Le lendemain matin, on eût dit l'après-tempête : petit déjeuner comme de coutume, emprunt habituel (de quoi payer mon ticket), ruée vers le métro, promesse d'aller avec elle au cinéma après le dîner. Pour elle, tout cela n'était probablement qu'un mauvais rêve, qu'elle s'efforcerait d'oublier dans le courant de la journée. Pour moi, c'était un pas vers la délivrance. Plus la moindre allusion au fameux sujet, jamais. Mais il restait continuellement pendant, et les choses en étaient facilitées d'autant entre nous. J'ignore ce qu'elle avait dans la tête, mais pour moi tout était clair et net. Chaque fois que j'acquiesçais à une de ses demandes ou requêtes, je me disais en moi-même : « Parfait. C'est tout ce que tu attends de moi ? Tout ce que tu voudras, hormis te donner l'illusion que je vais passer le reste de mes jours près de toi. »
Elle était encline à manifester plus d'indulgence envers elle-même, à présent, lorsqu'il s'agissait de satisfaire la bête en elle. Souvent je me demandais quelles excuses elle pouvait bien s'inventer pour justifier ces séances de catch extra-nuptiales, pré- ou post-morganatiques. Certes, elle y allait de tout cœur, de toute âme. Elle baisait beaucoup mieux, maintenant, que les premiers temps, où elle avait coutume de se mettre un oreiller sous le cul et de vouloir embrasser le plafond. Elle devait baiser en désespérée, je pense. Baiser pour baiser, et le diable soit du reste !
Une semaine que je n'avais pas vu Mara... Maude m'avait demandé de la conduire au théâtre, à New York — un théâtre juste en face du dancing. Pendant tout le spectacle, assis sur mon siège, je ne cessai de penser à Mara, si proche et pourtant si loin. Cette pensée s'accrochait à moi, si furieusement sans merci que, à l'instant où nous sortions du théâtre, je dis, sous le coup d'une impulsion que je ne pus refréner :
— Ça ne te plairait pas, d'aller faire un tour là-haut ? (Montrant le dancing.) Et d'en profiter pour faire sa connaissance ?
C'était cruel, et j'en fus navré pour Maude, dès que ces paroles se furent échappées de mes lèvres. Elle me regarda, comme si je lui avais assené un coup de poing. Je m'excusai aussitôt et, la prenant par le bras, je l'entraînai vivement dans la direction opposée, ajoutant en même temps :
— Je disais ça en l'air. Je ne voulais pas te blesser. Je pensais que tu serais peut-être curieuse de la voir, c'est tout.
Elle ne répondit rien. Je ne fis pas d'autre effort pour aplanir la chose. Dans le métro, elle glissa son bras sous le mien et le laissa là, comme pour dire : « Je comprends ; simple faute de tact et d'étourderie, de ta part, comme d'habitude. » Sur le chemin de la maison, nous nous arrêtâmes chez notre glacier favori. Là, devant une assiettée de crème glacée à la française, dont elle raffolait, elle se dégela assez pour ébaucher une maigre conversation sur de banals sujets domestiques — signe que, dans son esprit, l'incident était liquidé. La crème glacée, qu'elle considérait comme un luxe, eut l'effet de la rendre amoureuse. Au lieu de se déshabiller en haut, dans la chambre, comme d'ordinaire, elle passa dans la salle de bains adjacente à la cuisine et, laissant la porte ouverte, se mit à ôter un à un ses vêtements, à loisir, studieusement, presque comme une fille de burlesque, m'appelant à la fin, alors qu'elle se peignait les cheveux, pour me montrer un bleu sur sa cuisse. Elle était nue, à part ses chaussures et ses bas, et sa chevelure généreuse lui tombait dans le dos.
J'examinai soigneusement le bleu (ce qu'elle voulait, je le savais), l'effleurant légèrement ici et là, pour voir s'il n'y avait pas d'autres endroits sensibles qu'elle n'aurait pas remarqués par hasard ; en même temps, je soutenais un feu nourri de questions pleines de sollicitude, d'une voix calme et ordinaire qui lui permettait de se préparer à se faire enconner de sang-froid, sans se l'avouer. Je n'avais qu'à lui dire — ce que je fis — du ton paisible, morne et professionnel qu'eût pris un médecin : « Je crois que tu ferais mieux de t'allonger sur la table de la cuisine ; je t'examinerais plus facilement », pour qu'elle obéît sans se faire prier, ouvrant les jambes toutes grandes et me laissant insérer un doigt, sans manifester de remords, parce que, tout à coup, maintenant qu'elle y pensait, depuis cette chute qu'elle avait faite il y avait quelque temps, elle se rappelait qu'elle en gardait une petite grosseur interne, du moins il lui semblait ; et ça l'inquiétait, cette grosseur ; peut-être que si j'introduisais le doigt, doucement, tout doucement, elle pourrait la situer exactement, et patati et patata. Et cela ne parut pas la troubler autrement, non plus, que je lui suggérasse d'attendre un moment, couchée là sur la table ; le temps que j'ôte mes vêtements, parce que je commençais à crever de chaleur dans cette cuisine, à côté de ce poêle qui ronflait, et patati et patata Et donc, de me déshabiller, ne gardant que chaussettes et souliers, et, bandant à casser une assiette, de me remettre suavement à mon examen méticuleux... Mieux : moi aussi, à mon tour je me souvenais maintenant de tas de trucs anciens — grosseurs, meurtrissures, boutons, verrues, taches de naissance, etc. ; et ce serait gentil de sa part de m'examiner également de fond en comble, tant qu'à faire ; ensuite, nous irions nous coucher, parce qu'il se faisait tard et que je ne voulais pas qu'elle se fatiguât trop...
