POUR conclure, je me dois de nommer encore une fois deux hommes auxquels tout ce livre est redevable : Gœthe et Nietzsche. De Gœthe j'emprunte la méthode, de Nietzsche la faculté de remettre en question ; et s'il faut réduire en formule ma position par rapport à Nietzsche, je dirai que j'ai changé ses échappées (Ausblick) en aperçus (Ueberblick). Mais Gœthe était, sans s'en douter, un élève de Leibniz dans toutes les modalités de sa pensée. Je sens donc dans le livre, qui est enfin sorti de mes mains à ma propre stupéfaction, quelque chose que j'appellerai avec orgueil, en dépit de la misère et du dégoût de ce temps : une philosophie allemande. » (Blankenburg en Harz, décembre 1922.)
Ces lignes tirées de la préface du Déclin de l'Occident, devaient me hanter pendant bien des années. Il se trouve que je me suis pris à lire ce livre durant les veillées solitaires qui ont commencé. Chaque soir après le dîner, je regagne notre chambre, m'installe bien à mon aise, puis entreprends de ronger cet immense ouvrage où se déroule le panorama de la destinée humaine. Je suis pleinement conscient du fait que l'étude de cette grande œuvre représente un nouvel événement capital dans ma vie. Pour moi, ce n'est pas une philosophie de l'histoire ni une création « morphologique », c'est un poème du monde. Lentement, attentivement, savourant chaque morceau que je mâche, je creuse de plus en plus profondément. Je m'y noie. Souvent je romps le siège pour me promener de long en large. Parfois je me retrouve assis sur le lit, les yeux fixés au mur. Je regarde droit à travers le mur : je regarde loin dans le passé vivant et insondable. A l'occasion, une ligne ou une phrase arrive sur moi avec une telle force de percussion qu'elle me refoule hors du nid, me projetant tête la première dans la rue, où j'erre comme un somnambule. De temps à autre je me retrouve au restaurant de Joe près de Borough Hall, commandant un copieux repas ; avec chaque bouchée, je parais avaler une autre grande époque du passé. Inconsciemment, je charge la chaudière afin de me préparer à un nouveau match de lutte avec l'omnivore. Que je sois de la commune de Brooklyn, un des indigènes, paraît absurde... Comment un simple garçon de Brooklyn peut-il ingérer tout cela ? Où est le passeport pour les lointains royaumes de la science, de la philosophie, de l'histoire et cætera ? Tout ce que sait ce garçon de Brooklyn a été acquis par osmose. Je suis le gamin qui détestait l'étude. Je suis le charmant gars qui rejetait uniformément tous les systèmes de pensée. Tel un bouchon ballotté de-ci de-là sur une mer houleuse, je suis dans le sillage de ce monstre morphologique. Que je sois capable de le suivre même à distance me mystifie. Est-ce que je le suis ou suis-je aspiré par un tourbillon ? Qu'est-ce qui me permet de lire avec compréhension et ravissement ? D'où vient l'entraînement, la discipline, l'acuité qu'exige ce monstre ? Sa pensée est musique à mes oreilles ; je reconnais toutes les mélodies cachées. Quoique je le lise en anglais, c'est comme si je lisais la langue dans laquelle il a écrit. Son véhicule est la langue allemande, que je croyais avoir oubliée. Mais je vois que je n'ai rien oublié, pas même les programmes d'études que je me proposais un jour de suivre mais que je ne suivis jamais.
De Nietzsche la faculté de remettre en question. Cette petite phrase me fait danser...
Rien n'inspire mieux celui qui essaie d'écrire que la rencontre d'un penseur, un penseur qui est aussi un poète, un penseur qui cherche l'âme animant les choses. Je me revois, tout jeune garçon, demandant au bibliothécaire, ou parfois au pasteur, de me prêter certains ouvrages difficiles — « profonds », comme je les appelais alors. Je vois l'expression étonnée de leur visage quand je cite les titres de ces livres formidables. Et puis l'inévitable : « Mais pourquoi voulez-vous ces livres-là ? ». A quoi je répliquai toujours : « Et pourquoi ne devrais-je pas vouloir ces livres-là ? ». Que je fusse trop jeune, que je n'eusse pas assez lu pour m'attaquer à de tels ouvrages, cela ne comptait pour rien à mes yeux. C'était mon privilège de lire ce que je voulais quand je voulais. N'étais-je pas un Américain d'Amérique, un citoyen libre ? Qu'importait l'âge ? Plus tard pourtant, je dus reconnaître secrètement que je n'avais pas compris de quoi parlaient ces ouvrages « profonds ». Ou plutôt, je comprenais que je ne voulais pas des « abcès » qui accompagnaient la connaissance qu'ils secrétaient. Comme j'aspirais à me colleter avec les mystères ! Je voulais tout ce qui avait une âme et un sens. Mais je demandais aussi que le style de l'auteur fût à la hauteur du mystère qu'il illuminait. Combien de livres y a-t-il qui possèdent cette qualité ? Je rencontrai mon Waterloo au seuil même de la vie. Je gardai mon ignorance, rêvant qu'elle était félicité.
La faculté de remettre en question. Cela, je ne l'abandonnai jamais. Comme on le sait, l'habitude de tout remettre en question conduit à devenir soit un ange soit un sceptique. Elle mène aussi à la folie. Sa vraie vertu consiste pourtant en ce qu'elle fait penser par soi-même, qu'elle fait revenir à la source.
Etait-il tellement étrange si en lisant Spengler je commençais à comprendre de nouveau quels penseurs vraiment merveilleux nous étions étant enfants ? Si l'on considère notre âge et notre expérience limitée de la vie, nous n'en parvenions pas moins à nous poser les uns aux autres les questions les plus profondes et essentielles. Nous nous y attaquions virilement par surcroît, de tout notre être. Les années d'études détruisirent cet art. Tels des chimpanzés, nous apprîmes à ne poser que les bonnes questions, celles auxquelles les professeurs pouvaient répondre. C'est sur ce genre de chicanerie que s'élève toute la structure sociale. « L'université de la vie ! » Seuls les audacieux choisissent ce programme d'études. Même l'artiste est sujet à s'égarer, car lui aussi est obligé, tôt ou tard, de regarder de quel côté son pain est beurré.
Le Déclin de l'Occident ! Je n'oublierai jamais le frisson qui me courut le long de l'échine lorsque je lus pour la première fois ce titre. C'était comme Ivan Karamazov disant : « Je veux aller en Europe. Je sais bien que je n'irai que vers un cimetière, mais le plus cher des cimetières ».
