UNE fois de plus, nous habitons un quartier tranquille, non loin de Fort Greene Park. La rue est aussi large qu'un boulevard, les maisons situées loin en retrait du trottoir, la plupart construites en grès et ornées de hauts perrons de la même matière. Certaines maisons sont de véritables hôtels flanqués d'immenses pelouses parsemées d'arbustes et de statues. De larges allées carrossables mènent aux écuries et aux communs à l'arrière. Toute l'atmosphère de ce vieux quartier fleure les années 80 et 90. Le remarquable est son état de conservation. Même les piquets pour attacher les chevaux sont intacts et étincelants, comme si l'on venait de les essuyer avec un chiffon huilé. Somptueux, élégant, somnolent, le quartier nous paraît un havre merveilleux.
Ce fut Mona, bien entendu, qui avait trouvé les deux pièces. Et une fois de plus, nous avions une sympathique propriétaire, une de ces veuves américaines sans cervelle qui ne savait que faire d'elle-même. Nous avions retiré nos meubles du garde-meuble et avions installé les deux pièces. La propriétaire était ravie de nous avoir pour locataires. Elle mangeait souvent avec nous. Créature tout à fait joviale, à la voix mélodieuse et à l'indolence d'une âme en peine. Cela promettait d'aller bien ici. Le loyer était bas, le gaz, l'eau et l'électricité fonctionnaient parfaitement, abondance de bonne nourriture, cinéma après-midi et soir si nous voulions, partie de cartes de temps à autre, pour faire plaisir à la propriétaire, et aucun visiteur. Pas une âme ne connaissait notre adresse. D'où venaient les fonds, je n'en étais pas sûr. Mathias, toujours à l'arrière-plan, et Rothermel, plus vivant que jamais, contribuaient, je le savais, pour le plus gros. Mais il devait y en avoir aussi d'autres, car nous vivions sur un grand pied. Notre propriétaire, bien entendu, était libérale avec la nourriture et la boisson, et souvent nous invitait au théâtre ou nous emmenait dans un cabaret. Ce qui la fascinait était que nous étions de toute évidence des artistes — des « bohèmes », comme elle disait. Son mari avait été agent d'assurances et lui avait laissé une somme rondelette. Mais ç'avait été un oiseau passablement ennuyeux, selon elle, et elle entendait s'amuser maintenant qu'il n'était plus là.
Je louai une machine et me mis une fois de plus à écrire. Tout était absolument épatant. Le splendide peignoir de soie, le pyjama, les babouches marocaines que je portais, étaient des cadeaux de notre propriétaire. (Objets de famille.) Les matinées étaient luxueuses. Nous sortions du lit aux environs de dix heures, prenions un bain tout à loisir pendant que le phonographe marchait, puis nous asseyions devant un délicieux petit déjeuner, généralement préparé par la propriétaire. Toujours des fruits frais baignant dans la crème, des muffins sortant du four, de grosses tranches de bacon, de la marmelade, du café bouillant avec de la crème fouettée. Je me sentais comme un pacha. Encore que je n'eusse qu'en faire, j'étais nanti de deux magnifiques étuis à cigarettes et d'un long fume-cigarette, dont je ne me servais qu'à l'heure des repas, et pour faire plaisir à notre bonne propriétaire qui me les avait donnés.
Il faut que je cesse de l'appeler « propriétaire ». Son nom était Marjorie, et il lui allait comme un gant. Il y avait en elle quelque chose de lascif, comme si elle suivait toujours une piste. Elle avait un très beau corps qu'elle montrait généreusement, surtout le matin, quand elle ne portait qu'un peignoir vaporeux. Nous ne mîmes pas longtemps à nous taper affectueusement sur la croupe. Elle était de cette sorte de femmes qui sont capables de vous saisir la queue et de vous faire rire en même temps. On ne pouvait s'empêcher de l'aimer bien, quand même elle aurait été marquée de la petite vérole, ce qui n'était pas le cas. Tout ce qu'elle faisait était direct et franc. Il suffisait qu'on exprimât un désir pour qu'elle cherchât aussitôt à le satisfaire. Tout ce qu'elle possédait était à vous pour peu que vous le demandiez.
Quel changement après le ménage Karen ! Les repas suffisaient à eux seuls à vous mettre dans un état de divin contentement. L'appartement de Marjorie était attenant au nôtre mais la porte de communication n'était jamais fermée à clef. Nous allions librement de l'un à l'autre, comme si nous vivions en commun.
Après le petit déjeuner, j'allais d'habitude faire une promenade, afin de m'ouvrir l'appétit pour le déjeuner. C'était le début de l'automne et il faisait un temps suberbe. Souvent je me rendais sans me presser au Park et me flanquais sur un banc pour sommeiller sous le gai soleil. Une merveilleuse sensation de bien-être me possédait. Pas de soucis d'aucune sorte, pas de responsabilités, pas d'intrusions. Entièrement mon propre maître, et servi à qui mieux mieux par deux belles femmes empressées qui me traitaient comme un paon. Fidèlement, chaque jour, je consacrais une heure ou deux à écrire ; le reste de la journée, amour, festin et rigolade. Ce que j'écrivais devait être de peu de conséquence — probablement des rêves et des fantaisies. C'était une trop bonne vie pour inspirer un travail sérieux. J'écrivais pour m'entretenir la main, rien de plus. De temps à autre je sortais quelque chose tout exprès à l'intention de Marjorie, quelque chose de bizarre et d'humoristique, que je lisais à haute voix à table, entre deux gorgées de cognac ou de quelque précieuse liqueur provenant de son inépuisable réserve. Elles n'étaient difficiles à contenter ni l'une ni l'autre. Tout ce qu'elles demandaient de moi était de jouer le jeu.
— Je voudrais savoir écrire, disait parfois Marjorie.
(Pour elle, l'art d'écrire était pure magie.) Elle se demandait, par exemple, où je prenais mes idées.
— On les couve comme des œufs, disais-je.
— Et ces grands mots, Henry ?
Elle en raffolait, les écorchait délibérément, les roulait lascivement sur sa langue.
— Vous savez jongler avec eux, pas de doute, disait-elle.
Parfois elle composait un air dans lequel elle introduisait ces décrocheurs de mâchoires. Quel plaisir de l'écouter fredonner un air ou siffler doucement ! Son sexe semblait lui monter droit dans la gorge. Souvent elle éclatait de rire au milieu d'un air. Ce rire ! Comme si elle se donnait à fond.
Parfois, le soir, j'allais faire une promenade solitaire. Je connaissais intimement le quartier, ayant demeuré pendant un certain temps juste en face du Parc. A quelques rues à peine de là — la ligne frontière était Myrtle Avenue — commençaient les taudis. Après avoir traversé en flânant les quartiers tranquilles, il était excitant de franchir la ligne, de se mêler aux Italiens, Philippins, Chinois et autres « indésirables ». Une âcre odeur enveloppait les quartiers pauvres ; elle se composait de relents de fromage, de salami, de vin, d'amadou, d'encens, de bouchon, de peaux de poisson séchées, d'épices, de café, de pisse de cheval rance, de sueur et de mauvaises canalisations. Les boutiques étaient pleines de marchandises nostalgiques, familières depuis l'enfance. J'aimais les bureaux de pompes funèbres (surtout les italiens), les boutiques d'articles religieux, les bric-à-brac, les magasins de comestibles, les papeteries. C'était comme si l'on passait d'un frais mausolée immaculé dans l'épais de la vie. Les langues qu'on y parlait avaient une qualité musicale, même quand il ne s'agissait que d'un échange de jurons. Les gens s'habillaient autrement, chacun à sa propre manière insensée. Le cheval et la charrette étaient encore en évidence. Des enfants partout, s'amusant avec cette robuste exubérance dont ne témoignent que les enfants des pauvres. Il n'y avait plus ici les visages stéréotypés en bois de l'Américain de naissance mais des types raciaux, tous saturés de caractère.
