Tout le monde prenait Mona et Rebecca pour deux sœurs. La ressemblance extérieure était frappante et totale. Intérieurement, il n'y avait pas le moindre rapport entre elles. Rebecca, qui ne niait jamais son ascendance juive, vivait toute dans le présent ; elle était normale, saine, intelligente ; aimait la bonne chère ; riait de bon cœur ; ne se faisait pas prier pour parler et, j'imagine, baisait bien et dormait de même. Elle était parfaitement adaptée, solidement amarrée au réel, capable de vivre sur n'importe quel plan et d'en tirer le maximum. Pour un homme, la femme rêvée. Une vraie femelle. Par comparaison, l'Américaine moyenne avait l'air d'un assemblage de pièces ratées.
Sa vertu la plus marquante était d'être brute, comme est brute la terre. Née en Russie méridionale et ayant eu la chance d'échapper à l'horreur de la vie des ghettos, elle reflétait la grandeur et la simplicité de ce milieu de petites gens russes parmi lesquelles elle avait poussé. Elle avait l'âme large et pliante, robuste et souple à la fois. Sa nature simple, salubre et tout d'une pièce faisait d'elle une communiste d'instinct.
Bien qu'elle fût fille de rabbin, elle s'était affranchie de bonne heure. De son père, elle tenait la pénétration et l'intégrité qui, de tout temps, ont donné à la piété juive son aura très particulière de pureté et de vigueur. Le Juif croyant et pratiquant ne s'est jamais distingué par l'humilité ou l'hypocrisie ; sa faiblesse, comme celle du Chinois, tient dans un respect excessif et indu pour la parole écrite. A ses yeux le Verbe prend une signification quasi inconnue du gentil. Qu'il s'exalte, et il brille comme des lettres de feu.
Quant à Mona, il était impossible de deviner ses origines. Longtemps, elle avait soutenu qu'elle était née dans le New Hampshire et avait fait ses études dans une université de la Nouvelle-Angleterre. Elle pouvait passer pour portugaise, basque, tzigane, hongroise, géorgienne... selon l'illusion qu'il lui prenait fantaisie de donner. Son anglais était impeccable et, pour la plupart des observateurs, sans la plus légère trace d'accent. Elle pouvait être née n'importe où, tant elle s'était assuré une maîtrise de la langue évidemment destinée à déjouer toute enquête sur ses origines ou ses antécédents. La chambre, quand elle était là, se mettait à vibrer. Elle avait sa longueur d'ondes bien à elle — courte, puissante, interférente au possible. Elle s'en servait pour brouiller les autres transmissions, notamment celles qui menaçaient d'établir un solide courant de communication avec elle. Ses jeux étaient ceux de la foudre au-dessus d'une mer brassée par la tempête.
Il y avait pour elle quelque chose de déconcertant dans l'atmosphère qui résultait de la réunion d'individualités aussi marquées que celles qui entraient dans notre nouvelle vie commune. Elle avait le sentiment de faire l'objet d'une sommation à laquelle elle ne savait trop comment répondre. Son passéport était en règle, mais ses bagages excitaient les soupçons. A la fin de chaque rencontre, il lui fallait rallier ses forces, mais il était évident (même à ses propres yeux) qu'elles allaient s'épuisant et s'amenuisant. Seul avec elle dans notre petite chambre — notre réduit –, je pansais ses blessures et m'efforçais de l'armer pour le prochain combat. Naturellement, je devais prétendre qu'elle s'en était tirée de façon admirable. Souvent, je reprenais avec elle, après coup, telle et telle de ses déclarations, les altérant subtilement ou les amplifiant, leur prêtant une forme inattendue, de façon à lui souffler doucement la réplique qu'elle cherchait. Je m'efforçais de ne jamais l'humilier en la contraignant à poser une question trop directe. Je savais exactement où la glace était mince et je patinais autour de ces zones dangereuses avec l'habileté et l'agilité d'un professionnel. Ainsi tentais-je patiemment de combler les lacunes par trop cruellement voyantes chez une fille qui était censée tenir ses diplômes d'un foyer de culture aussi vénérable que l'université Wellesley.
Jeu curieux, malaisé et empêtrant. A mon étonnement, j'assistais en moi-même à la lente éclosion d'un sentiment nouveau à son égard : la pitié. Je n'arrivais pas à comprendre comment, forcée de montrer son jeu, elle ne se résolvait pas à chercher refuge dans la franchise. Elle savait que je savais, mais s'obstinait à jouer la comédie. Pourquoi ? Et pourquoi avec moi ? Qu'avait-elle à craindre ? D'avoir découvert son point faible n'avait en rien entamé mon amour. Au contraire : celui-ci s'en était accru. Je partageais désormais son secret et, en la couvrant, c'était moi, aussi bien, que je protégeais. Comment ne pouvait-elle voir qu'en suscitant ma pitié elle ne faisait que renforcer le lien qui nous unissait ? Mais peut-être n'était-ce là qu'un moindre souci pour elle ; peut-être considérait-elle comme un fait acquis que ce lien ne pouvait aller que croissant avec le temps ?
Devenir invulnérable — ce souci tournait en elle à la hantise. Et moi, le décelant, je sentais ma pitié s éployer, démesurément. Presque comme si je m'étais brusquement aperçu qu'elle était infirme. Le genre de phénomène qui se produit de temps à autre entre deux êtres qui s'aiment. Et si c'est l'amour qui les a rapprochés et unis, alors une découverte comme celle dont je parle ne peut que donner plus d'intensité à la passion. Non seulement on s'applique ardemment à fermer les yeux sur la duplicité de l'autre (le malheureux, la malheureuse !), mais on s'efforce violemment, et contre nature, de s'identifier à lui. « Ce vice dont tu portes le fardeau, permets que j'en prenne ma part » — tel est le cri du cœur malade d'amour. Seul, l'égoïste endurci peut se soustraire à la fatalité des liens qui pèsent sur un couple inégal d'amants. Celui ou celle qui aime se passionne à la pensée d'épreuves plus grandes et, par son silence, implore qu'on lui permette de plonger la main dans les flammes. Et si l'autre, l'adorable infirme, persiste à vouloir jouer sa comédie, alors le cœur, ouvert déjà tel un abîme, bâille du vide douloureux de la tombe. Et c'est un vrai tombeau vivant qui engloutit l'être aimé en son entier : corps, âme, esprit — et vice.
C'était Rebecca qui mettait réellement Mona à la torture. Ou mieux : qui permettait à Mona de se mettre à la torture. Rien ne pouvait l'inviter à jouer le jeu comme le demandait Mona. Elle restait ferme comme le roc, sans céder d'un pouce, d'un côté comme de l'autre. Elle ne montrait ni pitié ni cruauté ; elle opposait une dureté de diamant à toutes les ruses et séductions que Mona avait l'art de déployer tant auprès des femmes que des hommes. Le contraste fondamental entre les deux « sœurs » devenait de plus en plus éclatant. Et leur antagonisme, plus souvent muet qu'exprimé, révélait sous un jour dramatique les deux extrêmes de l'âme féminine. Mais Rebecca, dont l'ample nature n'offrait pas de surface, avait la plasticité et la fluidité de la vraie femelle qui, à travers les âges et sans rien abdiquer de son individualité, a transformé les contours de son âme, au gré des images changeantes que suscite l'homme dans ses efforts pour mettre au point l'instrument imparfait de ses désirs.
Chez la femelle, le côté créateur opère imperceptiblement : son champ d'application, c'est l'homme en puissance. Quand il n'y a pas de limite à cette action, il y a élévation du niveau de la race. Le degré d'élévation de telle ou telle période peut toujours se mesurer au statut correspondant de la femme. Et ce n'est pas seulement affaire de liberté et de hasard favorable ; car la nature véritable de la femme ne s'exprime jamais sous forme de revendication. Comme l'eau, la femme trouve toujours son propre niveau. Comme l'eau encore, elle reflète fidèlement tout ce qui se passe dans l'âme de l'homme.
