ELLE ne dure que quelques brefs mois, cette divine période. Bientôt tout ne sera plus que difficultés, plus que besoin, plus que frustration. Jusqu'à mon arrivée à Paris, trois courts manuscrits seulement seront publiés, le premier dans un périodique voué au progrès des gens de couleur, le second dans un autre patronné par un ami et qui n'aura qu'un seul numéro, le troisième dans une revue ressuscitée par ce bon vieux Frank Harris.
Après cela, tout ce que je soumets pour publication portera la signature de ma femme. (A une bizarre exception près, dont il sera question plus loin.) Il est entendu que je ne puis rien faire par moi-même. Je n'ai qu'à écrire et à m'en remettre pour le reste à Mona. Son travail au théâtre est déjà dans les choux. Le paiement du loyer est depuis longtemps en retard. Mes visites à Maude sont de moins en moins régulières et la pension alimentaire n'est payée que de temps à autre, quand nous donnons un coup de filet. Bientôt Mona n'a plus rien à se mettre et, comme un crétin, je fais de vains efforts pour mendier une robe ou un costume auprès de mes anciennes chères amies. Lorsque le froid se fait très vif, elle porte mon pardessus.
Mona veut à toute force aller travailler dans un cabaret, mais je refuse d'en entendre parler. A chaque courrier, j'attends une lettre d'acceptation, accompagnée d'un chèque. Je dois avoir entre vingt et trente manuscrits qui se promènent un peu partout : ils vont et viennent comme des pigeons voyageurs bien dressés. Trouver de l'argent pour les timbres commence d'être un problème. Tout devient un problème.
Au milieu de ce premier revers, nous sommes sauvés pour un bref moment par l'arrivée de mon vieil ami O'Mara qui, après avoir quitté la Compagnie cosmodémonique du Télégraphe, s'était embarqué avec des pêcheurs pour une longue campagne dans les Caraïbes. L'aventure lui a rapporté quelque argent.
Nous nous étions à peine embrassés, que, d'une manière caractéristique, O'Mara vida ses poches, posant l'argent en tas sur la table. « La cagnotte », c'est ainsi qu'il l'appela. Ce sera pour nos besoins communs. Quelques centaines de dollars en tout, de quoi soit payer nos dettes, soit vivre un mois ou deux.
— Avez-vous à boire par ici ? Non ? Je vais faire un saut et apporter quelque chose.
Il revint avec quelques bouteilles et un sac plein de provisions.
— Où est la cuisine ? Je ne crois pas en voir une.
— Il n'y en a pas ; nous sommes censés ne pas faire la cuisine.
— Quoi ? hurla-t-il. Pas de cuisine ? Combien payez-vous donc cette taule ?
Lorsque nous le lui dîmes, il déclara que nous étions cinglés, complètement cinglés. Mona ne trouva pas du tout cela à son goût.
— Comment diable y arrivez-vous alors ? demanda-t-il, se grattant la tête.
— Pour être franc, dis-je, nous n'y arrivons pas.
Mona était maintenant presque en larmes.
— Vous ne travaillez ni l'un ni l'autre ? poursuivit-il.
— Val travaille, lança vivement Mona.
— Vous voulez dire qu'il écrit, je suppose, dit O'Mara, donnant à entendre que ce n'était là qu'un passe-temps.
— Certainement, dit Mona avec âpreté, que voudriez-vous qu'il fasse ?
— Moi ? Je ne veux pas qu'il fasse quoi que ce soit. Je me demandais seulement comment vous viviez... vous savez, d'où vous avez la galette ?
Il resta un instant silencieux, puis dit :
— A propos, ce bonhomme qui m'a ouvert la porte, c'était le propriétaire ? M'a eu l'air d'un chic type.
— Je pense bien, dis-je. Il est de Virginie. Jamais ne nous turlupine pour le loyer. Un vrai gentleman, je dois dire.
— Vous devriez être réguliers avec lui. Ecoutez, pourquoi ne pas lui donner quelque chose en acompte ?
— Non, dit vivement Mona, ne faites pas cela, je vous en prie. Il ne verra pas d'inconvénient à attendre encore un peu. D'ailleurs, je compte avoir bientôt de l'argent.
— Vraiment ? dis-je, toujours méfiant de ces déclarations téméraires.
— Ma foi, au diable tout ça, dit O'Mara, versant le xérès. Asseyons-nous et prenons un verre. J'ai apporté du jambon et des œufs, et du bon fromage. C'est malheureux de devoir jeter le tout.
— Que voulez-vous dire, jeter le tout ? dit Mona. Nous avons dans la salle de bains un petit réchaud à gaz à deux brûleurs.
— C'est là que vous faites votre cuisine ? Grands dieux !
— Non, nous l'y gardons seulement, hors de vue.
— Mais ils doivent sentir les odeurs de cuisine en haut, non ?
Par « ils » O'Mara entendait le propriétaire et sa femme.
— Bien sûr, dis-je, mais ils sont discrets. Ils font ceux qui ne sentent rien.
— Des gens épatants, dit O'Mara.
Il voulait dire que seuls des gens du Sud pouvaient faire preuve d'un pareil tact.
L'instant d'après, il nous suggérait de chercher un logement moins cher, pourvu de confort.
— Cet argent s'évanouira en moins de rien, du train que vous allez, vous autres. Je vais, bien entendu, voir pour du travail, mais tu me connais. De toute façon, j'aimerais me la couler douce pendant un bout de temps.
Je souris.
— Ne te fais donc pas de mauvais sang, dis-je. tout gazera à merveille. Rien que de t'avoir dans le coin rendra les choses plus facile.
— Mais où couchera-t-il ? demanda Mona, point trop enchantée de l'idée.
— Nous pouvons acheter un lit de camp, non ?
Je montrai l'argent posé sur la table.
— Mais le propriétaire ?
— Nous ne lui dirons rien pour le moment. D'ailleurs, nous avons bien le droit de recevoir un ami, non ? Il n'a pas besoin de savoir que Ted est notre pensionnaire.
— Je peux aussi bien coucher par terre, dit O'Mara.
— Jamais de la vie ! Nous sortirons après le déjeuner et nous irons acheter un lit de camp d'occasion. Nous le passerons en douce quand il fera nuit, eh ?
Je voyais qu'il était temps de dire un mot à Mona. O'Mara ne l'emballait pas tellement, c'était évident. Il était un peu trop brusque et direct.
— Ecoute, Mona, commençai-je, tu aimeras bien Ted quand tu le connaîtras mieux. Nous nous sommes connus tout gosses, pas vrai, Ted ?
— Mais je n'ai rien contre lui, répondit Mona. Je veux seulement qu'il ne nous dise pas ce que nous avons à faire, c'est tout.
— Elle a raison, Ted, dis-je, tu t'avances un peu trop, tu le sais. Il s'est passé des quantités de choses depuis la dernière fois que je t'ai vu. Nous sommes maintenant dans un tout autre monde. Ç'a été merveilleux jusqu'à il y a très peu de temps. Entièrement grâce à Mona. Ecoute, si vous deux vous n'allez pas sympathiser, cela ira vraiment mal.
— Je viderai les lieux dès que tu me feras signe, dit O'Mara.
— Je suis désolée, intervint Mona, si j'ai donné une fausse impression. Si Val dit que vous êtes un ami, c'est qu'il doit y avoir quelque chose en vous...
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire de Val ? interrompit O'Mara.
— Oh. elle préfère Val à Henry, c'est tout. Tu t'y feras.
— Du diable si je m'y ferai ! Pour moi tu es Henry.
— Je vois que ça va marcher épatamment entre nous, dis-je avec un petit rire.
Je me levai pour inspecter les provisions.
— Croyez-vous que nous pourrions déjeuner bientôt ? demandai-je.
— Il n'est que onze heures, dit Mona.
— Je sais, mais je commence à avoir faim. Des œufs au jambon, ça a l'air bien alléchant. Du reste, nous n'avons pas eu tellement à manger ces derniers temps. Rattrapons le temps perdu.
O'Mara ne put se contenir :
— Tant que je serai dans le coin, on va bien manger. Si seulement nous avions une vraie cuisine ! Je pourrais préparer quelques repas épatants.
— Mona sait faire la cuisine, répondis-je. Nous faisons de merveilleux repas — quand nous mangeons.
— Tu veux dire que vous ne mangez pas tous les jours ?
— Il exagère, dit Mona. S'il saute un repas, il croit crever de faim.
— C'est vrai, dis-je, versant un nouveau verre de xérès. Je pense tout le temps à l'avenir. Quelque chose me dit que ça va être une longue, une sale histoire.
— N'as-tu encore rien placé ? demanda O'Mara.
Je secouai la tête.
— Ça c'est vraiment de la déveine, dit-il. Ecoute (après réflexion), tu me laisseras jeter un coup d'œil sur tes trucs, tu veux ? Il se peut que je puisse t'en placer — si ça vaut quelque chose.
— Si cela vaut quelque chose ? éclata Mona. Que voulez-vous dire ?
O'Mara se mit à rire.
— Oh ! je sais que c'est un génie. C'est peut-être justement ça le mal. On ne peut pas le leur servir tout pur, vous savez. Il faut y ajouter de l'eau. Je connais Henry.
A chaque mot, O'Mara s'enfonçait de plus en plus. J'avais le pressentiment que cela ne marcherait pas du tout, du tout. Pourtant, aussi longtemps que durerait l'argent, nous jouirions d'un répit. Ensuite il trouverait probablement du travail et volerait de ses propres ailes.
Depuis que je connaissais O'Mara, il avait toujours fait ces escapades et en était revenu nanti d'un peu de pèze qu'il partageait avec moi. Jamais en ces occasions il ne m'avait trouvé à flot. Notre amitié datait de l'époque de nos dix-sept ou dix-huit ans. Nous nous étions rencontrés pour la première fois dans l'obscurité d'une gare de chemin de fer dans le New Jersey. Bill Woodruff et moi passions nos vacances au bord d'un beau lac. Alec Walker, leur patron à tous deux, qui était venu nous voir, avait amené avec lui O'Mara pour nous faire une surprise. Le trajet était long de la gare à la ferme où nous avions pris pension. (Nous étions en voiture à cheval.) Vers minuit, nous arrivâmes à la ferme. Aucun de nous n'avait envie de se coucher tout de suite. O'Mara voulait voir le lac dont il nous avait tant entendu parler. Nous prîmes une barque et mîmes le cap sur le milieu du lac, à environ trois milles de distance. Il faisait noir comme dans un four. Mû par une impulsion subite, O'Mara se dépouilla de ses vêtements, disant qu'il avait envie de nager un peu. En un clin d'œil il avait plongé par-dessus bord. Le temps nous parut interminable jusqu'à ce qu'il reparût à la surface ; nous ne pouvions le voir, nous entendions seulement sa voix. Il haletait et soufflait comme un morse.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? demandâmes-nous.
— Je m'étais pris dans les joncs, répondit-il.
Il se retourna sur le dos et se laissa flotter un moment pour reprendre haleine. Puis il se mit à nager à brasses puissantes. Nous suivîmes dans son sillage, l'appelant de temps en temps, le suppliant de regagner le bateau avant d'avoir froid et de s'épuiser.
C'est ainsi que nous nous connûmes. Son exploit me fit une profonde impression. Sa virilité, son intrépidité emportèrent mon admiration. Durant la semaine que nous passâmes ensemble à la ferme, nous apprîmes à nous connaître de fond en comble. Plus que jamais, Woodruff m'apparaissait maintenant une poule mouillée. Plein d'appréhensions et de pressentiments, il était de surcroît mercenaire. O'Mara, en revanche, donnait toujours sans hésiter. C'était un aventurier-né. A l'âge de dix-sept ans, il s'était enfui d'un orphelinat. Quelque part dans le Sud, alors qu'il travaillait dans une troupe foraine, il avait rencontré sur son chemin Alec Walker, qui, s'entichant aussitôt de lui, l'avait emmené travailler avec lui dans le Nord. Par la suite, Walker prit aussi Woodruff dans son bureau. Nous devions bientôt voir souvent Alec Walker. Il devait devenir le parrain de notre club, notre saint patron en fait. Mais j'anticipe... Ce que je voulais dire, c'est qu'il m'était impossible de rien refuser à O'Mara. Il donnait tout et attendait tout des autres. Entre amis, c'était la seule façon d'agir naturelle et spontanée, croyait-il. Quant à la morale, il n'avait aucun sens moral. S'il était court de femme, il vous demandait s'il ne pourrait coucher avec la vôtre, cela jusqu'à ce qu'il se fût trouvé « une paire de fesses ». S'il manqait d'argent pour vous tirer de la dèche, il se livrait à quelques petits vols ou falsifiait un chèque. Il n'avait point de scrupules, point de remords. Il aimait à bien manger et à dormir longtemps. Il avait le travail en horreur mais quand il entreprenait quelque chose il y allait de tout son cœur. Il voulait toujours se faire rapidement de l'argent. « Frapper un grand coup et ficher le camp », comme il disait. Il aimait tous les sports et adorait la chasse et la pêche. Aux cartes c'était un filou : il jouait un jeu déloyal, en désaccord avec son caractère. Son excuse était qu'il ne jouait jamais pour le plaisir mais toujours pour gagner, pour faire un massacre. Il n'était pas non plus au-dessus de la tricherie s'il croyait pouvoir s'en tirer sans dommage. Il s'était fait de lui-même une idée romantique : il se prenait pour un habile joueur.
Le mieux chez lui était sa conversation. A mon avis, du moins. La plupart de mes amis le trouvaient lassant. Mais je pouvais écouter O'Mara sans jamais avoir envie de l'ouvrir moi-même. Je me contentais de l'accabler de questions. Je suppose que si sa conversation me stimulait tant, c'était parce qu'elle portait sur des mondes dans lesquels je n'avais jamais pénétré. O'Mara avait roulé sa bosse sur une bonne partie du globe, avait vécu un certain nombre d'années en Orient, notamment en Chine, au Japon et aux Philippines. J'aimais l'image qu'il brossait des femmes orientales. Il parlait toujours d'elles avec tendresse et respect. J'aimais aussi la façon dont il parlait des poissons, des gros poissons, les monstres des profondeurs. Ou des serpents, qu'il traitait comme des bêtes familières. Les arbres et les fleurs figuraient aussi en bonne place dans ses récits : il en connaissait chaque variété, me semblait-il, et pouvait s'étendre indéfiniment sur leurs particularités. Puis il avait aussi été soldat, avant même le commencement de la guerre. Sergent-chef, pas moins. Il parlait des qualités d'un sergent-chef de telle façon qu'on se prenait à croire que ce menu tyran était bien plus important qu'un colonel ou un général. Sur les officiers il s'exprimait toujours avec mépris et dérision, ou bien avec une haine farouche.
— Ils ont essayé de me faire monter à l'échelle, dit-il une fois, mais je n'ai rien voulu savoir. Comme sergent-chef j'étais roi, et je le savais. N'importe quel crottin de cheval peut devenir lieutenant. Mais il faut être bien pour faire un sergent-chef.
Il se donnait toujours pas mal de champ en parlant. Jamais pressé de finir. Non, pas O'Mara. Il parlait tout aussi bien à jeun qu'ivre. Certes, il avait en moi un merveilleux auditeur. Un auditieur idéal. Il me suffisait, en ce temps-là, d'entendre une allusion à la Chine, à Java ou à Bornéo, pour être tout oreilles. D'entendre une allusion à n'importe quoi d'étranger et de lointain, et j'étais une proie consentante.
Chose surprenante chez un garçon comme O'Mara, il lisait aussi beaucoup. Son premier geste pour ainsi dire, en venant me voir, était de passer en revue mes livres. Un par un, il les parcourait, les savourant lentement et avec délectation. Les livres faisaient aussi partie de nos conversations. Je ne sais pourquoi, je préférais les impressions d'O'Mara sur un livre à celles de mes autres amis qui avaient beaucoup plus de lectures ou étaient plus exigeants. Comme moi, O'Mara était tout admiration, tout enthousiasme. Il n'avait pas de sens critique. Si un livre retenait son intérêt, c'était un bon livre, ou un grand livre, ou un livre formidable. Nous vivions aussi intensément dans les livres que nous dévorions ensemble que dans nos pérégrinations imaginaires à travers la Chine, l'Inde, l'Afrique. Nous étions souvent plus ivres de ces joutes que d'alcool. C'était à table, pendant le dîner, que commençaient souvent ces saouleries. Au café, O'Mara se rappelait soudain quelque incident de son passé mouvementé. Nous le poussions. A deux ou trois heures du matin, nous étions encore à table. A ce moment, nous étions prêts pour un petit casse-croûte — afin de nous ranimer. Puis un petit tour dehors, pour nous emplir les poumons d'un peu d'air pur et frais, comme il disait toujours. Bien entendu, le lendemain était toujours une journée fichue. Aucun de nous ne songeait à bouger de son lit avant midi. Le petit déjeuner et le déjeuner réunis étaient toujours une longue flânerie. Aucun de nous n'était embrayé pour se mettre en marche au saut du lit. Et puisque la journée était déjà gâchée, nous nous prenions immédiatement à penser au théâtre ou à un film.
Tant que dura l'argent ce fut merveilleux...
