XVII

 
 

C'était le dimanche qu'avait eu lieu cette petite expédition. L'aube du mardi se levait presque lorsque je revis Mona. Non que je fusse resté avec Maude, mais je filai droit au bureau, le lundi matin. Sur le coup de midi, je téléphonai à Mona. On me répondit qu'elle dormait. J'avais Rebecca au bout du fil. Elle me déclara que Mona n'était pas rentrée de la nuit, qu'elle avait eu une répétition.

— Et vous ? Où étiez-vous, toute cette nuit ? s'enquit-elle avec sollicitude, presque comme si elle avait eu des droits sur moi.

J'expliquai que la petite était tombée malade et que j'avais dû passer la nuit à la veiller.

— Vous feriez bien d'inventer une meilleure excuse avant de voir Mona, répondit-elle en riant. Elle est restée pendue au téléphone depuis hier soir ; elle était folle d'inquiétude.

— C'est sans doute pour cela qu'elle n'est pas rentrée ?

— Vous ne vous figurez tout de même pas qu'on va croire vos histoires, dites ? répliqua Rebecca, avec un nouveau petit rire de gorge. On vous verra ici, ce soir ? ajouta-t-elle. Vous nous avez beaucoup manqué... Vous savez, Henry : vous n'êtes absolument pas fait pour le mariage...

Je coupai court :

— Oui, je rentrerai ce soir pour dîner. Soyez assez bonne pour le dire à Mona à son réveil. Et n'allez pas rire en lui répétant mes paroles... touchant la maladie de la petite, je veux dire.

Elle se remit à rire.

— Ecoutez, Rebecca, continuai-je. J'ai confiance en vous. Ne me compliquez pas les choses. Vous savez tout le bien que je pense de vous. Si jamais je me remarie, ce sera avec vous — vous le savez parfaitement...

Elle rit encore ; puis :

— Pour l'amour de Dieu, Henry, ça suffit ! Mais rentrez ce soir à la maison... Je veux que vous me racontiez tout. Arthur n'y sera pas. Nous dînerons ensemble, tous les trois. Je vous soutiendrai... bien que vous ne le méritiez pas.

Je rentrai donc, après avoir piqué un petit somme dans mon bureau patinoire. J'etais d'humeur plutôt joviale, d'ailleurs, en arrivant, à cause d'une entrevue in extremis avec un égyptologue qui demandait une place de porteur de nuit. Une affirmation qu'il avait laissé tomber en passant, sur l'âge probable des pyramides, m'avait flanqué une telle commotion que j'éprouvais la plus complète indifférence pour la façon dont Mona réagirait à ma fable. On avait de bonnes raisons de croire, m'avait dit cet homme, que les pyramides pouvaient avoir dans les soixante mille ans — au moins. Si c'était vrai, toutes nos foutues idées sur la civilisation égyptienne étaient bonnes à jeter à la poubelle —  et avec elles un tas d'autres notions historiques. Dans le métro, je m'étais senti démesurément plus vieux que je ne l'aurais jamais cru possible. A tâtons j'essayais de remonter de vingt ou trente mille ans en arrière — d'atteindre je ne savais quel point, à mi-chemin entre l'érection de ces mystérieux monolithes et l'aube présumée de la fameuse et chenue civilisation de la vallée du Nil. J'étais suspendu entre temps et espace. Le mot d'âge prenait peu à peu une signification nouvelle.

En même temps me venait cette pensée fantastique : supposons que je vive jusqu'à cent cinquante, cent quatre-vingt-quinze ans ?... quelle gueule aurait ce petit incident que j'essayais de recouvrir comme une fiente — ma petite histoire d'Organza Friganza — à la lumière de cent cinquante années d'expérience ?... quelle importance cela aurait-il, que Mona vînt à me quitter ?... quelle importance, dans trois générations, aurait mon comportement au cours de cette nuit du 14 de tel mois de telle année ? Supposons que je sois encore vert à quatre-vingt-quinze ans, et que j'aie enterré six femmes, ou huit, dix ?... Supposons que le XXIe siècle voie triompher un retour des Mormons ?... et que nous commencions à comprendre — mieux : à mettre en pratique — la logique sexuelle des Eskimos ?... supposons que l'idée de propriété soit abolie, et l'institution du mariage, balayée de cette terre ?... en soixante-dix ou quatre-vingts ans, que de formidables révolutions étaient possibles !... dans soixante-dix ou quatre-vingts ans d'ici, je n'aurais que cent et quelques années, je serais relativement jeune encore, j'aurais probablement oublié les noms de la plupart de mes femmes, sans parler des éphémères d'une nuit...

En arrivant à la maison, je touchais presque à l'exaltation.

Rebecca vint me voir aussitôt dans notre chambre. L'appartement était désert. Mona avait téléphoné pour dire qu'elle répétait encore, ce soir-là. Elle ignorait à quelle heure elle rentrerait.

— Parfait, dis-je. Le dîner est prêt ?

— Vraiment, Henry, vous êtes adorable !

Rebecca m'entoura affectueusement de ses bras et me donna l'accolade en bonne camarade.

— Pourquoi Arthur n'est-il pas comme vous ? Il y a des moments où on l'excuserait plus facilement.

— Alors il n'y a vraiment personne ? demandai-je.

Un tel désert était inusité.

