Cléo faisait encore fureur au burlesque de Houston Street, à l'époque. Elle était devenue une institution, comme Mistinguett. On s'explique sans peine la fascination qu'elle exerçait sur les spectateurs que drainait, tous les soirs, l'esprit d'entreprise des Frères Minsky vers la terrasse couverte et fleurie. Il n'était que de se planter à l'entrée, près de la caisse, en matinée, n'importe quel jour de la semaine, et de regarder s'égrener le chapelet des arrivants. Le soir, l'auditoire était plus sophistiqué, rabattu des quatre coins de Manhattan, de Brooklyn, de Queens, du Bronx, de Staten Island et de New-Jersey. Park Avenue même fournissait alors son contingent. Mais au grand jour, depuis la marquise de l'entrée, qui avait l'air d'un reliquat de petite vérole, jusqu'à l'église catholique, dont la porte s'ouvrait à côté et qui était perdue de crasse, souffreteuse, miteuse au possible, en passant par le prêtre qui ne quittait pas les marches et restait à se gratter le cul en signe de dégoût et de désapprobation, l'ensemble faisait penser, à peu de chose près, à une de ces images de la réalité que l'esprit sclérotique du sceptique se prend à évoquer pour tenter d'expliquer la non-existence de Dieu.
Que de fois n'avais-je pas rôdé autour de cette entrée, l'œil aux aguets, dans l'espoir de trouver un type que je pourrais taper de quelques sous... de quoi compléter le prix du billet. Quand on est sans travail et trop dégoûté pour en chercher, mieux vaut encore aller s'asseoir dans un trou puant que de rester debout, des heures durant, dans un lavatory public parce qu'il y fait chaud. Sexe et pauvreté marchent la main dans la main.
Ah ! cette odeur fétide du burlesque ! Ce fumet de latrines, d'urine saturée de boules de camphre ! Cette puanteur mêlée, sueur, pieds surets, haleines fortes, chewing-gum, désinfectant ! Et la nausée du désodorisant giclant des pulvérisateurs braqués sur vous comme si vous n'étiez qu'un tas de mouches à viande ! A vous lever le cœur ? Non, les mots manquent pour exprimer cela. Onan lui-même devait sentir moins mauvais.
Et le décor, donc ! Dans le goût d'un Renoir au dernier stade de la gangrène. En harmonie parfaite avec les éclairages de carnaval — une fièvre de lumières rouges enfilées une à une, illuminant une matrice en décomposition. Une certaine satisfaction honteuse, de prendre place parmi la bande de crétins mongoliens dans ce crépuscule de Gomorrhe ; sachant trop bien que, au sortir de la séance, on devra se traîner à pied jusque chez soi. Il faut avoir les poches lessivées pour apprécier au maximum la chaleur et la puanteur de ce gros ulcère, au sein duquel on trône parmi ses semblables — des centaines de semblables — en attendant le lever du rideau. Tout à l'entour, une armée d'idiots démesurés, écalant leurs cacahuètes, mordillant leur barre de chocolat, tétant à la paille leur bouteille d'eau gazeuse. Lumpen Proletariat. La lie du cosmos.
Si infecte, l'atmosphère, qu'on eût dit un énorme pet congelé. Sur le rideau d'amiante, réclames de remèdes contre les maladies vénériennes, de magasins d'habillement, de fourreurs qui font fureur, de délices de pâtes dentifrices, de montres à dire l'heure (comme si l'heure avait de l'importance dans la vie !), d'endroits où aller manger une soupe à l'oignon après le spectacle — comme si on avait de l'argent de reste, comme si, en sortant de là, on allait se ruer Chez Louis ou Chez Auguste's et reluquer les filles, leur fourrer un billet dans le trou du cul et contempler l'Aurore Boréale ou le Blanc, Bleu, Rouge.
Et le personnel de salle... Faces de rat, gueules de forçat pour les hommes ; merdes vides et flappies pour le sexe d'en face. Avec ici et là une jolie Polonaise à cheveux blonds et à mine impudente et provocante. Une de ces abruties de Polaks qui aiment mieux gagner honnêtement leur vie que de tendre le cul et de se faire enfiler en moins de deux. On reniflait la saleté de leurs dessous, hiver comme été...
N'importe ! — cash and carry... payez comptant et hop ! enlevez !... c'était tout le plan Minsky. Et ça rendait. Jamais de four, si pouilleux que fût le spectacle. Pour peu qu'on y allât un peu souvent, on finissait par connaître si bien les têtes (non seulement de la troupe, mais de la salle) que c'était comme une fête de famille. Si on avait la nausée, point n'était besoin d'une glace pour voir la gueule qu'on faisait — un coup d'œil au voisin suffisait. C'est la « Maison de l'Idendité » qu'on aurait dû appeler la baraque. C'était Dévakkan levant le cul comme un âne.
Et jamais rien d'original, jamais rien que l'on n'eût déjà vu mille et une fois. Quelque chose comme un con dont on a soupé ; dont on connaît la moindre ride, le moindre pli couleur de foie de veau... on en a si foutrement marre qu'on a envie de cracher dedans ou de prendre la pelle et de vider toutes les saloperies entassées, à force, quelque part entre coccyx et larynx. Ah, oui, que de fois n'aurait-on pas aimé, soudain, tirer dans le tas — braquer une mitrailleuse sur ces gens, hommes, femmes, enfants, et leur plomber les tripes. Parfois, on se sentait pris de faiblesse : pris d'un désir de glisser de son siège sur le plancher, pour ne plus bouger, vautré parmi les débris de cacahuètes. Et que les gens vous piétinent tant qu'ils voudraient, de leurs godasses grasses, puantes et merdeuses...
Et la petite note patriotique — jamais on ne l'oubliait ! N'importe quelle connasse bouffée des mites n'avait qu'à se pavaner sur scène, drapée dans le drapeau américain, et pousser son petit air comme une locomotive : la salle croulait. Si on était bien placé, on pouvait la voir ensuite se torcher le nez avec le drapeau, debout dans les coulisses.
Et les romances sentimentales !... les hymnes à maman, ce qu'ils pouvaient aimer ça, les pauvres cons, les pauvres andouilles écornées ! Quand venait le tour du foyer et de la maman, ils bavaient et mouillaient comme des souris en pleurs. C'était toujours l'espèce d'idiote à cheveux blancs du vestiaire des dames qu'on dépêchait pour ce numéro. Assise nuit et jour qu'elle était dans ses chiottes, sa récompense était de nager ainsi dans la bave crétinisée, le temps d'un tour de chant et de larmoiement. Elle avait un ventre énorme — très probablement une descente de matrice — et des yeux vitreux. Elle aurait pu être la maman du monde entier, tant elle était docile et abrutie. Image même de la maternité... après trente-cinq ans de grossesses continues, de rossées, d'avortements, d'hémorragies, d'ulcères, de tumeurs, de descentes herniaires, de varices et autres émoluments de l'existence maternelle. Que personne n'eût l'idée de lui flanquer une balle dans la peau et de lui donner le coup de grâce me surprenait toujours.
