VII

 
 
 

De retour en ville, je trouvai un mot de Mara épinglé à la porte d'Ulric. Elle était arrivée peu après notre départ. Elle était restée assise sur les marches, à m'attendre, m'attendre des heures, à en croire son message. Un post-scriptum m'informait qu'elle était repartie pour Rockaway avec ses deux amies. Je n'avais qu'à l'appeler là-bas le plus tôt possible.

Le soir tombait quand je débarquai à Rockaway. Elle était à la gare, en maillot de bain, un mackintosh jeté par-dessus. Florrie et Hannah se remettaient de leurs fatigues en dormant à l'hôtel ; Hannah, qui avait perdu son beau dentier tout neuf, se trouvait dans un état de prostration nerveuse. Florrie, elle, allait repartir pour la forêt : elle était tombée amoureuse folle de Bill, l'un des hommes des bois. Mais elle devait commencer par se faire avorter. Ce n'était rien... pour Florrie en tout cas. La seule chose qui l'ennuyât, c'était qu'elle semblait s'élargir de ce côté à chaque avortement : bientôt elle ne pourrait plus prendre que des nègres.

Elle m'entraîna dans un autre hôtel où nous étions censés passer la nuit ensemble. Nous restâmes un moment à table, dans la salle de restaurant lugubre, à bavarder devant un verre de bière. Elle avait un drôle d'air dans son mackintosh — l'air de quelqu'un que l'incendie a chassé de chez lui au milieu de la nuit. Nous brûlions de monter dans la chambre ; mais, pour ne pas éveiller de soupçons, il nous fallait feindre de ne pas être trop pressés. J'avais perdu tout sens des lieux : il me semblait que nous avions pris rendez-vous dans une chambre obscure, près de l'Atlantique, dans le sillage d'un exode. Deux ou trois autres couples se glissèrent sans bruit dans la salle pour siroter un verre et papoter furtivement en chuchotant très bas. Un homme traversa la pièce, un grand coutelas sanglant à une main, tenant de l'autre, par les pattes, un poulet décapité : le sang dégoulinait sur le plancher, laissant une trace zigzagante — comme celle d'une putain ivre qui menstruerait à flots.

Finalement, on nous conduisit à une cellule au bout d'un long corridor. On eût dit le terminus d'un mauvais rêve ou la moitié manquante d'un tableau de de Chirico. Le corridor servait d'axe à deux mondes privés de tout rapport ; pour peu que l'on prît à gauche et non à droite, on risquait de ne plus jamais retrouver son chemin. A peine déshabillés, nous tombâmes sur le petit lit en fer, trempés d'une sueur ardente, luttant comme une paire de catcheurs qu'on aurait laissés se désentortiller tout seuls de leurs prises, dans une salle vide, après l'extinction des lumières et le départ de la foule. Mara s'efforçait frénétiquement d'avoir un orgasme. Elle s'était, en un sens, détachée de son appareil sexuel ; c'était la nuit, et elle était perdue dans le noir ; elle avait les mouvements d'un rêveur, luttant désespérément pour réintégrer son corps qui a déjà commencé à rendre les armes. Je me levai pour aller me laver et rafraîchir un peu mon truc à l'eau froide. Il n'y avait pas de lavabo dans la chambre. A la lumière jaune d'une ampoule quasi morte, je me vis dans un miroir fêlé : je ressemblais à Jack l'Eventreur cherchant un chapeau de paille dans un pot de chambre. Mara était couchée sur le ventre, sur le lit, haletant et suant ; on eût dit une odalisque délabrée, faite de bouts de mica déchiquetés. Je me faufilai dans mon pantalon et sortis en chancelant dans l'espèce de cheminée de corridor, en quête des toilettes. Un homme chauve, nu jusqu'à la ceinture, debout devant un lavabo en marbre, se rinçait le buste et les aisselles. J'attendis patiemment qu'il eût fini. Il soufflait du nez comme un morse en faisant ses ablutions ; quand il eut terminé, il ouvrit une boîte de talc et s'en saupoudra généreusement le torse, qui était plissé, par plaques, comme un cuir d'éléphant.

