VI

 
 
 

Bien. Elle était donc partie pour les forêts du Nord. Venait d'y arriver, en fait. En compagnie de ses deux putois de copines ; et tout était trop chou. Il y avait là deux extraordinaires hommes des bois qui s'occupaient d'elle, préparaient les repas, leur montraient comment franchir les rapides, leur jouaient de la guitare et de l'harmonica, le soir, sur le perron de derrière, à l'heure où paraissent les étoiles, etc., etc. Le tout remplissait à ras bord le dos d'une carte postale illustrée montrant de ces énormes pignes qui pleuvent des grands pins du Maine.

Je fis aussitôt un saut jusqu'à l'antre de Carruthers, pour voir s'il était toujours en ville. Il y était bien et manifesta de la surprise, plus que du contentement, à ma vue. Je fis semblant d'être venu emprunter un livre dont je m'étais entiché, l'autre soir. Il m'informa sèchement qu'il y avait beau temps qu'il avait renoncé à l'habitude de prêter ses livres. Il était parfaitement sobre et évidemment résolu à me réfrigérer au plus vite. En prenant congé, je remarquai qu'il avait fixé de nouveau au mur avec des punaises le dessin me représentant, un poignard dans le cœur. Il remarqua que je l'avais remarqué, mais n'y fit pas allusion.

Je me sentais quelque peu humilié, mais immensément soulagé tout de même. Pour une fois, elle m'avait dit la vérité ! Je débordais de joie au point que je me ruai à la bibliothèque municipale et, après avoir acheté un bloc de papier à lettre et des enveloppes en chemin, restai jusqu'à la fermeture, à écrire une volumineuse épître. Je lui disais de m'envoyer un télégramme... impossible d'attendre le simple courrier. Après avoir expédié ma lettre, je rédigeai moi-même un long télégramme que je lui dépêchai. Deux jours plus tard, sans nouvelles d'elle, second télégramme, plus long ; après quoi, je m'installai dans le salon public de l'Hôtel McAlpin et lui écrivis une lettre plus volumineuse encore que la première. Le lendemain m'apporta un mot bref, plein d'affectueuse tendresse, presque enfantin. Pas d'allusion au premier télégramme. Du coup, je fus pris de frénésie. Peut-être m'avait-elle donné une fausse adresse ? Mais alors, pourquoi ? N'importe ! mieux valait télégraphier encore. Exige adresse complète et numéro téléphone le plus proche stop prière ouvrir l'œil et guetter courrier et télégrammes à l'avenir stop écrire souvent stop télégraphier chaque fois possible stop prévenir date heure retour stop t'adore stop fou de toi. Je signai : le Ministre Secrétaire d'Etat.

Apparemment, « le Ministre Secrétaire d'Etat » fit miracle. Presque aussitôt arriva un télégramme pour Glahn le Chasseur, suivi d'une lettre signée Victoria1. Dieu regardait par-dessus son épaule pendant qu'elle m'écrivait. Elle avait vu un daim, l'avait suivi en pleine forêt et s'était perdue. Les hommes des bois l'avaient retrouvée et ramenée sur leur dos à la maison. C'étaient des types merveilleusement simples, et Hannah et Florrie s'étaient amourachées d'eux. C'est-à-dire qu'elles allaient faire des tours en canoé avec eux et couchaient parfois toute une nuit dans les bois en leur compagnie. Elle rentrerait dans huit ou dix jours. Elle ne pouvait supporter de rester plus longtemps loin de moi. Et puis venaient ces mots : « Je te reviens, je veux être ta femme. » Tout simplement. Ses propres termes. Je trouvai cela extraordinaire. Tant de simplicité, de franchise, d'honnêteté allant droit au but... Je l'en aimai davantage. Je lui écrivis trois lettres à la file, sans pouvoir tenir en place, changeant impatiemment de lieu, en proie à un délire extatique.

Fièvre ; ronces de l'attente ; elle va rentrer... Elle a dit qu'elle serait là vendredi soir. Me téléphonerait au studio d'Ulric dès qu'elle serait en ville... Vint le vendredi soir ; jusqu'à deux heures du matin j'attendis le coup de téléphone. Ulric, l'éternel sceptique, me fit remarquer que c'était peut-être le vendredi suivant qu'elle avait voulu dire. Je rentrai chez moi au comble de l'abattement, mais certain que j'aurais des nouvelles dans la matinée. Dans la journée, je téléphonai plusieurs fois à Ulric, pour lui demander si elle avait donné signe de vie. Il en avait plein le dos, se désintéressait de l'affaire, en avait presque honte pour moi — je le sentais. A midi, sortant du bureau, je tombai sur Mac Gregor et sa femme qui étrennaient une nouvelle voiture. Il y avait des mois que nous ne nous étions vus. Mac Gregor voulait à tout prix que nous déjeunions ensemble. J'essayai de me défiler — impossible.

— Qu'as-tu ? me dit-il. Tu n'es plus le même. Encore une histoire de femme, probablement ? Bon Dieu, quand apprendras-tu à te tirer d'affaire tout seul !

Durant le déjeuner, il me déclara que sa femme et lui avaient décidé de pousser jusqu'à Long Island et de passer peut-être la nuit dans le coin. Pourquoi ne pas venir avec eux ? Je répondis que j'avais rancard avec Ulric.

— Parfait ! rétorqua Mac Gregor. Amène ton ami Ulric. Non que ça m'emballe ; mais s'il ne faut que ça pour te rendre heureux, pas de raison pour qu'on ne le cueille pas au passage — non ?

Je tentai de lui expliquer qu'Ulric n'aurait peut-être pas tellement envie de se joindre à nous. Il ne voulut rien savoir :

— Mais si, il viendra, riposta Mac Gregor. Je m'en charge. Nous irons jusqu'à Montauk Point ou Shelter Island. Histoire de nous vautrer un peu au soleil et de nous la couler douce, simplement... ça te fera du bien. Et ne t'en fais pas pour ton Adèle bien-aimée... n'y pense plus ! Si elle t'aime bien, elle saura trouver le chemin toute seule. La trique, rien de tel ! —  je passe mon temps à le répéter — pas vrai, Tess ?

Tess Molloy était une bonne grosse vache d'Irlandaise, comme on dit. La femme la moins jolie et la moins séduisante que j'aie jamais vue, je crois bien : la cafetière ventrue et criblée de petite vérole, le poil maigre et fibreux (elle était menacée de calvitie) ; mais joviale et indolente, et toujours prête à la bagarre au premier signal. Mac Gregor l'avait épousée pour des raisons purement pratiques. Jamais ils n'avaient feint d'être épris l'un de l'autre. Il n'y avait même pas, pour ainsi dire, de liens d'affection animale entre eux, puisque — comme Mac s'était empressé de me l'expliquer, peu après leur mariage — la vie sexuelle n'avait pas de sens pour elle. Cela lui était égal de se faire chatouiller de temps à autre, mais elle n'en tirait aucun plaisir... « Tu as bientôt fini ? » lui demandait-elle toutes les deux minutes. Et s'il prenait trop longtemps, elle le priait d'aller lui chercher quelque chose à boire ou à manger... (« Une fois, j'étais si vexé, Bon Dieu ! que je lui ai apporté le journal : — Tiens, je lui ai dit, vas-y, lis ! Et tâche de voir à ne pas sauter une ligne des petites annonces ! »).

J'avais cru que nous aurions un mal de tous les diables à convaincre Ulric de venir. Il avait rencontré Mac Gregor à quelques rares occasions. Et chaque fois, il avait secoué la tête, comme pour dire : « Comprends pas ! » A ma surprise, son accueil fut des plus cordiaux. On venait de lui faire miroiter le gros chèque pour une réclame de conserves de haricots verts qu'il devait barbouiller la semaine suivante, et il se sentait d'humeur à laisser tomber le boulot et à respirer un peu. Il était allé s'acheter quelques bouteilles d'alcool. Naturellement, Mara n'avait pas téléphoné. Il y en avait bien pour une ou deux semaines encore, estimait Ulric. Bois donc un coup !

Mac Gregor était très impressionné par une couverture de magazine qu'Ulric venait de terminer. L'image représentait un type avec ses cannes de golf, s'apprêtant à partir pour le terrain. Extrêmement naturel, trouvait Mac Gregor :

— Je ne vous savais pas si doué, dit-il, avec son manque de tact habituel. Qu'est-ce que ça rapporte, ce genre de boulot, si ce n'est pas indiscret ?

Ulric le lui ayant dit, le respect de Mac Gregor s'en accrut d'autant. Cependant, sa femme avait repéré une aquarelle qui lui plaisait :

— C'est de vous, ça ?

— Oui, fit Ulric, de la tête.

— Je vous l'achèterais bien, dit-elle. Combien en demandez-vous ?

Ulric répondit qu'il serait heureux de lui offrir l'aquarelle, quand il l'aurait achevée.

