II

 
 

Deux ou trois jours plus tard, je retrouvai Mara pour la première fois en plein jour. Je l'attendais à la gare de Long Island, de l'autre côté de l'eau, à Brooklyn. Il pouvait être six heures du soir (heure d'été)... c'est-à-dire heure étrange, pleine de soleil et de gens pressés, et qui parvient même à animer cette crypte sinistre qu'est la salle d'attente du chemin de fer de Long Island. J'étais debout près de la porte d'entrée quand j'aperçus Mara ; elle traversait la voie révervée aux voitures sous le pont du métro aérien. Le soleil filtrait à travers la hideuse structure, en grandes barres d'or poudreux. Elle était vêtue d'une robe noire à pois, à la mode suisse, qui soulignait l'opulence de ses formes. La brise jouait légèrement avec la masse noire, luisante, de ses cheveux, avivant son visage lourd, d'une pâleur de craie, comme l'embrun qui fouette la falaise. Dans sa foulée rapide et souple, si sûre d'elle, si alerte, je vis une autre preuve d'un sens renouvelé de la vie ; c'était l'animal jaillissant de la chair éclatée, avec la grâce et la beauté fragile de la fleur. C'était elle dans son être diurne, fraîche, saine, vêtue très simplement et parlant presque le langage de l'enfance.

Nous avions décidé de passer la soirée sur la plage. Je craignais qu'avec ce vêtement léger elle ne pût supporter la fraîcheur ; mais elle me déclara qu'elle n'avait jamais froid. Nous étions si follement heureux que les mots coulaient comme babil de nos lèvres. Nous nous pressions l'un contre l'autre, parmi la foule, dans la cabine du mécanicien, nos visages se touchant presque et rutilant sous les rayons de feu du soleil couchant.

Quelle différence entre cette chevauchée au-dessus des toits et ma course solitaire et anxieuse, ce dimanche matin où j'avais pris le chemin de sa maison ! Etait-il possible qu'en aussi peu de temps le monde se teintât de couleurs si extrêmes ? Le monde ! Qu'est-ce que le monde, si ne n'est cette chose que nous portons dans le cœur ? Ce coucher de soleil, ce brasier à l'Occident — quel symbole de chaleur et de joie ! Il embrasait nos cœurs, illuminait nos visages, magnétisait nos âmes. Sa chaleur se perpétuerait longtemps dans le noir, refluerait par-dessus la courbe de l'horizon, jetant son défi à la nuit. Parmi cet incendie, je lui donnai à lire mon manuscrit. Je n'aurais pu choisir moment ni critique plus favorables. Ce texte avait été conçu dans les ténèbres ; il recevait le baptême de la lumière. En voyant l'expression de son visage, je fus pris d'un tel sentiment d'exaltation que j'eus l'impression de lui avoir tendu un message du Créateur en personne. Elle n'eut pas besoin de me donner son avis — il se lisait sur ses traits. Des années durant j'ai chéri ce souvenir, le revivant aux heures sombres où j'avais rompu avec tout le monde, où j'arpentais une mansarde solitaire dans la ville étrangère, relisant des pages fraîchement écrites et m'efforçant d'imaginer sur le visage de mes futurs lecteurs une expression semblable d'amour et d'admiration sans réserve. Quand on vient me demander si je pense à un public bien déterminé dans l'instant où je m'assieds à ma table de travail, je réponds non, à aucun ; mais la vérité est que j'ai devant moi l'image d'une foule énorme, d'une foule anonyme où je reconnais peut-être ici et là un visage ami ; et dans cette foule je vois s'amonceler la chaleur de ce long embrasement dont s'illumina jadis ce seul visage : je le vois s'étendre, gagner, monter en incendie immense. La seule fois où un écrivain reçoive jamais la récompense qui lui est due, c'est celle où un être vient le trouver, brûlant de la flamme qu'avait fait naître un jour le vent de la solitude. Une honnête critique n'a pas de sens ; ce qu'il faut, c'est la passion sans contrainte, feu pour feu.

Quand on essaie de dépasser dans l'acte des forces que l'on sait avoir, il est vain de rechercher l'approbation de l'amitié. L'amitié est bonne pour les jours de défaite — telle est du moins mon expérience. Car alors, ou elle fait amèrement défaut, ou elle se surpasse. Il n'est pas de lien plus grand que la souffrance — que la souffrance et l'infortune. Mais quand on en est à tâter sa force, à essayer de faire du neuf, l'ami le meilleur a tôt fait de se changer en traître. Rien que dans sa façon de vous souhaiter bonne chance, quand il vous voit vous embarquer dans vos chimères, il y a de quoi vous décourager. Il ne croit en vous que dans la mesure où il vous connaît ; le fait que vous puissiez être plus grand qu'il ne semble, le déconcerte ; car l'amitié a pour fondement la réciprocité. S'embarquer dans une grande aventure signifie rompre tous les liens. On peut dire que c'est une loi. Il ne reste plus qu'à s'enfoncer dans le désert et, quand on a fini de se battre avec soi-même, à rentrer pour élire un disciple. Peu importe si le disciple est de pauvre qualité ; ce qui compte, c'est uniquement de savoir s'il est capable implicitement de foi. Pour que la tige jaillisse de la graine, il faut que quelqu'un d'autre, un individu pris dans la masse de la foule, ait foi dans cette croissance et la prouve. Les artistes, comme les grands chefs religieux, font montre d'une perspicacité surprenante à cet égard. Jamais ils ne choisissent celui qui paraît le plus désigné pour l'emploi ; toujours quelque personnage obscur, et plus que souvent ridicule.

Ce qui fut cause de mes premiers avortements, ce qui dans mon cas faillit tourner à la tragédie, c'est que je ne parvenais à trouver personne qui eût en moi cette foi explicite, tant en la personne qu'en l'écrivain. Il y eut Mara, c'est vrai, mais Mara n'était pas un ami, était à peine un autre, tant nous étions étroitement unis. Ce dont j'avais besoin, c'était de quelqu'un qui ne fît pas partie du cercle vicieux des faux admirateurs et des envieux. Quelqu'un qui tombât du ciel.

Ulric fit de son mieux pour comprendre ce qui m'était arrivé, mais il n'avait alors en lui rien qui lui permît de déceler ma destinée à venir. Jamais je n'oublierai la façon dont il m'accueillit quand je vins lui parler de Mara. C'était le lendemain du jour où j'étais allé avec elle à la plage. Je m'étais rendu au bureau comme d'habitude, le matin ; mais quand vint midi, j'étais en proie à une telle fièvre d'inspiration que je pris le tram pour la campagne. Les idées se bousculaient dans ma tête. J'avais peine à les noter tant elles se pressaient en foule. Je finis par en arriver au point où l'on perd tout espoir de se souvenir de cette cohue d'idées lumineuses et où l'on s'abandonne tout simplement au luxe d'écrire un livre mentalement. On sait que jamais plus on ne pourra retrouver ces idées, pas une seule ligne de ces phrases tumultueuses, lustrées, éblouissantes qui passent à travers le tamis de l'esprit comme la sciure se répand mollement par un trou. On traîne toujours à la remorque, en ces occasions, le meilleur, le plus fidèle des compagnons, le brave soi quotidien, modeste, toujours battu, bûcheur, celui qui porte nom et dont l'identité figure sur les registres de l'état civil, où on est sûr de le retrouver en cas d'accident ou de mort. Mais le véritable soi, celui qui a pris en main les rênes, on dirait presque un étranger. Lui, est plein à craquer d'idées ; lui, écrit dans l'espace ; lui, pour peu qu'on se laisse un peu trop fasciner par ses exploits, finira par exproprier le vieux soi élimé, par assumer à sa place nom, adresse, femme, passé, avenir. Et le pauvre vieux, bien sûr, ne veut d'abord pas admettre que l'on ait une autre vie, une vie à part où il n'ait rien à voir. Il feint la naïveté, il dit : « On est en grande forme, hein, aujourd'hui ? » et l'on a presque honte de répondre oui.

— Ecoute, Ulric, dis-je, faisant irruption chez lui et l'interrompant dans l'exécution d'un dessin publicitaire pour une marque de soupe en boîte, j'ai quelque chose à te dire, un tel besoin que j'en éclate.

— Vas-y, explose, me dit-il, plongeant délicatement son pinceau à aquarelle dans le grand pot qui était à côté de lui sur le plancher. Tu permets que je continue ce sale boulot, non ? Il faut que j'aie fini avant ce soir.

Je fis semblant de n'y voir aucun inconvénient, mais son attitude m'avait déconcerté. Je baissai la voix d'un ton afin de ne pas trop le déranger.

— Tu te souviens de la fille dont je t'avais parlé... celle que j'ai rencontrée au dancing ? Eh bien ! Je l'ai revue. Nous avons passé la soirée à la plage, hier...

— Et alors... ça a gazé ?

Il était clair, à la façon dont il se passait la langue sur les lèvres, qu'il attendait une bonne histoire, pleine de jus.

— Dis-moi, Ulric, sais-tu ce que c'est que d'être amoureux ?

Il ne daigna pas lever les yeux pour me répondre. Sans cesser de mêler ses couleurs, par petites touches légères, sur sa palette en zinc, il marmotta une phrase où il était question d'instincts normaux.

Je poursuivis sans me laisser abattre :

— Crois-tu qu'il pourrait t'arriver de rencontrer un jour une femme qui change le cours de ta vie ?

— J'en ai rencontré une ou deux qui s'y sont essayées... sans avoir entièrement réussi, comme tu vois, me répondit-il.

— Merde ! Laisse tomber un instant, veux-tu ? Je vais te faire une confidence... Je suis amoureux, amoureux fou. Je sais que ça a l'air idiot, mais ça n'a rien à voir — jamais je ne me suis senti comme ça. Tu veux savoir si c'est une belle pièce ? Oui, de toute beauté. Mais ça, c'est de la merde, ce n'est pas ça qui compte...

— Sans blague ? Ma parole, voilà qui est nouveau.

— Sais-tu ce que j'ai fait aujourd'hui ?

— Un petit tour au burlesque de Houston Street, peut-être...?

— Je suis allé à la campagne. J'ai marché, marché comme un fou...

— Tu ne vas pas me dire... elle ne t'aurait pas plaqué déjà, non ?

— Non. Elle m'a avoué qu'elle m'aimait... Je sais, c'est un peu puéril, dit comme ça, hein ?

— Pas à proprement parler, non. Tu es peut-être un peu dérangé, malaise passager, c'est tout. On n'est jamais dans son assiette lorsqu'on tombe amoureux. Dans ton cas, le malaise se prolongerait que ça ne m'étonnerait pas. Quel dommage que j'aie ce sacré boulot sur les bras, je te prêterais une oreille plus compatissante. Tu ne pourrais pas revenir un peu plus tard, non ? Nous pourrions manger ensemble, d'accord ?

— D'accord. Je reviendrai dans une heure ou deux. Mais ne me pose pas de lapin, vieille vache, je n'ai pas un sou sur moi.

Je dégringolai l'escalier en ouragan et fonçai vers le parc. Je râlais. Quel idiot je faisais : me lancer à toute vapeur devant Ulric ! Lui, toujours froid comme un concombre ! Comment faire pour amener un autre être à comprendre ce qui se passe en dedans de vous ? Si par hasard je m'étais rompu la jambe, il n'y eût que cela qui eût compté. Mais qu'on ait le cœur qui se rompe de joie — non, vraiment, entre nous, ce genre d'histoire, ça ne te donne pas un peu envie de bâiller ? On s'arrange mieux des larmes que de la joie. La joie est destructrice : on ne se sent pas à l'aise avec elle. Solitaire, la douleur ? Quel mensonge ! La douleur trouvera toujours un bon million de crocodiles pour verser un pleur en sa compagnie. Le monde est en larmes pour l'éternité. Le monde est baigné de larmes. Le rire, c'est un instant qui passe. Mais la joie, la joie est une sorte de saignée extatique, une infamie de super-contentement qui déborde par tous les pores de l'être. On ne rend pas les gens joyeux du seul fait qu'on l'est soi-même. La joie trouve sa source dans l'être : elle est ou n'est pas. Elle se fonde sur des raisons trop profondes pour être comprises ou pour se communiquer. Etre joyeux, c'est être un fou en liberté dans un monde de tristesse et de fantômes...

Je serais bien en peine de me souvenir d'avoir jamais vu Ulric joyeux, à proprement parler. Il était capable de rire sans trop se faire prier — et c'était un bon rire plein de santé, qui plus est — mais dès qu'il se calmait, il était toujours tant soit peu au-dessous du cours. Quant à Stanley, la meilleure imitation d'un accès de gaieté dont il fût capable, c'était un sourire muet, à l'acide phénique, montrant toutes les dents. Parmi mes amis, il n'y avait pas une âme qui fût vraiment, foncièrement, gaie ; qui témoignât de la moindre élasticité, même. Mon ami Kronski, qui était interne des hôpitaux à l'époque, donnait des signes immédiats d'inquiétude s'il me trouvait d'humeur effervescente. Il parlait de la joie et de la tristesse comme il l'eût fait d'états pathologiques, d'antipodes du cycle maniaco-dépressif.

