JE vais maintenant chanter « Les Sept Grandes Joies ».
En voici le refrain :
Vous tous sortez du désert
Et gloire
Au père, au Fils et au Saint-Esprit
De toute éternité.
Nous le chanterons souvent pendant que nous nous tortillerons comme des serpents dans le sein étouffant du Sud...
Asheville. Thomas Wolfe, qui est né ici, était probablement en train d'écrire Look Homeward, Angel ! au moment de notre entrée. Je n'avais même pas entendu parler de Thomas Wolfe. Dommage, car j'aurais peut-être vu Asheville avec d'autres yeux. Quoi qu'on dise d'Asheville, le cadre est magnifique. Au cœur même des Great Smokies. Ancien pays Cherokee. Pour les Cherokees, ce devait être le paradis. C'est encore un paradis, si l'on peut le considérer avec une conscience pure.
O'Mara était là pour nous introduire au Ciel. Mais, une fois de plus, nous arrivions trop tard. Les choses avaient pris mauvaise tournure. Le boom sur les terrains était fini. Aucun travail dans la publicité ne m'attendait. Aucun travail d'aucune sorte. A dire la vérité, j'en fus soulagé. En apprenant qu'O'Mara avait mis de côté un peu d'argent, assez pour nous permettre de tenir quelques semaines, je décidai que cet endroit était aussi bon qu'un autre pour y passer un moment et écrire. Le seul inconvénient était Mona. Le Sud n'était pas de son goût. J'avais toutefois l'espoir qu'elle s'adapterait. Après tout, elle avait rarement mis les pieds hors de New York.
Selon O'Mara, il y avait une cabane de garde forestier où nous pourrions nous installer indéfiniment, sans payer de loyer, si l'endroit nous plaisait. Un coin idéal, à son avis, pour écrire. A peu de distance seulement de la ville, en haut dans les collines. Il paraissait fort désireux de nous voir nous y installer immédiatement.
La nuit tombait lorsque nous atteignîmes le pied de la colline où nous devions recevoir les clefs de la cabane. Avec l'aide d'un idiot, nous montâmes à dos de mulet, dans une obscurité d'encre. Rien que Mona et moi, je veux dire. Tout en grimpant lentement et laborieusement, nous prêtions l'oreille au grondement du torrent qui dévalait la pente à côté de nous. Il faisait tellement noir qu'on ne voyait pas sa main devant soi. Il nous fallut presque une heure pour arriver à la clairière où se trouvait la cabane. A peine avions-nous mis pied à terre que nous fûmes assaillis par des nuées de mouches et de moustiques. L'idiot, un grand dadais dégingandé, qui n'ouvrait jamais la bouche, poussa la porte et accrocha la lanterne à une corde qui pendait d'une poutre du toit. Manifestement la cabane n'avait pas été habitée depuis des années. Elle était non seulement crasseuse mais encore infestée de rats, d'araignées, et de toutes sortes de vermine.
Nous nous étendîmes côte à côte sur les deux couchettes ; l'idiot s'allongea par terre à nos pieds. J'avais conscience du bruit déplaisant que faisaient les chauves-souris en fonçant de tous côtés au-dessus de nos têtes. Les mouches et les moustiques, dérangés par notre intrusion, nous attaquaient sans merci. En dépit de tout, nous réussîmes à nous endormir.
J'eus l'impression d'avoir à peine fermé les yeux quand je sentis Mona m'agripper le bras.
— Qu'est-ce qu'il y a ? marmonnai-je.
Elle se pencha vers moi et me parla à l'oreille.
— Sottises, dis-je, tu as dû rêver.
Je m'efforçai de me rendormir. Un instant après, je la sentis de nouveau s'agripper à moi.
— C'est lui, chuchota-t-elle, j'en suis sûre. Il me tâte la jambe.
Je me levai, craquai une allumette, et regardai attentivement l'idiot. Il était couché sur le côté, les yeux fermés, immobile comme un manche.
— Tu t'imagines des choses, dis-je, il dort à poings fermés.
Tout de même, je jugeai préférable de me tenir sur mes gardes. Un godiche abruti comme celui-là avait la force d'une brute. Je craquai encore une allumette et jetai un rapide coup d'œil circulaire pour voir de quoi je pourrais me servir en guise d'arme au cas où il deviendrait vraiment impossible à tenir en respect.
Au point du jour, nous étions tous bien éveillés et nous grattant comme des fous. La chaleur était déjà étouffante. Nous envoyâmes le garçon chercher un seau d'eau, nous habillâmes en hâte et décidâmes de filer sans délai. Pendant que nous attendions que l'idiot eût plié bagage, nous inspectâmes les lieux de plus près. La cabane était littéralement envahie d'arbres et de broussailles. Aucune vue. Rien que le bruit de l'eau qui court et le gazouillis insensé des oiseaux. Je me souvins des paroles d'adieu d'O'Mara au moment où nous nous engagions sur le sentier de chèvres :
— C'est exactement l'endroit qu'il te faut... une retraite idéale !