Pendant bien des années, j'avais été conscient de participer à un déclin général. Nous le savions tous, le sentions tous, seulement certains réussissaient à l'oublier plus vite que les autres. Ce que nous n'avions pas compris si clairement, la plupart d'entre nous, c'était que nous faisions partie de ce même « Occident », que l'Occident comprenait non seulement l'Europe mais aussi l'Amérique du Nord. Pour nous, l'Amérique avait toujours été un pays hasardeux : un jour chaud, un jour froid, un jour aride, un jour fertile. Bref, selon la façon dont on l'abordait, il était soit tout myrrhe et encens, soit simple fumier de cheval non dilué. Ce n'était pas notre habitude de penser en termes de destinée historique. Notre Histoire n'avait commencé que quelques années auparavant — et le peu qu'il y en avait était terne et ennuyeux. Lorsque je dis « nous », j'entends nous gamins, nous adolescents, nous jeunes gens, qui nous efforcions de faire pousser des pantalons longs sous nos jupes. Fils à papa, tous, et si nous avions un destin, c'était celui de devenir vendeurs de premier ordre, commis de marchands de cigares, gérants de magasins à succursales multiples. Les durs s'enrôlèrent dans l'armée ou la marine. Les incorrigibles furent proprement mis à l'abri à Dannemora ou à Sing Sing. Personne ne se voyait ingénieur laborieux, plombier, maçon, menuisier, fermier, bûcheron. On pouvait être conducteur de trolley un jour, et agent d'assurances le jour suivant. Et le lendemain ou le surlendemain, on pouvait se réveiller alderman. Ordre, discipline, dessein, but, destinée ? Termes inconnus. L'Amérique était un pays libre, et rien de ce qu'on faisait ne pouvait la détruire — jamais. Telle était notre vision du monde. Quant à un Ueberblick, cela menait au cabanon. « Que lis-tu, Henry ? » Si je montrais le livre à mon questionneur, je pouvais être certain qu'il dirait : « Tu deviendras marteau à force de lire ce genre de trucs ». Ces « trucs », soit dit en passant, étaient d'habitude de la littérature mondiale de choix. Qu'importe. Pour « eux » ou pour « nous », de tels livres étaient de cuvée préhistorique.
Non, personne ne pensait consciemment et délibérément en termes de déclin du monde. Le déclin n'en était pas moins réel, et il nous vidait. Il se manifestait de façons inattendues. Par exemple, il n'y avait rien qui valût de se passionner. Rien. Ou bien, un métier était aussi bon qu'un autre, un homme l'égal de l'autre. Et ainsi de suite. Le tout des blagues, évidemment.
Nietzsche, mon premier grand amour, ne m'avait pas paru très allemand. Il ne paraissait même pas Polonais. Il était semblable à une pièce de monnaie fraîchement frappée. Mais Spengler s'imposa immédiatement à moi comme étant Allemand jusqu'à la moelle. Plus son langage était abscons et obscur, plus facilement je le suivais. Un langage prénatal, le sien. Une berceuse. Ce qu'on appelle à tort son « pessimisme » me frappait comme n'étant rien d'autre que le froid réalisme teuton. Les Teutons chantent le chant du cygne depuis qu'ils sont entrés dans les rangs de l'Histoire. Ils ont toujours confondu la vérité avec la mort Soyons honnêtes. Dans toute la métaphysique de l'Europe, y a-t-il jamais eu une vérité hormis cette triste vérité allemande qui, bien entendu, est un mensonge ? Soudain, grâce à ce maestro de l'histoire, nous glanons que la vérité de la mort ne doit pas nécessairement être triste, surtout lorsque, comme cela se trouve être le cas, le monde « civilisé » tout entier en fait déjà partie. Soudain on nous invite à plonger le regard dans les profondeurs de la tombe avec le même zèle et la même joie avec lesquels nous accueillîmes d'abord la vie.
« Alles Vergängliche ist nur ein Gleichnis. »
Malgré tous mes efforts, je ne pouvais jamais terminer un chapitre sans succomber à la tentation de jeter un coup d'œil sur les chapitres suivants. Les titres de ces chapitres m'obsédaient. Ils étaient enchanteurs. Ils appartenaient à un grimoire1 plutôt qu'à une philosophie de l'histoire. L'Ame magique : Acte et portrait : De la forme de l'Ame : Physionomique et Systématique : Pseudomorphoses historiques... Et le tout dernier chapitre, qu'aurait-il pu être d'autre que l'ARGENT ? Quelqu'un avait-il jamais écrit sur l'Argent dans ce langage fascinant ? Le mystère moderne : L'ARGENT.
Du « Sens des nombres » à « l'Argent » — mille grandes pages denses, le tout écrit en trois ans. Bombe qui n'avait pas éclaté parce qu'une autre bombe (la première guerre mondiale) avait fait sauter le fusible.
Et quelles notes en bas des pages ! Certes, les Allemands aiment les notes de bas de page. N'était-ce pas à peu près dans le même temps qu'Otto Rank, un des douze disciples de Freud, était occupé à ajouter ses fascinantes notes à ses études sur le Motif de l'inceste. Don Juan, L'Art et l'artiste ?
Quoi qu'il en soit, des notes de bas de page à l'index à la fin du livre — c'était comme un voyage de La Mecque à Lhassa, à pied. Ou de Delhi à Tombouctou, et retour. Qui d'autre que Spengler, de surcroît, aurait groupé des personnages tels que Pythagore, Mohammed et Cromwell ? Qui d'autre que cet homme aurait cherché des homologies dans le bouddhisme, le stoïcisme et le socialisme ? Qui avait osé parler de la glorieuse Renaissance comme d'un « contretemps2 » ?