— Vous voulez dire que ce n'est pas fini ? glapit-elle. Mais ça m'a l'air fini, à moi ! je m'en moque : je le prends tel quel, votre tableau, de toute façon. Vingt dollars, ça vous va ?

— Ecoute un peu, grosse tourte, dit Mac Gregor, badin comme un bœuf et lui collant sur la mâchoire un gnon qui fit sauter le verre qu'elle tenait à la main. Puisque ce type te dit que c'est pas fini — traite-le de menteur, pendant que tu y es.

— Je ne dis pas que c'est fini, riposta-t-elle. Et je ne l'ai pas traité de menteur. Ce truc me plaît tel quel et j'ai envie de l'acheter.

— Eh bien ! achète-le, nom de Dieu ! Et qu'on n'en parle plus !

— Non, vraiment ; je ne saurais vous le laisser emporter dans cet état, intervint Ulric. D'ailleurs, ça ne mérite pas la vente... ce n'est qu'une ébauche.

— Aucune importance, dit Tess Molloy. J'en ai envie. Je vous en donne trente dollars.

— Tu viens de dire vingt à l'instant même, coupa Mac Gregor. Qu'est-ce qui te prend ? T'es cinglée ? C'est la première fois que t'achètes un tableau ? Ecoutez, Ulric : laissez-lui votre truc ; ça vaut mieux, sinon nous serons encore là demain. J'aimerais faire une petite partie de pêche avant la fin de la journée, ça ne vous dit rien ? Naturellement, cette espèce d'oiseau... (me montrant du pouce) n'aime pas la pêche ; il préfère rester sur son postérieur à s'embêter, à rêvasser d'amour ou à étudier le ciel et autres conneries de ce genre. Allons, en route ! Ça c'est une bonne idée, prenez toujours une bouteille ; on ne sait jamais : des fois qu'on aurait envie de s'en jeter un, avant d'être rendus.

Tess décrocha au mur l'aquarelle, et posa un billet de vingt dollars sur la table.

— Tu ferais mieux de l'emporter, la prévint Mac Gregor. Des fois qu'y aurait un casse à l'appartement avant qu'on revienne.

Nous avions fait quelques centaines de mètres, quand l'idée me vint que j'aurais dû épingler à la porte un mot pour Mara.

— Oh, va te faire foutre ! dit Mac Gregor. Laisse-la donc se faire un peu de bile... elles aiment ça. Pas vrai, Titine ?

Et d'allonger encore un grand coup dans les côtes de sa femme.

— Si jamais tu recommences à me caresser comme ça, je t'enveloppe le cou dans cette bouteille, dit-elle. Et je parle sérieusement !

— Elle parle sérieusement ! s'exclama-t-il, nous lançant un bref coup d'œil par-dessus l'épaule, avec une sorte de grand sourire nickelé. On peut la chatouiller, mais pas trop, hein, Titine ? Faut dire qu'elle a bon caractère — autrement, jamais elle n'aurait pu me supporter aussi longtemps... Est-ce que je mens, dis, belle gosse ?

— Oh, la ferme ! Regarde où tu vas. Nous n'avons pas besoin de bousiller cette voiture comme la précédente.

— Nous n'avons pas besoin...? brailla Mac Gregor. J'aime ça, Bon Dieu ! Et qui, si ce n'est pas indiscret — qui est rentré dans le camion de laitier, au péage de Hampstead, en plein jour ?

— Oh ! assez.

Nous avions laissé Jamaica loin derrière nous, qu'ils soutenaient encore tous deux ce feu roulant. Brusquement, il cessa de la tourmenter et de la vexer et, nous regardant dans le rétroviseur, se mit à nous parler de sa conception de l'art et de la vie. C'était parfait, à son sens, de donner dans ce genre de trucs (la peinture et autres sornettes), à condition d'être doué pour ça. Un bon artiste méritait de faire fortune, à son avis. La preuve, c'est qu'il y arrivait toujours, il nous priait de le remarquer. Tout individu de valeur était régulièrement reconnu — voilà ce qu'il voulait dire. Oui ou non, était-ce vrai ? Oui, dit Ulric, c'était aussi son avis ; pas régulièrement, bien entendu ; mais en général. Naturellement, poursuivit Mac Gregor, il y avait les types comme Gauguin — et Dieu sait si c'étaient de bons artistes ! — mais ils avaient en eux quelque chose d'étrange, de tordu, d'antisocial, mettons, qui les empêchait d'atteindre immédiatement à la renommée. Ce n'était tout de même pas la faute du public, ça, hein ? Il y a des gens qui naissent avec la poisse — c'était du moins son point de vue personnel. Lui-même, par exemple : il n'avait rien d'un artiste, pour sûr, mais il n'était pas un manche non plus. A sa façon, il valait bien le voisin ; peut-être même un petit peu mieux. Pourtant — et cela, simplement histoire de prouver à quel point la vie n'est qu'incertitude — rien de ce à quoi il s'était mêlé de toucher n'avait bien tourné. Il arrivait à de vagues avocats marrons d'emporter sur lui la décision. Pourquoi ? Parce que lui, Mac Gregor, se refusait à s'abaisser jusqu'à certaines choses. Il y a des choses qui ne se font pas, et c'est tout, insistait-il ; voui, m'sieu ! Et de souligner cette opinion en martelant le volant. Seulement, les autres sont moins gênés ; et ils s'en tirent pardessus le marché. Mais ça ne durera pas éternellement ! Ah ! mais non.

— Prenez Maxfield Parrish, par exemple, continua-t-il. Pour moi c'est zéro ; n'empêche qu'il donne aux gens ce qu'ils demandent, tandis qu'un type genre Gauguin doit se battre pour une croûte de pain... et même mort, on lui crache dans l'œil. Drôle de jeu que l'art. J'imagine que c'est comme de tout : c'est un plaisir qu'on se fait — c'est à peu près ça, hein ? Tenez ! Prenez ce fumier qui est assis à côté de vous — ouais, toi ! dit-il, me faisant un large sourire dans le miroir. Il pense qu'on devrait l'entretenir, le chouchouter en attendant qu'il écrive le chef-d'œuvre de sa vie. Jamais vous ne l'entendrez dire qu'il pourrait se chercher un boulot entre-temps. Ah mais non ! Monsieur ne veut pas se salir les mains ; ses belles mains blanches comme lys ! Monsieur est un artiste ! Et ma foi, ça se pourrait bien, que je sache. Seulement, il faudrait qu'il commence par le prouver. J'ai raison, non ? Est-ce qu'on m'a entretenu, moi, parce que je me prenais pour un avocat ? Rêver, c'est bien — qui est-ce qui ne fait pas de rêves ? —  mais il faut que quelqu'un paie le terme !

Nous venions de passer devant une ferme où on élevait des canards.

— Ça, tenez ! Voilà qui me plaît ! reprit Mac Gregor. Il n'y a rien que j'aimerais tant que de me ranger et d'élever des canards. Qu'est-ce qui m'en empêche ? C'est que j'ai assez de sens commun pour savoir que je ne connais rien aux canards. Les canards, ça ne pousse pas en rêve ; ça s'élève dans la réalité. Notre espèce d'Henry, là, s'il se fourrait en tête d'élever des canards, ce ne serait pas difficile : il viendrait s'installer ici et il rêverait qu'il fait de l'élevage. Naturellement, il me demanderait d'abord de lui prêter de l'argent. Il aurait assez de bon sens pour ça, je le reconnais. Il sait bien que les canards, ça s'achète avant de s'élever. Alors, quand il a envie de quelque chose, un canard, quoi, mettons, il vous dit tranquillement de son air suave : « Donne-moi de l'argent ; je voudrais acheter un canard ! » Eh bien, moi, j'appelle ça manquer d'esprit pratique. C'est ça rêver... D'où est-ce que je tiens l'argent, moi ? Est-ce que je le ramasse dans le fossé ? Mais quand je lui dis qu'il peut courir et qu'il n'a qu'à se battre pour en gagner, Monsieur se vexe. Il croit que je lui en veux. Est-ce vrai — ou est-ce que je te calomnie ?

Et il m'adressa un autre sourire nickelé dans le miroir.

— C'est O.K., lui dis-je. Ne te frappe pas trop pour moi.

