«JE sens en moi une vie si lumineuse, dit Louis Lambert, qu'elle pourrait animer un monde, et je suis enfermé dans une sorte de minéral ». Ces paroles, que Balzac met dans la bouche de son double, expriment parfaitement la secrète angoisse dont j'étais alors la proie. Dans le seul et même temps, je menais deux vies absolument divergentes. L'une pourrait se définir comme le « tourbillon joyeux », l'autre comme la vie contemplative. Dans le rôle d'être actif, chacun me prenait pour ce que j'étais, ou ce que je paraissais être ; dans l'autre rôle, personne ne me reconnaissait, moi-même moins que tous. Quelles que fussent la rapidité et la confusion avec lesquelles les événements se succédaient, il y avait toujours des intervalles, volontairement créés, dans lesquels, par la contemplation, je me perdais moi-même. Il me suffisait de fermer la porte sur le monde, l'espace de quelques instants, en apparence, pour me reprendre. Mais il me fallait des laps de temps beaucoup plus longs — seul avec moi-même — pour écrire. Ainsi que je l'ai souvent souligné, l'acte d'écrire ne cessait jamais. Mais de ce processus intérieur au processus de traduction il y a toujours, et il y avait très nettement alors, un grand pas. Aujourd'hui, il m'est souvent difficile de me rappeler quand et où j'ai tenu tel ou tel propos, de me rappeler si je l'ai réellement tenu quelque part ou si je n'ai eu que l'intention de le tenir à un moment quelconque. Il est une façon ordinaire d'oublier, et une autre spéciale ; cette dernière tient, c'est plus que probable, au vice de vivre dans deux mondes à la fois. Une des conséquences de cette tendance est qu'on vit tout un nombre incalculable de fois. Pis, tout ce qu'on réussit à confier au papier ne semble représenter qu'une fraction infinitésimale de ce qu'on a déjà écrit dans sa tête. Ce délicieux phénomène, familier à chacun, et qui se produit d'une façon obsédante et impressionnante dans les rêves — j'entends celui de tomber dans une ornière familière : rencontrer encore et encore la même personne, suivre la même rue, se trouver devant une situation identiquement pareille — ce phénomène m'arrive à l'état de veille. Que de fois je me creuse le cerveau pour me rappeler où je me suis servi d'une certaine pensée, d'une certaine situation, d'un certain personnage ! Frénétiquement, je me demande si « cela » est arrivé dans quelque manuscrit détruit à la légère. Et puis, quand je l'ai complètement oublié, je me rends soudain compte que « cela » est un des thèmes permanents que je porte en moi, que j'écris dans l'air, que j'ai déjà écrit des centaines de fois sans jamais l'avoir couché sur le papier. Je prends note de l'écrire pour de bon à la première occasion, de façon à en finir, de façon à l'enterrer une fois pour toutes. Je le note — et je l'oublie allégrement... Tout se passe comme si deux mélodies se poursuivaient simultanément, l'une pour l'exploitation privée, l'autre pour l'oreille publique. Tout le problème consiste à faire entrer de force dans l'enregistrement public quelque menue parcelle de la perpétuelle mélodie intérieure.
C'était ce tumulte intérieur que mes amis décelaient dans mon comportement. Et c'était son absence, dans mes écrits, qu'ils déploraient. J'en étais presque navré pour eux. Mais il y avait en moi un côté, un côté pervers, qui m'empêchait de donner mon moi essentiel. Cette « perversité » s'exprimait toujours ainsi : « Révèle ton vrai moi et ils te mutileront ». « Ils » ne visait pas seulement mes amis, mais le monde.
De loin en loin, je rencontrais un être à qui je sentais pouvoir me donner entièrement. Hélas, ces êtres n'existaient que dans les livres. Ils étaient pis que morts pour moi : ils n'avaient jamais existé autrement qu'en imagination. Ah, quels dialogues je menais avec les fantômes d'esprits parents ! Colloques fouillant l'âme, dont pas une ligne n'a jamais été enregistrée. En effet, ces « excriminations », comme j'avais choisi de les appeler, défiaient tout enregistrement. Ils se déroulaient dans un langage qui n'existe pas, un langage si simple, si direct, si transparent, que les paroles étaient inutiles. Ce n'était pas non plus un langage muet, tel qu'on l'emploie souvent en communiquant avec des « êtres supérieurs ». C'était un langage de clameur et de tumulte — clameur du cœur, tumulte du cœur. Mais silencieux. Si c'était Dostoïevski que j'invoquais, c'était le « Dostoïevski intégral », c'est-à-dire l'homme qui écrivit les romans, le journal et les lettres que nous connaissons, plus l'homme que nous connaissons aussi par ce qu'il a laissé inexprimé, non écrit. C'était le type et l'archétype qui parlaient, pour ainsi dire. Toujours plein, résonnant, sonore, véridique ; toujours le genre de musique incontestable qu'on lui attribue, qu'elle fût perceptible ou imperceptible à l'oreille, qu'elle fût enregistrée ou non. Un langage qui ne pouvait émaner que de Dostoïevski seul.
Après ces communions indiciblement tumultueuses, je m'asseyais souvent devant la machine à écrire, croyant le moment enfin venu. « Maintenant je peux le dire ! » m'assurais-je. Et je restais là, muet, immobile, dérivant avec le flux stellaire. Je pouvais rester ainsi des heures, complètement ravi à moi-même, complètement inconscient de tout ce qui m'entourait. Et puis, brusquement arraché à la transe par un bruit inattendu ou une intrusion, je m'éveillais en sursaut, regardais la feuille blanche, et lentement, péniblement, tapais une phrase, ou peut-être quelques mots seulement. A la suite de quoi je restais là à regarder fixement ces mots comme s'ils avaient été écrits par une main inconnue. D'habitude quelqu'un arrivait pour rompre le charme. Si c'était Mona, elle faisait naturellement irruption avec enthousiasme (me voyant assis devant la machine) et me suppliait de lui laisser jeter un coup d'œil sur ce que j'avais écrit. Parfois, encore à demi hébété, je restais là comme un automate pendant qu'elle regardait fixement la phrase, ou les quelques mots. A ses questions stupéfaites, je répondais d'une voix creuse, vide, comme si je me trouvais très loin parlant dans un microphone. A d'autres fois, j'en sortais d'un bond comme le diable de sa boîte, lui servais un mensonge abracadabrant (par exemple que j'avais caché « les autres pages ») et me mettais à divaguer comme un fou. Alors j'étais vraiment capable de parler à jet continu ! C'était comme si je lisais dans un livre. Le tout pour la convaincre — et plus encore me convaincre moi-même ! — que j'avais été plongé dans le travail, plongé dans mes pensées, plongé dans la création. Consternée, elle se confondait en excuses de m'avoir interrompu au mauvais moment. Et j'acceptais ses excuses légèrement, avec nonchalance, comme pour dire : « Il y en a encore là d'où c'est venu... je n'ai qu'à ouvrir ou fermer... Je suis un prestidigitateur, je le suis certainement ». Et du mensonge je faisais une vérité. Je la dévidais (mon œuvre inachevée) tel un possédé — thèmes, sous-thèmes, variations, incidentes, parenthèses — comme si la seule chose à quoi je pensais tout le long de la journée était la création. Cela s'accompagnait naturellement d'un grand renfort de pitreries. Non seulement j'inventais les personnages et les événements, je les jouais. Et la pauvre Mona de s'exclamer : « Mets-tu vraiment tout cela dans la nouvelle ? ou dans le livre ? » (A ces moments, nous ne précisions jamais ni l'un ni l'autre dans quel livre.) Lorsque le mot livre surgissait, il était toujours entendu qu'il s'agissait du livre, c'est-à-dire de celui que je commencerais bientôt — ou de celui que j'étais en train d'écrire en secret, que je ne lui montrerais qu'une fois terminé. (Elle agissait toujours comme si elle était certaine que ce travail secret était en cours. Elle feignait même d'avoir cherché partout le manuscrit en mon absence.) Dans une atmosphère de ce genre, il n'était nullement rare, par conséquent, qu'une allusion fût faite à certains chapitres, ou certains passages, chapitres et passages qui n'avaient jamais existé, bien sûr, mais qui étaient « considérés comme un fait acquis », et qui, sans nul doute, avaient plus de réalité (pour nous) que s'ils eussent été écrits noir sur blanc. Mona se livrait parfois à ce genre de conversation en présence d'un tiers, ce qui créait, bien entendu, des situations fantastiques et souvent des plus embarrassantes. Si c'était Ulric qui écoutait, il n'y avait pas lieu de s'inquiéter. Il avait une façon non seulement élégante mais stimulante d'entrer dans le jeu. Il savait rectifier un grave lapsus d'une manière rassurante et pleine d'humour. Par exemple, il pouvait lui arriver d'oublier un instant que nous employions le présent et de commencer à parler au futur. (« Je sais que tu écriras un tel livre un jour ! ») L'instant d'après, s'avisant de son erreur, il ajoutait : « Je n'ai pas voulu dire écriras, je parlais du livre que tu es en train d'écrire, et que d'ailleurs tu écris de toute évidence, car personne sur terre ne pourrait parler comme tu le fais de quelque chose en quoi il ne serait pas profondément absorbé. Je suis peut-être trop explicite, tu me pardonneras, n'est-ce pas ? » A ces moments critiques, nous goûtions tous le soulagement de nous laisser aller. Nous riions en effet à gorge déployée. Le rire d'Ulric était toujours le plus joyeux — et le plus sale, si je puis m'exprimer ainsi. « Ho, ho ! semblait-il rire, ne sommes-nous pas tous de merveilleux menteurs ! Je n'y réussis pas si mal que ça moi-même, nom d'un chien ! Si je reste assez longtemps avec vous autres, je ne saurai même plus que je mens. Ho ho ho ! Haw haw ! Ha ha ! Hi hi ! » Et il se tapait sur les cuisses et roulait les yeux comme un nègre, terminant par un claquement de la langue et une demande muette d'une toute petite goutte d'eau-de-vie... Avec d'autres amis cela ne marchait pas si bien. Ils étaient trop enclins à poser des questions « impertinentes », comme disait Mona. Ou bien ils se montraient nerveux et mal à l'aise, faisaient de frénétiques efforts pour regagner la terre ferme. Kronski, de même qu'Ulric, savait jouer le jeu. Il le faisait d'une façon un peu différente de celle d'Ulric mais qui semblait satisfaire Mona. Elle pouvait lui faire confiance. C'est ainsi qu'elle le formulait en elle-même, je le sentais. L'ennui avec Kronski était qu'il jouait trop bien le jeu. Non content d'être un simple complice, il voulait encore improviser. Ce zèle, qui n'était pas entièrement diabolique, donnait lieu à d'étranges discussions — discussions sur les progrès de mon livre mythique, bien sûr. Le moment critique s'annonçait toujours par une salve de rire hystérique — de la part de Mona. Cela signifiait qu'elle ne savait plus où elle en était. Quant à moi, je ne faisais guère ou pas d'effort pour ne pas rester en arrière des autres, peu soucieux de ce qui se passait dans ce royaume du faux-semblant. Tout ce que je me sentais appelé à faire était de garder mon sérieux et de feindre que tout était parfaitement régulier. Je riais quand j'en avais envie, ou faisais des critiques et des rectifications, mais en aucun cas, ni par la parole ni par le geste ni par insinuation, je ne laissais voir que ce n'était qu'un jeu...
