V

 

CE fut par une journée ensoleillée, à la première poussée du printemps, que nous nous trouvâmes dans la Seconde Avenue. L'affaire des Mezzotints était à son dernier souffle et il n'y avait rien de nouveau à l'horizon. Nous étions venus à l'East Side pour essayer de taper quelqu'un mais cela n'avait rien donné. Fatigués et assoiffés d'avoir battu le pavé sous le soleil ardent, nous nous demandions comment nous procurer une boisson fraîche sans payer. En passant devant une confiserie pourvue d'une engageante fontaine à soda, nous décidâmes, sur une impulsion mutuelle, d'entrer, de boire, puis de faire semblant d'avoir perdu notre argent.

Le patron, un juif simple et amical, nous servit lui-même. Son attitude indiquait que nous venions de toute évidence d'un autre monde. Nous nous attardâmes devant nos verres, l'entraînant dans la conversation afin de le préparer à la triste nouvelle. Il parut flatté de nous voir lui prêter tant d'attention. Le moment venu, je me fouillai à la recherche de monnaie et, n'en trouvant pas, demandai à haute voix à Mona de voir dans son sac, disant que j'avais dû laisser mon argent à la maison. Elle ne put naturellement déterrer un traître sou. Je suggérai à l'homme, qui observait la scène avec calme, que, s'il n'y voyait pas d'inconvénient, nous paierions la prochaine fois que nous serions dans le quartier. Très affablement, il répondit que nous pouvions l'oublier si nous voulions. Puis il demanda poliment de quelle partie de la ville nous venions. A notre surprise, nous constatâmes qu'il connaissait intimement la rue même que nous habitions. Là-dessus il nous invita à reprendre un verre et, avec la boisson, nous offrit de délicieux gâteaux. D'évidence, il était curieux d'en savoir plus long sur nous. Comme nous n'avions rien à perdre, je décidai de tout avouer.

Ainsi nous étions fauchés ? Il s'en était douté mais il n'en était pas moins abasourdi de voir que deux personnes si intelligentes, s'exprimant dans un anglais si parfait, Américains de naissance par-dessus le marché, avaient de la peine à gagner leur vie dans une ville comme New-York. Je prétendis naturellement que je serais content de travailler si je pouvais trouver un emploi. Je donnai à entendre que ce n'était pas facile, car j'étais en réalité incapable de faire quoi que ce fût d'autre que de pousser la plume, ajoutant qu'à cela non plus je ne devais probablement pas être très bon. Il était d'un avis différent. S'il avait été capable de lire et d'écrire l'anglais, nous déclara-t-il, il habiterait aujourd'hui Park Avenue. Son histoire, passablement banale, était qu'une huitaine d'années plus tôt, il était arrivé en Amérique avec tout juste quelques dollars en poche. Il avait immédiatement accepté du travail dans une carrière de marbre du Vermont. Travail brutal. Mais qui lui avait permis de mettre de côté quelques centaines de dollars. Avec cet argent il avait acheté toutes sortes de bric-à-brac et le mettant dans un sac était parti sur les routes comme colporteur. En moins de rien (on aurait presque dit une histoire d'Horatio Alger), il avait acheté une voiture à bras, puis un cheval et une charrette. Il s'était toujours promis de venir à New-York où il brûlait d'ouvrir une boutique. Par hasard, il s'était aperçu qu'on pouvait bien gagner sa vie en vendant de la confiserie d'importation. A ce point de son récit, il tendit le bras derrière lui et descendit un assortiment de bonbons étrangers, le tout dans de belles boîtes. Il expliqua de façon assez détaillée comment il allait vendre ses bonbons de porte à porte, en commençant par Columbia Heights où nous habitions en ce moment. Il l'avait fait avec succès, tout en ne parlant que mal l'anglais. En moins d'une année, il avait mis de côté assez d'argent pour s'établir en boutique. Les Américains, dit-il, « adoraient » les bonbons importés. Ils ne regardaient pas à la dépense. Ici il se mit à dévider les prix des différentes marques, puis nous dit combien de bénéfice laissait chaque boîte. Finalement il déclara :

— Si j'ai pu le faire, pourquoi ne le pourriez-vous pas ?

Et sans reprendre haleine il nous offrit de nous fournir une pleine valise de bonbons importés, à crédit, si seulement nous voulions faire un essai.

L'homme était si bon, si manifestement soucieux de nous remettre sur pied, que nous n'eûmes pas le courage de refuser. Nous le laissâmes emplir une grosse valise, acceptâmes l'argent qu'il nous offrit pour prendre un taxi, et prîmes congé. Sur le chemin du retour, je me sentis tout excité à cette perspective. Nous n'avions qu'à nous mettre en route, demain matin, dans notre propre quartier. Mona, je le voyais, était loin d'être aussi enthousiaste que moi mais néanmoins prête à essayer. La nuit, je le confesse, mon ardeur se refroidit un peu.

(Heureusement, O' Mara était absent pour quelques jours, parti voir un vieil ami. Il aurait impitoyablement tourné l'idée en ridicule.)

Le lendemain, à midi, nous nous rencontrâmes pour comparer nos notes. Mona était déjà rentrée quand j'arrivai. Elle ne paraissait pas très enthousiaste de sa matinée. Elle avait vendu quelques boîtes, oui, mais ç'avait été une rude besogne. Nos voisins, selon elle, n'étaient pas du genre très hospitalier. (Moi, naturellement je n'avais pas vendu une seule boîte. J'en avais déjà fini, dans mon esprit, avec le colportage de porte en porte. En fait, j'étais presque prêt à prendre une place.)

Il y avait une meilleure façon de procéder, pensait Mona. Demain elle s'attellerait aux immeubles commerciaux où elle aurait affaire à des hommes, non à des ménagères et des domestiques. En cas d'échec, elle essaierait les cabarets de nuit du Village, et peut-être les cafés de la Seconde Avenue. (Les cafés me sourirent ; je me dis que je pourrais m'y attaquer moi-même, tout seul.)

Les immeubles commerciaux se révélèrent un peu meilleurs que les maisons particulières, mais pas de beaucoup. Il était difficile de parvenir jusqu'à l'homme assis derrière son bureau, surtout lorsque ce qu'on avait à offrir était des bonbons. Un ou deux individus, parmi les mieux, avaient acheté une demi-douzaine de boîtes d'un coup. Par pitié, c'était clair. L'un d'eux était un garçon très bien, à vrai dire. Elle allait le revoir bientôt. Apparemment, il avait fait de son mieux pour la persuader d'abandonner le trafic

— Je t'en dirai davantage sur lui plus tard, dit-elle.

Je n'oublierai jamais ma première soirée de colporteur. J'avais choisi pour point de départ le café Royal, car c'était un endroit que je connaissais bien. (Mon espoir était de tomber sur une personne de connaissance qui me ferait partir du bon pied.) Les gens s'attardaient encore à leur dîner quand je fis mon entrée, avec ma petite mallette pleine de boîtes de bonbons. Je jetai un rapide coup d'œil circulaire mais ne vis personne que je connusse. Puis j'aperçus un groupe de bambocheurs installés à une longue table. Je décidai que c'étaient ceux-là qu'il fallait entreprendre d'abord.

Malheureusement, ils étaient un peu trop gais.

— Bonbons importés, rien que ça ! ricana un joyeux gaillard. Pourquoi pas des soieries importées ?

Son voisin voulut inspecter les bonbons, voulut s'assurer qu'ils étaient bien d'importation et non du pays. Il prit quelques boîtes et les passa à la ronde. Voyant les femmes grignoter, je supposai que tout allait bien. Je circulai autour de la table, pour arriver finalement auprès de l'homme qui paraissait être le maître des cérémonies. Il était intarissable, plein d'histoires.

— Des bonbons, hum ! Une nouvelle combine. Bien habillé et parle bien l'anglais. Travaille probablement pour payer ses études à l'université...

Et patati et patata1. Il mordit dans quelques bonbons, puis fit circuler la boîte dans l'autre sens, avec, toujours, un feu roulant de commentaires, monologue qui faisait tordre de rire les autres. On me laissait là debout comme un piquet. Personne ne m'avait encore demandé le prix d'une boîte. Personne n'avait dit non plus qu'il en prenait une. Entre temps d'autres boîtes étaient happées et mises en circulation. On eût dit une partie de parchesi. Puis, quand ils eurent tous goûté les bonbons tout leur content, quand ils eurent grignoté et plaisanté à mes dépens, ils se mirent à parler d'autre chose, de toute sorte de choses, mais pas un mot sur les bonbons, pas un mot sur le jeune homme, votre serviteur, qui attendait debout que quelqu'un lui adressât la parole.

Je restai là un bon moment, me demandant jusqu'où au juste ces joyeux convives avaient l'intention de pousser leur petite plaisanterie. Je ne faisais aucun effort pour reprendre les boîtes éparpillées partout. Non plus que je n'ouvrais la bouche pour dire un mot. Je me tenais tout bonnement là et regardais interrogativement de l'un à l'autre, mon regard devenant peu à peu fixe et irrité. Je sentis une vague d'embarras passer de l'un à l'autre. Finalement l'hôte jovial auprès de qui je me tenais, muet, sentit que quelque chose de fâcheux se passait. Il se tourna à demi, leva les yeux sur moi pour la première fois, puis, comme pour me balayer, remarqua :

— Quoi, toujours là, vous ? Nous ne voulons pas de bonbons. Enlevez-moi ça !

Je ne dis toujours rien, me contentant de me renfrogner. Mes doigts se crispaient nerveusement ; l'envie me démangeait de le saisir à la gorge. Je ne pouvais toujours pas croire qu'il eût l'intention de me jouer cette sorte de tour — pas à moi, un Américain blanc de naissance, un artiste par-dessus le marché, et toutes les autres grandes choses que je m'attribuais dans un moment d'amour-propre blessé. Soudain je me rappelai la scène que j'avais jouée dans ce même café pour l'amusement de mes amis, quand je m'étais si abominablement payé la tête du pauvre vieux juif. Brusquement je me rendis compte de l'ironie de ma situation. Cette fois, c'était moi le pauvre type sans défense. La tête de Turc de la soirée. C'était du grand sport. Grand en effet, si vous vous trouviez être assis à la table et non debout sur vos pattes de derrière, comme un chien qui mendie quelques miettes. J'eus chaud et froid. Je me sentais si honteux et en même temps si bougrement désolé pour moi que j'étais prêt à assassiner l'homme qui me tourmentait. Il valait beaucoup mieux échouer en prison que de tolérer de nouvelles humiliations. Il valait mieux faire du grabuge et sortir de l'impasse.

Par bonheur, l'homme avait dû deviner ce qui se passait dans ma tête. Pourtant il ne savait pas bien comment s'en tirer, de sa petite plaisanterie. Je l'entendis dire, d'une voix plutôt conciliante :

— Qu'est-ce qu'il y a ?

Puis, pendant quelques instants, je n'entendis plus rien, rien que le son de ma propre voix. Ce que je hurlais, je l'ignore. Je sais seulement que je tonitruais comme un fou. J'aurais pu continuer indéfiniment si les garçons ne s'étaient pas précipités pour me vider. Me tenant à bras-le-corps, ils étaient sur le point de me jeter dehors quand l'homme qui m'avait poussé à bout les pria de me lâcher.

— Je suis vraiment désolé, dit-il, je n'avais pas idée que je vous mettais tellement au supplice. Asseyez-vous un instant, voulez-vous ?

Il tendit la main vers une bouteille et me versa un verre de vin. J'étais rouge et encore tout flambant. Mes mains tremblaient violemment. Toute la compagnie me regardait maintenant, les yeux écarquillés ; on eût dit qu'ils ne formaient tous qu'un énorme animal avec de nombreuses paires d'yeux. Je sentis la main chaude de l'homme se poser sur la mienne ; il me pressait d'une voix apaisante de boire. Je levai le verre et l'avalai. Il le remplit de nouveau et le porta à ses propres lèvres.

— A votre santé ! dit-il, et les autres membres de sa bande suivirent l'exemple. Puis il ajouta : Je m'appelle Spielberg. Et vous, si je puis demander ?

Je lui donnai mon vrai nom, qui rendit un son intensément étrange à mes oreilles, et nous choquâmes nos verres. Un instant après, ils parlaient tous à la fois, cherchant désespérément à me prouver combien ils étaient désolés de leur grossière conduite.