Chose curieuse : elle n'était pas fatiguée du tout, reconnut-elle en descendant de la table et me serrant la pine d'une main pleine de sollicitude... puis les couilles, puis la racine de la verge... le tout avec tant de fermeté, de discrétion et de délicatesse dans la manœuvre, que ce fut tout juste si je ne lui envoyais pas une giclée dans l'œil. Après quoi, elle se déclara curieuse de voir combien je mesurais de plus qu'elle ; donc, après nous être tenus dos à dos, nous nous mesurâmes face à face ; et alors même que mon truc lui sautillait entre les cuisses comme un pétard, elle continuait à penser en mètres et en centimètres (ou feignait de le faire), ajoutant qu'il lui fallait enlever ses chaussures, à cause des hauts talons, et patati et patata. Si bien que je la fis asseoir sur la chaise de cuisine pour lui retirer lentement ses souliers et ses bas ; et elle, pendant que je lui rendais poliment ce service, me caressait pensivement la pine — ce qui était difficile étant donné la position ; mais j'encourageai de bonne grâce sa stratégie en me rapprochant et lui hissant les jambes, haut en l'air à angle droit ; puis, sans plus d'histoires, je la soulevai par le postérieur, l'enfilai jusqu'à la garde et la transportai dans la pièce voisine où je la basculai sur le divan, l'estoquai de nouveau et me mis à l'œuvre avec force bruit et furia, cependant qu'elle y allait grand train de son côté et me suppliait, dans la langue la plus naïve, la moins technique, la moins détachée, de me retenir pour que ça dure, de ne plus jamais me retirer. En suite de quoi, comme se ravisant, elle me dit d'attendre une minute, se dévissa, se retourna, se souleva sur les genoux, tête ballante, gigotant frénétiquement des fesses ; en même temps, grasseyant et gargouillant, elle se prit à proclamer ouvertement en bon anglais, à l'usage, il va de soi, de ses seules oreilles, de son seul entendement :
— Mets-le-moi bien à fond... je t'en prie, je t'en supplie... dis ! J'ai le feu au cul !
Eh oui ! à l'occasion, elle pouvait sortir une phrase comme celle-là, une de ces expressions vulgaires qui l'aurait fait se ratatiner d'horreur et d'indignation si elle avait été dans son bon sens ; mais à cet instant, après nos petites plaisanteries, après l'exploration vaginale du doigt, après notre petit championnat (poids et haltères et mensurations), après nos comparaisons de bleus, taches de naissance, grosseurs et tout et tout, après la séance de manipulation discrète et négligente de pine et de scrotum, après les délices de la crème glacée et mon faux pas et mon étourderie à la sortie du théâtre — pour ne rien dire de toutes les sudations de son imagination depuis l'aveu cruel que je lui avais fait quelques soirs auparavant — cette expression (« J'ai le feu au cul ») était la seule qui indiquât en termes propres la température de ce four à acier bessemerisé qu'elle avait fait de son con, à force de l'attiser. C'était façon de dire : Vas-y, travaille-moi, et n'épargne rien. Cela signifiait à peu près : « Peu importe ce que j'étais cet après-midi ou hier ; peu importe l'opinion que j'ai de moi ou la haine que je te porte ; peu importe ce que tu feras de cet outil demain ou après-demain ; je veux de lui pour le moment, et de tout ce qui va avec : je voudrais qu'il soit plus gros, plus énorme, plus long et plus juteux ; je voudrais que tu le rompes et que tu le laisses là-dedans ; je me moque de savoir combien de femmes tu as baisées ; j'ai envie que tu me baises, moi, que tu me baises à me dévisser le con et le cul, que tu me baises, baises, baises ! J'ai le feu au cul, tu entends ? Tellement le feu au cul que je pourrais te le trancher d'un coup de dents, ton truc. Mets-le-moi tout au fond, plus fort, plus fort ; romps-la, ta grosse pine, et laisse-la plantée dans ce trou. J'ai le feu au cul, je te dis... »
