AVEC le solstice, une nouvelle phase d'existence a commencé pour nous — non pas dans le Sud ensoleillé mais à Greenwich Village. Premier stade de la vie clandestine.
Tenir un speak-easy, c'est ce que nous faisons, et y loger en même temps, c'est une de ces idées fantastiques qui ne peuvent surgir que dans l'esprit d'individus parfaitement dénués de sens pratique. Je rougis quand je pense à l'histoire que je fabriquai pour soutirer à ma mère l'argent dont nous avions besoin pour ouvrir la maison.
Officiellement, je suis le directeur de cette boîte. Je sers aussi à table, exécute les commandes rapides, vide les ordures, fais les courses, les lits, le ménage, et en général me rends aussi utile que possible. Ce que je ne serai jamais capable de faire, c'est de chasser l'odeur de tabac. Les fenêtres doivent rester fermées pendant les opérations, pour des raisons qui seront révélées bientôt. L'endroit — typique logement de rez-de-chaussée dans la partie pauvre du Village — se compose de trois petites pièces dont une cuisine. Les fenêtres sont garnies d'épais rideaux qui, même dans la journée, laissent à peine filtrer la lumière. Pas de doute là-dessus, si l'entreprise se révèle un succès, nous aurons la tuberculose. Nous comptons ouvrir vers le soir et fermer après le départ du dernier client, c'est-à-dire probablement vers l'aube.
Il ne sera pas question d'écrire ici, je le vois bien. J'aurai de la chance si je peux trouver le temps de me dégourdir les jambes une fois par jour.
Seuls nos amis les plus intimes doivent savoir que nous logeons ici — et que nous sommes mariés. Tout doit être voilé de secret. Ce qui veut dire que si l'on sonne à la porte et que Mona se trouve être sortie, il ne faut pas que je réponde. Je resterai sans bruit dans l'ombre jusqu'à ce que la personne soit partie. Si possible, je dois jeter un coup d'œil furtif au dehors pour voir qui c'est — à toutes fins utiles. A quelles fins ? Au cas où ce serait un détective ou un encaisseur. Ou l'un des amoureux les plus récents, donc ignorants et intrépides.
Tel est en bref la situation. Le mieux que nous pourrons en tirer, je le sais d'avance, ce sont des tracas et des soucis. Mona. bien entendu, est pleine de rêves : nous nous retirerions dans quelques mois et achèterions une maison à la campagne. Rêves chimériques. J'en suis inoculé au point d'être immunisé. Le seul moyen de crever la bulle de savon est de mener l'affaire jusqu'au bout. J'ai un autre troupeau de rêves, mais assez de bon sens pour les garder pour moi.
C'est stupéfiant, le nombre d'amis que nous avons, qui ont tous promis d'être présents le soir de l'inauguration. Certains, qui n'étaient auparavant pour moi que des noms — tous de la suite de Mona — nous ont aidés à mettre les choses d'aplomb. Cedric Ross, je le découvre, est un bellâtre à monocle qui se dit physio-biologiste ; Roberto de Sundra, un des « amoureux poids lourd », est un étudiant chilien qui passe pour fabuleusement riche ; George Inness, un artiste qui ne dédaigne pas à l'occasion les orgies d'opium, est un lutteur à prétentions intellectuelles ; Trevelyan, un écrivain anglais avec un passé, est un fils de famille dévoyé ; Caccicacci, dont les parents sont censés être propriétaires d'une carrière de marbre en Italie, est un pitre qui a le chic pour raconter des histoires incroyables. Et puis il y a Baronyi, le plus insinuant de tous, qui ne peut tout bonnement pas en faire assez pour la réussite de l'entreprise. Agent de publicité, c'est le titre qu'il se donne.
A ma grande surprise, le soir qui précède l'inauguration deux anciens amoureux apparurent simultanément, sans se connaître, bien entendu. Je veux dire Carruthers et cet homme Harris qui avait payé une somme princière pour le privilège de dépuceler ma femme. Ce dernier arriva dans une Rolls Royce, avec une chorus girl à chaque bras. Carruthers avait aussi avec lui deux filles, toutes deux d'anciennes amies de Mona.
Bien entendu, tous mes vieux copains ont juré d'être présents le soir de l'inauguration, y compris O'Mara qui vient de rentrer du sud. Cromwell est attendu lui aussi, mais il ne pourra peut-être rester que quelques instants. Quant à Rothermel, Mona essaie de le persuader de s'abstenir : il bavarde trop. Je me demande si Sheldon s'amènera — par hasard. Certainement un ou deux des millionnaires feront une apparition — peut-être le fabricant de chaussures, ou le roi du bois de charpente.
Aurons-nous assez d'alcool ? Tel est notre principal souci. Marjorie a promis de nous laisser taper dans sa réserve personnelle — en cas de difficultés.
L'arrangement conclu entre Mona et moi est le suivant : si l'un de nous devait par hasard se saouler, l'autre resterait sobre. Bien entendu, nous ne sommes ni l'un ni l'autre des pochards, mais quand même... Le principal problème sera de savoir comment se débarrasser des ivrognes. Les flics seront sur notre dos, inutile de nous faire des illusions à se sujet. Il serait naturel, dans ces conditions, de mettre quelque chose de côté pour le prix du silence. Mais Mona est certaine de pouvoir trouver de meilleures, de plus hautes protections. Elle parle des amis de Rothermel des marécages : juges, politiciens, banquiers, fabricants de munitions.
Ce Rothermel ! Je meurs d'envie de poser les yeux sur lui...
Il y a, dans le nouvel établissement, un petit détail qui me plait infiniment et c'est la glacière. Elle est pleine de délicieux comestibles, et elle doit rester pleine quoi qu'il arrive. Je ne cesse d'ouvrir et de fermer le sacré truc rien que pour contempler toutes les merveilleuses choses bonnes à manger. Le pain est lui aussi excellent — pain juif de l'East Side. Quand je m'ennuierai, je m'assiérai tout seul et je m'offrirai un petit casse-croûte. Quoi de meilleur qu'un sandwich au caviar sur du pain noir beurré — à deux heures du matin ? Avec un verre de chablis ou de riesling pour le faire descendre, certes.1 Et pour compléter le tout, peut-être une platée de fraises nageant dans la crème aigre, ou, sinon des fraises, des mûres ou des myrtilles ou des framboises. Je vois également de la halvah et de la baklava. Chouette ! Et sur le rayon Kirsch, Stresa, bénédictine, chartreuse verte. Quant au whisky — nous en avons une douzaine de marques — il me laisse froid. La bière de même. Bière et whisky — c'est pour les chiens. 2 2.2
Nous disposons aussi, je le vois, d'un excellent stock de cigares, rien que des marques de choix. 42 De temps en temps je savoure un cigare moi-même — un fin havane, disons. Mais je peux aussi m'en passer. Pour savourer vraiment un cigare, on doit être en paix avec le monde, telle est ma conviction. Cependant je suis sûr que les clients m'en bourreront les poches.
Non, nous ne manquerons pas de nourriture et de boisson, c'est certain. Mais exercice, air pur...? Je me sens déjà tout pâle.
La seule chose qui nous manque, franchement, c'est une caisse enregistreuse. Je me vois courant tous les jours à la banque avec une sacoche pleine de billets et de monnaie...
Le soir de l'inauguration se passa en fanfare. Nous avons dû encaisser pas loin de cinq cents dollars. Pour la première fois de ma vie, j'étais vraiment pourri d'argent : chacune de mes poches, y compris celles du gilet, était bourrée de billets. Carruthers, qui arriva cette fois avec deux nouvelles filles, a dû foutre en l'air une bonne centaine de dollars en payant une tournée à tous nos amis. Deux des millionnaires s'amenèrent aussi, mais ils restèrent entre eux et partirent de bonne heure. Steve Romero, que je n'avais pas vu depuis des siècles, vint avec sa femme ; il avait aussi bonne apparence que toujours, taureau espagnol de la tête aux pieds. Steve me raconta des tas de choses sur mes amis cosmodémoniques dont la plupart étaient apparemment toujours à leur poste, et qui pour joindre les deux bouts, jouaient tous aux courses à leurs moments perdus. Je fus enchanté d'apprendre que Spivak était tombé en disgrâce et avait été transféré dans un gentil petit trou du Dakota du Sud. Hymie, je l'appris, était maintenant agent d'assurances ; il viendrait bientôt un soir, un soir tranquille où nous pourrions avoir une bonne conversation tous les trois. Quant à Costigan, le costaud, le pauvre bougre était dans un sana – terrassé soudain par la phtisie galopante.
Vers minuit, Mac Gregor arriva, but quelques verres aux frais de la maison et partit séance tenante. Pas du tout frappé. Ne pouvait comprendre, dit-il, qu'un homme de mon intelligence pût se laisser prendre à une combine si idiote.