Inutile de le nier : les Frères Minsky avaient songé à tout... tout ce qui pouvait vous rappeler ce que l'on avait envie de fuir. Ils avaient le don de vous sortir les trucs les plus usés, les plus fripés, y compris la vermine de l'esprit — et ils vous agitaient cette mixture et vous en frottaient le nez comme d'une loque merdeuse. Ah, pour être entreprenants, ils l'étaient ! Et gens de gauche, sans doute, aussi — sans oublier malgré cela d'aider à vivre l'église catholique, leur voisine. Ils étaient unitariens — pour le sens pratique. Grands cœurs, esprits larges, pourvoyeurs sincères d'amusement pour le pauvre peuple. Sans l'ombre d'un doute. Je suis sûr qu'ils allaient aux bains turcs tous les soirs (après avoir fait la caisse), et peut-être même à la synagogue, s'ils en avaient le temps.
Mais revenons à Cléo... C'était encore elle, ce soir-là, comme autrefois. Deux apparitions sur scène : une avant l'entracte, l'autre à la fin du spectacle.
Ni Marcelle ni Mona n'étaient jamais allées au burlesque ; elles n'en perdirent pas une miette, du commencement jusqu'à la fin. Elles avaient un faible pour les comiques : il y avait là une veine d'immondice à laquelle elles n'étaient pas préparées. De rudes fantassins, les comiques ! Tout ce dont ils ont besoin, pour créer l'illusion d'un monde où l'Inconscient est seul maître, c'est d'une paire de pantalons trop grands et, à la main, d'un jules, d'un téléphone ou d'un porte-chapeaux. N'importe quel comique de burlesque, s'il a quelque chose dans le ventre, tient un peu du héros. Chaque fois qu'il entre en scène, c'est pour terrasser le censeur qui garde comme un fantôme le seuil du moi subliminaire. Et non seulement il nous rend le service de le terrasser, mais il le compisse et il mortifie la chair.
Bon. Mais Cléo... D'ici que Cléo paraisse, tout le monde est prêt à se branler. (Pas comme en Inde où un riche nabab loue six rangs de fauteuils pour pouvoir se masturber en paix.) Ici, c'est sous le chapeau que cela se passe. Une orgie de lait condensé. Le sperme coule à flots, comme l'essence d'un pipe-line. Même un aveugle saurait que tout, ici, nage dans le con. L'étonnant est qu'il n'y ait jamais de panique. Il y a bien de temps à autre un type qui rentre chez lui et se tranche les couilles avec un rasoir rouillé ; mais jamais la presse ne parle de ces menus actes d'héroïsme.
L'un des éléments qui entraient dans la fascination exercée par la danse de Cléo était le petit pompon piqué au milieu de sa ceinture — juste au-dessus du rosier. Il servait à river l'attention à ce point précis. Elle était capable de le faire tourner ainsi qu'une roue de loterie, ou sauter ou tressauter, comme agité de petits spasmes électriques. Tantôt il retombait, palpitant vaguement, à la façon d'un cygne qui s'abandonne après les violences de l'orgasme ; tantôt il jouait l'insolence et l'impudence, ou encore il boudait, morose. Il avait l'air de faire partie d'elle — petite boule cotonneuse poussée sur son Mont de Vénus. Peut-être l'avait-elle rapportée d'un bordel d'Algérie... cadeau d'un marin français. C'était tentant en diable, surtout pour les gosses de seize ans qui n'ont pas encore tâté d'un buisson de femme.
Ce qu'étaient ses traits, je ne me le rappelle plus guère. J'ai le vague souvenir d'un nez retroussé. Jamais (absolument) on ne l'aurait reconnue tout habillée. On n'avait d'yeux que pour le torse, au centre duquel s'étalait un énorme nombril peint en carmin. On eût dit une bouche affamée, ce nombril. La bouche d'un poisson soudain frappé de paralysie. Je suis certain que son con n'était pas moitié aussi excitant... pâle émincé de viande bleuâtre, probablement, qu'un chien n'eût même pas pris la peine de renifler. Elle vivait par le diaphragme, par cette poire onduleuse et charnue qui faisait dôme sous la cage thoracique. Son torse me rappelait toujours les mannequins de couturière dont les cuisses se perdent dans une armature de baleines de parapluie. Enfant, j'adorais passer la main sur cette houle ombilicale. C'était un paradis pour les doigts. Et le fait que le mannequin était sans bras ni jambes rehaussait encore la magnifique ventrure du torse. Parfois l'infrastructure manquait ; ne restait plus qu'une forme tronquée, avec un petit collier de cou régulièrement peint en noir vernissé. Ceux-là c'étaient les mystérieux, les exquis. Un soir, dans une foire, je tombai sur un spécimen vivant de cette variété, exactement semblable à ceux qui complétaient le décor de la machine à coudre chez nous. La fille se déplaçait sur les mains, comme si, au lieu de parcourir une estrade, elle avait marché sur l'eau. Je m'avançai tout près d'elle et j'engageai la conversation. Elle avait une tête, naturellement, et assez jolie d'ailleurs, un peu comme ces figurines de cire que l'on voit dans les vitrines de coiffeur des quartiers chics. J'appris qu'elle venait de Vienne ; elle était cul-de-jatte de naissance. Mais je m'écarte du sujet... Ce qui me fascinait chez cette fille, c'était que je retrouvais la même houle voluptueuse, la même ventrure de nacre, le même frémissement immobile. Je restai à côté de l'estrade un long moment, rien que pour l'observer attentivement sous tous les angles. C'était stupéfiant de voir comment était faite cette absence de jambes. Un petit écart dans le découpage, et la fille se fût retrouvée sans baisoir. Plus je l'étudiais, plus j'avais envie de la basculer. Je m'imaginais très bien, les bras autour de cette malice de petite taille, la soulevant, la jetant sous mon bras et l'emportant pour la violer dans un terrain vague...