— Non, tout le monde est sorti, dit Rebecca tout en jetant un coup d'œil sur le rôti au four. Allons, parlez-moi de ce grand amour dont vous m'avez dit deux mots au téléphone.

Elle rit, de son rire doux et bien de ce monde, et j'en éprouvai un frisson agréable.

— Vous savez parfaitement que je n'étais pas sérieux, répondis-je. Il m'arrive de dire n'importe quoi... ce qui ne signifie pas non plus que je plaisante. Vous me comprenez, non ?

— Parfaitement ! C'est pour cela que je vous aime bien. Vous êtes la perfidie et la sincérité mêmes. Le mélange est irrésistible.

— Vous savez que vous n'avez rien à craindre de moi, c'est ça, hein ? dis-je, m'approchant d'elle et la prenant par la taille.

Elle se dégagea en riant, d'une torsion :

— Je n'en crois rien du tout... et vous le savez bien ! me lança-t-elle.

— J'étais poli, un point c'est tout, dis-je avec un large sourire. Pour l'instant, nous allons nous taper gentiment la cloche... Dieu, que ça sent bon... qu'est-ce que c'est ? Du poulet ?

— Du porc ! répliqua-t-elle. Du poulet ? Qu'est-ce que vous croyez ? Que j'ai préparé un festin en votre honneur ? Allez, continuez à me parler. Essayez de ne pas penser à la nourriture un petit bout de temps encore. Dites-moi une gentillesse, si vous le pouvez. Mais n'approchez pas de moi ou je vous reçois à coups de fourchette... Racontez-moi ce qui s'est passé la nuit dernière. Et essayez seulement de me cacher la vérité !

— Comment le pourrais-je, ô fabuleuse Rebecca ? D'autant que nous sommes seuls. C'est une longue histoire... vous êtes sûre qu'il vous plaît de l'entendre ?

Elle s'était remise à rire.

— Bon Dieu, savez-vous que votre rire est obscène ? dis-je. Mais bon, n'importe... où en étions-nous ? Ah oui, à la vérité... Soit, donc : la vérité est que j'ai couché avec ma femme...

— Vous m'étonnez ! dit Rebecca.

— Attendez, ce n'est pas tout. Il y a une autre femme qui se greffe là-dessus...

— Après la séance avec la légitime, voulez-vous dire ? Ou avant ?

— En même temps, dis-je avec un rictus aimable.

— Allons, allons, sans rire, Henry !

Elle laissa tomber le couteau à découper et resta plantée, les poings sur les hanches, à me scruter longuement.

— Allez savoir !... Avec vous, tout est possible, reprit-elle. Attendez une minute. Le temps que je mette la table. Je veux que vous me racontiez tout, de A jusqu'à Z.

— Vous n'auriez pas un peu de gnôle, par hasard ? demandai-je.

— J'ai du vin rouge, si, mais c'est tout et il faudra vous en contenter.

— Parfait, parfait. Je vous jure que je m'en contenterai. Où est la bouteille ?

Pendant que je manipulais le tire-bouchon, elle s'approcha de moi et me saisit par le bras :

— Dites-moi bien la vérité, Henry. Je la garderai pour moi.

— Mais je ne vous dis rien d'autre !

— Bon, dans ce cas taisez-vous pour l'instant. Attendez que nous soyons à table... Vous aimez bien le chou-fleur, j'espère ? C'est tout ce qu'il y a comme légume.

— J'aime bien tout ce qui se mange ! J'aime tout, sans exception !... vous, Mona, ma femme, les cheveux, les vaches, les poulets, le bezique, le tapioca, Bach, la benzine, le lichen vésiculaire...

— Vous aimez bien ! Oui, c'est tout vous. C'est merveilleux d'entendre ça ! Ça me donne faim à moi aussi. Tout, oui, vous aimez bien tout... mais quant à aimer, tout court !

— Mais j'aime aussi tout court. J'adore... la table, le vin, les femmes. Si, si ! Qu'est-ce qui vous fait penser le contraire ? Aimer bien, c'est aussi aimer tout court. Aimer n'est jamais qu'aimer bien au superlatif. J'aime à la façon de Dieu... sans distinction de temps, de lieu, de race, de couleur, de sexe et du reste. Vous aussi je vous aime — en ce sens. Cela ne suffit pas, peut-être ?

— C'est beaucoup trop, voulez-vous dire. Vous n'y êtes plus. Calmez-vous un instant, je vous prie. Découpez. la viande, s'il vous plaît. Je m'occupe de la sauce.

— La sauce... ooh, ooh ! J'adore la sauce !

— Comme vous adorez votre femme, et moi, et Mona ; c'est ça ?

— Plus, même. En ce moment, tenez, tout baigne dans la sauce ! Je le lamperais bien à pleine louche. Et quelle sauce !... riche, épaisse, lourde, noire... une merveille ! A propos, il y a quelques instants, je bavardais avec un égyptologue... il sollicitait une place de porteur...

— Attrapez la saucière — et n'égarez pas le fil de la conversation. Vous alliez parler de votre femme.

— Bien sûr, bien sûr..., ça aussi je vous le raconterai. Je vous raconterai tout. Mais d'abord, il faut que je vous dise comme vous êtes belle ainsi — la saucière à la main !

