C'EST seulement de quelques mois de félicité que nous jouîmes dans le nid d'amour japonais. Une fois par semaine, je faisais ma visite à Maude et à l'enfant, apportais la pension alimentaire, allais faire un tour dans le parc. Mona avait son travail au théâtre et, sur ce qu'elle gagnait, prenait soin de sa mère et de deux frères en bonne santé. Une fois tous les dix jours environ, je mangeais à l'épicerie franco-italienne, la plupart du temps sans Mona, car elle devait être de bonne heure au théâtre. A l'occasion, j'allais voir Ulric pour faire avec lui une paisible partie d'échecs. La séance se terminait généralement par une discussion sur les peintres et leur manière de peindre. Parfois je sortais simplement faire un tour le soir, d'ordinaire dans les quartiers d'étrangers. Souvent je restais à la maison, à lire ou écouter le gramophone. Mona rentrait d'habitude vers minuit ; nous faisions une petite collation, parlions quelques heures, et puis au lit. Il devenait de plus en plus difficile de me lever le matin. Dire au revoir à Mona était toujours une lutte. Finalement il advint que je manquai le bureau trois jours de suite. C'était une coupure juste suffisante pour rendre le retour impossible. Trois jours et trois nuits miraculeux, à faire exactement ce qui me plaisait, mangeant bien, dormant longtemps, jouissant de chaque instant, me sentant infiniment riche intérieurement, perdant toute ambition de combattre le monde, brûlant de commencer à vivre ma propre vie privée, confiant dans l'avenir, en ayant fini avec le passé, comment aurais-je pu reprendre le collier ? Et puis je me sentais de grands torts envers Clancy, mon patron. Si j'avais tant soit peu de loyauté et d'intégrité, je devais lui dire que j'en avais par-dessus la tête. Je savais qu'il me défendait, m'excusait constamment auprès de son patron, le très vertueux et saint M. Twilliger. Tôt ou tard Spivak, toujours à mes trousses, aurait raison de moi. Depuis peu, il passait beaucoup de temps à Brooklyn, en plein dans mon propre secteur. Non, les carottes étaient cuites. Il était temps de passer aux aveux.
Le quatrième jour, je me levai de bonne heure, comme pour aller travailler. J'attendis d'être presque prêt à partir avant de me confier à Mona. Elle fut si enchantée de l'idée qu'elle me supplia de donner ma démission sans délai et d'être de retour pour déjeuner. Il me semblait à moi aussi que plus vite ce serait fini, mieux cela vaudrait. A coup sûr, Spivek trouverait en un rien de temps un autre directeur du personnel.
Lorsque j'arrivai au bureau, une foule inhabituelle de postulants m'y attendaient. Hymie était à son poste, l'oreille collée au téléphone, faisant marcher frénétiquement le standard, comme de coutume. Il y avait tant de nouvelles vacances que même s'il avait eu une armée de surnuméraires à manier, il n'en aurait pas moins été impuissant. J'allai à mon bureau, le vidai de mes affaires personnelles, les rassemblai dans une serviette, et fis signe à Hymie d'approcher.
— Hymie, je plaque tout, dis-je. Je te laisse prévenir Clancy ou Spivak.
Hymie me regarda comme si j'avais perdu la raison. Il y eut un silence embarrassé, puis d'un ton positif il me demanda ce que j'allais faire en ce qui concernait mon salaire.
— Qu'ils le gardent, dis-je.
— Quoi ? hurla-t-il.
Cette fois, je le voyais, il savait définitivement que j'étais timbré.
— Je n'ai pas le cœur de réclamer ma paie puisque je m'en vais sans préavis, ne le comprends-tu donc pas ? Je suis navré de te laisser dans le pétrin, Hymie. Mais toi non plus tu ne t'éterniseras pas ici, je suppose.
Quelques mots encore, et j'étais parti. Je m'attardai un moment devant la grande vitrine, pour observer les postulants qui grouillaient et tournaient en rond. C'était fini. Comme une opération chirurgicale. Il me paraissait impossible d'avoir pu passer presque cinq ans au service de cette compagnie sans cœur. Je comprenais ce que doit éprouver un soldat au moment de sa libération de l'armée.
Libre ! Libre ! Libre !
Au lieu de plonger immédiatement dans le métro, je remontai sans me presser Broadway, uniquement pour voir ce qu'on éprouvait à être en liberté, et son propre maître à cette heure de la matinée. Mes pauvres compagnons de travail, ils étaient là à galoper à leur boulot, avec cet air sinistre et harcelé que je connaissais si bien. Certains battaient déjà le pavé, espérant, même à cette heure matinale, obtenir une commande, placer une police d'assurance ou une annonce. Comme elle me paraissait maintenant stupide, absurde, idiote, cette course de rats. Je l'avais toujours trouvée insensée, mais maintenant elle me semblait de surcroît diabolique.
Si seulement je pouvais tomber sur Spivak ! Si seulement il pouvait me demander ce que je faisais à déambuler si nonchalamment !
Je marchais au hasard, uniquement pour savourer la joie excitante de ma liberté fraîchement acquise ; j'éprouvais un plaisir pervers à regarder les esclaves faire leurs tournées de commande. Toute une vie s'étendait devant moi. Dans quelques mois, j'aurais trente-trois ans — et je serais « mon maître absolu ». Aussitôt je fis le vœu de ne plus jamais travailler pour personne. Jamais plus je ne prendrais d'ordres. Le travail courant était bon pour les autres types — je n'y aurais aucune part. J'avais un talent et je le cultiverais. Je serais un écrivain ou je crèverais de faim.
Sur le chemin du retour, j'entrai dans un magasin de musique et fis l'acquisition d'un album de disques — un quatuor de Beethoven, si je me souviens bien. Sur la rive de Brooklyn, j'achetai une gerbe de fleurs et soutirai à un ami italien une bouteille de Chianti de sa réserve personnelle. La nouvelle vie commencerait par un bon déjeuner — et de la musique. Il faudrait de la bonne vie en quantité pour effacer tout souvenir des jours, des mois, des années que j'avais gaspillés au bagne cosmoccocyque. Ne rien faire pendant un moment, couler les jours à paresser, quel divin passe-temps ç'allait être !
C'était le glorieux mois de septembre ; les feuilles jaunissaient et il y avait dans l'air une odeur de fumée. Il faisait chaud et froid en même temps. On pouvait encore aller se baigner à la plage. Je voulais faire tant de choses à la fois que je sautais presque hors de ma peau. Avant tout, je me procurerais un piano et recommencerais à jouer. Peut-être même me mettrais-je à la peinture. Soudain mon esprit que je laissais vagabonder à sa guise vint à s'arrêter sur une image bien-aimée. La bécane ! Comme il serait merveilleux de pouvoir rentrer en possession de mon vieux vélo de course ! Deux ans à peine que je l'avais vendu à mon cousin qui habitait tout près. Peut-être me le revendrait-il. C'était un modèle spécial que j'avais acheté à un cycliste allemand, à la fin d'une course des Six Jours. Fabriqué à Chemnitz, Bohême. Ah, il y avait longtemps que je n'avais fait une balade à Coney Island. Jours d'automne ! Faits comme exprès pour le vélo. (Je fis une prière pour que mon imbécile de cousin n'eût pas changé la selle ; c'était une selle de chez Brooks, et bien adaptée par l'usage. Et ces courroies qui s'ajustaient autour des cale-pieds, j'espérais qu'il ne les avait pas mises au rancart.) En me rappelant le contact de mon pied se glissant dans le cale-pieds, je revivais les plus délicieuses sensations. Me voici maintenant roulant le long de la piste sablée, sous la voûte des arbres qui va de Prospect Park à Coney Island, mon rythme ne faisant qu'un avec celui de la machine, mon cerveau complètement vidé, sensible à la seule sensation de foncer à travers l'espace, rapidement ou lentement, selon les commandements du chronomètre au dedans de moi. Le paysage se rabattant des deux côtés comme des feuilles de calendrier. Pas de pensées, pas même de sensations. Rien que l'incessant mouvement en avant dans l'espace, fondu avec la machine... Oui, j'irais de nouveau faire du vélo — tous les matins — juste pour me fouetter le sang. Une balade à Coney Island et retour, une douche et une friction, un délicieux petit déjeuner, et ensuite au travail, à la table à écrire, bien sûr. Non pas travail mais jeu. Toute une vie devant moi et rien d'autre à faire que d'écrire. Quelle merveille ! Il me semblait que tout ce que j'avais à faire était de m'asseoir, d'ouvrir le robinet, et cela coulerait. Puisque j'étais capable d'écrire des lettres de vingt et trente pages sans jamais une hésitation, je pouvais à coup sûr écrire des livres avec la même facilité. Tout le monde reconnaissait en moi l'écrivain : il ne me restait plus que d'en faire un fait accompli.
En montant en hâte le perron, j'aperçus Mona qui allait et venait dans son kimono. La large fenêtre à rebord de pierre était grande ouverte. J'enjambai la balustrade et entrai par la fenêtre.
— Eh bien, c'est fait ! m'exclamai-je en lui tendant les fleurs, le vin, la musique. Aujourd'hui nous commençons une nouvelle vie. Je ne sais pas de quoi nous vivrons, mais nous allons vivre. La machine à écrire est-elle en bon état ? As-tu quelque chose à manger ? Si je demandais à Ulric de venir ? J'éclate d'effervescence. Aujourd'hui je serais capable de subir l'épreuve du feu et d'en sortir en extase. Laisse-moi m'asseoir et te regarder. Continue, va et viens comme il y a un instant. Je veux voir quel effet cela fait de rester assis ici à ne rien faire.
Un temps, pour permettre à Mona de se ressaisir. Puis débordant de nouveau :
— Tu n'étais pas sûre que je le ferais, n'est-ce pas ? Je ne l'aurais jamais fait sans toi. Tu sais, il est facile d'aller travailler tous les jours. Le difficile est de rester libre. J'ai pensé à tout ce que j'aimerais faire sous le soleil, maintenant que je suis libre et sans entraves. Je veux faire des choses. Il me semble être resté immobile pendant cinq ans.
Mona se mit à rire doucement.
— Faire des choses ? répéta-t-elle. Mais, tu es l'être le plus actif de la création. Non, cher Val, ce qu'il te faut c'est ne rien faire. Je ne veux pas que tu songes seulement à écrire... jusqu'à ce que tu aies pris un long repos. Et ne te tracasse pas pour savoir comment nous allons nous en tirer. Je m'en charge. Si je peux faire vivre ma paresseuse famille, je peux certainement aussi nous faire vivre tous les deux. En tout cas, ne pensons pas à ces choses-là en ce moment.
— Il y a un merveilleux programme au Palace, ajouta-t-elle au bout d'un instant. Roy Barnes y est. C'est un de tes favoris, n'est-ce pas ? Et il y a aussi ce comédien qui jouait autrefois dans les burlesques, j'oublie son nom. Ce n'est d'ailleurs qu'une suggestion.
Je restais assis dans une sorte de brouillard, le chapeau sur la tête, les pieds étendus devant moi. Trop beau pour être vrai. Je me sentais comme le roi Salomon. Mieux que le roi Salomon, en fait, parce que j'avais rejeté toute responsabilité. Bien sûr, j'irais au théâtre. Que pouvait-il y avoir de meilleur, par une journée de paresse, qu'un spectacle en matinée ? Je téléphonerais tout à l'heure à Ulric et l'inviterais à dîner avec nous. Une journée mémorable comme celle-ci devait être partagée avec quelqu'un, et quoi de mieux que de la partager avec un bon ami ? (Je savais d'ailleurs ce que dirait Ulric. « Tu ne crois pas qu'il aurait peut-être été préférable ?... Oh, diable, qu'est-ce que je dis ? Tu sais mieux... » Et cætera.) J'étais prêt à tout de la part d'UIric. Ses doutes, sa prudence seraient rafraîchissants. J'étais presque certain qu'avant la fin de la soirée il dirait : « Il se peut que je jette l'éponge moi-même ! » Sans en avoir vraiment l'intention, bien sûr, mais en caressant l'idée, flirtant avec elle, histoire de me mettre en valeur. Comme pour dire que si lui, Ulric, le plus grand bûcheur qui fût, pouvait nourrir une pareille intention, eh bien, c'était l'évidence même, un homme tel que son ami Henry Val Miller devait agir en conséquence, ne pas le faire serait un suicide.
— Crois-tu que nous puissions nous permettre de racheter ma bicyclette ? Cela de but en banc.
— Mais bien sûr, Val, répondit-elle sans un instant d'hésitation.
— Tu ne trouves pas cela drôle, non ? J'ai follement envie de faire de nouveau du vélo. J'y avais renoncé juste avant de te rencontrer, tu sais.
C'était le désir le plus naturel du monde, pensait-elle. Mais cela la fit rire, tout de même.
— Tu es encore un gamin, n'est-ce pas ? ne put-elle s'empêcher de dire.
— Et comment ! Mais c'est rudement mieux que d'être un zéro, tu ne trouves pas ?
Au bout de quelques instants, je repris :
— Sais-tu quoi ? Il y a une autre chose à laquelle j'ai pensé ce matin...
— Qu'est-ce que c'est ?