D'ordinaire, après ce genre d'assaut, je me réveillais déprimé. De la voir tout habillée et avec son air de tous les jours, cette expression têtue, tendue, caustique que prenait sa bouche ; de l'observer de près au petit déjeuner, d'un œil indifférent, faute d'autre spectacle, il m'arrivait de me demander pourquoi je ne l'emmenais pas faire un tour, un soir, pour la flanquer à l'eau du haut du môle. Je commençais à guetter impatiemment, comme un type qui se noie, la décision promise par Stanley et dont, jusqu'ici, je ne voyais pas le moindre signe. Pour couronner le tout, j'avais envoyé une lettre à Mara où je lui déclarais que, si nous ne trouvions pas rapidement une porte de sortie, je me suiciderais. Ce devait être une épître larmoyante ; car, lorsqu'elle me téléphona, ce fut pour me dire qu'il était absolument indispensable qu'elle me vît immédiatement. Et ce, peu après le déjeuner, un de ces jours délirants où tout semblait aller de travers. Le bureau était comble de postulants ; mais eussé-je eu cinq langues et vingt-cinq téléphones au lieu de trois à côté de moi, jamais je n'aurais pu engager autant de candidats qu'il en fallait pour boucher le vide énorme, inexplicable et soudain qui s'était creusé dans les services, du jour au lendemain. J'aurais voulu repousser jusqu'au soir le rendez-vous avec Mara ; elle s'y refusa. Je convins de la voir quelques minutes à une adresse qu'elle me donna — l'appartement d'un ami, me dit-elle, où nous serions tranquilles, au Village.
Je laissai une foule frénétique de postulants cramponnés à la barrière d'admission, promettant à Hymie, qui réclamait furieusement au téléphone des porteurs « volants », d'être de retour dans quelques minutes. Je sautai dans un taxi au coin de la rue et j'en sortis devant une maison de poupée précédée d'un jardin en miniature. Mara vint m'ouvrir, vêtue d'une robe mauve et légère sous laquelle elle était nue. Elle me sauta au cou et m'embrassa passionnément.
— Admirable, ce petit nid, dis-je, la repoussant pour mieux inspecter du regard les lieux.
— Oui, n'est-ce pas ? me dit-elle. C'est à Carruthers. Il habite un peu plus bas dans la rue, avec sa femme ; ça, ce n'est rien qu'un petit coin tranquille dont il se sert de temps à autre. J'y viens dormir parfois, quand il est trop tard pour que je rentre à la maison.
Je ne dis rien. Je me retournai pour jeter un coup d'œil sur les bouquins (les murs en étaient solidement tapissés). Du coin de l'œil, je vis Mara détacher du mur quelque chose — on aurait dit une feuille de papier d'emballage.
— Qu'est-ce que c'est ? dis-je, moins vraiment curieux que feignant de l'être.
— Rien, répondit elle. Un vague dessin de lui qu'il m'a priée de détruire.
— Voyons un peu !
— Pas la peine... c'est sans intérêt.
Et de vouloir le froisser.
— Voyons tout de même, lui saisissant le bras et lui arrachant le papier de la main.
Je déployai la feuille et découvris à ma stupeur que c'était une caricature me représentant, le cœur percé d'un poignard.
— Je t'ai dit qu'il était jaloux, m'expliqua-t-elle. Ce truc ne rime à rien... il était saoul quand il l'a fait. Il boit beaucoup depuis quelque temps. Il faut que je l'aie à l'œil continuellement. Ce n'est qu'un grand gosse, tu sais. Ne va pas t'imaginer qu'il te déteste... il se conduit de même avec tous ceux qui ont l'air de s'intéresser un peu à moi.
— Il est marié, dis-tu ? Qu'est-ce qui cloche ? Il ne s'entend pas avec sa femme ?
— Elle est infirme, dit Mara, presque solennellement.
— On la roule dans un fauteuil ?
— N-o-o-on, pas exactement, répliqua-t-elle, ne pouvant retenir un léger sourire des lèvres. Oh, et puis à quoi bon parler de ça aujourd'hui ? Quelle différence cela fait-il ? Tu sais bien que je ne l'aime pas. Je t'ai déjà dit qu'il avait été plein de bonté pour moi ; maintenant, c'est à moi de m'occuper de lui... Il a besoin d'une main ferme.
— Alors, tu viens dormir ici de temps à autre... pendant que, lui, il reste près de sa femme infirme ; c'est bien ça ?
