Le samedi, d'ordinaire, je quittais le travail à midi, pour aller déjeuner soit avec Hymie Laubscher et Romero, soit avec O'Rourke et O'Mara. Parfois, Curley se joignait à nous ; ou Georges Miltiadès, poète grec et érudit qui faisait partie de notre armée de porteurs de télégrammes. De temps à autre, O'Mara invitait également Irma et Dolorès ; d'humbles secrétaires au bureau de la Cosmococcyque, elles s'étaient laborieusement hissées au rang d'acheteuses dans un grand magasin de la Cinquième Avenue. Le repas s'étirait d'ordinaire jusqu'à trois ou quatre heures de l'après-midi. Puis, traînant les pieds, je poursuivais ma route jusqu'à Brooklyn, pour ma visite hebdomadaire à Maude et à la petite.
Comme la neige tenait encore, il ne nous était plus possible d'aller nous promener dans le parc. Maude était en général vêtue d'un négligé ou d'un peignoir ; ses longs cheveux tombaient librement sur ses reins. Les pièces étaient surchauffées et encombrées de meubles. Maude gardait d'habitude une boîte de bonbons à proximité du divan où elle reposait.
Au bonjour que nous échangions, on aurait pu nous prendre pour de vieux amis. Parfois, je ne trouvais pas l'enfant à mon arrivée : elle était allée jouer avec une petite amie, chez des voisins.
— Elle t'a attendu jusqu'à trois heures, me disait Maude avec un air de tendre reproche (mais secrètement ravie que les choses eussent tourné ainsi).
J'expliquais que j'avais été retenu par mon travail au bureau. A quoi elle répondait par un regard qui signifiait : « Je les connais, tes excuses. Tu ne peux pas trouver autre chose ? »
— Comment va ton amie Dolorès ? me demandait-elle brusquement. Ou ne serait-elle plus ton amie ? (Le tout accompagné d'un regard aigu.)
Ce genre de questions n'était que façon d'insinuer qu'elle espérait que je ne trompais pas « l'autre » (Mona) comme je l'avais trompée, elle. Jamais, cela va de soi, elle ne prononçait le nom de de Mona. Moi non plus. Elle employait la troisième personne ; c'était si transparent qu'on pouvait se méprendre sur la désignation.
Ce genre de questions vibrait aussi des harmoniques de sous-entendus plus profonds. Du moment que la procédure de divorce n'en était qu'au stade préliminaire, que la rupture n'était pas encore définitivement consommée par la loi, savait-on ce qui pouvait arriver entre-temps ? Du moins n'étions-nous plus ennemis. Il y avait toujours entre nous l'enfant — ce lien étroit. Et, tant qu'elle ne pouvait arranger autrement son existence, toutes deux étaient à ma charge. Elle eût aimé en savoir plus long sur ma vie avec Mona... savoir si, oui ou non, cela allait aussi bien que nous nous l'étions figuré ; mais l'orgueil l'empêchait de s'enquérir trop ouvertement. Sans nul doute, elle se disait à part soi que, logiquement, nos sept années de vie conjugale constituaient un facteur qui était loin d'être négligeable, si précaire que pût en paraître la situation pour le moment. Que Mona vînt à faire un faux pas, et je me laisserais reprendre par notre ancienne vie. Cela l'arrangeait, de tirer le maximum de ces étranges et nouveaux liens d'amitié qui s'étaient noués entre nous. Qui pouvait dire s'ils ne préludaient pas à un autre genre de rapports, plus profonds ?
Parfois, je la plaignais, quand cet espoir inexprimé ne se manifestait que trop clairement. De mon côté, je n'avais pas la moindre crainte de sombrer de nouveau dans le gouffre de l'ancienne vie conjugale. Même s'il arrivait quelque chose à Mona (je ne voyais que la mort qui pût nous séparer), je ne reprendrais certainement jamais la vie avec Maude. Le plus plausible, et de beaucoup, était que je me tournerais alors vers une petite fille comme Irma ou Dolorès — voire même Monica, la petite serveuse du restaurant grec.
— Pourquoi ne viens-tu pas t'asseoir ici, à côté de moi... je ne te mangerai pas !
Sa voix semblait venir de très loin. Souvent il arrivait, quand nous étions seuls, Maude et moi, que mon esprit se mît à battre la campagne. Comme dans le cas présent, par exemple, souvent ma réponse était celle d'un être en état de demi-transe : mon corps répondait au vœu qu'elle formulait, mais le reste de l'être était absent. Il s'ensuivait régulièrement un bref conflit de volontés, une lutte, plutôt, entre sa volonté et mon absence de volonté. Je n'avais nul désir de chatouiller ses caprices érotiques ; je venais là tuer quelques heures, dans l'intention de repartir sans avoir ouvert de nouvelles plaies. D'habitude, pourtant, ma main s'égarait distraitement sur les formes voluptueuses de son corps. C'était tout au plus, d'abord, la caresse involontaire que l'on accorde à un animal familier. Mais, peu à peu, elle s'arrangeait pour que je m'aperçusse qu'elle y répondait avec un plaisir secret ; puis, à l'instant précis où elle avait réussi à river mon attention à son corps, elle faisait un brusque mouvement pour rompre le contact :
— N'oublie pas que je ne suis plus ta femme !
Elle adorait me lancer ces mots à la figure, sachant qu'ils m'inciteraient à un regain d'efforts, que c'était un moyen de braquer mon esprit, autant que mes doigts, sur l'objet défendu, c'est-à-dire sur elle-même. Ce genre de reproche servait aussi une autre fin : éveiller la conscience de son pouvoir d'offre ou de refus. Elle avait toujours l'air de dire avec son corps : « Si tu le veux, lui, tu ne peux feindre de m'ignorer, moi. » L'idée que je pourrais tirer satisfaction uniquement de son corps l'humiliait terriblement. « Je te donnerais plus qu'aucune autre femme ne saurait t'offrir, semblait-elle dire, si seulement tu voulais bien faire attention à moi, me voir, moi, telle que je suis vraiment. » Elle ne savait que trop que je regardais plus loin qu'elle, que la rupture entre nos centres de gravité était infiniment plus réelle, plus dangereuse aujourd'hui que jamais. Elle savait aussi qu'il n'était d'autre moyen d'arriver jusqu'à moi, que le corps.
C'est un fait curieux qu'un corps, si familier soit-il à la vue et au toucher, puisse se charger d'éloquence et de mystère, dès que l'on sent que l'être à qui il appartient fuit et se dérobe. Je me souviens de l'ardeur renouvelée avec laquelle j'explorai celui de Maude, après avoir appris qu'elle était allée voir un médecin pour un examen du vagin. Ce qui donnait du sel à la situation, c'est que le docteur en question était était un ancien soupirant de Maude — un de ceux dont elle ne m'avait jamais parlé. De but en blanc, un jour, elle m'annonça qu'elle était allée le voir ; qu'elle avait fait une chute, autrefois, dont elle ne m'avait rien dit ; et qu'ayant rencontré par hasard, récemment, son ancien petit ami — en qui, elle en était sûre, elle pouvait avoir toute confiance ( !) — elle avait décidé de se laisser examiner par lui.
— Tu lui es tombée dessus tout à trac et tu lui as demandé de t'examiner, c'est ça ?
— Non, non, pas tout à fait !
Elle ne put s'empêcher de rire.
— Alors ? Que s'est-il passé exactement ?
J'étais curieux de savoir s'il l'avait trouvée embellie ou non, après cet intervalle de cinq ou six années. Lui avait-il fait des avances ? Il était marié, certes, elle me l'avait déjà dit ; mais il était aussi fort bel homme, avec une personnalité, un magnétisme... avait-elle pris la peine de m'expliquer longuement.
— Ah oui ? Et qu'est-ce que cela t'a fait de t'allonger sur la table et d'écarter les jambes... devant un type qui t'avait courtisée autrefois ?
Elle tenta de m'expliquer que cela l'avait absolument glacée ; que le Dr Hilary, ou le diable sait comment il s'appelait, l'avait pressée de détendre un peu ses nerfs ; qu'il lui avait rappelé qu'il agissait en qualité de médecin, et patati et patata.
— Finalement, tu as réussi à te détendre ?
De nouveau elle rit... de ce rire provocant qu'elle sortait toujours quand elle devait parler de choses « honteuses ».
— Eh bien, qu'a-t-il fait ? insistai-je.
— Oh, pas grand-chose, vraiment. Il s'est contenté d'explorer le vagin... (Elle n'aurait pas dit mon vagin, non !) avec le doigt. Il avait mis un doigt en caoutchouc, bien entendu.
Elle ajouta ces mots comme pour s'absoudre de tout soupçon quant à la nature du procédé : pure routine, un point c'était tout.
— Il a trouvé que je m'étais magnifiquement épanouie, reprit-elle spontanément (à mon étonnement).
— Ah, oui, vraiment ? C'est un examen complet qu'il a fait, alors ?
... Le souvenir de ce petit incident m'était revenu à la suite d'une remarque qu'elle venait de laisser tomber. Elle venait de dire que sa vieille douleur avait réapparu récemment et que cela l'inquiétait. Et de décrire une fois de plus cette chute qu'elle avait faite, il y avait des années (elle avait cru, alors, à tort, à quelque fêlure du bassin). Elle parlait avec tant de sérieux que, lorsqu'elle prit ma main pour la placer au-dessus de son con, juste à la crête de Mont de Vénus, je pensai à un geste tout à fait innocent. Elle avait là une riche moisson de poils, un authentique buisson de roses qui, si jamais les doigts venaient à s'égarer à bonne portée de lui, se hérissait aussitôt, roide comme une brosse. Une de ces broussailles affolantes, quand on les touche à travers une pellicule de soie ou de velours fin. Souvent, à nos débuts, quand elle portait de charmants riens et qu'elle jouait les coquettes et les séductrices, il m'arrivait d'empoigner ce truc et de ne plus le lâcher, alors que nous faisions la queue à l'entrée d'un théâtre ou sur le quai du métro aérien. Cela la rendait furieuse. Mais, me serrant contre elle et empêchant que l'on vît les tâtonnements de ma main, je tenais bon et je lui disais : « Personne ne peut me voir. Ne bouge pas. » Et je continuais à lui parler, la main enfouie dans le crin, pendant que la peur l'hynotisait. Au théâtre, dès qu'on baissait les lumières, elle écartait toujours les jambes et se prêtait à mes jeux. Elle trouvait normal, alors, d'ouvrir ma braguette et de s'amuser de son côté avec ma verge pendant toute la séance.
Il y avait encore de l'électricité en réserve dans ce con. J'en avais conscience en ce moment même où ma main se prélassait au chaud, à l'orée de l'épais sporran. Elle parlait, parlait à perdre haleine, afin de différer l'instant de gêne et de silence où il n'y aurait plus que la pression de ma main et l'aveu tacite de son désir que cette pression continuât.
