XVI

 

LE Chaudron de Fer était une des attractions du Village. Sa clientèle venait de près et de loin. Parmi les nombreux personnages intéressants qui le fréquentaient, il y avait les inévitables phénomènes de foire et excentriques auxquels le Village devait sa notoriété. A en croire Mona, il semblait que tous les dingos s'assemblaient à ses tables. Presque chaque jour, j'entendais parler de quelque nouvelle figure, chacune, bien entendu, plus extravagante que la précédente.

La dernière en date était Anastasia. Elle s'était amenée à l'improviste de la Côte et avait du mal à se maintenir à flot. Elle avait sur elle quelques centaines de dollars en arrivant à New-York mais ils étaient partis en fumée. Ce qu'elle n'avait pas donné lui avait été volé. Selon Moha, c'était une personne d'un aspect extraordinaire. Elle avait de longs cheveux noirs qu'elle portait à la façon d'une crinière, des yeux bleu violet, de belles mains fortes et de grands pieds robustes. Elle se faisait appeler Anastasia tout court. Son nom, Annapolis, elle l'avait inventé. Apparemment elle était entrée au Chaudron de Fer pour demander du travail. Mona l'avait entendue parler au patron et était venue à la rescousse. Ne voulut rien savoir pour lui laisser laver la vaisselle ou même servir à table. Elle avait aussitôt deviné que c'était une personne peu commune, l'avait invitée à s'asseoir et à manger, et après une longue conversation, lui avait prêté quelque argent.

— Imagine-toi, elle se promenait en pantalon. Elle n'avait pas de bas et ses souliers étaient percés. Les gens se moquaient d'elle.

— Décris-la encore une fois, veux-tu,

— Je ne peux vraiment pas, dit Mona.

Sur quoi elle se lança dans une extravagante description de son amie. La façon dont elle disait « mon amie » me faisait une impression bizarre. Je ne l'avais jamais entendue parler tout à fait de cette manière d'aucune autre personne de sa connaissance. Il y avait dans ses paroles une ferveur qui suggérait de la vénération, de l'adoration et d'autres choses indéfinissables. Elle avait fait de cette rencontre avec sa nouvelle amie un événement de première grandeur.

— Quel âge a-t-elle ? hasardai-je.

— Quel âge ? Je ne sais pas. Peut-être vingt-deux ou vingt-trois ans. Elle n'a pas d'âge. On ne pense pas à ces choses-là en la regardant. C'est l'être le plus extraordinaire que j'aie jamais rencontré — en dehors de toi, Val.

— Une artiste, je suppose ?

— Elle est tout. Elle sait tout faire.

— Est-ce qu'elle peint ?

— Bien sûr ! Elle peint, sculpte, fait des marionnettes, écrit des vers, danse — et avec tout cela c'est un clown. Mais un clown triste, comme toi.

— Tu ne crois pas qu'elle soit dingo ?

— Sûrement non ! Elle fait des choses bizarres, mais seulement parce qu'elle n'est pas comme les autres. Elle est à peu près aussi libre que j'ai jamais vu quelqu'un l'être, et tragique par-dessus le marché. Elle est vraiment insondable.

— Comme Claude, je suppose.

Elle sourit.

— En un sens, dit-elle. Drôle que tu prononces son nom. Tu devrais les voir tous les deux ensemble. Ils ont l'air de venir d'une autre planète.

— Alors ils se connaissent ?

— Je les ai présentés l'un à l'autre. Ils s'entendent splendidement d'ailleurs. Ils parlent leur propre langage à eux. Et sais-tu, ils se ressemblent même physiquement.

— Je suppose qu'elle a un petit peu le genre masculin, cette Anapopoulos ou comment déjà ?

— Pas vraiment, dit Mona, les yeux étincelants. Elle préfère porter des vêtements masculins parce qu'elle se sent plus à l'aise ainsi. Elle est plus qu'une simple femme, vois-tu. Si elle était un homme, je parlerais de même. Il y a quelque qualité supplémentaire en elle qui est hors des différences de sexes. Parfois elle me rappelle un ange, sauf qu'il n'y a en elle rien d'éthéré ni de lointain. Non, elle est très terrestre, presque rude par moments... La seule façon de te l'expliquer, Val, c'est de dire que c'est un être supérieur. Tu sais quel était ton sentiment au sujet de Claude ? Eh bien... Anastasia est un bouffon tragique. Elle n'est pas du tout à sa place en ce monde. Je ne sais pas où est sa place mais ce n'est certainement pas ici. Le ton même de sa voix le dit. C'est une voix extraordinaire, qui ressemble davantage à celle d'un oiseau qu'à celle d'un être humain. Mais quand elle se met en colère sa voix devient effrayante.

— Mais, est-ce qu'elle pique souvent des rages ?

— Seulement quand les gens l'insultent ou se moquent d'elle.

— Pourquoi le font-ils ?

— Je te l'ai dit — parce quelle est différente. Même sa démarche est unique. Elle n'y peut rien, c'est sa nature. Mais cela me rend furieuse de voir la façon dont on la traite. Il n'y a jamais eu d'âme plus généreuse, plus incapable de calcul. Bien entendu, elle n'a pas le sens des réalités. C'est ce que j'aime en elle.

— Qu'entends-tu exactement par là ?

— Juste ce que je dis. Si elle rencontrait quelqu'un qui aurait besoin d'une chemise, elle enlèverait la sienne — en pleine rue — et la lui donnerait. Elle ne penserait pas un instant qu'elle est indécemment nue. Elle enlèverait aussi sa culotte si c'était nécessaire.

— Tu n'appelles pas cela être fou ?

— Non, Val. Pour elle, c'est la seule chose naturelle, sensée à faire. Elle ne s'arrête jamais pour réfléchir aux conséquences ; elle ne se soucie pas de ce que les gens pensent d'elle. Elle est vraie d'un bout à l'autre. Et elle est aussi sensible et délicate qu'une fleur.

— Elle a dû recevoir une étrange éducation. T'a-t-elle dit quelque chose de ses parents, quelque chose de son enfance ?

— Un peu.

Je voyais qu'elle en savait plus long qu'elle ne tenait à révéler.

— Elle est orpheline, je crois. Elle dit que les gens qui l'avait adoptée ont été très bons pour elle. Elle avait tout ce qu'elle voulait.

— Eh bien, allons-nous coucher, qu'en dis-tu ?

Elle passa dans la salle de bains pour procéder à toute l'interminable routine habituelle. Je me mis au lit et attendis patiemment. La porte de la salle de bains était ouverte.

— — A propos, dis-je, pensant l'aiguiller sur autre chose, comment va Claude ces temps-ci ? Quelque chose de nouveau ?

— Il part dans un jour ou deux.

— Pour où ?

— Il n'a pas voulu le dire. J'ai dans l'idée qu'il fait route vers l'Afrique.

— L'Afrique ? Pourquoi irait-il là-bas ?

— Comment savoir ! Cela ne m'étonnerait pas, pourtant, s'il disait qu'il allait dans la lune. Tu connais Claude...

— Tu as déjà dit cela plusieurs fois, et toujours de la même façon. Non, je ne connais pas Claude, pas comme tu l'entends. Je ne sais que ce qu'il choisit de dire, rien de plus. Il est pour moi une devinette absolue.

Je l'entendis rire doucement à part elle.

— Qu'est-ce qu'il y a de si drôle là dedans ? demandai-je.

— Je croyais que vous vous compreniez parfaitement.

— Personne ne parviendra jamais à comprendre Claude, dis-je. C'est une énigme, et il restera une énigme.

— C'est exactement ce que je sens au sujet de mon amie.

— Ton amie, dis-je avec un peu d'humeur. Tu la connais à peine et tu en parles comme si c'était l'amie de toute une vie.

— Ne sois pas stupide. Elle est mon amie — la seule amie que j'aie jamais eue.

— On dirait que tu en es toquée...

— Je le suis ! Elle est apparue au bon moment.

— Voyons, qu'est-ce que cela veut dire ?

— Que j'étais désespérée, seule, malheureuse. Que j'avais besoin de quelqu'un que je puisse appeler amie.

— Qu'est-ce qui t'arrive ? Depuis quand as-tu besoin d'une amie ? Je suis ton ami. Cela ne te suffit pas ?

Je le dis d'un ton moqueur, mais j'étais à demi sérieux.

A mon étonnement, elle répondit :

— Non, Val, tu n'es plus mon ami. Tu es mon mari, et je t'aime... je ne pourrais vivre sans toi, mais...

— Mais quoi ?

— Il fallait que j'aie une amie, une amie femme. Quelqu'un à qui je puisse me confier, quelqu'un qui me comprenne.

— Eh bien, je veux bien être pendu ! Alors c'est donc ça ? Et tu veux dire que tu ne peux pas te confier à moi ?

