IX

 
 
 

Ce ne fut que le lendemain soir, après dîner, que je découvris pourquoi elle avait quitté très tôt le dancing. Elle avait reçu un message de chez elle et avait couru voir ses parents. Je ne la pressai pas de parler, sachant comme elle était secrète sur le chapitre de cette autre vie. Pour une raison ou pour une autre, cependant, elle ne demandait qu'à s'épancher. Comme de coutume, elle commença par divaguer dans de mystérieuses et imprévisibles digressions. Il était difficile de mettre une queue et une tête à son histoire. Je pus seulement en tirer qu'ils étaient en détresse. « Ils », c'était toute la famille, y compris ses trois frères et sa belle-sœur.

— Ils vivent tous sous le même toit ? demandai-je innocemment.

— Là n'est absolument pas la question, répondit-elle avec une étrange irritation.

Je restai silencieux quelque temps. Puis je risquai une phrase sur sa sœur — celle qui, m'avait-elle dit une fois, était plus belle qu'elle... « mais très normale », selon ses propres termes.

— Tu m'as bien dit qu'elle était mariée ?

— Oui, naturellement, elle est mariée. Quel rapport avec ça ?

— Avec quoi ? demandai-je, tant soit peu vexé moi-même à la fin.

— Mais ! avec ce dont nous parlons !

Je ris :

— C'est précisément ce que je voudrais bien savoir. De quoi s'agit-il ? De quoi veux-tu me parler au juste ?

— Tu n'écoutes pas. Ma sœur... mais sans doute ne crois-tu pas que j'aie une sœur ?

— Pourquoi dis-tu cela ? Bien entendu, je te crois. Simplement, je ne crois pas qu'elle soit plus belle que toi.

— Libre à toi ; mais c'est un fait, répliqua-t-elle sèchement. Je la méprise. Non que je sois jalouse, si c'est cela que tu penses. Je la méprise parce qu'elle n'a pas d'imagination. Elle a beau voir ce qui se passe, elle ne lèverait pas le petit doigt. C'est une parfaite égoïste.

— Sans doute est-ce le même éternel problème ? dis-je doucement. Ils veulent que tu les aides ? Eh bien, peut-être que je...

— Toi ! Mais que peux-tu faire ? Je t'en prie, Val : ne commence pas sur ce ton... (Elle éclata d'un rire hystérique)... Grands dieux ! Tu me fais penser à mes frères ! Ils sont tous à suggérer ceci, cela ; mais quant à agir !...

— Voyons, Mona ; je ne parle pas en l'air. Je...

Elle répliqua presque sauvagement :

— Tu dois déjà t'occuper de ta femme et de ta fille, non ? Je ne veux pas entendre parler d'une aide quelconque venant de toi. Cette histoire me regarde, moi et moi seule. Simplement, je me demande pourquoi je dois tout faire. Les garçons pourraient y mettre du leur, s'ils le voulaient. Seigneur ! Voilà des années que je les fais vivre... que je fais vivre toute la famille ! Et maintenant ça ne leur suffit pas ! Il faudrait que je continue ! Je suis à bout. Ce n'est pas juste...

Il y eut un silence ; puis elle reprit :

— Mon père est un grand malade — je n'attends rien de lui. D'ailleurs, il est le seul pour qui j'aie de l'affection. N'était lui, je leur tournerais le dos à tous — je filerais en les laissant tous choir.

— Eh bien, et tes frères, alors ? demandai-je. Qu'est-ce qui les retient de faire quelque chose ?

— La paresse, c'est tout, dit-elle. Je les ai pourris. C'est ma faute s'ils se croient incapables de rien.

— Veux-tu dire que personne de la bande ne travaille – absolument personne ?

— Oh non ! De temps à autre, l'un d'eux décroche une place pour quelques semaines ; et puis il plaque tout, pour une raison idiote. Ils savent que je serai toujours là pour les repêcher... Je ne veux pas continuer à vivre ainsi ! explosa-t-elle. Je ne leur permettrai pas de ruiner ma vie ! Mon seul désir, c'est d'être avec toi... et ils veulent m'éloigner de toi. Ils se moquent bien de ce que je fais, du moment que je leur apporte de l'argent. L'argent, l'argent ! Seigneur ! Ce que je peux détester le son de ce mot !

— Mais, Mona, dis-je doucement, j'ai de l'argent pour toi. De l'argent, oui. Regarde !

J'extirpai de ma poche les deux billets de cinquante dollars et les lui mis dans la main.

A ma stupéfaction, elle éclata de rire... d'un rire étrange, fourchu, à trois dents, qu'elle pouvait de moins en moins maîtriser. Je l'entourai de mes bras :

— Calme-toi, Mona, calme-toi... tu es à bout de nerfs.

Les larmes lui vinrent aux yeux.

— Je n'y peux rien, Val, dit-elle faiblement. Tu n'imagines pas comme un geste pareil me rappelle mon père. Il faisait exactement de même. Quand les choses étaient pires que tout, il s'amenait avec des fleurs ou un cadeau insensé. Et toi tu es comme lui. Vous faites la paire de rêveurs. C'est pour cela que je t'aime.

Elle m'entoura passionnément de ses bras et se mit à sangloter.

— Ne me dis pas d'où te vient cet argent, dit-elle entre ses sanglots. Cela m'est égal. Je me moque que tu l'aies volé. Moi, je volerais pour toi, tu le sais, n'est-ce pas ? Ils ne méritent pas cet argent, Val. Je veux que tu t'achètes quelque chose, pour toi... Ou alors, ajouta-t-elle impulsivement, achète un cadeau pour la petite. Quelque chose de beau, d'extraordinaire... dont elle se souviendra toujours... Val, dit-elle, tentant de se maîtriser, tu as confiance en moi, dis ? Tu ne me poseras jamais de questions auxquelles je ne pourrais pas répondre, dis ? Jure-le.

Nous étions installés dans le grand fauteuil. Je la tenais sur mes genoux, lui lissant les cheveux en guise de réponse :

— Vois-tu, Val : si je ne t'avais pas trouvé sur mon chemin, je ne sais ce qui me serait arrivé. Avant de te rencontrer, j'avais l'impression que... oui, presque l'impression que ma vie ne m'appartenait pas. Je me moquais de ce que je faisais, du moment qu'ils me laissaient en paix. Je ne peux supporter de les voir réduits à quémander. Je me sens humiliée. Ils sont désarmés — tous... sauf ma sœur. Elle, pourrait faire quelque chose : c'est le type de la fille très positive, qui ne perd pas le nord. Mais elle veut jouer les grandes dames. « C'est assez d'une folle dans la famille », dit-elle en parlant de moi. Je suis leur honte à l'entendre. Et elle ne songe qu'à me punir, en me forçant à subir de plus en plus d'humiliations. Elle prend un plaisir démoniaque à me voir apporter de l'argent, quand pas un d'eux ne lèverait le petit doigt pour en trouver. Elle insinue toutes sortes de saletés. Je ne sais ce qui me retient de la tuer. Et mon père n'a pas l'air de se rendre compte de la situation. Il trouve que c'est une créature exquise... angélique ! Il ne lui permettrait pas de faire le moindre sacrifice ; elle est trop délicate pour s'exposer aux miasmes et aux brutalités de ce monde ! Et puis elle est épouse et mère ! Tandis que moi.. (Ses yeux s'emplirent encore de larmes)... Je me demande de quoi ils me croient faite. Elle, elle est forte, voilà ce qu'ils se disent tous. Je peux tout endurer. Je suis la folle de la famille. Seigneur ! Parfois je me dis qu'ils n'ont pas leur raison, qu'ils sont tous fous. Où se figurent-ils que je prends l'argent ? Ils s'en moquent... ils n'osent pas le demander !

— Ton père a-t-il une chance de se rétablir ? demandai-je après un long silence.

— Je ne sais pas, Val... S'il mourait, ajouta-t-elle, je ne remettrais plus les pieds chez les autres. Ils pourraient bien crever de faim — je ne broncherais pas d'un cil... Sais-tu ? reprit-elle. Physiquement, tu ne lui ressembles pas du tout ; et pourtant, vous êtes extraordinairement pareils. Tu es un faible et un tendre, comme lui. Seulement, toi tu n'as pas été gâté. Tu sais te débrouiller tout seul, quand tu en as envie... tandis que, lui, il n'a jamais appris. Il a toujours été sans défense. Ma mère lui a sucé tout son sang. Elle l'a traité comme elle me traite. Tout lui est bon, pourvu qu'elle en fasse à sa tête... Pauvre homme, j'aimerais tant que tu puisses le connaître — avant sa mort. Que de fois j'en ai rêvé !

— Cela se fera peut-être un de ces jours, dis-je, tout en songeant que c'était fort peu vraisemblable.

— Tu l'adorerais, Val. Il a un sens si étonnant de l'humour. Et il a aussi un talent extraordinaire de conteur. Je crois qu'il aurait fait un écrivain, s'il n'avait pas épousé ma mère.

Elle se leva et se mit à sa toilette, tout en continuant à parler tendrement de son père et de la vie qu'il avait menée à Vienne et en d'autres lieux. L'heure approchait de partir pour le dancing.

Brusquement, se détournant de la glace, elle me dit :

— Pourquoi n'écris-tu pas, à tes moments perdus, Val ? Tu en as toujours eu envie... pourquoi ne le fais-tu pas ? Tu n'as pas besoin de venir me chercher si souvent. Je préférerais de beaucoup rentrer ici et te trouver devant ta machine à écrire, tu sais. Tu ne vas pas rester toute ta vie au Télégraphe, dis ?

« Prends-moi sur tes genoux. Ecoute-moi, Val chéri... il ne faut pas que tu te sacrifies pour moi. Il suffit largement que l'un de nous se sacrifie. Je voudrais que tu te libères. Je suis certaine que tu es un écrivain — et peu m'importe s'il te faut longtemps pour te faire un nom. Je veux t'aider... Val ! Tu ne m'écoutes pas... (Elle me bourra doucement les côtes)... A quoi penses-tu ?

— Oh, à rien, dis-je. Je rêvais seulement.

