XII

 

LE speak-easy ne tarde pas à devenir une sorte de club privé et de centre de récréation. Sur le mur de la cuisine, il y a une longue liste de noms. A côté des noms sont marquées à la craie les sommes que nous doivent nos amis, nos seuls clients réguliers.

Roberto et George Inness viennent parfois faire des armes dans l'après-midi. Ou bien O'Mara, Ned et moi jouons aux échecs dans la pièce du fond, près de la fenêtre. Un client important, tel que Mathias, survient-il, nous plongeons par la fenêtre dans l'arrière-cour, sautons le mur et gagnons la rue voisine par une ruelle étroite. A l'occasion, Rothermel vient passer une heure ou deux en fin d'après-midi, pour parler à Mona en particulier. Il lui paie ce privilège dix ou vingt dollars.

S'il s'agit d'une soirée creuse, nous mettons de bonne heure dehors les clients payants, rapprochons les tables, et jouons au ping-pong. Nous faisons de vrais tournois en règle. Collations froides dans les intervalles, bien entendu. Toujours arrosées de bière, de gin ou, de vin. Si nous venons à manquer d'alcool, nous allons dans Allen Street chercher du vin de messe. D'habitude les « matches de championnat » se disputent entre Arthur Raymond et moi. Nous faisons des scores fantastiques. A la fin, je le laisse d'ordinaire gagner, car il est si mauvais perdant... Le jour point toujours avant que nous ne nous couchions.

Un soir, Rothermel s'amène avec plusieurs de ses bons copains des marécages du Jersey. Tous juges et politiciens. Ils commandent ce qu'il y a de meilleur en tout, bien sûr.

Tout marcha comme sur des roulettes jusqu'à ce que Tony Maurer survînt en compagnie d'un beau modèle. Pour une raison ou pour une autre, Rothermel se prit instantanément d'une violente antipathie pour lui, en partie parce qu'il avait les cheveux coupés ras, en partie parce que, de l'avis de Rothermel, il avait la langue trop bien pendue. J'étais en train de servir Tony Maurer quand Rothermel quitta la table qu'il occupait dans la pièce du fond, résolu à chercher querelle. Il était déjà tout à fait rond, évidemment. Vilain oiseau, même quand il était à jeun. Je me tins un moment de côté, observant avec admiration le sang-froid avec lequel Tony Maurer parait les coups de Rothermel. Mais lorsque ce dernier devint outrageusement insultant, je décidai qu'il était temps d'intervenir.

— Vous feriez mieux de retourner à votre table, dis-je tranquillement et fermement.

— Qui êtes-vous ? gronda-t-il.

Bouillant à l'intérieur mais extérieurement froid comme un concombre, je dis :

— Moi ? je suis ici le patron.

Rothermel renifla et souffla. Je le pris par le bras et lui fis faire demi-tour, dans la direction de l'autre pièce.

— Ne me bousculez pas ! hurla-t-il.

Heureusement, à ce moment critique, ses amis vinrent à ma rescousse. Ils l'entraînèrent dans l'autre pièce comme un sac de bois. Puis ils revinrent pour présenter des excuses à Tony Maurer et à Mona.

— Nous n'allons pas tarder à les mettre tous dehors, chuchotai-je à Tony Maurer.

— N'en faites rien, je vous prie ! insista-t-il. Je peux faire face à la situation. J'y suis habitué, vous savez. Il croit que je suis boche, c'est ce qui le tracasse. Asseyez-vous un instant, voulez-vous ? Prenez une verre. Il ne faut pas que vous vous laissiez troubler par ces choses-là.

Ici il se lança dans une longue anecdote sur ses aventures durant la guerre, d'abord comme officier du service des renseignements, puis comme espion. Tout en l'écoutant, j'entendais la voix de Rothermel monter et devenir de plus en plus aiguë. On eût dit qu'il piquait une crise. Je fis signe à Ned et à O'Mara de le calmer.

Brusquement je l'entendis hurler :

— Mona ! Mona ! Où est cette garce ? Je vais la baiser cette fois, par Dieu !

Je me précipitai vers sa table et le secouai, pas trop doucement. Je jetai un regard rapide à ses amis pour voir s'ils allaient faire des histoires. Ils paraissaient gênés et déconcertés.

— Il va falloir que nous le fassions sortir d'ici, expliquai-je.

— Certainement, dit l'un d'eux. Pourquoi n'appelez-vous pas un taxi et ne le renvoyez-vous pas chez lui ? C'est une honte.

Ned, O'Mara et moi l'empaquetâmes en hâte dans son pardessus et le poussâmes dans la rue. Un léger grésil à demi fondu était tombé ; il était maintenant recouvert d'une mince couche de neige. Rothermel était incapable de se tenir debout sans appui. Tandis que Ned allait chercher un taxi, O'Mara et moi le traînâmes et le poussâmes à la fois vers le coin de la rue. Il fulminait et jurait ; il était particulièrement venimeux à mon égard, évidemment. Dans la mêlée, il avait perdu son chapeau.

— Vous n'avez pas besoin de chapeau, dit O'Mara. Nous nous en servirons pour pisser dedans.

Rothermel était maintenant aveugle de rage. Il chercha à dégager son bras afin de nous frapper, mais nous le tenions solidement. Soudain et instinctivement, nous le lâchâmes tous les deux à la fois. Il resta là se balançant légèrement, sans oser faire un mouvement, de crainte de voir ses jambes se dérober sous lui. Nous reculâmes de quelques pas et puis, mus par une impulsion commune, nous nous mîmes à danser autour de lui comme des chèvres, nous en gaussant, lui faisant des grimaces, des pieds de nez, nous grattant le derrière comme des singes, cabriolant et gambadant comme des fous. Le pauvre bougre était hors de lui. Il beuglait effectivement maintenant. Heureusement, la rue était déserte. Finalement il ne put y tenir davantage. Il fit un mouvement précipité vers nous, perdit pied et glissa dans le caniveau. Nous le ramassâmes, le remîmes sans encombre debout au bord du trottoir, et reprîmes nos singeries, cette fois avec l'accompagnement d'une petite chanson dans laquelle nous faisions un usage injurieux de son nom.

Le taxi s'arrêta au bord du trottoir et nous l'y chargeâmes. Nous dîmes au chauffeur qu'il avait le delirium tremens, lui donnâmes une fausse adresse à Hoboken, et agitâmes la main en signe d'adieu. Lorsque nous revînmes, ses amis nous remercièrent et s'excusèrent encore.

— Sa place est à l'asile d'aliénés, dit l'un d'eux.

Là-dessus il commanda une tournée et insista pour nous payer des sandwiches à la viande.

— Si jamais vous avez des ennuis avec les flics, vous n'aurez qu'à venir nous trouver, dit un politicien chauve.

Il me donna sa carte. Puis il suggéra le nom d'un bootlegger qui nous ferait toujours crédit si jamais nous en avions besoin. Et ainsi nous bûmes une seconde et une troisième tournée, toujours du meilleur Scotch, qui aurait pu être de la pisse de cheval pour ce que je m'en souciais.

