— Elle a voulu s'empoisonner !
Tels furent les mots qui m'accueillirent, quand je franchis le seuil de l'établissement du Dr Onirifigue. Ce fut Curley qui m'annonça la nouvelle en remuant le bouton de porte pour couvrir sa voix.
Un coup d'œil par-dessus son épaule m'assura qu'elle dormait. Kronski avait pris soin d'elle. Il avait insisté pour que l'on ne dît pas un mot de l'incident au Dr Onirifigue.
— Sitôt entré, j'ai flairé le chloroforme, m'expliquait Curley. Elle était assise en tas dans le fauteuil, comme si elle avait eu une attaque... Je me suis dit que c'était peut-être un avortement, ajouta-t-il, l'air un peu penaud.
— Pourquoi a-t-elle fait ça ? Elle n'a rien dit ?
Curley répondit par une série de raclements de la gorge.
— Allons, ne fais pas l'idiot. Pourquoi ? Jalousie ?
Il n'était pas sûr. Tout ce qu'il savait, c'était le peu qu'elle avait balbutié en reprenant connaissance. Elle avait répété à n'en plus finir qu'elle en avait assez, assez...
— Assez de quoi ? demandai-je.
— Des visites à votre femme, probablement. Elle a dit qu'elle avait décroché l'appareil pour vous téléphoner. Elle avait l'intuition qu'il se passait quelque chose.
— Qu'a-t-elle dit exactement ? Tu te le rappelles ?
— Oui. Elle a raconté des tas de bêtises. Que vous lui étiez infidèle. Que ce n'était pas l'enfant que vous alliez voir, mais votre femme. Et que vous étiez un faible ; que lorsqu'elle n'était pas avec vous, vous étiez capable de tout...
Je le regardai stupéfait :
— Elle a vraiment dit cela ? Tu ne l'inventes pas ?
Curley fit semblant de ne pas entendre. Il se mit à parler de Kronski, de la façon formidable dont il s'était conduit :
— Je ne le croyais pas capable de mentir avec autant d'habileté, me dit-il.
— De mentir ? Comment cela ?
— A propos de vous. Dommage que nous n'ayez pas été là. Bon Dieu, on aurait presque dit qu'il lui faisait la cour. Il a dit des choses si extraordinaires sur vous qu'elle s'est mise à pleurer et à sangloter comme une gosse. Vous vous rendez compte ! poursuivit-il. Aller lui raconter que vous êtes le type le plus loyal, le plus fidèle du monde ! — et que vous n'êtes absolument plus le même depuis que vous la connaissez... qu'aucune femme ne pourrait vous tenter !
Ce disant, Curley ne peut réprimer un sourire écœuré.
— Eh bien, quoi, c'est vrai ! dis-je, presque sur le ton de la colère. Kronski ne disait que la vérité !
— Que vous l'aimez tant que...
— Et qu'est-ce qui te fait penser que ce n'est pas vrai ?
— Oh, je vous connais ! Vous n'êtes pas près de changer.
Je m'assis près du lit et je la regardai. Curley s'agitait nerveusement dans la pièce. Je sentais monter en lui l'irritation et je savais ce qu'il y avait au fond de cette humeur.
— Elle est hors de danger, non ? demandai-je au bout d'un moment.
— Qu'est-ce que j'en sais ? C'est pas ma femme.
— Qu'as-tu, Curley ? Serais-tu jaloux de Kronski ? Ou de moi ? Ce n'est pas moi qui t'empêcherai de lui tenir la main et de la dorloter à son réveil. Tu me connais...
— Et comment que je vous connais ! Bon Dieu ! me répondit-il d'un ton maussade. C'est vous qui auriez dû être ici à lui tenir la main. Vous n'êtes jamais là quand on a besoin de vous. Sans doute que vous teniez la main de Maude pendant ce temps-là — maintenant qu'elle ne veut plus de vous. Je me souviens de votre façon de la traiter. Je trouvais ça drôle, à ce moment-là — j'étais trop jeune pour savoir à quoi m'en tenir. Et je me souviens aussi de Dolorès...
— Doucement ! chuchotai-je, montrant d'un signe de tête la forme prostrée.
— Elle n'est pas près de se réveiller, ne vous en faites pas pour ça.
— Bien, bien... Tu disais donc : Dolorès...? repris-je, baissant la voix. Qu'ai-je fait à Dolorès, qui te chiffonne à ce point ?
Il resta un instant sans pouvoir répondre. Il étouffait littéralement de dédain et de mépris. Finalement, il ne se posséda plus.
— Vous êtes leur ruine ! explosa-t-il. Vous détruisez quelque chose en elles, c'est tout ce que je peux dire.
— Tu veux dire qu'après notre rupture, tu as essayé de raccrocher Dolorès et qu'elle n'a pas voulu de toi ?
— Avant ou après, peu importe ! grogna-t-il comme un chien méchant. Je sais à quoi m'en tenir sur ses sentiments : elle m'en a assez raconté ! Même après qu'elle se fut mise à vous haïr, elle ne pouvait pas me blairer. J'étais juste bon à éponger ses larmes, quand elle pleurait sur mon épaule... Je ne sais pas en quoi elle me croyait fait. Vous, vous filiez tranquillement dans la pièce du fond, tout content de vous, après ces séances. Et le petit Curley était là pour ramasser les miettes. Le petit Curley était là pour un coup, pour arranger les choses pour vous. Jamais vous ne vous êtes demandé ce qui se passait, une fois que la porte s'était refermée sur votre dos, hein ?
— No-on, dis-je, lui lançant un sourire railleur. Qu'est-ce qui se passait ? Raconte.
Il est toujours intéressant de savoir ce qui se passe réellement quand la porte s'est refermée derrière vous. J'étais prêt à me carrer dans mon fauteuil et à l'écouter de toutes mes oreilles.
