DANS une revue bouddhiste, j'ai lu, il n'y a pas longtemps, quelque chose comme ceci : « Si seulement nous pouvions obtenir ce que nous voulons au moment où nous croyons en avoir besoin, la vie ne présenterait pas de problème, pas de mystère, et pas de sens ». J'étais un petit peu indisposé le matin où je lus cela. J'avais décidé de passer la journée au lit. Pourtant, en lisant ces mots, je me mis à rire à gorge déployée. En moins de rien, j'étais debout et hors du lit, gazouillant aussi gaiement que de coutume.
Si j'avais découvert ce morceau de sagesse pendant la période dont je parle, je doute qu'il eût produit sur moi quelque effet que ce soit. Il m'était absolument impossible de voir les choses d'un œil détaché. La journée était pleine de problèmes, pleine de complications. Il y avait du mystère en tout, un mystère irritant. Le mystère entourant l'univers — ce n'était que pur luxe intellectuel. Le sens de la vie était entièrement masqué par la solution du problème de se maintenir à flot. Cela paraît simple, mais nous nous entendions à compliquer même un problème aussi simple.
Dégoûté de notre façon de vivre au petit bonheur, je pris la décision de chercher du travail. Plus de quémandages. Plus de chasse aux arcs-en-ciel. J'étais résolu à gagner assez d'argent pour les nécessités quotidiennes, quoi qu'il pût arriver. Je savais que ce serait un coup pour Mona. La seule pensée d'une place était malédiction pour elle. Pis que cela, c'était pure et noire trahison.
Sa réaction, lorsque je lui fis part de ma résolution, fut caractéristique :
— Tu sapes tout ce que j'ai fait !
— Je m'en moque, dis-je, je dois le faire.
— Alors je vais travailler moi aussi, dit-elle.
Et le jour même elle se fit embaucher comme serveuse au Chaudron de Fer.
— Tu vas le regretter, m'informa-t-elle.
Elle entendait par là qu'il serait fatal pour nous de jamais nous séparer.
Je dus lui promettre, pendant que je chercherais du travail, de prendre mes repas deux fois par jour au Chaudron de Fer. J'y allai une fois, pour déjeuner, mais la vue de Mona servant à table me découragea au point que je ne pus y retourner.
Trouver un emploi régulier dans un bureau était exclu. En premier lieu, je savais que je ne serais jamais capable d'en supporter la routine. Je devais trouver quelque chose qui me donnât un semblant de liberté et d'indépendance. Je ne voyais qu'un travail qui remplît les conditions requises, et c'était les affaires de livres. Cela ne m'assurerait pas un salaire régulier mais mon temps serait à moi, et cela comptait beaucoup pour moi. Me lever tous les matins à l'heure tapante et pointer, la question ne se posait pas.
Je ne pouvais recommencer à travailler pour l'Encyclopaedia Britannica : mes antécédents étaient trop douteux. Il me faudrait trouver une autre encyclopédie à placer. Je ne mis pas longtemps à découvrir l'encyclopédie à feuillets mobiles. Le directeur commercial, à qui je m'étais présenté pour solliciter un emploi, n'eut pas grand'peine à me convaincre que c'était la meilleure encyclopédie sur le marché. Il paraissait croire que j'avais d'excellentes possibilités. A titre de faveur, il me donna pour commencer quelques-uns de ses tuyaux personnels. C'était du tout cuit, m'assura-t-il. Je quittai son bureau avec une serviette pleine de pages spécimen, de divers modèles de reliures et de l'habituel bataclan que porte toujours avec lui un représentant en livres. Je devais rentrer chez moi pour étudier toutes ces conneries et puis me mettre en route. Je ne devais jamais accepter un « non » pour réponse. Soit1.
Je fis le premier jour deux ventes, qui me laissèrent une jolie commission puisque j'avais réussi à vendre à mes clients les ouvrages aux reliures les plus coûteuses. Une de mes victimes était un médecin juif, un personnage charmant et prévenant, qui non seulement insista pour me garder à dîner avec la famille mais me donna aussi le nom de plusieurs bons amis à lui avec qui il était certain que je pourrais faire l'affaire. Le lendemain, je vendis trois collections, grâce à ce bon juif. Le directeur commercial fut secrètement transporté de joie mais prétendit que j'avais la chance habituelle du débutant. Il me recommanda de ne pas laisser ce succès rapide me monter à la tête.
— Ne vous tenez pas pour satisfait parce que vous vendez deux ou trois ouvrages par jour. Tâchez d'en vendre cinq ou six. Nous avons des hommes qui en vendent jusqu'à douze par jour.
« Espèce de gros merdeux, me dis-je. Un homme capable de vendre douze encyclopédies par jour ne vendrait pas des encyclopédies, il vendrait le pont de Brooklyn ».
Néanmoins, je m'acquittais consciencieusement de mon travail. Je suivais chaque tuyau religieusement, même quand cela m'obligeait à me rendre dans des villes aussi baroques que Passaic, Hoboken, Canarsie et Maspeth. J'avais vendu des ouvrages à trois de ces tuyaux « personnels » que m'avait passés le directeur commercial. Il trouvait que j'aurais dû en vendre à tous les sept, l'idiot. A chacune de nos rencontres, il devenait plus amical, plus conciliant. Les éditeurs allaient organiser prochainement une grande exposition au Garden, m'annonça-t-il un jour. Si je continuais à retrousser les manches, il pourrait s'arranger pour me faire travailler avec lui au stand que louait la maison. Il donna à entendre qu'au Garden les ventes vous tombaient dans le bec comme des alouettes rôties. Ce serait une moisson. Il ajouta qu'il m'avait étudié ces derniers temps ; ma façon de m'exprimer lui plaisait.
— Restez avec moi, ajouta-t-il, et il se peut que nous vous donnions un gros morceau de territoire, dans l'Ouest, peut-être. Vous aurez une voiture et une équipe d'hommes sous vos ordres. Qu'en dites-vous ?
— Merveilleux ! dis-je, quoique la seule idée m'en terrifiât Je ne voulais pas réussir si bien. Je me contenterais parfaitement de vendre un ouvrage par jour — si je le pouvais.
Quiconque essaie de vendre des livres ne tarde pas à apprendre qu'il existe un genre d'individus qui vous coupe bras et jambes. C'est le client qui paraît si accommodant et si complaisant qu'on se sent presque navré pour lui quand on le ferre pour la première fois. On est certain que non seulement il achètera l'ouvrage pour lui-même mais que, dans un jour ou deux, il vous apportera des bons de commande signés de ses amis. Il approuve tout ce que vous dites, et enchérit encore. Il s'étonne que chaque personne intelligente dans le pays ne soit pas déjà en possession de ces livres. Il a d'innombrables questions à poser, et les réponses ne font que redoubler son enthousiasme. Lorsqu'on en arrive à la dernière touche — les reliures — il les palpe amoureusement, s'étendant avec une minutie exaspérante sur les avantages respectifs de chacune d'elles. Il vous montre même la niche dans le mur où il croit que l'encyclopédie serait à son plus grand avantage... Dix fois on se prépare à lui tendre la plume pour qu'il signe sur la ligne en pointillé. Parfois on emballe un de ces oiseaux à un tel point qu'il ne se tiendra pas pour satisfait avant d'avoir fait venir un voisin pour que lui aussi voie les livres. Si l'ami vient, comme c'est généralement le cas, on reprend tout le programme depuis le commencement. La journée avance, et on en est toujours à exposer, toujours à parler, toujours à admirer les merveilles contenues dans cet ouvrage superbe et pratique. Finalement on fait un effort désespéré pour ramener à soi la ligne. Et alors on s'entend servir quelque chose comme ceci :
— Oh, mais je ne peux pas acheter ces livres maintenant : je suis en ce moment sans travail. J'aimerais évidemment beaucoup les avoir, pourtant...
Même à ce point on est si certain que le type est sincère qu'on propose de lui faire confiance pour le premier versement.
— Vous pourrez me payer plus tard, quand vous aurez trouvé du travail. Signez seulement ici !
Mais même alors le genre de gens dont je parle trouvera le moyen de se défiler. N'importe quel prétexte éhonté lui est bon. C'est à ce moment seulement qu'on comprend qu'il n'a jamais eu la moindre intention d'acheter ces livres, que ce n'était qu'une façon de passer le temps. Il peut même arriver qu'il vous dise suavement au moment où vous prenez congé que rien ne lui a jamais fait tant plaisir que de vous entendre parler...
Les Français ont une expression qui résume cela joliment : « il n'est pas sérieux2 ».
C'est une grande affaire que le trafic des livres. On y apprend quelque chose sur la nature humaine, sinon rien d'autre. Cela vaut presque le temps perdu, les pieds endoloris, les peines. Un des aspects frappants de ce métier est qu'une fois qu'on est dedans, on ne peut plus penser à rien d'autre. On parle encyclopédie — si telle se trouve être votre branche — du matin à la nuit ; on en parle en toute occasion, et quand on n'a personne à qui parler, on se parle à soi-même. Mainte fois je me suis vendu un ouvrage à moi-même, à un moment perdu. Cela paraît absurde, si l'on n'est pas de la partie, mais en réalité on en vient vraiment à croire que chacun sur cette terre de Dieu doit posséder le précieux bienfait que vous êtes chargé de dispenser. Chacun, se dit-on, a besoin d'un supplément de connaissances. On regarde les gens avec une seule pensée en tête : est-ce ou non un client possible ? On se fout pas mal de savoir si la personne en question se servira jamais de la satanée encyclopédie : on ne pense qu'aux moyens de la convaincre que ce que l'on a à offrir est un sine qua non. Quant aux autres articles — chaussures, chaussettes, chemises, etc. — que pourrait-il y avoir d'amusant à vendre à un homme ce qu'il doit avoir ? Non, monsieur, on veut que votre victime ait sa chance. Un bon représentant n'aime pas prendre de l'argent à un client facile. Il veut gagner son argent. Il veut avoir l'illusion que s'il y était vraiment obligé, il pourrait vendre des livres à un analphabète — ou à un aveugle !
C'est, de plus, un métier qui jette sur votre chemin d'intéressants personnages, dont certains ont des goûts similaires aux vôtres, tandis que d'autres vous sont plus étrangers que les Chinois païens, que d'autres encore avouent n'avoir jamais possédé un livre, et ainsi de suite. Parfois je rentrais le soir si exultant, si hilare, que je ne pouvais fermer l'œil. Souvent nous restions éveillés toute la nuit à parler de ces personnages vraiment « drôles » que j'avais rencontrés.