— Un piano. J'aimerais me procurer un piano et me remettre à jouer.
— Ce serait merveilleux, dit-elle. Je suis sûre que nous pourrions en louer un pas cher, et un bon encore ! Prendrais-tu de nouveau des leçons ?
— Non, pas de leçons. Je veux m'amuser, c'est tout.
— Peut-être pourrais-tu m'apprendre à jouer à moi ?
— Bien sûr ! Si tu veux vraiment apprendre.
— C'est toujours bon à savoir, surtout au théâtre.
— — Rien de plus facile. Trouve-moi seulement le piano.
Soudain, me levant pour m'étirer, j'éclatai de rire.
— Et toi, qu'est-ce qu'elle va t'apporter cette nouvelle vie ?
— Tu sais ce que je voudrais, dit Mona.
— Non, je ne sais pas. Quoi ?
Elle vint à moi et me prit dans ses bras.
— La seule chose que je voudrais c'est que tu deviennes ce que tu veux être — un écrivain. Un grand écrivain.
— Et c'est tout ?
— Oui, Val, c'est tout, crois-moi.
— Et le théâtre ? Ne veux-tu pas devenir un jour une grande actrice ?
— Non, Val, je sais que je ne le serai jamais. Je n'ai pas assez d'ambition. Je suis entrée au théâtre parce que je pensais que cela te ferait plaisir. Peu m'importe au fond ce que je fais — du moment que cela te rend heureux.
— Mais avec ces idées-là tu ne feras jamais une bonne actrice, dis-je. Vraiment, tu dois penser à toi. Tu dois faire ce que tu aimes, sans t'occuper de ce que je fais, moi. Je croyais que tu étais folle du théâtre.
— Je ne suis folle que d'une chose, loi.
— Maintenant tu joues un rôle, dis-je.
— Je voudrais que ce soit vrai, ce serait plus facile.
Je lui relevai le menton.
— Eh bien, dis-je d'une voix traînante, tu m'as maintenant pour tout de bon. Nous verrons dans un mois comment tu aimeras cela. Peut-être qu'avant tu en auras par-dessus la tête de me voir toujours par ici.
— Sûrement pas, dit-elle. J'ai prié pour que cela arrive depuis l'instant où je t'ai rencontré. Je suis jalouse de toi, le sais-tu ? Je voudrais surveiller chacun de tes mouvements. (Elle vint très près de moi et tout en parlant me frappait légèrement sur le front.) Il y a des moments où je voudrais pouvoir entrer là dedans pour savoir ce que tu penses. Tu as parfois l'air d'être si loin. Surtout quand tu es silencieux. Je serai aussi jalouse quand tu écriras — parce que je sais qu'alors tu ne penseras pas à moi.
— Je suis déjà dans de beaux draps, dis-je en riant. Ecoute, que sommes-nous en train de faire ? A quoi sert tout cela — la journée file. Aujourd'hui est le seul jour où nous n'essayons pas de lire l'avenir. Aujourd'hui nous fêtons l'événement... Où est cette maison juive dont tu m'as parlé ? Je crois que je vais aller chercher du bon pain noir, des olives et du fromage, du pastrami, de l'esturgeon s'ils en ont — et quoi d'autre ? Il est merveilleux, ce vin que j'ai acheté, il demande un bon repas pour l'accompagner. J'apporterai aussi de la pâtisserie — que dirais-tu d'un strudel aux pommes ? Oh, as-tu de l'argent ? Je suis lessivé. Parfait. Un billet de cinq dollars ? J'espère que ce n'est pas tout ce que tu as ? Demain nous aviserons, oui ? Tu sais, le pognon — où et comment le trouver.
Elle me mit la main sur la bouche.
— Je t'en prie, Val, ne parle pas de cela. Pas même en plaisantant. Tu ne dois pas penser à l'argent... jamais, tu comprends ?
Il existe un curieux livre d'un anarchiste américain, Benjamin R. Tucker, qui s'appelle EN GUISE DE LIVRE PAR UN HOMME TROP OCCUPÉ POUR EN ÉCRIRE UN. Ce titre s'applique à merveille à ma nouvelle situation. Mon énergie créatrice brusquement libérée, je débordais dans toutes les directions à la fois. Au lieu d'un livre, la première chose que j'entrepris d'écrire fut un poème en prose sur l'envers de Brooklyn. J'étais si épris de l'idée d'être un écrivain que c'est à peine si je pouvais écrire. La quantité d'énergie physique que je possédais était incroyable. Je m'épuisais en préparatifs. Il m'était impossible de m'asseoir tranquillement et de libérer tout simplement le flot ; je dansais intérieurement. J'aurais voulu décrire le monde que je connaissais et y être en même temps. Il ne me venait jamais à l'esprit qu'à raison de deux ou trois heures seulement de travail assidu par jour, je pourrais écrire le plus gros livre qu'on pût imaginer. J'étais alors convaincu que si l'on s'installait pour écrire, on devait rester vissé à son siège huit ou dix heures d'affilée. On devait écrire et écrire jusqu'à ce que l'on tombât d'épuisement. C'était ainsi, j'imaginais, que s'y prenaient les écrivains. Si seulement j'avais connu alors le programme que Cendrars décrit dans un de ses livres ! Deux heures par jour, avant l'aube, et le reste de la journée à soi. Quelle abondance de livres il a donnés au monde, Cendrars ! Tout cela en marge1. En procédant de façon analogue — deux ou trois heures régulièrement chaque jour de sa vie — Rémy de Gourmont a démontré, comme le fait remarquer Cendrars, qu'il est possible à un homme de lire pratiquement toutes les œuvres de valeur qui aient jamais été écrites.
Mais je n'avais pas d'ordre, pas de discipline, pas de but fixé. J'étais entièrement à la merci de mes impulsions, de mes caprices, de mes désirs. Ma frénésie de vivre la vie d'un écrivain était si grande que j'en perdais de vue la vaste réserve de matériaux accumulés pendant les années qui avaient abouti au moment présent. Je me sentais obligé d'écrire sur l'immédiat, sur ce qui se passait à ma porte même. Quelque chose de neuf, voilà ce que je voulais. Il ne pouvait en être autrement car, que j'en eusse ou non conscience, les matériaux emmagasinés avaient été mâchés et remâchés jusqu'à la dernière parcelle au cours des années de frustration, de doute et de désespoir, où tout ce que j'avais à dire était écrit dans ma tête. Ajoutez à cela que je me sentais pareil à un boxeur ou un lutteur qui se prépare à la grande rencontre. J'avais besoin d'entraînement. Ces premiers efforts, ces fantaisies et fantasias, ces poèmes en prose et ces divagations désordonnées de toute sorte, étaient comme un grand accord de l'instrument. Cela satisfaisait ma vanité (qui était énorme) de faire partir des chandelles romaines, des soleils, de crépitantes fusées. Les grosses pièces, je les réservais pour ma nuit du quatre juillet. C'était en ce moment le matin, une longue, une paresseuse matinée de vacances qui devaient durer toujours. J'étais décidé à occuper une place de choix au paradis. C'était sûr et certain. Je pouvais donc me permettre de prendre mon temps, je pouvais me permettre de gaspiller les heures splendides qui s'étendaient devant moi et pendant lesquelles je ferais encore partie du monde et de sa routine dénuée de sens. Une fois que j'aurais accédé au siège céleste, je me joindrais au chœur des anges, le chœur séraphique qui ne cesse jamais d'entonner des hymnes de joie.
Si, pendant longtemps, j'avais lu la face du monde avec les yeux d'un écrivain, je la relisais maintenant avec une intensité encore plus grande. Rien n'était trop insignifiant pour échapper à mon attention. Si j'allais me promener — et je cherchais constamment des excuses pour me promener, « pour explorer », comme je disais — c'était avec le propos délibéré de me transformer en un œil énorme. Voyant les choses banales, quotidiennes sous ce jour nouveau, je restais souvent cloué sur place. Dès l'instant que l'on prête une attention soutenue à toute chose, souvent un simple brin d'herbe, tout devient un monde en soi, mystérieux, imposant, indiciblement magnifié. Presque un monde « méconnaissable ». L'écrivain se tient à l'affût de ces instants uniques. Telle une bête de proie, il fonce sur son petit grain de néant. C'est l'instant de plein éveil, d'union et d'absorption, et l'on ne peut jamais l'amener de force. Parfois on commet la faute ou le crime, dirai-je, d'essayer de fixer l'instant, d'essayer de le river avec des mots. Il me fallut des siècles pour comprendre pourquoi, après des efforts épuisants pour susciter ces instants d'exaltation et de libération, j'étais si totalement incapable de les consigner. L'idée ne me venait jamais qu'ils étaient une fin en soi, que faire l'expérience d'un instant de pure félicité, de pure conscience, était l'aboutissement et la fin qui englobe tout.
Nombreux étaient les mirages que je poursuivais. Toujours je visais trop haut. Plus souvent je touchais à la réalité, plus durement je rebondissais dans le monde de l'illusion, qui est le nom de la vie de tous les jours. « Expérience ! Davantage d'expérience ! » clamais-je. Dans un effort frénétique pour parvenir à quelque espèce d'ordre, à quelque programme conditionnel de travail, je m'asseyais tranquillement de temps à autre et passais de longues, longues heures à dresser un plan d'action. Les plans, comme ceux sur lesquels transpirent architectes et ingénieurs, n'ont jamais été mon fort. Mais je pouvais toujours me faire une image de mes rêves dans un schéma cosmogonique. Tout en étant incapable de formuler une action, je savais peser et mettre en équilibre forces opposantes, personnages, situations, événements, les disposer dans une sorte de tracé céleste, toujours avec beaucoup d'espace entre eux, toujours avec la certitude qu'il n'y a pas de fin, qu'il n'y a que des mondes dans d'autres mondes, ad infinitum, et que l'on pouvait s'arrêter n'importe où, on avait créé un monde, un monde fini, total, complet.
Tel un athlète parfaitement entraîné, j'étais à la fois à l'aise et mal à l'aise. Sûr du résultat final, mais nerveux, inquiet, impatient, tourmenté. Et ainsi, après avoir tiré quelques feux d'artifice, je commençai à penser en termes d'artillerie légère. Je me mis à aligner mes pièces, pour ainsi dire. Tout d'abord, raisonnais-je, pour avoir quelque effet, ma voix doit être entendue. Je dois trouver un débouché pour mon travail — dans les journaux, revues, almanachs, ou organes d'entreprises. Quelque part, de quelque manière. Quelle est ma portée, ma puissance de feu ? Bien que je ne fusse pas homme à ennuyer mes amis par des lectures privées, de temps à autre, dans des moments d'enthousiasme effréné, je me rendais néanmoins coupable de pareils écarts de conduite. Si peu fréquentes que fussent ces défaillances, elles avaient sur moi un effet tonique. Il était rare, remarquais-je, qu'aucun de mes amis fût grisé par mes efforts. Cette critique silencieuse que nous donnent souvent des amis a, je crois, infiniment plus de valeur que les flèches acérées et hostiles de la critique salariée. Le fait que mes amis ne riaient pas à gorge déployée au bon moment, le fait qu'ils n'applaudissaient pas frénétiquement quand je terminais ma lecture, était plus éloquent qu'un torrent de paroles. Parfois, certes, je sauvais mon amour-propre en me disant qu'ils étaient obtus ou trop réservés. Pas souvent, pourtant. C'est aux appréciations d'Ulric que j'étais particulièrement sensible. Il était peut-être stupide de ma part de prêter une si vive attention à ses commentaires, puisque nos goûts (en littérature) étaient très différents, mais il m'était tellement, tellement proche, c'était le seul ami qu'il fallût à tout prix convaincre de mes possibilités. Il n'était d'ailleurs pas facile à contenter, mon Ulric. Ce qu'il aimait par-dessus tout était les feux d'artifice, c'est-à-dire les mots rares, les références frappantes, les fins brocarts, les jérémiades vides de sens. Souvent, en prenant congé, il me remerciait du chapelet de mots nouveaux que j'avais ajoutés à son vocabulaire. Parfois nous passions ensuite une nouvelle soirée, une soirée entière, à chercher ces mots bizarres. Il y en avait que nous ne trouvions jamais — parce que je les avais fabriqués de toutes pièces.
Mais pour en revenir au grand plan... Puisque j'étais convaincu de pouvoir écrire sur tout ce qui existe sous le soleil, et de façon passionnante, il semblait que la chose la plus naturelle du monde fût de dresser une liste des thèmes que je croyais présenter de l'intérêt et de la soumettre aux directeurs de revues afin qu'ils pussent faire leur choix. Cela m'obligeait à écrire des douzaines et des douzaines de lettres. De longues lettres stupides, avec ça. Cela voulait dire aussi qu'il fallait tenir des dossiers, observer les règles et règlements idiots de cent et une rédactions. Cela entraînait altercations et disputes, visites infructueuses aux bureaux de rédaction, vexations, contrariétés, rage, désespoir, ennui. Et des timbres ! Après des semaines de tumulte et d'effervescence, une lettre pouvait arriver d'un directeur de revue, disant qu'il condescendrait à lire mon article si, et si, et si, et mais. Jamais découragé par les si et les mais, je regardais une telle lettre comme une promesse de bonne foi, une commande. Bon ! J'étais donc libre d'écrire quelque chose, disons, sur Coney Island en hiver. Si mon article plaisait, on le publierait, il serait signé de mon nom, et je pourrais le montrer à mes amis, le porter sur moi, le mettre sous mon oreiller la nuit, le lire et relire subrepticement ; car la première fois que l'on voit son nom imprimé, on ne se sent plus de joie, on a enfin prouvé au monde qu'on est vraiment un écrivain, et il faut qu'on le prouve au monde, ne fût-ce qu'une fois dans sa vie, sinon on deviendra fou à force d'être seul à le croire.
