I

 
 
 

Ce doit être un jeudi soir que je la rencontrai pour la première fois — au dancing. J'arrivai au bureau, le lendemain matin, ayant dormi une ou deux heures. J'avais l'air d'un somnambule. La journée passa comme un rêve. Après dîner, je m'endormis sur le divan, pour me réveiller tout habillé le matin suivant, sur les six heures. Je me sentais frais et dispos, le cœur pur, obsédé d'une seule idée : la posséder à tout prix. Tout en traversant à pied le parc, je me demandais quel genre de fleurs lui envoyer avec le livre que je lui avais promis (Winesburg, Ohio). J'approchais de ma trente-troisième année, l'âge du Christ en croix. Une vie entièrement neuve s'ouvrait devant moi, pourvu que j'eusse le courage de tout mettre en jeu. En fait, l'enjeu était nul ; j'étais au plus bas de l'échelle ; un raté dans toute l'acception du terme.

C'était donc un samedi matin, et pour moi samedi a toujours été le jour le plus propice de la semaine. Je me mets à vivre quand les autres tombent de fatigue comme des mouches ; la semaine commence pour moi le jour de repos des Juifs. Naturellement, j'étais loin de me figurer que cette semaine allait être l'apothéose de ma vie et durer sept longues années. Je savais seulement que je me trouvais devant un jour propice et gros d'événements. Faire le pas fatal, tout balancer par-dessus bord, c'est en soi une émancipation : pas une seconde je ne songeai aux conséquences de l'acte. Capituler, absolument et sans conditions, devant la femme que l'on aime, c'est rompre tous les liens, hormis le plus terrible : le désir de ne pas la perdre.

Je passai la matinée à emprunter de l'argent à droite et à gauche ; j'expédiai le livre et les fleurs ; puis je m'assis devant ma table pour écrire une longue lettre que je ferais porter par messager exprès. Je lui disais dans cette lettre que je serais ce soir-là au dancing et que je l'appellerais au téléphone dans le courant de l'après-midi. A midi, je quittai le bureau et rentrai chez moi. J'étais terriblement agité, presque fiévreux d'impatience. De devoir attendre cinq heures du soir me suppliciait. Je retournai au parc, la tête vide, marchant aveuglément à travers les dunes jusqu'au lac où les enfants jouaient avec leurs petits bateaux. Il y avait de la musique dans le lointain, et cela réveilla en moi des souvenirs d'enfance — rêves refoulés, nostalgies, regrets. Un vent lourd et brûlant de révolte passionnée se leva dans mes veines. Je pensais à certaines grandes figures du passé et à tout ce qu'elles avaient accompli à mon âge. Toutes mes vieilles ambitions étaient mortes ; je n'avais plus qu'un seul désir : me livrer pieds et poings liés à cette femme. Par-dessus tout, j'avais envie d'entendre sa voix, d'être sûr qu'elle était encore en vie, qu'elle ne m'avait pas déjà oublié. Pouvoir mettre un jeton dans la fente de l'appareil, tous les jours de ma vie, désormais ; entendre sa voix dire « allô » —je n'osais rien demander de plus à l'espoir. Si elle voulait bien me promettre cela, et tenir sa promesse, qu'importait ce qui arriverait !

A cinq heures juste je téléphonai... Une voix à l'intonation curieusement triste et étrangère m'apprit qu'elle était sortie. J'essayai de savoir à quelle heure elle rentrerait, mais on raccrocha. A l'idée de ne pouvoir savoir où la joindre, un désespoir frénétique s'empara de moi. Je téléphonai à ma femme que je ne dînerais pas à la maison. Elle accueillit cette nouvelle du même ton dégoûté que d'habitude, comme si elle n'attendait plus de moi que déceptions et dérobades. Je raccrochai en me disant : « Tu peux crever, espèce de pute ! S'il y a une chose dont je suis sûr, c'est que je me fiche bien de toi, de A à Z, morte ou vive ! » Un trolleybus ouvert arrivait : j'y sautai sans me soucier de sa destination et me dirigeai vers la banquette arrière. Je me laissai trimbaler ainsi pendant près de deux heures, dans un état de transe profonde. Je revins à la réalité pour reconnaître la boutique d'un glacier arabe, au bord de l'eau ; je descendis et je marchai jusqu'au quai, où je m'assis sur un cordage, les yeux levés vers la dentelle bourdonnante du pont de Brooklyn. Il me restait du temps à tuer — des heures ! — avant d'oser m'aventurer jusqu'au dancing. Pendant que je contemplais vaguement la rive d'en face, mes pensées s'en allaient à la dérive, tel un navire sans gouvernail.

Quand finalement je trouvai la force de me lever et de repartir en titubant, j'étais pareil à un homme qui aurait réussi à filer en douce de la salle d'opération, alors qu'on lui a déjà appliqué le masque. Tout m'avait l'air familier, et pourtant n'avait pas de sens ; il me fallait des siècles pour relier une poignée de sensations élémentaires — de celles qu'on additionne d'ordinaire sans y penser (et on a une table, une chaise, une maison, un être). Vidées de leurs automates, les maisons sont encore plus désolées que des tombes ; livrée à l'inaction, la machine crée un vide plus profond même que la mort. J'étais un fantôme errant dans un vide absolu. S'asseoir, s'arrêter pour allumer une cigarette, ne pas s'asseoir, ne pas fumer, penser ou ne pas penser, respirer ou cesser de respirer — tout cela n'était qu'une seule et même chose. Tombe raide mort, et celui qui vient derrière toi te foule aux pieds ; tire un coup de revolver, et on te tire dessus ; gueule et tu réveilles les morts ; et les morts — si drôle que ce soit ! — ont eux aussi de sacrés poumons. Les deux pôles de la circulation sont pour l'instant est-ouest ; dans une minute, ce sera nord-sud. Tout avance aveuglément selon les règles, sans que personne arrive nulle part. Entre, sors, monte, descends comme un voleur ou un pochard — les uns tombant dehors telles des mouches, les autres se ruant à l'intérieur comme une nuée de moustiques. Mange debout — fentes à jetons, leviers, jetons graisseux, cellophane graisseuse, appétit graisseux. Torche-toi la bouche, rote, cure-toi les dents, rectifie l'angle de ton couvre-chef, marche, glisse, titube, siffle, brûle-toi la cervelle. Dans ma prochaine vie, je serai un vautour se repaissant d'exquises charognes : perché au faîte des hautains édifices, je fondrai comme l'éclair, à la première odeur de mort... Pour l'heure je sifflote un air gai — le calme règne dans les régions épigastriques. Salut, Mara, comment va ? Et elle me fera son sourire de Joconde, et je sentirai autour de mon cou la chaleur de ses bras ; le tout se passant dans un vide, sous de puissantes lampes à arc ; et trois centimètres d'intimité traceront autour de nous leur nimbe mystique.

Je gravis les marches ; je pénètre dans l'arène, dans la grande salle de bal des initiés du double sexe. Elle est inondée pour l'instant d'une chaude lumière de boudoir. Les fantômes valsent dans un brouillard sucré de gomme ruminée ; les genoux un peu tordus, les hanches roides, les chevilles nageant dans une poussière de saphir. Entre deux rythmes de batterie, j'entends la cloche aiguë de l'ambulance, en bas dans la rue, puis la trompe des pompiers, puis les sirènes de la police. La valse est perforée d'angoisse, vrillée d'une mitraille qui glisse sur les rouages du piano mécanique, et le piano même est noyé, parce qu'il se trouve à des rues d'ici, dans une bâtisse en flammes et sans issues de secours... Elle n'est pas sur la piste. Peut-être est-elle dans son lit, en train de lire un livre ou de faire l'amour avec un boxeur ; ou peut-être fuit-elle à travers champs : elle a perdu un soulier, le chaume est dru sous ses pieds nus, et il y a un type qui la poursuit comme un forcené, et ce type s'appelle Epi-de-Maïs... Peu importe où elle est ; les ténèbres m'enveloppent ; son absence m'efface du monde.

