VIII

 
 

Le Bronx ! On nous avait promis toute une aile de la maison... aile, cuisse, plumes, chair de poule et tout et tout. L'idée que se faisait Kronski du havre parfait.

Ce fut une ère de suicide qui débuta sur les blattes et les sandwiches chauds au pastrami, pour se terminer en bouillabaisse, dans une tanière de Riverside Drive où Mme Kronski n° 2 entreprit la tâche ingrate d'illustrer un vaste appendice cycloramique au dictionnaire des aliénations mentales.

C'est sous l'influence de Kronski que Mara décida de changer une fois de plus de nom... de Mara en Mona. Sans compter certains autres changements, plus significatifs, qui virent aussi le jour dans l'enceinte du Bronx.

Nous étions arrivés de nuit dans le repaire du Dr Onirifigue. Il y avait eu une légère chute de neige ; le vitrail de la porte d'entrée disparaissait sous un voile de pure candeur. C'était exactement le genre d'endroit que Kronski ne pouvait que nous choisir, pour notre « lune de miel » — je ne m'étais pas trompé. Même les cafards, qui se mirent à détaler de tous côtés sur les murs, dès que l'on alluma, avaient l'air d'être chez eux... en vieux habitués. Le billard, qui se dressait dans un coin de la pièce, était déconcertant à première vue ; mais quand le petit garçon du Dr Onirifigue, ouvrant négligemment sa braguette, se mit à compisser une des pattes du meuble, tout parut le plus naturel du monde.

La porte d'entrée ouvrait droit sur notre chambre où l'on trouvait, avec le billard, un grand lit en cuivre à couvre-pieds en duvet, un bureau, un piano à queue, un cheval de bois, un âtre, une glace fendue et couverte de chiures de mouches, deux crachoirs et un canapé. La pièce ne comptait pas moins de huit fenêtres en tout. Deux d'entre elles, munies de stores que l'on pouvait descendre aux deux tiers environ ; les autres, parfaitement nues et festonnées de toiles d'araignée. La jovialité même. Personne ne sonnait ni ne frappait jamais avant d'entrer ; tout le monde ouvrait sans s'annoncer et trouvait son chemin comme il pouvait. C'était une « chambre avec vue »... à la fois sur l'extérieur et de l'extérieur.

C'est là que nous commençâmes notre vie commune. Débuts des plus propices. La seule chose qui nous manquât était un pissoir où uriner aux accents de l'eau courante. Une harpe n'aurait pas été de refus non plus, notamment quand les membres de la famille du Dr Onirifigue, las de siéger dans la buanderie, en bas, se prenaient de lubie drolatique et rappliquaient en se dandinant comme des alques ou des pingouins pour nous regarder, dans le silence le plus complet, manger, prendre un bain, faire l'amour, ou nous passer mutuellement le peigne fin dans les cheveux. Jamais nous n'avons su quelle langue ils parlaient. Ils étaient muets comme des rennes et rien ne pouvait les effrayer ou les étonner, même pas la vue d'un fœtus galeux.

Le Dr Onirifigue était toujours très occupé. Il était spécialisé dans les maladies de l'enfance ; mais les seuls enfants qui se signalèrent à notre attention, durant notre séjour, étaient tous de nature embryonnaire et prenaient le chemin du tout-à-l'égoût, après avoir été hachés menu par ses soins. Lui-même avait trois rejetons. Hyper-normaux, tous trois, et de ce fait, autorisés à n'en faire qu'à leur tête. Le plus jeune (dans les cinq ans) était déjà passé maître en algèbre et faisait voile résolument vers la pyromanie et les méta-mathématiques. Deux fois il avait mis le feu à la maison. Son dernier exploit révélait un tour d'esprit plus ingénieux encore : il mit le feu à une voiture d'enfant contenant un tendre bébé et lança le tout dans la rue en pente, en direction d'une avenue congestionnée.

Oui, joyeux endroit pour inaugurer une vie nouvelle ! Il y avait là Ghompal, ex-porteur de télégrammes, épave de la Compagnie Cosmodémonique du Télégraphe repêché par Kronski quand cette belle institution avait commencé à liquider tous ses employés non caucasiens. Ghompal, qui était de race dravidienne et de peau noire comme le péché, s'était vu flanquer dehors dans les premiers. C'était une âme tendre, extrêmement modeste, humble, loyale et pleine d'abnégation... presque à faire mal. Le Dr Onirifigue lui ouvrit de grand cœur sa vaste demeure... comme à l'incarnation glorieuse du petit ramoneur. Quant à savoir où il mangeait et couchait, Ghompal — mystère ! Il allait, venait, silencieusement dans l'exercice de ses fonctions, s'effaçant, lorsqu'il le jugeait nécessaire, avec la célérité d'un fantôme. Kronski s'enorgueillissait d'avoir sauvé, en la personne de ce paria, un érudit de première force.

— Il écrit en ce moment une histoire universelle, me confiait-il d'un ton impressionnant.

Il oubliait d'ajouter que, en sus de ses fonctions de secrétaire, de nurse, de femme de chambre, de plongeur à la cuisine et de garçon de courses, Ghompal fourgonnait aussi la chaudière, charriait en haut les cendres, déblayait la neige à la pelle, collait le papier aux murs et repeignait les chambres d'amis.

Personne ne tentait de se colleter sérieusement avec le problème des blattes. Il y en avait des millions, cachées sous les plinthes, les boiseries, les papiers peints. Il suffisait d'allumer l'électricité pour les voir ruisseler, en colonnes et colonnes par deux ou trois, des murs, du plafond, du plancher, des fentes, des lézardes... véritables armées défilant, se déployant, manœuvrant au commandement de je ne sais quelle surblatte de sergent instructeur. Au début, c'était à vous dégoûter ; puis, à vous écœurer ; et finalement, comme les autres curieux et troublants phénomènes qui faisaient la singularité de cette demeure, la présence des cafards parmi nous fut admise par les uns et les autres comme inévitable.

Le piano était complètement faux. La femme de Kronski, timide créature qui faisait penser à une souris et dont la bouche semblait perpétuellement retroussée en un sourire d'excuse, avait coutume de venir faire ses gammes sur cet instrument, sans remarquer, apparemment, les hideuses dissonances qui s'envolaient de ses doigts agiles. L'entendre jouer la Barcarole, par exemple, était un supplice. Elle n'avait pas l'air de s'apercevoir des notes aigres, des accords faux ; elle gardait, en jouant, une expression de parfaite sérénité, l'âme ravie, les sens gourds et ensorcelés. C'était là un calme venimeux qui ne trompait personne — y compris elle-même ; car à peine ses doigts cessaient-ils d'errer sur les touches, qu'elle redevenait ce qu'elle était en vérité : une petite garce, toute basse mesquinerie et malveillance rancunière.

C'était curieux de voir comme Kronski faisait mine d'avoir découvert une perle avec sa seconde femme. C'eût été pathétique, pour ne pas dire tragique, si lui-même avait été un personnage moins ridicule. Il faisait le beau autour d'elle, comme un marsouin qui voudrait jouer les lutins. Les coups de bêche et les traits qu'elle lui décochait n'avaient d'autre effet que de galvaniser ce corps pesant et gauche qui recelait une âme hypersensible. Il se tortillait et se débattait comme un dauphin blessé, la salive dégoulinant des lèvres, la sueur ruisselant du front et inondant ses yeux déjà trop liquides. C'était une horrible charade qu'il nous mimait en de telles occasions ; on aurait beau s'apitoyer sur lui, on ne pouvait que rire — rire aux larmes.

Si Curley se trouvait là, Kronski se retournait férocement contre lui, au beau milieu de son numéro, et dégorgeait sa bile. Il avait pour Curley une haine inexplicable. Que ces accès de rage incontrôlable fussent le fait de l'envie ou de la jalousie, toujours est-il que Kronski, en de tels instants, se conduisait en possédé. Pareil à un énorme chat, il tournait autour du pauvre Curley, le provoquait, le harcelait, le tailladait de rebuffades, de calomnies, d'insultes, jusqu'à en avoir littéralement l'écume aux lèvres.

— Pourquoi ne bronches-tu pas, ne dis-tu rien ? ricanait-il. Monte sur tes grands chevaux ! Trouve un bon mot — non ? Pourquoi ? Tu es bien trop lâche, hein ? Tu n'es qu'un ver de terre, un voyou, un sale grouillot !

Curley le lorgnait avec un sourire de mépris, sans dire un mot, mais sûr de lui, prêt à cogner si Kronski était venu à perdre tout contrôle.

Personne ne comprenait la raison de scènes aussi laides. Et notamment Ghompal. Jamais, évidemment, il n'avait vu situation pareille dans son pays d'origine. Il en demeurait peiné, blessé, scandalisé. Kronski en avait vivement conscience, et la haine qu'il en concevait ensuite pour lui-même était plus grande encore que celle qu'il avait pour Curley. Plus bas il tombait dans l'estime de Ghompal, plus il s'efforçait désespérément de se gagner les bonnes grâces de l'hindou.

— Voilà ce qu'on appelle une belle âme, nous disait-il. Je ferai tout pour Ghompal — absolument tout !

Il y avait des tas de choses qu'il aurait pu faire pour alléger le fardeau de l'hindou ; mais Kronski donnait l'impression que, le moment venu, il ferait quelque chose de sublime. En attendant, il ne pouvait faire moins. Il détestait voir quelqu'un tendre une main secourable à Ghompal :

— Alors, on voudrait se soulager la conscience, hein ? grondait-il. Pourquoi ne pas lui sauter au cou et l'embrasser ? Peur de la contagion, c'est ça ?

Une fois, à seule fin de l'embarrasser, c'est exactement ce que je fis. Je m'approchai de Ghompal et, lui passant les bras autour du cou, je l'embrassai sur le front. Kronski nous regarda d'un air honteux. Tout le monde savait que Ghompal avait la syphilis.

