Avec la mort de son père, la hantise du mariage alla croissant de plus belle en Mona. Peut-être, au chevet de ce père mourant, avait-elle fait une promesse qu'elle s'efforçait de tenir. Chaque fois que ce sujet revenait sur le tapis, la discussion tournait à la dispute. (Apparemment, c'était une question que je prenais trop à la légère). Un jour, après l'une de ces piques, elle se mit à faire ses bagages... Elle n'allait pas rester un jour de plus avec moi. Comme nous ne possédions pas une seule valise, elle était forcée d'envelopper ses affaires dans du papier brun. Cela faisait un baluchon extrêmement volumineux et incommode.
— On va te prendre pour une immigrante, dans la rue, avec ce truc, dis-je.
Cela faisait une demi-heure au moins que j'observais la manœuvre, assis sur le lit. Je ne sais pourquoi je n'arrivais pas à croire qu'elle partait pour de bon. J'attendais l'effondrement habituel in extremis — une flambée de colère, un flot de larmes, et puis la tendre réconciliation qui réchauffe le cœur.
Cette fois, cependant, elle semblait résolue à aller jusqu'au bout du sketch. Je n'avais pas bougé du lit, et elle traînait maintenant son ballot dans le vestibule, elle ouvrait la porte du palier. Nous ne nous étions même pas dit au revoir.
A l'instant où la porte de l'appartement se refermait en claquant, Arthur Raymond surgit à l'entrée de ma chambre et me dit :
— Tu ne vas pas la laisser partir comme ça, dis ? Tu ne trouves pas cela un peu inhumain ?
— Vraiment ? répliquai-je.
Et je souris faiblement en le regardant ; j'avais l'air plutôt malheureux.
— Je ne te comprends pas du tout, me dit-il.
Il parlait comme quelqu'un qui contient sa colère.
— Nous la verrons probablement revenir demain, dis-je.
— Je n'en serais pas si sûr, à ta place. C'est une fille pleine de sentiment... tandis que tu en as à peu près autant que le dernier des salauds.
Il se remontait à fond, en prévision d'un de ses spasmes moraux. La vérité était qu'il avait fini par se prendre d'un grand faible pour Mona. S'il avait été franc avec lui-même, il eût dû avouer qu'il était amoureux d'elle.
— Qu'attends-tu pour lui courir après ? dit-il soudain, après un silence gêné. Veux-tu que j'y aille ? Bon Dieu non, tu n'as pas le droit de la laisser filer comme ça !
Je ne répondis pas. Il se pencha sur moi, posa la main sur mon épaule :
— Allons, allons, me dit-il, c'est trop bête. Ne bouge pas d'ici... je dégringole jusqu'en bas et je la ramène.
Il se précipita dans le vestibule et ouvrit la porte d'entrée. Je l'entendis s'exclamer :
— Eh bien, eh bien ! Moi qui allais justement vous chercher ! Parfait ! Entrez, entrez. Allons, donnez-moi ça. Voilà qui est bien.
Je l'entendis rire, de ce rire joyeux comme un râteau sur des cailloux et qui vous faisait grincer les nerfs de temps à autre.
— Venez par ici, venez... il vous attend. Tous, nous vous attendons. Qu'est-ce qui vous a pris ? Quelle idée ! On ne se sauve pas comme ça. Nous sommes tous amis, non ? On ne part pas en claquant comme ça la porte au nez des gens.
A l'entendre, on eût pensé que c'était lui le mari, et non moi. Tout juste s'il n'avait pas l'air de me souffler mon rôle.
L'intermède ne prit guère plus de quelques secondes ; mais dans ce laps de temps, si bref fût-il, je revis Arthur Raymond tel qu'il m'était apparu lors de notre première rencontre. C'était Ed Gavarni qui m'avait conduit chez lui. Il y avait des semaines qu'il me parlait de son ami Arthur Raymond et me vantait son génie. Il avait l'air de se considérer comme extraordinairement honoré de pouvoir provoquer cette rencontre, parce que, dans son esprit, j'étais moi aussi un génie... Me voici donc en face de ce fameux Arthur Raymond. Il est assis dans le lugubre sous-sol d'une de ces maisons en pierre brune et à l'air solennel du secteur de Prospect Park. Il est plus râblé que je m'y attendais ; mais la voix est forte, cordiale, gaie, comme la poignée de main, comme toute la personne. Il sue la vitalié.
J'ai aussitôt l'impression de me retrouver en face d'un personnage peu commun. Il est, cela dit, dans un de ses plus mauvais jours, ainsi que je le découvrirai dans la suite ; il a tiré une bordée toute la nuit, il a dormi sans se déshabiller et il est plutôt nerveux et irascible. Il se rassied devant le piano, après avoir lancé deux ou trois mots, un vague mégot éteint pendant aux lèvres ; tout en parlant, il plaque nerveusement quelques accords aigus. Il se contraint à se remettre au travail, parce que le temps se fait court — dans quelques jours il doit donner un récital... son premier récital en pantalon long, si l'on peut dire. Ed Gavarni m'explique qu'Arthur Raymond a été un enfant prodige, que sa mère l'habillait comme le Petit Lord Fauntleroy et l'a traîné par tout le continent, d'une salle de concert à l'autre. Et puis un jour, Arthur Raymond a mis les pieds dans le plat et refusé de continuer à jouer les chimpanzés savants. Il a fini par être pris de la phobie de s'exhiber en public. Il a voulu mener librement sa vie. Et il a réussi. Il a fait un fameux carnage : tout ce qu'il fallait pour démolir en lui le virtuose, œuvre de sa mère.
Arthur Raymond prête une oreille impatiente à ce discours. Finalement il tranche dans les explications, pivote sur son tabouret et joue à deux mains tout en parlant. Il vient d'allumer une autre cigarette et, tandis que ses doigts courent sur le clavier, la fumée se recoquille et lui entre dans les yeux. Il essaie de secouer sa gêne. En même temps, je sens qu'il attend que je me décide à dire un mot. Quand Ed Gavarni lui apprend que je suis musicien moi aussi, il se lève d'un bond et insiste pour que je joue quelque chose.
— Allez, allez, me dit-il presque sauvagement. J'aimerais vous entendre. Bon Dieu, ce que je peux en avoir marre de m'écouter jouer !
Je m'assieds, bien à contrecœur, et je joue je ne sais quel petit truc. Jamais je ne me suis autant rendu compte de la pauvreté de mon jeu. J'ai plutôt honte de moi et je m'excuse profondément de la piètre exécution.
— Nullement, nullement, me dit-il avec un petit rire doux et sympathique. Vous devriez travailler... vous avez du talent.
— La vérité est qu'il ne m'arrive plus guère de toucher au piano, dis-je.
— Comment se fait-il ? Pourquoi ça ? Que faites-vous donc ?
Ed Gavarni fournit l'explication habituelle :
— C'est surtout un écrivain, conclut-il.
Les yeux d'Arthur Raymond se mettent à étinceler :
— Un écrivain ? Ah, ah...!
Et sur ce, de se rasseoir au piano et de se remettre à jouer. Mais cette fois son visage est devenu grave — et non seulement j'aime cette gravité : c'est une expression que je me rappellerai toute ma vie. Son jeu m'enthousiasme. Un jeu net, vigoureux, passionné, intelligent. Il attaque l'instrument de tout son être. Il le viole. C'est une sonate de Brahms, si j'ai bonne mémoire. Au bout de quelques minutes, il s'arrête net ; puis, sans nous laisser le temps d'ouvrir la bouche, il joue quelque chose de Debussy, passe à Ravel et à Chopin. Pendant le prélude de Chopin, Ed Gavarni me regarde en clignant de l'œil. Quand c'est fini, il presse Arthur Raymond de jouer l'Etude de la Chute de Varsovie.
— Quoi ? Ce truc-là ? Au diable ! Comment peux-tu aimer une ordure pareille ?
Il en joue quelques mesures, laisse choir, reprend le morceau au milieu, s'arrête, ôte la cigarette de ses lèvres, se lance dans Mozart.
Entre-temps, je passe par toutes sortes de cataclysmes internes. En écoutant jouer Arthur Raymond, je me rends compte que, si je dois jamais être un pianiste, il me faudra tout reprendre par le commencement. Je sens que je n'ai jamais joué vraiment du piano — que j'ai joué au piano. Déjà j'ai connu une expérience semblable quand je me suis mis à lire Dostoïevski. Toute autre littérature s'en est trouvée balayée. (« Cette fois, ce sont de vrais êtres humains que j'écoute parler ! » me suis-je dit alors.) Et il en va de même avec le jeu d'Arthur Raymond : pour la première fois j'ai l'impression de comprendre ce que disent les compositeurs. Quand il s'interrompt pour reprendre obstinément plusieurs fois la même phrase, c'est comme si je les entendais parler, parler ce langage du son qui nous est familier à tous, mais qui est au fond de l'hébreu pour la plupart d'entre nous. Je me souviens brusquement de mon professeur de latin qui, après avoir écouté nos affligeantes traductions, nous arrachait soudain des mains le livre et se mettait à lire à voix haute... en latin. Il lisait comme si cela avait eu un sens pour lui ; alors que, pour nous, si bonnes que fussent nos traductions, cela restait du latin, et le latin était une langue morte, et les types qui écrivaient en latin étaient encore plus morts pour nous que la langue dans laquelle ils écrivaient. Oui, d'écouter Arthur Raymond interpréter Bach, Brahms ou Chopin, supprimait tout hiatus entre les phrases. Tout prenait forme, dimension, signification. Finies, les transitions ennuyeuses, les lambineries, les préliminaires...
... Le souvenir de cette visite en réveillait un autre dans ma mémoire — celui d'Irma. Irma qui était alors sa femme... et fort jolie : adorable petite poupée. Plus comparable à une porcelaine de Dresde qu'à une femme... Dès que je fais sa connaissance, je devine que cela ne va pas tout seul entre eux. Il lui parle d'un ton brutal ; ses gestes sont trop brusques : elle se rétracte devant lui, comme si elle craignait un geste d'inadvertance qui la briserait en mille morceaux. Je remarque, en lui serrant la main, qu'elle a la paume moite — moite et brûlante. Elle en est consciente de son côté, et fait allusion, en rougissant, à son état glandulaire, qui n'est pas bon. Mais on sent, en l'écoutant, que la vraie raison de ce déséquilibre est Arthur Raymond, que c'est « le génie » de celui-ci qui est cause de ses troubles. O'Mara a raison quand il parle d'elle : c'est un vrai félin, elle aime à se faire caresser et cajoler. Et l'on sait bien qu'Arthur Raymond ne perd pas de temps en badinages. On voit immédiatement qu'il est de ceux qui vont droit au but. Il la viole, oui, voilà ce que j'ai deviné. Et j'avais raison. Plus tard, elle me l'avouera.
Et puis il y a aussi Ed Gavarni. On peut dire, au ton sur lequel Arthur Raymond lui parle, que celui-ci est accoutumé à ce genre d'adulation. Tous les amis d'Arthur sont des sycophantes. Cela le dégoûte sans aucun doute ; en même temps, c'est un besoin chez lui. Il est redevable à sa mère d'un mauvais départ dans la vie — elle a bien failli le détruire complètement. Chaque fois qu'il s'est produit en public, il a perdu un peu de sa confiance en soi. Aurtant de séances post-hypnotiques qui n'étaient des succès que dans la mesure où sa mère l'avait voulu. Il la haïssait. Il avait besoin d'une femme qui crût en lui — comme homme, comme être humain... non comme phoque savant.
