XIII

 

RETOUR au bercail, autrement dit retour à la rue des premiers chagrins. Mona vit avec sa famille, moi avec la mienne. Seul moyen — pro tem — de résoudre le problème économique. Dès que j'aurai placé quelques nouvelles, nous trouverons de nouveau un logis à nous.

Depuis le moment où le vieux part pour sa boutique de tailleur jusqu'à ce qu'il rentre pour dîner, j'y vais ferme — chaque jour. Chaque jour, nous nous parlons, Mona et moi, au téléphone ; parfois nous nous rencontrons à midi pour manger un morceau ensemble dans quelque restaurant bon marché. Pas assez souvent pourtant, au gré de Mona. Elle devient folle de crainte, de doute, de jalousie. Ne peut tout simplement pas croire que j'écrive jour après jour du matin à la nuit.

De temps à autre, bien sûr, je débraye pour me livrer à des « travaux de recherche ». J'ai cent idées différentes à exploiter, qui toutes nécessitent enquêtes et documentation. Je marche maintenant sur les huit cylindres : quand je m'asseois devant la machine cela me coule tout bonnement des doigts.

En ce moment, je mets la dernière main à un autoportrait que j'intitule « The Failure ». (Je n'ai pas le plus vague soupçon qu'un homme du nom de Papini, un homme qui vit en Italie, produira bientôt un livre précisément sous ce même titre.)

Je ne dirais pas que c'était un endroit idéal pour travailler, la maison de mes parents. Je m'installe près de la fenêtre de devant, dissimulé par les rideaux de dentelle, un œil aux aguets pour les visiteurs. La règle de la maison est : si tu vois arriver un visiteur, file ! Et c'est exactement ce que je fais chaque fois : je file dans la penderie, avec machine, livres, papiers et tout. Fantastique ! (Je me suis surnommé « le cadavre de la famille ».) Parfois de brillantes idées me viennent pendant que je me cache dans les sombres plis de la penderie — inspirées, à n'en pas douter, par l'âcre odeur des boules de camphre. Les pensées me viennent si vite que c'est à peine si je peux attendre que le visiteur soit parti. Dans une obscurité totale, je prends des notes illisibles sur des bouts de papier. (Rien que des mots et phrases-clefs.) Quant à respirer, aucune difficulté. Je peux retenir mon souffle pendant des heures, en cas de nécessité.

Quand je sors du trou, ma mère ne manque jamais de s'exclamer :

— Tu ne devrais pas fumer tant !

La fumée, il faut l'expliquer, voyez-vous. Son refrain est : « Henry était ici il y a un instant ». En l'entendant donner cette faible explication à un visteur, je me fourre quelquefois dans la bouche la manche d'un vêtement, de crainte de laisser échapper un gloussement.

De temps à autre elle me sert ceci :

— Ne peux-tu pas faire tes histoires plus courtes ?

Son idée — pauvre âme ! — est que plus vite je les terminerais, plus vite je serais payé. Elle ne veut pas entendre parler des avis de refus. Se comporte presque comme si elle n'y croyait pas.

— Sur quoi écris-tu en ce moment ? demande-t-elle un matin.

— Numismatique, lui dis-je.

— Qu'est-ce que c'est ?

J'explique en quelques mots.

— Crois-tu que les gens ont vraiment envie de lire des choses pareilles ?

Je me demande à part moi ce qu'elle dirait si je lui révélais la vérité, lui parlais de « The Failure ».

Le vieux est plus accommodant. Je sens qu'il ne compte pas que toutes ces inepties donneront quelque chose, mais il est curieux et prétend du moins s'intéresser à ce que je fais. Il ne sait pas très bien que penser du fait qu'il a un fils deux fois marié, et père d'un enfant, qui reste assis dans la salle à manger, jour après jour, à taper à la machine. Au fond, il a confiance en moi. Il sait que de façon ou d'autre j'arriverai à quelque chose un jour. Il n'est pas inquiet dans l'âme.

Au coin de la rue, où je trotte tous les matins pour acheter le journal et un paquet de cigarettes, il y a une petite boutique tenue par un nouveau venu — un M. Cohen. C'est la seule personne, ce monsieur Cohen, qui paraisse s'intéresser à mes faits et gestes. Il trouve remarquable d'avoir pour client un écrivain, fût-ce un écrivain embryonnaire seulement. Tous les autres commerçants, soit dit en passant, me connaissent de l'ancien temps ; pas un seul d'entre eux ne se doute qu'il me soit venu une nouvelle âme. Pour eux, je suis toujours le petit garçon aux cheveux couleur de blé et au sourire innocent.

Monsieur Cohen, lui, appartient à un autre monde, une autre époque. Il n'est pas plus à sa place ici que moi. En fait, étant un yid, il est toujours suspect. Surtout aux yeux des vieux de la vieille. Un beau et charmant matin, le cher monsieur Cohen m'avoue que lui aussi avait jadis l'ambition d'être écrivain. Avec une émotion véritable, il me dit ce que représentent pour lui nos petites conversations. C'est un privilège, dit-il, de connaître quelqu'un « qui ait du penchant ». (De la même nuance, voulait-il dire, je suppose.) Baissant la voix, il me confie avec un énorme dégoût la basse opinion qu'il a des boutiquiers avoisinants... Ah, cher monsieur Cohen, monsieur Cohen chéri, avancez-vous, avancez-vous, où que vous soyez, et laissez-moi vous embrasser sur votre front cireux ! Qu'était-ce donc que nous avions en commun ? Quelques auteurs morts, la crainte et la haine de la police, le mépris pour les Gentils, et une passion pour l'arôme d'un bon cigare. Vous n'étiez pas un virtuose, et moi non plus. Mais vos paroles me parvenaient comme jouées sur le célesta. Avancez, pâle farfadet, avancez-vous du divin telesma et laissez-moi vous étreindre une fois encore !

Ma mère, bien entendu, est non seulement surprise mais scandalisée de découvrir que je me suis lié d'amitié avec « ce petit juif ». De quoi pouvons-nous bien parler ? De livres ? Est-ce qu'il lit ? Oui, mère chérie, il lit en cinq langues. Sa tête se balance d'arrière en avant avec incrédulité, et de nouveau d'arrière en avant avec désapprobation. De toute façon, l'hébreu et le yiddisch, qui sont pour elle une seule et même langue, ne comptent pas : seuls les juifs comprennent un pareil baragouin. (Eh ! Eh !) Rien d'important, dit-elle, n'a pu être écrit dans des langues si baroques. Et la Bible, mère chérie ? Elle hausse les épaules. Elle parlait de livres, non de la Bible. (Sic.)

Quel monde ! Il ne reste pas un seul de mes vieux copains. Je me demandais souvent si je ne tomberais pas un jour sur Tony Marella. Son père était toujours assis près de la fenêtre à raccommoder des souliers. Chaque fois que je passais devant l'échoppe, je le saluais. Mais je n'avais jamais le courage de demander des nouvelles de Tony. Un jour, pourtant, en lisant le journal local — The Chat — je découvris que mon vieil ami était candidat au poste d'alderman dans un autre district, où il demeurait maintenant. Peut-être serait-il vraiment un jour président des Etats-Unis ! Ce serait quelque chose, ça — un président sorti de notre obscur petit quartier. Déjà nous pouvions nous prévaloir d'un colonel et d'un contre-amiral. Les frères Grogan, pas moins. Ils avaient habité à quelques portes à peine de chez nous. « Des garçons épatants ! » comme disaient tous les voisins. (Un peu de temps encore et, par Dieu ! l'un d'eux devient effectivement général ; quant à l'autre, le contre-amiral, je veux bien être pendu s'il n'est pas envoyé en mission spéciale à Moscou — et par nul autre que le président de notre Saint Empire Roulant. Pas si mal pour notre insignifiante petite Van Voorhees Street !)

Et maintenant, je me dis (de la part des voisins1, nous avons le petit Henry avec nous. Qui sait ? Peut-être qu'il sera un nouvel O'Henry. Si Tony Marella est inscrit sur la liste des candidats à la présidence, sûrement Henry, notre petit Henry, peut devenir un célèbre écrivain. Dixit.

