Le lendemain soir, mon vieil ami Stanley fait un saut en passant pour me voir. Maude déteste Stanley ; non sans raison, car chaque fois qu'il regarde de son côté, il l'éteint littéralement, en lui soufflant au visage une insulte muette. Son regard dit clairement : « Si j'avais une salope pareille à la maison, je prendrais la hache et je l'abattrais net. » Stanley est plein de haines refoulées. Il a l'air aussi décharné, sec comme un coup de trique, qu'à la fin de son service dans la cavalerie, à Fort Oglethorpe, il y a des années. C'est un garçon qui a soif de meurtre. Il m'assassinerait, moi son meilleur ami, s'il était sûr de s'en tirer indemne. Il vomit le monde entier ; on le dirait trempé dans un sac de bile verte, à force de haine et d'esprit de vengeance accumulés. La raison de sa visite est de s'assurer que je piétine toujours et m'enfonce de plus en plus.
— Tu ne feras jamais rien de bon, me dit-il. Tu es comme moi, un faible sans ambition.
Nous en avons pourtant une, d'ambition, que nous sommes les premiers à railler : écrire. Il y a quinze ans, l'avenir était brillant pour nous... c'était le temps où nous échangions une correspondance suivie. Fort Oglethorpe était ce qu'il fallait à Stanley : l'endroit avait fait de lui un ivrogne, un joueur, un voleur. Cela donnait de l'intérêt à ses lettres. Il y parlait non pas de la vie militaire, mais des écrivains exotiques et romantiques qu'il essayait d'imiter dans son style. Stanley n'aurait jamais dû revenir dans le Nord ; il aurait dû descendre du train à Chickamauga, s'enrouler dans les feuilles de tabac et la bouse de vache et se prendre une squaw. Au lieu de quoi, il a réintégré le Nord et son bureau des pompes funèbres, s'est trouvé une grosse garce de Polonaise aux ovaires prolifiques, a pris en selle une couvée de petits Polaks, tout en s'efforçant en vain d'écrire debout, penché sur des baquets de cuisine. Stanley parlait rarement de ce qui touchait au présent ; il préférait tisser d'invraisemblables fables sur les types qu'il aimait et admirait, du temps qu'il était dans l'armée.
Stanley avait tous les mauvais côtés des Polonais. Il était vaniteux, vitriolique, violent, généreux à contretemps, romantique comme un vieux rebut de la littérature, fidèle comme un imbécile, et foncièrement traître par-dessus le marché. Avant tout, il était simplement rongé d'envie et de jalousie.
Il y a une chose qui me plaît chez les Polonais : leur langue. Le polonais dans la bouche de gens intelligents me fait béer d'extase. Quand je l'entends, je vois surgir d'étranges images dont la constante est une pelouse d'herbe fine et acérée où frelons et serpents tiennent le rôle principal. Je me souviens des jours lointains où Stanley m'invitait à venir dans sa famille ; c'étaient de riches parents à lui, et il me demandait toujours d'apporter un rouleau de musique, parce qu'il voulait me faire valoir aux yeux de ces gens. J'ai le souvenir très net de cette atmosphère, parce que, en présence de ces Polonais à la langue mielleuse, trop polis, prétentieux et parfaitement frelatés, j'éprouvais régulièrement une gêne qui confinait à la souffrance. Mais lorsqu'ils conversaient entre eux, tantôt en français, tantôt en polonais, je me renversais sur mon siège et les observais, fasciné. Ils faisaient de drôles de grimaces, spécifiquement polonaises, et ne ressemblaient en rien à ma famille, composée, au fond, de barbares stupides. Ces Polonais me faisaient penser à des serpents cabrés et parés de collerettes de frelons. Je ne savais jamais de quoi ils parlaient mais ils m'avaient toujours l'air affairés à assassiner poliment quelqu'un. Ils avaient tous un fourniment complet de sabres et de cimeterres, qu'ils tenaient entre les dents ou brandissaient sauvagement en chargeant comme le tonnerre. Ils chevauchaient, piétinant droit devant eux, une litière de femmes et d'enfants et les embrochant au passage de leurs longues piques ornées de pennons ensanglantés. Le tout, naturellement, se passant au salon, devant un verre de thé très noir — les hommes en gants beurre frais, les femmes laissant négligemment pendre leur absurde face-à-main. Les femmes étaient toujours d'une beauté ravissante, type même de la houri blonde ramassée il y avait des siècles, au temps des Croisades. Les longs mots polychromatiques sifflaient dans leur bouche minuscule et sensuelle, aux lèvres douces comme des pétales de géranium. Ces sorties furieuses, avec leur accompagnement de vipères et de pétales de rose, faisaient une sorte de musique enivrante, babil de cithare semé de glissandos et de résonances d'acier, dont le registre couvrait toutes sortes d'anomalies sonores, allant du sanglot au murmure du jet d'eau qui retombe.
