VI

 

JE décidai de commencer à écrire l'article quotidien sans attendre la confirmation d'Alan Cromwell. Ecrire chaque jour quelque chose de nouveau et d'intéressant, et se maintenir dans les limites de l'espace assigné, demandait un peu d'entraînement. Je pensais qu'il serait bon d'être en avance de quelques articles ; si Cromwell tenait parole, je serais déjà dans l'ornière. Afin de déterminer quel style avait le plus de chances de plaire, j'en essayai tout un assortiment. Je savais qu'il y aurait des jours où je serais incapable d'écrire un mot. Je n'allais pas me laisser prendre sans vert.

Entre temps Mona avait trouvé une place provisoire d'entraîneuse dans un des cabarets de nuit du Village, le Remo. Mathias, l'homme des affaires immobilières, n'était pas tout à fait prêt à la lancer. Pourquoi, je ne pus le découvrir. Il était, bien entendu, possible qu'elle dût le refroidir d'abord un peu. Parfois ces admirateurs devenaient trop impétueux, voulaient l'épouser sans délai. C'est ce qu'elle affirmait.

Quoi qu'il en soit, le travail était plutôt en rapport avec son tempérament et son expérience antérieure. Elle dansait aussi peu que possible. L'important était de faire boire les victimes autant qu'on pouvait. Les entraîneuses touchaient toujours un pourcentage sur les consommations, sinon rien de plus.

Il ne fallut pas longtemps pour que le jeune Corsi, qui possédait dans le Village un célèbre établissement à lui — une des attractions — tombât éperdument amoureux d'elle. Il venait vers l'heure de la fermeture et l'escortait jusqu'à sa boîte à lui. Là ils ne buvaient que du champagne. Au point du jour, il la faisait reconduire chez elle par son chauffeur dans sa superbe limousine.

Corsi était un des impétueux, décidé à l'épouser. Il rêvait de l'enlever pour l'emmener à Capri ou à Sorrente, où ils adopteraient un nouveau mode de vie. Evidemment, il faisait son possible pour persuader Mona de quitter le Remo. Moi aussi, à vrai dire. Je passais parfois une heure de loisir à me demander de quoi auraient l'air son raisonnement et le mien vus côte à côte. Et ses réponses à elle.

Enfin, Cromwell devait arriver d'un jour à l'autre. Avec son arrivée Mona verrait peut-être les choses autrement. En tout cas, elle avait donné à entendre, dans un moment de détente, que c'était possible.

Plus inquiétants cependant que les violentes tentatives amoureuses du jeune Corsi étaient à mes yeux les ennuis auxquels elle était en butte aux mains de certaines lesbiennes notoires du Village. Apparemment, elles venaient chez Remo tout exprès pour la travailler, commandant à boire tout aussi libéralement que les hommes. Corsi était également furieux, je l'appris. En désespoir de cause, il la supplia — si elle devait travailler —  de travailler pour lui. Ayant échoué, il adopta une autre tactique. Il essaya de l'enivrer chaque nuit, supposant que cela la dégoûterait de son travail. Mais cela aussi resta sans effet.

Si rien ne pouvait ébranler Mona, la raison en était, je finis par l'apprendre, qu'elle s'était entichée d'une des danseuses, une Cherokee, qui traversait une mauvaise passe — et était enceinte par-dessus le marché. Trop convenable, trop franche et directe, la fille aurait été depuis longtemps mise à la porte, n'eût-elle été la principale attraction. Chaque soir, semble-t-il, des gens venaient tout exprès pour la voir exécuter son numéro. Ce numéro se terminait toujours par le grand écart. Pendant combien de temps elle pourrait continuer de l'exécuter sans faire une fausse couche, c'était là une grave question.

Quelques jours après que Mona m'eut mis au courant de la situation, la fille s'évanouit en piste. On la transporta de la piste de danse à l'hôpital, où elle accoucha avant terme d'un enfant mort-né. Son état était si critique qu'elle fut obligée de passer plusieurs mois à l'hôpital. Le jour fixé pour sa sortie, elle fut prise d'un tel accès de découragement qu'elle se jeta par la fenêtre et se tua.

Après ce tragique incident, Mona ne put plus voir le Remo. Pendant un moment, elle ne fit aucune tentative pour faire quelque chose d'autre. Afin de la mettre plus à l'aise, ainsi que pour lui prouver que j'étais capable de dégotter de l'argent moi-même quand j'y étais décidé, je me mettais chaque jour en route pour taper les gens çà et là. Non que nous fussions aux abois ; je le faisais pour m'entretenir la main, et — pour la convaincre que si nous devions nous conduire en sangsues, j'y étais presque aussi fort qu'elle. Naturellement, je ne jouai d'abord qu'à coup sûr. Mon cousin, celui à qui appartenait maintenant mon beau vélo de course, était le numéro un sur ma liste. J'obtins de lui dix dollars. Il me les donna en rechignant, non parce que c'était un grippe-sou mais parce qu'il désapprouvait les emprunts et les prêts. Lorsque je m'enquis de ma bécane, il me déclara qu'il ne s'en était jamais servi et l'avait vendue à un copain, un Syrien. Je me rendis immédiatement chez le Syrien — ce n'était qu'à quelques rues de là — et lui fis une telle impression, parlant courses cyclistes, matches de boxe, football et le reste, qu'au moment de nous séparer il me glissa un billet de dix dollars. Il me pressa même d'amener un soir ma femme pour dîner en famille.

De Zabrowskie, mon vieil ami l'opérateur de télégraphe au bureau proche de Times Square, j'obtins encore dix dollars et un chapeau neuf ainsi qu'un excellent déjeuner. Conversation habituelle, bien sûr. Le tout à propos des chevaux, de son travail trop dur, de la nécessité de se prémunir contre les mauvais jours. Vivement désireux de me faire promettre que je l'accompagnerais un soir qu'il y aurait un bon combat. Quand finalement je révélai que je comptais écrire un article quotidien pour les journaux Hearst, il me regarda avec des yeux ronds. Comme je viens de le dire, il m'avait déjà donné dix dollars. Maintenant il commença à parler sérieusement.

Je devais me souvenir, s'il m'en fallait encore d'ici là — là signifiant quand je serais bien lancé comme journaliste — de faire appel à lui.

— Vous feriez peut-être mieux de prendre vingt dollars au lieu de dix, dit-il.

Je lui rendis le billet et en reçus un autre de vingt. Au coin de la rue, il fallut nous arrêter à un bureau de tabac où il m'emplit la petite poche de mon veston de gros cigares. Ce fut alors qu'il s'aperçut que le dernier chapeau qu'il m'avait acheté avait l'air plutôt miteux. En regagnant le bureau de télégraphe, nous entrâmes chez un chemisier, où il m'acheta un autre chapeau, un Borsalino, pas moins.

— On doit avoir l'air convenable, conseilla-t-il. Ne laissez jamais voir que vous êtes pauvre.

Il paraissait si heureux quand nous nous quittâmes qu'on aurait cru que c'était moi qui lui avais fait toutes ces faveurs. Le dernier mot qu'il me lança fut :

— N'oubliez pas ! et il fit sonner les clefs dans la poche de son pantalon.

Je ne me sentais pas trop mal avec quarante dollars en poche. C'était samedi et je me dis que je pouvais tout aussi bien poursuivre la bonne besogne. Je me jetterais peut-être contre un vieil ami et lui ferais cracher encore du pognon — juste comme ça. En passant les mains dans mes poches, je m'aperçus que je n'avais pas de petite monnaie sur moi. Je ne voulais pas entamer un billet — quarante dollars tout ronds ou rien.

Je dis que je n'avais pas de monnaie ; je me trompais car, dans la poche de mon gilet, je découvris deux pennies d'aspect ancien, des pennies blancs. Je les avais sans doute gardés comme porte-bonheur.

Au haut de Parle Avenue, je passai par hasard devant le magasin d'exposition de la Minerva Motor Company. Belle voiture, la Minerva. Presque aussi bonne que la Rolls Royce. Je me demandai si par hasard mon vieil ami Otto Kunst, qui y travaillait autrefois comme comptable, y était toujours. Je ne l'avais pas vu depuis des années — presque depuis la dissolution de notre vieux club.

J'entrai dans le prétentieux magasin d'exposition et j'aperçus Otto, aussi sombre et grave qu'un entrepreneur de pompes funèbres. Il était maintenant directeur commercial. Fumait des Murads, comme autrefois. Avait aussi aux doigts quelques pierres de belle apparence.

Il fut content de me revoir , mais de cette façon contenue qui m'irritait toujours.

— Tu tiens le filon, dis-je.

— Et toi, que fais-tu ?

Il me jeta cela comme pour dire : « Qu'est-ce que c'est cette fois ? »

Je lui dis que j'allais prendre prochainement en main une rubrique dans un journal.

— Eh bien ! — Il arqua les sourcils. — Hum !

Je me dis que je pouvais tout aussi bien le tâter pour dix dollars — pour arrondir à cinquante. Après tout, directeur commercial, vieil ami... pourquoi pas ?

J'essuyai un refus tout sec. Il ne se donna même pas la peine d'expliquer pourquoi il ne pouvait pas. Il n'en était pas question, c'est tout. Impossible. Je savais qu'il était inutile de l'aiguillonner mais je le fis, histoire de l'irriter. Bon Dieu, même si je n'en avais pas besoin, il n'avait pas le droit de refuser. Il devait le faire en souvenir du passé. Otto tripotait sa chaîne de montre tout en écoutant. Aussi froid qu'un concombre, notez bien. Aucun embarras. Aucune sympathie non plus.

— Dieu, tu en es un rapiat ! conclus-je.

Il sourit, imperturbable.

— Je ne demande jamais un service et je n'en rends jamais, répondit-il suavement.

Béatement satisfait de lui-même. Comme s'il avait toujours été directeur commercial — ou même quelque chose d'encore plus important. Il ne pensait pas, n'est-ce pas, que, quelques années à peine plus tard, il essaierait de vendre des pommes dans la Cinquième Avenue. (Les millionnaires eux-mêmes ne pouvaient se payer des Minerva pendant la crise.)

— Eh bien, n'en parlons plus, dis-je. La vérité est que j'ai une liasse sur moi. Je voulais seulement t'éprouver.

Je tirai les billets et les agitai devant ses yeux. Il prit un air perplexe, puis fronça les sourcils. Avant qu'il eût pu dire un mot, j'ajoutai tout en tirant les deux pennies blancs :

— La vraie raison pourquoi je suis entré, c'était de te demander un service. Pourrais-tu me prêter trois cents pour compléter le prix du métro ? Je te rembourserai la prochaine fois que je passerai par ici.

Son visage se rasséréna immédiatement. Je pus presque sentir le soupir de soulagement qu'il poussa.

— Bien sûr que je peux faire cela, dit-il.

Et plutôt solennellement, il pêcha trois pennies dans sa poche.

— C'est rudement chic de ta part, dis-je, et je lui secouai la main avec une ferveur particulière, comme si j'étais vraiment reconnaissant.

— Ce n'est rien, dit-il, tout à fait sérieusement, et tu n'as pas besoin de me les rendre.

— Tu es sûr ? demandai-je.

Enfin il commença à se rendre compte que j'en remettais.

— Je peux toujours te prêter quelques pennies, dit-il aigrement, mais pas dix dollars. L'argent ne pousse pas sur les arbres, tu sais. Quand je vends une voiture, je sue pour cela. D'ailleurs je n'en ai pas vendu une seule depuis plus de deux mois.

— Ça c'est vraiment une guigne, n'est-ce pas ? Tu sais, à t'entendre, je suis presque navré pour toi. Eh bien, rappelle-moi au bon souvenir de ta femme et des gosses.

Il m'accompagna jusqu'à la porte comme il l'aurait fait pour un client.

— Reviens me voir un jour, dit-il au moment où je prenais congé.

— La prochaine fois j'achèterai une voiture — juste le châssis.

Il m'adressa un sourire forcé et sans gaieté. En allant prendre le métro, je le maudis en long et en large, ce fils de pute mesquin, pingre, sans cœur. Et dire que nous étions des potes étant enfants ! Je n'en revenais pas. Chose étrange, ne pus-je m'empêcher de me dire, il était devenu comme son père qu'il avait toujours détesté. « Un vieux Hollandais mesquin, avare, au cœur dur, à la tête de cochon ! » disait-il de lui.

Eh bien, voilà un ami que je pouvais effacer de ma liste. Je le fis séance tenante, et de si bon cœur que, des années plus tard, quand nous nous rencontrâmes dans la Cinquième Avenue, je fus incapable de me rappeler qui il était. Je le pris pour un détective, pas moins ! Je l'entends encore répéter comme un âne :

— Quoi, tu ne te souviens pas de moi ?

— Non, je ne me souviens pas, dis-je. Vraiment, pas du tout. Qui êtes-vous ?

Le pauvre bougre dut se nommer avant que je pusse le situer.

Otto Kunst avait été mon copain le plus intime dans cette rue des premiers chagrins. Après mon départ d'Amérique, les seuls garçons auxquels il m'arriva jamais de penser furent ceux à qui j'avais eu le moins affaire. Par exemple, le groupe qui habitait la vieille maison de ferme, au haut de la rue. C'était la seule maison de tout le quartier qui eût connu d'autres temps, quand notre rue n'était qu'un chemin rural baptisé du nom d'un immigrant hollandais, Van Voorhees. Quoi qu'il en soit, cette habitation délabrée et croulante abritait trois familles. Les Vossler, composés exclusivement de rustres et de pingres, vendaient du charbon, du bois, de la glace et des engrais ; les Laski comprenaient un père pharmacien, deux frères pugilistes, et une fille adulte qui n'était qu'un quartier de bœuf ; la famille Newton consistait en une mère et un fils à qui je parlais rarement mais pour qui je nourrissais un singulier respect. A peu près de mon âge, Ed Vossler, fort comme un bœuf et légèrement dément, était affligé d'un bec de lièvre et bégayait lamentablement. Nous n'avons jamais eu de conversations prolongées mais nous étions amis, sinon copains. Ed travaillait du matin au soir ; c'était du travail dur et il en paraissait plus âgé que nous autres, qui ne faisions que jouer après l'école. Enfant, je ne pensais jamais à lui autrement que comme à une utilité ambulante ; il nous suffisait de lui offrir quelques cents pour qu'il exécutât les tâches que nous méprisions. Nous le taquinions aussi pas mal, comme le font les gamins. Ce fut lorsque j'arrivai en Europe, chose assez curieuse, que je me surpris à penser parfois à ce bizarre lourdaud, Ed Vossler. J'avais déjà appris qu'il est presque microscopique, ce monde des mortels dont il est possible de dire : « C'est un homme sur qui on peut compter ». De temps à autre je lui envoyais une carte postale illustrée mais bien entendu je n'eus jamais de ses nouvelles. Pour autant que je sache, il est peut-être mort.

