VII

 

JE mis des jours à secouer le contre-coup du rêve. De je ne sais quelle mystérieuse façon, il avait aussi affecté Mona, bien que je ne lui en eusse rien dit. Nous étions inexplicablement indifférents et abattus. Ayant fait un rêve si violent à son sujet, je m'attendais à voir survenir Sheldon, mais pas plus de Sheldon que sur la main. En revanche, nous reçûmes une carte postale d'O'Mara nous informant qu'il se trouvait aux environs d'Asheville, où un boom était en cours. Nous ferait signe pour venir le rejoindre dès que les choses seraient en bonne voie.

Par pur ennui, Mona prit une autre place au Village, cette fois dans une boîte louche qui s'appelait The Blue Parrot. Par Tony Maurer, un nouvel admirateur, elle apprit que le millionnaire de Milwaukee devait arriver d'un jour à l'autre.

— Et qui est Tony Maurer ? demandai-je.

— Un caricaturiste. Il a été officier de cavalerie allemand. Un véritable homme d'esprit.

— Peu importe le reste, dis-je.

J'avais toujours le cafard. Trouver en moi ne fût-ce qu'une lueur d'intérêt pour un de ses nouveaux admirateurs était au-dessus de mes forces. J'étais bas, et je le resterais jusqu'à ce que j'eusse touché le fond. Même Elie Faure était trop pour moi. Je ne pouvais me concentrer sur quoi que ce fût de plus important qu'une contraction de boyaux. Quant à aller voir mes amis, pas question. Quand j'étais déprimé, je rendais rarement visite à qui que ce fût, même à un ami intime.

Les quelques tentatives que j'avais faites pour dégotter de l'argent de mon côté avaient contribué à abaisser mon moral. Luther Goering, le dernier que j'avais tapé — d'un malheureux billet de cinq dollars — m'avait coupé les jarrets. Je n'avais pas eu l'intention de l'assiéger, attendu qu'il faisait presque partie de la famille, mais tombant sur lui dans le métro comme je le fis, je me dis que je pouvais aussi bien profiter de l'occasion. La faute que je commis fut de l'interrompre au milieu d'une de ses interminables harangues. Il me parlait des énormes succès qu'il remportait (en qualité d'agent d'assurances) grâce à l'application des enseignements du Christ. M'ayant toujours considéré comme un athée, il était maintenant ravi de pouvoir m'accabler de preuves de l'aspect pratique de l'éthique chrétienne. Ecrasé d'ennui, je l'écoutai un moment dans un silence froid, cruellement tenté par instants de lui rire au nez. A l'approche de notre station, j'interrompis le monologue pour lui demander s'il ne voulait pas me prêter cinq dollars. Ma demande dut le frapper comme étant outrageusement hors de propos, car il sortit de ses gonds. Cette fois je ne pus me contenir : je lui ris au nez. Un instant, je crus qu'il allait me gifler. Il était livide de rage, les lèvres tremblantes, les doigts se crispant irrésistiblement. Qu'est-ce qui me prenait, voulut-il savoir. Avais-je cru que parce qu'il avait enfin réussi à bien gagner sa vie il m'était permis de le regarder comme une institution charitable ? Certes, la Bible disait : « Demandez et il vous sera donné, frappez et il vous sera ouvert », mais on ne devait pas inférer de ces paroles qu'on n'avait qu'à cesser de travailler et devenir un mendigot.

— Dieu prend soin de moi, dit-il, parce que je prends soin de moi-même. Je ne prie pas Dieu de me remplir les poches d'argent, je le prie de bénir mon travail !

Arrivé là, il se radoucit quelque peu.

— Tu n'as pas l'air de comprendre, dit-il. Laisse-moi essayer de te l'expliquer. C'est vraiment très simple...

Je lui dis que je me fichais pas mal de ses explications, que tout ce que je tenais à savoir était s'il allait ou non me prêter les cinq dollars ?

— Bien sûr que non, Henry, si tu le présentes de cette façon. Tu dois commencer par apprendre à te mettre dans les bonnes grâces de Dieu.

— Va te faire foutre !

— Henry, tu es pourri de péchés et d'ignorance !

Dans un effort pour me calmer, il me saisit le bras. Je me dégageai d'une secousse. Nous marchâmes en silence. Au bout d'un moment, parlant aussi doucement qu'il put, il dit :

— Je sais qu'il est difficile de se repentir. J'ai été un pécheur moi-même. Mais j'ai lutté de toutes mes forces. Et finalement, Henry, Dieu m'a montré la voie. Dieu m'a appris à prier. Et j'ai prié, Henry, jour et nuit. Je priais même en parlant à un client. Et Dieu a entendu mes prières. Oui, dans l'infinie bonté de Son Cœur il m'a pardonné. Il m'a ramené au bercail. Ecoute, Henry... l'an dernier je n'ai gagné que quinze cents malheureux dollars. Cette année — et elle n'est pas finie — j'en ai gagné sensiblement plus de dix mille. La preuve est là, Henry. Même un athée ne peut contester une telle logique !

Malgré moi, j'étais amusé.

« Je vais écouter, pensai-je. Laissons-le essayer de me convertir. Peut-être pourrai-je alors en tirer dix dollars au lieu de cinq ».

— Tu n'a pas faim, Henry ? Parce que dans ce cas nous irions quelque part manger un morceau. Peut-être est-ce la voie que Dieu a choisie pour nous réunir.

Je lui dis que je n'en étais pas au point de tomber dans la rue. La façon dont je le dis sous-entendait pourtant que c'était là une possibilité.

— C'est bien, dit Luther avec son insensibilité coutumière. Ce dont tu as davantage besoin que de nourriture terrestre c'est de nourriture spirituelle. Si on l'a, on peut se passer d'aliments ordinaires. Souviens-toi de ceci : Dieu pourvoit toujours suffisamment pour la journée, même les pécheurs. Il veille sur les moineaux... Tu n'as pas oublié complètement les bons enseignements, n'est-ce pas ? Je sais que tes parents t'envoyaient à l'école du dimanche... et ils t'ont aussi donné une bonne instruction. Dieu prenait soin de toi pendant tout ce temps, Henry...

« Bon Dieu, me demandai-je, est-ce que cela va durer encore longtemps ? »

— Tu te souviens peut-être des épîtres de saint Paul ? poursuivit-il.

Comme je lui lançai un regard vide, il plongea dans la poche de son veston et exhuma un Nouveau Testament d'aspect usé. S'arrêtant pile, il se mit en devoir de le feuilleter.

— Ne te fatigue pas, dis-je, donne-moi ça de mémoire. Il va falloir que je rentre bientôt.

— Cela ne fait rien, dit-il, notre temps appartient en ce moment à Dieu. Rien ne saurait être plus important que les précieuses paroles de la Bible. Dieu est notre Consolateur, rappelle-toi cela, Henry.

— Mais s'il n'exauce pas les prières, alors ? dis-je, moins pour savoir la réponse que pour le décourager de chercher les épîtres de saint Paul.

— Dieu répond toujours à celui qui se tourne vers Lui, dit Luther. Pas la première fois peut-être ni la seconde, mais à la longue. Parfois Dieu juge bon de nous éprouver d'abord. Il veut être sûr de notre amour, de notre loyauté, de notre foi. Ce serait trop simple si nous n'avions qu'à demander quelque chose pour le voir nous tomber tout rôti du ciel, qu'en penses-tu ?

— Je n'en sais rien, dis-je, pourquoi pas ? Dieu peut tout, non ?

— Toujours dans les limites du raisonnable, Henry. Toujours selon nos mérites. Ce n'est pas Dieu qui nous punit, c'est nous-mêmes. Le cœur de Dieu est toujours ouvert à celui qui s'adresse à Lui. Mais il doit s'agir d'un véritable besoin. On doit être désespéré avant que Dieu accorde Sa clémence.

— Ma foi, je suis assez désespéré en ce moment, dis-je. Franchement, Luther, j'ai drôlement besoin de cet argent. On va nous expulser dans un jour ou deux si quelque chose n'arrive pas.

Ce dernier renseignement laissa Luther étrangement insensible. Il était si bien accordé aux voies de Dieu, semblait-il, qu'une petite affaire telle qu'une expulsion ne signifiait rien pour lui. Peut-être Dieu voulait-il qu'il en fût ainsi. Peut-être était-ce une préparation à quelque chose de meilleur.

— Qu'importe, Henry, dit-il avec ferveur, qu'importe où tu habites pourvu que tu puisses trouver Dieu ? Tu peux Le trouver dans la rue tout aussi facilement qu'à la maison. Dieu t'abritera sous Ses ailes bénies. Il veille sur les sans-abri autant que sur les autres. Son œil est toujours sur nous. Non, Henry, si j'étais toi, je rentrerais et je prierais, je prierais pour qu'Il te montre la voie. Parfois un changement nous fait du bien. Parfois nous nous encroûtons trop dans le bien-être et oublions la source de tous les bienfaits. Prie-Le ce soir, à genoux, et de tout cœur. Demande-Lui de te donner du travail pour tes mains. Demande à Le servir, souviens-toi. Servez le Seigneur, il est dit, et observez Ses commandements. C'est ce que je fais constamment, maintenant que j'ai trouvé la lumière. Et Dieu me récompense abondamment, comme je te l'ai déjà expliqué...

— Mais écoute, Luther, si Dieu prend vraiment si gentiment soin de toi, comme tu dis, ne pourrais-tu pas partager avec moi juste une petite part de ta récompense bénie ? Après tout, cinq dollars ce n'est pas une fortune.

— Je le pourrais, Henry, bien certainement, si j'estimais que c'était la chose à faire. Mais tu es maintenant dans les mains de Dieu : c'est Lui qui prendra soin de toi.

— En quoi cela contrarierait-il les desseins de Dieu si tu me prêtais ces cinq dollars ? insistai-je.

Je commençais à en avoir plein le dos.

— Les voies du Seigneur nous sont impénétrables, dit solennellement Luther. Peut-être aura-t-Il une place pour toi demain matin.

— Mais je ne veux pas de place, que diable ! J'ai mon propre travail à faire. Ce qu'il me faut c'est cinq dollars, c'est tout.

— Cela aussi sera probablement fourni, dit Luther. Seulement, tu dois avoir la foi. Sans la foi, même le peu que tu as te sera enlevé.

— Mais je n'ai rien, protestai-je. Pas une foutue chose, tu ne comprends pas ? Dieu ne peut rien m'enlever parce que je n'ai rien. Mets-toi ça bien dans la tête !

— Il peut t'enlever la santé, Il peut t'enlever ta femme, Il peut t'enlever la force de remuer les membres, t'en rends-tu compte ?

— Il ne serait qu'un gros salaud s'il faisait cela !

— Dieu a durement affligé Job, tu ne l'as sûrement pas oublié ? Il a aussi ressuscité Lazare d'entre les morts. Dieu donne et Dieu reprend.

— M'a l'air d'une filouterie.

— Parce que tu es encore obscurci par l'ignorance et la folie, dit Luther. A chacun de nous Dieu a une leçon spéciale à enseigner. Tu devras apprendre l'humilité.

— Si seulement on me donnait une petite chance, dis-je, je pourrais être prêt à apprendre ma leçon. Comment un homme peut-il apprendre l'humilité quand il a déjà le dos brisé ?

Luther ne tint aucun compte de cette dernière remarque. En remettant le Nouveau Testament dans sa poche, il tomba sur des formules de la compagnie d'assurances qu'il m'agita sous le nez.

— Quoi ? glapis-je presque, tu n'as tout de même pas l'intention de me refiler une police ?

. — Pas maintenant, bien sûr, dit Luther, me saisissant de nouveau le bras pour calmer mon agitation, pas maintenant, Henry, mais peut-être dans un mois ou deux. Dieu accomplit Ses miracles par des voies mystérieuses. Qui sait si, d'ici un mois, tu ne seras pas assis au sommet du monde ? Si tu avais une une de ces choses-là en ta possession, tu pourrais emprunter à la compagnie d'assurances. Cela t'épargnerait des quantités d'embarras.

Ici je pris brusquement congé de lui. Il était toujours à la même place, la main tendue, comme je l'avais immobilisé, quand j'atteignis l'autre côté de la rue. Je lui lançai un dernier regard d'adieu et crachai un glaviot de dégoût juteux.

