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À l’origine, c’étaient des sentiers à vaches ; il n’y avait que cela. C’était ça, le Village. Aujourd’hui, il se vautre, il rampe comme une chienne malade épuisée par une crise de delirium tremens. Cafardeux. Poisseux. Accablant. Des touristes qui se traînent vaille que vaille. Des poètes qui n’ont rien écrit depuis 1917. Des pirates juifs dont les sabres d’abordage n’intimident personne. Des insomnies. Des rêves d’amour bancals. Un viol, dans une cabine téléphonique. Des pervers de la brigade des mœurs, étreignant les réverbères. Des Cosaques aux pieds plats. Une vie de bohème soutenue par des poutrelles métalliques. Des hamacs suspendus au troisième étage.

Chaque soir, réglé comme une horloge, un car de touristes s’arrêtait devant le Caravan pour décharger sa cargaison. Une boîte délicieusement baroque, avec une vraie ambiance, ou ce qu’il en restait. N’était-ce pas là que O. Henry avait pondu ses chefs-d’œuvre ? Et Valentino, n’était-il pas venu ici, ainsi que Bobby Walthour ? Qui, parmi ceux qui s’étaient fait un nom, n’était passé ici, un jour ou l’autre ? Tenez, on affirmait que Mary Garden elle-même avait honoré de sa présence majestueuse et froufroutante ce Liebestod de suif et de Sienne brûlée. Et Frank Harris – avec sa moustache luxuriante et ses allures de Saint-Père –, n’était-ce pas dans cette même pénombre de caverne qu’il s’asseyait pour recevoir les fastidieux hommages de ses admirateurs ? C’était là aussi que O’Neill avait bercé ses songes lubriques, et que Dreiser se laissait tomber sur un siège, sévère, chagrin, étrillant l’humanité de son regard féroce et méditatif, le regard de la mélancolie, le regard du génie, tous les regards qu’il vous plaira de lui prêter.

 

L’heure du déjeuner était largement passée lorsque Tony Bring entra au Caravan. Une grande rousse allait de table en table, soufflant les bougies. Le son du piano grelottait dans un coin. Une vie souterraine, se dit-il, scrutant les visages abrutis où l’ombre accusait les cruels stigmates du vice et de l’oisiveté. D’une certaine manière, ça n’était pas le mal en soi qui l’oppressait, mais son aspect lamentable, cette faillite de l’existence. La fumée des cigarettes faisait des traînées de voiles bleus, planant comme de fragiles accords musicaux au-dessus des silhouettes en ombre chinoise. Ici et là, une bougie rendait l’âme en crépitant, emplissant la salle d’une odeur âcre, suffocante.

Au fond de la pénombre se tenait un être massif, marmoréen, pianotant nerveusement de ses doigts épais. De loin, le visage n’était pas désagréable ; de près, il avait un aspect irrégulier, mâché, comme si le boucher l’avait débité à peine une heure auparavant. C’était là le visage d’un gladiateur, épuisé, effrité telle une statue exposée à la pluie et au gel depuis des siècles.

Les aplatir comme des mouches… C’était cela, le genre d’Earl Biggers. Et plus ils étaient costauds, plus cela lui plaisait. Ils pouvaient bien faire les malins. Quand il prenait les choses en main… terminé. En route pour l’hôpital, tous frais payés. Mais à voir l’expression maussade qu’il arborait en cet instant, on pouvait se douter que c’est pour lui que les choses avaient mal tourné la veille au soir. Il était vexé comme un pou. Machinalement, il passa la main sur ses oreilles, dont l’une affectait la forme d’un bouton floral. Un sourire amer apparut sur son visage. « Encore une année comme cela, se dit-il, et je suis mûr pour le zoo. »

La rousse arriva près de lui, le frôlant. Il l’attrapa par le bras.

— Écoute, assez rigolé, dit-il. Dis-moi où a disparu l’autre salope, celle avec les jambes nues.

— Ne sois pas si brutal, répondit la fille. Je t’ai dit qu’elle revenait tout de suite.

— Elle est allée faire un tour, j’imagine… Avec son amie.

— Ouais, avec son amie.

— Écoute, si c’est de la virilité qu’elle veut, pourquoi pas moi ? Regarde-moi ça ! Je suis un homme, tu ne vois pas ?

