Brusquement, décision : nous décampons du Blattes' Palace. Pourquoi ? Parce que j'ai fait la connaissance de Rebecca.
Rebecca est la seconde femme de mon vieil ami Arthur Raymond. Tous deux vivent à présent dans un immense appartement de Riverside Drive. Ils voudraient prendre des locataires. C'est Kronski qui me l'a appris ; il m'a déclaré qu'il allait louer une chambre chez eux.
— Pourquoi ne viens-tu pas ? Tu ferais la connaissance de sa femme... elle te plaira. Elle pourrait être la sœur de Mona.
— Comment s'appelle-t-elle ? demandai-je.
— Rebecca. Rebecca Valentine.
Ce nom de Rebecca me stimula. J'avais toujours eu envie de rencontrer une femme qui s'appelât Rebecca — et non pas seulement Becky.
(Rebecca, Ruth, Roxane, Rosalinde, Frederika, Ursula, Sheila, Norma, Guinevere, Leonora, Sabina, Malvina, Solange, Deirdre... Que de noms de femme merveilleux ! Comme ceux de fleur, d'étoile, de constellation...)
Mona n'était pas très chaude pour ce déménagement ; mais quand elle eut pénétré dans l'appartement et qu'elle entendit Arthur Raymond s'exercer au piano, elle changea de son de cloche.
Ce fut Renée, la sœur cadette d'Arthur, qui vint ouvrir. Elle avait dans les dix-neuf ans ; c'était un volcan de vitalité, un volcan dont la cime eût été coiffée de lourds cheveux bouclés. Et elle avait une voix de rossignol : quoi qu'elle dît, on avait envie d'acquiescer.
Finalement, Rebecca se montra. Elle sortait droit de l'Ancien Testament. Tout ombre et soleil. Mona s'épanouit aussitôt de sympathie pour elle, comme si elle avait retrouvé une sœur perdue. Toutes deux étaient belles, Rebecca avait plus de maturité, de solidité, d'achevé. On sentait instinctivement que sa préférence allait toujours à la vérité. J'aimai sa poignée de main ferme, la franchise et l'éclat de son regard en vous accueillant. Les mesquineries de la femme lui semblaient totalement étrangères.
Arthur ne tarda pas à se joindre à nous. Il était petit, trapu, musclé, parlait avec un nasillement dur et acéré, et se convulsait souvent, spasmodiquement, de rire. Il riait de ses propres saillies, d'aussi bon cœur que de celles des autres. Il était démesurément bien portant, plein de vie, jovial, exubérant. Il avait toujours été le même ; au bon vieux temps où, Maude et moi, nous nous étions installés d'abord dans son quartier, je m'étais pris pour lui d'une vive affection. Il m'arrivait souvent, alors, de débarquer chez lui à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, pour lui faire, trois ou quatre heures durant, un compte rendu de mes dernières lectures. Je me souviens d'après-midi entiers que je passais à parler de Smerdiakov et de Pavel Pavlovitch, ou du général Ivolgine, ou encore des bouffons angéliques qui gravitent autour de l'Idiot, ou de la Filipovna. Il était marié, à cette époque, avec Irma, qui devint plus tard ma collègue à la Compagnie Cosmodémonique des Télécocus. Ces temps lointains de mes premiers rapports avec Arthur Raymond virent se produire de formidables événements — dans le monde de l'esprit s'entend. Nos conversations ressemblaient à certaines pages de La Montagne Magique — en plus virulent, plus exalté, plus soutenu, plus provocant, plus inflammable, plus dangereux, plus menaçant... et en mille, cent mille fois plus épuisant.
J'étais debout et, tout en regardant parler Arthur, je faisais un rapide tour d'horizon. Sa sœur Renée s'efforçait de soutenir une conversation mourante avec la femme de Kronski. (La malheureuse, en pareil cas, vous restait toujours sur les bras comme un cadavre, si passionnant que fût le sujet.) Je me demandais comment nous arriverions à vivre tous en bande sous le même toit. Des deux chambres libres, Kronski s'était déjà adjugé la plus spacieuse, par droit de préemption. Nous nous entassions tous les six, pour le moment, dans la seconde, qui n'était guère plus grande qu'une bonbonnière.
— Mais si, ça ira, disait Arthur Raymond. Vous n'êtes pas si gros, Bon Dieu ! D'ailleurs, tout l'appartement est à vous. Et j'ai envie de vous avoir ici. Ce qu'on va s'amuser... bon sang !
Et d'exploser encore de rire.
Je le savais dans une situation désespérée. Trop fier, pourtant, pour avouer qu'il avait besoin d'argent. Rebecca me regardait, attendant ma décision. Je n'avais pas de mal à lire sur son visage. La voix de Mona s'éleva soudain :
— Bien sûr, nous la prenons, cette chambre.
Kronski se frotta les mains :
— Et comment, vous la prenez ! jubila-t-il. Et vous allez voir quelle bouillabaisse que nous allons fricoter, tous ensemble !
Puis il se mit à débattre le prix avec les Raymond. Mais Arthur ne voulait pas parler d'argent :
— Vos conditions seront les miennes, dit-il, se dirigeant lentement vers la grande pièce où se tenait le piano.
Je l'entendis marteler les touches. J'essayai d'écouter ; mais Rebecca restait debout devant moi et ne cessait de me harceler de questions.
Quelques jours plus tard, notre déménagement était un fait accompli. Le premier détail qui nous frappa dans cette nouvelle installation fut que tout le monde voulait se servir de la salle de bains en même temps. On finissait par reconnaître le dernier occupant à l'odeur qu'il laissait. Le lavabo était toujours engorgé de cheveux longs ; et Arthur Raymond qui n'avait jamais de brosse à dents utilisait régulièrement la première qui lui tombait sous la main. Autre chose : il y avait trop de femelles dans le coin. La sœur aînée, Jessica, qui était actrice, faisait de fréquentes visites et passait souvent la nuit. Il y avait aussi la mère de Rebecca, en perpétuel état d'allée et venue et qui, drapée dans le voile d'une éternelle douleur, se traînait sempiternellement comme un cadavre. Et puis il y avait les amis de Kronski, et ceux de Rebecca, ceux d'Arthur, de Renée, pour ne rien dire des élèves qui venaient à toute heure du jour et de la nuit. Les premiers temps, rien de plus charmant que d'entendre fonctionner le piano : bribes de Bach, Ravel, Debussy, Mozart et tutti quanti. A la longue, cela devint exaspérant — surtout quand c'était Arthur en personne qui se faisait la main. Il rejouait la même phrase interminablement, avec la ténacité et l'obstination d'un maniaque. Main droite, d'abord : forte, lento. Puis gauche : forte, lento. Puis les deux : fortissimo, lentissimo ; puis de plus en plus vite jusqu'à la cadence normale. Et alors vingt, cinquante, cent fois. Ensuite, il avançait un peu — de quelques mesures. Ditto. Puis marche arrière, comme un crabe, et cela repartait depuis le début ! Et soudain, ouste ! envolé ! — il attaquait un nouveau morceau : un morceau qu'il aimait. Il y allait plein cœur, comme à un récital. Mais parvenu au tiers, disons, il trébuchait. Silence. Il reprenait, quelques mesures en arrière, démontait le truc, le remontait pièce par pièce, lento, allegro, la droite, la gauche, tout le bastringue, mains, pieds, coudes, phalanges, phalangines, phalangettes, un régiment de tanks en marche, balayant tout devant lui, fauchant les arbres, barrières, granges, haies, murs. C'était angoissant de le suivre. Il jouait non pour le plaisir, mais pour perfectionner sa technique. Il s'y élimait le bout des doigts, se ponçait le cul à ce métier. Toujours avançant, progressant, attaquant, occupant, anéantissant, nettoyant, ralliant ses troupes, plaçant des avant-postes, des sentinelles, couvrant ses arrières, se retranchant, faisant donner la cavalerie, tirant à salves, ramenant des prisonniers, évacuant les blessés, poussant des reconnaissances, tendant des embuscades, allumant des feux, lançant des fusées, faisant sauter des dépots de munitions, des nœuds ferroviaires, inventant de nouvelles torpilles, des dynamos, des lance-flammes, chiffrant et déchiffrant des messages...
Mais quel maître prodigieux ! Quel admirable pédagogue ! Il arpentait la pièce, sa chemise kaki toujours ouverte sur le cou comme une parenthèse inquiète. Il s'arrêtait dans un coin, écoutait, le menton dans une paume, l'autre main soutenant le coude. Il allait à la fenêtre, jetait un coup d'œil dehors en fredonnant doucement, au rythme des efforts vertueux de l'élève pour vivre à la hauteur de cette fameuse perfection qu'Arthur Raymond exigeait de tous ses disciples. Si l'élève était très jeune, il était capable de se montrer doux comme un agneau ; il faisait rire l'enfant, le soulevait du tabouret, l'emportait dans ses bras :
— Tu vois ?...
Et avec une lenteur, une douceur, un soin infinis, il montrait la bonne façon. Il était d'une patience sans limites et cela faisait un spectacle magnifique. Il veillait sur ces enfants comme sur des fleurs. Il s'efforçait d'atteindre leur âme, de les calmer ou de les enflammer, selon le cas. Avec les plus âgés, c'était encore plus passionnant d'observer sa méthode. Il était tout attention, sur le qui-vive, comme un porc-épic, les jambes aux aguets, oscillant, se balançant, se soulevant sur la pointe des pieds, retombant, les muscles du visage jouant rapidement, au fur et à mesure qu'il suivait, étincelant d'impatience, la transition d'une phrase à l'autre. A ceux-là, il s'adressait comme à des maîtres déjà. Il suggérait tel ou tel doigté, telle ou telle interprétation. Souvent, interrompant pour dix ou quinze minutes l'exécution, il se lançait dans de brillants exposés sur les techniques qui faisaient autorité, les comparant entre elles, les supputant, comparant une partition à un livre, un écrivain à un autre, une palette à un registre, un timbre à un dialecte personnel, et ainsi de suite. Il faisait vivre la musique. Tout n'était pour lui que résonance musicale. Au sortir de ce genre de séance, les jeunes femmes défaillaient en traversant le hall, insensibles à tout ce qui n'était pas le feu dévorant du génie. Oui, c'était un être vivifiant, un dieu solaire : ses élèves se retrouvaient ivres et titubants dans la rue.