A mon retour, je trouvai Mara en train de fumer une cigarette et de se caresser. Elle était dévorée de désir. Nous voilà repartis — à la chien, cette fois — mais zéro toujours. La chambre se mit à fermenter et à lever comme une pâte ; les murs suaient ; le matelas en paille touchait presque le plancher. La séance prenait tous les aspects, toutes les proportions d'un cauchemar. De l'extrémité du corridor, parvenait le sifflement haché d'un asthmatique — on eût dit la queue d'une rafale soufflant à travers un trou de rat en tôle.

Juste comme elle allait jouir, nous entendîmes une clef fouiller la serrure. Je me retirai vivement et passai la tête par la porte. C'était un type saoul à la recherche de sa chambre. Quelques minutes plus tard, alors que je retournais aux toilettes pour doucher encore ma pine à l'eau froide, il cherchait toujours. Toutes les impostes étaient ouvertes et il s'en échappait une cacophonie de ronflements qui faisait penser à l'Epiphanie de Jean le Mangeur-de-Sauterelles. Quand je revins au supplice, j'avais l'impression que ma pine était faite de vieux bouts d'élastique. Les nerfs étaient morts à cette extrémité-là ; c'était comme si j'avais enfoncé un morceau de suif raide dans un tuyau d'écoulement. Par-dessus le marché, la batterie était complètement à plat ; s'il devait arriver quelque chose, cela relèverait de la noix de galle, de la teigne, de la goutte de pus dans une solution d'émincé de cancoillotte. Ce qui m'étonnait, c'est que ça continuait à rester levé comme un marteau ; ça avait perdu toute apparence d'outil sexuel ; ça vous avait un air écœurant de machin-truc en toc, droit sorti d'un prix-unique, de fragment d'engin de pêche brillamment coloré... moins l'appât. Et sur ce machin-truc éclatant et glissant, Mara se tortillait comme une anguille. Elle n'avait plus rien de la femme en chaleur ni même de la femme ; elle n'était qu'une masse de contours indéfinissables, gigotant et grouillant comme un morceau d'appât frais sens dessus dessous, à travers un miroir convexe, dans une eau de mer agitée.

Il y avait beau temps que j'avais cessé de m'intéresser à ses contorsions ; à part ce bout de moi qui était dans elle, j'étais froid comme un concombre et aussi lointain que la constellation du Chien. C'était comme un télégramme vous annonçant, d'un autre hémisphère, la mort de quelqu'un qu'on avait oublié depuis longtemps. Tout ce que j'attendais, c'était de sentir le feu d'artifice incroyablement avorté, l'explosion d'astres mouillés retombant sur le plancher de la matrice comme une pluie d'escargots morts.

Vers l'aube (étalon-heure oriental) je vis, à l'aspect de lait condensé glacé que prenait sa mâchoire, que ça y était. Son visage passa par toutes les métamorphoses des premiers âges de la vie utérine... mais à rebours. Quand jaillirent les dernières étincelles mourantes, le masque s'affaissa tel un ballon crevé, yeux et narines fumant comme des glands grillés au milieu d'un lac de peau pâle à peine ridé. Je retombai à côté d'elle et coulai à pic dans un coma qui prit fin vers le soir, quand on frappa à la porte et qu'on apporta des serviettes propres. Je regardai par la fenêtre et vis un assortiment de toits en toile goudronnée avec, çà et là, des colombes de taupé qui faisaient tache. De la plage, venait le mugissement des brisants, suivi de près par une symphonie de poêle à frire : un bruit de métal en feuille mis à refroidir dans une bruine à cent trente-neuf degrés centigrades. L'hôtel vrombissait et ronronnait comme une grosse mouche des marais agonisant dans la solitude d'une forêt de pins. Le long de l'axe du corridor, on notait un nouvel affaissement et un nouveau recul survenus entre-temps. Le monde des premières classes, à gauche, était entièrement scellé et bardé de planches, comme ces établissements de bains colossaux qui jalonnent la promenade, le long de la côte, et qui, à la morte-saison, s'enroulent sur eux-mêmes et s'exhalent en soupirs syncopés par tout un infini de fentes et de lattes disjointes. Quant à l'autre monde, l'anonyme, à droite, la masse d'un démolisseur l'avait déjà mâché et dégluti — œuvre, sans nul doute, d'une espèce de maniaque tentant de justifier son existence comme travailleur à la journée. Sous les pieds, cela visquait et glissait, comme si une armée d'otaries à fermeture Eclair avait passé le jour à faire la navette en traînant le plancher jusqu'aux toilettes et retour. Çà et là, une porte ouverte révélait la présence et la plastique grotesque de nymphes des eaux, qui s'étaient débrouillées pour étrangler leurs pesanteurs mammifères à roulettes dans des filets de pêche sylphoïdes, tressés de verre filé et de rubans d'argile humide. Les dernières roses de l'été achevaient de se faner et de se changer en pis goitreux dotés de bras et de jambes. Bientôt, les feuilles d'automne feraient leur bruit de soie froissée sur les échelles de secours rouillées et la tôle des poubelles. Bientôt, l'épidémie serait finie et l'océan reprendrait ses airs de grandeur gélatineuse, de dignité mucilagineuse, de solitude morose et rancunière.

