Le Caravan avait ajouté une nouvelle hôtesse à son personnel : une descendante des Romanov ! Si seulement les gens s’étaient rendu compte que c’était une princesse qui les servait ! Cette manière de verser la soupe ! Cette façon de tenir son plateau en équilibre !
Les princesses ont une manière bien à elles d’être, décevante, mais celle-ci… ! Non pas une princesse pur sang, bien sûr. Il y avait un petit défaut quelque part. Quelqu’un s’était trompé de poteau en accrochant son cheval, au cours d’un pogrom ou d’une tempête de neige.
Hildred se sentait une autre femme. Elle faisait preuve de plus de tendresse en secouant Vanya pour qu’elle se lève. Une princesse était chose si délicate. Chaque jour, elles quittaient la maison bras dessus bras dessous. Elles rentraient quand cela leur convenait.
Quand elles sont parties, Tony Bring se cloître dans le sanctuaire déserté par la princesse. Il examine les élucubrations que son alter ego a engendrées durant la nuit car, entre deux et six heures du matin, ça n’est pas une Romanov, mais une Villon en jupons qui occupe le saint des saints. L’écriture de Mme Villon se présente comme un gribouillage enfantin, comme si elle était sous hypnose. N’ayant pas d’ardoise, elle écrit sur des boîtes d’allumettes, sur des menus ou des buvards ; parfois, elle n’a guère que du papier hygiénique à sa disposition. Quand elle a terminé, elle jette ses poèmes par terre. Au matin, elle s’en va, comme un chien qui a posé sa crotte.
Ce matin, Tony Bring trouve, encore fumant, un hymne à l’ammoniaque : « Tu te tenais comme une reine déchue… Tes yeux, trois yeux, esprits de l’ammoniaque. » Elle avait écrit cela au dos d’un menu de Lenox Avenue. « Balançant devant mes yeux des bras de craie noircis par la vie… Je t’ai regardée, Hildred, dans l’enchevêtrement des lumières vertes, et je me suis demandé… Tu étais ivre, hier soir, Hildred. »
Hier soir ! C’était hier soir que Vanya était rentrée en délirant sur le crâne flétri de l’Espagnol, flottant sur une mer de nombrils, de nombrils luisants et sombres, barbouillés de rouge à lèvres. C’était ce soir-là qu’elles devaient rapporter l’argent du loyer, et il y avait encore eu des violettes, et l’Espagnol avait dit en plaisantant : « Un your, yé la tourai… » Il poursuivit sa lecture : « D’épaisses chaînes d’or cliquetaient dans ma tête, la musique explosait en un flot ruisselant sur mon verre de bière. Le sol tangue, l’eau glacée me gèle les chevilles. »
À l’heure du dîner, il se précipita au Caravan. On le reçut avec une solennité embarrassante. Elles insistèrent toutes les deux pour le servir ensemble. Quelle déférence à son égard ! On aurait cru voir une célébrité, qui aurait choisi de dîner dans ce lieu modeste dans l’unique but de répandre sur ces deux créatures dévouées l’aura de sa personnalité majestueuse. Elles poussèrent même la comédie jusqu’à improviser une petite querelle, chacune faisant mine d’être jalouse de l’autre parce qu’il leur distribuait inégalement ses faveurs.
Il s’attardait volontairement. Déjà, Hildred commençait à trahir une certaine impatience, faisant cependant montre d’une pondération inaccoutumée, et admirable. Elles avaient de toute évidence quelque projet en tête pour la soirée. En fait, elles trépignaient intérieurement.
Il fit traîner son dessert, commanda un second café, sortit son calepin pour le compulser vaguement, y notant quelques phrases sans signification. Hildred était au bord de l’exaspération. Elle s’assit près de lui et se mit à le supplier de partir. Vanya se tenait debout derrière elle ; elle n’en perdait pas une miette mais parvenait pourtant à garder une expression rêveuse, béate, comme si tout cela ne la concernait en rien.
— Tu ne trouves pas cela idiot, de venir ici pour m’espionner ? demandait Hildred. Crois-tu que tu apprendras quoi que ce soit en traînant ici ?
— Mais je ne suis pas venu pour t’espionner, dit-il. Je suis passé te prendre pour sortir.