Feignant de prendre le plus vif intérêt à ce qu'elle me racontait, je lui rappelai soudain son beau-père, qu'elle avait perdu. Comme je le prévoyais, ce rappel eut sur elle l'effet d'une décharge électrique. Stimulée par la seule évocation de ce nom, elle posa sa main sur la mienne, pressant vivement celle-ci. Ma main pouvait bien glisser un peu plus bas, mes doigts s'embrouiller dans l'épaisseur du poil — cela lui était égal, apparemment... pour l'instant. Et pendant ce temps, elle babillait, parlait du beau-père, avec une pétulance de collégienne. Tout en entortillant et détortillant mes doigts, je sentais une double passion s'éveiller en moi. Des années auparavant, au temps de mes premières visites à Maude, j'étais férocement jaloux de ce beau-père. Maude était alors une femme de vingt-deux, vingt-trois ans, dans tout l'épanouissement de son corps, mûre dans toute l'acception du terme. De la voir assise sur les genoux du vieux, devant la fenêtre, au crépuscule, en train de lui parler à voix basse et caressante, j'enrageais régulièrement. « Je l'aime », disait-elle, comme pour excuser sa conduite (car, avec elle, le mot « amour » signifiait toujours quelque chose de pur, de distinct du plaisir charnel). C'était en été que se produisait ce genre de scène ; et moi, qui n'attendais que l'instant où la vieille ganache la lâcherait, je n'étais que trop conscient de cette chair chaude et nue sous le vêtement léger comme une gaze. Elle aurait pu tout autant s'asseoir nue dans les bras du vieux, me semblait-il. Je ne pouvais m'empêcher de penser à ce poids qu'elle était, aux bras de l'autre, à sa façon de s'installer sur lui, les cuisses frémissantes, sa fente généreuse solidement ancrée sur la braguette du beau-père. J'étais certain que, si pur que fût l'amour du vieillard pour elle, il ne pouvait manquer de se rendre compte du fruit succulent qu'il tenait dans ses bras. Seul, un cadavre eût pu demeurer insensible à la sève et à l'ardeur que dégageait cette chair chaude. En outre, plus je la connaissais, plus je me disais qu'il lui était naturel d'offrir son corps de cette façon furtive et libidineuse. Elle était parfaitement capable de rapports incestueux ; quitte à se faire « violer », elle devait préférer que ce fût par ce père qu'elle aimait ; et le fait qu'il était non pas son vrai père, mais celui de son choix, simplifiait la situation — à supposer vraiment qu'elle se permît jamais d'envisager ouvertement ce genre de choses. C'étaient ces Bon Dieu de liens avec le vieux et leur perversité qui m'avaient donné tant de mal à l'amener lucidement, sans détours, en ce temps-là, à des rapports sexuels normaux. Elle attendait de moi un amour que j'étais incapable de lui apporter. Elle aurait voulu que je la dorlote comme un enfant, que je lui murmure de tendres choses à l'oreille, que je la chouchoute, que je la choie, que je fasse ses quatre volontés. Elle aurait voulu que je la prenne dans mes bras et que je la caresse de Dieu sait quelle façon absurde et incestueuse. Elle refusait d'admettre qu'elle eût un con, et moi un vit. Ce qu'elle cherchait, c'étaient les mots d'amour et les pressions, les explorations muettes et furtives des mains. J'étais trop franc, trop brutal à son goût.
Lorsqu'elle eut taté du vrai truc, tout juste si elle ne devint pas folle... de passion, de rage, de honte, d'humiliation et du reste. Jamais, de toute évidence, elle ne s'était figuré que ce pût être si agréable ni si dégoûtant. Le côté dégoûtant, pour elle, c'était l'abandon de soi. Songer qu'il y avait, pendant entre les jambes de l'homme, un truc qui pouvait la faire s'oublier entièrement ! — cela l'exaspérait. Elle avait une telle soif d'indépendance — dès l'âge même où elle avait cessé d'être tout à fait enfant. Mais elle ne voulait pas de ce domaine intermédiaire, de la reddition, de la fusion, de l'échange. Elle aurait voulu garder intact le petit noyau compact de sa personnalité, qui se cachait quelque part en elle, et ne s'autoriser que le plaisir légitime de livrer son corps. L'impossibilité de séparer l'âme du corps, notamment dans l'acte sexuel, était pour elle la source de l'irritation la plus profonde. Elle agissait toujours comme si, livrant son con à l'exploration du pénis, elle avait perdu quelque chose. une petite parcelle de son soi infini, un élément irremplaçable. Et plus elle se débattait, plus complètement elle s'abandonnait. Je ne connais pas de baiseuse aussi féroce que l'hystérique qui s'est arrangée pour se frigorifier l'intellect.
Jouant donc avec les poils raides et piquants de son fameux buisson, laissant un doigt s'égarer à l'occasion un peu plus bas, à l'orée du con, je rêvassais et mes pensées vagabondes s'enfonçaient loin dans le passé. J'avais presque l'impression d'être ce fameux père élu, jouant avec sa fille lascive dans la pénombre hypnotique d'une pièce surchauffée. Tout était faux et profond et réel en même temps. Pour peu que je joue le rôle qu'elle souhaitait — celui de l'amant tendre et compréhensif — la récompense ne faisait pas de doute. Elle me dévorerait d'abandon passionné. Je n'avais qu'à continuer à jouer la comédie : elle écarterait les cuisses avec une ardeur volcanique.
— Voyons un peu si cela fait mal, à l'intérieur, chuchotai-je, retirant la main et la glissant expertement sous la soie pour remonter droit au con.
Elle jutait tant et plus ; ses jambes s'entrouvrirent légèrement, répondant à la faible pression de ma main.
— Ici, par exemple... ça fait mal, ici ? demandai-je, poussant à fond.
Ses yeux étaient mi-clos. Elle bougea vaguement la tête... ni oui ni non. J'introduisis doucement deux autres doigts dans le con et m'allongeai tranquillement à côté d'elle. Je passai un bras sous sa nuque et l'attirai doucement à moi, sans cesser de baratter la sève qui continuait à sourdre.
Elle gisait immobile, absolument passive, entièrementabsorbée dans le jeu de mes doigts. Je pris sa main et la glissai dans ma braguette, qui se déboutonna magiquement.Elle empoigna fermement ma verge, mais avec douceur, la caressant, l'effleurant habilement. Je lui jetai un bref coup d'œil de côté et vis une expression de quasi-béatitude sur ses traits. C'était cela qu'elle aimait : cet échange aveugle, tactile, d'émotions — ah ! pouvoir s'endormir pour de bon en ce moment, et se laisser baiser, feindre que c'en est fini de guetter, sur le qui-vive ; se donner simplement, totalement, et pourtant innocemment... mon Dieu, quelle félicité c'eût été pour elle. Ce qu'elle aimait, c'était baiser avec son con intime ; gisant là parfaitement immobile, comme en transe. Sémaphores au garde-à-vous ; grande ouverte ; jubilante ; tressaillante ; titillante ; tétante ; ventousante — elle était capable de baiser à cœur joie, baiser jusqu'à épuisement de la dernière goutte de jus.
Il fallait à tout prix, maintenant, éviter un faux mouvement, éviter de crever la mince membrane qu'elle continuait à tisser comme un cocon autour de son moi charnel et nu. Passer du doigt à la pine exigeait une habileté de magnétiseur. Ce plaisir vénéneux, il fallait l'accroître par doses aussi insensibles que possible, comme un poison auquel le corps ne s'accoutume que lentement. Je devrais la baiser à travers le voile du con, tout comme, il y avait des années, pour la prendre, j'avais dû la violer à travers sa chemise de nuit... Une pensée diabolique me vint à l'esprit, tandis que ma verge frémissait de volupté sous ses caresses adroites. Je la revoyais assise sur les genoux de son beau-père, dans l'ombre, la fente collée à la braguette du vieux, comme toujours. Je me demandais quelle tête elle eût faite, si elle avait senti soudain le ver luisant de la ganache se faufiler dans son con rêveur ; si, pendant qu'elle murmurait sa litanie perverse d'amour adolescent aux oreilles de l'autre, inconsciente du fait que son vêtement léger comme une gaze ne couvrait plus ses fesses charnues, cette chose honteuse qui se dissimulait entre les jambes du vieux s'était brusquement redressée en un éclair pour la pénétrer et exploser comme un revolver à eau... Je la regardais pour voir si elle pouvait lire mes pensées, tout en continuant à explorer les plis et replis de son con brûlant, à grands palpes hardis et agressifs. Ses paupières étaient étroitement closes ; ses lèvres, lascivement entrouvertes. Le bas de son corps se mit à gigoter et frétiller, comme un poisson qui se débat dans le filet. Doucement, je retirai sa main de ma verge, soulevant en même temps, délicatement, une de ses jambes et la passant par-dessus moi. Je laissai ma pine tressaillir et frémir quelques instants à l'entrée de la fente, l'autorisant à glisser d'avant en arrière et vice versa, tel un jouet flexible en caoutchouc. Un refrain stupide me tournait sans arrêt dans le crâne : « Devine c'que j'tiens au-d'ssus d'ta tête... du supérieur ou de l'extra ? » Je continuai ce petit jeu provocant pendant un bout de temps, tantôt passant le nez de ma pine à l'intérieur, de deux ou trois centimètres, tantôt le frottant à l'extrême pointe du con et le blottissant ensuite dans le buisson humide de rosée. Tout à coup, elle ahana et, les yeux grands ouverts, se retourna complètement. En équilibre sur mains et genoux, elle se mit, frénétiquement, à vouloir coincer ma verge dans son piège gluant. Je la pris par les fesses, à deux mains, mes doigts faisant un glissando le long du bord interne et gonflé du con ; et écartant celui-ci comme j'eusse ouvert une balle en caoutchouc crevée, je plaçai ma pine au point vulnérable et j'attendis qu'elle se rabattît de tout son poids. Un instant, je crus qu'elle avait brusquement changé d'idée. Sa tête, qui jusqu'alors ballait en liberté, les yeux sans regard et roulant au rythme frénétique du con, se redressa soudain, roide et tendue, en même temps que ses pupilles fixaient subitement un point de l'espace au-dessus de moi. Une expression de plaisir extrême et égoïste emplit les yeux qui se dilatèrent follement et, tandis qu'elle imprimait à son cul un mouvement de rotation, ma verge n'étant encore qu'à demi entrée, elle se prit à mâcher sa lèvre inférieure. Sur quoi, me glissant un peu plus bas, je l'attirai à moi de toutes mes forces et l'enfilai jusqu'à la garde — si profondément qu'elle poussa un gémissement et que sa tête s'affala, face contre l'oreiller. Au même moment — alors que j'aurais pu empoigner une carotte et l'en fourgonner, pour ce que cela y eût changé ! — on frappa un coup violent à la porte. Nous en fûmes si saisis l'un et l'autre que ce fut tout juste si nous n'eûmes pas un arrêt du cœur. Comme d'habitude, ce fut elle qui reprit la première ses esprits. S'arrachant à moi, elle courut à la porte :
— Qui est-ce ? demanda-t-elle.
— Ce n'est que moi, dit une voix timide et tremblante que je reconnus sur-le-champ.
— Oh, c'est vous ! Pourquoi ne l'avez-vous pas dit tout de suite ? Qu'y a-t-il ?
— Je voulais seulement savoir si Henry était là, dit la voix faible et traînante, avec sa lenteur exaspérante.
— Oui, il est ici, vous le savez bien, dit sèchement Maude, recouvrant son sang-froid. Voyons, Mélanie, ajouta-t-elle comme si l'autre l'avait mise au supplice, c'est tout ce que vous vouliez savoir ? Vous ne pouviez pas...?
— C'est qu'on le demande au téléphone, répondit la pauvre vieille Mélanie.
Puis, plus lentement encore — comme à bout de forces :
— Je... crois que... c'est important.
— C'est bon ! criai-je me levant du divan et boutonnant ma braguette. J'arrive !
Quand je pris le récepteur, ce fut pour recevoir un choc. Curley m'appelait, du Blattes' Palace... Non, il ne pouvait me dire de quoi il s'agissait ; mais il fallait que je rapplique à la maison le plus vite possible.
— Ne fais pas de mystère, dis-je. Vas-y... la vérité ! Qu'est-il arrivé ? Il s'agit de Mona ?
— Oui, répondit-il. Mais elle sera tout à fait remise dans quelques instants.
— Elle n'est pas morte, alors ?
— Non ; mais il s'en est fallu d'un cheveu. Dépêchez-vous...
Et il raccrocha.
Dans le vestibule, je me cognai à Mélanie, les seins à demi sortis, qui s'en allait en clopinant, mélancolique et satisfaite. Elle me lança un regard plein de compréhension — mélange de pitié, d'envie et de reproche.
— Je ne vous aurais pas dérangé, vous savez, dit-elle (sa voix montait en se traînant péniblement), si on ne m'avait pas dit que c'était important. Seigneur Dieu... (Et elle se mit à haler son corps en direction de l'escalier) c'est pas l'ouvrage qui manque ! Quand on est jeune...
Je nattendis pas la suite. Je descendis l'escalier en courant, pour atterrir dans les bras de Maude ou peu s'en fallut.
— Qu'y a-t-il ? s'enquit-elle, pleine de sollicitude.
Puis, comme je ne répondais pas immédiatement, elle ajouta :
— Il est arrivé quelque chose ? A qui ? A... à... elle ?
— Rien de grave, j'espère, dis-je, cherchant nerveusement mon manteau et mon chapeau.
— Faut-il vraiment que tu partes tout de suite ? Je veux dire...
Il y avait plus que de l'anxiété dans la voix de Maude — une ombre de désappointement, une légère pointe de réprobation.
