« SOUVIENS-TOI DE TE SOUVENIR »

 
 

Il est frappant que l'on n'ait écrit que de piètres ouvrages sur Henry Miller. L'on n'écrit bien que sur les morts, et il est trop vivant. Et qu'est-ce qu'aucun de ses livres aurait-il à faire d'une préface ? Elles sont toujours mortelles. L'on n'a pas à présenter Miller — il est présent. L'on n'a pas à expliquer Miller — on le vit. C'est sans doute pourquoi, d'année en année, les générations nouvelles ne cessent pas de le découvrir et de relayer la flamme de son œuvre. Les professeurs et la critique n'y sont, grand merci, pour rien.

Le mieux que je puisse faire ici est donc d'évoquer le vivant, tel que je l'ai connu pendant près d'un demi-siècle. Et ce n'est pas un paradoxe si je le prends au plus tard : exactement le jour de 1980 où, chez une amie qui était devenue aussi la sienne (il y avait, à l'un des murs de la pièce où nous nous tenions, une de ses grandes lithographies, dédicacée), une personne de la maison surgit, un peu essoufflée, et dit : « La radio vient d'annoncer qu'Henry Miller est mort. »

Je ne l'avais pas revu depuis 1969. Mais notre amitié avait des racines si vieilles et si profondes que, malgré les neuf mille kilomètres d'océan et de continent qui nous séparaient, malgré l'imbécillité d'une vie dite active qui m'empêchait de lui écrire aussi souvent que je le désirais, nous vivions dans une présence constante l'un de l'autre. Je le savais par les visiteurs qu'il m'envoyait ou que je lui adressais. Le pêle-mêle des émissaires qui m'arrivaient du Pacifique était rassurant en soi, en m'apportant la preuve qu'il ne changeait pas, qu'il ne perdait rien de son enthousiasme pour la vie et ses personnages — surtout les baudruches, qu'il pouvait enfler à sa fantaisie. Je vis passer ainsi, entre trente ou quarante autres, un méchant metteur en scène de cinéma, déchet déchu de Hollywood, à qui il avait griffonné et signé, sur un coin de table et sur un bout de nappe en papier déchirée, trois lignes lui accordant l'exclusivité mondiale de toutes sortes de films, sur lui-même ou tirés de son œuvre, ce dont cet homme ne fit jamais rien de bon, hormis lui soutirer, en sus, de l'argent. Puis une femme sculpteur, qui avait la tête aux affaires plus qu'à son art, à en juger par un autre morceau de papier qu'elle lui avait soustrait à son tour, manifestement en reconnaissance de sa beauté. Et aussi un indépendantiste québécois, espèce d'Oreste gringalet qui se disait pourchassé par les érinyes policières de son pays (mes amis de Montréal en rirent beaucoup, plus tard) ; dont Miller fit par la suite, pour un temps, son secrétaire, en le comblant d'argent, et qui l'en remercia en publiant sur son compte une turpitude d'autant plus ingrate qu'elle était sans esprit ni talent. Puis encore un moine zen, apparemment en rupture de couvent, enfermé dans le silence et le reproche d'une misère éclatante, dont il s'autorisait pour dévorer des entrecôtes et empocher sans un mot les billets que je lui glissais à la fin des repas, jusqu'à ce que Miller m'avouât enfin, dans une lettre, qu'il le pensionnait tous les mois d'une bonne somme pour son entretien, celui d'une jeune femme « et le lait de deux enfants encore en bas âge », et que le saint homme, après que je lui eus dit le plaisir que j'aurais de connaître sa petite famille, disparût à tout jamais de mon champ.

Bien que, dans les intervalles, d'autres lettres m'eussent appris qu'il avait dû subir plusieurs opérations, renoncer à la bicyclette et aux marches un peu longues (« Heureusement, écrivait-il, je peux encore barboter dans ma piscine »), et qu'il n'y voyait plus que d'un œil, les signes que j'avais de lui, en dehors des visiteurs, étaient tous de santé, de joie et de jeunesse de cœur et d'esprit. Pourtant, après des mois de silence entre nous, un soir que je venais de rentrer chez moi, tard, et fatigué, une inquiétude subite et sans raison me fit tourner en rond, pensant à lui, puis saisir la plume.