Le représentant ordinaire, observais-je, avait assez de bon sens pour prendre rapidement le large quand il voyait qu'il n'y avait pas grande chance de faire une vente. Pas moi. J'avais cent raisons diverses de m'accrocher à mon homme. N'importe quelle tête fêlée pouvait me tenir jusqu'à l'aube à me raconter l'histoire de sa vie, dévidant ses rêves insensés, expliquant ses projets et inventions de fou. Beaucoup de ces idiots me rappelaient fort mes porteurs de télégrammes cosmococcyques ; certains, découvris-je, avaient effectivement été au service de la Compagnie. Nous nous comprenions parfaitement. Souvent, quand je les quittais, ils me faisaient de petits cadeaux, absurdes bagatelles que je jetais d'habitude avant d'arriver chez moi.
Naturellement, je rapportais de moins en moins de commandes. Le directeur n'y comprenait rien ; selon lui, j'avais tout ce qu'il fallait pour faire un représentant de premier ordre. Il m'offrit même de se libérer un jour pour faire la tournée avec moi afin de me démontrer comme il était facile d'obtenir des commandes. Mais je réussissais toujours à m'y dérober. De temps en temps j'accrochais un professeur, un prêtre, ou un avocat en vue. Ces réussites le transportaient de joie.
— Voilà le genre de clientèle que nous cherchons, disait-il. Trouvez-en d'autres comme eux !
Je me plaignais qu'il me donnait rarement un tuyau convenable. La plupart du temps il ne me passait que des enfants ou des imbéciles à aller voir. Il prétendait que l'intelligence du client en perspective ou le rang qu'il pouvait occuper dans la vie importait peu — la chose importante, la seule chose, était de pénétrer dans l'intérieur de la maison et de s'accrocher. S'il s'agissait d'un enfant qui s'était laissé prendre par l'annonce, alors je devais parler aux parents, les convaincre que c'était pour le bien de l'entant. S'il s'agissait d'un faible d'esprit qui avait écrit pour demander des renseignements, tant mieux — un faible d'esprit n'avait pas de résistance. Et ainsi de suite. Il avait réponse à tout, ce type. Un bon représentant, à son sens, était l'homme capable de vendre des livres à des objets inanimés. Je commençais à le délester de tout cœur.
Quoi qu'il en soit, toute cette sacrée histoire n'était pour moi rien de plus qu'un prétexte pour rester actif, un moyen d'étayer ce simulacre d'effort pour gagner ma vie. Pourquoi je me donnais la peine de le feindre, je ne le sais, à moins que ce qui me poussait ne fût une mauvaise conscience. Mona gagnait plus qu'assez pour nos besoins à tous les deux. Et puis elle rapportait constamment à la maison des cadeaux qu'on pouvait convertir en espèces. Toujours la même histoire. Les gens ne pouvaient résister à l'envie de la couvrir de cadeaux. C'étaient tous des « admirateurs », bien entendu. Elle préférait les appeler « admirateurs » plutôt qu'« amoureux ». Je me demandais bien souvent ce qu'ils admiraient en elle, d'autant plus qu'elle ne leur servait que des rebuffades. A l'entendre taper sur ces « crétins » et ces « couillons », on aurait cru qu'elle ne leur souriait même jamais.
Souvent elle me faisait veiller toute la nuit en me parlant de cette nouvelle nuée de soupirants. Une bande singulière, je dois dire. Toujours parmi eux un millionnaire ou deux, toujours un pugiliste ou un lutteur, toujours un cinglé, généralement de sexe douteux. Ce que ces gens bizarres voyaient en elle, ou espéraient en obtenir, je ne parvins jamais à le découvrir. Avec le temps, il devait y en avoir des quantités. En ce moment-ci c'était Claude. (Quoique, à vrai dire, elle ne parlât jamais de Claude comme d'un admirateur.) En tout cas, Claude. Claude comment ? Juste Claude. Lorsque je demandai ce que ce Claude faisait dans la vie, elle devint presque hystérique. Ce n'était qu'un enfant ! Seize ans, pas un jour de plus. Bien entendu, il paraissait beaucoup plus. Il fallait absolument que je fisse sa connaissance un jour. Elle était certaine que je l'adorerais.
J'essayai de manifester de l'indifférence, mais elle n'y fit pas attention. Claude était unique, insista-t-elle. Il avait couru le monde entier — sans un sou.
— Tu devrais l'entendre parler, dit-elle, continuant à babiller. Tu écarquillerais les yeux. Il a plus de sagesse que la plupart des hommes de quarante ans. C'est presque un Christ...
Ce fut plus fort que moi, j'éclatai de rire. Je dus lui rire au nez.
— Très bien, ris ! Mais attends d'avoir fait sa connaissance, tu chanteras alors une autre chanson.
C'était Claude, appris-je, qui lui avait donné les beaux bracelets, bagues et autres parures navajos. Claude avait séjourné tout un été chez les Navajos. Il avait même appris à parler leur langue. L'eût-il voulu, dit-elle, il aurait pu passer le reste de sa vie avec eux.
Je voulus savoir d'où il était originaire, ce Claude. Elle ne le savait pas pour sûr elle-même. Du Bronx, croyait-elle. (Ce qui ne le rendait que plus unique encore.)
— Alors il est juif ? dis-je.
De nouveau elle n'était pas sûre. On ne pouvait rien dire d'après son aspect. Il ne ressemblait à rien. (Etrange façon de s'exprimer, pensai-je.) Il pourrait passer pou un Indien — ou pour un pur Aryen. Il était comme le caméléon — cela dépendait du moment et de l'endroit où on le rencontrait, de son humeur, des gens qui l'entouraient, et ainsi de suite.
— Il est probablement né en Russie, dis-je me lançant loin.
A ma surprise, elle répondit :
— Il parle couramment le russe, si cela veut dire quelque chose. Mais aussi il parle d'autres langues, l'arabe, le turc, l'arménien, l'allemand, le portugais, le hongrois...
— Pas le hongrois ! criai-je. Le russe, O.K. L'arménien, O.K. Le turc ditto, quoique ce soit un peu dur à avaler. Mais quand tu dis le hongrois, je regimbe. Non, sapristi, il faudra que je l'entende parler hongrois pour y croire.
— Très bien, dit-elle, viens un soir et vois par toi-même. En tout cas, comment pourrais-tu en juger — tu ne sais pas le hongrois.
— Exact ! Mais il y a en tout cas une chose que je sais : quiconque peut parler le hongrois est un sorcier. C'est la langue la plus coriace du monde — sauf pour les Hongrois, évidemment. Ton Claude est peut-être un garçon brillant, mais ne me dis pas qu'il parle hongrois ! Non, tu ne me feras pas avaler cela.
Mes paroles n'avaient manifestement pas fait la plus petite faille en elle, car quand elle ouvrit la bouche ce fut pour déclarer :
— J'ai oublié de te dire qu'il sait aussi le sanscrit, l'hébreu, et...
— Ecoute, m'exclamai-je, il n'est pas presque un Christ, il est le Christ. Personne d'autre que Christ le Tout-puissant ne pourrait posséder toutes ces langues à son âge. Je m'étonne qu'il n'ait pas inventé la langue universelle. J'irai rudement vite là-bas, n'aie pas peur. Je veux voir ce phénomène de mes propres yeux. Je veux qu'il parle six langues à la fois. Rien de moins ne me fera impression.
Elle me regarda comme pour dire : « Pauvre saint Thomas ! »
La fermeté de son sourire finit par me piquer. Je dis :
— Pourquoi souris-tu comme ça ?
Elle hésita une pleine minute.
— Parce que, Val... parce que je me demandais ce que tu dirais si je t'apprenais qu'il a aussi le pouvoir de guérir.
Pour quelque bizarre raison, cela paraissait plus plausible et conforme au caractère de Claude que tout ce qu'elle m'avait dit à son sujet. Mais je devais persévérer dans mon attitude de doute et de moquerie.
— Comment le sais-tu ? dis-je. L'as-tu vu guérir quelqu'un ?
Elle refusa de répondre carrément à la question. Elle affirma pourtant qu'elle pouvait garantir la vérité de ce qu'elle avançait.
Pour la pousser, je dis :
— Qu'est-ce qu'il a guéri, une migraine ?
De nouveau elle prit son temps avant de répondre. Puis, plutôt solennellement, presque trop solennellement, elle répondit :
— Il a guéri un cancer, si cela signifie quelque chose.
Cela me rendit furieux.
— Au nom du Christ, hurlai-je, ne reste pas là à me dire une chose pareille ! Es-tu une idiote jobarde ? Tu pourrais tout aussi bien dire qu'il a ressuscité des morts.
L'ombre d'un sourire passa sur son visage. D'une voix qui n'était plus solennelle mais grave, elle dit :
— Eh bien. Val, crois-le ou non, cela aussi il l'a fait. Parmi les Navajos. C'est pour cela qu'ils l'aiment tant...
— O.K., petite fille, ça suffit pour ce soir. Changeons de sujet. Su tu m'en disais davantage, je croirais que tu as une case de moins.
Ce qu'elle dit ensuite me prit complètement au dépourvu. Je faillis sauter au plafond.
— Claude dit qu'il a rendez-vous avec toi. Il sait tout de toi... Il te connaît de fond en comble, en fait. Et ne va pas croire que c'est moi qui le lui ai dit, parce que je ne l'ai pas fait. Veux-tu en entendre davantage ?
Elle poursuivit aussitôt :
— Tu as devant toi une immense carrière : tu seras un jour une figure mondiale. Selon Claude, tu joues en ce moment à colin-maillard. Tu es spirituellement aveugle, ainsi que muet et sourd...
— Claude a dit cela ? — J'étais maintenant parfaitement sérieux. — Très bien, dis-lui que je serai au rendez-vous. Demain soir, ça va ? Mais pas dans ta sacrée boîte !
Elle fut ravie de ma complète capitulation.
— Laisse-moi faire, dit-elle, je choisirai un coin tranquille où vous pourrez être seuls tous les deux.
Bien entendu, je ne pus m'empêcher de demander ce qu'il lui avait dit d'autre à mon sujet.
— Tu sauras tout demain, répéta-t-elle. Je ne veux pas te le gâcher.