— Je n'ai pas allumé, poursuivit-elle, se dirigeant vers la lampe comme pour tourner le bouton, parce que j'avais peur que Mélanie ne descende avec toi.
Elle fit quelques effets de peignoir, comme pour rappeler à mon attention le sujet qui absorbait toute la sienne.
Brusquement, je me rendis compte qu'il serait cruel de ma part de me tirer sans une petite manifestation de tendresse.
— Il faut réellement que je me sauve, dis-je, lâchant chapeau et pardessus et m'approchant vivement d'elle. Cela me fait mal au cœur de te laisser en ce moment... comme ça...
Et saisissant sa main qui cherchait le commutateur, je l'attirai contre moi et l'embrassai. Elle n'offrit pas de résistance. Au contraire : elle renversa la tête en arrière et tendit les lèvres. La seconde d'après, ma langue était dans sa bouche, et son corps, mol et chaud, se pressait convulsivement contre le mien. (« Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous ! » criait dans ma tête la voix de Curley.) (« L'affaire de deux secondes », me disais-je en moi-même.) Et me fichant éperdument, désormais, de faire ou non une fausse manœuvre, je glissai une main sous son peignoir et plongeai les doigts dans la fourche. A ma surprise, elle chercha droit ma braguette, l'ouvrit et sortit ma verge. Je l'adossai au mur et la laissai mettre mon vit en batterie contre son con. Elle était en feu, à présent, consciente de chacun de ses gestes, résolue, impérieuse. Elle maniait ma pine comme un objet qui lui eût appartenu. Mais il était malcommode d'essayer d'y arriver tout debout.
— Là, par terre, murmura-t-elle, tombant à genoux et me tirant pour me forcer à faire de même.
— Tu vas prendre froid, dis-je, tandis qu'elle tentait fébrilement de faire glisser ses vêtements.
— Je m'en moque, dit-elle, rabattant mon pantalon et m'attirant follement à elle. Oh, Seigneur ! gémit-elle, se mordant de nouveau les lèvres et m écrasant presque les couilles pendant que j'enfonçais lentement ma verge. Oh, Seigneur ! mets-le-moi... tout au fond, tout au fond !
Et d'ahaner et de geindre de plaisir.
Ne désirant pas me relever d'un bond et sauter sur mon chapeau et mon manteau, je me reposai donc, vautré sur elle, la pine bien au chaud et raide comme un refouloir. Elle était pareille à un fruit mûr, à l'intérieur — un fruit dont la pulpe eût respiré. Bientôt, je sentis voltiger les deux petits drapeaux ; on eût dit une fleur oscillant sous le vent, et la caresse des pétales était un supplice de Tantale. Ils bougeaient, irrésistiblement, non par saccades violentes et convulsives, mais comme de soyeuses oriflammes répondant à la brise. Ensuite, tout se passa comme si elle avait pris brusquement la direction de la manœuvre ; elle se changea (les parois de son con se changèrent) en une sorte de tendre presse-citron interne, pinçant et grippant à volonté – presque comme s'il lui était poussé une main invisible.
Gisant parfaitement immobile, je m'abandonnai à ces habiles manipulations. (« Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous ! » Mais je me rappelais très clairement, à présent, qu'il avait dit qu'elle n'était pas morte, ) Je pourrais toujours appeler un taxi ; quelques minutes de plus ou de moins... Personne n'irait jamais imaginer quelle était la raison de mon retard.
(Prends ton plaisir tant qu'il dure... Prends ton plaisir... Pr...)
Elle savait maintenant que je ne me sauverais pas. Elle savait qu'elle pouvait faire durer le plaisir tout le temps qu'elle voulait — surtout couchée tranquillement ainsi, ne baisant qu'avec son con intime, de toute son âme sans âme.
Je plâtrai ma bouche sur la sienne et me mis à baiser avec la langue. Elle était capable de choses stupéfiantes avec ce même organe — des tas de trucs savants que j'avais oubliés. Par exemple, me le glisser jusque dans la gorge, comme pour me le donner à avaler, puis le retirer (supplice de Tantale !) pour se concentrer sur la signalisation à l'étage au-dessous. A un moment donné, je me retirai complètement, pour permettre à ma pine de respirer un peu ; mais elle l'empoigna avidement et l'enfourna de la main, se projetant à sa rencontre pour être sûre de l'enfoncer à fond. Ensuite, je me retirai de nouveau, laissant mon truc juste à l'entrée du con, flairant ce dernier du bout de ma queue, comme un chien qui renifle de son museau humide. C'en était trop pour elle : elle se mit à jouir... un de ces orgasmes longs, interminables qui explosent doucement comme une étoile à cinq branches. J'étais si maître de moi, si calme et froid que, tandis qu'elle exécutait son numéro de spasmes, je la fourgonnai comme un démon, en haut, en biais, en bas, et je t'entre et je te sors, plongeant, me cabrant, pointant, renâclant — absolument certain de ne gicler que quand j'y serais foutrement fin prêt.
Sur quoi, elle fit une chose sans précédent pour elle. Se démenant dans une frénésie d'abandon, me mordant les lèvres, le cou, les oreilles, répétant comme un robot en folie : « Vas-y, encore, vas-y, encore, vas-y, oh Seigneur ! enc... encore ! » elle alla d'orgasme en orgasme, poussant, fonçant, se soulevant, roulant du cul, levant les jambes et me les nouant autour du cou, geignant, grognant, braillant comme un porc... et puis, soudain, n'en pouvant plus, elle me supplia de lui donner le coup de grâce, d'appuyer sur la gâchette : « Décharge ! Décharge !... Tu me rends folle ! » Et tandis qu'elle était là, jetée comme un sac d'avoine, pantelante, suante, absolument sans défense, littéralement hors de jeu, moi, lentement, délibérément, je déclenchai mon piston ; et quand j'eus bien savouré l'émincé d'aloyau pommes purée, sans oublier la sauce et toutes les épices, je lâchai dans l'orifice de sa matrice une giclée qui la fit sauter comme si elle avait reçu un électrochoc.
Dans le métro, je fis de mon mieux pour me préparer à l'épreuve qui m'attendait. Sans savoir pourquoi, j'étais certain que Mona n'était pas en danger. A dire vrai, la nouvelle n'avait pas été pour moi un tel choc ; cela faisait des semaines que j'attendais une explosion de ce genre. Une femme ne saurait éternellement prétendre à l'indifférence, quand tout son avenir est en jeu. Notamment une femme que ronge le remords. Tout en étant certain qu'elle avait voulu commettre un acte désespéré, je savais aussi que l'instinct l'empêcherait de mettre fin à ses jours. Par-dessus tout, je redoutais qu'elle n'eût réussi un sacré gâchis. Ma curiosité était en éveil. Qu'avait-elle fait ? Comment s'y était-elle prise ? Avait-elle tiré ses plans, sachant que Curley viendrait à la rescousse ? J'espérais, non sans une sorte d'étrange perversion, que l'histoire qu'elle me conterait serait convaincante ; je n'avais pas envie d'entendre n'importe quelle fable grotesque et tirée par les cheveux, qui, dans l'état d'incertitude où j'étais, me ferait éclater d'un fou rire nerveux. Je voulais pouvoir l'écouter, le visage net et franc — l'air peiné et compatissant. Le drame avait toujours sur moi un effet curieux, éveillait toujours en moi le sens du ridicule — surtout lorsqu'il avait l'amour pour mobile. Peut-être était-ce pour cela que, aux moments de désespoir, j'arrivais toujours à rire de moi. Dès l'instant que je décidais d'agir, je devenais un autre homme : l'acteur. Et naturellement, je chargeais toujours le rôle. Je suppose que, au fond, ce comportement bizarre avait pour fondement une incurable répugnance à me laisser décevoir. Même s'il y allait de ma peau, je détestais donner le change aux gens. Vaincre la résistance d'une femme, la forcer à vous aimer, éveiller sa jalousie, la regagner, cela me rebroussait le poil d'avoir à accomplir ce genre d'exploits, même en usant de moyens légitimes. Je ne triomphais, je n'étais satisfait que si la femme rendait volontairement les armes. J'ai toujours fait un mauvais soupirant. Je me décourageais facilement, non parce que je doutais de mes pouvoirs, mais parce que je m'en méfiais. Je voulais que la femme vînt à moi. Je voulais que ce fût elle qui fît les avances. Et pas de danger qu'elle montrât trop de hardiesse ! Plus elle mettait de témérité à se donner, plus je l'admirais. Je détestais les vierges et les humbles violettes. La femme fatale ! (*) tel était mon idéal.
Comme il nous répugne d'avouer que nous n'aimerions rien tant que d'être esclaves ! Esclaves et maîtres à la fois ! Car même en amour, qui dit esclave, dit maître déguisé. L'homme qui doit conquérir une femme, la subjuguer, la plier à sa volonté, la modeler selon ses désirs — n'est-il pas l'esclave de cette esclave ? Quoi de plus facile, dans ce genre de rapports, que, pour la femme, de renverser en sa faveur l'équilibre des forces ? Qu'elle vienne simplement à menacer de se passer de lui et le vaillant despote est pris de vertige. Mais si homme et femme trouvent le moyen de se jeter aux bras l'un de l'autre en toute hardiesse, sans réticence, en se livrant tout entiers, s'ils reconnaissent mutuellement leur interdépendance, ne jouissent-ils pas alors d'une liberté immense, insoupçonnée ? L'homme qui s'avoue sa lâcheté fait déjà un pas vers la conquête de la peur ; celui qui l'avoue franchement à tout un chacun, qui sollicite qu'on reconnaisse sa couardise et qu'on lui en tienne compte dans le traitement qu'on lui réserve, celui-là est en passe de devenir un héros. Un tel homme est souvent surpris, face à l'épreuve cruciale, de découvrir que la peur est chose inconnue de lui. Débarrassé de la crainte de passer à ses propres yeux pour un lâche, il cesse d'en être un. Reste que la démonstration peut seule administrer la preuve de la métamorphose. Et de même en amour. L'homme qui avoue, non seulement à lui-même, mais aux autres hommes et même à la femme qu'il adore, que les femmes le font marcher par le bout du nez et qu'il est sans défense devant le sexe d'en face, découvre d'ordinaire que, des deux, il est le plus fort. Rien ne brise plus la résistance d'une femme que de se remettre tout entier entre ses mains. La femme s'attend à tenir tête, à se voir assiégée : on l'a formée à ce comportement. Qu'elle ne se heurte à aucune résistance, et elle se jette dans le panneau, tête baissée. La capacité de nous donner totalement, complètement est le plus grand luxe que nous offre la vie. Le véritable amour ne commence qu'à ce degré de reddition. La vie personnelle est uniquement fondée sur la dépendance, la dépendance mutuelle. La société est un agrégat de personnes, toutes interdépendantes. Il est une autre vie, plus riche, passé le mur de la société et les frontières de la personne ; mais ne la connaît, ne l'atteint, que celui qui aura d'abord franchi les cimes et les abîmes de la jungle personnelle. Pour devenir le grand amant, le magnétiseur et le catalyseur, le foyer aveuglant et l'inspiration du monde, il faut d'abord vivre la profonde sagesse de n'être que le dernier des idiots. L'homme que son grand cœur pousse à la ruine et à la folie, aucune femme ne lui résiste. Aucune femme capable d'amour, s'entend. Quant à celles qui demandent simplement qu'on les aime, qui ne cherchent que leur reflet dans le miroir, nul amour, si grand soit-il, ne peut les satisfaire. Dans un monde si assoiffé d'amour, il n'est pas étonnant qu'hommes et femmes se laissent aveugler par le scintillement charmeur des reflets de l'ego. Etonnez-vous, après cela, que l'on recoure au revolver en dernier ressort ; que les roues du métro, si elles broient le corps et le débitent en morceaux, n'arrivent pas à précipiter l'élixir d'amour. Dans le prisme de l égocentrisme, la victime sans défense se trouve emmurée par la lumière même qu'elle réfracte. L'ego meurt, prisonnier de sa cage de verre...