Ce que l'on qualifie d'« essentiellement féminin » n'est donc que la mascarade d'illusions que l'homme, incapable de création, prend aveuglément pour parade véritable. N'est qu'ersatz flatteur, système défensif mis en avant par la femelle frustrée. Jeu homosexuel voulu par le narcissisme. Et ce jeu apparaît sous sa forme la plus flagrante lorsque les partenaires possèdent à l'extrême virilité et féminité. Il peut atteindre à la perfection mimique avec le théâtre d'ombres de l'homosexualité avouée. Son sommet aveugle est le Don Juan. Dans ce dernier cas, la quête de l'inaccessible finit par prendre les proportions burlesques d'une poursuite à la Chaplin. Le dénouement est invariable : c'est Narcisse se noyant dans son reflet.
L'homme ne peut commencer à pénétrer les profondeurs de la nature féminine que s'il consent à la reddition sans équivoque de son âme. Alors seulement, il commence à croître, et à féconder véritablement la femme. Alors, il n'y a plus de limite à ce qu'il est en droit d'attendre d'elle, parce que en faisant acte de reddition il a délimité sa propre puissance. Par cette sorte d'union, qui est réellement mariage d'esprits, l'homme finit par se trouver face avec le sens de la création. Il participe à une expérience qui (il en est conscient) dépassera toujours sa faible compréhension. Il flaire le drame de la créature liée à la terre, comme le rôle qu'y joue la femme. Il n'est jusqu'à la vertu possessive de celle-ci qui ne lui apparaisse sous un jour nouveau. Cette vertu prend à ses yeux un charme aussi mystérieux que la loi de la pesanteur.
La bataille faisait rage entre nous — quadruple bataille, où Kronski tenait le rôle d'arbitre et d'excitateur. Pendant que Mona s'efforçait vainement de séduire et d'attirer dans son camp Rebecca, Arthur Raymond faisait l'impossible pour me convertir à sa façon de voir : bien qu'il n'y eût jamais entre nous la moindre allusion directe à l'affaire, l'évidence était qu'il jugeait que je négligeais Mona, pendant que, moi, je trouvais qu'il n'appréciait pas Rebecca à sa juste valeur. Dans toutes nos discussions je me posais en champion de Rebecca ou c'était elle qui prenait ma défense ; de leur côté, Mona et Arthur faisaient respectivement de même, cela va de soi. Kronski, en bon arbitre, veillait à ne pas nous laisser reprendre haleine. Sa femme, dont l'apport restait perpétuellement nul, se laissait toujours gagner par le sommeil et se retirait aussi vite que possible du théâtre des opérations. J'avais l'impression que, au lit, elle restait l'œil ouvert et l'oreille tendue, parce que, dès que Kronski allait la rejoindre, elle lui tombait dessus à bras raccourcis et lui reprochait férocement de l'avoir si honteusement négligée. La dispute se terminait toujours par des grognements de porc et des cris de belette, suivis de visites répétées au cabinet de toilette que nous partagions avec eux.
Souvent, lorsque Mona et moi nous avions regagné notre chambre, Arthur Raymond venait se planter devant la porte close et, après nous avoir demandé si nous ne dormions pas encore, continuait la conversation par l'imposte. Je refusais délibérément de lui ouvrir, parce que au début j'avais commis l'erreur de l'inviter à entrer, par politesse – initiative fatale pour peu que l'on songeât à prendre une nuit de repos. A la suite de quoi j'avais commis stupidement cette autre faute de me montrer poli et de répondre de temps à autre par un monosyllabe léthargique — Oui.. Non... Oui.. Non. Tant qu'il sentait le moindre frémissement de veille et de lucidité chez son interlocuteur, Arthur Raymond continuait impitoyablement. Tel un Niagara, il creusait son chemin, usait le roc et les éboulis qui s'opposaient à son flot torrentiel. Il noyait tranquillement toute opposition... Il est cependant un moyen de se protéger contre ce genre de force irrésistible. Le truc est simple : pour l'apprendre, il n'est que d'aller faire un tour aux Chutes du Niagara, précisément, et de bien regarder ces personnages spectaculaires qui passent des heures adossés à la muraille rocheuse, à contempler le bond puissant du fleuve par-dessus leur tête et l'écroulement rugissant, assourdissant, des eaux dans l'étroit mitan de la gorge, cependant que l'agréable picotement des embruns vient stimuler leurs sens défaillants.
Arthur Raymond semblait me soupçonner d'avoir découvert un système défensif cousin de celui dont je viens de donner une idée. Il ne lui restait donc qu'un recours : user à fond le lit supérieur du fleuve et me débusquer de mon précaire asile. Il y avait un élément d'obstination grotesque dans cette insistance aveugle et entêtée — élément qui, par son caractère monumental, s'apparentait à la stratégie gargantuesque que Thomas Wolfe devait utiliser plus tard comme romancier, et dans laquelle il a dû reconnaître lui-même le vice inhérent à tout mécanisme de « mouvement perpétuel », comme l'avoue le titre qu'il a donné à son œuvre maîtresse : (Of Time and the River) — Le Temps et le Fleuve.
Si Arthur Raymond avait été un livre, j'aurais pu le jeter dans un coin. Mais cet homme était un fleuve incarné, et le lit rocheux qu'il barattait comme une dynamo n'était qu'à quelques pas de l'étroit rebord où nous nous étions taillé un refuge et une niche. Le rugissement de sa voix était présent jusque dans notre sommeil ; nous émergions de nos somnolences avec l'air hébété de ceux que la surdité aurait frappés dans le sommeil. Cette force, que personne n'avait pu canaliser ou transformer devenait menace omniprésente. Plus tard, pensant à Raymond, je l'ai souvent comparé en moi-même à ces fleuves turbulents qui s'évadent de leurs berges et reviennent sur leurs pas pour former de puissantes boucles, pareilles aux torsades d'un serpent, et qui, cherchant en vain à dépenser leurs réserves indomptables d'énergie, mettent fin à leurs affres en se vomissant dans la mer par une douzaine d'embouchures furieuses.
Mais la force qui emportait irrésistiblement Arthur vers le néant avait à cette époque, en raison même de sa menace, la vertu hypnotique d'une berceuse. Telles des mandragores sous un toit de verre, nous gisions, Mona et moi, enracinés à notre lit — lequel n'était qu'une couche trop humaine — et fécondant l'œuf de l'amour hermaphrodite. Quand le chatouillement d'embruns cessait d'éclabousser le dôme de verre de notre indifférence, nous remontions des profondeurs racineuses en gargouillant le chant plaintif de la fleur que le sperme du criminel agonisant métamorphose en être humain. Le maestro de la toccata et fugue eût été épouvanté, s'il avait pu entendre les échos engendrés par ses rugissements.
Ce fut très peu de temps après notre installation au palais du Temps et de la Rivière que je m'aperçus un matin, en prenant une douche, que le bout de ma pine était cerclé d'une bague de petites plaies à vif et sanguinolentes. Je fus pris d'une frousse intense, cela va de soi. Je me dis aussitôt que j'avais attrapé la vérole. Et comme j'avais été irréprochablement fidèle, j'étais en droit de supposer que c'était Mona qui me l'avait donnée.
Cependant, je ne suis pas enclin par nature à courir immédiatement chez le docteur. Du côté de ma famille, on a toujours tenu les médecins pour des charlatans, sinon pour des criminels purs et simples. On attend en général d'être forcé d'en passer par le chirurgien, lequel, bien entendu, a partie liée avec l'entrepreneur des pompes funèbres. On ne lésine jamais en matière de concessions perpétuelles... « Ça partira tout seul », me disais-je, examinant ma pine vingt ou trente fois par jour. Après tout, ce n'était peut-être qu'un retour de flamme d'un de ces baisages menstruels à la purée de sang. Souvent, par insuffisance et vanité de mâle, il arrive que l'on se trompe et que l'on prenne la sauce tomate des règles pour une marée précoïtale. Que de fières biroutes ont connu ainsi, avec leur Scapa Flow, une fin lamentable !...