D'étranges petits épisodes survenaient constamment pour empêcher notre vie de devenir monotone et unie. Parfois il s'en produisait un, deux, trois, quatre, comme des fusées qui partent.
Pour commencer, il y eut la soudaine et mystérieuse disparition de nos lettres d'amour, rangées dans un grand sac en papier, au fond de la penderie. Il nous fallut une semaine ou plus pour découvrir que la femme qui venait parfois faire notre ménage avait jeté le sac aux ordures. Mona faillit s'effondrer en apprenant la nouvelle.
— Il faut absolument les retrouver ! insistait-elle.
Mais comment ? Le boueur avait déjà fait sa tournée. A supposer même que nous pussions trouver l'endroit où il avait déposé les ordures, elles seraient déjà ensevelies sous une montagne d'autres détritus. Cependant, pour donner satisfaction à Mona, je m'informai de l'emplacement du dépôt d'ordures. O'Mara s'offrit à m'accompagner. C'était au diable, quelque part dans les Flatlands, je crois, ou encore près de Canarsie – un trou perdu au-dessus duquel flottait un épais voile de fumée. Nous nous efforçâmes de trouver l'endroit où le boueur avait déposé les ordures du jour. Tâche insensée, bien sûr. Mais j'avais expliqué la situation au chauffeur et, par la seule force de la volonté, éveillé dans cette conscience de brute une lueur d'intérêt. Il fit tout son bon Dieu de possible pour se rappeler l'endroit, mais ce fut en vain. Nous nous mîmes à la besogne, O'Mara et moi, et munis de cannes d'un aspect plutôt élégant, entreprîmes de fourrager de tous côtés. Nous découvrîmes toutes les choses possibles et imaginables sauf les lettres d'amour disparues. O'Mara mit tout en œuvre pour me dissuader de rapporter à la maison un plein sac de bric-à-brac. Pour lui-même, il avait trouvé un joli étui à pipe, quoique j'ignore ce qu'il avait l'entention d'en faire car il ne fumait jamais la pipe. Je dus me contenter d'un canif à manche en os dont les lames étaient si rouillées qu'elles ne s'ouvraient plus. J'empochai aussi la facture d'une pierre tombale établie par les administrateurs du cimetière Woodlawn.
Mona prit la perte des lettres au tragique. Elle voyait dans l'incident un mauvais présage. (Des années plus tard, lorsque je lus ce qui arriva à Balzac avec les lettres de sa bien-aimée Mme Hanska, je revécus intensément cet épisode.)
Le lendemain de notre voyage aux dépôts d'ordure, je reçus la visite tout à fait inattendue d'un lieutenant de police de notre arrondissement. Il venait pour voir Mona, qui était heureusement sortie. Après quelques politesses, je demandai quel ennui il pouvait y avoir. Pas d'ennuis, m'assura-t-il. Il voulait simplement lui poser quelques questions. En ma qualité de mari, je me demandai à haute voix si je ne pourrais y répondre à sa place. Il parut peu disposé à se prêter à cette suggestion polie.
— Quand l'attendez-vous ? demanda-t-il.
Je répondis que je ne saurais le dire. Etait-elle à son travail, hasarda-t-il.
— Vous voulez dire si elle a un emploi ? demandai-je.
Il ignora ma question.
— Et vous ne savez pas où elle est allée ?
Il s'insinuait, de toute évidence. Je répondis que je n'en avais pas la moindre idée. Plus il posait de questions plus mes lèvres se scellaient. Je n'avais toujours pas le moindre soupçon de ce qu'il avait derrière la tête.
Finalement je saisis pourtant un indice. Ce fut lorsqu'il demanda si elle était par hasard une artiste que je commençais à voir où il voulait en venir.
— En un sens, répondis-je, attendant la question suivante.
— Eh bien, dit-il, extrayant de sa poche un Mezzottint et le posant devant moi, peut-être pourrez-vous me dire quelque chose sur ceci.
Immensément soulagé, je dis :
— Certainement ! Que voulez-vous savoir ?
— Eh bien, commença-t-il, s'installant confortablement pour savourer une longue parlote, qu'est-ce au juste ? Quelle est la combine, je veux dire ?
Je souris.
— Il n'y a pas de combine. Nous les vendons.
— A qui ?
— A n'importe qui. A tout le monde. Il y a un mal à cela ?
Il marqua un temps, pour se gratter le haut de la tête.
— Avez-vous lu celui-là vous-même ? demanda-t-il comme s'il tirait à bout portant.
— Bien sûr. C'est moi qui l'ai écrit.
— Quoi ? C'est vous qui l'avez écrit ? Je croyais que l'écrivain c'était elle.
— Nous sommes tous les deux des écrivains.
— Mais c'est signé de son nom.
— C'est vrai. Nous avons nos raisons à cela.
— Alors c'est donc cela ?
Il joignit les pouces, essayant de réfléchir profondément.
J'attendis qu'il lâchât la grande surprise.
— Et vous gagnez votre vie en vendant ces... heu, ces bouts de papier ?
— Nous essayons...
A ce moment, il fallut que Mona entrât en coup de vent Je la présentai au lieutenant qui, il faut le dire, n'était pas en uniforme.
A ma stupeur, elle s'exclama :
— Comment puis-je savoir qu'il est le lieutenant Morgan ?
Entrée en matière qui manquait un peu de tact.
Le lieutenant, cependant, ne se démonta pas du tout ; en fait, on eût dit qu'il trouvait très fort de la part de Mona de poser cette question. Montrant son insigne, il se mit en devoir d'expliquer la nature de sa visite. Il le fit avec tact et courtoisie.
— Maintenant, jeune dame, dit-il, ne tenant aucun compte de mes explications spontanément offertes, vous plairait-il de me dire pourquoi exactement vous avez écrit ce petit article ?
Ici nous parlâmes tous les deux à la fois.
— Je vous ai dit que c'est moi qui l'ai écrit ! m'exclamai-je.
Et Mona, sans prêter aucune attention à mes paroles :
— Je ne vois pas pourquoi je l'expliquerais à la police.
— L'avez-vous écrit, mademoiselle... ou plutôt madame Miller ?
— Oui.
— Elle ne l'a pas écrit, dis-je.
— Alors qui est-ce des deux ? dit le lieutenant d'un ton paternel. Ou bien l'avez-vous écrit ensemble ?
— Il n'a rien eu à y voir, dit Mona.
— Elle essaie de me protéger, protestai-je. Ne croyez pas un mot de ce qu'elle vous dit.
— Peut-être est-ce vous qui essayez de la protéger ! dit le lieutenant.
Mona ne put se contenir.
— Protéger ? cria-t-elle. Qu'insinuez-vous ? Qu'est-ce que vous lui reprochez à ce... à ça ?
Elle séchait, ne sachant comment appeler la pièce à conviction.
