A ma grande surprise, Mac Gregor passa un soir, commanda un verre et le paya sans un murmure. Il paraissait d'une amabilité inaccoutumée. Demanda avec sollicitude comment cela marchait, quelles étaient les perspectives, si nous avions besoin d'aide — d'aide juridique — et ainsi de suite. Je ne comprenais pas ce qui le prenait.
Soudain, alors que Mona avait le dos tourné, il dit :
— Ne pourrais-tu pas te tirer un soir pour quelques heures ?
Sans attendre un oui ou un non de ma part, il reprit pour m'annoncer qu'il était de nouveau amoureux, éperdument, en. fait.
— Je suppose que ça se voit, non ?
C'était une drôle de fille, dans un sens, expliqua-t-il. Une divorcée avec deux gosses sur les bras.
— Qu'est-ce que tu dis de cela ?
Il déclara ensuite qu'il avait quelque chose de très confidentiel à me dire. Il savait qu'il m'était difficile de la fermer, mais n'empêche...
— Tess, tu sais, ne se doute de rien. Je ne voudrais pour rien au monde lui faire de la peine. Nom de Dieu ! ne ris pas ! Je le dis parce que tu serais capable de mettre les pieds dans le plat un soir dans une de tes humeurs chevaleresques.
Je souris.
Ainsi c'était là la situation. Trix, la nouvelle, demeurait à Bronx. « Au diable vauvert », selon son expression. Il sortait tous les soirs jusqu'à trois, quatre ou cinq heures du matin.
— Tess croit que je joue. De la façon dont file l'argent, je pourrais tout aussi bien jouer chaque soir aux dés. Mais il ne s'agit pas de ça. Ce que je te demande, c'est si tu pourrais t'esquiver un soir, juste pour quelques heures ?
Je ne dis rien, me contentant de sourire de nouveau.
— J'aimerais que tu jettes un coup d'œil sur elle... que tu me dises si je suis dingo ou non.
Ici il s'arrêta un instant, comme embarrassé.
— Pour te préciser un peu mieux les choses, Hen, laisse-moi te dire ceci : chaque soir après le dîner, elle fait asseoir les gosses sur mes genoux, un sur chaque genou. Et sais-tu ce que je fais, moi ? Je leur raconte des histoires ! Peux-tu te figurer ça ? — Il pouffa bruyamment. — Tu sais, Hen, c'est à peine si je peux y croire moi-même. Mais c'est un fait. Je ne pourrais être plus attentionné avec eux s'ils étaient mes propres gosses. Bon Dieu, je leur ai déjà acheté toute une ménagerie de jouets. Tu sais, si on n'avait pas charcuté Tess, nous aurions eu trois ou quatre mioches nous-mêmes. Peut-être est-ce une des raisons qui nous ont éloignés l'un de l'autre. Tu connais Tess, Henry, elle a un cœur d'or. Mais elle ne vaut pas grand'chose pour lui parler. S'intéresse à son travail d'avocate et c'est à peu près tout. Si je reste à la maison un soir, je m'endors. Ou bien je me saoule. Pourquoi diable l'ai-je seulement épousée, je n'en sais vraiment rien. C'est toi, crapule, tu n'avais jamais soufflé mot : tu m'as laissé m'y embarquer tout droit. Tu pensais que cela pourrait me faire du bien, hein ? Eh bien, je dérive... Tu sais, parfois, en m'écoutant parler, j'entends mon vieux. Il est incapable de s'en tenir au fait pendant plus de deux minutes. Mère est pareille... Si on remettait ça ? C'est moi qui paie, ne t'en fais pas.
Il y eut quelques instants de silence, puis je lui demandai à brûle-pourpoint pourquoi il tenait tant à ce que je fisse la connaissance de sa nouvelle amie.
— Je sais fichtrement bien, ajoutai-je, que tu n'as pas besoin de mon approbation.
— Non, Hen, et il baissa les yeux vers la table, pour parler sérieusement, je veux que tu viennes dîner un soir quand les gosses mangeront avec nous et...
— Et quoi ?
— Et que tu me donnes quelques tuyaux sur ces satanés contes de fées. Les gosses prennent ces choses-là au sérieux, tu sais. J'ai le sentiment que je m'y prends à l'envers. Il se peut que je leur raconte des choses qu'ils ne devraient pas entendre avant d'avoir cinq ans...
— Alors c'est ça ? éclatai-je. Le diable m'emporte ! Et qu'est-ce qui te fait croire que j'y connais quelque chose à cette affaire-là ?
— Ma foi, tu as eu une gosse toi-même, non ? D'ailleurs tu es écrivain. Tu es dans ces conneries, pas moi. Je commence une histoire et je ne sais comment la finir. Je nage complètement, je te dis.
— N'as-tu aucune imagination ?
— Tu te fous de moi ? Ecoute, tu me connais. Tout ce que je sais c'est le droit, et peut-être pas tant que cela non plus. J'ai un cerveau à voie unique. En tout cas, ce n'est pas seulement pour cela que je veux que tu viennes... je veux que tu fasses la connaissance de Trix. Je crois qu'elle te plaira. Mon vieux, quelle cuisinière ! Tess, soit dit à propos — ma foi, je n'ai pas besoin de te le dire — Tess ne sait même pas faire cuire un œuf. Mais avec l'autre tu croiras dîner au Ritz. Elle le fait avec de la classe. Elle a aussi un bout de cave — c'est cela peut-être qui te décidera. Ecoute, pourquoi te défiles-tu ? Je voudrais que tu aies du bon temps, c'est tout. Il te faut un changement une fois par hasard. O'Mara peut te remplacer quelques heures, non ? C'est-à-dire si tu as confiance en lui ! Personnellement, je ne me fierais pas à lui une fois le dos tourné...
A ce moment, Tony Maurer survint, portant un gros livre sous le bras. Comme d'habitude, il était extrêmement cordial. Prit place à table avec nous et demanda si nous ne voudrions pas nous joindre à lui pour boire un verre. Il leva le livre pour me permettre de lire le titre : Le Déclin de l'Occident.
— N'en ai jamais entendu parler, dis-je.
— Vous en entendrez parler avant longtemps, répondit-il. Un grand ouvrage. Prophétique...
Mac Gregor intervint brusquement à voix basse :
— N'y pense pas ! Tu n'as de toute façon pas le temps de lire.
— Pourrais-je vous l'emprunter quand vous aurez fini ? demandai-je.
— Bien sûr, dit Tony Maurer. Je vous en ferai cadeau.
Mac Gregor, pour s'excuser, demanda s'il s'agissait d'un ouvrage mystique. Il s'en moquait éperdument, bien sûr, mais il voyait que Tony Maurer n'était pas un idiot.
Apprenant que c'était une philosophie de l'histoire, il grommela :
— Je vous le laisse !
Nous bûmes quelques verres avec Tony Maurer, et maintenant je me sentais plutôt parti. Je commençais à me dire que nous pourrions passer une très bonne soirée, ou du moins faire un bon dîner, chez1 Trix. Trix Miranda, c'était son nom en entier. J'en aimais la consonance.
— Quel conte préfèrent-ils ? demandai-je.
— Quelque chose sur les trois ours.
— Tu veux dire Boucles d'or et les trois ours ? Mais, bon Dieu, je ne connais que ce truc-là. Tu sais, je me disais justement... cela irait-il après-demain soir ?
— Voilà qui est parlé, Henry. Je savais que tu ne me laisserais pas tomber. A propos, tu n'y es pas obligé, bien sûr, mais si tu pouvais apporter une bouteille de vin, Trix y serait sensible. Du vin français si tu peux.
— Rien de plus facile ! J'en apporterai deux ou trois.
Il se leva pour partir, et en me serrant la main dit :
— Fais-moi une faveur, veux-tu ? Ne te saoule pas avant que nous ayons mis les gosses au lit.
— Marché conclu. Et maintenant c'est moi qui vais te demander une faveur. Laisse-moi leur raconter l'histoire des trois ours, eh ?
— O.K., Henry, mais pas de sales blagues !
Deux jours plus tard, je dîne avec Mac Gregor et Trix, dans un coin lointain du Bronx. Les gosses sont de belle humeur. Le garçon a cinq ans et la fille environ trois ans et demi. Charmants bonshommes mais plutôt précoces. Je fais de mon mieux pour ne pas prendre une cuite avant que les gosses soient au lit. Mais nous avons bu trois Martinis en attendant le dîner et maintenat nous dégustons le chambertin que j'ai apporté.
Trix est une bonne pâte de femme, comme dirait Mac Gregor. Pas une beauté, mais agréable à regarder. De caractère jovial. Seul inconvénient que je décèle jusqu'à présent, elle est hystérique.
Tout marche comme sur des roulettes. Je me sens à l'aise avec les gosses. Ils ne cessent de me rappeler que j'ai promis de leur raconter l'histoire des trois ours.
— Tu n'y couperas pas, Henry, dit Mac Gregor.
A dire la vérité, je n'ai pas la moindre envie maintenant de débiter ce conte. Je fais traîner le repas en longueur autant que je peux. Je suis un petit peu groggy. Je ne peux me rappeler comment commence le satané conte.
Tout à coup Trix dit :
— Il faut que vous racontiez maintenant, Henry. L'heure du coucher est depuis longtemps passée.
— Très bien ! gémis-je. Donnez-moi encore du café noir et je vais commencer.
— Je vais commencer pour vous, dit le garçon,
— Tu n'en feras rien ! dit Trix. Henry va raconter ce conte du commencement à la fin. Je veux que vous écoutiez attentivement. Maintenant taisez-vous !
J'avalai un peu de café noir, m'en étranglai, bafouillai et bégayai.
— Une fois il y avait un gros ours noir...
— Ce n'est pas comme ça que ça commence, gazouilla la petite fille.
— Eh bien, comment est-ce que ça commence alors ?
— Il était une fois...
— Sûr, sûr... comment ai-je pu oublier ? Très bien, vous écoutez ? Voici... Il était une fois trois ours, un ours polaire, un ours grizzli, et un ours en peluche...
(Rire et dérision des deux gosses.)
— L'ours polaire avait une pelisse de longue fourrure blanche — pour avoir chaud, naturellement. L'ours grizzli était...
— Ce n'est pas comme ça, maman ! glapit la petite fille.
— Restez tranquilles, vous deux ! cria Trix.
— Ecoute, Henry, dit Mac Gregor, ne te laisse pas démonter par eux. Prends ton temps. Souviens-toi, hâte-toi lentement. Là, prends encore une goutte de cognac, ça te graissera le palais.
J'allumai un gros cigare, bus une nouvelle gorgée de cognac, et tentai de retrouver le fil. Subitement l'idée me frappa qu'il n'y avait qu'une façon de raconter cela et c'était à la vitesse de l'éclair. Si je m'arrêtais pour réfléchir, je serais coulé.
— Ecoutez, vous autres, dis-je, je vais reprendre depuis le commencement. Plus d'interruptions, eh ?
Je clignai de l'œil à la petite fille et jetai au garçon un os où il restait encore de la viande.
— Pour un homme de ton imagination, tu passes certainement un dur moment, dit Mac Gregor. Ce devrait être une histoire de cent dollars, avec tous ces préliminaires. Tu es sûr que tu ne veux pas un cachet d'aspirine ?
— Ça va être une histoire de mille dollars, répondis-je, en pleine possession maintenant de toutes mes facultés. Mais ne m'interrompez pas !
— Allons, allons, cesse de nous refaire ! Il était une fois — c'est comme ça que ça commence, beugla Mac Gregor.
— O.K... Il était une fois... Ouais, c'est ça. Il était une fois trois ours : un ours polaire, un ours grizzli, et un ours en peluche.
— Vous avez déjà dit ça, dit le garçon.
— Tiens-toi tranquille, toi ! cria Trix.
— L'ours polaire était absolument nu, avec une longue fourrure blanche qui tombait jusqu'à terre. L'ours grizzli était aussi coriace qu'un bifteck dans l'aloyau, et il avait des paquets de graisse entre les doigts de pied. L'ours en peluche était juste comme il faut, ni trop gras ni trop maigre, ni coriace ni tendre, ni chaud ni froid...
Gloussements des gosses.
— L'ours polaire ne mangeait que de la glace, de la glace glacée sortant de la glacière. L'ours grizzli se nourrissait d'artichauts, parce que les artichauts sont pleins de capsules et d'orties...
— Qu'est-ce que c'est capsules, maman ? gazouilla la petite fille.
— Chut ! dit Trix.
— Quant à l'ours en peluche, eh bien, il ne buvait que du lait écrémé. Il poussait vite et bien, voyez-vous, et n'avait pas besoin de vitamines. Un jour, l'ours grizzli était allé ramasser du bois pour faire du feu. Il n'avait sur lui que sa peau d'ours et les mouches le rendaient fou. Aussi il se mit à courir et courir et courir. Bientôt il se trouva en pleine forêt. Au bout d'un moment, il s'assit près d'un ruisseau et s'endormit...
— Je n'aime pas sa façon de le raconter, dit le garçon, il mélange tout.
— Si tu ne te tiens pas tranquille, je vais te mettre au lit !
— Soudain la petite Boucles d'or entra dans la forêt. Elle portait un panier à provisions et il était plein de toutes sortes de bonnes choses, y compris une bouteille de Blue Label Ketchup. Elle cherchait la petite maison aux volets verts. Tout à coup elle entendit quelqu'un ronfler, et entre les ronflements une grosse voix tonitruante criait : « Une galette de glands pour moi ! Une galette de glands pour moi ! » Boucles d'or regarda d'abord à droite, puis à gauche. Elle ne vit personne. Alors elle prit sa boussole et, tournée vers l'ouest comme il se doit, elle suivit son nez. Au bout d'une heure environ, ou peut-être une heure et quart, elle arriva à une clairière. Et elle aperçut la petite maison aux volets olive...
— Aux volets verts ! cria le garçon.
— Aux volets verts, d'accord ! Et alors qu'est-ce qui se passa, croyez-vous ? Un grand et gros lion sortit au galop des bois, suivi d'un petit homme avec un arc et des flèches. Le lion était très timide et enjoué. Qu'est-ce qu'il fit ? Il bondit sur le toit et s'enroula autour de la cheminée. Le petit homme au bonnet d'âne se mit à ramper à quatre pattes — jusqu'à ce qu'il arrivât à la porte. Alors il se leva, exécuta une gigue joyeuse, et courut à l'intérieur...
— Je n'y crois pas, dit la petite fille. Ce n'est pas vrai.
— Ça l'est pourtant, dis-je, et si tu ne fais pas attention, je te frotterai les oreilles.
Ici je respirai profondément, me demandant ce qui allait suivre. Le cigare était éteint, le verre vide. Je résolus de me dépêcher.
— A partir d'ici, ça va encore plus vite, dis-je reprenant mon récit.
— N'allez pas trop vite, dit le garçon, je ne veux rien rater.
— O.K.... Eh bien donc, une fois à l'intérieur, Boucles d'or trouva tout dans un ordre parfait : la vaisselle était lavée et rangée, les vêtements raccommodés, les tableaux soigneusement encadrés. Sur la table, il y avait un atlas et un dictionnaire non abrégé, en deux volumes. Quelqu'un avait déplacé les pièces d'échecs pendant l'absence de l'ours en peluche. Dommage, car il aurait fait mat en huit coups. Boucles d'or était pourtant trop fascinée par les jouets et les ustensiles, surtout par le nouvel ouvre-boîte, pour se soucier de problèmes d'échhecs. Elle avait fait de la trigonométrie toute la matinée et son petit cerveau était trop fatigué pour résoudre des gambits et des choses de ce genre. Elle mourait d'envie de tirer la cloche de vache qui était accrochée au-dessus de l'évier. Pour l'atteindre, elle dut se servir d'un tabouret. Le premier tabouret était trop bas ; le second était trop haut : mais le troisième était juste comme il fallait. Elle sonna la cloche si fort que les assiettes tombèrent des porte-assiettes. Boucles d'or fut d'abord effrayée, mais ensuite elle trouva que c'était amusant, aussi elle sonna encore la cloche. Cette fois le lion se déroula et se laissa glisser du toit, la queue tordue en quarante nœuds. Boucles d'or trouva cela encore plus drôle, alors elle sonna la cloche une troisième fois. Le petit homme au bonnet d'âne arriva en courant de la chambre à coucher, tout tremblant, et sans un mot, il se mit à faire des sauts périlleux. Il fit flip et il fit flap, exactement comme une vieille roue de charrette, et puis il disparut dans les bois...