Mes pensées détalaient obliquement comme des crabes. L'image de Mélanie remonta brusquement à la surface. Elle était toujours là, telle une tumeur charnue. Il y avait quelque chose de la bête et de l'ange en elle. Toujours clopinant, traînant les mots, psalmodiant, bavochant ; ses énormes yeux mélancoliques pendant comme des charbons ardents au fond des orbites. C'était une de ces splendides créatures hypocondriaques qui, en perdant tout sexe, prennent les vertus sensuelles et mystérieuses des monstres dont est peuplée la ménagerie apocalyptique de William Blake. Elle était extrêmement distraite, non pas touchant les banalités coutumières des routines de l'existence ; mais touchant son corps. Il lui arrivait couramment d'errer dans la maison en vaquant à ses interminables corvées, ses gros tétons laiteux à l'air. Maude la reprenait continuellement, ne décolérait pas sur le chapitre des indécences de Mélanie, comme elle disait. Mais Mélanie était aussi innocente qu'une otarie démente. Et si le mot d'otarie a l'air étrange ici, c'est dans la mesure même où il est parfaitement approprié. Mélanie évoquait toujours dans mon esprit toutes sortes d'images absurdes. Elle n'était que « doucement » démente, si l'on peut dire. Plus ses facultés mentales s'effritaient, plus son corps tenait de la hantise. Son esprit était noyé dans la chair ; si son comportement n'était que maladresse et bafouillement, c'était parce qu'elle pensait avec son corps, avec sa viande, et non avec son cerveau. Le peu de sexe qu'il y avait en elle semblait s'être réparti à la fin dans tout le corps et ne se localiser nulle part, pas plus entre les jambes qu'ailleurs. Elle n'avait aucune pudeur, pour la bonne raison que les poils de son con, si elle venait à les exhiber à table, en servant le petit déjeuner, étaient exactement du même ordre, pour elle, que les ongles de ses orteils ou que son nombril. Je suis certain que, s'il m'était arrivé par distraction d'effleurer de la main son con en prenant la cafetière, elle n'eût pas réagi autrement que si je lui avais touché le bras. Souvent, quand je prenais mon bain, elle ouvrait paisiblement la porte et accrochait les serviettes de toilette au séchoir au-dessus de la baignoire, s'excusant vaguement comme pour se faire oublier, mais sans jamais tenter le moins du monde de détourner les yeux. Parfois, en ce genre d'occasion, elle restait à bavarder avec moi quelques instants — me parlant de ses bêtes chéries, de ses durillons ou du menu du lendemain, me regardant avec une absolue candeur, sans jamais aucune gêne. Elle avait beau être une vieille femme à cheveux blancs, sa chair était vivace, et ce presque de façon révoltante pour son âge. Naturellement, de temps à autre, il m'arrivait d'avoir une érection, à force d'être là, allongé dans la baignoire, pendant qu'elle me regardait sans pudeur, baragouinant son invraisemblable jargon. Une ou deux fois, Maude était tombée sur nous à l'improviste... horrifiée, bien entendu :
— Il faut que vous soyez folle ! avait-elle dit à Mélanie.
— Oh là là, avait rétorqué celle-ci. En voilà des chichis ! Je suis sûre qu'Henry s'en fiche bien !
Et de sourire... de son sourire mélancolique et nostalgique d'hypocondriaque. Et puis de s'en aller en traînant la savate ; et de regagner sa chambre — celle que lui avait spécialement choisie Maude. Quel que fût le logement, la chambre de Mélanie restait la même : une pièce où la Démence enfermée était prisonnière avec le perroquet dans sa cage, le caniche pelé, les mêmes daguerréotypes, la machine à coudre, le lit de cuivre, la malle antique. Une chambre en désordre qui, pour Mélanie, était comme un paradis. Une chambre pleine de jappements aigus, de caquètements ponctués de murmures caressants, de cajoleries, de roucoulements, de phrases confuses, de petits cris de souris affectueuse. Parfois, passant devant la porte ouverte, je la surprenais assise sur son lit, vêtue seulement de sa chemise, perroquet perché sur un doigt recourbé, chien mordillant l'appât entre ses jambes :
— Bonjour, me disait-elle, levant sur moi un regard blanc de suave innocence. Belle journée aujourd'hui, hein ?
Et peut-être repoussait-elle le chien, non par pudeur ou par gêne ; mais parce qu'il la chatouillait, de sa petite langue moite et maline comme le diable.
Parfois aussi, je me faufilais en douce dans sa chambre, histoire de fureter, comme ça, simplement. J'étais curieux de Mélanie, des lettres qu'elle recevait, des livres qu'elle lisait, etc. Il n'y avait rien de caché dans sa chambre. De même que rien n'était complètement consommé : il y avait toujours un peu d'eau dans la soucoupe sous le lit ; toujours des bonbons à demi sucés sur la malle, ou un morceau de cake dans lequel elle avait mordu, puis qu'elle avait oublié là. Parfois, un livre ouvert, sur le lit — page marquée par une pantoufle déchirée. Bulwer-Lytton était une de ses lectures favorites, apparemment ; et aussi Rider Haggard. Elle semblait s'intéresser à la magie — la noire, singulièrement. Il y avait là une brochure sur le mesmérisme, qui portait les marques évidentes d'un pouce assidu. La découverte la plus stupéfiante que je fis, tout au fond d'un tiroir du bureau, ce fut un instrument en caoutchouc qui ne pouvait servir qu'à une seule chose... à moins que Mélanie, braque comme elle était, ne l'eût destiné à Dieu sait quel usage parfaitement innocent. Quant à savoir si, de temps à autre, elle s'en servait pour tuer agréablement une heure en passant (telles les nonnes d'antan) ; ou si elle avait acheté ça dans un bric-à-brac, puis l'avait mis de côté, se réservant d'en tirer, à un moment ou à un autre de son interminable carrière, un parti insoupçonné... est toujours resté pour moi un mystère (bien que je n'eusse pas de mal à me la figurer, couchée sur son infâme couvre-pieds et vêtue de sa chemise déchirée, fourrageant dans son baisoir avec ce truc, distraitement et allègrement à la fois... même, j'imaginais parfaitement le chien léchant le jus qui suintait goutte à goutte entre les jambes... et le perroquet, avec son caquètement dément, répétant peut-être une phrase idiote que Mélanie lui avait enseignée, quelque chose comme : « Doucement, oh oui, doucement, mon chéri ! » ou : « Plus vite, plus vite, mais vas-y donc ! »).
Une drôle, oui, Mélanie ! Et bien que ses esprits se fussent envolés, elle comprenait, à sa manière primitive — sa manière de cannibale, pouvait-on presque dire — que le sexe est partout, comme le manger et l'eau et le dormir et les durillons. Cela m'exaspérait de voir Maude s'acharner à des feintes si totalement inutiles, quand Mélanie était dans les parages. Si nous nous étendions sur le divan, après dîner, pour savourer en paix un petit baisage dans le noir, Maude se levait soudain d'un bond pour faire un peu de lumière douce — de façon que Mélanie ne soupçonnât pas ce que nous fabriquions, ou ne nous dérangeât pas, distraitement, pour nous remettre une lettre qu'elle avait oublié de nous donner au petit déjeuner.
Je me réjouissais souvent à l'idée que Mélanie pouvait faire irruption à l'improviste (juste au moment où Maude me grimpait dessus, disons) ; pouvait s'amener comme une fleur et me tendre une enveloppe, que je prendrais en souriant, avec un merci ; et Mélanie resterait plantée là un petit moment, histoire de placer un couplet sur le fait que l'eau chaude était trop chaude, ou de demander à Maude ce qu'elle préférait pour le lendemain matin : des œufs ou du fromage de tête ? Ça m'aurait donné un drôle de coup de fouet, de sortir à Maude un numéro d'acrobatie pareil. Mais Maude refusait absolument de s'avouer que Mélanie pouvait se douter de nos rapports sexuels. La tenant pour idiote ou complètement dingue, elle était arrivée à se convaincre que les créatures de cette espèce ne pensaient jamais au sexe. Son beau-père n'avait jamais eu de rapports sexuels avec cette espèce de folle — elle en était certaine. Elle se refusait à entrer dans les détails de cette certitude ; mais elle était catégorique à ce propos, et la façon dont elle liquidait la question n'indiquait que trop clairement le fond de sa pensée : que son beau-père avait été victime d'une manœuvre criminelle. Tout juste si l'on n'eût pas dit, à la suivre jusqu'au bout, que Mélanie s'était délibérément vidé la caboche, à seule fin de priver le vieux de la ration d'amour qui lui revenait.
Mélanie me gardait un coin de tendresse dans son cœur ; elle prenait toujours mon parti quand je me disputais avec Maude ; pas une seule fois, que je me le rappelle, elle ne tenta de me reprocher mon inconduite flagrante. Et il en fut ainsi dès le début. Les premiers temps, Maude s'efforçait de cacher Mélanie. Mélanie était une sorte de chose dont elle avait honte, profondément — un genre de souvenir ambulant d'une tare familiale. Mélanie, elle, ne paraissait pas faire de différence entre bonnes et mauvaises gens ; un seul principe régissait sa conduite : répondre immédiatement à toute manifestation de bonté. En sorte que, lorsqu'elle s'aperçut que je ne prenais pas mes jambes à mon cou dès qu'elle ouvrait son clapet — lorsqu'elle se rendit compte que je pouvais l'écouter jaser sans témoigner aucun effarement, au contraire de Maude — lorsqu'elle découvrit que j'aimais boire (bière et vin) et manger (notamment toute espèce de fromage et de salamis), elle ne demanda qu'à être mon esclave. En l'absence de Maude, il m'arrivait d'avoir avec elle les conversations les plus dégénérées qui fussent — à la cuisine d'ordinaire, devant une bouteille de bière pour nous deux, et peut-être un peu de pâté de foie et un brin de Liederkranz à portée de main. Lui lâchant les rênes, comme je ne manquais pas de le faire en pareilles circonstances, et l'aiguillonnant tant soit peu à coups d'innocentes suggestions, j'entrevoyais au passage de remarquables échappées sur son passé, qui était loin d'être inintéressant. « Ils » semblaient venir du fin fond d'une région indolente et semi-constipée où coulait le Wurzburger. Les femmes étaient toujours enceintes, et les hommes allaient perpétuellement en prison pour des riens. Comme atmosphère, cela rappelait les pique-niques de l'école du dimanche, avec accompagnement de tonnelets de bière, de sandwiches au pain noir, de jupons en taffetas, de pantalons en dentelle, et, çà et là, quelques boucs et chèvres baisant à loisir sur la pelouse. Parfois, l'envie me prenait de lui demander si elle s'était jamais fait enconner par un poney des Shetland. Si Mélanie pensait qu'on était sincère en lui posant une question de ce genre, elle y répondait sans se faire prier. Et l'on pouvait passer de ce sujet à celui de sa messe de communion, sans modulation préalable. Aucun censeur ne barrait le seuil de son subconscient ; les messagers entraient et sortaient sans autre formalité.
Le plus étonnant est la façon dont elle s'enticha du petit Japonais qui vint prendre pension chez nous, au bout de quelque temps. Il s'appelait Tori Takekushi ; et quel délicieux, gracieux, princier petit bonhomme ! Du premier coup d'œil, il avait embrassé toute la situation, en dépit de ses difficultés avec la langue. Naturellement, en tant que Japonais, il ne lui coûtait rien de faire des sourires et des mines épanouies à Mélanie, quand elle se postait à l'entrée de sa chambre et se mettait à jacter comme une bique cinglée. Il nous souriait exactement de même — fût-ce pour nous annoncer la plus grave catastrophe. Je crois qu'il ne se fût pas départi de son sourire si je lui avais déclaré que j'allais mourir dans quelques minutes. Mélanie, bien entendu, savait que ce genre de sourire impénétrable est l'attribut des Orientaux ; mais elle trouvait celui de M.T. (c'est ainsi qu'elle l'appelait toujours : « M.T. ») particulièrement engageant. Elle trouvait que M.T. ressemblait à une petite poupée... Et si propre et ordonné, avec ça ! Ne laissant jamais une miette de saleté derrière lui.
