XII

 
 

Je sortais à l'instant même du bureau de Clancy. Clancy était le Directeur Général de la Société Cosmodémonique des Têtes de Con. C'était lui la Tête de Con en Chef, pour ainsi dire. Il donnait du « Monsieur » à ses subalternes comme à ses supérieurs.

Mon respect pour Clancy avait dégringolé à zéro. Depuis six mois, j'évitais de lui rendre visite, bien qu'il eût été convenu entre nous que je devais passer le voir une fois par mois environ — histoire de causer un peu. Ce jour-là, c'était lui qui m'avait convoqué à son bureau. Il m'avait exprimé sa déception à mon égard et virtuellement donné à entendre que j'avais trahi sa confiance.

Pauvre andouille ! Si j'avais été un peu moins dégoûté, il m'aurait peut-être fait pitié. Il était dans le pétrin, visiblement. Mais il avait fait tout ce qu'il fallait depuis vingt ans ou plus pour s'y fourrer.

Clancy modelait son comportement sur l'idéal du soldat —  du type qui sait recevoir des ordres, et au besoin en donner. Obéissance aveugle, telle était sa devise. Il était clair que je faisais un pauvre soldat. J'avais été un excellent instrument tant que l'on m'avait laissé la main libre ; mais maintenant que l'on tirait sur les rênes, il était peiné d'apprendre que je répondais mal aux ordres de ceux devant lesquels, lui-même, Clancy, Directeur Général, il devait s'incliner respectueusement. Il avait entendu dire, non sans chagrin, que j'avais tenu des propos offensants à l'adresse d'un acolyte de M. Twilliger. Twilliger était le Vice-Président, homme au cœur de béton, sorti du rang tout comme Clancy.

J'avais dû déguster tant de merde, au cours de cette brève entrevue avec mon supérieur, que j'en bavais. L'entretien s'était terminé sur une note des plus déplaisantes ; savoir : qu'il me faudrait apprendre à coopérer avec Spivak, lequel était désormais définitivement promu au rang de porte-parole de M. Twilliger.

Comment coopérer avec un rat ? — surtout quand ce rat n'a d'autre fonction que de vous espionner ?

L'entrée en scène de Spivak, me disais-je en m'arrêtant dans un bar pour vider un verre, n'avait précédé que de quelques mois ma résolution de partir en claquant la porte sur mon ancienne vie. Sa venue avait précipité la rupture, ou conspirait à la provoquer, j'en avais maintenant le sentiment. Ce tournant dans ma vie cosmococcyque était survenu à l'heure de la plénitude. A l'instant même où j'avais mis tout en ordre, où la mécanique fonctionnait avec la précision de l'horloge, Twilliger avait mandé Spivak d'une autre ville pour l'installer au poste d'expert en rendement. Et Spivak avait tâté le pouls de la machine cosmococcyque, pour s'apercevoir qu'il était trop lent.

Depuis ce jour fatal, on me fait balader comme un pion sur l'échiquier. En guise d'avertissement, on avait commencé par changer mon quartier général et me transférer au bureau central. Le sanctuaire de Twilliger se trouvait dans le même bâtiment ; il trônait quelque quinze étages au-dessus de moi. Adieu les singeries, comme au bon vieux temps de mon installation à la direction du personnel, avec ses vestiaires dans le fond et sa table à dessus de zinc où, de temps à autre, je m'envoyais un morceau de chair fraîche en passant. J'étais maintenant dans une cage sans air, entouré d'un enfer d'appareils qui bourdonnaient, sonnaient, s'allumaient chaque fois qu'un client téléphonait pour demander un porteur de télégrammes. Dans un espace assez grand pour contenir un bureau double et une chaise de part et d'autre (à l'intention des postulants), il me fallait suer et m'époumoner pour arriver à me faire entendre. A trois reprises, en quelques mois, j'y avais perdu la voix. Chaque fois je m'étais présenté au médecin de la maison, en haut de l'immeuble. Chaque fois il avait secoué la tête d'un air perplexe :

— Faites : Ah !

— Ah !

— Faites : E-e-e-e !

— E-e-e-e !

Il m'enfonçait jusqu'au fond de la gorge un petit bâton lisse comme une goupille :

— Ouvrez toute grande la bouche.

J'ouvrais un four aussi large que possible. Il y passait la serpillière, donnait un coup de vaporisateur si le cœur lui en disait :

— C'est mieux maintenant ?

J'essayais de dire oui ; mais le maximum dont je fusse capable était de lui vocabuler un caillot de glaire : Oooc !

— Je n'ai pas l'impression qu'il y ait rien à la gorge, me disait-il. Revenez dans quelques jours ; je vous examinerai de nouveau. C'est peut-être le mauvais temps.

Jamais il ne lui vint à l'esprit de me demander ce que je faisais de ma gorge toute la sainte journée. Et naturellement, dès que je compris que devenir aphone signifiait se payer quelques jours de congé, je fus d'avis qu'autant valait le laisser dans l'ignorance des causes de mon affliction.

Spivak, cependant, me soupçonnait de tirer au flanc. Je me faisais un plaisir de lui parler en chuchotant d'une voix quasi imperceptible, lors même que j'avais depuis longtemps recouvré l'usage des cordes vocales.

— Vous dites ? demandait-il de sa voix de râpe.

Choisissant le moment où le tintamarre était à son apogée, je répétais un vague renseignement sans importance, de la même voix rauque et inintelligible.

— Oh ! vous voulez dire ça ! répondait-il, furieux, exaspéré de voir que je ne faisais pas le moindre effort pour forcer ma voix. Quand croyez-vous pouvoir parler normalement ? ajoutait-il.

— Je n'en sais rien, ripostais-je, le regardant droit dans les yeux et laissant expirer ma voix.

Alors, il allait trouver le garçon de bureau et essayait de lui tirer les vers du nez, derrière mon dos, pour découvrir si je jouais la comédie. A peine était-il parti, que je reprenais mon ton de voix naturel. Mais, si le téléphone sonnait, je demandais à mon adjoint de réciter : « M. Miller regrette de ne pouvoir répondre personnellement ; il est aphone... » Ce petit sketch était destiné à donner le change à Spivak. Il était bien capable, en sortant de mon bureau, de descendre, d'entrer dans la première cabine publique venue et de me téléphoner. Quelle joie pour lui s'il avait pu me coincer à l'improviste !

Mais quelle merde que tout ça ! Un jeu d'enfants. Voilà à quoi l'on s'amuse dans les grandes entreprises ! Voilà l'unique porte de sortie qu'on laisse à ce qu'il y a d'humain en nous ! Et il en va de même pour toute la civilisation. La mécanique entière est montée, engrenée pour tourner sans heurts, à seule fin de démolir la civilisation. Un petit feu de joie suffit à l'affaire. Au moment même où vos instincts sortent de chez le cireur, la manucure et le faiseur sur mesure, on vous colle un fusil dans les mains et on s'attend qu'en six leçons vous appreniez l'art d'embrocher un sac d'avoine à la baïonnette. Stupéfiant — c'est le moins qu'on puisse dire ! Et s'il n'y a ni panique, ni guerre, ni révolution, vous continuerez votre métier de tête de con, grimpant de grade en grade, jusqu'à ce que vous deveniez la Grande Tête de Con en personne et que vous vous fassiez sauter la cervelle.