— Je n'ai pas dit que vous aviez commis un crime. J'esssaie seulement de savoir ce qui vous a poussée à l'écrire.
Je regardai Mona et puis le lieutenant Morgan.
— Laissez-moi expliquer, voulez-vous ? C'est moi qui l'ai écrit. Je l'ai fait parce que j'étais en colère, parce que j'ai horreur de voir commettre une injustice. Je veux que les gens le sachent. Est-ce que cela répond à la question ?
— Ainsi, vous ne l'avez donc pas écrit ? dit le lieutenant Morgan en s'adressant à Mona. Je suis content de l'apprendre. Je ne pouvais imaginer qu'une jeune femme aussi distinguée que vous puisse dire des choses pareilles.
De nouveau Mona sécha. Elle s'attendait à une tout autre réaction.
— Monsieur Miller, poursuivit le lieutenant d'un ton légèrement changé, nous avons reçu des plaintes au sujet de votre diatribe, si je peux l'appeler ainsi. Les gens n'en aiment pas le ton. Il est incendiaire. A vous entendre, on vous prendrait pour un extrémiste. Je sais naturellement que vous ne l'êtes pas, autrement vous n'habiteriez pas un appartement comme celui-ci. Je le connais bien. J'ai souvent joué ici aux cartes avec le juge et ses amis.
Je commençai à me détendre. Je savais maintenant que tout se terminerait par un gentil petit conseil de ne pas devenir un agitateur.
— Pourquoi n'offres-tu pas à boire au lieutenant ? dis-je à Mona. Vous ne voyez pas d'inconvénient à prendre un verre avec nous, n'est-ce pas, lieutenant ? Je suppose que vous n'êtes pas en service.
— Je n'y vois aucun inconvénient, répondit-il, maintenant que je sais quelle sorte de gens vous êtes. Nous sommes obligés de voir ces choses-là de près, vous savez. Routine. C'est ici un vieux quartier tranquille.
Je souris comme pour dire que je comprenais parfaitement. Puis, en un éclair, je pensai à ce représentant de la loi devant lequel on m'avait traîné quand je n'étais qu'un moutard. Le souvenir de cet incident me donna une inspiration. Tout en avalant un verre de xérès, je regardai bien le lieutenant Morgan et me lançai comme un gamin des rues.
— Je suis du 14e arrondissement, commençai-je en lui adressant un large sourire du genre cordial. Peut-être connaissez-vous le capitaine Short et le lieutenant Oakley ? Ou bien Jimmy Dunne ? Vous vous rappelez sûrement Pat Mc Carren ?
Touché !
— Je suis de Greenpoint, dit-il en avançant la main.
— Tiens, tiens, voyez-moi ça !
Nous étions maintenant en pleine clarté.
— A propos, dis-je, vous préféreriez peut-être du whisky ? Je n'ai pas pensé à vous le demander. (Nous n'avions pas de whisky mais je savais qu'il refuserait.) Mona, où est ce Scotch que nous avions ici ?
— Non, non ! protesta-t-il. Cela ne me viendrait pas à l'idée. Ceci est parfait.
— Alors vous êtes de ce bon vieux 14e arrondissement... et vous êtes écrivain ? Dites-moi, qu'écrivez-vous à part ces... heu... ces ?... Des livres ?
— Quelques-uns, dis-je. Je vous enverrai le dernier dès qu'il sera sorti de presse.
— Ce serait bien aimable de votre part. Et envoyez-moi aussi quelque chose de votre femme, voulez-vous ? Vous avez trouvé une petite dame intelligente, je dois dire. Elle sait vous défendre, c'est certain.
Nous bavardâmes un moment, évoquant le bon vieux temps, puis le lieutenant Morgan décida qu'il ferait bien de partir.
— Nous allons simplement classer ceci à la lettre... comment avez-vous dit que vous appelez ces choses-là ?
— Des Mezzotints, dit Mona.
— Bon. Alors à la lettre M. Au revoir, et bonne chance pour vos écrits ! Si jamais vous avez des ennuis, vous savez où me trouver.
Là-dessus nous lui serrâmes la main et fermâmes doucement la porte derrière lui.
— — Ouf ! fis-je en me flanquant sur une chaise.
— La prochaine fois que quelqu'un me demandera, dit Mona, souviens-toi que c'est moi qui écris les Mezzotints. C'est une chance que je sois arrivée à ce moment. Tu ne sais pas t'y prendre avec ces gens.
— Je croyais m'en être joliment bien tiré, dis-je.
— On ne doit jamais dire la vérité à la police, affirma-t-elle.
— Ça dépend. Il faut user de discernement.
— Impossible de se fier à eux, rétorqua-t-elle. On ne peut se payer le luxe d'être honnête avec ces gens. Je suis contente qu'O'Mara n'ait pas été là. Il est encore plus idiot que toi dans ces affaires.
— Je veux bien être pendu si je comprends de quoi tu te plains.
— Il nous a fait perdre notre temps. Tu n'aurais pas non plus dû lui offrir à boire.
— Ecoute, tu prends la tangente. Les policiers sont des êtres humains, non ? Il n'y a pas que des brutes.
— S'ils avaient tant soi peu d'intelligence, ils ne seraient pas dans la police. Ils ne valent pas un clou, tous tant qu'ils sont.
— O.K. Laissons tomber.
— Tu crois que c'est fini parce qu'il a été gentil avec toi. C'est leur façon de vous mettre dedans. Nous sommes maintenant dans leurs dossiers. Avant que nous sachions ce qui nous arrive, on nous invitera à déménager.
— Oh, allons, allons !
— Très bien, tu verras. Le cochon, il a presque fini la bouteille.
La suite des incidents troublants eut lieu quelques jours plus tard. Depuis quelques semaines, j'allais chez le dentiste, un ami du nom de Doc Zabriskie, que j'avais connu par Arthur Raymond. On pouvait passer des années à attendre dans son salon. Zabriskie avait pour principe de ne faire que peu de travail à la fois. La vérité est qu'il aimait parler. On restait assis, la bouche ouverte et les mâchoires endolories, pendant qu'il vous cassait les oreilles. Son frère Boris occupait une niche attenante où il faisait des bridges et des dentiers. Tous deux étaient de grands joueurs d'échecs, et souvent je devais m'asseoir et jouer un peu avant qu'on s'occupât de mes dents.
Entre autres choses, Doc Zabriskie raffolait de la boxe et de la lutte. Il assistait à toutes les rencontres de quelque importance. Comme tant d'autres juifs de professions libérales, il aimait aussi la musique et la littérature. Mais ce qu'il avait de mieux, c'est qu'il ne vous pressait jamais de payer. Il était particulièrement coulant avec les artistes pour qui il avait un faible.
Un jour, je lui apportai un manuscrit que je venais de terminer. C'était une glorification, dans une prose tout à fait extravagante, de ce petit Hercule, Jim Londos1. Zabriskie le lut d'un bout à l'autre pendant que j'étais assis dans le fauteuil, la bouche grande ouverte et les mâchoires me faisant souffrir l'enfer. Le manuscrit le mit en extase : il fallut qu'il le montrât immédiatement à frère Boris, puis téléphonât à son sujet à Arthur Raymond.
— J'ignorais que vous saviez écrire ainsi, dit-il.
Il suggéra ensuite que nous devrions faire plus ample connaissance. Se demanda si nous ne pourrions pas nous rencontrer quelque part un soir et voir les choses de plus près.
Nous prîmes date et convînmes de nous rencontrer au café Royal après le dîner. Arthur Raymond vint aussi, et Kronski, et O'Mara. Bientôt des amis de Zabriskie se joignirent à nous, et finalement Nahoum Youd. Ce fut une joyeuse soirée, et il y eut à manger et à boire à profusion. Tout le monde paraissait connaître Zabriskie. Nous étions juste sur le point de nous transporter au restaurant roumain, au bas de la rue, quand un vieil homme barbu s'approcha de notre table, pour vendre des allumettes et des lacets de souliers. Je ne sais ce qui me prit, mais avant d'avoir pu me retenir, j'étais en train de me payer la tête du pauvre diable, le harcelant de questions auxquelles il ne pouvait répondre, examinant minutieusement les lacets, lui fourrant un cigare dans la bouche, et en général me conduisant comme un goujat et un idiot. Chacun me regarda avec stupeur, et finalement avec une sévère désapprobation. Le vieillard était en larmes. J'essayai de tourner l'incident en plaisanterie, disant qu'il devait avoir une fortune cachée dans une vieille valise. Un silence de mort et de pierre se fit. Soudain O'Mara me saisit par le bras :
— Sortons d'ici, grommela-t-il, tu fais l'imbécile.
Et se tournant vers les autres, il expliqua que je devais être saoul, qu'il allait m'emmener faire le tour du pâté de maisons. En sortant il fourra de l'argent dans la main du vieillard. Celui-ci leva le poing et m'injuria.
Nous avions à peine atteint le coin de la rue que nous nous jetâmes tête baissée dans Sheldon, Crazy Sheldon.
— Monsieur Miller ! cria-t-il, tendant les deux mains et découvrant dans un sourire un jeu complet de dents en or. Monsieur O'Mara !
On aurait cru que nous étions ses frères depuis longtemps perdus.
