I

 

DANS sa robe persane collante, avec un turban assorti, elle était ravissante. Le printemps était venu et elle avait mis une paire de gants longs et une belle fourrure de taupe, négligemment jetée autour de son cou plein, pareil à une colonne. Nous avions choisi Brooklyn Heights pour y chercher un appartement, voulant nous éloigner le plus possible de tous ceux que nous connaissions, en particulier de Kronski et d'Arthur Raymond. Ulric était le seul à qui nous avions l'intention de donner notre nouvelle adresse. Ce devait être pour nous une véritable vita nuova, exempte d'intrusions du monde extérieur.

Le jour où nous nous mîmes à la recherche de notre petit nid d'amour, nous étions radieusement heureux. Chaque fois qu'en arrivant dans un hall nous appuyions sur la sonnette, je la prenais dans mes bras et l'embrassais encore et encore. Sa robe la moulait comme un fourreau. Elle n'avait jamais été plus tentante. Il arrivait que la porte s'ouvrît avant que nous eussions pu décrocher. Parfois on nous invitait à présenter nos alliances ou bien la licence de mariage.

Vers le soir, nous rencontrâmes une femme du Sud, à l'esprit large, au cœur généreux, qui parut se prendre immédiatement de sympathie pour nous. L'appartement qu'elle avait à louer était étourdissant, mais bien au-dessus de nos moyens. Mona, bien sûr, était résolue à le prendre ; c'était exactement le genre d'appartement qu'elle avait toujours rêvé d'habiter. Le fait que le loyer était le double de ce que nous avions l'intention de payer ne la troublait pas. Je n'avais qu'à la laisser faire ; elle « s'arrangerait ». La vérité est que j'en avais envie autant qu'elle, mais je ne me faisais pas d'illusions sur la possibilité de nous « arranger » pour le loyer. J'étais convaincu que si nous le louions nous serions coulés.

La femme avec qui nous discutions ne se doutait certes pas que nous représentions une affaire pleine d'aléas. Nous étions confortablement assis dans son appartement, en haut, buvant du xérès. Bientôt son mari arriva. Lui aussi parut nous trouver un couple sympathique. Il était de Virginie et c'était un véritable gentleman. Ma situation dans le monde cosmodémonique lui fit manifestement impression. Ils se montrèrent sincèrement stupéfaits tous les deux de voir que quelqu'un d'aussi jeune que moi occupait un emploi comportant tant de responsabilités. Mona, bien entendu, exploita la situation au maximum. A l'entendre, j'étais déjà sur les rangs pour un poste de surintendant et, dans quelques années, pour une vice-présidence.

— N'est-ce pas ce que t'a dit M. Twilliger ? demanda-t-elle, m'obligeant à approuver d'un signe de tête.

La conclusion fut que nous versâmes des arrhes, juste un billet de dix dollars, ce qui semblait ridiculement peu par rapport au loyer qui allait être de quatre-vingt-dix dollars par mois. Comment nous réunirions le solde de ce premier mois, pour ne rien dire des meubles et de tout le fourbi dont nous avions besoin, je n'en avais pas la moindre idée. Je considérais les arrhes comme dix dollars perdus. Un geste pour sauver la face, rien de plus. Que Mona changerait d'avis, une fois sortie de ces griffes prévenantes, j'en étais certain.

Mais je me trompais, comme d'habitude. Elle était résolue à emménager. Les quatre-vingts dollars restants ? Cela, nous l'obtiendrions d'un de ses dévoués admirateurs, un employé à la réception du Brotzell.

— Et qui est-ce celui-là ? me hasardai-je à demander, n'ayant jamais encore entendu prononcer ce nom

— Ne te souviens-tu pas ? Je t'ai présenté à lui il y a à peine quelques semaines, quand Ulric et toi vous nous avez rencontrés dans la Cinquième Avenue. Il est parfaitement inoffensif.

Apparemment, ils étaient tous « parfaitement inoffensifs ». C'était sa façon de m'informer que jamais ils ne songeraient à l'embarrasser en lui suggérant de passer une nuit avec eux. C'étaient tous des « gentlemen » et généralement des crétins par-dessus le marché. J'eus bien du mal à me rappeler de quoi avait l'air ce ballot-là en particulier. Je ne pus me souvenir que d'une chose, qu'il était plutôt jeune et plutôt pâle. Bref, indéfinissable. Comment elle s'arrangeait pour empêcher ces galants amoureux de venir la relancer chez elle, ardents et impétueux comme étaient certains d'entre eux, c'était pour moi un mystère. Sans doute, de même qu'elle l'avait fait avec moi, elle leur laissait croire qu'elle vivait avec ses parents, que sa mère était une vieille sorcière et son père un malade cloué au lit, mourant d'un cancer. Heureusement, je m'intéressais rarement beaucoup à ces galants soupirants. (Mieux vaut ne pas trop y fourrer le nez, me disais-je toujours.) L'important à ne pas oublier c'était : « parfaitement inoffensifs ».

Pour nous installer, il fallait avoir quelque chose de plus que l'argent du loyer. Je découvris, bien entendu, que Mona avait pensé à tout. Trois cents dollars, c'est ce qu'elle arracha au pauvre couillon. Elle en avait demandé cinq cents mais il avait protesté en disant que son compte en banque était presque épuisé. Pour le punir de tant d'imprévoyance, elle se fit acheter une robe paysanne exotique et une paire de chaussures coûteuses. Cela lui apprendrait.

Comme elle était obligée, cet après-midi-là, d'aller à une répétition, je décidai de choisir moi-même les meubles et le reste. L'idée de payer ces articles comptant, alors que la vente à crédit était le principe même de notre pays, me paraissait stupide. Je pensai aussitôt à Dolorès, devenue acheteuse dans un des grands magasins de Fulton Street. Dolorès, j'en étais certain, prendrait soin de moi.

Il me fallut moins d'une heure pour choisir tous les objets nécessaires à meubler notre nid d'amour. Je choisis avec goût et discrétion, sans oublier un joli bureau avec des quantités de tiroirs. Dolorès ne put s'empêcher de manifester quelque inquiétude quant à notre capacité d'acquitter les versements mensuels, mais je triomphai de ses doutes en l'assurant que Mona réussissait extraordinairement bien au théâtre. Et puis n'avais-je pas toujours mon emploi au bordel cosmococcyque ?

— Oui, mais la pension alimentaire, murmura-t-elle.

— Oh, cela ! Je n'en ai plus pour bien longtemps à la payer, répondis-je en souriant.

— Tu veux dire que tu vas la laisser en plan ?

— Quelque chose dans ce genre-là, convins-je. Nous ne pouvons traîner éternellement une pierre au cou, n'est-ce pas ?

Elle trouva cela typique de ma part, crapule que j'étais. A l'entendre, on eût pourtant dit que les crapules étaient à son avis des gens sympathiques. Alors que je prenais congé, elle ajouta :

— Je suppose que j'aurais dû avoir assez de bon sens pour ne pas te faire confiance.

— Ta, ta, ta, dis-je. Si nous ne payons pas, on fera reprendre les meubles. Pourquoi te tracasser ?

— Je ne pense pas au magasin, je pense à moi.

— Allons, allons ! Je ne te laisserai pas tomber, tu le sais bien.

Naturellement, je la laissai tomber, mais sans le vouloir. Sur le moment, malgré mes premières appréhensions, je croyais vraiment et sincèrement que tout s'arrangerait à merveille. Chaque fois que j'étais la proie du doute ou du désespoir, je pouvais compter sur Mona pour me faire une piqûre remontante. Mona vivait entièrement dans l'avenir. Le passé était un rêve fabuleux qu'elle déformait à volonté. On ne devait jamais tirer de conclusions du passé — c'était une manière parfaitement douteuse d'apprécier les choses. Le passé, pour autant qu'il signifiait échec et frustration, n'existait tout simplement pas.

Nous eûmes tôt fait de nous sentir parfaitement chez nous dans notre étourdissant nouveau logis. Nous apprîmes que la maison avait précédemment appartenu à un riche juge qui l'avait arrangée à son idée. Ce devait être un homme d'un goût excellent, et un tant soit peu sybarite. Les parquets étaient en marqueterie, les boiseries en beau noyer, il y avait des tapisseries de soie rose, et des rayonnages pour les livres assez spacieux pour être transformés en couchettes. Nous occupions, sur la façade, la moitié du premier étage donnant sur la partie la plus calme, la plus aristocratique de tout Brooklyn. Nos voisins avaient tous des limousines, des maîtres d'hôtel, des chiens et des chats de prix, dont les repas nous faisaient venir l'eau à la bouche. Notre maison était la seule du pâté à avoir été divisée en appartements.

Derrière nos deux pièces, et séparée par une porte coulissante, se trouvait une immense chambre à laquelle on avait adjoint une petite cuisine et une salle de bains. Pour une raison ou pour une autre, elle restait sans locataires. Peut-être était-elle trop monacale. La plus grande partie de la journée, à cause des fenêtres à vitraux, elle était sombre, ou plutôt plongée dans le demi-jour. Mais lorsque, à la fin de l'après-midi, le soleil donnait, projetant sur le parquet parfaitement ciré des arabesques flamboyantes, j'aimais à y entrer et à marcher de long en large dans un état d'esprit méditatif. Parfois nous enlevions nos vêtements et y dansions, nous émerveillant des riants dessins que les vitraux faisaient sur nos corps nus. Dans des dispositions plus exaltées, j'enfilais une paire de babouches et faisais un numéro d'imitation d'une vedette de patinage sur glace. Ou encore je marchais sur les mains tout en chantant d'une voix de fausset. Parfois, après quelques verres, j'essayais de rééditer les singeries de mes pitres préférés des théâtres burlesques.

Les premiers mois, pendant lesquels tous nos besoins furent providentiellement satisfaits, ce fut tout bonnement épatant. Pas d'autre mot pour cela. Personne ne tombait chez nous à l'improviste. Nous vivions exclusivement l'un pour l'autre, dans un nid tiède, duveteux. Nous n'avions besoin de personne, pas même du Tout-Puissant. Du moins, c'était ce que nous pensions. La merveilleuse bibliothèque de Montague Street, une vraie morgue mais remplie de trésors, se trouvait à deux pas. Pendant que Mona était au théâtre, je lisais. Je lisais tout ce qui flattait ma fantaisie, et avec une vigilance redoublée. Souvent il m'était impossible de lire : l'appartement était vraiment trop merveilleux. Je me vois encore refermant le livre, me levant lentement de ma chaise, et errant sereinement et méditativement d'une pièce à l'autre, plein d'un absolu contentement. Sincèrement, je ne désirais rien, sinon la continuation ininterrompue du même état de choses dans toute sa plénitude. Tout ce que je possédais, tout ce dont je me servais, tout ce que je portais, était un cadeau de Mona : le peignoir de soie, mieux fait pour une vedette de music-hall que pour votre serviteur, les magnifiques babouches marocaines, le fume-cigarettes dont je ne me servais qu'en sa présence. Lorsque je secouais la cendre dans le cendrier, je me penchais pour l'admirer. Elle en avait acheté trois, tous uniques, exotiques, exquis. Ils étaient si beaux, si précieux, que nous étions presque en adoration devant eux.