Ed Vossler bénéficiait d'une certaine protection de la part de ses cousins au second degré, les Laski. Surtout de la part d'Eddie Laski qui, un peu plus âgé que nous, était un type on ne peut plus déplaisant. Son frère Tom, qu'Eddie singeait en tout, était, lui, un assez charmant garçon et déjà en passe de devenir un personnage dans le monde pugilistique. Ce Tom avait vingt-deux ou vingt-trois ans, était tranquille, bien élevé, soigné de sa personne, et assez beau. Il portait de longs accroche-cœur, à la manière de Terry Mc Govern. On ne se serait guère douté qu'il était si bon boxeur, n'eût été qu'Eddie, son frère, crânait tant à son sujet. De temps à autre nous avions le plaisir de les voir s'entraîner tous les deux dans l'arrière-cour où se trouvait le tas d'engrais.

Mais Eddie Laski — il était difficile de se tenir hors de sa portée. Dès qu'il vous voyait venir, il bloquait le passage, la bouche distendue en un large et vilain ricanement qui découvrait ses grandes dents jaunes ; sous prétexte de vous serrer la main, il faisait quelques passe — comme l'éclair ! — et vous assenait un formidable crochet dans les côtes ou bien ce qu'il appelait « une bourrade enjouée dans la mâchoire ». Le sacré imbécile s'exerçait toujours au vieil une-deux. C'était une vraie torture de s'extirper de ses griffes. Nous étions tous d'accord pour dire qu'il ne s'imposerait jamais sur le ring. « Un jour il tombera sur un bec ! » Tel était notre verdict unanime.

Jimmy Newton, vaguement apparenté aux Vossler et aux Laski, était une parfaite anomalie parmi eux. Nul n'aurait pu être plus silencieux que lui, ni mieux élevé, ni plus sincère et franc. Ce qu'était son travail, personne ne le savait. Nous le voyions rarement et lui parlions encore plus rarement. C'était le genre de garçon pourtant qui n'avait qu'à dire « bonjour » pour qu'on se sentît mieux. Son bonjour était comme une bénédiction. Ce qui nous intrigua toujours chez lui, c'était l'indéfinissable et indéracinable air de mélancolie qui ne le quittait jamais. Cela convenait à qui aurait connu quelque profonde et secrète tragédie. Nous soupçonnions que son chagrin avait quelque rapport avec sa mère que nous ne voyions jamais. Etait-elle peut-être infirme ? Etait-elle folle ? Ou horriblement estropiée ? Quant à son père, nous ne sûmes jamais s'il était mort ou les avait abandonnés.

Pour nous, jeunes garçons sains, insouciants, cette famille Laski était enveloppée de mystère. Ponctuellement, chaque matin, à sept heures trente, M. Laski l'aîné, qui était aveugle, quittait la maison avec son chien, cherchant son chemin à tâtons à l'aide d'une solide canne. Cela produisait déjà sur nous un effet bizarre. Mais la maison elle-même avait l'air insensé. Certaines fenêtres, par exemple, ne s'ouvraient jamais, les stores restaient toujours baissés. A une des autres fenêtres était assise Mollie, la fille Laski, d'habitude une canette de bière auprès d'elle. Elle était là comme au spectacle, depuis le lever du rideau. N'ayant absolument rien à faire, n'ayant en outre aucun désir de faire quoi que ce fût, elle restait simplement là toute la journée, récoltant les potins. Elle était renseignée sur tout ce qui se passait dans le quartier. De temps à autre sa silhouette s'épanouissait, comme si elle était sur le point d'avoir un enfant, mais il n'y avait jamais ni naissances ni décès. Elle changeait simplement avec les saisons. Toute souillon fainéante qu'elle était, nous l'aimions bien. Trop paresseuse même pour aller chez l'épicier du coin, elle nous flanquait un quart ou un demi-dollar par la fenêtre, qui était au niveau de la rue, et nous disait de garder la monnaie. Parfois elle oubliait ce qu'elle nous avait envoyés chercher et nous disait de garder la fichue camelote.

Le vieux Vossler, qui avait aussi une affaire de camionnage, était une grande brute d'homme qui ne faisait que sacrer et jurer quand on le rencontrait. Il soulevait avec aisance d'énormes poids, qu'il fût ivre ou à jeun. Naturellement nous éprouvions tous pour lui une crainte mêlée de respect. Mais notre sang ne faisait qu'un tour en voyant la façon dont il flanquait des coups de pied à son fils : il était bel et bien capable de le soulever de terre avec son gros orteil. Et la façon dont il le cinglait d'un fouet de cheval ! Nous n'osions pas jouer des tours au vieux mais nous tenions souvent de longues conférences, dans le terrain vague du coin, sur les représailles à exercer contre lui. C'était abominable de voir Ed Vossler lever les mains au-dessus de sa tête et s'accroupir quand il voyait venir son père. En désespoir de cause, nous convoquâmes une fois Ed pour conférer avec nous, mais dès qu'il comprit à quoi tendaient nos propos il se sauva, la queue serrée entre les jambes.

Curieux, comme ces figures de mon enfance me revenaient souvent à la mémoire. Ceux dont je parle appartenaient à ce vieux quartier, le 14e arrondissement, que j'aimais tant. Dans la rue des premiers chagrins, ils étaient des anomalies. Tout gamin — dans le vieux quartier — j'avais été habitué à fréquenter des minus, des gangsters en herbe, de menus escrocs, des aspirants boxeurs professionnels, des épileptiques, des ivrognes et des roulures. Chacun, dans ce cher monde d'autrefois, était un « personnage ». Mais dans le nouveau quartier où j'avais été transplanté, chacun était normal, terre à terre, non spectaculaire. Il n'y avait qu'une seule exception, à part les membres de la bizarre tribu qui habitait la maison de ferme. Je ne me souviens plus du nom de ce garçon, mais sa personnalité reste gravée dans ma mémoire. C'était un nouveau venu dans le quartier, un peu plus âgé que nous, et nettement « différent ». Un jour que nous jouions aux billes, je laissai échapper une expression qui lui fit lever la tête avec étonnement.

— D'où viens-tu, toi ? demanda-t-il.

— De Driggs Avenue, répondis-je.

Instantanément il fut debout et littéralement me serrait dans ses bras.

— Pourquoi ne l'as-tu pas dit plus tôt ? cria-t-il. Je suis de Fythe Avenue, angle de la Septième Nord.

C'était comme deux frères francs-maçons échangeant les mots de passe. Du coup, un lien s'établit entre nous. Quel que fût le jeu auquel nous jouions, il était toujours de mon côté. Si un des garçons plus âgés menaçait de me prendre à partie, il s'interposait. S'il avait quelque chose d'important à me confier, il se servait du jargon du 14e arrondissement.

Un jour, il me présenta à sa sœur, un peu plus jeune que moi. Ce fut presque le coup de foudre. Elle n'était pas tellement jolie, même à mes yeux juvéniles, mais elle avait quelque chose qui s'associait pour moi à la conduite des filles que j'avais admirées dans le vieux quartier.

Un soir, on donna une surprise party à mon intention. Tous les jeunes du quartier étaient là — à l'exception de mon nouvel ami et de sa petite sœur. J'avais le cœur brisé. Lorsque je demandai pourquoi on ne les avait pas invités, on me dit qu'ils n'étaient pas d'ici. Cela régla la question pour moi. Aussitôt je me glissai hors de la maison et partis à leur recherche. J'expliquai à leur mère qu'il y avait eu erreur, que ce n'était que pur oubli, et que chacun attendait l'arrivée de son fils et de sa fille. Elle me caressa la tête avec un sourire entendu et me dit que j'étais un bon garçon. Elle me remercia avec tant de profusion, à vrai dire, que je rougis.

J'amenai mes deux amis en triomphe à la réunion, pour m'apercevoir cependant que j'avais commis une lourde gaffe. De tous côtés on leur battit froid. Je fis de mon mieux pour dissiper l'atmosphère d'hostilité mais en vain. Finalement je ne pus le supporter davantage.

— — Ou bien vous devenez amis avec mes amis, déclarai-je hardiment, tenant ces derniers par le bras, ou bien vous pouvez tous rentrer chez vous. C'est ma soirée à moi et je veux que mes amis soient ici.

Cette bravade me valut une gifle sonore de la part de ma mère. Je grimaçai mais tins bon.

— Ce n'est pas juste ! beuglai-je, presque prêt à pleurer maintenant.

D'un seul coup, ils cédèrent. Ce fut presque un miracle, la façon dont la glace fut rompue. En un rien de temps, ils étaient tous à rire, à crier, à chanter. Je ne pouvais pas comprendre pourquoi cela était arrivé si soudainement.

Au cours de la soirée, la fillette, qui s'appelait Sadie, m'entraîna dans un coin pour me remercier de ce que j'avais fait.

— Ç'a été merveilleux de ta part, Henry, dit-elle, ce qui me fit rougir violemment.

— Ce n'était rien du tout, balbutiai-je, me sentant à la fois stupide et héroïque.

Sadie jeta un regard circulaire pour voir si personne ne nous observait, puis m'embrassa hardiment sur les lèvres. Cette fois, je rougis encore plus violemment.

— Ma mère voudrait que tu viennes dîner avec nous un soir, chuchota-t-elle. Viendras-tu ?

Je serrai sa petite main et dis :

— Bien sûr.

C'était dans les logements, de l'autre côté de la rue, que demeuraient Sadie et son frère. Je n'étais jamais entré dans une maison de ce côté de la rue. Je me demandais de quoi cela avait l'air chez eux. En allant les chercher, j'avais été trop agité pour pouvoir remarquer quoi que ce fût. La seule chose dont je me rappelais était que cela avait nettement une odeur catholique. Presque tous ceux, soit dit en passant, qui habitaient les logements — il s'agissait de logements genre « chemin de fer » — appartenaient à l'Eglise romaine. Cela suffisait à les séparer des autres habitants de la rue.

La première découverte que je fis, en allant voir mes deux amis, fut qu'ils étaient très, très pauvres Le père, qui avait été mécanicien de locomotive, était mort ; la mère, qui souffrait de quelque grave maladie, était incapable de quitter la maison. Ils étaient en effet catholiques. Des catholiques fervents. Cela était évident dès l'abord. Dans chaque pièce, me sembla-t-il, il y avait rosaires et crucifix, cierges votifs, chromos de la Madone et de l'Enfant, ou de Jésus sur la Croix. Quoique j'eusse vu ces marques de foi dans d'autres maisons, néanmoins cela me donnait chaque fois la chair de poule. La répugnance que m'inspiraient ces reliques sacrées — si l'on pouvait les appeler ainsi — venait purement et simplement de leur morbidité. Certes, je ne connaissais pas alors le mot « morbide » mais mon sentiment était nettement cela. Lorsque j'avais aperçu pour la première fois ces « reliques » chez d'autres de mes petits amis, je me souviens de m'en être moqué et gaussé. Ce fut ma mère, chose assez étrange, ma mère qui méprisait les catholiques presque à l'égal des ivrognes et des criminels, qui me guérit de cette attitude. Pour me rendre plus « tolérant », elle m'obligeait parfois à accompagner mes amis catholiques à la messe.

Cette fois, pourtant, lorsque je décrivis en détail l'état de choses dans la maison de mes deux amis, elle manifesta peu de sympathie. Elle répéta qu'elle ne croyait pas qu'il fût bon pour moi de les voir trop souvent. Pourquoi ? voulus-je savoir. Elle refusa de me répondre franchement. Lorsque je suggérai qu'elle me permît de leur porter des fruits et des bonbons de notre buffet qui regorgeait toujours de bonnes choses, elle fronça les sourcils. Sentant qu'il n'y avait pas de bonne raison derrière ses refus, je décidai de subtiliser les victuailles et de les emporter en douce chez mes amis. De temps à autre je volais quelques pennies dans son portefeuille et les remettais à Sadie ou à son frère. Toujours comme si c'était ma mère qui m'avait demandé de le faire.

— Ta mère doit avoir très bon cœur, dit un jour la mère de Sadie.

Je souris, plutôt gauchement.

— Tu es sûr, Henry, que c'est ta mère qui nous envoie ces cadeaux ?

— Certain, dis-je, cette fois avec un grand sourire épanoui. Nous avons beaucoup plus qu'il ne nous en faut. Je peux vous apporter d'autres choses aussi si vous voulez.

— Henry, viens ici, dit la mère de Sadie. Elle était assise dans un fauteuil à bascule à l'ancienne mode.

— Maintenant écoute-moi bien, Henry.

Elle me caressa affectueusement la tête et me tint contre elle.

— Tu es un très, très bon garçon et nous t'aimons. Mais tu ne dois pas voler pour rendre les autres heureux. C'est un péché. Je sais que tu as de bonnes intentions, mais...

— Ce n'est pas voler, protestai-je. Cela ne ferait que se perdre.

— Tu as un grand cœur, dit-elle. Un grand cœur pour un si petit garçon. Attends un peu. Attends d'être plus grand et de gagner ta vie. Alors tu pourras donner tout à ton aise.

Le lendemain, le frère de Sadie me prit à part et me supplia de ne pas en vouloir à sa mère de refuser mes cadeaux.

— Elle t'aime beaucoup, Henry, dit-il.

— Mais vous n'avez pas assez à manger, dis-je.

— Bien sûr que si, répondit-il.

— Mais non ! Je le sais parce que je sais tout ce que nous mangeons, nous.

— Je vais avoir bientôt une place, dit-il. Nous aurons alors tout en abondance. A vrai dire, ajouta-t-il, il se peut que j'aie une place la semaine prochaine.

— Quelle sorte de place ?

— Je vais travailler une partie de la journée pour l'entrepreneur de pompes funèbres.

— C'est terrible, dis-je.

— Pas vraiment, répondit-il. Je n'aurai pas à manipuler les machabées.

— Tu es sûr ?

— Certain. Il a des hommes pour ça. Je ferai les courses, c'est tout.

— Et combien toucheras-tu ?

— Trois dollars par semaine.

Je le quittai en me demandant si je ne pourrais pas trouver moi aussi une place. Peut-être pourrais-je trouver quelque chose à faire en cachette. Mon idée était, bien entendu, de leur remettre mes gains. Trois dollars par semaine, ce n'était rien, même en ce temps-là. Je restai éveillé toute la nuit à y réfléchir. J'étais certain d'avance que je n'obtiendrais jamais de ma mère la permission de travailler. Quoi qu'il y eût à faire, il fallait le faire en secret et avec astuce et prévoyance.

Or il se trouvait qu'à quelques portes de chez nous, vivait une famille dont le fils aîné s'occupait à ses moments de loisir d'une affaire de café. C'est-à-dire qu'il s'était constitué une petite clientèle pour un mélange qu'il faisait lui-même ; les samedis, il livrait personnellement les paquets. C'était toute une tournée qu'il faisait et je n'étais pas très sûr de pouvoir y arriver tout seul mais je décidai de lui demander de me donner une chance. A ma surprise, je constatai qu'il n'était que trop heureux de me passer la main ; il avait été à deux doigts d'abandonner sa petite entreprise.

Le samedi suivant, je me mis en route avec deux valises pleines de petits paquets de café. Je devais toucher cinquante cents de salaire et une petite commission sur les nouvelles affaires. Si j'étais à même de faire rentrer les mauvaises créances, je toucherais une prime. Je portais un sac de toile fermé par une coulisse dans lequel je devais mettre l'argent encaissé.