— Ne voulez-vous pas un peu de poulet ? dit d'une voix suppliante une charmante jeune femme assise en face de moi

Elle souleva le plat et me le passa. Je ne pouvais décemment refuser. On appela le garçon. Ne voudrais-je pas prendre autre chose ? Du café, sûrement, et peut-être un peu de schnaps ? J'acceptai. Je n'avais pas encore dit un mot, sauf pour donner mon nom. (« Que fait ici Henry Miller ? ne cessais-je de me demander. Henry Miller... Henry Miller ».)

Du fouillis de mots qui assaillait mes oreilles, je finis par dégager ceci :

— Que diable faites-vous ici ? Est-ce une expérience ?

Maintenant j'étais capable d'esquisser un sourire :

— Oui, dis-je faiblement, en un sens.

C'était mon prétendu tourmenteur qui s'efforçait de me parler sérieusement.

— Qu'êtes-vous en réalité ? demanda-t-il. Je veux dire, que faites-vous normalement ?

Je le lui dis en peu de mots.

Tiens, tiens ! Maintenant nous arrivions à quelque chose. Il s'était douté depuis le début de quelque chose de ce genre. Pourrait-il m'aider, peut-être ? Il connaissait intimement de nombreux rédacteurs, me confia-t-il. Avait eu l'espoir jadis d'être écrivain lui-même. Et ainsi de suite...

Je passai en leur compagnie une heure ou deux, mangeant et buvant, et me sentant parfaitement à l'aise avec eux. Chacune des personnes présentes acheta une boîte de bonbons. Une ou deux allèrent aux autres tables et en firent acheter aussi à leurs amis, ce qui ne laissa pas de me gêner un peu. Leur attitude disait que c'était le moins qu'ils pussent faire pour un homme destiné de toute évidence à devenir un des grands écrivains d'Amérique. J'étais étonné de la sincérité et de la vraie sympathie qu'ils manifestaient maintenant. Ils étaient tous juifs, il apparut. Juifs de la classe moyenne qui s'intéressaient vivement aux arts. Je soupçonnais qu'ils me prenaient aussi pour un juif. Qu'importe. C'était la première fois que je rencontrais des Américains pour qui le mot artiste évoquait quelque chose de magique. Que je fusse artiste et colporteur me rendait doublement intéressant à leurs yeux. Leurs ancêtres avaient tous été des colporteurs et sinon des artistes, des lettrés. J'étais dans la tradition.

J'étais dans la tradition, pas de doute. Traînant les pieds d'une boîte à l'autre, je me demandais ce que dirait Ulric s'il devait tomber sur moi. Ou Ned, qui trimait toujours pour ce grand vieil homme Mc Farland. Rêvassant ainsi, je vis tout à coup approcher un de mes amis juifs, un médecin spécialiste de l'oreille. (Je lui devais une note rondelette.) Avant qu'il eût pu rencontrer mon regard, je courus et sautai dans un autobus qui allait vers le haut de la ville. De la plate-forme, je lui fis signe de la main. Après avoir parcouru quelques rues, je descendis, retournai avec lassitude vers les brillantes lumières et me remis à la besogne, vendant une boîte de temps à autre, toujours, semblait-il, à un juif de la classe moyenne, un juif qui se sentait navré pour moi, et peut-être un peu honteux. Il était étrange de recevoir la commisération d'un peuple foulé aux pieds. Le renversement des rôles apportait un mystérieux apaisement. Je frissonnais à la pensée de ce qui m'arriverait si j'avais la malchance de tomber sur une bande d'Irlandais tapageurs.

Vers minuit, je filai à la maison. Mona, déjà rentrée, était de bonne humeur. Elle avait vendu toute une valise de bonbons. Et le tout à un seul endroit. On l'avait en outre restaurée et abreuvée. Où ? Chez Papa Moskowitz. (J'avais sauté la boîte de Moskowitz, car j'avais vu le spécialiste de l'oreille s'y diriger.)

— Je croyais que tu allais commencer ce soir la tournée du Village.

— Je l'ai fait, s'exclama-t-elle.

Puis elle expliqua en hâte qu'elle était tombée sur ce banquier, Alan Cromwell, qui cherchait un endroit tranquille pour bavarder. Elle l'avait entraîné chez Moskowitz où ils avaient écouté le cymbalum, et ainsi de suite, et ainsi de suite. Quoi qu'il en soit, Moskowitz avait acheté une boîte de bonbons, puis l'avait présentée à ses amis, qui tinrent tous à en acheter aussi. Et alors le hasard voulut que survînt cet homme qu'elle avait rencontré dans un immeuble commercial, le premier matin. Il s'appelait Mathias. Lui et Moskowitz étaient amis depuis leur pays d'origine. Ce Mathias acheta naturellement aussi une demi-douzaine de boîtes.

Ici elle enchaîna sur les affaires immobilières. Mathias, semble-t-il, tenait beaucoup à ce qu'elle apprît le métier. Il était certain qu'elle pourrait vendre des maisons aussi facilement que de la confiserie d'importation. Pour commencer, bien entendu, elle devrait apprendre à conduire. Il le lui apprendrait lui-même, dit-elle. Elle pensait que ce serait une bonne idée même si elle ne s'occupait jamais d'affaires immobilières. Nous pourrions à l'occasion nous servir de la voiture pour faire une balade. Est-ce que ce ne serait pas merveilleux ? Et ainsi de suite...

— Et comment cela a-t-il marché entre lui et Cromwell ? parvins-je finalement à placer.

— Oh, parfaitement.

— Non, vraiment ?

— Pourquoi pas ? Ils sont tous les deux intelligents et sensibles. Ce n'est pas parce que Cromwell est un ivrogne que tu dois le prendre pour un crétin.

— O.K. Mais qu'est-ce que Cromwell avait à te dire de si confidentiel ?

— Oh cela ! Nous ne sommes jamais arrivés jusque-là, il y avait tant de monde à notre table...

— O.K. Je dois dire d'ailleurs que tu t'es joliment bien débrouillée. — Un temps. — J'en ai vendu un peu moi-même.

— J'ai réfléchi, Val, commença-t-elle, comme si elle ne m'avait pas entendu.

Je savais ce qui allait venir. Je fis une grimace pincée.

— Sérieusement, Val, tu ne devrais pas vendre des bonbons. Laisse-moi m'en occuper ! Tu vois comme cela m'est facile. Toi, reste à la maison et écris.

— Mais je ne peux pas écrire jour et nuit.

— Eh bien, lis alors, ou va au théâtre, ou vois tes amis. Tu ne vas plus jamais voir tes amis.

Je dis que j'y réfléchirais. Entre temps elle avait vidé son porte-monnaie sur la table. Pas mal, le coup de filet.

— Notre protecteur sera certainement surpris, dis-je.

— Oh, te l'ai-je dit ? Je l'ai vu ce soir. J'ai dû retourner chercher des bonbons. Il a dit que si cela continue nous pourrons bientôt ouvrir une boutique à nous.

— Voilà qui sera épatant !

 

Les choses roulèrent gaiement pendant quelques semaines. J'avais conclu un compromis avec Mona : je portais les deux valises et attendais dehors pendant qu'elle faisait la moisson. J'emportais toujours avec moi un livre ; tandis que je l'attendais, je me tenais sous une lampe à arc et lisais. Parfois Sheldon nous accompagnait. Il insistait non seulement pour porter les valises mais aussi pour payer le repas de minuit que nous faisions toujours dans une maison juive de la Cinquième Avenue. C'était chaque nuit un merveilleux souper. Abondance de crème aigre, de radis, d'oignons, de strudels, de pastrami, de poisson fumé, toutes sortes de pains noirs, du beurre crémeux, du thé russe, du caviar, des nouilles aux œufs — et de l'eau de Seltz. Puis retour en taxi, toujours par le pont de Brooklyn. Atterrissant devant notre imposante maison de grès, je me demandais souvent ce que penserait notre propriétaire s'il nous voyait rentrer à cette heure de la matinée avec nos deux valises.

De nouveaux admirateurs surgissaient sans cesse. Elle avait bien du mal, Mona, à se débarrasser d'eux. Le dernier en date était un artiste juif, Manuel Siegfried. Il n'avait pas beaucoup d'argent, mais il possédait une admirable collection de livres d'art. Nous lui en empruntions à volonté, surtout les livres érotiques. C'est les artistes japonais que nous aimions le mieux. Ulric vint plusieurs fois avec une loupe, de façon à ne pas manquer un coup de pinceau.

O'Mara était d'avis de les vendre et de laisser Mona prétendre qu'ils avaient été volés. Il nous trouvait beaucoup trop scrupuleux.

Un soir, quand Sheldon se présenta pour nous accompagner, j'ouvris un des albums les plus sensationnels et l'invitai à le regarder. Il y jeta un coup d'œil et me tourna le dos. Il garda les deux mains sur les yeux jusqu'à ce que j'eusse refermé le livre.

— Qu'avez-vous ? demandai-je.

Il porta un doigt à ses lèvres et détourna le regard.

— Ils ne vous mordront pas, dis-je.

Sheldon ne répondit pas, se contentant de se faufiler vers la porte. Soudain il porta ses deux mains à sa bouche et ne fit qu'un bond vers les cabinets. Je l'entendis faire des efforts pour vomir. Lorsqu'il revint, il s'approcha de moi et, mettant ses deux mains dans les miennes, me regarda dans les yeux d'un air implorant.

— Ne laissez jamais Mme Miller les voir ! supplia-t-il d'une voix étouffée.

Je portai deux doigts à mes lèvres et dis :

— Très bien Sheldon, parole d'honneur !

Il était maintenant là presque chaque soir. Quand je n'avais pas envie de parler, je le laissais planté comme un piquet à côté de moi pendant que je lisais. Au bout d'un moment, il me parut stupide de faire la tournée avec ce sacré idiot. Mona, lorsqu'elle apprit mon intention de rester à la maison, fut enchantée. Elle pourrait opérer plus librement, dit-elle. Ce n'en serait que mieux pour nous tous.

Et ainsi donc, un soir que je bavardais avec O'Mara, lui aussi enchanté de ma décision de rester à la maison, l'idée me vint de monter une affaire de vente de bonbons par correspondance. O'Mara, toujours prêt à accueillir toute nouvelle proposition, sauta franchement sur l'appât. « Faisons les choses en grand », telle fut son idée. Nous nous mîmes aussitôt en devoir de dresser nos plans : genre voulu de papier à en-tête, lettres circulaires, lettres de rappel, listes de noms, et ainsi de suite. En pensant aux noms, je me mis à compter tous les employés, télégraphistes et directeurs que je connaissais à la compagnie du télégraphe. Ils ne pouvaient décemment refuser d'acheter une boîte de bonbons par semaine. C'était tout ce que nous comptions demander à nos clients en puissance — une boîte par semaine. Il ne nous venait pas un instant l'idée qu'on pouvait se lasser de manger une boîte de bonbons par semaine, même de bonbons importés, pendant cinquante-deux semaines par an.

Nous décidâmes qu'il valait mieux pour le moment ne pas mettre Mona au courant de notre projet.

— Tu sais comment elle est, dit O'Mara.

Bien entendu, cela ne donna rien de quelque conséquence. Le papier était magnifique, les lettres parfaites, mais les ventes pratiquement nulles. Au beau milieu de notre campagne, Mona découvrit ce que nous manigancions. Elle ne l'approuva pas du tout. Dit que nous perdions notre temps. D'ailleurs, elle en avait à peu près soupé de ce trafic. Mathias, son ami des affaires immobilières, était prêt à la lancer n'importe quel jour. Elle savait déjà conduire, dit-elle. (Nous n'en crûmes rien ni l'un ni l'autre.) Quelques bonnes ventes et nous aurions bientôt une maison à nous. Et ainsi de suite... Et puis il y avait Alan Cromwell. Elle ne m'avait pas parlé de sa proposition. Elle attendait un moment propice.

— Eh bien, de quoi s'agit-il ? demandai-je.

— Il veut que j'écrive des articles pour les journaux Hearst. Un par jour sans faute.

Je sursautai.

— Quoi ! Un article par jour ?

Qui avait jamais entendu parler des journaux Hearst offrant une collaboration régulière à un écrivain inconnu ?

