VIII

 

C'ETAIT Maxie Schnadig qui m'avait présenté, quelques années auparavant, à Karen Lundgren. Ce qui avait bien pu rapprocher ces deux-là, je ne saurais l'imaginer. Ils n'avaient absolument rien de commun, rien.

Karen Lundgren était un Suédois qui avait fait ses études à Oxford, où il avait produit une certaine sensation par ses prouesses athlétiques et sa rare érudition. C'était un géant blond, aux cheveux frisés, à la parole douce, et extrêmement poli. Il possédait les instincts combinés de la fourmi, de l'abeille et du castor. Minutieux, systématique, tenace comme un bouledogue, quoi qu'il entreprît il le menait jusqu'au bout. Il était tout aussi dur au jeu qu'au travail. Mais le travail était sa passion. Il pouvait travailler debout, assis, ou couché dans son lit. Et, comme tous les grands travailleurs, il était au fond aussi paresseux que le péché. Quand il entreprenait quelque chose, il fallait toujours qu'il commençât par élaborer les voies et moyens de le faire avec le minimum d'effort. Il va sans dire que ces raccourcis entraînaient une grande dépense de temps et de travail. Mais cela lui faisait du bien de se casser la nénette en traçant ces raccourcis. Rendement, c'était, en outre, son second nom. Il n'était rien d'autre qu'un dispositif ambulant, parlant, à épargner l'effort.

Si simple que pût être un travail, Karen s'entendait à le rendre compliqué. J'avais subi une bonne dose de ses excentricités alors que, quelques années plus tôt, je travaillais comme son apprenti dans un bureau de recherches anthropologiques. Il m'avait initié aux absurdes complexités d'un système de classement décimal à côté duquel notre système Dewey semblait n'être qu'un jeu d'enfant. Avec le système de Karen, nous étions à même de répertorier tout ce qui existe sous le soleil, depuis une paire de chaussettes de laine blanche jusqu'aux hémorroïdes.

Comme je le dis, il y avait plusieurs années que je n'avais vu Karen. Je l'avais toujours regardé comme un phénomène de foire, sans avoir de respect ni pour son intelligence tant vantée ni pour ses prouesses athlétiques. Ennuyeux et laborieux, c'étaient là ses principales caractéristiques. De temps à autre, bien sûr, il se laissait aller à rire de bon cœur. Il riait de trop bon cœur, pourrais-je dire, et toujours au mauvais moment ou pour la mauvaise raison. Cette capacité de rire, il la cultivait exactement comme il cultivait autrefois ses muscles. Il avait la manie d'être tout à la fois pour tous les hommes. Il avait la manie, mais non le flair.

Je fais de lui cette esquisse à grands traits, car il se trouve qu'une fois de plus je travaille avec lui, travaille pour lui. Mona aussi. Nous vivons tous ensemble à la plage de Far Rockaway, dans une cabane qu'il a construite lui-même. Pour être exact, la maison n'est pas tout à fait achevée. D'où notre présence ici. Nous travaillons sans rémunération, contents d'être logés et nourris par Karen et sa femme. Il reste encore beaucoup à faire. Trop. Le travail commence dès l'instant où j'ouvre les yeux et se poursuit jusqu'à ce que je tombe de fatigue.

Pour revenir un peu en arrière... Ma rencontre fortuite avec Karen dans la rue avait été un vrai bienfait du ciel. Nous étions littéralement sans le sou quand il survint. Stanley, voyez-vous, nous avait dit un soir, au moment de partir pour son travail, qu'il en avait marre de nous. Nous devions faire nos paquets et quitter immédiatement les lieux. Il nous aiderait à emballer et nous accompagnerait jusqu'au métro. Pas d'explications. Bien sûr, je m'attendais à quelque chose de ce genre n'importe quel jour. Je ne lui en voulus pas le moins du monde. Au contraire, je fus plutôt amusé.

A l'entrée du métro, il nous passa les valises, me mit dans la main une pièce de dix cents pour les tickets, et sans nous serrer la main fit brusquement demi-tour et s'éloigna à grands pas. Même pas un mot d'adieu. Nous, bien sûr, nous prîmes le métro, ne sachant que faire d'autre, et nous mîmes à rouler. Nous fîmes deux ou trois fois l'aller et retour, nous efforçant de décider ce que nous allions entreprendre maintenant. Finalement nous descendîmes à Sheridan Square. Nous avions fait à peine quelques pas quand, à ma surprise, je vis approcher Karen Lundgren. Il parut extraordinairement content de me retrouver. Que faisais-je maintenant ? Avions-nous dîné ? Et ainsi de suite.

Nous l'accompagnâmes à son appartement de ville, comme il l'appelait, et pendant que sa femme préparait le repas, nous nous épanchâmes. Il fut encore plus enchanté d'apprendre dans quelle situation nous nous trouvions.

— J'ai juste ce qu'il vous faut, Henry, dit-il, avec sa belle humeur insensible.

Et il entreprit aussitôt de m'expliquer la nature de son travail qui me parut être de hautes mathématiques, cependant qu'il nous abreuvait de cocktails et nous bourrait de sandwiches au caviar. En commençant son discours, il considérait que mon assentiment à son projet allait de soi. Pour rendre les choses plus intéressantes, je prétendis que je devais y réfléchir, que j'avais d'autres projets. Bien entendu, cela ne fit que le stimuler encore.

— Restez coucher ici, insista-t-il, et dites-moi demain matin ce que vous en pensez.

Il avait expliqué, bien sûr, qu'en plus du rôle de secrétaire et de copiste, je pourrais avoir à lui donner un coup de main pour la construction de la maison. Je l'avais averti franchement que je n'étais pas très habile de mes mains, mais il avait écarté cela comme étant sans importance. Ce serait amusant, après avoir travaillé du cerveau, de consacrer quelques heures à des tâches plus serviles. Il appelait cela récréation. Et puis il y avait la plage : nous pourrions nager, lancer le ballon, peut-être même faire un peu de canotage. En passant, il avait fait allusion à sa bibliothèque, sa collection de disques, son jeu d'échecs, comme pour dire que nous jouirions de tous les luxes d'un club de premier ordre.

Le lendemain matin je dis oui, naturellement. Mona était enthousiasmée. Elle était non seulement d'accord mais vivement désireuse d'aider la femme de Karen pour les gros travaux.

— O.K., dis-je, pas de mal à essayer.

Nous ailâmes à Far Rockaway par le train. Pendant tout le trajet, Karen parla sans arrêt de son travail. Je crus comprendre qu'il était en train d'écrire un livre sur les statistiques. Selon lui, ce serait une contribution unique au sujet. La documentation qu'il avait réunie était énorme, si énorme en vérité que j'en fus terrifié avant même d'avoir bougé le petit doigt. A son habitude, il s'était muni de toutes sortes d'appareils, de machines, auxquels, m'assura-t-il, je me ferais en un rien de temps. L'un d'eux était le dictaphone. Il avait constaté, expliqua-t-il, qu'il était plus commode de dicter à la machine, qui était impersonnelle, qu'à un secrétaire. Il y aurait des moments, bien entendu, où il pourrait éprouver le besoin de dicter directement, dans quel cas je pourrais prendre à la machine à écrire.

— Inutile de vous tracasser pour l'orthographe, ajouta-t-il.

Mon courage tomba, je dois l'avouer, lorsque j'appris l'existence du dictaphone. Néanmoins je ne dis rien, me contentant de sourire et de le laisser rouler d'une chose à l'autre.

Ce dont il avait omis de nous parler était les moustiques. Il y avait une petite resserre, juste assez grande pour contenir un lit grinçant, qu'il nous indiqua comme chambre à coucher. A l'instant où je vis la moustiquaire au-dessus du lit, je sus ce qui nous attendait. Cela commença aussitôt, dès la première nuit. Nous ne pûmes fermer l'œil ni l'un ni l'autre. Karen essaya de tourner la chose en plaisanterie en nous invitant à lambiner un jour ou deux jusqu'à ce que nous nous fussions adaptés. Parfait, pensai-je. Rudement chic de sa part, pensai-je. Un gentleman d'Oxford, quoi ! Mais nous ne dormîmes pas davantage la seconde nuit, bien que protégés par la moustiquaire, bien que graissés de la tête aux pieds, comme les nageurs traversant la Manche. La troisième nuit, nous brûlâmes de l'encens. Vers l'aube, complètement épuisés, les nerfs en loques, nous nous assoupîmes. Dès que le soleil se fut levé, nous plongeâmes dans le ressac.

Ce fut après le petit déjeuner, ce matin-là, que Karen nous intima d'avoir à nous mettre sérieusement au travail. Sa femme prit Mona à part pour lui expliquer ses attributions. Il fallut à Karen presque toute la matinée pour m'expliquer le mécanisme des divers appareils qu'il jugeait indispensables pour son travail. Il y avait une véritable montagne de disques que je devais transcrire à la machine. Quant aux graphiques et aux diagrammes, aux règles, compas et équerres, aux règles à calcul, au système de classement et aux mille et un détails avec lesquels je devais me familiariser, cela pouvait attendre quelques jours. Je devais me faire une brèche dans le monceau de disques et puis, s'il restait encore assez de jour, je l'aiderais pour le toit.