J'eus de la peine à m'endormir. Claude reparaissait sans cesse, comme une vision, chaque fois sous un aspect différent. Quoiqu'il eût toujours une figure de jeune garçon, sa voix sonnait comme celle d'un ancien. Quelque langue qu'il parlât, j'étais capable de le suivre. Je n'étais nullement surpris, chose curieuse, de m'entendre parler hongrois. Non plus que de me voir monter à cheval, monter sans selle et pieds nus. Souvent nous poursuivions nos discussions dans des pays étrangers, en des lieux lointains comme la Judée, le désert de Nubie, le Turkestan, Sumatra, la Patagonie. Nous ne nous servions d'aucun véhicule ; nous étions toujours là où vagabondaient nos pensées, sans effort, sans recours à la volonté. A part certains rêves sexuels, je ne crois pas en avoir jamais fait d'aussi agréable que celui-là. Il était plus qu'agréable, instructif dans le sens le plus élevé. Ce Claude était plutôt un alter ego, même si par moments il ressemblait d'une manière frappante au Christ. Il m'apportait une grande paix. Il me donnait une direction. Mieux — il me donnait une raison d'être. J'étais enfin quelqu'un dans son droit, sans qu'il fût besoin de le prouver à personne. J'étais solidement amarré dans le monde sans pourtant être une victime. Je participais d'une façon entièrement nouvelle, comme seul peut le faire un homme exempt de conflits. Chose étrange, le monde était devenu bien plus petit que je ne croyais. Plus intime, plus compréhensible. Il n'était plus quelque chose avec quoi j'étais aux prises ; il était comme un fruit mûr dont j'étais l'intérieur, qui me nourrissait, et qui était inépuisable. Je n'étais qu'un avec lui, un avec tout — c'est la seule façon dont je puisse l'exprimer.
Le hasard voulut que je ne pusse rencontrer Claude le lendemain. Je me trouvais à Newark, ou en quelque autre coin semblable, lorsque vint le soir, parlant à un client que je trouvais fascinant. C'était un Noir qui travaillait comme docker pour payer ses études de droit. Sans travail depuis plusieurs semaines, il était d'humeur réceptive pour m'écouter lui développer les avantages de l'encyclopédie à feuillets mobiles. Juste comme il allait signer ses gribouillis pour un ouvrage, sa vieille mère passa la tête par la porte et me pria de rester à dîner. Elle s'excusa de nous déranger, expliquant qu'ils allaient après le dîner à une réunion et qu'elle devait rappeler à son fils de changer de vêtements. Ce dernier lâcha la plume qu'il tenait et se sauva dans la salle de bains.
Pendant que j'attendais qu'il reparût, mon regard tomba sur une annonce. Elle disait que le grand leader noir, W.E. Burghardt Dubois, parlerait ce même soir à l'hôtel de ville. J'attendis avec impatience le retour du garçon. J'arpentais la pièce dans un état de fièvre. Eh bien, je connaissais ce Dubois. Il y avait des années, alors que je tenais à assister aux conférences, je l'avais entendu parler du grand héritage de la race noire. Cela se passait dans quelque petite salle, dans le bas de l'East Side ; l'auditoire, chose étrange, était composé en majeure partie de juifs. Je n'avais jamais oublié l'homme. Il était beau, parfaitement aryen de traits, et d'une stature imposante ; il portait alors le bouc, si je me souviens bien. J'appris plus tard qu'il était né en Nouvelle Angleterre ; ses ancêtres étaient de sang mêlé, français, hollandais et autre. Ce que je me rappelais le mieux à son sujet, c'était son irréprochable diction et sa vaste érudition. Il avait une façon de parler directe et pleine de défi qui me conquit immédiatement. Il me frappa d'emblée comme un être supérieur. Et n'était-ce pas lui, pensais-je, qui avait accepté et publié le premier article de moi qui eût jamais été imprimé ?
Pendant le dîner, je fis la connaissance des autres membres de la famille. La sœur, une jeune femme de vingt-cinq ans environ, était d'une beauté saisissante. Elle avait décidé de venir aussi à la conférence. Cela régla la question pour moi. Claude pouvait attendre. Lorsque je leur dis que j'avais déjà entendu Dubois et que j'avais pour lui une admira ion sans bornes, ils insistèrent pour m'emmener en qualité d'invité. Le jeune homme se souvint tout à coup qu'il n'avait pas signé son nom sur la ligne en pointillé ; il me pria de le lui laisser faire avant qu'il ne l'eût oublié une seconde fois. Je me sentis gêné comme si je l'avais roulé.
— Réfléchissez d'abord, dis-je. Si vous voulez vraiment avoir ces livres, vous pourrez m'envoyer la formule plus tard.
— Non, non ! crièrent en même temps sa mère et sa sœur. Il va signer tout de suite parce que s'il ne le fait pas maintenant il ne le fera jamais. Vous savez comment nous sommes, nous autres.
Maintenant la sœur commençait à s'intéresser au sujet. Je dus lui expliquer hâtivement toute l'affaire.
— M'a l'air merveilleux, dit-elle. Laissez-moi des formules, je crois pouvoir vous obtenir quelques commandes.
Nous expédiâmes le repas en vitesse, puis nous entassâmes dans leur voiture. Une voiture de belle apparence, me sembla-t-il. En route ils me mirent au courant de l'activité de Dubois depuis que je l'avais entendu. Il avait accepté un poste dans l'enseignement dans le Sud, un monde pas trop favorable à un homme de son tempérament et de son éducation. Il était devenu quelque peu amer, trouvaient-ils, et plus caustique dans ses paroles. Impulsivement, je leur dis qu'il me rappelait, de quelque façon étrange, indéfinissable, Rabindranath Tagore que j'avais aussi entendu parler des années auparavant. Ce que je pensais était probablement que ni l'un ni l'autre de ces hommes ne mâchait ses mots quand il s'agissait de dire la vérité.
Lorsque nous atteignîmes la salle, j'étais lancé dans une longue rhapsodie sur un autre Nègre, mon idole d'autrefois, Hubert Harrison. Je leur racontais tout ce que j'avais appris en l'écoutant parler juché sur sa caisse, à Madison Square, du temps que l'on pouvait tout discuter librement et en public. Il n'y avait personne en ce temps-là, leur dis-je candidement, qui vînt à la cheville d'Hubert Harrison. De quelques mots bien dirigés, il avait le don de démolir n'importe quel adversaire. Il le faisait en outre proprement et en douceur, « avec des gants de chamois », pour ainsi dire. Je décrivis sa merveillleuse façon de sourire, son assurance aisée, la grande tête sculptée qu'il portait sur ses épaules comme un lion. Je me demandai à haute voix s'il n'avait pas du sang royal, s'il ne descendait pas de quelque monarque africain. Oui, c'était un homme qui électrisait par sa seule présence. A côté de lui, les autres orateurs, les Blancs, ressemblaient à des pygmées, non seulement physiquement, mais spirituellement, par la culture. Certains d'entre eux, ceux qui étaient payés pour fomenter des troubles, se comportaient comme des épileptiques, toujours enveloppés dans les plis du drapeau étoilé, bien sûr. Hubert Harrison, en revanche, quelle que fût la provocation, ne se départait jamais de son empire sur lui-même, de sa dignité. Il avait une façon de mettre le dos de sa main sur sa hanche, le torse penché en avant, les oreilles dressées pour saisir le moindre mot que lui adressait le questionneur ou le contradicteur. Vraiment il savait attendre son heure ! Le tumulte calmé, venait ce large sourire qui lui était particulier, un sourire épanoui et bon enfant, et il répondait à son homme — toujours bien à propos, toujours franchement et sans détour, toujours de plein fouet, comme un tir de bordée. Bientôt chacun riait, chacun sauf le pauvre imbécile qui avait osé poser la question...
Je continuais de jacasser dans ce sens quand nous entrâmes dans la salle. Elle était bondée ; cette fois l'assistance était principalement composée de Nègres. Comme peut en témoigner tout Blanc sans parti-pris, c'est un privilège que de se trouver dans une foule de Nègres. L'atmosphère est toujours surchargée. Par moment s'élèvent des éclats d'un bon gros rire, d'étranges exclamations, de francs gloussements, comme on n'en en end jamais sortir de la gorge des Blancs. Les Blancs manquent de spontanéité. Lorsqu'ils rient, cela vient rarement des entrailles D'habitude c'est un rire moqueur. Le rire du Noir lui vient aussi facilement que la respiration.
Un bon moment passa avant que Dubois apparût sur l'estrade. Lorsqu'il s'avança, ce fut avec l'air d'un souverain montant sur son trône. La majesté de l'homme suffit à elle seule à imposer silence à toute velléité de manifestation. Il n'y avait rien de l'agitateur de masse dans cette figure léonine — pareille tactique eût été au-dessous de lui. Ses paroles étaient cependant comme de la dynamite froide. L'eût-il voulu, il aurait pu déclencher une explosion qui aurait ébranlé le monde. Mais il était évident qu'il n'avait pas l'intention d'ébranler le monde — pas encore, en tout cas. En écoutant son discours, je me le représentais s'adressant sensiblement de même à une corporation de savants. Je pouvais l'imaginer lâchant les vérités les plus dévastatrices, mais d'une manière qui laisserait étourdi plutôt qu'elle ne pousserait à l'action.
Quel dommage, pensais-je, qu'un homme de ses capacités, de ses pouvoirs, fût obligé de rétrécir sa portée. Son sang le condamnait à la ségrégation, le condamnait à restreindre son horizon, son activité. Il aurait pu rester en Europe, où il était librement accepté et honoré ; il aurait pu s'y faire une place plus importante. Mais il avait choisi de demeurer avec les hommes de sa propre race, de les élever, et, si possible, de créer pour eux un monde où il ferait meilleur vivre. Il avait dû savoir depuis le début que c'était une tâche sans espoir, que rien d'important ne pouvait être accompli pour ses frères en l'espace d'une courte vie. Il était trop intelligent pour avoir des illusions là-dessus. Je ne savais pas si je devais admirer ou déplorer sa persistance vaine, courageuse, tenace. Involontairement, je faisais dans mon esprit des comparaisons entre lui et John Brown. L'un avait l'intelligence, l'autre la toi aveugle. John Brown, dans sa haine passionnée de l'injustice et de l'intolérance, n'avait pas hésité à se dresser contre le saint gouvernement des Etats-Unis. Y eût-il eu ne serait-ce que quelques centaines d'âmes comme lui dans ce grand et large pays, je ne doute pas qu'il n'eût renversé le gouvernement existant des Etats-Unis. Lorsque John Brown fut exécuté, une secousse parcourut le pays qui ne s'est jamais vraiment calmée. Il est possible que John Brown ait retardé la cause du Nègre en Amérique. Il se peut que le fiasco de Harper's Ferry ait à jamais interdit au Nègre d'obtenir ses justes droits par l'action directe. Les actes stupéfiants du grand Libérateur ont peut-être rendu inconcevable toute forme d'insurrection – dans l'esprit des générations suivantes. (Exactement comme le souvenir de la Révolution française fait frémir un Français.) Depuis le temps de John Brown. il semble être tacitement convenu que la seule voie qui puisse permettre à un Nègre de prendre sa place dans notre monde passe par une longue et douloureuse éducation. Que ce n'est qu'un prétexte pour retarder le vrai événement, nul ne veut regarder cela en face. Imaginez Jésus-Christ préconisant une pareille politique !