Les sept pages que je lui expédiai restèrent sans réponse. Environ deux mois passèrent avant qu'un ami, retour de là-bas, et que j'avais chargé de s'enquérir, me fournît l'explication. La date de ma lettre coïncidait, à quelques jours près, avec celle d'une attaque qu'avait eue Miller. A la suite de quoi l'on n'avait pas jugé bon de lui imposer la lecture de sept pages manuscrites serrées ; puis les feuillets s'étaient égarés. Le même ami me raconta aussi que Miller s'était plaint à lui de n'avoir rien reçu de moi depuis longtemps. « M'en veut-il de quelque chose ? L'aurais-je fâché ? » avait-il demandé. Ensuite il était tombé dans une absence et la fatigue s'y était mise, en sorte que, ne comprenant ou n'entendant pas ce qu'on lui disait de ma lettre, il avait continué à répéter seulement sa question. Qu'il ait pu rester sur cette interrogation demeurera un des grands chagrins de ma vie.

Trois ou quatre semaines plus tard, l'annonce de la radio m'atteignit dans les circonstances que j'ai dites. J'ignore si je pâlis. Je me levai et, sans un mot d'excuse, je sortis.

L'appartement donnait sur le Champ-de-Mars, non loin de la Tour Eiffel. C'était la fin de l'après-midi ; il y avait, sur les arbres et les bosquets du jardin public, une belle lumière déclinante, nullement lourde, très légère au contraire. J'ai marché un long moment. J'avais les yeux secs et ne ressentais aucune oppression. Pas un instant je ne l'ai cru mort. Il était là, dans l'air, où il continuait à vivre. Je me suis souvenu d'une de ses phrases, dans les premières années de notre amitié, avant la Seconde Guerre mondiale : « A la fin je partirai pour le Tibet, et là-bas je me dissiperai dans la lumière, » Et comme, une fois, plus d'un quart de siècle après, je le plaisantais en lui rappelant cette prophétie, mais aussi que, depuis, pour la contrarier, les Chinois avaient envahi et interdit le Toit du Monde, il m'avait répondu : « Cela m'est égal maintenant, j'ai découvert mon Tibet intérieur. »

Ce souvenir en entraîna d'autres, en particulier celui d'une nuit de Noël où il nous était descendu du ciel pour son premier retour en France après la guerre, en 1953. Il faisait un froid tibétain, justement. Un énorme brouillard, assis sur Orly, recouvrait de sa jupe le sol et la neige gelés. Au-dessus de nos têtes, des avions invisibles tournaient ; du hall d'attente, on les entendait ronronner en cercles superposés. Le vol lui-même avait déjà du retard. Il était onze heures du soir.

Quatorze années et un cataclysme mondial nous avaient éloignés l'un de l'autre ; j'étais impatient de le revoir. En même temps, il ne me déplaisait pas de l'imaginer en suspens là-haut. Cela lui allait bien. Il a toujours été entre ciel et terre, montant ou descendant avec la vis sans fin de l'existence, parfois dégringolant, mais toujours se rattrapant à la spirale ascendante, et toujours plein de rires ou de larmes ou de chants ; toujours, finalement, dans l'exaltation.

Minuit était largement passé quand nous le recueillîmes, avec sa jeune, belle et toute nouvelle femme, la quatrième, Eve, après qu'on les eut déroutés sur le Bourget. Dommage qu'il n'ait jamais décrit leur arrivée à cet aéroport triste comme un gazomètre et qui semblait désaffecté de naissance. Je gagerais que l'on y eût vu, planté au beau milieu de ce terrain vague avantagé, un arbre de Noël illuminé, haut comme l'Axe du Monde des cosmogonies, la tête dans les étoiles, les branches charnues d'oranges géantes de Big Sur et de personnages de Jheronimus Bosch copulant dans l'allégresse et célébrant à tous les degrés la transubstantiation du sexe et de l'amour.

Lorsqu'il parut au bout du compte, cette nuit-là, après un transbordement à la gare des Invalides, il n'avait guère changé depuis le jour de nos adieux, en 1939, ou celui de la fin de 1936 où, Raymond Queneau m'ayant donné à lire quelques feuillets dactylographiés et anonymes en disant : « C'est d'un Américain inconnu, exilé volontaire ici », comme j'avais voulu aussitôt faire la connaissance de l'auteur, nous avions déjeuné ensemble tous les trois.

