avenant, aux gants de velours !
En revenant, les filles remarquèrent immédiatement leur air pensif. Mlle Lopez se pencha sur l’épaule de Tony Bring, et lui murmura quelque chose à l’oreille. Il sentait sa main brûlante au travers de son pantalon.
— Juste un petit baiser, chuchota-t-elle et, se renversant entre ses bras, elle attira sa tête vers elle, colla ses lèvres aux siennes, et ne bougea plus. La lumière baissa, et tandis que frémissaient à leurs oreilles les premiers accords de « La Chanson du Cachemire » elle s’accrocha à lui, en extase. Tout autour d’eux haletaient des nymphes, défaillant dans les bras de leur partenaire. On se serait cru par une chaude nuit de printemps au pied de l’Himalaya, quand les pigeons commencent leur parade d’amour, quand, parmi le feuillage mouillé de la forêt, s’éveille un bruissement, un murmure, une éclosion de bourgeons odorants, un mouvement imperceptible, un émoi qui rend le sang plus lourd.
— J’adore la chemise que tu portes, chuchota Anita, se lovant contre lui.
Elle avait laissé tomber le « Mlle Lopez » après la deuxième danse.
Tony Bring s’observa derechef dans le miroir.
— C’est la seule que j’aie, balbutia-t-il.
La remarque mit en joie Mlle Saint-Clair. « Sa seule chemise ! » répéta-t-elle plusieurs fois, la tête rejetée en arrière, se tenant les côtes pour ne pas éclater de rire.
— C’est la vérité, dit-il. Je n’ai pas un sou vaillant.
Anita lui jeta un regard de menace puis, mutine, lui décocha un petit coup dans les côtes.
— Je sais, dit-elle, roulant des yeux, l’air faussement blasé. Je connais la chanson.
Dredge assistait à tout cela avec un large sourire. Peu lui importait qu’on les jetât dehors maintenant ou plus tard. La farce était plaisante, et personne ne semblait s’ennuyer.
Les jeunes femmes paraissaient avoir quelques problèmes de vessie – elles s’excusèrent de nouveau. Cette fois, elles étaient à peine parties que le garçon faisait son apparition. C’était un nouveau serveur, plus stylé que le précédent, dans sa mise comme dans son attitude. Sans un mot, il leur présenta l’addition. Dredge y jeta un coup d’œil et regarda le serveur.
— Nous ne partons pas encore, dit-il d’un air qu’il voulait détaché.
« Nous y voilà », pensa Tony Bring.
Le serveur demeurait immobile, raide, tandis que Dredge vidait ses poches. Il plaqua brutalement les billets fripés sur la table. Le serveur les compta, sans faire mine de les prendre. Puis, d’un geste brusque, insolent, il saisit l’addition et l’agita sous le nez de Dredge.
— Cinquante-cinq dollars, dit-il.
— Pour quoi ? demanda Dredge. Pour quoi ?
— Écoute, Dredge, ne fais pas d’histoires.
— Mais où veux-tu que je trouve cinquante-cinq dollars ? Tu sais bien ce que j’ai sur moi. Eh bien, je lui donne ce que j’ai, et c’est tout ce qu’il aura.
Sur quoi, il ramassa l’argent et le fourra dans sa poche.
Bientôt, le Grec les avait rejoints. Il se frottait les mains. Il avait tout vu de loin.
— On dirait qu’il y a un petit problème ? demanda-t-il d’une voix aimable, conciliante.
Le serveur lui marmonna quelque chose à l’oreille.
— Oh, il ne s’agit que de cela ?
Il semblait sincèrement surpris. Se tournant vers Dredge, il lui parla d’un ton toujours égal, affable et cordial. Il s’autorisa quelques questions polies puis, comme si l’idée lui en venait brusquement, déclara :
— Peut-être le mieux serait-il que vous m’accompagniez chez le directeur financier, pour discuter de tout cela. Nous devrions parvenir à régler ce petit problème de manière satisfaisante. Il ne s’agit guère que de cinquante-cinq dollars.
Tony Bring demeurait assis, raide, les yeux rivés au mur. Il se demandait comment Dredge allait se tirer de ce « petit problème ». Les filles n’avaient pas réapparu. L’orchestre jouait toujours, mais la musique semblait moins entraînante, à présent. On avait ôté les verres, et la table était nue.
Le temps se traînait. Personne ne venait le voir. Il s’agitait sur son siège, passait la main sur sa barbe mousseuse. Il avait perdu son bouton de col.