Après m'avoir initié à la façon d'approcher les débiteurs, il me mit spécialement en garde contre les chiens à certains endroits. Je marquai les points avec un crayon rouge sur l'itinéraire où tout était clairement indiqué, ruisseaux et canaux, viaducs, réservoirs, clôtures, propriétés du gouvernement, et ainsi de suite.

Ce premier samedi fut un immense succès. Mon patron roula littéralement les yeux quand je déchargeai l'argent sur la table. Du coup, il offrit de porter mon salaire à soixante-quinze cents. Je lui avais fait cinq nouveaux clients et encaissé un tiers des mauvaises créances. Il me serra dans ses bras comme s'il avait trouvé une perle.

— Vous promettez de ne pas dire aux miens que je travaille pour vous ? suppliai-je.

— Bien sûr, dit-il.

— Non, promettez ! Donnez votre parole d'honneur.

Il me regarda étrangement. Puis lentement il répéta :

— Je donne ma parole d'honneur.

Le lendemain matin, dimanche, j'attendis devant la porte de mes amis pour les saisir au vol quand ils iraient à l'église. Je n'eus pas de peine à les persuader de me laisser les accompagner à la messe. Ils furent en effet enchantés.

Lorsque nous sortîmes de l'église Saint François de Sales —  horrible lieu de culte — je leur expliquai ce que j'avais fait. Je pêchai l'argent dans ma poche — il y avait près de trois dollars — et le remis au frère de Sadie. A ma profonde stupéfaction, il refusa de l'accepter.

— Mais je n'ai pris la place que pour vous, dis-je avec reproche.

— Je sais, Henry, mais ma mère ne voudra jamais entendre parler d'une chose pareille.

— Mais tu n'as pas besoin de lui dire que ça vient de moi. Dis-lui que tu as été augmenté.

— Elle ne le croirait pas.

— Alors dis-lui que tu l'as trouvé dans la rue. Tiens, je vais dénicher un vieux porte-monnaie. Mets l'argent dans le porte-monnaie et dis-lui que tu l'as trouvé dans le caniveau juste en sortant de l'église. Il faudra bien qu'elle croie ça.

Pourtant il répugnait toujours à prendre l'argent.

Je ne savais plus à quel saint me vouer. S'il n'acceptait pas, tous mes efforts auraient été vains. Je le quittai après lui avoir fait promettre de réfléchir.

Ce fut Sadie qui vint à ma rescousse. Elle était plus près de sa mère et comprenait la situation d'une façon plus pratique. En tout cas, elle estimait qu'il fallait que sa mère sut ce que je voulais faire pour eux, afin de m'exprimer sa gratitude.

Avant la fin de la semaine, nous eûmes une conversation ensemble, Sadie et moi. Elle m'attendait un après-midi à la porte de l'école.

— C'est arrangé, Henry, dit-elle, tout essoufflée, ma mère accepte de prendre l'argent, mais seulement pour un petit moment — jusqu'à ce que mon frère trouve une place pour toute la journée. Alors nous te rembourserons.

Je protestai disant que je ne voulais pas être remboursé, mais que si sa mère insistait sur cet arrangement, j'étais obligé de céder. Je lui remis l'argent, enveloppé dans un morceau de papier de boucher.

— Mère dit que la Vierge Marie te protégera et te bénira pour ta bonté, dit Sadie.

Je ne sus que répondre à cela. Nul ne m'avait jamais tenu pareil langage. Au surplus, la Vierge Marie ne signifiait absolument rien pour moi. Je ne croyais pas à ces sottises.

— Est-ce que tu crois vraiment à ce... ces trucs sur la Vierge Marie ? demandai-je.

Sadie parut choquée — ou peut-être peinée. Elle fit gravement oui de la tête.

— Qu'est-ce donc exactement que la Vierge Marie ? demandai-je.

— Tu le sais aussi bien que moi, répondit-elle.

— Non, je ne sais pas. Pourquoi l'appelles-tu Vierge ?

Sadie réfléchit un instant, puis répondit en toute innocence :

— Parce qu'elle est la mère de Dieu.

— Eh bien, qu'est-ce que c'est de toute façon qu'une Vierge ?

— Il n'y a qu'une seule Vierge, répondit Sadie, et c'est la Sainte Vierge Marie.

— Ce n'est pas une réponse, ripostai-je. Je t'ai demandé ce qu'est une Vierge ?

— Ça veut dire une mère qui est sainte, dit Sadie, pas très sûre d'elle-même.

Ici j'eus une brillante idée.

— Est-ce que Dieu n'a pas créé le monde ? demandai-je.

— Bien sûr que si.

— Alors il n'y a pas de mère. Dieu n'a pas besoin de mère.

— C'est un blasphème, glapit presque Sadie. Tu ferais mieux de parler à un prêtre.

— Je ne crois pas aux prêtres.

— Henry, ne parle pas comme ça ! Dieu te punira.

— Pourquoi ?

— Parce que.

— Très bien, dis-je, demande toi-même au prêtre ! Tu es catholique. Je ne le suis pas.

— Tu ne devrais pas dire des choses pareilles, dit Sadie, profondément offensée. Tu es trop jeune pour poser des questions de ce genre. Nous, nous n'en posons pas. Nous croyons. Si on ne croit pas, on ne peut pas être bon catholique.

— Je suis prêt à croire, rétorquai-je, s'il répond à mes questions.

— Ce n'est pas comme ça qu'il faut faire, dit Sadie. D'abord tu dois croire. Et puis tu dois prier. Demander à Dieu de te pardonner tes péchés...

— Mes péchés ? Je n'ai pas de péchés à confesser.

— Henry, Henry, ne parle pas ainsi, c'est mal. Tout le monde commet des péchés. C'est pour cela que le prêtre est là. C'est pour cela que nous prions Sainte Marie.

— Je ne prie personne, dis-je avec défi, un peu excédé de ses paroles fumeuses.

— C'est parce que tu es protestant.

— Je ne suis pas protestant. Je ne suis rien. Je ne crois en rien... là !

— Tu ferais mieux de retirer cela, dit Sadie, profondément alarmée. Dieu pourrait te frapper à mort pour ces paroles.

Elle était si visiblement épouvantée de ma déclaration que sa frayeur se communiqua à moi.

— Je veux dire, fis-je, cherchant à battre en retraite, que nous ne prions pas comme vous. Nous ne prions qu'à l'église, quand le pasteur prie.

— Vous ne priez pas avant de vous coucher ?

— Non, répondis-je, pas moi. Je crois que je ne m'y connais pas beaucoup en prières.

— Nous te l'apprendrons alors, dit Sadie. Tu dois prier chaque jour, trois fois par jour au moins. Autrement tu brûleras en enfer.

Nous nous séparâmes sur ces mots. Je lui promis solennellement de faire un effort pour prier, tout au moins avant de me coucher. En m'éloignant pourtant, je me demandai soudain ce qu'était censé être l'objet de mes prières. J'étais presque sur le point de revenir en courant sur mes pas pour lui poser la question. Le mot « péchés » était resté enfoncé dans mon crâne. Quels péchés ? ne cessais-je de me demander. Qu'avais-je fait qui fût un tel péché ? Je mentais rarement, sauf à ma mère. Je ne volais jamais, sauf ma mère. Qu'avais-je à confesser ? Il ne me vint pas un instant à l'esprit que j'avais commis un péché en mentant à ma mère ou en la volant. Je devais agir ainsi parce qu'elle n'était pas raisonnable. Une fois qu'elle verrait les choses comme moi, elle comprendrait ma conduite. C'était ainsi que je voyais cette situation-là.

Retournant dans mon esprit ma conversation avec Sadie, songeant à la sombre tristesse qui régnait chez eux, je commençai à me dire que ma mère avait peut-être raison de se méfier des catholiques. Nous ne faisions pas de prières chez nous, pourtant tout tournait rond. Personne dans notre famille ne parlait jamais de Dieu. Pourtant Dieu n'avait jamais puni aucun de nous. J'arrivai à la conclusion que les catholiques étaient superstitieux de nature, exactement comme les sauvages. D'ignorants idolâtres. Gens circonspects, timides, qui n'avaient pas le cran de penser par eux-mêmes. Je décidai de ne plus jamais aller à la messe. Quelle prison que leur Eglise ! Soudain — éclair fortuit – il me vint à l'esprit qu'elle ne serait peut-être pas si pauvre, la famille de Sadie, si on n'y pensait pas tant à Dieu. Tout allait à l'Eglise, c'est-à-dire aux prêtres, qui étaient toujours à quémander de l'argent. Je n'avais jamais aimé la vue d'un prêtre. Trop onctueux et patelins pour mon goût. Non, le diable les emporte ! Et au diable leurs cierges, leurs rosaires, leurs crucifix — et leur Vierge Marie !

 

Enfin je me trouve face à face avec cet homme de mystère, Alan Cromwell, lui tendant un autre verre, lui donnant des tapes dans le dos, bref, m'amusant fameusement avec lui. Et en plein dans notre petit nid d'amour !

C'était Mona qui avait organisé la rencontre — avec la complicité de Doc Kronski. Kronski boit aussi, et braille, et gesticule. De même que sa petite souris de femme qui passe pour la circonstance pour ma femme à moi. Je ne suis plus Henry Miller. On m'a donné pour la soirée un nouveau nom : Dr. Harry Marx.

Seule Mona est absente. Elle est « censée » arriver plus tard.

Les choses ont progressé fantastiquement depuis le moment, plus tôt dans la soirée, où j'ai échangé une poignée de main avec Cromwell. Je dois m'avouer, en parlant du diable, qu'il est en effet beau garçon. Et non seulement beau garçon (dans le genre méridional) mais beau parleur et jobard comme un enfant. Je ne dirais pas qu'il soit stupide, non. Confiant, plutôt. Pas cultivé non plus, mais intelligent. Pas fin mais capable. Un homme qui a bon cœur, un homme franc et ouvert. Débordant de bonne volonté.

Il semblait honteux de le mettre dedans, de se payer sa tête. Je voyais que l'idée venait de Kronski, non de Mona. Se sentant coupable parce que nous avions négligé Kronski depuis si longtemps, elle avait probablement acquiescé sans réfléchir. C'était ce qu'il me semblait.

En tout cas, nous étions tous joliment en forme. La confusion était énorme. Heureusement, Cromwell était arrivé tanguant comme un Zeppelin. Naturellement sans défense, la boisson le rendait encore plus confiant. Il ne paraissait pas se rendre compte que Kronski était juif, quoique ce fût évident même pour un enfant. Il le prenait pour un Russe. Quant à moi, avec ce nom de Marx, il ne savait que penser. (Kronski avait conçu la brillante idée de me faire passer pour juif.) La révélation de ce fait renversant — que j'étais juif — ne fit aucune impression à Cromwell. Nous aurions tout aussi bien pu lui dire que j'étais Sioux ou Esquimau. Il était pourtant curieux de savoir ce que je faisais dans la vie. Conformément à notre plan préconçu, je lui déclarai que j'étais chirurgien, que le Dr. Kronski et moi partagions le même cabinet. Il regarda mes mains et approuva gravement de la tête.

Pour moi, le difficile était de me rappeler, tout au long d'une interminable soirée, que la femme de Kronski était ma femme. Cela, bien entendu, c'était encore une invention du cerveau fertile de Kronski — une façon de détourner les soupçons, pensait-il. Chaque fois que je regardais cette souris à lui, j'avais envie de lui taper dessus. Nous nous employions de notre mieux à la faire boire ; mais elle se contentait de prendre une petite gorgée et de repousser le verre. Pourtant, à mesure que la soirée avançait et que notre énorme farce devenait de plus en plus hardie, elle s'anima. Autant dire qu'elle se déboutonna d'un cran ou deux, pas plus. Quand, à un moment donné, elle fut prise d'un accès de fou rire, je crus qu'elle allait être malade. Elle s'entendait mieux à pleurer.

Cromwell, en revanche, y allait de bon cœur. Par moments il ne savait pas de quoi il riait, mais notre rire à nous était si contagieux qu'il se foutait éperdument de savoir de quoi il riait lui-même. De temps en temps il posait une question ou deux au sujet de Mona, qu'il considérait, c'était évident, comme un être très étrange quoique adorable. Nous prétendions, bien sûr, la connaître depuis le berceau. Nous louions outrageusement ses œuvres, inventant tout un arsenal de poèmes, d'essais et de nouvelles : elle était trop modeste, nous en étions certains, pour lui en avoir révélé l'existence. Kronski alla jusqu'à exprimer l'opinion qu'elle serait avant longtemps le plus grand écrivain femme d'Amérique. Je prétendis ne pas en être si certain mais convins qu'elle avait un talent extraordinaire, d'extraordinaires possibilités.

Interrogés pour savoir si nous avions vu les articles qu'elle avait produits, nous professâmes une complète ignorance, nous nous montrâmes en vérité stupéfaits d'apprendre qu'elle faisait une chose pareille.

— Il va falloir que nous y mettions fin, dit Kronski. Elle a trop de valeur pour perdre son temps à cela.

Je me déclarai d'accord avec lui. Cromwell parut déconcerté. Il ne voyait pas ce qu'il y avait de si terrible dans le fait d'écrire un article quotidien. Au surplus, elle avait besoin d'argent.

— D'argent ? hurla Kronski. D'argent ? Mais, et nous donc ? Je suis sûr que le Dr. Marx et moi pouvons subvenir à ses besoins.

Il paraissait stupéfait d'apprendre que Mona pouvait avoir besoin d'argent. Un peu froissé, en fait.

Le pauvre Cromwell sentit qu'il avait fait un faux pas. Il nous assura que ce n'était qu'une impression de sa part. Mais, pour en revenir au sujet, il aimerait vraiment que nous jetions un coup d'œil sur ces articles et lui donnions notre avis en toute franchise. Il n'était pas juge lui-même. Si c'était vraiment bon, il était certain de pouvoir la faire nommer. Il ne parla pas, bien entendu, de lâcher cent dollars par semaine.

Nous bûmes là-dessus encore un verre et puis le détournâmes vers d'autres sujets. Il était asez facile à aiguiller sur une voie de garage. Il n'avait qu'une pensée en tête — quand arriverait-elle ? De temps en temps il nous suppliait de le laisser faire un saut dehors pour téléphoner à Washington. De façon ou d'autre nous nous arrangions toujours pour faire échouer ces tentatives. Nous savions que Mona ne viendrait pas, du moins pas avant que nous eussions écarté Cromwell du chemin. Elle nous avait donné jusqu'à une heure du matin pour nous débarrasser de lui. Notre seul espoir était donc de le remplir assez pour pouvoir le mettre dans un taxi et l'expédier.