En descendant, de nouveau à dos de mulet, nous vîmes en frissonnant combien nous l'avions échappé belle. Un petit faux pas et c'en était fait de nous. Sans être allés très loin, nous sautâmes à terre et suivîmes à pied. Même ainsi, c'était un délicat exploit de s'empêcher de glisser.
En bas, on nous présenta à tous les membres de la famille. Il y avait plus d'une douzaine de gosses qui couraient çà et là, la plupart à demi nus. Nous demandâmes si nous pourrions prendre le petit déjeuner avec la famille. On nous dit d'attendre, on nous appellerait quand ce serait prêt. Nous nous assîmes sur les marches du perron et attendîmes sombrement. Déjà — il n'était pas encore sept heures — la chaleur était presque intolérable.
Lorsqu'on nous appela, nous trouvâmes toute la famille réunie autour de la table. Pendant un moment, je pus à peine en croire mes yeux : toutes ces taches noires dont était criblée la nourriture, étaient-ce vraiment des mouches ? Aux deux bouts de la table, deux gamins s'employaient sans relâche à chasser les mouches avec des serviettes sales. Nous nous assîmes tous ensemble, et les mouches s'installèrent dans nos oreilles, nos yeux, nos nez, nos cheveux et nos dents. Nous gardâmes un moment le silence pendant que le vénérable patriarche récitait le bénédicité.
La toute première bénédiction que Marie
Décrocha fut la bénédiction numéro un
De penser que son petit Jésus
Etait Fils unique de Dieu,
Etait Fils unique de Dieu.
Le repas était copieux — gruau d'avoine, œufs au bacon, pain de maïs, café, jambon, crêpes, compote de poires. Le tout moyennant vingt-cinq cents par tête. Pas de supplément pour les mouches.
O'Mara fut un peu vexé de nous voir revenir si vite.
— Aucun cran, dit-il sombrement.
Tout ce que je pus dire fut :
— Tu sais que je déteste les mouches.
Par un coup de chance, nous allâmes ce soir-là dans un restaurant qui venait de s'ouvrir. A West Asheville. Le patron, M. Rawlins, avait été maître d'école. Pour je ne sais quelle raison, il nous prit illico en affection. Quand nous fûmes prêts à partir, il nous donna une lettre de recommandation pour un couple qui avait une chambre confortable à louer et cela pour un prix très bas. Nous payâmes huit jours de loyer d'avance et, le lendemain, versâmes à M. Rawlins une somme suffisante pour une semaine de repas.
Depuis lors nous ne vîmes presque plus O'Mara. Pas de querelle. Chacun allait de son côté, c'était tout.
J'empruntai une machine à écrire à M. Rawlins, qui manifestait un touchant empressement à rendre service à un « homme de lettres ». Bien sûr, je lui avais servi toute une histoire sur les livres que j'avais écrits, ainsi que sur mon magnum opus en cours. Nous mangions bien dans son gentil petit restaurant, avec toutes sortes de plats en supplément qu'il nous forçait à accepter gratis, également par égard, sans nul doute, pour « l'homme de lettres ». De temps à autre il mettait un bon cigare dans la petite poche de mon veston ou insistait pour nous faire accepter un demi-litre de crème glacée que nous mangerions en rentrant.
Il apparut que Rawlins avait été professeur d'anglais au lycée local. Ce qui explique les séances royales que nous tenions sur les écrivains élizabethains. Mais ce qui me valut le plus sa sympathie, je crois, ce fut l'amour que je portais aux écrivains irlandais. Parce que j'avais lu Yeats, Synge, lord Duncan, lady Gregory, O'Casey, Joyce, il m'élut pour son compagnon de choix. Il mourait d'envie de lire mes œuvres, mais j'avais assez de bon sens pour les garder hors de sa vue. Au surplus il n'y avait vraiment rien à lui montrer.
A la maison meublée, nous liâmes connaissance avec un marchand de bois de charpente de la Virginie de l'Ouest. Il s'appelait Matthews. C'était un Ecossais de la tête aux pieds, quoique un Ecossais galant. Il prenait un plaisir extrême, un plaisir sincère, à nous promener, à ses moments de liberté, à travers le pays dans sa belle voiture. Il aimait la bonne chère et les bons vins, et il savait où les trouver. Ce fut à Chimney Rock qu'il nous paya un jour un repas dont je peux dire en toute sincérité que deux fois seulement depuis j'ai savouré quelque chose de semblable. Je dois dire de Matthews que, dès l'abord, il avait deviné notre véritable situation ; dès le début de nos relations, il nous avait fait clairement comprendre que lorsque nous étions avec lui, nous ne devions jamais mettre la main à la poche.