— C'est son affaire à lui. Val. Il sait ce qu'il fait.

— Mais est-ce qu'ils imprimeront les papiers ?

Je flairais anguille sous roche.

— Non, répondit-elle, pas tout de suite. Nous aurons à le faire pendant quelques mois, et si cela leur plaît... De toute façon, ce n'est pas ce qui importe. L'important est que Cromwell nous paiera cent dollars par semaine de sa poche. Il est sûr et certain de pouvoir vendre les papiers à l'homme qui dirige le trust. Ils sont amis intimes.

— Et sur quoi suis-je — ou es-tu, excuse-moi ! — censé écrire chaque jour ?

— Sur n'importe quoi.

— Tu ne parles pas sérieusement !

— Certainement si. Autrement je n'y aurais pas pensé un seul instant.

Je dus convenir que cela paraissait intéressant. Ainsi... elle s'occuperait d'affaires immobilières et moi j'écrirais un article quotidien. Pas mal.

— Cent dollars par semaine, dis-tu ? C'est rudement chic de sa part... De la part de Cromwell, j'entends. Il doit avoir une très haute opinion de toi. (Ceci avec un visage parfaitement sérieux.)

— Ce n'est pour lui qu'une bagatelle. Val. Il essaie simplement de se rendre utile.

— Est-ce qu'il est au courant à mon sujet ? Je veux dire, n'a-t-il aucun soupçon ?

— Bien sûr que non. Es-tu fou ?

— Ma foi, je me demandais seulement.. Parfois un type comme ça... tu sais. Parfois on peut à peu près tout leur dire. J'aimerais le rencontrer un jour. Je suis curieux.

— Ce serait facile, dit Mona en souriant.

— Que veux-tu dire ?

— Mais, tu n'as qu'à me rencontrer un soir chez Moskowitz. Je te présenterai comme un ami.

— C'est une idée. Je le ferai un soir. Ce sera amusant. Tu peux me présenter comme un médecin juif. Qu'en dis-tu ?

— Mais avant de lâcher cette histoire de bonbons, ajoutai-je, j'aimerais essayer quelque chose. Je sens que si nous envoyions quelques porteurs aux différents bureaux de télégraphe, nous ferions une moisson. Nous pourrions vendre une ou deux centaines de boîtes d'un seul coup.

— Oh, cela me fait penser à quelque chose, dit Mona. L'homme de la confiserie nous a invités à dîner avec lui samedi prochain. Il veut nous régaler pour nous marquer sa satisfaction. Je ne refuserais pas carrément si j'étais toi : tu pourrais le blesser.

— Naturellement. C'est un vrai prince. Il a fait pour nous plus que n'en a jamais fait aucun de nos amis.

Les jours suivants furent consacrés à écrire un mot personnel à tous mes vieux copains de la compagnie du télégraphe. J'ajoutai même des messages pour quelques-uns des employés du bureau du vice-président. En établissant l'itinéraire, je m'aperçus qu'au lieu d'un ou deux porteurs il m'en faudrait une demi-douzaine — s'il s'agissait de réussir le coup en une seule fois.

J'additionnai les ventes possibles : j'arrivai à un peu plus de cinq cents dollars. Pas une mauvaise façon de se retirer des affaires de confiserie, me dis-je en me frottant les mains à cette perspective.

Vint le jour. Je choisis six garçons dégourdis, leur donnai des instructions précises et les expédiai.

Vers le soir, ils revinrent à la file, chacun avec une valise pleine. Pas une boîte n'avait été vendue. Pas une. Je ne pouvais en croire mes yeux. Je réglai les garçons — une somme considérable ! — et m'assis par terre au milieu des valises.

Les lettres, que j'avais attachées aux boîtes de bonbons par des élastiques, étaient intactes. Je les pris une à une et hochai la tête sur chacune d'elles. « Incroyable, incroyable ! » répétais-je. Finalement j'en arrivai aux deux adressées l'une à Hymie Laubscher, l'autre à Steve Romero. Je tins un moment les enveloppes dans mes deux mains, incapable de comprendre la situation. Si je ne pouvais compter sur deux vieux potes comme Hymie et Steve, sur qui alors pouvais-je compter ?

Machinalement, j'avais ouvert l'enveloppe adressée à Steve Romero. Quelque chose était écrit en travers de l'en-tête. Avant même d'avoir lu un mot, je me sentis soulagé. A tout le moins, il avait donné une explication.

« Spivak a intercepté votre envoyé dans le bureau du vice-président. A notifié à tous les employés de refuser les bonbons. Désolé. Steve. »

J'ouvris l'enveloppe de Hymie. Même message. J'ouvris l'enveloppe de Costigan. Ditto. Maintenant j'étais en rage. « Ce salaud de Spivak ! Alors c'était là sa façon de prendre sa revanche ! » Je jurai de l'étrangler, en pleine rue, la prochaine fois que je tomberais sur lui.

Je restais assis, le mot de Costigan à la main. Costigan le costaud. Un siècle que je ne l'avais vu ou n'avais eu de ses nouvelles. Quelle fête ce serait pour lui de donner une petite leçon à Spivak ! Tout ce qu'il aurait à faire serait d'attirer ce dernier un soir dans le haut de la ville, de le coincer dans une rue sombre près du fleuve, et de lui flanquer une volée. Le mal que s'était donné ce type puant ! Téléphoner à chacun des bureaux de Brooklyn, de Manhattan et du Bronx ! J'étais surpris que Hymie ne m'eût pas envoyé un porteur pour me passer le tuyau ; cela m'aurait épargné quantité de fric. Mais il était sans doute court de personnel, comme d'habitude.

Je me mis à penser à tous les types timbrés de ma connaissance qui étaient toujours prêts à me rendre service. Il y avait l'employé de nuit du bureau de la Quatorzième rue, un joueur enragé ; son patron était un eunuque qui s'efforçait depuis des années de persuader le président d'utiliser des pigeons voyageurs pour livrer les télégrammes. Jamais individu n'eut moins de cœur, moins d'âme que ce hombre de Greenpoint ; il ferait n'importe quoi pour quelques dollars de plus à mettre sur les chevaux. Il y avait le bossu du marché au poisson. Un vrai démon, une sorte de Jack l'Eventreur en bourgeois. Et ce porteur de nuit, Arthur Wilmington. Jadis ministre de l'Evangile, ce n'était plus aujourd'hui qu'une ignoble épave humaine qui faisait caca dans sa culotte. Il y avait le malin petit Jimmy Falzone, au visage d'ange et aux instincts de truand. Il y avait le gars à face de rat de Harlem qui trafiquait de la drogue et de chèques falsifiés. Il y avait le géant ivre de Cuba, Lopez, capable de briser les côtes d'un homme d'une seule douce étreinte. Il y avait Kovalski, le Polonais dément, qui avait trois femmes et quatorze enfants : il ferait n'importe quoi sinon un assassinat — pour un dollar.

A vrai dire, je n'avais même pas besoin de penser à une telle racaille. Il y avait Gus, le policier, qui escortait Mona d'un endroit à l'autre du Village chaque fois que cela chantait à celle-ci. Gus était un de ces chiens fidèles qui assommerait un homme à mort pour peu qu'une femme laissât entendre qu'elle avait été insultée par un étranger. Et notre bon ami catholique Buckley, le détective, qui, lorsqu'il était saoul, tirait son crucifix et nous demandait de le baiser ? Ne lui avions-nous pas rendu service en cachant son revolver, un soir qu'il était déchaîné ?

 

Quand Mona rentra, j'étais toujours assis par terre, toujours plongé dans une rêverie. La nouvelle ne la démonta pas beaucoup. Elle s'attendait à quelque chose de ce genre. A vrai dire, elle était contente que cela eût tourné ainsi ; peut-être cela me guérirait-il une fois pour toutes de mes combinaisons impraticables. Elle était la seule à savoir récolter de l'argent et elle s'en acquittait sans faire d'histoires. Quand commencerais-je enfin à lui faire entièremnt confiance ?

— Laissons tomber tout cela, dis-je. Si Cromwell se décide à lâcher ces cent dollars par semaine, nous devrions pouvoir nous débrouiller, tu ne crois pas ?

Elle n'en était pas sûre. Les cent dollars par semaine suffiraient à nos besoins, mais la pension alimentaire, mais sa mère et ses frères, mais ceci et cela ?

— As-tu jamais pu trouver l'argent de cette hypothèque que demandait ta mère ? m'enquis-je.

Oui, elle l'avait trouvé, il y avait des semaines. Elle ne voulait pas en parler en ce moment, c'était trop pénible. Elle fit seulement remarquer que quelque somme qu'il y eût, l'argent filait. Il n'y avait qu'une solution et c'était de faire une grosse prise. Le coup des affaires immobilières lui souriait de plus en plus.

— Lâchons de toute façon l'affaire des bonbons, insistai-je. Nous irons dîner avec notre patron et nous lui annoncerons la nouvelle avec ménagement. J'en ai marre de vendre des choses... et je ne veux pas non plus que tu le fasses. C'est dégoûtant.

Elle parut d'accord avec moi. Soudain, alors qu'elle s'étalait de la crème sur la figure, elle dit :

— Pourquoi ne pas appeler Ulric et aller dîner ensemble ? Tu ne l'as pas vu depuis un siècle, tu sais.

Je trouvai que c'était une bonne idée. Il était assez tard mais je décidai de lui téléphoner et de voir. Je m'habillai et me précipitai dehors.

Une heure plus tard à peu près, nous étions assis tous les trois dans un restaurant près de City Hall. Boîte italienne. Ulric était ravi de nous revoir. S'était demandé ce que nous fabriquions pendant tout ce temps. En attendant le minestrone, nous bûmes un ou deux verres. Ulric travaillait comme un chien à une campagne de lancement de savon et était content de l'occasion de se détendre. Il paraissait d'une humeur attendrie.

Mona lui cassait les oreilles avec l'histoire des bonbons – juste les traits saillants. Ulric écoutait toujours ses histoires avec une sorte de surprise amusée. Il attendait d'avoir entendu ma version avant de faire des commentaires. Si je paraissais d'humeur à corroborer, il écoutait des deux oreilles, exactement comme s'il entendait le tout pour la première fois.

— Quelle vie ! dit-il avec un petit rire. Je voudrais avoir le cran de m'aventurer un peu plus dehors. Mais aussi ces choses-là ne m'arrivent jamais. Alors vous alliez vendre des bonbons au café Royal. Le diable m'emporte !

Il agita la tête et émit encore quelques petits rires.

— Et O'Mara, toujours avec vous ? demanda-t-il.

— Oui, mais il part bientôt. Il veut aller dans le sud. Quelque chose lui dit qu'il pourra rafler de la galette là-bas.

— Je suppose qu'il ne vous manquera pas beaucoup, hein ?

— Mais si, il me manquera à moi, dis-je. J'aime bien O'Mara, malgré ses défauts.

A cela Ulric hocha la tête, comme pour dire que j'étais trop indulgent mais que c'était un bon trait de caractère.

— Et ce gars Osiecki... que devient celui-là ?

— Il est en ce moment au Canada. Ses deux amis — tu te souviens d'eux — s'occupent de sa poule.

— Je vois, dit Ulric, passant la langue sur ses lèvres rouges et pleines. Des gars chevaleresques, quoi ? et il émit de nouveau quelques petits rires.

— A propos, dit-il en se retournant vers Mona, ne trouvez-vous pas que le Village devient plutôt moche depuis quelque temps ? J'ai eu le tort d'y emmener l'autre soir mes amis de Virginie. Nous avons filé en vitesse, je peux vous dire. Je n'ai vu partout que bouges et boîtes. Nous n'étions peut-être pas assez pleins... Il y avait un endroit, un restaurant, je crois, dans Sheridan Square. Pas mal, je n'hésite pas à le dire.

Mona rit.

— Vous voulez parler du repaire de Minnie Douchebag ?

— Minnie Douchebag ?

— Oui, cette tapette timbrée qui chante et joue du piano... et qui s'habille en femme. N'y était-il pas ?

— Si, bien sûr ! dit Ulric. Je ne savais pas que c'était son nom. Je dois dire qu'il lui va. Un vrai fou, par Dieu. J'ai cru à un moment donné qu'il allait grimper sur les lustres.' Et quelle langue ignoble et puante il a !