Le plus simple était évidemment d'interroger Mona — ce que je m'empressai de faire.
— Ecoute un peu, lui dis-je (j'étais encore de bonne humeur). Si tu as chopé la vérole, tu ferais mieux de me le dire. Je ne m'amuserai pas à te demander où tu l'as attrapée... Je veux la vérité, c'est tout.
Tant de franchise la fit éclater de rire... d'un peu trop bon cœur à mon goût.
— Ça peut s'attraper à un siège de cabinets, dis-je.
Du coup elle se mit à rire de plus belle — cela touchait presque à l'hystérie.
— A moins que ce ne soit un regain de vieille vérole. Mais je me fiche éperdument de savoir quand ou comment ça a pu arriver... tout ce que je veux savoir, c'est si tu l'as, oui ou non.
La réponse fut Non. Non, non ET NON ! Elle se calma peu à peu, passa bientôt à une petite manifestation de colère. Comment pouvais-je songer à formuler pareille accusation ? Pour qui la prenais-je — pour une traînée ?
— Bien, bien, si tel est le cas, dis-je, conciliant, ce n'est pas la peine de s'en faire. La vérole ne s'attrape pas dans un courant d'air. N'en parlons plus...
Mais ce genre de truc ne s'oublie pas aussi facilement. Et d'abord, plus question de baiser — tabou ! Une semaine passa. Et, une semaine, c'est long quand on a l'habitude de baiser toutes les nuits, sans compter le rab : un petit morceau par-ci, par-là... au vol, pour ainsi dire.
Toutes les nuits, je bandais comme mât de cocagne. Je poussai l'absurdité jusqu'à recourir aux artifices... une fois — une seule, tant ça faisait mal en diable. Il ne me restait d'autre ressource que de branler ou de sucer Mona. Malgré toutes ses protestations prophylactiques, la seconde méthode me donnait vaguement les foies.
La masturbation était le meilleur procédé de remplacement. De fait, elle ouvrit un nouveau champ d'explorations. Psychologiquement parlant, cela va de soi. Quand nous étions couchés et que j'avais un bras autour de Mona et les doigts entre ses jambes, elle devenait étrangement portée aux confidences. On eût dit que mes doigts chatouillaient la zone érogène de son esprit. Le jus coulait à flots... un débordement de ce qu'elle avait appelé, une fois, « la saloperie ».
Drôle, la façon dont les femmes vous servent la vérité ! Souvent elles commencent par un petit mensonge — tout petit, pas méchant — rien qu'une façon de tâter le terrain. Histoire de flairer d'où vient le vent — vous voyez ce que je veux dire ? Et si elles flairent que l'on n'est pas trop vexé, trop offensé, elles risquent un petit bout de vérité, deux ou trois miettes habilement enveloppées dans un tissu de mensonges.
Cette folle balade en automobile, par exemple, qu'elle revit à mi-voix... Que l'on n'aille pas se figurer un instant que cela la réjouissait, de sortir avec ces trois bonshommes (de parfaits inconnus) et ces deux espèces de pauvres petites enflées du dancing. Elle n'y avait consenti que parce qu'à la dernière minute on n'avait trouvé personne d'autre pour faire la troisième. Et puis, bien sûr, peut-être avait-elle espéré, sans y penser sur le moment, qu'un de ces trois types aurait en lui une étincelle d'humanité, qu'il y en aurait un qui l'écouterait peut-être et l'aiderait à sortir du pétrin — en lui donnant un billet de cinquante dollars, sait-on jamais ? (Sa belle-mère était toujours là pour un coup : sa belle-mère, cause première et mobile de tous les crimes...)
Et puis, comme cela se produit inévitablement dans ces balades en auto, les types avaient commencé à devenir encombrants. Sans les autres filles, cela aurait pu tourner différemment : mais la voiture avait à peine démarré qu'elles avaient déjà les robes plus haut que les genoux. Et il avait fallu qu'elles boivent par-dessus le marché — pire que tout. Elle, naturellement, s'était contentée de faire semblant... de n'avaler que quelques gouttes... juste de quoi s'humecter la dalle... pendant que les autres se jetaient verre sur verre derrière le corsage. Embrasser les types, mon Dieu, ça lui avait été assez égal aussi — ce n'était rien. Mais leur façon de se jeter tout de suite sur elle... de lui mettre les nichons à l'air et de lui caresser les cuisses... à deux en même temps. Des Italiens, probablement, à son sens. Des brutes lubriques.
Ensuite elle me fit un aveu qui n'était qu'un foutu mensonge, je le savais — mais intéressant tout de même. Une de ces « déformations », un de ces « transferts » fréquents en rêve. Oui, si curieux que ce fût, les deux autres filles l'avaient prise en pitié... avaient eu des remords de l'avoir mise à cette sauce, sachant parfaitement qu'elle n'avait pas l'habitude de coucher avec Jean, Pierre et Paul. Alors elles avaient fait arrêter la voiture pour changer de places et la laisser monter devant et s'asseoir, très droite, à côté du type velu qui avait semblé bien honnête et tranquille jusqu'ici, tandis qu'elles s'installaient à l'arrière sur les genoux des deux autres gars, face à l'avant, et, tout en fumant, buvant et riant, permettaient à ces messieurs de s'en payer tout leur saoul.
— Et l'autre type, qu'est-ce qu'il fabriquait pendant ce temps-là ? me sentis-je obligé de demander à la fin.
— Rien du tout, me répondit-elle. Je lui avais abandonné ma main et je parlais, parlais à toute vitesse pour détourner son esprit de ce que tu penses.
— Allons, allons, lui dis-je, pas d'histoires. Je suis sûr qu'il faisait quelque chose. Vas-y, raconte !
Je pouvais dire ce que je voulais, y croire ou non, c'était un fait qu'il s'était contenté, un bon bout de temps, de lui tenir la main. D'ailleurs que pouvait-il faire — il conduisait, non ?
— Tu veux dire que pas un instant il ne lui est venu à l'idée d'arrêter la voiture ?
Bien sûr que si. Il avait essayé plusieurs fois, mais elle l'en avait dissuadé à force de discours... C'était bien ça, le truc. Elle se demandait désespérément par quel détour arriver à la vérité.
— Et après ce bout de temps ? dis-je, histoire d'aplanir un peu le terrain.
— Eh bien, tout à coup il a lâché ma main...
Un temps.
— Vas-y continue !
— Et puis il l'a empoignée de nouveau et il l'a posée sur sa cuisse. Sa braguette était ouverte et son truc était tout debout... et... et frétillait. Il était énorme, son truc. Ça m'a fait une peur bleue. Mais il ne voulait pas que je retire ma main. J'ai dû me dégager d'une secousse. Alors, il a arrêté la voiture et il a voulu me balancer par la portière. Je l'ai supplié de n'en rien faire ; je lui disais : « Roulez doucement. Je ferai ce que vous voudrez... tout à l'heure. J'ai trop peur pour le moment. » Il s'est essuyé avec un mouchoir et il a remis en marche. Ensuite il m'a sorti des tas de cochonneries...
— Par exemple ? Quoi exactement, tu ne te rappelles pas ?
— Oh, pour rien au monde je ne le répéterais... c'était trop dégoûtant !
— Au point où tu en es, je ne vois pas pourquoi tu aurais peur des mots, dis-je. Qu'est-ce que ça change ? Tant qu'à faire...
— Bon, bon, si tu y tiens... Il m'a débité des tas de trucs — par exemple : « T'es juste le genre de poule que j'aime bien baiser... ça fait un moment déjà que j'ai envie de t'enfiler. T'as un cul qui m'plaît, d'la façon qu'il est roulé. Et tu parles de roberts !... T'es pas vierge — alors, merde, qu'est-ce que t'as à faire des manières ? Comme si qu'on t'avait pas baisée en long et en travers... comme si qu't'avais pas l'con qui t'remonte jusqu'aux yeux... » et patati et patata...