— Fais quelque chose, Val, je t'en prie ! Ne continuons pas ainsi. Regarde cet endroit ! Comment avons-nous pu venir ici ? Qu'est-ce que nous fabriquons dans cette baraque ? Nous sommes un peu fous, tous les deux, par-dessus le marché. Mets-toi au travail, Val... vraiment... ce soir, promis ? Je t'aime bien quand tu as l'air chagrin. J'aime me dire que c'est que tu penses à autre chose. J'aime bien quand tu dis des choses folles. Je voudrais tant pouvoir penser ainsi. Je donnerais tout au monde pour écrire, moi aussi. Pour avoir un peu de cervelle, rêver, m'enfoncer dans les problèmes des autres, penser à autre chose que le travail et l'argent... Tu te rappelles ce que tu as écrit pour moi, un jour — sur Tony et Joey ? Pourquoi n'écris-tu pas encore pour moi ? Rien que pour moi Il faut que nous essayions de faire quelque chose, Val... il faut que nous trouvions une porte de sortie. Tu m'entends ?

Je n'entendais que trop bien. Ses paroles me trottaient dans la tête comme un refrain. Je me levai d'un bond, comme pour secouer le cafard et le rêve, la pris par la taille et la tins à longueur de bras :

— Tout va changer bientôt, Mona. Très bientôt. Je le sens... Je t'accompagne jusqu'au métro — j'ai besoin de prendre l'air.

Je vis bien qu'elle avait l'air légèrement déçu ; elle avait espéré quelque chose de plus positif.

— Mona, dis-je tout en descendant rapidement la rue avec elle. On ne change pas d'un seul coup, comme ça ! C'est vrai que j'ai envie d'écrire, oui, j'en suis sûr. Mais il faut que je me reprenne en main. Ce n'est pas que je veuille me la couler douce ; mais j'ai besoin d'un peu de tranquillité. Je ne peux pas brancher le circuit d'une chose sur une autre aussi facilement. Je vomis mon boulot, tout autant que toi, le tien. Et ce n'est pas d'un autre boulot que j'ai envie ; c'est d'une rupture totale. Je voudrais vivre dans ma seule compagnie, pour un temps — histoire de voir comment c'est. A peine si je me connais moi-même, avec le genre de vie que je mène. Je suis englouti. Je n'ai plus rien à apprendre sur les autres, et tout à apprendre sur moi-même. Je sais seulement que je sens les choses. Beaucoup trop. Cela m'épuise et me tarit. Si seulement je pouvais disposer de jours, de semaines, de mois, rien que pour penser. Actuellement, je pense par instants. C'est un luxe, de penser.

Elle me pressa la main très fort, comme pour me dire qu'elle comprenait.

— En rentrant, je vais m'asseoir et essayer de penser. Peut-être que je m'endormirai. On dirait que je ne suis remonté que pour le boulot ; que je suis devenu une machine. Sais-tu ce que je me dis parfois ? repris-je. Je crois que si je pouvais avoir la paix pendant deux ou trois jours, pour penser, purement et simplement, je foutrais tout en l'air. Foncièrement, ce monde est une loufoquerie. Et la raison en est que nous n'osons pas nous laisser penser. Ce que je devrais faire, un jour, c'est d'aller au bureau et trouer la cervelle à Spivak. C'est la première chose à faire...

Nous étions devant le métro aérien.

— Ne va pas penser à ce genre de choses pour l'instant, me dit-elle. Mets-toi dans un fauteuil et rêve. Rêve à quelque chose d'extraordinaire — et pour moi. Ne pense pas à ces gens ; ils sont laids et petits. Pense à nous !

Elle gravit l'escalier en courant, légère, me faisant au revoir de la main.

Je rentrai sans me presser, flânant et rêvant d'une vie différente et plus riche. Brusquement, je me rappelai ou crus me rappeler qu'elle avait laissé les deux billets de cinquante dollars sur la cheminée, sous le vase de fleurs artificielles. Je les voyais, à demi cachés, tels qu'elle les avait mis là. Je piquai un petit trot. Je savais que si Kronski les apercevait, il les faucherait. Non par malhonnêteté ; mais pour me torturer.

En approchant de la maison, je me mis à penser à Crazy Sheldon. Je me pris même à imiter sa façon de parler, bien que je fusse hors d'haleine d'avoir couru. Je riais tout seul en ouvrant la porte.

La pièce était vide et l'argent n'y était plus. Je savais qu'il en serait ainsi. Je m'assis et recommençai à rire. Pourquoi n'avais-je pas parlé de Monahan à Mona ? Pourquoi ne lui avais-je pas touché un mot du théâtre ? D'habitude, je n'attendais pas pour dire les choses ; mais, cette fois, quelque chose m'avait retenu, une méfiance instinctive devant les intentions de Monahan.

J'étais sur le point d'appeler le dancing, pour voir si par hasard Mona avait pris l'argent sans que je l'eusse remarqué. Je me levai pour aller jusqu'au téléphone ; mais je changeai d'idée en chemin. L'idée me prit subitement d'explorer un peu la maison. Je me dirigeai obscurément vers le fond de la baraque et descendis les marches. Quelques pas me conduisirent à une vaste pièce aux lumières aveuglantes, où séchait du linge. Il y avait un banc le long d'un mur, comme dans une salle de classe ; et sur ce banc était assis un vieillard à barbe blanche, une calotte en velours sur le crâne. Il était penché en avant, la tête reposant sur le dos de sa main appuyée à une canne. Il avait l'air de regarder devant lui, sans voir.

Seuls, ses yeux me firent comprendre qu'il m'avait vu ; son corps demeura immobile. J'avais vu bon nombre de membres de la maisonnée ; mais lui, jamais. Je lui dis bonjour en allemand, pensant qu'il préférerait cela à l'anglais, que personne ne semblait parler dans cette drôle de maison.

— Vous pouvez parler l'anglais si vous voulez, me dit-il avec un fort accent, le regard toujours perdu devant lui.

— Je vous dérange ?

— Pas du tout.

Je me dis que je ferais aussi bien de me présenter :

— Mon nom est...

— Et moi, coupa-t-il sans attendre que je prononce mon nom, je suis le père du Dr Onirifigue. Sans doute ne vous a-t-il jamais parlé de moi ?

— Non, répondis-je. Jamais. Il faut dire que je le vois rarement.

— Il est très occupé. Trop même, peut-être... Mais il sera puni, un jour, poursuivit-il. On ne doit pas tuer... même ce qui n'est pas encore né. On est mieux ici... on y est en paix.

— Vous ne voudriez pas que j'éteigne quelques-unes de ces lampes ? demandai-je, espérant détourner sa pensée vers un autre sujet.

— Il faudrait de la lumière, répondit-il. Encore plus de lumière... dix fois plus de lumière. Il travaille dans les ténèbres, là-haut. Il est bien trop fier. Il travaille pour le démon. On est mieux ici, avec ce linge humide.

Il se tut. On entendait les gouttes d'eau tomber des linges mouillés. Je frissonnai. Je songeai au sang dégoulinant des mains du Dr Onirifigue.

— Le sang qui goutte, oui, reprit-il, comme lisant ma pensée. C'est un boucher. Il voue son intelligence à la mort. C'est le comble des ténèbres pour l'esprit humain... tuer ce qui cherche désespérément à naître. Même les bêtes, on ne devrait pas les tuer, sauf pour les offrir en sacrifice. La science de mon fils est universelle ; mais il ne sait pas que tuer est le plus grand des péchés. Ici, il y a de la lumière... une grande lumière... et lui, là-haut, est assis dans les ténèbres. Son père est assis à la cave, à prier pour lui ; et lui, là-haut, il massacre, massacre comme un boucher. Il y a partout du sang. La maison est souillée. Mieux vaut être ici, avec la lessive. Je laverais l'argent aussi, si je le pouvais. C'est ici la seule pièce pure de la maison. Et la lumière y est bonne. La lumière. Lumière... C'est à nous de leur ouvrir les yeux, pour qu'ils voient. L'homme ne doit pas travailler dans les ténèbres. L'esprit doit être clair ; l'esprit doit savoir ce qu'il fait.

Je me taisais. J'écoutais respectueusement, hypnotisé par le rouet des mots, par les lampes aveuglantes. Le vieillard avait le visage, les manières du praticien ; la toge qu'il portait, jointe à la calotte en velours, soulignait encore cet air altier. Ses belles mains fines et sensibles étaient celles d'un chirurgien ; les veines bleues saillaient comme du vif-argent. Dans sa prison suréclairée, il siégeait tel un médecin du roi, banni de son pays natal. Il me faisait penser étonnamment à ces médicastres fameux qui fleurissaient à la cour d'Espagne, au temps des Maures. Il y avait en lui quelque chose d'argenté, de musical ; son âme était pure et rayonnait par tous les pores de son être.

Au même instant, j'entendis un claquement de sandales. C'était Ghompal qui arrivait avec un bol de lait chaud. Aussitôt, l'expression du vieillard changea profondément. Il s'adossa au mur et posa sur Ghompal un regard plein de chaleur :

— Voici mon fils, mon vrai fils, dit-il, reportant sur moi toute la force de son regard.

J'échangeai quelques mots avec Ghompal, pendant qu'il portait le bol aux lèvres du vieillard et l'aidait à boire. C'était un plaisir que de regarder l'hindou. Si humble que fût la tâche, il s'en acquittait avec dignité. Plus basse était la fonction, plus il s'ennoblissait. Jamais il ne semblait gêné ni humilié. Pas plus qu'il ne s'effaçait. Il demeurait toujours le même, toujours entièrement et uniquement lui-même. J'essayai d'imaginer la tête de Kronski accomplissant pareil devoir.

Ghompal s'absenta quelques instants et revint avec une paire de pantoufles chaudes. Il s'agenouilla devant le vieillard et, pendant qu'il s'acquittait de ce rite, l'autre lui caressait doucement la tête.

— Tu es de la race des fils de la lumière, dit le vieillard.

Et relevant et renversant la tête de Ghompal, il plongea dans les yeux de l'hindou son regard clair et soutenu. Ghompal lui rendit ce regard, avec la même lumière d'eau pure dans les yeux. On eût dit qu'ils se baignaient l'un dans l'autre. Deux réservoirs de lumière liquide débordant et faisant échange de purification. Soudain, je me rendis compte que la lumière aveuglante qui ruisselait des ampoules nues n'était rien en comparaison de ce courant lumineux qui venait de passer entre eux. Peut-être le vieillard n'avait-il pas conscience de cette clarté jaune et artificielle, fruit de l'invention humaine ; peut-être la pièce ne devait-elle son illumination qu'à ce flot de clarté qui coulait de son âme. Même maintenant qu'ils avaient cessé de se contempler l'un l'autre, la pièce était plus lumineuse qu'auparavant. On eût dit le chaud reflet qui prolonge un coucher de soleil enflammé — luminosité sublime, clarté d'empyrée.