— Pas comme à une femme. Il y a certaines choses qu'on ne peut tout simplement pas dire à un homme, même si on l'aime. Oh, ce ne sont pas de grandes choses, ne t'inquiète pas. Parfois les petites choses ont plus d'importance que les grandes, tu le sais. D'ailleurs regarde-toi... tu as des masses d'amis. Et quand tu es avec tes amis, tu es un tout autre homme. Je t'ai parfois envié. Peut-être étais-je jalouse de tes amis. Je pensais pouvoir être tout pour toi. Mais je vois que je me trompais. En tout cas, maintenant j'ai une amie — et je vais la garder.

Mi-taquin, mi-sérieux, je dis :

— Maintenant c'est moi que tu veux rendre jaloux, est-ce cela ?

Elle sortit de la salle de bains, s'agenouilla près du lit et posa sa tête dans mes bras.

— Val, murmura-t-elle, tu sais que ce n'est pas vrai. Mais cette amitié est pour moi quelque chose de très cher et de très précieux. Je ne veux la partager avec personne, pas même avec toi. Pas pour le moment, du moins.

— Très bien, dis-je. Je saisis.

Ma voix était un petit peu rauque, remarquais-je.

Avec reconnaissance elle murmura :

— Je savais que tu comprendrais.

— Mais qu'y a-t-il à comprendre ? demandai-je.

Je le dis doucement et tendrement.

— C'est cela, répondit-elle, il n'y a rien, rien. Ce n'est que naturel.

Elle se pencha en avant et m'embrassa affectueusement sur les lèvres.

Quand elle se releva pour éteindre, je dis impulsivement :

— Pauvre petite fille ! Pendant tout ce temps tu voulais avoir une amie et je ne l'ai jamais su, jamais soupçonné. Je suppose que je dois être un bougre stupide, insensible.

Elle éteignit et se glissa dans le lit. C'étaient des lits jumeaux mais nous ne nous servions que d'un seul.

— Serre-moi fort, murmura-t-elle. Val, je t'aime plus que jamais. M'entends-tu ?

Je ne dis rien, me contentant de la tenir étroitement serrée.

— Claude m'a dit l'autre jour — tu m'écoutes ? — que tu étais du petit nombre.

— Un des élus, est-ce cela ? dis-je en plaisantant.

— Le seul homme au monde pour moi.

— Mais pas un ami...

Elle me mit la main sur la bouche.

 

Chaque jour c'était la même chanson — « Mon amie Stasia ». Avec la variante, bien entendu, pour ajouter un peu de piment, d'histoires abracadabrantes sur les ennuyeuses attentions que lui prodiguait un quatuor incongru. L'un d'eux — elle ne connaissait même pas son nom — était propriétaire d'un réseau de librairies ; un autre était le lutteur Jim Driscoll ; le troisième un millionnaire, un pervers notoire, qui s'appelait — cela paraissait incroyable – Tinkelfels ; le quatrième, un individu fou qui était aussi une sorte de saint. Ricardo, le dernier nommé, m'inspirait une chaleureuse sympathie, à supposer que la description qu'elle en faisait correspondît à la réalité. Un individu tranquille, sérieux, qui parlait avec un fort accent espagnol, avait une femme et trois enfants qu'il aimait tendrement, était extrêmement pauvre mais faisait des cadeaux somptueux, était bon et doux – « tendre comme un agneau » — écrivait des traités de métaphysique impubliables, donnait des conférences devant des auditoires de dix ou douze personnes, et patati et patata1. Ce qui me plaisait en lui, c'était que chaque fois qu'il accompagnait Mona jusqu'au métro, chaque fois qu'il lui souhaitait bonne nuit, il lui serrait fortement les mains et murmurait solennellement :

— Si je ne puis vous avoir, personne ne vous aura. Je vous tuerai.

Elle en revenait sans cesse à Ricardo, disant quelle haute opinion il avait d'Anastasia, qu'il la traitait « magnifiquement », et ainsi de suite. Et chaque fois qu'elle prononçait son nom, elle répétait sa menace, en riant comme s'il s'agissait d'une bonne plaisanterie. Son attitude commença à m'ennuyer.

— Comment sais-tu qu'il ne tiendra pas parole un jour ? dis-je un soir.

Elle n'en rit que plus fort.

— Tu crois cela impossible, n'est-ce pas ?

— Tu ne le connais pas, dit-elle. C'est un des êtres les plus doux qu'il y ait sur terre.

— C'est précisément pourquoi je l'en crois capable. Il parle sérieusement. Tu ferais mieux de te surveiller avec lui.

— Oh, sottises ! Il ne ferait pas de mal à une mouche.

— Peut-être pas. Mais il paraît assez passionné pour tuer la femme qu'il aime.

— Comment peut-il être amoureux de moi ? C'est stupide. Je ne lui témoigne aucune affection. Je l'écoute à peine, en fait. Il parle davantage à Anastasia qu'à moi.

— Tu n'as pas besoin de faire quelque chose, tu n'as besoin que d'être. Il a une fixation. Il n'est pas fou. A moins que ce ne soit folie que de tomber amoureux d'une image. Tu es l'image physique de son idéal, c'est évident. Il n'a pas besoin de t'approfondir ni même que tu le paies de retour. Il veut te contempler éternellement — parce que tu incarnes la femme de ses rêves.

— C'est exactement la façon dont il parle, dit Mona, un peu interloquée par mes paroles. Vous vous entendriez à merveille tous les deux. Vous parlez le même langage. Je sais que c'est un être sensible, et aussi des plus intelligents. Je l'aime énormément, mais il me donne sur les nerfs. Il n'a pas le sens de l'humour, absolument pas. Quand il sourit, il a l'air plus triste encore que d'habitude. C'est une âme solitaire.

— Dommage que je ne le connaisse pas, dis-je. Je le préfère à tous ceux dont tu as parlé jusqu'à présent. Il paraît être un véritable être humain. Et puis j'aime les Espagnols. Ce sont des hommes...

— Il n'est pas Espagnol, il est Cubain.

— C'est la même chose.

— Non, ce ne l'est pas, Val. Ricardo me l'a dit lui-même. Il méprise les Cubains.

— Eh bien, peu importe. Il me plairait même s'il était Turc.

— Je pourrais peut-être te le présenter, dit soudain Mona. Pourquoi pas ?

Je réfléchis un instant avant de répondre.

— Je ne pense pas que tu doives le faire, dis-je. Tu ne pourrais pas donner le change à un homme comme lui. Ce n'est pas un Cromwell. D'ailleurs Cromwell lui-même n'est pas l'imbécile pour lequel tu le prends.

— Je n'ai jamais dit que c'était un imbécile !

— Mais tu as essayé de me le faire croire, tu ne peux le nier.

— Eh bien, tu sais pourquoi.

Elle m'adressa un de ses sourires faunesques.

— Ecoute, ma petite, j'en sais tellement plus long que tu ne le croirais jamais sur toi et tes astuces que cela me fait mal rien que d'en parler.

— Tu as beaucoup d'imagination, Val. C'est la raison pour laquelle je t'en dis parfois si peu. Je sais comment tu bâtis les choses.

— Mais tu dois reconnaître que je bâtis sur un fondement solide !

De nouveau le sourire de faune. Puis elle s'affaira à quelque chose, afin de cacher son visage.

Un silence du genre agréable intervint Puis, à brûle-pourpoint, je dis :

— Je suppose que les femmes sont obligées de mentir... c'est dans leur nature. Les hommes mentent aussi, mais d'une façon si différente. Les femmes paraissent avoir une peur invraisemblable de la vérité. Tu sais, si tu pouvais cesser de mentir, si tu pouvais cesser de jouer avec moi ce jeu stupide, inutile, je crois...

Je remarquais qu'elle s'était arrêtée dans ce qu'elle feignait de faire. Peut-être écoutera-t-elle vraiment, me dis-je. Je ne pouvais voir qu'un côté de son visage. L'expression en était d'intense vigilance. De circonspection aussi. Comme un animal.

— Je crois que je ferais tout ce que tu me demanderais. Je crois même que je te céderais à un autre homme, si tel était ton désir.

Ces paroles inattendues lui causèrent un intense soulagement, c'est ce qu'il me sembla du moins. Que s'était-elle imaginé que je dirais, je l'ignore. Un poids lui était tombé des épaules. Elle vint à moi — j'étais assise sur le bord du lit — et prit place à côté de moi. Elle posa une main sur la mienne. L'expression qui se glissa dans ses yeux était de sincérité et de dévotion absolues.