— Trop paresseux pour avoir une place, mais ça ne lui fait rien de servir toute la nuit à boire... ha ha ! ha ha !
En partant, il me fourra dans la main une carte.
— Si vous êtes dans le pétrin, souviens-toi, je suis avocat. Ne va pas t'adresser à un avocassier plein de promesses !
Nous prévînmes chacun au départ que s'il nous envoyait des amis il devait leur donner le mot de passe Fratres Semper. (Evidemment pas un ne s'en souvint.) Nous les avertîmes aussi tous à maintes reprises de parquer leur voiture une ou deux rues plus loin.
La première découverte que je fis au sujet du nouveau boulot fut qu'il était dur pour les pieds — et pour les yeux. La tabagie était intenable : à minuit mes yeux ressemblaient à deux escarbilles. Lorsque nous pûmes enfin nous coucher et que nous rabattîmes les couvertures, l'odeur de bière, de vin et de tabac était suffocante. Outre la fumée et l'alcool, je crus déceler l'odeur de pieds puants. Pourtant nous sombrâmes immédiatement dans le néant. Dans mon sommeil, je continuais à servir des boissons et des sandwiches, à faire la monnaie pour les clients.
J'avais eu l'intention de me lever le lendemain à midi, mais il était presque quatre heures quand nous nous arrachâmes péniblement du lit, plus morts que vifs. La boîte avait l'air de l'épave de l'Hespérus.
— Tu ferais mieux d'aller faire un tour et de prendre le petit déjeuner dehors, insistai-je. Je me préparerai quelque chose dès que j'aurai rangé un petit peu.
Il me fallut à peu près une heure et demie pour créer ne fût-ce qu'un semblant d'ordre. J'étais alors trop fatigué pour penser à me préparer le petit déjeuner. Je me versai un verre de jus d'orange, allumai une cigarette, et attendis le retour de Mona. Les clients commenceraient maintenant à s'amener d'un moment à l'autre. Il me semblait que le dernier n'était parti que depuis quelques instants. Dehors il faisait déjà nuit. Les pièces empestaient toujours le tabac refroidi et l'alcool éventé.
J'ouvris les fenêtres derrière et devant pour faire courant d'air, avec pour seul résultat de me trouver toussant à me faire éclater un poumon. Les cabinets -étaient l'endroit où me réfugier. J'emportai le jus d'orange, m'assis sur le siège, et allumai une nouvelle cigarette. Je me sentais éreinté.
Bientôt on frappa à la porte des cabinets. Mona, bien entendu.
— Qu'est-ce qui ne va pas ? cria-t-elle.
Je m'étais rassis, le verre dans une main, la cigarette dans l'autre.
— Je me repose, dis-je. D'ailleurs il y a trop de courants d'air là-bas.
— Habille-toi et va faire une bonne promenade. Je prends les choses en main. Voici pour toi quelques strudels et une charlotte russe. Le petit déjeuner sera prêt quand tu reviendras.
— Le petit déjeuner ? braillai-je. Sais-tu l'heure qu'il est ? C'est l'heure du dîner non du petit déjeuner. Bon Dieu, je me sens tout chamboulé.
— Tu t'y feras. Il fait délicieusement bon dehors... dépêche-toi ! Si doux et balsamique. On dirait un second printemps.
Je m'apprêtai à partir. Il semblait fou d'entreprendre une promenade matinale au moment où la lune se levait.
Tout à coup je pensai à quelque chose.
— Sais-tu ? Il est trop tard pour aller à la banque.
— La banque ?
Elle ouvrit sur moi des yeux incompréhensifs.
— La banque, oui ! C'est l'endroit où mettre l'argent que nous ramassons.
— Oh ça ! J'avais complètement oublié l'argent.
— Eh bien, nom d'un chien, tu as oublié cela ! C'est tout à fait toi.
— Va faire ta promenade. Tu pourras déposer l'argent à la banque demain — ou après-demain. Il ne fondra pas.
En me baladant je ne cessais de tâter l'argent. Il me rendait fébrile. Finalement, comme un voleur, je me dirigeai vers un coin tranquille pour dégorger. Pas loin de cinq cents dollars, ai-je dit ? J'en avais plus de cinq cents ! J'en fus si transporté que je faillis courir le montrer à Mona.
Au lieu de courir pourtant, je me remis à flâner d'un pas tranquille. J'oubliai un moment que j'étais à la recherche du petit déjeuner. Au bout d'un certain temps, je décidai que j'avais dû mal compter. Gardant l'œil ouvert, je m'arrêtai à l'ombre d'une maison abandonnée et pêchai de nouveau l'argent dans ma poche. Cette fois je le comptai très extra soigneusement, comme on dit. Il y avait exactement cinq cent quarante-trois dollars et soixante-neuf cents. J'étais électrisé. Et un petit peu effrayé, aussi, de me promener dans le noir avec une pareille somme sur moi. Mieux vaut filer vers les lumières, me dis-je. Reste en mouvement, mon vieux, ou bien quelqu'un se jettera sur toi par derrière !
L'argent ! Et on parle de benzédrine... Pour une piqûre dans le bras, donnez-moi de l'argent à n'importe quel moment !
Je restais en mouvement. Mes pieds ne touchaient pas terre : je roulais sur des patins à roulettes, les yeux écarquillés, les oreilles bien plaquées contre ma tête. J'étais tellement pris de vertige, tellement plein d'allant, que j'aurais pu compter jusqu'à un million dans un sens et dans l'autre sans rater une unité.
Peu à peu une sensation de faim m'envahit. C'était une faim puissante. Je piquai un trot de chien en reprenant le chemin de la boîte, une main pressée contre la poche sur ma poitrine où était rangé mon portefeuille. Mon menu était déjà composé : légère omelette avec du saumon froid, fromage à la crème et confiture, petits pains juifs parsemés de grains de millet et couverts de plaques de beurre, café et épaisse crème fraîche, platée de fraises avec ou sans crème aigre...
A la porte d'entrée, je m'aperçus que j'avais oublié la clef. Je sonnai, l'eau à la bouche à la pensée du petit déjeuner qui m'attendait. Mona mit plusieurs minutes à répondre. Elle vint à la porte un doigt aux lèvres.
— Chut ! Rothermel est là. Veut me parler seul à seule. Reviens dans une heure environ.
Elle repartit au galop.
L'heure du dîner — pour gens ordinaires — était bien avancée et me voilà à la recherche du petit déjeuner. En désespoir de cause, j'allai dans un lunch wagon et commandai des œufs au jambon. Cela avalé, je gagnai sans me presser Washington Square, me flanquai sur un banc et regardai rêveusement les pigeons gober des miettes. Un mendiant survint, et, sans réfléchir, je lui donnai un demi-dollar. Il fut si stupéfait qu'il resta là, juste en face de moi, examinant le billet comme s'il était faux. Convaincu enfin qu'il était bon, il me remercia chaleureusement et — exactement comme un moineau — s'éloigna en sautillant.
Je tuai une bonne heure, et puis encore un peu, avant de rentrer — histoire d'être certain que la voie était libre.
— Tu ferais bien d'aller chercher de la glace, telles furent les première paroles qui m'accueillirent.
Je me remis en route, pour trouver de la glace.
« Quand, me demandai-je, la journée va-t-elle commencer ? »
Il me fallut me livrer à quelques explorations avant de trouver le marchand de glace. Il habitait dans une cave près d'Abingdon Square. C'était une grande brute revêche de Polonais. Il dit qu'il avait fait deux tentatives pour livrer la glace mais que personne n'avait répondu à son coup de sonnette. Puis il me toisa de la tête aux pieds comme pour dire : « Comment allez-vous ramener ça ? ». Son attitude me fit comprendre assez clairement — aussi clair que du cristal, en fait — qu'il n'avait nulle intention de m'aider à la livrer une troisième fois.
Avec cinq cents dollars en chiffres ronds dans ma poche, je ne voyais pas de raison de ne pas héler un taxi, glace et tout...
Durant le court trajet du retour, quelques étranges souvenirs me revinrent à la mémoire, absolument hors de propos d'ailleurs. En tout cas, là dans mon esprit, aussi net et vivant qu'on peut l'être, il y avait M. Meyer, un vieil ami de mes parents. Il se tenait au haut de l'escalier pour nous accueillir. Il avait l'air exactement tel que je l'avais connu étant un gamin de huit ou neuf ans. Ce n'est que maintenant que je me rendais compte de ce que je n'avais jamais soupçonné alors : qu'il était l'image de « Gloomy Gus » de la bande comique.