Hildred fronça les sourcils et lança à Vanya un regard bref, signifiant : « Pour l’amour de Dieu, sors-moi de là ! »
Mais, à leur stupéfaction à tous deux, Vanya réagit immédiatement en déclarant :
— Il a raison, Hildred… Je crois que c’est ton devoir, de sortir avec lui ce soir.
— Mais nous avions rendez-vous…
— Oh, je m’arrangerai, dit Vanya. Ne t’inquiète pas pour cela.
— Tu ne peux pas nous accompagner ? demanda Hildred d’un air boudeur, la contrariété se peignant sur son visage.
Non, Vanya ne pouvait pas. Il n’en était pas question. En outre, elle s’en serait voulu de s’immiscer entre eux pour gâcher leur plaisir. Elle avait de tels accents de sincérité que, l’espace d’un instant, Tony Bring éprouva réellement une vague de reconnaissance à son égard. Néanmoins, sa rancœur envers Hildred avait pris des proportions si importantes qu’il dut faire appel à toute sa volonté pour poursuivre son projet jusqu’au bout. Il se demandait quelles excuses inédites allaient lui venir aux lèvres. Et, en même temps, il sentait croître en lui la détermination d’imposer sa volonté.
Finalement, après avoir avalé d’un trait une tasse de café noir et allumé une nouvelle cigarette, Hildred céda. Arrivée à la porte, elle attira Vanya à l’écart. Elles se lancèrent dans un conciliabule à voix basse, animé et interminable. Quand elles en eurent terminé, Vanya affichait une expression ravie.
La simple manière dont Hildred tenait sa cigarette, dont elle tirait des bouffées vengeresses, sans mot dire, l’exaspéra. Il avait une terrible envie de la lui arracher des lèvres, de la jeter dans le caniveau. L’instant d’après cependant, il cherchait fébrilement quelque chose à dire, un geste à faire pour dissiper cette querelle, pour qu’elle se rapproche de lui.
— Alors ? fit-elle avec un regain d’insolence. Où allons-nous ?
Ils se tenaient devant l’entrée du métro de Sheridan Square. En face se trouvait le restaurant fréquenté par tous les tarés du Village. C’était derrière cette vitrine que s’installait parfois Willie Hyslop, le sosie de saint Jean-Baptiste.
— Tu ne vas pas m’emmener là-dedans, j’espère ? dit-elle, suivant la direction de son regard.
D’un geste farouche, il l’attrapa par le bras et l’entraîna dans l’escalier.
Ils se trouvaient dans un jardin chinois ; un orchestre jouait doucement dans une lumière rosée, tandis que les amoureux se pressaient avec sensualité sur une minuscule piste rectangulaire, soutenue par de lourdes cordes de velours attachées à des piliers de cuivre étincelant. L’expression qui l’irritait tant auparavant avait totalement disparu du visage de Hildred. C’était presque de la gratitude que l’on pouvait y lire à présent. Elle cherchait des yeux la petite alcôve du côté de Broadway, là où flamboyait l’immense enseigne lumineuse. C’était là qu’ils s’étaient connus, là, dans cette alcôve même, qu’elle avait commencé à se fabriquer sa propre légende, cette vie imaginaire à laquelle elle s’accrochait toujours, qu’elle continuait, en fait, d’alimenter et de parfaire, avec le temps.
Leurs genoux se touchaient. Ils tremblaient. Quand l’orchestre se mit à jouer et qu’ils reconnurent cet air qui avait autrefois coulé dans leurs veines comme un feu liquide, des larmes leur montèrent aux yeux. Se tenant par le bras, ils se dirigèrent vers la piste où, dans le minuscule rectangle de lumière rose, les amants et les ensorcelés se pressaient voluptueusement. Serrés l’un contre l’autre en une tendre étreinte, ils dérivaient parmi les autres couples, aux anges, ayant tout oublié à présent sauf le souvenir de cette nuit où ils s’étaient rencontrés, de ces jours sans fin qu’ils avaient passés seuls, ensemble. C’était comme un fragment de rêve qui, par un effort presque impossible à mesurer, renaîtrait sans cesse, à chaque fraction de seconde, renaîtrait inchangé, distinct, intact et nu. Doucement, elle chantait les paroles à son oreille ; le contact de sa joue était une brûlure, sa voix une ivresse ; ses seins doux et pleins se gonflaient au rythme de la mélodie. C’était là une chanson que Vanya n’avait jamais entendue – de cela, il était certain. Si jamais un jour… Il se reprit. Pourquoi penser à cela ? Pourquoi ne pas boire, boire pleinement à cette coupe de bonheur ?
