Ce fut près du café Marignan, sur les Champs-Elysées, que je la rencontrai.
Je me remettais à peine d'une séparation douloureuse avec Mara Saint-Louis. Ce n'était pas son vrai nom, mais appelons-la ainsi pour l'instant, car elle est née dans l'île Saint-Louis, et c'est là que je me promenais souvent le soir, laissant la rouille me ronger jusqu'à l'os.
C'est parce que j'ai eu de ses nouvelles l'autre jour, après l'avoir crue définitivement perdue, que je peux raconter ce qui suit. Mais maintenant que certaines choses me deviennent évidentes pour la première fois, l'histoire a gagné en complexité.
Je dirais en passant que mon existence paraît avoir été une longue quête de la Mara qui dévorerait toutes les autres et leur accorderait une réalité significative.
La Mara qui précipita les événements n'était ni la Mara des Champs-Elysées, ni celle de l'île Saint-Louis. La Mara dont je parle s'appelait Eliane. Elle était mariée avec un homme qui avait fait de la prison pour trafic de faux billets. Elle était par ailleurs la maîtresse de mon ami Carl, qui au début avait été passionnément amoureux d'elle, mais qui maintenant, en cet après-midi dont je parle, en avait tellement assez qu'il ne supportait même plus l'idée d'aller la voir seul.
Eliane était jeune, mince, séduisante, mais couverte de grains de beauté, et puis elle avait la lèvre supérieure ornée d'un léger duvet. Pour mon ami, ces défauts eurent d'abord le don d'accentuer la beauté d'Eliane, mais lorsqu'il se lassa d'elle, leur présence l'irrita et le poussait parfois à lui décocher quelques méchancetés qui la faisaient tiquer. Assez curieusement, elle devenait plus belle que jamais lorsqu'elle pleurait. Le visage noyé de larmes, elle ressemblait à une femme adulte et non au svelte androgyne dont Carl était tombé amoureux.
Le mari d'Eliane et Carl étaient de vieux amis. Ils s'étaient connus à Budapest où le premier avait empêché Carl de mourir de faim pour ensuite lui donner l'argent qui lui permit de venir à Paris. La gratitude que Carl éprouva d'abord pour cet homme se mua bientôt en mépris quand il découvrit la bêtise et l'insensibilité de son sauveur. Dix ans plus tard, ils se retrouvèrent par hasard dans une rue de Paris. L'invitation à dîner qui s'ensuivit, Carl ne l'aurait jamais acceptée si le mari ne lui avait aussitôt montré une photo de sa jeune épouse. Carl fut tout de suite sous le charme. Elle lui rappelait, me confia-t-il, une jeune fille nommée Marcienne qui inspirait ses travaux d'écriture à cette époque.
Je me souviens très bien que l'histoire de Marcienne s'étoffait à mesure que ses rendez-vous clandestins avec Eliane se multipliaient. Il avait seulement revu Marcienne trois ou quatre fois après leur rencontre inopinée en forêt de Marly, où il l'avait découverte en compagnie d'un splendide lévrier. Je signale ce chien, car, alors que mon ami écrivait non sans mal cette histoire, le chien avait plus de réalité (à mes yeux) que la femme dont Carl était censé être amoureux. L'entrée d'Eliane dans son existence donna forme et substance au personnage de Marcienne ; il accorda même à Marcienne l'un des grains de beauté superflus d'Eliane, celui qu'elle avait sur la nuque et qui, disait-il, l'excitait particulièrement chaque fois qu'il l'embrassait.
Voilà quelques mois qu'il avait le plaisir d'embrasser tous les jolis grains de beauté d'Eliane, y compris celui qu'elle avait en haut de la cuisse, tout près des fesses. Mais hélas ils ne l'excitaient plus. Il avait fini d'écrire l'histoire de Marcienne et sa passion pour Eliane s'était évaporée en même temps.
Le coup de grâce fut l'arrestation et la condamnation du mari. Le mari en liberté constituait un danger palpitant ; maintenant qu'il était en sécurité derrière les barreaux, Carl se retrouvait avec une maîtresse pourvue de deux enfants à nourrir et qui le considérait très naturellement comme son protecteur et son soutien. Carl ne manquait certes pas de générosité, mais de là à devenir soutien de famille... Il aimait assez les enfants, je dois le dire, mais il détestait jouer le père des gosses d'un homme qu'il méprisait. Compte tenu des circonstances, le mieux à faire était de trouver un travail à Eliane, et il se mit en chasse. Quand il n'avait plus un sou, il mangeait avec elle. De temps à autre, il se plaignait qu'elle travaillait trop, qu'elle gâchait sa beauté ; mais, secrètement bien sûr, il se réjouissait, car une Eliane morte de fatigue ne le sollicitait pas trop.
Le jour où il me persuada de l'accompagner, il était de mauvaise humeur. Le matin même, il avait reçu un télégramme de sa maîtresse lui annonçant qu'elle était libre pour la journée et qu'il pouvait donc venir dès que possible. Il décida d'y aller vers quatre heures de l'après-midi et de repartir avec moi juste après le dîner. Je devais inventer une excuse qui lui permettrait de se retirer sans provoquer une scène.
En arrivant, je découvris qu'il y avait trois enfants au lieu de deux — Carl avait oublié de me parler du bébé. Un simple oubli, m'assura-t-il. Je dois dire que l'atmosphère n'était pas précisément celle d'un nid d'amour. Le landau était garé au pied de l'escalier dans une cour sordide, et le chiard hurlait à pleins poumons. A l'intérieur, des vêtements d'enfant séchaient sur une corde à linge. Les fenêtres étaient grandes ouvertes et il y avait des mouches partout. L'aîné des gamins appelait Carl papa, ce qui l'agaçait prodigieusement. D'un ton bourru, il demanda à Eliane de virer les mômes. Cela faillit provoquer une crise de larmes. Il m'adressa alors l'un de ses regards impuissants qui disaient : « Voilà que ça commence... Comment vais-je surmonter cette épreuve ? »
Ensuite, par pur dépit, il simula une folle gaieté, réclama à boire, fit sauter les gosses sur ses genoux, leur récita des poèmes, palpa le popotin d'Eliane d'une main brusque et désenchantée, comme s'il s'agissait d'un jambon commandé pour l'occasion. Il alla même un peu plus loin dans son simulacre de gaieté ; son verre en main, il demanda à Eliane d'approcher, embrassant d'abord son grain de beauté préféré, puis, m'exhortant à bien regarder, il glissa sa main libre dans le chemisier pour en ressortir un nichon qu'il me pria froidement d'apprécier.
J'avais déjà assisté à ce genre de scène — avec d'autres femmes qu'il avait aimées. Ses émotions parcouraient un cycle immuable : passion, froideur, indifférence, ennui, moquerie, mépris, dégoût. J'avais pitié d'Eliane. La présence des enfants, la misère sordide, l'humiliation ne rendaient pas la situation très drôle. Constatant que sa blague était tombée à plat, Carl se sentit soudain honteux. Il posa son verre et, avec un air de chien battu, prit Eliane dans ses bras et l'embrassa sur le front. Cela devait lui prouver qu'elle était toujours un ange, malgré son postérieur appétissant et son sein gauche merveilleusement tentant. Un rictus imbécile s'épanouit alors sur le visage de mon ami qui s'installa sur le divan en marmonnant « Mouais, mouais », comme pour dire : « Et voilà le travail, c'est bien triste, mais que faire ? »
Afin de détendre l'atmosphère, je me portai volontaire pour emmener les enfants en promenade, sans bien sûr oublier le bébé dans son landau. Carl prit aussitôt un air inquiet. Il ne voulait pas que je m'en aille. Les gestes et les grimaces muettes qu'il m'adressa derrière le dos d'Eliane me firent comprendre qu'il n'avait aucune envie d'accomplir si tôt ses devoirs amoureux. Il déclara à voix haute que lui-même emmènerait les enfants en promenade ; derrière le dos de sa maîtresse il me suggéra, par des gestes de sourd-muet, qu'il voulait que je tente ma chance avec elle. Même si je l'avais désiré, je n'aurais pu le faire. Je n'avais pas le cœur à ça. Et puis j'avais envie de lui faire payer les ignominies qu'il faisait subir à Eliane. En attendant, les enfants, qui avaient saisi l'essentiel de la conversation et remarqué les gestes et les mimiques derrière le dos de leur mère, se mirent à se conduire comme si le diable en personne s'était emparé d'eux. Ils supplièrent et pleurèrent, hurlèrent et tapèrent du pied, en proie à une rage incontrôlée. Le chiard du landau se remit à brailler, le perroquet faisait un tapage infernal, le chien jappait tant et plus. Constatant qu'ils n'arrivaient pas à leurs fins, les gosses entreprirent alors d'imiter les simagrées de Carl, qu'ils avaient observées avec une stupéfaction amusée. Leurs gestes étaient parfaitement obscènes, et la pauvre Eliane ne comprenait pas ce qui leur arrivait.