Quand nous fûmes devenus plus intimes (et je dois dire que deux mois ne s'étaient pas écoulés que nous l'étions extrêmement), M.T. se mit à ramener des filles à la maison. Il m'avait — bien sûr — discrètement pris à l'écart un jour, pour me demander s'il pouvait avoir l'autorisation d'inviter chez lui, le cas échéant, une jeune dame, sous le prétexte futile (mais cousu de fil blanc) que c'était « pour affaires ». Je me targuai de ce prétexte pour arracher le consentement de Maude. Je prétendis que le petit bougre était si peu séduisant qu'il était absolument impossible qu'une jolie fille de chez nous acceptât de monter dans sa chambre pour autre chose que pour affaires. Maude consentit à contrecœur, partagée entre le désir de sauvegarder les apparences aux yeux des voisins et la crainte de perdre un pensionnaire aussi généreux dont l'argent était le bienvenu.
Je n'étais pas à la maison, le jour où la première intruse franchit le seuil ; mais j'en entendis parler le lendemain — j'appris qu'elle était « rudement mignonne ». C'est Mélanie qui se chargea de l'annoncer. Elle était si contente que M.T. se fût déniché une petite amie — de sa taille !
— Mais ce n'est pas sa petite amie, corrigea Maude cérémonieusement.
— Oh bien, dit la voix traînante de Mélanie, peut-être que c'est seulement pour les affaires... mais elle est drôlement chou. Il n'y a pas de raison qu'il n'ait pas sa poule, comme le premier venu.
Quelques semaines plus tard, M.T. était branché sur une autre fille. Celle-ci était moins mignonne. Elle avait une bonne mesure de plus que lui ; elle était bâtie comme une panthère et n'était évidemment pas là pour parler d'affaires.
A table, le lendemain matin, je le félicitai, lui demandant de but en blanc où il avait levé une beauté si flamboyante.
— Dancing, répondit M.T., découvrant le plus aimablement du monde ses crocs jaunes, puis se mettant à glousser comme une écolière.
— Très intelligente, oui ? questionnai-je, histoire de ne pas laisser tomber le feu.
— Oh oui, très intelligente, bon fille, très bon.
— Attention qu'elle ne vous colle pas une bonne chtouille, lui dis-je, tout en buvant calmement mon café.
Je crus que Maude allait dégringoler de sa chaise. Comment pouvais-je parler ainsi à M.T.? C'était aussi dégoûtant qu'insultant, elle tenait à me le dire.
M.T. avait l'air intrigué. Le mot de chtouille ne faisait pas encore partie de son vocabulaire. Il souriait, naturellement — et pourquoi pas ? Il se foutait bien de ce que nous disions, du moment que nous lui permettions d'en faire à sa guise.
Par politesse, je lui proposai spontanément une définition. Mal de tête, lui expliquai-je.
Cela le fit rire à gorge déployée. Très bon plaisanterie. Oui, il comprenait. Il ne comprenait rien, la petite verge ; mais la politesse voulait qu'on lui laissât croire le contraire. Sur quoi, je souris à mon tour — un sourire de lapin empaillé qui incita M.T. à glousser un peu plus, à se rincer les doigts dans le verre à eau, à roter et à jeter sa serviette sur le plancher.
Je dois avouer qu'il avait bon goût, M.T. Sans nul doute, il ne regardait pas à la dépense. Cela me mettait l'eau à la bouche, de voir certaines de ces filles. Leur beauté, je crois, n'avait pas beaucoup de sens pour lui ; c'était le poids, la texture de la peau et surtout la propreté qui l'intéressaient plus probablement. Il les prenait de toutes sortes — rousses, blondes, brunettes, petites, grandes, dodues, élancées – exactement comme s'il les avait tirées d'une pochette-surprise. Il se payait du con — c'était ça toute l'histoire. En même temps, il cultivait petit à petit son anglais. (« Comment vous dire ça ? » « Comment appeler ça...? » « Vous aime bonbons, oui ? ») Il savait faire des cadeaux — c'était un artiste dans ce domaine. Souvent je me disais, en le voyant ramener une fille chez lui, en l'entendant glousser et bégayer dans cette espèce de foutri-foutra que parlent les Japonais, combien toutes ces filles devaient se trouver mieux d'avoir mis le grappin sur M.T. plutôt que sur un vague étudiant américain en bordée. D'ailleurs, j'étais également certain que M.T. en avait toujours pour son argent. (« Vous tourne vous, maintenant, s'il vous plaît. » « Vous suce, à présent, oui ? ») Relativement aux artistes de son pays natal, ces stupides putes d'Américaines devaient faire triste figure aux yeux de M.T. Je me souvenais de O'Mara me décrivant ses visites aux bordels du Japon. De vrais rêves d'opium, à l'en croire. Tout l'accent était mis sur les préliminaires, apparemment. Musique, encens, bains, massages, caresses — toute une savante orchestration de la séduction et de l'enchantement, faisant de la consommation finale un instant d'extase intolérable.
— De vraies poupées, me disait 0' Mara. Et si douces, si aimantes ! Tu es littéralement ensorcelé.
Et de me décrire avec ravissement les tours qu'elles cachaient dans leur sac. On eût dit qu'elles avaient sous la main un manuel du baisage, qui commençait où s'arrêtait le nôtre. Le tout dans une ambiance d'extrême délicatesse — comme si baiser était l'art spirituel entre tous, le vestibule du septième ciel.
M.T. devait s'arranger pour le mieux dans sa chambre meublée, bien heureux, certes, s'il dénichait un vieux bout de planche pourrie pour se chauffer. Trouvait-il la vie belle ? C'était difficile à dire ; car à toutes les questions, il répondait invariablement : « Très bon. » De temps à autre, rentrant tard, je le croisais sur le chemin de la salle de bains, au sortir d'une séance avec une connasse de chez nous. Pour aller à la salle de bains, il se mettait toujours en kimono et babouches de paille tressée — court, le kimono, cachant de justesse la queue. Maude trouvait cela choquant — cette façon de galoper dans cet accoutrement ; mais Mélanie trouvait que ça lui allait comme la barre va au T.
— Ils se trimballent tous comme ça, dans son pays, disait-elle, n'en sachant foutre rien, mais toujours prête à prendre le parti d'autrui.
— Bonne soirée, M.T.? demandais-je en souriant.
— Très bon, très bon.
Ensuite, une série de gloussements. En montrant ses dents nues dans un large sourire, il arrivait qu'il se grattât les couilles.
— Eau bien chaude, oui ?
Dans la salle de bains, il se livrait à des ablutions sans fin. S'il supposait que Maude dormait, il me faisait signe parfois, du doigt, pour me dire qu'il voulait me montrer quelque chose. Je le suivais dans sa chambre.
— Je entrer, oui ? disait-il, faisant une peur de tous les diables à la fille. Je présenter M. Miller, mon ami de moi ?... je présenter Mlle Slith.
Elles s'appelaient toujours Smith, Brown, Jones, remarquais-je. Il est probable qu'il ne se donnait même pas la peine de leur demander leur vrai nom. Certaines d'entre elles étaient d'un calibre surprenant, je dois dire.
Sur quoi, M.T. s'avançait vers la fille, comme on s'approcherait d'un mannequin dans une vitrine, et relevait la robe.
— Elle, très belle, oui ?
Et il passait à l'examen attentif du baisoir, comme s'il avait eu des actions dans le truc.
— Non, mais tu as fini, sale petit diable ! disait la fille.
— Vous partir maintenant, oui ?
C'était sa façon de les expédier. Cela sonnait grossier en diable, venant de ce petit bide jaune. Mais M.T. ne se doutait pas de son indélicatesse. Il avait bien baisé la fille, il lui avait léché le cul, il l'avait payée en bons louis bien sonnants, ajoutant un petit cadeau par-dessus le marché... que voulait-elle de plus, au nom du Christ ?
— Vous partir maintenant, oui ?
Et il fermait à demi les yeux, prenait un air buté et indifférent, indiquant sans nul doute possible à la fille que plus vite elle filerait, mieux cela vaudrait pour sa santé.
— Prochaine fois, vous essaye ! Elle toute petite...
Large sourire, petit mimique des doigts pour montrer comme ça avait bien marché — un velours !
— Japonaises parfois très grand. Ici, grandes filles toutes petites. Très bon.
Et après une remarque comme celle-ci, il se léchait les babines. Puis, comme pour ne rien perdre de l'occasion, il prenait un cure-dents et tout en se fouillant les ivoires, il cherchait les mots qu'il avait notés dans son petit calepin :
— Ça vouloir dire quoi ?
Il me montrait un mot comme « précaire » ou « éthéré ».
— Maintenant, je apprendre vous mot japonais... OHIO ! Vouloir dire : Bon Matin !
Large sourire. Se curant toujours les dents, ou alors inspectant ses orteils.
— Japonais très simple. Tous les mots prononcer même façon.
Et il me dégoisait un chapelet de mots en gloussant de rire — probablement parce qu'il me traitait de « merdeux », de « salaud de Blanc », de « con d'étranger » et le reste. Je me fichais bien de ce que voulaient dire ces mots, n'ayant pas l'intention d'étudier sérieusement le japonais. Ce qui m'intéressait beaucoup plus, c'était sa technique pour lever des femmes blanches. A l'entendre, rien de plus simple. Naturellement, entre Japonais, ils se recommandaient bon nombre de ces filles. De même que bon nombre de celles-ci devaient se faire une spécialité des Japonais, connaissant leur propriété ou leur générosité. De la viande à Japs, voilà ce qu'elles étaient — et le bizness était de bon rapport. Ils avaient de la chance, ces Japs. Ils avaient leur voiture, ils s'habillaient bien, mangeaient dans les bons restaurants, et tout et tout. Les Chinetoques, par exemple, ce n'était pas la même chose. Ça faisait la traite des Blanches, les Chinetoques. Mais les Japs, on pouvait y aller en confiance. Et tout et tout. Je n'avais aucun mal à suivre leur raisonnement. Ce qu'elles appréciaient le plus, c'étaient les petits cadeaux que leur faisaient les Japonais. Les Américains n'avaient jamais l'idée de faire des cadeaux — pas d'habitude en tout cas. Il fallait qu'un mec fût drôlement ballure pour gâcher son fric en cadeau pour des putes.
Je ne sais pourquoi mon esprit m'avait entraîné vers le souvenir de M.T. C'est une fichue trotte en métro, jusqu'au Bronx ; pour peu qu'on se laisse aller, on a le temps d'écrire un livre entre Borough Hall et Tremont. Et puis, malgré mon petit match au finish avec Maude, voilà que me prenait une de ces lentes érections reptiliennes... C'est une banalité, mais une vérité tout de même : plus on baise, plus on a envie de baiser, et mieux on baise. A croire que plus on force la dose, plus la verge y gagne en flexibilité : elle pend mollement, mais sur le qui-vive, si l'on peut dire. Il suffit d'effleurer de la main la braguette pour qu'elle réponde. Des jours durant, on peut se balader ainsi, avec une matraque en caoutchouc pendouillant entre les jambes. Et on dirait que les femmes le devinent, qui plus est.
De temps en temps j'essayais de fixer mon esprit sur Mona, d'appliquer à mon visage un masque plastique de souffrance, mais ça ne durait pas. Je me sentais trop foutrement bien, trop détendu, trop libre de soucis. Si horrible que ce semble, je pensais surtout au coup que j'espérais bien tirer, une fois que j'aurais calmé la fille. Je reniflai mes doigts pour m'assurer que je les avais proprement récurés. Ce faisant, une vision plutôt comique de Maude m'assaillit. Je l'avais laissée gisant sur le plancher, épuisée, pour me précipiter dans la salle de bains et remettre de l'ordre dans ma tenue. Pendant que je me frottais vigoureusement la verge, elle ouvre la porte. Veut se doucher immédiatement — toujours peur d'être prise. Je lui dis d'y aller, de ne pas se gêner pour moi. Elle ôte ses frusques, ajuste le tuyau au chauffe-eau et s'étend sur le tapis de bain, jambes en l'air et pieds au mur.
— Cela ne te fait rien ? dit-elle, remuant le cul, de façon que ses jambes soient encore plus à la verticale.
— Ouvre-le un peu, dis-je, empoignant la canule et prêt à l'insérer.
Elle fit ce que je lui disais, écartant sa balafre, de tous ses doigts. Je me penchai et l'examinai à loisir. Ça avait la couleur foncée d'une tranche de foie, et les lèvres étaient plutôt gonflées. Je les pris entre mes doigts et les frottai doucement l'une contre l'autre, comme on ferait de deux pétales veloutés. Elle avait l'air tellement sans défense, couchée là, le cul calé au mur et les jambes droites comme des manches à balai ou des bras de compas, que je ne pus m'empêcher de glousser de rire.