— Tu ne perds pas le fil, j'espère ? demanda Mac Gregor.
— N'interromps pas ! cria Trix.
— Maman, je veux aller me coucher, dit la petite fille.
— Tiens-toi tranquille ! dit le garçon, ça commence à m'intéresser.
— Et maintenant, poursuivis-je, il commença subitement à tonner et à faire des éclairs. Il pleuvait à seaux. La petite Boucles d'or était vraiment effrayée. Elle tomba tête la première du tabouret, se tordant la cheville et se foulant le poignet. Elle voulait se cacher quelque part jusqu'à ce que ce soit fini. « Rien de plus facile », dit une toute petite voix qui venait du coin opposé de la pièce où se dressait la Victoire ailée. Et là-dessus la porte du cabinet de débarras s'ouvrit d'elle-même. Je vais courir là dedans, pensa Boucles d'or, et elle ne fit qu'un bond vers le débarras. Or il se trouve que le débarras était plein de bouteilles et de bocaux, des tas et des tas de bouteilles et des tas et des tas de bocaux. Boucles d'or ouvrit une toute petite bouteille et se tamponna la cheville avec de l'arnica. Puis elle tendit la main vers une autre bouteille, et qu'est-ce que vous croyez qu'il y avait dedans ? Du liniment Sloan ! « Bonté divine ! » dit-elle, et joignant le geste à la parole, elle s'appliqua le liniment sur le poignet. Puis elle trouva un peu de teinture d'iode, et la buvant toute pure, elle se mit à chanter. C'était un joyeux petit air — sur Frère Jacques. Elle chantait en français parce que sa mère lui avait appris à ne jamais chanter dans aucune autre langue. Après le vingt-septième couplet, elle en eut assez et décida d'explorer le débarras. L'étrange dans ce débarras, c'est qu'il était plus grand que la maison elle-même. Il y avait sept pièces au rez-de-chaussée, et cinq à l'étage, avec des cabinets et une baignoire dans chaque pièce, pour ne rien dire d'une cheminée et d'un trumeau garni de chintz. Boucles d'or oublia complètement le tonnerre et les éclairs, la pluie, la grêle, les limaces et les grenouilles ; elle oublia complètement le lion et le petit homme à l'arc et aux flèches, dont le nom, à propos, était Pinocchio. Elle ne pouvait penser qu'à une chose, que c'était vraiment merveilleux de vivre dans un débarras comme celui-là...
— Ça va être sur Cendrillon, dit la petite fille.
— Pas du tout, coupa le garçon. C'est sur les sept nains.
— Du calme, vous deux !!
— Continue, Henry, dit Mac Gregor, je suis curieux de voir comment tu vas te tirer de ce traquenard.
— Et donc Boucles d'or se promena d'une pièce à l'autre, ne se doutant pas un instant que les trois ours étaient rentrés et se mettaient à table pour dîner. Dans l'alcôve du premier étage, elle trouva une bibliothèque pleine de livres étranges. Ils étaient tous sur le sexe et la résurrection des morts...
— Qu'est-ce que c'est sexe ? demanda le garçon.
— Ce n'est pas pour toi, dit la petite fille.
— Boucles d'or s'assit et se mit à lire à haute voix un grand et gros livre. Il était de Wilhelm Reich, auteur de La Fleur d'or ou Le Mystère des Hormones. Le livre était si lourd que Boucles d'or ne pouvait le tenir sur ses genoux. Alors elle le posa par terre et s'agenouilla à côté. Chaque page était illustrée en couleurs splendides. Bien que Boucles d'or eût l'habitude des éditions rares et à tirage limité, elle dut s'avouer que jamais encore elle n'avait vu de si belles illustrations. Certaines étaient d'un homme qui s'appelait Picasso, certaines de Matisse, certaines de Ghirlandajo, mais toutes sans exception étaient belles et choquantes à voir...
— C'est un drôle de mot choquantes ! cria le petit garçon.
— Comme tu dis ! Et maintenant passe un moment au second plan, veux-tu ? Parce que maintenant cela devient vraiment intéressant... Comme je l'ai dit, Boucles d'or lisait à haute voix. Elle lisait sur le Sauveur et comment il est mort sur la Croix — pour nous — de façon que nos péchés soient effacés. Boucles d'or n'était qu'une petite fille, après tout, et elle ne savait donc pas ce que c'était que de pécher. Mais elle voulait beaucoup savoir. Elle lut et lut jusqu'à en avoir mal aux yeux, sans jamais découvrir ce que c'était exactement que de pécher. « Je vais faire un saut en bas, se dit-elle, et voir ce qu'on dit dans le dictionnaire. C'est un dictionnaire non abrégé, donc le péché doit y être ». Sa cheville était maintenant guérie, son poignet aussi, mirabile dictu. Elle descendit l'escalier en gambadant comme une chèvre de sept jours. Lorsqu'elle arriva à la porte du débarras, qui était restée entr'ouverte, elle exécuta un double saut périlleux, exactement comme l'avait fait le petit homme au bonnet d'âne...
— Pinocchio ! cria le garçon.
— Et alors que croyez-vous qu'il est arrivé ? Elle atterrit droit sur les genoux de l'ours grizzli !
Les mioches hurlèrent de joie.
— « C'est pour mieux te manger ! » grogna le gros ours grizzli, faisant claquer ses lèvres caoutchouteuses. « Juste la taille qu'il faut ! » dit l'ours polaire, tout blanc de pluie et de grêle, et il la lança jusqu'au plafond. « Elle est à moi ! » cria l'ours en peluche, l'étreignant si fort que les côtes de la petite Boucles d'or craquèrent. Le trois ours se mirent immédiatement à la besogne ; ils déshabillèrent la petite Boucles d'or et la posèrent sur un plat, prête à être découpée. Tandis que Boucles d'or tremblait et pleurnichait, le gros ours grizzli aiguisait sa hache sur la meule ; l'ours polaire dégaina son couteau de chasse, qu'il portait dans une gaine de cuir attachée à sa ceinture. Quant à l'ours en peluche, il ne faisait que battre des mains et danser d'allégresse. « Elle est juste à point ! cria-t-il. Juste à point ! » Ils la tournèrent et retournèrent en tous sens, pour voir quel morceau était le plus tendre. Boucles d'or se mit à hurler de terreur. « Tiens-toi tranquille, commanda l'ours polaire, autrement tu n'auras rien à manger ». — « Je vous en prie, monsieur l'ours polaire, ne me mangez pas ! » supplia Boucles d'or. « Ferme-la ! rugit l'ours grizzli. Nous mangerons d'abord, et tu mangeras ensuite ». — « Mais je ne veux pas manger », cria Boucles d'or, le visage ruisselant de larmes. « Tu ne vas pas manger », glapit l'ours en peluche, et avec ça il lui happa la jambe et se la mit dans la bouche. « Oh, oh ! cria Boucles d'or. Ne me mangez pas encore, je vous en supplie. Je ne suis pas cuite... ».
Les enfants devenaient hystériques.
— « Maintenant tu parles raison », dit l'ours grizzli. Soit dit en passant, l'ours grizzli avait un fort complexe paternel. Il n'aimait pas la chair des petites filles à moins qu'elle ne fût bien cuite. C'était en effet une chance pour la petite Boucles d'or que l'ours grizzli fût dans ces dispositions au sujet des petites filles, car les deux autres ours avaient une faim dévorante, et de plus, ils n'avaient pas de complexes du tout. Quoi qu'il en soit, pendant que l'ours grizzli attisait le feu et ajoutait des bûches, Boucles d'or se mit à genoux dans le plat et dit ses prières. Elle était plus belle que jamais en ce moment, et si les ours avaient été des humains, ils ne l'auraient pas mangée toute vive, ils l'auraient consacrée à la Vierge Marie. Mais un ours est toujours un ours, et ces trois-là n'étaient pas une exception à la règle. Aussi, quand les flammes dégagèrent juste la chaleur voulue, les trois ours prirent la petite Boucles d'or et la flanquèrent sur les bûches brûlantes. En cinq minutes, elle fut rôtie à point, toute croustillante, cheveux et tout. Puis ils la remirent dans le plat et la coupèrent en gros morceaux. Pour l'ours grizzli un grand et gros morceau ; pour l'ours polaire, un morceau moyen, et pour l'ours en peluche, le petit malin, un gentil petit steak dans le filet. Mes amis, que c'était bon. Ils la mangèrent jusqu'au dernier petit bout — dents, cheveux, ongles des orteils, os et rognons. Le plat était si propre qu'on aurait pu s'y mirer. Il ne restait même pas une goutte de jus. « Et maintenant, dit l'ours grizzli, nous allons voir ce qu'elle a apporté dans ce panier à provisions. J'adorerais manger un morceau de galette de glands ». Ils ouvrirent le panier et, bien sûr, il y avait dedans trois morceaux de galette de glands. Le gros morceau était très gros, le morceau entre les deux était moyen, et le petit morceau était juste une minuscule, une toute petite bouchée. « Miam miam ! » soupira l'ours en peluche, se pourléchant les babines. « Galette de glands ! Qu'est-ce que je vous disais ? » gronda l'ours grizzli. L'ours polaire s'était tellement bourré la bouche qu'il ne put que grogner. Lorsqu'ils eurent englouti la dernière bouchée, l'ours polaire jeta un regard autour de lui, et, aussi agréable qu'on peut l'être, il dit : « Maintenant est-ce que ce ne serait pas merveilleux s'il y avait dans ce panier une bouteille de schnaps ! » Immédiatement tous les trois se mirent à farfouiller des pattes dans le panier, cherchant cette délicieuse bouteille de schnaps.
— Est-ce qu'on nous donnera du schnaps à nous, maman ? cria la petite fille.
— C'est du snaps au gingembre, sotte ! hurla le garçon.
— Eh bien, tout au fond du panier, enveloppée dans une serviette mouillée, ils découvrirent finalement la bouteille de schnaps. Il était d'Utrecht, Hollande, année 1926. Pour les trois ours, toutefois, ce n'était qu'une bouteille de schnaps. Or les ours, comme vous savez, ne se servent jamais de tire-bouchon, aussi ce fut tout un travail pour eux de sortir le bouchon...
— Tu t'égares, dit Mac Gregor.
— C'est ce que tu penses, toi, dis-je. Retiens seulement tes chevaux.
— Tâche de finir avant minuit, riposta-t-il.
— Bien plus tôt que ça, ne t'en fais pas. Pourtant si tu interromps encore, je vais perdre le fil.
— Or cette bouteille de schnaps, repris-je, était une bouteille très extraordinaire. Elle avait des propriétés magiques. Quand les ours, chacun à son tour, eurent bu une grande lampée, la tête se mit à leur tourner. Pourtant plus ils buvaient, plus il restait à boire. Ils se sentaient de plus en plus étourdis, de plus en plus groggy, de plus en plus assoiffés. Finalement l'ours polaire dit : « Je vais la vider jusqu'à la dernière goutte », et tenant la bouteille entre ses deux pattes, il se la versa dans le gosier. Il but et but, et finalement il arriva en effet à la dernière goutte. Il était couché par terre, saoul comme un pape, la bouteille renversée, le goulot à moitié dans sa gorge. Comme je le disais, il venait d'avaler la toute dernière goutte. S'il avait mis la bouteille debout, elle se serait remplie. Mais il ne l'a pas fait. Il continuait à la tenir renversée, tétant la dernière goutte de cette toute dernière goutte. Et puis une chose miraculeuse se produisit. Subitement la petite Boucles d'or redevint vivante, vêtements et tout, exactement comme elle avait toujours été. Elle dansait une gigue sur le ventre de l'ours polaire. Quand elle se mit à chanter, les trois ours en furent si effrayés qu'ils s'évanouirent, d'abord l'ours grizzli, puis l'ours polaire, et puis l'ours en peluche...
La petite fille battit des mains de ravissement.
— Et maintenant nous arrivons à la fin de l'histoire. La pluie avait cessé, le ciel était clair et pur, les oiseaux chantaient, exactement comme toujours. La petite Boucles d'or se souvint subitement qu'elle avait promis d'être rentrée pour dîner. Elle ramassa son panier, jeta un regard autour d'elle pour s'assurer qu'elle n'oubliait rien, et se dirigea vers la porte. Tout à coup elle pensa à la cloche de vache. « Ce serait rigolo de sonner une fois encore », se dit-elle. Et elle grimpa sur le tabouret, celui qui était juste comme il faut, et sonna de toutes ses forces. Elle sonna une fois, deux, trois fois — et puis elle s'enfuit aussi vite que pouvaient la porter ses petites jambes. Dehors, le petit homme au bonnet d'âne l'attendait. « Vite, monte sur mon dos ! ordonna-t-il. Nous irons deux fois plus vite de cette façon ». Boucles d'or s'exécuta et les voilà partis au galop, montant et descendant les vallons, traversant les prés dorés, enjambant les ruisseaux argentés. Après avoir galopé ainsi environ trois heures, le petit homme dit : « Je commence d'être fatigué, je vais te mettre par terre ». Et il la déposa là, à l'orée du bois. « Appuie à gauche, dit-il, et tu ne pourras pas te tromper ». Le voilà reparti, aussi mystérieusement qu'il était venu...
— Est-ce que c'est la fin ? pépia le garçon, un peu déçu.
— Non, dis-je, pas tout à fait. Maintenant écoutez... Boucles d'or fit comme on le lui avait dit, appuyant toujours à gauche. Au bout de très peu d'instants, elle était devant sa propre porte.
« Tiens, Boucles d'or, dit sa mère, comme tu as de grands yeux !
« C'est pour mieux te manger ! dit Boucles d'or.
« Voyons, Boucles d'or, cria son père, et où diable as-tu mis ma bouteille de schnaps ?
« Je l'ai donnée aux trois ours, dit Boucles d'or avec soumission.
« Boucles d'or, tu me racontes des blagues, dit son père d'un air menaçant.
« Pas du tout, répondit Boucles d'or. C'est la vérité du bon Dieu ». Subitement elle se souvint de ce qu'elle avait lu dans le gros livre, sur le péché et comment Jésus était venu pour effacer tous les péchés. « Père, dit-elle, s'agenouillant respectueusement devant lui, je crois que j'ai commis un péché ».
« Pis que cela, dit son père allongeant la main vers la courroie, tu as commis un vol ». Et sans ajouter un mot il se mit à la fustiger et la fouetter. « Ça m'est égal que tu rendes visite aux trois ours dans les bois, dit-il, en maniant énergiquement la courroie. Ça m'est égal une petite blague qu'on raconte de temps en temps. Mais ce qui ne m'est pas égal c'est de ne pas avoir une toute petite goutte de schnaps à boire quand j'ai la gorge douloureuse et desséchée ». Il la fustigea et la fouetta jusqu'à ce que Boucles d'or ne fût plus qu'un gâchis de marques de coups et de meurtrissures. « Et maintenant, dit-il y mettant un coup supplémentaire pour finir, je vais te régaler. Je vais te raconter l'histoire des trois ours — ou ce qui est arrivé à ma bouteille de schnaps ! »
— Et cela, mes chers enfants, c'est la fin.