Le quartier lui-même était remarquable. Quelques instants de marche dans n'importe quelle direction me conduisaient dans les endroits les plus divers : la zone fantastique au-dessous de la dentelle du pont de Brooklyn ; les appontements des anciens ferry-boats, près desquels Arabes, Turcs, Syriens, Grecs et autres peuples du Levant s'étaient rassemblés en foule ; les docks et les wharfs où des bateaux du monde entier étaient au mouillage ; le centre commerçant près de Borough Hall, quartier qui, la nuit, est fantomatique. Au cœur même de ce Columbia Heights se dressaient de vieilles églises majestueuses, des immeubles de clubs, les hôtels des riches, tous faisant partie d'un solide et ancien noyau que grignotaient progressivement les nuées envahisseuses d'étrangers, d'épaves et de clochards.

Enfant, j'étais souvent venu ici pour rendre visite à ma tante qui habitait au-dessus d'une écurie, dépendance d'une vieille maison parmi les plus hideuses. Non loin de là, dans Sackett Street, avait vécu mon vieil ami Al Burger, dont le père était capitaine de remorqueur. J'avais une quinzaine d'années quand je rencontrai pour la première fois Al Burger — sur les berges de la Neversink River. Ce fut lui qui m'apprit à nager comme un poisson, à plonger en eau peu profonde, à lutter à l'indienne, à tirer à l'arc, à me servir de mes poings, à courir sans fatigue, et ainsi de suite. Les parents d'Al étaient des Danois et, chose étrange, ils avaient tous dans la famille un merveilleux sens de l'humour, tous à l'exception de son frère Jim, un athlète, un dandy et un imbécile vain et stupide. Contrairement à leurs ancêtres, ils vivaient cependant dans une maison honteusement mal tenue. Chacun, semblait-il, s'arrangeait à sa gentille façon. Il y avait deux sœurs, toutes deux très jolies, et une mère, assez souillon dans ses habitudes, mais belle elle aussi, et qui plus est, très joviale, très indolente et très généreuse. Elle avait autrefois été chanteuse d'opéra. Quant au vieux, le « capitaine », on le voyait rarement. Lorsqu'il se montrait, il avait d'ordinaire un peu de vent dans les voiles. Je ne me souviens pas que la mère eût jamais préparé un repas convenable. Quand nous avions faim, elle nous lançait de la monnaie et nous disait d'aller nous acheter quelque chose. Nous achetions toujours les mêmes sacrées victuailles — saucisses de Francfort, salade de pommes de terre, pickles, pâtés et roussettes. La sauce « ketchup » et la moutarde étaient libéralement employées. Le café était toujours clair comme de l'eau de vaisselle, le lait tourné, et jamais il n'y avait dans la maison une assiette, une tasse, un couteau ou une fourchette propres. Mais c'étaient de joyeux repas et nous dévorions comme des loups.

C'est la vie dans les rues que je me rappelle le mieux et que j'aimais le plus. Les amis d'Al semblaient appartenir à une autre espèce de garçons que ceux que je connaissais. Une plus grande chaleur, une plus grande liberté, une plus grande hospitalité régnaient dans Sackett Street. Quoiqu'ils fussent à peu près de mon âge, ses amis me donnaient l'impression d'être plus mûrs, ainsi que plus indépendants. En les quittant j'avais toujours le sentiment de m'être enrichi. Le fait qu'ils étaient des quais, que leurs familles vivaient ici depuis des générations, qu'elles formaient un groupe plus homogène que les nôtres, peut avoir été pour quelque chose dans les qualités qui me les rendaient chers. Il y en avait un parmi eux dont je garde un souvenir vivace, quoiqu'il soit mort depuis longtemps. Frank Schofield. Au moment où nous nous connûmes, Frank avait dix-sept ans seulement mais déjà la taille d'un homme. Nous n'avions absolument rien de commun, quand je repense à notre étrange amitié. Ce qui m'attirait en lui était sa manière d'être aisée, détendue, joviale, sa parfaite souplesse, sa franche acceptation de tout ce qui lui était offert, qu'il s'agît d'une saucisse de Francfort froide, d'une chaleureuse poignée de main, d'un vieux canif, ou de la promesse de le revoir la semaine suivante. Il se transforma en un gros pataud, d'un poids démesuré, et capable, d'une bizarre façon instinctive, assez capable pour devenir le bras droit d'un très important journaliste avec qui il voyagea partout et pour qui il s'acquittait de toutes sortes-de tâches ingrates. Je ne le vis probablement pas plus de trois ou quatre fois en tout, après le bon vieux temps de Sackett Street. Mais son souvenir était toujours présent à mon esprit. Rien que d'évoquer son image me faisait du bien, tant il était chaleureux, bon enfant, si complètement confiant et crédule. Il n'écrivait jamais autre chose que des cartes postales. C'est à peine si l'on pouvait lire ses gribouillages. Juste une ligne pour dire qu'il allait admirablement bien, que le monde était magnifique, et comment diable vas-tu ?

Chaque fois qu'Ulric venait nous voir, d'habitude un samedi ou un dimanche, je l'emmenais faire de longues promenades dans ces vieux quartiers. A lui aussi ils étaient familiers depuis l'enfance. D'ordinaire il apportait avec lui un carnet de croquis, « pour prendre quelques notes », selon son expression. Je m'émerveillais alors de sa facilité à manier le crayon et le pinceau. L'idée ne me venait jamais que je pourrais un jour en faire autant moi-même. Il était peintre et j'étais écrivain — ou du moins j'espérais l'être un jour. Le monde de la peinture me paraissait être un domaine de pure magie, absolument hors de ma portée.

Bien que, dans les années qui suivirent, il ne dût jamais devenir un peintre renommé, Ulric avait une admirable connaissance du monde de l'art. Des peintres qu'il aimait, personne n'aurait pu parler avec plus de sensibilité et de compréhension. Aujourd'hui encore, j'entends l'écho de ses longues phrases bien venues concernant des hommes tels que Cimabué, Uccello, Paolo della Francesca, Botticelli, Vermeer et autres. Parfois nous restions assis à regarder un livre de reproductions — toujours des grands maîtres, bien entendu. Nous pouvions passer des heures — lui le pouvait du moins — à parler d'un seul tableau. C'est à n'en pas douter parce qu'il était lui-même si parfaitement humble et révérencieux, humble et révérencieux dans le vrai sens, qu'Ulric pouvait parler des « maîtres » avec tant de discernement et de pénétration. Par l'esprit, il était lui-même un maître. Je remercie Dieu de ce qu'il n'a jamais perdu sa faculté de révérer et d'adorer. Rares sont en effet les adorateurs nés.

Comme O'Rourke, le détective, il avait tendance, aux moments les plus inattendus, à se montrer pris d'enthousiasme. Souvent, au cours de nos promenades le long des quais, il s'arrêtait pour désigner quelque façade particulièrement décrépite ou quelque mur effondré, dissertant sur sa beauté par rapport à l'arrière-plan des gratte-ciel de l'autre rive ou aux énormes coques et mâts des bateaux à l'ancre dans leurs bassins. Le thermomètre pouvait être à zéro et un vent glacial souffler, il paraissait n'en avoir cure. En ces occasions, il tirait de sa poche d'un air gêné une petite enveloppe défraîchie et, avec le bout de ce qui avait été un crayon, s'efforçait de prendre « quelques notes de plus ». Cela ne donnait jamais grand'chose, ces notations, il faut bien le dire. Pas en ce temps-là, du moins. Les hommes qui distribuaient les commandes — pour représenter des bananes, des boîtes de tomate, des abat-jour, etc., — le talonnaient toujours durement.

Entre deux « boulots », il faisait poser pour lui ses amis, plus spécialement ses amies. Il travaillait furieusement dans ces intervalles, comme s'il se préparait à exposer au Salon. Devant son chevalet, il avait tous les gestes et tics du « maestro ». La frénésie de son attaque était presque effrayante à voir. Mais les résultats, chose étrange, étaient toujours décourageants.

— Au diable tout cela, disait-il, je ne suis qu'un illustrateur.

Je le vois encore, debout devant un de ses ratages, soupirant, soufflant, bredouillant, s'arrachant les cheveux. Je le vois s'emparant d'une monographie de Cézanne, se reportant à une de ses peintures favorites, puis contemplant son propre travail avec un rictus écœuré :

— Regarde ceci, veux-tu ? disait-il, montrant quelque morceau particulièrement réussi du Cézanne. Pourquoi, diable, ne puis-je faire quelque chose comme cela — rien qu'une fois ? Qu'est-ce qui cloche chez moi, à ton avis ? Oh bien...

Et de pousser un profond soupir, parfois un véritable gémissement.

— Buvons un coup, qu'en dis-tu ? A quoi bon essayer d'être un Cézanne ? Je sais, Henry, ce qui ne va pas. Ce n'est pas seulement ce tableau-ci... ou celui d'avant... c'est toute ma vie qui cloche. Le travail d'un homme reflète ce qu'il est, ce qu'il pense toute la sainte journée, n'est-ce pas ? Vu sous ce jour, je ne suis qu'un morceau de fromage rance, hein ? Et voilà ! Jetons-nous-en un dans le gosier !

Ici, il levait son verre en tordant la bouche dans un rictus bizarre qui était péniblement, trop péniblement éloquent.