Assis à la table, ils échangeaient des regards songeurs. Pensait-elle aussi à tout ce qui s’était passé entre eux ? Pensait-elle aussi à cette félicité que rien ne pourrait jamais détruire, ils se l’étaient juré ? Ou bien était-ce un autre souvenir qui faisait soudain naître cette lueur lointaine dans ses yeux ? Les derniers mots échangés avec Vanya… Ce conciliabule à voix basse, à la porte du Caravan ? Son regard était accroché aux lèvres de Hildred, et demeurait là, flottant, indécis. Un seul mot à propos de Vanya et le charme serait rompu…
Non, grâce au ciel, les premiers mots qu’elle prononça ne furent pas des mots cruels. C’étaient de petits mots, des mots de rien, mais ils apportaient le souvenir d’un enchantement lointain. Il gardait le regard fixé sur ses lèvres, sur sa bouche, si douce, si pleine de promesses, sa langue qui semblait caresser chaque mot comme s’il avait été de chair parfumée, ardente. Son sourire était semblable au soleil qui brille après l’averse, un soleil qui rayonnait sur une ville étrange et ravissante. L’image de Paris traversa soudain son esprit, Paris avec ses murs colorés, son ciel qui variait du gris laiteux au gris perle, la verdure mouillée des jardins, les reflets sur la Seine… Il la regarda profondément, intensément. On pouvait difficilement qualifier de sourire cet éclat bizarre, surnaturel. La lueur en était trop fixe, éclairant sans faillir son visage comme celui d’une statue surgie d’un retable, lorsque l’ombre a envahi l’église.
Paris ! Sa tête en était pleine. Durant tous ces derniers jours, elles ne chantaient que cela, Paris, Paris, Paris… Que d’évocations dans ce nom ! Les dimanches sur la butte Montmartre, les pique-niques au bois de Boulogne, les manèges aux Tuileries, le bassin du Luxembourg, sur lequel les enfants faisaient voguer leurs bateaux. Il songeait aux amoureux qui se pressaient l’un contre l’autre dans le métro, aux amoureux qui s’enlaçaient en public, dans les squares, dans la rue, partout. Mon Dieu, comme on s’aimait, à Paris ! Et au crépuscule, cet éclat métallique et surnaturel du ciel, comme si ç’avait été une plaque réfléchissante sur laquelle jouaient de vives couleurs, barbouillées à la hâte par une main invisible. Un ciel tout différent, le ciel de Paris. Un ciel du Nord.
Subjugué par la lueur fanatique de ses yeux, il ressentit de nouveau la beauté sensuelle, tangible, des toits d’un noir tendre qui luisaient au soleil après la pluie tiède. Dans ces toits étaient les plus belles nuances du noir – comme certaines tonalités chaudes de fusain, parfaitement indescriptibles.
Tandis que la soirée s’avançait, il semblait impossible que cette coupe de bonheur pût encore contenir la moindre goutte.
C’est alors que se produisit une chose déplorable, vraiment odieuse. Comme Hildred fouillait dans son sac, à la recherche de monnaie pour le serveur, une enveloppe en tomba. Elle tressaillit et s’apprêtait à la ramasser vivement quand, remarquant qu’il ne faisait pas mine d’intervenir, elle changea soudain d’attitude, laissant l’enveloppe là où elle était, exposée aux regards.
Tony Bring reconnut immédiatement le gribouillage enfantin. Il allait demander à la lire quand Hildred s’en empara et la fourra au fond de son sac. La peur panique que trahissait ce geste lui souleva le cœur.
— Crois-moi, dit Hildred, je ne peux pas te la faire lire… Vraiment, je ne peux pas, je n’en ai pas le droit.