Il se tourna vers moi.

— Henry, les choses ont un peu changé depuis notre temps. Essaie de m'imaginer assis là-bas avec deux robustes gaillards de Virginie à l'esprit conservateur. A la vérité, c'est à peine s'ils ont compris un mot de ce qu'il disait.

Les bouges et les boîtes, comme les appelait Ulric, étaient, bien entendu, les endroits que nous avions hanté ces derniers temps. Tout en faisant semblant de me moquer des goûts délicats d'Ulric, je partageais son opinion sur ces endroits. Le Village s'était en effet détérioré. Ce n'était plus que bouges et boîtes, que pédérastes, lesbiennes, maquereaux, poules, que chiqué et toc de toute espèce. Je ne voyais pas l'utilité d'en parler à Ulric, mais la dernière fois que nous étions allés chez Paul et Joe, l'endroit était entièrement dominé par des homosexuels en uniforme de marin. Une petite garce lascive avait essayé d'arracher à coups de dents le sein droit de Mona — en pleine salle de restaurant. En sortant nous avions trébuché sur deux « marins » qui gigotaient par terre au balcon, déculottés et criant comme des porcs qu'on égorge. Même pour Greenwich Village, c'était allé passablement loin, il me semblait. Comme je viens de le dire, je ne voyais pas l'utilité de raconter ces incidents à Ulric : ils étaient trop incroyables pour qu'il pût les avaler. Ce qu'il aimait entendre, c'étaient les histoires que racontait Mona sur les clients qu'elle faisait raquer, ces drôles d'oiseaux, comme il les appelait, de Weehawken, Milwaukee, Washington, Porto-Rico, la Sorbonne, et le reste. Il trouvait plausible mais déroutant que des hommes d'une bonne position sociale pussent se révéler si vulnérables. Il pouvait comprendre qu'on les fît raquer une fois, mais non pas encore et encore.

— Comment diable se débrouille-t-elle pour les tenir à distance ? lâcha-t-il, puis il fit mine de se mordre la langue.

— Tu sais, Henry, ce Mc Farland s'est informé maintes fois de toi. Ned, bien sûr, ne comprend pas comment tu as pu décliner une aussi bonne proposition. Il répète à Mc Farland que tu rappliqueras un jour. Tu as dû faire une impression formidable au vieux. Je suppose que tu as d'autres projets, mais — si jamais tu changes d'avis, je crois que tu pourrais obtenir à peu près ce que tu voudrais de lui. Il a dit à titre confidentiel à Ned qu'il balancerait tout le bureau pour garder un homme comme toi. J'ai pensé que je devais te le dire. On ne sait jamais...

Mona détourna vivement la conversation. Bientôt nous avions dérivé vers le sujet des burlesques. Ulric avait une mémoire diabolique des noms. Il se rappelait non seulement les noms des comédiens, des soubrettes, des danseuses du ventre des vingt dernières années, il pouvait aussi donner les noms des théâtres où il les avait vus, les chansons qu'elles chantaient, si c'était en hiver ou au printemps, et qui l'accompagnait à chacune des occasions. Du burlesque nous passâmes aux comédies musicales et de là aux divers bals des Quat'z Arts.

Ces parlotes, quand nous nous trouvions tous les trois ensemble, étaient toujours décousues, fiévreuses, diffuses. Mona, qui n'était jamais capable de se concentrer longtemps sur quelque chose, avait une façon d'écouter qui aurait rendu fou n'importe quel homme. Toujours, au moment précis où l'on était parvenu à la partie la plus intéressante de son récit, elle se rappelait soudain quelque chose, et cela devait être communiqué séance tenante. Peu importait que nous fussions en train de parler de Cimabué, de Sigmund Freud ou des frères Fratellini : ce qu'elle jugeait si important de nous dire en était aussi éloigné que les astéroïdes. Seule une femme était capable de rapprochements aussi baroques. Elle n'était pas non plus de celles qui peuvent dire leur mot et vous laisse dire le vôtre. Revenir au fait, c'était comme essayer d'atteindre la rive opposée en passant à gué un courant rapide. On devait toujours faire la part de la dérive.

Ulric s'était un peu habitué à cette forme de conversation, bien contre son gré. Il était pourtant dommage de la lui faire subir, car lorsqu'on lui laissait libre jeu il pouvait rivaliser avec la harpe irlandaise. Cet œil photographique qu'il avait, cette douceur de touche avec laquelle il palpait les objets, surtout ceux qu'il aimait, sa mémoire nostalgique inépuisable, sa manie du détail, de la certitude, de l'exactitude (date, lieu, rythme, ambiance, ampleur, température) donnaient à sa conversation cette qualité que les vieux maîtres atteignaient par la couleur. De fait, en l'écoutant j'avais souvent l'impression de me trouver réellement en compagnie d'un vieux maître. Beaucoup de mes amis disaient de lui qu'il était baroque — « charmant et baroque ». Ce qui voulait dire « vieux jeu ». Pourtant ce n'était ni un érudit, ni un reclus, ni un maniaque. Il appartenait simplement à un autre temps. Lorsqu'il parlait des hommes qu'il aimait — les peintres — il n'était qu'un avec eux. Il avait non seulement le don d'abdiquer mais aussi l'art de s'identifier avec ceux qu'il révérait.

Il disait que ma conversation était capable de le faire rentrer ivre chez lui. Il prétendait qu'en ma présence il ne pouvait jamais dire les choses comme il voulait, comme il l'entendait. Il paraissait trouver tout naturel que je fusse meilleur causeur que lui, parce que j'étais écrivain. La vérité est que c'était exactement le contraire. Sauf à de rares moments, quand je prenais feu, quand je battais la campagne, quand je faisais sauter le couvercle, j'étais par comparaison un godiche bégayant.

Ce qui soulevait vraiment l'admiration et la dévotion d'Ulric, c'était le contenu brut de ma vie, son chaos sous-jacent. Il ne put jamais se résigner au fait que, bien qu'issus du même milieu, bien qu'élevés dans la même stupide atmosphère germano-américaine, nous fussions devenus des êtres si différents, eussions pris des directions si totalement opposées. Il exagérait certes cette divergence. Et je ne faisais pas grand-chose pour rectifier, sachant le plaisir qu'il prenait à magnifier mes excentricités. On doit parfois être généreux, même si cela fait rougir.

— Il arrive, dit Ulric, quand je parle de toi à mes amis, que cela me paraisse fabuleux, même à moi. En si peu de temps, depuis que nous nous sommes retrouvés, il me semble que tu as déjà vécu une douzaine de vies. Je ne sais presque rien de la période intermédiaire — quand tu vivais avec la veuve et son fils, par exemple. Quand tu tenais ces somptueuses séances avec Lou Jacobs — n'est-ce pas ainsi qu'il s'appelait ? Ce devait être une période féconde, même si elle était éprouvante. Rien d'étonnant si ce Mc Farland a senti en toi quelque chose de différent des autres. Je sais que je suis sur un terrain dangereux en reprenant ces sujets — il lança à Mona un coup d'œil rapide et suppliant — mais vraiment, Henry, cette vie d'aventures et de mouvement dont tu es assoiffé... excuse-moi, je n'ai pas voulu m'exprimer si crûment... Je sais que tu es aussi l'homme de la contemplation...

Ici il parut y renoncer, gloussa, grogna, se passa la langue sur les lèvres, avala quelques gouttes de cognac, se tapa sur les cuisses, nous regarda l'un après l'autre, et partit d'un bon et long rire du ventre.

— Au diable tout cela, tu sais ce que je veux dire ! bafouilla-t-il. Je bégaye comme un écolier. Je crois que ce que j'avais l'intention de dire n'est que ceci : tu as besoin pour ta vie d'un champ d'action plus vaste. Tu as besoin de rencontrer des hommes qui se rapprochent davantage de ta propre stature. Tu devrais pouvoir voyager, avoir de l'argent dans tes poches, explorer, chercher. Bref, des aventures plus grandes, de plus grands exploits.

J'inclinais la tête en souriant, le pressant de continuer.

— Bien sûr, je me rends compte que cette vie que tu mènes en ce moment est riche dans un sens qui me dépasse... riche pour toi en tant qu'écrivain, j'entends. Je sais qu'un homme ne choisit pas la matière de la vie dont sera fait son art. Cela est donné, ou ordonné, par la forme de son tempérament. Ces personnages bizarres que tu sembles attirer comme un aimant, il y a sans doute là de vastes mondes à sonder. Mais à quel prix ! Cela m'épuiserait de passer une soirée avec la plupart d'entre eux. J'aime t'écouter me parler d'eux, mais je ne me crois pas capable d'affronter tout cela moi-même. Ce que je veux dire, Henry, c'est qu'ils ne semblent rien donner en retour de l'attention que tu leur accordes. Mais me voilà encore parti ! J'ai tort, bien entendu. Tu dois savoir d'instinct ce qui est bon pour toi et ce qui est mauvais.

Ici je dus l'interrompre.

— Là-dessus tu te trompes, je crois. Je ne pense jamais à ces choses-là, ce qui est bon ou mauvais pour moi. Je prends ce que je trouve sur mon chemin et j'en tire tout ce que je peux. Je ne cultive pas délibérément ces gens. Tu as raison, ils sont attirés vers moi — mais moi aussi je suis attiré vers eux. Parfois je pense que j'ai plus de choses en commun avec eux qu'avec toi ou avec O'Mara ou avec aucun de mes vrais amis. A propos, ai-je de vrais amis, qu'en penses-tu ? Je sais une chose, je ne peux jamais compter sur vous dans le pétrin, sur aucun de vous.

— C'est très vrai, Henry, dit-il, sa mâchoire inférieure tombant à un angle bizarre. Je ne crois pas qu'aucun d'entre nous soit capable d'être tout à fait l'ami que tu devrais avoir. Tu mérites beaucoup mieux.

— Merde, dis-je, je n'ai pas l'intention de rabâcher cela. Pardonne-moi, ce n'était qu'une pensée fortuite.

— Qu'est devenu ton ami le docteur... Kronski ? Je ne t entends plus parler de lui depuis quelque temps.

— Je n'en ai pas la moindre idée. Il hiberne probablement. Il reparaîtra, ne t'inquiète pas.

— Val le traite abominablement, dit Mona. Je ne comprends pas cela. Si vous voulez mon avis, c'est un vrai ami. Val paraît ne jamais apprécier ses vrais amis. Sauf vous, Ulric. Mais il arrive que je sois obligée de lui rappeler de se mettre en rapport avec vous. Il oublie facilement.

— Je ne pense pas que vous, il vous oublie jamais facilement, dit Ulric.

Il se donna un grand coup sur les cuisses et eut un sourire gêné.

— C'est une remarque qui manque de tact, n'est-ce pas ? Mais je suis sûr que vous savez ce que je veux dire, et il posa sa main sur celle de Mona qu'il pressa doucement.

— Je veillerai à ce qu'il ne m'oublie pas, dit Mona légèrement. Je suppose que vous n'avez jamais cru que cela durerait si longtemps entre nous, n'est-ce pas ?

— A vous dire la vérité, non, répondit Ulric. Mais maintenant que je vous connais, que je sais ce que vous représentez l'un pour l'autre, je comprends.

— Pourquoi ne sortons-nous pas d'ici ? dis-je. Pourquoi ne viendrais-tu pas chez nous ? Nous pourrions te donner l'hospitalité pour la nuit si tu veux. O'Mara ne rentre pas ce soir.

— Très bien, dit Ulric, je vous prends au mot. Je peux me permettre de m'offrir un ou deux jours de congé. Je vais demander au patron2 de nous donner une bouteille ou deux... Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ?

Lorsque nous donnâmes de la lumière dans notre appartement, Ulric s'arrêta un instant sur le seuil, l'embrassant d'un regard de connaisseur.

— C'est vraiment beau, dit-il, presque avec nostalgie. J'espère que vous pourrez le garder longtemps.

Il alla à ma table de travail et en étudia le désordre.