Je demande à l'une des filles si elle sait quand Mara doit venir. Mara ? Connaît pas... Connaît personne ici, d'ailleurs. Cela fait à peine plus d'une heure qu'elle a ce boulot, et elle sue déjà comme une jument sanglée dans une demi-douzaine de lainages doublés de mouton. Mais si je veux bien lui payer une danse elle se renseignera auprès d'une autre fille, au sujet de cette Mara. Nous dansons quelques branles à la sueur et à l'eau de rose, parlant de cors, de durillons et de varices, pendant qu'à travers la brume des lumières de boudoir les musiciens penchent leurs yeux en gélatine, face écartelée dans un sourire figé. L'autre fille, là-bas, Florrie... peut-être pourrait-elle me renseigner sur mon amie. Florrie a une grande bouche et des yeux de lapis-lazuli ; elle est fraîche comme un géranium ; il faut dire qu'elle sort d'une corrida de baisage qui a duré tout l'après-midi. Florrie sait-elle si Mara ne va pas tarder à arriver ? Non, elle ne le pense pas. Elle ne pense pas qu'on ait une chance de la voir ce soir. Pourquoi ? Elle croit qu'elle a rancard avec quelqu'un. Mieux vaut demander au Grec : il sait tout.

Si, dit le Grec, Mlle Mara viendra certainement... si, si, patientez seulement un peu. J'attends, j'attends. Les filles fument comme un attelage dans un champ de neige. Minuit. Pas signe de Mara. Lentement, à contrecœur, je prends le chemin de la sortie. Au sommet des marches, un petit Porto-Ricain boutonne sa braguette.

Métro. Je m'exerce à lire les réclames à l'autre bout du wagon, comme chez l'oculiste. Je soumets mon corps à un contre-interrogatoire en règle, pour vérifier si je suis bien exempt de tous les menus maux qui sont l'apanage du civilisé. Pas d'haleine fétide ? Pas de palpitations ? La voûte plantaire tient bon ? Les articulations ne craquent pas ? Pas d'ennuis du côté des sinus ? Pas de pyorrhée ? Et la constipation ? Cette sensation de fatigue qui suit le déjeuner ? Pas de migraine, d'aigreurs, de catarrhe intestinal, de lumbago, de vessie flottante, ni de cors, ni de durillons ou de varices ? Autant que je sache, je suis solide au poste comme un bouton de culotte ; et pourtant... ma foi, la vérité, c'est qu'il me manque quelque chose, quelque chose de vital...

J'ai le mal d'amour. A en mourir. Un rien, l'ombre d'une dartre, et je crèverais comme un rat empoisonné.

Mon corps est de plomb quand je le jette au lit. Je perds aussitôt conscience pour plonger au plus bas du rêve. Ce corps, qui s'est transformé en sarcophage à poignées de pierre, gît parfaitement immobile ; le rêveur s'en échappe, telle une vapeur, pour se lancer dans une navigation autour du monde. Le rêveur cherche en vain le moule et la forme qui conviendraient à son essence éthérée. Comme un tailleur céleste, il essaie un corps après l'autre, mais tous sont ratés. Finalement, il est contraint de se rabattre sur son propre corps, de réintégrer le moule de plomb, de redevenir prisonnier de la chair, de continuer dans la torpeur, la peine et l'ennui.

Dimanche matin. Je me réveille frais comme une pâquerette. L'univers est devant moi, libre de conquêtes et de souillures, vierge comme les zones arctiques. J'avale un peu de bismuth et de chlorure de chaux, pour chasser les dernières vapeurs du plomb et de l'inertie. J'irai tout droit chez elle, je sonnerai, j'entrerai. C'est moi, prends-moi — ou perce-moi le cœur. Et non seulement le cœur : le cerveau, les poumons, les reins, les entrailles, les yeux, les oreilles ! Fais seulement grâce à un de mes organes, et tu es condamnée... condamnée à être mienne à jamais, en ce monde comme dans l'autre et dans ceux à venir. Je suis un désespéré de l'amour, je scalpe, je tue. Je suis insatiable. Cheveux, poils, cérumen, caillots de sang séchés, n'importe quoi, tout ce que tu dis t'appartenir, je le dévore. Ton père — montre-le-moi, avec ses cerfs-volants, ses chevaux de course, ses entrées gratuites pour l'Opéra... que je dévore le tout, que je le gobe vif. Le fauteuil où tu t'assois, où est-il ? Et ton peigne favori ? Ta brosse à dents ? Ta lime à ongles ? Expédie-les au trot, que je puisse les engloutir d'un coup ! Tu as une sœur plus belle que toi, me dis-tu ? Montre-la-moi — que je nettoie ses os de leur chair, d'un trait de langue !

En route pour l'océan, pour le pays de marais et la petite maison que l'on y bâtit naguère pour couver un œuf minuscule : celui-là même que l'on baptisa Mara, lorsqu'il eut pris la forme qu'il fallait. De cette unique gouttelette, échappée de la verge d'un homme, quels effets stupéfiants ne doit-on pas attendre ! Je crois en Dieu le Père, en Jésus-Christ, Son Fils Unique, à la Vierge Marie, au Saint-Esprit, à Adam Cadmium, au nickel chromé, aux oxydes et aux mercurochromes, aux oiseaux des eaux et au cresson de fontaine, à toutes les formes d'épilépsie, à la peste bubonique, au Dévakhan, aux conjonctions planétaires, aux pattes de mouche et au lancer du javelot, aux révolutions et aux krachs financiers, aux guerres, aux séismes, aux cyclones, au Kali Yuga et au hula-hula. Je crois, je crois. Je crois parce que ne pas croire, c'est devenir pareil au plomb, roide comme un gisant, inerte à tout jamais ; c'est se condamner à sa perte totale...

Un coup d'œil à travers la vitre sur le paysage contemporain. Où sont les bêtes des champs, les moissons, le fumier, les roses qui fleurissent parmi la corruption ? Voies de chemin de fer, postes à essence, pâtés de ciment, traverses en fer, hautes cheminées, cimetières d'autos, fabriques, entrepôts, entreprises de négriage, terrains vagues, rien d'autre. Pas même une chèvre en vue. Tout cela, pour moi, est on ne peut plus net et clair : cela s'appelle désolation, mort, mort éternelle. Voilà trente ans que je porte la croix de fer de la servitude infamante, que je sers sans la foi, que je travaille sans gages, que je me repose sans connaître la paix. Pourquoi irais-je croire que tout va changer soudain, simplement parce que j'aurais cette femme, que je l'aimerais et serais aimé ?

Rien ne sera changé, que moi-même.

Approchant de la maison, je remarque une femme occupée à pendre du linge dans la cour de derrière. Je la vois de profil ; ce visage, c'est sans aucun doute celui de la créature à la curieuse intonation étrangère qui m'a répondu au téléphone. Je n'ai pas envie de faire sa connaissance, de savoir qui elle est, de voir confirmés mes soupçons. Je fais le tour du pâté de maisons et quand je me retrouve devant la porte, la femme n'est plus là. Mais mon courage aussi a disparu, je ne sais comment.

