XXIII

 
 

L'incroyable, dans le cas d'hallucinations de ce genre, c'est qu'elles empruntaient leur substance à la réalité. Lorsque Osmanli était tombé face contre terre sur le trottoir, il préfigurait purement et simplement une scène de ma vie. Sautons quelques années, mettons carrément les pieds dans la chaudière de l'horreur.

Les damnés trouvent toujours une table où s'asseoir et où poser le coude pour soutenir leur front de plomb. Les damnés sont toujours aveugles et contemplent le monde de leurs orbites creuses. Les damnés sont toujours de pierre et, au cœur de cette pierre, se tient la quintessence du vide. Les damnés ont tous et toujours la même excuse : la perte de la bien-aimée.

C'est la nuit. Je suis assis au sous-sol. C'est là que nous logeons. Je passe mes nuits à l'attendre, tel un prisonnier enchaîné au sol de sa cellule. Il y a avec elle une autre femme, qu'elle nomme son amie. Toutes deux me laissent sans nourriture, sans chauffage, sans lumière, sans eau. Amuse-toi bien jusqu'à notre retour, me disent-elles.

A force de semaines et de mois d'humiliation et de honte, j'ai fini par aimer ma solitude comme un vieux copain. Je n'attends plus d'aide du monde extérieur. Je ne réponds plus quand on sonne. Je vis seul, dans le tourbillon de mes peurs. Pris au piège de mes propres phantasmes, j'attends la montée du déluge qui me noiera.

Quand elles rentrent pour me torturer, je me conduis en animal que je suis devenu. Je me jette sur les aliments comme un fauve affamé. Je mange à pleines mains. Et tout en dévorant, je les interroge brutalement, sans merci, comme un tzar dément et jaloux. Je feins la colère ; je les couvre d'insultes ordurières, je les menace du poing, je montre les dents, crache et joue les furieux.

Et ce, nuit après nuit, à seule fin de réveiller en moi l'émotion presque morte. J'ai perdu jusqu'à la faculté de sentir. Pour cacher cette carence, je simule toutes les passions. Il est des nuits où je les amuse sans fin en imitant les rugissements du lion blessé. Il arrive aussi que je fasse patte de velours, pour mieux cogner et les jeter à terre. Même, je leur ai pissé dessus, tandis qu'elles se tordaient et se roulaient sur le sol, de rire et d'hystérie.

Elles disent que j'ai un vrai talent de clown. Elles disent qu'elles inviteront des gens un soir, pour m'exhiber. Je grince des dents et fais bouger la peau de mon crâne, d'arrière en avant, pour signifier mon acquiescement. Je m'instruis, j'apprends les trucs du zoo.

Mais le grand coup, ce sont mes scènes de jalousie. De jalousie pour rien, notamment. Ne jamais chercher à savoir si elle a couché avec un tel ou tel autre, mais lui demander seulement s'il lui a baisé la main. Un simple geste de ce genre suffit pour me rendre fou furieux. Alors, je suis capable d'empoigner un couteau et de menacer de lui ouvrir la gorge. De temps à autre, je pousse la plaisanterie jusqu'à tracer une tendre estafilade sur les fesses de sa très chère amie. Ensuite, j'accours avec la teinture d'iode et l'albuplast, non sans avoir au préalable baisé le cul de ladite très chère.

Mettons qu'elles rentrent un beau soir et trouvent le feu éteint. Mettons que, ce soir-là, je sois d'excellente humeur, ayant, avec une volonté de fer, surmonté les affres de la faim, résisté seul dans le noir aux assauts meurtriers de la démence ; m'étant presque convaincu que, seul, l'égoïsme provoque la souffrance et les misères de l'âme. Mettons encore que, à leur entrée dans ma cellule, elles aient l'air insensibles à la victoire que j'ai remportée. Qu'elles ne soient sensibles qu'à une seule chose : la fraîcheur traîtresse de la pièce. Elles ne me demandent pas si j'ai froid ; elles se bornent à dire : Il fait froid dans cette pièce.

Froid, mes petites reines ? Soit, je vais vous faire un feu d'enfer. J'empoigne la chaise, et vlan ! contre le mur de pierre. Je saute dessus, la piétine et la romps en menus morceaux. J'allume un feu minuscule de papier et de copeaux dans le foyer. Puis, morceau par morceau, je fais rôtir la chaise.

Charmant, disent-elles. Pas mal, pas mal. Et maintenant, on se restaure un peu, hein ? Une bouteille de bière bien fraîche, non ? Alors, on s'est bien amusé, on a passé une bonne soirée, oui ? Faisait froid dehors, quoi ? Ramassé un peu d'argent ? Chic, déposez-le sans faute à la Caisse d'Epargne demain ! Quant à toi, Hegoroburu, file acheter une bouteille de rhum ! Demain, je serai parti... en voyage !

Le feu tombe. J'empoigne une chaise vide et lui casse la gueule sur le mur. Les flammes jaillissent. Hegoroburu rentre, tend la bouteille en ricanant. Minute ! Le bouchon saute. Une bonne lampée. Ça brûle, ça flambe dans le gésier. Je hurle : Debout ! Passez-moi l'autre chaise ! Protestations, hurlements, cris d'effroi. Vraiment j'exagère. Il fait froid dehors, non ? Je ne vous le fais pas dire. Ergo il faut se chauffer. Otez-vous de là ! Je balaie la vaisselle et en jonche le plancher, d'un seul coup, puis m'attaque à la table. Elles essaient de m'arrêter. Je sors, vais chercher la hache à côté de la poubelle. Au boulot. Je bûcheronne. Je brise la table en mille morceaux, puis la commode, renversant le contenu sur le plancher. Tout y passera, leur dis-je, même l'argenterie. On va se chauffer comme jamais !