Et ainsi donc me voici en route pour Coney Island, par une journée d'hiver. Seul, bien entendu. Inutile de se laisser distraire de ses réflexions et observations par un ami à l'esprit frivole. Un carnet neuf dans ma poche et un crayon bien taillé.
C'est long et morne, le voyage de Coney Island en plein hiver. Seuls des convalescents et des malades, ou des déments, semblent en prendre le chemin. J'ai l'impression d'être légèrement fou moi-même. Qui veut entendre parler d'un Coney Island tout cloué de planches ? J'ai dû inscrire ce thème dans un moment d'exaltation, pensant que rien ne saurait être plus inspirateur qu'une image de désolation.
Désolé est à peine le mot. Tandis que je marche sur la promenade, le vent glacial sifflant à travers ma culotte, tout étant hermétiquement clos autour de moi, je commence à me rendre compte que je n'aurais pu choisir de sujet plus difficile à traiter. Il n'y a absolument rien à noter, si ce n'est le silence. Je verrais mieux tout cela avec les yeux d'Ulric qu'avec les miens. Un illustrateur aurait de quoi faire ici, avec ces mornes édifices délabrés et croulants, la grondante ligne d'écume laissée par les brisants, la perspective de pilotis et de planches, la grande Roue immobile et déserte, les toboggans silencieux rouillant sous un soleil pâle. Juste pour m'assurer que je suis au travail, je prends quelques notes sur l'allure loufoque de ma virée, la bouche béante de George C. Tilyou, et ainsi de suite. Une saucisse de Francfort chaude et une tasse de café bouillant me feraient du bien, je pense. Je trouve un petit kiosque ouvert dans une rue latérale, à côté de la promenade. Un stand de tir est ouvert quelques portes plus loin. Pas un client en vue : le patron tire lui-même les pigeons en argile, pour s'exercer sans doute. Un marin ivre passe en titubant ; après m'avoir dépassé de quelques pas, il se plie en deux et allez donc ! (Inutile de prendre note de cela.) Je regarde les mouettes et je pense à la Russie. Un portrait de Tolstoï, assis sur un banc et réparant des chaussures, m'obsède. Quel était déjà le nom de sa demeure ? Yasna Polyana ? Non, Yasnaya Polyana. Ma foi, de toute façon, pourquoi diable est-ce que je médite sur cela ? Réveille-toi ! Je me secoue et pousse de l'avant sous la bise glaciale. Du bois flottant partout. Formes fantastiques. (Tant de récits sur les bouteilles contenant des messages.) Je regrette maintenant de n'avoir pas pensé à demander à Mac Gregor de m'accompagner. Cette idiote façon de parler pseudo-sérieuse qu'il a me stimule parfois d'une façon perverse. Comme il rirait s'il me voyait arpenter la plage en quête de matériaux ! Je l'entends susurrer : « Eh bien, tu travailles en tout cas. C'est déjà quelque chose. Mais pourquoi diable a-t-il fallu que tu choisisses cela pour sujet ? Tu sais fichtrement bien que cela n'intéressera personne. Ce que tu voulais probablement c'est juste une petite sortie ? Maintenant tu as une bonne excuse, hein ? Bon Dieu, Henry, tu es exactement le même que toujours — marteau, complètement marteau ».
En montant dans le train du retour, je m'aperçois que je n'ai pris que trois lignes de notes. Je n'ai pas la moindre idée de ce que je dirai quand je m'installerai devant la machine à écrire. Mon esprit est un vide. Un vide gelé. Je regarde par la fenêtre et pas le moindre frémissement de pensée ne m'assaille. Le paysage lui-même est un vide gelé. Le monde entier est emprisonné dans la neige et la glace, muet, impuissant. Je n'ai jamais connu de journée si morne, maussade, macabre.
Ce soir-là je me couchai passablement assagi et humble, car avant de me mettre au lit j'avais ouvert un volume de Thomas Mann (qui contenait la nouvelle « Tonio Kruger ») et l'irréprochable qualité de sa narration m'avait accablé. A ma surprise pourtant, je me réveillai le lendemain pétant le feu. Au lieu d'aller faire mon habituelle promenade matinale — « pour me fouetter le sang » — je m'assis devant la machine à écrire aussitôt après le petit déjeuner. A midi, j'avais fini mon article sur Coney Island. Il était venu sans effort. Pourquoi ? Parce qu'au lieu de le faire sortir de force, j'étais allé me coucher — après capitulation de l'ego, certes2. C'était une leçon sur la vanité de la lutte. Fais de ton mieux et laisse la Providence faire le reste ! Piètre victoire peut-être, mais on ne peut plus illuminante.
L'article, bien sûr, ne fut jamais accepté. (Rien n'était jamais accepté.) Il fit le tour des rédactions. Il ne le fit d'ailleurs pas seul. Semaine après semaine, je les sortais, les lâchais comme des pigeons voyageurs, et semaine après semaine ils revenaient, toujours accompagnés de la formule de refus stéréotypé. Néanmoins, nullement découragé, comme on dit, « toujours gai et plein d'entrain », je m'en tenais strictement à mon programme. Il était là, ce programme, sur une immense feuille de papier d'emballage, fixé au mur. A côté de lui, sur une autre grande feuille, étaient relevés les mots exotiques que je m'efforçais d'annexer à mon vocabulaire. Le problème consistait à accrocher ces mots à mes textes sans les voir ressortir comme le nez au milieu de la figure. Souvent je les mettais à l'épreuve dans des lettres à mes amis, des lettres « à tous et à chacun ». Ecrire des lettres était pour moi ce qu'est le shadow-boxing pour un pugiliste. Mais imaginez un pugiliste qui consacre tant de temps à se battre contre son ombre que lorsqu'il se trouve aux prises avec un sparring part'ner il ne lui reste plus d'esprit combatif. J'étais capable de passer deux ou trois heures à écrire une nouvelle ou un article, puis six ou sept heures encore à les expliquer à mes amis par lettre. Le véritable effort allait dans les lettres, et peut-être était-ce mieux ainsi, maintenant que je jette un coup d'œil en arrière, car cela préservait la rapidité et le naturel de ma vraie voix. J'étais beaucoup trop encombré et conscient de moi-même, en ces temps lointains, pour me servir de ma propre voix. J'étais homme de lettres jusqu'à la moelle. Je me servais de tous les trucs que je découvrais, j'employais tous les registres, je prenais mille postures diverses, confondant toujours la maîtrise de la technique avec la création. Expérience et technique, tels étaient les deux aiguillons qui me poussaient en avant. Pour triompher dans le monde de l'expérience, ainsi que je le formulais, je devrais vivre au moins cent vies. Pour acquérir la technique voulue, ou, dirai-je, la technique complète, je devrais vivre jusqu'à cent ans, pas un jour de moins.
Certains de mes amis plus honnêtes, brutalement candides comme ils étaient souvent, me rappelaient parfois qu'en leur parlant j'étais toujours moi-même mais non en écrivant. « Pourquoi n'écris-tu pas comme tu parles ? » disaient-ils. Sur le moment, cette idée m'avait paru absurde. En premier lieu, je ne m'étais jamais considéré comme un remarquable causeur, malgré leurs affirmations. En second lieu, le mot écrit me semblait tellement plus éloquent que le mot parlé. Lorsqu'on parle, on ne peut s'arrêter pour fignoler une phrase, pour chercher précisément le terme juste, non plus que revenir en arrière pour rayer un mot, une phrase, tout un passage. C'était comme une insulte de m'entendre dire, à moi qui luttais pour acquérir la maîtrise du mot, que je réussissais mieux sans penser qu'en pensant. Si venimeuse que fût cette idée, elle porta néanmoins ses fruits. De temps à autre, à la suite d'une soirée vivifiante avec mes amis, après avoir débloqué à fond, après les avoir saoulés de mes discours, je m'éclipsais et, rentré chez moi, passais silencieusement en revue la séance. Les mots s'étaient écoulés de ma bouche dans un ordre parfait et avec une efficacité marquée ; il y avait eu dans mes discours non seulement continuité, forme, point culminant et dénouement, mais aussi rythme, volume, sonorité, aura et magie. Si je trébuchais ou hésitais, je n'en allais pas moins de l'avant, pour revenir plus tard sur mes pas, effacer le terme impropre, rayer la phrase inepte, amplifier le sens d'une cadence gonflée, par la répétition, le sous-entendu et l'allusion, par l'incidente et la parenthèse. Cela ressemblait à de la jonglerie : les mots étaient vivants comme des balles, on pouvait les rappeler, faire obéir, échanger contre d'autres balles, et ainsi de suite. Ou bien c'était comme si l'on écrivait sur une ardoise invisible. On entendait les mots au lieu de les voir. Ils ne disparaissaient pas car ils n'avaient jamais vraiment apparu. En les entendant on avait un sentiment plus vif encore d'approbation, plutôt de participation. La mémoire de l'oreille était tout aussi sûre que la mémoire de l'œil. On pouvait ne pas être capable de reproduire une longue harangue, trois minutes seulement plus tard, mais on pouvait toujours déceler une fausse note, un accent mal placé.
Souvent je me suis demandé, après avoir lu des récits de soirées avec Mallarmé, ou avec Joyce, ou avec Max Jacob, disons, ce qu'étaient en comparaison nos réunions. Certes, aucun de mes compagnons de ce temps-là n'avait jamais songé à devenir une personnalité du monde de l'art. Ils aimaient à discuter de l'art, de tous les arts, mais ils n'avaient pas l'idée de devenir des artistes eux-mêmes. La plupart d'entre eux étaient ingénieurs, architectes, médecins, pharmaciens, professeurs, avocats. Mais ils avaient intelligence et enthousiasme, et ils étaient tous si sincères, si avides, qu'il m'arrivait de me demander si la musique que nous faisions n'aurait pu rivaliser avec la musique de chambre issue des sphères sacrées des maîtres. Certes, il n'y avait jamais dans ces réunions rien de pompeux, ni d'ordonné. Chacun parlait comme il l'entendait, était critiqué librement, et jamais ne se creusait la tête pour savoir si ce qu'il avait dit plairait au « maître ». Il n'y avait pas de maître parmi nous : nous étions des égaux, et nous pouvions être sublimes ou idiots, à notre gré. Ce qui nous avait réunis, c'était une faim commune des choses dont nous nous sentions privés. Nous n'avions pas l'ardent désir de réformer le monde. Nous cherchions à nous enrichir nous-mêmes, c'était tout. En Europe, de telles réunions ont souvent un fond politique, culturel ou esthétique. Les membres du groupe se font la main, pour ainsi dire, afin de répandre plus tard le levain parmi les masses. Nous ne pensions jamais aux masses — nous en faisions trop partie nous-mêmes. Nous parlions musique, peinture, littérature, car, pour peu qu'on soit intelligent et sensible, on aboutit tout naturellement au monde des arts. Nous ne nous réunissions pas exprès pour parler de ces sujets, c'était simplement ce qui se produisait de soi-même.
J'étais probablement le seul du groupe à me prendre au sérieux. C'est pourquoi je devenais par moments un si mauvais coucheur, un idiot si calamiteux. Secrètement, j'espérais bien réformer le monde. Secrètement, j'étais bien un agitateur. C'était précisément cette petite différence entre moi et les autres qui donnait tant de vie à nos soirées. Dans chaque phrase que je prononçais, il y avait toujours une once de sincérité, un grain de vérité de plus. Ce n'était pas de jeu. Je les attisais — exprès, semblait-il — pour amasser des charbons ardents sur ma tête. Personne n'était jamais entièrement d'accord avec moi. Quelque expression que je pusse donner à ma pensée, ce que je disais leur paraissait toujours tiré par les cheveux. Ils avouaient, par moments, que ce qu'ils aimaient, c'était simplement à m'entendre parler
— Oui, disais-je, mais vous n'écoutez jamais.
Cela provoquait des petits rires étouffés. Quelqu'un disait :
— Tu veux dire que nous ne sommes pas toujours d'accord avec toi.
Nouveaux petits rires.
— Merde ! répondais-je, je ne vous demande pas d'être toujours d'accord avec moi... Je veux que vous pensiez... que vous pensiez par vous-mêmes.
Tiens ! Tiens !
— Ecoutez, disais-je, me préparant à prononcer une nouvelle et longue tirade, écoutez...
— Continue, susurrait quelqu'un, continue, fais explosion !
Alors, je me rasseyais, renfrogné, silencieux, apparemment écrasé.
