5

Rentrant chez lui à l’improviste un après-midi, il eut la stupeur d’y trouver deux belles au bois dormant, installées dans son lit. Elles reposaient, tels des anges épuisés par des vols laborieux et incessants. Il posa sur Vanya un regard pénétrant ; elle luttait pour garder les yeux fermés. Hildred faisait semblant de ronfler – de fait, elle ronflait aussi fort qu’un régiment.

Cinq minutes plus tard, il roulait sur le pont de Brooklyn. Des cavaliers blancs, avec des éperons de malachite, traversaient les nuages bas accrochés comme des collerettes de graisse aux côtes graciles des gratte-ciel. En dessous, les appontements grinçants labouraient les flots agités à la manière de peignes aux dents émoussées. De la pointe de Manhattan jusqu’au pont, tel un immense mirage de pierre, la ville vacillait et vibrait, tremblait, palpitait, frissonnait d’extase. Au fond des noires crevasses, en bas, tout en bas, s’agitant comme des fourmis éthyliques, les hommes de la ville grouillaient.

Arrivé à Sheridan Square, il abandonna le taxi. Il se mêla à la foule dont l’animation, à cette heure de la journée, remontait à la surface telle une mousse rosâtre et crémeuse. À l’instant même, dans tous les coins du monde, des gens rêvaient, parlaient de New York. New York ! Qu’y avait-il là pour fasciner les gens de manière aussi stupide ? Les tourbillons et les glissades sur les trottoirs ? Les somptueuses prisons qui masquaient le ciel, les relents fétides, le tohu-bohu… Quoi… ? Quoi, en fait ? Il était là, en plein cœur de tout ça, sans même ressentir un soupçon de joie ou d’orgueil. Les superbes femmes de New York… Où étaient-elles ? Sur les visages, il ne voyait s’étaler que la monotonie d’une rangée de tombes, surchargées de couronnes au parfum éventé ; ils allaient et venaient comme des poupées de son propulsées par une lampée de gin, des vierges de cire sans virginité, des maniaques des soldes démangées par le prurit de la possession, leurs figures froides, calculatrices affichant en permanence la mention « À louer ».

Sur le seuil des cabarets se tenaient des personnages ridicules affublés de tenues ridicules. Comment aurait-on pu soupçonner que le pauvre diable frôlé dans l’entrée serait trop heureux de se débarrasser d’un cadavre pour un billet de cinq dollars, que la première femme rencontrée abritait dans son corps les germes actifs de toutes les misères vénériennes, ou que ce gentleman aux façons délicates, à l’oreille en chou-fleur, qui vous conduisait jusqu’à votre table, était un Borgia au énième degré ? Sous le velours se dissimulaient sans doute assez de revolvers pour décimer un corps d’armée.

Non loin de Jefferson Market, il arriva devant un modeste immeuble de trois étages ; il était entièrement plongé dans l’ombre, à l’exception d’un rai de lumière, mince comme une lame de couteau, filtrant par les prises d’air, aux fenêtres du demi-sous-sol. Il se dirigea vers la lourde grille de fer et sonna. Le propriétaire lui-même apparut à la porte, jeta un coup d’œil au travers du grillage et, ayant hoché la tête en signe de reconnaissance, alluma une lumière rose dans l’entrée puis vint ouvrir la grille.

À l’intérieur, c’était la cohue. C’était toujours la cohue. Au fond du sous-sol se trouvait la cuisine et, sur le devant, un bar à peu près de la dimension d’un cercueil. Un agréable bruissement de conversations emplit doucement son oreille ; les visages étaient chaleureux, les boissons colorées, alléchantes. Il demeura un moment immobile sur le seuil, s’imprégnant du rayonnement chaud et liquide qui baignait la pièce. Au bar, on se pressait sur trois rangées, les femmes plus nombreuses que les hommes. Tout le monde paraissait joyeux, un peu ivre. Une femme se grattait le derrière ; elle vit qu’il la regardait, mais cela n’avait aucune importance, c’était son derrière à elle, et elle avait le droit de le gratter, puisqu’il la démangeait. À sa manière, une proclamation d’émancipation.