— Tu me fais bander, lui dis-je. Continue, raconte...
Je voyais bien, maintenant, qu'elle n'était que trop ravie de soulager sa conscience. Nous n'avions plus besoin de nous jouer la comédie — nous nous délections tous les deux.
Les types à l'arrière avaient voulu changer, apparemment. Cette fois, elle avait eu vraiment peur.
— Tout ce que je pouvais faire, c'était prétendre d'avoir envie que l'autre me baise d'abord. Lui, il voulait stopper tout de suite et descendre de la voiture. Et moi, je le flattais, je lui disais : « Continuez lentement ; tout à l'heure ; on fera ça tout à l'heure... je n'ai pas envie de les avoir sur moi tous à la fois. » Je lui ai pris la pine et je me suis mise à la lui masser. Elle s'est redressée en un clin d'œil... plus grosse encore que la première fois. Vrai, Val, je te le jure : jamais je n'avais palpé un instrument pareil. On aurait dit un animal, ce type. Et il a voulu aussi que je lui prenne les couilles — elles étaient toutes lourdes et gonflées. Je le branlais aussi vite que je pouvais, dans l'espoir de le faire jouir rapidement...
— Ecoute, lui dis-je (car cette histoire de grosse pine de cheval commençait à m'exciter), ne m'en conte pas, hein ! Tu devais avoir drôlement envie de te faire enfiler, avec un outil pareil dans la main...
— Attends, dit-elle, les yeux étincelants. (Elle était mouillée comme un canard, maintenant, depuis le temps que je la frictionnais...) Ne me fais pas jouir tout de suite, m'implora-t-elle, ou je ne pourrai pas terminer... Du diable si j'aurais jamais cru que tu voudrais que je te raconte tout ça... (elle referma ses jambes sur ma main, pour freiner le plaisir)... Embrasse-moi, dis... (Elle enfonça sa langue dans ma bouche)... Seigneur, et moi qui ai tant envie de baiser, maintenant ! Quel supplice ! Dépêche-toi de te faire soigner... Je sens que je vais devenir folle...
— Ferme la parenthèse... Et après ? Qu'a-t-il fait ?
— Il m'a empoignée par le cou et il m'a rabattu la tête sur ses genoux... « C'est bon, j'vais conduire lentement comme tu dis — il marmottait entre les dents — mais toi tu vas m'sucer ça pendant ce temps. Après, j'serai mûr pour t'en fiche un coup — un vrai ! »... Son truc était si énorme que j'ai pensé étouffer. J'avais envie de le mordre. Sans blague, Val, jamais je n'avais vu son pareil. Il a voulu que je lui fasse tout... Il disait : « Tu sais ce que j'veux, hein ? Sers-toi d'ta langue. C'est pas la première fois qu't'as une pine dans la bouche... » Finalement, il s'est mis à remuer... et je te monte et je te descends, et je te le sors et je te l'entre... Et tout le temps il me tenait par la nuque. J'étais à moitié folle. Ensuite il a déchargé... pouah ! Quelle horreur ! j'ai cru qu'il n'en finirait plus de jouir. J'ai dégagé ma tête aussi vite que j'ai pu et il m'en a envoyé une giclée dans la figure — comme un taureau...
Je n'étais pas loin de jouir, de mon côté. Ma bite dansait comme une bougie malsaine. « Vérole ou pas, rien à faire : ce soir je baise », me disais-je à part moi.
Elle reprit son récit après une petite accalmie. Elle me raconta comment le type l'avait fait se tasser dans un coin de la voiture, les jambes en l'air, et l'avait fourgonnée tout en conduisant d'une seule main, pendant que la voiture zigzaguait sur la route... comment il l'avait fait ouvrir sa fente à deux mains, pour y braquer ensuite sa torche électrique... comment il y avait mis une cigarette allumée et l'avait forcée à essayer de fumer avec son con, tandis que les deux autres types à l'arrière se penchaient et la pelotaient... comment un de ceux-ci avait voulu se lever pour lui fourrer sa pine dans la bouche, mais était bien trop saoul pour arriver à un résultat... et les deux filles, complètement à poil, de leur côté, et braillant des chansons obscènes... et le type au volant qui avait perdu toute notion aussi bien de la direction que du cours des événements...
— Non, me dit-elle, j'avais bien trop peur pour éprouver la moindre sensation... Ils étaient capables de tout. C'étaient de vrais truands. Je ne pensais plus qu'au moyen de leur échapper. J'étais terrifiée. Et lui qui ne cessait de me répéter : « Attends un peu, ma jolie... attends que j'te baise, petite garce — j't'emporterai le cul. Quel âge as-tu ? Attends seulement... » Et il se le prenait à pleine main et le secouait comme une trique... « Attends seulement d'avoir ce truc dans ton mignon petit conduit, tu l'sentiras passer. Il te ressortira par la bouche. Combien de coups crois-tu qu'y ait dans ce chargeur-là ? Devine ! » Et moi forcée de répondre je dis : « Un... deux ? » Alors il éclate de rire comme une hyène : « T'es loin d'compte, frangine ! J'parie qu'personne t'a jamais baisée pour de bon. Tâte-moi ça ! » Et il me le fourrait de force dans la main tout en continuant à le secouer comme un furieux. C'était tout visqueux et luisant... il devait jouir à jet continu, ce type... « Qu'est-ce que t'en dis, frangine ? Sans compter la rallonge que j'y mettrai quand j'te ramonerai ta putain d'cheminée. A moins que je ne t'enfile à l'envers... dis, ça t'plairait pas ? T'en fais pas, va, une fois qu't'y seras passée, de tout un mois t'auras même plus la force de dire : j'veux baiser... » C'est comme ça qu'il parlait.
— Continue, Nom de Dieu, lui dis-je. Et ensuite ?
Ensuite ? Eh bien le type avait arrêté la voiture à proximité d'un champ. Et fini de lanterner ! Les autres filles, à l'arrière, auraient voulu se rhabiller, mais les hommes les avaient tirées dehors de force, à poil. Elles criaient tant qu'elles pouvaient. Et l'une d'elles avait reçu une châtaigne sur le coin de la mâchoire pour sa peine ; elle était tombée comme une bûche au bord de la route. L'autre s'était mise à joindre les mains comme pour prier, mais demeurait muette, tant la frayeur la paralysait.
— J'ai attendu que mon type ouvre la portière de son côté, poursuivit-elle. Puis j'ai sauté vivement et je me suis mise à courir à travers champs. J'ai perdu mes souliers et le chaume était épais et m'entaillait les pieds. Je courais comme une folle, et il m'a donné la chasse. Il m'a rattrapée et saisie par ma robe — il l'a arrachée d'un seul coup. Ensuite je l'ai vu lever la main ; la seconde d'après, j'ai vu trente-six chandelles. Le dos me piquait et le ciel était comme une pelote d'aiguillles. Le type était sur moi et me travaillait comme une bête. Cela faisait affreusement mal. J'aurais voulu crier, mais je savais que, tout ce que j'y gagnerais, ce serait encore des coups. Je suis restée sous lui, raide de peur, et je l'ai laissé me meurtrir. Il me mordait sur tout le corps — les lèvres, les oreilles, le cou, les épaules, les seins — et il remuait sans arrêt, avec ça — baisant, baisant à n'en plus finir comme une bête furieuse. J'avais l'impression d'être toute moulue en dedans. Quand il s'est retiré, j'ai pensé que c'était fini. Je me suis mise à pleurer... Il m'a dit : « Pas d'ça ou j'te mets un coup d'pied dans la gueule... » Le dos me faisait mal comme si je m'étais roulée dans du verre pilé. Il s'est allongé à la renverse et il m'a dit de lui faire un pompier. Son truc était toujours aussi gros et visqueux. On aurait dit qu'il bandait à perpète... J'ai été forcée de faire comme il disait... Il m'a dit : « T'as une langue, c'est pour t'en servir. Lèche-moi ça ! » Il était couché et il respirait fort, il roulait les yeux, la bouche grande ouverte. Après il m'a attirée sur lui et il m'a fait valser de haut en bas comme une plume, me retournant et me tortillant comme si j'étais en caoutchouc... Et il me disait : « C'est encore mieux comme ça, hein ? Et maintenant, à toi, au boulot, bougre de garce ! » Et pendant qu'il me tenait très légèrement par la taille, à deux mains, moi, je me suis mise à baiser de toutes mes forces. Val, je te jure que je ne sentais plus rien du tout — sauf une atroce brûlure, comme si on m'avait plongé dans le corps un sabre rougi à blanc. Puis il a repris : « Suffit ! Mets-toi à quatre pattes maintenant — et lève le cul aussi haut que tu peux. » Et il m'a fait tout ce qu'il est possible de faire... sortant son truc pour me le mettre ailleurs. Par force j'étais face contre terre, le nez dans la poussière, et il m'a fait lui tenir les couilles à deux mains... il me disait : « Serre, serre fort, mais pas trop, sinon je te refroidis ! » J'avais de la terre plein les yeux... ça piquait horriblement. Brusquement, je l'ai senti pousser de toute sa force... il recommençait à jouir... c'était épais et ça brûlait. Je n'en pouvais plus. Je me suis affalée sur la figure et j'ai senti ça qui me ruisselait sur le dos. Je l'ai entendu dire : « Bougre de salope ! » Puis, il a dû me frapper de nouveau, parce que, tout ce dont je me souviens, c'est de m'être réveillée, frissonnante de froid, pour m'apercevoir que j'étais couverte de coupures et de meurtrissures. Le sol était trempé et j'étais toute seule...