Il gonfla la poitrine.

Tony Bring, perdu dans ses réflexions, ne prêtait guère attention à la conversation, mais d’autres personnes la suivaient avec amusement. Ses pensées s’écoulaient doucement, s’éparpillaient dans l’ombre, sans forme ni contenu.

Comme il demeurait là, rêvassant, Hildred entra d’un pas vif. Elle était escortée par une créature grande et silencieuse, dont les cheveux d’un noir de corbeau, partagés par une raie au milieu, tombaient sur ses épaules en une lourde vague. Elle évoquait quelque esquisse en marbre encore solidaire de la masse.

— Hé, là-bas ! fit une voix retentissante.

Hildred se retourna instantanément. La clarté blafarde de la rue baignait son visage d’une lueur sans éclat ; ses lèvres esquissèrent un frémissement d’impatience, subtil, à fleur de peau, un tremblement à peine perceptible. Comme elle s’avançait vers lui, souriante, éthérée, il remarqua ce halo qui la nimbait, la transfigurait. C’était là une vision si fascinante que lorsqu’une silhouette se dressa, massive, simiesque, s’interposant entre eux, il lui sembla que ce n’était qu’un nuage passager, obscurcissant momentanément sa vue. Il resta un instant suspendu dans cet état d’inquiétude qui précède la désillusion, puis, aussi incroyable, aussi incompréhensible que cela pût paraître, Hildred s’assit, s’assit à côté du gorille, et se mit à lui parler.

« Simple politesse », se rassura-t-il, ne la quittant pas des yeux tandis que, penchée en avant, le visage levé, les yeux brillants, elle riait, révélant ses dents d’un blanc laiteux, si douces, si régulières. La main qu’elle avait tendue pour saluer le singe demeurait prisonnière de la patte énorme et velue qui s’était refermée sur elle, comme prise dans un étau. Puis il s’aperçut qu’elle tentait de se libérer, mais l’autre la retenait toujours. Soudain, de sa main libre, elle le frappa. Il lâcha prise. Le sang lui monta brusquement au visage.

« À présent, se dit-il, elle va sûrement se lever et venir me trouver. » En même temps, il se demandait jusqu’à quel point ce genre de scène était fréquent. Cette gifle, était-ce vraiment un geste de représailles ? Il attendait. Il attendait un quelconque signe de reconnaissance. Mais son regard ne se posa pas une seule fois sur lui. Pas la moindre tentative pour lui faire comprendre qu’elle le savait là. « Bon Dieu, murmura-t-il, se peut-il qu’elle ne m’ait pas vu ? » C’était impossible. Enfin, elle avait regardé droit vers lui, elle était venue droit sur lui, avant que ce gros singe ne se lève et ne l’intercepte. Et la manière dont elle l’avait regardé ! Ce regard ! Tout à coup, un noir soupçon, un doute honteux s’insinua en lui. Non, c’était trop absurde. Il le refoula immédiatement. Elle l’avait vu, très bien, de cela il était certain. Il y avait quelque raison profonde à cette comédie, quelque motif dont l’explication lui serait fournie plus tard. Il ne comprenait que trop bien ces tricheries auxquelles elle était condamnée. Quelles comédies ils avaient jouées, tous les deux ! Parfois, quand défilait dans son esprit cette succession de mises en scène délirantes, il avait peine à discerner la frontière entre le jeu et la réalité. Jusqu’à maintenant – et c’était là un point rassurant –, ils avaient toujours joué ensemble, l’un contre l’autre en vérité. Il l’observait à présent comme on observerait une actrice depuis les coulisses, tandis qu’elle bavardait, assise avec cet abruti, tissant vraisemblablement autour de lui sa fine toile de fourberie et de duplicité. Quel genre de mensonge lui prodiguait-elle ? Que de candeur, dans ce sourire ingénu – sourire qui s’arrêtait pourtant à la surface des lèvres. C’était une actrice, cette femme, sa femme, comme jamais il n’y en eut. Un véritable tissu de dissimulation… Plus il l’observait, plus il était ravi. Son plaisir était celui d’un enfant qui démonte les rouages d’un jouet compliqué.

