III

 
 

Et maintenant, c'est samedi après-midi ; le soleil brille et tape, et je déguste à petits coups mon thé de Chine pâle, dans le jardin du Dr Wuchi Hachi Tao. Il vient de me donner à lire un long poème — thème : La Mère — écrit sur papier de mirliton. Il a tout de l'homme supérieur — pas très communicatif, avec cela. J'aimerais l'interroger à propos du texte original du Tao ; mais il se trouve qu'à ce stade (rétrogressivement parlant), je n'ai pas encore lu le Tao Te King. Si je l'avais lu, je n'aurais pas besoin de lui poser de questions — pas plus que, selon toute probabilité, je ne serais assis dans son jardin, à attendre une femme qui s'appelle Mara. Si j'avais eu l'intelligence de lire plus tôt ce très illustre et elliptique morceau de sagesse antique, je me serais épargné quantité de maux qui devaient m'échoir — ceux-là mêmes dont je vais maintenant entreprendre le récit.

Assis dans ce jardin, en l'an 17 avant J.-C., mes pensées sont d'un ordre totalement différent. Pour être franc, je suis incapable de me souvenir d'une seule d'entre elles, en ce moment où j'écris. Je me souviens vaguement de n'avoir pas aimé le poème sur La Mère — de la crotte pure et simple, me parut-il. Et qui plus est, l'auteur, le Chinetoque, ne me plaisait pas non plus — de cela j'ai gardé un souvenir fort précis. Je sais aussi que je commençais à l'avoir mauvaise, au fur et à mesure que je me rendais compte que l'on était en train de me poser un nouveau lapin. (Si j'avais été tant soit peu imprégné du Tao, je n'aurais pas perdu ma belle humeur. Je serais resté tranquillement assis, béat comme une vache, bénissant le soleil de se montrer, et moi-même d'être en vie.) En ce moment même où je trace ces lignes, il n'y a pas de soleil, pas de Mara et, si je n'en suis pas encore arrivé au stade de la vache béate, je me sens parfaitement en vie et en paix avec le monde.

J'entends sonner le téléphone à l'intérieur. Un Chinetoque à gueule de raie — professeur de philosophie, probablement — vient m'annoncer, en avalant ses mots comme un bol de riz, qu'une dame désire me parler. Mara. A l'en croire elle vient juste de se lever. Elle a la gueule de bois, m'apprend-elle. Florrie aussi. Elles sont toutes les deux en train de réparer ça en dormant dans un hôtel proche. Quel hôtel ? Elle ne veut pas le dire. Je n'ai qu'à patienter une petite demi-heure — le temps qu'elle se refasse une beauté. Je ne m'en sens pas d'attendre une demi-heure de plus. Je suis de mauvaise humeur. Primo, le grand écart ; deuxio, la gueule de bois. Et qu'y a-t-il encore au lit, avec elle, je voudrais bien le savoir ? Par exemple, peut-être, un certain type dont le nom commence par C — non ? Elle n'aime pas beaucoup ça. Elle ne permet à personne de lui parler sur ce ton. Bon, eh bien moi, je parle sur ce ton, entends-tu ? Dis-moi où tu es et je t'y rejoins d'un saut. Si tu n'as pas envie de le dire, alors va te faire foutre ! J'en ai marre de... Allô, allô ! Mara !

Pas de réponse. Bon, faut croire que ça l'a piquée au vif... c'est encore cette marie-salope qui est responsable de ça. Florrie et son manchon doublé d'astrakan qui la démange. Que penser d'une fille dont toute la réputation est qu'elle n'arrive jamais à trouver de pine assez grosse pour la satisfaire ? A la voir, on croirait que de la baiser un coup lui défoncerait le treillis. Elle doit faire dans les cent trois livres anglaises, en chaussettes. Cent et trois livres de chair insatiable. Et artiste, par-dessus le marché — artiste de mes... oui ! Une salope d'Irlandaise. Une belle salope, si vous voulez mon avis... Avec sa voix de cabotine ; histoire de se donner des airs d'ex-girl des Ziegfeld Follies.

Une semaine se dévida sans nouvelles de Mara.

Puis, tombant du ciel bleu, coup de téléphone. Elle est déprimée, dirait-on. Pourrais-je la retrouver quelque part pour dîner ; elle voudrait me parler... c'est extrêmement important. Il y a dans son intonation une gravité que je n'y ai jamais encore décelée.

En plein Village, alors que je me dépêche pour être à l'heure, naturellement sur qui est-ce que je tombe ? – Kronski. Je voudrais bien me contenter d'un salut de la main en passant. Makache !

— C'est si pressé que ça ? demande-t-il avec ce large sourire suave et sardonique qu'il va toujours chercher quand il ne le faut pas.

Je lui explique que j'ai un rancard.

— Tu vas manger ?

— Oui, je vais manger, mais j'y vais seul, dis-je on ne peut plus clairement.

— Oh ! que non pas, Môssieu Miller. Vous avez besoin de compagnie, je vois ça. La forme n'est pas terrible, aujourd'hui... Vous m'avez l'air soucieux. Ce n'est pas à cause d'une femme, au moins ?

— Ecoute, Kronski, j'ai rendez-vous avec quelqu'un et je n'ai pas envie de toi dans les parages.

— Allons, allons, Môssieu Miller, est-ce ainsi qu'on parle à un vieil ami ? J'insiste absolument pour t'accompagner. C'est moi qui régale... ne me dis pas que l'argument n'est pas irrrésistible, hein ?

Impossible de ne pas rire.

— Oh ! merde, c'est bon : dans ce cas, viens. Peut-être aurai-je besoin de toi. Tu ne m'es bon à rien, sauf dans les emmerdements. Ecoute, ne va pas t'amuser à faire le zigoto. Je vais te présenter à la femme que j'aime. Il est probable que ta bonne mine ne lui reviendra pas ; n'importe : j'ai envie que tu la connaisses. Un de ces jours je l'épouserai, et comme il me semble que je n'arriverai jamais à me débarrasser de toi, autant qu'elle commence tout de suite à s'y faire. J'ai comme une idée qu'elle ne te plaira pas beaucoup.

— Ça m'a l'air très sérieux, Môssieu Miller. Il va falloir que j'avise à vous protéger.

— Ne va pas te mêler de cette affaire ou je te démolis, répondis-je en riant férocement. Je suis terriblement sérieux, pour ce qui est de la personne en question. Jamais tu ne m'as vu comme ça, hein ? Ça te semble incroyable, avoue ? Alors, regarde-moi bien. Pour te dire à quel point je suis sérieux... si jamais tu te mets dans le chemin, je te descends, de sang-froid, pour de bon !

A ma grande surprise, Mara était déjà au restaurant. Elle avait choisi une table isolée, dans un coin sombre.

— Mara, dis-je, je te présente un vieil ami, le Dr Kronski. C'est lui qui a voulu venir à tout prix. J'espère que cela t'est égal.

A ma surprise aussi, elle réserva un accueil cordial à Kronski. Quant à lui, à peine eut-il posé les yeux sur elle, qu'il abandonna regards en coin et persiflage. Mais le plus impressionnant, certes, était son silence. D'habitude, quand je le présentais à une personne du sexe, il devenait loquace à l'extrême et on croyait l'entendre battre de ses ailerons invisibles.

De son côté, Mara gardait un calme inusité ; il y avait quelque chose de sédatif et d'hypnotique dans sa voix.