La nuit se passe sur le plancher. Nous nous tournons et retournons tous les trois comme des sarments en flammes. On me tente, on me défie.

— Penses-tu, il ne partira pas... il fait semblant.

Une voix chuchote à mon oreille :

— Tu ne pars pas pour de bon, dis ?

— Si, je pars ; juré.

— Mais je n'ai pas envie que tu partes.

— Que tu en aies envie ou non, maintenant je m'en fiche.

— Mais je t'aime.

— Je n'en crois rien.

— Il faut que tu me croies.

— Je ne crois en rien ni personne.

— Tu es souffrant. Tu ne sais plus ce que tu fais. Je ne permettrai pas que tu t'en ailles.

— Comment t'y prendras-tu ?

— Val, je t'en prie... je t'en prie, ne parle pas ainsi... tu m'inquiètes.

Silence.

Voix timide à mon oreille :

— Comment feras-tu pour vivre sans moi ?

— Sais pas, m'en fous. Comme je faisais auparavant, sans doute.

— Mais tu ne peux pas te passer de moi. Tu es incapable de te débrouiller tout seul.

— Je n'ai besoin de personne.

— J'ai peur, Val, j'ai peur qu'il ne t'arrive du mal.

Au petit jour, je me sauve comme un voleur, les laissant somnoler. Je vole quelques sous dans la sébile d'un vendeur de journaux aveugle, de quoi débarquer sur la côte du Jersey et rejoindre la grand-route. Je me sens prodigieusement léger et libre. Dans Philadelphie, je me balade en touriste. La faim me prend. Je mendie, tape un passant de dix cents. Puis un autre et encore un autre — rien que pour le plaisir. J'entre dans un bistro, m'offre un déjeuner gratis avec une chope de bière, et reprends la grand-route.

Auto-stop en direction de Pittsburgh. Le conducteur est muet. Moi itou. J'ai l'impression de rouler, conduit par mon chauffeur. Au bout d'un moment, je m'interroge : Où en suis-je ? Chercher du travail ? Non. Changer de vie ? Non. Vacances ? Non. Rien. Tout cela ne me dit rien.

« De quoi diable as-tu envie, alors ? » me dis-je. Tout cela ne me dit rien.

Ma foi, dans ce cas, tu as ce que tu veux : rien.

Ce dialogue meurt de lui-même. Mon attention se concentre sur le briquet électrique du tableau de bord. Le mot de taquet me court dans la tête. Je m'en amuse un bon moment, puis le rejette péremptoirement, comme on écarterait un enfant qui vous tanne avec son envie de jouer à la balle tout le jour durant.

Chemins et grands-routes, embranchements en tous sens. A quoi ressemblerait la terre sans routes ? A un océan sans pistes. Une jungle. La première route tracée dans ces solitudes, quel exploit formidable ça a dû paraître. Direction, orientation, communication. Puis deux, trois routes... Et puis des millions. Toile d'araignée. Au centre, l'homme, le créateur, pris comme une mouche.

Nous roulons à cent à l'heure, ou peut-être est-ce mon imagination. Pas une parole de l'un à l'autre. Il est fichu de prendre peur, si je lui dis que j'ai faim ou que je ne sais où passer la nuit. Il est fichu de se demander où il pourrait bien me laisser choir, si jamais j'éveille sa méfiance. De temps à autre, il allume une cigarette au briquet électrique. Ce dispositif me fascine. Ça fait penser, en petit, à la chaise électrique. On se sent griller comme un toast.

— Je prends par là, me dit-il brusquement. Où allez-vous ?

— Vous pouvez me déposer ici... merci.

Je le quitte. Il bruine dru. Le soir commence à tomber. Carrefour. Routes menant partout. Il faut que je me décide. Me fixer un objectif.

Je demeure immobile, plongé dans une telle transe que je laisse passer des centaines de voitures sans même lever les yeux. Je m'aperçois que je n'ai pas de mouchoir de rechange. J'étais sur le point d'essuyer mes verres, mais à quoi bon ? Je n'ai pas besoin de voir si clair, ni de sentir ou de penser si clairement. Je ne vais nulle part. Quand j'en aurai assez, il y aura toujours la ressource de me laisser choir sur le sol et de dormir.

Les bêtes dorment bien sous la pluie. Pourquoi pas l'homme ? Si je pouvais me changer en bête, j'irais certainement quelque part.

Un camion s'arrête à ma hauteur. Le conducteur est à la recherche d'une allumette.

— Voulez-vous monter ? demande-t-il.

Je saute à côté de lui sans m'enquérir de sa destination. La pluie tourne à l'averse. Il fait noir tout soudain, grand noir. Je n'ai pas la moindre idée de notre direction et je m'en moque. Je suis content de ne plus être sous la pluie et de sentir contre moi la chaleur d'un corps.