Je me glissai dans le living-room pour y attendre Ghompal. Il avait quelque chose à me dire. Je trouvai Kronski installé dans un fauteuil, en train de lire un de mes livres. Il était ostensiblement plus calme, plus tranquille que d'ordinaire ; non pas en veilleuse, mais au beau fixe, avec je ne sais quoi de bizarre et d'indiscipliné.

— Salut ! Je ne savais pas que tu étais rentré, me dit-il, sursautant devant mon apparition subite. Je jetais un coup d'œil sur une de tes saloperies.

Il envoya promener le livre. C'était The Hill of Dreams, d'Arthur Machen.

Avant qu'il ait eu la chance de se lancer dans ses sarcasmes habituels, Ghompal entra et se dirigea vers moi, l'argent dans la main. Je pris les billets en souriant, le remerciai, les mis dans ma poche. Kronski eut l'impression que je tapais Ghompal. Il en fut irrité — bien plus : indigné.

— Bon Dieu ! Même lui, maintenant, il faut que tu le tapes ! explosa-t-il.

Ghompal intervint aussitôt, mais Kronski l'interrompit net :

— Inutile de mentir pour le défendre. Je connais tous ses tours.

Ghompal éleva de nouveau la voix, calmement, avec conviction :

— Monsieur Miller ne me joue jamais de tours, dit-il.

— C'est bon — gagné ! dit Kronski. Mais crédié ! ne va pas me raconter que c'est un ange. Je sais qu'il a été bon pour toi — et pour tous tes congénères de la bande du Télégraphe ; mais ce n'est pas parce qu'il a bon cœur... Il s'est toqué de vous autres, hindous, parce que vous êtes de drôles de types, tu ne le vois pas ?

Ghompal lui adressa un sourire indulgent — le sourire de quelqu'un qui sait à quoi s'en tenir sur les aberrations d'un esprit malade.

Kronski réagit avec humeur à ce sourire :

— Pas besoin de prendre ton sourire de commisération, grinça-t-il. Je ne suis pas un pauvre bougre de paria. Je suis docteur en médecine. Je suis...

— Vous n'êtes encore qu'un enfant, dit Ghompal, tranquillement, fermement. Le premier venu, s'il a tant soit peu d'esprit, peut devenir docteur...

Sur quoi Kronski de ricaner véhémentement :

— Le premier venu, hein ? Aussi simple que ça, quoi ? Comme de se casser la gueule dans l'escalier...

Il regarda autour de lui, de l'air de chercher un endroit où cracher.

— En Inde, on dit...

Et Ghompal se mit à raconter une des ces histoires puériles qui ont un effet dévastateur sur n'importe quel individu à l'esprit analytique. Il avait sa petite fable pour chaque situation, Ghompal. Il faisait mes délices dans ces cas-là ; on eût dit de ces petits remèdes homéopathiques qui n'ont l'air de rien : infimes pilules de vérité recouvertes d'une pellicule inoffensive. Mais absolument inoubliables, ensuite. C'est cela que j'aimais dans ces fables. Nous écrivons d'énormes tomes pour développer une idée élémentaire ; les Orientaux racontent une histoire simple, mais au fait ; et qui se loge dans le cerveau comme un diamant. Celle que Ghompal racontait avait trait à un ver luisant, meurtri par le talon nu d'un philosophe lunaire. Kronski détestait les anecdotes où les formes inférieures de la vie communient avec les êtres supérieurs — tel l'homme — sur le plan de l'intelligence. Il les ressentait comme une humiliation personnelle, une diffamation de l'individu.

Il dut cependant sourire malgré lui à la conclusion de la fable. D'ailleurs, il se repentait déjà de la grossièreté de sa conduite. Il avait un profond respect pour Ghompal. Cela le taquinait d'avoir été forcé de se retourner contre lui, quand c'était moi qu'il voulait écraser. Aussi, toujours souriant, s'enquit-il, sur un ton plein de bonté, de Ghose, un autre hindou, reparti pour l'Inde quelques mois auparavant.

Ghose était mort de la dysenterie, peu après son arrivée, lui apprit Ghompal.

— C'est moche, dit Kronski, secouant la tête d'un air désespéré, comme pour donner à entendre qu'il n'y avait rien à faire contre les conditions générales de vie, dans un pays comme l'Inde.

Puis, se tournant vers moi, avec un pâle et triste sourire :

— Tu te rappelles qui c'était, Ghose ? Le petit mec gras et joufflu qui ressemblait à un Bouddha accroupi ?

Je hochai la tête :

— Si je me le rappelle ! Comme si ce n'était pas moi qui avais trouvé l'argent pour le renvoyer là-bas !

— Ghose était un saint, dit Kronski avec véhémence.

Une ombre de réprobation rembrunit légèrement le visage de Ghompal :

— Non ; pas un saint, dit-il. En Inde, nous avons beaucoup d'hommes qui...

— Je sais ce que tu vas dire, coupa Kronski. Cela n'empêche pas que, pour moi, Ghose était un saint. La dysenterie ! Cré Bon Dieu ! On se croirait au Moyen Age... pire que ça, même !

Et de se lancer dans une description terrifiante des fléaux qui fleurissaient encore en Inde. Et de là à la superstition, à l'esclavage, à la dégradation, au désespoir, à l'indifférence, à l'impuissance totale. L'Inde n'était qu'une immense sépulture pourrissante, un charnier sur lequel planaient et régnaient ces vautours d'Anglais, de mèche avec la bande forcenée et perfide des radjahs et maharadjahs pour l'exploiter. Pas un mot de l'architecture, de la musique, de la science, des religions, des philosophies, du rayonnement des physionomies, de la grâce et de la délicatesse des femmes, du pittoresque des costumes, des odeurs qui vous prennent à la gorge, des cloches au son grêle, des gongs grandioses, des paysages fastueux, de la débauche florale, des processions incessantes, du heurt des dialectes, des races, des types, de toute cette fermentation pullulante au milieu de la mort et de la corruption. Statisticien exact, comme d'ordinaire, Kronski ne réussissait qu'à présenter le côté négatif : la moitié de l'image. L'Inde saignait à mort, c'était vrai. Mais sa partie vive dégageait une lumière que Kronski n'apprécierait jamais à sa juste valeur. Pas une seule fois il n'articula le nom d'une cité, ne fit la différence entre Agra et Delhi, Lahore et Mysore, Darjeeling et Karachi, Bombay et Calcutta, Bénarès et Colombo. Parsis, jaïns, hindous, bouddhistes — tous se confondaient, n'étaient que de misérables victimes de l'oppresseur, pourrissaient lentement, indifféremment, sous un soleil meurtrier, pour la plus grande gloire d'un impérialisme.

Entre Ghompal et lui, il s'ensuivit une discussion que je n'écoutai qu'à demi. Chaque fois que j'entendais le nom d'une ville, j'étais secoué d'émotion. La moindre mention de mots tels que Bengale, Gujurati, Côte de Malabar, Kali-ghat, Népal, Cachemire, Sikh, Baghavad-Gîta, Upanishads, raga, stupa, pravritti, sudra, paranirvana, chela, guru, Hounaman, Siva, suffisait à me mettre en transe pour le reste de la soirée. Comment un homme, condamné à mener l'étroite vie de médecin dans une grande ville froide et brutale du genre de New York, osait-il parler de remettre de l'ordre dans un continent de cinq cents millions d'âmes, dont les problèmes étaient assez vastes et multiformes pour donner le vertige à l'imagination des grands pandits de l'Inde eux-mêmes ? Pouvait-on s'étonner, alors, de l'attrait qu'exerçaient sur lui les personnages de saints avec lesquels il était entré en rapport, dans les régions infernales de la Société Cosmococcyque d'Amérique ? Ces « garçons », comme les appelait Ghompal (ils avaient de vingt-trois à trente-cinq ans) faisaient figure de guerriers d'élite, de disciples élus. Tout ce qu'il leur en avait coûté, d'abord pour parvenir en Amérique, puis pour ne pas mourir de faim tout en luttant pour arriver à finir leurs études ; puis encore pour trouver le moyen de rentrer chez eux ; et enfin, renoncer à tout à seule fin de se vouer au progrès de leur peuple... eh bien, oui, y avait-t-il un Américain, un Blanc d'Amérique en tout cas, qui pût se vanter d'en avoir fait autant ? S'il arrivait de temps à autre qu'un de ces « garçons » s'égarât du droit chemin, devînt le loulou d'appartement de Dieu sait quelle femme du monde, ou l'esclave de quelque ravissante danseuse, j'avais plutôt envie de m'en réjouir. Cela me faisait du bien d'entendre raconter qu'un brave gosse d'hindou se prélassait sur de tendres coussins, s'empiffrait de cuisine riche, portait diamants aux doigts, dansait dans les boîtes de nuit, conduisait sa voiture, séduisait de jeunes vierges et le reste. Je me souvenais d'un jeune parsi cultivé, qui s'était enfui avec une de ces langoureuses beautés sur le retour et de réputation douteuse ; je me rappelais les méchancetés qu'on répandait sur son compte, l'élément de démoralisation qu'il était censé représenter pour la foule de ses camarades les moins disciplinés. Fantastique ! J'avais suivi avidement sa carrière, me pourléchant de cette boue, en imagination, au fur et à mesure de son ascension de sphère en sphère. Et puis un beau jour, où j'étais au lit, malade, dans cette morgue en quoi ma femme avait transformé ma chambre, il passa me voir, avec des fleurs, des fruits et des livres ; il s'assit à mon chevet, et, me tenant la main, se mit à me parler de l'Inde ; de la vie merveilleuse qu'il y avait coulée, enfant ; des misères qu'il avait endurées par la suite ; des humiliations que lui avaient infligées les Américains ; de sa soif de vivre — de vivre une vie vaste, riche, pleine de splendeur —  et de la façon dont il avait sauté sur l'occasion quand elle s'était présentée... pour ne trouver que vide, vide total, à part les vêtements, les bijoux, l'argent, les femmes. Tout cela, il était en train de le lâcher, me confia-t-il. Il voulait retourner parmi son peuple, souffrir avec lui, comme lui, en pleine rue, nu, sans foyer, fui, méprisé, piétiné, foulé aux pieds, cible des crachats, paquet d'os dont les vautours mêmes auraient du mal à se repaître. Et s'il voulait faire cela, ce n'était pas par sentiment de culpabilité, remords, repentir ; c'était parce que l'Inde en haillons, l'Inde pareille à une poche d'asticots, l'Inde crevant de faim, se tordant sous le talon du conquérant, avait plus de sens pour lui que tous les conforts, toutes les occasions, tous les avantages d'un pays sans cœur comme l'Amérique... C'était un parsi, disais-je, et sa famille avait été riche ; du moins avait-il connu une enfance heureuse. Mais il y avait d'autres hindous dont l'enfance s'était passée au milieu des bois et des champs, qui avaient mené ce que nous appellerions une existence animale. Comment ces êtres obscurs et timides parvenaient-ils à surmonter les obstacles formidables auxquels ils se heurtaient tous les jours ? C'est là un mystère que je n'ai toujours pas percé. En leur compagnie, en tout cas, j'ai parcouru les routes qui vont du village à la ville, et de la ville à la cité ; en leur compagnie, j'ai entendu les chants des simples, les fables des anciens, les prières des dévots, les conseils des gurus, les légendes des conteurs, la musique des musiciens ambulants, les plaintes et les lamentations des pleureuses. A travers leurs yeux, j'ai vu la désolation dont on a frappé ce grand peuple. Mais j'ai vu aussi qu'il est des vertus qui survivent aux plus grandes désolations. Sur le visage de ces êtres, pendant qu'ils me faisaient le récit de leurs expériences, je voyais se refléter la douceur, l'humilité, le respect profond, la dévotion, la foi, la fidélité et l'intégrité de ces millions d'autres êtres dont la destinée nous intrigue et nous trouble. Ils meurent comme des mouches, et ils renaissent ; ils croissent et se multiplient ; ils offrent leurs prières et leurs sacrifices ; ils ne résistent pas ; et pourtant nul démon étranger ne peut les extirper de ce sol qu'ils nourrissent de leur carcasse appauvrie. Ils sont de toute espèce, de toute condition, de toute nuance, de toute langue, de toute foi ; ils repoussent comme l'ivraie et, comme elle, on les foule et les écrase. Soulever le rideau sur le fragment le plus minuscule de cet univers en fermentation, laisse l'esprit en proie à un vertige de doute. Certains de ces êtres sont comparables à des pierres précieuses à taille brute, d'autres à des fleurs rares, d'autres encore à des monuments, à des images flamboyantes de la divinité, à des esprits désincarnés, à des végétaux putrescents : côte à côte, ils grouillent, allant en une masse infinie et confuse.