Le conte terminé, les gosses furent expédiés tambour battant au lit. Nous pouvions maintenant nous installer confortablement pour boire et bavarder. Mac Gregor n'aimait rien tant que de parler du bon vieux temps. Nous n'avions que la trentaine mais il y avait entre nous vingt ans de solide amitié, et au surplus à cet âge on se sent plus vieux qu'à cinquante ans ou à soixante. En réalité, aussi bien Mac Gregor que moi nous vivions toujours dans une période d'adolescence prolongée.
Chaque fois que Mac Gregor se mettait avec une nouvelle femme, il lui paraissait impératif de venir me trouver, d'obtenir mon approbation et puis de s'installer pour une longue, une sentimentale débauche de bavardages. Nous l'avions fait tant de fois que c'était presque comme si nous jouions un duo. La femme était censée rester assise là ensorcelée et nous interrompre de temps à autre par une question pertinente. Le duo commençait toujours de la même façon : l'un de nous demandait si l'autre avait vu récemment George Marshall ou avait eu de ses nouvelles. Je ne sais pourquoi nous choisissions toujours instinctivement cette entrée en matière. Nous étions comme ces joueurs d'échecs qui, quel que puisse être leur adversaire, débutent toujours par le gambit écossais.
— As-tu vu George ces temps-ci ? dis-je à propos de rien du tout.
— Tu veux dire George Marshall ?
— Oui, il me semble qu'il y a des siècles que je ne l'ai vu.
— Non, Hen, pour te dire la vérité, je ne l'ai pas vu. Je suppose qu'il va toujours au Village le samedi après-midi.
— Pour danser ?
Mac Gregor sourit.
— Si tu veux l'appeler ainsi, Henry. Tu connais George ! Il marqua un temps, puis ajouta : George est un drôle de type. Je crois que j'en sais moins sur lui aujourd'hui que jamais.
— Quoi ?
— Exactement comme je dis, Henry. Ce type mène une double vie. Tu devrais le voir chez lui, avec sa femme et ses gosses. Tu ne le reconnaîtrais pas.
J'avouai que je n'avais pas vu George depuis qu'il s'était marié.
— Je n'ai jamais aimé sa femme.
— Tu devrais parler un jour d'elle à George. Comment ils arrivent à vivre ensemble, c'est un miracle. Il lui donne ce qu'elle veut et en retour il va son chemin. Mon vieux, quand on va les voir, c'est comme si on patinait sur de la dynamite. Tu connais la sorte de langage à double entente qu'affectionne George...
— Ecoute, interrompis-je, te souviens-tu de cette soirée à Greenpoint, quand nous étions assis au fond d'un bistrot et que George a commencé un discours sur sa mère, comment le soleil se levait et se couchait dans son cul ?
— Bon Dieu, Hen, il n'y a pas à dire, tu penses à des choses étranges. Sûr, je m'en souviens. Je me souviens de toutes les conversations que nous avons eues, je crois. Et de la date et du lieu. Et si j'étais saoul ou non. — Il se tourna vers Trix. — Nous t'ennuyons ? Tu sais, nous, trois, nous étions de grands copains dans le temps. Nous avons passé quelques bons moments ensemble, pas, Hen ? Tu te rappelles Maspeth — ces compétitions d'athlétisme ? Nous n'avions pas beaucoup de soucis alors, n'est-ce pas ? Voyons un peu, étais-tu à ce moment collé avec la veuve, ou était-ce plus tard ? Ecoute bien, Trix... Ce gars, à peine sorti de l'école, tombe amoureux d'une femme assez vieille pour être sa mère. Il voulait l'épouser avec ça, n'est-ce pas, Hen ?
Je souris et fis un vague signe de tête.
— Henry tombe toujours amoureux comme un fou. Le genre sérieux, et pourtant on ne le croirait jamais à le voir... Mais pour en revenir à George. Comme je le disais, Hen, George n'est plus le même. Il laisse tout en pagaïe. Déteste son travail, abomine sa femme, et les gosses l'assomment à mort. La seule chose à quoi il pense maintenant, c'est la fesse. Et, mon vieux, s'il la chasse ! Il les prend de plus en plus jeunes. La dernière fois que je l'ai vu, il était dans un pétrin de tous les diables à cause d'une fille de quinze ans — de sa propre école. (Je n'arrive toujours pas à me figurer George comme directeur d'école, et toi ?) Cela avait commencé en plein dans son bureau, paraît-il. Puis il se prend à la rencontrer au dancing. Finalement il a le culot de l'emmener dans un hôtel et de s'inscrire comme mari et femme... Aux dernières nouvelles, ils se pelotaient dans un terrain vague près du base-ball. Un jour, Hen, ce type va faire les manchettes des journaux. Et mon vieux, ce ne sera pas une lecture agréable.
A ce moment, un souvenir me revint en un éclair, si vivant et si complet que j'eus peine à me contenir. C'était comme si j'ouvrais un éventail japonais. Le tableau était d'un temps où George et moi étions encore jumeaux, pour ainsi dire. Je travaillais alors avec mon père, ce qui veut dire que je devais avoir vingt-deux ou vingt-trois ans. George Marshall avait eu une mauvaise pneumonie qui l'avait cloué au lit pendant plusieurs mois. Lorsqu'il fut suffisamment rétabli, ses parents l'expédièrent à la campagne, quelque part dans le New Jersey. Tout commença par une lettre que je reçus de lui un jour, où il disait qu'il récupérait rapidement et me demandait si je ne voulais pas venir le voir. Je ne fus que trop content de l'occasion de voler quelques jours de vacances, et je lui envoyai un télégramme lui annonçant mon arrivée pour le lendemain.
C'était la fin de l'automne. La campagne était triste. George vint me chercher à la gare, en compagnie de son jeune cousin Herbie. (La ferme était exploitée par la tante et l'oncle de George, c'est-à-dire la sœur de sa mère et son mari.) Les premières paroles sorties de sa bouche — comme j'aurais bien pu m'y attendre ! — furent pour dire que c'était sa mère qui lui avait sauvé la vie. Il était ravi de me voir et paraissait être en excellente forme. Il était bronzé et hâlé.
— La bectance est épatante, Hen, dit-il. C'est une vraie ferme, tu sais.
A mes yeux, elle était sensiblement pareille à n'importe quelle autre ferme — miteuse, crasseuse et délabrée. La tante de George était une créature maternelle, corpulente et bonne, que George adorait, apparemment, presque autant que sa mère. Herbie, le fils, était un tout petit peu piqué. Babillard aussi. Mais ce qui me conquit aussitôt, ce fut l'expression d'émerveillement de ses yeux. Il idolâtrait de toute évidence George. Et puis la façon dont nous nous parlions était quelque chose de nouveau pour lui. Il nous était difficile de nous débarrasser de lui.
La première chose que nous fîmes — je m'en souviens si bien — fut de boire un grand verre de lait. Du lait riche. Du lait comme je n'en avais pas goûté depuis mon enfance.
— Bois-en cinq ou six verres par jour, dit George.
Il me coupa une épaisse tranche de pain fait à la maison, y étala du beurre de campagne, et par-dessus de la confiture maison.
— As-tu apporté de vieux vêtements, Hen ?
J'avouai que je n'y avais pas pensé.
— Ça ne fait rien, je te prêterai des miens. On doit porter ici de vieux vêtements. Tu verras.
Il jeta un regard à Herbie.
— Eh, Herbie ?
J'étais arrivé par le train de l'après-midi. La nuit commençait à tomber maintenant.
— Change de vêtements, Hen, et nous allons marcher d'un bon pas. Le dîner ne sera pas prêt avant sept heures. Il faut nous ouvrir l'appétit, tu sais.
— Oui, dit Herbie, il y aura du poulet ce soir.
Et sans reprendre haleine il me demanda si j'étais bon coureur.
George me lança un clin d'œil malin.
— Il adore jouer, Hen.
Lorsque je les retrouvai au pied de l'escalier, on me remit une grosse canne.
— Mieux vaut mettre tes gants, dit Herbie.
Il me lança un gros cache-col de laine.
— Paré ? dit George. Venez, dépêchons-nous.
Et il part à une allure record.
— Pourquoi cette hâte ? demandai-je. Où va-t-on ?
— Vers la gare, dit Herbie.
— Et qu'est-ce qu'il y a là-bas ?
— Tu verras. N'est-ce pas, George ?
La gare était un endroit triste et désolé. Une file de wagons de marchandises y stationnaient, attendant sans doute les bidons de lait.
— Ecoute, dit George, ralentissant un peu pour se mettre à mon pas, il s'agit de mener le jeu. Tu sais ce que je veux dire !
Il parlait rapidement, mâchonnant les mots, comme si quelque secret s'attachait à nos actes.
— Jusqu'à présent il n'y a eu que Herbie et moi : nous avons dû nous amuser par nos propres moyens. Aucune raison de te tracasser, Hen. Tu t'y feras assez vite. Tu n'as qu'à me suivre.
Ce renseignement fantaisiste me laissa plus dérouté que jamais. Tandis que nous avancions, Herbie devint positivement électrisé. Il jacassait comme un vieux dindon.
George ouvrit la porte de la gare, doucement, furtivement, et jeta un coup d'œil à l'intérieur. Un vieil ivrogne sommeillait sur le banc.
— Tiens, dit George, saisissant mon chapeau et me fourrant dans la main une vieille casquette, mets ça ! — Il plaque un truc informe sur sa propre tête et fixe un insigne sur sa veste. — Reste ici, commande-t-il, moi je vais ouvrir la boutique. Fais exactement comme Herbie et tout ira bien.
Tandis que George plonge dans le bureau et ouvre le guichet, Herbie me tire par la main.
— Ça y est, Hen, dit-il, s'approchant du guichet où George se tient déjà debout, faisant mine d'établir l'horaire des trains.
— Monsieur, je voudrais acheter un billet, dit Herbie d'une voix timide.
— Un billet pour où ? dit George en fronçant les sourcils. Nous avons ici toutes sortes de billets. Voulez-vous une première, une seconde ou une troisième classe ? Voyons un peu, l'express de Weehawken part d'ici dans huit minutes environ. Il assure la correspondance avec le Denver et le Rio Grande à Omaha Junction. Des bagages ?
— S'il vous plaît, monsieur, je ne sais pas encore où je veux aller.
— Qu'est-ce que cela veut dire, vous ne savez pas où vous voulez aller ? Qu'est-ce que vous croyez que c'est ici — une loterie ? Qui est cet homme derrière vous ? Un parent à vous ?
Herbie se retourne pour me regarder et cligne les yeux.
— C'est mon grand-père, monsieur. Il veut aller à Winnipeg, mais il ne sait pas encore exactement quand.
— Dites-lui d'approcher. Qu'est-ce qui ne vas pas chez lui, est-il sourd ou simplement dur d'oreille ?
Herbie me pousse en avant. Nous nous regardons. George Marshall et moi, comme si nous ne nous étions jamais encore vus.
— J'arrive de Winnipeg, dis-je. N'y a-t-il pas un autre endroit où je puisse aller ?
— Je pourrais vous vendre un billet pour New Brunswick, mais cela ne rapporterait pas grand'chose à la compagnie. Nous devons joindre les deux bouts, vous savez. Maintenant voici un joli billet pour Spuyten Duyvil — cela vous conviendrait-il ? Ou préféreriez-vous quelque chose de plus cher ?
— J'aimerais passer par les Grands Lacs, si vous pouvez m'arranger cela.
— L'arranger ? C'est mon métier ! Combien de personnes dans le groupe ? Des chats ou des chiens ? Vous savez que les lacs sont gelés en ce moment, n'est-ce pas ? Mais vous pouvez attraper le bateau à patins de ce côté de Canadaigua. Je n'ai pas besoin de vous faire un dessin, n'est-ce pas ?
Je me penchai en avant comme pour lui dire quelque chose de personnel et de confidentiel.
— Ne chuchotez pas ! cria-t-il assenant un coup de règle sur le comptoir. C'est contraire au règlement... Eh bien, qu'est-ce que vous vouliez me dire ? Parlez clairement et arrêtez-vous pour les virgules et les points virgules.
— C'est au sujet du cercueil, dis-je.
— Du cercueil ? Pourquoi ne l'avez-vous pas dit tout de suite ? Attendez un instant, je dois télégraphier au chef des expéditions. — Il alla à l'appareil et manipula les clefs. – Il faut que je demande un routage spécial. Le bétail et les cadavres partent en différé. Ils s'abîment trop vite... Quelque chose dans le cercueil à part le corps ?
— Oui, monsieur, ma femme.
— Sortez-moi d'ici, et plus vite que ça, avant que je n'appelle la police !
Le guichet se referma avec fracas. Et puis un raffût infernal s'éleva à l'intérieur de la cage à poules, comme si le nouveau chef de gare était soudain pris de folie furieuse.
— Vite, dit Herbie, barrons-nous. Je connais un raccourci, viens !
Et me saisissant la main, il m'entraîna par l'autre porte, en contournant le réservoir d'eau.
— Flanque-toi par terre, vite, dit-il, ou bien ils vont te repérer.
Nous nous flanquâmes dans une mare d'eau sale sous le réservoir.
— Chut ! fit Herbie, me mettant un doigt sur les lèvres. Ils pourraient t'entendre.
Nous restâmes là quelques instants, puis Herbie se mit à quatre pattes, avec précaution.
— Reste couché ici un moment, et moi je vais grimper à l'échelle et voir si le réservoir est vide.
« Ils sont cinglés », me dis-je.
Tout à coup je me demandai pourquoi je devais rester couché dans cette eau sale et froide. Herbie appela doucement :
— Monte, la voie est libre. Nous pourrons nous cacher ici un moment.
En agrippant les barreaux de fer, je sentis le vent me traverser comme une rafale glacée.
— Ne tombe pas dedans, dit Herbie, le réservoir est à moitié plein.
Je grimpai tout en haut et restai suspendu à l'intérieur du réservoir, les mains gelées.
— Combien de temps restons-nous comme ça ? demandai-je au bout de quelques minutes.
— Pas longtemps, répondit Herbie. Ils sont en train de relever la garde. Tu les entends ? George nous attendra dans la cabane. Il aura allumé un bon petit feu dans le poêle.
Il faisait nuit quand nous nous glissâmes hors du réservoir et fonçâmes à travers la cour vers la queue du train de marchandises rangé sur la voie de garage. J'étais gelé jusqu'à la moelle des os. Herbie avait raison. Quand nous ouvrîmes la porte de la cabane, George était assis devant le poêle allumé, se chauffant les mains.
— Enlève ton manteau, Hen, dit-il, et sèche-toi.
Puis il tend la main vers un petit placard et prend un flacon de whisky.
— Là, bois une bonne lampée — c'est de la dynamite.
Je m'exécutai, passai le flacon à George qui but une bonne lampée lui-même, et puis au petit Herbie.
— As-tu apporté des provisions ? demanda George à Herbie.
— Un petit oiseau et quelques pommes de terre, répondit Herbie qui les pêcha dans ses poches.
— Où est la mayonnaise ?
— Je n'ai pas pu la trouver, je le jure, dit Herbie.
— La prochaine fois je veux de la mayonnaise, compris ? tonne George Marshall. Comment diable veux-tu que je mange des pommes de terre rôties sans mayonnaise ? — Puis, sans transition, il poursuit : Maintenant il s'agit de nous glisser sous les wagons jusqu'à ce que nous soyons près de la locomotive. Quand je sifflerai, vous deux vous sortirez de là-dessous et courrez aussi vite que vous pourrez. Prenez le raccourci vers la rivière. Je vous retrouverai sous le pont. Tiens, Hen, tu ferais bien de prendre encore une gorgée de ça... Il fait froid en bas. La prochaine fois, je t'offrirai un cigare — mais ne le prend pas ! Comment te sens-tu maintenant ?
Je me sentais si bien que je ne voyais pas de sens à partir en hâte. Mais de toute évidence leurs plans devaient être exécutés conformément à un horaire strict.
— Et cet oiseau et les pommes de terre ? hasardai-je.