Si je continuais à marcher dans une certaine direction, je finissais par aboutir à l'United States Street. C'est quelque part par ici qu'était né mon ami Ulric. Ici il était facile de s'écarter de son chemin : dans toutes les directions s'ouvraient des détours fascinants. Le soir, on marchait avec des pieds de rêve. Tout semblait retourné, baratté, ballotté de côté et d'autre. Parfois je finissais par échouer près de Borough Hall, parfois à Willimasburg. Toujours à portée de la main il y avait le chantier naval, le fantastique marché Wallabout, les raffineries de sucre, les grands ponts, laminoirs, silos, fonderies, fabriques de peinture, chantiers de pierres tombales, écuries de chevaux de louage, vitriers, selliers, usines de grillages, conserveries, marchés de poisson, abattoirs, ferblanteries — vaste conglomérat d'horreurs de jours ouvrables au-dessus duquel planait un voile de fumée imprégnée de la puanteur de produits chimiques qui brûlent, de chair pourrissante et de vieux métaux.
Si je pensais pendant ces promenades à Ulric, je pensais aussi au moyen âge, et à Breughel l'aîné, et à Hieronymus Bosch, et à Pétronius Arbitre, Lorenzo le Magnifique, Fra Filippo Lippi... pour ne rien dire des Sept Nains, de la Famille suisse Robinson et de Sinbad le Marin. C'est seulement dans un trou perdu comme Brooklyn que pouvaient être assemblés les monstres, phénomènes et anomalies de ce monde. Au Star Theatre, voué au burlesque, on coudoyait les citoyens velus de cette incroyable région. Le spectacle était toujours au niveau de l'imagination presque éteinte de l'auditoire. Aucun coup n'était interdit, aucun geste considéré comme trop indécent, aucune saleté trop gluante pour être modulée par la langue du comédien. C'était toujours un festin visuel et auditif tel qu'y aspire le voyeur. J'étais parfaitement chez moi dans ce brouet : Cochonnerie était mon nom de jeune fille.
En rentrant d'une de ces promenades, je trouvais d'habitude Marjorie et Mona qui m'attendaient, la table mise pour un léger repas. Ce que Marjorie appelait un « casse-croûte » consistait en viandes froides, salami, fromage de tête, olives, pickles, sardines, radis, salade de pommes de terre, caviar, fromage suisse, café, un gâteau au fromage allemand ou un strudel aux pommes, avec du Kümmel, du porto ou du malaga pour couronner le tout. En prenant le café et des liqueurs, nous écoutions parfois les disques de John Jacob Niles. Notre préféré était « I Wonder as I Wander », chanté d'une voix claire, aiguë, avec un trémolo et une modulation qui n'étaient qu'à lui. Le son métallique de son tympanon ne manquait jamais de produire l'extase. Il avait une voix qui appelait les souvenirs d'Arthur, de Merlin, de Guinevere. Il y avait en lui quelque chose du druide. Tel un chanteur de psaumes, il psalmodiait ses couplets en un chant éthéré que les anges portaient en haut vers le siège de Gloire. Lorsqu'il chantait Jésus, Marie et Joseph, ils devenaient des présences vivantes. Un geste de la main, et le tympanon rendait des sons magiques qui faisaient scintiller plus brillamment les étoiles, qui peuplaient les collines et les prairies de silhouettes argentées, et faisaient babiller les ruisseaux comme des petits enfants. Nous restions là longtemps après que sa voix s'était éteinte, parlant du Kentucky où il était né, parlant des montagnes Blue Ridge et des gens de l'Arkansas. Marjorie, toujours fredonnant et sifflant, se mettait soudain à chanter, quelque simple air populaire qu'on connaissait depuis le berceau.
C'était le glorieux mois de septembre, décrit dans l'Almanach du vieux Fermier comme l'époque où « les porcs-épics se repaissent de pommes mûrissantes et où les cerfs mâchent les fins haricots verts qu'on avait si soigneusement cultivés ». Période de flemme et pas un sujet de préoccupation. De notre fenêtre, nous avions une vie plongeante sur une file de jardins bien entretenus, cloutés d'arbres majestueux. Tout était dans un ordre parfait, tout était serein. Les feuilles tournaient à l'or et au rouge, émaillant les pelouses et les pavés d'éclatantes éclaboussures. Souvent, assis à la table du petit déjeuner, qui commandait une vue des arrière-cours, je tombais dans une profonde rêverie. Certains jours, pas une feuille ou une branche ne bougeait ; rien que la splendeur du soleil et l'incessant bourdonnement des insectes. Il m'était parfois difficile de croire que, si peu de temps auparavant, j'avais vécu dans ce quartier avec une autre femme, que j'avais poussé le long des rues une voiture d'enfant, ou porté l'enfant dans le parc et l'avais regardée s'ébattre dans l'herbe. Lorsque j'étais assis là, près de la fenêtre, mon passé devenait flou et pâle ; c'était plutôt comme une autre incarnation. Un délicieux sentiment de détachement m'envahissait et je retournais, nageant nonchalamment en jouant comme un dauphin, dans les eaux mystérieuses de passés imaginaires. Dans de telles dispositions, apercevant Mona qui allait et venait sans bruit dans sa blouse chinoise, je la regardais comme une parfaite étrangère. Parfois j'oubliais jusqu'à son nom. Détournant les yeux, je sentais soudain une main se poser sur mon épaule. Je l'entends encore dire :
— A quoi penses-tu ?
(Aujourd'hui encore, je garde le souvenir vivace de sa voix qui semblait venir de loin, très loin.)
— Penser... penser ? Je ne pensais à rien.
Elle faisait remarquer qu'il y avait dans mes yeux une expression si concentrée.
— Ce n'est rien, disais-je, je ne faisais que rêver.
Puis Marjorie intervenait :
— Il pense à ce qu'il va écrire, j'imagine.
Et moi de dire :
Sur quoi elles se retiraient sans bruit et me laissaient à moi-même. Immédiatement je retombais dans un état de rêverie.
Suspendu à trois étages au-dessus de la terre, j'avais l'illusion de flotter dans l'espace. Les pelouses et les buissons sur lesquels était rivé mon regard s'évanouissaient. Je ne voyais que ce dont je rêvais, un panorama perpétuellement changeant, aussi évanescent que la brume. Parfois de bizarres figures, revêtues des costumes de l'époque, flottaient devant mes yeux – personnages incroyables tels Samuel Johnson, Swift, Thomas Carlyle, Isaac Walton. Parfois c'était comme si la fumée d'une bataille se dissipait soudain et que des hommes en armure, les destriers somptueusement caparaçonnés, se tinssent, perdus et désorientés, au milieu du massacre du champ de bataille. Les oiseaux et les animaux jouaient aussi leur rôle dans ces visions silencieuses, surtout les monstres mythologiques, avec qui je semblais être en termes familiers. Rien dans ces apparitions n'était trop bizarre, trop inattendu pour me tirer de mon néant. Je me promenais avec des pieds immobiles à travers les vastes salles de la mémoire, sorte de cinématographe vivant. De temps à autre je revivais une expérience que j'avais connue étant enfant : l'instant, par exemple, où l'on voit ou entend quelque chose pour la première fois. Dans ces cas, j'étais aussi bien l'enfant éprouvant cet émerveillement que l'individu sans nom observant l'enfant. Parfois je jouissais de ce rare privilège de synchroniser ma pensée et mon être avec le fragment ténu d'un rêve depuis longtemps, longtemps oublié, et, plutôt que de le poursuivre, plutôt que de le fixer objectivement par l'image et la sensation, je jouais avec ses franges, me baignais dans son aura, pour ainsi dire, plein de gratitude simplement de l'avoir rejoint, d'avoir décelé son immortelle présence.
A cette période appartient un rêve nocturne que je consignai avec une scrupuleuse exactitude. Je crois qu'il vaut d'être transcrit...
« Il commença par un vertige de cauchemar qui me projeta d'un précipice dans les eaux chaudes des Caraïbes. Plus bas, toujours plus bas, je tournoyais en décrivant de grandes courbes en spirale qui n'avaient pas de commencement et promettaient de finir dans l'éternité. Pendant cette descente sans fin, un panorama déconcertant et enchanteur de la vie marine se déroulait devant mes yeux. D'énormes dragons de mer frétillaient et miroitaient dans la lumière poudrée du soleil qui filtrait à travers les eaux vertes ; d'immenses plantes de cactus aux racines hideuses passaient en flottant, suivies de branches de corail pareilles à des éponges, de nuances curieuses, certaines sombres comme du sang de bœuf, d'autres d'un brillant vermillon ou d'un tendre lavande. De cette grouillante vie aquatique se déversaient des myriades d'anymalcules, semblables à des gnomes ou des farfadets ; ils pétillaient comme un fastueux flux de poussière d'étoiles dans la queue d'une comète.