Au beau milieu de ces pensées, Kronski me rappela, me claironna presque, qu'il avait rencontré par hasard Sheldon :

— Il avait envie de passer te voir, le bougre d'idiot ; mais je l'ai découragé... Je crois qu'il voulait te prêter de l'argent.

Ce fou de Sheldon ! Curieux, que je me fusse pris à penser à lui sur le chemin de la maison ! De l'argent, oui... j'avais eu dans l'idée que Sheldon me prêterait une fois de plus de l'argent. Quant à savoir combien je lui devais déjà...! Je ne comptais pas le rembourser — pas plus que lui ne l'espérait. Je prenais ce qu'il m'offrait, parce que cela lui faisait plaisir. Il était complètement cinglé, mais malin, rusé — esprit pratique par-dessus le marché. Il s'était collé à moi comme une sangsue, pour je ne sais quelle obscure raison connue de lui seul, que je n'avais jamais tenté d'approfondir.

Ce qui me fascinait en lui, c'était sa façon de grimacer et de gargouiller en parlant comme si une main invisible l'étranglait. Bien sûr, il en avait connu de dures — dans le ghetto meurtrier de Cracovie où il avait poussé. Il y avait un incident, entre autres, que je n'oublierais jamais : au cours d'un pogrom, juste avant qu'il s'enfuie de Pologne. Il s'était rué chez lui, sous le coup de la panique, pendant que le carnage se déroulait dans les rues, pour trouver la maison pleine de soldatesque. Sa sœur, qui était enceinte, gisait sur le sol, violée par toute la bande. Sa mère et son père, les bras troussés derrière le dos, assistaient de force à l'horrible spectacle. Sheldon, complètement hors de lui, s'était jeté sur les soldats : un coup de sabre l'avait fauché ; lorsqu'il avait repris connaissance, son père et sa mère étaient morts, et sa sœur allongée, nue à côté d'eux, le bide ouvert et bourré de paille.

Nous traversions à pied Tompkins Park, le soir où il me raconta cette histoire pour la première fois. (Il me la répéta un certain nombre de fois par la suite, sans jamais une variante, même dans les mots. Et régulièrement, mes cheveux se dressaient sur ma tête et un frisson glacé me courait dans le dos.) Mais ce premier soir, alors qu'il concluait son récit, j'observai un curieux changement dans sa personne : les fameuses grimaces dont je parlais. On eût dit qu'il essayait de siffler sans y parvenir. Ses yeux, qui étaient d'une petitesse insolite, jaunes, enflammés, se rétrécissaient encore, à peine plus grands que des balles de petit calibre. On ne voyait rien, entre les paupières, que deux pupilles brûlantes qui vrillaient de part en part. Et j'éprouvai la sensation la plus déplaisante qui soit, quand, empoignant mon bras, le visage tout près du mien, il se mit à émettre une sorte de gargouillement étranglé qui se traduisit à son apogée par un son ressemblant à un coup de sifflet à roulette. L'émotion qui l'étreignait était si effrayante que, durant quelques minutes, sans qu'il cessât de me serrer fiévreusement le bras et de coller son visage contre le mien, il ne s'échappa de sa gorge aucun son humain, rien qui approchât le moins du monde ce que l'on appelle la parole. Mais quel langage, pourtant, que ces sons de dément : ce coup de sifflet de la fin ! L'eussé-je voulu, que je n'aurais pu détourner la tête ; non plus que briser son étreinte, car il me tenait dans un étau. Je me demandais combien de temps cela durerait — et s'il piquerait une crise ensuite. Mais non ! La vague d'émotion passée, il se mit à parler à voix basse et calme, du ton le plus positif et naturel, exactement comme si de rien n'était. Nous avancions de nouveau à grands pas vers l'autre bout du parc. Il me parlait des bijoux qu'il avait eu la grande astuce d'avaler pour les cacher ; de l'estimation qu'on en avait faite, et des feux que lançaient rubis et émeraudes ; de son mode de vie économe ; des polices d'assurance qu'il plaçait à ses heures de loisirs, et d'autres faits et incidents apparemment sans rapport avec le récit précédent.

Ce genre de choses, il les racontait, ainsi que je disais, en baissant la voix plus que de nature, d'un ton monotone, à cela près que, parvenant à la fin d'une phrase, il élevait la voix et terminait sans le vouloir sur un point d'interrogation. Entre-temps, cependant, son attitude changeait de fond en comble. Le mieux que je puisse dire, c'est qu'il faisait penser de plus en plus à un lynx. Tout son récit semblait orienté vers je ne sais quelle présence invisible. Il ne se servait de moi, comme auditeur, que pour révéler, par sous-entendus et insinuations, des choses que cette autre personne, présente mais invisible, était libre d'interpréter à sa façon.

— Sheldon n'est pas idiot, disait-il, dans cette sorte de langage oblique et glissant. Sheldon n'a pas oublié certains petits tours qu'on lui a joués. Sheldon se conduit en monsieur bien, à présent, très comme il faut ; mais n'allez pas croire qu'il dort... non ; Sheldon est toujours sur le qui-vive. Sheldon sait être un renard, au besoin. Sheldon peut porter de beaux vêtements, comme n'importe qui, et se conduire on ne peut plus courtoisement. Sheldon est aimable, toujours prêt à rendre service. Sheldon est bon pour les enfants, même pour les petits Polonais. Sheldon ne demande rien. Sheldon est très tranquille, très calme, très bien élevé... MAIS GARE !!!

Sur quoi, à ma surprise, Sheldon lançait un coup de sifflet, un coup de sifflet long et clair, destiné sans nul doute, à servir d'avertissement à la personne invisible. Gare au jour où...! signifiait-il clairement, ce coup de sifflet. Gare... parce que Sheldon est en train de mijoter un supertour de diable, un de ces tours que la cervelle de rustaud d'un Polak serait bien incapable d'imaginer ou d'inventer. Sheldon n'est pas resté oisif, toutes ces années...

Les prêts d'argent se glissèrent le plus naturellement du monde dans nos relations. Cela commença ce même premier soir, devant une tasse de café. Comme d'habitude, je n'avais que cinq ou dix cents en poche et je fus donc obligé de laisser payer Sheldon. La pensée d'un directeur de personnel sans argent de poche, était chose si inconcevable pour lui que je crus un instant qu'il allait porter tous ses bijoux au clou.

— Cinq dollars feront l'affaire, Sheldon, lui dis-je, si vous tenez absolument à me prêter un peu d'argent.

Une expression de dégoût envahit ses traits :

— Oh, non ! Oh, N-N-NON ! s'exclama-t-il d'une voix perçante et grinçante qui s'éleva presque au diapason du sifflet. Jamais Sheldon ne donne cinq dollars ! N-n-non, monsieur Miller. Sheldon donnera cinquante dollars !

Et par Dieu ! sur ces mots il me sortit effectivement cinquante dollars, en billets de cinq et d'un. Puis, reprenant son masque de lynx, le regard perdu au-delà de moi pendant qu'il alignait l'argent, il marmotta entre les dents je ne sais quoi, où il était question de montrer à je ne sais qui quelle sorte d'homme, lui, Sheldon, il était.

— Mais je serai de nouveau fauché demain, Sheldon, dis-je, marquant un temps pour voir l'effet de ces paroles.

Sheldon sourit... d'un sourire mince, malin, comme s'il m'avait confié un secret :

— Eh bien, demain, Sheldon vous donnera encore cinquante dollars, dit-il, filant les mots en une sorte de sifflement bizarre.

— Je n'ai pas la moindre idée de la date à laquelle vous reverrez votre argent, l'informai-je.

Sur quoi, en guise de réponse, Sheldon tira de sa poche intérieure trois carnets de dépôt en banque ; le tout se montant à plus de deux mille dollars. Des poches de son gilet, il extirpa quelques bagues dont les pierres semblaient briller de l'éclat le plus authentique.

— Et ce n'est rien, ça, commenta-t-il. Sheldon ne dit pas tout...

