Il est des jours où le retour à la vie est pénible et cruel. Où l'on quitte à contrecœur l'empire du sommeil. Pourtant, il n'y a rien de neuf, hormis la conscience lucide que, de deux réalités, la seule profonde, la seule vraie, appartient au domaine de l'inconscient.
C'est ainsi qu'un matin j'ouvris involontairement les yeux, luttant frénétiquement pour retomber dans cet état de félicité dont le rêve m'avait tout enveloppé. J'étais si chagriné de me trouver réveillé, que j'en aurais presque pleuré. Je fermai mes paupières et m'efforçai de sombrer de nouveau dans cet univers d'où l'on m'avait si cruellement éjecté. Peine perdue. J'essayai tous les trucs dont j'avais entendu parler, sans plus de succès que si j'avais voulu saisir au vol une balle et la refouler dans le barillet du revolver.
Il me restait cependant l'aura du rêve ; je m'y attardai voluptueusement. Un dessein profond (j'ignorais lequel) s'était accompli ; mais, sans me laisser le temps d'en déchiffrer le sens, on avait passé l'éponge sur l'ardoise et on m'avait expulsé, projeté dans un monde où tout se résout par la mort.
Il ne me restait qu'une maigre poignée de lambeaux tangibles et, de même que le pauvre s'agrippe avidement aux restes qu'il est censé recueillir à la table du riche, je m'y cramponnais désespérément et avidement. Mais les miettes qui tombent de la table du sommeil sont pareilles aux chiches indices d'un crime dont la solution est condamnée à demeurer un mystère. Ces images ruisselantes qu'en s'éveillant on fait passer en fraude, tel un contrebandier mystique, de l'autre côté du seuil, ont le don singulier de subir les métamorphoses les plus cruelles, de ce côté-ci de la frontière. Elles fondent comme crème glacée par une étouffante journée d'août. Et pourtant, en même temps qu'elles vont se perdre dans le magma originel, qui est la substance même de l'âme, je ne sais quel vague et obscur nodule de la mémoire s'obstine à ce que perdure — à jamais, dirait-on — le contour indécis et velouté d'un continuum palpable, sensible, au sein duquel ces images se meuvent et sont non pas existence, mais réalité. Réalité ! Ce qui embrasse, nourrit et exalte la vie. C'est à ce fleuve continu que l'on meurt d'envie de retourner pour y rester à jamais plongé.
Que demeurait-il donc, de ce monde impérissable d'où je sortis avec l'éveil, un matin, couvert de ces tendres plaies qu'une main prodigieusement experte avait pansées durant la nuit ? Le visage de l'unique, que j'avais adorée et perdue : Una Gifford. Non cette Una que j'avais connue ; mais celle que des années de souffrance et de séparation avait magnifiée, lui conférant une beauté terrifiante. Son visage était devenu pareil à une lourde fleur prise dans les ténèbres et semblait cloué par sa propre radiance, comme par un coup de lance. Tous ces souvenirs d'elle que j'avais si jalousement gardés et qui s'étaient légèrement tassés, comme un fin tabac sous le doigt d'un fumeur de pipe, s'enflammaient soudain d'eux-mêmes pour donner naissance à une beauté centuplée. La chaude lueur de marbre qui s'éveillait avec les braises du souvenir rehaussait la pâleur de son teint. La tête tournait lentement sur la tige presque invisible. Les lèvres qu'entrouvrait la soif étaient extraordinairement vivantes et vulnérables. On eût dit la tête isolée d'une dormeuse, paupières closes, cherchant en rêve les lèvres affamées d'un être accouru sur son ordre des confins d'un monde. Et telles les convolutions de plantes exotiques cinglant l'air et se tordant en proie aux affres de la nuit, nos lèvres, éternelles quêteuses, finalement se joignaient, se fermaient et scellaient la blessure jusqu'alors infiniment saignante. C'était un baiser qui noyait le souvenir de toutes les douleurs, qui étanchait et refermait la plaie.
Un baiser qui durait un temps sans fin, toute une période d'oubli, l'intervalle entre deux rêves d'où s'est enfui le souvenir. Et puis, comme si les draperies de la nuit s'étaient rabattues doucement entre nous, nous nous retrouvions séparés, nous contemplant l'un l'autre, perçant le voile liquide des ténèbres, d'un seul regard d'hypnose. Tout comme, auparavant, les lèvres humides s'étaient jointes et gluées, pareilles à de fragiles et duveteux pétales brassés par la tempête, de même les yeux maintenant s'unissaient, soudés par le courant électrique de retrouvailles longtemps différées. Dans l'un et l'autre cas, l'esprit, l'intelligence ne semblaient entrer absolument pour rien : le cerveau, la volonté étaient totalement absents. C'était comme l'union de deux aimants se joignant par leurs extrémités grises et mornes ; la quête incessante de deux parties se terminant enfin dans le tout. Au fur et à mesure de cette fusion grave et comme morte, une autre sensation s'affirmait peu à peu : l'écho de notre ancienne voix. Une même et seule voix, qui parlait et se chargeait des répons, simultanément : un écho fourchu que l'on prenait d'abord pour une interrogation, mais qui mourait toujours, se perdait comme un adorable clapotis de vague. Au début, on avait du mal à comprendre que ce monologue était en réalité le mariage de deux voix distinctes ; c'était comme le jeu de deux fontaines, jaillissant de même source et retombant dans un même bouillonnement jumeau.
Puis vint une soudaine interruption, un changement de plan — comme un banc de sable mouillé glissant de la berge plus haute ; une substance d'un noir profond que l'on aurait vidée à l'écope, ne laissant qu'une mince croûte trompeuse de blanc étincelant, crevant sous le pas du téméraire et l'entraînant à sa perte.
Un intérim de petites morts, indolores toutes, comme si les sens avaient été autant de points d'orgue et qu'une main invisible et bénéfique eût distraitement saisi l'air à la gorge pour l'étrangler.
Elle lit maintenant à haute voix — passages familiers d'un livre que j'ai dû lire moi-même. Elle est allongée sur le ventre, les coudes repliés, la tête dans la coupe de ses paumes. C'est son profil qu'elle m'offre, et la blanche opacité de sa chair exhale un doux parfum de gant. Ses lèvres sont semblables à des géraniums meurtris — deux pétales aux attaches parfaites s'ouvrant et se refermant sur un gond. Les mots sont déguisés sous une mélodie ; ils sortent d'un diaphragme en duvetine.
Ce n'est que lorsque je reconnais que ces mots m'appartiennent, sont des mots qui n'ont jamais été jetés sur le papier, mais écrits dans la tête, que je remarque que sa lecture s'adresse non pas à moi, mais à un jeune homme couché à côté d'elle. Il gît sur le dos et son regard, levé vers elle, s'attache à son visage avec une attention dévote. Ils sont seuls tous deux ; le monde n'existe pas pour eux. Entre eux et moi, ce n'est pas une question de distance spatiale : c'est un hiatus d'univers. Toute communication possible est abolie ; ils flottent dans l'espace sur une feuille de lotus. Tous les ponts sont coupés. Désespérément, je tente d'envoyer un message à travers le vide, pour qu'elle sache au moins que, ses mots enchanteurs, elle les prend au livre embryonnaire de ma vie. Mais elle a passé les frontières de l'espace. Elle lit toujours, et son extase monte. Et moi je suis perdu dans l'oubli.