Comme il allait gravir l’escalier qui menait à la salle à manger, une femme grande et bien faite, complètement allumée, commença de descendre en se dandinant. Elle lui décocha un sourire appuyé, lui faisant signe de se ranger. Sa robe tombait bas sur sa gorge, et montait haut sur ses jambes ; elle ne cessait de la retrousser, comme si elle craignait de trébucher. Lentement, avec mille précautions, elle descendit, raide comme un piano de concert. Son sourire figé évoquait le sourire des paralytiques. Il plongea son regard dans le sien, puis un peu plus bas, sur la profusion de chair qui s’étendait des genoux à la taille. C’était de la viande dense, olivâtre, comme lustrée, avec ici et là un reflet sombre. Son regard remonta des cuisses au visage, redescendit. Elle retroussa sa jupe un peu plus haut ; son sourire s’élargit. Elle mettait des siècles à se transborder jusqu’au bas de l’escalier. Elle n’était pas seulement allumée, elle était incendiée.

— Un verre ? proposa-t-elle dès qu’elle se fut rendu compte qu’il n’y avait plus de marches.

Il tenta de refuser poliment.

— Oh, allez… un petit verre, insista-t-elle, et il sentit une cuisse pressée contre la sienne.

— D’accord, dit-il, mais un seul.

— Grands dieux, non ! s’exclama-t-elle. Un seul, ça ne vous fera rien. On va en boire plein. Je suis là-haut, avec une bande de vieilles poules. Régulièrement, nous tenons notre assemblée de vieilles poules… C’est terrifiant, non ?

— Ouais, terrifiant !

— Dites, je n’ai pas l’air d’une vieille poule, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, lui serrant le bras avec un enjouement douloureux à voir. Dites-moi, à votre avis, j’ai l’air d’une vieille poule ?

— Je ne dirais pas cela… À part les plumes.

— Les plumes ? Quelles plumes ? Dites donc, ce ne sont pas les plumes qui vous manquent, à vous non plus, repartit-elle, le gratifiant d’une bourrade qui faillit l’envoyer à terre.

Ils commandèrent des martinis. Elle insista pour payer. C’est toujours la femme qui paie. Il la contemplait d’un air niais, se demandant où elle pouvait mettre tout ça. La pièce tournait autour de lui ; il lui fallait regarder sa bouche pour comprendre ce qu’elle disait. Les voix lui parvenaient en une rumeur indistincte déchirée de temps à autre par le staccato des serveurs. Au bar, on s’agglutinait comme des mouches. Il n’avait pas à se tenir debout ; tout le monde s’appuyait sur tout le monde. Il n’était pas éméché au point de ne pas sentir une main pressée contre sa cuisse, bien qu’il fût incapable de dire à qui elle appartenait. C’était une main brûlante, épaisse, animée de temps à autre d’une espèce de spasme. Bougeant légèrement, il sentit les jambes de la femme se glisser entre les siennes et le serrer brusquement.

— Vous vous sentez bien ? demanda-t-il.

Elle sourit ; ses jambes se contractèrent de nouveau.

— Filons d’ici, dit-elle, et elle le conduisit vers l’escalier, le tenant par la main.

— Mon Dieu, mais vous avez les mains toutes froides ! s’écria-t-elle. Touchez-moi… Je suis chaude comme de la braise.

L’idée de monter rejoindre une bande de vieilles poules ne le tentait pas du tout. Il fit mine de se libérer.

— Allez, venez, chuchota-t-elle. Je sais ce que je fais.

Quand ils furent arrivés au second étage, elle s’arrêta net. Il aperçut un rai de lumière rose au-dessus de la porte, au fond du palier. Elle lui posa une main sur la bouche, appuyant de tout son poids, lourde d’alcool. Il leva les sourcils d’un air interrogateur, désignant du regard le rai de lumière rose, tandis qu’elle remuait la tête de gauche à droite, à la manière d’un automate. Soudain, se mordant la lèvre inférieure, elle l’agrippa, se collant à lui. Ce n’est pas vrai ! se dit-il, se sentant faiblir de plus en plus, s’émiettant comme un château de sable. L’instant suivant, il avait deux lèvres collées à son oreille et, dans un souffle brûlant, elle murmura : « Ici, maintenant… », l’écrasant contre la rambarde tout en relevant sa robe d’un geste fiévreux, convulsif.