— Allons donc, ne le prends pas à cœur, Henry. Tiens, voici encore un verre. Vas-y, déballe ton paquet !
Sachant ce qu'ils voulaient de moi mais n'en espérant pas moins pouvoir, par quelque effet extraordinaire, leur faire changer d'attitude, je cédais, fondais, puis déclenchais une véritable fusillade. Plus je devenais désespéré et sincère, plus ils s'amusaient. Comprenant que la partie était perdue, j'enchaînais sur un numéro burlesque. Je débitais toutes les foutaises qui pouvaient me passer par la tête, et plus cela était absurde et fantastique, mieux cela valait. Je les insultais royalement — mais personne ne s'en offusquait. C'était comme si je me battais contre des fantômes. Encore du shadow-boxing...
(Je doute, bien entendu, que quelque chose de semblable se soit jamais déroulé rue de Rome ou rue Ravignan.)
En suivant le plan que je m'étais tracé, j'étais plus occupé que l'homme d'affaires le plus occupé du monde industriel. Quelques-uns des articles que j'avais choisi d'écrire nécessitaient un travail de recherche considérable, travail qui n'était jamais pour moi une corvée, car j'aimais aller à la bibliothèque et faire déterrer des livres difficiles à trouver. Que de journées, de soirées merveilleuses je passais à la bibliothèque de la Quarante-deuxième rue, assis à une longue table, un parmi des milliers d'autres, semblait-il, dans cette salle de lecture principale. Les tables elles-mêmes me stimulaient. J'ai toujours eu le désir de posséder une table de dimensions extraordinaires, une table assez grande pour pouvoir non seulement y dormir mais y danser, même y patiner. (Il y a eu un écrivain qui travaillait à une table pareille, qu'il avait placée au milieu d'une immense pièce nue — mon idéal de lieu de travail. Il s'appelait Andréev, et inutile de l'ajouter, c'était un de mes favoris.)
Oui, on avait plaisir à travailler parmi tant d'autres gens appliqués et studieux, dans une pièce aux dimensions de cathédrale, sous un haut plafond, imitation du ciel lui-même. On quittait la bibliothèque légèrement hébété, souvent avec un sentiment de sainteté. C'était toujours un choc de plonger dans la foule de la Cinquième Avenue et de la Quarante-deuxième rue ; il n'y avait pas de rapport entre cette artère affairée et le monde paisible des livres. Souvent, en attendant qu'on fît monter des livres des mystérieuses profondeurs de la bibliothèque, j'errais dans les travées latérales en jetant un coup d'œil sur les titres des stupéfiants ouvrages de référence qui tapissaient les murs. Feuilleter ces livres suffisait à mettre mon esprit en branle pour des jours. Souvent je restais assis à méditer, me demandant quelle question je pourrais poser au génie qui présidait à l'esprit de cette institution, à laquelle il ne pourrait répondre. Il n'y avait pas un sujet sous le soleil, je suppose, sur lequel on n'eût pas écrit et qui ne fût classé dans ces archives. Mon appétit omnivore me tirait d'un côté, ma crainte de devenir un rat de bibliothèque de l'autre.
Ce fut aussi un plaisir de faire un voyage à Long Island City, ce trou on ne peut plus désolé, pour voir par moi-même comment on fabrique le chewing gum. Monde de pure démence — on l'appelle d'habitude rendement. Dans une salle emplie d'une poussière suffocante qui exhalait une odeur douceâtre et écœurante, des centaines de jeunes filles abruties travaillaient comme des papillons à empaqueter les tablettes de gomme ; leurs doigts agiles, me dit-on, fonctionnaient avec plus de précision et d'adresse qu'aucune machine jamais encore inventée. Je parcourus l'usine sous escorte, une énorme usine dont chaque aile en s'ouvrant à la vue présentait l'aspect d'une nouvelle section de l'enfer. C'est seulement lorsque je lançai au hasard une question sur le chicle, base du chewing gum, que je tombai sur la phase vraiment intéressante de mon enquête. Les chicleros, comme on les appelle, ces hommes qui triment au cœur des jungles du Yucatan, sont une race fascinante d'hommes. Je passai des semaines à la bibliothèque à lire des ouvrages sur leurs coutumes et usages. Je me pris pour eux d'un tel intérêt, par le fait, que j'en oubliai presque le chewing gum. Et, naturellement, de l'étude des chicleros je fus entraîné dans le monde des Mayas, de là vers des livres fascinants sur l'Atlantide et le continent perdu de Mu, les canaux qui couraient d'une rive à l'autre de l'Amérique du Sud, les cités qui furent soulevées d'un mille à la naissance des Andes, le trafic maritime entre l'île de Pâques et le versant occidental de l'Amérique du Sud, les analogies et affinités entre la culture amérindienne et celle du Proche-Orient, les mystères de l'alphabet aztèque, et ainsi de suite, et ainsi de suite, jusqu'au moment où, par quelque étrange détour, je rencontrai Paul Gauguin, au milieu de l'archipel polynésien, et rentrai chez moi en titubant, avec Noa Noa sous le bras. Et de la vie et des lettres de Gauguin, que je dus lire tout de suite, à la vie et aux lettres de Vincent Van Gogh il n'y avait qu'un pas.
Sans doute il est important de lire les classiques ; plus important peut-être de lire d'abord la littérature de son propre temps, énorme en soi. Mais ce qui est plus précieux encore, pour un écrivain à tout le moins, c'est de lire tout ce qui tombe sous la main, de suivre son flair, pour ainsi dire. Dans les volumes moisis de toute grande bibliothèque sont enterrés des articles écrits par des individus obscurs ou inconnus, sur des sujets apparemment sans importance, mais saturés d'éléments d'information, d'idées, d'imagination, d'états d'esprit, de lubies, de présages menaçants, le tout d'un tel calibre qu'on ne peut les comparer, par leur effet, qu'à des drogues rares. Les journées les plus stimulantes commençaient souvent par la recherche de la définition d'un nouveau mot. Un petit mot, sur lequel le lecteur ordinaire se contente de passer sans s'émouvoir, peut se révéler (pour un écrivain) une véritable mine d'or. Du dictionnaire je passais d'habitude à l'encyclopédie, non pas une mais plusieurs ; de l'encyclopédie à toutes sortes de livres de référence ; des livres de référence aux manuels, et de là à une débauche de neuf jours. Une débauche qui consistait à fouiller et fureter, à fouiller et fureter. Outre des piles de notes que je prenais, je transcrivais généralement des pages et des pages d'extraits. Parfois j'arrachais tout simplement les feuilles dont j'avais le plus besoin. Dans les intervalles, je faisais des incursions dans les musées. Les employés à qui j'avais affaire ne doutaient jamais un instant que je ne fusse en train d'écrire un livre qui apporterait une contribution au sujet. A m'entendre, on aurait dit que j'en savais infiniment plus que je ne me souciais de révéler. Je faisais en passant des allusions indirectes à des livres que je n'avais jamais lus ou à des rencontres avec d'éminentes autorités en la matière que je n'avais jamais approchées. Il ne m'en coûtait rien, dans de telles dispositions d'esprit, de me donner des titres universitaires que je n'avais jamais songé à acquérir. Je parlais de maîtres distingués dans des domaines tels que l'anthropologie, la sociologie, la physique, l'astronomie, comme si j'étais intimement lié avec eux. Lorsque je voyais que j'étais allé trop loin, j'avais toujours la présence d'esprit de m'excuser sous prétexte d'aller aux toilettes, qui était ma façon de dire « sortie ». Une fois, profondément intéressé par la généalogie, je crus souhaitable de me faire engager un moment au service de généalogie de la bibliothèque municipale. Le hasard voulut qu'on eût justement besoin d'un homme dans ce service le jour où je me présentai pour solliciter un emploi. On en avait si grand besoin qu'on me mit immédiatement au travail, ce qui était plus que je n'escomptais. La formule de demande d'emploi que j'avais laissée entre les mains du directeur de la bibliothèque était un prodige de falsification. Je me demandais, pendant que j'écoutais le pauvre diable qui me mettait au courant, combien de temps il leur faudrait pour me démasquer. En attendant, mon supérieur grimpait avec moi sur des échelles, m'indiquant ceci et cela, se baissant pour extraire de coins sombres des documents, des dossiers et tout le reste, faisant venir d'autres employés pour me présenter, m'expliquant hâtivement du mieux qu'il pouvait (pendant que des messagers entraient et sortaient comme dans une pièce de Shakespeare) les traits saillants de ma routine résumée. Ne tardant pas à me rendre compte que je ne m'intéressais nullement à. tout ce baragouin et songeant que Mona m'attendait pour déjeuner, je l'interrompis brusquement au milieu d'un long exposé de je ne sais trop quoi, pour lui demander où étaient les toilettes. Il me jeta un regard passablement étrange, se demandant sans doute pourquoi je n'avais pas la décence de l'entendre jusqu'au bout avant de courir aux lavabos, mais à l'aide de quelques grimaces et quelques gestes, qui attestaient on ne peut plus clairement que j'avais été pris de court, que j'étais capable de faire là, sur place, par terre ou dans la corbeille à papier, je parvins à échapper à ses griffes, empoignai mon chapeau et mon manteau, qui se trouvaient heureusement encore sur une chaise près de la porte, et me sauvai à toutes jambes.
Ma passion dominante était l'acquisition des connaissances, de l'habileté, de la maîtrise de la technique, d'une inépuisable expérience, mais, telle une corde sous-dominante, une vibration existait toujours à l'arrière de ma tête, vibration qui signifiait ordre, beauté, simplification, jouissance, adhésion. En lisant les lettres de Van Gogh, je m'identifiais à lui dans la lutte pour mener une vie simple, une vie où l'art est tout. Avec quelle ardeur il parle de sa consécration à l'art, dans ses lettres d'Arles, lieu que je suis destiné à visiter plus tard, quoiqu'au moment où je lis, je ne me doute même pas que je le verrai jamais. Donner à la vie une expression musicale — voilà comment il le dit. Il revient mainte et mainte fois sur l'austère beauté et la dignité de la vie de l'artiste japonais, en soulignant la simplicité, la certitude, le naturel. C'est cette qualité japonaise que je trouve à notre nid d'amour, c'est cette beauté dépouillée, simple, cette élégance pure qui me soutiennent et me réconfortent. Je me sens plus attiré vers le Japon que vers la Chine. Je prends connaissance des expériences de Whistler et tombe amoureux de ses eaux-fortes. Je lis Lafcadio Hearn, tout ce qu'il a écrit sur le Japon, surtout ce qu'il en donne en fait de contes de fées, contes qui, aujourd'hui encore, me frappent plus que ceux de n'importe quel autre peuple. Des estampes japonaises ornent nos murs ; elles sont accrochées même dans la salle de bains. Il y en a jusque sous la plaque de verre qui recouvre mon bureau. J'ignore encore Zen mais je suis amoureux de l'art de jiu-jitsu, art suprême de l'auto-défense. J'aime les jardins miniatures, les ponts et les lampions, les temples, la beauté des paysages. Pendant des semaines, après avoir lu Madame Chrysanthème, j'ai vraiment l'impression de vivre au Japon. En compagnie de Loti, je vais du Japon en Turquie, de là à Jérusalem. Je me prends d'un tel engouement pour Jérusalem que je finis par persuader le directeur d'une publication juive de me laisser écrire sur le Temple de Salomon. Encore des recherches ! Quelque part, je ne sais trop comment, je réussis à dénicher un modèle du Temple, montrant son évolution, ses transformations, jusqu'à sa destruction finale. Je me souviens d'avoir lu un soir à mon père cet article que j'avais écrit sur le Temple ; je me rappelle sa stupeur de voir que je possédais une si profonde connaissance du sujet... Quel ver rongeur industrieux j'ai dû être !