Le bienfait de la liberté ! Devrons-nous attendre indéfiniment d'y être aptes avant de l'obtenir ? Ou la liberté est-elle quelque chose qu'on doit arracher à ceux qui la refusent tyranniquement ? Est-il quelqu'un d'assez grand, d'assez sage, pour dire combien de temps un homme doit demeurer esclave ?
Dubois n'était pas un agitateur de masses. Non, mais pour un homme comme moi il ne paraissait que trop évident que ce qu'impliquaient ses paroles était ceci : « Assumez l'esprit de liberté, et vous serez libres ! ». L'éducation ? Tel que je le voyais et le sentais, il disait presque tout net : « Je vous dis que c'est votre propre peur et votre propre ignorance qui vous maintiennent en esclavage. Il n'y a qu'un genre d'éducation, celle qui conduit à affirmer et à maintenir sa propre liberté ». Quel autre dessein pouvait-il avoir en citant tous les prodigieux exemples de la culture africaine, avant l'intrusion du Blanc, si ce n'est de montrer que les Nègres se suffisaient à eux-mêmes ? Quel besoin le Nègre avait-il du Blanc ? Aucun. Quelle différence y avait-il entre les deux races, quelle différence réelle, fondamentale, vitale ? Aucune. Le fait suprême, le seul fait digne d'être pris en considération, était que le Blanc, en dépit de toutes ses grandes paroles, de tous ses principes tortueux, maintenait toujours le Nègre dans la sujétion .. Je ne cite pas ses paroles. Je consigne mes réactions, mon interprétation de son discours. « Avant tout, ne soyez plus sur notre dos ! », voilà ce que je l'entendais crier — quoiqu'il élevât à peine la voix, quoiqu'il ne fît pas de gestes dramatiques, quoiqu'il ne dît jamais rien de semblable. « Je vous parle ce soir des gloires du passé, de votre passé, de notre passé commun, en tant que Nègres. Et l'avenir ? Allez-vous attendre que le Blanc vous ait vidé de votre sang ? Attendrez-vous avec soumission qu'il ait rempli nos veines de son propre sang empoisonné ? Déjà vous n'êtes que des imitations mal dégrossies du Blanc. Vous le ridiculisez et vous le singez, en même temps. Avec chaque jour qui passe, vous perdez votre propre héritage précieux. Vous l'abandonnez à vos garde-chiourme qui n'ont pas la moindre intention de vous accorder l'égalité. Eduquez-vous si vous le désirez. Améliorez votre sort, si vous le pouvez. Mais souvenez-vous de ceci — jusqu'à ce que vous soyez libres et les égaux de vos voisins blancs, rien ne servira à rien. Ne vous abusez pas en croyant que le Blanc vous est supérieur à quelque égard que ce soit. Il ne l'est pas. Sa peau peut être blanche, mais son cœur est noir. Il est coupable devant Dieu et devant son prochain. Dans son orgueil et son ignorance, il tire le monde entier sur sa tête. Le jour approche où il ne gouvernera plus. Il a semé la haine à travers le monde. Il a dressé le frère contre le frère. Il a renié son propre Dieu. Non, ce misérable spécimen de l'humanité n'est pas le supérieur de l'homme noir. Cette race d'hommes est condamnée. Réveillez-vous, mes frères ! Réveillez-vous et chantez ! Huez l'homme blanc ! Chassez-le de votre vue ! Scellez-lui les lèvres, liez-lui les membres, enterrez-le là où est sa place — dans le tas de fumier ! »
Je le répète, rien de semblable ne passa les lèvres de Dubois. Il m'aurait indubitablement tenu en mépris si j'avais énoncé une pareille interprétation de son discours. Mais les mots ne signifient pas grand'chose. Ce qui est derrière eux — c'est cela qui compte. J'avais presque honte pour Dubois qu'il se servît d'autres mots que ceux que j'entendais dans mon esprit. Si ses paroles avaient provoqué une sanglante insurrection, il aurait été l'homme le plus abasourdi de toute la communauté nègre. Et pourtant je persistais à croire que, dans son cœur, ce message que je viens de donner était gravé, gravé dans le sang et les larmes. S'il avait vraiment été un tant soit peu moins ardent, il n'aurait pas été, il n'aurait pu être, la noble figure qu'il était. Je rougissais à la pensée qu'un homme ayant de tels dons, de tels pouvoirs, une telle pénétration d'esprit, était obligé d'assourdir sa voix, de juguler ses vrais sentiments. Je l'admirais pour tout ce qu'il avait fait, pour tout ce qu'il était, et c'était en effet beaucoup — mais si seulement il avait possédé une étincelle de l'esprit passionné de John Brown ! Si seulement il avait eu un rien du fanatique ! Parler de l'injustice et demeurer froid — seul un sage en est capable. (Il faut reconnaître toutefois que là où l'homme ordinaire voit l'injustice, le sage décèle probablement un autre genre de justice.) L'homme juste est dur, impitoyable, inhumain. L'homme juste mettra le feu au monde, le détruira de ses propres mains, s'il le peut, plutôt que de voir perpétuer l'injustice. John Brown était de cette sorte d'hommes. L'histoire l'a oublié. Des hommes moins grands sont venus à l'avant-scène, ont bouleversé le monde, l'ont jeté dans la panique — et cela pour rien qui ressemblât seulement à ce que nous appelons justice... Qu'on lui donne un peu de temps encore, et l'homme blanc se détruira lui-même et détruira le monde pernicieux qu'il a créé. Il ne possède pas de solutions aux maux qu'il a imposés au monde. Aucune. Il est vide, désillusionné, sans un grain d'espoir. Il soupire pour sa propre fin misérable.
L'homme blanc entraînera-t-il le Nègre dans sa chute ? J'en doute. Tous ceux qu'il a persécutés et asservis, dégénérés et émasculés, tous ceux qu'il a vidés, se dresseront, je crois, contre lui au jour fatidique du jugement. Il n'y aura pas de secours pour lui, pas une main amicale d'étranger ne se lèvera pour détourner de lui sa condamnation. Non plus que personne ne le pleurera. Au contraire, de tous les coins de la terre, telle la montée d'un tourbillon, partira un cri d'exultation : « Homme blanc, ton temps est révolu ! Péris comme le ver ! Et puisse le souvenir de ton séjour sur terre être effacé ! »
Chose curieuse, c'est tout récemment que j'ai découvert que Dubois avait écrit un livre sur John Brown où il prédisait beaucoup de ce qui s'est déjà abattu sur la race blanche, et beaucoup de ce qui doit encore advenir. Etrange qu'ignorant tout de sa passion et de son admiration pour le grand Libérateur, j'eusse lié leurs deux noms...
Le lendemain, alors que je prenais mon petit déjeuner dans un café de Pineapple Street, je sentis une main se poser sur mon épaule. Une voix derrière moi demandait doucement si je n'étais pas Henry Miller. Je levai les yeux pour trouver Claude à côté de moi. Aucun doute possible que ce pût être un autre.
— On m'a dit que vous déjeuniez d'habitude ici, dit-il. Quel dommage que vous ne soyez pas venu hier soir ; j'avais avec moi un ami que vous auriez eu plaisir à rencontrer. Il est de Téhéran.
Je lui présentai mes excuses et l'engageai à prendre un deuxième petit déjeuner avec moi. Ce n'était rien pour Claude d'absorber deux ou trois petits déjeuners à la file. Il était comme un chameau — il remplissait le réservoir chaque fois qu'il en avait l'occasion.
— Vous êtes bien du Capricorne, n'est-ce pas ? demanda-t-il. Le 26 décembre, est-ce exact ? Vers midi ?
Je fis oui de la tête.
— Je ne suis pas très versé en astrologie, poursuivit-il. Ce n'est pour moi qu'un point de départ. Je suis comme le Joseph de la Bible — j'ai des rêves. Des rêves prophétiques, parfois.
Je souris avec indulgence.
— Vous allez bientôt voyager — dans un an ou deux peut-être. Un voyage important. Votre vie sera radicalement changée.
Il s'arrêta un instant pour regarder par la fenêtre, comme s'il cherchait à se concentrer.
— Mais ce n'est pas ce qui importe en ce moment. Je voulais vous voir pour une autre raison. — Il marqua de nouveau un temps. — Vous allez traverser une période désastreuse, l'année qui vient ou à peu près. Je veux dire, avant que vous ne commenciez votre voyage. Il vous faudra tout votre courage pour survivre. Si je ne vous connaissais pas si bien, je dirais qu'il y a danger pour vous de devenir fou...
— Excusez-moi, interrompis-je, mais comment se fait-il que vous me connaissiez si bien ?
Ce fut au tour de Claude de sourire. Puis, sans la moindre hésitation, il répondit :
— Je vous connais depuis un long moment — dans mes rêves. Vous revenez encore et encore. Bien entendu, je ne savais pas que c'était vous avant d'avoir rencontré Mona. Alors j'ai compris que ce ne pouvait être personne d'autre.
— Etrange, murmurai-je.
— Pas tellement, dit Claude. Beaucoup d'hommes ont fait la même expérience. Une fois, alors que je me trouvais dans un petit village de Chine, un homme est venu à ma rencontre dans la rue et me prenant par le bras, m'a dit : « Je vous attendais. Vous arrivez exactement à temps ». C'était un magicien. Il pratiquait la magie noire.
— Etes-vous aussi un magicien ? demandai-je en plaisantant.
— Guère, répondit Claude. Et du même ton il ajouta : Je pratique la divination. C'est un don que j'ai de naissance.
— Mais cela ne vous aide pas beaucoup vous-même, n'est-ce pas ?
— C'est vrai, répondit-il, mais cela me permet d'aider les autres. C'est-à-dire s'ils désirent être aidés.
— Et vous voulez m'aider, moi ?
— Si je peux.
— Avant que vous n'alliez plus loin, dis-je, si vous me parliez un peu de vous-même ? Mona m'a raconté un peu votre vie, mais on s'y perd. Dites-moi ceci, si vous n'y voyez pas d'inconvénients : savez-vous où vous êtes né et qui étaient votre père et votre mère ?
Claude me regarda droit dans les yeux.
— C'est ce que j'essaie de découvrir, dit-il. Peut-être pourrez-vous m'aider. Vous ne seriez pas apparu si souvent dans mes rêves si vous n'aviez pas de l'importance dans ma vie.
— Vos rêves ? Dites-moi, comment vous apparais-je en rêve ?
— Dans divers rôles, répondit promptement Claude. Parfois comme un père, parfois comme un diable, et parfois comme un ange secourable. Chaque fois que vous apparaissez, c'est aux accents de la musique. Une musique céleste, dirais-je.
Je ne sus que répondre à cela.