De retour au studio, j'y trouvai une foule d'amis d'Ulric, inopinément débarqués : ce que lui-même appelait des lurons, une fameuse bande de jeunes gars du Sud. Ils arrivaient de la Virginie et de la Caroline du Nord dans leurs belles voitures de course ; ils apportaient avec eux quelques cruchons d'eau-de-vie de pêche. Je ne connaissais pas un seul d'entre eux et je commençai à me sentir plutôt mal à l'aise ; mais au bout d'un verre ou deux, je m'échauffai et me mis à parler sans contrainte. A mon grand étonnement, ils eurent l'air de ne pas comprendre ce que je racontais. Ils s'excusèrent de leur ignorance, en prétextant hyprocritement et de façon embarrassante qu'ils n'étaient que de pauvres campagnards, plus calés en matière de chevaux que de livres. Je ne me souvenais pas d'avoir fait allusion à un seul livre ; mais je ne tardai pas à découvrir que c'était façon pour eux de me remettre à ma place. J'étais définitivement classé comme « intellectuel », quoi que je pusse dire. Et eux étaient bel et bien des messieurs de la campagne, bottes, éperons et tout. La situation devenait plutôt tendue en dépit de mes efforts pour parler leur langage. Puis elle tourna brusquement au ridicule, à la suite d'une remarque stupide sur Walt Whitman, que l'un d'eux choisit de m'adresser. J'avais passé le plus clair de cette journée en proie à l'exaltation : la promenade forcée avait tant soi peu dissipé mon exaltation ; mais les flots d'eau-de-vie de pêche, la conversation à bâtons rompus m'avaient peu à peu ramené à un apogée de gaieté. Je me sentais d'humeur à croiser le fer avec notre fameuse bande de jeunes gaillards du Sud, d'autant plus que le poids que j'aurais voulu m ôter du cœur, cette gaieté sans rime ni raison ne faisait que le rendre plus oppressant. Si bien que lorsque mon jeune monsieur cultivé de Durham voulut mettre flamberge au vent à propos de mon auteur américain préféré, je me jetai dans la bagarre toutes griffes dehors. Et comme d'ordinaire en pareilles circonstances, j'y allai un peu trop fort.

Ce fut un tollé général. Apparemment ces jeunes gens n'avaient jamais vu personne se formaliser à ce point pour une question sans importance. Leurs éclats de rire me rendirent fou de rage. Je les accusai de n'être qu'une bande de sots et d'ivrognes, de salauds oisifs, d'ignorants bourrés de préjugés, de fils de maquereaux bons à rien, etc., etc. Un grand type dégingandé, qui devint plus tard jeune premier de cinéma et célèbre, se leva et menaça de me casser la gueule. Ulric vint à ma rescousse avec toute sa suavité de velours coutumière ; on remplit les verres à ras bord et on proclama la trêve. Au même instant, on sonna à la porte, et une fort jolie femme fit son entrée. On me la présenta comme la femme de X ou de Y, que tous les autres semblaient connaître et qui paraissait faire l'objet de leur sollicitude unanime. J'entraînai Ulric à l'écart, dans l'idée de découvrir ce qu'il en était.

— Son mari est paralysé, me confia-t-il. Elle le soigne nuit et jour. Elle fait un saut ici de temps à autre, histoire de boire un coup... Je crois bien qu'elle commence à en avoir soupé.

Je restai dans mon coin pour mieux prendre la mesure de la nouvelle venue. Elle avait l'air d'une de ces hyper-sexuées qui, tout en jouant les martyres, s'arrangent pour satisfaire de façon ou d'autre leurs besoins. Elle avait à peine pris place que deux autres femelles rappliquèrent, dont l'une était très certainement une catin, et la seconde, la femme de quelqu'un, sans plus — mais assez mitée et défraîchie de ce fait. J'avais une faim d'ours et je commençais à être saoul à un point inimaginable. L'arrivée de ces femmes me fit perdre toute combativité. Je n'avais plus que deux choses en tête : bouffer et baiser. J'allai faire un tour au W.-C. et par distraction, j'oubliai de pousser la targette. J'avais dû me reculer un peu, à cause d'une érection irrésistible que m'avait donnée l'eau-de-vie ; et, alors que j'étais là debout, pine en main et visant la cuvette d'un jet puissant, la porte s'ouvrit soudain. C'était Irène, la femme du paralytique. Elle poussa une exclamation étouffée et fit mine de refermer la porte ; mais pour je ne sais quelle raison, peut-être parce que j'avais l'air parfaitement calme et nonchalant, elle demeura sur le seuil, et pendant que je finissais de pisser, m'adressa la parole comme si de rien n'était :

— Un vrai record, me dit-elle pendant que j'achevais de m'égoutter. Est-ce que vous prenez toujours du recul comme ça ?

Je la saisis par le poignet et la tirai à l'intérieur, bouclant la porte de l'autre main.

— Non, pas cela, je vous en prie, me supplia-t-elle, apparemment très effrayée.

— Rien qu'une seconde, lui murmurai-je.

Je sentais sa robe contre ma verge. J'écrasais mes lèvres sur sa bouche écarlate.

— Je vous en prie, je vous en prie, continuait-elle à implorer, essayant de se dégager de mon étreinte. Vous allez me déshonorer.

Je ne pouvais la retenir, je le savais. Je m'employais de mon mieux, vite et furieusement.

— Un autre baiser, lui dis-je, rien qu'un, et je vous laisse aller.

Sur quoi je la refoulai contre la porte et sans même me soucier de la trousser, je l'estoquai aveuglément à plusieurs reprises, tirant à gros plombs sur le devant de sa robe en soie noire.

On ne remarqua même pas mon absence. Les gars du Sud faisaient grappe autour des deux autres femelles, s'efforçant de les saouler en vitesse. Ulric me demanda sournoisement si je savais par hasard où était passée Irène.

— Je crois qu'elle est allée faire un tour dans la salle de bains, lui dis-je.

— Et alors, c'était comment ? me demanda-t-il. Toujours amoureux ?

Je lui lançai un sourire torve.

— Pourquoi n'amènerais-tu pas ton amie un de ces soirs ? poursuivit-il. Je trouverais bien un prétexte pour attirer Irène jusqu'ici. On pourrait la consoler chacun à son tour, hein ?

— Ecoute, lui dis-je, prête-moi un dollar, tu veux bien ? Il faut que j'aille manger ; je la saute.

Ulric, régulièrement, avait une façon bien à lui de prendre un air ahuri, dépassé, quand on lui demandait de l'argent. Il fallait le harponner comme je venais de le faire, ou alors il biaisait et se défilait en douce par une de ces irrésistibles tangentes dont il avait le secret.

— Allons, lui dis-je en le prenant par le bras, ce n'est pas le moment de palper vaguement tes poches en bafouillant.

Nous sortîmes dans le vestibule où il me refila furtivement un billet. Nous étions déjà près de la porte, quand Irène sortit de la salle de bains.

— Quoi ? Vous partez ? s'enquit-elle, s'avançant vers moi et nous saisissant le bras à tous deux.

— Oui, il est forcé de filer en vitesse pour le moment, répondit Ulric, mais il m'a promis de revenir un peu plus tard.

Sur quoi, la prenant tous les deux à pleins bras, nous commençâmes à l'étouffer de baisers.

— Quand nous reverrons-nous ? dit Irène. Il est possible que je ne sois plus ici à votre retour. J'aimerais bien bavarder un peu avec vous.

— Bavarder ? C'est tout ? dit Ulric.

— Mon Dieu, c'est-à-dire...

Et elle rit lascivement en guise de conclusion.

Ce rire me prit au scrotum. Je l'empoignai de nouveau et la poussant dans un coin, je lui mis la main au con, qui était une vraie fournaise, en même temps que je dardais ma langue dans sa bouche.

— Pourquoi faut-il que vous vous sauviez si vite ? murmura-t-elle. Vous ne pouvez pas rester ?

Ulric intervint, décidé à en avoir sa part :

— Ne vous en faites pas pour lui, dit-il, se collant à elle comme une sangsue. Cette espèce d'oiseau n'a pas besoin qu'on le console. Il en a plein les bras ; plus qu'il n'en peut faire...

Au moment de filer en douce, je surpris une dernière supplication muette d'Irène ; elle avait le dos presque cassé en deux, la robe plus haut que les genoux, et la main d'Ulric montait en rampant le long de sa jambe pour se refermer sur son sexe brûlant.

« Boouh ! La pute ! » marmonnai-je en dégringolant sans bruit l'escalier. Je me sentais faible tant j'avais faim. J'avais envie d'un steak sous des montagnes d'oignon, et d'une pinte de bière.

Je m'installai à une table tout au fond d'un bistro de la Sixième Avenue, non loin de chez Ulric. Je satisfis mon désir et me retrouvai riche de dix cents par-dessus le marché. Je me sentais gai et expansif, d'humeur à encaisser n'importe quoi. Cela devait se lire sur mon visage, car alors que je m'attardais un instant sur le seuil du bistro, pour embrasser des yeux le panorama, un homme qui faisait prendre l'air à son chien m'adressa un salut amical. Je crus qu'il m'avait pris pour un autre — ce qui m'arrive très souvent — mais non ! Simplement, il se sentait en veine d'amitié ; peut-être éprouvait-il la même sensation de douce chaleur interne que moi. Nous échangeâmes quelques mots, et bientôt me voilà marchant à côté de lui et de son chien. Il me raconta qu'il vivait tout près de là et que si je m'en sentais de vider amicalement un verre avec lui, je n'avais qu'à l'accompagner jusqu'à son appartement. Les quelques paroles que nous avions échangées m'avaient convaincu que j'avais affaire à un monsieur de la vieille école, sensible et cultivé. De fait, il me laissa entendre, presque d'emblée, qu'il venait juste de rentrer d'Europe, où il avait vécu un certain nombre d'années. Quand nous arrivâmes à l'appartement, il en était au récit d'une liaison qu'il avait eue avec une comtesse à Florence. Il semblait considérer comme allant de soi que je connaissais l'Europe. Il me traitait comme un artiste.

L'appartement était assez somptueux. Il sortit aussitôt une magnifique boîte d'excellents havanes et me demanda ce que je préférais boire. Je pris un whisky et me carrai dans un luxueux fauteuil. J'avais le sentiment qu'il ne se passerait pas longtemps avant que ce type me fourrât de l'argent dans la main. Il m'écoutait, comme si chaque mot que je prononçais avait été parole d'évangile. Tout à coup, il me demanda si je n'étais pas écrivain ? Pourquoi ? Mon Dieu, à cause de la façon dont je regardais autour de moi, de mon attitude, de l'expression de ma bouche — de petits détails indéfinissables : une impression générale de sensibilité et de curiosité.

— Et vous ? lui demandai-je. Vous, que faites-vous ?

Il eut un geste d'excuse, comme pour dire : oh, moi, je ne compte plus.

— J'ai été peintre, autrefois... mauvais peintre, qui plus est. Je ne fais plus rien. Je jouis de la vie, autant que possible.

Du coup, je me déclenchai. Les mots se mirent à gicler de mes lèvres, comme un foutre brûlant. Je lui dis où j'en étais, une pagaïe à ne pas s'y reconnaître, mais que ça remuait pourtant, que j'avais d'immenses espoirs, que toute une vie s'ouvrait devant moi, à condition que je ne laisse pas passer la chance, que je m'y cramponne, la dirige, me la soumette. Je mentis un peu : comment aurais-je pu avouer à cet homme, cet inconnu tombé des nues à mon secours, que j'étais un parfait raté ?

Et qu'avais-je écrit jusqu'ici ?

Oh ! mais plusieurs bouquins, des poèmes, une flopée de nouvelles. Je continuais à jacter, à toute vitesse, de façon à ne pas me trouver coincé par de banales questions de fait. Le nouveau livre que je venais de commencer... ça, ce serait quelque chose, une magnificence ! Plus de quarante personnages ! J'avais dessiné une grande carte sur le mur chez moi, une sorte de plan géographique du livre... Il fallait qu'il vienne voir ça un jour. Est-ce qu'il se rappelait Kirillov, ce personnage de Dostoïevski qui se brûle la cervelle ou se pend par excès de bonheur ? C'était mon portrait tout craché. J'allais brûler la cervelle à tout le monde — de bonheur, simplement... Ce jour même, par exemple : dommage qu'il n'ait pas pu me voir quelques heures plus tôt. Complètement dingue. Me roulant dans l'herbe à côté d'un ruisseau ; mâchant l'herbe à pleine bouche ; me grattant comme un chien ; gueulant à gorge déployée ; faisant le poirier ; m'agenouillant même et priant, non pour solliciter une grâce, mais pour rendre grâce, grâce d'être en vie, de pouvoir respirer l'air à pleins poumons. N'était-ce pas merveilleux, simplement de respirer ?

