J'écris, la nuit tombe et les gens vont dîner. Ce fut une journée grise, telle qu'on en voit souvent à Paris. Faisant le tour du pâté de maisons pour me changer les idées, je ne pouvais m'empêcher de penser au contraste saisissant qui existait entre ces deux villes (New York et Paris). C'est la même heure, le même type de journée, et pourtant même le mot « gris », qui fit surgir en moi cette association, n'a presque rien à voir avec ce gris1 qui, pour des oreilles françaises, est capable d'évoquer tout un univers de pensées et de sensations. Autrefois, lorsque je déambulais dans les rues de Paris et que j'étudiais les aquarelles exposées dans les vitrines, je fus frappé par l'absence singulière de ce que les peintres appellent le gris de Payne. Je fais cette remarque parce que, comme chacun sait, Paris est surtout une ville grise. Et puis aussi parce que les aquarellistes américains usent et abusent de ce gris préfabriqué. En France la gamme des gris est apparemment illimitée ; ici, l'effet même du gris est perdu.
Je pensais à cet immense univers de grisaille que je connaissais à Paris, car à cette heure, quand d'ordinaire je marchais vers les boulevards, je me retrouve avec l'envie de rentrer chez moi pour écrire : une inversion radicale de mes habitudes. Là-bas j'aurais terminé ma journée et d'instinct je sortirais pour me mêler à la foule des rues. Ici, la foule, sans aucune couleur ni nuance, sans caractère, me renvoie à moi-même, m'oblige à retourner à ma chambre, à chercher dans mon imagination les éléments d'une vie que j'ai laissée derrière moi, et qui, brassés et assimilés, me rendront ces gris doux et naturels si indispensables à la création d'une existence pleine et harmonieuse. Regarder le Sacré-Cœur de n'importe quel endroit de la rue Laffitte par une journée comme celle-ci, à cette heure-ci, suffirait à me plonger dans l'extase. Il en allait ainsi même lorsque la faim me tenaillait et que je n'avais aucun endroit où dormir. Ici, même si j'avais mille dollars en poche, je ne connais aucun spectacle susceptible de faire naître en moi un ravissement comparable.
Par une grise journée parisienne je me retrouvais souvent en train de marcher vers la place Clichy à Montmartre. De Clichy à Aubervilliers on longe toute une série de cafés, de restaurants, de cinémas, de magasins de vêtements masculins, d'hôtels et de bordels. C'est le Broadway de Paris qui correspond à cette petite portion située entre les Quarante-deuxième et Cinquante-troisième rues. Broadway, c'est la vitesse, le vertige, l'éblouissement, et nul part où s'asseoir. Montmartre est indolent, paresseux, indifférent, quelque peu miteux et sordide, séduisant plutôt que tapageur, non pas scintillant mais luisant comme des braises sous la cendre. Broadway paraît excitant, voire parfois magique, mais il est sans flamme ni chaleur, c'est un étalage d'amiante brillamment éclairé, le paradis des agents publicitaires. Montmartre est usé, délavé, flétri, ouvertement vicieux, mercenaire et vulgaire. Bref, il est plus repoussant que séduisant, mais insidieusement repoussant, comme le vice lui-même. Il y a des estaminets presque exclusivement fréquentés par des putains, des maquereaux, des truands et des joueurs, qui, même si vous passez mille fois devant sans y entrer, finissent par vous happer et vous avoir. Dans les ruelles donnant sur le boulevard, il y a des hôtels d'une laideur si affreuse que vous tremblez à la seule idée d'y entrer, mais il est pourtant inévitable qu'un jour ou l'autre vous y passerez une nuit, voire une semaine ou un mois. Peut-être même vous attacherez-vous à ce bouge au point de découvrir un jour que toute votre existence en a été transformée, et ce qu'autrefois vous trouviez sordide, crasseux et misérable sera devenu fascinant, tendre et beau. A mon avis, ce charme insidieux de Montmartre est largement dû aux trafics sexuels qui s'y étalent au grand jour. La sexualité, surtout lorsqu'elle est commercialisée, n'a rien de romantique ; mais elle crée une atmosphère, puissante et nostalgique, beaucoup plus exaltante et séduisante que les illuminations tapageuses de Broadway. Il est même assez évident que la sexualité s'épanouit mieux dans une lumière tamisée, sous un éclairage louche : elle prend ses aises dans le clair-obscur et non dans l'éclat des néons.
D'un côté de la place Clichy se trouve le café Wepler qui fut longtemps mon repaire préféré. Je m'y suis assis, à l'intérieur ou sur la terrasse, par tous les temps. Je le connaissais comme un livre. Les visages des serveurs, des directeurs, des caissières, des putains, des habitués, même ceux des dames des lavabos sont gravés dans ma mémoire comme les illustrations d'un livre que je lirais tous les jours. Je me rappelle la première fois où j'entrai au Wepler, en 1928, avec ma femme sur les talons ; je me souviens de ma stupéfaction lorsque je vis une putain s'écrouler ivre morte sur l'une des petites tables de la terrasse, sans que personne ne vienne l'aider. L'indifférence stoïque des Français me bouleversa et me fit horreur ; c'est d'ailleurs toujours le cas, malgré toutes les qualités que je leur ai découvertes depuis.
— C'est rien. Juste une putain... Elle a bu un coup de trop.
J'entends toujours ces mots. Aujourd'hui encore ils me font frissonner. Mais c'est très français, cette attitude, et si vous n'apprenez pas à l'accepter, votre séjour en France risque de ne pas être très agréable.
Par une journée grise, quand il faisait froid partout sauf dans les grands cafés, je goûtais à l'avance le plaisir de passer une heure ou deux au Wepler avant d'aller dîner. La lueur rose qui nimbait toute la salle émanait des putains qui se rassemblaient d'ordinaire près de l'entrée. A mesure qu'elles s'égaillaient parmi les clients, la salle devenait non seulement chaude et rose, mais parfumée. Elles voletaient dans le jour déclinant comme des lucioles parfumées. Celles qui n'avaient pas eu la chance de trouver un client regagnaient lentement la rue, puis revenaient d'habitude au bout d'un petit moment pour reprendre leur place initiale. D'autres entraient d'un pas assuré, toutes pimpantes et prêtes à leur soirée de travail. Le coin où elles se réunissaient ressemblait à la Bourse où se négociait le marché du sexe, lequel avait ses hauts et ses bas, comme n'importe quel marché. Une journée pluvieuse était d'habitude une bonne journée, me semblait-il. Comme dit le proverbe, il n'y a que deux choses à faire quand il pleut, et les putains ne perdaient jamais leur temps à jouer aux cartes.
Ce fut en fin d'après-midi, par une journée pluvieuse, que je remarquai une nouvelle venue au café Wepler. Je venais de faire des courses et j'avais les bras pleins de livres et de disques. Sans doute ce jour-là avais-je reçu d'Amérique une somme inattendue, car malgré tous mes achats il me restait encore quelques centaines de francs en poche. Je m'assis près de la Bourse du sexe, parmi un essaim de putains avides et affamées auxquelles je n'avais aucun mal à échapper, car je n'avais d'yeux que pour cette ravissante beauté installée à l'écart dans un recoin éloigné du café. Je la pris pour une jeune femme séduisante qui avait rendez-vous avec son amoureux et qui était peut-être arrivée en avance. Elle avait à peine touché à l'apéritif posé sur sa table. Elle regardait droit dans les yeux les hommes qui passaient devant elle, mais cela ne prouvait rien, car contrairement aux Anglaises et aux Américaines, les Françaises ne détournent pas le regard. Elle s'intéressait donc tranquillement à ce qui se passait autour d'elle, mais sans faire le moindre effort pour attirer l'attention. Elle était discrète et fière, élégante et sûre d'elle. Elle attendait. Moi aussi, j'attendais. J'étais curieux de voir qui elle attendait. Au bout d'une demi-heure, pendant laquelle je croisai et soutins son regard un certain nombre de fois, j'acquis la conviction qu'elle attendait quiconque saurait l'aborder correctement. D'habitude un simple signe de la tête ou de la main suffit : la fille quitte sa table et vous rejoint — s'il s'agit bien de ce genre de fille. Mais je n'en étais pas encore vraiment sûr. Elle me paraissait trop bien, trop chic, trop... raffinée, dirais-je.
Lorsque le serveur passa à nouveau devant moi, je la lui montrai et lui demandai s'il la connaissait. Il me répondit que non et je le priai d'aller l'inviter à se joindre à moi. J'observai le visage de la fille lorsque le serveur lui transmit mon invitation. Tout excité, je la vis sourire et regarder de mon côté comme si elle me reconnaissait. Je m'attendais à ce qu'elle se lève tout de suite pour me rejoindre, mais elle resta assise et sourit encore, plus discrètement cette fois, puis elle tourna la tête et sembla regarder rêveusement par la fenêtre. J'attendis quelques instants, puis, constatant qu'elle n'avait guère l'intention de bouger, je me levai et allai à sa table. Elle m'accueillit assez cordialement, comme un ami, mais je la sentis un peu froissée, presque gênée. Sans être vraiment certain qu'elle me le permettrait, je m'assis néanmoins et après avoir commandé à boire, j'engageai aussitôt la conversation. Sa voix était encore plus séduisante que son sourire ; harmonieuse, assez grave et rauque, c'était la voix d'une femme heureuse d'être en vie et qui aime le plaisir, d'une femme sans souci ni argent, mais prête à tout pour conserver le peu de liberté qu'elle possède. C'était la voix d'une femme généreuse et dépensière ; elle vous touchait davantage au ventre qu'au cœur.
Je fus surpris, je l'avoue, lorsqu'elle m'expliqua d'emblée que j'avais commis un faux pas* en la rejoignant à sa table.
— Je croyais que vous aviez compris, dit-elle, que je vous retrouverais dehors. C'est ce que j'essayais de vous faire comprendre par signes télégraphiques.
Elle laissa entendre qu'elle ne voulait pas qu'on la prenne ici pour une professionnelle. Je m'excusai de la gaffe que je venais de commettre et lui proposai de me retirer, ce qu'elle prit pour une preuve de ma délicatesse ; afin de m'en remercier, elle me serra la main et me sourit gentiment.
— Qu'est-ce que tout ça ? demanda-t-elle, changeant aussitôt de sujet en faisant mine de s'intéresser aux paquets que j'avais posés sur la table.
— Rien que des livres et des disques, dis-je en sous-entendant que cela ne l'intéresserait guère.
— Des auteurs français ? reprit-elle d'une voix qui me parut sincèrement enthousiaste.
— Oui, répondis-je, mais plutôt ennuyeux, je le crains. Proust, Céline, Elie Faure... Vous préférez Maurice Dekobra, non ?
— Laissez-moi les regarder, s'il vous plaît. Je veux savoir quelle sorte de livres français lit un Américain.
Je défis le paquet et lui tendis le Elie Faure. C'était La Danse sur le feu et l'eau. Elle le feuilleta en souriant, s'exclama doucement à la lecture de certains passages. Puis elle reposa le livre sur la table, le ferma et plaça la main dessus comme pour le maintenir fermé.
— Assez, parlons de choses plus intéressantes.
Après un instant de silence, elle ajouta :
— Celui-là, est-il vraiment français * ?
— Un vrai de vrai*, répondis-je avec un large sourire.
Elle parut intriguée.
— C'est du très bon français, poursuivit-elle comme pour elle-même. Et pourtant, ce n'est pas français non plus... Comment dirais-je * ?
J'allais lui déclarer que je comprenais parfaitement quand elle recula contre le dossier de la banquette, me prit la main et avec un sourire candide qui soulignait sa rouerie, me dit :
— Voyez-vous, je suis la paresse même. Je n'ai pas la patience de lire un livre. Cela dépasse les capacités de mon pauvre cerveau.
— Il y a beaucoup d'autres choses intéressantes dans la vie, répondis-je en lui rendant son sourire.
En même temps, je posai la main sur sa jambe et la serrai affectueusement. Aussitôt sa main recouvrit la mienne et la fit remonter vers la partie douce et charnue de la cuisse. Ensuite, presque au même instant, elle retira ma main avec un :
— Assez, nous ne sommes pas seuls ici*.
Très détendus, nous sirotions nos apéritifs. Je n'avais aucunement l'intention de précipiter les choses. D'abord, sa conversation m'enchantait trop ; son cachet me disait qu'elle n'était pas parisienne. Elle s'exprimait en un français très pur qui comblait de plaisir l'étranger que j'étais. Elle articulait avec soin tous les mots et n'employait jamais d'expressions argotiques ou familières. Les syllabes sortaient de sa bouche parfaitement formées, presque au ralenti, comme si elle les avait fait rouler sur son palais avant de les livrer à ce vide où le son aussi bien que le sens se transforment si vite. Sa paresse, qui était voluptueuse, recouvrait ses mots d'un fin duvet et ils flottaient jusqu'à mes oreilles comme de petites boules cotonneuses. Son corps était lourd, terrien, mais les sons qui montaient de sa gorge évoquaient les notes cristallines d'une cloche.
Elle était faite pour ça, comme on dit, mais elle ne me donna pas l'impression d'être une putain endurcie. Je savais qu'elle partirait avec moi et accepterait mon argent — mais cela ne suffit pas à faire d'une femme une putain.
Elle me toucha avec délicatesse, et comme un phoque dressé ma bite bondit de joie.
— Contrôlez-vous, murmura-t-elle. C'est très mauvais de s'exciter trop vite.
— Allons-nous-en, dis-je en appelant le serveur.
— D'accord, allons quelque part où nous pourrons causer tranquillement.
Pas trop de parlote, pensai-je en prenant mes affaires avant de l'accompagner dans la rue. Quel cul merveilleux ! remarquai-je en la regardant franchir la porte à tambour. Je la voyais déjà pendue au bout de ma queue comme un splendide morceau de viande fraîche qu'on va saler et préparer.