Tout de même — sur un ton légèrement différent maintenant — il était dommage que nous n'eussions pas produit au moins un bon boxeur professionnel. Les frères Laski avaient perdu leur éclat. N'avaient pas l'étoffe dont on fait les champions. Non, ce n'était pas un quartier à engendrer des John L. Sullivan ou des James J. Corbett. Le vieux 14e arrondissement, c'est certain, avait donné une douzaine de bons pugilistes, sans parler de politiciens, de banquiers, et de bons vieux membres du Congrès. J'avais le sentiment que si j'étais de retour dans le vieux quartier, j'écrirais d'une façon plus vivante. Si seulement je pouvais dire bonjour à des garçons comme Lester Reardon, Eddie Carney, Johnny Paul, je me sentirais un autre homme.

— Merde ! me dis-je, frappant des jointures sur la pointe de fer d'une clôture, je ne suis pas encore fini. Il s'en faut de beaucoup...

Et ainsi un matin je m'éveillai pétant le feu. Décidé à foncer dans le monde et à faire sentir ma présence. Pas de plan ou projet arrêté en tête. Fourrant une pile de manuscrits sous mon bras, je me précipitai dans la rue.

Me fiant à un pressentiment, je me fraye un chemin dans le sanctuaire d'un journal où je me trouve face à face avec un des directeurs d'un magazine à cinq cents. Mon intention est de demander un emploi à la rédaction.

Chose curieuse, l'homme fait partie de la tribu Miller. Gerald Miller, pas moins. Bon présage !

Je n'ai pas à user de mes charmes car il est déjà prédisposé en ma faveur.

— Pas de doute là-dessus, dit-il, vous êtes un écrivain-né.

Il a devant lui une flopée de manuscrits ; il a jeté un coup d'œil par-ci par-là, suffisamment pour se convaincre que j'ai de ça.

— Alors vous voudriez travailler au magazine ? Eh bien, il est possible que je puisse faire de la place pour vous. Un des rédacteurs s'en va dans une semaine environ ; je vais parler au patron et voir ce qu'on peut arranger. Je suis certain que vous pouvez faire l'affaire, même si vous n'avez pas reçu la formation voulue.

Fait suivre cela de quelques compliments pleins de discernement.

Puis, à propos de rien, il dit soudain :

— Pourquoi en attendant n'écrivez-vous pas quelque chose pour nous ? Nous payons bien, vous savez. J'imagine que vous trouveriez l'emploi d'un chèque de deux cent cinquante dollars, n'est-ce pas ?

Sans attendre de réponse, il poursuit :

— Pourquoi n'écrivez-vous pas sur les mots ? Je n'ai pas besoin d'en lire beaucoup pour voir que vous êtes amoureux des mots...

Je n'étais pas sûr de bien comprendre ce qu'il voulait que je dise sur ce sujet, surtout à une clientèle à cinq cents.

— Je ne le sais pas très bien moi-même, dit-il. Faites travailler votre imagination. Que ce ne soit pas trop long, d'ailleurs. Disons cinq mille mots. Et souvenez-vous, nos lecteurs ne sont pas tous des professeurs d'université !

Nous continuâmes à bavarder un moment, et puis il m'accompagna jusqu'à l'ascenseur.

— Revenez me voir dans une huitaine de jours, dit-il.

Puis, plongeant la main dans sa poche, il tira un billet et me le fourra dans la patte.

— Vous pourriez en avoir besoin pour tenir jusque-là.

Il sourit. C'était un billet de vingt dollars, comme je le constatai une fois dans la rue. J'eus envie de revenir en courant sur mes pas pour le remercier encore, mais ensuite je me dis non, peut-être ont-ils l'habitude de traiter leurs écrivains de cette façon.

 

« La neige tombait doucement sur toute l'Irlande... » Les mots couraient comme un refrain dans ma tête tandis que je gambadais légèrement sur le pavé en prenant le chemin de la maison. Puis vint une autre ligne — pourquoi, je n'en avais aucune idée : « Il y a des demeures nombreuses dans la maison de mon Père... » Cela se mariait parfaitement, la neige tombant doucement, mollement, sans arrêt (sur toute l'Irlande), et les demeures de la béatitude ornées de joyaux que le Père avait en nombre infini. C'était pour moi le jour de la Saint Patrick, et pas de serpents en vue. Pour quelque étrange raison, je me sentais Irlandais jusqu'à la moelle. Un peu de Joyce, un peu de la Pierre de Blarney, quelques farces — et Erin Co Bragh ! (Chaque fois que le maître avait le dos tourné, l'un de nous se glissait vers le tableau noir et griffonnait à la craie d'une écriture flamboyante : Erin Co Bragh !) C'est Brooklyn que je traverse et la neige tombe doucement. Il faut que je demande à Ulric de me réciter de nouveau ce passage. Il a exactement la voix qu'il faut pour cela, n'est-ce pas. C'est une belle péroraison, si l'on peut l'appeler ainsi. Tout ce que cela demande, c'est la voix mélodieuse appropriée. Et ça il l'a, Ulric !

« La neige tombait doucement sur l'Irlande... »

Agile comme une chèvre, léger comme l'air, nostalgique comme un faune, je vais mon chemin sur les charmants et pétillants pavés.

Si seulement je savais ce que je dois écrire ! Deux cent cinquante dollars n'étaient pas une chose à cracher dessus Et une situa ion au magazine par-dessus le marché ! Ma parole, j'étais subitement mon é en grade ! Il faut que monsieur Cohen le sache. (Sholem Aleichem !) Cinq mille mots. C'est du tout cuit. Une fois que je saurai que dire, je pourrai l'écrire en une seule séance. Mots, mots...

Croyez-le ou non, je ne peux pas mettre un traître mot sur le papier.. Mon sujet favori et me voilà bouche cousue. Curieux. Pis que cela — déprimant.

Peut-être devrais-je commencer par quelques travaux de recherche. Après tout, que sais-je de la langue anglaise ? Presque rien. S'en servir est une chose ; écrire sur elle intelligemment en est une tout autre.

J'ai trouvé ! Pourquoi ne pas aller droit à la source ? Pourquoi ne pas faire une visite au directteur du fameux dictionnaire non abrégé ? Lequel ? Funk and Wagnall. (Le seul dont je me sois jamais servi.)

Le lendemain matin de bonne heure, je suis assis dans l'antichambre, attendant l'apparition du Dr. Vizetelly soi-même. (C'est comme demander à Jésus-Christ de vous aider, je pense à part moi.) Pourtant les jeux sont faits. Tout ce que je demande est de ne pas me montrer un foutu idiot, comme je l'ai fait, il y a des années, en allant voir un célèbre écrivain et en lui demandant tout à trac : « Comment commence-t-on à écrire ? » (Réponse : « En écrivant ». C'est exactement ce qu'il a dit, et ce fut la fin de l'entrevue.)

Le Dr. Vizetelly est devant moi. Un homme débordant de vie, cordial, plein de brio et de verve. Me met immédiatement à l'aise. Me presse de m'épancher. Attire un siège confortable pour lui-même, écoute attentivement, puis commence...

Pendant une heure pleine ou plus, cet être bon, gracieux, envers qui je me sentirai toujours une dette de reconnaissance, se délivre de tout ce qu'il pense pouvoir me servir. Il parle si rapidement et si abondamment que je n'ai pas la possibilité de prendre une seule note. La tête me tourne. Comment vais-je me rappeler ne serait-ce qu'une partie de tous ces renseignements passionnants ? C'est comme si j'avais la tête sous une fontaine.

Le Dr. Vizetelly, conscient de ma perplexité, vient à la rescousse. Il donne l'ordre à un groom de m'apporter des dépliants et des brochures. M'engage à les lire à loisir.

— Je suis certain que vous écrirez un excellent article, dit-il en m'adressant un large sourire de parrain.

Puis il demande si j'aurais la bonté de lui montrer ce que j'aurai écrit avant de le soumettre au magazine.