Je continuai par quelques petites anecdotes sur mon existence télégraphique : la bande de tordus à laquelle j'avais affaire, les menteurs pathologiques, les pervers, les pauvres cloches ébranlées par une commotion cérébrale et qui filaient leurs jours dans des taudis, les bonshommes cauteleux des associations de bienfaisance, les maladies des pauvres, les jeunes gars qui se sauvaient de chez eux et disparaissaient de la face de ce monde, les putains qui essayaient de se trouver une planque dans les bureaux, les cinglés, les épiléptiques, les orphelins, les petits gars qui sortaient des maisons de correction, les anciens forçats, les nymphomanes...

Il me suivait, bouche pendante comme un gond arraché : les yeux lui sortaient de la tête ; il avait l'air d'un crapaud de bonne composition qui aurait reçu un caillou.

Encore un verre ?

Mais comment donc ! Qu'est-ce que je disais ? Ah oui ! Au beau milieu du bouquin, j'exploserais. Pourquoi pas ? Il y avait des tas d'auteurs capables de faire traîner leur truc jusqu'au bout, sans lâcher un instant la bride ; ce dont on avait besoin, c'était d'un homme, un type de mon espèce par exemple, qui se foutait éperdument de ce qui arrivait. Dostoïevski n'était pas allé tout à fait assez loin. Moi j'étais pour le jargon qui va droit au but. Ce qu'il fallait, c'était perdre carrément la boule. Les gens en avaient plein le dos des trucs à intrigues et à personnages. Est-ce que la vie est faite d'intrigues et de personnages ? La vie ne se passe pas à l'étage au-dessus. La vie est là devant nous, dans l'instant, n'importe quand... il n'y a qu'un mot à dire, qu'à ouvrir les vannes. La vie, c'est quatre cent quarante chevaux vapeur enfermés dans un moteur de deux cylindres...

A ce point, il m'interrompit :

— Ma foi, je dois dire, vous avez certainement l'air d'avoir quelque chose dans le ventre... J'aimerais bien pouvoir lire un de vos livres.

— Qu'à cela ne tienne, dis-je emporté par le torrent de lave interne. Je vous en ferai parvenir un, d'ici un ou deux jours.

On frappa à la porte. Tout en se levant pour aller ouvrir, il m'expliqua qu'il attendait effectivement quelqu'un. Il me pria de ne pas me déranger : c'était simplement une charmante amie à lui.

Une femme d'une beauté fastueuse se tenait sur le seuil. Je me levais pour la saluer. Elle avait l'air d'une Italienne —  peut-être la comtesse dont il m'avait parlé peu auparavant.

— Dommage que vous ne soyez pas venue un peu plus tôt, Sylvia, dit mon homme. Je viens d'écouter les histoires les plus étonnantes du monde. Ce jeune homme est écrivain. J'ai très envie que vous fassiez sa connaissance.

Elle s'avança tout près de moi et me tendit les deux mains :

— Je suis sûre, me dit-elle, que vous êtes un très bon écrivain. Vous avez souffert, je n'ai pas de mal à le voir.

— Il a eu l'existence la plus extraordinaire qui soit, Sylvia. J'ai même l'impression, personnellement, de n'avoir pas commencé à vivre. Et devinez un peu ce qu'il fait pour gagner sa vie ?

Elle se tourna vers moi comme pour dire qu'elle préférait l'apprendre de mes propres lèvres. Je ne savais que penser. Rien ne m'avait préparé à cette rencontre avec une créature si stupéfiante, si pleine d'assurance, si parfaitement équilibrée, si absolument naturelle. J'aurais voulu me lever, poser mes mains sur ses hanches, la tenir ainsi et prononcer des mots très simples, très sincères, comme il convient entre deux êtres humains. Ses yeux étaient veloutés et humides : des yeux sombres et pleins où luisait une chaude sympathie. Etait-il possible qu'elle fût amoureuse de cet homme tellement plus âgé qu'elle ? De quelle ville venait-elle ? De quel monde ? Si je devais lui dire ne fût-ce que deux mots, je sentais que je n'avais pas le droit d'articuler n'importe quoi. La moindre erreur serait fatale.

Elle eut l'air de deviner mon dilemme :

— Je voudrais bien boire quelque chose, dit-elle (et ses yeux allèrent de l'autre à moi). Un peu de porto, je crois, ajouta-t-elle à mon adresse.

— Mais vous ne prenez jamais rien ! se récria mon hôte.

Et il se leva pour venir à mon aide. Nous étions debout tous trois, très près les uns des autres, Sylvia tenant levé son verre vide.

— Je suis très heureux de ce qui arrive, dit l'homme. J'aurais eu bien du mal à réunir deux êtres plus extrêmes, à tout point de vue, que vous. Je suis certain que vous vous comprendrez parfaitement.

La tête me tourna quand je la vis porter le verre à ses lèvres. Je savais que c'était le prélude à une étrange aventure. J'avais l'intuition, profondément, que mon hôte ne tarderait pas à trouver une excuse pour nous laisser en tête à tête un moment et que, sans qu'il fût besoin de dire un mot, elle tomberait dans mes bras. Je sentais aussi que je ne les reverrais plus jamais ni l'un ni l'autre.

En fait, il se passa exactement ce que j'avais prévu. Il n'y avait pas cinq minutes qu'elle était arrivée, que mon hôte annonça qu'il avait une très importante course à faire et qu'il nous priait de l'excuser quelques instants. A peine avait-il fermé la porte, qu'elle s'approcha de moi et s'assit sur mes genoux, me disant en même temps :

— Il ne reviendra pas ce soir. Nous pouvons parler, maintenant.

Ces paroles m'effrayèrent plus qu'elles ne m'étonnèrent. Toutes sortes d'idées me traversaient l'esprit comme l'éclair. Je fus encore plus ébahi lorsqu'elle ajouta après un silence :

— Et moi, que suis-je ? Rien qu'une jolie femme ? Peut-être sa maîtresse ? A quoi ressemble ma vie, croyez-vous ?

— Je vous crois une créature très dangereuse, répondis-je spontanément et en toute loyauté. Je ne serais pas surpris que vous soyez une espionne redoutable.

— Vous avez d'extraordinaires intuitions, dit-elle. Non, je ne suis pas une espionne, mais...

— Ma foi, si vous en étiez une, vous ne me le diriez pas, c'est sûr. Je n'ai vraiment pas envie de savoir ce qu'est votre vie. Savez-vous ce que je me demande en ce moment ? Je me demande ce que vous attendez de moi. J'ai la sensation d'être pris au piège.

— Ce n'est pas gentil à vous. Voilà que vous imaginez toutes sortes de choses ! Si nous attendions quoi que ce soit de vous, ne croyez-vous pas que nous devrions commencer par mieux vous connaître ?

Un temps. Puis, tout à coup :

— Vous êtes sûr que vous n'avez pas d'autre désir que de devenir écrivain ?

— C'est-à-dire ? ripostai-je vivement.

— C'est tout. Vous êtes écrivain. Je le sais... Mais vous pourriez être des tas d'autres choses. Vous êtes le genre de personne qui pourrait faire tout ce qui lui plairait, n'est-il pas vrai ?

— J'ai bien peur que ce ne soit tout le contraire, répliquai-je. Jusqu'à présent, tout ce que j'ai entrepris s'est terminé par des désastres. En ce moment même, je suis loin d'avoir la certitude d'être un écrivain.

Elle quitta mes genoux et alluma une cigarette.

— Il est absolument impossible que vous deveniez un raté, me dit-elle après un instant d'hésitation durant lequel elle parut se recueillir avant une importante révélation. L'ennui dans votre cas, reprit-elle lentement et délibérément, c'est que vous ne vous êtes jamais assigné de tâche digne de vos capacités. Vous avez besoin de problèmes plus vastes, d'obstacles plus grands. Vous ne fonctionnez à plein que sous la plus dure pression. J'ignore ce que vous faites, mais je suis certaine que votre mode de vie actuel ne vous convient pas. Votre destinée est de mener une vie dangereuse ; vous pouvez prendre de plus grands risques que les autres, parce que... mais sans doute le savez-vous très bien vous-même... parce que vous êtes protégé.

— Protégé ? Je ne comprends pas, bafouillai-je.

— Oh ! que si, vous me comprenez, répondit-elle calmement. Toute votre vie vous avez été protégé. Réfléchissez seulement une seconde... N'avez-vous pas été plusieurs fois à deux doigts de la mort ? N'avez-vous pas toujours trouvé quelqu'un pour vous aider, un inconnu, d'ordinaire, alors même que vous pensiez que tout était perdu ? N'avez-vous pas commis plusieurs crimes déjà, sans que personne en soupçonne rien ? N'êtes-vous pas en ce moment même la proie d'une passion des plus dangereuses, d'une liaison qui, si vous n'étiez pas né sous une bonne étoile, risquerait de vous conduire à votre perte ? Je sais que vous êtes amoureux. Je sais que vous êtes prêt à n'importe quoi, à seule fin de satisfaire cette passion... Vous me regardez d'un air bizarre... Vous vous demandez comment je le sais ? Je n'ai pas de don surnaturel — simplement je suis capable de déchiffrer un être humain du premier coup d'œil. Tenez : il y a quelques instants vous attendiez avidement que je vienne à vous. Vous saviez que je me jetterais dans vos bras dès que notre ami ne serait plus là. C'est ce que j'ai fait. Mais vous étiez paralysé... Je vous faisais un peu peur, mettons. Pourquoi ? Que pourrais-je bien vous faire ? Vous n'êtes ni riche, ni puissant, ni influent. Qu'avez-vous bien pu vous figurer que j'allais vous demander ?

Elle marqua un temps, puis reprit :

— Faut-il que je vous dise la vérité ?

J'acquiesçai machinalement de la tête.

— Ce dont vous aviez peur, c'était, si je vous demandais de faire quelque chose pour moi, d'être incapable de refuser. Vous étiez perplexe parce que, amoureux d'une femme, vous aviez déjà l'impression d'être virtuellement la proie d'une autre. Ce n'est pas d'une femme que vous avez besoin — c'est d'un instrument qui assure votre délivrance. Vous mourez d'envie de mener une vie plus aventureuse. Vous voudriez rompre vos chaînes ; je ne connais pas la femme que vous aimez ; peu importe ; je la plains. Vous aurez le sentiment qu'elle est la plus forte ; mais uniquement parce que vous doutez de vous-même. C'est vous le plus fort. Et vous le serez toujours — parce que vous ne pouvez penser qu'à vous-même, à votre destinée. Si vous étiez un peu plus fort seulement, j'aurais peur pour vous. Vous deviendriez peut-être un dangereux fanatique. Mais tel n'est pas votre destin. Vous êtes trop d'aplomb, trop plein de santé. Vous adorez la vie encore plus que vous-même. Vous ne savez pas où vous en êtes, parce que, quel que soit l'être ou la chose auxquels vous faites don de vous-même, ils ne vous suffisent jamais, n'est-ce pas la vérité ? Personne ne peut vous retenir longtemps : vous regardez toujours par-delà l'objet de votre amour ; vos yeux cherchent quelque chose que vous ne trouverez jamais. Il vous faudra regarder en vous-même, si vous espérez vous libérer un jour du tourment. Vous vous faites facilement des amis, sans nul doute. Et pourtant vous ne pouvez dire réellement d'aucun être qu'il est votre ami. Vous êtes seul. Vous le serez toujours. Vous demandez trop, plus que la vie ne peut vous offrir.

— Un instant je vous prie, plaçai-je. D'où vous est venue l'idée de me dire tout cela ?

Elle resta un moment silencieuse, comme hésitant à répondre franchement :

— J'imagine que je ne fais que répondre à une question que je me pose moi-même, dit-elle. Je dois prendre une grave décision ce soir ; je pars demain matin pour un long voyage. En vous voyant je me suis dit : peut-être ai-je trouvé l'homme susceptible de m'aider. Mais je me suis trompée. Je n'ai rien à vous demander... Vous pouvez me prendre dans vos bras si cela vous chante... si je ne vous fais pas peur.

Je m'approchai d'elle, la saisis dans mes bras et l'embrassai. Puis, je défis mes lèvres des siennes et je plongeai mon regard dans ses yeux, les deux bras toujours noués autour de sa taille.

— Que voyez-vous ? me dit-elle, se dégageant doucement.

Je m'écartai d'elle et la regardai longuement plusieurs instants avant de répondre :

— Ce que je vois ? Rien. Absolument rien. Regarder dans vos yeux, c'est comme regarder dans un miroir noir.

— Vous avez l'air troublé. Qu'y a-t-il ?

— Ce que vous m'avez dit à mon sujet... Cela m'effraie... Donc, je ne vous suis d'aucun secours — c'est bien cela ?