Alors, le temps d'un bref éclair, elle tourne vers moi la plénitude de son visage, sans que ses yeux fassent signe de me reconnaître. Infléchis vers le dedans, ces yeux, comme absorbés dans la méditation. En allée, la plénitude du visage, tandis que les contours du crâne se prononcent. Elle reste aussi belle, mais elle n'a plus l'attrait de l'astre et de la chair ; c'est la beauté fantasmatique de l'âme asphyxiée, émergeant, toute crêtée et teinte, du prisme de la mort. Le nuage fugitif d'un souvenir passe sur la carte déserte et le relief aigu de ses traits. Elle qui était vie, incarnation, fleur tourmentée dans la crevasse de mémoire, s'évanouit maintenant comme fumée exhalée de l'empire du sommeil. Etait-ce elle qui était morte dans le sommeil ou dans le rêve ; ou moi qui étais mort et l'avais retrouvée sur l'autre bord, dans mon sommeil et dans mon rêve — impossible de le dire. Un instant interminable, nos routes s'étaient croisées ; l'union s'était consommée ; la blessure du passé, refermée. Incarnés ou désincarnés, nous roulions maintenant dans l'espace, chacun selon son orbite, chacun aux accents de sa propre musique. Le temps, avec son cortège infini de peine, de douleur et de séparation, avait replié ses ailes ; nous voguions dans le bleu sans durée, loin, très loin l'un de l'autre, mais sans plus être séparés. Nous roulions comme les constellations, parmi les prés dociles où paissent les étoiles. Il n'y avait plus que le carillon muet des radiances stellaires, les collisions lumineuses de plumes flottantes, parcourant dans un barattement d'éblouissante splendeur la piste sonore et flamboyante des royaumes des anges.
Je sus, alors, que j'avais trouvé la béatitude, et que la béatitude est le monde, ou l'état du monde, où règne la création. Je sus également que, si ce n'était qu'un rêve, il aurait une fin ; et que si ce n'en était pas un...
Mes yeux étaient ouverts, et j'étais dans une chambre — celle-là même où je m'étais couché la veille.
D'autres se contenteraient d'appeler cela : rêve. Mais qu'est-ce qu'un rêve ? Qui l'a éprouvé ? Et éprouvé quoi ? Et où ? Et quand ?
Les magnificences éphémères de ce voyage fantasmatique agissaient sur moi comme une drogue. J'étais également incapable de retour ou de départ. J'étais couché, les paupières légèrement closes, et je passais en revue la procession d'images hypnagogiques qui jalonnaient, telles des sentinelles fantômes, de station en station, la frontière ténue du sommeil. D'autres images, fruits de ma mémoire de veille, se pressèrent en foule, barrant de taches sombres la trace éclatante laissée par le passage des fantômes autochtones. C'était encore Una, à qui j'avais dit adieu, de la main, un jour d'été ; celle à qui j'avais tourné le dos ; dont les yeux avaient suivi ma silhouette dans la rue ; et lorsque, avant de tourner au coin, j'avais jeté un regard en arrière, j'avais senti ces mêmes yeux me transpercer comme un poignard ; et j'avais su que j'aurais beau aller au bout du monde, beau tenter l'impossible pour oublier, ce regard suppliant resterait à jamais fiché entre mes deux épaules... Una toujours, qui me faisait visiter sa chambre — des années après, où je l'avais croisée par hasard dans la rue, devant sa maison. Une autre Una, et qui ne fleurissait qu'en rêve. Qui était la chose d'un autre ; baignant dans le frai du mariage. Rêve récurrent, celui-ci ; agréable, banal et consolant ; qui revenait périodiquement comme une obsession, et dont la forme obéissait à une rigueur presque mathématique. Guidé par mon double, George Marshall, j'attendais devant chez elle ; j'attendais comme un voyeur qu'elle sortît de sa demeure, les manches retroussées, pour prendre un peu l'air. Elle n'était jamais consciente de notre présence, bien que nous fussions là, grandeur nature, à quelques pas à peine d'elle. Cela signifiait que j'avais le privilège de l'observer à loisir, voire de la discuter en long et en large avec mon compagnon et guide. Elle avait toujours le même air... celui de la matrone en plein épanouissement. Je m'emplissais les yeux d'elle, puis je m'en allais tranquillement. Il faisait nuit noire alors, régulièrement, et je m'efforçais désespérément de me rappeler le nom de la rue que, de façon ou d'autre, je n'arrivais jamais à retrouver tout seul. Car à l'angle où je cherchais la plaque indicatrice, l'obscurité tombait comme un drap mortuaire, opaque et noir. Je savais que George Marshall allait me prendre par le bras et me dire, comme c'était toujours le cas : « Ne t'inquiète pas, va, je connais la rue, mol.. Je t'y ramènerai un de ces jours... » Sur quoi lui-même, lui mon double, ami et félon, me semait en douce, me laissait seul à rôder, trébuchant et pataugeant dans la crasse et la boue de je ne sais quelle Zone, je ne sais quel odieux quartier bouillonnant de crime et de vice. J'errais alors de bar en bar, et l'on me regardait toujours de travers, on m'insultait, m'humiliait régulièrement ; parfois on me battait, on m'expédiait d'un coin à l'autre à coups de pied comme un sac d'avoine. Constamment je me retrouvais étalé sur le trottoir, la bouche et les oreilles en sang, les mains en charpie, tout mon corps n'étant plus qu'une masse sanguinolente de meurtrissures et de contusions. Toujours je devais payer d'un prix terrible ce privilège de la regarder prendre un peu l'air. Mais cela en valait la peine ! Et quand, dans mes rêves, je voyais s'avancer George Marshall ; quand résonnait la promesse que m'apportait toujours son bonjour rassurant, mon cœur se mettait à cogner furieusement et je pressais le pas pour bien arriver devant chez elle à la minute précise. Mais quelle chose étrange, que cette impossibilité de trouver le chemin tout seul ! Quelle chose étrange, que cette obligation d'avoir George Marshall pour guide ! — car George Marshall n'avait jamais vu en elle, après tout, qu'un délectable bout de viande. Mais lié à moi par une corde invisible, il avait été le témoin muet d'un drame que son regard incrédule avait répudié. De sorte qu'en rêve George Marshall pouvait regarder encore avec les yeux de l'étonnement ; lui aussi pouvait puiser une certaine satisfaction à redécouvrir la croisée des chemins où nos routes avaient bifurqué.