— Vous savez, bien entendu, poursuivit Claude, que vous avez un pouvoir sur les autres. Un grand pouvoir. Vous vous en servez d'ailleurs rarement. Quand vous le faites, vous en mésusez. Vous avez honte de votre meilleur moi, si je puis m'exprimer ainsi. Vous préféreriez qu'on vous crût méchant plutôt que bon. Et vous êtes méchant par moment — méchant et cruel — surtout avec ceux qui vous aiment. C'est à cela que vous devez travailler... Mais vous serez bientôt mis à l'épreuve !
— Il y a quelque chose d'effrayant en vous, Claude. Je commence à soupçonner que vous avez le don de double vue, ou quelque nom que vous choisissiez de donner à cela.
A quoi Claude répondit :
— Vous êtes essentiellement un homme de foi. Un homme de grande foi. Le sceptique en vous est un phénomène transitoire, un héritage du passé, de quelque autre vie. Vous devez balayer vos doutes — vos doutes de vous-même, par-dessus tout — ils vous étouffent. Un être comme vous n'a qu'à se jeter dans le monde et il flottera comme un bouchon. Rien de vraiment mauvais ne vous touchera ou ne vous affectera jamais. Vous êtes fait pour passer à travers les flammes. Mais si vous vous dérobez à votre vrai rôle, et vous seul savez ce qu'il est, vous serez brûlé jusqu'aux cendres. C'est ce que je sais de plus clair à votre sujet.
Je reconnus en toute franchise que ce qu'il venait de dire n'était pour moi ni vague ni inconnu.
— J'ai eu maintes fois le soupçon de ces choses-là. Pour le moment pourtant, rien ne m'est tout à fait clair. Continuez, si vous voulez bien, je suis tout oreilles.
— Ce qui nous a réunis, dit Claude, c'est que nous cherchons tous les deux nos vrais parents. Vous m'avez demandé où je suis né. Je suis un enfant trouvé ; mes parents m'ont abandonné sur le perron d'une maison, quelque part dans le Bronx. Je soupçonne que mes parents, quels qu'ils aient été, venaient d'Asie. Mongolie peut-être. Quand je vous regarde dans les yeux, j'en suis presque convaincu. Vous avez du sang mongol, sans aucun doute. Personne ne l'a-t-il jamais remarqué jusqu'à présent ?
J'examinai maintenant d'un regard profondément scrutateur le jeune homme qui me disait tout cela. Je le pris en moi comme on ferait d'une grande gorgée d'eau quand on a soif. Du sang mongol ! Bien sûr, on me l'avait déjà dit ! Et toujours le même genre de gens. Chaque fois que le mot mongol surgissait, il produisait sur moi l'effet d'un mot de passe. « Nous te perçons à jour ! », c'était ce qu'il me disait d'habitude. Que je le reconnusse ou le niasse, j'étais « l'un d'eux ».
Cette histoire mongole était, bien entendu, plus symbolique que généalogique. Les Mongols étaient les porteurs de nouvelles secrètes. A quelque époque reculée du passé, alors que le monde était un et que ses vrais maîtres tenaient leur identtité cachée, « nous Mongols » étions là. (Etrange langage ? Les Mongols ne parlent pas autrement.) Il y avait quelque chose de physique, ou de physiologique, ou du moins de physionomique, qui caractérisait tous ceux qui appartenaient à cet étrange clan. Ce qui les distinguait du « reste de l'humanité », c'était on ne sait quoi dans les yeux. Ce n'était ni la couleur, ni la forme ou l'aspect de l'œil : c'était la façon dont les yeux étaient placés ou encastrés, la façon dont ils nageaient dans leurs mystérieuses orbites. D'ordinaire voilés, dans la conversation ces voiles tombaient, l'un après l'autre, jusqu'à ce qu'on eût l'impression de plonger le regard dans un profond trou noir.
Cependant que j'étudiais Claude, mon regard vint à s'arrêter sur les deux trous noirs au centre de ses yeux. Ils étaient insondables. Une bonne minute ou deux, pas un mot de plus ne fut échangé. Ni l'un ni l'autre nous ne nous sentions gênés ou mal à l'aise. Nous nous regardions seulement fixement comme deux lézards. Regard mongol de reconnaissance mutuelle.
Ce fut moi qui rompis le charme. Je lui dis qu'il me rappelait légèrement le Chasseur de Cerfs — le Chasseur de Cerfs et Daniel Boone réunis. Avec juste un soupçon de Nabuchodonosor !
Il rit.
— J'ai passé pour beaucoup de choses, dit-il. Les Navajos croyaient que j'avais du sang indien dans les veines. Peut-être en ai-je d'ailleurs...
— Je suis sûr que vous avez une goutte de sang juif, dis-je. Pas à cause du Bronx ! ajoutai-je.
— J'ai été élevé par des juifs, dit Claude. Jusqu'à l'âge de huit ans, je n'ai entendu parler que le russe et le yiddisch. A dix ans, je me suis enfui de la maison.
— Où était-ce, ce que vous appelez la maison ?
— Un petit village de Crimée, pas loin de Sébastopol. J'y avais été transplanté à l'âge de dix ans.
Il marqua un temps. Il commença à dire quelque chose sur la mémoire, puis abandonna.
— Lorsque j'ai entendu pour la première fois parler l'anglais, reprit-il, je l'ai reconnu pour une langue familière quoiqu'on ne l'eût parlé autour de moi que pendant les six premiers mois de ma vie. J'ai appris l'anglais presque instinctivement en un rien de temps. Comme vous le remarquez, je le parle sans une trace d'accent. Le chinois m'est venu aussi facilement quoique je ne l'aie jamais possédé vraiment à fond...
— Excusez-moi, interrompis-je, mais combien de langues parlez-vous, si cela ne vous ennuie pas de me le dire ?
Il hésita un moment, comme s'il se livrait à un rapide calcul.
— Franchement, répondit-il, je ne peux pas le dire. J'en sais au moins une douzaine, à coup sûr. Il n'y a pas là de quoi être fier ; j'ai un flair naturel pour les langues. Et puis quand on roule sa bosse de par le monde, on ne peut faire autrement que de s'initier aux langues.
— Mais le hongrois ! m'exclamai-je. Il ne vous est sûrement pas venu facilement !
Il m'adressa un sourire indulgent.
— Je ne sais pas pourquoi on croit que le hongrois est si difficile. Il y a ici même, en Amérique du Nord, des langues indiennes qui le sont beaucoup plus — au point de vue de la linguistique pure, j'entends. Mais aucune langue n'est difficile si on la vit. Pour savoir le turc, le hongrois, l'arabe ou la langue navajo, on doit devenir l'un des indigènes, c'est tout.
— Mais vous êtes si jeune ! Comment avez-vous pu avoir le temps de...
— L'âge ne veut rien dire, interrompit-il. Ce n'est pas l'âge qui nous donne la sagesse. Ni même l'expérience, comme on le prétend. C'est la vivacité d'esprit. Les vivants et les morts... Vous, entre tous, vous devriez savoir ce que je veux dire. Il n'est que deux classes en ce monde — et dans chaque monde – les vivants et les morts. A ceux qui cultivent l'esprit rien n'est impossible. Aux autres tout est impossible, ou incroyable, ou vain. Quand on vit jour après jour avec l'impossible, on commence à se demander ce que signifie ce mot. Ou plutôt comment il en est jamais venu à avoir cette signification. Il y a un monde de la lumière, où tout est clair et manifeste, et il y a un monde de la confusion, où tout est ténébreux et obscur. Les deux mondes n'en sont en réalité qu'un. Ceux qui se trouvent dans le monde de l'obscurité ont de temps à autre une vision fugitive du royaume de la lumière, mais ceux qui sont dans le monde de la lumière ignorent tout de l'obscurité. Les hommes de la lumière ne projettent pas d'ombre. Le mal leur est inconnu. Non plus qu'ils ne nourrissent de ressentiment. Ils se meuvent sans chaînes ou entraves. Jusqu'à mon retour dans ce pays, je n'ai fréquenté que de tels hommes. A certains égards, ma vie est plus étrange que vous ne pensez. Pourquoi suis-je allé chez les Navajos ? Pour trouver la paix et la compréhension. Si j'étais né à une autre époque, j'aurais pu être un Christ ou un Bouddha. Ici, je suis un peu un phénomène de foire. Même vous, vous avez peine à ne pas me voir ainsi.
Ici il m'adressa un mystérieux sourire. L'espace d'un plein moment, j'eus la sensation que mon cœur s'était arrêté.
— Venez-vous de ressentir quelque chose d'étrange ? demanda Claude, son sourire devenu maintenant plus humain.
— Oui, en effet, dis-je, mettant inconsciemment une main sur mon cœur.
— Votre cœur s'est arrêté de battre un instant, c'était tout, dit Claude. Imaginez si vous pouvez ce que ce serait si votre cœur se mettait à battre à un rythme cosmique. Le cœur de la plupart des hommes ne bat même pas à un rythme humain... Le temps viendra où l'homme ne distinguera plus entre homme et dieu. Lorsque l'être humain sera porté à sa pleine puissance, il sera divin — sa conscience humaine se détachera de lui. Ce qu'on appelle la mort aura disparu. Tout sera changé, changé de façon permanente. Il n'y aura plus besoin de changement. L'homme sera libre, voilà ce que je veux dire. Une fois qu'il sera devenu le dieu qu'il est, il aura accompli son destin — qui est liberté. La liberté englobe tout. La liberté transforme tout en sa nature fondamentale, qui est perfection. Ne croyez pas que je parle religion ou philosophie. Je les rejette l'une comme l'autre, totalement. Elles ne sont même pas des tremplins, comme on se plaît à le croire. On doit les sauter d'un seul élan. Si on place quelque chose en dehors de soi, ou au-dessus de soi, on est dupé. Il n'est qu'une seule chose, l'esprit. Il est tout, toute chose, et quand on l'a compris on l'est. On est tout ce qu'il y a, il n'y a rien d'autre... comprenez-vous ce que je dis ?
J'inclinai affirmativement la tête. J'étais un peu étourdi.
— Vous comprenez, dit Claude, mais la réalité vous en échappe. Comprendre n'est rien. On doit garder les yeux ouverts, constamment. Pour ouvrir les yeux, on doit se détendre, non se contracter. Ne craignez pas de tomber à la renverse dans un abîme sans fond. Il n'y a rien où l'on puisse tomber. Vous y êtes et vous en êtes, et un jour, si vous persistez, vous le serez. Je ne dis pas que vous l'aurez, je vous prie de le noter, car il n'y a rien à posséder. Non plus que vous ne devez être possédé, souvenez-vous-en ! Vous devez vous libérer. Il n'y a pas d'exercices, physiques ou spirituels, à faire. Toutes les choses de ce genre sont pareilles à l'encens — elles éveillent un sentiment de sainteté. Nous devons être saints sans sainteté. Nous devons être entiers... complets. Etre saint, c'est cela. Toute autre forme de sainteté est fausse, c'est un piège et une aberration...