— Vous m'avez été d'un certain secours, en un sens, répliqua-t-elle. Vous êtes toujours d'un certain secours, indirectement. Vous ne pouvez vous empêcher de dégager de l'énergie, et c'est déjà quelque chose. Les gens s'appuient sur vous, sans que vous sachiez pourquoi. Vous leur en voulez même terriblement de cela, bien que vous agissiez comme un être bon, plein de sympathie sincère. En arrivant ici ce soir, j'étais un peu ébranlée au fond de moi-même ; j'avais perdu ma belle confiance habituelle. Je vous ai regardé et... que croyez-vous que j'aie vu ?

— Un homme tout enflammé de son moi, j'imagine.

— Non, un animal ! J'ai eu la sensation que vous me dévoreriez, si je me laissais aller. Et pendant un ou deux instants, j'ai cru que j'avais envie de me laisser aller. Vous auriez voulu me prendre, me culbuter sur ce tapis. Ensuite, la curiosité a été la plus forte en vous. Me posséder ainsi, cela ne vous aurait pas satisfait, n'est-ce pas ? Vous avez vu en moi quelque chose que vous n'aviez encore jamais remarqué chez les autres. Vous avez reconnu le même masque que le vôtre.

Elle hésita une brève seconde :

— Pas plus que moi, vous n'osez révéler votre être véritable. Nous avons à tout le moins cela de commun. Si je vis dangereusement, ce n'est pas que je sois forte ; c'est que je sais quel parti tirer de la force des autres. J'ai peur de ne pas faire ce que je fais, parce que si je devais m'arrêter, je m'effondrerais. Vous ne lisez rien dans mes yeux, parce qu'il n'y a rien à lire. Je n'ai rien à donner, ainsi que je l'ai dit il y a un moment. Vous n'avez de regard que pour la proie, la victime dont vous vous repaîtrez. Oui, écrivain, c'est probablement ce qu'il y a de mieux pour vous. Si vous deviez mettre à exécution vos pensées, il est probable que vous deviendriez un criminel. Vous avez toujours le choix entre deux routes. Ce n'est pas le sens moral qui vous détourne du mauvais chemin ; c'est l'instinct qui vous pousse à ne faire que ce qui vous servira le plus à la longue. Vous ne savez pas ce qui vous incite à renoncer à vos brillants projets : vous croyez que c'est la faiblesse, la peur, le doute... Erreur ! Vous avez les instincts de l'animal ; vous soumettez tout à votre désir de vivre. Vous n'hésiteriez pas à me prendre contre ma volonté, même si vous saviez être tombé dans un piège. La chausse-trappe ne vous fait pas peur ; non ; c'est du piège qui tournerait vos pas dans la mauvaise direction que vous vous méfiez. Et vous avez raison.

De nouveau elle marqua un temps.

— Oui, reprit-elle, vous m'avez rendu un grand service. Si je ne vous avais pas rencontré ce soir, je me serais abandonnée à mes doutes.

— C'est donc bien que vous allez entreprendre quelque chose de dangereux ?

— Qui peut dire ce qui est dangereux ? Douter est dangereux. Et cela vous vaudra infiniment plus de dangers dans la vie qu'à moi. Vous ferez énormément de mal aux autres en vous défendant contre vos propres peurs, vos propres doutes. Vous n'êtes même pas sûr, en ce moment, de retourner auprès de la femme que vous aimez. J'ai semé le poison dans votre esprit. Vous la laisseriez choir sans autre façon, si vous étiez certain de pouvoir faire ce que vous voulez sans son aide. Mais vous aurez besoin d'elle, et c'est ce que vous appellerez l'aimer. Vous vous rabattrez toujours sur cette excuse, quand vous sucerez la vie d'une femme, comme un vampire le sang.

— Vous faites erreur sur ce point, l'interrompis-je non sans chaleur. La proie du vampire, c'est moi, non pas la femme.

— C'est en cela que réside votre erreur. Parce que aucune femme ne peut jamais vous donner ce que vous voulez, vous vous prenez pour un martyr. Ce qu'elle demande, elle, c'est l'amour ; et cela, vous êtes incapable de le donner. Si vous apparteniez à un type d'homme inférieur, vous seriez un monstre ; mais de votre frustration, vous tirerez quelque chose d'utile. Oui, continuez à écrire, à tout prix. De la laideur la plus hideuse, l'art fait jaillir le beau. Mieux vaut un livre monstrueux qu'une vie monstrueuse. L'art est chose pénible, fastidieuse, épuisante. Si vous ne périssez pas en cours de route, peut-être votre œuvre fera-t-elle de vous un être humain sociable et charitable. Vous avez en vous assez de choses pour ne pas vous contenter de la simple renommée, je le vois bien. Sans doute, quand vous aurez assez vécu, découvrirez-vous qu'il y a autre chose, par-delà même ce que vous appelez actuellement la vie. Il se peut qu'il vous soit donné encore de vivre afin de vivre pour d'autres. Tout dépend de l'usage que vous ferez de votre intelligence.

Nous échangeâmes un regard pénétrant.

— Car, poursuivit-elle, vous n'êtes pas aussi intelligent que vous le pensez. C'est là votre faiblesse : l'outrecuidance de votre orgueil intellectuel. Si vous vous en remettez exclusivement à ce trait de votre caractère, vous consommerez votre propre défaite. Vous avez en vous toutes les vertus féminines, mais vous avez honte de vous l'avouer. Parce que vous êtes d'une grande vigueur sexuelle, vous vous prenez pour un homme, pour un mâle ; mais vous tenez beaucoup plus de la femme que de l'homme. Votre virilité sexuelle n'est que le signe d'une force plus grande que vous n'avez pas commencé à utiliser. N'essayez pas de vous prouver à vous-même que vous êtes un homme en exerçant vos pouvoirs de séduction. Les femmes ne se laissent pas prendre à cette sorte de force et de charme. La femme, même si elle est mentalement subjuguée, reste toujours maîtresse de la situation. La femme peut tomber dans la servitude sexuelle, et pourtant dominer l'homme. Vous aurez la vie plus dure que les autres hommes, parce que dominer autrui ne vous intéresse pas. Ce que vous voudrez toujours, c'est vous dominer vous-même ; la femme que vous aimez ne sera jamais qu'un instrument, dont vous jouerez pour vous exercer...

A ce point, elle s'arrêta. Je vis qu'elle désirait que je m'en aille.

— Oh ! à propos, dit-elle alors que je lui faisais mes adieux, ce monsieur m'a prié de vous remettre ceci (Et elle me tendit une enveloppe cachetée). Il est probable qu'il vous explique là-dedans pourquoi il n'a pu trouver de meilleure excuse à un départ aussi mystérieux.

Je pris l'enveloppe et lui serrai la main. Si elle m'avait dit tout à coup : « Sauvez-vous ! C'est une question de vie ou de mort pour vous ! » j'aurais obéi sans hésitation. J'étais complètement mystifié, ne sachant pas plus pourquoi j'étais venu que pourquoi je m'en allais. Je m'étais trouvé embringué dans cette aventure à l'apogée d'une étrange exaltation, dont l'origine me semblait à présent extraordinairement lointaine et ne me touchait que fort peu.

De midi à minuit, j'avais bouclé complètement la boucle.

Dans la rue j'ouvris l'enveloppe. Elle contenait un billet de vingt dollars, dans une feuille de papier pliée sur laquelle étaient écrits ces mots : « Bonne chance ! » Je n'en fus pas autrement surpris. Je m'étais attendu à quelque chose de ce genre dès l'instant que mes yeux s'étaient posés sur le bonhomme...

 

Quelques jours après cet incident, j'écrivis une nouvelle intitulée « Libre Fantaisie », que j'apportai à Ulric et lui lus à haute voix. C'était écrit aveuglément, sans souci de queue ni de tête. D'un bout à l'autre, une seule image bien arrêtée m'avait hanté : celle de lanternes vénitiennes se balançant en l'air. La pièce de résistance1 était un coup de pied dans les parties, que j'administrais à l'héroïne alors qu'elle faisait acte de soumission. Ce geste, qui visait Mara, me surprenait infiniment plus qu'il n'aurait pu étonner le lecteur. Ulric trouva le morceau remarquablement écrit, mais m'avoua qu'il lui paraissait totalement incompréhensible. Il voulait que je le montre à Irène, qui devait en principe passer un peu plus tard. Il y avait un côté pervers en elle, me dit-il. Elle était rentrée au studio avec lui, tard, l'autre nuit, après le départ des autres, et c'était tout juste si elle ne l'avait pas saigné à blanc. Normalement, estimait-il, trois fois auraient dû suffire à satisfaire une femme ; mais celle-ci, on avait l'impression qu'elle pouvait tenir le coup toute la nuit.

— La salope, me dit-il, elle ne peut pas s'empêcher de jouir. Pas étonnant que son mari soit paralysé : elle a dû lui dévisser la verge, à force.

Je lui racontai ce qui s'était passé l'autre nuit, après mon départ brusqué de chez lui. Il secoua la tête de gauche et de droite tout en me disant :

— Bon Dieu ! Ce n'est pas à moi que ce genre de choses arriverait. Si quelqu'un d'autre que toi venait me raconter une histoire pareille, je n'y croirais pas. On dirait que toute ta vie est un tissu d'incidents semblables. Comment cela se fait-il — peux-tu me le dire ? Ne rigole pas : je sais que ça a l'air idiot de poser ce genre de question... Moi, je suis plutôt renfermé, c'est certain. Toi, on dirait que tu t'exposes, ventre ouvert — ça doit être ça ton secret, j'imagine. Et tu es plus curieux des gens que je ne le serai jamais. Je me laisse trop facilement ennuyer par eux — c'est un défaut, je le reconnais. Combien de fois ne m'as-tu pas raconté que tu t'étais formidablement amusé — après mon départ ! Mais je suis certain que rien de ce que tu viens de me dire ne m'arriverait, quand même je passerais toute la nuit à veiller... Autre chose chez toi qui me dépasse, c'est que tu déniches toujours un personnage intéressant, là où nous ne voyons que du feu. Tu as une façon d'ouvrir les gens comme des boîtes, de les forcer à se révéler... moi, je n'ai pas la patience... Mais franchement, dis-moi, entre nous : tu ne regrettes pas, ne serait-ce qu'un tout petit peu, de ne pas avoir porté une botte à cette fille... comment l'appelles-tu déjà ?

— C'est de Sylvia que tu parles ?

— C'est ça. Tu dis qu'elle était chatte comme pas une. Tu ne crois vraiment pas que tu aurais pu rester cinq minutes de plus et te l'envoyer ?

— Si, peut-être...

— Tu es un drôle de type. Tu veux dire que tu as plus gagné à ne pas rester, c'est ça, non ?

— Qui sait. Peut-être que oui, peut-être que non. A vrai dire, au moment de partir, je ne pensais plus du tout à la baiser. Après tout, on ne peut pas tringler toutes les femmes qu'on rencontre, tu ne crois pas ? Veux-tu que je te dise... c'est moi qui ai été baisé, et proprement encore ! Que pouvais-je lui demander de plus ? Est-ce que je n'avais pas tout épuisé ? Peut-être m'aurait-elle collé une chaude-pisse. Ou peut-être l'aurais-je déçue. Tu sais, ce n'est pas parce que je rate une occasion, de temps à autre, que je vais me faire de la bile. Toi, tu as l'air de tenir une sorte de registre de tes coups de queue. C'est le même genre de choses qui fait que tu es radin comme pas un, bougre de salaud ! Je suis forcé de te travailler comme un dentiste pour t'extraire un maigre dollar ; ensuite, je fais trois pas dans la rue, et un inconnu avec qui je bavarde juste quelques minutes me laisse un billet de vingt dollars sur la cheminée. Peux-tu m'expliquer cela ?

— Ça ne s'explique pas, dit Ulric avec un sourire jaune. C'est la raison pour laquelle il ne se passe rien dans ma vie, probablement. N'importe, il y a une chose que je tiens à te dire, reprit-il, se levant de son siège et faisant la gueule à sa malchance. Tu n'as qu'à être vraiment dans le besoin et je suis là pour un coup. En général, vois-tu, je ne me tracasse pas trop pour toi, parce que je sais que, de ton côté, tu es à peu près certain de toujours te débrouiller, même s'il arrive que je te laisse tomber.

— Ça alors, je dois dire — tu as drôlement confiance dans mes capacités.

— Ce n'est pas que je veuille me faire plus dur que je ne suis, quand je te dis ce genre de choses. Vois-tu : si j'étais dans ta peau, ça me déprimerait au point que je serais incapable de demander secours à un ami... j'aurais honte de moi-même. Mais toi, tu rappliques au galop en montrant toutes tes dents et tu me dis avec un beau sourire : « J'ai besoin de ceci... Il me faut cela... » A te voir, jamais on ne croirait que tu es au bout de ton rouleau et que tu as besoin d'un coup de main.