Si j'adorais Ulric pour son émulation avec les maîtres, je crois que je le révérais vraiment parce qu'il jouait le rôle du « raté ». L'homme savait faire de la musique avec ses faiblesses et ses échecs. De fait, il avait l'esprit et la grâce de laisser croire qu'à défaut du succès, la meilleure chose dans la vie est d'être un raté. Et c'est probablement la vérité. Ce qui rachetait Ulric était son absence complète d'ambition. Il ne brûlait pas d'être reconnu : il voulait être un bon peintre pour la seule joie d'exceller. Il aimait toutes les bonnes choses de l'existence, et les bonnes seulement. C'était un sensualiste de la tête aux pieds. En faisant une partie d'échecs il préférait jouer avec des pièces chinoises, si mauvais que fût son jeu. Il éprouvait le plus vif plaisir rien qu'à manier les pièces d'ivoire. Je me souviens de nos visites aux musées à la recherche de vieux échiquiers. Si Ulric avait pu jouer sur un échiquier ayant orné jadis le mur d'un château médiéval, il aurait été au septième ciel et ne se serait plus jamais soucié de perdre ou de gagner. Il apportait le plus grand soin à choisir tout ce dont il se servait, vêtements, valises, pantoufles, lampes, tout. Lorsqu'il prenait un objet en main, il le caressait. Tout ce qui pouvait être sauvé était rapiécé, ou raccommodé, ou recollé. Il parlait des objets qui lui appartenaient comme certains parlent de leurs chats : il leur donnait sa pleine admiration, même quand il était seul avec eux. Il m'est arrivé de le surprendre à leur parler, s'adressant à eux comme à de vieux amis. Quel contraste avec Kronski, quand j'y pense ! Kronski, pauvre diable misérable, paraissait vivre au milieu du bric-à-brac mis au rebut par ses ancêtres. Rien n'était précieux, rien n'avait de sens ou de signification pour lui. Tout dans ses mains s'en allait en morceaux, ou se râpait, se déchirait, se tachait et se souillait. Pourtant un jour — comment cela advint, je ne le sus jamais —  le même Kronski se mit à peindre. Il commença brillamment, d'ailleurs. On ne peut plus brillamment. J'en croyais à peine mes yeux. Il employait des couleurs éclatantes et hardies, comme s'il venait à peine d'arriver de Russie. Il y allait pendant huit et dix heures de suite, s'empiffrant avant et après les séances, et toujours chantant, sifflant, sautant d'un pied sur l'autre, toujours s'applaudissant lui-même. Malheureusement, ce ne fut qu'un feu de paille. Eteint au bout de quelques mois. Après cela, plus jamais un mot sur la peinture. Il avait apparemment oublié d'avoir jamais touché un pinceau...

Ce fut pendant cette période où tout allait sereinement pour nous que je fis la connaissance d'un drôle d'oiseau à la bibliothèque de Montague Street. On m'y connaissait bien, car je donnais aux employés toutes sortes de tracas, demandant des ouvrages qu'ils n'avaient pas, les pressant d'emprunter des livres rares ou coûteux à d'autres bibliothèques, me plaignant de la pauvreté de la leur, de l'insuffisance du service, et en général me montrant assommant. Pour aggraver encore les choses, je payais toujours d'énormes amendes pour des livres gardés trop longtemps ou des livres perdus (que je m'étais appropriés pour mes propres rayons), ou pour des pages qui manquaient. De temps à autre je recevais une réprimande publique, comme un écolier, pour avoir souligné des passages à l'encre rouge ou écrit des commentaires dans les marges. Et puis un jour, en cherchant des livres rares sur le cirque — pourquoi, Dieu seul le sait — je liai conversation avec un homme à l'air érudit qui se trouvait faire partie du personnel. Dans la conversation, j'appris qu'il avait été dans quelques-uns des cirques fameux d'Europe. Le mot Medrano lui échappa des lèvres. C'était pour moi de l'hébreu, mais je le retins. Quoi qu'il en soit, je me pris d'une telle sympathie pour le bonhomme que, séance tenante, je l'invitai à venir nous voir le lendemain. En quittant la bibliothèque, j'appelai aussitôt Ulric et le priai de se joindre à nous.

— As-tu jamais entendu parler du cirque Medrano ? demandai-je.

Pour abréger, la soirée du lendemain fut presque entièrement consacrée au cirque Medrano. Quand le bibliothécaire partit, j'étais dans une sorte de brouillard.

— Ainsi, c'est cela l'Europe ! bredouillai-je à haute voix. Je n'en revenais pas. Et ce type y a été... il a vu tout cela. Bon Dieu !

Le bibliothécaire revint souvent, toujours avec quelque livre rare sous le bras sur lequel il pensait que j'aimerais jeter un coup d'œil. D'habitude il apportait aussi une bouteille. Parfois il jouait avec nous aux échecs, s'en allait rarement avant deux ou trois heures du matin. A chacune de ses visites, je le faisais parler de l'Europe : c'était son « droit d'entrée ». De fait, je devenais ivre du sujet : je pouvais parler de l'Europe presque comme si j'y étais allé moi-même. (Mon père était comme moi. Bien qu'il n'eût jamais mis le pied hors de New-York, il parlait de Londres, de Berlin, Hambourg, Brême, Rome, comme s'il avait vécu toute sa vie à l'étranger.)

Un soir, Ulric apporta son grand plan de Paris (le plan du métro) et nous nous mîmes tous à quatre pattes par terre pour nous promener au hasard dans les rues de Paris, visitant bibliothèques, musées, cathédrales, marchés aux fleurs, abattoirs, cimetières, bordels, gares de chemin de fer, bals musette, les magasins1, et le reste. Le lendemain j'étais si plein, j'entends si plein d'Europe, que je ne pus aller travailler. C'était chez moi une vieille habitude de prendre un jour de congé quand le cœur m'en disait. J'ai toujours goûté le plus les vacances volées. Cela voulait dire se lever à n'importe quelle heure, traîner en pyjama, écouter des disques, picorer dans les livres, faire un tour au wharf et, après un copieux déjeuner, aller à une matinée. Un bon spectacle en matinée, un après-midi où je riais à me tenir les côtes, était ce que j'aimais le mieux. Parfois, après un de ces congés, il était encore plus difficile de retourner au travail. En fait, impossible, Mona téléphonait au patron pour le prévenir que mon refroidissement avait empiré. Et il répondait toujours :

— Dites-lui de rester au lit quelques jours de plus. Soignez-le bien !

— Je crois que cette fois ils vont découvrir le pot au rose, disait Mona.

— C'est déjà fait, mon chou. Seulement je suis trop bien. Ils ne peuvent se passer de moi.

— Un jour ils enverront quelqu'un ici pour voir si tu es vraiment malade.

— N'ouvre jamais si on sonne à la porte, c'est tout. Ou bien dis-leur que je suis allé voir le médecin.

Ce fut merveilleux tant que cela dura. Tout simplement épatant. J'avais perdu tout intérêt pour mon travail. Je ne pensais qu'à commencer d'écrire. Au bureau, j'en faisais de moins en moins, j'en prenais de plus en plus à mon aise. Les seuls postulants que je me donnais la peine de recevoir étaient les suspects. Mon adjoint faisait le reste. Aussi souvent que possible, je décampais, sous prétexte d'inspecter les succursales. J'allais en voir une ou deux au cœur de la ville — histoire d'établir un alibi — puis je m'engouffrais dans un cinéma. Après le cinéma, je passais voir encore un directeur de succursale, faisais mon rapport au siège, et puis filais à la maison. Parfois je passais l'après-midi dans une galerie de tableaux ou à la bibliothèque de la Quarante-Deuxième rue. Parfois je faisais une visite à Ulric ou encore allais dans un dancing. Je tombais de plus en plus souvent malade, et pour plus longtemps à la fois. Les choses couraient décidément à la culbute.

Mona encourageait mes écarts de conduite. Elle ne m'avait jamais aimé dans le rôle de directeur du personnel.

— Tu devrais écrire, disait-elle.

— Parfait, répondais-je, secrètement satisfait mais opposant une résistance pour soulager ma conscience. Parfait ! Mais de quoi allons-nous vivre ?

— Laisse-moi faire !

— Mais nous ne pouvons continuer indéfiniment à escroquer et embobeliner les gens.

— Escroquer ? Tous ceux à qui j'emprunte de l'argent peuvent bien se permettre de le prêter. Je leur fais une faveur.

Je ne pouvais voir cela comme elle, mais je cédais. Après tout, je n'avais pas de meilleure solution à offrir. Pour clore la discussion, je disais toujours :

— Enfin, je ne quitte pas encore.

De temps à autre, pendant un de ces congés volés, nous finissions par échouer dans la Seconde Avenue, New-York. C'était stupéfiant, le nombre d'amis que j'avais dans ce quartier. Tous Juifs, bien entendu, et la plupart détraqués. Mais une bande pleine de vie. Après avoir mangé un morceau chez papa Moskowitz, nous allions au café Royal. Ici on était sûr de trouver tous ceux qu'on cherchait.

Un soir que nous flânions dans l'Avenue, j'allais justement m'arrêter devant la vitrine d'une librairie pour jeter un nouveau coup d'œil sur Dostoïevski — sa photo y était exposée depuis des années — quand tout à coup nous vîmes arriver un vieil ami d'Arthur Raymond. Nahoum Youd, pas moins. Nahoum Youd était un petit homme fougueux qui écrivait en yiddisch. Il avait une figure en marteau de forgeron qu'on n'oubliait jamais une fois qu'on l'avait vue. Quand il parlait, c'était toujours une bousculade et une avalanche ; les mots se télescopaient littéralement. Non seulement il crépitait comme un pétard mais il postillonnait et bavait en même temps. Son accent, celui du « Litvak », était atroce. Mais son sourire était d'or — comme celui de Jack Johnson. Il donnait à son visage une sorte de grimace de masque de carnaval.

Je ne l'ai jamais vu autrement qu'en état d'effervescence. Il venait toujours de découvrir quelque chose d'épatant, quelque chose de miraculeux, quelque chose d'inouï. En s'en déchargeant il vous administrait chaque fois une douche, gratis. Mais cela en valait la peine. Ce jet qu'il émettait entre ses dents de devant avait le même effet stimulant qu'une douche en pluie fine sous pression. Parfois avec la douche venaient quelques graines de cumin.

M'arrachant le livre que je portais sous le bras, il cria :

— Que lisez-vous ? Ah, Hamsun. Bon ! Magnifique écrivain. — Il n'avait même pas encore dit : « Comment allez-vous ». – Il faut que nous allions nous asseoir quelque part et que nous parlions. Où alliez-vous ? Avez-vous dîné ? J'ai faim.

— Excusez-moi, dis-je, mais je voudrais jeter un coup d'œil sur Dostoïevski.