De sa vie elle n’avait parlé avec une telle sincérité, une telle conviction.
— Cela n’a strictement rien à voir avec nous, reprit-elle. Rien de rien !
Elle parla de chose sacrée. Il y avait dans cette lettre quelque chose de sacré pour Vanya, qu’elle ne pouvait pas révéler, pas même à lui. En lui, un conflit se déroulait ; maintenant, plus que jamais, il voulait avoir foi en elle. Il était absolument essentiel d’avoir foi en elle. C’était une menteuse, il le savait, et il lui pardonnait ; mais là, ce n’était pas de mensonge qu’il s’agissait. De nouveau, comme ce soir où il l’attendait dans la chambre meublée donnant sur le port, il eut le sentiment d’un malheur imminent, une peur incontrôlable que tout lui fût enlevé. Il laissa cependant passer l’anicroche, sans ajouter un seul mot à propos de la lettre.
Sur le chemin du retour, Hildred ne cessait de jacasser. Elle paraissait avoir perdu tout contrôle d’elle-même. Peu lui importait apparemment ce qu’elle racontait ; elle semblait essayer de noyer l’incident. Mais plus elle ouvrait les vannes, plus il s’élevait, flottant sur l’océan de ses paroles comme un bouchon que l’on ne peut submerger.
— Tu dis que tu nous aimes tous les deux ? la coupa-t-il brusquement, brisant le silence dans lequel il s’était cantonné.
— Oui, répliqua Hildred. Je vous aime tous les deux, même si l’amour que j’ai pour toi est différent de celui que j’ai pour Vanya.
— Tu te rends compte de ce que tu dis, Hildred !
Il n’y avait nulle hostilité dans sa voix, nulle irritation ; il éprouvait ce calme mêlé de profonde curiosité qui nous saisit aux instants les plus critiques.
— Réfléchis, Hildred, reprit-il, est-ce de l’amour que tu ressens pour elle ? On n’utilise pas le mot aimer aussi légèrement que ça.
Mais cela ne l’ébranla pas le moins du monde. Bien qu’elle ne sût pas vraiment comment l’exprimer, il y avait une chose qu’il devait comprendre : les hommes étaient différents des femmes. On ne pouvait comparer l’affection d’un homme envers un autre et celle qui pouvait exister entre deux femmes. Chez les femmes, c’était une chose normale, spontanée, en accord total avec leur instinct. Mais qu’un homme avoue son amour envers un autre était contre nature. Elle tempéra ceci en ajoutant qu’il existait sans aucun doute des cas d’amour entre hommes, mais d’amour purement platonique.
Platonique ! C’était là un de ces mots brûlants qui revenaient constamment dans leurs discussions nocturnes, un de ces mots que l’on avait soulignés à l’encre rouge.
— Écoute, reprit-elle, pourrais-je mentir quand je suis dans tes bras, et me donner à toi comme je le fais si… ?
— Si quoi ?
— Oh, tout cela est trop bête ! Tu compliques les choses, tu les rends laides. Je te le jure ! Tu as une vision étroite de la vie, une vision masculine. Dans tout, tu ne vois qu’une question de sexe, et ça n’est pas du tout cela… C’est quelque chose de rare, de beau…
Cette pensée la transporta un instant.
— Et quand je pense, continua-t-elle, que tu nourris toutes ces sales pensées à mon égard, alors que je ne suis qu’amour pour toi… amour et reconnaissance… parce que je te dois tout ; je n’étais rien, rien qu’une gamine quelconque, et tu as fait quelque chose de moi. Tu es presque un dieu pour moi, ne le sais-tu pas, ne me crois-tu pas ?
Il était très tard quand ils arrivèrent à la maison et, apparemment, Vanya s’était retirée dans sa chambre. En allumant la lumière, ils demeurèrent saisis devant la transformation qui s’était opérée en leur absence. Tout avait été épousseté, le sol était briqué, les meubles parfaitement rangés. La table centrale avait été recouverte d’un coupon de tapisserie, au milieu duquel se dressait un vase rempli de gardénias. Ils notèrent aussi que l’ampoule au-dessus avait été garnie d’un abat-jour, un de ces trucs en parchemin décorés d’une vieille carte du monde.