Le type est d'ailleurs meilleur vivant que l'autre. Il fait de grands discours sur les allumettes, sur l'importance qu'elles prennent quand on en manque, sur la facilité avec laquelle on les perd, etc. Tout lui est prétexte à conversation. Curieux, qu'on puisse ainsi parler de rien avec une telle flamme, pendant qu'il y a tant de problèmes formidables à résoudre. A part le fait que nous traitons de babioles matérielles, c'est le genre de conversation qui pourrait fort bien se tenir dans un salon en France. Les routes ont instauré un lien si parfait entre les choses que le vide absolu ne pose aucun problème de transports.

Nous arrivons en vue des faubourgs d'une grande ville. Je demande où nous sommes.

— A Phila, pardi, me dit-il. Où avez-vous la tête ?

Il pousse un grognement, puis ajoute :

— Vous avez l'air de vous en foutre un peu, hein ? Vous avez tout du cheval aveugle qui tourne dans le noir.

— Exact. Précisément ce que je suis en train de faire... tourner en rond dans le noir.

Je me rencogne et l'écoute me parler de types qui s'en vont par les routes, à pied, cherchant un endroit où passer la nuit. Il parle de cette race d'hommes comme un horticulteur parlerait d'une espèce de plantes bien caractérisée. C'est un « lieur d'espaces », pour parler comme Korbsyzki, un de ces types qui sillonnent grands-routes et chemins avec leur solitude pour seule compagnie. Tout ce qui s'étend de part et d'autre des artères vouées au trafic n'est que veldt, et les créatures qui peuplent ce vide ne sont que vagabonds implorant qu'on les prenne à bord.

Plus il bavardait, plus je pensais tristement à tout ce que signifie le toit, l'abri. Au fond, mon sous-sol n'était pas si mal. Dehors, les gens ne se trouvaient guère mieux de leur vaste monde. La seule différence entre eux et moi était qu'ils pouvaient sortir et se procurer ce dont ils avaient besoin ; ils le faisaient à la sueur de leur front, se jouant mutuellement des tours de vache, se déchirant à belles dents, toutes griffes dehors. J'étais débarrassé de ce genre de problèmes. Mon unique problème, à moi, était de vivre accompagné de ma seule compagnie, jour après jour.

Je pensais au ridicule, au pathétique de mon retour : rentrer comme un voleur dans le sous-sol, trouver un petit coin pour moi tout seul, où me pelotonner et tirer sur moi le plafond jusqu'aux oreilles, comme une couverture. Ramper comme un chien, la queue entre les jambes. Ne plus les importuner avec mes scènes de jalousie. Les remercier éperdument des moindres miettes qu'elles me jetteraient. S'il lui prenait la fantaisie de ramener des amants dans le sous-sol et de faire l'amour en ma présence, d'accord, je ne dirais rien. On ne mord pas la main qui vous donne à manger. J'avais vu le monde, cela me suffirait, je ne me plaindrais plus. Tout, plutôt que de traîner sous la pluie sans savoir où l'on veut aller. J'avais toujours la ressource de l'esprit. Je saurais me contenter de rester tapi dans le noir, à penser, penser tant ou si peu qu'il me plairait. Dehors, les gens vaqueraient à leurs occupations, remueraient des choses, achetant, vendant, mettant de l'argent à la banque pour l'en retirer aussitôt. Quelle horreur ! Jamais je ne ferais chose pareille. Mieux valait simuler, faire la bête, le chien, par exemple, attraper l'os qu'on me jetterait de temps à autre. Si je savais être sage, on me caresserait, me cajolerait. Je finirais peut-être par trouver un bon maître qui me sortirait au bout d'une laisse et me laisserait faire pipi partout. Et puis, de temps à autre, je rencontrerais un autre canin du sexe opposé et tirerais un coup en vitesse. Oui, désormais, je saurais parfaitement rester tranquille et sage. J'avais reçu ma petite leçon. Je me blottirais dans un coin près de la cheminée, aimable et sage à plaisir. Il faudrait qu'elles fussent rudement vaches pour me chasser à coups de pied. D'ailleurs, si je leur prouvais que je n'avais besoin de rien, que je n'attendais pas de faveurs, si je refusais de me mêler de leurs histoires en jouant les absents, que pourrait-il bien leur coûter de m'accorder une petite place dans un coin ?

Le tout était de se faufiler en leur absence, pour qu'elles ne pussent pas me fermer la porte au nez.

Parvenu à ce point de ma rêverie, je fus saisi d'une terrible inquiétude. Et si elles avaient foutu le camp ? Si la maison était vide ?

Aux environs d'Elizabeth, arrêt. Panne de moteur. La sagesse voulait que je descendisse et fisse signe à un autre chauffeur, plutôt que de passer la nuit à attendre. Je marchai donc jusqu'au poste d'essence le plus proche et me mis en devoir d'attendre une voiture qui filât sur New York. J'attendis plus d'une heure, au bout de quoi, perdant patience, je repris la route pedibus. Le chemin était sombre et triste. La pluie s'était calmée ; le soir tombait et s'annonçait beau. De temps à autre, songeant à la joie que j'aurais à regagner mon chenil en rampant, je prenais le petit trot. Elizabeth était encore à une vingtaine de kilomètres, New York à une quarantaine.

A un moment donné, je fus pris d'une telle ivresse que je me mis à chanter. Je chantai de plus en plus fort, comme pour leur annoncer ma venue. Naturellement, arrivé à la maison, je ne ferais pas mon entrée en chantant — elles en crèveraient de frousse.