— Me frapper ? Vous l'entendez ? Bon Dieu, si tu te figures que je passe mes nuits à ne pas dormir et à me faire du mauvais sang pour toi, tu te trompes tristement. Je voudrais seulement te mettre sur la bonne voie, coller deux sous de jugeote dans ta caboche obtuse. Bien sûr, je le sais parfaitement, que tu n'as pas envie d'élever des canards ; mais avoue que tu as des idées braques de temps à autre. Crédié ! J'espère que tu n'as pas oublié l'époque où tu voulais me coller une Encyclopédie Juive. Voyez-vous ça ! Il voulait que je souscrive à la série complète, pour pouvoir toucher sa commission ; après quoi, je devais retourner le lot en le refusant... tel quel ! Et je devais raconter à ces gens je ne sais quelle histoire abracadabrante qu'il avait inventée sous l'impulsion du moment. Voilà le genre de génie qu'il a, en affaires ! Moi, un avocat... vous me voyez en train de mettre mon nom au bas d'une loufoquerie de ce genre ? Foutre, non ! J'aurais eu plus de respect pour lui s'il m'avait raconté qu'il voulait élever des canards. Qu'un type veuille élever des canards, ça, je le comprends. Mais essayer de refiler à son meilleur ami une Encyclopédie Juive... c'est un peu raide ! —  pour ne rien dire de l'aspect illicite et indéfendable de la combine... Mais ça aussi, tenez : la loi, pour lui c'est de la merde. « Je n'y crois pas », dit-il, comme si d'y croire ou de n'y pas croire faisait la moindre différence ! Mais dès qu'il a un ennui, il arrive au triple galop : « Fais quelque chose, me dit-il. Tu t'y connais dans ce genre de trucs. » C'est un jeu, pour lui ; rien qu'un jeu. Il se figure qu'il n'a pas besoin de la loi pour vivre ; mais je veux bien être damné s'il n'est pas tout le temps dans l'ennui. Et naturellement, quant à ce qui est de me payer pour ma peine, ou simplement pour le temps qu'il me prend, ça ne lui viendrait jamais à la caboche. Ce sont des petits trucs que je dois faire pour lui, par amitié. Vous voyez ce que je veux dire ?

Personne ne dit rien.

Nous roulâmes en silence. Nous passâmes devant d'autres fermes à canards. Je me demandais combien de temps on mettrait à devenir cinglé, si on achetait un canard et si on venait s'installer avec lui à Long Island. Walt Whitman était né dans ces parages. A peine ce nom avait-il surgi dans ma tête que, tout comme aurait pu me prendre l'envie d'acheter un canard, me vint celle d'aller visiter la maison natale du poète.

— Si on allait visiter l'endroit où est né Walt Whitman ? dis-je à voix haute.

— Quoi ? brailla Mac Gregor.

— Walt Whitman ! braillai-je de mon côté. Il est né quelque part à Long Island. Allons-y.

— Tu sais où ? hurla Mac Gregor.

— Non, mais on pourrait demander.

— Oh, merde ! Je croyais que tu le savais. Les gens d'ici ne seraient pas fichus de te dire qui était Walt Whitman. Moi-même, je ne le saurais pas si tu ne me parlais pas de lui à tout bout de champ. Il était un peu pédé, hein ? Tu ne m'as pas raconté qu'il était amoureux d'un conducteur de car ? Ou bien est-ce que c'était de nègres ? Je ne me rappelle plus.

— Des deux, peut-être, dit Ulric en débouchant sa bouteille.

Nous traversions une ville.

— Bon Dieu, mais je connais ce patelin ! dit Mac Gregor. Où diable sommes-nous ?

Il se rangea le long du trottoir et héla un piéton :

— Hé ! Comment s'appelle ce bled ?

L'homme le lui dit.

— Ça, alors ! C'est trop fort ! s'exclama Mac Gregor. Je me disais bien que je reconnaissais ce trou. Bon Dieu ! J'y ai attrapé une fameuse chtouille, autrefois ! Je me demande si je retrouverais la maison. Histoire de passer devant, simplement, et de voir si par hasard cet amour de petite vache n'est pas assise sous la véranda. Seigneur ! La plus jolie petite pièce montée que t'aies jamais vue... Un angelot, t'aurais dit. Et quelle baiseuse ! Une de ces petites chiennes qu'un rien excite, toujours en chaleur... tu vois ce que je veux dire : toujours en train de te le jeter à la figure, de te le frotter sur le nez. Je suis venu en voiture ici, par une pluie battante, pour ne pas rater un rancard avec elle. Un vrai billard ! Le mari était en voyage, et ça la démangeait de se faire enfiler... Où diable l'avais-je levée, quand j'y pense ? En tout cas, je sais que j'avais eu un sacré boulot à la persuader de m'autoriser à lui rendre visite. Toujours est-il que je m'en suis payé — formidable ! Pas sorti du lit de deux jours. Même pas levé pour me laver... et ç'a été ça l'ennui Bon Dieu, je te jure que si t'avais vu sa tête à côté de la tienne sur l'oreiller, t'aurais cru t'envoyer la Vierge Marie ! Elle pouvait jouir jusqu'à neuf fois, coup sur coup, et puis elle te disait : « Recommence ; encore... Je me sens toute dépravée ! » Elle est bonne, celle-là, hein ? J'ai l'impression qu'elle ne savait pas ce que ça voulait dire... En tout cas, quelques jours plus tard, ça s'est mis à me démanger, et puis à devenir rouge et à enfler. Je n'arrivais pas à croire que c'était une chaude-pisse qui me venait. Je pensais que c'était peut-être une morsure de puce. Ensuite, le pus s'est mis à couler. Les puces, fils, ça ne fait pas de pus ! Alors je suis allé voir le médecin de la famille. « Ça, pour une belle, c'en est une belle ! il me dit. Où as-tu attrapé ça ? » Je le lui explique. « Vaudrait mieux faire une prise de sang, me dit-il. Suppose que ce soit la syphilis ? »

— Suffit comme ça ! grogna Tess. Tu ne pourrais pas trouver un sujet plus agréable, pour changer ?

— Ma foi, dit Mac Gregor en guise de réponse, tu dois reconnaître que je me suis tenu assez propre depuis que je te connais, non ?

— Manquerait plus que ça, répondit-elle. Tu le paierais, sinon.

— Elle a toujours peur que je lui rapporte un cadeau, dit Mac Gregor, ricanant une fois de plus dans le rétroviseur. Ecoute bien, Titine : tout le monde finit par en attraper une dose, un jour ou l'autre. Tu devrais m'être reconnaissant d'avoir eu la mienne avant qu'on se connaisse... Pas vrai, Ulric ?

— Ah ouais ? dit sèchement Tess.

Ils se seraient peut-être lancés dans une autre de leurs interminables disputes, si nous n'étions arrivés à un village que Mac Gregor estima idéal pour une halte. Il avait comme une idée qu'il aimerait aller à la pêche au crabe. D'ailleurs, il y avait une auberge, tout près, qui, s'il avait bonne mémoire, servait d'excellents repas. Il nous vida tous de la voiture.

— Envie de lâcher un fil ? Amenez-vous !

Nous laissâmes choir Tess au bord de la route, tel un vieux parapluie, et nous entrâmes à l'auberge pour soulager nos vessies. Mac Gregor nous prit par le bras, Ulric et moi.

— Entre nous, dit-il, on devrait coller à ce coin pour la soirée. Y a pas mal de petites délurées qui viennent ici ; si ça vous chante de danser et de boire son verre ou deux, on ne peut pas trouver mieux. Pas un mot à la bourgeoise pour le moment... elle pourrait flairer le truc. On commencera par descendre à la plage et traînasser un peu. Et quand vous aurez faim, vous le direz tranquillement, et alors je me souviendrai subitement de l'auberge... vu ?

Nous descendîmes à la plage sans nous presser. Elle était presque déserte. Mac Gregor remplit sa poche de cigares en passant, en alluma un, retira souliers et chaussettes et se mit à patauger dans l'eau, tout en fumant son gros cigare.

— Fameux, hein ? dit-il. Faut bien s'amuser comme un gosse, de temps en temps.

Il força sa femme à ôter ses souliers et ses bas. Elle se mit à patauger dans l'eau, pareille à un canard poilu. Ulric, vautré dans le sable, piqua un somme. Quant à moi, je m'allongeai et regardai Mac Gregor et sa femme se livrer à leurs pesantes clowneries. Je me demandai si Mara était arrivée et ce qu'elle penserait en ne me trouvant pas là. J'aurais voulu rentrer le plus vite possible. Je me foutais éperdument de l'auberge et des pouliches délurées qui y venaient gambader. J'avais l'intuition qu'elle était de retour et qu'elle m'attendait, assise sur une marche, devant la porte d'Ulric. Ce que j'aurais voulu, c'était me remarier, oui. Qu'est-ce qui avait pu me prendre, de venir dans ce foutu bled ? Je détestais Long Island ; l'avais toujours détesté. Mac Gregor et son histoire de canards ! J'enrageais, rien que d'y penser ! Si jamais j'avais un canard, je le baptiserais Mac Gregor, je l'attacherais à un réverbère et je le descendrais avec un 7,65. Je tirerais jusqu'à ce qu'il soit mort, et je l'assommerais au merlin par surcroît. Les canards de Mac Gregor ! Merde pour les canards ! me dis-je. Merde, pour tout !

Nous n'en allâmes pas moins à l'auberge. Mes hésitations, mes scrupules s'envolèrent. J'étais parvenu à ce stade de l'indifférence qui suit le désespoir. Je me laissais emporter par le courant. Et, comme c'est toujours le cas, quand on cède et qu'on se laisse entraîner par la volonté contrariante d'autrui, l'imprévu se produisit.