« Espèce de con ! me dis-je. Toi et ton foutu Consolateur ! Pour une paire de fumiers sans cœur, je n'ai jamais vu votre pareille. Prier ? Tu parles que je vais prier. Je prierai pour que tu doives ramper sur les mains et sur les genoux pour racler un sou. Je prierai pour que tes poignets et tes genoux n'en puissent plus, que tu sois obligé de te traîner sur le ventre, que tes yeux deviennent chassieux et purulents ».

La maison était plongée dans l'obscurité quand je rentrai. Pas de Mona. Je me laissai tomber dans le grand fauteuil et m'abandonnai à des réflexions moroses. Dans la douce clarté de ma lampe de travail, la pièce était plus belle que jamais. Même la table, qui était dans un désordre fantastique, m'affectait agréablement. Il était évident qu'il y avait eu une longue interruption. Des manuscrits traînaient partout, les livres étaient ouverts aux pages où je m'étais arrêté de lire. Le dictionnaire lui aussi était resté ouvert sur le dessus de la bibliothèque.

Assis là, j'eus conscience que la pièce était imprégnée de mon esprit. Ma place était ici, nulle part ailleurs. Il était stupide de ma part d'en bouger pour faire le chef de famille. Je devais être à la maison et écrire. Je ne devais rien faire d'autre que d'écrire. La Providence avait pris soin de moi jusqu'à présent, pourquoi ne le ferait-elle pas toujours ? Moins je m'occupais des questions pratiques, mieux cela allait. Ces incursions dans le monde ne faisaient que m'éloigner de l'humanité.

Depuis cette fantastique soirée avec Cromwell, je n'avais pas écrit une ligne. J'allai à ma table de travail et me mis à feuilleter les papiers. Le dernier article que j'avais écrit le jour même de la visite de Cromwell était là devant moi. Je le relus rapidement. Il me parut bon, extraordinairement bon. Trop bon, en fait, pour les journaux. Je repoussai le papier et me mis à lire lentement une courte nouvelle restée inachevée, ce « Diary of a Futurist » dont j'avais lu une fois des fragments à Ulric. Non seulement elle me fit une impression favorable, mais je fus profondément ému de mes propres paroles. Je devais être dans de bonnes dispositions pour avoir écrit si bien.

Je jetai un coup d'œil sur un manuscrit après l'autre, ne lisant que quelques lignes à la fois. Finalement j'en arrivai à mes notes. Elles étaient aussi fraîches et inspiratrices que lorsque je les avais jetées sur le papier. Certaines d'entre elles, dont je m'étais déjà servi, étaient si exaltantes que j'aurais voulu récrire entièrement les nouvelles, les récrire sous un angle frais, nouveau. Plus j'en déterrais, plus je devenais fiévreux. C'était comme si une énorme roue s'était mise à tourner au dedans de moi.

Je repoussai le tout et allumai une cigarette. Je m'abandonnai à une délicieuse rêverie. Tout ce que j'avais voulu écrire tous ces derniers mois s'écrivait maintenant. Cela jaillissait comme le lait d'une noix de coco. Je n'avais rien à y voir. Quelqu'un d'autre commandait. Je n'étais que la station qui le transmettait dans l'éther.

Pas plus tard que l'autre jour, quelque vingt ans après ces faits, je suis tombé par hasard sur les paroles de quelqu'un, Jean-Paul Richter, qui a décrit exactement ce que je ressentais à ce moment-là. Quel dommage que je ne les aie pas connues alors ! Voici ce qu'il écrivait :

« Rien ne m'a jamais ému davantage que le sieur Jean-Paul. Il s'est assis à sa table et, par ses livres, il m'a corrompu et transformé. Maintenant, je m'enflamme de moi-même ».

Ma rêverie fut interrompue par un coup léger frappé à la porte.

— Entrez, dis-je, sans bouger de ma place.

A ma surprise, M. Taliaferro, notre propriétaire, entra.

— Bonsoir, monsieur Miller, dit-il à sa façon calme, naturelle d'homme du Sud. J'espère que je ne vous dérange pas ?

— Pas du tout, répondis-je, je ne faisais que rêver.

Je l'invitai du geste à prendre place et, après un silence convenable, lui demandai ce que je pouvais faire pour lui.

A cela il sourit avec bonté, rapprochant un peu sa chaise.

— Vous avez l'air d'être plongé dans le travail, dit-il avec une sincère bienveillance. C'est malheureux que je vous aie dérangé en un tel moment.

— Je vous assure que je ne travaillais pas, monsieur Taliaferro. Je suis à vrai dire content de vous voir. Voilà quelque temps déjà que j'avais l'intention d'aller vous trouver. Vous avez dû vous demander...

— Monsieur Miller, interrompit-il, j'ai pensé qu'il était temps que nous bavardions un peu ensemble. Je sais que vous avez des quantités de préoccupations, en plus de votre travail. Peut-être ne savez-vous même pas que la dernière fois que vous avez payé votre loyer remonte à quelques mois déjà. Je sais ce que c'est pour les écrivains...

L'homme était si sincèrement gentil et attentionné que je ne pouvais vraiment pas lui en faire accroire. Je n'avais aucune idée du nombre de mois que nous devions. Ce que j'admirais chez M. Taliaferro, c'était que jamais il ne nous avait en aucune façon mis mal à l'aise. Une fois seulement auparavant, il s'était permis de frapper à notre porte, et c'était pour s'enquérir si nous n'avions besoin de rien. Ce fut par conséquent avec un sentiment de grand soulagement que je lui rendis les armes.

Comment au juste cela advint je ne le sais, mais quelques instants après j'étais assis à côté de lui sur le lit de camp que nous avions acheté pour O'Mara. Il avait passé le bras autour de mes épaules et m'expliquait, exactement comme si j'étais un frère plus jeune, et d'une voix si douce, si apaisante, qu'il savait que j'étais quelqu'un de bien, que je n'avais jamais eu l'intention de le faire attendre si longtemps (il s'agissait de cinq mois, je découvris), mais que tôt ou tard je devrais composer avec le monde.

— Mais monsieur Taliaferro, je crois que si vous nous donniez un peu de temps...

— Fils, dit-il, me pressant très légèrement l'épaule, ce n'est pas de temps que vous avez besoin, c'est de réveil. Si j'étais vous j'en discuterais se soir avec Mme Miller et je verrais si vous ne pourriez pas trouver quelque chose de mieux en rapport avec vos revenus. Je ne vais pas vous hâter indûment. Cherchez... trouvez ce qui vous plaît, et alors déménagez. Qu'en pensez-vous ?

J'étais presque en larmes.

— Vous êtes trop bon, dis-je. Bien sûr, vous avez raison. Nous allons certainement trouver autre chose, et vite. Je ne sais comment vous remercier de votre délicatesse et de vos égards. Je suppose que je suis en effet un rêveur. Je ne m'étais jamais rendu compte qu'il y avait si longtemps que nous vous avions payé pour la dernière fois.

— Bien sûr que non, dit M. Taliaferro. Vous êtes un honnête homme, je le sais. Mais ne vous tourmentez pas au sujet de...

— Mais cela me tourmente, dis-je. Même si nous sommes obligés de partir sans vous payer l'arriéré du loyer, je tiens à ce que vous sachiez que je le rembourserai sans faute plus tard, probablement par petits bouts.

— Monsieur Miller, si votre situation était autre, je serais content d'accepter votre promesse, mais c'est trop vous demander en ce moment. Si vous pouvez trouver autre chose avant le premier du mois, je serai tout à fait satisfait. Oublions l'arriéré, oui ?

Que pouvais-je dire ? Je le regardai avec des yeux humides, lui serrai chaleureusement la main et lui donnai ma parole que nous serions partis à temps.

En se levant pour prendre congé, il dit :

— N'en soyez pas trop découragé. Je sais combien vous aimez cet appartement. J'espère que vous avez pu faire ici du bon travail. Un jour je compte lire vos livres. — Un temps. – J'espère que vous penserez toujours à nous comme à des amis.

Nous nous serrâmes encore une fois la main, puis je fermai la porte derrière lui. Je restai quelques instants le dos à la porte, faisant du regard le tour de la pièce. Je me sentais bien. Comme si je venais de subir une opération réussie. A peine un peu d'hébétude causée par l'anesthésique. Comment Mona prendrait la chose, je ne le savais pas. Déjà je respirais mieux. Déjà je me voyais vivant parmi les pauvres gens de mon espèce. Redescendu sur terre. Excellent. Je fis quelques pas, ouvris la porte coulissante et me promenait lentement dans l'appartement vide sur le derrière. Dernière bouffée de raffinement. Je m'emplis les yeux des vitraux, passai la main sur les tapisseries de soie rose, fis quelques glissades sur le parquet parfaitement ciré, me regardai dans l'énorme glace. Je me souris et répétai encore et encore « Bien ! Bien ! »

Quelques instants après, je m'étais préparé du thé et confectionné un gros sandwich juteux. Je m'assis à ma table de travail, posai les pieds sur un coussin, et m'emparai d'un volume d'Elie Faure que j'ouvris au hasard... « Quand ce peuple n'égorge pas, n'incendie pas, quand il n'est pas décimé par la famine ou la tuerie, il n'a qu'une fonction. C'est de bâtir et de décorer des palais dont les murs verticaux aient une épaisseur suffisante pour protéger le Sar, ses femmes, ses gardes, ses esclaves, vingt, trente mille personnes contre le soleil, l'invasion, peut-être la révolte. Autour des grandes cours du centre sont les appartements couverts de terrasses ou de dômes, de coupoles, images de la voûte absolue des déserts que l'âme orientale retrouvera quand l'Islam l'aura réveillée. Plus haut qu'eux des observatoires qui sont en même temps des temples, les zigarats, les tours pyramidales dont les étages peints de rouge, de blanc, de bleu, de brun, de noir, d'argent et d'or luisent de loin, à travers les voiles de poussière que les vents font tourbillonner. Aux approches du soir surtout, les hordes guerrières et les pillards nomades qui voient les confins du désert rayés de fulgurations immobiles doivent reculer de peur. C'est la demeure du dieu, pareille à ces marches de l'Iran bariolées de couleurs violentes par le feu souterrain et par les heures embrasées, qui conduisent au toit du monde. Les portes sont gardées par des brutes effrayantes, des taureaux et des lions à tête humaine, marchant... ».

 

Quelques pâtés de maisons plus loin, dans une rue tranquille, peuplée en grande partie de Syriens, nous trouvâmes une modeste chambre meublée sur le derrière de la maison, au rez-de-chaussée. La femme qui la louait était une vieille mégère de la Nouvelle-Ecosse qui me donnait la chair de poule chaque fois que je la regardais. Toutes les choses imaginables avaient été entassées dans notre chambre, cuvettes, fourneaux, réchaud, énorme buffet, armoire antique, couchette supplémentaire, chaise à bascule délabrée, fauteuil encore plus délabré, machine à coudre, sofa de crin, étagère pleine de babioles de bazar, et cage à oiseaux vide. Je soupçonnais que c'était ici que la vieille sorcière vivait elle-même avant notre arrivée. Pour dire les choses plaisamment, une atmosphère de démence régnait.

Ce qui sauvait tout, c'était le jardin sur lequel donnait notre porte de derrière. Un long jardin rectangulaire, enclos de hauts murs de briques, qui me rappelait pour quelque raison inexplicable le jardin de Peter Ibbetson. En tout cas, c'était un endroit où rêver. L'été venait de commencer et, à la fin des après-midi, je traînais un grand fauteuil dehors et lisais. Je venais de découvrir les livres d'Arthur Weigall et les dévorais l'un après l'autre. Après avoir lu quelques pages, je tombais dans la rêverie. Ici, dans le jardin, tout disposait au rêve et à la rêverie : l'air doux et embaumé, le bourdonnement des insectes, le vol paresseux des oiseaux, le bruissement du feuillage, le murmure de voix étrangères dans les jardins avoisinants. Interlude de paix et d'intimité.

Ce fut durant cette période que, par pur hasard, je tombai un jour sur mon vieil ami Stanley. Dès lors Stanley vint nous faire de fréquentes visites, généralement accompagné de ses deux gamins, l'un de cinq ans, l'autre de sept. Il s'était pris d'une grande tendresse pour ses bonshommes et était très fier de leur apparence, de leurs manières, de leurs propos. Par Stanley j'appris que ma fille allait maintenant dans une école privée. Son fils aîné, qui s'appelait aussi Stanley, en pinçait sérieusement pour elle, m'annonça-t-il. Ce dernier détail, il le donna avec une grande délectation, ajoutant que Maude voyait la situation avec inquiétude. Quant à savoir comment « elles » allaient, cela je dus le lui arracher. Il n'y avait pas de quoi se tourmenter, m'assura-t-il, mais le ton dont il le dit laissait entendre que la situation n'était pas trop bonne. La pauvre vieille Mélanie turbinait toujours à l'hôpital, se rendant maintenant clopinclopant à son travail avec une canne ; ses nuits se passaient à dorloter ses varices. Elle et Maude étaient plus que jamais en bisbille. Maude, bien entendu, donnait toujours des leçons de piano.