... Et naturellement, il y avait là le Dr Onirifigue soi-même : présence que l'on sentait dans toute la maison, plutôt que personnage réel. Que se passait-il dans son fameux bureau du premier étage ? Aucun de nous ne le savait réellement. Kronski, à sa façon compliquée et mélodramatique, nous dépeignait de crues et imaginaires scènes d'avortement et de viol, puzzles sanglants dont seul un monstre pouvait raccorder les morceaux. Les quelques fois où je le rencontrai, le Dr Onirifigue me frappa comme n'étant rien de plus qu'un brave et doux homme, avec une teinture d'érudition et une passion pour la musique. Je ne le vis sortir de ses gonds que pour quelques minutes — et cela se justifiait parfaitement. Je venais de lire un livre d'Hilaire Belloc sur la persécution des Juifs à travers les siècles. J'aurais brandi un drapeau rouge sous son nez, au lieu de faire allusion à ce livre, que je n'aurais pas mieux réussi ; et je regrettai aussitôt ma gaffe. Kronski, diaboliquement, fit de son mieux pour élargir la brèche : « Pourquoi réchauffez-vous cette vipère dans votre sein ? » semblait-il dire, arquant les sourcils et se tortillant et gigotant à sa manière habituelle. Le Dr Onirifigue, cependant, passa sur l'incident et se contenta de me traiter comme si je n'étais qu'un des innombrables imbéciles et gobe-mouches, victimes des séductions et de l'archicasuistique d'une intelligence catholique malade.

— Il n'était pas dans son assiette, ce soir, m'expliqua spontanément Kronski après le départ du médecin. Il court après sa petite nièce ; tu sais, celle qui a douze ans ; et sa femme glapit derrière. Elle menace de le dénoncer aux autorités s'il continue à embêter la petite. Elle est jalouse en diable et ce n'est pas moi qui le lui reprocherai. D'ailleurs, elle ne peut pas souffrir l'idée de ces avortements qui se trafiquent tous les jours sous son nez ; de cette pollution de son foyer, si l'on peut dire. Elle jure que son mari n'est pas normal. Elle ne l'est pas plus que lui, tu l'as certainement remarqué. A mon sens, elle a peur qu'il ne la charcute, une de ces nuits. Elle regarde continuellement les mains de ce type, comme s'il venait de commettre un meurtre.

Il marqua un temps, pour me permettre de bien m'imprégner de ces remarques.

— Il y a autre chose qui la ronge, reprit-il. Sa fille pousse... ce sera bientôt une jeune femme. Et ma foi, avec un mari pareil, tu n'as pas de mal à voir ce qui la tracasse. Ce n'est pas seulement l'idée d'un inceste — assez horrible en soi — non, plus que ça : la pensée que... qu'il viendra la retrouver un soir avec du sang sur les mains... ces mêmes mains qui auront tué la vie dans le ventre de sa fille... Pas simple, hein ? Mais nullement impossible. Quand tu penses au genre de type que c'est ! Elle a bien raison. Et ce qui n'arrange rien, c'est qu'en même temps c'est un homme formidable. Un mec sensible, délicat — vraiment. Une sorte de Christ, presque. Impossible de lui parler de folie érotique, il n'admettra pas un mot de ce que tu diras. Il se prétend parfaitement innocent. N'empêche qu'il est dedans jusqu'au cou. Un de ces jours, la police va venir le cueillir... et tu verras ça cette puanteur !...

Que c'était grâce au Dr Onirifigue que Kronski pouvait poursuivre ses propres études de médecine — cela, je le savais. Et que Kronski dût trouver un moyen extraordinaire de payer en retour le Dr Onirifigue — cela, je m'en doutais aussi. Rien ne lui eût fait plus plaisir que de voir son ami se désintégrer. Alors, Kronski accourrait à la rescousse en toute sublimité. Il ferait quelque chose d'entièrement inattendu, un geste unique dans les annales de l'altruisme. Voilà comment tournait la mécanique dans sa tête. Entre-temps, à force de répandre des bruits, de calomnier et de diffamer son ami, de le saper, il n'en hâtait que mieux sa ruine inévitable. Il brûlait littéralement de se mettre à l'œuvre pour le sauver, le réhabiliter, le payer surabondamment de la bonté qu'il lui avait témoignée en l'aidant à faire ses études universitaires. Il était prêt à ensevelir son ami sous les ruines de sa maison, pour le bonheur de l'en tirer. Etrange attitude. Digne d'un Galahad pervers. De l'empereur des emmerdeurs patentés. Toujours à faire de son sacré mieux pour que les choses aillent de mal en pis, de façon qu'à la fin de tout, lui, Kronski, puisse faire son entrée et redresser magiquement la situation. Même alors ce n'était pas la gratitude qu'il cherchait, mais l'aveu public de la reconnaissance de ses dons supérieurs, de sa valeur exceptionnelle.

A l'époque où il était encore interne, je lui rendais visite, à l'occasion, à l'hôpital où il faisait son stage. Nous jouions souvent au billard avec ses collègues. Je ne me résignais à ses visites qu'en désespoir de cause, lorsque j'étais en quête d'un repas ou de quelques dollars. Je détestais l'atmosphère de l'endroit ; je détestais les acolytes de Kronski, leurs manières, leur conversation, même leur but dans la vie. Le noble art de guérir ne signifiait rien pour eux ; ils cherchaient la bonne planque, c'était tout. La plupart d'entre eux avaient aussi peu de flair pour la médecine que le politicard pour le métier d'homme d'Etat. Ils ne remplissaient même pas cette condition essentielle et préalable de guérisseur : l'amour de l'humanité. Ils étaient insensibles, sans cœur, uniquement braqués sur eux-mêmes, ne s'intéressaient à rien d'autre qu'à leur avancement. C'étaient de pires rustres que les bouchers des abattoirs.

Kronski était parfaitement à l'aise dans ce milieu. Il en savait plus long que les autres ; il était capable de parler plus longtemps qu'eux, de se montrer plus malin qu'eux, de brailler plus fort qu'eux. Il les battait au billard, aux dés, aux échecs, en tout. Il le savait et il adorait le dégueuler à la face des gens et se pavaner en long et en large dans son vomi.

Naturellement, on le détestait cordialement. De naturel grégaire, il s'arrangeait, en dépit de son côté odieux, pour s'entourer d'un cercle permanent de spécimens de son genre. Contraint de vivre seul, il ne serait plus rien resté de lui. Il savait qu'on ne voulait pas de lui : personne ne lui courait jamais après, sauf pour lui demander un service. Quand il était réduit à sa seule compagnie, la conscience de son triste sort devait lui valoir des moments amers. Il était difficile de savoir en quelle estime il se tenait lui-même, du fait qu'en présence d'autrui il n'était que vivacité, enjouement, fanfaronnades, bravades, grandeur et grandiloquence. Il se comportait comme un acteur répétant un rôle devant un miroir invisible. Comme il s'adorait ! Oui — et quelle haine de soi derrière cette façade d'amour-propre !

— Je pue !...

Voilà ce qu'il devait se répéter tous les soirs, seuls dans sa chambre.

 ... mais je ferai tout de même quelque chose de sublime... vous verrez !

De temps en temps, il était pris de crises d'abattement. Il offrait alors un spectacle pitoyable : absolument plus rien d'humain, plus rien du monde animal. Tout du règne végétal. Il se laissait choir dans un coin, et pourrir. Quand il était dans cet état, il lui poussait des tumeurs, comme à une pomme de terre géante et moisie qu'on aurait laissée se gâter dans le noir. Rien ne pouvait le tirer de sa léthargie. Où il était posé, il restait, inerte, ruminant sans relâche de sombres pensées, comme si la fin du monde avait été proche.

Autant qu'on pouvait le deviner, il ne se posait pas de problèmes personnels. C'était un monstre émergé du règne végétal sans passer par le stade animal. Son corps, presque privé de sensibilité, se trouvait investi d'une intelligence qui le régissait tyranniquement. Sa vie émotive était une bouillie de maïs qu'il lampait à la louche, comme un Cosaque saoul. Sa tendresse avait quelque chose qui tenait de l'anthropophagie. Ce qu'il cherchait, ce n'étaient pas les suggestions, les frémissements du cœur, c'était le cœur lui-même et, tant qu'à faire, si possible, le gésier, le foie, le pancréas, tout ce qui est tendre et se mange, dans l'organisme humain. A ses moments d'exaltation, il semblait non seulement impatient de dévorer l'objet de ses tendresses, mais d'inviter l'autre à le dévorer lui aussi. Sa bouche se tressait de vraies couronnes d'extase mandibulaire ; il se montait jusqu'à ce que son âme même sortît et prît forme et substance d'ectoplasme spongieux. C'était un horrible état morbide, un vestige de Dieu sait quelle extase archaïque — la mémoire résiduelle qu'ont les crabes et les poissons, de leurs interminables copulations dans le limon protoplasmique d'âges perdus dans la nuit des temps.

Et voilà que, au Blatte's Palace (comme nous appelions cet endroit), se préparait une exquise omelette sexuelle que nous allions tous savourer, chacun à notre façon particulière. Il y avait quelque chose d'intestinal dans l'atmosphère de cet établissement — car c'était un établissement plutôt qu'une demeure. La clinique de l'amour, pour ainsi dire, où les embryons repoussaient comme l'ivraie et, comme elle, s'arrachaient par la racine, quand on ne les moissonnait pas à la faux.

Comment le directeur du personnel de la grande Compagnie Cosmodémonique du Télégraphe avait-il pu se laisser prendre aux rets et au piège de cet antre du sexe, gonflé de sang comme une éponge ? Cela passe l'entendement ! Dès l'instant où je descendis du métro aérien et où je m'engageai dans l'escalier qui plongeait au cœur du Bronx, je changeai du tout au tout. Il n'y avait que quelques rues à traverser pour arriver à l'établissement du Dr Onirifigue — juste assez pour me désorienter, pour me donner le temps d'endosser le rôle du génie hypersensible, du poète romantique, de l'heureux mystique qui a trouvé la vraie bien-aimée et qui est prêt à mourir pour elle.

Il y avait une effroyable contradiction entre cette nouvelle situation intime de l'être et le climat physique du quartier que je devais traverser en plongée tous les soirs. Partout menaçait dans l'ombre l'uniforme laideur des murs derrière lesquels vivaient des familles dont toute la vie avait pour sens unique : le boulot. Esclaves industrieux, patients, ambitieux, avec un seul but : l'émancipation. En attendant, résignés à tout, indifférents à l'inconfort, imperméables à la laideur. Héroïques petites âmes dont l'idée fixe même – secouer la servitude du travail — ne servait qu'à magnifier la vie de crasse et de misère.

Quelle preuve avais-je, que la pauvreté pouvait porter un autre visage ? Rien que le vague et fugace souvenir de mon enfance dans le XIVe arrondissement du Bronx. Le souvenir d'une enfance abritée, à laquelle on avait laissé toute sa chance, qui n'avait connu que joie et liberté... jusqu'à la dixième année.