Mais Irma elle aussi hait la mère. Et cela a un effet désastreux sur Arthur. Il éprouve le besoin de défendre sa mère contre les assauts de sa femme. Pauvre Irma prise entre Charybde et Scylla ! Et, au fond, la musique ne la passionne pas. Au fond, rien ne la passionne. Elle est molle, gracieuse, souple, onduleuse comme un saule : elle ne sait que ronronner en réponse. Je n'ai pas l'impression non plus qu'elle se soucie beaucoup de baiser. C'est très bien de temps à autre, quand elle est en chaleur ; mais, dans l'ensemble, c'est trop direct, trop brutal, trop humiliant. S'il était possible de copuler comme des lis tigrés, oui, peut-être serait-ce différent. Se frôler simplement, s'entrelacer doucement, gentiment, comme deux caresses — c'est cela qui lui plaît. Une pine roide, ça a quelque chose de vaguement écœurant... surtout si elle dégouline de sperme. Et les positions qu'on doit prendre ! Vrai, il y a des jours où elle se sent littéralement dégradée par l'acte. Arthur Raymond a la pine courte et têtue — le Grand Bélier en personne. Il y va tête baissée, et vlan ! vlan ! — comme s'il maniait le couperet sur un quartier de viande. C'est déjà fini, sans qu'elle ait eu une chance d'éprouver quoi que ce soit. Quelques coups d'estoc, rapides et courts — parfois sur le plancher, n'importe où et quand, sur le lieu et le moment mêmes où ça le prend. Il ne lui laisse pas le temps de se déshabiller. Il lui rebrousse les jupes et il enfourne. Non, vrai, c'est « affreux »... « Affreux » est un des mots favoris d'Irma.
O'Mara, au contraire, fait penser à un serpent savant. Il a un long pénis recourbé qui se faufile comme un éclair bien graissé et fait sauter le verrou de sûreté de la matrice. Il sait contrôler son truc. Mais elle n'aime pas non plus sa façon d'y aller. Il se sert de son pénis comme d'une pièce détachable. Se pencher sur elle, quand elle est couchée sur le lit, jambes ouvertes, pantelante de désir, la forcer à admirer ce truc, à le prendre dans la bouche, ou à se le fourrer sous l'aisselle — fait la volupté de O'Mara. Il lui fait sentir qu'elle est à sa merci — ou plutôt à la merci de cette longue chose visqueuse qu'il trimbale entre les jambes. Il est capable de bander n'importe quand — à volonté, pour ainsi dire. Jamais il ne se laisse emporter par la passion — la passion, chez lui, se concentre dans la pine. Il est d'ailleurs capable de se montrer très tendre, avec toute une science de l'approche ; mais, de façon ou d'autre, ce n'est pas le genre de tendresse qui touche Irma — c'est étudié, cela fait partie de la technique. Il n'est pas « romantique » — c'est ainsi qu'elle définit la chose. Il est trop fichtrement fier de ses prouesses sexuelles. Tout de même, vu le caractère insolite de cette pine, vu ce long cimeterre à l'endurance sans limites comme ses réserves d'égarements voluptueux, Irma n'a pas la force de résister. Il n'a qu'à sortir l'engin et le lui mettre dans la main : elle est perdue. Ce qui est dégoûtant aussi, c'est que, quand il le sort, le truc n'est parfois qu'à demi roide ; mais, même alors, il est plus gros, plus soyeux, plus reptilien que le tisonnier d'Arthur chauffé à blanc. O'Mara a une espèce de pine maussade. O'Mara est Scorpion par le signe. Il ressemble à ces créatures primitives qui s embusquent aux aguets, à ces énormes reptiles patients et rampants qui se cachent dans les marais. Il est froid et fécond ; il ne vit que pour baiser, mais il peut prendre son temps, attendre des années, au besoin, avant de rebaiser. Puis, quand il vous tient, quand il a refermé sur vous ses mâchoires, il vous dévore au détail. Voilà comme il est, O'Mara...
Lorsque je levai la tête, ce fut pour voir Mona debout sur le seuil, le visage souillé de larmes. Et derrière elle, Arthur Raymond, tenant à deux mains le gros baluchon incommode ; le visage fendu d'un large sourire ; content de soi, terriblement content de soi.
Je n'étais pas homme à me lever pour me livrer à aucune démonstration, surtout en présence d'Arthur Raymond.
— Alors, dit Mona, c'est tout ce que tu as à dire ? Tu n'as pas de regret ?
— Bien sûr que si, intervint Arthur, craignant de la voir filer de nouveau.
— Vous, je ne vous demande rien ! dit-elle sèchement. C'est à lui que je parle.
Je me levai du lit et m'approchai d'elle. Arthur Raymond nous regardait, d'un air penaud. Il eût donné n'importe quoi pour être à ma place, je le savais. Comme nous nous embrassions, Mona tourna la tête et murmura par-dessus son épaule :
— Qu'attendez-vous pour vous en aller ?
Il devint rouge comme une betterave et voulut bafouiller une excuse, mais ça ne sortait pas.
Il finit par s'en aller et Mona claqua la porte derrière lui.
— L'idiot ! dit-elle. J'en ai marre de cet endroit !
Elle se pressait contre moi, et je sentais en elle une soif et un désespoir d'un nouvel ordre. Cette séparation, si brève qu'elle eût été, n'en avait pas moins été réelle pour elle. Et l'avait effrayée aussi. Personne ne l'avait jamais laissée partir ainsi. Non seulement elle s'était sentie humiliée, mais sa curiosité s'était éveillée.
Il est intéressant de voir comme les femmes se répètent l'une l'autre dans leur attitude face à ce genre de situation. Presque immanquablement on sent venir la question : – « Pourquoi as-tu fait cela ? » Ou alors : — « Comment as-tu pu me traiter ainsi ? » L'homme, lui, dit : — « C'est bon, n'en parlons plus... c'est oublié. » Mais la femme réagit comme si elle était atteinte dans sa vie même, comme si elle n'allait peut-être jamais se remettre de ce coup de poignard mortel. Avec elle, tout devient essentiellement et purement personnel. Son discours est tout égocentrique, mais ce n'est pas le moi qui lui souffle ses reproches — c'est la femme. L'homme qu'elle aime, à qui elle s'est attachée, qu'elle crée à son image — que cet homme échappe soudain à sa possession, c'est là chose inconcevable. Encore, s'il y avait une autre femme en jeu, une rivale, à la rigueur, oui, elle comprendrait ! Mais qu'on puisse secouer ses chaînes, sans raison, se désister si facilement — à cause d'une simple astuce féminine, cela la mystifie. Serait-ce donc qu'on ne peut construire que sur le sable, qu'on ne peut se raccrocher à rien en ce monde ?
— Tu étais vraiment si sûr que je reviendrais ? demandait-elle maintenant, mi-souriant, mi-pleurant.
Répondre par oui ou par non était également compromettant. L'un ou l'autre m'entraînerait dans une discussion à n'en plus finir. En conséquence, je dis :
— C'est lui qui en était sûr. Moi, je ne savais pas. Je me disais que je t'avais peut-être perdue à jamais.
Cette dernière phrase l'impressionna favorablement...
« La perdre à jamais » — cela signifiait qu'elle était précieuse. Sous-entendait aussi qu'en revenant de son plein gré elle faisait don d'elle-même — et pouvait-elle me faire cadeau plus précieux ?
— Comment serait-ce possible ? dit-elle tendrement, me lançant un regard fondant. Simplement, je voudrais être sûre que tu tiens à moi. Je fais parfois comme ça des choses bêtes... dans le sentiment, dirait-on, que j'ai besoin de preuves de ton amour... Comme c'est bête !
Elle m'étreignit violemment, s'effaçant littéralement contre moi. L'instant d'après, elle était toute passion ; ses doigts se battaient avec ma braguette.
— Dis-moi que tu voulais que je revienne, murmura-t-elle, dégageant ma pine et la plaçant contre son con tout chaud. Dis ! Dis-le ! Je veux t'entendre le dire.
Je le dis ; je le dis avec toute la conviction dont j'étais capable.
— Et maintenant, baise-moi ! chuchota-t-elle, la bouche tordue par un rictus sauvage.
Elle s'allongea en travers du lit, les jupes relevées jusqu'au cou :
— Arrache ça ! supplia-t-elle, trop fébrile pour trouver les pressions. Je veux que tu me baises comme si c'était la première fois.
— Attends une seconde, dis-je en m'écartant. Que j'ôte d'abord tous ces sacrés trucs.
— Vite, vite ! implorait-elle. Mets-le-moi jusqu'au fond. Dieu, Val, jamais je ne pourrais vivre sans toi... Que c'est bon, que c'est bon... oui, comme ça.
Elle grouillait comme une anguille.
— Oh ! Val ! Dis que tu ne me laisseras jamais partir. Serre-moi bien fort, très fort ! Oh Dieu... ça vient ! Serre-moi fort, fort !
J'attendis que le spasme fût passé.
— Et toi, tu as joui ? Non, pas encore, dis ? reprit-elle. Retiens-toi. Laisse-le dedans. Ne bouge pas.
J'obéis ; mon truc était enfoncé comme un coin et je sentais les petits pennons se débattre à l'intérieur comme des oiseaux affamés.
— Attends, chéri... attends...
Elle rassemblait ses forces en vue d'une nouvelle explosion. Ses yeux s'étaient élargis — humides, détendus pour ainsi dire. A mesure que l'orgasme approchait, ils se concentraient, dardant follement d'un coin à l'autre, comme cherchant frénétiquement un objet à quoi se river.
— Vas-y, vas-y maintenant ! supplia-t-elle d'une voix rauque. Décharge... à fond !
Une fois de plus sa bouche se tordit sauvagement, dans ce rictus obscène qui, plus encore que les véhémences déchaînées du corps, ouvre la vanne à l'orgasme du mâle. Lorsque je lui envoyai ma bordée de sperme brûlant, elle se convulsa. On eût dit une trapéziste se lâchant près du chapiteau. Et comme cela lui arrivait fréquemment, elle se mit à jouir coup sur coup à une cadence folle. Je faillis presque la gifler, histoire de rompre en elle cette corde tendue qui ne voulait pas claquer.
Après, naturellement, vint l'inévitable cigarette. Elle s'allongea sous le drap, aspirant longuement la fumée comme des bouffées d'oxygène.
— Parfois, j'ai l'impression que mon cœur va craquer... que je vais mourir au beau milieu...
Elle s'abandonnait avec la grâce d'une panthère, les jambes grandes ouvertes, comme pour laisser le sperme s'écouler.
— Seigneur ! dit-elle, une main entre les jambes. Ça coule encore ! Passe-moi une serviette, veux-tu ?
Penché sur elle avec la serviette, je glissai les doigts à l'intérieur de son con. J'aimais bien le palper ainsi, tout de suite après une séance de frotti-frotta-j'aime-ça aussi émouvante que celle-ci.
— Non, pas ça ! implora-t-elle faiblement. Ou je vais recommencer...
Tout en parlant, elle remuait lascivement le pubis.
— Pas trop fort, Val... c'est tout tendre. Comme ça, oui.
Elle me prit par le poignet, dirigeant la manœuvre à l'aide de pressions adroites et délicates des doigts. Finalement, je parvins à retirer ma main, pour coller aussitôt la bouche à sa fente.