— Tu vois ! s’exclama Hildred. Tu vois comme elle peut être pleine d’attentions !
Elle parcourut les pièces d’un pas alangui, explorant tout minutieusement, laissant échapper des murmures passionnés et frénétiques, prolongés dans des transports d’exaltation.
Quant à Tony Bring, il était moyennement enthousiaste. Tout d’abord, c’était là de toute évidence une « attitude », pour reprendre une des propres expressions de Vanya ; deuxièmement, si souvent se fût-il chargé lui-même de cette tâche – bien qu’avec un peu moins de subtilité, il l’admettait –, cela n’avait pas suscité l’ombre d’une approbation ou d’un remerciement. Jamais jusqu’alors Vanya n’avait seulement songé à entretenir la maison ; en ce qui la concernait, la vaisselle pouvait bien traîner une semaine dans l’évier. Elle ne se donnait même pas la peine de ramasser les vêtements quand ils tombaient par terre. Il était tellement plus simple d’enjamber les choses.
Hildred ne pouvait attendre le matin pour lui présenter ses grâces.
— Il faut que j’aille voir si elle est réveillée, déclara-t-elle.
Il tenta doucement de la retenir.
— S’il te plaît, Hildred, pas ce soir… Ce soir, tu…
Il laissa la phrase en suspens pour la serrer passionnément contre lui.
— Mais laisse-moi juste aller voir si elle ne dort pas. Je reviens tout de suite.
Il avait à peine relâché son étreinte qu’elle lui échappait. Au lieu d’aller directement à la chambre de Vanya, elle fila vers la salle de bains.
Ses pensées défilaient à toute vitesse. Il arpentait la pièce, ou se figeait devant les lamantins de Vanya, les fixant sans les voir, sans même remarquer le coucher de soleil qu’ils peignaient avec leur queue. Machinalement, il tira une chaise et s’assit à califourchon, les bras appuyés au dossier, la tête pendante, prête à rouler sur le sol. Immaculé, ce sol luisait comme une paire de bottes vernies. C’était l’œuvre de Vanya. Elle s’était mise à genoux, à quatre pattes. Vanya…
Dans la salle de bains, il y avait une fenêtre, une fenêtre avec des barreaux. Sans doute étaient-elles en train de parler au travers des barreaux, en toute hâte, car le gardien allait bientôt arriver, et la visiteuse devrait s’en aller. Alors, elle serait de nouveau seule dans sa petite cellule, avec l’armoire de toilette en bois, d’où la musique s’échappait en gargouillant. Et de nouveau, la plume allait chuinter et crisser, et les mouches marcheraient la tête en bas, et les bras de sable tailladeraient le vide, que l’on me rende mes orbites… Levant la tête un instant, il vit un urinoir placardé d’avertissements contre les infections vénériennes. Il pensa au jardin chinois, à la chanson qu’elle fredonnait à son oreille, à la conversation qui avait suivi, tandis qu’ils buvaient un café noir et sirupeux. Les petites cuillers étaient bien ternes… trop souvent lavées. Comme il évoquait l’éclat mat des cuillers, et ce qu’elle avait dit à propos de l’amour entre deux hommes, il aperçut son sac, sur la table. Depuis le début il était là, presque à portée de sa main. Elle avait dû le poser en entrant, le jeter là sans y penser pour aller folâtrer dans toute la maison et admirer le zèle affectueux de Vanya.
Il l’ouvrit et fouilla rapidement à l’intérieur. Il en déversa le contenu sur la table et se mit à chercher, à chercher. Elle avait disparu. Il regarda sous la table. Pas de lettre. Il se dirigea vers le lit, glissa les mains dans la poche de sa cape, sous les oreillers. Elle avait disparu.
Son visage n’exprimait pas que la stupeur, ou la déception. Il était choqué… profondément choqué. Il se parla à lui-même, calmement, comme s’il avait été endormi… Après les choses merveilleuses qu’elle m’a dites… presque un dieu… je te vénère… et en même temps, elle pensait à ôter la lettre de son sac, à la cacher quelque part. Il se rappelait la manière dont elle l’avait rangée, avec une sorte de frénésie, aurait-on dit. Il revoyait clairement la scène. Après quoi, plus une parole n’avait été prononcée à ce propos…
Quelques instants plus tard, Hildred réapparut. Elle souriait tendrement, et son visage avait toute l’innocente beauté de celui d’un enfant.