Soudain, je me souvins d'un détail que j'avais complètement oublié. J'ouvris grands les yeux, comme pour scruter l'étendue d'un passé très lointain et adapter mon regard à ce désert... Je revois l'arrière-cour, telle qu'elle était durant le long hiver, les branches noires des ormes sous leur dentelle de glace, le sol dur et nu, le ciel sale éclaboussé de zinc et de laudanum. Cet homme prisonnier de la maison de l'amour mal placé, c'est moi : August Angst, qui laisse pousser sa barbe de mélancolie. Mâle fainéant dont l'unique fonction est de glavioter des spermatozoïdes dans le crachoir de l'angoisse. J'arrache orgasme sur orgasme à pleine furie zygomatique. Elle a la bouche couverte de barbe comme d'une mousse, et je mords cette barbe. Je chique d'épais morceaux de ma mélancolie et les recrache comme des gardons.
Tout l'hiver, c'est la même comédie — jusqu'au jour où, rentrant à la maison, je la trouve gisant sur le lit dans une mare de sang. Dans la commode, le docteur a fourré le corps de cette rage de dents de sept mois, enveloppé dans un linge. On dirait un homunculus : peau d'un rouge sombre — et cheveux — et ongles. Cela gît inanimé dans un tiroir de la commode — vie arrachée aux ténèbres pour y être aussitôt replongée. Cela n'a pas de nom ; cela n'a pas eu d'amour, n'aura pas de pleurs. Cela a été tiré au jour, extirpé et, si cela a crié, personne ne l'a entendu. Le peu de vie que cela avait, cela l'a vécu et perdu dans le sommeil. Et la mort... la mort n'a été qu'un plongeon de plus, un plongeon plus profond dans ce sommeil d'où cela n'était jamais sorti.
Je suis à la fenêtre, contemplant d'un regard vide, de l'autre côté de la cour déserte et froide, la fenêtre d'en face. Une forme va, vient, volette vaguement. Et pendant que la suit mon regard vide, une ombre de souvenir bouge, vacille, se dissout. Je reste à patauger dans le marécage des divagations infestées de mouches et de moustiques. Debout, morose, rigide, incarnation de Rigor Mortis. C'est moi le Roi de Silicon, et mon royaume inclut toute ternissure, toute corrosion.
Carlotta est couchée en croix sur le lit, pieds ballant pardessus le bord. Elle restera ainsi jusqu'à ce que vienne le docteur pour la rappeler à la vie. La propriétaire viendra aussi, pour changer les draps. On disposera du corps selon l'usage. On nous invitera à déménager ; le formol brûlera dans la pièce ; le crime ne sera pas consigné. Nous trouverons un autre endroit : il y aura un lit, un poêle, une commode. Et nous reprendrons le petit train de vie : manger, dormir, procréer, enterrer ses morts. August Angst cédera la place à Tracy le Crève-cœur-Salapaladin des Mille et Une Nuits, au pénis de jade froid. Ne se nourrira que d'épices et de condiments et gaspillera follement sa semence. Mettra pied à terre, repliant son pénis comme un couteau de poche, pour aller prendre rang parmi les autres stalles vides...
Cette forme voletante, allant, venant — c'était Una Gifford. Des semaines plus tard, alors que, Carlotta et moi, nous avions déménagé, je l'ai rencontrée dans la rue, devant chez elle. Je suis monté avec elle. Combien de temps suis-je resté ? Une demi-heure, peut-être plus... Tout ce que je me rappelle de cette visite, c'est qu'elle m'a conduit dans sa chambre et m'a montré le lit... leur lit, qui avait déjà vu naître un enfant.
Peu de temps après, j'ai réussi à me dégager des mandibules dévorantes de Carlotta. Vers la fin, je frayais avec Maude. Il y avait à peu près trois mois que nous étions mariés quand survint une rencontre inattendue. J'étais allé tout seul au cinéma, un soir. C'est-à-dire que j'avais pris un billet et pénétré dans la salle. J'avais dû attendre un moment, debout au fond, qu'il y eût un siège libre. Dans la pénombre, une ouvreuse s'approcha, armée de sa torche électrique. C'était Carlotta. « Harry ! » fit-elle avec un petit cri de biche blessée. Elle était trop bouleversée pour en dire plus. Elle continuait à me regarder, m'écoutant et ouvrant de grands yeux où venaient les larmes. Je ne tardai pas à me tarir sous le vent brûlant de cette accusation muette et soutenue. « Je vais te trouver une place », dit-elle enfin. Et m'y conduisant, elle me chuchota à l'oreille : « A tout à l'heure, si je peux... »
Mes yeux étaient rivés à l'écran, mais mes pensées galopaient comme la foudre. Je ne sais combien de temps je restai cloué à ce siège — des heures peut-être — l'esprit ivre et titubant de souvenirs. Brusquement, j'eus conscience qu'elle se glissait dans le fauteuil voisin, m'agrippait le bras. Vivement sa main rampa jusqu'à la mienne, se posa sur elle, l'étreignit. Je la regardai, et je vis que ses joues ruisselaient de larmes. « Oh, Harry ! Cela fait si longtemps... » dit-elle dans un souffle. Sur quoi, sa main se coula le long de ma jambe, s'arrêtant sur mon genou, qu'elle étreignit avec ferveur. Aussitôt je fis de même, et nous demeurâmes ainsi quelque temps, lèvres scellées, yeux fixant sans les voir les images qui se trémoussaient sur l'écran.
Bientôt, une vague de passion déferla sur nous et nos mains tâtonnantes se mirent à chercher frénétiquement la chair brûlante. A peine avaient-elles fini leur quête, que, le film terminé, la lumière revint.
— Je te reconduis chez toi, dis-je, tandis que, trébuchant, nous gagnions l'allée.
Ma voix était lourde et enrouée, ma gorge, sèche, mes lèvres, parcheminées. Elle me prit par le bras ; sa cuisse roulait contre la mienne. Nous nous dirigeâmes en titubant vers la sortie. Dans le hall d'entrée, elle fit halte un instant pour se repoudrer. Elle n'avait pas énormément changé ; ses yeux étaient plus grands, plus douloureux, avec quelque chose d'obsédant dans l'éclat. Une robe mauve, en je ne sais quel tissu très léger et collant, moulait avantageusement ses formes. Je regardai ses pieds et me rappelai soudain qu'ils avaient toujours été menus et souples — c'étaient les pieds agiles, aériens, d'un être qui ne vieillirait jamais.
Dans le taxi, je voulus lui raconter ce qui s'était passé depuis ma désertion ; mais elle couvrit mes lèvres de sa main et, à voix basse et rauque, me supplia de ne lui en rien dire tant que nous n'étions pas arrivés. Puis, sans retirer sa main, elle ajouta :
— Tu es marié, n'est-ce pas ?
J'acquiesçai de la tête.
— J'en étais sûre, murmura-t-elle.
Et elle retira sa main.
L'instant d'après, elle jeta ses bras autour de moi et me couvrant de baisers, me dit en sanglotant :
— Harry, Harry ! Pourquoi m'as-tu traitée comme cela ? Tu n'aurais pas dû. Tu pouvais tout me dire... tout ! Tu as été affreusement cruel, Harry. Tu as tout détruit !