— C'est toujours intéressant de voir comment un écrivain arrange ses affaires, dit-il méditatif. On sent les idées s'échapper en bouillonnant des papiers. Tout cela paraît si intense. Tu sais — et il m'entoura l'épaule de son bras — je pense souvent à toi quand je travaille. Je te vois tassé devant ta machine à écrire, les doigts galopant follement. Il y a toujours sur ton visage une prodigieuse expression de concentration. Tu l'avais même étant enfant — je ne pense pas que tu t'en souviennes. Oui, oui ! Sacrebleu, c'est drôle la façon dont tournent les choses. J'ai parfois du mal à croire que cet écrivain que je connais est aussi mon ami, et un très vieil ami. Il y a quelque chose en toi, Henry — et c'est là que j'essayais d'en venir au restaurant —  quelque chose de légendaire, je pourrais dire, si cela ne paraît pas un trop grand mot. Tu me comprends, n'est-ce pas ?

Sa voix, plus basse d'un ton maintenant, était extrêmement suave et tendre, mielleuse en fait. Mais sincère. D'une sincérité dévastatrice. Ses yeux étaient humides d'affection ; sa bouche bavait. Je devais fermer le courant, sinon nous serions tous en larmes.

Lorsque je revins de la salle de bains, lui et Mona parlaient sérieusement. Il avait encore son chapeau et son manteau sur lui. Il tenait une longue feuille de papier couverte de mots fantastiques que je gardais sous la main en cas de besoin. Evidemment il avait cuisiné Mona sur mes habitudes de travail. Ecrire était un art qui l'intriguait énormément. Il était stupéfait, apparemment, de voir que j'avais tant écrit depuis notre dernière rencontre. Affectueusement, il palpa les livres empilés sur ma table de travail.

— Tu permets ? dit-il jetant un d'œil sur quelques notes posées près des livres.

Je permettais, naturellement. J'aurais ouvert ma peau pour le laisser jeter un coup d'œil à l'intérieur, si j'avais pu. Cela m'enchantant de voir quelle importance il attachait à chaque petite chose. En même temps je ne pouvais m'empêcher de penser que c'était le seul de mes amis qui manifestât un sincère intérêt pour ce que je faisais. C'est de révérence pour l'art même d'écrire qu'il faisait preuve — et pour l'homme qui, quel qu'il pût être, avait le cran de se débattre avec ce moyen d'expression. Nous aurions pu rester là toute la nuit à parler de ces mots bizarres que j'avais relevés, ou de cette petite note que j'avais faite touchant « The Diary of a Futurist » sur lequel je peinais alors.

Ainsi, c'était là l'homme d'une autre époque que mes amis taxaient de « vieux jeu ». Oui, il était en effet devenu vieux jeu de se montrer si naïvement mystifié par de simples mots. Les hommes du moyen âge étaient d'une tout autre espèce. Ils passaient des heures, des jours, des semaines, des mois à discuter d'infimes détails qui n'ont pas de réalité pour nous. Ils étaient capables d'absorption, de concentration, de digestion à un degré qui nous paraît phénoménal sinon pathologique. De vrais artistes, leur vie baignait dans l'art, ainsi que dans le sang. Ce n'était qu'une seule vie de bout en bout. C'est de ce genre de vie qu'Ulric était assoiffé, bien qu'il désespérât de la jamais réaliser. Son secret espoir était que je réussirais peut-être à reconquérir et à léguer aux autres cette vie unitive où tout était entrelacé en un tout chargé de sens.

Il se promenait maintenant, verre en main, gesticulant, émettant des sons gutturaux, faisant claquer sa langue, comme s'il se trouvait soudain au paradis. Quel idiot il avait été de parler comme il l'avait fait au restaurant ! Maintenant il voyait en moi cet autre côté auquel il avait touché si légèrement. Quelle richesse ruisselait de cet appartement ! Même les annotations dans la marge de mes livres parlaient éloquemment d'une activité qui lui était étrangère. Voilà un esprit bouillonnant d'idées. Voilà un homme qui savait travailler. Et lui qui m'accusait de perdre mon temps !

— Ce cognac n'est pas trop mauvais, n'est-ce pas ? dit-il, s'accordant un moment de répit. Un peu moins de cognac et un peu plus de réflexion, ce serait pour moi le parti de la sagesse.

Il fit une de ces grimaces typiques dont lui seul savait faire un mélange d'abjection, d'adulation, de flatterie, de dénigrement et de triomphe.

— Mon vieux, comment trouves-tu le temps de faire tout cela. me le diras-tu ? gémit-il, se laissant tomber dans un fauteuil sans répandre une goutte du précieux liquide. Une chose est évidente, ajouta-t-il vivement, et c'est celle-ci : tu aimes ce que tu fais. Moi, non. Je devrais me le tenir pour dit et changer mes habitudes... Cela paraît plutôt idiot, j'imagine, oui ? Vas-y, ris ! Je sais comme je parais ridicule par moments...

J'expliquai que je ne riais pas de lui mais avec lui.

— Cela n'a pas d'importance dans un sens comme dans l'autre, dit-il. Cela m'est égal si tu ris vraiment de moi. Tu es la seule personne sur qui je puisse compter pour accuser de vraies réactions. Tu n'es pas cruel, tu es honnête. Et je trouve diablement peu de cette denrée-là parmi les types que je fréquente.

Ici il se pencha en avant pour laisser affleurer un sourire chaleureux, cordial.

— Peut-être cela est-il mal à propos, mais je peux te dire, Henry, que les seules fois où je travaille avec entrain et vigueur, avec quelque chose qui ressemble à de l'amour, c'est quand cette noire, Lucy, pose pour moi. Le diable, c'est que je n'arrive jamais à le lui mettre. Elle pose maintenant le nu pour moi, tu sais. Oui ! Une merveilleuse paire de fesses.

Il gloussa de nouveau. C'était presque un hennissement.

— Sacrebleu, ces poses que prend parfois cette fille ! Je voudrais que tu sois là pour la voir. Tu mourrais de rire. Mais à la fin elle me laisse bredouille. Je suis obligé de tremper le vieux truc dans l'eau froide. Cela me fiche par terre... Enfin...

Il leva les yeux sur Mona, qui était debout derrière lui, pour voir ses réactions.

A sa profonde stupeur, elle lui servit ceci :

— Pourquoi ne me laissez-vous pas poser parfois pour vous ?

Les yeux d'UIric se mirent à rouler frénétiquement. Il reporta le regard d'elle sur moi et de nouveau sur elle.

— Nom de Dieu ! dit-il, comment se fait-il que je n'y aie jamais pensé jusquà présent ? Je suppose que cet oiseau n'aurait rien contre ?

La nuit se poursuivit en évocations du passé, conversations sur l'avenir, projets d'exploration de la vie nocturne, et se termina comme toujours par les noms des grands peintres résonnant à nos oreilles. La dernière remarque d'Ulric avant de sombrer dans le sommeil fut :

— Il faut que je lise bientôt l'essai de Freud sur Vinci... Ou bien dirais-tu que ce n'est pas si important, après tout ?

— L'important maintenant est de bien dormir et de nous réveiller ravigotés, répondis-je.

Il signifia son assentiment en lâchant un pet sonore — tout à fait involontairement, bien entendu.

 

Quelques jours plus tard, nous allâmes dîner avec l'homme de la confiserie. Nous étions assis dans une cave d'Allen Street, cette rue lugubre entre toutes, au-dessus de laquelle le métro aérien passe dans un grondement de tonnerre. Un ami arabe à lui tenait le restaurant. La cuisine était excellente et notre hôte des plus généreux. C'était un véritable plaisir de causer avec lui, tant il était sincère, droit, franc. Il parla longuement de sa jeunesse qui n'avait été qu'un long cauchemar, adouci seulement par ses rêves intermittents d'aller un jour en Amérique. Il décrivit, dans un langage simple et émouvant, la vision de l'Amérique qu'il avait conçue dans le ghetto de Cracovie. Le même paradis que des millions d'êtres s'étaient fabriqué dans les ténèbres de leur désespoir. Certes, l'East Side ne ressemblait pas tout à fait à ce qu'il avait imaginé, mais la vie n'en était pas moins belle. Il avait maintenant l'espoir d'aller vivre à la campagne, peut-être aux Catskill Mountains, où il ouvrirait un centre de villégiature. Il nomma une ville où j'avais passé des vacances étant enfant : petite communauté depuis longtemps passée aux mains du Peuple Elu, sans plus aucune ressemblance avec le charmant petit village que j'avais connu. Mais je pouvais facilement imaginer quel havre ce serait pour lui.

Nous parlions ainsi depuis un moment quand il pensa soudain à quelque chose. Il se leva et fouilla dans les poches de son pardessus. Rayonnant comme un écolier, il tendit à Mona et à moi deux petits paquets enveloppés de papier de soie. C'étaient de petits cadeaux, expliqua-t-il, pour nous montrer combien il appréciait la façon dont nous avions travaillé au succès de l'affaire des bonbons. Nous les ouvrîmes aussitôt. Pour Mona il y avait une magnifique montre-bracelet, pour moi un stylo de la meilleure marque. Il pensait qu'ils nous seraient utiles.

Puis il entreprit de nous faire part des projets d'avenir qu'il avait formés pour nous. Nous continuerions un moment à travailler comme nous le faisions et si nous avions suffisamment confiance en lui, nous lui remettrions chaque semaine une partie de nos gains pour qu'il pût mettre quelque chose de côté pour nous. Il nous savait incapables de faire un sou d'économies. Il tenait beaucoup à nous établir à notre compte, nous voir louer quelque part un petit bureau et faire travailler d'autres pour nous. Il était certain que nous réussirions très bien. On devait toujours débuter modestement et travailler au comptant au lieu d'emprunter, comme font les Américains. Il tira son livret de banque et nous montra ses dépôts. Il y avait à son crédit plus de douze mille dollars. Après la vente de son magasin, il y en aurait cinq mille ou dix mille de plus. Si nos affaires marchaient bien, peut-être nous le vendrait-il à nous.

De nouveau nous ne savions comment lui enlever ses illusions. Je suggérai doucement, très doucement, que nous pouvions avoir d'autres projets d'avenir, mais à la vue de l'expression que prit son visage j'abandonnai vivement le sujet. Oui, nous continuerions. Nous deviendrions les rois de la confiserie de la Seconde Avenue. Peut-être nous aussi irions-nous nous installer à la campagne, pour l'aider à diriger son centre de villégiature à Livingston Manor. Oui, nous allions probablement avoir bientôt des enfants, aussi. Il était temps de devenir sérieux. Quant à écrire, une fois une bonne affaire mise sur pied, il serait assez tôt pour penser à cela. Tolstoï ne s'était-il pas retiré pour écrire tard dans la vie ? J'asquiesçai d'un signe de tête plutôt que de le décevoir. Puis, avec le plus grand sérieux, il demanda si je ne trouvais pas que ce serait une bonne idée d'écrire l'histoire de sa vie à lui — comment, débutant comme ouvrier de la carrière de marbre, il s'était élevé jusqu'à être propriétaire d'un grand centre de villégiature. Je dis que c'était là un excellent sujet ; nous en discuterions le moment venu.

En tout cas, nous étions coincés. Pour rien au monde je ne pourrais laisser tomber cet homme. Il était vraiment trop chic. En outre, Cromwell n'avait pas encore dit son dernier mot au sujet de cet article quotidien. (Il ne serait pas en ville avant quelques semaines.) Pourquoi d'ici là ne pas continuer cahincaha l'affaire des bonbons ? Quant à Mona, elle pensait qu'il n'y aurait pas de mal à faire dans la journée un essai dans les affaires immobilières. Mathias ne demandait qu'à lui avancer de l'argent jusqu'à ce qu'elle eût réalisé sa première vente.

Malgré toutes nos bonnes intentions, l'affaire des bonbons était condamnée. Mona arrivait à peine à vendre une boîte ou deux par soirée. Je m'étais repris à l'accompagner, attendant à la porte des cabarets avec les deux valises et m'administrant de l'Elie Faure. (Depuis le temps, mon sang était si saturé de l'Histoire de l'Art que je pouvais à volonté fermer les yeux et en réciter des passages entiers, y brodant des développements fantastiques de mon cru.) Sheldon s'était mystérieusement évanoui. O'Mara était parti pour le Sud, et Osiecki se trouvait toujours au Canada. Morne période. Dégoûtés du Village et de l'East Side, nous tentâmes notre chance dans le haut de la ville. Ce n'était plus le même vieux Broadway qu'a chanté George M. Cohan. Atmosphère bruyante, tapageuse, hostile, engendrant vilaines rencontres, menaces, insultes, mépris, dédain et humiliation. Pendant toute cette période, je souffris d'une effroyable crise d'hémorroïdes. Je me vois encore, suspendu par les bras à une haute grille à piquets, en face du Lido, pensant soulager la douleur en enlevant le poids de mes pieds. La dernière visite au Lido se termina par une tentative du directeur, un ancien pugiliste, d'enfermer Mona à clef dans son bureau et de la violer. Bon vieux Broadway !