Pourquoi avais-je gaffé en parlant au Dr Onirifigue ? Je n'avais aucune intention de parler des Juifs, ce soir-là ; je pensais au Chemin de Rome : ce livre de Belloc qui m'avait réellement emballé. Homme sensible, érudit, pour qui l'histoire de l'Europe était mémoire vivante, il avait résolu d'aller à pied de Paris à Rome, sans autre bagage qu'un sac au dos et un solide bâton de marche. Et il l'avait fait. En cours de route, tout ce qui vous arrive en pareil cas lui était effectivement arrivé. C'était la première fois que je comprenais la différence entre marche avant et but ; que je prenais conscience de cette vérité : que la vie n'a d'autre but que d'être vécue. Comme j'enviais à Hilaire Belloc son aventure ! Aujourd'hui même, je revois dans l'angle des pages ses petits croquis au crayon, de murs et de flèches d'églises, de tourelles et de bastions. Je n'ai qu'à songer au titre du livre pour me retrouver assis dans les champs, debout sur un de ces étranges ponts du Moyen Age, ou pionçant au bord d'un paisible canal, au cœur de la France. Jamais je n'aurais cru que je pourrais un jour voir ce pays lointain, marcher à travers ces champs, m'arrêter sur ces mêmes ponts, longer ces mêmes canaux. Ce genre de choses m'arriver à moi ? Impossible ! J'étais condamné !

Quand je pense aujourd'hui à la ruse qui me donna la liberté ; quand je pense que je suis sorti de cette prison parce que la femme que j'aimais voulait se débarrasser de moi, mon visage se prend d'un sourire d'extrême tristesse qui dit combien j'en reste mystifié et intrigué. Que de confusion et de complexité ! Nous sommes reconnaissants à qui nous poignarde dans le dos ; nous fuyons qui voudrait nous aider ; nous nous félicitons de notre chance, loin de songer que la chance n'est peut-être qu'une fondrière d'où nous ne pourrons nous dépêtrer. Nous fonçons droit devant nous en tournant la tête ; nous nous ruons aveuglément dans le piège. L'évasion nous conduit droit au cul-de-sac.

Je traverse le Bronx... cinq ou six rues, juste ce qu'il faut de temps et d'espace pour me transformer en tire-bouchon. Mona sera là, qui m'attendra. Elle me prendra dans la chaleur de ses bras, comme si elle ne m'avait jamais embrassé. Nous ne passerons qu'une ou deux heures ensemble ; ensuite elle s'en ira — au dancing où elle continue son métier d'entraîneuse. Je dormirai à poings fermés quand elle rentrera, à trois ou quatre heures du matin. Elle boudera et s'agitera dans le lit, si je ne me réveille pas pour l'entourer passionnément de mes bras et lui déclarer que je l'aime. Elle a tant de choses à me dire, toutes les nuits — et jamais le temps de les dire. Le matin, quand je pars, c'est elle qui dort à poings fermés. Nous allons, nous venons comme deux trains de chemin de banlieue. Tel est le début de notre vie commune.

Je l'aime, cœur et âme. Elle est tout pour moi. Et pourtant elle n'a rien de commun avec les femmes de mes rêves, ces créatures idéales que j'adorais, enfant. Elle ne correspond à rien de ce que j'imaginais au plus profond de moi. C'est une image entièrement neuve, quelque chose d'étranger, que le Destin a lancé comme un tourbillon sur mon chemin — un tourbillon venu d'une sphère inconnue. Plus je la regarde et plus j'apprends à l'aimer, fragment par fragment, plus je m'aperçois qu'elle m'échappe dans sa totalité. Mon amour s'allonge comme une addition ; mais elle, celle que je cherche, de tout le désespoir affamé de l'amour, me fuit entre les doigts comme un élixir. Elle est entièrement mienne, presque mon esclave ; mais je ne la possède pas. C'est moi qui suis possédé. Moi qui suis la proie d'un amour comme il ne s'en est jamais offert à moi — un amour qui est un gouffre, un amour total, qui me tient jusque dans les ongles des orteils, dans la crasse qui les endeuille — et pourtant mes mains ne cessent de battre le vide, de saisir, d'agripper, sans jamais rien tenir.

Rentrant, un soir, je repérai du coin de l'œil une de ces créatures du ghetto, sensuelles et veloutées, qui ont l'air de sortir d'une page de l'Ancien Testament. Une de ces Juives qui ne peuvent s'appeler que Ruth ou Esther. Ou peut-être Myriam.

Myriam, oui ! Voilà le nom que je cherchais. Qu'est-ce qui faisait le miracle de ce nom, pour moi ? Comment une appellation aussi simple pouvait-elle susciter de si puissantes émotions ? Cette question me tourmentait.

Myriam, c'est le nom suprême. Si je pouvais couler toutes les femmes dans le moule du parfait idéal, si je pouvais attribuer à cet idéal toutes les qualités que je cherche dans la femme, c'est Myriam que j'appellerais ce parangon.

J'avais complètement oublié l'adorable créature qui m'inspirait ces réflexions. J'étais sur la piste de quelque chose. Tandis que mon pas s'accélérait, que mon cœur battait plus follement, brusquement je me souvins du visage, de la voix, du corps, des gestes de la Myriam que j'avais connue quand j'avais douze ans. Myriam Painter... Pas plus de quinze ou seize ans ; mais épanouie, radieusement vivante, parfumée comme une fleur — et hors d'atteinte. Ce n'était pas une Juive. Et elle n'évoquait pas non plus, même de très loin, le souvenir des créatures légendaires de l'Ancien Testament. (Ou peut-être n'avais-je pas encore lu l'Ancien Testament.) C'était la jeune créature aux longs cheveux châtains, aux yeux francs et ouverts, à la bouche plutôt généreuse, qui m'adressait un cordial bonjour quand nous nous croisions dans la rue. Toujours à son aise, toujours prodigue d'elle-même, rayonnante de bonne santé et de bonne humeur, et sage, avec cela, compatissante, compréhensive. Inutile de se perdre en avances maladroites, avec elle : elle venait régulièrement à moi, dans tout l'éclat de sa joie intérieure et secrète, débordante toujours. Elle me gobait d'un trait et m'entraînait dans son sillage ; elle m'enveloppait comme une mère, me réchauffait comme une maîtresse, me faisait voltiger comme une fée. Jamais je n'eus une pensée impure à son égard ; ni ne la désirai ; ni n'aspirai à une caresse d'elle. Je l'aimais si profondément, si complètement, que chaque fois que je la croisais, c'était comme une nouvelle naissance. Tout ce que je demandais, c'était qu'elle restât vivante, qu'elle fût de ce monde, qu'elle existât quelque part, n'importe où ici-bas, et ne mourût jamais. Je n'espérais rien, je n'attendais rien d'elle. Qu'elle existât simplement était tout-suffisant. Oui, souvent je rentrais en courant à la maison, je me cachais et, à voix haute, je remerciais Dieu d'avoir envoyé sur cette terre Myriam. Quel miracle ! Et quelle félicité que d'aimer ainsi !

J'ignore combien de temps cela dura. Je serais incapable de dire si elle avait conscience de mon adoration ou non. Quelle importance ? J'étais amoureux de l'amour. Aimer ! Se livrer, pieds et poings liés ; se prosterner devant l'image de la divinité ; mourir mille morts imaginaires ; anéantir toute trace de soi ; découvrir l'univers entier, incarné, enchâssé dans l'image vivante de l'autre ! Adolescence, disons-nous. Sottise ! Germe de la vie future, oui ; semence que nous nous cachons, que nous ensevelissons au plus profond de nous, que nous comprimons et étouffons, que nous nous efforçons furieusement de détruire, sur le chemin où nous allons d'une expérience à l'autre, voletant, pataugeant, nous égarant.

Lorsque je rencontre mon second idéal — Una Gifford —  je suis déjà atteint par le mal. Quinze ans seulement, et le cancer ronge les organes essentiels. Comment l'expliquer ? Myriam avait disparu d'un coup de ma vie — oh, sans drame ; paisiblement, sans ostentation. Disparue simplement ; plus revue. Je ne m'étais même pas rendu compte de ce que cela signifiait. Je n'y avais même pas pensé. Les gens allaient, venaient ; les objets apparaissaient, s'effaçaient. Je participais du flux, comme les autres ; rien que de naturel, même si cela demeurait inexplicable. Je commençais à lire, même trop. Je me tournais vers le dedans, je me refermais sur moi-même, comme font les fleurs, la nuit.

Una Gifford n'apporte rien, que souffrance et angoisse. Je la veux, j'ai besoin d'elle, je ne peux vivre sans elle. Elle ne dit ni Oui ni Non, pour la bonne raison que je n'ai pas le courage de lui poser la question. J'aurais bientôt seize ans ; nous allons encore tous les deux à l'école — nous n'aurons pas notre diplôme avant l'an prochain. Comment une fille de votre âge, à qui vous adressez un signe de tête ou un long regard en passant, peut-elle être la femme sans laquelle vous ne pouvez vivre ? Comment peut-on rêver de mariage, avant d'avoir franchi le seuil de la vie ? Mais si je m'étais enfui avec Una Gifford à cette époque, dans ma quinzième année, si je l'avais épousée et qu'elle m'eût donné dix enfants, il n'y eût rien eu à redire — absolument rien. Quelle importance, si je devenais quelque chose d'entièrement différent, si je tombais au plus bas de l'échelle ? Quelle importance si cela signifiait vieillir précocement ? Le besoin impérieux que j'avais de cette fille resta sans réponse ; il devint blessure —  blessure qui grandit, grandit jusqu'à se changer en trou béant. Et au fur et à mesure de la vie, au fur et à mesure que ce besoin désespéré croissait en intensité, j'ai tout entraîné dans ce trou, tout massacré.