Ma faim et ma curiosité me poussent dans toutes les directions à la fois. Dans le seul et même temps, je suis intéressé et absorbé par la musique hindoue (ayant fait la connaissance d'un compositeur hindou, rencontré dans un restaurant indien), les ballets russes, le mouvement expressionniste allemand, les compositions pour piano de Scriabine, l'art des aliénés (grâce à Prinzhorn), le jeu d'échecs chinois, les rencontres de boxe et de lutte, les matches de hockey, l'architecture médiévale, les mystères relatifs aux enfers égyptien et grec, les dessins laissés dans les cavernes par l'homme de Cro-Magnon, les guildes de marchands d'autrefois, tout ce qui concerne la Russie nouvelle, et ainsi de suite, etc., passant d'une chose à l'autre, glissant d'un plan à l'autre, aussi naturellement et facilement que si je me servais d'un escalier roulant. Mais n'était-ce pas ainsi que les artistes de la Renaissance acquéraient connaissances et matériaux pour leurs stupéfiantes créations ? Ne tendaient-ils pas dans toutes les voies de la vie à la fois ? N'étaient-ils pas insatiables et dévorants ? N'étaient-ils pas tout à la fois ouvriers, chemineaux, criminels, guerriers, aventuriers, savants, explorateurs, poètes, peintres, musiciens, sculpteurs, architectes, fanatiques et dévots ? Naturellement, j'avais lu Cellini, les Vies de Vasari, l'histoire de l'Inquisition, les vies des papes, l'histoire de la famille Médicis, les drames d'inceste italiens, allemands et anglais, les écrits de John Addington Symonds, Jacob Burckhardt, Funck-Brentano, tout sur la Renaissance, mais jamais je n'avais lu ce curieux petit livre de Balzac qui s'appelle Sur Catherine de Médicis. Il y avait un ouvrage dans lequel je plongeais constamment, dans les moments de paix et de calme : celui de Walter Pater sur la Renaissance. J'en lus une bonne partie à haute voix à Ulric, m'émerveillant de la sensibilité avec laquelle Pater maniait la langue. Miraculeuses soirées que celles-là, surtout lorsque, après avoir terminé un long passage, je refermais le livre et écoutais Ulric discourir avec amour sur les peintres qu'il adorait. La résonnance même de leurs noms suffisait à me mettre en extase : Taddeo Gaddi, Signorelli, Fra Filippo Lippi, Piero de la Francesca, Mantegna, Uccello, Cimabué, Pironesi, Fra Angelico, et autres. Les noms de villes et de cités étaient d'une fascination égale : Ravenna, Mantua. Siena, Pisa, Bologna, Tiepolo, Fierenze, Milano, Torino. C'est ainsi qu'un soir, alors qu'Ulric et moi, rejoints plus tard par Hymie et Steve Romero, poursuivions à l'épicerie franco-italienne notre joute joyeuse sur les splendeurs de l'Italie, nous atteignîmes un tel état d'exaltation que deux Italiens, assis au bout de la table, cessèrent de parler entre eux et, bouche bée d'admiration, nous écoutèrent aller rapidement d'un personnage à l'autre, d'une ville à l'autre. Hymie et Romero, enivrés de leur côté par un langage qui leur était aussi étranger qu'aux deux Italiens, restaient silencieux, se contentant de remplir les verres. Finalement, épuisés et sur le point de payer leur addition, les deux Italiens se mirent soudain à battre des mains.
— Bravo ! Bravo ! s'exclamaient-ils. Que c'était beau !
Nous fûmes gênés. La situation appelait une nouvelle tournée. Joe et Louis se joignirent à nous, nous offrant une liqueur de choix, Puis nous commençâmes à chanter. Gros Louis, ému jusqu'aux tripes, se mit à pleurer de joie. Il nous supplia de rester encore un peu, promettant de nous régaler d'une magnifique omelette au rhum, avec du caviar par-dessus le marché. Au beau milieu de tout cela survint cet extraordinaire Sénégalais, Battling Siki, lui aussi client de l'établissement. Il était un peu parti et d'une humeur dangereusement enjouée. Il nous amusa en exécutant de petits tours avec des allumettes, des cartes, des soucoupes, une canne, des serviettes. Il était à la fois jovial et de mauvaise humeur. Quelque chose le tracassait. Il fallut aux patrons user de la plus grande diplomatie pour l'empêcher, dans son humeur folâtre, de démolir la baraque. Ils durent le faire boire sans arrêt, lui passser la main dans le dos, l'amadouer à force de compliments. Il chanta et dansa, tout seul, s'applaudissant lui-même, se frappant sur les cuisses, nous tapant sur l'épaule — petites tapes enjouées oui nous secouaient les vertèbres et nous donnaient le vertige. Puis, sans aucune raison, il détala subitement, renversant au passage, dans son enthousiasme puéril, quelques caisses de bière. Après son départ, chacun respira plus librement. L'omelette et le caviar firent leur apparition. Du poisson aussi, arrosé d'un vin blanc doré, le tout suivi d'un excellent café et d'une autre liqueur rare. Louis était en extase.
— Encore un peu ! répétait-il. Rien n'est trop bon pour vous, monsieur Miller.
Et Joe :
— Quand vous allez en Europe, monsieur Miller ? Vous restez pas longtemps ici, je vois ça. Ah, Fiesole ! Par Dieu, un jour je retourne aussi !
En rentrant je roulais en taxi, chantant comme un homme sous l'anesthésie. Incapable de naviguer sur le perron, je m'assis sur les premières marches, riant tout seul, hoquetant, marmonnant et marmottant comme un insensé, adressant des discours aux oiseaux, aux chats de la ruelle, aux poteaux téléphoniques. Finalement j'entrepris de gravir les marches, lentement, péniblement, retombant d'un pas ou deux en arrière, et recommençant l'ascension, titubant de côté et d'autre. Un véritable travail de Sisyphe. Mona n'était pas encore rentrée. Je tombai tout habillé sur le lit et m'endormis d'un sommeil de plomb. Vers l'aube, je sentis Mona me tirailler. Je me réveillai, pour me trouver dans une mare de vomissures. Pouah ! Quelle puanteur ! Il fallut refaire le lit, frotter le parquet, retirer mes vêtements. Encore groggy, je titubais et roulais de tous côtés. Je riais toujours tout seul, dégoûté mais heureux, plein de remords mais gai. Me tenir debout sous la douche fut un exploit qui exigea la plus extraordinaire adresse. Ce qui me stupéfia d'un bout à l'autre fut la douce acceptation de Mona. Pas un mot de plainte de sa part. Elle allait et venait comme un ange secourable. La seule pensée agréable qui me revenait sans cesse à l'esprit tandis que je me préparais à me recoucher fut que je n'aurais pas à aller travailler en me levant. Plus de prétextes. Plus de remords. Plus de sentiment de culpabilité. Je roulais en roue libre. Je pourrais dormir aussi longtemps qu'il me plairait. Un bon déjeuner m'attendrait et si j'étais encore groggy, je pourrais me remettre au lit et dormir le reste de la journée. Lorsque je fermai les yeux, j'eus la vision de Gros Louis, debout devant son fourneau flamboyant, les yeux mouillés de larmes, le cœur se déversant dans cette omelette. Capri, Sorrento, Amalfi. Fiesole, Paestrum, Taormina... Funiculi, funicula... Et Ghirlandaio... Et le Campo Santo... Quel pays ! Quel peuple ! Tu parles si j'irai un jour là-bas. Pourquoi pas ? Vive le pape !3 (Mais je veux bien être pendu si je lui lèche le cul !)
Les week-ends prenaient un autre cours. Visite habituelle à Maude, promenade dans le parc avec elle et l'enfant, peut-être un tour de manège, ou lancer d'un cerf-volant, ou canotage sur le lac. Bavardages, potins, futilités, récriminations. Elle devenait un peu maboule, il me semblait. La pension alimentaire que nous raclions au prix d'un tel effort était claquée en bagatelles. Partout des babioles sans valeur. Radotages sur la nécessité d'envoyer l'enfant à une école privée, l'école publique ne couvenant pas à notre petite princesse. Leçons de piano, leçons de danse, leçons de peinture. Prix du beurre, de la dinde, des sardines, des abricots. Plus de perroquets, je remarquais. Pas de caniche, pas de biscuits pour chiens, pas de phonographe Edison. Entassement toujours plus grand de meubles, de boîtes de bonbons vides traînant par terre dans le cabinet de débarras. Pour la quitter, c'était toujours la même bagarre. Des scènes terribles. L'enfant criant et s'agrippant à moi, me suppliant de rester et de dormir avec maman. Une fois, dans le parc, alors que j'étais assis avec l'enfant sur un joli tertre, la regardant lancer le cerf-volant que je lui avais acheté, tandis que Maude errait toute seule à l'arrière-plan, l'enfant vint à moi et me passant les bras autour du cou, se mit à m'embrasser tendrement, m'appelant papa, cher papa, et ainsi de suite. Malgré tous mes efforts, un sanglot m'échappa, puis un autre et encore un autre, et avec lui un flot de larmes capable de noyer un cheval. Je me levai en chancelant, l'enfant cramponnée à moi de toutes ses forces, et cherchai Maude tout autour d'un regard aveugle. Des gens me dévisagèrent avec horreur et passèrent leur chemin. Douleur, douleur, intolérable douleur. D'autant plus qu'autour de moi tout n'était que beauté, ordre, tranquillité. D'autres enfants jouaient avec leurs parents. Ils étaient heureux, radieux, débordants de joie. Seuls nous étions misérables, séparés à jamais. De semaine en semaine l'enfant grandissait, devenait plus compréhensive, plus sensible, plus réprobatrice, à la façon silencieuse qui lui était propre. Il était criminel de vivre ainsi. Dans un autre ordre social, nous aurions pu continuer de vivre ensemble, nous tous, Mona, Maude, l'enfant, Mélanie, chiens, chats, parapluies, tout. Du moins c'était ce que je pensais dans les moments de désespoir. N'importe quelle situation vaudrait mieux que ces réunions à fendre le cœur. Nous étions tous blessés, lacérés, Mona autant que Maude. Plus il devenait difficile de réunir la pension alimentaire hebdomadaire, plus je me sentais coupable envers Mona qui en portait tout le poids. A quoi bon mener la vie d'un écrivain si cela imposait de pareils sacrifices ? A quoi bon vivre une vie de félicité avec Mona si ma propre chair et mon propre sang devaient en souffrir ? La nuit, éveillé ou en rêve, je sentais les petits bras de l'enfant autour de mon cou, m'attirant à elle, m'entraînant vers la maison. Souvent je pleurais dans mon sommeil, gémissais et me plaignais, revivant ces scène déchirantes.
— Tu as pleuré cette nuit dans ton sommeil, disait Mona.
Et moi de répondre :
— Vraiment ? Je ne me souviens pas.
Elle savait que je mentais. Elle se sentait malheureuse à la pensée que sa présence seule ne suffisait pas à me rendre heureux. Souvent je protestais, bien qu'elle n'eût pas dit un mot.
— Je suis heureux, ne le vois-tu donc pas ? Il ne me manque pas une seule chose au monde.
Elle ne répondait pas. Silences embarrassants.
— Tu ne penses tout de même pas que je me tourmente au sujet de l'enfant, n'est-ce pas ? éclatais-je enfin.
Et elle de répondre :
— Tu n'y es pas allé depuis plusieurs semaines, le sais-tu ?
C'était vrai. Je m'étais pris à espacer mes visites hebdomadaires, envoyais l'argent par la poste ou par porteur.
— Je crois que tu devrais y aller cette semaine, Val. Après tout, c'est ton enfant
— Je sais, je sais, disais-je. Oui, j'irai.
Et puis je poussais un gémissement. Et un nouveau gémissement en l'entendant dire :
— J'ai acheté quelque chose pour la petite pour que tu l'emportes cette fois.
Pourquoi n'achetais-je rien moi-même ? Souvent j'avais envie de le faire. Souvent je m'arrêtais devant les vitrines, choisissant dans mon esprit tous les objets que j'aimerais acheter, non seulement pour l'enfant, mais pour Mona, pour Mélanie, même pour Maude. Mais je ne me croyais pas en droit d'acheter alors que je ne gagnais rien moi-même. L'argent que Mona gagnait au théâtre ne suffisait pas à nos besoins, il s'en fallait de beaucoup. Elle était constamment à taper les gens, semaine après semaine. Parfois elle rentrait avec des cadeaux stupéfiants pour moi, après une prise particulièrement réussie, je suppose. Je la suppliais de ne rien m'acheter. J'ai tout, disais-je. Et c'était vrai. (A l'exception de la bicyclette et du piano. Je ne sais pourquoi, je les avais complètement oubliés.) Les objets s'accumulaient si vite que même si je les avait reçus, je doute que je m'en fusse servi. Il aurait été plus sensé de me donner un harmonica ou une paire de patins à roulettes...