 

Nous avions fini de manger et nous en étions à notre troisième ou quatrième verre. Le restaurant était comble. On se sentait bien. Tout le monde était d'excellente humeur. Soudain, à une table voisine, un jeune homme se dressa, verre en main, et se mit à haranguer l'assistance. Il n'était pas ivre ; simplement dans un état de douce euphorie, comme eût dit mon ami le Dr Kronski. Tranquille, très à son aise, il expliquait qu'il prenait la liberté d'attirer l'attention sur lui-même et sur sa femme — à la santé de laquelle il levait son verre — parce que c'était le premier anniversaire de leur mariage, et qu'ils étaient si contents qu'ils avaient envie de le clamer sur les toits et d'inviter tout le monde à partager leur bonheur. Il déclara qu'il n'avait nul désir de nous assommer avec un discours, qu'il n'en avait jamais fait de sa vie et qu'il n'allait pas commencer aujourd'hui ; mais que c'était plus fort que lui : il fallait qu'il fît part à tous de son contentement et de celui de sa femme... Peut-être n'aurait-il plus jamais pareille impression de bonheur. Lui-même, nous expliqua-t-il, n'était qu'un pauvre type comme tant d'autres, qui travaillait pour vivre et ne ramassait guère d'argent (mais qui donc en ramassait aujourd'hui ?) ; n'empêche qu'il y avait une chose dont il était sûr : c'était d'être heureux ; et son bonheur venait de ce qu'il avait trouvé une femme qu'il aimait, et toute une année de vie conjugale n'avait rien changé à cet amour, ajouta-t-il en souriant. C'était là une chose qu'il n'avait pas honte d'avouer devant le monde entier, nous dit-il. C'était plus fort que lui, encore une fois : quitte à nous ennuyer avec cette histoire, il avait besoin d'en parler, parce que, quand on éprouve un grand bonheur on a envie que les autres le partagent. C'était formidable, à son sens, nous dit-il, qu'on pût être si heureux, quand il y avait tant de choses qui clochaient dans le monde ; mais peut-être y aurait-il plus de bonheur ici-bas si, au lieu d'attendre la tristesse et le chagrin pour se faire des confidences, les gens s'avouaient entre eux leurs instants de bonheur. Son désir, dit-il encore, était de voir à tout le monde un air heureux ; nous avions beau être des étrangers les uns pour les autres, nous étions unis, ce soir, à sa femme et à lui, et si nous acceptions de partager leur grande joie, leur bonheur n'en serait que plus vif.

Subjugué et emporté par cette idée que tout le monde devait prendre part à leur joie, il se laissa aller à parler pendant vingt bonnes minutes, au hasard de l'inspiration, comme quelqu'un qui improvise au piano. Pas un instant il ne douta d'avoir en nous des amis prêts à l'écouter tranquillement, jusqu'à ce qu'il eût dit tout ce qu'il avait à dire. Pas une seule de ses phrases n'eut l'air ridicule, en dépit du sentimentalisme des mots. Il était parfaitement sincère, parfaitement naturel, uniquement possédé de sa découverte : qu'il n'est pas de plus grand bien en ce monde que le bonheur. Il ne s'était pas levé dans un élan de courage, pour nous haranguer ; de toute évidence, l'idée de repousser sa chaise et de se lancer dans un long discours improvisé avait été une surprise autant pour lui que pour nous. Pour le moment — et sans s'en douter le moins du monde, naturellement — il était bel et bien parti pour nous donner un exemple de ce curieux phénomène de la vie américaine, que l'on n'a jamais expliqué de façon satisfaisante et que l'on appelle : l'Evangélisme. Ces êtres, que venaient toucher une vision, une parole inconnue, un souffle intérieur, impérieux et irrésistible (et c'est par milliers qu'on les a comptés chez nous), quelle terrible sensation ne devaient-ils pas éprouver, à vivre — et depuis combien de temps ! — dans un désert de solitude, pour en arriver à se dresser soudain, comme au sortir d'une transe profonde, et à recréer leur propre image du monde, leur Dieu, leur ciel ? Nous avons coutume de considérer que nous formons un grand corps démocratique, dont les membres sont liés entre eux par une communauté de sang et de langage, et dont l'unité indissoluble est assurée par tous les modes de communication qu'ait pu tramer l'ingéniosité de l'homme ; nos vêtements, notre alimentation sont identiques ; nous lisons les mêmes journaux (exactement, titre, poids et tirage mis à part), nous sommes le peuple le plus collectiviste du monde, hormis quelques peuplades primitives que nous tenons pour arriérées dans leur développement. Et pourtant... Pourtant, malgré tant d'apparences qui sembleraient prouver que nous sommes étroitement liés et apparentés ; que nous vivons en bons voisins ; que nous avons bon caractère ; que nous sommes serviables, compatissants, fraternels presque, nous sommes un peuple solitaire, un troupeau morbide et dément, se démenant de tous côtés dans une rage frénétique et jalouse ; un peuple qui voudrait oublier qu'il n'est pas ce qu'il croit ; un peuple qui n'est pas réellement uni ; dont les individus n'ont, les uns pour les autres, aucun dévouement réel, aucune attention réelle, ne sont rien, en vérité, que des unités brassées par Dieu sait quelle invisible main, selon une arithmétique qui n'est pas notre affaire. De temps à autre, sans crier gare, il arrive qu'un de nous se réveille, se défait, pour ainsi dire, de cette colle de pâte sans rime ni raison dans laquelle nous sommes englués comme des mouches... de cette espèce d'abracadabra que nous nommons « vie quotidienne », et qui est non pas la vie, mais une sorte de transe suspendue dans le vide au-dessus du grand courant vital. Et le réveillé, qui, parce qu'il ne souscrit plus aux grandes lignes de l'ensemble, nous a tout l'air d'un fou, s'aperçoit qu'il est investi de pouvoirs étranges et quasi terrifiants ; qu'il lui est facile de distraire pour son compte des milliers de têtes du troupeau, de rompre leurs entraves, de les faire marcher sur les mains, de les combler de joie ou de démence, de les faire oublier parents et amis, abjurer leur vocation, changer de caractère, de physionomie, d'âme même. Quelle est donc la nature de ce charme tout-puissant, de cette folie, de ce « dérèglement passager », comme nous aimons tant à l'appeler ? Quelle est-elle, sinon l'espoir de trouver joie et paix ? Chaque Evangéliste a son langage à lui ; mais tous parlent de la même chose. (Ne plus chercher, ne plus lutter, ne plus se fouler aux pieds les uns les autres, ne plus se démener comme des brutes pour essayer d'atteindre un but qui n'est que mirage et vanité.) Une seconde a suffi pour découvrir le grand secret — celui qui arrête le mouvement externe, tranquillise l'esprit, donne l'équilibre, apporte sérénité et harmonie, illumine le visage d'une flamme douce et régulière, immortelle... Avec leur façon de vouloir nous révéler le secret, ils finissent, bien sûr, ces individus, par nous empoisonner l'existence. Nous les fuyons comme la peste, dans l'impression qu'ils nous regardent avec condescendance. Si grande que puisse paraître leur supériorité, la seule pensée qu'ils nous dépassent sans espoir nous est intolérable. Mais comment pourrions-nous les rattraper ? inférieurs, nous le sommes, essentiellement, immensément, singulièrement... inférieurs à eux qui ne sont que calme et maîtrise, simplicité de mœurs, inébranlable obstination dans la foi. Nous ne pardonnons pas à ce qui est solide et bien ancré, à ce qui repousse nos flatteries, notre logique, nos remâchages principiels de collectivisés, nos formes démodées d'allégeance.

Un rien de plus heureux, pensais-je en écoutant notre jeune homme, cet individu deviendrait ce qu'on appelle un danger public. Parce que posséder un bonheur permanent serait mettre le feu au monde. Faire rire le monde est une chose ; faire son bonheur est une autre paire de manches. Personne n'y a jamais réussi. Les grandes figures — celles qui ont exercé, en bien ou en mal, leur influence sur le monde — ont toujours porté le masque de la tragédie. Même saint François d Assise fut un être tourmenté. Quant au Bouddha, avec sa hantise de l'élimination de la souffrance... ma foi ! on ne saurait dire qu'il ait été à proprement parler heureux. Disons, pour vous faire plaisir, qu'il avait passé ce stade : il avait atteint à la sérénité ; et à sa mort, à ce que l'on raconte, tout son corps répandit une chaude lueur, comme si la moelle même était en flammes.

Et pourtant, à titre d'expérience, à titre de prélude (si vous voulez) à ce stade beaucoup plus prodigieux auquel atteignent les saints hommes, il me semble que cela vaudrait la peine de tenter de rendre heureux le monde entier. Je sais que le simple mot de « bonheur » en est au point où il sonne détestablement aux oreilles... en Amérique notamment ; il rend un son vide d'esprit comme de merde ; il tinte creux ; il est l'idéal du faible et de l'infirme. C'est un mot emprunté aux Anglo-Saxons et déformé par nous au point de ne plus avoir de sens. On a honte de l'employer sérieusement. Mais il n'y a pas de vraie raison pour qu'il en soit ainsi. Le bonheur est aussi légitime que la douleur, et je ne connais personne — hormis ces âmes libérées dont la sagesse a trouvé mieux, ou plus grand — qui ne désire être heureux et qui ne soit prêt à tout sacrifier pour y arriver... si seulement on le pouvait... si seulement on savait comment s'y prendre !