Carl avait maintenant sombré dans l'hystérie. Au grand étonnement d'Eliane, il se mit soudain à répéter ses simagrées devant elle, cette fois comme s'il imitait les enfants. Je fus incapable de garder davantage mon sang-froid. Je me mis à hurler de rire, et les enfants m'imitèrent. Ensuite, pour réduire au silence les reproches d'Eliane, Carl la renversa sur le divan en lui faisant toutes sortes de grimaces affreuses et en jacassant comme une pie dans ce dialecte autrichien qu'elle détestait. Les enfants s'entassèrent sur leur mère, caquetant comme des poules en folie et multipliant les gestes obscènes qu'elle ne pouvait pas empêcher parce que Carl la chatouillait et lui mordait le cou, les jambes, les fesses et les seins. La jupe remontée jusqu'au cou, elle se tortillait en tous sens, couinait, riait à gorge déployée tout en suffoquant de rage. Quand elle réussit enfin à se libérer, elle éclata en violents sanglots. Carl s'assit près d'elle, l'air hagard et désespéré, marmonnant comme auparavant « Mouais, mouais ». Je pris tranquillement les jeunes par la main et les fis sortir dans la cour, où je les amusai de mon mieux pendant que les deux amoureux se rabibochaient.
Lorsque je revins, je constatai qu'ils étaient dans la pièce voisine. Il régnait un calme tel que je crus d'abord qu'ils s'étaient endormis. Mais la porte s'ouvrit soudain et Carl passa la tête avec son habituel sourire de clown qui signifiait : « Tout baigne, elle a son compte. » Eliane apparut bientôt, toute rougissante, apaisée comme un feu qui couve. Je m'allongeai sur le divan afin de jouer avec les enfants tandis que Carl et Eliane sortaient faire les courses pour le dîner. A leur retour, ils rayonnaient. Je soupçonnai Carl, qui s'emballait à la seule idée de manger, d'avoir fait toutes sortes de promesses en l'air à Eliane. Elle était étonnamment crédule ; c'était sans doute à cause de ses grains de beauté, qui lui rappelaient constamment que ses charmes n'étaient pas sans défaut. Feindre, ainsi que le faisait sans doute Carl, de l'aimer justement à cause de ses grains de beauté la rendait désespérément vulnérable. Quoi qu'il en soit, elle était de plus en plus radieuse. On prit encore un Amer Picon, un de trop pour elle, puis, alors que la nuit tombait doucement, on se mit à chanter.
Dans cet état d'esprit nous chantions toujours des chansons allemandes. Bien que méprisant la langue allemande, Eliane chantait aussi. Carl était maintenant un autre homme. Il ne paniquait plus. Il l'avait sans doute bien baisée, il en était à son troisième ou quatrième apéritif et il avait une faim de loup. Et puis la nuit tombait : il serait bientôt libre. Bref, la journée progressait de manière satisfaisante à tous égards.
Lorsqu'il se calmait et devenait expansif, Carl était irrésistible. Il s'extasiait sur le vin qu'il avait acheté, un cru exceptionnel ; en pareilles occasions, il déclarait invariablement qu'il m'était spécialement destiné. Tout en parlant du vin, il se mit à dévorer les hors-d'œuvre. Ce qui lui donna encore plus soif. Eliane tenta de le retenir, mais il était trop tard. A nouveau, il lui sortit un nichon du corsage, cette fois sans protestation de la part d'Eliane et, après avoir versé un peu de vin dessus, il le lécha avec gourmandise — au grand amusement des enfants. Ensuite, bien sûr, il tint à me montrer le grain de beauté situé en haut de la cuisse, tout près des fesses. Au train où allaient les choses, je pensai qu'ils retourneraient dare-dare dans la chambre, mais non. Il lui remit brusquement le nichon dans le chemisier et il s'assit en disant :
— J'ai faim, j'ai faim, chérie*
Le ton était tout à fait le même que lorsqu'il lançait son cri de guerre habituel.
— Allons baiser, chérie, je ne peux plus attendre !
Pendant ce repas, qui fut excellent, nous abordâmes quelques sujets bizarres. A table, surtout quand les plats lui plaisaient, Carl entretenait toujours une conversation décousue qui lui permettait de se concentrer sur ce qu'il mangeait et buvait. Afin d'éviter les dangers d'une discussion sérieuse, qui aurait risqué d'interférer avec sa digestion, il lançait de petites remarques qui convenaient selon lui à la bouchée qu'il allait engloutir ou au verre de vin qu'il s'apprêtait à descendre. De cette manière désinvolte, il laissa échapper qu'il venait de rencontrer une fille — il ne savait pas très bien s'il s'agissait d'une putain ou non, mais quelle importance ? — qu'il songeait à me présenter. Avant que j'aie eu le temps de lui demander pourquoi, il ajouta :
— C'est tout à fait ton genre. D'ailleurs, je sais exactement le genre de fille qui te convient, poursuivit-il en faisant une brève allusion à Mara de l'île Saint-Louis. Mais celle-ci est beaucoup mieux. Je vais t'arranger ça...
Souvent, lorsqu'il disait une chose comme ça, il n'avait personne en tête. Il le disait simplement parce que l'idée de me présenter une beauté mythique venait d'éclore dans son cerveau. Mais c'était aussi parce qu'il n'avait jamais apprécié ce qu'il appelait « mon genre ». Pour me taquiner, il insinuait volontiers qu'il y avait des milliers de filles comme ça en Europe centrale, et que seul un Américain pouvait les trouver séduisantes. S'il voulait être vraiment méchant, il me balançait un sarcasme comme :
— Celle-ci n'a pas moins de trente-cinq ans, je te le jure.
Parfois, comme dans le cas présent, je faisais semblant de croire à son histoire et je l'assaillais de questions, auxquelles il répondait d'un ton vague et nonchalant. De temps en temps, malgré tout, surtout si je le provoquais, il agrémentait son baratin de détails si convaincants qu'à la fin il paraissait croire à ses propres mensonges. En pareils moments il prenait une expression proprement démoniaque et, avec la rapidité de l'éclair, inventait les conversations et les événements les plus extraordinaires. Afin de ne pas perdre le fil, il s'acharnait sur la bouteille et s'envoyait des grands verres de vin comme si c'était de l'eau ; à chaque gorgée il s'empourprait, les veines saillaient sur son front en un réseau compliqué, sa voix se faisait plus frénétique, ses gestes de moins en moins contrôlés, et ses yeux lançaient des éclairs comme s'il était halluciné. S'interrompant soudain, il jetait des regards effarés autour de lui, sortait fébrilement sa montre, puis déclarait d'une voix calme et neutre :
— Dans dix minutes, elle sera au coin de telle et telle rue ; elle porte une robe à pois et a un sac en porc-épic sous le bras. Si tu veux la rencontrer, tu n'as qu'à y aller.
Il changeait ensuite de conversation avec nonchalance — puisqu'il nous avait offert la preuve de ce qu'il disait. D'habitude, bien sûr, personne n'allait vérifier ces déclarations ahurissantes.
— Tu as la trouille, me lançait-il. Tu sais bien qu'elle attend là-bas.
Là-dessus, il se fendait d'un nouveau détail frappant, qu'il énonçait avec désinvolture, sur le ton de la banalité, comme s'il nous transmettait un message d'un autre monde.
Pour des prédictions plus immédiatement vérifiables, qui n'obligeaient pas à interrompre un bon repas ou une soirée de distractions, il avait si souvent raison que ses auditeurs en ressentaient une espèce de frisson glacé. Ce qui commençait par des clowneries facétieuses tournait souvent à l'horrible et à l'épouvante. Quand la nouvelle lune était visible — et ces crises coïncidaient souvent avec les phases lunaires, comme j'eus l'occasion de l'observer —, la soirée devenait effroyablement grotesque. Apercevoir la lune à l'improviste le jetait dans un état proche de la démence.
— La voilà ! s'écriait-il d'une voix perçante, exactement comme s'il avait vu un fantôme. Mauvais signe, mauvais signe, marmonnait-il alors en se frottant les mains énergiquement avant d'arpenter la pièce, la tête baissée, la bouche entrouverte, sa langue dépassant comme un morceau de flanelle rouge.