Au lieu de son chapeau de feutre rabattu sur le devant, du chandail à grosses côtes et à col roulé et des brodequins ouvriers à œillets qu'il affectionnait, il était maintenant coiffé d'une casquette, en tweed comme son manteau et sa veste, et chaussé de solides richelieus américains. Il avait un pantalon de flanelle grise très bourgeois, dont, pour une raison liée à une origine que je soupçonnais et découvrirai plus loin, nous rîmes beaucoup ensuite. Je notai aussi que la couronne de cheveux autour de sa calvitie avait minci et blanchi. Mais il avait le même teint rose, qu'il devait, m'avait-il expliqué naguère, à une cuillerée à soupe d'huile de paraffine ingurgitée à jeun tous les matins. Surtout, il avait conservé cette articulation très personnelle du mouvement, du geste et de la parole qui anime toutes les représentations de lui gravées dans ma mémoire. Un ressort infatigable et d'une étonnante souplesse dans les jarrets, les bras, le souffle, lui permettant de se recevoir, comme disent les gymnastes, à son centre de gravité, de tout le poids de ce qu'il porte avec lui-même : tout un univers, toute une vie et la vie, toute une humanité d'exultation et de souffrance, de grandeur et de petitesse, tout le discours que cela entraîne ; — mais de se recevoir en sorte que le poids soit aussitôt relancé par la musculature du corps, de l'esprit et du langage, et rebondisse, métamorphosé en suprême légèreté.

Il y avait en lui du dyonisien et de la danse selon Nietzsche, et trop d'énergie en création perpétuelle pour qu'il atteignît jamais au rayonnement apollinien des vieux sages, son rêve. S'il commençait à parler et qu'il s'échauffât (et il était rare que ce ne fût pas le cas), soudain il se dressait et le ressort entrait en action, les jambes, les bras, les mains, la voix même, en mouvement. Il faisait deux pas, revenait ; les genoux ployaient dans le recueillement et, l'instant d'après, renvoyaient le corps et le discours, qui repartaient ; les pieds se déplaçaient à plat — pas de pointes ni de glissements, une espèce de piétinement alterné en avant, en arrière, analogue à celui des danses rituelles de certaines tribus ; une manière d'imposer, d'injecter puissamment dans l'autre son rythme et, par lui, la vitalité de sa pensée, la force de sa conviction passionnée. Un mélange de sorcellerie incantatoire, coulant de source, et de fascination physique pareille à celle que doit exercer, j'imagine, l'oscillation têtue du cobra cabré.

Le piétement et le regard — tout se passait entre ces deux pôles, quand on l'avait en face de soi. La base, élastique et opiniâtre à la fois, et en haut, le regard, également tenace, qui ne quittait pas plus l'objet, que les pieds, le sol, et qui guettait à travers la fente mince, presque chinoise, des paupières, puis tout à coup jaillissait, saisissait, palpait, enveloppait, caressait, captivait, jusqu'au moment où, dardant tout aussi subitement deux pinces incisives, il pénétrait, fouillait, décollait les peaux successives, écartait le tissu pour mettre à nu le noyau, le cœur, et alors happait, gobait, dégustait, se régalait, et enfin digérait et, digérant, s'appropriait, transformait pour en faire sa substance.

Rien ne se perdait en lui. Il ouvrait grande la porte et l'on y entrait et circulait comme chez soi, librement — du moins le croyait-on, car une de ses forces était de créer cette impression d'extrême licence. En fait, une fois entré, l'on s'y sentait si bien que l'on n'en ressortait plus, sauf si l'on était de mauvais grain. Alors un crible intérieur se déclenchait et rejetait brutalement. Il n'y avait pas de milieu ; en vrac on était vomi ou en vrac avalé.

A part Dante et Joyce, je ne crois pas qu'il existe, dans le catalogue des monstres de la littérature d'Occident, d'autre baleine blanche dotée d'un tel appétit et, si l'on peut dire, d'une telle mémoire d'éléphant. Seulement, à la différence du premier (mais à la ressemblance du second), ce n'est pas d'une mémoire vindicative ni vengeresse qu'il s'agit. Bien au contraire, la sienne aime et s'en délecte. On y est comme des petits Jonas, confortables et calés, chacun sur son bout de banc. Loin d'être puni, l'on est préservé, choyé. L'on a le droit de bouger — il aime que l'on bouge. Plus on remue et plus on entre dans sa substance, tout vif, tout cru, tout chaud. Un jour, on aura l'illusion d'en sortir et l'on criera : « Lumière ! » Mais ce sera sa lumière à lui. L'on aura été simplement transposé, puis précipité là, nu, mais nullement frissonnant, très à l'aise, assis sagement ou frétillant sur son banc. L'on n'aura fait que passer avec lui, et parmi une foule de petits camarades, dans un autre monde : le sien ; créature de sa Création. Et si jamais on finit par s'en apercevoir, on sera moins étonné que flatté d'avoir été jugé par lui assez intéressant pour être offert en cadeau à la postérité, multiplié par soi, magnifié. Mais après tout, se dira-t-on avec sa petite satisfaction au bout du parcours, je l'avais toujours pensé et il n'a rien inventé. Telle est la nature de l'art quand il a du génie.