Peu après leur départ, Arthur Raymond se prit d'une violente querelle avec un jeune garçon que je n'avais jamais vu jusqu'alors et qui, soutenait-il, avait insulté Mona. Il s'appelait Duffy. Paraissait être un type convenable, quoiqu'un peu parti.

— Il faut qu'il s'excuse publiquement, ne cessait d'insister Arthur Raymond.

Duffy trouvait que c'était une bonne plaisanterie. A la fin, Arthur Raymond ne put plus y tenir. Il se leva, lui tordit le bras, et le jeta par terre. Puis il s'assit sur sa poitrine et lui cogna la tête contre le plancher.

— Allez-vous le faire, oui ou non ? répétait-il, cognant impitoyablement la tête du pauvre garçon.

Enfin Duffy bafouilla une excuse pâteuse et Arthur Raymond le remit sur ses pieds. Un silence de mort se fit, désagréable pour Arthur Raymond. Duffy se mit en quête de son manteau et son chapeau, paya son addition et partit — sans un mot. Arthur Raymond était assis seul à sa table, tête basse, l'air sombre et honteux. Au bout de quelques instants, il se leva et sortit à grands pas.

Ce ne fut que quelques jours plus tard, lorsqu'il se présenta avec les yeux au beurre noir, que nous apprîmes que Duffy l'avait attendu dehors et l'avait proprement rossé. Chose étrange, Arthur Raymond semblait content de la raclée reçue. Il apparut qu'après la bagarre, Duffy et lui étaient devenus de bons amis. Avec sa fausse modestie coutumière, il ajouta qu'il avait été quelque peu désavantagé, qu'il l'était toujours lorsqu'il s'agissait de cogner car il ne pouvait se permettre de s'abîmer les mains. En tout cas, c'était la première fois de sa vie qu'il avait été corrigé. Cela lui avait donné un frisson. Avec une nuance de malice, il conclut :

— Tout le monde paraît en être heureux. Peut-être l'ai-je mérité.

— Cela vous apprendra peut-être à vous mêler de ce qui vous regarde, dit Mona.

Arthur Raymond ne répondit pas.

— Et quand allez-vous payer votre note ? ajouta-t-elle.

A l'étonnement de tous, Arthur Raymond répondit :

— Combien cela fait-il ?

Plongeant dans sa poche, il en tira une liasse de billets et en détacha la somme due.

— Vous ne vous attendiez pas à cela, n'est-ce pas ? dit-il regardant autour de lui comme un coq.

Il se leva, alla à la cuisine, et raya son nom de la liste.

— Et maintenant j'ai une autre surprise pour vous, dit-il, commandant une tournée générale. Dans un mois d'ici, je donne un concert. Bach, Beethoven, Mozart, Ravel, Prokofieff et Stravinsky. Vous êtes tous invités — c'est à mes frais. Ma dernière apparition publique, pour ainsi dire. Après cela, je vais travailler pour le parti communiste. Et je me moque de ce qui arrivera à mes mains. J'en ai fini avec ce genre de vie. Je vais faire quelque chose de constructif. Oui monsieur !

Et il cogna du poing sur la table.

— A partir de maintenant, je vous désavoue tous.

En sortant, il se retourna pour lancer ceci :

— N'oubliez pas pour le concert ! Je vous enverrai des places dans les premiers rangs.

 

Depuis le jour où Arthur Raymond se délivra de cette déclaration, les choses prirent nettement mauvaise tournure. Tous nos créanciers semblaient s'abattre sur nous à la fois, et non seulement les créanciers mais la police et l'avocat que Maude avait chargé d'encaisser la pension alimentaire en retard. Cela commençait, le matin de bonne heure, par le marchand de glace qui martelait furieusement notre porte tandis que nous faisions semblant de dormir d'un profond sommeil ou d'être sortis. L'après-midi, c'était l'épicier, l'homme de la maison d'alimentation ou un des bootleggers qui cognaient à la fenêtre de devant. Le soir, cherchant à se faire passer pour un client, c'était le tour d'un huissier ou d'un policier en civil. Finalement le propriétaire commença à nous talonner pour le loyer, menaçant, en cas de non-paiement, de nous traîner devant les tribunaux. C'était assez pour vous donner la frousse. Parfois nous nous sentions tellement à bout que nous bouclions la boîte et allions au cinéma.

Un soir, le vieux trio — Osiecki, O'Shaughnessy et Andrews — arriva avec trois girls des Follies. Il était près de minuit et ils étaient déjà allumés comme des transatlantiques. C'était une de ces soirées où seuls étaient présents nos amis intimes. Les girls des Follies, belles, vides, et extraordinairement vulgaires, voulurent à toute force rapprocher les tables pour pouvoir danser dessus, faire le grand écart, et des choses de ce genre. Osiecki, s'imaginant être un cosaque, tournait sans arrêt comme une toupie, à notre profond ahurissement. Ne s'était pas amélioré un brin dans l'intervalle, bien entendu. Mais il était plus jovial que de coutume et, pour quelque raison bizarre, se croyait un acrobate. Après que quelques chaises eurent été démolies et de la vaisselle cassée, on décida subitement d'aller tous à Harlem. Mona, Osiecki et moi montâmes dans un taxi avec Spud Jason et son Alameda qui tenait sur ses genoux un sale petit chien du nom de Fifi. Avant notre arrivée à Harlem, il avait fait pipi sur chacun de nous. Finalement, de surexcitation, Alameda fit pipi dans sa culotte.

Au Small, qui faisait alors fureur, nous bûmes du champagne, dansâmes avec des gens de couleur et mangeâmes d'énormes steaks couverts d'oignons. Le Dr. Kronski était de la bande et paraissait s'amuser énormément. Qui payait tout cela, je n'en avais aucune idée. Probablement Osiecki. Toujours est-il que nous rentrâmes vers l'aube et nous jetâmes au lit épuisés. Au moment où nous allions nous endormir, Alan Cromwell frappa à la fenêtre, insistant pour qu'on le laissât entrer. Nous ne lui prêtâmes aucune attention.

— C'est moi, Alan, laissez-moi entrer ! ne cessait-il de crier.

Il éleva la voix presque jusqu'au hurlement. Evidemment il était plein à ras bord, et d'une façon mauvaise. Finalement un flic survint et l'entraîna tout en lui donnant quelques tapes affectueuses avec son bâton de nuit. Kronski et O'Mara, qui dormaient sur les tables, trouvèrent que c'était une diablement bonne plaisanterie. Mona était ennuyée. Pourtant nous ne tardâmes pas à sombrer de nouveau dans un sommeil de mort.