Rentrant à la maison, nous traversions régulièrement de sombres et lugubres étendues de terre, cloutées de gazomètres, de cheminées fumantes, d'élévateurs de grain, de hangars à voitures et autres émulsions biochimiques de notre glorieuse civilisation. Ces retours m'emplissaient de la conviction que je n'étais qu'une merde, qu'un bout de déchet puant comme tant d'autres — comme les monceaux d'ordures que l'on incinérait dans les terrains vagues. Tout le long du chemin, l'âcre puanteur de ces feux — produits chimiques, ordures, détritus en train de brûler — nous poursuivait. Les Polonais étaient une race à part et leur langue collait à moi comme la fumée de ruines incendiées, d'un passé qui m'était inconnu. Comment deviner, alors, qu'un jour, dans leur patrie lointaine, un train m'entraînerait à travers la campagne — un train bourré de juifs frissonnant de peur quand un Polonais leur adressait la parole ? Et que moi, oui, moi, parfaitement, je me querellerais en français (moi, le petit merdeux de Brooklyn) avec un noble polonais — parce que je ne pouvais supporter le spectacle de ces juifs reculant en tremblant de peur ? Je me rendais dans le domaine d'un comte polonais, afin de le regarder peindre ses œuvres lamentables pour le Salon d'Automne... Comment imaginer pareille éventualité, alors que je revenais par ce paysage de marais, en compagnie de Stanley, mon féroce ami imprégné de bile ? Comment pouvais-je croire que moi, le faible sans ambition, je m'arracherais un jour à mes chaînes, que j'apprendrais une langue nouvelle, que j'adopterais un nouveau mode de vie, et que cela me plairait ; que je me perdrais, que je romprais toutes les amarres ; que, plus tard, ce paysage à travers lequel je roulais prendrait pour moi l'allure d'un cauchemar conté par un idiot, dans une gare glacée par le froid de la nuit, lorsqu'on attend un train...
Le soir de la visite de Stanley, le petit Curley se trouva passer lui aussi. Maude n'avait pas plus que faire de Curley que de Stanley ; sauf qu'il lui donnait certaines émotions en lui caressant les fesses, quand elle se penchait pour mettre le rôti au four. Curley croyait toujours que personne ne le voyait quand il se livrait à ce genre d'exercice ; et Maude se laissait régulièrement tripoter par lui comme si cela avait été un pur effet du hasard. Stanley donnait toujours à entendre clairement qu'il ne remarquait rien ; mais, avec un peu d'esprit d'observation, on pouvait nettement le voir se verser, sous la table, de l'acide nitrique sur ses vieux doigts rouillés. Moi-même, je ne laissais rien passer, même les nouvelles craquelures dans le mur de plâtre, que je contemplais avec tant d'intensité, lorsque j'étais seul, que, m'en eût-on donné le temps, j'aurais pu y lire à rebours, de la dernière page à la première, toute l'histoire de l'espèce humaine jusqu'à son aboutissement : ces quelques centimètres carrés de plâtre sur lesquels mes yeux étaient braqués en cet instant.
Ce soir-là, donc, il faisait chaud dehors, et l'herbe était un vrai velours. Pas de raison de rester enfermés, à s'entre-tuer en silence... Maude n'attend qu'une chose : que nous évacuions les lieux ; nous polluons le sanctuaire. D'ailleurs, elle aura ses règles dans un ou deux jours, et cela la rend plus que jamais pleurarde, malheureuse et désespérée. Le mieux que je pourrais faire, ce serait de sortir et de me jeter accidentellement sous un camion lancé à pleine vitesse dans la rue ; ce serait un tel soulagement pour elle, qu'il me semble incroyable aujourd'hui que je ne l'aie jamais fait, histoire de lui rendre service. Que de soirs n'a-t-elle pas dû veiller, seule, priant Dieu qu'on me ramenât sur une civière ! Elle était femme à s'écrier franchement (si ce genre de situation s'était jamais présenté) : « Enfin ça y est ! Il y a mis le temps ! »
A pied, nous poussons jusqu'au parc et nous nous allongeons sur le dos dans l'herbe courte. Le ciel est aimable et paisible — bol infini. Je me sens étrangement à l'aise, détaché, d'une sérénité de sage. A ma surprise, Stanley n'est pas d'accord. Il me raconte que je me dois à moi-même de foncer dans le brouillard ; que, en sa qualité d'ami, il va m'aider à faire ce dont je n'arriverais jamais à me tirer tout seul :
— Ne t'inquiète pas, marmonne-t-il. Je vais t'arranger ça. Seulement, ne viens pas me trouver ensuite pour me raconter que tu regrettes le passé.
Comment va-t-il s'y prendre ?... c'est ce que je voudrais bien savoir.
Ce n'est pas mon affaire, me donne-t-il à entendre :
— Tu es à bout, non ? Tu veux te débarrasser d'elle, un point c'est tout, pas vrai ?
Je secoue la tête et je souris parce qu'il me semble parfaitement grotesque que Stanley, entre tous, puisse être si assuré d'organiser un coup de force aussi décisif. A le voir, on croirait qu'il a mûri le complot depuis une éternité, comme s'il n'avait attendu que le moment opportun d'en précipiter le dénouement. Il voudrait en savoir plus long sur Mara... Suis-je absolument sûr d'elle ?
— Evidemment, il y a ta gosse, dit-il, de ce ton froid et détaché qui lui est coutumier. Ce sera dur pour toi. Mais tu l'oublieras au bout de quelque temps. Tu n'as jamais été fait pour être père. Seulement, ne t'amuse pas à venir me demander de tout raccommoder, compris ? Le jour où je me mettrai au boulot, l'affaire sera réglée une bonne fois pour toutes. Je ne crois pas aux demi-mesures. Vois-tu, à ta place, je filerai au Texas ou dans un coin de ce genre. Mais pour ne plus revenir, surtout ! L'important, c'est de repartir de zéro, comme si tu recommençais ta vie. Tu le peux, si tu le veux. Moi, pas. Je suis fait ! C'est pourquoi je voudrais t'aider. Pas pour l'amour de toi, mais parce que je voudrais bien que ça m'arrive à moi-même. Et, pendant que tu y seras, ne te gêne pas pour m'oublier. Moi, à ta place, j'oublierais tout le monde.