— Si vous continuez, me dit-elle, je vous enfonce un couteau dans le ventre. Qu'est-ce qui vous prend, à la fin ? Est-ce que votre femme a cet effet sur vous, chaque fois que vous la voyez ? Vous avez dû rudement vous en payer ?

Elle vint s'asseoir, non pas en face, mais à côté de moi :

— Si je m'en suis payé ? Et comment ! dis-je. Et le comble, c'est, tout à l'heure, ce bougre d'égyptologue...

— Oh, la ferme avec votre égyptologue ! Parlez-moi de votre femme, oui... et aussi de celle qui faisait la paire. Si jamais c'est une blague, je vous tue !

Pendant un moment je ne m'occupai que du porc et du chou-fleur. Deux ou trois bons coups de vin pour laver le tout. Succulent repas ! Je me sentais tout attendri, à point. J'avais grand besoin de me refaire.

— Eh bien, le fait est..., attaquai-je après m'être envoyé quelques fourchetées.

Elle se mit à glousser de rire.

— Qu'y a-t-il ? Qu'ai-je dit ?

— Ce n'est pas ce que vous dites, répondit-elle. C'est la façon... Vous avez l'air si serein, si détaché, si innocent en un sens. Mon Dieu, oui, c'est ça... innocent ! S'il s'agissait de meurtre au lieu d'adultère ou de fornication, je crois que vous commenceriez de même. Vous vous amusez follement, non ?

— Naturellement... pourquoi pas ? Qu'est-ce qui m'en empêcherait ? Qu'y a-t-il là de si étrange ?

— Ri-i-en, dit-elle lentement. Rien, sans doute... ou du moins rien qui doive l'être. Mais il y a des moments où tout devient un peu braque dans votre bouche. Vous mettez toujours à côté, en débordant dans la marge... vous avez le geste démesuré. Vous auriez dû naître en Russie.

— En Russie, oui ! Très juste. J'adore la Russie !

— Comme vous adorez le porc, le chou-fleur, la sauce et moi Dites : y a-t-il quelque chose au monde que vous n'aimiez pas ? Pensez-y bien ! Je suis curieuse de le savoir.

Je descendis une bouchée de porc juteuse et grasse, ruisselante de sauce, puis regardai Rebecca :

— Ma foi, ne serait-ce que cela : je n'aime pas le travail.

J'observai une minute de silence, le temps de réfléchir aux autres choses que je n'aimais pas.

— Ah oui, dis-je enfin (et on ne peut plus sérieusement). Les mouches, je n'aime pas les mouches.

Elle partit d'un grand éclat de rire :

— Le travail et les mouches... c'est tout ? C'est bon à savoir ! Seigneur ! Donc, à cela se borne ce que vous n'aimez pas ?

— Je ne vois rien d'autre pour l'instant.

— Et le crime, l'injustice, la tyrannie et autres choses de ce genre, qu'en faites-vous ?

— Justement, que voulez-vous que j'en fasse ? dis-je. Que voulez-vous qu'on y change ? Pourquoi pas le temps qu'il fait, pendant que vous y êtes ?

— Vous êtes vraiment sérieux ?

— Et comment !

— Vous êtes impossible ! Ou peut-être êtes-vous incapable de penser en mangeant...

— C'est un fait, dis-je. J'ai du mal à bien penser en mangeant ; pas vous ? La vérité, c'est que je n'en ai pas envie. D'ailleurs, penser n'a jamais été mon fort. Et puis penser ne mène à rien. C'est une illusion. Ça vous rend morbide, de penser... A propos, vous n'avez pas un brin de dessert... un bout de ce fameux Liederkranz ? Formidable, ce fromage —  vous ne trouvez pas ?

Puis je repris :

— Evidemment, ça doit faire drôle d'entendre quelqu'un répéter : « J'adore ça, c'est formidable, fameux, extraordinaire », à propos de tout. Bien sûr, je ne me sens pas comme ça tous les jours. Dommage ! Cela m'arrive quand je suis normal, quand je suis moi-même. Je ne suis pas le seul ; cela peut arriver à tout le monde. Le cœur y est porté par nature. L'ennui, c'est que la plupart du temps nous vivons dans la terreur. J'entends par là que nous nous terrorisons nous-mêmes. Par exemple, pas plus tard que cette nuit... Vous n'imaginez pas à quel point c'était extraordinaire. C'est venu sans raison extérieure... ou alors, si : à cause de l'orage, peut-être. Brusquement, tout est devenu différent — et pourtant c'était la même maison, la même atmosphère, la même femme, le même lit. C'était comme si, tout à coup, la pression avait cessé de s'exercer — la pression psychique, veux-je dire : cette espèce de couverture mouillée et insensée sous laquelle nous suffoquons depuis la naissance... Vous parliez de tyrannie, d'injustice, etc., etc. Bien sûr, je sais ce que vous entendez par là. Autrefois, je me posais ces problèmes... au temps de ma jeunesse, quand j'avais quinze ou seize ans. Je comprenais tout, en ce temps-là — très clairement... c'est-à-dire, dans la mesure où l'intelligence permet de comprendre les choses. J'étais plus pur, plus désintéressé, pour ainsi dire. Je n'avais rien à défendre ou à soutenir — moins que tout un système en lequel je n'ai jamais cru... non, même pas durant mon enfance. Je me fabriquais un univers idéal, entièrement à moi. Et tout ce qu'il y a de simple : plus d'argent, de propriété, de lois, de police, de gouvernement, de soldats, de bourreaux, de prisons, d'écoles. J'éliminais tout élément de trouble ou de contrainte. Liberté totale. Vide, vide absolu —  et dans ce vide j'explosais. Ce que je voulais vraiment, voyez-vous, c'est que tout le monde se comportât comme moi... ou comme je pensais me comporter un jour. Je voulais un monde à mon image, un monde où soufflerait mon esprit. Je me faisais Dieu — pourquoi pas ? Rien ne m'en empêchait...