Heureusement, ce jour-là il n'y avait pas de lune ; ou s'il y en avait, ses rayons affolants n'avaient pas encore pénétré dans la cour du petit appartement d'Eliane. Son exaltation n'eut pas de pire effet que de le lancer dans un long récit sur le mari stupide d'Eliane. C'était une histoire ridicule, assez véridique, ainsi que je le découvris par la suite. Cela parlait de deux teckels que le mari convoitait depuis un moment. Il les avait vus courir en liberté, sans le moindre propriétaire, et, non content de faire circuler des faux billets, il avait décidé de voler ces chiens pour les échanger ensuite contre une rançon. Un matin, lorsqu'il alla répondre à un coup de sonnette, il découvrit avec stupéfaction un inspecteur qui l'attendait. Il venait de servir leur petit déjeuner aux deux teckels. Il s'était même tellement attaché à ces chiens qu'il avait complètement oublié la rançon autrefois escomptée. Il considéra comme un cruel coup du sort cette arrestation provoquée par sa gentillesse envers les animaux... Cette histoire rappela d'autres incidents à Carl, du temps où il avait vécu avec cet homme à Budapest. Des anecdotes stupides, ridicules, qui ne pouvaient arriver qu'à « un abruti de son espèce », ainsi que Carl l'avait baptisé.
Lorsque le repas fut terminé, Carl se sentait si bien qu'il décida de faire un petit somme. Constatant qu'il dormait à poings fermés, je fis mes adieux à Eliane et pris la poudre d'escampette. Je n'avais pas de projet précis ; je marchai jusqu'à l'Etoile, à quelques rues de là, puis descendis machinalement les Champs-Elysées en direction des Tuileries, pensant m'arrêter quelque part en chemin pour prendre un café. Je me sentais calme, détendu, en paix avec le monde. Les illuminations et l'élégance des Champs-Elysées contrastaient curieusement avec l'atmosphère de la cour où le landau du bébé était toujours garé. J'étais non seulement bien nourri et bien huilé, mais pour une fois bien chaussé et bien fringué. Un peu plus tôt ce jour-là, je m'en souviens, j'avais fait cirer mes chaussures.
En marchant sur ce large boulevard, je me rappelai soudain ma découverte des Champs-Elysées, quelque cinq ou six ans plus tôt. J'avais été au cinéma et, me sentant plutôt bien, je m'étais dirigé vers les Champs-Elysées pour y boire un verre tranquillement avant d'aller me coucher. Dans un petit bar d'une rue latérale, je m'étais envoyé plusieurs verres tout seul. Tout en buvant, je m'étais mis à penser à l'un de mes vieux amis de Brooklyn, regrettant qu'il ne soit pas là avec moi. J'eus une vraie conversation imaginaire avec lui ; en fait, je bavardais encore avec lui quand je débouchai sur les Champs-Elysées. Ahuri et très exalté, je découvris tous ces arbres avec stupéfaction. Je jetais des regards effarés autour de moi, puis filai droit vers les cafés illuminés. Tout près du Marignan, une putain alléchante, vive, volubile et dominatrice, me saisit le bras et se mit à m'accompagner. Je ne connaissais qu'une dizaine de mots français à l'époque, et les lumières éblouissantes, les arbres innombrables, les odeurs printanières ainsi que la chaleur qui m'envahissait me livraient pieds et poings liés à cette belle de nuit. Je savais que j'étais bon. Que j'allais me faire plumer. J'essayai piteusement de m'en tirer, de parvenir à un arrangement à l'amiable. Je me rappelle que nous étions juste devant la terrasse du Marignan, qui grouillait de clients. Je me rappelle aussi qu'elle se plaça entre la foule et moi en m'inondant les oreilles de son baratin incompréhensible, qu'elle déboutonna mon manteau et me palpa la braguette. Tout cela accompagné des grimaces les plus suggestives. La résistance dérisoire que je voulais lui opposer s'effondra aussitôt. Quelques minutes plus tard nous étions dans une chambre d'hôtel, et avant que j'aie eu le temps de dire ouf, elle me suçait d'une bouche experte, m'ayant dépouillé de tout sauf de la petite monnaie dans la poche de mon veston.
Je repensais à cet incident et à mes visites ridicules à l'Hôpital américain de Neuilly quelques jours plus tard (afin de soigner une syphilis imaginaire), quand je remarquai soudain une fille qui devant moi se retournait pour attirer mon attention. Elle attendait mon approche de pied ferme, comme si elle était absolument certaine que j'allais la prendre par le bras et continuer de descendre l'avenue avec elle. D'ailleurs c'est exactement ce que je fis. Je ne crois même pas m'être arrêté pour l'embarquer. En réponse au traditionnel « Bonjour, où allez-vous comme ça ? » cela me parut la chose la plus naturelle du monde que de répondre :
— Mais nulle part. Si on allait prendre un verre dans un bar ?
Ma rapidité, ma nonchalance, mon insouciance, alliées à mon élégance inhabituelle et à mes chaussures bien cirées, tout cela lui donna sans doute l'impression que j'étais un millionnaire américain. Comme nous approchions des lumières scintillantes du café, je remarquai qu'il s'agissait du Marignan. Bien que personne n'eût plus besoin d'ombre, les parasols étaient encore déployés au-dessus des tables. La fille, assez légèrement vêtue, portait au cou la fourrure caractéristique des putains. La sienne était franchement usée, bouffée aux mites, me sembla-t-il. Mais je ne prêtais attention qu'à ses yeux couleur noisette extrêmement beaux. Ils me rappelaient quelqu'un, une femme dont j'avais été autrefois amoureux. Mais sur le moment, impossible de me souvenir de qui.
Pour une raison inconnue, Mara, ainsi qu'elle s'appelait, mourait d'envie de parler anglais. Elle avait appris son anglais au Costa Rica, où elle avait tenu une boîte de nuit, me confia-t-elle. Depuis toutes les années que j'habitais Paris, c'était la première fois qu'une putain exprimait le désir de parler anglais. Cela, apparemment parce que cette langue lui rappelait les bons moments qu'elle avait passés au Costa Rica, où elle avait joui d'un statut légèrement supérieur à celui de putain. Et puis il y avait une autre raison — M. Winchell. M. Winchell était un Américain charmant et généreux, un vrai gentleman, dit-elle, qu'elle avait rencontré à Paris après être revenu du Costa Rica sans un sou et le cœur brisé. M. Winchell fréquentait un club sportif new-yorkais et, bien qu'étant accompagné de son épouse, il avait été très chic avec elle. En vrai gentleman, il avait présenté Mara à sa femme, et tous trois étaient partis en escapade à Deauville. C'était du moins ce qu'elle racontait. Son récit contenait sans doute une part de vérité, car des types comme ce Winchell existent bel et bien ; de temps à autre, leur enthousiasme les pousse à lever une pute et à la traiter en grande dame. Et parfois, la petite pute se transforme pour de bon en grande dame. Comme le disait Mara, ce Winchell était un vrai prince — et puis sa femme n'était pas mal non plus. Naturellement, quand M. Winchell proposait qu'ils couchent tous les trois ensemble, sa femme râlait. Mais Mara ne lui en tenait pas rigueur.
— Elle avait raison*, dit-elle.
Hélas, M. Winchell était parti et le chèque qu'il avait laissé à Mara avant de rentrer en Amérique était dépensé depuis longtemps. Cela n'avait d'ailleurs pas traîné, car à peine M. Winchell parti, Ramon était entré en scène. A Madrid, Ramon avait essayé de monter un cabaret, mais la révolution avait alors éclaté et Ramon avait dû fuir. Comme de juste, il était arrivé à Paris sans un sou. Ramon aussi était un brave type, selon Mara. Elle lui vouait une confiance absolue. Mais maintenant, lui aussi était parti. Elle ne savait pas très bien où il avait disparu. Elle était néanmoins certaine qu'un jour il lui demanderait de venir le rejoindre. Elle y croyait dur comme fer, même si elle n'avait pas reçu de ses nouvelles depuis plus d'un an.
Tout ça en attendant qu'on nous serve un café. Et dans cet anglais bizarre qui, à cause de sa voix basse et rauque, de sa sincérité pathétique, de ses efforts évidents pour me plaire (j'étais peut-être un nouveau M. Winchell ?) m'émut violemment. Suivit un silence, assez long, à l'occasion duquel je repensai brusquement aux paroles de Carl pendant le dîner. Elle était vraiment « mon genre », et bien qu'il n'eût cette fois émis aucune prophétie, elle était précisément le type de créature qu'il aurait pu me décrire sous le coup d'une inspiration subite, tout en sortant sa montre avec un geste dramatique, avant de me dire :
— Dans dix minutes elle sera au coin de telle et telle rue.
— Que faites-vous ici à Paris ? s'enquit-elle pour établir un début de familiarité entre nous.