Le lendemain soir, Ned, O'Mara et moi eûmes une idée. Nous avions pris l'habitude de nous installer dans la cuisine avec un ukulelé, fredonnant et parlant à voix basse pendant que Mona s'occupait des clients. C'était l'époque du boom en Floride. O'Mara, toujours agité, toujours démangé par l'envie de trouver un filon, se mit en tête que nous devions filer tous les trois à Miami. Il avait la conviction que nous pourrions y gagner assez d'argent en quelques semaines pour faire venir Mona et commencer une nouvelle vie. Puisque aucun de nous n'avait d'argent à investir dans les terrains, nous aurions à en obtenir de ceux qui en avaient gagné. Nous leur offririons nos services comme garçons de restaurant ou chasseurs. Nous étions même disposés à cirer les souliers. N'importe quoi pour commencer. Il faisait encore beau, et il ferait encore plus beau à mesure que nous descendrions vers le sud.

O'Mara savait toujours rendre l'appât attrayant.

Naturellement Mona n'était pas très chaude quant à notre projet. Je dus lui promettre de lui téléphoner tous les soirs, où que nous pussions nous trouver. Tout ce qu'il me fallait, c'était une pièce de cinq cents à mettre dans la fente ; le prix de la communication pouvait être porté à son compte. D'ici que le relevé du téléphone arrive, le speak-easy serait fermé et elle nous aurait rejoints.

Tout était arrangé pour décamper dans quelques jours. Malheureusement, deux jours avant notre départ, le propriétaire nous fit assigner. En désespoir de cause, je m'efforçai de trouver à tout le moins une partie de l'argent que nous lui devions. Sur une impulsion, j'allai voir le fils d'un des bons amis de mon père. C'était un homme encore tout jeune mais qui réussissait bien dans les affaires de navigation à vapeur. Je ne sais pas quel diable me poussa à m'attaquer à lui : c'était comme s'accrocher à un fétu de paille. A l'instant où je mentionnai l'argent, il refusa tout net. Il eut même le toupet de me demander pourquoi je l'avais choisi, lui. Il ne m'avait jamais demandé aucune faveur, n'est-ce pas ? (Déjà un homme d'affaires dur à cuire. Dans quelques années, il serait un « succès ».) Je mis mon orgueil dans ma poche et m'accrochai. Finalement, après avoir été proprement humilié, je parvins à lui extirper dix dollars. J'offris de signer un billet à ordre mais il repoussa cela avec sarcasme. Lorsque je revins à la boîte, je me sentais si malheureux, si accablé, que je faillis y mettre le feu. Pourtant..

 

Ce fut un samedi après-midi qu'O'Mara et moi nous mîmes en route pour Miami. Il était grand temps. L'air était chargé de flocons de neige lourds et humides — première chute de neige de la saison. Nous nous proposions de prendre la grand'route au delà d'Elizabeth, pour y attraper une voiture jusqu'à Washington, où nous devions rencontrer Ned. Pour on ne sait quelle raison à lui, Ned allait à Washington par le train. Il emportait l'ukulele — pour le moral.

Il faisait presque nuit quand nous nous empilâmes dans une voiture au delà d'Elizabeth. Elle était occupée par cinq Noirs et ils étaient tous imbibés d'alcool. Nous nous demandions pourquoi diable ils conduisaient si vite. Nous ne tardâmes pas à le découvrir : la voiture était pleine de drogue et les Fédéraux étaient à leurs trousses. Pourquoi ils s'étaient arrêtés pour nous ramasser, nous ne pouvions l'imaginer. Nous nous sentîmes grandement soulagés lorsque, un peu avant Philadelphie, ils ralentirent et nous vidèrent.

Il neigeait maintenant abondamment et une forte bise soufflait, une bise glacée. De plus, il faisait noir comme dans un four. Nous parcourûmes quelques milles, claquant des dents, jusqu'au moment où nous arrivâmes devant un poste d'essence. Ce ne fut que des heures plus tard que nous réussîmes à nous faire prendre de nouveau en charge, et jusqu'à Wilmington seulement. Nous décidâmes de passer la nuit dans ce trou perdu.

Fidèle à ma promesse, j'appelai Mona. Elle me tint presque quinze minutes au téléphone, la téléphoniste s'en mêlant à la fin de chaque unité pour nous rappeler que la note montait. Les choses se présentaient passablement mal de son côté : elle devait comparaître en justice le lendemain.

Lorsque je raccrochai, j'eus un tel accès de remords que j'avais envie de m'en retourner le lendemain matin.

— Allez, dit O'Mara, ne te laisse pas abattre. Tu connais Mona, elle trouvera une solution.

Je le savais moi-même mais je ne m'en sentais pas mieux pour cela.

— Partons de bonne heure demain matin, dis-je. Nous pouvons être à Miami en trois jours si nous essayons.

Le lendemain, aux environs de midi, nous tombâmes chez Ned qui s'était installé dans un hôtel miteux moyennant un dollar par nuit. Sa chambre ressemblait à un décor des Bas-Fonds de Gorki. Un carreau sur deux était cassé ; certains étaient bouchés avec des chiffons, d'autres avec des journaux. Les robinets ne marchaient pas, le lit avait une paillasse, et les ressorts avaient complètement cédé. Des toiles d'araignée pendaient partout. L'odeur de poussière était si lourde que nous étouffions presque. Et c'était là un hôtel pour « blancs ». Dans notre glorieuse capitale, pas moins.

Nous achetâmes du fromage, du vin et du salami, une bonne miche de pain et des olives, et passant le pont pénétrâmes en Virginie. La ligne franchie, nous nous assîmes sur l'herbe sous un arbre ombreux et nous emplîmes le ventre. Puis nous nous étendîmes au soleil chaud, fumâmes une cigarette ou deux, et finalement chantâmes un petit air. Cet air deviendra notre leitmotiv — quelque chose où il était question de chercher un visage amical.

Nous étions pleins d'entrain quand nous nous remîmes sur nos pattes de derrière. Le Sud se présentait bien — chaud, engageant, gracieux, spacieux. Nous étions déjà dans un autre monde.

L'entrée dans le Sud est toujours inspiratrice. Quand on arrive à Maryland et que l'on s'engage dans les courbes en toboggan, tout a subi une modération, un adoucissement. Lorsqu'on atteint le « Vieux Dominion », on est nettement dans un nouveau monde, sans erreur possible. Les gens ont des manières, de la grâce, de la dignité. L'Etat qui nous a donné la plupart des Présidents, ou à tout le moins les meilleurs d'entre eux, était en son temps un grand Etat. Il l'est encore, à bien des égards.

J'ai quitté bien des fois New-York, sans me soucier de la direction dans laquelle j'allais, du moment que je pouvais mettre quelque distance entre moi et la ville que j'exécrais. Souvent je finissais par échouer en Caroline du Sud ou dans le Tennessee. Traverser la Virginie était comme la répétition d'un motif d'une symphonie ou d'un quatuor familier. A l'occasion, je m'arrêtais dans un petit bourg et demandais du travail parce que l'aspect de l'endroit me plaisait. Bien entendu, je ne prenais jamais le travail. Je m'attardais un moment en m'efforçant de m'imaginer ce que ce serait d'y passer le reste de mes jours. La faim me tirait toujours de ma rêverie...