Alors que nous traversions le boulevard, elle me dit combien elle était heureuse d'être tombée sur quelqu'un comme moi. Elle ne connaissait personne à Paris et elle s'ennuyait. Accepterais-je de la prendre sous mon aile, de lui faire visiter la ville ? Comme ce serait amusant de se faire guider par un étranger dans la capitale de son propre pays ! Etais-je jamais allé à Amboise, à Blois ou à Tours ? Peut-être pourrions-nous y faire un voyage ensemble ?
— Ça vous plairait * ?
Nous marchions ainsi en bavardant, jusqu'à ce que nous arrivions devant un hôtel qu'elle paraissait connaître.
— C'est propre et confortable ici, dit-elle. Et puis, si jamais on a froid, on pourra toujours se réchauffer au lit.
Elle me serra affectueusement le bras.
La chambre était douillette comme un nid. J'attendis un moment le savon et les serviettes, je donnai un pourboire à la femme de chambre, puis fermai la porte à clef. Elle avait enlevé son chapeau et sa fourrure ; debout à la fenêtre elle attendait de m'embrasser. Quelle chair chaude et plantureuse ! J'eus l'impression qu'elle allait se liquéfier à mon seul contact. Au bout d'un moment, nous commençâmes à nous déshabiller. Je m'assis au bord du lit pour défaire mes lacets. Debout tout près de moi, elle retirait ses vêtements. Quand je levai les yeux, elle ne portait plus que ses bas. Elle restait là, attendant sans doute que je l'examine sous toutes les coutures. Je me levai et l'enlaçai encore, laissant mes paumes se promener à loisir sur les plis de cette chair généreuse. Enfin elle se déroba et, me tenant à bout de bras, me demanda avec une timidité feinte si je n'étais pas un peu déçu.
— Déçu ? répétai-je. Mais que veux-tu dire ?
— Je ne suis pas trop grosse ? dit-elle en baissant les yeux vers son nombril.
— Toi, trop grosse ? Mais tu es merveilleuse. On dirait un Renoir.
Elle rougit.
— Un Renoir ? s'étonna-t-elle, à croire qu'elle n'avait jamais entendu le nom de ce peintre. Non, tu plaisantes.
— Bah, ça ne fait rien. Viens ici, laisse-moi te caresser un peu la chatte.
— Attends, il faut d'abord que je fasse ma toilette.
S'approchant du bidet*, elle dit :
— Mets-toi donc au lit, et chauffe-le bien avant que j'arrive.
Je me déshabillai rapidement, me lavai la queue par pure politesse et plongeai entre les draps. Le bidet* était juste à côté du lit. Lorsqu'elle eut fini ses ablutions, elle entreprit de se sécher avec la serviette mince, tout usée. Je me penchai alors pour m'emparer de cette masse de poils touffus, encore trempés de rosée. Elle me repoussa dans le lit puis, s'allongeant sur moi, me prit aussitôt la queue dans sa bouche rouge et chaude. Je glissai un doigt en elle pour la faire juter un peu. Puis, l'attirant sur moi, je l'estoquai jusqu'à la garde. C'était l'un de ces cons qui me vont comme un gant. Ses contractions musculaires fort habiles me firent bientôt haleter. Et tout le temps, elle me léchait le cou, les aisselles, les oreilles. Mes deux mains la faisaient monter et descendre, son bassin tournait tant et plus. Enfin, avec un grognement, elle se laissa aller sur moi de tout son poids ; je la fis rouler sur le dos, lui levai les jambes par-dessus mes épaules et l'attaquai bille en tête. Je crus que je n'arrêterais jamais de jouir ; cela jaillit comme l'eau d'un tuyau d'arrosage. Quand je me retirai, il me sembla que je bandais encore plus qu'avant de me mettre la queue au chaud.
— Ça, c'est quelque chose*, dit-elle en me tripotant la bite d'une main experte. Tu sais t'y prendre, toi, hein ?
On se leva, se lava, puis on retourna vite au lit. Appuyé sur un coude, je promenais ma main le long de son corps. Elle restait allongée, les yeux brillants, parfaitement détendue, les jambes ouvertes, la chair frémissante. Pendant quelques minutes, pas un mot ne fut prononcé. Je lui allumai une cigarette, la glissai entre ses lèvres, puis me rallongeai au creux du lit, contemplant béatement le plafond.
— On va se revoir ? lui demandai-je après un moment.
— Ça dépend de toi, dit-elle en aspirant profondément une bouffée.
Elle se retourna pour éteindre sa cigarette, s'approcha de moi, me regarda en souriant, puis reprit son sérieux pour me dire de sa voix grave et roucoulante :
— Ecoute, il faut que je te parle sérieusement. J'aimerais te demander un grand service... J'ai des ennuis, de graves ennuis. Tu m'aiderais, si je te le demandais ?
— Bien sûr, dis-je. Mais comment ?
— J'ai besoin d'argent, reprit-elle d'une voix calme et posée. De beaucoup d'argent... Il me le faut absolument. Je ne veux rien t'expliquer. Je te demande juste de me croire, d'accord ?
Je me penchai pour attraper mon pantalon sur la chaise. Je sortis de la poche tous les billets et la monnaie qu'elle contenait, et les lui tendis.
— Je te donne tout ce que j'ai. Je ne peux pas faire plus.
Elle posa l'argent près d'elle sur la table de nuit sans le compter, puis elle m'embrassa sur le front.
— Tu es un ange, me dit-elle.
Elle resta penchée au-dessus de moi, son regard plongeant dans le mien avec une gratitude muette et étranglée, puis elle m'embrassa sur la bouche, sans passion cette fois, mais lentement, langoureusement, comme pour m'exprimer une affection qu'elle ne pouvait manifester par des mots et que sa délicatesse l'empêchait de montrer en m'offrant son corps.
— Je ne peux rien te dire pour l'instant, fit-elle en se laissant retomber sur l'oreiller. Je suis émue, c'est tout*.
Puis, après un bref silence, elle ajouta :
— C'est quand même bizarre qu'il faille compter davantage sur un étranger que sur ses compatriotes. Vous autres, les Américains, vous êtes très bons, très doux. Nous avons beaucoup à apprendre de vous.
C'était pour moi une si vieille rengaine que j'eus presque honte de passer une fois encore pour l'Américain généreux. Je lui expliquai qu'il s'agissait d'un simple hasard, que d'habitude j'avais beaucoup moins d'argent. A cela, elle répliqua que mon geste en était d'autant plus merveilleux.
— Un Français aurait tout de suite caché son magot, dit-elle. Jamais il ne donnerait ça à la première fille qu'il rencontre et qui lui demande de l'argent. D'abord, il ne la croirait jamais. « Je connais la chanson* », dirait-il aussitôt.
Je n'ajoutai rien. C'était vrai, et en même temps ça ne me convainquait pas. Il faut de tout pour faire un monde ; même si jusque-là je n'avais jamais rencontré un Français généreux, je croyais à leur existence. Si je lui avais parlé de la pingrerie de mes propres amis et compatriotes, elle ne m'aurait jamais cru. Et si j'avais ajouté que ce n'était pas la générosité qui m'avait poussé, mais la pitié envers moi-même, comme si je m'étais donné cet argent à moi (car personne ne peut être plus généreux que moi envers soi-même), elle m'aurait sans doute cru un peu fêlé.
Je me rapprochai d'elle pour enfouir ma tête entre ses seins. Puis je me faufilai un peu plus bas et lui léchai le nombril. Plus bas encore pour embrasser sa touffe luxuriante. Elle attira lentement ma tête vers la sienne et, me faisant monter sur elle, m'enfonça sa langue dans la bouche. Aussitôt ma queue fut au garde-à-vous et glissa en elle aussi naturellement qu'une locomotive entre en gare. J'avais une de ces longues bandaisons interminables qui affolent les femmes. Je la tisonnais tant et plus, dans un sens puis dans l'autre, et ensuite sur le côté, enfin je dégainai lentement pour lui masser les lèvres de la vulve avec mon gland brûlant. Pour finir, je me retirai tout à fait pour promener ma queue sur ses seins. Elle la regardait avec stupéfaction.
— Tu as joui ? demanda-t-elle.
— Non. Maintenant, essayons autre chose.
Je la tirai hors du lit et la plaçai en position pour l'enfiler par-derrière. Elle passa la main par-dessous pour l'introduire elle-même en tortillant du cul de manière aguichante. Je la saisis fermement aux hanches et la lui enfonçai jusqu'à la garde.
— Oh, oh ! C'est merveilleux, merveilleux*, gémit-elle en roulant du cul avec un rythme affolant.
Je me retirai encore, histoire de prendre un peu l'air, frottant doucement ma queue contre ses fesses.
— Non, non, me pria-t-elle, pas comme ça. Mets-la-moi, mets-la-moi à fond... Je ne peux plus attendre.
A nouveau, elle coula la main jusqu'à mon entrejambe et la mit en batterie, se cambrant tant qu'elle pouvait, relevant le cul comme pour décrocher le lustre. Je sentis l'orgasme venir, se déclencher au milieu de ma colonne vertébrale ; je pliai un peu les genoux et l'enfonçai encore d'un cran ou deux. Et puis boum ! c'est parti comme une fusée.
Il était largement l'heure de dîner lorsque nous nous quittâmes dans la rue devant une pissotière. Je n'avais pris aucun rendez-vous avec elle, je ne lui avais même pas demandé son adresse. Il était tacite entre nous que je pourrais la retrouver au café. Alors que nous prenions congé, je pensai brusquement que je ne connaissais même pas son nom. Je la rappelai et lui demandai, non pas son nom de famille, mais son prénom.
— N-Y-S, dit-elle en l'épelant. Comme la ville de Nice.
Je m'éloignai en me le répétant plusieurs fois. Je n'avais jamais rencontré de fille portant ce prénom. Cela évoquait le nom d'une pierre précieuse.
Arrivé place Clichy, je m'aperçus que j'avais une faim de loup. Je m'arrêtai devant un restaurant de fruits de mer avenue de Clichy et j'étudiai le menu affiché à l'extérieur. J'avais envie de clams, de langouste, d'huîtres, d'escargots, de poisson grillé, d'une omelette aux tomates, de tendres pointes d'asperge, d'un fromage savoureux et de pain, d'une bouteille de vin frappé, de figues et de noix. Je glissai la main dans ma poche comme je fais chaque fois avant d'entrer dans un restaurant, et j'y trouvai un sou minuscule.
« Merde alors, pensai-je, elle aurait quand même pu me laisser cinq ou six francs. »
Je repartis à bonne allure vers la maison pour voir s'il restait quelque chose dans le garde-manger. Il y avait une bonne demi-heure de marche jusqu'à l'endroit où nous vivions à Clichy, au-delà des portes. Carl aurait déjà dîné, mais il resterait peut-être un croûton de pain et un peu de vin sur la table. Je marchais de plus en plus vite, ma faim augmentant à chaque pas.
Lorsque je fis irruption dans la cuisine, je compris au premier coup d'œil qu'il n'avait pas mangé. Je fouillai partout mais ne trouvai pas le moindre croûton. Il n'y avait même pas de bouteilles vides dont j'aurais pu encaisser la consigne. Je paniquai. Je ressortis à toute vitesse, décidé à demander crédit au petit restaurant proche de la place Clichy où je mangeais souvent. Juste devant ce restaurant je me dégonflai et tournai les talons. Je me mis alors à déambuler sans but en espérant tomber par miracle sur une connaissance. J'errai ainsi pendant environ une heure, puis je me sentis si épuisé que je décidai de rentrer chez moi et de me coucher. En chemin, je pensai à un ami, un Russe, qui habitait près des boulevards extérieurs. Il y avait des siècles que je ne l'avais pas vu. Aurais-je le culot de me pointer chez lui comme un cheveu sur la soupe pour lui demander de me dépanner ? J'eus alors une idée de génie : j'allais rentrer chez moi, prendre les disques et les lui offrir en guise de petit cadeau. Ainsi, il me serait plus facile, après quelques préliminaires, de parler sandwiches ou gâteaux. J'accélérai le pas, mais j'en avais plein les pattes et j'étais crevé.
Lorsque j'arrivai chez moi, je m'aperçus qu'il était près de minuit. Cela m'acheva. Inutile désormais de poursuivre mes prospections ; je ferais mieux de me coucher en espérant que les choses s'arrangeraient demain matin. En me déshabillant, j'eus une autre idée, cette fois peut-être pas une idée de génie, mais quand même... Je me dirigeai vers l'évier, ouvris le petit placard où se trouvait la poubelle. Je retirai le couvercle et regardai dedans. Tout au fond, il y avait quelques os et un bout de pain rassis. Je repêchai le bout de pain, nettoyai soigneusement les saletés collées dessus afin d'en gaspiller le moins possible. Puis je le plaçai sous le robinet pour bien l'humecter. Alors je mordis dedans, lentement, en savourant la moindre miette. A mesure que j'avalais, un sourire s'épanouit sur mon visage, de plus en plus large. Demain, pensai-je, je retournerai à la librairie et je leur proposerai de reprendre leurs livres à moitié prix, au tiers ou au quart de leur prix. Pareil pour les disques. Ça me rapporterait au moins dix francs. Après ça, je prendrais un bon petit déjeuner, et puis... Eh bien, ensuite tout pouvait arriver. On verrait... Je souris encore, comme après un bon repas. Je me sentais maintenant d'excellente humeur. Cette Nys s'était probablement envoyé un bon gueuleton. Peut-être avec son amant. Je n'en doutais pas une seconde : elle avait un amant. Son grand problème, son souci de chaque instant était sans doute de le nourrir convenablement, de lui payer une belle garde-robe et toutes les babioles qui lui faisaient envie. Bah, ç'avait été un coup formidable, même si je m'étais fait baiser dans l'histoire. Je la voyais porter sa serviette à ses lèvres rouges et charnues pour essuyer la sauce du bon poulet qu'elle avait commandé. Je m'interrogeai sur ses goûts en matière de vins. Si seulement nous pouvions partir pour la Touraine ! Mais ça me coûterait un sacré paquet de blé. Je n'avais jamais eu assez d'argent pour ça. Jamais. N'importe, rêver n'a jamais fait de mal à personne. Je bus encore un verre d'eau. Au moment de ranger le verre, je repérai un bout de roquefort dans un coin du placard. Ah ! Si j'avais pu trouver un autre morceau de pain ! Pour m'assurer que je n'avais rien oublié, je rouvris la poubelle. Quelques os répandus sur une couche de moisi me rendirent mon regard.