— Merde, alors, qu'est-ce qu'il te faut ? lui dis-je. Que je te supplie à deux genoux ?

— Non, bien sûr, pas ça ! Voilà que je recommence à déconner. Seulement, même quand tu racontes que tu es désespéré, tu t'arranges pour qu'on t'envie. Tu ne vois pas que parfois c'est ta faute si on te dit non — parce que tu considères qu'il va de soi que c'est un devoir pour les autres de t'aider ?

— Non, Ulric, je ne vois pas. Mais peu importe ! Ce soir c'est moi qui te paie à dîner.

— Et demain tu me demanderas de quoi prendre le métro ?

— Et alors ? Quel mal y a-t-il à cela ?

— Aucun ! Sauf que c'est branque ! me répondit-il en riant. Depuis le temps que je te connais — et ça fait un bon bout —  tu n'as pas cessé de me taper... cent sous par-ci, vingt balles par-là, cinquante, cinq cents... Bon Dieu ! tu as même essayé le grand coup, un jour, tu ne te le rappelles pas ? Cinq mille ! Et moi, régulièrement, je te réponds non — pas vrai ? Mais ça t'est parfaitement égal, quant à toi, apparemment. Et nous restons bons amis. Seulement, il y a des jours où je me demande ce que, foutre, tu peux bien penser de moi. Ça ne doit pas être très flatteur !

— Hé, mais la réponse est toute prête, Ulric, dis-je allègrement. Tu es...

— Non, pas maintenant. Garde ça pour plus tard ! Je n'ai pas envie de vérité pour l'instant.

Nous allâmes dîner dans la ville chinoise ; et au retour, Ulric me glissa un billet de dix dollars — histoire de me prouver qu'il avait le cœur du bon côté après tout. Nous nous assîmes dans le parc, et nous bavardâmes longuement de l'avenir. Finalement, il me dit ce que tant de mes amis m'avaient déjà déclaré : qu'il était sans illusion sur mon propre cas ; mais qu'il était certain que je romprais les amarres et que j'étonnerais le monde. Il ajouta très franchement que, à son avis, je n'avais pas commencé à m'exprimer, comme écrivain.

— Tu n'écris pas comme tu parles, me dit-il. On dirait que tu as peur de te révéler. Si jamais tu t'ouvres tout grand et que tu dises la vérité, ce sera un vrai Niagara. Sincèrement, veux-tu que je te dise... je ne connais pas un seul écrivain de ce pays qui soit plus doué que toi. J'ai toujours cru en toi —  et je continuerai, même si la preuve est faite que tu n'es qu'un raté, à l'usage. Dans la vie, tu n'es pas un raté — de cela, je suis sûr ; bien qu'en fait de vie braque, on ne fasse pas mieux, à ma connaissance. Je n'aurais pas le temps de donner un coup de pinceau, si je faisais tout ce que tu fais en une journée.

Je le quittai, emportant l'impression (comme il m'arrivait souvent) d'avoir probablement sous-estimé son amitié. Je ne sais ce que j'attendais de mes amis. La vérité, c'est que j'étais si peu satisfait de moi et de mes efforts avortés, que rien ni personne ne me semblait régulier. Si j'étais seul dans le pétrin, cela ne ratait pas : je jetais mon dévolu sur l'individu le moins responsif qui fût, pour le simple plaisir de le rayer de mes contrôles. Je savais parfaitement que, en sacrifiant un de mes vieux amis, j'en compterais trois nouveaux le lendemain matin. Et puis, c'était touchant de tomber ensuite sur un de ces types qu'on avait envoyés paître, et de s'apercevoir qu'il n'en tenait pas rancune, qu'il brûlait de bonne volonté, prêt à renouer les liens anciens, par le truchement, d'ordinaire, d'un copieux repas et de quelques dollars qu'il s'offrait spontanément à prêter. Je nourrissais toujours, secrètement, l'intention de faire un matin à mes amis la surprise de payer toutes mes dettes. Souvent, la nuit, pour m'endormir, je calculais, j'additionnais le tout... ça me tenait lieu de berceuse. A ce moment-là, déjà, cela faisait une belle somme — un compte qui ne pourrait se régler que grâce à Dieu sait quelle faveur inattendue de la fortune. Peut-être un jour ou l'autre, un parent lointain et inouï viendrait-il à mourir, me laissant un legs, cinq ou dix mille dollars. Sur quoi je sauterais immédiatement jusqu'au bureau de télégraphe le plus proche, pour expédier une kyrielle de mandats à droite et à gauche. Il faudrait que je m'en débarrasse télégraphiquement ; parce que si jamais je venais à garder en poche cet argent un peu plus de quelques heures, il s'arrangerait pour fondre de la manière la plus inattendue.

J'allai me coucher, ce soir-là, rêvant d'héritage. Le matin, la première nouvelle que j'appris fut que l'on devait toucher la gratification — peut-être même la palperait-on avant la fin de la journée. Tout le monde était au comble de l'énervement. Ça se monterait à combien ? Question brûlante... Sur les quatre heures de l'après-midi, le fric arriva. On m'allongea dans les trois cent cinquante dollars. Le premier de mes soucis, ce fut MacGovern, le vieux larbin qui servait de portier (cinquante dollars d'acompte). Je parcourus ma liste. Ils étaient huit ou dix dont je pouvais m'occuper immédiatement — vieux frères de l'univers cosmococcyque qui m'avaient témoigné de la bonté. Les autres devraient attendre... une autre fois. Y compris la bourgeoise, à qui j'avais décidé de mentir, au sujet de la gratification.

Dix minutes après avoir touché l'argent, j'étais en train de projeter un petit gueuleton au Crow's Nest, où j'avais résolu de procéder à la cérémonie du remboursement. Je vérifiai une fois de plus ma liste, pour être certain de n'avoir oublié personne d'essentiel. Drôle d'assortiment, que ma bande de bienfaiteurs ! Zabrowskie le crack, l'as des opérateurs ; Costigan le costaud ; Hymie Laubscher le standardiste ; O'Mara, mon vieux copain dont j'avais fait mon adjoint ; Steve Romero, de la Direction ; le petit Curley, mon séide ; Maxie Schnadig, un de mes vieux piliers ; Kronski l'interne ; et Ulric, naturellement... ah ! oui, et Mac Gregor, que je remboursais uniquement parce que c'était de l'argent bien placé.

En tout, je devrais raquer dans les trois cents dollars —  deux cent cinquante pour les dettes et peut-être cinquante pour le banquet. Je serais ratissé net, autrement dit — ce qui était normal. Si je me retrouvais avec un billet de cinq, j'irais probablement voir Mara au dancing.

Ainsi que je le disais, c'était vraiment une bande incongrue que j'avais réunie, et le seul moyen de créer une atmosphère de camaraderie, c'était de rigoler un bon coup. Bien entendu, je commençai par les rembourser ; ça valait mieux que tous les hors-d'œuvre de choix. Ensuite, les cocktails, sans attendre. Et puis, sus, au boulot ! J'avais commandé un repas stupéfiant et des masses de liquide pour le faire passer. Kronski, qui n'avait pas l'habitude de l'alcool, eut presque aussitôt le vertige ; il dut sortir pour aller se chatouiller le gosier, bien avant qu'on en fût au caneton rôti. A son retour, il était blême comme un fantôme : son visage était de la couleur d'un bide de grenouille... une grenouille crevée qui flotte sur l'écume d'un marécage puant. Ulric le trouvait marrant — encore jamais vu son pareil. Kronski, de son côté, fut pris d'une violente antipathie pour Ulric et me demanda sous cape ce qui m'avait pris d'inviter cette aimable face de pet. Mac Gregor détesta décidément le petit Curley – pouvait pas comprendre mon amitié pour une petite fripouille malfaisante de cette espèce. C'étaient O'Mara et Costigan qui avaient l'air de s'entendre le mieux ; ils se lancèrent dans une interminable discussion sur les mérites respectifs de Jo Gans et de Jack Johnson. Hymie Laubscher s'efforçait de tirer les derniers tuyaux de Zabrowskie, lequel se faisait un point d'honneur de n'en jamais donner, vu sa position.

Au beau milieu de l'histoire, un Suédois de mes amis, un certain Lundberg, s'amena par hasard. A lui aussi, je devais de l'argent ; mais il n'insistait jamais pour me le réclamer. Je l'invitai à se joindre à nous et, entraînant à l'écart Zabrowskie, je lui réempruntai un billet de dix, histoire de régler les comptes avec le nouveau venu, lequel m'apprit que mon vieil ami Larry Hunt était en ville et désirait vivement me voir.

— Dis-lui de venir tout de suite, m'empressai-je de répondre à Lundberg. Plus on est de fous, plus on rit.

Alors que la fête battait son plein — nous venions de chanter : « Meet Me To-Night in Dreamland » (Retrouve-moi ce Soir au Pays du Rêve) et : « Some of these days » (Un de ces jours) — je remarquai deux jeunes Italiens, à une table voisine, qui avaient l'air de brûler de participer à la rigolade. J'allai les trouver et les priai de se joindre à nous, si le cœur leur en disait. L'un d'eux était musicien, l'autre champion de boxe, apparemment. Je fis les présentations et leur trouvai une place entre Costigan et O'Mara. Lundberg était allé téléphoner à Larry Hunt.

Pour une raison ou pour une autre Ulric s'était mis en tête de me faire un discours en règle sur Uccello — je ne sais où il était allé pêcher cette idée en pareille circonstance. Le jeune Italien musicien dressa l'oreille. Mac Gregor se détourna d'un air dégoûté pour entreprendre Kronski à propos de l'impuissance, sujet que ce dernier se faisait un délice de traiter en long et en large, s'il croyait y trouver l'occasion d'embarrasser son auditeur. Je remarquai que l'abondante faconde d'Ulric impressionnait mon Italien. Il aurait volontiers donné son bras droit pour pouvoir s'exprimer ainsi en anglais. Cela le flattait aussi de songer que nous étions en train de discourir avec tant d'enthousiasme sur quelqu'un de sa race. Je l'amenai lui-même à parler un peu, et me rendant compte que les mots le grisaient, je m'exaltai et me lançai dans une dissertation à perdre haleine sur les merveilles de la langue anglaise. Curley et O'Mara se retournèrent pour écouter ; puis Zabrowskie rappliqua à son tour à notre bout de table, tira à lui une chaise, bientôt imité par Lundberg qui m'informa rapidement qu'il n'était pas arrivé à mettre la main sur Hunt. L'Italien était dans un tel état de surexcitation qu'il commanda une tournée générale de cognac. On se leva et on choqua les verres. Arturo (c'était son nom) insista pour porter un toast — en italien.

Il se rassit et nous déclara avec grande ferveur que cela faisait dix ans qu'il vivait en Amérique, mais que c'était la première fois qu'il entendait parler ainsi l'anglais. Lui, nous dit-il, n'arriverait plus, à ce stade, à maîtriser la langue. Il voulait savoir si c'était là pour nous façon courante de parler. Il continua de la sorte, accumulant les compliments, jusqu'au moment où nous fûmes tous pris d'un amour si contagieux pour la langue anglaise, que nous voulions tous faire des discours. Finalement, au comble de l'enivrement, je me levai et, descendant d'un trait un grand verre de cognac, je partis à fond de train dans une allocution frénétique, de quinze bonnes minutes pour le moins. Pendant ce temps, l'Italien secouait la tête de droite et de gauche, comme pour signifier qu'il avait son saoul de mots... un de plus et il éclatait. Je braquai mon regard sur lui et je le noyai sous un déluge de belles phrases. Ce devait être un discours complètement fou et triomphal, à en juger par les salves d'applaudissements qui le ponctuaient, des tables voisines. J'entendis Kronski chuchoter à quelqu'un que j'étais en pleine euphorie, parole qui me fit repartir de plus belle. Euphorie ! Je repris mon souffle une fraction de seconde, pendant qu'on remplissait mon verre, puis me voilà lancé de nouveau, ventre à terre, alouette semant les mots à tous vents. C'était la première fois de ma vie que je tentais de prendre la parole en public. Si l'on m'avait interrompu pour me dire que j'étais en train de prononcer un discours extraordinaire, je serais resté muet, confondu. J'étais parti pour en découdre, comme on dit dans la boxe. Je n'avais qu'une chose en tête : la soif dévorante qu'avait notre Italien de cette étonnante langue anglaise dont il ne pourrait jamais acquérir la maîtrise. Je n'avais pas la moindre idée de ce que je racontais. Je n'avais pas besoin de me servir de ma cervelle... Je me bornais à fourrer ma langue — une langue interminable, comme celle d'un serpent — jusqu'au fond d'une corne d'abondance, et à laper le tout sans effort, béatement.