— C'est merveilleux, soupira-t-elle.
Les yeux clos, elle tombait, roulait au fond du puits noir de son être. Nous étions couchés sur le côté. Ses jambes étaient nouées autour de mon cou. Presque immédiatement, je sentis ses lèvres effleurer ma pine. Je lui écartai les fesses à deux mains, l'œil rivé au petit bouton brun, un peu plus haut que le con. « Et ça, c'est le trou de son cul », me disais-je. C'était une joie de regarder ça... si petit, et tout ratatiné, comme si ça ne pouvait faire que des crottes de mouton, grosses comme des billes noires...
Après nous en être payé une ventrée, nous étions en train de ronfler doucement entre les draps, quand on frappa péremptoirement à la porte. C'était Rebecca. Elle désirait savoir si nous en avions terminé — elle allait faire le thé et voulait que nous venions le prendre avec eux.
Je répondis que nous étions occupés à piquer un somme — pouvais pas dire quand nous reprendrions pied.
— Je peux rentrer deux secondes ?
— Bien sûr, dis-je, louchant d'un œil dans sa direction.
— ... Ça alors, pour une paire d'amoureux ! s'exclama-t-elle, avec son espèce de petit rire sympathique et bien de ce monde. Vous n'en avez donc jamais assez ? Je vous entendais de l'autre bout du vestibule. Il y a de quoi être jalouse !
Elle était debout tout près du lit et nous regardait. La main de Mona était posée sur ma pine, en une attitude instinctive et égoïste de défense. Le regard de Rebecca semblait braqué sur ce point de l'espace.
— Pour l'amour du Ciel, vous ne pouvez pas vous arrêter un peu de jouer avec ça, quand je vous parle, dites ? reprit-elle.
— Et vous, vous ne pouvez pas nous laisser tranquilles ? répliqua Mona. Est-ce que nous entrons comme ça dans votre chambre ? Il n'y a donc pas moyen d'être un peu seuls ici ?
Rebecca eut un bon rire de la gorge :
— C'est que notre chambre a moins de charme que la vôtre, voilà tout. On croirait un couple de jeunes mariés : vous flanquez la fièvre à toute la maison !
— Vous serez bientôt débarrassés de nous, riposta Mona. J'ai envie d'être chez moi. Ça pue l'inceste ici... beaucoup trop pour mon goût. Quand je pense qu'on ne peut même pas menstruer sans que tout le monde soit au courant !
Je me sentis contraint d'intervenir en médiateur. Si Rebecca venait à se piquer au jeu, elle tortillerait Mona en un clin d'œil.
— Nous nous marions la semaine prochaine, plaçai-je. Nous irons probablement nous installer à Brooklyn, dans un petit coin tranquille. C'est un peu loin de tout, ici.
— Je vois, dit Rebecca. Il me semble que vous n'avez pas cessé de vous marier depuis que vous êtes ici. Sauf erreur, je ne pense pas que nous vous en ayons empêchés.
Au ton de sa voix, elle paraissait offensée. Elle dit encore quelques mots, puis s'en alla. Nous repiquâmes, pour ne nous réveiller que fort tard. Nous avions une faim de loup. Dehors, nous sautâmes dans un taxi et nous nous fîmes conduire à l'épicerie franco-italienne. Il était environ dix heures du soir et l'endroit était encore plein de monde. Nous nous retrouvâmes avec, d'un côté, un lieutenant de la police, et de l'autre, un inspecteur. Nous avions pris place à la grande table. En face de moi, accroché à un clou dans le mur, il y avait un étui à revolver avec son arme. A gauche, s'ouvrait la cuisine où régnait en monarque absolu, débordant de graisse, l'énorme frère du patron : espèce d'ours étonnant, incapable d'articuler un mot et dégoulinant de graisse et de sueur. Toujours à demi plein, semblait-il. Et qui, une fois que l'on s'était bien restauré, offrait régulièrement un petit verre ou quelque chose. Son frère, qui servait et tenait la caisse, était d'un tout autre genre. Il était beau, suave, courtois et parlait assez bien l'anglais. Quand il n'y avait presque plus personne, il venait souvent s'asseoir et bavarder à notre table. Il parlait de l'Europe, le plus souvent ; nous racontait combien c'était différent d'ici, là-bas... « civilisé », et comme il y faisait bon vivre. Parfois, il se laissait aller à évoquer les blondes Italiennes du nord de la péninsule — son pays. Il les décrivait minutieusement — de la couleur de leurs yeux et de leurs cheveux jusqu'à la contexture de leur peau, sans oublier le miel sensuel de leurs lèvres et le glissement des hanches qu'elles faisaient en marchant, etc. Jamais il n'avait vu leurs pareilles en Amérique, disait-il. Il parlait des Américaines en retroussant les lèvres avec mépris, presque avec dégoût.
— Je me demande comment vous pouvez rester ici, M. Miller, me disait-il. Avec une femme aussi belle... pourquoi n'allez-vous pas en Italie ? Rien que pour quelques mois. Vous ne reviendriez plus, c'est moi qui vous le dis.
Et d'offrir une autre tournée en nous priant de rester encore un peu... un de ses amis allait peut-être passer... un chanteur du Metropolitan Opera...
Nous ne tardâmes pas à lier conversation avec un couple assis juste en face de nous. Tous deux, l'homme et la femme, étaient en veine de gaieté et avaient atteint le stade du café et des liqueurs. A certaines de leurs remarques, je crus comprendre que c'étaient des gens de théâtre.
Il était assez difficile de soutenir une conversation suivie, à cause de la présence des deux truands qui nous encadraient. Ils ressentaient comme un camouflet le simple fait que nous parlions de choses qui les dépassaient. De temps à autre, le lieutenant faisait une remarque stupide sur « les cabots ». L'autre, l'inspecteur, en tenait déjà un bon coup et devenait mauvais. Je ne pouvais les encaisser ni l'un ni l'autre et ne me gênais pas pour le montrer, en feignant d'ignorer complètement leurs remarques. Finalement, à bout de ressources, ils commencèrent à nous harceler.
— Passons dans l'autre salle, dis-je, faisant signe au patron. Avez-vous de la place pour nous, à côté ? lui demandai-je.
— Qu'y a-t-il ? s'enquit-il de son côté. Ça ne va pas, ici ?
— Non, répondis-je. Ça ne nous revient pas, c'est tout.
— Vous voulez dire que ce sont nos têtes qui ne vous reviennent pas, grogna l'inspecteur en montrant les dents comme un chien.
— Exactement, ripostai-je, dent pour dent.
— Trop moches pour vous, hein ? Et pour qui diable vous prenez-vous ?
— Je suis le Président McKinley — et vous ?
— P'tit futé, hein ? (Se tournant vers le patron)... Non mais, qui c'est c'type, hé ?... Qu'est-ce qu'il fiche dans la vie ? Est-ce qu'il aurait envie de me prendre pour un con ?
— La ferme ! dit le patron. V's êtes saoul ?
— Saoul ? Qui est-ce qui dit que j'suis saoul ?
Il essaya de se lever en titubant, mais glissa et retomba sur son siège.
— Vous feriez mieux de sortir d'ici... vous embêtez le monde. Je ne veux pas d'histoires chez moi, compris ?
— Qu'est-ce que j'ai fait pour qu'vous gueuliez comme ça ?
Il commençait à avoir les réactions d'un gosse malmené.
— Je n'ai pas envie que vous fassiez fuir mes clients, dit le patron.
— Qui c'est qui fait partir vos clients ? On est en république, non ? J'ai pas l'droit d'parler, si j'veux ? Qu'est-ce que j'ai dit... dites un peu ! J'ai pas rien dit d'insultant, si ? J'sais êt' poli moi aussi, quand j'veux.
— Vous pouvez faire c'que vous voulez, vous n'serez jamais poli, dit le patron. Allez hop ! Ramassez vos trucs et fichez-moi l'camp d'ici. Allez ronfler chez vous.
Et il se tourna vers le lieutenant avec un regard lourd de sens, qui semblait dire : Débrouillez-vous pour qu'il s'en aille, c'est votre rayon. Puis, nous prenant par le bras, il nous fit passer dans l'autre salle et nos voisins d'en face suivirent.
— J'en ai pour deux secondes à vider cette paire de cloches, me dit le patron, nous avançant des sièges. Toutes mes excuses, M. Miller. Ah, qu'est-ce qu'il ne faut pas voir... tout ça à cause de leur sacrée Prohibition ! En Italie, ce n'est pas comme ça. Chacun se mêle de ses affaires... Qu'est-ce que je vous offre ? Attendez : je vais chercher quelque chose de bon...
La salle où il nous avait fait entrer était réservée à un banquet d'artistes — gens de théâtre pour la plupart, relevés cependant d'un soupçon de musiciens, de sculpteurs et de peintres. L'un des membres de la bande s'approcha de nous et, après s'être présenté, nous présenta à ses camarades, qui eurent l'air très heureux de nous accueillir parmi eux. Bientôt, on nous persuada de quitter notre table pour prendre place à celle du banquet, qui croulait sous les carafes, les siphons, les fromages, pâtisseries, pots de café et tout.
Le patron revint, rayonnant :
— On est mieux ici, hein ? dit-il.
Il portait dans ses bras deux bouteilles de liqueur.
— Pourquoi ne jouez-vous pas un peu de musique ? dit-il, s'asseyant à son tour. Prends ta guitare, Arturo... vas-y, joue-nous un air ! Peut-être cette dame acceptera-t-elle de chanter, si tu l'accompagnes ?
De fait, tout le monde ne tarda pas à chanter — des airs italiens, allemands, français, russes. L'idiot de frère, le chef, rappliqua avec un grand plateau de viandes froides, de fruits et de mendiants. Il fit le tour de la pièce en vacillant, tel un ours ivre, grognant, couinant, riant tout seul. Il n'avait pas une once de matière grise dans le haricot, mais quel cuisinier extraordinaire ! Je ne crois pas qu'il allât jamais prendre l'air. Toute sa vie se passait à la cuisine. Mais il ne manipulait que les victuailles — jamais les sous. Les sous, il n'en avait cure ! Ça ne se cuit pas, les sous ! Faire danser les jetons, ça regardait son frère. Ses oignons, à lui, c'était ce que mangeaient et buvaient les gens — l'addition, c'était son frère ; lui, il s'en fichait. « C'était bon ? » — voilà tout ce qu'il tenait à savoir. Quant à ce qu'on avait bien pu manger, il n'en avait qu'une vague, une très rudimentaire idée. On pouvait le tricher comme on voulait, si on s'en sentait. Mais personne ne s'en sentait. On trouvait encore plus facile de dire : « Je suis fauché... je paierai la prochaine fois. — Mais oui, la prochaine fois ! répondait-il, sans l'ombre d'une crainte ou d'un souci sur sa face graisseuse. Et un autre jour, amenez un ami, hhon ? » Sur quoi il vous administrait une grande claque dans le dos, de sa patte velue — une gifle retentissante, à vous faire valser les os comme des castagnettes. Quel griffon, quand j'y pense !... et sa femme si petite, toute menue et frêle, avec de grands yeux confiants ; qui ne faisait jamais de bruit et qui parlait, qui écoutait avec des yeux immenses, pleins de souffrance...