Marchant dans les rues, la tête me tournant de toutes ces références éblouissantes, je viens à penser à des époques analogues, époques du passé lointain, semble-t-il maintenant, où j'étais complètement absorbé dans les livres. Une époque en particulier me revient vivement à la mémoire. C'est celle où je connus pour la première fois Maxie Schnadig. Le voici, décorant la vitrine d'une chemiserie, non loin de Kosciusko Street, où il habitait. Salut, Dostoïevski ! Hourra ! Allant et venant à travers les neiges de l'hiver — avec Dostoïevski, Pouchkine, Tolstoï, Andreev, Gogol, Tchekhov, Artsibachev... Et Oblomov ! Nouveau calendrier du temps, pour moi. Nouveaux amis, nouvelles perspectives, nouveaux chagrins. Un de ces nouveaux amis n'est autre que le cousin de Maxie. C'était un homme beaucoup plus âgé que nous, un médecin de Novgorod. C'est-à-dire un juif russe, mais un Russe quand même. Et parce que la vie de famille l'ennuie, il nous propose de former un petit groupe d'étude, à nous trois, pour passer les soirées. Et que choisissons-nous d'étudier ? La sociologie de Lester F. Ward. Mais Lester F. Ward n'est qu'un tremplin pour le bon docteur. Il se jette littéralement dans les sujets qui représentent les chaînons manquants de notre lamentable schéma de connaissance — magie, symboles, herbologie, formes cristallines, prophètes de l'Ancien Testament, Karl Marx, technique de la révolution, et ainsi de suite. Samovar toujours bouillant, savoureux sandwiches, hareng fumé, caviar, thés de qualité. Squelette se balançant au lustre. Il est heureux que nous connaissions les dramaturges et les romanciers russes, enchanté que nous ayons lu Kropotkine et Bakounine, mais — connaissons-nous les vrais philosophes et penseurs slaves ? Il dévide un chapelet de noms qui nous sont totalement inconnus. Il nous donne à entendre que, dans toute l'Europe, il n'y a jamais eu de penseurs si audacieux que les Russes. Selon lui, ils étaient tous des visionnaires et des utopistes. Des hommes qui remettaient tout en question. Tous des révolutionnaires, même les réactionnaires parmi eux. Certains étaient des pères de l'Eglise, certains des paysans, d'autres des criminels, d'autres encore de véritables saints. Mais ils s'efforçaient tous de formuler un monde nouveau, d'introduire une nouvelle façon de vivre. « Et si vous consultez l'Encyclopædia Britannica, disait-il, je m'en souviens, vous n'y découvrirez rien sur eux. Ils ne sont même pas mentionnés ». Ce pour quoi luttaient ces Russes, soulignait-il, était non pas la création d'une riche vie culturelle mais « la vie parfaite ». Il discourait longuement sur la grande richesse de la langue russe, sa grande supériorité même sur la langue des Elizabéthains. Il nous lisait à haute voix Pouchkine dans sa propre langue, puis jetait avec un soupir le livre et s'exclamait : « A quoi bon ? Nous sommes maintenant en Amérique. Un Kindergarten ». La scène américaine l'ennuyait, l'ennuyait suprêmement. Ses malades étaient presque tous juifs, mais des juifs américains, et il n'avait pas grand'chose de commun avec eux. Pour lui, l'Amérique signifiait apathie. Les conversations sur la révolution lui manquaient. Pour dire vrai, je pense que les horreurs des pogroms lui manquaient aussi. Il se sentait pourrir dans la tombe creuse de la démocratie. « Il faudra que vous me demandiez un jour de vous parler de Fédorov », dit-il une fois. Mais nous n'allâmes jamais jusque-là. Nous nous enlisâmes dans la sociologie de Lester F. Ward. C'était trop pour Maxie Schnadig. Le pauvre Maxie était déjà empoisonné par le virus américain. Il avait envie d'aller patiner, de jouer au hand-ball, au tennis, au golf. Et c'est ainsi qu'au bout de quelques mois, le groupe d'étude se disloqua. Pas une fois depuis lors je n'ai entendu prononcer le nom de Lester F. Ward. Non plus que je n'ai jamais revu un exemplaire de son grand ouvrage. Par compensation peut-être, je me pris à lire Herbert Spencer. Encore de la sociologie ! Puis, un jour, je tombai sur son Autobiographie, et je la dévorai. Cela c'était un cerveau. Un esprit boiteux mais qui atteignait son but. Un esprit qui demeurait seul sur un plateau aride. Pas l'ombre de Russie, de révolution, du marquis de Sade, de l'amour. Pas l'ombre de quoi que ce soit d'autre que des problèmes. « Le cerveau gouverne, parce que l'âme abdique ».
« Dès que la vie est fatiguée, dit Spengler, dès qu'on a besoin — sur le sol artificiel des grandes villes, qui sont aujourd'hui des mondes spirituels pour soi — d'une théorie pour la mettre en scène pragmatiquement, dès que la vie est devenue objet de culte, la morale se mue en problème. »
Il est, dans Le Déclin de l'Occident, des mots, des phrases, parfois des passages entiers, qui semblent être gravés dans mon crâne. La première lecture alla profond. Depuis lors, je l'ai lu et relu, j'ai copié et recopié les passages qui m'obsèdent. En voici quelques-uns pris au hasard, aussi ineffaçables que les lettres de l'alphabet...
« Dégager du tissu des événements cosmiques une période millénaire de culture organique comme unité, comme personne, et la comprendre dans ses conditions spirituelles les plus profondes : tel est le but. »
« Seul le regard pénétrant au sein du métaphysique découvre dans les dates des symboles de faits vécus et élève le hasard au rang de destin. Quiconque est lui-même un destin — comme Napoléon — n'a pas besoin de ce regard, car entre lui comme fait et les autres faits de l'univers, il y a un accord de rythme métaphysique qui donne à ses décisions la sûreté d'un rêve. »
« Considérer le monde, non d'en haut comme Eschyle, Platon, Dante, Gœthe, mais sous l'angle du besoin journalier et de la réalité pressante, c'est ce que j'appelle échanger la perspective de l'aigle contre celle de la grenouille. »
« L'esprit antique bornait sa science des oracles et du vol des oiseaux à un savoir sur l'avenir, l'Occidental veut créer cet avenir. L'idéal germanique est le troisième royaume, cette aube éternelle, à laquelle tous les grands hommes, depuis Joachim de Flore jusqu'à Nietzsche et à Ibsen... attachèrent leur vie. La vie d'Alexandre fut une admirable ivresse, un rêve où l'époque d'Homère fut évoquée pour la seconde fois ; la vie de Napoléon est un gigantesque travail accompli non pour lui, ni pour la France, mais pour l'avenir en général. »
« A regarder les choses de haut et de loin, il est tout à fait secondaire de savoir à quelles « vérités » linguistiquement formulées ont abouti ces penseurs au sein de leurs écoles en général — car école, convention et richesse formelle sont ici, comme dans tous les grands arts, les éléments fondamentaux. Infiniment plus importantes que les réponses sont les questions posées, et d'ailleurs quant à leur choix, à leur forme intérieure... »
« Avec le nom naît un nouveau coup d'œil sur le monde... le nom a mis pour ainsi dire en contact avec le sens de l'être éveillé et avec la source de l'angoisse. Le monde n'a pas seulement une existence, on sent un mystère en lui... On nomme ce qui est énigmatique. Un animal ne connaît point d'énigme... C'est par le nom qu'est franchie la distance allant de l'histoire physique journalière de l'animal à la métaphysique de l'homme. Ce fut le plus grand tournant de l'histoire de l'âme humaine. »