Tel fut le début de nos relations. Plutôt étrange pour le directeur du personnel d'une entreprise cosmococcyque. Je me demandais parfois si les autres directeurs de personnel jouissaient de pareils avantages. Quand il m'arrivait d'en rencontrer, de temps en temps, à un déjeuner, je me sentais beaucoup plus près d'un porteur de télégrammes que d'un directeur de personnel. Je n'arrivais jamais à rassembler autour de moi cette dignité et ce sentiment d'importance dans lesquels ils paraissaient perpétuellement drapés. Jamais ils ne semblaient me regarder en face, quand je parlais ; c'était toujours mon pantalon mal repassé, mes souliers éculés, ma chemise déchirée et sale ou les trous de mon chapeau qu'ils regardaient. Si je leur racontais une innocente petite histoire, ils en faisaient un tel plat que j'en étais gêné. Je les impressionnai terriblement, par exemple, le jour où je leur parlai d'un certain porteur de télégrammes, du bureau de Broad Street, qui, en attendant son tour, lisait Dante, Homère et saint Thomas dans l'original. Ils ne me laissèrent pas le temps de leur dire qu'il avait enseigné jadis à l'université de Bologne ; tenté de se suicider après avoir perdu sa femme et ses trois enfants dans un accident de chemin de fer ; perdu la mémoire et débarqué en Amérique avec un passéport qui n'était pas le sien ; et que ce n'était qu'après avoir travaillé six mois comme porteur de télégrammes qu'il avait retrouvé sa véritable identité. Qu'il avait jugé le travail agréable ; qu'il préférait rester porteur de télégrammes ; qu'il désirait demeurer inconnu de tous. Ce genre d'histoires eût paru trop fantastique aux oreilles de ces messieurs. Leur compréhension, leur émerveillement s'arrêtèrent au fait qu'un « porteur », en uniforme, fût capable de lire les classiques dans l'original... De temps à autre aussi, je tapais l'un d'eux d'un billet de dix, après avoir conté une anecdote amusante de ce genre... sans l'intention de jamais rembourser, bien entendu. Je me sentais contraint de leur soutirer un petit cadeau — en échange de mes bons services d'amuseur public. Et que de renforts de hem ! et de hum ! avant de cracher pareille bagatelle ! Quel contraste, quand je pensais à la facilité avec laquelle raquaient mes louftingues d'employés !

Les réflexions de cet ordre provoquent toujours en moi un apogée de surexcitation. Dix minutes de rêverie introspective et je bouillais d'écrire un livre. Je pensais à Mona. Ne fût-ce que par amour pour elle, je me devais de commencer. Dans cette pièce qui ressemblait à la galerie d'un asile d'aliénés ? Avec Kronski qui lirait par-dessus mon épaule ?

J'avais lu récemment, Dieu sait dans quoi, quelque chose où il était question d'une ville abandonnée, en Birmanie : l'ancienne capitale d'une contrée où, dans un rayon d'une centaine de milles, avaient fleuri jadis huit mille sanctuaires bourdonnant comme des ruches. La contrée entière était maintenant déserte, l'était depuis un millénaire ou plus. Rien que quelques prêtres solitaires, probablement à demi fous —  voilà tout ce qu'on trouvait parmi les sanctuaires vides. Les serpents, les chauves-souris, les hiboux infestaient les édifices sacrés ; la nuit, les chacals aboyaient parmi les ruines.

Pourquoi l'image d'une telle désolation me causait-elle une dépression si douloureuse ? Pourquoi les ruines désolées de huit mille sanctuaires éveillaient-elles en moi une telle angoisse ? Les gens meurent, les races s'éteignent, les religions se fanent et passent : tel est l'ordre des choses. Qui ne l'accepte ? Mais que quelque chose de beau pût demeurer et perdre tout pouvoir de nous émouvoir, de nous attirer, représentait pour moi une énigme écrasante. Parce que, moi, je n'avais même pas commencé à bâtir ! Dans mon esprit, je voyais mes propres temples en ruine, avant même d'avoir eu le temps de poser deux briques l'une sur l'autre. Allez savoir par quelle supercherie du sort il se pouvait que, moi-même et les messagers fantômes qui devaient m'aider, nous en fussions à rôder dans ces lieux désertés de l'esprit, semblables aux chacals hurleurs de la nuit. Nous déambulions à l'aventure parmi les vestibules immenses d'une construction éthérée, d'une architecture de stupeur et de rêve, qui se serait vue délaissée avant même d'avoir revêtu sa forme terrestre. En Birmanie, l'envahisseur était responsable ; c'était lui qui avait enseveli l'esprit de l'homme. Ce n'était pas la première fois qu'un tel événement se répétait dans l'histoire de l'humanité ; le fait s'expliquait, s'il n'en perdait rien de sa tristesse. Mais qui nous empêchait, nous les rêveurs de ce continent, de donner forme et substance à nos édifices fabuleux ? La race des architectes visionnaires était éteinte, ou ne valait guère mieux. Le génie de l'homme s'était laissé canaliser et détourner vers d'autres cours. Ainsi disait-on. Pour moi c'était inadmissible. J'ai regardé chaque pierre séparément, chaque linteau, chaque portail, chacune des fenêtres qui, même dans nos édifices, sont comme les yeux de l'âme : je les ai regardés comme j'ai regardé séparément chaque page des livres que j'ai lus, oui, page par page, et je n'ai trouvé partout qu'une seule et même architecture prêtant sa forme aux vies de notre peuple, que ce fût livre ou loi ou pierre ou coutume ; j'ai vu que cette architecture était conçue, appréhendée d'abord par l'esprit, puis objectivée, qu'elle recevait alors la lumière, l'air et l'espace, un propos, un sens, un rythme suivant une courbe ascendante et descendante ; un pouvoir de croissance qui, de la graine, faisait jaillir l'arbre dans sa vigueur florissante ; un penchant déclinant qui, par la feuille et la branche morte, ramenait le cycle à la semence ; un élément de décomposition où la semence trouvait sa nourriture. J'ai vu ce continent comme tant d'autres qui l'ont précédé ou le suivront : monceau de créations dans toute la force du terme, englobant jusqu'aux catastrophes, englouties avec le reste au fond d'elles-mêmes comme en un puits sans mémoire.

Kronski et Ghompal venaient de sortir. Je me sentais si réveillé, si stimulé par le flot d'idées qui me couraient dans le crâne, que j'eus envie à tout prix de faire une longue promenade. En me préparant, je me regardai dans la glace. J'imitai la fameuse grimace sifflante, chère à ce brave clown de Sheldon, et me félicitai de mes dons de mime. Il fut un temps où je pensais avoir un certain talent de clown. Il y avait avec moi, en classe, un type qui passait pour mon frère jumeau ; nous étions très liés ; par la suite, nos examens passés, nous avions fondé à douze un club que nous appelions le Club Xerxès. Nous nous étions réservé tous deux le monopole de toute l'initiative — les autres n'étaient que de pâles figurants. Il arrivait que de désespoir, George Marshall et moi, nous montions de toutes pièces un spectacle pour eux, sorte d'improvisation clownesque qui les faisait crever de rire. Plus tard j'ai souvent pensé que ce genre de séances tenait bien plus de la tragédie que d'autre chose ; c'était pathétique, cette dépendance des autres par rapport à nous. C'était un avant-goût de l'inertie et de l'apathie générales que je devais rencontrer ma vie durant.

Au souvenir de George Marshall, je redoublai de grimaces ; c'était si réussi que je finis par me faire presque peur. Car je me souvins brusquement du jour où, m'étant regardé pour la première fois de ma vie dans un miroir, je m'étais rendu compte que c'était un autre que fixait mon regard. Je rentrais du théâtre en compagnie de George Marshall et de Mac Gregor. George Marshall avait eu ce soir-là des paroles qui m'avaient bouleversé. Je lui en voulais de sa stupidité, mais je ne pouvais nier qu'il eût mis le doigt sur un point sensible. Ce qu'il avait dit m'avait forcé à me rendre compte que c'en était fini de notre fraternité jumelle, qu'en fait nous n'étions plus que des ennemis. Et il avait raison, bien que ses raisons fussent fausses. A dater de ce jour, je me mis à tourner en ridicule George Marshall, mon ami le plus cher. J'avais envie d'être son opposé en tout point. Ce fut quelque chose de comparable à la dissociation du chromosome. George Marshall demeura dans le monde ; le monde resta son compagnon, son associé, sa vie ; il prit racine et poussa comme un arbre ; sans l'ombre d'un doute, il s'assura la place qui lui convenait, en même temps qu'une assez bonne ration de bonheur. Mais en me regardant dans le miroir ce soir-là, en reniant ma propre image, je compris que la prédiction de George Marshall, touchant mon avenir, n'était que superficiellement exacte. George Marshall ne m'avait jamais vraiment compris ; dès l'instant où il avait flairé en moi une différence, il m'avait renié.

Je n'avais pas cessé de me regarder, pendant que ces souvenirs papillonnaient dans ma tête. Mon visage était devenu triste et pensif. Ce n'était plus mon image présente que je contemplais, mais un portrait lointain, d'un autre temps, presque. Je me revoyais assis sur un perron, un soir ; j'écoutais un jeune hindou, du nom de Tawde. Lui aussi, Tawde, ce soir-là, m'avait dit une chose bouleversante. Seulement ses paroles étaient celles d'un ami. Il m'avait pris la main, à la manière hindoue. Un passant aurait pu nous prendre, en nous voyant, pour deux amoureux. Tawde s'efforçait de me montrer les choses sous un jour différent. Ce qui le déconcertait, c'était que j'avais « bon cœur au fond » et que, pourtant... par ma faute tout se changeait en souffrance autour de moi. Tawde aurait voulu que je fusse fidèle à moi-même et fidèle à ce moi qu'il reconnaissait et acceptait comme mon « véritable » moi. Il ne semblait nullement conscient de la complexité de ma nature, ou alors n'y accordait aucune importance. Il n'arrivait pas à comprendre pourquoi je n'étais pas satisfait de mon état dans la vie, étant donné surtout le bien que je répandais autour de moi. Que l'on pût avoir la nausée de n'être qu'un instrument à faire le bien, le dépassait. Il ne se rendait pas compte que je n'étais qu'un instrument aveugle, que je me bornais à obéir à la loi de l'inertie alors que je haïssais l'inertie, dût-elle avoir pour sens de faire le bien. Je laissai Tawde, ce soir-là, en proie au plus complet désespoir. J'en avais par-dessus la tête de vivre entouré de pauvres crétins, tout juste bons à me prendre par la main et à me consoler, pour mieux me tenir enchaîné. Je me sentis envahi d'une gaieté cynique en le quittant. Au lieu de rentrer, je pris instinctivement le chemin de la chambre meublée où vivait la serveuse de restaurant avec laquelle j'entretenais alors une très romanesque liaison. Elle descendit m'ouvrir, en vêtements de nuit, me supplia de ne pas monter dans sa chambre à cause de l'heure tardive. Je l'accompagnai dans le vestibule, nous nous adossâmes à un radiateur pour nous tenir chaud. Au bout de quelques minutes, j'extirpai mon outil et lui en refilai un coup du mieux que je pus, vu l'inconfort de la position. Elle tremblait de peur et de plaisir. Quand ce fut fini, elle me reprocha mon inconscience.