Durant l'entracte, tandis que les filles allaient aux toilettes dire un bonjour à la brave vieille maman, Ned et moi, nous restâmes sur l'escalier en fer qui orne l'extérieur de la salle. Du palier supérieur, le regard plongeait droit dans les appartements, de l'autre côté de la rue. Douillets petits appartements, soit dit en passant, si on a l'estomac bien accroché et le goût des rêves ultraviolets à la Chagall. Boustifaille et literie sont les motifs dominants. Il arrive qu'ils se mêlent sans discrimination, et que le père, qui a passé tout le jour à vendre des boîtes d'allumettes avec une frénésie de phtisique, se prenne à manger du matelas. Chez les pauvres, on ne sert que les mets qui prennent des heures à mijoter. Le gourmet adore manger dans un restaurant plein d'odeurs ; le pauvre a la nausée, rien que de grimper les marches et de respirer une bouffée de ce qui l'attend. Le riche adore faire le tour du pâté de maisons avec son chien — histoire de s'aiguiser gentiment l'appétit. Le pauvre contemple la chienne malade, blottie sous les baquets, et se dit que la charité serait de lui flanquer un coup de pied dans les tripes. Rien ne lui aiguise l'appétit. Il a faim, il meurt perpétuellement d'envies folles inassouvies. Même le bol d'air frais est un luxe. Seulement voilà : il n'est pas un toutou, lui, et personne, hélas, trois fois hélas ! ne se soucie de lui faire prendre l'air. Je les ai vus, ces pauvres bougres : accoudés et penchés à la fenêtre, la tête pendant aux mains telle une ballade de Villon. Il n'y a pas besoin d'être sorcier pour lire leurs pensées. De temps en temps, on démolit une rangée de taudis, histoire de percer un ou deux trous d'aération. Passant devant ces espaces vides, qui sont comme des dents qui manquent, je me les suis souvent figurés, ces pauvres couillons, pendant encore à leurs fenêtres, suspendus dans les airs bien qu'on eût rasé la maison, maintenus là par la seule force de la souffrance et de la misère, pareils à d'idiotes torpeurs qui défieraient les lois de la pesanteur. Mais qui fait attention à ces spectres en suspens ? Ils peuvent bien rester accrochés en l'air ou reposer à six pieds sous terre, qui ne s'en fout pas ? La parade avant tout, comme dit Shakespeare. A raison de deux séances par jour, dimanche compris, la parade va son train. Vous n'avez rien à vous mettre sous la dent ? — eh bien, mais faites un ragoût de vieilles chaussettes ! Quant aux Frères Minsky, leur mission sacrée est de pourvoir à votre amusement. Les barres de nougat Hershey sont toujours là pour un coup... bon, le nougat, excellent, après comme avant la séance de branlage. Changement de parade toutes les semaines — avec la même vieille troupe et les mêmes vieilles bagues. Ce qui serait vraiment une catastrophe pour ces Messieurs Minsky, ce serait que Cléo vînt à se flanquer une hernie double. Ou à être enceinte. Quant à savoir quel serait le pire ! Le tétanos, ou l'entérite, ou la claustrophobie, on s'en fiche éperdument. Même la ménopause, on n'en meurt pas. Mais une hernie, ce serait la mort — irrévocable.
Sur ce qui se passait dans la tête de Ned, durant cet entracte, je devais me borner aux hypothèses.
— Assez horrible, non ? fit-il, abondant dans le sens d'une remarque que je venais de faire.
Il prononça ces mots avec un détachement qui eût fait honneur au digne rejeton d'une famille de Park Avenue. C'était façon de dire : que peut-on y faire ? A l'âge de vingt-cinq ans, Ned avait dirigé les services artistiques d'une grande agence de publicité. Il y avait de cela cinq ou six ans maintenant. Depuis lors, il traînait dans la mouise ; mais l'adversité n'avait nullement bouleversé son point de vue sur la vie ; elle avait seulement confirmé en lui ce concépt fondamental : que la pauvreté est chose à éviter. Un bon coup de chance, et il se retrouverait de nouveau sur le dessus du panier dictant ses quatre volontés à ceux qu'il flattait bassement aujourd'hui.
Justement, il me parlait d'une idée qu'il gardait dans sa manche, encore un de ses projets « uniques » de battage publicitaire. (Comment inciter les gens à consommer plus de tabac sans faire tort à leur santé.) Il n'y avait qu'un ennui : maintenant qu'il était de l'autre côté de la barricade, personne ne voulait plus l'écouter. S'il avait été encore directeur artistique, tout le monde se fût récrié d'admiration devant sa brillante idée. Ned voyait l'ironie de la situation — sans plus. Il estimait que c'était affaire de façade ; peut-être avait-il perdu son bel air d'assurance. Ah ! s'il avait pu renouveler sa garde-robe, plaquer la gnôle pour un temps, remonter en lui la mécanique à enthousiasme, etc., etc. Marcelle aussi le tracassait. Elle le vidait. A chaque coup qu'il tirait, il avait l'impression d'assassiner une brillante idée de plus. Il aurait voulu vivre seul quelque temps, pour s'éclaircir les idées. Ah, si Marcelle avait pu se contenter de répondre à l'appel quand il avait besoin d'elle, au lieu de s'amener au mauvais moment — juste quand il était bien en train — c'eût été au poil !...
— Ce n'est pas une femme, c'est un ouvre-bouteille que tu veux, dis-je.
Il se mit à rire, l'air légèrement embarrassé.
— Oh, tu sais parfaitement ce qu'il en est, me dit-il. Je l'aime bien, Bon Dieu... c'est une chic fille. Il y a beau temps qu'une autre m'aurait envoyé paître. Seulement...
— Je sais, je sais. L'ennui, c'est qu'elle est collante.
— Ça a l'air moche de dire ça, hein ?
— Non seulement ça en a l'air, mais ça l'est, répondis-je. Ecoute : l'idée ne t'est donc jamais venue que tu risques peut-être de ne plus redevenir directeur artistique, que tu as eu la chance en main et que tu l'as bousillée ? En ce moment même, tu as une autre chance qui s'offre, et tu es en train de la bousiller aussi. Rien ne t'empêche de te marier et de devenir... bon sang, est-ce que je sais, moi ?... n'importe quoi, foutre... qu'est-ce que ça change ? Tu as une chance de mener une vie normale, heureuse — sur un plan modeste. Tu ne crois pas que tu serais mieux à conduire des camions de lait, par exemple... non, ça te semble impossible ? Ça ne t'emballe pas, hein ? Dommage ! J'aurais infiniment plus de respect pour toi, si tu étais terrassier, que si tu étais président de la Société des Savons Palmolive. Tu te figures que tu te consumes d'idées originales ; loin de là ! Tu voudrais simplement reconquérir ce que tu as perdu. C'est l'amour-propre qui te pique, ce n'est pas l'ambition. Si tu avais tant soit peu d'originalité, tu montrerais plus de souplesse : tu aurais cent façons de le prouver. Ce qui te triture, c'est ton échec. Et c'est probablement ce qui pouvait t'arriver de mieux. Mais tu ne sais pas tirer parti de tes malheurs. Tu étais peut-être fait pour quelque chose de tout différent, mais quoi ? — tu ne veux pas te laisser une chance de le découvrir. Tu tournes autour de ton idée fixe comme un rat en cage. Si tu veux mon avis, c'est ça qui est assez horrible... plus encore que le spectacle de ces pauvres bougres, de ces damnés vivants pendus à leurs fenêtres. Eux, ils sont prêts à en découdre ; toi, tu ne veux même pas lever le petit doigt. Tu voudrais remonter sur ton trône et régner sur le monde de la publicité. Du moment qu'on te le refuse, tu es prêt à torturer tous ceux qui t'entourent. Prêt à te châtrer toi-même, quitte à dire ensuite que c'est un autre qui t'a coupé les couilles.