Curley est fasciné. Il veut savoir illico s'il ne pourrait pas venir avec moi.
— Quoi que tu décides, ne l'emmène pas ! explose furieusement Stanley. C'est un bon à rien — il t'encombrerait, c'est tout. D'ailleurs, on ne peut pas se fier à lui.
Curley est vexé et le montre.
— Ça va, n'exagère pas, dis-je. Je sais bien qu'il n'est bon à rien, mais que diable...
— Moi, je ne mâche pas mes mots, dit brutalement Stanley. Personnellement, je ne veux plus jamais le revoir. Il peut bien s'en aller où il veut et crever, je m'en fiche ! Tu es un tendre — c'est pour ça que tu es dans ce sale pétrin. Je n'ai pas d'amis, tu le sais. Et je n'en veux pas. Jamais je ne rends service par charité. S'il est vexé, dommage ; mais il faudra qu'il se débrouille pour avaler la pilule. Je suis sérieux. Il ne s'agit pas de paroles en l'air.
— Et qu'est-ce qui me dit que je peux croire en ta parole ?
— Tu n'as pas à me croire. Un jour — je ne vais pas te dire quand — ça se fera tout seul. Tu ne sauras pas comment c'est arrivé. Tu en resteras baba. Et tu ne pourras pas changer d'avis, parce que ce sera trop tard. Tu seras libre, que tu le veuilles ou non — c'est tout ce que je peux te dire. Ce sera le dernier service que je t'aurai rendu ; après, tu devras te tirer d'affaire tout seul. Et inutile de m'écrire que tu crèves de faim, à ce moment-là : je ne me mêlerai plus de tes affaires. Marche ou crève — voilà en quoi ça se résumera.
Il se lève et se brosse :
— Je m'en vais, dit-il. C'est d'accord ?
— O.K., dis-je.
— File-moi un quart de dollar, reprend-il sur le point de partir.
Je n'ai pas d'argent sur moi. Je me tourne vers Curley. Il hoche la tête pour montrer qu'il comprend, mais ne fait pas mine d'aligner le fric.
— Donne-lui un quart de dollar, veux-tu ? lui dis-je. Je te les rendrai à la maison.
— Un quart de dollar, à lui ? dit Curley, regardant Stanley avec mépris. Il n'a qu'à le mendier !
Stanley tourne le dos et s'en va. Il marche en roulant, comme un cow-boy. Même de dos, il a l'air d'un truand.
— Le sale fumier ! marmonne Curley. Je le buterais bien !
— Je le hais presque autant que toi, dis-je. Il sera bon à jeter au trou, qu'il n'aura même pas eu le temps de s'attendrir. Je ne sais pas pourquoi il veut me rendre service — ça n'est pas dans ses mœurs.
— Qu'est-ce qui vous dit qu'il fera quoi que ce soit ? Comment peut-on avoir confiance dans un type pareil ?
— Il tient à me rendre service, Curley, dis-je. Quelque chose me dit que ce ne sera pas très agréable, mais je ne vois pas d'autre façon d'en sortir. Tu n'es qu'un gosse. Tu ne sais pas de quoi il retourne. Je me sens soulagé, en un sens. J'arrive à un tournant.
— Il me rappelle mon père, dit amèrement Curley. Je peux pas le sentir, je le hais jusqu'aux tripes. J'aimerais les voir pendus tous les deux au même réverbère. J'aimerais leur foutre le feu à tous les deux, les sales fumiers !
Quelques jours plus tard, j'étais assis dans le studio d'Ulric, attendant que Mara arrive avec son amie Lola Jackson. Ulric ne connaissait pas encore Mara.
— Tu crois que c'est une bonne affaire, dis ? me demanda-t-il, parlant de Lola. Elle ne fera pas trop d'histoires, quoi ?
Ces ballons d'essai que lâchait toujours Ulric m'amusaient énormément. Il aimait qu'on lui garantît que la soirée ne serait pas entièrement perdue. Il n'était jamais sûr de moi, en matière de femmes ou d'amis ; à son humble avis, j'étais juste un tantinet trop insouciant.
Cependant, dès l'instant que ses yeux se posèrent sur les deux femmes, il se sentit rassuré. En fait, il était soufflé. Presque aussitôt, il me tira à part pour me féliciter de mon bon goût.
Lola Jackson était une drôle de fille. Elle n'avait qu'un défaut : elle était trop consciente de ne pas être une Blanche pur sang. Cela la rendait d'un maniement assez délicat, du moins au stade préliminaire. Un peu trop préoccupée de nous impressionner par sa culture et sa bonne éducation. Après deux ou trois verres, elle se dégela ; assez pour nous donner quelque idée de la souplesse de son corps. Sa robe était trop longue pour certaines prouesses qu'elle désirait accomplir. Nous lui suggérâmes de l'ôter ; ce qu'elle fit, révélant un corps ébouriffant, que mettaient en valeur une paire de bas de soie arachnéenne, un soutien-gorge et une ceinture bleu pâle. Mara décida de l'imiter. Nous ne tardâmes pas à les presser de se dispenser de soutien-gorge. Il y avait un vaste divan sur lequel nous nous tassâmes tous quatre, étroitement embrassés. Nous éteignîmes et fîmes tourner le phono. Lola trouva qu'il faisait trop chaud pour garder autre chose que ses bas de soie.