« Excusez-moi de vous parler ainsi, dit Claude, avalant hâtivement une autre grande gorgée de café, mais j'ai le sentiment qu'il reste peu de temps. La prochaine fois que nous nous rencontrerons, ce sera très probablement dans quelque partie lointaine du monde. Votre inquiétude pourra vous mener en des lieux les plus inattendus. Mes mouvements à moi sont plus définis ; je connais la trame qui m'est tracée. — Il s'arrêta pour prendre un autre chemin. — Puisque je suis allé jusqu'ici, laissez-moi ajouter encore quelques mots. — Il se pencha en avant et son visage prit une expression très sérieuse. — En ce moment, Henry Miller, personne dans ce pays ne sait rien de vous. Personne – et je l'entends littéralement — ne connaît votre véritable identité. En ce moment, j'en sais plus sur vous que je n'en saurai probablement jamais. Ce que je sais n'a cependant d'importance que pour moi. C'est ce que je voulais vous dire — que vous devez penser à moi quand vous êtes en détresse. Non que je puisse vous aider, ne le croyez pas ! Personne ne le peut. Personne ne le fera, probablement. Vous (et ici il espaça les mots) — vous aurez à résoudre vos propres problèmes. Mais à tout le moins vous saurez, quand vous penserez à moi, qu'il est une personne au monde qui vous connaît et croit en vous. Cela aide toujours. Le secret, cependant, consiste à ne pas se soucier de savoir si quelqu'un, pas même le Tout-Puissant, a confiance en vous. Vous devez en venir à comprendre, et vous y viendrez sans aucun doute, que vous n'avez pas besoin de protection, non plus que vous ne devez avoir soif de salut, car le salut n'est qu'un mythe. Qu'y a-t-il à sauver ? Posez-vous cette question ! Et si l'on est sauvé, sauvé de quoi ? Avez-vous réfléchi à ces choses-là ? Faites-le ! Il n'est pas besoin de rédemption, car ce que les hommes appellent péché et faute n'a pas de sens dernier. Les vivants et les morts — souvenez-vous seulement de cela ! Quand vous parviendrez au vif des choses, vous ne trouverez ni accélération ni ralentissement ni naissance ni mort. Il y a et vous êtes — voilà tout en peu de mots. Ne vous cassez pas la tête là-dessus, car pour l'esprit cela n'a pas de sens. Acceptez-le et oubliez-le — ou cela vous rendra fou...
Quand je partis, je flottais dans les nuages. J'avais ma serviette avec moi, comme d'habitude, mais toute pensée de visite à des clients s'était envolée. Je pris machinalement le métro et descendis machinalement — à Times Square. Lorsque je n'avais pas de destination fixée, je descendais toujours machinalement à Times Square. Là je trouvais toujours la rambla, la perspective Nevski, les souks et bazars des damnés.
Les pensées et les sensations qui me possédaient m'étaient familières d'une façon presque effrayante. C'étaient les mêmes que j'avais connues en entendant parler pour la première fois mon vieil ami Roy Hamilton, en écoutant pour la première fois Benjamin Fay Mills, l'Evangéliste, en jetant pour la première fois un coup d'œil sur ce livre étrange, Esoteric Buddhism, en lisant d'une traite le Tao Te King, ou chaque fois que j'ouvrais Les Possédés, L'Idiot ou Les Frères Karamazov. Les cloches de vache que je portais sous mes côtes commencèrent à sonner violemment ; dans le beffroi au-dessus de ma tête, on eût dit que toutes les étoiles des cieux s'étaient réunies pour allumer un feu de joie céleste. Mon corps n'avait pas de poids, aucun. J'étais simultanément aux « six extrêmes ».
Il y avait un langage qui ne manquait jamais de me faire prendre feu, et c'était toujours le même. Réduit par la cuisson jusqu'à la grosseur d'une lentille, toute sa portée et son sens pouvaient s'exprimer en deux mots : Connais-toi toi-même ! Seul avec moi-même, et non seulement seul mais débranché, décalibré, je montais et descendais en courant l'harmonica, parlant le seul et unique langage, ne respirant que le pur esprit ineffable, regardant tout avec des yeux nouveaux et d'une façon absolument nouvelle. Pas de naissance, pas de mort ? Bien sûr que non ! Que pouvait-il y avoir de plus, que pouvait-il y avoir d'autre, que ce qu'il y avait en ce moment ? Qui a dit que le monde était foutu ? Où ? Quand ? Le septième jour Dieu se reposa de son œuvre. Et il vit que tout était bon. D'accord3. Comment aurait-il pu en être autrement ? Pourquoi en serait-il autrement ? Conformément à la raison, cette grosse limace sans ailes, l'humanité évoluait lentement, lentement à partir du limon primordial. Dans un million d'années d'ici, nous commencerions à ressembler vaguement aux anges. Quelle foutaise ! L'esprit est-il donc enkysté dans le trou du cul de la création ? Lorsque Roy Hamilton parlait, quoiqu'il ne possédât pas un brin d'instruction, il parlait avec la douce autorité des anges. Il était tout instantanéité. La roue tournait vivement et l'on était immédiatement au moyeu, au centre de cet espace vide sans lequel les constellations elles-mêmes ne peuvent tourner et projeter leurs codes secrets. Ditto pour Benjamin Fay Mills, non un Evangéliste mais un héros qui avait abandonné le christianisme afin d'être un Christ. Et la Nirvana ? Non pas demain mais maintenant, à jamais et éternellement maintenant...
Ce langage était toujours net. et clair pour moi. Le langage de la raison, qui n'est même pas celui du sens commun, était du charabia. Lorsque Dieu lâche le bras qui tient la plume, l'auteur ne sait plus ce qu'il écrit. Jacob Boehme employait un langage bien à lui, un langage venu directement du Créateur. Les érudits le lisent d'une façon, les hommes de Dieu d'une autre. Le poète ne parle qu'au poète. L'esprit répond à l'esprit. Le reste est bouillie pour les chats.
Cent voix parlent à la fois. Je suis toujours sur la perspective Nevski, toujours tripotant la serviette. Je pourrais aussi bien être dans les limbes. Je suis en toute certitude « là », où que cela puisse être, et rien ne peut me faire dérailler. Possédé, oui. Par le grand Manitou, cette fois.
Maintenant j'ai dépassé la rambla. J'approche du vieux Haymarket. Soudain un nom avance en saillie d'un panneau d'affichage, fend le globe de mon œil aussi net qu'une lame de rasoir. Je viens de passer devant un théâtre que je croyais démoli depuis longtemps. Rien ne demeure dans la rétine qu'un nom, son nom, un nom entièrement nouveau : MIMI AGUGLIA. C'est là ce qui importe, son nom Non parce qu'elle est Italienne, non parce que la pièce est une tragédie immortelle. Juste son nom : MIMI AGUGLIA. Quoique je continue à aller fermement de l'avant, et puis en rond et autour, quoique je continue à filer comme le vent à travers les nuages, telle la lune à son troisième quartier, son nom me ramènera en arrière ponctuellement à 2h.15 de l'après-midi.
Du royaume céleste je glisse dans un fauteuil confortable au troisième rang de l'orchestre. Je suis sur le point d'assister à la plus grande représentation à laquelle j'assisterai probablement jamais. Et cela dans une langue dont je ne connais pas un mot.
Le théâtre est bondé — et d'Italiens exclusivement. La scène est dans la pénombre. Pendant une grande minute, pas un mot n'est prononcé. Puis une voix se fait entendre : la voix de Mimi Aguglia.
Quelques instants à peine plus tôt, ma tête bouillonnait de pensées ; maintenant tout est silencieux, le grand essaim est rassemblé dans un rayon de miel à la base du crâne. Pas un bourdonnement dans la ruche. Mes sens, aiguisés comme une arête de diamant, sont entièrement concentrés sur l'étrange créature à la voix oraculaire. Dût-elle même parler une langue que je connaisse, je doute que j'eusse pu la suivre. Ce sont les sons qu'elle émet, l'immense gamme de sons, qui m'ensorcellent. Sa gorge est pareille à une lyre ancienne. Très, très ancienne. Elle a le son de la voix de l'homme avant qu'il ait mangé de l'arbre de la connaissance. Ses gestes et ses mouvements ne sont qu'accompagnements de la voix. Les traits, monolithiques au repos, expriment les plus subtiles modulations avec ses incessants changements d'humeur. Lorsqu'elle rejette la tête en arrière, la musique oraculaire qui sort de sa gorge joue sur ses traits, tel l'éclair jouant sur une couche de mica. Elle semble exprimer avec facilité des émotions que nous ne pouvons que simuler en rêve. Tout est primordial, resplendissant, annihilant. Il y a un instant, elle était assise dans un fauteuil. Ce n'est plus un fauteuil ; c'est maintenant une chose, une chose inanimée. Où qu'elle porte ses pas, quoi qu'elle touche, les choses s'en trouvent changées. Maintenant elle est debout devant un haut miroir, apparemment pour saisir son propre reflet. Illusion ! Elle se tient devant une trouée dans le cosmos, répondant au bâillement du Titan par un cri strident et inhumain. Son cœur, suspendu dans une crevasse de glace, rutile soudain — jusqu'à ce que son être tout entier projette des flammes de rubis et de saphir. Un instant encore, et la tête monolithique tourne au jade. Serpent confrontant le chaos. Marbre retournant avec horreur au vide. Néant...
Elle va et vient, va et vient, et dans son sillage une lueur phosphorescente. L'atmosphère même s'épaissit, imprégnée de l'horreur proche. Elle se délove maintenant, mais comme dans l'huile chaude, comme encore droguée par les fumées de l'autel sacrificatoire. Une phrase sort dans un gargouillement de ses lèvres torturées, une phrase étranglée qui fait gémir l'homme assis à côté de moi. Le sang suinte d'une veine éclatée à sa tempe. Pétrifié, je suis incapable d'émettre un son, quoique je crie à tue-tête. Ce n'est plus un théâtre, c'est le cauchemar. Les murs se rapprochent, se tordant et s'enroulant comme le labyrinthe de terreur. Le Minotaure souffle sur nous une haleine chaude et fétide. A ce moment précis, et comme si mille chandeliers avaient à la fois volé en éclats, son rire fou, diabolique déchire l'oreille. Elle n'est plus reconnaissable. On ne voit plus qu'une épave humaine, un enchevêtrement de bras et de jambes, une masse de cheveux tordus, une bouche sanglante, et cela, cette chose, marche à tâtons, titube, s'accroche aveuglément, comme ivre, vers les coulisses...