Je ne me suis pas rendu compte, au début de mes rapports avec Mona, du grand besoin qu'elle avait de moi. Pas plus que je n'ai mesuré l'importance du changement qu'elle opérait dans sa vie, ses habitudes, son décor, ses antécédents, pour m'offrir d'elle cette image idéale dont elle n'a que trop vite soupçonné le créateur : — moi. Elle avait tout changé : nom, lieu de naissance, mère, éducation, amis, goûts, désirs même. Il était typique d'elle qu'elle désirât changer mon propre prénom, aussi bien. Ce qu'elle fit. J'étais désormais Val — diminutif de Valentin, dont j'avais toujours eu honte (me faisait toujours penser à une poule mouillée) ; mais maintenant que le nom sortait de ses lèvres, je ne pouvais pas rêver mieux pour moi. Personne d'autre ne m'appelait Val, bien qu'on entendît Mona le répéter sans cesse. Pour mes amis, je continuais à être le même, toujours ; ils ne se laissaient pas hypnotiser par un simple changement de nom.

A propos de métamorphoses... J'ai le souvenir vivace de notre première nuit chez le Dr Onirifigue. Nous avions pris une douche tous les deux, en frissonnant à la vue des myriades de blattes qui infestaient la salle de bains. Nous nous étions mis au lit sous le couvre-pieds en duvet. Nous avions extatiquement baisé, dans cette étrange salle publique, pleine d'objets bizarres. Nous étions étroitement près l'un de l'autre, ce soir-là. Je m'étais séparé de ma femme, et Mona avait quitté ses parents. On ne pouvait dire que nous savions pourquoi nous avions accepté de vivre dans cette maison perdue ; si nous avions eu tout notre bon sens, l'idée ne nous fût pas venue, à elle comme à moi, de choisir pareil décor. Mais nous n'avions pas notre bon sens. Nous avions la fièvre d'inaugurer une vie nouvelle, et nous avions le remords, tous deux, des crimes que nous avions commis afin de pouvoir nous embarquer dans la grande aventure. Le remords fut plus fort chez Mona que chez moi, pour commencer. Elle se sentait responsable de la rupture. Elle était navrée pour l'enfant que j'avais laissé derrière moi —  non pour la mère. A quoi s'ajoutait la peur sans nul doute, de me voir me réveiller un jour et me dire que c'était une erreur. Elle faisait l'impossible pour se rendre indispensable, pour m'aimer avec tant de dévotion, d'abnégation totale que le passé en fût anéanti. Elle ne le faisait pas délibérément. Elle n'avait même pas conscience de le faire. Mais elle s'accrochait à moi, désespérément, si désespérément que, lorsque j'y pense aujourd'hui, les larmes me viennent aux yeux. Parce que ce n'était pas nécessaire : j'avais besoin d'elle, encore plus qu'elle de moi.

Ainsi donc, comme nous glissions vers le sommeil, ce soir-là, et comme elle roulait sur le côté pour me tourner le dos, le couvre-pieds tomba et je m'aperçus, du fait de la position animale qu'elle avait prise (en chien de fusil), de l'ampleur charnelle de son dos. Je laissai mes deux mains errer sur sa chair, caressant ce dos comme on flatterait le flanc d'une lionne. Curieux, que je n'eusse jamais remarqué ce dos superbe. Maintes fois nous avions dormi ensemble, et le sommeil nous avait surpris dans toute espèce de postures ; mais je n'avais rien remarqué. Et voilà que dans cet énorme lit qui semblait flotter sur la pâle lumière de l'immense pièce, ce dos se gravait lentement dans ma mémoire. Il ne m'en venait pas des pensées bien définies — rien que de vagues et agréables sensations de la force et de la vitalité qui étaient en elle. Elle aurait pu porter le monde sur son dos ! Je ne formulai rien d'aussi précis que cela ; mais l'idée était là, dans je ne sais quelle vague et obscure région de ma conscience éveillée... le bout de mes doigts, plus probablement.

Sous la douche, je l'avais taquinée à propos de son ventre, qui devenait plutôt généreux, et je m'étais aperçu aussitôt qu'elle était extrêmement susceptible quant à son corps. Mais je ne critiquais pas l'opulence de sa chair — j'étais ravi de cette découverte. J'y voyais l'épanouissement d'une promesse. Ensuite, à vue d'œil, ce corps si libéralement doté s'était mis à réduire. La torture intime prélevait déjà son tribut. En même temps, le feu qui était en elle s'était mis à brûler plus fort. La passion qui la ravageait consumait sa chair. Son cou vigoureux : cette colonne, cette partie de son corps que j'admirais le plus, s'amincissait, s'élançait de plus en plus — tant que la tête finissait par ressembler à une pivoine géante oscillant sur sa tige fragile.

— Tu n'es pas malade ? lui demandais-je souvent, alarmé par la rapidité de la métamorphose.

— Mais non ! répondait-elle. C'est la mauvaise graisse qui fond.

— Attention, tu vas trop loin, Mona.

— Jeune fille, j'étais comme ça, répliquait-elle. Je suis une maigre de nature.

— Mais je n'ai pas envie que tu maigrisses trop. Je ne veux pas que tu changes. Regarde ton cou... Tu n'as pas envie d'avoir un cou de poulet ?

— Je n'ai pas un cou de poulet ! disait-elle, se levant d'un bond pour aller se regarder dans la glace.

— Ce n'est pas ce que je disais, Mona... Seulement, cela peut arriver, si tu continues à ne pas faire attention.

— Je t'en prie, ne parlons pas de ça, Val. Tu ne comprends pas...

— Ne le prends pas ainsi, Mona. Je ne te critique pas. Je n'ai qu'un désir : te protéger.

— Tu ne m'aimes pas comme je suis, c'est ça ?

— Je t'aime comme tu es, n'importe, Mona. Je t'adore. Follement. Mais, je t'en prie, sois raisonnable. J'ai peur que tu ne te dissolves, que tu ne t'exhales comme un soupir. Je n'ai pas envie que tu tombes malade...

— Ne sois pas idiot, Val. Jamais je ne me suis sentie aussi bien de ma vie... A propos, comptes-tu aller voir la petite, ce samedi-ci ?

Jamais elle n'appelait ma femme ou l'enfant par leur nom. De même, elle préférait penser que je ne rendais visite qu'à l'enfant, lors de mes expéditions hebdomadaires à Brooklyn.

Mettons que je dise oui, j'irais... pourquoi sa question ? y avait-il une raison de ne pas y aller ?

— Non, non ! répondait-elle, avec un curieux sursaut de la tête, se détournant pour chercher quelque chose dans le tiroir du bureau.

Je vins derrière elle, un jour, comme elle se penchait ainsi, et nouai mes bras autour de sa taille :

— Dis-moi, Mona... Cela te fait-il beaucoup de peine que j'aille là-bas ? Sois franche. Parce que, si c'est oui, je cesserai ces visites. Il faudra bien que cela finisse un jour, de toute façon.

— Tu sais parfaitement que je ne veux pas t'empêcher d'y aller. Ai-je jamais rien dit contre ?

— No-o-on, répondis-je, baissant la tête et fixant longuement le tapis. No-o-on, tu ne dis jamais rien. Mais il y a des jours où j'aimerais mieux que tu dises quelque chose...

— Pourquoi parles-tu ainsi ? se récria-t-elle vivement, l'air presque indigné. Est-ce que tu n'as pas le droit de voir ta fille ? J'agirais de même à ta place.

Elle se tut un instant ; puis, incapable de se maîtriser, elle lâcha :

— Jamais je ne l'aurais abandonnée, à ta place ! Jamais je n'aurais renoncé à elle — pour rien au monde !

— Mona ! Qu'est-ce que tu racontes ! Qu'est-ce que cela signifie ?

— Exactement ce que cela veut dire. Je me demande comment tu peux faire cela. Je ne suis pas digne d'un tel sacrifice. Personne n'en est digne !

— Assez ! rétorquai-je. Nous allons dire des choses que nous ne pensons pas. Je t'assure que je ne regrette rien. Ce n'a pas été un sacrifice — mets-toi bien cela dans la tête. Je te voulais et je t'ai. Je suis heureux. Au besoin, je pourrais oublier le monde entier. Tu es mon univers, et tu le sais.

Je la saisis et l'attirai à moi. Une larme coula sur sa joue.

— Ecoute, Val : je ne te demande pas de renoncer à quoi que ce soit, mais...

— Mais quoi ?

— Tu ne pourrais pas passer me prendre une fois de temps à autre, la nuit, quand je sors de mon travail ?

— A deux heures du matin ?

— Je sais... c'est une fichue heure... Mais je me sens affreusement seule quand je quitte le dancing. Surtout après avoir dansé avec tous ces hommes, tous ces individus horribles et stupides qui ne signifient rien pour moi. Je rentre et je te trouve endormi. Que me reste-t-il ?

— Ne dis pas ce genre de choses, je t'en prie ! Oui, bien sûr que j'irai t'attendre... de temps en temps.

— Tu ne pourrais pas dormir un peu après le dîner, et ensuite...

— Mais si, c'est possible. Pourquoi ne m'as-tu pas dit cela plus tôt ? Quel égoïste je fais, de ne pas y avoir pensé !

— Tu n'es pas égoïste, Val.

— Je suis trop... Au fait, pourquoi ne t'accompagnerais-je pas jusque-là, ce soir ? Je reviendrais roupiller un peu, et j'irais te chercher à l'heure de la fermeture ?

— Tu es sûr que ce ne sera pas trop fatigant ?

— Non, Mona. Ce sera formidable !

En rentrant, cependant, je ne tardai pas à me rendre compte de ce qu'entraînerait pareille organisation de mon temps. A deux heures, casser la graine quelque part. Une heure de métro aérien. Au lit, écouter un petit moment les histoires de Mona avant de dormir ; ce qui mènerait à près de cinq heures ; et sur le coup de sept, se relever, prêt au boulot...

Je finis pas prendre l'habitude de me changer tous les soirs, en prévision du rendez-vous au dancing. Non que j'y allasse tous les soirs, mais le plus souvent possible. J'enfilais de vieux vêtements — chemise kaki, paire de mocassins ; j'y adjoignais bravement une des cannes que Mona avait barbotées à Carruthers... Histoire d'affirmer ma personnalité romantique. Je menais double vie : l'une à la Compagnie Cosmodémonique du Télégraphe ; l'autre avec Mona. Parfois, Florrie se joignait à nous au restaurant. Elle avait trouvé un nouvel amant, un médecin allemand qui, selon toutes les informations, devait être doté d'un outil géant. Il était le seul à pouvoir la satisfaire — elle ne le cachait pas. Cette créature d'aspect fragile, avec sa bouille d'Irlandaise type, ce produit de Broadway par excellence, qui eût soupçonné qu'entre ses jambes se dissimulait une fente assez grande pour y enfouir une masse de carrier — ou qu'elle aimait autant les femmes que les hommes ? Elle aimait tout ce qui avait un rapport avec le sexe. Au point où elle en était, la fente s'étendait en profondeur jusqu'au cerveau, gagnait, s'étalait, tant qu'il finissait par ne plus y avoir de place que pour une pine surhumaine.