Nous disposions d'un mètre carré d'espace libre, environ, pour danser, chair à chair. A l'instant précis où nous changions de danseuse et où le bout de ma pine venait de s'enterrer dans la fleur sombre de Lola, le téléphone sonna. C'était Hymie Laubscher qui m'annonçait d'une voix grave et pressante, que les porteurs de télégrammes avaient voté la grève.
— Vous feriez bien d'être là de bonne heure, demain matin, H.M., me dit-il. Dieu sait ce qui va se passer. Je ne vous aurais pas dérangé, n'eût été Spivak. Il vous cherche des crosses. Il dit que vous auriez dû savoir que les gars allaient se mettre en grève. Il a déjà retenu toute une escadre de taxis. Il va y avoir du pétard, demain.
— Surtout, qu'il ne sache pas que tu as pu me joindre, dis-je. J'arriverai comme une fleur demain matin, à la première heure.
— Et, dites-moi, ça gaze, on s'amuse bien ? susurra Hymie. Pas moyen que je m'invite, des fois, non ?
— Je crains que non, Hymie. Si tu es en peine, je peux toujours t'en recommander une, au bureau IQ... tu sais, celle aux gros nénés. Elle quitte à minuit.
Hymie aurait voulu me raconter Dieu sait quoi sur l'opération de sa femme. Impossible d'en comprendre un mot : Lola s'était faufilée à côté de moi et me flattait la pine. Je raccrochai au beau milieu et fis mine d'expliquer à Lola la teneur du message. Je savais que Mara allait surgir d'un instant à l'autre.
J'avais déjà une moitié de mon truc dans Lola, qui était presque cassée en deux à la renverse, et je continuais à lui parler des porteurs de télégrammes, quand j'entendis remuer Ulric et Mara. Je me retirai, décrochai le téléphone et composai un numéro au hasard. A ma surprise, une voix de femme ensommeillée répondit :
— C'est toi, chéri ? Je rêvais justement de toi...
Je dis Oui ? et elle poursuivit, l'air de dormir toujours à moitié :
— Je vais faire aussi vite que je peux, Maude, dis-je de ma voix la plus claire et la plus naturelle. Les porteurs de télégrammes sont en grève. Je voudrais bien que tu appelles...
— Quoi ? Vous dites ? Qu'est-ce que c'est ? articula la voix stupéfaite de la femme.
— Je disais qu'il faudrait prévoir du renfort et que le mieux serait d'affecter les surnuméraires d'un bureau à un autre, pour donner un coup de main au cas où le personnel viendrait à manquer au bureau DT... Ah, et demande à Costigan de...
Sur quoi, on raccrocha.
Ils étaient allongés tous les trois sur le divan. Je pouvais les renifler dans le noir.
— J'espère que tu ne dois pas filer ? dit Ulric d'une voix étouffée.
Lola était vautrée sur lui, les bras autour de son cou. Je passai la main entre ses jambes et j'empoignai le pinson d'Ulric. J'étais agenouillé, en bonne posture pour prendre Lola à revers, si Mara se décidait soudain à aller faire un tour aux cabinets. Lola se souleva et se laissa retomber sur la pine d'Ulric en poussant un grognement sauvage. Mara me tirait à elle. Nous nous allongeâmes à même le sol et nous mîmes au boulot. Nous étions en plein travail, quand la porte du hall s'ouvrit ; quelqu'un alluma... c'était le frère d'Ulric et une femme. Ils étaient un peu saouls et rentraient apparemment de bonne heure pour tirer un coup tranquillement de leur côté.
— Ne vous gênez pas pour nous, dit Ned, inventoriant du seuil notre tableau vivant, comme s'il s'était agi d'une routine quotidienne.
Puis, soudain, montrant du doigt son frère :
— Bon Dieu de foutre ! Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu saignes !
Tous les yeux se tournèrent vers la pine d'Ulric, qui saignait abondamment ; du nombril aux genoux, il était couvert de sang. C'était plutôt gênant pour Lola.
— Je m'excuse, dit-elle. (Le sang ruisselait le long de ses cuisses.) Je ne croyais pas que ça viendrait si tôt...
— Je vous en prie, dit Ulric. Ce n'est pas pour un peu de sang à la fin d'un round qu'on va s'arrêter !
Je l'accompagnai aux W.-C., prenant le temps de me faire présenter à l'amie de son frère, en passant. Elle était un peu partie. Je lui tendis la pince ; me tendant la sienne, elle feinta et me saisit la pine. Du coup, tout le monde se sentit un peu plus à l'aise.
— Ça c'est du boulot ! me dit Ulric en se lavant avec application. Tu crois que je pourrais remettre ça ? Je veux dire : au fond, il n'y a pas de mal à attraper un peu de sang au bout de la pine, quoi ? Je m'en sens d'essayer encore un coup, qu'est-ce que t'en dis ?
— Fameux pour la santé ! dis-je gaiement. Je voudrais bien permuter avec toi.
— Personnellement, je n'y verrais pas d'inconvénient, me dit-il, se pourléchant lubriquement la babine inférieure. Tu crois que tu pourrais y arriver ?
— Pas ce soir, répondis-je. Il faut que je file. J'ai besoin d'être frais et dispos demain matin.
— Tu emmènes Mara ?
— Tu parles ! Dis-lui de venir me rejoindre ici dans une minute, veux-tu ?
Lorsque Mara ouvrit la porte, j'étais en train de me talquer la pine. Nous nous empoignâmes aussitôt.
— Qu'est-ce que tu dirais d'essayer dans la baignoire ?