Le discours de notre jeune homme, si vide et vain qu'il pût paraître à l'examen, me plut beaucoup. Il plut à tout le monde. Comme plurent aussi beaucoup le jeune homme et sa jeune femme. On se sentait mieux, plus communicatif, plus détendu, plus libre. Comme si ce garçon nous avait flanqué un choc électrique. On se parlait de table à table, on se levait pour échanger des poignées de main, on s'administrait de grandes tapes dans le dos... Naturellement, si par hasard il s'était trouvé là quelqu'un de très sérieux, soucieux des destins du monde et voué à un idéal sublime (l'amélioration des conditions de vie du prolétariat, par exemple ; ou l'abaissement du pourcentage d'illettrés parmi les natifs de ce pays), peut-être eût-il jugé que ce petit incident prenait une importance franchement démesurée. Il est des gens qui se sentent mal à l'aise devant l'étalage public et universel d'un bonheur sans détour ; des gens qui préfèrent être heureux dans l'intimité et qui considèrent toute manifestation publique de leur joie comme immodeste et vaguement obscène. Ou peut-être sont-ils si renfermés en eux-mêmes, simplement, qu'ils ne savent pas ce que c'est que de communiquer ni de communier. Toujours est-il qu'il n'y avait pas d'âmes sensibles de cette sorte parmi nous ; rien qu'une brave foule moyenne de gens ordinaires... de gens ordinaires qui avaient leur voiture, s'entend. Il y avait là des gens riches (pour de bon) et d'autres qui l'étaient moins ; mais personne qui mourût de faim ; pas d'épileptiques ; pas de Musulmans ; pas de teintés de nègre ; ou même de fumiers de Blancs purs et simples. Rien que du courant, au sens courant du terme. Des gens qui ressemblaient à des millions d'autres Américains — autrement dit : qui se ressemblaient, qui ne se donnaient pas des airs, qui ne brillaient pas par l'élévation de l'idéal. Et, soudain, lorsque l'autre eut fini, ces gens parurent se rendre compte qu'ils étaient exactement pareils, ni pires ni meilleurs les uns que les autres ; et envoyant promener les contraintes mesquines qui les tenaient séparés en petits groupes, instinctivement ils se levèrent et se mirent à se mêler entre eux. Les verres ne tardèrent pas à se remplir ; puis tout ce monde se mit à chanter, et ensuite à danser ; et la danse n'était pas ce qu'elle eût été vingt minutes plus tôt : il y en avait qui ne s'étaient pas remués depuis des années, et voilà qu'ils repoussaient leur chaise et se mettaient à danser ; certains avec leur femme ; d'autres, tout seuls, pris de vertige, enivrés de leur grâce et de leur délivrance ; certains chantaient en dansant ; d'autres encore se contentaient de répondre au premier regard venu par un sourire de bonne humeur épanouie.

Stupéfiant, l'effet que pouvait avoir une simple déclaration publique de joie ! Elles n'étaient rien en elles-mêmes, les paroles de ce jeune homme... rien que d'honnête et de moyen ; des mots qu'on était sûr de trouver à sa portée, au premier coup de sonnette. Mon ami Mac Gregor, l'éternel scéptique qui s'acharnait toujours à chercher la petite bête, était d'avis que ce garçon était décidément très habile — un type de théâtre, qui sait ? — et que sa simplicité, sa naïveté avaient été délibérées ; il avait calculé son petit effet. N'importe, il ne le niait pas : ce discours l'avait mis, lui Mac Gregor, de fort bonne humeur. Simplement, il voulait que nous sachions qu'on ne l'avait pas si facilement. Ça lui faisait du bien, prétendait-il, d'avoir vu clair dans le jeu du bonhomme, sans que le plaisir qu'il y avait pris en fût diminué.

Si ce qu'il disait était vrai, je le regrettais pour lui. Personne ne peut se sentir mieux que celui qui se fait avoir jusqu'à l'os. L'intelligence est peut-être une bénédiction ; mais la confiance totale, la crédulité poussée jusqu'à la simplicité d'esprit, la reddition sans condition — voilà une des joies suprêmes que réserve la vie.

Toujours est-il que nous nous sentions si bien que nous décidâmes de rentrer en ville et de ne pas passer la nuit dans cet endroit comme nous l'avions projeté. Nous revînmes en chantant à tue-tête tout le long du chemin. Même Tess. Elle chantait faux, c'est vrai ; mais à pleine voix et de grand cœur. Mac Gregor ne l'avait jamais encore entendue chanter ; elle avait toujours tenu du renne, pour ce qui était de l'appareil vocal. Sa parole était limitée, se bornait à une émission courante de grognements porcins, ponctuée de grognements plus brefs, d'approbation ou de désapprobation. J'avais la bizarre intuition que, dans les affres de cet extraordinaire accès d'expansion, elle était parfaitement capable de se mettre dans l'idée de chanter de nouveau à tue-tête, un peu plus tard, au lieu de réclamer comme à l'accoutumée un verre d'eau, une pomme ou un sandwich au jambon. Et je voyais d'ici l'ahurissement de Mac Gregor, si elle venait à se livrer par distraction à semblable acrobatie. Je voyais l'immense stupéfaction que refléterait son regard... Nom de Dieu ! T'en as encore beaucoup en réserve, des trucs comme ça ?... mais en même temps, il lui suggérerait : « Vas-y ! Continue ! Vas-y d'un fausset pour changer ! » Il aimait que les actes d'autrui lui réservassent des surprises.

C'était un plaisir pour lui, de se dire que les gens pouvaient être capables de bassesses, de choses presque incroyables, dépassant son imagination. Un plaisir pour lui, de se dire qu'il n'était rien de trop bas, de trop scabreux, de trop ignominieux qu'un être humain ne pût commettre sur ou contre un de ses frères. Il se vantait d'avoir l'esprit large, ouvert à n'importe quelle prétendue forme de stupidité, de cruauté, de trahison ou de perversion. Il partait de l'hypothèse que l'humanité entière n'est au fond qu'une bande de fumiers et de salauds, mesquins, sans cœur, égoïstes — à preuve : le nombre miraculeusement infime de cas portés à la connaissance du public par l'intermédiaire des tribunaux. Si l'on avait pu espionner, filer, traquer, surveiller de près, contre-interroger, épingler proprement, contraindre aux aveux chacun d'entre nous, l'espèce entière eût été jetée en prison. Et les malfaiteurs les plus notoires, à l'en croire, étaient les juges, les ministres, les gardiens du bien public, les membres du clergé, les éducateurs, les gens des bonnes œuvres. Et dans le cadre même de sa profession, combien avait-il rencontré d'individus scrupuleusement honnêtes, dans la parole desquels on pût avoir confiance ? Un ou deux dans sa vie. Le reste, c'est-à-dire la quasi-totalité de la corporation, était encore plus bas sur l'échelle que les plus bas criminels — écume de ce monde, quintessence merdeuse de toutes les merdes à deux pattes ! Lui, se laisser prendre aux chieries que ce genre d'oiseaux destinait à la consommation générale ? Ah ! mais non. Il se demandait bien pourquoi il était lui-même honnête et loyal : certainement pas pour ce que ça rapportait ! C'était de nature, probablement. Sans compter que ce n'était pas son seul faible. Et de faire alors la somme de tous ses défauts, vrais, prétendus ou imaginaires ; ce qui donnait un beau total. En sorte que, lorsqu'il en avait terminé, on était tenté de lui demander pourquoi il se donnait le mal de continuer à nourrir ses deux malheureuses vertus de loyauté et d'honnêteté.