Elle était plus belle que jamais. Belle comme un masque longtemps soustrait aux regards. Un masque, ou le masque d’un masque ? Des éclats lui traversaient l’esprit tandis qu’il redisposait harmonieusement la dysharmonie de cet être. Tout à coup, il s’aperçut qu’elle le regardait, qu’elle le scrutait derrière le masque. Le genre de rapport que les vivants établissent avec les mourants. Elle se leva et, telle une reine se dirigeant vers son trône, elle s’avança vers lui. Il sentit ses membres trembler, submergé par une vague de reconnaissance et d’humilité. Il aurait voulu se jeter à ses genoux, laisser s’échapper vers elle un flot de paroles de gratitude pour avoir daigné s’apercevoir de sa présence.

Son haleine chaude et parfumée l’emplit de terreur et de ravissement. Sa voix grave, tendue, vibrante, le frappa de plein fouet, comme un jaillissement d’accords étouffés. Tandis qu’elle s’excusait avec outrance, il baissa les yeux comme pour effacer toute cette confusion.

— Tu m’as vu, quand tu es entrée ? demanda-t-il, encore un peu décontenancé.

Il avait pris l’attitude d’un amant lors d’un rendez-vous secret.

— Si je t’ai vu ? fit-elle. Que veux-tu dire ?

— Tu ne m’as pas vu… ?

— Si je ne t’ai pas vu ?

Sa perplexité le rendait perplexe. Le masque d’un masque. Le Sphinx et la Chimère unis dans une comédie éternellement changeante. L’énigme demeurait impénétrable ; cette énigme, c’était aussi, soudain, ce gladiateur s’acharnant sur la table, cet automate au visage pétrifié, avec des poumons de gorille et un soufflet de forge dans le ventre.

— Hildred ! hurla-t-il. Hildred !

Un rugissement de lion, une gueule profonde, écarlate, gorgée de rhododendrons.

— Je vais m’occuper de lui, déclara Hildred en se levant brusquement, soudain blanche de colère.

Ses doigts étaient crispés comme si déjà elle distendait les lèvres écarlates jusqu’aux oreilles.

Il continuait de marteler la table de ses poings pendant qu’elle venait vers lui.

— Qu’est-ce qu’il y a, espèce d’abruti ? brailla-t-elle.

Il recula avec le geste d’un homme tentant d’écarter un porte-voix de son oreille.

— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle. Dis quelque chose !

— Un peu d’attention, voilà ce que je veux, dit-il d’une voix sifflante. Qu’est-ce qui se passe ? Je ne t’ai pas donné un billet assez gros ?

— …

— Dis-moi, reprit-il en gazouillant tandis qu’une lueur espiègle s’allumait au fond de ses yeux, qui est ce type, là-bas ? Tu ne veux pas que je te le casse en deux ?

— Imbécile ! s’écria-t-elle, élevant la voix. Ce n’est pas de la cervelle que tu as dans le crâne, c’est du muscle. Regarde-toi… Un tas de bidoche ! Tu t’imagines que je vais te sauter au cou parce que tu as gagné par un coup bas, hier soir ? Si jamais tu devais te battre vraiment, au corps à corps, on te ramasserait en petits morceaux…

Suivirent encore quelques railleries blessantes, perfides, visant toutes directement au-dessous de la ceinture. Aussi dur à cuire qu’il fût, il perdit contenance ; les larmes lui montèrent aux yeux. Il demeurait muet comme une carpe ; il baissa la tête, comme pour se préserver d’une tentative d’étranglement. Que c’était donc étrange de voir cet homme rompu à tous les coups durs, ce géant au corps de dieu grec, aux nerfs d’acier, aux muscles fulgurants, assis là, la tête rentrée dans les épaules comme une tortue. Malléable comme un morceau de mastic. C’est à cela qu’il se réduisait entre ses mains : à une boule de mastic. Chacun pouvait le constater.

Tony Bring contemplait la scène avec embarras. Cependant, ainsi que le fit remarquer un des clients d’une voix étouffée, il était amusant de voir cet homme revenir chaque jour pour chercher sa punition. Il semblait s’en repaître. Solide, hâbleur et doué d’un heureux tempérament de brute comme il était, il réapparaîtrait certainement dès le lendemain, le pas chancelant, parcourant la foule de son regard sans expression, lançant un salut général de sa voix à faire trembler les murs. Qui plus est, il s’était mis en tête qu’il savait chanter. En apercevant Hildred, il se dirigeait vers le piano et, posant ses battoirs sur le clavier, répandait ses tripes en une chanson d’amour languissante. Song of India était son air préféré. Il tentait désespérément d’enrober ses paroles d’un miel de tendresse, mais elles tombaient de sa bouche comme autant de dents déchaussées.