Dans ses discussions avec Kronski, c'était un autre homme. Cette manie de la perfection, cette furia pédagogique qui, pour le professeur, constituait un atout si puissant, le rabattait à des dimensions ridicules lorsqu'il se lançait dans le monde des idées. Kronski jouait avec lui comme le chat avec la souris : il se faisait une volupté de prendre l'adversaire en traître, de lui allonger un croc-en-jambe ; il se bornait à la défensive et à un dispositif de sécurité mouvant et élastique. Arthur Raymond, quand la discussion s'échauffait, faisait penser à Jack Dempsey. Il rentrait dans le tas avec une régularité de machine, se servant toujours de jabs courts et rapides, comme un hachoir monté sur jambes de danseur. De temps en temps, il portait une botte à fond, un coup étincelant... pour s'apercevoir qu'il se battait avec le vide. Kronski avait le don de s'évanouir en fumée, à l'instant même où on croyait le tenir dans les cordes. La seconde d'après, on le retrouvait suspendu au lustre. Il n'avait pas de stratégie bien définie — sauf de feinter, d'asticoter, d'insulter, de mettre l'adversaire hors de ses gonds, puis d'y aller de son numéro de l'homme invisible. Arthur Raymond semblait dire tout le temps : « Viens-y donc, qu'on voie un peu ce que tu sais faire ! Vas-tu te battre ! Vas-tu te battre, fumier ! » Mais Kronski n'avait nullement envie de se transformer en punching-ball.
Je n'ai jamais pris Arthur Raymond sur le fait de lire. Ce ne devait pas être un grand lecteur ; pourtant, le champ de ses connaissances était stupéfiant. Il se souvenait avec une vivacité et une précision étonnantes de ce qu'il avait lu. A part mon ami Roy Hamilton, je n'ai connu personne capable d'exprimer à ce point le suc d'un livre. Il soumettait le texte à une véritable éviscération. Roy Hamilton avançait millimètre par millimètre, pour ainsi dire, s'attardant sur une phrase, des jours, des semaines durant. Il prenait parfois un an ou deux pour venir à bout d'un petit livre ; mais quand il en avait terminé, on eût vraiment dit qu'il avait grandi d'une coudée. Une demi-douzaine de bons ouvrages suffisaient à lui assurer assez de fourrage spirituel pour le reste de ses jours. Pour lui, les idées étaient choses vivantes, comme pour Louis Lambert. Quand il avait achevé de lire un livre, il donnait l'impression très réelle de les connaître tous. Un livre, il le pensait, le vivait de bout en bout et sortait de cette expérience transformé, glorifié. Il était le contraire même de l'érudit qui perd un peu de sa stature à chacune de ses lectures. Les livres étaient pour lui ce qu'est le Yoga au chercheur impatient de vérité : ils l'aidaient à s'unir à Dieu.
Arthur Raymond, au contraire, donnait l'impression illusoire de dévorer le contenu des livres. Il lisait avec une attention musclée. Du moins me le figurais-je, observant leur effet sur lui. Il lisait comme une éponge, s'appliquant à s'imprégner de la pensée de l'auteur. Ingérer, assimiler, redistribuer, tel était son unique souci. C'était un vandale. Chaque livre nouveau représentait une conquête nouvelle. Les livres fortifiaient son moi. Il ne gagnait pas en stature : il s'enflait d'orgueil et d'arrogance. Il cherchait des confirmations, à seule fin de sortir de ses retranchements et de livrer bataille. Il refusait de s'avouer vaincu. Il était capable de rendre hommage à un auteur qu'il admirait ; mais de courber le genou, jamais. Il demeurait inflexible, inexorable ; sa carapace durcissait, épaississait.
Il était de ceux qui, en ayant terminé avec un livre, ne peuvent parler de rien d'autre pendant des semaines. Quel que fût le sujet que l'on effleurât en conversant avec lui, il le rapportait au livre qu'il venait de dévorer. Le plus curieux de ces sortes de gueules de bois que lui laissait l'ivresse de la lecture, c'est que plus il parlait d'un bouquin, plus devenait sensible son désir inconscient de le démolir. Il m'a toujours paru, au fond, vraiment honteux de s'être laissé prendre au charme d'une autre intelligence. Ce n'était pas du livre qu'il parlait ; c'était du degré auquel lui, Arthur Raymond, il avait pu le comprendre parfaitement, le pénétrer. Attendre de lui un résumé de l'ouvrage était vain. Il en disait tout juste assez du sujet et de la substance de l'ouvrage pour vous permettre de suivre intelligemment ses analyses et développements personnels. Il avait beau vous répéter : « Il faut que vous lisiez ça, c'est une merveille », ce qu'il voulait vraiment dire, c'était : « Vous pouvez m'en croire quand j'affirme que c'est une œuvre capitale ; sinon, je ne perdrais pas mon temps à la débattre avec vous. » Et ce qu'il sous-entendait, en outre, c'est qu'il valait autant que vous n'eussiez pas lu le bouquin, car jamais, de vous-même, vous n'eussiez été de taille à en extraire les gemmes que lui, Arthur Raymond, il y avait découvertes. « Quand j'aurai fini de vous en parler, semblait-il dire, vous n'aurez pas besoin de le lire. Je sais non seulement ce que l'auteur a exprimé, mais ce qu'il voulait exprimer et a laissé inexprimé. »
A l'époque dont je parle, il était passionné, entre autres, de Sigmund Freud. Loin de moi d'entendre par là qu'il ne connaissait que Freud. Non ; à l'entendre, toute la bande lui était familière, de Krafft-Ebing et de Stekel jusqu'aux frères mineurs. Pour lui, Freud était non seulement un penseur, mais un poète. Kronski, de son côté, dont la science dans ce domaine était plus vaste et plus profonde, et qui avait en sus l'avantage de l'expérience clinique ; qui se livrait alors à une étude comparée de la psychanalyse et ne se contentait pas seulement d'essayer de gober une nouveauté après l'autre — Kronski irritait indiciblement Arthur Raymond, à cause de ce que celui-ci se délectait d'appeler « son scepticisme corrosif ».
C'était dans notre petite piaule qu'avaient lieu ces discussions, aussi interminables que violentes. Mona avait abandonné le dancing pour chercher à se caser dans le théâtre. Il nous arrivait souvent de manger tous ensemble à la cuisine, nous efforçant, sur le coup de minuit, de lever la séance et de regagner nos quartiers respectifs. Mais Arthur Raymond se moquait bien de l'heure ; lorsqu'un sujet le passionnait, il oubliait de manger, de dormir ou de faire l'amour. S'il se couchait à cinq heures du matin, il était capable de se lever à huit, s'il en décidait ainsi, ou de rester couché dix-huit heures d'affilée. Il laissait à Rebecca le soin d'organiser son emploi du temps. Naturellement, ce genre de vie traînait à sa suite une atmosphère de pagaïe et de retard continuel. Quand cela devenait trop compliqué, Arthur Raymond levait les bras au ciel et filait en claquant la porte, parfois pour ne pas reparaître de plusieurs jours. Après ce genre d'absences, il nous revenait, au fil des jours, d'étranges rumeurs — des histoires qui éclairaient d'un tout autre lustre le caractère d'Arthur. Apparemment, ces escapades étaient nécessaires à l'accomplissement de son être physique : la vie de musicien ne pouvait absolument pas suffire à sa nature robuste. Il lui fallait prendre le large, à l'occasion, pour aller retrouver ses potes — lesquels constituaient un assortiment de personnages des plus incongrus, soit dit en passant. Parmi ces escapades, il en était d'innocentes et d'amusantes ; et de sordides et laides. Elevé comme une poule mouillée, il avait jugé impérieux de développer le côté brutal de sa nature. Son plaisir et son luxe étaient de s'offrir une bagarre avec la première grande gueule venue, un imbécile, un brutal, une armoire à glace, à qui, froidement, il cassait, le moment venu, une jambe ou un bras. Il avait réalisé ce rêve de tant de petits hommes : passer maître en jiu-jitsu. Et ce, afin d'avoir la joie d'insulter les géants menaçants dont est peuplé ce monde de terribles Goliaths qui fait l'effroi des petits hommes. Plus énorme était le type, plus Arthur Raymond jubilait. Il n'osait pas se servir de ses poings, de peur de se blesser les mains ; mais — et cela manquait plutôt d'élégance, à mon sens — il commençait toujours par faire mine de boxer, puis, nautellement, prenait son adversaire en traître.
— C'est un trait de toi que je n'admire pas du tout, lui dis-je un jour. Si tu me jouais un tour pareil, je te casserais une bouteille sur le crâne.
Il me regarda avec ahurissement. Il savait que je ne tenais pas spécialement à me mêler de boxe ou de lutte.
— Cela me serait égal, ajoutai-je, si tu recourais à ces trucs en dernière extrémité. Mais tout ce que tu veux, c'est crâner. Tu n'es qu'une petite brute, et les petites brutes sont encore plus nuisibles que les grandes. Un de ces jours, tu tomberas sur un bec...
Il rit : j'avais toujours une drôle de façon d'interpréter les choses, me dit-il.
— C'est pour ça que je t'aime bien, me répétait-il souvent. On ne sait jamais sur quel pied danser avec toi. Tu n'as pas de règle fixe.