Je voulais un autre morceau de pain, je le voulais désespérément. Peut-être pouvais-je emprunter un croûton à un locataire voisin ? J'ouvris la porte du couloir et sortis sur la pointe des pieds. Il régnait un silence de mort. Je collai mon oreille à l'une des portes pour écouter. Un enfant toussa faiblement. Inutile. Même si quelqu'un ne dormait pas, ça ne se faisait pas. Pas en France. Qui a jamais entendu parler d'un Français frappant chez son voisin au cœur de la nuit pour lui demander un bout de pain ?
— Merde alors ! marmonnai-je. Quand je pense à tout le pain que j'ai balancé dans cette poubelle !
Résigné, je mordis dans mon roquefort. Il était vieux et rance ; il s'effritait, comme un morceau de plâtre qu'on aurait trempé dans l'urine. Quelle salope, cette Nys ! Si seulement je connaissais son adresse, j'irais la supplier de me prêter quelques francs. J'ai été complètement idiot de ne pas garder au moins un peu de monnaie. Donner de l'argent à une putain revient à le jeter dans un égout. Son grand besoin ! Un corsage supplémentaire, sans doute, ou une paire de bas en soie aperçus dans une vitrine.
Je me retrouvai bientôt dans une fureur noire. Tout ça parce qu'il ne restait pas une seule miette de pain dans la maison. Quelle bêtise ! Complètement idiot ! Dans mon délire, je me mis à rêver à des milk shakes maltés, me rappelant qu'en Amérique il y en avait toujours un verre supplémentaire qui vous attendait dans le shaker. Ce verre de rab m'obsédait. En Amérique il y avait toujours plus que nécessaire, jamais moins. En me déshabillant, je me tâtai les côtes. Elles saillaient comme le soufflet d'un accordéon. Cette petite salope bien dodue, cette Nys ne souffrait certainement pas de sous-alimentation. Une fois encore : merde ! Et au lit.
Je m'étais à peine glissé sous les couvertures que je me remis à rire. Cette fois c'était terrifiant. Je suis parti d'un rire si hystérique que je ne pouvais plus m'arrêter. On aurait dit mille chandelles romaines explosant en même temps. Peu importaient mes pensées — et Dieu sait que j'essayais de penser à des choses tristes, voire terribles —, mon rire continuait. A cause d'un petit morceau de pain ! C'était la phrase qui me revenait régulièrement à l'esprit et qui me plongeait dans d'interminables crises de fou rire.
J'étais seulement couché depuis une heure quand j'entendis Carl ouvrir la porte. Il alla droit dans sa chambre et referma sa porte. Je fus sacrément tenté de lui demander d'aller m'acheter un sandwich et une bouteille de vin. Puis j'eus une meilleure idée. Je me lèverais de bonne heure, pendant qu'il dormirait encore comme un loir, et je lui ferais les poches. En me retournant dans mon lit, je l'entendis ouvrir la porte de sa chambre et aller dans la salle de bains. Il pouffait de rire et chuchotait — sans doute à une petite friponne qu'il avait levée en rentrant à la maison.
Lorsqu'il sortit de la salle de bains, je l'appelai.
— Tiens, tu es réveillé ? s'étonna-t-il d'une voix joyeuse. Que se passe-t-il ? Tu es malade ?
Je lui expliquai que j'avais faim, une faim de loup. Avait-il un peu de monnaie ?
— Je suis fauché, dit-il gaiement comme si cela n'avait pas la moindre importance.
— Tu n'aurais pas rien qu'un franc ?
— T'inquiète pas pour les francs, répondit-il en s'asseyant au bord de mon lit avec l'air d'un homme sur le point d'annoncer une grande nouvelle. Maintenant, nous avons des soucis autrement importants. Figure-toi que j'ai ramené une fille ici — une gosse abandonnée. Elle peut pas avoir plus de quatorze ans. Je viens de la baiser. Tu m'as entendu ? J'espère que je ne l'ai pas foutue en cloque. Elle est vierge.
— Tu veux dire qu'elle l'était ? rétorquai-je.
— Ecoute, Joey, fit-il en baissant la voix pour paraître plus convaincant, faut qu'on fasse quelque chose pour elle. Elle a pas d'endroit où dormir... elle s'est enfuie de chez elle. Elle errait hébétée, affamée, vaguement cinglée. Mais t'inquiète pas, elle est normale. Pas très futée, d'accord, mais le cœur sur la main. Elle sort sans doute d'une bonne famille. C'est rien qu'une enfant... tu vas voir. Peut-être que je l'épouserai quand elle sera plus vieille. Enfin bref, on n'a pas le rond. J'ai claqué mon dernier sou pour lui payer une bouffe. Dommage que t'aies pas dîné. T'aurais dû venir avec nous. On s'est tapé des huîtres, de la langouste, des crevettes — et un vin extra. Un chablis 19...
— Je me fous de l'année de ton pinard ! m'écriai-je. Ne me raconte pas ce que vous avez bouffé. J'ai le ventre vide comme un tonneau. Alors maintenant, on se retrouve avec trois bouches à nourrir et pas un sou vaillant ?
— T'en fais donc pas, Joey, dit-il en souriant, tu sais bien que je garde toujours quelques sous dans ma poche pour les urgences.
Il plongea la main dans sa poche et en retira la monnaie. Cela faisait trois francs soixante.
— Ça te payera un petit déjeuner, dit-il. Et puis demain est un autre jour.
A cet instant la fille passa la tête par la porte entrouverte. Carl bondit sur ses pieds et l'amena près de mon lit.
— Colette, dit-il alors que je tendais la main vers la fille. Qu'en penses-tu ?
Avant même que j'aie eu le temps de répondre, la fille se tourna vers lui avec un air effrayé et lui demanda dans quelle langue nous parlions.
— Tu ne reconnais donc pas l'anglais quand tu l'entends ? demanda Carl en m'adressant un regard, comme pour dire : « Je t'avais bien prévenu qu'elle n'était pas très futée. »
Rougissant de honte, la fille expliqua aussitôt qu'elle avait d'abord cru que c'était de l'allemand, puis du belge.
— Du belge ! ricana Carl. Mais ça n'existe pas, le belge !
Puis, à moi :
— Elle est un peu gourde. Mais regarde-moi ces seins ! Elle est bien formée, pour quatorze ans, hein ? Elle jure ses grands dieux qu'elle en a dix-sept, mais je ne suis pas né de la dernière pluie.
Colette restait là debout à écouter cette langue étrangère, incapable de se faire à l'idée que Carl pouvait s'exprimer autrement qu'en français. Elle voulut enfin savoir s'il était vraiment français. Cela lui semblait de la première importance.
— Bien sûr que je suis français, dit Carl avec entrain. Ça ne se voit donc pas à ma façon de parler ? Est-ce que je cause comme un Boche*, des fois ? Tu veux voir mon passeport ?
— Inutile de lui montrer ça, remarquai-je en me rappelant qu'il avait un passeport tchèque.
— Veux-tu venir dans ma chambre pour jeter un coup d'œil aux draps ? dit-il en enlaçant la taille de Colette. Nous allons être obligés de les mettre à la poubelle. Je ne peux pas les emporter à la blanchisserie dans cet état ; on me soupçonnerait d'avoir commis un meurtre.
— Fais-les donc laver à ta copine, plaisantai-je. Elle a du pain sur la planche si elle veut jouer la maîtresse de maison.
— Tu es donc d'accord pour qu'elle reste ? Tu sais que c'est illégal, n'est-ce pas ? Nous risquons la prison pour ça.
— Faudra lui trouver un pyjama ou une chemise de nuit, parce que si elle continue de se balader comme ça dans ta vieille liquette, je risque de m'oublier et de la violer.
Il regarda Colette, puis éclata de rire.
— Quoi ? s'écria-t-elle. Vous vous moquez de moi ? Pourquoi ton ami parle pas français ?
— Tu as raison, dis-je. A partir de maintenant nous allons parler français et rien que français. D'accord* ?
Un sourire enfantin envahit son visage. Elle se pencha pour m'embrasser sur les deux joues. Alors ses nichons se mirent à me pendouiller sous le nez. La chemise s'ouvrit tout du long, révélant un jeune corps exquis et parfaitement épanoui.
— Bon Dieu, enlève-la d'ici et enferme-la à double tour dans ta chambre ! dis-je. Je ne suis pas responsable de ce qui arrivera si jamais elle se balade dans cet accoutrement en ton absence.
Carl la renvoya dans sa chambre et se rassit au bord de mon lit.
— Nous avons un problème sur les bras, Joey. Il faut que tu m'aides. Je me contrefiche de ce que tu peux bien faire avec elle quand j'ai le dos tourné. Tu sais parfaitement que je ne suis pas jaloux. Mais il ne faudrait pas qu'elle tombe aux mains de la police. Si jamais ils l'attrapent, ils la renverront chez elle — et nous aussi, ils nous renverront chez nous. Le problème, c'est ce que nous allons raconter à la concierge. Je ne peux pas l'enfermer ici comme un chien. Pourquoi ne pas dire que c'est une cousine à moi, venue me rendre visite ? Les soirs où je bosse, emmène-la au cinéma. Ou en promenade. Un rien la ravit. Enseigne-lui la géographie ou tout ce que tu voudras — elle est parfaitement ignare. Et puis, ça te fera du bien à toi aussi, Joey : tu amélioreras ton français... Mais la fous surtout pas en cloque, si tu peux t'en dispenser. En ce moment j'ai pas un radis à investir dans un avortement. Par-dessus le marché, je ne sais même plus où habite mon médecin hongrois.
Je l'écoutais en silence. Carl avait le don de se mettre dans des situations inextricables. Son problème, ou peut-être sa qualité, était qu'il ne savait pas dire non. La plupart des gens disent non immédiatement, par pur instinct de conservation. Carl disait toujours oui, bien sûr, mais certainement. Il se serait compromis pour la vie à cause d'un coup de tête, en sachant tout au fond de lui-même, j'imagine, que ce même instinct de conservation qui poussait les autres à dire non se réveillerait à l'instant crucial. Malgré ses chaleureux élans de générosité, sa gentillesse et sa tendresse naturelles, c'était aussi le type le plus fuyant que j'aie jamais connu. Rien ni personne n'aurait jamais pu le coincer, une fois qu'il avait pris la décision de se défiler. Il était glissant comme une anguille, rusé, ingénieux, un vrai trompe-la-mort. Il flirtait avec le danger, non par courage, mais parce que cela lui donnait l'occasion de réfléchir vite et bien, de pratiquer son jiu-jitsu personnel. Ivre, il devenait imprudent et audacieux. Par défi, il pouvait entrer dans un commissariat et crier Merde* ! à pleins poumons. S'il se retrouvait appréhendé, il s'excusait platement, expliquait qu'il avait sans doute perdu l'esprit pendant quelques instants. Et il s'en sortait toujours ! D'habitude, il faisait ses petites blagues si vite qu'avant que les gardiens de la paix stupéfiés aient eu le temps de réagir, il avait déjà traversé une ou deux rues et sirotait peut-être une bière à la terrasse d'un café, aussi innocent que l'agneau qui vient de naître.
Dans la dèche, Carl mettait toujours sa machine à écrire au clou. Au début, il en obtenait jusqu'à quatre cents francs, ce qui n'était pas rien à l'époque. Il entretenait son outil de travail avec un soin méticuleux, car il était souvent obligé de le laisser en gage. Je conserve un souvenir très vif de Carl en train d'épousseter et d'huiler sa bécane chaque fois qu'il s'asseyait pour écrire, et de remettre méticuleusement le couvercle dessus lorsqu'il avait fini. Je remarquais aussi qu'il était secrètement soulagé quand il la portait au clou : cela signifiait qu'il pouvait se mettre les doigts de pied en éventail sans mauvaise conscience. Mais dès qu'il avait dépensé son argent et qu'il n'avait plus rien à faire, il devenait irritable ; c'était dans ces moments-là, m'assurait-il, qu'il trouvait ses idées les plus lumineuses. Si ces idées devenaient réellement brûlantes et viraient à l'obsession, il s'achetait un petit calepin pour coucher tout ça sur le papier avec le plus beau stylo Parker que j'aie jamais vu. Mais il ne m'avouait jamais qu'il prenait des notes en cachette. Non, il arrivait à la maison, maussade et mécontent, déclarant qu'il n'avait rien fichu de la journée. Si je lui suggérais d'aller au bureau du journal, où il travaillait de nuit, et d'utiliser une de leurs machines, il inventait une bonne raison pour me démontrer que la chose était impossible.
Je mentionne cette histoire de machine à écrire et le fait qu'elle n'était jamais là lorsqu'il en avait besoin, parce que c'était là une de ses façons bien à lui de se rendre la vie impossible. Il s'agissait d'un stratagème d'artiste qui, malgré les apparences, tournait toujours à son avantage. S'il ne s'était pas vu privé de sa machine à intervalles réguliers, il se serait retrouvé à court d'inspiration, et alors, désespéré, n'aurait plus pondu une seule ligne pendant un temps anormalement long. Sa capacité à rester sous l'eau, pour ainsi dire, était exceptionnelle. La plupart des gens, qui l'observaient en plongée dans la dèche, le tenaient pour perdu. Mais il ne risquait jamais de couler pour de bon ; s'il donnait cette impression illusoire, c'était seulement que, plus que d'autres, il avait besoin de sympathie et d'attention. Lorsqu'il refaisait surface et entamait la narration de ses expériences sous-marines, cela ressemblait à une révélation. Son récit prouvait avant tout qu'il était resté parfaitement en vie pendant toute son immersion. Non seulement en vie, mais aussi très observateur. Comme s'il avait nagé tel un poisson dans son bocal ; comme s'il avait tout vu au travers d'une loupe.
A bien des égards, c'était vraiment un drôle d'oiseau. Qui, par-dessus le marché, pouvait disséquer et examiner ses propres sentiments comme les rouages d'une montre suisse.