— Regarde-le, dit Hildred, ayant repris sa place dans l’angle de la fenêtre, une fois l’agitation retombée. Regarde-le donc ! Il est malade d’angoisse et de chagrin. Mon Dieu, il ne va pas se mettre à sangloter, tout de même ?

— Je t’en prie, Hildred, cela suffit ! Il n’y a pas de quoi se vanter.

— Ne me dis pas que tu le plains, dit-elle avec un éclair dans les yeux.

— Je ne sais pas. Ça me rend malade, comme si je voyais un chien recevoir des coups de pied dans le ventre.

— Ridicule ! Tu n’as aucune idée de ce que c’est, d’avoir affaire à ces abrutis.

— Peut-être… Mais j’imagine tout de même qu’il y a d’autres manières de…

Elle le coupa d’un rire bref, méprisant.

— Pauvre niais. Quelle idée, de s’apitoyer sur un type pareil ! Avec ta façon de défendre les gens, surtout quand tu n’as aucun droit de le faire, tu me fais jouer le mauvais rôle.

Sa voix était devenue âpre, irritée. Elle se tourna brusquement et hocha la tête.

— Tu vois cette femme, là-bas, avec les cheveux blancs ? S’il y a une chose que je déteste au monde, c’est bien les garces dans son genre, tout sucre et tout miel. Ça ne voit que le bien partout. Si on se conduit mal avec elle, si on l’insulte, elle vous trouvera des excuses… Elle vous expliquera que vous ne pensez pas vraiment ce que vous dites. Elle dégouline de bons sentiments, cette vieille rombière, elle vous en inonde. Je déteste ces gens-là. Et je te déteste, quand tu prends la défense de gens dont tu ne sais rien.

Tony Bring s’efforça, comme à son habitude, de garder son calme. Elle parlait toujours ainsi quand elle était furieuse. La vieille femme avait raison, elle ne pensait pas ce qu’elle disait. Elle était bonne, Hildred. C’était un ange, mais elle se sentait plus à l’aise quand les gens la considéraient comme un démon. Elle était perverse, voilà tout.

— Je crois que tu ne devrais plus venir ici, reprit-elle, un peu calmée. Vraiment, Tony, je crois que tu ne devrais plus. Vraiment. (Il se raidit.) Oh, je sais bien que ça semble bizarre, mais ne cherche pas à comprendre, n’imagine rien. Fais-moi confiance, je sais ce que je fais.

Un voile d’inquiétude assombrit le regard de Tony. Hildred était ennuyée. Il prenait tout tellement au sérieux. Elle se radoucit instantanément, cependant, et sa voix se fit plus persuasive encore.

— Tout cela est si bête, dit-elle. Je n’aime pas te voir ici, Tony. Ça n’est pas ta place. De toute manière, cela ne durera plus longtemps. Tu verras… J’ai un plan en réserve… (Elle lui jeta un regard aigu.) Tu m’écoutes, ou non ?

— J’écoute.

Elle et ses plans… ses stratagèmes… ses pièges. Tout était pourri, depuis le début. Un peu plus chaque fois. Pour rien… rien. Des tronçons mis bout à bout sans suite logique. De mauvais rêves.

— Oui, j’écoute…

Il s’enfonça en lui-même plus âprement. Les mots qui lui parvenaient scandaient le rythme de ses pensées. Un demi-songe, en fait, générant un flot d’idées informes qui sinuaient sur la terre entière, et s’infiltraient dans les eaux souterraines. Parce qu’il était aveugle, et ne possédait que la sagesse d’un homme, parce qu’il baissait la tête devant la vérité, et n’avait aucune foi en ses sacrifices, parce que dans le lendemain il ne voyait que l’ivraie desséchée de la moisson d’hier… À cause de toutes ces choses étrangères à sa perception masculine de la vie, les mots qu’elle s’arrachait de la poitrine lui parvenaient chargés de douleur et d’amertume.