J'avalai un second verre et jetai un coup d'œil à l'horloge monumentale de la Metropolitan Tower. Drôle, mais c'était justement elle qui m'avait inspiré le seul et unique poème que j'eusse jamais écrit. Cela remontait à peu de temps après mon transfert au bureau central. La tour s'encadrait dans la fenêtre d'où j'avais vue sur la rue. En face de moi, siégeait Valeska. C'était à cause de Valeska que j'avais écrit ce poème. Je me souvenais encore de la fièvre qui m'avait pris, le dimanche matin où j'avais commencé à aligner ces vers. Un poème ! — incroyable ! Il avait fallu que je téléphone à Valeska pour lui annoncer la bonne nouvelle. Deux mois plus tard, environ, elle mourait.

N'empêche que celle-là, au moins, Valeska, Curley était arrivé à lui mettre le point final. Je ne l'avais appris que tout récemment. Il l'emmenait à la plage, apparemment. Et c'était dans l'eau, debout, qu'il avait fait ça, Bon Dieu ! La première fois en tout cas. Après, ils avaient conjugué le verbe foutre à tous les temps et tous les modes — en voiture, dans la salle de bains, au bord de l'eau, en bateau de plaisance...

Au milieu de ces réminiscences agréables, je vis une haute silhouette en uniforme défiler devant la vitre du bistro. Je me précipitai dehors et hélai le bonhomme.

— Je ne sais si je devrais entrer, M. Miller. Je suis de service, voyez-vous...

— Quelle importance ? Entrez une minute, vous boirez bien un verre avec moi. Content de vous voir.

C'était le colonel Sheridan, le chef de l'escadron des porteurs de télégrammes, création originale de Spivak. Sheridan était de l'Arizona. Il était venu me voir alors qu'il cherchait du travail et je l'avais engagé comme porteur de nuit. J'aimais bien Sheridan. Il faisait partie de cette précieuse douzaine d'âmes pures que j'avais élues, entre les milliers de types enrôlés par mes soins dans notre armée de porteurs. Tout le monde l'aimait bien, d'ailleurs — même ce bloc de béton humain qui s'appelait Twilliger.

Sheridan était un être parfaitement candide. Né dans un milieu qui était la pureté même, il avait reçu juste ce qu'il fallait d'instruction — c'est-à-dire : très peu — et sa seule ambition était d'être ce qu'il était : un brave et simple individu moyen, prenant la vie comme elle venait. Un type comme on en trouvait un sur un million, au train où allait mon expérience de la nature humaine.

Je lui demandai comment se portait son métier d'instructeur. Il me dit que c'était décourageant. Il était déçu : les gars ne montraient aucune ardeur, aucun intérêt pour l'entraînement militaire.

— Je n'ai jamais vu une bande de gars pareils, M. Miller... de ma vie ! Ils n'ont aucun sens de l'honneur...

J'éclatai de rire. Aucun sens de l'honneur, fichtre !

— Vous n'avez donc pas appris que vous avez affaire à la lie de ce globe, Sheridan ? lui dis-je. Et puis, si vous croyez que les jeunes gars naissent avec le sens de l'honneur ! —  ceux de la grande ville surtout !... Ceux-ci sont des gangsters en herbe. Vous n'êtes jamais allé à l'Hôtel de Ville, dans les bureaux du maire ? Vous n'avez jamais vu la bande qui traîne de ce côté-là ? Vous y verriez ce qu'ils donnent, vos gars, une fois adultes. Si on les fourrait derrière les barreaux, on serait incapable de les distinguer des vrais forçats. Toute cette putain de ville n'est qu'un ramassis de fripouilles et de gangsters. C'est ça qu'on appelle une grande ville : un endroit où on fait la culture du crime.

Sheridan me lança un regard un peu perdu :

— Mais vous n'êtes pas comme ça, M. Miller, me dit-il avec un sourire penaud.

Je ne pus m'empêcher d'éclater encore de rire :

— Je le sais, Sheridan. Je suis une exception. Je me contente de tuer le temps, ici. Un de ces jours, je ficherai le camp dans l'Arizona, quelque part où on a la paix et où c'est désert. Je vous l'ai déjà dit, non, que j'avais fait un tour dans l'Arizona, il y a des années ? Dommage que je n'aie pas eu le bon sens d'y rester... Dites-moi : qu'est-ce que vous fichiez au juste, là-bas... vous ne gardiez pas les moutons, par hasard ?

Ce fut au tour de Sheridan de sourire :

— Non, M. Miller. Vous ne vous rappelez pas ? Je vous l'ai raconté : j'étais coiffeur.

— Coiffeur !

— Oui, dit Sheridan. Et un as du métier, encore !

— Mais vous savez monter à cheval, non ? Vous ne passiez pas votre vie dans votre boutique de coiffeur, j'espère ?

— Oh non, répondit-il promptement. J'ai fait un peu de tout, je crois bien. Je gagne ma vie depuis l'âge de sept ans.

— Qu'est-ce qui vous a donné l'idée de venir à New York ?

— L'envie de voir à quoi ressemble la vie d'une grande ville. J'avais été à Denver et à Los Angeles... à Chicago également. Tout le monde me répétait qu'il fallait voir New York ; alors je me suis dit : bon, d'accord. C'est un beau coin, New York, c'est moi qui vous le dis, M. Miller — seulement je n'aime pas beaucoup les gens. Je ne comprends rien à leurs façons d'agir, faut croire.

— Leur façon de bousculer le monde, vous voulez dire ?

— Oui... et de tricher et de mentir. Même les femmes sont différentes, ici. Apparemment, j'ai du mal à trouver une fille à mon goût.

— Vous êtes trop bon, Sheridan. Vous n'avez pas la manière.

— Je le sais bien, M. Miller.

Il baissa mollement la tête. Il avait l'air d'un faune timide.

— Savez-vous ? dit-il en hésitant et bafouillant. Faut croire qu'il y a quelque chose qui cloche, de mon côté. On se moque de moi par-derrière — tout le monde... même les blancs-becs. C'est peut-être ma façon de parler...

— Il ne sert à rien d'être trop doux avec les gars, Sheridan, l'interrompis-je. Qu'est-ce que je vous avais dit ? Soyez brutal avec eux ! Flanquez-leur une châtaigne de temps à autre. Engueulez-les. Ne leur laissez pas le temps de vous prendre pour un mou. Sinon, ils vous passeront sur le corps.

Il me lança un regard de bon chien et me montra sa main :

— Vous voyez... là ? Un gamin m'a mordu l'autre jour. Non, mais, vous imaginez ça ?

— Que lui avez-vous fait ?

Il baissa de nouveau la tête, regardant ses pieds :

— Je l'ai renvoyé à la maison, dit-il.

— C'est tout ? Simplement renvoyé à la maison ? Vous ne lui avez pas flanqué de trempe ?