Parvenu à ce point, son récit bifurqua, prit à droite, puis à gauche. Dans mon impatience de ne pas perdre la trace, je faillis rater l'important de l'histoire, qui était qu'elle avait bel et bien attrapé une maladie. Elle ne s'était pas rendu compte immédiatement de quoi il retournait, parce que ça s'était présenté au début comme de bonnes et solides hémorroïdes. C'était d'être restée sur la terre mouillée, assurait-elle. Tel était du moins l'avis du médecin. Ensuite, l'autre chose s'était déclarée — mais elle était allée voir le médecin à temps, et il l'avait guérie.
Si intéressante que pût être cette histoire (car ma petite bague de plaies sanguinolentes continuait à m'inquiéter), un autre fait ressortait de son récit, qui, à mes yeux, prenait une importance transcendante. De façon ou d'autre, mon attention s'était relâchée, laissant filer le détail de la suite de l'incident... savoir : comment elle s'était relevée, avait fait de l'auto-stop pour rentrer à New York, emprunté des vêtements à Florrie, etc. Je me souviens de l'avoir interrompue pour lui demander à quand remontait cette histoire de viol, et je garde l'impression d'une réponse assez vague. Mais voici que soudain, alors que j'essayais de mettre les choses bout à bout, je me rendais compte que c'était de Carruthers qu'elle parlait maintenant et de son séjour chez lui, des plats qu'elle lui avait mijotés durant ce séjour, etc., etc. Comment cela était-il arrivé ?
— Mais je viens précisément de te le dire, me répondit-elle. Je suis allée chez lui parce que je n'osais pas retourner à la maison, dans l'état où j'étais. Il a été d'une bonté ! Il m'a traitée comme sa fille. Et c'est son médecin personnel que je suis allée voir ; il m'y a conduite lui-même.
J'en déduisis que, par vivre chez Carruthers, elle entendait vivre avec lui, dans cet endroit où elle m'avait donné une fois rendez-vous, où Carruthers nous était tombé dessus à l'improviste et nous avait fait une scène de jalousie.
Mais non, erreur...
— C'était bien avant ça, me dit-elle. Il demeurait dans le haut de la ville à ce moment-là.
Et de citer le nom d'un célèbre humoriste américain, avec qui Carruthers partageait un appartement à l'époque.
— Mais tu étais presque une gamine alors — si ce que tu dis de ton âge est vrai.
— J'avais dix-sept ans. Je m'étais enfuie de la maison pendant la guerre. J'étais allée à New Jersey où je travaillais dans une fabrique de munitions. Je n'y suis restée que quelques mois. Carruthers m'en a fait partir pour que je reprenne mes études à l'université.
— C'est donc que tu as achevé tes études, alors ? dis-je, un peu perdu au milieu de tant de contradictions.
— Bien sûr, je les ai achevées ! Quand tu auras fini d'insin...
— Et c'est à la fabrique de munitions que tu as fait la connaissance de Carruthers ?
— Pas à l'usine, non. Il avait affaire avec une teinturerie voisine. Il m'emmenait de temps à autre à New York. Il était vice-président de la boîte, je crois bien. Peu importe ; il faisait la pluie et le beau temps. Nous sortions ensemble au théâtre et dans les boîtes. Il aimait beaucoup danser.
— Mais tu ne vivais pas avec lui, à l'époque ?
— Non, c'est venu après. Même pendant le temps que j'ai habité chez lui dans le haut de la ville, je ne vivais pas avec lui. Je faisais la cuisine et le ménage, pour lui prouver ma gratitude. Il ne m'a jamais demandé de devenir sa maîtresse. Il aurait voulu m'épouser... mais il n'avait pas le cœur d'abandonner sa femme. Elle était infirme...
— Quelle genre d'infirmité ? Sexuelle ?
— Je t'ai déjà tout dit sur cette bonne femme ! Et puis qu'est-ce que ça change ?
— Je me noie dans ces histoires, dis-je.
— Mais c'est la vérité que je te raconte ! Tu m'as demandé de ne rien te cacher. Et maintenant tu ne me crois pas !
A ce moment, un horrible soupçon me traversa l'esprit comme l'éclair... Ce « viol » (et peut-être avait-ce bien été un viol !) ne se situait-il pas dans un passé qui n'était que trop récent ? Qui savait si « l'Italien » à la pine insatiable n'était pas un des ardents bûcherons du Nord — un des fameux hommes des bois ? Sans doute les virées nocturnes en auto dont avaient parlé ses lettres — ces balades, sport favori de tant de jeunes filles au sang chaud, quand elles en ont un coup dans le nez — avaient-elles vu plus d'un « viol ». Cette vision de Mona se retrouvant seule et nue à l'aube dans un champ détrempé, le corps couvert d'entailles et de bleus, la paroi de l'utérus en loques, le rectum défoncé, pieds nus, les yeux au beurre noir... ma foi, c'était là exactement le genre de sauce que pouvait délayer une jeune dame romanesque, histoire de couvrir un petit accès de folle insouciance et le dénouement d'icelui : chtouille et hémorroïdes... bien que cette histoire d'hémorroïdes fût tant soit peu gratuite (*).
— Je crois que nous ferions mieux d'aller voir le médecin demain ensemble et de nous faire faire une prise de sang, dis-je tranquillement.
— Bien sûr, j'irai avec toi, répliqua-t-elle.
Et, nous étreignant en silence, nous nous adonnâmes doucement à une de nos longues séances de baisage.
Une idée des moins rassurantes se faisait cependant de plus en plus jour dans mon esprit ; j'avais vaguement l'intuition qu'elle trouverait un prétexte pour remettre de quelques jours la visite au médecin. Entre-temps, si j'étais vraiment malade, ce pourrait être moi qui lui aurais passé le mal. Je repoussai cette pensée, comme absurde. Un médecin saurait probablement dire, à l'examen, si c'était moi le responsable, ou elle. Et puis d'où pouvais-je tenir ça, si ce n'était d'elle ?