Bientôt, Mlle Saint-Clair fit son apparition. Anita avait été appelée à une autre table pour un petit moment. Ne voulait-il pas lui commander un autre cocktail ? Rien qu’un ? Et où était passé son ami ? Tout cela sur un ton d’ingénuité absolument stupéfiant. Quand il lui annonça que Dredge était en train de régler un problème d’addition, elle posa une main devant sa bouche et bâilla.
— Offrez-moi un petit verre, supplia-t-elle.
— Mais je ne peux pas ! Je n’ai pas un centime sur moi.
— Vous parlez sérieusement ? fit Mlle Saint-Clair.
Cette fois, elle semblait se rendre compte qu’il ne mentait pas. Sa voix trahissait non seulement le mépris, mais aussi l’effroi, comme s’il avait soudain tiré un lézard de sa poche et l’avait posé devant elle.
Quelques instants s’écoulèrent dans la gêne. Ils demeuraient ainsi, sans se regarder, elle pianotant furieusement, lui contemplant au-dessus de sa tête une peinture murale représentant un Svengali plantant ses ongles longs et acérés dans un groupe de dipsomanes.
Quand Dredge réapparut enfin, il arborait un sourire rayonnant. Comme précédemment, il était accompagné par le Grec, son factotum, et le serveur habituel.
— Qu’est-ce que vous buvez ? demanda-t-il immédiatement. Pour moi, ce sera un petit scotch, dit-il au serveur.
Puis, sur un ton légèrement irrité :
— Où est passée Anita ? Dites-lui qu’on la réclame.
Il s’assit.
— Tout va bien, dit-il. Vas-y, amuse-toi. Si Anita ne te plaît pas, nous demanderons quelqu’un d’autre. Nous payons pour ça, et nous en aurons pour notre argent.
— Écoute, Dredge, c’est très amusant, mais explique-moi un peu… J’ai l’impression d’être assis sur une planche à clous.
Dredge tira un cigare de sa poche intérieure, en coupa l’extrémité, prenant tout son temps et, entre deux bouffées, se mit en devoir de raconter son histoire :
— C’est simple, dit-il. Ils voulaient savoir si j’avais un compte en banque, et où, et de combien. Je leur ai donné le nom de la banque de Keith. Comment vérifier ? Ils m’ont fait attendre, pendant qu’ils effectuaient des recherches. Des recherches ! Comment diable peut-on effectuer des recherches à cette heure-ci ? Finalement, ils ont déclaré que tout était en règle, et ils m’ont fait signer un chèque en blanc.
— Alors, il n’y a plus de problème ?
— Aucun ! Tu prends ce que tu veux.
Anita revint avec Mlle Saint-Clair et s’assit d’un air charmant, les enveloppant dans la chaleur de son sang andalou. La nuit s’écoulait. Le champagne coulait à flots, ainsi que le malaga – car Anita avait succombé à une crise de Heimweh. Ils parlèrent de corridas auxquelles ils n’avaient jamais assisté, et Dredge tenta d’aborder des sujets intéressants, comme le Luneta, à Manille, et les mines de chewing-gum du Mexique. Régulièrement, un videur faisait son apparition, traînant quelque pauvre diable, ivre mort, jusqu’à l’arrière-salle où, avec l’aide d’un flic et d’un chauffeur de taxi, on le passait à tabac.
L’aube était levée quand Tony Bring quitta Dredge. Le vestibule du sous-sol était encore plongé dans l’obscurité. Il trébucha et s’effondra sur la porte. La vitre trembla. Le silence retomba, un silence profond, mystérieux. Il ouvrit la porte et tâtonna dans le noir, à la recherche d’une bougie.
— C’est toi ? fit la voix de Hildred.
Il tituba jusqu’au lit, la bougie à la main. Quelqu’un était couché à côté d’elle dans le lit, à plat ventre, inconscient de tout.
— Qui est-ce ? demanda-t-il.
— Mon Dieu, mais tu es ivre ! s’écria Hildred.
— Peu importe… Qui est couché là ? C’est Vanya ?
— Chhhhuuut…
— Il n’y a pas de « chut ! ». Fais-la dégager. Vite ! Qui l’a autorisée à dormir à ma place ? Hé, on se réveille, là ! Hé, Vanya !
Vanya se retourna, l’air abruti, et cligna les paupières. Posant sa bougie sur le sol, il passa ses bras autour d’elle et entreprit de la tirer hors du lit.