Je m'arrêtai pour reprendre haleine. Je remarquai qu'elle écoutait avec une gravité extrême.

— Dois-je continuer ? Vous avez dû entendre ça plus de mille fois déjà.

— Si, si, continuez, dit-elle doucement, posant la main sur mon bras. Je commence à voir un autre être en vous. Je vous préfère quand vous êtes dans cette veine...

— Et le fromage... vous y pensez ? A propos, ce vin n'est pas mauvais du tout. Un peu jeune, peut-être... mais pas mauvais.

— Ecoutez, Henry, mangez, buvez, fumez, faites tout ce que vous voulez, tant que vous voulez. Tout ce qui est dans cette maison est à vous ; mais ne vous arrêtez pas de parler... Je vous en prie.

Elle était justement sur le point de s'asseoir. Je me levai d'un bond, tout à coup, les yeux pleins de larmes, et l'entourai de mes bras :

— Maintenant je peux vous le dire, en toute honnêteté, toute sincérité, je vous aime vraiment.

Je n'essayai même pas de l'embrasser — je me contentai de la serrer contre moi. Puis je la lâchai de mon propre gré, me rassis, pris mon verre de vin et le vidai.

— Vous êtes un acteur, me dit-elle. Au vrai sens du terme, bien entendu. Je ne m'étonne pas que les gens aient peur de vous, par moments.

— Je sais : il m'arrive de me faire peur à moi-même. Surtout si celui ou celle d'en face réagit en conséquence. J'ignore où il faut s'arrêter. Nulle part, je pense. Le mauvais, le laid, le mal n'existeraient plus, si nous nous laissions réellement aller. Mais quant à pénétrer les gens de cette idée, c'est une autre affaire ! En tout cas, c'est cela, la différence entre le monde de l'imagination et celui du sens commun —  qui n'a rien d'un sens commun, et qui n'est qu'enculage et insanité. Il suffit de s'arrêter net et de regarder les choses —  regarder, je dis bien, et non penser, critiquer — pour que le monde ait l'air d'une parfaite loufoquerie. Et par Dieu, il est braque ! Aussi louf en temps normal, en temps de paix, qu'en temps de guerre ou de révolution. Fléaux de ce monde et panacées relèvent de la même folie. Pour la raison qu'on nous mène comme des chiens, à coups de fouet. Nous fuyons, fuyons... quoi ? Nous n'en savons rien. Nous fuyons la chose sans nom, un million de choses sans nom. Une vraie débâcle, une vraie panique. Sans un dernier asile où nous réfugier... sauf si, comme je le disais, on s'arrête net, pile. Si on y arrive sans perdre l'équilibre, sans se laisser emporter par la ruée, peut-être alors a-t-on une chance de se ressaisir... d'agir, si vous voyez ce que je veux dire. Vous savez parfaitement où je veux en venir... Du matin où on ouvre l'œil, jusqu'au moment de se mettre au lit, tout n'est que mensonge, frime, escroquerie. Tout le monde le sait, et chacun s'emploie de son mieux à perpétuer cette sale plaisanterie. C'est pour cela que nous nous regardons en nous dégoûtant tellement les uns les autres. Pour cela qu'il est facile de fabriquer de toutes pièces une guerre, un pogrome, une croisade contre le vice, n'importe quelle saloperie qu'on veut. Il est tellement plus facile, toujours, de céder, d'aplatir la gueule à un type ; au fond, tout ce que nous demandons dans nos prières, c'est d'être refaits, mais refaits proprement, sans retour. Si nous avions encore la force de croire en un Dieu, ce serait un Dieu de Vengeance. Et c'est de tout cœur que nous lui ferions confiance pour le coup de balai final. Il est trop tard pour que nous prétendions nettoyer nous-mêmes le gâchis. Nous pataugeons dedans jusqu'aux yeux. Nous n'avons que faire d'un monde nouveau. Ce que nous voudrions, c'est qu'on mît fin au gâchis qui est notre œuvre. A seize ans, on peut croire en un monde nouveau... en quoi est-ce qu'on ne croit pas, en fait ? Mais à vingt ans on est condamné, et on le sait. A vingt ans, on est tenu bien en main ; le plus qu'on puisse espérer, c'est de s'en tirer avec ses deux jambes et ses deux bras indemnes. Ce n'est pas que l'espoir se fane et passe avec le temps... les gens continuent à espérer jusqu'à leur lit de mort. L'espoir est un signe funeste ; symbole d'impuissance. Le courage n'est pas plus utile : le courage est à la portée de tous — pour ce qu'il ne faut pas. Le mot juste me manque... à moins d'employer un terme comme vision. Et par là je n'entends pas l'image projetée de l'avenir, de Dieu sait quel idéal imaginaire devenu réalité. J'entends quelque chose de plus flexible, de plus constant — une sorte de sur-vue permanente... de troisième œil. Nous avons eu cela autrefois. Il a existé une sorte de clairvoyance, naturelle et commune à tous les hommes. Puis vint l'intelligence ; et cet œil qui nous permettait de voir la totalité, et autour de la totalité, et au-delà, le cerveau l'a englouti ; et notre conscience du monde, celle que nous avions les uns des autres, a emprunté de nouvelles voies. Alors, fleurit partout notre cher petit moi ; alors, vint au moi la conscience de soi, et avec elle la suffisance, l'arrogance, l'aveuglement, une cécité comme on n'en avait jamais encore vu... non, pas même chez les aveugles...