« Il ne peut pas du tout exister de système de pensée vrai, parce qu'aucun signe ne remplace la réalité. Les penseurs profonds et probes sont toujours parvenus à cette conclusion que toute connaissance est déterminée d'avance par sa propre forme et qu'on ne peut jamais atteindre ce qu'on entend par des mots... Et à cet Ignorabimus correspond le jugement de tous les sages authentiques, selon lequel les principes abstraits de la vie ne prennent droit de cité que comme des idiotismes, sous l'usage journalier desquels la vie continue son cours comme elle l'a toujours accompli. La race est finalement plus forte que la langue, et c'est pourquoi parmi tous les grands noms de penseurs, ceux-là seuls ont exercé une action sur la vie qui furent des personnalités et non des systèmes instables. »
« A cause de la machine, la vie de l'homme devient précieuse. Travail devient le grand mot de la réflexion éthique. Ce mot perd au dix-huitième siècle dans toutes les langues sa signification méprisante. La machine travaille et force l'homme à collaborer. La culture entière est tombée à un degré d'activité qui fait trembler la terre... Et la forme de ces machines ne cesse d'être plus inhumaine, ascétique, mystique et ésotérique... On a senti le diable dans la machine et on n'a pas tort. Elle signifie, aux yeux d'un croyant, le Dieu détrôné. Elle livre à l'homme la sainte causalité et est mise en mouvement par lui silencieusement, irrésistiblement, avec une sorte d'omniscience prophétique... »
« Une puissance ne peut être détruite que par une autre, non par un principe, et il n'y en a point d'autre contre l'argent. L'argent ne sera dominé que par le sang et supprimé par lui. La vie est le premier et le dernier courant, le flux cosmique en forme microcosmique. Elle est la réalité du monde historique... Dans l'histoire, ce dont il s'agit est la vie, toujours et uniquement la vie, la race, la victoire de la volonté de puissance, non celle des vérités, des inventions ou de l'argent. L'histoire universelle est le tribunal universel : elle a toujours donné à la vie plus forte, plus complète, plus sûre d'elle-même, le droit à l'existence, dût-il ne pas être un droit pour l'être éveillé ; et elle a toujours sacrifié la vérité et la justice à la puissance, à la race, et condamné à mort les hommes et les peuples qui prisaient les vérités plus que les actes, la justice plus que la puissance. Ainsi le drame d'une haute culture, tout ce monde merveilleux de divinités, d'arts, de pensées, de batailles, de villes, se termine encore par les faits élémentaux du sang éternel qui est, avec le flot cosmique en éternelle circulation, une seule et même chose... »
« Mais nous, qu'un destin a placés dans cette culture, et à ce moment de son devenir, où l'argent célèbre ses dernières victoires et où son héritier, le césarisme, approche doucement et irrésistiblement, la direction de notre vouloir et de notre devoir est par là même tracée dans un cercle circonscrit étroit, direction sans laquelle il ne vaut pas la peine de vivre. Nous n'avons pas la liberté de choisir le point à atteindre, mais celle de faire le nécessaire ou rien... »
« Ce qui importe proprement, pour les individus comme pour les peuples, ce n'est pas d'être en constitution bien nourri et fécond, mais pour quoi on l'est... Ce n'est que lorsque le reflux du monde formel total commence, à l'avènement d'une civilisation, que les contours du pur train de vie apparaissent avec urgence dans leur nudité : c'est alors le moment où se dépouille de sa pudeur le creux aphorisme de « la faim et de l'amour » comme les deux ressorts de l'existence ; où ce n'est plus la volonté de puissance pour un devoir, mais le bonheur du plus grand nombre, le plaisir et la commodité, le panem et circenses qui deviennent le sens de la vie, et où à la grande politique, la politique économique se substitue comme fin en soi... »
Je pourrais continuer encore et encore, faire ce que j'ai fait mainte fois — citer et citer jusqu'à ce que s'accumule un véritable manuel. Près de vingt-cinq ans depuis ma première lecture ! Et la magie est toujours là. Pour ceux qui s'enorgueillissent d'être toujours à l'avant-garde, tout ce que j'ai cité, ainsi que tout ce qui se trouve entre les citations, est aujourd'hui « vieux jeu ». Qu'importe. Pour moi, Oswald Spengler est toujours vivant et ruant. Il m'a enrichi et élevé. Comme l'ont fait Nietzsche, Dostoïevski, Elie Faure.
Peut-être suis-je quelque peu jongleur, puisque je suis capable d'équilibrer des pondérables aussi incongrus que Le Déclin de l'Occident et le Tao Te King. L'un est fait de granit et de porphyre et pèse une tonne ; l'autre est léger comme une plume et me coule entre les doigts comme de l'eau. Dans l'éternité où ils se rencontrent et ont leur être, ils s'annulent l'un l'autre. Un exilé tel que Hermann Hesse comprend parfaitement ce genre de jonglerie. Dans son livre intitulé Siddhartha, il présente deux Bouddhas, le connu et l'inconnu. L'un et l'autre parfaits à leur façon. Ils sont à l'opposé l'un de l'autre — dans le sens du Systématique et du Physionomique. Ils ne se détruisent pas l'un l'autre. Ils se rencontrent et se séparent. Bouddha est un de ces noms qui « mettent en contact avec le sens de l'être éveillé ». Les vrais Bouddhas n'ont pas de nom. Bref, le connu et l'inconnu s'équilibrent parfaitement. Les jongleurs comprendront...
Quand j'y pense maintenant, comme cette musique de l'« Untergang » correspondait remarquablement à ma vie « souterraine » ! Etrange, aussi, que pratiquement la seule personne avec qui je pusse parler alors de Spengler fut Osiecki. Ce devait être au restaurant de Joe, durant une de mes promenades nocturnes3, que nous nous retrouvâmes. Il n'avait pas perdu ce bizarre sourire grimaçant de gnome — les dents toutes branlantes et cliquetant plus fort que jamais. Pour ce qui était des « réalités », il était toujours « à côté ». Mais il pouvait assimiler la musique spenglerienne avec la même facilité et la même compréhension que la musique de Dohnanyi pour qui il avait conçu une passion. Pour tromper l'ennui des longues soirées, il avait pris l'habitude de lire au lit. Tout ce qui avait trait au nombre, à l'art de l'ingénieur, à l'architecture (dans Spengler), il l'avait avalé comme une nourriture digérée d'avance. Et à l'argent, devrais-je dire. De ce sujet il avait une connaissance presque inquiétante. Etrange, à quelles fins les « inaptes » développent leurs facultés ! En écoutant Osiecki, je me disais qu'il serait vraiment charmant d'être enfermé au cabanon avec lui — et Oswald Spengler. Quelles merveilleuses discussions nous aurions menées ! Ailleurs, dans le monde froid, toute cette grande musique était gâchée. Si des critiques et des érudits s'intéressaient aux vues de Spengler, ce n'était pas du tout de la même façon que nous. Pour eux, ce n'était qu'un os de plus à ronger. Pour nous, il était la vie, l'élixir de vie. Nous nous en enivrions chaque fois que nous nous rencontrions. Et, bien entendu, nous élaborâmes entre nous notre propre langage « morphologique » de signes. Ensemble, nous pouvions parcourir en un clin d'œil d'énormes étendues de pensée, grâce à ce langage chiffré. Dès qu'un étranger se mêlait à la discussion, nous nous embourbions. Pour lui, ce que nous disions était non seulement inintelligible, c'étaient de pures inepties.