 

Il marchait. Il ne savait pas où il était : quelque part dans le nord de Manhattan. Il mourait de faim, et son esprit était toujours embrumé. Mais le gel lui faisait du bien, comme une bouillotte de glace. Un million de lumières l’éblouissaient, l’aveuglaient. C’étaient de petites lumières, puis elles grandissaient, et elles fondaient sur lui. Les couleurs étaient vibrantes, dangereuses. Elles se précipitaient sur lui comme une horde de sémaphores.

Une pellicule de glace recouvrait l’asphalte, pas plus épaisse que l’anneau d’une bague. C’était un miroir brisé dans la houle d’un océan de lumière, un miroir dans lequel toutes les couleurs de l’arc-en-ciel se reflétaient en dansant. Un théâtre émergea soudain ; le hall était pris de vertige. Ce n’était pas un hall, mais un immense entonnoir illuminé, tournant à toute vitesse ; dans cette gorge de cristal tourbillonnant, de longues files d’individus avançaient en ondulant, telles de gigantesques vagues précipitant leurs crêtes empanachées contre le rivage d’une crique. Après l’éclaboussement de chaque assaut, elles se retiraient en un remous précipité, tournoyant, et disparaissaient, avant de reformer une nouvelle montagne qui à son tour enflait sa masse vibrante, sifflante, et se brisait en cubes de lumière tourbillonnants… Par la vitrine d’un drugstore, il aperçut une rangée de cabines téléphoniques. Ces cabines étaient installées là pour que les gens téléphonent.

— Je voudrais parler à Hildred, dit-il quand il eut obtenu la communication avec le Caravan.

— Elle n’est pas là, fit une voix agressive.

Clac. L’écouteur cliqueta comme un pistolet automatique. Il secoua la fourche. « Allô ! Allô ! » Il avait dans l’oreille le murmure des planètes lointaines, dérivant dans le vide moelleux de l’éther. « Ce n’est pas la peine, se dit-il, nous suivons des orbites différentes. » Le monde n’était qu’un champ d’énergie aveugle, dans lequel microcosme et macrocosme évoluaient selon les caprices d’un monarque fou.

En arrivant à Hyde Park, il était ivre de bien-être. Il sentait le flux et le reflux du sang clair dans ses veines. Au rythme d’un balancier d’horloge, il le sentait monter, descendre, dilatant son cœur, submergeant sa vision, il en sentait la palpitation dans ses membres. Du sang fluide, rouge, éclatant : euphorique, il rendait les hommes sages, lucides, sains d’esprit ; dilué, il apportait la mollesse, les névroses, le désespoir et le vague à l’âme ; coagulé, il provoquait les scintillements diaprés du solipsisme, la terreur de l’épilepsie et du choléra, les hiérarchies de caste, l’ampleur incommensurable de la folie. En un seul globule rouge se trouvaient réunies assez d’énigmes pour confondre toutes les universités scientifiques. Les hommes naissaient dans le sang, et dans le sang ils mouraient. Le sang était puissant, fécond, magique. Le sang était une extase de souffrance et de beauté, un miracle de destruction créatrice, un atome de l’essence divine, peut-être l’essence divine elle-même. Là où coulait le sang, la vie était forte. Là où un chant s’élevait, le sang coulait, et là où la foi s’élevait, le sang coulait. Le sang coulait dans un coucher de soleil, dans les fleurs des champs, dans le regard des maniaques et des prophètes, dans le feu des pierres précieuses. Partout où étaient la vie et les chants, l’ivresse, la foi et le triomphe, était le sang.

Dans cet état d’excitation sacrée, il se posta devant le Caravan, sur le trottoir d’en face. Il était environ minuit. Des groupes de flâneurs, alléchés par l’écho des réjouissances qui leur parvenait par les fenêtres entrouvertes, s’accrochaient à la balustrade, devant l’établissement. Bientôt, il vint lui aussi s’y appuyer. Le privilège de goûter le spectacle de l’extérieur lui procurait une étrange allégresse.

Quand Hildred dénichait par hasard un individu intéressant, elle l’emmenait jusqu’à une petite alcôve, dans le coin jouxtant la fenêtre. Là, les coudes bien calés sur la table, elle s’employait à plonger son regard admiratif dans le regard de celui qui, provisoirement, l’avait fascinée. Si, comme cela s’était déjà produit, elle détournait les yeux un instant pour regarder machinalement par la fenêtre, offrant un visage ravi, inconsciente des vagues silhouettes pressées derrière la rambarde, Tony Bring se tendait involontairement vers elle, attendant, le cœur ivre d’émotion, de voir s’allumer une lueur de reconnaissance dans son regard lumineux.