— Il couche aussi ici, parfois : il y a deux petits lits, comme tu peux le voir... Oh, je t'en prie, implora-t-elle, ne parlons pas de lui. Tu n'as pas besoin de te faire de mauvais sang, tu ne le vois pas ? tu ne me crois pas ?
Elle vint tout près de moi, me prit dans ses bras. Sans perdre de temps, je la soulevai et la portai jusqu'au divan. Je retroussai sa robe et, lui ouvrant grandes les jambes, fourrai ma langue dans la fente. Au bout d'un instant elle m'attira sur elle. Elle mit ma verge à l'air, puis, des deux mains, s'écarta le con pour me permettre de me faufiler à l'intérieur. Cela ne traîna pas : elle eut un orgasme, puis un second, un troisième... Elle se leva et alla se laver rapidement. Dès qu'elle eut fini, je pris la suite. Quand je revins de la salle de bains, elle était allongée sur le divan, cigarette aux lèvres. Je m'assis quelques minutes et restai à lui parler tranquillement, la main entre ses jambes.
— Il faut que je retourne au bureau, lui dis-je. Et nous n'avons même pas pu parler un brin.
— Reste encore un peu, supplia-t-elle, se mettant sur son séant et posant affectueusement la main sur ma braguette.
Je l'entourai du bras et l'embrassai longuement et passionnément. Ses doigts fouillaient déjà de nouveau mon pantalon, cherchant l'outil, quand nous entendîmes tout à coup tourner le bouton de la porte.
— C'est lui, dit-elle en sautant vivement sur ses pieds et courant à la porte. Reste où tu es, ce n'est rien, reprit-elle précipitamment.
Et elle glissa rapidement à la rencontre du bonhomme. Je n'eus même pas le temps de boutonner ma braguette. Je me levai et pris un air négligent pour réparer tant bien que mal le désordre de ma tenue, cependant qu'elle se jetait dans les bras de l'arrivant, en poussant un petit cri de joie idiot.
— J'ai de la visite, dit-elle. C'est moi qui l'ai prié de passer. Il n'en a que pour quelques minutes.
— Comment va ? dit l'autre, s'avançant pour me saluer, la main tendue, un sourire aimable aux lèvres.
Il ne paraissait pas surpris outre mesure. En fait, il semblait infiniment plus affable que le soir de notre première rencontre au dancing.
— Vous n'êtes pas à une seconde près ? poursuivit-il, défaisant un paquet qu'il avait apporté avec lui. Vous ne prendriez pas un petit verre, avant de partir, non ? Scotch ou Bourbon — au choix ?
Avant que j'aie pu dire oui ou non, Mara avait filé chercher la glace. Quant à moi, profitant de ce qu'il s'affairait avec les bouteilles, je tournai à demi le dos et, faisant semblant de m'intéresser à un livre sur l'étagère, je boutonnai furtivement ma braguette.
— J'espère que l'aspect des lieux ne vous choque pas trop ? me dit-il. Ce n'est jamais qu'une petite retraite, une cachette où retrouver Mara et ses petites connaissances. Elle est coquine comme tout dans cette robe, vous ne trouvez pas ?... Rien de fameux là-dedans, continua-t-il en indiquant de la tête les rayons chargés de livres. Le meilleur est chez moi, à la maison.
— M'a tout l'air d'une fort jolie collection, répondis-je, bien content de pouvoir détourner la conversation vers ce terrain.
— Vous êtes écrivain, à ce que je comprends... du moins, c'est ce que m'a dit Mara.
— Pas à proprement parler, répliquai-je. J'aimerais bien l'être. Vous-même, vous écrivez sans doute ?
Il eut un rire :
— Oh, reprit-il, d'un ton d'excuse, tout en versant le whisky, qui est-ce qui ne commence pas par là, hein ? J'ai gribouillé des petits trucs, en mon temps... des poèmes surtout. Je n'ai plus l'air de pouvoir continuer... plus bon à rien, sauf à boire.
Mara revenait avec la glace.
— Viens ici, lui dit-il, prenant le seau et le posant sur la table puis la prenant vivement par la taille. Tu ne m'as pas encore embrassé.
La tête très haute et très droite, elle reçut avec froideur le baiser baveux qu'il lui planta sur les lèvres.
— Je ne pouvais plus supporter le bureau, dit-il, faisant gicler l'eau de Seltz dans les verres. Je me demande ce que je vais fabriquer dans ce foutu endroit — je n'ai rien à faire, qu'à mettre mon nom au bas de paperasses sans intérêt.
Il avala une gorgée. Puis, me faisant signe de prendre un siège, il se jeta lui-même dans le grand fauteuil.
— Ah, voilà qui va mieux, grogna-t-il, du ton de l'homme d'affaires fatigué (bien qu'évidemment il n'eût pas fait un brin de travail).