Ne dire que cela serait donner de lui une fausse impression. Ce n'était pas un homme riche, ni ce que nous appelons une poire. C'était un individu sensible, d'une haute intelligence, qui ignorait presque tout des livres, de la musique ou de la peinture. Mais il connaissait la vie — et il aimait passionnément la nature, en particulier les animaux. J'ai dit qu'il n'était pas riche. L'eût-il voulu, il aurait pu être millionnaire en un rien de temps. Mais il n'avait aucune envie de devenir riche. Il était de ces rares Américains qui sont satisfaits de leur sort. Etre avec lui c'était comme être avec son propre frère. Souvent, le soir, assis sur le perron de devant, nous parlions cinq ou six heures à la file. Conversation facile. Conversation reposante....
Mais quant à écrire... Je ne sais pourquoi, cela ne venait pas. Pour terminer une simple nouvelle, et une mauvaise encore, je mis plusieurs semaines. La chaleur avait quelque chose à y voir. (Dans le Sud, la chaleur explique presque tout, sauf les lynchages.) Avant que j'eusse écrit deux lignes, mes vêtements étaient trempés de sueur. Je restais assis à la fenêtre à contempler les prisonniers enchaînés — tous des nègres — qui travaillaient en chantant de la pioche et de la pelle, la sueur ruisselant le long de leur dos. Plus ils travaillaient dur, moins d'effort j'étais capable de faire. Le chant m'entrait dans le sang. Mais ce qui me troublait encore davantage, c'était l'attitude des gardiens ; rien que de jeter un coup d'œil sur les figures de ces molosses humains me faisait courir un frisson le long de l'échine.
Pour varier la monotonie, Mona et moi faisions parfois une excursion à deux, choisissant quelque coin éloigné, où nous allions en auto-stop. Nous ne faisions ces excursions que pour tuer le temps. (Dans le Sud, le temps file comme du plomb.) Parfois nous montions dans la première voiture qui passait, sans nous soucier de la direction qu'elle prenait. C'est ainsi que, m'apercevant un jour que nous faisions route vers la Caroline du Sud, je me rappelai soudain le nom d'un vieux camarade de classe qui, aux dernières nouvelles, enseignait la musique dans un petit collège de cet Etat. Je décidai que nous irions lui faire une visite. Le trajet fut long et, comme d'habitude, nous n'avions pas un sou en poche. J'étais cependant sûr que nous pouvions compter faire un bon déjeuner chez mon vieil ami.
Il y avait bien vingt ans que je n'avais vu ce bon vieux pote. Il avait quitté l'école avant nous pour aller étudier la musique en Allemagne. Il devint pianiste de concert, voyagea dans toute l'Europe, et ensuite revint en Amérique pour accepter un poste insignifiant dans cette petite ville du Sud. J'avais reçu de lui quelques cartes — et puis ce fut le silence. Tandis que je rêvassais ainsi, je commençais à me demander s'il pouvait avoir oublié qui j'étais. Vingt ans, c'est long.
Tout les jours, en rentrant de l'école, je m'arrêtais chez lui pour l'écouter jouer. Il jouait toutes les compositions que je devais entendre plus tard dans les salles de concert, et, à mon avis juvénile, il les interprétait aussi bien que les maestros. Il possédait l'envergure et la portée nécessaires pour commander l'attention. Sur son front il portait une excroissance bourgeonnante qui, aux moments d'inspiration, avait presque l'aspect d'une courte corne. Il me dépassait d'une bonne tête. Il ressemblait à un étranger et parlait comme un Européen de la classe supérieure qui aurait appris l'anglais en même temps que sa langue maternelle. Ajoutez à cela qu'il portait d'habitude un pantalon rayé et une souple veste noire. Ce fut dans la classe d'allemand que nous nous liâmes d'amitié. Il avait choisi l'allemand, qu'il savait à la perfection, afin d'avoir beaucoup moins à étudier. Le professeur, une délicieuse et coquette jeune femme qui avait un vif sens de l'humour, était vraiment emballée par lui. Elle faisait pourtant semblant d'être fâchée contre lui. De temps à autre elle lui décochait une flèche perfide. Un jour, exaspérée par la traduction parfaite qu'il venait de faire à haute voix, et à livre ouvert, elle lui demanda pourquoi il n'avait pas choisi une autre langue. N'avait-il donc aucune envie d'apprendre quelque chose de nouveau ? Et ainsi de suite. Arborant un sourire malicieux, il répondit qu'il avait mieux à faire de son temps.
— Oh vraiment ? Un exemple, si je puis demander ?
— J'ai ma musique.