Nous nous serrons la main, échangeons un salut, et entrons. Maintenant la femme de M. Meyer entre en scène. Elle arrive de la cuisine, s'essuyant les mains sur le tablier blanc immaculé qu'elle porte. Frêle petite femme, soignée, calme, ordonnée. Elle parle à mes parents en allemand, un allemand plus raffiné, plus agréable que je ne suis habitué à l'entendre à la maison. Une chose dont je ne reviens pas, elle est assez vieille pour être la mère de M. Meyer. Ils sont là au bras l'un de l'autre, exactement comme mère et fils. A vrai dire, elle était la belle-mère de M. Meyer avant de l'avoir épousé. Oui, même quand j'étais enfant, ce fait s'était profondément gravé en moi. Katie, sa fille, avait été une délicieuse jeune femme. M. Meyer en était tombé amoureux et l'avait épousée. Un an plus tard, Katie mourut, doucement et rapidement. M. Meyer ne pouvait s'en remettre. Mais un an après il épousa la mère de sa femme. Et selon toute apparence, ils s'entendaient admirablement. Bref, telle était la situation. Mais il y avait quelque chose d'autre lié à ce souvenir qui me remuait plus profondément encore. Pourquoi, chaque fois que nous allions voir les Meyer, avais-je la conviction d'avoir été assis un jour dans un fauteuil à haut dossier, récitant des vers allemands, tandis qu'au-dessus de ma tête un rossignol chantait dans une cage près de la fenêtre ? Ma mère affirmait toujours que c'était impossible. « Ce devait être quelque part ailleurs, Henry ! » Pourtant chaque fois que nous rendions visite aux Meyer, j'allais instinctivement à un certain endroit du living room, où était suspendue jadis la cage à oiseaux, et cherchais à reconstituer la scène primitive. Aujourd'hui encore, il me suffit de fermer les yeux et de me concentrer pour revivre cet instant inoubliable.
Pourtant, comme dit Strindberg dans son Enfer, « il n'est rien que je déteste davantage que la tête de veau au beurre noir ». Mme Meyer servait toujours à ces repas des panais. Dès le début, je détestais les panais, surtout les panais au beurre. Chaque fois que j'en goûte aujourd'hui, je pense à M. Meyer, assis en face de moi au bout de la table, le visage contracté de résignation mélancolique. Ma mère disait que c'était un si brave homme, si tranquille, prévenant et plein d'égards. Pour moi, il sentait toujours la tombe. Pas une fois je ne le vis sourire. Ses yeux bruns nageaient dans une graisse douloureuse. Se tournant les pouces, il restait assis sans mouvement et sans expression, les mains jointes sur ses genoux. Lorsqu'il parlait, ses paroles semblaient toujours venir de très loin et du plus profond des entrailles de la terre. Il devait être ainsi quand il était amoureux de Katie, la fille de sa femme.
Ah, c'était vraiment un homme étrange ! Si paisible et sereine que parût être leur vie conjugale, néanmoins un jour cette âme lugubre s'en fut et disparut. Jamais un mot de lui. Il ne laissa pas une trace derrière lui. Naturellement chacun croyait qu'il s'était suicidé. Pas moi. Je pensais alors, comme je pense toujours, qu'il voulait simplement être seul avec son chagrin. L'unique chose qu'il avait emportée était la photographie de sa Katie qui se trouvait d'habitude sur la commode. Pas le moindre vêtement... même pas un mouchoir.
Etrange souvenir. Suivi immédiatement d'un autre, également baroque. Maintenant c'est la sœur de mon père, celle qui avait épousé mon oncle Dave. Tante Millie est couchée sur un divan au milieu de la pièce, leur salon. Je suis assis sur le tabouret du piano, à un pas ou deux d'elle, avec un gros rouleau de musique sur les genoux. (Ma mère m'a envoyé à New-York jouer pour ma tante Millie qui se meurt d'un cancer.) Comme toutes les sœurs de mon père, tante Millie a une nature belle et douce. Je lui demande ce qu'elle aimerait m'entendre jouer. Elle dit : « N'importe quoi ». Je choisis un cahier de musique — The Orange Blossom Waltz — et je le lui joue. Lorsque je me retourne, elle me contemple de bas en haut avec un sourire bienheureux. « C'était charmant, Henry, dit-elle. Ne veux-tu pas jouer encore un morceau ? » Je choisis The Midnight Fire Alarm, et je tape cela. De nouveau le même regard de chaude gratitude, la même prière de continuer. J'exécute tout mon répertoire, The Charlot Race, Poet and Peasant, The Burning of Rome, et le reste. Quelle fadaises à marteler à quelqu'un qui se meurt d'un cancer ! Mais tante Millie est en extase. Elle trouve que je suis un génie. « Tu seras un grand musicien un jour », murmure-t-elle comme je m'en vais.
C'est à ce point que le taxi s'arrête et je décharge la glace. Le génie ! (« Il est l'affection et l'avenir ».)3 Huit heures du soir et le génie est juste sur le point de commencer le travail de la journée — servir des boissons et des sandwiches. De bonne humeur d'ailleurs. Je ne sais pourquoi, le rappel de ces singuliers incidents du chaud passé réveille la pensée que je suis toujours un écrivain. Il se peut que je n'aie pas le temps de les mettre sur le papier maintenant, mais je le ferai un jour.
(Il y a aujourd'hui une bonne vingtaine d'années de cela. Le « génie » n'oublie jamais. « Il est l'amour et l'éternité ».)3
Je suis obligé de faire deux voyages à travers les pièces avec un bloc de glace sur l'épaule. Les clients — il y en a huit ou dix — trouvent cela amusant. L'un d'eux offre de m'aider. C'est Baronyi, l'agent de publicité. Dit qu'il faut qu'il ait bientôt une longue conversation avec moi. Me paie un verre pour cimenter l'accord. Nous bavardons debout dans la cuisine, mes yeux rivés à un point, juste au-dessus de sa tête, où j'ai fixé un instantané de ma fille, la tête mise en valeur par un petit bonnet garni de fourrure. Baronyi continue à bourdonner. Je hoche la tête et de temps à autre lui jette un sourire. Que fait-elle en ce moment, je me demande ? L'a-t-on déjà bordée dans son lit ? Et Maude, toujours à travailler le piano comme une folle, je suppose, Liszt, toujours Liszt, pour se réchauffer les doigts... Quelqu'un demande un sandwich au pastrami sur pain de seigle. Baronyi plonge immédiatement dans la glacière et prend le pastrami. Puis il coupe le pain. Je suis toujours rivé au même point.
Venant de loin, je l'entends me dire qu'il aimerait un soir faire avec moi une partie d'échecs. J'acquiesce de la tête et distraitement me prépare un sandwich que je commence à mâchonner entre deux gorgées de Dubonnet.
Maintenant Mona passe la tête par la porte. Pour m'annoncer que George Inness voudrait me dire deux mots — quand j'aurai le temps. Il est dans la chambre à coucher avec son ami Roberto, le Chilien.
— Qu'est-ce qu'il a derrière la tête ? demandais-je. Pourquoi chacun veut-il me parler ?
— Parce que tu es écrivain, j'imagine.
(Quelle réponse !).
Dans un coin, près de la fenêtre de devant, sont blottis Trevelyan et Caccicacci. Ils sont engagés dans une furieuse discussion. Trevelyan a une tête de vautour. L'autre ressemble à un bouffon de l'opéra italien. Etrange paire pour s'acoquiner.
Dans un autre coin sont assis Manuel Siegfried et Cedric Ross, deux amoureux mis au rancart. Ils se regardent sombrement. Bientôt Marjorie entre en coup de vent, les bras chargés de paquets. Immédiatement tout se rassérène. Au bout de quelques instants, comme des trains entrant en gare, arrivent Ned, puis O'Mara, puis Ulric lui-même. Le vieil esprit du club, quoi ! Fratres Semper !
Chacun a maintenant fait connaissance avec son voisin. Tous parlent à la fois. Et boivent ! Ça c'est mon travail, de veiller à renouveler le verre de chacun. De temps en temps je m'asseois pour bavarder un peu avec quelqu'un. Mais ce que j'aime le plus, c'est servir les clients, courir çà et là, allumer leurs cigares, exécuter les commandes rapides, déboucher les bouteilles, vider les cendriers, passer le temps avec eux, et ce genre de choses. La constante activité me permet de jouir de mes propres pensées intimes. On dirait que je vais écrire un autre gros livre dans ma tête. J'étudie les sourcils, la courbe d'une lèvre, les gestes, les intonations. C'est comme si je répétais une pièce, les clients improvisant. Surprenant quelques mots sur le chemin de la cuisine, je les arrondis en une phrase, un paragraphe, une page. Si quelqu'un pose une question à son voisin, j'y réponds pour lui — dans ma tête. Drôles d'effets. Vraiment excitants. De temps à autre je prends en douce un petit verre ou encore un sandwich.