Nous étions maintenant allongés au creux d'une dune de sable suppurante, à côté d'un lit d'herbes puantes et onduleuses, au bord sous le vent d'une route macadamisée sur laquelle les émissaires d'un siècle de progrès et de lumières roulaient, dans ce fracas familier et sédatif dont s'accompagne la plane locomotion de ferblanteries à cracher et péter, étroitement tricotées à coups d'aiguilles en acier. Le soleil se couchait à l'ouest comme d'habitude, dans le dégoût cependant, et non dans la splendeur et le rayonnement — pareil à une omelette somptueuse noyée dans des nuées de morve et de glaires catarrheux. Décor idéal pour scène d'amour, tel qu'on le vend ou le loue dans les drugstores, relié cartonné, bonne petite édition de poche. J'ôtai mes chaussures et confiai nonchalamment mon gros orteil à la première encoche venue dans la fourche de Mara. Sa tête indiquait le sud ; la mienne, le nord ; nos nuques reposaient sur le coussin des mains ; nos corps détendus flottaient sans effort au fil du courant magnétique, telles deux énormes brindilles se prélassant à la surface d'une nappe de pétrole. Un revenant de la Renaissance, tombant sur nous à l'improviste, eût parfaitement pu nous prendre pour deux personnages délogés d'un tableau représentant la fin violente de l'escorte miteuse d'un Doge sybarite. Nous gisions à l'orée d'un monde en ruine, composition présentant les caractères d'une étude plutôt précipitée de perspectives et de raccourcis, où nos corps prostrés mettaient la touche picaresque.

La conversation, parfaitement décousue, s'écrasait avec un bruit mat, comme une balle sur un tissu musculo-tendineux. Nous ne parlions pas ; simplement, nous parquions nos engins à sexer dans le vide libre réservé aux machines anthropoïdes à mâcher le chewing-gum, au bord d'une oasis d'essence. La nuit tomberait poétiquement sur la scène, comme une décharge empoisonnée de ptomaïne enveloppée dans une tomate pourrie. Hannah retrouverait son dentier derrière le piano mécanique ; Florrie s'approprierait un ouvre-boîte rouillé, avec quoi ouvrir les vannes à des flots de sang.

Le sable humide collait à nos corps avec la ténacité du papier peint fraîchement posé. Des usines et des hôpitaux proches, parvenait l'arôme flatteur de produits chimiques essoufflés, de poils macérés dans la pisse, d'organes inutiles extirpés vifs et laissés à pourrir lentement, toute une éternité, dans des bocaux scellés et étiquetés avec infiniment de soin et de vénération... Bref sommeil crépusculaire, aux bras de Morphée, le basset du Danube...

A mon retour en ville, Maude me demanda, de cet air de poisson poli qui lui était propre, si je m'étais agréablement reposé. Elle fit observer que j'avais une mine plutôt hagarde. Elle ajouta qu'elle songeait à prendre un peu de repos elle aussi ; une de ses anciennes amies du couvent l'avait invitée à passer quelques jours chez elle, à la campagne. Je trouvai l'idée excellente.

Deux jours plus tard, je les accompagnai, elle et la petite, à la gare. Elle me demanda si cela me serait égal de leur faire un bout de conduite dans le train. Je ne voyais pas ce qui m'en empêcherait. Et puis je me disais qu'elle avait peut-être une nouvelle importante à m'annoncer. Je montai donc dans le train et fis une partie du trajet à travers la campagne, parlant de choses sans intérêt et me demandant tout le temps quand elle se déciderait à accoucher. Il ne se passa rien. Finalement, je descendis du train et leur fis adieu de la main.