— Val, commença-t-elle, tu sais que je ne te demanderais jamais une chose pareille. Comment as-tu pu dire cela ? Il se peut que de temps en temps je te raconte des blagues, mais ce ne sont pas des mensonges. Je ne pourrais pas te cacher quelque chose de vital — j'en souffrirais trop. Ces petites choses... ces blagues... je les invente parce que je ne veux pas te faire de la peine. Il y a parfois des situations si sordides que, rien que de te les raconter, je sens que cela te souillerait. Peu importe ce qui m'arrive à moi. Je suis faite d'une étoffe plus grossière. Je connais le monde. Toi, non. Tu es un rêveur. Et un idéaliste. Tu ne sais pas, et tu ne soupçonneras jamais, ni encore moins ne croiras, combien les gens sont méchants. Tu ne vois que le bon côté de chacun. Tu es pur, voilà ce qu'il y a. Et c'est ce qu'entendait Claude quand il a dit que tu étais du petit nombre. Ricardo est une autre âme pure. Des gens comme toi et Ricardo ne devraient jamais être mêlés à des choses laides. Je m'y trouve mêlée de temps en temps — parce que je ne crains pas la contamination. Je suis du monde. Avec toi, je me conduis comme un autre être. Je veux être ce que tu aimerais que je sois. Mais je ne serai jamais comme toi, jamais.

— Je me demande vraiment, dis-je, ce que penseraient les gens — des gens comme Kronski, O'Mara, Ulric, par exemple — s'ils t'entendaient parler ainsi.

— Peu importe ce que pensent les autres, Val. Je te connais. Je te connais mieux qu'aucun de tes amis, si longtemps qu'ils aient pu te connaître. Je sais combien tu es sensible. Tu es l'être le plus tendre du monde.

— Je commence à me sentir frêle et délicat, avec tout ça.

— Tu n'es pas délicat, dit-elle d'un ton pénétré. Tu es dur — comme tous les artistes. Mais quand il s'agit du monde —  je veux dire d'avoir affaire au monde — tu n'es qu'un bébé. Le monde est malfaisant jusqu'à la moelle. Tu es dedans, c'est certain, mais tu n'en es pas. Tu mènes une vie enchantée. Si tu te trouves en présence d'une expérience sordide, tu la transformes en quelque chose de beau.

— A t'entendre, on dirait que tu me connais comme un livre.

— Je te dis la vérité, n'est-ce pas ? Peux-tu le nier ?

Elle m'entoura tendrement de son bras et frotta sa joue contre la mienne.

— Oh Val, peut-être ne suis-je pas la femme que tu mérites, mais je te connais. Et plus je te connais, plus je t'aime. Tu m'as tellement manqué ces derniers temps. C'est pourquoi cela compte tant pour moi d'avoir une amie. Je devenais vraiment désespérée — sans toi.

— O.K. Mais nous commencions à nous conduire comme deux enfants gâtés, t'en rends-tu compte ? Nous nous attendions à nous voir tout offrir sur un plateau.

— Pas moi ! s'exclama-t-elle. Mais je voulais que tu aies les choses dont tu avais soif. Je voulais que tu aies une bonne vie — pour que tu puisses faire tout ce dont tu rêves. On ne peut pas te gâter ! Tu ne prends que ce dont tu as besoin, pas plus.

— C'est vrai, dis-je, ému par cette observation inattendue. Peu de gens s'en rendent compte. Je me souviens comment les miens se sont fâchés quand je suis revenu un dimanche matin de l'église et leur ai annoncé avec enthousiasme que j'étais socialiste chrétien. J'avais entendu ce matin-là un mineur parler en chaire et ses paroles avaient porté. Il se disait socialiste chrétien. Je le devins sur-le-champ moi aussi. En tout cas, cela se termina par les sottises habituelles... les miens disant que la seule chose qui intéressait les socialistes était de distribuer l'argent des autres. « Et quel mal y a-t-il à cela ? » demandai-je. La réponse fut : « Attends d'avoir gagné de l'argent toi-même, tu parleras alors ! ». Cela me parut être un argument stupide. Qu'importait, me demandais-je, si je gagnais de l'argent ou si je n'en gagnais pas ? Ce qui importait, c'était que les bonnes choses de l'existence étaient injustement réparties. J'étais tout disposé à manger moins, à avoir moins de tout, si ceux qui avaient peu pouvaient s'en trouver mieux partagés. C'est alors que l'idée m'est venue qu'on n'a en réalité besoin que de si peu de chose. Si on est content, on n'a pas besoin de trésors matériels !... Ma foi, je ne sais plus pourquoi je me suis lancé là dedans ! Oh si ! Parce que tu as dit que je ne prenais que ce dont j'avais besoin... Je le reconnais, mes désirs sont grands. Mais je peux toujours m'en passer. Bien que je parle beaucoup de la nourriture, comme tu le sais, il ne me faut en réalité pas grand'chose. J'en veux juste assez pour pouvoir oublier la nourriture, voilà ce que je voulais dire. C'est normal, tu ne crois pas ?

— Bien sûr, bien sûr !

— Et c'est pourquoi je ne veux pas de toutes ces choses qui, comme tu parais le croire, me rendraient heureux, ou me permettraient de mieux travailler. Nous n'avons pas besoin de vivre comme nous le faisions. J'avais cédé pour te faire plaisir. Ç'a été merveilleux tant que cela a duré, c'est sûr. Noël l'est aussi. Ce que je déteste le plus, c'est cette perpétuelle façon d'emprunter et de mendier, cette façon de se servir des gens comme de poires. Tu n'aimes pas cela non plus, j'en suis sûr. Pourquoi alors nous mentirions-nous à ce sujet l'un à l'autre ? Pourquoi ne pas y mettre fin ?

— Mais j'y ai mis fin !

— Tu as cessé de le faire pour moi, mais maintenant tu le fais pour ton amie Anastasia. Ne me mens pas, je sais ce que je dis.

— C'est différent dans son cas, Val. Elle ne sait pas gagner de l'argent. Elle est encore plus enfant que toi.

— Mais tu ne contribues qu'à la faire rester une enfant en l'aidant comme tu le fais. Je ne dis pas que c'est une sangsue. Je dis ceci : tu lui voles quelque chose. Pourquoi ne vend-elle pas ses marionnettes, ou sa peinture, ou sa sculpture ?

— Pourquoi ? — Elle rit franchement. — Pour la même raison que tu ne peux pas vendre tes nouvelles. C'est une trop bonne artiste, voilà pourquoi.

— Mais elle n'a pas besoin de vendre à des marchands —  qu'elle vende directement à des particuliers. Qu'elle vende pour une bouchée de pain ! N'importe quoi pour se maintenir à flot. Cela lui ferait du bien. Elle s'en sentirait vraiment mieux.

— Voilà que tu recommences ! Cela montre comme tu connais mal ce monde. Val, on ne pourrait même pas donner ce qu'elle fait, voilà comment se présentent les choses. Si jamais tu réussis à publier un livre, tu devras supplier les gens d'accepter des exemplaires gratuitement. Les gens ne veulent pas de ce qui est bon, je te le dis. Des gens comme toi et Anastasia — ou Ricardo — on doit vous protéger.

— Au diable le métier d'écrivain s'il en est ainsi... Mais je ne peux pas le croire ! Je ne suis pas encore un écrivain, je ne suis qu'un apprenti. Il se peut que je vaille mieux que ne croient les éditeurs, mais j'ai encore beaucoup de chemin à faire. Lorsque je saurai vraiment m'exprimer, les gens me liront. Peu m'importe que le monde soit mauvais. Ils liront, je te le dis. Ils ne pourront pas m'ignorer.

— Et d'ici là ?

— D'ici là je trouverai un autre moyen de gagner ma vie.

— En vendant des encyclopédies ? Est-ce un moyen ?

— Pas bien fameux, je le reconnais, mais cela vaut mieux que de mendier et d'emprunter. Mieux que de laisser sa femme se prostituer.

— Chaque sou que je fais je le gagne, dit Mona avec feu. Servir à table n'est pas une sinécure.

— Raison de plus pour que je fournisse ma part. Tu n'aimes pas me voir vendre des livres. Je n'aime pas te voir servir à table. Si nous avions plus de bon sens, nous ferions autre chose. Il doit sûrement y avoir quelque genre de travail qui n'est pas dégradant.

— Pas pour nous ! Nous ne sommes pas faits pour le travail courant.

— Alors nous devrions apprendre.

Je commençais à me laisser emporter par ma propre attitude vertueuse.

— Val, ce ne sont que des mots. Tu sais bien que tu ne te maintiendrais jamais dans un emploi simple et normal. Et je ne veux pas que tu le fasses. J'aimerais mieux te voir mort.

— Très bien, tu gagnes. Mais bon Dieu, n'y a-t-il pas quelque chose qu'un homme comme moi puisse faire sans se sentir un idiot ou un crétin ?

Ici une pensée qui prenait forme sur mes lèvres me fit rire. Je ris un bon coup avant de la sortir.