Alors que je commençais de répondre, elle m'interrompit pour me demander si j'avais faim. Je lui répondis que je sortais à peine d'un excellent dîner. Je lui proposai un digestif et un autre café. Soudain, je remarquai qu'elle me regardait avec une intensité presque gênante. J'eus l'impression qu'elle repensait à M. Winchell, qu'elle me comparait ou m'identifiait à lui, remerciant peut-être Dieu de lui avoir envoyé un nouveau gentleman américain et non un Français au cœur sec. Il me parut injuste de la laisser ainsi tirer des plans sur la comète, à supposer qu'elle pensait bien à cela. Le plus gentiment possible, je lui fis donc savoir que je n'avais rien d'un millionnaire.
A ce moment elle se pencha soudain vers moi et m'avoua qu'elle avait faim, très faim. J'en fus sidéré. L'heure du dîner était passée depuis longtemps et, aussi stupide que cela paraisse, je n'avais tout bonnement jamais imaginé une putain des Champs-Elysées souffrant de la faim. Je me sentis aussi honteux et étourdi, car je ne lui avais pas demandé si elle avait dîné.
— Si l'on allait à l'intérieur ? suggérai-je en tenant pour acquis qu'elle serait ravie de manger au Marignan.
La plupart des femmes, si elles avaient faim, surtout très faim, auraient aussitôt accepté ma proposition. Mais celle-ci secoua la tête négativement. Elle ne songeait nullement à dîner au Marignan : c'était beaucoup trop cher. Je lui dis d'oublier ce que je venais de lui déclarer — à savoir que je n'étais pas un millionnaire —, mais elle s'obstina dans son refus. Elle préférait chercher un petit restaurant ordinaire, peu importait où — il y en avait beaucoup dans le quartier, ajouta-t-elle. Je lui fis remarquer que l'heure de la fermeture était passée pour la plupart des restaurants, mais elle insista pour que nous en cherchions un malgré tout. Alors, comme si elle oubliait soudain sa faim, elle s'approcha de moi, me serra la main avec chaleur et entreprit de me dire quel type formidable j'étais. Là-dessus, elle enchaîna sur une énième mouture de sa vie au Costa Rica et dans d'autres endroits des Caraïbes où je n'imaginais pas qu'une fille comme elle pût vivre. Mais tout se résumait à une seule chose : elle n'était pas faite pour le métier de putain et ne s'y habituerait jamais. Je devais la croire, elle en avait par-dessus la tête.
— Vous êtes le premier homme depuis bien longtemps, poursuivit-elle, à me traiter comme un être humain. Je veux que vous sachiez que c'est un privilège d'être assise et de parler avec vous.
Là-dessus elle eut une crampe d'estomac et, prise de frissons, resserra sa mince et minable fourrure autour de son cou. Elle avait la chair de poule sur les bras, et son sourire à la fois bravache et aguicheur avait quelque chose d'incongru. Je ne voulais pas la retenir plus longtemps que nécessaire, mais bien que je fusse prêt à partir, elle continuait de parler en un flot compulsif et hystérique qui, même s'il n'avait rien à voir avec la faim, me fit repenser qu'il lui fallait manger, et craindre qu'elle pût s'en passer malgré tout.
— L'homme qui tombe sur moi tombe sur un filon d'or pur, l'entendis-je soudain s'écrier.
Puis elle posa les mains sur la table, les paumes tournées vers le haut. Elle me supplia de les examiner.
— Voilà ce que la vie peut vous faire ! murmura-t-elle.
— Mais vous êtes belle, protestai-je avec chaleur et sincérité. Vos mains ne m'intéressent pas.
Elle répéta qu'elle n'était pas belle.
— Pourtant, je l'étais autrefois, ajouta-t-elle. Maintenant, je suis épuisée, vannée. Je veux quitter tout ça. Paris ! Ça paraît beau, n'est-ce pas ? Mais cette ville pue, vous pouvez me croire. J'ai toujours trimé pour gagner ma vie... Regardez, regardez encore mes mains ! Mais ici, ici on ne vous laisse pas travailler. On veut vous sucer le sang. Je suis française, moi, mais je n'aime pas mes compatriotes ; ils sont durs, méchants, sans pitié pour nous*.
Je l'interrompis gentiment pour lui rappeler le dîner. Ne ferions-nous pas mieux d'y aller ? Elle acquiesça d'un air absent, vitupérant toujours intérieurement contre l'insensibilité de ses compatriotes. Mais elle ne bougea pas. Bien plutôt, elle se mit à scruter la terrasse. Je me demandais ce qui lui arrivait lorsqu'elle bondit brusquement sur ses pieds et, se penchant vers moi avec sollicitude, me demanda si j'accepterais d'attendre quelques minutes. Elle avait un rendez-vous, m'expliqua-t-elle d'une voix haletante, avec un vieux chnoque dans un café situé un peu plus haut dans la rue. Elle pensait qu'il serait sans doute parti à cette heure, mais elle tenait néanmoins à s'en assurer. S'il y était encore, cela lui rapporterait un peu d'argent. Elle voulait donc expédier ça en vitesse pour me retrouver dès que possible. Je lui dis de ne pas s'inquiéter pour moi.
— Prenez votre temps et tirez le maximum de ce vieux grigou. Je n'ai rien de précis à faire, ajoutai-je. Je vous attendrai ici. Mais vous devez dîner avec moi, ne l'oubliez pas.
Je la regardai remonter l'avenue, puis entrer dans un café. Je pariai qu'elle ne reviendrait pas. Un vieux chnoque ! C'était plutôt son maquereau qu'elle allait amadouer. Je l'imaginais déjà en train de la traiter de tarte parce qu'elle avait accepté une invitation à dîner de la part d'un crétin d'Américain qui lui payerait un sandwich et une bière avant de l'envoyer promener. Et si jamais elle protestait, elle recevrait une claque en pleine figure.
A ma grande surprise, elle revint moins de dix minutes après. Elle paraissait à la fois déçue et soulagée.
— Les hommes tiennent rarement parole, dit-elle.
Sauf M. Winchell, bien sûr. M. Winchell était différent.
— Lui, il tenait toujours parole, ajouta-t-elle. Avant qu'il reparte pour l'Amérique.
Le silence de M. Winchell la rendait vraiment perplexe. Il avait promis de lui écrire régulièrement, mais trois mois s'étaient déjà écoulés depuis son départ, et elle n'avait pas reçu la moindre nouvelle. Elle fouilla dans son sac à la recherche de la carte de visite de M. Winchell. Peut-être que si je lui écrivais une lettre, dans mon anglais à moi, il répondrait. Elle avait apparemment égaré la carte de visite. Elle se rappelait néanmoins qu'il habitait un club sportif new-yorkais. Sa femme y vivait avec lui, m'assura-t-elle. Quand le garçon arriva, elle commanda un autre café noir. Il était au moins onze heures et je me demandais où à cette heure nous pourrions trouver le petit restaurant confortable qu'elle avait en tête.
Je pensais toujours à M. Winchell et j'essayais d'imaginer l'étrange club sportif où il résidait, quand je l'entendis dire, comme de très loin :
— Ecoutez, je ne veux pas que vous dépensiez trop d'argent pour moi. J'espère que vous n'êtes pas riche ; d'ailleurs, je me fiche de votre argent. Ça me fait du bien, rien que de vous parler. Vous ne pouvez pas savoir ce que c'est d'être traitée pour une fois comme un être humain !
Puis elle remit ça avec le Costa Rica et les autres endroits exotiques où elle avait vécu, les hommes à qui elle s'était donnée — d'ailleurs, c'était sans importance parce qu'elle les avait aimés ; ils se souviendraient toujours d'elle, car lorsqu'elle se donnait à un homme, elle se donnait corps et âme. Elle regarda encore ses mains, puis sourit faiblement et serra plus fort sa pauvre petite fourrure autour de son cou.
Peu importait la part de la fabulation, je savais que ses sentiments étaient honnêtes et sincères. Croyant lui faciliter un peu les choses, je lui suggérai, peut-être trop brutalement, d'accepter tout l'argent que j'avais sur moi avant de nous séparer. Je tenais à lui faire comprendre que je ne voulais pas m'accrocher à ses basques et solliciter sa gratitude pour une chose aussi dérisoire qu'un simple repas. J'insinuai qu'elle préférerait sans doute être seule. Partir seule, se soûler et pleurer un bon coup, voilà qui lui ferait peut-être le plus grand bien. Je lui sortis ça avec tout le tact et la délicatesse dont j'étais capable.
Mais elle ne faisait toujours pas mine de partir. Elle était la proie d'un combat intérieur. Le froid et la faim étaient oubliés. Elle m'avait sans aucun doute identifié à d'autres hommes qu'elle avait aimés, ceux à qui elle s'était donnée corps et âme — et qui se souviendraient toujours d'elle, comme elle disait.