— Dis au revoir à papa, répétait-elle avec insistance à l'enfant. Tu ne le reverras pas de plusieurs semaines.

Au revoir, au revoir ! J'agitai la main comme n'importe quel brave papa des faubourgs qui regarde sa femme et son gosse s'en aller en vacances. Plusieurs semaines, avait-elle dit. Excellent. J'arpentai le quai, dans l'attente de mon train, méditant tout ce que j'allais faire en son absence. Mara serait ravie. Une lune de miel intime, autant dire... plusieurs semaines devant nous... que de merveilles en perspective !

Le lendemain, je m'éveillai avec un atroce mal d'oreille. Je téléphonai à Mara et la pressai de venir me retrouver chez le médecin. Ce praticien était un des amis démoniaques de ma femme. Il avait failli assassiner la petite, un jour, avec ses instruments de torture médiévaux. Maintenant, c'était mon tour. J'installai Mara sur un banc, près de l'entrée du parc, pour la durée de la séance.

Le médecin avait l'air ravi de me voir ; tout en m'entraînant dans une discussion pseudo-littéraire, il mit ses outils à bouillir. Puis il vérifia le fonctionnement d'une cage en verre mue par l'électricité — une cage qui ressemblait à une printing transparente, mais qui était en fait Dieu sait quelle espèce diabolique de vampire mécanique et inhumain dont il entendait faire l'essai, en guise de bouquet final.

Tant de docteurs m'avaient déjà tripoté l'oreille, que j'étais un vétéran de ce genre de torture. Chaque intrusion nouvelle signifiait que l'os mort était de plus en plus proche du cerveau. Finalement, il y aurait une grandiose conjonction ; le mastoïde se changerait en mustang sauvage ; il y aurait un concert de scies en argent et de maillets de même métal, et on m'expédierait chez moi, tel un rhapsode hémiplégique, le visage tordu d'un côté.

— Bien entendu, cette oreille est morte aux sons ? dit-il, me plongeant un fil brûlant au cœur même du crâne, sans un mot d'avertissement.

— Oui, totalement, répondis-je, glissant presque du siège, tant je souffrais.

— Ce n'est rien ; mais ceci va faire un peu mal, reprit-il, manipulant une espèce d'hameçon d'aspect diabolique.

Et cela continua ainsi, la douleur augmentant d'un cran à chaque manipulation, jusqu'au moment où je fus si hors de moi de souffrance, que je lui aurais volontiers allongé un coup de pied dans les tripes. Restait cependant la cage électrique : histoire d'irriguer les canaux, de soutirer le dernier iota de pus et de m'expédier dehors, cabré comme un cheval sauvage des pampas.

— C'est une sale affaire, me dit-il, allumant une cigarette pour me permettre de reprendre haleine. Personnellement, je n'aimerais pas être à votre place. Pour peu que ça empire, vous feriez mieux de me laisser pratiquer l'opération.

Je me carrai en prévision de l irrigation. Il inséra le tuyau et mit le courant. J'avais la sensation qu'il me lavait la cervelle à une solution d'acide prussique. Le pus sortait, en même temps qu'un mince ruisseau de sang. La douleur était déchirante.

— Ça fait vraiment si mal que ça ? s'exclama-t-il, me voyant devenir blanc comme un linge.

— Encore plus que vous ne le croyez, dis-je. Si vous n'arrêtez pas bientôt ce truc, je le brise en morceaux ! J'aime encore mieux avoir une triple mastoïdite et ressembler à une grenouille folle à lier.

Il retira le tuyau et, avec lui, la doublure de l'oreille, du cervelet, d'un rein et la moelle du coccyx.

— Du beau boulot, dis-je. Quand dois-je revenir ?

Demain serait le mieux, à son avis... ne serait-ce que pour voir comment le mal progressait.

Mara fut terrifiée à ma vue. Elle aurait voulu me ramener aussitôt à la maison pour me soigner. J'étais si épuisé que je ne pouvais supporter la moindre présence à proximité. Je lui dis au revoir précipitamment :

— Rendez-vous demain !