De chanter me donna faim. Je m'offris une barre de nougat, dans une auberge, au bord de la route. Exquis. « Tu vois, ça ne va pas si mal que ça, me dis-je. Tu n'en es pas encore au régime détritus et nonosses. Qui sait, peut-être feras-tu encore quelques bons repas avant de crever ? A quoi penses-tu — à un délicieux ragoût de mouton ? Evite de penser à de trop bonnes choses... ne pense qu'à — détritus et nonosses — vie de chien, à partir de maintenant. »

J'étais assis sur un gros quartier de roc, à dix ou douze kilomètres d'Elizabeth, quand je vis venir un énorme camion. C'était le type que j'avais laissé plus loin. Je sautai à côté de lui. Il se mit à me parler des moteurs, des maux qui les accablent, de ce qui les actionne, etc.

— Nous sommes presque arrivés, me dit-il tout à coup sans transition.

— Où ça ?

— Comment, où ça ? A New York, bien sûr.

— Ah ! New York... d'acc... J'oubliais.

— Au fait, qu'est-ce que vous allez foutre à New York, si c'est pas indiscret ?

— Retrouver mes parents.

— 'té longtemps parti ?

— Peu près dix ans, dis-je sur le ton de la réflexion, en tirant sur les mots.

— Dix ans ! Diable, fait une paye ! Foutiez quoi — traîniez vos grolles ?

— C'est ça, traînais mes grolles.

— J'imagine qu'ils seront contents de vous revoir... les vieux ?

— Probable.

— Pas l'air d'en être si sûr ? dit-il, me jetant un regard interrogateur.

— Non. Que voulez-vous... vous savez ce que c'est.

— Plutôt. Sont des tas comme vous. J'en rencontre tous les jours. Finissent tous par rentrer au poulailler un jour ou l'autre.

Poulailler, disait-il. Et moi, chenil — sous cape, bien sûr. Chenil — j'aimais mieux ça. Le poulailler, c'est bon pour les coqs, les pigeons, le gibier à plume qui pond des œufs. Moi, je n'étais point pour la ponte. Détritus et nonosses. Je me répétais ces mots à satiété, pour me donner la force morale de rentrer en rampant comme un chien battu.

Je le tapai de quelques cents en le quittant et plongeai dans le métro. Je me sentais éreinté, affamé, défait par les intempéries. Les voyageurs autour de moi m'avaient l'air malade. Comme s'ils sortaient de taule ou de l'hospice. Je rentrais d'un tour dans le vaste monde, loin, très loin. Dix ans j'avais traîné mes grolles et maintenant je rentrais. Sois le bienvenu, fils prodigue ! Le bienvenu ! Bon Dieu, que d'histoires je connaissais, que de villes j'avais vues ! Dix ans de ma vie, du petit jour à minuit. Retrouverais-je mon petit monde ?

Je pénétrai sur la pointe des pieds dans la cour de devant, cherchai à surprendre un rayon de lumière. Pas signe de vie. Il est vrai qu'on ne rentrait jamais tôt. Bon, je passerais par la grande entrée et redescendrais. Peut-être se tenaient-elles dans les pièces de derrière. Elles se réfugiaient parfois dans la petite chambre d'Hegoroburu, celle qui donnait sur le vestibule et où j'entendais goutter la chasse d'eau qui fuyait, nuit et jour.

Sans bruit, j'ouvris la porte, atteignis le haut de l'escalier intérieur et, doucement, très doucement, descendis marche après marche. Il y avait une porte au bas de l'escalier. Je me trouvais dans le noir absolu.

En approchant de la porte, j'entendis un bruit de voix étouffées. Rentrées ! Elles étaient rentrées. J'exultais, follement heureux. J'avais envie de me précipiter, de frétilller de ma petite queue, de me rouler à leurs pieds. Mais c'eût été trahir le programme que je m'étais fixé.

Je demeurai quelques minutes l'oreille collée à la porte, puis posai la main sur le bouton et, très lentement et silencieusement, tournai. Les voix me parvenaient bien plus nettement, maintenant que la porte était entrouverte de quelques centimètres. C'était la grosse qui parlait, Hegoroburu. Il y avait dans cette voix un accent de démence, d'hystérie. On eût dit une femme saoule. L'autre voix était plus basse, plus douce et caressante que je ne l'avais jamais connue. Elle avait l'air de plaider et de s'excuser devant la grosse. Il y avait aussi d'étranges silences, du genre de ceux qui sont occupés par les baisers. De temps à autre, la grosse, sans aucun doute, grognait comme si elle s'était acharnée à faire reluire l'autre jusqu'à lui emporter la peau. Soudain, elle hurla de volupté, mais de volupté vengeresse. Puis elle sécria sauvagement :

— Tu l'aimes, tu l'aimes toujours, hein ? Tu me mentais !

— Non, non ! Je te jure que non. Il faut que tu me croies. Je t'en prie. Je ne l'ai jamais aimé.

— Tu mens encore !

— Je te jure... te jure que je ne l'ai jamais aimé. Je l'ai toujours considéré comme un gosse, sans plus.

Suivit une tempête frénétique de rires. Et puis un choc mou, comme un bruit de lutte. Ensuite, silence de mort, comme si leurs bouches s'étaient mêlées et prises l'une à l'autre à leur glu. Enfin, j'eus l'impression qu'elles se déshabillaient mutuellement, et se léchotaient par tout le corps, comme de jeunes veaux dans les prés. Le lit craqua. La grosse avait dû se jeter de tout son poids par-dessus l'autre. Profanation du nid, pas de doute. On s'était débarrassé de moi comme d'un lépreux et maintenant on essayait de jouer à homme et femme. Quelle veine de n'être pas spectateur, assistant à la scène de mon coin, la tête entre les pattes. J'aurais aboyé furieusement, mordu peut-être. Et elles m'auraient chassé à coups de pied comme un sale roquet.