Je sonne d'une main hésitante. A la seconde même, la porte s'ouvre violemment et la haute silhouette d'un jeune gaillard menaçant bloque l'entrée. Elle n'est pas là — sais pas quand elle rentrera — qui êtes-vous ? que lui voulez-vous ? Puis au revoir et vlan ! La porte me contemple. Vous me paierez ça, jeune homme. Un de ces jours, je reviendrai avec une carabine de précision et je vous ferai sauter les testicules... Ah ! c'est comme ça ! On a mis tout son monde en garde, on lui a donné le mot, on lui a seriné des réponses évasives. Mlle Mara n'est jamais où l'on espère la voir, et personne ne sait non plus où l'on aurait une chance de la trouver. Mlle Mara vit dans les airs — cendre volcanique volant au gré des alizés. Défaite et mystère, pour ce premier jour de l'année sabbatique. Sombre dimanche parmi les Gentils, parmi les parents et amis d'une naissance par raccroc. Mort aux frères dans le Christ ! Mort au statu quo à la flan !

Quelques jours passèrent sans qu'elle donnât signe de vie. Je m'asseyais devant la table de la cuisine, quand ma femme était montée se coucher, et je lui écrivais de volumineuses lettres. Nous habitions alors un quartier si bourgeois que c'en était morbide. Nous occupions les pièces de devant et le sous-sol d'une maison lugubre en pierre brune. A plusieurs reprises, j'avais essayé d'écrire ; mais l'atmosphère de tristesse que sécrétait ma femme m'accablait. Une seule fois, j'avais réussi à passer outre au sort qu'elle avait jeté sur ces lieux — pendant un gros accès de fièvre qui avait duré plusieurs jours, au cours desquels je m'étais refusé à voir le médecin, à avaler un médicament, à prendre aucune nourriture. Dans un coin de la chambre du haut, j'étais resté couché dans un immense lit, me battant avec un délire qui menaçait de m'emporter. C'était ma première vraie maladie depuis mon enfance, et l'expérience était exquise. Aller jusqu'aux cabinets, c'était comme tituber dans le dédale des coursives d'un grand transatlantique. J'eus le temps de vivre plusieurs vies, durant ces quelques jours. Ce furent mes seules vacances, au sein de ce sépulcre qui me tenait lieu de foyer. Il n'y avait qu'un autre endroit qui me fût tolérable : la cuisine. C'était une sorte de cellule de prison, confort en plus. Et tel un prisonnier, il m'arrivait souvent d'y veiller tard dans la nuit, seul et méditant de m'évader. Parfois aussi, mon ami Stanley venait m'y rejoindre, pour croasser sur mon malheur et cribler la moindre espérance de ses traits amers et malveillants.

C'est là que j'ai écrit les lettres les plus folles qu'une plume ait jamais tracées. Quiconque se croit battu sans espoir, sans recours, peut reprendre courage à mon exemple. Pour toutes armes, j'avais une plume qui grattait, une bouteille d'encre, du papier. J'écrivais tout ce qui me passait par la tête, que cela eût ou n'eût pas de sens. Quand j'avais jeté la lettre à la poste, je montais m'étendre à côté de ma femme et, les yeux grands ouverts, je regardais fixement dans le noir, comme si j'avais voulu y lire l'avenir. Je me répétais à satiété qu'un homme — un homme sincère et désespéré comme moi — s'il aime une femme de tout son cœur, s'il est prêt à se trancher les oreilles pour les lui expédier par colis postal ; prêt à écrire avec son sang, quitte à pomper à même le cœur ; prêt à saturer cette femme de l'impérieuse nostalgie de son désir, à l'assiéger sans relâche, il est absolument impossible qu'il se heurte à un refus. Le moins beau des hommes, le plus faible, le moins digne, ne peut que triompher s'il consent à donner jusqu'à la dernière goutte de son sang. Pas une femme ne résiste à l'offrande de l'amour absolu.

Je retournai au dancing. Elle y avait laissé un message pour moi. A la vue de son écriture, je me mis à trembler. C'était un mot bref et sans phrases inutiles. Elle me donnait rendez-vous à Time Square, devant le drugstore, pour le lendemain, minuit. Je devais, m'en priait-elle, cesser de lui écrire chez elle.

J'avais en poche un peu moins de trois dollars, quand j'arrivai au rendez-vous. Elle m'accueillit avec une cordialité vive et enjouée. Pas la moindre allusion à ma visite chez elle, aux lettres ou aux envois. Où aimerais-je aller ? me demanda-t-elle au bout de quelques mots. Je n'en avais pas l'ombre d'une idée. Le fait qu'elle était là devant moi, en chair et en os, qu'elle me parlait, me regardait, constituait un événement qui m'échappait encore en partie.

— Allons chez Jimmy Kelly, me dit-elle, venant à mon secours.

Elle me prit par le bras et m'entraîna vers le bord du trottoir où un taxi nous attendait. Je m'affalai sur la banquette, écrasé par sa simple présence. Je n'essayai pas de l'embrasser ou même de prendre sa main. Elle était venue : c'était l'essentiel ; bien plus : c'était tout.

Nous restâmes jusqu'à l'aube, à manger, boire, danser. Nous parlions sans contrainte, et nous nous comprenions. Je n'en savais pas plus long qu'auparavant sur elle, sur sa vraie vie ; non qu'elle en fît un secret ; plutôt à cause de la plénitude extrême du moment ; et parce que le passé comme l'avenir semblaient sans importance.

Quand on m'apporta l'addition, je faillis tomber raide mort.

Pour gagner un peu de temps, je commandai encore à boire. Quand je lui avouai que j'avais à peu près deux dollars sur moi, elle me suggéra de signer un chèque, en m'assurant que, du moment que j'étais avec elle, on l'accepterait sans histoires. Il me fallut lui expliquer que je n'avais pas de carnet de chèques, que mon salaire était toute ma fortune. Bref, déballage complet.

Pendant que je lui avouais cette triste situation, une idée germa dans mon crâne. Je m'excusai et me rendis à la cabine téléphonique. J'appelai le bureau central de la compagnie du télégraphe et je suppliai le chef du service de nuit — un ami — de m'expédier d'urgence par messager un billet de cinquante dollars. C'était lui demander de taper un peu fort dans la caisse, et il savait à quoi s'en tenir sur la valeur de mes promesses ; mais je lui racontai une histoire à faire pleurer les pierres et je lui jurai mes grands dieux que je lui rendrais l'argent avant la fin de la journée.

Le hasard fit que le messager était aussi un de mes bons amis — le vieux Creighton, ex-ministre évangéliste. De fait, il eut l'air surpris de me trouver en pareil lieu à pareille heure. Pendant que je signais la décharge, il me demanda à voix basse si j'étais sûr que le billet de cinquante me suffirait.

— Je peux vous prêter un petit quelque chose, de ma poche, ajouta-t-il. Je serais heureux de vous rendre ce service.

— De combien puis-je vous taper ? demandai-je, songeant à la migraine que ce serait, le matin venu.

— Je peux vous donner vingt-cinq de mieux, me dit-il sans se faire prier.

J'acceptai et le remerciai chaleureusement. Je payai l'addition, laissai au garçon un pourboire généreux, serrai la main du gérant, celle de son adjoint, celle du costaud de garde, de la fille du vestiaire, du portier... je serrai même la pince que me tendait un mendiant. Nous sautâmes dans un taxi et, pendant qu'il roulait, Mara tout à coup me grimpa dessus et m'enfourcha. Il s'ensuivit un baisage forcené ; le taxi embardait et donnait de la bande ; nos dents se heurtaient, mordaient des langues ; et le jus coulait de Mara comme une soupe chaude. Comme nous longions une place, de l'autre côté de la rivière, juste au lever du jour, je surpris au passage le coup d'œil ébahi d'un flic, le temps d'un éclair.

— C'est l'aube, Mara, dis-je, essayant doucement de me dégager.

— Attends, attends, supplia-t-elle, haletant et se cramponnant à moi, furieusement.