Un soir, après avoir accompagné Mona à son travail, je me pris à errer dans les petites rues. Je m'étais dit que je pourrais faire un tour au cinéma en attendant de la retrouver à sa sortie. Passant devant une maison, j'entendis lancer mon nom. Je me retournai : sous le porche, semblant se cacher, se tenaient Florrie et Hannah Bell. Je les emmenai boire un verre de l'autre côté de la rue. Elles paraissaient nerveuses et agitées. Elles me déclarèrent qu'elles devraient partir dans quelques minutes — elles acceptaient un verre par politesse, c'était tout. Pour la première fois, je me trouvais seul avec elles ; elles étaient gênées, comme si elles avaient eu peur de me révéler des choses que je ne devrais pas savoir. Très innocemment, je pris la main de Florrie, qui reposait sur ses genoux, et la pressai pour la rassurer — sans savoir pourquoi elle en avait besoin. A ma surprise, elle serra ma main en retour, chaleureusement ; puis se penchant comme pour glisser une confidence à Hannah, desserra son étreinte et se mit à farfouiller dans ma braguette. Au même instant, entra un homme qu'elles accueillirent avec effusion. On me présenta comme un ami. L'homme s'appelait Monahan.

— C'est un inspecteur de police, me dit Florrie avec un regard fondant.

A peine l'homme s'était-il assis, que Florrie, se levant d'un bond, empoignait Hannah par le bras et l'entraînait rapidement dehors. En sortant, elle nous fit au revoir de la main. Toutes deux traversèrent la rue en courant, en direction de l'entrée où elles se cachaient quelques instants plus tôt.

— En voilà des façons ! dit Monahan. Qu'est-ce que vous prenez ? me demanda-t-il, faisant signe au garçon.

Je commandai un autre whisky et le regardai sans piper mot. L'idée de me retrouver seul avec un inspecteur de police sur les bras ne me souriait guère. Monahan cependant était d'une tout autre humeur : il semblait heureux d'avoir déniché un interlocuteur. Remarquant ma canne et mon accoutrement miteux, il en conclut immédiatement que j'étais un artiste d'une espèce ou d'une autre.

— Vous êtes vêtu comme un artiste... (Un peintre, voulait-il dire)... bien que vous n'en soyez pas un. Vous avez des mains trop délicates.

Il s'empara de mes mains et les examina rapidement :

— Vous n'êtes pas musicien non plus, ajouta-t-il. Ça fait qu'il n'y a pas d'autre solution : vous êtes écrivain !

J'acquiesçai de la tête, mi-amusé, mi-irrité. Il appartenait à ce genre d'Irlandais dont la franchise sans détours m'est aussitôt antipathique. Je prévoyais sans peine la cascade de défis et de questions — Pourquoi ? Pourquoi non ? Comment ça se fait ? Que voulez-vous dire ? Comme toujours, je commençai par prendre mon air le plus suave et indulgent. Je ne le contrariai pas. Seulement, ce n'était pas mon accord qu'il cherchait ; c'était une dispute.

A peine si j'avais dit un mot ; mais, au bout de quelques minutes, il m'insultait déjà, me déclarant en même temps combien je lui plaisais.

— Vous êtes exactement le genre de mec que j'avais envie de rencontrer, me dit-il, renouvelant la tournée. Vous en savez plus long que moi, mais vous ne voulez pas parler. Je suis indigne de vous, hein, un pauvre type ? Eh bien, là, vous vous trompez ! Peut-être que j'en sais infiniment plus que vous ne le soupçonnez. Peut-être qu'il y a certaines choses que je pourrais vous dire. Pourquoi ne me posez-vous pas de questions ?

Que dire ? Je n'avais pas envie d'apprendre quoi que ce fût — venant de lui, du moins. J'aurais voulu me lever et m'en aller — sans le vexer. Je n'avais pas envie de me faire harponner et rabattre sur mon siège par ce long bras velu, pour être inondé de postillons, passé à tabac, invectivé et insulté. Sans compter que je me sentais un peu chose. Je pensais à Florrie et à son étrange conduite... je sentais encore sa main fouiller dans ma braguette.

— On dirait qu'il vous manque une case, reprit-il. Je croyais que les écrivains pétaient le feu, étaient toujours présents, prêts à des reparties brillantes. Qu'est-ce qu'il y a ? Pas envie de compagnie ? Ma tronche vous revient pas peut-être ? Ecoutez ! poursuivit-il, posant sa grosse patte sur mon bras. Pigez bien : je suis un ami — vu ? J'ai envie de bavarder avec vous. Et vous allez me dire des tas de trucs... toutes les choses que je ne sais pas. Me rencarder, quoi. Peut-être que je ne saisirai pas tout du premier coup, mais je suis prêt à écouter. Nous ne sortirons pas d'ici, avant d'avoir vidé ça... voyez ce que je veux dire ?

Et sur ce, il me fit un de ces bizarres sourires irlandais, mélange de cordialité, de sincérité, de perplexité et de violence. Autrement dit, ou il tirait de moi ce qu'il voulait ou il me cassait la gueule. Pour une raison inexplicable, il était convaincu que je détenais quelque chose dont il avait atrocement besoin, une réponse quelconque au mystère de la vie, qui, même s'il ne pouvait pas la saisir complètement, lui serait tout de même d'un grand secours.

Quand il eut fini, j'étais à deux doigts de la panique. C'était justement le genre de situation dont je suis incapable de me tirer. Je l'aurais volontiers assassiné de sang-froid — le fumier !

Un uppercut mental, voilà ce qu'il attendait de moi. Il était las de dérouiller les autres ; ce qu'il voulait, c'était qu'on le soignât à son tour.

Je décidai de rentrer droit dans le tas, de lui porter une botte à fond, qui le dégonflerait d'un coup, puis de m'en remettre à l'esprit d'à-propos.

— Vous voulez que je vous parle franchement — c'est ça, hein ? dis-je, avec un sourire spirituel.

— C'est ça, c'est ça, rétorqua-t-il. Allez-y ! Feu à volonté ! J'ai une sacrée capacité d'encaisse.

— Bien, dis-je sans cesser d'afficher mon bon sourire suave et rassurant. Pour commencer, vous n'êtes qu'un salaud, et vous le savez. Vous avez peur de quelque chose —  quoi ? je l'ignore ; mais nous y viendrons. Devant moi, vous racontez que vous êtes un pauvre type, un rien du tout ; mais dans votre for intérieur vous vous racontez que vous êtes un futé, un caïd, un fortiche. Vous n'avez peur de rien, pas vrai ? Mais tout ça, c'est de la merde, et vous le savez. Vous crevez de trouille. Vous pouvez encaisser — que vous dites. Encaisser quoi ? Une châtaigne au coin de la gueule ? Bien sûr, avec une tronche en béton comme la vôtre ! Mais la vérité... vous pouvez l'endurer ?

Il me lança un sourire dur, un éclair d'acier. Son visage, violemment empourpré, disait assez qu'il faisait l'impossible pour se contenir. Il aurait voulu dire : « Continuez ! » mais les mots l'étranglaient. Il se borna à opiner du chef et à allumer son sourire électrique.

— Vous avez rossé plus d'un sale rat, à mains nues, hein ? Un autre tenait le mec cloué au tapis et vous, vous cogniez jusqu'à ce qu'il gueule au meurtre. Vous lui extorquiez des aveux, et puis vous brossiez la poussière sur vos habits et vous alliez vous en jeter quelques-uns derrière la cravate. C'était un sale rat, ce mec, et il n'avait que ce qu'il méritait. Mais vous, vous êtes un super-rat, et c'est ça qui vous ronge. Vous aimez faire mal aux autres. Enfant, vous arrachiez les ailes aux mouches, probablement. Quelqu'un vous a fait mal, un jour, et vous ne pouvez pas l'oublier... (Je le sentis tiquer, à ces mots.) Vous allez à la messe tous les dimanches et vous vous confessez — mais vous ne dites pas la vérité. Des demi-vérités seulement. Jamais vous ne dites au confesseur quelle espèce de vermine et de fumier puant vous êtes réellement. Vous lui parlez de vos péchés mignons. Jamais vous ne lui dites le plaisir que vous prenez à rosser des mecs sans défense qui ne vous ont jamais fait le moindre mal. Et bien sûr — vous avez toujours la main large pour le tronc. Du fric à acheter le silence ! Comme si ça pouvait apaiser votre conscience ! Tout le monde dit quel chic type vous êtes... sauf les pauvres fumiers que vous traquez et à qui vous faites pisser la vie avec le sang. Vous vous racontez que c'est votre boulot, que si vous n'étiez pas comme ça, Dieu sait alors... Vous avez du mal à vous figurer ce que vous pourriez bien faire, si jamais vous perdiez votre place, pas vrai ? Qu'est-ce que vous comptez à votre actif ? Que savez-vous ? A quoi êtes-vous bon ? Bien sûr, vous pourriez toujours faire un balayeur de rues ou un boueux — bien que je doute que vous ayez assez de cran pour ça. Mais que savez-vous d'utile ? Rien, non ? Vous ne lisez pas, vous ne recherchez que la société de vos pareils. Il n'y a que la politique qui vous intéresse. Capital, la politique ! Qui sait si on n'aura pas besoin d'un ami, un jour ? On est fichu d'assassiner le type qu'il ne faut pas, un de ces quatre matins... et alors ! Alors quoi ? Eh bien, alors il faut avoir sous la main un type qui mente pour vous, qui en mette un coup pour vous... une espèce de sale ver rampant de votre genre, sans un brin de virilité ou une étincelle d'honnêteté en lui. Et en retour, vous lui rendrez service un jour ou l'autre... c'est-à-dire qu'à sa demande vous serez prêt à dézinguer quelqu'un, le cas échéant.