Il ne répondit pas. Au bout d'un moment, il reprit, tranquillement, avec une simplicité pleine de dignité :

— Je ne crois pas aux punitions, M. Miller. Quand on cogne, jamais je ne rends. J'essaie de parler au type, de découvrir ce qui cloche de son côté. J'ai reçu pas mal de tournées, voyez-vous, quand j'étais gosse. Je n'ai pas eu la vie facile...

Il s'arrêta net, déplaça le poids de son corps, d'un pied sur l'autre :

— Il y a quelque chose que j'ai toujours eu envie de vous dire, reprit-il, rassemblant tout son courage. Il n'y a que vous à qui je puisse raconter ça, M. Miller. Je sais que je peux avoir confiance en vous...

Un nouveau temps. Attentif, j'attendais, me demandant ce qu'il pouvait bien vouloir me déballer.

— Quand je suis venu à la Compagnie du Télégraphe, poursuivit-il, je n'avais pas dix sous en poche. Vous vous en souvenez, M. Miller ? C'est vous qui m'avez aidé à m'en sortir. Et je vous suis reconnaissant de tout ce que vous avez fait pour moi.

Un temps.

— Je vous disais tout à l'heure que, si je suis venu à New York, c'était pour voir à quoi ressemble une grande ville. Ce n'est qu'à moitié vrai. Je fuyais quelque chose. J'avais un grand amour là-bas, voyez-vous, M. Miller. Une femme qui était tout pour moi. Elle me comprenait et je la comprenais. Seulement, c'était la femme de mon frère, et je ne voulais pas la lui prendre ; mais, en même temps, je ne pouvais pas vivre sans elle...

— Votre frère savait que vous étiez amoureux d'elle ?

— Pas pour commencer, non, dit Sheridan. Mais, après un bout de temps, forcément il s'en est aperçu. C'est que, voyez-vous, nous vivions tous ensemble. La boutique de coiffeur lui appartenait, et moi je lui prêtais la main. Et ça gazait, le bizness, c'est moi qui vous le dis.

Encore un temps, gêné.

— Les ennuis sont venus tout d'un coup, un beau jour. Un dimanche c'était, où on était allé pique-niquer. Nous nous aimions depuis tout ce temps, mais nous n'avions rien fait. Je ne voulais pas causer de tort à mon frère, ainsi que je vous l'ai dit. Toujours est-il que c'est arrivé. On dormait en plein air, et elle était couchée entre nous deux. Tout à coup je me réveille et je sens sa main sur moi. Elle était tout éveillée et me fixait avec de grands yeux. Elle s'est penchée et elle m'a embrassé sur la bouche. Et sans regarder plus loin, avec mon frère couché à côté de nous, je l'ai prise.

— Un autre verre ? dis-je.

— Ma foi, ça n'est pas de refus, dit-il. Merci.

Il continua de cette façon lente et hésitante, avec infiniment de tact et, de toute évidence, sincèrement ému. J'aimais sa manière de parler de son frère. Il avait presque l'air de parler de lui-même.

— Ça fait que, pour être bref, un jour il a piqué une crise de jalousie furieuse : il s'est jeté sur moi avec un rasoir. Vous voyez, là ? cette cicatrice ? (Il tourna légèrement la tête de côté.) C'est là que j'ai pris le coup en essayant de l'esquiver. Si je n'avais pas plongé, je crois bien qu'il m'aurait tranché la moitié de la figure.

Il sirota lentement son verre, regardant d'un air songeur la glace fumeuse et sale en face de lui.

— J'ai réussi à le calmer finalement, dit-il. Naturellement il a pris peur à la vue du sang qui ruisselait sur mon cou et de mon oreille qui pendait presque. Et alors, il s'est passé une chose terrible, M. Miller. Il s'est mis à pleurer, absolument comme un gosse. Il m'a dit qu'il ne valait rien de rien ; et moi je savais que ce n'était pas vrai. Il m'a raconté qu'il n'aurait jamais dû épouser Ella — c'était comme ça qu'elle s'appelait... et qu'il divorcerait, qu'il s'en irait recommencer sa vie ailleurs ; que ce serait mon tour de me marier avec Ella. Il me suppliait de dire oui. Il a même voulu me prêter de l'argent. Il avait envie de partir tout de suite... disait qu'il ne pouvait endurer ça plus longtemps. Bien entendu, moi je n'ai rien voulu savoir. Je l'ai supplié de n'en rien dire à Ella. Je lui ai dit que c'était moi qui allais faire un petit voyage, pour laisser aux choses le temps de se tasser. Il répondit que c'était hors de question. Mais finalement, quand je lui ai montré que c'était le bon sens et la seule solution, il a accepté de me laisser partir...

— Et c'est comme ça que vous êtes venu à New York ?

— Oui, mais ce n'est pas tout. Moi je voulais faire de mon mieux, voyez-vous. Vous auriez agi de même, s'il avait été votre frère, pas vrai ? J'ai fait tout ce que j'ai pu...

— Et alors, dis-je, qu'est-ce qui vous tracasse, aujourd'hui ?

Il contempla fixement le miroir, d'un œil vide.

— C'est Ella, répondit-il après un long silence. Parce qu'elle s'est enfuie de chez lui. D'abord, elle n'a pas su où j'étais. Je leur envoyais de temps en temps une carte postale, d'un endroit et d'un autre, mais sans jamais donner d'adresse. Il y a quelques jours, j'ai reçu une lettre de mon frère, pour me dire qu'elle lui avait écrit... du Texas. Elle le supplie de lui faire parvenir mon adresse. Elle dit que si elle n'a pas bientôt de mes nouvelles, elle se suicidera.

— Et vous lui avez écrit ?

— Non, répondit-il. Pas encore. Je ne sais que faire au juste.

— Mais pour l'amour du Christ, vous l'aimez, non ? Et elle vous aime ! Quant à votre frère... il ne verrait rien à y redire. Que diable attendez-vous ?

— Je ne veux pas prendre la femme de mon frère. D'ailleurs, je sais qu'elle l'aime. Elle est amoureuse de nous deux... ça vous donne idée de la situation.

Ce fut mon tour d'être soufflé, une fois de plus. Je sifflai doucement entre les dents.

— Vous m'en direz tant ! dis-je avec un petit rire. Evidemment, ça change tout.

— Oui, s'empressa de poursuivre Sheridan. Elle nous aime tout autant l'un que l'autre. Elle ne s'est pas sauvée de chez lui parce qu'elle le détestait ou parce qu'elle voulait de moi. Bien sûr qu'elle veut de moi ; mais, si elle s'est sauvée, c'était pour le forcer à faire quelque chose, pour le forcer à me retrouver et me ramener à la maison.

— Est-ce qu'il s'en doute ? demandai-je, le soupçonnant vaguement de se fabriquer toute cette histoire.

— Oh oui, il le sait et il est tout prêt à accepter ce genre de vie, si c'est ça qu'elle veut. Et je crois aussi qu'il serait plus heureux si ça pouvait s'arranger ainsi.