Je la serrai contre moi et fis passer sa jambe par-dessus la mienne, ma main remontant rapidement le long de la cuisse pour ne s'arrêter qu'à la fourche. Le taxi s'arrêta brusquement et nous défîmes notre étreinte. Je tremblai en gravissant derrière elle le perron, ne sachant ce qui m'attendait quand nous serions chez elle. Comme la porte d'entrée de la maison se refermait derrière nous, elle me chuchota à l'oreille d'éviter surtout de faire du bruit :
— Il ne faut pas que Georgie t'entende. Il est très malade... Il va mourir, j'en ai peur.
Le vestibule était dans le noir absolu. Je dus lui tenir la main pour grimper à sa suite les deux interminables étages qui menaient au grenier où ils finissaient de vivre, son fils et elle.
Elle fit un peu de lumière et, un doigt sur les lèvres, me montra le divan. Puis, l'oreille collée à la porte de la pièce voisine, elle écouta longuement pour s'assurer que Georgie dormait bien. Finalement, sur la pointe des pieds, elle revint près de moi et s'assit avec précaution sur le bord du divan :
— Attention, chuchota-t-elle. Les ressorts font du bruit.
J'étais à ce point ahuri que je ne soufflais mot ni ne remuais un muscle. Que ferait Georgie s'il me trouvait assis là ? Je n'osais pas y songer... Il était donc en train de mourir... enfin ! Horrible extrémité ! Et nous pendant ce temps, assis sur ce divan, dans ce misérable grenier. N'empêche, me disais-je, c'était peut-être une bénédiction que cette petite scène fût forcée de se jouer en sourdine. Dieu sait quels affreux reproches elle m'eût jetés à la tête, si elle avait pu parler librement !
— Eteins ! dis-je, mimant silencieusement l'injonction.
Comme elle se levait pour obéir, je lui montrai le plancher, lui signifiant que j'allais m'allonger à côté du divan. Elle mit quelque temps à me rejoindre. Debout dans un coin, elle se déshabillait. Je la regardai faire, à la faible clarté qui se glissait furtivement par les fenêtres. Lorsqu'elle tendit la main pour saisir un peignoir et en envelopper sa nudité, je me hâtai de déboutonner ma braguette.
C'était toute une histoire de bouger sans faire de bruit. Elle avait l'air terrifié à la pensée que Georgie pût nous entendre. A ce que je comprenais, il avait trouvé plus facile de rejeter sur moi la responsabilité de ses souffrances ; et elle, elle avait acquiescé sans rien dire ; sa terreur présente n'était que façon de reculer devant l'ultime horreur d'une trahison.
Bouger sans oser respirer, nous enlacer comme une paire de tire-bouchons, baiser avec une furie qui dépassait tout ce que nous avions jamais connu, et ce sans faire de bruit — cela requérait une habileté et une patience qui eussent prêté à d'admirables méditations, n'eût été le phénomène bouleversant qui se passait d'autre part... Elle pleurait sans larmes. J'entendais ça gargouiller en dedans d'elle, comme une chasse d'eau qu'on ne peut plus arrêter. Et bien qu'elle m'eût imploré, tout bas et d'une voix effrayée, de ne pas rester quand je jouirais, parce qu'elle ne pouvait pas se laver à cause du bruit et de Georgie dans la pièce à côté ; bien qu'elle fût, je le savais, de ces filles qu'il suffit de regarder pour qu'elles soient engrossées (de même que j'avais la certitude que, si elle était prise, elle en pâtirait durement), oui, malgré tout cela — et peut-être surtout à cause de ces sanglots silencieux et de mon désir de mettre fin à ce gargouillement — je lâchai coup sur coup. Et elle aussi passa d'orgasme à orgasme, sachant parfaitement que, chaque fois, j'allais lui en vider une pleine louche dans la matrice, mais ne pouvant s'en empêcher. Pas une seule fois je ne défournai ma pine. J'attendais tranquillement la réaction, le bain d'eau de Seltz ; je calais mon truc, raide et à fond, comme une cartouche ; et paff ! ça partait dans la nuit moite et électrique d'une bouche aux tendres lèvres d'artichaut. Le tout avec une sorte de détachement diabolique, un peu comme si j'avais été un pyromane, carré dans un fauteuil club au beau milieu de ma maison que j'aurais incendiée de ma main, sachant que je ne bougerais pas tant que le fauteuil même où j'étais assis ne commencerait pas à griller et à me roussir le cul.
Quand finalement je me retrouvai sur le palier, et alors je la prenais une dernière fois dans mes bras, elle me murmura qu'elle n'avait pas de quoi payer son loyer et me supplia de lui apporter de l'argent le jour suivant. Puis, comme j'avais déjà le pied sur la marche de l'escalier, elle me tira par le bras et me dit, les lèvres collées à mon oreille :
— Il ne passera pas la semaine prochaine.
J'eus l'impression que ces mots me parvenaient hurlés dans un haut-parleur. Même aujourd'hui, quand je me les répète tout bas, j'entends encore la ruée de l'air, le sifflement de velours qui accompagna ce chuchotement quasi imperceptible. Comme si, au lieu d'oreille, j'avais eu un pissenlit et que chaque petite barbe herbeuse eût été une antenne qui captait le message et le relayait jusqu'au fond du cerveau, où il explosait dans un éclaboussement sourd et mat d'obus de mortier.
— Il ne passera pas la semaine prochaine...
Tout le long du chemin, en rentrant, je me répétai cette phrase, un bon millier de fois. Et chaque fois que j'entamais ce refrain, surgissait devant mes yeux une photogénie de l'effroi... un visage montant de l'ombre, la partie supérieure de la tête comme coincée dans une trappe. Un visage nimbé d'une chaude lueur de calcium, et qui, par un violent effort, comme en rêve, parvenait à se tenir en suspens au-dessus d'une masse confuse de créatures torturées, comme en sont infestées les zones marécageuses des peurs noires de l'esprit. Ensuite, je voyais la naissance de Georgie — telle que Carlotta me l'avait racontée, un jour. L'enfant venant au monde sur le sol des cabinets en plein air où elle s'était enfermée pour échapper au père, aveuglé de rage et d'alcool. Je la voyais, gisant en tas sur le sol, Georgie entre les jambes... gisant ainsi jusqu'à ce que la lune les inondât du mystère platiné de ses ondes. Comme elle adorait Georgie ! Comme elle s'accrochait à lui ! Rien n'était trop bon pour son Georgie... Puis départ vers le nord, dans le train de nuit, avec son petit agneau galeux. Se privant à en crever pour que Georgie eût à manger ; se vendant pour permettre à Georges d'achever ses études. Tout pour Georgie !
— Pourquoi pleurais-tu ? lui demandais-je parfois, survenant à l'improviste. Qu'est-ce qu'il t'a encore fait ?
C'était un fruit pourri, que Georgie ; un anthrax gorgé de pus noir.
— Fredonne un peu cet air, disait-il certains soirs où nous étions assis tous trois dans l'obscurité.
Et sa mère et lui se mettaient à chanter tout bas, à voix de velours ; et au bout d'un moment Georgie s'approchait de sa mère, l'entourait de ses bras et pleurait comme un enfant.
— Je ne suis qu'un propre à rien, un foutu propre à rien, répétait-il sans fin.