Je suppose que c'est la tournure d'esprit pratique d'O'Mara qui me donna un jour l'idée de faire imprimer mes petits poèmes en prose et de les vendre moi-même. Après avoir parcouru mes « trucs », O'Mara fut d'avis que je ne trouverais jamais une publication qui les prît. Je savais qu'il avait raison. Je commençai à retourner la chose dans mon esprit. J'avais des masses d'amis et connaissances, et ils brûlaient tous de m'aider, à les entendre. Pourquoi, pour commencer, ne pas leur vendre directement ma production ? Je soumis l'idée à O'Mara qui la trouva excellente. Je vendrais par la poste et lui ferait des tournées à pied, d'un immeuble commercial à l'autre. D'ailleurs il avait lui-même des tas d'amis. Eh bien, nous trouvâmes donc un petit imprimeur qui disposait d'une assez grande quantité de papier de couleur épais qu'il affecterait à cet usage. Je devais sortir un poème par semaine, tirés à cinq cents exemplaires chacun. Nous les baptisâmes « Mezzotints », sous l'influence de Whistler. Signé : Henry V. Miller.
Le plus stupéfiant, lorsque j'y repense aujourd'hui, c'est que le premier poème en prose que j'écrivis pour ce projet fut inspiré par la Bowery Savings Bank. Ce fut l'architecture de son nouvel immeuble, non l'or dans les chambres fortes, qui enflamma mon enthousiasme. Je l'intitulai « Le Phénix de Bowery ». Mes amis ne furent pas très enthousiastes mais ils crachèrent. Après tout, je ne demandais pour ces dithyrambes que le prix d'un repas. Si nous avions vendu les cinq cents exemplaires, nous aurions gagné une petite somme rondelette.
Entre autres choses, nous nous efforcions de recueillir des souscriptions à l'année, à un taux réduit. Une demi-douzaine de souscriptions par semaine et le problème eût été résolu pour nous. Mais mes meilleurs amis eux-mêmes doutaient que je pusse tenir le coup pendant un an. Ils me connaissaient bien. Dans un mois ou deux, je mettrais sur le tapis un autre projet. Au mieux, je pus les persuader de souscrire pour un mois — tout juste de la roupie de sansonnet. O'Mara, furieux contre mes amis, disait qu'il pourrait mieux se débrouiller avec de parfaits étrangers. Chaque matin il se levait de bonne heure et se mettait à trotter pour moi. Il parcourait toute la ville — Brooklyn, Manhattan, le Bronx, Staten Island — allant partout où quelque chose lui disait qu'il serait le bienvenu. Il essayait aussi d'empocher des souscriptions.
Quand j'eus publié deux ou trois Mezzotints, Mona mit en avant un autre plan. Elle les signerait de son nom et irait les vendre d'un endroit à l'autre du Village. Les boîtes de nuit, entendait-elle. Les gens à moitié ivres n'étaient pas très regardants, pensait-elle. En outre, il était difficile de résister à une jolie femme. O'Mara ne fut pas emballé par son projet — trop peu commercial à son sens — mais Mona insista, disant qu'il n'y avait pas de mal à essayer. Nous avions un assortiment de numéros invendus, tous de couleurs différentes ; mon nom serait caviardé et le sien imprimé en dessous. Nul n'y verrait aucune différence.
La première semaine, elle se débrouilla fameusement. Cela partait comme des petits pains. Certains achetèrent la série entière, d'autres payèrent le triple et le quadruple pour un seul Mezzotint. Il semblait bien qu'elle était tombée sur la bonne idée. De temps à autre nous recevions des commandes par la poste. De temps à autre O'Mara enlevait une souscription, pour six mois ou un an. J'avais toutes sortes d'idées pour les publications suivantes. Au diable les revues — nous pouvions mieux nous débrouiller tout seuls.
Tandis que Mona faisait la tournée du Village le soir, O'Mara et moi partions à la recherche de matériaux. Nous n'aurions pu nous atteler à notre tâche avec plus d'énergie eussions-nous été au service de quelque gros trust. Nous allions partout, étudiions tout. Un soir, nous étions dans la loge de la presse à la course cycliste des Six Jours, le lendemain soir nous occupions des fauteuils de ring à un match de lutte. Certains soirs nous nous mettions en route, à pied, pour explorer plus à fond Chinatown, ou le Bowery, ou bien nous poussions jusqu'à Hoboken ou quelque autre ville perdue du New Jersey, « histoire de changer »... Un après-midi, tandis qu'O'Mara trottait pour moi dans le Bronx, je téléphonai à Ned et le persuadai de m'accompagner au Burlesque de Houston Street, en vue d'un reportage. Je voulais que Ned fût mon illustrateur. Nous inventâmes bien entendu toute une fable sur la revue qui aurait commandé l'article. Cléo n'était malheureusement plus là, mais elle avait été remplacée par une jeune blonde piquante, qui n'était de la tête aux pieds qu'une masse bouillonnante de sexe. Après un petit bavardage avec elle dans les coulisses, nous la persuadâmes de venir prendre un verre avec nous après le spectacle. C'était une de ces garces sans cervelle et sans tripes comme il en pousse dans des lieux tels que Newark ou Sandusky. Un rire d'hyène. Elle avait promis de me présenter au comédien qui était son petit ami mais il ne vint pas. Quelques-unes des chorus girls entrèrent par petits paquets, encore plus horribles habillées, pauvres bougresses. Je liai conversation avec l'une d'elles au bar. Découvris qu'elle étudiait le violon, rien que ça ! Laide comme le péché, sans une once de sexe, mais intelligente et sympathique. Ned se mit à travailler la blonde, espérant contre tout espoir l'emmener à l'atelier pour en tirer un rapide...
Faire un Mezzotint d'un après-midi comme celui-là équivalait à réussir un puzzle. Il me faudra des jours pour rogner mon poème en prose à la longueur voulue. Deux cent cinquante mots était le maximum qu'on pouvait imprimer. J'en écrivais d'habitude deux ou trois mille, puis je m'emparais de la hache.
Mona, bien entendu, ne rentrait jamais avant deux heures du matin. C'était un peu fatigant pour elle, à mon avis. Non pas les heures mais l'atmosphère des cabarets de nuit. De temps à autre, certes, elle tombait sur un personnage intéressant. Tel Alan Cromwell, par exemple, qui se disait banquier à Washington, D.C. Un homme de ce calibre l'invitait toujours à s'asseoir et à lui parler. De l'avis de Mona, ce Cromwell était quelqu'un de cultivé. Il avait commencé par acheter tout ce qu'elle avait sur elle. C'est soixante-quinze ou quatre-vingts dollars qu'il lui avait donnés pour une pile de Mezzotints, et en partant il avait oublié de les emporter, exprès sans doute. Un gentleman, quoi ! Ses affaires l'obligeaient à venir à New-York une fois tous les dix jours ou à peu près. On pouvait toujours le trouver au Golden Eagle ou au Tomtit's Nest. Bien qu'il bût comme un trou, il était toujours le « parfait gentleman ». Ne prenait jamais congé d'elle sans lui glisser dans la main un billet de cinquante dollars. « Uniquement pour lui avoir tenu compagnie ». Il y avait des quantités d'âmes solitaires du genre d'Alan Cromwell flottant un peu partout, affirmait Mona. Toutes ces âmes solitaires étaient bien nanties, qui plus est. Bientôt j'entendrais parler des autres, tel ce roi du bois de charpente qui louait à l'année un appartement au Waldorf ; tel Moreau, le professeur à la Sorbonne, qui l'emmenait dans les endroits les plus exotiques chaque fois qu'il leur arrivait de se rencontrer ; tel Neuburger. l'homme du pétrole du Texas, qui avait une si faible notion de l'argent que, le trajet fût-il long ou court, il donnait toujours au chauffeur de taxi cinq dollars de pourboire. Puis il y avait le brasseur de Milwaukee retiré des affaires, qui avait la passion de la musique. Il annonçait toujours son arrivée d'avance à Mona de façon qu'elle pût l'accompagner au concert qu'il venait tout exprès entendre de Milwaukee. Les menus tributs que Mona extorquait à ces types représentaient tellement plus que tout ce que nous aurions pu espérer gagner d'une façon régulière qu'O'Mara et moi cessâmes complètement de penser aux souscriptions. Tous les Mezzotints invendus à la fin de la semaine, nous les envoyions gratuitement à tous ceux qui, selon nous, aimeraient les lire. Parfois nous les expédiions aux rédacteurs de journaux et revues, ou aux membres du Congrès de Washington. Parfois, aux chefs de grandes organisations industrielles — histoire de rire, histoire de voir ce que cela donnerait. Parfois, et cela était encore plus amusant, nous feuilletions l'annuaire du téléphone pour y relever des noms au hasard. Une fois nous télégraphiâmes le contenu d'un Mezzotint au directeur d'un asile d'aliénés de Long Island. Nous signâmes naturellement d'un nom invraisemblable. Un nom loufoque, du genre d'Aloysius Pentecost Omega. Uniquement pour l'égarer ( !)
Une idée comme celle-là nous venait après une soirée passée avec Osiecki, devenu un visiteur fréquent chez nous. C'était un architecte qui habitait le quartier ; nous l'avions rencontré un soir dans un bar, juste au moment de la fermeture. Au début, ses propos étaient assez sensés — banales histoires habituelles sur la vie d'un grand bureau d'architecte. Amateur de musique, il s'était acheté un magnifique pianola et, après s'être paisiblement saoulé tout seul, il faisait jouer ses enregistrements – jusqu'au moment où les voisins se mettaient à cogner à grands coups contre la porte.
Rien d'insolite dans une telle conduite. Nous allions lui rendre visite de temps à autre et l'aidions à écouter ses sacrés enregistrements. Il avait toujours à la maison une bonne réserve d'alcool. Peu à peu, cependant, nous remarquâmes qu'une note étrange se glissait furtivement dans sa conversation. C'était la haine qu'il portait à son patron. Ou plutôt ses soupçons à l'encontre du patron.
Il se fit d'abord un peu tirer l'oreille pour parler. Il se montrait réticent pour révéler toute l'étendue de ses appréhensions. Mais quand il vit que nous avalions ses remarques sans un murmure de surprise ou de désapprobation, il eut remarquablement vite fait de se dégeler.
Apparemment, le patron voulait se débarrasser d'Osiecki. Mais comme il n'avait rien à lui reprocher, il ne savait comment s'y prendre.
— Alors c'est donc pour ça qu'il met les poux chaque soir dans votre bureau, eh ? susurra O'Mara en me lançant un clin d'œil chevalin.
— Je ne dis pas que c'est lui qui le fait. Tout ce que je sais, c'est qu'ils sont là tous les matins, et ce disant notre ami commença à se gratter.
— Il n'a pas besoin de le faire lui-même, bien sûr, dis-je. Il se peut qu'il paie le portier pour le faire à sa place.
— Je ne dis pas qui le fait. Je ne formule aucune accusation, pas publiquement en tout cas. Tout ce que je sais c'est que c'est un sale tour. S'il était un homme, il me balancerait et serait débarrassé de moi.
— Pourquoi ne retournez-vous pas la situation contre lui ? demanda malicieusement O'Mara.
— Que voulez-vous dire ?
— Ma foi, seulement ceci... mettez les poux dans son bureau à lui, vous comprenez ?
— J'ai assez d'ennuis comme ça, dit le pauvre Osiecki.
— Mais vous allez de toute façon perdre votre place.
— N'en soyez pas trop sûr. J'ai un bon avocat qui a promis de me défendre.
— Vous êtes certain de ne pas imaginer tout cela ? demandai-je tout à fait innocemment.
— L'imaginer ? Ecoutez, vous voyez ces godets en verre sous vos chaises ? Il est allé jusqu'à en lâcher ici.
Je jetai négligemment un regard autour de moi. Les pieds du piano eux-mêmes reposaient dans des godets emplis de pétrole.
— Bon Dieu, dit O'Mara, je commence à avoir des démangeaisons moi-même. Vous deviendrez dingo si vous ne quittez pas bientôt ce boulot.
— Parfait, dit Osiecki d'une voix unie et blanche, parfait, alors je deviendrai dingo. Mais je ne lui donnerai pas la satisfaction de remettre ma démission. Jamais.
— Mon vieux, dis-je, vous devez être déjà un peu timbré pour parler ainsi.
— Je le suis, dit Osiecki. Qui ne le serait ? Peut-on passer toute la nuit à se gratter et se conduire normalement le lendemain ?
Il n'y avait rien à répondre à cela. En rentrant, O'Mara et moi nous mîmes à discuter les voies et moyens d'aider le pauvre diable.
— Parlons à sa poule, dit O'Mara. Ce pourrait être utile.
Nous convînmes de nous faire présenter à elle par Osiecki. Nous les inviterions tous les deux à dîner un soir.
« Peut-être est-elle timbrée elle aussi », me dis-je.
Ce fut par accident que nous fîmes peu après la connaissance de deux amis intimes d'Osiecki, Andrews et O'Shaughnessy, eux aussi architectes. Andrews, un Canadien, était un petit homme arrogant, aux bonnes manières, suprêmement intelligent, et ami loyal, comme nous le découvrîmes bientôt. Il connaissait Osiecki depuis l'enfance. O'Shaughnessy était d'un tout autre genre, grand, bien bâti, plein de vitalité, casse-cou, insouciant, bon vivant. Toujours à la recherche d'occasions de s'amuser. Toujours prêt à prendre part à une beuverie. Il était lui aussi intelligent mais il le cachait. Il aimait à parler cuisine, femmes, chevaux, ponts suspendus. Dans un bar, tous trois valaient la peine d'être vus — on les eût dit sortis tout droit de Du Maurier ou d'Alexandre Dumas. Compagnons inséparables, ils veillaient toujours les uns sur les autres. Si nous ne les avions pas rencontrés plus tôt, c'est qu'Andrews et O'Shaughnessy étaient en voyage d'affaires.
Ils furent tout à fait contents, constatâmes-nous, d'apprendre qu'Osiecky s'était lié d'amitié avec nous. Ils se faisaient du souci pour lui, mais n'avaient pu décider ce qu'il y avait lieu de faire pour remédier à la situation. Le patron était un type très bien, dirent-ils. Ils ne comprenaient pas ce qui avait pris leur ami pour qu'il eût changé à ce point — à moins que cela ne vînt de son amie.
— Qu'est-ce qui cloche chez elles ? demandâmes-nous.
Andrews — c'était lui qui parlait — ne tenait pas à s'étendre sur elle.
— Je ne la connais que depuis peu, dit-il. Il y a en elle quelque chose de louche, c'est tout ce que je peux dire. Elle me donne la chair de poule.
Et là-dessus il se tut. O'Shaughnessy ne fit que rire de bon cœur de toute l'histoire.
— Il s'en tirera, dit-il. Il boit trop, c'est tout. Quand on en est à voir des serpents et des cobras grimper dans son lit, la démangeaison n'est rien. Je reconnais d'ailleurs que j'aimerais presque mieux aller au lit avec un cobra qu'avec cette poule-là ! Il y a en elle quelque chose d'inhumain. Je pense que c'est un succube, si vous savez ce que je veux dire. — Ici il pouffa joyeusement. — En bon anglais, une sangsue. Vous y êtes ?
Tant que cela dura ce fut merveilleux. Je veux dire les promenades, les conversations, les livres que nous lisions, les repas que nous faisions, les excursions et explorations, les personnages que nous rencontrions par hasard, les projets que nous échafaudions. Tout pétillait, ou mieux, ronronnait comme un moteur fonctionnant sans à-coups. Les soirs où personne ne venait, les soirs où il faisait un sale temps dehors ou que nous étions un peu courts de galette, O'Mara et moi entamions une de ces conversations qui duraient toute la nuit... Parfois cela commençait à propos d'un livre que nous venions de lire, tels que La Pourpre Impériale ou L'Eternel Mari. Ou cette merveilleuse histoire d'un pigeon voyageur, Gay Neck.
Aux environs de minuit, O'Mara devenait toujours un peu nerveux et agité. Il se tracassait pour Mona, que faisait-elle, où était-elle, était-elle capable de se défendre toute seule.
— Ne t'en fais pas, disais-je, elle sait se défendre. Elle a beaucoup d'expérience.
— Je sais, disait-il, mais bon Dieu...
— Ecoute, Ted, si je devais commencer à me faire du mauvais sang pour ce genre de choses, je deviendrais dingo.
— Tu as une grande confiance en elle, il n'y a pas à dire.
— Et pourquoi ne l'aurais-je pas ?
O'Mara se mettait à bafouiller.
— Ma foi, tout ce que je peux dire c'est que si elle était ma femme...
— Tu n'auras jamais de femme, alors à quoi diable ça sert de parler ? Elle sera rentrée à une heure dix tapant, tu verras. Allons, n'y pense plus.
Parfois je ne pouvais m'empêcher de sourire à part moi. On eût dit, bon Dieu, qu'il s'agissait de sa femme et non de la mienne, à le voir prendre les choses tellement à cœur. Mes amis se conduisaient toujours ainsi avec moi. C'étaient toujours eux qui se faisaient du souci.
Le moyen de le détourner du sujet était de le lancer dans les réminiscences. O'Mara était le plus grand « réminisceur » qui fût. Il y allait comme une vache qui rumine. Tout ce qui appartenait au passé était fourrage pour lui.