— Pourquoi fais-tu des choses comme ça ? chuchotait-elle, blottie contre moi.

Je m'enfuis, la laissant là, au bas de l'escalier, l'air tout désorienté. En courant presque dans les rues, j'entendais une phrase qui revenait sans fin, obstinément : « Des deux, quel est le véritable moi ? »

C'était cette phrase qui m'accompagnait maintenant dans ma course folle à travers les rues morbides du Bronx. Pourquoi courais-je ainsi ? Qu'est-ce donc qui me menait ce train d'enfer ? Je ralentis comme pour permettre au démon de me rattraper...

Quand on persiste à juguler ses élans, on finit par se changer en caillot de mucus. Et puis on crache un de ces glaviots à se drainer, à se vider complètement ; et ce n'est que des années plus tard qu'on se rend compte que, ce qu'on a expulsé, c'était non pas de la salive, mais son moi le plus intime. Quand on a perdu ce moi, on en arrive toujours à fuir sans fin devant ses fantômes. On en arrive régulièrement à pouvoir dire avec la plus parfaite sincérité : « Je n'ai pas la moindre idée de ce que je voudrais faire dans la vie, » On finit par acquérir le don de se faufiler à travers le tamis de l'existence et par sortir par le mauvais bout du télescope, d'où l'on ne voit plus les choses que hors des limites, hors d'atteinte du moi et diaboliquement déformées. Dès lors on est coincé. Quelle que soit la direction que l'on prenne, on se retrouve toujours dans la galerie des glaces, on court comme un fou à la recherche de la sortie, pour trouver que l'on n'est entouré que d'images torves de son amour de petit soi.

Ce que j'aimais le moins chez George Marshall, chez Kronski, chez Tawde, comme chez tous ceux (et ils sont légion) que ces trois amis symbolisaient pour moi, c'était leur air sérieux, qui n'était qu'un air. Le sérieux véritable s'accompagne de gaieté, presque de nonchalance. Je méprisais les gens qui, sous prétexte qu'il leur manque le lest nécessaire pour faire contrepoids, prennent en charge les problèmes de l'Univers. Quand un homme passe sa vie à se faire du mauvais sang pour le reste de l'humanité, c'est qu'il n'a pas de problèmes personnels à résoudre ou qu'il se refuse à les regarder en face. Je parle de la grande masse des gens, non de l'infime minorité des émancipés qui, étant allés au fond des choses, ont le privilège de s'identifier à l'humanité entière et la joie de pouvoir s'offrir ce luxe suprême : servir.

Il y avait encore autre chose qui n'arrivait pas à emporter en moi l'adhésion du cœur : le travail. Le travail, c'est une impression que j'ai eue au seuil même de la vie, est un genre d'activité dont le monopole revient de droit aux abrutis. Il se situe à l'extrême opposé de la création, qui est une forme du jeu et qui, du fait même qu'elle est en soi sa seule raison d'être, constitue dans la vie le moteur suprême. Quelqu'un s'est-il jamais risqué à dire que Dieu a créé le monde pour Se donner du travail ? En vertu d'une série de circonstances qui n'avaient rien à voir avec la raison ou l'intelligence, j'étais devenu comme tout le monde : une bête de somme. J'avais une excuse qui n'était pas une consolation : l'énergie que je dépensais faisait vivre une femme et un enfant. L'excuse ne valait rien, je le savais : si on m'avait ramassé raide mort un beau matin, femme et enfant se seraient débrouillés pour continuer sans moi. Alors, pourquoi ne pas renverser la vapeur ? Pourquoi ne pas jouer le jeu, être moi-même ? Cette partie de moi qui s'adonnait au travail, qui permettait à ma femme et à mon enfant de vivre, conformément à l'exigence d'un désir qu'elles ne formulaient même pas, cette partie de moi qui s'obstinait à faire tourner la roue — que de fatuité, que d'égocentrisme dans cette idée ! — était la partie mineure de mon être. Je n'apportais rien au monde en accomplissant ma fonction de gagne-pain ; mais le monde, lui, percevait sur mon dos son tribut, voilà tout.

Le monde ne commencerait à tirer de moi quelque chose qui valût la peine que le jour où je cesserais d'appartenir, en membre conscient et organisé, à la société et où je deviendrais moi-même. L'Etat, la nation, les nations unies du monde n'étaient qu'un vaste agrégat d'individus qui allaient répétant les erreurs de leurs ancêtres. La roue les happait dès la naissance et ne les lâchait qu'à la mort — et c'était à cet esclavage qu'ils tentaient de donner un air de dignité en l'appelant « la vie ». Quand on demandait à n'importe qui d'expliquer et de définir la vie, d'en dire tous les tenants et les aboutissants, quelle était la réponse ? Deux yeux ronds. La vie, c'était l'affaire des philosophes et de leurs livres, que personne ne lisait. Ceux qui pataugeaient dans la vie, les pauvres cons sous le harnois, n'avaient pas le temps d'envisager d'aussi stupides questions. « Il faut bien qu'on mange, non ? » Cette interrogation, véritable bouche-trou, à laquelle des gens avisés avaient déjà répondu sinon par la négative absolue, du moins par une négative étrangement relative — cette interrogation déclenchait aussitôt avec une rigueur euclidienne toute une séquelle d'autres questions. Du peu de lectures que j'avais faites, j'avais tiré cette conclusion que les hommes qui trempent le plus dans la vie, qui la modèlent, qui sont la vie même, mangent peu, dorment peu, ne possèdent que peu de biens, s'ils en ont. Ils n'entretiennent pas d'illusions en matière de devoir, de procréation, aux fins limitées de perpétuer la famille ou de défendre l'Etat. Ce qui les intéresse, c'est la vérité, rien que la vérité. Ils n'accordent de valeur qu'à une seule forme d'activité : créer. Personne ne peut espérer s'attacher leurs services ; de leur plein gré, ils se sont engagés à donner tout. Ils donnent gratuitement, parce qu'il n'y a pas d'autre manière de donner. Et cela, c'était le mode de vie qui m'attirait. Le bon sens même. C'était la vie — au lieu du simulacre qu'on adorait autour de moi.

Tout cela, je l'avais compris — en esprit — avant l'âge adulte. Mais je dus passer d'abord par toute l'énorme comédie de la vie avant que cette vision du réel pût s'imposer comme une dure nécessité. Le formidable appétit de vie que les autres devinaient en moi agissait comme un aimant ; il attirait ceux à qui manquait cette faim dévorante qui m'était propre. Et l'appétit lui-même s'en trouvait comme répercuté et grossi mille fois. On eût dit que les êtres qui se précipitaient et adhéraient à moi comme de la limaille s'aimantaient à mon contact et en attiraient d'autres à leur tour, etc. En mûrissant, la sensation devenait expérience. L'expérience engendrait l'expérience.

Mon grand désir secret était de me dégager du réseau de cette multitude d'existences qui avaient fini par former la trame embrouillée de ma propre vie et par forcer ma destinée à participer à la leur. Pour me libérer de cette accumulation d'expériences qui n'étaient miennes qu'à force d'inertie, il fallait fournir un effort violent. De temps en temps, je tirais sur la longe et tentais de rompre le filet ; mais ce n'était que pour m'emmêler un peu plus. Il semblait que ma délivrance dût entraîner nécessairement douleur, souffrance, destruction peut-être, pour ceux que ma force d'attraction avait réduits à confondre leur vie avec la mienne. Chaque mouvement que j'accomplissais pour mon bien personnel ne m'attirait que reproches et condamnations. Plus de mille fois j'ai passé pour un traître. Je n'avais même plus le droit d'être malade — « on » avait besoin de moi. Il ne m'était pas permis de rester inactif. Si j'étais mort, je crois qu'on eût galvanisé mon cadavre pour lui donner un semblant de vie. La danse de vie ! Fameuse histoire de goules, vue sous l'angle absolu de l'égoïsme de l'individu.

« Debout devant le miroir, je me dis avec terreur : Je veux voir à quoi je ressemble dans ce miroir, les yeux clos. » Ces mots de Jean-Paul Richter, le jour où je tombai sur eux par hasard, produisirent en moi un choc indescriptible. De même que ceux-ci, qui ont l'air d'être leur corollaire — et sont de Novalis : « Le siège de l'âme se tient au point de rencontre des mondes intérieur et extérieur. Aucun être au monde ne peut prétendre se connaître, s'il n'est seulement que lui-même et n'est pas en même temps un autre, »

« Prendre possession de son Moi transcendantal, être le Moi de son Moi en un seul et même temps », a dit le même Novalis.

Il est un temps où l'on subit la tyrannie des idées, où l'on n'est que la pauvre victime des pensées d'un autre. Cette « possession », du fait d'un autre, est un phénomène qui, dirait-on, correspond aux périodes de dépersonnalisation, où les divers éléments de l'être se décollent, si l'on peut dire. Normalement, on est imperméable aux idées ; elles vont, viennent, se font accepter ou rejeter, se passent comme des chemises, s'envoient au diable comme des chaussettes sales. Mais au cours de ces périodes que nous nommons crises, où l'esprit se désagrège et vole en éclats minimes, comme le diamant sous le choc d'un puissant marteau, toutes ces idées innocentes, ces songes, s'agrippent, se logent dans les crevasses du cerveau et, par Dieu sait quel processus subtil d'infiltration, provoquent une altération décisive et irrévocable de la personnalité. Extérieurement, on ne note pas de changement important ; l'individu affecté ne se met pas à changer brusquement de comportement ; au contraire, il est possible que sa conduite soit encore plus « normale » qu'auparavant. Cette normalité apparente assume de plus en plus l'allure d'un système de protection. Des déceptions de surface, il passe aux désillusions profondes. A chaque nouvelle crise, cependant, il devient plus vivement conscient d'une métamorphose qui n'en est pas une à proprement parler, qui est plutôt l'intensification d'un phénomène caché au plus profond de l'être. Désormais, en fermant les yeux, il est vraiment à même de se voir. Ce n'est plus un masque qu'il voit. Pour être exact, il faut dire qu'il voit sans voir. Vision sans vue, fluide appréhension de l'intangible : vue et ouïe fondues et convergeant vers le centre de la trame. Là coule le flot des personnalités secrètes, fuyant le contact grossier des sens ; là, les dominantes de la reconnaissance de l'être se heurtent l'une à l'autre, en un clapotement discret d'où jaillissent de lumineuses et vibrantes harmonies. De langage, point ; non plus que de contours dessinés.