Et sur ces mots, elle eut un orgasme à n'en plus finir, au point que je crus qu'elle allait me décapsuler le vit. Finalement, elle se dégagea, s'effondra dans son coin et demeura là, sa robe retroussée au-dessus des genoux. Je me penchai pour l'embrasser encore, et ce faisant, caressai de la main son con tout trempé. Elle se collait à moi comme une sangsue, s'abandonnant frénétiquement, et son cul frétillait et glissait comme une truite. Je sentais le jus brûlant dégouliner à travers mes doigts. Je la travaillais de quatre doigts, fourgonnant la mousse humide et fourmillante de spasmes électriques. Elle eut encore deux ou trois orgasmes, et puis elle retomba, épuisée, me souriant faiblement, pareille à une biche prise au piège.

Au bout de quelques instants, elle sortit son miroir et se mit à se poudrer. Brusquement, je remarquai une expression d'effroi sur ses traits, en même temps qu'elle tournait vivement la tête. L'instant d'après, elle était à genoux sur la banquette, en train de regarder fixement par la vitre arrière.

— On nous suit, me dit-elle. Ne regarde pas !

Je m'en foutais ; je me sentais bien trop faible et trop heureux. « Ce n'est rien ; ce sont les nerfs », songeais-je à part moi, sans rien dire, mais l'observant attentivement, cependant qu'elle lançait au chauffeur, d'une voix brève, saccadée, toute une série d'ordres : à droite, à gauche, plus vite, plus vite !

— Je vous en prie ! Je vous en supplie ! l'implorait-elle, comme si c'eût été une question de vie ou de mort.

— J'peux pas lui demander plus, ma bonne dame, répondait-il (et j'avais l'impression d'entendre cela de très loin, d'une autre voiture, du fond d'un rêve)... J'ai une femme et un gosse... Faut pas m'en vouloir...

Je pris la main de Mara et la pressai doucement. Elle eut un geste avorté, comme pour dire : « Tu ne peux pas savoir... tu ne peux pas savoir... c'est affreux ! » Ce n'était pas le moment de lui poser des questions. Soudain, j'eus le sentiment d'un danger réel. Deux et deux font quatre... Je me livrai brusquement à la démence de mon arithmétique personnelle. Je réfléchis rapidement... on ne nous suit pas... tout ça c'est drogue, laudanum et compagnie... mais qu'on soit à ses trousses à elle, c'est certain... elle a commis un crime, un vrai ; plus d'un, peut-être... tout ce qu'elle raconte ne rime à rien... je suis pris dans un filet de mensonges... je suis amoureux d'un monstre, le monstre le plus somptueux qu'on puisse imaginer... je devrais la planter là, tout de suite, sans une explication... sinon, je suis condamné à jamais... cette femme est un abîme sans fond, impénétrable... j'aurais dû me douter que le seul être au monde sans lequel je ne puisse plus vivre porterait le sceau du mystère... tire-toi d'ici immédiatement... saute... c'est ta seule chance de salut !

Je sentis sur ma jambe la caresse de sa main, qui me réveillait furtivement. Ses traits étaient détendus, ses yeux grands ouverts, épanouis, brillants d'innocence.

— Ils ne sont plus là, dit-elle. Tout va bien.

Oh, que non ! Rien ne va, me disais-je en moi-même. Et ça ne fait que commencer. Mara, Mara, où m'entraînes-tu ? C'est une fatalité, et de mauvais augure, mais je t'appartiens corps et âme, et tu m'emporteras où tu voudras, tu me livreras au geôlier, meurtri, broyé, brisé. Il n'y a pas de salut pour nous, pas de joie durable, pas de cesse, pas de paix définitive. Je sens le sol glisser et se dérober sous moi...

Jamais, pas plus alors que par la suite, elle ne parvint à pénétrer mes pensées. Ses coups de sonde allaient chercher plus loin que la pensée : elle lisait aveuglément, comme si elle avait eu des antennes. Elle savait que ma destinée était de détruire et qu'elle-même, en fin de compte, n'échapperait pas à la destruction. Elle savait qu'elle aurait beau feindre n'importe quel jeu avec moi, elle avait trouvé son maître. Le taxi ralentit ; nous arrivions devant chez elle. Elle se serra contre moi, et comme si elle avait eu en elle une manette de contrôle qu'elle manœuvrait à volonté, elle alluma pour moi, pleins feux, la rayonnante incandescence de son amour. Le chauffeur avait stoppé la voiture. Elle lui dit de remonter lentement la rue et de stationner un peu plus haut. Nous nous faisions face. Nos mains s'étreignaient ; nos genoux se touchaient. Le sang flambait dans nos veines. Nous demeurâmes ainsi plusieurs minutes, comme figés dans l'attitude d'un rite antique. Le ronronnement du moteur rompait seul le silence.

— Je t'appellerai demain, dit-elle, se penchant impulsivement vers moi pour une dernière étreinte.

Puis elle me murmura à l'oreille :

— Je sens que je vais aimer l'homme le plus étrange du monde. Tu es si doux que tu me fais peur. Serre-moi très fort dans tes bras... et crois en moi, toujours... Avec toi, je me sens presque avec un dieu.

Pendant que je l'embrassais, tremblant sous la chaleur de sa passion, mon esprit se dégagea d'un bond de l'étreinte, par l'effet de la semence minuscule qu'elle venait de déposer en moi. Quelque chose que l'on avait enchaîné à la terre, qui s'était vainement débattu sans parvenir à s'affirmer, depuis les premiers jours de mon enfance, et qui avait entraîné mon moi dehors, histoire de voir ce qui se passait dans la rue, se libéra d'un coup, dans cet instant, pour monter comme une fusée, droit dans l'azur : un nouvel être phénoménal, une pousse qui rejetait, avec une rapidité alarmante, jaillie du sommet de mon crâne, de cette double coiffe que je tenais de naissance.

Après avoir pris une ou deux heures de repos, j'allai au bureau qui était déjà plein à craquer de postulants. Les téléphones sonnaient comme d'habitude. Cette vie que je passais à tenter vainement de réparer une fuite perpétuelle, me semblait de plus en plus insensée. Les officiels de la Compagnie Mondiale Cosmococcyque du Télégraphe avaient perdu foi en moi, comme j'avais moi-même perdu foi en tout cet univers fantasmagorique qu'ils s'ingéniaient à strier de fils, de câbles, de poulies, de sonneries et de Dieu seul sait quoi. Je ne manifestais d'intérêt que pour le chèque de fin de mois... et pour la fameuse gratification dont on parlait tant et que l'on attendait d'un jour à l'autre. Il y avait un autre intérêt que je manifestais, mais secrètement, diaboliquement ; et c'était l'espoir d'assouvir une petite rancune que je nourrissais contre Spivak, l'expert en rendement qu'on avait fait venir d'une autre ville, tout exprès pour m'espionner. Dès que Spivak entrait en scène, si loin de moi que ce pût être, dans un bureau de quartier excentrique, on me passait le tuyau. Il m'arrivait souvent de rester des nuits couché sans fermer l'œil, à méditer mon coup tel un perceur de coffre-fort, en cherchant comment le coincer et provoquer son renvoi. Je m'étais juré de m'accrocher à ma place tant que je n'aurais pas sa peau. Je me faisais un plaisir de lui expédier de faux messages sous un faux nom, histoire de le fourvoyer vachement et de le couvrir de ridicule par la pagaïe sans fin qu'il sèmerait. Je lui faisais même adresser par d'autres des lettres de menaces de mort. De temps à autre, j'incitais Curley, mon séide en chef, à lui téléphoner pour lui raconter qu'il y avait le feu chez lui ou qu'on venait de conduire sa femme à l'hôpital —  n'importe quoi pour le mettre dans tous ses états et lui donner l'air d'un idiot en fin de compte. J'étais doué pour ce genre de guerre secrète. C'est un talent que j'avais acquis au beau temps de la boutique de tailleur. Chaque fois qu'il arrivait à mon père de me dire : « Mieux vaut rayer ce nom de nos livres : le type ne paiera jamais ! » j'interprétais ces paroles à peu près comme le jeune brave à qui le vieux chef indien abandonnerait un prisonnier en lui disant : « Visage pâle, pas bon ! Occupe-toi de lui ! » (Je disposais de mille moyens différents d'empoisonner un type sans me mettre dans mon tort légalement. Certaines gens, que je détestais par principe, je continuais à les persécuter bien après qu'ils avaient acquitté leur méchante petite dette. Il y eut un homme, que je haïssais particulièrement, qui mourut d'apoplexie en recevant de moi une lettre anonyme d'insultes, copieusement barbouillée de merde de chat, de merde d'oiseau, de merde de chien et de quelques autres variétés de merde, y compris l'humaine, que tout le monde connaît.) Spivak était donc exactement l'objectif idéal. Je concentrais toute mon attention cosmococcyque sur un but unique : l'anéantir. Lorsque nous nous rencontrions, j'étais la politesse, la déférence mêmes, apparemment impatient de l'assurer de ma collaboration en toutes choses. Jamais je ne m'emportais devant lui, bien qu'à chacune de ses paroles mon sang se mît à bouillir. Je faisais l'impossible pour renforcer son orgueil, gonfler son moi, de sorte que, lorsque viendrait le moment de crever le ballon, cela fît un pétard de tous les diables.