Je rentrai en titubant comme un homme ivre et me laissai choir sur le divan, pour sombrer dans un profond sommeil de drogué. Je me réveillai à la première aube, me sentant en grande forme. Je me levai et j'allai faire un tour dans le parc. Les cygnes renaissaient à la vie : pas question de mastoïdite en ce qui les concernait.

Quand la douleur physique se relâche, on trouve la vie belle, même si l'on n'a pas un sou, pas d'amis, pas de grandes ambitions. Pouvoir respirer tranquillement, marcher sans éprouver de spasme ou de tiraillements soudains — il n'en faut pas plus. Les cygnes deviennent aussi beaux que la vie. Et les arbres. Même les automobiles. La vie est un billard ; la terre est enceinte ; de son barattement giclent constamment de nouveaux champs magnétiques d'espace. Le vent ! Regarder le vent courber les moindres brins d'herbe ! Chacune de ces petites tiges est sensible à l'extrême ; tout réagit. Si la terre même se prenait à souffrir, que pourrions-nous y faire ? Jamais les planètes n'ont mal à l'oreille ; elles jouissent d'immunité, bien qu'elles portent en elles peines et souffrances secrètes.

Pour une fois, j'arrivai en avance au bureau. Je travaillai comme un nègre sans ressentir la moindre fatigue. A l'heure convenue, je retrouvai Mara. Elle m'attendait de nouveau, même banc, même endroit.

Cette fois, le docteur se contenta d'un coup d'œil à mon oreille, arracha une croûte toute neuve, fit un bain d'huile sédatif et reboucha le tout.

— M'a l'air d'aller très bien, marmonna-t-il. Revenez dans une semaine.

Nous étions d'excellente humeur, Mara et moi. Nous dînâmes dans une auberge, avec arrosage au chianti. C'était une de ces soirées balsamiques qui ont l'air d'être faites sur mesure pour une balade dans les collines. Au bout d'un moment, nous nous couchâmes dans l'herbe, contemplant les étoiles au-dessus de nous.

— Tu crois qu'elle est vraiment partie pour plusieurs semaines ? me demanda Mara.

Cela semblait trop beau pour être vrai.

— Peut-être est-elle partie pour toujours, dis-je. Peut-être était-ce cela qu'elle voulait me dire, quand elle m'a demandé de faire une partie du trajet avec elle. Et puis le courage lui aura manqué à la dernière minute.

Mara ne croyait pas que Maude fût femme à se sacrifier ainsi. Peu importait, de toute façon. Nous avions le droit d'être heureux quelque temps, d'oublier l'existence de Maude.

— J'aimerais que nous puissions quitter ce pays pour de bon, dit Mara. Pour aller dans un autre, quelque part où personne ne nous connaîtrait.

— C'est ce que nous finirons par faire, dis-je. Il n'y a pas une âme ici qui me soit chère. Toute ma vie n'a rimé à rien — jusqu'au jour où tu es venue.

— Allons faire un tour en barque sur le lac, dit brusquement Mara.

Nous nous levâmes, nous dirigeant sans nous presser vers les canots. Trop tard : les barques étaient cadenassées. Nous voilà donc flânant sans but précis sur un chemin au bord de l'eau. Bientôt nous arrivâmes à un petit kiosque sur pilotis, au-dessus du lac. Il était désert. Je m'assis sur le banc grossier et Mara se casa sur mes genoux. Elle portait la robe suisse à pois et empesée que j'aimais tant. Et rien dessous. Quittant un instant mes genoux, elle retroussa sa robe et m'enfourcha. Merveilleux foutrage ; étroitement vissés l'un à l'autre. Quand ce fut fini, nous restâmes assis un moment, sans dégainer, nous contentant de nous mâchonner lèvres et oreilles.

Ensuite, nous nous levâmes et, au bord du lac, nous nous lavâmes avec nos mouchoirs. J'étais en train de m'essuyer le vit avec un pan de ma chemise, quand Mara m'empoigna brusquement le bras et me montra quelque chose qui bougeait derrière un buisson. Tout ce que je pus voir, ce fut l'éclair brillant d'un reflet. Je boutonnais rapidement mon pantalon et, prenant Mara par le bras, l'entraînai vers l'allée de gravier où nous repartîmes lentement dans la direction opposée.

— Je parie que c'était un flic, dit Mara. C'est leur genre —  les sales vicieux ! Ils se cachent toujours derrière les buissons pour épier les gens.