Ce que j'avais entendu me suffisait. Je refermai la porte doucement et m'assis sur les marches dans le noir. Je n'étais plus fatigué, n'avais plus faim ; je me sentais extraordinairement lucide. J'aurais atteint San Francisco en trois heures de marche à pied.

 

Maintenant, il s'agit d'aller quelque part. J'ai le choix : ou me décider — ou devenir fou. Je suis sûr d'être autre chose qu'un gosse. Moins sûr d'avoir envie d'être un homme — je me sens trop meurtri et brisé — mais sûr, sûr, de ne pas être un gosse !

C'est alors que prit place un curieux intermède physiologique. Je me mis à menstruer. Par tous les pores et les orifices de mon corps. Ce n'est pas long, de menstruer pour un homme. L'affaire de quelques minutes. Et cela se passe très proprement, qui plus est, sans faire ni saletés ni traces.

Je regrimpai l'escalier à quatre pattes et sortis de la maison comme j'étais entré : sans bruit. Il ne pleuvait plus, toutes étoiles dehors ; une splendeur. Léger vent. L'église luthérienne, sur le trottoir d'en face, qui, en plein jour, était couleur de merde d'enfant, avait pris à cette heure une teinte d'ocre doux qui se mêlait sereinement au noir de l'asphalte. Je continuais à être indécis quant à l'avenir. A l'angle de la rue, je m'arrêtai un moment, regardant à droite, à gauche, comme pour la première fois. Quand on a souffert dans une certaine rue, on a tendance à croire qu'elle garde gravé le souvenir de nos peines. Mais un peu d'attention suffit pour qu'on s'aperçoive que les rues restent remarquablement indifférentes aux souffrances des individus. S'il vous est arrivé de sortir un soir, pleurant la mort d'un grand ami, vous avez dû remarquer que la rue se tient vraiment très à l'écart de votre deuil. Si le monde extérieur s'avisait de ressembler à l'intérieur des êtres, la vie ne serait plus tenable. Les rues sont des lieux où l'on respire et reprend haleine.

Je me mets à marcher, essayant de me décider pour couper à l'idée fixe. Je passe devant des rangées de poubelles, détritus et nonosses. On y trouve de tout : vieilles chaussures, pantoufles crevées, paires de bretelles, tas d'articles usagés, déposés par les gens au pied de leur demeure. Pas de doute, si je me faisais une habitude de rôder la nuit, je trouverais drôlement mon compte et de quoi vivre, parmi tous ces rebuts jetés à la rue.

La vie de chenil est hors de question. Voilà déjà un point d'acquis. A tout le moins, à l'avenir, fini l'impression d'être un chien... Je tiens plutôt du matou. Le chat est une créature indépendante, anarchiste, et qui roule en roue libre. La nuit, les chats sont seigneurs de la basse-cour.

Re-faim. Je traîne du côté de Borough Hall, attiré par les lumières. Flamboiement des cafétérias. J'interroge les glaces qui béent ; peut-être verrai-je un visage ami. De vitrine en vitrine : chaussures, boustifaille, tabacs pour la pipe, etc. Halte d'un instant à l'entrée du métro ; espoir sans espoir de ramasser quelques sous qu'un insouciant laisserait rouler. Tournée des stands de journaux, histoire de voir s'il n'y avait pas un aveugle à qui je pourrais voler un peu de menue monnaie.

Au bout d'un moment, me mets en branle le long de la berge, en direction de Columbia Heights. Passe devant une maison retirée, en pierre brune ; me souviens d'être venu y livrer des costumes de la part de mon père, à un client. Me rappelle la grande pièce de derrière où j'ai attendu, vastes baies donnant sur la rivière. Faisait grand soleil ce jour-là. Tard dans l'après-midi. La pièce ressemblait à un Vermeer, bruns et ors, toute vêtue de lumière saine. J'avais dû aider le vieillard à passer les habits. C'était une vraie ruine ; debout au milieu de la pièce, en caleçon, il avait l'air obscène.

Il faut dire qu'en bas du remblai de la berge courait une rue pleine d'entrepôts. Les terrasses des maisons riches ressemblaient à des jardins suspendus, dominant abruptement de quelques vingt ou trente pieds la rue lugubre aux fenêtres mortes, coupée d'arches sévères qui menaient aux quais. J'allai jusqu'au bout d'une impasse et fis halte pour lâcher un fil contre le mur. Arrive un soûlot qui s'aligne à côté de moi. Il commence par se pisser dessus, puis se casse brusquement en deux et se met à rendre. En partant, j'entends le flot rejaillir en cascade sur ses pieds.

Je dégringole un escalier interminable qui conduit aux docks et me trouve nez à nez avec un type en uniforme. A bout de bras il tient et balance un gourdin. Il me demande ce que je cherche, mais sans me laisser le temps de répondre, me vide et me balaie, la trique haute. Je regrimpe l'escalier et m'assieds sur un banc. En face de moi, vieil hôtel décrépit où demeure une maîtresse d'école, très gentille avec moi jadis. La dernière fois que je l'ai vue, je l'ai invitée à dîner ; puis, au moment de prendre congé, lui ai emprunté quelques cents. Elle me les a tendus, sans un demi-sol de plus, en me jetant un regard que je n'oublierai jamais. Elle avait fondé de grands espoirs sur moi, au temps où j'étais son élève. Mais ce regard m'avait dit trop clairement que, depuis, elle avait changé d'opinion. J'étais un cas désespéré ; je n'arriverais à rien dans le monde.