Celui dont il aimait le plus parler était Alec Walker, l'homme qui l'avait ramassé pendant une fête foraine à Madison Square Garden, et l'avait fait travailler dans ses bureaux. Alec Walker était toujours un mystère pour O'Mara. Il parlait de lui affectueusement, avec admiration et gratitude, mais il y avait en lui quelque chose qui le déroutait. Un soir, je m'efforçai d'aller avec lui au fond des choses. Apparemment, ce qui tracassait le plus O'Mara était qu'Alec Walker paraissait n'avoir que faire des femmes. Et c'était un si bel homme ! Il aurait pu avoir toutes les femmes sur lesquelles se posaient ses yeux.
— Tu as dis que tu ne crois pas que c'est une tante. S'il ne l'est pas, alors il a fait vœu de célibat, c'est tout. A mon avis, c'est un saint qui a raté sa vocation.
O'Mara n'était pas du tout satisfait de cette explication trop tranchée et sans nuances.
— La seule chose qui me chiffonne, ajoutai-je, c'est la façon dont il a laissé Woodruff le mener par le bout du nez. Si tu veux savoir, il y a là dedans quelque chose de louche.
— Oh, ce n'est rien, dit vivement O'Mara. Alec est un tendre. N'importe qui peut le mener par le bout du nez. Il a un trop grand cœur.
— Ecoute, dis-je, résolu à en finir avec ce sujet une fois pour toutes, je veux que tu me dises la vérité... a-t-il jamais tenté le coup avec toi ?
O'Mara s'esclaffa bruyamment.
— Avec moi ? Tu ne connais pas Alec, sinon tu ne poserais jamais cette question. Voyons, même s'il était une tante, Alec n'aurait jamais fait une chose pareille, ne t'en rends-tu pas compte ?
— Non, je ne m'en rends pas compte. A moins que tu ne veuilles dire qu'il est trop gentleman pour le faire. C'est cela ?
— Non, non, pas du tout, dit O'Mara avec véhémence. J'entends par là que même si Alec Walker crevait de faim, il ne demanderait jamais une croûte de pain à personne.
— Alors c'est de l'orgueil, dis-je.
— Ce n'est pas non plus de l'orgueil. C'est un complexe de martyre. Il aime souffrir.
— Une veine pour lui qu'il ne soit pas pauvre.
— Il ne sera jamais pauvre, dit O'Mara. Il volerait plutôt.
— Ça c'est vraiment une affirmation. D'où te vient cette idée ?
O'Mara hésita quelques instants.
— Je vais te dire quelque chose, se décida-t-il brusquement, mais ne le répète jamais à âme qui vive. Alec Walker a volé une fois une grosse somme d'argent à son frère ; son frère, qui est un vrai enfant de salaud, allait le faire coffrer. Mais Sœur machin-chose l'a remboursé. Où elle a pu prendre l'argent, celle-là, je n'en sais rien, C'était une somme considérable.
Je ne dis pas un mot. J'étais soufflé.
— Et tu sais qui l'avait mis dans ce pétrin, n'est-ce pas ?
Je lui jetai un regard vide d'expression.
— Ce sale rat, Woodruff.
— Pas possible !
— Je t'ai toujours dit que ce Woodruff était un propre à rien, non ?
— Oui, mais je n'y suis pas. Tu veux dire qu'Alec Walker a claqué tout cet argent pour notre petit ami Bill Woodruff ?
— C'est exactement ce que je veux dire. Ecoute, tu te souviens de cette petite traînée dont Woodruff était tellement fou ? Il l'a épousée plus tard, n'est-ce pas ?
— Tu veux dire Ida Verlaine ?
— C'est ça, Ida. Bon Dieu, ce n'était toute la sainte journée qu'Ida par-ci, Ida par-là. Je m'en souviens parce que nous travaillions à ce moment ensemble. Tu n'as pas oublié ce voyage en Europe qu'Alec et Woodruff ont fait ensemble ?
— Tu veux dire qu'Alec était jaloux de la poule ?
— Grands dieux, non ! Comment Alec aurait-il pu être jaloux d'une petite putain pareille ? Il essayait de sauver Woodruff de lui-même, c'est tout. Il voyait que c'était une garce de rien du tout et il cherchait à les faire rompre. Et Woodruff, le salaud, jamais content de rien — je n'ai pas besoin de te dire comment il est ! — faisait courir Alec à travers toute l'Europe. Histoire d'empêcher son sale petit cœur de se briser.
— Continue, dis-je, ça devient intéressant.
— En un mot comme en cent, quand ils sont arrivés à Monte-Carlo, Woodruff s'est mis à jouer — avec l'argent d'Alec naturellement. Alec ne pipait mot. Cela a continué pendant des semaines, Woodruff perdant ferme. Cette petite plaisanterie a coûté à Alec une fortune. Il était lessivé. Mais Woodruff n'était pas prêt à rentrer. Il voulait voir le palais d'hiver de la reine de Roumanie ; il voulait visiter les Pyramides ; il voulait faire du ski à Chamonix. Je te dis, Henry, quand je parle de ce type j'ai le sang qui bout. Tu crois que les femmes sont des chercheuses d'or. Ecoute, ce Woodruff est pire que n'importe quelle putain que j'aie jamais rencontrée. Il t'enlèverait les sous des yeux d'un mort.
— Mais malgré tout il est revenu à son Ida — c'est ça le plus beau de l'histoire, commentai-je.
— Ouais, et elle l'a bien proprement baisé, à ce que j'entends dire.
Je ris. Soudain je cessai de rire. Une pensée me frappa.
— Tu sais à quoi je viens de penser, Ted ? Je crois que Woodruff était une tante.
— Tu le crois ! Je sais, moi, qu'il l'était. Ça je peux le lui pardonner, mais non sa mesquinerie, non sa pingrerie.
— Nom de Dieu, bafouillai-je. Ça explique pourquoi il a si bien bousillé les choses avec son Ida. Tiens, tiens ! Quand je pense que je le connaissais depuis tant d'années sans m'en être jamais douté... Et tu crois toujours qu'Alec n'avait rien d'une tante ?
— Je sais que non, dit O'Mara. Il est fou des femmes. Il tremble quand elles s'approchent de lui.
— Ça me dépasse.
— Je t'ai déjà dit que c'est un ascète. Il a fait autrefois des études pour être prêtre. Puis il est tombé amoureux d'une fille qui l'a plaqué. Il ne s'en est jamais remis... Je vais te dire une autre chose sur lui dont tu ne t'es jamais douté. Suis-moi bien. Tu ne l'as jamais vu en colère n'est-ce pas ? Tu ne croirais pas qu'il puisse se mettre en colère, eh ? Si doux, si suave, si gentil, si attentionné. Il est en acier, ce type. Toujours en forme, toujours prêt à faire feu. Je l'ai vu un soir mettre en l'air un bar, à lui tout seul. Il était magnifique. Bien sûr, nous avons dû détaler, mais une fois hors de portée, il était aussi calme et maître de lui qu'on peut l'être. M'a demandé de l'épousseter pendant qu'il rajustait sa cravate. Il n'avait pas une égratignure. Nous sommes allés dans un hôtel où il s'est lissé les cheveux et lavé les mains. Puis il m'a proposé d'aller manger un morceau — chez Reisenweber, je crois que c'était. Il avait l'air aussi immaculé que toujours, et parlait d'une voix calme, ferme, comme si nous venions de rentrer de théâtre. Et ce n'était pas une pose : il était vraiment calme, vraiment tranquille intérieurement.
— Je me souviens aussi du repas — exactement le genre de gueuleton qu'Alec s'entendait à commander. Nous avons traîné à table pendant des heures, il me semble. Alec était d'humeur à parler. Il essayait de me faire comprendre à quel point saint François était une ligure véritablement à l'image du Christ. Il donnait à entendre que, dans le temps, il aspirait lui-même à être une sorte de saint François. Je me fichais d'habitude d'Alec, tu le sais, parce qu'il était si bougrement pieux. Je le traitais de sale catholique — en face, j'entends. Pourtant je pouvais dire n'importe quoi, je n'arrivais jamais à le faire sortir de ses gonds. Il m'adressait une sorte de sourire désenchanté et compréhensif — tu sais ce que je veux dire — et j'avais honte de moi.
— — Je n'ai jamais pu piger ce sourire, interrompis-je. Il me mettait toujours mal à l'aise. Je ne savais jamais si Alec voulait se montrer supérieur ou s'il jouait l'innocent.
— D'accord ! dit O'Mara. Dans un sens, il se savait en effet supérieur, non seulement à nous autres gosses, mais à la plupart des gens. Dans un autre sens, il se savait moins que n'importe qui. Son humilité était teintée d'arrogance. Ou était-ce de l'élégance ? Tu te rappelles sa façon de porter les vêtements. Et puis sa façon de s'exprimer — ce doux parler irlandais, son anglais irréprochable... pas empoté, le gars ! Mais quand il devenait silencieux, c'était quelque chose. S'il y avait une chose qui pouvait me mettre mal à l'aise, c'était bien la façon dont il savait se refermer comme une moule. Cela me flanquait la chair de poule. Il était toujours taciturne, si tu l'as remarqué, quand les autres étaient prêts à faire explosion. Il s'enfermait dans le silence au moment critique et vous laissait suspendu en l'air. C'était une façon de vous laisser vous monter le bourrichon, tu sais ce que je veux dire ? C'est là que j'ai flairé le moine en lui.
— Ecoute, Ted, interrompis-je, je n'arrive toujours pas à saisir ce qui l'a fait se toquer d'un type comme Woodruff ?
— C'est facile, riposta O'Mara d'un air dégagé. Il voulait la rédemption du pauvre couillon. Cela lui faisait plaisir de travailler sur un petit con de rien comme Woodruff. C'était une épreuve de ses pouvoirs. Et ne va pas croire qu'il ne connaissait pas Woodruff. Il l'avait bel et bien percé à jour. Ce qui l'attirait le plus chez Woodruff, chose assez étrange, c'était son côté mercenaire. En martyr qu'il était, il a tout simplement continué à casquer, jusqu'à ce qu'il ne lui reste plus rien... Woodruff n'a jamais su qu'Alec avait volé pour lui. Il n'y croirait pas si tu le lui disais, le sale rat.
— T'ai-je dit que je suis récemment tombé sur Woodruff ? Oui, descendant Broadway.
— Qu'est-ce qu'il fait maintenant ?
— Je ne le lui ai même pas demandé.
— Probablement le maquereau, dit O'Mara.
— Mais je sais en revanche ce qu'est devenue Ida. Elle est maintenant actrice. J'ai vu les affiches où son nom s'étalait gros comme ça. Il faut que nous allions la voir un jour, hein ?
— Pas moi, dit O'Mara, j'aimerais mieux la voir en enfer. Ecoute, qu'elle aille au diable et Woodruff avec ! Je ne sais pas ce qui m'a pris de parler de pareils fumiers. Dis-moi, as-tu vu O'Rourke ces temps-ci ?
— O'Rourke ? Non. Etrange que tu viennes à penser à lui. Non, à dire la vérité, je n'ai même pas pensé à lui depuis que j'ai quitté la boîte...
— Henry, tu devrais avoir honte de toi. O'Rourke est un prince. Je ne comprends pas comment tu as jamais pu oublier un homme comme lui. Merde, il a été un vrai père pour toi — et pour moi aussi. Sûr que j'aimerais savoir ce qu'il est devenu.
— Nous pourrions passer le voir un soir, ce ne serait pas difficile.
— Rien ne me ferait plus grand plaisir, dit O'Mara. Cela me donnerait une impression de propreté rien que de me retrouver en sa présence.
— Tu es un drôle de gars, dis-je. Envers certaines gens tu es presque plein d'adoration. On dirait que tu es tout le temps à chercher ton père.
— C'est exactement ce que je fais — tu as mis en plein dans le mille. Ce fils de pute qui se dit mon père, tu sais ce que je pense de lui ! Tu sais de quoi il a peur, cette merde ? Que je ne viole un jour ma propre sœur. Nous sommes trop proches parents, qu'il dit. Et c'est ce même fumier qui m'a fait fourrer à l'orphelinat. En voilà encore un, en parlant de cons de rien comme Woodruff, à qui je couperais avec volupté les couilles d'un coup de dents. Seulement je parierais qu'il n'en a pas ! Il essaie de se faire passer pour Russe. Mais c'est tout bonnement un youpin de Galicie. Sûr et certain, si j'avais un père comme O'Rourke je serais déjà arrivé à quelque chose. Mais les choses étant ce qu'elles sont, je ne sais même pas pour quoi je suis fait. Je ne fais que dériver. A combattre tout le temps l'Eglise... A propos, il s'en est fallu de peu que je ne la culbute, ma sœur, c'est un fait. C'était le vieux qui m'avait fourré l'idée dans la tête. Que diable, ce n'était que naturel ; je ne l'avais pas vue depuis douze ans. Ce n'était plus une sueur, c'était une jolie donzelle tout à fait adorable et très seule. Je ne sais pas ce qui diable m'a retenu. Il faut que j'aille la voir un jour. Elle s'est mariée il n'y a pas longtemps, paraît-il. Peut-être que ce ne serait plus si mal maintenant, je veux dire de tenter le coup... Bon Dieu, Alec serait horrifié s'il m'entendait parler ainsi.
Nous continuâmes dans ce genre, passant d'un souvenir à l'autre, jusqu'à une heure dix tapant, heure à laquelle, comme je l'avais prédit, Mona fit son entrée. Elle avait un paquet de bonnes choses sous un bras et une bouteille de bénédictine sous l'autre. C'était encore une de ses bonnes âmes qui lui avait dispensé ses bienfaits. Cette fois un boulanger retiré des affaires, de Weehawken, pensez donc ! Un homme cultivé avec ça. Je ne sais pas comment cela se faisait, mais tous ses admirateurs avaient une teinte de culture, qu'ils fussent marchands de bois, ex-pugilistes, tanneurs ou boulangers de Weehawken retirés des affaires.
Aussitôt que Mona entra, notre conversation s'éparpilla. Quand elle se lançait dans ses histoires, O'Mara avait une façon de lui sourire de toutes ses dents qui m'irritait. Au début, il l'interrompait souvent. Il était capable de poser les questions les plus insultantes tant elles étaient directes :
— Vous voulez dire qu'il n'a même pas essayé de vous prendre dans ses bras ?
Des choses comme ça, qui pour Mona étaient strictement tabou. Mais depuis, il avait appris à tenir sa langue et à écouter. Par moments seulement, il avançait quelque remarque rusée, quelque subtile insinuation, à quoi Mona ne prêtait aucune attention. De temps à autre les exagérations de Mona étaient si absurdes qu'O'Mara et moi éclations tous deux d'un rire irrépressible. Le curieux, c'est que Mona riait alors aussi comme une folle. Plus étrange encore que son rire était pourtant la façon qu'elle avait de reprendre son récit au point précis où elle s'était arrêtée, comme si rien d'insolite ne se fût passé.
Parfois elle me demandait de corroborer une de ses affirmations extravagantes, ce que je faisais d'un air parfaitement sérieux, à la surprise d'O'Mara. J'embellissais même ses dires en y ajoutant des faits fantastiques de mon cru. A quoi elle acquiesçait gravement de la tête, comme si ce que je racontais était une vérité du bon Dieu, comme si nous en avions parlé maintes fois, ou que nous eussions répété le rôle ensemble.
Dans le royaume du faux-semblant, elle était parfaitement chez elle. Non seulement elle croyait à ses proopres histoires, elle agissait comme si le fait de les raconter elle-même constituait la preuve de leur authenticité. Tandis que, bien entendu, chacun supposait tout le contraire. Chacun, dis-je. Ce qui ne la rendait que plus assurée dans ses façons. Il y avait là nettement une logique non-euclidienne.
J'ai parlé de son rire. Il n'y en avait qu'un genre auquel elle s'abandonnât jamais — le rire hystérique. En fait, elle était presque dépourvue d'humour. Ceux qui éveillaient son sens de l'humour en étaient d'habitude dépourvus eux-mêmes. Avec Nahoum Youd, un véritable humoriste, elle souriait. Un bon sourire indulgent, affectueux, de ceux qu'on adresse à un enfant fantasque. Son sourire était à vrai dire tout autre chose que son rire. Il était vrai et réchauffant. Il jaillissait de son système nerveux sympathique. Son rire, en revanche, détonnait, était rauque, déconcertant. L'effet en était brutal. Je la connaissais depuis longtemps déjà quand je l'entendis rire pour la première fois. Entre son rire et ses larmes il n'y avait guère de différence. Au théâtre, elle avait appris à rire artificiellement. Chose terrible à entendre ! J'en avais froid dans le dos.
— Vous savez à quoi vous me faites parfois penser vous deux ? dit O'Mara en hennissant. A une paire de tricheurs. Il n'y a que le bon vieux jeu de bonneteau qui manque.
— C'est pourtant gentil et douillet ici, non ? répondis-je.
— Ecoutez, dit O'Mara, le visage parfaitement sérieux, si nous pouvions nous accrocher ici une année ou deux, je dirais que ça en valait la peine. Nous sommes en ce moment comme des coqs en pâte, et Dieu sait si je m'en rends compte ! Il y a des années que je ne me suis détendu à ce point. Ce qui est drôle, c'est que j'ai l'impression de me cacher, comme si j'avais commis un crime que j'aurais oublié. Ça ne m'étonnerait pas du tout si un jour la police venait frapper à la porte.