Une ovation accueillit la fin de mon discours. Des dîneurs se levèrent des tables voisines pour venir me féliciter. Arturo, l'Italien, était en larmes. J'avais l'impression d'avoir lâché une bombe sans le savoir. J'étais gêné et assez effrayé par ce déploiement inattendu d'éloquence. J'aurais voulu sortir de cet endroit, filer de mon côté, comprendre ce qui s'était passé. De fait, je ne tardai pas à m'excuser et, prenant à part le gérant, je lui déclarai que j'étais forcé de m'en aller. Après avoir réglé l'addition, je découvris qu'il me restait environ trois dollars. Je décidai de m'esbigner sans en souffler mot à personne. Les autres pouvaient rester jusqu'au jugement dernier — pour ma part j'en avais assez.

Je remontai à pied vers le centre. Bientôt je me trouvais dans Broadway. A la hauteur de la Trente-quatrième rue, je pressai le pas. C'était décidé : j'irais au dancing. Parvenu à la Quarante-deuxième rue, je dus me frayer un chemin à coups de coude dans le troupeau. La foule me surexcitait : il y avait toujours le risque de me casser le nez sur quelqu'un qui me détournerait du but. Bientôt je me retrouvai devant la boîte, un peu essoufflé et me demandant si j'avais bien raison. Au Palace, en face, Thomas Burke, de l'Opéra de Covent Garden, tenait le haut de l'affiche. Ces mots de « Covent Garden » me trottaient dans le crâne, cependant que je leur tournais le dos pour escalader les marches. Londres... ce serait drôlement chouette de partir avec elle pour Londres ! Ne pas oublier de lui demander si elle aimerait aller entendre Thomas Burke...

En entrant, je la vis qui dansait avec un vieux type à l'air jeune. J'eus le temps de la regarder quelques minutes avant qu'elle me repérât. Remorquant son danseur par la main, elle s'avança vers moi, rouge de plaisir, rayonnante.

— Je suis heureuse de vous faire faire la connaissance d'un de mes vieux amis, me dit-elle en me présentant à M. Carruthers, l'homme aux cheveux blancs.

Nous échangeâmes un salut cordial, et demeurâmes quelques minutes à bavarder. Ensuite, Florrie s'amena et escamota Carruthers.

— Il a l'air d'un type très bien, dis-je. Un de tes admirateurs, sans doute ?

— Il a été la bonté même pour moi — il m'a soignée pendant ma maladie. Ne va pas le rendre jaloux. Il aime faire semblant d'être amoureux de moi.

— Faire semblant ? dis-je.

— Dansons, dit-elle. Je te parlerai de lui une autre fois.

Tout en dansant, elle prit la rose qu'elle portait et la passa à ma boutonnière.

— Tu as l'air de t'être bien amusé ce soir, dit-elle, reniflant l'odeur de la gnôle.

— J'étais à un anniversaire, lui expliquai-je en l'entraînant vers la galerie pour pouvoir lui parler un peu plus tranquillement. Crois-tu que tu pourrais t'échapper demain soir... pour aller au théâtre avec moi ?

Elle me pressa le bras en guise d'assentiment.

— Tu es plus belle que jamais, ce soir, dis-je, la serrant contre moi.

— Attention à ce que tu fais, murmura-t-elle, jetant un regard furtif par-dessus son épaule. Il ne faut pas que nous restions ici trop longtemps. Je ne peux pas te dire pourquoi en ce moment ; mais vois-tu, Carruthers est extrêmement jaloux et je ne peux pas me permettre de le faire enrager. Le voici... je te laisse.

Je me retins délibérément de me retourner pour regarder ; pourtant je mourais d'envie d'observer Carruthers de plus près. Je me penchai par-dessus la mince barre d'appui de la galerie et m'absorbai bientôt dans la contemplation de l'océan de visages au-dessous de moi. Même vue de cette faible hauteur, la foule prenait cette apparence déshumanisée qui vient du volume et du nombre. N'était cette chose que l'on appelle le langage, il n'y aurait que peu de différence entre pareil maelström de chair et telles autres formes de vie animale. Et même cela, même le don divin de la parole, n'y faisait guère de différence. Que se racontaient ces êtres ? Pouvait-on appeler cela langage ? Les oiseaux et les chiens ont eux aussi leur langage, et il vaut probablement bien celui de la plèbe humaine. Il n'y a langage qu'à partir du moment où la communication risque d'être coupée. Tout ce que ces gens se racontent les uns aux autres, tout ce qu'ils lisent, tout ce sur quoi ils règlent leur vie, n'a pas de sens. Entre l'heure présente et mille autres heures, prises dans mille passés différents, il n'existe pas de différence fondamentale. Dans le flux et le reflux de la vie planétaire, le courant présent coule dans le même sens que n'importe quel autre, passé ou à venir. Il y a une minute, j'employais le mot de « jaloux ». Curieux mot, surtout quand on regarde un troupeau humain, quand on voit les accouplements du hasard, quand on se rend compte que ces êtres qui sont pour le moment vissés les uns aux autres se sépareront pour de bon, selon toute vraisemblance, dans un instant. Je me foutais éperdument de savoir combien d'hommes étaient amoureux d'elle, du moment que j'étais un maillon de la chaîne. J'étais navré pour Carruthers, navré qu'il fût la proie de la jalousie. Je ne savais pas ce que c'était que la jalousie. Peut-être parce que je n'avais jamais assez tenu à une femme. La seule que j'eusse désespérément désirée, je l'avais abdiquée de ma propre volonté. Posséder une femme, posséder n'importe quoi, d'ailleurs, n'est rien ; ce qui compte, c'est de vivre avec un être, de vivre avec des choses à soi. Peut-on continuer éternellement à être très amoureux de personnes ou de choses ? Rien ne l'empêchait d'admettre que Carruthers fût follement amoureux d'elle — en quoi cela pouvait-il affecter mon amour ? Une femme, si elle est capable de susciter l'amour chez un homme, doit pouvoir l'inspirer à d'autres. Aimer ou être aimé n'est pas un crime. Ce qui est vraiment criminel, c'est d'amener un être à croire qu'il (homme ou femme) est le seul que l'on puisse jamais aimer.

Je rentrai. Elle dansait avec un autre. Carruthers était seul, debout dans un coin. Poussé par le désir de lui apporter un peu de consolation, j'allai le trouver et j'engageai avec lui la conversation. S'il était dans les affres de la jalousie, il n'en montrait certes rien. Il me traitait plutôt cavalièrement, trouvais-je. Je me demandais s'il était réellement jaloux ou si elle voulait seulement me le faire croire, pour mieux me cacher autre chose. Cette maladie dont elle avait parlé, si elle était si grave, curieux qu'elle n'y eût pas fait allusion plus tôt. La façon dont elle m'en avait parlé me donnait à croire que c'était un événement assez récent. Et il l'avait soignée. Où cela ? Pas chez elle, assurément. Un autre petit détail me revint à l'esprit : elle avait vivement insisté pour que je ne lui écrive jamais chez elle. Pourquoi ? Peut-être n'avait-elle pas de « chez elle ». La femme, dans la cour, qui pendait du linge — ce n'était pas sa mère, disait-elle. Qui était-ce alors ? Peut-être une voisine, essayait-elle d'insinuer. Elle était chatouilleuse sur le chapitre de sa mère. C'était sa tante qui lisait mes lettres, pas sa mère. Et le jeune homme qui répondait quand on sonnait — c'était son frère ? Oui, disait-elle ; pourtant il ne lui ressemblait certainement pas. Et son père, que faisait-il de ses journées, maintenant qu'il ne s'occupait plus d'élever des chevaux de course ou de faire voler des cerfs-volants sur le toit ? De toute évidence, elle n'aimait pas énormément sa mère. Elle avait même laissé clairement entendre une fois qu'elle n'était pas sûre que ce fût vraiment sa mère.

— Curieuse fille, Mara, hein ? dis-je à Carruthers, après un calme plat dans notre maigre conversation.

Il eut un rire bref et aigu et, comme pour me mettre à l'aise sur le sujet, il répliqua :

— Ce n'est qu'une enfant, vous savez. Et il va de soi que l'on ne peut croire un mot de ce qu'elle raconte.

— Oui, c'est exactement l'impression qu'elle me donne, dis-je.

— Elle ne pense qu'à une chose : se payer du bon temps, dit encore Carruthers.

Au même instant, Mara survint. Carruthers exprima le désir de danser avec elle.

— Oh, mais c'est que j'ai promis cette danse à celui-ci ! dit-elle en prenant ma main.

— Non, non. Ça n'a pas d'importance. Dansez avec lui ! D'ailleurs, il faut que je m'en aille. A bientôt, j'espère.

Et je mis les voiles sans lui laisser le temps de protester.

Le lendemain soir, j'arrivai au théâtre bien avant l'heure. Je pris deux fauteuils dans les premiers rangs de l'orchestre. Il y avait au programme plusieurs de mes favoris — entre autres Trixie Friganza, Joe Jackson et Roy Barnes. Rien que des têtes d'affiche, apparemment.

Trente minutes après l'heure fixée pour le rendez-vous, j'attendais encore, sans qu'elle eût donné signe de vie. J'étais si impatient de ne pas manquer le spectacle que je résolus de ne pas attendre plus longtemps. A l'instant même où je me demandais que faire du billet qui me restait sur les bras, un nègre assez beau passa devant moi, se dirigeant vers le guichet. Je l'arrêtai pour lui demander s'il n'accepterait pas mon billet. Il eut l'air tout étonné de me voir refuser son argent.

— Je vous prenais pour un fricoteur, me dit-il.

Après l'entracte, Thomas Burke s'avança devant la rampe. Il me fit une impression formidable pour des raisons dont je ne verrai jamais le fond. Un certain nombre de curieuses coïncidences restent liées à son nom, à l'air qu'il chanta ce soir-là : « Roses de Picardie ».

Sautons ensemble par-dessus une période de sept ans, à compter de cet instant où, le jour d'avant, j'avais hésité à entrer, au pied des marches qui menaient au dancing...

Covent Garden. C'est à Covent Garden que je vais, quelques heures après mon arrivée à Londres ; et à la fille avec qui j'ai choisi de danser, j'offre une rose que j'achète au marché aux fleurs. Ma première intention était de me rendre directement en Espagne ; mais les circonstances m'ont contraint à filer droit sur Londres. Un agent d'assurances juif, de Bagdad s'il vous plaît : voilà l'homme qui m'entraîne à l'Opéra de Covent Garden momentanément transformé en salle de bal. La veille de mon départ de Londres, je vais voir un astrologue anglais qui habite près du Crystal Palace. Pour arriver chez lui, nous devons passer par une autre propriété. En traversant cette dernière, mon guide m'apprend négligemment que l'endroit appartient à Thomas Burke, l'auteur de Limehouse Nights. La fois suivante où j'essaie de retourner à Londres, sans y parvenir, je regagne Paris par la Picardie, et à la vue de cette contrée souriante, je me lève et je pleure de joie... Soudain, au souvenir de tant de déceptions, de frustrations, d'espoirs changés en désespoirs, je comprenais pour la première fois la signification exacte du mot « voyage ». La même femme avait rendu possible le premier voyage, inévitable le second. Plus jamais nous ne devions nous revoir. J'étais libre, en un sens, absolument neuf — libre de me transformer en éternel nomade. S'il est une chose dont on puisse dire qu'elle est à l'origine de la passion qui me saisit et ne desserra pas son étreinte, de sept longues années, c'est bien l'interprétation que donna Thomas Burke de cette romance sentimentale... Pas plus tard que le soir précédent, je prenais en commisération Carruthers. Et voilà que, d'écouter cet air, j'étais brusquement paralysé de peur et de jalousie. Il y était question de la seule rose qui ne meurt pas. J'eus le pressentiment que je perdrais cette femme. Je la perdrais parce que je l'aimais trop — telle était la forme que prenait la peur. Carruthers, avec toute sa nonchalance, avait distillé une goutte de poison dans mes veines. Carruthers avait apporté des roses à cette femme ; et elle m'avait donné la rose qu'il avait épinglée à sa taille... La salle éclate en applaudissements. Il pleut des roses sur la scène. Il va bisser. Le même air encore... « Roses de Picardie ». La même phrase qui revient sur ses lèvres ; les paroles qui me poignardent et me laissent à ma désolation... mais il est une rose qui ne meurt pas en Picardie... c'est celle que je garde en mon cœur ! Je ne peux plus y tenir ; je me rue comme un fou. Je sors, traverse en courant la rue, je gravis d'un bond les marches qui mènent au dancing...

Elle est en piste ; elle danse avec un type basané qui la serre contre lui. Dès que la danse est terminée, je me précipite vers elle, je lui demande :

— Où étais-tu ? Que s'est-il passé ? Pourquoi n'es-tu pas venue ?