Les étoiles luisaient de toutes leurs forces. Je m'étendis sur le banc pour mieux les contempler, intensément. Tous mes échecs successifs se rejoignaient, s'amoncelaient maintenant, formant un nœud serré, fœtus d'inachevé, d'inassouvi. Toutes mes aventures se montraient à l'horizon, mais loin, très loin. Il ne me restait plus qu'à jouir de ce détachement auquel j'avais atteint. Je me lançai d'astre en astre...

Environ une heure plus tard. Glacé jusqu'aux os. Me lève et me mets en marche d'un pas vif. Désir insensé de repasser devant la maison d'où l'on m'a chassé. Meurs d'envie de savoir si elles sont encore debout et ce qu'elles font.

Stores à demi tirés. Une bougie, près du lit, jette une lueur tranquille sur la pièce de devant. Me glisse près de la fenêtre, y colle l'oreille. Les entends qui chantent un air russe, favori de la grosse. Apparemment, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Sors de la courette de devant sur la pointe des pieds, tourne dans le Chemin des Amoureux, au coin. Le nom de Chemin des Amoureux remonte sans doute à l'époque de la Révolution ; n'est plus maintenant qu'une ruelle peu passante, semée de garages et d'ateliers de réparations. Repoubelles.

Reviens sur mes pas en direction de la rivière, jusqu'à cette rue sinistre, lugubre, qui court comme un canal à sec sous les terrasses suspendues des gens riches. Personne n'aurait l'idée de s'y promener, tard la nuit — trop dangereux.

Toujours est-il que nulle âme qui vive. Par les passages voûtés, percés à travers les entrepôts, aperçus fascinants de la vie de la rivière — cadavres de péniches, remorqueurs glissant tel des fantômes de fumée, silhouettes des gratte-ciel se profilant sur la côte new-yorkaise, énormes caissons de fer cerclés de haussières et de câbles enroulés, tas de briques et de madriers, sacs de café. Et spectacle poignant entre tous : le ciel nettoyé de ses nuages, semblable à un plastron gemmé d'étoiles à la poignée ; pareilles, en leur scintillement, aux plaques de métal dont se parait jadis la poitrine des prêtres.

En fin de compte, je me décide à m'engager dans un de ces passages. A mi-chemin, un énorme rat me part dans les jambes. Je m'arrête, frissonnant. Un autre me passe en glissant sur les pieds. Pris de panique, je reviens en courant jusqu'à la rue. Sur le trottoir d'en face, un homme, immobile, collé au mur. Je m'arrête de nouveau, ne sachant dans quel sens aller, espérant que la silhouette immobile fera le premier pas. Mais il ne bronche pas, me guette comme un faucon. Nouvel accès de panique, mais cette fois je me durcis et me contrains à marcher d'un pas normal, de crainte qu'il ne se mette à courir lui aussi, si je commence. Je marche en faisant le moins de bruit possible, l'oreille tendue pour capter le bruit de ses pas. Je n'ose pas tourner la tête. Je vais lentement, délibérément, sans presque poser le talon.

Je n'avais pas fait cinq mètres que j'eus la sensation très nette d'être suivi, non pas parallèlement et de l'autre trottoir, mais en plein derrière moi, à quelques pas peut-être. J'accélérai, toujours sans faire de bruit. J'avais le sentiment qu'il marchait plus vite que moi et gagnait du terrain. Je sentais presque son haleine sur la nuque. Brusquement, je jetai un rapide regard en arrière. Il était là, à portée de main. Impossible de l'éviter, je le savais. Il devait avoir une arme, n'hésiterait pas à s'en servir, couteau ou revolver, dans l'instant même où j'essaierais de me jeter sur lui pour m'en emparer.

Instinctivement, je fis face et plongeai, visant les jambes. Il bascula par-dessus moi, sa tête cogna sur le pavé. Je savais que je n'étais pas de force à soutenir un corps à corps. Il fallait me grouiller, décamper. Il terminait sa culbute, un peu étourdi, me sembla-t-il, juste au moment où je retombais d'aplomb. Je vis sa main chercher dans sa poche. Je lançai le pied, l'atteignis au creux de l'estomac. Il gémit et roula sur lui-même. Je m'élançai. Je courais de toutes mes forces. Mais la rue grimpait dur ; bien avant d'en voir le bout, je dus ralentir, me remettre à marcher. Il faisait trop noir ; impossible de dire s'il s'était relevé ou s'il était resté étendu sur le trottoir. Pas un bruit, hormis les battements furieux de mon cœur et le marteau sous mes tempes. Je m'adossai au mur pour reprendre haleine. Je me sentais terriblement faible, près de m'évanouir. Je me demandais si j'aurais la force d'arriver au sommet de la côte.

Au moment précis où j'étais en train de me féliciter de l'avoir échappé belle, j'aperçois une ombre qui s'avance en rasant étroitement le mur, à l'endroit où j'avais laissé le type. Cette fois, de peur, mes jambes sont de plomb. Impossible de remuer. Paralysé, je le regarde s'avancer, s'approcher, collé au mur ; impossible de bouger un seul muscle. Lui, on dirait qu'il devine ce qui m'arrive ; ne se presse pas ; prend son temps.