J'avais essayé plusieurs fois de découvrir où il était descendu mais sans arriver à rien. Kronski trouvait que cela avait peu d'importance — le premier hôtel venu ferait l'affaire. Au milieu de ces manèges, je me demandais pourquoi cette histoire de fous avait été organisée. Cela n'avait pas de sens. Plus tard, je m'entendis dire que Mona avait jugé important de laisser Cromwell voir qu'elle vivait vraiment seule. Il y avait là un autre but, bien entendu, et c'était de découvrir s'il espérait vraiment vendre les articles au trust. Mona croyait qu'il se montrerait plus franc avec nous qu'avec elle. Mais nous avions laissé tomber ce sujet au début de la soirée, grâce à Kronski. Pour on ne sait quelle bizarre raison à lui, Kronski était obsédé par l'idée de gaver Cromwell d'histoires à faire dresser les cheveux sur la tête concernant notre salle d'opération. Je dus évidemment lui donner la réplique. Aucune personne saine d'esprit n'aurait ajouté la moindre créance à ces fables qu'il ne cessait d'inventer. Elles étaient si sensationnelles, si parfaitement fantastiques, et si sanglantes et macabres avec ça, que je me demandais comment Cromwell, tout ivre mort qu'il était, pouvait ne pas y voir clair. Bien entendu, plus le récit était horrible et incroyable, plus nous riions, Kronski et moi. Notre hilarité déconcertait un peu Cromwell, mais finalement il l'accepta comme de l'« insensibilité professionnelle ».

A en croire Kronski, neuf opérations sur dix n'étaient que pures expériences criminelles. A l'exception d'une rare poignée, tous les autres chirurgiens étaient des sadiques nés. Non content des fantaisies diaboliques sur les mauvais traitements infligés aux êtres humains, il se lança dans de longues dissertations sur notre cruauté envers les animaux. Une de ces histoires, une histoire poignante qu'il raconta en riant à gorge déployée, concernait un pauvre petit lapin, qui après de nombreuses injections, commotions électriques et toutes sortes de ressuscitements miraculeux, fut brutalement massacré. Pour couronner le tout, il raconta par le menu comment lui, Kronski, avait rassemblé les restes de la pauvre petite bête et en avait fait un ragoût, oubliant, jusqu'après en avoir avalé quelques bouchées, qu'on avait injecté au pauvre lapin de l'arsenic. De cela nous rîmes immodérément. Cromwell, légèrement dégrisé par la sanglante histoire, déclara qu'il était vraiment dommage que Kronski ne fût pas mort, puis rit de si bon cœur de cette idée que, par distraction, il avala un plein verre de cognac pur. Sur quoi il fut pris d'une telle quinte de toux que nous dûmes l'étendre par terre et le travailler comme un noyé.

Ce fut à ce moment que nous constatâmes que Cromwell devenait impossible à manier. Pour le soigner, nous lui avions enlevé son veston, son gilet, sa chemise et son maillot de corps. Ce fut Kronski, bien sûr, qui fit le plus gros du travail ; je me contentais de bourrer de temps à autre Cromwell de coups ou de le frapper sur la poitrine. Maintenant qu'il était confortablement étendu, il n'avait plus envie de remettre ses vêtements. Il dit qu'il se sentait trop bien pour bouger. Voulait piquer un petit somme, ne serait-ce que quelques minutes. Il allongea vaguement le bras vers le divan, se demandant, je suppose, s'il pourrait se transporter vers une position encore plus confortable sans se réveiller.

La pensée qu'il pût s'endormir et nous rester sur les bras était alarmante. Nous nous mîmes maintenant à en découdre comme de vrais chenapans, mettant le pauvre Cromwell sur la tête, dansant autour de lui (à son profond ahurissement, bien sûr), faisant des grimaces, nous grattant comme des singes... n'importe quoi pour le faire rire, n'importe quoi pour empêcher ses lourdes paupières de se fermer. Plus nous travaillions dur — et nous étions maintenant positivement frénétiques — plus il insistait sur son petit somme. Il en était maintenant à ramper à quatre pattes vers le divan convoité. Une fois là, Dieu lui-même serait impuissant à le réveiller.

— Etendons-le, dis-je, indiquant par gestes et par grimaces que nous pourrions alors le rhabiller et le flanquer dehors.

Il nous fallut près d'une demi-heure pour lui remettre ses affaires. Si ivre et ensommeillé qu'il fût, Cromwell refusa avec acharnement de nous laisser lui déboutonner son pantalon, chose que nous devions faire pour rentrer sa chemise. Nous fûmes obligés de laisser sa braguette ouverte et sa chemise flottante. Le moment venu, nous cacherions sa chemise avec le pardessus. Cromwell sombra immédiatement. Lourde torpeur ponctuée de ronflements obscènes. Kronski était radieux. Voilà des siècles qu'il ne s'était si bien amusé, m'assura-t-il. Puis, sans baisser la voix, il suggéra suavement de fouiller les poches de Cromwell.

— Il faut que nous rentrions au moins dans ce que nous avons dépensé pour la nourriture et la boisson, insista-t-il.

Je ne sais pourquoi je devins subitement si scrupuleux, mais je refusai d'entrer dans ses vues.

— Il ne s'apercevra jamais que cet argent lui manque, dit Kronski. Qu'est-ce que c'est pour lui que cinquante ou cent dollars ?

Histoire de se rassurer lui-même, il tira le portefeuille de Cromwell. A sa profonde stupeur, il n'y avait pas un billet à l'intérieur.

— Et bien, merde alors ! bafouilla-t-il. Voilà bien les riches. Jamais d'argent liquide sur eux. Pouah !

— Nous ferions mieux de le sortir d'ici sans trop tarder, insistai-je.

— Essaie donc une peu ! dit Kronski, ricanant comme un bouc. Quel mal y a-t-il à le laisser ici ?

— Es-tu fou ? hurlai-je.

Il rit. Puis il entreprit de nous expliquer avec calme comme ce serait merveilleux, à son avis, de jouer la farce jusqu'au bout, c'est-à-dire de nous réveiller tous les cinq (le lendemain matin) et de continuer à tenir nos rôles respectifs. Cela donnerait à Mona une occasion de faire vraiment du théâtre, pensait-il. Cette suggestion n'enthousiasma pas du tout la femme de Kronski : c'était beaucoup trop compliqué pour son goût.

Après de longues palabres, nous décidâmes de réveiller Cromwell, de le traîner dehors, par les talons si nécessaire, et de l'expédier dans un hôtel. Nous dûmes nous escrimer avec lui un bon quart d'heure avant de réussir à le mettre à moitié debout. Ses genoux refusaient tout simplement de se redresser ; son chapeau lui couvrait les yeux et les pans de sa chemise dépassaient sous le pardessus que nous fûmes incapables de boutonner. Il ressemblait trait pour trait à un guignol. Nous riions si hystériquement que tout ce que nous pûmes faire fut de descendre les marches sans rouler l'un par-dessus l'autre. Le pauvre Cromwell ne cessait de protester disant qu'il ne voulait pas encore partir, qu'il tenait à attendre Mona.

— Elle est allée à Washington pour vous rencontrer, dit malicieusement Kronski. Nous avons reçu un télégramme pendant que vous dormiez.

Cromwell était trop hébété pour saisir toute la portée de cette nouvelle. De temps à autre il s'affaissait, menaçant de s'effondrer dans la rue. Notre intention était de lui faire prendre un peu l'air, de le retaper un brin, puis de le charger dans un taxi. Pour trouver un taxi, nous dûmes parcourir plusieurs rues. Notre chemin conduisait vers le fleuve, ce qui était un détour, mais nous pensions que la marche lui ferait du bien. Lorsque nous arrivâmes près des docks, nous nous assîmes tous sur les voies de chemin de fer et soufflâmes un coup. Cromwell s'étendit tout simplement entre les rails, riant et hoquetant, tout à fait comme un bébé au berceau. Par moments il nous réclamait quelque chose à manger. Il voulait des œufs au jambon. Le restaurant ouvert le plus proche se trouvait à près d'un mille de là. Je proposai de courir à la maison et de rapporter des sandwiches. Mais Cromwell dit qu'il ne pourrait attendre si longtemps, il lui fallait ses œufs au jambon tout de suite. Nous le remîmes vivement sur ses pieds, besogne qui nécessita nos forces conjuguées, et nous nous prîmes à le pousser et le traîner vers les lumières de Borough Hall. Un gardien de nuit survint et voulut savoir ce que nous faisions là à cette heure de la nuit. Cromwell s'effondra à nos pieds.

— Qu'est-ce que c'est que vous avez là ? demanda le gardien, poussant Cromwell du pied comme si c'était un cadavre.

— Ce n'est rien, il est simplement saoul, dis-je.

Le gardien se pencha sur lui pour sentir son souffle.

— Enlevez-moi ça, dit-il, ou sinon je vous ramasse tous tant que vous êtes.

— Bien, monsieur. — Bien, monsieur, dîmes-nous, traînant Cromwell par les aisselles, ses pieds raclant le sol.

Quelques secondes plus tard, le gardien nous rattrapa en courant avec le chapeau de Cromwell à la main. Nous le lui remîmes mais il tomba de nouveau.

— Là, dis-je en ouvrant la bouche, mettez-le-moi entre les dents.

Nous haletions et suions maintenant sous l'effort de le traîner. Le gardien nous regarda faire quelques instants avec dégoût, puis dit :

— Lâchez-moi ça ! Allez, jetez-le moi sur le dos... vous êtes des ballots, vous autres.

De cette façon nous atteignîmes le bout de la rue au-dessus de laquelle passait la ligne aérienne.

— Maintenant un de vous autres allez chercher un taxi, dit le gardien de nuit. Et ne le tiraillez plus de-ci de-là, vous lui déboîterez les bras.

Kronski remonta au galop la rue à la recherche d'un taxi. Nous nous assîmes au bord du trottoir et attendîmes.

Le taxi ariva au bout de quelques minutes et nous y chargeâmes Cromwell. Les pans de sa chemise flottaient toujours.

— Pour où ? demanda le chauffeur.

— L'Hôtel Astor ! dis-je.

— Le Waldorf-Astoria ! cria Kronski.

— Ma foi, décidez-vous ! dit le chauffeur.

— Le Commodore, cria Cromwell.

— Vous êtes sûr ? dit le chauffeur. Ce n'est pas une balade pour des prunes, non ?

— C'est bien le Commodore, n'est-ce pas ? dis-je passant la tête à l'intérieur du taxi.

— Sûr, dit Cromwell d'une voix épaisse, n'importe où me va.

— Est-ce qu'il a de l'argent sur lui ? demanda le chauffeur.

— Il en a des masses, dit Kronski. C'est un banquier.

— Je crois qu'un de vous autres ferait mieux de l'accompagner, dit le chauffeur.

— O.K., dit Kronski, et promptement il sauta dedans avec sa femme.

— Hé ! cria Cromwell, et le Dr. Marx ?

— Il viendra dans le taxi suivant, dit Kronski. Il a un coup de téléphone à donner.

— Hé ! me cria-t-il, et votre femme ?

— Elle est très bien où elle est, dis-je, et j'agitai la main en signe d'adieu.

Lorsque je rentrai, je découvris la serviette de Cromwell et de la menue monnaie tombée de ses poches. J'ouvris la serviette et y trouvai une masse de papiers et quelques télégrammes. Le plus récent venait du ministère des Finances, recommandant à Cromwell de téléphoner à quelqu'un à minuit sans faute, extrêmement urgent. Je mangeai un sandwich, tout en parcourant les documents officiels, pris un verre de vin, et décidai d'appeler Washington à sa place. J'eus un mal du diable à obtenir l'homme à l'autre bout du fil ; lorsque je l'eus, il répondit d'une voix ensommeillée, revêche et irritée. J'expliquai que Cromwell avait eu un petit accident mais qu'il lui téléphonerait dans la matinée.

— Mais qui êtes-vous... qui est-ce ? ne cessait-il de répéter.

— Il vous téléphonera demain matin, répétai-je, faisant la sourde oreille à ses questions frénétiques.

Puis je raccrochai. Dehors, je courus aussi vite que je pus. Je savais qu'il rappellerait. Je craignais qu'il ne mît la police à mes trousses. Je fis tout un détour pour atteindre le bureau de télégraphe ; là j'envoyai un message à Cromwell, à l'hôtel Commodore. J'espérais de tout cœur que Kronski l'avait bien livré là-bas. En quittant le bureau de télégraphe, je m'avisai que Cromwell pouvait ne pas recevoir le message avant l'après-midi du lendemain. L'employé le garderait probablement jusqu'à son réveil. J'entrai dans une autre cafeteria et appelai le Commodore, insistant pour que l'employé de nuit réveillât sans faute Cromwell quand il recevrait le télégramme.

— Versez sur lui au besoin une carafe d'eau froide dis-je, mais assurez-vous qu'il lit bien mon télégramme... c'est une question de vie ou de mort.

Quand je rentrai, Mona était là qui mettait de l'ordre dans la pièce.

— Ça a dû être une vraie rigolade, dit-elle.

— Et comment !

J'aperçus la serviette. Il en aurait besoin en téléphonant à Washington.

— Ecoute, dis-je, nous ferions mieux de trouver un taxi et de lui porter ça tout de suite. J'ai lu ces papiers. C'est de la dynamite. Mieux vaut ne pas être pris avec cela en notre possession.

— Vas-y toi, dit Mona, je suis éreintée.

Me voilà de nouveau dans la rue et, exactement comme l'avait prédit Kronski, suivant dans un taxi. Lorsque j'arrivai à l'hôtel, j'appris que Cromwell s'était déjà retiré dans sa chambre. J'insistai pour que l'employé m'y conduisît. Cromwell était couché tout habillé sur le couvre-lit, à plat sur le dos, son chapeau à côté de lui. Je lui mis la serviette sur la poitrine et sortis sur la pointe des pieds. Puis je me fis accompagner par l'employé au bureau du directeur, expliquai la situation à cet individu et fis attester par l'employé qu'il m'avait vu déposer la serviette sur la poitrine de Cromwell.

— Et puis-je savoir votre nom ? demanda le directeur, quelque peu troublé par cette tactique inusitée.

— Certainement, dis-je, Dr. Karl Marx, de l'Institut polytechnique. Vous pourrez m'appeler demain matin si quelque chose n'est pas en règle. M. Cromwell est un ami à moi, un agent du F.B.I. Il a un peu trop bu. Vous vous occuperez de lui, j'espère.

— Je n'y manquerai pas, dit le directeur de nuit, l'air assez alarmé. Pouvons-nous vous joindre à tout moment à votre bureau, docteur Marx ?

— J'y serai toute la journée, certainement, dis-je. Si j'étais sorti, demandez ma secrétaire — Mlle Rabinovitch — elle saura où me joindre. Il faut que je prenne maintenant un peu de repos... dois être à la salle d'opération à neuf heures. Merci beaucoup. Bonne nuit !

Le chasseur m'escorta jusqu'à la porte tournante. Le laïus lui avait visiblement fait impression.

— Taxi, monsieur ? demanda-t-il.

— Oui, répondis-je, et je lui donnai la monnaie que j'avais ramassée par terre.

— Merci beaucoup, beaucoup, docteur, dit-il avec force courbettes et salamalecs tandis qu'il m'aidait à monter dans le taxi.