Louis. C'est Louis qu'il s'appelait, et cela lui allait à merveille. Le gros Louis ! Et son frère, c'était Joe... Joe Sabbatini. Joe traitait son imbécile de frère à peu près comme un lad son cheval favori. Il lui tapotait affectueusement le dos, quand il voulait le voir tirer de ses mains de prestidigitateur un plat rare, à tout casser, pour un bon client. Et Louis répondait par un grognement ou un hennissement, content comme une jument hypersensible dont on flatte la croupe soyeuse. Il faisait même un peu la coquette, comme si la caresse affectueuse de son frère avait réveillé tout au fond de son être Dieu sait quelle fille qui était en lui. Il avait beau être fort comme un ours, on ne pensait jamais à lui en termes de penchants sexuels. Il était neutre et épicène. S'il avait une pine, c'était pour faire de l'eau, un point voilà tout. On avait le sentiment qu'en cas d'extrême nécessité il eût volontiers sacrifié sa biroute pour en tirer un supplément de ronds de saucisson. Et qu'à vous présenter de chiches hors-d'œuvre, il eût préféré perdre à jamais cet appendice.
— En Italie, on mange dix fois mieux que ça, était en train de nous expliquer Joe, à Mona et à moi. La viande est meilleure, et les légumes, les fruits... En Italie, il fait soleil toute la journée. Et la musique ! Tout le monde chante. Ici, tout le monde a l'air triste. Je ne comprends pas. Beaucoup d'argent, beaucoup de travail, mais tout le monde triste ! C'est un pays où il ne fait pas bon vivre... tout juste bon pour faire de l'argent. Encore deux, trois ans et, moi, je retourne en Italie. J'emmène Louis et nous ouvrons un petit restaurant. Pas pour l'argent... histoire de s'occuper seulement. En Italie, personne il fait de l'argent. Tout le monde pauvre. Mais Nom di Dieu, M. Miller... excusez-moi... on s'amuse bien ! Beaucoup de très belles femmes... beaucoup ! Vous, veinard d'avoir une si belle femme. Les Italiens, très braves gens. Tout le monde vous traite bien. Tout le monde ami avec vous, du premier coup...
Ce fut ce même soir que, au lit, l'Europe fit son entrée dans nos conversations.
— Il faut absolument que nous allions en Europe, me dit Mona.
— Ouais. Mais comment ?
— Je n'en sais rien, Val. Nous trouverons bien un moyen.
— Te rends-tu compte de ce que coûte un voyage en Europe ?
— Peu importe. Si nous avons envie d'y aller, nous dégotterons l'argent, de façon ou d'autre...
Nous étions allongés sur le dos, les mains jointes derrière la nuque, les yeux fixés dans le noir... et voyageant furieusement. Pour ma part, j'avais pris l'Orient Express pour Bagdad. Le trajet m'était familier : j'en avais lu tous les détails dans un livre de Dos Passos. Vienne, Budapest, Sofia, Belgrade, Athènes, Constantinople... Peut-être, tant qu'à faire, pourrions-nous pousser jusqu'à Tombouctou ? Je connaissais bien Tombouctou, aussi — grâce aux livres. Et ne pas oublier Taormina ! Ni le fameux cimetière de Stamboul dont Pierre Loti parle dans un de ses bouquins. Ni Jérusalem...
— A quoi penses-tu ? demandai-je, allongeant un petit coup de coude à Mona.
— Je rendais visite à ma famille, en Roumanie.
— En Roumanie ? Quel endroit de Roumanie ? J'ai eu autrefois sous mes ordres un porteur de télégrammes... un Hollandais cinglé... il m'écrivait continuellement de longues lettres des Carpates. Il logeait au palais de la reine...
— Et en Afrique, tu n'aimerais pas y aller, dis ? Le Maroc, l'Algérie, l'Egypte...
— C'est justement de cela que je rêvais, il y a un instant.
— J'ai toujours eu envie d'aller dans le désert... et de m'y perdre...
— Comme c'est drôle ! Moi aussi. Je suis fou du désert.
Un temps. Perdu dans le désert...
Une voix me parle. Il y a un long moment que cela dure, déjà. Et je ne suis plus dans le désert, mais dans la Sixième Avenue, sous une station de métro aérien. Mon ami Ulric pose une main sur mon épaule et m'adresse un sourire rassurant. Il me répète ce qu'il disait un instant plus tôt : — que je serais heureux en Europe. Il parle encore de l'Etna, de vignes, de loisirs, d'oisiveté, de bonne chère, de grand soleil. Il laisse tomber une graine dans mon jardin.
Seize ans plus tard, un dimanche matin, en compagnie d'un natif de l'Argentine et d'une putain française de Montmartre, je flâne à loisir dans une cathédrale de Naples. J'ai l'impression de me trouver enfin devant un édifice religieux où j'aurais plaisir à prier. Cet édifice n'appartient pas plus à Dieu qu'au Pape ; il est au peuple italien. C'est un énorme truc, un peu comme un hangar, décoré avec un manque de goût remarquable, enharnaché de tout ce qui est cher au cœur d'un bon catholique. Ce n'est pas l'espace qui manque — l'espace vide, s'entend. Les gens entrent par trente-six portails et se promènent en toute liberté. Les enfants gambadent comme des agneaux, certains avec de petits bouquets à la main. Les gens se croisent, s'arrêtent, se saluent, comme en pleine rue. Le long des murs, statues de martyrs en diverses postures — tous suant la souffrance. Je ne sais ce qui me retient de passer la main sur le marbre froid pour les inviter à modérer leur douleur (un peu de décence, voyons !). M'approchant d'une des statues, je remarque du coin de l'œil une femme, tout en noir, à genoux devant un objet du culte. Image même de la piété. Mais je ne puis m'empêcher de remarquer aussi qu'elle possède une paire de fesses exquises, musicales, si je puis dire. (Le cul d'une femme vous renseigne exactement sur elle : caractère, tempérament ; — vous dit si elle est ardente, morbide, gaie ou légère, sensible ou non, maternelle ou amoureuse du plaisir, active ou indolente ; voire, si elle est sincère ou menteuse de nature.)
Donc, ce cul m'intéresse autant que la piété sous les cendres de laquelle il couve. Je le contemple avec une telle intensité que, à la fin, celle à qui il appartient se retourne, les mains toujours élevées dans l'attitude de la prière, les lèvres remuant comme si elle mâchait de l'avoine en dormant. Elle me lance un regard de reproche, devient toute rouge, puis ramène son regard sur l'objet de son adoration qui (je m'en aperçois à présent) est l'un des fameux saints, sorte d'estropié, lamentable martyr, en train, dirait-on, d'escalader en rampant une montagne, l'échine brisée.
Respectueusement, je m'éloigne, à la recherche de mes compagnons. L'agitation de toute cette foule intense me fait penser au grand hall de l'hôtel Astor — et aux toiles d'Uccello (cet univers de perspectives fascinantes). Elle me rappelle aussi le Caledonian Market de Londres et son immense vacarme de quincaille. Elle commence à me rappeler un tas de choses, à me rappeler tout, en fait... sauf le temple saint qui lui sert de théâtre. Tout juste si je ne m'attends pas à voir entrer Malvolio ou Mercutio en caleçon de soirée. Je repère un homme, manifestement coiffeur de son métier, qui me rappelle étonnamment Werner Kraus dans le rôle d'Othello. Je reconnais un joueur d'orgue de Barbarie de New York, que j'ai traqué un jour jusque dans son repaire, derrière l'Hôtel de Ville.
Mais ce qui me fascine par-dessus tout, ce sont les formidables têtes de Gorgone des vieux Napolitains. Ils ont l'air de sortir droit, et en fleurs, de la Renaissance, tels d'énormes choux de mort, le front percé de brandons furieux. Tel encore Urizen comme l'a imaginé William Blake. Et ces têtes ambulantes se meuvent çà et là avec condescendance, comme protégeant de leur autorité les exécrables Mystères de l'Eglise séculière et son vomi de maquereaux en robes écarlates.
Je me sens parfaitement chez moi. C'est un bazar qui rime à quelque chose. C'est lyrique, mercuriel, tonsoriel. Le bzz-bzz qui vient de l'autel est discret et élégant — sorte d'ambiance voilée de boudoir où le prêtre, assisté de ses acolytes dorés sur tranches, lave ses chaussettes dans l'eau bénite. Derrière l'étincellement des surplis, il y a les petites portes grillagées, pareilles à celles qu'utilisaient les saltimbanques, au Moyen Age, dans les spectacles populaires en plein vent. Dieu seul sait ce qui pourrait vous sauter dessus, par ces petites portes mystérieuses ! Voici donc l'autel de la grande confusion, sous son fatras de bracelets, de diadèmes et de hochets, avec son odeur de cosmétique, d'encens, de sueur et de crasse. On dirait le dernier acte d'une comédie à grand spectacle, d'une pièce banale sur la prostitution, qui se terminerait dans la prophylaxie. Les acteurs inspirent l'affection et la sympathie ; ce ne sont pas des pécheurs, ce sont des vagabonds. Deux mille ans d'imposture et de calembredaine pour aboutir à ce triomphe de foire ! Un saladier de mousse et de tutti-frutti ; un carnaval obscène et tapageur où le Rédempteur en plâtre fin se change en eunuque en jupons. Les femmes prient qu'on leur donne des enfants ; les hommes, qu'on leur donne de quoi remplir les bouches affamées. Et dehors, sur le trottoir, des monceaux de légumes, de fruits, de fleurs, de douceurs. Les boutiques des coiffeurs grandes ouvertes, et de petits garçons (on dirait les descendants de Fra Angelico) debout, de grands éventails à la main, chassant les mouches. Une belle grande ville, vivante dans chacun de ses membres, et noyée de soleil. A l'arrière-plan, le Vésuve, cône ensommeillé lâchant paresseusement sa spirale de fumée... Je suis en Italie — c'est une certitude. Et tout ressemble à l'idée que je m'en faisais. Et puis, soudain, je me rends compte qu'elle n'est pas avec moi, et un instant me voilà tout triste. Puis je songe ; je songe à sa semence, à sa maturation et à ses fruits. Car cette nuit-là, où nous étions tous deux au lit et assoiffés d'Europe, quelque chose se mit à battre plus vite en moi. Un flot d'années avait passé... brèves, terribles années, où chaque semence qui avait levé avait semblé s'écrabouiller sous un talon. Notre cadence s'était accélérée — la sienne, physiquement ; la mienne, plus subtilement. Elle, avançait par bonds fiévreux, sa démarche même se changeait en foulée d'antilope. Moi, je semblais immobile, n'avançant pas, tournant comme une toupie. Elle, ne quittait pas des yeux le but ; mais plus vite elle se mouvait et plus il s'éloignait. Moi, je savais que je n'atteindrais jamais le but de cette façon ; je déplaçais mon corps ici et là docilement, mais en gardant toujours un œil sur la semence au fond de moi. Quand je glissais et tombais, c'était sans me raidir, comme un chat ou une femme enceinte, sans oublier jamais ce qui croissait en moi. L'Europe, L'Europe... j'y pensais toujours, même lorsque nous nous disputions, nous jetant les mots à la figure comme des forcenés. Pareil à un obsédé, je ramenais toutes les conversations au seul sujet qui me passionnât : l'Europe. Les nuits où nous rôdions à travers la grande ville, cherchant à gratter un bout de nourriture, comme des chats de poubelles, j'avais la tête pleine des cités et des peuples d'Europe. J'étais semblable à l'esclave qui rêve de liberté et dont tout l'être est saturé de cette seule idée : s'évader. Si l'on était venu me dire alors que, contraint de choisir entre elle et mon rêve de l'Europe, j'élirais ce dernier, jamais je n'aurais cru que ce fût possible. Et de supposer que ce serait elle-même qui me proposerait ce dilemme m'aurait semblé, alors, parfaitement fantastique. Et ce, d'autant plus, peut-être, que le jour où je m'embarquerais pour le Vieux Monde, j'en serais réduit à demander dix dollars à mon ami Ulric, pour ne pas fouler enfin le sol de mon Europe bien-aimée sans un sou en poche.