Nous l'encadrâmes, le prîmes par le bras et marchâmes en direction du fleuve. Sheldon débordait de joie. Il me cherchait dans toute la ville, confia-t-il. Ses affaires marchaient bien à présent. Il avait un bureau non loin de son domicile.
— Et vous, que faites-vous, monsieur Miller ?
Je lui dis que j'écrivais un livre.
A ces mots, il se dégagea et se posta en face de nous, les bras croisés sur la poitrine, l'expression comiquement sérieuse. Ses yeux étaient presque fermés, sa bouche pincée. A tout instant, je m'attendais maintenant à entendre le coup de sifflet à roulette jaillir comme de la vapeur à travers ses lèvres serrées.
— Monsieur Miller, commença-t-il lentement et sentencieusement, comme s'il invitait le monde entier à écouter. J'ai toujours voulu que vous écriviez un livre. Sheldon comprend. Oui, certes.
Il dit cela d'une voix rauque, la lèvre inférieure projetée en avant, la tête se balançant d'un mouvement saccadé d'arrière en avant en signe de violente approbation.
— Il écrit sur le Klondike, dit O'Mara, toujours prêt à faire marcher Sheldon à fond.
— Non, non ! dit Sheldon, nous regardant fixement avec un sourire rusé, en même temps qu'il agitait l'index sous notre nez. Monsieur Miller écrit un grand livre. Sheldon sait.
Brusquement il nous saisit par l'avant-bras, relâcha l'étreinte et porta l'index à ses lèvres :
— Ch-h-h !
Il regarda autour de lui comme pour s'assurer que personne ne pouvait nous entendre. Puis il se mit à marcher à reculons, le doigt toujours levé. Il l'agitait de droite à gauche comme un métronome.
— Attendez, chuchota-t-il, je connais un endroit... Ch-h-h !
— Nous voulons marcher, dit O'Mara d'un ton brusque, repoussant Sheldon qui cherchait à m'entraîner. Il est saoul, vous ne voyez pas ?
Sheldon eut l'air positivement horrifié.
— Oh non ! cria-t-il. Non, pas monsieur Miller ! — Il se pencha pour me dévisager. — Non, répéta-t-il, monsieur Miller ne s'enivrerait jamais.
Il était maintenant obligé d'aller au trot, les jambes toujours arquées, l'index s'agitant toujours. O'Mara marchait de plus en plus vite. Finalement Sheldon s'arrêta pile, nous laissant prendre une assez grande avance. Il restait là, les bras croisés sur la poitrine, immobile. Puis, tout soudainement, il se mit à courir.
— Prenez garde, chuchota-t-il quand il nous eut rattrapés. Des Polaks par ici. Chhhhhh !
O'Mara lui rit au nez.
— Ne riez pas ! supplia Sheldon.
— Vous êtes cinglé ! dit O'Mara en ricanant.
Sheldon avançait à côté de nous, d'un pas vif et délicat, comme s'il marchait pieds nus sur du verrre cassé. Il resta quelques instants silencieux. Tout à coup il s'arrêta, ouvrit son pardessus et son veston, et vivement, furtivement, boutonna ses poches intérieures, les boutons extérieurs du veston, puis son pardessus. Il projeta en avant la lèvre inférieure, rétrécit ses yeux perçants jusqu'à la largeur de deux fentes, rabattit son chapeau bien sur les yeux et reprit son chemin. Toute cette comédie avec l'accompagnement d'un silence absolu. Toujours silencieux, il étendit une main et d'un air entendu donna un demi-tour à ses bagues scintillantes. Puis il enfonça profondément les deux mains dans les poches de son pardessus.
— Silence ! murmura-t-il, marchant maintenant d'un pas encore plus délicat.
— Il est gaga, dit O'Mara.
— Ch-h-h !
Je ris doucement.
Maintenant il se mit à parler d'une voix assourdie, presque imperceptible, les lèvres remuant à peine. Je ne pouvais saisir que des fragments.
— Ouvrez la bouche ! dit O'Mara.
— Ch-h-h !
Nouveau cafouillage assourdi. Interrompu par un occasionnel Ooooooo ou Iiiiiii. Le tout ponctué par des cris étouffés et cet infernal coup de sifflet à roulette. Cela devenait effrayant. Nous approchions maintenant des gazomètres et des mornes chantiers de bois. Les rues désertes étaient sinistres et lugubres. Soudain je sentis les doigts de Sheldon me griffer le bras. Un son semblable à un Ughhh s'échappa de ses lèvres minces et craquelées. Il me tiraillait et hochait la tête. Il le faisait comme un cheval qui secoue sa crinière.
Je jetai un rapide regard circulaire. De l'autre côté de la rue, un ivrogne rentrait chez lui en zigzaguant. Une énorme carcasse d'homme, le veston grand ouvert, pas de cravate, pas de chapeau. De temps à autre il s'arrêtait pour lâcher un ignoble juron.
— Dépêchez-vous, dépêchez-vous ! balbutia Sheldon, se cramponnant plus fortement à moi.
— Chut ! Tout va bien, murmurai-je.
— Un Polak ! chuchota-t-il.
Je le sentis trembler de tout son corps.
— Regagnons l'Avenue, dis-je à O'Mara. Il est au supplice.
— Oui, oui, gémit Sheldon, c'est mieux par ici.
Et le coude collé au corps, il avança une main d'un mouvement prudent et saccadé, semblable à celui d'un sémaphore. Quand nous eûmes tourné le coin, son allure s'anima. Mi-courant, mi-marchant, il ne cessait de jeter vivement la tête de côté et d'autre, craignant que quelqu'un ne nous prît au dépourvu. Arrivés à la station du métro, nous prîmes congé de lui. Non sans toutefois lui avoir donné mon adresse. Je dus la lui inscrire à l'intérieur d'une boîte d'allumettes. Ses mains tremblaient encore, ses dents claquaient.
— Sheldon vous verra bientôt, dit-il en nous faisant un signe d'adieu.
Au pied de l'escalier, il s'arrêta, se retourna et porta un doigt à ses lèvres.
— Chhhhhh ! fit O'Mara aussi fort qu'il put.
Sheldon eut un sourire solennel. Puis, sans émettre un son, il remua frénétiquement les lèvres. Il me sembla qu'il essayait de dire POLAKS. Sans doute croyait-il crier.
— Tu n'aurais jamais dû lui donner notre adresse, dit O'Mara. Ce gars va nous hanter. C'est un vrai fléau. Il me donne la chair de poule.
Il se secoua comme un chien.
— C'est un brave type, dis-je. Je m'en charge si jamais il s'amène. D'ailleurs j'aime assez Sheldon.
— C'est bien de toi ! dit O'Mara.
— As-tu vu les pierres qu'il a aux doigts ?
— Du strass probablement.
— Des diamants, tu veux dire ! Tu ne connais pas Sheldon. Ecoute, si jamais nous avons besoin d'un coup de main, ce gars mettra sa chemise au clou pour nous.
— Je préférerais crever de faim plutôt que de devoir l'écouter parler.
— Très bien, à ta guise. Quelque chose me dit que nous pourrions avoir besoin un jour de monsieur Sheldon. Bon Dieu, comme il s'est mis à trembler quand il a vu ce Polak saoul !
O'Mara resta silencieux.
— Tu t'en fous pas mal, n'est-ce pas ? raillai-je. Tu ne sais pas de quoi ça a l'air un pogrom...
— Toi non plus, dit aigrement O'Mara.
— Quand je regarde Sheldon, je le sais. Oui, monsieur, pour moi ce pauvre bougre n'est rien d'autre qu'un pogrom ambulant. Si ce Polak s'était dirigé vers nous, il aurait chié dans sa culotte.
Quelques jours plus tard, Osiecki vint nous voir le soir avec son amie. Elle s'appelait Louella. Sa franche laideur la rendait presque belle. Elle avait sur elle une robe de soie vert Nil et des souliers de brocart jaune banane et orange. Elle était calme, réservée et totalement dépourvue d'humour. Son attitude était d'une infirmière plutôt que d'une fiancée.
Osiecki portait le rictus fixe d'une tête de mort. Son attitude disait : « J'ai promis de l'amener, la voici ». Ce qui sous-entendait que nous avions à tirer d'elle ce que nous pourrions sans son assistance. Il était venu « passer la soirée » et boire ce qui serait fourni. Quant à la conversation, il écoutait tout ce qui se disait comme si nous mettions des disques pour lui.
Ce fut une étrange conversation, car tout ce que l'on pouvait tirer de Louella était un Oui ou un Non ou Je pense ou Peut-être. Le sourire d'Osiecki s'épanouissait de plus en plus, comme pour dire : « Je vous avais bien prévenus ! » Plus il buvait, plus ses dents branlaient. Sa bouche commençait à ressembler à un dispositif compliqué de fil de fer et d'entretoises. Quoi qu'il mâchât, il mâchait lentement et péniblement. En fait, on eût dit qu'il mastiquait plutôt qu'il ne mâchait. Depuis sa dernière visite, son visage s'était couvert d'une éruption qui ne contribuait guère à rehausser sa mine piteuse.
Losqu'on lui demanda si les choses allaient mieux, il se tourna vers Louella.