— Naturellement, risquai-je, histoire de le stimuler un peu, tu essayais de tirer le plus de parti possible de la situation.
— Si ça vous dit de le savoir, répliqua-t-il avec une franchise brutale, eh bien oui, exactement. Et Dieu sait pourtant que le terrain était drôlement glissant ! Je l'encourageais à pleurer, parce que ensuite je pouvais la prendre dans mes bras. Et de là, pour finir, je me débrouillais. Je ne m'en tirais pas si mal vu le désavantage de ma position. Je pourrais vous apprendre pas mal de choses sur votre belle Dolorès...
Je hochai la tête :
— Vas-y, crache. Ça m'a l'air passionnant.
— Ce dont vous ne vous doutez probablement pas, c'est de ses réactions, après qu'elle a chialé un bout de temps. Vous avez raté quelque chose.
J'essayai de l'inciter à parler librement, dissimulant mes sentiments derrière un masque de tolérance et d'indifférence. Chose assez curieuse, en dépit de son désir de me faire mal, il éprouvait de la difficulté à mettre de la cohérence dans son récit, ou même à profiter de l'occasion que je lui avais offerte. Plus il parlait, plus il s'apitoyait sur lui-même. Il ne pouvait se débarrasser de son sentiment de frustration. Il aurait voulu salir Dolorès, et le fait de pouvoir obtenir mon approbation ajoutait du piquant à tout le processus. Il pensait que, comme lui, je devais me délecter de cette profanation d'une ancienne idole.
— Si je comprends, tu n'es jamais parvenu à mettre le point final ? dis-je en lui jetant un regard consolateur. Dommage : c'était certainement un morceau de choix... Si seulement je m'en étais douté, j'aurais pu te donner un coup de main. Tu aurais dû m'en glisser un mot. Je te croyais trop jeunet pour nourrir ce genre de sentiment à son regard. Bien sûr, je soupçonnai que tu la prenais dans tes bras quand j'avais tourné le dos. Mais je ne te faisais pas l'honneur de te croire capable de sortir ta pine et de vouloir l'enfiler. Non ! Je te croyais trop plein d'adoration respectueuse. Bon Dieu, mais tu n'étais qu'un gosse, à l'époque ! Quel âge avais-tu... seize, dix-sept ans ? J'aurais dû me souvenir de ta tante — bien que ce fût une autre histoire. C'est toi qui t'étais fait violer par elle, pas vrai ?
J'allumai une cigarette et m'enfonçai dans mon fauteuil :
— Tu sais que ça me donne à réfléchir, Curley...
— A propos de Maude, vous voulez dire ? Je n'ai jamais essayé...
— Non, ce n'est pas cela. Je me fiche éperdument de ce que tu as ou n'as pas essayé de faire... Je crois que tu ferais bien de ne plus traîner longtemps ici, ajoutai-je. J'aurai envie de lui parler quand elle se réveillera. C'est encore une chance que tu sois arrivé au bon moment. Hum !... Je devrais probablement te remercier.
Curley rassemblait ses affaires.
— A propos, me dit-il, elle n'a pas le cœur très solide. Et il y a encore autre chose qui cloche chez elle... Kronski vous dira quoi.
Je l'accompagnai jusqu'à la porte. Nous nous serrâmes la main. Je me sentis obligé de dire encore quelque chose :
— Ecoute, je ne t'en veux pas au sujet de Dolorès ; mais... mais ne passe pas trop souvent ici, en mon absence — tu piges ? Je te permets de l'adorer tant que tu veux... de loin. Je ne veux pas de tes Bon Dieu de singeries — tu as compris ?
Il me lança un regard meurtrier et s'en alla d'un pas morose. C'était la première fois que je lui parlais sur ce ton ; je le regrettais, non parce que je l'avais blessé, mais parce que je me rendais compte soudain que je lui avais mis une idée dans le crâne. Il allait se croire dangereux désormais ; il n'aurait de cesse qu'il n'eût éprouvé sa puissance.
Dolorès ! Ma foi, je n'avais rien appris qui prêtât à conséquence. Pourtant, il y avait là-dedans quelque chose qui ne me plaisait pas. Dolorès était une créature molle, trop complaisante à mon goût. A un moment donné, j'avais été sur le point de lui demander de m'épouser. Je me souvenais parfaitement de ce qui m'avait empêché de faire cette gaffe : je savais qu'elle dirait oui parce qu'elle était encore vierge d'esprit, incapable de résister aux instances d'une pine bien roide. Et ce oui prononcé par faiblesse eût entraîné toute une vie de regrets et de pleurs. Au lieu de m'aider à oublier, elle eût été constamment là pour me rappeler en silence le crime que j'étais prêt à commettre (celui de plaquer ma femme). Dieu sait si, pour une part, j'étais moi-même aussi mou qu'une éponge. Je n'avais besoin de personne pour cultiver cette partie de mon jardin ! Elle était vraiment écœurante, Dolorès. Ses yeux brillaient d'une telle ferveur adolescente, quand elle me voyait verser le baume sur les estropiés et les blessés. Oui, l'image que je me faisais d'elle était claire, maintenant. Elle était pareille à l'infirmière qui assiste le médecin. Elle aurait voulu être une mère pour ces pauvres fumiers que je me tuais à aider de façon ou d'autre. Elle n'avait qu'un désir : bosser tout le jour à mes côtés. Puis me tendre son petit con, comme une récompense, comme une marque d'approbation. Que diable savait-elle de l'amour ? Ce qu'en sait une jeune chienne. J'avais des regrets pour Curley.