Je le laissai là parlant avec agitation à Mona des deux mains (et des deux pieds). Je me plantai devant le portrait de Dostoïevski, comme je l'avais fait bien des fois déjà, pour étudier de nouveau sa physionomie familière. Je pensais à mon ami Lou Jacobs qui tirait son chapeau chaque fois qu'il passait devant une statue de Shakespeare. C'est quelque chose de plus qu'une inclinaison de tête ou un salut que j'adressai à Dostoïevski. Cela tenait davantage de la prière, prière pour qu'il dévoilât le secret de la révélation. Quel visage banal, sans beauté, que le sien. Si slave, tellement un visage de moujik. Le visage d'un homme qui pourrait passer inaperçu dans une foule. (Nahoum Youd avait bien davantage l'air d'un écrivain que le grand Dostoïevski.) Comme toujours, je m'efforçais de pénétrer le mystère de l'être qui se cachait derrière la masse pâteuse des traits. Tout ce que je pouvais lire clairement était la tristesse et l'obstination. Un homme qui préférait manifestement la vie humble, un homme récemment sorti de prison. Je me perdis dans la contemplation. A la fin, je ne voyais que l'artiste, l'artiste tragique, unique, qui avait créé un véritable panthéon de personnages, figures comme on n'en avait jamais connu auparavant et comme on n'en connaîtrait jamais plus, chacune d'elles plus réelle, plus puissante, plus mystérieuse, plus impénétrable que tous les tsars fous et tous les papes cruels et méchants pris ensemble.

Soudain je sentis la lourde main de Nahoum Youd s'abattre sur mon épaule. Ses yeux dansaient, sa bouche était frangée de salive. Le chapeau melon cabossé qu'il portait chez lui comme dehors lui était descendu sur les yeux, lui donnant un air comique et presque maniaque.

— Mysterium ! cria-t-il. Mysterium ! Myslerium !

Je le regardai interloqué.

— Vous ne l'avez pas lu ? hurla-t-il.

Une foule, ou ce qui en avait l'air, s'assembla autour de nous, une de ces foules qui surgissent on ne sait d'où chaque fois qu'un camelot commence à crier sa marchandise.

— De quoi parlez-vous ? demandai-je suavement.

— De votre Knut Hamsun. Le plus grand livre qu'il ait écrit, cela s'appelle Mysterium en allemand.

— Il veut dire Mystères, dit Mona.

— Oui, Mystères, cria Nahoum Youd.

— Il vient de m'en parler, dit Mona. Cela a l'air merveilleux.

— Plus merveilleux qu'Un vagabond joue en sourdine ?

Nahoum Youd éclata :

— Cela, ce n'est rien. Pour l'Eveil de la glèbe on lui a donné le prix Nobel. Mais Mysterium, personne ne le connaît. Ecoutez, laissez-moi vous expliquer... Il marqua un temps d'arrêt, se détourna à moitié et cracha. Non, mieux vaut ne pas expliquer. Allez à votre bibliothèque Carnegie de chewing gum et demandez-le. Comment dites-vous ça en anglais ? Mysteries ? Presque la même chose — mais Mysterium est mieux. Plus mysterischer, nicht ?

Il eut un de ses larges sourires en voie de trolley et, avec cela, le bord de son chapeau lui tomba sur les yeux.

Soudain il s'aperçut qu'il avait réuni un auditoire.

— Rentrez chez vous ! cria-t-il, levant les deux bras pour chasser la foule. Est-ce que nous vendons ici des lacets ? Qu'est-ce qui vous prend ? Faut-il que je loue une salle pour dire un mot en particulier à un ami ? Nous ne sommes pas en Russie ici. Rentrez chez vous... oust !

Et de nouveau il brandit les bras.

Personne ne bougea. Ils souriaient simplement avec indulgence. Apparemment ils le connaissaient bien, ce Nahoum Youd. Un homme parla en yiddisch. Nahoum Youd eut une sorte de sourire triste et complaisant, et nous regarda d'un air d'impuissance.

— Ils veulent que je leur récite quelque chose en yiddisch.

— Parfait, dis-je, pourquoi ne le faites-vous pas ?

Il sourit de nouveau, d'un air penaud cette fois.

— Ils sont comme des enfants, dit-il. Attendez, je vais leur raconter une fable. Vous savez ce qu'est une fable, n'est-ce pas ? Celle-ci en est une sur un cheval vert à trois jambes. Je ne peux la raconter qu'en yiddisch... vous m'excuserez.

Dès qu'il commença à parler yiddisch, toute son expression changea. Il prit un air si sérieux, si lugubre que je crus qu'il allait fondre en larmes d'un instant à l'autre. Mais lorsque je regardai ses auditeurs, je vis qu'ils riaient doucement et gloussaient. Plus son expression était sérieuse et lugubre, plus ils devenaient joyeux. A la fin, ils se tordirent de rire. Nahoum Youd n'esquissa pas l'ombre d'un sourire. Il termina d'un air absolument inexpressif au milieu d'une tempête de rires.

— Maintenant, dit-il, tournant le dos à son auditoire et nous saisissant tous les deux par le bras, maintenant nous irons quelque part et nous écouterons de la musique. Je sais une petite boîte dans Hester Street, dans une cave. Des tziganes roumains. Nous aurons un peu de vin et du Mysterium, oui ? Vous avez de l'argent ? Je n'ai que vingt-trois cents.

Il sourit de nouveau, cette fois comme une énorme tarte aux airelles. Tout en marchant, il ne cessait de distribuer des coups de chapeau aux uns et aux autres. Parfois il s'arrêtait et, pendant quelques instants, entamait une sérieuse conversation avec un ami.

— Excusez-moi, disait-il, nous rejoignant au pas de course, tout essoufflé, je pensais pouvoir emprunter peut-être un peu d'argent. C'était le directeur d'un journal yiddisch, mais il est encore plus fauché que moi. Vous avez un peu d'argent, oui ? La prochaine fois ce sera ma tournée.

Au restaurant roumain, je tombai sur un de mes anciens porteurs de télégrammes, Dave Olinski. Il avait travaillé comme porteur de nuit au bureau de Grand Street. Je me souvenais bien de lui car, la nuit où le bureau fut cambriolé et le coffre-fort retourné sens dessus dessous, Olinski, roué de coups, avait été à deux doigts d'y laisser sa peau. (A vrai dire, j'étais persuadé qu'il était bien mort.) C'était à sa propre demande que je l'avais affecté à ce bureau ; comme c'était un quartier d'étrangers et qu'il parlait une huitaine de langues, Olinski croyait s'y faire beaucoup d'argent en pourboires. Tout le monde le détestait, y compris les hommes avec qui il travaillait. Chaque fois que je le rencontrais, il me rebattait les oreilles de Tel Aviv. Toujours Tel Aviv et Boulogne-sur-Mer. (Il portait sur lui des cartes postales de tous les ports où il avait fait escale. Mais la plupart étaient des vues de Tel Aviv.) En tout cas, avant « l'accident », je l'envoyai une fois à Canarsie, où il y avait une « plage »2. J'emploie le mot plage parce que chaque fois qu'Olinski parlait de Boulogne-sur-Mer, il évoquait cette sacrée « plage » où il était allé se baigner.

Depuis qu'il avait quitté son emploi chez nous, me racontait-il, il était devenu agent d'assurances. De fait, nous n'avions pas plus tôt échangé quelques mots qu'il entreprit de me convaincre de souscrire une police. Malgré toute mon antipathie pour le bonhomme, je ne fis rien pour l'interrompre. Je pensais que cela pourrait lui être utile de se faire la main sur moi. Aussi, au grand dégoût de Nahoum Youd, je le laissai jacasser, prétendant que j'aurais peut-être besoin aussi d'une assurance accidents, maladie et incendie. Entre temps Olinski avait commandé pour nous des boissons et de la pâtisserie. Mona avait quitté la table pour parler à la patronne. Sur ces entrefaites arriva un avocat nommé Mannie Hirsch, lui aussi un ami d'Arthur Raymond. Il avait la passion de la musique, et particulièrement de Scriabine, Olinski, entraîné dans la conversation contre son gré, mit un bon moment à comprendre de qui nous parlions. Lorsqu'il sut qu'il ne s'agissait que d'un compositeur, il manifesta un profond dégoût. Ne devrions-nous pas aller dans un endroit plus tranquille, se demanda-t-il. Je lui expliquai que c'était impossible, qu'il devait se dépêcher de tout m'expliquer rapidement tant que nous étions là. Mannie Hirsch n'avait pas cessé de parler depuis qu'il s'était assis. Bientôt Olinski se lança de nouveau dans son boniment, passant d'une police à l'autre ; il devait parler très fort pour couvrir la voix de Mannie Hirsch. Je les écoutais tous les deux à la fois. Nahoum Youd de son côté essayait d'écouter, la main en cornet. Finalement il fut pris d'un accès de fou rire. Sans un mot, il se mit à réciter une de ses fables — en yiddisch. Néanmoins Olinski continuait à parler, cette fois très bas, mais encore plus vite, car chaque minute était précieuse. Même lorsque la salle entière croula de rire, il continua à me vanter une police après l'autre.

Lorsque je lui dis enfin que je devais réfléchir, il eut l'air mortellement offensé.

— Mais je vous ai tout expliqué clairement, monsieur Miller, gémit-il.

— Mais j'ai déjà deux polices d'assurance, mentis-je.

— Ça ne fait rien, répliqua-t-il, nous les libérerons et en établirons de meilleures.

— C'est à cela que je veux réfléchir, ripostai-je.

— Mais il n'y a rien à réfléchir, monsieur Miller.

— Je ne suis pas sûr d'avoir tout compris, dis-je. Tu ferais peut-être bien de venir chez moi demain soir, et ce disant je lui inscrivis une fausse adresse.

— Vous êtes sûr que vous serez chez vous, monsieur Miller ?

— Si je ne suis pas là, je te téléphonerai.

— Mais je n'ai pas le téléphone, monsieur Miller.

— Alors je t'enverrai un télégramme.

— Mais j'ai déjà pris deux rendez-vous pour demain soir.

— Alors disons après-demain, dis-je, nullement ému de toutes ces palabres. Ou bien, ajoutai-je malicieusement, tu pourrais venir me voir après minuit, si cela t'arrange. Nous ne nous couchons jamais avant deux ou trois heures du matin.

— Je crains que ce ne soit trop tard, dit Olinski qui paraissait de plus en plus désolé.

— Eh bien, voyons un peu, dis-je, l'air méditatif et me grattant la tête. Si nous nous rencontrions ici dans une semaine ? Disons à neuf heures et demie tapant.

— Pas ici, monsieur Miller, s'il vous plaît.

— O.K. alors, où tu voudras. Envoie-moi une carte postale dans un jour ou deux. Et apporte toutes les polices, hein ?