Avant de sombrer dans le sommeil, j'appris encore qu'elle avait perdu son pucelage à quinze ans. C'était, une fois de plus, la faute de sa belle-mère. Oui, on avait fini par la rendre folle, à la maison, à force de parler d'argent, d'argent, tout le temps d'argent. Alors, elle avait pris une place de caissière, dans la petite cage de verre à l'entrée d'un cinéma. Et ça n'avait pas traîné : le propriétaire du cinéma (il avait tout un circuit de salles un peu partout dans le pays) l'avait bientôt remarquée. Il avait une Rolls, des complets ultra-chics, des guêtres, des gants citron, une fleur à la boutonnière et tout ce qui s'ensuivait. Il roulait sur l'or. Toujours à détacher les billets de cent d'une liasse grosse comme ça. Les doigts cloutés de diamants. Les ongles toujours magnifiquement soignés. Un type d'un âge indéfinissable, probablement sur la fin de la quarantaine. Un homme de loisirs, fortement travaillé par le sexe et perpétuellement à l'affût. Naturellement elle avait accepté ses cadeaux — mais pour les singeries, non ! Elle savait parfaitement qu'elle pouvait le faire marcher par le bout du nez.
Seulement, il fallait compter avec l'état d'urgence à la maison. Elle pouvait bien vider son sac tant qu'elle voulait sur la table, il n'y en avait jamais assez.
Alors, un jour où il lui demandait si cela lui dirait de l'accompagner à Chicago pour y ouvrir une nouvelle salle, elle avait répondu oui. Elle était certaine de pouvoir le manœuvrer à sa guise. Et d'ailleurs elle mourait d'envie de s'évader à New York et de fuir sa famille et le reste.
Il s'était conduit en parfait gentleman. Tout allait on ne peut mieux — il lui avait accordé une solide augmentation, lui avait acheté des robes, l'avait emmenée dans les meilleurs endroits ; exactement tout ce qu'elle avait prévu. Puis, un soir, après le dîner (il avait pris des billets pour le théâtre), il n'y était plus allé avec le dos de la cuiller. Il lui avait demandé de but en blanc si elle était encore vierge. Elle n'avait été que trop heureuse de pouvoir dire oui, pensant que sa virginité serait sa sauvegarde. Mais, à sa stupéfaction, il s'était lancé dans une longue confession, lui révélant qu'il n'avait qu'une manie, qu'une idée : déflorer les jeunes filles. Il lui avait même avoué que cela lui avait coûté assez cher et l'avait mis plus d'une fois sérieusement dans le pétrin. Apparemment, pourtant, il était incapable de dominer cette passion. Cela tenait de la perversité, il le reconnaissait, mais, du moment qu'il avait les moyens de s'offrir ce vice, il ne voyait pas l'intérêt de s'en guérir. Il donnait à entendre qu'il usait d'une technique exempte de brutalité. Il avait toujours traité ses victimes avec bonté et considération. Qui savait, après tout, si elles ne le considéraient pas, plus tard, comme un bienfaiteur ? Il arrive bien un jour où une jeune femme, quelle qu'elle soit, doit renoncer à sa virginité. Il allait même jusqu'à dire que, puisqu'il fallait en passer par là, mieux valait s'en remettre aux mains d'un professionnel, d'un connaisseur en un sens. Tant de jeunes maris étaient d'une telle maladresse, d'une telle inefficacité, qu'ils étaient souvent cause de la frigidité de leur femme. Combien de désastres conjugaux n'étaient-ils pas le fait de la nuit de noces ? disait-il avec insistance, d'une voix enjôleuse et non sans vérité.
Bref, à entendre la version qu'elle offrait de l'incident, l'homme était un avocat de grand talent, expert non seulement dans l'art de déflorer les filles, mais dans celui de séduire.
— Je me suis dit, continua Mona, que pour une fois, rien qu'une petite fois, je pouvais me permettre ça. Il m'avait promis de me donner mille dollars pour la peine, et je savais ce que signifiaient mille dollars pour ma belle-mère et mon père. Et je sentais que je pouvais me fier à ce type.
— Du coup tu n'es pas allée au théâtre, ce soir-là ?
— Si, si... je n'avais fait que lui promettre que j'en passerais par où il voulait. Il m'avait répondu que ce n'était pas pressé, que je n'avais pas besoin de m'en faire. Il m'assurait que ce ne serait pas trop douloureux. Qu'il avait confiance en moi — il y avait longtemps qu'il m'observait et il savait que j'étais une fille sensée. Pour me prouver sa sincérité, il s'offrait à me donner tout de suite l'argent. Je ne voulus rien savoir. Il avait été extrêmement chic pour moi et j'avais le sentiment de devoir exécuter le contrat avant d'accepter l'argent. Le fait est, Val, que je commençais à me toquer de lui. C'était astucieux, de sa part, de ne pas me presser de faire le saut. Sinon, peut-être l'aurais-je détesté ensuite. Tel quel, je lui garde assez de reconnaissance... et pourtant les choses tournèrent encore plus mal que je ne me l'étais figuré.
Je me demandais ce qu'elle entendait par là, quand, à mon étonnement, elle poursuivit tranquillement :
— C'est que, vois-tu, j'avais le pucelage particulièrement coriace. Il y a des cas qui nécessitent l'opération, tu sais. Moi, à l'époque, j'ignorais tout de ces histoires. Je pensais que ça ferait un peu mal, que ça saignerait un peu... l'affaire de quelques minutes... et puis... Toujours est-il que ça n'a pas marché comme ça. Il lui a fallu près d'une semaine avant d'arriver à forcer la porte. Je dois dire qu'il était ravi. Et si gentil ! Peut-être qu'au fond il mentait vraiment quand il racontait que c'était terriblement dur. Peut-être que ce n'était qu'un gag, histoire de faire durer le plaisir. Et puis aussi, il n'était pas bâti tellement en force. Il avait le truc court et trapu. J'avais bien l'impression qu'il le mettait tout entier ; seulement, j'avais les foies et je ne pouvais pas dire, réellement. Il restait dans moi un bon bout de temps, bougeant à peine, mais dur comme pierre, à frétiller comme un goujon. Parfois, il le sortait et s'amusait avec, au bord. C'était formidable. Il pouvait jouer comme ça, Dieu sait combien de temps, sans jouir. Il disait que j'étais faite à la perfection... qu'une fois le pucelage perforé, ce serait une merveille de coucher avec moi. Il n'employait jamais de mots sales... comme l'autre, la brute. C'était un sensuel. Il m'observait et me disait comment bouger, me montrait des tas de trucs... ça aurait pu durer encore longtemps comme ça, Dieu sait, si je ne m'étais terriblement excitée un soir. Je devenais folle à la fin, surtout quand il le retirait et se mettait à m'en caresser tout le tour des lèvres...
— Ça te faisait vraiment plaisir, alors ? demandai-je.
— Plaisir ? J'en raffolais, oui ! En tout cas, je l'ai scandalisé à mort, ce jour où je n'ai plus pu y tenir à la fin. Je l'ai empoigné et tiré à moi de toutes mes forces... je criais : « Vas-tu baiser, Bon Dieu ! » et je l'ai serré contre moi en lui mordant les lèvres. Alors il a perdu la tête et il s'est mis au boulot comme un furieux. Même quand il eut percé le truc, ça avait beau me faire mal, j'ai continué à pousser. J'ai bien dû jouir quatre ou cinq fois. Je voulais sentir son manche jusqu'au fond de moi. De toute façon je n'avais ni honte ni gêne. Ce que je voulais, c'était qu'on me baise, et je me fichais bien, maintenant, que ça fasse très mal ou non.
J'en étais à me demander si elle me dirait la vérité sur le temps qu'avait duré cette liaison — passé le stade technique. La réponse ne se fit pas attendre, tant s'en faut ! Elle fut d'une franchise stupéfiante sur ce chapitre. Il me sembla qu'elle mettait une chaleur insolite à ses réminiscences. Et cela me permit de mesurer toute la gratitude que nous gardent les femmes, quand nous faisons preuve de compréhension dans leur maniement.