« Le grondement dans mes oreilles fit place à des mélodies plaintives, naïves ; je devins conscient des vibrations de la terre, de peupliers et de bouleaux enveloppés de vapeurs fantomatiques, ployant gracieusement sous la caresse de brises fragrantes. Furtivement, les vapeurs se dissipent. Je chemine péniblement à travers une mystérieuse forêt qui grouille de singes criants et d'oiseaux au plumage tropical. J'ai un carquois de flèches à la ceinture et sur l'épaule un arc doré.
« A mesure que je m'enfonce plus avant dans le bois, la musique se fait plus céleste, la lumière plus dorée ; le sol est tapissé de douces feuilles rouge sang. La beauté en est telle que je défaille. Quand je reviens à moi, la forêt s'est évanouie. Les sens brouillés, il me semble que je me tiens devant une toile immense et pâle sur laquelle est peinte une scène pastorale de grande dignité : elle ressemble à une de ces peintures murales de Puvis de Chavannes où est matérialisé le grave vide séraphique du rêve. De paisibles et sombres apparitions évoluent avec une élégance mesurée, obsédante, qui fait paraître grotesques nos mouvements terrestres. Entrant dans la toile, je suis un calme sentier qui mène vers la ligne fuyante de l'horizon. Une silhouette aux hanches pleines, vêtue d'une tunique grecque, balançant une urne, dirige ses pas vers la tourelle d'un château vaguement visible au-dessus de la crête d'un doux vallonnement. Je poursuis les hanches onduleuses jusqu'à ce qu'elles se perdent dans un creux, au delà de la crête du monticule.
« La silhouette à l'urne a disparu. Mais mes yeux sont maintenant récompensés par une vue plus mystérieuse. On dirait que je suis arrivé au bout même de cette terre habitable, à la frange magique du monde ancien où se cachent tous les mystères et ténèbres et terreur de l'univers. Je suis cerné par un vaste enclos dont les limites se discernent à peine. Devant moi se profilent vaguement les murs d'un château séculaire hérissé de piques. Des pennons blasonnés d'incroyables emblèmes flottent sinistrement au-dessus des remparts crénelés. D'écœurants champignons étouffent les larges ouvertures qui mènent hors des terrifiants portails ; les lugubres fenêtres sont couvertes des restes de grands oiseaux charognards dont la puanteur de pourriture est insupportable.
« Mais ce qui m'emplit de terreur et me fascine le plus, c'est la couleur du château. Elle est d'un rouge comme n'en ont jamais vu mes yeux. Les murs sont d'un ton chaud de sang, teinte de riches corpuscules mis à nu par le couteau. Au delà des murs d'enceinte se dessinent des parapets et des remparts, des tourelles et des flèches plus spectaculaires, chaque rang suivant trempé d'un rouge plus effrayant. A mes yeux terrifiés, le spectacle prend les proportions d'une monstrueuse orgie de bouchers dégouttant de sang et d'excréments.
« Saisi d'effroi et d'horreur, je détourne un instant le regard. En ce fugitif moment, la scène change. Au lieu des champignons vénéneux et des carcasses sordides de rapaces, devant moi s'étend une riche mosaïque d'ébène et de cannelle, ombragée par des panoplies d'un pourpre profond, d'où des cascades de fleurs de cerisier se déversent en tas mouvants sur une cour en damier. A portée de ma main, presque, se dresse une couche splendide ornée de draperies royales et tout encombrée de coussins d'une beauté arachnéenne. Sur ce divan somptueux, comme dans l'attente langoureuse de mon arrivée, repose ma femme Maude. Ce n'est pas une Maude tout à fait familière, quoique je reconnaisse presque aussitôt sa petite bouche d'oiseau. J'attends ses habituelles inanités. Au lieu de quoi de sa gorge sort un flot de sombre musique qui envoie le sang marteler à mes tempes. C'est à ce moment seulement que je me rends compte qu'elle est nue, que je sens la vague, la splendide douleur de ses flancs. Je me penche sur elle pour la soulever dans mes bras mais recule aussitôt avec une horreur absolue à la vue d'une araignée qui avance lentement sur sa poitrine laiteuse. Comme un possédé, je m'enfuis en panique vers les murs du château.
« Et maintenant une chose étrange advient. Dans un gémissement et un grincement de gonds rouillés, les hautes portes s'ouvrent lentement. Vivement je m'élance le long de l'étroit sentier qui mène au pied de l'escalier en spirale. Frénétiquement, je monte les marches de fer — plus haut, toujours plus haut, sans jamais paraître atteindre le faîte. Finalement, alors qu'il semble que mon cœur va se briser sous l'effort, je me trouve au sommet. Les remparts et les créneaux, les fenêtres et les tourelles du mystérieux château ne sont plus au-dessous de moi. Devant mes yeux s'étend un noir désert volcanique, coupé d'innombrables gouffres d'une profondeur insondable. Aucune vie de plantes ou de végétaux n'est visible. Des membres pétrifiés de gigantesques proportions, bourgeonnant de scintillantes incrustations minérales, s'étalent par-dessus le vide. Regardant plus intensément, j'aperçois avec horreur qu'il y a une vie là, en bas, une vie visqueuse, rampante, qui se révèle par d'énormes lovements qui s'enroulent et se déroulent autour des membres morts et fous.
« Soudain j'ai le pressentiment que le haut beffroi que j'ai escaladé en panique s'effrite à sa base, que cette immense flèche bascule au bord de l'abominable abîme, menaçant à tout instant de me précipiter dans un écrasant anéantissement. L'espace d'une fraction de seconde à peine, un silence impressionnant s'établit, puis doucement, doucement à en être presque imperceptible, parvient le son d'une voix — une voix humaine. Maintenant elle résonne hardiment, avec un accent étrange, gémissant, pour mourir immédiatement, comme étouffée dans les profondeurs sulfureuses, en bas. Instantanément, la tour tangue violemment ; tandis qu'elle s'abat au-dessus du vide, comme un bateau ivre, un concert de voix éclate. Voix humaines, où se mêlent le rire d'hyènes, les cris aigus de fous, les jurons à glacer le sang des damnés, les ricanements perçants, chargés d'horreur, des possédés.
« Comme la barre d'appui cède, je suis catapulté dans l'espace à la vitesse d'un météore. Plus bas, plus bas, toujours plus bas, mon corps frêle dépouillé de sa tendre chair, les entrailles agrippées par des serres lépreuses, par des becs incrustés de vert-de-gris. Plus bas, plus bas, plus bas, dépouillé et lacéré par des crocs et des dents.
« Et puis cela cesse, cette projection à travers le vide ; elle fait place à une sensation de glissement. Je fonce le long d'une pente parafinée tenue par de colossales colonnes de chair humaine qui saignent par tous les pores. Ce qui m'attend est la large, la caverneuse gueule d'un ogre qui grince des dents dans une féroce attente. Dans un instant, je serai avalé vivant, je périrai sous le hideux accompagnement d'os, de mes propres os précieux, broyés et volant en éclats...
« Mais à l'instant même où je vais glisser dans la béante gueule rouge, le monstre éternue. L'explosion est si vaste que l'univers entier en est éteint. Je me réveille en toussant comme un soufflet fumant. »
Est-ce une coïncidence si, le lendemain même, je devais tomber sur mon ami Ulric, s'il devait m'informer en bégayant que Maude était venue le voir la veille et l'avait supplié de me parler, de me presser de lui revenir. Elle avait été pitoyablement abjecte, me dit-il lugubrement. Elle n'avait cessé de pleurer depuis qu'elle était entrée dans son atelier jusqu'à ce qu'elle fût partie. Elle s'était même agenouillée et l'avait supplié de lui promettre de faire l'impossible pour accomplir sa mission.