Je fis couler l'eau chaude et j'y jetai un morceau de savon. Je lui savonnai la fourche ; les doigts me fourmillaient. Quand j'eus fini, ma verge était pareille à une anguille électrique. Un délice, cette eau chaude ! Je mâchonnais les lèvres, les oreilles, les cheveux de Mara. Ses yeux brillaient comme si on lui avait lancé une poignée d'étoiles en pleine figure. Pas un pouce de son corps qui ne fût lisse et satiné, et ses seins étaient tendus à craquer. Nous sortîmes de la baignoire, je m'assis sur le rebord et la laissai me chevaucher. Nous ruisselions d'eau. J'attrapai une serviette d'une main et je la séchai un peu par-devant. Nous nous allongeâmes sur le tapis de bain et elle noua ses jambes autour de mon cou. Je la remuai de droite et de gauche, comme ces jouets cul-de-jatte qui servent à illustrer la loi de la pesanteur.
Deux soirs plus tard, j'étais d'humeur déprimée. Vautré sur le divan, dans le noir, je laissais mes pensées dériver rapidement, de Mara aux foutues vanités de ma vie télégraphique. Maude était venue me dire Dieu sait quoi, et j'avais fait l'erreur de glisser négligemment la main sous sa robe, tandis qu'elle était là, à se plaindre vaguement de quelque chose. Elle s'était retirée, offensée. Je n'avais pas en tête de la baiser ; c'était un geste machinal, comme de caresser un chat. Mais, quand elle ne dormait pas, il n'était pas question de la toucher ainsi. Elle ne baisait jamais au vol, si je puis dire. Elle trouvait que baiser relevait de l'amour : de l'amour charnel, peut-être ? Des tas d'eau avaient coulé sous les ponts, depuis l'époque où j'avais fait sa connaissance et où j'avais coutume de la faire tourner au bout de ma pine, sur le tabouret du piano. Maintenant, elle jouait les cordons-bleus s'attelant aux préparatifs d'un menu délicat. Elle se décidait délibérément et me signifiait, à sa manière hypocrite de refoulée, que c'était le moment. Peut-être était-ce pour cela qu'elle était venue, l'instant d'avant ; bien qu'elle eût, certes, une façon pour le moins bizarre de mendier son obole. D'ailleurs, je me foutais qu'elle eût envie ou non d'en découdre. Et pourtant, brusquement, songeant aux paroles de Stanley, je fus pris d'une envie d'elle... « Ronge l'os jusqu'au bout ! » ne cessais-je de me répéter. Ma foi, peut-être irais-je faire un tour en haut, histoire de la ceinturer dans son pseudo-sommeil... Je pensai à Spivak. Il me guignait comme un faucon, depuis quelques jours. Ma haine de l'univers télégraphique se concentrait toute en haine de lui. Il incarnait à lui seul la foutue Cosmococcyx entière. Régler mes comptes, à tout prix, avant qu'on me saque. Je ne cessais de penser à un moyen d'attirer ce type, une nuit, sur les quais, et de le faire balancer dans la flotte par un de mes obligeants amis. Stanley, me disais-je... Stanley se lécherait les babines, à l'idée de cette besogne...
Stanley — combien de temps allait-il me tenir sur les charbons ardents ? me demandais-je. Et quelle forme prendrait-elle, cette délivrance brusquée ? Je voyais déjà Mara venir au-devant de moi, à la gare. Nous commencions ensemble une vie nouvelle, illico ! Quelle sorte de vie ? Je n'osais pas y songer. Peut-être Kronski dégotterait-il encore trois cents dollars ? Et ces millionnaires dont elle parlait, à quoi servaient-il alors ? Je me mis à compter par mille et par cent — mille billets pour son vieux, mille pour le voyage, mille pour nous tenir à flot pendant quelques mois. Une fois au Texas ou dans n'importe quel autre bled perdu, la confiance me reviendrait. Je me présenterais aux bureaux des canards, accompagné d'elle — elle faisait toujours bonne impression — et je solliciterais la permission d'écrire un petit truc, à l'essai. Je forcerais la porte des hommes d'affaires et à leur montrerais l'art de rédiger une annonce. Dans le hall des hôtels, je tomberais sûrement sur une âme charitable — un type qui me laisserait courir ma chance. Le pays était vaste ; les gens qui se sentent seuls dans la vie, les bonnes âmes qui ont le cœur et l'argent sur la main du moment qu'elles tombent sur le type qu'il faut — ce n'était pas ça qui manquait ! Je serais sincère, direct. Mettons que nous débarquions dans le Mississippi... Vieil hôtel délabré... Un type choit du ciel, s'approche de moi, me demande comment ça va... un bonhomme qui désire bavarder un brin... Je le présente à Mara ; nous sortons bras dessus, bras dessous, tous les trois, faire un petit tour au clair de lune ; arbres étranglés de lianes, magnolias pourrissant sur le plancher des vaches, atmosphère d'humidité lourde invitant à la pourriture choses et hommes aussi bien... pour ce type, je suis une brise fraîche du Nord... Je suis franc, sincère, presque humble... je joue aussitôt cartes sur table... Voilà, mon vieux, oui, voilà la situation. J'adore ce pays, je voudrais y rester toute la vie... Ça lui fait un peu peur : on ne sort pas ce genre de choses à un type du Sud sans le prévenir... Où voulez-vous en venir ? Alors, je reprends, piano et lointain, comme une clarinette avec une éponge mouillée dans le pavillon ; j'y vais de ma petite ariette sur le froid Septentrion, genre sirène glaciale d'usine par un matin de gelée blanche... C'est que, Monsieur, moi je n'aime pas le froid, oh, non ! Je ne demande qu'à travailler honnêtement ; n'importe quel boulot pourvu que je gagne ma croûte. Je peux parler franchement, oui ? Vous ne me prendrez pas pour un fou, non ? On s'ennuie, là-haut dans le Nord. Oui, on devient bleu de trouille et de solitude. On vit dans des petites piaules, on mange avec des couteaux et des fourchettes, on porte une montre ; sans compter les grains laxatifs, les miettes de pain et les saucisses. On ne sait jamais où on va, par là-haut, Monsieur. On a les foies à en crever, on n'ose rien dire, rien de vrai. On ne dort pas... pas pour de bon. On remue toute la nuit en priant Dieu que vienne la fin du monde. On ne croit en rien ; on déteste l'humanité entière, on s'empoisonne mutuellement. Tout est trop étanche et solide, rivé au fer rougi à blanc. On ne fait rien de ses mains. On vend. On achète et on vend. On vend et on achète, et rien d'autre, Monsieur...