— Ecoute, parvins-je à dire, sais-tu à quoi je viens de penser ? Je pensais que je pourrais faire un merveilleux diplomate. Je devrais être ambassadeur dans un pays étranger, qu'en dis-tu ? Non, sérieusement. Pourquoi pas ? Je suis intelligent, et je sais m'y prendre avec les gens. Ce que je ne sais pas, j'y suppléerais par mon imagination. Peux-tu me voir comme ambassadeur en Chine ?

Chose curieuse, elle ne trouva pas l'idée si absurde. Non pas dans l'abstraction, en tout cas.

— Tu ferais certainement un bon ambassadeur, Val. Pourquoi pas, comme tu dis ? Mais tu n'en auras jamais l'occasion. Il y a des portes qui ne te seront jamais ouvertes. Si des hommes comme toi dirigeaient les affaires du monde, nous ne nous tracasserions pas pour le prochain repas — ou pour faire publier tes nouvelles. C'est pourquoi je dis que tu ne connais pas le monde !

— Le diable m'emporte, je connais le monde. Je ne le connais que trop. Mais je refuse de composer avec lui.

— C'est la même chose.

— Non, ce ne l'est pas ! C'est la différence entre l'ignorance — ou la cécité — et l'attitude distante. Quelque chose comme ça. Si je ne connaissais pas le monde je ne pourrais être écrivain.

— Un écrivain a son monde à lui.

— Bon Dieu ! Je ne me serais jamais attendu à t'entendre dire cela ! Cette fois tu m'en bouches un coin...

Je fus réduit un instant au silence.

— C'est absolument vrai ce que tu dis, repris-je. Mais cela n'exclut pas ce que je viens de dire. Il se peut que je ne sache pas te l'expliquer, mais je sais que j'ai raison. Avoir son propre monde et y vivre, cela ne signifie pas qu'on soit nécessairement aveugle à ce qui s'appelle le monde réel. Si un écrivain ne connaissait pas le monde de tous les jours, s'il n'y avait pas été plongé au point de se révolter contre lui, il n'aurait pas ce que tu appelles son monde à lui Un artiste porte tous les mondes en lui. Et il constitue une part aussi vitale de ce monde que n'importe qui d'autre. En fait, il en est plus complètement et y est plus complètement que les autres, pour la bonne raison qu'il est créateur. Le monde est son moyen d'expression. D'autres se contentent de leur petit coin du monde — leur propre petit travail, leur propre petite tribu, leur propre petite philosophie, etc. Bon Dieu, la raison pour laquelle je ne suis pas un grand écrivain, si tu veux savoir, c'est que je ne me suis pas encore intégré le monde entier. Ce n'est pas que je ne connaisse pas le mal. Ce n'est pas que je sois aveugle à la méchanceté des gens, comme tu parais le croire. C'est quelque chose d'autre. Ce que c'est je l'ignore moi-même. Mais je le saurai, en fin de compte. Et alors je serai une torche. J'illuminerai le monde. Je le mettrai à nu jusqu'à la moelle... Mais je ne le condamnerai pas ! Je ne le ferai pas parce que je sais trop bien que j'en suis une part et une parcelle, un rouage significatif du mécanisme. — Je marquai un temps. — Nous n'avons pas encore touché le fond, tu sais. Ce que nous avons souffert n'est rien. Piqûres de puce, tout au plus. Il y a des choses pires à endurer que le manque de nourriture et des choses de ce genre. J'ai souffert beaucoup plus quand j'avais seize ans, quand je ne faisais que lire sur la vie. Ou bien je me dupe moi-même.

— Non, je sais ce que tu veux dire.

Elle approuva méditativement de la tête.

— Tu le sais ? Bon. Alors tu comprends que, sans participer à la vie, on peut souffrir les affres des martyrs... Souffrir pour les autres — c'est un genre de souffrance merveilleux. Quand on souffre à cause de son propre ego, à cause d'un manque ou de mauvaises actions, on éprouve une sorte d'humiliation. J'abomine ce genre de souffrance. Souffrir avec les autres, ou pour les autres, être tous dans le même bateau, c'est différent. Alors on se sent enrichi. Ce que je déteste dans notre genre de vie, c'est qu'elle est si restreinte. Nous devrions nous secouer et agir, nous meurtrissant et nous faisant des bosses pour des raisons qui comptent.

Je continuai encore et encore dans cette veine, glissant d'un sujet à l'autre, me contredisant souvent, tenant les propos les plus extravagants, puis les balayant d'un revers de la main, me débattant pour regagner la terre ferme.

Cela commençait à arriver maintenant de plus en plus souvent, ces monologues, ces harangues. Peut-être était-ce parce que je n'écrivais plus. Peut-être parce que j'étais seul la plus grande partie de la journée. Peut-être, aussi, parce que j'avais le sentiment qu'elle me glissait entre les doigts. Il y avait dans ces explications quelque chose de désespéré. Je cherchais à saisir quelque chose, quelque chose que je ne pouvais jamais épingler par les paroles. Quoique je parusse blâmer Mona, c'était en réalité à moi-même que j'adressais des reproches. Le pis était que je ne pouvais jamais aboutir à une résolution concrète. Je voyais clairement ce que nous devrions ne pas faire, mais je ne voyais pas ce que nous devrions faire. Secrètement, je me délectais de la pensée que j'étais « protégé ». Secrètement, j'étais obligé de reconnaître qu'elle avait raison — je ne cadrerais jamais, jamais je ne ferais mon trou. Et c'est ainsi que je m'en libérais dans la conversation. Je divaguais en long et en large, évoquant les jours glorieux de l'enfance, les jours misérables de l'adolescence, les aventures clownesques de la jeunesse. Tout cela, chaque iota, était fascinant. Si Mac Farland pouvait être présent, avec sa sténographe ! Quel récit pour sa revue ! (Plus tard, je pensais qu'il était étrange que je pusse parler ma vie sans jamais pouvoir la mettre sur le papier. A l'instant où je m'asseyais devant la machine à écrire, je devenais conscient de moi-même. L'idée de me servir du pronom « je » ne m'était pas venue à cette époque. Pourquoi, je me le demande ? Qu'est-ce qui m'inhibait ? Peu-être n'étais-je pas encore devenu le « moi de mon moi ».)

Non seulement je grisais Mona par ces conversations, mais je me grisais moi-même. L'aube venait presque à poindre quand nous nous endormions. En m'assoupissant j'avais le sentiment d'avoir accompli quelque chose. Je m'étais débarrassé de cela. Cela ! Qu'était-ce que cela ? Je n'aurais su le dire moi-même. Je ne savais que ceci, et je paraissais en tirer une incroyable satisfaction : j'avais assumé mon véritable rôle.

Peut-être, aussi, ces scènes n'avaient-elles pour but que de prouver que je pouvais être aussi passionnant et « différent » que cette Anastasia dont je commençais d'être las d'entendre parler. Peut-être. Peut-être étais-je déjà un tout petit peu jaloux. Quoique Mona ne connût Anastasia que depuis quelques jours, pourrait-on dire, la chambre était déjà pleine d'affaires de son amie. Il ne restait plus à celle-ci qu'à emménager. Au-dessus des lits, il y avait deux stupéfiantes estampes japonaises, un Outamaro et un Hiroshige. Sur la malle, une marionnette qu'Anastasia avait faite spécialement pour Mona. Sur le chiffonnier, une icone russe, autre cadeau d'Anastasia. Pour ne rien dire des bracelets barbares, des amulettes, des mocassins brodés, et du reste. Même le parfum dont elle se servait — un parfum on ne peut plus âcre ! — lui avait été donné par Anastasia. (Probablement avec l'argent de Mona.) Avec Anastasia on ne pouvait jamais dire où on en était. Cependant que Mona se tourmentait au sujet des vêtements dont avait besoin son amie, des cigarettes, des fournitures d'art, et cætera, Anastasia recevait de l'argent de chez elle et le distribuait à sa cour. Mona n'y voyait rien d'incongru. Quoi que fît son amie, tout était bien et naturel, quand même elle aurait volé dans son porte-monnaie. Anastasia volait en effet de temps à autre. Pourquoi pas ? Elle ne volait pas pour elle-même mais pour aider ceux qui étaient dans la détresse. Elle n'avait pas plus de scrupules que de remords au sujet de ces choses-là. Elle n'était pas une bourgeoise2, oh non ! Ce mot « bourgeois » commença à surgir souvent, maintenant qu'Anastasia était sur la scène. Tout ce qui n'était pas bon était « bourgeois ». Même le caca pouvait être « bourgeois », de la façon dont Anastasia voyait les choses. Elle avait un sens si merveilleux de l'humour, quand on la connaissait mieux. Bien entendu, il y avait des gens qui ne savaient pas le voir. Certaines gens sont tout bonnement dépourvus d'humour. Porter deux souliers différents, comme Anastasia le faisait quelquefois par distraction — mais le faisait-elle vraiment par distraction ? — c'était tordant. Ou se promener avec un bock à injections dans les rues. Pourquoi envelopper ces choses-là ? D'ailleurs Anastasia ne s'en servait jamais elle-même : c'était toujours pour une amie qui avait des ennuis.