Il appela Mara de la main :
— Viens t'asseoir une minute, dit-il en caressant le bras du fauteuil. J'ai à te parler. J'ai de bonnes nouvelles pour toi.
Scène extrêmement intéressante à contempler, après ce qu'on avait insinué quelques instants auparavant. Un moment, je me demandai s'il jouait la comédie à mon intention. Il tenta d'attirer à lui la tête de Mara et de lui appliquer un autre emplâtre de salive ; mais elle résista.
— Allons, allons, lui dit-elle. Tu fais l'idiot. Pose ce verre, je t'en prie. Si tu continues, dans un instant tu seras ivre et il n'y aura plus moyen de te dire un mot.
Et s'appuyant du bras sur son épaule, elle lui passa la main dans les cheveux.
— Vous voyez, hein ? Quel tyran ! dit-il, se tournant vers moi. Dieu ait pitié du pauvre couillon qui l'épousera ! Quand je pense que je rentre au galop ici pour lui annoncer une bonne nouvelle et que...
— C'est bon ; de quoi s'agit-il ? coupa Mara. Qu'attends-tu pour accoucher ?
— Laisse-moi le temps de parler, dit Carruthers, lui tapotant affectueusement le croupion. (Et à mon adresse : ) Au fait, versez-vous donc un autre verre. Et faites-en autant pour moi... si elle veut bien vous le permettre, s'entend. Je n'ai pas le droit d'ouvrir le bec, ici. Je ne suis qu'un affreux gêneur.
Cette sorte de persiflage et d'échange de balles promettait de se poursuivre indéfiniment. Je m'étais fait à l'idée qu'il était trop tard pour retourner au bureau — l'après-midi était kaput. Le second verre m'avait mis d'humeur à rester pour voir la fin de l'histoire. Mara, je le remarquais, ne buvait pas. Je sentais qu'elle avait envie que je m'en aille. La « bonne nouvelle » avait pris la tangente, puis sombré dans l'oubli. Ou peut-être Carruthers la lui avait-il chuchotée à l'oreille à la dérobée — il avait trop brusquement laissé choir le sujet. A moins que, tout en le suppliant d'« accoucher », elle ne lui eût pincé le bras en guise d'avertissement. (Oui, qu'était-ce que cette fameuse nouvelle ? Et ce soudain besoin de lui dire qu'il n'oserait pas lâcher le paquet devant moi ?). Je nageais, dans tout cela. J'allai m'asseoir sur l'autre divan et je soulevai discrètement la housse, pour voir si le lit était fait. Non, pas de draps. Je finirais bien par saisir la vérité, plus tard. La route était longue encore...
Carruthers était certes un ivrogne — mais qui ne laissait pas d'être agréable et sociable. Un de ces types qui boivent et se mettent à l'eau de Vichy alternativement. Qui ne songent jamais à manger. Qui ont une mémoire dangereusement intempestive ; qui observent tout avec un œil d'aigle, en ayant l'air inconscient, noyé, mort à ce monde.
— Où est passé ce dessin que j'avais fait ? s'enquit-il soudain, de but en blanc, les yeux braqués sur l'endroit où était accrochée la caricature, auparavant.
— C'est moi qui l'ai enlevé, dit Mara.
— Je m'en doute, grogna-t-il (mais de façon point trop déplaisante). Et moi qui avais envie de le montrer à ton ami.
— Il l'a déjà vu, dit Mara.
— Ah, vraiment ? Dans ce cas, c'est parfait. Comme cela, nous n'avons plus de secrets pour lui, hein ? Je ne voudrais pas qu'il ait la moindre illusion à mon égard. Tu sais parfaitement que si je ne peux pas t'avoir, je ne permettrai pas que tu sois à un autre — tu le sais, non ? A part ça, tout va très bien... Oh, à propos, j'ai vu ton amie Valérie, hier. Elle voudrait bien s'installer ici... pour une quinzaine. Je lui ai dit qu'il faudrait que je t'en parle... c'est toi la maîtresse de maison.
— C'est ta maison, dit Mara prudemment, tu es libre d'en faire ce que tu veux. Mais si elle vient s'installer ici, je déménage. J'ai mon endroit où aller ; je ne viens jamais ici que pour m'occuper de toi, pour t'empêcher de te tuer d'alcool.
— C'est drôle, rétorqua-t-il, se tournant vers moi, comme ces deux filles peuvent se détester. Parole d'honneur : Valérie est une créature adorable. Elle n'a pas deux sous de cervelle, c'est vrai ; mais ce n'est pas un tel défaut ; et autrement, elle a tout ce que peut souhaiter un homme. Je l'ai entretenue un an au moins, et nous nous entendions parfaitement... jusqu'au jour où celle-ci s'est amenée... (Il montra de la tête Mara)... Strictement entre nous, je la crois jalouse de Valérie. Valérie !... j'aimerais que vous fassiez sa connaissance... vous en aurez l'occasion si vous ne filez pas trop tôt. J'ai comme une idée qu'elle passera ici avant la fin de la journée.