— Et alors ? dis-je. A présent, quels sont vos projets ?

— Je ne sais pas. Je n'arrive pas à voir clair. Qu'est-ce que vous feriez à ma place ? Je vous ai tout dit, M. Miller.

Puis, comme se parlant à lui-même :

— On ne peut pas tenir le coup toute sa vie. Je sais que ce serait mal, de vivre comme ça... Mais si je ne me décide pas rapidement, Ella est capable de mettre fin pour de bon à ses jours. Et cela je ne le voudrais pas ; je ferais n'importe quoi pour l'empêcher.

— Ecoutez-moi, Sheridan... Votre frère était jaloux autrefois. Mais il a passé par-dessus ça, je pense. Il souhaite autant que vous la voir revenir. Dites-moi.. Vous êtes-vous jamais demandé si vous pourriez être jaloux de votre frère – éventuellement ? Ce n'est pas facile de partager la femme que l'on aime avec un autre — même avec son frère. Vous vous en doutez, non ?

Sheridan répondit sans la moindre hésitation :

— J'ai réfléchi à tout ça, M. Miller. Je suis certain que ce ne serait pas moi, le jaloux. Et je ne me fais pas de mauvais sang non plus au sujet de mon frère. Nous nous entendons bien, tous les deux. Seulement, il y a Ella. Je me demande parfois si elle sait réellement ce qu'elle veut. Nous avons grandi ensemble tous les trois, voyez-vous. C'est pour ça que nous avons pu vivre si tranquillement ensemble, jusqu'à ce que... mon Dieu, quoi de plus naturel, après tout, vous ne trouvez pas ? Seulement si je retourne là-bas maintenant et que nous la partagions ouvertement, il est bien possible qu'elle se mette à avoir pour nous des sentiments différents. Cette affaire a été la ruine d'une famille heureuse. Et les gens ne tarderaient pas à remarquer des tas de trucs. Le monde est petit là-bas, et on n'est pas habitué à ce genre de choses, chez nous. Je me demande ce que ça donnerait au bout d'un certain temps...

Il s'arrêta de nouveau, jouant distraitement avec son verre.

— Il y a encore autre chose à quoi j'ai songé, M. Miller. Supposez qu'elle ait un enfant. Peut-être qu'on ne saurait jamais qui est le père, de mon frère ou de moi... Allez, j'ai retourné le problème sous tous ses angles. Il n'est pas facile à résoudre.

— Non, acquiesçai-je, sûrement pas. Personnellement, je sèche, Sheridan. Il faudra que j'y réfléchisse.

— Je vous remercie, M. Miller. Je sais que vous m'aiderez dans la mesure du possible. Je crois que je ferais bien de me trotter maintenant. Spivak va s'inquiéter de moi. Au revoir, M. Miller.

Et il fila comme une flèche.

De retour au bureau, j'appris que Clancy avait téléphoné. Il réclamait le dossier d'une de mes dernières recrues — une femme.

— Que se passe-t-il ? demandai-je. Qu'est-ce qu'elle a fait, celle-là ?

Personne ne pouvait me fournir de précision.

— Où diable travaillait-elle ?

Je découvris que nous l'avions affectée à l'un des bureaux du centre de la ville. Elle s'appelait Nina Andrews. Hymie avait noté les renseignements recueillis. Il avait déjà téléphoné au directeur du bureau qui employait la fille, mais n'avait rien pu glaner d'extraordinaire. Le directeur — ou plutôt la directrice jeune femme aussi — avait l'impression que la fille donnait satisfaction à tout point de vue.

Je décidai que mieux valait appeler Clancy pour en avoir le cœur net. Au son de la voix, il avait l'air de mauvais poil et énervé. M. Twilliger l'avait évidemment passé à la poêle. Et maintenant le poêle était pour moi.

— Mais qu'a-t-elle fait ? demandai-je en toute innocence.

— Ce qu''elle a fait ? répéta la voix furieuse de Clancy. Mon cher M. Miller, ne vous ai-je pas prévenu mainte et mainte fois que nous ne désirions compter, parmi nos porteurs, que des jeunes femmes convenables ?

— Parfaitement, monsieur, dis-je, bien obligé, tout en l'envoyant secrètement se faire foutre, vieille andouille qu'il était.

— Eh bien, mon cher M. Miller, reprit-il (et sa voix affecta un ton d'une solennité dévastatrice), cette femme... cette Nina Andrews n'est qu'une prostituée de bas étage. Un de nos meilleurs clients nous l'a signalée. Il a déclaré à M. Twilliger qu'elle lui avait fait des invites. M. Twilliger va procéder à une enquête. Il nous soupçonne de compter d'autres éléments indésirables dans le personnel féminin. Je n'ai pas besoin de vous dire que l'affaire est de la plus haute gravité, M. Miller... De la plus haute gravité... Je compte sur vous pour être à la hauteur de la situation. Vous voudrez bien me fournir un rapport dans les quarante-huit heures... est-ce clair ?

Et de raccrocher.

Assis devant mon bureau, je m'efforçai de me rappeler la jeune personne en question.

— Où est-elle actuellement ? demandai-je.

— Renvoyée dans ses foyers, répondit Hymie.

— Expédie-lui un télégramme la priant de me donner un coup de fil. Je voudrais bien lui parler.

J'attendis jusqu'à sept heures environ, espérant qu'elle téléphonerait. O'Rourke venait d'arriver. J'eus une idée : et si je demandais à O'Rourke ?

Là-dessus, sonnerie. C'était Nina Andrews. Voix agréable, qui eut tout de suite ma sympathie :

— Je m'excuse de n'avoir pu vous appeler plus tôt. J'ai été absente tout l'après-midi.

— Pourriez-vous me rendre un service, Mlle Andrews ? dis-je. J'aimerais faire un saut jusque chez vous pour un bref entretien.

— Oh, si c'est à propos de ma place, dit-elle d'une voix joyeuse, je n'en ai plus envie. J'en ai déjà trouvé une autre... une bien meilleure. C'est très gentil à vous d'avoir...

— Ecoutez, Mlle Andrews, insistai-je. C'est un fait que j'aimerais tout de même bien vous voir — pour quelques instants... si cela ne vous fait rien ?

— Mais bien sûr, bien sûr. Venez, voyons, naturellement. Je voulais seulement vous éviter l'ennui...

— Merci donc... je serai chez vous dans quelques minutes.

J'allai trouver O'Rourke et lui expliquai l'affaire en peu de mots :

— Peut-être aimeriez-vous venir avec moi, dis-je. Vous savez, je ne crois pas du tout que cette fille soit une putain. Maintenant que je me suis rafraîchi la mémoire... je crois savoir...

Sautant dans un taxi, nous filâmes jusqu'à la Soixante-douzième Rue, où elle habitait. C'était une vieille maison démodée, typique du genre — chambres garnies. La fille vivait au quatrième sur cour.

Elle fut un peu saisie en voyant O'Rourke. Mais nullement effrayée — bon point pour elle, me dis-je.