Les musiciens accordaient leurs instruments. Nous dûmes nous faufiler jusqu'à nos places. Mona et Marcelle étaient déjà installées, entièrement absorbées dans leur conversation. Soudain, de la fosse de l'orchestre s'échappa toute une ménagerie rugissante de sons — quelque chose comme une bonbonnée d'acide prussique mordant à pleines dents dans une bâche tendue à craquer. Le rouquin qui tenait le piano était flasque et invertébré ; ses doigts retombaient sur le clavier comme des stalactites. Les gens continuaient à rentrer, revenant des toilettes. La musique devenait de plus en plus frénétique, cuivres et instruments à percussion tenant le haut du pavé. Çà et là, les lumières jouaient et changeaient ; on eût dit une guirlande de chouettes électrifiées, ouvrant et fermant alternativement les yeux. Devant nous, un jeune gars s'éclairait d'une allumette pour regarder le dos d'une carte postale, dans l'espoir d'y découvrir la grande putain de Babylone — ou les sœurs siamoises se roulant dans les affres d'un orgasme à deux coups.
En même temps que se levait le rideau, les beautés égyptiennes des confins de Rivington Street commencèrent à se dérouiller les jambes, gambillant çà et là avec des sauts de carpe qu'on vient d'arracher à l'hameçon. Une contorsionniste maigre comme un cent de clous vint faire la roue de loterie, puis se replia comme un couteau de poche et, après une série de flac-floc, essaya de s'embrasser le cul. La musique tournait à la purée de pois, passant d'un rythme à l'autre sans que cela la menât à rien. A l'instant même où le spectacle semblait menacer de s'effondrer, les choreutes carpillantes s'effacèrent, la femme-serpent se ramassa et s'en fut en boitillant comme une lépreuse ; et parut une paire de bouffons incongrus, prétendant jouer les lubriques en fleurs.
Le rideau de fond tombe et voilà nos deux types plantés au beau milieu d'une rue... à Irkoutsk. L'un d'eux a une telle envie de femme qu'il en a la langue qui pend. L'autre est un expert en viande chevaline. Il possède un petit appareil, une sorte de sésame universel qu'il est prêt à vendre à son ami pour la somme de 964 dollars et 32 cents. Ils tombent d'accord sur la base d'un dollar et demi. Bien. Passe une femme. Elle habite Avenue A et en arrive. L'autre, le type qui a acheté le petit appareil, s'adresse à elle en français. Elle répond en volapuk. Tout ce que le type a à faire, c'est de mettre le jus, et la femme lui saute au cou. Et ça continue... quatre-vingt-douze variations... exactement comme la semaine d'avant et celle d'avant-avant (on peut remonter ainsi jusqu'aux beaux jours de Bob Fitzimmons, en fait). Rideau. Puis un jeune homme étincelant, armé d'un microphone, sort des coulisses et susurre une romance où il est question de la lettre qu'il a expédiée par avion à sa douce amie de Calédonie.
Rentrée des carpes — cette fois déguisées en Navajos. Elles dansent un vague branle autour d'un feu de camp électrique. La musique saute de « Pony Boy » à « Kashmiri Song », puis à « Rain in the Face ». Une jeune Lettone, une plume piquée dans les cheveux, se dresse telle Hiawatha tournée vers le pays où se couche le soleil. Elle doit rester juchée sur la pointe des pieds en attendant que Bing Crosby Junior ait liquidé quatorze quatrains de folklore amérindien, œuvre d'un marqueur de bétail de Hester Street. Sur quoi, pan ! — pistolet, cri de guerre des choreutes, déploiement de bannière étoilée, saut périlleux de la femme-serpent d'un bord à l'autre de blockhaus, fandago d'Hiawatha, coup de sang à l'orchestre. Extinction des feux : la maman à cheveux blancs des toilettes est debout à côté de la chaise électrique ; dans un instant, son fils va griller devant elle. Cette scène à fendre l'âme s'accompagne d'une interprétation en fausset de « Silver Threads Among the Gold ». La victime de la justice est l'un des pitres qui feront leur entrée dans quelques secondes, jules à la main. On le verra alors prendre les mesures du premier rôle féminin pour un maillot de bain. Elle se courbera obligeamment, cul déployé pour que la mensuration soit la plus précise possible. Après quoi, elle sera l'infirmière de l'asile de fous, armée d'une seringue dont elle enverra une giclée dans le pantalon du précité. Ensuite on verra deux premiers rôles féminins en négligé, assises dans un douillet petit meublé, et attendant la visite de leurs bons amis. Entrée des bons amis. Au bout de quelques secondes, tombage de culottes. Puis arrivée du mari et sautillement des jeunes gars en caleçon, tels des moineaux estropiés.
Tout est calculé à la minute près. Quand l'horloge marque 10h23, Cléo est prête à faire sa deuxième et dernière entrée en scène. Ensuite, elle aura exactement huit minutes et demie pour souffler un peu — aux termes du contrat. Puis elle devra rester plantée dans les coulisses douze autres minutes, avant de prendre rang parmi le reste de la troupe pour le finale. Ces douze minutes la consument, littéralement. Elles sont précieuses et complètement gâchées. Elle ne peut même pas passer ses vêtements de ville : elle doit se montrer dans toute sa gloire et gigoter encore un ou deux petits coups avant le baisser du rideau. Elle se consume !
Dix heures ving-deux minutes trente secondes. Decrescendo lourd de présages ; un rafla assourdi en deux-quatre des timbales. Extinction générale, sauf au-dessus des SORTIES. Le projecteur se braque sur les coulisses où, à dix heures vingt-trois pile, une main, puis un bras, puis un sein, feront leur apparition. La tête vient après le corps, comme l'auréole suit le saint. La tête est enveloppée de gaufrages, feuilles de choux masquant les yeux ; elle bouge comme un oursin de mer aux prises avec des anguilles. Un opérateur de radio est assimilé dans la bouche carminée du nombril : un ventriloque utilisant un code secret de sourd-muet.
Avant d'attaquer les grands mouvements spasmiques, d'un roulement du torse comparable à la révolution d'une porte tambour, Cléo fait le tour de la scène avec l'aisance lasse et hypnotique d'un cobra. Les jambes souples et d'une blancheur de lait se cachent derrière un voile de perles attaché à la taille ; la pointe rose des seins est drapée de gaze transparente. Elle est invertébrée, laiteuse, somnolente de drogue : méduse empanachée de chaume, ondulant dans un lac de verroteries.