Il était grand temps d'abandonner l'affaire. Au lieu d'avoir fait notre pelote, nous devions maintenant de l'argent à notre patron. Par surcroît je devais à Maude une jolie somme pour les bonbons que je l'avais persuadée de faire pour nous. La pauvre Maude avait marché avec empressement, croyant que cela nous aiderait à régler la note de la pension alimentaire.

A vrai dire, tout allait de travers. Au lieu de nous lever à midi, nous restions au lit jusqu'à quatre ou cinq heures de l'après-midi. Mathias ne parvenait pas à comprendre ce qui arrivait à Mona. Tout était prêt pour le grand coup, mais elle laissait le tout lui filer entre les doigts.

Parfois des choses amusantes arrivaient, tel un accès soudain de hoquet qui dura trois jours et nous obligea en fin de compte à appeler un médecin. A l'instant où je relevai ma chemise et sentis les doigts froids de l'homme sur mon abdomen, le hoquet cessa. J'eus un peu honte de lui avoir fait faire tout ce chemin depuis le Bronx. Il feignit d'en être enchanté, probablement parce qu'il avait découvert que nous savions jouer aux échecs. Il ne nous cacha pas que lorsqu'il n'était pas occupé à pratiquer des avortements, il jouait aux échecs. Etrange individu, et au plus haut point sensible. Ne voulut rien savoir pour nous prendre de l'argent. Insista pour nous en prêter. Nous devions faire appel à lui chaque fois que nous étions dans le pétrin, qu'il s'agît d'argent ou d'un avortement. Il promit, la prochaine fois qu'il viendrait, de m'apporter un des livres de Sholem Aleichem. (A cette époque, je n'avais pas encore entendu parler de Moishe Nadir, autrement je lui aurais demandé de me prêter My Life as an Echo.)

Je ne pus m'empêcher de faire remarquer, après son départ, combien il était typique des médecins juifs de se conduire ainsi. Jamais aucun d'entre eux ne m'avait pressé de payer sa note. Jamais je n'en avais rencontré un qui ne s'intéressât aux arts et aux sciences. Presque tous étaient musiciens, peintres ou écrivains à leurs moments de loisir. Qui plus est, ils vous tendaient tous la main de l'amitié. Quelle différence avec la moyenne des médecins Gentils ! J'aurais eu beau faire, je n'aurais pu me rappeler un seul médecin Gentil de ma connaissance qui eût le moindre intérêt pour l'art, pas un seul qui fût autre chose que le toubib.

— Comment expliques-tu cela ? demandai-je.

— Les juifs sont toujours humains, répondit Mona.

— Tu l'as dit. Ils vous font du bien même si vous êtes mourant.

 

Une huitaine de jours plus tard, ayant un besoin urgent de cinquante dollars, je pensais tout à coup à mon dentiste, qui appartenait lui aussi au Peuple Elu. De la façon détournée qui m'était habituelle, je décidai d'aller au bureau de la Vingt-troisième rue, où le vieux Creighton travaillait comme porteur de nuit, et de le dépêcher chez mon ami avec un mot. J'expliquai à Mona, sur le chemin du bureau de télégraphe, le singulier lien qui existait entre ce porteur de nuit et moi-même. Je lui rappelai comment il était venu à notre rescousse un soir chez Jimmy Kelly.

Au bureau, nous dûmes attendre un moment : Creighton était en tournée. Je bavardai un peu avec le chef du service de nuit, un de ces escrocs réformés qu'O'Rourke avait en main. Enfin Creighton parut. Il fut surpris de me voir avec ma femme. Avec son tact habituel, il fit semblant de ne l'avoir jamais encore rencontrée.

Je dis à l'employé de nuit que je garderais Creighton une heure ou deux. Dehors j'appelai un taxi, dans l'intention de l'accompagner à Brooklyn et d'attendre au coin de la rue qu'il eût ramassé l'argent pour moi. Nous nous mîmes à rouler. Sans me presser, je lui expliquai la nature de notre course.

— Mais ce n'est pas nécessaire ! s'exclama-t-il. J'ai un peu d'argent de côté. Ce serait un plaisir, monsieur Miller, de vous prêter cent dollars, ou même deux cents, si cela peut vous dépanner.

Je fis d'abord des difficultés mais finis par céder.

— Je vais vous l'apporter demain matin à la première heure, dit Creighton.

Il nous accompagna en taxi jusque chez nous, bavarda un moment à la porte, puis prit le chemin du métro. Nous avions transigé sur cent cinquante dollars.

Le lendemain matin, de bonne heure, Creighton se présenta.

— Vous n'avez pas besoin de vous presser pour me rembourser, dit-il.

Je le remerciai chaleureusement et insistai pour qu'il vînt dîner avec nous un soir. Il promit de venir à son prochain jour de congé.

Le lendemain, il y avait un titre dans le journal annonçant que notre ami Creighton avait mis le feu à la maison qu'il habitait et était mort carbonisé. Aucune explication de sa macabre conduite n'était fournie.

Eh bien, voilà une petite somme que nous n'aurons jamais à rendre. C'était mon habitude de tenir un petit carnet où j'inscrivais les sommes que nous empruntions. C'est-à-dire celles que je connaissais. S'assurer de ce que Mona devait à ses « cavaliers » était pratiquement impossible. Néanmoins, j'avais la ferme intention de payer les dettes que j'avais contractées moi-même. En comparaison de celles de Mona, elles étaient infimes. Même ainsi, cela faisait une liste atterrante. Beaucoup de postes étaient de cinq dollars ou moins. Ces petites sommes étaient cependant celles qui importaient à mes yeux. Je les avais reçues de gens qui pouvaient difficilement se permettre de se séparer d'un sou. Ainsi, ces minables trois dollars et demi que m'avait prêtés Savardekar, un de mes ex-porteurs de nuit. Un être si fragile, si délicat. Vivait d'une poignée de riz par jour. Il était à coup sûr rentré maintenant aux Indes où il se préparait à la sainteté. Très probablement il n'avait plus besoin de ces trois dollars cinquante. Malgré tout, cela m'aurait fait du bien, infiniment de bien, de pouvoir les lui envoyer. Même un saint a parfois besoin d'argent.

Cependant que je ruminais ainsi, il me vint à l'esprit qu'à un moment ou à un autre, presque tous les Hindous que j'avais connus m'avaient prêté de l'argent. Toujours de touchantes petites sommes extraites de vieux porte-monnaie tout usés. Il y avait un poste, je remarquai, qui s'élevait à soixante-quinze cents. Dus à Ali Khan, un Parsi, qui avait l'habitude de m'écrire des lettres extraordinaires, pour me faire part de ses observations sur la situation dans les affaires de télégraphe ainsi que de ses impressions sur la municipalité en général. Il avait une magnifique écriture et s'exprimait dans un langage pompeux. Si ce n'étaient pas les enseignements du Christ, ou les sentences de Bouddha, qu'il citait (pour mon édification), c'était une suggestion pratique m'invitant à écrire au maire pour lui ordonner de faire éclairer la nuit les numéros de toutes les maisons. Cela permettrait aux porteurs de nuit de trouver plus facilement les adresses, pensait-il.

Au crédit d'un autre, « Al Jolson », comme nous l'appelions, figurait un total de seize dollars. J'avais pris la mauvaise habitude de le taper d'un dollar chaque fois que je tombais sur lui dans la rue. Je le faisais surtout parce que cela le rendait si intensément heureux de me faire cette petite offrande à chacune de nos rencontres. L'amende que je devais payer consistait à rester sur place et à l'écouter fredonner un nouvel air de sa composition. Plus d'une centaine de ses chansons se promenaient chez les éditeurs de Tin Pan Alley. De temps à autre, à des soirées d'amateurs, il paraissait devant la rampe dans quelque théâtre du quartier. Sa chanson favorite était « Avalon » qu'il chantait normalement ou d'une voix de fausset, à volonté. Une fois, alors que j'avais invité un ami — à « Little Hungary » — je dus demander un porteur pour avoir un peu d'argent. Ce fut « Al Jolson » qu'on envoya. Etourdiment, je l'invitai à s'asseoir et à prendre un verre avec nous. Après quelques mots, il demanda s'il pouvait essayer une de ses chansons. Je crus qu'il voulait nous la fredonner, mais non, avant que j'eusse pu l'arrêter, il était sur ses pieds au milieu de la salle, sa casquette dans une main et un verre dans l'autre, chantant à pleins poumons. Les clients étaient bien entendu grandement amusés. La chanson finie, il alla de table en table, casquette à la main, faisant la quête. Puis il se rassit et offrit de nous payer une tournée. Voyant que c'était impossible, il me glissa en douce quelques billets sous la table.

— Votre pourcentage, chuchota-t-il.

L'homme à qui je devais déjà une somme considérable était mon oncle Dave. Plusieurs centaines de dollars, destinés à augmenter avec le temps. Ce Dave Leonard avait épousé la sœur de mon père. Pendant des années boulanger, il avait décidé, après avoir perdu deux doigts, d'essayer autre chose. Quoique Américain de naissance, Yankee par-dessus le marché, il n'avait reçu aucune instruction. Il ne savait même pas écrire son nom. Mais quel homme ! Quel cœur ! Je guettais Dave devant le Ziegfield Follies Theatre. Il était devenu revendeur de billets d'entrée, affaire qui lui rapportait plusieurs centaines de dollars par semaine — et sans beaucoup de tracas ni de mal. S'il n'était pas aux Follies, on le trouvait à l'Hippodrome ou au Metropolitain. Comme je viens de le dire, je traînais autour de ces endroits, attendant de pouvoir l'aborder pendant une accalmie. Dave n'avait qu'à m'apercevoir et sa main était dans sa poche, prête à extraire le rouleau. Il portait sur lui une énorme liasse, dont il détachait à mon intention cinquante dollars aussi facilement que dix. Jamais il ne bronchait, jamais ne me demandait pourquoi j'avais besoin de cet argent.

— Viens me voir n'importe quand, disait-il, tu sais où me trouver. — Ou : Reste un moment dans les parages et nous irons manger un morceau. — Ou : Veux-tu voir le spectacle ce soir ? Je t'aurai une place aux premiers rangs, c'est une soirée creuse.

Un type royal, Dave. Je le bénissais chaque fois en le quittant... Lorsque je lui dis un jour que j'écrivais, il en fut tout excité. Pour Dave, c'était comme si l'on disait : « Je vais devenir magicien ! » Son respect pour la langue était typique de l'illettré. Mais il y avait plus que cela derrière son enthousiasme. Dave me comprenait, comprenait que j'étais différent du reste de la famille, et il l'approuvait. Il me rappela d'une façon touchante comme je jouais autrefois du piano, quel artiste j'étais. Sa fille, à qui j'avais donné des leçons, était à présent une pianiste accomplie. Il fut abasourdi d'apprendre que je ne jouais plus. S'il me fallait un piano, il me le procurerait, il savait où en trouver un bon marché.

— Tu n'as qu'à dire un mot, Henry !

Et puis il me faisait subir un véritable interrogatoire sur l'art d'écrire. Devait-on tout combiner d'avance ou l'arrangeait-on simplement à mesure qu'on avançait ? Bien sûr, il fallait être fort en orthographe, supposait-il. Et se tenir au courant de ce que disaient les journaux, eh ? Dans son idée, un écrivain devait être parfaitement informé — de tout sous le soleil. Mais sa pensée de prédilection à laquelle il adorait s'arrêter était qu'un jour il verrait mon nom imprimé, soit dans un journal, une revue. soit sur la couverture d'un livre.

— Je suppose que c'est dur d'écrire un livre, disait-il pensif. Ce doit être difficile de se rappeler ce qu'on a écrit la semaine d'avant, non ? Et tous ces personnages ! Comment fait-on, on garde une liste devant soi ?