Avec Mona j'avais établi un autre genre de langage. A force d'écouter mes monologues, elle eut tôt fait d'attraper les bribes de formules étincelantes, toute la terminologie « fantastique » (à ses yeux) — définitions, significations, et pour ainsi dire « excrétions morphologiques ». Elle lisait souvent une page ou deux pendant qu'elle était assise sur le siège du w.-c. Juste ce qu'il fallait pour en émerger la bouche pleine de phrases et de références bizarres. Bref, elle avait appris à me renvoyer la balle, ce qui était agréable et (pour moi) stimulant. Tout ce que je demandais d'un auditeur, quand j'étais remonté, était un semblant de compréhension. Une longue pratique avait développé en moi l'art d'inculquer à mon auditeur les principes fondamentaux, de lui donner la posture juste suffisante pour me permettre de me déverser sur lui comme une fontaine. Ainsi dans le seul et même temps je l'instruisais ou l'informais — et le mystifiais. Lorsque je devinais qu'il se sentait sur la terre ferme, je retirais le sol de sous ses pieds. (Le maître de Zen ne s'efforçait-il pas de priver son disciple de tout point d'appui, afin de lui en fournir un autre qui n'en est pas vraiment un ?)
Pour Mona c'était enrageant. Naturellement. Mais j'avais alors la délicieuse occasion de concilier mes déclarations contradictoires ; cela signifiait développement, élaboration, distillation, condensation. De cette façon je tombais au hasard sur quelques conclusions remarquables, non seulement au sujet des assertions de Spengler mais au sujet de la pensée en général, au sujet du processus même de la pensée. Seuls les Chinois, me semblait-il. avaient compris et apprécié à sa juste valeur le « jeu de la pensée ». Pour passionné que je fusse de Spengler, la vérité de ses paroles ne me paraissait jamais si importante que le jeu merveilleux de sa pensée.
Aujourd'hui, je pense qu'il est dommage qu'en frontispice à cet ouvrage phénoménal n'ait pas été reproduit l'horoscope de l'auteur. Une clef de ce genre est absolument indispensable pour comprendre le caractère et la nature de ce géant intellectuel. Lorsqu'on songe à la signification dont Spengler charge l'expression « l'homme en tant que nomade intellectuel », on commence à comprendre qu'en poursuivant sa haute tâche il a été près d'être un Moïse moderne. Combien plus effrayant ce désert où notre « nomade intellectuel » est contraint de demeurer ! Pas de Terre promise en vue. Rien à l'horizon, que des symboles vides.
Cet abîme entre l'homme de l'aube des temps, qui participait mystiquement, et l'homme contemporain, incapable de communiquer autrement que par le truchement de l'intellect stérile, ne peut être comblé que par un nouveau type d'homme, l'homme avec une conscience cosmique. Le sage, le prophète, le visionnaire parlaient tous en termes apocalyptiques. Depuis la nuit des temps, les « élus » s'efforcent d'enfoncer la barrière. Certains ont indéniablement percé — et ils demeureront à jamais hors du piège à rats.
Une morphologie de l'histoire, si valable, excitante, inspiratrice qu'elle puisse être, est toujours une science de la mort. Spengler ne se préoccupait pas de ce qui se situe au delà de l'histoire. Je suis. Les autres sont. Même si le Nirvana n'était qu'un mot, c'est un mot chargé de sens, il contient une promesse. Ce « secret » qui réside au cœur du monde peut encore être révélé au grand jour. Même il y a des siècles, il était déjà déclaré secret de polichinelle.
Si la solution de la vie consiste à la vivre, alors vivons, vivons plus abondamment ! Les maîtres de la vie ne se trouvent pas dans les livres. Ce ne sont pas des figures historiques. Ils se situent dans l'éternité, et ils nous adjurent sans cesse de les rejoindre, dans l'éternité.
A portée de ma main, tandis que j'écris ces lignes, j'ai une photographie arrachée d'un livre, photographie d'un sage chinois inconnu qui vil aujourd'hui. Soit que le photographe n'ait pas su qui il était, soit qu'il ait tu son nom. Nous savons seulement qu'il est de Pékin : c'est là le seul renseignement qui soit garanti. Lorsque je tourne la tête pour le regarder, c'est comme s'il était là, dans ma chambre — en chair et en os. Il est plus vivant — même en photographie — que personne que je connaisse. Il n'est pas simplement un « homme de l'esprit » — il est tout esprit. Il est l'Esprit lui-même, pourrais-je dire. Tout cela est concentré dans son expression. Le regard est pleinement joyeux et lumineux. Il dit tout net : « La vie est félicité ! ».
Croyez-vous qu'à la hauteur où il plane — serein, léger comme un oiseau, avec une sagesse qui embrasse tout — une morphologie de l'histoire aurait un sens pour lui ? Il n'est pas question ici d'échanger la perspective de la grenouille contre celle de l'aigle. Ici nous avons la perspective d'un dieu. Il est « là » et sa position est inaltérable. Au lieu de perspective, il y a la compassion. Il ne prêche pas la sagesse — il répand la lumière.
Croyez-vous qu'il soit unique ? Pas moi. Je crois que, partout dans le monde, et dans les lieux les plus insoupçonnés (naturellement), il est des hommes — ou des dieux — pareils à cet être radieux. Ils ne sont pas énigmatiques, ils sont transparents. Il n'y a en eux aucun mystère : ils sont perpétuellement « exposés ». Si nous en sommes séparés, ce n'est que parce que nous ne pouvons accepter leur divine simplicité. « Des êtres illuminés », disons-nous, sans jamais demander par quoi ils sont illuminés. Etre embrasé d'esprit (qui est vie), irradier une joie éternelle, être serein au-dessus du chaos du monde et pourtant faire partie du monde, être humain, divinement humain, plus proche que n'importe quel frère — d'où vient que nous n'aspirions pas à être ainsi ? Est-il un rôle meilleur, plus profond, plus riche, plus irrésistible ? Alors criez-le sur les toits ! Nous voulons savoir. Et nous voulons savoir immédiatement.