— Doucement ! Attends une minute ! s’écria-t-elle. Mais enfin, qu’est-ce que ça veut dire ?
Une bouffée de son haleine lui parvint tout à coup :
— Encore saoul ? dit-elle.
— Encore rien du tout. Qu’est-ce qui te prend de dormir dans mon lit ?
Et il la tira plus violemment.
— Lâche-moi… Tu m’arraches les bras ! cria-t-elle d’une voix perçante.
Comme Hildred tentait de l’écarter, il lança son poing à l’aveuglette et l’atteignit au bas-ventre. Elle poussa un gémissement et s’effondra sur le sol. En un clin d’œil, Vanya était à ses côtés.
— Vite… Va chercher de l’eau ! s’écria-t-elle. Elle est blessée.
— Vas-y toi-même ! Je ne l’ai même pas touchée. C’est agréable, comme réception ; on rentre chez soi, et on doit se battre pour se coucher. C’est mon lit, tu as compris ? Dorénavant, je ne veux plus t’y voir.
Vanya se précipita à la salle de bains. Hildred gisait sur le sol, là où elle s’était effondrée, les mains pressées contre son bas-ventre, gémissant. Tony Bring se laissa tomber sur le lit.
— Pourquoi faut-il que vous en fassiez toute une histoire ? grommela-t-il. Un type ne peut pas prendre une petite cuite de temps à autre sans que cela fasse un tel raffut ? Allez, ne reste donc pas vautrée par terre comme une mule à l’agonie. Remue-toi un peu !
Il roula sur le lit, laissant échapper un rugissement léonin.
— Nom d’un chien, ça tourne… C’est ce champagne… c’était trop. Beaucoup trop.
Il se mit à chanter faux, d’une voix chevrotante : « Laisse-moi t’appeler chérie, je t’ai-ai-me… »
— Silence ! dit Vanya, le secouant sans ménagement. Tu vas réveiller les voisins.
— Où est Hildred ? Pourquoi ne se couche-t-elle pas ? Je veux que ça cesse, toutes ces combines… C’est compris ?
Tout en lui parlant doucement, Vanya lui ôta ses vêtements et l’installa sous les couvertures. Puis elle alla chercher une serviette mouillée, qu’elle lui enroula autour de la tête.
— C’est parfait, dit-il. Vanya, tu es une chic fille.
Un peu plus tard, Vanya dut l’accompagner jusqu’à la salle de bains ; elle lui tint la tête pendant qu’il vomissait, penché sur la cuvette.
— C’est répugnant, dit-il, appuyé contre elle, grimaçant un sourire. Sors de là. Je vais essuyer.
Mais comme il se penchait, la bile parut lui remonter dans la gorge, et de nouveau il fut malade, malade à en crever. « Quel sagouin, quel sagouin ! » répétait-il, la suppliant de le laisser seul, disant qu’il irait mieux dans un petit moment. C’est alors qu’il se rendit compte qu’il était en sous-vêtements devant elle. Il la regarda et eut un faible sourire, un sourire idiot et fade, comme celui de Dredge. Il s’aperçut dans le miroir, le visage verdâtre, les yeux rouges et bouffis, la bouche souillée.
— Où est Hildred ? demanda-t-il. Je lui ai fait mal ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Je ne l’ai pas frappée, tout de même ?
Vanya avait ôté la serviette de sa tête et s’employait à nettoyer la cuvette. L’odeur était abominable.
— Arrête, dit-il d’une voix faible, ne t’inquiète pas de cela, je le ferai demain matin. Soutiens-moi… Je suis mou comme une chique.
Quand il fut recouché, Vanya lui ôta son maillot maculé et l’enveloppa dans les couvertures.
— Voilà, murmura-t-elle, tandis qu’il gémissait, grelottant. Voilà… Endors-toi ! Tout va bien, Tony. Ne t’inquiète pas. Voilà… voilà.
Elle tapotait la couverture, le bordant douillettement.
Il sombra instantanément. Déjà Vanya avait rejoint sa chambre et se serrait contre Hildred dans le petit lit pliant.
— Ça n’est rien, murmura-t-elle en entourant Hildred de ses bras. Il était malade, il a dégobillé.
Bientôt, elles aussi dormaient paisiblement. Tout était silencieux comme dans une crypte. Dans la rue, de temps à autre, un passant émettait une petite toux nerveuse, insignifiante.