Kronski avait dit la vérité ! Voilà ce que je ne cessais de me répéter, assis à côté du lit en attendant que Mona revînt à la vie. Elle n'était pas morte. Dieu merci. Simplement endormie. Elle avait l'air de flotter sur un océan de luminal.
J'avais si peu l'habitude de jouer les veufs ou les orphelins que j'éprouvai bientôt une sorte de fascination à la pensée de mes réactions, si elle venait effectivement à mourir, en ce moment, devant moi. Et si elle ne devait plus rouvrir les yeux ? Si, de cette transe profonde, elle passait directement dans la mort ? J'essayai de me concentrer sur cette idée. J'aurais voulu désespérément savoir quels seraient mes sentiments, si elle devait mourir. J'essayais de m'imaginer nouvellement promu au veuvage et n'ayant même pas encore téléphoné à l'entrepreneur des pompes funèbres.
Je n'en commençai pas moins pourtant par me lever pour coller l'oreille à sa bouche. Oui, elle respirait encore. Je tirai mon fauteuil au pied du lit et me concentrai de toutes mes forces sur l'idée de la mort — de sa mort. Nulle émotion ne se manifesta. A vrai dire, je finis par ne plus penser à mon deuil supposé et par m'absorber dans une contemplation plutôt béate du caractère désirable de la mort. Je me pris à songer à ma propre mort et à la joie que j'en tirerais. Cette forme allongée qui gisait sous mes yeux, respirant à peine, flottant dans le sillage de la drogue, tel un petit canot amarré à la poupe d'un navire, c'était moi. J'avais désiré mourir, et voici que je mourais. Je n'étais plus conscient de ce monde ; mais je n'avais pas encore pénétré dans l'autre. Je gagnais lentement la haute mer, me noyant sans douleur ni suffocation. Mes pensées ne participaient pas plus du monde que je quittais, que de celui dont j'approchais. En fait, il ne se passait rien de semblable à la réflexion. Cela ne tenait pas du rêve non plus. Cela tenait bien plutôt de la dissolution ; le nœud se défaisait ; le moi se vidait, goutte à goutte. Il n'y avait même plus de moi : j'étais la fumée d'un bon cigare, et comme elle je me dissipais dans l'air, et ce qui restait du cigare s'effritait, devenait poussière et néant.
Je sursautai. Non, il y avait erreur. Je me détendis et la regardai moins fixement. Pourquoi penser à sa mort ?
Puis je compris : je ne pourrais l'aimer de la façon dont je croyais l'aimer, que morte !
« Toujours l'acteur. Tu l'as aimée naguère ; mais tu étais si content de toi, à l'idée de pouvoir aimer quelqu'un d'autre en dehors de toi-même, que tu n'as rien eu de plus pressé, en fait, que de l'oublier. Tu t'es regardé aimer. Tu l'as poussée à cette extrémité pour réveiller en toi le sentiment. La perdre, ce serait la retrouver. »
Je me pinçai, comme pour me convaincre que j'étais capable de sensibilité.
« Non, tu n'es pas en bois. Tu as des sensations, des sentiments ; mais ils prennent la mauvaise direction. Ton cœur fonctionne spasmodiquement. Tu es reconnaissant à ceux qui le font saigner ; tu ne souffres pas pour eux ; tu souffres afin de jouir de ce luxe qu'est la souffrance. Tu es loin d'avoir commencé à souffrir. Tu ne souffres que par délégation. »
Il y avait une part de vérité dans ce discours que je me tenais. Dès l'instant où j'avais pénétré dans cette pièce, ma grande préoccupation avait été de savoir comment j'agirais, comment j'exprimerais mes sentiments. Quant à la petite aventure in extremis avec Maude... c'était excusable. Mes sentiments s'étaient trompés de porte, c'était tout. Le destin m'avait joué un tour. Maude, pfft ! Je me foutais bien d'elle. Je ne pouvais me rappeler une seule fois où elle eût vraiment éveillé le sentiment en moi. Quelle cruelle ironie, si Mona venait à découvrir la vérité ! Comment lui expliquer jamais un tel dilemme ? Au moment même où je suis en train de la trahir (et où elle en a l'intuition), Kronski lui fait de grands discours sur ma fidélité et ma dévotion sans reproche... Et Kronski avait raison ! Mais Kronski devait soupçonner, et lui disant la vérité, que cette vérité reposait sur un mensonge. Il affirmait sa foi en moi parce qu'il voulait lui-même croire en moi. Kronski n'était pas idiot. Et il était probablement un bien meilleur ami que je ne l'avais jamais pensé. Que n'était-il un peu moins impatient de me planter son scalpel dans les tripes ! Que voulait-il renoncer à me traîner sur la place publique !
La remarque de Curley revint me tourmenter. Kronski s'était conduit de façon étonnante... comme s'il avait fait la cour à Mona. Pourquoi fallait-il que je me sentisse toujours électrisé à l'idée de quelqu'un d'autre lui faisant la cour ? Jalousie ? J'étais prêt à céder à la jalousie ; à une seule condition : qu'il me fût donné de la voir exercer cette faculté qu'elle avait de forcer les autres à l'aimer. Mon idéal (et cela me flanquait un véritable choc de le formuler !), c'était une femme qui eût le monde à ses pieds. Si je devais penser un jour qu'il pouvait exister des hommes imperméables à son charme, je l'aiderais délibérément à les prendre au piège. Plus d'amants elle moissonnerait, plus grand serait son triomphe personnel. Parce que c'était un fait qu'elle m'aimait — il n'y avait pas de doute sur ce point. Ne m'avait-elle pas élu entre tous les autres, moi qui avais si peu à lui offrir ?
J'étais un faible, avait-elle dit à Curley. Oui, mais elle aussi était faible. Je l'étais, moi, pour ce qui concernait les femmes en général ; elle, pour ce qui touchait celui qu'elle aimait. Elle aurait voulu que mon amour se concentrât exclusivement sur elle, même en pensée.