Je faisais tout aussi bien de ne pas aller les voir, telle fut la conclusion de Stanley. Elles avaient renoncé à compter sur moi me jugeant indécrottable et irresponsable. Seule Mélanie avait apparemment un mot à dire en ma faveur, mais aussi Mélanie n'était qu'une vieille idiote gâteuse. (Toujours subtil et plein de tact, ce Stanley.)

— Ne pourrais-tu pas m'introduire en douce dans la maison, un jour que tout le monde serait sorti ? suppliai-je. Je voudrais voir de quoi a l'air l'appartement. J'aimerais voir les jouets de l'enfant, sinon rien d'autre.

Stanley n'en voyait pas la sagesse mais promit d'y réfléchir. Puis il ajouta vivement :

— Tu ferais mieux de les oublier. Tu t'es fais une nouvelle vie, accroche-toi à elle !

Il avait dû deviner que nous n'avions pas assez à manger, car chaque fois qu'il venait il apportait quelque chose, d'habitude les restes de quelque fricot polonais préparé par sa femme : soupes, ragoûts, puddings, confiture. Bonne bectance, juste ce qu'il nous fallait. A la vérité, nous commençâmes à attendre ses visites avec impatience.

Stanley n'avait pas beaucoup changé, je remarquai, si ce n'est qu'il boulonnait maintenant plus dur. Il travaillait la nuit dans une grande imprimerie, dans le bas de New-York, me dit-il. De temps à autre, penché sur les baquets de cuisine, il essayait d'écrire. Il lui était presque impossible de se concentrer : trop de soucis domestiques. D'habitude ils étaient fauchés avant la fin de la semaine. De toute façon, il s'intéressait maintenant plus à ses enfants qu'à écrire. Il voulait qu'ils eussent une bonne vie. Dès qu'ils seraient assez grands, il les enverrait à l'université. Et ainsi de suite...

S'il lui était impossible d'écrire, en revanche il lisait. De temps à autre il apportait un des livres qui le transportaient d'enthousiasme. C'était toujours l'œuvre d'un écrivain romantique, généralement du dix-neuvième siècle. Je ne sais pourquoi, quelque livre que nous pussions discuter, quelle que fût la situation mondiale, quand même une révolution aurait menacé, nos conversations se terminaient toujours par Joseph Conrad. Ou sinon Conrad, alors Anatole France. J'avais perdu depuis longtemps tout intérêt pour ces deux écrivains. Conrad m'ennuyait. Mais lorsque Stanley commençait à chanter ses louanges, j'étais intrigué malgré moi. Stanley n'était pas un critique, c'est certain, mais, de même que jadis, quand nous passions le temps devant le fourneau flamboyant de la cuisine, ainsi maintenant Stanley avait pour parler des hommes qu'il adorait une façon qui me contaminait. Il était bourré d'histoires, généralement sur des épisodes insignifiants. Ces histoires étaient toujours pleines d'humour et épicées de malice et d'ironie. Le fond en était cependant chargé de tendresse, d'une immense tendresse vibrante, qui était presque suffocante. Cette tendresse, qu'il refoulait toujours, rachetait sa rancœur, sa cruauté, son esprit vindicatif. C'était toutefois un aspect de sa nature qu'il laissait rarement voir aux autres. En général il était brusque, mordant, acidulé. De quelques mots et quelques gestes, il savait détruire une ambiance. Même quand il était silencieux, un fluide corrosif émanait de lui.

Pourtant en me parlant il s'adoucissait toujours. Pour je ne sais quelle étrange raison, il voyait en moi un alter ego. Rien ne l'enchantait davantage, rien ne pouvait le rendre plus charmant et plein de sollicitude, que de me savoir malheureux ou vaincu. Alors nous étions frères. Alors il pouvait se détendre, se dilater, se chauffer au soleil. Il aimait à penser que nous étions maudits. N'avait-il pas mainte et mainte fois prophétisé que tous mes efforts seraient vains ? N'avait-il pas prédit que je ne ferais jamais un bon mari ou un bon père, et même que je ne deviendrais jamais un écrivain ? Pourquoi persistais-je ? Pourquoi ne me rangeais-je pas comme il l'avait fait, ne trouvais-je pas quelque emploi banal et n'acceptais-je mon lot ? Il était évident que cela lui faisait du bien au cœur de s'étendre là-dessus. Invariablement, il se donnait la peine de me rappeler que je n'étais qu'un « garçon de Brooklyn », un gamin du 14e arrondissement, comme lui-même, comme Louis Pirossa, comme Harry Martin, comme Eddie Goeller, comme Alfie Betcha. (Tous des ratés.) Non, aucun de nous n'arriverait jamais à rien. Nous étions condamnés, condamnés d'avance. Je devrais être reconnaissant, estimait-il, de ne pas être enfermé dans un pénitencier ou devenu un drogué. C'était une chance pour moi de venir d'une famille solide et respectable. Tout de même, j'étais condamné.

Pourtant, tandis qu'il continuait d'extravaguer, sa voix devenait de plus en plus apaisante. Il y avait maintenant en elle un fond de triste et vague regret, une nuance nostalgique. Il était tellement clair qu'en dépit de tout ce qu'il disait, il ne pouvait se représenter aucun meilleur héritage que la vie que nous avions menée, les compagnons que nous avions eus, dans le bon vieux 14e arrondissement. Il parlait de nos amis communs du temps jadis comme s'il avait consacré sa vie à les étudier chacun séparément. Ils étaient tous si divers de caractère et de tempérament, et pourtant tous et chacun circonscrits par leurs propres limites, tenus dans un étau de leur propre création. Aux yeux de Stanley, il n'y avait d'espoir d'évasion, il n'y en avait jamais eu, pour aucun d'entre eux. Ni pour nous, bien sûr. Pour d'autres, il pourrait y avoir des échappatoires, mais non pour les hommes du 14e arrondissement. Nous étions en péril, à jamais. C'était précisément ce fait, ce fait délicieusement inéluctable, qui lui rendait cher le souvenir de nos amis d'autrefois. Très certainement, reconnaissait-il, ils possédaient autant de talent que d'autres partout dans le monde. Incontestablement, ils possédaient toutes les qualités qui faisaient d'autres hommes des poètes, des rois, des diplomates, des érudits. Et ils s'étaient montrés capables de révéler ces qualités, chacun sur son propre plan, chacun à sa propre manière unique. Johnny Paul n'avait-il pas l'âme même d'un roi ? N'était-il pas un Charlemagne en puissance ? Son esprit chevaleresque, sa magnanimité, sa foi et sa tolérance, n'étaient-ce pas les attributs mêmes d'un Saladin ? Stanley devenait toujours très éloquent quand on en venait à Johnny Paul que nous n'avions revu ni l'un ni l'autre depuis l'âge de neuf ou dix ans. Qu'était-il devenu, nous demandions-nous ? Quoi ? Personne ne le savait. Par choix ou par destin, il était demeuré anonyme. Il se trouvait là, quelque part, dans la grande masse de l'humanité, l'imprégnant de la ferveur de son esprit véritablement royal. Cela suffisait à Stanley. A moi aussi, en vérité. Etrange que la seule évocation du nom de Johnny Paul eût le don de nous faire venir les larmes aux yeux. Nous était-il vraiment si proche et si cher, ou avions-nous exagéré son importance avec les années ? Quoi qu'il en soit, il était là —  au centre de notre mémoire — incarnation de tout ce qui est bon, de tout ce qui est prometteur. Un des grands Intouchables. Quoi que fût ce qu'il possédait, quoi que fût ce qu'il donnait, c'était impérissable. Nous en étions conscients étant enfants, nous en étions convaincus maintenant étant des hommes...

Mona, au début plutôt méfiante à l'égard de Stanley, plutôt mal à l'aise en sa présence, devint à chaque nouvelle visite de plus en plus cordiale à son endroit. Nos conversations sur le vieux quartier, sur nos merveilleux camarades, nos jeux curieux et brutaux, les idées fantastiques que nous nous faisions (étant enfants) du monde où nous vivions, lui révélaient un côté de la vie qu'elle n'avait jamais connu. Parfois elle rappelait à Stanley ses origines polonaises, ou ses origines roumaines, ou ses origines viennoises, ou les télescopait toutes « au cœur des Carpathes ». A ces ouvertures, Stanley prêtait toujours une oreille distraite, ou comme disent les Grecs koutsaftis. A son avis, le fait qu'elle ne parlait pas un mot de polonais suffisait à la ranger dans la même catégorie que les autres « étrangers » de ce monde. De plus, au goût de Stanley, elle avait la langue un peu trop bien pendue. Par déférence pour moi, il ne la contredisait jamais, mais les expressions dévastatrices qui passaient fugitivement sur ses traits en disaient aussi long que des volumes. Le doute et le dédain étaient les expressions que Stanley accusaient le plus facilement. Plus que n'importe quoi d'autre, il était dédaigneux. Ce dédain, qui ne quittait jamais complètement ses traits, que tout au plus il atténuait ou réprimait, se concentrait dans son nez. Il avait ce nez plutôt long, fin, aux narines palpitantes, qu'on rencontre souvent chez les Polonais. Tout ce qui était suspect, tout ce qui était déplaisant ou antipathique, se manifestait aussitôt par l'intermédiaire de cet organe. La bouche exprimait l'amertume, les yeux une cruauté tenace. C'étaient de petits yeux, couleur d'agate ; ils étaient largement écartés et leur regard vous perçait de part en part. Quand il n'était qu'ironique, ils scintillaient comme de froides et lointaines étoiles ; quand il se mettait en colère, ils brûlaient comme des flèches trempées dans du poison.

Ce qui le rendait particulièrment gauche et mal à l'aise en présence de Mona était sa parole facile, son agilité, son intelligence rapide. Ce n'étaient pas là des qualités qu'il admirait chez l'autre sexe. Ce n'est pas tout à fait par accident qu'il avait choisi pour femme une buse, une abrutie, qui, pour cacher son ignorance ou sa gêne, souriait stupidement ou gloussait de la façon la plus déconcertante. Ainsi qu'il se doit, il la traitait comme un objet. Elle était la vassale. Peut-être l'avait-il aimée un jour, mais dans ce cas ce devait avoir été dans une précédente incarnation. Néanmoins il se sentait à l'aise avec elle. Il savait remédier à ses fautes et ses impairs.

C'était un si bizarre, bizarre garçon, Stanley. Un tel mélange de contradictions grinçantes. Mais il y avait une chose qu'il faisait rarement, quelque drôle de type qu'il fût ; il posait rarement des questions. Lorsqu'il le faisait, c'étaient des questions directes et qui appelaient une réponse directe. Ce n'était bien entendu pas le tact mais l'orgueil qui le faisait agir avec cette apparente discrétion. Il considérait comme allant de soi que je l'informerais de tout ce qu'il pourrait arriver d'important. Il préférait que je le lui apprisse spontanément plutôt que de me faire parler. Le connaissant comme je le connaissais, je tenais pour vain de lui expliquer notre façon de vivre. Lui aurais-je simplement dit que je m'étais pris à voler qu'il l'aurait avalé sans discussion. Lui aurais-je dit que je m'étais fait faussaire qu'il eût peut-être arqué les sourcils avec une approbation railleuse. Mais lui dire la nature tortueuse de nos opérations l'aurait interloqué et rebuté.

Drôle d'oiseau, ce Polski. La seule trace de suavité qu'il manifestât jamais, c'était en racontant une de ses histoires baroques. A table, s'il demandait un morceau de pain, c'était comme une gifle en plein visage. Il se montrait délibérément grossier et insultant. Cela lui faisait plaisir de voir les autres se crisper.