Pour un artiste, les mauvaises situations sont tout aussi fertiles que les bonnes, sinon plus. Pour lui, toute expérience est féconde, susceptible d'être transformée en plus-value. Mais Carl était le genre d'artiste qui redoutait d'entamer son capital. Au lieu d'élargir le champ de ses expériences, il préférait sauvegarder ce capital. Il accomplissait cela en réduisant à un mince filet le flot tumultueux de sa vitalité naturelle.
La vie nous fournit sans cesse de nouvelles ressources, des fonds inespérés, même lorsque nous sommes condamnés à l'immobilité. Le livre de comptes de l'existence ne connaît pas les avoirs gelés.
Ce que je veux dire, c'est que Carl trichait envers lui-même. Il essayait toujours de retenir plutôt que de donner. Ainsi, lorsqu'il éclatait enfin, dans la vie ou sur le papier, ses aventures prenaient un tour hallucinant. Les choses mêmes qu'il craignait de vivre ou d'exprimer étaient justement celles qu'au mauvais moment, c'est-à-dire lorsqu'il n'y était pas préparé, il se voyait contraint d'affronter. Son audace était donc la fille du désespoir. Il se comportait parfois comme un rat acculé dans un cul-de-sac, et jusque dans son travail. Les gens se demandaient souvent où il trouvait le courage et l'inventivité nécessaires pour faire ou dire certaines choses. Ils oubliaient qu'il dépassait toujours la limite qui aurait été synonyme de suicide pour n'importe qui. Mais pour Carl, le suicide ne proposait aucune solution. S'il avait pu en finir et écrire sur sa propre mort, ç'aurait été parfait. Il déclarait même parfois qu'il ne pouvait s'imaginer mort tant qu'aucun cataclysme universel ne le toucherait pas. Il disait cela, non pas dans l'esprit d'un homme débordant de vitalité, mais comme un individu qui refusait de gaspiller son énergie et qui n'avait jamais rien donné sans contrepartie.
Quand je repense à toute cette période où nous vivions ensemble à Clichy, j'ai le souvenir d'un petit séjour au paradis. Nous n'avions qu'un seul problème : la nourriture. Tous nos autres maux étaient imaginaires. Je le lui répétais de temps à autre, lorsqu'il se plaignait de mener une vie d'esclave. Il me rétorquait que j'étais un optimiste incurable, mais il ne s'agissait pas d'optimisme, seulement de la profonde conviction que, même si le monde creusait fébrilement sa propre tombe, nous avions encore le temps de jouir de la vie, d'être joyeux, insouciants, de travailler ou de ne pas travailler.
Cette époque faste dura une bonne année, pendant laquelle j'écrivis Printemps noir, longeai la Seine à vélo, fis quelques voyages dans le Midi et dans la région des châteaux de la Loire, ainsi qu'un séjour délirant avec Carl au Luxembourg.
C'était une époque où il y avait du con dans l'air. Les petites Anglaises étaient au Casino de Paris ; elles mangeaient régulièrement dans un restaurant à prix fixe* près de la place Blanche. Nous étions devenus copains avec toute la troupe, finissant par nous acoquiner avec une Ecossaise extraordinairement belle et avec son amie eurasienne originaire de Ceylan. L'Ecossaise refila une magnifique chtouille à Carl, qu'elle avait chopée avec son amant noir du Melody's Bar. Mais chaque chose en son temps. Il y avait aussi la fille du vestiaire d'un petit dancing de la rue Fontaine où nous allions souvent le soir où Carl avait congé. C'était une nymphomane, très gaie, aux exigences fort modestes. Elle nous présenta à toute une bande de filles qui traînaient au bar et qu'on pouvait avoir pour presque rien en fin de soirée, quand elles n'avaient pas réussi à alpaguer un client. L'une d'elles voulait toujours nous ramener tous les deux chez elle en disant que ça l'excitait. Et puis il y avait la fille de l'épicerie*, que son mari américain avait plaquée ; elle aimait se faire emmener au cinéma avant d'aller au lit, où elle restait éveillée toute la nuit à massacrer la langue anglaise. Ça lui était égal de coucher avec Carl ou avec moi, puisque nous parlions anglais tous les deux. Enfin, il y avait Jeanne, que mon ami Filmore avait larguée. Jeanne passait à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, les bras chargés de bouteilles de vin blanc qu'elle buvait comme un trou pour se consoler. Elle était prête à tout sauf à coucher avec nous. Du genre hystérique, elle oscillait entre une extrême gaieté et la mélancolie la plus noire. Bien éméchée, elle devenait lascive et tonitruante. On pouvait la déshabiller, lui caresser la chatte, lui malaxer les seins, même la sucer, mais dès que vous approchiez votre queue de sa chatte, elle poussait des cris de paon. Elle commençait par vous mordre passionnément en vous pompant le nœud avec ses fortes mains de paysanne, mais tout à coup elle pleurait à chaudes larmes, vous repoussait avec ses pieds et vous bombardait de coups de poing. D'habitude quand elle partait, la maison était sens dessus dessous. Parfois, en proie à une crise de rage, elle filait dans la rue à moitié nue, puis revenait presque aussitôt avec des câlineries de chaton et la bouche pleine d'excuses. A ces moments-là, si on l'avait voulu, on aurait pu la tringler comme il faut, mais on ne l'a jamais fait. J'entends encore Carl me dire :
— Saute-la. J'en ai marre de cette salope. Elle est folle.
J'avais la même impression que lui. Par amitié, je la baisais à froid contre le radiateur, je la bourrais de cognac et la flanquais à la porte. En de tels moments, elle me paraissait extraordinairement reconnaissante de toutes ces petites attentions. Comme une enfant.
Il y en avait une autre, que nous avions rencontrée grâce à Jeanne, une créature à l'air innocent, mais dangereuse comme une vipère. Elle s'habillait bizarrement, de façon presque ridicule, dirais-je, à cause de sa fixation sur Pocahontas, la fille du grand chef indien. C'était une Parisienne, la maîtresse d'un célèbre poète surréaliste, ce que nous ignorions à l'époque.
Peu après avoir fait sa connaissance, nous la rencontrâmes un soir, marchant toute seule le long des fortifications. Quel truc bizarre à faire à cette heure de la nuit, et pour le moins suspect ! Elle nous rendit notre salut comme si elle était en transe. Elle paraissait se rappeler nos visages, mais elle avait évidemment oublié où et quand elle nous avait rencontrés. Elle ne semblait pas non plus avoir envie de faire le moindre effort de mémoire. Elle accepta notre compagnie comme elle aurait accepté celle du premier venu. Elle ne fit aucune tentative de conversation ; son discours ressemblait davantage à un monologue que nous aurions interrompu. Carl, qui en connaissait un rayon sur ce chapitre, se lança dans ses propres divagations schizophréniques. Peu à peu, nous la dirigeâmes vers la maison et nos chambres — comme une somnambule. Jamais elle ne demanda où nous allions, ce que nous faisions. Elle entra puis s'assit sur le divan comme si elle était chez elle. Quand elle nous réclama du thé et un sandwich, on eut l'impression qu'elle s'adressait à un garçon de café. Et de la même voix, elle nous demanda combien nous étions prêts à lui donner pour qu'elle reste avec nous. Très terre à terre, elle ajouta qu'elle avait besoin de deux cents francs pour son loyer, échu le lendemain. Deux cents francs, c'était sans doute une bonne affaire, dit-elle, mais c'était la somme dont elle avait besoin. Elle parlait comme une ménagère en train de préparer sa liste de courses :
— Voyons, il nous faut des œufs, du beurre, du pain et peut-être un peu de confiture.
Tout à fait comme ça.
— Si vous voulez me sucer ou faire ça à quatre pattes, libre à vous, je m'en moque complètement, dit-elle en sirotant son thé comme une duchesse à une vente de charité. Mes seins sont toujours fermes et séduisants, poursuivit-elle en ouvrant son chemisier pour en sortir un. Je connais des hommes qui seraient prêts à payer mille francs pour coucher avec moi, mais je n'ai pas la moindre envie de leur courir après. Il me faut deux cents francs, ni plus, ni moins.
Elle s'interrompit une minute pour jeter un coup d'œil au livre posé sur la table à côté d'elle, puis reprit de la même voix atone :
— J'ai aussi des poèmes, que je vous ferai lire après. Ils sont sans doute meilleurs que ceux-ci.
Et elle montra le volume qu'elle venait d'examiner.
Carl, qui se tenait au seuil de la pièce, se mit à me faire des gestes pour me signifier qu'elle était folle à lier. La fille, qui fouillait dans son sac pour en sortir ses poèmes, leva soudain les yeux et, remarquant l'expression gênée de Carl, dit très posément qu'il avait sans doute perdu l'esprit.
— Y a-t-il un bidet dans la salle de bains ? demanda-t-elle dans la foulée. J'ai ici un poème que je vous lirai dans un instant ; à propos d'un rêve que j'ai fait l'autre nuit.
En même temps, elle se leva et entreprit d'enlever son corsage et sa jupe.
— Dites à votre ami de se préparer, m'ordonna-t-elle en défaisant ses cheveux. Je coucherai d'abord avec lui.
Carl sursauta. Elle lui faisait de plus en plus peur, mais en même temps il se tordait de rire intérieurement.
— Un instant, dit-il. Prenez donc un verre avant d'aller vous laver. Ça vous fera du bien.
Il apporta rapidement une bouteille et lui servit un verre de vin. Elle le descendit comme si elle étanchait sa soif avec de l'eau.
— Enlevez-moi mes chaussures et mes bas, nous commanda-t-elle en s'appuyant contre le mur et en tendant son verre vide. Ce vin est une saloperie*, ajouta-t-elle de sa voix monotone, mais j'en ai l'habitude. Vous avez les deux cents francs, j'imagine. Il me faut exactement cette somme. Pas cent soixante-quinze francs, ni cent quatre-vingts. Donnez-moi votre main...
Elle s'empara de la main de Carl, qui tripotait sa jarretelle, et la plaça pile sur son con.
— Il y a des crétins qui m'ont proposé jusqu'à cinq mille francs pour toucher ça. Les hommes sont stupides. Je vous laisse caresser ma chatte pour rien. Tenez, remplissez-moi encore mon verre. Le goût est de moins en moins infect à mesure qu'on en boit davantage. Quelle heure est-il* ?
Dès qu'elle se fut enfermée dans la salle de bains, Carl éclata. Il rit comme un fou. Terrifié, voilà ce qu'il était.
— Je ne vais pas le faire, dit-il. Elle risque de m'arracher la queue avec les dents. Flanquons-la à la porte. Je lui refile cinquante balles et je la mets dans un taxi.
— Je ne crois pas qu'elle te laissera faire, dis-je en m'amusant de sa déconfiture. Elle ne rigole pas. Et puis, si elle est vraiment tapée, elle oubliera peut-être ses problèmes de fric.
— Ça, c'est une idée, Joey, s'écria-t-il avec enthousiasme. Je n'y avais pas pensé. Tu as vraiment une mentalité de criminel. Ecoute-moi, surtout ne me laisse pas seul ici avec elle, hein ? Tu peux nous regarder faire — elle s'en balance complètement. Elle baiserait avec un chien si on le lui demandait. C'est une somnambule.
Je me mis en pyjama, puis au lit. Elle en prenait du temps dans la salle de bains. Nous commencions à être inquiets.
— On ferait bien d'aller voir ce qu'elle trafique, dis-je.
— Vas-y, toi, fit Carl. Elle me flanque la trouille.
Je me levai et allai frapper à la porte de la salle de bains.
— Entrez, dit-elle de sa voix atone et blasée.
J'ouvris la porte et la découvris nue comme un ver, le dos tourné vers moi. Avec son rouge à lèvres, elle écrivait un poème sur le mur.
Je retournai chercher Carl :
— Elle est complètement frapadingue, dis-je. Elle salope le mur avec ses poèmes.
Pendant que Carl lisait les vers de madame à haute voix, j'eus une idée vraiment brillante. Elle voulait deux cents francs ? Très bien ! Je n'avais pas un sou vaillant, mais je soupçonnais Carl d'en avoir — n'avait-il pas été payé seulement la veille ? Il me suffirait, je le savais, de regarder dans son Faust rangé dans sa chambre pour y découvrir deux ou trois billets de cent francs entre les pages du livre. Carl ignorait que j'avais découvert sa planque. J'étais tombé dessus par hasard un jour que je cherchais un dictionnaire. Je savais qu'il gardait toujours des petites sommes cachées dans son Faust, car j'avais été y regarder plusieurs fois pour vérifier la chose. Je le laissai crever de faim pendant presque deux jours, une fois, en sachant depuis le début que l'argent était là. J'étais extrêmement curieux de savoir combien de temps il tiendrait le coup en me racontant des bobards.
Je réfléchis très vite. Je les dirigerais tous les deux dans ma chambre, je prendrais l'argent de la cachette, le donnerais à la folle, puis, lorsqu'elle retournerait à la salle de bains, je le reprendrais dans son sac et le remettrais dans le Faust de Goethe. Je laisserais Carl lui donner les cinquante francs dont il avait parlé ; cela paierait le taxi. Elle ne chercherait pas ses deux cents balles avant le lendemain matin ; si elle était vraiment frapadingue, l'argent ne lui manquerait pas ; et si elle ne l'était pas, eh bien elle se dirait sans doute qu'elle avait perdu ses billets dans le taxi. En tout cas elle quitterait la maison comme elle y était entrée : en somnambule. Et j'aurais mis ma main au feu qu'elle ne s'arrêterait pas en sortant pour noter notre adresse.
Ce plan fonctionna admirablement, sauf qu'il nous fallut la baiser avant de la virer. Je lui avais donné les deux cents francs, à la grande stupéfaction de Carl, et j'avais persuadé mon ami de se fendre de cinquante francs pour le taxi. Pendant ce temps-là, elle écrivait un autre poème au crayon sur un bout de papier qu'elle avait arraché dans un livre. J'étais assis sur le divan et elle se tenait debout devant moi, nue comme un ver, son cul braqué sous mon nez. Je me demandai si elle continuerait d'écrire si je lui glissais un doigt dans la fente. Je fis ça très gentiment, comme si j'explorais les pétales délicats d'une rose. Et elle continua de griffonner sans le moindre murmure approbateur ou désapprobateur, se contentant d'ouvrir un peu les jambes pour me faciliter l'accès. En un instant j'eus une énorme érection. Je me levai et lui enfonçai ma queue dedans. Elle se pencha en avant sur le bureau, le crayon toujours en main.