La situation devenait si délicate que je la suppliai de s'exprimer en français ; je ne voulais plus l'entendre massacrer ces choses belles et tendres dont elle désirait se soulager en les traduisant dans ce grotesque anglais du Costa Rica.
— Je vais vous dire, lâcha-t-elle ; avec n'importe quel homme il y a longtemps que je ne parlerais plus anglais. D'ailleurs, ça me fatigue de parler anglais. Mais en ce moment je ne me sens pas fatiguée du tout. Je trouve ça merveilleux de parler anglais avec quelqu'un qui vous comprend. Parfois, je vais avec un homme, et il ne me dit pas un mot. Il ne veut pas me connaître, moi, Mara. Il se fiche de tout, sauf de mon corps. Que puis-je donner à un homme comme ça ? Touchez-moi, voyez comme j'ai chaud... Je suis toute brûlante.
Dans le taxi qui roulait vers l'avenue de Wagram, elle parut perdre les pédales.
— Où m'emmenez-vous ? demanda-t-elle comme si nous étions déjà dans un quartier excentrique et inconnu de la ville.
— Nous approchons tout simplement de l'avenue de Wagram, répondis-je. Qu'est-ce qui vous prend ?
Elle regardait les immeubles d'un air effaré, comme si elle n'avait jamais entendu parler de cette avenue. Alors, remarquant mon expression passablement étonnée, elle m'attira contre elle et me mordit les lèvres. Elle mordit très fort, comme un animal. Je la serrai contre moi pour lui lécher la gorge. Je posai la main sur son genou ; je lui remontai la jupe pour caresser sa chair brûlante. Elle me mordit encore, d'abord les lèvres, puis le cou et les oreilles. Brusquement, elle se dégagea de mon étreinte en disant :
— Mon Dieu, attendez un peu, attendez, je vous en prie*.
Nous avions déjà dépassé l'endroit que j'avais en tête. Je me penchai vers le chauffeur pour lui demander de faire demi-tour. Lorsque nous descendîmes de taxi, elle paraissait tout étourdie. C'était un grand café, aussi vaste que le Marignan, et il y avait un orchestre à l'intérieur. Il fallut que j'insiste pour la faire entrer.
Dès qu'elle eut commandé son dîner, elle s'excusa et descendit faire un brin de toilette. A son retour, je remarquai pour la première fois ses vêtements sordides. Je regrettai aussitôt de l'avoir contrainte à s'exhiber dans un endroit aussi brillamment éclairé. En attendant la côtelette de veau qu'elle avait commandée, elle sortit de son sac une longue lime et entreprit de se faire les ongles. Le vernis, écaillé par endroits, rendait ses doigts encore plus laids qu'au naturel. La soupe arriva et elle mit temporairement sa lime à ongles de côté. Elle posa son peigne à côté de la lime. Je lui beurrai une tranche de pain ; elle rougit quand je la lui tendis. Elle avala sa soupe en toute hâte, puis s'attaqua au pain, dont elle engloutissait de grosses bouchées, la tête baissée, comme honteuse de manger avec un tel appétit en public. Elle leva soudain les yeux et, s'emparant de ma main avec un geste passionné, me dit à voix basse comme pour m'ouvrir son cœur :
— Ecoutez, Mara n'oublie jamais. La façon dont vous m'avez parlé ce soir — je n'oublierai jamais ça. C'était mieux que si vous m'aviez donné mille francs. Au fait, nous n'avons pas encore parlé de ça, mais... si ça vous dit d'aller avec moi... vous comprenez...
— Et si nous parlions de ça plus tard, rétorquai-je. Je ne veux pas dire que je ne veux pas aller avec vous, mais...
— Je comprends très bien, fit-elle avec passion. Je ne veux surtout pas gâcher votre beau geste. Je comprends ce que vous voulez dire, mais, dès que vous voudrez voir Mara — et elle se mit à fouiller dans son sac — je ne vous demanderai jamais rien. Vous ne pourriez pas m'appeler demain ? Ce serait mon tour de vous inviter à dîner.
Comme elle cherchait toujours un morceau de papier, je déchirai un coin de la nappe ; avec un bout de crayon, elle y nota son nom et son adresse d'une grosse écriture maladroite. C'était un nom polonais. Je ne reconnus pas le nom de la rue.
— C'est dans le quartier Saint-Paul, m'assura-t-elle. S'il vous plaît, ne venez pas à l'hôtel, ajouta-t-elle aussitôt. Je n'y habite que temporairement.
Je relus le nom de la rue. Je croyais bien connaître le quartier Saint-Paul. Plus je regardais ce nom, plus j'étais convaincu que cette rue n'existait pas, dans aucun quartier de Paris. Malgré tout, on ne peut pas se rappeler tous les noms de rue...
— Vous êtes donc polonaise ?
— Non, je suis juive. Je suis née en Pologne. De toute façon, ce n'est pas mon vrai nom.
Je ne répondis pas. La conversation se tarit aussi vite qu'elle avait commencé.
A mesure que le repas avançait, je remarquai l'attention que nous accordait l'homme assis en face de nous. C'était un Français d'un certain âge qui paraissait plongé dans son journal ; de temps à autre, je croisais son regard lorsqu'il jetait un coup d'œil au-dessus du journal pour lorgner Mara. Il avait un visage avenant et paraissait assez riche. Je sentis que Mara l'avait déjà jaugé.
J'étais curieux de savoir ce qu'elle ferait si je m'éclipsais pendant quelques instants. Ainsi, après avoir commandé le café, je m'excusai et descendis au lavabo*. A mon retour la manière tranquille et dégagée dont elle fumait sa cigarette m'apprit que tout était réglé. L'homme était entièrement absorbé dans son journal. Ils semblaient avoir conclu une entente tacite : il attendrait qu'elle en ait fini avec moi.
Quand le serveur arriva, je lui demandai l'heure.
— Il est presque une heure, répondit-il.
— Il se fait tard, Mara. Il faut que j'y aille, dis-je.
Elle posa sa main sur la mienne et me dévisagea avec un sourire finaud.
— Vous n'avez pas besoin de jouer la comédie avec moi, dit-elle. Je sais très bien pourquoi vous avez quitté la table. Vous êtes vraiment si gentil, je ne sais comment vous remercier. Ne partez pas, s'il vous plaît. Ce n'est pas nécessaire, il peut bien attendre un peu. Je lui ai demandé d'attendre... Laissez-moi faire un bout de chemin avec vous. J'ai quelques mots à vous dire avant que vous partiez. D'accord ?
Nous marchâmes dans la rue en silence.
— Vous n'êtes pas fâché contre moi, j'espère ? demanda-t-elle en me serrant le bras.
— Non, Mara, je ne suis pas fâché. Bien sûr que non.
— Vous êtes amoureux de quelqu'un ? s'enquit-elle après un nouveau silence.
— Oui, Mara.
Elle se tut. Nous marchâmes encore une centaine de mètres dans un silence éloquent. Alors que nous arrivions dans une rue très obscure, elle me serra plus fort le bras et murmura :
— Venez par ici.
Je la laissai me guider dans cette rue obscure. Sa voix se fit plus rauque, les mots jaillissaient de sa bouche dans le plus grand désordre. Je ne conserve aucun souvenir de ce qu'elle me dit alors, et je ne pense pas davantage qu'elle-même le savait lorsque ce flot de paroles jaillissait de sa bouche. Elle discourait avec frénésie, luttant sauvagement contre une fatalité écrasante. Elle avait perdu jusqu'à son nom. Ce n'était plus qu'une femme meurtrie, blessée, brisée, une créature impuissante battant des ailes dans les ténèbres. Elle ne s'adressait à personne, surtout pas à moi, et pas davantage à elle-même ni à Dieu. Elle n'était qu'une plaie palpitante qui avait trouvé une voix, et dans l'obscurité cette plaie paraissait s'ouvrir pour créer un espace autour d'elle dans lequel elle pouvait saigner sans honte ni humiliation. Et tout le temps elle me serrait le bras comme pour s'assurer de ma présence ; elle le pressait de ses doigts musclés comme si leur contact pouvait exprimer un sens qui avait déserté ses paroles.
Elle s'arrêta net au beau milieu de ces incohérences bouleversantes.
— Prenez-moi dans vos bras, supplia-t-elle. Embrassez-moi, embrassez-moi comme dans le taxi.
Nous étions debout sous le porche d'une immense maison déserte. Je la poussai contre le mur et l'enlaçai dans une étreinte folle. Je sentis ses dents contre mon oreille. Ses bras me serraient la taille elle m'attira de toutes ses forces contre elle et murmura d'une voix passionnée :
— Mara sait aimer. Mara fera n'importe quoi pour vous... Embrassez-moi !... Plus fort, plus fort, chéri*...