Je n'oublierai jamais ce premier jour avec le foutu dictaphone. Je crus devenir fou. Cela équivalait à faire marcher tout à la fois une machine à coudre, un standard téléphonique et un phonographe. Je devais me servir simultanément des mains, des pieds, des oreilles et des yeux. Si j'avais été un tant soit peu plus universel, j'aurais pu en même temps balayer la pièce. Bien entendu, les dix premières pages n'avaient absolument aucun sens. Non seulement je tapai les choses de travers, je manquai des phrases entières et en commençai d'autres au milieu ou près de la fin. Je regrette de n'avoir pas conservé un exemplaire de ce travail de la première journée — c'eût été quelque chose à placer à côté des inepties de Gertrude Stein débitées de sang-froid. Même si je les avais transcrits correctement, les mots n'auraient eu que peu de sens pour moi. Toute cette terminologie, sans parler du style pesant, en bois, de Karen, m'était étrangère. J'aurais tout aussi bien pu aligner des numéros de téléphone.

Karen, comme un homme habitué à dresser des animaux, un homme d'une patience et d'une persévérance infinies, prétendit que je ne m'en étais pas mal tiré du tout. Il essaya même de plaisanter un peu, lisant certaines des phrases loufoques.

— Cela prendra un peu de temps, dit-il, mais vous vous y ferez. Et puis, pour ajouter un peu de sauce : Je suis vraiment honteux de vous demander de faire ce genre de travail, Henry. Vous ne savez pas combien j'apprécie votre concours. Je ne sais pas ce que j'aurais fait si vous n'étiez pas survenu.

Il aurait parlé sensiblement de même s'il m'eût donné des leçons de jiu-jitsu, dans lequel il passait pour être un maître. Je pouvais facilement me le représenter me ramassant après m'avoir fait tournoyer à vingt pieds en l'air et disant avec sollicitude : « Désolé, mon vieux, mais vous attraperez le truc au bout de quelques jours. Je n'ai vraiment pas pu m'en empêcher, vous savez. Avez-vous très mal ? »

Ce dont j'avais envie plus que tout était de prendre un bon verre. Mais Karen buvait rarement. Quand il voulait se détendre, il appliquait son énergie à un autre genre de travail. Travailler était sa passion. Il travaillait en dormant. Je le dis sérieusement. En s'endormant, il se posait un problème que son inconscient devait résoudre pendant la nuit.

Le mieux que je pus lui soutirer fut du coca-cola. Même de cela je ne pus jouir en paix, car pendant que je le sirotais à petits coups, il était occupé à m'expliquer les problèmes du lendemain. Ce qui m'ennuyait plus que tout était sa façon d'expliquer. C'était un de ces idiots qui croient que les diagrammes facilitent la compréhension. Pour moi, tout ce qui est tableau ou diagramme signifie une confusion sans espoir. Je dois me mettre la tête à l'envers pour lire les plans les plus simples. J'essayai de le lui dire mais il affirma que mon éducation avait été mal faite, qu'il me suffirait d'un peu de patience pour apprendre bientôt à lire tableaux et diagrammes avec facilité — et plaisir. C'est comme les mathématiques, me dit-il.

— Mais je déteste les mathématiques, protestai-je.

— On ne devrait pas dire une chose pareille, Henry. Comment peut-on détester quelque chose d'utile ? Les mathématiques ne sont qu'un instrument de plus à notre service.

Et de disserter ad nauseam sur les merveilles et les avantages d'une science qui ne présentait pas le moindre intérêt pour moi. Mais j'ai toujours su bien écouter. Et j'avais déjà découvert, en l'espace de quelques jours à peine, qu'un moyen de réduire les heures de travail consistait précisément à l'entraîner dans de longues discussions de ce genre. Le fait que j'écoutais de si bonne grâce lui faisait sentir qu'il me séduisait vraiment. De temps à autre je lançais une question, afin de retarder de quelques instants encore l'inévitable retour au turbin. Bien entendu. rien de ce qu'il me dit des mathématiques ne me fit la moindre impression. Cela entra par une oreille et sortit par l'autre.

— Vous voyez, disait-il avec tout le sérieux des imbéciles, il s'en faut de beaucoup que ce soit aussi compliqué que vous imaginez. Je ferai de vous un mathématicien en moins de rien.

Pendant ce temps, Mona recevait son instruction à la cuisine. Tout le long de la journée, j'entendis un fracas de vaisselle. Je me demandais ce que diable elles pouvaient bien fabriquer là-bas. Cela avait l'air du grand nettoyage de printemps. Lorsque nous fûmes couchés, j'appris que Lotta, la femme de Karen, avait laissé la vaisselle sale s'accumuler depuis huit jours. Elle n'aimait pas les travaux ménagers, apparemment. C'était une artiste. Karen ne se plaignait jamais. Il voulait qu'elle fût une artiste — c'est-à-dire après en avoir fini avec les corvées domestiques et l'avoir aidé de toutes les manières possibles. Lui-même ne mettait jamais les pieds à la cuisine. Il ne remarquait jamais l'état des assiettes et des couverts, pas plus qu'il ne s'apercevait de ce qu'on lui servait à manger. Il mangeait sans goût, pour charger la chaudière, et quand il avait fini il repoussait les plats et se mettait à faire des calculs sur la nappe, ou à défaut de nappe, à même la table. Il faisait tout sans hâte, et avec une pénible conviction, ce qui déjà suffisait à me rendre fou. Partout où il travaillait, il y avait saleté, désordre et un fouillis de choses superflues. S'il tendait la main pour prendre un objet, il devait écarter d'abord une douzaine d'obstacles. Si le couteau qu'il saisissait était sale, il l'essuyait lentement et délibérément à la nappe, ou à son mouchoir. Toujours sans histoires ni émotion. Toujours pesant, poussant de l'avant, comme un glacier dans son implacable avance. Parfois il y avait près de son coude trois cigarettes allumées à la fois. Il ne cessait jamais de fumer, pas même au lit. Les mégots s'amoncelaient comme des crottes de bique. Sa femme était aussi une fumeuse invétérée, une fumeuse à la chaîne.

Les cigarettes étaient une chose dont nous étions abondamment approvisionnés. La nourriture, ça c'était autre chose. La nourriture était dispensée chichement et de la façon la moins appétissante. Mona, bien entendu, avait offert de soulager Lotta de la charge de la cuisine, mais Lotta avait refusé d'en entendre parler. Nous ne tardâmes pas à découvrir pourquoi. Elle était radin. Elle avait peur que Mona ne préparât des repas succulents, abondants. Elle avait diablement raison ! Prendre la cuisine en main et organiser un festin, c'était la pensée qui dominait tout dans notre esprit. Nous ne cessions de prier pour qu'ils eussent l'idée d'aller passer quelques jours en ville en nous laissant prendre les choses en main. Alors nous savourerions enfin un bon repas.

— Ce que j'aimerais, disait Mona, c'est un bon rosbif.

— Et moi un poulet — ou un bon canard rôti.

— J'aimerais manger pour changer des patates douces.

— Ça me va, mon chou, seulement fais pour les accompagner une bonne sauce riche.

C'était comme au cadminton. Nous lançions et relançions la nourriture fantôme comme deux paons affamés. Si seulement ils s'en allaient ! Bon Dieu, la vue des boîtes de sardines, d'ananas en tranches, des sacs de pommes chips nous soulevait le cœur. Ces deux-là grignotaient toute la sainte journée comme des souris. Jamais un soupçon de vin, jamais une goutte de whisky. Rien que du coca-cola et de la salsepareille.

Je ne peux pas dire que Karen fut radin. Non, il était insensible, peu observateur. Lorsque je lui dis un jour que nous n'avions pas assez à manger, il se montra consterné.

— Qu'est-ce que vous voudriez ? demanda-t-il.

Et aussitôt il laissa là son travail, emprunta une voiture à un voisin, et nous emmena dare-dare en ville où nous allâmes d'une boutique à l'autre commandant des provisions. C'était typique de lui de réagir de cette façon. Toujours les extrêmes. En allant aux extrêmes, il entendait, tout à fait inconsciemment je crois, vous dégoûter légèrement de vous-même. « La nourriture ? Est-ce tout ce qu'il vous faut ? semblait-il dire. C'est facile, nous en achèterons des tas, assez pour étouffer un cheval ». Il y avait un autre sous-entendu dans son empressement exagéré à vous donner satisfaction. « La nourriture ? Mais voyons, ce n'est qu'une bagatelle. Bien sûr, nous pouvons vous en donner. Je pensais que vous aviez des préoccupations plus profondes ».

Sa femme, bien entendu, fut effarée quand elle vit la cargaison de vivres que nous rapportions. J'avais demandé à Karen de ne rien lui dire de notre faim. Il prétendit par conséquent que c'était une réserve qu'il faisait pour les mauvais jours.

— Le garde-manger commençait à baisser, expliqua-t-il.