Pendant ce dernier bavardage, Olinski s'était levé de table et tenait ma main dans la sienne pour me dire au revoir. Lorsqu'il se retourna pour ramasser ses papiers, il vit que Mannie Hirsch y dessinait des animaux. Nahoum Youd écrivait un poème —  en yiddisch — sur une autre feuille. Il fut si affolé de cette tournure inattendue des événements qu'il se mit à les engueuler en plusieurs langues à la fois. Il devenait cramoisi de rage. Un instant après, le costaud de garde, qui était Grec et ancien lutteur, avait empoigné Olinski par le fond de son pantalon et le vidait comme un malpropre. La patronne lui brandit le poing au visage au moment où il franchissait la porte, tête la première. Dans la rue, le Grec lui fouilla les poches, en tira quelques billets et les apporta à la patronne. Celle-ci fit la monnaie et flanqua les pièces restantes à Olinski qui, maintenant à quatre pattes, se conduisait comme s'il avait des crampes..

— C'est terrible, cette façon de traiter quelqu'un, dit Mona.

— En effet, mais il semble vous y inviter, répondis-je.

— Tu n'aurais pas dû l'exciter : c'était cruel.

— Je le reconnais, mais c'est un vrai fléau. Cela lui serait arrivé de toute façon.

Là-dessus je me mis à raconter mes déboires avec Olinski. J'expliquai comment, me laissant faire, je le transférais d'un bureau à l'autre. Partout c'était la même histoire. On l'injuriait et le maltraitait toujours, « sans aucune raison », d'après lui.

— Ils ne m'aiment pas là-bas, disait-il.

— Tu as l'air de n'être aimé nulle part, lui dis-je finalement un jour. Qu'est-ce qui te ronge ?

Je me souviens bien du regard qu'il me lança lorsque je lui décochai cela de but en blanc.

— Allons, insistai-je, dis-le-moi, parce que cette fois c'est ta dernière chance.

A ma stupeur, voici ce qu'il dit :

— Monsieur Miller, j'ai trop d'ambition pour être un bon porteur. Je devrais avoir un poste comportant de plus grandes responsabilités. Avec mon instruction, je ferais un bon directeur. Je pourrais faire faire des économies à la compagnie. Je pourrais lui amener davantage d'affaires, augmenter le rendement

— Attends un instant, interrompis-je. Ne sais-tu pas que tu n'as pas une chance au monde de devenir directeur d'une succursale ? Tu es cinglé. Tu ne sais même pas l'anglais, pour ne rien dire de ces huit autres langues dont tu parles toujours. Tu ne sais même pas faire bon ménage avec ton voisin. Tu es un poison, ne le comprends-tu pas ? Ne me parle pas de tes mirifiques projets d'avenir... dis-moi seulement une chose... comment se fait-il que tu sois devenu ce que tu es... ce bougre invraisemblable de fléau, je veux dire.

Olinski cligna des yeux comme un hibou.

— Monsieur Miller, commença-t-il, vous devez savoir que je suis quelqu'un de bien, que je me donne beaucoup de mal pour...

— Merde alors ! m'exclamai-je. Maintenant dis-moi franchement pourquoi diable tu as quitté Tel Aviv ?

— Parce que je voulais devenir quelqu'un, voilà la vérité.

— Et tu ne pouvais le faire à Tel Aviv — ou à Boulogne-sur-Mer ?

Il eut un sourire pincé. Avant qu'il eût pu placer un mot, je poursuivis :

— T'entendais-tu avec tes parents ? Avais-tu là-bas des amis intimes ? Attends un instant, — je levai la main pour parer sa réponse — est-ce qu'il y a quelqu'un dans tout le vaste monde qui t'ait jamais dit qu'il t'aimait bien ? Réponds à cela !

Il restait silencieux. Non pas écrasé, seulement déconcerté.

— Tu sais ce que tu devrais être ? continuai-je. Un mouchard.

Il ne savait pas le sens du mot.

— Tiens, expliquai-je, un mouchard gagne sa vie en espionnant les autres, en les dénonçant, tu comprends ?

— Et c'est moi qui devrais être un mouchard ? glapit-il, se redressant et cherchant à se donner un air digne.

— Exactement, dis-je sans ciller. Et sinon, alors un bourreau. Tu sais — je fis de la main un sinistre geste circulaire — l'homme qui les pend.

Olinski mit son chapeau et fit quelques pas vers la porte. Soudain il pivota sur ses talons, revint avec calme auprès de mon bureau. Il enleva son chapeau et le tint à deux mains.

— Excusez-moi, dit-il, mais pourrais-je tenter encore une fois ma chance — à Harlem ?

Cela du même ton que s'il ne s'était rien passé de fâcheux.

— Mais certainement, répondis-je vivement, bien sûr, je vais te laisser encore une chance, mais ce sera la dernière, souviens-t'en. Je commence à avoir de la sympathie pour toi, sais-tu cela ?

Cela le déconcerta plus que tout ce que j'avais dit jusqu'alors. Je fus surpris qu'il ne me demandât pas pourquoi.

— Ecoute, Dave, dis-je, me penchant vers lui comme si j'avais une proposition très confidentielle à lui faire, je te mets dans le pire bureau que nous ayons. Si tu peux te débrouiller là-bas, tu seras capable de te débrouiller partout. Il y a une chose dont je dois t'avertir... ne commence pas d'histoires dans ce bureau, ou sinon — et ici je me passai la main autour du cou — compris ?

— Est-ce que les pourboires sont bons par là-bas, monsieur Miller ? demanda-t-il, feignant de ne pas être affecté par ma dernière remarque.

— Personne ne donne de pourboires dans ce quartier, mon bon ami. Et n'essaie pas non plus d'en extorquer. Remercie Dieu chaque soir en rentrant chez toi d'être encore en vie. Nous avons perdu huit porteurs à ce bureau depuis trois ans. Tire tes conclusions toi-même.

Ici je me levai, le saisis par le bras et l'escortai jusqu'à l'escalier.

— Ecoute, Dave, dis-je, tandis que nous nous serrions la main, je suis peut-être ton ami et tu ne le sais pas. Tu me remercieras peut-être un jour de t'avoir mis dans le pire bureau de New-York. Tu as tant à apprendre que je ne sais par quoi commencer. Par-dessus tout, tâche de la boucler. Souris une fois par hasard, même s'il t'en coûte. Dis merci même si tu ne reçois pas de pourboire. Ne parle qu'une seule langue et celle-là aussi peu que possible. Ne pense plus à devenir directeur. Sois un bon porteur. Et ne raconte pas aux gens que tu viens de Tel Aviv parce qu'ils ne sauront pas de quoi diable tu parles. Tu es né à Bronx, tu comprends ? Si tu ne peux pas te conduire convenablement, sois un abruti, un Schlemiel, compris ? Tiens, voici de quoi aller au cinéma. Va voir un film drôle, pour changer. Et que je n'entende plus parler de toi !

Le trajet que je fis, ce soir-là, avec Nahoum Youd pour prendre le métro réveilla en moi de vivaces souvenirs de mes explorations nocturnes en compagnie d'O'Rourke. C'était dans l'East Side que j'allais toujours quand je voulais être remué jusqu'aux entrailles. J'avais l'impression de revenir chez moi. Tout y était mystérieusement familier. On eût presque dit que j'avais connu le monde du ghetto dans une précédente incarnation. La particularité qui m'enchantait le plus était le pullulement. Tout se débattait dans une glorieuse profusion pour parvenir à la lumière. Tout bourgeonnait et miroitait comme dans les fuligineuses toiles de Rembrandt. On était constamment surpris, souvent par les petites choses les plus banales. C'était le monde de mon enfance, où les objets courants de tous les jours acquéraient un caractère sacré. Ces pauvres étrangers méprisés vivaient parmi les objets mis au rancart par un monde qui avait poursuivi son chemin. Pour moi, ils survivaient à un passé brusquement étouffé. Leur pain était toujours du bon pain qu'on pouvait manger sans beurre ni confiture. Leurs lampes à pétrole donnaient à leurs logis une chaude lueur de sainteté. Le lit se dressait toujours large et accueillant, les meubles étaient vieux mais confortables. C'était pour moi une source constante d'étonnement de voir combien étaient propres et ordonnés les intérieurs de ces hideux bâtiments qui semblaient tomber en ruine. Rien ne saurait être plus élégant qu'un logis nu, misérable, mais propre et plein de paix. J'ai vu des centaines de ces maisons en cherchant des garçons en rupture de ban. Beaucoup de ces scènes inattendues que nous découvrions en pleine nuit étaient semblables à des pages illustrées de l'Ancien Testament. Nous entrions, cherchant un jeune délinquant ou un menu voleur, et nous partions en emportant le sentiment d'avoir rompu le pain avec les fils d'Israël. D'habitude, les parents ignoraient tout du monde où avaient pénétré leurs enfants en se joignant à la troupe des porteurs. Presque aucun d'entre eux n'avait jamais mis les pieds dans un immeuble commercial. Ils avaient été transportés d'un ghetto à l'autre sans même avoir entrevu le monde dans l'intervalle. L'envie me prenait par moments de conduire un de ces parents au parquet d'une bourse, où il verrait son fils se démener comme une pompe à incendie, au milieu du tohu-bohu sauvage créé par les agents de change insensés, jeu passionnant et lucratif qui permettait parfois à un garçon de se faire soixante-quinze dollars en une seule semaine. Certains de ces « garçons » demeuraient des « garçons » bien qu'ils eussent atteint l'âge de trente ou quarante ans et qu'ils fussent — quelques-uns — propriétaires de terrains, de fermes, de maisons de rapport ou de paquets de titres dorés sur tranche. Beaucoup d'entre eux avaient des comptes en banque qui se montaient à plus de dix mille dollars. Pourtant ils restaient porteurs, ils resteraient porteurs jusqu'à leur mort... Quel monde incongru pour un immigrant qui y est plongé ! Je pouvais à peine m'y retrouver moi-même. Avec tous les avantages d'une éducation américaine, n'avais-je pas été (dans ma vingt-huitième année) obligé de solliciter cette occupation, la plus basse de toutes ? Et n'était-ce pas avec une extrême difficulté que je réussissais à gagner seize ou dix-sept dollars par semaine ? Bientôt j'allais quitter ce monde pour faire mon chemin comme écrivain, et comme tel je serais plus désemparé encore que le plus humble de ces immigrants. Bientôt je mendierais furtivement dans les rues le soir, aux environs mêmes de ma propre maison. Bientôt je me tiendrais devant les fenêtres de restaurants, regardant avec envie et désespoir les bonnes choses à manger. Bientôt je remercierais les vendeurs de journaux des quelques sous qu'ils me donneraient pour prendre une tasse de café et une roussette.