D'étranges accès de nostalgie m'assaillaient parfois. Il m'arrivait de me réveiller avec le reliquat d'un rêve et de décider que je devais à tout prix revivre certains souvenirs puissants, comme celui de ce gros pataud que j'appelais « oncle Charlie », et qui me prenait autrefois sur ses genoux pour me régaler du récit de ses exploits pendant la guerre hispano-américaine. Il fallut faire pour cela un long voyage, par le métro aérien et le trolley, jusqu'à un petit patelin du nom de Glendale, où avaient vécu autrefois Joey et Tony. (Oncle Charlie était leur oncle, pas le mien.) Après toutes ces années, le petit hameau ensommeillé avait toujours pour moi le même air suranné. Les maisons où avaient vécu mes petits amis étaient toujours debout, à peine changées, par bonheur. La taverne avec ses écuries, où amis et parents se réunissaient les soirs d'été, était là elle aussi. Je me souvenais comment, quand j'étais marmot, je courais d'une table à l'autre, vidant les fonds de chopes de bière ou récoltant de la menue monnaie des bambocheurs éméchés. Même les larmoyantes chansons allemandes qu'ils chantaient avec des poumons de fer, résonnaient encore à mes oreilles : « Lauderbach, Lauderbach, hab' ich mein Strumpf verlor'n ». Je les revois, brusquement dégrisés, d'un sérieux absolu maintenant, qui, rassemblés en carré, comme les derniers débris d'un valeureux régiment, hommes, femmes, enfants, épaule contre épaule, tous membres du Kunstverein (cellule du grand Saengerbund ancestral), attendent solennellement que le chef de la maîtrise donne le la. Pareils à de fidèles guerriers massés à la frontière d'un pays étranger, les poitrines se soulevant, les yeux brillants et liquides, il font monter leurs voix puissantes en un chœur céleste, chantant quelque Lied profondément émouvant qui les remue jusqu'au tréfonds de l'âme... Poursuivant mon chemin. Maintenant voici la petite église catholique dont M. Imhof, le père de Tony et de Joey (le premier artiste en chair et en os. que je devais rencontrer) avait fait les vitraux, les fresques des murs et du plafond, et la chaire sculptée. Bien que ses enfants eussent peur de lui, bien qu'il fût sévère, tyrannique, distant, cet homme sombre m'avait toujours fortement attiré. A l'heure du coucher, on nous menait lui souhaiter bonne nuit dans son atelier installé sous les combles. Nous le trouvions invariablement assis à sa table, peignant des aquarelles. Une lampe de travail jetait une douce clarté sur la table, laissant le reste de la pièce dans la pénombre. Il avait alors l'air si sérieux et tendre, bouleversé et toujours lointain. Je me demandais ce qui le poussait à demeurer de longues heures de la nuit vissé à sa table de travail. Mais ce qui se grava le plus en moi, ce fut qu'il était différent : il appartenait à une autre race... Flânant toujours. Maintenant aux voies de chemin de fer, où nous jouions dans la tranchée, sorte de no man's land entre la limite du village et les cimetières, de l'autre côté des voies. Quelque part par ici avait vécu une de mes parentes éloignées que j'appelais tante Grussy, femme assez jeune d'une grande beauté, aux grands yeux gris et aux cheveux noirs, que même alors, tout en n'étant qu'un enfant, je sentais être une personne peu commune. Nul ne l'avait jamais entendue élever la voix de colère, jamais médire d'autrui ; nul n'avait jamais sollicité en vain son aide. Elle avait une voix de contralto, et lorsqu'elle chantait, elle s'accompagnait sur la guitare ; parfois elle se déguisait et dansait au son du tambourin, agitant un long éventail japonais. Son mari devint un ivrogne ; il la battait, disait-on. Mais tante Grussy n'en était que plus gentille, plus douce, plus compatissante, plus charmante et gracieuse. Et puis, au bout d'un certain temps, le bruit courut qu'elle était devenue dévote ; on n'en parlait qu'en chuchotant, comme pour laisser entendre qu'elle était devenue folle. J'aurais tant voulu la revoir. Je cherchai et cherchai sa maison mais personne ne paraissait savoir ce qu'était devenue ma tante. On donnait à entendre qu'elle avait peut-être été internée dans un asile d'aliénés... Etranges pensées, étranges souvenirs, tandis que je parcours le village ensommeillé de Glendale. Cette adorable, cette sainte tante Grussy, et le paquet de chair jovial et sensuel que j'appelais oncle Charlie, je les aimais tous les deux. L'un ne parlait que tortures et massacre d'Igorotes, capture d'Aguinaldo traqué dans les marécages et les repaires montagneux des Philippines ; l'autre parlait à peine, elle était une présence, une déesse sous l'apparence terrestre, qui avait choisi de demeurer parmi nous et d'illuminer nos vies du divin rayonnement qu'elle dégageait.
Lorsqu'il partit pour les Philippines comme soldat de première classe, le bonhomme Charlie était un individu de proportions normales. Une huitaine d'années plus tard, quand il revint comme sergent d'intendance, il pesait près de quatre cents livres et transpirait continuellement. J'ai le souvenir vivace d'un cadeau qu'il me fit un jour — six balles dum-dum pour lesquelles il avait fait faire un étui en toile bleue. Ces balles, affirmait-il. avaient été enlevées à un des hommes d'Aguinaldo ; coupable d'avoir utilisé ces balles (que les Allemands avaient fournies aux Philippins), le rebelle avait été exécuté et sa tête plantée sur un poteau. Des récits comme celui-là, en même temps que des histoires horripilantes sur la « cure d'eau » que nos soldats administraient aux Philippins, me faisaient sympathiser avec Aguinaldo. Je priais tous les soirs pour qu'il ne fût jamais capturé par les Américains. Sans le vouloir, oncle Charlie avait fait de lui mon héros.
En pensant à Aguinaldo, je me rappelai soudain un jour mémorable où l'on me revêtit de mon plus beau costume à la lord Fauntleroy et me conduisit, le matin de bonne heure, dans une belle maison de grès de Bedford Avenue où, d'un balcon, nous devions assister à la « parade ». Le premier contingent de nos héros venait de rentrer des Philippines. Teddy Roosevelt était là, à la tête de ses Rough Riders. Cet événement soulevait un immense enthousiasme. La foule pleurait et acclamait, partout drapeaux et bannières, pluie de fleurs se déversant des fenêtres. Les gens s'embrassaient et lançaient des alleluias. Une vraie fête pour moi, mais je m'y perdais un peu. Je ne parvenais pas à saisir la raison de si extravagantes émotions. Ce qui me frappa ce furent les uniformes — et les chevaux. Ce soir-là, un officier de cavalerie et un artilleur vinrent dîner chez nous. Ce fut pour mes deux tantes le début d'un roman d'amour. Etouffé dans l'œuf, d'ailleurs, car mon grand-père, qui exécrait les militaires, ne voulut pas entendre parler de les avoir pour gendres. Je me souviens encore du dédain et du mépris que lui inspirait toute la campagne des Philippines. Pour lui, ce n'était qu'une escarmouche. « On aurait dû en finir en trente jours », grondait-il. Et puis il parlait de Bismarck et de von Moltke, de la bataille de Waterloo et du siège d'Austerlitz. Il était arrivé en Amérique à l'époque de notre Guerre Civile. Cela c'était une guerre, ne cessait-il d'affirmer. Rosser des sauvages sans défense, c'était à la portée de n'importe qui. Malgré tout, il fut obligé de boire à la santé de l'amiral Dewey, le héros de la baie de Manille. « Vous êtes maintenant un Américain », dit quelqu'un. J'entends encore mon grand-père répondre : « Et un bon Américain. Mais cela ne veut pas dire que j'aime tuer. Rangez les uniformes, retournez au travail ».
Ce grand-père, Valentin Nieting, était un homme respecté et aimé de tous. Il avait passé dix ans à Londres comme maître tailleur, y avait acquis un magnifique accent et parlait toujours affectueusement des Anglais. Il disait que c'était un peuple civilisé. Toute sa vie, il garda de nombreux tics anglais. Son copain, qu'il rencontrait le samedi soir dans un bar de la Seconde Avenue tenu par mon oncle Paul, était un homme osseux, bouillonnant, nommé M. Crow, un Anglais de Birmingham. Personne dans notre famille, à l'exception de grand-père, n'aimait M. Crow car il était socialiste. Il faisait toujours des discours sur les droits de la classe ouvrière. De longs discours avec ça, et pleins de vitriol. Mon grand-père, dont les souvenirs remontaient jusqu'aux jours de 48, s'en délectait et y applaudissait. Lui aussi était contre les « patrons ». Et, bien entendu, contre les militaires. Etrange, quand je jette un regard en arrière, cette peur invraisemblable que le mot socialisme inspirait en ce temps-là. Personne dans notre famille ne voulait avoir affaire à un homme qui se disait socialiste : il était pire qu'un catholique ou un juif. L'Amérique était un pays libre, le pays du hasard favorable, et l'on avait le devoir de réussir et de devenir riche. Mon père, qui détestait son propre patron — « un sacré nom de Dieu d'Anglais », comme il l'appelait toujours – devait devenir bientôt maître tailleur lui-même. Mon grand-père dut accepter du travail de lui. Mais il ne perdit jamais cette diginité, cette assurance et cette intégrité qui le rendaient toujours un rien supérieur à mon père. Avant longtemps, tous les « patrons tailleurs » devaient s'appauvrir lamentablement, forcés de s'unir pour partager les frais et pouvoir assurer du travail régulier à une petite équipe d'ouvriers. Les salaires des ouvriers — coupeurs, pompiers, giletiers, culottiers — continuaient à monter, représentant par semaine plus que la part du patron lui-même. En fin de compte — dernier acte du drame — ces petits ouvriers, tous étrangers, généralement méprisés mais aussi enviés, prêtaient de l'argent au patron afin de maintenir leur affaire en état de marche. Peut-être tout cela était-il la conséquence de ces pernicieuses doctrines socialistes que prônaient des agitateurs tels que M. Crow. Peut-être non. Peut-être quelque chose de désastreux était-il inhérent à cette doctrine « Enrichis-toi vite Wallingford » qui a été inoculée aux jeunes gens de ma génération...
Mon grand-père mourut avant la déclaration de la première guerre mondiale. Il laissa un bel avoir, comme ce fut aussi le cas pour les autres émigrés de ce vieux quartier, tous arrivés en Amérique en même temps et en provenance de toutes les parties de l'Europe. Ils réussirent mieux, bien mieux, dans ce glorieux pays des hommes libres, que ne le firent leurs fils et leurs filles. Ils étaient partis de zéro, tel ce garçon boucher originaire d'Allemagne, mon homonyme — Henry Miller, « le roi du bétail » — qui finit par posséder une énorme tranche de la Californie. Il est vrai que les occasions étaient peut-être plus nombreuses en ce temps-là, mais il y avait aussi que ces hommes étaient faits d'une matière plus dure, qu'ils étaient plus industrieux, plus persévérants, plus ingénieux, plus disciplinés. Ils débutèrent dans quelque humble métier — boucher, menuisier, tailleur, cordonnier — et l'argent qu'ils mirent de côté, ils le gagnaient à la sueur de leur front. Ils vivaient toujours modestement, et tout à fait confortablement, malgré l'absence de tout le confort, de toutes les inventions à épargner le travail que l'on tient aujourd'hui pour indispensables. Je me rappelle les cabinets chez mon grand-père. D'abord ce ne fut qu'une simple cabane dans la cour ; plus tard, il fit installer un réduit en haut. Mais même quand le gaz fut introduit, il n'y eut pas dans ces cabinets d'autre éclairage qu'une petite veilleuse à l'huile. Mon grand-père n'aurait jamais jugé important d'y avoir le gaz. Ses enfants mangeaient bien et étaient bien vêtus ; on les emmenait à l'occasion au théâtre. Ils allaient avec lui en excursions et en pique-niques – splendides moments ! — et ils chantaient avec lui lorsqu'il assistait aux réunions du Saengerbund. Vie simple, saine, et qui était loin d'être ennuyeuse. En hiver, quand la neige et la glace faisaient leur apparition, il les emmenait parfois taire une promenade dans un traîneau découvert attelé d'un cheval. Lui-même allait à l'occasion faire du bateau à patins. Et l'été il y avait ces inoubliables excursions, en bateau de plaisance, à des endroits tels que Glen Island, par exemple, ou New Rochelle. Je ne vois rien de ce qui est offert aujourd'hui à l'enfant qui puisse égaler ces excursions. Non plus que les magiques terrains de fêtes de Glen Island. La seule chose qui en approche est l'atmosphère de certains tableaux de Renoir et de Seurat. Ici nous retrouvons cette ambiance dorée, cette gaieté et cet épanouissement, cette pelucheuse opulence charnelle, si caractéristique de cette époque somnolente, bâillante, indolente, qui va de la fin de la guerre franco-prussienne au commencement de la première guerre mondiale. Sans doute c'était une efflorescence bourgeoise, entachée de la corruption d'un ordre pourrissant, mais les hommes qui en étaient l'image, les hommes qui la glorifiaient par la parole et la couleur, ces hommes n'étaient pas tarés. Il m'est impossible de voir en mon grand-père un homme taré, non plus que je ne puis voir ainsi Renoir et Seurat. Je crois que, par sa façon de vivre, mon grand-père avait plus d'affinités avec Seurat et Renoir qu'avec la nouvelle façon de vivre américaine qui germait alors. Je crois qu'il aurait compris ces hommes et leur art, si on le lui avait permis. Mes parents, jamais. Ni les garçons avec lesquels je grandis dans la rue.
Je continue d'aller à l'aventure, touché par les souvenirs d'autrefois. C'est ainsi que mon esprit vagabondait pendant que je faisais le tour des vieux coins familiers. Rien d'étonnant si les journées étaient si pleines, si savoureuses, Parti pour Glendale, je me retrouvais dans le « vieux quartier ». Impossible de résister à l'envie de passer une fois de plus devant la vieille maison familiale. Il ne me serait pourtant pas venu à l'idée de rendre visite à des parents, qui y vivaient toujours. De l'autre côté de la rue, je m'arrêtais, levais les yeux vers le troisième étage où nous vécûmes jadis, tentais de recréer l'image du monde que j'avais connu étant un enfant de cinq ou six ans. Cette fenêtre de façade, où j'avais coutume de me tenir, m'accompagnera dans l'au-delà, encadrera les souvenirs que je revivrai pendant que j'attendrai de renaître dans un nouveau corps. Je me rappelle la panique et la terreur qui m'envahiirent la première fois que ma mère me fit laver les vitres pour elle ; assis sur l'appui, le corps penché à l'extérieur, à trois étages au-dessus de la chaussée — immense hauteur pour un enfant de sept ou huit ans — mes genoux serrant le rebord de toutes mes forces. La fenêtre pesait sur mes jambes d'un poids de plomb. Peur de remonter la vitre, peur de lâcher prise. Ma mère affirmant qu'il restait encore quelques taches à laver. (Plus tard, quand je fus tout à fait grand, ma mère me racontait comme j'aimais à laver les vitres pour elle. Ou comme j'aimais à poser les stores. Comme j'aimais ceci, comme j'aimais cela... Fichus mensonges que tout cela !)