Les livres qui étaient partout... tous prêtés à Mona par Anastasia. L'un d'eux s'appelait Là-bas, par quelque écrivain français « décadent ». C'était un des livres préférés d'Anastasia, non parce que « décadent » mais parce qu'il parlait de cette extraordinaire figure de l'histoire française — Gilles de Rais. C'était un compagnon de Jeanne d'Arc. Il avait assassiné plus d'enfants... il avait dépeuplé des villages entiers, en fait. Un des personnages les plus énigmatiques de l'histoire française. Mona me pria d'y jeter un coup d'œil un jour. Anastasia l'avait lu dans le texte. Elle lisait non seulement le français et l'italien mais aussi l'allemand, le portugais et le russe. Oui, au couvent elle avait aussi appris à jouter divinement du piano. Et de la harpe.

— Sait-elle jouer de la trompette ? demandai-je sarcastiquement.

Elle ricana. Puis suivit cette révélation :

— Elle sait aussi jouer de la batterie. Mais il faut qu'elle soit d'abord un peu partie.

— Tu veux dire ivre ?

— Non, remontée. Marijuana. Il n'y a pas de mal à cela. Cela ne crée pas d'accoutumance.

Chaque fois que ce sujet venait sur le tapis — les drogues – j'étais sûr d'en entendre jusque-là. De l'avis de Mona (probablement de celui d'Anastasia), chacun devrait s'initier aux effets des différentes drogues. Elles étaient moitié moins dangereuses que l'alcool. Et les effets en étaient plus intéressants. Oui, elle allait les essayer un jour. Il y avait des quantités de gens au Village — des gens respectables avec ça — qui se droguaient. Elle ne voyait pas pourquoi on avait si peur des drogues. Il y avait, par exemple, cette drogue mexicaine qui exaltait le sens de la couleur. Parfaitement inoffensive. Nous devrions l'essayer un jour. Elle verrait si elle pourrait s'en procurer par ce poète en toc, comment s'appelle-t-il déjà. Elle l'abominait, il était crasseux, et ainsi de suite, mais Anastasia soutenait que c'était un bon poète. Et Anastasia devait savoir...

— Je vais emprunter un jour un des poèmes d'Anastasia et te le lire à haute voix. Tu n'as jamais rien entendu de pareil, Val.

— O.K., dis-je, mais si cela pue je te le dirai.

— Ne t'inquiète pas ! Elle ne pourrait écrire un mauvais poème même si elle essayait

— Je sais — c'est un génie.

— Elle l'est en effet, et je ne plaisante pas. C'est un vrai génie.

Je ne pus m'empêcher de faire remarquer que c'était vraiment dommage que les génies fussent toujours des phénomènes de foire.

— Ça y est ! Maintenant tu parles exactement comme tous les autres. Je t'ai expliqué mille fois qu'elle n'est pas comme les autres phénomènes du Village.

— Non, c'est un phénomène authentique !

— Elle est peut-être folle, mais de la même façon que Strindberg, que Dostoievski, que Blake...

— C'est la placer un peu haut, tu ne crois pas ?

— Je n'ai pas dit qu'elle avait leur talent. Tout ce que je veux dire est que si elle est bizarre, c'est de la même façon qu'ils l'étaient. Elle n'est pas folle — et elle n'est pas fumiste. Quoi qu'elle soit, c'est du vrai. J'en donnerais ma tête à couper.

— La seule chose que j'ai contre elle, lâchai-je, c'est qu'elle a besoin qu'on s'en occupe tant.

— C'est cruel !

— Vraiment ? Ecoute... elle se débrouillait avant que tu ne surviennes, n'est-ce pas ?

— Je t'ai dit dans quel état elle était quand je l'ai rencontrée.

— Je sais que tu me l'as dit, mais cela ne me fait pas impression. Si tu ne l'avais pas chouchoutée, peut-être se serait-elle prise en main et se serait-elle tenue sur ses propres jambes.

— Nous voilà revenus à notre point de départ. Combien de fois faudra-t-il que je t'explique qu'elle ne sait absolument pas prendre soin d'elle-même ?

— Alors laisse-la apprendre !

— Et toi ? L'as-tu appris ?

— Je m'en tirais parfaitement avant que tu ne surviennes. Je prenais soin non seulement de moi-même mais encore d'une femme et d'un enfant.

— Ce n'est pas chic de ta part. Peut-être prenais-tu soin d'elles, mais à quel prix ! Tu n'aurais pas voulu vivre toujours ainsi, n'est-ce pas ?

— Bien sûr que non ! Mais j'aurais trouvé une porte de sortie — en fin de compte.

— En fin de compte ! Val, tu n'as pas tant de temps devant toi ! Tu as la trentaine — et tu dois encore te faire un nom. Anastasia n'est qu'une enfant, mais vois ce qu'elle a déjà accompli...

— Je sais. Mais aussi c'est un génie...

— Oh, assez ! Nous n'arriverons à rien en parlant ainsi. Pourquoi ne cesses-tu pas de penser à elle ? Elle ne se mêle pas de ta vie, pourquoi te mêlerais-tu de la sienne ? Ne puis-je pas avoir une amie ? Pourquoi faut-il que tu sois jaloux d'elle ? Sois juste, veux-tu ?

— Très bien, laissons tomber. Mais cesse de parler d'elle, veux-tu ? Alors je ne dirai plus rien qui puisse te faire de la peine.

 

Quoiqu'elle ne m'eût pas demandé explicitement de ne pas aller au Chaudron de Fer, je m'en abstenais par égard pour ses désirs. Je soupçonnais qu'Anastasia y passait chaque jour une grande partie de son temps, que pendant les heures de liberté de Mona elles étaient toujours ensemble quelque part. Indirectement j'entendais parler des visites qu'elles faisaient aux musées et aux galeries d'art, aux ateliers d'artistes du Village, de leurs expéditions sur les quais, où Anastasia faisait des croquis de bateaux et de l'horizon de gratte-ciel, des heures qu'elles passaient à la bibliothèque à faire des recherches. Dans un sens, le changement était un bien pour Mona. Lui donnait quelque chose de nouveau à quoi penser. Elle ne connaissait pas grand'chose à la peinture, et Anastasia était apparemment enchantée de lui servir de mentor. Il y avait à l'occasion des allusions voilées à son portrait qu'Anastasia se proposait de faire. Elle n'avait jamais encore fait un portrait réaliste de personne, semble-t-il, et elle répugnait particulièrement à en faire un ressemblant de Mona.

Il y avait des jours où Anastasia était incapable de faire quoi que ce fût, elle était prostrée et l'on devait s'occuper d'elle comme d'un petit enfant. N'importe quel événement insignifiant pouvait provoquer ces accès de malaise. Parfois ils se produisaient parce que Mona avait parlé étourdiment ou irrévérencieusement d'une des idoles bien-aimées d'Anastasia. Modigliani et le Greco, par exemple, étaient des peintres dont elle ne permettait à personne, pas même à Mona, de parler sans discernement. Elle aimait aussi beaucoup Utrillo, mais elle ne le vénérait pas. C'était une « âme perdue », comme elle : toujours sur le plan « humain ». Tandis que Giotto, Grünewald, les maîtres chinois et japonais, ceux-là étaient sur un autre plan, représentaient un ordre plus élevé. (Pas si mauvais, son goût !) Elle n'avait aucune considération pour les artistes américains, à ce que je comprenais. A l'exception de John Martin, dont elle disait qu'il était limité mais profond. Ce qui me la rendit presque sympathique fut de découvrir qu'elle portait toujours sur elle Alice au pays des merveilles et le Tao Te King. Plus tard elle devait y ajouter un volume de Rimbaud. Mais de cela plus tard...