— Alors, comme ça, tu penses toujours à elle ? lança-t-il subitement, tournant légèrement la tête, donnant aux mots un tour de vis, du coin de la bouche. Eh bien, j'en suis navré pour toi ! Pas d'autre moyen d'en sortir que de l'épouser, je pense ? On peut dire que tu es insatiable de punition. Et de quoi vivrez-vous... y as-tu songé ? Tu dois te douter qu'on ne va pas te conserver bien longtemps à ce boulot... on ne doit plus avoir beaucoup d'illusions sur ton compte. Ce qui m'étonne, c'est qu'on ne t'ait pas encore saqué. C'est un record pour toi, pas de doute — ça dure depuis combien de temps ? Trois ans ? Je me souviens de l'époque où trois jours étaient déjà bien. Naturellement, si c'est une fille comme il faut, tu n'auras pas besoin de te soucier de garder un boulot  c'est elle qui te fera vivre. Ça, ce serait l'idéal, hein ? C'est alors que tu les écrirais, ces sacrés chefs-d'œuvre que tu nous promets tous les jours ! Bon Dieu, je crois que c'est pour ça que tu es si impatient de te débarrasser de ta femme : elle est continuellement sur ton dos, à te ramener le nez sur le boulot. Seigneur, quelle colique ça doit être pour toi, de te lever tous les matins pour aller travailler ! Comment y arrives-tu, dis ? Rien que de te lever pour manger, autrefois, c'était trop pour ta Bon Dieu de flemme... Trois jours de suite — vous entendez, Ulric ? — j'ai vu ce fumier rester au lit sans discontinuer. Et il n'avait rien — simplement l'idée d'affronter le monde lui était intolérable. Tantôt le mal d'amour, tantôt des humeurs de suicide. Nous menacer du suicide, tenez ! ça c'était une de ses marottes favorites... (Il me regarda dans le rétroviseur...) Tu oublies cette époque, hein ? Maintenant, c'est vivre qu'il veut... je ne sais pas pourquoi... rien n'a changé... le monde est aussi dégueulasse qu'auparavant. Mais aujourd'hui, monsieur parle de faire un présent au monde... un chef-d'œuvre, pas moins ! Un brave bouquin qui se vendrait ? Pensez-vous ! Le cadeau serait trop petit ! Allons donc ! Il faut que ce soit quelque chose d'unique, d'inouï. J'attends de voir, en tout cas. Je ne dis ni oui ni non. J'attends seulement de voir. Entre-temps, nous autres, nous devons continuer à vivre. Nous ne pouvons pas consacrer toute une vie à vouloir fabriquer un chef-d'œuvre... (Il reprit haleine un instant...) Savez-vous que parfois je me dis que j'aimerais bien pondre moi-même un bouquin — rien que pour prouver à ce type qu'on n'a pas besoin de faire le singe pour tirer de son sac un tour pareil. Je crois que, si je le voulais, je serais capable de pondre un livre en six mois — en plus du reste, sans négliger ma clientèle. Je ne dis pas que ça serait un goncourt. Je ne me suis jamais vanté d'être un artiste, moi. Ce qui me dépasse, chez cet oiseau, c'est cette Bon Dieu de certitude qu'il a d'être un artiste. Il est convaincu de son infinie supériorité sur un Hergesheimer, mettons, ou un Dreiser... et pourtant il n'a rien, foutre, rien pour le prouver. Il voudrait qu'on le croie sur parole. Il se vexe comme un dindon si on lui demande de montrer une preuve tangible — un manuscrit. Est-ce que vous me voyez, moi, en train d'essayer de persuader un juge que je suis un avocat capable, alors même que je n'aurais pas de diplômes ? Je sais bien que d'être écrivain, ça ne se prouve pas en brandissant un diplôme sous le nez des gens ; mais tout de même, rien n'empêche de brandir un manuscrit, non ? Il raconte qu'il a déjà écrit plusieurs livres — eh bien, qu'il les montre ! Quelqu'un les a-t-il jamais vus ?

A ce point, Ulric l'interrompit pour glisser un mot en ma faveur. Moi, j'étais moelleusement renfoncé dans mon coin, gloussant de rire. Je savourais toujours les tirades de Mac Gregor.

— Bon, bon, reprit-il. Si vous dites que vous avez vu un de ses manuscrits, je vous crois sur parole. Mais à moi, il ne montre jamais rien, le fumier. N'a pas deux sous de respect pour mon jugement, je pense. Tout ce que je peux dire, c'est qu'à l'entendre on le prendrait pour un génie. Parlez-lui de n'importe quel auteur... pas un seul qui soit à son goût. Même Anatole France ne vaut rien. Il faut qu'il vise drôlement haut, s'il doit refouler ces autres cocos au dernier rang. A mon humble opinion, un homme comme Joseph Conrad est non seulement un artiste, mais un maître. Lui, il trouve qu'on surestime Conrad. Melville, à ce qu'il me raconte, est infiniment supérieur. Et puis, un jour, savez-vous ce qu'il m'avoue, nom de Dieu ? Qu'il n'a jamais lu Melville ! Mais ça ne change rien à rien, dit-il. Comment voulez-vous raisonner avec un mec pareil ? Moi non plus je n'ai pas lu Melville ; mais le diable m'emporte si je m'en vais croire qu'il vaut mieux que Conrad — tant que je ne l'ai pas lu, en tout cas !

— Ma foi, dit Ulric. Peut-être qu'il n'est pas aussi cinglé que ça, au fond. Il y a des tas des gens qui n'ont jamais vu un Giotto, mais qui sont assez sûrs que Giotto vaut mieux que Maxfield Parrish, par exemple.

— C'est une autre paire de manches, répondit Mac Gregor. L'œuvre de Giotto — pas plus que celle de Conrad —  ne laisse aucune place au doute. Mais Melville, autant que je sache, est un gagnant douteux. La génération présente le trouve peut-être supérieur à Conrad ; mais il est possible que, dans cent ou deux cents ans, il ait passé comme une comète. Il était quasi éteint quand on l'a découvert récemment.

— Et qu'est-ce qui vous donne à penser que la renommée de Conrad ne sera pas éteinte dans cent ou deux cents ans ? s'enquit Ulric.

— C'est que sa réputation n'a rien de douteux. Elle repose sur un succès solide. Il est universellement aimé ; on l'a traduit dans des douzaines de langues déjà. C'est vrai aussi de Jack London ou de O. Henry, qui sont des écrivains décidément mineurs, mais décidément durables, sauf erreur de ma part. La qualité n'est pas tout. La popularité est tout aussi importante que la qualité. Dans la course de fond à la postérité, l'écrivain qui plaît au plus grand nombre — à condition qu'il ait un peu de qualité et ne soit pas seulement un tocard — est certain de tenir le coup devant un auteur de type plus altier et plus pur. Presque tout le monde peut lire Conrad ; ce qui n'est pas le cas pour Melville. Et quand on vient à considérer un phénomène unique comme Lewis Carroll, eh bien, je parierais que, du moins pour les gens de langue anglaise, sa renommée sera plus longue que celle de Shakespeare...

Il réfléchit un moment, puis il poursuivit :

— Pour la peinture, tenez, c'est un peu différent, à mon sens. Il est plus difficile d'apprécier un bon tableau qu'un bon livre. Les gens ont l'air de se figurer que, sachant lire et écrire, ils peuvent distinguer un bon livre d'un mauvais. Même les écrivains, les bons, j'entends, ne sont pas d'accord sur ce qui est bon et mauvais. Pas plus que les peintres sur la peinture, d'ailleurs. Et pourtant, j'ai dans l'idée que, en général, l'accord se fait plus facilement entre peintres, sur les mérites ou le manque de mérite de l'œuvre de peintres célèbres, qu'entre écrivains sur la littérature. Un peintre qui nierait la valeur de l'œuvre de Cézanne, par exemple, ne pourrait être qu'un cul. Mais prenez deux cas comme ceux de Dickens et de Henry James, et voyez un peu la différence stupéfiante entre les opinions qu'ils suscitent parmi les écrivains et les critiques de talent, quant à leurs mérites respectifs. S'il existait aujourd'hui un écrivain aussi singulier dans son domaine que l'est Picasso dans le sien, vous auriez tôt fait de voir où je veux en venir. La plupart des gens, même s'ils n'aiment pas son œuvre, conviennent que Picasso est un grand génie, du moment qu'ils s'y connaissent un peu en art. Mais, prenez Joyce, qui est un écrivain plutôt excentrique : a-t-il atteint à un prestige comparable à celui de Picasso ? A part une élite d'érudits, à part les snobs qui essaient de se tenir à la page, sa réputation actuelle repose en grande partie sur le fait qu'il est un phénomène. On admet son génie, d'accord ; mais avec une tare, pour ainsi dire. Picasso commande le respect, même si on ne le comprend pas toujours. Joyce, lui, sert plus ou moins de cible : sa renommée s'accroît d'autant plus, précisément, qu'il ne peut pas être universellement compris. On l'accepte comme monstre, comme phénomène — tel le géant de Cardiff... Et autre chose, pendant que j'y suis : si audacieux que puisse être le peintre de génie, on se l'assimile beaucoup plus rapidement que l'écrivain de même calibre. Le peintre révolutionnaire, il lui faut au plus trente ou quarante ans pour se faire accepter ; mais l'écrivain, des siècles parfois. Pour en revenir à Melville — voici ce que je voulais dire : il lui a fallu soixante ou soixante-dix ans, mettons, pour décrocher son diplôme. Et nous ne savons pas encore si on le lui laissera ; il est possible qu'il tombe dans l'oubli dans deux ou trois générations. Il se cramponne par les dents et par endroits seulement pour ainsi dire. Conrad, lui, s'est agrippé des pieds et des mains : il a déjà pris racine partout ; c'est un résultat qu'on ne peut balayer d'un revers de main. Quant à savoir s'il l'a mérité, c'est une autre affaire. Je crois que si l'on connaissait la vérité, on s'apercevrait qu'on a liquidé ou oublié des tas de types dignes de survivre. C'est difficile à prouver, je le sais ; mais je crois qu'il y a du vrai dans mes paroles. Il suffit de jeter un coup d'œil autour de soi, sur la vie quotidienne, pour observer qu'il en va de même dans tous les domaines. Moi-même, dans ma propre sphère, je connais des douzaines d'hommes qui méritent de siéger à la Cour Suprême. Ils ont perdu la partie, ils sont finis ; mais qu'est-ce que ça prouve ? Qu'ils n'auraient pas mieux valu que les vieilles perruques qui siègent à l'heure actuelle ? Non... Il ne peut y avoir qu'un seul président des Etats-Unis élu tous les quatre ans : cela signifie-t-il que l'homme qui se trouve désigné (injustement, d'ordinaire), vaut mieux que ceux qu'il a battus ou que les milliers d'inconnus qui n'ont même jamais rêvé de se porter candidat ? Non ; il me semble que le plus souvent ceux qui enlèvent la place d'honneur finissent par apparaître comme les moins méritants. Les méritants s'assoient souvent dans le fond, soit par modestie, soit par dignité. Lincoln n'a jamais eu envie de la présidence ; on l'a contraint à l'accepter. On lui a pratiquement forcé la main, Bon Dieu ! Par bonheur, l'expérience a prouvé qu'on était bien tombé ; pur hasard ; mais le contraire pouvait tout aussi bien arriver. On ne l'a pas choisi parce qu'il était l'homme qu'il fallait. Bien au contraire ! Ah, et puis merde ! Voilà que je déraille ! Qu'est-ce qui m'a pris tout à coup, nom de Dieu...