Sur le coup de midi, Mara m'appela au téléphone. Notre conversation dut bien durer un quart d'heure. Je croyais qu'elle ne raccrocherait jamais. Elle me déclara qu'elle avait relu mes lettres ; elle avait lu certaines d'entre elles, ou plutôt des passages, à voix haute à sa tante, et sa tante lui avait affirmé que je devais être poète... Elle était ennuyée à la pensée de l'argent que j'avais emprunté. N'aurais-je pas de difficulté à le rendre ? Ou fallait-il qu'elle essaie d'emprunter de son côté ? C'était étrange que je fusse pauvre — je me conduisais comme un homme riche. Mais elle était heureuse de me savoir pauvre. La prochaine fois nous irions faire un tour, n'importe où, en trolleybus. Elle ne tenait pas spécialement aux boîtes de nuit ; elle préférait une promenade à la campagne ou à la plage. Le livre était une merveille, elle l'avait commencé le matin même. Pourquoi n'essayais-je pas d'écrire ? J'étais capable d'écrire un livre formidable, elle en était sûre. Elle avait des idées sur un sujet et m'en parlerait à notre prochaine rencontre. Si je le voulais, elle me présenterait des écrivains — des connaissances — qui ne seraient que trop heureux de m'être utiles...

Elle divagua de la sorte interminablement. J'en frémissais tout à la fois de joie et d'inquiétude. J'aurais préféré qu'elle mît tout cela sur le papier. Mais elle écrivait rarement des lettres, à ce qu'elle disait. Pourquoi ? Je n'arrivais pas à le comprendre. Elle parlait d'abondance, à un point extraordinaire. Elle racontait toutes sortes d'histoires en vrac — des choses complexes et obscures, ou aveuglantes comme des flammes ; ou alors elle glissait à perdre haleine dans une parenthèse qui vous transportait dans des limbes poivrés de feux d'artifice ; autant d'exploits linguistiques admirables, qui auraient sans doute coûté des heures d'effort furieux à un écrivain chevronné. Et pourtant ses lettres (je me rappelle encore le choc que je reçus à la première que j'ouvris) étaient presque enfantines. Ses paroles eurent cependant sur moi un effet inattendu.

Ce soir-là, au lieu de me précipiter dehors aussitôt après dîner, comme à l'ordinaire, j'allai m'étendre sur le divan dans le noir et m'abandonnai à une rêverie profonde. « Pourquoi n'essaies-tu pas d'écrire ? » Cette phrase n'avait cessé de me hanter tout le jour, revenant d'elle-même avec insistance, me courant même dans la tête pendant que je remerciais mon ami Mac Gregor des dix dollars que je lui avais soutirés, non sans m'être follement abaissé en flatteries et cajoleries de toutes sortes.

Ainsi couché dans le noir, je me mis à remonter lentement, laborieusement jusqu'à mes sources et à penser aux jours bienheureux de mon enfance, aux longues journées d'été où ma mère me prenait par la main et m'emmenait à la campagne, voir mes petits amis Joey et Tony. Enfant, j'aurais eu bien du mal à comprendre la signification de cette joie secrète que donne le sentiment d'une supériorité. Ce sixième sens, qui permet de prendre une part active aux choses en même temps que de se voir ainsi participer, me semblait être la qualité la plus normalement partagée du monde. Que tout me fût une joie plus grande qu'aux autres enfants de mon âge, je n'en avais pas conscience. L'abîme qui me séparait des autres ne me devint vaguement perceptible qu'au fur et à mesure des ans. On me fit sentir que c'était là un défaut, provenant d'une absence totale de sens des responsabilités. Il s'ensuivit une alternance de crises de dégoût où je sombrai bien au-dessous du niveau moyen du désespoir.

Ecrire (ainsi allait ma méditation) doit être un acte dépouillé de toute volonté. Le mot, semblable au courant des grands fonds, doit remonter à la surface, de sa propre impulsion. L'enfant n'a pas besoin d'écrire ; il est innocent. Si l'homme écrit, c'est pour vomir le poison qu'il a accumulé en lui du fait de l'erreur foncière qu'il commet dans sa manière de vivre. Il cherche à reconquérir son innocence. Ses écrits n'ont d'autre effet que d'inoculer au monde le virus de ses désillusions. Je ne pense pas qu'il se trouverait un homme au monde pour noircir une feuille de papier, si nous avions le courage de vivre ce en quoi nous avons foi. L'inspiration est déviée dans son cours au sortir de la source. Si c'est un monde de vérité, de beauté et de magie que nous entendons créer, à quoi bon dresser des millions de mots entre nous-mêmes et la réalité de ce monde ? Pourquoi remettre à plus tard l'acte — si ce n'est que, comme le reste de l'humanité, nous n'avons, au fond, d'autre ambition que la puissance, la gloire, le succès ? Les livres sont des actes morts, disait Balzac ; ce qui n'empêche qu'ayant perçu cette vérité, il livra délibérément l'ange au démon qui le possédait.

La cour que l'écrivain fait au public est aussi ignominieuse que celle que fait le politicien ou n'importe quel saltimbanque. Il aime à tâter du doigt ce pouls géant, à fabriquer des ordonnances comme le médecin, à se faire une place ici-bas, à être reconnu comme une force, à lever la coupe débordante de l'adulation, dût-il attendre mille ans cette reconnaissance. Les possibilités d'établissement immédiat d'un monde nouveau ne l'intéressent pas : un tel monde, il le sait, ne lui laisserait pas les coudées franches. Ce qu'il veut, c'est un monde impossible où il régnera sans porter la couronne. César de carnaval manipulé par des forces qu'il ne peut contrôler. Il lui suffit de régner insidieusement —  dans le monde fictif des symboles — car la seule idée du contact avec les rudesses et les brutalités l'épouvante. Son emprise sur le réel est plus grande, il est vrai, que celle de la plupart des hommes, mais il se refuse à faire l'effort nécessaire pour imposer au monde cette réalité plus hautaine, par la force de l'exemple. Il se contente de prêcher, de se traîner dans le sillage du désastre et de la catastrophe, corbeau croassant, prophète de mort, pour se voir en fin de compte perpétuellement privé d'honneurs, lapidé, méprisé par ceux qui, si inaptes qu'ils puissent être à la tâche, sont prêts à assumer volontairement la responsabilité des affaires de ce monde. Le véritable grand écrivain n'a nulle envie d'écrire : sa volonté, c'est de faire du monde le lieu où il puisse vivre en paix ses imaginations. Le premier mot tout frémissant qu'il jette sur le papier, c'est le cri de l'ange blessé : souffrance. Ecrire, cela équivaut à absorber un narcotique. Au fur et à mesure qu'il voit croître et grossir le livre sous sa main, l'écrivain s'enfle d'illusions de grandeur. « Moi aussi je suis un conquérant, et le plus grand peut-être que la terre ait porté ! Le jour de gloire approche et je m'asservirai le monde — par la magie du verbe... » et cætera ad nauseam.