— Elle vous dira, bredouilla-t-il.
Louella dit non.
— Toujours les mêmes ennuis ?
De nouveau il regarda vers Louella.
Cette fois elle répondit oui.
Puis, à notre surprise, il dit :
— Demandez-lui comment elle se porte.
Et de baisser la tête ; quelques gouttes de salive tombèrent dans son verre. Il tira un mouchoir et avec un visible effort s'essuya la bouche.
Tous les yeux convergèrent sur Louella. Aucune réaction, sinon de regarder droit à travers nous, l'un après l'autre. Ses yeux, qui étaient vert pâle, devinrent glacés et fixes. Nous commencions à nous sentir mal à l'aise, mais personne ne savait comment rompre le charme. Soudain, de son propre mouvement, elle se mit à parler. Elle parlait d'une voix basse et monotone, comme hypnotisée. Son regard, qui ne changea pas un instant était rivé au manteau de la cheminée, juste au-dessus de nos têtes. Dans cette théâtrale robe vert Nil, avec ces yeux verts vitreux, elle donnait l'inquiétante impression de personnifier un médium. Ses cheveux, dissonance frappante, étaient splendides : d'un auburn luxuriant, voluptueux, tombant comme une cataracte sur ses épaules nues. Pendant un bon moment, complètement envoûté, j'eus la bizarre sensation de contempler un cadavre, un cadavre chauffé à l'électricité.
Ce qu'elle disait de cette voix monotone, terne, sourde, je ne le saisis pas bien tout d'abord. C'était comme si l'on écoutait un lointain ressac battre contre une falaise. Elle n'avait mentionné aucun nom, aucun lieu, aucune date. Progressivement, je devinai que ce « lui » dont elle parlait était son fiancé, Osiecki. De temps à autre je jetais un coup d'œil vers celui-ci pour observer ses réactions, mais il n'y en avait pas. Il souriait toujours comme une plaque d'amiante. On ne se serait guère douté qu'elle parlait de lui.
La substance du monologue de Louella était qu'elle le connaissait maintenant depuis plus d'un an et qu'en dépit de tout ce que pouvaient dire ses amis à lui, elle était convaincue qu'il n'était pas vraiment différent de ce qu'il avait toujours été. Elle laissait très nettement entendre qu'il était dingo. Sans la moindre modulation, elle ajouta qu'elle était certaine d'être en train de devenir dingo elle-même. Aucune insinuation pour dire que c'était sa faute à lui. Non, elle n'en parlait que comme d'une coïncidence malheureuse, ou peut-être heureuse. C'était l'infortune d'Osiecki qui l'avait attirée. Elle supposait qu'elle l'aimait, mais n'avait aucun moyen de s'en assurer puisque leurs réactions à tous les deux étaient anormales. Ses amis à lui, contre qui elle n'avait rien, trouvaient qu'elle exerçait sur lui une mauvaise influence. Peut-être était-ce exact. Elle n'avait pas de motif secret en s'attachant à lui. Elle gagnait sa vie et, en cas de besoin, pourrait se charger d'eux deux. Elle n'était ni heureuse ni malheureuse. Les jours passaient comme dans un rêve, et les nuits étaient la continuation de quelque autre rêve. Par moments elle pensait qu'ils feraient mieux de quitter la ville, à d'autres moments que cela ne changerait rien ni d'une façon ni de l'autre. Elle devenait de moins en moins capable de prendre des décisions. Une sorte de crépuscule s'était installé au-dessus d'eux, crépuscule qui, à l'en croire, n'était pas du tout insupportable. Ils allaient se marier bientôt ; elle espérait que ses amis à lui n'en seraient pas trop fâchés. Quant aux poux, elle les avait sentis elle-même ; ce pouvait évidemment être imaginaire, mais elle ne voyait pas beaucoup de différence entre des piqûres imaginaires et de vraies piqûres, surtout si elles laissaient des marques sur la peau. L'eczéma d'Osiecki, que nous avions probablement remarqué, n'était que chose passagère : il buvait beaucoup ces derniers temps. Mais elle préférait le voir ivre plutôt que se rongeant à mort. Il avait ses bons et ses mauvais côtés, comme tout le monde. Elle était navrée de ne pas beaucoup aimer la musique mais elle faisait de son mieux pour l'écouter. Elle n'avait jamais eu aucun penchant pour l'art, que ce fût la musique, la peinture ou la littérature. Elle n'avait aucun enthousiasme pour rien, vraiment, pas même étant enfant. Sa vie avait toujours été facile et confortable, ainsi que terne et monotone. La monotonie de la vie ne l'affectait pas comme elle affectait les autres, pensait-elle. Elle éprouvait la même chose, qu'elle fût seule ou avec des gens...
Elle parla encore et encore, aucun de nous n'ayant le courage ou l'esprit de l'interrompre. On eût dit qu'elle nous avait jeté un sort. Si un cadavre pouvait parler, elle était un parfait cadavre parlant. A l'exception de ses lèvres qui remuaient et émettaient des sons, elle était inanimée.
Ce fut O'Mara qui rompit le charme. Il crut entendre quelqu'un à la porte. Il sauta sur ses pieds et ouvrit vivement. Il n'y avait personne, rien que l'obscurité. Je vis la tête de Louella se redresser d'une saccade au moment où il ouvrait la porte. Au bout de quelques instants, ses traits se détendirent, ses yeux s'adoucirent.
— Ne voudriez-vous pas prendre encore un verre ? demanda Mona.
— Si, dit-elle, je veux bien.
O'Mara, à peine rassis, était sur le point de se verser à boire quand un coup timide fut frappé à la porte. Il sursauta. Mona lâcha le verre qu'elle tendait à Louella. Seul Osiecki demeura impassible.
J'allai à la porte et l'ouvrit doucement. Sur le seuil se tenait Sheldon, chapeau à la main.
— Etiez-vous ici il y a juste un instant ? demandai-je.
— Non, dit-il, je viens d'arriver.
— Vous êtes sûr ? demanda O'Mara.
Sheldon n'y prêta pas attention et entra.
— Sheldon ! dit-il, regardant de l'un à l'autre, et faisant à chacun un léger salut. La cérémonie consistait à fermer les yeux et à les rouvrir en clignotant chaque fois qu'il revenait à la position droite.
Nous le mîmes à l'aise du mieux que nous pûmes et lui offrîmes un verre.
— Sheldon ne refuse jamais, dit-il solennellement, les yeux étincelants.
Rejetant la tête en arrière, il vida le verre de xérès d'un trait. Puis il fit bruyamment claquer sa langue, battit encore un peu les paupières, et s'enquit si nous étions tous en bonne santé. En guise de réponse, nous rîmes tous, à l'exception de Louella, qui sourit gravement. Sheldon essaya de rire aussi, mais le mieux qu'il put faire fut une étrange grimace, quelque chose comme un loup sur le point de se lécher les babines.
Osiecki fit un large sourire à l'adresse de Sheldon. Il paraissait flairer un esprit parent.
— Quel nom a-t-il dit ? demanda-t-il en regardant O'Mara.
Sheldon répéta gravement son nom tout en baissant les yeux.
— N'avez-vous pas de prénom ? demanda Osiecki, cette fois directement.
— Sheldon tout court, dit Sheldon.
— Mais vous êtes Polonais, n'est-ce pas ? dit Osiecki, de plus en plus animé.
— Je suis né en Pologne, répondit Sheldon. Il étira les mots de façon à prévenir toute possibilité de malentendu. Mais je suis fier de dire que je ne suis pas Polonais.
— Eh bien, moi je suis à moitié Polonais, dit aimablement Osiecki, mais quant à en être fier ou non, je veux bien être pendu si je le sais.
Sheldon détourna immédiatement les yeux, serrant étroitement les lèvres, comme s'il craignait de laisser échapper une malédiction déplacée. Rencontrant mon regard, il m'adressa un sourire douloureux qui voulait dire : « Je fais de mon mieux pour bien me conduire en compagnie de vos amis, quoique je flaire du sang polonais ».
— Il ne vous fera pas de mal, dis-je d'un ton rassurant.
— Qu'y a-t-il ?... cria Osiecki. Qu'ai-je fait ?
Sheldon se mit promptement debout, bomba la poitrine, fronça le sourcil, puis prit sa pose histrionique la plus saisissante.
— Sheldon n'a pas peur, dit-il, aspirant l'air à chaque mot qu'il prononçait d'une voix sifflante. Sheldon ne désire pas parler à un Polak.
Ici il s'arrêta et, sans bouger le corps, tourna la tête aussi loin qu'elle pouvait aller, puis retour, exactement comme une poupée mécanique. Ce faisant, il ferma à demi les paupières, projeta en avant la lèvre inférieure et arrivé à la position Fixe ! leva lentement la main, l'index tendu en avant — tel le docteur Munyon s'apprêtant à faire un laïus sur les pilules pour le foie.
— Chhhhhh ! Ceci d'O'Mara.
— C-HHHHHH !
Et Sheldon abaissa la main pour porter l'index à ses lèvres.
— Qu'est-ce que c'est ? s'écria Osiecki, fortement emballé par cette scène.