Il s'arrêta, juste le temps d'allumer un autre cigare ; ensuite, il reprit :

— Il y a encore une chose que je voudrais ajouter. Je sais maintenant ce qui m'a pris. C'est que je plains le type qui est né écrivain. C'est pour cela que j'embête cet oiseau jusqu'à la gauche ; je voudrais le décourager, parce que je sais tout ce qu'il a contre lui. A moins d'avoir réellement de la valeur, il est cuit. Un peintre peut sortir une demi-douzaine de toiles par an — à ce qu'on dit. Mais un écrivain... ma foi, il lui faut parfois dix ans pour pondre un bouquin ; et si le bouquin vaut la peine, ainsi que je le disais, il faudra dix autres années pour dénicher un éditeur : après quoi, on doit compter de quinze à vingt ans au moins avant que l'œuvre soit reconnue par le public. En tout, presque une vie... pour un seul livre, je dis bien ! Et comment le type va-t-il vivre, en attendant ? Ma foi, comme un chien, d'ordinaire. Le premier marmiton venu mène une vie de prince, en comparaison. Quel est le type qui se lancerait dans une carrière pareille, s'il savait ce que lui réserve l'avenir ? Pour moi, tout ça ne tient pas debout. Je le dis tout net : ça ne vaut pas le coup. Que l'art soit le produit d'un tel non-sens, jamais il n'en a été question. Tout le problème c'est que l'art, de nos jours, est un luxe. Je pourrais me passer de lire un seul livre ou de regarder un seul tableau ; ça ne m'empêcherait pas d'aller mon petit train de vie. Nous avons bien trop de choses sous la main, pour avoir besoin de livres et de tableaux. La musique, oui... on aura toujours besoin de musique. Pas forcément de bonne musique, mais de musique. D'ailleurs, plus personne n'en écrit de bonne... Tel que je le vois, le monde court à sa ruine. On n'a pas besoin de tant d'intelligence pour faire son chemin, du train où vont les choses. En fait, moins on est intelligent, mieux on s'en trouve. La mécanique est arrangée de telle sorte, de nos jours, qu'on t'apporte tout sur un plateau. Tout ce dont tu as besoin, c'est de savoir faire passablement un petit truc — un seul ! Tu adhères à un syndicat, tu travailles aussi peu que possible et, le moment venu, tu te retires avec ta pension. Est-ce qu'un type qui aurait le moindre penchant artistique serait capable de supporter des années la stupidité de cette routine ? L'art te rend inquiet, insatisfait. Et c'est le genre de choses que notre système industriel ne peut pas laisser se produire ; alors, pour te calmer, on t'offre de petits ersatz qui te feront oublier que tu es un être humain. Il n'y aura plus d'art du tout, d'ici peu, c'est moi qui te le dis. Il faudra payer les gens pour qu'ils aillent au musée ou au concert. Je ne dis pas que ça durera éternellement. Non : au moment même où tout sera au poil, où tout ira comme sur des patins à roulettes, où tout le monde la bouclera, où il n'y aura plus d'inquiets ni d'insatisfaits, tout le truc s'écroulera. L'homme n'a jamais été destiné à être une machine. Le plus drôle, dans le cas de tous ces fameux systèmes utopiques de gouvernement, c'est qu'ils promettent toujours à l'homme de le libérer : seulement, ils voudraient bien le voir fonctionner comme une pendule qu'on remonte tous les huit jours. Ils demandent à l'individu de se réduire en esclavage, histoire de libérer l'humanité entière. Curieuse logique ! Je ne dis pas que le système actuel soit préférable. De fait, il serait difficile d'imaginer pire que ce que nous avons en ce moment. Mais ce dont je suis sûr, c'est qu'en renonçant au peu de droits dont nous jouissons encore, nous n'améliorerions rien. A mon sens, nous avons assez de droits comme cela ; ce dont nous avons besoin, c'est d'idées plus larges. Bon Dieu, quand je vois ce que les avocats et les juges voudraient sauvegarder, c'est à vomir ! La loi est sans rapport avec les besoins de l'homme ; c'est un racket aux mains d'un syndicat de parasites. Prends n'importe quel livre de droit, tiens ! Lis-en un passage à voix haute, au hasard. Pour peu que tu aies ton bon sens, tu auras l'impression de lire un texte de fou. Et c'est vrai : c'est de la démence ! J'en sais quelque chose, Bon Dieu !

« Seulement, quoi ! si je me fous dans le crâne de mettre en doute la loi, il y a d'autres trucs aussi qu'il faut que je remette en question. Et pour peu que je regarde les choses d'un œil lucide, c'est à devenir cinglé. On ne peut pas — ou alors on perd la cadence. Il faut que tu bigles tout le long du chemin ; que tu prétendes que ça rime à quelque chose ; que tu laisses supposer aux gens que tu sais ce que tu fais. Mais personne ne sait ce qu'il fait ! Comme si, en se levant le matin, on pensait à ce qu'on fabrique ! Je t'en fiche ! On se lève dans le brouillard, on se traîne avec une gueule de bois dans du noir de tunnel. On joue le jeu. On sait que c'est du toc, une immonde pouillerie, mais qu'est-ce qu'on y peut ? On n'a pas le choix. Dès la naissance on est coincé et encadré, et toute la vie en est conditionnée : on peut retaper vaguement le décor, ici et là, de même qu'on bouche une voie d'eau sur un bateau ; mais quant à refaire l'ensemble, pas le temps ! Ce qu'il faut, c'est arriver au port... du moins on s'imagine que c'est ça, l'obligation. Et, bien entendu, jamais on n'y arrivera : le bateau aura sombré avant, crois-m'en !

« Tenez ! A la place d'Henry, si j'étais aussi sûr que lui d'être un artiste, vous croyez que je me donnerais le mal d'en faire la preuve ? Tu parles ! Je n'écrirais pas une ligne sur le papier ; je me contenterais de penser mes pensées, de rêver mes rêves, et ça me suffirait. Je prendrais n'importe quel boulot, n'importe quoi qui me permettrait de vivre, et je dirais au monde : “Va te faire foutre, p'tite tête ! Tu peux toujours courir pour que ça prenne, avec moi ! Si tu crois que tu me feras crever de faim, histoire de prouver que je suis un artiste ! Oh que non ! Je sais ce que je sais ; pas la peine de me conter des histoires !” Je me contenterais de creuser mon trou dans la vie, comme un ver ; d'en faire aussi peu que possible et de m'amuser le plus possible. Si j'avais de bonnes idées, riches et juteuses, je les savourerais tout seul dans mon coin. Je n'essaierais pas de prendre l'entonnoir et d'en gaver de force les gens. Je jouerais les muets la plupart du temps. Je ferais le béni-oui-oui, le tampon de caoutchouc ; je laisserais les autres me marcher sur les pieds si ça leur chante. Du moment que je saurais, au fond de moi-même, cœur et âme, que je suis vraiment quelqu'un. Je ferais retraite en plein milieu de la vie ; je n'attendrais pas d'être vieux et décrépit ; je n'attendrais pas qu'on m'ait matraqué, vidé de ma substantifique merde et puis frotté au Prix Nobel pour adoucir les plaies... Je sais que tout cela a l'air un peu braque. Je sais que les idées ont besoin qu'on leur donne forme et substance. Mais c'est de connaître et d'être que je parle, plutôt que de faire. Après tout, on ne devient jamais que pour être... est-ce que ce serait drôle, de passer tout son temps à devenir, dites ? Bien ; alors supposons que tu te dises à toi-même : — Au diable cette histoire de devenir un artiste ! Je sais que j'en suis un ; je vais me contenter de l'être... Et après ? Qu'est-ce que ça veut dire : être un artiste ? Qu'on est forcé d'écrire des livres ou de peindre des tableaux ? C'est secondaire, il me semble... ce n'est jamais que la preuve du fait qu'on est un artiste... Supposons que tu aies écrit le plus pur chef-d'œuvre du monde, Henry, et que tu aies perdu le manuscrit, juste après l'avoir terminé. Et supposons que personne n'ait su que tu travaillais à ce chef-d'œuvre, pas même ton ami le plus intime. Dans ce cas, est-ce que tu n'en serais pas exactement au même point que moi, qui n'ai jamais gribouillé le papier, dis ? Et suppose qu'à ce moment, nous venions à mourir subitement tous les deux : le monde ne saurait jamais quels artistes il aurait perdus en nous. Mais moi j'aurais pris la vie du bon côté, tandis que toi, tu aurais gâché toute la tienne. »