Nous étions là sous le porche, agrippés l'un à l'autre, grommelant, marmonnant des phrases incompréhensibles. Soudain, des pas lourds, de mauvais augure, approchèrent. Nous nous séparâmes et, sans un mot, je lui serrai la main et m'éloignai. Après avoir fait quelques pas, ému par le silence absolu de la rue, je me retournai. Elle n'avait pas bougé de l'endroit où je l'avais laissée. Nous restâmes immobiles pendant plusieurs minutes, scrutant les ténèbres. Puis, cédant à une impulsion subite, je retournai vers elle.
— Ecoutez, Mara, dis-je, imaginez qu'il ne soit pas là ?
— Oh, il sera là, répondit-elle d'une voix atone.
— Tenez, Mara, repris-je, vous feriez mieux de prendre ça... juste au cas où.
Je sortis tout l'argent que j'avais dans la poche et le lui fourrai dans la main. Je fis ensuite volteface en lui lançant un au revoir* bourru par-dessus l'épaule. Cette fois ça y est, pensai-je en marchant un peu plus vite. J'entendis alors quelqu'un courir derrière moi. J'eus à peine le temps de me retourner qu'elle me tomba dans les bras, hors d'haleine. Elle se blottit à nouveau contre moi, marmonnant des remerciements extravagants. Tout à coup, je sentis son corps s'effondrer. Elle essayait de s'agenouiller. Je la relevai brusquement et, la retenant à bout de bras par la taille, dis :
— Dieu tout-puissant, qu'est-ce qui vous arrive ? On ne vous a donc jamais traitée correctement ?
J'étais presque en colère, mais je regrettai aussitôt mes paroles. Car elle restait là dans la rue obscure, les mains sur le visage, la tête baissée, sanglotant à fendre le cœur. Elle tremblait de la tête aux pieds. Je voulus la prendre dans mes bras ; je voulus lui adresser quelques paroles réconfortantes, mais impossible ! J'étais paralysé. Soudain, tel un cheval effarouché, je fis demi-tour. Je marchai de plus en plus vite tandis que ses sanglots me résonnaient toujours dans l'oreille. J'accélérai le pas, plus vite, encore plus vite, telle une antilope affolée, jusqu'au moment où je débouchai dans un flot de lumières.
— Dans dix minutes, elle sera au coin de telle et telle rue ; elle porte une robe à pois et a un sac en porc-épic sous le bras.
Les prédictions de Carl me revenaient constamment en mémoire. Levant les yeux, j'aperçus la lune, non pas argentée mais mercurielle. Elle nageait dans une mer de graisse figée. Elle tournoyait sans fin, comme d'immenses, d'affreux anneaux sanglants. Je restai là, incapable d'avancer. Je frissonnai. Soudain, sans prévenir, comme un gros caillot de sang, un sanglot terrifiant explosa en moi. Je pleurai comme un enfant.
Quelques jours plus tard je me promenais dans le quartier juif. La rue que m'avait indiquée Mara dans le quartier Saint-Paul n'existait pas. Et nulle part ailleurs dans Paris. Je consultai l'annuaire du téléphone et découvrai plusieurs hôtels portant le nom qu'elle m'avait donné, mais aucun ne se situait près du quartier Saint-Paul. Je ne fus guère surpris, seulement perplexe. Pour être honnête, je n'avais pas beaucoup pensé à elle depuis ma fuite dans cette rue obscure.
J'avais raconté toute l'histoire à Carl, bien sûr. Il remarqua deux détails qui, déclara-t-il, m'allaient comme un gant.
— J'imagine que tu sais à qui elle t'a fait penser ?
Lorsque je lui répondis que non, il éclata de rire.
— Réfléchis un peu, dit-il, ça va te revenir.
Son autre remarque, typique de lui, fut la suivante :
— Je savais que tu rencontrerais quelqu'un. Je ne dormais pas quand tu es parti ; je faisais seulement semblant. Si je t'avais annoncé ce qui allait t'arriver, tu aurais pris une autre direction, histoire de me donner tort.
Je retournai dans le quartier juif un samedi après-midi. J'étais parti vers la place des Vosges, que je considère toujours comme l'un des plus beaux endroits de Paris. Mais parce que nous étions samedi, la place grouillait d'enfants. Cette place des Vosges est un endroit où se promener le soir, quand tout est absolument tranquille et qu'on désire profiter de la solitude. Elle n'a jamais été destinée à devenir un terrain de jeux ; c'est le lieu des souvenirs, du silence et de la guérison, où l'on va pour retrouver ses forces.
Comme je franchissais l'arche qui mène au faubourg Saint-Antoine, les paroles de Carl me revinrent en mémoire. Et au même instant, je me souvins de la femme à qui Mara ressemblait. Il s'agissait de Mara Saint-Louis, que j'avais connue sous le nom de Christine. Nous étions passés ici en fiacre, un soir avant d'aller à la gare. Elle partait pour Copenhague et je ne devais jamais la revoir. Ce fut son idée de repasser place des Vosges. Sachant que j'y venais souvent lors de mes pérégrinations nocturnes et solitaires, elle avait voulu me léguer le souvenir d'une dernière étreinte sur cette place magnifique où, enfant, elle avait joué. Jamais elle n'avait évoqué ce lieu en rapport avec son enfance. Nous avions toujours parlé de l'île Saint-Louis ; souvent, nous étions allés jusqu'à la maison où elle était née ; la nuit, nous avions fréquemment traversé cette île mince alors que nous rentrions à la maison après une fête, nous arrêtant toujours un moment devant la vieille bâtisse pour lever les yeux vers la fenêtre où, enfant, elle s'était tenue.
Comme nous avions au moins une heure à tuer avant le départ de son train, nous avions renvoyé le fiacre pour nous asseoir sur le trottoir près de la vieille voûte. Une atmosphère de gaieté inhabituelle régnait ce soir-là ; des gens chantaient, des enfants dansaient autour des tables en frappant dans leurs mains ; ils trébuchaient sur les chaises, tombaient et se relevaient avec le sourire. Christine se mit à chanter pour moi — une petite ritournelle qu'elle avait apprise enfant. Les gens reconnurent l'air et se joignirent à elle. Jamais elle ne me parut plus belle. J'avais peine à croire qu'elle serait bientôt dans son train — et qu'elle sortirait définitivement de mon existence. Nous étions si gais en quittant la place qu'on nous aurait volontiers pris pour un couple en lune de miel...
Rue des Rosiers, dans le quartier juif, je m'arrêtai dans une petite boutique proche de la synagogue, où l'on vendait des harengs et des cornichons. La grosse fille aux joues roses qui m'y accueillait d'habitude n'était pas là. C'était elle qui m'avait dit un jour, alors que j'étais entré dans cette boutique avec Christine, que nous devions nous marier rapidement, sinon nous le regretterions.
— Elle est déjà mariée, avais-je répondu en riant.
— Mais pas avec vous !
— Vous croyez que nous serions heureux ensemble ?
— Vous ne serez jamais heureux autrement qu'ensemble. Vous êtes faits l'un pour l'autre ; quoi qu'il arrive, vous ne devez jamais vous quitter.
J'errais dans le quartier en repensant à cet étrange dialogue, et je me demandai ce qu'était devenue Christine. Puis je me rappelai Mara sanglotant dans la rue obscure et l'espace d'un instant j'eus une pensée affreuse et délirante — au moment précis où je me séparais de Mara, Christine sanglotait peut-être aussi dans une chambre d'hôtel sordide. De temps à autre, j'avais entendu certaines rumeurs selon lesquelles elle ne vivait plus avec son mari, préférant errer d'un endroit à l'autre, toute seule. Elle ne m'avait jamais écrit. Il s'agissait pour elle d'une séparation définitive.
— C'est fini, avait-elle dit.
Cependant, comme je me promenais la nuit en pensant à elle, chaque fois que je m'arrêtais devant la vieille maison de l'île Saint-Louis et que je levais les yeux vers la fameuse fenêtre, il me paraissait incroyable qu'elle m'eût abandonné pour de bon, cœur et âme. Nous aurions dû suivre le conseil de cette grosse fille, telle était la triste vérité. Si seulement j'avais pu deviner l'endroit où elle habitait, j'aurais pris le train pour la rejoindre, toutes affaires cessantes. Ces sanglots dans les ténèbres, ils me résonnaient toujours aux oreilles. Comment savoir qu'elle, Christine, n'était pas en train de sangloter à cet instant précis ? Quelle heure était-il ? Je me mis à penser à des villes lointaines où il faisait nuit en ce moment, ou bien où l'aube pointait : des endroits perdus et impossibles, où des femmes seules et abandonnées versaient des larmes amères. Je pris mon calepin et y notai l'heure, la date, l'endroit... Et Mara, où était-elle maintenant ? Elle aussi était sortie de ma vie, définitivement. Bizarre, comme les gens entrent dans votre vie pour quelques heures, puis en ressortent, à jamais. Et pourtant, ce genre de rencontre n'a rien de fortuit.