Sans avertissement, il me pose maintenant quelques questions directes sur moi-même : depuis quand est-ce que j'écris ? Qu'ai-je fait d'autre ? Quels livres ai-je lus ? Quelles langues est-ce que je connais ? L'une après l'autre — tic, tac, toc. Je me sens moins que rien, ou comme on dit en hébreu — efes efasim. Qu'ai-je fait en effet ? Que sais-je en effet ? Poussé enfin dans mes derniers retranchements, que puis-je faire sinon confesser humblement mes péchés et omissions ? Je le fais, exactement comme je me confesserais à un prêtre, si j'étais catholique et non un misérable produit de Calvin et de Luther.

Quel individu viril, magnétique que cet homme ! Qui se serait jamais douté en le rencontrant dans la rue qu'il est directeur d'un dictionnaire ? Premier érudit à m'inspirer la confiance et l'admiration. Voilà un homme ! Je me le répète encore et encore. Un homme avec une paire de couilles aussi bien qu'un réservoir à penser. Pas un simple puits de sagesse mais une cataracte vivante, bondissante, grondante. Il connaît non seulement chaque mot de la langue anglaise (y compris ceux qui sont au « frigorifique », selon son expression), il connaît aussi les vins, les chevaux, les femmes, la bonne chère, les oiseaux, les arbres ; il sait porter les vêtements, sait respirer, sait se détendre. Et il en sait aussi assez pour boire un verre une fois de temps en temps. Sachant tout, il aime tout. Maintenant nous le touchons ! Un homme qui fonce — à quatre pattes, ai-je failli dire —  au-devant de la vie. Un homme qui a un chant aux lèvres. Merci, Dr. Vizetelly ! Merci d'être vivant !

En prenant congé, il me dit — comment pourrais-je jamais oublier ses paroles ?

— Fils, vous avez tout ce qu'il faut pour devenir un écrivain, j'en suis sûr. Allez maintenant et faites ce que vous pouvez. Revenez me voir si vous avez besoin de moi.

Il me posa affectueusement une main sur l'épaule et de l'autre me donna une chaleureuse poignée de main. C'était la bénédiction. Amen !

Elle ne tombe plus, la douce neige blanche. Il pleut, il pleut au plus profond de moi. Le long de mes joues, les larmes coulent — larmes de joie et de gratitude. J'ai enfin vu le visage de mon vrai père. Je sais maintenant ce que cela signifie – le Paraclet. Adieu, père Vizetelly, car je ne vous verrai jamais plus. Puisse votre nom être sanctifié à jamais !

La pluie cesse. Ce n'est plus maintenant qu'un léger crachin — là, sous mon cœur — comme si l'on filtrait une fosse d'aisance à travers une fine gaze. Toute la région thoracique est saturée des plus fines particules de cette substance qu'on appelle H2 O et qui, lorsqu'elle tombe sur la langue, a un goût salé. Larmes microscopiques, plus précieuses que de grosses perles. S'égouttant lentement dans la grande cavité que commande le plexus solaire. Pas même un milligramme suintant des canaux lacrimaux. Yeux secs, paumes sèches. Visage absolument détendu, ouvert comme les grandes plaines, et mûrissant de joie.

(« Est-ce qu'il neige de nouveau, M. Conroy ? »)

Il est merveilleux de parler son propre idiome, de le voir vous rebondir au visage, redevenant la langue universelle. Des 450.000 mots emprisonnés dans le dictionnaire non abrégé, le Dr. Vizetely m'avait assuré que je devais en connaître au moins 50.000. Même l'égoutier a un vocabulaire d'au moins 5.000 mots. Pour le prouver, il suffisait de rentrer à la maison, de s'asseoir et de regarder autour de soi. Porte, bouton de porte, chaise, poignée, bois, fer, rideau, fenêtre, rebord, pied, bol... Dans toute chambre, il y avait des centaines d'objets avec un nom, sans parler des adjectifs, des adverbes, des prépositions, des verbes et des participes qui les accompagnent. Et Shakespeare avait un vocabulaire à peine plus riche que celui d'un minus d'aujourd'hui.

Alors par quoi cela se solde-t-il ? Que ferions-nous d'un surplus de mots ?

(« Et n'as-tu pas à garder le contact avec ta propre langue ? »)

C'est vrai, la propre langue ! Langue d'oc2. Ou — huic, huic, huic. En hébreu, il y a au moins dix façons différentes de dire « Comment allez-vous ? », selon qu'on s'adresse à un homme, une femme, des hommes, des femmes, ou des hommes et des femmes, et ainsi de suite. A une vache ou une chèvre, personne dans son bon sens ne dit « Comment allez-vous ? ».

M'acheminant vers la maison, vers la rue des premiers chagrins. Brooklyn, cité des morts. Retour de l'indigène...

(« Et n'as-tu pas ton propre pays à visiter ? »)

C'est vrai, morne Brooklyn, et les terrains avoisinants – marais, taudis, canaux fétides, terrains éternellement vagues, cimetières... Lande natale. Et je ne suis ni chair ni poisson...

Le crachin cesse. Les entrailles sont garnies de graisse de porc humide. Le froid arrive du nord. Ah, mais il neige de nouveau !

Et maintenant il me revient, sortant tout droit de la tombe, ce passage qu'Ulric savait réciter comme un Dublinois né... « La neige s'était remise à tomber. Il regardait d'un air endormi les flocons, argentés et sombres, tomber obliquement contre la clarté de la lampe. Le moment était venu pour lui d'entreprendre son voyage vers l'ouest. Oui, les journaux avaient raison : la neige était générale sur toute l'Irlande. Elle tombait sur chaque coin de la sombre plaine centrale, sur les collines sans arbres, tombait doucement sur le Bog of Allen, et, plus loin vers l'ouest, tombait doucement sur les vagues noires et rebelles du Shannon. Elle tombait aussi sur chaque partie du cimetière solitaire, sur la colline où repose Michael Furey. Elle recouvrait d'une couche épaisse les croix déjetées et les pierres tombales, les piques de la petite porte, les épines arides. Son âme défaillit lentement tandis qu'il entendait la neige tomber mollement sur l'univers et mollement tomber, comme la descente de leur fin dernière, sur tous les vivants et tous les morts. »

Dans ce royaume neigeux, cependant que la langue chantait sa douce litanie à elle, je me hâtais vers ma maison, toujours vers ma maison. Entre les couvertures du gigantesque lexique, parmi les ablatifs et les gérondifs, je me blottis et m'endormis d'un sommeil profond. Entre Adam et Eve, j'étais couché, entouré de mille rennes. Mon souffle tiède, rafraîchi par les eaux vives, m'enveloppait d'une brume resplendissante. Dans la belle langue d'oc3, j'étais absent au monde. La coiffe m'entourait le cou, m'étranglant, mais si doucement. Et le nom de la coiffe était Nemesh...

Je mis un bon mois ou plus à écrire l'article destiné à mon homonyme, Gerald Miller. Lorsque j'eus fini, je m'aperçus que j'avais écrit quinze mille mots au lieu de cinq. J'en exprimai la moitié et le portai au journal. Une semaine plus tard, j'avais mon chèque. L'article, soit dit en passant, ne fut jamais publié. « Trop bon », fut le verdict. L'emploi à la rédaction ne donna jamais rien non plus. Je ne pus jamais savoir pourquoi Probablement parce que j'étais « trop bon ».

Cependant, avec les deux cent cinquante dollars, nous pûmes reprendre une fois de plus la vie commune. Nous trouvâmes une chambre meublée dans Hancock Street, Brooklyn, cité des morts, des presque morts, et des plus morts que les morts. Rue tranquille, respectable ; rangée après rangée des mêmes maisons en bois, indéfinissables, toutes ornées de hauts perrons, de stores, de carrés de gazon et de grilles de fer. Le loyer était modeste ; nous avions le droit de faire la cuisine sur un réchaud à gaz relégué dans une alcôve, près d'un antique évier. Mme Henniker, la logeuse, occupait le rez-de-chaussée ; le reste de la maison était loué par chambres.