Cette petite phrase « Pourquoi n'essaies-tu pas d'écrire ? » ne tarda pas à m'entraîner et m'enfoncer, comme toujours, dans le marécage désespérant de la pire confusion. Mon ambition était de charmer, non d'asservir. D'atteindre à une vie plus large et plus riche, sans qu'il en coûtât rien à autrui. De libérer d'un coup l'imagination de l'humanité entière, parce que sans l'aide du monde entier, sans un monde où l'unité de l'imagination soit réalisée, le libre exercice de l'image devient un vice. Je n'avais pas plus de respect pour l'art d'écrire per se que pour Dieu per se. Nul être, nul principe, nulle idée n'est valide en soi. N'a de validité que cette partie du réel, Dieu inclus, qui est admise comme réalité par l'ensemble de la communauté humaine. Les gens se soucient toujours du sort qui est l'apanage du génie. C'est le cadet de mes soucis — le génie est assez grand pour prendre soin de lui-même dans l'homme. J'ai toujours réservé mes soucis et mon intérêt à ceux qui ne sont rien ni personne, à celui qui est perdu dans le grand piétinement, qui est si moyen, si ordinaire qu'on ne remarque même pas sa présence. Les génies ne s'inspirent pas l'un de l'autre. Les génies sont, si je puis dire, des sangsues. Ils puisent leur nourriture à la même source — le sang de vie. L'essentiel pour le génie, c'est de se rendre parfaitement inutile, de se fondre dans le courant commun, de redevenir poisson et non de jouer les monstres. Le seul profit, me disais-je, que je puisse tirer de l'acte d'écrire, c'est de voir disparaître de ce fait les barrières qui me séparent de mon compère l'homme. Ma décision était prise : je ne voulais à aucun prix devenir un artiste au sens du phénomène, de l'être à part, exclu du courant de vie.

Le meilleur de l'art d'écrire, ce n'est pas le mal réel qu'on se donne pour accoler le mot au mot, pour entasser brique sur brique ; ce sont les préliminaires, le travail à la bêche que l'on fait en silence en toutes circonstances, que ce soit dans le rêve ou à l'état de veille. Bref, la période de gestation. Personne n'a jamais réussi à jeter sur le papier ce qu'il avait primitivement l'intention de dire : la création originale, qui est continue, que l'on écrive ou non, participe du flux élémentaire : elle s'inscrit hors de toutes dimensions, de toutes formes, de toutes durées. Dans cet état préliminaire, qui est création et non naissance, les éléments appelés à disparaître ne sont pourtant nullement détruits ; un principe qui se trouvait déjà être présent, marqué au sceau de l'impérissable, par exemple la mémoire, la matière, Dieu, surgit à l'appel et l'être s'y précipite comme le fétu de paille dans le torrent. Mots, phrases, idées, si subtils et ingénieux soient-ils, coups d'ailes les plus forcenés de la poésie, rêves les plus profonds, visions les plus hallucinantes, ne sont qu'hiéroglyphes grossiers gravés par la douleur et la souffrance en commémoration d'un événement qui demeure intransmissible. Dans un monde suffisamment ordonné, il serait inutile de faire l'effort déraisonnable de noter de tels hasards miraculeux. Cela n'aurait à vrai dire aucun sens. Si l'humanité prenait le temps de se rendre compte des choses, qui saurait se contenter d'une contrefaçon, quand il n'est que de tendre la main pour saisir le réel ? Qui aurait envie d'allumer la radio pour écouter Beethoven, par exemple, dès lors qu'il lui suffirait de se tourner vers lui-même pour vivre les extases d'harmonie que Beethoven a désespérément tenté d'enregistrer ? Toute grande œuvre d'art, si elle atteint la perfection, sert à nous rappeler, mieux : à nous faire rêver l'intangible éphémère —  c'est-à-dire l'univers. Elle ne jaillit pas de l'entendement —  on l'y admet ou on l'en rejette. Admise, elle instille une vie nouvelle. Rejetée, nous en sommes diminués d'autant. Quel que soit son objet, elle ne l'atteint jamais : elle contient toujours un plus dont le dernier mot ne sera jamais dit. Et ce plus, c'est ce que nous lui ajoutons dans notre appétit terrible de ce dont chaque jour qui s'écoule est la négation. Si nous nous admettions nous-mêmes aussi complètement que nous admettons l'œuvre d'art, l'univers entier de l'art périrait de carence alimentaire. Il n'est pas de jour où n'importe quel pauvre type ne voyage immobile, à tout le moins durant les quelques heures où son corps repose, les yeux clos. Un jour viendra où il sera au pouvoir de quiconque de rêver éveillé. Mais, bien avant ce jour, les livres auront cessé d'exister, car lorsque la plupart des hommes connaîtront l'art de rêver parfaitement éveillé, leur pouvoir de communier (entre eux comme avec l'esprit qui meut l'humanité) se trouvera si renforcé que l'art d'écrire n'aura alors pas plus de sens que les grognements inarticulés et rauques d'un idiot.

Tout cela, je le pense et le sais déjà, perdu dans le souvenir obscur d'une journée d'été, sans avoir maîtrisé ni tenté de maîtriser, plus ou moins sincèrement, l'art de l'élémentaire hiéroglyphe. Avant même de commencer j'ai le dégoût de l'effort qui fut celui des grands maîtres. Sans avoir le talent ni la science nécessaire pour ajouter ne serait-ce qu'un porche à la façade de l'énorme édifice, je n'ai pour l'architecture elle-même que critiques et lamentations. Si seulement je pouvais me dire que je suis une brique, même très modeste, insérée dans les murs de cette vaste cathédrale de style démodé, je serais infiniment plus heureux, j'aurais pour moi la vie, la vie de la structure entière, si faible et infinitésimale qu'y soit ma part. Mais l'accès de l'édifice me demeure interdit ; je ne suis qu'un barbare qui n'est même pas capable de tracer un croquis grossier (a fortiori un plan) de la construction qu'il rêve d'habiter. Je rêve d'un monde neuf, éclatant de magnificence, et qui s'écroule dès qu'on fait la lumière. Un monde qui s'évanouit mais ne meurt pas, car il me suffit de faire encore le mort, d'ouvrir les yeux tout grands et fixes dans le noir, pour qu'il réapparaisse. Il existe donc en moi un monde qui ne se compare à aucun monde à ma connaissance. Je ne le tiens pas pour ma propriété exclusive — seul mon angle de vision est exclusif, parce que l'unique. Si je parle le langage de cette vision unique, personne ne me comprendra. Ainsi j'aurai dressé un édifice colossal, le plus géant de tous peut-être, mais qui demeurera invisible. Je suis hanté par cette pensée. A quoi sert de bâtir un temple invisible ?

Le flot m'emporte à la dérive — à cause d'une toute petite phrase... Voilà le genre de pensée que je poursuivais chaque fois qu'il était question d'écrire. En dix années d'efforts sporadiques, je m'étais débrouillé pour jeter sur le papier un bon million de mots. Je pourrais tout aussi bien dire — un million de brins d'herbe. Vouloir attirer l'attention sur cette misérable pelouse était humiliant. Tous mes amis savaient que la gale d'écrire me démangeait — et c'était cela qui faisait qu'on recherchait de temps à autre ma compagnie : cette démangeaison.