Ce rêve à mi-voix dans le noir, cette nuit solitaire dans le désert, la voix consolante d'Ulric, les cimes des Carpates se levant dans un ciel sublunaire, Tombouctou, les cloches des chameaux, l'odeur de cuir et de bouse sèche et roussie par le soleil... (« A quoi penses-tu ?... »... « Comme c'est drôle ! Moi aussi ! »)... le silence gavé de richesses et repu à craquer, les murs vides et morts des taudis d'en face, le fait qu'Arthur Raymond dormait maintenant, que, le matin venu, il reprendrait ses exercices, continuerait ainsi jusqu'à la fin des temps, mais que, moi j'avais changé, qu'il existait des sorties de secours, des trous dans le filet, ne fût-ce encore qu'en imagination — tout cela agissait comme un levain, dynamisait les jours, les mois, les années qui s'ouvraient devant moi. Dynamisait mon amour pour elle. M'incitait à croire que ce que je ne pouvais accomplir seul, je le pourrais avec elle, pour elle, par elle, à cause d'elle. Elle devenait l'aspersion bienfaisante, l'élément fertilisant, la serre, le fardeau de la mule, le pionnier, le gagne-pain, le gyroscope, la vitamine de renfort, le lance-flammes, le troupier de choc.
Dès lors, tout fila à la vitesse d'un éclair bien huilé. Nous marier ? Bien sûr, pourquoi pas ? Tout de suite ! Si j'ai de quoi payer la licence ? Non, mais j'emprunterai. Parfait. Rendez-vous au coin de la rue...
Le décor est un wagon de métro — tunnel sous l'Hudson — direction Hoboken. C'est là que nous allons nous marier. Pourquoi Hoboken ? Je ne m'en souviens plus. Peut-être pour dissimuler le fait que je suis déjà marié — peut-être sommes-nous un peu en avance sur les délais légaux. Bref, Hoboken.
Dans le métro, nous avons une petite prise de bec. L'éternelle rengaine... elle se demande si j'ai vraiment envie de l'épouser. Croit que je m'y résigne pour lui faire plaisir. Une station avant Hoboken, elle saute sur le quai. Je saute derrière elle et lui cours après.
— Qu'est-ce qui te prend ? Tu es folle ?
— Tu ne m'aimes pas. Je ne t'épouse pas.
— C'est ce qu'on va voir, Bon Dieu !
Je l'empoigne et la ramène de force au bord du quai. le train suivant arrive — je la serre contre moi et l'embrasse.
— Tu en es sûr, Val ? Tu es bien sûr de vouloir de moi ?
Je l'embrasse encore :
— Assez d'histoires, amène-toi ! Tu sais foutrement bien que rien ne nous empêchera de nous marier !
Nous sautons dans le train.
Hoboken. Sale coin. Lugubre. Je m'y sens plus perdu qu'à Pékin ou Lhassa. Problèmes : trouver l'Hôtel de Ville ; trouver une paire de cloches qui nous servent de témoins.
Cérémonie. Votre nom à vous ? Et à vous ? Et le sien ? Ainsi de suite. Depuis combien de temps connaissez-vous monsieur ? Et ce monsieur est votre ami ? Oui, monsieur. Où l'avez-vous déniché — dans la poubelle ? O.K. — signature... ici ! Et plop et vlan ! Levez la main droite ! Je jure solennellement, etc., etc. Mariés. Cinq dollars, s.v.p. Embrassez la mariée... Suivants, s.v.p.
Ça va ? Tout le monde est content ?
J'ai envie de cracher.
Métro... Je lui prends la main, la garde dans la mienne. Nous sommes tous les deux déprimés, humiliés.
— Je te demande pardon, Mona... nous aurions dû nous y prendre autrement.
— Cela n'a pas d'importance, Val.
Elle est très tranquille, maintenant. On dirait que nous revenons d'un enterrement.
— Mais si, ça a de l'importance. Nom de Dieu ! Ça me vexe ! Ça me dégoûte ! Ce n'est pas comme ça qu'on se marie. Jamais je ne...
Je me mords la langue. Elle me regarde d'un air étonné et effrayé :
— Qu'est-ce que tu allais dire ?
Je mens, je réponds :
— Jamais je ne me pardonnerai de m'y être pris de cette manière.
Je deviens la proie du silence. Elle, ses lèvres tremblent.
— Je n'ai pas envie de rentrer tout de suite à la maison, dit-elle.
— Moi non plus.
Silence.
— Je vais donner un coup de fil à Ulric, dis-je. Nous dînerons avec lui, ça te va ?
— Oui, répond-elle presque humblement.
Nous entrons tous les deux dans une cabine téléphonique pour appeler Ulric. Je la tiens par la taille.
— Maintenant que tu es Madame Miller, dis-je, quel effet ça te fait-il ?
Elle se met à pleurer.
— Allô, allô... c'est toi, Ulric ?
— Non, ici Ned.
Ulric n'est pas là... sorti pour la journée.
— Nous venons de nous marier, Ned. Tu entends ?
— Qui est-ce qui s'est marié ? dit-il.
— Mona et moi, voyons... qui crois-tu ?
Il essaie de prendre la chose à la blague, comme pour dire : Avec toi, sait-on jamais qui tu vas épouser ?
— Ecoute, Ned, c'est sérieux. Tu ne peux pas savoir ce que c'est si tu n'as jamais été marié. Mais nous sommes très à plat, tous les deux. Mona pleure comme une Madeleine. Et moi je ne suis pas loin de l'imiter. Pouvons-nous passer te voir... nous ne resterons pas longtemps. Nous nous sentons un peu seuls. Tu nous offriras bien un verre, non ?
Ned recommence à rire. Bien sûr, nous n'avons qu'à venir... tout de suite. Il attend la visite de son espèce de connasse — Marcelle. Mais peu importe. Il en a marre de cette fille. Elle a trop de bontés pour lui. Elle finira par avoir sa peau, à force de baiser. C'est ça, nous n'avons qu'à rappliquer en vitesse... nous noierons ensemble nos chagrins.
— Bien, dis-je à Mona, c'est toujours ça... A propos, tu as de l'argent ? Moi j'ai une trentaine de cents.
Elle regarde dans son sac. Quelques cents de son côté.
— C'est bon, ne t'en fais pas, Ned aura de l'argent. Nous lui dirons de nous payer à dîner. Il est probable que personne ne songera à nous faire un cadeau de mariage. Voilà ce que c'est, de se marier sans cérémonie. Quand j'ai épousé Maude, nous avons mis au clou une partie des cadeaux, dès le lendemain des noces. Et jamais nous ne les avons récupérés. Après tout, qu'est-ce que nous ferions de six douzaines de couteaux et de fourchettes en argent ?
— Je t'en prie. Val, ne parle pas ainsi.
— Pardon. Je dois être un peu à cran, aujourd'hui. Cette cérémonie m'a fichu en bas. J'aurais volontiers tué ce type.
— Assez, Val, je t'en supplie !
— Bien, bien, n'en parlons plus. Un peu de gaieté, maintenant, hein ? Si on riait...?
Ned avait un bon sourire cordial. J'aimais bien Ned. C'était un faible. Un adorable faible. Egoïste, au fond, terriblement égoïste. C'est pour cela qu'il n'arrivait jamais à se marier. Doué aussi, très doué ; mais sans génie, sans force nourricière. Un artiste qui n'avait jamais trouvé son moyen d'expression. L'alcool était ce qui l'exprimait le mieux. Quand il buvait, il devenait expansif. Physiquement, il rappelait John Barrymore à son zénith. Il était à son aise en Don Juan — en Don Juan en jaquette grise et régate, notamment. Belle voix musicale. Riche baryton, plein de modulations charmeuses. Ses moindres paroles résonnaient de suavité et d'importance — mais quant à attendre de lui un seul mot mémorable... Lorsqu'il parlait, il avait l'air de vous caresser de la langue ; il vous léchait partout, comme un chien qui vous fait fête.
— Eh bien, eh bien ! dit-il, souriant jusqu'aux oreilles et visiblement à demi parti déjà. Alors, ça y est, c'est fait, hein ? Ça par exemple — entrez, entrez. Salut Mona, comment va ? Félicitations ! Marcelle n'est pas arrivée. Si elle pouvait ne pas venir ! Je ne me sens pas terriblement en forme...
Il souriait encore en s'asseyant dans un énorme fauteuil-trône, à côté du chevalet de peinture.
— Ulric regrettera sûrement d'avoir raté ça, dit-il. Qu'est-ce que vous préférez ? Un peu d'écossais ou du gin ?
— Gin.
— Alors, racontez-moi ça. C'est récent ? Vous en venez ? Vous auriez dû me prévenir... j'aurais répondu présent pour vous...
Et se tournant vers Mona :
— Vous n'êtes pas enceinte, au moins ?
— Pour l'amour du Ciel, parlons d'autre chose, dit Mona. Je vous promets bien que c'est la première et la dernière fois que je me marie... c'est horrible.
— Dis-moi, Ned, avant que tu sois saoul, j'aimerais savoir... combien d'argent as-tu sur toi ?
Il sortit un peu de menue monnaie.
— Oh, ça ne fait rien, dit-il. Marcelle en aura.
— Si elle vient...
— Bah, elle viendra, ne t'en fais pas. C'est ça le plus vache, justement. Je ne sais ce qui est le pire : d'être fauché ou d'avoir Marcelle sur le dos.
— Je ne la croyais pas si empoisonnante, dis-je.
— Non, elle ne l'est pas, au fond, dit Ned. C'est une rude chic fille. Mais elle est trop affectueuse. Collante. Je ne suis pas fait pour les félicités conjugales, vois-tu. Je me lasse de voir toujours la même tête — même si c'est une tête de madone. Je suis changeant. Et elle est la constance même. Elle est tout le temps à m'épauler dans la vie. Je n'ai pas envie qu'on m'épaule... pas tout le temps.
— Vous ne savez pas ce que vous voulez, dit Mona. Vous ne connaissez pas votre bonheur.
— Vous avez probablement raison, répondit-il. Ulric est comme ça, lui aussi. Nous devons être masochistes tous les deux.
Il grimaça vaguement. Il avait un peu honte de se servir aussi librement d'un mot pareil. C'était bon pour les intellectuels, ce genre de mot, et Ned et les intellectuels, ça faisait deux.
On sonna. C'était Marcelle. Je l'entendis assener à Ned un baiser retentissant.
— Tu connais Henry et Mona ?
— Je ne connais qu'eux, bien sûr ! dit-elle gaiement. Je l'ai surpris en caleçon, un jour, lui... vous vous rappelez ? On dirait qu'il y a un siècle de ça, déjà !
— Dis donc, dit Ned, devine un peu ce qu'ils viennent de faire... Ils viennent de se marier... à l'instant même, voui... à Hoboken.
— Mais c'est merveilleux ! dit Marcelle.
Et d'embrasser Mona. Et ensuite moi.