Mais lorsqu'il ajouta que Mona aimerait préparer le dîner, le visage de sa femme s'allongea. L'espace d'un instant, sur ses traits passa ce regard horrifié de l'avare dont le magot est menacé. Une fois de plus, Karen monta sur la brèche.

— Je croyais, chérie, que cela te ferait plaisir si, pour changer, quelqu'un d'autre préparait le repas. Mona est une excellente cuisinière, paraît-il. Nous allons manger du filet mignon ce soir, qu'en dis-tu ?

Lotta, bien entendu, dut feindre le ravissement.

Nous fîmes du dîner un véritable événement. Outre des oignons frits et une purée de pommes de terre, nous eûmes de la purée de maïs et de fèves, de la betterave et des choux de Bruxelles, avec du céleri, des olives farcies et des radis par-dessus le marché. Nous arrosâmes le tout de vin rouge et blanc, le meilleur qu'on pût obtenir. Il y eut trois sortes de fromages, suivis de fraises avec une crème riche. Pour changer, nous bûmes un excellent café que je préparai moi-même. Du bon et fort café avec un peu de chicorée dedans. Il ne manquait qu'une bonne liqueur et un cigare de la Havane.

Karen prit un immense plaisir au repas. C'était un autre homme. Il plaisanta, raconta des histoires, rit à en avoir mal aux côtes, et pas une fois ne fit allusion à son travail. Vers la fin du repas, il essaya même de chanter.

— Pas mal, eh ? dis-je.

— Henry, nous devrions faire cela plus souvent, répondit-il.

Il quêta du regard l'approbation de Lotta. Elle eut un mince et pâle sourire qui lui contracta le visage. Il était évident qu'elle s'efforçait désespérément de calculer le prix du gueuleton.

Soudain Karen repoussa sa chaise et se leva. Je crus qu'il allait apporter ses graphiques et diagrammes à table. Mais il alla dans la pièce voisine et revint aussitôt avec un livre. Il l'agita devant mes yeux.

— Jamais lu ça, Henry ? demanda-t-il.

Je regardai le titre.

— Non, dis-je, n'en ai jamais entendu parler.

Karen passa le livre à sa femme et la pria de nous lire un morceau. Je m'attendais à quelque chose de lugubre et instinctivement me versai encore du vin.

Lotta tourna solennellement les pages, cherchant un de ses passages favoris.

— Lis n'importe où, dit Karen, c'est bon d'un bout à l'autre.

Lotta cessa de tripoter les pages et leva les yeux. Son expression changea brusquement. Pour la première fois, je vis son visage illuminé. Même sa voix avait changé. Elle était devenue une diseuse.1

— C'est le chapitre trois, commença-t-elle, de The Crock of Gold, par James Stephens.

— Et c'est un amour de livre, intervint Karen, avec allégresse.

Ce disant, il recula un peu sa chaise et posa ses grands pieds sur le bras de la bergère, à côté de lui.

— Maintenant vous allez entendre quelque chose, vous deux.

Lotta commença :

— C'est un dialogue entre le Philosophe et un fermier du nom de Meehawl MacMurrachu. Tous deux viennent de se saluer.

Elle se mit à lire :

« Où est l'autre ? dit-il (le fermier).

« Ah ! dit le Philosophe.

« Il pourrait être dehors, peut-être ?

« Il le pourrait en effet, dit gravement le Philosophe.

« Ma foi, peu importe, dit le visiteur, car votre savoir à vous-même est assez grand pour garnir une boutique. La raison qui m'amène ici aujourd'hui est de demander votre honorable conseil au sujet de la planche à laver de ma femme. Elle ne l'a que depuis un an ou deux, et la dernière fois qu'elle s'en est servie, c'était quand elle a lavé ma chemise de dimanche et sa jupe noire avec les choses rouges — vous savez laquelle ?

« Je ne sais pas, dit le Philosophe.

« Eh bien, de toute façon, la planche à laver a disparu, et ma femme dit qu'elle a été emportée soit par les fées, soit par Bessie Hannigan — vous connaissez Bessie Hannigan ? Celle qui a une moustache de chèvre et une jambe boiteuse !...

« Je ne connais pas, dit le Philosophe.

« Aucune importance, dit Meehawl MacMurrachu. Elle ne l'a pas prise, parce que ma femme l'a fait sortir hier et l'a retenue deux heures à bavarder pendant que je fouillais partout dans son bout de maison : la planche à laver n'y était pas.

« Elle n'y serait pas, dit le Philosophe.

« Peut-être Votre Honneur pourrait-elle dire à un type où elle est alors ?

« Peut-être le pourrais-je, dit le Philosophe ; écoutez-vous ?

« J'écoute, dit Meehawl MacMurrachu.

« Le Philosophe rapprocha sa chaise du visiteur jusqu'à ce que leurs genoux se touchassent. Il posa ses deux mains sur les genoux de Meehawl MacMurrachu...

« Le lavage est une extraordinaire coutume, dit-il. On nous lave quand nous venons au monde et quand nous le quittons, et nous ne tirons aucun plaisir du premier lavage et aucun profit du dernier.

« C'est vrai, monsieur, dit Meehawl MacMurrachu.

« Beaucoup de gens considèrent que les nettoyages supplémentaires ne sont dus qu'à l'habitude. Or, l'habitude est continuité de l'action, c'est une chose des plus détestables et dont il est très difficile de se débarrasser. Un proverbe se transmet là où ne passerait pas un écrit, et les folies de nos aïeux ont plus d'importance pour nous que le bien-être de notre postérité ».

Ici Karen interrompit sa femme pour demander si nous aimions le passage.

— Je l'aime certainement, dis-je. Laissez-la continuer !

Lotta poursuivit. Elle avait une excellente voix et savait manier en experte l'accent irlandais. Le dialogue devint de plus en plus amusant. Karen se mit à glousser et puis à rire comme une hyène. Les larmes coulaient sur son visage.

— Fais donc attention, Karen, supplia sa femme, reposant un instant le livre. Je crains que tu n'aies le hoquet.

— Cela m'est égal, dit Karen, cela vaut la peine d'attraper le hoquet.

— Mais tu te souviens, la dernière fois que c'est arrivé nous avons dû appeler un médecin.

— Peu importe, dit Karen. Je voudrais entendre la fin.

Et il eut une nouvelle explosion de rire. C'était effrayant de l'entendre rire. Il ne pouvait plus se contenir. Je me demandais s'il savait pleurer tout aussi fameusement. Ce serait une chose propre à vous démonter complètement.

Lotta attendit qu'il se fût calmé, puis reprit sa lecture :

« Avez-vous jamais entendu parler, monsieur, du poisson que Paudeen Mac Laoughlin a attapé avec une coiffure de policeman ?

« Je n'en ai pas entendu parler, dit le Philosophe. La première personne qui s'est lavée était peut-être quelqu'un qui cherchait une notoriété de mauvais aloi. N'importe quel imbécile est capable de se laver, mais tout sage sait que c'est un labeur inutile, car la nature aura tôt fait de le réduire de nouveau à un état de saleté naturelle et saine. Nous devrions en conséquence chercher non à nous rendre propres, mais à atteindre une saleté plus unique et splendide, et peut-être les couches accumulées de matière pourraient-elles, sous l'effet de l'ordinaire action géologique, se trouver incorporées à l'épiderme humain et rendre ainsi les vêtements inutiles...

« Au sujet de cette planche à laver, dit Meehawl, j'allais justement dire...

« Il n'importe, dit le Philosophe. En temps et lieu, je... ».

Ici Lotta dut fermer le livre. Karen riait, si l'on peut s'exprimer ainsi, avec une si incontrôlable violence que les yeux lui sortaient de la tête. Je crus qu'il allait piquer une crise.

— Chéri, chéri ! fit la voix anxieuse de Lotta, accusant une sollicitude dont je ne l'aurais pas cru capable. Je t'en prie, chéri, calme-toi !

Karen continuait d'être secoué de spasmes qui ressemblaient maintenant davantage à des sanglots. Je me levai et lui assenai un coup violent dans le dos. Aussitôt la crise se calma. Il leva sur moi un regard reconnaissant. Puis il toussa et renifla et se moucha vigoureusement, essuyant ses larmes de la manche de son veston.

— La prochaine fois, Henry, servez-vous d'un maillet, bredouilla-t-il. Ou d'une masse.

— Je n'y manquerai pas, dis-je.

Il se remit à glousser.

— Je t'en prie, cesse ! supplia Lotta. Il en a eu assez pour une soirée.

— Ç'a été vraiment une merveilleuse soirée, dit Mona. Je commence à me plaire ici. Et comme vous lisez merveilleusement, ajouta-t-elle en s'adressant à Lotta.

— J'ai fait autrefois du théâtre, répondit modestement Lotta.

— Je m'en doutais, dit Mona. Moi aussi.

Lotta arqua les sourcils.

— Vraiment ?

Il y avait dans sa voix une pointe de sarcasme.

— Mais oui, dit Mona sans se démonter. J'ai joué avec le Theatre Guild.