Ed Gavarni, par exemple, qui étudiait pour devenir prêtre : il organisait une petite réunion chez lui, tout exprès à mon bénéfice, pour me permettre de me gratter en public et de faire ainsi que la soirée fût mémorable. Afin de prouver son intérêt pour le noble art, il passait me voir, à intervalles plus ou moins réguliers, et m'apportait des petits sandwiches, des pommes et de la bière. Parfois, il avait une pleine poche de cigares. J'étais censé m'en mettre plein la lampe et pérorer. S'il avait eu une once de talent, jamais il n'eût rêvé de se faire prêtre... Il y avait aussi Zabrowskie, un crack, l'as des télégraphistes de la Compagnie Cosmodémonique d'Amérique du Nord : il inspectait régulièrement mes chaussures, mon chapeau, mon pardessus, pour voir s'ils étaient en bon état. Il n'avait pas le temps de lire et il se moquait bien de ce que j'écrivais ; il était loin de croire que j'arriverais à quelque chose ; mais il aimait qu'on le dît. Ce qui l'intéressait, c'étaient les chevaux, et notamment les toquards. M'écouter parler, c'était une innocente diversion, qui valait bien un bon déjeuner ou un chapeau neuf, au besoin. Cela me stimulait de lui raconter des histoires, parce que j'avais l'impression de parler au bonhomme dans la lune. Il était capable d'interrompre les divagations les plus subtiles pour me demander ce que je préférais pour dessert : tarte à la fraise ou fontainebleau à la crème glacée ?... Il y avait Costigan, le costaud de Yorkville — autre brave type et fidèle poteau, sentimental comme une vieille truie. Il avait connu autrefois un type qui écrivait pour le Bulletin de la Police, ce qui était manifestement un titre à la fréquentation assidue de l'élite. Des histoires, il en avait des tas à me raconter ; une mine de best-sellers, à condition que je consentisse à descendre de mon perchoir et à prêter l'oreille. J'éprouvais une étrange attraction pour Costigan. Il avait l'air absolument inerte, l'air d'une vieille truie au groin bourgeonnant de pustules et toute hérissée de poils en paille de fer ; il était si gentil, si tendre que, sous des vêtements de femme, jamais on ne l'aurait cru capable de coincer un type contre un mur pour le pilonner jusqu'à lui faire gicler la cervelle. Il était de ces truands qui n'ont pas leur pareil pour filer la romance et faire la quête pour payer une couronne à un copain mort. Dans notre entreprise de télégraphe, on le tenait pour un employé de tout repos et de confiance, qui prenait à cœur les intérêts de la compagnie. Quand il était de campo, c'était une sainte terreur, le fléau du quartier. Il avait une femme qui s'appelait Tillie Jupiter de son nom de jeune fille, bâtie comme un cactus et bonne vache laitière. Une soirée avec ce couple et mon esprit se mettait à travailler comme un dard empoisonné.

Je devais compter une cinquantaine d'amis et de partisans. Dans le tas, il y en avait trois ou quatre qui comprenaient vaguement ce que j'aurais voulu faire. L'un d'eux, un compositeur nommé Larry Hunt, habitait une petite ville du Minnesota. Nous lui avions loué une chambre à un moment donné, et il s'était fait un devoir de tomber amoureux de ma femme — à cause de la façon honteuse dont je la traitais. Mais il me préférait encore à elle ; tant et si bien que, quand il repartit pour son bled, nous nous lançâmes dans une correspondance qui devint vite volumineuse. Justement, il parlait maintenant dans ses lettres de revenir faire une petite visite à New York. J'espérais le voir débarquer et me débarrasser un bon coup de ma femme. Il y avait des années, tout au début de notre malheureuse histoire, j'avais essayé de la refiler à son ancien soupirant, un gars du nom de Ronald, qui vivait dans le nord de l'Etat. Ronald était venu à New York, la prier de lui accorder sa main. J'emploie à dessein ce vocabulaire, parce que c'était le genre de type capable de vous sortir une chose pareille sans avoir l'air idiot. Donc, nous étant retrouvés tous trois, nous avions dîné ensemble dans un restaurant français. Je voyais bien à sa façon de regarder Maude qu'il tenait bien plus à elle, avait plus de choses en commun avec elle, que ce ne serait jamais le cas pour moi. Il me plaisait infiniment, ce garçon ; il était sans bavure, honnête jusqu'à la moelle, bon, plein de considération — bref le genre de type qui eût fait ce que l'on appelle un bon mari. Sans compter qu'il avait attendu longtemps Maude ; détail qu'elle avait oublié, sans quoi jamais elle ne se fût collée avec un indigne enfant de salaud de mon espèce qui ne pouvait lui valoir rien de bon... Il s'était passé ensuite une chose étrange, une chose qu'elle ne m'eût jamais pardonnée si elle l'avait jamais apprise. Au lieu de la reconduire à la maison, j'accompagnai à l'hôtel son ancien amoureux. Je passai la nuit entière avec lui, à tenter de le convaincre que, de nous deux, c'était lui le meilleur ; à lui raconter toutes sortes de trucs épouvantables sur mon propre compte : des trucs que j'avais faits à Maude et à d'autres ; et je le suppliai de faire valoir ses droits sur elle. J'allai même jusqu'à lui dire que j'étais sûr qu'elle l'aimait, qu'elle me l'avait avoué.

— Elle ne m'a pris que parce que le hasard a fait que je me trouvais là, lui dis-je. Elle attend vraiment que vous vous décidiez. Accordez-vous donc une chance !

Mais non, il ne voulait pas en entendre parler. On aurait cru un clown et un Auguste dans leur dialogue de sourds. C'était ridicule, pathétique, parfaitement irréel. L'espèce de truc dont on tire encore des films, et les gens paient pour aller voir ça... Toujours est-il que, songeant à la prochaine visite de Larry Hunt, je savais bien que je ne recommencerais pas cette scène. Je n'avais qu'une crainte : qu'il eût trouvé le moyen de se dénicher une autre femme entre-temps. J'aurais eu du mal à le lui pardonner.

Il y avait un endroit (le seul de New York) où j'aimais beaucoup aller, surtout si j'étais en veine d'exaltation : c'était le studio de mon ami Ulric, dans un bas quartier. Ulric était une espèce d'obsédé ; son métier le mettait en rapport avec les filles des burlesques, les taquineuses de verge et autres femelles qui ont le diable au sexe. Mais plus que les grands cygnes fascinants qui venaient faire un tour chez lui et se déshabiller, j'aimais ses servantes noires, dont il avait l'air de changer fréquemment. Leur faire prendre la pose n'était pas une mince affaire. Et il était encore plus difficile, une fois qu'on les avait persuadées d'essayer, de leur faire passer négligemment une jambe par-dessus le bras d'un fauteuil, de façon à exhiber un peu de chair saumonée. Ulric était toujours plein de projets lubriques ; il réfléchissait continuellement au moyen d'arriver à loger son bout, comme il disait. C'était pour lui façon de ne plus penser aux lavasses de peinture qu'on lui commandait en série. (Il recevait de coquettes sommes pour barbouiller de magnifiques boîtes de soupe en conserve, ou d'épis de maïs, la page quatre des couvertures de magazines.) Son vrai désir, c'était de pouvoir peindre des. cons, de riches cons juteux, de quoi tapisser le mur de la salle de bains et provoquer ainsi une agréable et plaisante constriction des boyaux. Il les aurait fabriqués pour rien s'il avait pu trouver quelqu'un pour lui assurer le manger et l'argent de poche. Comme je le disais il y a un instant, il avait un flair extraordinaire pour la viande de couleur. Lorsqu'il avait réussi à faire prendre à son modèle Dieu sait quelle pose étrange — penchée pour ramasser une épingle à cheveux, ou grimpée sur une échelle pour laver une tache sur le mur — il me passait un carnet de croquis et un crayon et m'expédiait dans un coin favorable où, feignant de dessiner une forme humaine (ce dont j'étais parfaitement incapable), je me rinçais l'œil avec les morceaux d'anatomie de première qualité dont me régalait la fille, tandis que je couvrais le papier de cages à oiseaux, de damiers, d'ananas et de gribouillis sans nom. Après un bref repos, nous aidions méticuleusement le modèle à reprendre la pose originale. L'opération nécessitait bon nombre de manœuvres délicates, telles que baisser ou remonter un tantinet les fesses, lever un peu plus haut le pied, écarter un rien de plus les jambes, etc. J'entends encore Ulric dire :