Mais ce soir, l’alcôve dans laquelle Hildred, telle une sainte patronne, se tenait enchâssée, demeurait vide. Il entra, commanda quelque chose à manger. Il trouva un cafard dans l’assiette, mais il avait trop faim pour attendre une autre commande. Bientôt, Earl Biggers fit son entrée, et de sa masse imposante se fraya un chemin entre les tables, comme un bloc de granit dévalant le flanc d’une montagne. Il était accompagné d’une femme à l’allure vulgaire, qui se faisait passer pour une vedette*1 française. Il la reconnut immédiatement, d’après la description que Hildred lui en avait fait un jour. Comme elle le disait, cette femme avait un petit quelque chose dans les yeux, dans la bouche, qui la rendait attirante, en dépit de sa vulgarité. Il était de notoriété publique qu’elle nourrissait une passion pour les hommes robustes et athlétiques. C’était aussi la plus mauvaise langue qu’on eût jamais entendue sur une scène d’Amérique – un compliment de première grandeur, si l’on songe à la compétition que cela représentait.

Il l’observait attentivement tandis qu’elle parcourait l’assemblée de ses grands yeux malfaisants. Il était difficile d’appeler cela des yeux, car ce n’étaient pas tant des organes de perception que d’immenses réservoirs de lumière tournants qui, dirigés avec art, déversaient un flot argenté sur la guirlande des visages. Si une de ces réflexions déplacées qui tombaient en permanence de ses lèvres éveillait une quelconque riposte, ses narines se dilataient et se mettaient à frémir, exactement comme celles d’une jument.

Quelqu’un lui montra un livre.

— Je l’ai lu, dit-elle, et l’émail de ses dents brilla d’un éclat lascif.

— L’avez-vous aimé ? lui demanda-t-on.

— Si je l’ai aimé ? Eh bien, en arrivant à la fin, je me tripotais toute seule.

Earl Biggers rougit.

— Tu es un amour, dit-elle. Tu es si fort, si sain que tu vas te gâter, si on ne s’en occupe pas. Et elle lui enserra les jambes sous la table.

À cet instant, une femme d’assez fâcheuse réputation, un monocle enchâssé dans l’œil, fit son entrée. Biggers la désigna comme la maîtresse d’une des plus célèbres actrices de Broadway.

— Tiens donc ! aboya-t-elle, assez fort pour que tout le monde puisse l’entendre. Dites, j’aimerais bien qu’on me présente cette poulette. Ça, c’est un truc que je n’ai pas encore essayé.

Celle à qui cette remarque s’adressait indirectement, loin de se sentir insultée, présenta aussitôt son meilleur profil. Tony Bring regarda le cafard qu’il avait déposé sur le bord de son assiette. Il avait perdu tout appétit.

 

Hildred était déjà déshabillée lorsqu’il rentra. Elle avait le visage couvert de cold-cream, et une cigarette pendait à ses lèvres.

— Où étais-tu ? demanda-t-elle.

Elle semblait bouleversée.

Avant qu’il ait eu le temps de répondre, elle enchaîna :

— Mon Dieu, je ne sais pas quoi faire… Vanya a disparu.

— Excellente nouvelle, dit-il. J’espère qu’elle s’est fichue à l’eau… Quant à toi, continua-t-il, sais-tu ce que je pense de toi ? Je pense que tu es cinglée. Je pense que, si j’avais le moindre bon sens, je te ligoterais et je te dérouillerais à mort. Et je pense que moi aussi, je suis cinglé, pour avoir supporté ce que j’ai supporté. Je le jure devant Dieu, si cette femme réapparaît, je l’estropie. Et je m’occuperai de toi aussi, tu peux me croire. Tu m’as rendu fou, avec ta putain de Vanya, Vanya par-ci, Vanya par-là… Qu’elle aille au diable, Vanya ! Tu dis qu’elle a disparu ? Parfait. J’espère qu’elle est crevée. J’espère qu’on n’en retrouvera même pas un ongle d’orteil. J’espère qu’elle est coincée dans un égout, en train de nourrir les rats. Je me moque que tout New York soit empoisonné, si on est débarrassés d’elle, et pour de bon…


1. Les mots et expressions en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte. (N.d.T.)