Je repris haleine une seconde :

— Si vous voulez vraiment connaître le fond de ma pensée, je dirai que vous avez assassiné déjà une douzaine de pauvres mecs innocents. Que vous avez dans votre poche une bonne grosse liasse... un vrai étouffe-chrétien. Que vous avez un poids sur la conscience, et que c'est pour le noyer que vous êtes ici. Que vous savez pourquoi ces deux filles se sont levées brusquement pour se sauver de l'autre côté de la rue. Que si on apprenait toute la vérité sur votre compte, peut-être seriez-vous bon pour la chaise électrique...

Hors d'haleine, je m'arrêtai et me frottai machinalement la mâchoire, comme surpris de la trouver encore intacte. Monahan, incapable de se maîtriser plus longtemps, fut pris soudain d'un fou rire alarmant.

— Vous êtes cinglé, me dit-il, à mettre au cabanon ! Mais vous me plaisez. Allez-y, continuez. Dites ce que vous savez — le pire ; je veux l'entendre.

Et sur ces mots il appela le garçon et fit remplir les verres.

— Vous avez raison sur un point, ajouta-t-il. La liasse... j'en ai une dans ma poche. Voulez voir ?

Il pêcha dans sa poche un rouleau de billets, me le fit passer sous le nez, comme un escamoteur de cartes :

— Allez-y, maintenant... videz le sac !

La vue de l'argent me fit sortir des rails. Je n'eus plus qu'une idée : comment lui extirper un peu de ce flouse mal acquis !

— C'est vrai que c'était un peu braque, toute cette camelote que je vous ai vendue, commençai-je à dire, changeant de ton. M'étonne que vous ne m'ayez pas coupé la chique et sonné. Je dois avoir les nerfs en boule...

— Pas à moi qu'il faut raconter ça, riposta Monahan.

J'adoptai un ton encore plus conciliant :

— Attendez que je vous parle un peu de moi, poursuivis-je d'une voix égale.

Et je lui brossai à grands traits le tableau concis de ma situation à la patinoire à roulette de la Cosmodémonique ; de mes rapports avec O'Rourke, le détective de la compagnie ; de mes ambitions (devenir écrivain), de mes visites à l'asile d'aliénés, etc. Juste assez pour lui donner à entendre que je n'étais pas un rêveur. L'allusion au nom d'O'Rourke l'impressionna. Le frère d'O'Rourke (je n'étais pas sans le savoir) était le patron de Monahan, qui avait de lui une sainte terreur.

— Alors, vrai, vous copinez avec O'Rourke ?

— C'est un grand ami à moi, dis-je. Un homme que je respecte. Presque un père pour moi. J'en ai appris long sur la nature humaine, grâce à lui. O'Rourke est un grand homme attelé à une petite besogne. Il n'est pas à sa vraie place, sans que je puisse dire ce qu'elle devrait être. Et pourtant il a l'air de se trouver bien où il est, quoiqu'il se crève au travail. Ce qui me dérange, c'est justement qu'on ne l'apprécie pas à sa valeur.

Je continuai dans cette veine, exaltant les vertus d'O'Rourke, dressant sans trop de subtilité un parallèle entre ses méthodes et celles du poulet moyen.

Mes paroles produisaient l'effet attendu. Visiblement, Monahan flanchait, mollissait comme une éponge.

— Vous vous gourez sur mon compte, dit-il, n'y tenant plus. J'ai le cœur qui déborde autant que le voisin ; seulement je ne le montre pas. On ne peut pas se découvrir, non, pas dans ce métier ! On n'est pas tous des O'Rourke, d'accord ; mais, merde, ça n'empêche pas d'avoir du cœur ! Vous êtes un idéaliste ; c'est ça qui vous tracasse. Vous voudriez la perfection...

Il me lança un étrange regard, tout en se marmonnant à lui-même. Puis il reprit, d'une voix claire et calme :

— Plus vous parlez, plus vous me plaisez. Il y a quelque chose en vous... la même chose qu'en moi autrefois. J'en avais honte, alors... peur de n'être qu'une niquedouille ou ce genre — vous me suivez ? La vie ne vous a pas pourri — voilà ce que j'aime en vous. Vous savez à quoi vous en tenir sur elle, mais ça ne vous donne pas d'aigreur ni de mesquinerie. Vous m'avez dit un certain nombre de vacheries, tout à l'heure, et franchement c'est vrai que j'ai failli vous en mettre un. Qu'est-ce qui m'a retenu ? C'est que vous ne vous adressiez pas à moi en particulier : vous visiez tous les mecs de mon espèce qui ont déraillé à partir d'un certain point. Vous avez l'air de vous en prendre aux personnes, mais ce n'est pas vrai. C'est au monde entier que vous parlez tout le temps. Vous auriez fait un bon prédicateur — non ? ça ne vous frappe pas ? Vous et O'Rourke, vous faites une fameuse paire. Sans blague. Nous autres, c'est boulot boulot, et ça n'a rien de tellement amusant. Vous, le boulot, c'est pour le plaisir que vous le faites. Et qui plus est... bon, n'importe !... Tenez, donnez-moi la main...

Il tendit le bras, saisit ma main libre dans un étau :

— Vous y êtes, oui ?... (Je grimaçai sous l'étreinte)... Je pourrais vous mettre la pogne en compote. Pas besoin de feinter ni de vous en allonger un. Je n'aurais qu'à rester tranquillement assis, à vous parler en vous regardant bien en face et vous écrabouiller les os. C'est pas la force qui me manque.

Il relâcha son étreinte et je m'empressai de retirer ma main. Elle était tout engourdie, paralysée.

— Qu'est-ce que ça veut dire, hein ? Rien du tout, poursuivit-il. C'est de la force de bête brute. Vous, vous avez un autre genre de force, qui me manque. Vous pourriez me débiter en tranches avec votre sacrée langue. Vous avez de la cervelle. (Son regard se perdit, comme distrait)... Comment ça va ? s'enquit-il, rêveur. Je ne vous ai pas fait mal ?

Je me palpai de mon autre main. C'était de la chair flasque et bonne à rien.

— Non, il n'y a pas de mal, je crois.

Il me transperça du regard, puis s'exclama en riant :

— J'ai faim ! Mangeons un bout !

Nous descendîmes au sous-sol et commençâmes par rendre visite aux cuisines. Il tint à me montrer comme tout était propre, fit le tour, ramassa un coutelas, un couperet, les éleva à la lumière pour me les faire examiner et admirer.

— J'ai été forcé d'abattre un mec avec un de ces trucs, une fois, me dit-il, brandissant un couperet. Fendu en deux, net, comme une bûche.

Me prenant affectueusement par le bras, il me ramena en haut :

— Henry, me dit-il, on va être copains. Tu vas me parler encore de toi — et tu vas me laisser t'aider. T'as une femme... une beauté par-dessus le marché.

Je sursautai malgré moi. Il resserra son étreinte sur mon bras et me conduisit à une table :

— Parlons franc, pour changer, Henry. J'en ai peut-être pas l'air, mais je sais une ou deux petites choses.

Un temps.

— Retire ta femme de cette boîte !

J'allais dire : « Quelle boîte ? » quand il reprit :

— Un mec qui se trouve mêlé à toute sorte de trucs et de machins, il a encore des chances d'en sortir propre... une fois par hasard. Mais une femme, c'est différent. Ça te plaît de la voir travailler là, avec cette bande de poupées en folie... non, hein ? Tâche de savoir ce qui la retient. Allons, ne te vexe pas... Ce que j'en dis, c'est sans vouloir t'offenser. Je ne sais rien de ta femme... c'est-à-dire : rien de plus que ce que j'ai entendu dire...

— Ce n'est pas ma femme, bafouillai-je.

— Bon. Peu importe ce qu'elle est pour toi, dit-il tout uniment, comme si le détail était sans intérêt. Fais-la sortir de cette boîte ! C'est un conseil d'ami. Je sais de quoi je parle.

Rapidement, par secousses, je mis les choses bout à bout. Mon esprit revint à Florrie et à Hannah, à leur fuite brusquée. Allait-il y avoir une descente de police... rafle ou chantage ? Etait-ce façon, de sa part, de m'avertir ?

Il dut deviner ce qui se passait dans ma tête, car lorsqu'il rouvrit la bouche, ce fut pour dire :

— S'il faut absolument qu'elle boulonne, je peux toujours essayer de lui trouver quelque chose. Elle pourrait s'occuper autrement, pas vrai ? Avec le charme qu'elle a...

— Suffit, dis-je. Et merci pour le tuyau.

Nous mangeâmes un instant en silence. Puis, sans rime ni raison, Monahan sortit sa grosse liasse de papiers et la soulagea de deux billets de cinquante, qu'il posa à côté de mon assiette :

— Prends ça, me dit-il, et fourre-le dans ta poche. Pourquoi tu ne lui ferais pas tâter du théâtre ? Pourquoi pas ?

Il baissa la tête pour enfourner une fourchetée de spaghetti. Je raflai les billets et les enfouis tranquillement dans la poche de mon pantalon.

Dès que je pus me libérer, je m'embarquai pour aller retrouver Mona à la sortie du dancing. Je me sentais d'humeur étrange.

La tête me tournait un peu, tandis que je brinquebalais gaiement en direction de Broadway. J'étais résolu à être joyeux, bien que quelque chose me dît que j'avais des raisons de ne pas l'être. Le repas et les quelques directs foudroyants que Monahan avait réussi à me porter, en guise d'adieu, m'avaient tant soit peu remis dans mon assiette. Je me sentais vaste et luxuriant, d'humeur à savourer mes propres pensées. Euphorique, comme eût dit Kronski. Ce qui, pour moi, signifiait toujours : heureux sans raison. On est heureux, simplement ; on le sait, on le demeure, quoi qu'on dise ou fasse. L'alcool n'entrait pour rien dans cette joie : les whiskies avaient peut-être aidé à précipiter cette humeur — sans plus. Cela n'avait rien du moi infernal qui se met à sourdre et à proliférer ; cela tenait plutôt du moi plafonnant, si je puis dire. A chaque pas, les vapeurs de l'alcool se dissipaient : il me venait une lucidité quasi effrayante.

En passant devant un théâtre, un coup d'œil sur l'affiche me renvoya un visage familier. Je savais qui c'était — nom et tout — et j'en restai stupéfait, mais... mon Dieu oui, sincèrement, j'étais encore plus stupéfait de ce qui se passait en dedans de moi ; au point que je n'avais pas plus de temps que de place pour m'étonner de ce qui aurait pu arriver à quelqu'un d'autre. J'aurais le temps de penser à elle plus tard, quand l'euphorie ne serait plus là. Et à l'instant même où je me faisais cette promesse, sur qui est-ce que je me cassai le nez ? — mais sur mon vieil ami Bill Woodruff soi-même !