L'hystérie déferle sur l'assistance. Des hommes aux mâchoires étroitement serrées pendent, flasques, dans leurs fauteuils. Des femmes poussent des cris aigus, s'évanouissent, ou s'arrachent convulsivement les cheveux. La salle entière est maintenant pareille au fond de la mer — pandemonium se débattant comme un gorille en folie pour soulever la lourde pierre liquide de l'épouvante. Les placeurs gesticulent comme des marionnettes, leurs cris noyés dans le tumulte perçant qui s'enfle progressivement comme un typhon. Et tout cela dans une obscurité totale, car quelque chose est arrivé à l'éclairage. Finalement de la fosse d'orchestre monte le son de la musique, ouragan et éclatement, accueillis par un grondement irrité de protestation. La musique s'éteint, réduite au silence comme par un marteau. Le rideau se lève lentement sur une scène toujours plongée dans l'obscurité. Soudain elle s'avance des coulisses, un cierge allumé à la main, saluant, saluant, saluant. Elle est muette, absolument muette. Des loges, des balcons, de la fosse d'orchestre elle-même, des fleurs pleuvent sur la scène. Elle est debout dans une mer de fleurs, le cierge brûlant d'une flamme vive. Brusquement le théâtre est inondé de lumière. La foule hurle son nom — MIMI... MIMI... MIMI AGUGLIA. Au milieu du tumulte, elle souffle calmement le cierge et regagne vivement les coulisses...
La serviette toujours sous le bras, je me remets à me frayer un chemin sur la rambla. J'ai le sentiment d'être descendu en parachute du mont Sinaï. Tout autour de moi il y a mes frères, l'humanité, comme on dit, marchant toujours à quatre pattes. J'éprouve un désir irrésistible de lancer des ruades dans toutes les directions, d'expédier à toute vitesse les pauvres bougres au paradis. A ce « moment chronologique précis » où je fuse comme le champagne, un homme me tire par la manche et me fourre sous le nez une carte postale obscène. Je continue à marcher droit devant moi, l'homme s'accrochant à moi, et tandis que nous avançons comme dans une transe, il change sans cesse de cartes et marmonne tout bas :
— C'est mignon, quoi ? Drôlement bon marché. Prenez tout le lot — pour deux billets.
Brusquement je m'arrête pile ; j'éclate de rire, un rire effrayant qui se fait de plus en plus bruyant. Je laisse les cartes me glisser des doigts, comme des flocons de neige. Une foule commence à se rassembler, le colporteur prend les jambes à son cou. Les gens se mettent en devoir de ramasser les cartes ; ils s'attroupent toujours autour de moi, de plus en plus près, curieux de savoir ce qui m'a fait rire ainsi. A une certaine distance, je repère un flic qui s'avance. Pivotant brusquement sur mes talons, je hurle :
— C'est là qu'il est entré. Attrapez-le !
Désignant une boutique à l'angle, je pousse avec ardeur de l'avant avec la foule ; cependant qu'elle se presse et me précède, je fais vivement volte-face et m'éloigne dans la direction opposée aussi rapidement que mes jambes peuvent me porter. Au coin de la rue, je tourne vivement, marchant maintenant comme un kangourou, jusqu'à ce que j'arrive à un bistrot.
Au bar, deux hommes sont en plein milieu d'une violente dispute. Je commande une bière et m'efforce de passer aussi inaperçu que possible.
— Je te dis qu'il a perdu la boule.
— Tu la perdrais aussi si on te coupait les couilles.
— Il te ferait ressembler à un cul de cheval.
— Au cul du pape qu'il le ferait !
— Dis donc, qui a fait le monde ? Qui a créé les étoiles, le soleil, les gouttes de pluie ? Réponds-moi à ça !
— Réponds-y toi-même puisque tu es si foutrement savant. Dis-moi, toi, qui a créé le monde, l'arc-en-ciel, les pots de chambre et tous les autres bordels de trucs.
— Tu voudrais savoir, hein ? Eh bien, laisse-moi te dire ceci : ça n'a pas été fait dans une fromagerie. Et ce n'est pas l'évolution qui les a faits.
— Oh non ? Qu'est-ce que c'était alors ?
— C'était Jehovah le Tout-Puissant soi-même. Seigneur de la Création, Géniteur de la Sainte Marie, et Rédempteur des âmes perdues. Voilà ce qui s'appelle une bonne réponse. Maintenant qu'est-ce que tu as à dire, toi ?
— Je dis toujours qu'il a perdu la boule.
— Tu es un sale infidèle, voilà. Tu es un païen.
— Pas du tout. Je suis Irlandais cent pour cent. Et qui plus est, je suis maçon... ouais, un sacré maçon. Comme George Abraham Washington et le marquis de Queensbury...
— Et Oliver Cromwell et Sacré Bonesparte. Sûr, je connais votre espèce. C'est un serpent noir qui vous a donné le jour et c'est son noir venin que vous répandez depuis.
— Nous ne prendrons jamais les ordres du pape. Mets ça dans ta poche et ton mouchoir par-dessus !
— Et voilà pour toi ! Vous avez fait une Bible des prêches cinglés de Darwin. Vous faites de vous des singes et vous appelez ça évilution.
— Je dis toujours qu'il a perdu la boule.
— Puis-je te poser une simple question ? Puis-je vraiment ?
— Ça tu le peux. Vas-y ! Je répondrai à tout ce qui aura un sens.
— Parfait !... Eh bien, qu'est-ce qui fait ramper les vers et voler les oiseaux ? Qu'est-ce qui fait tisser à l'araignée sa toile insensée ? Qu'est-ce qui fait que le kangourou...
— Arrête, vieux ! Une question à la fois. Eh bien, laquelle est-ce — l'oiseau, le ver, l'araignée ou le kangourou ?
— Pourquoi deux et deux font quatre ? Peut-être peux-tu répondre à ça ! Je ne te demande pas d'être un anthroposophagiste, ou comment diable qu'on les appelle déjà. C'est de la simple arithmétique... deux plus deux égale quatre. POURQUOI ? Réponds à ça et je dirai que tu es un honnête catholique romain. Vas-y maintenant, sors-moi ça !
— Merde pour les catholiques ! Je préférerais être un singe avec Darwin, bon Dieu ! Arithmétique ! Bah ! Pourquoi ne me poses-tu pas une devinette d'astronomie ? Pourquoi ne me demandes-tu pas si Mars aux yeux rouges a jamais branlé dans son orbite funiculaire ?
— La Bible y a répondu depuis longtemps. Et aussi Parnell !
— Dans le cul du cochon qu'il l'a fait !
— Il n'y a pas une question à laquelle il n'ait pas été répondu une fois pour toutes — par l'un ou par l'autre.
— Tu veux dire le pape !
— Vieux, je te l'ai dit cent fois — le pape n'est qu'un interlocutoire pontifical. Sa Sainteté n'a jamais prétendu être le Christ ressuscité.
— Une chance pour elle, parce que je le nierais devant sa face traîtresse. Nous avons eu assez d'Inquisitions. Ce qu'il faut au triste monde las, c'est un brin de sens commun. Tu peux divaguer tant que tu voudras sur les araignées et les kangourous, mais qui va payer le loyer ? Demande donc ça à ton ami !
— Je t'ai dit qu'il est entré chez les dominicains.
— Et moi j'ai dit qu'il a perdu la boule.
A ce moment, le barman, pensant les calmer, allait offrir la tournée du patron lorsqu'un aveugle entra, jouant de la harpe. Il chantait d'une voix chevrotante et aiguë qui était lamentablement fausse. Il portait des lunettes bleu foncé et à son bras était accrochée une canne blanche.
— Allez, sors-nous une chanson obscène ! cria un des disputeurs.
— Et pas de fumisteries ! cria l'autre.
L'aveugle enleva ses lunettes, accrocha la harpe et la canne à une patère au mur, et avec un empressement stupéfiant s'approcha du bar en traînant les pieds.
— Juste une petite goutte pour me mouiller le palais, pleurnicha-t-il.
— Donnez-lui une goutte de whisky irlandais, dit l'un.
— Et un peu de brandy, dit l'autre.
— Aux hommes de Dublin et du comté de Kerry, dit l'aveugle, levant les deux verres à la fois. A bas tous les Orangistes !
Il regarda autour de lui, guilleret comme un canari, et but une gorgée dans chacun des gobelets.
— Quand sauras-tu ce que c'est que la honte ? dit l'un.
— Il se vautre dans l'or, dit l'autre.
— Voilà, dit l'aveugle, s'essuyant les lèvres avec sa manche, quand ma vieille mère est morte, je lui ai promis de ne jamais plus en fiche une rame. J'ai respecté le marché, et elle aussi. Chaque fois que je pince les cordes, elle m'appelle doucement : « Patrick, tu es là ? C'est fameux, mon garçon, c'est fameux ». Et avant que je puisse lui poser une question, elle est repartie. Le champ de foire, j'appelle ça. Voilà trente ans qu'elle y est — et elle s'en est tenue à son marché.
— Tu déménages, vieux. Quel marché ?
— C'est long à expliquer et j'ai la gorge desséchée...
— Encore un brandy et un whisky pour la fripouille !
— Vous êtes bons, vous deux. Messieurs, c'est ce que vous êtes ! — De nouveau il lève les deux verres. — A la Sainte Marie et à son fils prodigue !
— T'entends ça ? Si c'est pas un blasphème je veux bien manger mon chapeau.
— Jamais de la vie ! Taratata .
— La Sainte Marie n'a eu qu'un fils — et par saint Patrick, il n'était pas prodigue ! Il était le Prince des Pauvres, voilà ce qu'il était. Je suis prêt à le jurer.
— On n'est pas au tribunal ici. Vas-y mou avec tes serments ! Allez, vieux, raconte-nous ton marché !
L'aveugle se tira méditativement le nez. De nouveau il regarda autour de lui — guilleret et joyeux, aussi radieux qu'on peut l'être. Comme une sardine à l'huile.
— C'est comme ça que c'est..., commença-t-il.
— Ne dis pas ça, vieux ! Vas-y ! Accouche !
— C'est une longue, longue histoire. Et j'ai la gorge encore plus sèche, si vous me permettez de le dire.
— Vas-y, vieux, ou bien on t'écorche le derrière !
L'aveugle s'éclaircit la gorge, puis se frotta les yeux.
— C'est comme je disais... Ma vieille mère avait le don de voyance. Elle pouvait voir à travers une porte, tellement ses mirettes étaient fortes. Une fois que papa était en retard pour le souper...
— Va te faire foutre avec ton papa ! Tu es un vieux faussaire ignoble.
— Je le suis, glapit l'aveugle. Y a pas une petite faiblesse que je n'ai pas.
— Et un gosier qui est toujours sec.
— Et une pleine poche d'or, eh, canaille !
Du coup, l'aveugle fut terrifié. Son visage blêmit.
— Non, non, cria-t-il, pas mes poches. Vous ne me feriez pas ça. Vous ne feriez pas ça...
