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« C’étaient eux les dingues, pas moi ! Ils m’ont gardée ligotée pendant je ne sais combien de temps. Je ne pouvais plus respirer. Je les ai suppliés de me détacher – ne serait-ce que cinq minutes –, mais ils se sont contentés de me rire au nez. Dans le lit voisin, il y avait George Washington. “Laisse-moi t’appeler chérie, je t’ai-ai-me…” Jour et nuit, elle chantait ça. Elle me rendait folle, cette bonne femme. Tout la journée, toute la nuit – chérie, chérie. Je ne pouvais plus supporter. J’ai fini par exploser.

« Nom d’un chien, savez-vous quelle impression ça fait d’être attachée ? Non, vous ne savez pas ! Vous ne pouvez pas imaginer ce que c’est. On donne des coups de pied, on hurle, on jure… Ils viennent, ils secouent la tête… Ils rient. Ils vous font croire que vous êtes folle, même si vous ne l’êtes pas. Au bout d’un moment, on n’en peut plus… on se calme. Alors, on prie. On ne sait pas ce que l’on dit, mais on implore, on geint, on se tord comme un ver. Et puis ils reviennent, et ils vous contemplent d’un air stupide, avec leurs yeux glacés, leurs yeux de lézard, et ils crient : “Du calme ! Silence !” Vous tempêtez, vous les injuriez, vous les suppliez, vous promettez n’importe quoi, mais ils se contentent de répéter : “Du calme ! Silence !”

« Regardez ! Vous voyez ces marques ! Voilà ce qu’ils m’ont fait, ces immondes salauds. Attendez… J’en ai d’autres à vous montrer. Hildred, tu as vu mes seins… tu as vu ce qu’ils m’ont fait ? Un jour, je les tuerai, ces ignobles brutes.

« Ils se souviendront de moi, je vous le garantis ! Deux fois, je me suis libérée. La deuxième fois, j’ai aussi détaché George Washington. Ça a été la folie dans toute la salle. On a cassé les fenêtres, on a dansé, on a chanté… On leur a flanqué une trouille du feu de Dieu, vous pouvez me croire… »

Le cerveau enfiévré de Vanya se convulsait comme une grenouille sous le scalpel. Bien qu’elle eût déjà narré son histoire quatre ou cinq fois, elle insistait pour la raconter de nouveau. Elle tenait à ce qu’ils sachent tout… Elle craignait toujours d’avoir omis tel ou tel détail.

Qu’était-il arrivé, la nuit où Hildred avait abandonné son amie Vanya ? Pourquoi Hildred l’avait-elle laissée partir avec un inconnu, alors même qu’elle était ivre, incapable de faire attention à elle ? Était-elle jalouse de cette amie si chère, ou bien avait-elle rendez-vous avec quelqu’un d’autre ? Et pourquoi était-elle si certaine que Vanya avait disparu ? C’étaient là quelques-unes des questions que Tony Bring se posait, sans pouvoir trouver de réponse. C’est lui qui avait incité Vanya à raconter ce qui s’était passé. Il l’avait encouragée insidieusement, avec doigté, malgré les protestations de Hildred. Il faisait semblant d’être touché, il applaudissait aux moments dramatiques, la rassérénait quand elle était sur le point de s’effondrer. Il s’excusait et filait à la salle de bains pour prendre des notes. De retour, il s’employait à retendre le ressort, lui rappelant des éléments qu’elle avait oubliés, mettant le doigt sur une contradiction, l’approuvant alors même qu’elle mentait, il le savait…

Voici, brièvement, l’histoire telle qu’elle pouvait être reconstituée : Vanya, Hildred et cet homme, un parfait inconnu, avaient pris quelques verres ensemble, au Caravan. Puis Hildred était partie brusquement après une altercation stupide avec Vanya.