— Ce qu'ils peuvent avoir l'air triste, tu ne trouves pas ? dit Ned.
— Non, dit Marcelle, je ne trouve pas. Est-ce qu'il y a de quoi ?
Ned lui versa à boire. En lui tendant un verre, il lui demanda :
— Tu as de l'argent ?
— Bien sûr, j'en ai. Pourquoi ? Tu en as besoin ?
— Non, mais, eux, ils en auraient besoin d'un peu. Ils sont fauchés.
— Les pauvres ! dit Marcelle. Naturellement, j'ai de l'argent. Combien puis-je vous donner... dix, vingt dollars ? Voyons, mais cela va de soi. Et ne me le rendez pas... c'est un cadeau de noces.
Mona s'avança et lui prit la main.
— C'est terriblement chic à vous, Marcelle. Merci.
— Du coup, c'est nous qui vous invitons à dîner, dis-je, histoire de manifester ma gratitude.
— Certainement pas, dit Marcelle. Nous allons faire la dînette ici. Le mieux est de s'installer et de se mettre à l'aise. Je ne crois pas au restaurant pour fêter ce genre d'événement... Sincèrement, je suis bien contente pour vous. J'aime que les gens se marient... et pour la vie. Je suis peut-être vieux jeu, mais je crois à l'amour. Je voudrais rester amoureuse toute ma vie.
— Marcelle, dis-je, d'où diable venez-vous ?
— De l'Utah. Pourquoi ?
— Je n'en sais rien, mais je vous aime bien. Vous êtes rafraîchissante. Et j'aime beaucoup votre façon de passer la monnaie.
— Ne vous fichez pas de moi !
— Mais je ne me fiche pas de vous. Je suis sérieux. Vous êtes une chic femme. Trop chic pour cette espèce de cloche, là. Pourquoi ne l'épousez-vous pas ? Allez-y ! Ça lui flanquerait les foies, mais ça lui ferait aussi probablement le plus grand bien.
— Tu entends ça ? dit-elle, se tournant vers Ned et buvant du petit lait. Depuis le temps que je te répète la même chose ! Seulement, tu as la flemme, oui. Tu ne te doutes pas de la perle que je suis.
A ces mots, Mona fut prise d'un fou rire — à croire qu'elle allait vraiment éclater.
— Je ne peux pas m'en empêcher, dit-elle. C'est trop drôle !
— Vous n'êtes pas déjà ivre, j'espère ? dit Ned.
— Non, ce n'est pas cela, dis-je. C'est la détente. La réaction, c'est tout. Nous n'aurions pas dû attendre si longtemps, c'est ça l'histoire — pas vrai, Mona ?
Une nouvelle explosion la secoua :
— Oui, c'est ça, Val. Nous avons attendu trop longtemps.
Fou rire encore.
— D'ailleurs, ajoutai-je, ça le gêne toujours quand j'emprunte de l'argent. Pas vrai, Mona ?
Pas de réponse — à part un regain d'explosion.
Marcelle, s'approchant d'elle, lui dit quelques mots à voix basse pour la calmer ; puis elle se tourna vers nous :
— Je me charge d'elle. Saoulez-vous tous les deux. Nous allons nous occuper du dîner, de notre côté, n'est-ce pas Mona ?
— Où est-elle allée chercher cette crise d'hystérie ? dit Ned, lorsqu'elles furent sorties.
— Tu me le demandes ! dis-je. Manque d'habitude de se marier, peut-être.
— Entre nous, dit Ned, qu'est-ce qui t'a pris ? Un excès d'impétuosité, non ?
— Toi, dis-je, assieds-toi. Il faut que je te parle. Tu n'es pas trop saoul ? Tu es capable de me suivre ?
— Tu ne vas pas me faire un sermon, au moins ? dit-il, l'air vaguement penaud.
— Je m'en vais te dire deux mots. Ecoute bien... Nous venons de nous marier, hein ? Et tu crois que c'est une erreur, eh ? Ecoute un peu, que je te dise... C'est ce que j'ai fait de mieux dans ma vie. J'aime Mona. Et je l'aime assez pour faire tout ce qu'elle veut. Elle pourrait bien me demander de te couper la gorge : si je pensais que cela fasse son bonheur, je n'hésiterais pas. Pourquoi elle riait comme une hystérique ? Pauvre con, va !... Je me demande ce que tu as dans la peau. Tu ne sens plus les choses. Tu te contentes de vivre sur la défensive. Eh bien, moi, je n'ai pas envie de me défendre. J'ai envie de faire des choses bêtes, nulles, ordinaires, n'importe quoi, tout, absolument tout ce qui peut rendre une femme heureuse. Ça n'a pas de sens pour toi ? Tu prenais ça pour une blague, hein, cette histoire, ce grand amour... et Ulric aussi ? Henry, se remarier ? Allons donc, jamais ! Une toquade, oui, c'était tout ; qui n'aurait qu'un temps et mourrait d'elle-même. Voilà comment vous regardiez la chose. Eh bien, vous vous trompiez. C'est si énorme, ce que je ressens pour elle, que je n'arrive pas à l'exprimer. Tiens : elle est dehors en ce moment. Un camion pourrait l'écraser. Dieu sait ce qui pourrait lui arriver... Je tremble à l'idée de ce que cela me ferait d'apprendre qu'il lui soit arrivé quelque chose. Je crois que je deviendrais fou furieux, à lier ! Mon premier acte serait de te tuer — pas le temps de faire ouf, que tu y passerais... Tu ne sais pas ce que c'est que d'aimer comme ça, hein ? Tout ce que tu y vois, toi, c'est le fait de retrouver chaque matin la même tête au petit déjeuner. Tandis que, moi, je pense à cette merveille qu'est son visage, à cette façon qu'il a de changer à chaque instant. Jamais elle n'est deux fois la même pour moi. Je ne vois qu'un horizon sans fin d'adoration. Adoration... tiens ! ça c'est un mot à mettre dans ton dictionnaire. Je parie que tu n'en as jamais eu l'usage. Au moins nous savons où nous allons, maintenant... Je l'adore ! Bon Dieu, quelle merveille, ces mots ! Je l'adore, je me prosterne à ses pieds. J'ai un culte pour elle. Je lui dis des prières. Je la vénère... Qu'en penses-tu ? Quand je l'ai amenée ici pour la première fois, tu ne croyais pas que j'en viendrais à parler ainsi un jour, hein ? Et pourtant je vous ai prévenus tous les deux. Je vous ai dit qu'il y avait du nouveau. Mais vous avez ri. Vous pensiez en savoir plus long que n'importe qui. Eh bien, vous ne savez rien, ni l'un ni l'autre. Vous ne savez pas qui je suis, ni d'où je sors. Vous ne voyez de moi que ce que je veux bien vous montrer. Vous ne regardez jamais sous le gilet. Si je ris, vous croyez que je suis gai. Il ne vous vient jamais à l'idée que c'est quand je ris de tout mon cœur que je touche parfois le désespoir. Du moins c'était comme cela autrefois. Mais c'est fini. Maintenant, quand je ris c'est pour de bon... ce n'est pas en façade, pendant que je pleure derrière. Je suis redevenu entier. Tout d'une pièce. Un type qui aime. Un type qui s'est marié librement, volontairement. Qui n'avait encore jamais connu vraiment le mariage. Qui connaissait les femmes, mais pas l'amour... Tiens, tu veux que je t'en pousse une ? Ou que je te récite des vers ? Au choix ! Dis un titre, n'importe lequel... Ecoute bien : elle va revenir... et Bon Dieu, c'est quelque chose, rien que de savoir qu'elle va revenir, qu'elle n'a pas pris cette porte pour disparaître !... elle va revenir et je veux que tu sois gai... mais naturellement gai. Que tu lui dises quelque chose de gentil... de bien... de sincère... le genre de choses que tu as du mal à dire d'ordinaire. Promets-lui un truc. Dis-lui que tu lui feras un cadeau de mariage. Dis-lui que tu espères qu'elle aura des enfants. Mens, s'il le faut. Mais rends-la heureuse. Arrange-toi pour qu'elle ne recommence pas à rire comme tout à l'heure, tu entends ? Je ne veux plus l'entendre rire comme cela... jamais ! Que ce soit toi qui ries, bougre de fumier ! Fais le clown, fais l'idiot ! Mais arrange-toi pour qu'elle croie que tout est très bien comme ça... que tout est épatant, et que ça durera jusqu'à la fin des temps...
Je me tus un instant, pour reprendre haleine et avaler une autre gorgée de gin. Ned me regardait, bouche bée.
— Continue ! me dit-il. Va toujours !
— Ça te plaît, hein ?
— Formidable ! dit-il. Ça, c'est de la passion, au moins ! Je donnerais n'importe quoi pour pouvoir me remonter à ce point... Vas-y, dis tout ce qui te passe par la tête. N'aie pas peur de me vexer. Je ne suis rien, moi...
— Pour l'amour du Ciel, ne parle pas comme ça... tu me coupes la chique. Je ne joue pas la comédie... je suis sérieux.
— Je le sais bien. C'est pourquoi je te dis : Vas-y ! Les gens ne savent plus parler comme cela... surtout ceux que je connais.
Il se leva, me prit par le bras et me fit son sourire ensorceleur au néon. Ses yeux étaient grands et liquides ; ses paupières, deux soucoupes fêlées. C'était stupéfiant, l'illusion de chaleur et de compréhension qu'il pouvait vous donner. Un instant je me demandai si je ne l'avais pas sous-estimé. On ne devrait mépriser ou rejeter personne qui vous donne ne serait-ce que l'illusion de sentir les choses. Que pouvais-je savoir des terribles efforts qu'il lui en avait coûté, qu'il lui en coûtait encore peut-être, pour remonter à la surface ? Quel droit avais-je de le juger — de juger n'importe qui, aussi bien ? Du moment qu'on vous sourit, qu'on vous prend le bras, qu'on brille un peu dans la nuit, c'est bien qu'on est capable de réaction, de sympathie. Il n'y a pas de morts intégraux.
— Ne t'inquiète pas de ce que je pense, me disait-il de sa voix riche de pasteur. Dommage qu'Ulric ne soit pas ici... il apprécierait ça encore plus que moi.
— Pour l'amour du Christ, ne dis pas cela, Ned ! Ce n'est pas l'appréciation que je quête, mais la sympathie. A vrai dire, je ne sais ce que j'attends de toi ou de quiconque, d'ailleurs. J'attends plus que je ne reçois, voilà tout. J'attends que tu sortes de ta peau ; que tout le monde se dévête, mais pour se mettre à poil jusqu'à l'âme ! Il y a des moments où je suis pris d'une telle faim que je pourrais dévorer les gens. Je n'ai pas la patience d'attendre qu'ils parlent... qu'ils me disent ce qu'ils sentent, ce qu'ils veulent, etc. J'ai envie de les mâcher tout crus... de trouver par moi-même... vite, tout de suite. Ecoute...
Je pris sur la table un dessin d'Ulric :
— Tu vois ceci ? Eh bien, suppose que je le mange, maintenant ?
Et je me mis à mordre dans le papier.
— Bon Dieu, Henry, ne fais pas ça ! Voilà trois jours qu'il travaille à ce dessin ! C'est une commande !
Il m'arracha la feuille de papier.
— Bien, bien, dis-je. Donne-moi autre chose, alors... un vieux manteau... n'importe quoi. Ta main, tiens !