Lorsque l'eau se referme sur le bateau naufragé, ce dernier s'installe lentement dans l'abîme ; les espars, la mâture, le gréement s'en vont de leur côté au gré de la vague. Reposant dans la mort des mers, la carcasse saignante s'orne de joyaux ; inconsciente, la vie atomique commence. Ce qui fut un navire devient impérissable anonymat.

A l'image des navires, l'homme sombre, mais maintes et maintes fois. Seule, la mémoire le sauve de la dispersion complète. Les poètes laissent choir dans les ténèbres une averse de points lumineux, fétus de paille auxquels se cramponnent les hommes à la mer, avant de couler et de disparaître. Des fantômes remontent, escaladant les escaliers liquides, mêlant aux ascensions imaginaires des chutes vertigineuses, retenant des chiffres, des dates, des événements au fur et à mesure de leur métamorphose. Rien ne se passe dans le cerveau, que la progression de la rouille et l'usure des cellules. Mais, dans l'esprit, des mondes échappant à toute classification, à toute dénomination, à toute assimilation, se forment, se brisent, s'unissent, se dissolvent et s'harmonisent sans trêve. Dans le monde de l'esprit, les idées sont les éléments indestructibles d'où naissent et prennent forme les constellations, étincelantes comme des joyaux, de la vie intérieure. Nous nous mouvons à l'intérieur de leurs orbites, en toute liberté si nous nous conformons à leurs dessins complexes, dans les chaînes et en proie aux possessions si nous essayons de les soumettre. Tout ce qui est extérieur n'est que reflet, projection de la machine esprit.

La création est jeu éternel ; elle se situe à la ligne de démarcation ; elle est spontanée et forcée, sait se plier aux lois. Qu'on s'écarte un tant soit peu du miroir, et le rideau se lève. Séance permanente. Seuls, les fous sont exclus. Ceux qui « ont perdu l'esprit », comme on dit. Car ceux-là rêvent sans trêve qu'ils rêvent. Plantés devant le miroir, les yeux grands ouverts, ils s'étaient profondément endormis ; ils ont scellé leur ombre dans la tombe du souvenir. Chez ceux-là, les astres s'effondrent pour former ce que Hugo appelait une ménagerie aveuglante de soleils qui, par l'amour, deviennent les caniches et les terre-neuve de l'immensité.

Vie créatrice ! Dépassement de soi. Départ en fusée dans l'inconnu du ciel, escalade, au passage, d'échelles volantes, montée, essor, monde que l'on empoigne aux cheveux et que l'on soulève, débusquement des anges dans leurs antres célestes, voyages accrochés à la queue des comètes. Nietzsche avait décrit ces extases — et puis s'enfonça, s'évanouit dans le miroir pour mourir, enraciné, couvert de fleurs. « Escaliers et escaliers contradictoires », avait-il écrit ; sur quoi, soudain, tout fut sans fond ; l'esprit, comme un diamant qui éclate, se pulvérisa sous le marteau de la vérité.

Il fut un temps où je servais à mon père de gardien pour sa boutique. On me laissait là des heures durant niché dans le petit réduit qui tenait lieu de bureau. Pendant qu'il trinquait avec ses copains, je lampais ma nourriture à même la bouteille de la vie créatrice. Mes compagnons étaient les esprits libres, les sur-seigneurs de l'âme. Le jeune homme qui demeurait assis, dans cette lumière jaune et avare, était comme une porte sans gonds. Il vivait dans les crevasses de pensées géantes, ramassé sur lui-même comme un ermite perdu dans les replis stériles de montagnes hautaines. De la vérité il passa à l'imagination, et de celle-ci à l'invention. Devant ce dernier porche dont on ne revient pas lorsqu'on l'a franchi, la peur l'assaillit. S'aventurer plus loin, c'était se condamner à aller seul, à ne s'en remettre qu'à soi. L'objet de la discipline est de promouvoir la liberté. Mais la liberté mène à l'infinité, et celle-ci à l'effroi. Puis se leva la pensée réconfortante que l'on peut s'arrêter sur le bord, transformer en mots sur le papier les mystères de l'impulsion, de la compulsion, de la propulsion, baigner les sens dans une odeur d'humanité. Devenir la perfection de l'humain, le diable incarné de la compassion, le gardien du grand portail qui mène à l'au-delà, à l'extrême limite de tout, l'ermite de l'éternité.

L'homme sombre comme les bateaux. Les enfants aussi. Il y a des enfants qui s'en vont par le fond à l'âge de neuf ans, emportant avec eux le secret de leur trahison. Il est de ces monstres perfides qui vous regardent avec les yeux caressants de l'innocence et de l'âge tendre ; leurs crimes ne figurent sur aucun registre parce qu'on ne leur connaît pas de noms. Pourquoi faut-il que nous viennent hanter ainsi ces visages adorables ? Les fleurs merveilleuses prennent-elles racine dans le mal ?

J'avais beau l'étudier, la détailler morceau par morceau, pieds, mains, chevelure, lèvres, oreilles, seins, naviguer du nombril à la bouche et de la bouche aux yeux, cette femme sur laquelle je m'étais jeté comme un rapace, que j'avais saisie dans mes serres, mordue, étouffée sous mes baisers ; cette femme qui avait été Mara, qui était devenue Mona, qui avait porté, qui porterait d'autres noms, qui avait été et serait d'autres personnes, d'autres assemblages d'attributs — elle me restait plus inaccessible, impénétrable qu'une statue de glace dans le jardin perdu d'un continent disparu. A neuf ans, plus tôt même, pourquoi pas ? Comment savoir si, s'armant d'un revolver illusoire, elle n'avait pas pressé la détente fantôme, pour s'écrouler tel un cygne mort, du haut des cimes de son rêve ? Pourquoi pas ? N'était-elle pas dispersion dans sa chair, et dans l'esprit, poussière volant de-ci de-là ? Un tocsin sonnait dans son cœur, mais qui aurait pu dire ce qu'il signifiait ? Son image ne correspondait à aucune image que j'eusse formée dans mon cœur. Elle s'était faufilée en moi comme une intruse, s'était glissée comme une gaze ténue dans les crevasses de mon cerveau, à la faveur d'une lésion momentanée. Et quand la blessure s'était refermée, l'empreinte était demeurée, comme la frêle impression d'une feuille dans la pierre.

Nuits de hantise où, regorgeant de créations, je ne voyais rien que ses yeux ; et dans ce regard, montant comme des lacs de lave bouillonnante, des fantômes s'exhalaient en surface, se fanaient, s'évanouissaient, réapparaissaient, traînant avec eux l'effroi, l'appréhension, la peur, le mystère. Images fugitives et toujours poursuivies, fleurs secrètes dont les plus fins odorats ne pouvaient déceler le parfum. Et derrière ces fantômes, glissant un œil parmi les broussailles de la jungle, se dissimulait une créature enfantine, minuscule. Elle faisait mine de s'offrir, lascivement. Et puis venaient le plongeon de cygne, au ralenti, comme dans les films, et les flocons neigeux retombant en rafales avec le corps, et des fantômes, des fantômes encore, les yeux qui redevenaient des yeux, lignite en flammes, puis braises qui couvent, puis velours de fleur, et les narines, la bouche, les joues, les oreilles, émergeant des ténèbres du chaos, lourds comme des lunes, un masque qui se déployait, une chair qui prenait forme, un visage, des traits.

Nuit après nuit, où je ne quittais les mots que pour trouver le rêve, la chair, le fantôme. Possession et dépossession. Floraisons lunaires, palmes au large dos, excroissances de jungle, aboiements lointains de limiers, chair enfantine blanche et frêle, bulles de lave, plus-que-lente des flocons, neige, fonds sans fond où les fumées s'épanouissent comme fleurs de chair. Et qu'est-ce que la chair, sinon un astre mort ? Et qu'est-ce qu'un astre mort, sinon la nuit ? Et la nuit, c'est le désir et l'attente, l'attente au-delà de toute endurance.

— Pense à nous ! me dit-elle cette nuit-là, en se détournant et s'élançant comme un oiseau dans l'escalier.

Et l'on eût dit que je ne pouvais penser à rien d'autre. Nous deux et les marches qui gravissaient cet escalier sans fin. Puis, « l'escalier contradictoire » : les marches du bureau paternel, les marches menant au crime, à la folie, aux portiques de la création. Etait-il possible de penser à autre chose ?

Créer. Trouver la légende où entrerait la clef qui ouvre l'âme.

Une femme qui voudrait se délivrer de son secret. Une femme désespérée, cherchant par l'amour à s'unir à elle-même. Face à l'immensité de ce mystère, on reste comme le mille-pattes qui sentirait le sol se dérober sous lui. Chaque porte qui s'ouvre mène à un plus grand vide. On ne peut que nager comme un astre dans l'océan sans pistes du temps. On ne peut qu'avoir la patience du radium enfoui sous une cime himalayenne.

 

Il y a environ vingt ans maintenant que j'étudie la photogenèse de l'âme ; durant ce temps, je me suis livré à des centaines d'expériences. Avec le résultat que je me suis perfectionné dans la connaissance — de moi. A mon sens, ce doit être à peu de chose près le cas des grands chefs politiques et des génies militaires. L'univers garde tous ses secrets. Au mieux parvient-on à en savoir un peu plus long sur la nature de la destinée.

Au début, on voudrait aborder de front tous les problèmes. Plus direct, plus tenace est l'approche, plus vite et plus sûrement on se prend au filet. Je ne sais rien de plus pitoyable que les héros, en ce sens. Personne n'a le don de sécréter plus de tragédie et de confusion que ce genre d'individus. Brandissant haut le glaive sur le nœud gordien, ils promettent la délivrance à bref délai. Illusion qui finit dans une mer de sang.