Il n'avait pas de mal à puiser dans le réservoir. Il agissait sur les gens comme un aimant — à l'exception des forts, qu'il n'attirait pas plus que, eux, ne l'attiraient. Non que, à la façon des puissants, il redoutât la comparaison. Il s'en moquait bien ! Non, il n'avait pas besoin d'eux ni, estimait-il, eux, de lui. Plusieurs fois on a voulu le faire rencontrer Picasso, qui y était prêt : « Que me dirait-il de plus que sa peinture ? répondait-il. Et lui, s'il en a envie, il n'a qu'à me lire. » Mais les faibles, les désemparés, ceux surtout dont la détresse est la plus riche parce qu'ils restent en puissance : les ratés, volaient droit vers lui comme les moucherons à la lampe – à ceci près que, au lieu de s'y brûler les ailes, au contraire, ils repartaient de plus belle, revigorés, pleins d'une importance neuve.

Le déroulement était presque chaque fois le même. Nous étions attablés à une terrasse de café ; un homme qui arrivait sur le trottoir s'arrêtait court, puis s'avançait vers nous et se mettait à lui adresser la parole, parfois d'abord agressivement, voire grossièrement, par une sorte d'instinct de défense, peut-être. (Un homme qui ne le connaissait pas ni ne se doutait de son identité — le point mérite d'être précisé.) D'abord aussi, Miller ne répondait pas. Il hochait la tête en émettant un son qui n'était qu'à lui : une vibration basse et grave comme le grondement, bouche close, propre aux chœurs russes ; ou bien il riait, sans moquerie ; ou encore il alternait rire et grondement. Mais déjà le regard était à l'œuvre et, le plus souvent, l'inconnu était invité à s'asseoir. Ce que, surpris et trop heureux, il faisait. A peine assis, il était happé, ficelé comme la proie de l'araignée, et anesthésié. Et, au bout de quelques instants, sans qu'on eût à le provoquer, il commençait à parler. Bientôt, cela devenait un torrent que plus rien n'arrêtait.

Mais le plus étonnant était la métamorphose. L'homme avait l'air de téter goulûment à lui-même, émerveillé de se découvrir des réserves frustrées, intarissables, et se dépêchant de rattraper le retard. Et au fur et à mesure qu'il se vidait, tenu par Miller au bout de son regard pendant que le grondement l'encourageait de sa ponctuation, on le sentait, de non-devenu, devenir, grandir, grossir, se goberger de ce richissime placenta insoupçonné. Il en éructait, en rotait, s'en barbouillait les babines, faisait d'énormes bulles. « Oôôômm, grondait Miller comme quand il buvait un bon vin ou se régalait d'une sauce, that's good, yes, very good, ôôôômm, go on, continuez. » Et l'on croyait entendre le battement d'un grand cœur maternel, l'insufflation puissante pompant l'oxygène et le sang dont se gonflait l'avorton.

En fait, c'était Miller qui se nourrissait. Quand il était repu, il se détachait, déliant la proie du même coup. Il lui arrivait de le faire brutalement, en interrompant et levant la séance avec brusquerie. Pourtant, jamais je n'ai vu aucun de ces apostropheurs de hasard s'en blesser, s'en plaindre ou l'insulter. Une fois, après deux heures de flux torrentiel, il posa la main sur le bras de l'un d'eux, pour l'arrêter et lui dit : « Ecoutez, ou vous êtes un génie, ou alors vous prenez cette rue — (C'était la rue Vavin) — et, de l'autre côté du jardin du Luxembourg, la rue Bonaparte jusqu'au bout, et là vous sautez dans la Seine, » L'homme se leva, lui prit la main dans les siennes, la serra longuement, des larmes dans les yeux, en disant : « Merci, monsieur, merci », et s'en fut. Tous, ils s'en allaient rayonnants, conscients d'avoir été, pour un temps fastueux, quelqu'un.