Puis il toussait et la toux aussi était interminable. Ses yeux étaient grands et noirs, comme ceux de sa mère, et regardaient, du fond de son visage décharné, comme deux trous brûlants. Ensuite il s'en était allé — dans un ranch — et je m'étais dit que peut-être il se rétablirait. On lui avait fait un pneumo ; et quand il s'en était remis, on lui en avait fait un second, à l'autre poumon. Et les docteurs n'avaient pas fini leurs petites expériences, que je n'étais plus moi-même qu'un paquet de tumeurs malignes, une bête cabrée ; prêt à exploser, à rompre les entraves, à tuer sa mère au besoin... n'importe quoi, tout ! pourvu que mon cœur cessât de saigner, que finît ma misère, ma souffrance muette ! Mais quand donc avais-je vraiment aimé cette femme ? Quand ? Impossible de le dire. Que s'était-il passé ? Eperdument, j'avais cherché un ventre maternel où me nicher à l'aise ; et je m'étais laissé coincer dans ces chiottes en plein air ; je m'y étais enfermé à clef et j'avais regardé la lune se lever, puis se coucher, j'avais vu pulpe après pulpe sanguinolente tomber d'entre les jambes de la femme. Phœbus ! Oui, c'était le nom du patelin ! Près de la Maison de Retraite des Soldats. Et pendant ce temps l'autre, le père, le séducteur, se la coulait derrière les barreaux de Fortress Montroe. Se la coulait, donc. Puis, alors que personne ne parlait plus de lui, voilà qu'il était un cadavre allongé dans une bière, à quelques rues de là ; et avant même que je me fusse rendu compte que l'on avait expédié son corps le diable sait où dans le Nord, elle l'avait déjà enterré — avec les honneurs militaires ! Seigneur ! Ce qu'il peut s'en passer, des choses, derrière votre dos... pendant que vous allez faire un tour ou que vous êtes à la bibliothèque municipale, à consulter un ouvrage important ! Un pneumo, deux pneumos, un avortement, un enfant mort-né, une double phlegmasie blanche, le chômage, les pensionnaires, et monter de la cave les poubelles pleines de cendres, rentrer les bicyclettes, s'asseoir sur le toit et regarder les pigeons : autant d'objets, d'événements fantasmatiques qui se projettent sur l'écran, puis passent comme fumée, s'oublient, s'enterrent, se jettent aux ordures comme des tumeurs putrides jusqu'au jour où... deux lèvres pressées contre l'oreille enregistreuse explosent en un rugissement dent-de-lionesque assourdissant — sur quoi August Angst, Tracy le Crève-cœur de Rogor Mortis prennent la tangente, filent, toutes voiles dehors, par le toit cervical, pour s'en aller flotter en suspens dans un ciel faiblement éclairé d'ultraviolet.
Le lendemain de l'incident en question, je ne reviens pas la voir avec l'argent ; non plus que je ne me montre, dix jours plus tard, à l'enterrement. Mais environ trois semaines après, je me sens obligé de soulager ma conscience devant Maude. Naturellement, pas un mot de l'enconnage en sourdine sur le plancher ; mais que j'ai reconduit Carlotta jusque chez elle, cela, oui, je l'avoue. A une autre femme, j'aurais peut-être tout confessé ; mais à Maude... Tel quel, en ayant confessé à peine long comme le petit doigt, je la vois déjà se raidir comme une pouliche effarouchée. Elle n'écoute plus ; elle attend seulement que j'aie fini pour pouvoir dire absolument, définitivement : NON !
Pour être juste, il faut reconnaître que c'était un peu fou, d'espérer qu'elle acquiescerait à mon idée. Rares seraient les femmes qui diraient oui. Que lui ai-je demandé de faire ? Mon Dieu... d'inviter Carlotta à venir vivre avec nous. Oui, finalement, j'en étais arrivé de cette extraordinaire conclusion que la seule solution honnête était de demander à Carlotta de faire vie commune avec nous. Je tentais de pénétrer Maude de cette évidence : que je n'avais jamais aimé Carlotta, que j'avais seulement eu pitié d'elle et que, en conséquence, je lui devais quelque chose. Curieuse logique masculine ! Histoire de fou ! De fou à lier. Mais j'étais convaincu de tout ce que je disais. Carlotta viendrait s'installer dans une de nos pièces et vivrait de son côté. Nous la traiterions selon son rang, gracieusement, telle une reine déchue. Cela devait sonner terriblement creux et faux aux oreilles de Maude. Mais, en écoutant l'écho de mes propres paroles, j'avais la sensation très nette que ces ondes sonores noyaient l'horrible gargouillis de la chasse d'eau. Du moment que Maude avait déjà pris son parti, de son côté, et que personne ne m'écoutait, à part moi ; du moment que les mots rebondissaient comme une rafale d'aubergines ricochant sur une calebasse, je poursuivais ma communication, avec une ardeur, une conviction, un acharnement à imposer ma volonté, qui n'allaient que redoublant. Echo pour écho, rythme pour rythme : vocifération contre clameur, marée contre geyser, confession contre obligation, océan contre ruisseau. Tue, assomme, saborde, noie, creuse un trou dans la terre, empile les montagnes, mais fais taire ce truc-là ! Je continuais, continuais, con amore, con furioso, con connectibusque, con aboulia, con æthesia, con Kamtchatka... Et tout ce temps elle écoutait comme un roc, ignifugeant son petit cœur en camisole, sa boîte à biscuits en fer-blanc, son gésier en pain de viande, sa matrice désinfectée.
La réponse était : Non ! Hier et aujourd'hui comme demain — NON ! Positivement non ! Toute son évolution physique, mentale, morale et spirituelle aboutissait à ce moment sublime où elle pouvait répondre triomphalement : NON ! Positivement non !
Si encore elle m'avait dit : « Ecoute, tu ne peux pas me demander une chose pareille. C'est de la folie, tu ne vois donc pas ? Quelle vie serait la nôtre... à trois ? Tu aimerais l'aider, je le comprends... Moi aussi je le voudrais bien, mais... »
Si elle m'avait parlé ainsi, j'aurais fait un tour devant le miroir, je me serais regardé un bon coup, à froid, j'aurais ri comme une fenêtre éventrée et convenu que c'était pure folie. Et non seulement cela ; bien plus... je l'aurais créditée de l'intention sincère de faire un geste que, j'en étais convaincu, elle était incapable de trouver toute seule dans la maigreur de son esprit. Oui, j'aurais marqué un bon point pour elle, à la craie blanche, et couronné le tout d'un bon baisage louf, à la Huysmans. Je l'aurais prise sur mes genoux, comme autrefois son père-qui-était-aux-cieux, et roucoulant, la bécotant, prétendant que 986 plus 2 font moins 69, j'aurais délicatement soulevé son couvre-tout d'organdi et éteint le feu avec un extincteur éthéré.