Arrêté là, plongé dans une profonde rêverie, je me demande si, en ce temps, je n'étais pas tant soit peu une poule mouillée. Aucun garçon du quartier n'était mieux habillé que moi. Aucun n'avait de meilleures manières. Aucun n'était plus éveillé et intelligent. Je décrochais tous les prix, recueillais tous les applaudissements. Certains que je savais me défendre, mes parents n'eurent jamais l'idée que mes compagnons de jeux étaient déjà plongés dans le péché et le vice. Même la plus tendre des mères aurait dû être capable de déceler chez le petit Johnnie Lundlow l'étoffe d'un criminel. Même le plus négligent des pères aurait dû être capable de discerner que le petit Alfie Betcha était déjà un gangster et un voyou. L'orgueil de l'école du dimanche que j'étais choisissait toujours pour ses bons compagnons les pires garnements du quartier. Ma mère chérie ne s'en rendait-elle pas compte ? Capable de réciter le catéchisme à l'envers, intelligent petit singe que j'étais, j'avais aussi, en compagnie de mes camarades, une langue qui savait débiter des ordures, des jurons et des imprécations qui auraient fait honneur à un gibier de potence. C'étaient les garçons plus âgés qui nous instruisaient, bien sûr. Non pas ouvertement ou délibérément, du reste. Mais nous étions toujours à rôder autour d'eux, prêtant l'oreille à leurs discussions et à leurs disputes. Ils n'étaient d'ailleurs pas tellement plus âgés que nous, quand j'y pense. Douze ans, c'est tout au plus ce qu'ils avaient. Mais des mots tels que putain, garce, suceuse de queue, salaud, con, cul merdeux, foutre, et ainsi de suite, ne quittaient jamais leurs lèvres. Lorsque nous, les cadets, employions ces expressions, ils se tordaient de rire. Je me souviens qu'un jour, exalté par quelque nouveau vocable que je venais d'acquérir, je m'approchai d'une fille d'une quinzaine d'années et la traitai de noms ignobles. Lorsqu'elle s'empara de moi pour me donner la fessée, je l'injuriai comme un troupier. Je lui mordis probablement aussi la main, et lui allongeai un coup de pied dans les tibias. En tout cas, je me souviens qu'elle bouillait de rage et de mortification.
— Je t'apprendrai, sale marmot, dit-elle.
Et me prenant par l'oreille, elle me traîna au poste de police, au coin de la rue. Me fit monter tout droit le grand escalier, ouvrit la porte, et me poussa au milieu de la pièce. J'étais là, un tout petit bonhomme, face au sergent de garde, assis haut au-dessus de moi, sa tête seule visible.
— Qu'est-ce que ça veut dire tout ça ?
Sa voix rude et tonnante me rendit fou de terreur.
— Dis-lui ! commanda la fille. Dis-lui de quoi tu m'as traitée.
J'étais trop terrorisé pour ouvrir la bouche. Je ne faisais que haleter, le souffle coupé.
— Je vois, dit le sergent, levant ses sourcils noirs et touffus, et me lançant un regard menaçant. Il a dit des mots dégoûtants, n'est-ce pas ?
— Oui, Votre Honneur, répondit la fille.
— Eh bien, on va voir ça.
Il se leva de son trône et fit mine de descendre.
Je me mis à pleurnicher, puis à beugler.
— C'est au fond un bon petit gars, dit la fille, s'approchant de moi et me caressant affectueusement la tête. Il s'appelle Henry Miller.
— Henry Miller ? dit le sergent. Mais je connais son père et son grand-père. Vous ne voulez pas me dire que ce petit moutard-là emploie de vilains mots ?
En disant cela il descendit de son perchoir et, se penchant sur moi. me prit par la main.
— Henry Miller, dit-il, tu me surprends. Comment...
(D'entendre prononcer mon nom dans ce lieu public, au poste de police de tous les lieux, cela eut sur moi un effet formidable. Je me regardais déjà comme un criminel ; je voyais mon nom claironné dans toute la rue, s'étalant dans des manchettes hautes de cinq pieds. Je tremblais à la pensée de ce que diraient mes parents quand je rentrerais, car je supposais que la nouvelle m'aurait précédé. Peut-être le sergent avait-il déjà dépêché un homme pour prévenir ma mère de la fâcheuse situation. Peut-être serait-elle obligée de venir me faire libérer sous caution. A ces craintes et ces pressentiments se mêlait aussi une certaine fierté d'entendre mon nom retentir dans ce poste de police désert. J'avais maintenant un état civil. Personne ne m'avait jamais appelé par les deux noms à la fois. J'étais toujours Henry tout court. Maintenant j'étais devenu Henry Miller, un personnage pourvu de tous ses grades. L'homme inscrirait mon nom et mon adresse dans le gros livre. Ils auraient un dossier à mon nom... Je vieillis de dix ans en ce terrible instant.)
Quelques minutes plus tard, en sûreté dans ma propre rue, la fille m'ayant relâché après m'avoir fait promettre de ne plus jamais me servir de pareilles expressions, je me sentis un héros. Je me doutais bien que tout cela n'était qu'un jeu, que personne n'avait eu l'intention de me poursuivre en justice, ni même de mettre mes parents au courant. J'avais honte d'avoir chialé comme une poule mouillée devant le sergent. Puisque c'était un si bon ami de mon père et de mon grand-père, c'est qu'il ne me ferait jamais de tort. Au lieu de voir en lui une personne à craindre, je commençais à le considérer comme mon protecteur et mon confidentiel allié. J'avais été énormément frappé de voir que ma famille jouissait de la considération de la police, était peut-être même intime avec elle. Séance tenante je conçus du mépris pour les pouvoirs établis...
Avant de m'arracher aux vieux coins familiers, il me fallut encore me glisser, à travers le vestibule, dans l'arrière-cour où se trouvaient jadis les cabinets. Du côté du vieux fumoir, quelqu'un avait peint sur le mur de clôture, avec de la peinture noire et du goudron, l'image d'une femme tenant en laisse un petit chien. Cette œuvre d'art grossière m'obsédait dans mon enfance. C'était pour ainsi dire ma peinture funéraire égyptienne à moi. (Chose curieuse, plus tard, lorsque je me mis moi-même à la peinture, je faisais souvent des personnages qui me rappelaient cette délinéation sèche. Instinctivement, ma main traçait le même contour rigide ; pendant des années, il sembla que je ne pusse rien représenter de plein, c'était toujours ce même profil archaïque. Mes têtes avaient toujours une expression de faucon ou de sorcière ; on croyait que je cherchais délibérément à donner une impression de cauchemar mais non, c'était tout simplement la seule façon dont je pouvais représenter la figure humaine.)
Revenu dans la rue, je levai involontairement les yeux, comme pour saluer Mme O'Melio, qui avait coutume d'héberger sur son toit plat tous les chats errants du voisinage. Ils étaient plus de cent à qui elle donnait à manger deux fois par jour. Elle vivait seule et ma mère laissait toujours entendre qu'elle devait être détraquée. Une pareille sollicitude gargantuesque dépassait l'entendement de ma mère.
Je m'achemine lentement vers la rive sud où j'attraperais, pour rentrer, le trolley qui traverse toute la ville. Chaque devanture de magasin est riche de souvenirs. Après vingt-cinq ans, en dépit de tous les changements, de tout le travail de démolition, les vieilles demeures sont toujours là. Fanées, mal entretenues, s'effritant, telles de robustes vieilles dents, elles « font toujours leur travail ». La lumière qui les animait, le rayonnement qu'elles dégageaient, ne sont plus. C'est en été qu'elles étaient particulièrement odorantes : elles transpiraient réellement, comme des êtres humains. Les propriétaires se faisaient un point d'honneur de tenir leurs maisons propres et coquettes ; le chaud éclat de la peinture fraîche, les ombres profondes projetées par les stores, étaient le reflet de leur propre humilité d'esprit. Les maisons des médecins étaient toujours un peu plus belles, un peu plus prétentieuses que les autres. En été, on entrait dans leur cabinet de consultation en écartant un rideau de perles qui tintait au passage. Le médecin paraissait toujours être un connaisseur d'art ; ses murs s'ornaient d'habitude de sombres peintures à l'huile dans de lourds cadres dorés. Le sujet de ces tableaux m'était parfaitement étranger. Sur nos murs à nous, il n'y avait rien de semblable ; nos tableaux nous avaient été donnés par des commerçants, à l'occasion de fêtes, chromos éclatants et exécrables qu'on regardait tous les jours et qu'on oubliait instantanément. (Chaque fois que ma mère se croyait obligée de faire un cadeau à un voisin pauvre, elle choisissait un tableau sur les murs. « Dieu merci, nous en voilà débarrassés », murmurait-elle. Parfois j'accourais auprès d'elle avec une offrande personnelle, jouet flambant neuf, paire de souliers, trompette, car moi aussi j'étais gorgé de biens. Je l'entends encore dire : « Oh non, Henry, pas cela ! C'est trop neuf ! » — « Mais je n'en veux plus », insistais-je. « Ne parle pas ainsi, répondait-elle, ou Dieu te punira ».)
Passant devant la vieille église presbytérienne. La classe de l'école du dimanche avait lieu à deux heures. Quelle délicieuse fraîcheur dans le sous-sol où nous nous réunissions ! Dehors la chaleur dansait, rebondissant sur le pavé. De grosses mouches indolentes bourdonnaient en fonçant comme des flèches d'un coin d'ombre à l'autre. Lorsque je pense à ce que représentait alors pour moi l'été, l'été tangible, terrestre, qui miroitait et vibrait d'un bout à l'autre des longues journées de fête, je songe à la musique de Debussy. Etait-il un lion du Midi, je me le demande ? Avait-il dans son sang un héritage africain ? Ou ces mélodies sonores constellées d'accords en grappes étaient-elles l'expression d'un élan vers un soleil qu'il n'a jamais connu ?
Chaque époque joyeuse que j'ai connue semble être liée au soleil. En pensant à M. Roberts, le directeur de notre école du dimanche, je pense non seulement à cet astre flamboyant dans le ciel mais à la céleste chaleur qu'irradiait ce bizarre vieil Anglais. Sa longue moustache fleurie, couleur de blé, son joyeux visage rougeaud, quelle santé et quelle confiance ils communiquaient ! On le voyait toujours vêtu de la même jaquette, avec des guêtres grises et un foulard noué sous le menton. De même que le pasteur et les diacres, c'était un homme riche. Ils auraient dû depuis longtemps émigrer vers des lieux meilleurs, mais ils étaient attachés au vieux quartier et, de plus, ils aimaient à protéger les pauvres et les humbles. Aux fêtes de Noël, ils étaient la générosité même dans leurs dons. Cette largesse imposait énormément à ma mère ; c'est probablement à cela que je dois d'être devenu presbytérien et non luthérien.
Ce soir-là, évoquant avec Mona les jours de mon enfance, j'eus subitement l'idée que ce serait un geste heureux d'envoyer un échantillon de mon travail au vieux pasteur, qui vivait toujours. Je pensais que cela pourrait lui faire du bien de savoir qu'un de ses « petits garçons » était maintenant un écrivain. Dieu sait ce que je lui envoyai, mais en tout cas l'effet obtenu ne fut rien moins que celui que je cherchais. Presque par retour du courrier, mon manuscrit me revint, accompagné d'une lettre rédigée dans un anglais irréprochable, dans laquelle il me disait son chagrin et sa stupeur. Que moi, qui avais été élevé à l'abri du bercail, me fusse abaissé à des moyens d'expression si réalistes et si crus, cela lui faisait de la peine. Il y avait dans sa lettre une allusion à la poubelle, je m'en souviens. Cela me mit en rage. Sans perdre de temps, je lui répondis dans les termes les plus injurieux, lui faisant savoir qu'il était un imbécile et un vieux radoteur, que mon seul but dans la vie était de me débarrasser de toutes les absurdités et inepties qu'il s'était efforcé d'inculquer. J'ajoutai quelque chose sur notre Seigneur et Sauveur, quelque chose qui, tout en étant à propos, visait à le bouleverser encore davantage. A titre de suprême insulte, je lui conseillai de déguerpir du vieux quartier auquel il n'appartenait pas et n'avait jamais appartenu. J'ajoutai que j'espérais voir l'étoile de David supplanter la croix, la prochaine fois que je passerais devant le vénérable vieil édifice. (Mon vœu, soit dit en passant, fut exaucé peu de temps après. L'endroit devint en effet une synagogue ! Et le presbytère, où vivait jadis notre cher pasteur, fut occupé par un rabbin âgé à la longue barbe blanche flottante.)
La lettre envoyée, je fus bien entendu pris de remords. Faire une chose si stupide ! Toujours à jouer au « vilain garçon ». C'était tout à fait moi, pourtant, de révérer le passé et de cracher dessus. J'agissais de même avec mes amis — et avec les écrivains. Je n'acceptais et ne chérissais du passé que ce que je pouvais faire servir à des fins créatrices...