— Où allez-vous chercher ces idées ? me demanda soudain Rebecca. Ou bien cela vous vient-il comme ça, sous l'inspiration du moment ? Attendez une minute... il y a une chose que je voudrais vous dire. Ces pensées qui vous viennent, est-ce qu'il vous arrive de les jeter sur le papier ? Et au fait... de quoi est-il question, dans ce que vous écrivez ? Vous ne m'avez jamais rien montré. Je n'ai pas la moindre idée de ce que vous faites.

— Oh, quant à ça, dis-je, il vaut autant que vous n'ayez rien lu. Ce que j'ai dit et rien, jusqu'ici...! Il semble que je n'arrive pas à démarrer. Je ne sais par où diable commencer — il y a tant à dire !

— Mais est-ce que vous écrivez comme vous parlez ? C'est cela qui m'intéresse.

— Je ne le crois pas, dis-je en rougissant. Je suis encore ignorant dans l'art d'écrire... Excès de quant-à-soi, j'imagine : peur du ridicule...

— Il n'y a pas de raison, dit Rebecca. Vous n'en souffrez pas quand vous parlez — ni dans vos actes.

— Rebecca, dis-je (et je poussai les mots devant moi lentement, délibérément), si je savais vraiment ce dont je suis capable, je ne serais pas assis ici en ce moment, à vous parler. Il me semble parfois que je vais éclater. Au fond, je me fiche éperdument des misères de ce monde. Je considère qu'elles vont de soi. Mon seul désir, c'est de m'ouvrir, de voir ce qu'il y a en moi. Ce que je voudrais, c'est que tout le monde s'ouvre. J'ai l'air d'un imbécile qui, un ouvre-boîtes à la main, se demande par où commencer — pour ouvrir la terre en deux. Je sais que par-dessous ce gâchis, tout n'est que merveille. J'en suis sûr. Je le sais du fait même que, de mon côté, je me sens merveilleusement bien la plupart du temps. Et quand je suis ainsi, le monde entier m'a l'air merveilleux... hommes et choses... Même les cailloux et les bouts de carton... une allumette noircie dans le ruisseau... n'importe quoi... jusqu'à la barbe du bouc, si vous voulez. Voilà ce que j'aurais envie de pouvoir écrire — mais comment ? voilà ce que j'ignore... par où commencer ? Peut-être est-ce quelque chose de trop personnel. Peut-être aurait-on l'impression que ce n'est que de la crotte de bique... A mon sens, voyez-vous, les artistes, les savants, les philosophes, ont l'air très affairé à polir des lentilles. Le reste n'est que vastes préparatifs en vue d'un événement qui ne se produit jamais. Un jour, la lentille sera parfaite ; ce jour-là, nous percevrons tous clairement la stupéfiante, l'extraordinaire beauté de ce monde. En attendant, nous allons sans lunettes, pour ainsi dire. Nous trébuchons, pataugeons çà et là, clignant de nos pauvres yeux d'imbéciles et de myopes. Nous ne voyons pas ce qui s'étale sous notre nez, tant nous ne pensons qu'à voir les étoiles. Nous voudrions voir avec l'esprit, mais l'esprit ne voit que ce qu'on lui dit de voir. L'esprit est incapable d'ouvrir tout grands ses yeux et de regarder pour le seul plaisir de regarder. N'avez-vous pas remarqué que si vous cessez de regarder, si vous n'essayez pas de voir, vous vous mettez subitement à voir ? Et que voyez-vous ? Qui est-ce qui voit ? Pourquoi tout est-il si différent — si merveilleusement différent — à de tels moments ? Et de ces deux sortes de vision, quelle est la plus réelle ? Vous comprenez ce que je veux dire ? Quand l'inspiration vous vient, l'esprit prend des vacances ; vous le refilez à quelqu'un d'autre, à cette espèce de force invisible, inconnaissable, qui prend possession de vous, comme nous disons si justement. Que diable cela signifie-t-il — à supposer que cela ait un sens ? Que se passe-t-il, quand la machinerie de l'esprit ralentit ou tombe au point mort ? Quel que soit l'angle sous lequel vous préférez considérer le phénomène, le modus operandi est d'un tout autre ordre. La mécanique tourne parfaitement, mais son objet, son dessein semblent purement gratuits. Il en résulte une signification différente... grandiose, si on l'accepte sans contredit ; insensée — ou mieux, folle, purement et simplement — si l'on se met à l'examiner minutieusement, en se servant de l'ancienne mécanique... Bon Dieu, cette fois, je crois que je divague...