Oui, longtemps avant que cela n'arrivât, je songeais justement à de pareilles éventualités. Si j'aimais tant notre nouveau nid d'amour, peut-être était-ce parce que je savais que cela ne pouvait durer longtemps. Notre nid d'amour « japonais », je l'appelais. Parce qu'il était nu, immaculé, que le divan bas était placé au centre même de la pièce, l'éclairage juste comme il faut, pas un objet de trop, les murs luisant d'un doux feu velouté, le parquet brillant comme s'il était frotté et ciré tous les matins. Inconsciemment, nous faisions tout d'une façon rituelle. L'appartement le commandait. Aménagé pour un homme riche, il avait pour locataires deux fervents qui ne possédaient que des richesses intérieures. Chacun des livres sur les rayons avait été acquis au prix d'une lutte, dévoré avec délectation, et avait enrichi nos vies. Même la Bible toute déchirée avait derrière elle une histoire...

Un jour, éprouvant le besoin d'avoir une Bible, j'avais envoyé Mona en chercher une. Je lui avais recommandé de ne pas l'acheter.

— Demande à quelqu'un de te faire cadeau de la sienne. Vois à l'Armée du Salut ou à une Œuvre de relèvement.

Elle avait fait comme je demandais et partout avait essuyé un refus. (« Bougrement étrange ! » me dis-je.) Puis, comme en réponse à une prière, qui donc nous tombe du ciel ? Grazy George ! Il est là à m'attendre à l'instant où je rentre, un samedi après-midi. Et Mona lui servant le thé et des gâteaux. Je crus voir une apparition.

Mona, bien entendu, ne savait pas que c'était Grazy George, un personnage sorti de mon enfance. Elle avait vu un homme avec une charrette de légumes qui, juché sur le garde-boue, prêchait la parole de Dieu. Les enfants se gaussaient de lui, lui jetant toutes sortes de choses à la figure, et il les bénissait (fouet en main), disant :

— Laissez venir à moi les petits enfants... Bienheureux les débonnaires et les humbles...

— George, dis-je, ne vous souvenez-vous pas de moi ? Vous nous livriez le charbon et le bois. Je suis de Driggs Avenue, 14e arrondissement.

— Je me souviens de tous les enfants de Dieu, dit George. Même jusqu'à la troisième et quatrième génération. Sois béni, mon fils, puisse le Saint-Esprit demeurer à jamais avec toi.

Avant que j'eusse pu ajouter un mot, George avait commencé à pontifier selon sa vieille habitude :

— Je suis celui qui porte témoignagne de lui-même, et le Père qui m'a envoyé porte témoignage de moi. Amen ! Alleluia ! Louons le Seigneur !

Je me levai et entourai George de mes bras. C'était maintenant un vieillard, un vieillard détraqué, paisible, charmant ; le dernier homme au monde que je me fusse attendu à voir assis dans ma propre maison. Il avait été pour nous, gamins, un personnage terrifiant, nous faisant toujours claquer ce long fouet au nez, et nous menaçant d'éternelle damnation, de feu et de soufre. Fouettant furieusement son cheval lorsqu'il glissait sur le pavé couvert de verglas, levant le poing vers le ciel et suppliant Dieu de nous punir de notre perversité. Quelles misères ne lui infligions-nous pas en ce temps-là ! « George le cinglé ! George le cinglé ! » hurlions-nous, à en être tout congestionnés. Puis nous lui lancions des boules de neige, des boules durcies par le gel, bien tassées, qui le frappaient parfois entre les deux yeux et le faisaient trépigner de rage. Et tandis que, tel un démon, il poursuivait l'un de nous, un autre lui volait ses légumes et ses fruits, ou vidait un sac de pommes de terre dans le caniveau. Nul ne savait comment il était devenu ainsi. Il prêchait la parole de Dieu, de sa charrette, depuis qu'il était né, semblait-il. Il était comme un des prophètes de l'ancien temps, et aussi crasseux que certains des grands prophètes bibliques.

Vingt ans s'étaient passés depuis que j'avais vu George Denton pour la dernière fois. Et voici qu'il était de nouveau là, me parlant de Jésus, lumière du monde.

— Et celui qui m'a envoyé, dit-il, est avec moi ; le Père ne m'a pas laissé seul parce que je fais toujours ce qui Lui plaît... Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres. Amen, frère ! Puisse la gloire de Dieu demeurer avec toi et te protéger !

Il n'y avait guère de sens à demander à un homme comme George ce qu'il était devenu pendant toutes ces années. Ses jours s'étaient sans doute écoulés comme un rêve. On voyait clairement qu'il n'accordait pas une pensée au lendemain. Il continuait à parcourir la ville avec son cheval et sa charrette, exactement comme si l'automobile n'existait pas. Son fouet était posé à côté de lui par terre : ils étaient inséparables.

J'eus l'idée de lui offrir une cigarette. Mona avait une bouteille de porto à la main.

— Le royaume de Dieu, dit George levant le bras en signe de protestation, ce n'est ni le manger ni le boire ; il est justice et paix et joie dans le Saint-Esprit... Il est bien de ne pas manger de viande, de ne pas boire de vin, de ne rien faire qui soit pour ton frère cause de chute, de scandale ou de faiblesse.

Un temps, pendant que Mona et moi buvions une gorgée de porto.

Poursuivant comme s'il ne voyait ni n'entendait rien, George pérorait :

— Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et que vous n'êtes plus à vous-mêmes ? Car vous avez été rachetés à prix. Glorifiez donc Dieu dans votre corps, et dans votre esprit, qui sont à Dieu. Amen ! Amen !

Non pas ironiquement mais doucement et naturellement, je me mis à rire — grisé par la Sainte Ecriture. Peu importait à Georges. Il continuait à pérorer, exactement comme jadis. Il ne s'adressait pas à nous comme à des personnes mais plutôt comme à des vaisseaux dans lesquels il versait le lait béni de la Sainte Vierge. Des objets matériels qui l'entouraient, ses yeux ne voyaient rien. Une chambre était pour lui semblable à une autre, et aucune n'était en rien meilleure que l'écurie dans laquelle il menait ses chevaux. (Il couchait probablement avec eux.) Non, il avait une mission à remplir et cela lui apportait joie et oubli. Du matin à la nuit, il était occupé à répandre la parole de Dieu. Même en achetant sa marchandise, il continuait à propager l'Evangile.

Quelle belle existence sans entraves, pensais-je à part moi. Fou ? Bien sûr, il était fou, complètement fou. Mais dans le bon sens du mot. George ne faisait jamais vraiment mal à personne avec ce fouet. Il aimait à le faire claquer, uniquement pour prouver aux vilains marmots qu'il n'était pas tout à fait un vieil idiot sans défense.

— Résistez au diable, dit George, et il s'enfuira de vous. Approchez-vous de Dieu, et il s'approchera de vous. Nettoyez vos mains, pécheurs ; purifiez vos cœurs, hommes à l'âme double... Humiliez-vous devant le Seigneur, et il vous élèvera.

— George, dis-je, réprimant le bouillonnement du rire, vous me faites du bien. Il y a si longtemps...

— Le salut vient de notre Dieu qui est assis sur le trône, et à l'Agneau... Ne faites point de mal à la terre, ni à la mer, ni aux arbres, jusqu'à ce que nous ayons marqué du sceau, sur le front, les serviteurs de notre Dieu.

— O.K.! Ecoutez, George, vous vous souv...

— Ils n'auront plus faim, ils n'auront plus soif ; l'ardeur du soleil ne les accablera plus, ni aucune chaleur brûlante ; car l'Agneau qui est au milieu du trône sera le pasteur et les conduira aux sources des eaux de la vie, et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux.

A ces mots, George tira un énorme et crasseux mouchoir rouge à pois et s'essuya les yeux, puis se moucha vigoureusement.

— Louons le Seigneur pour sa puissance salvatrice et tutélaire.

Il se leva et alla à la cheminée. Sur la petite tablette, il y avait un manuscrit inachevé, maintenu par une statuette de déesse hindoue dansant. George se retourna vivement et dit :

— Scelle ce qu'ont dit les sept tonnerres, ne l'écris point... Aux jours où le septième ange fera entendre sa voix, le mystère de Dieu sera consommé, comme il l'a annoncé à ses serviteurs, les prophètes.

A ce moment, je crus entendre remuer les chevaux. J'allai à la fenêtre pour voir ce qui se passait. George avait élevé la voix. C'était maintenant presque un cri qui montait de sa gorge.

— Qui ne vous entendrait, ô Seigneur, et ne glorifierait votre nom ? Car Vous seul êtes saint.

Les chevaux entraînaient la charrette, les gosses hurlant de joie et se servant comme jadis de fruits et de légumes. Je fis signe à George de venir à la fenêtre. Il continuait à vociférer :

— Les eaux que tu as vues, au lieu où la prostituée est assise, ce sont des peuples, des foules, des nations et des langues. Et les dix cornes...

— Vous feriez bien de vous dépêcher, George, autrement ils se sauveront !

Rapide comme l'éclair, George plongea pour ramasser son fouet et s'élança dehors. Je l'entendis hurler :

— Holà, Jézabel ! Holà !

Il fut de retour en un clin d'œil, nous offrant un panier de pommes et des choux-fleurs.

— Acceptez les bienfaits du Seigneur, dit-il. Paix avec vous ! Amen, frère ! Gloire, sœur. Gloire à Dieu dans le Ciel !

Puis il revint auprès de sa voiture, cingla les chevaux de son long fouet et agita les bras, distribuant des bénédictions à la ronde.

Ce ne fut que quelque temps après son départ que je découvris la Bible tout usée qu'il avait oubliée. Elle était graisseuse, couverte d'empreintes de pouces, de chiures de mouches ; la couverture était partie et des pages manquaient çà et là. J'avais demandé une Bible et je l'avais obtenue. « Cherchez et vous trouverez. Demandez et l'on vous donnera. Frappez et l'on vous ouvrira ! » Je commençais à pérorer un peu moi-même. Les Ecritures sont plus capiteuses que les vins les plus forts. J'ouvris la Bible au hasard et tombai sur un de mes passages préférés :

« Sur son front était un nom, un nom MYSTÉRIEUX : « BABYLONE LA GRANDE, LA MÈRE DES IMPUDIQUES ET DES ABOMINATIONS DE LA TERRE. Je vis cette femme ivre du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus ; et, en la voyant, je fus saisi d'un grand étonnement.

« Et l'ange me dit : « Pourquoi t'étonner ? Moi je vais te dire le mystère de la femme et de la bête qui la porte, et qui a les sept têtes et les dix cornes.

« La bête que tu as vue était et n'est plus ; elle doit remonter de l'abîme, puis s'en aller à la perdition. Et les habitants de la terre, dont le nom n'est pas écrit dès la fondation du monde, seront étonnés en voyant la bête, parce qu'elle était, qu'elle n'est plus, et qu'elle reparaîtra ».