Je dis au chauffeur d'aller à Times Square. Là je descendis et pris le chemin du métro. En arrivant au guichet, je m'aperçus qu'il ne me restait plus un traître sou. Le chauffeur de taxi avait eu mon dernier quart de dollar. J'escaladai les marches et m'arrêtai au bord du trottoir, me demandant où et comment trouver les cinq cents nécessaires. Pendant que je me tenais là, un porteur de télégramme vint à passer. Je le regardai deux fois pour voir si je le connaissais. Puis je me rappelai le bureau de télégraphe de Grand Central. J'étais sûr d'y connaître quelqu'un. Je regagnai Grand Central, dégringolai la rampe et, bien sûr, au bureau, grandeur nature, il y avait mon vieil ami Driggs.

— Driggs, voudrais-tu me prêter cinq cents ? dis-je.

— Cinq cents ? répondit Driggs. Tenez, prenez un dollar !

Nous bavardâmes quelques instants, puis je replongeai dans le métro.

Un mot que Cromwell avait laissé échapper plusieurs fois durant la première partie de la soirée me revenait sans cesse à l'esprit : « mon ami William Randolph Hearst ». Je ne doutais pas le moins du monde qu'ils ne fussent bons amis, quoique Cromwell fût encore passablement jeune pour être un ami intime du tsar des journaux. Plus je pensais à Cromwell, plus il me plaisait. J'étais décidé à le revoir bientôt, tout seul cette fois. Je priais pour qu'il n'oubliât pas de donner le coup de téléphone. Je me demandais ce qu'il penserait de moi quand il se rendrait compte que j'avais fouillé sa serviette.

 

Ce fut quelques jours seulement plus tard que nous nous rencontrâmes de nouveau un soir. Cette fois chez Papa Moskowitz. Rien que Cromwell, Mona et moi. C'était Cromwell qui avait proposé le rendez-vous. Il partait le lendemain pour Washington.

Quelque gêne que j'eusse pu ressentir en le rencontrant pour la seconde fois, elle fut rapidement dissipée par son chaleureux sourire et sa cordiale poignée de main. Tout de suite il me dit combien il m'était reconnaissant de ce que j'avais fait, sans préciser ce que c'était, mais me lançant un regard qui disait clairement qu'il savait tout.

— Je fais toujours des âneries quand je bois, dit-il en rougissant légèrement.

Il paraissait plus jeune que le premier soir où je l'avais rencontré. Il ne pouvait avoir plus de trente ans, il me semblait. Maintenant que je savais ce qu'était son vrai métier, j'étais plus que jamais stupéfait de son comportement aisé, insouciant. On eût dit un homme n'ayant aucune responsabilité. Rien qu'un joyeux jeune banquier de bonne famille, c'était l'impression qu'il donnait.

Mona et lui avaient parlé littérature semblait-il. Il prétendait, comme auparavant, ne pas être au courant des événements littéraires. Un simple homme d'affaires avec de légères connaissances en matière de finances. La politique ? Complètement en dehors de sa compétence. Non, la banque l'occupait assez. Sauf une escapade occasionnelle, il était un type casanier. Ne connaissait guère autre chose que Washington et New-York. L'Europe ? Oui, on ne peut plus désireux de voir l'Europe. Mais cela devrait attendre jusqu'à ce qu'il pût s'offrir de vraies vacances. Il feignit d'être plutôt honteux de ne connaître pour toute langue que l'anglais. Mais il supposait qu'on pouvait s'en passer si l'on avait les relations voulues.

Je me délectais en l'entendant servir cette histoire. A aucun moment, ni par un mot, ni par un geste, je ne trahis sa confiance. Même à Mona je n'aurais pas osé révéler ce que je savais de Cromwell. Il paraissait comprendre qu'on pouvait me faire confiance.

Et ainsi nous parlâmes et parlâmes, écoutant de temps à autre Moskowitz et buvant modérément. Je devinais qu'il avait déjà fait comprendre à Mona que les articles ne marchaient pas. Tout le monde avait fait l'éloge de son travail, mais le grand patron, quel qu'il fût, avait conclu que cela ne convenait pas aux journaux Hearst.

— Et Hearst lui-même ? hasardai-je. A-t-il dit non ?

Cromwell expliqua que Hearst s'en rapportait généralement aux décisions de ses subordonnés. Tout cela était très compliqué, m'assura-t-il. Néanmoins, il pensait que quelque chose d'autre pourrait se présenter, quelque chose de plus prometteur encore. Il saurait à son retour à Washington.

J'étais, bien entendu, en mesure d'interpréter cela comme une simple politesse, sachant parfaitement maintenant que Cromwell ne serait pas à Washington avant au moins deux mois, que dans sept ou huit jours, à vrai dire, il serait à Bucarest, conversant avec une grande aisance dans la langue de ce pays.

— Il se peut que je voie Hearst quand j'irai en Californie le mois prochain, dit-il sans sourciller. Je dois y aller pour affaires.

— Oh, à propos, ajouta-t-il, comme s'il venait tout juste d'y penser, votre ami le docteur Kronski n'est-il pas un personnage plutôt étrange... je veux dire pour un chirurgien ?

— Qu'entendez-vous par là ? demandai-je.

— Oh, je ne sais pas... Je l'aurais pris pour un prêteur sur gages, ou quelque chose de semblable. Mais ce n'était peut-être qu'un genre qu'il se donnait pour m'amuser.

— Vous parlez de ce qu'il racontait ? Il est toujours comme cela quand il boit. Non, c'est vraiment quelqu'un de remarquable, et un excellent chirurgien.

— Il faut que j'aille le voir quand je reviendrai ici, dit Cromwell. Mon petit garçon a un pied bot. Le docteur Kronski saura peut-être ce qu'il faut faire pour lui ?

— Je suis sûr que oui, dis-je, oubliant que j'étais censé être chirurgien moi aussi.

Comme s'il remarquait mon inadvertance, et uniquement pour se montrer un peu enjoué, Cromwell ajouta :

— Peut-être pourriez-vous me dire quelque chose vous-même sur ces questions, docteur Marx. Ou bien n'est-ce pas votre spécialité ?

— Non, cela ne l'est pas vraiment, dis-je, quoique je puisse en tout cas vous dire ceci. Nous avons bien obtenu quelques guérisons. Tout dépend. Vous expliquer pourquoi serait assez compliqué...

Il eut un large sourire.

— Je comprends, dit-il. Mais il est bon de savoir que vous pensez qu'il y a quelque espoir.

— Il y en a certainement, dis-je avec chaleur. Maintenant, il y a actuellement à Bucarest un célèbre chirurgien qui est réputé avoir obtenu quatre-vingt-dix guérisons sur cent. Il a un traitement spécial à lui avec lequel nous ne sommes pas encore familiarisés ici. Je crois que c'est un traitement électrique.

— A Bucarest, dites-vous ? C'est bien loin.

— Oui, certes, acquiesçai-je.

— Si nous reprenions une bouteille de vin du Rhin ? suggéra Cromwell.

— Si vous insistez, répondis-je. Je ne prendrai qu'une petite goutte, puis il faudra que je me sauve.

— Restez donc, pria-t-il, j'ai vraiment plaisir à parler avec vous. Vous savez, par moments vous me faites davantage l'effet d'un homme de lettres que d'un chirurgien.

— J'ai écrit autrefois, dis-je. Mais il y a des années de cela. Dans notre profession, on n'a pas beaucoup de temps à consacrer à la littérature.

— C'est comme dans la banque, n'est-ce pas ? dit Cromwell.

— Tout à fait.

Nous nous sourîmes avec bonhomie.

— Mais il y a bien eu des médecins qui ont écrit des livres, n'est-ce pas ? dit Cromwell. Je veux dire des romans, des pièces de théâtre, et des choses semblables.

— Bien sûr, dis-je, beaucoup. Schnitzler, Mann, Somerset Maugham...

— N'oubliez pas Elie Faure, dit Cromwell. Mona m'a beaucoup parlé de lui. Il a écrit une histoire de l'art, ou quelque chose de ce genre... n'est-ce pas ?

Il quêta du regard la confirmation de Mona.

— Je n'ai jamais vu son ouvrage, bien entendu. Je ne saurais distinguer un bon tableau d'un mauvais.

— Je n'en suis pas si sûr que cela, dis-je. Je pense que vous en reconnaîtriez un faux si vous le voyiez.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Oh, ce n'est qu'une impression. Je crois que vous êtes très prompt à déceler une contrefaçon.

— Vous me prêtez probablement trop de perspicacité, docteur Marx. Bien entendu, dans notre métier on prend l'habitude de se tenir sur le qui-vive pour la fausse monnaie. Mais ce n'est vraiment pas de mon ressort. Nous avons des spécialistes pour ce genre de choses.

— Naturellement, dis-je. Mais sérieusement, Mona a raison... il faut que vous lisiez un jour Elie Faure. Imaginez un homme écrivant une colossale Histoire de l'Art à ses moments perdus ! Il prenait des notes sur ses manchettes en visitant ses malades. De temps en temps il s'envolait vers quelque endroit lointain, comme le Yucatan ou le Siam ou l'île de Pâques. Je doute qu'aucun de ses voisins ait su ces escapades. Il menait une vie banale et monotone, en apparence. C'était un excellent médecin. Mais sa passion était l'art. Je ne saurais vous dire à quel point j'admire cet homme.

— Vous parlez de lui exactement comme Mona, dit Cromwell. Et vous me dites que vous n'avez pas le temps pour d'autres occupations !

Ici Mona se mit de la partie. Selon elle, j'étais un homme aux multiples facettes, un homme qui paraissait avoir le temps pour tout. Se serait-il douté, par exemple, que le docteur Marx était aussi un habile musicien, un expert aux échecs, un collectionneur de timbres...?

Cromwell affirma qu'il me soupçonnait d'être capable de beaucoup de choses que j'étais trop modeste pour révéler. Il était convaincu, en premier lieu, que j'étais un homme de grande imagination. Tout à fait en passant, il nous rappela qu'il avait remarqué l'autre soir mes mains. A son humble avis, elles révélaient beaucoup plus que la simple habileté à manier le scalpel.

Interprétant cette remarque à sa façon, Mona demanda s'il savait lire les lignes de la main.

— Pas vraiment, dit Cromwell, paraissant décontenancé. Assez peut-être pour distinguer un criminel d'un boucher, un violoniste d'un pharmacien. A peu près tout le monde peut en faire autant, même sans se connaître en chiromancie.

A ce moment, j'eus un mouvement pour partir.

— Restez donc ! insista Cromwell.

— Non, vraiment, je dois m'en aller, dis-je, lui saisissant la main.

— Nous nous reverrons bientôt, j'espère, dit Cromwell. Amenez la prochaine fois votre femme. Charmante petite créature. J'ai un vrai béguin pour elle.

— Ça elle l'est, dis-je en rougissant jusqu'aux oreilles. Eh bien, au revoir ! Et bon voyage !1

A ces mots, Cromwell leva son verre, par-dessus le bord duquel je discernai dans ses yeux une lueur légèrement moqueuse. A la porte, je rencontrai Papa Moskowitz.

— Qui est cet homme à votre table ? demanda-t-il à voix basse.

— Franchement, je ne sais pas, répondis-je. Demandez plutôt à Mona.

— Alors ce n'est pas un ami à vous ?

— A cela aussi il est difficile de répondre, dis-je. Allons, au revoir ! et je me dégageai d'une secousse.

 

Cette nuit-là je fis un rêve très troublant. Il commença, ainsi que font souvent les rêves, par une poursuite. Je pourchassais un petit homme maigre le long d'une rue sombre, descendant vers le fleuve. Derrière moi, il y avait un homme qui me pourchassait à mon tour. Il était important pour moi de rattraper l'homme que je poursuivais avant que l'autre m'eût agrippé. Le petit homme mince n'était autre que Spivak. Je l'avais pisté toute la nuit d'un endroit à l'autre, et finalement réduit à la fuite. Qui était l'homme derrière moi, je n'en avais aucune idée. Quel qu'il fût, il avait du souffle et des pieds agiles. J'avais l'inquiétant sentiment qu'il pourrait me rejoindre dès qu'il en aurait envie. Quant à Spivak, bien que je n'eusse rien demandé de mieux que de le voir se noyer, il était extrêmement urgent que je lui misse la main au collet : il avait sur lui des papiers d'une importance vitale pour moi.

Au moment où nous approchions de la jetée qui s'avançait dans le fleuve, je le rattrapai, me saisis solidement de lui, et, d'un seul mouvement, le fis se retourner. A ma profonde stupeur, ce n'était pas du tout Spivak : c'était ce fou de Sheldon. Il ne parut pas me reconnaître, peut-être à cause de l'obscurité. Il se laissa glisser sur ses genoux et me supplia de ne pas lui couper la gorge. « Je ne suis pas un Polak ! » dis-je, et d'une secousse, je le remis debout. A ce moment, mon poursuivant me rattrappa. C'était Alan Cromwell. Il me mit un pistolet dans la main et me commanda de faire feu sur Sheldon. « Tenez, je vais vous montrer comment on fait », dit-il, et d'une cruelle torsion du bras, il mit Sheldon à genoux. Puis il appliqua le canon du pistolet derrière la tête de Sheldon. Celui-ci poussait maintenant de petits cris plaintifs comme un chien. Je pris le pistolet et l'appliquai contre son crâne. « Tirez ! » commanda Cromwell. Comme un automate, je pressai la détente et Sheldon fit un petit bond, tel un diable en boîte, et tomba face en avant.

— Du bon travail ! dit Cromwell. Maintenant dépêchons-nous. Nous devons être à Washington demain matin de bonne heure.

Dans le train, Cromwell changea complètement de personnalité. Il ressemblait maintenant trait pour trait à mon vieil ami et double, George Marshall. Il parlait même exactement comme lui. bien que ses paroles fussent en ce moment passablement décousues. Il me rappelait l'ancien temps où nous faisions les clowns à l'intention des autres membres — de la fameuse Société Xerxès. En me clignant de l'œil, il fit miroiter le bouton qu'il portait sous le revers de son veston, celui-là même que nous portions religieusement tous, celui sur lequel était gravé en lettres d'or Fralres Semper. Puis il me donna notre vieille poignée de main, me chatouillant la paume de l'index, comme c'était notre coutume. « Cela te suffit-il ? » demanda-t-il, m'adressant une nouvelle grosse œillade rusée. Ses yeux, soit dit en passant, avaient pris de formidables proportions : c'étaient d'énormes yeux goîtreux qui flottaient dans sa face ronde comme des huîtres bouffies. Uniquement d'ailleurs quand il clignait de l'œil. Lorsqu'il reprenait son autre identité, alias Cromwell, ses yeux étaient tout à fait normaux.

— Qui êtes-vous ? demandai-je d'une voix suppliante. Etes-vous Cromwell ou Marshall ?

Il porta un doigt à ses lèvres, à la manière de Sheldon, et fit Chhhhhhhh !