Peu à peu, elle me ramena à l'histoire qui l'intéressait. Sa curiosité réclamait avidement des détails. Elle rit beaucoup — de ce rire doux, terre à terre, qui était à la fois une provocation et une approbation.

— Vous choisissez les femmes les plus étranges, me dit-elle. Vous avez l'air de vous décider les yeux fermés. Il ne vous arrive donc jamais de vous demander à l'avance ce que cela va signifier, de vivre avec elles ?

Elle continua de la sorte un bout de temps ; puis soudain, je m'aperçus qu'elle avait aiguillé la conversation sur Mona. Mona... il y avait là un mystère pour elle. Qu'avions-nous en commun — elle aurait bien voulu le savoir. Comment pouvais-je supporter ses mensonges, ses comédies — ou bien ce genre de choses m'était-il égal ? Voyons, il fallait bien un bout de terre ferme quelque part... on ne bâtit pas sur le sable mouvant. Elle avait beaucoup réfléchi à notre sujet, même avant d'avoir fait la connaissance de Mona. Elle avait entendu parler d'elle, de différents côtés, avait eu très envie de la connaître, de s'expliquer ce qu'il y avait de si attrayant en elle... Mona était belle, certes — d'une beauté ensorcelante — et peut-être intelligente aussi. Mais Seigneur, quelle comédienne ! Absolument insaisissable ; elle vous filait entre les doigts comme un fantôme.

— Que savez-vous d'elle, au fond ? me demanda-t-elle non sans défi. Connaissez-vous ses parents ? Et de sa vie, avant votre rencontre, que savez-vous ?

J'avouai ignorer presque tout. Peut-être cela valait-il mieux, au fond. Il y avait un certain charme dans ce mystère qui l'entourait.

— Quelle sottise ! se récria Rebecca avec un mépris écrasant. Je ne crois pas qu'il y ait là tant de mystère. Elle est probablement fille de rabbin.

— Quoi ! Qu'est-ce qui vous fait dire cela ? Comment savez-vous qu'elle est juive ? Moi-même, je l'ignore.

— Dites plutôt que vous ne voulez pas le savoir. Et personnellement je n'en sais pas plus que vous, bien entendu... sauf qu'elle met trop de véhémence à le nier ; cela éveille toujours les soupçons. D'ailleurs, qu'a-t-elle de commun avec le type américain moyen ? Allons, allons, ne me racontez pas que vous avez moins de soupçons que moi — vous n'êtes tout de même pas complètement idiot.

Ce qui me surprenait surtout dans ces remarques, c'était que Rebecca eût réussi à débattre le sujet avec Mona. Rien ne m'en était venu aux oreilles. J'aurais donné n'importe quoi pour assister à la rencontre, caché derrière un paravent.

— Si vous tenez à le savoir, dis-je, je préfère de beaucoup qu'elle soit juive, à n'importe quoi d'autre. Je ne cherche jamais à lui tirer les vers du nez à ce propos, cela va de soi. Evidemment, c'est un sujet pénible. Elle finira bien par y venir d'elle-même, un jour, vous verrez...

— Quel fichu romantique vous faites ! répondit-elle. Au fond, vous êtes incurable. Pourquoi une petite Juive serait-elle différente de la première fille de goy venue ? Ce sont deux mondes où je vis également... je n'y trouve rien d'extraordinaire, d'un côté comme de l'autre.

— Naturellement, dis-je. Votre personnalité reste toujours la même. Vous ne changez pas avec le milieu. Vous êtes honnête et franche. Vous feriez bon ménage partout, avec n'importe quel groupe, quelle classe ou race. Mais la plupart des gens sont tout autres. La plupart des gens ont conscience de la race, de la couleur, de la religion, de la nationalité, etc. Pour moi, tous les peuples ont leur mystère, quand je les regarde de très près. J'ai beaucoup moins de mal à déceler leurs différences que leurs parentés. En fait, j'aime ce qui les sépare autant que ce qui les unit. Je trouve idiot de prétendre qu'à peu de chose près nous sommes tous semblables. Il n'y a que les plus grands, que les individus vraiment distinctifs, pour se rassembler. La fraternité ne naît pas à la base, mais à la cime. Plus nous approchons de Dieu, plus nous nous ressemblons. Le bas n'est qu'un monceau d'ordures... c'est-à-dire qu'à distance on dirait le même tas de fumier ; mais il suffit de s'approcher pour discerner que ce prétendu « fumier » se compose de milliards de particules différentes. Et pourtant, si diverses que puissent être ces particules entre elles, la vraie différence ne s'affirme qu'à l'examen de ce qui se distingue du « fumier ». Quand bien même on pourrait réduire tous les éléments qui composent l'univers à une seule et unique substance vitale... ma foi, je ne sais plus trop ce que j'allais dire exactement... ceci peut-être... que, tant qu'il y aura vie, il y aura différenciation, valeurs, hiérarchies. La vie, en tous domaines, ne cesse d'ériger ses structures pyramidales. Si l'on est situé à la base, on met l'accent sur la similitude des choses ; au sommet (ou près du sommet), c'est de la différence que l'on prend conscience. Et que quelque chose — et encore plus quelqu'un — s'impose tant soit peu à nous en ce sens, aussitôt nous voici attirés, malgré nous. Peut-être apparaîtra-t-il que la quête était vaine, qu'il n'y avait rien, là ; rien qu'un point d'interrogation ; mais tout de même...