En même temps, il y avait en lui une timidité fantastique. Si Mona s'asseyait en face de lui et croisait les jambes, il détournait les yeux. Si elle se maquillait en sa présence, il feignait de ne pas le remarquer. Sa beauté elle-même le rendait emprunté et conscient de lui-même. Ainsi que soupçonneux. Une femme aussi belle et aussi intelligente que Mona épousant un individu comme moi, il y avait là quelque chose de louche1 à ses yeux Il savait certes où et comment je l'avais rencontrée. De temps à autre il y faisait une allusion négligente mais qui portait toujours. Lorsqu'elle parlait de son enfance en Pologne ou à Vienne, il m'observait attentivement, espérant, je suppose, que j'embellirais le récit, compléterais les longs détails manquants. Il y avait quelque part un hiatus et cela le tracassait. Une fois il alla jusqu'à déclarer qu'il doutait qu'elle fût jamais née en Pologne. Mais qu'elle était juive, cela il ne le soupçonna jamais. Elle était Américaine des pieds à la tête, telle était sa conviction intime. Mais une Américaine peu commune, c'est-à-dire pour une femme. Il n'en revenait pas de sa diction, exempte de la plus légère trace d'accent ou de prononciation locale. Comment avait-elle bien pu faire pour apprendre à parler un anglais si pur ? demandait-il. Et pourquoi ne connaissais-je pas encore ses parents ? Etais-je certain qu'elle avait des parents ? Comment pouvais-je être sûr de quoi que ce fût la concernant ?

— Je te connais, disait-il, tu es un romantique... Tu préfères que cela reste un mystère.

Ce qui était tout à fait vrai.

— Moi, dit-il, je veux toujours savoir à quoi m'en tenir. Il faut que tout soit franc et loyal. Pas de jeu de cache-cache avec moi.

Pourtant c'était lui, Stanley, qui était si amoureux de Nagel, le héros de Mystères. Quelle discussion n'avions-nous pas au coin du feu, à la cuisine, à propos de cette énigmatique figure de Hamsun ! Il aurait donné son bras droit, Stanley, pour avoir créé un tel personnage. Ce n'était pas seulement parce que Nagel s'enveloppait de mystère, c'était aussi son sens de l'humour, ses frasques, ses volte-face, qui séduisaient Stanley. Mais ce qu'il adorait par-dessus tout était la nature contradictoire de l'homme. Le désarroi de Nagel en présence de la femme qu'il aimait, son masochisme, son diabolisme, sa sentimentalité, son extrême vulnérabilité, ces traits le lui rendaient infiniment précieux.

— Je te le dis, Henry, ce Hamsun est un maître, assurait Stanley.

Il en avait dit autant de Conrad, de Balzac, d'Anatole France, de Maupassant, de Loti. Il en avait dit autant de Reymont après avoir fini Les Paysans. (Pour de tout autres raisons, évidemment.) D'une chose je pouvais être certain, il ne le dirait jamais de moi, le monde entier dût-il être unanime à l'affirmer. Un maître de la littérature, du point de vue de Stanley, devait être du même type que les écrivains cités plus haut. Il devait être avant tout du Vieux Monde ; il devait être suave, posséder finesse, subtilité, velléité. Il devait avoir un style accompli ; être expert en action, personnages, situations ; avoir une vaste connaissance du monde et des affaires humaines. A son avis, je ne serais jamais, jamais capable de raconter une bonne histoire. Même à Sherwood Anderson, que de temps à autre il reconnaissait de mauvaise grâce pour un excellent conteur, il trouvait de graves défauts. Son style était trop original, trop cru, trop neuf, au goût de Stanley. Pourtant il rit aux larmes en lisant The Triumph of the Egg. Il l'avoua avec ressentiment. Il avait ri malgré lui, pour ainsi dire. Et puis il passa à Jerome K. Jerome, un oiseau qu'il était à coup sûr étrange d'entendre mentionner par un Polski. De l'avis de Stanley, rien de plus amusant n'avait jamais été écrit que Trois Hommes dans un bateau. Même parmi les écrivains polonais il n'avait pas d'égal. Mais, aussi, les Polonais étaient rarement amusants.

— Si un Polonais dit de quelque chose que c'est amusant, disait Stanley, c'est qu'il le trouve bizarre. Il est trop sombre, trop tragique, pour apprécier la grosse plaisanterie.

Quand il parlait ainsi, le mot « drôle » lui venait inévitablement aux lèvres. Drôle était son mot préféré, et qui exprimait une multitude de choses dissemblables. Etre drôle impliquait une certaine veine d'excellence, de caractère unique que Stanley prisait à l'extrême. S'il disait d'un auteur : « C'est un drôle de type », il entendait lui faire un compliment de poids. Gogol, par exemple, était un de ces drôles de types. D'autre part, il pouvait aussi bien le dire de Bernard Shaw. Ou de Strindberg. Ou même de Maeterlinck.

Bizarre oiseau, ce Stanley. Drôle, quoi !

Comme je l'ai dit, ces séances avaient souvent lieu dans le jardin. Si nous avions de l'argent, j'achetais pour lui quelques bouteilles de bière. Il n'aimait que la bière et la vodka. De temps en temps, nous causions avec un voisin syrien, penché par une fenêtre du second étage. Des gens amicaux, et les femmes étaient d'une beauté ravissante. Tout d'abord ils avaient pris Mona, avec ses lourdes tresses noires, pour une des leurs. Notre logeuse, nous ne tardâmes pas à l'apprendre, était violemment prévenue contre les Syriens. Pour elle, ils représentaient l'écume de la terre, premièrement parce qu'ils étaient sombres de peau, deuxièmement parce qu'ils parlaient une langue que n'entendait personne d'autre qu'eux. Elle nous fit comprendre en termes non équivoques qu'elle était horrifiée de l'attention que nous leur accordions. Elle espérait que nous aurions assez de bon sens pour ne pas les inviter chez nous. Après tout, elle le dit nettement, elle tenait une maison meublée « respectable ».

J'avalais ses remarques de mon mieux, ne perdant jamais de vue que nous pourrions avoir besoin un jour d'un délai de grâce. Je pris la précaution de recommander à Mona de ne jamais oublier de fermer notre porte à clef quand nous nous absentions. Un seul coup d'œil sur mes manuscrits et c'en était fait de nous.

Ce fut alors que nous étions ici depuis quelques semianes que Mona m'annonça un jour qu'elle avait revu par hasard Tony Maurer. Lui et le millionnaire de Milwaukee faisaient la noce ensemble. Apparemment, Tony Maurer était sincèrement désireux d'aider Mona. Il lui avait confié qu'il travaillait son ami pour lui faire signer un chèque de belle taille — mille dollars peut-être.

C'était là précisément le genre de coup de chance que nous appelions de nos vœux. Avec une pareille somme, nous serions en mesure de nous échapper et de voir un peu de pays. Ou nous pourrions aller rejoindre O'Mara. Il nous envoyait constamment des cartes postales du Sud ensoleillé, nous disant comme tout était simple et facile là-bas. De toute façon, nous en avions fini avec ce cher vieux New-York.

C'était Mona qui ne cessait d'insister pour un changement de scène. Elle était profondément troublée de voir que je ne faisais aucun effort pour écrire. Bien sûr, je l'avais à moitié convaincue que tout cela était sa faute, qu'aussi longtemps qu'elle continuerait à mener une double vie je ne pourrais rien faire. (Non que je n'eusse pas confiance en elle, mais elle me causait trop de soucis.) Comme je viens de le dire, elle ne fut que partiellement convaincue. Elle savait que le mal était plus profond. A sa façon simple et naïve, elle conclut que le seul moyen de changer la situation était de changer de scène.

Puis, un jour, Tony Maurer téléphona pour lui dire que tout était arrangé pour le grand coup. Elle devait les rencontrer tous les deux à Times Square, où une limousine les attendrait pour les conduire le long de l'Hudson. Un bon repas dans une auberge et le chèque serait là. (Il se monterait à sept cent cinquante dollars et non à mille.)

Quand elle fut partie, je pris un livre. C'était La Sagesse et la Destinée. Je n'avais pas lu depuis des années une ligne de Maeterlinck. C'était comme se remettre à un régime de crudités. Vers minuit, me sentant un peu nerveux et mal à l'aise, je sortis faire un tour. En passant devant un grand magasin, je remarquai une vitrine bourrée de matériel de camping et de sport. Cela me donna l'idée de faire à pied notre voyage dans le Sud. Sac au dos, nous pourrions gagner en auto-stop la frontière de la Virginie et ensuite continuer le reste du chemin à pied. Je vis exactement le costume que j'avais l'intention de revêtir, y compris une paire de magnifiques brodequins. L'idée me fascina à ce point que je me sentis subitement affamé, affamé comme un ours. Je mis le cap sur le restaurant de Joe près de Borough Hall, où je m'offris un steak avec des monceaux d'oignons. Tout en mangeant je rêvais. Dans un jour ou deux, nous aurions quitté cette sale ville, couchant à la belle étoile, passant à gué les cours d'eau, suant, haletant, chantant à pleins poumons. Je prolongeai la rêverie pendant que je m'envoyais une énorme tranche de tarte aux pommes maison, accompagnée d'une tasse de café bien fort. J'étais plus ou moins prêt maintenant à me curer les dents et à m'en retourner tout doucement à la maison. A la caisse, j'avisai l'étalage de cigares de marque. Je choisis un Roméo et Juliette, et, avec une sensation de paix et de bonne volonté envers le monde entier, j'en coupai le bout avec mes dents et le crachai.

Il devait être deux heures quand je rentrai. Je me déshabillai et me mis au lit ; je restai couché les yeux ouverts, m'attendant à chaque instant à entendre le pas de Mona. Vers l'aube je m'assoupis.

Il était huit heures et demie quand elle entra d'un pas léger. Nullement fatiguée avec ça. Ne pouvait songer à se coucher. Au contraire, elle se mit à préparer le petit déjeuner : œufs au bacon, café, petits pains chauds qu'elle avait pris en passant. Elle insista pour que je reste au lit jusqu'au dernier moment.

Je fis de mon mieux pour grogner :

— Mais où diable as-tu été pendant tout ce temps ?

Je savais que tout avait dû bien marcher : elle était trop radieuse pour qu'il pût en être autrement.

— Mangeons d'abord, pria-t-elle. C'est une longue histoire.

— As-tu reçu le chèque ? C'est tout ce que je veux savoir.

Elle l'agita devant mes yeux.

L'après-midi du même jour, nous commandâmes au grand magasin une tripotée de choses ; elles devaient être livrées le lendemain et, d'ici là, nous espérions avoir encaissé le chèque. Le lendemain vint et nous ne l'avions pas encore encaissé. Les vêtements, bien entendu, regagnèrent le magasin. En désespoir de cause, nous déposâmes le chèque dans une banque, ce qui signifiait un retard de plusieurs jours pour le moins.

Entre temps une sérieuse altercation avait éclaté entre Mona et notre vieille mégère de logeuse. Il semble qu'au milieu d'une conversation entre Mona et la belle Syrienne de la maison voisine, la logeuse avait fait irruption dans le jardin et s'était mise à couvrir la Syrienne d'injures. Outragée, Mona avait insulté le vieux chameau, sur quoi cette dernière se prit à l'injurier en termes fantastiques, disant qu'elle était elle aussi une Syrienne, et une putain, et ceci et cela. Le tapage faillit se terminer par un crêpage de chignons.

La conclusion de tout cela fut que nous reçûmes un préavis de huit jours. Puisque nous avions de toute façon l'intention de partir, nous n'en fûmes pas malheureux. Il y avait pourtant une pensée qui me restait sur le cœur : comment prendre notre revanche envers le vieux chameau ?

Ce fut Stanley qui me montra le moyen. Puisque nous vidions les lieux pour tout de bon, pourquoi ne pas lui rendre la pareille dans un style royal ?

— Parfait, dis-je, mais comment ?

A son avis, c'était simple. Il nous amènerait les gosses, comme d'habitude, le dernier jour ; il leur passerait la bouteille de ketchup, la moutarde, le papier tue-mouches, l'encre, la farine, tout ce qu'il faut pour faire une besogne du tonnerre.

— Laissons-les faire tout ce qui leur passera par la tête, dit-il.

— Comment ça !

Il ajouta :

— Les gosses adorent tout ce qui est destruction.

Moi-même je trouvais l'idée magnifique.

— Je leur prêterai la main, dis-je. Quand il s'agit de faire un sale coup, je suis moi-même un assez bon vandale.

Le lendemain du jour où nous projetâmes cette campagne de spoliation, nous fûmes avisés par la banque que notre chèque ne valait rien. Frénétiques appels téléphoniques à Tony Maurer — et à Milwaukee. Notre millionnaire avait disparu, comme si la terre l'avait englouti. Pour changer, c'étaient nous les victimes d'une mauvaise plaisanterie. Je ris un bon coup de moi-même, malgré mon chagrin. Mais que faire maintenant ?