Et de fait, quelques secondes ne s'étaient pas passées que nous entendions le pas pesant d'un lourdaud d'Irlandais.

— Hé, vous deux, là, minute ! dit-il. Où croyez-vous aller comme ça ?

— Que voulez-vous dire ? répliquai-je, feignant d'être vexé. Nous prenons l'air, ça ne se voit pas ?

— Vous prenez l'air, hein ? Il est plutôt temps, dit-il. J'ai bien envie de vous ramener au poste avec moi. Où vous croyez-vous, ici ? Dans un haras ?

Je fis mine de ne pas savoir de quoi il parlait. En bon Irlandais qu'il était, il se mit en rage, du coup :

— Non, mais vous croyez que ça prend ? dit-il. Feriez mieux de dire à votre gonzesse de se tirer avant que je vous boucle.

— C'est ma femme.

— Ouais... votre femme, hein ? Voyez un peu comme c'est mignon ! Alors, comme ça, on se bécotait, on roucoulait innocemment, eh ? Et tant qu'on y était, on se lavait aussi les parties intimes en public... je veux bien être pendu si j'ai jamais vu chose pareille ! Hé là, doucement ! Vous pressez pas tant ! C'est pas un mince délit, mon gars ; et même si c'est vraiment votre femme, elle est bonne, elle aussi.

— Dites donc, est-ce que vous insinuez que...

— Votre nom ? coupa-t-il, cherchant dans sa poche son petit calepin.

Je lui dis mon nom.

— Domicile ?

J'obtempérai.

— Son nom à elle ?

— Le même que le mien... c'est ma femme, je vous le répète.

— C'est vrai, c'est vrai, dit-il avec un regard vicieux, en dessous. Bien, bien. Et maintenant, profession ? Vous travaillez ?

Je tirai mon portefeuille et lui montrai mon coupe-file de la Cosmodémonique ; je le portais toujours sur moi, il me donnait le droit de circuler gratis sur toutes les lignes de tramway ou de métro aérien et sous-terrain de notre bonne ville du Plus Grand New York. Il se gratta le crâne à cette vue et repoussa un peu sa casquette.

— Alors comme ça, vous êtes directeur du personnel, hein ? C'est plutôt une lourde responsabilité pour un type aussi jeune que vous...

Un temps pesant.

— Je pense que vous aimeriez bien garder votre poste encore quelque temps, pas vrai ?

Soudain, j'eus la vision de mon nom étalé en tête de colonne sur les journaux du matin. Les reporters auraient de quoi s'en payer, si le cœur leur en disait. Il était grand temps d'aviser.

— Ecoutez, sergent, dis-je. Causons tranquillement. Je vis tout près d'ici. Pourquoi ne venez-vous pas jusqu'à la maison avec nous ? Peut-être que, ma femme et moi, nous avons fait un peu les fous... nous sommes jeunes mariés. Nous n'aurions pas dû nous conduire ainsi... mais il faisait noir et il n'y avait personne dans les parages...

— Après tout, peut-être qu'on pourrait arranger ça, dit-il. Vous n'avez pas envie de perdre votre place, hein ?

— Certainement pas, dis-je, tout en me demandant combien j'avais en poche et si ça ferait son compte ou pas.

Mara farfouillait dans son sac.

— Doucement, doucement, la p'tite dame. Vous savez qu'un représentant de l'autorité, ça ne se laisse pas acheter. Et à propos, si ce n'est pas trop indiscret, à quelle église allez-vous ?

Je me hâtai de répondre en donnant le nom de l'église catholique de mon quartier.

— Mais alors, vous êtes un des gars du père O'Malley ! Hé, pourquoi ne pas m'avoir dit ça tout de suite ? Pour sûr que vous ne voudriez pas faire honte à la paroisse, dites ?

Je lui déclarai que j'en mourrais, si jamais le père O'Malley avait vent de cette histoire.

— Et c'est à l'église du père O'Malley que vous vous êtes mariés ?

— Oui, mon pè... sergent, je veux dire. En avril dernier.