— Tiens ! Vous êtes musicien ? Pianiste — ou peut-être compositeur ?
— Les deux, répondit-il.
— Et qu'avez-vous composé jusqu'à présent ?
— Des sonates, des concertos, des symphonies et des opéras... plus quelques quatuors.
Un chahut s'éleva dans la classe.
— Vous êtes encore plus génial que je ne pensais, dit-elle quand le chahut se fut calmé.
Avant la fin de la leçon, il me passa un mot griffonné en hâte et plié. Je ne l'avais pas plus tôt lu que je reçus l'ordre de m'approcher. Je tendis le mot au professeur pour qu'elle l'ouvrît. Elle lut le message, devint écarlate, et le jeta dans la corbeille à papier. Il ne portait que ces mots : « Sie ist wie eine Blume. »
Je pensais à d'autres choses à propos de ce « génie ». Comme il méprisait tout ce qui était américain, par exemple comme il détestait notre littérature, comment il contrefaisait les professeurs, comme il abominait toute forme d'exercice. Mais par-dessus tout je me souvenais de la liberté dont il jouissait chez lui et du respect que lui témoignaient ses parents et ses frères. Il n'y avait pas un autre garçon comme lui dans toute l'école. Comme je fus enchanté de recevoir sa première lettre, datée de Heidelberg. Il y était parfaitement chez lui, écrivait-il. Plus Allemand encore que les Allemands. Pourquoi restais-je en Amérique ? Pourquoi ne le rejoindrais-je pas et ne deviendrais-je pas un bon poète allemand ?
Je me disais justement que ce serait vraiment bizarre s'il me répondait : « Je ne me souviens pas de vous », quand je m'aperçus que nous étions entrés dans la ville. Il ne nous fallut pas longtemps pour apprendre que mon vieil ami était parti la veille en tournée dans l'Est. Quelle chance ! Nous étions affamés, midi étant passé depuis longtemps. En désespoir de cause, je m'accrochai à la directrice d'école, une vieille dame revêche et grincheuse, m'efforçant de lui bien faire entrer dans la tête que nous avions fait un énorme détour, sur le chemin du Mexique – notre voiture étant tombée en panne à quelques milles de là — tout exprès pour saluer mon cher ami d'enfance. A force de me cramponner, de lui rompre la tête, je parvins à lui communiquer (par télépathie) que nous avions besoin d'un rafraîchissement. De mauvaise grâce elle finit par commander pour nous du thé et des scones.
Nous marchâmes jusqu'au bout de la ville, pour nous dégourdir les jambes. Là nous pûmes nous faire ramener chez nous dans une Ford cabossée. Le conducteur, un ancien combattant légèrement sonné, qui était aussi un brin parti – dans le sud chacun boit comme un poisson — dit qu'il passait par Asheville. Il ne paraissait pas savoir très exactement où il allait, sinon que c'était en direction du nord. La conversation que nous entretînmes pendant le long trajet de retour à Asheville fut absolument insensée. Le pauvre diable n'avait pas seulement été tapé pendant la guerre, il n'avait pas seulement perdu sa femme, partie avec son meilleur ami, mais il avait été depuis victime de plusieurs accidents sérieux. Pour aggraver encore les choses, c'était un âne et un bigot, un de ces emmerdeurs qui sont encore plus emmerdants quand ils se trouvent être du Sud. Nous sautâmes d'un sujet à l'autre comme des sauterelles, rien ne l'intéressant apparemment que ses propres malheurs et misères. En approchant d'Asheville, il devint plus mauvais coucheur que jamais. Il nous laissa clairement entendre qu'il détestait parfaitement et cordialement tout en nous, y compris notre façon de parler. Lorsque, finalement, il nous déposa au bord du trottoir à Asheville, il écumait.
Nous avançâmes la main pour le remercier de nous avoir emmenés, et sans perdre de temps en discours, dîmes :
— Au revoir !
— Au revoir ? cria-t-il. N'allez-vous donc pas me payer ?
Payer ? J'étais abasourdi. Qui a jamais entendu parler de payer pour un bout de conduite ?
— Vous ne comptiez pas voyager pour rien, non ? hurla-t-il. Et l'essence et l'huile que j'ai achetées ?
Il se pencha hors de la voiture d'un air belliqueux.
Je dus fournir quelques bonnes explications, et vite. Il nous regarda d'un air incrédule, puis hocha la tête et bafouilla :
— Je m'en suis douté à l'instant où j'ai posé les yeux sur vous. — Et après réflexion : J'ai bien envie de vous faire coffrer.
Puis il se passa quelque chose à quoi je ne me serais jamais attendu : il fondit en larmes. Je me penchai en avant pour lui dire un mot de réconfort, le cœur complètement chaviré.
— Allez-vous-en ! hurla-t-il. Allez-vous-en !