Au lieu de quoi, le fait de pisser en vain contre un mur de tôle ignifugée me mit dans une telle fureur que je partis de la maison comme une bombe, en pleine nuit, marchant en direction de Coney Island. Il faisait doux. Parvenu aux planches de la promenade, je m'assis sur une rampe et me mis à rire. J'en vins à penser à Stanley ; je revis ce soir où je l'avais rencontré, au sortir de son temps dans l'armée à Fort Oglethorpe, et la calèche ouverte que nous avions louée, et les bouteilles de bière amoncelées sur le siège en face de nous. Quatre années dans la cavalerie avaient fait de Stanley un homme de fer. Un dur, extérieurement et intérieurement, comme seuls les Polonais peuvent le devenir. Il m'aurait emporté l'oreille d'un coup de dent, si je lui avais dit chiche, et me l'aurait probablement crachée ensuite à la figure. Il avait dans les deux cents dollars en poche et ne songeait qu'à les faire valser le soir même. La nuit n'était pas finie, je m'en souviens, qu'il nous restait à nous deux juste de quoi partager une chambre dans un hôtel minable, près de Borough Hall. Je me rappelle aussi qu'il était si salement saoul qu'il refusa de sortir du lit pour soulager sa vessie — se contenta de se tourner et de pisser tranquillement, longuement, contre le mur...
Le lendemain, ma fureur n'avait pas abdiqué. Elle persista le surlendemain, et le jour suivant. Ce NON me bouffait les tripes. Il faudrait un million de Vvvoui pour me le faire oublier. Rien d'important n'absorbait mon temps, à l'époque. Je faisais semblant de gagner ma vie en colportant une collection de bouquins qui étaient censés contenir « les chefs-d'œuvre de la littérature universelle ». Je n'en étais pas encore réduit à placer des encyclopédies. L'espèce de rat à qui je devais d'être dans ce bizness, m'avait hypnotisé. Je bonimentais, vendais ma camelote, en proie à une sorte de transe post-hypnotique. Parfois je m'éveillais, plein d'idées brillantes, c'est-à-dire tant soit peu criminelles ou distinctement hallucinatoires. N'importe... Toujours est-il que, sans avoir rien abdiqué de ma rage furieuse, je me levai un jour avec ce fameux NON ! résonnant encore à mes oreilles. J'avalais mon petit déjeuner, quand je me rappelai soudain que je n'avais jamais inclus Cousine Julie dans mes circuits de porte à porte. Julie, la cousine de Maude. Julie qui était mariée, maintenant, depuis juste assez longtemps, calculais-je, pour souhaiter un changement de rythme. A Julie ma première visite ! Sans me biler, je m'amènerais discrètement, un peu avant le déjeuner, lui refilerais la collection de chefs-d'œuvre, me taperais un bon repas, lui en mettrais un bout, et puis irais au cinéma.
Julie habitait, tout en haut de Manhattan, une couveuse artificielle tapissée de papier peint. Son mari était un pauvre mec, autant que je pouvais m'en rendre compte. C'est-à-dire un spécimen parfaitement normal, gagnant honnêtement sa vie et votant Républicain ou Démocrate selon l'humeur. Julie était une brave espèce d'enflée dont la lecture la plus inquiétante était le Saturday Evening Post ; une paire de fesses à peu près douée de juste ce qu'il fallait d'intelligence pour comprendre que, ayant baisé, il faut se doucher et, si ça ne suffit pas, recourir à l'aiguille à matelas. Elle l'avait fait si souvent, le numéro de l'aiguille à matelas, qu'elle y était devenue de première force. Même une immaculée concéption n'eût pas résisté à son génie de provoquer les hémorragies. Son principal souci était de s'en payer comme une belette saoule, puis de faire la vidange aussi vite que possible. Elle n'aurait pas hésité à se servir d'un ciseau à froid ou d'une clé anglaise, si elle avait pensé que l'un de ces outils ferait l'affaire.
J'eus un léger coup à l'estomac en la voyant sur le pas de sa porte. Je n'avais pas pensé qu'une femme pouvait changer à ce point en un an et quelque ; pas plus que je n'avais songé à la tête qu'ont la plupart des femmes à onze heures du matin, quand elles n'attendent pas de visite. Pour être cruellement exact, elle ressemblait à un bout de rôti froid arrosé de ketchup et qu'on a remis dans le réfrigérateur. La Julie que j'avais vue la dernière fois était un rêve de beauté, comparativement. Je dus procéder en hâte à un certain nombre de transpositions pour m'adapter à la situation.
Naturellement, j'étais bien plus d'humeur à placer ma camelote qu'à baiser. Mais je ne tardai pas à comprendre que, pour obtenir l'un, il me faudrait en passer par l'autre. Julie ne pouvait littéralement pas arriver à comprendre ce qui diable m'avait pris de lui tomber ainsi dessus en voulant lui déverser un tomberau de bouquins sur le crâne. Je ne pouvais lui dire que ça lui bonifierait l'esprit : elle n'avait pas d'esprit, le savait et n'éprouvait nulle gêne même légère à l'avouer.
Elle me laissa seul quelques minutes pour se pomponner un peu. Je me pris à lire le prospectus. Je trouvai cette lecture si passionnante que ce fut tout juste si je ne me vendis pas à moi-même la collection complète. J'étais en train de lire un passage sur Coleridge... quelle merveilleuse intelligence, disait-on (et moi qui l'avais toujours pris pour un tas de merde !)... quand je la sentis revenir et s'approcher de moi. C'était si passionnant, le passage en question, que je m'excusai sans lever le nez et continuai de lire. Elle s'agenouilla derrière moi, sur le divan, et se mit à lire aussi par-dessus mon épaule. Je sentais ses gros nénés flasques se trémousser contre moi ; mais j'étais trop occupé à suivre les ramifications de la prodigieuse intelligence de Coleridge pour m'inquiéter d'appendices légumineux.
Brusquement, le prospectus splendidement relié s'envola de ma main.
— Tu as besoin de lire ces conneries ! s'ecria-t-elle, me forçant à me tourner sur mon siège et me tenant par les deux coudes. Je n'en comprends pas un traître mot ; toi non plus, je parie. Qu'est-ce que tu as donc ? Tu ne peux pas te trouver un vrai boulot ?
Une sorte de sourire grimaçant, vide d'esprit comme de merde, gagna lentement tous ses traits. Elle avait l'air d'un ange tudesque essayant sérieusement de penser. Je me levai, récupérai le prospectus et lui demandai si elle m'invitait à déjeuner.
— Mince alors, ce culot ! répondit-elle. Non mais, pour qui me prends-tu ?
Sur quoi, je fus bien forcé de prétendre que je blaguais seulement ; mais, après avoir fourré la main dans son corsage et chatouillé un moment la pointe de son téton droit, je ramenai adroitement la conversation sur le terrain alimentaire.
— Tu sais, me dit-elle, tu as changé. Je n'aime pas ta façon de parler... ni d'agir.
Et de rentrer d'une main ferme son téton, comme elle eût jeté une paire de chaussettes mouillées et roulées en boule dans le sac à linge sale.
— Est-ce que tu te rends compte que je suis une femme mariée, dis ? Sais-tu ce que te ferait Mike, s'il te prenait à te conduire ainsi ?
— Tu as plutôt changé, toi aussi, dis-je, me levant et reniflant l'air, en quête de provende.