Nous fîmes part de la nouvelle à Stanley. Il la prit philosophiquement. Pourquoi ne pas nous installer chez lui ? Il enlèverait le matelas de son lit et le mettrait par terre dans le salon — pour nous. Ils ne se servaient jamais du salon. Quant aux repas, il garantissait que nous ne mourrions pas de faim.

— Mais où coucheras-tu ? Ou plutôt comment ? demandai-je.

— Sur les ressorts, dit-il.

— Et ta femme ?

— Elle n'aura rien contre. Nous avons souvent couché à même le plancher.

Puis il ajouta :

— Après tout, ce n'est que provisoire. Tu pourras chercher du travail et quand tu l'auras trouvé vous pourrez vous installer chez vous.

— O.K., dis-je, et je lui serrai la main.

— Faites vos paquets, dit Stanley. Qu'est-ce que vous avez à emporter ?

— Deux valises et une machine à écrire, c'est tout.

— Occupez-vous-en alors. Je vais mettre les gosses au travail.

Et ce disant, il poussa le grand sofa de crin contre la porte pour que personne ne pût entrer.

Pendant que Mona faisait les valises, je mis à sac le placard. Les gosses avaient attendu cet événement avec impatience. Ils y allèrent avec fureur. En dix minutes, l'endroit était une épave. Tout ce qui pouvait être barbouillé fut barbouillé de ketchup, de vinaigre, de moutarde, de farine, d'œufs cassés. Sur les chaises, ils collèrent le papier tue-mouches. Les ordures, ils les éparpillèrent par terre, les broyant à coup de talon. Le mieux de tout fut le boulot avec l'encre. Ils en éclaboussèrent les murs, le tapis et les glaces. Avec le papier hygiénique ils firent des guirlandes pour en décorer les meubles éclaboussés.

Stanley et moi, de notre côté, montâmes sur la table et décorâmes le plafond avec du ketchup et de la moutarde, avec de la farine et des céréales dont nous avions fait une pâte épaisse. A coups de couteaux et de ciseaux, nous lacérâmes les draps et les couvertures. A l'aide du grand couteau à pain, nous fîmes sauter d'énormes morceaux du sofa de crin. Autour du siège des w.-c., nous étalâmes de la marmelade moisie et du miel. Tout ce qui pouvait être retourné sens dessus dessous, démantelé, disloqué ou mis en pièces, fut retourné sens dessus dessous, démantelé, disloqué et mis en pièces. Tout fut fait avec une tranquille excitation. Le dernier bout de destruction, je le laissai aux enfants. C'était la mutilation de la Bible sacrée. D'abord ils la trempèrent dans la cuvette, puis l'enduisirent d'infâmes onguents, puis en arrachèrent les pages par poignées et les éparpillèrent par toute la pièce. Nous mîmes alors les tristes restes du Livre Saint dans la cage à oiseaux que nous suspendîmes au lustre. Quant au lustre lui-même, nous le pliâmes et le tordîmes jusqu'à lui donner une forme méconnaissable. Nous n'avions pas le temps de laver les gosses ; nous les essuyâmes du mieux que nous pûmes avec les draps déchirés. Ils rayonnaient de joie. Quel boulot ! Jamais plus ils n'auraient une autre occasion comme celle-là... La dernière opération terminée, nous tînmes conseil. Prenant les gosses sur ses genoux, Stanley leur expliqua gravement ce qu'ils devaient faire, Ils allaient partir les premiers, par la porte de derrière. Ils gagneraient d'un air tranquille et dégagé la grande porte, presseraient le pas dans la rue, puis courraient aussi vite qu'ils pourraient et nous attendraient au coin. Quant à nous, si nous rencontrions le vieux chameau, nous lui remettrions les clefs et lui dirions agréablement adieu. Ce serait tout un travail pour elle de pousser la porte, à supposer qu'elle se doutât de quelque chose. D'ici là nous aurions rejoint les gosses et sauté dans un taxi.

Tout marcha comme prévu. La vieille dame ne se montra point. J'avais une valise, Stanley l'autre, et Mona portait la machine à écrire. Les enfants nous attendaient au coin de la rue, aussi joyeux qu'on peut l'être. Nous attrapâmes un taxi et allâmes chez Stanley.

Je pensais que sa femme serait peut-être contrariée en apprenant ce qu'avaient fait les enfants. Mais non, elle trouva que c'était une farce merveilleuse. Elle était ravie qu'ils eussent été à pareille fête. Son seul grief était qu'ils avaient taché leurs vêtements. Le déjeuner nous attendait : viandes froides, salami, fromage, bière et biscuits. Nous rîmes comme des dératés en évoquant le travail de la matinée.

— Vous voyez de quoi sont capables les Polonais, dit Stanley. Quand il s'agit de destruction, nous ne connaissons pas de limites. Les Polonais sont au fond des brutes ; ils sont pires encore que les Russes. Quand ils tuent, ils rient, quand ils torturent, cela les rend hystériques d'allégresse. Voilà ce qui s'appelle l'humour polonais.

— Et quand ils sont sentimentaux, ajoutai-je, ils vous donnent leur dernière chemise — ou le matelas de leur lit.

 

Par chance, c'était l'été, car nous n'avions pour nous couvrir qu'un drap et le pardessus d'hiver de Stanley. Le logement était propre, heureusement, quoique misérable. Il n'y avait pas deux assiettes semblables ; les couteaux, les fourchettes et les cuillers, tous dépareillés, avaient été volés dans des restaurants. Les meubles, tels qu'ils étaient, avaient été ramassés sur des tas de rebut. Il y avait trois pièces, l'une à la suite de l'autre, toutes les trois sombres — typique logement genre « chemin de fer ». Il n'y avait pas d'eau chaude, pas de baignoire, pas même de douche. Nous nous lavions à tour de rôle à l'évier. Mona tint à aider à faire la cuisine mais Sophie, la femme de Stanley, ne voulut rien savoir. Tout ce que nous avions à faire était de rouler notre matelas tous les jours et de balayer par terre. De temps à autre nous lavions la vaisselle.

Ce n'était pas mal du tout, du moins pour une crêche provisoire. Le quartier était déprimant, bien sûr : nous vivions au milieu des taudis, à quelques portes seulement du métro aérien. Le pire côté de la situation était que Stanley dormait dans la journée. D'ailleurs il ne dormait que cinq heures environ. Il mangeait frugalement, je remarquai. La seule chose dont il ne pouvait se passer était les cigarettes. Il les roulait lui-même, soit dit en passant ; c'était une habitude qui lui restait de son temps à Fort Oglethorpe.

La seule chose que nous ne pouvions demander à Stanley était l'argent. Sa femme lui remettait chaque jour dix cents pour ses frais de déplacements. Lorsqu'il partait travailler, il emportait quelques sandwiches enveloppés dans un journal. A partir du mardi, tout s'achetait à crédit. Routine déprimante, mais Stanley la suivait depuis des années. Du moment qu'ils mangeaient tous les jours, du moment que les enfants étaient nourris et vêtus...

Chaque jour, Mona et moi disparaissions vers midi, allions chacun de notre côté, et rentrions à l'heure du dîner. Nous donnions l'impression d'être occupés à battre le pavé à la recherche de travail. Mona concentrait tous ses efforts pour trouver de petites sommes afin de nous permettre de tenir ; moi, je flottais au hasard, visitant la bibliothèque, les musées, ou allant voir un film quand je pouvais me l'offrir. Nous n'avions ni l'un ni l'autre la moindre intention de chercher du travail. Il n'en était même jamais question entre nous.

Au début, ils furent contents de voir Mona rentrer chaque jour en apportant quelque chose pour les enfants. Elle se faisait un devoir de rentrer les bras chargés. Outre la nourriture dont nous avions rudement besoin, elle apportait souvent des friandises rares auxquelles Stanley et sa femme n'avaient jamais goûté. Les enfants recevaient toujours des bonbons ou de la pâtisserie. Ils l'attendaient tous les soirs, à l'affût à la porte d'entrée. Pendant un moment, ce fut tout à fait joyeux. Abondance de cigarettes, merveilleux gâteaux et pâtés, toutes sortes de pains juifs et russes, pickles, sardines, thon, olives, mayonnaise, huîtres fumées, saumon fumé, caviar, harengs, ananas, fraises, crabe, charlotte russe, Dieu sait quoi encore. Mona prétendait que c'étaient des cadeaux d'amis. Elle n'osait avouer qu'elle avait gaspillé de l'argent en ces denrées de luxe. Sophie, bien entendu, était éblouie. Elle n'avait jamais vu un étalage de victuailles comme celui qui garnissait maintenant le placard. Il était évident qu'elle aurait pu soutenir indéfiniment ce régime. Les enfants de même.

Mais pas Stanley. Il ne pouvait penser qu'en termes de privations. Que feraient-ils quand nous serions partis ? Les enfants étaient gâtés. Sa femme s'attendrait à des miracles qu'il n'était pas en son pouvoir d'accomplir. Il commença à voir d'un mauvais œil nos allures luxueuses. Un jour, il ouvrit le placard, fit descendre quelques boîtes et quelques pots des plus fines friandises, et dit qu'il allait les échanger contre de l'argent. Il y avait une note de gaz à payer, depuis longtemps en retard. Le lendemain, il me prit à part et me déclara tout de go que ma femme devait cesser d'apporter des bonbons et des gâteaux aux enfants. Il devenait de plus en plus sombre. Peut-être les jours sans repos sur les ressorts l'épuisaient-ils. Peut-être soupçonnait-il que nous ne faisions aucun effort pour trouver du travail.

La situation était nettement hamsunesque, mais Stanley n'était pas d'humeur à goûter cette qualité. A table, nous parlions à peine. Les enfants avaient l'air de chiens battus. Sophie n'ouvrait la bouche qu'avec l'approbation de son seigneur et maître. De temps à autre même l'argent du métro faisait défaut. C'était toujours Mona qui allongeait la galette. Je m'attendais qu'on me demandât un jour à brûle-pourpoint comment il se faisait qu'elle disposât toujours d'argent. Sophie, bien entendu, ne posait jamais de questions. Mona l'avait ensorcelée. Sophie la suivait constamment des yeux, observant chacun de ses mouvements, chacun de ses gestes. Il était manifeste que, pour elle, Mona était une sorte de déesse.

Je me demandais, quand je ne dormais pas la nuit, quelles seraient les réactions de Sophie s'il lui était permis, ne fût-ce qu'un jour, de suivre Mona dans sa course excentrique. Supposons un jour où Mona a rendez-vous avec l'ancien combattant de Weehawken amputé d'une jambe. Rothermel, c'était son nom, serait bien entendu ivre à son habitude. Il l'attendrait au fond d'une brasserie, dans une de ces lugubres rues latérales de Weehawken. Il en serait déjà à baver dans sa bière. A l'entrée de Mona, il s'efforce de se lever et de s'incliner cérémonieusement, mais sa jambe artificielle le gêne. Il bat des ailes, impuissant, tel un grand oiseau dont la patte est prise dans un piège. Il bredouille et jure, essuyant la bave de son gilet avec une serviette sale.

— Vous n'êtes cette fois en retard que de deux heures, grommelle-t-il. Combien ?

Et il met la main à la poche de son veston pour prendre son portefeuille bien rembourré.

Mona, bien entendu — c'est une scène qu'ils jouent souvent — fait l'offensée.

— Rangez ça ! Croyez-vous que je ne viens que pour cela ?

LUI. — Je veux bien être pendu si je vois une autre raison. Ce n'est certainement pas pour moi.

C'est ainsi que cela commence. Un duo qu'ils ont répété cent fois.

LUI. — Eh bien, quelle est l'histoire cette fois ? Même si je ne suis qu'un crétin, je dois dire que j'admire vos inventions.

MONA. — Faut-il que je vous donne toujours une raison ? Quand apprendrez-vous à faire confiance à d'autres êtres humains ?

LUI. — Jolie question, ça. Si vous restiez une fois une demi-heure, peut-être pourrais-je y répondre. Quand devez-vous partir ? — Il regarde sa montre. — Il est trois heures moins le quart.

ELLE. — Vous savez que je dois être rentrée à six heures.

LUI. — Alors votre mère est toujours malade ?

ELLE. — Qu'est-ce que vous croyez, qu'un miracle s'est produit ?

LUI. — Je pensais que cette fois c'était peut-être votre père.

ELLE. — Oh, assez ! Vous êtes de nouveau ivre.