Nous venions de commander le repas et d'échanger quelques phrases polies, quand, incontinent, Kronski, couvant Mara d'un regard empreint d'une sensibilité canine, déclara :

— Il s'est passé quelque chose... d'important, de grave, dirais-je... Si vous préférez que je m'en aille, je vous laisse à l'instant même. Pour être franc, je préférerais rester. Peut-être pourrais-je me rendre utile. Je suis un ami de ce type, et j'aimerais être le vôtre. Ce que j'en dis est sincère.

Assez touchant, ma foi... Mara, visiblement émue, réagit avec chaleur :

— Mais restez, bien sûr, dit-elle, tendant la main pardessus la table en gage de foi et de confiance. Votre présence m'incite à parler plus librement. J'ai beaucoup entendu parler de vous ; mais je ne crois pas que votre ami vous ait rendu justice. (Et, levant sur moi des yeux réprobateurs, elle eut un sourire chaleureux.)

— C'est exact, dis-je vivement. Jamais je ne fais de lui un portrait honnête.

Puis, me tournant vers Kronski :

— Vois-tu, repris-je, tu as beau avoir le caractère le moins aimable qu'on puisse imaginer, ou peu s'en faut...

— Allons, allons, me dit-il avec une grimace torve, ne commence pas à faire ton petit Dostoïevski. Je suis ton malin génie, allais-tu dire ? Oui, c'est vrai : j'ai sur toi une curieuse influence diabolique, mais mes sentiments pour toi sont moins compliqués que les tiens à mon égard. Sincèrement, je t'aime bien. Tu pourrais me demander n'importe quoi, que je le ferais, pourvu que je sente que c'est sérieux de ta part... Oui, même quitte à blesser un être très cher, je n'hésiterais pas en pareil cas. Je te mets plus haut que n'importe qui de ma connaissance. Pourquoi ? Je l'ignore ; car tu ne le mérites certainement pas. En ce moment même, oui, je l'avoue, je me sens pris de tristesse. Je vois bien que vous vous aimez, et je crois que vous êtes faits l'un pour l'autre ; mais...

— Tu estimes que ce ne sera pas tellement drôle pour Mara, hein, pas vrai ?

— Je ne peux rien dire encore, me répondit-il avec une inquiétante gravité. Tout ce que je vois, c'est que vous avez trouvé l'un et l'autre votre maître.

— Donc, à votre avis, je serais réellement digne de lui ? demanda très humblement Mara.

Je la regardai, stupéfait. Jamais je ne l'aurais crue capable de dire une chose semblable à un étranger.

Du coup, Kronski prit feu :

— Digne de lui ? ricana-t-il. Mais le tout est de savoir si c'est lui qui est digne de vous ! Qu'a-t-il donc fait pour mériter qu'une femme se sente digne de lui ? Il n'a même pas commencé à fonctionner... Il est en pleine léthargie. A votre place, je n'aurais pas un sou de confiance en lui. Il n'est même pas ce qu'on appelle un bon ami... que dire de l'amant et du mari ! Pauvre Mara ! Ne vous tracassez pas la tête avec ce genre d'idées. Forcez-le à faire quelque chose pour vous, éperonnez-le, tournez-lui la boule au besoin ; mais forcez-le à s'ouvrir ! Moi qui le connais et qui l'aime ô combien ! si j'avais un conseil honnête à vous donner, ce serait celui-ci : déchirez-le, châtiez-le, acculez-le au pied du mur ! Sinon, vous êtes perdue — il vous dévorera. Non que ce soit un mauvais bougre, non qu'il tienne à faire mal... que non pas ! c'est par bonté qu'il agit. Tout juste s'il n'arrive pas à vous persuader que votre intérêt lui tient à cœur, alors même qu'il vous enfonce ses griffes dans la chair. Il est capable de vous mettre en pièces avec le sourire, et de vous raconter que c'est pour votre bien. C'est lui le diable, pas moi ! Moi, je fais semblant ; mais lui, tous ses actes sont délibérés. Je ne connais pas de bipède plus cruel que ce fumier-là... Et le plus drôle, c'est qu'on l'aime à cause de sa cruauté, ou peut-être parce qu'il n'en fait pas de secret. Il vous avertit à l'avance qu'il va cogner. Il vous prévient en souriant. Et quand il a fini, il vous ramasse et il vous époussette tendrement, il vous demande s'il vous a fait vraiment très mal, etc., etc. Le fumier !

— Evidemment, je suis loin de le connaître aussi bien que vous, dit paisiblement Mara. Mais je dois avouer qu'il ne m'a jamais montré ce côté de sa nature... pas encore, en tout cas. Je ne le connais que sous l'aspect de la douceur et de la bonté. J'espère agir de façon qu'il ne change pas à mon égard. Non seulement je l'aime, mais j'ai foi en lui, en sa personne. Je donnerais tout pour le rendre heureux...

— N'empêche que vous n'êtes pas très heureuse en ce moment, hein ? répliqua Kronski, comme si elle n'avait rien dit. Qu'a-t-il fait pour vous rendre ainsi, j'aimerais bien le savoir ?

— Ce n'est pas sa faute, répliqua-t-elle avec vivacité. Il ne sait pas ce qui me tourmente.

— Allons, allons, vous pouvez bien l'avouer, reprit Kronski, changeant de ton et s'humectant les yeux (On eût dit un chiot compatissant).

— Ne le presse pas trop, lui dis-je. Elle nous le dira le moment venu.

Je regardai Kronski en parlant. Son expression s'altéra brusquement. Il détourna la tête. Je reportai mon regard sur Mara : elle avait les yeux pleins de larmes qui se mirent à couler abondamment. L'instant d'après, elle s'excusa et disparut au vestiaire. Kronski me regarda avec un sourire blême et mort — la tête que fait une clovisse en rendant l'âme au clair de lune.

— Ne prends pas ça trop au tragique, lui dis-je. C'est une fille courageuse ; elle s'en tirera.

— C'est toi qui le dis ! Ce n'est pas toi qui souffres. Toi, quand tu sens venir l'émotion, c'est ce que tu appelles souffrir. Cette fille a des ennuis, tu ne le vois pas ? Elle voudrait que tu fasses quelque chose pour elle, que tu ne te contentes pas d'attendre que ça passe. Si tu ne veux pas lui tirer les vers du nez, moi, je m'en chargerai. Pour une fois, tu es tombé sur une vraie femme. Et une vraie femme, Môssieu Miller, s'attend à du solide, de la part de l'homme... pas seulement à des mots et des gestes. Si elle a envie que tu fiches le camp avec elle, que tu plaques ta femme, ta gosse, ton boulot, n'hésite pas, tel est mon avis. C'est elle que tu dois écouter, non pas tes petites voix intérieures !

Il se laissa aller sur sa chaise et se cura les dents. Puis, après un silence, il reprit :

— Et c'est au dancing que tu l'as rencontrée ? Eh bien, toutes mes félicitations ! Ce n'est pas le flair qui te manque pour distinguer le vrai du toc. Cette fille fera quelque chose de toi, si tu le lui permets... et s'il n'est pas trop tard. Tu commences à puer le faisandé, tu sais. Encore un an de vie avec ta foutue femme, et tu es un type fini.

De dégoût, il cracha sur le plancher :

— Tu as de la veine. Les choses viennent à toi sans que tu te donnes de mal. Moi, je m'esquinte comme une peau de vache, et je n'ai pas plus tôt tourné le dos, que toutes mes constructions dégringolent.

— C'est parce que je suis un goy, dis-je en forme de blague.