Mme Henniker était une veuve dont le mari s'était enrichi dans les affaires de bars. Elle avait un mélange de sang hollandais, suisse, allemand, norvégien et danois. Pleine de vitalité, de curiosité oiseuse, de suspicion, de cupidité et de malice. Aurait pu passer pour une tenancière de maison close. Toujours à raconter des histoires scabreuses en gloussant comme une écolière. Très stricte avec ses locataires. Pas d'histoires ! Pas de bruit ! Pas de beuveries ! Pas de visiteurs ! Payez recta ou allez ouste !

Il fallut quelque temps à cette vieille taupe pour se faire à l'idée que j'étais écrivain. Ce qui la stupéfiait, c'était le cliquetis de la machine à écrire. Elle n'aurait jamais cru quelqu'un capable de taper à cette vitesse. Mais par-dessus tout elle était tourmentée, tourmentée de peur qu'étant écrivain, je n'oubliasse au bout de quelques semaines de payer le loyer. Pour apaiser ses craintes, nous décidâmes de lui verser quelques semaines de loyer d'avance. Incroyable, à quel point un petit geste comme celui-là peut renforcer votre position !

A de brefs intervalles, elle frappait à la porte, présentait quelque pauvre excuse pour m'interrompre, puis restait une heure ou deux, debout sur le seuil, à me tirer les vers du nez. Manifestement, la pensée que quelqu'un pouvait passer toute la journée devant une machine, écrivant, écrivant, écrivant, cette pensée la surexcitait. Que pouvais-je bien écrire ? Des nouvelles ? Quel genre de nouvelles ? Lui laisserais-je en lire une un jour ? Ferais-je ceci et ferais-je cela ? C'était inconcevable, les questions que pouvait poser cette femme.

Au bout de quelque temps, elle se prit à tomber chez moi afin, comme elle disait, de me donner des idées pour mes nouvelles : fragments de sa vie à Hambourg, Dresde, Brême, Darmstadt. Innocents petits faits et gestes qui, à ses yeux, étaient osés, choquants, au point que parfois sa voix descendait jusqu'au murmure. Si je faisais usage de ces incidents, je ne devais pas manquer de changer le lieu. Et, bien entendu, lui donner un autre nom à elle. Je la menai en bateau pendant un moment, content de recevoir ses petites offrandes : gâteaux au fromage, chair à saucisse, restes de ragoût, un sac de noix. Je l'amenai à force de cajoleries à nous faire des gâteaux à la canelle, des streusel kuchen, des tartes aux pommes — le tout dans un style allemand garanti. Elle était prête à faire presque n'importe quoi pour le plaisir de pouvoir lire un jour son histoire dans un magazine.

Un jour, elle me demanda de but en blanc si mes nouvelles se vendaient vraiment. Apparemment, elle avait lu tous les magazines sur lesquels elle avait pu mettre la main et n'avait trouvé mon nom dans aucun. Je lui expliquai patiemment qu'on devait parfois attendre plusieurs mois avant qu'une nouvelle fût acceptée, et après cela quelques mois encore avant d'être payé. J'ajoutai aussitôt que nous vivions en ce moment sur le produit de plusieurs nouvelles que j'avais vendues l'année précédente — pour une somme rondelette. Là-dessus, comme si mes paroles n'avaient eu aucun effet sur elle, elle dit tout de go :

— Si un jour vous avez faim, vous pouvez toujours manger avec moi. Je me sens parfois seule. Puis, poussant un profond soupir : Ce n'est pas drôle d'être écrivain, n'est-ce pas ?

Bien sûr que ça ne l'était pas. Qu'elle s'en doutât ou non, nous avions toujours une faim de loup. Quelles que fussent les rentrées, l'argent fondait invariablement comme neige. Nous étions toujours à trotter de tous côtés, relançant de vieux amis avec qui nous pourrions manger, à qui emprunter le prix du métro, ou que nous pourrions persuader de nous emmener au spectacle. Le soir, nous étendions une corde à linge en travers du lit.

Mme Henniker, toujours suralimentée, devinait que nous étions dans un état de faim perpétuel. Encore et encore elle renouvelait son invitation à partager son dîner — « si jamais vous avez faim ». Elle ne disait jamais : « Voulez-vous dîner avec moi ce soir, j'ai un délicieux ragoût de lapin que j'ai préparé spécialement pour vous ». Non, elle prenait un plaisir pervers à essayer de nous faire avouer que nous mourions de faim. Nous ne l'avouâmes jamais, bien entendu. D'abord parce que céder aurait signifié devoir écrire le genre de nouvelles que voulait Mme Henniker. Et puis même un écrivassier doit garder la face.

D'une façon ou de l'autre, nous nous arrangions toujours pour emprunter à temps l'argent du loyer. Le Dr. Kronski venait parfois à la rescousse, et aussi Curley. Mais c'était toute une bagarre. Quand nous étions vraiment désespérés, nous nous rendions à pied chez mes parents — une bonne heure de marche — et y restions jusqu'à ce que nous nous fussions empli le ventre. Souvent Mona s'endormait sur le divan aussitôt après le dîner. Je faisais tout mon possible pour entretenir la conversation, priant Dieu que Mona ne continuât pas à dormir jusqu'à la dernière trompette.

Ces conversations d'après dîner étaient un véritable supplice. Je faisais des efforts désepérés pour parler de tout sauf de mon travail. Inévitablement, pourtant, le moment venait où soit mon père, soit ma mère demandait :

— Comment marchent tes écrits ? As-tu placé quelque chose depuis la dernière fois que nous t'avons vu ?

Et moi de mentir, le rouge au front :

— Mais oui, j'en ai placé encore deux récemment. Ça marche très bien, vraiment.

Alors venait un regard de joie et d'étonnement, et ils demandaient tous les deux en même temps :

— A quelles revues les as-tu vendues ?

Et moi de leur donner les noms au hasard.

— Nous allons les guetter, Henry. Quand penses-tu qu'elles paraîtront ?

(Neuf mois plus tard, ils me rappelaient qu'ils étaient toujours à guetter ces nouvelles que je disais avoir vendues à telle ou telle revue.)

Vers la fin de la soirée, ma mère, comme pour dire : « Redescendons sur terre ! », me demandait solennellement si je ne croyais pas qu'il serait plus sage de cesser d'écrire et de chercher une place.

— Elle était si merveilleuse, cette situation que tu avais chez... Comment as-tu jamais pu la quitter ? Il faut des années pour devenir un bon écrivain — et peut-être n'y réussiras-tu jamais.

Et ainsi de suite, etc. J'en pleurais pour elle. Le vieux, en revanche, feignait toujours de croire que j'arriverais haut la main. Il l'espérait avec ferveur, de cela j'étais certain.

— Donne-lui le temps, donne-lui le temps ! disait-il.

A quoi ma mère répondait :

— Mais comment vivront-ils d'ici là ?

Là c'était à moi de placer ma réplique :

— Ne t'inquiète pas, mère, je sais me débrouiller. J'ai une cervelle, tu le sais. Tu ne crois tout de même pas que nous allons mourir de faim, non ?

N'empêche, ma mère estimait, et elle le répétait encore et encore, comme pour elle-même, qu'il serait vraiment plus sage de ma part de chercher une place et d'écrire à mes moments de loisir.

— Ma foi, ils n'ont pas l'air de mourir de faim, n'est-ce pas ?

C'était la façon qu'avait mon père de me dire que si vraiment nous mourions de faim, je n'avais qu'à aller le trouver à sa boutique de tailleur et il me prêterait ce qu'il pourrait. Je comprenais et il comprenait. Je le remerciais silencieusement et il acceptait mes remerciements silencieusement. Bien entendu, je n'allais jamais le trouver. Pas pour l'argent. De temps à autre, sans crier gare, je passais chez lui simplement pour lui relever le moral. Même quand il savait que je mentais — je lui racontais d'outrageux contes à dormir debout — il ne le laissait jamais paraître.

— Content de l'apprendre, fils, disait-il. Epatant ! Tu seras encore un auteur à succès, j'en suis sûr.