Ici nous rîmes tous à gorge déployée. La police ! Trop drôle !
— Une fois, j'ai logé avec un type, dit O'Mara, commençant une de ses histoires à n'en plus finir, et il était complètement sonné. Je ne l'ai su que lorsqu'on est venu le chercher de l'asile. Je le jure, il avait l'air le plus normal qu'on puisse voir, et il parlait normalement, et agissait normalement. A vrai dire, c'était cela qui clochait chez lui : il était trop bougrement normal. J'étais à ce moment dans la mouise, trop découragé même pour chercher du boulot. Il travaillait comme conducteur sur la ligne de tramway de Reid Avenue. Quand il était de congé, il rentrait et se reposait. Il rapportait toujours un sac de beignets et dès qu'il s'était déshabillé il préparait du café. Il ne disait jamais grand'chose. La plupart du temps, il restait assis à la fenêtre et se faisait les ongles. Parfois il prenait une douche et se faisait une friction. Quand il était en forme, il me proposait une partie de bézigue. Nous jouions toujours de petite mises et il me laissait toujours gagner, tout en sachant que je le refaisais. Je ne lui posais jamais de questions sur son passé et il n'en parlait jamais spontanément. A chaque jour suffit sa peine. S'il faisait froid, il parlait du froid ; s'il faisait doux, du temps doux qu'on avait. Ne se plaignait jamais de rien, pas même quand on lui a réduit sa paie. Rien que ça aurait dû me mettre la puce à l'oreille ; mais non. Il était si gentil et prévenant, si discret et délicat qu'au pis j'aurais pu le dire ennuyeux. Pourtant je ne pouvais décemment m'en plaindre, tellement il me soignait bien. Pas une fois il n'a laissé entendre que je devrais me décider à me remuer. La seule question qu'il m'ait jamais posée était pour savoir si je ne manquais de rien. Je comprenais qu'il avait besoin de moi, qu'il ne pouvait vivre seul, mais cela non plus n'éveillait pas mes soupçons. Il y a des tas de gens qui ont horreur de vivre seuls. En tout cas, et pourquoi diable je vous raconte tout cela je n'en sais vraiment rien, en tout cas, comme je viens de le dire, un jour on frappe à la porte et je vois entrer l'homme de l'asile. Pas un mauvais type du reste, il faut bien le reconnaître. Il est entré tout doucement, s'est assis et s'est mis à parler à mon ami. D'un air tranquille, naturel, il dit : « Etes-vous prêt à rentrer avec moi ? » Eakins, c'était le nom du gars, répond : « Oui, bien sûr », sur le même ton naturel, tranquille. Au bout de quelques instants, Eakins s'est excusé et est allé dans la salle de bains pour faire ses paquets. Le surveillant, ou le diable sait ce qu'il était, n'a pas du tout paru inquiet de perdre mon bonhomme de vue. Il s'est mis à me parler. (C'était la première fois qu'il m'adressait la parole.) Il m'a fallu plusieurs minutes pour m'apercevoir qu'il me prenait moi aussi pour un dingo. J'ai pigé quand il a commencé à me poser toutes sortes de drôles de questions écœurantes : « Vous plaisez-vous ici ? Vous nourrit-il bien ? Etes-vous sûr d'être bien installé ? » Et tout ce qui s'ensuit. Ça m'a tellement pris au dépourvu que je me suis prêté au rôle comme s'il était fait sur mesure pour moi. Eakins était dans la salle de bains depuis un bon quart d'heure. Je commençais à ne plus tenir en place, me demandant comment je prouverais que j'étais sain d'esprit si le bonhomme décidait de m'emmener. Toup à coup la porte de la salle de bains s'ouvre doucement. Je lève les yeux et je vois Eakins, nu comme un ver, les cheveux complètement rasés, et une poche de caoutchouc pendue au cou. Il y avait sur son visage un ricanement que je ne lui avais jamais encore vu. J'en ai eu illico froid dans le dos.
— Je suis prêt, monsieur, dit-il, aussi lisse que du beurre.
— Allons, Eakins, dit l'autre, vous êtes trop raisonnable pour vous habiller de cette façon.
— Mais je ne suis pas habillé, dit Eakins suavement.
— C'est bien ce que j'entends, répondit le surveillant. Maintenant retournez vous habiller. Vous serez bien gentil.
Eakins ne bougea pas, ne remua pas un muscle.
— Quel costume voudriez-vous que je mette ? demande-t-il.
— Celui que vous aviez sur vous, répond aigrement l'autre.
— Mais il est tout déchiré, dit Eakins, et il disparaît dans la salle de bains. Un instant après, le voilà de retour sur le pas de la porte, tenant le costume dans ses mains. Il est en lambeaux.
— C'est bon, dit le surveillant s'efforçant de ne pas paraître démonté, votre ami que voici vous prêtera un costume, j'en suis sûr.
Il se tourne vers moi. Je lui explique que je ne possède pour tout costume que celui que j'ai sur le dos.
— Il ira très bien, susurre-t-il.
— Quoi ? braillai-je. Et moi, qu'est-ce que je vais me mettre ?
— Une feuille de vigne, dit-il, et attention qu'elle ne rétrécisse pas.
A ce moment précis, on frappa au carreau.
— La police, je parie ! cria O'Mara.
J'allai à la fenêtre et relevai le store. C'était Osiecki, grimaçant son habituel sourire penaud et agitant les doigts.
— C'est Osiecki, dis-je, allant à la porte. Il est probablement rond.
— Où sont vos compagnons ? demandai-je en lui serrant la main.
— Ils m'ont abandonné, dit-il. Trop de poux, j'imagine... Puis-je entrer ?
Il hésita un instant sur le seuil, incertain d'être le bienvenu.
— Entrez ! cria O'Mara.
— Est-ce que je tombe au milieu de quelque chose ?
Il regarda Mona, ne sachant qui elle était.
— C'est ma femme, Mona. Mona, c'est un nouvel ami à nous, Osiecki. Il a eu quelques petits ennuis ces derniers temps. Tu veux bien qu'il reste un instant, n'est-ce pas ?
Mona versa immédiatement un verre de bénédictine et lui offrit une tranche de gâteau.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il en reniflant la liqueur. Comment vous le procurez-vous ?
Il nous regarda l'un après l'autre comme si nous étions en possession de quelque sombre secret.
— Comment vous portez-vous ? demandai-je.
— En ce moment, parfaitement ! répondit-il. Un peu trop bien peut-être. Vous sentez ?
Il nous souffla au visage, souriant d'un air encore plus épanoui, cette fois comme un rhododendron en pleine fleur.
— Et que deviennent les poux ? demanda O'Mara d'un ton détaché.
A ces mots, Mona se, mit à glousser puis rit franchement.
— Son ennui c'est ça... commencai-je d'expliquer.
— Vous pouvez tout lui dire, dit Osiecki. Ce n'est plus un secret. Nous irons bientôt au fond des choses. — Il se leva. — Excusez-moi, mais je ne peux pas boire ça. Trop de térébenthine. Avez-vous du café ?
— Bien sûr, dit Mona. Voudriez-vous aussi un sandwich peut-être ?
— Non, rien que du café noir. — Il baissa la tête en rougissant. — Je viens de me chamailler avec mes copains. Ils commencent à en avoir assez de moi, je suppose. Je ne les en blâme pas d'ailleurs. Qu'est-ce qu'ils ont pris depuis quelques mois ! Vous savez, il m'arrive de penser que je suis vraiment un peu piqué.
Il s'arrêta pour observer l'effet produit.
— Ça ne fait rien, dis-je, nous sommes tous un peu piqués. O'Mara que voici était justement en train de nous parler d'un dingo avec lequel il a vécu. Vous pouvez perdre la boule tant que vous voulez aussi longtemps que vous ne vous mettrez pas à démolir le mobilier.
— Vous seriez bizarre vous-même, dit Osiecki, si vous aviez ces bêtes qui vous sucent le sang toute la nuit — et toute la journée aussi.
Il releva son pantalon pour nous montrer les marques qu'elles avaient laissées. Ses jambes n'étaient qu'égratignures et ecchymoses. Je me sentis diablement navré pour lui, navré de m'en être moqué.
— Peut-être si vous changiez d'appartement... hasardai-je.
— Inutile, dit-il regardant lugubrement à terre. Ils ne me lâcheront pas jusqu'à ce que j'aie donné ma démission — ou que je les prenne la main dans le sac.
— Je croyais que vous alliez nous amener votre amie à dîner un soir ? dit O'Mara.
— Bien sûr, dit Osiecki. Mais en ce moment elle est occupée.
— Occupée à quoi faire ? demanda O'Mara.
— Je ne sais pas. J'ai appris à ne pas poser de questions inutiles.
Il nous adressa de nouveau un grand sourire. Cette fois ses dents branlaient un peu. Je remarquai que sa bouche était pleine d'appareils.
— Je suis entré, poursuivit-il, parce que j'ai vu de la lumière. Je déteste rentrer chez moi, vous savez. (Sourire, signifiant : encore les poux.) Cela ne vous dérange pas que je reste un petit moment, non ? J'aime cet appartement — il est gai.
— Je pense bien, dit O'Mara, nous vivons sur le velours.
— Je voudrais pouvoir en dire autant, débita Osiecki d'une voix monotone. Dessiner des plans toute la journée et écouter la pianola le soir, ce n'est pas bien drôle.
— Mais vous avez une petite amie, dit O'Mara. Ça devrait vous distraire un peu.
Il gloussa.
Les yeux fureteurs d'Osiecki se rétrécirent jusqu'à ne plus être que des têtes d'épingle. Il jeta à O'Mara un regard aigu, presque hostile.
— Vous n'essayez pas de me tirer les vers du nez, non ? demanda-t-il.
O'Mara sourit avec bonhomie et fit non de la tête. Il allait ouvrir la bouche quand Osiecki reprit :
— Elle, c'est encore une tribulation, commença-t-il.
— Je vous en prie, intervint Mona, ne vous croyez pas obligé de tout nous dire. Je crois que nous n'avons déjà posé que trop de questions.
— Oh, ça va bien. Cela m'est égal d'être cuisiné. Je me demandais seulement comment il savait au sujet de mon amie.
— Je ne sais rien de rien, dit O'Mara. Ce n'était qu'une simple remarque. Faites comme si je n'avais rien dit.
— Mais je ne veux pas faire cela, dit Osiecki. Il vaut mieux se soulager le cœur.
Il s'arrêta, la tête baissée, sans oublier toutefois de mâcher son sandwich. Au bout de quelques instants, il leva les yeux, souriant comme un chérubin, termina le sandwich, se leva et prit son chapeau et son manteau.
— Je vous le raconterai une autre fois, dit-il. Il se fait tard.
A la porte, alors que nous nous serrions la main, il sourit de nouveau et dit :
— A propos, si un jour vous êtes à sec, faites-moi signe. Je peux toujours vous prêter un petit quelque chose pour vous permettre de vous retourner.
— Je vais vous accompagner jusque chez vous, si vous voulez, dit O'Mara, ne sachant comment exprimer autrement sa gratitude pour cette bonté inattendue.
— Merci, mais je préférerais être seul maintenant. On ne sait jamais...
Et là-dessus Osiecki s'éloigna au trot.
— Et ce type Eakins dont tu nous parlais ? dis-je dès que la porte se fut refermée derrière lui.
— Je vous le raconterai une autre fois, dit O'Mara en nous gratinant d'un des sourires d'Osiecki.
— Il n'y avait pas un mot de vrai là dedans, dit Mona, filant vers la salle de bains.
— Vous avez raison, dit O'Mara. Je l'ai simplement imaginé.
— Allons, dis-je, à moi tu peux le raconter.
— Très bien, dit-il, puisque tu veux la vérité. Je vais te la donner. Pour commencer, il n'y a jamais eu de gars Eakins : il s'agissait de mon frère. Il avait dû se cacher un moment. Tu te rappelles que je t'ai raconté une fois comment nous nous sommes sauvés ensemble de l'orphelinat ? Eh bien, il s'est passé dix ans — peut-être plus — avant que nous nous rencontrions de nouveau. Il était parti pour le Texas où il était devenu marqueur de bétail. Un bon gars s'il en fut. Puis il a eu une bagarre avec quelqu'un — il devait être saoul — et il a tué le type.
Il but une gorgée de bénédictine, puis poursuivit :
— Tout s'est passé comme je vous l'ai raconté, sauf bien sûr qu'il n'était pas timbré. L'homme qui est venu pour l'emmener était un Ranger. Il m'a fait une de ces peurs à me flanquer la colique, je peux te le dire. Toujours est-il que je me suis déshabillé comme il me l'avait dit, et j'ai passé mes vêtements à mon frère. Il était plus grand et plus fort que moi sous tous les rapports, et je savais qu'il n'entrerait jamais dedans. Mais je les lui ai donnés quand même et il a regagné la salle de bains pour s'habiller. J'espérais qu'il serait assez malin pour filer par la fenêtre. Je ne comprenais pas pourquoi le Ranger lui donnait une telle marge, mais ensuite je me suis dit qu'étant du Texas il devait avoir ses façons de faire à lui. En tout cas, brusquement la brillante idée me vient de foncer nu dans la rue et de brailler à plein gosier : « A l'assassin ! A l'assassin ! » Je suis parvenu jusqu'à l'escalier et là j'ai buté contre le tapis. Le grand type a été aussitôt sur moi. Il m'a mis la main sur la bouche et m'a traîné dans la pièce. « Rudement malin, môssieu, pas ? dit-il, m'envoyant une gentille petite châtaigne dans la mâchoire. Maintenant écoute-moi, si ton frère se sauve par la fenêtre, il n'ira pas bien loin. Mes hommes l'attendent dehors ».
A ce moment mon frère est entré dans la pièce, aussi calme et naturel que toujours. Il avait l'air d'un phénomène de foire, dans ce costume et les cheveux complètement rasés.
— Ca ne sert à rien, Ted, dit-il, ils me tiennent.
— Et qu'est-ce que je vais faire pour m'habiller ? beuglai-je.
— Je te renverrai les vêtements par la poste quand on sera arrivés au Texas, dit-il. — Puis il plongea la main dans sa poche et en tira quelques billets froissés. — Peut-être que ça te permettra de tenir un bout de temps, dit-il. Ç'a été bon de te revoir. Prends soin de toi. Et là-dessus il était parti.
— Et qu'est-ce qui s'est passé ensuite ?
— Ils l'ont bouclé à vie.
— Non !
— Si ! Et ça aussi tu peux le mettre au compte de ce fils de pute de beau-père. S'il ne nous avait pas expédiés à l'orphelinat, ce ne serait jamais arrivé.
— Bon Dieu, vieux, tu ne peux pas tout mettre sur le dos de cet orphelinat.
— Du diable si je ne peux pas ! Tout ce qui m'arrive de mal vient de l'orphelinat.
— Mais tu ne l'as pas eu si dur que cela, nom de Dieu ! Je n'arrive vraiment pas à comprendre pourquoi tu es tout le temps à te ronger. Merde, il y a beaucoup de gens qui tirent un plus mauvais numéro et qui s'en sortent au poil. Il faut que tu cesses d'accuser ton beau-père de tous tes maux et échecs. Qu'est-ce que tu feras quand il sera claqué ?
— Je continuerai à l'accuser et à le maudire exactement comme maintenant. Je le rendrai malheureux jusque dans la tombe.
— Mais écoute, mon vieux, et ta mère ? Elle aussi y a prêté la main, ne l'oublie pas. Tu n'as pas l'air de lui en vouloir à elle.
— C'est une demeurée, dit amèrement O'Mara. Je ne peux qu'être navré pour elle. Elle a probablement fait ce qu'on lui a dit. Non, je ne la déteste pas. C'était une bonne pâte qui ne se frappait jamais, dans un sens.
— Ecoute, Henry, dit-il, changeant soudain de front, tu ne comprendras jamais la situation. Tu es né coiffé. Tout a été facile pour toi toute ta vie. Tu as eu aussi de la chance. Et tu as des talents. Moi, je ne suis rien. Un mal adapté. J'ai une dent contre le monde... Moi aussi, j'aurais peut-être pu être écrivain si on m'avait laissé une chance. Les choses étant ce qu'elles sont, je ne sais même pas l'orthographe.
— Mais tu sais évoquer, c'est certain.
— Non, dit-il, n'essaie pas de me dorer la pilule. Je suis complètement loupé. Quoi que je fasse, je finis par blesser les gens. Tu es le seul type que j'aie jamais traité convenablement, le sais-tu ?
— Allons, arrête ça, dis-je, tu deviens larmoyant. Reprends un verre !
— Je vais me coucher, dit-il. Je vais traiter ça par le rêve.
— Traiter par le rêve ?
— Bien sûr, ne le fais-tu jamais, traiter les choses par le rêve ? Tu fermes les yeux et puis tu arranges tout comme tu voudrais que ce soit. Tu t'endors et tu rêves que c'est vrai. Le matin tu n'as pas de mauvais goût dans la bouche... Je l'ai fait des milliers de fois. L'ai appris à l'orphelinat.
— L'orphelinat ! Mon vieux, l'oublieras-tu jamais ? C'est fini, liquidé... ça s'est passé il y a des siècles. Ne peux-tu pas t'enfoncer ça dans la caboche ?
— Ça n'a jamais cessé de se passer, tu veux dire.