— Tiens, tiens ! dit Karen reprenant sa manière d'Oxford.

— Qu'est-ce qu'il y a là de si étrange ? demandai-je. Croyiez-vous qu'elle n'avait aucun talent ?

— Voyons, Henry, dit Karen, me saisissant le bras, pour être une brute sensible, vous l'êtes, n'est-ce pas ? Je ne faisais que me féliciter de notre chance. Nous lirons tous à tour de rôle un soir. J'ai fait moi-même du théâtre, vous savez.

— Et moi j'ai été trapéziste, contrai-je.

— Vraiment ! Ceci simultanément de Lotta et de Karen.

— Ne vous en ai-je jamais parlé ? Je croyais que vous saviez.

Pour quelque étrange raison, cet innocent mensonge leur fit impression. Si j'avais dit avoir été ministre, cela n'aurait pu produire un effet plus saisissant. Stupéfiant, à quel point leur sens de l'humour était limité. Naturellement, je dissertai longuement sur ma virtuosité. Mona me donnait de temps à autre la réplique pour m'aider à m'en tirer. Ils écoutaient comme fascinés.

Lorsque j'eus fini, Karen dit sérieusement :

— Entre autres choses, Henry, vous n'êtes pas un mauvais conteur. Il faudra que vous nous racontiez d'autres histoires comme celles-là quand nous serons de l'humeur voulue.

 

Le lendemain, comme pour compenser le grand coup, Karen était décidé à s'atteler au toit. Il s'agissait de le couvrir de bardeaux et puis de le revêtir de goudron. Et moi qui n'avais jamais été capable de planter droit un clou, je devais exécuter ce travail — sous sa conduite. Heureusement, il fallut quelque temps pour trouver l'échelle voulue, les clous appropriés, le marteau et la scie et une douzaine d'autres outils qui, pensait-il, pourraient être bien utiles. Ce qui suivit était du véritable Laurel et Hardy. Tout d'abord j'insistai pour trouver une paire de vieux gants de chamois de façon à éviter de recevoir des échardes dans les mains. J'expliquai aussi clairement qu'un théorème euclidien qu'avec des échardes dans les doigts je serais incapable de taper à la machine, et être incapable de taper à la machine signifierait pas de travail au dictaphone. Après cela j'insistai pour trouver une paire d'espadrilles afin de ne pas glisser et me rompre le cou. Karen approuva de la tête avec un sérieux absolu. Il était de ces gens qui, afin de tirer de vous le maximum de travail, vous porteraient au besoin jusqu'aux chiottes et vous torcheraient le cul. Il était clair maintenant que j'aurais besoin de beaucoup d'aide pour faire le toit. Mona devait se tenir à proximité au cas où quelque chose tomberait par terre ; elle devait aussi nous apporter de temps à autre de la limonade. Karen, bien entendu, avait déjà établi plusieurs diagrammes pour expliquer comment les bardeaux devaient être ajustés l'un à l'autre. Naturellement je ne tirai aucun profit de ces explications. Je n'avais qu'une pensée en tête — commencer à taper du marteau comme un démon et laisser les éclats tomber où ils voudraient.

Afin de me mettre en train, je suggérai de m'exercer, pour commencer, à marcher le long de la poutre de faîte. Karen, approuvant toujours de la tête, voulut me prêter un parapluie, mais à cela Mona rit si franchement qu'il abandonna l'idée. Je grimpai à l'échelle avec l'agilité d'un chat, me hissai au haut de la poutre de faîte et commençai mes exercices de corde raide. Lotta suivait la scène avec un effroi contenu, l'esprit occupé, sans nul doute, à supputer les frais d'hospitalisation au cas où je glisserais et me casserais une jambe. Il faisait une journée torride, les mouches se promenaient par nuées et piquaient comme des furies. J'avais sur la tête un énorme chapeau mexicain, beaucoup trop grand pour moi, qui me tombait constamment dans les yeux. Lorsque je descendis, l'idée me prit de me mettre en caleçon de bain. Karen pensa qu'il en ferait autant. Cela dévora encore un peu de temps.

Enfin il ne resta plus rien d'autre à faire que de commencer. Je montai à l'échelle, le marteau sous le bras, étreignant une boîte de clous. Il n'était pas loin de midi. Karen avait monté une plate-forme sur roues d'où il passait les bardeaux et donnait les instructions. Il avait l'air d'un Carthaginois mettant au point les défenses de la ville. Les femmes étaient en bas, caquetant comme des poules, toutes prêtes à me rattraper si je tombais.

Je posai le premier bardeau et attrapai le marteau pour planter le premier clou. Je le ratai d'un pouce ou deux et le bardeau s'en retourna d'où il était venu en volant comme un cerf-volant. J'en fus si surpris, si ahuri que le marteau m'échappa des mains et que la boîte de clous tomba à terre. Karen, imperturbable, me donna l'ordre de rester où j'étais, les femmes ramasseraient le marteau et les clous. Ce fut Lotta qui courut à la cuisine pour rapporter le marteau. Lorsqu'elle revint, j'appris que j'avais cassé la théière et quelques assiettes. Mona, à quatre pattes, ramassait les clous si vite qu'ils lui tombaient des mains avant qu'elle eût pu les remettre dans la boîte.

— Doucement, doucement ! cria Karen. Ça va là-haut, Henry ? Du calme !

Là-dessus je fus pris d'un petit rire nerveux. La situation ne me rappelait que trop vivement ces horribles occasions d'autrefois où ma mère et ma sœur m'aidaient à poser les stores – façade du premier étage. Personne si ce n'est le fabricant n'a idée des complications d'un store. Il y a non seulement les tringles et les pattes, les boulons et les vis, les poulies et les cordons, il y a cent difficultés déroutantes qui se présentent une fois qu'on est monté à l'échelle et qu'on s'est ancré avec précaution sur le bord de la double fenêtre. Je ne sais pourquoi, il semble qu'une bise soufflait chaque fois que ma mère décidait de poser les stores. Tenant le store flottant d'une main et le marteau de l'autre, ma mère s'employait alors à passer les divers objets nécessaires que lui tendait ma sœur. Garder solidement prise avec les jambes et ne pas laisser le store m'enlever, c'était déjà un exploit. J'avais les bras fatigués avant d'avoir fait entrer la première vis. Je devais alors démêler le satané truc et sauter à terre pour souffler un peu. Pendant tout ce temps, ma mère marmonnait et gémissait :

— C'est si simple, je pourrais les poser en quelques instants moi-même si je n'avais pas mes rhumatismes.

Quand je m'y remettais, elle était obligée de m'expliquer de nouveau depuis le commencement quelle partie allait à l'extérieur et laquelle à l'intérieur. Pour moi, cela équivalait à faire quelque chose à l'envers. Une fois que je m'étais remis en position, le marteau me tombait des mains, et je restais assis là, luttant avec le ventre du store, pendant que ma sœur courait chercher le marteau en bas. La pose d'un store prenait au moins une heure. A ce moment, je disais invariablement :

— Pourquoi ne pas laisser les autres pour demain ?

Sur quoi ma mère entrait en rage, horrifiée à la pensée de ce que diraient les voisins en ne voyant en place qu'un seul store. A ce moment, je suggérais parfois de faire appel à un voisin pour achever la besogne, offrant de le payer libéralement de ma propre poche. Mais cela faisait enrager davantage ma mère. C'était un péché, à son avis, de donner de l'argent pour un travail que nous pouvions faire nous-mêmes. Quand nous avions fini, j'avais toujours quelques meurtrissures.

— C'est bien fait pour toi, disait ma mère. Tu devrais avoir honte. Tu es aussi incapable que ton père.

Assis à cheval sur la poutre de faîte, riant doucement à part moi, je me félicitais de ce que nous faisions autre chose que le travail au dictaphone. Je savais que, le soir, mon dos serait à ce point brûlé par le soleil que je serais incapable de travailler le lendemain. Je devrais rester toute la journée couché sur le ventre. Parfait. Cela me donnerait l'occasion de lire quelque chose d'intéressant. Je devenais stupide à n'écouter que l'abracadabra statistique. Je me doutais bien que Karen tâcherait de trouver quelque travail « facile » à me faire faire pendant que je serais couché sur le ventre, mais je savais décourager de telles tentatives.