Elle avait l'air étonné de me voir bouleversé par une vétille de ce genre. Qu'est-ce qui l'avait retenue ? Oh, rien du tout. Elle était sortie tard la veille... une soirée plutôt frénétique... Pas avec Carruthers... il était parti peu après moi. Non, c'était Florrie qui avait organisé la soirée. Florrie et Hannah — je me souvenais bien d'elles, non ? (Si je me les rappelais ! Florrie la nymphomane, et Hannah l'imbécile, la vache saoule. Comment pouvais-je les oublier ?) Oui, il y avait eu des tas de bouteilles et on lui avait demandé de faire le grand écart, et elle avait essayé... et mon Dieu, elle s'était fait un peu mal ; c'était tout. J'aurais dû me douter qu'il lui était arrivé quelque chose. Elle n'était pas de ces filles qui acceptent un rendez-vous et n'y vont pas pour le plaisir...

— Depuis quand es-tu ici ? lui demandai-je, observant à part moi qu'elle semblait parfaitement intacte — extraordinairement fraîche et calme, en fait.

Elle venait juste d'arriver il y avait quelques minutes. Quelle importance cela avait-il ? Son ami Jerry, un ancien boxeur qui faisait actuellement ses études de droit, l'avait invitée à dîner. Il était à la soirée de la veille et avait été assez bon pour la raccompagner chez elle. Elle me verrait samedi après-midi, à Greenwich, au salon de thé de la Pagode. Le Docteur Tao, qui était le gérant de l'endroit, était un de ses bons amis. Elle aimerait me faire faire sa connaissance. C'était un poète.

Je lui dis que je l'attendrais dehors et que je la reconduirais chez elle, en métro cette fois si ça lui était égal. Elle me supplia de ne pas me donner cette peine : cela me forcerait à rentrer affreusement tard chez moi, et tout et tout. J'insistai. Je voyais bien qu'elle n'était pas trop contente. De vrai, elle était manifestement très ennuyée. Au bout d'un instant elle s'excusa : elle allait au vestiaire. Autrement dit : au téléphone, j'en étais sûr. Une fois de plus je me demandai si elle habitait vraiment à cet endroit qu'elle appelait « chez elle ».

Elle réapparut ; souriante, l'air bien disposé, m'expliquant que son directeur s'était offert à la laisser partir de bonne heure. Nous pouvions partir tout de suite, si nous le voulions. Il faudrait commencer par manger un morceau quelque part. Sur le chemin du restaurant, puis d'un bout à l'autre du repas, elle soutint un feu roulant de papotages sur son directeur et ses petites bontés. C'était un Grec au cœur tendre. Extraordinaire, ce qu'il avait pu faire pour certaines des filles ! C'est-à-dire ? Par exemple ? Eh bien, mais Florrie, par exemple : la fois où Florrie s'était fait avorter... du temps qu'elle n'avait pas encore rencontré son ami médecin. Nick avait payé tous les frais ; il l'avait même envoyée à la campagne, passer quelques semaines. Et Hannah, qui s'était fait arracher toutes les dents... Eh bien, Nick lui avait fait cadeau d'un adorable dentier...

Et Nick, comment le payait-on de tout cela ? demandai-je d'une voix suave.

— Nick ? Personne ne sait rien sur lui, poursuivit-elle. Il ne fait jamais de propositions aux filles. Il est bien trop occupé de ses affaires. Il est patron d'un tripot dans le centre. Il joue à la bourse ; il a un établissement de bains à Coney Island ; il a des intérêts dans je ne sais plus quel restaurant... Il est bien trop pris pour songer à ce genre de choses.

— Tu as l'air d'être une de ses favorites, dis-je. Tu vas et viens comme il te plaît.

— Nick pense énormément de bien de moi, dit-elle. Peut-être parce que je n'attire pas le même type d'hommes que les autres filles.

— Tu n'aimerais pas gagner ta vie autrement ? lui demandai-je à brûle-pourpoint. Tu n'es pas faite pour ce genre de truc — c'est sans doute pourquoi tu as tant de succès. Il n'y a rien d'autre que tu aimerais faire, dis-moi ?

Son sourire montra toute la naïveté de ma question :

— Tu ne t'imagines tout de même pas que je fais ce métier pour mon plaisir ? Si je le fais, c'est que je gagne plus d'argent qu'autrement. J'ai des tas de charges. Peu importe le travail : il faut que je gagne chaque semaine une certaine somme d'argent. Mais ne parlons pas de cela, c'est trop pénible. Je sais à quoi tu penses, et tu te trompes. On me traite vraiment très bien. Les autres filles sont idiotes. Je me sers de mon intelligence. Tu as dû remarquer que mes admirateurs sont presque tous de vieux types...

— Comme Jerry, tu veux dire ?

— Oh ! Jerry est un vieil ami. Jerry ne compte pas.

Je laissai tomber le sujet. Mieux valait ne pas approfondir la question. Il y avait un petit détail pourtant qui me taquinait, et je soulevai le lièvre aussi délicatement que possible. Pourquoi perdait-elle son temps avec des catins de l'espèce de Florrie et de Hannah ?

Elle rit. Mais c'étaient ses meilleures amies ! Des filles qui auraient fait n'importe quoi pour elle, qui l'adoraient. Il fallait bien qu'on ait quelqu'un sous la main en cas de besoin. Hannah ! mais elle mettrait son dentier au clou pour elle, si elle le lui demandait. A propos d'amies, il y avait une fille étonnante qu'elle aimerait bien me faire connaître, un jour... D'un tout autre genre, une aristocrate quasiment, Lola de son nom. Elle avait un rien de sang nègre dans les veines —  si peu, un soupçon. Oui, Lola était une amie très chère. Elle était sûre qu'elle me plairait beaucoup.

— Alors, prenons rendez-vous ! me hâtai-je de proposer. Nous pourrions nous retrouver chez mon ami Ulric ; il a un studio. Il y a un moment que je veux te le présenter, moi aussi.

Elle trouva que ce serait parfait. Ne pouvait-on prendre date, tant qu'à faire ? Car Lola était souvent absente : toujours à vadrouiller par-ci par-là. Mais elle essaierait d'arranger cela pour bientôt. Lola était la maîtresse d'un riche fabricant de chaussures. Elle n'était pas toujours libre. Mais ce serait bien d'avoir Lola sous la main : elle avait une voiture de course. Peut-être pourrions-nous aller faire un tour à la campagne et passer la nuit quelque part ? Lola avait des façons à elle. En fait, elle était un tout petit peu trop hautaine. Mais c'était à cause de son sang mêlé. Surtout, que je me garde bien de laisser entendre que j'en savais quelque chose. Et quant à mon ami Ulric, mieux valait ne pas lui en souffler mot.

— Mais il aime bien les filles de couleur. Il sera fou de Lola.

— Le hic, c'est que Lola ne veut pas qu'on l'aime pour cela, dit Mara. Tu verras... Elle est très pâle et très séduisante. Personne ne soupçonnerait qu'elle a une goutte de sang nègre dans les veines.

— J'espère seulement qu'elle n'est pas trop guindée.

— Ne t'en fais pas pour cela, riposta vivement Mara. Dès qu'elle se laisse aller, elle est extrêmement gaie. La soirée ne sera pas triste, je te le jure.

Il fallait marcher un peu, de la station de métro à sa maison. En route, nous nous arrêtâmes sous un arbre et nous commençâmes à en mettre un coup. Ma main était sous sa robe ; et elle, palpait ma braguette. Nous étions adossés au tronc de l'arbre. Il était tard ; il n'y avait pas âme qui vive. J'aurais pu l'étendre sur le trottoir, tant qu'à faire.

Elle venait de sortir ma pine et ouvrait déjà les jambes pour que je la rentre au garage, quand brusquement, des branches de l'arbre, un énorme chat noir fondit sur nous, miaulant comme un matou en rut. Nous faillîmes tomber raides de frayeur, mais le chat eut encore plus peur : ses griffes s'étaient prises dans mon veston. Dans ma terreur, je me mis à le rosser en diable et lui, en retour, me griffa et me mordit tant qu'il put. Mara tremblait comme une feuille. Nous entrâmes dans un terrain vague et nous nous allongeâmes dans l'herbe. Mara avait peur : elle voyait déjà mes égratignures s'infecter ; elle allait se faufiler en douce chez elle ; elle reviendrait avec de la teinture d'iode et Dieu sait quoi. Pour moi, je n'avais qu'à l'attendre, couché dans l'herbe.

La nuit était chaude ; étendu sur le dos, je contemplai les étoiles. Une femme passa, mais ne remarqua pas ma présence. Ma pine pendait toujours dehors et recommençait à s'émouvoir sous la tiédeur de la brise ; elle était toute frémissante et bondissante, quand Mara revint. Mara s'agenouilla à côté de moi, avec ses pansements et sa teinture d'iode. Mon vit la regardait sous le nez. Elle se pencha et le goba avidement. Je repoussai la pharmacie et fis basculer Mara par-dessus moi. J'avais déjà lâché ma bordée, qu'elle continuait à jouir, orgasme sur orgasme, au point que je pensais qu'elle n'en finirait jamais.

Nous nous allongeâmes pour respirer un peu la brise tiède. Au bout d'un moment, elle s'assit et se mit en devoir de me barbouiller de teinture d'iode. Nous allumâmes une cigarette et restâmes à bavarder tranquillement, assis tous les deux. Finalement, nous résolumes de nous en aller. Je l'accompagnai jusqu'à sa porte, et alors que nous étions en train de nous embrasser, elle me saisit impulsivement et m'attira contre elle :

— Je ne peux pas me décider à te laisser partir, dit-elle.

Sur quoi, se jetant sur moi, elle me couvrit de baisers passionnés et sa main plongea dans ma braguette avec une précision meurtrière. Cette fois, nous ne prîmes même pas la peine de chercher un bout de terrain vague : sans aller plus loin, nous nous effondrâmes sur le trottoir, sous un grand arbre. Le trottoir n'était pas trop confortable ; je dus me retirer et me déplacer d'un mètre ou deux jusqu'à un brin de sol un peu moelleux. Il y avait une petite flaque d'eau, tout près du coude de Mara, et j'allais me retirer encore pour bouger de cinq ou six autres centimètres, mais en me sentant me retirer, elle fut prise d'une vraie frénésie :

— Ne recommence pas, laisse-le dedans ! me suppliait-elle. Ça me rend folle. Baise-moi ! Baise-moi !

Je tins le coup aussi longtemps que possible. Comme l'instant d'avant, elle se mit à jouir à n'en plus finir, avec des grognements de goret qu'on égorge. Sa bouche semblait plus grande, plus large, lascive dans toute la force du terme ; ses yeux chaviraient, comme si elle s'était préparée à piquer une crise d'épiepsie. Je me retirai quelques secondes, histoire de laisser l'outil refroidir un peu. Elle trempa sa main dans la flaque d'eau, à côté d'elle, et m'en asperga de quelques gouttes... Merveille !... L'instant d'après, elle était à quatre pattes, me suppliant de la prendre à revers. A quatre pattes moi aussi, je passai derrière elle ; glissant une main en dessous, elle empoigna ma bite et se la fourra dedans... jusqu'à la matrice, recta ! Elle poussa un petit gémissement de douleur et de jouissance mêlées.

— Il est encore plus gros, me dit-elle, tortillant le cul. Mets-le-moi encore, à fond... vas-y ; tant pis si ça fait mal !

Et elle se recula violemment, d'une brusque embardée. Je bandais à froid — à tel point que je crus que je n'arriverais jamais à jouir. D'ailleurs, n'ayant pas le souci de retenir mon foutre, je pouvais me payer le luxe d'assister à la scène en spectateur... Et de sortir presque entièrement, et de promener mon gland tout autour des pétales soyeux et trempés et dégoulinants. Et puis je te plonge à fond et je te le laisse là, enfoncé comme une bonde. Je la tenais à deux mains par le bassin, l'attirant et la repoussant à volonté.

— Encore ! Encore ! m'implorait-elle. Ou je deviens folle !

Du coup, je perdis moi-même la boule. Je me mis à la travailler comme un piston, allant, venant, de toute ma longueur et sans m'arrêter, pendant qu'elle faisait Oh... Ah, Oh-Ah ! et puis tout à coup, bing, je lâchai un jet de baleine.

Nous brossâmes nos vêtements et reprîmes le chemin de sa maison. Au coin de la rue, elle s'arrêta net et, se tourant de façon à me regarder bien en face, elle me dit avec un sourire presque hideux :

— Et maintenant, la saloperie !

Stupéfait, je la regardai :

— Que veux-tu dire ? De quoi parles-tu ?

— Je veux dire, reprit-elle sans se départir de son étrange grimace, que j'ai besoin de cinquante dollars. Il faut que je les trouve d'ici demain. Il le faut. Il le faut !... Comprends-tu maintenant pourquoi je ne voulais pas que tu me raccompagnes ?

— Qu'est-ce qui t'empêchait de me les demander ? Tu me crois incapable de dénicher cinquante dollars, si tu en as un tel besoin ?

— Mais c'est tout de suite que j'en ai besoin. Peux-tu trouver une somme pareille d'ici demain, midi ? Ne me demande pas ce que je veux en faire... C'est urgent, très urgent. Crois-tu pouvoir y arriver ? Tu me le jures ?