— Toi, un goy ? Un juif noir, tu veux dire ! Un de ces gentils dont l'éblouissante éducation fait le rêve et l'envie de tous les juifs. Tu es... Bonne idée que tu as eue de parler de cela ! Bien entendu, Mara est juive ? Allons, allons, ne joue pas la comédie de l'ignorance. Elle ne te l'a pas encore dit ?

Mara, juive ! Ces mots rendaient un son si prodigieusement grotesque, que je ris tout simplement au nez de Kronski.

— Tu veux que je te le prouve ?

— Je me fiche éperdument de ce qu'elle est, répliquai-je. Mais je suis certain qu'elle n'est pas juive.

— Qu'est-ce qu'elle est, alors ? Tu ne vas pas me dire que c'est une pure aryenne, j'espère ?

— Je ne le lui ai jamais demandé, ripostai-je. Pose-lui la question, si cela te chante.

— Je n'en ferai rien, dit Kronski. Elle serait capable de me mentir devant toi... Mais à notre prochaine rencontre je te dirai si j'ai tort ou raison. Je crois pouvoir deviner à vue de nez si quelqu'un est juif ou non.

— Tu as pensé que je l'étais, la première fois que tu m'as vu.

Il éclata carrément de rire, à ces mots :

— Non ? Tu as vraiment cru ce que je te disais ? Ah-ah ! Ma parole, elle est bien bonne ! Pauvre andouille ! Ce que je t'en ai dit, c'était pour te flatter, c'est tout ! Si tu avais une goutte de sang juif dans les veines, je te lyncherais, par respect pour mon peuple ! Juif, toi ?... Eh bien, eh bien...

Il roulait la tête, de gauche et de droite, riant aux larmes :

— Primo, le juif est malin, poursuivit-il. Ce qui n'est certes pas ton cas. Secundo, il est honnête— tu entends bien ? Est-ce que tu l'es, toi ? As-tu un gramme de loyauté en toi ? Tertio, le juif a du sentiment. Le juif ne cesse pas d'être humble, même quand il est arrogant... Mais voici Mara. Changeons de sujet.

— Vous parliez de moi, n'est-ce pas ? dit-elle en s'asseyant. Qu'attendez-vous pour continuer ? Cela m'est égal.

— Erreur, dit Kronski. Ce n'est pas de vous que nous parlions...

— Le menteur ! coupai-je. Si, nous parlions de toi ; mais cela ne nous a guère avancés. Je voudrais que tu lui parles de ta famille, Mara... que tu lui répètes ce que tu m'en as dit, j'entends.

Elle s'assombrit :

— Pourquoi ma famille vous intéresserait-elle ? répondit-elle, dissimulant mal son irritation évidente. Ma famille est parfaitement inintéressante.

— Je n'en crois rien, riposta brutalement Kronski. Je crois que vous cachez quelque chose.

Le regard qu'ils échangèrent me flanqua une secousse. On eût dit qu'elle lui signifiait d'y aller prudemment. Ils se comprenaient tous deux secrètement, à leur façon, qui me laissait en dehors. L'image de la femme, dans l'arrière-cour de la maison, se dessina vivement dans ma mémoire. Non, cette femme n'était pas une voisine, comme elle avait voulu l'insinuer. Sa marâtre, peut-être. J'essayai de me rappeler ce qu'elle m'avait dit de sa véritable mère, mais me perdis aussitôt dans le labyrinthe complexe où elle avait égaré ce sujet, qui lui était manifestement pénible.

— Que voudrais-tu savoir sur ma famille ? dit-elle en se tournant vers moi.

— Je n'ai aucune envie de te poser des questions gênantes, dis-je. Mais si ce n'est pas indiscret, cela te serait-il égal de nous parler de ta belle-mère ?

— D'où vient-elle ? s'enquit Kronski.

— De Vienne, répondit Mara.

— Et vous êtes née à Vienne, vous aussi ?

— Non. Dans un petit village de montagne, en Roumanie. Il est possible que j'aie un peu de sang bohémien dans les veines.

— C'est-à-dire que votre mère était une bohémienne ?

— Oui, il y a une vague histoire, dans ce sens. Mon père, à ce qu'on raconte, se serait enfui avec elle, la veille de son mariage avec ma belle-mère. C'est pourquoi celle-ci me déteste, j'imagine. Je suis la brebis galeuse de la famille.

— Et je suppose que vous adorez votre père ?

— J'ai un culte pour lui. Nous nous ressemblons. Les autres sont des étrangers pour moi... Il n'y a rien de commun entre nous.

— Et c'est vous qui faites vivre la famille, n'est-ce pas ? demanda Kronski.

— Qui vous l'a dit ?... Je vois : c'est donc de cela que vous parliez...

— Non, Mara. Personne ne me l'a dit. Simplement, je le vois à votre visage. Vous vous sacrifiez... C'est pour cela que vous êtes malheureuse.

— A quoi bon le nier ? dit-elle. C'est pour mon père que je le fais. Il est infirme ; il ne peut plus travailler.

— Et vos frères, qu'est-ce qu'ils ont ?

— Rien. La flemme, c'est tout. Je les ai gâtés. La vérité est que je me suis enfuie à seize ans ; je ne pouvais supporter de vivre à la maison. Je suis restée un an sans revenir ; à mon retour, je les ai trouvés dans la misère. Ils sont impuissants en face de la vie. Il n'y a que moi qui aie un peu d'initiative.

— Et vous faites vivre toute la famille ?

— Je m'y efforce, dit-elle. Parfois l'envie me prend de tout lâcher — tant le fardeau est lourd. Mais c'est impossible. Si je partais en claquant la porte, ils mourraient de faim.

— Quelle blague ! s'écria Kronski avec chaleur. C'est exactement ce que vous devriez faire.

— Mais c'est impossible — tant que mon père est en vie. Je ferais n'importe quoi, je me prostituerais, plutôt que de le voir dans le besoin.

— Et toute la bande vous laisserait faire, par-dessus le marché ! reprit Kronski. Ecoutez bien, Mara : vous vous êtes mise dans une situation fausse. Vous ne pouvez prendre toutes les charges sur vous seule. Ils n'ont qu'à se débrouiller de leur côté. Emmenez votre père : nous vous aiderons à prendre soin de lui. Il ne sait pas d'où vous tirez l'argent, n'est-il pas vrai ? Vous ne lui avez pas dit que vous travailliez dans un dancing, n'est-ce pas ?

— Non. Il n'en sait rien. Il croit que je fais du théâtre. Ma belle-mère, elle, sait.

— Et ça lui est égal ?

— Egal ? répondit Mara en souriant amèrement. Elle se fiche bien de ce que je fais du moment que je nourris la maisonnée. Elle raconte que je suis une propre à rien... une putain... Le portrait craché de ma mère, à l'en croire.

A ce moment j'intervins :

— Je n'avais pas la moindre idée que c'en était à ce point, Mara, dis-je. Kronski a raison : il faut que tu t'en sortes. Pourquoi ne pas suivre son conseil — quitter ta famille en emmenant ton père ?

— Je ne demanderais pas mieux, répondit-elle. Mais mon père ne voudrait jamais abandonner ma belle-mère. Elle a mis le grappin sur lui : elle le mène comme un enfant.

— Mais s'il savait ce que tu fais ?

— Jamais il n'en saura rien. Je ne permettrai à personne de le lui dire. Ma belle-mère a menacé un jour de tout lui raconter : je lui ai dit que dans ce cas je la tuerais.

Elle sourit amèrement :

— Savez-vous ce qu'elle est allée lui dire ? Que j'avais essayé de l'empoisonner !