— Amène-la par ici, dit Carl qui au lit se trémoussait comme une anguille.
Je la retournai, l'enfilai par-devant et, la soulevant du sol, la portai jusqu'au lit. Carl lui sauta dessus immédiatement, en grognant comme un sanglier. Je le laissai prendre son plaisir, puis je revins à la charge, la sabordant à nouveau, par-derrière cette fois. Quand ce fut terminé, elle réclama du vin ; pendant que je lui en servais un verre, elle se mit à rire. C'était un rire étrange, tel que je n'en avais jamais entendu de semblable. Elle s'arrêta net, demanda du papier et un crayon, puis un bloc sur lequel poser son papier. Elle se redressa pour s'asseoir au bord du lit et se mit à composer un autre poème. Lorsqu'elle eut écrit deux ou trois vers, elle réclama son revolver.
— Un revolver ? s'écria Carl en sautant du lit comme un lapin. Quel revolver ?
— Celui qui est dans mon sac, répondit-elle calmement. J'ai envie de tuer quelqu'un maintenant. Vous avez passé un bon moment pour deux cents francs — maintenant, c'est un peu à moi de m'amuser.
Là-dessus, elle bondit sur son sac. On fondit sur elle, on la jeta par terre. De toutes ses forces, elle mordit, griffa et donna des coups de pied.
— Regarde s'il y a une arme dans le sac, me dit Carl en l'immobilisant.
Je me relevai aussitôt, saisis le sac et constatai qu'il ne contenait aucune arme ; j'en profitai pour en extraire discrètement les deux billets, que je cachai sous le presse-papiers posé sur le bureau.
— Balance-lui un peu d'eau au visage, vite, dit Carl. Je crois qu'elle va avoir une crise.
Je me précipitai vers l'évier, remplis un pichet au robinet et le lançai sur elle. Elle hoqueta, se débattit un peu, tel un poisson hors de l'eau, s'assit et avec un sourire étrange déclara :
— Ça y est, c'est bien assez... laissez-moi sortir*.
Ouf, pensai-je, nous voilà au moins débarrassés d'elle. Et à Carl :
— Tiens-la bien à l'œil. Je vais chercher ses affaires. Va falloir l'habiller et la mettre dans un taxi.
On l'essuya et on l'habilla du mieux possible. J'avais l'impression désagréable qu'elle allait repiquer sa crise, avant qu'on ait eu le temps de la virer de la maison. Et si par hasard elle se mettait à hurler dans la rue, comme ça, par pur caprice ?
On s'habilla l'un après l'autre, très vite, sans jamais la perdre de vue. Alors que nous étions prêts à y aller, elle repensa subitement au bout de papier qu'elle avait laissé sur le bureau — son poème inachevé. Elle le prit et remarqua les billets coincés sous le presse-papiers.
— Mon argent ! s'écria-t-elle.
— Ne soyez pas stupide, lui rétorquai-je calmement en lui tenant le bras. Vous ne pensez tout de même pas que nous allons vous voler, n'est-ce pas ? Votre argent est dans votre sac.
Elle me gratifia d'un regard aussi bref que pénétrant, puis baissa les yeux.
— Je vous demande pardon, dit-elle. Je suis très nerveuse ce soir*.
— Ça c'est sûr, fit Carl en la poussant vers la porte. Bien joué, Joey, me chuchota-t-il en anglais comme nous descendions l'escalier.
— Où habitez-vous ? lui demanda Carl quand on eut hélé un taxi.
— Nulle part, répondit-elle. Je suis fatiguée. Dites-lui de me déposer à un hôtel, à n'importe quel hôtel.
Carl parut touché.
— Voulez-vous que nous vous accompagnions ? proposa-t-il.
— Non, dit-elle. Je veux dormir.
— Allez viens, dis-je en tirant sur la manche de Carl. T'en fais pas pour elle.
Je claquai la portière et lui fis au revoir de la main. Carl, l'air hébété, regarda le taxi s'éloigner.
— Mais qu'est-ce qui t'arrive ? Tu ne te fais pas de mauvais sang pour elle, quand même ? Si elle est folle, elle n'aura pas besoin de cet argent, et pas davantage d'un hôtel...
— Je sais, mais tout de même... Ecoute, Joey, t'es vraiment une belle peau de vache, mon salaud. Et l'argent ! Bon Dieu, on l'a baisée proprement.
— Oui, dis-je. Heureusement que je savais où tu planques ton pognon.
— Tu veux dire que c'était mon argent ? fit-il, comprenant soudain le sens de mes paroles.
— Oui, Joey, l'éternel féminin nous séduira toujours. Quelle merveille, ce Faust !
Là-dessus, il alla s'appuyer contre le mur et fut pris d'un fou rire hystérique qui le fit se plier en deux.
— Je croyais que c'était moi le plus malin de nous deux, s'esclaffa-t-il. Mais je ne suis qu'un novice. Ecoute, demain nous dépenserons ce fric. On s'offrira une bonne bouffe quelque part. Je t'inviterai dans un vrai restaurant, pour changer.
— Au fait, demandai-je, sa poésie était bien ? Je n'ai même pas eu le temps de la lire. Je veux dire, ces vers dans la salle de bains ?
— Il y en avait un de bon, dit-il. Le reste était délirien.
— Délirien ? Ce mot ne figure sans doute dans aucun dictionnaire.
— N'empêche. Insensé ne conviendrait pas. Faut forger un mot nouveau pour décrire ça. Délirien. Il me plaît, ce mot. Je sens que je vais l'utiliser... Et maintenant, je vais te dire une bonne chose, Joey. Tu te rappelles le revolver ?
— Quel revolver ? Y en avait pas, de revolver.
— Si, y en avait un, répliqua-t-il avec un sourire bizarre. Je l'ai caché dans la boîte à pain.
— Tu avais donc fouillé dans son sac, c'est ça ?
— Je cherchais juste un peu de monnaie, dit-il la tête basse et l'air penaud.
— Je ne te crois pas. Tu avais sans doute une autre raison.
— Tu es vraiment malin, Joey, reprit-il d'une voix enjouée, mais il y a parfois des petites choses qui t'échappent. Tu te rappelles quand elle s'est accroupie pour faire pipi — près des fortifs ? Elle m'avait demandé de lui tenir son sac. J'ai senti quelque chose de dur à l'intérieur, qui ressemblait à un revolver. J'ai rien dit parce que je voulais pas t'effrayer. Mais quand tu t'es mis à prendre le chemin de la maison, j'ai eu la trouille. Dès qu'elle est allée à la salle de bains, j'ai ouvert son sac et trouvé le revolver. Il était chargé. Tiens, voici les balles, si tu ne me crois pas...
Je les regardai, parfaitement ahuri. Ça m'a fait froid dans le dos.
— Elle était vraiment cinglée, dis-je en poussant un soupir de soulagement.
— Non, dit Carl, elle n'est pas cinglée. Elle fait semblant. Et ses poèmes ne sont pas plus cinglés qu'elle — ils sont déliriens. Elle a peut-être été hypnotisée. Quelqu'un a dû l'endormir, lui coller ce flingue dans les pattes et lui dire de rapporter deux cents francs.
— C'est vraiment dingue ! m'écriai-je.
Il ne répondit pas. Il marcha la tête baissée, silencieux pendant quelques minutes.
— Ce qui m'intrigue, reprit-il en levant les yeux, c'est qu'elle ait si vite oublié l'existence de son revolver. Et pourquoi n'a-t-elle pas cherché l'argent dans son sac quand tu lui as menti ? Je crois qu'elle savait que son revolver avait disparu, et son argent aussi. Je crois qu'elle avait peur de nous. Et maintenant, voilà que j'ai de nouveau la trouille. On ferait mieux de passer la nuit à l'hôtel. Demain, va donc faire un petit voyage quelque part... Mets-toi au vert pendant quelques jours.
On fit aussitôt demi-tour sans un mot pour nous diriger rapidement vers Montmartre. Nous étions soudain paniqués.
Ce petit incident précipita notre départ pour le Luxembourg. Mais voilà que je prends plusieurs mois d'avance sur mon récit. Revenons à notre ménage à trois*.
Colette, la pauvre petite sans abri, devint bientôt à la fois Cendrillon, concubine et cuisinière. Il nous fallut tout lui apprendre, y compris l'art de se brosser les dents. Elle était à l'âge ingrat, elle laissait sans arrêt tomber des objets, elle trébuchait, se perdait, le reste à l'avenant. De temps à autre, elle disparaissait pendant deux jours. Il était impossible de savoir ce qu'elle faisait pendant ce temps-là. Plus nous l'interrogions, plus elle devenait apathique et butée. Elle partait parfois faire une promenade le matin et revenait à minuit avec un chat de gouttière ou un chiot qu'elle avait ramassé dans la rue. Un jour, nous la suivîmes pendant tout un après-midi, par pure curiosité. J'eus l'impression de filer une somnambule. Elle se contentait d'errer d'une rue à l'autre, sans but, s'arrêtant pour regarder les vitrines, se reposer sur un banc, donner à manger aux oiseaux, s'acheter une sucette, rester immobile pendant plusieurs minutes comme en transe, avant de reprendre son errance au petit bonheur la chance. Nous la suivîmes pendant cinq heures pour découvrir en fin de compte que nous avions une enfant sur les bras.
Sa simplicité d'esprit touchait Carl. Et la vigueur de son appétit sexuel l'épuisait. Il était aussi un peu agacé parce qu'elle lui prenait tous ses loisirs. Il avait renoncé à tout projet d'écriture, d'abord parce que sa machine était au clou, ensuite parce qu'il n'avait plus une minute à lui. Colette, pauvre fille, ne savait absolument pas s'occuper. Elle pouvait passer tout l'après-midi au lit à baiser comme une lapine en chaleur, et être prête pour le retour de Carl. D'habitude, il revenait à la maison vers trois heures du matin. Souvent, il ne se levait pas avant sept heures du soir, juste à temps pour manger et partir bosser. Après de telles séances, il me suppliait de lui filer un coup de main :
— J'en ai la pine toute sèche, disait-il. Cette gourde a la cervelle qui lui est descendue dans la chatte.
Pourtant, Colette ne me plaisait absolument pas. J'étais amoureux de Nys, que je retrouvais régulièrement au café Wepler. Nous étions devenus bons amis. Il n'était plus question d'argent entre nous. Certes, je lui faisais des petits cadeaux, mais ce n'était pas pareil. De temps à autre, je la persuadais de me réserver son après-midi. Nous allions dans des gargotes au bord de la Seine ou prenions le train jusqu'à une forêt proche de Paris, où nous nous allongions dans l'herbe et baisions jusqu'à plus soif. Je ne l'enquiquinais jamais sur son passé. Car c'était toujours l'avenir que nous évoquions. Du moins elle. Comme tant de Françaises, elle rêvait de trouver une petite maison à la campagne, dans le Midi de préférence. Elle n'avait pas beaucoup d'affection pour Paris. C'était malsain, disait-elle.
— Et que ferais-tu donc là-bas pour passer le temps ? lui demandai-je un jour.
— Ce que je ferais ? répéta-t-elle avec stupéfaction. Je ne ferais rien. Je me contenterais de vivre.
Quelle idée ! Quelle saine idée ! J'enviai son flegme, son indolence, son insouciance. Je la suppliai de m'expliquer tout ça, son goût pour l'inaction. C'était un idéal qui ne m'avait jamais séduit. Pour le réaliser, il faut avoir l'esprit complètement vide, ou débordant de richesses. Le mieux, pensais-je finalement, était d'avoir l'esprit vide.
Le simple fait de regarder Nys manger me ravissait. Elle prenait plaisir à chaque bouchée, qu'elle choisissait avec grand soin. Je ne veux pas dire par là qu'elle se préoccupait des calories et des vitamines. Non, elle faisait attention à choisir les choses qu'elle aimait et qui s'accordaient avec elle, parce qu'elle les trouvait succulentes. Elle savait faire traîner interminablement un repas, sa bonne humeur croissant à mesure, son indolence devenant de plus en plus séduisante, son esprit plus enjoué, plus brillant, plus vif. Un bon repas, une bonne causerie, une bonne baise — quelle meilleure façon de passer la journée ? Aucun ver ne lui rongeait la conscience, aucun souci qu'elle n'aurait pu balayer. Elle flottait avec la marée, rien de plus. Elle n'aurait pas d'enfant, ne contribuerait pas au bien-être de la communauté, ne laisserait aucune trace après sa mort. Mais partout où elle allait, elle rendait la vie plus facile, plus séduisante, plus parfumée. Et ce n'est pas rien. Chaque fois que je la quittais, je gardais l'impression d'une journée bien employée. Je souhaitais pouvoir, moi aussi, prendre la vie avec cette facilité, ce naturel. Je regrettais même parfois de ne pas être une femme, comme elle, dont les biens terrestres se réduisaient à un con fabuleux. Quelle merveille que de faire travailler son con et d'utiliser son cerveau pour le plaisir ! Tomber amoureux du bonheur ! Devenir aussi inutile que possible ! Cultiver une conscience aussi dure que la peau d'un crocodile ! Et quand on vieillissait, quand on perdait tout attrait, payer pour baiser s'il le faut. Ou s'acheter un chien et lui apprendre à faire la chose. Enfin, mourir à son heure, nu et seul, sans culpabilité, sans regrets, sans remords...
Voilà ce à quoi je rêvais après une journée passée avec Nys dans la nature.
Quel plaisir ç'aurait été de voler un beau magot et de le lui offrir au moment où elle prendrait le large ! Ou de l'accompagner un bout de chemin, disons jusqu'à Orange ou Avignon. De dilapider un mois ou deux, comme un vagabond, baignant dans sa chaude indolence. Etre à ses petits soins, dans le seul but de partager son plaisir.