Chose assez bizarre, je commençais effectivement à me concentrer exclusivement sur elle, à ma manière : celle des faibles. Si elle n'avait pas attiré mon attention sur sa propre faiblesse, j'aurais découvert tout seul, à chaque nouvelle aventure, qu'il n'y avait qu'une seule personne au monde pour moi : elle. Mais maintenant qu'elle l'avait mise dramatiquement en lumière dans mon esprit, je serais à jamais hanté par cette pensée du pouvoir que j'exerçais sur elle. Et je pourrais être tenté d'en faire la preuve, fût-ce à contrecœur.
J'écartai ce train de pensées — violemment. Ce n'était nullement ainsi que je désirais que fussent les choses. Oui, je l'aimais exclusivement, je n'aimais qu'elle ; et, rien au monde ne me distrairait de cette voie.
Je me pris à passer en revue l'évolution de cet amour. L'évolution ? Il n'y avait pas eu évolution. L'amour avait été instantané. Mais (et j'étais stupéfait à l'idée qu'il me fallût avancer cette preuve) même le fait que mon premier acte avait été un geste de refus, ne prouvait-il pas que je confessais ainsi l'attraction subie ? Je lui avais dit non instinctivement, par peur... Je repassai en esprit toute la fameuse scène du dancing, le soir où j'étais parti en claquant la porte sur mon ancienne vie. Elle s'était avancée vers moi, du centre de la piste. J'avais jeté un rapide regard à droite et à gauche, n'arrivant pas à croire que c'était moi qu'elle avait élu entre tous. Et puis j'avais été pris de panique, bien que je mourusse d'envie de me jeter dans ses bras. N'avais-je pas alors secoué vigoureusement la tête ? Non ! Presque comme on lance une insulte. Et en même temps, je tremblais de la crainte que, même si je devais rester à jamais planté là, son regard ne se tournât plus vers moi. Puis j'avais eu la certitude que je la voulais, que je la pourchasserais sans relâche, quand bien même elle n'aurait que faire de moi. J'avais quitté la galerie pour me réfugier dans un coin et fumer une cigarette. Tremblant de la tête aux pieds. Tournant obstinément le dos à la piste. N'osant pas la regarder. Jaloux déjà. Jaloux de celui, quel qu'il fût, qu'elle choisirait pour cavalier pour la prochaine danse...
(Quelle merveille de retrouver ces instants ! Pardieu, voilà qu'une fois de plus le sentiment ressuscitait en moi...).
Oui, au bout d'un moment je m'étais ressaisi et j'étais retourné vers la balustrade de la galerie, pressé de tous côtés par une bande de loups affamés. Elle dansait. Elle avait dansé plusieurs danses de suite avec le même homme. Non pas serrée contre lui, comme les autres filles, mais aérienne, levant la tête et regardant son cavalier en face, souriant, riant, bavardant. Il était évident qu'il ne signifiait rien pour elle.
Ensuite, mon amour était venu. Elle avait vraiment daigné me remarquer, après tout ! Elle n'avait pas l'air mécontente de moi ; au contraire, elle se comportait comme si elle faisait des frais pour se rendre agréable. Et ainsi, défaillant, je m'étais laissé entraîner par elle autour de la piste. Et puis après cette danse, il y en avait eu une autre, et deux encore. Et avant même que je me fusse risqué à engager la conversation, j'avais su que je ne partirais jamais de cet endroit sans elle.
Nous dansions, dansions, et quand nous étions las de danser nous nous asseyions dans un coin pour bavarder, et chaque minute de bavardage ou de danse, l'horloge la débitait en dollars et en cents. Que j'étais riche, ce soir-là ! Quelle sensation délicieuse, de raquer follement, dollar sur dollar ! Je me comportais en millionnaire, parce que je l'étais vraiment. Pour la première fois de ma vie, je savais ce que c'était que d'être riche, d'être un mogol, un rajah, un maharajah. Je donnais jusqu'à mon âme — et je ne la marchandais pas, comme Faust : je la pissais à pleins tubes.
Il y avait eu l'étrange conversation sur Strindberg, qui devait courir à travers notre vie comme un fil d'argent. J'ai toujours été censé, depuis, relire Mademoiselle Julie, à cause de ce qu'elle m'avait dit ce soir-là. Je ne l'ai jamais fait. Ni ne le ferai jamais, probablement.
Puis je l'avais attendue dans la rue — Broadway ! — et lorsqu'elle s'était avancée, cette seconde fois, elle avait pris entièrement possession de moi. Dans notre coin, sur la banquette, au Chin Lee's, elle était devenue encore autre. Elle était devenue (et c'était là réellement le secret de son charme irrésistible)... vague.
Ce n'est pas ainsi que s'était formulée ma pensée sur le moment ; mais tandis que j'étais assis là, à tâtonner comme un aveugle à travers la fumée de ses paroles, j'avais su que je donnerais tête baissée, follement, dans tous les hiatus de sa fable. Elle tissait une toile trop délicate, trop ténue pour le poids de mes pensées indiscrètes. Toute autre femme agissant comme elle eût éveillé mes soupçons. Je l'aurais rangée définitivement dans la catégorie des habiles menteuses. Mais celle-ci ne mentait pas. Elle brodait. A petits points. Et de temps à autre elle sautait un point.