Je lui attrapai la main et la portai à ma bouche. Il la retira violemment :
— Tu deviens louf ! dit-il. Ecoute, retiens-toi un peu. Les filles ne vont pas tarder... tu pourras manger tant que tu voudras — du vrai ?
— N'importe quoi ferait l'affaire, dis-je. Je n'ai pas faim, je suis exalté. C'est simplement histoire de te montrer comment je me sens. Ça ne t'arrive jamais, à toi ?
— Fichtre non ! dit-il, découvrant un croc. Nom de Dieu, si jamais ça allait aussi mal, je courrais chez le toubib. Je croirais que j'ai le delirium tremens ou un truc de ce genre. Tu ferais mieux de laisser ce verre tranquille... le gin ne vaut rien pour ce que tu as.
— Tu crois que c'est le gin ? Bien : regarde où je l'envoie, ton verre ?
J'allai à la fenêtre et jetai le verre dans la cour.
— Et voilà ! Et maintenant donne-moi de l'eau. Une pleine carafe d'eau ! Que je te montre... Tu n'as jamais vu personne se saouler avec de l'eau, hein ? Eh bien, regarde !... Mais auparavant, continuai-je en le suivant dans la salle de bains, je tiens à ce que tu remarques bien la différence entre exaltation et intoxication. Les filles vont rentrer, mais j'aurai le temps de me saouler. Regarde bien. Ne perds rien de ce qui va se passer.
— Tu parles ! dit-il. Si seulement je pouvais apprendre à me saouler avec de l'eau, j'éviterais bien des migraines. Tiens, en voilà toujours un verre. Je vais chercher la carafe.
Je pris le verre et le vidai d'un trait. Il revint et j'en avalai un autre de la même façon. Il me regardait comme si j'avais été un phénomène de foire.
— Encore cinq ou six comme ça, et tu commenceras à t'apercevoir de l'effet, dis-je.
— Tu es sûr de ne pas vouloir une petite goutte de gin dedans ? Je n'appellerais pas ça tricher. C'est si monotone et insipide, l'eau.
— L'eau, mon cher Ned, est l'élixir de vie ! Si j'étais le maître du monde, je mettrais tous les créateurs à l'eau et au pain sec. Aux connards, je donnerais à boire et à manger à gogo. Je satisferais leurs désirs jusqu'à ce qu'ils en crèvent. Manger est un poison pour l'esprit. Manger ne satisfait pas plus la faim que boire, la soif. La nourriture, sexuelle ou autre, ne satisfait que les appétits. La faim est autre chose. Personne ne peut assouvir la faim. La faim, c'est le baromètre de l'âme. Comme l'extase en est la norme. La sérénité, c'est être libéré des conditions atmosphériques — c'est le climat permanent de la stratosphère. Et c'est ça notre destination à tous... la stratosphère. L'ivresse commence, tu vois ? Pour pouvoir penser à la sérénité, il faut avoir passé le zénith de l'exaltation. A douze heures une minute, meridie, commence la nuit, disent les Chinois. Mais, au zénith et au nadir, on s'arrête comme mort, un instant ou deux. Aux deux pôles, Dieu te laisse une chance de sauter à pieds joints par-dessus la pendule. Au nadir, qui est ivresse physique, tu as l'insigne honneur de devenir fou... ou de te suicider. Au zénith, qui est extase, tu as droit à la consommation de l'être et au passage dans la sérénité et les béatitudes. Il est actuellement environ douze heures dix à l'horloge de l'esprit. La nuit est tombée. Je n'ai plus faim ; il ne me reste plus qu'un désir insensé de bonheur. Autrement dit, je voudrais partager mon ivresse avec toi et le monde entier. C'est le stade larmoyant. Quand j'aurai vidé la carafe, je commencerai à croire que le premier venu vaut tous les suivants : je perdrai tout sens des valeurs. Notre seule science de bonheur est de croire que nous sommes tous semblables. C'est l'illusion des pauvres d'esprit. Une espèce de Purgatoire qu'on aurait équipé avec des ventilateurs électriques et un mobilier aérodynamique. Caricature de l'état de joie. La joie, c'est l'unité ; le bonheur, la pluralité.
— Tu permets que je lâche un fil ? dit Ned. M'est avis que ce n'est pas tout bête, ce que tu racontes en ce moment. Je commence à me sentir doucement bien...
— Ce n'est que du bonheur reflété. Tu vis dans la lune. Sitôt que je cesserai de rayonner, tu seras un astre sans lumière.
— Tel que tu dis, Henry ! Bon Dieu, t'avoir dans le coin, c'est comme recevoir une balle dans le bras !
La carafe était presque vide.
— Remplis encore ce truc, lui dis-je. Je suis lucide, mais pas ivre. Je voudrais bien que les filles soient de retour. J'ai besoin d'un stimulant. J'espère qu'elles ne se sont pas fait écraser.
— Est-ce que tu chantes, quand tu es saoul ? s'enquit Ned.
— Si je chante ? Tu veux entendre ?
J'attaquai le Prologue de Paillasse.
Au beau milieu, les filles rentrèrent, les bras chargés de provisions. Je chantais toujours.
— Vous devez être plutôt mûrs, dit Marcelle, son regard allant vivement de l'un à l'autre de nous.
— C'est lui, dit Ned. Il est en train de se saouler. Avec de l'eau !
— De l'eau ? se récrièrent-elles en même temps.
— Parfaitement, de l'eau. C'est le contraire de l'extase, qu'il dit.
— Pige pas, dit Marcelle. Approche, que je sente.
— Ce n'est pas moi qu'il faut renifler, c'est lui. Moi, je me contente de me saouler à l'alcool. Midi deux, c'est déjà la nuit.. c'est Henry qui le dit. Le bonheur n'est qu'une façon de Purgatoire climatisé... c'est bien ça, hein, Henry ?
— Ecoute, dit Marcelle. Ce n'est pas Henry qui est ivre. C'est toi, et toi seul.
— La joie est unité ; le bonheur se trouve toujours du côté de la majorité, ou quelque chose d'approchant. Dommage que vous n'ayez pas été là, il y a un petit moment. Il voulait me manger la main. Quand j'ai refusé de lui rendre ce service, il a réclamé un manteau. Venez par ici... que je vous montre ce qu'il a fait au dessin d'Ulric.
Ils se penchèrent sur le dessin, dont un coin était tout mâchonné et déchiqueté.
— Ça, c'est ce qu'on appelle la faim, expliqua Ned. Pas la faim ordinaire. Lui, c'est la faim spirituelle qu'il veut dire. Et le but suprême, c'est la stratosphère, où le climat est perpétuellement serein. C'est pas ça, Henry ?
— Exactement, dis-je en souriant gravement. Et maintenant, Ned, répète à Mona ce que tu me disais, il y a un instant...
Et je lui lançai un clin d'œil de magnétiseur tout en portant le verre à mes lèvres.
— Je crois que vous feriez bien de l'empêcher de boire toute cette eau, dit Ned, en appelant à Mona. Il a déjà liquidé une carafe. Je crains qu'il ne devienne hydropique... ou hydrocéphale.
Mona me lança un regard inquisiteur. Que signifie cette comédie ? disaient ses yeux.
Je posai la main sur son bras, légèrement, comme j'eusse fait d'une baguette de sorcier :
— Il a quelque chose à te dire. Ecoute bien. Cela te fera plaisir.
Tous les yeux étaient braqués sur Ned. Il rougit, bafouilla.
— Qu'est-ce que c'est ? dit Marcelle. Qu'est-ce qu'il a bien pu raconter de si extraordinaire ?
— Je crois qu'il va falloir que je le répète pour lui, dis-je.
Je pris les mains de Mona dans les miennes et la regardai dans les yeux :
— Voilà ce qu'il a dit, Mona... « De ma vie je n'ai connu être humain capable de transformer un de ses semblables comme Mona a pu le faire pour toi. Il y a des gens qui trouvent la religion ; toi, c'est l'amour que tu as trouvé. Tu es le plus grand veinard du monde. »
Mona :« C'est vrai que vous avez dit cela, Ned ? »
Marcelle : « Et toi, comment se fait-il que je ne t'ai pas transformé ? »
Ned se mit à bredouiller et postillonner.
— Il a besoin de boire encore, dit Marcelle.
— Non, boire ne satisfait que les appétits les plus bas, dit Ned. Ce dont j'ai soif, c'est de l'élixir de vie, qui est l'eau, selon Henry.
— Tu auras ton élixir plus tard, rétorqua Marcelle. Que diriez-vous d'un peu de poulet froid pour l'instant ?
— Avez-vous des os, au moins ? demandai-je.
Marcelle prit un air perplexe.
— Pour manger, dis-je. C'est plein de phosphore et d'iode, les os. Mona me nourrit toujours d'os, quand je suis exalté. C'est que, voyez-vous, dès que j'entre en effervescence, je dégage de l'énergie vitale. Et ce n'est pas d'os, alors, qu'on a besoin... c'est de sucs cosmiques. L'enveloppe céleste s'use et devient trop mince. On irradie à partir de la sphère sexuelle.
— Autrement dit, en bon anglais ?
— Autrement dit : on se nourrit de semence au lieu d'ambroisie. Les hormones spirituelles s'appauvrissent. L'amour se porte sur Apis le Bœuf, au lieu de Krishna l'Aurige. On trouve bien le Paradis, mais un Paradis inférieur. Et alors, la seule évasion possible, c'est la folie.
— C'est clair comme de l'eau d'égout, dit Marcelle.
— Ne te laisse pas coincer dans l'engrenage, fais gaffe à l'horlogerie... voilà ce qu'il veut dire, suggéra Ned.
— Quelle horlogerie ? De quoi diable parlez-vous, tous les deux ?
— Vous ne comprenez donc pas, Marcelle ? dis-je. Que peut bien vous apporter l'amour, que vous n'ayez pas déjà ?
— Personnellement, je n'ai rien que des responsabilités à n'en plus finir, dit Marcelle. S'il y a un coquetier à décrocher, il est pour lui, pas pour moi ?
— Justement. C'est ce qui fait que c'est une joie.
— Je n'ai jamais dit ça !... Non, mais, de quoi parlez-vous ? Vous êtes sûr de ne pas être un peu malade ?
— C'est de votre âme que je parle, dis-je. Vous la laissez crever de faim, votre âme. Vous avez besoin de sucs cosmiques, ainsi que je le disais.
— Ouais, et où est-ce que ça s'achète ?
— Ça ne se trouve pas dans le commerce... mais à force de prier. Vous n'avez jamais entendu parler de la manne qui tomba du ciel ? Priez pour qu'il en pleuve pour vous ce soir : cela tonifiera vos ligaments astraux.
— Je ne pige rien à vos histoires astrales, mais quant au cul on ne me la fait pas, dit Marcelle. Si vous voulez mon avis, je crois que je vous entends à demi-mot... Pourquoi n'allez-vous pas faire un petit tour dans la salle de bains et vous manipuler un peu ? Le mariage a un drôle d'effet sur vous.
— Tu vois, Henry, intervint Ned. Voilà comment elles ramènent tout sur terre. Toutes les mêmes, à se tracasser et ne penser qu'à baisouiller — pas vrai, chérie ?
Et la caressant sous le menton :
— Je me disais, poursuivit-il, que nous ferions peut-être bien d'aller au burlesque, ce soir. Ça, au moins, ce serait une façon inédite de fêter l'événement, vous ne trouvez pas ? On se sent plein d'idées, après, vous savez.