Les soirs où je ne pouvais la voir — quand elle était prise —, je me promenais tout seul, m'arrêtant dans les petits bars des ruelles, dans des boîtes mal famées, où d'autres filles pratiquaient leur commerce de manière sotte et absurde. Parfois, poussé par l'ennui, j'en prenais une, bien que cela me laissât un goût de cendres.
Souvent, lorsque je rentrais à la maison, Colette était encore debout et se promenait dans cette ridicule liquette japonaise dégottée par Carl dans un bazar. Nous n'avions jamais réussi à rassembler assez d'argent pour lui payer un pyjama. D'habitude, je la trouvais toute prête à casser une petite croûte. Elle tâchait de se maintenir éveillée, la pauvre, afin d'accueillir Carl lorsqu'il rentrerait de son travail. Je m'asseyais pour manger avec elle. Commençait alors une conversation sans queue ni tête. Elle n'avait jamais rien à dire qui méritât d'être écouté. Elle n'avait aucune aspiration, aucun rêve, aucun désir. Elle était gaie comme une vache, obéissante comme une esclave, séduisante comme une poupée. Elle n'était pas stupide, elle était niaise. Aussi niaise qu'une bête. Nys, à l'inverse, n'était pas sans intelligence. Paresseuse, ça oui. Mais paresseuse comme le péché. Tout ce que Nys disait était intéressant, même les petits riens de sa vie. C'est là un talent que j'admire infiniment plus que la faculté de parler brillamment. En fait, une conversation comme celle de Nys me paraît de premier ordre. Elle apporte quelque chose à la vie, tandis que l'autre, le jargon cultivé, sape nos forces, rend tout futile, absurde. Colette, comme je l'ai dit, avait le cerveau obtus d'une génisse. Quand on la touchait, on palpait une chair froide, dépourvue d'inspiration, une vraie gelée. On pouvait lui caresser les fesses pendant qu'elle vous servait un café, mais autant astiquer une poignée de porte. Sa pudeur était celle d'un animal plus que d'un être humain. Elle plaquait la main contre son con comme pour cacher une chose laide et non pas dangereuse. Elle se cachait le con et vous abandonnait ses seins. Si elle entrait dans la salle de bains alors que je pissais, elle restait sur le seuil de la pièce et discutait avec moi comme si de rien n'était. Voir un homme uriner ne l'excitait pas ; elle s'excitait seulement quand vous lui grimpiez dessus et lui pissiez dedans.
Un soir que je rentrai assez tard, je m'aperçus que j'avais oublié ma clef. Je frappai très fort à la porte, mais personne ne répondit. Je réfléchis qu'elle était peut-être encore repartie pour l'une de ses virées innocentes. Je n'avais plus qu'à marcher lentement vers Montmartre à la rencontre de Carl qui ne tarderait pas à quitter son travail. A mi-chemin de la place Clichy, je tombai sur lui ; je lui dis que Colette s'était sans doute fait la malle. A la maison, toutes les lumières étaient allumées. Mais Colette n'était pas là et elle avait laissé toutes ses affaires. Apparemment, elle était simplement partie se promener. Le matin même, Carl avait déclaré qu'il l'épouserait dès qu'elle aurait l'âge. Leurs simagrées me faisaient rire : elle se mettait à la fenêtre de la chambre, lui à celle de la cuisine, criant à tue-tête pour que tous les voisins les entendent :
— Bonjour, madame Oursel, comment ça va ce matin* ?
Maintenant, il se sentait déprimé. Il était certain que la police était venue la récupérer.
— La prochaine fois qu'ils viendront, ce sera pour moi, dit-il. C'est la fin.
On décida qu'il valait mieux quitter la maison et faire la bringue. Il était un peu plus de trois heures du matin. La place Clichy était déserte, excepté quelques bars qui restaient ouverts toute la nuit. La putain à la jambe de bois était toujours à son poste en face du Gaumont Palace ; elle conservait une petite clientèle de fidèles qui la tenaient occupée. On mangea un morceau près de la place Pigalle, parmi une bande de rapaces du petit matin. On passa ensuite au modeste dancing où travaillait notre amie la fille du vestiaire, mais la boîte était en train de fermer. On remonta la butte en zigzag vers le Sacré-Cœur. Au pied de la basilique on se reposa un peu, histoire d'admirer la mer des lumières scintillantes. La nuit, Paris semble gigantesque. Vues du haut, les lumières adoucissent la cruauté sordide des rues. La nuit, vu de Montmartre, Paris est vraiment magique ; il repose au fond d'une coupe comme un énorme joyau explosé.
A l'aube, Montmartre devient d'une beauté indescriptible. Une vague lueur rose imprègne le blanc cassé des murs. Les immenses publicités, peintes en rouge et bleu vif sur les murs pâles, ressortent avec une fraîcheur proprement voluptueuse. Alors que nous faisions le tour de la butte, nous rencontrâmes un groupe de jeunes religieuses si pures et virginales, si bien reposées, si calmes et dignes, que la honte nous submergea brusquement.
Un peu plus loin, nous aperçûmes un troupeau de chèvres qui avançaient en ordre dispersé le long de la pente abrupte ; un crétin patenté les suivait sans se presser, jouant de temps à autre quelques notes étranges. Il régnait une atmosphère de parfaite tranquillité et de paix ; ç'aurait pu être un matin du XIVe siècle.
Ce jour-là, nous dormîmes presque jusqu'au soir. Toujours pas de nouvelles de Colette et aucune visite de la police. Mais le lendemain matin, vers midi, des coups sinistres résonnèrent contre la porte. Je tapais à la machine dans ma chambre. Carl alla ouvrir. J'entendis la voix de Colette, puis celle d'un homme. Bientôt, je remarquai aussi une voix de femme. Je continuai de taper. J'écrivais tout ce qui me passait par la tête, simplement pour faire croire que j'étais occupé.
Carl entra alors dans ma chambre, l'air terrifié.
— A-t-elle laissé sa montre ici ? demanda-t-il. Ils cherchent sa montre.
— Qui ça, ils ?
— Sa mère est là... Je ne sais pas qui est le type. Un inspecteur, peut-être. Viens dès que tu peux. Je te présenterai.
La mère était une splendide femme d'âge mûr, élégante, presque distinguée. L'homme sobrement habillé ressemblait à un avocat. Tout le monde parlait à voix basse, comme si quelqu'un venait de mourir.
Je sentis aussitôt que ma présence ne restait pas sans effet.
— Etes-vous aussi écrivain ? me demanda l'homme.
Je répondis poliment que c'était certes le cas.
— Ecrivez-vous en français ? s'enquit-il.
A cette question je fis une réponse pleine de tact et de flatteries, regrettant beaucoup que, malgré les cinq ou six années que j'avais déjà passées en France et bien que familier de la littérature française, traduisant même à l'occasion, une inaptitude innée m'empêchât de maîtriser suffisamment les beautés de sa langue pour m'exprimer comme je l'eusse voulu.
J'avais fait appel à toutes mes ressources pour énoncer avec éloquence et correction ce baratin fumeux. J'eus l'impression d'avoir mis dans le mille.
Quant à la mère, elle examinait les titres des ouvrages empilés sur le bureau de travail de Carl. D'un geste impulsif, elle en saisit un et le tendit à l'homme. C'était le dernier volume de l'œuvre célèbre de Proust. Les yeux de l'homme quittèrent le livre pour regarder Carl sous un jour nouveau. Une expression déférente apparut brièvement sur ses traits. Quelque peu gêné, Carl expliqua qu'il écrivait actuellement un essai où il désirait montrer les rapports entre la métaphysique proustienne et la tradition occulte, en particulier la doctrine d'Hermès Trismégiste, qu'il chérissait par-dessus tout.
— Tiens, tiens*, fit l'homme en haussant un sourcil d'une manière significative pour nous fixer tous les deux d'un regard sévère mais pas entièrement dépourvu d'indulgence. Auriez-vous l'amabilité de nous laisser quelques minutes seuls avec votre ami ? dit-il en se tournant vers moi.
— Très certainement, fis-je avant de retourner dans ma chambre où je repris mes élucubrations dactylographiées.
Ils restèrent enfermés dans la chambre de Carl pendant une bonne demi-heure, me sembla-t-il. J'avais pondu entre huit et dix pages de pur galimatias, dont même le plus fou des surréalistes n'aurait su quoi faire, lorsqu'ils entrèrent dans ma chambre pour prendre congé. Je dis adieu à Colette comme à une petite orpheline que nous aurions recueillie avant de la rendre — Dieu soit loué ! — à ses chers parents. Je leur demandai s'ils avaient retrouvé sa montre. Non, mais ils comptaient sur nous pour cela. C'était un souvenir, expliquèrent-ils.
Dès que la porte se fut refermée, Carl se précipita dans ma chambre et m'embrassa :
— Joey, je crois que tu m'as sauvé la vie. A moins que ce ne soit Proust. Ce salopard à la mine enfarinée a vraiment été impressionné. Ah ! La littérature ! C'est tellement français, ça. Même les flics ont l'esprit littéraire dans ce pays. Et puis le fait que tu sois américain — un écrivain célèbre, leur ai-je dit —, ça nous a beaucoup aidés. Tu sais ce qu'il m'a annoncé quand tu es sorti de la pièce ? Qu'il était le tuteur de Colette. A propos, elle a quinze ans, et ce n'est pas la première fois qu'elle part de chez elle. En tout cas, il m'a assuré que j'en prendrais pour dix ans, si jamais il me traînait devant les tribunaux. Il m'a demandé si je le savais. Je lui ai carrément répondu que oui. Il est resté sur le cul en constatant que je n'essayais même pas de me défendre. Mais ce qui l'a encore plus terrassé, c'est de découvrir que nous étions écrivains. Les Français ont un immense respect pour les écrivains, tu le sais. Un écrivain n'est jamais un criminel ordinaire. Il s'était attendu à tomber sur deux apaches, j'imagine. Ou sur des maîtres chanteurs. Il a fondu en te voyant. Après, il m'a demandé quel genre de livres tu écrivais et si certains n'avaient pas été traduits en français. Je lui ai répondu que tu étais philosophe et plutôt difficile à traduire...
— Quelle réplique formidable tu lui as balancée avec Hermès Trismégiste, dis-je. Comment as-tu réussi à réfléchir aussi vite ?
— Je n'ai pas réfléchi. J'avais une telle trouille que j'ai raconté ce qui me passait par la tête... Au fait, l'autre truc qui lui en a bouché un coin, c'est mon Faust — parce que c'est en allemand. Il y avait aussi quelques livres anglais — Lawrence, Blake, Shakespeare. Je l'entendais presque penser : « Ces deux gaillards ne peuvent pas être vraiment mauvais. L'enfant aurait pu tomber entre de plus mauvaises mains. »
— Et la mère, qu'est-ce qu'elle a dit ?
— La mère ! Est-ce que tu l'as bien regardée ? Non seulement elle était belle, mais elle était divine. Joey, dès que je l'ai vue, je suis tombé amoureux d'elle. Elle n'a presque pas ouvert la bouche. A la fin, elle m'a seulement dit : « Monsieur, nous ne vous intenterons aucun procès, à condition que vous nous promettiez de ne jamais essayer de revoir Colette. Est-ce compris ? » J'étais tellement ému que j'entendais à peine ce qu'elle me disait. J'ai rougi et bafouillé comme un petit garçon. Si elle m'avait dit « Monsieur, je vous prie de nous accompagner au commissariat », je lui aurais répondu : « Oui, madame, à vos ordres*. » J'ai failli lui baiser la main, mais j'ai pensé que c'était peut-être un peu trop. Tu as remarqué son parfum ? C'était du...
Il me débita alors le nom d'une marque, suivi d'un chiffre, comme si j'allais être impressionné par son esbroufe.
— Tu ne connais rien aux parfums, j'avais oublié. Ecoute, seules les femmes du monde portent des parfums comme celui-là. C'était peut-être une duchesse ou une marquise. Dommage que je n'aie pas dragué la mère plutôt que la fille. A propos, ça fera une bonne fin pour mon livre, non ?
Une fin excellente, pensai-je. De fait, il écrivit cette histoire quelques mois plus tard, et ce fut l'une des meilleures choses qu'il eût jamais faites, surtout le passage sur Proust et Faust. Tout le temps qu'il l'écrivit, il s'extasiait sur la mère. Il semblait avoir complètement oublié Colette.
Cet épisode était à peine terminé quand les Anglaises entrèrent en scène, puis l'épicière qui mourait d'envie d'apprendre l'anglais, enfin Jeanne, et entre-temps la fille du vestiaire, sans oublier une godiche de l'impasse située juste derrière le Wepler — le piège, comme on appelait ce petit passage, car l'emprunter la nuit pour rentrer à la maison revenait à essuyer un véritable tir de barrage.
Puis arriva la somnambule au revolver, qui nous tint sur des charbons ardents pendant quelques jours.
Un matin de bonne heure, après une nuit passée à picoler du vin algérien, Carl avança l'idée de quelques jours de vacances. Il y avait une grande carte d'Europe punaisée à mon mur, que nous examinâmes fiévreusement pour voir jusqu'où nos maigres fonds nous permettraient d'aller. Nous pensâmes d'abord à Bruxelles, avant de renoncer à ce projet. Les Belges étaient inintéressants au possible, conclûmes-nous. Pour le même prix, nous pouvions aller au Luxembourg. Nous étions ronds comme des queues de pelle, et à six heures du matin le Luxembourg nous parut l'endroit idéal pour nous mettre au vert. Nous n'avions pas besoin de valises ; nos brosses à dents nous suffiraient, qu'on oublia évidemment dans notre panique pour attraper le train.
Quelques heures plus tard nous traversions la frontière et montions dans le train laqué, aux sièges capitonnés, qui devait nous emmener au pays de l'opéra bouffe*, que j'avais hâte de découvrir. On arriva vers midi, abrutis et endormis. On prit un déjeuner copieux, qu'on fit descendre avec le vin local, puis on se mit au lit. Vers six heures du soir, on se leva pour aller se balader. C'était un endroit tranquille, replet, qui se vautrait dans la musique allemande ; le visage de ses habitants portait l'estampille d'une espèce de béatitude bovine.