Je l'imaginais clairement : gentleman accompli, d'âge mûr, debout sous un arbre alangui, épongeant son front fiévreux. Il ne me filerait pas entre les pattes comme les autres. Je ne le laisserais pas faire ! Je le tiendrais sous le charme — toute la nuit si je m'en sentais. Il finirait bien par nous céder une aile fraîche de sa demeure — la grande baraque près du bayou. Un nègre s'amenait, portant un plateau chargé de mint juleps. Il nous adopterait, ce gars : — « Vous êtes chez vous, ici, fils ; restez aussi longtemps qu'il vous plaira. » Qui donc aurait envie de jouer un sale tour à un type de ce genre ? Non, l'homme qui me traiterait de la sorte, je lui serais fidèle jusqu'à la mort !
Tout cela était d'une telle réalité que j'éprouvai le besoin d'en parler aussitôt à Mara. J'allai à la cuisine et commençai une lettre... Ma chère Mara, Tous nos problèmes sont résolus... Et je continuai comme si tout avait été clair et définitif. Mara n'était plus la même, à présent. Je me voyais debout sous les grands arbres, en train de lui parler un langage qui m'étonnait. Nous marchions en nous donnant le bras, à travers les fourrés épais, conversant en vrais êtres humains. Il y avait une grosse lune jaune, et les chiens jappaient sur nos talons. Je nous voyais mariés et il passait entre nous un grand courant sanguin, tranquille et profond. Elle mourait d'envie d'avoir un couple de cygnes, pour le petit lac derrière la maison. Plus question d'argent, d'éclairages au néon, de restaurant chinois. Quelle merveille... respirer naturellement, ne jamais se bousculer, ne jamais aller nulle part, ne rien faire d'important — hormis vivre ! Et elle était aussi de cet avis. Elle avait changé, Mara. Son corps s'était épanoui, alourdi ; elle avait le geste lent, la parole calme, se taisait de longs moments — si vraie, si naturelle ! Elle pouvait aller de son côté, toute seule : j'étais certain qu'elle reviendrait intacte, exhalant un parfum plus doux, se mouvant d'un pas plus assuré...
Tu vois, Mara ? Tu te rends compte ?...
J'étais donc là, à lui écrire cela en long et en large, en toute honnêteté et pleurant presque, tant cela tenait du pur miracle, quand j'entendis Maude déambuler dans le couloir à pas mous. Je rassemblai les feuillets, les pliai, posai le poing dessus et j'attendis qu'elle ouvrit la bouche.
— A qui écris-tu ? demanda-t-elle, aussi sec et sûr.
— A quelqu'un que je connais, répondis-je calmement.
— Une femme, je suppose ?
— Oui, une femme. Une jeune fille, plus exactement.
Je prononçai ces mots d'un ton solennel, grave, encore gros d'extase... Mara debout sous les grands arbres, les deux cygnes flottant vaguement sur le lac impassible... Si tu es curieuse de le savoir, me disais-je, soit, je te dirai tout. Je ne vois pas pourquoi je continuerais à mentir. Je ne te déteste pas comme c'était le cas il y a quelque temps. Dommage que tu ne puisses aimer comme moi — cela faciliterait tant les choses. Je n'ai pas envie de te faire de mal — tout ce que je demande, c'est que tu me permettes d'être moi-même.
— Tu es amoureux de cette fille. Inutile de répondre — je le sais.
— Oui, c'est vrai : je suis amoureux, c'est un fait. J'ai trouvé un être que j'aime vraiment.
— Peut-être seras-tu meilleur avec elle qu'avec moi.
— Je l'espère, dis-je, gardant mon calme et comptant encore qu'elle m'entendrait jusqu'au bout. Nous n'avons jamais été vraiment amoureux l'un de l'autre, Maude, c'est la vérité, non ?
— Tu n'as jamais eu de respect pour moi... de respect humain, répliqua-t-elle. Tu m'insultes devant tes amis ; tu cours après d'autres femmes ; tu ne t'intéresses même pas à ton enfant.
— Je voudrais que pour une fois au moins tu ne parles pas ainsi, Maude. J'aimerais que nous puissions parler de ce sujet sans amertume.
— Tu le peux, toi ; parce que tu es heureux. Tu as trouvé un nouveau jouet.
— Tu te trompes, Maude. Ecoute : supposons même que tout ce que tu dis soit vrai : quelle différence cela fait-il en ce moment ? Supposons que nous soyons à bord d'un navire en train de sombrer...