L’inconnu proposa alors à Vanya de la raccompagner jusqu’à sa porte. Une fois dans le taxi, il demanda au chauffeur de les conduire dans le quartier nord. Vanya le supplia de la ramener chez elle mais, sans l’écouter, il entreprit de la hisser sur ses genoux. Une bagarre s’ensuivit. Avant qu’elle eût compris ce qui arrivait, elle se retrouva par terre au fond du taxi, l’homme sur elle, en train de la frapper et de lui tordre les bras. Quand elle revint à elle, elle gisait sur le trottoir, près d’une bouche d’incendie. Elle s’assit et demeura un moment ainsi, assommée, fouillant dans ses poches pour trouver ses clefs. Finalement, elle parvint à se remettre debout et s’éloigna en chancelant. Il y avait un caillot de sang collé à ses cheveux près de sa tempe, qu’elle gratta machinalement tout en marchant.

Elle était incapable de s’orienter – les rues étaient désertes et leur nom inconnu d’elle. Au bout d’un moment, elle vit apparaître, surgissant de l’obscurité et du brouillard, une confusion de coques de navire, de hangars, de cheminées, de mâts. Une vague de terreur impuissante la submergea. Peut-être n’était-elle plus à New York. Peut-être l’avait-on embarquée pour un pays lointain. Bientôt, elle entendit un camion qui arrivait derrière elle. Elle fit signe au conducteur, et le camion s’arrêta. Elle grimpa sur la banquette avant. C’était un camion de déménagement et, outre le chauffeur, il y avait deux hommes assis dans la cabine – des Polonais, pensa-t-elle. Elle les pria de l’emmener jusqu’au pont de Brooklyn. Ils acceptèrent, après quoi plus un mot ne fut échangé. Ils ne voulaient pas savoir ce qui lui était arrivé, ou ce qu’elle faisait là. Rien. Pas un traître mot. Elle était terrifiée. Elle se demandait s’ils l’emmenaient bien vers Brooklyn – sinon… ? Elle ne songeait même pas au moyen de s’en sortir. Elle ne pensait à rien. Elle demeurait silencieuse, tremblante. Il n’y avait plus rien dans sa tête, si ce n’est une terreur vague, paralysante. Il lui semblait que son cerveau s’était transformé en pierre.

Enfin, le camion s’arrêta. Immédiatement, quatre ou cinq malabars surgirent de l’arrière. L’un d’eux tendit le bras et l’arracha du siège, pour la transporter dans un bâtiment. L’obscurité était totale. Quelqu’un craqua une allumette et mit la main sur une bouteille plantée d’une bougie, dans un coin. Les hommes commencèrent à discuter, échangeant des phrases brèves, à voix basse. Elle ne comprenait pas un traître mot. On aurait dit qu’ils mélangeaient plusieurs langues.

Pendant ces quelques minutes, elle n’avait pas ouvert la bouche – elle n’avait même pas esquissé un geste de protestation. « Il faut que j’appelle au secours », se dit-elle soudain, et elle tenta de pousser un cri, mais ne parvint à tirer de sa gorge qu’une faible plainte éraillée. Immédiatement, une main lourde et velue, collante de sueur et de crasse, vint se plaquer sur sa bouche. Presque simultanément, elle était dépouillée de ses vêtements. Un instant, ils l’abandonnèrent ainsi, debout, pieds nus, tandis qu’ils rapprochaient leurs têtes pour un conciliabule hâtif et incompréhensible. Ses bas glissaient le long de ses jambes ; elle se pencha pour les remonter. Pendant une minute peut-être, elle demeura ainsi, nue, les bas bien tirés. Tout à coup, un bras passa derrière ses genoux, on la poussa en arrière. Elle crut que sa colonne vertébrale se brisait quand elle heurta une table ; une main se posa sur sa bouche, l’étouffant. Elle sentit une courroie froide sur son ventre, que l’on serrait d’une secousse rapide, mauvaise. On lui prit les mains, pour les lui attacher de chaque côté du corps. Ses jambes étaient libres et, ne sachant plus quoi faire d’autre, elle se mit à lancer des coups de pied éperdus. Elle se débattait toujours quand un poids terrifiant s’abattit sur elle. Tout devint noir…

Quand elle ouvrit les yeux, elle avait un goût de cognac dans la bouche. Elle recommença de lancer des coups de pied et, de nouveau, le poids s’abattit sur elle… Puis une fois encore, et encore, et encore… Comme si tout un régiment défilait dans la pièce.