Tandis qu'elle se dévêt de sa robe cristalline, le pompon devient tam-tam, et le tam-tam, pompon. Nous voici maintenant au cœur de l'Afrique la plus noire, où coule l'Oubangui. Deux serpents sont verrouillés en un combat à mort. Le plus gros, un boa constrictor, s'emploie à engloutir lentement le petit — queue la première. Le petit mesure environ quatre mètres de long ; il est venimeux. Il lutte jusqu'à son dernier souffle ; il crache encore le venin, que les mâchoires du gros sont déjà refermées autour de sa tête. Suit une sieste à l'ombre pour donner toute sa vertu au processus digestif. Etrange combat silencieux, fruit non de la haine, mais de la faim. Afrique, continent de l'abondance sous l'empire absolu de la faim. Hyènes et vautours jouent le rôle d'arbitres. Pays de silences transis que déchirent soudain les grognements furieux et les hurlements d'agonie. Tout s'y dévore, tiède encore, et cru. Une telle abondance de vie aiguise l'appétit de mort. Pas de haine — rien que la faim. La faim au milieu de la pléthore. La mort vient vite. Dès l'instant que l'on est hors de combat, le processus de dévoration entre en jeu. De minuscules poissons, affolés par la faim, sont capables de dévorer un géant en quelques minutes, ne laissant qu'un squelette. Le sang se tète aussi goulûment que l'eau. Chevelure et peau deviennent aussitôt propriété du vainqueur. Griffes et défenses se changent en armes ou en ornements. Nul gaspillage. Tout est mangé vif au milieu d'un concert de grognements et de hurlements à vous glacer les sangs. La mort frappe comme la foudre à travers forêts et fleuves. Les monstres n'y échappent pas plus que les créatures naines. Tout est proie.
Au cœur de cette bagarre incessante, les derniers représentants du règne humain mettent en scène leurs danses. La faim est le corps solaire de l'Afrique ; la danse, son corps lunaire. La danse est l'expression de cette faim secondaire : le sexe. Faim et sexe sont pareils à deux serpents verrouillés dans une lutte à mort. Et cela n'a pas plus de commencement que de fin. L'un dévorant l'autre en sorte d'en reproduire un troisième : la machine se fait chair. Une machine qui fonctionne automatiquement et sans dessein particulier, si ce n'est de produire de plus en plus et donc de créer de moins en moins. Les sages, les renonciateurs, il semble que ce soient les gorilles. Ils vivent une vie à part : ils habitent les arbres. Ils surpassent tous les autres en férocité — plus terribles encore que le rhinocéros ou que la lionne. Leur cri perçant est assourdissant. Ils défient toute approche.
Sur toute l'étendue de ce continent, la danse suit son cours. C'est la sempiternelle histoire de la victoire sur les forces obscures de la nature. L'esprit travaillant sous l'aiguillon de l'instinct. L'Afrique qui danse, c'est l'Afrique cherchant à dominer le chaos de la reproduction pure et simple.
En Afrique, la danse est impersonnelle, sacrée et obscène. Quand le phallus s'érige et se manipule comme une banane, ce n'est pas de « bander personnellement » qu'il s'agit : c'est à une érection tribale que l'on assiste. Ces êtres bandent religieusement, braqués non pas sur une femme ou une autre, mais sur toutes les femelles de la tribu. Armes collectives mettant en scène un baisage collectif. L'homme s'arrachant au monde animal grâce à un rituel de son invention. Par sa mimique, il manifeste qu'il réussit à dominer l'acte sexuel pur et simple.
La danse rituelle du sexe, dans le cadre de la ville, se danse en solo. Ce fait est à soi seul d'une signification stupéfiante. La loi interdit toute réponse, toute participation. Rien ne reste du rite primitif, que les mouvements « suggestifs » du corps. Et leur suggestion varie avec l'individualité de l'observateur. Pour la plupart des gens, cela ne dépasse probablement pas les limites d'une extraordinaire bordée lâchée dans le noir. Un coup tiré en rêve, plus exactement.
Mais quelle est donc cette loi qui tient le spectateur figé et rigide sur son siège, comme enchaîné et menotté ? C'est la loi tacite du consentement commun, qui a réussi à faire du sexe un acte furtif et mauvais, auquel on ne saurait se livrer sans la bénédiction de l'Eglise.
J'observe Cléo, et l'image du torse viennois de la baraque foraine me revient à l'esprit. Cléo n'est-elle pas tout autant excommuniée et mise au ban de notre humaine société que le monstre charmant qu'était cette cul-de-jatte de naissance ? Personne n'ose se ruer sur Cléo, non plus que personne n'ose peloter ma beauté sans jambes de Coney Island. Bien que tous les mouvements de ce corps se réfèrent au manuel courant des rapports sexuels de ce bas monde, il ne vient même pas à l'idée d'un de ces êtres de répondre à l'invite. S'approcher de Cléo au milieu de sa danse passerait pour un crime aussi odieux que de violer le monstre sans défense de la baraque foraine.
Je songe au mannequin de couturière qui symbolisait jadis pour moi le charme féminin. Je me rappelle encore comment ce symbole du plaisir charnel se terminait au-dessous du torse par une jupe à claire-voie en baleines de parapluie.
Et voici ce qui me passe par la tête...
Nous sommes ici une communauté de sept ou huit millions d'êtres, démocratiquement libres, égaux et voués à la conquête de la vie, de la liberté et du bonheur pour tous — théoriquement. Nous représentons presque toujours les races et tous les peuples du monde au faîte de leurs victoires culturelles —théoriquement. Nous jouissons de la liberté du culte, de la liberté du vote, de la libre invention de nos lois, etc., etc. — théoriquement.
Théoriquement, tout est idéal, justice, équité. L'Afrique reste un continent très noir, auquel l'homme blanc commence seulement à dispenser les lumières de la Bible et du sabre. Et pourtant, par Dieu sait quel étrange accord mystique, une femme du nom de Cléo exécute en ce moment même une danse obscène, dans une salle où l'on a fait le noir, juste à côté d'une église. Si elle exécutait cette danse dans la rue, on l'arrêterait ; dans une maison privée, on la violerait et la mettrait en pièces ; au Carnegie Hall, elle susciterait une révolution. Sa danse s'inscrit en violation de la Constitution des Etats-Unis. Elle est archaïque, primitive, obscène, ne tend qu'à réveiller et enflammer les passions les plus basses chez hommes et femmes. De fins honnêtes, elle n'en a qu'une en vue... remplir le tiroir-caisse des Frères Minsky. Elle y parvient. Arrivé là, mieux vaut cesser de se pressurer les méninges, sous peine de devenir cinglé.