LUI. — Heureusement pour vous. Autrement j'aurais pu oublier d'emporter mon portefeuille. Combien ? Finissons-en, nous pourrons peut-être alors bavarder un peu. On s'instruit à parler avec vous.

ELLE. — Vous feriez mieux de mettre aujourd'hui cinquante...

LUI. — Cinquante ? Ecoutez, je sais que je suis un idiot, mais je ne suis pas une mine d'or.

ELLE. — Faut-il que nous recommencions tout cela encore une fois ?

Rothermel tire lugubrement son portefeuille. Il le pose sur la table.

— Que prenez-vous ?

ELLE. — Je vous l'ai dit.

LUI. — Je vous demande ce que vous allez boire ? Vous n'allez pas vous sauver sans prendre un verre, non ?

ELLE. — Oh bien... mettons un champagne cocktail.

LUI. — Vous ne buvez jamais de bière, n'est-ce pas ?

Il joue avec le portefeuille.

ELLE. — Pourquoi tripotez-vous ça ? Vous essayez de m'humilier ?

LUI. — Ce serait plutôt difficile, il me semble. — Un temps. — Vous savez, pendant que je vous attendais ici, je me demandais comment je pourrais vous donner un véritable frisson. Vous ne le méritez pas, mais merde ! si j'avais le moindre bon sens je ne serais pas assis ici à vous parler. — Un temps. — Voulez-vous savoir à quoi je pensais ? A la façon de vous rendre heureuse. Vous savez, pour une belle fille, vous êtes pratiquement la créature la plus malheureuse que j'aie jamais rencontrée. Je ne suis pas bourré d'optimisme moi-même, et je ne suis pas bien agréable à regarder, et je deviens chaque jour plus décrépit, mais je ne peux pas dire que je sois absolument malheureux. J'ai encore une jambe. Je peux sautiller. Je ris de temps en temps, même si c'est à mes dépens. Mais, savez-vous une chose : je ne vous ai pas une seule fois entendu rire. C'est terrible. En vérité, c'est pénible. Je vous donne tout ce que vous demandez mais vous ne changez jamais. Vous êtes toujours à la recherche de quelqu'un à taper. Ce n'est pas bien. Vous vous faites du tort, voilà ce que je voulais vous dire...

ELLE (coupant court). — Tout serait différent si je vous épousais, est-ce ce que vous entendez ?

LUI. — Pas exactement. Dieu sait que ce ne serait pas un lit de roses. Mais au moins je pourrais pourvoir à vos besoins. Je pourrais mettre fin à ces façons de mendier et d'emprunter.

ELLE. — Si vous vouliez vraiment m'en libérer, vous n'y mettriez pas de condition.

LUI. — C'est tout à fait vous, de présenter les choses de cette façon. Vous ne croyez pas un instant...

ELLE. — Que nous pourrions mener des vies séparées ?

Le garçon arrive avec le champagne cocktail.

LUI. — Vous feriez bien d'en préparer un autre : madame a soif.

ELLE. — Faut-il que nous recommencions cette farce chaque fois que nous nous rencontrons ? Ne trouvez-vous pas cela un peu ennuyeux ?

LUI. — Pas moi. Je n'ai plus d'illusions. Mais c'est une façon de vous parler. Je préfère ce sujet aux hôpitaux et aux malades.

ELLE. — Vous ne croyez pas ce que je vous dis, c'est bien cela ?

LUI. — Je crois chaque mot de ce que vous dites — parce que je veux croire. Il faut que je croie en quelque chose, quand ce ne serait que vous.

ELLE. — Que moi ?

LUI. — Allons, allons, vous savez ce que je veux dire.

ELLE. — Vous voulez dire que je vous traite comme une poire ?

LUI. — Je n'aurais su l'exprimer plus exactement moi-même. Je vous remercie.

ELLE. — Quelle heure est-il, je vous prie ?

Rothermel regarde sa montre. Il ment :

— Il est exactement trois heures vingt.

Puis, d'un air de consternation :

— Il faut que vous preniez encore un verre. Je lui ai dit de vous en préparer un.

ELLE. — Vous le boirez, je n'aurai pas le temps.

LUI. (frénétiquement). — Hé, garçon, où est ce cocktail que j'ai commandé il y a une heure ?

Il s'oublie et tente de se lever. Trébuche et se laisse retomber comme épuisé.

— Le diable emporte cette jambe ! Je serais mieux avec un bout de bois. Le diable emporte cette sacrée, cette foutue guerre ! Excusez-moi, je m'oublie...

Pour lui complaire, Mona boit une gorgée de cocktail, puis se lève brusquement.

— Il faut que je parte, dit-elle.

Elle se dirige vers la porte.

— Attendez un instant, attendez un instant ! crie Rothermel. Je vais vous appeler un taxi.

Il empoche son portefeuille et la suit en clopinant.

Dans le taxi, il lui met le portefeuille dans la main :

— Servez-vous, dit-il, vous savez que je ne faisais que plaisanter.

Mona se sert froidement de quelques billets et lui fourre le portefeuille dans sa poche de côté.

— Quand vous reverrai-je ?

— Quand j'aurai encore besoin d'argent sans doute.

— N'avez-vous jamais besoin de rien d'autre que d'argent ?

Silence. Ils traversent les rues loufoques de Weehawken, qui se trouve dans le Nouveau Monde, à en croire les atlas, mais qui pourrait tout aussi bien être une verrue sur la planète Uranus. Il est des villes que l'on ne visite jamais autrement que dans les moments de désespoir — ou de changement de lune, alors que l'ensemble du système endocrinien se détraque. Il est des ville qui ont été tracées il y a des siècles, par des hommes du monde antédiluvien qui avaient la consolation de savoir qu'ils ne les habiteraient jamais. Rien ne cloche dans ce schéma anachronique des choses, hormis la faune et la flore d'une ère géologique perdue. Tout est familier et pourtant étrange. A chaque coin de rue, on est désorienté. Chaque rue signifie micmac2.

Rothermel, plongé dans le désespoir, rêve à la vie bigarrée des tranchées. Il reste avocat même s'il n'a qu'une jambe. Non seulement il hait les Boches qui lui ont pris sa jambe, il hait également ses compatriotes. Par-dessus tout, il hait la ville où il est né. Il se hait lui-même parce qu'il boit comme un trou. Il hait l'humanité entière ainsi que les oiseaux, les animaux, les arbres et le soleil. Tout ce qui lui reste d'un passé vide est l'argent. Il le hait aussi. Il sort chaque matin d'un sommeil abruti pour passer dans un monde de vif-argent. Il travaille dans le crime comme s'il s'agissait d'une denrée, tel que l'orge, le blé, l'avoine. Là où jadis il gambadait en turlutant comme une alouette, il clopine aujourd'hui furtivement, toussant, gémissant, soufflant. Le matin de la bataille fatale, il était jeune, viril, jubilant. Il avait nettoyé avec sa mitrailleuse un nid de Boches, liquidé deux lieutenants de sa propre brigade, et était sur le point d'attaquer la cantine. Le même soir, il baignait dans son propre sang et sanglotait comme un enfant. Le monde des hommes à deux jambes était passé à côté de lui ; il ne serait jamais capable de les rejoindre. En vain il hurla comme une bête. En vain il pria. En vain il appela sa mère. La guerre était terminée pour lui — il en constituait une des reliques.

Lorsqu'il revint à Weehawken, il eut envie de se glisser dans le lit de sa mère et de mourir. Il demanda à voir la chambre où il jouait étant enfant. Il regarda le jardin par la fenêtre d'en haut et, dans un absolu désespoir, y cracha. Il ferma sa porte à ses vieux amis et s'adonna à la boisson. Des siècles passent, durant lesquels il fait la navette sur le métier à tisser de la mémoire. Il n'a qu'une sécurité : sa fortune. Cela équivaut à dire à un aveugle qu'il peut avoir une canne blanche.

Et puis un soir, alors qu'il est attablé seul dans une boîte louche du Village, une femme s'approche et lui donne un Mezzotint à lire. Il l'invite à s'asseoir. Il commande un repas pour elle. Il écoute les histoires qu'elle raconte. Il oublie qu'il a une jambe artificielle, oublie qu'il y ait jamais eu une guerre. Il sait brusquement qu'il aime cette femme. Elle n'a pas besoin de l'aimer, elle n'a besoin que d'être. Si elle consent à le voir juste quelques instants à l'occasion, la vie aura de nouveau un sens.

Ainsi rêve Rothermel. Il oublie toutes les scènes cruelles qui ont souillé cette magnifique image. Il ferait n'importe quoi pour elle, même maintenant.

Et à présent quittons un moment Rothermel. Laissons-le rêver dans son taxi tandis que le ferry-boat le berce doucement sur le sein de l'Hudson. Nous le retrouverons, sur les rives de Manhattan.

A la Quarante-Deuxième rue, Mona plonge dans le métro pour émerger au bout de quelques instants à Sheridan Square. Ici sa course devient véritablement erratique. Sophie, si elle était toujours sur ses talons, aurait en effet peine à la suivre. Le Village est un réseau de labyrinthes modelés d'après les rêveries ridées des premiers colons hollandais. On s'y trouve constamment, au coin d'une rue tortueuse, face à face avec soi-même. Il y a ruelles, passages, caves et greniers, squares, triangles, cours, le tout anomal, incongru et déroutant : la seule chose qui manque ce sont les ponts de Milwaukee. Certaines maisons de poupée, insérées entre de sombres taudis et de morbides usines, sommeillent dans un vide de temps qui ne pourrait se définir qu'en termes de décans. Le passé rêveur et somnolent suinte des façades, des curieux noms des rues, de l'échelle miniature imposée par les Hollandais. Le présent s'annonce dans les cris stridents des gamins des rues, dans le grondement assourdi de la circulation qui ébranle non seulement les lustres mais jusqu'aux fondations mêmes du sous-sol. Dominant le tout, il y a la confusion des races, des langues, des habitudes. Les Américains qui s'y sont introduits sont en porte-à-faux, qu'ils soient banquiers, politiciens, magistrats, bohêmes, ou d'authentiques artistes. Tout est camelote, clinquant, vulgaire et factice. Minnie Douchebag est sur le même plan que le gardien de prison du coin. La fraternisation, telle qu'elle est, a lieu au fond du creuset. Chacun cherche à feindre que c'est ici le point le plus intéressant de la ville. C'est un quartier plein de types ; ils se heurtent, tels des protons et des électrons, toujours dans un monde à cinq dimensions dont le fondement est chaos.

C'est dans un monde comme celui-là que Mona est chez elle et parfaitement elle-même. A chaque pas, elle rencontre quelqu'un qu'elle connaît. Ces rencontres ressemblent remarquablement aux collisions entre fourmis dans les affres du travail. La conversation se fait par des antennes frénétiquement manipulées. Un bouleversement dévastateur vient-il de se produire qui affecte d'une façon vitale la fourmilière entière ? Montées et descentes précipitées d'escalier, salutations, poignées de main, frottements de nez, gesticulations de fantômes, pourparlers, ingurgitations et regurgitations, transmissions aériennes, habillages et déshabillages, chuchotements, menaces, objurgations, mascarades — tout se déroule à la façon des insectes et à une vitesse que seuls les insectes semblent capables de déployer. Même pris sous la neige, le Village est dans un constant état de commotion et d'effervescence. Pourtant rien ne s'ensuit jamais qui ait la moindre importance. Au matin il y a des maux de tête, c'est tout.

Parfois, pourtant, dans une de ces maisons que l'on ne remarque qu'en rêve vit une pâle et timide créature, généralement de sexe douteux, qui appartient au monde de Du Maurier, de Tchekhov ou d'Alain Fournier. Son nom peut être Alma, Frederika, Ursula, Malvina, un nom qui s'accorde avec les tresses auburn, le visage préraphaélite, les yeux gaéliques. Une créature qui bouge rarement de chez elle, et dans ce cas, seulement aux petites heures de l'aube.