Mara se mit à rire comme jamais je ne l'avais entendue rire. Un petit rire mesquin, laid.
— Cette crétine ! dit-elle avec mépris. Qui n'est même pas fichue de regarder un type sans se créer des ennuis — on se demande pourquoi. Cette fausse couche ambulante !
— C'est de ton amie Florrie que tu parles ? dit Carruthers, avec un large sourire, stupide et figé.
— J'aimerais bien que tu ne mêles pas son nom à tes histoires ! dit Mara furieusement.
— Vous connaissez Florrie, dites ? s'enquit Carruthers, feignant de ne pas avoir entendu la remarque. A-t-on jamais vu petite garce plus lascive que celle-là ? Et Mara qui voudrait faire d'elle une dame comme il faut !... (Il éclata de rire)... Etrange, le genre de catins qu'elle va dénicher ! Roberta, tenez : encore une drôle de piquée ! Fallait qu'elle se trimbale perpétuellement en limousine. A cause de son rein flottant, à l'entendre. La réalité, c'était... entre nous, hein ? qu'on ne fait pas mieux comme feignante et comme cloche. Mais naturellement, Mara s'est mêlée de la prendre sous son aile, alors que je lui avais flanqué le pied dans le derrière, et elle s'est mise à la dorloter. Vraiment, Mara, dire que tu te prétends intelligente ! N'empêche que tu te conduis comme une idiote, parfois. A moins que... (Et il contempla le plafond d'un air songeur)... qu'il n'y ait une autre raison. On ne sait jamais... (Le regard toujours perdu au plafond)... non, jamais, ce qui fait que deux femmes ne peuvent plus se quitter. Qui se ressemble... dit le vieux proverbe. Tout de même, c'est étrange. Je connais Valérie, je connais Florrie, et celle-ci ; je les connais toutes... et pourtant, si on me pousse dans mes retranchements, je ne sais rien d'elles... pas ça ! C'est une autre génération que la mienne — comme une autre espèce animale. Pour commencer, elles n'ont pas un pouce de sens moral — toutes tant qu'elles sont. Elles refusent de se laisser domestiquer ; on a l'impression de vivre dans la cage aux fauves. On rentre pour trouver un inconnu dans son lit, et on s'excuse d'être l'intrus. Ou alors, elles vous demandent de l'argent pour emmener leur petit ami à l'hôtel, ce soir-là. Et s'il leur arrive des ennuis, c'est à vous de dégotter un médecin. C'est passionnant, mais rudement empoisonnant aussi, parfois. On aurait moins de mal à élever des lapins... Quoi ?
— Il parle toujours comme ça quand il est saoul, dit Mara, essayant de s'en tirer par le rire. Vas-y ! Continue à déblatérer sur notre compte ! J'en connais un qui boit du petit lait.
Je n'étais pas si certain qu'il fût ivre. Il était de ces hommes qui parlent sans suite, ivres ou non — qui disent même des choses d'autant plus fantastiques qu'ils sont sobres, en fait. De ces hommes nourris d'amertume et de désillusions, d'habitude, qui agissent comme si rien ne pouvait plus les étonner, et qui sont pourtant, au fond, sentimentaux jusqu'à la moelle ; qui mettent leur système émotif meurtri à macérer dans l'alcool, pour ne pas éclater en larmes au moment le plus inattendu. Les femmes trouvent ce genre d'hommes particulièrement charmants, parce qu'ils ne sont jamais très exigeants, ne marquent jamais de vraie jalousie — si, extérieurement, ils en miment tous les gestes. Souvent (comme dans le cas de Carruthers), ils ont sur les bras une épouse invalide, frustrée, une créature dont, par faiblesse (pitié ou loyauté, disent-ils), ils acceptent la charge à vie. A l'écouter parler, Carruthers n'avait pas de mal à trouver de jolies jeunes femmes prêtes à partager son nid d'amour. Elles étaient parfois deux ou trois à la fois à vivre avec lui. Et sans doute devait-il jouer les jaloux et les seigneurs et maîtres, pour ne pas se couvrir entièrement de ridicule. Quant à sa femme, je devais le découvrir par la suite, elle n'était infirme que dans la mesure où son pucelage était encore intact. Des années durant, Carruthers avait enduré cette situation, ce martyre. Puis, brusquement, s'apercevant qu'il avançait en âge, il avait commencé à ruer des quatre fers comme un collégien. Ensuite, il s'était mis à boire. Pourquoi ? Lui était-il apparu qu'il était trop vieux pour satisfaire une jeune fille bien portante ? Avait-il eu le regret soudain de ses années d'abstinence ? Mara, qui avait pris à son compte cette information, se gardait de donner des détails autres que cliniques à ce sujet. Elle finit pourtant par reconnaître qu'elle avait souvent couché sur le même divan que lui, laissant à mes soins d'en déduire que, manifestement, il n'avait jamais rêvé de la molester, mais s'empressant d'ajouter, l'instant d'après que, naturellement, les autres filles n'étaient que trop heureuses de coucher avec lui – sous-entendu (cela allait de soi) : qu'il ne « molestait » que celles qui le voulaient bien. Qu'il existât une raison particulière pour que Mara n'eût pas envie de se faire molester – m'échappait. Ou étais-je censé croire qu'il ne molesterait jamais une fille aussi soucieuse qu'elle de sa santé morale et physique ?