Et puis il me demandait mon opinion sur certains écrivains dont il avait entendu parler. Ou sur quelque journaliste qui roulait sur l'or.

— C'est ça le truc, Henry... si seulement tu pouvais être chroniqueur ou correspondant.

En tout cas, il me souhaitait bonne chance. Il était certain que j'arriverais. J'avais quelque chose dans la caboche, et ainsi de suite.

— Tu es sûr que cela suffit ? (Faisant allusion au billet qu'il m'avait donné.) Enfin, si tu es à court reviens demain. Je ne me fais pas de bile pour toi, tu sais. — Et puis, après réflexion : Ecoute, as-tu un moment ? Je voudrais te faire faire la connaissance d'un de mes copains. Il meurt d'envie de te serrer la main. Il a travaillé dans un journal.

En pensant à Dave et à son absolue bonté, il me vint à l'esprit que je n'avais pas vu depuis longtemps mon cousin Gene. Tout ce que je savais de lui était qu'il avait quitté Yorkville quelques années auparavant et demeurait maintenant à Long Island avec ses deux fils qui grandissaient.

Je lui écrivis une carte postale, disant que j'aimerais le revoir, et lui demandai où nous pourrions nous rencontrer. Il répondit immédiatement, proposant une station du métro aérien, près du terminus de la ligne.

J'avais eu l'intention bien arrêtée d'emporter avec moi un bon paquet de provisions et du vin, mais le mieux que je pus faire en me mettant en route pour le rendez-vous fut de racler un peu de menue monnaie, à peu près ce qu'il fallait pour l'aller et le retour. S'il travaille, me dis-je, il ne peut être si terriblement fauché. A la dernière minute, j'essayai d'emprunter un dollar au vendeur de journaux aveugle près de Borough Hall, mais en vain.

Ce fut un vrai choc que je ressentis lorsque je vis Gene, debout sur le quai, sa petite gamelle à la main. Il avait l'air si maigre et hagard, si minable, si résigné. Ses cheveux grisonnaient déjà. Il portait un pantalon rapiécé, un gros chandail, et une casquette. Son sourire était pourtant radieux, sa poignée de main chaleureuse. En me disant bonjour sa voix tremblait. C'était toujours cette voix profonde et chaude qu'il avait même étant enfant.

Nous restâmes une minute ou deux à nous regarder dans les yeux. Puis il dit, avec cet accent de Yorkville :

— Tu as une mine superbe, Henry.

— Tu as bonne mine toi-même, répondis-je, un peu plus maigre seulement.

— Je vieillis, dit Gene, et il retira sa casquette pour montrer comme il devenait chauve.

— Bêtises, dis-je, tu n'as que la trentaine. Voyons, tu es encore un jeune homme.

— Non, répondit-il, j'ai perdu tout mon allant. Ç'a été dur pour moi, Henry.

C'est ainsi que cela commença. Je compris aussitôt qu'il disait la vérité. Il avait toujours été candide, franc, sincère.

En descendant l'escalier du métro aérien, nous pénétrâmes au milieu de nulle part. C'était un trou absolument perdu ; quelque chose me disait qu'il le deviendrait encore plus à mesure que nous avancerions.

J'obtins son histoire lentement, par bribes, de plus en plus déchirante à mesure que le récit avançait. Pour commencer, il ne travaillait que deux ou trois jours par semaine. Personne ne voulait plus de beaux étuis à pipe. C'était son père qui lui avait trouvé une place à l'usine. (Il y avait un siècle, semblait-il). Son père n'était pas partisan de perdre son temps à s'instruire. Je n'avais pas besoin qu'on me rappelât quel rustre était celui-ci : toujours à rester assis en gilet de corps rouge, hiver comme été, avec une cannette de bière devant lui. Un de ces épais Allemands qui ne changeront jamais.

Gene s'était marié, deux enfants lui étaient nés, et puis, alors que les gosses n'étaient que de petits bambins, sa femme était morte d'un cancer, mort douloureuse, lente. Il avait dépensé toutes ses économies et s'était fortement endetté. A la mort de sa femme, ils n'étaient à la campagne, comme il l'appelait, que depuis quelques mois. C'est justement à ce moment qu'on le débaucha à l'usine. Il essaya de faire l'élevage de poissons tropicaux mais ça ne marcha pas. L'ennui était qu'il lui fallait trouver du travail qu'il pût faire chez lui parce qu'il n'y avait personne pour s'occuper des gosses. Il faisait la cuisine, la lessive, le raccommodage, le repassage, tout. Il était seul, terriblement seul. Il ne s'était jamais remis de la perte de sa femme qu'il avait tendrement aimée.

Tout cela tandis que nous nous acheminions vers sa maison. Il ne m'avait pas encore posé une seule question sur moi-même, tant il était absorbé dans le récit de ses misères. Lorsque finalement nous descendîmes de l'autobus, il y eut un long trajet à faire à pied, par des rues sordides de banlieue, vers ce qui paraissait être un terrain vague, tout au bout duquel se dressait sa petite cabane, délabrée, misérable, exactement pareille aux habitations des pauvres Blancs en plein Sud. Quelques fleurs luttaient désespérément pour maintenir un peu de vie devant la porte. Elles avaient l'air pathétiques. Nous entrâmes et fûmes accueillis par ses fils, deux beaux adolescents qui paraissaient quelque peu sous-alimentés. Garçons calmes, graves, étrangement sombres et réservés. Je ne les avais jamais encore vus. J'eus plus honte que jamais de n'avoir rien apporté.

Je sentis que je devais dire quelque chose pour me justifier.

— Tu n'as pas besoin de m'en parler, répondit Gene. Je sais ce que c'est.

— Mais nous ne sommes pas toujours fauchés, protestai-je. Ecoute, je vais revenir dans peu de temps, dans très peu de temps, je te le promets. Et la prochaine fois j'amènerai ma femme.

— N'en parle pas, dit Gene. Je suis content que tu sois venu. Nous avons de la soupe aux lentilles sur le fourneau, et nous avons du pain. Nous n'aurons pas faim.

Il recommença — sur l'époque où ils n'avaient pas une miette à manger, où il avait été pris d'un tel désespoir qu'il était allé chez les voisins mendier un peu de nourriture — juste pour les enfants.

— Mais Dave t'aurait aidé, j'en suis sûr, dis-je. Pourquoi ne lui as-tu pas demandé de l'argent à lui ?

Il parut peiné.

— Tu sais ce que c'est. On n'aime pas emprunter à des parents.

— Mais Dave n'est pas un simple parent.

— Je sais, Henry, mais je n'aime pas demander qu'on m'aide. J'aime mieux avoir faim. S'il n'y avait pas les petits, je crois que je serais mort de faim.

Pendant que nous parlions, les gosses s'étaient éclipsés, pour revenir au bout d'un instant avec des feuilles de chou, du céleri et des radis.

— Vous n'auriez pas dû faire cela, dit Gene, les admonestant doucement.

— Qu'est-ce qu'ils ont fait ? demandai-je.

— Oh, ils ont chipé ces choses-là à un voisin qui est absent.

— Bien fait ! dis-je. Bon sang, Gene, ils ont été bien inspirés. Ecoute, tu es trop modeste, ou trop fier, je ne sais pas lequel des deux.

Je m'excusai aussitôt. Comment pouvais-je lui reprocher ses vertus simples ? Il était l'essence même de la bonté, de la douceur, de la vraie humilité. Chaque mot qu'il prononçait était d'or. Il ne blâmait jamais personne, non plus que la vie. Il parlait comme si tout n'était qu'accident, partie de son destin personnel, et n'avait pas à être remis en cause.

— Peut-être pourraient-ils dégotter aussi un peu de vin, dis-je, mi-plaisant, mi-sérieux.

— Je l'avais complètement oublié, dit Gene en rougissant. Nous en avons un peu à la cave. C'est du vin fait à la maison... du vin de sureau... peux-tu en boire ? Je le gardais pour une occasion de ce genre.

Les garçons étaient déjà descendus en douce. Ils devenaient plus expansifs à chaque sortie.

— Ce sont des garçons épatants, Gene, dis-je. Que feront-ils quand ils seront grands ?

— Ils n'iront pas à l'usine, ça c'est une chose que je sais. Je vais essayer de les envoyer à l'université. Je pense qu'il est important d'avoir une bonne instruction. Le petit Arthur, le cadet, il veut être docteur. L'aîné est un dur ; il veut aller dans l'Ouest et se faire cow-boy. Mais ça lui passera, je suppose. Ils lisent ces stupides westerns, tu sais.

Soudain l'idée lui vint de me demander si je n'avais pas un enfant.

— C'était de mon autre femme, dis-je. Une fille.

Il fut stupéfait d'apprendre que j'étais remarié. Le divorce, apparemment, était une chose qui ne lui entrait jamais dans la tête.

— Est-ce que ta femme travaille aussi ? demanda-t-il.

— En un sens, répondis-je.

Je ne savais pas très bien comment expliquer en quelques mots les complexités de notre vie.

— Je suppose, dit-il ensuite, que tu es toujours à la société de ciment ?

La société de ciment ? Je faillis tomber de ma chaise.

— Mais non, Gene. Je suis maintenant écrivain. Tu ne le savais pas ?

— Ecrivain ?

C'était son tour de s'étonner. Son visage s'éclaira de plaisir.

— D'ailleurs cela ne me surprend pas vraiment, dit-il. Je me souviens comment, dans le temps, tu nous faisais la lecture, à nous autres gosses. Nous nous endormions toujours, tu te rappelles ?

Il s'arrêta pour réfléchir, la tête penchée, puis leva les yeux et dit :

— Bien sûr, tu as reçu, aussi, une bonne instruction, n'est-ce pas ?

Il le dit comme s'il eût été un petit émigrant à qui avaient été refusés les habituels privilèges d'un Américain.

J'essayai d'expliquer que je n'étais pas allé très loin dans les études, que nous étions pratiquement logés à la même enseigne. Au beau milieu de mes explications, je demandai tout à coup s'il lui arrivait encore de lire.

— Oh oui, répondit-il joyeusement. Je lis pas mal. Pas grand'chose d'autre à faire, tu sais.

Il montra, derrière moi, le rayon où étaient rangés ses livres. Je me retournai pour jeter un coup d'œil sur les titres : Dickens, Scott, Thackeray, les sœurs Brontë, George Eliot, Balzac, Zola...

— Je ne lis pas la camelote moderne, dit-il, en réponse à ma question inexprimée.

Nous nous mîmes à table. Les garçons avaient une faim de loup. De nouveau je sentis un pincement de remords. Je comprenais que si je n'avais pas été là, ils auraient mangé deux fois autant. Sitôt la soupe terminée, nous attaquâmes les légumes. Il n'y avait pas d'huile, pas le moindre assaisonnement, pas même de moutarde. Le pain était aussi venu à manquer. Je farfouillai dans mes poches et déterrai une pièce de dix cents, tout ce que j'avais en sus du prix du billet de retour.

— Laisse-les aller chercher une miche de pain, dis-je.

— Ce n'est pas nécessaire, répondit Gene. Ils peuvent s'en passer. Ils en ont l'habitude, depuis le temps.

— Allons ! Je pourrais en manger un bout moi-même, pas toi ?

— Mais il n'y a ni beurre ni confiture.

— Qu'est-ce que ça fait ? Nous le mangerons sans rien. Cela m'est déjà arrivé.

Les gosses s'esquivèrent pour aller chercher le pain.

— Bon Dieu, dis-je, tu es vraiment réduit à rien, n'est-ce pas ?

— Ce n'est pas grave, Henry, dit-il. Pendant un moment, tu sais, nous avons vécu d'herbes.

— Non, ne me dis pas cela ! C'est grotesque.

J'étais presque en colère contre lui.

— Ne sais-tu donc pas que tu n'as pas à crever de faim ? Ce pays est pourri de nourriture. Gene, j'irais mendier plutôt que de manger des herbes. Bon sang, je n'ai jamais entendu parler d'une chose pareille.

— C'est différent pour toi, dit Gene. Tu as roulé ta bosse. Tu es sorti de chez toi. Pas moi. J'ai vécu comme un écureuil dans une cage... Sauf pendant que je travaillais sur le chaland aux ordures.

— Quoi ? Le chaland aux ordures ? Que veux-tu dire ?