— Je crois que c'est à peu près ça, Lucy, tout en la manœuvrant habilement pour lui faire prendre une pose obscène. Peux-tu rester comme ça, Lucy ?

Et Lucy de lâcher un de ces hennissements dont les Noirs ont le secret, pour signifier qu'elle était fin prête.

— C'est l'affaire d'un tout petit instant, Lucy, disait-il en me lançant un clin d'œil par en dessous.

Et usant d'un jargon de luxe, auquel Lucy ne pouvait rien comprendre avec ses oreilles de lapin, il ajoutait, s'adressant à moi :

— Très remarquable, cette vagination longitudinale.

Les mots comme « vagination » sonnaient agréablement, magiquement, aux oreilles de Lucy. La rencontrant un jour dans la rue, je l'entendis dire à mon ami :

— Pas d'exe'cices de vagination aujou'd'hui, M'sieu Ul'ic ?

J'étais plus lié avec Ulric qu'avec aucun autre de mes amis. Il représentait à mes yeux l'Europe, son influence adoucissante et civilisatrice. Nous passions des heures à parler de cet autre monde où l'art avait une forme de rapport avec la vie, où l'on avait le droit de s'asseoir tranquillement en public pour regarder passer le cortège de la vie et penser à ses propres pensées. Me serait-il jamais donné d'y aller ? Ne serait-il pas trop tard ? Et comment vivre là-bas ? Où trouver l'argent ? Quelle langue parler ? A bien regarder les choses en face, l'entreprise paraissait sans espoir. Il fallait, pour réaliser de tels rêves, de la hardiesse, de l'esprit d'aventure. Ulric y était parvenu — il avait tenu un an — à coups de durs sacrifices. Il avait passé dix années de sa vie à se plier à ce qu'il haïssait le plus au monde — à seule fin de faire de son rêve une réalité. Maintenant, c'en était fini de rêver ; il était revenu à son point de départ. Un peu plus en arrière même ; il ne parviendrait jamais à reprendre le collier. Il avait eu droit, par faveur spéciale, à une sorte d'année sabbatique, au genre de rêve qui se mite et se mange des vers, au fur et à mesure que les années passent et que l'on se sent de plus en plus enlisé dans la mélasse des routines quotidiennes. Quant à moi, jamais je n'aurais la force de caractère d'Ulric. Jamais je ne pourrais faire un tel sacrifice, ni me contenter de simples vacances, si longues ou brèves soient-elles. J'ai toujours pour principe de faire sauter les ponts derrière moi. Je regarde toujours vers l'avenir. Quand je commets une erreur, elle est fatale. Forcé de reculer, je refais en arrière le chemin parcouru — et me retrouve au fond du trou. Je n'ai qu'une sauvegarde : mon élasticité. Jusqu'ici j'ai toujours rebondi. Il est arrivé que ce rebond prît l'allure d'un exploit sportif au ralenti ; mais aux yeux de Dieu la vitesse n'a pas une telle importance.

C'est dans le studio d'Ulric que, il n'y avait pas si longtemps, j'avais terminé mon premier livre — mon livre sur les douze porteurs de télégrammes. D'ordinaire, je travaillais dans la chambre de son frère où, peu de temps auparavant, le directeur d'une revue, après avoir lu quelques pages d'une nouvelle inachevée, m'avait froidement déclaré que je n'avais pas une once de talent, que j'ignorais l'ABC de l'art d'écrire — bref, que j'étais un raté parfait ; et la meilleure solution, mon garçon, c'est d'en faire votre deuil et d'essayer de gagner honnêtement votre vie. Un autre âne bâté, qui était l'auteur d'un livre à grand succès sur Jésus-le-Charpentier, m'avait dit la même chose. Et si les lettres de refus ont quelque signification, les critiques de ces deux esprits avertis trouvaient ample corroboration dans le courrier que je recevais. « Qui sont ces merdeux ? avais-je l'habitude de dire à Ulric. Sur quoi se fondent-ils pour me dire cela ? Eux-mêmes, qu'ont-ils fait, hormis de prouver qu'ils savent gagner de l'argent ? »

Bien... mais j'en reviens à Joey et à Tony, mes petits amis. J'étais couché dans le noir — fétu de paille flottant au gré du Kourochivo. Je remontais à l'abracadabra le plus élémentaire, la paille dont se font les briques, l'ébauche grossière, le temple qu'il faut recouvrir de chair et de sang pour le manifester au monde. Je me levais, fis un peu de lumière. Je me sentais calme et lucide, tel un lotus qui s'ouvre. Pas question d'arpenter la pièce comme un furieux ou de m'arracher les cheveux, racine et tout. Je me laissai tomber lentement sur une chaise, pris un crayon et commençai à écrire. A l'aide de mots simples je racontai quelle impression cela m'avait fait, de prendre la main de ma mère et de m'en aller par les chemins inondés de soleil ; quelle impression, de voir Joey et Tony se précipiter à ma rencontre les bras ouverts, la face rayonnante de joie. Brique sur brique, honnêtement, en bon maçon. J'avais conscience d'un événement ; quelque chose était en train de se passer dans l'ordre vertical — fini les brins d'herbe ; ce qui montait avait une structure et un plan. Je ne me forçai pas à finir ; je m'arrêtai quand j'eus dit tout ce que j'avais à dire. Je relus tranquillement. Je fus pris d'une telle émotion que mes yeux s'emplirent de larmes. Ce n'était pas le genre de texte que l'on montre à un directeur de revue. C'était une chose bonne à ranger dans un tiroir, à conserver, témoignage d'un processus naturel, comme une promesse d'accomplissement.

Il ne se passe pas de jours que nous ne menions à l'abattoir les plus purs de nos élans. C'est pourquoi nous éprouvons une telle souffrance au cœur quand, lisant telles phrases jaillies de la main d'un maître, nous les reconnaissons pour nôtres, nous y reconnaissons les tendres pousses dont nous avons étouffé la croissance par manque de foi en notre propre force, en nos propres critères de vérité et de beauté. Tout homme qui laisse la paix descendre en lui, qui s'abandonne face à lui-même au désespoir de l'honnêteté, trouve la force d'émettre de profondes vérités. Nous coulons tous de même source. Aucun mystère ne dérobe l'origine des choses. Nous participons tous de la création, nous sommes tous rois, poètes, musiciens : il n'est que de nous ouvrir comme le lotus, pour découvrir ce qui était en nous.

Ce qui m'arriva, le jour où j'écrivis ces pages sur Joey et Tony, était l'équivalent d'une révélation. La révélation que je pouvais dire ce que je voulais — à condition de ne penser à rien d'autre, de me concentrer sur cela à l'exclusion de tout — et de consentir à supporter les conséquences qu'implique toujours un acte pur.