L'artiste créateur tient du héros. Bien qu'il se situe, de par sa fonction, sur un autre plan, lui aussi, il croit apporter des solutions. Il fait don de sa vie à seule fin d'accomplir des exploits imaginaires. Au terme de n'importe quelle grande expérience, qu'elle soit le fait de l'homme d'Etat, du guerrier, du poète ou du philosophe, les problèmes vitaux n'ont rien perdu de leur énigme ni de leur complexité. Les plus heureux, dit-on, sont les peuples sans histoire. Ceux qui ont une histoire, ceux qui font de l'histoire, parviennent au plus, semble-t-il, à souligner par leurs achèvements le caractère éternel du principe de lutte. Eux aussi finissent éventuellement par disparaître, comme ceux qui se sont laissé vivre en se contentant de jouir mollement de la vie.

L'individu créateur, au cours de la lutte qui l'oppose à son milieu, est censé connaître une joie compensant, quand elle ne les dépasse pas, la souffrance et l'angoisse de l'être qui cherche à s'exprimer parfaitement. Il vit dans ses œuvres, disons-nous. Mais ce genre de vie, unique de son espèce, varie extrêmement selon les individus. Ce n'est que dans la mesure où l'on est conscient d'une vie plus large, plus abondante, que l'on peut prétendre vivre dans ses œuvres. Là où il n'y a pas réalisation, quel objet, quel avantage peut-on trouver à substituer la vie imaginative à celle, purement aventureuse, du réel ? Quiconque s'élève au-dessus des agitations de la ronde quotidienne le fait dans l'espoir non seulement d'élargir le champ de son expérience, voire même de l'enrichir, mais de l'aviver. C'est uniquement en ce sens que le combat peut signifier quelque chose. Cette façon de voir admise, toute distinction entre échec et succès est réduite à néant. C'est là que tout grand artiste apprend en cours de route que le processus où il se trouve impliqué relève d'une tout autre dimension de la vie ; que, en s'identifiant à ce processus, il accroît sa vie. Grâce à cette conception des choses, il se trouve de façon permanente écarté — et protégé — de la mort insidieuse qui paraît avoir le dessus, tout autour de lui. Son intuition lui dit que le grand secret ne s'appréhende pas, mais qu'il peut se l'incorporer dans sa propre substance. Il lui faut devenir partie du mystère, vivre dans le mystère et avec lui. Accepter, telle est la solution. Accepter est un art, non pas un exploit égoïste de l'intellect. Et c'est par le canal de l'art que l'on finit ensuite par établir le contact avec le réel : telle est la grande découverte. Et là, tout est jeu et invention ; le pied n'y trouve pas de prise solide d'où lancer les projectiles qui perceront les miasmes de la sottise, de l'ignorance et de la cupidité. Le monde se moque bien qu'on lui impose un ordre : il est lui-même l'incarnation de l'ordre. C'est à nous qu'il appartient de nous mettre à l'unisson avec cet ordre, de savoir où se tient l'ordre du monde, par opposition distincte avec l'ordre pensé, conforme à nos désirs, que nous voudrions nous imposer les uns aux autres. Le pouvoir dont nous recherchons la possession, afin de faire régner le bien, le vrai et le beau, n'aboutirait en fait, si nous parvenions à nous l'adjuger, qu'à l'appropriation des moyens nécessaires pour nous entre-tuer. C'est un bonheur qu'elle nous échappe. Notre première acquisition doit être le pouvoir de vision, puis vient la discipline, enfin la patience. Tant que nous n'aurons pas appris à reconnaître humblement l'existence d'une vision qui dépasse la nôtre, tant que nous n'aurons pas appris à nous fier, à nous confier à des puissances supérieures, les aveugles seront rois au royaume des aveugles. Ceux qui sont persuadés de la toute-puissance du travail et de l'intelligence ne rencontreront jamais sur leur chemin que déceptions, que leur infligera le cours chimérique et imprévisible des événements. Ne pouvant plus s'en prendre aux dieux, ou à Dieu, ils se retournent vers les autres hommes et donnent libre cours à leur rage impuissante en clamant : « Trahison ! Sottise ! » et autres exclamations vides de sens.

La grande joie de l'artiste, c'est de prendre conscience d'un ordre supérieur, de reconnaître, dans la façon à la fois nécessaire et spontanée dont sont manipulées ses propres impulsions, la ressemblance entre la création humaine et cette autre création que l'on nomme « divine ». Dans les œuvres qui sont le fruit de la fantaisie, l'existence de la loi, se manifestant par le canal de l'ordre, est encore plus apparente que dans les autres œuvres d'art. Rien n'est moins dément, moins chaotique qu'une œuvre où s'est exercée la fantaisie. Les créations de ce genre, qui relèvent de l'invention à l'état pur, se situent indifféremment à n'importe quel niveau ; elles ont le don de créer de toutes pièces, comme l'eau, leur propre niveau. Les interprétations sans fin qu'on en offre n'apportent aucune nouveauté, n'y ajoutent rien, si ce n'est qu'elles rehaussent encore le sens de ce qui, en apparence, demeure inintelligible. De façon ou d'autre, c'est de cette inintelligibilité que jaillit la profondeur du sens. Il n'est personne qui ne s'en trouve affecté, même ceux qui prétendent y échapper. Les œuvres de fantaisie recèlent une présence dont l'effet ne peut se comparer qu'à celui d'un élixir. Cet élément secret, que l'on baptise « non-sens pur », porte en lui la saveur et l'arôme de ce monde plus vaste et totalement impénétrable où, comme tous les corps célestes (et notre terre ne tient rang parmi eux que d'infime grain de poussière micro-cosmique), nous nous trouvons avoir notre être. Le mot non-sens est l'un des plus désarmants de notre vocabulaire. Il n'a d'autre valeur que négative, comme la mort. Qui peut dire ce que signifie ce qui n'a pas de sens ? On ne peut que le démontrer. Ajouter que sens et non-sens sont interchangeables ne fait que compliquer vainement la question. Le non-sens relève d'univers autres que le nôtre, de dimensions autres, et le geste que nous faisons parfois pour l'écarter, les mots décisifs dont nous usons pour n'en plus parler, témoignent de l étrangeté de sa nature. Tout ce que nous ne pouvons arriver à inclure dans le cadre étroit de notre intelligence n'est pour nous que rebut. Ainsi profondeur et non-sens apparaissent-ils comme liés par des affinités insoupçonnées, mais certaines.

Pourquoi ne me suis-je pas lancé d'emblée en plein non-sens ? Parce que, comme tant d'autres, j'avais peur. Et plus profond encore, il y avait le fait que, loin de me situer dans un au-delà, je me trouvais pris au cœur même de la toile. J'avais réussi à survivre à ma propre école de destruction, à mon dadaïsme privé : j'avais progressé, si l'on peut dire ; d'apprenti en connaissance, j'étais devenu critique, puis maître dans l'art d'axer les pôles. Mes expériences de laboratoire littéraire gisaient en ruine devant moi, semblables à ces cités antiques saccagées par les Vandales. J'aurais voulu construire. Mais je ne pouvais me fier aux matériaux et mes plans n'avaient pas atteint le stade de l'épure. Si l'art a pour substance l'âme humaine, je dois avouer que les âmes mortes ne me montraient nulle germination proche.

Patauger dans une pâte gluante de drame à épisodes, être contraint de participer sans trêve, veut dire entre autres que l'on demeure inconscient de ce drame géant dont l'activité de l'homme n'est qu'une faible part. L'acte d'écrire met un point final à une sorte d'activité, afin de laisser libre cours à une activité d'un autre genre. Lorsqu'un moine, méditant en prière, déambule lentement et silencieusement dans le vestibule d'un temple et, sans interrompre sa marche, met en branle l'un après l'autre les moulins à prières, il illustre de façon vivante l'acte de l'homme qui s'assied devant sa table à écrire. L'esprit de l'écrivain, sans plus se préoccuper d'observer ni de connaître, erre en méditant dans un monde de formes qu'un simple frôlement d'aile fait tournoyer comme des toupies. Nulle tyrannie en cela ; rien de l'homme qui courbe sous le joug de sa volonté le peuple de mignons d'un empire usurpé. Tout de l'explorateur, plutôt, donnant le jour aux entités somnolentes de son rêve. L'acte de rêver, semblable à un courant d'air frais dans une maison abandonnée, installe les meubles de l'esprit dans une ambiance neuve. Chaises et tables collaborent à l'œuvre ; un effluve s'exhale ; le jeu commence.

Demander quel est l'objet du jeu, quelle est sa relation à la vie, est vain. Pourquoi ne pas demander au créateur à quoi servent les volcans ? les cyclones ? puisque, aussi bien, ils n'apportent avec eux que désastre. Mais les désastres ne sont désastreux que pour ceux qu'ils engloutissent ; ils contiennent en puissance un monde de révélations pour ceux qui survivent et les étudient. Il n'en va pas autrement pour le monde de la création. Le rêveur qui rentre de voyage, s'il ne fait pas naufrage en route, se trouve à même de troquer la frêle toile qui n'a pas résisté, pour un tissu plus fort, et y réussit d'ordinaire. Pour l'enfant, crever une bulle de savon n'offre sans doute qu'étonnement et ravissement. Mais celui qui a fait de l'illusion et du mirage l'objet de son étude a le pouvoir de réagir différemment. Le savant peut réduire à l'état de bulle la richesse émotive d'un monde d'expériences. Le même phénomène qui fait l'enfant se récrier de joie peut donner naissance, dans l'esprit d'un expérimentateur ardent, à une vision éblouissante du vrai. Chez l'artiste, ces réactions contrastées paraissent se combiner ou se fondre l'une à l'autre, aboutissant au phénomène ultime, à ce grand catalyseur qui se nomme réalisation. Voir, connaître, découvrir, jouir — ces dons, ces forces ne sont que pâleur et absence de vie sans la réalisation. Le jeu auquel se livre l'artiste est de franchir en force les frontières du réel ; de voir par-delà le désastre pur et simple qu'offre à l'œil nu l'image d'un champ de débâcle. Car, depuis le commencement du temps, l'image que le monde présente à l'œil nu de l'homme n'est guère que le spectacle hideux d'un champ de bataille pour causes perdues. Il en a été et en sera ainsi tant que l'homme s'obstinera à se considérer uniquement comme le siège du conflit. Tant qu'il ne se décidera pas à prendre sur lui de devenir le « Moi de son Moi ».