Peut-être Mara m'avait-elle été envoyée pour me rappeler que je ne serais jamais heureux tant que je n'aurais pas retrouvé Christine...
Une semaine plus tard, chez une danseuse hindoue, je fis la connaissance d'une Danoise extraordinairement belle qui venait d'arriver de Copenhague. Elle n'était décidément pas « mon genre » , mais elle était vraiment ravissante. Une sorte d'héroïne nordique et légendaire métamorphosée en créature vivante. Comme de juste, tout le monde lui faisait la cour. Je ne lui manifestai aucune attention, même si je la suivais sans cesse des yeux, jusqu'à ce que nous nous retrouvions tous deux dans la petite pièce où l'on servait à boire. A ce moment-là tous les invités, sauf la danseuse, avaient trop bu. La beauté danoise s'appuyait contre le mur, un verre en main. Toute sa réserve avait disparu. Elle ressemblait à une fille qui attendait l'homme qui la trousserait. Tandis que je m'approchais, elle me lança avec un sourire aguicheur :
— Alors c'est vous qui écrivez ces livres terribles ?
Je ne pris pas la peine de lui répondre. Je posai mon verre et fondis sur elle pour l'embrasser aveuglément, passionnément, sauvagement. Elle se libéra en me repoussant avec violence. Mais elle n'était pas en colère. Bien au contraire, je devinai qu'elle espérait que je recommence.
— Pas ici, dit-elle à voix haute.
L'Hindoue avait commencé de danser ; les invités s'installèrent poliment dans la pièce. Ma Danoise, dont le prénom se révéla être Christine, m'emmena dans la cuisine sous prétexte de préparer un sandwich.
— Vous savez, je suis mariée, me dit-elle dès que nous fûmes seuls. Et j'ai deux enfants, deux beaux enfants. Vous aimez les enfants ?
— C'est vous que j'aime, lui dis-je en la reprenant dans mes bras avant de l'embrasser comme un affamé.
— Vous m'épouseriez si j'étais libre ?
Elle me demanda ça de but en blanc, sans le moindre préliminaire. J'en fus tellement sidéré que je répondis la seule chose qu'un homme puisse dire en pareilles circonstances. Je dis oui.
— Oui, répétai-je. Je serais prêt à vous épouser dès demain... Sur-le-champ, si vous êtes d'accord.
— Pas si vite, protesta-t-elle, je risquerais de vous prendre au mot.
Cela fut dit avec un tel aplomb que, l'espace d'un instant, je retrouvai toute ma lucidité et eus presque peur.
— Oh ! je ne vais pas vous demander de m'épouser tout de suite ! poursuivit-elle en constatant mon désarroi. Je voulais simplement savoir si vous étiez du genre à vous marier. Mon mari est mort. Je suis veuve depuis plus d'un an.
Ces mots réveillèrent ma lubricité. Pourquoi était-elle venue à Paris ? Pour s'amuser, de toute évidence. Elle avait le charme froid et séducteur typique des femmes du Nord, chez qui la pruderie le dispute sans cesse à la lascivité. Je sentais qu'elle désirait que je lui parle d'amour. Dites tout ce que vous voudrez, faites tout ce qui vous plaira, mais parlez-moi d'amour — prononcez les mots splendides et sentimentaux qui cachent la réalité laide et nue de l'assaut sexuel.
Je lui posai carrément la main sur le con, lequel était brûlant comme du fumier sous sa robe, et je dis :
— Christine, quel prénom merveilleux ! Seule une femme comme vous peut porter un nom aussi romantique. Cela me fait penser à des fjords glacés, à des sapins ruisselant de neige fondante. Si vous étiez un arbre, je vous déracinerais. Je graverais mes initiales sur votre tronc...
Je lui débitai toute une kyrielle d'absurdités du même tonneau, en la serrant fermement et en glissant les doigts au plus profond de sa fente gluante. Je ne sais pas jusqu'où la situation aurait pu dégénérer dans la cuisine, si notre hôtesse ne nous avait pas interrompus. Elle aussi était une salope lascive, et je me retrouvai bientôt avec ces deux chiennes en chaleur sur les bras. Par politesse, nous revînmes finalement dans le salon pour regarder danser la femme hindoue. Nous restâmes tout au fond, dans un coin sombre. Mon bras enlaçait Christine et ma main libre faisait ce qu'elle pouvait avec l'autre fille.
La soirée se termina brutalement à cause d'une rixe entre deux Américains ivres. Dans la confusion qui s'ensuivit, Christine partit avec le comte à la mine de chien battu qui l'avait amenée là. Heureusement, elle me donna son adresse avant de partir.
De retour à la maison, je fis un compte rendu haut en couleur à Carl. Il n'en crut pas ses oreilles.
— Il faut l'inviter à dîner, et le plus tôt sera le mieux.
Il voulait inviter aussi l'une de ses amies, une nouvelle, qu'il avait rencontrée au cirque Médrano. C'était une acrobate, m'apprit-il. Je n'en crus pas un mot, mais je lui répondis en souriant que ce serait parfait.
Le grand soir arriva. Carl avait préparé le dîner et, comme d'habitude, acheté les vins les plus chers. L'acrobate arriva la première. Vive, intelligente, leste, elle avait des traits minuscules qui, alliés à sa coiffure frisée, la faisaient ressembler à un loulou de Poméranie. Elle comptait parmi ces heureuses natures qui baisent à vue. Carl ne s'extasia pas sur elle avec son enthousiasme habituel lorsqu'il rencontrait une nouvelle fille. Il était malgré tout soulagé d'avoir trouvé quelqu'un pour remplacer la morose Eliane.
— Qu'en penses-tu ? me demanda-t-il en me prenant à part. Tu crois qu'elle fera l'affaire ? Elle est pas mal, non ?
Puis, après un temps de réflexion :
— Au fait, Eliane s'est entichée de toi. Pourquoi ne lui rends-tu pas visite ? C'est un bon coup, je te le garantis. Inutile de perdre ton temps en préliminaires ; suffit de lui susurrer quelques mots doux, et puis culbute-la sur le canapé. Elle a un con qui fonctionne comme une pompe aspirante...
Là-dessus, il demanda à Corinne, son amie acrobate, de venir nous rejoindre.
— Tourne-toi, lui dit-il. Je veux lui montrer ton cul.
Il lui passa la main sur les fesses d'un air appréciateur.
— Tâte-moi un peu ça, Joey. On dirait du velours, non ?
J'allais suivre son conseil lorsqu'on frappa à la porte.
— Ça, c'est ta poule, dit Carl en allant ouvrir.
En découvrant Christine il poussa un hurlement, la prit aussitôt dans ses bras et la fit entrer dans la pièce en s'écriant :
— Elle est merveilleuse ! Merveilleuse ! Pourquoi ne m'as-tu pas dit qu'elle était si belle ?
Je crus qu'il allait en perdre la tête d'admiration. Il dansait dans toute la pièce et applaudissait comme un enfant.
— Oh ! Joey, Joey ! disait-il en se léchant d'avance les babines. Elle est magnifique ! Le plus beau con que tu aies jamais dégotté.
Christine entendit le mot con.
— Qu'est-ce que ça veut dire ? demanda-t-elle.
— Ça veut dire que vous êtes ravissante, époustouflante, radieuse, dit Carl en lui serrant les mains d'un air extasié.
Ses yeux étaient tout mouillés, comme ceux d'un chiot.
L'anglais de Christine était des plus élémentaires ; quant à Corinne, elle en savait encore moins. Nous parlâmes donc français. Pour l'apéritif, Carl nous servit du vin alsacien. Quelqu'un mit un disque et Carl entonna une chanson d'une voix sonore et perçante, le visage rouge comme une betterave, la lippe humide, l'œil brillant. De temps à autre il s'approchait de Corinne pour la gratifier d'un baiser mouillé sur les lèvres — histoire de lui prouver qu'il ne l'oubliait pas. Mais toutes ses paroles s'adressaient à Christine.
— Christine ! s'exclamait-il en lui passant la main sur le bras comme on caresse un chat. Christine ! Quel nom magique !
En réalité il détestait ce prénom ; il disait souvent que c'était un prénom idiot, qui convenait à une vache ou à une jument boiteuse.
— Laissez-moi réfléchir...
Il roulait alors les yeux vers le plafond comme s'il cherchait la métaphore adéquate.
— C'est comme de la dentelle fragile au clair de lune. Non, pas au clair de lune... au crépuscule. Bref, c'est fragile et délicat, comme votre âme... Que quelqu'un me remplisse mon verre. Je suis capable de trouver de meilleures images que ça.