— Je ne vois pas pourquoi nous supposerions quoi que ce soit. Tu vas t'enticher d'une autre femme ; et moi, je resterai avec toutes les corvées sur le dos, toutes les charges...
— Je sais, dis-je, la regardant avec une tendresse sincère. Je voudrais que tu essaies de me pardonner... Le peux-tu ? A quoi bon surseoir encore ? Jamais nous n'apprendrons à nous aimer. Ne pouvons-nous nous séparer bons amis ? Je n'ai pas l'intention de te plaquer brutalement. Je ferai de mon mieux pour payer ma part des pots cassés... vrai !
— Facile à dire. Tu es toujours à promettre plus que tu ne peux tenir. Tu nous oublieras dès que tu auras tourné le dos. Je te connais. Je ne peux pas être généreuse avec toi ; ce serait un luxe. Tu m'as amèrement déçue, dès le premier jour. Tu t'es conduit en égoïste, uniquement. Je ne pensais pas qu'il pouvait exister au monde un être aussi cruel, aussi dur, aussi parfaitement inhumain. Ma parole ! c'est à peine si je te reconnais en ce moment. C'est la première fois que tu te conduis en... en...
— Maude, ce que je vais te dire est cruel ; mais je n'y peux rien. Il est une chose que je voudrais que tu comprennes. Peut-être cette expérience vécue avec toi était-elle nécessaire, pour m'apprendre la façon de traiter une femme. Il n'y va pas entièrement de ma faute... le destin aussi a eu son mot à dire. Vois-tu : dès l'instant que mon regard s'est posé sur elle...
— Où l'as-tu rencontrée ? dit Maude, la curiosité féminine l'emportant soudain en elle.
— Au dancing. Elle est entraîneuse. Ça n'a pas l'air brillant, je le sais. Mais si tu la voyais...
— Je ne veux pas la voir. Je ne veux plus entendre parler d'elle. Simplement, je me demandais... (Elle me lança un bref regard de pitié...) Et tu crois que c'est la femme qu'il te faut pour trouver le bonheur ?
— Tu l'appelles une femme — et c'est encore une jeune fille.
— C'est bien pis. Mon Dieu, quel idiot tu fais !
— Ce n'est rien de ce que tu crois, Maude. Tu as tort d'en juger ainsi, vraiment. Comment pourrais-tu savoir ? Et d'ailleurs, n'importe ! Cela m'est égal ! Je suis décidé.
Sur quoi elle baissa lourdement la tête. Elle avait l'air indiciblement triste et las, l'air d'une épave humaine se balançant à un crochet de boucher. Je baissai les yeux, de mon côté, incapable de supporter le spectacle de ce visage.
Nous restâmes de la sorte un bon bout de temps, sans oser nous regarder. Je l'entendis renifler et, levant la tête, je vis ses traits tiraillés par la souffrance. Elle étendit les bras devant elle sur la table et, pleurant et sanglotant, laissa violemment aller sa tête, la face contre le bois. Ce n'était pas la première fois que je la regardais pleurer ; mais il y avait, dans cette attitude d'abandon, la plus atroce, la plus passive des résignations. Du coup, je flanchai. Je me levai, me penchai vers elle et lui posai la main sur l'épaule. J'aurais voulu dire quelque chose, mais les mots refusaient de sortir. Ne sachant que faire, je lui passai la main dans les cheveux, les caressai tristement, comme de loin — comme s'il s'était agi de la tête d'une bête inconnue et blessée, rencontrée dans le noir.
— Allons, allons, parvins-je à gargouiller. Cela n'avance à rien.
Ses sanglots redoublèrent. Je savais que j'avais dit ce qu'il ne fallait pas. Je n'y pouvais rien. Elle pouvait faire tout ce qu'elle voulait — y compris se tuer — je ne changerais rien à la situation ; c'était plus fort que moi. Je m'étais attendu aux larmes. Je m'étais même à demi attendu à mon geste : lui caresser les cheveux et dire ce qu'il ne fallait pas pendant qu'elle pleurerait. Je ne voyais qu'une chose : le but. Si elle en finissait et allait se coucher, je pourrais me rasseoir et terminer ma lettre. J'ajouterais un post-scriptum, quelques mots sur la cautérisation des blessures. Je dirais, avec un mélange de joie et de peine sincères : « Cette fois, c'est bien fini. »
Voilà ce qui se passait dans ma tête pendant que je lui caressais les cheveux. Jamais je n'avais été plus loin d'elle. En même temps que je la sentais suffoquer et frémir convulsivement sous ma main, j'éprouvais aussi un certain plaisir à l'idée de la grande sérénité qui descendrait en elle d'ici une semaine, après mon départ. « Tu auras l'impression d'être une autre femme, songeais-je à part moi. Pour le moment, il te faut passer par toute cette angoisse... et c'est juste et naturel, cela va de soi ; loin de moi de te le reprocher — seulement, dépêche-toi d'en finir ! » Je dus la secouer un peu en mettant le point final à ma pensée ; car, au même instant, elle se redressa soudain sur son siège et, me regardant avec des yeux égarés, désespérés et pleins de larmes, elle m'entoura brusquement de ses bras et m'attira à elle, métreignit avec frénésie, en gémissant.
— Tu ne m'abandonneras pas, dis ? sanglotait-elle, et ses lèvres salées et affamées me couvraient de baisers. Mets tes bras autour de moi, je t'en supplie. Serre-moi fort ! Mon Dieu ! Je me sens si perdue !