A ce point, Kronski proposa de poursuivre la conversation en ville, chez un de ses amis, absent pour l'instant. Rien ne nous empêchait, dit-il, d'y passer la nuit si nous voulions. Dans le métro, il changea d'humeur : il redevint l'espèce de crapaud à face pâle, le persifleur diabolique au regard torve qu'il était d'ordinaire. Cela signifiait qu'il se prenait pour un séducteur, qu'il se sentait en droit et en mesure de faire de l'œil aux femelles qui attiraient son attention. Son visage ruisselait de sueur ; son col de chemise en était tout alangui. Sa parole devenait fébrile, s'éparpillait, tournait à l'incohérence. Tortueusement, il essayait de susciter une atmosphère de drame ; il battait désordonnément des bras, comme une chauve-souris affolée, prise entre deux puissants projecteurs.

A mon dégoût, Mara semblait s'amuser de ce spectacle.

— Il est complètement fou, ton ami, disait-elle, mais je l'aime bien.

Kronski entendit cette remarque. Il eut un large sourire tragique, et la sueur se mit à ruisseler plus généreusement encore sur son visage. Plus son sourire était large et plus il faisait le clown et le singe, plus il avait l'air mélancolique. Jamais il ne voulait qu'on pût le croire triste. Non, il était le grand Kronski, un type plein de vie, de santé, de joie, de nonchalance, de témérité, d'insouciance, qui résolvait les problèmes de tout le monde. Il était capable de parler des heures durant... des jours, si on avait le courage de l'écouter. Il se réveillait la bouche pleine de mots, fonçait immédiatement tête baissée dans des discussions et des coupages de cheveux en quatre, où il était toujours question du destin du monde, de sa nature biochimique, de sa constitution astrophysique, de sa conformation politico-économique. Le monde était dans un état désastreux : il le savait, parce qu'il ne cessait pas d'amonceler les faits touchant la pénurie de blé ou de pétrole ; ni de se lancer dans des enquêtes approfondies sur la situation de l'armée Rouge ou celle de nos arsenaux et de nos fortifications. Il disait, comme si c'était un fait sans conteste, que les soldats de l'armée Rouge n'arriveraient pas à soutenir la guerre, l'hiver qui venait, parce qu'ils n'avaient à leur disposition que tant de capotes, tant de bottes et qu'ils manquaient d'hydrates de carbone, de matières grasses, de sucre, etc. Il parlait des ressources mondiales, comme s'il avait été chargé de gérer le monde. Il en savait plus long sur le droit international que l'autorité la plus fameuse en la matière. Il n'y avait pas de sujet sous le soleil dont il ne semblât avoir une connaissance totale et exhaustive. Il n'était peut-être pour le moment qu'un simple interne des hôpitaux ; mais dans quelques années il serait un chirurgien célèbre, ou un psychanalyste renommé, ou peut-être autre chose — il ne savait pas encore où se porterait son choix.

— Pourquoi ne te résous-tu pas à devenir président des Etats-Unis ? lui demandaient ironiquement ses amis.

— Me prenez-vous pour un crétin ? répondait-il, prenant un air constipé. Me croyez-vous incapable de devenir président des Etats-Unis si je le voulais ? Tout de même, vous n'allez pas me dire qu'on a besoin de cervelle pour devenir président de ce pays ? Non : ce que je veux, c'est un vrai boulot, c'est venir en aide aux gens, et non pas les mener en bateau. Si je devais prendre ce pays en main, je nettoierais la baraque du haut en bas. Pour commencer, les types de votre espèce, je les ferais châtrer...

Et il continuait ainsi, une, deux heures, nettoyant les écuries du monde, remettant de l'ordre dans la grande bâtisse, préparant la voie à la fraternité humaine et au règne de la liberté de pensée. Il n'était pas de jour de sa vie qu'il ne passât au peigne fin les affaires du globe, dans l'idée d'exterminer la vermine responsable de ce qu'il y avait de dégueulasse dans la pensée humaine. Tel jour, il s'échauffait à l'idée de la condition des esclaves au Gold Coast, vous citant le cours de la pépite brute ou Dieu sait quelle autre décoction statistique farfelue qui, par le plus pur hasard, engendrait la haine entre les hommes et permettait à une bande d'invertébrés et de poitrinaires de se dénicher des situations de luxe dans les feuilles financières et de grever d'autant l'intangible réalité de l'économie politique. Le lendemain, il partait en guerre au sujet du chrome ou du permanganate ; ou parce que l'Allemagne, ou la Roumanie, ou une autre nation, accaparait le marché de telle ou telle matière première et paralyserait de ce fait l'activité des chirurgiens de l'armée Rouge, quand viendrait le Grand Jour. Ou alors, il venait d'ingurgiter le dernier bobard sur un fléau nouveau et stupéfiant, qui aurait tôt fait de réduire à l'anarchie le monde civilisé, si l'on ne se hâtait de réagir avec le maximum de sagacité. Comment le monde parvenait-il à poursuivre jour après jour sa marche titubante, sans un coup de main du docteur Kronski ? C'était là un mystère que lui-même n'éluciderait jamais. Le docteur Kronski ne mettait pas en doute la valeur de ses analyses de la situation mondiale. Crises, paniques, inondations, révolutions, pestes, tous ces phénomènes n'avaient d'autre objet, en se manifestant, que de corroborer son jugement. Calamités et catastrophes le remplissaient de joie : il croassait, gloussait ; on eût dit le Grand Crapaud à l'état d'embryon. Personne ne lui demandait jamais des nouvelles de ses affaires personnelles, ça, non !... Ça n'allait pas fort sur le plan personnel. Pour le moment, il charcutait des bras et des jambes, puisque personne n'avait assez de perspicacité pour lui demander de faire mieux. Sa première femme était morte des suites d'une gaffe médicale ; et quant à la seconde, elle ne tarderait pas à devenir braque, s'il savait vraiment de quoi il parlait. Il était capable de tirer les plans de maisons modèles étonnantes, à l'usage de la Nouvelle République du Genre Humain ; mais, chose curieuse, il n'arrivait pas à débarrasser son humble foyer des punaises et autres vermines ; et à cause de tout le souci que lui causaient les événements mondiaux et le redressement de la situation en Afrique, à la Guadeloupe, à Singapour et ailleurs, son propre appartement était toujours un tantinet en l'air ; c'est-à-dire que les assiettes n'étaient pas lavées, les lits n'étaient pas faits, les meubles s'en allaient en pièces détachées, le beurre rancissait, les cabinets étaient bouchés, les baignoires fuyaient, on trouvait des peignes sales sur la table ; tout, en général, présentait un état de délabrement avec les charmes de la misère et de la folie douce, dont on retrouvait les signes sur la personne personnelle du docteur Kronski soi-même, sous forme de pellicules, d'eczéma, de furoncles, d'engelures, de pieds plats, de verrues, de loupes, d'haleine fétide, de mauvaise digestion et autres désordres mineurs — sans importance, d'ailleurs car, dès que l'univers serait en ordre, tout ce qui appartenait au passé serait balayé et l'homme resplendirait, de toute sa peau neuve, tel l'agneau nouveau-né...