Salut salut comment va, très bien et toi, longtemps que je ne t'ai vu, que fabriques-tu et ta femme ça va, à un de ces jours, si si, je suis pressé mais sûr que je passerai, à bientôt au revoir... au train que je vous dis, ratt-à-tatt-tatt. Deux solides se heurtant dans l'espace à contretemps, se frottant l'un à l'autre, échangeant des souvenirs, se trompant de numéros, promettant et repromettant, oubliant, se séparant, se rappelant de nouveau... pressés, machinaux, vides de sens — et à quoi Bon Dieu tout ça rime-t-il ?

Dix ans — et il n'avait pas du tout changé, Woodruff. Moi, j'aurais voulu jeter un coup d'œil dans une glace — presto ! Dix ans ! Et lui, aurait voulu savoir toutes les nouvelles — dix ans de nouvelles en pilule. Bougre de con ! Sentimental. Dix ans. Je remontai au galop les années, dévalai une espèce d'entonnoir de corridor, interminable et tordu, tapissé de miroirs torves, de part et d'autre. J'arrivai pile à cet endroit du temps et de l'espace où je gardais Woodruff gravé dans mon esprit, tel que je le verrais toujours, même dans l'autre monde. Il y était épinglé, comme un spécimen ailé pour une étude au microscope. C'était là qu'il tournait, impuissant, sur son axe... Et c'est là que l'autre fait son entrée... elle... celle dont l'image a traversé mon cerveau comme l'éclair, tandis que je passais devant ce théâtre. Celle dont il était complètement fou, Woodruff ; la fille sans laquelle il ne pouvait vivre, et que tout le monde avait dû l'aider à courtiser, jusqu'à ses père et mère, jusqu'à son gros dindon de Prussien de beau-frère, qu'il vomissait de haine.

Ida Verlaine. Faite sur commande pour ce nom. Avait exactement l'air de son nom — jolie, vaniteuse, théâtrale, perfide, gâtée, gavée, choyée. Belle comme une poupée de Dresde, à cela près qu'elle avait des tresses d'un noir de corbeau et l'âme oblique comme une paupière javanaise... à supposer qu'elle eût une âme ! Ne vivait que par le corps, les sens, les désirs — et menait la parade (la parade du corps), de toute sa petite volonté tyrannique, que le pauvre Woodruff prenait pour je ne sais quelle force de caractère colossale.

Ida, Ida... Il nous remâchait les oreilles de ses discours sur cette fille. Elle était délicate, mais perversement — comme un nu de Cranach. Corps très blond, poil très noir, tout le poids de l'âme en arrière, comme une pierre que l'on déloge de son alvéole égyptien. Que de scènes ignobles, tout le temps qu'il lui fit la cour ! Souvent, Woodruff la laissait en larmes. Le lendemain, il lui envoyait des orchidées, ou un beau foulard, ou une boîte de chocolats gigantesque. Ida avalait tout, tel un boa. Elle était sans cœur et insatiable.

A la fin, il parvint à la décider à l'épouser. Il avait dû l'acheter, car il était évident qu'elle le méprisait. Il lui bâtit un beau petit nid d'amour, bien au-delà de ses moyens ; combla son avidité frénétique de vêtements et de tout ; la mena au théâtre plusieurs fois par semaine ; la bourra de douceurs ; passa des nuits à la veiller et lui tenir la main quand elle avait ses règles douloureuses ; consulta un spécialiste chaque fois qu'elle toussait et, de manière générale, joua les maris épris et gâteux.

Plus il faisait pour elle, plus elle se moquait de lui. Cette fille était un monstre, de la tête aux pieds. Petit à petit, le bruit transpira qu'elle était frigide. Aucun de nous ne le crut, sauf Woodruff. L'aventure devait se répéter identiquement pour lui, avec sa seconde femme ; et s'il avait vécu assez longtemps, il en fût allé de même avec ses troisième et quatrième épouses. Il s'était infatué d'Ida à tel point que, si elle avait perdu les deux jambes, je crois que cet accident n'eût pas altéré le moins du monde son affection : de fait, il ne l'en eût que plus aimée.

Avec tous ses défauts, Woodruff ne prenait pas l'amitié à la légère. Nous étions au moins six à nous partager son amitié de cœur et sa confiance implicite. J'étais l'un des six — son plus vieil ami en réalité. J'avais le privilège de toutes les entrées et sorties que je voulais, chez lui ; j'y pouvais manger, coucher, prendre un bain, me raser. J'étais de la famille.

Dès le début, Ida me déplut, non pas à cause de sa conduite envers Woodruff, mais d'instinct. De son côté, elle était mal à l'aise en ma présence. Elle se demandait que penser de moi. Jamais je ne la critiquais ni ne la flattais ; ma conduite se réglait sur le fait qu'elle était la femme de mon ami, sans plus. Une telle attitude était loin de la satisfaire, naturellement. Elle aurait voulu me tenir sous le charme, me faire danser sur la corde raide, comme Woodruff et ses autres soupirants. Chose assez curieuse : jamais je n'ai été aussi insensible aux charmes d'une femme. Je me foutais éperdument d'elle, en tant que personne, bien qu'il m'arrivât souvent de me demander à quoi elle ressemblait, en tant que viande à foutre, si je puis dire. J'y pensais sans y attacher d'autre importance ; mais, je ne sais comment, elle le sentait, ça lui parvenait et ça la démangeait.

Parfois, si j'avais passé la nuit chez eux, elle protestait très haut qu'elle ne voulait pas rester seule avec moi. Woodruff était déjà sur le seuil, prêt à partir pour le bureau, qu'elle prenait sa mine inquiète. Et moi, j'étais encore couché, attendant qu'elle m'apportât mon petit déjeuner. Et Woodruff de lui dire :

— Qu'est-ce que tu racontes, Ida ! Lui, te toucher ? Je lui confierais ma vie.

Certains jours, j'éclatais de rire et je gueulais :

— Ne t'inquiète pas, Ida ! Je ne te violerai pas. Je suis impuissant !

— Impuissant, toi ? hurlait-elle en feignant l'hystérie. Tu n'es pas impuissant. Tu es un satyre !

— Apporte-lui son petit déjeuner ! disait Woodruff, et sur ce filait à son travail.

Elle ne pouvait supporter l'idée de me servir au lit. Ne le faisant pas pour son mari, elle ne voyait pas de raison de le faire pour moi. Prendre le petit déjeuner au lit — jamais cela ne m'arrivait... sauf chez Woodruff. Je le faisais exprès pour ennuyer et humilier Ida.

— Pourquoi ne te lèves-tu pas et ne viens-tu pas à table ? me disait-elle.

— Peux pas... j'ai une érection.

— Tu ne pourras donc jamais parler d'autre chose ? On dirait que tu n'as que le sexe en tête !

Ce qui impliquait que le sexe était chose horrible, sale, tout simplement odieuse à ses yeux ; mais sa façon d'agir indiquait exactement le contraire. C'était une garce, une lascive ; sa frigidité venait uniquement de ce qu'elle avait un cœur de putain. Si ma main remontait en caressant sa jambe, quand elle posait le plateau sur mes genoux, elle disait :

— Tu es content ? Tâte un bon coup pendant que tu y es. Dommage que Bill ne soit pas là pour te voir ; ça l'éclairerait sur ton amitié et ta loyauté !

— Qu'attends-tu pour le prévenir ? lui dis-je un jour.

— Il ne me croirait pas, le pauvre ballot ! Il se figurerait que je veux le rendre jaloux.

Je lui demandais de me faire couler mes bains. Elle feignait de renâcler, mais elle obéissait tout de même. Un jour où j'étais assis dans la baignoire, en train de me savonner, je remarquai qu'elle avait oublié les serviettes.

— Ida ! criai-je. Apporte-moi des serviettes !

Elle pénétra dans la salle de bains et me les tendis. Elle avait sur elle un peignoir et une paire de bas, le tout en soie. Comme elle se penchait par-dessus la baignoire pour poser les serviettes sur la barre, son peignoir s'entrouvrit. Je m'agenouillai vivement et j'enfouis ma tête dans son manchon. Cela se passa si rapidement qu'elle n'eut pas le temps de se rebeller, ni même de faire mine de se rebeller. L'instant d'après, je l'avais dans la baignoire avec ses bas et le reste. Je fis glisser le peignoir et le jetai sur le sol. Je lui laissai ses bas... cela faisait plus lascif, plus Cranach. Je me laissai aller à la renverse et l'attirai sur moi. On eût dit une vraie chienne en chaleur — me mordant de tous côtés, pantelant, ahanant, se tortillant comme un asticot au bout de l'hameçon. Pendant que nous étions en train de nous sécher, elle se courba et se mit à me mordiller la pine. Je m'assis sur le bord de la baignoire et elle s'agenouilla devant moi, tétant gloutonnement. Au bout d'un moment, je la fis se lever, se pencher, et je l'enfilai par-derrière. Elle avait un petit con juteux qui m'allait comme un gant. Je lui mordis la nuque, le lobe des oreilles, le tendre de l'épaule ; et, m'étant retiré, je marquai l'empreinte de mes dents sur son beau cul blanc. Pas un mot, de tout ce temps. Quand ce fut fini, elle passa dans sa chambre pour s'habiller. Je l'entendais se chantonner un air à voix basse, doucement. Et je fus stupéfait de la voir ainsi capable d'exprimer sa tendresse.

A dater de ce jour, elle n'attendit plus que les départs de Woodruff pour se jeter sur moi.

— Tu n'as pas peur de le voir rentrer inopinément et te trouver au lit avec moi ! lui demandai-je, un jour.

— Il n'en croirait pas ses yeux. Il s'imaginerait que c'est une blague.

— Il ne penserait pas que c'est une blague s'il venait à tâter ça !

Sur quoi, je lui portai une botte qui lui coupa le souffle.

— Seigneur ! Si seulement il savait me prendre ! Il est trop impatient. Il s'amène avec un truc comme un manche à balai et il l'enfourne sans me laisser une chance de rien sentir. Je reste là, couchée, sans bouger pendant qu'il expédie son boulot... en courant d'air. Avec toi, je me sens devenir toute chaude, avant même que tu me touches. Parce que tu t'en moques, probablement. Au fond, je ne te plais pas, hein ?