— Je suis restée assez longtemps sa maîtresse, reprit-elle. Je m'attendais toujours à le voir se fatiguer de moi, tant il m'avait assurée qu'il ne pouvait se passionner que pour les vierges. Bien sûr, j'étais toujours vierge en un sens. J'étais terriblement jeune — les gens avaient beau me donner régulièrement dix-huit ou dix-neuf ans. Il m'a beaucoup appris. Il m'emmenait partout ; j'ai parcouru tout le pays avec lui. Il m'adorait et m'a toujours traitée avec le maximum de considération. Un beau jour, je me suis aperçue qu'il était jaloux. Cela m'a surprise : je savais qu'il avait des tas de femmes et je ne pensais pas qu'il m'aimait... « Mais si, je t'aime », me disait-il quand je le taquinais à ce propos. Alors la curiosité me prit. Je voulais savoir combien de temps il se figurait que ça allait durer, notre histoire. Je redoutais toujours le moment où il dénicherait une autre pucelle à déflorer. J'avais peur de me retrouver face à face avec une fille en sa présence.
« — Mais tu es la seule à qui je pense, me dit-il un jour. C'est toi que je veux... et je ne suis pas près de te lâcher.
« — Pourtant, tu m'as bien dit...
« Je n'allai pas plus loin et je vis qu'il riait. Je compris aussitôt quelle idiote j'avais été.
« — Alors c'est comme ça que tu m'as eue, hein ? lui dis-je.
« Ensuite je fus prise d'une envie furieuse de me venger. Ce qui était stupide puisqu'il ne m'avait jamais fait de mal. Mais je voulais l'humilier... Sais-tu que je me méprise vraiment pour ce que je fis alors ? continua-t-elle. Il ne méritait pas d'être traité ainsi. Pourtant j'ai tiré une satisfaction cruelle de le faire souffrir. Je flirtais avec le premier venu – outrageusement. J'ai même couché avec des inconnus ; je le lui disais ensuite, je jubilais quand je voyais comme il en souffrait... “Tu es jeune, me disait-il souvent. Tu ne comprends pas ce que tu fais.” Et c'était assez vrai, mais je ne voyais qu'une chose... que j'avais le dessus, et que, même si je m'étais vendue à lui, c'était lui l'esclave. Je me faisais un malin plaisir de le railler au sujet de son argent... Je lui disais : “Qu'est-ce que tu attends pour te payer une autre pucelle ? Mille dollars, c'est cher ; tu trouverais probablement à moins. Moi, j'aurais marché si tu avais dit cinq cents. Même, avec un peu plus d'habileté, tu m'aurais eue pour rien. Avec ta fortune, je m'en paierais une par nuit...” etc., etc., jusqu'à ce qu'il ne pût plus y tenir. Un soir, il m'offrit de m'épouser. Il me jura qu'il divorcerait dans l'instant... je n'avais qu'à dire oui. Il me déclara qu'il ne pouvait vivre sans moi... “Mais moi, je peux très bien vivre sans toi”, répondis-je. Il tiqua : “Tu es cruelle, me répliqua-t-il. Cruelle et injuste.” Je n'avais pas l'intention de l'épouser, quelle que fût sa sincérité. Je ne tenais pas à son argent. Je ne sais pourquoi je l'insultais ainsi. Plus tard, quand je l'eus plaqué, j'ai eu terriblement honte de moi. Je suis retournée le voir une fois pour implorer son pardon. Il vivait avec une autre fille — il me l'avoua tout de suite... “Je ne t'aurais jamais été infidèle, me dit-il. Je t'aimais. J'avais envie de faire des tas de choses pour toi, même en n'espérant pas te garder toujours. Mais tu es trop forte tête... trop fière...” Il me parla ce jour-là comme un père. J'en aurais pleuré... Ensuite j'ai eu un geste dont je ne me serais jamais crue capable. Je l'ai supplié de me prendre dans son lit. Il tremblait de passion. Mais c'était un si chic type qu'il n'eut même pas le cœur de profiter de la situation... “Tu n'as pas envie de coucher avec moi, me dit-il. Tu voudrais seulement me prouver ton repentir...” J'insistai, je répétai que si, j'avais envie de coucher avec lui, je l'aimais comme un amant. Il eut le plus grand mal à résister. Mais je pense qu'il devait avoir peur des conséquences que cela aurait pour lui. Il ne voulait pas recommencer à languir après moi — c'est ça. Quant à moi, je ne pensais qu'au moyen d'acquitter ma dette de reconnaissance. Et je ne voyais pas d'autre façon. Je savais qu'il m'aimait — corps et tout. Je voulais le rendre heureux, même s'il devait en être sens dessus dessous... Une histoire de fous, quoi ! Toujours est-il qu'il se mit au lit avec moi, mais qu'il n'arrivait pas à bander. C'était la première fois que pareille chose nous arrivait. J'essayai tous les trucs. C'était une joie pour moi de m'humilier. Tout en le suçant, je souriais à part moi, je me disais que c'était étrange de penser que j'en étais réduite à piquer une telle suée pour un type que je méprisais... Mais rien, rien. Je lui dis que je reviendrais un autre jour, histoire d'essayer encore. Il me regarda, comme épouvanté à cette idée... “Tu ne te rappelles pas comme tu étais patient avec moi, au début ? lui dis-je. Pourquoi ne serait-ce pas mon tour ? — Tu es complètement folle ! me répondit-il. Tu ne m'aimes pas. Tu te donnes seulement comme une putain. — C'est exactement ce que je suis devenue... une putain”, lui dis-je. Il me prit à la lettre ; il avait l'air terrifié, vraiment terrifié... »
J'attendais la suite.
— Et tu y es retournée ? demandai-je.
Non, elle n'y était pas retournée. Plus jamais elle ne s'était approchée de ce type... « Il a dû vivre dans de drôles de transes », songeai-je à part moi.
Le lendemain matin, je rappelai à Mona la visite que nous nous étions proposé de faire au médecin. Je lui déclarai que je lui passerais un coup de fil dans le courant de la journée, pour lui demander de me retrouver directement à son cabinet. Il me faudrait d'abord consulter Kronski. Elle se montra parfaitement raisonnable. Tout ce que je voulais...
Bien. Nous voilà donc chez le médecin élu par Kronski. Prises de sang. Et même dîner en compagnie du bonhomme.
C'était un type jeune, et point tellement sûr de soi, je crois bien. Il ne savait trop quelles conclusions tirer de ma pine. Désirait savoir si j'avais jamais eu une chaude-lance — ou la vérole. Je lui dis que j'avais eu deux chtouilles. Pas de rechute ? Non, que je sache. Et ainsi de suite. A son avis, mieux valait attendre quelques jours avant de rien faire. Entre-temps, il aurait procédé aux analyses de sang. Il nous trouvait bonne mine à tous les deux — mais il fallait se méfier des apparences. Bref, il parla en long et en rond, comme font souvent les jeunes médecins — et les vieux aussi — sans que cela nous avançât beaucoup.
Entre la première et la seconde visite à son cabinet, je dus aller voir Maude. Je lui racontai toute l'histoire. Naturellement, elle se déclara certaine que c'était Mona la responsable. Et ce n'était pas fait pour la surprendre. Rien de plus ridicule, vraiment, que l'intérêt qu'elle portait à ma pauvre biroute. Comme si c'eût été encore son bien. Cristi, quand j'y pense — je dus la sortir pour la lui montrer ! Elle commença par la manipuler délicatement ; mais, bientôt, son intérêt professionnel s'éveilla et le truc devenant de plus en plus lourd dans sa main, elle ne tarda pas à oublier toutes précautions. Et moi, je devais faire très attention à ne pas trop m'exciter, sous peine de jeter toute prudence aux orties. Toujours est-il qu'avant de me permettre de le ranger dans ma braguette, elle insista pour que je l'autorise à le baigner dans une solution. Elle était sûre que ça ne pouvait pas faire de mal. Je la suivis donc dans la salle de bains, le vit raide comme un manche, et la regardai le caresser et le pomponner.