L'ami chez qui il nous entraînait était, nous apprit-il, un artiste. Et un ami du grand docteur Kronski ne pouvait être qu'un artiste peu commun, un être dont la renommée ne serait proclamée à son de trompes qu'avec le Jugement Dernier. A la fois peintre et musicien — rivalisant de génie dans ces deux domaines. La musique, il nous serait impossible de l'entendre, puisqu'il était absent ; mais les tableaux, oui, nous pourrions les voir... quelques-uns, du moins, car il avait détruit de ses mains la majeure partie de son œuvre. Sans l'intervention de Kronski, il n'en fût rien resté... Incidemment, je m'enquis des occupations actuelles de cet ami. Il dirigeait une ferme modèle pour enfants déficients, dans une région perdue du Canada. Kronski lui-même avait créé l'établissement, mais il avait déjà bien trop à penser, pour avoir en plus le temps de se soucier des détails pratiques et de la gestion. Et puis, son ami était tuberculeux et devrait, très vraisemblablement, achever ses jours sous ces climats lointains. Kronski lui télégraphiait de temps à autre ses conseils en telle ou telle matière. Ce n'était qu'un début... Bientôt, il viderait de leurs pensionnaires asiles et hôpitaux et prouverait à l'univers que les pauvres n'ont besoin de personne pour s'occuper des pauvres ; les faibles, de même ; les estropiés, itou ; et les déficients, ditto.

— C'est un tableau de ton ami, ça ? demandai-je, cependant qu'il allumait et que, du mur, un énorme dégueulis de bile verte et jaunâtre me sautait aux yeux.

— C'est une de ses premières œuvres, répondit Kronski. Il garde cette peinture pour des raisons de sentiment. J'ai mis en sûreté ce qu'il avait fait de mieux. Mais cette autre petite toile donne une idée de ses possibilités.

Il regardait l'œuvre en question avec orgueil, comme si elle avait été le fruit d'un de ses rejetons :

— Extraordinaire, tu ne trouves pas ?

— Affreux, dis-je. Ce type a le complexe du bousier ; il a dû naître dans le ruisseau, dans une mare de pisse de cheval rance, par un jour morne de février, tout près d'une usine à gaz.

— Je n'en attendais pas moins de toi ! dit Kronski d'un ton vindicatif. Tu es incapable de reconnaître à vue de nez un peintre authentique. Ton admiration va aux révolutionnaires de la veille. Tu n'es qu'un romantique.

— Ton ami est peut-être un révolutionnaire ; ce n'est certainement pas un peintre, persistai-je. Il n'a pas un pouce d'amour en lui ; rien que de la haine ; sans compter qu'il n'est même pas capable de peindre ce qu'il hait. Il a un brouillard dans les yeux. Tu dis qu'il est tuberculeux ; moi je dis : bilieux. Il pue, ton ami, et sa maison aussi. Pourquoi n'ouvres-tu pas les fenêtres : ça sent le chien crevé ici.

— Le cochon d'Inde, veux-tu dire. L'appartement me sert de laboratoire ; c'est pour cela que ça pue un peu. Vous avez l'odorat trop sensible, Môssieu Miller. Vous n'êtes qu'un esthète.

— Est-ce qu'il y a quelque chose à boire ? demandai-je.

Non, bien sûr ; mais Kronski s'offrit à courir chercher une bouteille.

— Apporte du fort, dis-je. C'est à vomir, cet endroit. Après ça, étonne-toi que le pauvre fumier soit devenu tuberculeux !

Kronski partit au petit trot, plutôt penaud. Je regardai Mara :

— Qu'en penses-tu : nous l'attendons ou nous les mettons ?

— Tu n'es vraiment pas gentil. Non ; attendons. J'aimerais l'entendre bavarder encore un peu — il est intéressant. Et il pense réellement beaucoup de bien de toi : cela se voit à sa façon de te regarder.

— Il n'est intéressant que la première fois qu'on le rencontre, dis-je. Franchement, il m'ennuie à crever. Cela fait des années que j'écoute ses histoires. C'est de la merde pure et simple. Il est peut-être intelligent, mais il y a en lui quelque part un écrou dévissé. Il se suicidera un de ces jours, crois-moi. Et puis, il porte guigne. Chaque fois que je le rencontre, les choses tournent mal. Il traîne la mort avec lui, tu ne le sens pas ? Quand il ne croasse pas, il jacasse comme un singe. Comment peut-on être ami avec un type pareil ? C'est de son malheur qu'il veut qu'on soit l'ami. Il y a quelque chose qui le ronge — quoi ? Je n'en sais rien. Il se fait de la bile au sujet du monde en général. Moi, le monde m'emmerde. Ce n'est pas moi qui vais remettre le monde d'aplomb, ni lui... ni personne d'autre. Pourquoi n'essaie-t-il pas de vivre ? Peut-être le monde ne serait-il pas si mauvais si nous faisions notre possible pour jouir un peu plus de la vie. Non, ce type me tape sur le système.

Kronski revint avec une bouteille de je ne sais quelle saleté ; c'était tout ce qu'il avait pu trouver, vu l'heure, prétendait-il. Lui-même buvait rarement plus de la valeur d'un dé à coudre d'alcool ; peu lui importait donc que les autres s'empoisonnassent ou non. Il nous souhaitait de nous empoisonner, nous dit-il. Il était déprimé. Il semblait avoir pris ses dispositions pour rester déprimé toute la nuit. Mara, l'idiote, était navrée pour lui. Il s'étendit sur le divan et posa sa tête sur les genoux de Mara. C'était une autre chanson maintenant ; une bizarre lamentation ; la douleur impersonnelle du monde. Finies la discussion et l'invective ; c'était le tour de la mélopée — une mélopée au dictaphone, à l'adresse des millions de créatures malheureuses du monde entier. Le docteur Kronski jouait régulièrement ce petit air dans le noir, la tête sur les genoux d'une femme, la main traînant sur le tapis.

La tête blottie dans le giron de Mara, telle une vipère dilatée, il laissait les mots filtrer de ses lèvres, à la façon du gaz qui fuit d'un robinet mal fermé. C'était la plainte étrange de l'irréductible atome humain, la sub-âme errant dans les caves de la misère collective. Fini le docteur Kronski ! Ne restaient plus que la peine et le tourment, agissant comme des électrons positifs et négatifs dans l'immense vide atomique d'une personnalité perdue. Quand il en arrivait à cet état de doute, rien, pas même le miracle d'une soviétisation du monde, ne pouvait faire jaillir de lui une étincelle d'enthousiasme. Ce qui parlait, c'étaient les nerfs, les glandes non ductiles, le foie, la rate, les reins, les petits vaisseaux sanguins qui affleurent presque à la surface de la peau. La peau elle-même n'était qu'un sac dans lequel brinquebalait une vague pagaïe d'os, de muscles, de tendons, de sang, de graisse, de lymphe, de bile, d'urine, de crotte, etc., etc. Dans ce sac de tripaille puant, des germes mijotaient et se baladaient ; et c'étaient eux qui auraient le dessus, si brillamment que pût fonctionner dans sa cage cette matière grisâtre et triste qui a nom cerveau. Le corps servait de logis à la Mort ; et le docteur Kronski, si plein de vie dans le monde roentgénien de la statistique, n'était qu'un pou destiné à périr écrasé sous un ongle sale, quand viendrait le moment de sortir de l'œuf. Jamais il ne venait à l'esprit du docteur Kronski, quand il était la proie de ces crises de dépression génito-urinaires, que l'on pût envisager un univers où la mort eût revêtu un tout autre aspect. Il avait étripé, disséqué, haché menu tant de cadavres, qu'elle avait fini par prendre pour lui une signification des plus concrètes... celle d'un morceau de viande froide étalé sur le marbre d'une morgue, pour ainsi dire. La lumière s'éteignait, la mécanique s'arrêtait ; dans un instant ça se mettrait à puer. Voilà, c'était l'évidence, la simplicité même. Dans la mort, l'être le plus adorable du monde se résolvait en un vulgaire assemblage de tuyauteries qui n'était guère fait pour émouvoir, qui laissait même étonnamment froid. Il s'était penché sur sa femme, juste après que la gangrène se fut mise en elle ; à l'entendre, il aurait pu tout aussi bien se pencher sur une tranche de morue, malgré tout le charme qu'elle pouvait avoir. La pensée des souffrances atroces par lesquelles elle passait, s'effaçait devant la connaissance de ce qui se passait à l'intérieur de son corps. La mort avait déjà fait son entrée ; rien de fascinant comme de la voir à l'œuvre. La mort est perpétuellement présente, affirmait-il. La mort guette, tapie dans les coins d'ombre, attendant le moment opportun de redresser la tête et de frapper. C'était, disait-il, le seul vrai lien entre les êtres, cette présence constante de la mort en chacun d'eux.