Je continuais à faire mes tournées ou plutôt les gestes nécessaires. De temps à autre je vendais sans le chercher une collection de livres. Je ne travaillais que quatre ou cinq heures par jour, toujours prêt à débrayer quand venait l'heure du dîner. D'habitude je parcourais les fiches et choisissais un client possible qui habitait à une bonne distance de là, dans quelque banlieue perdue, trou morne et nu du New Jersey ou de Long Island. Je le faisais en partie pour tuer le temps et en partie pour sortir complètement de l'ornière. Toujours, en faisant route vers quelque patelin sordide (que seul pouvait songer à visiter un représentant en livres toqué !), je me voyais assailli par les souvenirs les plus imprévus de chers endroits bien-aimés que j'avais connus étant enfant. C'était une sorte de loi d'association d'idées inversée. Plus le milieu était terne et banal, plus bizarres et merveilleuses ces associations spontanées. J'aurais presque pu parier que si, un matin, je prenais le chemin de Hackensack ou de Canarsie, ou de quelque terrier de lapin de Staten Island, le soir je me retrouverais à Sheepshead Bay, ou à Bluepoint, ou au lac Pocotopaug. Si je n'avais pas assez d'argent pour un long trajet, je faisais de l'auto-stop, m'en remettant au hasard pour rencontrer quelqu'un — « quelque visage amical » — qui me paierait un repas ou le prix du billet de retour. Je me laissais porter par le courant. Peu importait où je finissais par échouer ou quand je rentrais, car j'étais certain que Mona arriverait après moi. J'écrivais de nouveau dans ma tête, non pas fébrilement comme auparavant mais tranquillement, uniment, comme un reporter ou un correspondant qui aurait tout son temps et un généreux crédit pour ses frais. Il était merveilleux de laisser les choses arriver à leur gré. De temps à autre, naviguant sans roulis ni tangage, je débarquais dans quelque ville baroque, choisissais une boutique au hasard — plombier ou entrepreneur de pompes funèbres, cela ne faisait pas de différence — et me lançais dans mon boniment de représentant. Je ne songeais pas un instant à vendre ou même à « m'entretenir la main », comme on dit. Non, j'étais simplement curieux de voir l'effet que mes paroles auraient sur une complète nullité. J'avais le sentiment d'être un homme descendu d'une autre planète. Si la pauvre victime ne se sentait pas disposée à discuter les mérites de notre encyclopédie à feuillets mobiles, je parlais son langage, quel qu'il fût, même s'il ne s'agissait que de macchabées. De cette façon je me trouvais souvent déjeunant avec un être sympathique avec qui je n'avais rien de commun. Plus je m'éloignais de moi-même, plus j'étais certain d'avoir une inspiration. Soudain, peut-être au milieu d'une phrase, la décision était prise et me voilà parti à toute allure. Parti à la recherche de ce coin que j'avais connu dans le passé, un passé très précis, très merveilleux. Il s'agissait de revenir à ce coin précieux et de voir si je pouvais reconstituer l'être que j'avais été. Jeu bizarre – et plein de surprises. Parfois je regagnais notre chambre petit garçon en vêtements d'homme. Oui, parfois j'étais de la tête aux pieds le petit Henry. Pensant comme lui, sentant comme lui, agissant comme lui.

Souvent, tandis que je parlais à de parfaits étrangers, là-bas, à la lisière du monde, dans mon esprit jaillissait soudain une image de ces deux-là, Mona et Stasia, paradant à travers le Village ou franchissant la porte tournante d'un musée, ces marionnettes insensées sous le bras. Et alors je me disais une chose curieuse — sotto voce, bien entendu. Je disais, et j'avais un pâle sourire en le faisant : « Et moi, qu'est-ce que je fais là dedans ? » De parcourir la morne périphérie, parmi des zéros et de vieux fossiles, m'avait donné l'idée que j'étais retranché. Toujours, en fermant une porte, j'avais l'impression qu'on la verrouillait derrière moi, que je devrais trouver un autre chemin pour revenir. Revenir où ?

Il y avait quelque chose de ridicule et de grotesque dans cette double image qui s'imposait à moi aux moments les plus inattendus. Je les voyais toutes deux vêtues d'une manière baroque —  Stasia dans son pantalon et avec des godillots. Petit Ruisseau Etincelant dans sa cape flottante, ses cheveux épars ruisselant comme une crinière. Elles parlaient toujours toutes deux à la fois, et de choses absolument différentes ; elles faisaient d'étranges grimaces et des gestes violents ; elles marchaient à deux rythmes totalement différents, l'une comme un pingouin, l'autre comme une panthère.

Chaque fois que je plongeais assez profond dans mon enfance, je n'étais plus en dehors, sur la lisière, mais confortablement dedans, comme un pépin au cœur charnu d'un fruit mûr. Il pouvait m'arriver de me tenir devant la confiserie d'Annie Meinken, dans ce vieux 14e arrondissement, le nez collé à la vitre, les yeux étincelants à la vue de soldats enrobés de chocolat. Ce substantif abstrait, le « monde », n'avait pas encore pénétré ma consicence. Tout était réel, concret, individualisé, mais ni pleinement nommé ni entièrement délimité. J'étais, et les choses étaient. L'espace était infini, le temps n'était pas encore. Annie Meinken était une personne qui se penchait toujours par-dessus le comptoir pour me mettre quelque chose dans la main, qui me caressait la tête, qui me souriait, qui disait que j'étais un si gentil petit bonhomme, et parfois sortait en courant dans la rue pour m'embrasser quand je partais, quoique nous n'habitions que quelques maisons plus loin.

Je crois sincèrement que, par moments, là-bas sur la lisière, quand je devenais très calme et silencieux, je m'attendais à demi que quelqu'un agît envers moi exactement comme le faisait jadis Annie Meinken. Si je m'évadais vers ces lieux lointains de mon enfance, peut-être n'était-ce que pour recevoir de nouveau ce bonbon, ce sourire, ce gênant baiser d'adieu. J'étais en effet un idéaliste. Un incurable idéaliste. (L'idéaliste est celui qui veut revenir en arrière. Il se souvient trop bien de ce qui lui avait été donné ; il ne pense pas à ce qu'il pourrait donner lui-même. Le monde surit imperceptiblement, mais le processus commence pratiquement dès l'instant où l'on pense en termes du « monde ».)

Etranges pensées, étranges vagabondages — pour un représentant en livres. Dans mon portefeuille était enfermée la clef de toute connaissance humaine. Prétendument. Et la sagesse, de même que Winchester, n'est distante que de quarante milles. Rien dans le monde entier n'est si mort que ce compendium de connaissances. Le dévider sur les forminifères. sur les rayons infrarouges, sur les bactéries logées dans chaque cellule — quel babouin j'ai dû être ! Naturellement un Picodiribibi s'en serait beaucoup mieux tiré ! De même peut-être qu'un baudet mort avec un phonographe dans les boyaux. Lire dans le métro, ou dans un trolley découvert, sur Prust le fondateur de la Prusse — quel passe-temps sans profit ! Il aurait bien mieux valu, si l'on devait lire, écouter ce fou qui a dit : « Comme il est doux de haïr son pays natal et d'attendre avec impatience son anéantissement ».

Oui, outre des spécimens, des reliures, et tout le fourbi dont était bourrée ma serviette, je portais d'habitude avec moi un livre, un livre si éloigné du contenu de ma vie quotidienne qu'il ressemblait davantage à une marque tatouée sur la plante du pied gauche d'un bagnard. « NOUS N'AVONS PAS ENCORE RÉSOLU LA QUESTION DE L'EXISTENCE DE DIEU ET VOUS VOULEZ MANGER ! » Une phrase comme celle-là sautant d'un livre dans le morne désert pouvait décider de tout le cours de ma journée. Je me revois refermant le livre d'un coup sec, sautant sur mes pieds comme un bouc effarouché, et m'exclamant à haute voix : « Où diable sommes-nous ? ». Et puis filant à toute allure. Ce pouvait être au bord d'un marais qu'on m'avait laissé, ce pouvait être au commencement d'une de ces interminables rangées de maisons suburbaines toutes pareilles, ou au portail même d'un asile d'aliénés. Peu importe — en avant, en avant, tête baissée, les mâchoires travaillant fiévreusement, grognements, cris aigus de joie, ruminations, découvertes, illuminations. A cause de cette phrase-éclair. Surtout du « et vous voulez manger ! ». Ce ne fut que des siècles plus tard que je découvris qui avait donné naissance à cette prodigieuse exclamation. Tout ce que je savais alors, tout ce qui importait, c'est que j'étais de retour en Russie, que j'étais parmi des esprits parents, que j'étais complètement possédé par une proposition aussi ésotérique que l'existence discutable de Dieu.

Des années plus tard, ai-je dit ? Mais oui — c'est hier seulement, pour ainsi dire, que j'ai découvert qui en était l'auteur. En même temps j'appris qu'un autre homme, un contemporain, avait écrit ceci sur sa nation, la grande nation russe : « Nous appartenons au nombre de ces nations qui, pour ainsi dire, n'entrent pas dans la structure de l'humanité mais n'existent que pour enseigner au monde quelque importante leçon ».

Mais je ne vais pas parler d'hier ou d'avant-hier. Je vais parler d'un temps qui n'a ni commencement ni fin, un temps qui, de plus, n'était pas celui de mon enfance mais courait parallèlement avec les autres genres de temps qui emplissaient les espaces vides de mes jours...