— Ce sera pour la prochaine fois, dit George. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous laisser prendre au piège ici. — Il se tourna vers Herbie. — As-tu le pistolet ?
Nous voilà repartis à quatre pattes sous les wagons à marchandises comme si nous étions des hors-la-loi. J'étais content que Herbie m'eût donné le cache-col en laine. Sur un signal, Herbie et moi nous jetâmes face contre terre sous le wagon, attendant le sifflet de George.
— Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? chuchotai-je.
— Chut ! Quelqu'un pourrait t'entendre.
Au bout de quelques instants, nous entendîmes siffler tout bas, sortîmes en rampant de sous le wagon et courûmes aussi vite que nos jambes pouvaient nous porter le long de la tranchée, vers le pont. Nous y retrouvâmes George qui nous attendait, assis sous le pont.
— Bien travaillé, dit-il. Nous les avons semés, pas d'erreur. Maintenant écoutez, nous allons nous reposer un moment ou deux, et ensuite nous nous dirigerons vers cette colline là-bas, vous voyez ? — Il se tourna vers Herbie. — Le pistolet est-il chargé ?
Herbie examina son vieux Colt rouillé, fit oui de la tête, puis le remit dans son étui.
— Souviens-toi, dit George, ne tire pas sans nécessité absolue. Je ne veux plus que tu tues accidentellement des enfants, tu comprends ?
Il y avait une lueur dans les yeux de Herbie quand il inclina la tête.
— Il s'agit, Hen, d'arriver au pied de cette colline avant qu'ils ne donnent l'alarme. Une fois là, nous serons en sécurité. Nous ferons un détour pour rentrer par les marais.
Nous partîmes au trot, courbés bas. Bientôt nous nous trouvâmes dans les joncs, l'eau nous montant au-dessus des souliers.
— Gardez l'œil ouvert, il peut y avoir des pièges, marmonna George.
Nous arrivâmes au pied de la colline sans avoir été repérés, nous y reposâmes quelques instants, puis repartîmes à vive allure pour contourner les marais. Finalement nous atteignîmes la route et nous mîmes à marcher sans hâte.
— Nous serons rentrés dans quelques instants, dit George. Nous entrerons par derrière et changerons de vêtements. Et motus.
— Es-tu sûr que nous les avons semés ? demandai-je.
— Pratiquement sûr, dit George.
— La dernière fois, ils nous ont suivis jusqu'à la grange, dit Herbie.
— Que se passera-t-il si nous sommes pris ?
Herbie fit du revers de la main un geste autour de sa gorge.
Je bégayai quelque chose dans ce sens que je n'étais pas sûr de vouloir y être mêlé.
— Tu y es bien obligé, dit Herbie. C'est une vendetta.
— Nous te l'expliquerons en détail demain, dit George.
Dans la grande chambre en haut, il y avait deux lits, l'un pour moi, et l'autre pour Herbie et George. Nous fîmes aussitôt du feu dans le poêle ventru, et nous mimes en devoir de changer de vêtements.
— Que dirais-tu de me faire une friction ? dit George enlevant son maillot de corps. On me fait une friction deux fois par jour. D'abord à l'alcool puis à la graisse d'oie. Rien de tel, Hen.
Il s'allongea sur le grand lit et je me mis à la besogne. Je frottai jusqu'à en avoir mal aux mains.
— Maintenant à ton tour de t'allonger, dit George, et Herbie va s'occuper de toi. Ça fait de vous un autre homme.
Je m'exécutai. C'était vraiment bon. Mon sang me picotait, ma chair était en feu. J'avais un appétit comme je n'en avais pas connu depuis des siècles.
— Tu vois pourquoi je suis venu ici, dit George. Après le souper, nous allons faire une partie de bézigue — histoire de faire plaisir au vieux — et puis au plumard.
— A propos, Hen, ajouta-t-il, surveille ta langue. Pas de jurons ou de gros mots devant le vieux. C'est un méthodiste. Nous récitons le bénédicité ayant les repas. Tâche de ne pas rire !
— Tu seras obligé de le faire un soir, dit Herbie. Tu n'auras qu'à dire n'importe quelle foutaise qui te passera par la tête. Personne n'écoute de toute façon.
A table, on me présenta au vieux. C'était le fermier type – grosses mains caleuses, pas rasé, sentant le trèfle et le fumier, avare de paroles, dévorant, rotant, se curant les dents avec sa fourchette et se plaignant de ses rhumatismes. Nous mangeâmes tous énormément. Il y avait au moins six ou sept légumes pour accompagner le poulet rôti, suivis d'un délicieux pudding au pain, de fruits et de noix de toute sorte. Tous sauf moi buvaient du lait en mangeant. Puis vint le café avec de la vraie crème et des cacahuètes salées. Je dus desserrer ma ceinture d'un ou deux crans.
Sitôt le repas terminé, la table fut desservie et on apporta un jeu de cartes graisseuses. Herbie dut aider sa mère à laver la vaisselle tandis que George, le vieux et moi faisions à trois une partie de bézigue. Il s'agissait, comme George me l'avait déjà expliqué, de laisser gagner le vieux, autrement il était grognon et hargneux. Je paraissais n'avoir que d'excellentes cartes, de sorte qu'il m'était difficile de perdre. Mais je fis de mon mieux, sans trop d'ostentation. Le vieux gagna de justesse. Il resta fort content de lui-même.
— Avec vos jeux, dit-il, j'aurais fini en trois coups.
Avant de monter nous coucher, Herbie mit quelques disques sur le phonographe Edison. L'un d'eux était « The Stars and Stripes Forever ». On eût dit que cela venait d'une autre incarnation.
— Où est ce disque qui rit, Herbie ? demanda George.
Herbie fouilla dans un vieux carton à chapeau et, avec deux doigts, en tira avec dextérité un vieux cylindre de cire. C'était un enregistrement comme je n'en ai jamais entendu de semblable. Rien que des rires, le rire d'un maboul, d'un timbré, d'une hyène. Je ris à me faire mal au ventre.
— Ce n'est rien, dit George, attends d'avoir entendu le rire de Herbie !
— Pas maintenant ! suppliai-je. Garde ça pour demain.
J'eus à peine posé la tête sur l'oreiller que je m'endormis d'un sommeil de plomb. Quel lit ! Rien que de douces plumes moelleuses — des tonnes, semblait-il. C'était comme si l'on retournait dans le ventre maternel, suspendu dans les limbes. Félicité. Parfaite félicité.
— Il y a un pot de chambre sous le lit, si tu en as besoin, telles furent les dernières paroles de George. Mais je ne me voyais pas sortant de ce lit, pas même pour chier.
Dans mon sommeil, j'entendais le rire maniaque du maboul. Lui faisaient écho les boutons de porte rouillés, les légumes verts, les oies sauvages, les étoiles obliques, les vêtements mouillés claquant sur la corde. Cela comprenait même le vieux de Herbie, cette partie de lui qui cédait parfois à une mélancolique gaieté. Tout cela venait de loin, était délicieusement faux, absurde et déraisonnable. C'était le rire des muscles douloureux, de la nourriture passant à travers le diaphragme, du temps follement gaspillé, de millions de riens qui tous s'ajustaient harmonieusement dans le grand jig-saw puzzle et prenaient ensemble un sens extraordinaire, une extraordinaire beauté, un extraordinaire bien-être. Quelle chance que George Marshall fût tombé malade et eût failli mourir ! Dans mon sommeil, je louais le grand cosmocrateur pour avoir tout arrangé d'une façon si sublime. Je glissais d'un rêve à l'autre, et du rêve dans un sommeil de pierre plus guérisseur que la mort elle-même.
Je m'éveillai avant les autres, content, reposé, sans faire un mouvement sinon d'agiter agréablement les doigts. La cacophonie de la cour de ferme était de la musique à mes oreilles. Bruissements et raclements, fracas de seaux entrechoqués, cocoricos, jacassements, appels des oiseaux, caquetages et grognements, piaillements, hennissements, tchu-tchu lointain d'une locomotive, crissement d'une neige durcie, claquements et rafales du vent, un essieu rouillé qui tourne, une bûche qui siffle sous la scie, bruit sourd de lourdes bottes marchant pesamment — tout se combinait pour composer une symphonie familière à mon oreille. Ces vieux bruits banaux, ces notes matinales, nés du remue-ménage de la vie quotidienne, ces appels, caquetages, échos et vibrations de la basse-cour m'emplissaient d'une joie d'enfant de la terre. Enfant abandonné et famélique, j'entendais de nouveau le chant immémorial de l'homme primitif. Le vieux, vieux chant — de l'aisance et de l'abondance, de la vie où on la trouve, du ciel bleu, des eaux courantes, de la paix et du contentement, de la fertilité et de la résurrection, et de la vie éternelle, de la vie plus abondante, de la vie surabondante. Un chant qui naît dans les entrailles mêmes, se répand dans les veines, détend les membres et toutes les parties du corps. Ah, il était en effet bon d'être vivant — et horizontal. Complètement éveillé, je rendis une fois de plus grâce au Père céleste d'avoir frappé mon jumeau George Marshall. Et tout en rendant grâce avec ferveur, louant les œuvres divines, exaltant toute la création, je laissai mes pensées dériver vers le déjeuner qui était certainement en route, et vers la longue, la paresseuse suite d'heures, de minutes, de secondes jusqu'à la fin de la journée. Peu importait comment nous remplirions la journée, ou si nous la laisserions vide comme une gourde ; seul importait que le temps était à nous et que nous pouvions en faire ce que nous voulions.
Les oiseaux appelaient maintenant plus fort. Je les entendais voler d'une cime d'arbre à l'autre, battant des ailes contre les vitres, fonçant sous les avancées du toit.
— 'Jour, Hen ! 'Jour, Hen !
— 'Jour, George ! 'Jour, Herbie !
— Ne te lève pas encore, Hen... Herbie va faire d'abord du feu.
— O.K. Ça a l'air merveilleux.
— Comment as-tu dormi ?
— Comme une souche.
— Tu vois pourquoi je ne veux pas me rétablir trop vite.
— Veinard, va. N'es-tu pas content de n'être pas mort ?
— Hen, je ne mourrai jamais. Je me le suis promis sur mon lit de mort. C'est trop merveilleux d'être vivant.
— Comme tu dis. Ecoute, George, roulons-les tous et vivons toujours, hein ?
Herbie se leva pour faire du feu, puis se glissa de nouveau dans le lit et se mit à glousser et à roucouler.
— Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? demandai-je. On reste couchés jusqu'à ce que la cloche sonne ?
— Exactement, dit Herbie.
— Ecoute, Hen, attends d'avoir goûté ces muffins que fait sa mère. Ils te fondent dans la bouche.
— Comment aimes-tu les œufs ? dit Herbie. A la coque, frits ou brouillés ?
— N'importe comment, Herbie. On s'en moque ! Les œufs sont les œufs. Je peux aussi les gober crus.
— Le bacon, Hen, c'est ça qui est un régal. Epais comme ton pouce.
Ainsi commença la seconde journée, pour être suivie d'une douzaine d'autres, toutes de la même qualité. Comme je l'ai déjà dit, nous avions à l'époque vingt-deux ou vingt-trois ans, et étions encore dans notre adolescence. Nous n'avions pas d'autre souci que de jouer. Chaque jour amenait un nouveau jeu, plein d'acrobaties à vous faire dresser les cheveux sur la tête. « Mener le jeu », selon l'expression de George, c'était aussi facile que de respirer. Dans les intervalles, nous sautions à la corde, jouions au palet, aux billes, à saute-mouton. Même à chat perché. Dans les cabinets, qui se trouvaient dans la cour, nous gardions un échiquier sur lequel un problème nous attendait toujours. Souvent nous chiions tous les trois ensemble. Etranges conversations dans cette cabane dans la cour ! Toujours quelque nouvelle histoire sur la mère de George, ce qu'elle avait fait pour lui, quelle sainte elle était, et toute la suite. Une fois, il se mit à parler de Dieu, qu'il fallait qu'il y en eût un, puisque seul Dieu avait pu le tirer de là. Herbie écoutait avec déférence — il adorait George.
Un jour, George me prit à part pour me dire quelque chose de confidentiel. Nous allions semer Herbie pour une heure. Il y avait une jeune campagnarde dont il voulait me faire faire la connaissance. Nous pourrions la retrouver en bas, près du pont, à la tombée de la nuit, sur un signal convenu.
— On lui donnerait vingt ans, bien que ce ne soit qu'une gosse, dit George comme nous nous hâtions vers le lieu du rendez-vous. Vierge, évidemment, mais un sale petit diable. Pas moyen d'en tirer beaucoup plus qu'un bon pelotage, Hen. J'ai tout essayé, mais rien à faire.
Elle s'appelait Kitty. Cela lui allait bien. Une fille sans beauté mais pleine de sève et de curiosité. Un morceau alléchant.
— Salut, dit George comme nous nous glissions vers elle. Comment va ? Je te présente un ami à moi, de la ville.
La main de Kitty fourmillait de chaleur et de désir. Je crus la voir rougir, mais ce n'était peut-être que sa santé luxuriante qui éclatait sur ses joues.
— Prends-le dans tes bras.
Elle me sauta au cou et serra étroitement son corps chaud contre le mien. Un instant après, sa langue était au fond de ma gorge. Elle me mordait les lèvres, les lobes des oreilles, le cou.
Comme nous regagnions la route, Kitty demanda si elle ne pourrait pas nous rendre visite un jour — quand nous serions de retour en ville. Elle n'était jamais allée à New-York.
— Sûr, dit George, tu n'auras qu'à demander à Herbie de t'emmener. Il connaît le chemin.
— Mais je n'aurai pas d'argent, dit Kitty.
— Ne te fais pas de bile pour ça, dit George magnanime, nous nous occuperons de toi.
— Crois-tu que ta mère te ferait confiance ? demandai-je.
Kitty répondit que sa mère se fichait pas mal de ce qu'elle faisait.
— C'est le vieux : il s'acharne après moi.
— Ça ne fait rien, dit George, laisse-moi faire.
— Je vais rêver de vous cette nuit, chuchota-t-elle.
Elle était presque sur le point de fondre en larmes.
— A demain, dit George.
Et nous agitâmes la main en signe d'adieu.
— Tu vois ce que je voulais dire, Hen ? Mon vieux, si on pouvait avoir ça on aurait quelque chose dont se souvenir.
— J'ai mal aux couilles.
— Bois des quantité de lait et de crème. Ça fait du bien.
— Je crois que je préférerais me...
— C'est ce que tu crois en ce moment. Demain tu brûleras de la revoir. Je sais. Je l'ai dans le sang, la petite garce... Pas un mot de tout ça à Herbie, Hen. Il serait horrifié. Ce n'est qu'un gosse à côté d'elle. Je crois qu'il est amoureux d'elle.
— Qu'allons-nous lui dire en rentrant ?
— Laisse-moi faire.
— Et son vieux à elle, n'y penses-tu jamais ?
— Tu l'as dit, Hen. Si jamais il nous poissait, je crois qu'il nous couperait les couilles.
— C'est réjouissant.
— Il faut bien prendre un risque, dit George. Ici à la campagne, toutes les filles meurent d'envie de faire ça. Elles sont bien mieux que la camelote de la ville, tu le sais. Elles ont une odeur propre. Tiens, sens mes doigts, n'est-ce pas délicieux ?
Amusements puérils... Une des choses les plus drôles était de rouler à tour de rôle sur un vieux tricycle qui avait appartenu à feu la sœur de Herbie. Voir George Marshall, un homme, pousser les pédales de ce véhicule grotesque, c'était un vrai spectacle. Son derrière était si gros qu'il fallait le faire entrer de vive force sur le siège. Conduisant d'une main, il sonnait énergiquement la cloche de vache de l'autre. De temps en temps une voiture s'arrêtait, croyant qu'il s'agissait d'un infirme en difficulté. George laissait les occupants descendre et l'escorter jusqu'à l'autre côté de la route, prétendant être en effet paralytique. Parfois il mendiait une cigarette ou demandait quelques sous. Toujours avec un fort accent irlandais, comme s'il venait d'arriver du vieux pays.