— Je ne me doutais pas que vous viendriez avec un ami, dit-elle, me regardant de ses yeux bleus et francs. Je vous prie d'excuser l'aspect des lieux.

— Sans importance, Mlle Andrews... (C'était O'Rourke qui parlait)... Mlle Nina Andrews, n'est-ce pas ?

— Oui, répondit-elle. Pourquoi cette question ?

— Joli nom, Nina, reprit O'Rourke. Ne se donne plus beaucoup. Ne seriez-vous pas d'origine espagnole, par hasard ?

— Espagnole ? Oh, non, dit-elle vivement en souriant et d'une voix parfaitement désarmante. Ma mère était danoise, et mon père est anglais. Est-ce que j'ai l'air espagnol ?

O'Rourke sourit :

— Ma foi, à vrai dire, Mlle Andrews... Mlle Nina, si vous le permettez... non, vous n'avez pas du tout l'air espagnol. Mais Nina est bien un prénom espagnol, si je ne me trompe ?

— Vous ne voulez pas vous asseoir ? dit-elle, arrangeant les coussins sur le divan.

Puis, d'un ton parfaitement naturel :

— Je ne vous apprends rien en vous disant que l'on m'a saquée, je pense ? continua-t-elle. Comme ça ! sans un mot d'explication. Mais on m'a donné deux semaines de salaire... et je viens de décrocher une bien meilleure place. Alors, ce n'est pas si terrible, n'est-ce pas ?

J'étais content d'avoir emmené O'Rourke. Seul, je serais reparti sans plus de façons. J'étais absolument convaincu, à ce stade, de l'innocence de la fille.

La fille... Elle avait déclaré qu'elle avait vingt-cinq ans sur la fiche qu'elle avait remplie ; mais il était évident qu'elle en avait au plus dix-neuf. Elle avait l'air d'avoir été élevée à la campagne. Charmant petit brin et rudement éveillée.

De toute évidence, c'était aussi l'avis de O'Rourke. Lorsqu'il reprit la parole, il semblait bien qu'il n'eût qu'une idée : épargner à cette enfant tous désagréments inutiles.

— Mlle Nina, dit-il d'un ton paternel, je suis venu à la demande de M. Miller. Je suis l'inspecteur de nuit, vous savez. Il y a une vague histoire avec un de nos clients — un de ceux que dessert votre bureau. Peut-être le nom vous dira-t-il quelque chose... l'Agence d'Assurances Brooks. Ce nom ne vous rappelle rien, Mlle Nina ? Réfléchissez bien —  cela pourrait nous aider.

— Bien sûr que si, je connais ce nom, répondit-elle allégrement. Bureau 715, M. Harcourt. Mais oui, je le connais très bien. Je connais aussi son fils.

O'Rourke dressa aussitôt l'oreille :

— Vous connaissez son fils ? répéta-t-il.

— Comment donc ! Mais nous étions amoureux l'un de l'autre. Nous venons de la même ville... (Elle donna le nom d'une bourgade de l'Etat)... Si on peut appeler ça une ville, ajouta-t-elle avec un petit rire lumineux.

— Je vois, dit O'Rourke, traînant la voix pour l'encourager à continuer.

— Maintenant, je comprends pourquoi on m'a saquée, reprit-elle. Ce M. Harcourt ne me trouve pas assez bonne pour son fils. N'empêche — je n'aurais pas cru qu'il me détesterait à ce point.

Pendant qu'elle babillait ainsi, je me souvenais de plus en plus distinctement des circonstances de sa première visite au bureau du personnel. Un détail, notamment, ressortait dans ma mémoire. Elle avait spécifié, en remplissant sa fiche de candidature, son désir d'être affectée à un bureau bien déterminé. La requête n'avait rien d'inusité : les candidats stipulaient souvent leur préférence pour tel ou tel quartier, invoquant tel ou tel motif. Mais je revoyais maintenant le sourire qu'elle m'avait adressé en me remerciant de la courtoisie que je lui avais témoignée.

— Mlle Andrews, dis-je, ne m'aviez-vous pas demandé de vous affecter au Heckscher Building, en posant votre candidature ?

— C'est parfaitement exact, expliqua-t-elle. Je voulais être près de John. Je savais que son père essayait de nous séparer. C'est pour cela que je suis partie de notre ville... M. Harcourt a d'abord voulu me tourner en ridicule, ajouta-t-elle... La première fois que j'ai porté des télégrammes à ses bureaux, c'est-à-dire. Mais cela m'était égal. Et John aussi s'en moquait.

— En tout cas, dit O'Rourke, si je comprends bien, cela ne vous frappe pas trop de perdre votre place ? Parce que, si vous préférez qu'on vous reprenne, je crois que M. Miller pourrait arranger ça.

Et il jeta un coup d'œil de mon côté.

— Oh, je n'en ai pas vraiment envie, dit-elle tout d'un trait. La place que j'ai trouvée est tellement meilleure ! — et c'est dans le même bâtiment !

Nous éclatâmes tous les trois de rire.

— Vous êtes musicienne, n'est-ce pas ? s'enquit O'Rourke.

— Mon Dieu, oui... pourquoi ? dit-elle en rougissant. Comment le savez-vous ? Je joue du violon. Naturellement, c'était pour moi une raison de plus de venir à New York. J'espère donner ici un récital, un jour ou l'autre... au Town Hall, peut-être. C'est passionnant, la vie dans une si grande ville, vous ne trouvez pas ?

Elle eut un petit rire d'écolière.

— C'est merveilleux de vivre dans une ville comme New York, dit O'Rourke (et sa voix tomba soudain, prit un registre plus grave). Je vous souhaite tout le succès que vous désirez...

Il marqua un temps — un temps pesant ; puis, prenant dans ses mains celles de la fille, il se campa carrément devant elle et poursuivit :

— Permettez-moi de vous donner un conseil, vous voulez bien ?

— Mais certainement, voyons ! dit Mlle Andrews, devenant tant soit peu cramoisie.

— Bon ; alors pour votre premier concert... au Town Hall, mettons... suivez mon avis : donnez-le sous votre vrai nom. Marjorie Blair, ça sonne aussi bien que Nina Andrews... vous ne trouvez pas ?

Puis, sans prendre le temps d'observer l'effet de cette remarque :

— Allons, reprit-il en me prenant par le bras et se tournant vers la porte. Je crois qu'il est temps de filer. Bonne chance, Mlle Blair ! Au revoir.

— Ça, alors, bon sang ! dis-je quand nous nous retrouvâmes dehors.

— Elle est épatante, la petite, hein ? dit O'Rourke, m'entraînant. Clancy m'a donné un coup de fil cet après-midi... m'a montré le dossier. J'ai fait le plein de renseignements sur elle. Elle est absolument oké.

— Mais le nom ? lui dis-je. Pourquoi a-t-elle changé de nom ?