Le chemin des bateaux, et des hommes en général, est le chemin en zigzags. L'ivrogne se meut par courbes, comme les planètes. Mais l'homme qui n'a pas de destination se meut dans une continuité de temps et d'espace qui n'est qu'à lui et où Dieu est toujours présent. « Pour le moment » — phrase impénétrable ! — il est toujours là. Là avec le grand cosmocrateur, pour ainsi dire. C'est clair ? Très bien, nous sommes lundi, disons. « Et vous voulez manger ? » Illico les étoiles commencent à carillonner, les rennes grattent le sol du pied ; leurs glaçons bleus étincellent au soleil de midi. Filant sur la perspective Nevski, je fais route vers le cercle intérieur, la serviette sous le bras. A la main, j'ai un petit sac de bonbons, cadeau d'Annie Meinken. Une question solennelle vient d'être posée :

« Nous n'avons pas encore résolu la question de l'existence de Dieu... ».

C'est à ce point que j'entre toujours. Mon temps est maintenant à moi. A Dieu, en d'autres termes. Ce qui est toujours « pour le moment ». A m'entendre, on croirait que je suis membre du Saint Synode — le Saint Synode Philharmonique. Il ne m'est pas nécessaire de m'accorder : je suis accordé depuis l'aube des temps. Clarté parfaite, c'est ce qui caractérise mon jeu. Je suis de ceux dont le propos n'est pas d'enseigner au monde une leçon mais d'expliquer que la classe est terminée.

Les camarades sont détendus et à l'aise. Aucune bombe n'éclatera avant que je n'en donne l'ordre. A ma droite, j'ai Dostoïevski ; à ma gauche, l'empereur Anathème. Chacun des membres du groupe s'est distingué de quelque manière spectaculaire. Je suis le seul « sans portefeuille ». Je suis l'Uitlander ; je viens de « la lisière », c'est-à-dire du chaudron où bouillonne le trouble.

— Camarades, il est dit que nous nous trouvons en face d'un problème... (Je commence toujours par cette phrase toute faite.) Je regarde autour de moi, calme, maître de moi, avant de me lancer dans mon plaidoyer3 — Camarades, rivons un instant notre attention la plus soutenue à cette question absolument œcuménique...

— Qui est ? aboie l'empereur Anathème.

— Qui n'est rien de moins que ceci : Si Dieu n'existait pas, serions-nous ici ?

Par-dessus les cris de Sottises ! et Balivernes ! je suis avec facilité le son de ma propre voix psalmodiant les textes secrets enfouis dans mon cœur. Je suis à l'aise parce que je n'ai rien à prouver. Je n'ai qu'à réciter ce que j'ai appris par cœur à mes moments perdus. Que nous soyons ensemble et ayons le privilège de discuter l'existence de Dieu, cela seul est pour moi une preuve concluante que nous nous chauffons au soleil de Sa présence. Je ne parle pas « comme si » Il était présent, je parle « parce que » Il est présent. Je suis revenu dans cet éternel sanctuaire où le mot « nourriture » surgit toujours. Je suis revenu à cause de cela.

« Et vous voulez manger ? »

Je parle maintenant passionnément aux camarades.

— Pourquoi non ? commencé-je. Est-ce que nous insultons notre Créateur en mangeant ce dont il nous pourvoit ? Croyez-vous qu'Il s'évanouira parce que nous nous emplissons le ventre ? Mangez, je vous en supplie. Mangez de bon appétit ! Le Seigneur notre Dieu a tout Son temps pour Se révéler à nous. Vous prétendez vouloir résoudre le problème de Son existence. Inutile, chers camarades, il a été résolu il y a longtemps, avant même qu'il n'y eût un monde. La raison seule nous apprend que s'il y a problème, il doit y avoir quelque chose de réel qui lui donne naissance. Ce n'est pas à nous de décider si Dieu existe ou non, c'est à Dieu de dire si nous existons ou non. (« Chien ! As-tu quelque chose à dire ? » criai-je dans l'oreille de l'empereur Anathème.) S'il faut ou non manger avant d'avoir résolu le problème, est-ce là, je vous le demande, une question métaphysique ? Un homme qui a faim débat-il pour savoir s'il doit ou non manger ? Nous sommes tous affamés : nous avons faim et soif de ce qui nous a donné la vie, autrement nous ne serions pas réunis ici. Imaginer qu'en répondant par un simple oui ou non, le grand problème serait réglé pour l'éternité est pure folie. Nons ne sommes pas... (Je marquai un temps et me tournai vers celui qui était à ma droite. « Et vous, Fédor Mikhaïlovitch, n'avez-vous rien à dire ? ») Nous ne nous sommes pas réunis pour régler un problème absurde. Nous sommes ici, camarades, parce qu'en dehors de cette pièce, dans le monde, comme on l'appelle, il n'y a pas d'autre place ou prononcer le Saint Nom. Nous sommes les élus, et nous sommes unis œcuméniquement. Dieu veut-il voir souffrir les enfants ? Une telle question peut être posée ici. On peut aussi demander si nous avons le droit d'attendre un paradis ici et maintenant, ou si l'éternité est préférable à l'immortalité. Nous pouvons même débattre pour savoir si Notre Seigneur Jésus-Christ est de nature divine ou de deux natures consubstantiellement harmonieuses, humaine et divine. Nous avons tous souffert plus qu'il n'est habituel qu'endurent des êtres mortels. Nous avons tous atteint un degré appréciable d'émancipation. Certains d'entre vous ont révélé les profondeurs de l'âme humaine d'une manière et à un degré inconnus jusqu'alors. Nous vivons tous hors de notre temps, précurseurs d'une ère nouvelle, d'un nouvel ordre de l'humanité. Nous savons qu'il n'y a rien à espérer au niveau actuel du monde. La fin de l'homme historique est sur nous. L'avenir sera en termes d'éternité, et de liberté, et d'amour. La résurrection de l'homme sera introduite avec notre aide ; les morts se lèveront de leurs tombes vêtus de chair et de muscles radieux, et nous aurons la communion, une vraie communion éternelle, avec tous ceux qui furent jamais : avec ceux qui ont fait l'histoire et ceux qui n'ont pas eu d'histoire. Au lieu de mythes et de fables, nous aurons l'éternelle réalité. Tout ce qui passe aujourd'hui pour de la science disparaîtra ; il ne sera plus besoin de chercher la clef de la réalité, car tout sera réel et durable, nu pour l'œil de l'âme, transparent comme les eaux du Siloé. Mangez, je vous en prie, et buvez tout votre content. Les tabous ne sont pas le fait de Dieu. Ni le meurtre et la luxure. Ni la jalousie et l'envie. Quoique nous soyons réunis ici comme hommes, nous sommes liés par l'esprit divin. Lorsque nous prendrons congé les uns des autres, nous retournerons dans le monde du chaos, dans le domaine de l'espace qu'aucun volume d'activité ne peut épuiser. Nons ne sommes pas de ce monde, non plus que nous ne sommes encore du monde à venir, hormis en pensée et en esprit. Notre place est sur le seuil de l'éternité ; notre fonction est celle de principaux moteurs. C'est notre privilège d'être crucifiés au nom de la liberté. Nous arroserons nos tombes de notre propre sang. Aucune tâche ne saurait être trop grande pour nous. Nous sommes les vrais révolutionnaires, car nous ne baptisons pas avec le sang des autres mais avec notre propre sang, librement versé. Nous ne créerons pas de nouvelles conventions, n'imposerons pas de nouvelles lois, n'établirons pas de nouveaux gouvernements. Nous permettrons aux morts d'enterrer les morts. Les vivants et les morts seront bientôt séparés. La vie éternelle revient à toute allure pour emplir la coupe vide de la douleur. L'homme se lèvera de son lit d'ignorance et de souffrance, un chant aux lèvres. Il s'avancera dans tout le rayonnement de sa divinité. Le meurtre sous toutes les formes disparaîtra à jamais. Pour le moment...

 

A l'instant où ces mots impénétrables me montèrent aux lèvres, la musique intérieure, la concordance, cessèrent. J'étais revenu au double rythme, conscient de ce que je faisais, analysant mes pensées, mes motifs, mes actes. Je pouvais entendre Dostoïevski parler, mais je n'étais plus avec lui, seules me parvenaient les harmoniques. Qui plus est, j'aurais pu le faire taire à mon gré. Je ne courais plus dans ce temps parallèle sans durée. Maintenant le monde était en effet vide, terne, misérable. Chaos et cruauté marchaient la main dans la main. J'étais maintenant aussi grostesque et ridicule que ces deux sœurs égarées qui couraient probablement à travers le Village avec des marionnettes dans les bras.