Nous le laissâmes assis recroquevillé sur son volant, la tête dans ses bras, pleurant à se briser le cœur.
— Qu'est-ce que tu y comprends, pour l'amour du ciel ? dis-je, quelque peu secoué.
— Tu as eu de la chance qu'il ne t'ait pas donné un coup de couteau, dit Mona.
L'aventure confirmait la conviction qu'elle avait toujours eue au sujet des gens du Sud : qu'on ne pouvait jamais prévoir leurs réactions. Il était temps de songer à rentrer, trouvait-elle.
Le lendemain, assis devant la machine à écrire, le regard vide, je commençai à me demander combien de temps nous pourrions persévérer encore dans la Caroline ensoleillée. Il y avait plusieurs semaines que nous n'avions pas payé un cent pour notre chambre. Ce que nous devions au bon M. Rawlins pour les repas, je n'osais y penser.
Le lendemain, pourtant, à notre profond étonnement, nous reçûmes un télégramme de Kronski qui nous informait que lui et sa femme étaient en route, qu'ils seraient avec nous le soir même. Une aubaine !
En effet, juste avant le dîner, les voilà qui s'amènent.
Vous tous sortez du désert
Et gloire
Au Père, au Fils et au Saint-Esprit
De toute éternité.
La première question, pour ainsi dire, que nous posâmes, si honteux que cela paraisse, fut pour demander s'ils avaient de l'argent de trop.
— Est-ce tout ce qui vous ronge ? — Kronski arborait un large sourire. — C'est facile. Combien voudriez-vous ? Est-ce que cinquante feraient l'affaire ?
Nous tombâmes de joie dans les bras l'un de l'autre.
— L'argent, dit-il, pourquoi ne m'avez-vous pas télégraphié ? Et sans reprendre haleine : Est-ce que vous vous plaisez vraiment ici ? Moi, ça me donne comme qui dirait la frousse. C'est pas un pays pour les nègres — ni pour les juifs. J'en ai la chair de poule...
A table, il voulut savoir ce que j'avais écrit, si j'avais placé quelque chose, et ainsi de suite. Il s'était douté, dit-il, que cela n'allait pas bien pour nous.
— C'est pourquoi nous avons fait un saut jusqu'ici comme qui dirait inopinément. J'ai trente-six heures à passer avec vous.
Il le dit avec un sourire qui signifiait : Vous n'aurez pas à me supporter une minute de plus.
Mona voulait à toute force rentrer avec eux, mais pour je ne sais quelle raison perverse, j'insistai pour tenir un peu plus longtemps. Nous eûmes à ce sujet une discussion assez animée mais n'arrivâmes à rien.
— Au diable cette question, dit Kronski. Maintenant que nous sommes ici, que pouvez-vous nous montrer avant notre départ ?
Promptement je répondis :
— Le lac Junaleska.
Je ne savais pas pourquoi je le disais, cela m'avait simplement échappé des lèvres. Mais ensuite je le sus soudain. C'était parce que je voulais revoir Waynesville.
— Chaque fois que je me trouve près de cet endroit – Waynesville — il me semble que j'aimerais me fixer. Je ne sais pas ce qu'il a, ce patelin, mais il me fait quelque chose.
— Tu ne te fixeras jamais dans le Sud, dit Kronski. Tu es un New-Yorkais né. Ecoute, pourquoi ne cesses-tu pas de vagabonder à travers le hinterland et ne vas-tu pas à l'étranger ? Le pays qu'il te faut, c'est la France, ne le sais-tu pas ?
Mona approuva avec le plus grand en housiasme.
— Vous êtes le seul à lui parler raison, dit-elle.
— S'il s'agissait de moi, dit Kronski, je choisirais la Russie. Mais je n'ai pas l'esprit vagabond. Je ne trouve pas que New-York soit si mal, le croirais-tu ? — Puis, de façon caractéristique, il ajouta : Quand je serai installé, je vous offrirai à tous les deux un voyage en Europe. Je le dis sérieusement. J'y ai pensé bien des fois. Tu t'encroûtes ici. Votre place n'est pas dans ce pays, ni à l'un ni à l'autre. Il est trop petit, trop mesquin... trop bougrement prosaïque, voilà ce qu'il y a. Quant à vous, môssieu Miller, cessez d'écrire ces sacrés trucs pour les revues, vous m'entendez ? Tu n'es pas fait pour écrire ces machines. Tu es taillé pour écrire des livres. Ecris un livre. pourquoi ne le fais-tu pas ? Tu peux le faire...
Le lendemain, nous allâmes à Waynesville et au lac Junaleska. Ni l'un ni l'autre endroit ne fit la moindre impression à aucun d'eux.