Et s'esclaffant de bon cœur :
— Sérieusement, Henry, tu es foncièrement déloyal. Si jamais nous changeons ce monde, tu n'auras pas place dans le nouveau. Tu n'as pas l'air de comprendre ce que signifie donnant donnant. Tu es un truand de l'intellect... Il y a des moments où je ne te comprends pas du tout. Tu es toujours gai, affable, sociable presque, et pourtant... ma foi oui, tu n'as pas ça de loyauté ! Je voudrais être ton ami... nous étions amis autrefois, tu t'en souviens ? Mais tu as changé... Tu as durci intérieurement... on ne peut plus te toucher. Bon Dieu, quand je pense que tu me prends pour un dur ! Je fais le coq, c'est tout ; j'aime la bagarre, je fonce. Mais c'est toi le dur, de nous deux. Un vrai gangster, sais-tu ? Oui, reprit-il, avec un petit rire. C'est exactement ça : un gangster de l'esprit. Je n'ai pas confiance en toi...
Cela le taquinait de voir comme j'étais à l'aise avec Rebecca. Non qu'il fût jaloux ; non plus qu'il eût des raisons de l'être ; mais il m'enviait ce don qui m'avait permis de me lier si facilement avec sa femme. Il me parlait toujours du haut niveau intellectuel de Rebecca, comme si cela avait dû constituer le fondement de nos affinités ; pourtant, au cours de nos discussions, si Rebecca était présente, il se conduisait à son égard comme si son opinion avait été parfaitement négligeable. Mais il écoutait Mona avec un sérieux qui touchait au comique. Il l'écoutait — entendons-nous : il la laissait aller au bout de ce qu'elle avait à dire, en marmottant : « Oui, oui, bien sûr », mais en fait, sans prêter la moindre attention à ce qu'elle racontait.
Avec Rebecca, lorsque nous étions seuls et pendant que je la regardais repasser ou préparer un repas, j'avais le genre de conversation qui n'est possible qu'avec la femme d'un autre. L'esprit qui présidait à ces entretiens participait réellement de ce « donnant donnant » dont Arthur Raymond se plaignait tant qu'il me manquât. Rebecca était bien de ce monde et n'avait rien de l'intellectuelle. Elle était d'une nature sensuelle et adorait qu'on la traitât en femme et non en pur esprit. Il nous arrivait de parler des sujets les plus ordinaires, les plus domestiques — de sujets que le maestro trouvait absolument inintéressants.
Converser n'est que prétexte à d'autres formes plus subtiles de communion. S'il n'y a pas communion, le discours se meurt. Deux êtres attentifs à communier, peu importe, absolument, que leurs entretiens soient les plus baroques du monde. Qui met l'accent sur la logique et la clarté n'arrive souvent pas à se faire comprendre, à force de chercher toujours éperdument un agent de transmission plus parfait (dans l'hypothèse illusoire que l'intelligence est le seul instrument qui permette l'échange de pensées). Mais la vraie conversation, quand on s'y met, est délivrance. Les paroles jaillissent de tous côtés, follement, sans qu'on se soucie de les compter comme des sous. On se moque bien des erreurs de syntaxe ou de fait, des contradictions, des mensonges et du reste. On parle. Si l'on parle à quelqu'un qui sait écouter, on est sûr d'être parfaitement compris — même si ce qu'on dit n'a pas de sens. Quand ce genre de conversation se met à engrener, il y a mariage, que l'interlocuteur soit mâle ou femelle. Dans les conversations entre hommes, cette sorte de mariage est aussi nécessaire que dans les bavardages entre femmes. Il est rare que les couples mariés connaissent cette joie — pour des raisons qui ne sont que trop évidentes.
La conversation — la vraie conversation — constitue, ce me semble, l'une des manifestations les plus expressives de cette soif qu'a l'homme, du mariage illimité. Les êtres sensibles, ouverts au sentiment, aspirent à une forme d'union plus profonde, plus subtile, plus durable que celle qu'autorisent la coutume et les conventions. Une forme, veux-je dire, qui laisse loin derrière elle les rêves des utopistes sociaux et politiques. La fraternité humaine, à supposer qu'elle puisse voir le jour, ne représenterait jamais, dans ce développement dramatique que sont les rapports entre les êtres, que le stade du jardin d'enfants. Pour peu que l'homme se laisse aller un jour à la plénitude d'expression ; pour peu qu'il arrive un jour à s'exprimer sans crainte du ridicule, de l'ostracisme ou de la persécution, il n'aura rien de plus pressé que de déborder d'amour. Le roman de l'amour humain n'en est qu'au premier chapitre. Et encore — même sans sortir du pur domaine de la chose personnelle — encore la version que nous en offrons n'est-elle que misérable camelote. Combien de héros et d'héroïnes de l'amour pouvons-nous élever au rang d'exemples ? Une douzaine au plus. Je doute même que nous comptions autant d'amants sublimes que de saints illustres. Des savants, nous en avons à la pelle — et des rois, des empereurs, des hommes d'Etat, des chefs militaires, des artistes, des inventeurs, des découvreurs, des explorateurs — à profusion. Mais des amants sublimes ? Cherchez bien, et vous retomberez sur Héloïse et Abélard, Antoine et Cléopâtre, l'histoire du Taj Mahal... Sans compter la part considérable de fiction, d'enjolivure, de glorification, que se chargent d'apporter les amants miteux dont les prières ne trouvent de réponse que dans le mythe et la légende de Tristan et Iseut. Quel charme puissant continue à exercer cette légende sur le monde moderne ! Dominant le paysage des amours romanesques, elle se dresse, telle la cime neigeuse du Fuji-Yama.
Il est une remarque que je ne cessais de me faire, en écoutant les interminables disputes d'Arthur Raymond et de Kronski. Savoir : que la connaissance, divorcée d'avec l'action, mène à la stérilité... Deux hommes, donc, jeunes et pleins de vie, brillants chacun à leur manière, passaient des nuits et des nuits en discussions passionnées sur une nouvelle façon d'aborder les problèmes de la vie. Un individu austère, menant une vie sobre, modeste et disciplinée, dans sa lointaine ville de Vienne, portait la responsabilité de ce conflit entre deux êtres. Le monde occidental tout entier, d'ailleurs, était le théâtre de chamaillis semblables. Apparemment, dès lors qu'on parlait des théories de Sigmund Freud, ce ne pouvait être que passionnément ou pas du tout. C'était là un fait significatif en soi — infiniment plus, même, que les théories en question. Quelques milliers d'êtres — certes pas des centaines de milliers ! — durant les vingt années à venir, allaient se soumettre à ce processus connu sous le nom de psychanalyse. Le terme de psychanalyse perdrait graduellement sa magie et tomberait dans le domaine public. Sa valeur thérapeutique décroîtrait proportionnellement à la compréhension croissante qu'elle rencontrerait dans l'opinion. La sagesse qui était au fond des explorations et des interprétations de Freud perdrait de son efficacité, au fur et à mesure que grandirait le désir des névrosés de se réadapter à la vie.
Quant à mes deux jeunes amis, l'un d'eux devait, dans la suite, ne trouver de solutions satisfaisantes aux problèmes de l'heure que celles offertes par le communisme ; l'autre, qui m'eût déclaré bon pour le cabanon si j'avais alors suggéré pareille éventualité, devait devenir mon patient. Le maestro abandonna la musique pour se changer en redresseur du monde et fit fiasco, au point qu'il ne parvint même pas à avoir une vie plus passionnante, plus satisfaisante, plus ample. L'autre renonça à sa clientèle de médecin pour se remettre finalement aux mains d'un empirique — votre obligé serviteur. Et ce, délibérément, sachant que je n'avais d'autres diplômes que ma sincérité et mon enthousiasme. Il se proclama même content du résultat — qui fut nul, comme je l'avais prévu.
Près de vingt années ont passé, depuis l'époque à laquelle je fais allusion. Pas plus tard que l'autre jour, alors que je me promenais au hasard, je me suis cassé le nez sur Arthur Raymond, dans la rue. Je l'aurais peut-être croisé sans le voir, s'il ne m'avait hélé. Il avait terriblement changé et se comparait presque en volume à Kronski. C'était un homme mûr, avec une rangée de dents noires, charbonneuses. Nous échangeâmes quelques paroles, puis il se mit à me parler de son fils — l'aîné, qui était maintenant à l'université et faisait partie de l'équipe de rugby. Il avait reporté tous ses espoirs sur ce fils. J'étais écœuré. Vainement j'essayai de lui arracher quelques détails sur sa propre vie. Non ; il préférait parler de son fils. Celui-ci, du moins, serait quelqu'un ! (Athlète, musicien, écrivain — Dieu sait quoi.) Ce que je pouvais m'en foutre, de son fils ! Ce qui ressortait le plus clairement de ce bouillonnement d'effusions, c'était que, lui, Arthur Raymond, il était lessivé. Toute sa vie s'était réfugiée dans son fils. C'était pitoyable. Je n'avais qu'une idée : lui dire adieu et me tirer ; et le plus vite serait le mieux.
— A bientôt... Viens nous voir. (Il aurait voulu me retenir.) On passera une bonne soirée, comme dans le temps. Tu sais à quel point je peux aimer parler !
Et de piquer une de ses quintes de rire d'antan.
— Où demeures-tu à présent ? ajouta-t-il, m'agrippant le bras.
Je tirai de ma poche un bout de papier et y inscrivis une adresse et un numéro de téléphone... tous deux faux. Ce sera aux limbes que nous nous rencontrerons la prochaine fois, songeais-je.
L'ayant quitté, je me rendis soudain compte qu'il n'avait manifesté aucun intérêt pour ce qui m'était arrivé durant toutes ces années. Il savait que j'avais été à l'étranger, que j'avais écrit plusieurs livres.
— J'ai lu un ou deux trucs de toi, avait-il dit, en passant.