Mais je ne peux pas freiner ma pensée... Ma vision me présente un mannequin qui, sous le regard fixe et concupiscent de l'œil cosmopolite, a fini par devenir chair et sang. Je vois ce mannequin femelle drainer les passions de spectateurs que l'on dit civilisés, dans la seconde ville la plus peuplée de ce monde. Il a pris aux spectateurs leur chair, leur pensée, leurs passions, leurs rêves et leurs désirs lascifs — ce faisant, il les a tronqués, ne leur a laissé que le torse, bourré de paille ou de crin, et que des baleines de parapluie. Je le soupçonne même de les avoir spoliés de leurs organes sexuels ; car s'ils étaient encore des hommes et des femmes, qu'est-ce qui pourrait bien les retenir cloués à leur siège ? Et toute cette succession de tableaux rapides m'apparaît comme une sorte de séance caligaresque, comme un tour d'habile mutation psychique, exécuté de main de maître. J'en viens à douter de tout — sauf du pouvoir de suggestion. Je pourrais tout aussi facilement croire que nous sommes dans un bazar de Nagasaki, où se vend toute espèce d'articles érotiques ; que nous sommes assis là, dans le noir, manipulant des sexes en caoutchouc, en train de nous masturber comme des fous furieux. Ou bien nous croire aux limbes, dans une fumée de mondes astraux, et m'imaginer que ce qui passe à portée de l'œil n'est que mirage d'un monde phénoménal de douleur et de crucifixion. Croire que nous sommes tous pendus par le cou, et que nous vivons l'instant précis, entre la détente de la trappe et la rupture de la moelle épinière, d'où va jaillir la dernière, la plus exquise des éjaculations. Croire que nous sommes n'importe où, sauf dans une ville de sept ou huit millions d'âmes, de citoyens libres et égaux, cultivés et civilisés, tous voués à la conquête de la vie, de la liberté et du bonheur. Mais il est une chose que j'aie le plus grand mal à croire, et c'est que je viens, en ce jour même, de me lier pour la troisième fois par les liens sacrés du mariage, que nous sommes assis côte à côte dans le noir, mari et femme, et que nous sommes en train de célébrer les rites du printemps à grand renfort d'émotions en caoutchouc.
Et cela me paraît absolument incroyable. Il est des situations qui sont un défi à toutes les lois de l'intelligence. Il est des instants où le mélange factice de huit millions d'êtres donne naissance à des motifs floraux de la plus noire insanité. Le marquis de Sade était aussi lucide et sensé qu'un concombre. Sacher Masoch était une perle, quant à l'égalité d'âme. Et Barbe Bleue avait la douceur de la colombe.
Cléo devient très exactement lumineuse sous le froid rayonnement du projecteur. Son ventre s'est changé en une mer maussade et houleuse, où l'éclatant nombril de carmin est ballotté de-ci, de-là, comme une bouche de naufragé qui cherche vainement l'air. Du bout du con, elle vomit des nuées de motifs floraux dans la fosse de l'orchestre. Le pompon devient tam-tam, et le tam-tam, pompon. Elle a du masturbateur dans le sang. Ses tétons sont des veines concentriques de pourpre à l'étuvée. Sa bouche, un éclair ; on dirait la brûlure rouge d'une défense d'ivoire éventrant une cuisse fumante. Les bras sont des cobras ; les jambes sont de cuir verni. Le visage est plus pâle que l'ivoire et d'expression figée, comme ces démons de terre cuite qu'on voit au Yucatan. Toute la luxure concentrée de cette plèbe l'imprègne d'un rythme nébuleux de corps solaire qui prend substance. Telle une lune arrachée à la surface en feu de la terre, elle dégorge des morceaux de chair gavés de sang. Elle se meut sans pieds, comme, en rêve, les blessés de guerre fraîchement amputés. Elle se tord sur ses tendres moignons imaginaires, poussant de muets gémissements d'extase déchirante.
L'orgasme vient lentement, comme les derniers sursauts de sang d'un geyser qui souffre. Dans cette ville de huit millions d'âmes, elle est absolument seule, coupée de tous, excommuniée. Elle met les dernières touches à une exhibition de furie sexuelle qui suffirait à ressusciter Lazare d'entre les morts. Elle jouit de la protection des Pères de la Cité ; elle a la bénédiction des Frères Minsky. Dans la bonne ville de Minsk (où ils avaient débarqué de la lointaine Pinsk), ces deux garçons qui voyaient loin décidèrent un beau jour qu'il en serait ainsi et pas autrement. Et donc il advint, exactement comme en rêve, qu'ils ouvrirent leur beau Jardin d'Hiver, adjacent à l'église catholique, conformément au plan prévu dans les moindres détails... y compris la brave maman à cheveux blancs des toilettes.
Quelques spasmes encore — c'est la fin...
Pourquoi tout est-il si tranquille ? La flore noire du décor ruisselle de lait condensé. Un certain Silverberg mâchonne les lèvres d'une jument. Un autre individu, du nom de Vittorio, chevauche une brebis. Une femme anonyme lâche des rafales de cacahuètes dont elle se bourre l'entrejambe.
A la même heure, à une minute près, une espèce de type à la peau basanée, au poil lisse, vêtements immaculés à la mode coloniale, cravate jaune tirant l'œil, œillet blanc à la boutonnière, prend la pose sur la troisième marche du perron de l'hôtel Astor comme s'il était chez le photographe, s'appuyant légèrement sur la canne de bambou qu'il aime à exhiber à cette heure de la journée.
Il s'appelle Osmanli ; bien entendu, c'est un faux nom. Il froisse dans sa poche une liasse de billets de dix, vingt et cinquante dollars. Un parfum d'eau de toilette de grand luxe s'exhale du mouchoir de soie qui sort prudemment de la poche extérieure de son veston. Frais comme une rose, tiré à quatre épingles, il respire dans toute sa personne une froide insolence — image parfaite du dandy. A le voir, il ne viendrait à l'idée de personne que cet homme est à la solde d'une association religieuse ; que sa seule mission dans la vie est de répandre le poison, la malignité, la calomnie ; qu'il aime son métier, dort comme un ange, est épanoui comme un bouton d'or.
Demain, midi le trouvera à son poste accoutumé, à Union Square, juché sur une caisse, et sous la protection de la bannière étoilée, les lèvres frangées d'écume et de bave, les narines frémissantes de rage, la voix rauque et fêlée. Tous les arguments massue que l'on veut inventer pour dominer la voix et la clameur du Communisme, il les a dans sa poche, les sort de son chapeau et les brandit triomphalement à la façon d'un prestidigitateur de seconde zone. Son métier est non seulement de fournir des arguments, de répandre le poison et la calomnie, mais de fomenter le trouble : susciter la bagarre, forcer les cognes à intervenir, aller en justice, accuser de pauvres innocents d'attaquer la bannière étoilée.
Quand ça barde trop pour son matricule dans le secteur d'Union Square, il va faire un tour à Boston, à Providence ou dans quelque autre grande ville, toujours drapé dans le pavillon américain, toujours entouré de sa bande de provocateurs patentés, toujours protégé par la grande ombre de l'Eglise. L'origine de cet individu se perd dans un brouillard artificiel ; il a changé de nom une douzaine de fois, servi tous les partis, rouge, blanc, bleu, indifféremment. Il n'a pas plus de patrie que de principes, de croyance, de scrupules. Serviteur de Belzébuth, donneur, indicateur, traître, tourne-veste. Maître dans l'art de semer la confusion dans les esprits, adepte de la Loge Noire.