— Sheldon va parler. Les Polaks pourront parler ensuite. Ce n'est pas ici la place des voyous. Ai-je raison, monsieur Miller ? Silence, je vous prie ! — De nouveau il tortilla la tête de tous côtés, telle une poupée mécanique. — Il est arrivé une fois une chose terrible. Excusez-moi si je dois parler de choses pareilles en présence de dames et de messieurs. Mais cet homme — il braqua des yeux furieux sur Osiecki — m'a demandé si j'étais Polonais. Pfuit ! (Il cracha par terre.) Que je puisse être Polonais — pfuit ! (Il cracha encore.) Excusez-moi, madame Mrs. Miller — il fit un petit salut ironique — mais quand j'entends le mot Polonais, je dois cracher. Pfuit ! (Et de cracher une troisième fois.)
Il marqua un temps, faisant une profonde aspiration pour se remplir les poumons au degré voulu. Ainsi que pour rassembler le venin que sécrétaient ses glandes. Sa mâchoire inférieure tremblait, ses yeux dardaient des rayons noirs de haine. Comme s'il était fait d'un ressort, son corps commença à se raidir : il n'aurait eu qu'à se détendre pour jaillir de l'autre côté de la rue.
— Il va piquer une crise, dit Osiecki, sincèrement alarmé.
O'Mara sauta sur ses pieds pour offrir à Sheldon un verre de xérès. Sheldon le lui fit sauter des mains, comme s'il chassait une mouche. Le xérès se répandit sur la la belle robe vert Nil de Louella. Elle n'y prêta aucune attention. Osiecki devenait de plus en plus agité. Dans sa détresse, il se tourna vers moi d'un air implorant :
— Dites-lui que j'ai parlé sans aucune arrière-pensée.
— Un Polonais ne s'excuse jamais, dit Sheldon, le regard fixé droit devant lui. Il assassine, il torture, il viole, il brûle femmes et enfants — mais il ne dit jamais « Pardon ». Il boit le sang, le sang humain — et il prie à genoux, comme un animal. Chaque mot sorti de sa bouche est un mensonge ou un juron. Il mange comme un chien, il fait caca dans sa culotte, il se lave avec des chiffons crasseux, il vous vomit à la figure. Sheldon prie tous les soirs pour que Dieu les punisse. Tant qu'il y aura un seul Polonais en vie, il y aura des larmes et du malheur. Sheldon n'a pas pitié d'eux. Il faut qu'ils meurent tous, comme des porcs... hommes, femmes et enfants. Sheldon le dit... parce qu'il les connaît.
Ses yeux, mi-clos quand il avait commencé, étaient maintenant complètement fermés. Les paroles s'échappaient à peine de ses lèvres, chacune poussée comme par des soufflets. Aux coins de sa bouche, la salive s'était accumulée, lui donnant l'apparence d'un épileptique.
— Arrêtez-le, Henry, je vous en prie, supplia Osiecki.
— Oui, Val, je t'en prie, fais quelque chose, s'écria Mona. C'est allé assez loin.
— Sheldon ! hurlai-je à tue-tête, voulant le surprendre.
Il resta impassible, les yeux au Fixe ! comme s'il n'avait rien entendu.
Je me levai, le prit par le bras, et le secouai légèrement.
— Allons, Sheldon, dis-je doucement, revenez à vous.
Je le secouai de nouveau, plus vigoureusement.
Les yeux de Sheldon s'ouvrirent lentement, en frémissant ; il regarda autour de lui comme s'il sortait d'une transe. Un sourire écœuré se répandait maintenant sur son visage ; on eût dit qu'en se fourrant le doigt dans la gorge il avait réussi à vomir une dose de poison.
— Ça va maintenant, n'est-ce pas ? demandai-je, lui donnant une claque sonore dans le dos.
— Excusez-moi, dit-il, clignotant et toussant, ce sont ces Polaks. Ils me rendent toujours malade.
— Il n'y a pas de Polaks ici, Sheldon. Cet homme – montrant Osiecki — est Canadien. Il voudrait vous serrer la main.
Sheldon avança la main comme s'il n'avait jamais encore vu Osiecki, et s'inclinant profondément, dit :
— Sheldon !
— Enchanté de vous connaître, répondit Osiecki, faisant lui aussi un léger salut. Tenez, buvez, voulez-vous ? et il tendit la main vers un verre.
Sheldon porta le verre à ses lèvres et but lentement, prudemment, comme s'il n'était pas tout à fait convaincu que ce fût inoffensif.
— C'est bon ? demanda Osiecki avec un grand sourire.
— Ausgezeichnet !
Et Sheldon fit claquer sa langue. Il le fit non par véritable délectation mais pour montrer ses bonnes manières.
— Etes-vous un vieil ami de Henry ? demanda Osiecki, cherchant gauchement à s'insinuer dans les bonnes grâces de Sheldon.
— Monsieur Miller est l'ami de tout le monde, fut la réponse.
— Il a travaillé avec moi, expliquai-je.
— Oh, je vois ! Maintenant j'y suis, dit Osiecki.
Il eut l'air extraordinairement soulagé.
— Il a maintenant une affaire à lui, ajoutai-je.
Sheldon eut un large sourire et se mit à tripoter les bagues ornées de pierres précieuses qu'il portait aux doigts.
— Une affaire licite, dit Sheldon, se frottant les mains comme un prêteur sur gages.
Là-dessus il fit glisser une des bagues de son doigt et la mit sous le nez d'Osiecki. Elle portait un gros rubis. Osiecki l'examina d'un œil appréciateur et la passa à Louella. Entre temps Sheldon avait retiré une autre bague et l'avait donnée à examiner à Mona. Cette fois il s'agissait d'une énorme émeraude. Il attendit quelques instants pour observer l'effet produit. Puis il retira cérémonieusement deux bagues de son autre main, toutes deux ornées de diamants. Celles-là il les mit dans ma main. Puis il porta les doigts à ses lèvres et fit Chhhhhh !
Cependant que nous nous exclamions sur la merveilleuse qualité des pierres, Sheldon plongea la main dans la poche de son gilet et en tira un petit paquet enveloppé de papier de soie. Il le défit au-dessus de la table, le mettant à plat dans le creux de sa main. Cinq ou six pierres jetèrent des feux, petites toutes, mais d'un éclat extraordinaire. Il les posa avec précaution sur la table et plongea dans l'autre poche de son gilet. Cette fois il produisit un collier de petites perles, des perles exquises comme je n'en avais jamais vu de pareilles.
Quand nous nous fûmes régalé les yeux de tous ces trésors, il prit de nouveau une de ses poses déconcertantes, la garda pendant un temps impressionnant, puis plongea dans la poche intérieure de son veston et en tira un long portefeuille de fabrication marocaine. Il le déplia en l'air, comme un prestidigitateur, puis, un par un, en tira des billets de toute valeur en une douzaine de devises différentes. S'ils étaient vrais, comme j'avais de bonnes raisons de le croire, il devait y en avoir pour plusieurs milliers de dollars.
— N'avez-vous pas peur de vous promener avec tout ce bazar dans vos poches ? s'enquit quelqu'un.
Agitant les doigts en l'air, comme s'il touchait des clochettes, il répondit sentencieusement :
— Sheldon sait y faire.
— Je vous avais bien dit qu'il était marteau, ricana O'Mara.
Sans prêter attention à la remarque, Sheldon poursuivit :
— Dans ce pays, personne n'ennuie Sheldon. C'est un pays civilisé. Sheldon se mêle toujours de ce qui le regarde... N'est-ce pas vrai, monsieur Miller ? — Il s'arrêta pour se remplir les poumons. Puis il ajouta : Sheldon est toujours poli, même avec les nègres.
— Mais, Sheldon...
— Attendez ! cria-t-il. Silence, je vous prie !
Et puis, avec une lueur mystérieuse dans ses yeux en vrille, il déboutonna sa chemise, recula vivement de quelques pas, jusqu'à ce que son dos vînt toucher la fenêtre, brandit un morceau de ruban noir qu'il portait autour du cou, et avant que nous eussions pu dire ouf, tira un son terrifiant d'un sifflet de police attaché au ruban. Le bruit nous perça le tympan. C'était hallucinant.
— Empoignez le sifflet ! hurlai-je, comme Sheldon le portait de nouveau à ses lèvres.
O'Mara agrippa solidement le sifflet.
— Vite ! Cachez tout ! hurla-t-il. Si les flics s'amènent, nous passerons un moment infernal à nous expliquer sur ce butin.
Osiecki ramassa aussitôt bagues, billets, portefeuille et joyaux, les glissa tranquillement dans la poche de son veston et se rassit, les bras croisés, attendant l'arrivée de la police.
Sheldon observait la scène dédaigneusement et avec mépris.
— Qu'ils viennent, dit-il, le nez en l'air, les narines frémissantes. Sheldon n'a pas peur de la police.
O'Mara s'employait à fourrer le sifflet sur la poitrine de Sheldon, lui reboutonnant la chemise, puis le gilet et le veston. Sheldon se laissait faire aussi tranquillement que s'il eût été un mannequin qu'on habillerait pour l'exposer en vitrine. Pas un instant cependant il ne quitta Osiecki des yeux.