Puis, d'une voix de ventriloque, et parlant du coin de la bouche, il m'informa rapidement, presque imperceptiblement, et à une vitesse croissante — d'essayer de le suivre me donnait le vertige ! — qu'il avait été prévenu en un rien de temps, qu'on était fier de moi au quartier général et que j'étais chargé d'une mission très spéciale, oui, d'aller à Tokio. Je devais personnifier un des bras droits du Mikado — afin de retrouver la trace des clichés volés.

— Tu sais, et il baissa encore la voix, braquant de nouveau sur moi ces horribles huîtres flottantes, rabattant le revers de son veston, me serrant la main, me chatouillant la paume, — tu sais, celui dont nous nous servons pour les billets de mille dollars.

Ici il se mit à parler en japonais, langue qu'à ma stupeur je découvris pouvoir suivre aussi facilement que l'anglais. C'était le commissaire aux beaux-arts, expliqua-t-il dans la langue des manieurs de baguettes, qui avait découvert le trafic. C'était un expert, ce type, en estampes pornographiques. Je le rencontrerais à Yokohama, déguisé en médecin. Il porterait un uniforme d'amiral, avec un de ces drôles de chapeaux triangulaires. Ici il me donna un prodigieux coup de coude et émit un petit rire —  exactement comme un Jap.

— Je suis navré de te dire, Hen, poursuivit-il, retombant dans le brooklynien, qu'ils ont pincé ta femme. Oui, elle est dans le circuit. Ils l'ont prise la main dans le sac avec un gros paquet de coco.

Il me poussa de nouveau du coude, plus violemment cette fois.

— Tu te rappelles cette dernière séance que nous avons montée — chez Grimmy ? Tu sais, la fois où il nous ont fait le coup de s'endormir. J'ai exécuté bien des fois depuis ce tour de corde et d'échelle.

Ici il me saisit la main et me donna une fois de plus le signe.

— Maintenant écoute, Hen, suis-moi bien... Quand nous descendrons du train, tu remonteras à petits pas Pensylvania Avenue, comme si tu faisais un tour. Tu rencontreras trois chiens. Les deux premiers, ce seront des chiens truqués. Le troisième accourra auprès de toi pour que tu le caresses. C'est ça le fil conducteur. Caresse-lui la tête d'une main et, de l'autre, glisse tes doigts sous sa langue. Tu trouveras une boulette de la grosseur d'un grain d'avoine. Prends le chien par le collier et laisse-toi conduire. Si quelqu'un t'arrête, tu n'auras qu'à dire Ohio ! Tu sais ce que ça veut dire. Ils ont posté partout des espions, même à la Maison Blanche... Maintenant pige bien ceci, Hen — il se mit à parler comme une machine à coudre, plus vite, plus vite, plus vite — quand tu verras le Président, donne-lui notre vieille poignée de main. Il y a une petite surprise qui t'attend mais je passe là-dessus. Ne perds seulement pas de vue, Hen, qu'il est le Président. Ne l'oublie jamais ! Il te parlera de ceci et de cela... il ne sait pas distinguer son cul d'un trou dans le sol... mais peu importe, tu n'auras qu'à écouter. Ne laisse pas voir que tu sais quelque chose. Obsipresieckswizi fera son apparition au moment critique. Tu le connais... il a été avec nous pendant des années...

J'aurais voulu lui demander de répéter le nom mais il n'était pas possible de l'arrêter, ne fût-ce qu'un instant.

— Nous entrerons en gare dans trois minutes, murmura-t-il, et je ne t'en ai pas encore dit la moitié. Ceci est le plus important, Hen, maintenant pige bien, et il me donna une nouvelle et douloureuse bourrade dans les côtes.

Mais ici il baissa la voix au point que je ne pus saisir que des fragments de son discours. Je me tordais d'angoisse. Comment pourrais-je jamais m'exécuter si les plus importants détails étaient perdus ? Je me rappellerais les trois chiens, bien sûr. Le message serait en code, mais je pourrais le déchiffrer sur le bateau. Je devais aussi dérouiller mon japonais pendant la traversée, mon accent laissait un peu à désirer, surtout pour la Cour.

— Tu y es maintenant ? disait-il, agitant de nouveau son revers et me serrant la main très fort.

— Attends, attends une minute, suppliai-je. Cette dernière partie...

Mais il avait déjà descendu les marches et s'était perdu dans la foule.

Cependant que je suivais Pennsylvania Avenue, cherchant à me donner l'apparence d'un flâneur, je me rendis compte avec un serrement de cœur que j'étais vraiment complètement embrouillé. L'espace d'un instant, je me demandai si je rêvais. Mais non, c'était bien Pennsylvania Avenue, pas d'erreur. Et puis, subitement, j'aperçus un gros chien, arrêté au bord du trottoir. Je savais que c'était une imitation de chien, car il était attaché à un piquet pour chevaux. Cela me rassura encore davantage en me confirmant que j'étais en possession de mon esprit éveillé. Je gardais l'œil ouvert pour repérer le second chien. Je ne me retournais même pas, quoique je fusse certain qu'il y avait quelqu'un sur mes talons, tant j'étais anxieux de ne pas rater ce second chien. Cromwell — ou était-ce George Marshall, les deux étaient maintenant inextricablement confondus — n'avait rien dit de la possibilité que je sois suivi. Peut-être d'ailleurs avait-il bien dit quelque chose, quand il parlait tout bas. La panique me gagnait de plus en plus. J'essayai de repenser, de me rappeler comment exactement je m'étais trouvé mêlé à cette vilaine affaire, mais mon cerveau était trop fatigué.

Tout à coup je faillis sauter hors de ma peau. Au coin de la rue, debout sous un réverbère, se tenait Mona. Elle avait à la main un paquet de Mezzotints qu'elle distribuait aux passants. Lorsque j'arrivai à son niveau, elle m'en tendit un, me lançant un regard qui signifiait : « Sois prudent ! » Je traversai la rue à petits pas nonchalants. Pendant un moment, je portai le Mezzotint sans y jeter un coup d'œil, m'en frappant à petits coups sur la jambe, comme si c'était un journal. Puis, sous prétexte de me moucher, je le passai dans l'autre main, et en me mouchant je lus en travers ces mots : « La fin est ronde comme le commencement. Fratres Semper» Cela me laissa cruellement perplexe. Peut-être était-ce encore un petit détail que j'avais raté alors qu'il parlait à voix basse. En tout cas, j'eus la présence d'esprit de déchirer le message en tout petits morceaux. Je jetai les morceaux un par un à des intervalles d'une centaine de mètres, tendant chaque fois intensément l'oreille pour m'assurer que mon poursuivant ne se baissait pas pour les ramasser.

J'arrivai au second chien. C'était un petit chien à roulettes. Il avait l'air d'un jouet abandonné par un enfant. Histoire de m'assurer que ce n'était pas un vrai chien, je lui donnai un petit coup du bout du pied. Il tomba instantanément en poussière. Je fis, bien entendu, comme si c'était tout naturel et repris mon allure tranquille.

Je n'étais plus qu'à quelques mètres à peine de l'entrée de la Maison Blanche quand j'aperçus le troisième et vrai chien. L'homme qui me filait n'était plus sur mes talons, à moins qu'il n'eût chaussé à mon insu des espadrilles. Quoi qu'il en soit, j'avais atteint le dernier chien. C'était un énorme terre-neuve, enjoué comme un chiot. Il accourut vers moi à grands bonds et faillit me renverser en essayant de me lécher la figure. Je restai un instant ou deux à caresser sa grosse tête tiède ; puis je me baissai avec circonspection et introduisis une main sous sa langue. Bien sûr, la boulette était là, enveloppée dans une feuille de papier d'argent. Comme l'avait dit Marshall ou Cromwell, elle avait à peu près la taille d'un grain d'avoine.

Je tenais le chien par le collier en gravissant les marches de la Maison Blanche. Tous les gardes donnèrent le même signe – un grand clin d'œil et un petit battement du revers. En m'essuyant les pieds sur le paillasson devant la porte, je remarquai les mots Fratres Semper en grosses lettres rouges. Le Président venait au-devant de moi. Il portait une jaquette et un pantalon rayé ; un œillet ornait sa boutonnière. Il tendait les deux mains pour m'accueillir.

— Mais, Charlie ! criai-je, comment diable te trouves-tu ici ? Je croyais que je devais rencontrer...

Brusquement je me rappelai les paroles de George Marshall.

— Monsieur le président, dis-je en faisant un profond salut, c'est certes un honneur...

— Entre donc, entre donc, dit Charlie, me saisissant la main et me chatouillant la paume de l'index. Nous t'attendions.

S'il était vraiment le Président, il n'avait pas changé d'un iota depuis l'ancien temps.

Charlie était connu comme le membre silencieux de notre club. Parce que son silence lui donnait un air de sagesse, nous l'avions élu pour rire président du club. Charlie était un des garçons qui demeuraient dans les logements de l'autre côté de la rue. Nous l'adorions mais ne pûmes jamais devenir très intimes, avec lui — à cause de son impénétrable silence. Un jour, il disparut. Des mois passèrent mais pas un mot de lui. Les mois devinrent des années. Aucun de nous n'avait jamais reçu de nouvelles de lui. On eût dit qu'il avait disparu de la surface de la terre.

Et voilà que maintenant il m'introduisait dans son sanctuaire. Président des Etats-Unis !

— Assieds-toi, dit Charlie. Mets-toi à l'aise.

Il me tendit une boîte de cigares.

Je ne pus que regarder et regarder en écarquillant les yeux. Il était exactement comme il avait toujours été, à l'exception, bien sûr, de la jaquette et du pantalon rayé. Ses épais cheveux auburn étaient partagés au milieu, comme toujours. Ses ongles étaient magnifiquement soignés, comme toujours. Le même vieux Charlie. Au bas de son gilet, comme toujours, il portait ce vieux bouton de la Société Xerxès. Fratres Semper.

— Tu comprends, Hen, commença-t-il de cette voix douce, modulée qui lui était propre, pourquoi je devais tenir mon identité secrète.

Il se pencha en avant et baissa la voix.

— Elle est toujours à mes trousses, tu sais. (Elle, je le savais, s'appliquait à sa femme d'avec qui il ne pouvait divorcer étant catholique.) C'est elle qui est derrière tout cela. Tu sais...

Il m'adressa une de ces grosses œillades rusées comme en avait eu George Marshall.

Ici il se mit à agiter les doigts, comme s'il roulait une petite balle. Au premier abord, je ne saisis pas, mais quand il eut répété le geste plusieurs fois, je devinai à quoi il faisait allusion.

— Oh, la boul...

Ici il leva un doigt, le porta à ses lèvres et, presque imperceptiblement, fit Chhhhhhhhh.

Je tirai la boulette de la poche de mon gilet et la déroulai. Charlie ne cessait d'incliner gravement la tête, mais sans émettre un son. Je lui donnai le message à lire ; il me le rendit et je le lus attentivement à mon tour. Puis je le lui passai et il se hâta de le brûler. Le message était rédigé en japonais. Traduit, il signifiait : « Nous sommes maintenant inexorablement unis dans la fraternité. La fin est pareille au commencement. Observez une stricte étiquette. »

Le téléphone sonna et Charlie répondit d'une voix basse, grave. A la fin il dit :

— Introduisez-le dans quelques instants.

— Obsipresieckswizi sera ici sous peu. Il ira avec toi jusqu'à Yokohama.

J'étais sur le point de demander s'il ne serait pas assez aimable d'être un peu plus explicite, quand soudain il pivota vivement sur sa chaise tournante et me fourra, une photo sous le nez

— Tu la reconnais naturellement ?

De nouveau il porta un doigt à ses lèvres.

— La prochaine fois que tu la verras, elle sera à Tokio, probablement dans la cour intérieure.

Il tendit la main vers le tiroir inférieur de son bureau et exhiba une boîte de bonbons portant l'étiquette Hopjes, la sorte que nous vendions, Mona et moi. Il l'ouvrit avec précaution et m'en montra le contenu : une carte de vœux pour la Saint-Valentin, une mèche de ce qui avait l'air d'être les cheveux de Mona, un poignard miniature à manche d'ivoire et une alliance. Je les examinai intensément, sans les toucher. Charlie referma la boîte et la remit dans le tiroir. Puis il me fit un clin d'œil, donna une chiquenaude au bord de son gilet et dit « Ohio ! » Je répétai après lui : « Ohio ! »

Tout à coup il pivota de nouveau et me fourra la photo sous le nez. C'était cette fois un visage différent. Non pas Mona, mais quelqu'un qui lui ressemblait, quelqu'un de sexe indéterminé, avec de longs cheveux tombant sur les épaules, à la manière indienne. Visage saisissant et mystérieux, évoquant cet ange déchu, Rimbaud. J'éprouvai un sentiment de malaise. Pendant que je contemplais la photo, Charlie la retourna ; de l'autre côté, il y avait une photo de Mona vêtue à la mode japonaise, les cheveux coiffés à la japonaise, les yeux tirés obliquement vers les tempes, les paupières lourdes, donnant aux yeux l'apparence de deux sombres fentes. Il tourna et retourna les photos plusieurs fois. Dans un silence impressionnant. J'étais incapable de comprendre quel sens il fallait donner à cette scène.

A ce moment, un serviteur entra pour annoncer l'arrivée d'Obsipresieckswizi. Il prononça le nom comme si c'était Obsèques. Un grand homme décharné entra vivement, alla droit à Charlie qu'il appela « M. le Président », et se lança dans un discours volubile en polonais. Il ne m'avait point remarqué. C'était une chance, car j'aurais pu commettre un grave lapsus et l'appeler par son vrai nom. Je me disais justement que tout marchait comme sur des roulettes quand mon vieil ami Stasu, car ce n'était nul autre que lui, s'arrêta de parler aussi brusquement qu'il avait commencé.

— Qui est-ce celui-là ? demanda-t-il à sa façon brusque et insolente en me montrant du geste.

— Regarde bien, dit Charlie. Il cligna de l'œil, d'abord à moi, puis à Stasu.

— Oh, c'est toi, dit Stasu, me tendant la main de mauvaise grâce. Qu'est-ce qu'il vient faire dans le tableau, lui ? demanda-t-il en s'adressant au Président.

— A toi de le déterminer, répondit suavement Charlie.

— Humm, marmonna Stasu. Il n'a jamais été bon à rien C'est un parfait raté.

— Nous savons tout cela, dit Charlie, absolument imperturbable, mais tout de même.

Il appuya sur un bouton et un autre serviteur parut.

— Voyez à ce que ces hommes parviennent sans encombre à l'aérodrome, Griswold. Prenez ma voiture.

Il se leva et nous serra la main. Son attitude était exactement de qui occupe une si haute charge. Je sentis qu'il était vraiment le Président de notre grande République, et un Président très subtil, très capable, par-dessus le marché. Comme nous arrivions à la porte, il cria : « Fratres Semper ! » Nous pivotâmes sur nos talons, fîmes le salut militaire et répétâmes : « Fratres Semper ! »

Il n'y avait pas de lumière dans l'avion, pas même à l'intérieur. Pendant un moment, nous ne parlâmes ni l'un ni l'autre. Finalement Stasu se lança dans un torrent de paroles en polonais. Cela rendait à mes oreilles un son étrangement familier, sans pourtant que je fusse capable d'en démêler un mot à l'exception de Pan et Puni.