Nous eûmes à ce propos et à cette occasion une discussion qui frôla la rupture, au moment où je pris congé d'elle. La journée, puis la soirée avaient été complètement folles. J'avais fini par me saouler et m'endormir sur le plancher. C'était avant le dîner ; et la cause en était que je mourais de faim. Selon Mara, Carruthers s'était courroucé de ma conduite ; elle avait eu un mal du diable à le dissuader de me briser une bouteille sur la tête. A seule fin de l'apaiser, elle s'était allongée un moment à côté de lui sur le divan. Elle ne disait pas s'il avait essayé de la « molester ». De toute façon, il n'avait guère dormi que d'un œil, et, à son réveil, il avait faim et avait voulu manger immédiatement. Durant son sommeil, il avait oublié qu'il y avait de la visite ; en me voyant vautré et dormant sur le sol, à poings fermés, il s'était repris de colère. Puis ils étaient sortis ensemble et avaient fait un bon repas ; au retour, elle l'avait persuadé d'acheter quelques sandwiches et du café à mon intention. Je me souvenais des sandwiches et du café — sorte d'entracte au milieu d'une extinction générale des feux. Carruthers avait oublié ma présence avec l'arrivée de Valérie. De cela aussi je me souvenais, vaguement — très vaguement. Je me souvenais d'avoir vu une belle jeune fille entrer pour se jeter dans les bras de Carruthers. Je me souvenais d'un verre qu'on m'avait mis entre les mains ; puis d'avoir sombré de nouveau dans la torpeur. Et ensuite ? Ma foi, ensuite, à en croire les explications de Mara, il y avait eu une petite prise de bec entre Valérie et elle. Et Carruthers, complètement saoul, était sorti et avait disparu.
— Mais tu étais assise sur ses genoux, quand je me suis réveillé ! dis-je.
Oui, c'était exact, reconnaissait-elle ; mais c'était seulement après qu'elle eut dû partir à sa recherche, errer dans tout le Village, pour le ramasser finalement sur les marches d'une église et le ramener en taxi.
— Eh bien ! Tu dois rudement l'estimer pour te donner tant de peine !
Elle ne le niait pas. Elle en avait assez de devoir revenir encore sur ce sujet avec moi.
Ainsi, voilà comment avait passé la soirée ? Et Valérie ? Valérie était partie en coup de vent, après avoir brisé un vase de prix. Et ce couteau à pain, tout à côté de moi, qu'est-ce qu'il fabriquait là ? — j'aurais bien voulu le savoir... Ça ? Oh, c'était encore un coup de cet idiot de Carruthers. Il avait feint de vouloir me charcuter et me débiter le cœur en morceaux. Elle n'avait même pas pris la peine de lui retirer le couteau des mains. Inoffensif, Carruthers ! Ne ferait pas de mal à une mouche... N'empêche, me disais-je à part moi, qu'elle eût été mieux avisée de me réveiller. Qu'était-il arrivé d'autre ? me demandais-je. Dieu seul sait ce qui s'était passé durant cette extinction des feux. Du moment qu'elle était capable de se laisser enfiler par moi, sachant Carruthers susceptible de surgir d'un instant à l'autre, sûrement elle était aussi capable de se laisser « molester » par lui quelques minutes (ne fût-ce que pour l'apaiser), en me voyant plongé dans un abîme de sommeil et de transe et bien incapable de me douter de quoi que ce fût.
Toujours est-il que ma montre marquait quatre heures du matin et que Carruthers dormait tant qu'il pouvait sur le divan. Nous nous étions arrêtés sous un porche de la Sixième Avenue, nous efforçant d'arriver à une sorte d'accord. J'insistais pour qu'elle me permît de la reconduire chez elle ; elle essayait de me convaincre qu'il était trop tard.