Quand la nuit tombe, et que je reprends le chemin du retour, un sentiment accablant de solitude s'empare de moi. Je ne suis nullement surpris de trouver en rentrant un message téléphonique de Mona disant que sa chère « amie » est malade et qu'elle doit passer la nuit auprès d'elle. Demain ce sera une autre histoire, et après-demain une autre.

Tout arrive à Stasia à la fois. Un jour, elle est sommée de déménager parce qu'elle parle trop fort dans son sommeil ; un autre jour, dans une autre chambre, elle reçoit la visite d'un fantôme et est obligée de fuir dans la nuit. En une autre occasion, un ivrogne tente de la violer. Ou bien elle est cuisinée, à trois heures du matin, par un policier en civil. Il est inévitable qu'elle se croie une femme marquée. Elle prend l'habitude de dormir dans la journée et de vagabonder dans les rues la nuit ; elle passe de longues heures à la cafeteria qui ne ferme jamais, à écrire ses poèmes sur un guéridon à dessus de marbre, un sandwich dans la main et à côté d'elle une assiette de nourriture qu'elle laisse intacte. Certains jours elle est la Slave, parlant avec un authentique accent slave ; d'autres jours elle est la fille-garçon des cimes neigeuses du Montana, la nymphe qui doit enfourcher un cheval, ne fût-ce que dans Central Park. Ses propos deviennent de plus en plus incohérents, et elle le sait, mais en russe, comme elle le dit toujours, « rien n'a d'importance ». Par moments elle refuse de se servir des cabinets — insiste pour faire ses petits besoins dans le pot de chambre, qu'elle oublie évidemment de vider. Quant au portrait de Mona qu'elle a commencé, il ressemble maintenant à l'œuvre d'un maniaque. (C'est Mona elle-même qui l'avoue.) Elle est presque hors d'elle, Mona. Son amie se détériore sous ses yeux. Mais cela passera. Tout ira de nouveau bien, à condition qu'elle se tienne fidèlement à ses côtés, la soigne, apaise son esprit torturé, lui torche le cul, au besoin. Mais elle ne doit jamais lui permettre de se sentir abandonnée. Qu'importe, demande-t-elle, si elle doit rester trois ou quatre nuits par semaine auprès de son amie ? Anastasia n'est-elle pas tout ce qui compte ?

— Tu as confiance en moi, n'est-ce pas, Val ?

J'incline la tête en silencieux assentiment. (Ce n'est pas une question « œcuménique ».)

Quand la chanson change, quand j'apprends de sa propre bouche que ce n'était pas auprès d'Anastasia qu'elle avait passé la nuit mais auprès de sa propre mère — les mères tombent elles aussi malades — je sais ce que n'importe quel idiot aurait su depuis longtemps, à savoir qu'il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark.

Quel mal, je me demande, y aurait-il à parler à sa mère — par téléphone ? Aucun. La vérité est toujours éclairante.

Aussi, me faisant passer pour le roi du bois de charpente, je décroche le récepteur et, stupéfait que ce soit une mère qui me parle, je m'enquiers du ton de voix le plus détaché si Mona est là, dans l'affirmative j'aimerais lui parler.

Elle n'y est pas. Très nettement pas.

— L'avez-vous vue dernièrement ? (Toujours le monsieur, qui ne s'engage à rien s'enquérant de sa belle.)

Pas trace d'elle depuis des mois. La pauvre femme paraît en détresse. Elle s'oublie au point de me demander, à moi, un parfait étranger, s'il pourrait se faire que sa fille fût morte. Elle m'implore presque de lui faire savoir où se trouve sa fille si par hasard j'en ai vent.

— Mais pourquoi n'écrivez-vous pas à son mari ?

— Son mari ?

Suit un silence prolongé où rien ne se manifeste hormis le sourd grondement de l'océan. Puis, d'une voix faible, blanche, comme si elle parlait dans le vide, vient ceci :

— Alors elle s'est vraiment mariée ?

— Mais certainement elle est mariée. Je connais bien son mari...

— Excusez-moi, vient la voix lointaine, suivie du déclic du récepteur qu'on raccroche.

Je laisse passer plusieurs soirées avant d'aborder le sujet avec la coupable. J'attends que nous soyons au lit, la lumière éteinte. Puis je lui donne doucement un coup de coude.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi me bourres-tu les côtes ?

— J'ai parlé hier à ta mère.

Pas de réponse.

— Oui, et nous avons eu une assez longue conversation...

Toujours pas de réponse.

— Ce qui est drôle, c'est qu'elle dit ne t'avoir pas vue depuis des siècles. Elle croit que tu es peur-être morte.

Combien de temps pourra-t-elle tenir encore ? me demandai-je. Au moment où je vais en laisser échapper une nouvelle ration, je la sens se dresser d'un bond sur son séant. Puis vient un de ces accès interminables de fou rire, de ceux qui me font frissonner. Entre les spasmes, elle lance :

— Ma mère ! Ho ho ! Tu as parlé à ma mère ! Ha, ha ha ! Elle est trop bonne, bonne au delà de toute expression. Hi, hi hi ! Val, pauvre couillon, ma mère est morte. Je n'ai pas de mère. Ho, ho, ho !

— Calme-toi ! suppliai-je.

Mais elle ne peut s'arrêter de rire. C'est la chose la plus drôle, la plus insensée qu'elle ait jamais entendue.

— Ecoute, ne m'as-tu pas dit que tu étais restée à la veiller l'autre nuit, qu'elle était très malade ? Etait-ce ta mère ou n'était-ce pas elle ?

Eclats de rire.

— Peut-être était-ce alors ta belle-mère ?

— Tu veux dire ma tante.

— Alors ta tante, si c'est ce qu'est ta mère.

Nouveaux rires.

— Ce ne pouvait être ma tante parce qu'elle sait que je suis mariée avec toi. C'était probablement une voisine. Ou peut-être ma sœur. Cela lui ressemblerait de parler ainsi.

— Mais pourquoi voudraient-elles me tromper ?

— Parce que tu es un étranger. Si tu avais dit que tu étais mon mari, au lieu de te faire passer pour quelqu'un d'autre, elles t'auraient peut-être dit la vérité.

— Je n'ai pas eu l'impression que ta tante — ou ta sœur, comme tu dis — jouait la comédie. Cela m'a paru parfaitement sincère.

— Tu ne les connais pas.

— Bon Dieu, alors il est peut-être temps que je fasse leur connaissance.

Soudain elle prit un air sérieux, très sérieux.

— Oui, poursuivis-je, j'ai bien envie de faire un saut là-bas un soir et de me présenter.

Elle était maintenant en colère.

— Si jamais tu fais une chose pareille, Val, je ne t'adresserai plus jamais la parole. Je m'enfuirai, voilà ce que je ferai.

— Tu veux dire que tu ne veux pas que je rencontre jamais les tiens ?

— Exactement. Jamais !

— Mais c'est enfantin et déraisonnable. Même si tu m'as raconté quelques mensonges sur ta famille...

— Je n'ai jamais reconnu rien de tel, interrompit-elle.

— Allons, allons, ne parle pas comme ça. Tu sais fichtrement bien que c'est la seule raison pour laquelle tu ne veux pas que je les connaisse.

Je laissai intervenir un silence significatif, puis dis :

— Ou peut-être crains-tu que je ne trouve ta vraie mère...

Elle était maintenant plus en colère que jamais, mais le mot mère la fit de nouveau rire.

— Tu ne veux pas me croire, n'est-ce pas ? Très bien, un jour je t'emmènerai là-bas moi-même. Je te le promets.

— Cela ne servirait à rien. Je te connais trop fichtrement bien. Le décor serait tout monté pour moi. Non monsieur, s'il s'agit d'y aller, j'y vais seul.

— Val, je te préviens... si tu oses faire cela...

Je l'interrompis.

— Si jamais je le fais, tu ne le sauras pas.

— Ce serait d'autant plus grave, répondit-elle. Tu ne pourrais jamais le faire sans que je l'apprenne tôt ou tard.

Elle se promenait maintenant de long en large, tirant nerveusement sur la cigarette qui pendait à ses lèvres. Elle devenait frénétique, il me semblait.

— Ecoute, dis-je finalement, n'en parlons plus. Je...

— Val, promets-moi que tu ne le feras pas. Promets-le-moi !

Je restai quelques instants silencieux.

Elle se mit à genoux à côté de moi, me regarda de bas en haut d'un air implorant.

— Très bien, dis-je comme à contre-cœur, je le promets.

Je n'avais pas la moindre intention, évidemment, de tenir parole. En fait, j'étais plus résolu que jamais à aller au fond du mystère. Pourtant, rien ne pressait. J'avais le sentiment que lorsque le moment viendrait je me trouverais face à face avec sa mère — et que ce serait sa vraie mère.


1 En français dans le texte.

2 En français dans le texte.

3 En français dans le texte.