C'est de cette boulimie de l'essence des êtres qu'est faite la surabondance de Miller. Il se gorge de leurs sucs grâce au pouvoir qu'il a de leur révéler leur propre richesse, et il en tire sa sève. Ce qui, du spectacle commun, n'apparaît le plus souvent qu'indigence et banalité misérable se métamorphose chez lui en pléthore. Je n'ai entendu personne épanouir comme lui le mot anglais « plenty » (l'équivalent de notre « plein de » dans sa forme populaire : « il a plein de... »). Il en avait en effet la bouche et les mains pleines. Il en débordait. Pour ne pas en crever, il devait rendre, donner. A tout instant il avait besoin de prodiguer, de jeter par les fenêtres : argent (dès qu'il en avait), cœur, enthousiasmes, tripes, tout de lui. Il fallait qu'il partageât. S'il découvrait un auteur, il achetait, s'il le pouvait, dix, vingt exemplaires du livre, les envoyait à ses amis. Parfois, comme il lui arrivait aussi pour les êtres humains, l'œuvre ne valait que par ce qu'il y mettait lui-même, dans la lettre accompagnant l'envoi... Les lettres ! — au rythme épistolaire quotidien qu'il soutenait (deux ou trois heures tous les matins), il a dû en disperser des dizaines de milliers aux quatre coins de la planète — il y déversait la même passion qu'en tout ce qu'il faisait ou disait, ou que dans son œuvre. Un jour des années trente, fort de quelques dollars reçus des Etats-Unis, il expédia ainsi une trentaine de messages à des inconnus (notamment au sultan d'une île de l'Indonésie, si j'ai bonne mémoire) dont il avait relevé les noms dans les annuaires internationaux d'un bureau de poste du quartier d'Alésia, à Paris. Il y expliquait que le monde était malade, oui, mais de notre peur, et que nous étions nous-mêmes malades de notre peur de cette peur. Pas d'autre salut que pour chacun de nous de s'en guérir. Mais alors, « Paix, quelle merveille ! » concluait-il.

 

Pour atteindre à une telle prodigalité dans le don de soi, il faut s'être réduit et avoir réduit le monde à l'essentiel. En général, cette réduction passe par les extrémités de la souffrance. Là est l'initiation, et celle-ci, en général aussi, se termine par l'éblouissement d'un éclair. Ensuite, ourlée de pleurs, comme dit l'autre, vient la joie. Puis, les yeux enfin nets, la paix dans la vérité.

Henry Miller est à ranger parmi cette race d'êtres marqués (par quoi ou qui, et pourquoi eux ? Dieu merci, nous ne sommes pas près de percer le mystère des prédestinations) en sorte qu'une révélation, infernale ou céleste ou les deux, les foudroie à un stade de leur vie, et qui, dès lors qu'ils sont entrés en possession, du moins, de leur vérité, ne reconnaissent plus d'autre patrie.

Tel est le sort des prophètes, des apôtres, des sages et des saints de toute croyance, ainsi que de rares illuminés (combien ? Deux, trois par siècle ?), par qui, en retour, s'imprime la marque dont ils sont porteurs. Ils restent debout et, d'avoir été brûlés, calcinés par la foudre, ils paraissent cuits dans leur aspect définitif, fixés jusque dans les surfaces et les ombres très polies qu'ils opposent encore à ce qui continue autour d'eux. Par exemple Hölderlin, du jour où la folie le frappa, lui apportant la certitude souriante de la paix.

Je n'ai pas connu le Miller d'avant la foudre. De ce proto-Miller, je n'ai vu que des représentations d'albums où il a tous ses cheveux, coiffés en deux ondulations en façon de cornes plates séparées au milieu par une raie. Il a aussi un faux col dur, parfois un canotier. Le regard n'a pas encore pris de recul pour se poster derrière l'étroite meurtrière d'aguet des paupières. Le visage est presque celui d'un gai luron — ce que Miller fut, toute une durée, pour commencer, jusqu'à épuisement, à la manière de ces grands dissipateurs de forces et de temps que sont d'abord les futurs messagers d'une vérité.

Il se sentait petit cousin des grands porteurs d'évidence, qui aiment mieux mourir que rejeter le poids dont on les a ou dont ils se sont d'eux-mêmes chargés. Il ne s'est jamais tout à fait remis d'avoir manqué de quelques mesquines heures, pour sa venue au monde, la coïncidence avec la Nativité ; et c'est — on en trouve le rappel fréquent dans ses livres (sans parler du titre de cette trilogie) — à l'âge du Christ en croix qu'il eut la révélation d'avoir à tout abandonner pour devenir une voix criant dans le désert.