A quelques pas de moi, il sort un revolver, dans un éclair. Je lève les bras instinctivement. Il s'avance, me pousse l'arme dans les côtes. Puis il la remet dans la poche de derrière de son pantalon. Le tout sans un mot. Il fouille mes poches, ne trouve rien, me bourre le menton du revers de la main, puis recule jusqu'au caniveau.

— Bas les pattes.

Sa voix est basse, tendue.

Je laisse baller mes bras comme deux fléaux. La peur me pétrifie.

Il sort de nouveau le revolver, le braque lentement et dit, de la même voix neutre, basse, tendue :

— Je vais te plomber les tripes, mon salaud.

Sur quoi, je tombe à la renverse. En tombant, j'entends la balle ricocher sur le mur. C'était la fin. J'attendais la pétarade. Je me souviens de m'être recroquevillé comme un fœtus, le coude rabattu sur les yeux pour les protéger. Ensuite, comme prévu, la pétarade. Puis des pas qui détalaient. J'étais sûrement en train de crever ; mais je ne sentais rien. Indolore.

Soudain, je me rendis compte que je n'avais rien, pas une égratignure. Je me mis sur le séant. Un type donnait la chasse à mon assaillant qui fuyait. Ce type tenait à la main un revolver. Il tira quelques coups de feu en courant, mais les balles se perdirent.

Je me redressai en titubant, me tâtai pour m'assurer que j'étais indemne et j'attendis le retour du policier.

— Voudriez-vous m'aider à tenir debout, lui dis-je. Ça tourne un peu.

Il me regardait d'un air soupçoneux, sans ranger son revolver.

— Que diable faites-vous dans ce coin à pareille heure ? me dit-il.

— Je me sens horriblement faible, repris-je. Je vous expliquerai ça plus tard. Aidez-moi à rentrer, s'il vous plaît.

Je lui dis où je vivais, que j'étais écrivain, sorti prendre l'air.

— Il m'a rincé, ajoutai-je. C'est une chance que vous soyez arrivé... il allait me faire la peau.

Je poursuivis quelques instants sur ce ton. Il s'adoucit. Assez en tout cas pour me dire :

— Tenez, prenez ça et tâchez de dénicher un taxi. Pour le reste, vous pouvez faire sans moi, non ?

Il me fourra un billet d'un dollar dans la main.

Je trouvai un taxi en face d'un hôtel et dis au chauffeur de me conduire au Chemin des Amoureux. En route, je m'arrêtai une minute, le temps d'acheter un paquet de cigarettes.

Il n'y avait plus de lumière, cette fois. J'escaladai le perron et me glissai à pas légers dans le vestibule. Pas un bruit. Je collai l'oreille à la porte de la chambre de devant et j'écoutai intensément. Puis, je me coulai doucement jusqu'à la petite cellule au bout du hall, où la grosse avait coutume de dormir. J'avais l'impression que la pièce devait être vide. Avec précaution, je tournai le bouton. La porte ouverte juste ce qu'il fallait, je me laissai tomber à quatre pattes et me faufilai en rampant dans la pièce, cherchant le lit à tâtons. Parvenu là, je palpai de la main. Vide. Je me déshabillai rapidement et me glissai entre les draps. Il y avait des mégots au pied du lit — sous la main on eût dit des punaises mortes.

Je ne tardai pas à tomber dans un profond sommeil. Je rêvai que j'étais tapi dans le coin, près de la cheminée. J'avais de longs poils, des pattes bien rembourrées et d'interminables oreilles. Entre les pattes, un os, luisant et net. Je le gardais jalousement, cet os, même en dormant. Entrait un type qui me donnait un coup de pied dans les côtes. Je feignais de ne rien sentir. Il redoublait, comme pour m'arracher un grognement — à moins que ce ne fût pour me faire lâcher l'os.

— Debout ! me disait-il, montrant un fouet qu'il avait tenu jusqu'alors caché derrière son dos.

J'étais trop faible pour remuer. Je le regardais, levant vers lui des yeux implorants et chassieux, le suppliant muettement de me laisser en paix.

— Grouille, sors d'ici.

Il marmottait devant le manche du fouet comme pour me frapper.

Je me mis en chancelant sur mes pattes, m'efforçant de me traîner hors de mon coin. Je paraissais avoir la colonne vertébrale brisée. Je m'affaissai de l'échine, m'effondrai telle une vessie crevée.

Alors, l'homme froidement, leva le fouet et, du manche, me fendit le crâne. Je poussai un hurlement de douleur. Ce qui eut le don de l'enrager, car, saisissant le fouet par le manche, cette fois, il se mit à m'en cingler sans merci. J'aurais voulu me soulever ; en vain — ma colonne vertébrale était bel et bien brisée. Je gigotais et grouillais sur le plancher comme une pieuvre, cinglé sans relâche. La frénésie avec laquelle il me frappait m'avait coupé le souffle. Ce ne fut qu'après son départ que, pensant que c'en était fait de moi, je laissai libre cours à l'atroce souffrance. Je commençais par gémir, puis, au fur et à mesure que je retrouvais des forces, je me mis à crier, à hurler. Le sang fuyait de moi de tous côtés, comme d'une éponge qu'on presse, formant une grande tache noire, comme dans les dessins animés. Ma voix faiblissait de plus en plus. De temps à autre, je laissais échapper un faible et bref aboiement.