Vers de tels types Mona est fatalement attirée. Une amitié secrète voile de mystères toutes leurs relations. Ces courses haletantes qui la poussent à travers les rues creusées d'ornières peuvent n'avoir pour but que l'achat d'une douzaine d'œufs d'oie blanche. Aucun autre œuf ne conviendrait. En passant3 elle peut se mettre en tête de faire une surprise à sa séraphique amie en lui achetant un camée ancien qui disparaît sous des violettes, ou un fauteuil à bascule des collines du Dakota, ou une tabatière embaumant le bois de santal. Les cadeaux d'abord et puis quelques billets fraîchement sortis de presse. Elle arrive hors d'haleine et elle part hors d'haleine, comme entre deux coups de tonnerre. Rothermel lui-même serait incapable d'imaginer avec quelle rapidité et à quelles fins file son argent. Tout ce que nous savons, nous qui l'accueillons à la fin d'une journée fiévreuse, est qu'elle s'est arrangée pour acheter quelques victuailles et qu'elle peut dispenser un peu d'argent liquide. Sur la rive de Brooklyn, nous parlons en termes de menue monnaie, ce qui en Chine est « argent ». Tels des enfants, nous jouons avec des nickels, des dimes et des pennies. Le dollar est une conception abstraite qui n'a cours que dans la haute finance...

Une fois seulement, durant notre séjour chez les Polonais, Stanley et moi nous aventurâmes dehors ensemble. Ce fut pour voir un film western, où il y avait d'extraordinaires chevaux sauvages. Stanley, à qui cela rappela son service dans la cavalerie, en fut si excité qu'il décida de ne pas aller travailler ce soir-là. Tout au long du repas, il raconta des histoires, devenant à chacune d'elles plus tendre, plus compréhensif, plus romantique. Tout à coup il se souvint de la volumineuse correspondance échangée entre nous quand nous n'avions pas encore vingt ans.

Tout cela avait commencé le lendemain du jour où je le vis descendre la « rue des premiers chagrins », assis sur le siège du corbillard, à côté du chauffeur. (Après la mort de son mari, la tante de Stanley avait épousé un entrepreneur de pompes funèbres, encore un Polonais. Stanley devait toujours accompagner celui-ci dans les expéditions funéraires.)

J'étais au milieu de la rue, jouant au bâtonnet, quand la funèbre procession vint à passer. J'étais certain que c'était bien Stanley qui m'avait fait signe, pourtant je ne pouvais en croire mes yeux. S'il ne s'était pas agi d'un cortège funèbre, j'aurais trotté auprès du véhicule et échangé un bonjour avec lui. Les choses étant ce qu'elles étaient, je restais cloué sur place, suivant le cortège des yeux tandis qu'il disparaissait au tournant.

C'était la première fois depuis dix ans que je voyais Stanley. Cela me fit impression. Le lendemain, je m'assis et lui écrivis une lettre — à son ancienne adresse.

Maintenant Stanley apporta cette première lettre — et toutes les autres qui avaient suivi. J'eus honte de lui avouer que j'avais depuis longtemps perdu les siennes. Mais je me rappelais encore la saveur de ces lettres, toutes écrites sur de longues feuilles de papier jaune, au crayon, d'une écriture fleurie. L'écriture d'un autocrate. Je me rappelais l'éternelle formule qu'il employait : « Mon charmant garçon ! ». Cela à un gamin en culotte courte ! C'étaient des lettres, pour parler du style, telles que Théophile Gautier aurait pu les écrire à un sycophante inconnu. Truffées d'emprunts littéraires. Mais elles me jetaient dans la fièvre, toujours.

A quoi ressemblaient mes propres lettres, je ne me l'étais jamais demandé. Elles appartenaient à un passé lointain, un passé oublié. Maintenant je les tenais dans la main, et ma main tremblait pendant que je les lisais. Ainsi c'était là ce que j'étais à moins de vingt ans ? Quel dommage que personne ne nous eût filmés ! Drôles de personnages que nous étions. De petits garnements, des coqs, de jeunes caïds. Discutant de choses aussi graves que la mort et l'éternité, la réincarnation, la métempsycose, la libre pensée, le suicide. Prétendant que les livres que nous lisions n'étaient rien en comparaison de ceux que nous écririons un jour nous-mêmes. Parlant de la vie comme si nous l'avions éprouvée par l'expérience jusqu'à la moelle.

Mais même dans ces prétentieux exercices de jeunesse, je décelais, à ma stupéfaction, les germes d'une faculté imaginative qui devait mûrir avec le temps. Jusque dans ces missives couvertes de chiures de mouches, il y avait ces brusques ruptures et ces envolées qui révèlent la présence de feux cachés, de conflits insoupçonnés. J'étais ému de constater que, dès cette époque, je pouvais me perdre moi-même, moi qui étais à peine conscient d'avoir un moi. Stanley, je m'en souvenais, ne se perdait jamais. Il avait un style, et en lui il était fixé, comme serré dans un corset. Je me souviens qu'à cette époque je le tenais pour tellement plus mûr, tellement plus subtil que moi. Lui, serait le brillant écrivain ; moi, je serais le laborieux gratte-papier. En tant que Polonais, il avait un illustre héritage ; je n'étais qu'un Américain, avec une ascendance vague et douteuse. Stanley écrivait comme s'il n'avait débarqué que de la veille. J'écrivais comme si je venais d'apprendre à manier la langue, mon vrai langage étant celui de la rue, qui n'était pas une langue du tout. Derrière Stanley, je voyais toujours une lignée de guerriers, de diplomates, de poètes, de musiciens. Moi, je n'avais point d'ancêtres. Je devais les inventer.

Chose curieuse, tout sentiment de lignée ou de liens éphémères avec le passé qui pouvait se lever en moi était d'habitude évoqué par trois phénomènes curieusement disparates : premièrement, rues étroites et vétustes aux maisons miniatures ; deuxièmement, certains types irréels d'êtres humains, généralement des rêveurs et des fanatiques ; troisièmement, photographies du Thibet, du paysage thibétain en particulier. Je pouvais me trouver désorienté en un instant, et j'étais alors merveilleusement chez moi, ne faisant qu'un avec le monde et avec moi-même. Dans ces rares moments seulement, je me connaissais ou prétendais me comprendre. Mes rapports étaient, pour ainsi dire, avec l'homme et non avec les hommes. C'est seulement lorsque j'étais de nouveau garé sur la voie principale que je devenais conscient de mon vrai rythme, de mon vrai être. L'individualité s'exprimait pour moi sous forme d'une vie avec des racines. L'efflorescence signifiait culture — en un mot, le monde du développement cyclique. A mes yeux, les grandes figures s'identifiaient toujours au tronc de l'arbre, non aux rameaux et aux feuilles. Et les grandes figures étaient capables de perdre facilement leur identité : elles étaient toutes des variations du même homme, Adam Cadmus, ou quelque nom qu'on lui donnât. Ma lignée était issue de lui, non de mes ancêtres. Lorsque je devenais conscient, j'étais super-conscient ; je pouvais d'un seul élan faire le bond en arrière.

Stanley, comme tout chauvin, ne faisait remonter son arbre géologique qu'aux débuts de la nation polonaise, c'est-à-dire aux marais du Pripet. Là il restait embourbé comme une belette. Ses antennes n'atteignaient que les frontières limitrophes de la Pologne. Il ne devint jamais un Américain, dans le vrai sens. Pour lui, l'Amérique n'était qu'une condition ou un état de transe qui lui permettait de transmettre ses gènes polonais à sa postérité. Toute déviation de la norme, c'est-à-dire du type polonais, devait être attribuée aux rigueurs de l'accommodement et de l'adaptation. Tout ce qui pouvait être américain en lui n'était qu'un alliage qui se dissoudrait dans la génération qui devait sortir de ses reins.

Des préoccupations de cette sorte, Stanley ne les trahissait jamais ouvertement, mais elles étaient là, et elles se manifestaient sous forme d'insinuations. L'accent qu'il mettait sur un mot ou une phrase fournissait toujours la clef de ses vrais sentiments. Il éprouvait une profonde antipathie pour le Nouveau Monde où il se trouvait. Il ne faisait que ce qu'il fallait d'effort pour se maintenir en vie. Il faisait les gestes nécessaires, comme nous disons, rien de plus. Quoique son expérience de la vie fût purement négative, elle n'en était pas moins efficace. Il s'agissait de charger la batterie : ses enfants établiraient les contacts nécessaires avec la vie. A travers eux revivraient l'énergie raciale des Polonais, leurs rêves, leurs désirs, leurs aspirations. Stanley se contentait d'habiter un monde intermédiaire.

Tout cela admis, ce n'en était pas moins pour moi un luxe de me baigner dans les effluves de l'esprit polonais. Polonesia, je l'appelais. Mer intérieure, comme la Caspienne, entourée des steppes. Au-dessus des eaux troubles et stagnantes, au-dessus de bancs de sable traîtres et de sources invisibles, volaient d'immenses oiseaux migrateurs, hérauts du passé et de l'avenir — d'un passé et d'un avenir polonais. Tout ce qui entourait la mer était inamical et empoisonné. De la langue seule venait la très nécessaire sustentation.

Que sont les richesses de l'anglais, me disais-je, en comparaison de la verdeur mélodieuse de cette Babel ? Lorsqu'un Polonais s'exprime dans sa langue maternelle, il parle non seulement à son ami mais à tous ses compatriotes dans le monde entier. Pour l'oreille d'un étranger comme moi, qui avais le privilèges d'assister à ces performances sacrées, les discours de mes amis polonais étaient comme d'interminables monologues adressés aux innombrables fantômes de la Diaspora à l'intérieur et à l'extérieur. Tout Polonais se considère comme le gardien secret des fabuleux dépôts de la race ; à sa mort, une part secrète des intangibles accumulés, impénétrables aux étrangers, meurt avec lui. Mais dans la langue rien ne se perd : tant qu'il restera un seul Polonais pour articuler, la Pologne vivra.

Quand il parlait polonais, il était un autre homme, Stanley. Même quand il s'adressait à quelqu'un d'aussi insignifiant que sa femme Sophie. Il pouvait parler de lait et de biscuits, mais à mes oreilles cela sonnait comme si nous étions revenus à l'âge de la Chevalerie. Rien n'est plus propre à décrire les modulations, les dissonances et les distillations de cette langue que le mot alchimie. Tel un puissant solvant, la langue polonaise convertit image, concept, symbole ou métaphore en un mystérieux liquide transparent à l'odeur camphrée qui, par ses résonances melliflues, évoque l'alternance et l'échange perpétuels entre idée et impulsion. Jaillissant, tel un geyser chaud, du cratère de la bouche humaine, la musique polonaise — car c'est à peine une langue — consume tout ce avec quoi elle vient en contact, intoxiquant le cerveau par les caustiques et âcres vapeurs de sa source métallique. Un homme qui se sert de ce moyen d'expression n'est plus seulement un homme — il s'est approprié les pouvoirs d'un sorcier. Le Livre de Démonologie ne peut avoir été écrit qu'en cette langue. Dire que c'est là une qualité des Slaves n'explique rien. Etre Slave n'est pas être Polonais. Le Polonais est unique et intouchable ; il est le principal moteur, l'élan original personnifié, et son domaine est le terrible domaine de la condamnation. Pour lui, le soleil est depuis longtemps éteint. Il est le despérado de la race, maudit par lui-même et acquitté par lui-même. Refaire le monde ? Il l'entraînerait plutôt au fond de l'abîme.

Des réflexions de cet ordre montaient toujours à la surface quand je sortais pour me dégourdir les jambes. A peu de distance de chez Stanley s'étendait un monde apparenté à bien des égards à celui que j'avais connu étant enfant. Un canal d'un noir d'encre le traversait, dont les eaux stagnantes puaient comme dix mille chevaux morts. Mais tout autour du canal il y avait des ruelles sinueuses, des rues tourbillonnantes, encore pavées de galets, dont les bords de trottoir usés étaient flanqués de masures exiguës, encombrées de volets aux gonds disloqués, qui donnaient l'impression, à distance, d'énormes lettres hébraïques. Meubles, bric-à-brac, ustensiles, outils et matériel de toute espèce jonchaient le sol. Frange du monde organisé.

Chaque fois que j'approchais des confins de ce monde lilliputien, je redevenais un enfant de dix ans. Mes sens étaient plus aigus, ma mémoire plus vivante, ma faim plus intense. Je pouvais tenir des conversations avec le moi que j'avais été et avec le moi que j'étais devenu. Qui était le moi qui cherchait et reniflait et explorait, je ne le savais. Un moi interlocutoire, sans nul doute. Un moi suborné par une haute cour de justice.

Dans cette arène supraliminaire, Stanley figurait toujours tendrement. Il était l'invisible camarade à qui je confiais ces pensées larvaires qui échappent à la parole. Immigrant, orphelin, épave — de ces trois éléments il était composé. Nous nous comprenions, car nous étions tout à l'opposé l'un de l'autre. Ce qu'il enviait, je le lui donnais royalement ; ce dont j'étais affamé, il m'en nourrissait par son bec charognard. Nous nagions, tels des poissons siamois, à la surface glauque du lac de l'enfance. Nous ne connaissions pas notre Protecteur. Nous jouissions de notre liberté imaginée.