Je n'avais plus qu'une idée : manger. Je ne sais pourquoi, mais je m'étais mis en tête de me faire servir un bon repas — c'était bien le moins qu'elle pût faire pour moi, cette espèce de pochetée à demi chavirée.
Le seul moyen d'arriver à quelque chose avec elle, c'était de la manipuler. Je dus faire semblant de m'exciter à pétrir les joues de ce mal blanc qui lui servait de cul ; pas trop, pourtant, de peur que ça ne signifiât un baisage éclair et, peut-être, ballon pour le déjeuner. Si le repas en valait la peine, on verrait ; peut-être que je shooterais un but avant de me barrer, me disais-je en fouinassant ici et là.
— Seigneur Dieu, c'est bon, je vais te donner à bouffer ! bafouilla-t-elle soudain, lisant mes pensées comme un rat de bibliothèque aveugle dévore un papyrus.
— Splendide ! hurlai-je presque. Qu'est-ce que tu m'offres ?
— Viens voir toi-même, me dit-elle, m'entraînant à la cuisine et ouvrant le réfrigérateur.
Il y avait du jambon, de la salade de pommes de terre, des sardines, de la betterave, du gâteau de riz, de la compote de pommes, des saucisses de Francfort, des pickles, du céleri en branche, du fromage à la crème et une spécialité d'émétique arrosé de mayonnaise dont j'étais sûr de ne pas avoir envie.
— Le mieux est de déballer le tout, suggérai-je. Et de la bière, tu en as ?
— Ouais ; j'ai même de la moutarde, ricana-t-elle.
— Et du pain ?
Elle me lança un regard de pur dégoût. Je m'empressai de sortir les victuailles et de les étaler sur la table.
— Fais un peu de café pendant que tu y es, dis-je.
— Et pourquoi pas un saladier de crème fouettée, hein ? Ce n'est pas l'envie de t'empoisonner qui me manque, tu sais. Si t'es fauché, Seigneur ! Tu pourrais toujours me demander de te prêter un peu de fric... au lieu de t'amener comme ça et d'essayer de me filer ton tas de conneries. Si tu avais été plus gentil, je t'aurais invité à déjeuner en ville. J'ai des billets pour le théâtre. On se serait bien amusé... Même je t'aurais peut-être pris tes bouquins à la con. Mike n'est pas mauvais gars. Il aurait acheté les bouquins, même si nous n'avions pas l'intention de les lire. Du moment qu'il se serait dit que ça te rendait service... Mais tu t'amènes et tu me traites comme une roulure. Est-ce que je t'ai jamais fait quelque chose ? Je ne comprends pas. Ne ris pas ! Je parle sérieusement. Je ne vois pas pourquoi j'accepterais que tu me traites comme ça, toi en particulier. Pour qui diable te prends-tu ?
Elle plaqua violemment un plat sur la table, devant moi. Puis, pivotant sur les talons, retourna à la cuisine, me plantant là, avec des monceaux de nourriture pour moi seul.
— Allons, allons, ne te vexe pas comme ça ! dis-je, enfournant une pelletée de boustifaille. Tu sais bien qu'il n'y avait rien de personnel dans mes paroles... (Ce mot de « personnel » me parut de la plus haute incongruité, mais j'étais sûr qu'il lui plairait).
— Personnel ou pas, n'espère pas que je vais te tenir compagnie, rétorqua-t-elle. Fourre-t'en plein la lampe et décampe. Je vais te faire du café. Mais je ne veux plus te revoir... jamais ! Tu me dégoûtes !
Je posai fourchette et couteau et j'allai à la cuisine. C'était un repas froid, de toute façon ; peu importait si je passais quelques minutes à apaiser sa suscéptibilité froissée.
— Je te demande pardon, Julie, dis-je, essayant de la prendre par la taille ; mais elle me repoussa furieusement. Vois-tu... (Et j'entrepris d'y mettre du sentiment)... ça ne marche pas très fort entre Maude et moi. Nous nous sommes salement disputés ce matin. Je ne dois pas être dans mon assiette...
— Est-ce une raison pour te venger sur moi ?
— Non, bien sûr. Je ne sais pas, j'étais désespéré, ce matin. C'est pourquoi je suis passé te voir, toi Et puis, dès que j'ai commencé à t'entreprendre... à vouloir te refiler les bouquins... la honte m'a pris. Je ne t'aurais pas laissé acheter ces livres, même si tu avais prétendu que tu en avais envie...
— Je sais parfaitement ce qui te chiffonne, me dit-elle. Tu as été déçu en me voyant. J'ai changé, c'est ça, l'histoire. Et tu es mauvais perdant. Tu voudrais te venger sur moi — mais c'est à toi que tu dois t'en prendre. Ta femme est jolie... pourquoi ne t'en tiens-tu pas à elle ? Tu connais un ménage où on ne se dispute pas ? Vous n'êtes pas le seul couple au monde... Est-ce que je cavale chez le mari d'une autre, quand ça ne va pas ? Où diable ça nous mènerait-il ? Si tu crois que Mike est un ange... ou que ça existe, les anges ! Tu te conduis comme un enfant gâté. Qu'est-ce que tu crois que c'est, la vie ? Une fausse couche ?
C'était le genre de sortie qui n'admet pas la rigolade. Je dus la supplier de s'asseoir et de manger avec moi, de me permettre de m'expliquer. Elle y consentit à contrecœur.
Ce fut une longue, longue histoire que je lui déroulai, tout en me tapant une assiettée après l'autre. Elle avait l'air si frappé de ma sincérité que je recommençai à caresser l'idée de ramener sur le tapis mes « chefs-d'œuvre de la littérature universelle ». Mais c'était aussi raide qu'un numéro de patinage acrobatique ; parce que, cette fois, il fallait que ce fût moi qui eusse l'air de lui faire une faveur. Je manœuvrai de façon à me mettre en position de l'autoriser gracieusement à me rendre service. En même temps, je me demandais s'il ne serait pas plus agréable, peut-être, d'aller à sa séance de théâtre en matinée.
Elle commençait juste à redevenir normale, aimable et confiante. Le café était excellent et je venais d'en expédier une seconde tasse, quand je sentis un mouvement de troupes se dessiner dans mes entrailles. Je m'excusai et passai dans la salle de bains. Là, je connus la volupté et le luxe d'une parfaite évacuation. Je tirai la chaîne et m'attardai quelques instants sur le siège, mi-rêvant, et un peu travaillé par le sexe... lorsque, brusquement, je m'aperçus que j'étais en train de prendre un bain de siège. Je tirai de nouveau la chaîne. L'eau se mit à déborder entre mes jambes, sur le carrelage. Je me levai d'un bond, m'essuyai le cul avec une serviette, boutonnai mon pantalon et examinai frénétiquement la chasse d'eau. J'essayai tous les trucs qui me passaient par la tête ; mais l'eau continuait à monter et à déborder, entraînant avec elle deux vigoureux étrons et une pagaïe de papier hygiénique.
Saisi de panique, j'appelai Julie. Par une fente dans la porte, je la suppliai de me dire que faire.