Parfois, en le quittant, j'étais en larmes. J'aurais tant voulu l'aider. Il était assis là, au fond de sa boutique, une sorte d'épave effondrée, son affaire fichue, pas l'ombre d'un espoir, et il continuait à se montrer gai, à parler avec optimisme. Voilà peut-être plusieurs mois qu'il n'avait vu un client, mais il était toujours « patron tailleur ». Quelle effroyable ironie !

« Oui, me disais-je en descendant la rue, dès que j'aurai placé une nouvelle je lui donnerai quelques billets. »

Sur quoi je devenais optimiste moi-même, persuadé par je ne sais quelle extravagante logique qu'un directeur de revue s'enticherait de moi et me signerait un chèque, en acompte, de cinq cents ou mille dollars. Quand j'arrivais à la maison, j'étais pourtant disposé à conclure l'affaire pour cinq dollars. Je conclurais pour n'importe quelle somme, en fait, qui signifierait un repas de plus, ou un supplément de timbres, ou simplement des lacets de souliers.

— Du courrier aujourd'hui ? Tel était toujours mon cri en entrant.

Si des enveloppes épaisses m'attendaient, je savais que c'étaient des manuscrits qui revenaient au gîte. Si les enveloppes étaient minces, il s'agissait de formules de refus, avec la prière d'envoyer les frais de port pour le retour des manuscrits. Ou bien c'étaient des factures. Ou une lettre de l'avocat, expédiée à une vieille adresse et qui m'avait miraculeusement suivi jusqu'ici.

L'arriéré de la pension alimentaire s'accumulait. Je ne serais jamais capable de régler la note, jamais. Il apparaissait plus certain que jamais que je finirais mes jours à la prison de Raymond Street.

— Quelque chose se présentera, tu verras.

Chaque fois que quelque chose se présentait vraiment, c'était toujours par son intermédiaire à elle. Ce fut Mona qui rencontra par hasard le directeur des « Histoires grivoises » qui lui en commanda une demi-douzaine. Juste comme ça. J'en écrivis deux, sous son nom à elle, au prix d'un grand effort, d'un effort vraiment héroïque ; puis j'eus la brillante idée de consulter leurs vieux numéros, de prendre leurs propres histoires déjà publiées, de changer les noms des personnages, le commencement et la fin, et de les servir réchauffées. Non seulement ça marcha — ils furent enthousiasmés de ces contrefaçons. Naturellement, puisqu'ils avaient déjà savouré le ragoût. Mais je me lassai bientôt de fabriquer des pots-pourris. Ce n'était qu'autant de temps perdu, il me semblait.

— Envoie-les au diable, dis-je un jour à Mona.

Elle le fit. Mais le choc en retour fut entièrement imprévu. Après avoir été « notre directeur », le singe se transforma maintenant en un amoureux poids lourd. Nous touchions cinq fois autant qu'auparavant pour les sacrées histoires. Ce qu'il recevait, lui, je l'ignore. A en croire Mona, tout ce qu'il demandait était qu'elle lui consacrât une demi-heure de son temps dans un lieu public, d'habitude un salon de thé. Fantastique ! Plus fantastique encore était ceci : il avoua un jour qu'il était encore vierge. (A quarante-neuf ans !) Ce qu'il omit de dire fut qu'il était aussi un pervers. Les abonnés du foutu magazine, nous l'apprîmes, comprenaient un nombre respectable d'âmes perverses : pasteurs, rabbins, médecins, avocats, professeurs, réformateurs, membres du Congrès, toutes sortes de gens qu'on n'aurait jamais soupçonnés de s'intéresser à une pareille camelote. Les croisés contre le vice étaient sans doute les plus avides de ses lecteurs.

Par réaction à ce débordement de toc, j'écrivis une nouvelle sur un tueur. Je l'écrivis comme si j'avais connu l'homme intimement, mais la vérité est que j'avais glané tous les faits auprès du petit Curley qui avait passé une soirée à Central Park avec ce « Butch » ou quel que fût son nom. Le soir où Curley me raconta son histoire, j'eus un de ces mauvais rêves où l'on est indéfiniment et implacablement poursuivi et où l'on n'échappe à une mort certaine qu'en se réveillant.

Ce qui m'intéressait chez ce « Butch » était la discipline qu'il s'imposait en mettant au point ses coups. Préparer un coup avec précision exigeait les forces conjuguées d'un mathématicien et d'un Yogi.

Il était là, en plein Central Park, cependant que le pays entier remuait ciel et terre pour le retrouver. Racontant son histoire, comme un insensé, à un jeune garçon tel que Curley. Même divulguant quelques aspects sensationnels du coup qu'il était en train de préparer. Il aurait aussi bien pu se poster au coin de Times Square, au lieu de rôder tard le soir dans Central Park. Une récompense de cinquante mille dollars était promise à qui le prendrait, mort ou vif.

Selon Curley, l'homme s'était enfermé pendant des semaines dans sa chambre ; il était resté des heures et des heures couché sur le lit, un bandeau sur les yeux, à passer minutieusement en revue chaque pas, chaque geste qu'il devait faire. Tout avait été soigneusement prévu, même les plus infimes détails. Mais, tel un auteur ou un compositeur, il ne passait pas à l'exécution de ses plans avant de les avoir mis parfaitement au point. Non seulement il tenait compte de toutes les possibilités d'erreur ou d'accident mais, à l'instar d'un ingénieur, il prévoyait une marge de sécurité pour faire face aux fatigues et tensions imprévues. Il pouvait être absolument certain de lui-même, il pouvait avoir éprouvé les capacités et la loyauté de ses complices, mais en définitive il ne pouvait compter que sur lui-même, sur son propre cerveau, sa propre prévoyance. Il était seul contre des milliers. Non seulement chaque flic du pays était sur le qui-vive, mais les civils l'étaient aussi sur tout le territoire. Un petit geste imprudent, et les carottes étaient cuites. Naturellement, il entendait ne jamais se laisser prendre vivant. Il ferait usage de ses armes. Mais il y avait ses copains — il ne pouvait les laisser tomber.

Peut-être, quand il sortit ce soir-là pour respirer une bouffée d'air, était-il si débordant d'idées, si certain que rien ne pouvait aller de travers, qu'il était incapable de se contenir davantage. Il mettrait le grappin sur le premier venu et déballerait le paquet, comptant que sa victime serait réduite à un état de terreur qui la paralyserait. Peut-être jouissait-il de la pensée de coudoyer les gardiens de la loi, leur demandant peut-être du feu, ou son chemin, les regardant droit dans les yeux, les touchant, les remerciant, sans qu'ils se doutassent de rien. Peut-être avait-il besoin d'un tel frisson pour se donner de l'assurance, pour voir les faits avec sang-froid — car c'est une chose de combiner intensément tout seul, enfermé en sûreté dans une chambre, c'en est une tout autre de circuler, dehors, chaque paire d'yeux vous examinant, chaque main d'homme levée contre vous. Les athlètes doivent s'échauffer d'abord. Les criminels ont probablement besoin de quelque chose d'analogue... Butch était de ces gens qui aiment braver le danger. C'était un criminel de premier ordre, un type qui aurait pu faire un grand général, ou un avocat retors. Comme tant d'autres de son espèce, il avait assuré à Curley, non pas une fois mais plusieurs, qu'il avait toujours donné à son homme une chance équitable. Il n'était pas un lâche, non plus qu'un pleutre, et certainement pas un traître. Il était contre la société, c'était tout. Jouant un jeu solitaire, il avait lieu d'être fier de ses succès. Des admirateurs fervents ? Il en avait des milliers. De temps à autre, il avait fait quelque chose hors série, uniquement pour leur faire connaître son calibre. Jouant pour la galerie. Bien sûr. Pourquoi pas ? Il fallait aussi s'amuser un peu. Il n'aimait pas particulièrement tuer, quoique cela ne lui donnât pas non plus mauvaise conscience. Ce qu'il aimait par-dessus tout, c'était de faire marcher les bourres. Ils se croyaient toujours si bougrement malins !

Curley tremblait encore de surexcitation, de peur, d'angoisse, d'admiration, et de Dieu sait quoi. Il ne pouvait parler de rien d'autre. Il nous recommanda de guetter les journaux. Ce serait une affaire sensationnelle. Même à nous, il refusa d'en révéler la nature. Il était encore effrayé, encore hypnotisé.