 

D'écouter les fanatiques de la religion me donne toujours faim et soif, j'entends de ce qu'on appelle les bonnes choses de l'existence. Un esprit comblé crée de l'appétit dans toutes les parties et les membres du corps. George n'était pas plus tôt parti que je commençai à me demander où, dans ce sacré quartier aristocratique, je pourrais trouver une boulangerie qui vendît des « streusel küchen » ou des beignets à la confiture (Pfann Küchen), ou un bon riche gâteau à la cannelle qui vous fond dans la bouche. Après quelques verres de porto de plus, je me mis à penser à des nourritures plus substantielles, telles que le Sauerbraten » et les croquettes de pommes de terre au gratin, nageant dans une sauce noire riche et épicée ; je pensais à une tendre épaule de porc rôtie aux pommes, à des coquillages et du bacon pour hors-d'œuvre, aux crêpes Suzette, aux noix du Brésil et aux pacanes, à la charlotte russe, comme on n'en fait qu'en Louisiane. Je me serais délecté de tout ce qui est riche, succulent et savoureux. Une nourriture de péché, voilà ce qu'il me fallait. Une nourriture de péché et des vins qui fussent aphrodisiaques. Et un excellent Kummel pour couronner le tout.

Je cherchai à me rappeler quelqu'un chez qui nous pussions être certains de faire un bon repas. (La plupart de mes amis mangeaient dehors). Les gens qui me venaient à l'esprit habitaient trop loin ou n'étaient pas de ceux chez qui on peut tomber à l'improviste. Mona, bien entendu, voulait aller manger dans quelque excellent restaurant, manger jusqu'à être prêts à éclater, après quoi je devrais rester là à attendre qu'elle eût pu trouver quelqu'un pour régler l'addition. L'idée ne me souriait pas du tout. J'avais fait cela trop souvent. De plus, il m'était arrivé une ou deux fois de passer ainsi toute la nuit à attendre que quelqu'un se présentât avec le fric. Non monsieur, si nous devions faire un bon repas, je voulais avoir de l'argent bel et bon dans ma poche.

— Combien en avons-nous, de toute façon ? demandai-je. As-tu regardé partout ?

A peu près soixante-quinze cents, c'était tout ce qui pouvait être réuni, semblait-il. Jusqu'à la paie il restait encore six jours. Je n'étais pas d'humeur — et j'avais trop faim — à entreprendre la tournée des bureaux de télégraphe pour ne ramasser que des sous.

— Allons à la boulangerie écossaise, dit Mona. On y sert à manger. C'est très simple mais substantiel. Et bon marché.

La boulangerie écossaise se trouvait près de Borough Hall. Un endroit triste, avec des guéridons à dessus de marbre et de la sciure par terre. Les patrons étaient d'austères presbytériens du vieux pays. Ils parlaient avec un accent qui me rappelait désagréablement les parents de Mac Gregor. Chaque syllabe qu'ils prononçaient avait le tintement de la menue monnaie, la résonnance du cimetière. Parce qu'ils étaient courtois et convenables, on était censé être reconnaissant des services qu'ils rendaient.

On nous servit une mixture de jarrets de cheval et de porridge gonflé, avec des scones beurrés et une mince feuille de laitue non assaisonnée pour garniture. La nourriture, sans aucun goût, avait été préparée par une vieille fille à la figure aigre, qui n'avait jamais connu un jour de joie. J'aurais préféré une bouillie d'orge avec des boulettes insipides. Ou des saucisses de Francfort grillées et une salade de pommes de terre, telles que s'en offrait la famille d'Al Burger.

Le repas eut sur moi un effet extrêmement dégrisant. Mais il me laissa l'aura de l'exaltation. Je ne sais pourquoi, je commençais d'avoir ce sentiment léger, extra-lucide, cette structure d'os creux et de veines transparentes, grâce auxquels je connaissais une insouciance qui était toujours extraordinaire. Chaque fois que la porte s'ouvrait, une cacophonie et un tintamarre hideux assaillaient nos oreilles. Il y avait deux voies de trolley devant la porte, une boutique de phonos et une autre de radio juste en face, et, au coin de la rue, une perpétuelle congestion de la circulation. Les lumières commençaient juste à s'allumer quand nous nous levâmes pour partir. J'avais dans un coin de la bouche un cure-dent que je mâchais complaisamment, mon chapeau était planté sur une oreille, et en m'avançant au bord du trottoir, je sentis qu'il faisait une soirée merveilleusement douce, une des dernières de l'été. De bizarres fragments de pensées m'assaillaient. Par exemple, j'en revenais sans cesse à une journée d'été, quinze ans auparavant, quand, à ce même coin de rue où tout n'était maintenant que charivari, j'étais monté dans un tramway avec mon vieil ami Mac Gregor. C'était une voiture découverte et nous nous dirigions vers Sheepshead Bay. Je tenais sous le bras un exemplaire de Sanine. J'avais fini de le lire et étais sur le point de le prêter à mon ami Mac Gregor. Tandis que je ruminais le souvenir de l'agréable choc que m'avait donné ce livre oublié, je perçus l'explosion d'une musique étrangement familière venant du haut-parleur du magasin de radio, de l'autre côté de la rue. Je restai là comme cloué sur place. C'était un vieux chant de synagogue interprété par le cantor Sirota. Je ne le connaissais que trop bien pour l'avoir entendu des douzaines de fois. Autrefois j'avais tous les disques de Sirota. Et je les avais achetés « au prix fort » !

Je regardai Mona pour voir quel effet la musique produisait sur elle. Ses yeux étaient humides, son visage tendu. Doucement je lui pris la main et la gardai dans la mienne. Nous restâmes ainsi plusieurs minutes après que la musique se fut tue, sans chercher à dire un mot.

Finalement je murmurai :

— Tu reconnais ?

Elle ne répondit pas. Ses lèvres tremblaient. Je vis une larme rouler sur sa joue.

— Mona, chère Mona, pourquoi le garder pour toi ? Je sais tout. Il y a longtemps que je sais... Croyais-tu que j'aurais honte de toi ?

— Non, non, Val. Je ne pouvais simplement pas te le dire. Je ne sais pas pourquoi.

— Mais ne t'est-il jamais venu à l'esprit, ma chère Mona, que je t'aime davantage justement parce que tu es juive ? Moi non plus je ne sais pas pourquoi je dis cela, mais c'est un fait. Tu me rappelles les femmes que j'ai connues étant enfant – dans l'Ancien Testament — Ruth, Noémi, Esther, Rachel, Rebecca... Je me suis toujours demandé dans mon enfance pourquoi personne de ma connaissance ne portait de tels noms. C'étaient pour moi des noms radieux.

Je lui passai le bras autour de la taille. Elle sanglotait maintenant à demi.

— Ne partons pas encore. Il y a quelque chose d'autre que je voudrais te dire. Ce que je te dis en ce moment, je le pense vraiment, je veux que tu le saches. Je parle du fond du cœur. Il ne s'agit pas de quelque chose à quoi je viens seulement de penser, c'est un sujet que je voulais aborder depuis longtemps.

— Ne le dis pas, Val. Je t'en prie, ne dis plus rien.

Elle me mit la main sur la bouche pour m'empêcher de parler. Je l'y laissai quelques instants, puis l'écartai doucement.

— Laisse-moi parler, suppliai-je. Cela ne te fera pas mal. Comment pourrais-je te faire mal ou te blesser maintenant ?

— Mais je sais ce que tu vas dire. Et... Et je ne le mérite pas.

— Sottises ! Maintenant écoute-moi... Tu te souviens du jour où nous nous sommes mariés... à Hoboken ? Tu te souviens de cette ignoble cérémonie ? Je n'ai jamais pu l'oublier. Ecoute, voici à quoi je pensais... Si je me faisais juif... Ne ris pas ! Je parle sérieusement. Qu'y a-t-il là de si étrange ? Au lieu de devenir catholique ou mahométan, je deviendrais juif. Et pour la meilleure raison du monde.

— Et laquelle ?

Elle me regarda de bas en haut dans les yeux, comme si elle était complètement déroutée.

— Parce que tu es juive et que je t'aime — n'est-ce pas une raison suffisante ? J'aime tout en toi... pourquoi n'aimerais-je pas ta religion, ta race, tes coutumes et traditions ? Je ne suis pas chrétien, tu le sais. Je ne suis rien. Je ne suis même pas un goy... Ecoute, pourquoi n'allons-nous pas trouver un rabbin et ne nous marions-nous pas selon la vraie tradition orthodoxe ?

Elle s'était mise à rire à s'en faire éclater les côtes. Un peu froissé, je dis :

— Tu ne m'en crois pas digne, c'est cela ?

— Tais-toi ! cria-t-elle. Tu es un idiot, un clown, et je t'aime. Je ne veux pas que tu te fasses juif... tu ne pourrais jamais en être un, de toute façon. Tu es trop... trop je ne sais quoi. Et de toute façon, mon cher Val, je ne veux pas non plus être juive. Je ne veux pas entendre parler de la question. Je t'en supplie, n'y reviens jamais plus. Je ne suis pas juive. Je ne suis rien. Je ne suis qu'une femme — et au diable le rabbin ! Viens, rentrons...

Nous rentrâmes dans un silence absolu, un silence non pas hostile mais triste. La large et belle rue où nous demeurions semblait plus guindée et respectable que jamais, rue parfaitement bourgeoise de Gentils comme ne peuvent en habiter que les seuls protestants. Les grands perrons de grès, certains ornés de lourdes balustrades de pierre, d'autres de délicates rampes en fer forgé, ajoutaient aux maisons une note de solennité pompeuse.

J'étais profondément plongé dans mes pensées quand nous pénétrâmes dans notre nid d'amour. Rachel, Esther, Ruth, Noémi — ces merveilleux vieux noms bibliques ne cessaient de me trotter dans la tête. Quelque très ancien souvenir remuait à la base de mon crâne, cherchant à s'exprimer... « Où tu iras, j'irai ; où tu demeureras, je demeurerai ; ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu ». Les mots résonnaient à mes oreilles, mais je ne pouvais les situer. Paroles de l'Ancien Testament, à n'en pas douter, car seul l'Ancien Testament a ce balancement particulier, cette qualité réitérative qui a tant d'attrait pour une oreille anglo-saxonne.

Soudain vint cette phrase : « Comment ai-je trouvé grâce à tes yeux, pour que tu t'intéresses à moi ? et pourtant je suis une étrangère ».

Alors je me revis tout gamin, assis sur une petite chaise à la fenêtre, dans le vieux quartier. J'avais été malade et je récupérais lentement. Un parent m'avait apporté un grand livre mince aux illustrations saisissantes. Il s'appelait Histoires tirées de la Bible. Il y en avait une que je lisais et relisais sans cesse — sur Daniel dans la fosse aux lions.