Ai-je parlé de Van Gogh dont je lisais alors les lettres, que j'ai relues récemment, à un intervalle de plus de vingt ans ? Ce qui me passionnait était l'ardent désir de Vincent de vivre la vie d'un artiste, de n'être que l'artiste, quoi qu'il advînt. Pour les hommes de sa trempe, l'art devient une religion. Le Christ, mort depuis longtemps à l'Eglise, renaît. Le passionné Vincent rachète le monde par l'emploi miraculeux de la couleur. Le rêveur méprisé et abandonné joue de nouveau le drame de la crucifixion. Il se lève de sa tombe pour triompher des incroyants.
Mainte et mainte fois Van Gogh répète qu'il n'a d'autre désir que de mener la vie simple. Il n'est extravagant que dans l'emploi de sa matière. Tout va dans l'art. C'est un sacrifice si total qu'en comparaison, la vie de la plupart des peintres semble pâle et sans valeur. Van Gogh sait qu'il ne sera jamais reconnu de son vivant ; il sait qu'il ne récoltera jamais la moisson de son labeur. Mais les artistes à venir — peut-être son renoncement leur rendra-t-il les choses plus faciles ! C'est là son vœu le plus profond. De mille manières différentes, il dit : « Pour moi-même je n'attends rien. Nous sommes condamnés. Nous vivons hors de notre temps ».
Comme il sue et lutte pour réunir cinquante bonnes toiles que son frère doit présenter à un monde dédaigneux et méprisant ! Les cinq dernières années de sa vie, il est véritablement fou. Mais fou au sens propre du mot. Tout flamme et esprit, il déborde d'énergie créatrice. Il est la coupe trop pleine. Et il est seul.
Il est difficile de faire poser des femmes, à Arles. Ses tableaux sont atroces, disent les gens. « Ils sont tout simplement pleins de peinture ! » Je ris et je pleure en lisant cela. Pleins de peinture ! Quelle terrible vérité ! Quelle ironie que cette chose merveilleuse advenue (la saturation de la toile par la couleur, la pure couleur tumultueuse), ce rêve de tous les grands peintres (enfin réalisé), que cela ait été utilisé contre lui ! Pauvre Van Gogh ! Riche Van Gogh ! Tout-puissant Van Gogh ! Quelle plaisanterie cruelle, blasphématoire ! Comme si l'on disait d'un homme de Dieu : « Mais il est trop plein de Dieu ! »
Je voudrais peindre de façon, dit Van Gogh, qu'à la rigueur tout le monde qui a des yeux puisse y voir clair. C'est ainsi que parla et vécut Jésus. Mais les aveugles et les sourds sont toujours parmi nous. Ceux-là seuls voient, ceux-là seuls entendent, ceux-là seuls agissent qui sont pleins du précieux esprit saint.
Nous savons que, pendant longtemps, Van Gogh s'abstint d'employer la couleur, qu'il se contraignit à travailler au crayon, au fusain, à l'encre. Nous savons qu'il commença par étudier la figure humaine, qu'il chercha à apprendre auprès de la Nature. Oui, il s'entraînait à lire ce qui se cachait sous la coquille. Il se mêla aux pauvres et aux humbles, aux ouvriers opprimés, aux parias. Il aimait le paysan, l'exaltant lui plutôt que l'homme cultivé. Il étudiait la forme des choses, le toucher des objets. Il se familiarisait avec tout ce qui était banal et quotidien, afin de pouvoir plus tard, quand il aurait acquis l'habileté et la technique nécessaires, restituer ce monde de l'ordinaire, du banal, du quotidien, à la lumière d'une réalité divine. Ce que désirait Van Gogh était de rendre ce monde trop familier familier dans un sens nouveau — dans un sens permanent, pour ainsi dire. Il voulait montrer que ce monde n'était pas revêtu de mal et de laideur, qu'il n'était jamais terne ou ennuyeux, qu'il nous suffit de le regarder avec les yeux de l'amour pour reconnaître sa splendeur et sa magnificence. Et lorsqu'il l'eût accompli, lorsqu'il nous eût donné un ciel nouveau et une terre nouvelle, il s'aperçut qu'il n'était plus capable d'affronter le monde : il chercha volontairement un refuge.
Il fallut près de cinquante ans à l'homme de la rue pour comprendre qu'un Christ, se manifestant comme peintre, avait vécu dernièrement parmi nous. Soudain, grâce à l'immense succès d'un livre sensationnel, des milliers et des milliers de gens se prennent à visiter musées et galeries ; ils convergent, tel un Niagara, vers les enivrants chefs-d'œuvre de ce génie méprisé et abandonné, Vincent Van Gogh. Les reproductions de ses œuvres se voient partout ; elles surgissent dans les endroits les plus inattendus. Van Gogh arrive enfin. Enfin le « grand raté » entre en possession de son bien. Sa foi était justifiée, apparemment. Ses sacrifices ne furent pas vains. Car, non seulement il atteint les masses, chose plus importante il influence les peintres.
Dans l'une de ses lettres — dès 1888 ! — il écrit : « La peinture promet de devenir plus subtile — davantage musique et moins sculpture — enfin elle promet la couleur ». Il souligne le mot couleur. Combien prophétique sa perspicacité ! Qu'est la peinture moderne sinon un hymne à la couleur ? Equivalant à une révélation, l'emploi libre, audacieux de la couleur a précipité une libération qui dépasse toute attente. Des siècles de peinture sont abolis du jour au lendemain. D'incroyables perspectives s'ouvrent.
Dans ces lettres admirables d'Arles, où Van Gogh raconte ses découvertes sur les lois de la couleur (dont la plupart furent formulées par Delacroix), il s'étend assez longuement sur l'emploi du noir et du blanc. On ne doit pas éviter l'emploi du noir, écrit-il. Il y a noir et noir. Rembrandt et Franz Hals n'employaient-ils pas le noir ? Et Velasquez aussi ? Non pas un seul noir mais vingt-sept sortes différentes de noir. Tout dépend du genre de noir et de la façon dont on s'en sert. De même pour le blanc. (Bientôt Utrillo démontrera le bien-fondé des aperceptions de Van Gogh. Son époque blanche ne demeure-t-elle pas la meilleure ?)
Je parle du noir et du blanc, car il était inévitable que ce révolutionnaire dans le monde de la couleur s'étendit sur les premières choses et les dernières. En cela il nous rappelle ces vrais fils de Dieu qui ne craignent pas le mal ou la laideur mais les embrassent et les incorporent à leur monde de bien et de beauté.
Lorsque le dix-neuvième siècle s'effondra sur le champ d'Armageddon, les vieilles barrières se rompirent. Les artistes démoniaques qui dominaient ce siècle contribuèrent tout autant à saper le passé qu'hommes d'Etat et militaristes, financiers et industriels, révolutionnaires et propagandistes qui frayèrent la voie à la débâcle. La guerre de 1914 semblait être la fin de quelque chose ; elle n'était que le commencement de quelque chose qui se faisait attendre depuis longtemps. En fait, elle ouvrit de vastes horizons nouveaux. Par son travail de démolition, elle offrit de vastes champs d'énergie nouveaux. La période d'entre la première et la seconde guerre mondiale est riche en production artistique. C'est pendant cette période, alors que le monde est à la veille d'être pour la seconde fois ébranlé jusqu'en ses fondements, que je prenais forme. C'était une époque difficile, avant tout parce que l'on devait compter entièrement sur soi-même, sur ses propres forces. La société, déchirée par toutes sortes de dissensions, offrait à l'artiste moins encore de soutien et d'encouragement qu'au temps de Van Gogh. L'existence même de l'artiste était remise en question. Mais l'existence de chacun n était-elle pas menacée ?
La seconde guerre mondiale a fait naître le vague sentiment que la terre elle-même est menacée d'extinction. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère apocalyptique. L'esprit de l'homme est en convulsions, comme l'était la terre elle-même durant les anciennes périodes géologiques. C'est la mort que nous secouons, la rigidité de la mort. Nous déplorons l'esprit de violence qui règne, mais, afin de briser les chaînes, l'esprit de l'homme doit éclater. Les plus éblouissantes possibilités nous enveloppent. Nous sommes infusés et investis de pouvoirs et d'énergies jusqu'à présent insoupçonnés. Nous sommes à la veille de vivre de nouveau comme des êtres humains, dans la pleine majesté du mot humain. L'héroïque travail de nos prédécesseurs apparaît aujourd'hui comme le travail de victimes expiatoires. Il ne nous est pas nécessaire de renouveler leurs sacrifices. Il nous appartient d'en savourer les fruits. Le passé est en ruines, l'avenir nous appelle. Prends ce monde de tous les jours et embrasse-le ! Voilà ce que commande l'esprit. Quel monde meilleur peut-il y avoir que celui où nous avons pleine responsabilité, tous et chacun d'entre nous ? Ne travaille pas pour les hommes à venir ! Cesse complètement de travailler, et crée ! Car la création est jeu, et le jeu est divin.
Tel est le message que je reçois chaque fois que je lis la vie de Van Gogh. Son désespoir final, s'achevant dans la folie et le suicide, pourrait être interprété comme une divine impatience. « Le Royaume des cieux est ici, criait-il. Pourquoi n'entrez-vous pas ? »
Nous versons des larmes de crocodile sur sa fin lamentable, oubliant l'explosion de splendeur qui la précéda. Pleurons-nous quand le soleil sombre dans l'océan ? La magnificence du soleil ne nous est révélée pleinement que dans les quelques instants qui précèdent et qui suivent sa disparition. Il reparaîtra à l'aube, autre magnificence, autre soleil peut-être. Tout le long de la journée, il nous nourrit et nous soutient, mais nous y prêtons à peine attention. Nous savons qu'il est là, nous comptons sur lui, mais nous ne lui offrons ni actions de grâce, ni dévotion. Les grands luminaires, tel Nietzsche, tel Rimbaud, tel Van Gogh, sont des soleils humains qui subissent le même sort que l'astre céleste. C'est seulement lorsqu'ils sombrent, ou ont disparu à la vue, que nous prenons conscience de la gloire qui était la leur. En pleurant sur leur disparition, nous aveuglons nos yeux à l'existence d'autres soleils nouveaux. Nous regardons en arrière et en avant, mais jamais notre regard ne perce droit au cœur de la réalité. Si, parfois, nous adorons le corps solaire qui nous dispense chaleur et lumière, nous ne pensons pas aux soleils qui flamboient de toute éternité. Nous acceptons sans réfléchir le fait que l'espace entier est constellé de soleils.
En vérité, l'univers baigne dans la lumière. Tout est vivant et illuminé. L'homme lui aussi est le réceptable d'une inépuisable énergie rayonnante. Etrange, il n'y a obscurité et paralysie que dans l'esprit de l'homme.
Un peu trop de lumière, un peu trop d'énergie (ici-bas), et l'on devient inapte à vivre dans la société humaine. La récompense du visionnaire, c'est la maison de fous ou la croix. Un monde gris et neutre est notre habitat naturel, semblerait-il. Il l'a été pendant longtemps. Mais ce monde, cet état de choses, est en voie de disparition. Qu'il nous plaise ou non, avec ou sans œillères, nous sommes sur le seuil d'un monde nouveau. Nous serons forcés de comprendre et d'accepter — car les grands luminaires que nous rejetons de notre sein ont bouleversé notre vision. Nous serons témoins de splendeurs et d'horreurs, alternativement et simultanément. Nous verrons avec mille yeux, comme la déesse Indra. Les étoiles avancent sur nous, même les plus lointaines.
A l'aide de nos instruments, nous détectons aujourd'hui des mondes dont l'homme ancien n'avait pas le moindre soupçon. Nous sommes capables de dresser le plan de domaines inaccessibles à notre connaissance présente, car notre esprit est déjà réceptif à la lumière qui en émane. En même temps nous sommes aussi capables de nous représenter notre propre destruction globale. Mais sommes-nous rivés à nos pas ? Non. Notre foi est plus grande que nous n'osons l'admettre. Nous pressentons la magnificence de cette vie éternelle qui est celle de l'homme et que nous avons toujours niée. En dépit de tout notre orgueil, de toute notre vanité, nous agissons comme si nous ne savions rien de notre vrai héritage. Nous protestons en disant que nous ne sommes qu'humains, bien trop humains. Mais si nous étions véritablement humains, nous serions capables de toute chose, prêts à toute exigence, instruits de toutes les conditions de l'être. Nous devrions nous rappeler chaque jour, répéter comme une litanie, que notre être recèle la gamme complète de l'existence. Nous devrions cesser d'appeler à l'aide et en donner. Nous devrions cesser d'adorer et inspirer l'adoration. Par-dessus tout, nous devrions cesser de différer l'acte de devenir ce que nous sommes en fait et par essence.
« Je préfère, écrivait Van Gogh, peindre les yeux des hommes plutôt que les cathédrales, car dans les yeux il y a quelque chose qu'il n'y a pas dans les cathédrales, même si elles sont majestueuses et qu'elles en imposent... »