De Washington nous parvînmes jusqu'à Roanoke, non sans difficulté, du fait que nous étions trois ; rares étaient les automobilistes disposés à charger trois vagabonds, surtout quand ils venaient du Nord. Nous décidâmes ce soir-là que nous ferions mieux de nous séparer. Nous consultâmes la carte et résolûmes de nous retrouver tous le lendemain soir au bureau de poste de Charlotte, N.C. Le plan réussit admirablement. Un par un, nous arrivâmes à destination, le dernier une demi-heure à peine après le premier. Ici nous modifiâmes de nouveau nos plans, Ned ayant découvert qu'il pouvait continuer tout droit jusqu'à Miami avec l'homme qui l'avait fait monter. Nous décidâmes que notre prochain rendez-vous serait Jacksonville. O'Mara et moi devions rester ensemble ; Ned voyagerait seul. Ce fut une pluie fine et pénétrante que nous dûmes affronter le lendemain matin, peu après l'aube, postés sur la grand'route au delà de Charlotte. Pendant une heure ou plus, personne ne fit la moindre attention à nous. Dégoûtés, nous décidâmes de nous planter au milieu de la route. Cela marcha. La première voiture en vue s'arrêta dans un grincement.

— Qu'est-ce qui vous arrive, au nom du ciel ? cria le conducteur.

— Où allez-vous ? criâmes-nous.

— Jacksonville !

La portière s'ouvrit et nous tombâmes dedans. Nous voilà repartis, à une allure record. Pas un mot de notre conducteur pendant plusieurs minutes. Quant il l'ouvrit, ce fut pour dire :

— Une veine que je ne vous aie pas écrasés.

Nous ne pipâmes mot.

— Je ne savais pas si je devais tirer sur vous ou vous écraser, poursuivit-il.

O'Mara et moi échangeâmes un regard.

— D'où venez-vous ? demanda-t-il. Que faites-vous dans la vie ?

Nous le lui dîmes. Il nous jeta un regard scrutateur, décida, je suppose, que nous disions la vérité, puis lentement, péniblement, nous raconta qu'il avait tué par accident un ami dans un bar, au cours d'une bagarre d'ivrognes. Il l'avait frappé sur la tête avec une bouteille, en état de légitime défense. Terrifié et saisi de panique, il s'était frayé un chemin dehors, s'était engouffré dans sa voiture, et avait filé. Il avait dans ses poches deux pistolets et était prêt à en faire usage si quelqu'un tentait de lui barrer la route.

— Vous l'avez échappé belle, dit-il.

Au bout d'un moment, il nous confia qu'il allait à Tampa, où il pouvait se cacher facilement, pendant un moment. Du moins il le croyait.

– Je vais probablement revenir et affronter ce qui m'attend. Il faut d'abord que je me ressaisisse, dit-il.

Mainte et mainte fois il répéta :

— Ce n'était pas ma faute, je n'ai jamais eu l'intention de le tuer.

Une fois il s'effondra et pleura comme un enfant.

Quand nous nous arrêtâmes pour déjeuner, il insista pour payer l'addition. Il paya aussi le dîner. A Maçon (Géorgie), nous prîmes une chambre à deux lits, dont il régla aussi la note. Tout au bout du vaste hall, une putain était assise dans un fauteuil à bascule sous une lumière rouge. Comme nous nous déshabillions, notre ami posa ses revolvers sur la commode, à côté de son portefeuille, faisant remarquer tranquillement que quiconque mettrait la main dessus le premier serait un veinard.

Le lendemain matin de bonne heure, nous nous remîmes en route. Notre ami aurait dû continuer droit sur Tampa mais non, il insista pour nous déposer d'abord à Jacksonville. Non seulement cela, mais nous dûmes accepter le billet de dix dollars qu'il nous donna — « pour vous porter chance ».

— Vous feriez bien de vous assurer de la situation du pays avant d'aller plus loin, nous avertit-il. Quelque chose me dit que le boom est fini.

Nous lui souhaitâmes bonne chance et le regardâmes partir, nous demandant combien de temps la loi mettrait à le rattraper. C'était un garçon simple, honnête, au bon cœur, mécanicien de son métier. Un de ceux dont on dit : « Il ne ferait pas de mal à une mouche ».

C'était en effet une chance pour nous de l'avoir rencontré. A part les dix dollars qu'il nous avait donnés, nous ne possédions à nous deux que quelque chose comme quatre dollars. Ned avait la plus grande partie de l'argent et il avait oublié de partager. Eh bien, nous allâmes au bureau de poste, comme convenu. Bien sûr, Ned était là. Y était depuis deux heures ou plus. L'homme qui l'avait chargé à Charlotte l'avait conduit jusque-là et, chose encore plus étrange, avait aussi payé ses repas et lui avait fait partager sa chambre.

A tout prendre, nous n'avions pas si mal réussi. Il s'agissait maintenant de tâter le terrain.

Il ne nous fallut pas longtemps pour nous rendre compte de la situation. Jacksonville était plein à craquer de pauvre types comme nous, qui revenaient tous du pays du boom, plus au sud. Si nous avions eu le moindre bon sens, nous aurions immédiatement fait demi-tour et repris le chemin du retour, mais par amour-propre nous étions résolus à nous accrocher pendant un moment.

— Il doit y avoir quelque chose que nous pouvons faire, nous répétions-nous l'un à l'autre.

Mais non seulement il n'y avait rien à faire, il n'y avait même pas d'endroit où coucher. Dans la journée, nous traînions à l'Y.M.C.A., qui en était venue à ressembler à un refuge de l'Armée du Salut. Personne ne semblait faire d'effort pour trouver du travail. Chacun attendait une lettre ou un télégramme des siens restés à la maison. Attendait un billet de chemin de fer, un mandat, ou simplement un billet d'un dollar. Il en fut ainsi pendant des jours. Nous dormîmes dans le parc jusqu'au moment où les flics nous découvrirent, ou sur le plancher de la prison, en compagnie d'une centaine de corps crasseux ou plus, enveloppés dans des journaux, certains vomissant, d'autres chiant dans leur culotte. De temps à autre, dans un effort pour créer du travail, nous nous acheminions vers un village voisin et essayions d'inventer un boulot qui pût du moins nous assurer la nourriture. Lors d'une de ces incursions, n'ayant rien mangé depuis trente-six heures et ayant fait huit milles à pied vers le travail mythique, nous dûmes nous en retourner le ventre creux, les jambes raides, les boyaux gargouillant, fatigués comme des chiens, si las et abattus que nous marchions en file indienne, l'un derrière l'autre, tête basse, langue pendante. Cette nuit-là, nous tentâmes de prendre d'assaut l'Armée du Salut. Peine perdue. Il fallait posséder un quart de dollar pour être admis à coucher par terre. Dans les cabinets là-bas, je me mis à me vider de mes boyaux. La douleur était si violente que je tombai dans les pommes. Ned et O'Mara durent me porter dehors. Nous avançâmes pouce par pouce vers les dépôts de chemin de fer où l'on chargeait les trains de marchandises de fruits pourrissants destinés au Nord. Là nous tombâmes sur un sheriff qui nous chassa, un pistolet dans le dos. Il ne voulut même pas nous laisser ramasser les quelques oranges pourries qui traînaient par terre.