Puis il avait eu un rire vague, qui semblait dire : « ... oh, je te connais, ma vieille, depuis le temps... si tu crois que ça prend, avec moi ! »
Pour ma part, j'aurais pu répliquer : « Bien sûr. Et moi, tu crois que je ne te connais pas ? Tu crois que je ne sais pas par quelles déceptions, par quelles humiliations tu es passé ? »
Peut-être notre dialogue eût-il été agréable, si nous avions confronté nos expériences. Sans doute jamais ne nous serions-nous aussi bien compris. Sans doute, s'il m'en avait laissé la chance, lui eussé-je prouvé que cet Arthur Raymond qui avait fait fiasco m'était aussi cher que le jeune homme plein de promesses que j'avais idolâtré jadis. Nous étions deux révoltés, chacun à notre manière. Et nous avions tous deux lutté dans l'espoir de changer le monde.
— Bien sûr que j'y crois encore (au communisme), m'avait-il dit, alors que nous prenions congé l'un de l'autre.
Il avait prononcé cette phrase comme s'il n'avait pu qu'avouer à regret que le mouvement n'était pas assez vaste pour l'englober, lui et toutes ses idiosyncrasies. Je l'imaginais très bien aussi se disant à part soi qu'il croyait encore à la musique, à la vie au grand air ou au jiu-jitsu. Je me demandais s'il était exactement conscient de ce qu'il avait fait en lâchant une vocation après l'autre. S'il avait fait halte à tel ou tel stade de sa vie pour se battre et percer, la vie eût valu la peine. Ne fût-il devenu que champion de lutte ! Je me souvenais de ce soir où il avait réussi à m'entraîner à un match entre Earl Caddock et Strangler Lewis. (Et de cette autre fois où nous étions allés ensemble assister à la rencontre Dempsey-Carpentier.) C'était un poète, alors. Ce qu'il venait voir, c'était un combat à mort entre des dieux. Il savait que c'était autre chose qu'une empoignade au finish entre deux brutes. Il parlait de ces grandes figures du ring comme il l'eût fait de grands compositeurs ou de grands dramaturges. Il représentait l'élément lucide de la plèbe qui court à ce genre de spectacles. Il ressemblait à un Grec du temps d'Euripide. C'était un artiste applaudissant d'autres artistes. Jamais il n'était autant lui-même que sur les gradins d'un amphithéâtre.
Je me souvenais qu'une autre fois, où nous attendions sur un quai de gare, tout à coup, arpentant avec moi le macadam, il m'avait saisi le bras et dit :
— Bon Dieu, Henry ! Ce type, tu sais qui c'est ? Jack Dempsey !
Et, me lâchant, il avait filé comme l'éclair, se précipitant à toutes jambes vers son idole bien-aimée :
— Salut Jack ! (J'entends encore sa voix forte et sonore.) Vous avez l'air de tenir la grande forme. Je voulais absolument vous serrer la main et vous dire que vous êtes un vrai champion.
J'avais entendu la voix flûtée et criarde de Dempsey accuser réception. Et le champion, qui dominait Arthur Raymond de toute sa taille, avait pourtant l'air d'un enfant, à cet instant. La hardiesse, l'agressivité étaient tout du côté d'Arthur. Il ne semblait nullement intimidé par la présence imposante de Dempsey. Tout juste si je ne m'étais pas attendu à le voir tapoter l'épaule de l'autre.
— C'est un vrai pur-sang de belle race, m'avait-il expliqué ensuite, la voix frémissante d'émotion. Un être d'une sensibilité extraordinaire !
Il pensait probablement à lui-même ; à la façon dont l'eussent vu les autres, s'il était devenu soudain champion du monde.
— Et intelligent, avec ça. On ne peut avoir un style aussi pittoresque sur le ring, sans avoir atteint un degré supérieur d'intelligence. C'est vraiment un type magnifique. Un grand gosse, tu sais... Dire qu'il a rougi, tu te rends compte ?
Etc., etc., toute une interminable rhapsodie sur son héros.
Mais c'était surtout Earl Caddock qui lui inspirait ses plus étonnantes tirades. Earl Caddock, je crois bien, approchait encore plus de l'idéal que Dempsey, à ses yeux.
« L'homme aux mille et une prises », disait-on de Caddock. Un corps divin — un peu trop frêle, semblait-il, pour les assauts prolongés et épuisants qu'exige cette épreuve mortelle qu'est la lutte. Je le revois toujours, tel qu'il apparut, ce fameux soir, à côté de ce formidable gaillard de Strangler Lewis. Arthur Raymond était certain que Lewis gagnerait — mais, de cœur, il était avec Earl Caddock. Il braillait à se crever les poumons pour encourager Caddock à tenir bon. Après le match, dans une boîte juive de l'East Side, il me joua de nouveau le drame détaillé de la rencontre, tout en expédiant une assiettée de charcutaille. Il avait une mémoire extraordinaire pour tout ce qui le passionnait. Je crois même qu'il prenait encore plus de plaisir au match, rétrospectivement, que sur le moment. De fait, il m'en parla de façon si étonnante que, le lendemain, je m'installai devant ma table et j'écrivis un poème en prose sur les deux lutteurs. J'emportai le poème chez mon dentiste, le jour suivant. Lui aussi, il était un fanatique de la lutte et il trouva que c'était un chef-d'œuvre. Résultat : ma dent ne fut pas plombée, mais le dentiste me fit monter chez lui pour me présenter à sa famille — ils étaient d'Odessa — et, avant de savoir ce qui m'arrivait, j'étais plongé dans une partie d'échecs qui se termina à deux heures du matin. Il s'ensuivit une amitié qui dura le temps de me faire soigner toutes mes dents — c'est-à-dire qu'elle traîna bien quatorze ou quinze mois. Au reçu de la note, je me dissipai en fumée. Ce ne fut que cinq ou six ans plus tard, je crois bien, que je revis ce dentiste, et dans des circonstances assez singulières. Mais remettons cela à plus tard.
Freud, Freud... Que d'histoires pourraient être créditées à ce compte. Tenez, le Dr Kronski, par exemple. Quelque dix ans ont passé depuis notre vie sémantique à Riverside Drive. Gros comme un cachalot, il souffle comme un phoque, crache ses discours comme une locomotive sa fumée. Une blessure au crâne lui a déréglé tout le système nerveux, faisant de lui une anomalie glandulaire, un cas type d'esprits contradictoires.
Il y a des années que nous ne nous sommes vus. Nous nous retrouvons à New York. Echange torrentiel de propos. Il apprend que, durant mon absence à l'étranger, j'ai noué des liens solides avec la psychanalyse. Je cite des célébrités ; il les connaît de son côté — à travers leurs écrits. L'idée que j'aie pu fréquenter ces gens, qu'ils m'aient tenu pour un de leurs amis, l'ahurit. Il en vient à se demander s'il ne s'était pas mépris sur le compte de son vieil ami Henry Miller. Il voudrait bien parler de ça — parler, parler, toujours parler. Je m'y refuse. Ça l'impressionnne. Parler est son faible, son vice — il le sait.
Quelques rencontres avec lui suffisent pour me convaincre que quelque chose le tracasse. Il ne peut se résoudre à admettre purement et simplement mes connaissances en la matière — il veut des preuves.
— Que fais-tu en ce moment... à New York ? me demande-t-il.
Je lui réponds :
— Rien, à proprement parler.
— Tu n'écris pas ?
— Non.
Long silence. Puis nous y voici. Une expérience... une idée formidable. Je suis le type idoine. Il s'explique...
En long comme en large, voici son idée. Il voudrait que je fasse l'expérience de traiter quelques-uns de ses clients — de ses ex-clients plutôt, car il a renoncé à exercer. Il est sûr que je m'en tirerai aussi bien que le premier venu — mieux peut-être.
— Je ne leur dirai pas que tu es écrivain. Tu étais écrivain, mais, durant ton séjour en Europe, tu es devenu psychanalyste. Qu'en dis-tu ?
Je souris. Pas si mal, à première vue. En fait, je caressais le même projet depuis longtemps. Je saute donc sur l'occasion. D'accord, conclu. Demain, 16 heures, il me présentera à un de ses patients.
Ce fut ainsi que s'engagea l'affaire. Je ne tardai pas à compter sept ou huit clients. Ils n'avaient pas l'air mécontent de moi. Ils ne s'en cachèrent pas au Dr Kronski. Bien entendu, il n'en fut pas surpris. N'avait-il pas songé lui-même à pratiquer la psychanalyse ? Pourquoi pas, en effet ? je devais bien l'admettre. N'importe qui peut se faire psychanalyste, à condition d'avoir tant soit peu de charme, d'intelligence et de sensibilité. Les guérisseurs n'avaient pas attendu qu'on parlât de Mary Baker Eddy ou de Sigmund Freud pour exister. Le bon sens avait son mot à dire dans cette histoire, non ?
— Mais avant de se faire psychanalyste, dis-je, loin d'attacher un caractère sérieux à la remarque, on doit commencer par se faire psychanalyser soi-même, tu ne l'ignores pas ?
— C'est ce que tu as fait ? me dit-il.
Et comment donc ! Je lui racontai, ce qui était faux, que j'étais passé par les mains d'Otto Rank.
— Tu ne me l'avais pas dit ! s'écria-t-il, visiblement impressionné une fois de plus, car il professait à l'égard d'Otto Rank un respect idolâtre.
— Combien de temps ça t'a-t-il pris ? me demanda-t-il.
— Trois mois environ. Rank ne croit pas aux analyses trop prolongées, tu le sais, j'imagine ?
— C'est juste, dit-il soudain songeur.
Un temps. Puis il se débouche :
— Et si tu me psychanalysais ? Non, je ne plaisante pas. Je sais qu'entre intimes comme nous ce n'est pas idéal, mais qu'importe...