Eh bien, nous recommençâmes, lentement et délibérément cette fois. La façon dont je m'y prenais avec un clou aurait rendu folle toute personne normale. Mais Karen n'était rien moins qu'un individu normal. De sa tour carthaginoise, il continuait de faire pleuvoir sur moi instructions et encouragements. Pourquoi il ne posait pas les bardeaux lui-même et ne me laissait pas les lui passer, je ne pouvais le comprendre. Mais il n'était heureux que lorsqu'il dirigeait. Même quand il devait faire une chose toute simple, il s'entendait on ne sait comment à la fractionner en une multitude de composantes qui nécessitaient la collaboration de plusieurs personnes. Il ne se souciait jamais du temps qu'il faudrait pour achever un travail ; tout ce qui importait était que ce fût fait à sa façon, c'est-à-dire la plus longue et la plus compliquée. C'était ce qu'il appelait « rendement ». Il avait appris cela en Allemagne alors qu'il étudiait la construction des orges. (Pourquoi des orgues ? Afin de pouvoir mieux apprécier la musique)

Je n'avais posé que quelques bardeaux quand vint le signal du déjeuner. Ce fut un repas froid composé des bouts et des restes du banquet de la veille. « Une salade », selon l'expression de Lotta. Heureusement, il y avait quelques bouteilles de bière pour rendre le tout mangeable. Nous eûmes même un peu de raisin. Je le mangeai lentement, grain par grain, faisant durer les minutes. Déjà mon dos avait l'air cru. Mona voulait que je misse une chemise. Je leur assurai que je brunissais vite. Pas question d'enfiler une chemise. Karen, qui n'était pas tout à fait un imbécile, proposa de laisser le toit pour l'après-midi et de nous atteler à quelque chose de « facile ». Il se mit en devoir d'expliquer qu'il avait établi des graphiques compliqués qu'il fallait corriger et refaire.

— Non, continuons le toit, insistai-je. Je commence juste à attraper le tour de main.

Comme cela lui paraissait plausible et logique, Karen vota en faveur du toit. Une fois de plus, nous montâmes à l'échelle, fîmes un peu de jeu de jambes préliminaire, et nous installâmes pour planter les clous. Au bout de peu de temps, la sueur ruisselait sur moi comme de la pluie. Plus je transpirais, plus les mouches bourdonnaient et piquaient. Mon dos ressemblait à un steak cru. J'accélérai sensiblement le rythme.

— Du bon travail, Hank ! hurla Karen. A ce train-là, nous devrions avoir fini dans un jour ou deux.

Les mots n'étaient pas plus tôt sortis de sa bouche qu'un bardeau vola vers le ciel et l'atteignit à l'œil. Il lui fit une entaille d'où le sang lui coula dans l'œil.

— Oh, chéri, es-tu blessé ? cria Lotta.

— Ce n'est rien, répondit-il. Continuez, Henry.

— Je vais, aller chercher de la teinture d'iode, lança Lotta rentrant au trot dans la maison.

Tout à fait involontairement, je lâchai le marteau. Il passa par un trou du revêtement et s'abattit droit sur le crâne de Lotta. Elle poussa un cri perçant comme mordue par un requin, et avec cela Karen descendit à quatre pattes de son perchoir.

Il était temps de faire halte. Il fallut mettre Lotta au lit avec une compresse froide sur la tête. Karen avait une grosse bande de taffetas gommé sur l'œil gauche. Il n'émit pas une plainte.

— Je crois que vous aurez de nouveau à préparer le dîner ce soir, dit-il à Mona.

Il me sembla entendre dans sa voix une note de plaisir secret. Mona et moi eûmes peine à contenir notre jubilation. Nous attendîmes un moment avant d'introduire la question du menu.

— Faites ce que vous voudrez, dit Karen.

— Si on faisait des côtelettes d'agneau ? plaçai-je. Des côtelettes d'agneau avec des petits pois à la française, des nouilles et peut-être aussi des artichauts, qu'en pensez-vous ?

Karen trouva que ce serait excellent.

— Cela ne vous ennuie pas, n'est-ce pas ? demanda-t-il à Mona.

— Pas du tout, répondit-elle. C'est un plaisir. Puis, comme si cela lui venait tout à fait après coup, elle ajouta : N'avons-nous pas rapporté hier du riesling ? Je crois qu'une bouteille de riesling irait bien avec les côtelettes.

— Exactement ce qu'il faut, dit Karen.

Je pris une douche et me mis en pyjama. La perspective d'un autre bon repas m'avait ranimé. J'étais prêt à m'asseoir et à faire un peu de travail au dictaphone pour montrer ma gratitude.

— Je crois que vous feriez mieux de vous reposer, dit Karen. Vous vous sentirez les muscles un peu noués demain.

— Et ces graphiques, dis-je. J'aimerais vraiment faire quelque chose, vous savez. Je suis navré d'avoir été si diablement maladroit.

— Ta, ta, ta, dit Karen. Vous avez fait une bonne journée de travail. Prenez-en à votre aise jusqu'à l'heure du dîner.

— Très bien, si vous insistez. O.K.

J'ouvris une bouteille de bière et me jetai dans la bergère.

 

Ainsi en allait-il au bord de la mer.2 Grandes bandes de sable, avec un incessant ressac qui vous battait à grands coups dans les oreilles comme le martèlement d'une formidable toccata. De temps à autre, tempêtes de sables. Le sable s'infiltrait partout, même à travers les vitres, semblait-il.

Nous étions tous de bons nageurs ; nous dansions dans le dur ressac comme des otaries. Karen, qui cherchait toujours à améliorer les choses, se servait d'un matelas pneumatique. Après avoir fait la sieste sur le sein des profondeurs, il s'éloignait à la nage d'un mille ou deux et nous faisait à tous une belle peur.

Le soir, il aimait les jeux. Il jouait toujours avec un sérieux absolu, qu'il s'agît du bézigue, de cribbage, des dames, de casino, de whist, de fan-tan, de dominos, de suchre ou de backgammon. Je ne crois pas qu'il y eût un seul jeu qui ne lui fût familier. Cela faisait partie de l'instruction générale, vous savez. L'individu accompli. Il était capable de jouer à la marelle ou au jeu de la puce avec le même zèle furieux et la même adresse. Une fois que j'étais allé avec lui en ville, je lui proposai d'entrer dans une salle de billard et de faire une poule. Il me demanda si je voulais jouer le premier. Sans réfléchir, je dis : « Non, allez-y ». Il le fit. Il nettoya quatre fois la table avant que j'eusse eu une occasion de me servir de la queue. Lorsque, finalement, mon tour vint, je proposai de rentrer.

— La prochaine fois vous jouerez le premier, dit-il, laissant entendre que ce serait pour moi une chance.

Il ne lui vint pas un instant à l'esprit que, justement parce qu'il était un joueur à tout casser, il aurait été sport de manquer à l'occasion un coup. Jouer avec lui au ping-pong était sans espoir ; seul Bill Tilden aurait pu renvoyer ses services. L'unique jeu où j'aurais pu avoir quelque chance de prendre ma revanche étaient les dés mais je n'ai jamais aimé rouler les dés. C'est ennuyeux.

Un soir, après avoir discuté de certains livres sur l'occultisme, je lui rappelai la remontée de l'Hudson que nous avions faite un jour sur un bateau d'excursion.

— Vous vous souvenez comme nous poussions la planche oui-ja ?

Son visage s'éclaira. Bien sûr qu'il s'en souvenait. Il aimerait essayer de nouveau si j'y étais disposé. Il improviserait une planche.

Nous veillâmes ce soir-là jusqu'à deux heures du matin, poussant le sacré machin dans tous les sens. Nous avons dû établir quantité de contacts dans le mode astral, à en juger par le temps qui s'écoula. Comme d'habitude, ce fut moi qui convoquai les personnages les plus excentriques : Jacob Boehme, Swedenborg, Paracelse, Nostradamus, Claude Saint-Martin, Ignace Loyola, le marquis de Sade, et autres. Karen prenait en note les messages que nous recevions. Déclara qu'il les dicterait le lendemain au dictaphone. A classer sous 1.352-Cz 240. (18), ce qui était l'exacte référence pour matériaux obtenus d'esprits de trépassés au moyen d'une planche oui-ja, en tel et tel soir, dans la région des Rockaways. Ce fut des semaines plus tard que je décortiquai ce disque-là. J'avais complètement oublié l'incident. Tout à coup, de la voix sérieuse de Karen, je commençai à recevoir de l'azur ces messages loufoques... « Mange bien. Le temps pèse lourd. Divertissements coronaires demain. Paracelse ». Je fus secoué de rire. Ainsi cet idiot classait vraiment ces trucs-là ! J'étais curieux de savoir ce qu'il avait pu fourrer d'autre sous cette classification. J'allai d'abord au fichier. Il renvoyait à cinquante autres dossiers pour le moins. Chacun était plus piqué que le précédent. Je pris les chemises et les cartons dans lesquels étaient classés les papiers. Ses notes et remarques étaient griffonnées dans un minuscule gribouillage sur des bouts de n'importe quoi, souvent des serviettes en papier, des buvards, des menus, des fiches de pointage. Parfois il ne s'agissait de rien de plus que d'une phrase qu'un ami avait laissée tomber en causant avec lui dans le métro ; parfois d'une pensée embryonnaire qui lui avait fugitivement traversé l'esprit pendant qu'il était aux chiottes. Parfois d'une page arrachée d'un livre — titre, auteur, éditeur, lieu, toujours soigneusement notés, ainsi que la date à laquelle elle était venue entre ses mains. Il y avait des bibliographies en une douzaine de langues pour le moins, dont le chinois et le persan.