La cuisine est mon royaume. Là je rêve des passages entiers de destinée et de causalité.
— Eh bien, Henry, dit Ulric, me coinçant près de l'évier, comment ça marche ? A tes succès !
Il lève son verre et le vide.
— De la bonne camelote ! Il faudra que tu me donnes l'adresse de votre bootlegger.
Nous prenons un petit verre ensemble pendant que j'exécute quelques commandes.
— Fichtre, dit-il, il n'y a pas à dire, cela fait drôle de te voir avec ce couteau à découper à la main.
— Pas une mauvaise façon de passer le temps, dis-je. Me donne l'occasion de penser à ce que j'écrirai un jour.
— Tu ne parles pas sérieusement !
— Bien sûr que si. Ce n'est pas moi qui prépare ces sandwiches, c'est quelqu'un d'autre. C'est comme du somnambulisme... Que dirais-tu d'un gentil morceau de salami ? Tu peux avoir du juif ou de l'italien. Tiens, goûte-moi ces olives — des olives grecques, quoi ! Tu sais, si je n'étais qu'un tenancier de bar je serais malheureux.
— Henry, dit-il, tu ne pourrais pas être malheureux quoi que tu fasses. Tu trouveras toujours la vie intéressante, même si tu es tout au fond. Tu sais, tu es comme ces alpinistes qui, tombés dans une profonde crevasse, voient les étoiles scintiller au-dessus de leur tête... en plein jour. Tu vois des étoiles là où d'autres ne voient que des verrues ou des comédons.
Il me fit un de ces sourires tendres et entendus, puis soudain prit un air sérieux.
— J'ai pensé que je dois te dire quelque chose, commença-t-il. C'est au sujet de Ned. Je ne sais pas si je te l'ai dit, mais il a perdu récemment sa place. Boisson. Il ne peut pas boire. Je t'en parle pour que tu gardes l'œil sur lui. Il a de toi une opinion du tonnerre, comme tu sais, et il sera probablement souvent ici. Tâche de le garder en main, veux-tu ? L'alcool est un poison pour lui...
— A propos, poursuivit-il, crois-tu qu'un soir je pourrais apporter ici mon jeu d'échecs ? Je veux dire, quand les choses se seront un peu calmées. Tu n'auras qu'à me passer un coup de fil. A propos, j'ai lu ce livre que tu m'as prêté, sur l'histoire du jeu. Un livre étonnant. Il faut que nous allions un jour au musée et que nous jetions un coup d'œil sur ces échiquiers médiévaux, eh ?
— Sûrement, dis-je, si jamais nous trouvons le moyen de nous lever avant midi !
L'un après l'autre, mes amis défilaient à la cuisine pour bavarder avec moi. Souvent ils servaient les clients à ma place. Parfois les clients eux-mêmes venaient à la cuisine demander un verre, ou simplement voir ce qui s'y passait.
O'Mara, bien entendu, s'ancra à la cuisine. Il ne cessait de parler de ses aventures dans le Sud ensoleillé. Pensait que ce serait peut-être une bonne idée d'y retourner, à nous trois, et de prendre un nouveau départ.
— Quel dommage que vous n'ayez pas un lit de plus ici, dit-il.
Il se gratta pensivement la tête.
— Nous pourrions peut-être mettre deux tables bout à bout et y étendre un matelas ?
— Plus tard, peut-être.
— Sûr, sûr, dit O'Mara. N'importe quand. Ce n'était qu'une idée. En tout cas, c'est bon de te revoir. Tu te plairais dans le Sud. L'air y est bon et pur, entre autres... En voilà un taudis ici ! Quelle dégringolade après l'autre endroit ! A propos, est-ce que tu vois toujours ce type timbré, comment s'appelle-t-il déjà ?
— Tu veux dire Sheldon ?
— Ouais, Sheldon, c'est ça. Il émergera de nouveau, attends seulement un peu ! Tu sais ce qu'on ferait d'un fléau pareil dans le Sud ? On l'empoignerait par le fond de sa culotte et on le flanquerait de l'autre côté de la ligne — ou bien on le lyncherait.
— A propos, poursuivit-il, m'agrippant par la manche, qui est cette gonzesse là-bas dans le coin ? Demande-lui de venir ici, tu veux ? Il y a quinze jours que je n'ai pas tiré un bon coup. Ce n'est pas une yid, non ? D'ailleurs je m'en fous pas mal... seulement elles sont trop crampons. Tu sais.
Il eut un sale petit rire et se servit un brandy.
— Henry, il faut que je te parle un jour des filles avec qui j'ai cavalé là-bas. C'était comme un passage de l'Histoire de la Morale européenne. Une d'elles, qui avait une grande maison de style colonial et une suite de larbins, était décidée à me mettre le grappin dessus pour la vie. J'ai d'ailleurs failli m'y laisser prendre — tellement elle était jolie. C'était à Petersburg. A Chattanooga, je suis tombé sur une nymphomane. C'est tout juste si elle ne m'a pas sucé à blanc. Elles sont toutes un peu drôles, je te dirai. Faulkner est bien tuyauté sur elles, il n'y a pas à dire. Elles sont toutes pleines de mort, ou quelque chose comme ça. Le pire c'est qu'elles vous pourrissent. J'étais chouchouté à mort. C'est pour cela que je suis revenu. Il faut que je fasse quelque chose. Bon Dieu, New-York a l'air d'une morgue ! Il faut que les gens soient timbrés pour passer toute leur vie ici...
La fille dans le coin, qu'il n'avait cessé de dévisager, lui fit signe.
— Excuse-moi, Henry, dit-il, ça y est.
Et il partit au galop.
Ce fut lorsque Arthur Raymond se mit à venir régulièrement que les choses commencèrent à prendre une tournure dramatique. Il était généralement accompagné de son grand copain, Spud Jason, et d'Alameda, « l'amante » de ce dernier. Arthur Raymond n'aimait rien tant que discuter et disputer et, si possible, consommer ces séances par terre, à coups de pied et de prises de bras. Rien ne lui faisait davantage plaisir que de tordre ou déboîter le bras à quelqu'un. Son idole était Jim Driscoll, passé depuis peu professionnel. S'il l'adorait tant, peut-être était-ce parce que Jim Driscoll avait fait jadis des études d'organiste.
Comme je le dis, Arthur Raymond cherchait toujours la bagarre. S'il ne parvenait pas à entraîner les autres dans une discussion et une dispute, il se rabattait sur son camarade Spud Jason. Ce dernier était un vrai bohème, un peintre d'un talent considérable qui allait dégringoler. Il était toujours prêt à lâcher son travail sous le moindre prétexte. Son logis était une porcherie où ils se vautraient, lui et son petit volcan d'Alameda. On pouvait frapper à sa porte à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Il était excellent cuisinier, toujours de bonne humeur, ouvert à toute suggestion ou proposition, si fantastique qu'elle fût Et puis il avait toujours un peu d'argent qu'il prêtait sans se faire prier.
Mona n'aimait pas du tout Spud Jason. Et elle détestait la « petite garce espagnole », comme elle appelait Alameda. Toutefois quand ils venaient ils amenaient d'habitude avec eux trois ou quatre clients. Certains partaient quand cette bande arrivait, Tony Maurer par exemple, Manuel Siegfried et Cedric Ross. Caccicacci et Trevelyan, en revanche, les accueillaient toujours à bras ouverts. Pour eux cela annonçait des consommations gratuites et quelque chose à manger. De plus ils aimaient les discussions et les disputes. Ils s'en délectaient.
Se faisant passer pour Florentin, quoiqu'il n'eût pas vu l'Italie depuis l'âge de deux ans, Caccicacci savait raconter de merveilleuses anecdotes sur les grands Florentins, toutes de pure invention, bien sûr. Il y en avait qu'il répétait, avec modifications et développements, dont l'étendue dépendait de l'indulgence des auditeurs.