— Je lui ai dit la vérité, que je ne savais où te chercher. Elle a dit qu'il devait y avoir un moyen de retrouver ta trace. Elle te supplie de lui pardonner comme elle t'a pardonné. Elle dit que l'enfant te demande constamment. Elle dit que peu lui importerait ce que tu ferais si seulement tu revenais. Je t'assure, Henry, ç'a été une véritable épreuve. Je lui ai promis de faire tout mon possible, sachant pourtant que ce serait vain. Je sais qu'il doit t'être pénible d'écouter tout cela.
Il hésita un instant, puis ajouta :
— Il y a une chose que je voudrais te demander, si ce n'est pas abuser. Veux-tu te mettre en rapport avec elle toi-même ? Je ne crois pas pouvoir affronter une autre séance comme celle-là. Cela vous coupe bras et jambes.
Je lui assurai que je prendrais moi-même la situation en main. Je lui dis de ne s'inquiéter pour aucun de nous.
— Ecoute, Ulric, oublions tout cela un moment. Viens déjeuner avec nous. Mona sera enchantée de te revoir. Et je crois que Marjorie te plaira.
Ses yeux s'allumèrent aussitôt. Il passa le bout de sa langue sur ses lèvres pleines.
— Très bien, dit-il en se tapant sur la cuisse, je te prends au mot. Sapristi, il est temps que nous tenions un petit conciliabule. Tu sais, je commençais à me demander si je te reverrais jamais. Tu dois avoir des tas de choses à me raconter.
Comme je l'avais supposé, cela colla parfaitement entre Marjorie et Ulric. Nous fîmes une déjeuner renversant, complété par une ou deux bouteilles de vin du Rhin. Après le déjeuner, Ulric s'étendit sur le divan et fit un petit somme. Il expliqua qu'il travaillait très dur à une campagne d'ananas. Quand il aurait pris un peu de repos, il essaierait peut-être de faire un ou deux dessins. Peut-être Marjorie serait-elle assez bonne de poser pour lui, oui ? Il avait déjà un œil fermé. L'autre, effroyablement vivant, roulait sous le sourcil en surplomb.
— Il n'y a pas à dire, vous mangez bien ici, dit-il en croisant les mains sur sa panse. Il se souleva sur un coude et mit la main en écran devant ses yeux. Dites donc, cela ne vous ferait rien si nous baissions un peu ce store ? C'est cela, parfait.
Il poussa un léger soupir et sombra doucement dans le sommeil.
— Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, dis-je à Marjorie, nous allons faire un petit somme nous-mêmes. Appelez-nous quand il se réveillera, voulez-vous ?
Vers le soir, nous trouvâmes Ulric assis sur le divan, sirotant une boisson fraîche. Il était complètement ravigoté et d'une humeur cordiale.
— Sacrebleu, c'est bon d'être de nouveau avec vous autres, dit-il, tordant les lèvres et remuant de haut en bas cet infernal sourcil. Je viens de farcir la tête à Marjorie de notre vie au bon vieux temps.
Il nous adressa un grand sourire affectueux, posa avec précaution son verre sur le tabouret à côté de lui, et respira profondément.
— Tu sais, quand je reste longtemps sans te voir il y a des tas de choses que je voudrais te demander. Je prends des centaines de notes — sur tout ce qu'on peut imaginer — et puis quand je te vois j'oublie tout... Dis donc, n'est-ce pas quelque part par ici que tu partageais un jour un appartement avec O'Mara et comment s'appelait-il déjà, cet Hindou timbré... tu sais, celui qui avait de longs cheveux et un rire hystérique ?
— Tu veux dire Govindar, dis-je.
— C'est cela. Il était vraiment bizarre, ce gars. Tu avais une bien haute opinion de lui, je m'en souviens. N'était-il pas en train d'écrire un livre ?
— Plusieurs, dis-je. Il y en avait un, un long traité de métaphysique, qui était vraiment extraordinaire. Je ne me suis rendu compte à quel point il était bon que des années plus tard, quand j'ai commencé à comparer son travail aux tomes soporifiques de nos distingués ballots. Govindar était un dadaïste métaphysique, dirais-je. Mais en ce temps-là il n'était pour nous qu'un objet de plaisanterie. J'étais une brute passablement insensible, comme tu sais. Je me foutais alors pas mal de la philosophie hindoue ; il aurait tout aussi bien pu écrire ses livres en sanscrit. Il est à présent rentré dans l'Inde — c'est un des principaux disciples de Gandhi, m'a-t-on dit. Probablement l'Hindou le plus extraordinaire que j'aie jamais rencontré.
— Tu es bien placé pour le savoir. Il est certain que tu en avais un troupeau sur les bras. Et puis il y avait ces Egyptiens, surtout ce gars qui louchait...
— Shukrullah, tu veux dire !
— Quelle mémoire ! Oui, je me rappelle maintenant son nom. Et l'autre, celui qui t'écrivais des épîtres fleuries qui n'en finissaient plus ?
— Mohamed Eli Sarwat.
— Dieu, quels noms ! Il était mignon, Henry. J'espère que tu as gardé ses lettres.
— Je vais te dire quel est le gars que je ne peux pas oublier, Ulric. C'est le petit gosse juif, Sid Harris. Tu te souviens – « Joyeux Noël, Président Carmichael, et ne manquez pas de demander à Santa Claus d'accorder une augmentation à tous les porteurs de télégrammes ! » Quel type ! Je le vois encore assis à côté de moi et remplissant la formule de demande d'emploi. « Sid Harris, né dans le ventre de sa mère, adresse East Side, religion inconnue, précédentes occupations : garçon de courses, cireur de souliers, assurance incendie, fausses clefs, serveur de soda, sauveteur, bonbons contre la toux, et Joyeux Noël de la part du drapeau américain flottant haut au-dessus de la statue de la Liberté ».
— Tu ne l'as pas embauché, je suppose ?
— Non, mais il venait régulièrement chaque semaine et remplissait une formule. Toujours souriant, sifflant, criant à chacun joyeux Noël. Je lui lançais un quart de dollar pour aller au cinéma. Le lendemain, je recevais une lettre où il me disait ce qu'il avait vu, s'il était assis au troisième ou au quatrième rang, combien de cacahuètes il avait mangé, quel serait le prochain programme, et s'il y avait ou non des extincteurs d'incendie. A la fin, il signait son nom en entier : Sidney Roosevelt Harris, ou Sidney R. Harris, ou S. Roosevelt Harris, ou S.R. Harris, ou Sidney tout court, l'un après l'autre, l'un sous l'autre, suivi bien entendu de son sempiternel Joyeux Noël. Parfois il ajoutait un post-scriptum pour dire qu'il préférerait être porteur de nuit, ou opérateur de télégraphe, ou simplement directeur. Il était empoisonnant, bien sûr, mais j'aimais ses visites : elles me remontaient pour la journée. Une fois je lui ai donné une vieille trompette que j'avais trouvée dans un sac d'ordures. C'était un machin tout usé et dont tous les clapets étaient rongés. Il l'a astiquée, l'a attachée à son épaule par un bout de ficelle, et s'est amené un matin dans mon bureau, pareil à l'ange Gabriel. Personne ne l'avait vu monter l'escalier. Il y avait là une cinquantaine de garçons qui attendaient d'être embauchés, les téléphones sonnaient comme des fous — un de ces jours où je croyais que j'allais me faire éclater un vaisseau sanguin. Soudain un formidable coup de trompette retentit. J'ai failli tomber de mon perchoir. C'était le petit Sidney qui essayait de sonner l'extinction des feux. Immédiatement ce fut l'enfer. Avant que nous ayons pu lui mettre la main dessus, Sidney s'est mis à chanter la Bannière Etoilée ; les autres garçons se joignirent naturellement à lui, ricanant, riant, jurant, renversant les encriers, lançant les plumes comme des fléchettes, marquant les murs à la craie, et en général faisant du grabuge. Nous avons dû faire évacuer le bureau et fermer à clef la porte en bas. Dehors, cette satanée trompette sonnait toujours... Il était complètement cinglé, ce Sidney, mais d'une façon délicieuse. Je n'ai jamais pu me fâcher contre lui. J'ai essayé de découvrir où il habitait, mais c'était impossible. Il n'avait probablement pas de domicile, il devait coucher dans les rues. L'hiver il portait un manteau d'homme qui tombait jusqu'à terre — et des mitaines de laine, bon Dieu ! Il ne portait jamais de chapeau ni de casquette, sauf pour rire. Une fois, en plein hiver, il a fait son apparition dans ce pardessus et ces mitaines grotesques — et sur la tête il avait un énorme chapeau de paille, une sorte de sombrero mexicain, avec une gigantesque calotte conique. Il s'est avancé vers mon bureau, a fait un profond salut, et a soulevé son énorme chapeau de paille. Il était plein de neige. Sidney a secoué la neige sur mon bureau et puis a filé comme un rat. A la porte, il s'est arrêté un instant et a crié : « Joyeux Noël et n'oubliez pas de bénir le président Carmichael ! »
— Je me souviens certes de ce temps-là, dit Ulric, avalant les restes de son verre. Je n'ai jamais compris comment tu trouvais le moyen de garder ta place. Je suis sûr que dans tout New-York il n'y avait pas un autre directeur de personnel comme toi.