Un curieux graphique m'intrigua énormément ; je me proposai de le faire parler un jour à ce sujet mais je ne le fis jamais. Du mieux que je pus m'y reconnaître, il représentait la carte de quelque singulière région dans les limbes, dont les frontières lui avaient été indiquées à une séance de médium. Cela ressemblait au relevé géodésique d'un mauvais rêve. Les noms des lieux étaient écrits dans une langue que personne n'aurait pu comprendre. Mais Karen en avait donné une traduction sommaire sur des feuilles à part. « Note, y lisait-on. La traduction ci-dessous des noms de localités du décan quaternaire du Dévakhan a été offerte spontanément par de Quincey travaillant par le truchement de Madame X. On assure que Coleridge les a vérifiés avant sa mort mais les documents qui en témoignent sont provisoirement égarés ». L'étrange dans ce ténébreux secteur de l'au-delà était ceci : dans ses frontières, peut-être imaginaires, étaient réunies les ombres de personnalités aussi diverses et intéressantes que Pythagore, Héraclite, Longin, Virgile, Hermès Trismégiste, Apollonius de Tyane, Montézuma, Xénophon, Jan van Ruysbroeck, Nicolas de Cusa, maître Eckhart, saint Bernard de Clairvaux, Asoka, saint François de Sales, Fénelon, Tchouang Tzu, Nostradamus, Saladin, la papesse Jeanne, saint Vincent de Paul, Paracelse, Malatesta, Origène, ainsi qu'une coterie de saintes. On aimerait savoir ce qui avait réuni cette conglomération d'âmes. On aimerait savoir de quoi ils discutaient dans le mystérieux langage des trépassés. On aimerait savoir si les grands problèmes qui les tourmentaient sur terre avaient finalement été résolus. On aimerait savoir s'ils s'accordaient dans la divine harmonie. Guerriers, saints, mystiques, sages, magiciens, martyrs, rois, thaumaturges... Quel assemblage ! Que ne donnerait-on pas pour passer avec eux ne serait-ce qu'un jour !

Comme je l'ai dit, pour quelque mystérieuse raison je ne portai jamais ce sujet à l'attention de Karen. Il y avait en effet peu de chose, en dehors de notre travail, que je discutasse avec lui, premièrement à cause de sa grande réserve, deuxièmement parce qu'introduire ne fût-ce qu'un léger détail signifiait devoir écouter une intarissable harangue, troisièmement parce que j'étais intimidé par le vaste domaine de connaissances qui paraissait être le sien. Je me contentais de brouter dans ses livres, qui embrassaient une énorme étendue de sujets. Il lisait avec une apparente facilité le grec, le latin, l'hébreu et le sanscrit, et possédait couramment une douzaine de langues vivantes, y compris le russe, le turc et l'arabe. Les titres de ses livres suffisaient à eux seuls à me donner le vertige. Ce qui me stupéfiait pourtant, c'était de voir que seule une si petite part de cette vaste réserve de connaissances s'infiltrait dans nos conversations de tous les jours. Parfois j'avais le sentiment qu'il me considérait comme parfaitement ignare. A d'autres moments, il m'embarrassait en me posant des questions dont seul un Thomas d'Aquin aurait pu venir à bout. De temps en temps il me donnait l'impression de n'être qu'un enfant au cerveau exagérément développé. Apparemment il était un mari modèle, toujours prêt à pourvoir aux caprices de sa femme, toujours prompt à la servir, toujours protecteur et plein de sollicitude, par moments positivement chevaleresque. Je ne pouvais m'empêcher de me demander quelquefois à quoi cela pouvait ressembler d'être mariée à cette machine à calculer faite homme. Avec Karen, tout marchait conformément à l'horaire. Les rapports sexuels aussi, sans doute. Peut-être tenait-il un dossier secret pour lui rappeler quand les rapports venaient à échéance, en même temps que des notes sur les résultats — spirituels, moraux, mentaux et physiques.

Un jour, il me surprit alors que je lisais un volume d'Elie Faure que j'avais déterré. Je venais de lire le paragraphe qui ouvre le chapitre sur les Sources de l'Art grec... « A condition qu'on les respecte, qu'on ne les relève pas, qu'on laisse, après leur avoir demandé leur secret, la cendre des siècles, les os des morts, les débris amoncelés des végétations et des races, la robe éternelle du feuillage les couvrir de nouveau, la destinée des ruines est émouvante. C'est par elles que nous touchons aux profondeurs de notre histoire, comme nous nous rattachons aux racines de notre vie par les deuils et les souffrances qui nous ont formés. Une ruine n'est douloureuse à voir que pour l'homme incapable de participer par son action à la conquête du présent... ».

Il me surprit alors que je venais de terminer le paragaphe.

— Quoi ? s'exclama-t-il. Vous lisez Elie Faure ?

— Pourquoi pas, répondis-je.

J'avais peine à comprendre sa stupeur.

Il hésita un instant, se gratta la tête, puis répondit en bégayant :

— Je ne sais pas, Henry... Je n'avais jamais pensé... Eh bien, le diable m'emporte ! Le trouvez-vous vraiment intéressant ?

— Intéressant ? répétai-je. Je suis fou d'Elie Faure.

— Où en êtes-vous ? demanda-t-il, tendant la main vers le livre. Ah, je vois. — Il lut le paragraphe, à haute voix. – J'aurais voulu avoir le temps de lire ce genre de livres : c'est pour moi un trop grand luxe.

— Je ne vous suis pas.

— On doit avaler ces livres de bonne heure dans la vie, dit Karen. C'est de la pure poésie, vous savez. Exige trop de vous. Vous avez de la chance d'avoir du temps libre. Vous êtes encore un esthète.

— Et vous ?

— Rien qu'une bête de somme, j'imagine. J'ai laissé mes rêves derrière moi.

— Tous ces livres là dedans... — Je fis un signe de tête en direction de la bibliothèque. — Vous les avez lus ?

— Pour la plupart, répondit-il. Il y en a que je réserve pour les moments de loisir.

— J'ai remarqué que vous avez plusieurs livres de Paracelse. Je n'ai fait qu'y jeter un coup d'œil, mais ils m'intriguent.

J'espérais qu'il mordrait à l'hameçon, mais non, il liquida le sujet en faisant remarquer comme pour lui-même qu'on pouvait passer toute sa vie à s'efforcer de saisir le sens des théories de Paracelse.

— Et Nostradamus ? demandai-je.

J'étais vivemeint désireux d'obtenir de lui quelque lumière.

A ma surprise, son visage s'éclaira soudain.

— Ah, ça c'est une autre histoire, répondit-il. Pourquoi le demandez-vous — l'avez-vous lu ?

— On ne lit pas Nostradamus. J'ai lu sur lui. Ce qui me passionne, c'est la Préface qu'il a écrite à l'intention de son jeune fils. César. C'est un document extraordinaire, à plus d'un titre. Avez-vous un instant ?

Il fit oui de la tête. Je me levai, allai chercher le livre et trouvai la page qui m'avait enflammé quelques jours auparavant.

— Ecoutez ceci, dis-je. Je lui lus quelques passages saillants, puis m'arrêtai brusquement. — Il y a deux passages dans ce livre qui... eh bien, ils me déroutent. Peut-être pourriez-vous me les expliquer. Le premier est celui-ci : « M. Le Pelletier (dit l'auteur) conçoit que le Commun Advènement ou l'avènement du règne des gens du commun3 que j'ai rendu par « Le Commun Avènement », s'étendant de la mort de Louis XVI au règne de l'Antéchrist, est le grand objet de Nostradamus ». Je reviendrai là-dessus dans un instant. Voici le second : « En visionnaire confirmé, il (Nostradamus) est peut-être moins entraîné par l'imagination que n'importe quel autre homme de type apparenté que l'on puisse nommer ». — Je marquai un temps. — Comment comprenez-vous cela, si tant est que vous y compreniez quelque chose ?

Karen prit son temps avant de répondre. Je devinais qu'il se livrait à un débat intérieur pour savoir, premièrement, s'il pouvait prendre sur son temps pour faire une réponse adéquate à la question, deuxièmement s'il valait la peine de gaspiller ses munitions sur un type comme moi.

— Vous comprenez, Henry, commença-t-il, que vous me demandez d'expliquer quelque chose d'extrêmement complexe. Laissez-moi vous demander d'abord si vous avez jamais lu quelque chose d'Evelyne Underhill, ou de A.E. Waite ?

Je secouai négativement la tête.

— Je m'en doutais, poursuivit-il Naturellement vous ne m'auriez pas demandé mon opinion si vous n'aviez senti ce qu'il y a de déroutant dans ces paroles. J'aimerais vous poser encore une question, si cela ne vous fait rien. Comprenez-vous la différence entre un prophète, un mystique, un visionnaire et un voyant ?

J'hésitai un instant, puis dis :

— Pas trop clairement, mais je vois où vous voulez en venir. Je crois pourtant que si on me donnait le temps de la réflexion, je pourrais répondre à votre question.

— Eh bien, ne nous en occupons pas pour le moment, dit Karen. Je voulais seulement éprouver votre bagage intellectuel.

— Considérez-le comme nul, dis-je, un peu contrarié par ces préliminaires.