Une de ces « inventions » avait trait à un robot du douzième siècle, création d'un savant médiéval dont Caccicacci ne pouvait jamais se rappeler le nom. Au début, il se contentait de décrire ce phénomène mécanique (qui, insistait-il, était hermaphrodite) comme une sorte de bête de somme infatigable, capable d'exécuter toutes sortes de basses besognes dont certaines étaient assez drôles. Mais à mesure qu'il embellissait son récit, le robot — qu'il désignait toujours sous le nom de Picodiribibi — en vint peu à peu à assumer des pouvoirs et des dispostions stupéfiants, pour ne pas dire plus. Par exemple, après lui avoir appris à imiter la voix humaine, le maître de Picodiribibi instruisit son homme de peine mécanique dans certains arts et sciences utiles à son maître, à savoir apprendre par cœur poids et mesures, théorèmes et logarithmes, certains calculs astronomiques, nom et position occupée en toute saison par les constellations depuis sept cents ans. Il lui apprit également le maniement de la scie, du marteau et du ciseau, du compas, de l'épée et de la pique, ainsi que de certains instruments de musique primitifs. Picodiribibi était par conséquent non seulement une sorte de femme de ménage,4 un huissier, un secrétaire et un compendium de renseignements utiles, mais aussi un esprit apaisant qui pouvait endormir son maître en le berçant par de bizarres mélodies du mode dorique. Toutefois, tel le perroquet dans sa cage, ce Picodiribibi se prit d'une affection sans bornes pour la parole. Par moments son maître avait peine à contenir cette propension. Le robot, qui avait appris à réciter de longs poèmes en latin, grec, hébreu et autres langues, se mettait parfois en tête de réciter tout son répertoire sans reprendre haleine et, bien entendu, sans égard pour la tranquillité d'esprit de son maître. Et puisqu'il ignorait la fatigue, il divaguait parfois de cette façon absurde et sans défaut, dévidant poids et mesures, tables de logarithmes, dates et chiffres astronomiques, et tout le reste, jusqu'au moment où son maître, hors de lui de rage et d'irritation, s'enfuyait de la maison. D'autres curieuses excentricités se manifestèrent avec le temps. Expert en l'art de l'auto-défense, Picodiribibi, sur la plus légère provocation, engageait le combat avec les hôtes de son maître, les bousculant comme des quilles, les meurtrissant et les rossant impitoyablement. Presque aussi gênante était l'habitude qu'il avait prise de se mêler aux discussions, clouant soudain le bec aux grands érudits venus s'asseoir aux pieds du maître par des questions compliquées, sous forme de devinettes, qui bien entendu ne comportaient pas de réponse.
Peu à peu, le maître de Picodiribibi devint jaloux de sa propre création. Ce qui le rendait le plus furieux était, si curieux que cela paraisse, l'infatigabilité du robot. L'aptitude de celui-ci à fonctionner vingt-quatre heures sur vingt-quatre, son don de la perfection, pour dénué de sens qu'il fût, la facilité et la rapidité avec lesquelles il passait d'un tour d'adresse à l'autre, ces qualités ou aptitudes ne tardèrent pas à transformer « l'idiot », comme il commençait à appeler maintenant son invention, en une menace et une dérision. Il n'y avait pratiquement plus rien que « l'idiot » ne sût faire mieux que son maître. Il ne restait que quelques facultés que le monstre ne posséderait jamais, mais de ces fonctions animales le maître lui-même n'était pas particulièrement fier. Il était évident que, s'il devait jamais retrouver sa tranquillité d'esprit, il n'y avait qu'une chose à faire — détruire sa précieuse création ! Pourtant cela, il répugnait à le faire. Il avait mis vingt ans à assembler et faire fonctionner le monstre. Dans tout le vaste monde, il n'y avait rien qui égalât le foutu idiot. De surcroît, il ne pouvait plus se rappeler par quelles opérations complexes, compliquées et mystérieuses il avait porté ses travaux à leur accomplissement. A tous les égards, Picodiribibi rivalisait avec l'être humain dont il était le simulacre. Certes, il ne serait jamais capable de se reproduire, mais tels les monstres et les anomalies de procréation humaine, il laisserait indéniablement dans la mémoire de l'homme une trace troublante et obsédante.
Le grand savant en était arrivé à une telle impasse qu'il faillit perdre la raison. Incapable de détruire son invention, il se creusait le cerveau pour décider où et comment il pourrait la séquestrer. Pendant un temps il pensa l'enterrer dans le jardin, dans un coffre de fer. Il eut même l'idée de l'enfermer dans un monastère. Mais la crainte, la crainte de la perte, la crainte des dégâts ou de la destruction, le paralysa. Il était de plus en plus évident que, puisqu'il avait donné naissance à Picodiribibi, il devrait vivre avec lui toujours. Il se surprit à se demander comment ils pourraient être enterrés ensemble, secrètement, le moment venu. Etrange pensée ! L'idée d'emporter avec lui dans la tombe une créature qui n'était pas vivante, et qui pourtant sous bien des rapports était beaucoup plus vivante que lui-même, cette idée le terrifiait. Il était convaincu que, même dans l'autre monde, ce prodige auquel il avait donné naissance le tourmenterait, usurperait ses propres privilèges célestes. Il commençait à comprendre qu'en assumant les pouvoirs du Créateur il s'était privé du bienfait que la mort confère même au plus humble des croyants. Il se vit flottant à jamais comme une ombre entre deux mondes — et sa créature le poursuivant. Ayant toujours été un homme pieux, il se mit maintenant à prier longuement et avec ferveur pour sa délivrance. A genoux, il suppliait le Seigneur d'intercéder, d'enlever de ses épaules le sinistre fardeau de la responsabilité qu'il avait assumée à la légère. Mais le Tout-puissant ignora ses supplications.
Humilié, et absolument désespéré, il fut enfin obligé d'en appeler au pape. A pied il fit le voyage avec son étrange compagnon — de Florence à Avignon. Quand il arriva à destination, il traînait à sa suite une véritable horde. Ce n'est que par miracle qu'il échappa à la lapidation, car maintenant toute l'Europe savait que le Diable lui-même demandait audience à Sa Sainteté. Cependant, le pape, lui-même érudit et maître ès sciences occultes, s'était donné beaucoup de peine pour protéger ce curieux pèlerin et sa progéniture. Le bruit courait que Sa Sainteté avait l'intention d'adopter elle-même le monstre, ne fût-ce que pour en faire un digne chrétien. Accompagné seulement de son cardinal préféré, le pape reçut le savant repentant et son mystérieux pupille dans l'intimité de sa chambre. Ce qui se passa pendant les quatre heures et demie que dura l'entrevue, nul ne le sait. Le résultat, si l'on peut l'appeler ainsi, fut que le lendemain le savant mourut de mort violente. Le jour suivant, son corps fut publiquement brûlé et les cendres dispersées sous le pont d'Avignon.5
A ce point de sa narration, Caccicacci s'arrêta, attendant l'inévitable question : « Et qu'est-ce qui est arrivé à Picodiribibi ? » Caccicacci arbora un mystérieux sourire, leva son verre d'un air suppliant, toussa, s'éclaircit la gorge, et avant de poursuivre, demanda s'il pouvait avoir encore un sandwich.
— Picodiribibi ! Ah, là vous me demandez quelque chose ! Quelqu'un d'entre vous a-t-il jamais lu Occam — ou les Papiers privés d'Albert le Grand ?
Personne ne les avait lus, cela va sans dire.
— De temps à autre, poursuivit-il, la question étant purement rhétorique, on entend parler de l'apparition d'un monstre au large du Labrador ou dans quelque autre lieu retiré. Que diriez-vous si demain on annonçait qu'un étrange monstre humain a été aperçu errant dans Sherwood Forrest ? Voyez-vous, Picodiribibi n'était pas le premier de sa lignée. Même à l'époque égyptienne, des légendes circulaient qui attestaient l'existence d'androïdes comme Picodiribibi. Les grands musées d'Europe possèdent des documents qui décrivent en détail les divers androïdes ou robots, comme nous les appelons aujourd'hui, fabriqués par les sorciers d'autrefois. Nulle part cependant il n'est parlé de la destruction de ces monstres créés par l'homme. En fait, toutes les sources dont nous disposons sur ce sujet conduisent à la saisissante conclusion que ces monstres ont toujours réussi à échapper aux mains de leurs maîtres.
Ici Caccicacci s'arrêta de nouveau et jeta autour de lui un regard interrogateur.
— Je ne dis pas qu'il en soit ainsi, reprit-il, mais il existe des indications dignes de foi à l'appui de cette opinion qu'en quelque coin lointain et inaccessible, ces créatures sataniques poursuivent leur existence contre-nature. Il est plus que probable en effet que, depuis le temps, ils ont établi une véritable colonie. Pourquoi pas ? Ils n'ont pas d'âge, ils sont inaccessibles à la maladie — et ils ignorent la mort. Comme ce sage qui défia le grand Alexandre, ils peuvent en effet se vanter d'être indestructibles. Certains savants soutiennent que, depuis le temps, ces vestiges perdus et impérissables ont probablement créé leur propre et unique méthode de communication — mieux, qu'ils ont appris à se reproduire, mécaniquement, bien entendu. Ils tiennent que si l'être humain a évolué depuis la brute stupide, pourquoi ces créatures préfabriquées ne pourraient-elles faire de même — et en moins de temps ? L'homme est aussi mystérieux en son genre que Dieu. De même le monde animal. Et de même le monde inanimé, pour peu qu'on y réfléchisse. Si ces androïdes ont eu assez de sagesse et d'ingéniosité pour échapper à leurs maîtres vigilants, à leur horrible condition de servitude, ne pourraient-ils être capables de se protéger indéfiniment, de devenir sociables avec leurs semblables, de croître et multiplier ? Qui peut dire avec certitude qu'il n'existe pas quelque part sur ce globe un village fabuleux — peut-être une cité resplendissante ! – entièrement peuplé de ces spécimens sans âme dont beaucoup sont plus vieux que le plus puissant sequoia ?