— Ça ? dit O'Rourke. Oh, ça n'est rien. Il y a des jeunes qui trouvent excitant de changer de nom... C'est encore une chance qu'elle ne se doute pas de ce que M. Harcourt a raconté à M. Twilliger, pas vrai ? Ça nous mettrait une belle affaire sur les bras, si jamais ça se savait... A propos, ajouta-t-il (comme si la chose n'avait pas d'importance), dans mon rapport à Twilliger je dirai qu'elle allait sur ses vingt-deux ans. Vous est égal, hein ? Faut dire aussi qu'on la soupçonnait d'être mineure... Naturellement, difficile de vérifier l'âge de tous les candidats. N'empêche, vous feriez bien d'être prudent. Vous comprenez, il va de soi que...

— Bien entendu, dis-je. Et c'est drôlement chic, de votre part, de me couvrir.

Nous marchâmes un bon moment en silence, cherchant un restaurant.

— Ce Harcourt, il ne prenait pas un gros risque en racontant ce genre d'histoire à Twilliger ?

O'Rourke ne me répondit pas tout de suite.

— Ça me met hors de moi, dis-je. Nom de Dieu, vous vous rendez compte ? Tout juste si je n'ai pas sauté, moi aussi, à cause de cette affaire !

— C'est loin d'être aussi simple, le cas Harcourt, dit lentement O'Rourke. Cela dit strictement entre nous – hein ? M. Harcourt n'y verra que du feu. Dans mon rapport, je déclarerai à M. Twilliger que l'affaire a reçu une solution satisfaisante. Je lui expliquerai qu'elle a immédiatement trouvé une autre situation ; et je recommanderai qu'on laisse tomber... M. Harcourt, vous avez dû déjà le deviner, j'imagine, est intime avec Twilliger. Tout ce que la fille a dit est vrai, bien sûr ; et la petite est épatante, c'est vrai aussi ; elle me plaît. N'empêche qu'il y a une chose qu'elle a omis de nous dire... naturellement. Si M. Harcourt l'a fait renvoyer, c'est qu'il est jaloux de son fils... Ça vous étonne, hein, que j'aie fait si vite pour le savoir ? Que voulez-vous, question de méthode... Je pourrais vous en raconter bien d'autres sur ce Harcourt, si vous y teniez.

J'allais dire : « Je ne demande pas mieux », quand il changea brusquement de sujet :

— Vous avez fait la connaissance d'un nommé Monahan, récemment, à ce qu'on dit ?

Il m'aurait planté son coude dans l'estomac que je n'aurais pas réagi autrement :

— Monahan, oui... parfaitement... Pourquoi ? C'est votre frère qui vous l'a dit ?

— Naturellement, poursuivit-il de sa voix suave et tranquille, vous savez à quoi vous en tenir sur le boulot de Monahan, non ? Ses fonctions, je veux dire ?

Je bafouillai vaguement quelque chose, faisant semblant d'en savoir plus long qu'en réalité et attendant impatiemment qu'il continuât.

— C'est drôle, voyez-vous, reprit-il, comme les choses se tiennent dans ce racket. Mlle Nina Andrews, en débarquant à New York, n'est pas allée tout de suite à votre bureau du personnel, demander du travail. Comme toutes les filles de son âge, ce qui l'attirait, c'étaient les lumières. Elle est jeune, intelligente, elle est parfaitement capable de se débrouiller seule dans la vie. Pour être franc avec vous, je n'ai pas l'impression qu'elle soit aussi innocente qu'elle en a l'air... Connaissant Harcourt, s'entend. Mais ça, ce n'est pas mon rayon... Bref, toujours est-il, mon cher Miller, qu'elle a commencé par être entraîneuse dans un dancing. Vous voyez peut-être lequel... (il regardait droit devant lui en prononçant ces derniers mots)... C'est ça : celui que Monahan a à l'œil. Le propriétaire est un Grec. Brave type d'ailleurs. Parfaitement régulier, je dirais. Seulement, il y a une bande de bonzes qui rôdent dans le secteur et qui fourniraient facilement matière à enquête plus sérieuse. Surtout quand une jolie mignonne comme Nina Andrews s'amène dans le coin — avec ses joues bien rouges et ses petits yeux baissés de provinciale...

J'espérais qu'il allait me parler encore de Monahan. Mais il changea de nouveau de sujet :

— Marrant, un cas comme celui de Harcourt. Prouve comme on doit être prudent, quand on se lance dans les vérifications...

— C'est-à-dire ? rétorquai-je, me demandant ce qu'il allait encore me sortir.

— Oh, c'est bien simple, répondit-il, pesant ses mots. Harcourt a toute une chaîne de dancings, non seulement ici à New York, mais dans d'autres patelins. Son agence d'assurances n'est qu'une couverture. C'est pour ça qu'il est en train de mettre son fils dans le coup. Les assurances, ça ne l'intéresse pas. Sa seule passion, c'est les fillettes... et plus elles sont jeunes, mieux ça vaut. Bien entendu, moi, je ne sais rien, mon cher Miller ; n'empêche que ça ne me surprendrait pas qu'il ait déjà essayé de séduire Mlle Andrews... ou plutôt, Marjorie Blair, pour l'appeler par son vrai nom. Supposez qu'il y ait eu quelque chose entre eux ? Ce n'est pas Mlle Andrews qui pourrait s'amuser à le clamer autour d'elle, pas vrai ? Et encore moins à le raconter au petit jeune homme dont elle est amoureuse. Elle n'a pas plus de dix-neuf ans aujourd'hui ; mais elle n'a pas dû changer beaucoup depuis qu'elle en avait seize. C'est une fille de la campagne, ne l'oubliez pas. Ça débute tôt dans la vie, ce genre de filles, parfois — les globules rouges et le sang chaud, vous voyez ce que je veux dire...

Il s'arrêta, comme pour examiner le restaurant vers lequel, sans que je m'en doute, il m'avait entraîné doucement et lentement :

— Pas si mal que ça, ce bistro. On risque le coup ? Ah, une seconde — avant d'entrer... A propos de Harcourt... bien entendu, la fille est loin de se douter qu'il s'occupe de cette histoire de dancing. Pure coïncidence si elle a mis les pieds dans cette boîte... vous savez bien laquelle je veux dire, hein ? Juste en face du...

— Oui, je connais, dis-je, un peu ennuyé de toutes ces pointes qu'il m'envoyait en douce. J'ai une amie qui y travaille, ajoutai-je (« et tu sais foutrement bien ce que je veux dire », pensai-je en moi-même).

Je me demandais ce que Monahan avait bien pu lui raconter exactement. Je me demandais aussi, tout à coup, si Monahan et O'Rourke ne se connaissaient pas depuis des années ; dans quelle mesure ça ne les amusait pas de jouer cette petite comédie et de se donner des airs de surprise, d'ignorance, d'ahurissement et le reste. C'était plus fort qu'eux, probablement. Quelque chose comme le caissier qui répète « à votre service ! » en dormant.