— Retournez d'où vous êtes venus !

Toujours le même cri.

Par un grand coup de chance, Ned tomba le lendemain sur un drôle de vieux bonhomme du nom de Fletcher qu'il avait connu dans les affaires de publicité à New-York. C'était un dessinateur qui avait un atelier, comme il disait, et qui, quoique absolument fauché, promit de nous offrir un repas ce soir-là. Il semble qu'il fêtait ses noces d'argent. Pour la circonstance, il s'était arrangé pour faire sortir sa femme de l'asile d'aliénés.

— Ce ne sera pas gai, prévint-il Ned, mais nous ferons en sorte que ce soit aussi joyeux que possible. C'est une créature charmante, parfaitement inoffensive. Elle est comme cela depuis quinze ans.

Ce fut une des plus longues journées que j'aie jamais passées, à attendre ce repas promis. Je traînai toute la journée à l'Y.M.C.A., m'efforçant de conserver mon énergie. La plupart des types passaient leur temps à jouer aux cartes ou aux dames – les dés étaient interdits. Je lus les journaux, les publications de la Christian Science, et tout le reste de la camelote qui s'y trouvait. Si une révolution avait éclaté à New York, je n'en aurais pas été excité le moins du monde. Je n'avais qu'une pensée — manger !

A l'instant où je posai les yeux sur le pauvre Fletcher, je ressentis pour lui une immense sympathie. C'était un homme qui allait sur ses soixante-dix ans, aux yeux bleus aqueux et avec une grosse moustache. Il ressemblait trait pour trait à Buffalo Bill. Aux murs étaient accrochés des échantillons de son travail — du temps jadis — quand il était confortablement payé pour représenter des poneys et des cowboys pour les couvertures de magazines. Une petite pension l'aidait tout juste à végéter. Il vivait dans l'espoir d'obtenir un jour une grosse commande. A ses moments perdus, il peignait de petites enseignes pour des commerçants, n'importe quoi qui fît rentrer quelques sous. Il était reconnaissant de vivre dans le sud où du moins il faisait chaud.

A notre surprise, il exhuma deux bouteilles, l'une à moitié pleine de gin, l'autre contenant à peu près un doigt de rye. Avec l'aide d'un citron, de quelques écorces d'orange et d'une généreuse quantité d'eau, nous parvînmes à tirer quelques tournées de son stock. Sa femme se reposait pendant ce temps dans la pièce voisine. Fletcher dit qu'il l'amènerait quand il serait temps de se mettre à table.

— Cela ne fait pas de différence pour elle, dit-il. Elle a son monde à elle et son propre rythme. Elle ne se souvient plus de moi, aussi ne soyez pas surpris de ce qu'elle dit. Elle est d'habitude très calme — et passablement gaie, comme vous verrez.

Il entreprit ensuite de mettre la table. Les assiettes étaient cassées et ébréchées, les couverts en étain, le tout bien entendu dépareillé. Il mit le « couvert » à même la table, et posa au centre une immense jatte de fleurs.

— Ce ne sera qu'un petit repas froid, dit-il d'un ton d'excuse, mais cela pourra aider à tromper la faim.

Il apporta un bol de salade de pommes de terre, du fromage bon marché, du salami et du saucisson de foie, ainsi qu'une miche de pain blanc et de la margarine. Il y avait quelques pommes et un peu de noix, pour le dessert. Pas une orange en vue. Après avoir placé un verre d'eau devant chaque couvert, il mit la cafetière sur le feu.

— Je crois que c'est prêt maintenant, dit-il, regardant vers l'autre pièce. Un instant, j'amène Laura.

Nous attendîmes debout en silence qu'ils sortissent tous deux de la pièce voisine. Nous l'entendions la réveiller ; il lui parlait doucement, gentiment, en l'aidant à se mettre debout

— Eh bien, dit-il, souriant désespérément à travers ses larmes, comme il la conduisait vers la table, nous voici enfin. Laura, je te présente mes amis — tes amis à toi aussi. Ils vont manger avec nous ; n'est-ce pas charmant ?

Nous nous approchâmes à tour de rôle et serrâmes la main d'abord à elle, puis à lui. Nous étions tous en larmes quand nous levâmes les verres d'eau et bûmes à leur vingt-cinquième anniversaire de mariage.

— Eh bien, c'est presque comme dans le vieux temps, dit Fletcher, regardant d'abord sa pauvre femme démente, puis nous. Tu te souviens, Laura, de ce drôle de petit atelier que j'avais au Village, il y a des années ? Nous n'étions pas bien riches alors, n'est-ce pas ?

Il se tourna vers nous.

— Je ne vais pas réciter le bénédicité, quoique j'eusse aimé le faire ce soir. J'en ai perdu l'habitude. Mais je voudrais vous dire combien je vous suis reconnaissant de partager cette petite fête avec nous. Cela aurait pu être très triste, rien que nous deux tout seuls.

Il se tourna vers sa femme.

— Laura, tu es toujours belle, le sais-tu ?

Il lui donna une petite tape sous le menton.

Laura leva un regard triste et songeur et eut l'ombre d'un sourire.

— Vous voyez, s'exclama-t-il. Ah oui, Laura était jadis la beauté de New York. N'est-ce pas, Laura ?

Il ne nous fallut pas longtemps pour faire un sort aux victuailles, y compris les pommes et les noix et les quelques galettes rances que Fletcher avait dénichées par hasard en cherchant le lait concentré. En buvant une seconde tasse de café Ned prit l'ukulelé et nous nous mîmes à chanter, Laura aussi. Nous chantions de petites chansons toutes simples, telles que « O Susanna », « A bull-frog sat on a railroad track », « Annie Laurie », « Old Black Joe »... Soudain Fletcher se leva et dit qu'il allait chanter « Dixie », ce qu'il fit avec brio, terminant par le cri des Rebelles qui vous fige le sang. Laura, enchantée du spectacle, lui demanda de chanter un autre air. Il se leva de nouveau et chanta « The Arkansas Traveler » qu'il couronna par une petite gigue. Bon Dieu, ce que nous étions gais ! C'était pathétique.

Au bout d'un certain temps, j'eus de nouveau faim. Je demandai s'il n'y avait pas de pain rassis.

— Nous pourrions faire des crêpes à la française, dis-je.

Nous cherchâmes dans tous les coins et recoins sans même trouver une croûte. Nous découvrîmes toutefois des biscuits moisis et, les trempant dans le café, nous renouvelâmes notre bail d'énergie.