— Parle anglais, suppliai-je. Tu sais bien que je ne parle pas polonais.

— Fais un effort, dit-il, cela te reviendra. Tu le parlais dans le temps, ne fais pas la bête. Le polonais est la langue la plus facile du monde. Tiens, fais comme ceci...

Et il se mit à émettre des sons sibilants, sifflants, tel un serpent en rut.

— Maintenant éternue ! Bon. Maintenant gargarise-toi. Maintenant roule ta langue comme un tapis et avale ! Bon. Tu vois... ce n'est rien du tout. Les rudiments sont les six voyelles, les douze consonnes et les cinq diphtongues. Si tu as un doute, crache ou siffle. N'ouvre jamais la bouche en grand. Tète l'air et pousse la langue contre tes lèvres fermées. Comme ça. Parle vite. Plus c'est vite mieux ça vaut. Elève un peu la voix, comme si tu allais chanter. C'est ça. Maintenant ferme le palais et gargarise-toi. Parfait ! Tu commences à attraper le truc. Maintenant répète après moi, et ne bégaye pas : « Ochizkishyi seiecsuhy plaifuejticko eicjcyciu ! » Excellent ! Tu sais ce que ça veut dire : « Le déjeuner est prêt ! »

J'étais transporté de joie à voir l'aisance avec laquelle je m'exprimais. Nous répétâmes un certain nombre de phrases toutes faites, telles que : « Le dîner est servi », « l'eau est chaude », « il y a une forte brise », « entretiens le feu », et ainsi de suite. Tout cela me revenait aisément. Stasu avait raison. Je n'avais qu'à faire une petit effort et les mots étaient là, sur le bout de ma langue.

— Où allons-nous maintenant ? demandai-je en polonais, histoire de varier le laïus.

— Izn Yotzxkiueceumasysi, répondit-il.

Même ce long mot, je paraissais me le rappeler. Langue étrange, ce polonais. Cela avait un sens, même si on était obligé de faire des acrobaties avec sa langue. C'était un bon exercice, cela dégelait la langue. Après une heure ou deux de polonais, je serais plus en forme pour reprendre mon étude du japonais.

— Qu'est-ce que tu feras quand nous arriverons là-bas ?

En polonais, bien sûr.

— Drnzybyisi uttituhy kidjeueycmayi, dit Stasu. Ce qui signifiait, dans notre propre langue : « Ne te fais pas de bile ».

Puis il ajouta, avec quelques jurons que j'avais oubliés :

— Garde la bouche fermée et l'œil ouvert. Attends les ordres.

Pendant tout ce temps, il n'avait pas dit un mot au sujet du passé, au sujet de nos années d'enfance dans Driggs Avenue, au sujet de sa bonne vieille tante qui nous donnait à manger des provisions de sa glacière. C'était une si adorable créature, sa tante. Elle parlait toujours — en polonais, s'entend — comme si elle chantait. Stasu n'avait pas changé du tout. Aussi mal embouché, provocant, morose et dédaigneux que toujours. Je me souvenais de l'effroi et de la terreur qu'il m'inspirait dans mon enfance — quand il se mettait en colère. C'était alors un vrai démon. Il empoignait un couteau ou une hachette et fonçait sur moi comme l'éclair. Les seuls moments où il parût jamais charmant et gracieux étaient quand sa tante l'envoyait acheter de la choucroute. Nous en chipions un peu en revenant. Elle était bonne, cette choucroute crue. Les Polonais en raffolaient. De cela et de bananes frites. De bananes qui étaient molles et trop sucrées.

Nous étions maintenant en train d'atterrir. Yokohama, sans doute. Je ne pouvais distinguer une seule chose, l'aérodrome était enveloppé dans l'obscurité.

Soudain je me rendis compte que j'étais seul dans l'avion. Je tâtonnai tout autour dans le noir mais pas de Stasu. Je l'appelai doucement, mais pas de réponse. Une légère panique me saisit. Je commençai à transpirer abondamment.

Quand je descendis de l'avion, deux Japs arrivèrent en courant pour m'accueillir. « Ohio ! Ohio ! » s'exclamèrent-ils. « Ohio ! » répétai-je. Nous nous entassâmes dans des pousse-pousse et nous mîmes en marche en direction de la ville proprement dite. Il n'y avait pas d'électricité, évidemment — rien que des lampions en papier, comme pour une fête. Toutes les maisons étaient en bambou, propres et coquettes, les trottoirs pavés de blocs de bois. De temps à autre nous passions un minuscule pont en bois, comme on en voit sur les vieilles estampes.

L'aube commençait tout juste à poindre quand nous pénétrâmes dans l'enceinte du palais du Mikado.

J'aurais dû trembler maintenant mais j'étais au contraire serein, parfaitement calme, prêt à toute éventualité. « Le Mikado se trouvera être un autre vieil ami », me dis-je, content de ma sagacité.

Nous mîmes pied à terre devant un énorme portail peint de couleurs éclatantes, enfilâmes des socques de bois et des kimonos. nous prosternâmes plusieurs fois, et puis attendîmes que le portail s'ouvrît.

Silencieusement, presque imperceptiblement, le grand portail s'ouvrit enfin. Nous étions au milieu d'une petite cour circulaire, dont le dallage était incrusté de nacre et de pierres précieuses. Une énorme statue du Bouddha se dressait au milieu de la cour. L'expression du visage du Bouddha était grave et à la fois séraphique. Une sensation de calme émanait de lui, comme je n'en avais jamais connu auparavant. Je me sentais entraîné dans le cercle de sa béatitude. L'univers entier semblait être suspendu dans un silence extatique.

Une femme s'avançait d'un des passages voûtés dérobés. Elle était vêtue d'habits de cérémonie et portait un vaisseau sacré. Quand elle s'approcha du Bouddha, tout se trouva transformé. Elle se déplaçait maintenant d'un pas de danseuse, aux sons d'une étrange musique cacophonique, sons aigus de staccato produits par du bois, de la pierre et du fer. Par toutes les portes, des danseurs s'avançaient maintenant, portant d'effrayantes bannières, le visage dissimulé sous des masques hideux. En tournant autour de la statue de Bouddha, ils soufflaient dans d'énormes conques qui émettaient des sons surnaturels. Soudain ils disparurent, et je me trouvai seul dans la cour, face à un énorme animal qui ressemblait à un taureau. L'animal était lové sur lui-même sur un autel en fer qui avait tant soit peu l'aspect d'une poêle à frire. Je voyais maintenant que c'était non un taureau mais le Minotaure. Un œil était paisiblement clos, l'autre me regardait fixement, tout à fait amicalement d'ailleurs. Tout d'un coup cet œil énorme se mit à cligner à mon adresse, furtivement, coquettement, comme une femme sous un réverbère dans quelque bas quartier de la ville. Et tout en clignant de l'œil, il se lova davantage, comme s'apprêtant à être rôti. Puis il ferma l'énorme œil et feignit de faire un somme. De temps à autre il battait les paupières de cette monstrueuse orbite qui avait cligné si facétieusement.

Furtivement, sur la pointe des pieds, et avec une pénible lenteur, je m'approchai du monstre de terreur. Lorsque je fus à quelques pas de l'autel, qui avait nettement la forme d'une casserole, je m'en rendais maintenant compte, je m'aperçus avec horreur que de petites flammes le léchaient par en dessous. Le Minotaure semblait remuer dans son propre jus, agréablement. De nouveau il ouvrait et fermait ce gros œil. L'expression en était de pure drôlerie.

M'avançant plus près, je perçus la chaleur que dégageaient ces petites flammes. Je sentais aussi la puanteur de la peau grillée de l'animal. J'étais hypnotisé de terreur. Je restais où j'étais, cloué au sol, la sueur ruisselant sur mon visage.

D'un seul bond, le monstre se mit brusquement debout, se balançant sur ses jambes de derrière. Je m'aperçus avec une horreur nauséeuse qu'il avait trois têtes. Les six yeux étaient grands ouverts et me guignaient d'un air polisson. Pétrifié, je regardais sombrement la peau brûlée se détacher, révélant une autre couche de peau d'un blanc pur et lisse comme l'ivoire. Maintenant les têtes commençaient à passer aussi au blanc, à l'exception des trois museaux et mufles qui étaient d'un vermillon éclatant. Autour des yeux, il y avait des cercles bleus, du bleu de cobalt. Chacun des fronts portait une étoile noire ; elles scintillaient comme de vraies étoiles.

Se balançant toujours sur ses jambes de derrière, le monstre se mit maintenant à chanter, dressant encore plus haut la tête, secouant sa crinière, roulant ses six horribles yeux goguenards.

— Mère de Dieu ! balbutiai-je en polonais, prêt à m'évanouir d'un instant à l'autre.

L'air, qui au premier abord avait ressemblé à un chant équatorial, devenait de plus en plus reconnaissable. Avec une habileté surnaturelle, le monstre passait subitement et rapidement d'un registre à l'autre, d'un ton à l'autre, jusqu'à ce que finalement il chantât d'une voix claire et sans erreur possible la Bannière Etoilée. Tandis que l'hymne se poursuivait, la belle peau blanche du Minotaure passa du blanc au rouge et puis au bleu. Les étoiles noires dans les fronts devinrent dorées ; elles projetaient des rayons de lumière comme des sémaphores.

Mon esprit, incapable de suivre ces changements ahurissants, sembla se vider. Ou peut-être un véritable obscurcissement s'était-il produit. En tout cas, ce que je constatai ensuite fut que le Minotaure avait disparu, l'autel avec lui. Sur le beau dallage mauve, plus exactement mauve et rose pâle, où les pierres précieuses incrustées étincelaient comme d'ardentes étoiles, une femme nue, aux formes voluptueuses et à la bouche semblable à une blessure fraîche, dansait la danse du ventre. Son nombril, agrandi aux dimensions d'un dollar en argent, était peint en carmin vif ; elle portait une tiare, et ses poignets et ses chevilles étaient constellés de bracelets. Je l'aurais reconnue partout, nue ou emmaillotée dans du coton. Ses longs cheveux dorés, ses yeux farouches de nymphomane, sa bouche hypersensuelle, me disaient sans erreur possible que ce n'était autre que Helen Reilly. Si elle n'eût pas été férocement exclusive, elle serait maintenant installée à la Maison Blanche avec Charlie qui l'avait abandonnée. Elle serait la Première Dame du Pays.

Je n'eus toutefois guère le temps de réfléchir. On la chargeait dans un avion avec moi, nue comme un ver et empestant la sueur et le parfum. Nous voilà de nouveau partis — retour à Washington, sans aucun doute. Je lui offris mon kimono mais elle l'écarta d'un geste. Elle était très bien comme elle était, merci. Elle était assise en face de moi, les genoux relevés presque jusqu'au menton, les jambes impudiquement écartées, tirant sur une cigarette. Je me demandais ce que dirait le Président – Charlie, s'entend — quand il poserait les yeux sur elle. Il avait toujours parlé d'elle comme d'une garce lascive, propre à rien. Ma foi, j'avais en tout cas bien travaillé. Je la ramenais, c'était ce qui importait. Sans doute Charlie avait-il l'intention d'obtenir un de ces divorces que seul peut accorder le Pape en personne.

Pendant tout le vol, elle continua de fumer cigarette sur cigarette. Elle gardait sa pose impudique, louchait de mon côté, me faisait les yeux doux, se caressait même de temps à autre, ses gros nichons se soulevant au rythme de la respiration. C'en était presque trop pour moi : je dus fermer les yeux.

Lorsque je les rouvris, nous montions les marches de la Maison Blanche, encadrés par un cordon de gardes qui masquaient le corps nu de la femme du Président. Je suivais derrière elle, observant, absolument fasciné, la façon dont elle tortillait ses fesses bas placées. N'aurais-je pas su qui elle était, j'aurais bien pu la prendre pour une des danseuses du ventre de chez Minsky... pour Cléo elle-même.

Quand la porte de la Maison Blanche s'ouvrit, j'éprouvai la plus grande surprise de ma vie. Ce n'était plus la pièce dans laquelle j'avais été reçu par le Président de notre grande république. C'était l'intérieur de la maison de George Marshall. Une table d'ahurissantes proportions occupait presque toute la longueur de la pièce. A chaque bout se dressait un candélabre massif. Onze hommes étaient assis autour de la table, chacun tenant un verre à la main : ils me firent penser aux figures de cire de chez Mme Tussaud. Il va sans dire, c'étaient les onze membres fondateurs des « Profonds Penseurs », ainsi que nous nous intitulions autrefois. La chaise inoccupée m'était manifestement destinée.

A un bout de la table était assis notre vieux président, Charlie Reilly ; à l'autre, notre président effectif George Marshall. Sur un signal, ils se mirent tous solennellement debout, verres levés, et éclatèrent en acclamations assourdissantes. « Bravo, Hen ! Bravo ! » criaient-ils. Et avec cela ils fondirent sur nous, attrapèrent Helen par les bras et par les jambes, et la flanquèrent sur la Sainte Table. Charlie me saisit la main et répéta chaleureusement : « Bien travaillé, Hen ! Bien travaillé ! » Je saluai maintenant chacun à tour de rôle, et avec chaque poignée de main, donnai le vieux signe, chatouillant la paume de l'index. Ils étaient tous extrêmement bien conservés – je dis « conservés », car, en dépit de la chaleur et de la cordialité de leur accueil, il y avait en eux quelque chose d'artificiel, quelque chose de cireux. C'était bon, néanmoins, de les revoir tous. Comme dans le vieux temps, me dis-je. Becker, avec sa boîte à violon usée ; George Gifford, hâve et ratatiné comme toujours, et parlant du nez ; Steve Hill, gros et tonitruant, cherchant à se donner un air plus important que jamais ; Woodruff, Mac Gregor, Al Burger, Grimmy, Otto Kunst, et Frank Carroll. J'étais absolument ravi de revoir Frank Carroll. Il avait des yeux lavande avec d'énormes cils, comme une fille. Il parlait d'une voix basse et douce, des yeux plus que de la bouche. Mélange de prêtre et de gigolo.

Ce fut George Marshall qui nous ramena à la réalité. Il frappait sur la table avec son marteau. « L'assistance est rappelée à l'ordre ! » Il frappa de nouveau vigoureusement et nous nous dirigeâmes tous en file vers nos places respectives à la table. Le cercle était complet, la fin pareille au commencement. Unis dans la fraternité, inexorablement. Comme tout cela était clair ! Chacun portait son bouton sur lequel s'inscrivait en lettres d'or Fratres Semper. Tout était exactement comme cela avait toujours été, jusqu'à la mère de George Marshall qui faisait la navette entre la cuisine et la pièce, les bras chargés de mets tentants. Inconsciemment, je regardai intensément son large derrière. George Marshall n'avait-il pas dit un jour que le soleil se levait et se couchait dans son cul ?