— Mais je t'ai déjà raccompagnée chez toi bien plus tard que ça !
J'étais résolu à ne pas la laisser retourner dans l'antre de Carruthers.
— Tu ne comprends pas, plaidait-elle. Voilà des semaines que je n'ai pas mis les pieds à la maison. Toutes mes affaires sont dans cet endroit.
— Alors, c'est que tu vis avec ce type. Pourquoi ne pas me l'avoir dit tout de suite ?
— Non, je ne vis pas avec lui ! J'habite là pour le moment, en attendant de trouver un domicile. Je suis décidée à ne plus remettre les pieds à la maison. Je me suis affreusement disputée avec ma belle-mère. Je suis partie en claquant la porte. Je leur ai dit que je ne reviendrai plus jamais.
— Et ton père... qu'a-t-il dit ?
— Il n'était pas là quand c'est arrivé. Je sais que ça a dû lui briser le cœur ; mais je ne pouvais plus y tenir.
— Si c'est cela, je suis désolé, dis-je. J'imagine que tu es fauchée, aussi ? Je vais te ramener là-bas ; tu dois être éreintée.
Nous voilà marchant dans les rues désertes.
Soudain elle s'arrête, me prend dans ses bras :
— Tu as confiance en moi, dis ? (Ses yeux, pleins de larmes, levés vers moi.)
— Bien sûr. Mais j'aimerais te savoir ailleurs qu'ici. J'arriverai bien à dégotter de quoi te payer une chambre. Pourquoi ne veux-tu pas me permettre, à moi, de t'aider ?
— Oh, je n'aurai plus besoin d'aide ! dit-elle vivement en souriant. Mon Dieu, j'allais oublier de t'annoncer la bonne nouvelle ! C'est vrai : je m'en vais pour quelques semaines... à la campagne. Carruthers m'envoie dans sa cabane en pleins bois, dans le Nord. Nous partons toutes les trois... Florrie, Hannah Bell et moi. Ça va être de vraies vacances ! Pourquoi est-ce que tu ne viendrais pas ? Essaie, dis, tu veux bien ? Tu n'es pas content ?
Elle s'arrête encore pour m'embrasser.
— Tu vois bien que ce n'est pas un mauvais type, ajoute-t-elle. Lui-même, il ne vient pas. Il veut que le plaisir soit pour nous. Voyons, s'il était amoureux de moi, comme tu as l'air de le croire, est-ce qu'il n'aurait pas envie de partir avec moi seule ? Qu'il ne t'aime pas beaucoup, ça, je le reconnais. Tu lui fais peur... Tu es trop sérieux. Après tout, tu dois t'y attendre : il a bien le droit de sentir les choses à sa façon. Si sa femme était morte, il me demanderait certainement de l'épouser... pas parce qu'il est amoureux de moi, mais par désir de me protéger. Tu y es, cette fois ?
— Non. Pas du tout. Mais peu importe. Tu as certainement besoin de vacances ; j'espère que tu t'amuseras bien là-bas. Quant à Carruthers, tu as beau dire tout ce que tu voudras, je ne l'aime pas et je me méfie de lui. Et je suis loin d'être sûr que ses gestes soient aussi généreux que tu le prétends. Je lui souhaite de claboter, c'est tout ; et si je pouvais lui verser une goutte de poison, je n'hésiterais pas... sans le moindre scrupule.
— Je t'écrirai tous les jours, dit-elle, alors que, sur le pas de la porte, nous allions nous séparer.
— Ecoute, Mara, lui dis-je, l'attirant tout contre moi et murmurant les paroles à son oreille. J'avais des tas de choses à te raconter aujourd'hui, et tout ça s'est envolé en fumée.
— Je le sais, je le sais, dit-elle fiévreusement.
— Peut-être les choses changeront-elles avec ton départ, dis-je encore. Il se passera sûrement quelque chose, bientôt... nous ne pouvons continuer ainsi à perpétuité.
— C'est également mon avis, répondit-elle, se blottissant tendrement contre moi. Je déteste ce genre d'existence. J'ai la ferme intention d'y réfléchir à fond à la faveur de la solitude, là-bas. Je me demande comment j'ai pu me mettre dans un pétrin pareil.
— Bon, dis-je. Peut-être finirons-nous par aboutir, dans ce cas. Tu écriras... promis ?
— Bien sûr, voyons ! Tous les jours, dit-elle, se détournant pour entrer.
Je restai là un moment, après son départ, à me demander si je n'étais pas idiot de la laisser aller ; si le mieux n'était pas de la tirer de là de force et de casser les vitres, de foutre le camp, femme ou pas femme, boulot ou pas boulot... Je m'éloignai, sans avoir résolu le problème, mes pieds me ramenant pesamment à l'écurie.