— Il faut que vous m'excusiez, dit Karen, de commencer de cette façon. Ce n'est pas très gentil, n'est-ce pas ? Un reste de mes années d'études, j'imagine. Ecoutez, Henry... L'intelligence est une chose, l'intelligence innée, j'entends. La connaissance en est une autre. Connaissance et formation, devrais-je dire, car elles vont de pair. Ce que vous savez, vous l'avez glané au hasard. Moi, j'ai été soumis à une rigoureuse discipline. J'en parle pour que vous compreniez pourquoi je tâtonne au lieu de répondre carrément. Dans ces questions-là, nous ne parlons pas la même langue, vous et moi. En un sens — pardonnez-moi cette pensée ! — vous êtes comme le type supérieur du sauvage. Votre quotient intellectuel est probablement aussi élevé que le mien, peut-être plus élevé. Mais nous abordons le domaine de la connaissance de deux façons diamétralement opposées. A cause de ma formation et de ma culture générale, je suis tout à fait porté à sous-estimer votre capacité à saisir ce que j'ai à vous communiquer. Et vous, pour votre part, vous êtes on ne peut plus porté à penser que je gaspille les paroles, coupe les cheveux en quatre, fais étalage de mon érudition.

Je l'interrompis :

— C'est vous qui vous imaginez tout cela, dis-je. Je n'ai aucune idée préconçue. Peu m'importe comment vous vous y prenez, pourvu que vous me donniez une réponse définie.

— C'est exactement ce que je m'attendais à vous entendre dire, mon vieux. Pour vous, tout cela est tout simple et net. Pas pour moi ! Voyez-vous, on m'a enseigné à attendre pour poser des questions de cette sorte jusqu'à ce que je sois convaincu de n'y pouvoir trouver de réponse nulle part... Cependant, tout cela n'est pas une réponse, n'est-ce pas ? Maintenant voyons un peu... Qu'était-ce exactement que vous vouliez savoir ? Il est important de le bien préciser, autrement nous finirons dans les marais Pontins.

Je relus le second passage, mettant l'accent sur les mots « moins entraîné par l'imagination ».

A mon propre étonnement, je me surpris à dire :

— Peu importe, je le comprends parfaitement maintenant.

— Vraiment ? cria Karen. Hum ! Expliquez-le-moi alors, voulez-vous ?

— Je vais essayer, dis-je, quoique vous deviez vous rendre compte que c'est une chose de comprendre soi-même et une autre de l'expliquer à quelqu'un.

(Un prêté pour un rendu, me dis-je.) Puis, sincèrement sérieux, je commençai :

— Si vous étiez un prophète au lieu d'être un physicien ou un mathématicien, je dirais qu'il y a une certaine ressemblance entre vous et Nostradamus. J'entends dans la façon dont vous vous y prenez. L'art prophétique est un don, comme l'est aussi le flair mathématique, si je puis l'appeler ainsi. Nostradamus, semblerait-il, s'est refusé à exploiter son don naturel de la façon habituelle. Comme vous savez, il était versé non seulement dans l'astrologie mais aussi dans les arts magiques. Il avait connaissance de choses cachées — ou interdites — à l'érudit. Il était non seulement médecin mais psychologue. Il était beaucoup, beaucoup de choses à la fois. En résumé, il avait la maîtrise de tant de coordonnées que cela lui coupait les ailes. Il s'est limité — je le dis sous toute réserve — à ce qui était donné, comme un savant. Dans ses vols solitaires, il passait d'un plan à l'autre avec une froide précision, toujours équipé d'instruments, de cartes, de tables et de clefs privées. Si fantastiques que puissent nous paraître ses prophéties, je doute qu'elles tirent leur origine du rêve et de la rêverie. Inspirées elles l'étaient, incontestablement. Mais tout porte à croire que Nostradamus s'est délibérément refusé à lâcher la bride à son imagination. Il procédait objectivement, pour ainsi dire, même quand (si paradoxal que cela puisse paraître) il était habité par la transe. L'aspect purement personnel de son œuvre... j'hésite à l'appeler sa création... est centré autour de la délivrance voilée des oracles, dont il a expliqué clairement la raison dans la Préface à César, son fils. Il y a un ton exempt de passion dans ces révélations dont on sent qu'il ne peut être entièrement attribué à de la modestie de la part de Nostradamus. Il souligne le fait que c'est à Dieu qu'en revient le mérite, non à lui. Or un vrai visionnaire se montrerait fervent à l'égard des révélations qui lui ont été dévoilées ; il s'empresserait soit de recréer le monde selon la sagesse divine qu'il a goûtée, soit de s'unir à son Créateur. Un prophète, encore plus égoïste, se servirait de son illumination pour se venger de ses semblables... Je hasarde tout cela à bâtons rompus, vous comprenez. — Je lui lançai un coup d'œil rapide et perçant pour m'assurer que je l'avais accroché, puis je poursuivis. — Et maintenant, subitement, je crois que je commence à comprendre la vraie portée de la première citation. Je veux dire la partie concernant le grand objet de Nostradamus que, comme vous vous le rappelez, le commentateur français voudrait nous faire croire n'avoir été rien de moins que le désir de donner une signification prédominante à la Révolution française. Personnellement, je crois que si Nostradamus avait quelque motif secret pour s'étendre d'une manière si marquée sur cet événement, c'était de nous révéler la façon dont l'Histoire doit être liquidée. Une phrase telle que « la fin des temps »4 — que signifie-t-elle ? Le temps peut-il vraiment avoir une fin ? Et dans ce cas, cela pourrait-il vouloir dire que la fin des temps est en réalité notre commencement ? Nostradamus prédit un millénaire à venir — à un moment pas très éloigné d'ailleurs. Je ne suis plus sûr pour l'instant si cela suit le Jugement dernier ou le précède. Non plus que je ne suis certain si sa vision s'étendait ou non jusqu'à la fin du monde. (Il parle de l'an 3797, si je me souviens bien, comme de la limite jusqu'à laquelle il pouvait voir.) Je ne pense pas que les deux — le Jugement dernier et la fin du monde — aient été destinés à être simultanés. L'homme ne connaît pas de fin, c'est ma conviction. Le monde peut arriver à une fin, mais dans ce cas ce sera le monde imaginé par le savant, non le monde qu'a créé Dieu. Lorsque la fin viendra, nous emporterons notre monde avec nous. Ne me demandez pas d'expliquer cela — je sais seulement que c'est un fait... Mais pour prendre cette histoire de la fin sous un autre angle. Tout ce que cela peut vouloir dire, comme je le vois maintenant — et c'est certes tout à fait suffisant — c'est l'apparition d'un nouveau et fécond chaos. Si nous vivions aux temps orphiques, nous en parlerions comme de l'avènement d'un nouvel ordre des dieux, c'est-à-dire, si vous voulez, l'investiture d'une nouvelle et plus grande conscience, quelque chose au delà même de la conscience cosmique. Je tiens les oracles de Nostradamus pour l'œuvre d'un esprit aristocratique. Ils n'ont de sens que pour des individus véritables. Pour en revenir au Commune Advènement, excusez mes circonlocutions ! Le terme dont on fait un si large usage aujourd'hui —  l'homme du commun — me frappe comme étant complètement dénué de sens. Un tel animal n'existe pas. Si ce terme a quelque sens que ce soit, et je pense que c'est ce que sous-entendait Nostradamus en parlant du Commun Advènement, il veut dire que tout ce qui est abstrait et négatif, ou rétrogressif, prédomine aujourd'hui. Quoi que soit ou ne soit pas l'homme du commun, une chose est certaine : il est l'antithèse même du Christ ou de Satan. Le terme lui-même semble impliquer l'absence d'allégeance, l'absence de foi, l'absence de principe conducteur — ou même d'instinct. La démocratie, mot vague, vide, dénote simplement la confusion qu'a introduite l'homme du commun et dans laquelle il prospère comme les mauvaises herbes. On pourrait aussi bien dire — mirage, illusion, tour de passe-passe. Avez-vous jamais songé que c'est peut-être sur cette note — sur l'avènement et la domination d'un corps anacéphalique — que s'achèvera l'Histoire ? Peut-être devrons-nous tout recommencer depuis le commencement — à partir du point où en est resté l'homme de Cro-Magnon. Une chose me paraît de la plus grande évidence, et c'est que la note de condamnation et de destruction, qui figure de façon si marquée dans toutes les prophéties, vient de la certitude que l'élément historique ou universel dans la vie de l'homme n'est que transitoire. Le voyant sait comment, pourquoi et où nous nous sommes écartés du chemin. Il sait aussi qu'il n'y a pas grand'chose à y faire, en ce qui concerne la grande masse de l'humanité. L'Histoire doit suivre son cours, disons-nous. C'est vrai, mais pourquoi ? Parce que l'histoire est le mythe, le vrai mythe, de la chute de l'homme rendue manifeste dans le temps. La descente de l'homme dans le domaine illusoire de la matière doit continuer jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien d'autre à faire que de remonter à la surface de la réalité – et de vivre dans la lumière de la vérité éternelle. Les hommes de l'esprit nous exhortent constamment à hâter la fin et à recommencer. Peut-être est-ce pourquoi on les appelle paraclètes, ou avocats du divin. Consolateurs, si vous voulez. Ils n'exultent jamais à l'approche de la catastrophe, comme le font parfois de simples prophètes. Ils indiquent, et généralement illustrent de leur vie, comment nous pouvons faire servir l'apparente catastrophe à des fins divines. C'est-à-dire ils nous montrent, à ceux d'entre nous qui sont prêts et conscients, comment nous adapter et nous accorder à une réalité permanente et indestructible. Ils font leur appel...