— Dans toute l'Amérique, vous voulez dire, dit Mona.
Ulric promena autour de lui un regard appréciateur.
— Une tout autre vie, cela. Je t'envie, c'est certain... Ce dont je me souviendrai toujours à propos de ce gars — il promena les yeux de l'un à l'autre avec une lueur fondante — c'est sa gaieté inextinguible. Je ne crois pas l'avoir vu déprimé plus d'une ou deux fois depuis le temps que je le connais. Du moment qu'il y a à manger et un endroit où roupiller... n'est-ce pas ?
Il tourna le regard vers moi avec une affection sans mélange.
— Certains de mes amis — tu sais desquels je parle — me demandent parfois si tu n'es pas un tantinet dérangé. Je dis toujours : « Certainement, il l'est... quel dommage que nous ne soyons pas tous dérangés de la même façon ». Et puis ils me demandent comment tu subviens à tes besoins — et à ceux de ta famille. Là je suis obligé de me récuser...
Nous éclatâmes tous d'un rire plutôt hystérique. Ulric rit de meilleur cœur encore que nous. Il riait de lui-même — parce qu'il soulevait de si stupides problèmes. Mona, bien entendu, avait une autre raison de rire.
— Parfois je crois vivre avec un fou, lança-t-elle, les larmes aux yeux.
— Oui ? dit Ulric, étirant le mot.
— Il lui arrive de se réveiller au milieu de la nuit et de se mettre à rire. Il rit de quelque chose qui s'est passé il y a huit ans, quelque chose de tragique généralement.
— Nom de Dieu, dit Ulric.
— Parfois il rit parce que les choses sont tellement sans espoir qu'il ne sait que faire. Cela m'inquiète quand il rit de cette façon.
— Balivernes ! dis-je, ce n'est qu'une autre façon de pleurer.
— Ecoutez ça ! dit Ulric. Sacrebleu, je voudrais pouvoir voir les choses de cette façon.
Il leva son verre pour que Marjorie le remplit.
— Cela paraît peut-être stupide de le demander, poursuivit-il, avalant une bonne gorgée, mais quand tu es dans cet état, est-ce qu'il n'est pas d'habitude suivi d'une crise plutôt pénible de dépression ?
Je secouai la tête.
— Il pourrait être suivi de n'importe quoi, répondis-je. L'important est de faire d'abord un bon repas. Cela me remet d'habitude d'aplomb, me donne de l'équilibre.
— Tu ne bois jamais pour te changer les idées, n'est-ce pas ? Pouah ! ne te donne pas la peine de répondre... Je sais.que non. C'est encore une chose que je t'envie. Juste un bon repas, dis-tu. Comme c'est simple !
— Tu crois ça ? dis-je. Je voudrais que ce, soit vrai... Enfin, passons ! Maintenant que nous avons Marjorie, la nourriture n'est plus un problème. Je n'ai jamais mieux mangé de ma vie.
— Je le crois sans peine, dit Ulric, faisant claquer sa langue. C'est étrange, pour moi c'est souvent toute une histoire de m'ouvrir l'appétit. Je suis de l'espèce qui se fait de la bile, je suppose. Une conscience coupable, probablement. J'ai hérité tous les mauvais traits de mon vieux. Y compris ceci — et il tapa sur le verre qu'il tenait.
— Sottises, dis-je, tu n'es qu'un perfectionniste.
— Vous devriez vous marier, dit Mona, sachant que cela provoquerait une réaction.
— Ça c'est autre chose, dit Ulric avec une grimace crispée. La façon dont je traite cette petite amie à.moi est un crime. Voilà cinq ans que nous sommes ensemble, mais si elle ose prononcer le mot mariage je pique une crise. Cette seule idée me fait crever de peur. Je suis assez égoïste pour la vouloir toute à moi et pourtant je lui gâche ses chances. Je la presse quelquefois de me quitter et de trouver quelqu'un d'autre. Cela ne fait évidemment qu'aggraver les choses. Alors je fais à contre-cœur la promesse de l'épouser, promesse que j'oublie le lendemain, bien sûr. La pauvre fille ne sait plus où elle en est.
Il nous regarda d'un air mi-penaud mi-polisson.
— Je resterai célibataire toute ma vie, je suppose. Je suis égoïste jusqu'à la mœlle.
Nous partîmes tous d'un grand éclat de rire.
— Je crois qu'il va bientôt falloir penser au dîner, dit Marjorie. Pourquoi vous autres hommes n'iriez-vous pas faire un tour ? Revenez dans une heure et le dîner sera prêt.
Ulric trouva que c'était une bonne idée.
— Vous pourriez essayer de trouver un bon morceau de roquefort, dit Marjorie comme nous sortions sans nous presser. Et un pain de seigle, si pous pouvez.
Nous suivîmes au hasard une des rues calmes et spacieuses particulières à ce quartier. Nous avions fait bien des promenades ensemble à travers des vides analogues. Ulric se rappela les jours lointains où nous nous promenions dans Bushwick Avenue les dimanches après-midi, espérant apercevoir les timides jeunes filles dont nous étions amoureux. C'était chaque dimanche comme une procession de Pâques — depuis la petite Eglise Blanche jusqu'au réservoir près du cimetière de Cypress Hills. A mi-chemin, on passait devant la lugubre église catholique de Saint François de Sales, située à un pâté de maisons ou deux du café en plein air de Tremmer. Je parle d'une époque d'avant la première guerre, époque où, en France, des hommes comme Picasso, Derain, Matisse, Vlaminck et autres commençaient juste à être connus. C'était encore la « fin de siècle ». La vie était facile, quoique nous n'en eussions pas conscience. La seule pensée que nous avions en tête était les filles. Si nous réussissions à les retenir assez longtemps pour bavarder quelques instants, nous étions au septième ciel. En semaine, nous refaisions parfois la même promenade le soir. Alors nous étions plus hardis. Si nous avions la bonne fortune de rencontrer deux filles — près du réservoir ou dans les allées obscures du parc, voire aux confins du cimetière — nous tentions vraiment quelques avances audacieuses. Ulric se rappelait leurs noms à toutes. Il y en avait deux dont il se souvenait parfaitement — Tini et Henrietta. Elles avaient été dans la même classe que nous à la fin des études mais, étant quelque peu arriérées, elles avaient deux ou trois ans de plus que les autres élèves. Ce qui voulait dire qu'elles étaient tout à fait épanouies. Et non seulement épanouies mais éclatantes de sexe. Chacun savait qu'elles n'étaient qu'une paire de traînées. Tini, qui était vraiment audacieuse, ressemblait à une femme de Degas ; Henrietta était plus grande, plus juteuse, déjà une poule. Elles racontaient toujours en chuchotant des histoires sales, au grand amusement de la classe. De temps en temps elles relevaient leur robe au-dessus du genou — pour nous offrir un coup d'œil. Ou parfois Tini saisissait Henrietta par un téton et le pressait d'un air badin — tout cela en classe, derrière le dos du professeur, bien sûr. Quoi de plus naturel, dès lors, que d'être à l'affût d'elles lorsque nous allions faire un tour le soir ? De temps à autre cela arrivait. A peine un mot échangé. Les poussant contre la clôture de fer, ou contre une pierre tombale, nous leur bavions dessus, les pelotions, les tripatouillions — tout sauf la vraie chose. Il fallait des garçons plus âgés, plus expérimentés pour enlever cela. Au mieux, nous pouvions nous arranger pour tirer un coup à blanc. Et rentrer à la maison en boitant, les couilles nous faisant mal comme soixante rages de dents.