— C'est drôle, dis-je, pendant le voyage du retour, vous ne pouvez vous représenter un type de mon genre passant le reste de ses jours dans un coin comme celui-là — comme Waynesville, je veux dire. Pourquoi ? Pourquoi cela paraît-il si fantastique ?
— Tu n'y es pas à ta place, c'est tout.
— Vraiment, eh ?
Où est donc ma place, me demandai-je. La France ? Peut-être. Peut-être pas. Quarante millions de Français, c'était un gros morceau à avaler en une seule bouchée. A tant faire, je préférerais l'Espagne. Je me prenais instinctivement de sympathie pour les Espagnols, comme je le faisais pour les Russes.
Je ne sais pourquoi, cette conversation m'avait fait de nouveau méditer la question économique. C'était toujours un cauchemar. Dans un moment de faiblesse, je me surpris à me demander si, après tout, nous ne ferions pas mieux de rentrer à New-York.
Le lendemain, pourtant, j'étais d'un autre avis. Nous accompagnâmes Kronski et sa femme jusqu'à la limite de la ville où ils trouvèrent rapidement à se faire emmener.. Nous restâmes un moment sur place en leur faisant des signes d'adieu, puis je me tournai vers Mona et marmonnai d'une voix enrouée :
— C'est un brave gars, ce Kronski.
— Le meilleur ami que tu aies, répondit-elle avec la rapidité de l'éclair.
Grâce aux cinquante dollars de Kronski, nous versâmes un acompte sur nos dettes et, comptant qu'il nous en enverrait un peu plus à son retour à New-York, nous fîmes une nouvelle tentative de tenir le coup. Uniquement par force de volonté, je parvins à terminer encore une nouvelle. Elle se révéla la pire que j'eusse jamais écrite. J'essayai d'en commencer une autre, mais c'était sans espoir : je n'avais pas une idée dans le ciboulot. A la place, j'écrivis des lettres à tous et à chacun, y compris le brave rédacteur en chef qui m'avait offert une fois de me prendre comme adjoint. J'allai aussi voir O'Mara, mais le trouvai d'humeur si abattue que je n'eus pas le courage de parler de l'argent.
Il n'y avait pas de doute, le Sud nous mettait par terre. Le logeur et sa femme faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour que nous fussions bien ; M. Rawlins, lui aussi, faisait de son mieux pour nous encourager. Jamais un mot d'aucun d'eux au sujet de l'argent que nous leur devions encore. Quant à Matthews, ses voyages dans l'ouest de la Virginie devenaient plus fréquents et plus prolongés. D'ailleurs, nous ne pouvions absolument pas nous décider à lui emprunter de l'argent.
La chaleur, comme je l'ai déjà dit, était pour beaucoup dans la baisse de notre moral. Il est une chaleur qui réchauffe et vivifie, et il en est une autre qui énerve, sape les forces, le courage, jusqu'au désir de vivre. Nous avions le sang trop épais, je suppose. L'apathie générale des indigènes ne faisait qu'ajouter à notre apathie. C'était comme somnoler dans un vide. Jamais on n'entendait le mot art : il était absent du vocabulaire de ces gens. J'avais le sentiment que les Cherokees avaient produit plus d'art que ne le feraient jamais ces pauvres diables. La présence de l'Indien manquait, dont c'était après tout la terre. On sentait la présence écrasante du Nègre. Présence lourde, perturbatrice. Le « talon goudronné », comme on appelle ici l'indigène, n'est certainement pas un ami des nègres. Il n'est pas grand'chose en général, à la vérité. Comme je le disais, c'était un vide, un vide chaud, brûlant comme un feu qui couve, si l'on peut imaginer une chose pareille.
Par moments, d'aller et venir par les rues désolées me rendait nerveux. Marcher sur la route n'était pas amusant non plus. De part et d'autre un décor splendide se présentait à l'œil, pourtant intérieurement on n'éprouvait que désespoir et désolation. La beauté du paysage ne servait qu'à vous ravager. Dieu entendait certainement que l'homme menât ici une autre vie. L'Indien avait été beaucoup plus près de Dieu. Quant au Nègre, il aurait prospéré ici si l'homme blanc lui eût donné une chance. Je me demandais, et je me demande encore, si l'Indien et le Nègre ne finiront pas par s'allier, chasser l'homme blanc, et rétablir le paradis dans ce pays de lait et de miel. Enfin —
La bénédiction suivante que Marie
Décrocha fut la bénédiction numéro deux
De penser que son petit Jésus
Pouvait lire la Bible de bout en bout,
Lire la Bible de bout en bout.
Quelques contributions entrèrent au compte-gouttes — argent de poche, pas plus ! — à la suite des lettres que j'avais adressées « à tous et à chacun ». Pas un mot de Kronski pourtant.