Je m'efforçais de compter les billets dans ma poche sans les sortir. Il me semblait n'avoir que trois ou quatre dollars. Je me demandais combien pouvait avoir Mara. Le flic s'était mis en marche et nous lui emboîtâmes le pas. Presque aussitôt, il s'arrêta net. Il leva haut sa matraque, à bout de bras. Et, matraque en l'air et tête légèrement tournée de côté, il se lança dans un monologue sur la neuvaine proche en l'honneur de Notre Dame de l'Arc-Boutant ou quelque chose de ce genre — ajoutant, en tendant la main gauche, que le plus court chemin, pour sortir du parc, c'était tout droit... et surtout, attention de bien vous tenir, et pataci et patala.

Mara et moi, nous lui fourrâmes précipitamment quelques billets dans la paume et, le remerciant de sa bonté, nous filâmes comme l'éclair.

— Je crois que tu ferais mieux de rentrer avec moi, dis-je. S'il trouve que nous ne lui avons pas donné assez, rien ne dit qu'il ne nous rendra pas visite. Je me méfie de ces sales fumiers... Merde pour le père O'Malley !

Nous courûmes à la maison, où nous nous enfermâmes à clef. Mara tremblait encore. Je dénichai un fond de porto, dans un coin d'armoire.

— Il ne manque plus qu'une chose, dis-je en me jetant un verre. C'est que Maude rapplique pour nous surprendre ici.

— Elle ne ferait pas ça, tout de même ?

— Dieu seul sait de quoi elle est capable !

— Je crois que nous ferions mieux de dormir ici, dit Mara. Je n'aimerais pas dormir en haut, dans son lit.

Ayant liquidé la bouteille, nous nous déshabillâmes. Mara sortit de la salle de bains, enveloppée dans le kimono en soie de Maude. Cela me fit un coup de la voir dans l'emballage de celle-ci.

— C'est moi ta femme, non ? me dit-elle en me prenant dans ses bras.

Et d'entendre ces mots sur ses lèvres me donna le frisson. Elle fit le tour de la pièce, examinant le mobilier.

— Où te mets-tu pour écrire ? demanda-t-elle. A cette petite table ?

Je fis oui de la tête.

— Tu devrais avoir une grande table et une chambre à toi. Comment peux-tu écrire ici ?

— J'ai un grand bureau en haut.

— Où ça ? Dans la chambre à coucher ?

— Non. Dans le salon. C'est d'un lugubre, là-haut... terrible ! Tu aimerais voir ?

— Non, dit-elle vivement. Je préfère ne pas monter. Je te verrai toujours assis ici dans ce coin à côté de la fenêtre, quand je penserai à toi... C'est là que tu m'as écrit toutes ces lettres ?

— Non, dis-je. C'était dans la cuisine.

— Montre-moi, dit-elle. Montre-moi exactement où tu étais assis. Je veux voir l'air que tu avais.

Je la pris par la main et revins avec elle à la cuisine. Je m'assis et fis semblant de lui écrire une lettre. Elle se pencha par-dessus moi, et ses lèvres, se posant sur le bois, baisèrent l'espace encerclé par mes bras.

— Jamais je n'aurais cru que je te verrais chez toi, dit-elle. Cela fait un curieux effet, de voir l'endroit qui est destiné à avoir tant d'influence sur votre vie. C'est un lieu saint. J'aimerais que nous puissions emporter avec nous cette table, et la chaise, tout — même le poêle. J'aimerais que nous puissions déménager toute la pièce et la reconstituer dans notre propre foyer. Elle nous appartient, cette pièce.

Nous nous couchâmes sur le divan, au sous-sol. La nuit était chaude, et nous nous endormîmes à poil. Sur le coup de sept heures du matin, alors que nous reposions aux bras de l'un de l'autre, la porte à glissière s'ouvrit violemment sur ma femme chérie, la propriétaire, qui habitait au-dessus, et la fille d'icelle. Ce qui s'appelle être pris en flagrant délice. Je me levai d'un bond, complètement nu. Attrapant une serviette de toilette qui se trouvait sur la chaise, à côté du divan, je m'en ceignis rapidement les reins et j'attendis le verdict. Maude fit signe à ses témoins d'entrer et de bien regarder Mara, allongée et tenant un drap rabattu sur ses seins.

— Je vous prie de bien vouloir renvoyer d'ici cette fille, et le plus tôt sera le mieux, dit Maude.

Sur quoi, pivotant sur les talons, elle reprit l'escalier avec ses témoins... Avait-elle passé la nuit dans notre lit, en haut ? Si oui, pourquoi avoir attendu le matin ?