Un jour, je repérai dans la grange une vieille voiture d'enfant. L'idée me vint qu'il serait encore plus amusant de promener George Marshall là dedans. George s'en fichait éperdument. Nous nous procurâmes un bonnet à rubans et une grande couverture de cheval pour le couvrir. Mais malgré tous nos efforts nous ne pûmes le faire entrer dans la voiture. Aussi Herbie fut-il choisi. Nous l'arrangeâmes comme une poupée de carnaval, lui fourrâmes une pipe en terre dans la bouche, et nous engageâmes sur la route. A la gare, nous tombâmes sur une vieille fille qui attendait le train. Comme d'habitude, George prit l'initiative.
— Dites, madame — portant la main à sa casquette — ne voudriez-vous pas nous dire où nous pourrions boire juste une petite goutte ? Le gamin est presque gelé.
— Mon Dieu. dit machinalement la vieille fille. Puis soudain, saisissant la portée de ses paroles, elle glapit : Qu'avez-vous dit, jeune homme ?
De nouveau George toucha respectueusement sa casquette, la bouche en cœur et louchant comme un vieil épagneul.
— Juste une toute petite goutte, c'est tout. Il va sur ses onze ans mais c'est terrible, la soif qu'il a.
Herbie était maintenant assis, tirant vigoureusement sur sa courte pipe en terre. Il avait l'air d'un gnome.
A ce moment, j'eus envie de prendre moi-même la direction des opérations. La vieille fille avait une expression alarmée qui ne me plaisait pas.
— Je vous demande pardon, madame, dis-je portant la main à ma casquette, ils sont piqués, ces deux-là. Vous savez... — Je me tapai le crâne.
— Mon Dieu, mon Dieu, râla-t-elle, c'est vraiment terrible.
— Je fais de mon mieux pour qu'ils restent de bonne humeur. C'est une vraie épreuve, ces deux-là. Surtout le petit. Aimeriez-vous l'entendre rire ?
Sans lui laisser le temps de répondre, je fis signe à Herbie d'y aller. Le rire de Herbie était vraiment dément. Il riait comme une poupée de ventriloque, commençant par un innocent petit sourire qui s'épanouissait lentement en un ricanement, puis un gloussement et un roucoulement, suivis d'un gargouillement profond, et finissant par un rire du ventre irrésistible. Il pouvait le prolonger indéfiniment. La pipe dans une main et dans l'autre le hochet qu'il agitait frénétiquement, il était une image sortie d'un livre humoristique suisse. De temps à autre il s'arrêtait pour hoqueter violemment, puis se penchait par-dessus le bord de la voiture et crachait. Pour mettre le comble à la cocasserie de la situation, George Marshall s'était pris à éternuer. Tirant un grand mouchoir rouge plein d'énormes trous, il se moucha vigoureusement, puis toussa, puis éternua encore un coup.
— Une crise, dis-je me tournant vers la vieille fille. Ils ne font pas de mal. De merveilleux garçons, tous les deux — sauf qu'ils sont bizarres. — Puis, sur une impulsion, j'ajoutai : Le fait est, madame — touchant respectueusement ma casquette – nous sommes tous piqués. Vous ne sauriez pas où nous pourrions descendre pour la nuit, vu notre état ? Si seulement vous aviez une petite goutte d'eau-de-vie — juste un dé à coudre. Pas pour moi, vous comprenez, mais pour les petits.
Herbie fut pris d'une crise de larmes. Il était si allégrement hystérique qu'il ne savait plus ce qu'il faisait. Il agitait si assidûment le hochet que soudain il se pencha trop loin et la voiture se renversa.
— Bonté divine, bonté divine ! gémit la vieille fille.
George dégagea vivement Herbie. Celui-ci était maintenant debout dans sa veste et sa culotte longue, la tête toujours ceinte du bonnet. Il se cramponnait au hochet comme un maniaque. Piqué n'était pas assez dire.
Touchant sa casquette, George intervint :
— Pas de mal, madame. Il a le crâne épais.
Il prend Herbie par le bras et le fait approcher.
— Dis quelque chose à la dame ! Dis quelque chose de gentil !
Et de lui envoyer un bon Dieu de formidable marron sur les oreilles.
— Salaud ! hurle Herbie.
— Vilain, vilain ! dit George, lui flanquant une autre calotte. Qu'est-ce qu'on dit aux dames ? Allez, parle, ou je te baisse la culotte.
Herbie prit maintenant une expression angélique, leva les yeux au ciel, et avec beaucoup de conviction s'exprima ainsi :
— Douce créature de Dieu, puissent les anges vous délivrer ! Nous, on est neuf en tout à la maison, sans compter la chèvre. Je pue des fois, à force de dormir avec la chèvre. Je m'appelle O'Connell, madame. Terence O'Connell. Nous allons aux chutes du Niagara, mais le temps qu'il fait...
La vieille taupe refusa d'en entendre davantage.
— Vous êtes une honte publique, tous les trois, cria-t-elle. Maintenant restez ici, vous tous, pendant que je vais chercher le constable.
— Oui, madame, dit George en touchant sa casquette, nous allons rester ici, n'est-ce pas, Terence ?
En disant cela, il flanque à Herbie une gifle sonore.
— Ouch ! hurle Herbie.
— Cessez, imbécile ! glapit la vieille fille. Et vous ? me dit-elle à moi, pourquoi ne faites-vous pas quelque chose ? Ou bien êtes-vous fou vous aussi ?
— Ça je le suis, dis-je, et ce faisant je porte les doigts à mon nez et me mets à bêler comme une chèvre.
— Restez ici ! Je reviens tout de suite !
Elle courut vers le bureau du chef de gare.
— Vite ! dit George, sortons d'ici au triple galop !
Nous saisîmes tous les deux la poignée de la voiture d'enfant et nous mîmes à courir. Herbie resta un instant sur place, défaisant son bonnet ; puis lui aussi prit les jambes à son cou.
— Du bon travail, Herbie, dit George lorsque nous fûmes sans encombre hors de vue. Répétons cela ce soir. Hen te donnera un nouveau laïus, n'est-ce pas, Hen ?
— Je ne veux plus être le bébé, dit Herbie.
— Très bien, dit aimablement George, c'est Hen qui se mettra dans la voiture.
— Si je peux m'y fourrer, tu veux dire.
— Nous t'y fourrerons de force, même si nous sommes obligés d'y aller à coups de masse.
Mais après le dîner ce soir-là, nous eûmes de nouvelles idées. des idées meilleures, à notre avis. Nous restâmes sans dormir jusqu'à minuit à discuter plans et projets.
Au moment où nous nous assoupissions, George Marshall s'assit soudain.
— Tu ne dors pas, Hen ? dit-il.
Je grognai.
— J'ai oublié de te demander quelque chose.
— Qu'est-ce que c'est ? marmonnai-je, craignant de chasser le sommeil.
— Una... Una Gifford ! Tu ne m'en as pas dit un mot cette fois. Qu'est-ce qu'il y a, n'es-tu plus amoureux d'elle ?
— Bon Dieu ! grondai-je, en voilà une question à poser au milieu de la nuit.
— Je sais, Hen, je suis désolé. Je veux seulement savoir si tu es toujours amoureux d'elle.
— Tu connais la réponse, dis-je.
— Bon, c'est bien ce que je pensais. O.K., Hen, bonne nuit !
— Bonne nuit, dit Herbie.
— Bonne nuit ! dis-je.
J'essayai de me rendormir mais ce fut impossible. Je restai couché, les yeux fixés au plafond et pensant à Una Gifford. Au bout d'un moment, je décidai de me sortir ça du système.
— Tu ne dors pas, George ? appelai-je doucement.
— Tu veux savoir si je l'ai vue dernièrement, n'est-ce pas ? dit-il.
Il n'avait pas fermé les yeux, manifestement.
— Oui, je voudrais bien. Dis-moi n'importe quoi. N'importe quelle petite miette fera l'affaire.
— Je voudrais pouvoir le faire, Hen, je sais ce que tu éprouves, mais il n'y a absolument rien à dire.
— Bon Dieu ! ne dis pas ça ! Invente quelque chose.
— Très bien, Hen, je vais faire ça pour toi. Tiens bon un instant. Laisse-moi réfléchir...
— Quelque chose de simple, dis-je. Je ne veux pas d'histoire fantastique.
— Ecoute, Hen, ce n'est pas un mensonge : je sais qu'elle t'aime. Je ne peux t'expliquer comment je le sais, mais je le sais.
— C'est bon, ça, dis-je. Dis-m'en un peu plus.
— La dernière fois que je l'ai vue, j'ai essayé de lui tirer les vers du nez à ton sujet. Elle a feint l'indifférence. Mais je voyais bien qu'elle mourait d'envie d'entendre parler de toi...
— Ce que j'aimerais savoir, coupai-je, c'est ceci : est-elle avec quelqu'un d'autre ?
— Il y a bien quelqu'un, Hen, je ne peux pas le nier. Mais il n'y a pas de quoi te frapper. Ce n'est qu'un bouche-trou.
— Comment s'appelle-t-il ?
— Carnahan ou quelque chose comme ça. N'y pense plus ! Ce qui tracasse Una, c'est la veuve. Ça lui a fait de la peine, tu sais.
— Elle ne peut pas savoir grand'chose là-dessus !
— Elle en sait plus que tu ne crois. D'où elle le tient, je n'en sais rien. En tout cas, son amour-propre est blessé.
— Mais je ne suis plus avec la veuve, tu le sais bien.
— Dis-le-lui à elle ! répondit George.
— Je voudrais bien pouvoir le faire.
— Hen, pourquoi ne lui avoues-tu pas tout ? Elle est assez grande pour l'entendre.
— Je ne peux pas, George. J'y ai pensé et repensé, mais je ne peux pas rassembler le courage nécessaire.
— Peut-être pourrai-je t'aider, dit George.
Je m'assis d'un bond.
— Tu crois ? Vraiment ? Ecoute, George, je te vouerais ma vie si tu pouvais raccommoder ça. Je sais qu'elle t'écouterait, toi... Quand rentres-tu ?
— Pas si vite, Hen. Souviens-toi, c'est une plaie ancienne. Je ne suis pas un sorcier.
— Mais tu essaieras, tu me le promets ?
— Bien sûr, bien sûr. Fratres Semper !
Je réfléchis quelques instants intensément et vite, puis je dis :
— Je vais lui écrire demain une lettre, pour dire que je suis avec toi et que nous serons bientôt rentrés tous les deux. Cela pourrait préparer le terrain.
— Vaut mieux pas, dit vivement George. Vaut mieux la prendre par surprise. Je connais Una.
Peut-être avait-il raison. Je ne savais que penser. Je me sentais à la fois exalté et déprimé. En outre, il n'y avait pas moyen de le pousser à agir vite.
— Tu ferais mieux de dormir, dit George. Nous avons tout notre temps pour mijoter quelque chose.
— Je rentrerais demain si je pouvais te persuader de venir avec moi.
— Tu es fou, Hen. Je suis encore en convalescence. Elle ne va pas se marier à la hâte, si c'est ça qui te ronge.
La seule pensée qu'elle pût épouser quelqu'un d'autre me pétrifia. Je ne sais pourquoi, je ne me l'étais jamais représenté. Je me laissai retomber sur l'oreiller comme un mourant. Je poussai même un vrai gémissement d'angoisse.
— Hen...
— Oui ?
— Avant de m'endormir, je voudrais te dire quelque chose. Il faut que tu cesses de prendre cela tellement au sérieux. Evidemment, si nous pouvons raccommoder ça, parfait ! Je serais ravi que tu l'aies. Mais tu ne l'auras pas si tu te laisses pénétrer ça sous la peau. Elle te rendra malheureux aussi longtemps qu'elle pourra. C'est sa façon de prendre sa revanche. Elle va dire non parce que tu t'attends qu'elle dise non. Tu as perdu l'équilibre. Tu es possédé avant d'avoir commencé... Si tu veux un conseil, je te dirai de la laisser tomber un moment. Laisse-la choir froidement. C'est un risque, c'est certain, mais il faut que tu le prennes. Tant qu'elle aura le dessus, tu danseras comme une marionnette. Aucune femme ne peut résister à cette façon d'agir. Elle n'est pas un ange, même si tu te plais à croire le contraire. C'est une rudement jolie fille et elle a un grand cœur. Je l'épouserais moi-même si je croyais avoir une chance... Ecoute, Hen, tu n'as que l'embarras du choix. Qu'en sais-tu, il y en a peut-être même qui sont mieux qu'Una. As-tu jamais pensé à cela ?
— Tu dis des conneries, répondis-je, peu m'importerait si elle était la pire garce de la création... elle est celle que je veux — et je ne veux personne d'autre.
— O.K., Hen, c'est ton affaire. Je vais dormir...
Je restai un long moment éveillé à retourner toutes sortes de souvenirs. Des pensées délicieuses, pleines de la présence d'Una. J'étais certain que George raccommoderait les choses pour moi. Il aimait qu'on le cajolât, c'était tout. A travers une fente du store, je voyais une brillante étoile bleue. Cela me sembla être un bon présage. Je me demandais, niaisement, si elle ne dormait pas non plus en rêvant à moi. Je concentrai toutes mes forces, espérant la réveiller si elle dormait. Dans un murmure, j'appelai doucement son nom. C'était un si beau nom. Il lui allait parfaitement.
Finalement je commençai à m'assoupir. Les paroles d'une vieille chanson me vinrent aux lèvres...
Je me demande en errant sous le ciel
Comment Jésus notre Sauveur est venu à mourir
Pour de pauvres gens ordinaires comme vous et moi,
Je me le demande en errant sous le ciel.
L'oublier complètement ? Comme c'était facile à dire ! Je ne pourrais jamais, jamais oublier Una, dussé-je vivre assez pour avoir neuf femmes et quarante-six enfants. George était vraiment un crétin. Il ne saurait jamais ce que c'était d'être amoureux : il était trop lucide. Je décidai de me renseigner soigneusement sur ce Carnahan dès mon retour. Je n'allais pas prendre de risques. Je rêvai encore un peu en errant sous le ciel. Puis le vide — comme une feuille de plomb qui tombe.
Le lendemain, il pleuvait. Nous nous claquemurâmes toute la journée dans la grange, jouant à un jeu après l'autre, suchre, whist, backgammon, dames, dominos, lotto, parchesi... même le cochonnet. Vers le soir, George proposa d'essayer l'orgue qui se trouvait dans le salon. C'était un truc antique, asthmatique, bon pour les hymnes mélancoliques. George et moi jouâmes à tour de rôle. Nous chantâmes à pleins poumons, à qui mieux mieux, comme les martyrs chrétiens. Notre air préféré, que nous finîmes par transposer en jazz, était « Will there be any stars in my crown ? ». Herbie le chantait à la perfection, les larmes aux yeux. Sa mère, sans se douter un instant que nous faisions les clowns, entra, prit un siège dans un coin, et murmurait de temps à autre :
— Que c'est beau !
Finalement le vieux parut. Lui aussi joignit sa voix aux nôtres. Dit que cela lui faisait du bien. Espérait que nous autres garçons continuerions à vivre et à agir en bons chrétiens. Au dîner, il remercia Dieu de nous avoir donné l'inspiration de chanter si magnifiquement Ses louanges. Il le remercia chaleureusement de tous les bienfaits qu'Il prodiguait à la famille.
Il y eut cette fois du filet de porc fumé, avec de la choucroute et de la purée de pommes de terre, des choux rouges, des oignons bouillis, de la compote de pommes et de poires cuites. Pour dessert, un gâteau au fromage encore tiède. Et, bien entendu, l'habituel verre de lait avec la crème.