Puis, tandis que j'attendais qu'il continuât, un autre soupçon effleura mon esprit. Qui savait si ces fameux billets de cinquante dollars que m'avait lâchés Monahan ne venaient pas de la poche de O'Rourke ? J'en étais presque certain. A moins que... mais j'écartai cette autre lueur de lucidité : c'était trop tiré par les cheveux... A moins que, ne pus-je malgré tout m'empêcher de répéter dans mon for intérieur, cet argent ne vînt de la poche de Harcourt. C'était une sacrée liasse de billets que Monahan m'avait brandie sous le nez, ce soir-là. Les détectives n'ont pas l'habitude de se balader avec de pareilles sommes en poche. N'importe : si Monahan avait fait chanter Harcourt (ou peut-être le Grec), O'Rourke n'en savait certainement rien.

Une remarque encore plus stupéfiante de O'Rourke vint semer la panique dans ce troupeau de réflexions intimes. Nous étions dans le hall de l'immeuble, sur le point de pénétrer dans le restaurant, quand je l'entendis nettement dire :

— Dans ce dancing en question, il est presque impossible à une fille de décrocher du boulot sans commencer à coucher avec Harcourt. Du moins c'est ce que raconte Monahan... Bien entendu, il n'y a rien à redire, poursuivit-il, laissant à cette observation le temps de produire tout son effet.

Nous nous attablâmes dans un coin, tout au fond du restaurant, où nous pouvions parler sans crainte d'être entendus. Je remarquai le coup d'œil que lança O'Rourke à la ronde, de ce même regard qui lui était coutumier : un regard aigu qui n'omettait rien, sans être indiscret pour autant. Un regard instinctif, tout comme celui du décorateur qui embrasse d'un coup le mobilier d'une pièce et jusqu'au motif du papier sur les murs.

— Seulement le fait que Mlle Marjorie Blair avait pris un autre nom pour ce boulot, a failli entraîner Harcourt à commettre une indiscrétion.

— Bon Dieu, mais c'est vrai ! m'exclamai-je. Je n'y avais pas pensé !

— Heureusement pour lui, il avait pris la précaution de lui demander d'abord sa photographie...

Je ne pus m'empêcher de l'interrompre :

— C'est égal, fichtre ! Vous en avez appris des choses en si peu de temps !

— Pur hasard, dit modestement O'Rourke. Je me suis cassé le nez sur Monahan en sortant du bureau de Clancy.

— Mais comment diable avez-vous fait pour mettre aussi vite les choses bout à bout ? insistai-je. Quand vous avez rencontré Monahan, vous ne saviez pas que cette fille avait travaillé dans un dancing. Comment bigre vous êtes-vous débrouillé pour tomber précisément sur ce genre de renseignement ?

— Je ne suis pas tombé dessus, dit O'Rourke. Je l'ai soutiré à Harcourt. Voyez-vous, tout en bavardant avec Monahan... il me parlait de sa mission... ah, oui, et de vous, incidemment... oui, il m'a dit qu'il vous aimait beaucoup... il a très envie de vous revoir, soit dit en passant ; vous feriez bien de vous mettre en rapport avec lui... bon, toujours est-il que, je disais donc, l'idée m'est venue comme ça de passer un coup de fil à Harcourt. Je lui ai posé quelques questions — simple routine ; entre autres, s'il savait par hasard où cette fille avait travaillé auparavant. Et il m'a dit qu'elle avait travaillé dans un dancing. Il m'a dit ça du ton dont il aurait répondu : « Ce n'est qu'une petite poule. » Quand je suis revenu m'asseoir à côté de Monahan, je lui ai demandé comme ça, en l'air, histoire de voir, s'il connaissait une fille du nom d'Andrews... à ce fameux dancing. Je ne savais même pas lequel alors. Et à mon grand étonnement, lorsque je lui ai expliqué l'affaire, il s'est mis à me parler de Harcourt. Et voilà ! C'est simple, pas vrai ? Quand je vous dis que tout se tient, dans ce racket. Il vous vient une idée, vous foncez, vous lancez un coup de sonde — et parfois ça vous tombe du ciel, tout rôti.

— Merde alors !

Ce fut tout ce que je trouvai à dire.

O'Rourke étudiait le menu. J'y jetai moi-même un coup d'œil distrait, incapable de décider ce que j'avais envie de manger. Je ne pouvais détourner ma pensée de Harcourt. Ainsi donc, Harcourt se les envoyait toutes ! Nom de Dieu, j'étais furieux. Plus que jamais j'aurais voulu faire quelque chose à ce propos. Qui savait si Monahan n'était pas mon bonhomme ? Qui savait s'il ne tendait pas déjà ses filets ?

Je commandai vaguement quelque chose et me tassai sur mon siège, regardant d'un œil désolé les dîneurs alentours.

— Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit O'Rourke. Vous avez l'air déprimé.

— Je n'en ai pas seulement l'air, répondis-je. Ce n'est rien ; ça se passera.

Pendant tout le repas je ne prêtai au bavardage de O'Rourke qu'une oreille distraite. Je ne pouvais m'empêcher de penser à Mona. Je me demandais comment elle réagirait si je prononçais devant elle le nom de Harcourt. Le fumier ! Le salaud ! Il ne lui suffisait pas de baiser tout ce qui passait à sa portée. Pour un peu, il avait failli me baiser moi aussi et me faire foutre à la porte, cré Bon Dieu ! La peau de vache ! N'importe : cela faisait une piste de plus à suivre... Les événements se précipitaient...

Il me fallut plusieurs heures pour me débarrasser de O'Rourke. Quand il avait envie de ne pas vous lâcher, il était capable de vous sortir des histoires en série, glissant de l'une à l'autre avec un art consommé. Chaque fois que je passais une soirée avec lui, j'en sortais épuisé. Rien que d'écouter, j'étais vidé, parce que je guettais chaque fin de phrase comme un oiseau de proie : je guignais l'occasion de filer. Sans compter qu'il y avait toujours d'interminables parenthèses, dans ces histoires, qui exigeaient des retours en arrière, des récapitulations, toutes espèces d'acrobaties. Il lui arrivait de me faire attendre une demi-heure ou plus dans un bureau du télégraphe, pendant que, avec cette patience qui m'exaspérait, il parcourait laborieusement les fichiers, en quête de Dieu sait quel détail sans importance. Et toujours, avant de reprendre son récit, il ouvrait une longue et sinueuse incidente, pendant que nous allions d'un bureau à l'autre, sur tel employé, tel directeur ou tel employé du service que nous venions de quitter. Il avait une mémoire prodigieuse. La compagnie comptait une bonne centaine de succursales éparpillées dans la ville entière ; il connaissait tous les employés par leur nom, sans oublier leurs mutations, leur avancement et mille et un détails intimes sur leur vie privée. Non seulement il connaissait tout le personnel actuel, mais les fantômes qui avaient occupé la place auparavant. De plus, il connaissait une bonne partie des porteurs de télégrammes, tant des équipes de nuit que des équipes de jour. Il vouait une affection particulière aux vieux, dont certains étaient au service de la compagnie depuis presque aussi longtemps que lui.