A ce stade, une idée se mit à voleter dans ma tête, qui n'avait jamais pris forme jusqu'ici. Une de ces pensées larvaires qui courent à travers l'esprit comme une lune mince dans un ciel moutonneux. Elle a toujours agi ainsi. Oui, cette idée m'était probablement venue sur le moment ; mais je l'avais aussitôt écartée. Cette façon qu'elle avait de se pencher sur la table, tout son poids reposant sur un seul bras, pendant que la main (la main droite) allait, venait comme une aiguille... Oui, à ce moment même, et à plusieurs reprises dans la suite, une image avait traversé mon esprit comme un éclair ; mais je n'avais pas eu ou plutôt elle ne m'avait pas laissé le temps de la cerner. Aujourd'hui cependant, tout était clair. Qui était-ce qui avait « toujours agi ainsi » ? Le destin. Trois créatures — avec quelque chose de sinistre en elles. Trois créatures vivant dans un crépuscule perpétuel et ourdissant une toile : l'une d'elles avait pris cette attitude, avait déplacé son poids, avait regardé dans l'œil de la caméra, la main en équilibre ; puis s'était remise à son interminable dentelle, filant, tissant ce discours silencieux qui va, vient, court à travers la trame parlée des mots.
Navette qui va, revient ; bobine qui bondit sans cesse. Et de temps en temps, un point qu'on saute... L'homme qui lui a retroussé la jupe, par exemple. Il était debout sur le perron, il lui disait bonsoir. Silence. Il s'est fait sauter la cervelle... Ou son père, sur le toit, avec ses cerfs-volants. On le voit surgir en droite ligne du ciel — vol plané — comme un ange violet de Chagall. Il marche maintenant entre ses chevaux de courses, un à chaque main, par la bride. Silence. On ne retrouve plus le Stradivarius...
Nous sommes sur la plage, et la lune galope à travers les nuages. Mais auparavant nous avons pris le métro aérien, assis tout près l'un de l'autre dans la cage du mécanicien. Je lui avais raconté l'histoire de Joey et de Tony. Je venais juste de l'écrire — peut-être à cause d'elle, sous l'effet de certains flous dans ses discours. Elle m'avait rejeté brusquement sur moi-même, et du coup la solitude m'avait paru délectable. Elle avait remué ces énormes grappes d'émotions, tendues en guirlande sur le squelette de mon moi. Elle avait ressuscité l'enfant — l'enfant courant à travers champs à la rencontre de ses petits amis. Il n'était pas question d'acteur ni de comédie, alors ! Il était seul, cet enfant qui courait. Il courait pour se jeter plus vite dans les bras de Joey et de Tony... Pourquoi m'avait-elle regardé si longuement et fixement, quand je lui avais raconté l'histoire de Joey et de Tony ? Son visage brillait d'un éclat terrible, que je n'oublierai jamais. Aujourd'hui, je crois savoir ce que c'était. Je crois que je l'avais forcée à s'arrêter — forcée à arrêter son incessant va-et-vient d'araignée tisseuse. Il y avait de la gratitude dans ses yeux — et de l'amour — et de l'admiration. J'avais arrêté la mécanique, et pendant quelques brèves minutes elle s'était élevée comme une vapeur. Le nimbe de son être libéré : c'était cela, l'éclat terrible dans son regard. Ensuite, plongées sexuelles. Submersion de la nuée vaporeuse. Comme on essaierait de retenir de la fumée sous l'eau. Pelant l'oignon de la noirceur, pelure après pelure, dans le noir. Autre sorte de gratitude. Un peu horrible cependant. Comme si je lui avais enseigné la façon rituelle de faire hara-kiri... Nuit absolument inexplicable, à la plage de Rockaway — à l'hôtel établissement de bains du Dr Caligari. Galopades aller et retour aux toilettes. Fondant sur elle comme une bête de proie, besognant de la gouge, vrillant... plongeant, comme si je m'étais changé en gorille, couteau à la main ; comme si j'avais réveillé à coups de couteau la Belle au Bois Dormant. Le lendemain matin (ou était-ce l'après-midi ?) couchés tous deux dans le sable, les orteils nichés dans la fourche l'un de l'autre. Tels deux objets surréalistes démontrant le hasard d'une rencontre (*).
Et puis le Dr Tao avec son poème imprimé sur papier de mirliton. L'esprit pareil à un kyste, parce qu'elle n'était pas au rendez-vous dans le jardin comme elle me l'avait promis, je tenais le poème à la main tout en lui parlant au téléphone. Le papier laissait sur mes doigts des parcelles de dorure, qui collaient. Elle était encore au lit, avec cette guenipe de Florrie. Elles avaient trop bu, la veille. Oui, elle était montée sur la table — où cela ? Quelque part ! Et elle avait essayé de faire le grand écart. Et elle s'était fait mal. Mais j'étais trop furieux pour me soucier qu'elle se fût blessée ou non. Elle n'était pas morte, ou quoi ? et elle n'était pas venue au rendez-vous. Et peut-être était-ce bien Florrie qui lui tenait compagnie au lit, comme elle le prétendait ; mais ce pouvait être quelqu'un d'autre : cette espèce de Carruthers... Parfaitement, Carruthers : ce vieil imbécile, si bon, si plein d'attentions, mais qui avait encore le nerf de planter des poignards dans le portrait d'autrui.
Une pensée dévastatrice m'assaillit soudain. Carruthers n'était plus un danger. Carruthers l'avait aidée. D'autres avant lui avaient fait de même, sans nul doute... non, ce que je me disais c'était ceci : si je n'étais pas passé ce soir-là au dancing, les poches pleines de fric ; si j'avais eu juste de quoi payer quelques danses — quelle eût été la suite ? Et sans parler même de cette première et extraordinaire soirée, que penser de l'autre séance dans le terrain vague ? (« Et maintenant, la saloperie !... ») Et si je m'étais dérobé alors ! Mais c'était impossible — et là était toute la question. Elle avait dû le comprendre, ou jamais elle n'aurait couru le risque...