Chose curieuse, le vieillard était bavard pour changer. Il lisait un livre, toujours le même, depuis plus d'un an. Le titre en était In Tune with the Infinite. Il demanda si George ou moi l'avions lu. George éluda la question, mais m'adressa un regard en coulisse qui voulait dire : « Vas-y ! »
Puisqu'il fallait parler, j'estimais que nous pouvions aussi bien en faire une soirée sur un sujet cher au cœur du vieux. Je commençai par prétendre que je n'étais pas certain d'avoir compris tout ce que l'auteur entendait exprimer. Le vieux fut satisfait de cet étalage de modestie. Il avait probablement compris très peu de chose lui-même, s'il fallait dire la vérité.
— J'ai eu une fois un ami, commençai-je, qui pouvait expliquer toutes sortes de choses. Il portait ce même livre sur lui jour et nuit, ou qu'il allât. George sait de qui je parle, n'est-ce pas George ?
— Sûr, dit George, tu veux parler d'Abercrombie.
(Ce personnage n'existait pas, bien entendu.)
— Oui, c'est bien ça.
— Il zézayait un brin, n'est-ce pas ? dit George.
— Non, il boitait.
Le vieux me fit signe de poursuivre mon récit. Peu lui importait le nom de l'homme ou s'il boitait ou bégayait.
— Je l'ai rencontré en Californie, il y a environ trois ans. Il faisait alors ses études pour être ministre de l'Evangile. Je dis alors parce que peu de temps après, il a découvert une mine d or et il n'a pas beaucoup tardé à oublier complètement Dieu.
— Est-ce qu'il n'a pas eu un accident ? demanda George.
— Non, c'est son frère, ou plutôt son demi-frère.
Les interruptions de George n'étaient pas du goût du vieux, je le voyais clairement. Je décidai de faire vite.
— C'est à la lisière du désert de Mojave que nous nous sommes rencontrés par hasard, poursuivis-je. J'avais cherché à me faire embaucher par les gens du borax. Abercrombie me dit : « Tu n'as pas besoin de place, Henry, ce qu'il te faut, c'est trouver Dieu. Je suis venu pour t'aider. » Il m'a appelé Henry, notez bien, quoique je ne lui aie jamais dit mon nom. Il dit : « J'ai fait l'autre nuit, à Barstow, un rêve à ton sujet. Je savais que tu avais des ennuis, alors je suis venu aussi vite que j'ai pu. » Ses paroles me mirent un peu mal à l'aise. Je n'avais jamais encore rencontré personne qui eût le don de voyance ou de télépathie. Je crus au début qu'il me faisait peut-être marcher. Mais c'était absolument sérieux, comme je ne tardai pas à le constater.
— Tu dis qu'il avait ce livre avec lui ? demanda le vieux, l'air quelque peu perplexe.
— Oui, monsieur... c'est de Ralph Waldo Trine, n'est-ce pas ?
— C'est bien ça, dit le vieux. Continue, cela m'intéresse.
— Je ne sais trop par où commencer, bégayai-je. On dirait que tant de choses se sont passées à la fois.
— Prends ton temps, dit le vieux, c'est vraiment très intéressant. Maman, donne-nous encore un peu de café, veux-tu — et une autre tranche de gâteau au fromage.
Je fus content d'avoir un répit, car je ne savais effectivement pas ce qui allait suivre. J'avais commencé une histoire sans avoir aucune idée de la façon dont elle finirait. J'avais compté sur George Marshall pour boucher les trous, pour m'aider à éviter les accidents du terrain.
— Comme je le disais, nous étions seuls là-bas, dans le désert. Venu à moi au milieu de la nuit, il était là à me parler comme s'il m'avait connu toute sa vie. En fait, je pourrais dire qu'il paraissait mieux me connaître que mes amis les plus intimes. Il ne cessait de répéter : « Tu as des ennuis, laisse-moi t'aider. » Or l'étrange est que je ne me connaissais pas d'ennuis, pas d'ennuis spéciaux en tout cas. Tout ce que je voulais c'est du travail, et ce n'était pas si difficile. Mais le lendemain, je compris qu'il savait de quoi il parlait, car dans l'après-midi je reçus un télégramme d'un ami qui m'annonçait que ma mère était très malade et que je devais rentrer immédiatement. J'avais à peine quelques dollars en poche. Evidemment, Abercrombie savait ce que disait le télégramme : je n'eus pas à le lui lire à haute voix. « Que vais-je faire ? » dis-je, et il répond : « Mets-toi à genoux et prie. » Alors je me mis à genoux, et il se mit à genoux aussi, à côté de moi, et nous priâmes longtemps. Je me sentis immédiatement mieux, je dois le dire. C'était comme si un poids m'était enlevé. Le même soir, un étranger frappa à notre porte. C'était un marchand de bestiaux du Wyoming. Il voulait savoir si nous pouvions lui donner l'hospitalité pour la nuit. Eh bien, nous nous mîmes à parler et, avant longtemps, lui aussi savait tout sur ma situation. Nous nous couchâmes et, le lendemain matin, cet étranger me prend à part. « Combien te faudrait-il pour rentrer chez toi ? » me demande-t-il tout de go. J'étais sidéré. Je ne savais que dire. « Tiens, prends ceci », dit-il, et il me fourre dans la main deux billets. C'étaient des billets de cinquante dollars. « Je pense que cela te permettra d'aller jusqu'au bout », dit-il en m'adressant un sourire chaleureux et amical. « Je vous rembourserai dès que je pourrai », dis-je avec gratitude. « Ne te tourmente pas pour cela, fiston, dit-il, j'en ai plus qu'il ne m'en faut. Prends cet argent et, le moment venu, donne-le à quelqu'un d'autre qui sera dans le besoin. »
« Quand il fut parti, Abercrombie me dit : « Ta prière a été exaucée. Ne doute jamais plus. Je rentre à Barstow. Si jamais tu es de nouveau dans le besoin, appelle-moi. »
— Mais où et comment ? demandai-je.
— Lance un appel, c'est tout. Il me parviendra où que je sois. Il te suffit de croire.
« Environ six mois plus tard, j'eus de nouveau des ennuis. Cette fois à cause d'une femme. J'étais désespéré. Et puis je me rappelai soudain les paroles d'Abercrombie, et je lançai un appel. Trois jours plus tard, il se présentait chez moi — ayant fait tout le chemin depuis le Colorado.
Le vieux se pencha en avant, les coudes sur la table, la tête enfouie dans ses mains.
— C'est remarquable, Henry, dit-il. Et t'a-t-il aidé la seconde fois ?
— Il m'a aidé, répondis-je. Je n'ai eu rien d'autre à faire que de prier. Cette fois, en partant, Abercrombie me dit : « Tu n'auras plus jamais besoin de m'appeler, Henry. Tu as dû comprendre maintenant que ce n'est pas moi qui ai le pouvoir mais Dieu. Fais-Lui confiance et tes prières seront entendues. Je ne te verrai probablement jamais plus — mais je serai toujours près de toi, en esprit. » Et je ne le revis en effet jamais. Mais, comme il l'a dit, je sais qu'il est toujours là. S'il devait mourir par exemple, je le saurais.
— Eh bien, George, dit le vieux, qu'as-tu à dire pour ta part ? As-tu jamais vécu une expérience comme celle-là ?
— Non, dit George, mais j'aimerais poser une question à Hen.
Il se tourna vers moi avec un visage parfaitement sérieux, et dit :
— N'est-il pas vrai, Hen, que cet Abercrombie a été à un moment donné en taule ?
(Pure invention évidemment, mais il me fallait bien la relever.)
— Oui, répondis-je, il avait passé dix ans en prison sous l'inculpation d'homicide. Je n'ai jamais su s'il était ou non coupable.
— Mais comment en était-il arrivé à commettre ce crime ?
— Il a été reconnu coupable d'avoir tué un homme en état de légitime défense. Il n'y avait pas de témoins.
— Mais est-ce qu'Abercrombie n'avait pas une étrange réputation — avant le meurtre ?
— Oui-i, admis-je ne sachant ce que pourrait être le coup suivant de George.
— Tu n'as jamais remarqué, Hen, qu'Abercombie était un petit peu bizarre ? Je ne dis pas fou, mais il devait avoir une case en moins. Ne m'as-tu pas raconté une fois qu'il se croyait capable de voler ?
— Oui, il l'a dit — une fois. Mais il ne l'a jamais répété. Ce n'était d'ailleurs pas pour se vanter qu'il l'avait dit. Il me parlait des extraordinaires pouvoirs que Dieu accorde parfois à nous autres mortels quand nous avons besoin de sa protection. Ce n'est pas tellement bizarre, n'est-ce pas ?
— Peut-être que non, Hen... mais il y avait d'autres choses.
— Par exemple ?
— Tu disais qu'il voyait dans le noir, comme un chat, qu'il entendait des choses que d'autres ne pouvaient entendre, qu'il avait une mémoire phénoménale. Je crois que tu as dit une fois qu'il prétendait avoir deux pères. Qu'entendait-il par là ?
Cette dernière question me laissa vraiment le bec dans l'eau. Je dus reconnaître que je ne pouvais y répondre.
— Ecoute, Hen, il y avait des tas de choses chez Abercrombie qui étaient louches. Je ne t'ai jamais rien dit à l'époque parce que tu croyais implicitement en lui. Tu as dit tout à l'heure qu'il avait découvert une mine d'or. En es-tu absolument certain ?
— Non, répondis-je, je l'ai entendu dire par son demi-frère.
— Qui était un menteur notoire, répliqua vivement George.
Le vieux signifia qu'il ne voyait pas d'un bon œil l'interrogatoire auquel me soumettait George.
— Mais Hen est crédule, insista George. Il croit tout.
— Croire est agréable à Dieu, dit brièvement le vieux.
— Mais il faut que ce soit dans les limites du raisonnable, dit George. On ne peut pas tout croire.
— George, dit le vieux, tu es comme ton père. Tu es un vrai saint Thomas.
— Allons, allons, intervint la tante de George, ne dis pas des choses comme ça !
— Je le ferai si je veux ! dit le vieux cognant du poing sur la table. Le père de George est un brave homme mais il n'a pas la foi. Il ne l'a jamais eue — pas une once. Il mourra dans le péché comme il est né.
Le courroux du vieux montait.
— Il a été bon pour moi, dit George avec entêtement, non parce qu'il tenait à son père mais simplement pour irriter encore le vieux.
— Cela ne compte pas, dit celui-ci, c'est son devoir de te bien traiter, il n'y a aucun mérite. Que fait-il pour Dieu ? Voilà ce que je voudrais savoir.
George ne put répondre à cela. Le vieux continua à tempêter et à épancher sa bile. Sa femme essaya de le calmer mais ne réussit qu'à attiser son ire. Ces explosions de colère lui tenaient manifestement lieu d'une bonne cuite.
J'ignore ce qui ce serait passé si le petit Herbie n'avait pas eu une inspiration. Soudain il se mit à chanter — un de ces hymnes chrétiens doux et poisseux qui vous arrachent des larmes. Il chantait comme un ange, les yeux fermés, et d'une voix de fausset. Nous étions tous si stupéfaits que personne n'osa dire un mot. Quant il eut fini, il se pencha en avant, inclina la tête, et murmura une prière. Il supplia Dieu de rétablir la paix et l'harmonie au sein de la famille, de pardonner à son père sa colère, d'alléger les fardeaux de sa mère, et finalement, avec une grande onction, de veiller sur son cousin George qui avait été gravement affligé. Lorsqu'il releva le visage, les larmes coulaient sur ses joues.
Le vieux était visiblement ému. Apparemment Herbie n'avait jamais encore fait un pareil numéro.
— Tu ferais mieux d'aller te coucher maintenant, fils, dit-il, la voix tremblante. Demain je t'achèterai cette bicyclette que tu demandais.
— Soyez béni, père, dit Herbie. Et vous aussi, mère. Puisse Dieu nous avoir tous en sa sainte garde et nous préserver du mal !
Je remarquai que sa mère avait l'air plutôt inquiet.
— Tu n'es pas malade, non, Herbie ? s'enquit-elle avec sollicitude.
— Non, maman, je vais parfaitement bien.
— Allons, dors bien, dit-elle, et ne te fais pas trop de soucis.
— George, dit le vieux, lui mettant le bras autour de l'épaule, pardonne-moi mes paroles intempestives. Ton père est un brave homme. Il trouvera un jour le chemin de Dieu.
— Nous sommes tous des pécheurs devant le Seigneur, dit Herbie.
Je commençais d'avoir du mal à garder mon sérieux.
— Allons faire un tour avant de nous coucher, proposai-je.
— Toi, va droit au lit, dit le vieux à Herbie. Il se fait tard.
Dehors, George et moi nous mîmes à marcher rapidement vers la rivière. Quand nous nous fûmes suffisamment éloignés de la maison, nous explosâmes de rire.
— Ce petit Herbie est un comédien, dis-je. Je ne sais pas comment diable j'ai pu garder mon sérieux.
— Il sait jouer le jeu, pas de doute, dit George. Je me demande si Kitty est encore debout ? ajouta-t-il impulsivement.
— Bon Dieu, ne nous embarquons pas là dedans ! prévins-je. Il est trop tard.
— On ne sait jamais, dit George. J'aimerais avant de me coucher enrouler les doigts autour de ce buisson de rose, pas toi ?
— J'aimerais boire un coup, si tu veux savoir, dis-je.
— C'est une idée. Allons à la cabane et voyons ce qu'il y a là-bas.
Nous fîmes un grand détour pour passer devant la maison de Kitty. Tout était éteint, mais George voulut à toute force donner le signal — deux coups de sifflet bas — à tout hasard.
— Si elle n'est pas morte au monde, elle s'esquivera et nous suivra.
Nous nous acheminâmes sans hâte vers la cabane.
Nous posâmes la lanterne sur le poêle, ouvrîmes le flacon qui contenait encore quelques gouttes, et nous assîmes, l'oreille aux aguets.
— Tu prends un risque infernal, George. Cela peut te faire attraper vingt ans.
— Si seulement je pouvais le lui mettre, répondit-il, cela en vaudrait la peine.
— Je te la laisse, dis-je, je fiche le camp.
— Ne fais pas ça, Hen. Attends un instant, et je viens avec toi.
J'attendis quelques instants, puis me levai.
— Elle est peut-être en bas près du pont, à nous attendre, dit George.
Nous descendîmes à petits pas vers le pont. Bien sûr, elle était là.
— Oh, George, cria-t-elle, je croyais que tu ne viendrais jamais.
Elle le prit passionnément dans ses bras. Je m'éloignai, disant que je monterais la garde. Je restai près d'une demi-heure à la croisée des chemins. J'avais naturellement éteint la lanterne.
« L'imbécile ! me dis-je. Il ne sera pas content avant de lui avoir fait un gosse. »
Finalement je les entendis venir.
— Eh bien, de la chance cette fois ? demandai-je quand nous eûmes reconduit Kitty.
George grogna :
— Descendons vers la rivière. Je crois que je suis tout couvert de sang.
— Aïe-aïe ! sifflai-je. Alors c'est donc ça ! Maintenant tu n'y couperas plus.
— J'ai idée qu'il va falloir que nous rentrions bientôt en ville, dit George.
— Quoi ? Tu vas la laisser dans le pétrin ?
— Elle ne me donnera pas. Je le lui ai fait promettre.
— Je ne pense pas à toi, salaud, je pense à elle.
— Oh, nous pourrons arranger ça quand elle viendra en ville, dit George. Je connais un étudiant en médecine qui fera le nécessaire.
— Suppose qu'elle ait une hémorragie ?
— Elle ne l'aura pas, dit Georges. Elle est trop saine.
Nous ne dîmes plus rien pendant un moment.