— Ses yeux ! s'exclamait-il sans cesse. J'ai eu la sensation de me pétrifier.

— Mais vous vous êtes rencontrés dans le noir.

— Aucune importance. Ils luisaient comme des charbons. Ils émettaient des étincelles !

— Ne penses-tu pas que tu l'as peut-être imaginé, sachant que c'était un tueur ?

— Sûrement pas ! Je n'oublierai jamais ces yeux. Ils me hanteront jusqu'à ma dernière heure.

Il frissonna.

— Croyez-vous vraiment, Curley, demanda Mona, que les yeux d'un criminel soient différents de ceux des autres gens ?

— Pourquoi pas ? répliqua Curley. Tout le reste en eux est différent. Pourquoi pas les yeux ? Ne pensez-vous pas que les yeux changent quand la personnalité change ? Ils ont tous « d'autres » personnalités. Je veux dire, ils ne sont pas eux-mêmes. Ils ont quelque chose de plus — ou de moins, je ne sais pas lequel des deux. Ils sont d'une autre race, c'est tout ce que je peux dire. Avant même qu'il m'ait dit qui il était, je l'ai senti. C'était comme recevoir une vibration venue d'un autre monde. Sa voix ne ressemblait à aucune autre voix humaine que je connaisse. Lorsqu'il m'a serré la main, j'ai cru recevoir un courant électrique. Cela m'a donné une commotion, je peux vous le dire, j'entends une commotion physique. Je me serais enfui, séance tenante, mais ces yeux m'avaient cloué au sol. Je ne pouvais bouger, ne pouvais lever le petit doigt.. Je commence maintenant à comprendre ce qu'entendent les gens quand ils parlent du diable. Il y avait une odeur étrange autour de lui – vous l'ai-je dit ? Pas une odeur de soufre ou de poix. Plutôt comme de l'acide concentré. Peut-être avait-il travaillé avec des produits chimiques. Mais je ne crois pas que c'était cela. C'était quelque chose dans son sang...

— Crois-tu que tu le reconnaîtrais si tu le revoyais ?

Ici Curley marqua un temps, à ma surprise. Il parut déconcerté.

— Franchement, répondit-il avec beaucoup d'hésitation, je ne crois pas. Si forte que soit sa personnalité, elle a aussi le pouvoir de s'effacer de votre conscience. Cela vous paraît invraisemblable ? Laissez-moi expliquer d'une autre façon. (Ici il me stupéfia vraiment. Curley avait en effet fait de grands progrès.) Supposons que saint François apparaisse ce soir devant vous dans cette pièce même. Supposons qu'il vous parle. Vous rappellerez-vous demain ou après-demain de quoi il avait l'air ? Sa présence ne serait-elle pas écrasante au point de chasser tout souvenir de ses traits ? Peut-être n'avez-vous jamais pensé à une pareille éventualité. Moi si, parce que j'ai connu quelqu'un qui avait des visions. Je n'étais à l'époque qu'un gosse mais je me souviens de l'expression du visage de cette personne quand elle m'en parlait. Je sais qu'elle voyait plus que l'être physique. Quand quelqu'un vient à vous d'en haut, il apporte avec lui quelque chose du ciel — et c'est aveuglant. En tout cas, c'est ce qu'il me semble... Butch m'a fait une impression semblable. Seulement je savais qu'il ne venait pas de là-haut. D'où qu'il soit venu, il en était tout entouré. Cela se sentait. Et c'était terrifiant.

Il s'arrêta de nouveau, son visage s'éclaira.

— Ecoutez, c'est vous qui m'avez poussé à lire Dostoïevski. Vous savez donc ce que c'est d'être entraîné dans un monde de mal sans mélange. Certains de ses personnages parlent et agissent comme s'ils habitaient un monde absolument inconnu de nous. Je ne dirais pas que c'est l'Enfer. C'est quelque chose de pire. Quelque chose de plus complexe, de plus subtil que l'enfer. Rien de physique ne peut le décrire. On le sent d'après leurs réactions. Ils réagissent comme le vif-argent réagit au toucher. Ils abordent tout d'une façon imprévisible. Jusqu'à ce que Dostoïevski ait écrit sur eux, nous n'avions jamais connu de gens qui pensent comme ses personnages. Et cela me rappelle une chose : chez lui, le criminel, l'idiot, le saint ne sont pas très loin l'un de l'autre, n'est-ce pas ? Comment comprenez-vous cela ? Dostoïevski a-t-il voulu dire que nous sommes tous faits d'une même substance ? Qu'est-ce que le mal, et qu'est-ce qui est divin ? Peut-être le savez-vous... moi pas.

— Curley, tu me surprends vraiment, dis-je. Je parle sérieusement.

— Vous me trouvez tellement changé ?

— Changé ? Non, pas tellement, mais certainement plus mûr.

— Que diable, on ne reste pas un gosse toute sa vie.

— C'est vrai... Dis-moi franchement, Curley, si tu pouvais t'en tirer, cela te tenterait-il de mener la vie d'un criminel ?

— Peut-être, répondit-il en baissant très légèrement la tête.

— Tu aimes le danger, n'est-ce pas ?

Il fit oui.

— Et tu n'as pas non plus beaucoup de scrupules quand quelqu'un se met en travers de ton chemin ?

— Je crois que non.

Il sourit. Sourire plutôt tordu.

— Et tu hais toujours ton beau-père ?

Sans attendre de réponse, j'ajoutai :

— Assez pour le tuer, si tu pouvais t'en tirer ?

— C'est vrai ! dit Curley. Je le tuerais comme un chien.

— Pourquoi ? Sais-tu pourquoi ? Réfléchis bien, ne me réponds pas tout de go.

— Je n'ai pas besoin de réfléchir, aboya-t-il. Je sais. Je le tuerais parce qu'il m'a volé l'amour de ma mère. C'est aussi simple que ça.

— Cela ne te paraît pas légèrement ridicule ?

— Je m'en fous. C'est la vérité. Je ne peux pas l'oublier et, qui plus est, je ne lui pardonnerai jamais. En voilà un qui est un criminel, si vous voulez savoir.

— Peut-être as-tu raison, Curley, mais la loi ne le reconnait pas pour tel.

— Qui se soucie de la loi ? En tout cas, il y a d'autres lois — et plus importantes. Nous ne vivons pas d'après des codes de lois.

— Tu as raison !

— Je rendrais service au monde, continua-t-il avec emportement. Sa mort purifierait l'atmosphère. Il n'est d'aucune utilité pour personne. Ne l'a jamais été. On devrait m'honorer de le supprimer, lui et ses semblables. Si nous avions une société intelligente, on le ferait. Dans la littérature, les hommes qui commettent de tels crimes sont considérés comme des héros. Les livres font autant partie de la vie que tout le reste. Si les auteurs peuvent nourrir de telles pensées, pourquoi ne le puis-je pas moi, ou un autre ? Mes griefs sont réels, non imaginaires...

— En êtes-vous tellement sûr, Curley ?

C'était Mona qui parlait.

— Absolument sûr, répondit-il.

— Mais si vous étiez le principal personnage d'un livre, dit-elle, l'important serait ce qui vous arriverait à vous, et non à votre beau-père. Un homme qui tue son père — dans un livre — ne devient pas un héros uniquement pour cela. C'est la façon dont il se conduit qui compte, la façon dont il affronte le problème — et le résout. N'importe qui peut commettre un crime, mais certains crimes sont d'une si prodigieuse portée que leur auteur en devient quelque chose de plus qu'un criminel. Voyez-vous où je veux en venir ?

— Je vous suis très bien, dit Curley, mais je me fous éperdument de toutes ces subtilités et complexités. C'est de la littérature ! Je vous dis franchement que je continue à le haïr jusqu'aux tripes, que je le tuerais sans remords si je pouvais m'en tirer.

— Je vois déjà une grande différence... commença Mona.

— Que voulez-vous dire ? lança-t-il.

— Entre vous et le héros d'un livre.

— Je ne veux pas être un héros !