Ce qui m'intriguait étant enfant, ce qui m'intrigue jusqu'à ce jour, c'est la splendeur et le miracle de l'éclosion. Il est dans l'enfance des jours doux et balsamiques où, peut-être à cause du grand retardement du temps, on pénètre en sortant de chez soi dans un monde qui sommeille. Ce n'est pas le monde des humains ni le monde de la nature qui somnole : c'est le monde inanimé des pierres, des minéraux, des objets. Le monde inanimé en bouton... Avec les yeux au ralenti de l'enfance, on regarde, haletant, ce domaine latent de la vie révéler lentement le battement de son pouls. On prend conscience de l'existence de ses royaumes invisibles qui émanent perpétuellement des parties les plus lointaines du cosmos et qui irradient du microcosme aussi bien que du macrocosme. « En haut comme en bas ». En un clin d'œil, on se trouve divorcé d'avec le monde illusoire de la réalité matérielle ; à chaque pas, on se place de nouveau au carrefour4 de ces radiations concentriques qui sont la vraie substance d'une réalité qui embrasse tout et imprègne tout. La mort n'a pas de sens. Tout est changement, vibration, création et recréation. Le chant du monde, enregistré dans chaque particule de cette substance spécieuse qu'on nomme matière, jaillit dans une ineffable harmonie qui filtre par les sens et éveille l'être angélique qui sommeille dans la coquille de la créature physique appelée homme. Une fois que l'ange assume la domination, l'être physique fleurit. Dans tous les domaines, une tranquille, une persistante floraison a lieu.

Pourquoi les anges, que nous associons sottement aux vastes espaces interstellaires, aiment-ils tout ce qui est mignon ?4

Dès que j'atteins les berges du canal, où m'attend mon monde en miniature, l'ange me prend en charge. Je ne scrute plus le monde : le monde est au dedans de moi. Je le vois aussi clairement les yeux fermés que les yeux grands ouverts. Enchantement, non pas sorcellerie. Abdication, et félicité qui accompagne l'abdication. Ce qui était dilapidation, déchéance, sordidité, est transmué. L'œil microscopique de l'ange voit les parties infimes qui composent le tout divin ; l'œil télescopique de l'ange ne voit que la totalité, qui est parfaite. Dans le sillage de l'ange, il n'y a que des univers à voir — la dimension ne signifie rien.

Lorsque l'homme, avec son pitoyable sens de la relativité, regarde dans le téléscope et s'émerveille de l'immensité de la création, il entend confesser qu'il a réussi à ramener l'illimité au limité. Il acquiert, pour ainsi dire, un bail optique sur la grandeur infinie d'une création qui lui est insondable. Qu'importe s'il réussit à amener mille univers dans le foyer de son telescope microscopique ? Le processus d'agrandissement ne fait que rehausser le sens de la miniature. Mais l'homme se sent, ou prétend se sentir, davantage chez lui dans son petit univers, quand il a découvert ce qui se situe au delà de ses limites. La pensée que son univers peut ne pas être plus grand qu'un infime corpuscule sanguin, cette pensée le transporte, berce son angoisse désespérée. Mais l'emploi de l'œil artificiel, à quelque monstrueuse proportion qu'il soit agrandi, ne lui apporte jamais la joie. Plus sa vision physique est vaste, plus il éprouve de terreur. Il comprend, quoiqu'il refuse de le croire, qu'avec cet œil il ne pénétrera jamais le mystère de la création, encore moins n'y participera. Pour rentrer dans le monde mystérieux d'où il est issu, il comprend d'une façon vague, confuse, qu'un autre œil est nécessaire.

C'est avec l'œil angélique que l'homme voit le monde de sa vraie substance.

Ces mondes miniatures, où tout est noyé, assourdi et transformé, surgissent le plus souvent dans les livres. D'une page de Hamsun se dégageaient souvent les mêmes mystérieuses harmonies d'enchantement que d'une promenade le long du canal. Soudain on est seul avec la rue qu'a décrite l'auteur. L'espace d'un bref instant, on éprouve le même genre de vertige que lorsque le conducteur du trolley abandonne son poste en pleine course. Après cela, tout est pure volupté.5 Abdication de nouveau. Abdication au bénéfice du charme qui a rendu l'auteur superflu. Immédiatement le rythme est ralenti. On s'attarde devant les structures verbales qui palpitent, telles des maisons vivantes. On sait que quelqu'un qu'on n'a jamais rencontré auparavant, et qu'on ne rencontrera jamais plus, émergera et prendra possession de vous. Ce peut être un personnage aussi anodin que Sophie. C'est peut-être une question de gros œufs d'oie qui dominera le passage entier. Qu'importe. Tout transpirera conformément aux lois qui gouvernent le fluide cosmique où baignent maintenant événements et situations. Le dialogue peut devenir purement absurde, astral dans ce qu'il implique. L'auteur a clairement fait comprendre qu'il est absent. Le lecteur est face à face avec un divertissement angélique. Il vivra cette scène, cet instant prolongé, encore et encore, et avec un sens aiguisé de la réalité confinant à l'hallucinatoire. Rien qu'une petite rue – peut-être pas plus d'un pâté de maisons. Jardins exigus entretenus par des trolls. Soleil perpétuel. Et musique revenue à la mémoire, adoucie pour s'accorder avec le bourdonnement des insectes et le bruissement des feuilles. Joie, joie, joie. Présence intime des fleurs, des oiseaux, des pierres, qui ont préservé le témoignage de jours pareillement magiques.

Je pense à Hamsun parce que c'est avec Stanley que je partageais si souvent ces extraordinaires aventures. Notre vie grotesque dans la rue, étant enfants, nous avait préparés à ces mystérieuses rencontres. De quelque façon inconnue, nous avions subi l'initiation voulue. Nous étions, sans le savoir, membres de ce traditionnel monde souterrain qui vomit à intervalles convenables les écrivains qu'on appellera plus tard romantiques, mystiques, visionnaires ou diaboliques. C'était pour des gens comme nous — alors seulement des êtres embryonnaires — que furent écrits certains passages « bizarres ». C'est nous qui maintenons en vie ces livres qui menacent constamment de retomber dans l'oubli. Telles des bêtes de proie, nous restons à l'affût des instants de réalité qui non seulement égaleront ces extravagances littéraires mais les confirmeront et corroboreront. Nous devenons pareils à des tire-bouchons, nous nous déjetons, nous louchons et bégayons dans un vain effort pour adapter notre monde au monde existant. En nous l'ange dort d'un sommeil léger, prêt au moindre frémissement à assumer le commandement. Seules des veilles solitaires nous redonnent des forces. C'est seulement lorsque nous sommes cruellement séparés que nous communiquons vraiment l'un avec l'autre.

Souvent c'est dans les rêves que nous communiquons... Je suis dans une rue familière, à la recherche d'une certaine maison. A l'instant où je mets le pied dans cette rue, mon cœur bat violemment. Bien que je ne l'aie jamais vue, elle m'est plus familière, plus intime, plus chargée de sens que n'importe quelle autre rue que j'aie connue. C'est la rue par laquelle je reviens au passé. Chaque maison, chaque porche, chaque porte, chaque pelouse, chaque pierre, tige, branche ou feuille parlent avec éloquence. Le sens de l'identification, composé de myriades de couches de la mémoire, est si puissant que j'en suis presque dissous.

La rue n'a ni commencement ni fin : c'est un segment détaché baignant dans une aura floue, et complet en lui-même. Vibrante partie du tout infini. Quoiqu'il n'y ait jamais aucune activité dans cette rue, elle n'est pas vide ou déserte. En fait, c'est la rue la plus vivante que je connaisse. Elle est vivante de souvenirs, tel un bosquet secret qui pullule de ses légions d'hôtes invisibles. Je ne puis dire que je marche dans cette rue, non plus que j'y glisse. La rue m'investit. Je suis dévoré par elle. Peut-être dans le monde des insectes seulement y a-t-il des sensations qui égalent cette forme déchirante de félicité. Manger est merveilleux, mais être mangé est un régal qui passe la description. Peut-être est-ce un autre, un plus extravagant genre d'union avec le monde extérieur. Une sorte inversée de communion.

La fin de ce rite est toujours la même. Soudain j'ai conscience que Stanley m'attend. Il n'est pas à la fin de la rue, car il n'y a pas de fin... Il se tient à cette lisière floue où lumière et substance fusionnent. Son appel est toujours bref et brusque : « Allons, viens ! » Aussitôt je règle mon allure sur la sienne. En avant marche ! La rue bien-aimée vire doucement, comme une plaque tournante actionnée par un invisible aiguilleur, et quand nous atteignons le coin, elle rejoint soigneusement et inexorablement les rues transversales qui forment le tracé de l'enceinte de notre enfance. A partir d'ici, c'est une exploration du passé, mais d'un passé différent de celui de la rue témoin. Ce passé est actif, constellé de souvenirs, mais de souvenirs à fleur de peau seulement. L'autre passé, si profond, si fluide, si étincelant, ne faisait pas de séparation entre lui-même, le présent et l'avenir. Il était sans durée, et si j'en parle comme d'un passé, c'est uniquement pour suggérer un retour qui n'est pas vraiment un retour mais une restauration. Poisson revenant à la source de son propre être.

Lorsque commence la musique imperceptible à l'oreille, on sait avec certitude que l'on est vivant.

Le rôle de Stanley, dans la seconde moitié du rêve, consiste à attiser la flamme. Je prendrai congé de lui quand il aura fait frémir tous les filaments mnémoniques. Cette fonction, dont il s'acquitte avec une instinctive adresse, peut se comparer aux frémissantes oscillations d'une aiguille de compas. Il me maintient sur le sentier, un sentier tortueux, en zigzags, mais saturé de souvenirs. Nous bourdonnons en volant de fleur en fleur, telles des abeilles. Quand nous avons extrait notre plein de nectar, nous regagnons le rayon de miel. A l'entrée, je prends congé de lui, plongeant jusqu'au moyeu même de la transformation. Mes oreilles résonnent du ronflement océanique. Toute mémoire est étouffée. Je suis au fond de la coquille labyrinthique, aussi en sécurité et vivant qu'une particule d'énergie à la dérive dans la mer stellaire de la lumière. C'est le profond sommeil qui restaure l'âme. Quand je me réveille, je suis nouveau-né. La journée s'étend devant moi, telle une prairie de velours. Je n'ai souvenir de rien. Je suis une pièce de monnaie fraîchement frappée, prête à tomber dans la paume du premier venu.

C'est par une journée comme celle-là que je suis enclin à faire une de ces rencontres de hasard qui changeront le cours de ma vie. L'étranger qui vient au-devant de moi me salue comme un vieil ami. Il nous suffit d'échanger quelques mots pour qu'un intime langage sténographique de frères anciens remplace le jargon courant. La communication est secrète et séraphique, accomplie avec l'aisance et la rapidité de sourds-muets de naissance. Pour moi, elle n'a qu'un seul propos — amener une réorientation. Changer le cours de ma vie, comme je dis, cela signifie simplement rectifier ma position sidérale. L'étranger, nouveau venu de l'autre monde, me renseigne. Mes vrais repères donnés, je fauche un nouvel andain dans les mondes relevés sur les cartes de la destinée. De même que la rue de rêve revint doucement à sa position première, je pivote maintenant vers l'alignement vital. Le panorama contre lequel j'évolue est redoutable et majestueux. Un paysage véritablement thibétain me fait signe d'avancer. Je ne sais si c'est une création de l'œil intérieur ou quelque bouleversement cataclysmique de la réalité extérieure s'accordant à la profonde réorientation que je viens d'opérer. Je sais seulement que je suis plus solitaire que jamais. Tout ce qui adviendra maintenant aura le caractère de choc et de découverte. Je ne suis pas seul. Je suis au milieu d'autres solitaires. Et chacun de nous parle son propre langage unique ! C'est comme la rencontre de dieux éloignés, chacun enveloppé dans l'aura de son propre monde incompréhensible. C'est le premier jour de la semaine du nouveau cycle de la conscience. Un cycle, est-il besoin de le dire, qui peut durer une semaine ou une vie. En avant, je me dis. Allons-ye ! Nous sommes là !6


1 En français dans le texte.

2 En français dans le texte.

3 En français dans le texte.

4 En français dans le texte.

5 En français dans le texte.

6 En français dans le texte