— A propos, dis-je à Ulric, t'es-tu déjà attaqué à Marjorie ? Elle en meurt d'envie, tu sais.
— Pas une mauvaise idée, dit-il. Crois-tu que nous puissions arranger cela... heu... avec circonspection ?
— Laisse-moi faire !
Nous pressâmes le pas. Quand nous arrivâmes à la porte, nous allions presque au trot redoublé.
Je pris Mona à part et lui soumis l'idée.
— Pourquoi ne pas attendre jusqu'après dîner ? suggéra-t-elle. Je veux dire, pour Marjorie et Ulric.
Nous fermâmes la porte derrière nous et en tirâmes un rapide pendant qu'Ulric et Marjorie discutaient le coup ensemble. Lorsque nous les rejoignîmes, Marjorie était assise sur les genoux d'Ulric, la jupe relevée au-dessus des genoux.
— Pourquoi ne mettez-vous pas quelque chose de confortable ? dit Mona. Quelque chose comme ça, et ce disant elle ouvrit son kimono et révéla sa chair nue.
Marjorie ne perdit pas de temps pour suivre son exemple. Ulric et moi dûmes nous mettre en pyjama. Ainsi habillés, nous nous mîmes à table.
Un repas qui va se terminer par une orgie sexuelle à une façon à lui de s'acheminer droit vers les parties du corps qui ont besoin de nourriture, comme dirigé par le petit aiguilleur qui règle la circulation dans l'ensemble du système autonome. Nous commençâmes par des huîtres et du caviar, suivis d'un délicieux potage oxtail, d'un châteaubriant, de purée de pommes de terre, de petits pois à la française, de fromage, de compote de pêches à la crème, le tout avec l'accompagnement d'un authentique pommard qu'avait déniché Marjorie. Avec le café et les liqueurs nous prîmes un second dessert : une glace à la française nageant dans la bénédictine et le whisky. Les kimonos étaient maintenant grands ouverts, les seins exposés, les nombrils se soulevaient doucement. Par inadvertance, un des nichons de Marjorie s'égara dans la crème fouettée, ce qui me donna l'occasion, un bref instant ou deux, de téter sa poitrine. Ulric essaya de faire tenir une soucoupe en équilibre sur son truc, mais sans succès. Tout marchait joyeusement.
Tout en continuant à grignoter les tartes, les choux à la crème et le reste qu'avaient fourni les femmes, nous tombâmes dans une conversation facile sur le bon vieux temps. Les femmes avaient changé de position et étaient maintenant pelotonnées sur nos genoux. Il fallut pas mal de tortillements et de trémoussements avant qu'elles se fussent convenablement installées. De temps à autre l'un de nous avait un orgasme, tombait un instant dans le silence, puis se remettait à coups de glaces, de bénédictine et de whisky.
Au bout d'un moment, nous nous transportâmes de la table sur les divans et, entre de petits sommes, entretenions la conversation sur les sujets les plus divers. C'étaient des propos faciles, naturels, et nul ne se sentait embarrassé s'il s'assoupissait au milieu d'une phrase. L'éclairage avait été tamisé, une brise tiède et parfumée filtrait par les fenêtres ouvertes, et nous étions tous si parfaitement repus que ce qui se disait ou la réponse qu'on faisait n'avait pas la moindre importance.
Ulric s'était endormi durant une conversation avec Marjorie. Il n'avait pas dormi plus de cinq minutes quant il se réveilla en sursaut, s'exclamant comme pour lui-même :
— Nom d'une pipe, c'est bien ce que je pensais !
Puis, se rendant compte qu'il n'était pas seul, il marmonna quelque chose d'indistinct et se souleva sur un coude.
— Ai-je dormi longtemps ? demanda-t-il.
— Cinq minutes à peu près, dit Marjorie.
— C'est drôle. Cela m'a semblé des heures. J'ai fait de nouveau un de ces rêves.
Il se tourna vers moi.
— Tu sais, Henry, ces rêves où on s'efforce de se prouver à soi-même qu'on ne fait que rêver.
Je dus avouer que je n'en avais jamais fait de semblable.
Ulric était toujours capable de décrire ses rêves d'une façon très détaillée. Ils le terrifiaient un peu car à son sens, ils indiquaient qu'il ne tombait jamais dans un état d'inconscience complète. En rêve, son esprit était plus actif encore qu'à l'état de veille. Son esprit logique prenait le dessus quand il dormait. C'était ce qui l'inquiétait. Il poursuivit en décrivant le mal infini qu'il se donnait en rêvant pour se prouver à lui-même qu'il était non pas éveillé mais en train de rêver. Il prenait par exemple un lourd fauteuil et, avec deux doigts, le soulevait haut en l'air, parfois avec son frère assis dans le fauteuil. Et en rêve il se disait toujours : « Là, personne ne peut faire cela étant éveillé, c'est impossible. » Et puis il accomplissait d'autres exploits impossibles, dont certains tout à fait extraordinaires, comme de sortir en s'envolant par une fenêtre partiellement ouverte et de revenir par le même chemin, sans déranger ses vêtements ou ébouriffer ses cheveux. Tout ce qu'il faisait conduisait à un C.Q.F.D. douteux qui ne prouvait rien, affirmait-il.
— Enfin, voici comment je dirai cela, Henry : pour se prouver à soi-même qu'on est en train de rêver, on devrait être éveillé, et si on est éveillé on ne peut pas rêver, n'est-ce pas ?
Soudain il se rappela que ce qui avait donné le départ à son rêve avait été la vue d'un exemplaire de Transition posé sur le dressoir. Il se rappela que je lui en avais prêté un jour un exemplaire qui contenait un merveilleux passage sur l'interprétation des rêves.
— Tu sais de qui je veux parler, dit-il, faisant claquer ses doigts.
— Gottfried Benn ?
— Oui, c'est ça. Un drôle de type, cet oiseau. Je voudrais pouvoir en lire davantage de lui... A propos, tu n'as pas ce numéro ici, non ?
— Si, je l'ai, Ulric, mon garçon. Veux-tu le voir ?
— Je vais te dire une chose, dit-il, je voudrais que tu lises ce passage à haute voix — c'est-à-dire si les autres n'y voient pas d'inconvénient.
Je trouvai l'exemplaire de Transition et me reportai à la page.
« Tournons-nous maintenant vers des faits psychologiques. « Il fait nuit : voici que s'élève plus haut la voix des fontaines jaillissantes. Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante », dit Zarathoustra... « Dans la vie nocturne semble être exilé – ce sont les fameuses paroles de l'Interprétation des rêves de Freud — « dans la vie nocturne semble être exilé ce qui gouvernait pendant le jour ». Cette phrase contient toute la psychologie moderne. La grande idée en est la stratification du psychique, le principe géologique. L'âme a son origine et est bâtie en couches, et ce que nous avons appris précédemment dans le domaine organique, à propos de la construction des hémisphères cérébraux au point de vue anatomico-évolutionniste, à partir de siècles révolus, est révélé par le rêve, révélé par l'enfant, révélé par la psychose comme une réalité toujours existante. Nous portons les peuples anciens... »
— Ecoutez, écoutez ! s'exclama Ulric.
— « Nous portons les peuples anciens dans nos âmes et lorsque la raison ultérieurement acquise se relâche, comme dans le rêve ou dans l'ivresse, ils émergent avec leurs rites, leur mentalité prélogique, et nous accordent une heure de participation mystique. Lorsque le... »
— Excuse-moi, dit Ulric interrompant de nouveau, mais je me demande si nous ne pourrions pas entendre ce passage encore une fois ?
— Bien sûr, pourquoi pas ?
Je le relus lentement, laissant chaque phrase faire son chemin.
— La phrase suivante est aussi du miel, dit Ulric. Je la sais presque par cœur.
Je poursuivis :
« Lorsque la superstructure logique se détend, lorsque l'épicrâne, las de l'assaut des états prélunaires... »
— Bon Dieu ! Quel langage ! Excuse-moi, Henry, je ne voulais pas interrompre encore.