Je m'étais énormément instruit en l'accompagnant dans ses tournées d'inspection nocturnes ; j'avais appris des tas de choses dont je crois bien que Clancy lui-même était loin de se douter. Plus nombreux qu'on ne pensait étaient les employés — je m'en étais aperçu au cours de mes rondes avec O'Rourke — qui tapaient dans la caisse, à un moment ou l'autre de leur miteuse carrière cosmococcyque. O'Rourke avait une façon bien à lui de traiter ce genre d'affaires. Se fiant au solide jugement qu'il devait à sa longue carrière, il prenait souvent d'étonnantes libertés dans sa façon de traiter ces pauvres diables. La moitié de ces cas, j'en suis certain, n'étaient jamais connus que de lui seul. Si l'homme lui inspirait confiance, il lui permettait de restituer peu à peu l'argent, en lui déclarant nettement, bien entendu, que le secret resterait strictement entre eux. Tant de bienveillance servait parfois à une double fin. L'incident ainsi liquidé dans l'irréguralité, non seulement la compagnie était certaine de rentrer dans l'argent détourné ; mais on pouvait compter sur la victime, éperdue de gratitude, pour jouer plus ou moins le rôle d'indicateur, dès lors. Rien de plus facile que de faire jaser le type, à l'occasion. Les premiers temps, je m'étonnais de l'intérêt que portait O'Rourke à certaines espèces de rats ; ensuite, il m'arriva souvent de découvrir que ces individus appartenaient à la tribu d'enfants perdus qui étaient devenus ses instruments utiles et dévoués. De fait, il était une chose que j'avais apprise, en ce qui concernait O'Rourke, et qui expliquait le côté mystérieux de sa conduite : toute personne à laquelle il vouait si peu que ce fût de temps ou d'attention avait une importance déterminée dans son système du monde cosmococcyque.

Bien qu'il donnât l'illusion de tourner en rond comme un chien qui veut se mordre la queue et de se conduire souvent comme le dernier des idiots et des illettrés, bien qu'il eût l'air de s'employer activement à gâcher son temps, tous ses mots, tous ses actes avaient un rapport vital avec le travail en cours. Qui plus est, il était toujours sur plusieurs affaires à la fois. Il avait cent cordes à sa lyre. Les cas trop désespérés pour mériter d'être suivis n'existaient pas pour lui. La compagnie était libre de faire son deuil de certains d'entre eux — O'Rourke, jamais. Il joignait l'infinie patience de l'artiste à la conviction d'avoir le temps pour.lui. Il ne semblait pas y avoir une seule phase de la vie qui ne lui fût devenue familière, bien que, puisque je viens de prononcer le mot d'artiste, je doive reconnaître que c'était dans le domaine de l'art qu'il était le moins sûr de lui. Il était capable de rester planté, les yeux humides, devant une croûte exposée dans la vitrine d'un grand magasin. En littérature ses connaissances étaient presque nulles. Mais s'il m'arrivait, par exemple, de lui raconter Raskolnikov, tel que le personnage apparaît dans Dostoïevski, j'étais certain de faire une moisson d'observations pénétrantes. D'ailleurs, ce que je préférais à tout, en lui, ce qui, certes, me rendait essentiellement chère son amitié, c'était sa parenté humaine et spirituelle avec les écrivains de la trempe de Dostoïevski. Il devait à ses rapports avec la pègre une sorte de tendresse et de largeur de vue. S'il était détective, c'était à cause de l'extraordinaire sympathie, de l'énorme intérêt qu'il portait à ses frères humains. Jamais il ne faisait souffrir les gens plus qu'il n'était besoin. Il accordait toujours à son homme une généreuse marge de doute. Jamais il ne gardait aucune rancune à personne, quoi que l'on eût fait. Il cherchait à comprendre, à aller jusqu'au fond des mobiles, même les plus bas. Par-dessus tout, on pouvait se fier absolument à lui. Lorsqu'il avait donné sa parole, il la tenait à tout prix. Et quant à l'acheter, il n'y fallait pas compter. Je ne puis imaginer une seule tentation susceptible de le détourner de l'accomplissement de son devoir. Autre point également en sa faveur, à mon avis : son manque d'ambition. Il n'avait nul désir d'être autre que ce qu'il était. Il se vouait corps et âme à sa tâche, la sachant ingrate et n'ayant pas d'illusion sur la façon abusive dont l'exploitait une administration sans cœur et sans âme. Mais, ainsi que, lui-même, il le faisait très souvent remarquer, l'attitude de l'administration n'était pas son affaire. De même que peu lui importait, s'il venait à prendre sa retraite, que l'on défît tout ce qu'il avait eu tant de mal à édifier. N'ayant pas d'illusions, il n'en était pas moins prêt à faire le maximum pour ceux qui lui demandaient service.

C'était un phénomène unique, que O'Rourke. Parfois, je me sentais tout désorienté devant lui. Je ne crois pas avoir connu, de ma vie, personne devant qui je me sois senti aussi transparent. Pas plus que je ne me souviens d'aucun être qui pratiquât autant l'abstention en matière de conseils ou de critiques. C'est le seul individu de ma connaissance qui m'ait fait comprendre ce que signifient tolérance et respect de la liberté d'autrui. Ce qui est étrange, maintenant que j'y pense, c'est à quel point il pouvait symboliser profondément la Loi. Non cet esprit des lois mesquin que l'on utilise à des fins personnelles ; mais cette loi cosmique et indéchiffrable qui ne cesse jamais de s'appliquer, qui est implacable et juste, mais qui est aussi, en définitive, la plus charitable de toutes.

La nuit, couché et tout éveillé, je me demandais souvent, après une soirée avec O'Rourke comme celle dont je parle, ce qu'il eût fait, dans ma peau. Essayant d'opérer cette transposition, plus d'une fois je m'étais aperçu que j'ignorais tout de sa vie privée. Absolument tout. Non qu'il éludât les questions... non, je ne pouvais dire cela. Simplement, la page était vierge. De façon ou d'autre, jamais on n'abordait ce sujet.

Je ne sais d'où me venait cette idée : il me donnait l'impression d'avoir éprouvé une grosse déception, à une étape lointaine de sa vie. Déception d'amour, peut-être.

Quoi qu'il en fût, cette expérience ne l'avait pas aigri. Il avait sombré, puis remonté à la surface. Mais son existence s'en était trouvée irréparablement bouleversée. Rassemblant tous les petits bouts, mettant d'un côté l'homme que je connaissais et, de l'autre, celui que j'entrevoyais de temps en temps (quand il était en veine de réminiscences), les comparant tous deux, il était impossible de nier que l'on avait affaire à deux êtres tout à fait différents. Toutes ces qualités rudes et solides qu'il possédait étaient une sorte de système défensif, de cuirasse interne, non pas externe. Du monde, il n'avait que peu (pour ne pas dire rien) à redouter. Il était bien trop dans le monde, du monde. Mais, face aux déchets du sort, il était désarmé.

Etrange, me disais-je en fermant les yeux, que cet homme à qui je devais tant, dût demeurer pour moi un livre à jamais scellé. Les enseignements ne pouvaient me venir que de sa conduite et de son exemple.

Une vague de tendresse déferla sur moi. Jamais je n'avais autant compris O'Rourke. Ni aussi clairement. Pour la première fois, je comprenais ce que signifiait le mot « délicatesse ».