— Bah ! dis-je lentement, tâtant ma route prudemment, nous pourrions même profiter de l'occasion pour liquider ce préjugé stupide, pourquoi pas ? Après tout, il a bien fallu que Freud fasse l'analyse de Rank, non ?
(Second mensonge : Rank n'avait jamais subi d'analyse, pas même de la part de Freud le Père.)
— Eh bien ! alors, demain dix heures, ça te va ?
— Parfait, dis-je. Sois ponctuel. Car ça te coûtera tant l'heure. Soixante minutes, pas une seconde de plus. Si tu es en retard, tant pis pour toi...
— Tant l'heure ? reprit-il en écho, me regardant comme s'il avait eu affaire à un fou.
— Bien entendu ! Tu sais parfaitement quelle importance a pour le patient le fait de payer sa psychanalyse.
— Mais je ne suis pas ton patient ! se récria-t-il. Bon Dieu, c'est moi qui te fais une faveur.
— A ton idée, dis-je, jouant l'indifférence. Si tu trouves quelqu'un pour opérer gratis. Dieu te bénisse. Moi je fais ça dans les règles. Ce sera tant l'heure — ton tarif, celui que tu m'as suggéré pour les clients que tu m'as adressés.
— Voyons, voyons, me dit-il, tu es incroyable ! Après tout, qui a eu l'idée ? Moi, ne l'oublie pas.
— Justement, je dois l'oublier, insistai-je. Il n'est pas question de sentiment dans cette affaire. Tout d'abord, laisse-moi te rappeler que non seulement on doit se faire analyser avant de devenir analyste, mais que la chose est d'autant plus nécessaire si l'on est névropathe. Il te serait impossible de devenir analyste si tu n'avais pas les nerfs malades. Avant de guérir autrui, tu dois commencer par te guérir toi-même. Et si par hasard tu n'es pas malade, je te jure que tu le seras avant la fin de nos séances ; qu'en dis-tu ?
Il prit la chose à la blague. N'empêche que, le lendemain matin, il arriva, et en avance qui plus est. A le voir, on eût dit qu'il ne s'était pas couché de la nuit pour être sûr d'être à l'heure.
Il feignit de croire que je plaisantais, ne s'en installa pas moins sur le divan, attendant impatiemment le biberon comme un enfant dans les langes.
— L'argent, insistai-je, l'argent tout de suite, ou je refuse de te traiter.
Je jouissais, de lui tenir tête — il faut dire aussi que je ne m étais jamais imaginé dans ce rôle.
— Mais qui te dit que nous pourrons aller jusqu'au bout de l'expérience ? me dit-il, pour gagner du temps. J'ai une idée... si le traitement me plaît, ton prix sera le mien... dans les limites du raisonnable, bien entendu. Mais n'en rajoute pas pour l'instant. Allons-y, au boulot !
— Rien à faire ! dis-je. Pas de ticket, pas de vestiaire. Si je ne fais pas l'affaire, je t'autorise à me poursuivre en justice ; mais du moment que tu as recours à moi, tu dois payer — et d'avance. A propos, tu perds du temps, tu sais. Chaque minute que tu passes à marchander, autant de pris sur un emploi du temps plus profitable. Il est maintenant !... — je regardai ma montre — il est maintenant 10h12. J'attends que tu sois prêt, pour commencer...
Il était plus vexé qu'un dindon, mais je le possédais ; il ne pouvait faire autrement que de cracher.
En sortant le fric — je lui prenais dix dollars par séance — il leva les yeux vers moi, mais cette fois de l'air de quelqu'un qui a renoncé et s'abandonne aux mains du praticien.
— Veux-tu dire que si par hasard je venais un jour sans le montant de la séance — on ne sait jamais : je peux oublier ou être à court de quelques dollars — tu refuserais de me prendre ?
— Exactement. Nous nous comprenons parfaitement. Tu y es... maintenant ?
Il se laissa retomber sur le divan, telle la bête qui tend le cou à la hache.
— Recueille-toi, lui dis-je d'une voix douce, prenant place derrière lui de façon qu'il ne pût me voir. Laisse-toi aller, détends-toi ; tu vas tout me dire, te raconter entièrement. Surtout, ne te figure pas qu'une séance suffira. Celle-ci n'est que la première d'une longue, longue série. Il t'appartient de fixer la durée de nos rapports. N'oublie pas qu'il t'en coûtera dix dollars chaque fois. Mais ne t'inocule pas cette idée sous la peau ; sinon, si tu ne penses qu'au prix qu'il t'en coûte, tu finiras par oublier ce que tu voulais me dire. Sans doute, le procédé n'est pas drôle, mais tout cela n'est que dans ton intérêt. En apprenant à te soumettre à ton rôle de patient, tu apprendras du même coup à te soumettre à celui d'analyste. Exerce ton esprit critique sur toi-même, non sur moi Je ne suis qu'un instrument. Je suis là pour te venir en aide... Recueille-toi, détends-toi. Je t'écoute. Dès que tu seras prêt à te livrer...
Il était étendu de tout son long, les mains croisées sur la montagne de viande qui lui tenait lieu de ventre, le visage couleur de colle de pâte. Il était blême, tels ces types qu'on voit sortir des cabinets, les traits tirés par un effort mortel. Le corps avait l'aspect amorphe et sans défense de celui de l'obèse pour qui le simple fait de devoir se mettre sur le séant est presque aussi difficile que, pour la tortue chavirée, de retrouver son vrai aplomb. Il semblait avoir perdu toutes ses facultés. Il eut quelques soubresauts — flop ! comme un poisson — épave humaine soupesant son poids.
Mes exhortations à parler avaient paralysé en lui la faculté de la parole, son attribut par excellence. Evidemment, il ne trouvait plus d'adversaire à démolir, en face de lui. On lui demandait de retourner son esprit contre lui-même. Il lui fallait maintenant se délivrer, révéler — créer, en un mot — et c'était un effort inouï pour lui. Il lui fallait découvrir qu'il est un sens au sens ; c'était du neuf et il était clair que la simple contrainte d'avoir à se faire à cette idée le terrifiait.
Après avoir gigoté un moment, s'être gratté, tourné lourdement de côté et d'autre sur le divan, frotté les yeux, éclairci la voix, après avoir postillonné, bâillé, il finit par ouvrir la bouche comme pour parler — mais rien, pas un mot. Il poussa encore quelques grognements, se hissa sur le coude, tourna la tête dans ma direction. Il y avait quelque chose de pitoyable dans son regard.
— Tu ne pourrais pas me poser quelques questions ? dit-il. Je ne sais par où commencer.
Mieux vaut ne pas poser de question. Prends ton temps. Ça viendra. Le tout est de te lancer. Après, ce sera une vraie cataracte. Ne te force pas.
Il s'affaissa, reprit la position couchée, poussa un grand soupir. « Changer de place avec lui, me disais-je, serait formidable. » Durant les moments de silence, je sentais ma volonté abdiquer, se relâcher ; c'était une volupté pour moi que de me confesser ainsi, en silence, au psychiatre suprême. Je ne ressentais pas la moindre timidité, pas la moindre gaucherie, pas la moindre inexpérience. En fait, ayant décidé de jouer le rôle, je m'étais aussitôt mis dans la peau du personnage et préparé à toute éventualité. Je m'étais rendu compte sur-le-champ qu'il suffit d'assumer le rôle du guérisseur pour en devenir un pour de bon, automatiquement.
Je tenais à la main un bloc-notes, prêt à inscrire les phrases qui pourraient présenter de l'intérêt. Le silence se prolongeant, je griffonnai des mots qui n'avaient rien à voir avec la thérapeutique. Je me souviens d'avoir noté les noms de Chesterton et d'Herriot, personnages gargantuesques dotés, à l'instar de Kronski, d'un ventre et d'une verbosité peu communs. Il me vint à l'esprit que c'était là un trait que j'avais fréquemment relevé chez les gros hommes. Ils ressemblent aux méduses du monde marin — orgues flottantes, baignant dans les échos de leur propre voix. Polypiens d'apparence, ils sont remarquables par l'acuité et l'extrême concentration des facultés mentales. Les obèses sont souvent très dynamiques, très engageants, très charmants et très séduisants. Leur paresse, leur laisser-aller ne sont que faux-semblant. Leur cerveau renferme souvent des diamants. Et, au contraire des maigres, c'est quand ils engloutissent à pleine auge la nourriture que leur esprit mousse et scintille le plus. Il n'est rien de tel, pour les voir s'épanouir au comble de la forme, que de réveiller en eux l'appétit gustatoire. Les maigres, au contraire, chez qui l'on trouve fréquemment aussi de gros mangeurs, ont tendance aux lourdeurs et à la somnolence quand l'appareil digestif entre en jeu.
Ils ne s'épanouissent, d'ordinaire, que l'estomac creux.
— Commence n'importe où, me décidai-je à lui dire, craignant de m'endormir avec lui. Jette du lest — dis n'importe quoi ; tu finiras toujours par revenir au point sensible.
Je me tus un instant. Puis, d'une voix douce, j'ajoutai très délibérément :
— Naturellement, rien ne t'empêche de faire un somme, si le cœur t'en dit. Peut-être cela te ferait-il du bien.
En un clin d'œil il se réveilla et se mit à parler. L'idée de me payer pour avoir le droit de piquer un somme l'avait électrisé. Il partit comme un feu d'artifice. « Pas bête mon stratagème », notai-je mentalement.
Il commença, disais-je, impétueusement, poussé par la peur frénétique de perdre du temps ; puis, soudain, parut si frappé par l'importance des révélations qu'il venait de faire, qu'il voulut m'entraîner dans une discussion sur leur signification capitale. Une fois de plus, avec douceur et fermeté, je refusai de relever le défi.
— Plus tard, dis-je, quand la matière sera suffisante. Tu viens de commencer... l'épiderme est à peine entamé.
— Est-ce que tu prends des notes ? me demanda-t-il, tout content de lui.