— Et à présent, dit-elle, venant près de lui pour s’offrir tel un sacrifice précieux, mon grand amant chéri voudrait bien…
Elle tendit vers lui ses lèvres brûlantes, ses seins lourds comme des fruits tropicaux ; laissant tomber ses bras, elle demeura ainsi, contre lui, toute molle et chaude.
Alors qu’il la portait vers le lit, il se demandait : et maintenant ? Et maintenant ?
— Te souviens-tu de ce que tu m’as fait, la première nuit ? demanda-t-elle. Te souviens-tu comment nous… ?
Les mots se perdirent comme une brise tiède. Ils se regardèrent fixement, silencieusement, leur sang bouillonnant, charriant des baleines et des cygnes, soudain suspendus dans un vide qui résonnait des accords de leurs harpes brisées. Il planta ses dents dans les lèvres chaudes, les plongea dans sa gorge, mordit son épaule, y faisant naître une tache d’un rouge mat. « Ah ! » soupira-t-elle, et comme ils s’écartaient un instant pour mieux s’embraser de nouveau, les murs parurent se déformer, et leur souffle lourd et saccadé emplit la pièce d’une exhalaison sèche, aride.
Elle lui parlait, de cette voix basse et vibrante, plus sombre à présent, plus exotique que jamais. Dans la lumière tamisée qui baignait la pièce, sa chair brillait d’un éclat dense, laiteux, son torse se soulevait et retombait comme une mer, et son haleine lui parvenait chargée d’un parfum lourd qui envahissait tous ses sens comme un narcotique. Son discours était étrangement altéré, à présent ; ce n’étaient plus de simples mots qui venaient frapper son cerveau, mais l’essence charnelle, vitale, le courant primitif qui dépasse les mots humains pour flamboyer là, aux frontières de la pensée qui colore notre sang et nos instincts. En l’écoutant, il se rappelait les nuances dont elle avait émaillé ses réflexions sur l’amour. Tout son être ne semblait être qu’un instrument servant à exprimer cette omniprésence de l’amour, son corps et son âme le clamant à l’unisson. Quelle absurdité, se disait-il, qu’un mot comme platonique pût sortir de ses lèvres ; cela équivalait à prétendre qu’il fallait toujours tenir un fil sous tension à main nue. Sans hâte, il se pencha vers elle, baisa sa bouche humide et parfumée. Il sentit sa langue se glisser entre ses dents ; ils demeurèrent ainsi, tremblants, haletants. Elle se laissa caresser, l’encourageant avec des murmures assourdis, puis elle prit sa main dans la sienne, brûlante, et le guida dans sa quête furtive. Alors il se mit à lui poser des questions – sur les hommes qu’elle avait connus, sur le fonctionnement de son corps, s’enquérant des détails les plus intimes de sa vie émotionnelle. Elle ne cherchait aucunement à dissimuler quoi que ce fût, pas plus qu’elle ne tentait de magnifier ses sentiments. Les réponses qu’elle lui fit étaient aussi nues que sa chair elle-même. Pour sa part, il ne lui demanda pas si elle les avait tous aimés, les uns après les autres. Il lui demandait plutôt de décrire ses émotions, d’établir des comparaisons, de lui brosser le tableau le plus complet possible de ses désirs, de ses pensées, de ses impulsions et réactions.
Quand, à son tour, elle le questionna, il éprouva quelques difficultés à répondre ; il se laissait tellement emporter par son propre récit qu’elle ne pouvait s’empêcher de le mettre en doute. De plus, elle n’en tirait pas le plaisir escompté, loin de là. Il était beaucoup plus facile de s’exciter avec ses propres confessions.
Peu à peu, le silence retomba sur eux. On n’entendait plus rien que le battement de leurs cœurs, et leurs souffles courts et irréguliers. Enfin, cela cessa également, et ils demeurèrent ainsi, gisant à plat ventre sur le lit, inertes, drogués d’amour, leurs muscles seuls se contractant parfois sous l’enveloppe humide de la chair.