En toute honnêteté, en tout sang-froid, je n'en étais pas moins forcé de concéder que ces quelques liasses de billets miraculeuses que j'avais réussi à sortir au bon moment avaient constitué un facteur important, un facteur qui l'avait aidée à croire qu'elle pouvait se fier à moi.
Je passai l'éponge. Bon Dieu, si l'on se mettait à interroger de cette façon le Destin, tout pouvait s'expliquer par ce que l'on avait mangé au petit déjeuner. La providence se charge de semer les occasions sur votre chemin ; ces occasions se traduisent de mille et une façons différentes : argent, chance, jeunesse, vitalité, etc... etc... S'il n'y a pas attraction, il ne sortira jamais rien de l'occasion la plus miraculeuse. C'est parce que j'étais prêt à faire n'importe quoi pour elle, que tant d'occasions s'étaient offertes à moi. L'argent... merde ! L'argent n'avait rien à y voir. Affaire d'anfractuosité, ou de défectuosité, ou d'impécuniosité ! Quelque chose comme la définition de l'hystérie qu'on pouvait lire dans la bibliothèque du Dr Onirifigue : « perméabilité indue du diaphragme psychique ».
Non, je n'allais pas continuer à me noyer dans ces remous de complexité. Je fermai les yeux pour sombrer de nouveau dans cet autre fleuve de clarté qui courait et courait sans fin comme un filet d'argent. Dans un coin paisible de mon être, reposait une légende qu'elle avait nourrie : celle d'un arbre, tout comme dans la Bible ; et sous cet arbre se tenait la femme dénommée Eve, une pomme dans la main. Là, toute la substance réelle de ma vie courait comme un fleuve de clarté. Là, se trouvait toute sensibilité, tout sentiment, de rive à rive, à pleins bords.
Où voulais-je en venir — en ces lieux où le fleuve souterrain courait dans toute sa clarté ? Pourquoi cette image de l'Arbre de Vie ? D'où venait cette joie débordante de goûter une fois de plus à la pomme empoisonnée, de s'agenouiller tel un suppliant aux pieds de la créature de la Bible ? Pourquoi le sourire de la Monna Lisa était-il la plus mystérieuse de toutes les expressions humaines ? Et ce sourire de la Renaissance, quel besoin avais-je de le transposer sur les lèvres d'une Eve que je n'avais connue que sous forme de gravure ?
A l'extrême bord de ma mémoire, quelque chose pendait — un sourire énigmatique exprimant la sérénité, la félicité, la bonté. Mais il fallait tenir compte aussi du poison, de la distillation qui sourdait du sourire mystificateur. Et ce poison, je l'avais bu à longs traits, et il avait brouillé ma mémoire. Un jour était venu où j'avais accepté quelque chose en échange d'autre chose et ce jour-là, il s'était produit une étrange bifurcation.
En vain je mettais à sac mon esprit. De ceci, à tout le moins, je pouvais me souvenir : un certain jour de printemps, je l'avais rejointe dans la Chambre Rose d'un grand hôtel. Elle s'était arrangée pour me retrouver là, afin de me montrer une robe qu'elle venait de s'acheter. J'étais arrivé en avance et, après quelques instants d'agitation inquiète, j'étais tombé en transe. C'était sa voix qui m'avait rappelé à la réalité. Elle avait prononcé mon nom, et sa voix m'avait traversé comme une fumée traverse la gaze. C'était vrai qu'elle était ravissante, surgissant ainsi, brusquement, devant moi. J'étais encore à demi dans les brumes. Lorsqu'elle s'était assise, je m'étais levé lentement, bougeant toujours dans un brouillard, pour venir m'agenouiller à ses pieds en marmottant Dieu sait quoi sur le rayonnement de sa beauté. Pendant plusieurs minutes, elle n'avait fait aucun effort pour m'arracher à ma transe. Elle tenait mes deux mains dans les siennes et penchait vers moi son sourire, ce sourire lumineux et éclatant qui se déploie comme un nimbe, puis s'évanouit pour ne plus jamais reparaître. C'était le sourire séraphique de la paix et de la félicité. Elle m'en avait fait don dans ce lieu public, au sein duquel nous étions seuls. C'était un sacrement, et l'heure, le jour, le lieu s'inscrivaient en lettres d'or dans le livre des légendes qui gisait ouvert au pied de l'Arbre de Vie. Depuis lors, à notre union s'était adjoint un être invisible. Plus jamais nous ne serions seuls. Plus jamais ne viendrait ce silence, cette finalité — sauf peut-être avec la mort. On avait donné, on avait reçu. Pendant quelques instants infinis, nous nous étions tenus, debout, aux portes du Paradis — puis on nous avait poussés et nous avions avancé, mais le rayonnement astral s'était brisé, fracassé. Comme les langues de la foudre, il s'était dissipé dans mille et une directions.
Il est une théorie qui veut que lorsqu'une planète, comme notre Terre par exemple, a manifesté toute forme de vie et s'est accomplie jusqu'à épuisement, elle s'émiette et se dissipe, telle une poussière céleste, par tout l'univers. Elle ne continue pas sa course comme une lune morte, mais explose ; dans l'espace de quelques minutes, il n'en reste plus trace visible dans les cieux. La vie des mers offre un effet semblable. Ce que l'on appelle : implosion. Quand un amphibie accoutumé aux noires profondeurs monte au-delà d'un certain niveau ; quand la pression à laquelle il s'est adapté cesse de s'exercer, le corps éclate, implose, dans mille et mille directions. Ce spectacle ne nous est-il pas également familier dans le cas de l'être humain ? Les anciens Scandinaves que prenait le délire furieux de détruire, les Malais en proie à la rage subite de tuer, ne sont-ils pas des exemples d'implosion et d'éclatement ? Quand la coupe est pleine, elle déborde. Mais quand la coupe et son contenu ne sont qu'une seule et même substance, alors quoi ?