En un rien de temps on s'acoquina avec Blanche Neige, attraction principale d'un cabaret situé près de la gare. Blanche Neige avait environ trente-cinq ans, le cheveu filasse et des yeux bleus très animés. Elle était là depuis une semaine seulement et elle s'ennuyait ferme. On prit deux cocktails avec elle, on la fit valser plusieurs fois, on paya un verre aux musiciens de l'orchestre, le tout s'élevant à une somme ridiculement faible, après quoi on l'invita à dîner. Un bon dîner dans un bon hôtel coûtait sept ou huit francs par personne. Blanche Neige, qui était Suissesse, était trop bête ou trop brave pour faire des histoires d'argent. Elle n'avait qu'une seule chose en tête : être à l'heure pour retourner bosser. Il faisait nuit quand on sortit du restaurant. On se balada au petit bonheur vers la lisière de la ville, on trouva bientôt une berge, sur laquelle on la culbuta pour se la farcir. Elle prit ça comme un cocktail enivrant et nous supplia de passer la chercher un peu plus tard dans la soirée ; elle nous trouverait une amie qui, elle en était certaine, nous plairait beaucoup. On la raccompagna jusqu'au cabaret avant d'explorer la ville plus à fond.
Dans un petit café, où une vieille jouait de la cithare, on commanda un peu de vin. L'endroit était plutôt mélancolique, et on s'ennuya bientôt comme deux rats morts. Alors qu'on allait partir, le propriétaire s'approcha pour nous donner sa carte en disant qu'il espérait nous revoir. Pendant qu'il pérorait, Carl me passa la carte avec un coup de coude. Je l'examinai. Y était écrit, en allemand : « Café-sans-juifs. » Si j'avais lu « Café-sans-fromage-du-Limbourg », cela ne m'aurait pas semblé plus incongru. On lui éclata de rire au nez. Puis je lui demandai, en français, s'il comprenait l'anglais. Il me répondit que oui. Là-dessus, j'enchaînai :
— Laissez-moi vous dire une bonne chose. Bien que je ne sois pas juif, je vous considère comme un crétin. Vous ne pouvez vraiment imaginer rien de mieux ? Vous êtes un parfait abruti ! Vous vous vautrez dans votre propre merde. Vous comprenez ce que je vous dis là ?
Il nous dévisagea avec stupéfaction. Puis Carl entama sa diatribe, dans un français qui aurait fait honneur à un apache :
— Ecoute-moi, espèce de rognure de fromage pourri.
L'homme se mit aussitôt à élever la voix.
— Boucle-la, dit Carl d'un air menaçant en avançant d'un pas comme s'il voulait estourbir la vieille ganache. J'ai juste deux mots à te dire : T'es un vieux con. Tu pues !
Là-dessus, il fut saisi d'une de ses crises de fou rire apoplectiques.
Je crois que l'homme eut l'impression que nous étions fous à lier. Nous reculâmes lentement, riant comme des malades et lui adressant moult grimaces facétieuses. L'imbécile était tellement borné et perplexe qu'il se contenta de s'écrouler sur une chaise pour s'essuyer le front.
Un peu plus loin dans la rue, on tomba sur un policier à l'air endormi. Carl alla le trouver avec beaucoup de respect, retira son chapeau, puis, dans un allemand impeccable, lui apprit que nous venions de quitter le Judenfreies Café où une rixe avait éclaté. Nous lui demandions de faire diligence car (ici, il baissa la voix) le propriétaire était pris d'une crise de folie assassine. Le policier le remercia à sa manière raide et pataude, puis clopina vers le café. Nous trouvâmes un taxi au carrefour et demandâmes au chauffeur de nous conduire à un grand hôtel que nous avions repéré plus tôt dans la soirée.
On resta trois jours au Luxembourg, mangeant et buvant tout notre soûl, écoutant les excellents orchestres allemands, observant la vie terne et tranquille d'un peuple qui n'a aucune raison d'exister, et qui en réalité n'existe pas, sinon sur le mode des vaches ou des moutons. Blanche Neige nous avait présenté son amie, originaire du Luxembourg et abrutie jusqu'à la moelle. On discuta fabrication des fromages, couture, danses folkloriques, extraction du charbon, import-export, membres de la famille royale et toutes ces maladies bénignes auxquelles ils sont sujets de temps à autre. On passa toute une journée dans la vallée des Moines, le Pfaffenthal. Une paix de mille ans paraissait régner sur ce vallon somnolent. On aurait dit un couloir que Dieu avait tracé avec son petit doigt pour rappeler aux hommes que, lorsque leur insatiable soif de sang serait apaisée et qu'ils seraient las du combat, ils trouveraient ici la paix et le repos.
Pour être franc, c'était une espèce d'univers assez beau, prospère et propret, où tout le monde paraissait charitable, aimable, tolérant, plein de bonne humeur. Cependant, pour une raison inexplicable, tout cela sentait le pourri. L'odeur de la stagnation. La bonté des habitants, qui leur était néfaste, leur avait détérioré la fibre morale.
Tout ce qui les intéressait, c'était de se mettre plein de beurre dans les épinards. Ils ne savaient certes pas cultiver les épinards, mais pour ce qui était de se faire du beurre, ils se posaient là.
J'étais complètement écœuré. Plutôt mourir comme un rat à Paris que de faire bombance ici, pensais-je.
— Rentrons nous payer une bonne chtouille, dis-je en secouant Carl qui sombrait dans un état proche de la torpeur comateuse.
— Quoi ? Qu'est-ce tu dis ? marmonna-t-il d'une voix pâteuse.
— Oui, répétai-je. Tirons-nous d'ici, c'est nul. Le Luxembourg ressemble à Brooklyn, en plus pimpant et plus empoisonné. Rentrons à Clichy et payons-nous une bonne virée. Je veux me débarrasser de ce goût infect que j'ai dans la bouche.
On arriva à Paris aux environs de minuit. On fila au bureau du journal, où notre bon ami King s'occupait de la rubrique hippique. On lui emprunta encore de l'argent avant de filer.
J'étais d'humeur à lever la première pute qui se présenterait.
« Je me la prends, chaude-pisse et tout, pensai-je. Merde alors, une bonne dose de chtouille, c'est pas rien après tout. Ces connasses luxembourgeoises sont pleines de petit-lait. »
Carl n'avait pas tellement envie de se retaper une autre chaude-pisse. Sa queue le démangeait déjà, me confia-t-il. Il essayait de savoir qui la lui avait refilée, s'il s'agissait bien d'une chaude-pisse, comme il le croyait.
— Si tu l'as déjà, tu risques rien en la chopant à nouveau, remarquai-je gaiement. Colle-t'en une double dose et puis sème à tous vents. Contamine le continent tout entier ! Plutôt une bonne maladie vénérienne qu'une paix placide et moribonde ! Maintenant, je sais ce qui rend le monde civilisé : c'est le vice, la maladie, le vol, la mendicité, la débauche. Merde, les Français ont beau être syphilitiques, ils constituent un grand peuple. Ne me demande plus jamais d'aller dans un pays neutre. Ne me laisse plus jamais regarder des vaches, humaines ou pas.
Je triquais tant que j'aurais violé une nonne.
Ce fut dans cette humeur qu'on entra dans le petit dancing où notre amie la fille du vestiaire officiait. Il était à peine minuit passé et nous étions fin prêts pour une bonne java. Il y avait trois ou quatre putes au bar ainsi qu'un ou deux poivrots, anglais bien entendu. Sans doute des pédés. On dansa un peu et les putes se mirent à nous harponner.
C'est incroyable ce qu'on peut faire en public dans un bar français. Pour une putain, quiconque parle anglais, homme ou femme, est par définition dégénéré. Une Française ne s'humilie pas à faire son numéro devant un étranger, pas plus qu'une otarie ne devient civilisée à cause des tours qu'on lui a appris.
Adrienne, la fille du vestiaire, était venue prendre un verre au bar. Les jambes écartées, elle s'assit sur le haut tabouret. J'étais debout près d'elle, mon bras enlaçant la taille d'une de ses petites amies. Ma main remonta bientôt sous sa robe. Je la tripotai un peu, puis elle glissa de son perchoir et, me passant un bras autour du cou, m'ouvrit la braguette et me prit les couilles au creux de la paume. Les musiciens jouaient une valse lente, quelques lumières s'éteignirent. Adrienne m'entraîna vers la piste, la braguette grande ouverte, et, se collant contre moi, elle me dirigea vers le centre où tout le monde était serré comme des sardines dans leur boîte. Nous pouvions à peine remuer, tant la masse des couples était compacte. Sa main replongea vers ma braguette, en sortit ma queue, qu'elle mit en batterie contre son con. C'était affolant. Pour rendre la chose encore plus affolante, l'une de ses petites amies coincée près de nous me saisit impudemment l'outil. Je ne pus me retenir davantage : je lui giclai dans la main.
Lorsque nous retournâmes vers le bar, Carl était accroupi dans un coin au-dessus d'une fille qui paraissait écroulée par terre. Le barman semblait embêté :
— C'est un débit de boissons ici, pas un bordel, dit-il.
Carl lui lança un regard hébété ; il avait le visage couvert de rouge à lèvres, la cravate de travers, le gilet déboutonné, les cheveux dans les yeux.
— C'est pas des putes, marmonna-t-il, c'est des nymphomanes.
Il s'assit sur le tabouret tandis qu'un pan de sa chemise lui sortait de la braguette. La fille entreprit de le reboutonner. Brusquement elle changea d'avis, l'ouvrit en grand, en sortit sa queue et se pencha pour l'embrasser. Apparemment, c'était aller un peu loin. Le directeur arriva sur ces entrefaites pour nous informer qu'il faudrait mieux se tenir ou prendre la poudre d'escampette. Il ne semblait pas en vouloir aux filles ; il les sermonna simplement, comme des gamines un peu turbulentes.
Nous voulions nous tirer de là, mais Adrienne insista pour que nous attendions la fermeture. Elle dit qu'elle voulait rentrer avec nous.
Lorsqu'on s'entassa finalement dans un taxi, nous découvrîmes que nous étions cinq. Carl voulait virer l'une des filles, mais n'arrivait pas à décider laquelle. On s'arrêta en chemin pour acheter des sandwiches, un peu de fromage, des olives et quelques bouteilles de vin.
— Elles vont être déçues en constatant le peu d'argent qu'il nous reste, dit Carl.
— Tant mieux, fis-je. Comme ça elles nous laisseront peut-être tranquilles. Je suis fatigué. J'ai envie de prendre un bain et de me mettre au pieu.
Aussitôt arrivé, je me déshabillai et remplis la baignoire. Les filles mettaient la table dans la cuisine. Je venais d'entrer dans mon bain et je commençais de me savonner quand Adrienne et l'une des filles pénétrèrent dans la salle de bains. Elles avaient décidé de prendre un bain, elles aussi. Adrienne se débarrassa très vite de ses vêtements et me rejoignit dans l'eau. L'autre fille se déshabilla aussi, puis resta debout près de la baignoire. Adrienne et moi nous faisions face, les jambes entortillées. L'autre fille se pencha au-dessus de la baignoire et se mit à me caresser. Je m'allongeai dans l'eau délicieusement chaude et la laissai m'astiquer la queue entre ses doigts savonneux. Adrienne se caressait la chatte comme pour dire « Bon, qu'elle s'amuse un moment avec ce machin, mais quand on passera aux choses sérieuses, je le lui arracherai des mains. »
On se retrouva bientôt à trois dans la baignoire, un sandwich dans une main, un verre de vin dans l'autre. Carl avait décidé de se raser. Sa copine s'assit au bord du bidet pour papoter et manger son sandwich. Elle disparut quelques instants et revint avec une bouteille de vin rouge qu'elle entreprit de nous vider sur le cou. L'eau savonneuse prit aussitôt la couleur du permanganate.
J'étais maintenant prêt à tout. Pris d'un besoin pressant, je me mis à pisser dans l'eau. Les filles furent scandalisées. Je venais apparemment de faire une chose interdite par leur éthique. Elles se méfièrent brusquement de nous. Allions-nous les payer ? Et si oui, combien ? Lorsque Carl leur apprit gaiement qu'il avait environ neuf francs à distribuer, elles poussèrent des cris de paon. Puis elles décidèrent que nous plaisantions sans doute — encore une mauvaise blague, comme le fait de pisser dans la baignoire. Mais non, insista Carl, il nous restait seulement neuf francs. Elles jurèrent leurs grands dieux qu'elles n'avaient jamais entendu parler d'une chose pareille ; c'était tout bonnement incroyable, monstrueux, inhumain.
— Ce sont des sales Boches, dit l'une.
— Non, ils sont anglais. Des Anglais dégénérés, rectifia une autre.
Adrienne essaya de les amadouer. Elle dit qu'elle nous connaissait depuis longtemps et que nous nous étions toujours comportés en gentlemen avec elle, déclaration qui me fit un drôle d'effet compte tenu de la nature de nos rapports avec elle. Néanmoins, ce mot de gentlemen signifiait tout bonnement que nous avions toujours payé ses petits services rubis sur l'ongle.
Elle tentait désespérément de redresser la situation. Je l'entendais presque penser.
— Vous ne pourriez pas leur donner un chèque ? nous supplia-t-elle.
Là-dessus, Carl éclata de rire. Il allait répondre qu'il ne possédait aucun carnet de chèques lorsque je l'interrompis :
— Bien sûr, c'est une excellente idée... Nous allons vous donner un chèque à chacune, ça vous va ?
Sans ajouter un mot j'allai dans la chambre de Carl et trouvai l'un de ses vieux carnets de chèques. Je pris aussi son magnifique stylo Parker et le lui tendis.
Carl se montra alors très astucieux. Feignant d'être fâché contre moi parce que j'avais découvert son chéquier et que je me mêlais de ses affaires, il déclara :
— C'est toujours la même chose. (En français, bien sûr, pour que les filles comprennent.) C'est toujours moi qui paie ces folies. Pourquoi ne sors-tu jamais ton propre chéquier ?