Tout cela passionnait Mara. Elle lui caressait les cheveux et ronronnait doucement, cependant que le gaz continuait à s'échapper en chantant des grosses lèvres exsangues de Kronski. J'étais encore plus furieux de l'évidente sympathie qu'elle marquait à sa souffrance, que de la monotonie de cette lamentation. Le spectacle de Kronski, en tas et blotti là comme un bouc malade, me semblait du plus haut comique. Il avait avalé trop de boîtes de conserve vides. Il s'était nourri de pièces d'automobiles jetées au rebut. Il n'était qu'un cimetière ambulant de faits et de chiffres. Il crevait d'une indigestion de statistiques.

— Sais-tu ce que tu devrais faire ? lui dis-je doucement. Te tuer — maintenant, ce soir. Tu n'as pas de raison de vivre... A quoi bon te jouer la comédie ? Nous te laisserons dans un petit moment et tu n'auras qu'à te liquider. Tu es un petit futé : tu dois bien connaître un moyen de t'en tirer sans faire trop de gâchis. Vraiment, je trouve que tu dois ça au monde. Tel quel, tout ce que tu fais, c'est d'empoisonner l'humanité.

Ces paroles eurent presque l'effet d'une décharge électrique sur la souffrance du docteur Kronski. De fait, il se releva d'un bond, avec la grâce et la rapidité d'un marsouin. Claquant des mains, il esquissa deux ou trois pas de danse, dignes d'un pachyderme qui a les éparvins. Il était au comble de l'extase, comme peut l'être un égoutier à la nouvelle que sa femme vient d'accoucher d'un marmot de plus.

— Alors, comme ça, vous voudriez vous débarrasser de moi, hein, Môssieu Miller ? Qu'est-ce qui vous presse tant ? Tu es jaloux de moi, dis ? Eh bien, pour une fois je vais te décevoir. Je vais rester en vie pour te rendre malheureux. Je vais te torturer. Un jour ou l'autre, tu finiras par venir me trouver et par me supplier de te donner quelque chose qui t'épargne la souffrance. Tu me supplieras à deux genoux, et moi je t'enverrai promener.

— Tu es cinglé, dis-je, le chatouillant sous le menton.

— Oh ! que non pas, répondit-il, me tapotant le citron. Je ne suis qu'un névrosé, comme tous les juifs. Ne te fais pas d'illusion : jamais je ne me supprimerai. J'irai à ton enterrement et je rirai bien en pensant à toi. Peut-être d'ailleurs n'auras-tu pas d'enterrement. Peut-être me devras-tu tant d'argent que tu seras forcé de me léguer ton corps par testament en mourant. Et quand je me mettrai à vous débiter en petits morceaux, Môssieu Miller, il ne restera pas une miette de votre corps.

Attrapant sur le piano un coupe-papier, il m'en plaça la pointe sur le diaphragme, traça une ligne d'incision imaginaire et me brandit l'instrument sous le nez.

— C'est par là que je commencerai, dit-il. Par les tripes ! Je commencerai par délivrer toute cette diarrhée romantique qui te donne l'illusion de mener une existence enchantée ; ensuite, je te dépouillerai comme un serpent, pour arriver jusqu'aux nerfs, tes fameux nerfs que rien n'émeut ; et je les ferai vibrer et sauter ; tu seras dix fois plus vivant sous le scalpel que tu ne l'es en ce moment. Tu en feras une gueule, avec une jambe en moins et ta tête posée sur ma cheminée, la bouche figée dans un ricanement éternel !

Il se tourna vers Mara :

— Croyez-vous que vous continuerez à l'aimer, quand je l'aurai troussé pour le laboratoire ?

Je lui tournai le dos et j'allai à la fenêtre. C'était un de ces panoramas types, comme en offrent les quartiers du Bronx vus de dos : palissades en bois, piquets et cordes à étendre le linge, gazons pelés, taudis en série, échelles de secours, etc. Aux fenêtres, des silhouettes se penchaient, reculaient et rentraient, vêtues de façons diverses. Autant de gens qui s'apprêtaient à se retirer, afin d'être en mesure d'affronter la routine de démence du lendemain. Peut-être en était-il un sur cent mille qui arriverait à couper à la sentence commune ; quant aux autres, c'eût été œuvre charitable que de se faufiler en pleine nuit pour les égorger pendant leur sommeil. Croire que ces misérables victimes avaient en elles ce qu'il fallait pour créer un monde nouveau, c'était de la folie pure. Je songeai à la seconde femme de Kronski : celle qui finirait par devenir braque. Elle venait de ce quartier. Son père tenait une librairie-papeterie ; sa mère restait couchée tout le jour, à soigner un cancer de la matrice. Son plus jeune frère avait la maladie du sommeil. Un autre était paralysé ; l'aîné était mentalement déficient. Un Etat intelligemment organisé eût mis toute la famille hors d'usage et la baraque avec...

De dégoût, je crachai par la fenêtre.

Kronski était debout à côté de moi, un bras passé autour de la taille de Mara.

— Qu'attends-tu pour sauter ? lui dis-je, lançant mon chapeau dans le vide.

— Pourquoi ? Pour que les voisins soient forcés de venir éponger le gâchis ? Non Môssieu, très peu pour moi. M'est avis que c'est vous, Môssieu Miller, qui brûlez d'envie de vous suicider. Pourquoi ne sautez-vous pas, vous ?

— Chiche ! dis-je. A condition que tu sautes avec moi. Tu verras comme c'est facile. Vas-y, donne-moi la main...

— Oh ! assez, dit Mara. Vous vous conduisez comme des gosses. Moi qui croyais qu'à vous deux vous alliez m'aider à résoudre mon petit problème. J'ai de vrais soucis, moi.

— Il n'y a pas de solution, dit sombrement Kronski. Il est impossible de venir en aide à votre père, pour la raison qu'il ne le veut pas. Il a envie de mourir.

— Non, c'est de vivre qu'il a envie, dit Mara. Il se refuse à n'être qu'une épave humaine et un poids mort.

— C'est ce qu'on dit toujours ; mais cela ne sert à rien. Tant que nous n'aurons pas renversé cette pourriture de système capitaliste, il n'y aura pas de solution aux...

— Quelle blague ! l'interrompit Mara. Si vous croyez que je vais attendre la révolution pour vivre ma vie ! Il faut agir, tout de suite ! A défaut d'autre solution, je me ferai putain... Putain intelligente, cela va de soi.