Je n'ai pas besoin d'attendre votre réponse. Je vois la réponse tout autour de moi. Ce n'est pas vraiment une réponse — c'est une évasion. L'homme illustre à portée de ma main me regarde dans les yeux : il ne craint pas de contempler la face du monde. Il n'a ni rejeté le monde ni renoncé à lui : il en fait partie, exactement comme en font partie la pierre, l'arbre, la bête, la fleur et l'étoile. Dans son être, il est le monde, tout ce qu'il pourra jamais y en avoir... Lorsque je regarde ceux qui m'entourent, je ne voix que les profils de visages détournés. Ils s'efforcent de ne pas regarder la vie — elle est trop terrible ou trop horrible, trop ceci ou trop cela. Ils ne voient que le redoutable dragon de la vie, et ils sont impuissants devant le monstre. Si seulement ils avaient le courage de regarder le dragon droit dans les mâchoires !
A bien des égards, ce qu'on appelle l'Histoire ne me paraît rien de plus qu'une manifestation de cette même attitude peureuse devant la vie. Il est possible que ce que nous appelons « l'historique » cesse d'exister, soit effacé de notre conscience, une fois que nous aurons exécuté ce simple mouvement du soldat « Fixe ! • » Ce qui est pire qu'un regard en arrière sur le monde, c'est un regard oblique.
Lorsque nous parlons des hommes qui « font l'Histoire », nous voulons dire qu'ils ont en quelque mesure changé le cours de la vie. Mais l'homme près de ma main est au delà de ces rêves stupides. Il sait que l'homme ne change rien — pas même son propre moi. Il sait que l'homme ne peut faire qu'une chose, et que c'est là son unique but dans la vie — ouvrir les yeux de l'âme ! Oui, l'homme a ce choix — laisser entrer la lumière ou garder les volets fermés. En faisant le choix l'homme agit. C'est là son rôle vis-à-vis de la création.
Ouvrez les yeux tout grands et l'agitation se calmera. Et lorsque l'agitation se calme, alors commence la vraie musique.
Le dragon qui crache le feu et la fumée par les narines ne rejette que ses craintes. Le dragon ne monte pas la garde au cœur du monde — il se tient à l'entrée de la caverne de la sagesse. Le dragon n'a de réalité que dans le monde fantomatique de la superstition.
L'homme sans foyer, nostalgique des grandes villes. Quelles pages déchirantes Spengler consacre à la condition du « nomade intellectuel » ! Déraciné, stérile, sceptique, sans âme — sans foyer et en ayant la nostalgie, par-dessus le marché. « Les peuples originels peuvent se libérer du sol pour émigrer au loin. Le nomade intellectuel ne le peut plus. Pour lui, chaque grande ville est sa patrie, mais le village prochain est déjà l'Etranger. Il aime mieux mourir sur le pavé que de retourner à la campagne ».
Qu'on me laisse le dire nettement — après une « lecture » rien dans le monde des « réalités » n'avait de sens ou d'importance pour moi. Les nouvelles du jour étaient à peu près aussi lointaines que Sirius. J'étais au centre même du processus de transformation. Tout était « mort et transfiguration ».
Il n'était qu'un titre qui avait toujours le pouvoir de m'exciter, et c'était — LA FIN DU MONDE EST EN VUE ! Dans cette phrase imaginaire, je ne sentais jamais une menace contre mon monde à moi, mais seulement contre « le » monde. J'étais plus près d'Augustin que de Jérôme. Mais je n'avais pas encore trouvé mon Afrique. Mon refuge était une petite chambre meublée sans air. Seul là dedans, je connaissais un genre étrange de paix. Ce n'était pas la « paix qui passe la compréhension ». Ah non ! C'était un genre intermittent, augure d'une paix plus grande, plus durable. C'était la paix d'un homme capable de se réconcilier avec la condition du monde en pensée.
N'importe, c'était un pas en avant. L'individu cultivé dépasse rarement ce stade.
« La vie éternelle n'est pas la vie au delà de la tombe, mais la vraie vie spirituelle », a dit un philosophe. Combien de temps m'a-t-il fallu pour comprendre la pleine portée d'une telle déclaration !
Un siècle entier de la pensée russe (le dix-neuvième) se préoccupa de la question de la « fin », de l'établissement sur terre du Royaume de Dieu. Mais en Amérique du Nord, tout se passait comme si ce siècle, ces penseurs et ces chercheurs de la vraie réalité de la vie, n'eussent jamais existé. Certes, de temps à autre une fusée éclatait au milieu de nous. De temps à autre nous recevions un message de quelque lointain rivage. De tels événements étaient regardés non seulement comme mystérieux, bizarres, baroques, mais aussi comme occultes. Cette dernière étiquette signifiait qu'ils n'étaient plus utilisables ou applicables à la vie quotidienne.
Lire Spengler n'était pas précisément un baume. C'était plutôt un exercice spirituel. La critique de la pensée occidentale qui constitue le fond de son schéma cyclique produisait sur moi le même effet que les Koans sur le disciple de Zen. Encore et encore j'aboutissais à mon petit état occidental particulier de Satori. Maintes fois je connaissais ces éclairs fulgurants d'illumination qui annoncent la percée. Des moments torturants venaient où, comme si l'univers était un accordéon, je pouvais le voir comme un point infinitésimal ou l'étendre indéfiniment, de sorte que seul l'œil de Dieu pouvait l'embrasser. Contemplant une étoile par ma fenêtre, je pouvais vagabonder d'étoile en étoile, tel un ange, tout en m'efforçant de saisir l'univers dans ces proportions supertéléscopiques. Je regagnais ensuite ma chaise, regardais mon ongle, ou plutôt une tache presque invisible sur mon ongle, et j'y voyais l'univers que le physicien s'efforce de créer à partir du tissu atomique du néant. Que l'homme pût jamais concevoir le « néant » m'a toujours stupéfié.
Il y a si longtemps que le monde conceptuel est tout l'univers de l'homme. Nommer, définir, expliquer... Résultat : incessante angoisse. Dilater ou contracter l'univers ad infinitum — jeu de salon. Jouant au dieu au lieu d'essayer d'être comme Dieu. Crânant, crânant — et en même temps ne croyant à rien. Se vantant des miracles de la science, et pourtant regardant le monde à peu près comme autant de merde. Effrayante ambivalence ! Elisant les systèmes, jamais l'homme. Niant les hommes de miracle en vertu des systèmes érigés en leur nom.