— Exactement ce que je dis, répondit Gene avec calme. A transporter les ordures à Barren Island. C'était quand mes petits vivaient provisoirement avec les parents de ma femme. J'ai eu l'occasion de fare quelque chose d'autre pour changer... Tu te rappelles M. Kiesling, l'alderman, n'est-ce pas ? C'est lui qui m'a procuré la place. Je m'y plaisais bien d'ailleurs —  tant que cela a duré. Bien sûr, l'odeur était épouvantable, mais on s'habitue à tout au bout d'un moment. On me payait quatre-vingts dollars par mois, à peu près le double de ce que je gagnais à l'usine de pipes. C'était amusant aussi, de naviguer dans la baie, autour du port, remontant et descendant les fleuves. La première et unique occasion que j'ai jamais eue de sortir de chez moi. Une fois nous nous sommes perdus en mer, pendant une tempête. Nous avons dérivé pendant des jours. Le pis était que nous avions épuisé nos provisions. Oui, nous avons été obligés de manger les ordures Ç'a été une bien merveilleuse aventure. Je dois dire que je l'ai goûtée. C'est bien mieux que d'être dans une fabrique de pipes. Même si la puanteur était terrible...

Il s'arrêta un instant pour savourer tout cela encore une fois. Ses meilleurs jours ! Puis soudain il me demanda si j'avais jamais lu Conrad, Joseph Conrad, qui écrivait sur la mer.

Je fis oui de la tête.

— Voilà un écrivain que j'admire, Henry. Si jamais tu pouvais écrire un livre comme lui, eh bien...

Il ne sut qu'ajouter :

— Mon préféré est Le Nègre du Narcisse. J'ai dû le lire au moins dix fois. Chaque fois cela me paraît meilleur.

— Oui, je sais. J'ai lu presque tout Conrad. Je suis d'accord avec toi, c'est un écrivain magnifique... Et Dostoïevski, l'as-tu jamais lu ?

Non, il n'avait pas lu. N'avait jamais encore entendu ce nom. Qu'était-ce, un romancier ? Cela sonnait à son avis comme un nom polonais.

— Je t'enverrai un de ses livres, dis-je. Cela s'appelle La Maison des Morts. A propos, ajoutai-je, j'ai des masses de livres. Je pourrais t'envoyer tout ce que tu voudras, autant que tu voudras. Tu n'as qu'à me dire ce qui te ferait plaisir.

Il me dit de ne pas me déranger, il aimait lire et relire les mêmes livres.

— Mais ne te plairait-il pas de savoir aussi quelque chose sur d'autres écrivains ?

Il ne croyait pas avoir l'énergie de s'intéresser à de nouveaux écrivains. Mais son fils, le grand, il aimait lire. Peut-être pourrais-je lui envoyer quelque chose à lui.

— Quel genre de livres lit-il ?

— Il aime les modernes.

— Par exemple ?

— Oh, Hall Caine, Rider Haggard, Henty...

— Je vois. Bien sûr, je peux lui envoyer quelque chose d'intéressant.

— Le petit bonhomme, lui, dit Gene, il lit à peine. Il est. porté sur la science. Tout ce qu'il regarde, ce sont les revues scientifiques. Je crois qu'il est fait pour être médecin. Tu devrais voir le laboratoire qu'il s'est monté. Il y a de tout, tout découpé et mis en bouteilles. Ça pue là dedans. Mais si cela fait son bonheur...

— Exactement, Gene. Si cela fait son bonheur.

Je restai jusqu'au dernier autobus. En descendant la rue sombre et misérable, nous échangeâmes à peine un mot. Au moment de leur serrer la main à tous, je répétai que je reviendrais bientôt.

— La prochaine fois nous ferons un festin, eh, les gosses ?

— N'y pense plus, Henry, dit Gene. Viens seulement... et amène aussi ta femme.

Le voyage de retour me parut interminable. Je me sentais non seulement triste, mais encore morose, découragé, roulé. J'avais hâte d'être rentré et de donner de la lumière. Une fois à l'intérieur du Nid d'Amour, je me sentirais de nouveau en sécurité. Jamais il n'avait ressemblé davantage à un ventre maternel douillet, notre merveilleux petit appartement. Sincèrement, nous ne manquions de rien. Si de temps à autre il nous arrivait d'avoir faim, nous savions que cela ne durerait pas toujours. Nous avions des amis — et le don de la parole. Nous savions nous défendre. Quant au monde, le vrai monde était là, entre nos quatre murs. Tout ce que nous voulions du monde, nous nous arrangions pour le traîner dans notre tanière. Certes, de temps à autre, je devenais sensible ou timide lorsqu'il s'agissait de taper quelqu'un, mais ces moments étaient rares. Dans une mauvaise passe, j'étais capable de rassembler le courage nécessaire pour m'attaquer à un parfait étranger. Certes, il était nécessaire pour cela de ravaler mon orgueil. Mais je préférais ravaler mon orgueil plutôt que mes propres crachats.

Borough Hall ne m'avait jamais paru plus beau qu'au moment ou je descendis du métro. J'étais déjà chez moi. Les passants avaient un air familier. Ils n'étaient pas perdus. Entre le monde que je venais de quitter et celui-ci la différence était inconcevable. Ce n'étaient en réalité que les faubourgs de la ville, là où habitait Gene, mais pour moi c'était le désert. Je frémis à la pensée de pouvoir jamais être condamné à mener une pareille existence.

Le désir impérieux d'errer un moment dans les rues me mena instinctivement à Sackett Street. Plein de souvenirs de mon vieil ami, Al Burger, je passai devant sa maison. Elle avait l'air tristement délabrée. La rue entière, maisons et tout, semblait avoir diminué depuis ma dernière visite. Tout avait rétréci et s'était ratatiné. En dépit de tout, c'était toujours pour moi une rue merveilleuse. La Via Nostalgia.

Quant à la banlieue, si sinistre et perdue, toutes les personnes de ma connaissance qui étaient allées y vivre avaient rendu l'âme. Le courant de la vie ne baignait jamais ces confins. Il ne pouvait y avoir qu'une seule raison pour se retirer dans ces vivantes catacombes : de procréer et de dépérir. S'il s'était agi d'un acte de renoncement ce serait compréhensible, mais tel n'était jamais le cas. C'était toujours un aveu de défaite. La vie devenait routine, l'espèce la plus morne de routine. Travail monotone, famille au vaste sein où se réfugier, animaux familiers de basse-cour et leurs maladies, beaux magazines d'un contenu douteux, comics, almanach du fermier. Temps interminable pour s'étudier dans le miroir. L'un après l'autre, aussi réguliers que le soleil de midi, les gosses tombaient de la matrice. Le loyer venait aussi régulièrement à l'échéance, ou l'intérêt de l'hypothèque. Quel plaisir de regarder poser les nouvelles canalisations ! Combien passionnant de voir de nouvelles rues s'ouvrir et finalement se couvrir d'asphalte ! Tout était neuf. Neuf et de pacotille. Neuf et désolé. Neuf et dénué de sens. Avec le neuf venait des suppléments de confort. Tous les plans étaient tirés pour la génération à venir. On était hypothéqué en vue de l'avenir radieux. Une course en ville, et on se languissait d'être de retour dans le coquet petit pavillon, avec la tondeuse de gazon et la machine à laver. La ville était troublante, déroutante, oppressante. On acquérait un autre rythme en vivant en banlieue. Quelle importance si l'on n'était pas au courant3 ? Il y avait des compensations — telles que les pantoufles douillettes, la radio, la planche à repasser qui jaillissait du mur. Même les canalisations avaient de l'attrait.

Le pauvre Gene, bien sûr, n'avait pas ces compensations. Il avait de l'air pur, et c'était à peu près tout. Il avait été abandonné comme une épave dans cette zone intermédiaire, ce no man's land où l'on se maintenait en vie d'on ne sait quelle façon malchanceuse qui défiait toute logique. La ville, sans cesse en expansion, menaçait toujours de l'engloutir, terrain et tout. Ou, la marée pourrait refluer pour quelque raison fantastique, et le laisser sur le sable. Parfois une ville se met en mouvement vers l'extérieur dans une certaine direction, puis soudain se ravise. Les améliorations entreprises restent inachevées. La petite communauté commence à mourir lentement, par manque d'oxygène. Tout se détériore et se déprécie. Dans cette atmosphère, on peut tout aussi bien lire les mêmes livres — ou le même livre — encore et encore. Ou écouter le même disque de phonographe. Dans un vide, on n'a pas besoin de nouveautés, ni d'excitation, ni de stimulants extérieurs. Il faut tout juste se maintenir en vie, végéter, comme un fœtus dans un bocal.

Je ne pus dormir cette nuit-là, à force de penser à Gene. Son sort me troublait d'autant plus que je l'avais toujours considéré comme mon frère jumeau. En lui je me voyais toujours moi-même. Nous nous ressemblions et nous parlions le même langage. Nous étions nés presque dans la même maison. Sa mère aurait bien pu être ma mère : certainement je la préférais à la mienne. Lorsqu'il grimaçait de douleur, je grimaçais. Lorsqu'il exprimait le désir de faire quelque chose, j'éprouvais le même désir. Nous étions comme deux chevaux attelés au même timon. Je ne me souviens pas de m'être jamais disputé avec lui, de l'avoir jamais contrecarré, d'avoir jamais insisté sur quelque chose qu'il ne voulait pas faire. Ce qu'il possédait était à moi, et vice versa. Entre nous, il n'y avait jamais eu la moindre jalousie ou rivalité. Nous ne faisions qu'un, corps et âme... Je voyais maintenant en lui non ma propre caricature mais plutôt une prémonition de ce qui devait advenir. Si le Destin pouvait le traiter si durement — lui, mon propre frère qui n'avait jamais fait de mal à personne — que ne pourrait-il tenir en réserve pour moi ? Le bien qu'il y avait en lui était le trop-plein de son puits de bonté inépuisable ; le mal n'était qu'à moi. Le mal s'était accumulé comme conséquence de notre séparation. Lorsque nos chemins avaient divergé, j'avais perdu cet écho sur lequel je comptais pour ma propre orientation. J'avais perdu ma pierre de touche.

Tout cela, j'en prenais lentement conscience tandis que je restais éveillé dans mon lit. Jamais jusqu'alors je n'avais pensé à nos relations sous ce jour. Mais comme cela me semblait clair maintenant ! J'avais perdu mon véritable frère. Je m'étais écarté de mon chemin. J'avais eu la volonté d'être autre que lui. Et pourquoi ? Parce que je ne voulais pas baisser pavillon devant le monde. J'avais de l'orgueil. Je ne voulais à aucun prix reconnaître la défaite. Mais que voulais-je donner ? Je doute d'avoir jamais pensé à cela, qu'il y avait quelque chose à donner au monde aussi bien qu'à prendre de lui. Me vantant devant chacun d'être maintenant un écrivain, comme si c'était là la fin dernière de l'existence. Quelle farce ! Je regrettais de n'avoir pas menti à Gene. J'aurais dû lui dire que j'étais employé de bureau, caissier de banque, n'importe quoi, sauf que j'étais écrivain. Cela équivalait à lui donner un gifle en plein visage.

Comme c'est étrange que, des années plus tard, son fils – « le dur », comme il l'appelait — dût venir me voir avec ses manuscrits et me demander conseil. Avais-je allumé ce soir-là une étincelle qui enflamma le fils ? Comme l'avait prédit le père, il était parti pour l'Ouest, avait mené une vie d'aventurier, était en fait devenu chemineau, et puis, tel le fils prodigue, il était revenu, avait choisi ce singulier métier d'écrire pour gagner sa vie. Je lui avais donné le peu d'aide que je pouvais, l'avais engagé à cesser d'écrire pour les revues et à faire quelque chose de sérieux. Et puis je n'eus plus jamais de ses nouvelles. De temps à autre, lorsque j'ouvre une revue, je cherche son nom. Pourquoi ne lui écris-je pas une lettre ? Je pourrais à tout le moins demander si son père est toujours vivant. Peut-être ne veux-je pas savoir ce qu'est devenu mon cousin Gene. Peut-être aurais-je peur, même aujourd'hui, de savoir la vérité.


1 En français dans le texte.

2 En français dans le texte.

3 En français dans le texte.