Il n'y avait qu'une note troublante dans cette réunion, et c'était la présence (dans sa nudité) de la femme de Charlie Reilly. Elle se tenait debout au milieu de la longue table, aussi éhontée et impudente que jamais, une cigarette entre les lèvres, attendant le signe pour entrer en scène. Pourtant, et cela était encore plus étrange, plus troublant à mes yeux, personne ne semblait lui prêter la moindre attention. Je regardai dans la direction de Charlie pour voir comment il prenait cela ; il paraissait impassible, imperturbable, se comportant sensiblement de même que lorsqu'il personnifiait le président des Etats-Unis.

La voix de George Marshall se fit maintenant entendre.

— Avant de passer à la lecture du procès-verbal, dit-il, je tiens à vous présenter, à vous autres gars, un nouveau membre du club. C'est notre premier et unique membre femme. Une vraie dame, même si je dois mentir comme un chien. Certains d'entre vous la reconnaissent peut-être. Je suis sûr en tout cas que Charlie la reconnaîtra.

Il nous fit une grimace rusée qui se voulait sourire, puis poursuivit en hâte :

— Cette séance est importante, je veux que vous le compreniez, vous autres. Hen ici présent vient de faire un aller et retour à Tokio — je ne dirai pas pour l'instant pourquoi. A l'issue de cette séance qui, à propos, est secrète, je veux que vous offriez à Hen le petit témoignage d'estime que nous avons préparé pour lui. Elle était dangereuse, sa mission, et il l'a suivie à la lettre... Et maintenant, avant de passer à l'affaire que nous avons à traiter, et qui concerne une beuverie qui aura lieu chez Gifford samedi soir, je vais demander à la petite dame (ici une œillade polissonne et un sourire mignard) d'exécuter une de ses spécialités. Ce numéro, je suppose que je n'ai pas besoin de vous le dire, sera la fameuse danse du ventre. Elle l'a fait pour le Mikado, pas de raison pour qu'elle ne puisse le faire pour nous. En tout cas, vous remarquerez qu'elle n'a rien sur elle, pas même une feuille de vigne.

Un tumulte menaçant d'éclater, il tapa sévèrement avec son marteau.

— Avant qu'elle commence son numéro, laissez-moi vous dire ceci, vous autres : je compte sur vous pour assister au spectacle en observant la plus stricte bienséance. Nous avons monté ce numéro, Hen et moi, afin d'éveiller plus d'intérêt pour les activités du club. Les dernières réunions ont été absolument décourageantes. Le vrai esprit du club semble s'être volatilisé. C'est une séance spéciale qui a pour but de rehausser le vieil esprit de camaraderie...

Ici il donna trois coups rapides de son marteau, sur quoi un phonographe se mit à jouer à la cuisine le St. Louis Blues.

— Tout le monde est-il heureux ? roucoula-t-il. O.K., Helen, fais ton truc ! Et souviens-toi, donne-toi à fond !

Les candélabres furent enlevés et rangés sur un buffet contre le mur ; toutes les bougies sauf deux avaient été soufflées. Helen se mit à se tortiller et se contorsionner selon la grande tradition des anciens. Sur le mur opposé, son ombre répétait ses mouvements dans un style exagéré. C'était une version japonaise de la danse du ventre qu'elle exécutait. On eût dit qu'elle y avait été entraînée depuis l'enfance. Elle était maîtresse de chaque muscle de son corps. Même de ses muscles faciaux elle se servait avec une extraordinaire adresse, surtout lorsqu'elle simulait les mouvements convulsifs de l'orgasme. Aucun d'entre nous ne bougea de sa position rigide. Nous restions assis tels des phoques savants, les mains inertes, les yeux suivant chaque petit mouvement qui, nous le savions, avait une signification bien à lui. Quand la dernière note mourut, George Gifford tomba de sa chaise raide évanoui. Helen sauta à bas de la table et courut à la cuisine. George Marshall frappa sauvagement de son marteau.

— Traînez-le dehors au porche, ordonna-t-il, et plongez-lui la tête dans un seau ! Vite ! Il faut que nous nous occupions du procès-verbal.

Cela provoqua quelques murmures et grognements.

— Revenez à vos places ! cria George Marshall. Ce n'est qu'un préliminaire. Ne vous emballez pas et vous aurez un vrai régal. A propos, ceux qui ont envie de se... peuvent s'excuser et aller aux chiottes.

Tous, sauf George Marshall et moi, se levèrent en chœur et sortirent.

— Tu vois à quoi nous sommes en butte, dit George Marshall d'un ton d'absolu désespoir. Nous pouvons inventer n'importe quoi pour eux, c'est peine perdue. Je vais prendre des dispositions pour dissoudre ce club. Je veux que ce soit fait selon les règles et lu dans le procès-verbal.

— Bon Dieu, suppliai-je, ne fais pas ça ! Après tout, ils ne sont qu'humains.

— C'est ce qui te trompe, dit George Marshall. Ce sont tous des hommes triés sur le volet. Ils devraient savoir mieux y faire. La dernière fois, nous n'avons même pas eu le quorum.

— Qu'est-ce que tu veux dire, ils devraient savoir mieux y faire ?

— L'étiquette exige qu'on ne montre pas ses émotions. Neuf d'entre eux sont en train de se... là-bas. Le dixième s'est évanoui. Où allons-nous ?

— N'es-tu pas un tout petit peu sévère ?

— Il le faut, Hen. Nous ne pouvons pas les chouchouter indéfiniment.

— N'empêche, je pense...

— Ecoute, Hen, et il se mit à parler plus rapidement, baissant de plus en plus la voix.

— Personne ne sait, à l'exception de Charlie et de moi, pourquoi tu es allé à Tokio. Tu as fait du bon travail. On est au courant de tout en haut lieu. Ce n'est qu'une petite combine que j'ai imaginée pour leur jeter la poudre aux yeux. Quand la séance sera levée, toi, Charlie et moi nous allons prendre Helen et faire une petite virée. Je ne voulais pas qu'ils perdent le contrôle d'eux-mêmes, sans quoi ils auraient été capables de la peloter à mort. Elle est en train de s'arranger là-bas...

Il me lança un clin d'œil malin.

— Elle se douche... un peu d'alun, de la mouche espagnole. Tu sais bien... Ma mère la masse en ce moment.

 
.........................

Puis il ajouta quelque chose qui me laissa complètement ahuri, tant cela ressemblait peu à George Marshall :

— Suis-moi bien, Hen, dit-il, c'est tout à fait ton rayon : L'homme indien veut des tailles fléchissantes sous le poids des seins et des hanches, de longues formes effilées, une seule onde musculaire parcourant le corps entier. L'héroïsme et l'obscénité n'apparaissent pas plus dans la vie universelle qu'un combat ou un accouplement d'insectes dans les bois. Tout est au même plan.

Il me lança de nouveau cette énorme œillade en coin qui me terrifiait tant.

— Tu piges, Hen ? Comme je disais il y a un instant, l'ancien élan est épuisé ; nous devons trouver du sang nouveau. Toi et moi, nous avançons en âge ; nous ne pouvons plus faire ces vieux trucs avec la même verve et le même brio. Quand la guerre viendra, je rejoindrai l'artillerie.

— Quelle guerre, George ?

— Plus de ces trucs au trapèze pour moi.

Les autres membres rentraient maintenant en troupe des cabinets. De ma vie, je n'avais vu de bougres si hagards, pompés, délabrés. « Il a raison, me dis-je, il faut que nous cherchions du sang nouveau. »

Doucement, ils reprirent place autour de la table, les têtes languissantes comme des fleurs mortes. Certains d'entre eux semblaient être dans une profonde transe. Georgie Gifford mâchonnait une branche de céleri — image même, sauf sa barbe, d'un vieux bouc stupide. Toute la foutue bande faisait honte à voir.

Quelques coups secs du marteau, et l'assemblée fut rappelée à l'ordre.

— Que ceux qui sont éveillés fassent attention ! commença George Marshall d'une voix dure, péremptoire. Jadis vous vous donniez le nom de Profonds Penseurs. Vous vous étiez unis pour former une enclave, la fameuse Société Xerxès. Vous n'êtes plus dignes d'être membres de cette société secrète. Vous avez dégénéré. Certains d'entre vous sont atrophiés. Dans un instant, je vais faire voter la dissolution de l'organisation. Mais d'abord j'ai quelque chose à dire à notre vieux président, Charlie Reilly.

Ici il assena sur la table quelques coups de marteau rageurs.

— Es-tu éveillé, misérable crapaud ? Je te parle. Redresse-toi ! Boutonne ta braguette ! Maintenant écoute... Par égard pour les services rendus, je te renvoie à la Maison Blanche où tu serviras encore quatre ans, si tu es réélu. Dès la fin de la séance, je veux que tu enfiles ta jaquette et ton pantalon rayé, et que tu te tires. Il te reste à peu près ce qu'il faut de cervelle pour satisfaire aux exigences du ministère de la Guerre. Si tu tiens ta langue, personne n'y verra que du feu. Tu es cassé, dissous, discrédité.

Ici il tourna la tête et fixa mon attention.

— Comment était-ce, Hen ? Le tout selon les règles, quoi ?

Il baissa la voix et parlant de nouveau à une vitesse terrifiante, il me souffla du coin de la bouche : Ceci est pour toi, spécial... « L'homme ne changera rien à sa destinée finale qui est de retourner tôt ou tard à l'inconscient et à l'informe. »

En disant cela, il se leva et me traînant derrière lui, nous nous précipitâmes à la cuisine. Un rideau de fumée nous y accueillit.

— Comme je le disais, Hen, nous t'avons préparé une petite surprise.

Ce disant, il souffla la fumée. De part et d'autre de la table de cuisine étaient assises Mona et cette mystérieuse créature aux longs cheveux noirs dont j'avais vu la photo.

— Qu'est-ce que c'est ? m'exclamai-je.

— Ta femme et son amie. Une paire de gousses.

— Où est Helen ?

— Repartie pour Tokio. Nous nous servons de celles-là comme de doublures.

Il me donna un effroyable coup de coude et un clin d'œil malin.

— Cromwell sera ici dans un instant, dit-il. C'est lui que tu dois en remercier.

Mona et son amante étaient trop occupées à jouer à l'enchre pour jeter seulement un regard de notre côté. Elles avaient l'air hilares. L'étrange créature aux longs cheveux était désarticulée ; elle avait une fine moustache, des seins fermes, et portait un pantalon de velours avec un galon doré sur les côtés. Exotique jusqu'au bout des ongles. De temps en temps elles se donnaient l'une à l'autre des coups d'épingle.

— Jolie paire, dis-je. Leur place est à Haymarket.

— Laisse faire Cromwell, dit George Marshall, il a tout arrangé.

Il n'avait pas plus tôt prononcé ce nom qu'on frappa à la porte.

— C'est lui, dit George Marshall. Toujours à la minute.

La porte s'ouvrit doucement, comme mue par un ressort caché. Un homme entra, un énorme bandage ensanglanté autour du crâne. Ce n'était pas du tout Cromwell, c'était Crazy Sheldon. Je poussai un cri perçant et m'évanouis.

Quand je revins à moi, Sheldon était assis à la table donnant les cartes. Il avait enlevé son pansement. Du minuscule trou noir à l'arrière de son crâne, le sang dégouttait sans arrêt, coulant sur son col blanc et le long de son dos.

De nouveau je sentis que j'allais m'évanouir. Mais George Marshall, devinant ma déconfiture, tira vivement de la poche de son gilet un petit bouchon en verre, l'introduisit dans le trou de la balle, et le sang cessa de couler. Sheldon se mit maintenant à siffler gaiement. C'était une berceuse polonaise. De temps à autre il interrompait la mélodie pour cracher par terre. Après quoi il fredonnait quelques mesures, si doucement, si tendrement, qu'on eût dit une mère avec un bébé contre son sein. Après avoir sifflé et fredonné, après avoir craché dans toutes les directions, il se mit à chanter en hébreu, balançant la tête d'avant en arrière, se lamentant, exécutant le trémolo d'une voix aiguë de fausset, sanglotant, gémissant, priant. Il chantait d'une puissante voix de basse d'un volume renversant. Cela dura un bon moment. Il était comme possédé. Soudain il passa à un autre registre, ce qui donna à sa voix un bizarre timbre métallique, comme si ses poumons eussent été faits de métal en feuilles. Il chantait maintenant en yiddisch, un air ivre rempli de jurons obscènes et d'ignobles imprécations. « Die Hutzulies, farbrent soln sei wern... Die Merder, geharget soln sei wern... Die Gozlonem, unzinden soln sei sich... » Sa voix monta jusqu'à un cri perçant. « Fonie-ganef, a miese meshine of sei ! » Là-dessus, toujours braillant, l'écume dégouttant de la bouche, il se leva et se mit à tournoyer comme un derviche. « Cossaken ! Cossaken ! » répétait-il, frappant du pied et émettant un flot de sang à travers ses lèvres pincées. Il ralentit un peu, porta la main à la poche arrière de son pantalon et en tira le couteau miniature à manche d'ivoire. Maintenant il tournait de plus en plus vite, et en hurlant : « Cossaken ! Hutzulies ! Gozlonem ! Merder ! Fonie-Ganef ! » il s'en frappa à coups redoublés les bras, les jambes, le ventre, les yeux, le nez, les oreilles, la bouche, jusqu'à ce qu'il ne fût plus qu'une masse de plaies. Soudain il s'arrêta, saisit les deux femmes à la gorge et cogna leurs têtes l'une contre l'autre — encore et encore, comme s'il s'agissait de deux noix de coco. Puis il déboutonna sa chemise, porta le sifflet de police à ses lèvres et y souffla si fort que les murs en frémirent. Sur quoi les dix membres de la Société Xerxès accoururent à la porte ; à mesure qu'ils franchissaient le seuil, Sheldon, qui avait tiré son automatique, les abattait l'un après l'autre, braillant : « A miese meshine of sei... Hutzulies, Gozlonem, Merder, Cossaken ! »

Seuls George Marshall et moi restions en vie et respirions. Nous étions trop paralysés pour faire un mouvement. Dos au mur, nous attendions notre tour. Marchant sur les cadavres comme sur autant de troncs d'arbres abattus, Sheldon s'avança lentement vers nous, le pistolet braqué, tout en déboutonnant sa braguette de la main gauche.

— Chiens merdeux ! dit-il en polonais. C'est votre dernière chance de prier. Priez pendant que je pisserai sur vous, et que ma pisse sanglante ébouillante vos cœurs pourris ! Invoquez maintenant votre Pape, et votre Vierge Marie ! Invoquez ce truqueur, Jésus-Christ ! Les assassins seront geschiessen. Ce que vous pouvez puer, Goys merdeux ! Lâchez votre dernier pet !

Et il déversa sur nous sa pisse rouge et bouillante qui nous mordit la peau comme un acide. A peine avait-il fini qu'il tira à bout portant sur George Marshall ; le corps tomba sur le plancher comme un sac d'engrais.

Je levai la main pour hurler : Arrêtez ! mais Sheldon tirait déjà. En allant à terre, je me mis à hennir comme un cheval. Je le vis lever le pied et puis je le reçus dans la figure. Je roulai sur le côté. Je sus que c'était la fin.


1 En français dans le texte.