Je me sentis contraint d'ajouter encore quelque chose :

— Et puis il y a le contraire de tout cela, poursuivis-je. Comme dans le cas de mon ex-femme, par exemple. Bien sûr, j'aurais dû soupçonner en elle l'existence d'une autre face... la haïssant à ce point, d'être si foutrement prude et convenable. C'est très bien de dire qu'un être modeste à l'excès est l'immodestie même, comme l'affirment les psychanalystes ; mais prendre quelqu'un sur le fait de la métamorphose, c'est là un spectacle auquel on n'a pas toujours la chance d'assister. Ou, alors, c'est devant un autre que s'opère la transformation. Mais hier, la chose est arrivée devant moi ; je l'ai vue ; elle s'est passée avec moi et avec personne d'autre. Quoi que vous pensiez savoir des pensées secrètes d'un être, des impulsions de son inconscient, et tout et tout, il n'en reste pas moins que si changement s'opère devant vous, vous commencez à vous demander si vous avez jamais connu la personne avec qui vous avez vécu toute votre vie. Se dire, à propos d'un ami cher : « Il a tous les instincts du meurtrier », passe ; mais si vous le voyez venir à vous avec un couteau, c'est une autre paire de manches. De façon ou d'autre, on n'est jamais entièrement préparé à ce genre de choses, si malin soit-on. Au mieux croit-on son homme capable de faire le coup à quelqu'un d'autre — mais à soi, jamais... ciel, non ! Mon sentiment, aujourd'hui, est que je dois m'attendre à tout de la part de n'importe qui, surtout de la part de ceux que l'on est enclin à suspecter le moins. Je ne veux pas dire que l'on doit vivre dans l'angoisse — non, ce n'est pas cela... mais on doit se garder d'être surpris, c'est tout. La seule surprise doit être que l'on puisse encore se laisser surprendre. Voilà ! C'est de bonne casuistique, hein ? Hé mais, c'est que je sais y faire, moi aussi, une fois lancé... Vous avez prononcé le mot de rabbin, il y a un instant. Avez-vous jamais pensé que je pourrais faire un bon rabbin ? Sérieusement. Pourquoi pas ? Qu'est-ce qui m'empêcherait d'être rabbin, si l'envie m'en prenait ? Ou pape, mandarin, Dalaï Lama ? Qui sait être ver de terre, rien ne l'empêche d'être dieu.

La conversation se poursuivit ainsi durant plusieurs heures et ne s'interrompit qu'avec le retour d'Arthur Raymond. Je m'attardai encore un moment, pour apaiser ses soupçons, s'il en concevait. Peu avant l'aube, Mona rentra, tout éveillée, plus adorable que jamais, la peau luisant doucement d'une chaude lueur de calcium. C'est à peine si elle écouta les explications que je lui fournis sur la nuit précédente : elle était exaltée, infatuée d'elle-même. Tant de choses s'étaient passées depuis... elle ne savait par où commencer. D'abord, on lui avait promis qu'elle doublerait l'actrice principale, dans le prochain spectacle. C'est-à-dire que le directeur le lui avait promis... personne d'autre n'était encore au courant. Il était amoureux d'elle, le directeur. Lui glissait des billets doux dans son enveloppe de paye, depuis quelques semaines. Et l'acteur principal aussi était amoureux d'elle — amoureux fou. C'était lui qui se chargeait de la former, depuis le début. Il lui avait enseigné l'art de bien respirer, de détendre ses nerfs, de rester immobile, de marcher, d'utiliser sa voix. Extraordinaire ! Elle était devenue un autre être, dotée de pouvoirs inconnus. Elle avait foi en elle — sans limites. Bientôt, le monde serait à ses pieds. Elle allait enlever d'assaut New York, faire le tour du pays, partir pour l'étranger peut-être... Qui pouvait prédire l'avenir immense qui s'ouvrait devant elle ? Pourtant, tout cela l'effrayait un petit peu. Elle avait besoin de mon aide ; elle me lirait son nouveau rôle, et je l'écouterais... il le fallait ! Il y avait tant de choses qu'elle ne savait pas — et elle ne voulait pas montrer son ignorance devant ses amoureux transis. Peut-être ferait-elle un saut jusque chez cet autre type : le vieux fossile du Ritz-Carlton, pour se faire renouveler sa garde-robe. Elle avait besoin de chapeaux, de souliers, de robes, de blouses, de gants, de bas... de tant, tant de choses. Il était capital pour elle, désormais, de bien tenir son rôle. Elle allait changer de coiffure, également. Je dus aller avec elle dans le vestibule et observer le nouveau port, la nouvelle démarche... Et la voix ? — je n'avais pas remarqué qu'elle avait changé de voix ? Et bien, cela ne tarderait pas ! Il ne resterait rien de l'ancienne Mona — et je ne l'en aimerais que plus. Elle serait pour moi cent femmes à la fois. Brusquement elle se souvint d'un ancien soupirant qu'elle avait oublié : un employé de la direction de l'Imperial Hotel. Il lui achèterait tout ce dont elle avait besoin — sans piper mot. Oui, elle lui téléphonerait sans faute dans le courant de la matinée. Je pourrais la retrouver au dîner ; elle aurait ses nouvelles frusques. Je ne serais pas jaloux, au moins ? Il était jeune encore, cet ancien soupirant, mais parfaitement idiot... une andouille, une poire. La seule raison pour laquelle il mettait de côté de l'argent, c'était pour qu'elle pût le dépenser. Autrement, il ne savait qu'en faire — il était trop crétin pour ça. Elle n'avait qu'à lui abandonner un peu sa main, furtivement, pour qu'il débordât de gratitude. Peut-être lui donnerait-elle un baiser un jour ou l'autre — si elle avait besoin d'un service exceptionnel.