Nous tînmes quelques semaines encore, puis, absolument découragés, nous décidâmes un soir de nous lever au point du jour et de nous éclipser. Nous n'avions que deux petites valises à trimbaler. Après une nuit sans sommeil, nous nous levâmes aux premières lueurs de l'aube, et, portant nos chaussures dans une main et une valise dans l'autre, nous nous glissâmes dehors sans faire plus de bruit que des souris. Nous fîmes à pied plusieurs milles avant qu'une voiture ne vînt à passer. Il était midi lorsque nous atteignîmes Winston-Salem, où je décidai d'envoyer à mon père un message en port dû, pour lui demander quelques dollars. Je lui suggérai d'envoyer l'argent par mandat télégraphique à Durham, où nous nous proposions de passer la nuit.
Vers le soir, nous entrâmes à Durham. Un télégramme m'y attendait, bien sûr. Il portait : « Désolé fils je n'ai pas un sou à la banque ». J'eus envie de pleurer, non à cause de notre propre embarras, mais à cause de l'humiliation que l'envoi d'un pareil message avait dû représenter pour le vieux.
Grâce à un étranger, nous avions pris un sandwich et du café aux environs de midi. Nous étions maintenant affamés, plus affamés que d'ordinaire, bien entendu, à cause de l'impossible distance qu'il nous restait à parcourir le ventre creux. Il n'y avait rien d'autre à faire que de reprendre la route, ce que nous fîmes — comme des automates.
Debout sur la grand'route, trop fatigués et accablés pour faire un pas de plus, nous regardions d'un œil vide le soleil se coucher comme une tomate éclatée, quand tout soudainement une voiture assez cossue vint à s'arrêter et une voix joyeuse nous interpella :
— Voulez un bout de conduite ?
C'était un couple qui faisait route vers une petite ville, à quelques deux heures de distance. Le mari était de l'Alabama, et parlait avec l'accent d'un homme du plein Sud ; la femme était de l'Arkansas. Gens joyeux, pleins d'entrain, qui paraissaient ne pas avoir un souci au monde.
En route nous eûmes des ennuis avec la voiture, une petite chose après l'autre. Au lieu de deux heures, nous en mîmes presque cinq. Quand nous arrivâmes à destination, grâce à tous ces retards, nous étions devenus de vrais amis. Nous leur avions dit la vérité sur nous-mêmes, toute la vérité et rien que la vérité, et cela leur était allé droit au cœur. Je n'oublierai jamais, jamais, la façon dont cette femme si bonne, sitôt dans la maison, courut à la salle de bains, emplit la baignoire d'eau chaude, disposa du savon et des serviettes, et insista pour que nous nous détendions pendant qu'elle préparait le repas. Lorsque nous reparûmes, vêtus des peignoirs de nos hôtes, le couvert était mis ; nous nous attablâmes aussitôt devant un excellent repas fait de hachis et d'œufs frits, accompagnés de muffins chauds, de café, de confitures, de fruits et d'une tarte. Il était près de trois heures du matin quand nous allâmes nous coucher. A leur demande, nous dormîmes dans leur lit, sans nous douter un instant jusqu'à notre réveil que nos gentils hôtes s'étalent improvisé un lit en retirant les sièges de la voiture.
Lorsque nous nous levâmes, vers midi, nous prîmes un copieux petit déjeuner, après quoi l'homme me fit visiter son énorme arrière-cour, jonchée de restes de voitures. Les épaves étaient son gagne-pain. C'était certes un garçon facile à vivre et sa femme encore davantage. Ils paraissaient heureux de notre visite inattendue. Pourquoi nous ne restâmes pas quelques jours avec eux. comme ils nous suppliaient de le faire, je ne le sais pas
Quand nous fûmes prêts à partir, la femme prit Mona à part et furtivement lui pressa quelques billets dans la main, tandis que 'e mari me mettait une cartouche de cigarettes sous le bras. Ils insistèrent pour nous conduire en voiture à une petite distance hors de la ville de façon que nous pussions trouver plus facilement à nous faire emmener. Lorsque nous nous séparâmes, ils avaient les larmes aux yeux.
L'heure tournait et nous étions résolus à atteindre Washington le jour même. Nous l'aurions d'ailleurs fait, n'était que nous ne trouvâmes des occasions que pour de brefs parcours. Quand nous entrâmes dans Richmond, la nuit tombait. Et de nouveau nous étions fauchés. Les quelques dollars reçus de la femme avaient disparu — avec le porte-monnaie. Quelqu'un nous avait-il volé ces quelques misérables dollars ? Dans ce cas, c'était une sinistre plaisanterie. Pourtant, nous nous sentions trop bien, trop près du but, pour être déprimés par la perte de notre petite fortune.
Heure de manger de nouveau...