— Il n'y a pas de putains intelligentes, dit Kronski. Prostituer le corps est signe d'intelligence débile. Pourquoi ne vous servez-vous pas de votre cerveau ? Vous auriez la vie plus belle en vous faisant espionne. Ça, tenez, c'est une idée ! M'est avis que je pourrais vous dénicher quelque chose de ce genre. J'ai d'assez bonnes relations au Parti. Naturellement, il vous faudrait renoncer à vivre avec cet oiseau, ajouta-t-il, en me désignant du pouce. Mais une fille comme vous... (et il la dévora littéralement des yeux, des pieds à la tête...) n'aurait que le choix. Que diriez-vous de jouer les comtesses ou les princesses ? poursuivit-il. Cent dollars par semaine, tous frais payés !... pas si mal, quoi ?

— Je gagne plus que cela en ce moment, dit Mara, et sans risquer le poteau.

— Quoi ? nous écriâmes-nous tous deux, Kronski et moi.

Elle éclata de rire :

— Vous trouvez que c'est beaucoup d'argent ? Il m'en faut infiniment plus que cela. Si je le voulais, je pourrais épouser un milliardaire, demain. J'ai déjà eu plusieurs propositions.

— Qu'attendez-vous pour le faire et pour vous dépêcher de divorcer ? dit Kronski. Rien ne vous empêche d'en épouser plusieurs à la file et de devenir milliardaire vous-même. A quoi sert d'avoir une cervelle ? Vous n'allez pas nous raconter que vous avez des scrupules devant ce genre de choses ?

Mara ne sut que répondre. Tout ce qu'elle trouva à dire fut qu'il était obscène d'épouser un vieux déjeté pour son argent.

— Et vous vous figurez que vous pourriez faire la putain ? dit avec mépris Kronski. Vous ne valez pas mieux que cette espèce de type : lui aussi est pourri de morale bourgeoise. Dites : pourquoi ne l'entraînez-vous pas à vous servir de maquereau ? Quel beau couple romantique vous feriez, dans la pègre du sexe ! Allez-y ! Qui sait ? Moi-même, je pourrais vous aider à faire marcher le commerce de temps à autre...

— Docteur Kronski, dis-je, lui adressant mon plus suave et aimable sourire, je crois que nous allons prendre congé de vous. Nous avons passé une très agréable et très instructive soirée, je vous l'assure. Quand Mara attrapera sa première vérole, soyez certain que je ne manquerai pas d'avoir recours à vos remarquables talents. J'estime que vous avez résolu tous nos problèmes avec une admirable perspicacité. Quand vous expédierez votre femme à l'asile, venez passer quelque temps chez nous... ce sera une joie que de vous avoir près de nous ; vous êtes stimulant et amusant, c'est le moins qu'on puisse dire.

— Restez encore un peu, supplia-t-il. Je voudrais vous parler sérieusement.

Et se tournant vers Mara :

— De combien avez-vous besoin tout de suite, exactement ? reprit-il. Je peux vous prêter trois cents dollars, si cela vous rend service. Il faudrait me les rendre dans six mois, parce que c'est de l'argent qui n'est pas à moi. Dites ! Ne vous sauvez pas maintenant. Qu'il s'en aille s'il le veut ; mais vous, je voudrais encore bavarder un peu avec vous.

Mara me regarda, comme pour me demander si c'était simple façon de parler de sa part.

— Ne lui demandez pas son avis, dit Kronski. Je vous parle sincèrement. Je vous aime bien, et je voudrais vous être utile.

Puis se tournant vers moi, il ajouta d'un ton bourru :

— Va-t'en, rentre chez toi, veux-tu ? Je ne vais pas la violer.

— Dois-je partir ? demandai-je.

— Oui, je t'en prie, dit Mara. Je voudrais seulement savoir pourquoi cet idiot a mis si longtemps à me dire cela ?

J'avais mes doutes en ce qui concernait l'histoire des trois cents dollars ; n'importe, je les laissai. Dans le métro, face aux clochards noctambules de la grande ville, je m'adonnai à une de ces séances de profonde introspection chères aux héros de roman modernes. Comme eux, je me posai nombre de questions inutiles, de problèmes inexistants ; je tirai des plans d'avenir qui ne se réaliseraient jamais ; je doutai de tout, y compris de ma propre existence. Pour le héros moderne, la pensée ne mène nulle part : son cerveau est un évier à eau courante où il lave les légumes détrempés de l'esprit. Il se raconte à lui-même qu'il est amoureux et, assis dans le métro souterrain, il essaie de ruisseler comme un égout. Il se berce d'agréables pensées — telle que celle-ci, par exemple : il est, disons aux pieds de la bien-aimée, en train de lui caresser les genoux ; laborieusement, lentement, sa patte moite et molle comme du jambon palpe la chair fraîche et remonte ; il explique à l'aimée, en langage glutinant, à quel point elle est l'unique ; les trois cents dollars n'ont jamais existé, mais s'il arrive à l'enfiler, s'il arrive à obtenir d'elle qu'elle écarte un peu plus les cuisses, il tâchera de dégotter quelques billets ; et elle, tout en venant insensiblement à sa rencontre, avec son baisoir, tout en espérant que ce type se contentera de la sucer un bon coup sans la forcer à en passer par toutes les cochonneries, elle, la bien-aimée, se raconte qu'elle ne trahit personne, vu qu'elle a claironné sur les toits à l'avance, franchement et explicitement, que, s'il fallait en passer par là, elle y passerait, puisqu'elle devait absolument faire quelque chose. Dieu lui soit en aide, c'est on ne peut plus vrai et on ne peut plus urgent : ce genre de situation ne pose pas un tel problème, vu que personne ne sait exactement combien de fois elle s'est laissé baiser pour un peu de menue monnaie ; elle a une bonne excuse : elle ne veut pas que son père crève comme un chien. La tête de l'autre est entre ses cuisses maintenant et elle sent la chaleur de sa langue ; elle glisse un peu plus bas et passe une jambe autour de ce cou ; le jus coule à flots et elle sent que ça la tient plus dur que jamais ; va-t-il lui imposer ce supplice de Tantale toute la nuit ? Elle prend cette tête entre ses mains ; ses doigts courent dans les cheveux graisseux ; elle presse son con sur cette bouche ; elle sent que ça vient, elle se tortille, elle gigote, elle ahane, elle arrache des poignées de cheveux. Où es-tu ? hurle en elle une voix ; c'est ta pine que je veux, ta grosse pine ! Frénétiquement, elle l'empoigne par le col et elle tire, elle le force à se lever ; dans le noir, elle insinue sa main telle une anguille dans la braguette qui fait bosse ; elle prend dans sa paume les grosses couilles enflées et, du pouce et de l'index, remonte aux sources de la verge, de ce roide cou de poulet qui va se perdant dans l'inconnu. L'autre est lent et pesant, il souffle comme un phoque ; elle lève très haut les jambes, lui en enserre le cou. Mets-le-moi donc, au lieu de faire des histoires ! Non, pas là... ici ! Elle empoigne l'instrument et le guide vers le but. Oh ! que c'est bon... Oh ! Oh ! Oh ! Dieu, que c'est bon comme ça ! Ne t'en va pas, retiens-toi, retiens-toi ! Plus profond ; encore ; jusqu'au fond... là c'est ça, c'est ça ! Oh ! Oh ! Et lui, il fait de son mieux pour se retenir. Il s'efforce de penser à deux choses à la fois. Trois cents dollars... trois cents billets. Qui me les donnera ? Foutredieu, que c'est fameux ! Non, bon Dieu, non ! C'est trop tôt. Pas si vite ! Il sent et il pense à la fois. Il sent une petite clovisse nue s'ouvrir et se refermer, une fleur assoiffée tétant le bout de sa verge. Halte, ne bouge plus, se dit-il. Ferme les yeux, regarde, et c'est tout. Compte un deux trois quatre. Ne bouge pas, espèce de vache, ou je vais tout lâcher. Comme ça... encore ! Nom de Dieu, pour un con, c'est un con... Ses mains cherchent les nichons, ouvrent violemment la blouse. Il lape goulûment un bout de sein. Ne bouge pas, tète seulement, c'est ça, comme ça. Doucement, doucement ! Crédié, si seulement on pouvait rester toute la nuit comme ça. Oh ! Bon Dieu, voilà que ça vient ! Bouge, espèce de salope ! Vas-y, mets-y-en un coup... plus vite ! Oh, ah, ssss, boum, blam !...