Il est des moments où l'élixir de vie déborde de tant de splendeur que l'âme jaillit et se déverse. Dans le sourire séraphique des madones, transparaît l'âme, débordante de psychique. La lune du visage atteint à sa plénitude ; l'équation est parfaite. Une minute, une demi-minute, une seconde plus tard, et le miracle appartient déjà au passé. Quelque chose d'intangible, d'inexplicable, a été donné et reçu. Il peut se produire que la lune n'atteigne jamais à sa plénitude dans la vie d'un être humain. Il est des êtres dans la vie desquels, c'est un fait, on croirait que le seul phénomène mystérieux qui tombe sous l'observation est une éclipse perpétuelle. Dans le cas des êtres affligés de génie (sous quelque forme qu'il se manifeste), il n'est pas rare d'observer que la lunaison s'en tient aux phases de croissance et de décroissance — et cette constatation ne laisse pas de nous emplir d'effroi. Plus rares encore sont les êtres monstrueux qui, ayant atteint à la plénitude, éprouvent une telle terreur de ce miracle qu'ils passent le reste de leur vie à tenter d'étouffer ce qui leur a valu de naître et d'être. La guerre de l'esprit est l'histoire de la fission de l'âme. Du temps que la lune était pleine, il y a eu ceux qui n'ont pu accepter cette mort obscure qu'est la décroissance ; ils auraient voulu continuer à pendre dans leur plénitude au zénith de leur ciel personnel. Ils auraient voulu suspendre l'effet de la loi qui se manifestait par leur intermédiaire, par leur naissance et par leur mort, par leur accomplissement et leur transfiguration. Pris entre deux marées, ils se sont écartelés : l'âme a quitté le corps, laissant à un simulacre d'être divisé le soin de lutter jusqu'au bout dans l'arène de l'esprit. Brûlée et anéantie par la violence de leur propre rayonnement, leur vie n'est à jamais qu'une quête futile de beauté, de vérité et d'harmonie. Dépossédés de leur éclat, ils cherchent à posséder l'âme et l'esprit de ceux vers qui ils sont attirés. Ils captent le moindre rayon de lumière ; ils reflètent, de toutes les facettes affamées de leur être. Brillant de tous leurs feux dès que la lumière se tourne vers eux, ils s'éteignent aussi vite. Plus intense est la lumière qui les frappe, plus éblouissants — et aveuglants — ils paraissent. Ils sont singulièrement dangereux pour les êtres rayonnants : c'est toujours vers l'inépuisable éclat de ces luminaires qu'ils sont le plus passionnément attirés...
Elle gisait dans une lumière d'argent, les lèvres légèrement entrouvertes en un sourire mystérieux. Son corps semblait étonnamment léger, paraissait flotter dans les vapeurs distillées de la drogue. La chaude lumière qui continuait à émaner de sa chair, était bien toujours là ; mais détachée, en suspens autour d'elle, planant au-dessus d'elle comme une sorte de précieuse condensation attendant que la chair vînt la réabsorber.
Une étrange idée s'empara de moi, tandis que je me perdais dans ma contemplation. Etait-ce folie de penser qu'en tentant de s'éteindre, elle s'était aperçue qu'elle était déjà éteinte ? La mort avait-elle reflué sur elle, refusant de se laisser duper ? Cette lumière chaude et étrange, qui se précipitait autour d'elle, comme le souffle sur un miroir, n'était-elle que le reflet d'une autre mort ?
Elle était toujours si intensément vivante ! Surnaturellement, même, pouvait-on dire. Elle n'avait jamais de cesse, que lorsqu'elle dormait ; et elle dormait comme la pierre.
— Tu ne rêves donc jamais ? lui avais-je demandé une fois.
Elle était incapable de se le rappeler... il y avait si longtemps qu'elle n'avait rêvé...
— Pourtant, avais-je insisté, tout le monde rêve. Tu ne veux pas chercher à te souvenir, c'est tout.
Peu après, elle s'était arrangée pour me dire, négligemment, avec une indifférence trop évidemment feinte, qu'elle recommençait à rêver. C'étaient des rêves extraordinaires. Absolument différents de ses fables orales. Elle commença par prétendre qu'il lui en coûtait de les révéler ; puis, quand elle vit, à mes questions, combien ses rêves étaient remarquables, elle se lança à perdre haleine.
Un jour, relatant l'un d'eux à Kronski, prétendant qu'il était de moi et qu'il me laissait perplexe, je m'attirai de lui cette réponse surprenante :
— Ça n'a rien d'original, ton histoire, Môssieu Miller ! Tu crois que ça prend ?
— Que ça prend ? répétais-je, sincèrement étonné.
— Il est possible qu'un écrivain trouve ça original, ricana-t-il. Mais pour le psychologue, ça sonne faux ! Les rêves, vois-tu, ne s'inventent pas comme des romans. Ils ont aussi leur marque d'authenticité.
Je le laissai mettre en pièces le rêve en question et finis par lui avouer, pour en finir, que je l'avais inventé.
Quelques jours plus tard, broutillant la bibliothèque du Dr Onirifigue, je tombai sur un énorme bouquin qui traitait de la dépersonnalisation. En le feuilletant, je découvris une enveloppe portant au dos mon nom et mon adresse. Plus exactement, il s'agissait seulement d'un rabat d'enveloppe. L'écriture en tout cas était indubitablement la mienne. Il n'y avait qu'une explication possible. C'était Mona qui avait mis là ce bout de papier.