Aujourd'hui qu'il est inscrit au palmarès avec les tout grands, la bonne conscience est d'oublier que, à soixante ans passés et en plein milieu de ce XXe siècle qui aime à se gargariser de droits de l'homme et de libertés de toute sorte, non seulement il était encore un proscrit littéraire (partout ses livres étaient interdits ; et même en France, où l'on fermait hypocritement les yeux sur leur publication en anglais, leurs traductions étaient mises au ban de l'exposition en librairie, leur éditeur parisien et leur traducteur, poursuivis, l'édition de Sexus en français, saisie, pilonnée) ; non seulement il continuait à vivre au bord du dénuement (au début de 1953, il m'écrivait que, après un accroc irréparable à son unique pantalon, il avait placé ses derniers sous dans une petite annonce dans le Los Angeles Times : « Ecrivain fauché n'a plus rien à se mettre prière envoyer vieux pantalons Henry Miller Big Sur » — « Et imagine ! concluait la lettre. J'en ai reçu plus de trois cents, et même des costumes complets ! Veux-tu que je t'en envoie ? » et c'était l'un d'eux, justement, qu'il portait à l'arrivée au Bourget cette même année 1953), mais, en outre, pour de nombreuses juridictions américaines, il était sous le coup de mandats d'amener, voire d'arrêt, à cause de poursuites ou de condamnations pour pornographie, de telle sorte que, jusque dans les années cinquante et quelques, s'il s'était fait prendre sur le sol de l'Etat de New York, entre autres, fût-ce, sans aller plus loin, sur le tarmac de l'aéroport La Guardia, on l'eût aussitôt jeté en prison.

Pourtant, rien ne l'eût dévié. Lui qui, un matin de mai 1939, pris d'une terreur panique au pressentiment du carnage, avait subitement sonné à ma porte pour m'annoncer que, dans la nuit, il avait décidé de fuir la France et l'Europe parce qu'il aimait trop la vie pour accepter de périr sous les bombes, il eût, j'en suis certain, s'il y avait été contraint, par la justice humaine, bu gaiement, comme Socrate, la ciguë, plutôt que de se renier.

Sa vérité, les cagots de l'époque eurent beau jeu de la circonscrire autour de ce qu'il était lui-même le premier à définir comme « la forte odeur de sexe » qui se dégage de son œuvre. Cela fleurait le soufre et réveillait du même coup un bon vieux fumet de roussi d'hérétique qui leur chatouillait l'âme.

Sur le tard, j'ai dit un jour à Miller qu'il n'était lui-même, au fond, qu'un moraliste et que, en d'autres siècles, il eût pu tout aussi bien devenir un Augustin, voire un Savonarole. Il commença par protester, puis finit par l'admettre en riant.

Après tout, si tant de vertueux s'évertuèrent pendant une trentaine d'années à le dénoncer, au nom des bonnes mœurs et de la société, comme un ennemi public, c'était parce qu'ils ne s'y trompaient pas. Cet homme osait les déshabiller. Non seulement il leur rappelait que Dieu, la Nature ou n'importe les avait faits entiers — et à quoi bon feindre d'en nier la moitié ? –, mais il mettait à nu leur vraie partie honteuse : la plaie d'hypocrisie purulente dont on dissimulait sournoisement la puanteur sous des flots d'essence de fleur bleue et de littérature de patchouli, et qui infectait et enlaidissait les rapports, pourtant les plus simples, les plus sains, les plus salubres, les plus beaux, pris dans leur ingénuité, qui expriment et consomment, de toute éternité, l'alliance naturelle entre les deux sexes.

Ce fut à un fameux nettoyage d'écuries que Miller se livra dans les années trente et quarante. Vrai travail d'Hercule, pour l'époque. A présent que les résistances ont craqué et que la voie frayée bée, grande ouverte, une autre simplification est de ne voir en lui que le chantre (d'ailleurs dépassé, dit-on volontiers avec un sourire de condescendance attendrie) de la sexualité et de la facilité de son exercice.

Mieux vaudrait se dire que, si vraiment, selon Pascal, à vouloir faire l'ange on fait la bête, il n'est pas moins sûr que faire seulement la bête ne mène pas plus loin. Encore ce problème n'est-il pas là ; car, si le même Pascal veut que l'homme ne soit ni ange ni bête, pour Miller au contraire il y a de l'ange autant que de la bête en tout être humain, l'erreur étant que, à permettre ou vouloir que l'un ou l'une prime l'autre, on a des monstres. Pour lui aussi, seul l'amour peut résoudre cette dualité.