Quand elle revint de nouveau à elle, elle était allongée dans le caniveau, le long du quai. Elle hurla, aussi fort qu’elle le pouvait, mais personne ne vint. Elle hurla plus fort, plus fort encore. Enfin, des pas résonnèrent, puis une matraque s’abattit, dans un bruit assourdissant, qui vibrait dans sa tête. Une fois encore, elle sombra. Puis il y eut des boutons qui brillaient dans l’obscurité, et un homme penché sur elle. Son haleine empestait. Dans ses yeux, il y avait des bouteilles vertes qui dansaient. Les roues se remirent à tourner en grinçant, à la secouer, sa colonne vertébrale craquait, et elle les suppliait de ne pas la broyer, de ne pas la réduire en miettes. On l’emporta dans une pièce obscure. Il faisait froid, elle sentait ses bas qui glissaient. Des ombres fondaient sur elle, émanant des murs boursouflés, et une main molle, spongieuse, qui sentait le Lysol, vint se plaquer sur sa bouche. Elle tenta de se débattre, mais ses membres étaient pris dans un étau, un étau de glace, des tonnes de glace l’écrasaient, froid brûlant sur sa chair. Au bout d’un moment, les ombres disparurent, et elle tenta de se libérer de ses liens, avec un acharnement méthodique. La douleur fulgurait dans ses membres, ses muscles étaient tordus, noués, et sa colonne vertébrale… Elle avait l’impression que sa colonne vertébrale avait été brisée à coups de hache. Elle attendait que l’on vienne, qu’on lui verse du cognac dans la gorge, qu’on la ramasse, qu’on la jette au sol de nouveau. Mais personne ne vint.

Elle rêvait. Elle rêvait qu’elle avait rêvé tout ça. Mais lorsqu’elle s’éveilla, elle était toujours clouée, immobilisée, et il y avait des gens debout autour de son lit, des hommes et des femmes au visage mauvais, aux oreilles murées. Ils se regroupaient, passant d’un côté à l’autre, s’avançant soudain, comme prêts à basculer sur elle, puis s’éloignaient ; ils faisaient cercle tels des anges au-dessus de sa tête, se posaient sur sa poitrine avec leurs gros derrières ; ils sombraient, puis s’alignaient plus nombreux soudain, comme une colonne de chiffres. « Du calme ! disaient-ils. Silence ! » Si elle tentait de les repousser, elle ne pouvait remuer les membres. Elle était paralysée.

Pendant des heures et des heures, personne ne vint ; les murs devenaient compacts, blancs, rien ne changeait. Cette monotonie la rendait folle ; elle savait qu’elle était folle, car quand on n’est pas fou, il arrive des choses ; les murs ont des portes, des portes qui s’ouvrent, il y a du soleil et des parfums, des gens qui passent, des voix, et l’on peut bouger les mains… Plus tard, beaucoup plus tard – elle eut l’impression que des semaines s’écoulaient –, les visages réapparurent. Ils étaient différents, à présent, plus amicaux, et un peu moins sourds. Ils défirent ses liens, la touchèrent doucement. C’étaient bien des anges, mais des anges cinglés, cinglés. Elle demanda de l’eau, et ils lui citèrent un passage de Zarathoustra. Et tandis qu’ils récitaient s’éleva soudain une voix étrange, cassée, qui chantait faux, la voix d’un ventriloque buvant un verre d’eau. Les anges se mirent à chanter aussi. Ils chantaient à l’unisson, roulant des yeux lubriques. Même quand ils furent partis, le chant persista, émanant d’abord d’en haut, du plafond, puis directement de sous son lit. On aurait dit qu’ils chantaient dans le pot de chambre ; le pot de chambre se fêlait. Toujours le même air délabré, toujours les mêmes paroles poisseuses… Encore et encore, comme un phonographe enfoncé dans le ventre d’un automate, et qui arriverait en bout de course.