Pendant quelques instants, nous ne dîmes plus rien. O'Mara se déshabilla doucement et se glissa dans son lit. J'éteignis et allumai une bougie. Debout près de la table, je réfléchissais à tout ce qui avait été dit entre nous, quand je l'entendis dire tout bas :
— Ecoute...
— Qu'est-ce qu'il y a ? répondis-je.
Je crus un instant qu'il allait sangloter.
— Tu n'en sais pas la moitié, Henry. Le pis en a été d'attendre une visite de ma mère. Des semaines ont passé, puis des mois, puis des années. Toujours rien. Tous les trente-six du mois, je recevais une lettre ou un petit colis. Toujours des promesses. Elle allait venir à Noël ou au Thanksgiving Day, ou à l'occasion de quelque autre fête. Mais elle ne venait jamais. Je n'avais que trois ans quand on nous a expédiés, ne l'oublie pas. J'avais besoin d'affection. Les sœurs n'étaient pas trop mal. Il y en avait même qui étaient adorables, à vrai dire. Mais les embrasser ce n'était pas la même chose que d'embrasser une mère. Je me creusais la cervelle pour trouver un moyen de me sauver. Je ne pensais qu'à filer à la maison et à me jeter au cou de ma mère. C'était une brave femme, tu sais, mais faible. Faible à la façon des Irlandais, comme moi. Elle en prenait et en laissait, comme ça venait. Ne s'en faisait jamais pour rien. Plus j'allais plus je l'aimais. Quand j'ai eu l'occasion de prendre le large, j'étais comme un poulain sauvage. Mon instinct me poussait à courir à la maison, mais ensuite je me suis dit : ils seraient bien capables de me renvoyer à l'orphelinat ! Alors j'ai simplement poussé droit devant moi, jusqu'à ce que je sois arrivé en Virginie et que j'aie rencontré le docteur Mc Kinney... tu sais, l'ornithologue.
— Ecoute, Ted, dis-je, tu ferais mieux de dormir et de traiter cela par le rêve. Je suis désolé si j'ai eu l'air un peu insensible. Je suppose qu'à ta place j'éprouverais la même chose. Merde, demain il fera jour. Pense aux embêtements d'Osiecki !
— C'est exactement ce que je fais. Lui aussi c'est un bougre solitaire. Et il veut nous prêter de l'argent ! Bon Dieu, faut-il que ça aille mal pour lui !
Je m'endormis ce soir-là bien résolu à faire sortir le sacré orphelinat de la tête d'O'Mara. Pendant toute la nuit pourtant, je roulais comme un fou sur ma vieille bicyclette de Chemnitz, ou bien jouais du piano. A vrai dire, je mettais de temps en temps pied à terre et jouais un air en pleine rue. En rêve, il n'est pas difficile d'avoir avec soi un piano tout en roulant à bicyclette — ce n'est que dans la vie éveillée qu'on a des difficultés avec ces choses-là. Ce fut à un endroit nommé Bedford Rest, commodément transposé dans mon rêve, que je connus les plus délicieux moments. Cet endroit, à mi-chemin de Coney Island, le long de la fameuse piste cycliste qui commençait à une extrémité de Prospect Park, était le coin où tous les cyclistes se rendant dans l'île faisaient halte pour prendre un bref repos, soit à l'aller soit au retour. Ici, sous les charmilles et les treilles, un petit jet d'eau jouant au milieu de l'espace libre, nous paressions, examinant nos vélos, nous palpant les muscles, nous frictionnant mutuellement. Les vélos étaient entassés contre les arbres et les clôtures, tous en excellent état, tous étincelants, tous bien huilés. Pop Brown, comme nous l'appelions, était le grand arbitre. Quoique notre aîné à tous — il avait deux fois l'âge de la plupart d'entre nous — il pouvait tenir tête aux meilleurs. Il portait toujours un gros chandail noir et une toque noire qui lui emboîtait étroitement la tête ; son visage hâve, creusé de rides, était tanné par le vent à en être presque noir. Je voyais toujours en lui le « Cavalier de la Nuit ». Mécanicien de son métier, le cyclisme était sa passion. Un homme simple, sobre de paroles, mais aimé de tous. C'est lui qui me poussa à m'enrôler dans la milice, pour pouvoir courir sur le plancher lisse de la salle d'exercice. Les samedis et les dimanches, j'étais toujours sûr de rencontrer Pop quelque part le long de la piste cycliste. Il était pour ainsi dire mon père de course.
Je suppose que l'aspect délicieux de ces réunions résidait dans le fait que nous partagions tous la même passion. Je ne me souviens pas d'avoir jamais discuté avec ces garçons d'autre chose que de cyclisme. Nous aurions été capables de manger, de boire et de dormir en selle. Mainte fois, à des heures inattendues du jour ou du soir, j'ai rencontré un cycliste solitaire qui, comme moi, avait volé une heure ou deux pour s'élancer le long de cette piste unie et sablée. De temps à autre nous dépassions un cavalier. (Parallèlement à la piste cycliste, il y en avait une autre réservée à l'équitation.) Ces apparitions d'un autre monde nous étaient complètement étrangères, comme l'étaient aussi les imbéciles qui allaient en auto. Quant aux motocyclistes, ils étaient tout simplement non compos mentis.
Comme je l'ai dit, je revivais tout cela en rêve. Même ces instants tout aussi délicieux, à la fin de la promenade, quand, en bon cycliste, je retournais la bécane pour la nettoyer et l'huiler. Chaque rayon devait être soigneusement nettoyé et astiqué à en briller, la chaîne graissée et les graisseurs remplis d'huile. Si les roues étaient voilées, il fallait les redresser. De cette manière la bécane était à tout moment en état de rouler. Ce nettoyage et astiquage avait toujours lieu dans la cour, juste sous la fenêtre de devant. Je devais étaler des journaux par terre pour tranquilliser ma mère qui ne voulait pas voir de taches de graisse sur notre dallage de pierre.
Dans mon rêve, je roule gentiment et avec aisance au côté de Pop Brown. Il était dans nos habitudes d'adopter une allure lente pendant un mille ou deux, pour bavarder et aussi rassembler nos forces avant la formidable échappée qui allait suivre. Pop me parle de la place de mécanicien qu'il va me procurer. Il me promet de m'apprendre tout ce que j'ai besoin de savoir. Cela m'amuse, car le seul outil que je sache manier est la clef de bicyclette. Pop dit qu'il m'observe depuis quelque temps et est arrivé à la conclusion que je suis un gars intelligent. Il s'inquiète de ce que j'aie toujours l'air d'être sans travail. J'essaie de lui expliquer que je suis content de l'être parce que cela me permet de faire plus souvent du vélo, mais il écarte mes explications comme étant hors de propos. Il est décidé à faire de moi un mécanicien de premier ordre. Ça vaut mieux que d'être chaudronnier, m'assure-t-il. Je n'ai pas la moindre idée de ce que c'est que d'être chaudronnier. « Tu devrais te mettre en forme pour cette course sur route, le mois prochain, me prévient-il. Bois des quantités d'eau, autant que tu peux en contenir ». Il a des ennuis, je l'apprends, avec son cœur, depuis quelque temps. Le docteur est d'avis qu'il devrait renoncer pour un moment à la bécane. « J'aimerais mieux mourir », dit Pop. Nous voletons d'une chose à l'autre, petits sujets banaux, juste ce oui convient pour causer tout en roulant. Une brise taquine souffle et les feuilles commencent à tomber : feuilles brunes, or, rouges, sèches comme de l'amadou, qui font entendre un bruissement des plus apaisants quand nous roulons légèrement dessus. Nous commençons tout juste à être agréablement échauffés, agréablement dégelés.
Tout à coup Pop s'élance en avant, derrière une autre bécane qui file grand train. Tournant la tête il crie : « C'est Joe Folger ! » Je fonce comme un bolide. Joe Folger ! Mais, c'est un ancien coureur des Six Jours. Je me demande quelle allure il va nous imposer. Bientôt, à ma surprise. Pop se rue en avant, m'entraînant derrière lui, et c'est moi que suit maintenant Joe Folger. Mon cœur bat violemment. Trois grands coureurs : Henry V. Miller, Pop Brown et Joe Folger. Où est Eddie Root, je me le demande, et Frank Kramer ? Où est Oscar Egg, ce valeureux champion suisse ? Ma tête est enfoncée comme un ballon entre mes épaules ; je ne sens plus mes jambes, je ne suis que pulsations et battements. Tout est coordonné, tout marche sans à-coups, harmonieusement, comme une horloge compliquée.
Soudain nous voici au bord de l'océan. Chaleur accablante. Nous pantelons comme des chiens, aussi frais pourtant que des roses. Trois grands vétérans de la piste. Je mets pied à terre et Pop me présente au grand Joe Folger. « Un beau gars, dit Joe en m'examinant de la tête aux pieds. Est-ce qu'il s'entraîne pour la grande promenade ? » Tout à coup il me palpe les cuisses et les mollets, me saisit les avant-bras, me presse sur les biceps. « Il arrivera, c'est sûr, c'est de la bonne étoffe ». Je suis si électrisé que je rougis comme un gamin. Tout ce qu'il me faut maintenant, c'est rencontrer un matin Frank Kramer ; je lui servirai la plus belle surprise de sa vie.
Nous nous baladons un petit moment, poussant nos vélos d'une main. Comme un vélo est stable quand une main experte le guide ! Nous nous asseyons pour prendre de la bière. Tout d'un coup je joue du piano, histoire de faire plaisir à Joe Folger. C'est un mec sentimental, à ce que je découvre : je dois me creuser le ciboulot pour trouver ce qui lui irait. Tandis que je chatouille l'ivoire, nous nous trouvons transportés, comme il n'arrive qu'en rêve, sur le terrain d'entraînement, quelque part dans le New Jersey. Les gens de cirque sont ici pour l'hiver. Avant que nous sachions ce qui arrive, Joe Folger s'exerce à faire le looping. Spectacle terrifiant, surtout quand on est assis si près de la grande boucle. Des clowns se promènent çà et là, avec tous leurs attributs, certains jouant de l'harmonica, d'autres sautant à la corde ou s'exerçant à tomber.
Bientôt un groupe s'est formé autour de nous, démontant nos bicyclettes et exécutant des tours, à la Joe Jackson. Le tout sous forme de pantomime, bien sûr. Je pleure presque, car je ne saurai jamais remonter ma bécane, elle a été mise en tant de pièces. « T'en fais pas, petit, dit le grand Joe Folger, je te donnerai mon vélo à moi. Tu gagneras bien des courses avec ça ! »
Comment Hymie entre en scène, je ne m'en souviens plus, mais il est subitement là et a l'air terriblement abattu. Il y a grève, il veut que je le sache. Il faut que je rentre au bureau aussi vite que possible. On va mobiliser tous les taxis de la ville de New-York pour livrer télégrammes et câbles. Je m'excuse auprès de Pop Brown et de Joe Folger de les quitter ainsi sans cérémonie, et saute dans une voiture qui attend. En passant sous le Holland Tunnel, je ne m'assoupis que pour me retrouver une fois de plus sur la piste cycliste, Hymie roulant à mes côtés sur un vélo miniature. Il ressemble au gros bonhomme des pneus Michelin. C'est à peine s'il peut pousser sa machine, tant il est vanné. Rien de plus facile pour moi que de le soulever par la peau du cou, bécane et tout, et de le porter. Maintenant il pédale en l'air. Il paraît heureux comme un chien. Veut un hamburger et un cocktail de lait malté. Sitôt dit sitôt fait. Comme nous roulons le long de la promenade, je rafle un hamburger et un cocktail de lait, flanquant de l'autre main une pièce de monnaie au marchand. A Steeplechase nous roulons tout droit dans l'eau, aussi facilement que si nous nous élevions dans l'azur. Hymie a maintenant l'air un peu ahuri mais pas effrayé. Seulement ahuri.
— N'oublie pas d'envoyer dans la matinée quelques volants au bureau AX, lui rappelè-je.
— Attention, monsieur M., supplie-t-il, vous avez failli cette fois aller droit dans l'océan.
Et maintenant, par Dieu, sur qui faut-il que nous tombions ? Sur mon vieil ami Stasu, saoul comme un pape ! Il vient de quitter l'armée et ses jambes sont encore arquées par les exercices de cavalerie.
— Quel est ce petit avorton avec toi ? demande-t-il hargneusement.
Tout à fait Stasu, de commencer par des paroles agressives.
— Je pars ce soir pour Chattanoga, dit-il. Dois être de retour à la caserne.
Et là-dessus il agite la main en signe d'adieu.
— Est-ce un ami à vous, monsieur M.? demande innocemment Hymie.
— LUI ? C'est simplement un dingo de Pola, répondis-je.
— Je n'aime pas les Polaks, monsieur M. Ils me font peur.
— Que veux-tu dire ? Nous sommes aux U.S.A., ne l'oublie pas !
— Ça n'y change rien, dit Hymie. Un Polak est partout un Polak. On ne peut pas leur faire confiance.
Il commençait en effet à claquer des dents.
— Il faut maintenant que je rentre, ajouta-t-il d'un air désolé. Ma femme va se demander où je suis passé. Avez-vous l'heure ?
— O.K., prenons alors le métro. Ça ira un peu plus vite.
— Par pour vous, monsieur M.! dit Hymie, m'adressant un sourire mignard et outrageusement flatteur.
— Tu l'as dit, gosse. Je suis un champion, c'est sûr. Regarde-moi faire une échappée...
Et me voilà parti comme une fusée, laissant Hymie sur place, les bras levés, me criant de revenir.
Ce que je sais ensuite, c'est que, de mon vélo, je dirige des taxis, tout un train de taxis. J'ai sur moi un chandail voyant à rayures et, mégaphone en main, je règle la circulation. Toute la ville semble céder, dans quelque direction que je pousse. J'ai l'impression de rouler à travers la vapeur. Du haut de l'American Tel. and Tel. Building, le président et le vice-président envoient des messages ; des flots de rubans de téléscripteur planent dans l'air. On dirait un nouveau retour de Lindbergh. La facilité avec laquelle j'évolue autour des taxis, fonçant de-ci de-là et toujours un bond en avant d'eux, tient au fait que je roule sur la vieille bécane de Joe Folger. Ce gars-là s'y entendait, c'est sûr, à manier un vélo. Entrainement ? Quel meilleur entraînement que celui-ci ? Frank Kramer lui-même ne pourrait faire mieux.
La meilleure partie du rêve fut le retour à Bedford Rest. Ils étaient de nouveau là, les garçons, tous dans des accoutrements différents, tous le nez en l'air, comme s'ils reniflaient la brise, les vélos brillants et étincelants, les selles juste au point. C'était bon d'être de nouveau parmi eux, de palper leurs muscles, d'examiner leur équipement. Le feuillage était maintenant plus touffu, l'air plus frais. Pop était en train de les rassembler, leur promettant cette fois un bon entraînement.
Lorsque je rentrai à la maison ce soir-là — c'était toujours le même soir, quelque temps qu'il se fût écoulé — ma mère m'attendait.
— Tu as été sage aujourd'hui, dit-elle, je vais te laisser prendre ta bicyclette dans ton lit.
— C'est vrai ? m'exclamai-je, en croyant à peine mes oreilles.
— Oui, Henry, dit-elle. Joe Folger était ici il y a quelques instants. Il m'a dit que tu serais le prochain champion du monde.
— Il a dit ça, maman ? Non, vraiment ?
— Oui, Henry, textuellement. Il a dit que je devrais d'abord te faire engraisser un peu. Tu es au-dessous du poids.
— Maman, je suis l'homme le plus heureux du monde. J'ai envie de te donner un gros baiser.
— Ne sois pas stupide, dit-elle, tu sais que je n'aime pas cela.
— Ça m'est égal, maman, je vais t'embrasser quand même.
Et sur ce je l'étreignis et la serrai dans mes bras à la casser en deux.
— Tu es sûre que c'est sérieux, maman, que je peux prendre la bécane au lit avec moi ?
— Oui, Henry. Mais pas de taches de graisse sur les draps !
— Ne t'inquiète pas, maman, criai-je. — Je ne me tenais plus de joie. — Je vais y intercaler de vieux journaux. Ça te va ?
Je me réveillai en cherchant la bicyclette à tâtons autour de moi.
— Qu'essaies-tu de faire ? cria Mona. Voilà une demi-heure que tu me griffes.
— Je cherchais mon vélo.
— Ton vélo ? Quel vélo ? Tu dois rêver.
Je souris.
— J'ai fait en effet un rêve, et un rêve délicieux ! Entièrement au sujet de ma bécane.
Elle se mit à rire doucement.
— Je sais, ça a l'air stupide, mais c'était un rêve splendide. J'ai passé un merveilleux moment.
— Hé, Ted, criai-je, es-tu là ?
Pas de réponse. J'appelai encore.
— Il a dû sortir, marmonnai-je. Quelle heure est-il ?
Il était midi bien sonné.
— Je voulais lui dire quelque chose. Quel dommage qu'il soit déjà parti.
Je me retournai sur le dos et fixai les yeux au plafond. Des traînées de rêve flottaient dans mon cerveau. Je me sentais doucement séraphique. Et quelque peu affamé.
— Sais-tu, marmonnai-je, encore tout imprégné de rêve, je crois que je devrais aller voir ce cousin à moi. Peut-être me prêtera-t-il le vélo pour un bout de temps. Qu'en penses-tu ?