Les deux compères éclatèrent d'un rire bruyant. Lui collant les bras le long du corps, ils lui fouillèrent les poches — pantalon, veste et gilet. Déchargeant l'argent sur le bar, ils l'empilèrent en séparant soigneusement billets et monnaie de toute valeur, et mettant de côté les fausses pièces. C'était un numéro que de toute évidence ils avaient répété plus d'une fois.
— Encore un brandy ! commanda l'un.
— Encore un whisky irlandais — le meilleur ! commanda l'autre.
Ils fauchèrent quelques pièces sur la pile, et puis quelques autres encore, pour donner un généreux pourboire au barman.
— Et as-tu toujours la gorge desséchée ? demandèrent-ils avec sollicitude.
— Et qu'est-ce que tu vas prendre, toi ? dit l'un.
— Et toi ? dit l'autre.
— J'ai la gorge de plus en plus sèche.
— C'est vrai, et moi aussi.
— Et as-tu jamais entendu parler d'un marché que Patrick a conclu avec sa vieille mère ?
— C'est une longue histoire, dit l'autre, mais j'ai envie de l'entendre jusqu'au bout. Veux-tu la raconter maintenant, pendant que je m'envoie un gobelet à ta santé et à ta virilité ?
L'autre, levant son gobelet :
— Je pourrais la raconter jusqu'au jour du Jugement dernier, tellement elle est bonne. Une histoire bath. Mais laisse-moi me rincer d'abord le gosier.
— C'est une bande de voleurs, ces trois-là, dit le barman en remplissant mon verre. Le croiriez-Vous, l'un d'eux était prêtre dans le temps. C'est le plus grand faussaire du lot. Peux pas les mettre dehors — l'immeuble leur appartient. Voyez ce que je veux dire ?
Il s'affaira avec les verres vides, les rinça, les essuya, les astiqua, alluma une cigarette. Puis il revint tranquillement auprès de moi.
— Tout ça c'est du bidon, murmura-t-il d'un ton confidentiel. Ils savent parler raison quand ils veulent. Ils sont malins comme des singes. Aiment jouer la comédie, c'est tout. Pourquoi ils choisissent de venir pour ça ici, ça me dépasse. — Il se pencha en arrière pour cracher un glaviot dans le crachoir à ses pieds. — L'Irlande ! Ils n'ont jamais vu l'Irlande, aucun d'eux. Ils sont nés et ont grandi à un pâté de maisons d'ici. Ils aiment faire du chiqué... Vous ne le croiriez jamais, n'est-ce pas, mais le gars aveugle a été un fameux petit bagarreur. Jusqu'à ce qu'il se soit fait démolir par Terry Mc Govern. Il a des yeux d'aigle, cet oiseau. Vient ici tous les jours compter son argent. Ça le fait râler de recevoir de la fausse galette. Vous savez ce qu'il fait avec les mauvaises pièces ? Il les refile aux vrais aveugles. C'est-y pas gentil ?
Il me quitta un instant pour les prier de se calmer. Le champagne commençait à faire son effet.
— Vous savez quelle est maintenant la grande nouvelle ? Ils veulent louer une voiture à cheval et aller faire un tour dans Central Park. Il est temps de donner à manger aux pigeons, qu'ils disent. Comment trouvez-vous ça ? — Il se pencha de nouveau en arrière pour se servir du crachoir. — C'est encore une de leurs comédies, donner à manger aux pigeons. Ils leur jettent des miettes ou des cacahuètes, et quand ils ont rassemblé une foule, ils se mettent à jeter la fausse monnaie. Leur donne un grand coup de fouet. Après ça Ben l'aveugle exécute un petit numéro et ils font passer le chapeau. Comme s'ils n'avaient pas un sou au monde ! J'aimerais y être une fois et leur mettre un joli morceau de merde dans la cagnotte...
Il jeta un regard circulaire pour les dévisager dédaigneusement. Se retourna vers moi et se remit à dégoiser :
— Vous pensiez peut-être qu'ils discutaient vraiment ? J'ai écouté maintes et maintes fois pour découvrir comment ça commence — mais je n'y arrive jamais. Avant que vous vous en soyez rendu compte, ils sont en plein dedans. Ils disent n'importe quoi — pour se mettre en train. C'est le baratin qu'ils aiment. L'argumentation n'est que de la poudre aux yeux. Le pape, Darwin, les kangourous — vous avez tout entendu. Ça n'a jamais aucun sens, de quoi qu'ils parlent. Hier c'était les travaux hydrauliques et comment guérir la constipation. Le jour d'avant, c'était la rébellion de Pâques. Le tout mêlé d'un tas de crottin de cheval — la peste bubonique, la révolte des Cipayes, les aqueducs romains et les plumes de cheval. Des mots, des mots... Ça me rend des fois marteau. Chaque nuit je discute dans mon sommeil. Le diable, c'est que ne sais pas de quoi je discute. Exactement comme eux. Même mon jour de repos est fichu. Je n'arrête pas de me demander s'ils ne vont pas surgir de quelque part... Y a des gens qui les trouvent marrants. J'ai vu des types se gondoler en les écoutant. Je ne les trouve pas drôles, moi, non monsieur ! Quand j'ai fini ici, je ne sais plus où j'ai la tête... Ecoutez — j'ai fait une fois de la taule — six mois — et y avait un type de couleur qui occupait la cellule à côté de la mienne. Puis-je remettre ça pour vous ?... Il chantait tout le long de la journée, et la nuit aussi. M'avait rendu si fou que j'avais envie de lui serrer le kiki. Drôle, hein ? Vous montre à quel point on peut devenir sensible... Frère, si jamais je me tire de ce bizness, je mets le cap sur la Sierra Nevada. Ce qu'il me faut, c'est la paix et la tranquillité. Je ne veux même pas regarder une vache. Elle pourrait faire meu-eu-eu — voyez ce que je veux dire ? Vous connaissez les Adirondacks ? J'y ai été une fois en vacances. Magnolissime ! L'embêtant, c'est que quand je suis revenu, ma femme était partie. Ouais ! Avait fichu le camp — et avec mon meilleur ami, bien sûr. N'empêche, je ne peux pas oublier ce mois de paix et de tranquillité. Ça valait tout ce qui est arrivé après... On devient sensible à force de bosser toute la sainte journée comme un esclave. J'ai été fait pour quelque chose d'autre. Jamais pu découvrir quoi. J'ai été pendant longtemps à côté de la plaque... Puis-je remettre ça pour vous ? C'est la tournée du patron, que diable ! Vous voyez... voilà que c'est maintenant moi qui parle à jet continu. C'est ce qui vous arrive. On voit une tête sympathique et on déballe le paquet... Je ne vous ai encore rien dit.
Il leva le bras et prit une bouteille de gin. S'en versa un doigt, un bon.
— Et voilà. Et espérons qu'ils foutront bientôt le camp d'ici. Où est-ce que j'en étais ? Ouais, les mauvaises nouvelles. Qu'est-ce que vous croyez que mes parents voulaient que je sois ? Agent d'assurance. Vous pouvez imaginer ça ? Ils trouvaient que c'était comme qui dirait raffiné. Le vieux était maçon, voyez-vous. Du vieux pays, bien sûr. Un accent irlandais aussi épais que le potage au curry. Ouais, le bizeness des assurances. Pouvez-vous m'imaginer me soumettant à une routine pareille ? Aussi je m'enrôle dans les Marines. Après ça les chevaux. Tout perdu. Puis j'ai travaillé comme plombier. Rien à faire. Trop maladroit. Et puis j'ai horreur de la crasse, croyez-le ou pas. Et après ? Eh bien, j'ai fait un moment le clochard, j'ai compris et j'ai emprunté un peu d'argent à mon vieux pour pouvoir ouvrir une gargote. Puis j'ai fait la gaffe de me laisser passer la corde au cou. Une bagarre royale depuis le jour où nous nous sommes mariés. Sauf pour ces vacances dont je vous ai parlé. Dieu me garde, une expérience ne m'a pas suffi. Avant que je sache ce qui m'arrive. me voilà embarqué avec une autre — une petite garce maligne, avec ça. C'est alors que commence la vraie épreuve. C'était une piquée, celle-là, cette dernière. Elle m'a si bien embobeliné que je ne savais plus où j'en étais. C'est comme ça que j'ai échoué en taule. Quand je suis sorti, ces six mois à l'ombre m'ont rempli de la crainte de Dieu. J'étais prêt à rentrer dans le rang... — Ici il se versa encore un doigt de gin, cracha de nouveau et reprit à l'endroit où il s'était arrêté. — Ecoutez, j'étais si prudent que vous auriez pu m'offrir un lingot d'or, je n'y aurais pas touché. C'est comme ça que je suis entré dans cette affaire. Il me fallait quelque chose pour m'occuper. C'est mon vieux qui m'a trouvé la place. — Il se pencha pour murmurer ces mots : Il a craché cinq cents dollars pour me mettre le pied à l'étrier ! Ça c'est de la bonté, quoi !
Ici je demandai la permission de m'absenter pour lâcher un fil. Lorsque je revins, le bar était plein.
— A une autre fois ! dis-je, faisant adieu de la main.
— Ne les laissez pas vous refiler de la fausse monnaie !
Le trio avait disparu, je remarquai. Je me secouai comme un chien et repris la direction de la Gaie Voie Blanche. Tout avait repris son aspect normal. C'était Broadway une fois de plus, non la rambla, non la perspective Nevski. Cohue typique de New-York, pas différente de ce qu'elle était en l'an Un. J'achetai un journal à Times Square et plongeai dans le métro. Les travailleurs regagnaient avec lassitude leur logis. Pas une étincelle de vie dans tout le train. Seul le tableau de bord dans la cabine du conducteur était vivant, crépitant d'électricité. On aurait pu additionner toutes les pensées qui se pensaient, placer une décimale devant, et ajouter vingt-six unités pour arriver à moins que rien.
Le septième jour, Dieu se reposa de son œuvre et vit que tout était bon. Mets ça dans ta poche et ton mouchoir par-dessus !
Je m'interrogeais vaguement au sujet des pigeons. Et de là passai à la révolte des Cipayes. Puis je m'assoupis. Je sombrai dans une telle torpeur que je ne me réveillai que lorsque nous arrivâmes à Coney Island. Ma serviette avait disparu. Ainsi que mon portefeuille. Même le journal était parti... Rien d'autre à faire que de rester dans le train et de recommencer le trajet en sens inverse.
J'avais faim. Une faim dévorante. Et j'étais d'excellente humeur. Je décidai que je pouvais aussi bien manger au Chaudron de Fer. Des siècles eût-on dit, que je n'avais vu ma femme.
Parfait ! Hue, petit cheval ! Au Village !