Il s'en est expliqué dans un petit livre qui a pour titre Le Monde du sexe. L'amour, y dit-il, est le drame de l'accomplissement, de l'unification. Drame personnel, au sens le plus profond du terme, et qui doit, à la fin, faire tomber les chaînes de l'égoïsme, source de tous les maux. Le sexe, lui, est impersonnel. Il peut ou non s'identifier à l'amour, servir à le renforcer et l'approfondir, ou bien le détruire. C'est un accessoire, un instrument, bon ou mauvais selon l'usage que l'on en fait. La bonne loi serait que sexe et amour se confondent. Dans le monde actuel, qui relève de la mécanique pure, le sexe, comme la machine, symbole de notre mode d'existence, fonctionne dans un vide absolu. Il est le signe suprême de l'impuissance. Toutes les manifestations d'une plus grande liberté sexuelle n'y font rien : l'existence est devenue pour nous, en réalité, asexuelle. Nous avons disjoint le sexe ; il fonctionne indépendamment ; la multiplicité croissante des perversions en est le témoignage évident. Elle est la traduction de la souffrance et du remords qui découlent de notre impuissance, de notre deuil du pouvoir perdu de parvenir à l'accomplissement de l'être, et qui entraînent la faillite d'un monde que nous avons perverti.

Là gît la source du contresens au coin duquel reste frappée pour trop de gens l'œuvre de Miller. La « forte odeur de sexe » qu'elle rend n'est autre que celle de ce monde en ruine dont il a vu, et vécu, le symbole extrême dans l'Amérique. Ce que décrivent les deux Tropiques, tout comme l'énorme nuit de cauchemar qui continue à envelopper de ses vapeurs sulfureuses la trilogie de La Crucifixion en rose, c'est une traversée de l'enfer. Le crie-t-il assez lui-même dans ses livres ! Il faut être sourd d'esprit pour ne pas l'entendre.

Dans La Crucifixion, pour conduire cette traversée, il a sa Béatrice. Rien de commun avec la séraphique, la lumineuse, l'éthérée qu'est la dantesque (et tout de même, soit dit en passant, celle-ci, comme d'ailleurs, sa commère, la Laure de Pétrarque, devaient bien être un peu garces dans un recoin). Non, celle de Miller est une Béatrice de la nuit. Elle est l'union de l'ange et de la bête (ou du démon, si l'on veut). Déchirante et déchirée, elle participe de l'épreuve de la foudre et du feu, au bout de laquelle sont la révélation et la résurrection. Elle est l'astre noir qui brûle et rayonne au plafond de la nuit de cauchemar, incombustible comme une escarboucle ou un diamant du diable ; illuminant les ténèbres où bouillent les chaudrons infernaux de la chair, de l'esprit et de l'âme. Elle s'appelle ici Mara et aussi Mona (« l'unique », mais également « l'unité »). Elle était bien réelle ; son vrai nom était June ; elle fut la deuxième femme de Miller. Ce fut elle qui le poussa à tout quitter pour devenir seulement l'écrivain qu'elle pressentait en lui ; elle qui comprit que la lumière lui viendrait de l'Europe et qui l'y entraîna à sa suite. Après quoi, ayant achevé de le réduire en cendres, mais certaine que, comme le phénix, il en renaîtrait, cuit et recuit dans son être définitif, elle le laissa.

« Comment ai-je pu recommencer ? dit encore Miller dans Le Monde du sexe. Je répondrai, et c'est la vérité : par la grâce d'une mort. Mes premières années parisiennes ont vu ma mort, littéralement, ma plongée dans le néant — puis ma résurrection dans la peau d'un homme neuf. » Parlant de Tropique du Cancer qu'il écrivit alors, au plus bas du dénuement matériel et moral, il poursuit : « Tropique du Cancer est une sorte de document humain tracé en lettres de sang, l'historique d'une lutte dans le ventre maternel de la mort. La forte odeur de sexe qui s'en dégage n'est au fond que le fumet de la naissance, déplaisant, répugnant même, si on le dissocie de sa signification. »