Enfin, d’une voix dont toute virilité semblait avoir été tarie, il demanda :

— Mais n’es-tu pas au moins un tout petit peu contente que je sois venu ?

— La question n’est pas là, répondit-elle.

Ses paroles le frappèrent comme un coup de poing. Comme s’il s’était tenu au sommet d’un grand escalier, et qu’elle l’eût poussé de toutes ses forces, le laissant stupéfait, impuissant, avec dans les oreilles le bruissement d’un vol de chauves-souris.

 

Quelqu’un se tenait près d’eux, au coude à coude. Il lui sembla que cette personne était là depuis une éternité.

— Oh, c’est toi ! s’exclama Hildred, lui jetant un regard bref, du coin de l’œil.

Immédiatement, elle se troubla.

— Tony, dit-elle, voici mon amie… C’est… C’est Vanya.

Plus tard, quand cet événement aurait retrouvé ses justes proportions, Tony Bring tenterait sans cesse de reconstituer les détails de cette rencontre. C’était pour lui comme la révélation furtive d’un univers jusqu’alors inconnu. Mais tout ce qu’il parvenait à se rappeler, c’était l’impression d’un visage – un visage qu’il n’oublierait jamais – tout près du sien, si près en fait que les traits s’en dissolvaient dans un brouillard, la seule chose demeurée claire dans son souvenir étant une image rétrécie de lui-même, enchâssée dans un espace pas plus grand qu’une larme.

À partir de cet instant, ce fut Vanya par-ci et Vanya par-là, de grands discours enflammés de la part de Hildred, dont l’âme avait quitté le corps pour rejoindre des régions célestes, très haut, très loin. Quant à Vanya, c’était le silence, un silence assourdissant.

Ainsi, se dit-il, Bruga, c’était elle. C’était elle qui avait créé cette sale petite marionnette vicelarde, cet avorton qui le lorgnait jour et nuit avec un sourire arrogant et sournois. Eh bien, il avait là l’occasion de la voir de près… Elle n’était ni folle ni saine d’esprit, ni vieille ni jeune. Elle n’était pas sans beauté. Mais c’était là cette beauté que l’on évoque dans la nature plus que celle d’un être humain. Elle rappelait une mer calme au lever du soleil. Elle ne posait de question ni ne répondait. Il y avait aussi quelques dissonances en elle. Un visage peint par Léonard de Vinci planté sur un buste de dragon ; des yeux fixes, lumineux, qui brûlaient derrière des lambeaux de voiles. Il ne la quittait pas du regard, comme pour lui arracher du crâne ces membranes qui venaient sans cesse s’agglutiner dans son regard. Une sérénité fondamentale, hypnotique. Le regard fixe d’un médium, et sa voix. Son cou était blanc, un peu trop long. Il palpitait quand elle parlait.

Cette première rencontre, pareille à une ouverture musicale qui semble ne jamais devoir finir, le laissa vidé de toute substance. Son corps n’était plus un organisme vivant, doté de muscles et de sang, de sentiments et de pensées, mais une coquille creuse où le vent s’engouffrait en sifflant. Quelle étrange langue elles parlaient, une langue semblable à la trajectoire d’une baleine quand, blessée par le harpon, frémissante de rage et de douleur, elle s’enfonce sous l’écume des vagues, laissant un sillage teinté de sang.

Il abandonna tout effort pour suivre le fil de leurs paroles. Son regard s’était fixé sur le long cou blanc de Vanya, un cou d’oie qui vibrait comme une lyre. Doux et lisse, ce cou. Doux comme de la laine de vigogne. Si l’on vous jetait au bas d’un escalier, stupéfait, impuissant, avec le bruissement des chauves-souris à vos oreilles, et un cou comme celui-là auquel se retenir, s’accrocher, contre lequel prier… Si vous vous retrouviez soudain la bouche pleine de rhododendrons, une bouche étirée jusqu’aux oreilles, si vous aviez un orgue dans le ventre et des bras de gorille, des bras faits pour écraser dans le blasphème et l’extase, si vous aviez toutes les ténèbres, toute la nuit pour vous y rouler, pour sacrer, pour vomir, et, près de vous, un cou qui vibre comme une lyre, un cou si doux, si lisse, un cou brodé d’yeux qui transperceraient le voile de l’avenir et parleraient une langue inconnue, une langue obscène, si…