— Je sais, dit Mona doucement, mais vous voulez rester un être humain, n'est-ce pas ? Si vous continuez à penser de cette façon, qui sait, vous pourrez voir un jour votre désir se réaliser. Et alors ?

— Alors je serai heureux. Non, pas exactement heureux, mais soulagé.

— Parce que vous vous en seriez débarrassé, vous voulez dire ?

— Non ! Parce que je l'aurais supprimé ! Il y a là une différence.

Ici je me sentis contraint d'intervenir.

— Ecoute, Curley, Mona s'est égarée. Je crois savoir ce qu'elle voulait dire. Voici : la différence entre un criminel qui commet un crime et le héros d'un livre commettant le même crime est que ce dernier ne se soucie pas de savoir s'il s'en tirera ou non. Il ne se préoccupe pas de ce qui lui arrivera après. Il doit atteindre son but, c'est tout...

— Ce qui ne fait que prouver, dit Curley, que je ne serai jamais un héros.

— Personne ne te demande de devenir un héros. Mais si tu vois la différence entre ces deux cas, alors tu comprendras que tu ne vaux guère mieux que l'homme que tu hais et méprises tant.

— Même si c'est vrai, je m'en fous éperdument !

— Alors n'en parlons plus. Il y a des chances pour qu'il meure d'une mort paisible et que tu finisses dans un ranch dans la Californie ensoleillée.

— Peut-être sera-ce les jeux frauduleux, l'estampage des poires, qu'en savez-vous ?

— Peut-être. Et peut-être non.

Avant de partir, ce soir-là, Curley nous apprit une nouvelle qui nous donna un vrai choc. Tony Maurer, nous dit-il, s'était suicidé. Il s'était pendu dans la salle de bains, au cours d'une soirée qu'il donnait à ses amis. Ceux-ci l'avaient trouvé avec un sourire sardonique aux lèvres et une pipe lui pendant de la bouche. Personne, apparemment, ne savait pourquoi il avait fait cela. Il ne manquait jamais d'argent et il était profondément amoureux de la femme avec qui il vivait, une belle Javanaise. Certains disaient qu'il ne l'avait fait que par pur ennui. Dans ce cas, c'était conforme à son caractère.

La nouvelle m'affecta étrangement. Je ne cessais de me dire qu'il était dommage que je n'eusse pas appris à connaître Tony Maurer plus intimement. C'était le genre d'homme que j'aurais été fier d'appeler mon ami. Mais j'étais trop timide pour faire des avances, et lui trop blasé pour discerner le besoin que j'en avais. Je me sentais toujours un peu mal à l'aise en sa présence. Comme un écolier, pour être précis. Tout ce que je voulais faire il l'avait déjà fait... Peut-être y avait-il quelque chose d'autre qui m'avait attiré tout à fait inconsciemment en lui : son sang allemand. Pour une fois dans ma vie, j'avais eu le plaisir de connaître un Allemand qui ne me rappelait pas tous les autres Allemands que je connaissais. A la vérité, il n'était pas vraiment Allemand — c'était un cosmopolite. Exemple parfait de ce « citadin des époques tardives » qu'a si bien décrit Spengler. Il avait ses racines non pas dans le sol allemand, le sang allemand, la tradition allemande, mais dans ces période finales qui distinguaient le citadin de l'Egypte, de la Grèce, de Rome, de la Chine, de l'Inde. Il était sans racines et « chez lui » partout — c'est-à-dire là où il y avait culture et civilisation. Il aurait tout aussi bien pu se battre du côté des Italiens, des Français, des Hongrois ou des Roumains que du nôtre. Il avait un sens du loyalisme sans être patriote. Rien d'étonnant qu'il eût passé six mois (par accident) dans un camp de prisonniers de guerre français — et s'y fût plu. Il aimait les Français plus encore que les Allemands — ou les Américains. Il aimait la bonne conversation, voilà la vérité.

Tout ces aspects de l'homme, joints au fait qu'il était d'un commerce agréable, adroit, complexe, parfaitement tolérant et indulgent, me l'avaient rendu cher. Aucun de mes amis ne possédait ces qualités. Ils avaient des traits meilleurs et pires, traits qui ne m'étaient que trop familiers. Ils me ressemblaient trop au fond4, mes amis. Toute ma vie, j'avais voulu, et je le désire encore, à vrai dire, avoir des amis que je pusse considérer comme étant totalement différents de moi. Chaque fois que j'ai réussi à en trouver un, j'ai découvert aussi que l'attirance nécessaire pour maintenir des relations vitales était absente. Aucune de ces personnes ne devint jamais plus qu'un ami « en puissance ».

Quoi qu'il en soit, cette nuit-là, je fis un rêve. Un rêve interminable, comme je l'ai déjà dit, et plein de péripéties à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Dans le rêve, Butch et Tony Maurer avaient changé de personnalité. De quelque mystérieuse façon, j'étais ligué avec eux, ou lui, car par moments ce mystérieux, ce déroutant complice se scindait en deux personnalités distinctes, sans jamais toutefois être nettement Tony Maurer ou nettement Butch, mais toujours un composé des deux, même quand il était dédoublé. Cette sorte de double jeu suffisait à lui seul à me causer une extrême angoisse, pour ne rien dire du fait que je n'étais jamais certain si lui ou eux étaient avec moi ou contre moi.

Le thème de ce rêve troublant était centré sur une affaire que nous essayions d'enlever dans une ville étrange où je n'étais jamais allé, quelque lieu lointain comme Sioux Falls, Tonopah ou Ludlow. Je jouais dans le rêve le rôle du bouc émissaire, rôle on ne peut plus inconfortable, puisque j'étais toujours exposé, toujours laissé dans le pétrin. On me répétait encore et encore avec insistance qu'un faux mouvement, une petite erreur, et j'étais autant de viande de cheval. Les instructions étaient toujours tronquées, toujours données dans un code que je mettais des heures à déchiffrer. Bien entendu, nous ne réussîmes pas à enlever l'affaire. Au contraire, nous étions continuellement en fuite, renvoyés de Caïphe à Pilate, harcelés comme du gibier. Lorsque nous étions obligés de nous cacher — dans des cavernes, caves, marais, puits de mine — nous jouions aux cartes ou aux dés. Les mises étaient toujours élevées. Nous nous réglions mutuellement sous forme de reconnaissances de dette, ou bien en argent Confédéré dont nous nous étions emparés en attaquant une banque. Ce Butch-Maurer portait un monocle, même en public, malgré toutes mes objurgations. Son langage était un mélange d'argot de voleurs et de jargon d'Oxford. Même quand il expliquait les tortueuses complexités d'une périlleuse entreprise, il avait la mauvaise habitude de s'égarer, de raconter des histoires interminables et qui ne rimaient à rien. C'était un supplice de le suivre. En fin de compte, nous fûmes tous les trois acculés, ou plutôt bloqués, dans un étroit défilé (dans le Far West, semblait-il), par une bande de membres du Comité de vigilance. Ils nous tuèrent tous net, nous abattirent à coups de feu comme des sangliers. Je ne compris que j'étais toujours en vie qu'en me réveillant. Même alors je pus à peine y croire. Il me poussait déjà des ailes.

Telle était la substance du rêve. J'essayai de condenser cette matière brute en un récit de poursuite, avec une action rigoureuse et un cadre défini. J'en saisis assez bien la partie chasse à l'homme, trouvais-je, mais la substance épisodique, hachurée et fantastique de la fuite et des incidents refusa de se laisser convertir en une narration intelligible. Je demeurais entre deux chaises. Pourtant ce fut une courageuse tentative, qui me donna l'audace de m'atteler à des nouvelles davantage d'imagination. Peut-être aurais-je pu réussir, dans cette dernière veine, n'eussions-nous pas reçu un télégramme d'O'Mara nous pressant de le rejoindre en Caroline du Nord, théâtre d'un autre grand boom sur les terrains. Comme d'habitude, il annonçait qu'il avait mis la main sur un important travail : « ils » avaient besoin de moi dans la publicité.