« Mais j'oublie Picodiribibi... Le jour où son maître périt de mort violente, il disparut. Dans tout le pays, une clameur s'éleva, mais en vain. On ne retrouva jamais sa trace. De temps à autre on annonçait des morts mystérieuses, des accidents et désastres inexplicables, qu'on attribuait tous à Picodiribibi disparu. Bien des savants furent persécutés dont certains moururent sur le bûcher parce qu'on les soupçonnait d'avoir donné asile au monstre. Le bruit courut même que le pape avait commandé une « réplique » de Picodiribibi, et qu'il avait fait un ténébreux usage de cette contrefaçon. Rien que des rumeurs et des conjectures, bien sûr. Néanmoins, c'est un fait que les archives du Vatican recèlent des descriptions d'autres robots plus ou moins contemporains ; à aucun de ceux-ci cependant on n'attribue rien qui approche de la multiplicité des fonctions de Picodiribibi. Aujourd'hui, bien entendu, nous avons toutes sortes de robots, dont l'un, comme vous savez, reçoit son premier souffle de vie, pour ainsi dire, de la radiance d'une lointaine étoile. Si cela avait été possible au début du moyen âge, imaginez, essayez d'imaginer les ravages qui en seraient résultés. L'inventeur aurait été accusé de pratiquer la magie noire. Il aurait péri sur le bûcher, n'est-ce pas ? Mais cela aurait pu avoir un autre résultat, un autre aboutissement, à la fois éblouissant et sinistre. Au lieu de machines, peut-être aurions-nous aujourd'hui à notre service des domestiques actionnés par les étoiles. Peut-être le travail quotidien serait-il entièrement fait par ces esclaves compétents et assoiffés de travail...
Ici Caccicacci s'arrêta net, sourit comme étourdi, puis soudain lança ceci :
— Et qui se lèverait pour les émanciper ? Vous riez. Mais ne considérons-nous pas la machine comme notre esclave ? Et ne souffrons-nous pas tout aussi indubitablement de ces faux rapports que les sorciers d'autrefois à l'égard de leurs androïdes ? Derrière notre désir profondément enraciné d'échapper à la corvée du travail, il y a la nostalgie du Paradis. Pour l'homme d'aujourd'hui, le paradis signifie non seulement libération du péché mais aussi libération du travail, car le travail est devenu odieux et dégradant. Lorsque l'homme a mangé de l'Arbre de la Connaissance, il a choisi de trouver un raccourci vers la Divinité. Il a tenté de ravir au Créateur le divin secret, qui pour lui signifiait la puissance. Quel en a été le résultat ? Le péché, la maladie, la mort. Guerre éternelle, inquiétude éternelle. Le peu que nous savons, nous nous en servons pour notre propre destruction. Nous ne savons pas échapper à la tyrannie des monstres commodes que nous avons créés. Nous nous leurrons en croyant que, par leur intermédiaire, nous jouirons un jour de loisirs et de félicité, mais le seul résultat que nous obtenions, à dire vrai, est de créer pour nous-mêmes un surcroît de travail, de détresse, d'inimitié, de maladie, de mort. Par nos ingénieuses inventions et découvertes, nous transformons progressivement la face de la terre — jusqu'au moment où elle deviendra méconnaissable dans sa laideur. Jusqu'au moment où la vie elle-même deviendra intolérable... Ce petit jet de lumière émané d'une lointaine étoile, je vous le demande, si cet impérissable rayon de lumière a pu agir ainsi sur un être non-humain, pourquoi ne pourrait-il en faire autant pour nous ? Avec toutes les étoiles dans les cieux répandant sur nous leur puissance de rayonnement, avec l'aide du soleil, de la lune et de toutes les planètes, comment se fait-il que nous demeurions toujours dans les ténèbres et la frustration ? Pourquoi nous usons-nous si vite, quand les éléments qui nous composent sont indestructibles ? Qu'est-ce qui nous use ? Non pas ce dont nous sommes faits, cela est certain. Nous nous flétrissons et nous désagrégeons, nous périssons, parce que le désir de vivre est éteint. Et pourquoi cette flamme, la plus puissante de toutes, meurt-elle ? Par manque de foi. Depuis que nous sommes nés, on nous répète que nous sommes mortels. Depuis que nous sommes capables de comprendre la parole, on nous apprend que nous devons tuer pour survivre. A tout propos et hors de propos, on nous rappelle que si intelligemment, raisonnablement ou sagement que nous vivions, nous serons malades et mourrons. On nous a inoculé l'idée de la mort presque dès notre naissance. Est-il étonnant que nous mourions ?
Caccicacci respira profondément. Il y avait quelque chose qu'il s'efforçait de faire comprendre, quelque chose au delà des mots, pourrait-on dire. Il était évident qu'il s'était laissé emporter par son récit. On sentait qu'il essayait de se convaincre lui-même de quelque chose. J'avais l'impression qu'il avait raconté son histoire encore et encore — afin d'arriver à une conclusion qui dépassait les limites de son propre entendement. Peut-être savait-il, au plus profond de lui-même, qu'elle avait une signification qui ne lui échappait que parce qu'il n'avait pas le courage de la pousser jusqu'au bout. Un homme peut être un conteur d'histoires, un fabuliste, un fieffé menteur, mais dans toute fiction et fausseté il y a un noyau de vérité. L'inventeur de Picodiribibi était aussi un conteur d'histoires, à sa manière. Il avait créé une fable ou une légende mécaniquement au lieu de le faire verbalement. Il avait abusé nos sens autant que n'importe quel conteur d'histoires. Pourtant...
— Parfois, dit Caccicacci, parlant maintenant solennellement et avec toute la sincérité dont il était capable, je suis convaincu qu'il n'y a pas d'espoir pour l'humanité à moins de rompre complètement avec le passé. Je veux dire, à moins que nous ne commencions à penser autrement et à vivre autrement. Je sais que cela paraît banal... on l'a dit des milliers de fois et rien ne s'est produit. Voyez-vous, je pense sans cesse aux grands soleils qui nous entourent, à ces vastes corps solaires dans les cieux dont nul ne sait rien, sinon qu'ils existent. De l'un d'eux il est admis que nous tirons notre subsistance. Certains incluent la lune comme un facteur vital de notre existence terrestre. D'autres parlent de l'influence bénéfique ou maléfique des planètes. Mais, si on s'arrête à y réfléchir, tout — et quand je dis tout, j'entends bien tout — visible ou invisible, connu ou inconnu, est vital pour notre existence. Nous vivons au milieu d'un réseau de forces magnétiques qui, de diverses façons incalculables et indescriptibles, opèrent sans cesse. Nous n'en avons créé aucune nous-mêmes. Nous avons appris à en domestiquer quelques-unes, à les exploiter, pour ainsi dire. Et nous sommes bouffis d'orgueil à cause de nos minuscules réalisations. Mais même le plus hardi, même le plus orgueilleux de nos magiciens contemporains est forcé de concéder que ce que nous savons est infinitésimal en comparaison de ce que nous ignorons. Je vous en prie, arrêtez-vous un instant et réfléchissez ! Quelqu'un croit-il honnêtement ici qu'un jour nous saurons tout ? J'irai plus loin. Je le demande en toute sincérité — croyez-vous que notre salut dépende de la connaissance ? A supposer un instant que le cerveau humain soit capable d'emmagasiner dans ses fibres mystérieuses la somme totale des processus secrets qui gouvernent l'univers, et après ? Oui, et après ? Que ferions-nous, nous humains, de cette inconcevable connaissance ? Que pourrions-nous en faire ? Vous êtes-vous jamais posé cette question ? Chacun semble considérer comme allant de soi que l'accumulation de la connaissance est une bonne chose. Personne ne dit jamais : « Et qu'en ferai-je quand je l'aurai ? » Personne n'ose plus croire que, en l'espace d'une courte vie, il soit possible d'acquérir ne serait-ce qu'une infime fraction de la somme de toutes les connaissances humaines existantes.
Nouveau temps pour reprendre haleine. Cette fois nous étions tous prêts avec la bouteille. Caccicacci peinait. Il avait déraillé. Ce n'était pas de la connaissance, ou de son absence, qu'il se préoccupait si désespérément. J'étais conscient du silencieux effort qu'il faisait pour revenir sur ses pas ; je le sentais patauger pour regagner la voie principale.