« Lorsque l'épicrâne, las de l'assaut des états prélunaires, ouvre les frontières de la connaissance autour desquelles il y a toujours lutte, alors apparaît l'ancien, l'inconscient, dans la magique transmutation et l'identification du « moi », dans la première expérience du partout et de l'éternel. Le patrimoine héréditaire... »
— Des encéphales ! s'exclama Ulric. Bon Dieu, Henry, quel passage, cela ! Je voudrais que tu me l'expliques un peu plus en détail. Non, pas maintenant... plus tard, peut-être. Excuse-moi.
— « Le patrimoine héréditaire des encéphales, poursuivis-je, se situe plus profondément encore et est impatient de s'exprimer : si l'enveloppe est détruite dans la pyschose, de la substructure primitivo-schizoïde émerge, poussé vers le haut par les instincts primaires, le gigantesque et archaïque « moi » instinctif, se déployant sans limite à travers le sujet psychologique en lambeaux. »
— Le sujet psychologique en lambeaux ! Oh ! s'exclama Ulric. Merci, Henry, ç'a été un régal.
Il se tourna vers les autres.
— Vous arrive-t-il de vous demander pourquoi j'ai une telle affection pour ce type ? (Il eut un large sourire épanoui dans ma direction.) Il n'y a personne parmi ceux qui viennent à mon atelier qui soit capable de m'apporter cette sorte de nourriture. Je ne sais pas où il va chercher ces choses-là — ce n'est sûrement pas moi qui tombe sur elles de moi-même. Ce qui ne sert qu'à montrer, sans aucun doute, à quel point nous sommes différemment embrayés.
Il s'arrêta soudain pour remplir son verre.
— Tu sais, Henry, si tu permets que je le dise, un passage comme celui-là aurait pu être écrit par toi, tu ne crois pas ? Peut-être est-ce pourquoi j'aime tant Gottfried Benn. Et ce Hugo Ball est un autre type — il a quelque chose dans la caboche, lui aussi, hein ? Le curieux, pourtant, c'est ceci : tous ces trucs qui comptent tant pour moi, je n'en aurais rien su sans toi. Comme je voudrais quelquefois t'avoir avec moi quand je suis avec cette bande de Virginie ! Tu sais, ils ne sont vraiment pas inintelligents, mais, je ne sais pourquoi, les choses de ce genre semblent les rebuter. Ils les considèrent comme malsaines.
Il eut un sourire grimaçant. Puis il regarda Marjorie et Mona.
— Pardonnez-moi de m'arrêter à ces choses, voulez-vous ? Je sais que ce n'est pas le moment de s'adonner à des discussions verbeuses. J'allais demander à Henry quelque chose sur le patrimoine héréditaire des encéphales, mais je suppose que nous pouvons laisser cela pour une occasion plus indiquée. Que diriez-vous du coup de l'étrier ? Et ensuite je les mets.
Il remplit son verre, puis alla à la cheminée et s'y adossa.
— Je suppose que ce sera toujours pour moi une cause d'étonnement et de mystère, dit-il lentement, caressant ses mots, comment, après tant d'années, nous sommes tombés l'un sur l'autre ce jour-là dans la Sixième Avenue. Quel jour de veine cela a été pour moi ! Vous ne le croirez peut-être pas, mais souvent quand je me trouvais en quelque endroit étrange – comme en plein Sahara — je me disais : « Je me demande ce que Henry aurait à dire s'il était ici avec moi ». Oui, tu as été souvent dans mes pensées, bien que nous eussions perdu tout contact l'un avec l'autre. Je ne savais pas que tu étais devenu un écrivain Non, mais j'ai toujours su que tu deviendrais quelque chose ou quelqu'un. Même étant gosse, tu rendais quelque chose qui était différent des autres, quelque chose d'unique. Tu étais un défi pour nous tous. Peut-être ne t'en es-tu jamais rendu compte. Même aujourd'hui, les gens qui ne t'ont rencontré qu'une seule fois continuent à me demander : « Comment va ce Henry Miller ? » Ce Henry Miller ! Tu vois ce que je veux dire ? Ils ne le disent de personne d'autre que je connaisse. Enfin... tu as entendu cela une douzaine de fois ou plus, je le sais.
— Pourquoi ne prendriez-vous pas un bon repos et ne restez-vous pas coucher ici ? dit Mona.
— Je ne demanderais pas mieux, mais...
Il dressa le sourcil gauche et tordit les lèvres.
— L'épicrâne, las de l'assaut des états prélunaires... Un jour il faudra que nous voyions tout cela de plus près. En ce moment, le gigantesque et archaïque moi instinctif lutte pour monter à travers la substructure schizoïde.
Il coupa court et nous serra la main.
— Vous savez, poursuivit-il, je suis sûr de faire cette nuit un rêve fantastique. Non pas un rêve mais des douzaines ! Je vais glisser dans le limon primordial, essayant de me prouver à moi-même que je vis à l'époque du pliocène. Je rencontrerai probablement des dragons et des dinosaures — à moins que l'enveloppe n'ait été entièrement détruite par les psychoses précédentes.
Il fit claquer sa langue comme s'il venait d'avaler une douzaine de succulents coquillages. Il était maintenant sur le pas de la porte.
— A propos, je me demande si ce serait abuser que de t'emprunter encore ce livre de Forel ? Il y a un passage sur la tyrannie amoureuse que j'aimerais relire.
En me couchant, j'ouvris Transition au hasard. Mon regard tomba sur cette phrase : « Notre présence humaine biologique porte dans son corps deux cents rudiments : on ignore combien en porte l'âme. »
Combien en porte l'âme ! Avec cette phrase sur la langue, je plongeai dans une profonde inconscience. Dans mon sommeil, je joue de nouveau une scène vécue... Je suis de nouveau avec Stanley. Nous nous dirigeons rapidement dans l'obscurité vers la maison qu'habitent Maude et la petite. Stanley dit que c'est une chose sotte et vaine à faire, mais que puisque je le désire il ira jusqu'au bout. Il a la clef de la porte d'entrée ; il ne cesse de m'assurer qu'il n'y aura personne à la maison. Ce que je veux, c'est voir de quoi a l'air la chambre de l'enfant. Il y a des siècles que je n'ai vu celle-ci et je crains que la prochaine fois que je la rencontrerai — quand ? — elle ne me reconnaisse plus. Je demande tout le temps à Stanley quelle est sa taille, ce qu'elle porte, comment elle parle, et ainsi de suite. Stanley répond d'un ton bourru et brusque, comme d'habitude. Il ne voit pas l'utilité de cette expédition.
Nous entrons dans la maison et j'explore minutieusement la chambre. Ses jouets m'intriguent — il y en a partout. Je me mets à pleurer silencieusement en les examinant. Soudain j'aperçois une vieille poupée de son toute délabrée, posée sur un rayon dans un coin. Je la prends sous le bras et fais signe à Stanley que nous filons. Je ne peux prononcer un mot, je suffoque et je bredouille.
Lorsque je me réveille le lendemain, le rêve est encore vivant en moi. Par habitude, j'enfile mes vieux vêtements, pantalon de velours défraîchi, chemise de coton déchirée et effilochée, paire de souliers percés. Je ne me suis pas rasé depuis deux jours, j'ai la tête lourde, je me sens nerveux. Le temps a changé du jour au lendemain ; un vent froid d'automne souffle et la pluie menace. D'une façon apathique je tue la matinée. Après le déjeuner, j'enfile une vieille veste usée aux coudes, me plaque mon chapeau cabossé sur l'oreille, et sors. Je suis obsédé par l'idée que je dois revoir l'enfant à tout prix.
Je remonte du métro à quelques rues de la maison et, les yeux écarquillés, me faufile dans la zone dangereuse. Je me glisse furtivement de plus en plus près de la maison, jusqu'à ce que je me trouve au coin, à quelques portes seulement. Je reste là un long moment, les yeux rivés sur l'entrée, espérant voir la petite apparaître d'un instant à l'autre. Il commence à faire froid. Je relève mon col et tire mon chapeau sur mes oreilles. Je vais et viens, vais et viens, en face de la lugubre église catholique bâtie en pierre vert de mousse.