— Ne t'occupe pas de moi, répliquai-je, ne pense qu'à toi-même, à tes problèmes. Rappelle-toi bien que tu dois me faire implicitement confiance. Chaque fois que tu penses à l'effet que tu produis, tu perds du temps. Tu n'as pas à essayer de m'impressionner... ta tâche est d'arriver à être sincère avec toi-même. Tu n'as pas de public... je ne suis qu'un réceptacle, une vaste oreille. Libre à toi de remplir cet entonnoir de détritus et de non-sens ou d'y verser des perles. Tu pèches par excès de réserve ; tu as trop de retenue. Ce que nous cherchons ici, c'est du réel, du vrai, du senti...
Il redevint silencieux, s'agita quelques instants, puis s'immobilisa complètement. Il avait maintenant croisé les mains sous la nuque et étayé l'oreiller de façon à ne pas risquer encore de s'assoupir.
— Je viens à l'instant de penser à un rêve, dit-il (et le ton trahissait une humeur plus calme, plus contemplative). Un rêve que jai fait la nuit dernière. M'est avis que je m'en vais te le raconter. Peut-être nous fournira-t-il une clef...
Ce petit préambule signifiait une seule chose — qu'il se préoccupait encore de mon rôle dans l'affaire. Il savait qu'en psychanalyse on attend du sujet qu'il révèle ses rêves. C'était à tout le moins un détail technique dont il était assuré — un point d'orthodoxie. « Curieux, pensai-je ; si ferré que l'on puisse être sur tel ou tel sujet, agir est une autre paire de manches. » Il comprenait parfaitement ce qui se passait, en psychanalyse, entre patient et analyste, mais c'était la première fois qu'il se trouvait face à face avec la signification réelle de la chose. Même alors, et bien qu'il détestât gaspiller son argent, il aurait éprouvé un intense soulagement si, au lieu de l'inviter à parler de son rêve, j'avais suggéré que nous discutions de la nature thérapeutique de ses révélations. Il aurait cent fois mieux aimé inventer un rêve, quitte ensuite à le décortiquer avec moi, que de se décharger tranquillement et sincèrement. Je devinais qu'il s'envoyait à tous les diables — et moi avec, bien entendu — pour s'être fourré de son propre chef dans une situation où il ne pouvait, du moins le croyait-il, que tenir le rôle de la victime aux mains du tortionnaire.
Pourtant, à grand renfort de labeur et de sueur, il parvint à me fournir un compte rendu cohérent de son rêve. Il s'arrêta, quand ce fut fini, dans l'espoir d'un commentaire, d'un signe quelconque d'approbation ou de désapprobation. Voyant que je restais silencieux, il se mit à caresser l'idée que son rêve avait un sens. Au beau milieu de ces excursions intellectuelles, il fit halte brusquement, tourna légèrement la tête, et murmura, d'une voix lasse et désespérée :
— Je devrais m'abstenir de ça, j'imagine ; c'est ton boulot, non ?
— Libre à toi, dis-je calmement. Si tu préfères faire ta propre analyse — et me payer — je n'y vois aucun inconvénient. Tu te rends compte, je pense, que l'un des objets de ta présence ici est d'acquérir plus de confiance et de foi dans les autres. Ton impuissance à admettre ce point constitue l'un des aspects de la maladie.
Il se mit aussitôt à jacasser et bafouiller. Il lui fallait à tout prix se défendre contre une telle accusation. Non, ce n'était pas vrai, ce n'était ni la confiance ni la foi qui lui faisaient défaut. Je n'avais dit cela que pour le provoquer.
— Il est également vain, l'interrompis-je, d'essayer de m'attirer dans une discussion. Si ton seul souci est de prouver que tu en sais plus long que moi, tu n'aboutiras à rien. Je consens volontiers, pour ma part, que ce soit vrai — mais cela fait aussi partie de ta maladie : que tu sais trop de choses. Jamais tu ne parviendras à la science universelle. Si le salut était dans la science, tu ne serais pas sur ce divan en ce moment.
— Tu as raison, me dit-il humblement, acceptant ma déclaration comme un châtiment mérité. Voyons donc... où en étais-je ? Je veux aller au fond des choses...
A ce moment, je jetai par hasard un coup d'œil sur ma montre et m'aperçus que l'heure était passée.
— Terminé, dis-je, me levant et me dirigeant vers lui.
— Tu as bien une minute, non ? me dit-il, levant sur moi un regard irrité, comme si je l'avais offensé. Juste au moment où ça commence à venir. Assieds-toi encore un instant.
— Non, dis-je, impossible. Il ne tenait qu'à toi de saisir l'occasion... Je t'ai laissé une heure pleine. Tu feras probablement mieux la prochaine fois. C'est le seul moyen de t'instruire.
Sur ce, je l'empoignai et le flanquai debout.
Il ne put s'empêcher de rire, me tendit la main, serra cordialement la mienne.
— Au moins, s'écria-t-il, tu es régulier ! Tu as la technique au poil ! J'aurais agi exactement ainsi à ta place.
Je lui tendis son chapeau, son manteau et me dirigeai vers la porte pour le reconduire.
— Tu ne vas pas me mettre dehors comme un malpropre, tout de même ? dit-il. J'aimerais bavarder un peu avec toi avant de partir.
— Et discuter de la situation, hein ? dis-je, le poussant dehors contre son gré. Hors de question, Dr Kronski. Pas de discussions. Je t'attends demain, à la même heure.
— Mais tu viens ce soir à la maison, non ?
— Pas question non plus. Jusqu'à la fin de ton analyse, nous n'aurons d'autres relations que de docteur à patient. Ça vaut mieux, tu verras.
Je saisis sa main, qui ballait mollement, la levai, la secouai vigoureusement pour lui dire au revoir. Il sortit à reculons, comme en rêve.
Durant quelques semaines, il vint tous les deux jours. Puis il me pria d'adopter un système de visites moins régulières, en se plaignant d'être à court d'argent. Naturellement, je me doutais bien que cette histoire séchait son portefeuille ; depuis qu'il avait renoncé à sa clientèle, il n'avait d'autres revenus que les versements de la compagnie d'assurances. Sans doute, avant son accident, avait-il dû mettre de côté une somme assez rondelette. Pourtant, le problème était le suivant : l'arracher à cet état de dépendance où il vivait, lui pomper jusqu'à son dernier sou pour ressusciter en lui le désir de gagner sa vie. Qui aurait cru qu'un homme aussi doué et énergique en viendrait à se châtrer délibérément, à seule fin de tirer le maximum d'une compagnie d'assurances ? Sans nul doute, les blessures que lui avait causées son accident d'automobile avaient ébranlé sa santé. Il était devenu monstrueux — ne fût-ce que cela. Au fond, j'étais convaincu que l'accident n'avait fait qu'accélérer le processus de cette métamorphose inquiétante. Quand il m'avait confié tout à trac son intention de se faire psychiatre, je m'étais rendu compte qu'il y avait encore de l'espoir. J'avais accepté la proposition pour ce qu'elle valait, sachant que son amour-propre ne se résoudrait jamais à admettre qu'il était devenu « un cas ». Je me servais délibérément et régulièrement du mot « maladie » pour le secouer et le contraindre à reconnaître qu'il avait besoin d'aide. Je savais aussi que, pour peu que je lui en laisse l'occasion, il finirait par céder et s'en remettre entièrement à moi.
C'était courir un gros risque, pourtant, que de présumer que j'arriverais à faire craquer son amour-propre. Il disparaissait sous plusieurs couches d'amour-propre, de même que son ventre et sa taille se cachaient au plus profond des strates de graisse. Il s'était transformé en un vaste système défensif et dépensait toute l'énergie en son pouvoir à réparer les fuites qui se déclaraient de toutes parts. L'amour-propre entraînait la méfiance. Et, par-dessus tout, la crainte méfiante de s'être mépris sur ma capacité de traiter son « cas ». Il s'était toujours flatté de connaître les points faibles de ses amis. Il ne se trompait pas — ce n'est pas tellement difficile. Il les cultivait, ces points faibles, chez ses amis, pour stimuler le sentiment de sa propre supériorité. Qu'un de ses copains vînt à s'améliorer, à se développer, pour lui c'était une trahison. Le côté envieux de sa nature ressortait alors... Bref, toute son attitude à l'égard des autres était commandée par un cercle vicieux.
L'accident n'avait rien changé d'essentiel en lui. Seul, son aspect extérieur s'en était trouvé altéré. Ce qui était déjà latent s'était exagéré. Il avait toujours été un monstre en puissance et il l'était devenu en chair et en os. Chaque jour il pouvait maintenant se regarder dans la glace et constater de ses yeux ce qu'il avait fait de lui. Dans les yeux de sa femme, il pouvait lire la répugnance qu'il suscitait chez les autres. Ses enfants ne tarderaient pas à le regarder comme une bête curieuse ; ce serait le point final.
Bien entendu, en mettant tout sur le compte de l'accident, il parvenait à picorer, auprès de ceux qui ne savaient pas, quelques miettes de compassion. Il parvenait aussi à concentrer l'attention sur son physique en la détournant du psychique. Mais, demeuré seul avec lui-même, il savait que ce n'était là qu'un jeu qui serait tôt dénoncé. Il ne pouvait espérer jouer perpétuellement de son énorme paquet de chair comme d'un écran de fumée.
Etendu sur mon divan et déchargeant sa conscience, il semblait — le fait était curieux et ne dépendait en aucun cas du point de départ qu'il prenait dans le passé — il semblait, dis-je, ne s'être jamais vu que sous un jour bizarre et monstrueux. Marqué — tel était plus exactement le sentiment qu'il avait de lui-même. Marqué dès le commencement. Sans la moindre confiance dans une destinée qui lui fût propre. Naturellement et inévitablement, il avait communiqué ce sentiment autour de lui ; de façon ou d'autre, il se serait débrouillé pour manœuvrer de telle sorte qu'amis ou maîtresses le plaquent ou le trahissent. Il apportait à les choisir la même prescience que le Christ à élire Judas.