— Je t'en prie, ce n'est pas le moment de t'amuser, m'implora-t-elle, comme si d'attendre quelques secondes de plus l'avait mise en danger d'être prise. Je croyais que tu étais terriblement pressé.
— Bien sûr, répliquai-je. Mais, Bon Dieu, rien que de voir ce truc, je recommence à bander.
J'insérai la canule. L'eau se mit à déborder entre ses jambes, inondant le sol. Je jetai quelques serviettes pour l'éponger. Quand elle se releva, je pris le savon et le gant de toilette et lui lavai vigoureusement le con. Je la savonnai bien, dehors comme dedans — sensation tactile délicieuse de part et d'autre.
On l'eût dit plus soyeux que jamais, ce con ; mes doigts s'y baladaient, entraient, sortaient, comme on joue du banjo. J'avais une de ces érections où le cœur n'est qu'à moitié, une de ces gonfles qui donnent au vit un air plus meurtrier que quand il s'épanouit à plein. Ma verge pendait hors de ma braguette, frôlant la cuisse de Maude. Elle était toujours nue. Je me mis à la sécher. Prenant mes aises, je m'assis sur le bord de la baignoire. Ma verge se raidissait peu à peu et faisait des petits bonds spasmodiques. Comme j'attirais Maude plus près de moi, pour lui essuyer les flancs, elle baissa la tête et je vis dans ses yeux un regard affamé et désespéré ; elle était à la fois fascinée et demi-honteuse de jouer les gloutonnes. Finalement, elle ne put plus y tenir. Elle s'agenouilla impulsivement et se le colla dans la bouche. Je passai la main dans ses cheveux, lui caressai la coquille des oreilles, la nuque, lui pris les tétons, les massant doucement, laissant le temps aux mamelons de durcir et de se dresser. Elle avait desserré les lèvres, maintenant, et le léchait comme si ç'avait été un sucre d'orge.
— Ecoute, lui murmurai-je à l'oreille. Nous n'allons pas remettre ça ; mais laisse-moi te le mettre quelques secondes seulement, et ensuite je file. C'est trop bon pour qu'on s'arrête d'un seul coup. Je te jure que je ne déchargerai pas...
Elle me jeta un regard suppliant, comme pour dire : « Puis-je te croire ? Bien sûr que j'en ai envie. Bien sûr, bien sûr — mais ne me fais pas de gosse, veux-tu ? »
Je la mis d'aplomb, la fis pivoter comme un mannequin, poser les mains sur le bord de la baignoire et soulever tant soit peu l'arrière-train.
— Faisons-le de cette façon pour changer, murmurai-je. me gardant d'introduire immédiatement mon vit, mais le promenant de haut en bas sur sa fente, par-derrière.
— Tu te retiendras, dis ? implorait-elle, se tordant le cou et me lançant dans la glace du lavabo un regard égaré et suppliant. Je suis grande ouverte...
Ce « grande ouverte » réveilla tout le désir en moi. « Sacrée garce ! me dis-je. C'est exactement ce que je veux. Je vais te l'enfoncer si foutrement loin que je t'en bousculerai les roulements à billes ! Attends un peu que je compisse ton grandiose utérus ! » Et sur ce je l'enfilai doucement, lentement, petit à petit, le remuant de droite et de gauche, frôlant les poches et la doublure de son con grand ouvert, jusqu'à ce que je sente l'orifice de l'utérus ; là, je le calais solidement comme un coin, le soudant à elle comme si j'avais l'intention de l'y laisser pour de bon.
— Oh ! Oh ! gémit-elle. Ne bouge pas, je t'en supplie... Retiens-toi seulement !
Si je me retenais ! Je ne bronchai pas, même quand le Bon Dieu d'arrière-train se mit à tourner comme une roue de loterie.
— Tu peux te retenir encore ? murmura-t-elle d'une voix rauque, essayant une fois de plus de tourner la tête et se voyant dans la glace.
— Mais oui, bien sûr, dis-je, sans faire le moindre mouvement, sachant que cela l'encourageait à me sortir le grand jeu.
— C'est merveilleux, dit-elle, sa tête retombant, inerte, comme dévissée. Tu es plus gros que tout à l'heure, tu sais. Ce n'est pas trop grand pour toi ? C'est terrible comme je suis ouverte !
— C'est parfait, dis-je. Formidable — sur mesure ! Mais ne bouge plus... serre-le fort seulement... tu sais comment...
Elle fit de son mieux ; mais de façon ou d'autre, ça ne venait pas, le coup du presse-citron. Je me retirai brutalement sans crier gare.
— Par terre... ici, dis-je, la repoussant un peu pour étaler une serviette sèche sous elle.
Ma pine était luisante de jus et roide comme une perche. A peine si elle ressemblait encore à une verge ; on eût dit un outil surajouté, l'érection faite chair. Maude, couchée sur le ventre, la regardait avec un mélange de terreur et de bonheur, se demandant ce que ce vit allait faire maintenant — oui, tout à fait comme si c'était lui qui avait décidé des choses, et non pas moi ou elle.
— C'est cruel à moi de te retarder, dit-elle, cependant que je fonçais dans le tas rapidement (et la succion fit comme un claquement de lèvres, un bruit de pets mouillés).
— Bon Dieu, cette fois je vais te baiser et ce ne sera pas du toc ! Ne t'en fais pas, je ne déchargerai pas... je suis vidé. Bouge tant que tu veux... remue-le de haut en bas, fort ! C'est ça, frotte en tournant, vas-y, encore... baise à te sortir les tripes !
— Chut ! murmura-t-elle, mettant la main sur mes lèvres.
Je me penchai en avant et je lui mordis le cou, longuement, profondément ; je lui mordis les oreilles, les lèvres. Je me retirai encore, une brève seconde, faisant durer le plaisir, et je mordis le buisson au-dessus du con, j'aspirai les deux petites lèvres entre mes dents...
— Mets-le-moi, mets-le-moi ! suppliait-elle, les lèvres écumantes, cherchant de la main ma pine et la faisant entrer de nouveau. Seigneur ! Je sens que je vais jouir... je ne peux plus me retenir. Oh, oh...
Et de piquer un spasme, plaquant son truc contre moi à pleine truelle, avec tant de fureur et de passion qu'elle avait l'air d'une bête en folie. Je me retirai sans décharger ; mon vit brillait, luisait, droit comme un piston. Lentement je l'aidai à se relever. Elle voulut à tout prix me le laver, le caressant admirativement, tendrement, comme un truc certifié bon après essai.
— Et maintenant, sauve-toi ! dit-elle, le tenant entre les mains, enveloppé dans la serviette.
Puis, laissant tomber la serviette et détournant les yeux :
— J'espère qu'elle n'a rien. Dis-le-lui bien, veux-tu ?
Oui, je ne pouvais m'empêcher de sourire, en songeant à cette ultime scène... « Dis-le-lui bien... » Ce supplément de baisage l'avait attendrie. Cela me rappela un livre que j'avais lu et où il était question d'expériences assez étranges sur des animaux carnivores — lions, tigres, panthères. Apparemment, quand ces bêtes féroces étaient bien nourries de façon continue — suralimentées, en fait — on pouvait introduire dans leur cage d'aimables et douces créatures sans crainte de les voir molestées. C'était la faim seule qui poussait le lion à attaquer. Il n'avait rien de l'assassin permanent. En gros, c'était cela.
Ainsi Maude... S'en étant payé à cœur joie, sans doute avait-elle compris pour la première fois qu'il était inutile de garder rancune à l'autre femme. Si (s'était-elle dit peut-être)... s'il lui était possible de se faire baiser ainsi, chaque fois qu'elle en avait envie, l'autre pouvait bien réclamer autant de droits qu'elle voulait : quelle importance ? Peut-être lui vint-il à l'idée pour la première fois que la possession n'est rien si l'on est incapable de se donner entièrement. Peut-être même alla-t-elle jusqu'à se dire que ce pouvait être mieux ainsi — mieux que je fusse là pour la protéger et la baiser, et non pour essuyer ses colères, fruits de ses craintes jalouses. Si l'autre arrivait à se cramponner ferme et à m'empêcher de cavaler avec toutes les petites roulures que je trouvais sur mon chemin ; si, entre elles deux, elles pouvaient « se me partager », tacitement, bien sûr, et sans gêne ni vergogne, peut-être après tout cela vaudrait-il mieux que le vieux système. Oui, se faire baiser de la sorte, sans crainte de trahison — baiser un mari qui n'est plus qu'un ami (ou un amant de nouveau ; sait-on jamais ?) ; prendre de lui ce qu'on veut ; l'appeler quand on a besoin de lui ; partager avec lui un secret qui a toute la chaleur de la passion ; revivre les anciens foutrages, en apprendre de nouveaux ; voler l'homme d'autrui tout en ne le volant pas, mais se donner avec plaisir et abandon ; rajeunir ; n'y perdre rien qu'un lien conventionnel... oui, ce pouvait être tellement mieux.
Je suis sûr que quelque chose de cette sorte avait dû lui trotter dans la tête et la nimber d'une auréole. Je l'imaginais très bien, se brossant langoureusement les cheveux, se palpant les seins, examinant les marques de mes dents sur son cou, espérant que Mélanie ne les remarquerait pas, sans toutefois trop s'en soucier, au fond. Finissant par se moquer des oreilles indiscrètes de Mélanie. Se demandant nostalgiquement, peut-être, comment elle avait bien pu faire pour me perdre. Sachant maintenant que, si elle devait recommencer sa vie, du tout au tout, jamais elle n'agirait comme autrefois, jamais elle ne s'inquiéterait des détails inutiles. Quelle bêtise, que de se soucier de ce que peut bien faire une autre femme ! Quelle importance, s'il arrive à un homme de fourrer de temps en temps son pied là où il ne faut pas ? Elle s'était verrouillée, mise sous cloche ; elle avait prétendu qu'elle n'avait pas de désirs, qu'elle n'osait pas baiser — parce que nous n'étions plus mari et femme. Quelle affreuse humiliation ! Dire qu'elle en avait follement envie, qu'elle n'aspirait qu'à cela, qu'elle mendiait cela presque comme une chienne... et que c'était là tout le temps, n'attendant qu'elle ! Qui se souciait de savoir si c'était bien ou mal ? Cette heure merveilleuse qu'elle avait dérobée, est-ce qu'elle ne valait pas mieux que tout ce qu'elle avait jamais connu ? Le remords ? Jamais elle ne l'avait aussi peu ressenti de sa vie. Même si « l'autre » était morte entre-temps, ce n'était pas elle qui en aurait la conscience troublée.
J'étais si certain de ce qui s'était passé dans sa tête que je notai en moi-même de ne pas oublier de la questionner à ce sujet, la prochaine fois que je la verrais. Bien entendu, la prochaine fois, elle serait peut-être redevenue la Maude d'autrefois — ce n'était que trop possible avec elle. Et puis, ce serait mauvais de trop lui laisser voir que cela m'intéressait — peut-être cela ne ferait-il qu'agiter le poison. La chose à faire, ce serait de s'en tenir au plan impersonnel. Inutile de provoquer une rechute dans les vieilles ornières. Non ; simplement : entrer ; un gai bonjour ; quelques questions ; envoyer la gosse jouer dehors ; me rapprocher ; sortir tranquillement, fermement mon vit et le placer dans sa main. S'assurer qu'il n'y avait pas trop de lumière dans la pièce. Non, bêtises ! Simplement, aller droit à elle et, tout en lui demandant comment ça allait, glisser la main sous sa robe et faire couler la sève.
Ce coup supplémentaire, tiré in extremis, avait fait merveille en ce qui me concernait moi aussi. Toujours, quand on pioche dans la réserve, quand on fait donner la garde, pour ainsi dire, on découvre avec stupeur qu'il n'y a pas de limite aux sources de l'énergie. Ce n'était pas la première fois que cela m'arrivait ; mais jamais je n'y avais prêté attention. Veiller toute la nuit, pour retourner au travail sans avoir fermé l'œil avait un effet analogue sur moi ; ou inversement : rester au lit bien après le stade de récupération, me forcer à me reposer quand je n'en avais plus besoin. Rompre avec une habitude, s'installer dans un rythme nouveau — ce sont là stratagèmes élémentaires, connus de toute antiquité. Succès assuré. Démolissez le vieux système, les rapports élimés, et l'esprit se libère, détermine de nouvelles polarités, crée de nouvelles tensions, lègue une vitalité nouvelle.