Toujours aucune trace d'elle. Me tenant de l'autre côté de la rue, je passe rapidement devant la maison, espérant pouvoir déceler un signe de vie à l'intérieur. Mais les rideaux sont tirés. Au coin, je m'arrête et recommence à faire les cent pas. Cela continue quinze, vingt minutes, peut-être davantage. Je me sens dégoûtant, crispé, ignoble. Comme un espion. Et coupable, coupable comme trente-six diables.
J'ai presque décidé de rentrer quand soudain une troupe d'enfants débouche vivement du coin éloigné en face de l'église. Elles traversent la rue en courant à toutes jambes, criant et chantant. J'ai le cœur dans la gorge. J'ai le sentiment qu'elle est parmi elles, mais de l'endroit où je me trouve il est impossible de la distinguer des autres. Maintenant je me hâte vers l'autre coin. Lorsque je l'atteins, je ne vois pas trace d'elles. Je suis déconcerté. Je reste là quelques instants comme une âme en peine, puis je décide d'attendre. Au bout d'un moment, je remarque une épicerie, quelques maisons après l'église. Il y a peut-être une chance pour qu'elles soient dans la boutique. Avec précaution, j'enfile maintenant lentement la rue latérale. Un peu après la boutique, de l'autre côté de la rue, bien entendu, je monte quatre à quatre un perron et m'arrête au haut des marches, le cœur cognant à grands coups affolés.
Je suis maintenant sûr qu'elles sont toutes dans l'épicerie. Pas un instant je ne détache les yeux de la porte. Brusquement je me rends compte que je suis plutôt en évidence, debout en haut des marches. Je m'adosse à la porte et m'efforce de passer inaperçu. Je frissonne, non pas tant de froid que de peur. Que ferai-je si elle me repère ? Que dirai-je ? Que puis-je dire ou faire ? Ma frousse est telle que je suis presque sur le point de dégringoler les marches et de m'enfuir.
Juste à ce moment pourtant, la porte s'ouvre bruyamment et trois enfants s'élancent dehors. Elles courent en plein milieu de la rue. L'une d'elles, me voyant debout sur le perron, saisit soudain les autres par le bras et rentre précipitamment avec elles dans l'épicerie. J'ai le sentiment que c'était ma petite qui l'a fait. Je détourne un instant le regard, cherchant à me donner un air nonchalant, et indifférent à leur conduite, comme si j'attendais quelqu'un qui doit sortir de la maison, au-dessus, et me rejoindre. Quand je regarde de nouveau, je vois un petit visage collé à la vitre de la porte, de l'autre côté de la rue. Elle me regarde de bas en haut. A mon tour, je la regarde longuement et intensément, incapable de dire si c'est elle.
Elle se retire et une autre petite presse son nez contre la vitre. Puis une autre et une autre. Puis elles se retirent toutes au fond de la boutique.
Un sentiment de panique m'envahit. C'était bien elle, j'en suis maintenant certain. Mais pourquoi sont-elles si timides ? Ou bien auraient-elles peur de moi ?
Sans l'ombre d'un doute, c'est la peur qui les étreint. Quand elle levait les yeux vers moi, elle ne souriait pas. Elle regardait intensément pour s'assurer que c'était moi, son père, et nul autre.
Soudain je me rends compte de mon aspect honteux. Je sens ma barbe, qui semble s'être allongée d'un pouce. Je regarde mes souliers et les manches de ma veste. Bon Dieu, je pourrais bien passer pour un kidnapper.
Un kidnapper ! Sa mère lui a probablement enfoncé dans la tête que si jamais elle me rencontrait dans la rue, elle ne devait pas m'écouter. « Cours immédiatement à la maison et préviens maman ! »
J'étais écrasé. Lentement, péniblement, comme un homme brisé et meurtri, je descendis les marches. Lorsque je fus au bas du perron, la porte de l'épicerie s'ouvrit soudain toute grande et tout le groupe sortit en bande, six ou sept petites filles. Elles coururent aussi vite que si elles avaient le diable à leurs trousses. Au coin, malgré les voitures qui passaient à toute allure, elles tournèrent obliquement et coururent vers la maison — « notre » maison. Il me sembla que c'était ma petite à moi qui s'arrêtait au milieu de la rue — juste une seconde — et jeta un regard autour d'elle. Ce pouvait être une des autres, naturellement. Tout ce dont je pouvais être certain était qu'elle portait un petit bonnet garni de fourrure.
Je marchai lentement jusqu'au coin, m'y arrêtai une bonne minute à regarder dans leur direction, puis me dirigeai rapidement vers le métro.
Quelle cruelle mésaventure ! Tout le long du trajet jusqu'au métro, je me reprochai ma stupidité. Dire que ma propre fille avait peur de moi, qu'elle me fuyait, prise de terreur ! Quel coup !
Dans le métro, je m'arrêtai devant un distributeur automatique. J'avais l'air d'un clochard, d'une épave. Et dire que je ne la verrais peut-être plus jamais, dire que ce pouvait être la dernière impression qu'elle garderait de moi ! Son propre père se dissimulant contre une porte, l'espionnant comme un kidnapper. On eût dit un horrible film de mauvais goût.
Soudain je me souvins de la promesse que j'avais faite à Ulric — de voir Maude et de discuter les choses avec elle. Maintenant c'était impossible, absolument impossible. Pourquoi ? Je n'aurais su le dire. Je savais seulement qu'il en était ainsi. Je ne verrais plus jamais Maude, du moins si cela dépendait de moi. Quant à la petite, je prierais, oui, je prierais Dieu de me donner encore une chance. Un jour, quand elle serait capable de voir les choses sous un meilleur angle. Je priais Dieu de ne pas la laisser me haïr... par-dessus tout, de ne pas la laisser me craindre.
« C'est trop horrible, trop horrible, ne cessais-je de marmonner à part moi. Je t'aime tant, ma petite. Je t'aime tant, tant... »
La rame arriva, et quand les portes s'ouvrirent, je me mis à sangloter. Je tirai un mouchoir de ma poche et me le fourrai sur la bouche. Je courus presque dans le wagon de tête où je me cachai dans un coin, dans l'espoir que le bruit des roues grinçantes couvrirait mes sanglots convulsifs.
Je devais être là depuis quelques instants, inconscient de tout ce qui n'était pas ma douloureuse détresse, lorsque je sentis une main me presser doucement l'épaule. Tenant toujours le mouchoir sur ma bouche, je me retournai. Une dame âgée, toute en noir, me regardait avec un sourire des plus compatissants.
— Mon cher monsieur, commença-t-elle d'une voix douce, apaisante. Mon cher monsieur, que vous est-il donc arrivé ?
A ces mots, je hurlai littéralement. Les larmes m'aveuglaient. Tout ce que je pouvais voir était une brume compatissante en face de moi.
— Je vous en prie, je vous en prie, supplia-t-elle, tâchez de vous maîtriser !
Je continuai à pleurer et à sangloter. Et puis la rame vint à s'arrêter. Quelques voyageurs montèrent et nous fûmes pressés contre la porte.
— Avez-vous perdu quelqu'un qui vous était cher ? demanda-t-elle. Sa voix était si douce, si apaisante.
Je secouai la tête pour toute réponse.
— Pauvre cher homme, je sais ce que c'est.
De nouveau je sentis la pression de sa main.
Les portes allaient se refermer. Soudain je laissai tomber le mouchoir, me frayai un passage à travers la foule et descendis. Je montai l'escalier quatre à quatre et me mis à marcher comme un fou. Il avait commencé à pleuvoir. Je m'avançais sous la pluie, tête baissée, riant et pleurant. Je bousculais les gens et étais bousculé à mon tour. Certains me donnaient une poussée qui m'envoyait dans le caniveau. Je ne jetais même pas un regard autour de moi. J'allais de l'avant, tête baissée, la pluie me coulant le long du dos. J'aurais voulu être trempé jusqu'à la moelle. J'aurais voulu être lavé de toute iniquité. Oui, c'est ainsi que je me le disais à moi-même — lavé de toute iniquité. J'aurais voulu être trempé jusqu'à la moelle, puis poignardé, puis jeté dans le caniveau, puis aplati par un lourd camion, puis broyé et incorporé à la gadoue et à la fange, oblitéré, anéanti pour tout de bon.