N'était l'expression absente de ses yeux, on n'aurait jamais cru Laura folle. Elle chantait de bon cœur, réagissait à nos saillies et nos plaisanteries, et mangeait avec appétit. Au bout d'un moment pourtant, elle s'assoupit, exactement comme un enfant. Nous la portâmes dans la chambre à coucher et la remîmes au lit. Fletcher se pencha et l'embrassa sur le front.

— Si vous voulez attendre quelques instants, les garçons, dit-il, je crois que je pourrais dégotter encore une toute petite goutte de gin. Je vais aller voir mon voisin.

Au bout de quelques minutes, il était de retour avec une demi-bouteille de bourbon. Il avait aussi à la main un petit sac de gâteaux. Nous refîmes du café, versâmes le bourbon, et nous mîmes à bavarder. De temps à autre nous jetions une courte bûche dans le vieux poêle ventru. C'était la première soirée confortable et gaie que nous passions à Jacksonville.

— J'ai été dans le même pétrin quand je suis arrivé ici, dit Fletcher. Cela prend du temps de faire connaissance... Ned, pourquoi n'allez-vous pas au bureau du journal ? J'ai un ami là-bas, c'est un des rédacteurs. Peut-être pourra-t-il déterrer quelque chose pour vous.

— Mais je ne suis pas écrivain, dit Ned.

— Diable, Henry t'écrira tes trucs, dit O'Mara.

— Pourquoi n'iriez-vous pas tous les deux ? dit Fletcher.

La perspective de trouver du travail nous transporta à tel point que nous exécutâmes tous une gigue au milieu de la pièce.

— Chantez cette chanson sur celui qui cherche un visage amical, pria Fletcher.

Nous nous remîmes à fredonner et à chanter, pas trop haut à cause de Laura.

— Inutile de vous faire du souci pour elle, dit Fletcher, elle dort comme un ange. En vérité, c'est un ange. Je crois sincèrement que c'est pour cela qu'elle est — vous savez bien. Elle n'était pas faite pour notre monde. Parfois je pense que c'est une bénédiction qu'elle soit comme elle est

Il nous montra quelques-uns de ses travaux qu'il gardait dans de grands coffres. Ce n'était pas mal. Du moins il était bon dessinateur. Il avait voyagé dans sa jeunesse dans toute l'Europe, Paris, Munich, Rome, Prague, Budapest, Berlin. Il avait même obtenu quelques prix.

— Si je devais recommencer ma vie, dit-il, je ne ferais rien du tout Je me contenterais de courir le monde. Pourquoi n'allez-vous pas dans l'Ouest, vous autres ? Il reste encore énormément de place dans cette partie du monde.

Cette nuit-là, nous couchâmes par terre dans l'atelier de Fletcher. Le lendemain matin, Ned et moi allâmes voir le journaliste. Après quelques mots, je fus éliminé. Mais on donna à Ned la chance d'écrire une série d'articles. Naturellement, ce serait moi le nègre.

Tout ce que nous avions à faire maintenant, c'était de nous serrer la ceinture jusqu'au jour de paie. Le jour de paie n'était que dans deux semaines.

Ce même jour, O'Mara me mena chez un prêtre irlandais dont quelqu'un lui avait donné l'adresse. Nous reçûmes immédiatement un accueil glacial de la part de la Sœur qui ouvrit la porte. En descendant le perron, nous aperçûmes le bon Père qui sortait sa Packard du garage. O'Mara essaya de plaider notre cause. Pour tout encouragement, il reçut du Père une bouffée de lourde fumée de son havane.

— Sortez-vous de là et ne troublez pas la paix !

Ce fut tout ce que le Père Hoolihan daigna dire.

Ce soir-là, je partis tout seul à l'aventure. En passant devant une grande synagogue, j'entendis chanter le chœur. C'était une prière hébraïque et elle enchantait mes oreilles. J'entrai et pris un siège tout au fond. Dès que le service fut terminé, je m'avançai et cravatai le rabbin. « Reb, avais-je envie de lui dire, je suis mal en point... » Mais c'était un lascar aux allures solennelles, absolument dénué de bonhomie. Je lui racontai en quelques mots mon histoire, terminant par une demande de nourriture, ou de tickets de repas, ou d'un abri pour la nuit, si possible. Je n'osai pas dire que nous étions trois.

— Mais vous n'êtes pas juif, n'est-ce pas ? dit-il.

Il louchait comme s'il ne parvenait pas à me situer nettement.

— Non, mais j'ai faim. Quelle différence cela fait-il ce que je suis ?

— Pourquoi n'essayez-vous pas auprès des églises chrétiennes ?

— Je l'ai fait, répondis-je. D'ailleurs je ne suis pas non plus chrétien. Je ne suis qu'un Gentil.

En rechignant il écrivit quelques mots sur un bout de papier, me disant de présenter ce message à l'homme de l'Armée du Salut. J'y allai immédiatement, avec pour seul résultat de m'entendre dire qu'il n'y avait pas de place.

— Pouvez-vous me donner quelque chose à manger ? suppliai-je.

Je fus informé que la salle à manger était fermée depuis des heures.

— Je mangerai n'importe quoi, dis-je, me cramponnant à l'homme assis derrière le bureau. N'avez-vous pas une orange pourrie ou une banane pourrie ?

Il me regarda étrangement. Il n'était aucunement ému.

— Pouvez-vous me donner dix cents — rien que dix cents ? suppliai-je.

D'un air dégoûté, il pêcha dans sa poche une pièce de dix cents qu'il me lança.

— Maintenant allez ouste ! dit-il. Vous autres fainéants, votre place est dans le Nord d'où vous êtes venus.

Je tournai les talons et partis sans un mot. Dans la rue principale, j'aperçus un garçon à l'air sympathique qui vendait des journaux. Quelque chose dans son allure m'encouragea à lui adresser la parole.

— Salut, dis-je, comment ça marche ?

— Pas mal, mon pote. D'où viens-tu — de New York ?

— Oui, et toi ?

— Jersey City.

— Tope là !

Quelques instants plus tard, je criais les quelques journaux qu'il m'avait donnés. Il me fallut près d'une heure pour m'en débarrasser. Mais j'avais gagné quelques sous. Je retournai en hâte à l'« Y » et trouvai O'Mara qui sommeillait dans un grand fauteuil derrière un journal.

— Viens manger, dis-je, le secouant vigoureusement.

— Oui, répondit-il ironiquement, allons au Delmonico.

— Non, sérieusement, dis-je, je viens de me faire quelques cents, assez pour du café et des beignets. Allez, en route !

Du coup, il fut sur ses pieds. Tout en marchant hâtivement, je lui racontai brièvement ce qui s'était passé.

— Allons chercher ce gars, dit-il, il a l'air d'un ami. De Jersey City, eh ? Epatant !

Le vendeur de journaux s'appelait Mooney. Il débraya pour venir manger un morceau avec nous.

— Vous pouvez coucher dans ma chambre, dit Mooney. J'ai un plumard disponible. C'est mieux que de coucher à la prison.