Oui, je prenais le plus vif plaisir à remarquer en cet instant comme mon esprit lançait des étincelles, rayonnait en tous sens. Exactement le genre d'effervescence et d'élan que je priais le Ciel de m'accorder quand me tenait le désir d'écrire. Souvent ainsi je m'asseyais et veillais, attendant que cela vînt. Mais jamais, en fait, cela ne venait — de cette façon. Cela venait plus tard, parfois ; quand j'avais planté là ma machine à écrire pour aller faire un tour. Oui, tout soudain cela survenait, comme une attaque, pêle-mêle, de toutes les directions ; véritable inondation ; avalanche — et j'étais là, impuissant, à des kilomètres de ma machine, sans un bout de papier en poche. Parfois je reprenais le chemin de la maison au trot — pas au galop, parce que c'était le sûr moyen que tout foirât ; mais sans me bousculer, exactement comme en baisant, quand on se dit : vas-y doucement, n'y pense pas, c'est ça, entre et sors, avec froideur et détachement, essayant de prétendre que c'est ta pine qui baise et non pas toi. Même processus exactement : va ton bonhomme de chemin, ne t'emballe pas, tiens bon, ne pense pas à la machine ou à la distance qui te sépare de la maison, va seulement ton train, sans te fouler, c'est ça...
Repassant dans ma mémoire ces bizarres instants d'inspiration, je me souvins soudain de l'un d'eux. J'étais parti pour aller à la boîte de strip-tease qui s'appelait « The Gayety », au coin de Lorimer Street et de Broadway. (J'étais dans le métro aérien). Juste deux stations avant d'arriver, survint l'attaque. Et elle était d'importance ; car, pour la première fois de ma vie, j'avais conscience du fait que c'était une ruée d'inspiration « torrentielle », comme on dit. Quelques instants me suffirent pour comprendre qu'il était en train de m'arriver quelque chose de proprement extraordinaire. C'était venu sans crier gare, sans qu'il me fût possible d'en trouver la raison. Simplement, peut-être, parce que mon esprit était devenu un vide parfait, parce que j'avais sombré au plus profond de moi-même, me contentant de dériver. Je me rappelle nettement comment le monde extérieur s'éclaira soudain ; comment, dans un éclair, la mécanique du cerveau se déclencha avec une douceur et une rapidité terrifiantes : idées se télescopant, images se succédant et s'oblitérant, dans leur désir frénétique de s'enregistrer. Ce Broadway1 que je détestais tant, surtout du haut du métro aérien (qui m'offrait une vue « supérieure », surplombante, sur la vie, les gens, les bâtisses, les activités), ce Broadway venait de subir tout à coup une métamorphose. Non qu'il fût devenu idéal ou beau ou irréel. Au contraire, il devenait terriblement réel, terriblement frappant. Mais il bénéficiait d'une orientation nouvelle ; il prenait place au cœur du monde, et ce monde que je semblais en mesure, à présent, d'embrasser d'un seul coup, avait un sens. Auparavant, Broadway se signalait agressivement, comme un monstre de laideur et de confusion ; et voilà qu'il rentrait dans le rang, qu'il retrouvait sa vraie place — partie intégrante du monde — ni bon, ni mauvais, ni laid, ni beau : il faisait partie d'un tout, simplement. Il était là, pareil à un clou rouillé dans une épave que la tempête hivernale a vomie sur la plage déserte. Je ne saurais mieux dire. On marche sur la plage, l'air vibre comme une corde tendue, on est d'excellente humeur, on pense clairement — pas toujours brillamment, mais clairement. Et sur ce, l'épave — phénomène participant du monde substantiel. Elle gît là, lourde d'expérience et de mystère. Dieu sait où, Dieu sait quand et comme, un homme y a enfoncé ce clou, là, à coups de marteau. Il avait une raison précise de le faire. Il fabriquait un navire où s'embarqueraient d'autres hommes. Construire des bateaux était sa vie et son œuvre ; et sa destinée, en même temps que celle de ses enfants, entrait dans chaque han ! de son marteau. Aujourd'hui, l'épave gît là, et la rouille mange le clou ; pourtant, Bon Dieu ! c'est autre chose qu'un simple clou rouillé — ou alors c'est que tout est braque et sans rime ni raison... Eh bien, Broadway, c'était de même. Jambons dans les vitrines, et étalages lugubres des vitriers, avec les mottes de mastic sur le comptoir, tachant de graisse le grossier papier d'emballage. Etrange, l'évolution de l'homme à travers les âges... du pithecanthropus erectus au vitrier à face grise, maniant cette substance cassante que l'on nomme verre et dont personne, pas même les mages de jadis, n'avait ne fût-ce que rêvé, durant des millions de siècles. Je voyais la rue s'enfoncer lentement, s'estomper dans les durées : les durées qui coulent comme plomb ou s'évaporent comme fumées. Les bâtisses s'effondraient ; planches, briques, mortier, verre, clous, jambons, mastic, papier — tout reculait pour se perdre dans le grand laboratoire. Nouvelle race d'hommes foulant la terre (piétinant ce même sol), ignorant tout de notre existence, se moquant du passé, incapable de le comprendre, même s'il était possible de le ressusciter. Dans les fentes de cette terre, les insectes rampant de tous côtés, comme toujours depuis des milliards d'années : cramponnés obstinément à leur forme originelle, n'apportant aucune contribution à l'évolution, la défiant même, apparemment. Témoins, dans leur génération, de toutes les races d'hommes qui ont foulé ce sol — et survivant à tous les cataclysmes, à toutes les explosions de l'histoire. Là-bas, au Mexique, certains insectes rampants faisaient le régal des gourmets. Et il existait encore des êtres humains, bien vivants et foulant cette terre, séparés de nous non par de formidables distances physiques, mais par des abîmes d'esprit et d'âme, qui ramassaient les fourmis pour les faire frire ; et tandis qu'ils se pourléchaient voluptueusement les babines, une musique jouait, et c'était une musique différente de la nôtre. Et ainsi sur toute la vaste terre, en ce moment précis, que de choses prodigieusement différentes se passaient, non seulement sur les continents, mais dans les airs et dans les profondeurs de l'eau !
Ensuite, vint la station de Lorimer Street. Je sortis comme un automate, mais je fus incapable de faire un pas vers l'escalier. J'étais pris dans le flux ardent, cloué sur place tout aussi définitivement que par le harpon d'un pêcheur. Tous ces courants que j'avais libérés tourbillonnaient autour de moi, m'engouffraient, me happaient vers le fond du maelström. Je ne pus faire autrement que de demeurer cloué là de part en part, trois ou quatre minutes peut-être, bien que le temps me parût beaucoup plus long. Les gens me frôlaient comme en rêve. Une autre rame arriva, repartit. Puis un homme me heurta, qui courait vers l'escalier ; et je l'entendis s'excuser, mais sa voix venait de très loin. En me bousculant, il m'avait fait pivoter légèrement sur moi-même. Non que j'eusse conscience de sa grossièreté, non... mais soudain j'aperçus mon image dans le distributeur automatique de chewing-gum. Bien entendu ce n'était pas vrai, mais j'eus l'illusion de me rattraper moi-même — comme si j'avais saisi par le bout mon ancien moi, au moment où il me réintégrait, l'être familier et quotidien qui me lorgnait, caché derrière mes propres yeux. Cela me flanqua tant soit peu les foies, comme il arriverait au premier venu qui, sortant d'une rêverie, verrait brusquement la queue d'une comète rayer les cieux et s'effacer, le temps de traverser la rétine. Immobile, je contemplais fixement mon propre reflet ; la crise était passée, mais l'effet consécutif se déposait comme un sédiment. Une exaltation plus sobre se faisait sentir. L'ivresse ! Bon Dieu, cela semblait si peu de chose à côté de cet autre état ! (Une lueur au couchant, sans plus.) Restaient les fumées maintenant ; l'instant d'avant, c'était l'inspiration. L'instant d'avant, j'avais su ce que c'était que de franchir les confins de la joie ; j'avais complètement oublié qui j'étais et j'avais couvert la terre entière. Quelques degrés d'intensité de plus, qui sait si je n'eusse pas fait le saut par-dessus cette mince ligne qui sépare la raison de la folie. J'aurais pu atteindre la dépersonnalisation, me noyer dans l'océan de l'immensité... Lentement, je me dirigeai vers l'escalier, le descendis, traversai la rue, pris un billet et entrai dans une salle. Le rideau se levait justement. Il s'ouvrait sur un monde plus étrange encore que l'univers hallucinant d'où je venais de glisser — un monde irréel — littéralement, absolument irréel. Même la musique, si péniblement familière, semblait étrangère à mes oreilles. A peine si je faisais une différence entre les corps humains qui piaffaient sous mes yeux et les scintillements et les cartonnages du décor ; on les eût dits faits de la même substance : scorie grise imbibée d'un bas voltage de courant vital. Quel automatisme dans leur façon de se projeter çà et là ! Que de ferblanterie dans leur voix ! Je regardais autour de moi, je levais la tête vers les étages de loges, les cordons de peluche tendus entre les poteaux de cuivre, toutes ces marionnettes superposées les unes au-dessus des autres, le regard uniformément braqué sur la scène, sans expression, toutes uniformément modelées dans la même matière : dans l'argile, l'argile vulgaire. C'était un monde d'ombres, effroyablement mort. Décor, spectateurs, acteurs, rideau, musique, fumée, glués ensemble, tous ; tissés dans le même drap mortuaire, lugubre et sans raison. Tout à coup, je me sentis pris de démangeaisons, de démangeaisons si atroces qu'on eût dit que mille puces me mordaient en même temps. J'aurais voulu gueuler. Gueuler quelque chose qui secouât ces gens, les arrachât à leur effroyable transe. (Merde ! Bon Dieu de merde ! Et tout le monde se dresserait d'un bond, le rideau dégringolerait, l'ouvreur me prendrait au collet et me rendrait les honneurs réservés aux pauvres cloches.) Mais impossible de sortir un son. Ma gorge était comme du papier émeri. La démangeaison passa pour faire place à une sensation de chaleur et de fièvre. Je crus que j'allais suffoquer. Je crevais d'ennui, et comme jamais ! — c'était tout, Bon Dieu. Je voyais bien que rien ne se passerait. Rien ne pouvait se passer, même si je m'étais amusé à lancer une bombe. Ces gens-là étaient morts, salement morts, voilà tout. Ils étaient assis dans la puanteur de leur merde, ils mijotaient dans leur merde... Je ne pus supporter cette atmosphère une seconde de plus. Je fichai le camp.
Dehors, tout reprit son apparence grise et normale. Une normale des plus déprimantes. Les gens allaient pesamment leur train, comme des végétaux montés sur baguettes de tambour. Ils ressemblaient à ce qu'ils mangeaient. Et ce qu'ils mangeaient donnait de la merde. Rien de plus. Pouah !
A la lumière de l'expérience précédente, dans le métro aérien, je comprenais qu'un élément nouveau intervenait, un élément lourd de signification. Cet élément, c'était la connaissance lucide. Je savais maintenant ce qui m'arrivait, et dans une certaine mesure, je pouvais contrôler l'explosion. Autant de perdu, autant de gagné. S'il n'y avait plus la même intensité que dans la première « attaque », le sentiment d'impuissance qui avait accompagné celle-ci avait disparu lui aussi. C'était une impression comparable à ce que ressentirait un aviateur filant à travers les nuages à une vitesse phénoménale, et qui, incapable de couper le moteur, s'apercevrait avec une surprise joyeuse qu'il peut en tout cas manœuvrer encore les commandes.
Projeté hors de mon orbite habituelle, je n'en gardais pas moins suffisamment d'équilibre pour faire le point. Dans la façon dont je voyais soudain les choses, il y avait déjà la manière dont j'écrirais un jour à propos de ces mêmes choses. Aussitôt, toutes sortes de questions m'assaillirent, comme une pluie de flèches et de pierres lancées par la fureur des dieux. Aurais-je assez de mémoire ? Serais-je capable, sur une feuille de papier, de m'épancher dans toutes les directions à la fois ? La fin de l'art était-elle de tituber ainsi de crise en crise, laissant derrière soi la trace sanglante d'une hémorragie ? Devait-on se contenter de transcrire la « dictée » comme le fidèle chela obéissant aux ordres télépathiques de son Maître ? La création commençait-elle, comme pour la terre elle-même, dans le bouillonnement furieux du magma originel ! Ou fallait-il d'abord que la croûte refroidît ?