Notre héros rouvre les yeux et redevient lui-même... c'est-à-dire l'homme que l'on connaît ici comme n'étant autre que moi et qui refuse de croire aux fables de son esprit. Ils sont probablement en train de discourir à perdre haleine, me dis-je, baissant le rideau sur cette agréable substitution. Elle, permettre à cet incube suant et huileux de la toucher ? Non, elle ne saurait y songer un instant. Vraisemblablement, il a essayé de l'embrasser, mais elle est assez grande pour se défendre toute seule. Je me demande si Maude dort déjà. Ça me tient dur, moi aussi... Sur le chemin de la maison, j'ouvre ma braguette et donne de l'air à ma pine. Le con de Maude. Oh ! certes, elle peut baiser quand le cœur lui en dit. La prendre endormie, sans qu'elle ait le temps de mettre ses lunettes. Tu t'allonges simplement, tranquillement, tu te blottis bien au chaud, en chien de fusil... J'enfonce la clef dans la serrure et pousse la grille en fer. Fraîcheur du métal contre ma verge frémissante. Ce qu'il faut, c'est la prendre en traître, le lui mettre en douce, pendant qu'elle rêve. Sans bruit, je me faufile jusqu'en haut et me sors silencieusement de mes vêtements. Je l'entends se retourner, s'apprêter tout endormie à me présenter la chaleur de son cul. Je me glisse doucement dans le lit et me coule tout contre elle. Ne te presse pas ou elle est fichue de se réveiller. Le mieux est de faire comme si je dormais, sinon elle va se vexer. Je fourrage déjà du bout dans le désordre des poils. Elle ne bouge pas, terriblement immobile. Elle en veut, la salope, mais jamais elle n'en conviendrait. A ta guise, joue les chiens crevés ! Je la remue un peu, un tout petit peu. Elle réagit comme une épave saoule d'eau. Elle va faire le poids mort comme ça, et feindre de dormir. Ça y est, je l'ai à moitié dedans. Je suis forcé de la remuer comme un sac de pommes de terre, mais elle se laisse faire et la machine est bien huilée. Quelle splendeur de baiser sa femme comme si c'était une bourrique crevée ! Pas la plus petite fronce de cette doublure soyeuse qui ne vous soit familière. On peut prendre son temps et penser à ce qu'on veut. Le corps est à elle, mais le con t'appartient. La pine et le con sont mariés, nom de foutre, même si les corps vont chacun de leur côté. Le matin venu, les deux corps se regarderont et feront chacun la monnaie ; ils agiront comme s'ils étaient indépendants, comme si verge et cramouille n'étaient que machines à pisser. Elle dort à poings fermés, ergo je peux la remuer tant que je veux, elle s'en moque. J'ai une de ces érections bêtes et qui n'ont pas de sens, comme si ma pine n'était qu'un tuyau d'arrosage, moins la lance. Je peux la déplacer à mon gré, Maude, du bout des doigts. Je lui flanque une décharge sans la retirer... ma grosse longueur de caoutchouc, veux-je dire... Elle s'ouvre et se referme comme une fleur, que c'en est une agonie — mais une douce agonie. Reste, fiston, reste ! dit Fleur. Elle parle comme une éponge saoule, Fleur. Elle dit : Oui — je le prends, ce morceau de viande, et je jure de le chérir jusqu'à mon réveil. Et le corps, cette masse indépendante qui se meut sur roulement à billes, que dit-il ? Corps vexé et humilié. Corps a oublié momentanément son nom et son adresse. Corps aimerait bien couper Pine et la garder en poche, comme un kangourou, à jamais. Maude n'est pas ce corps vautré cul vers le ciel, victime sans défense d'un tuyau d'arrosage. Maude, si l'acteur était Dieu et non pas son mari, aimerait se contempler debout dans un décor de vert pâturage, une belle ombrelle rouge à la main. D'adorables tourterelles grises lui becquettent ses souliers. Ces exquises tourterelles (du moins est-ce ainsi qu'elle les voit) lui disent, dans leur langage roucoucoulant : Quelle bonne et gracieuse créature vous êtes ! Elles pondent sans arrêt de blancs étrons ; mais comme il s'agit de colombes messagères du haut des cieux, le blanc n'est que crème fouettée, et « étrons », un vilain mot que l'homme a inventé le jour où il s'est vêtu et civilisé. Si elle louchait un peu en disant : Bénis soient les petits pigeons de Dieu ! elle verrait une brave ménagère sans pudeur offrant à un homme nu l'arrière-train de son corps, tout comme une vache et une jument des champs. Mais elle ne veut rien savoir de ce genre de créature, surtout dans une attitude aussi honteuse. Elle s'efforce de retenir le vert pâturage autour d'elle et de garder son ombrelle bien ouverte. C'est si exquis, de rester là, debout dans la pureté d'un beau soleil, à converser avec un ami imaginaire ! Maude s'exprime avec une extrême élégance, maintenant, comme si elle était toute de blanc vêtue — et les cloches sonnent, sonnent : elle est dans son petit coin intime d'univers un peu comme une nonne lisant ses prières en braille. Elle se courbe pour caresser la tête d'une colombe... c'est si doux, si duveteux, si tiède d'amour... un peu de sang sous une enveloppe de velours. Le soleil luit et brille et voilà que — oh ! que c'est bon ! — elle avait frais au postérieur et les rayons le réchauffent. Comme un ange charitable elle écarte les jambes : la colombe volette entre ses cuisses, les ailes frôlent doucement l'arche de marbre. La petite colombe bat follement des ailes ; mais c'est sans doute qu'elle serre la tendre petite tête d'oiseau entre ses jambes, à l'étouffer. Dimanche encore, et nulle âme qui vive dans ce coin de l'univers. Maude parle à Maude. Elle raconte que si un taureau venait à surgir et à la saillir, elle ne broncherait pas d'un pouce. C'est bon, ça fait du bien, n'est-ce pas, Maude ? se chuchote-t-elle tout bas. C'est si bon ! Pourquoi ne viens-je pas tous les jours ici, attendre comme aujourd'hui. Vraiment Maude, quelle merveille ! Tu te mets toute nue et tu attends, debout dans l'herbe ; tu te penches pour donner à manger aux pigeons et le taureau grimpe sur la colline et te laboure de son outil... cet outil qui est d'une longueur... terrible ! Seigneur ! mais c'est fou, et comme c'est bon de prendre la chose ainsi !... Le vert pâturage si propre ! l'odeur de cuir chaud, et ce long truc lisse et doux qui va, vient... Seigneur ! faites qu'il me baise comme si j'étais une génisse. Seigneur ! ah... baiser, baiser, baiser !...