Quelle sorte de drame voulez-vous jouer ?
Kronski, lui, avait choisi le drame du raté, mais du raté brillant ; si brillant que le succès s'en trouvait éclipsé. On eût dit qu'il voulait prouver au monde entier qu'en matière de savoir et de puissance il valait n'importe qui ; et prouver en même temps que tout cela, être quelqu'un, devenir un puits de science, n'avait pas de sens. Il paraissait frappé d'impuissance congénitale, incapable de se rendre compte qu'il existe un sens inhérent à toute chose. Il se gaspillait en efforts pour prouver qu'il n'existe ni n'existera jamais de preuves définitives, totalement inconscient de l'absurdité qu'il y a à vouloir triompher logiquement de la logique. Son attitude me rappelait Céline jeune et déclarant dans son dégoût rageur :
« Bonne et mirifique c'était possible... Qu'elle serait encore bien plus radieuse et splendide cent dix mille fois, j'y ferais pas le moindre gringue ; pas une saucisse ; pas un soupir. Qu'elle se trancherait toute la conasse, qu'elle se la mettrait en lanières, pour me plaire, qu'elle se couperait trois doigts de la main pour me les filer dans l'oignon, qu'elle s'achèterait une moule tout en or, j'y causerais pas, jamais quand même... Pas la moindre bise... C'était du bourre, c'était pareil. Et voilà ! »
La diversité du système défensif que l'être humain est capable d'inventer pour se retrancher est aussi stupéfiante que les mécanismes instinctifs des animaux et des insectes. Les retranchements psychiques eux-mêmes ont leur texture et leur substance ; il suffit de pénétrer dans l'enceinte interdite de l'ego pour s'en apercevoir. Les cas les plus difficiles ne sont pas forcément ceux qui se cachent derrière une armure, qu'elle soit de fer, d'acier, de tôle ou de zinc. Pas plus que ne sont difficiles, bien qu'ils offrent une résistance plus tenace, ceux qui se bardent de caoutchouc et qui, mirabile dictu, ont l'air de s'être approprié l'art de vulcaniser les barrières perforées de l'âme. Les cas les plus difficiles sont ceux que j'appellerai les « cossards du type poisson ». Ce sont les egos fluides et solubles qui vivent tapis et immobiles, tels des fœtus, dans le marécage utérin de l'être en stagnation. S'il vous arrive de crever le sac en pensant : Ah ! enfin, je le tiens ! — vous verrez qu'il ne vous restera rien dans la main, qu'un peu de morve caillée. Ceux-là sont les cas qui vous laissent pantois, à mon avis. Ils ressemblent au « poisson soluble » de la métempsychologie dada. Ils poussent sans épine dorsale ; ils fondent à volonté. Le seul élément sur lequel on puisse mettre la main, ce sont les noyaux indissolubles, indestructibles — les germes du mal, si je puis dire. Face à de tels individus, on sent que tout, corps, âme ou esprit, tout n'est que maladie. Ils sont nés pour servir d'illustrations aux pages des manuels. Dans le domaine du psychique, ils sont les monstres gynécologiques qui n'ont d'autre vie que celle du spécimen en bocal dont s'ornent les étagères des laboratoires.
Leur déguisement le plus réussi est la compassion. De quelle tendresse ne sont-ils pas capables ! De quelles attentions ! De quelle sympathie touchante ! Mais si l'on pouvait arriver à les surprendre — ne fût-ce que l'espace d'un coup d'œil fluorescent ! — quels jolis petits egomanes ne verrait-on pas ! Ils saignent avec tout ce qui saigne dans l'univers — mais vous pouvez toujours attendre : eux, ils ne sont pas près de se disloquer. Au jour de la crucifixion, ils seront là pour vous tenir la main, étancher votre soif, pleurer comme des vaches saoules. De temps immémoriaux, ils ont toujours pleuré, par profession, même à l'Age d'Or où il n'y avait pas tant de raisons de pleurer, pourtant. Ils ont pour habitat la misère et la souffrance ; au moment de l'équinoxe, tout le kaléidoscope de la vie prend, grâce à eux, une teinte glauque de glu.
Ce sont des spécimens psychiques de cet ordre que l'on voit sortir du cabinet du psychanalyste pour aller prendre place dans les rangs d'un prolétariat déshumanisé. On les a nivelés, réduits à un petit tas efficace de réflexes mutilés. Non seulement ils gagnent leur vie — ils sont le soutien de parents âgés. Ils refusent la niche glorieuse à laquelle ils ont droit, au musée des horreurs ; ils préfèrent de beaucoup se mesurer à d'autres âmes, jouer eux-mêmes les bonnes âmes, à s'y méprendre. Ils sont durs à mourir, tels les nœuds dans le tronc d'un chêne géant. Ils tiennent tête à la hache, même quand tout est dit.
Je n'irai pas jusqu'à affirmer que Kronski était de cet acabit ; mais je dois avouer que, plus d'une fois, il m'en donna l'impression. Plus d'une fois, j'eus envie d'empoigner la hache et de l'achever. Il n'eût fait défaut à personne ; nul ne l'eût pleuré. Il s'était arrangé pour naître infirme ; infirme il mourrait. Telle était ma conclusion. Je ne voyais pas qu'il pût rendre service aux autres comme analyste. Non, en tant qu'analyste, il ne verrait qu'infirmités partout, jusque chez les dieux. D'autres psychanalystes, et j'en avais personnellement connu qui avaient pleinement réussi, s'étaient remis de leur infirmité, pour ainsi dire, et venaient efficacement en aide à leurs frères infirmes, parce qu'ils avaient à tout le moins appris à se servir de leurs membres artificiels avec aisance et à la perfection. C'étaient d'excellents démonstrateurs.
Une pensée, cependant, me perça comme une vrille, durant mes séances avec Kronski. L'idée qu'on peut sauver n'importe qui, si enfoncé et embarqué soit-il. Et cela, sans nul doute possible, à condition d'avoir à sa disposition tout le temps, toute la patience nécessaires. L'idée se fit jour en moi que l'art du guérisseur n'est pas du tout ce qu'imaginent les gens ; que c'est une chose toute simple, trop simple en fait pour ne pas échapper aux esprits ordinaires. Pour traduire la chose aussi simplement qu'elle me vint, je dirai que, en gros, n'importe qui peut devenir guérisseur, du moment qu'il ne pense plus à lui-même. La maladie qui éclate partout à nos yeux, l'amertume et le dégoût que la vie inspire à tant d'entre nous, ne sont que le reflet du mal que nous portons en nous-mêmes. La prophylaxie ne nous garantira jamais du mal de l'univers, parce que nous portons en nous l'univers. L'être humain aura beau devenir la merveille des merveilles, au total il ne donnera jamais le jour qu'à un monde extérieur douloureux et imparfait. Tant que nous resterons sur la réserve de notre conscience, nous ne parviendrons pas à faire face à l'univers. Il n'est pas nécessaire de mourir pour se trouver nez à nez avec la réalité. La réalité, ce sont le temps et l'espace présents ; elle est partout ; elle brille dans le moindre reflet que rencontrent nos yeux. Les prisons, les asiles d'aliénés eux-mêmes se vident de leurs pensionnaires, quand un grand péril pèse sur la vie de la communauté. A l'approche de l'ennemi, on rappelle l'exilé politique pour participer à la défense du pays. Quand il n'y a plus moyen de faire autrement, la voix parvient à percer l'épaisseur de notre cervelle, qui dit que nous sommes tous membres et parties d'un même corps. Ce n'est que quand notre vie même est menacée que nous nous mettons à vivre. En de tels instants, les invalides de l'âme eux-mêmes jettent leurs béquilles. Leur plus grande joie est alors de se rendre compte qu'il existe des choses plus importantes que leur petite personne. Ils ont dépassé leur ego. Leurs propres mains entretenaient le feu. Ils ruisselaient de leur propre jus. Ayant jalousement surveillé leur propre cuisson, ils étaient le morceau de choix dont se délecteraient les démons déchaînés par leurs soins. Telle est l'image qu'offre la vie humaine sur notre planète Terre. Du premier au dernier, homme ou femme... rien que des névropathes. Le guérisseur, ou l'analyste, à votre goût, n'est qu'un sur-névropathe. Il a tracé sur nous le signe des Indiens. Pour guérir, il nous reste à nous lever de la tombe et à dépouiller notre linceul. Et c'est là un geste que personne ne peut faire à notre place – affaire privée dont on s'acquitte le mieux en collectivité. Mourir en tant qu'egos pour renaître en essaim, non pas séparés et hypnotisés par le soi, mais en tant qu'individus apparentés entre eux.
Pour ce qui est du salut, et du reste... les grands maîtres, les vrais guérisseurs, dirons-nous, ont toujours insisté sur le fait que leur rôle se borne à montrer le chemin. Le Bouddha est allé jusqu'à dire : « Ne crois rien, n'importe le livre où tu l'as lu ou celui qui te l'a dit, n'importe même si c'est moi qui l'ai dit, à moins que ta raison et ton sens commun n'y aient acquiescé. »
Les grands esprits n'ouvrent pas de cabinet, n'ont pas de tarif, ne font pas de conférences, n'écrivent pas de livres. La sagesse se tait ; le moyen le plus efficace de propager la vérité, c'est à force d'exemple personnel. Les grands esprits attirent les disciples, personnages mineurs qui ont pour mission de prêcher et d'enseigner. Ce sont les évangélistes qui, n'étant pas à la hauteur de la sublime tâche, passent leur vie à convertir les autres. Les grands esprits sont indifférents, au sens profond du terme. Ils ne nous demandent pas de croire : ils électrisent par leur conduite. Ce sont les réveilleurs. Ce que nous pouvons faire de notre méchante petite vie ne les regarde pas. Ce que vous pouvez faire de votre vie ne regarde que vous, semblent-ils dire. Bref, ils n'ont d'autre objet ici-bas que d'inspirer. Et que peut-on demander de plus à un être humain ?