D'un œil calculateur, nous scrutâmes les divers restaurants et nous décidâmes finalement pour un établissement grec. Nous commencerions par manger, puis nous expliquerions notre fâcheuse situation. Nous avalâmes un bon repas, avec des suppléments de dessert, et puis annonçâmes avec ménagement la nouvelle au patron. Notre histoire ne produisit sur lui aucune impression, ou plutôt pas celle qu'il aurait fallu. Tout ce qu'il put trouver — guère une solution ! — fut d'appeler la police. Au bout de quelques instants, un flic à moto parut. Après le cuisinage habituel, il nous demanda de but en blanc ce que nous comptions faire pour remédier à la situation. Je dis que s'il la payait, nous enverrions une dépêche à New-York, que sans aucun doute l'argent serait là dans la matinée. Il trouva l'idée raisonnable et s'offrit à nous installer dans un hôtel à côté. Il se tourna ensuite vers le Grec et lui annonça qu'il serait responsable de nous. Tout cela me parut rudement chic.
J'envoyai un message à Ulric, non sans appréhension. Le flic nous escorta jusqu'à notre chambre et dit qu'il passerait nous voir de bonne heure le lendemain matin. Quoique nous fussions de New-York, il nous témoignait une extraordinaire considération. Un flic de New-York, ne pus-je m'empêcher de penser, était un cheval d'une autre couleur.
Pendant la nuit, je me levai pour m'assurer que le pattron ne nous avait pas bouclés. Il me fut impossible de fermer l'œil. A mesure que la nuit avançait, je me sentais de plus en plus certain qu'il n'y aurait pas de réponse à notre télégramme.
Nous glisser dehors sans être repérés par l'employé de nuit était chose impossible. Je me levai, allai à la fenêtre, et regardai au dehors. Il y avait un saut de six pieds jusqu'au sol. Cela trancha la question : nous partirions à l'aube par la fenêtre.
Quand le soleil se leva, nous étions de nouveau postés sur la grand'route, à un mille ou deux de la ville. Nous avions toujours nos deux petites valises. Au lieu de nous rendre en ligne droite à Washington, nous mîmes le cap sur Tappahannock — au cas où le flic serait sur notre piste. Nous eûmes la chance de nous faire emmener en un tournemain. Pas de petit déjeuner, évidemment, et pas de déjeuner. En route, nous mangeâmes quelques pommes vertes, ce qui nous donna la colique.
A peu de distance de Tappahannock, un avocat qui faisait route vers Washington nous chargea. Charmant garçon, qui avait beaucoup lu et avec qui la conversation était facile. Nous lui en racontâmes tant que nous pûmes pendant le peu de temps qui nous était imparti. Cela dut produire son effet car, alors que nous lui disions au revoir à Washington, il insista pour nous prêter vingt dollars. Il dit qu'il nous les « prêtait », mais ce qu'il entendait assez clairement était que nous les dépensions et n'y pensions plus. Tout en jouant avec les freins, il marmotta par-dessus son épaule :
— J'ai voulu autrefois moi-même être écrivain.
Nous ne nous sentions plus de joie et d'impatience d'être rentrés. Aux environs de minuit, nous débarquâmes dans la grande ville. Notre premier geste fut de téléphoner à Kronski. Pourrait-il nous héberger pour la nuit ? Certainement. Nous plongeâmes dans le métro et fîmes route vers le Bronx où il demeurait maintenant.
Le métro offrait un spectacle lugubre à nos yeux. Nous avions oublié combien les gens étaient pâles et épuisés, nous avions oublié quelle puanteur exhalait la ville. Le bagne. Repris au piège.
Eh bien, à tout le moins, nous étions sur un sol familier. Peut-être quelqu'un serait-il content de nous voir après ces quelques mois. Peut-être chercherais-je du travail pour tout de bon.
La sixième joie est comme suit — tellement de circonstance !
La joie suivante que Marie eut
Ce fut la joie numéro six
De voir son petit Jésus
Sur le crucifix.
Et voici le Dr. Kronski...
— Eh bien, eh bien ! Vous voilà revenus ! Je vous l'avais bien dit. Mais ne croyez pas que vous puissiez camper chez nous. Non môssieu ! Vous pouvez passer ici la nuit, mais c'est tout. Avez-vous mangé ? Je dois me lever de bonne heure. Il n'y a pas de serviettes propres, n'en demandez pas. Il vous faudra coucher à la dure. Et ne vous attendez pas que le petit déjeuner vous soit servi au lit. Bonne nuit !
Le tout sans reprendre haleine.
Nous débarrassâmes les divans des livres de médecine et de restes de nourriture, rabattîmes les draps gris, remarquâmes les taches de sang mais ne dîmes rien, et nous glissâmes dedans.
O VOUS TOUS SORTEZ DU DESERT ET GLOIRE !