— Ouvre, me dit-elle, j'arrangerai ça.
— Dis-moi que faire, l'implorai-je. Je me débrouillerai. Tu ne peux pas entrer tout de suite.
— C'est difficile à expliquer, rétorqua Julie. Laisse-moi entrer, je te dis.
Rien à faire : je dus ouvrir. De ma vie, je n'ai été aussi embarrassé. Le carrelage n'était qu'un foutu gâchis. Julie, cependant, se mit promptement à l'ouvrage, comme s'il se fût agi d'une routine quotidienne. En un clin d'œil, l'eau était arrêtée ; il ne restait qu'à éponger le gâchis.
— Ecoute... sors d'ici, maintenant, suppliai-je. Laisse-moi me débrouiller de ça. Tu as bien une pelle à ordures et un balai ?
— Non, sors d'ici, toi ! me dit-elle. Je vais m'occuper de ça.
En même temps, elle me poussa dehors et referma la porte.
J'attendis sur des charbons ardents qu'elle sortît. Puis le trac me prit pour de bon. Il n'y avait qu'une solution : filer au plus vite.
Je m'agitai quelques instants, tendant l'oreille, dansant comme un ours, n'osant pas regarder par le trou de la serrure. Je savais que je n'aurais jamais le courage de me retrouver en face d'elle. Je regardai autour de moi, mesurai la distance jusqu'à la porte, écoutai furieusement une brève seconde, puis empoignai mes affaires et sortis sur la pointe des pieds.
Il y avait l'ascenseur dans la maison ; mais, sans l'appeler, je dégringolai l'escalier quatre à quatre, comme si j'avais eu le diable en personne à mes trousses.
Mon premier soin fut d'entrer dans un restaurant et de me laver les mains à fond. Il y avait là un appareil, qui, moyennant une pièce de monnaie dans une fente, vous crachotait du parfum à la figure. Je m'en offris deux ou trois giclées avant de ressortir en plein soleil. Je marchai un bout de temps au hasard, comparant tristement la splendeur de la journée et les tourments de mon esprit.
Bientôt, je me retrouvai longeant la rivière. A quelques mètres devant moi, s'ouvrait un petit jardin public — une étroite étendue de gazon, à tout le moins, avec de maigres bancs. Je m'assis et me mis à ruminer. En un rien de temps, mes pensées étaient revenues à Coleridge. Quel soulagement, de laisser l'esprit se prélasser parmi les problèmes de pure esthétique !
Distraitement, j'ouvris le prospectus et me pris à relire le passage qui m'avait tant passionné — avant mon horrible débâcle chez Julie. Je feuilletai vaguement la brochure. Au dos de la couverture, il y avait des cartes terrestres et marines, des reproductions d'inscriptions antiques retrouvées sur des tablettes et des monuments aux quatre coins du globe. Mon regard tomba au passage sur « la mystérieuse écriture » des Uighurs qui, partis de cette source jaillissante qu'était l'Asie centrale, s'étaient jadis répandus sur l'Europe. Il était question de cités que la poussée des chaînes montagneuses en formation avait soulevées de trois ou quatre cents mètres vers le ciel ; — des entretiens de Solon et de Platon, et des glyphes, vieux de soixante mille ans, découverts au Tibet et qui n'indiquaient que trop clairement l'existence de continents aujourd'hui inconnus. Mes yeux rencontrèrent un texte sur les origines de la philosophie de Pythagore, et ma tristesse fut grande en lisant le récit de la destruction de la grande bibliothèque alexandrine. Certaines stèles mayas me rappelèrent vivement les toiles de Paul Klee. L'écriture des anciens, leurs symboles, leurs dessins, leurs compositions ressemblaient de façon frappante aux imaginations d'enfants que l'on voit aux murs d'une école maternelle. L'apport des fous, au contraire, dans le domaine de la composition, était le plus cérébral qui fût. Je lus des articles sur Lao-tsé, Albert le Grand, Cagliostro, Cornélius Agrippa, Jamblique ; chacun de ces hommes était un univers, un chaînon d'une chaîne invisible de mondes aujourd'hui pulvérisés. Je parvins à un tableau synoptique formé de bandes parallèles qui faisaient penser aux graduations sur un manche de banjo ; en face des siècles, marqués latéralement, « dépuis l'aube de la civilisation », s'inscrivait verticalement la liste des figures marquantes des grandes époques littéraires, avec leurs œuvres. Les Siècles de Ténèbres se signalaient telles de fausses fenêtres au flanc d'un gratte-ciel ; çà et là, trouant le grand mur aveugle, un rayon lumineux, projeté par l'âme de Dieu sait quel géant de l'intelligence qui avait réussi à faire entendre sa voix pardessus le chœur flasque et coassant de la gent submergée des marais. Pendant qu'il faisait nuit sur l'Europe, ailleurs le grand soleil avait brillé. L'esprit humain faisait vraiment penser à un standard téléphonique — il s'annonçait par signaux et éclairs, souvent d'un bord à l'autre d'océans de ténèbres. De tout cela, un trait ressortait clairement – certains grands esprits étaient encore branchés sur ce standard, prêts à répondre au moindre appel. Si l'époque qui les avait inspirés, suscités, s'était engloutie dans le néant, émergeaient de la nuit comme les cimes puissantes et coiffées de neige de quelque Himalaya. Et l'on pouvait croire, non sans raison, me semblait-il, que la clarté qu'ils répandaient ne s'éteindrait pas, tant que ne se serait pas produite une nouvelle et indicible catastrophe. Alors que je tranchais le fil de la rêverie où j'étais plongé, une image se projeta sur le rideau que je venais de tirer — une image où je retrouvais les traits familiers du Sphinx : le visage chenu d'un des Mages de l'Europe — Leonardo da Vinci. Le masque derrière lequel il dissimula son identité est l'un des déguisements les plus déroutants qu'ait jamais revêtus un émissaire des profondeurs. Et je frissonnai à la pensée de ce que ces yeux, inexorablement fixés sur l'avenir, avaient pu percevoir...
Mon regard se porta, de l'autre côté de la rivière, sur la rive du Jersey. Elle me sembla désolée, plus désolée même que le lit de rocaille d'un torrent à sec. Rien d'important pour la race humaine n'avait jamais vu le jour ici. Et il en serait de même pour des milliers d'années encore, peut-être. Les Pygmées étaient infiniment plus intéressants ; leur étude, infiniment plus édifiante que celle des habitants du New Jersey. Mes yeux parcoururent l'Hudson, d'amont en aval ; j'avais toujours détesté cette rivière, dès l'époque où j'avais fait connaissance dans les livres avec Henry Hudson et sa sanglante Demi-Lune. Ma haine allait également aux deux rives du fleuve. Elle englobait jusqu'aux légendes ourdies autour de ce nom. Toute la vallée me faisait penser au rêve imbécile d'un Hollandais imbibé de bière. Je m'étais toujours foutu éperdument de Powhattan comme de Manhattan. Et je vomissais le père Knickerbocker. Dommage qu'il n'y eût pas dix mille poudreries à mélinite éparpillées sur les deux rives et sautant toutes à la fois !...