Je me revois de nouveau, un peu plus âgé cette fois, encore en culotte courte, assis aux premiers rangs à l'église presbytérienne où j'ai appris à être soldat. Le pasteur est un très vieil homme qui s'appelle le Révérend M. Dawson. Un Ecossais, mais un être chaleureux, au cœur tendre, aimé de ses ouailles. Il lit aux fidèles de longs passages du saint livre avant d'entamer son sermon. Il met un bon moment à commencer, se mouchant d'abord vigoureusement, puis rangeant son mouchoir dans la basque de sa redingote, puis avalant une grande gorgée d'eau de la carafe placée à côté du lutrin, puis s'éclaircissant la gorge et levant les yeux au ciel, etc., etc. Il n'est plus bon orateur. Il prend de l'âge et il divague pas mal. Lorsqu'il perd le fil, il ouvre la Bible et relit un verset ou deux pour se rafraîchir la mémoire. Je suis très conscient de ses défaillances ; je me crispe et me retourne sur mon siège pendant ses moments d'oubli. Je l'encourage silencieusement du mieux que je peux.

Mais maintenant, assis dans la douce clarté du nid d'amour immaculé, je comprends subitement d'où sont issues toutes ces phrases qui me sont montées aux lèvres. Je vais à la bibliothèque et je prends la vieille Bible délabrée que Grazy George a laissée chez nous. Je la feuillette distraitement, pensant avec tendresse au vieux Dawson, pensant à mon petit copain Jack Lawson, qui mourut si jeune d'une mort si horrible, pensant au sous-sol de la vieille église presbytérienne et à la poussière que nous soulevions en y faisant l'exercice chaque vendredi soir, par escouades et bataillons, tous pourvus de galons et de chevrons, avec épaulettes, avec épées, leggins, drapeaux, les tambours nous assourdissant, les clairons nous déchirant le tympan. Et tandis que ces souvenirs passent et repassent, à mes oreilles retentissent les mélodieux versets de la Bible que le Révérend M. Dawson dévidait comme un film de huit bobines.

Le livre est ouvert sur la table, et voici, il est ouvert au chapitre intitulé Ruth. En gros caractères on y lit : LIVRE DE RUTH. Et juste au-dessus, le vingt-cinquième et dernier verset des Juges, verset sublime dont la source se situe loin au delà de l'enfance, si loin dans le passé que nul homme ne peut en avoir gardé d'autre souvenir que de la merveille que cela représente :

« En ces jours-là, il n'y avait pas de roi en Israël ; chacun faisait ce qui était bon ».

En quels jours ? me demandai-je. Quand donc était-ce, cette glorieuse époque, et pourquoi l'homme l'a-t-il oubliée ? En ces jours-là, il n'y avait pas de roi en Israël. Cela n'est pas l'histoire des juifs, cela est l'histoire de l'homme. C'est ainsi que l'homme commença, dans l'excellence, dans la dignité, l'honneur et la sagesse. Chacun faisait ce qui était bon. Ici, en quelques mots, se trouve le secret d'une société humaine honnête et heureuse. Il fut un temps où les juifs connaissaient une telle condition de vie. Il fut un temps où les Chinois la connaissaient aussi, et les Minoens, et les Hindous, et les Polynésiens, et les Africains, et les Esquimaux.

Je me mis à lire le Livre de Ruth, qui parle de Noémi et des Moabites. Au vingtième verset, je fus électrisé : « Et elle leur dit : Ne m'appelez pas Noémi, appelez-moi Mara, car le Tout-Puissant m'a remplie d'amertume ». Et le vingt et unième verset continue : « Comblée je suis partie, et vide JAHWEH me ramène... »

J'appelai Mona, qui avait été Mara, mais il n'y eut pas de réponse. Je me rassis, les larmes aux yeux, fatiguant les pages usées et déchirées. Il n'y aura pas de chants en Israël. Il n'y aura pas d'épouse, pas de céleste musique de synagogue... pas même un epha d'orge. Ne m'appelez pas Noémi, appelez-moi Mara ! Et Mara avait renié les siens, renié le nom même qu'ils lui avaient donné. C'était un nom amer, mais elle n'avait même pas su ce qu'il signifiait. Ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu. Elle avait quitté le bercail et le Seigneur l'avait affligée.

Je me levai et me mis à me promener de long en large. L'atmosphère était toute d'élégance, de simplicité et de sérénité. J'étais profondément remué mais nullement triste. Je me sentais comme l'argonaute chambré foulant les sables du temps. Je fis glisser la porte de séparation entre notre appartement et celui qui était inhabité sur le derrière. J'allumai un lampadaire tout au fond de l'appartement vide. Les vitraux répandaient une sourde lueur. J'allais et venais dans l'ombre, laissant mon esprit vagabonder librement. Mon cœur était en paix. De temps à autre je me demandais rêveusement où elle était allée. Je savais qu'elle reviendrait bientôt et serait à l'aise. J'espérais qu'elle penserait à rapporter quelque chose à manger. J'étais d'humeur à rompre de nouveau le pain et à boire un peu de vin. C'est dans de telles dispositions, me disais-je, qu'on doit s'asseoir pour écrire. J'étais attendri et ouvert, fluide, soluble. Je voyais combien il était facile, l'atmosphère voulue une fois donnée, de passer de la vie d'employé salarié, de bête de somme, d'esclave, à celle d'artiste. Il était si délicieux d'être seul, de s'enivrer de ses pensées et ses sensations. L'idée ne me venait guère que je devais écrire sur quelque chose ; tout ce à quoi je pensais était qu'un jour, justement dans les mêmes dispositions, j'écrirais. L'important était d'être perpétuellement ce que j'étais en ce moment, de sentir comme je sentais, de faire de la musique. Depuis l'enfance, ç'avait été mon rêve de rester tranquillement assis et de faire de la musique. Je commençais à peine à me douter que, pour cela, il fallait se changer d'abord en un exquis et sensible instrument. Il fallait cesser de vivre et respirer. Enlever les patins à roulettes. Débrancher tous les contacts avec le monde extérieur. Il fallait parler en particulier, avec Dieu pour témoin. Oh oui, c'était cela. Certes, oui. Soudain je devins inaltérablement certain de ce que je venais de comprendre...

Car le Seigneur ton Dieu est un Dieu jaloux...

Chose étrange, pensais-je, presque tous ceux que je connaissais me considéraient déjà comme un écrivain, bien que je n'eusse pas fait grand'chose pour le prouver. Ils posaient en principe que je l'étais, non seulement à cause de mon comportement, toujours excentrique et imprévisible, mais aussi de ma passion pour le langage. Depuis que j'avais appris à lire, je n'étais jamais sans livre. La première personne à qui je me risquai à lire à haute voix fut mon grand-père ; je m'asseyais sur le bord de la table de travail où il cousait des vêtements. Mon grand-père était fier de moi mais aussi un peu inquiet. Je me souviens qu'il conseillait à ma mère de m'enlever les livres... A peine quelques années plus tard, et je lis à haute voix pour mes petits amis, Joey et Tony, au cours des visites que je leur rends à la campagne. Parfois je faisais la lecture à une douzaine d'enfants ou plus, réunis autour de moi. Je lisais et lisais jusqu'à ce qu'ils s'endormissent l'un après l'autre. Si je prenais le trolley ou le métro, je lisais debout, même à l'extérieur, sur la plate-forme du train aérien. En descendant du métro je continuais à lire... lire les visages, lire les gestes, les démarches, l'architecture, les rues, les passions, les crimes. Tout, oui, tout, était noté, analysé, comparé et décrit — pour usage futur. Etudiant un objet, un visage, une façade, je les étudiais de la manière dont ils devaient être consignés (plus tard) dans un livre, y compris les adjectifs, les adverbes, les prépositions, les parenthèses, que sais-je encore. Avant même que je n'eusse ébauché le plan de mon premier livre, mon esprit foisonnait de centaines de personnages. J'étais un livre ambulant, parlant, un compendium encyclopédique qui ne cessait d'enfler, telle une tumeur maligne. Si je tombais sur un ami ou une personne de connaissance, voire un étranger, je continuais d'écrire tout en conversant avec lui. Il ne me fallait pas plus de quelques secondes pour mettre la conversation dans mon sillon à moi, de fixer ma victime d'un œil hypnotique et de la submerger. Si c'était une femme que je rencontrais j'y parvenais encore plus facilement. Les femmes se prêtaient à ce genre de choses mieux que les hommes, j'ai remarqué. Mais c'est avec un étranger que cela allait mieux qu'avec personne. Mon langage grisait toujours l'étranger, premièrement parce que je faisais un effort pour lui parler clairement et simplement, deuxièmement parce que sa tolérance et sa sympathie plus grandes tiraient le meilleur de moi. Je parlais toujours à un étranger comme si je connaissais les us et coutumes de son pays ; je le laissais sous l'impression que je faisais plus de cas de son pays que du mien, ce qui était généralement la vérité. Et je ne manquais jamais d'implanter en lui le désir de mieux se familiariser avec la langue anglaise, non parce que je la tenais pour la meilleure langue du monde, mais parce que personne de ma connaissance ne s'en servait dans sa pleine puissance.

Si en lisant un livre il m'arrivait de tomber sur un merveilleux passage, je le refermais sur-le-champ et j'allais me promener. Je détestais l'idée d'arriver à la fin d'un bon livre. Je faisais durer le plaisir, retardant l'inévitable aussi longtemps que possible. Mais toujours, quand je tombais sur un grand passage, je cessais immédiatement de lire. Je sortais, qu'il plût, grêlât, neigeât ou gelât, et je ruminais. On peut devenir si plein de l'esprit d'un autre être qu'on a littéralement peur d'éclater. Chacun, j'imagine, en a fait l'expérience. Cet « autre être », qu'on me laisse le faire observer, est toujours une sorte d'alter ego. Il ne s'agit pas simplement de reconnaître une âme sœur, on se reconnaît soi-même. Se trouver brusquement face à face avec soi-même ! Quel instant ! Refermant le livre, on poursuit l'acte de création. Et ce processus, ce rite devrais-je dire, est toujours le même : communion sur tous les fronts à la fois. Finies les barrières. Plus seul que jamais, on est néanmoins soudé au monde comme jamais encore auparavant. Incorporé au monde. Soudain on voit clairement que lorsque Dieu créa le monde, il ne l'abandonna pas pour s'asseoir dans la contemplation — quelque part dans les limbes. Dieu créa le monde et y entra : voilà le sens de la création.


1 En français dans le texte

2 En français dans le texte.