Etre malade, névropathe, si vous voulez, c'est réclamer des garanties. Le névropathe, c'est l'épave qui gît sur le lit de la rivière, installée en toute sécurité dans la vase, et qui attend la gaffe du marinier. Il n'a qu'une certitude : la mort, et la terreur que lui inspire cette peu agréable certitude l'immobilise dans une mort vivante plus horrible, mille fois plus, que celle-là qu'il imagine sans la connaître.
Le chemin de la vie mène à la plénitude, quel que soit son aboutissement. Remettre un être humain dans le courant de la vie signifie non seulement lui insuffler la confiance en soi, mais une foi soumise et totale dans le processus de vie. Qui a confiance en soi ne peut qu'avoir confiance dans les autres comme dans la mécanique et la justesse de l'univers. Quiconque est ainsi solidement amarré à ses ancres cesse de s'inquiéter de l'exactitude des choses, du comportement de ses frères, du bien et du mal, du juste et de l'injuste. Si ses racines plongent dans le courant de vie, il flottera comme un lotus, s'épanouira et portera fruit. Sa nourriture, il la recevra d'en haut comme d'en bas ; il enfoncera de plus en plus profondément ses racines, ne craignant pas plus les abîmes que les cimes. La vie qui est en lui trouvera son expression dans la croissance, laquelle est un processus sans fin, éternel. Il n'aura pas peur de passer comme l'herbe des champs, car le déclin et la mort font partie de la croissance. Semence il fut en son début, retournera semence. Commencement et fin ne sont que des étapes partielles du processus éternel. Seul, compte le processus... le chemin... Tao.
Le chemin de la vie ! Quelle expression grandiose ! Vérité, autant dire. La fin suprême, qui contient tout.
Et l'analyste, de son côté : « Adaptez-vous ! » dit-il. Par là il n'entend pas, comme d'aucuns préfèrent le penser : adaptez-vous à cet état de pourriture qu'est le nôtre. Non, adaptez-vous à la vie. Devenez un adepte. Il n'existe pas de plus haut ajustement — faire de soi un adepte.
Les fleurs les plus délicates sont les premières emportées par la tempête. Le géant tombe, victime de la fronde. Chaque cime que nous atteignons voit se renouveler et s'épaissir le mystère périlleux qui nous menace. Le lâche est souvent enseveli sous le mur même au pied duquel il avait blotti sa peur et son angoisse. Le trait habile perce la plus fine cotte de maille. Les plus grandes armadas finissent toujours par sombrer ; les lignes Maginot sont toujours tournées. Le cheval de Troie est toujours prêt à sortir au petit trot. Où se cache la sécurité ? Quelle protection inventer que l'on n'ait pas déjà trouvée ? Il est vain de songer à la sécurité : n'existe pas. L'homme qui cherche la sécurité, serait-ce au fond de son esprit, ressemble à celui qui voudrait se couper les jambes pour les troquer contre des mécaniques, sources de douleurs et de problèmes inavouables.
C'est dans le monde des insectes que se révèle par excellence le système défensif. La vie grégaire du monde animal en est une autre illustration. Par comparaison, l'être humain apparaît sans défense. Dans la mesure où il mène une vie plus exposée, certes ; mais sa force réside précisément dans sa capacité à s'exposer à tous les risques. Un dieu n'a besoin d'aucune défense au monde. Il doit ne faire qu'un avec la vie et se mouvoir librement dans toutes les dimensions.
La peur, la peur à tête d'hydre, qui rampe en chacun de nous, est un reliquat des formes inférieures de la vie. Nous sommes à cheval sur deux univers, celui d'où nous émergeons dans l'instant et celui vers lequel nous nous acheminons. Tel est le sens le plus profond du mot humanité : que nous sommes un lien, un pont, une promesse. C'est en nous que le processus de vie atteint à la plénitude. Notre responsabilité est formidable, et c'est la conscience de cette gravité qui éveille en nous la peur. Nous savons que si nous n'allons pas de l'avant, si nous ne donnons pas force de réalité à notre être en puissance, nous retomberons, nous aurons foiré et nous entraînerons l'univers dans notre chute. Nous portons en nous le Paradis et l'Enfer : nous sommes les bâtisseurs cosmogoniques. Nous n'avons que le choix — la création entière est à notre disposition. Il en est que cette perspective terrifie. Mieux vaudrait, se disent-ils, que le Ciel fût en haut et l'Enfer sous nos pieds — n'importe où l'on voudra, pourvu que ce soit dehors et non dedans. Mais on nous a coupé l'herbe de cette consolation sous les pas. Nous n'avons nulle part où aller, pour notre récompense ou notre châtiment. Le seul endroit possible est dans le temps et l'espace présents, dans notre personne, et au gré de notre fantaisie. Le monde est toujours la copie conforme de l'image que nous nous faisons de lui d'instant en instant. Impossible de changer le décor et de prétendre qu'on aime une autre pièce, différente. Décor permanent ; ne change que selon l'esprit et le cœur, non selon les diktats d'un invisible metteur en scène. Nous sommes à la fois auteur, directeur et acteur tout en un ; quant à la pièce, c'est le drame de notre vie, non de la vie d'un autre. Beau, terrible, inéluctable, ce drame ; pareil à un costume taillé à même votre peau. Est-ce qu'il ne vous satisfait pas, tel quel ? En connaissez-vous un meilleur ?
Etendez-vous donc sur le divan moelleux que vous offre l'analyste, et tâchez de concevoir autre chose de différent. L'analyste a devant lui tout le temps, toute la patience nécessaires. Chaque minute du temps que vous lui prenez est de l'argent qui tombe dans son gousset. Il est pareil à Dieu, en un sens — un dieu de votre création. Vous pouvez geindre, hurler, supplier, pleurer, implorer, cajoler, prier, maudire, n'importe — il vous écoute. Cet homme n'est qu'une vaste oreille, moins le système nerveux sympathique. Il est imperméable à tout ce qui n'est pas la vérité. Si vous estimez que cela paye de le tromper, allez-y : trompez-le. Qui perd au change ? Si vous estimez qu'il peut vous être une aide plus utile que vous-même, collez à lui jusqu'à la mort. Lui, il n'a rien à perdre. Mais si vous vous rendez compte qu'il n'est pas dieu, que c'est un être humain comme vous, ennuis, défauts, ambitions, faibles et tout ; qu'il est non pas le dépositaire d'une sagesse universelle, mais un vagabond sur le chemin, comme vous, peut-être cesserez-vous de vomir vos eaux d'égout, si mélodieux qu'en soit l'écho à vos oreilles ; peut-être vous dresserez-vous sur vos deux pattes et vous mettrez-vous à chanter, de toute la voix dont Dieu vous fit présent. Se confesser, feindre, se plaindre, se lamenter, il en coûte toujours gros. Chanter, c'est gratis. Et non seulement cela — on enrichit les autres. Chantez les louanges du Seigneur, dit le commandement. Ouais, donc, à plein gosier ! A plein gosier, ô maître maçon ! A plein gosier, heureux guerrier ! Mais, arguez-vous, comment chanter quand le monde tombe en miettes, quand tout, autour de moi, baigne dans le sang et les pleurs ?... Vous oubliez que les martyrs chantaient, pendant qu'ils grillaient sur le bûcher ? Rien à leurs yeux ne croulait en miettes, pas plus qu'ils n'entendaient hurler la souffrance. Ils chantaient parce qu'ils débordaient de foi. Qui peut démolir la foi ? Qui, balayer la joie ? Des hommes s'y sont essayés à travers les âges. Ils ont toujours échoué. Joie et foi sont inhérentes à l'univers. La croissance implique souffrance et lutte ; l'accomplissement, joie et exubérance ; la plénitude, paix et sérénité. Dans l'intervalle des plans et des sphères de l'existence terrestre et supra-terrestre, se rencontrent des échelles et des claies. Celui qui monte, chante. Il s'enivre et s'exalte à la vue des espaces immenses qui se déploient. Le pied ne lui manque pas, car il pense non pas à ce qui est en dessous de lui, au cas où il viendrait à glisser et à perdre l'équilibre, mais à ce qu'il voit devant lui. Tout est devant nous. Le chemin ne finit pas ; plus on avance, plus la route s'ouvre à nos yeux. Les marais, la fange, les marécages et la vase mouvante, les trous et les trappes n'existent que dans notre esprit. Ils nous guettent dans l'ombre, attendant pour nous engloutir le moment où nous cesserons d'avancer. Le monde des fantasmes est celui dont nous n'avons pas achevé la conquête. C'est un monde du passé, non pas de l'avenir. Aller de l'avant en se cramponnant au passé, c'est traîner avec soi le boulet du forçat. Le prisonnier est non pas celui qui a commis un crime, mais celui qui se cramponne à son crime et ne cesse de le revivre. Il n'est pas un de nous qui ne soit coupable d'un crime : celui, énorme, de ne pas vivre pleinement la vie. Mais, en puissance, nous sommes tous libres. Libres de ne plus penser à ce que nous n'avons pas réussi à faire ; libres de faire ce qui est dans la limite de nos forces et de nos facultés. Ce que peuvent bien être ces forces et ces facultés qui sont en nous, personne n'a jamais osé l'imaginer. Qu'elles sont sans limites, nous nous en rendrons compte le jour où nous reconnaîtrons, face à nous-mêmes, que l'imagination est tout. L'imagination, c'est la voix de l'audace. S'il est en Dieu quelque chose de divin, c'est que, Lui, Il a osé tout concevoir par l'imagination.