Je répondis aussi piteusement que possible que mon compte était à sec. Mais il renâclait toujours, ou du moins faisait semblant.
— Elles ne peuvent donc pas attendre demain ? demanda-t-il en se tournant vers Adrienne. Elles ne nous font pas confiance, ou quoi ?
— Pourquoi devrions-nous vous faire confiance ? fit l'une des filles. Il y a une seconde, vous prétendiez ne pas avoir un sou vaillant. Maintenant, vous voulez qu'on attende demain. Ah, non alors, ça ne va pas du tout !
— Eh bien, fichez-moi le camp d'ici ! dit Carl en lançant son chéquier par terre.
— Ne soyez pas si mesquins ! s'écria Adrienne. Donnez-nous cent francs à chacune et n'en parlons plus. S'il vous plaît !
— Cent francs à chacune ?
— Bien sûr, dit-elle. C'est pas le Pérou !
— Vas-y, intervins-je. Fais donc pas ton mesquin. Et je te rembourserai ma part d'ici un jour ou deux.
— Tu dis toujours ça, rétorqua Carl.
— Arrête cette comédie, lui dis-je en anglais. Signe tes chèques et débarrassons-nous d'elles.
— Nous débarrasser d'elles ? Quoi ? Tu veux que je leur fasse un chèque et qu'ensuite je les flanque à la porte ? Non mais tu rêves ? Moi je veux en avoir pour mon argent, même si mes chèques sont en bois ! Elles ne le savent pas. Si on les laisse filer trop vite, elles vont soupçonner anguille sous roche
» Hé, toi ! s'écria-t-il en agitant un chèque sous le nez d'une des filles. Qu'est-ce que tu me fais pour ce prix-là ? Je veux un truc spécial, pas un banal baisouillage.
Il se mit alors à distribuer les chèques. Je trouvais ça comique de le voir à poil donner ses chèques. Même bons, ils auraient paru en bois. Sans doute parce que nous étions tous à poil. Les filles aussi paraissaient pencher pour un marché de dupes. Sauf Adrienne, qui nous croyait.
J'espérais qu'elles reprendraient leur numéro plutôt que de nous obliger à une nouvelle séance de foutrage. J'étais vanné, éreinté. Il aurait fallu qu'elles fassent appel à toute leur habileté pour provoquer chez moi l'ombre d'une érection. Carl, de son côté, se comportait vraiment comme un type qui venait de lâcher trois cents francs. Il voulait en avoir pour son argent, et il voulait un truc spécial.
Pendant qu'elles discutaient de tout ça dans leur coin, je me mis au lit. Je me sentais mentalement si loin de la situation que je sombrai dans une rêverie liée à la nouvelle que j'avais commencé d'écrire quelques jours plus tôt et sur laquelle je voulais travailler dès mon réveil. Une histoire d'assassinat à la hache. Je me demandais si je devais condenser le récit et accorder toute mon attention au meurtrier ivre, que j'avais laissé assis à côté du cadavre décapité d'une épouse qu'il n'avait jamais aimée. Peut-être reprendrais-je le compte rendu de ce fait divers dans le journal, pour l'associer à mon propre récit de l'assassinat, commencer au moment où la tête roulait de la table. Cela collerait parfaitement avec le passage où le cul-de-jatte sans bras se baladait la nuit dans les rues sur sa planche à roulettes, la tête au niveau des genoux des passants. Je voulais forcer un peu dans la veine macabre, car je gardais sous le coude un dénouement burlesque.
Cette brève parenthèse de rêverie me permit de retrouver la disposition d'esprit que l'apparition de notre Pocahontas somnambule avait troublée.
Un coup de coude d'Adrienne, qui s'était allongée près de moi, me ramena à la réalité. Elle me chuchotait quelque chose à l'oreille. Encore une histoire d'argent. Je lui demandai de répéter son laïus, et afin de ne pas perdre le fil de mon idée, je me disais sans arrêt : « Tête qui roule sur la table — tête qui roule... nabot sur planche à roulettes... roulettes... jambes... millions de jambes... »
— Elles veulent savoir si tu ne pourrais pas trouver un peu de monnaie pour leur taxi. Elles habitent loin.
— Loin ? répétai-je en la regardant distraitement. Si loin que ça ?
(Souviens-toi : roulettes, jambes, tête qui roule... commencer au milieu d'une phrase.)
— A Ménilmontant, dit Adrienne.
— Va me chercher un crayon et du papier ; là, sur la table, suppliai-je.
— Ménilmontant... Ménilmontant..., répétais-je machinalement en griffonnant quelques mots clefs comme roulettes en caoutchouc, têtes de bois, jambes en tire-bouchon, et ainsi de suite.
— Qu'est-ce que tu fais ? gronda Adrienne en me secouant violemment. Mais qu'est-ce qui t'arrive ?
— Il est fou* ! s'écria-t-elle en se levant du lit et en lançant les bras en l'air avec désespoir.
» Où est l'autre* ? demanda-t-elle en cherchant Carl.
» Mon Dieu* ! l'entendis-je dire comme de très loin. Il dort*.
Puis, après un long silence :
— Ça alors, c'est le bouquet ! Allons-nous-en d'ici ! L'un est ivre et l'autre inspiré. Nous perdons notre temps. Voilà bien les étrangers — ils ont toujours la tête ailleurs. Ils veulent pas faire l'amour, ils veulent qu'on les titille...
Qu'on les titille. Je notai cela aussi. Je ne me rappelle pas exactement ce qu'elle avait dit, mais cela me remit en mémoire un ami oublié. Titiller. Un mot que je n'avais pas employé depuis des lustres. Aussitôt je pensai à un autre mot que j'employais rarement : milingue. D'ailleurs, je ne me souvenais plus très bien de son sens. Qu'importe ! Je le caserais quelque part. Il y avait ainsi des tas de mots qui avaient disparu de mon vocabulaire, à force de vivre à l'étranger depuis si longtemps.
Je me rallongeai et assistai à leurs préparatifs de départ. J'avais l'impression d'être aux premières loges, à la fin d'une pièce de théâtre. Tel un paralytique dans son fauteuil roulant, j'admirais le spectacle. Si l'une d'elles avait eu l'idée saugrenue de me lancer un pichet d'eau au visage, je n'aurais pas bronché. Je me serais seulement ébroué en souriant — comme on sourit à des anges en ribote. (Si toutefois ça existe.) Je désirais simplement qu'elles fichent le camp et me laissent à ma rêverie. Si j'avais eu de la petite monnaie sur moi, je la leur aurais lancée.
Après un millénaire ou deux, elles décidèrent de prendre la porte. Adrienne m'envoya un baiser en un geste si irréel et lointain que le mouvement de son bras me fascina ; je le vis reculer tout au fond d'un long couloir, où il fut enfin aspiré à travers un étroit tunnel, ce bras toujours plié au poignet, mais si minuscule qu'il finit par ressembler à un brin de paille.
— Salaud* ! s'écria l'une des filles.
Pendant que la porte claquait, je me surpris à répondre :
— Oui, c'est juste. Un salaud. Et vous, des salopes. Il n'y a que ça. Salaud, salope. La saloperie, quoi. C'est assoupissant*.
J'émergeai de mon délire avec un :
— Merde, mais qu'est-ce que je raconte ?
Roulettes, jambes, tête qui roule... Parfait. Demain ressemblera à tous les autres jours, mais en mieux, en plus juteux et en plus rose. Le cul-de-jatte sur sa planche se flanquera à l'eau en roulant jusqu'au bout du quai. A Canarsie. Il refera surface avec un hareng dans la bouche. Un hareng de Maatjes, pas moins.
Mais voilà que j'avais encore faim. Je me levai et cherchai un restant de sandwich. Il n'y avait plus une miette sur la table. Distraitement, j'allai à la salle de bains en me disant que j'avais envie de pisser. Il y avait deux tranches de pain, quelques bouts de fromage et des olives écrasées qui traînaient un peu partout. Rejetés avec dégoût, de toute évidence.
Je ramassai une tranche de pain pour voir si elle était mangeable. Quelqu'un avait marché dessus d'un pied rageur. Il y avait un peu de moutarde dessus. Mais était-ce vraiment de la moutarde ? Autant choisir une autre tranche. Je récupérai un morceau assez propre, un peu mouillé à force d'avoir traîné par terre. Dans un verre derrière le bidet je découvris un fond de vin. Je l'éclusai, puis mordis vaillamment dans mon pain. Pas mal du tout. Ça avait même bon goût. Les microbes épargnent les affamés et les inspirés. Rien que des bêtises, toutes ces histoires de cellophane et de qui a touché quoi. Pour le prouver, je m'essuyai le cul avec. Très vite, bien entendu. Après quoi je l'engloutis. Là ! Est-ce que j'en suis mort ? Ensuite, je cherchai une cigarette. Il ne restait que des mégots. Je sélectionnai le plus long et l'allumai. Quel arôme ! Rien à voir avec cette sciure grillée qu'on fumait en Amérique ! Ça c'était du vrai tabac. L'une des Gauloises bleues* de Carl, sans doute.
Et maintenant, à quoi pensais-je donc ?
Je m'assis dans la cuisine, les pieds sur la table. Voyons voir... Qu'est-ce que c'était ?
J'étais incapable de penser. Je me sentais beaucoup trop bien pour ça.
Et puis, à quoi bon penser ?
Oui, un grand jour. Plusieurs, en fait. Il y a seulement quelques jours, nous étions assis ici même, à nous demander où aller. Ç'aurait pu être hier. Ou il y a un an. Quelle différence ? On s'étire et puis on s'écroule. Le temps aussi s'écroule. Les putes s'écroulent. Tout s'écroule. S'écroule dans la chtouille.
Sur le rebord de la fenêtre un oiseau matinal gazouillait. Agréablement vaseux, je me rappelai un jour lointain, à Brooklyn Heights, où j'étais resté assis comme ça. Dans une autre vie. Je ne reverrais probablement jamais Brooklyn. Et pas davantage Canarsie, ou Shelter Island, Montauk Point, Secaucus, le lac Pocotopaug, la rivière Neversink, ou les coquilles Saint-Jacques au bacon, les aiglefins fumés, le ris de veau. Bizarre, comme on peut se vautrer dans la fange et se croire chez soi. Jusqu'à ce que quelqu'un dise Minnehaha — ou Walla Walla. Chez soi. On est chez soi si on y reste. Autrement dit, c'est l'endroit où l'on accroche son chapeau. Loin, dit-elle à propos de Ménilmontant. Ce n'est pas loin, ça. Bon, la Chine, c'est loin. Ou le Mozambique. Mon rêve, c'est de dériver sans fin. Paris, c'est malsain. Elle avait peut-être raison. Essaie le Luxembourg, petite. Bah, il existe des milliers d'endroits tentants. Bali, par exemple. Ou les Carolines. Ridicule, cette éternelle soif d'argent. De l'argent, encore de l'argent. Pas d'argent. Plein d'argent. Oui, un lieu lointain, très loin d'ici. Et pas de bouquins, pas de machine à écrire, rien de rien. Ne rien dire, ne rien faire. Flotter avec la marée. Cette salope de Nys. Rien qu'un con. Quelle vie ! N'oublie pas — titiller !
Je me bougeai le cul, bâillai, m'étirai et titubai jusqu'au lit.
Parti comme un éclair. Tombant, chutant vers le cloaque cosmocentrique. Léviathans qui nagent dans des profondeurs étrangements éclairées. La vie continue partout comme d'habitude. Petit déjeuner à dix heures pile. Un cul-de-jatte sans bras sert à boire avec ses dents. La dynamite dégringole de la stratosphère. Jarretelles descendant en longues spirales gracieuses. Une femme au torse tailladé essaie désespérément de revisser sa tête coupée Elle veut de l'argent. Pourquoi ? Elle ne sait pas pourquoi. Juste de l'argent. Sur une fougère arborescente repose un cadavre fraîchement criblé de balles. Une croix de fer pend à son cou. Quelqu'un demande un sandwich. L'eau est trop agitée pour les sandwiches. Regardez donc à la lettre « S » dans le dictionnaire !
Un rêve fécond et tumultueux, imprégné d'une lueur mystique bleue. J'avais sombré jusqu'à ces dangereuses profondeurs où, en proie à l'extase et à l'émerveillement, nous retombons vers la matrice originelle. D'une manière aussi vague que rêveuse, je sentais bien qu'il me fallait faire un effort colossal. La lutte pour remonter vers la surface était une agonie, mais une exquise agonie. De temps à autre, je réussissais à ouvrir les yeux : je voyais la pièce à travers le brouillard, mais mon corps restait tout en bas, dans les scintillantes profondeurs marines. Ma nouvelle chute fut voluptueuse. Je traversai d'un coup le fond sans fond, où j'attendis comme un requin. Puis lentement, très lentement, je m'élevai. C'était fascinant. Un vrai bouchon sans nageoires. Alors que j'approchais de la surface, je fus à nouveau aspiré vers le bas, descendant, sombrant avec une délicieuse impuissance, aspiré par le vortex du néant, pour y attendre pendant un temps infini la volonté de rassembler mes forces et de remonter comme une bouée submergée.
A mon réveil, j'entendis un gazouillis d'oiseaux. Ma chambre n'était plus remplie d'une brume liquide, elle était nette et parfaitement reconnaissable. Sur mon bureau, deux moineaux se bagarraient pour une miette de pain. Dressé sur un coude, je les regardai voleter vers la fenêtre fermée. Ils partirent alors vers l'entrée, puis revinrent en cherchant frénétiquement la sortie.
Je me levai et ouvris la fenêtre. Ils continuèrent de voleter dans la pièce, tout étourdis. Je ne fis plus un geste. Ils filèrent brusquement à travers la fenêtre ouverte.
— Bonjour, madame Oursel, chantèrent-ils.
Il était midi juste, le troisième ou quatrième jour du printemps...
Henry Miller
New York
Juin 1940.
Récrit à Big Sur, 1956.
1 En français dans le texte, comme tous les passages en italique suivis d'un astérisque.