Ce que les imbéciles, publics ou privés, continuent à qualifier de pornographie ou d'obscénité dans les livres de Miller est en vérité la matière brute, et première, de cette transmutation. La sexualité — (curieux, d'ailleurs, comme nous nous sommes laissé gagner par la brutalité de la simplification américaine, qui veut que le terme désignant l'organe dévore et remplace celui qui définit tout ce qui touche l'instinct sexuel et les comportements liés à sa satisfaction, qu'ils aient à voir ou non avec la génitalité) –, la sexualité dirai-je donc, dans les livres de Miller, déborde le sexe. Elle frappe au cœur. Elle ouvre la porte du cœur, c'est-à-dire de l'amour. Mais un amour qui n'est pas seulement celui de l'homme pour la femme, de la femme pour l'homme. Un amour qui embrasse et pénètre et féconde tout l'immense corps rougeoyant de sang et de chair, tressaillant de passion, de souffrance et de joie, que l'on nomme la vie. Un amour qui, dans l'étreinte et la fécondation de l'« autre », non seulement se consomme et se consume, mais est à son tour fécondé, par un processus sans fin. Alors, il n'y a plus de vide absolu, de « néant ». Tout est plein, dans tout. L'amour irrigue le sexe. En retour, le cœur puise avec amour dans le sexe, en nourrit sa mémoire. Un homme, une femme qui n'ont pas cette mémoire entière ne peuvent être qu'une moitié d'homme ou de femme, quelle que soit la part qui manque. Disons qu'ils n'auront pas plus droit à la métempsycose de Goethe que l'espèce canine, la dernière de toutes, aux yeux du grand homme, parce qu'un de ses représentants n'avait pas la mémoire de se taire sous sa fenêtre pendant qu'il parlait à Eckermann.

Ce qui attire les gens dans l'œuvre de Miller, comme ce qui, en lui, les attirait ainsi que je l'ai raconté, c'est qu'il lui a transmis le don qu'il avait de leur rendre, justement, la mémoire du cœur, avec toute l'impudeur (Dieu merci !) que cela comporte. Voilà pourquoi ils s'arrêtaient à sa table, parlaient et le remerciaient d'avoir écouté : parce qu'ils s'étaient sentis naître ou renaître devant lui, en lui. Ils n'étaient rien, moins que des chiens selon Goethe ; ils étaient morts. Et voici que, peu à peu, ils revivaient, se redressaient, devenaient des personnes, quelqu'un. Ils se voyaient en personne, personnages. Ils avaient soudain de la mémoire, alors qu'elle ne leur était pas encore née quelques instants auparavant. Mais c'était le genre de mémoire où l'on avance aussi bien que l'on y recule. Une mémoire flatteuse. Ils y barbotaient jusqu'au cou. Ils en gargouillaient d'amour. Ils s'aimaient tels qu'ils s'y voyaient. Ils aimaient Miller, les consommateurs voisins à la terrasse, le garçon méprisant qui leur jetait presque sur la table leur demi de bière ou leur verre de vin blanc commandé par Miller, l'humanité entière. Ils se sentaient bien, retournés à la matrice originelle, revenus aux sources de leur être, flottant parmi les eaux primaires.

Remember to remember — Souviens-toi de te souvenir (que l'on a bêtement traduit : « Souvenir, souvenirs ») –, c'est l'un des plus beaux titres de Miller.

Lors de son dernier séjour à Paris, en 1969, j'organisai pour lui une lecture de sa pièce Transit, qu'un jeune metteur en scène inconnu (ce qui enchantait Miller) s'était mis en tête et en peine de vouloir monter. Parmi les comédiennes et comédiens pressentis, qui, tous, avaient accepté d'enthousiasme, se trouvait Bernard Fresson, destiné au rôle principal. Comme, la soirée finie, je l'accompagnais jusqu'à la porte de l'appartement, sur le palier, à demi parti déjà, il se tourna, revint et m'avoua qu'il y avait quelque chose qu'il n'avait pas osé dire à Miller, de crainte qu'il ne le prît pas pour une flagornerie, mais qu'il me priait de lui communiquer. Mobilisé pendant la guerre d'Algérie et engagé dans les djebels avec son unité, devant une lutte qui, parce qu'elle apparaissait sans issue, semblait aussi devenir sans raison, il avait fini par tomber au plus bas et au plus noir du désespoir, jusqu'à l'extrême bord du suicide. Puis un jour, par hasard, il mit la main sur un livre de Miller, n'ayant encore jamais rien lu de lui. (Je crois que c'était Tropique du Capricorne ; sinon, peu importe ; tous sont de même force, ) « Ce que j'aimerais qu'il sache, me dit-il, c'est qu'il m'a sauvé. En le lisant, tout à coup je me suis souvenu de la vie, »

Grâce lui soit rendue : c'est parce que Henry Miller est la vie qu'il reste inoubliable et ne cesse de renaître.

 

Georges BELMONT

Octobre 1988