Il n'a pas d'amis ; on ne lui connaît ni maîtresse ni liens d'aucune sorte. Il disparaît sans laisser de traces. Un fil invisible l'attache à ceux qu'il sert. Juché sur sa boîte, il a l'air d'un possédé, d'un fanatique déchaîné. Sur le perron de l'hôtel Astor, où il s'arrête tous les soirs quelques minutes, comme observant de haut la foule, le regard vaguement abstrait, il offre l'image de la maîtrise de soi, de la suavité, de la froide nonchalance. Il a pris un bain, s'est fait masser, ongles manucurés, chaussures bien astiquées. Il s'est payé un bon petit somme, aussi, puis un excellent repas, dans un de ces restaurants tranquilles et sélects, réservés à une clientèle de gourmets. Il lui arrive souvent de faire une petite balade digestive dans le parc, histoire de stimuler la bile. Son œil intelligent et connaisseur ne perd rien des beautés de la terre et du ciel. Il a beaucoup lu et voyagé, aime la musique en homme de goût, les fleurs à la folie. Souvent, au cours de ses promenades, il songe aux vanités humaines. Amoureusement, il goûte et savoure les mots, les tourne et les retourne de la langue, comme des mets délicats. Il sait qu'il a le don d'empoigner, d'émouvoir, d'exalter et de confondre à volonté. Mais, de ce talent, il n'a déduit à l'égard de ses frères humains que dédain, mépris, dérision.
Pour l'instant, sur le perron de l'hôtel Astor, déguisé en boulevardier, en flâneur, en beau Brummel, il promène un regard méditatif sur la foule aux cent mille têtes ; indifférent aux lumières de chewing-gum, aux chairs à vendre ou à louer, à tout ce tintamarre d'attelages fantômes, aux regards d'absence démente dont s'illuminent les yeux des passants. Il est, pour l'instant, détaché des partis, des cultes, des ismes, des idéologies. Il n'est plus qu'un moi qui roule en roue libre sur la pente, immunisé contre toute foi, toute croyance, tout principe. Il est à même de s'offrir tout ce dont il a besoin pour entretenir en lui l'illusion qu'il n'a besoin de rien ni de personne. Il a l'air, ce soir, plus libre, plus détaché que jamais. Il admet dans son for intérieur qu'il a le sentiment d'être un personnage de roman russe et se demande vaguement à quoi tiennent ce sentiment et cette indulgence qu'il éprouve pour lui-même. Il lui faut bien reconnaître qu'il vient, à l'instant même, d'écarter de son esprit l'idée de suicide ; la pensée qu'il ait pu nourrir une telle idée ne manque pas de lui donner un petit frisson. Il a eu une querelle domestique avec lui-même, interminable quand il y pense. Ce qu'il y a de plus étrange et inquiétant, c'est qu'il ne sait plus ce qu'est devenu l'autre moi avec lequel il a eu ce débat sur le suicide. Jamais cette partie secrète de son être n'avait encore formulé de revendication. Il n'y avait auparavant qu'un trou, un vide autour duquel il s'était bâti une véritable cathédrale de personnalités de rechange. Chaque fois il s'était réfugié derrière cette façade, il s'y était toujours retrouvé seul. Et voilà qu'il venait de découvrir que cette solitude n'existait pas, qu'en dépit des changements de marque, de l'architecture de camouflage, quelqu'un d'autre partageait sa vie, quelqu'un qui le connaissait intimement, et qui se mêlait, maintenant, de le presser d'en finir.
Et le plus fantastique était qu'on le pressait d'en finir sur-le-champ, sans perdre une minute. Grotesque ! En admettant que l'idée ne manquât ni d'attrait ni de séduction, il n'en ressentait pas moins le désir, très humain, de jouir entièrement du privilège de vivre jusqu'au bout, en imagination, sa propre mort, à tout le moins durant une heure ou deux. Il avait l'air de vouloir gagner du temps, ce qui ne laissait pas d'être curieux, étant donné que c'était la première fois de sa vie qu'il nourrissait ainsi l'idée d'en finir avec lui-même. Normalement, il aurait dû envoyer cette pensée à tous les diables, au lieu de plaider à la façon d'un condamné et d'implorer un instant de grâce. Mais ce désert, cette solitude où il avait coutume de chercher asile, voilà qu'elle assumait à présent la force explosive d'un vide. La bulle allait crever. Il le savait. Comme il savait que rien ne pourrait différer le moment fatal. Il descendit rapidement les marches du perron et piqua droit dans la foule. Un instant, il crut qu'il parviendrait peut-être à se perdre dans cet amas de corps ; mais non, plus il allait, plus il était lucide, conscient de soi, décidé à se soumettre à la voix impérieuse qui le poussait en avant. On eût dit un amant courant au rendez-vous. Il n'avait plus qu'une idée : se détruire. Et cette idée flambait comme un incendie, illuminant sa route.
Au moment où il s'engageait dans une petite rue, pour mieux se hâter vers le lieu de la rencontre, il comprit distinctement qu'on l'avait déjà pris en charge, pour ainsi dire, et qu'il n'avait qu'à se laisser guider par son instinct. Plus de problèmes, plus de conflits. Rien que quelques gestes d'automate, qui ne le forçaient même pas à ralentir le pas. C'est ainsi que, passant devant une poubelle, il y jeta sa liasse de billets, comme il se fût délesté d'une peau de banane ; au coin d'une rue, il vida le contenu de sa poche intérieure, dans une bouche d'égout ; montre, chaîne de montre, bague, canif prirent un chemin identique. Sans cesser de marcher, il se palpa par tout le corps, pour s'assurer qu'il s'était débarrassé de tous ses biens. Son mouchoir même y passa : il le jeta dans le caniveau, après s'être mouché pour la dernière fois. Il se sentit léger comme une plume, pressa l'allure dans les rues sombres. Le moment viendrait où l'on donnerait le signal et où il s'abandonnerait. Au lieu d'un torrent tumultueux de pensées, de peurs intimes, de désirs, d'espoirs, de regrets, au lieu de ces imaginations dont nous nous plaisons à assaillir l'esprit des condamnés, il n'avait connaissance que d'un vide étrange et sans cesse croissant. Son cœur ressemblait à un ciel pur et clair où l'on ne peut relever la moindre trace de nuée. On aurait pu penser qu'il avait déjà franchi la frontière de l'autre monde, qu'il se trouvait déjà en présence de sa mort corporelle, dans le coma, et que, émergeant de l'autre côté, il serait stupéfait de se voir entraîné dans une course aussi rapide. Alors seulement, peut-être, serait-il à même de rassembler ses pensées et de s'interroger sur la raison de son acte.