Marcelle regarda Mona. Manifestement, l'idée ne les emballait pas.
— Si on commençait par manger, suggérai-je. Et apportez toujours le manteau, ou un oreiller... au cas où j'aurais envie d'un petit supplément. A propos de cul, ajoutai-je, avez-vous jamais goûté de la fesse... ce qui s'appelle vraiment goûter : mordre à en emporter le morceau ? Prenez Marcelle, par exemple... ça c'est de la fesse : de la vraie, à vous donner de ces envies !
Marcelle se mit à glousser de rire. Instinctivement, elle cacha ses mains derrière son dos.
— N'ayez pas peur : je ne vais pas mordre tout de suite. Il y a d'abord le poulet et le reste. Mais franchement, quoi ! — c'est vrai que parfois on a envie de mordre dans la viande. Une paire de nichons, ça c'est une autre histoire. Jamais je n'aurais le courage d'y donner un coup de dents... pour de bon, s'entend. J'aurai trop peur de recevoir un jet de lait dans la figure. Et puis, ce paquet de veines... Bon Dieu, ce n'est que du sang ! Mais un beau cul... je ne sais pourquoi devant un cul de femme on ne pense pas à du sang. C'est tout viande — rien que viande blanche. Et tenez : un autre bon morceau, c'est juste sous la fourche, face interne. C'est encore plus tendre qu'une bouchée de vrai cul. A moins que je n'exagère, peut-être... Toujours est-il que j'ai faim... Attendez que j'aille me vider un peu : je suis plein de pisse. Tout ça me fait bander et je ne peux pas manger en bandant. Gardez-m'en un bout de bien rissolé, là... avec la peau. J'adore la peau. Ah, donnez-moi un bon petit sandwich au con, arrosé d'un rien de jus froid ! Cristi, j'en ai l'eau à la bouche.
— Tu te sens mieux ? dit Ned à mon retour de la salle de bains.
— J'ai une faim de lion. Qu'est-ce que c'est, ce dégueulis, là, dans le grand saladier... m'a l'air fameux ?
— De la merde de tortue aux œufs punais, sauce menstrues, dit Ned. Ça ne t'aiguise pas l'appétit ?
— Vous ne pourriez pas parler d'autre chose, dit Marcelle. Ce n'est pas la délicatesse qui me tue, mais l'idée de dégueulis me coupe l'appétit. Tant qu'à dire des cochonneries, je préférerais que vous parliez de sexe.
— Que veux-tu dire ? répondit Ned. Que le sexe est une cochonnerie ? Que penses-tu de ça, Henry... le sexe est-il une cochonnerie ?
— Le sexe est une des neuf causes de réincarnation, répliquai-je. Les huit autres sont sans importance. S'il n'y avait que des anges en ce bas monde, nous n'aurions pas de sexe, rien que des ailes. Un avion n'a pas de sexe. Dieu non plus. Le sexe pourvoit à le reproduction, et la reproduction finit en fiasco. Les gens les plus sexeux du monde, à ce qu'on dit, sont les fous. Ils vivent en Paradis, mais ont perdu toute innocence.
— Pour un être intelligent, qu'est-ce que vous pouvez raconter comme bêtises ! dit Marcelle. Pourquoi ne parlez-vous pas de sujets que tout le monde comprend ? Qu'avez-vous besoin de nous emmerder avec Dieu, les anges et autres conneries ? Si vous étiez saoul, encore ! Mais non ! Vous ne faites même pas semblant... c'est de l'insolence et de l'arrogance pures. Vous parlez pour la galerie.
— Parfait, Marcelle, parfait. C'est la vérité que vous voulez ? Je m'ennuie. J'en ai plein le dos. Je suis venu ici pour me faire payer à manger et emprunter un peu d'argent. C'est vous qui avez raison : parlons de choses simples et courantes. Comment a marché votre dernière opération ? Que préférez-vous dans le poulet : le blanc ou le croustillant ? Parlons de n'importe quel sujet qui nous empêchera de penser ou de sentir. C'était rudement chic à vous de nous filer vingt dollars sans histoires. Rudement chic et régulier. Mais j'ai tout le corps qui me démange d'écouter vos phrases. J'aimerais que l'un de vous dise quelque chose... quelque chose d'original. Je sais que vous avez bon cœur, que vous ne faites jamais de mal à personne. Et j'imagine que vous ne fourrez pas non plus le nez dans les affaires des autres. Mais je m'en moque. J'ai soupé des gens bien, bons et généreux. Ce que j'aimerais qu'on me montre, c'est du caractère, du tempérament. Bon Dieu, dire que je n'arrive même pas à me saouler... dans votre fichue ambiance. J'ai l'impression d'être le Juif Errant. J'aimerais mettre le feu à la baraque, ou quelque chose dans ce goût-là. Peut-être, si vous retiriez votre culotte pour la tremper dans le café, cela aiderait-il. Ou si vous preniez une saucisse pour vous en chatouiller... Soyons simples, dites-vous. Parfait. Lâchez donc un gros pet, pour voir !... Ecoutez bien : il fut un temps où j'avais la même cervelle que tout le monde, les mêmes rêves, les mêmes désirs. J'ai failli devenir cinglé. Je déteste ce qui est ordinaire : ça me noue les tripes. La mort est ordinaire : tout le monde y passe. Moi je refuse de mourir. C'est décidé : je vivrai éternellement. La mort et votre connerie de truc à pondre des pauvres mecs, c'est du pareil au même, sauf que, avec la première, fini de se masturber. Ned dit que vous aimez bien baisouiller. Bien sûr. Qui n'aime pas ça ? Et après ? Dans dix ans, vous aurez le cul tout fripé et les nénés qui pendront comme des appareils à douches vides. Dix ans... vingt ans... qu'est-ce que ça change ? On tire quelques bons coups, et on se réveille pareil à une figue sèche. Et alors, je vous le demande ? Dès l'instant que la vie n'est plus drôle, vous tombez dans la mélancolie. Ce n'est pas vous qui réglez votre vie : votre con s'en charge pour vous. Vous êtes à la merci de la première pine qui se présente au garde-à-vous...
Je me tus une seconde, pour reprendre haleine, assez surpris de ne pas m'être fait assommer. Il y avait une lueur dans les yeux de Ned qui pouvait passer pour amicale et encourageante ou pour meurtrière. J'espérais que quelqu'un ferait un geste, lancerait une bouteille, casserait une assiette, hurlerait, gueulerait... n'importe quoi, sauf de rester assis et d'encaisser telles des chouettes pétrifiées. Je ne savais pas ce qui m'avait poussé à tomber sur Marcelle... elle ne m'avait rien fait. Elle me servait simplement de tête de Turc. Mona aurait dû m'interrompre... je comptais vaguement sur elle pour le faire. Mais non ! Elle restait étrangement coite, curieusement impartiale.
— Maintenant que j'ai vidé mon sac, repris-je, qu'on me permette de faire des excuses. Je ne sais que vous dire, Marcelle. Vous ne méritiez certainement pas cette sortie.
— Je vous en prie, me répondit-elle, de fort bonne humeur. Si vous croyez que je ne vois pas qu'il y a quelque chose qui vous ronge... Et ça ne peut pas être moi, parce que, ma foi, personne qui me connaisse ne me parlerait de cette façon. Mettez-vous donc au gin, maintenant. Vous voyez bien ce que donne l'eau. Tenez : videz-moi ce verre...
J'expédiai d'un train un demi-verre de gin et vis trente-six chevaux piaffer des étincelles.
— Qu'est-ce que je vous disais ? poursuivit-elle. Rien de tel pour vous ramener à des sentiments humains, pas vrai ? Reprenez de ce poulet — et de cette salade de pomme de terre. L'ennui, dans votre cas, c'est que vous êtes hypersensible. Mon paternel était comme ça. Il voulait être pasteur ; il est devenu comptable. Quand il se montait trop la tête, ma mère s'arrangeait pour le saouler. Alors, il nous flanquait d'épouvantables trempes — à elle comme à nous. Après, il se sentait mieux. Tout le monde aussi. Battre les autres, c'est préférable à penser du mal d'eux. D'être pasteur n'eût rien arrangé dans le cas de mon père : de naissance il avait une dent contre le monde. Il n'était heureux que quand il pouvait critiquer. C'est pour cela que, moi, je suis incapable de haine... j'ai trop vu ce que ça lui a fait. Bien sûr que j'aime baisouiller. Qui est-ce qui n'aime pas ça ? comme vous dites. J'aime la vie douce et facile, et j'aime faire le bonheur des gens quand je le peux. C'est peut-être idiot, mais c'est une satisfaction comme une autre. Voyez-vous, mon paternel avait dans l'idée qu'on ne pourrait pas mener la bonne vie tant qu'on n'aurait pas tout démoli. Ma philosophie à moi — si on peut appeler ça une philosophie — c'est tout le contraire. Je ne vois pas la nécessité de détruire. Je cultive le bien et je laisse le mal se débrouiller de son côté. C'est comme ça que la femme voit la vie. Je suis une conservatrice. Mon opinion, c'est que la femme doit faire l'andouille si elle veut que l'homme ne se sente pas trop idiot...
— Ça alors, merde ! s'exclama Ned. C'est la première fois que je t'entends parler ainsi.
— Naturellement, chéri. Jamais tu ne m'as fait l'honneur de croire que j'aie deux sous de cervelle dans le crâne. Du moment que tu as tiré ton petit coup, tu te retournes et tu ronfles. Voilà un an que je te demande de m'épouser, mais monsieur n'est pas prêt. Monsieur a d'autres problèmes. Seulement, un de ces jours, tu t'apercevras que le seul vrai problème un peu embêtant qui se pose pour toi, c'est toi-même.
— Excellent ! Bien dit, Marcelle !
C'était Mona qui explosait tout à coup.
— Ça alors, merde ! dit Ned. Parole, elles se sont donné le mot !
— C'est égal, dit Marcelle comme si elle s'était parlé à elle-même, il y a des jours où je pense pour de bon que je suis une fameuse dinde. Je suis là, à attendre que ce type m'épouse. Supposons que ça se fasse vraiment un jour... et après ? Ce n'est pas parce que nous serons mariés qu'il me connaîtra mieux. Il ne m'aime pas. Un type qui aime une fille ne se fait pas de bile pour l'avenir. L'amour, c'est un coup de dés, ce n'est pas un racket d'assurances. Je crois que je commence à voir clair dans mon cas... Dorénavant, Ned, je ne m'en fais plus pour toi. Tracasse-toi tant que tu voudras à ton sujet, c'est ton affaire. Tu es de ceux qui passent la vie à se faire des cheveux ; le mal est sans remède. Voilà assez longtemps que je m'en fais, de mon côté... pour toi, s'entend. Mais maintenant, fini ! Ce que je veux, c'est être aimée— pas protégée.
— Bon Dieu, vous ne trouvez pas qu'on devient trop sérieux ? dit Ned, dérouté par le tour inattendu qu'avait pris la conversation.
— Sérieux ? dit ironiquement Marcelle. Je te dis adieu, oui. Tu peux rester sur ton célibat jusqu'à la fin de tes jours... et te battre avec ce tas de problèmes qui te taquinent et t'empêchent de respirer. Moi, j'ai l'impression qu'on vient de m'ôter un énorme poids.
Et, se tournant vers moi, elle me tendit la pince :
— Merci de m'avoir secouée, Henry. Peut-être qu'après tout ce n'était pas si idiot, ce que vous nous avez raconté.