Je lui télégraphiai immédiatement de nous envoyer le prix du voyage et de me faire savoir quel serait mon salaire. La réponse que je reçus était ainsi conçue : « Ne te tracasse pas tout au poil emprunte l'argent du voyage ».

Mona soupçonna immédiatement le pire. C'était tout à fait lui, estimait-elle, d'être vague, observant une prudente réserve et n'inspirant aucune confiance. Ce n'était que la solitude qui l'avait poussé à nous télégraphier.

Prenant instinctivement sa défense, je me montai si bien la tête que malgré le sentiment décourageant que m'inspirait toute l'affaire, je ne pouvais plus me défiler.

— Eh bien, dit-elle, et où prendrons-nous l'argent du voyage ?

Je séchai. L'espace d'un instant seulement. Tout à coup j'eus une brillante idée.

— L'argent ? Mais chez cette petite lesbienne que tu as rencontrée l'autre jour dans ce grand magasin, tu te rappelles ? La fille des parfums Tanarsie. Voilà où.

— Grotesque ! Ce fut sa première réaction.

— Allons, allons, dis-je, elle te bénira probablement de le lui demander.

Elle continua d'affirmer que c'était exclu, mais il était évident qu'elle retournait la suggestion dans son esprit. D'ici à demain, j'étais certain qu'elle aurait changé d'attitude.

— Je vais te dire une chose, dis-je, comme pour liquider le sujet, allons ce soir au spectacle, qu'en penses-tu ? Allons voir quelque chose de drôle.

Elle trouva que c'était une excellente idée. Nous dînâmes dehors, choisîmes une bon programme — au Palace — et rentrâmes chez nous en riant aux éclats. Nous rîmes tant, en fait, qu'il nous fallut des heures pour nous endormir.

Le lendemain matin, comme je l'avais prévu, elle partit voir sa petite amie la lesbienne. Aucun mal à emprunter les cinquante dollars. Le difficile avait été de se débarrasser de la fille.

Je proposai de faire de l'auto-stop au lieu de prendre le train. Cela nous laisserait quelque chose à notre arrivée.

— On ne sait jamais avec O'Mara. Tout cela n'est peut-être que de la fumée.

— Ce n'est pas ce que tu disais hier, dit Mona.

— Je sais, mais maintenant c'est aujourd'hui. J'aime mieux jouer à coup sûr.

Elle acquiesça assez facilement. Convint que nous verrions probablement mieux le pays en faisant de l'auto-stop. Du reste, avec une femme à ses côtés il était toujours plus facile de se faire emmener.

Notre logeuse fut un peu vexée de la soudaineté de notre décision, mais lorsque je lui expliquai que j'avais été chargé d'écrire un livre, elle le prit avec une apparente bonhomie et nous souhaita bonne chance.

— Quel genre de livre ? demanda-t-elle en me pressant la main au moment des adieux.

— Sur les Indiens Cherokees, dis-je, fermant vivement la porte derrière nous.

Nous trouvâmes assez facilement à nous faire transporter mais, à ma stupeur, Mona n'accusait que de la déception. Quand nous atteignîmes Harper's Ferry, elle était déjà nettement dégoûtée, de toute évidence, — du paysage, des villes, des gens que nous rencontrions, des repas et de tout.

Ce fut à la fin de l'après-midi que nous arrivâmes à Harper's Ferry. Nous nous assîmes sur un haut rocher qui dominait trois Etats. Sous nos pieds, le Shenandoah et le Potomac. Lieu sanctifié, ne fût-ce que parce que c'était ici que John Brown, le grand Libérateur, avait trouvé la mort. Mona, pourtant, ne s'intéressait nullement aux aspects historiques du lieu. Quant à la splendeur du panorama, elle ne pouvait la nier. Mais cette splendeur l'emplissait de désolation. A dire la vérité, j'éprouvais sensiblement la même chose, mais pour d'autres raisons. Je ne pouvais m'en arracher. Trop de choses s'étaient passées ici pour permettre l'intrusion de soucis personnels. Je lus avec des yeux humides ce que Thomas Jefferson avait dit de cet endroit : les paroles étaient gravées sur une plaque fixée au rocher. Il y avait du sublime dans les paroles de Jefferson. Mais plus de sublime encore dans les actes de John Brown et de ses fidèles compagnons. « Aucun homme en Amérique, dit Thoreau, ne s'est jamais dressé avec tant de persistance pour la défense de la dignité de la nature humaine, se sachant lui-même un homme et l'égal de tout gouvernement ». Un fanatique ? Peut-être. Qui d'autre qu'un juste aurait pu former le projet de renverser, avec seulement une poignée d'hommes, le gouvernement stable et conservateur des Etats-Unis ? Gloire à John Brown ! Gloire au ciel ! « Je crois à la Règle d'or, monsieur, et à la Déclaration d'indépendance. Je tiens qu'elles signifient toutes deux la même chose. Il est préférable que toute une génération disparaisse de la surface de la terre — hommes, femmes et enfants — par mort violente, plutôt que de voir un seul iota de l'une ou de l'autre tomber dans ce pays. » (Paroles prononcées par John Brown en l'an 1857.) N'oublions pas que le nombre des Libérateurs qui prirent possession de la ville de Harper's Ferry n'était que de vingt-deux, dont dix-sept Blancs. « Quelques hommes dans le vrai, et qui le savent, peuvent renverser un roi », a dit John Brown. Avec vingt hommes dans les Alleghanys, il était certain de pouvoir anéantir l'esclavage en deux ans. « Ceux qui veulent être libres doivent eux-mêmes porter le coup ». Voilà tout John Brown en peu de mots. Un fanatique ? C'est plus que probable. De l'espèce qui a dit : « Un homme meurt quand son heure vient, et un homme qui a peur est né à contre-temps ». S'il n'était pas un fanatique, il était un homme unique. Est-ce le langage d'un fanatique ? — « Ne laissez personne dire que j'ai agi par vengeance. J'affirme qu'aucun homme n'a le droit de se venger. C'est un sentiment qui n'entre pas dans mon cœur. Ce que je fais, je le fais pour la cause de la liberté humaine, et parce que je le tiens pour nécessaire. »

Le compromis n'était pas dans sa nature. Ni les demi-mesures. C'était un homme de vision. Et c'était une grande, grande vision qui inspira sa « folle » conduite. John Brown eût-il pris le gouvernail en main, les esclaves seraient vraiment libres aujourd'hui — non seulement les esclaves noirs mais les esclaves blancs et les esclaves des esclaves, c'est-à-dire ceux de la machine.

Chose ironique, le grand Libérateur connut une fin désastreuse à cause de son sens irrésistible de considération envers l'ennemi. (Là était sa vraie folie !) Après quarante jours dans les chaînes, après un simulacre de procès auquel il assista couché sur le plancher de la salle d'audience, dans ses vêtements trempés de sang, lacérés par les sabres, il marcha au gibet la tête haute, se tint debout sur la trappe les yeux bandés, attendant, attendant (quoique la seule et unique chose qu'il eût demandée fût qu'on en finît vite), tandis que les valeureux soldats de la Virginie exécutaient leurs interminables et ineptes mouvements de parade.

A ceux qui lui avaient écrit vers la fin pour lui demander comment ils pourraient l'aider, John Brown avait répondu : « Envoyez je vous prie cinquante cents par an à ma femme, à North Elba, New York. » En marchant au gibet, il serra la main à tous ses camarades, remettant à chacun un quart de dollar accompagné de sa bénédiction. Voilà comment le grand Libérateur alla à la rencontre de son Créateur...

La porte du Sud c'est Harper's Ferry. On entre dans le Sud par le Vieux Dominion. John Brown était entré dans le Vieux Dominion pour passer dans la vie éternelle. « Je ne reconnais aucun maître à forme humaine », dit-il. Gloire ! Gloire à lui ! Un de ses contemporains, presque aussi illustre dans son genre, a dit de John Brown : « Il n'aurait pu être jugé par ses pairs, car ses pairs n'existaient pas. » Amen ! Alleluia ! Et puisse son âme continuer son voyage !


1 En français dans le texte.

2 En français dans le texte.

3 En français dans le texte.

4 En français dans 1 « texte.