Avec une sorte de frénésie je balayai toutes ces questions, ne retenant que le problème de la mémoire. Il était vain de songer à reproduire une tempête de l'esprit. Tout ce que je pouvais essayer de faire, c'était de retenir certains indices bien définis, de les transformer en pierres de touche mnémoniques. Retrouver le filon, c'était cela le point capital — et non pas de savoir combien d'or j'en tirerais. Toute l'affaire était de fabriquer pour l'atlas de l'inspiration un index mnémonique. Même l'explorateur le plus hardi ne se fait guère d'illusion et ne s'attend pas à pouvoir parcourir chaque mètre carré de notre globe mystérieux. De fait le véritable explorateur doit en venir à se rendre compte, bien avant qu'il ait fini d'errer en ce monde, qu'il y a quelque chose de sot dans la simple accumulation d'expériences extraordinaires.
Je songeai à Mélanie que, normalement, projetant d'écrire le livre de ma vie, je ne me serais jamais soucié d'introduire dans mon récit. Comment était-elle parvenue à s'y injecter, alors que d'ordinaire je ne pensais guère à elle ? Quel était le sens de cette intrusion ? Quelle était sa contribution ? Deux données essentielles me tombèrent immédiatement sous le sens. Mélanie ? Bien sûr, voyons : ne jamais manquer de se rappeler « beauté » et « démence ». Et pourquoi me rappeler beauté et démence ? Surgirent alors dans ma tête les mots de : « variétés de chair ». En suite de quoi se présentèrent les divagations les plus subtiles sur les rapports entre chair, beauté et démence. Ce qu'il y avait de beau en Mélanie découlait de sa nature angélique ; ce qu'il y avait de dément, de la chair. Le charnel et l'angélique suivaient des voies distinctes et Mélanie, aussi inexplicablement belle qu'une statue qui se délite, expirait lentement à la croisée de ces chemins. (Il y a des types d'hystériques qui réussissent aussi à isoler la chair, lui accordant de ce fait une vie propre et particulière. Mais dans leur cas, il est toujours possible de réparer les plombs, de rétablir le courant, de reprendre possession de l'esprit. Ces êtres ont l'esprit muni d'un volet qui peut, tel le rideau d'amiante des théâtres, se rabattre en cas d'incendie ou afin d'indiquer qu'un acte vient de se terminer.) Mélanie était pareille à une étrange créature nue, mi-humaine, mi-divine, qui eût passé tout son temps à essayer vainement de grimper de l'orchestre sur la scène. Dans son cas, peu importait que le spectacle fût en cours ou terminé, qu'il s'agît d'une répétition, d'un entracte ou d'une salle vide et silencieuse. Elle grimpaillait çà et là, avec la repoussante séduction des déments dans toute leur nudité. Les anges ont le droit de porter la tiare ou le chapeau melon, au gré de leur caprice, si nous devons en croire les divagations de certains visionnaires ; pourtant on ne les a jamais présentés comme des déments. Pas plus que leur nudité n'a jamais passé pour une provocation à la luxure. Mais Mélanie pouvait être aussi ridicule qu'un ange de Swedenborg et provocante qu'une brebis en chaleur pour le berger solitaire. Ses cheveux blancs ne faisaient que mieux souligner le leurre frémissant de sa chair ; ses yeux étaient d'un noir de jais ; ses seins, fermes et pleins ; ses hanches, tels deux champs magnétiques. Mais plus on réfléchissait à sa beauté, plus sa démence semblait obscène. Elle donnait l'illusion d'aller et de venir nue, de vous inviter à la chatouiller pour la faire rire, de ce rire bas et effrayant qui sert aux fous à enregistrer leurs réactions imprévisibles. Elle me hantait comme un feu rouge que l'on aperçoit en pleine nuit, de la portière d'un train, et qui fait que l'on se demande soudain si le mécanicien veille ou s'est endormi. De même que, dans un moment pareil, trop paralysé par la peur pour bouger ou parler, on se demande quelle sera la nature précise de la catastrophe, de même, songeant à la beauté démente de Mélanie, je m'abandonnais souvent à d'extatiques rêveries charnelles, pensant aux variétés que j'avais connues et explorées et à celles qu'il me restait à découvrir. S'embarquer sans réserve dans l'aventure charnelle éveille le sens du danger. Maintes fois j'avais connu d'expérience la terreur et la fascination qu'éprouve le pervers, quand, dans le métro archicomble, il cède à l'impulsion de flatter un cul tentant ou de pincer le charmant téton qui s'offre à portée de sa main.
Cet élément de connaissance lucide agissait non seulement comme un contrôle partiel qui me permettait de galoper sur des jambes imaginaires, d'un escalier roulant à l'autre ; il me servait aussi à une fin encore plus importante : il stimulait en moi le désir d'inaugurer l'œuvre créatrice. Que Mélanie, que je n'avais pas remarquée jusqu'alors, que j'avais considérée comme une simple unité dans la somme complexe de mes expériences, pût se révéler une veine si riche, m'ouvrait les yeux. Ce n'était nullement Mélanie, en réalité, mais ces caillots verbaux (« beauté, démence, variétés de chair ») que j'éprouvais le besoin d'étudier de près et de vêtir de somptuosités stylistiques. Même s'il devait m'en coûter des années d'efforts, je n'oublierais pas cette veine de fabulation, je capturerais son secret, je l'étalerais sur le papier. Que de centaines de femmes n'avais-je pas pourchassées, suivies comme un chien perdu, afin d'étudier un trait mystérieux — deux yeux très écartés, une tête taillée dans le quartz, une croupe qui semblait dotée d'une vie personnelle, une voix mélodieuse comme un gazouillement d'oiseau, un niagara de cheveux semblable à une cataracte de verre filé, un torse qui avait la flexibilité du caoutchouc... Chaque fois que la beauté de la femelle devient irrésistible, elle peut se réduire à une qualité unique. Cette qualité, qui n'est souvent qu'un défaut du corps, peut prendre des proportions si irréelles que, aux yeux de celle qui en est douée, sa beauté stupéfiante finit par ne plus compter. Un buste séduisant à l'excès peut ne devenir alors qu'un ver bicéphale qui vrille le cerveau et se change en tumeur aqueuse et mystérieuse. Des lèvres tentantes et trop pleines sont alors capables de s'enraciner dans les profondeurs du crâne tel un double vagin et d'y engendrer ce mal difficile à guérir entre tous : la mélancolie. (Il est des femmes qui n'osent presque jamais dresser devant le miroir leur beauté nue ; des femmes qui, lorsqu'elles pensent au pouvoir magnétique que dégage le corps, sont prises de terreur et se ratatinent sur elles-mêmes, dans la crainte que l'odeur même qu'elles exhalent ne les trahisse ; d'autres encore qui, debout devant une glace ont le plus grand mal à se retenir de se précipiter dehors, complètement nues, pour s'offrir au premier venu.)
Variétés de chair... avant que l'on s'endorme, à l'instant précis où les paupières se ferment sur la rétine et où les images interdites commencent leur parade nocturne... cette femme dans le métro, qu'on a suivie ensuite dans la rue — fantôme anonyme qui réapparaît maintenant et s'avance, dans un mouvement souple et vigoureux des reins. Fait penser à quelqu'un ; ressemblance frappante ; seul, le visage n'est pas le même (mais le visage n'a jamais eu d'importance !). On se souvient du frémissement et de l'éclair de reins semblables par la force, exactement comme on garde quelque part au fond de sa tête l'image du taureau que l'on a vu, enfant : le taureau en train de saillir la vache. Va-et-vient des images ; et toujours c'est une partie singulière du corps qui ressort, comme signe d'identité particulier. Noms... Les noms passent comme l'herbe des champs. Mots tendres... passent eux aussi. Même la voix, la voix qui était si puissante, si victorieuse, si entièrement personnelle... la voix aussi a une façon de s'évanouir, de se perdre dans la foule des autres voix. Mais le corps survit ; et les yeux ; et les doigts du regard... eux, ils se souviennent. Elles vont et viennent, les inconnues, les anonymes, se mêlant aux autres aussi librement que si elles étaient partie intégrante de votre vie. Avec les inconnues, vient le souvenir de certains jours, de certaines heures, de cette façon voluptueuse qu'elles avaient de s'abandonner, dans un instant de lassitude creuse. La grande, en robe de soie mauve, on la revoit exactement, telle qu'elle se tenait cet après-midi-là, où le soleil impitoyable semblait couver sa chaleur et où elle regardait, ravie, les jeux d'eau de la fontaine. On se rappelle exactement la faim que l'on a éprouvée alors, et la façon dont elle s'est exprimée : un rapide élancement, comme une lame de couteau entre les épaules, puis la sensation s'est éteinte presque aussi vite, fondue en fumée ; mais si délectable, cette fumée, pareille à une profonde bouffée nostalgique. Maintenant, c'est au tour d'une autre de se lever : lourde, stupide, avec une peau poreuse comme le grès ; chez celle-ci, c'est la tête qui est le centre de tout, la tête qui ne va pas avec le corps, la tête qui est volcanique, comble encore d'éruptions... Elles vont et viennent ainsi, claires, précises, traînant encore derrière elles l'ambiance qui présida à la rencontre de deux corps, irradiant leurs effets instantanés. De toutes sortes, et tempérées de texture, de climat, d'humeur : il en est de métalliques ; d'autres qui sont des figurines de marbre ; d'autres, pareilles à des ombres translucides, pareilles à des fleurs, à de sveltes animaux tendus d'un pelage en suède, à des trapézistes, à des espaces d'eau argentée se soulevant pour prendre forme humaine et se gonfler comme un verre de Venise. A loisir on les déshabille, on les examine au microscope, on leur commande de pivoter, de se pencher, de plier les genoux, de rouler sur le côté, d'écarter les jambes, on leur parle, maintenant que les scellés ne sont plus sur les lèvres. Que faisais-tu, tel jour ? Tu as changé de coiffure, non ? Qu'allais-tu me dire, quand tu m'as regardé fixement comme ça ? Puis-je te demander de te tourner un peu... c'est ça. Et maintenant prends tes seins dans tes mains. Bien sûr, j'aurais pu me jeter sur toi ce jour-là, te baiser en plein trottoir, pendant que les gens nous enjambaient ; te baiser jusqu'à t'enfoncer sous terre, t'ensevelir près de ce lac où tu étais assise, les jambes croisées sous toi. Tu le savais bien, que je t'observais. Dis-moi... dis-moi puisque tu sais que personne ne le saura jamais... à quoi pensais-tu à cet instant précis ? Pourquoi gardais-tu les jambes croisées ? Tu le savais parfaitement, que j'attendais que tu les ouvres. Tu ne demandais que cela, non ? Dis-moi la vérité ! Il faisait chaud et tu n'avais rien sous ta robe. Tu étais descendue de ton perchoir pour prendre un peu l'air, dans l'espoir qu'il se passe quelque chose. Quoi exactement ? Cela, tu t'en fichais bien, n'est-ce-pas ? Tu rôdais autour du lac, attendant qu'il fît noir. Tu avais envie qu'on te regarde, que survienne un homme qui te déshabillerait des yeux, qui riverait son regard à cet endroit chaud et moite entre tes jambes...
Et la bobine se déroule, à perdre haleine — cinq cent mille mètres de pellicule. Et tout ce temps, pendant que les yeux glissent de l'une à l'autre, dans leur fureur kaléidoscopique, ce qui vous entre dans la peau, c'est la nature inexplicable de l'attraction. Que de mystère dans cette loi de l'attraction !
Secret enfoui aussi profondément dans la partie que dans le tout énigmatique.
L'irrésistible créature de l'autre sexe est un monstre en passe de se changer en fleur. La beauté féminine est création incessante, révolution continue autour d'un défaut (souvent imaginaire), qui fait que tout l'être s'élance soudain et monte au ciel en une rotation de toupie...
1 Broadway à Brooklyn (N.d. A.).