Pendant les soirées solitaires, méditant le problème — toujours un seul ! — je voyais si clairement le monde tel qu'il est, voyais ce qu'il est et pourquoi il est ainsi. Je pouvais concilier la grâce et le mal, l'ordre divin et la laideur agressive, la création impérissable et la stérilité absolue. Je pouvais m'accorder si parfaitement que le souffle du plus léger zéphyr m'aurait réduit en poussière. Anéantissement instantané ou vie éternelle — c'était peur moi une seule et même chose. J'étais en équilibre, les deux côtés si également chargés qu'une molécule d'air aurait fait pencher la balance.
Soudain une pensée on ne peut plus joyeuse faisait crouler tout l'édifice. Une idée comme celle-ci : « Si profonde que soit la connaissance qu'on a de la philosophie abstruse, elle est pareille à un cheveu flottant dans l'immensité de l'espace ». Une pensée japonaise, cela. Elle amenait le retour à un équilibre d'un genre plus ordinaire. Retour à ce point d'appui le plus fragile de tous — la terre ferme. Cette terre ferme que nous acceptons aujourd'hui comme aussi vide que l'espace.
« En Europe, c'était moi, et moi seul, avec ma nostalgie de la Russie, qui étais libre », a dit quelque part Dostoïevski. D'Europe, tel un véritable Evangile, il répandait la bonne nouvelle. Dans cent, dans deux cents ans d'ici, il se peut que la pleine portée de ces paroles soit comprise. Qu'y a-t-il à faire entre temps ? Question que je me posais encore et encore.
Dans les premières pages du chapitre intitulé « Problèmes de la culture arabe », Spengler s'étend assez longuement sur l'aspect eschatologique des paroles de Jésus. Toute la partie intitulée « Pseudomorphoses historiques » est un péan à la gloire de l'Apocalyptique. Il s'ouvre sur un portrait tendre et plein de sympathie de Jésus de Nazareth vis-à-vis du monde de son temps. « L'élément incomparable, par lequel le jeune christianisme s'élève au-dessus de toutes les religions de cette riche période vernale, c'est la figure de Jésus ». Ainsi commence ce passage. Dans les paroles de Jésus, fait-il remarquer, point de considérations sociales, de problèmes, de spéculations. « Aucune religion n'a jamais changé le monde et aucun fait n'a jamais pu réfuter la religion. Il n'existe aucun pont entre le temps dirigé et l'éternité atemporelle, entre la marche de l'histoire et l'existence d'un ordre cosmique divin... »
Puis vient ceci : « Religion est métaphysique, rien d'autre : CREDO QUIA ABSURDUM. Et la métaphysique expliquée, démontrée ou prétendue démontrée, est simple philosophie ou érudition. Je parle ici de la métaphysique vécue, Impensable identifié à la certitude, Surnaturel identifié à l'événement, Vie dans un monde irréel, mais vrai. Jésus n'a pas vécu un moment autrement. Il ne fut point prêcheur de morale. Voir dans l'éthique le but de la religion, c'est la méconnaître... Sa doctrine était uniquement l'annonciation des choses dernières qui le remplissaient constamment de leurs images : imminence de l'âge nouveau, arrivée du Messie céleste, jugement dernier, un nouveau Ciel et une nouvelle Terre. Il n'a jamais eu d'autre conception religieuse, et aucune époque vraiment intérieure ne possède en général cette autre conception... « Mon royaume n'est pas de ce monde » — quiconque a mesuré le poids entier de cette certitude pourra seul comprendre les plus profonds aphorismes de Jésus ».
C'est à ce point que Spengler exprime son mépris pour Tolstoï qui « a réduit le christianisme primitif au rang d'un mouvement révolutionnaire social ». C'est ici qu'il fait une allusion acérée à Dostoïevski qui « n'a jamais pensé aux réformes sociales ». (« Qu'aurait gagné l'âme à un abolissement de la propriété ? »)
Dostoïevski et sa « liberté »...
N'était-ce pas dans ce même temps de Tolstoï et de Dostoïevski qu'un autre Russe a demandé : « Pourquoi est-il stupide de croire au Royaume des Cieux mais intelligent de croire à une utopie sur terre ? »
Peut-être la réponse à cette devinette est-ce Belinski qui l'a donnée à son insu lorsqu'il a dit : « Le sort du sujet, de l'individu, de la personne, importe plus que le sort du monde entier et que le bien-être de l'empereur de Chine ».
En tout cas, ce fut nettement Fédorov qui fit tranquillement remarquer : « Chaque personne est responsable du monde entier et de tous les hommes ».
Etrange et excitante époque au « pays des saints miracles », dix-neuf siècles après la naissance et la mort de Jésus le Christ ! Un homme écrit l'Apologie d'un fou ; un autre, un Catéchisme révolutionnaire ; un autre encore, La Métaphysique du sexe. Chacun de ces hommes est une révolution en soi. De l'un d'eux j'apprends qu'il « était conservateur, mystique, anarchiste, orthodoxe, occultiste, patriote, communiste — et finit ses jours à Rome, catholique et fasciste ». Est-ce là une époque de « pseudomorphose historique » ? Certainement c'en est une apocalyptique.
Mon infortune, métaphysiquement parlant, est de n'être né ni au temps de Jésus, ni dans la sainte Russie du dix-neuvième siècle. Je suis né dans la mégalopolis à la fin d'une grande conjonction planétaire. Mais même dans le faubourg de Brooklyn, quand j'étais parvenu à l'âge d'homme, on pouvait être secoué par les répercussions de ce ferment slave. Une guerre mondiale avait été « faite et gagnée ». Sic ! La seconde était en préparation. Dans cette même Russie dont je parle, Spengler eut un précurseur dont, même aujourd'hui, on trouvera à peine mention. Nietzsche lui-même eut un précurseur russe !
N'était-ce pas Spengler qui a dit que la Russie de Dostoïevski triompherait en fin de compte ? N'a-t-il pas prédit que de ce sol mûr surgirait une nouvelle religion ? Qui y croit aujourd'hui ?
La seconde guerre mondiale a aussi été « faite et gagnée » ( !!!) et pourtant le jour du Jugement dernier paraît loin. De grandes autobiographies, se déguisant sous une forme ou sous une autre, révèlent la vie d'une époque, d'un peuple entier, d'une civilisation. C'est presque comme si nos figures héroïques avaient élevé leurs propres tombeaux, les avaient décrits minutieusement et s'étaient enterrées dans leurs créations mortuaires.