Le lendemain, vers midi, nous suivîmes son conseil et allâmes sur le derrière du bureau du journal pour nous procurer un paquet de journaux. Notre ami Mooney nous avait, bien entendu, prêté l'argent nécessaire pour les acheter. Une cinquantaine de gosses grouillaient tout autour, chacun cherchant à obtenir son paquet le premier. Je dus me pencher par-dessus l'appui d'une fenêtre et haler le mien à travers les barreaux de fer. Soudain je sentis quelqu'un me ramper sur le dos. C'était un petit Noir qui s'efforçait d'atteindre son paquet par-dessus ma tête. Je le fis descendre de mon dos et il se glissa entre mes jambes. Tous les gosses riaient et ricanaient. Je dus rire moi-même. Quoi qu'il en soit, nous fûmes bientôt chargés et en marche le long de la rue principale. C'était pour moi la chose la plus difficile du monde d'ouvrir la bouche et de hurler. J'essayai de fourrer les journaux aux passants. Cela ne marcha pas du tout.

J'étais là debout, l'air plutôt stupide, je suppose, lorsque Mooney vint à passer.

— Ce n'est pas comme ça qu'on vend les journaux, dit-il. Tiens, regarde-moi faire !

Et il fait demi-tour, brandissant le journal et hurlant :

— Spéciale ! Edition spéciale ! Tous les détails sur le grand broo... siiis...

Je me demandais ce que pouvait être la grande nouvelle, incapable de saisir le mot important à la fin de sa phrase. Je regardai la première page pour voir la manchette. Il n'y avait pas de manchette. Il ne semblait pas y avoir de nouvelles du tout, en fait.

— Braille n'importe quoi, dit Mooney, mais braille-le à t'époumoner ! Et ne reste pas immobile. Bouge tout le temps ! Il faut te remuer si tu veux t'en débarrasser avant la sortie de la prochaine édition.

Je fis de mon mieux. Je descendis et remontai la rue principale, puis plongeai dans les rues latérales. Bientôt je me trouvai dans le parc. Je n'avais vendu que trois ou quatre journaux. Je posai le paquet par terre et m'assis sur un banc pour regarder les canards qui nageaient dans le bassin. Tous les malades, convalescents et valétudinaires étaient dehors à se chauffer au soleil. Le parc ressemblait davantage à la cour de récréation d'une Maison de retraite pour soldats. Un vieux bonhomme à côté de moi me demanda à emprunter le journal pour voir les prévisions météorologiques. J'attendis, somnolent et bienheureux, pendant qu'il lisait le journal de la première page à la dernière. Quand il me le rendit, je m'efforçai de le plier soigneusement pour qu'il n'eût pas l'air défraîchi.

Comme je sortais du parc, un flic m'arrêta pour acheter un journal. Cela me démonta presque.

A l'heure où l'édition suivante allait paraître dans les rues, j'avais vendu exactement sept journaux. J'allai retrouver O'Mara. Il avait travaillé un peu mieux que moi, mais pas de quoi se vanter.

— Mooney va être déçu, dit-il.

— Je sais. Je suppose que nous ne sommes pas faits pour crier les journaux. C'est un boulot pour des gosses — ou pour un débrouillard comme Mooney.

— Tu l'as dit, Henry.

Nous prîmes encore du café et des beignets. C'était mieux que rien. C'était de la nourriture, et la nourriture était ce dont nous avions besoin. Toutes ces allées et venues, et avec un lourd paquet, donnaient un furieux appétit. Je me demandais combien de temps je serais capable de tenir le coup.

Plus tard dans la journée, nous tombâmes de nouveau sur Mooney. Nous nous excusâmes de notre incapacité à mieux faire.

— N'en parlons plus, dit-il. Ecoutez, laissez-moi vous prêter cinq dollars. Cherchez quelque chose de mieux. Vous n'êtes pas taillés pour ce genre de truc. Je vous verrai ce soir au bistrot O.K.?

Et il fila, agitant joyeusement la main.

— Voilà ce qui s'appelle un type épatant, dit O'Mara. Maintenant, bon Dieu, il faut vraiment que nous dégottions quelque chose. Allez, en route !

Nous nous mîmes en route, droit devant nous, n'ayant pas la moindre idée de ce que nous cherchions ni comment le trouver. Un peu plus loin, nous rencontrâmes un type à l'air gai qui essaya de nous taper de dix cents. C'était un mineur de Pennsylvanie. Pris au piège, comme nous. En prenant un café et un beignet, nous échangeâmes des idées.

— Je vais vous dire ce qu'on va faire, dit-il, allons ce soir au quartier aux lanternes rouges. On y est toujours le bienvenu quand on peut se payer un verre. On n'a pas besoin de monter avec les filles. En tout cas, c'est gentil et confortable — et on peut entendre de la musique. Rudement mieux que de traîner dans la morgue. (Entendant l'« Y ».)

Ce soir-là, autour de quelques verres, il nous demanda si l'on avait jamais essayé de nous convertir.

Convertir ? Nous nous demandions où il voulait en venir.

Il expliqua. Apparemment, il y avait toujours quelques types traînant autour de la « morgue » qui étaient vivement désireux de gagner des convertis à l'église. Même les Mormons y avaient leurs éclaireurs. Il s'agissait, expliqua-t-il, d'écouter innocemment et de paraître intéressé.

— Si l'idiot croit qu'il vous a mis le grappin dessus, on peut lui soutirer un repas, ce n'est pas plus difficile que ça. Essayez un peu. Ils m'ont percé à jour : ça ne marche plus pour moi.

Nous restâmes au bordel aussi longtemps que nous pûmes. De temps en temps une nouvelle fille s'amenait, nous faisait un peu de plat et y renonçait.

— Ce n'est pas exactement le paradis pour elles, dit notre ami. Un dollar le coup, et la maison en garde la plus grande part. Tout de même, certaines d'entre elles n'ont pas l'air si mal, vous ne trouvez pas ?

Nous les examinâmes d'un œil appréciateur. Une bande pathétique, plus pathétique encore que les gamines de l'Armée du Salut. Toutes mâchant du chewing gum, fredonnant, sifflant, cherchant à se donner un air aguichant. Une ou deux, je remarquais, bâillaient, frottant leurs yeux chassieux.

— Du moins, elles mangent régulièrement. Ceci d'O'Mara.

— Oui, c'est déjà quelque chose, dit notre ami. J'aimerais mieux avoir faim, personnellement.

— Je ne sais pas, dis-je. Si j'avais à choisir... si j'étais une femme... je ne suis pas sûr que je ne tenterais pas le coup. Au moins jusqu'à ce que je me remplume un peu.

— Tu crois ça, dit notre ami, mais tu te trompes. Ça ne remplume pas, ce boulot, laisse-moi te le dire.

— Et celle-là ? dit O'Mara en désignant une tonne de lard.

— Elle est née grasse, n'importe qui peut voir ça. D'ailleurs c'est une pocharde.