Au-dessus de lui, le métro aérien passe dans un bruit de râteaux et de tonnerre. Un individu le frôle, courant à toutes jambes ; un agent de police suit, revolver au poing. Osmanli aussi se met à courir. Ils sont trois maintenant à galoper. Il ne sait pourquoi il court, Osmanli ; ne sait même pas qu'un autre court derrière lui. Mais quand la balle lui perce la nuque, quand il s'écroule, face contre terre, une lueur de clarté aveuglante se répercute dans tout son être.
Saisi au vol dans la mort, ainsi, face contre terre, sur le trottoir, alors que déjà l'herbe lui pousse dans les narines, Osmanli redescend le perron de l'hôtel Astor. Seulement, au lieu de se joindre à la foule, il se faufile par la porte de derrière d'une maisonnette, dans un village où, autrefois, il parlait une autre langue. Il s'assied à la table de cuisine et boit à petits coups un verre de petit lait. On dirait que c'est la veille que cela se passait ; la veille que, assise à cette même table, sa femme lui a dit qu'elle le quittait. Cette nouvelle l'avait à ce point sonné qu'il était resté muet. Il l'avait regardée partir sans trouver la force de protester. Oui, assis à boire tranquillement son verre de petit lait ; et elle était venue lui dire brutalement, sans détour, franchement, qu'elle ne l'avait jamais aimé. Deux ou trois phrases de plus, également impitoyables, et puis fini : partie. Quelques minutes avaient suffi pour faire de lui un autre homme. Se remettant du choc, il avait senti son être s'ouvrir comme sous l'effet d'un grand rire. Comme si elle avait dit : « Désormais, tu peux en faire à ta tête ! » Il s'était senti si mystérieusement libre qu'il s'était demandé s'il n'avait pas jusqu'alors rêvé qu'il vivait. Agir ! Si simple. Il se souvenait d'être allé dans la cour, d'y avoir vu une hache, de l'avoir saisie sans y penser ; puis, avec la même gratuité, il s'était dirigé vers la niche du chien, avait sifflé l'animal et, quand ce dernier avait montré la tête, l'avait décapité aussi sec et net. C'était cela — agir ! Simple, si formidablement simple que cela l'avait fait rire. Il savait désormais qu'il ferait tout ce qu'il voudrait. Il était rentré, avait appelé la bonne. Il avait eu envie de voir un peu comment elle était faite maintenant qu'il avait des yeux neufs. Sans plus. Une heure plus tard, l'ayant violée, il avait filé droit à la banque, puis à la gare, où il avait pris le premier train venu.
Depuis lors, sa vie s'était déroulée comme les images d'un kaléidoscope. Il avait commis quelques meurtres, distraitement pour ainsi dire, sans malice, sans haine, sans esprit de lucre. Il avait fait l'amour de même. La peur, la timidité, la prudence lui étaient inconnues.
C'est ainsi : dix ans avaient filé en l'espace de quelques minutes. Il avait vu tomber d'un coup les liens dont nous sommes d'ordinaire enchaînés. Il avait erré librement par le monde, savouré la franchise avec l'immunité ; et puis, dans un moment de détente parfaite, capitulant devant son imagination, il avait fini par conclure, logiquement, rigoureusement, que la mort était le seul luxe qu'il se fût refusé. Il avait donc descendu le perron de l'hôtel Astor et, quelques minutes plus tard, tombant mort face contre terre, il s'était rendu compte qu'il ne s'était pas mépris le jour où il avait entendu sa femme lui dire qu'elle ne l'avait jamais aimé. C'était la première fois que cette pensée lui était revenue, la dernière aussi, incontestablement ; ce qui n'empêchait qu'il n'en pouvait tirer rien de plus que dix ans auparavant. Elle n'avait pas plus de sens à présent qu'autrefois, cette pensée. Il en était encore à boire à petits coups son petit lait. C'était ce jour-là déjà qu'il était mort. Frappé d'impuissance. C'était de là qu'était venue alors l'impression de liberté. Mais il n'avait jamais été vraiment libre au point où il avait cru l'être. Simple hallucination. Et d'abord, il était faux qu'il eût tranché la tête du chien ; sinon, pourquoi l'animal aboyait-il ainsi de joie ? Si seulement il lui était donné de se relever et de regarder les choses à pleins yeux, il arriverait bien à savoir quelle était la part du vrai ou de l'hallucination dans cette histoire. Mais on lui avait ôté jusqu'à la faculté de bouger. Dans l'instant où sa femme avait prononcé ces quelques mots qui en disaient long, il avait su que, dorénavant, il ne pourrait plus remuer. Qu'elle eût choisi ce moment entre tant d'autres : l'instant précis où il vidait son verre de petit lait ; qu'elle eût attendu si longtemps pour lui dire cela, c'était ce qui le dépassait, sans espoir d'y jamais rien comprendre. D'ailleurs, il n'essaierait même pas. Il l'avait entendue très nettement, comme si elle lui avait hurlé la chose dans le creux de l'oreille. Et la chose avait voyagé si vite à travers tout son corps que c'était comme si une balle lui avait explosé dans le crâne. Et puis, quelques instants plus tard ou une éternité, n'importe, il était sorti de son défunt moi ainsi que d'une prison, à peu près comme le papillon sort de la chrysalide. D'où : le chien, la bonne et ci et ça — autant d'incidents innombrables se répétant conformément à un plan préétabli. Tout sur le même modèle, jusques et y compris les trois ou quatre meurtres fortuits.
De même que ces légendes où on raconte que celui qui perd son pouvoir de vision trébuche et tombe dans un labyrinthe qui n'a d'autre issue que la mort ; où, symboliquement, allégoriquement, il est signifié que replis du cerveau, replis du labyrinthe et replis des serpents qui enserrent la colonne vertébrale ne sont qu'un seul et même processus de strangulation, celui-là même qui implique que l'on boucle toutes les portes derrière soi, que l'on se mure dans la chair, que l'on se meut sans trève sur le chemin de toute pourriture — de même le cas d'Osmanli, vague Turc devenu la proie de son imagination, saisi au vol par cette dernière sur le perron de l'hôtel Astor, au moment précis où jamais il ne s'était cru aussi libre et aussi détaché de tout. Promenant son regard sur la foule aux cent mille visages, il avait reconnu, dans un frisson de sa mémoire, l'image cynocéphale et pétrifiée de sa femme bien-aimée. Dans son désir pathétique de rejoindre sa souffrance, il s'était retrouvé face à face avec le masque. L'embryon monstrueux de l'inachèvement bloquait toutes les issues. La face écrasée sur le pavé, il avait l'air de baiser les traits pétrifiés de celle qu'il avait perdue. Sa fuite éperdue, guidée par un hasard habile, l'avait conduit droit à l'image éclatante de l'horreur se reflétant dans le bouclier protecteur. Mort assassiné, il avait assassiné le monde. Il avait trouvé son identité dans la mort.
(Cléo achevait justement sa danse. Ses dernières convulsions avaient coïncidé avec cette rétrospective fantastique de la mort d'Osmanli.)