— Au sujet d'Una, dit soudain George. J'y ai réfléchi. Je crois que le mieux est que tu la voies toi-même. Je risquerais seulement de faire du gâchis.
— Salaud !
Nouvelle tranche de silence.
— Je crois que je vais partir dans un jour ou deux, dis-je comme nous approchions de la maison.
— Ce pourrait être une bonne idée, dit George. Tu ne veux pas abuser de l'hospitalité.
— J'aimerais payer quelque chose pour ma pension, dis-je.
— Tu ne peux pas faire ça, Hen, cela les offenserait.
— Eh bien, je leur achèterai alors quelque chose.
— O.K., dit George. Après un temps, il ajouta : Ne crois pas que je ne te sois pas reconnaissant de tout ce que tu as fait.
— Ce n'était rien, dis-je. Un jour tu pourras me donner un coup de main.
— Je suis navré au sujet d'Una... Vraiment je ne...
Je coupai court :
— N'en parlons plus !
— Ce serait dommage de la perdre, Hen.
— Ne te fais pas de mauvais sang pour ça. Je ne renonce pas à elle.
— Ce Carahan... elle est fiancée avec lui, tu sais.
— Quoi ? Pourquoi ne me l'as-tu pas dit plus tôt ?
— Je ne voulais pas te faire de la peine, dit George.
— Alors c'est ça ? Ecoute, je pars demain par le premier train.
— Ne te laisse pas gagner par la panique, Hen ! Il y a trois mois qu'ils sont fiancés.
— Quoi ? Bon Dieu, comment tu as pu garder le silence sur une chose pareille, cela me dépasse !
— Je croyais que cela passerait. Je suis sûr qu'elle n'est pas amoureuse de lui.
— Mais elle pourrait l'épouser rien que pour m'embêter, rétorquai-je.
— C'est vrai... Mais si elle le faisait elle le regretterait jusqu'à la fin de ses jours.
— Et moi, à quoi cela me servirait-il ? Ecoute, tu es un imbécile, le sais-tu ?
— Ne te fâche pas, Hen. Que pouvais-je faire ? Si je te l'avais dit, tu aurais été malheureux. D'ailleurs nous sommes restés un long moment sans nous voir.
— Pourquoi ne pas être franc là-dessus ? Tu t'en fous d'une façon comme de l'autre, c'est bien ça ?
— Allons, ne fais pas l'idiot !
— George, dis-je, j'ai autant d'affection pour toi que toujours, c'est plus fort que moi, nous avons été si près l'un de l'autre toutes ces années. Mais je n'aurai plus jamais confiance en toi. Tu avais le devoir de me prévenir.
— Très bien, Hen, comme tu voudras.
Nous ne dîmes plus rien. Nous nous couchâmes en silence — après que George se fut soigneusement lavé. J'espérais à moitié qu'il attraperait une bonne chaude-pisse.
Le lendemain matin, je fis mes adieux à chacun. Lorsque j'arrivai à New-York, j'entrai dans une boutique et envoyai aux parents une énorme boîte de chocolats, ne sachant vraiment pas ce qui leur ferait plaisir.
Depuis lors, George ne fut plus mon frère jumeau...
— Alors c'est donc comme ça que tu as perdu Una ? dit Mac Gregor.
— Oui ! A mon retour, j'ai appris qu'elle était mariée. S'était mariée juste trois jours auparavant.
— Eh bien, Hen, c'était pour le mieux, j'imagine.
— On croirait tout à fait entendre George.
— Non, sérieusement, pourquoi essayer de forcer le destin ? Supposons que tu l'aies épousée ? Au bout d'un an, ou deux, vous vous seriez séparés — si je te connais bien.
— Il vaut mieux se séparer que de ne pas se marier du tout.
— Hen, tu es un idiot ! A t'entendre, on te dirait toujours amoureux d'elle.
— Je le suis peut-être.
— Tu es marteau. Si tu devais tomber sur elle dans la rue demain, tu te sauverais probablement.
— Peut-être. Mais ça n'a rien à y voir.
— Tu es indécrottable, Hen.
Il se tourna vers Trix :
— As-tu jamais entendu quelque chose de semblable ? Et il se dit écrivain ! Veut écrire sur la vie mais ne connaît pas la nature humaine.
Il se retourna brusquement.
— Quand tu sera prêt à écrire le grand roman américain, Hen, viens me voir ! Je te donnerai quelques faits de la vie pour t'édifier.
Je ris franchement.
— Très bien, sage type, va, ris. Quand tes rêves chimériques se dissiperont, viens me voir et je débrouillerai le gâchis pour toi. Je te donne deux ans encore avec cette... cette comment déjà... oui, Mona. Mona, Una... ça va comme qui dirait ensemble, hein ? Pourquoi ne choisis-tu jamais une fille qui ait un nom ordinaire, comme Mary, Jane ou Sal ?
S'étant délivré de cela, Mac Gregor se sentit un peu plus adouci.
— Hen, commença-t-il, nous sommes tous des crétins. Tu n'es pas le pire gars au monde, il s'en faut de beaucoup. L'ennui, c'est que nous avons tous eu de grands idéaux. Mais une fois que vos yeux se sont ouverts, on se rend compte qu'on ne peut pas changer la situation. Sûr, on peut faire de petits changements — révolutions et tout ça — mais ils ne veulent rien dire du tout. Les gens restent ce qu'ils sont, qu'ils soient royalistes, communistes, ou simplement démocrates. Chacun pour soi, c'est ça le jeu. Quand on est jeune, c'est décourageant. On ne peut pas tout à fait y croire. Plus on a la foi, plus la désillusion est grande. Il faudra cinquante mille ans encore — ou plus ! — avant qu'il n'y ait un changement fondamental dans l'humanité. En attendant il faut que nous en tirions le maximum, pas vrai ?
— Tu parles exactement comme ton vieux.
— C'est assez vrai, Henry. — Il le dit sérieusement. – Ça montre que nous ne sommes pas si originaux que nous croyions. Nous nous faisons vieux, t'en rends-tu compte ?
— Toi peut-être — pas moi ! dis-je brutalement.
Trix elle-même dut rire.
— Vous n'êtes que des gosses, tous les deux, dit-elle.
— Ne te fais pas d'illusions, ma belle, dit Mac Gregor, allant à elle et la caressant. Que j'aie encore une paire de couilles, ça ne fait pas de moi un gamin. Je suis un vieil homme désillusionné, crois-moi ou non.
— Alors pourquoi veux-tu m'épouser ?
— Oh, je ne sais pas, dit Mac Gregor d'un air las. Peut-être uniquement pour changer.
— J'aime ça, dit Trix, légèrement offensée.
— Tu sais ce que je veux dire, dit Mac Gregor. Bon Dieu, faut-il que nous devenions romantiques — histoire de faire plaisir à ce type ? Je veux un foyer, un vrai foyer, voilà ! J'en ai marre de courir de tous côtés.
Trix me regarda sans mot dire. Elle hocha la tête.
— Ne le prenez pas au sérieux, dis-je d'un ton réconfortant. Il présente toujours les choses sous le plus mauvais jour.
— C'est ça, susurra Mac Gregor. Maintenant laisse-moi t'entendre dire de moi quelque chose de gentil. Dis-lui de ne pas se tracasser, je me rangerai assez vite. Prouve-lui quel bon mari je ferai... Non, attends ! Mieux vaut ne rien dire. Tu as la plus foutue façon de bousiller les choses.
— Laisse-le parler ! dit Trix. Je suis curieuse de savoir ce que ton ami Henry pense vraiment de toi.
— Tu ne crois pas qu'il te dira la vérité, non ? Ce type est aussi glissant qu'une anguille. Il parle de George Marshall mais... ma foi, si je ne le connaissais pas depuis si longtemps et si bien, il y a des siècles que je l'aurais laissé tomber.
— Henry, dit Trix, pensez-vous vraiment que je doive l'épouser ?
— Ne me demandez pas de répondre à cela, je vous en prie.
J'essayai de m'en tirer par une plaisanterie.
— Tu vois, dit Mac Gregor. Il n'a pas pu dire oui ou non, simplement comme ça. Allons, qu'est-ce que tu veux dire par là, Henry ? Est-ce oui ou non ?
Je tins ma langue.
— Ça veut dire non, dit Mac Gregor.
— Pas si vite ! dit Trix.
— Eh bien, Henry, rien de tel que d'être franc, dit Mac Gregor. Je suppose que tu me connais trop bien.
— Je n'ai rien dit ni dans un sens ni dans l'autre, répondis-je. Pourquoi conclure si vite ? A propos, quelle heure est-il ?
— Ça y est ! Maintenant il veut savoir l'heure. Ça c'est Henry tout craché.
— Il n'est que deux heures et demie, dit Trix. Je vais vous faire du café avant que vous ne partiez.
— Parfait, dis-je. Et est-ce qu'il reste encore du gâteau ?
— Voyez, le voilà tout alerte. Toujours bien éveillé quand on parle de manger. Bon Dieu, Hen, tu ne changeras jamais. Je suppose que c'est ce que j'aime en toi ; tu es incorrigible.
Il s'assit tout près de moi, secoua la cendre de son cigare, et entreprit de s'épancher.
— Je suis pris dans un dilemme. J'ai une occasion de poser ma candidature comme juge. Tess a toutes sortes de relations, tu sais. Elle aimerait me voir siéger au tribunal. Le hic, c'est que je ne peux pas poser ma candidature et entamer en même temps une procédure de divorce — tu vois ce que je veux dire ? Du reste je ne suis pas sûr de vouloir être juge. Même à ce poste on ne peut pas garder les mains propres, tu le sais. D'autre part je ne vaux pas grand'chose comme avocat, pour être franc avec toi. Impossible de susciter en moi aucun enthousiasme.
— Pourquoi ne laisses-tu pas tomber et n'essaies-tu pas autre chose ?
— Par exemple ? Vendre des pneus ? Que peut-on faire, Henry ? Un métier est aussi mauvais qu'un autre.
— Mais n'y a-t-il pas quelque chose qui t'emballe ?
— Franchement, Hen, non ! Je ne suis au fond qu'un bougre de paresseux. Je veux flotter avec le moindre effort.
— Alors flotte ! dis-je.
— Ce n'est pas une réponse. Maintenant, si j'avais grande envie d'écrire, ce serait différent. Mais je ne l'ai pas. Je ne suis pas un artiste. Et je ne suis pas un politicien. Je ne suis pas non plus un globe de feu.
— Alors tu es foutu, dis-je.
— Je ne sais pas, Hen, je ne dirais pas ça. Il doit y avoir des tas de choses qu'un type peut faire sans être tout échauffé.
— L'ennui avec toi, dis-je, c'est que tu veux toujours que quelqu'un décide pour toi.
— Voilà qui est parler, dit Mac Gregor, soudain plus gai sans que je pusse comprendre pourquoi. C'est pour ça que je veux épouser Trix. J'ai besoin de quelqu'un pour me raffermir. Tess est comme une éponge mouillée. Au lieu de me donner du cœur au ventre, elle me laisse m'en aller en morceaux.
— Quand vas-tu cesser d'être un enfant ? dis-je.
— Allons, Henry, ne me sers pas ce boniment. Tu n'es qu'un grand gamin toi-même. Tenir un speak-easy, pensez donc ! Et tu allais mettre le feu au monde. Ho ho ! Ho ho !
— Donne-moi le temps. Il se peut que je te roule encore. Du moins, je sais ce que je voudrais faire. C'est déjà quelque chose.
— Mais peux-tu le faire ? Voilà la question.
— Cela reste à voir.
— Henry, tu essaies d'écrire depuis que je te connais. D'autres écrivains de ton âge ont déjà publié au moins une demi-douzaine de livres. Tu n'as même pas fini ton premier bouquin — ou bien l'as-tu fini ? Allons, allons, ouvre les yeux sur toi-même !
— Je ne commencerai peut-être pas à les ouvrir avant d'avoir quarante-cinq ans, dis-je en plaisantant.
— Disons soixante, Henry. A propos, quel est cet écrivain anglais qui a commencé à soixante-dix ans ?
Moi non plus je ne pus me rappeler le nom sur le moment.
Trix parut avec le café et le gâteau. Nous nous remîmes à table.
— Eh bien, Hen, reprit Mac Gregor, se servant une énorme tranche de gâteau, tout ce que j'ai à te dire c'est — ne flanche pas ! Tu peux encore être un écrivain. Si tu seras un grand écrivain je ne peux pas le prédire. Tu as encore foutrement à apprendre.
— Ne faites pas attention à lui, dit Trix.
— Rien ne le démonte, dit Mac Gregor. Il est encore plus obstiné que moi, et c'est beaucoup dire. La vérité est que cela me fait de la peine de le voir perdre son temps.
— Perdre son temps ? répéta Trix. Et toi ?
— Moi ? Je suis paresseux. C'est différent.
Il me fit un large sourire.
— Si tu penses à m'épouser, répliqua-t-elle, il faudra que tu retrousses les manches. Tu ne crois pas que je vais t'entretenir, non ?
— Ecoute-moi ça, Henry ! brailla Mac Gregor en gloussant comme s'il s'agissait d'une bonne plaisanterie. Qui a jamais parlé de vouloir être entretenu ?
— Eh bien, comment allons-nous vivre ? Pas de ce que tu gagnes, je suis sûre.
— Ta ta ta, dit Mac Gregor. Mon chou, je n'ai pas encore commencé à travailler. Attends seulement que le divorce soit prononcé. Alors je vais m'y mettre.
— Je ne suis pas tellement sûre de vouloir t'épouser, dit Trix. Cela avec un sérieux absolu.
— Allons, tu entends ça ? dit Mac Gregor. Qu'est-ce que tu en dis ? Eh bien, mon chou, c'est toi qui y perds. Dans dix ans, il se peut que je siège à la Cour suprême.
— Mais d'ici là ?
— Chaque chose en son temps, voilà ma devise, dit Mac Gregor.
— Il pourra toujours gagner sa vie comme sténo, dis-je.
— Je ne veux pas épouser un sténo.
— C'est moi que tu épouses, dit Mac Gregor. Qui sait ce que je suis ?
— Pour le moment, tu n'es qu'un inadapté, dit Trix.
— C'est vrai, mon chou, dit Mac Gregor légèrement, mais il y a des tas d'hommes qui l'étaient aussi avant d'avoir grimpé au haut de l'échelle.
— Mais tu n'es pas un grimpeur !
— Encore exact, dit Mac Gregor. Ce n'était qu'une figure de rhétorique. Ecoutez, vous deux, vous ne pensez pas vraiment que je suis un raté, non ? Je ne marche pour le moment que sur deux cylindres. J'ai besoin d'inspiration. J'ai besoin d'une bonne épouse, d'un foyer, et d'un ou deux vrais amis. Comme cet individu, par exemple. Qu'en dis-tu, Henry, est-ce que je parle raison ?
Sans attendre de réponse, il poursuivit :
— Vois-tu, Trix, des types comme Henry et moi sortent de l'ordinaire. Nous avons de la qualité. Si tu m'as pour mari, tu auras une perle. Je suis le type le plus tolérant du monde. Henry peut s'en porter garant. Je peux travailler aussi dur que n'importe qui... s'il le faut ! Seulement je ne vois pas l'utilité de me tuer. C'est stupide. Maintenant, je ne t'en ai rien dit, mais j'ai plusieurs brillantes combinaisons dans ma manche. Mieux que cela, je suis en train de les mettre debout. Je ne voulais pas t'en parler avant qu'elles aient abouti. Si une seule d'entre elles marche, nous pourrons nous laisser vivre et respirer librement pendant les dix années à venir. Qu'est-ce que tu en dis ?
— Tu es un amour, dit Trix, fondant soudain.
Je ne pense pas qu'elle crût le moins du monde à ces combinaisons, mais elle était vivement désireuse de s'accrocher à n'importe quel fétu de paille.
— Là ! dit Mac Gregor, tu vois comme c'est simple ?