— Je pense que tu es tout simplement un peu piqué.
— Peut-être, mais cela me ferait plaisir, pas de doute, d'enfourcher de nouveau cette bécane. Elle a appartenu à un coureur des Six Jours ; il me l'a vendue sur la piste, tu te rappelles ?
— Tu me l'as raconté plusieurs fois.
— Qu'est-ce qu'il y a, ça ne m'intéresse pas ? Tu n'as jamais fait de vélo, je suppose, non ?
— Non, mais j'ai fait du cheval.
— Ce n'est rien, ça. A moins d'être jockey. Eh bien, merde, je suppose que c'est stupide de penser à cette bécane. Ces jours-là sont finis.
Soudain je m'assis et la regardai fixement.
— Qu'est-ce que tu as ce matin ? Qu'est-ce qu'il y a de cassé ?
— Rien, Val, rien.
Elle me fit un faible sourire.
— Si, insistai-je. Tu n'es pas dans ton assiette.
Elle sauta du lit.
— Habille-toi, dit-elle, sinon il fera nuit avant longtemps. Je vais préparer le petit déjeuner.
— Parfait. Peux-tu nous faire des œufs au bacon ?
— Tout ce que tu voudras. Seulement dépêche-toi !
Je ne voyais pas pourquoi il fallait se dépêcher, mais j'obéis. Je me sentais merveilleusement bien — et j'avais une faim de loup. De temps à autre je me demandais ce qui la rongeait. Peut-être ses règles qui approchaient.
Vraiment dommage qu'O'Mara eût filé si tôt. Il y avait quelque chose que je voulais lui dire, quelque chose qui m'avait sauté à l'esprit au moment où je sortais de mon rêve. Ma foi, ça ne perdra sans doute rien à attendre.
J'écartai les rideaux et laissai le soleil entrer à flots. L'appartement était plus beau que jamais ce matin, il me semblait. De l'autre côté de la rue, une limousine arrêtée au bord du trottoir attendait madame pour l'emmener faire ses courses. Deux grands lévriers étaient assis à l'arrière, calmes et dignes comme toujours. La fleuriste livrait un énorme bouquet de fleurs. Quelle vie ! Je préférais pourtant la mienne. Si seulement j'avais de nouveau ce vélo, tout serait au poil. Je ne sais pourquoi, le rêve s'accrochait tenacement à moi. Champion ! Quelle idée baroque !
Nous avions à peine fini de déjeuner quand Mona annonça qu'elle devait s'absenter tout l'après-midi. Elle rentrerait à l'heure pour dîner, m'assura-t-elle.
— Très bien, dis-je, prends ton temps. Je n'y peux rien, je me sens merveilleusement bien. Quoi qu'il puisse arriver aujourd'hui, je ne m'en sentirais pas moins parfaitement bien.
— Assez ! supplia-t-elle.
— Désolé, petite fille, mais toi aussi tu te sentiras mieux une fois sortie. Voyons, il fait une vraie journée de printemps.
Quelques instants plus tard, elle était partie. Je me sentais si plein d'énergie que je ne pouvais décider ce que j'allais faire. Finalement je résolus de ne rien faire du tout — de sauter simplement dans le métro et de descendre à Times Square. Je me baladerais au hasard et laisserais arriver ce qui arriverait.
Par erreur, je descendis à Grand Central. Comme je marchais dans Madison Avenue, l'envie me prit d'aller voir mon ami Ned. Un siècle que je ne l'avais vu. (Il était de nouveau dans les affaires de publicité et de lancement. » J'entrerais lui dire bonjour, puis je les mettrais.
— Henry ! cria-t-il, on dirait que c'est Dieu qui t'envoie. Je suis dans un de ces pétrins ! Nous avons une grosse campa
gne en train et tout le monde est malade. Ce sacré truc (il agita un papier) doit être fini pour ce soir. C'est une question de vie ou de mort. Ne ris pas ! Je parle sérieusement. Attends, laisse-moi t'expliquer...
Je m'assis et écoutai. Le fond de l'affaire était qu'il essayait d'écrire un papier sur la nouvelle revue qui allait être mise sur le marché. Il n'avait que l'embryon d'une idée, rien de plus.
— Tu peux le faire, j'en suis sûr, implora-t-il. Ecris n'importe quoi, pourvu que cela ait un sens. Je suis coincé, je te dis. Le vieux Mc Farland — tu sais qui je veux dire, n'est-ce pas ? — est derrière cette affaire. Il se promène par là de long en large. Menace de nous saquer tous s'il ne voit rien venir bientôt.
La seule chose à faire était de dire oui. J'obtins le peu de tuyaux qu'il avait à fournir et m'assis devant la machine à écrire. Bientôt je tapais ferme. Je devais avoir écrit trois ou quatre pages quand il entra sur la pointe des pieds pour voir comment je m'en tirais. Il se mit à lire par-dessus mon épaule. Bientôt il battait des mains et criait : Bravo ! Bravo !
— Est-ce si bien que ça ? demandai-je, le regardant de bas en haut en me tordant le cou.
— Si c'est bien ? C'est superbe ! Ecoute, tu es mieux que le type qui fait ces trucs. Mc Farland sera fou quand il verra ça... — Il s'arrêta brusquement, se frottant les mains et faisant entendre de petits grognements. — Sais-tu ? J'ai une idée Je vais te présenter à Mc Farland comme le nouveau rédacteur que j'ai embauché. Je vais lui dire que je t'ai persuadé d'accepter la place...
— Mais je ne veux pas de place !
— Tu n'as pas besoin de la prendre. Bien sûr que non. Je veux le calmer, c'est tout. Et puis le principal est que tu lui parles. Tu sais qui il est et tout ce qu'il a fait. Ne peux-tu pas lui passer un peu de pommade ? Flatte-le jusqu'à la gauche ! Donne-lui quelques tuyaux sur la façon de lancer la revue, d'attirer le lecteur, et toute cette merde. Mets-en haut comme ça ! Il est d'humeur à avaler n'importe quoi.
— Mais j'ignore à peu près tout de ce sacré truc, protestai-je. Ecoute, il vaut mieux que tu le fasses toi-même. Je me tiendrai derrière toi, si tu veux.
— Non, dit Ned. C'est toi qui parleras. Tu n'auras qu'à bavarder à jet continu... raconte tout ce qui te passera par la tête. Je te le dis, Henry, quand il verra ce que tu as pondu il écoutera tout ce que tu diras. Je sais reconnaître ce qui est bon quand je le vois.
Il n'y avait qu'une chose à faire. Je dis O.K.
— Mais ne t'en prends pas à moi si je bousille tout, soufflai-je tandis que nous nous dirigions sur la pointe des pieds vers le saint des saints.
— Monsieur Mc Farland, dit Ned de sa meilleure manière, voici un vieil ami à moi à qui j'ai télégraphié l'autre jour. Il était en Caroline du Nord où il travaillait à un livre. Je l'ai supplié de venir nous donner un coup de main. Monsieur Miller, monsieur Mc Farland.
Tandis que nous nous serrions la main, je rendis inconsciemment hommage à cette grande personnalité du monde des revues. Pendant une minute ou deux, personne ne parla. Mc Farland prenait ma mesure. Je dois dire qu'il me plut d'emblée. Homme d'action, il y avait en Mc Farland un fond de poésie qui colorait tous ses gestes. « Ce n'est pas un empoté, c'est certain », me dis-je, me demandant en même temps comment il pouvait se permettre de s'entourer d'abrutis et de crétins.
Ned expliqua rapidement que j'étais arrivé depuis quelques instants à peine et qu'en ce bref laps de temps, sans presque rien savoir du projet, j'avais écrit les pages qu'il lui remettait.
— Vous êtes écrivain, n'est-ce pas ? demanda Mc Farland, levant les yeux vers moi et essayant de lire en même temps.
Silence un bon moment, pendant que Mc Farland prenait soigneusement connaissance du papier. J'étais sur des charbons ardents. Donner le change à un oiseau comme Mc Farland n'était pas facile. J'avais oublié, soit dit en passant, ce que j'avais écrit. Ne pouvais m'en rappeler une seule ligne.
Soudain Mc Farland leva les yeux, sourit chaleureusement et dit que ce que j'avais écrit avait l'air prometteur. Je sentis que cela sous-entendait beaucoup plus encore. C'est presque de l'affection qu'il m'inspirait maintenant. La dernière chose qui me serait venue à l'esprit était de le décevoir. C'était là un homme avec qui j'aurais eu plaisir à travailler — si je devais travailler pour qui que ce fût. Du coin de l'œil je vis Ned me faire de grands signes.
L'espace d'un bref instant, tandis que je me ramassais avant de me lancer, je me demandai ce que dirait Mona si elle était témoin du spectacle. (« Et n'oublie pas de parler à O'Mara des pères ! » me dis-je dans un murmure.)
Mc Farland parlait. Il avait commencé si doucement et uniment que j'en avais à peine eu conscience. Dès l'abord j'eus de nouveau la conviction qu'il n'était la dupe de personne. On avait dit de lui qu'il était fini, que ses idées étaient démodées. Il avait soixante-quinze ans, et était encore plein d'allant. Un homme de sa trempe ne pourrait jamais être envoyé au tapis. Je l'écoutais attentivement, faisant de temps à autre un signe de tête, et rayonnant d'admiration. C'était un homme selon mon cœur. Grandes idées. Joueur et risque-tout... Je me demandais si je ne devrais pas envisager sérieusement de travailler pour lui.
C'était un long discours que faisait le vieux. Malgré tous les signaux de Ned, je ne pouvais déterminer où je devais intervenir. Mc Farland avait manifestement été content de notre intrusion ; bouillonnant d'idées, il avait marché de long en large, rongeant son frein. Notre entrée en scène lui permettait de lâcher la vapeur. Je ne demandais qu'à le laisser continuer. De temps en temps je hochais plus vigoureusement la tête ou poussais une petite exclamation de surprise ou d'approbation. D'ailleurs, plus il parlerait, mieux je serais préparé quand mon tour viendrait.
Il était maintenant debout, se déplaçant nerveusement, désignant les graphiques, les cartes et le reste qui tapissaient les murs. C'était un homme qui était chez lui dans le monde entier, un homme qui avait fait maintes fois le tour du globe et pouvait en parler en connaissance de cause. D'après ce que je voyais, il essayait de me faire bien comprendre qu'il voulait atteindre tous les peuples du monde, les pauvres comme les riches, les ignorants comme les instruits. Le périodique devait paraître en de nombreuses langues, dans de nombreux formats. Il devait provoquer une révolution dans le monde des revues.
Brusquement il s'arrêta, de fatigue. Il s'assit à son grand bureau et se versa un verre d'eau d'un beau carafon en argent.
Au lieu d'essayer de lui montrer comme j'étais malin, je saisis l'occasion, après un silence respectueux, pour lui dire toute l'admiration que j'avais toujours eue pour lui et les idées dont il s'était fait le champion. Je le dis sincèrement, et c'était ce qu'il fallait dire à ce moment, j'en étais sûr. Je sentis Ned devenir de plus en plus nerveux. Il ne pouvait penser qu'à une seule chose, au grand laïus que je devais enlever. A la fin il ne put y tenir davantage.
— Monsieur Miller voudrait vous parler d'une ou deux choses auxquelles il a pensé à propos de...
— Pas du tout, dis-je sautant sur mes pieds. — Ned eut l'air ahuri. — Je veux dire, monsieur Mc Farland, qu'il serait stupide de ma part d'avancer mes idées mal digérées. Il me semble que vous avez traité la question tout à fait à fond.
Mc Farland fut visiblement content. Se rappelant soudain la raison de ma présence, il prit le papier posé devant lui et feignit de l'étudier de nouveau.
— Depuis combien de temps écrivez-vous ? demanda-t-il en me lançant un long regard pénétrant. Avez-vous déjà fait des travaux de ce genre ?
J'avouai que non.
— C'est bien ce que je pensais, dit-il. Peut-être est-ce pour cela que j'aime ceci. Vous avez une vision neuve des choses. Et une excellente maîtrise de la langue. A quoi travaillez-vous en ce moment, si je puis vous le demander ?
Il m'avait acculé. Puisqu'il était si franc et direct, il n'y avait rien d'autre à faire que de répondre sur le même ton.
— La vérité est, bégayai-je, que je viens seulement de commencer d'écrire. Je me fais la main à peu près sur tout, mais rien ne prend encore forme. J'ai bien écrit un livre, il y a quelques années, mais j'imagine que c'était passablement mauvais.
— Cela vaut mieux ainsi, dit Mc Farland. Je ne tiens pas aux jeunes et brillants écrivains. Un homme a besoin d'avoir quelque chose dans le ventre avant de pouvoir s'exprimer. Avant d'avoir vraiment quelque chose à dire, j'entends. — Il tambourina sur son bureau tout en ruminant. Puis il reprit : J'aimerais voir une de vos histoires un jour. Est-ce réaliste ou d'imagination ?
— D'imagination, j'espère.
Je dis cela timidement.
— Bon ! Tant mieux. Il se peut que nous puissions utiliser bientôt quelque chose de vous.
Je ne sus que répondre. Heureusement, Ned vint à ma rescousse.
— Monsieur Miller est trop modeste, monsieur Mc Farland. J'ai lu presque tout ce qu'il a écrit. Il a vraiment du talent. En vérité, je pourrais même dire qu'il a du génie.
— Du génie, hum ! C'est encore plus intéressant, dit Mc Farland.
— Ne croyez-vous pas que je ferais mieux de finir ce papier ? plaçai-je, m'adressant au vieux.
— Doucement, nous avons beaucoup de temps devant nous... Dites-moi, que faisiez-vous avant de commencer à écrire ?
Je lui fis un bref compte rendu de mes aventures de jeunesse. Quand j'en vins à mes expériences dans le monde cosmococcyque, il se redressa. A partir d'ici, ce ne fut qu'interruption sur interruption. Il me poussait sans cesse à entrer dans plus de détails. Bientôt il fut de nouveau debout, se promenant comme un tigre.
— Continuez, continuez ! insistait-il, j'écoute.
Il buvait avidement chaque mot. Il en demandait encore et encore.
— Fameux, fameux ! ne cessait-il de s'exclamer.
Brusquement il s'arrêta pile en face de moi.
— Avez-vous déjà écrit là-dessus ?
Je fis non de la tête.,
— Bien ! Maintenant, supposez que vous ayez à écrire un feuilleton pour moi... Pensez-vous pouvoir l'écrire de la façon dont vous venez de me le raconter ?
— Je ne sais pas, monsieur. Je pourrais essayer.
— Essayer ? Balivernes ! Faites-le, mon vieux. Faites-le tout de suite... Tenez ! et il tendit à Ned les pages que j'avais écrites. Ne laissez pas cet homme perdre son temps à ces bêtises. Faites faire cela par quelqu'un d'autre.
— Mais il n'y a personne pour le faire, dit Ned, ravi et désolé à la fois.
— Alors sortez et trouvez quelqu'un, aboya Mc Farland. Les rédacteurs ne sont pas difficiles à trouver.
— Oui, monsieur, dit Ned.
Une fois de plus, Mc Farland vint près de moi, cette fois en me pointant le doigt en plein visage.
— Quant à vous, jeune homme, dit-il, grondant presque maintenant, je veux que vous rentriez chez vous et que vous commenciez ce feuilleton ce soir. Nous vous donnerons le départ dans le premier numéro. Mais pas de littérature, compris ? Je veux que vous racontiez votre histoire exactement comme vous venez de me la raconter à moi. Savez-vous dicter à une sténo ? Je suppose que non. Dommage. Ce serait le meilleur moyen de le sortir de vous. Maintenant écoutez-moi... Je ne suis pas de la dernière couvée. J'ai beaucoup d'expérience et j'ai rencontré des quantités d'hommes qui se croyaient des génies. Ne vous inquiétez pas de savoir si vous êtes ou non un génie. Ne pensez même pas à vous comme à un écrivain. Déversez simplement votre histoire — aisé et naturel — comme si vous la racontiez à un ami. C'est à moi que vous la raconterez, compris ? Je suis votre ami. J'ignore si vous êtes ou si vous n'êtes pas un grand écrivain. Vous avez une histoire à raconter, c'est ce qui m'intéresse... Si vous vous acquittez de cette corvée de façon satisfaisante, j'aurai quelque chose de plus excitant à vous donner. Je peux vous envoyer en Chine, aux Indes, en Afrique, en Amérique du Sud — où il vous plaira. Le monde est grand et il y a de la place pour un garçon comme vous. A vingt et un ans, j'avais déjà fait trois fois le tour du monde. A vingt-cinq, je savais huit langues. A trente, j'étais propriétaire d'une chaîne de revues. J'ai été millionnaire à deux reprises. Cela ne veut rien dire. Ne laissez pas l'argent occuper vos pensées ! J'ai aussi été lessivé — cinq fois. Je le suis en ce moment. Il se tapa le ciboulot. — Si vous avez du courage et de l'imagination, il y aura toujours des gens pour vous prêter de l'argent...
Il regarda brusquement Ned.
— Je commence à avoir faim, dit-il. Pourriez-vous envoyer quelqu'un chercher des sandwiches ? J'ai complètement oublié de déjeuner.