Le paysage héraldique s'est évanoui. L'air appartient aux oiseaux géants de la destruction. Les eaux seront bientôt sillonnées par des Léviathans plus effrayants à voir que ceux que décrit le saint livre. La tension monte, monte, monte. Même dans les villages, les habitants deviennent, en sentiment et en esprit, de plus en plus pareils aux bombes qu'ils sont obligés de fabriquer.
Mais l'Histoire ne s'achèvera même pas quand se produira la grande explosion. La vie historique de l'homme a encore une longue course à fournir. Point n'est besoin d'être métaphysicien pour arriver à cette conclusion. Assis dans mon petit trou à Brooklyn, il y a vingt-cinq ans ou à peu près, je sentais battre le pouls de l'histoire jusqu'à la 32e Dynastie de notre Seigneur.
Néanmoins, j'ai une immense gratitude pour Oswald Spengler d'avoir accompli cet étrange tour de force — décrire à merveille la sinistre atmosphère d'artério-sclérose qui est la nôtre, et en même temps briser le monde rigide de la pensée qui nous enveloppe, nous libérant ainsi — à tout le moins en pensée. A chaque page, pratiquement, un assaut se livre contre les dogmes, convictions, superstitions et modes de pensée qui caractérisent les quelques dernières centaines d'années de la « modernité ». Théories et systèmes sont jetés en tous sens comme des quilles. Tout le paysage conceptuel de l'homme moderne est dévasté. Ce qui émerge n'est pas les ruines savantes du passé mais des mondes nouvellement recréés où l'on peut « participer » avec ses ancêtres, revivre le Printemps, l'Automne, l'Eté, voire l'Hiver, de l'histoire de l'homme. Au lieu d'avancer en titubant à travers les dépôts glaciaires, on est emporté sur un flot de sève et de sang. Le firmament lui-même se trouve remanié. C'est là le triomphe de Spengler — d'avoir fait vivre le Passé et l'Avenir dans le Présent. On est de nouveau au centre de l'univers, chauffé par les feux solaires, et non à la périphérie, luttant contre le vertige, luttant contre l'épouvante de l'innommable abîme.
Importe-t-il tant que nous soyons les hommes de la fin et non du commencement ? Non pas si nous comprenons que nous faisons partie de quelque chose dans le processus éternel, dans l'ébullition éternelle. A n'en pas douter, il est quelque chose de beaucoup plus réconfortant que nous pouvons appréhender si nous persistons à chercher. Mais même ici, sur le seuil, le paysage mouvant acquiert une beauté plus riche de sens. Nous entrevoyons une trame qui n'est pas un moule. Nous apprenons de nouveau que le processus de mort concerne des hommes-en-vie et non des cadavres à divers stades de décomposition. La mort est un « contre-symbole ». La vie est le tout, même dans les époques de la fin. Nulle part on ne trouve d'indice que la vie s'arrête.
Oui, j'ai été un homme heureux d'avoir trouvé Oswald Spengler à ce moment particulier du temps. Il semble qu'à toute période cruciale de ma vie je sois tombé sur l'auteur même dont j'avais besoin pour me soutenir. Nietzsche, Dostoïevski, Elie Faure, Spengler : quel quatuor ! Il y en eut d'autres, naturellement, eux aussi importants à certains moments, mais ils ne possédaient jamais tout à fait l'amplitude, tout à fait la grandeur, de ces quatre-là. Les quatre cavaliers de mon Apocalypse personnelle ! Chacun exprimant pleinement sa qualité unique propre : Nietzsche, l'iconoclaste ; Dostoïevski, le grand inquisiteur ; Faure, le magicien ; Spengler, le bâtisseur de schémas. Quelle fondation !
Dans les jours à venir, lorsqu'il semblera que je sois mis au tombeau, lorsque le firmament lui-même menacera de venir s'abattre sur ma tête, je serai forcé de tout abandonner hormis ce que ces esprits ont implanté en moi. Je serai écrasé, avili, humilié. Je serai frustré dans chaque fibre de mon être. Je me prendrai même à hurler comme un chien. Mais je ne serai pas entièrement perdu ! En fin de compte, un jour doit poindre où, jetant un regard sur ma propre vie comme s'il s'agissait d'un roman, ou d'Histoire, je pourrai y déceler une forme, une trame, une signification. Dès lors le mot défaite n'a plus de sens. Toute rechute sera à jamais impossible. Car ce jour-là je deviens et demeure un avec ma création.
Un autre jour, dans un pays étranger, apparaîtra devant moi un jeune homme qui, conscient du changement qui s'est opéré en moi, me surnommera le « Roc Heureux ». C'est là le nom que je présenterai lorsque le grand Cosmocrateur demandera : « Qui es-tu ? »
Oui, sans l'ombre d'un doute, je répondrai : « Le Roc Heureux ! »
Et si l'on me demandait : « As-tu joui de ton séjour sur la terre ? », je répondrais : « Ma vie n'a été qu'une longue crucifixion en rose ».
Quant au sens de ces mots, s'il n'est pas déjà clair, il sera élucidé. Si j'échoue, alors je ne suis que le chien du jardinier.
Il fut un temps où je croyais avoir été blessé comme jamais aucun homme ne l'avait été. Parce que tel était mon sentiment, je fis le vœu d'écrire ce livre. Mais longtemps avant que je l'eusse commencé, la blessure avait guéri. Puisque j'avais juré de remplir ma tâche, je rouvris l'horrible blessure.
Laissez-moi le dire d'une autre façon... Peut-être en rouvrant la blessure, ma propre blessure, ai-je refermé d'autres blessures, les blessures d'autrui. Quelque chose meurt, quelque chose fleurit. Souffrir dans l'ignorance est horrible. Tout autre chose est de souffrir délibérément, afin de comprendre la nature de la souffrance et de l'abolir à jamais. Bouddha n'a eu toute sa vie qu'une idée fixe, comme nous le savons. C'était d'éliminer la souffrance humaine.
La souffrance est inutile. Mais l'on doit souffrir avant de pouvoir comprendre qu'il en est ainsi. C'est alors seulement, de surcroît, que la vraie signification de la souffrance humaine devient claire. Au dernier moment désespéré — lorsqu'on ne peut plus souffrir ! — quelque chose advient qui tient du miracle. La grande plaie ouverte qui drainait le sang de la vie se referme, l'organisme fleurit comme une rose. On est enfin « libre » et non pas « avec la nostalgie de la Russie » mais avec la nostalgie de toujours plus de liberté, toujours plus de félicité. L'arbre de la vie est maintenu vivant non par les larmes mais par la certitude que la liberté est réelle et éternelle.
FIN DE PLEXUS