— La foi ! Je viens de parler de la foi. Nous l'avons perdue. Complètement perdue. La foi en n'importe quoi, j'entends. Pourtant la foi est la seule chose dont vit l'homme. Non la connaissance, reconnue inépuisable et en fin de compte vaine et destructrice. Mais la foi. La foi est elle aussi inépuisable. Elle l'a toujours été, le sera toujours. C'est la foi qui inspire les actes, la foi qui surmonte les obstacles — qui littéralement déplace les montagnes, comme dit la Bible. La foi en quoi ? Simplement la foi. La foi en tout, si vous voulez. Peut-être un mot plus juste serait-il acceptation. Mais il est encore plus difficile de comprendre l'acceptation que la foi. Aussitôt qu'on prononce le mot, il se trouve un inquisiteur pour dire : « Le mal aussi ? » Et si l'on répond oui, alors la voie est barrée. On se moque de vous à vous faire perdre contenance, on vous évite comme un lépreux. Le bien, voyez-vous, peut être remis en question, mais le mal — et c'est là un paradoxe — le mal, quoique nous luttions constamment pour l'éliminer, est toujours pris comme allant de soi. Personne ne doute de l'existence du mal, bien que ce ne soit là qu'un terme abstrait pour désigner ce qui change constamment de caractère et qui, à l'analyse scrupuleuse, se révèle souvent un bien. Personne n'acceptera le mal pour ce qu'il vaut. Il est, et il n'est pas. L'esprit refuse de l'accepter inconditionnellement. On dirait vraiment qu'il n'existe que pour être converti en son contraire. Le moyen le plus simple et le plus facile d'y parvenir, c'est bien entendu de l'accepter. Mais qui est assez sage pour adopter une telle ligne de conduite ?
« Je pense souvent à Picodiribibi. Y avait-il un « mal » dans son apparition ou son existence ? Pourtant il inspirait la terreur au monde où il se trouvait. On voyait en lui une violation de la nature. Mais l'homme lui-même n'est-il pas une violation de la nature . Si nous pouvions fabriquer un nouveau Picodiribibi, ou un autre encore plus prodigieux dans son fonctionnement, ne serions-nous pas en extase ? Mais supposez qu'au lieu d'un robot plus prodigieux, nous nous trouvions soudain en face d'un authentique être humain dont les attributs seraient si incomparablement supérieurs aux nôtres qu'il ressemblerait à un dieu ? C'est une question hypothétique, bien sûr, pourtant il y a. et il y a toujours eu, des individus qui soutiennent, et persistent à soutenir, au mépris de la raison et du ridicule, qu'ils ont eu la preuve de l'existence de tels êtres divins. Nous pourrions tous citer des noms. Personnellement, je préfère me représenter un être mythique, quelqu'un dont personne n'a jamais entendu parler, que personne n'a jamais vu ni ne connaîtra dans cette vie. Quelqu'un, en un mot, qui pourrait exister et remplir les conditions dont je parle....
Ici Caccicacci s'écarta de son sujet. Il fut obligé d'avouer qu'il ne savait pas ce qui l'avait poussé à parler ainsi, ni où il voulait en venir. Il ne cessait de se frotter le haut de la tête et de murmurer :
— Etrange, étrange, je pensais pourtant avoir quelque chose là.
Soudain son visage s'éclaira de joie.
— Ah oui, je sais maintenant. J'y suis. Ecoutez... Supposons que cet être, universellement reconnu comme nous étant supérieur à tous les égards, décide de s'adresser au monde en ces termes : « Arrêtez-vous où vous êtes, ô hommes et femmes, et prenez garde ! Vous faites fausse route. Vous allez à la destruction. » Supposons que, partout sur ce globe, les milliards d'êtres dont se compose l'humanité s'arrêtent de faire ce qu'ils étaient en train de faire et écoutent. Même si cet être pareil à un dieu ne disait rien de plus que les paroles que je viens de mettre dans sa bouche, quel en serait, supposez-vous, l'effet ? Le monde entier s'est-il jamais arrêté pour écouter de concert des paroles de sagesse ? Imaginez, si vous pouvez, un silence total, rigoureux, toutes les oreilles dressées pour saisir les paroles fatales ! Serait-il seulement nécessaire de prononcer ces paroles ? Ne pouvez-vous pas imaginer que chacun, dans le silence de son cœur, fournirait la réponse lui-même ? Il n'est qu'une réponse que l'humanité aspire à donner — et elle peut s'exprimer par un seul petit mot : Amour. Ce petit mot, cette puissante pensée, cet acte perpétuel, positif, non ambigu, éternellement efficace, s'il devait pénétrer dans les esprits, prendre possession de toute l'humanité, ne transformerait-il pas à l'instant même le monde ? Qui pourrait résister si l'amour devenait l'ordre du jour ? Qui aurait envie de puissance ou de connaissance — s'il baignait dans la perpétuelle gloire de l'amour ?
« Il est dit, comme vous le savez, que dans les profondeurs du Tibet existe effectivement un petit groupe d'hommes qui nous sont si incommensurablement supérieurs qu'on les appelle « les Maîtres ». Ils vivent volontairement exilés du reste du monde. Tels les androïdes dont j'ai parlé tout à l'heure, eux aussi ils sont sans âge, inaccessibles à la maladie, et indestructibles. Pourquoi ne se mêlent-ils pas à nous, pourquoi ne nous éclairent-ils pas et ne nous ennoblissent-ils pas par leur présence ? Ont-ils choisi de demeurer isolés — ou est-ce nous qui les tenons à distance ? Avant d'essayer de répondre, posez-vous une autre question : qu'avons-nous à leur offrir qu'ils ne sachent, ne possèdent, ou dont ils ne jouissent déjà ? Si de tels êtres existent, et j'ai tout lieu de croire qu'ils existent, alors la seule barrière possible est la conscience. Les degrés de conscience, plus exactement. Quand nous atteindrons des niveaux plus profonds de pensée et d'être, ils seront là, pour ainsi dire. Nous ne sommes pas encore prêts, ni disposés, à frayer avec les dieux. Les hommes de l'ancien temps connaissaient les dieux : il les voyaient face à face. L'homme n'était séparé en conscience, ni des ordres supérieurs ni des ordres inférieurs de la création. Aujourd'hui, l'homme est retranché. Aujourd'hui, l'homme vit comme un esclave. Pis, nous sommes les esclaves les uns des autres. Nous avons créé une condition jusqu'à présent inconnue, une condition absolument unique : nous sommes devenus les esclaves d'esclaves. N'en doutez pas, dès l'instant que nous désirerons sincèrement la liberté, nous serons libres. Pas une seconde plus tôt ! A présent nous croyons aimer les machines, car nous sommes devenus nous mêmes pareils à des machines. Assoiffés de puissance, nous sommes les victimes impuissantes de la puissance... Le jour où nous apprendrons à exprimer l'amour, nous connaîtrons l'amour et nous aurons l'amour — et tout le reste disparaîtra. Le mal est une création de l'esprit humain. Il est impuissant quand on l'accepte pour ce qu'il vaut. Car il n'a pas de valeur en soi. Le mal n'existe que comme une menace à cet éternel royaume de l'amour que nous n'appréhendons que confusément. Oui, les hommes ont eu la vision d'une humanité libérée. Ils se sont vus marchant sur la terre comme les dieux qu'ils ont été jadis. Ceux que nous appelons « les Maîtres » ont indubitablement trouvé le chemin du retour. Peut-être les androïdes ont-ils pris un autre chemin. Tous les chemins, croyez-le ou non, mènent en définitive à cette source dispensatrice de vie qui est le centre et le sens de la création. Comme l'a dit Lawrence sur son lit de mort : « Pour l'homme, le grand miracle est d'être vivant. Pour l'homme comme pour la fleur, la bête et l'oiseau, le suprême triomphe est d'être le plus intensément, le plus parfaitement vivant... » Dans ce sens-là, Picodiribibi n'a jamais été vivant. Dans ce sens-là, aucun de nous n'est vivant. Soyons pleinement vivants, voilà ce que j'essayais de dire.