— Je vais y aller moi-même, dit Ned en se dirigeant vers la porte.
— Apportez-en assez pour nous tous, cria Mc Farland. Vous savez ce que j'aime. Et aussi du café — du café fort.
Lorsque Ned revint, il nous trouva nous entendant comme de vieux copains. Une lueur ravie passa sur ses traits.
— Je disais justement à M. Mc Farland que je n'étais pas du tout en Caroline du Nord, dis-je. — La figure de Ned s'allongea. — D'ailleurs il connaît la maison que j'habite. Le juge à qui avait appartenu l'appartement — eh bien, ils sont de vieux amis.
— Je pense, dit Mc Farland, que je vais envoyer ce jeune homme en Afrique quand il aura écrit ce feuilleton pour nous. A Tombouctou ! Il dit qu'il a toujours rêvé d'y aller.
— Cela a l'air merveilleux, dit Ned, disposant les victuailles sur le grand bureau et servant le café.
— C'est lorsqu'on est jeune qu'on doit voyager, poursuivit Mc Farland. Et avec peu d'argent. Je me souviens de mon premier voyage en Chine. — Il se mit à mâcher son sandwich. — Quand on oublie de manger, on sait qu'on est vivant.
Ce fut une heure plus tard ou à peu près que je quittai son bureau. La tête me tournait. Ned m'avait fait promettre de terminer le papier chez moi, en douce. Il dit que le vieux s'était bel et bien toqué de moi. Dans le hall, comme j'attendais l'ascenseur, il me rattrapa.
— Tu ne vas pas me laisser tomber, dis ? Envoie-moi ça ce soir par exprès. Travaille toute la nuit s'il le faut. Merci !
Et il me serra fortement la main.
L'appartement était plongé dans l'obscurité quand je rentrai. J'étais tellement surexcité que je dus avaler plusieurs verres de xérès pour me calmer. Je me demandais ce que dirait Mona en apprenant mon coup d'éclat J'avais complètement oublié le papier dans la poche de mon veston ; je ne pouvais penser qu'à Tombouctou, à la Chine, l'Inde, la Perse, le Siam, Bornéo, la Birmanie, la grande roue, aux pistes poussiéreuses des caravanes, aux odeurs et paysages d'Extrême-Orient, aux bateaux, trains, paquebots, chameaux, aux eaux vertes du Nil, à la mosquée d'Omar, aux souks de Fez, aux langues exotiques, au veldt, au bled, aux mendiants et moines, jongleurs, saltimbanques, temples, pagodes, pyramides. Mon cerveau était entraîné dans un tel tourbillon que si quelqu'un ne survenait pas bientôt j'allais devenir fou.
J'étais assis, dans le grand fauteuil, à la fenêtre de devant. La lumière d'une bougie clignotait, incertaine. Tout à coup la porte s'ouvrit doucement. C'était Mona. Elle vint à moi, m'entoura de ses bras et m'embrassa tendrement. Je sentis une larme rouler le long de sa joue.
— Tu es toujours triste ? Que se passe-t-il donc ?
En guise de réponse, elle se jeta sur mes genoux. Un instant après, ses bras étaient autour de moi. Elle sanglotait. Je la laissai pleurer un moment, la consolant en silence.
— Est-ce si terrible que cela ? demandai-je au bout d'un temps. Ne peux-tu pas me le dire même à moi ?
— Non, Val, je ne peux pas. C'est trop laid.
Peu à peu je réussis à lui arracher la vérité. Encore sa famille. Elle était allée voir sa mère. La situation était plus désespérée que jamais. Quelque chose concernant une hypothèque qui devait être payée sur-le-champ, sinon ils perdraient leur maison.
— Mais ce n'est pas cela, dit-elle reniflant toujours, c'est la façon dont elle me traite. Comme de la boue. Elle ne veut pas croire que je sois mariée. Elle m'a appelée putain.
— Alors, pour l'amour de Dieu, cesse de te tourmenter pour elle, dis-je avec colère. Une mère qui parle ainsi ne vaut pas un clou. De toute façon, c'est fantastique. Où veut-elle que nous trouvions trois mille dollars en vitesse ? Il a dû perdre la raison.
— Je t'en prie, ne parle pas ainsi, Val. Tu ne fais qu'aggraver les choses.
— Je la méprise, dis-je. Ce n'est pas ma faute si elle est ta mère. Pour moi, ce n'est qu'une sangsue. Qu'elle aille se jeter à l'eau, le stupide vieux chameau !
— Val, Val ! Je t'en prie...
Elle se remit à pleurer, plus violemment qu'auparavant.
— Très bien, je ne dirai pas un mot de plus. Je suis désolé d'avoir laissé aller ma langue.
A ce moment la sonnette tinta, suivie de quelques coups rapides frappés à la vitre. Je sautai sur mes pieds et courus à la porte. Mona pleurait toujours.
— Eh bien, je veux bien être pendu ! m'exclamai-je en voyant qui était là.
— Tu devrais bien être pendu, on n'a pas idée de se cacher comme ça depuis tout ce temps d'un vieil et bon ami. J'habite à deux pas, et ni vu ni connu. Toujours la même vieille crapule, hein ? Eh bien, comment va, en tout cas ? Je peux entrer ?
C'était la dernière personne que j'eusse voulu voir en ce moment — Mac Gregor.
— Qu'est-ce qui se passe... quelqu'un est mort ? s'exclama-t-il à la vue de la bougie et de Mona, blottie dans le grand fauteuil, les larmes ruisselant sur son visage. Une prise de bec, c'est ça ?
Il alla à Mona et lui tendit la main, se ravisa et lui caressa la tête.
— Ne le laissez pas vous abattre, marmonna-t-il, essayant de montrer un peu de sympathie. Une jolie chose à faire à cette heure de la journée. Avez-vous dîné, vous autres ? Je pensais m'arrêter en passant et vous inviter au restaurant. Je ne me doutais pas que j'allais tomber dans une maison en deuil.
— Pour l'amour de Dieu, ferme ça ! Pourquoi n'attends-tu que je t'explique !
— Ne dis rien, Val, je t'en prie, intervint Mona. Ça ira dans un instant.
— Voilà qui est parlé, dit Mac Gregor, s'asseyant près d'elle et prenant un air professionnel. Rien n'est jamais si grave qu'on imagine.
— Pour l'amour du ciel, faut-il que nous écoutions ces conneries ? Ne vois-tu pas qu'elle a des ennuis ?
Immédiatement sa manière changea. Se levant, il dit solennellement :
— De quoi s'agit-il, Hen, est-ce sérieux ? Je suis navré si j'ai mis les pieds dans le plat.
— Ça va, simplement ne dis plus rien pendant un moment. Je suis content que tu sois venu. Ce serait peut-être une bonne idée d'aller dîner dehors.
— Allez-y tous les deux, moi je préfère rester, dit Mona.
— S'il y a quelque chose que je puisse faire... commença Mac Gregor.
J'éclatai de rire.
— Bien sûr que tu peux faire quelque chose, dis-je. Trouve-nous trois mille dollars d'ici demain matin !
— Bon Dieu, mon vieux, est-ce ça qui vous tracasse ? – Il tira de la petite poche de son veston un gros cigare et en coupa le bout avec les dents. — Je croyais qu'il s'agissait de quelque chose de tragique.
— Je te faisais marcher, dis-je. Non, cela n'a rien à voir avec l'argent.
— Je peux toujours vous prêter dix dollars, dit joyeusement Mac Gregor. Quand on en arrive à des milliers, c'est parler une langue étrangère. Personne n'a trois mille dollars à sortir tout à trac, ne le sais-tu pas encore ?
— Mais nous ne voulons pas de trois mille dollars, dis-je.
— Alors pourquoi pleure-t-elle, elle veut la lune ?
— Je vous en prie, partez et laissez-moi seule, voulez-vous ? dit Mona.
— Nous ne pourrions pas faire cela, dit Mac Gregor, ce ne serait pas sport. Ecoutez, petite fille, quels que soient vos ennuis, je vous jure que ce n'est pas si grave que vous pensez. Il y a toujours une porte de sortie, ne l'oubliez pas. Allez, lavez-vous la figure et mettez vos frusques, eh ? Je vous emmène cette fois dans un bon restaurant.
La porte s'ouvrit tout à coup. C'était O'Mara, tenant une légère cuite. On eût dit qu'il distribuait la manne du ciel.
— Comment es-tu entré, toi ? — Tel fut l'accueil de Mac Gregor. — La dernière fois que j'ai posé les yeux sur toi, c'était à une partie de poker. Tu m'avais refait de neuf dollars. Comment va ? — Et il avança une patte.
— O'Mara habite avec nous, me hâtai-je d'expliquer.
— Ça explique tout, dit Mac Gregor. Maintenant vous avez vraiment de quoi vous tracasser. Je ne me fierais pas à ce gars même en camisole de force.
— Qu'est-ce qui se passe ? dit O'Mara, avisant soudain Mona, toute recroquevillée dans le grand fauteil, le visage strié de larmes. Qu'est-ce qu'il y a de cassé ?
— Rien de sérieux, dis-je. Je te raconterai plus tard. As-tu dîné ?
Avant qu'il eût pu dire oui ou non, Mac Gregor susurra :
— Je ne l'ai pas invité, lui. Il peut venir s'il paie sa part, bien sûr. Mais pas comme mon invité.
A ces mots, O'Mara ne fit que sourire jusqu'aux oreilles. Il était de trop bonne humeur pour se laisser démonter par un peu de franc-parler.
— Ecoute, Henry, dit-il, se dirigeant droit vers le xérès, j'ai des tas de choses à te dire. Des choses formidables. Ç'a été un grand jour pour moi aujourd'hui.
— Pour moi aussi, dis-je.
— Tu veux bien que je me serve à boire moi aussi ? dit Mac Gregor. Puisque ç'a été une si bonne journée pour vous autres gars, peut-être qu'un verre me fera du bien.
— Est-ce que nous dînons dehors ? demanda O'Mara. Je ne veux pas déballer le paquet avant que nous ne soyons installés quelque part. Il y a trop à raconter, je ne veux pas l'abîmer en le lâchant par petits bouts.
J'allai à Mona.
— Tu es sûre de ne pas vouloir venir avec nous ?
— Oui, Val, je suis sûre, dit-elle faiblement.
— Oh, venez, dit O'Mara, j'ai de grandes nouvelles pour vous.
— Bien sûr, faites un effort, dit Mac Gregor. Ce n'est pas tous les jours que j'invite des amis à manger avec moi — surtout dans un bon restaurant.
La conclusion fut que Mona consentit à venir. Nous nous assîmes pour l'attendre pendant qu'elle s'arrangeait. Nous reprîmes du xérès.
— Tu sais, Hen, dit Mac Gregor, j'ai le pressentiment que je pourrais faire quelque chose pour toi. Qu'est-ce que tu fais en ce moment ? Tu écris, je suppose. Et fauché, eh ? Ecoute, nous avons besoin d'un dactylographe au bureau. Ce n'est pas bien payé mais ça pourrait te permettre de voir venir. Jusqu'à ce que tu te sois imposé, je veux dire.
Il termina avec un clin d'œil polisson et un gloussement.
O'Mara lui rit au nez.
— Un dactylo ! Ha, ha !
— C'est rudement chic de ta part, Mac, dis-je, mais en ce moment je n'ai pas besoin de situation. Je viens de décrocher quelque chose de gros aujourd'hui.
— Quoi ? hurla O'Mara. Nom de Dieu, ne me dis pas ça ! Je viens de te dégotter moi-même un boulot — de toute beauté. C'est de cela que je voulais te parler.
— Ce n'est pas vraiment une situation, expliquai-je, c'est une commande. Je dois écrire un feuilleton pour une nouvelle revue. Après cela il se peut que j'aille en Afrique, en Chine, aux Indes...
Mac Gregor ne put se contenir.
— N'y pense plus, Henry, éclata-t-il, quelqu'un te mène en bateau. Le boulot dont je parle rapporte vingt dollars par semaine. En bons billets. Ecris ton feuilleton par-dessus le marché. S'il est O.K., il n'y aura rien de perdu. D'accord ? Mais franchement, Henry, n'es-tu pas assez grand pour savoir qu'on ne peut pas compter sur ces choses-là ? Quand auras-tu cessé d'être un gosse ?
Mona s'était maintenant jointe à nous.
— Qu'est-ce que j'entends au sujet d'une place ? Val n'a pas besoin de place. Vous dites des bêtises, vous tous.
— Allez, en route, insista Mac Gregor. La boîte dont je parle se trouve à Flatbush. J'ai une voiture devant la porte.
Nous nous y entassâmes et allâmes au restaurant. Le patron paraissait bien connaître Mac Gregor. Probablement un client à lui.
Je fus stupéfait d'entendre Mac Gregor dire :
— Commandez tout ce que vous voulez. Et que diriez-vous d'un cocktail pour commencer ?
— A-t-il du bon vin ? demandai-je.
— Qui parle de vin ? dit Mac Gregor. Je te demande si tu aimerais prendre un cocktail pour commencer.
— Bien sûr que oui. J'aimerais aussi voir la carte des vins.
— C'est bien de toi. Toujours à me compliquer l'existence. Bien sûr, vas-y, s'il te le faut absolument. Je n'y touche jamais. Me donne de l'acidité à l'estomac.
On nous servit d'abord un bon potage et puis vint un succulent caneton rôti.
— Je vous avais bien dit que c'était une bonne boîte, n'est-ce pas ? susurra Mac Gregor. Quand t'ai-je jamais laissé tomber, dis-le-moi, crapule... Alors une place de dactylo n'est pas assez bonne pour toi, non ?
— Val est écrivain, pas dactylo, dit Mona d'un ton tranchant.
— Je sais qu'il est écrivain, dit Mac Gregor, mais un écrivain doit manger une fois par hasard, dites ?
— Est-ce qu'il a l'air de crever de faim ? rétorqua-t-elle. Qu'est-ce que vous cherchez, à nous acheter avec votre bon repas ?
— Je ne parlerais pas de cette façon à un bon ami, dit Mac Gregor, prenant la mouche. Je voulais seulement m'assurer qu'il était O.K. J'ai connu Henry quand il n'était pas si pénard.
— Ces jours-là sont finis, dit Mona. Tant que je serai avec lui, il ne crèvera jamais de faim.
— Parfait ! jeta Mac Gregor d'un ton sec. Rien qui me fasse plus de plaisir à entendre. Mais êtes-vous sûre que vous serez toujours capable de subvenir à ses besoins ? Supposez que quelque chose vous arrive ? Supposez que vous deveniez infirme ?
— Vous dites des bêtises. Il est impossible que je devienne infirme.
— Des tas de gens en ont pensé autant, n'empêche que cela leur est bien arrivé.
— Cesse de croasser, intervins-je. Ecoute, dis-nous la vérité. Pourquoi tiens-tu tant à ce que j'accepte cette place ?
Il s'épanouit en un large sourire.
— Garçon ! cria-t-il, encore du vin. Puis il gloussa : On ne te la fait pas, hein, Henry. La vérité, tu dis. La vérité est que je voulais que tu travailles chez nous pour t'avoir sous la main. Tu me manques. Le fait est que ce n'est payé que quinze dollars par semaine ; j'allais en ajouter cinq de ma propre poche. Rien que pour le plaisir de t'avoir près de moi, rien que pour t'entendre divaguer. Tu ne peux pas t'imaginer comme ils sont assommants, ces corniauds d'avocats. Je ne sais pas de quoi ils parlent la moitié du temps. Quant au travail, il n'y a pas grand'chose à faire. Tu pourrais écrire toutes les histoires que tu voudrais, ou le diable sait comment s'appelle déjà ce que tu fais. Je parle sérieusement. Tu sais, voilà plus d'un an que je ne t'ai vu. Au début je l'avais mauvaise. Puis je me suis dit, diable, il vient de se marier. Je sais ce que c'est... Alors, c'est sérieux ce que tu dis de cette histoire d'écrire, eh ? Ma foi, tu dois savoir ce que tu fais. C'est un jeu qui n'est pas commode, mais peut-être que tu sauras les posséder. J'en caresse parfois l'idée moi-même. Bien sûr, je ne me suis jamais pris pour un génie. Mais quand je vois les conneries qui se vendent un peu partout, j'imagine que de toute façon personne ne demande des génies. C'est aussi moche que d'être avocat, crois-moi si tu veux. Ne t'imagine pas que c'est une sinécure pour moi. Mon vieux était plus sensé qu'aucun de nous autres. Il s'est fait ferronnier. Il nous enterrera tous, ce vieux jean-foutre.
— Ecoutez, vous autres, intervint O'Mara, puis-je placer un mot ? Henry, voilà une heure ou plus que j'essaie de te dire quelque chose. J'ai rencontré aujourd'hui un bonhomme qui est fou de ce que tu fais. Il a craché une souscription d'un an aux Mezzotints.
— Mezzotints ? De quoi parle-t-il ? s'exclama Mac Gregor.
— Nous t'expliquerons tout à l'heure... Continue, Ted !
C'était une longue histoire, comme d'habitude. Apparemment, O'Mara n'avait pu trouver le sommeil après notre conversation sur l'orphelinat. Il s'était pris à penser au passé, et ensuite à tout au monde. Malgré le manque de sommeil, il s'était levé de bonne heure, plein du désir de faire quelque chose. Fourrant mes manuscrits — tout le fourbi — dans sa serviette, il se mit en route avec l'intention d'entreprendre le premier individu sur qui il tomberait. Pour changer sa chance, il décida d'aller à Jersey. Le premier endroit où il s'arrêta était un chantier de bois. Le patron venait d'arriver et était de bonne humeur.