— Ne te frappe pas, Mara. Les carottes sont cuites. Autant rester et avaler un petit déjeuner, pendant que nous y sommes.

Je m'habillai rapidement et courus acheter du bacon et des œufs.

— Seigneur, comment peux-tu prendre cette histoire si calmement ? me dit-elle, s'asseyant devant la table, une cigarette aux lèvres et me regardant préparer le petit déjeuner. Tu n'as donc pas de cœur ?

— Bien sûr que si ! C'est mon cœur qui me dit qu'on ne pouvait espérer mieux. Je suis libre, tu te rends compte ?

— Que vas-tu faire maintenant ?

— Aller au bureau — d'abord. Faire un saut chez Ulric, ce soir — tu n'as qu'à m'y retrouver. J'ai dans l'idée que mon ami Stanley est derrière tout ça. Nous verrons bien.

Du bureau, j'expédiai un télégramme à Stanley, le priant de me rejoindre chez Ulric le soir même. Dans la journée, Maude me téléphona pour me suggérer de chercher un autre logement. Elle me déclara qu'elle demanderait le divorce le plus rapidement possible. Pas de commentaire sur la situation — simple exposé des faits, positif et pratique. Je devais lui faire savoir quand je désirais venir retirer mes affaires.

Ulric prit la chose au sérieux. Cela signifiait que j'allais changer de vie ; et tout changement était affaire sérieuse à ses yeux. Mara, de son côté, était parfaitement maîtresse d'elle-même, très impatiente, déjà, d'inaugurer notre vie nouvelle. Restait à voir comment Stanley prendrait la chose.

A cet instant, on sonna. C'était lui : l'air sinistre, comme d'habitude, et saoul comme un pape. Des années que je ne l'avais vu ainsi. Il avait décidé que l'événement était de première importance et méritait d'être arrosé. Quant à lui soutirer le moindre détail — absolument impossible.

— Je t'avais dit que je t'arrangerais ça, me répondit-il. Tu as donné dedans comme une mouche dans la toile d'araignée. J'avais tout calculé, de A jusqu'à Z. Est-ce que je t'ai demandé quoi que ce soit ? Non, hein ? Je savais exactement ce que tu ferais.

Il but un grand coup au flacon qu'il portait dans la poche intérieure de son veston. Il ne prit même pas la peine d ôter son chapeau. Je le voyais en ce moment tel qu'il avait dû être en son temps, à Fort Oglethorpe. Le genre de type à qui j'aurais laissé un grand lit pour lui tout seul, le voyant dans cet état.

Le téléphone sonnait. C'était le Dr Kronski ; il désirait parler à Môssieu Miller.

— Félicitations ! braillait-il. Je passe te voir dans quelques minutes. J'ai quelque chose à te dire.

— A propos, demandai-je, tu ne connais personne qui aurait une chambre en trop à louer ?

— C'est justement de ça que je voulais te parler. J'ai exactement ce qu'il te faut... ça perche au Bronx. Un ami à moi — un médecin. Tu peux avoir toute une aile de la maison pour toi seul. Pourquoi ne prendrais-tu pas Mara avec toi ? Le coin te plaira. Il y a une salle de billard au rez-de-chaussée, une bonne bibliothèque, et...

— Il est juif, ton ami ? demandai-je.

— Tu parles ! Sioniste, anarchiste, talmudiste et spécialiste des avortements ! Un sacré chic type... si jamais tu es dans le besoin, il te donnera jusqu'à sa chemise. Je suis passé chez toi : c'est comme ça que j'ai appris la nouvelle. Ta femme a l'air de jubiler. Elle aura de quoi vivre assez confortablement, avec la pension alimentaire que tu devras lui verser.

Je fis part à Mara de notre conversation. Nous résolûmes d'aller visiter l'endroit en question, sans plus tarder. Stanley avait disparu. A en croire Ulric, il était peut-être allé faire un tour à la salle de bains.

J'y allais voir et je frappai à la porte. Pas de réponse. J'ouvris : Stanley gisait, tout habillé, dans la baignoire, le chapeau sur les yeux. Je le laissai couché là.

— Il a dû filer ! criai-je à Ulric, cependant que nous mettions les bouts de notre côté.