— Ce truc-là me plaît, dis-je, lui allongeant un petit jab, bien raide. Ton con me plaît, Ida... c'est ce que tu as de mieux.

— Brute ! dit-elle. Je devrais te détester après ça.

— Vas-y, ne te gêne pas.!

— Oh, c'est bon ! murmura-t-elle, se blottissant plus près encore et s'en donnant, à se battre en neige. Laisse-le seulement où il est et serre-moi fort. Tiens : mords-moi le sein... un peu, pas trop... .

Elle chercha mes mains, poussa mes doigts dans sa fente :

— Vas-y ! Comme ça ! marmottait-elle, roulant les yeux, la respiration de plus en plus brève.

Un peu plus tard, au déjeuner :

— Tu es vraiment forcé de te sauver ? Tu ne peux pas rester encore un peu ?

— Tu as envie de remettre ça, ou quoi ?

— Tu ne peux pas montrer un peu plus de tact, non ? Seigneur ! Si Bill t'entendait parler ainsi !

Je me levai et dégageai son fauteuil de la table. J'empoignai une de ses jambes et la fis passer par-dessus le bras du fauteuil.

— Tu ne portes jamais de dessous, hein ? Tu n'es qu'une salope — tu le sais ?

Je retroussai sa robe et la forçai à garder cette pose pendant que je finissais mon café.

— Joue un peu avec ton truc pendant que je termine ça.

— Ordure ! me dit-elle.

Mais elle n'en fit pas moins ce que je lui disais :

— Ecarte-le tout grand, des deux mains. J'aime bien sa couleur. On dirait du corail à l'intérieur. Comme tes oreilles. Tu dis qu'il a un polard énorme, Bill ? Je me demande comment diable il arrive à l'entrer là-dedans.

Sur quoi, j'attrapai une bougie sur la desserte, à côté de moi, et la lui tendis :

— Voyons un peu si tu enfiles ça jusqu'au bout.

Elle passa l'autre jambe par-dessus le second bras du fauteuil et commença à enfoncer la bougie. Elle se regardait faire, intensément, les lèvres entrouvertes, près de jouir, eût-on dit. Elle se mit à bouger d'avant en arrière, puis à rouler du cul. Je reculai encore un peu le siège, m'agenouillai, observai.

— Qu'est-ce que tu ne me ferais pas faire, espèce de sale dégoûtant !

— Ose dire que tu n'aimes pas ça !

Elle était près de l'orgasme. Je retirai la bougie et glissai trois doigts dans le manchon.

— C'est assez gros pour toi ?

Elle me prit la tête à deux mains et me mordit les lèvres.

Je me relevai et déboutonnai ma braguette. En un clin d'œil elle l'eut sorti et pris dans la bouche. Et je te tète, et je te tète — comme un veau affamé. Je lui giclai dans le gosier.

— Seigneur ! dit-elle, s'étouffant et bavant. C'est la première fois que je fais ça !

Elle courut à la salle de bains, comme si elle avait avalé du poison.

Je revins dans la chambre et me jetai sur le lit. J'allumai une cigarette en attendant qu'elle vînt me rejoindre. Je savais que c'était loin d'être fini.

Elle revint, vêtue de son peignoir en soie, sans rien dessous.

— Déshabille-toi, me dit-elle, ouvrant le lit et plongeant entre les draps.

Nous restâmes à nous caresser ; elle avait le con trempé comme une soupe.

— Tu sens rudement bon, dis-je. Qu'as-tu fait ?

Elle retira ma main et me la porta aux narines.

— Pas mal, dis-je. C'est quoi ?

— Devine !

Impulsivement, elle se leva, alla dans la salle de bains et en revint avec une petite fiole de parfum. Elle en versa un peu dans sa main et m'en frictionna les parties ; puis m'aspergea de quelques gouttes les poils du pubis. Cela brûlait comme du feu. J'empoignai la fiole et en versai le contenu sur elle, l'inondant de la tête aux pieds. Puis je me mis à lui lécher les aisselles, à brouter les poils de son con et à enfoncer ma langue comme un serpent entre les rondeurs de ses cuisses. Elle était secouée de soubresauts, tel un liège sur l'eau —  comme si elle allait avoir des convulsions. Ce petit jeu dura jusqu'au moment où j'eus une telle érection que, même après lui en avoir jeté un dans le conduit, mon truc restait levé comme un marteau. Cela l'excita terriblement. Elle voulut essayer toutes sortes de positions — et elle ne se contenta pas de vouloir. Elle eut plusieurs orgasmes à la file et faillit s'évanouir en route. Je l'allongeai sur une petite table et, quand elle fut mûre, presque à en exploser, je la soulevai et fis le tour de la pièce en la portant ; puis je dégainai et je la fis marcher sur les mains pendant que je la tenais par les cuisses, entrant et sortant de temps à autre, histoire de la tisonner encore un peu.

Ses lèvres n'en pouvaient plus de se mordre. Elle était pleine de marques, vertes ou bleues. Moi j'avais un drôle de goût dans la bouche — mélange de colle de poisson et de Chanel 976 1/2. Ma verge avait l'air d'un tuyau de caoutchouc meurtri ; elle pendait entre mes jambes, plus longue que la normale, de quatre ou cinq bons centimètres, et enflée au point d'en être méconnaissable. Quand je me retrouvai dans la rue, j'avais les genoux en coton. J'entrai dans un drugstore et j'avalai deux verres de lait malté. Royale, cette petite séance de foutrage, me disais-je en moi-même, tout en me demandant la tête que je ferais quand je reverrais Woodruff.

Les tuiles se succédèrent en cascade sur la tête de Woodruff. Il commença par perdre sa place à la banque. Ensuite, Ida s'enfuit avec un de ses meilleurs amis. Quand il découvrit qu'elle couchait depuis un an déjà avec ce type, il en fut si frappé qu'il ne dessaoula pas de toute une année. Après quoi, il se fit renverser par une auto et dut être trépané. Enfin, sa sœur devint folle, mit le feu à sa maison et brûla ses propres enfants.

Il n'arrivait pas à comprendre pourquoi c'était à lui que devait arriver ce genre de calamités, Bill Woodruff — à lui qui n'avait jamais fait de mal à personne.

De temps en temps je me cassais le nez sur lui, dans Broadway, et nous bavardions un instant, à un coin de rue. Jamais il n'insinua qu'il me soupçonnait d'avoir tripatouillé son Ida bien-aimée. Il parlait d'elle avec amertume, à présent, comme d'une salope d'ingrate qui n'avait jamais montré une étincelle de sentiment. Mais il était évident qu'il l'aimait toujours. Pourtant, il s'était collé avec une autre fille, une manucure, moins séduisante qu'Ida — il s'en fallait ! —  mais fidèle et honnête, comme il disait.

— Il faut que tu fasses sa connaissance, un de ces jours, me disait-il.

Et je promettais que oui... un de ces jours. Et puis comme je le quittais, une fois, je lui dis :

— Et Ida ? Tu sais ce qu'elle est devenue ?

— Elle fait du théâtre, me répondit-il. Elle est à sa place, j'imagine. On a dû la prendre sur sa bonne mine... je n'ai jamais vu qu'elle eût le moindre talent, pour ma part.

Ida Verlaine. Je songeais encore à elle et à ce passé de liberté et de facilité, en prenant ma faction à l'entrée du dancing. J'avais quelques minutes à tuer. J'avais oublié que j'avais de l'argent en poche. Je demeurais rivé au passé. Me demandais si je ne ferais pas un saut à ce théâtre, un jour, pour reluquer Ida d'un fauteuil d'orchestre troisième série. Ou peut-être grimper jusqu'à sa loge, pour un petit tête-à-tête pendant qu'elle se maquillait ? Problème : son corps était-il toujours aussi blanc ? Ses cheveux noirs étaient longs, dans le temps, et pendaient sur ses épaules. C'était un ravissant bout de viande, quant au con ; vraiment. Une quintessence de con, voilà ce qu'elle était. Et Woodruff qui n'y comprenait rien de rien — tout innocence, tout adoration ! Je le revois encore me disant un jour qu'il avait l'habitude de l'embrasser sur le cul tous les soirs, pour bien lui montrer quel esclave dévoué il était. L'étonnant, c'est qu'elle ne lui ait jamais pissé dessus. Il le méritait, l'imbécile.

Ensuite, une idée me vint, qui me fit rire. Les hommes se figurent toujours que l'une des plus grandes bénédictions de la vie, c'est d'avoir une grosse biroute. Qu'il suffit de la brandir sous le nez d'une femme pour que celle-ci soit à vous. Eh bien, en fait de grosse verge on ne faisait pas mieux que Bill Woodruff ! Un vrai cheval ! Je me rappelle la première fois que je la vis : à peine si j'en croyais mes yeux. Ida aurait dû être son esclave — s'il y avait un brin de vrai dans cette histoire de grosse biroute. Non que ça ne l'impressionnât pas, Ida... dans le mauvais sens, c'est-à-dire. Elle en avait les jetons : ça la gelait. Et plus Bill enfonçait son truc et bouchait la bonde, plus Ida se rétrécissait. Il eût mieux fait de la baiser entre les tétons, pendant qu'il y était, ou aux aisselles. Elle y eût pris plus de plaisir — pas de doute. Mais jamais Woodruff n'y eût pensé. Il eût trouvé cela dégradant. On ne peut pas demander à la femme qu'on idolâtre de la baiser entre les tétons. Comment il arrivait à se nicher dedans... ça, je ne le lui ai jamais demandé. Mais ce rite du léchage de cul — il y avait de quoi sourire. C'est dur, d'être fou d'une femme et de s'apercevoir que la nature vous a joué un tour de vache.

Ida Verlaine. J'avais dans l'idée que je ne tarderais pas à aller lui dire bonjour. Oh ! sans illusion, bien sûr : finie, cette histoire de con qui m'allait comme un velours. Il devait être drôlement ramoné, depuis le temps — ou alors je ne connaissais pas Ida. Mais s'il y restait encore un peu de jus, si le cuir de son cul était toujours lisse et glissant, ça vaudrait la peine de tenter encore le coup.

De penser à elle me donna une érection.

J'attendis dans la rue une bonne demi-heure : pas signe de Mona. Je décidai de monter voir. J'appris qu'elle était partie de bonne heure... avec une affreuse migraine.