Les pages marquées, que je dévorai comme un fourmilier, avaient trait à une série de rêves ambulatoires d'un somnambule à personnalité dimorphe. Je me pris à en suivre le fil avec un sentiment troublant de familiarité. Mais je ne les reconnaissais que fragmentairement.
Finalement, je m'absorbai à tel point dans cette lecture que je me mis à noter les passages que je reconnaissais. L'origine des autres éléments, je la découvrirais en temps voulu. Rapidement, je feuilletai un certain nombre d'autres livres, en quête de pages marquées ; mais je ne trouvai rien.
Je n'en avais pas moins parfaitement saisi le processus. Le choix de Mara s'était fixé uniquement sur les éléments les plus dramatiques ; après quoi, elle avait fait entre eux le lien. Elle ne s'était pas arrêtée au fait que tel passage provenait du rêve d'une fille de seize ans, tel autre, de celui d'un drogué.
Je me dis qu'il serait intéressant de remettre le bout d'enveloppe déchirée à un autre endroit du livre, avant de le replacer sur son rayon. Et je le fis.
Une demi-heure plus tard, il me vint une idée encore meilleure. Je repris le bouquin, consultai mes notes, puis soulignai soigneusement les passages qu'elle avait plagiés çà et là. Naturellement, je me rendais compte, la connaissant, qu'elle ne me dirait la vérité que des années plus tard — si elle devait jamais me la dire. Mais je me contentais d'attendre.
Une pensée déprimante surgit dans le sillage de cette réflexion. Si elle était capable de fabriquer sa vie de rêve, que penser de sa vie de veille, alors ? Supposons que je me mette à enquêter sur son passé... l'énormité de la tâche suffisait en soi pour me dissuader d'entreprendre aucune tentative immédiate dans ce sens. Rien ne m'empêchait, cependant, d'avoir l'oreille aux aguets. Mais cette pensée ne me réjouissait guère non plus : on ne peut pas se balader toute une vie l'oreille aux aguets ! Chose curieuse, je ne m'étais pas sitôt dit cela que je me souvins de la façon dont elle avait écarté un certain sujet bien précis. C'était étrange, comme elle avait réussi à me faire oublier ce genre de petit détail. Pour m ôter de la tête l'idée que c'était sa mère que j'avais aperçue dans la cour de derrière de sa maison, la première fois que j'avais inspecté les lieux, elle avait très adroitement noyé mes soupçons, en insistant avec une franchise ingénue sur les traits et les qualités de la femme que je m'étais imaginé être sa mère et qui, soutenait-elle, devait être sa tante. C'était un artifice si banal, une ruse si coutumière aux menteurs, que j'étais furieux contre moi-même, en y repensant, de m'y être laissé prendre si facilement. Du moins était-ce là un point que je pourrais éclaircir dans le proche avenir. J'etais si certain d'avoir raison que je décidai presque de m'éviter la tâche mécanique de vérifier le fait. Il serait infiniment plus réjouissant, me dis-je, au lieu de me hâter d'aller faire un tour là-bas, de la prendre au piège grâce à une habile manœuvre verbale. Si j'arrivais à acquérir l'art de tendre des pièges, cela m'épargnerait des tas de marches et de contremarches inutiles.
Surtout, concluai-je, à aucun prix ne lui laisser soupçonner que je ne donnais pas dans ses mensonges. Pourquoi cela : à aucun prix ? me demandai-je aussitôt. Pour me ménager le plaisir de découvrir de plus en plus de mensonges ? Mais était-ce un plaisir ? Sur quoi, une autre question fusa dans ma tête : si tu étais marié à une dipsomane, prétendrais-tu que la manie de l'alcool est parfaitement innocente ? Oserais-tu soutenir devant toi-même que tout est pour le mieux, à seule fin de pouvoir étudier les effets de ce vice particulier sur la personne de la bien-aimée ?
S'il était le moins du monde légitime d'exciter l'appétit de curiosité, mieux valait dans ce cas aller jusqu'à la racine du mal et découvrir pourquoi elle mentait de façon si flagrante. Les effets de cette maladie ne m'apparaissaient pas — pour le moment — dans toute leur évidence. Un peu de réflexion m'eût suffi pour percevoir dans l'instant que le premier et le plus désastreux d'entre eux est... l'aliénation. Le choc de la découverte, que l'on éprouve après avoir mis le doigt sur le premier mensonge, présente à peu près le même contour émotionnel que celui qui accompagne la certitude de se trouver en présence d'un être qui a perdu la raison. La trahison, la peur de la trahison, prend racine dans la crainte que nous avons tous de perdre notre personnalité. Il a dû falloir à l'humanité des siècles de siècles pour hausser la vérité à un niveau aussi extraordinaire, pour en faire, si l'on peut dire, le point d'appui de l'individualité. L'aspect moral n'a jamais été qu'accessoire — sorte de fourre-tout, dissimulant Dieu sait quelle fin plus profonde et quasi oubliée. Que le mot « histoire » soit à la fois récit, mensonge et histoire, est d'une signification que l'on aurait tort de mépriser. Et qu'un récit passant pour l'invention d'un artiste créateur doive être considéré comme le matériau le plus susceptible de livrer la vérité sur son auteur, n'est pas non plus sans signification. Le mensonge ne peut se loger que dans la vérité. Il n'a pas d'existence distincte ; son rapport avec la vérité est une relation de symbiose. Un bon mensonge révèle plus de choses que ne le pourra jamais la vérité — à qui cherche la vérité, s'entend. Celui-là, face au mensonge, ne saurait certes y trouver aucune raison de colère ou de récrimination, ni même de souffrance, parce que tout y est patent, nu, révélateur.
Je fus vraiment ébahi de mesurer l'immense étendue de détachement philosophique à quoi j'arrivais ainsi. Je pris note de répéter l'expérience. Elle pouvait être fructueuse.