Sur le chemin du retour, une heure ou deux plus tard, je me pris à penser à tous les extravagants projets qu'il avait mijotés depuis que je le connaissais, c'est-à-dire depuis l'époque où il allait encore au collège. Comme il s'était toujours compliqué l'existence en cherchant à se faciliter les choses. Je pensais aux heures qu'il avait passées à faire des corvées afin de pouvoir être libre « plus tard » de faire ce qui lui plairait, bien qu'il ne sût jamais exactement ce qu'il ferait quand il pourrait ne faire que ce qui lui plairait. Ne rien faire du tout, chose qu'il prétendait toujours être le summum bonum, c'était absolument exclu. Si nous allions passer nos vacances sur une plage, il ne manquait jamais d'emporter son carnet et un ou deux livres de droit, voire quelques pages du dictionnaire non abrégé qu'il lisait, une page à la fois, depuis des années. Si nous nous jetions à l'eau, il fallait qu'il fît la course avec quelqu'un jusqu'au radeau, ou nous proposât de nager tout autour, ou de faire une partie de water-polo. N'importe quoi sauf de nous laisser tranquillement faire la planche. Si nous nous étendions sur le sable, il proposait de jouer aux dés ou aux cartes. Si nous entamions une agréable conversation, il la tournait en discussion. Il ne pouvait jamais rien faire dans la paix et le contentement. Son esprit était toujours fixé sur la chose suivante, le coup suivant.
Un autre détail curieux dont je me souvenais à son sujet, c'était qu'il avait toujours un mauvais rhume — un « rhume de poitrine », comme il disait. Hiver ou été, cela ne faisait aucune différence. Un rhume d'été était pire, disait-il toujours. Avec les rhumes il avait souvent la fièvre des foins. Bref, il était d'habitude dans un état lamentable, toujours souffrant, oppressé, éternuant, et toujours accusant les cigarettes qu'il jurait de cesser de fumer la semaine prochaine ou le mois prochain, chose qu'il faisait parfois, à ma grande stupéfaction, mais seulement pour y revenir, seulement pour fumer encore davantage. Parfois c'était la boisson qui, d'après lui, le mettait sur le flanc, et il s'en abstenait un moment, six ou huit mois peut-être, mais seulement pour y revenir, seulement pour boire encore plus immodérément. Il faisait tout ainsi, par à-coups. Lorsqu'il étudiait, il y passait dix-huit ou vingt heures par jour, presque à en attraper une congestion cérébrale. Il pouvait rompre la routine des études pour jouer aux cartes avec les garçons, ce qu'il considérait comme une détente. Mais il jouait aux cartes de même qu'il étudiait, fumait et buvait — toujours avec excès. Il était mauvais perdant, de surcroît. Quant aux femmes, s'il courait après une fille, il s'accrochait à elle, en dépit de tous ses refus, jusqu'à la rendre presque folle. A l'instant où elle se laissait fléchir, ou succombait, il en avait fini avec elle. Dès lors, plus de femmes pendant un certain temps. Tabou. Absolument. C'était mieux de vivre sans femmes ; plus raisonnable et plus sain ; il mangeait mieux, dormait mieux, se sentait mieux ; plutôt bien chier que de bien baiser. Et ainsi de suite — jusqu'à la quatre-vingt-seizième décimale. Jusqu'à ce qu'il rencontrât une autre fille, quelqu'un de tout simplement irrésistible, au delà de toute expression. Alors c'était une nouvelle et longue poursuite vaine, nuit et jour, semaine après semaine, jusqu'à ce qu'il pût le lui mettre, et alors elle était exactement comme toutes les autres, pas un brin meilleure, pas un brin pire. « Rien qu'un con, Hen... rien qu'un con ! »
Il y avait toujours vingt lourds volumes ou plus entassés sur son bureau : il les lirait dès qu'il pourrait trouver un instant. Souvent des années passaient avant qu'il ne les ouvrît jamais, et dans l'intervalle le livre avait, bien entendu, perdu toute sa saveur. Il essayait alors de me les vendre moitié prix ; si je refusais, il m'en faisait cadeau de mauvaise grâce. « Mais il faut que tu promettes de les lire ! » disait-il. Il avait des numéros de revues vieux de dix ou quinze ans, et des journaux aussi, qu'il traitait de la même manière. A l'occasion, il en emportait un lot avec lui, les ouvrait dans le trolley ou le métro, les parcourait rapidement, puis les flanquait par la fenêtre. « Voilà qui est fait ! » disait-il en souriant lugubrement. Il s'était mis en règle avec sa conscience.
De temps à autre, me rencontrant par hasard, il disait :
— Pourquoi n'irions-nous pas au théâtre ? Il paraît qu'il y a une bonne pièce à l'Orpheum.
Nous arrivions au théâtre avec une demi-heure de retard, restions quelques minutes, puis foncions vers la sortie comme si l'atmosphère même en était empoisonnée.
— C'est cinq dollars de foutus, disait-il. Combien as-tu sur toi, Hen ? Oh, merde, ne te fatigue pas à regarder, je connais la réponse. Quand auras-tu enfin de l'argent dans ta poche ?
Puis il m'entraînait vers un bar, dans quelque morne rue latérale, bar dont il connaissait le patron ou le garçon ou quelqu'un, et il tâchait d'emprunter quelques dollars ; s'il n'y parvenait pas, il leur faisait nous offrir quelques tournées.
— As-tu au moins une pièce de cinq cents ? demandait-il avec irritation. Je voudrais téléphoner à ce petit salaud de Woodruff. Il me doit quelques dollars. Je m'en moque qu'il soit ou non au lit. Nous allons prendre un taxi et le lui faire régler, qu'en dis-tu ?
Il donnait un coup de téléphone après l'autre. Finalement il se souvenait de quelque fille qu'il avait laissé tomber des années auparavant, une bonne pâte, selon son expression, qui ne serait que trop contente de le revoir.
— Nous prendrons quelques verres et nous les mettrons. Je pourrai peut-être la taper. Mais pas de blagues — elle en est toujours à se remettre d'une chaude-pisse.
Ainsi passait la nuit, à courir d'un endroit à l'autre, sans arriver nulle part, nous fatiguant, devenant fantasques, devenant dégoûtés. En fin de compte, nous échouions à Greenpoint, chez ses parents, où nous pouvions être sûrs de trouver de la bière à la glacière. Il fallait la chiper furtivement, sans faire de bruit, parce qu'il était toujours en bisbille avec son vieux, ou bien avec sa mère, parfois avec toute la famille.
— Ils n'ont pas beaucoup d'amour pour toi, Henry, je n'hésite pas à te le dire. Je ne sais pas pourquoi, mais ils ont une dent contre toi. Je suppose que cette histoire avec la veuve, ç'a été trop fort pour eux. Pour ne rien dire de cette dose de chaude-pisse dont tu te vantais.
Quoiqu'il fût parti de chez lui depuis des années, sa chambre était toujours à sa disposition, exactement telle qu'il l'avait laissée, c'est-à-dire dans un désordre complet et sentant comme si un cadavre y pourrissait.
— Ils pourraient bien avoir la décence de faire le ménage à l'occasion, tu ne trouves pas ? disait-il, ouvrant les fenêtres toutes grandes. Je suppose qu'ils essaient encore de me donner une leçon, les sacrés idiots. Tu sais, Henry, personne ne pourrait avoir des parents plus stupides que toi et moi. Pas étonnant que nous n'arrivions à rien. Nous avons eu un mauvais départ.
Après avoir fourragé un peu dans la pièce, il ajoutait :
— Je suppose que je pourrais nettoyer moi-même, mais je n'y arrive jamais. Je crois que je suis vraiment un enfant de salaud paresseux. Quand même...
Et il finissait par des jurons et des gros mots.
Devant une bouteille de bière...
— Tu te rappelles, Hen, quand nous nous sommes occupés de cette campagne de publicité pour ton vieux ? En plein dans cette chambre, hein ? Imagine-toi un peu, écrire un millier de lettres à la main ! Mais nous nous sommes bien amusés, pas vrai ? Je vois encore toutes ces bouteilles par terre à côté de nous. Nous avons dû consommer un plein wagon de bière. Nous n'avons jamais été payés pour ce travail du reste — voilà ce que je ne peux pas oublier. Bon Dieu, tu es bien le fils de ton père ! Jamais un sou sur toi. A propos, comment va le vieux monsieur ces temps-ci ? Quelle affaire loufoque c'était ! Je suis content que mon vieux n'ait été que ferronnier. Me demande comment nous finirons, nous, eh ? Tu mendieras probablement dans les rues sur tes vieux jours. Ton paternel avait de l'amour-propre, mais toi, bon Dieu, tu n'as pas une once d'amour-propre, de foi. de loyauté ou de quoi que ce soit, pour autant que je sache. Juste au jour le jour, c'est ça, eh, Hen ? Quelle vie !
Il pouvait continuer à divaguer indéfiniment de cette façon. Même quand nous étions couchés, la lumière éteinte, les couvertures tirées sur la tête, il continuait. Souvent il restait couché dans son lit, un cigare dans la bouche et une bouteille de bière à la main, parlant, parlant, voletant de souvenir en souvenir, tel le fantôme d'un papillon.
— Tu ne te laves jamais les dents ? demandais-je.
Il aimait ces interruptions.
— Diable, non ! Je le faisais dans le temps, mais c'est trop de tracas. Elles tomberont de toute façon un jour.
— Mais n'as-tu pas un mauvais goût dans la bouche ?
— Bien sûr que si. Terrible ! Mais j'y suis habitué. (Gloussant doucement à part lui.) Parfois il est si mauvais que c'est à peine si je peux le supporter moi-même. De temps en temps il m'est arrivé qu'une poule me le rappelle. Ça te rend un peu honteux, bien sûr. Mais on s'en remet. On doit veiller à ce que leur esprit reste concentré sur l'autre chose. Une fois qu'on l'a mis, mauvaise haleine ou pas, ça n'a plus d'importance. D'accord ?
Rallumant son cigare refroidi et s'asseyant bien droit...
— Ce qui m'embête parfois pourtant, je vais te le dire franchement, c'est d'avoir l'entre-jambe sale. Je ne sais pas, Hen, mais j'ai la mauvaise habitude de porter mes caleçons jusqu'à ce qu'ils tombent en loques. Tu sais si je prends souvent un bain ! Une fois tous les trente-six du mois. — Il gloussa. — Je suppose que je ne sais pas m'essuyer le cul. Il y a toujours quelque chose qui s'accroche aux poils. Parfois je les coupe avec des ciseaux.
Continuant toujours...
— Nous aurions dû rentrer de bonne heure et avoir une bonne conversation, au lieu de courir de tous côtés comme nous l'avons fait. Qu'est-ce qui ne va pas chez moi, à ton avis ? Je ne tenais déjà pas en place étant gosse. Ça me flanque la trouille. Je te le dis, il m'arrive de trembler comme un alcoolique. De temps en temps je bégaye aussi. Ça me donne la colique... Encore un peu de bière ?
— Dormons, pour l'amour du ciel !
— Pourquoi, Hen ? Tu dormiras longtemps quand tu seras mort.
— Garde quelque chose pour demain.
— Demain ! As-tu jamais réfléchi, Henry, qu'il peut ne pas y avoir de demain ? Tu peux mourir dans ton sommeil – jamais pensé à ça ?
— Et après ?
— Eh bien, pense à tout ce que tu manquerais.
— Il ne me manquera pas une foutue chose, dis-je avec irritation. Tout ce que je demande, c'est dix bonnes heures de sommeil — et un bon petit déjeuner à mon réveil. As-tu jamais pensé au petit déjeuner au ciel ?
— Te voilà parti — à penser déjà au petit déjeuner. Et qui va le payer, dis-moi ?
— Nous nous tracasserons pour ça demain.
Un moment de silence.
— Dis donc, Hen, combien d'argent as-tu au juste en poche ? Dis-le-moi, veux-tu, je suis curieux.
— Je ne sais pas... quinze ou vingt cents peut-être.
— Tu es sûr que ce n'est pas trente-cinq ?
— Ça se pourrait. Pourquoi ? Tu veux en emprunter ?
— T'emprunter à toi ? Bon Dieu, non ! Tu es un indigent. Non, Hen, j'étais simplement curieux, je te dis. Tu te mets en route avec quinze ou vingt cents en poche — et pas une ride au front. Tu te jettes dans quelqu'un — comme moi, par exemple — et tu vas au théâtre, tu bois, tu prends des taxis, tu téléphones...
— Et après ?
— Et cela ne te trouble jamais... Je ne parle pas de moi, Hen. Mais si c'était quelqu'un d'autre ?
— En voilà un souci !
— Je suppose que tout ça c'est une question de tempément. Si c'était moi, je serais malheureux.
— Tu aimes te sentir malheureux.
— Je crois qu'en cela tu as raison. J'ai dû naître comme ça.
— Et tu mourras comme ça.
Il toussa violemment, puis allongea la main vers une boîte de cigares.
— Un cigare, Hen ? Ils sont un peu secs mais ce sont des havanes.
— Tu es fou. Je vais dormir. Bonne nuit !
— O.K. Ça ne te fait rien que je lise un peu, non ?
Il éleva quelques grandes feuilles arrachées au dictionnaire. J'avais les yeux fermés, j'étais presque parti, mais je l'entendais qui continuait à bourdonner.
— Je suis maintenant à la page 1504, disait-il. Le non abrégé. Mandelic. Quel mot ! Si je vis assez vieux pour être un nouveau Mathusalem, je pourrai peut-être faire usage d'un mot pareil. Tu dors ? C'est bizarre pourtant, ce qu'on retient de toute cette merde et ce verbiage. Parfois les mots les plus simples sont les plus étranges. Un mot comme corpse par exemple. Cadaver est naturel et facile, mais corpse ! Ou prends Easter — je parie que tu ne t'es jamais demandé d'où ça vient. L'anglais est une langue de cinglés, le sais-tu ? Imagine-toi des mots comme Michaelmas ou Whitsuntide — ou wassail ou syndrome ou nautch ou whangdoodle. Attends un instant, en voilà un encore plus rigolo — prepollent. Ou parlous — n'est-il pas étrange, celui-là ? Ou bien prends acne ou cirrhosis — il est difficile d'imaginer quelqu'un inventant des mots comme ça, tu ne trouves pas ? Le langage est pur mystère. Plus je deviens étymologique, moins j'en sais. Tu ne dors pas ? Ecoute, Hen, tu as toujours été tatillon pour les mots. Je suis surpris que tu n'aies pas encore lu le dictionnaire d'un bout à l'autre. Ou bien l'as-tu fait ? Je sais que tu as essayé de lire la Bible de bout en bout. Le dictionnaire est plus rigolo, à mon avis. C'est plus loufoque encore que la Bible... Tu sais, rien que de regarder certains mots, rien que de les rouler dans sa bouche, ça vous fait du bien. En voilà quelques-uns au hasard — de vieux favoris – anacoluthon, sesquipedalian, apotheosis, que, soit dit à propos, tu écorches toujours. C'est apotheosis. Il y en a qui veulent dire exactement ce dont ils ont l'air ou comme ils sonnent : gimcrack, thingamajig, socdolager, gazabo, yammer. Les Angles et les Jutes sont responsables des pires, j'imagine. As-tu jamais jeté un coup d'œil sur un livre suédois ? Voilà ce qui s'appelle une langue de fous ! Et dire qu'il fut un temps où nous parlions comme ça... Ecoute, je ne veux pas te faire veiller toute la nuit. Oublie tout ça ! Je suis obligé de le faire chaque soir parce que je me le suis promis. Mais il y a une chose dans ce boulot, Hen : quand j'ai fini j'ai bien fini. Oui monsieur ! Quand j'ai terminé une page, je me torche le cul avec. Qu'est-ce que tu en penses ? C'est comme quand on met Finis à un livre...
1 En français dans le texte.