Christine, à sa manière très terre à terre, interrompit le monologue en demandant si le dîner était bientôt prêt. Carl feignit d'être scandalisé :
— Comment une créature aussi belle que vous peut-elle penser à manger en un moment pareil ? s'écria-t-il.
Mais Corinne aussi avait faim. Tout le monde s'installa donc à la table, et Carl était toujours rouge comme une betterave. Son regard larmoyant allait et venait d'une femme à l'autre, comme s'il se demandait laquelle il lècherait d'abord. Il était tout à fait d'humeur à les lécher de la tête aux pieds. Après avoir avalé quelques bouchées, il se leva et entreprit de peloter Corinne en lui bavant presque dessus. Puis, saisi de frénésie, il se tourna vers Christine et se mit à s'occuper d'elle. Elle ne dit pas non et bientôt ils se retrouvèrent tous deux passablement hébétés. Elles se demandaient probablement comment la soirée allait se terminer.
Je n'avais toujours pas touché Christine. J'étais curieux d'observer son comportement — sa façon de parler, de rire, de manger et de boire. Carl remplissait les verres sans arrêt comme si nous buvions de la limonade. Christine me semblait timide, mais le vin fit bientôt son effet. Je sentis une main sur ma cuisse, qui me serrait. Je la saisis et la plaçai entre mes jambes. Mais elle la retira aussitôt, comme effrayée.
Carl se mit à la bombarder de questions sur Copenhague, sur ses enfants, sur sa vie maritale. (Il avait oublié que son mari était mort.) Soudain, sautant du coq à l'âne, il lui décocha un regard malicieux et fit :
— Ecoute, petite*, y a une chose que j'aimerais bien savoir : est-ce qu'il te baise de temps en temps, ton jules ?
Christine devint écarlate. Le regardant dans le blanc des yeux, elle lui répondit d'une voix d'outre-tombe :
— Il est mort, mon mari*.
N'importe qui en eût été mortifié. Mais pas Carl. Il se leva, puis de l'air le plus naturel et décontracté du monde, s'approcha d'elle pour l'embrasser chastement sur le front.
— Je t'aime*, lui dit-il avant de rejoindre sa chaise.
La seconde suivante, il pérorait sur les épinards, nous disant combien ils étaient bons crus.
Il y a quelque chose chez les Scandinaves que je ne comprends pas. Je n'en ai jamais rencontré un, homme ou femme, que j'aie réellement pu dérider. Je ne veux pas dire par là que la présence de Christine nous faisait l'effet d'une douche froide. Bien au contraire, la soirée avançait comme une machine bien huilée. Une fois le dîner terminé, Carl transporta son acrobate sur le divan. Je m'allongeai sur le tapis avec Christine dans la pièce voisine. Il y eut d'abord un peu de bagarre, mais dès que je lui fis ouvrir les jambes et que le jus se mit à couler, elle s'y attela avec un bel entrain. Après quelques spasmes, elle fondit en larmes. Elle pleurait à cause de son mari défunt, me confia-t-elle. Cela me sembla parfaitement loufoque. J'avais envie de lui dire :
— Pourquoi parler de ça maintenant ?
Je cherchai à sonder le fond de sa pensée sur le sujet de feu son mari. A ma grande surprise, elle me répondit ceci :
— Que penserait-il de moi s'il me voyait ici allongée par terre avec vous ?
Cette explication me parut si ridicule que je songeai un moment à lui administrer une bonne fessée. L'envie diabolique me prit de lui faire faire des choses qui justifieraient pour de bon sa honte et son remords.
A cet instant précis j'entendis Carl se lever puis aller à la salle de bains. Je l'appelai pour qu'il vienne boire un verre avec nous.
— Attendez une minute, dit-il. Cette salope saigne comme un porc qu'on égorge.
Quand il fut ressorti de la salle de bains, je lui dis en anglais de tenter sa chance avec Christine. Puis je m'excusai et allai à la salle de bains. A mon retour, Christine était toujours allongée par terre et elle fumait une cigarette. Allongé près d'elle, Carl essayait gentiment de lui ouvrir les jambes. Mais elle restait froide comme un glaçon, les jambes croisées, le visage sans expression. Je remplis les verres et allai dans l'autre pièce bavarder avec Corinne. Elle aussi était allongée avec une cigarette entre les lèvres, prête, j'imagine, à une autre baisade avec le premier venu. Je m'assis près d'elle et entrepris de la baratiner pour donner à Carl le temps de loger son bout.
Alors que je pensais que tout marchait comme sur des roulettes, Christine fit soudain irruption dans la pièce. Dans le noir, elle trébucha contre le divan. Je la saisis à bras-le-corps et l'installai à côté de Corinne. Carl arriva alors et se jeta sur le divan. Tout le monde était silencieux. Nous nous installions le plus confortablement possible. Par hasard, ma main toucha un sein nu. Il était ferme et plantureux, le mamelon dur et tentant. Je le gobai aussitôt. Je reconnus alors le parfum de Christine. Remontant pour chercher ses lèvres, je sentis une main se faufiler dans ma braguette. Alors que je glissai ma langue dans sa bouche, je me déplaçai un peu pour permettre à Corinne de sortir ma queue. L'instant d'après, je sentis son haleine chaude dessus. Pendant qu'elle me picorait la queue de baisers, je serrais Christine avec passion, lui mordant les lèvres, la langue, la gorge. Apparemment en proie à une excitation inhabituelle, elle émettait les grognements les plus bizarres et gesticulait en tous sens. Ses bras faisaient comme un étau autour de mon cou ; sa langue semblait gonflée de sang. Je me débattis pour libérer ma queue de la fournaise brûlante de la bouche de Corinne, mais en vain. Doucement, j'essayai de me dégager, mais elle s'y accrochait comme un poisson, la retenant avec les dents.
Pendant ce temps-là, Christine se trémoussait plus violemment, comme dans les affres de l'orgasme. Je réussis à dégager mon bras, jusque-là coincé sous son dos, et à glisser la main le long de sa poitrine. Juste en-dessous de la taille, je sentis quelque chose de dur et couvert de poils. Mes doigts y plongèrent.
— Hé, c'est moi ! protesta Carl en levant la tête.
Christine essaya alors de m'arracher à Corinne, mais l'acrobate refusait de me lâcher. Carl se jeta ensuite sur Christine qui perdait littéralement la tête. Ma position allongée me permit bientôt de lui titiller le cul tandis que Carl la limait. A la voir se trémousser, gémir et baragouiner, je crus qu'elle allait devenir folle.
Soudain, ce fut terminé. Christine bondit brusquement hors du lit et fila à la salle de bains. Nous restâmes tous trois silencieux pendant quelques instants. Puis, comme si on nous avait tous chatouillés au même endroit, nous éclatâmes de rire. De nous trois, c'était Carl qui riait le plus fort — un de ces fous rires qui menaçaient de ne jamais s'arrêter.
Nous riions toujours quand la porte de la salle de bains s'ouvrit violemment. Christine se campa dans le rectangle de lumière éblouissante, le visage écarlate, et demanda d'une voix furieuse où était son manteau.
— Vous êtes répugnants ! cria-t-elle. Je veux sortir d'ici !
Carl essaya bien d'arranger les choses, mais je l'interrompis en disant :
— Qu'elle s'en aille donc, si elle le désire.
Je ne pris même pas la peine de me lever pour retrouver les affaires de Christine. J'entendis Carl lui susurrer quelque chose à voix basse, puis la voix rageuse de Christine qui lui répondait :
— Laissez-moi tranquille — espèce de cochon répugnant !
Là-dessus la porte claqua : elle était partie.
— Voilà bien ta beauté Scandinave, dis-je.
— Mouais, mouais, marmonna Carl qui, la tête baissée, marchait de long en large. Dommage, dommage, grommela-t-il.
— Qu'est-ce qui est dommage ? protestai-je. Ne dis pas de bêtises ! Elle ne s'est jamais autant amusée que ce soir.
Il se mit soudain à pouffer de rire comme un demeuré.
— Et si elle avait la chtouille ? dit-il avant de foncer à la salle de bains où il se gargarisa bruyamment. Ecoute, Joey ! me cria-t-il en crachant, pourquoi a-t-elle pris la mouche comme ça ? Parce qu'on riait trop fort ?
— Toutes les mêmes, dit Corinne. La pudeur*.
— J'ai faim, dit Carl. Remettons-nous à table pour un deuxième dîner. Peut-être qu'elle va changer d'avis et revenir.
Il marmonna quelque chose, puis ajouta, comme pour résumer la situation :
— Tout ça n'a pas de sens.
Henry Miller
New York
Mai 1940.
Récrit à Big Sur, mai 1956.