Bien sûr, quelques instants plus tard on sonna. Mona se précipita à la porte. C'était bien la police.
— Parlez ! grogna O'Mara.
Et d'élever la voix comme s'il poursuivait une discussion animée. Je répondis sur le même ton, sans me soucier de ce que je disais. En même temps je fis signe à Osiecki de suivre le mouvement, mais tout ce que je pus en tirer fut un sourire. Les bras croisés, il observait et attendait placidement. Entre deux bribes de notre feinte discussion, nous entendions Mona protester disant que nous ignorions tout d'un coup de sifflet de police. N'avions rien entendu du tout. O'Mara jacassait comme une pie, adoptant maintenant d'autres voix, d'autres intonations. Dans un langage de sourd-muet, il me pressait frénétiquement d'en faire autant. Si la police était tombée au milieu de tout cela, elle aurait été témoin d'une drôle de scène. Sur ces entrefaites, j'éclatai de rire, obligeant O'Mara à redoubler d'efforts. Louella, bien entendu, était assise telle une pierre. Osiecki assistait à la représentation comme d'une loge de cirque. Il se sentait parfaitement à son aise ; en fait, il était radieux. Quant à Sheldon, il ne changea pas un instant de position. Il avait toujours le dos contre la fenêtre. Il restait là, boutonné jusqu'en haut, comme s'il attendait que l'étalagiste lui arrangeât les bras et les jambes. A plusieurs reprises, je lui fis signe de parler, mais il demeura imperméable, distant, absolument dédaigneux, en fait.
Finalement nous entendîmes la porte se refermer et Mona revenir au pas de course.
— Les imbéciles ! dit-elle.
— Ils viennent toujours quand je donne un coup de sifflet, dit Sheldon comme pour constater un simple fait
— Tout ce que j'espère, c'est que le propriétaire ne descendra pas, dis-je.
— Ils sont partis pour le week-end, dit Mona.
— Etes-vous sûre que les flics ne guettent pas dehors ? demanda O'Mara.
— Ils sont partis, répondit Mona, j'en suis sûre. Dieu, il n'y a rien de pire qu'un épais Irlandais, si ce n'est deux Irlandais épais. J'ai cru que je n'arriverais jamais à les convaincre.
— Pourquoi ne les avez-vous pas invités à entrer ? demanda Osiecki. C'est toujours le meilleur moyen.
— Oui, dit Louella, nous le faisons toujours.
— Ç'a été un bon numéro, dit Osiecki avec un sourire. Est-ce que vous jouez toujours à des jeux de ce genre ? Il est tordant, ce Sheldon.
Il se leva nonchalamment et déchargea le butin sur la table. Il alla à Sheldon et dit :
— Pourrais-je jeter un coup d'œil sur ce sifflet ?
O'Mara fut instantanément sur ses pieds, prêt à empoigner Sheldon.
— Bon sang ! Ne recommencez pas ! supplia-t-il.
Sheldon étendit les deux mains, paumes en avant, comme pour nous écarter.
— Silence ! chuchota-t-il, portant sa main droite à la poche de son pantalon.
Une main ainsi étendue et l'autre sur la hanche mais cachée par le veston, il dit doucement et d'un ton sinistre :
— Si je perds le sifflet, j'ai toujours cela.
Ce disant il tira vivement un revolver et le braqua sur nous. Il le pointa sur chacun de nous à tour de rôle, personne n'osant faire un mouvement ou émettre un son, de crainte que sa main ne pressât machinalement la détente. Convaincu de nous avoir dûment fait impression, Sheldon remit lentement le revolver dans sa poche.
Mona ne fit qu'un bond vers la salle de bains. Un instant après, elle me demandait de la rejoindre. Je m'excusai pour aller voir ce qu'elle voulait. Elle me traîna presque à l'intérieur, ferma la porte et donna un tour de clef.
— Je t'en prie, chuchota-t-elle, fais-les partir, tous tant qu'ils sont. J'ai peur que quelque chose n'arrive.
— C'est cela que tu voulais ? Très bien, dis-je, mais sans enthousiasme.
— Non, je t'en prie, supplia-t-elle, fais-le tout de suite. Ils sont fous, tous.
Je la laissai enfermée à clef dans la salle de bains et rejoignis le groupe. Sheldon montrait maintenant à Osiecki un couteau de poche d'aspect meurtrier qu'il portait aussi sur lui. Osiecki éprouvait la lame du pouce.
J'expliquai que Mona se sentait souffrante, que je croyais qu'il valait mieux lever la séance.
Sheldon voulut courir téléphoner à un médecin. Finalement nous réussîmes à les mettre dehors, Osiecki promettant de bien prendre soin de Sheldon, et Sheldon protestant qu'il pouvait prendre soin de lui-même. Je m'attendais à entendre dans quelques instants un coup de sifflet. Je me demandais ce que diraient les flics quand ils videraient les poches de Sheldon. Mais aucun son ne rompit le silence.
Alors que je me déshabillais pour me coucher, mon regard tomba sur le petit cendrier en cuivre, en provenance présumée de l'Inde, que j'affectionnais particulièrement. C'était un de ces petits objets que j'avais choisis le jour de l'achat des meubles ; j'espérais le garder toujours. Comme je le tenais dans la main, l'examinant une fois de plus, je me rendis brusquement compte qu'aucun objet dans le logement n'appartenait au passé, à mon propre passé. Tout était flambant neuf. C'est alors que je jensai à la petite noix de Chine que je gardais depuis l'enfance dans une petite tirelire en fer, sur la cheminée à la maison. Comment cette noix était venue en ma possession, je ne m'en souviens plus ; elle m'avait probablement été donnée par un parent qui revenait des mers du Sud. De temps à autre j'ouvrais la petite tirelire, qui ne contenait jamais plus de quelques sous, retirais la noix et la caressais. Elle était aussi lisse que du daim, couleur terre de Sienne claire, et entourée d'une bande noire qui passait par le centre. Parfois je la retirais et la gardais sur moi pendant des jours ou des semaines, non pour me porter bonheur mais parce que j'en aimais le contact. C'était pour moi un objet absolument mystérieux, et je ne demandais qu'à laisser subsister le mystère. Qu'il eût une histoire, qu'il fût passé par de nombreuses mains, qu'il eût beaucoup voyagé, j'en étais certain. C'était ce qui me le rendait cher. Un jour, alors que j'étais marié avec Maude depuis quelque temps, j'eus une telle envie de ce petit fétiche que je me rendis tout exprès chez mes parents pour le reprendre. A ma stupeur et ma déception, j'appris que ma mère l'avait donné à un petit garçon du quartier à qui il avait plu. Quel garçon ? voulus-je savoir. Mais elle ne s'en souvenait plus. Elle trouvait stupide de ma part d'attacher tant d'importance à une vétille. Nous parlâmes de choses et d'autres, attendant le retour de mon père pour dîner ensemble.
— Et mon théâtre, demandai-je soudain. T'en es-tu débarrassée aussi ?
— Il y a longtemps, dit ma mère. Tu te souviens du petit Arthur qui habitait dans les logements, de l'autre côté de la rue ? Il en était fou.
— Alors c'est à lui que tu l'as donné ?
Je n'avais jamais fait grand cas du petit Arthur. Une vraie poule mouillée. Mais ma mère trouvait qu'il était un petit bonhomme épatant, avait de si charmantes manières, et ainsi de suite.
— Crois-tu qu'il l'ait toujours ? demandai-je.
— Oh non, bien sûr que non ! C'est maintenant un grand garçon, cela ne lui dirait plus rien d'y jouer.
— On ne sait jamais, dis-je. Je vais peut-être y faire un saut pour voir.
— Ils ont déménagé.
— Et tu ne sais pas où ils sont allés, je suppose ?
Elle ne le savait pas, bien sûr, ou très probablement ne voulait pas me le dire. C'était si stupide de ma part de vouloir rentrer en possession de ces vieilleries, répéta-t-elle.
— Je sais, dis-je, mais je donnerais n'importe quoi pour les revoir.
— Attends d'avoir des enfants toi-même, tu pourras leur acheter alors des jouets neufs, et plus beaux.
— Il ne pourrait y avoir de plus beau théâtre que celui-là, protestai-je avec véhémence.
Je lui fis un long discours sur mon oncle Ed Martini qui avait mis des mois et des mois à le construire pour moi. En parlant, je revoyais le théâtre se dressant sous l'arbre de Noël. Je revoyais mes petits amis, qui venaient toujours me rendre visite pendant les fêtes, assis en cercle par terre, me regardant manipuler les accessoires qui allaient avec le théâtre. Mon oncle avait pensé à tout, non seulement aux changements de décors et à une troupe nombreuse, mais aussi aux feux de la rampe, aux poulies, aux coulisses, aux toiles de fond, à tout ce qu'on peut imaginer. Chaque année à Noël, je montais ce théâtre, jusqu'à l'âge de seize ou dix-sept ans. J'aurais pu y jouer aujourd'hui avec plus de passion que dans mon enfance, tant il était beau, parfait, compliqué. Mais il était parti et je ne le verrais jamais plus. Très certainement je n'en trouverais jamais un semblable, car celui-là avait été fait avec amour et avec une patience que nul ne paraît posséder aujourd'hui. Il était étrange aussi, pensais-je, car Ed Martini avait toujours été considéré comme un bon à rien, un homme qui gâchait son temps, qui buvait trop et parlait trop. Mais il savait ce qui ferait le bonheur d'un enfant !