Sur quoi, Ulric, ne pouvant plus se contenir, protesta :

— C'est exactement le contraire. Ce n'est pas en se dérobant à la tâche que l'artiste jouit de la vie. C'est vous qui auriez gâché votre vie. L'art n'a rien d'un récital de soliste ; c'est une symphonie dans le noir, avec des millions de participants et des millions d'auditeurs. La jouissance que procure une belle pensée n'est rien à côté de la joie que l'on éprouve à la fixer dans sa forme — dans sa forme permanente. En fait, il est quasi strictement impossible de se refréner de formuler une grande pensée. Nous ne sommes que des instruments dont joue une force qui nous dépasse. On nous permet, on nous accorde la grâce, pour ainsi dire, de créer. Personne ne crée tout seul, de soi-même, par soi-même. L'artiste est l'instrument qui enregistre ce qui existe déjà — quelque chose qui est la propriété du monde entier et que l'individu en question, s'il est vraiment un artiste, est contraint et forcé de restituer au monde. Garder ses belles idées pour soi seul, cela reviendrait à être un virtuose qui se croiserait les bras sur son siège, au milieu de l'orchestre. Chose impossible ! Quant à l'exemple que vous nous donniez — celui de l'auteur qui perdrait, avec son manuscrit, l'œuvre d'une vie — eh bien, moi, je comparerais cet homme à un virtuose stupéfiant qui n'aurait pas cessé de jouer avec l'orchestre, mais qui se serait tenu dans une autre salle, où personne ne l'entendait. Cela ne diminuerait en rien sa qualité de participant ; non plus que cela ne le priverait du plaisir d'avoir suivi le chef d'orchestre ou entendu les accents que rendait son instrument. Votre plus grande erreur, c'est de croire que la jouissance est quelque chose qui ne se mérite pas ; que de savoir que l'on joue bien du violon et d'en jouer n'est qu'une seule et même chose. C'est si sot que je me demande pourquoi je prends la peine de le relever. Et quant à la récompense, vous confondez toujours reconnaissance du génie et récompense. Ce sont deux choses différentes. Même si l'on ne vous paie pas pour ce que vous faites, à tout le moins vous avez la satisfaction de l'accomplir. Il est dommage que nous mettions un tel accent sur le fait d'être payé pour nos peines... c'est vraiment superflu, et personne ne le sait mieux que l'artiste. La raison de toutes ses misères, c'est qu'il choisit de faire sa tâche comme on fait un cadeau. Il oublie, comme vous dites, qu'il faut bien vivre. Mais c'est vraiment une bénédiction. Mieux vaut se préoccuper des splendeurs de l'idée que du prochain repas, du terme ou d'une nouvelle paire de chaussures. Bien sûr, quand on en arrive au point où manger devient une nécessité et où l'on n'a rien à se mettre sous la dent, le problème tourne à la hantise. Mais ce qui sépare l'artiste de l'individu moyen, c'est que le premier, sitôt qu'il a vraiment trouvé de quoi manger, retombe immédiatement dans l'univers infini qui lui est propre et dont il est le roi tant qu'il y reste ; alors que le pauvre crétin moyen fait penser à une station-service perdue dans le brouillard de poussière et de fumée qui la sépare de ses semblables. Et en admettant même que vous ne soyez pas un type ordinaire, mais un riche personnage, quelqu'un qui peut flatter ses goûts, ses fantaisies, ses appétits : allez-vous vous figurer un seul instant qu'un milliardaire savoure la bonne chère, le vin ou les femmes autant qu'un artiste qui a faim ? Savourer n'importe quoi, cela exige d'abord que l'on se mette en état de réceptivité ; cela implique une certaine maîtrise, une discipline, je dirais même : une chasteté. Par-dessus tout, cela implique le désir ; et le désir est une chose qui se nourrit de vie vraie. Je parle en ce moment comme si j'étais moi-même un artiste — ce que je ne suis pas réellement. Je ne suis qu'un dessinateur commercial ; mais j'en sais néanmoins assez sur le sujet pour affirmer que j'envie celui qui a le courage d'être un artiste... Je l'envie parce que je suis certain qu'il est infiniment plus riche que n'importe quelle sorte d'être humain. Plus riche dans la mesure même où il se dépense, où il est un perpétuel don de soi et ne se contente pas seulement d'apporter son labeur, son argent, son talent.

« Vous ne sauriez être un artiste, Mac Gregor ; c'est impossible, ne serait-ce que parce que vous n'avez pas la foi. Vous ne sauriez avoir de belles idées, parce qu'elles ne sont pas nées que vous les avez déjà massacrées. Vous vous inscrivez en faux contre ce qui est le principe créateur de la vie : l'amour — l'amour de la vie en soi — l'amour de la vie pour elle-même. Vous ne voyez que la petite bête, le ver, dans tout. L'artiste, même s'il découvre la tache blette, fait en sorte qu'elle soit saine, si je puis dire. Il n'essaie pas de prétendre que le ver rongeur est un ange ou une fleur ; il l'intègre dans un ensemble plus vaste. Il sait que le monde n'est pas une poche de vers, quand même il en dénombrerait un million, un milliard... Vous, vous voyez un petit asticot et vous vous écriez : “Regardez ! Regardez-moi cette pourriture universelle !” Vous êtes incapable de voir plus loin que le ver... Allons, je vous demande pardon : je ne voulais pas donner une tournure aussi caustique ou personnelle à la chose. Mais j'espère que vous comprenez où je veux en venir... »

Et Mac Gregor, d'un ton allègre et plein de bonne humeur :

— Oh, vous êtes tout pardonné ! Ça ne fait pas de mal de connaître de temps à autre l'opinion du voisin. Peut-être avez-vous raison. Peut-être ai-je tort d'être pessimiste. Mais que voulez-vous ? Je suis comme ça. Je serais dix fois plus heureux si je pouvais voir les choses comme vous, je n'en doute pas... mais c'est impossible. Et puis, je dois bien l'avouer, je n'ai jamais eu le plaisir de rencontrer un véritable artiste. Je serais content d'en trouver un avec qui bavarder, un de ces jours.

Alors, Ulric :

— Mais vous passez votre vie à bavarder avec un de ces messieurs, sans vous en douter. Comment sauriez-vous reconnaître un bon artiste en face de vous, quand vous êtes incapable de reconnaître comme tel notre ami ici présent ?

— Je suis bien content que vous ayez dit cela, répondit Mac Gregor, ravi. Et puisque vous me mettez au pied du mur, maintenant je suis prêt à reconnaître que je crois vraiment qu'Henry est un artiste. Je l'ai toujours pensé. Et pour ce qui est de l'écouter, ma foi, oui, je l'écoute, et le plus sérieusement du monde. Seulement, que voulez-vous, j'ai aussi mes doutes. Si je l'écoutais trop longtemps, voyez-vous, ce type-là me minerait. Je sais qu'il a raison ; mais j'en reviens à ce que je disais tout à l'heure — si on veut faire son petit chemin, si on a envie de vivre, c'est simple : les idées comme les siennes sont un luxe qu'on n'a pas le droit de s'offrir. Bien sûr qu'il a raison ! Je changerais de place avec lui demain, tout de suite — le bougre de veinard ! J'ai beau lutter tant que je peux, qu'est-ce que j'en tire ? Je suis avocat. Et puis ? Je pourrais tout autant être un bout de merde ! Vous parlez si j'aimerais changer de place ! Et comment ! Seulement, vous l'avez dit : je ne suis pas un artiste. L'ennui, dans mon cas, je pense, c'est que je n'arrive pas à digérer le fait que je ne suis qu'un pauvre type comme les autres...


1 Personnages de l'œuvre de Knut Hamsun (N.d. A.).