Notre seconde visite au médecin nous apprit que tous les signes étaient négatifs. Cependant, nous expliqua-t-il, même cela ne constituait pas une preuve décisive :
— Vous savez, me dit-il (il avait de toute évidence retourné la question avant notre arrivée), j'ai réfléchi : je crois que vous vous trouveriez infiniment mieux d'être circoncis. Si on vous enlève le prépuce, cette saleté partira avec. Vous avez le prépuce extraordinairement long — ça ne vous a pas tracassé jusqu'ici ?
J'avouai n'y avoir jamais pensé jusqu'alors. On vient au monde avec un prépuce et on l'emporte dans la tombe. Qui s'occupe de son appendice, tant que force n'est pas de l'ôter ?
— Oui, reprit-il, vous n'imaginez pas comme vous vous sentiriez mieux sans ce prépuce. Naturellement, il vous faudrait entrer à l'hôpital... l'affaire d'une semaine environ.
— Et ça coûterait dans les ? questionnai-je, sentant venir le vent.
Il ne pouvait pas le dire exactement... une centaine de dollars peut-être.
Je lui répondis que j'y réfléchirais. Cela ne m'enchantait pas outre mesure, de me séparer de ma précieuse calotte, même si cela représentait des avantages du point de vue de l'hygiène. Une drôle d'idée me passa par la tête : le bout de ma verge n'en perdrait-il pas toute sensibilité ? Et cette idée ne me déplaisait pas du tout.
Cependant, avant de nous lâcher, notre jeune médecin réussit à me persuader de prendre rendez-vous avec son chirurgien pour la semaine suivante.
— Si les choses s'arrangent entre-temps, vous n'aurez pas besoin de recourir à l'opération... au cas où l'idée ne vous séduirait pas... Mais, ajouta-t-il, à votre place, séduit ou pas, je me débarrasserais de cela. Question de propreté.
En attendant, les confessions nocturnes filaient grand train. Depuis plusieurs semaines déjà, Mona ne travaillait plus au dancing et nous passions ensemble nos soirées. Elle n'était pas très fixée sur le genre de ses prochaines occupations — c'était toujours la question d'argent qui la tourmentait — mais pour elle une chose était certaine : jamais elle ne retournerait au dancing. Elle semblait aussi soulagée que moi à la pensée du résultat favorable de l'analyse de son sang.
— Tout de même, tu ne pensais pas sérieusement que tu avais quelque chose, dis ?
— Sait-on jamais ? me répondit-elle. C'était une boîte atroce... tu n'imagines pas la saleté des filles !
— Des filles ?
— Oh, et des types aussi !... N'en parlons plus.
Après un bref silence, elle reprit en riant :
— Ça te plairait que je fasse du théâtre ?
— Ce serait épatant, dis-je. Tu t'en crois capable ?
— J'en suis sûre. Attends seulement, Val : je te montrerai...
Ce soir-là, nous étions rentrés tard et nous nous étions faufilés en douce entre les draps. Sans lâcher ma verge, elle se mit à égrener un autre chapelet d'aveux. Elle voulait me dire depuis longtemps... je ne devais pas me mettre en colère... pas l'interrompre. Je devais promettre...
Immobile, allongé, j'écoutais de toutes mes forces. L'argent, une fois de plus. L'argent toujours, collant à vous comme une escarre.
— Tu n'aurais pas voulu que je continue plus longtemps au dancing, dis ?
Bien sûr que non. Et alors ? me demandais-je...
Bon. Alors, naturellement, il fallait bien trouver un moyen quelconque de dégoter l'argent nécessaire. Vas-y ! pensais-je à part moi. Accouche, nom d'un chien ! Je m'administrai mentalement un anesthésique et l'écoutai, fermant le clapet de mon côté. Chose étrange : l'opération fut parfaitement sans douleur... Elle me parla des vieux types, des vieux types très gentils, dont elle avait fait la connaissance au dancing. Leur seul désir était de s'assurer la compagnie d'une belle jeune fille — avec laquelle se montrer au restaurant et au théâtre. Le dancing, non, ça ne les intéressait pas vraiment — non plus que les coucheries. Ce qu'ils voulaient, c'était qu'on les vît en compagnie de jeunes femmes — ça leur donnait une impression de jeunesse, de gaieté, ça ravigotait l'espoir en eux. Rien que des vieux fumiers qui avaient réussi dans la vie — dentiers, varices et tout. Et qui ne savaient que faire de leurs sous. L'un d'eux, le fameux type en question, était propriétaire d'une grosse blanchisserie. Il avait plus de quatre-vingts ans ; il était fragile comme du verre ; les veines toutes bleues ; les yeux vitreux. Presque un enfant. Sûrement, je ne pouvais pas être jaloux de lui ! Tout ce qu'il lui demandait, c'était de pouvoir faire valser son argent pour elle. Elle se gardait de me donner une idée du fric qu'il avait déjà craché, mais elle laissait entendre que la somme était coquette. Et il était question d'un autre, à présent — celui-ci vivait au Ritz Carlton. Fabricant de chaussures. Elle mangeait de temps à autre dans sa chambre ; ça lui faisait plaisir, à ce vieux. Il était multi-millionnaire... et tant soit peu gaga, à l'en croire. Tout au plus avait-il la force de lui baiser la main... Oui, ça faisait des semaines qu'elle voulait m'en parler, seulement elle avait eu peur que je ne le prisse mal...
— Mais ce n'est pas le cas, dis ? insista-t-elle, se penchant sur moi.
Je ne répondis pas aussitôt. Je réfléchissais, m'interrogeais, méditais comme sur un mot croisé.
— Pourquoi ne dis-tu rien ? reprit-elle, me donnant un coup de coude. Tu m'as certifié que tu ne te mettrais pas en colère. Promis juré.
— Je ne suis pas en colère, répondis-je.
— Mais si, tu l'es ! Tu es vexé... Oh, Val, que tu es bête ! Crois-tu que je te raconterais ce genre d'histoires si je pensais que ça puisse te vexer ?
— Je ne crois rien du tout, répliquai-je. C'est très bien ainsi, si tu veux mon opinion. Fait ce qui te paraît le mieux. Simplement, je regrette qu'il ne puisse en être autrement.
— Mais il n'en sera pas toujours ainsi ! C'est bon pour le moment, un petit moment... C'est pour ça que je veux faire du théâtre. Si tu crois que je ne déteste pas autant que toi ce genre de situation !
— O.K., dis-je ! N'en parlons plus.
Le matin où je devais me présenter à l'hôpital, je me réveillai de bonne heure. Tout en prenant ma douche, je jetai un coup d'œil sur ma verge, et crédié ! plus le moindre signe d'inflammation ! J'en croyais à peine mes yeux. Je réveillai Mona et le lui fis constater. Elle embrassa mon truc. Je me recouchai et tirai un coup en vitesse — histoire d'essayer l'arme à feu. Ensuite je décrochai le téléphone et j'appelai le docteur.
— Tout est pour le mieux, lui dis-je. Pas question de me faire circoncire.
Et je me hâtai de raccrocher, afin de prévenir toute nouvelle offensive de persuasion de sa part.
En sortant de la cabine, l'idée me vint tout à coup de téléphoner à Maude.
— Je ne peux pas y croire, me dit-elle.
— N'empêche que c'est un fait, ripostai-je. Et si tu n'y crois pas, je t'en administrerai la preuve quand je passerai te voir, la semaine prochaine.
Elle avait l'air de vouloir se cramponner au téléphone. S'entêtait à parler d'un tas de choses sans intérêt.
— Il faut que je file, dis-je, commençant à en avoir plein le dos.
— Une petite seconde, me supplia-t-elle. J'allais te demander si tu ne pouvais pas avancer un peu ta visite... passer dimanche, disons, et nous emmener faire un tour à la campagne. Nous pourrions pique-niquer tous les trois. Je me chargerais de tout...
Le ton de sa voix était très tendre.
— Bon, dis-je. Je viendrai... mais tôt... sur le coup de huit heures.
— Tu es sûr que tout va bien ? reprit-elle.
— Absolument certain. Tu te rendras compte par toi-même — dimanche.
Elle eut un petit rire bref et sale. Je raccrochai, qu'elle jactait toujours.