Rien de mon enfance n'avait été conservé. Le coffre à outils avait été donné à la Société de Bonne Volonté, mes livres d'histoires à un autre gamin que je détestais. Ce qu'il avait fait de mes beaux livres, je pouvais facilement l'imaginer. L'exaspérant dans tout cela était que ma mère ne voulait pas faire le moindre effort pour m'aider à rentrer en possession de mon bien. Au sujet des livres par exemple, elle déclarait que je les avais relus tant de fois que je devais en connaître le contenu par cœur. Elle ne pouvait, ou ne voulait, comprendre que j'avais envie de les posséder physiquement. Peut-être me punissait-elle inconsciemment de l'insouciance avec laquelle j'acceptais jadis les cadeaux.
(Le désir de renforcer les liens qui m'attachaient au passé, à ma merveilleuse enfance, devenait de plus en plus puissant. Plus le monde de tous les jours était insipide et déplaisant, plus je glorifiais les jours dorés de mon enfance. Je voyais de plus en plus clairement, à mesure que le temps passait, que mon enfance avait été une longue fête — une féerie de jeunesse. Non que je me sentisse vieillir ; je me rendais simplement compte que j'avais perdu quelque chose de précieux.)
Ce thème devenait encore plus poignant quand mon père, pensant faire revivre d'agréables souvenirs, me parlait des faits et gestes de mon vieux compagnon de jeux, Tony Marella.
— Je viens de lire quelque chose sur lui dans The Chat de la semaine dernière, commençait-il.
D'abord c'était au sujet des exploits athlétiques de Tony Marella : comment, par exemple, il avait gagné le Marathon et s'était écroulé à moitié mort. Puis ce fut au sujet du club qu'avait organisé Tony Marella, et comment il allait améliorer le sort des garçons pauvres du quartier. Une photo de lui accomgnait toujours l'article. Après The Chat, simple hebdomadaire local, les quotidiens de Brooklyn s'emparèrent de lui. C'était un personnage avec qui il fallait compter, on entendrait parler de lui un de ces jours. Oui, ce ne serait pas étonnant s'il posait bientôt sa candidature au poste d'alderman. Pas de doute, Tony Marella était la nouvelle étoile au firmament du quartier de Bushwick. Il était parti de rien, avait triomphé de tous les obstacles, avait réussi à faire des études de droit ; il offrait un brillant exemple de ce à quoi pouvait arriver le fils d'un pauvre immigrant dans ce glorieux pays du hasard favorable.
Malgré toute ma sympathie pour Tony Marella, j'étais toujours écœuré d'entendre mes parents s'extasier sur lui. Je connaissais Tony Marella depuis l'école primaire ; nous étions toujours dans la même classe et nous terminâmes nos études à la tête de la classe. Tony devait lutter pour tout, tandis que pour moi c'était le contraire. Un gosse difficile, rebelle, dont la turbulence rendait fous les professeurs. Avec les garçons, un chef né. Je le perdis complètement de vue pendant des années Un soir d'hiver, marchant péniblement dans la neige, je tombai sur lui. Il était en route pour une réunion publique et moi, j'allais à un rendez-vous avec je ne sais quelle blonde étourdissante. Tony essaya de me décider à l'accompagner à la réunion, disant que cela me ferait du bien. Je lui ris au nez. Un peu vexé, il se mit à me parler politique, me dit qu'il s'était donné pour tâche de réformer le parti démocrate de notre district, notre vieux district natal. De nouveau je ris, cette fois de façon presque insultante. A cela Tony cria :
— Tu voteras pour moi dans quelques années, attends et tu verras. On a besoin d'hommes comme moi dans le parti.
— Tony, dis-je, je n'ai jamais encore voté et je ne crois pas que je vote jamais. Mais si tu poses ta candidature, il se peut que je fasse une exception. Je n'aimerais rien tant que de te voir devenir président des Etats-Unis. Tu ferais honneur à la Maison Blanche.
Il crut que je me payais sa tête, mais j'étais absolument sérieux.
Au milieu de cette conversation, Tony mentionna le nom de son rival possible, Martin Malone.
— Martin Malone ! m'exclamai-je. Pas notre Martin Malone ?
Celui-là même, m'assura-t-il. A présent l'homme de demain du parti républicain. J'étais tellement surpris que je faillis tomber de mon haut. Cette tête de bois ! Comment avait-il jamais pu prendre cette importance ? Tony m'expliqua que c'était grâce à l'influence du père. Je me souvenais bien du vieux Malone ; c'était un brave homme et un politicien honnête, chose rare. Mais son fils ! Voyons, Martin, qui avait quatre ans de plus que nous, fut toujours en queue de la classe. Il bégayait aussi fortement, du moins étant enfant. Et cet âne était maintenant une personnalité marquante de la politique locale.
— Tu vois pourquoi je ne m'intéresse pas à la politique, dis-je.
— C'est là que tu as tort, Henry, dit Tony avec véhémence. Voudrais-tu voir Martin Malone devenir membre du Congrès ?
— Franchement, répondis-je, je me fous de savoir qui sera membre du Congrès de ce district, ou de quelque district que ce soit. Cela n'a pas la moindre importance. Cela n'a même pas d'importance qui sera Président. Rien n'a d'importance. Ce ne sont pas ces merdeux-là qui dirigent le pays.
Tony hocha la tête, profondément désapprobateur.
— Henry, tu as perdu, dit-il. Tu es un vrai anarchiste.
Et sur ces mots nous nous séparâmes, pour ne plus nous rencontrer pendant un certain nombre d'années.
Mon vieux ne cessait jamais de rabâcher les vertus de Tony. Je savais, bien entendu, que mon père essayait seulement de me revigorer un peu. Je savais qu'après avoir parlé de Tony Marella il demanderait comment marchait mon travail, si j'avais déjà placé quelque chose, et ainsi de suite. Et si je disais que rien d'important ne s'était encore produit, ma mère me jetterait un de ces tristes regards en coulisse, comme pour me plaindre de mon manque de savoir-faire, ajoutant peut-être tout haut que j'avais toujours été le plus brillant garçon de la classe, que j'avais eu toutes les possibilités, et pourtant me voilà essayant de devenir quelque chose d'aussi insensé qu'un écrivain.
— Si seulement tu pouvais écrire quelque chose pour le Saturday Evening Post ! disait-elle. Ou bien, pour rendre ma situation encore plus grotesque, ceci : peut-être que The Chat prendrait une de tes histoires ! (Tout ce que j'écrivais, soit dit en passant, elle l'appelait histoires, bien que je lui eusse expliqué une douzaine de fois ou plus que je n'écrivais pas « d'histoires ». « Eh bien, appelle-les comme tu voudras », tel était toujours son mot de la fin.)
En partant je lui disais toujours :
— Tu es sûre maintenant qu'il ne reste plus aucune de mes vieilles affaires ?
La réponse était invariablement :
— N'y pense plus !
Dans la rue, alors que, debout à la clôture, elle me faisait signe d'adieu, elle décochait cette flèche de Parthe :
— Ne crois-tu pas que tu ferais mieux de renoncer à écrire et de prendre une place ? Tu ne rajeunis pas, tu sais. Il se pourrait que tu sois vieux avant d'être célèbre.
Je partais plein de remords de n'avoir pas rendu leur soirée plus distrayante. En allant à la station du métro aérien, je devais passer devant la maison où avait vécu Tony Marella. Son père tenait toujours une échoppe de cordonnier sur la rue. Tony avait fleuri en sortant directement de ce taudis où il avait été élevé. La maison elle-même n'avait subi aucun changement au cours de la génération. Seul Tony avait changé, évolué, en harmonie avec le temps. J'étais certain qu'il parlait toujours en italien à ses parents, embrassait toujours affectueusement son père en lui disant bonjour, aidait toujours se famille sur son maigre salaire. Comme elle était différente, l'atmosphère qui régnait dans cette maison ! Quelle joie ce devait avoir été pour ses parents de voir Tony faire son chemin dans le monde ! Lorsqu'il prononçait ses grands discours, ils étaient incapables d'en comprendre un mot. Mais ils savaient que ce qu'il disait était juste. Tout ce qu'il faisait était juste à leurs yeux. C'était en effet un bon fils. Et si jamais il parvenait au sommet, il serait fichtrement bon Président.
Tandis que je repassais tout cela dans ma mémoire, je me souvins comment ma mère parlait de mon père, de la joie et de l'orgueil qu'il était pour ses parents. J'étais l'épine dans le flanc des miens. Je n'apportais que des problèmes. Qui sait, pourtant ? Un jour tout pourrait tourner autrement. Un jour, d'un seul coup, je pourrais peut-être changer tout le tableau. Je pourrais encore prouver que je n'étais pas complètement fichu. Mais quand ? Et comment ?
1 Le lutteur grec. (Note de l'auteur).