Elle m'embrassait avec une passion que je ne lui avais jamais connue. Elle y mettait tout son corps, toute son âme... et toute la peine qu'il y avait entre nous. Je glissai les mains sous ses aisselles et la forçai doucement à se mettre debout. Nous étions aussi près l'un de l'autre que deux amants, vacillant comme, seule, peut le faire la bête humaine dans l'abandon mutuel le plus total. Son kimono glissa et s'ouvrit : elle était nue dessous. Une de mes mains descendit jusqu'à ses reins, jusqu'aux fesses dodues, et mes doigts plongèrent dans la grande fente, tandis que je la pressais contre moi, lui mâchant les lèvres, lui mordant le lobe des oreilles, le cou, lui léchant les yeux, la racine des cheveux. Elle mollit, s'appesantit, fermant les paupières, fermant l'esprit. Elle ployait comme si elle allait tomber. Je l'empoignai, la soulevai, traversai le vestibule, grimpai l'escalier, la jetai sur le lit. Je chavirai sur elle, comme hébété, et la laissai m'arracher mes vêtements. Je gisais sur le dos, pareil à un cadavre dont seule la verge eût continué à vivre. Je sentis ses lèvres se refermer sur mon truc et ma chaussette gauche glisser de mon pied en même temps. Je passai mes doigts dans ses longs cheveux, les faufilai sous son sein, moulant de la paume la corbeille, qui était douce et élastique. Elle tournait plus ou moins comme une roue, dans le noir. Ses jambes finirent par atterrir sur mes épaules et sa fourche s'appesantit sur mes lèvres. Je fis passer son cul par-dessus ma tête, comme on élèverait un seau de lait pour étancher une longue soif, et je bus, mâchai les lèvres et lampai le suc comme un busard. Elle était en chaleur, au point que ses dents étaient rivées dangereusement à mon gland. Je craignais que, parvenue comme elle l'était au comble de la frénésie, des larmes et de la passion, elle ne vînt à mordre à belles dents et à me le guillotiner. Je dus la chatouiller pour la forcer à desserrer les mâchoires. Ensuite, ça ne traîna pas... de la belle ouvrage... pas de larmes, pas de chichis amoureux, pas de promets-moi, dis, promets-moi ! Balance-moi sur la planche à baiser, et vas-y, baise ! Voilà tout ce qu'elle demandait. J'y allai de sang-froid, avec rage. C'était peut-être la dernière fois de toutes. Déjà, elle m'était étrangère. C'était un adultère que nous commettions, du type incestueux et passionné dont la Bible se pourlèche les versets. Abraham pénétra Sarah (ou Léandre) et il la connut. (Curieuses, ces italiques, dans la Bible anglaise.) Mais la façon dont ces vieux boucs de patriarches tronchaient leurs épouses, jeunes ou vieilles, leurs sœurs, leurs vaches et leurs moutons, était drôlement futée. Ils devaient rentrer dedans, la tête la première, avec toute la ruse et l'habileté de vieux libertins. J'avais l'impression d'être Isaac forniquant avec un lapin dans le temple. Maude était une lapine blanche aux longues oreilles. Elle avait le ventre plein d'œufs de Pâques et elle les pondait un à un dans un panier. Je me payai un bon coup de réflexion au-dedans d'elle, étudiant chaque crevasse, chaque gerçure et éraflure, chaque petite bosse, ronde et tendre, gonflée au point d'atteindre la grosseur d'une huître ratatinée. Elle remua, se souleva, reprit haleine, tâtant, interrogeant des doigts mon truc, le lisant comme du Braille. Elle s'accroupit à quatre pattes, comme une femelle d'animal, frissonnant et hennissant d'une volupté non déguisée. Pas un son humain ne sortait de sa bouche ; absolument rien qui indiquât qu'elle connût une langue quelconque, hormis ce baragouin sub-gingival genre metslemoiforfortencorencorefaismoijouir. Le gentleman du Mississippi s'était complètement estompé, esquivé en douce pour les limbes marécageux qui constituent le socle permanent de tous les continents. Ne restait plus qu'un cygne, un octogone à bec de canard couleur de rubis fixé à une tête bleu pâle. Bientôt, nous serions comme des coqs en pâte, lâcher final, prunes et abricots pleuvant du ciel. Une dernière poussée, une cascade de cendres suffocantes, rougies à blanc, qu'on retire à la pelle, puis deux bûches allongées côte à côte, attendant la hache. Un beau finish. Flush royal. Il la connut et elle le connut. Le printemps sera de retour, et l'été et l'hiver. Elle oscillera dans les bras d'un autre, baisera tête baissée, hennira, lâchera le coup final, fera le chien cabré et s'affalera... mais plus avec moi. J'ai fait mon devoir, je lui ai rendu les derniers honneurs... Je fermai les yeux et fis le mort pour le monde. Oui, nous apprendrions à mener une vie nouvelle, Mara et moi. Il faudra que je me lève de bonne heure et que je cache la lettre dans la poche de ma veste. Curieux, la façon dont parfois on liquide ses affaires. On croit toujours que la dernière entrée dans le grand livre se clôturera par un large paraphe de bravoure ; jamais on ne songe à l'automate qui clôt le compte rendu pendant qu'on dort. C'est de la plus pure comptabilité en partie double. A vous flanquer la chair de poule, tant c'est exquisément calculé...
La hache tombe. Dernières ruminations. Train Bleu des Jeunes Mariés, en voiture ! Memphis, Chattanooga, Nashville, Chickamauga... Défilé de champs de coton neigeux... alligators bâillant dans la vase... le dernier abricot achève de pourrir sur la pelouse... la lune est pleine, profond le fossé, noire la terre, noire, noire...