Et ainsi de suite, etc. Le genre de gants qu'elle aimait, la façon de bien poser la voix, celle dont marchent les Indiens, la valeur des exercices de Yoga, comment exercer la mémoire, le parfum qui seyait le mieux à son humeur, l'esprit de superstition des gens de théâtre, leur générosité, leurs intrigues, leurs amours, leur fierté, leur vanité. L'impression que cela faisait de répéter devant une salle vide, les blagues et les niches qu'on se faisait dans les coulisses, le comportement des machinistes, l'arôme particulier des loges où l'on s'habillait. Et la jalousie ! Tout le monde se jalousait. La fièvre, le délire, la grandeur ! Un monde dans un monde. Une ivresse, une drogue, une hallucination ! irrésistible !

Et les discussions ! Un rien suffisait pour déclencher une furieuse controverse qui se terminait parfois en bagarre, en crêpage de chignons. Certaines de ces gens semblaient vraiment possédés du diable — les femmes surtout. Les femmes... il n'y en avait qu'une de bien — très jeune et inexpérimentée encore. Les autres étaient de vraies ménades, des furies, des harpies. Juraient comme des troupiers. Par comparaison, les filles du dancing étaient des anges.

Long silence.

Puis, tombant du ciel, une question : pour quand le procès en divorce ?

— Cette semaine, dis-je, surpris de ce brusque changement de sujet.

— Nous nous marierons aussitôt après, reprit-elle.

— Bien sûr, acquiesçai-je.

Le ton de ce « bien sûr » ne lui plut pas.

— Ne te crois pas forcé de m'épouser si tu n'en as pas envie, me dit-elle.

— Mais si, j'en ai envie, répliquai-je. Et ensuite nous filerons d'ici... nous nous installerons chez nous.

— Tu parles sérieusement ? s'exclama-t-elle. Oh, que je suis heureuse ! Depuis le temps que j'attends que tu dises cela ! Je veux commencer une vie nouvelle avec toi. Allons-nous-en loin de tous ces gens ! Et je veux aussi que tu laisses tomber cet affreux boulot ! Je te trouverai un endroit où tu pourras écrire. Tu n'auras pas besoin de gagner de l'argent. J'en aurai des tas, bientôt. Tu auras tout ce que tu voudras. Je t'achèterai tous les livres dont tu auras envie... Et pourquoi n'écrirais-tu pas une pièce avec un rôle pour moi ! Ce serait merveilleux, dis ?

Je me demandais ce que Rebecca eût pensé de ce discours, si elle l'avait entendu. N'eût-elle retenu que la part de comédie, ou y eût-elle décelé le germe d'un être neuf en voie d'expression ? Peut-être le mystère de Mona tenait-il non dans un obscurcissement de la personnalité, mais dans une germination. Sans doute, les contours de sa personnalité ne se dessinaient-ils pas vivement ; mais était-ce une raison pour l'accuser de fausseté ? Elle ressortissait au mime, au caméléon — et ce, non superficiellement, mais intimement. Extérieurement, tout en elle était prononcé, bien défini ; elle vous imprimait aussitôt son sceau. Intimement, on eût dit une colonne de fumée ; une très légère pression de sa volonté. Et sa personnalité changeait instantanément de conformation. Elle réagissait aux pressions extérieures ; à la pression non de la volonté des autres, mais de leurs désirs. La comédienne, en elle, n'était pas un masque que l'on met et retire — c'était sa façon d'aller au-devant de la réalité. Tout ce qu'elle pensait était credo ; et ce credo : réalité ; et réalité qui commandait tous ses actes. N'était irréel à ses yeux que ce autour de quoi ne gravitait pas sa pensée. Mais son attention venait-elle soudain à se fixer : si monstrueux, fantastique ou incroyable que fût l'objet, il devenait réalité. Il n'y avait pas en elle de frontières fermées. Ceux qui lui attribuaient une force de volonté se trompaient du tout au tout. Bien sûr, elle ne manquait pas de volonté ; mais ce n'était pas cela qui la précipitait tête baissée dans les situations les plus insolites et les plus stupéfiantes — c'était sa promptitude toujours présente, sa vivacité à « agir » ses idées. Elle était capable de changer de rôle avec une rapidité dévastatrice ; elle en changeait sous vos yeux, avec ce talent incroyable et insaisissable de prestidigitateur qui permet aux étoiles du music-hall d'incarner les personnages les plus divers. Ce qu'elle avait fait inconsciemment toute sa vie, elle apprenait maintenant à le faire délibérément, grâce au théâtre. Si l'on était en train de la métamorphoser en actrice, c'était uniquement en ce sens : qu'on lui révélait les limites de l'art — qu'on lui indiquait les frontières qui cernent la création. Le seul moyen de faire d'elle une ratée, c'était de lui laisser les rênes sur le cou.