Ce soir-là, sur le chemin du retour vers nulle part, je me pris à me demander ce que devenait Mona. Rien qu'un petit mot d'elle depuis notre arrivée. Certes, elle n'aimait pas beaucoup écrire. Pas plus qu'elle n'était jamais très explicite sur quoi que ce fût. Tout ce que j'avais pu glaner dans son mot était qu'elle allait être dépossédée d'un jour à l'autre. Et alors ? me demandai-je.

Le lendemain, je traînai à l'« Y » la plus grande partie de la journée, espérant, ou plutôt priant le Ciel, que quelqu'un entreprît de me travailler. J'étais prêt et disposé à être converti à n'importe quoi, même au mormonisme. Mais personne ne me prêta la moindre attention. Vers le soir, j'eus une brillante idée. Il s'agissait d'une combinaison si simple que je me demandais comment j'avais pu n'y pas penser plus tôt. Pourtant, il faut être véritablement désespéré pour penser à des solutions aussi simples.

Quelle était la brillante idée ? D'aller de boutique en boutique pour ne demander que des denrées bonnes à être jetées : pain rassis, fruits abîmés, lait tourné... Je ne me doutais pas un instant, à l'époque, à quel point mon plan ressemblait à la tactique de mendicité de saint François. Lui aussi ne demandait que ce qui était impropre à la consommation. La différence consistait, bien entendu, en ce qu'il avait une mission à remplir. Moi, je ne cherchais qu'à me maintenir à flot. Une grande différence !

Néanmoins, cela marcha comme un charme. O'Mara prit un côté, moi l'autre. Quant nous nous rencontrâmes au bout de la rue, nous avions les bras chargés. Nous fonçâmes chez Fletcher, mîmes la main sur Ned, et nous préparâmes à faire un festin.

A dire la vérité, les rognures et les déchets que nous avions rassemblés étaient loin d'être répugnants. Il nous était déjà arrivé à tous, quoique involontairement, de manger de la viande avancée ; les légumes n'avaient qu'à être parés ; le pain rassis fit d'excellents toasts ; le lait tourné donnait aux fruits trop mûrs un goût délicieux. Un coolie chinois aurait trouvé notre repas luxueux. La seule chose qui manquait était un coup de vin pour faire descendre le fromage rance. Pourtant nous avions du café et un peu de lait concentré. Nous exultions. Nous mangeâmes comme des loups.

— Quel dommage que nous n'ayons pas pensé à inviter Mooney, dit O'Mara.

— Qui est Mooney ? demanda Ned.

Nous expliquâmes. Ned écoutait bouche bée.

— Bon Dieu, Henry, dit-il, je n'en reviens pas. Et moi qui, pendant ce temps, étais assis là-haut dans le bureau ! A vendre tes trucs sous mon nom — et vous autres criant des journaux ! Il faudra que je raconte ça à Ulric... A propos, as-tu vu les trucs que tu as écrits ? Ils les trouvent joliment bons, te l'ai-je dit ?

J'avais complètement oublié les articles. Peut-être les avais-je lus, pendant ces comas à l'« Y », sans m'être jamais rendu compte que c'était moi qui les avais écrits.

— Henry, dit Fletcher, vous devriez rentrer à New York. C'est très joli pour ces garçons de perdre leur temps, mais pas pour vous. Je sens que vous êtes en route pour quelque chose de grand.

Je rougis et cherchai à détourner la conversation.

— Allons, dit Fletcher, ne soyez pas si modeste. Vous avez des qualités, n'importe qui peut le voir. Je ne sais pas ce que vous allez devenir — un saint, un poète, ou un philosophe. Mais vous êtes un artiste, c'est certain. Et qui plus est, vous n'êtes pas gâté. Vous avez une façon de vous oublier vous-même qui me dit des tas de choses sur vous.

Ned, qui se sentait toujours coupable, applaudit chaleureusement Fletcher.

— Dès que j'aurai touché mon chèque, Henry, dit-il, je te donnerai le prix du billet de retour. C'est le moins que je puisse faire. O'Mara et moi tiendrons jusqu'au bout. Eh, Ted ? Tu es un vétéran : tu as été sur le trimard depuis l'âge de dix ans.

O'Mara eut un large sourire. Maintenant qu'il avait trouvé un moyen de manger, son moral était à la hausse. D'ailleurs il y avait Mooney, pour qui il s'était pris d'un vrai béguin. Il était certain qu'à eux deux ils pourraient inventer quelque chose.

— Mais qui écrira les articles pour le journal ?

— Je me suis déjà occupé de cela, dit Ned. Ils me font metteur en page la semaine prochaine. C'est tout à fait mon rayon. Il y a des chances pour que bientôt je fasse vraiment de la galette.

— Vous pourrez peut-être jeter quelque chose de mon côté, dit Fletcher.

— J'ai pensé à cela aussi, dit Ned. Si Ted se charge du problème du ravitaillement, je réponds du reste. Il n'y a plus que quelques jours maintenant jusqu'à la paie.

De nouveau nous couchâmes chez Fletcher. Je passai une nuit blanche, non parce que le plancher était dur mais à cause de Mona. Maintenant que j'avais un espoir de rentrer, je ne me tenais plus d'impatience. Toute la nuit, je me creusai la cervelle pour trouver une solution rapide. Vers l'aube, il me vint à l'esprit que mon vieux pourrait peut-être m'envoyer au moins une partie du prix du voyage. Si seulement j'arrivais jusqu'à Richmond, cela faciliterait déjà les choses.

De bon matin, je me rendis au bureau de télégraphe pour envoyer une dépêche à mon vieux. A la tombée de la nuit, l'argent était là — pour le voyage entier. J'empruntai cinq dollars de plus à Mooney, de façon à pouvoir manger, et le jour même j'étais parti.

A l'instant où je montai dans le train, je me sentis un autre homme. Une demi-heure ne s'était pas écoulée que j'avais complètement oublié Jacksonville. Quel luxe que de sommeiller sur un siège capitonné ! L'étrange, c'est que j'étais de nouveau en train d'écrire — dans ma tête. Oui, j'étais positivement démangé de me retrouver devant la machine à écrire. Il me semblait qu'il y avait un siècle depuis que j'avais écrit la dernière ligne... Je me demandais vaguement, rêveusement, où je trouverais Mona, ce que nous allions faire maintenant, où nous vivrions, et ainsi de suite. Rien n'était de trop d'importance. C'était si rudement bon d'être assis dans ce wagon confortable — avec un billet de cinq dollars dans ma poche... Peut-être un ange gardien veillait-il en effet sur moi ! Je pensai aux paroles d'adieu de Fletcher. Etais-je vraiment un artiste ? Bien sûr que je l'étais. Mais je devais encore le prouver... Finalement je me félicitai d'avoir fait une si amère expérience. « L'expérience est d'or », ne cessais-je de me répéter. Cela paraissait un peu bête mais cela me berça et me fit glisser dans un sommeil paisible.