— Bien sûr que c'est possible, répondis-je, me demandant en même temps où diable je trouverais l'argent dans un délai aussi bref.

— Tu es magnifique ! me dit-elle, saisissant mes deux mains et les serrant chaleureusement. Je déteste te demander cela. Je sais que tu n'as pas d'argent. Et moi j'en demande tout le temps... On dirait que c'est tout ce dont je suis capable : tirer de l'argent des autres. Je déteste cela, mais je n'y peux rien. Tu me fais confiance, dis ? Je te le rendrai dans une semaine.

— Ne parle pas ainsi, Mara. Je ne veux pas que tu me le rendes. Si tu es dans le besoin, je veux que tu me le dises. Je suis peut-être pauvre, mais je peux aussi trouver de l'argent de temps à autre. Je voudrais pouvoir faire plus. Je voudrais pouvoir te sortir de cette fichue boîte ; je n'aime pas te voir dans cet endroit.

— Ne parle pas de cela maintenant, je t'en prie. Rentre chez toi et dors un peu. Rendez-vous demain, midi trente, devant le drugstore de Time Square. C'est là que nous nous sommes rencontrés l'autre fois, tu te souviens ? Seigneur, j'étais loin de me douter alors de tout ce que tu signifierais pour moi. Je te prenais pour un millionnaire. Tu es sûr de ne pas me laisser tomber demain — certain ?

— Absolument certain, Mara.

L'argent ! Il faut toujours le dégotter en moins de deux et le rembourser à dates fixes et dûment stipulées, soit en liquide, soit en promesses. Je crois que j'arriverais à récolter un million de dollars si l'on m'en donnait le temps ; et par là je n'entends pas le temps sidéral, mais le temps en bonnes heures d'horloge, jour, mois, année. Mais dégotter du fric au pied levé — ne serait-ce que de quoi prendre le bus — c'est la tâche la plus difficile qu'on puisse m'assigner. Depuis l'époque où j'ai quitté l'école, j'ai mendié et emprunté presque continuellement. J'ai souvent passé une journée entière à essayer de trouver quelques piécettes ; d'autres fois, on m'a fourré dans la main de gros billets, sans même que j'aie eu besoin d'ouvrir la bouche. Je ne suis pas plus avancé, aujourd'hui, dans l'art d'emprunter, que je ne l'étais à mes débuts. Je sais qu'il est des gens à qui l'on ne doit jamais, en aucune circonstance, demander aide. Il en est d'autres encore qui refuseront quatre-vingt-dix-neuf fois et lâcheront à la centième — pour ne jamais plus refuser, peut-être. D'autres encore, que l'on réserve pour les vrais cas d'extrême urgence, sachant qu'on peut avoir confiance en eux... et quand survient l'état d'urgence et qu'on va les trouver, on est cruellement déçu. Il n'y a pas un être sur terre en qui on puisse avoir absolument confiance. Si vous avez besoin d'argent rapide et généreux, le type que vous avez rencontré tout récemment, qui vous connaît à peine —  c'est sur lui d'ordinaire que vous pouvez miser avec le plus de sûreté. Les vieux amis sont pires que tout : sans cœur et incorrigibles. Les femmes aussi, en règle générale, sont d'ordinaire dures et indifférentes. Il arrive que, pensant à quelqu'un dont on sait qu'il finirait par les lâcher, pour peu que l'on persévère, la seule idée d'avoir à revenir indiscrètement à l'assaut est si déplaisante qu'on passe l'éponge et qu'on efface de sa mémoire l'individu en question. Tel est souvent le cas pour les vieux amis, probablement à cause des amertumes de l'expérience.

Pour réussir dans l'art d'emprunter, il faut que l'idée devienne une monomanie — comme pour toute réussite. Si l'on est capable de s'y adonner entièrement, comme aux exercices du yoga, c'est-à-dire de tout cœur, sans bégueulerie ni réticence d'aucune sorte, on peut vivre toute sa vie sans gagner un sou vaillant. Naturellement, le prix est trop élevé. Quand on est coincé, la meilleure des vertus, la seule efficace, c'est le désespoir. Et la voie la meilleure, c'est la moins ordinaire. Il est plus facile, par exemple, d'emprunter à un inférieur qu'à un égal ou à un supérieur. Il est aussi très important d'être prêt à se compromettre, pour ne pas dire à s'abaisser, ce qui est une condition sine qua non. Celui qui emprunte est toujours un coupable, toujours un voleur en puissance. Personne ne rentre jamais dans l'argent prêté, même si le contrat prévoit des intérêts. Celui qui exige sa livre de chair est toujours refait, ne serait-ce que pour la rancœur ou la haine qu'il s'attire. Emprunter est positif ; prêter, négatif. Le métier d'emprunteur est peut-être gênant ; mais il est aussi jovial, instructif, dans la droite ligne de la vie. L'emprunteur a pitié du prêteur, bien qu'il doive souvent encaisser les insultes et les injures de ce dernier.

Foncièrement, emprunteur et prêteur ne font qu'un. C'est pourquoi on peut philosopher tant qu'on voudra : le mal est inextirpable. Ils sont faits l'un pour l'autre, tout comme l'homme et la femme. Si fantastique que puisse être la demande, si insensées que soient les conditions, il y aura toujours quelqu'un pour prêter l'oreille et raquer le nécessaire. Le bon emprunteur fait son boulot comme le bon criminel. Son premier principe est de ne jamais s'attendre à recevoir rien pour rien. Ce qu'il veut, ce n'est pas connaître le moyen de se procurer de l'argent aux meilleures conditions ; c'est exactement le contraire. Quand des gens bien se trouvent face à face, l'échange de paroles se réduit au minimum. Ces gens-là s'acceptent mutuellement sur leur bonne mine, comme on dit. Le prêteur idéal, c'est le réaliste qui sait que, demain, la situation peut se renverser, et l'emprunteur devenir le prêteur.

La seule personne, à ma connaissance, qui fût capable de voir ce genre de choses sous son vrai jour, c'était mon père. Lui, je le gardais toujours en réserve pour le moment crucial. Et c'est le seul être au monde que je n'aie jamais manqué de rembourser. Non seulement il ne me disait jamais non, mais il m'incitait à donner aux autres, à son exemple. Chaque fois que je lui empruntais de l'argent, je devenais moi-même prêteur — ou dirais-je, donneur – parce que je n'insistais jamais pour rentrer dans mon argent. Il n'y a qu'une seule façon de payer en retour la bonté, et c'est d'être bon, de son côté, pour ceux qui viennent vous trouver dans leur détresse. Acquitter une dette est absolument superflu, au regard de la comptabilité cosmique. (Toute autre forme de comptabilité n'étant que gaspillage et anachronisme.) « N'emprunte pas plus que ne prête », a dit le bon Shakespeare, et ce disant, il exprimait un vœu qui sortait en droite ligne d'une vie de rêve utopique. Pour l'homme en ce bas monde, emprunter et prêter n'est pas seulement chose essentielle ; c'est une pratique que l'on devrait développer dans d'extraordinaires proportions. Le type vraiment pratique, c'est l'idiot qui ne regarde ni à droite ni à gauche, qui donne sans faire d'histoires, et qui sollicite sans rougir...

Bref, j'allai trouver mon paternel et, sans tourner autour du pot, je lui demandai de me prêter cinquante dollars. A ma grande surprise, il n'avait pas cette somme en banque, mais il se hâta de m'informer qu'il pouvait l'emprunter à un de ses collègues tailleurs. Je lui demandai s'il aurait la bonté de me rendre ce service, et il me dit, bien sûr, naturellement, une petite minute.

— Je te le rendrai d'ici une ou deux semaines, lui dis-je en prenant congé de lui.

— Ne te bile pas pour ça, me répliqua-t-il. N'importe quand fera l'affaire. J'espère que tout va bien pour toi, autrement.

A midi et demi juste, je remettais l'argent à Mara. Elle se sauva aussitôt en courant et en promettant de me retrouver le lendemain, dans le jardin du salon de thé de la Pagode. Je me dis que c'était un bon jour pour taper quelqu'un d'autre à mon intention personnelle, et je trottai donc jusqu'au bureau de Costigan, pour lui demander un billet de cinq. Il était sorti, mais un des employés, soupçonnant la nature de ma visite, s'offrit à me tirer d'embarras. Il me déclara qu'il désirait justement me remercier de ce que j'avais fait pour son cousin. Cousin ? Impossible de me rappeler qui était son cousin.

— Vous ne vous souvenez pas ? Le jeune type que vous avez mené à la clinique psychiatrique ? me dit-il. Le gosse qui s'était sauvé du Kentucky... Son père était tailleur, vous y êtes ? Vous avez télégraphié au vieux que vous vous occuperiez du fils jusqu'à son arrivée. C'était lui mon cousin, ce gosse...

Je me rappelais parfaitement le petit gars. Il voulait être acteur... Ses glandes étaient en dérangement. A la clinique, on avait dit que c'était un prédélinquant... Il avait volé quelques vêtements appartenant à un de ses petits potes, alors qu'il se trouvait à la Maison des Porteurs de Journaux. C'était un splendide petit gars, qui tenait plus du poète que de l'acteur. Si ses glandes étaient en dérangement, Dieu sait dans quel état de désorganisation devaient être les miennes ! Il avait flanqué au psychiatre un coup de pied dans les couilles pour la peine... De là, le diagnostic de prédélinquance caractérisée. Quand j'appris cette histoire, je ris à m'en dévisser la tête. C'était d'une matraque qu'il aurait dû se servir pour cogner sur cette espèce de sadique de psychiatre... Toujours est-il que c'était une bonne surprise que de se découvrir un ami inconnu dans le préposé au vestiaire. Et qu'il était très agréable aussi de s'entendre dire qu'on pourrait revenir le taper chaque fois qu'on aurait besoin d'un peu de menue monnaie. Dehors, je me cassai le nez sur un préposé au vestiaire devenu maintenant porteur de télégrammes. Il voulut à tout prix me faire cadeau de deux entrées pour un bal placé sous les auspices de l'Association des Magiciens et Prestidigitateurs de la Ville de New York, association dont il était le président.

— J'aimerais bien que vous puissiez me retrouver une place au vestiaire, me dit-il. Je dois m'occuper de tant de choses, depuis que je suis président de cette association, que je ne peux pas m'acquitter convenablement de mon métier de porteur de télégrammes. Sans compter que ma femme attend bientôt un autre bébé. Pourquoi ne venez-vous pas nous voir ? J'ai quelques nouveaux tours que j'aimerais bien vous montrer. Le petit apprend le métier de ventriloque. Je vais le faire débuter sur scène d'ici un an et quelques. Il faut bien gagner sa vie de façon ou d'autre. Vous savez, la magie, ça ne rapporte pas gros. Et moi, je me fais trop vieux pour pouvoir cavaler toute la journée. J'étais fait pour une profession régulière. Vous, au moins, vous comprenez mes capacités personnelles et mes idiosyncrasies. Si vous venez à notre bal, je vous présenterai au grand Thurston : il a promis de venir. Faut que je me trotte maintenant : j'ai un télégramme de décès à porter.

Vous, au moins, vous comprenez mes capacités personnelles et mes idiosyncrasies. Debout au coin de la rue, je notai cela au dos d'une enveloppe... Il y avait dix-sept ans, oui... c'était cela. Le nom était Fuchs. Gerhardt Fuchs, du bureau F.U. Même nom que le ramasseur de chiens errants de Glendale, où habitaient Joey et Tony. Je le rencontrais d'ordinaire, cet autre Fuchs, lorsqu'il revenait par le cimetière, un sac de fiente de chien, d'oiseau et de chat, jeté par-dessus l'épaule. Il allait porter ça je ne sais où, à une fabrique de parfums. Il puait comme un skunk. Sorte de bougre infect, à l'esprit mal tourné, descendant authentique de la tribu des Hessois alcoolos, Fuchs et Kuntz — oui, une paire de zèbres obscènes que l'on pouvait voir tous les soirs en train de s'imbiber au Biergarten Laubscher, non loin de Fresh Pond Road. Kuntz était tuberculeux, dermatologue de son métier. Ils parlaient d'oiseaux et de peaux, par-dessus leurs puanteurs de chopes de bière. Ridgewood était leur Mecque2. Jamais un mot d'anglais, à moins qu'on ne les y forçât. Le Reich était leur Dieu, et le Kaiser, Son lieutenant sur la terre. Bah ! à la malevôtre, les gars : et puissiez-vous crever comme de sales umlauts, si ce n'est déjà fait !... Drôle, tout de même, qu'il puisse exister une paire de jumeaux inséparables avec des noms pareils. Idiosyncrasique, dirais-je...


1 Signalons une fois pour toutes que les mots en italiques et suivis de ce signe sont en français dans l'original. (N.d. T.)

2 Ridgewood : quartier germano-américain de Brooklyn. (N.d. A.)