— Je lui suis tombé dessus comme une tonne de briques, je l'ai tout bonnement soulevé de terre, dit O'Mara. Je ne savais pas ce que je racontais, à te dire la vérité. Je savais seulement qu'il fallait que je le fasse acheter.
L'homme se trouva être un brave type. Il ne savait pas non plus de quoi il était question mais était disposé à aider. Je ne sais comment, O'Mara trouva moyen de transposer toute l'affaire sur un plan très personnel. Il lui vendait son bon ami Henry Miller, en qui il croyait. Le bonhomme n'était pas très porté sur les livres et tout ce qui s'ensuit, mais la perspective d'aider un génie en herbe, si curieux que cela paraisse, le séduisit.
— Il était en train de remplir un chèque pour la souscription, dit O'Mara, quand l'idée m'est venue de lui faire faire quelque chose de plus. J'ai naturellement commencé par empocher le chèque, et puis j'ai sorti tes manuscrits. J'ai mis tout le paquet sur le bureau, juste devant lui. Il a immédiatement voulu savoir combien de temps cela t'avait pris d'écrire une telle flopée de mots. Je lui ai dit six mois. Il a failli tomber de sa chaise. Naturellement, je continuais à parler à toute allure pour l'empêcher de lire les foutus machins. Au bout d'un moment, il s'est renversé sur son siège tournant et a appuyé sur un bouton. Sa secrétaire a paru. « Sortez les dossiers de notre campagne de publicité de l'année dernière », a-t-il ordonné.
— Je sais ce qui va suivre, ne puis-je m'empêcher de remarquer.
— Attends un instant, Henry, laisse-moi finir. C'est maintenant que vient la bonne nouvelle.
Je le laissai divaguer. Comme je m'y attendais, il s'agissait d'une situation. Seulement je ne serais pas obligé d'aller au bureau tous les jours, je pourrais travailler chez moi.
— Bien sûr, tu devras à l'occasion passer un peu de temps avec lui, dit O'Mara. Il meurt d'envie de te connaître. Et en outre il te paiera largement. Tu peux avoir soixante-quinze dollars par semaine à valoir, pour commencer. Qu'est-ce que tu en dis ? Tu tiens là une chance de te faire entre cinq mille et dix mille dollars avant d'en avoir fini avec le boulot. C'est couru d'avance. Je pourrais le faire moi-même si je savais écrire. J'ai rapporté quelques-unes des conneries sur lesquelles il veut que tu jettes un coup d'œil. Tu pourras écrire ces trucs-là de la main gauche.
— Ça a l'air parfait, dis-je, mais j'ai justement reçu aujourd'hui une autre proposition. Mieux que ça.
O'Mara ne fut pas très content de l'apprendre.
— Il me semble, dit Mac Gregor, que vous vous débrouillez pas mal sans mon aide, les gars.
— Tout ça ce sont des sottises, plaça Mona.
— Ecoutez, dit O'Mara, pourquoi ne le laissez-vous pas gagner un peu d'argent honnêtement ? Il ne s'agit que de quelques mois. Après tu pourras faire ce que bon te semble.
Le mot honnêtement retentit aux oreilles de Mac Gregor.
— Qu'est-ce qu'il fait donc maintenant ? demanda-t-il. Il se tourna vers moi : Je croyais que tu écrivais ? Qu'est-ce qu'il y a, Hen, qu'est-ce que tu fabriques encore ?
Je lui donnai un bref résumé de la situation, m'y prenant aussi délicatement que possible à cause de Mona.
— Pour une fois, je crois qu'O'Mara a raison, dit-il. Tu n'arriveras jamais à rien de cette façon.
— Si vous vous mêliez de ce qui vous regarde, vous autres, éclata Mona.
— Allons, allons, dit Mac Gregor, ne montez pas sur vos grands chevaux avec nous. Nous sommes de vieux amis de Henry. Nous n'irions pas lui donner de mauvais conseils, pas vrai ?
— Il n'a pas besoin de conseils, répondit-elle. Il sait ce qu'il fait.
— O.K., ma belle, à votre guise alors. — Ici il se retourna brusquement vers moi. — Quelle était cette autre proposition dont tu as commencé à nous parler ? Tu sais — Chine, Inde, Afrique...
— Oh ça, dis-je, et je me mis à sourire.
— Pourquoi te défiles-tu ? Ecoute, tu auras peut-être besoin de moi comme secrétaire. Je lâcherais le droit à la minute si je pouvais mettre la main sur autre chose. Je parle sérieusement, Henry.
Mona s'excusa sous prétexte d'aller donner un coup de téléphone. Cela signifiait qu'elle était trop dégoûtée pour pouvoir supporter un seul mot sur la « proposition ».
— Qu'est-ce qui la travaille ? dit O'Mara. Pourquoi pleurait-elle quand je suis rentré ?
— Ce n'est rien, répondis-je. Ennuis de famille. L'argent, je crois.
— C'est une drôle de fille, dit Mac Gregor. Tu ne m'en veux pas de le dire, non ? Je sais qu'elle t'est dévouée et tout, mais elle a des idées qui ne valent rien. Elle va te mettre dans le pétrin si tu n'ouvres pas l'œil.
Les yeux d'O'Mara brillaient.
— Tu n'en sais pas la moitié, susurra-t-il. C'est pour cela que j'étais tout feu tout flamme pour faire quelque chose ce matin.
— Ecoutez, les gars, cessez de vous tracasser pour moi. Je sais ce que je fais.
— Du diable si tu sais ! dit Mac Gregor. Tu me le dis depuis que je te connais, et où en es-tu ? Chaque fois que nous nous rencontrons, tu es dans un nouvel embarras. Un de ces jours, tu me demanderas d'aller verser une caution pour te tirer de prison.
— Très bien, très bien, mais nous en parlerons une autre fois. La voici qui revient, changeons de sujet. Je ne veux pas l'exaspérer plus qu'il ne faut : elle a eu une dure journée.
— — Et donc tu as en réalité de nombreux pères, enchaînai-je sans m'arrêter, regardant O'Mara dans les yeux. Mona se laissait tomber sur sa chaise. — C'est comme je disais il y a un instant...
— Qu'est-ce que c'est, un langage à double entente ? dit Mac Gregor.
— Pas pour lui, dis-je sans bouger un muscle. Je devrais expliquer la conversation que nous avons eue hier soir mais ce serait trop long. En tout cas, comme je le disais, quand je suis sorti du rêve je savais exactement ce que j'avais à te dire. (Pendant tout ce temps, le regard fixé sans broncher sur O'Mara.) Cela n'avait rien à voir avec le rêve.
— Quel rêve ? demanda Mac Gregor, légèrement exaspéré maintenant.
— Celui que je viens de vous expliquer, dis-je. Ecoute, laisse-moi finir de lui parler, tu veux ?
— Garçon ! appela Mac Gregor. Demandez à ces messieurs ce qu'ils voudraient boire, voulez-vous ? A nous : Je vais aller faire de l'eau.
— Voici ce qu'il y a, dis-je en m'adressant à O'Mara, tu as de la chance d'avoir perdu ton père quand tu étais gosse. Maintenant tu peux trouver ton vrai père — et ta vraie mère. Il est plus important de trouver ton vrai père que ta vraie mère. Tu as déjà trouvé plusieurs pères, mais tu ne le sais pas. Tu es riche, vieux. Pourquoi ressusciter les morts ? Regarde vers les vivants ! Merde, il y a des pères partout, tout autour de toi, des pères bien meilleurs, et de loin, que celui qui t'a donné son nom ou celui qui t'a expédié à l'orphelinat. Pour trouver ton vrai père, tu dois commencer par être un bon fils.
Les yeux d'O'Mara pétillaient.
— Vas-y, pressa-t-il, cela sonne bien, mais du diable si je sais ce que tout cela veut dire.
— Mais c'est simple, dis-je. Maintenant — prends moi, par exemple. As-tu jamais pensé à la veine que tu as eue de me trouver ? Je ne suis pas ton père, mais je suis pour toi un rudement bon frère. Est-ce que je te pose jamais des questions embarrassantes quand tu me donnes de l'argent ? Est-ce que je te presse de chercher du travail ? Est-ce que je dis quelque chose si tu restes toute la journée au lit ?
— Qu'est-ce que ça signifie tout cela ? demanda Mona, amusée malgré elle.
— Tu sais très bien de quoi je parle, répondis-je. Il a besoin d'affection.
— Nous en avons tous besoin, dit Mona.
— Nous n'avons besoin de rien du tout, dis-je. Pas vraiment. Nous sommes des veinards, tous les trois. Nous mangeons tous les jours, nous dormons bien, nous lisons les livres que nous voulons lire, nous allons de temps en temps au spectacle... et nous sommes ensemble. Un père ? Qu'avons-nous besoin d'un père ? Ecoutez, ce rêve que j'ai fait a tout réglé — pour moi. Je n'ai même plus besoin d'une bécane. Si je puis rouler de temps en temps en rêve, O.K.! C'est mieux que la réalité. En rêve, on ne crève jamais un pneu ; si cela arrive, cela n'a pas la moindre importance. On peut rouler toute la journée et toute la nuit sans être éreinté. Ted avait raison. On doit apprendre à tout traiter par le rêve... Si je n'avais pas fait ce rêve, je n'aurais pas rencontré aujourd'hui ce type Mc Farland. Oh, je ne vous l'ai pas encore raconté, n'est-ce pas ? Eh bien, peu importe, ce sera pour une autre fois. Ce qu'il y a, c'est qu'on m'a offert une occasion d'écrire — pour une nouvelle revue. Une occasion de voyager, aussi...
— Tu ne m'en as pas dit un mot, dit Mona, tout oreilles maintenant.
— Oh, cela avait l'air bien, dis-je, mais il y a des chances pour que cela rate encore.
— Je ne comprends pas, insista-t-elle. Qu'est-ce que tu devais écrire pour lui ?
— L'histoire de ma vie, pas moins.
— Eh bien ?...
— Je ne crois pas pouvoir le faire. Pas de la façon qu'il voulait, en tout cas.
— Tu es cinglé, dit O'Mara.
— Tu vas refuser ? demanda Mona, complètement déconcertée par mon attitude.
— Je vais réfléchir d'abord.
— Je ne te comprends absolument pas, dit O'Mara. Tu as là la chance de ta vie et tu... voyons, un homme comme Mc Farland pourrait te rendre célèbre du jour au lendemain.
— Je sais, dis-je, mais c'est justement ce qui me fait peur. Je ne suis pas encore prêt pour le succès. Ou plutôt je ne veux pas de ce genre de succès. De vous à moi — je vais être diablement franc avec vous — je ne sais pas écrire. Pas encore ! Je m'en suis rendu compte dès qu'il m'a proposé d'écrire ce sacré feuilleton. Il se passera beaucoup de temps avant que je sache dire ce que je veux. Il se peut que je ne l'apprenne jamais. Et laissez-moi vous dire une autre chose, pendant que j'y suis... Je ne veux pas de travail en attendant... ni pour la publicité, ni pour les journaux, ni d'aucune sorte. Tout ce que je demande c'est de traînasser à ma façon à moi. Je ne cesse de vous répéter que je sais ce que je fais. Je parle sérieusement. Il se peut que cela n'ait aucun sens mais c'est ma façon à moi. Je ne peux naviguer d'aucune autre façon, vous comprenez ?
O'Mara ne dit rien, mais je sentais qu'il m'était favorable. Mona, bien entendu, exultait. Elle pensait que je m'étais sous-estimé mais était ravie de savoir que je ne prendrais pas d'emploi. Une fois de plus, elle répéta ce qu'elle m'avait toujours dit :
— Je veux que tu fasses comme il te plaît, Val. Je ne veux pas que tu penses à quoi que ce soit d'autre que ton travail. Peu m'importe si cela prend dix ou vingt ans. Peu m'importe si tu ne réussis jamais. Ecris seulement !
— Si quoi prend dix ans ? demanda Mac Gregor, revenu juste à temps pour saisir la fin.
— De devenir un écrivain, dis-je en lui adressant un large sourire bon enfant.
— Vous parlez toujours de cela ? N'y pense plus ! Tu es déjà un écrivain, Henry, seulement personne d'autre que toi ne le sait. Avez-vous fini de manger ? Je dois aller quelque part. Sortons d'ici. Je vous déposerai chez vous.
Nous vidâmes les lieux en hâte. Il était toujours pressé, Mac Gregor, même quand il ne s'agissait que d'une partie de poker, comme cela se trouvait être le cas.
— Une mauvaise habitude, dit-il, à demi pour lui-même. Je ne gagne d'ailleurs jamais. Si j'avais vraiment quelque chose à faire, je suppose que cela me guérirait de pareilles bêtises. Ce n'est qu'une façon de tuer le temps.
— Pourquoi faut-il que tu tues le temps ? dis-je. Ne pourrais-tu pas t'accrocher à nous ? Tu pourrais tout aussi bien tuer le temps en bavardant. S'il faut absolument que tu le tues, je veux dire.
— C'est vrai, répondit-il sérieusement, je n'y ai jamais pensé. Je ne sais pas, il faut que je bouge sans arrêt. C'est une faiblesse.
— Est-ce qu'il t'arrive encore jamais de lire un livre ?
Il rit.
— Je crois bien que non, Henry. J'attends que tu en écrives. Peut-être que je me remettrai alors à lire. — Il alluma une cigarette. — Oh, de temps en temps j'attrape bien un livre, confessa-t-il, l'air plutôt penaud, mais jamais un bon. J'ai perdu tout sens du goût. Je lis quelques lignes pour m'endormir, voilà la vérité, Henry. Aujourd'hui, je ne peux pas plus lire Dostoïevski, ou Thomas Mann, ou Hardy, que je ne peux préparer un repas. Je n'ai pas la patience... ni l'intérêt. On s'encroûte en turbinant dans un bureau. Tu te souviens, Hen, comment j'étudiais quand nous étions gosses ? Bon Dieu, j'avais alors de l'ambition. J'allais incendier le monde, pas vrai ? Maintenant... eh bien... ça n'a plus la moindre importance. Dans notre métier, tout le monde se fout éperdument de savoir si on a lu Dostoïevski ou non. L'important, c'est de savoir si on est capable de gagner un procès. On n'a pas besoin de beaucoup d'intelligence pour gagner un procès, laisse-moi te le dire. Si on est vraiment malin, on s'arrange pour ne pas paraître à l'audience. On fait faire le sale boulot par quelqu'un d'autre. Oui, c'est toujours la même histoire, Henry. Ça me rend malade de le rabâcher. Personne ne doit être avocat s'il veut garder les mains propres. S'il le fait quand même, il crèvera de faim... Tu sais, je te tarabuste toujours parce que tu es un enfant de salaud paresseux. Je crois que je t'envie. Tu as toujours l'air de bien t'amuser. Tu t'amuses même quand tu crèves de faim. Moi, je ne m'amuse jamais. Plus maintenant. Pourquoi je me suis seulement marié, je n'en sais vraiment rien. Pour rendre malheureux quelqu'un d'autre, je suppose. C'est stupéfiant, la façon dont je râle. Quoi qu'elle fasse c'est toujours mal fait. Je ne fais que gueuler, à lui flanquer la colique.
— Oh, allons, dis-je pour l'exciter, tu n'es pas si mauvais que cela.
— Ah, tu crois ça ? Tu devrais vivre quelques jours avec moi. Ecoute, je suis si bougrement emmerdant que je ne peux même pas vivre avec moi-même.
— Pourquoi ne te coupes-tu pas la gorge ? dis-je en lui adressant un large sourire. Vraiment, quand ça devient aussi mauvais que cela, on n'a plus le choix.
— C'est à moi que tu le dis ? cria-t-il. J'en discute tous les jours avec moi-même. Oui monsieur — et il cogna énergiquement sur le volant — chaque jour de ma vie je me demande si je dois ou non continuer à vivre.
— L'ennui c'est que tu ne le penses pas sérieusement, dis-je. Il suffit de se poser cette question une fois pour savoir.
— Tu te trompes, Henry ! Ce n'est pas si facile que cela, protesta-t-il. Je voudrais que ce soit vrai. Je voudrais pouvoir jouer à pile ou face et en avoir fini.
— Ce n'est pas une façon de régler la question, dis-je.
— Je sais, Henry, je sais. Mais tu me connais ! Tu te rappelles, dans le temps ? Bon Dieu, je ne pouvais même pas décider si je devais aller aux chiottes ou non. — Il rit malgré lui. — As-tu remarqué comme les choses semblent s'arranger d'elles-mêmes à mesure qu'on vieillit ? On ne s'interroge plus sur chaque pas à faire. On ne fait que ronchonner.
Nous nous arrêtions devant la porte. Il s'attarda aux adieux.
— Souviens-toi, Henry, dit-il, jouant avec l'accélérateur, si tu es coincé il y a toujours une place pour toi chez Randall, Randall et Randall. Vingt dollars par semaine, recta... Pourquoi ne viens-tu pas me voir une fois de temps en temps ? Ne m'oblige pas à cavaler tout le temps après toi !