Epuisé par cette envolée non préméditée, Caccicacci prit brusquement congé dans l'embarras et la confusion. Nous qui l'avions écouté en silence restâmes assis dans le coin près de la fenêtre. Pendant quelques instants, personne ne sembla pouvoir retrouver son souffle. Arthur Raymond, d'habitude inaccessible à de telles dissertations, promenait de l'un à l'autre un regard de défi, prêt à bondir à la moindre provocation. Spud Jason et son « consort » avaient déjà un peu de vent dans les voiles. Pas de discussion à craindre de ce côté ! Finalement ce fut Baronyi qui rompit la glace, faisant remarquer d'une voix douce et perplexe qu'il n'aurait jamais cru Caccicacci si sérieux. Trevelyan grogna comme pour dire : « Vous n'en savez pas la moitié ! » Puis, à notre stupéfaction, sans le moindre préliminaire, il se lança dans un long monologue sur ses propres ennuis privés. Il commença par raconter que sa femme, qui était non seulement enceinte mais folle, folle à lier, avait tenté, pas plus tard que la nuit précédente, de l'étrangler dans son lit pendant qu'il dormait. Il avoua, à sa façon suave, contenue, réservée — il était Anglais jusqu'à la moelle — qu'il l'avait certes traitée abominablement. Il expliqua avec une clarté pénible que, dès le début, il l'avait exécrée. Il l'avait épousée par pitié, car elle avait été plaquée par l'homme qui l'avait mise enceinte. Elle était poète et il tenait ses œuvres en haute estime. Ce qu'il ne pouvait supporter, c'étaient ses humeurs. Elle restait assise pendant des heures, à tricoter des chaussettes de laine qu'il ne portait jamais, et pas un son à en tirer. Ou, elle restait assise dans un fauteuil à bascule sans rien faire, et tout en se balançant fredonnait, fredonnait pendant des heures. Ou, elle était soudain prise d'une débauche de paroles, le coinçait dans la cuisine ou la chambre à coucher, et le gavait d'un fatras rêveur qu'elle appelait inspiration.
— Qu'entendez-vous par fatras rêveur ? demanda O'Mara avec un sourire malicieux.
— Oh, dit Trevelyan, ce peut être sur le brouillard, le brouillard et la pluie... de quoi ont l'air les arbres et les buissons quand le brouillard se dissipe soudain, ce peut être sur la couleur du brouillard, tous les tons de gris qu'elle arrive à discerner avec ses yeux de chat. Elle a vécu dans son enfance sur la côte de Cornouailles — ils sont tous un peu mabouls là-bas — et elle revit ses promenades dans le brouillard, ses rencontres avec les chèvres et les chats, ou avec l'idiot du village. Dans ses états d'esprit, elle parle un autre langage, je ne veux pas dire un dialecte, mais un langage à elle que personne ne peut comprendre. Cela me donnait la chair de poule. C'est une sorte de langage de chat, du mieux que je puisse le décrire. Elle miaule de temps en temps, un vrai miaulement qui vous glace le sang. Parfois elle imite le vent, toutes sortes de vents, depuis une brise légère jusqu'à une vraie tempête. Et puis elle renifle et pleure, cherchant à me convaincre qu'elle pleure sur les fleurs coupées, les marguerites et les lis surtout, ils sont si désarmés, tellement sans défense. Avant qu'on s'en rende compte, elle se promène à travers des lieux étranges, les décrivant intimement, comme si elle y avait vécu toute sa vie. Des endroits comme la Trinité, Curaçao, Mozambique, la Guadeloupe, Madras, Cawnpore et autres du même genre. Sinistre ? Je vais vous dire, j'ai cru un moment qu'elle avait double vue... A propos, ne pourrions-nous pas reprendre un verre ? Je n'ai pas un sou, comme vous le savez probablement...
— Elle est bizarre, pas de doute. Et c'est une sacrée garce obstinée, aussi. Laissez-vous entraîner dans une discussion avec elle, et vous êtes perdu. Elle s'entend à bloquer toutes les issues. Vous êtes pris au piège, une fois que vous commencez avec celle-là. Je n'avais jamais compris que les femmes pussent être si absolument logiques. Peu importe ce qu'on discute — odeurs, végétation, maladies ou taches solaires. C'est toujours elle qui a le dernier mot, quel que soit le sujet. Ajoutez à tout cela une manie du détail, une manie des minuties. Elle restera par exemple assise à la table du petit déjeuner en tenant dans la main un pétale cassé, et elle l'examinera pendant une heure. Elle vous demandera de vous concentrer sur une infime partie de ce pétale, pas plus grande que le plus petit bout d'un éclat de bois. Elle prétend voir toutes sortes de choses curieuses et étonnantes dans ce bout de néant. Le tout à l'œil nu, notez bien. Elle a des yeux qui ne sont pas des yeux humains, par Dieu. Elle voit dans l'obscurité, bien entendu, mieux encore qu'un chat. Elle y voit les yeux fermés, croyez-le si vous voulez. Elle en a fait la démonstration, une nuit à ma propre satisfaction. Mais ce quelle ne voit pas, c'est l'autre personne ! Elle regarde droit à travers vous en vous parlant. Elle ne voit que ce dont elle parle, que ce soit le brouillard, des chats, des idiots, des villes lointaines, des îles flottantes ou des reins flottants. Au début, je la saisissais par le bras et la secouais : je croyais qu'elle était peut-être en transe. Pas du tout ! Aussi parfaitement éveillée que vous ou moi. Plus éveillée même, je dirais. Rien ne lui échappe. « As-tu entendu ? » dit-elle parfois, au beau milieu d'une phrase. « Entendu quoi ? » C'était peut-être un morceau de glace qui avait glissé d'une fraction de pouce dans la glacière. Peut-être une feuille venait-elle de tomber sur le sol dans l'arrière-cour. Peut-être une goutte d'eau était-elle tombée du robinet à la cuisine. « As-tu entendu ? » Je sursautais chaque fois qu'elle le disait. Au bout de quelque temps, j'ai commencé à croire que je devenais sourd, tant elle donnait d'importance à ces riens imperceptibles à l'oreille. De temps à autre je sursautais comme si j'avais entendu quelque chose moi-même. « Ce n'est rien, disait-elle, ce ne sont que tes nerfs. » Et avec tout cela elle n'a absolument pas l'oreille musicale. Tout ce qu'elle entend, c'est le grincement de l'aiguille : son seul plaisir est de déceler si le disque est vieux ou passablement neuf, et à quel point il est neuf, ou vieux. Elle ne sait pas la différence entre Mozart, Puccini et Satie. Elle aime les hymnes. Des hymnes sordides, mélancoliques. C'est ce qu'elle fredonne toujours avec un sourire séraphique, comme si elle était déjà parmi les anges. Non, vraiment, c'est la femelle la plus détestable qu'on puisse imaginer. Il n'y a pas une étincelle de joie ou de gaieté en elle. Si on lui raconte une histoire amusante, elle s'ennuie. Si on rit, elle est outragée. Si on éternue, on a de mauvaises manières. Si on s'offre un verre, on est un pochard... Nous avons eu des rapports — si on peut les appeler ainsi — trois fois à peu près, je crois. Elle ferme les yeux, reste couchée rigide comme une planche, et vous prie d'en finir le plus vite possible. C'est pis que de violer une martyre. Quand c'est terminé, elle prend un carnet, se cale dans son lit, et écrit un poème. Pour se purifier, je suppose. Il y a des moments où je serais capable de la tuer...
— Et le mioche ? susurra O'Mara. Veut-elle l'enfant ?
— Est-ce qu'on peut savoir ! dit Trevelyan. Elle n'en parle jamais. Ce pourrait tout aussi bien être une tumeur, pour l'importance qu'elle paraît y attacher. De temps en temps elle dit qu'elle devient trop forte... elle ne dirait pas « grosse », c'est trop vulgaire. Forte. Comme s'il était étrange de gonfler comme un ballon quand on est enceinte de sept mois !
— Comment savez-vous qu'elle est vraiment enceinte ? demanda Spud Jason d'un air endormi. Ce n'est parfois qu'imaginaire.
— Imaginaire, peuh ! Elle est enceinte, c'est certain... Je l'ai senti remuer en elle.
— Ce pourrait être le vent, dit quelqu'un.
— Le vent n'a pas de bras et de jambes, dit Trevelyan avec irritation. Le vent ne se retourne pas ou ne pique pas de crises.
— Sortons d'ici, dit Spud Jason. Vous allez donner des idées à celle-là, et avec ces mots il donna à sa copine une bourrade dans les côtes qui faillit la faire tomber de sa chaise.
Comme s'il s'agissait d'un jeu auquel ils jouaient souvent, Alameda se leva doucement, le contourna, puis lui donna du plat de la main une claque retentissante.
— Alors c'est comme ça ? cria Spud Jason, bondissant de sa chaise et lui tordant le bras.
De l'autre main, il empoigna sa longue crinière et la tira vigoureusement.
— Tiens-toi bien, ou je te poche les yeux !
— Tu le ferais, n'est-ce pas ?
Alameda brandissait une bouteille vide.
— Sortez d'ici, vous deux ! cria Mona. Et ne revenez plus, s'il vous plaît !
— Combien vous dois-je ? demanda Spud Jason d'un air penaud.
— Vous ne devez rien, dit Mona. Sortez seulement et ne revenez plus !