Quand j'ouvris les yeux, les deux femmes étaient penchées sur moi, me secouaient.

— Arrête, pour l'amour du ciel, arrête ! disait la grosse.

Et l'autre :

— Mon Dieu, Val, qu'est-il arrivé ? Réveille-toi ! Réveille-toi !

Je me mis sur le séant et les regardai, stupéfait. J'étais nu, le corps couvert de sang et d'ecchymoses.

— Où as-tu été ? Que s'est-il passé ?

Tous deux parlaient ensemble maintenant.

— Je devais rêver, je pense.

J'aurais voulu sourire, mais mon sourire se changea en ricanement muet et torve.

— Regardez mon dos. Rien de cassé ?

Elles me forcèrent à m'étendre, me retournant, me maniant comme si j'avais été marqué « fragile ».

— Tu es tout meurtri. On dirait qu'on t'a battu.

Je fermai les yeux, m'efforçant de me souvenir de ce qui s'était passé. Tout ce que je parvins à me rappeler, c'était l'homme, debout, m'écrasant de sa hauteur, et le fouet qui me cinglait. Il m'avait donné des coups de pied dans les côtes, comme à un vieux roquet galeux. Te plomber les tripes, mon salaud ! J'étais sûr d'avoir le dos rompu, je m'en souvenais distinctement. Je m'étais affaissé, creusé, j'avais rampé comme une pieuvre sur le plancher. Me voyant ainsi sans défense, il m'avait cinglé, fouetté dans un accès de fureur inhumaine.

— Laisse-le dormir.

C'était la grosse.

— Je vais appeler une ambulance.

L'autre.

Elles discutaient.

— Allez-vous-en, laissez-moi, murmurai-je.

Le calme était revenu. Je m'endormis. Je rêvai d'une exposition canine. J'y figurais. J'étais un chow ; j'avais un ruban bleu autour du cou. Dans le box voisin, il y avait un autre chow, à ruban rose. De nous deux, c'était pile ou face à qui aurait le prix.

Deux femmes qu'il me semblait reconnaître se chamaillaient sur nos mérites et démérites respectifs. En fin de compte, arriva le juge, qui me posa la main sur le cou. La grosse femme s'en alla, crachant son dégoût. Mais celle dont j'étais le favori, se pencha sur moi, me prit par les deux oreilles pour me forcer à lever la tête et m'embrassa sur le museau.

— J'étais sûr que tu me ferais gagner le prix, murmura-t-elle. Tu es un amour, un vrai trésor. (Et de me flatter le poil.) Un instant, mon mignon, j'ai quelque chose pour toi. Un tout petit instant...

A son retour, elle tenait à la main un petit paquet enveloppé dans du papier fin et noué d'un beau ruban. Elle me le montra, levé au-dessus de mon museau, tandis que je me dressais sur les pattes de derrière et que j'aboyais.

— Ouaf ! Ouaf ! Ouaf ! Ouaf !

— Doucement, doucement, mon trésor, me disait-elle en défaisant lentement le paquet. Regarde le joli cadeau que ta petite mémère a gardé pour son trougnougnou...

— Ouaf ! Ouaf ! Ouaf ! Ouaf !

— Regardez cet amour ! Là, là, doucement, doucement.

J'étais furieusement impatient de recevoir mon cadeau. Je n'arrivais pas à comprendre pourquoi elle était si longue à me le donner. « Ça doit être quelque chose de rudement fameux », me disais-je.

Le paquet était presque défait maintenant. Elle cacha le cadeau derrière son dos.

— Le beau ! Fais le beau ! Encore... le beau !

Debout sur les pattes de derrière, je me mis à sautiller et pirouetter devant elle.

— Et maintenant, demande ! Allons, demande !

— Ouaf ! Ouaf ! Ouaf ! Ouaf !

De joie, j'aurais sauté hors de ma peau.

Et tout à coup, le cadeau se balança à bout de doigts, sous mon nez. C'était un magnifique os à moelle, cerclé d'une alliance en or. Je voulus me précipiter pour le saisir, mais elle l'éleva en l'air au-dessus de sa tête, m'imposant sans merci le supplice de Tantale. En fin de compte, à ma stupéfaction, elle tira la langue et se mit à sucer et aspirer la moelle dans sa bouche. Puis elle retourna l'os et le suça par l'autre bout. Quand la cavité fut bien nette et qu'on vit à travers, elle m'empoigna et entreprit de me caresser. Elle s'y employa avec une telle maîtrise qu'en quelques secondes je me tenais plus raide qu'un navet cru. Après quoi elle prit l'os, toujours orné de son alliance, et me le passa là comme un manchon.

— Et maintenant, mon doux trésor, à la maison et au lit, chuchota-t-elle.

Puis me ramasse et s'en va, pendant qu'on applaudit et qu'on rit autour d'elle. Comme nous atteignons le seuil de la maison, l'os glisse et tombe par terre. J'en profite pour me débattre dans l'espoir de me sauver, mais elle me serre plus fort dans ses bras contre un sein. Je me mets donc à geindre comme un petit enfant.

— Chut ! Chut ! me dit-elle, et sort encore la langue et m'en lèche la figure. Cher, cher petit trésor adoré !

— Ouaf ouaf ! Ouaf ouaf !... Ouaf ! Ouaf ! Ouaf, ouaf, ouaf !