Ici Karen me fit signe de m'arrêter.

— Dieu, mon vieux, s'exclama-t-il, quel dommage que vous ne viviez pas au moyen âge ! Vous auriez été un des grands scolastiques. Vous êtes métaphysicien, ma parole. Vous posez une question et vous y répondez comme un maître de la dialectique. — Il s'interrompit un instant pour faire une profonde aspiration. — Dites-moi une chose, reprit-il, me posant une main sur l'épaule, comment avez-vous trouvé tout cela ? Allons, ne feignez pas l'humilité avec moi. Vous savez ce que je veux dire.

Je fis des hum et des hem.

— Allons, allons ! dit-il.

Son sérieux était pathétiquement enfantin. La seule réponse que je pus faire fut de rougir fortement.

— Vos amis vous comprennent-ils quand vous parlez ainsi ? Ou bien ne parlez-vous ainsi qu'à vous-même ?

Je ris. Comment pouvait-on répondre à de telles questions en gardant un visage sérieux ? Je le priai de changer de sujet.

Il acquiesça de la tête en silence. Puis :

— Mais ne pensez-vous jamais à faire usage de vos talents ? Pour autant que je puisse voir, vous ne faites que perdre votre temps. Vous le gaspillez pour des idiots comme Mac Gregor et Maxie Schnadig.

— A vous cela peut paraître ainsi, dis-je, légèrement piqué maintenant. Moi je le vois autrement. Je n'ai pas l'intention d'être un penseur, vous savez. Je veux écrire. Je veux écrire sur la vie, la vie toute crue. Les êtres humains, n'importe quelle espèce d'êtres humains, sont le boire et le manger pour moi. J'aime parler d'autre chose, certainement. La conversation que nous venons d'avoir, c'est du nectar et de l'ambroisie. Je ne dis pas que cela ne mène à rien, pas du tout, mais — je préfère réserver cette sorte de nourriture pour ma propre délectation intime. Voyez-vous, au fond je ne suis qu'un de ces hommes du commun dont nous venons de parler. Seulement, de temps à autre je reçois de soudaines lueurs. Parfois je pense que je suis un artiste. Une fois de loin en très loin, je pense même que je suis peut-être un visionnaire, mais jamais un prophète, un voyant. Ce que j'ai à apporter doit être apporté d'une façon détournée. Lorsque je lis sur Nostradamus ou Paracelse, par exemple, je me sens chez moi. Mais je suis né sur un autre vecteur. Je serai heureux si jamais j'apprends à raconter une bonne histoire. J'aime l'idée de n'arriver nulle part. J'aime l'idée du jeu pour le jeu. Et par-dessus tout, si misérable, mal fichu et horrible qu'il puisse être, j'aime ce monde d'êtres humains. Je ne veux pas couper l'amarre. Peut-être ce qui me fascine dans le fait d'être un écrivain est que cela nécessite une communion avec tous et chacun. Enfin, tout cela ce sont en tout cas des conjectures de ma part.

 

— Henry, dit Karen, je commence à peine à vous connaître. Je m'étais fait de vous une idée tout erronée. Il faut que nous parlions encore — une autre fois.

 

Sur ces mots, il s'excusa et se retira dans son cabinet. Je restai assis un moment, dans une demi-transe, ruminant les bribes de notre conversation. Au bout d'un certain temps, j'allongeai distraitement la main vers le livre qu'il avait posé là. Aussi distraitement, je le pris et lus : « car les œuvres divines, que totalement sont absolues, Dieu les vient parachever : la moyenne qui est au milieu les Anges ; la troisième les mauvais ». (Lettre à César Nostradamus.) Ces quelques lignes continuèrent à chanter dans ma tête pendant des jours. J'avais le vague espoir que Karen viendrait me trouver pour une nouvelle séance privée, au cours de laquelle nous pourrions discuter la tâche probable des bons anges. Mais le troisième jour sa mère arriva, en compagnie d'un ami de longue date. Nos conversations prirent un tout autre cours.

La mère de Karen ! Majestueuse créature en la personne de qui se combinaient les diverses qualités d'une matrone, d'une hétaïre et d'une déesse. Elle était tout ce que Karen n'était pas. Quoi qu'elle fît, elle irradiait la chaleur ; son rire clair dissolvait tous les problèmes, vous assurait de sa confiance, de sa bienveillance. Elle était positive jusqu'au bout des ongles, sans pourtant jamais être arrogante ou agressive. Devinant instantanément ce qu'on s'efforçait de dire, elle donnait son approbation avant même que les mots fussent sortis de votre bouche. Elle était un pur esprit rayonnant sous la forme charnelle la plus enchanteresse.

L'homme qu'elle avait amené avec elle était un individu du genre cordial, de tempérament idéaliste, qui posait de temps à autre sa candidature aux élections au poste de gouverneur et était toujours battu. Il parlait des affaires mondiales avec compétence et pénétration, toujours d'une façon exempte de passion et avec un humour subtil. Il avait fait partie de l'entourage de Wilson à Versailles, il connaissait Smuts de l'Afrique du Sud, et il avait été l'ami intime d'Eugene V. Debs. Il avait traduit des ouvrages obscurs des Grecs présocratiques, était habile joueur d'échecs et avait écrit un livre sur les origines et l'évolution du jeu. Plus il parlait, plus j'étais frappé des innombrables facettes de sa personnalité. Les endroits où il avait été ! – Thibet, Arabie, île de Pâques, Terre de Feu, lac Titicaca, Groenland, Mongolie. Et quels amis il s'était faits — des genres les plus divers — au cours de ses voyages ! Je me souviens des suivants : Kipling, Marcel Proust, Maeterlinck, Rabindranath Tagor, Alexander Berkman, l'archevêque de Canterbury, le comte Keyserling, Henri Rousseau, Max Jacob, Aristide Briand, Thomas Edison, Isadora Duncan, Charlie Chaplin, Eleonora Duse...

S'asseoir à table avec lui c'était comme assister à un banquet donné par Socrate. Entre autres choses, il était connaisseur en vins. Il veillait à ce que nous mangions et buvions bien, entrelardant la conversation pendant le dîner de délicatesses comestibles tels que les grands fléaux, le sens caché de l'alphabet aztèque, la stratégie militaire d'Attila, les miracles d'Apollonius de Tyane, la vie de Sadakichi Hartman, la science magique des druides, les agissements internes de la clique financière qui gouverne le monde, les visions de William Blake, et ainsi de suite. Il parlait des morts avec la même tendresse intime que des vivants. Il était chez lui sous tous les climats, dans toutes les époques de l'humanité. Il connaissait les habitudes des oiseaux et des serpents, il était expert en droit constitutionnel, il inventait des problèmes d'échecs, il avait écrit des traités sur la dérive des continents, sur le droit international, sur la balistique, sur l'art de la guérison.

La mère de Karen apportait le piment. Elle avait un rire sonore qui était contagieux. Quel que fût le sujet de la discussion, elle le rendait appétissant par ses commentaires. Son érudition semblait presque aussi prodigieuse que celle de son compagnon, mais elle la portait légèrement. Karen apparaissait soudain comme un adolescent qui n'avait pas encore commencé à vivre sa propre vie. Sa mère le traitait comme un enfant attardé. De temps à autre elle lui disait carrément qu'il n'était qu'un sot.

— Tu as besoin de vacances, disait-elle. Tu devrais avoir déjà cinq enfants. Ou : Pourquoi ne vas-tu pas passer quelques mois au Mexique ? Tu t'encroûtes.

Quant à elle, elle se préparait à faire un voyage aux Indes. L'année précédente, elle avait été en Afrique, non pour la chasse aux fauves, mais en ethnologue. Elle avait pénétré dans des régions où jamais aucune blanche n'avait mis le pied. Elle était sans peur mais non téméraire. Elle pouvait s'adapter à toutes les circonstances, endurant des privations qui auraient fait hésiter même le sexe fort. Elle avait une foi et une confiance invincibles. Nul ne pouvait se trouver en sa présence sans en être enrichi. Par moments, elle me faisait penser à ces femmes polynésiennes de lignée royale qui préservaient, loin dans le Pacifique, les derniers vestiges d'un Paradis terrestre. C'était là la mère que j'aimerais avoir choisie pour entrer dans sa matrice. C'était là la mère qui personnifiait les éléments primordiaux de notre être, en qui s'harmonisaient la terre, la mer et le ciel. Elle était une descendante naturelle des grandes figures sybillines, incarnation de la texture du mythe, de la fable et de la légende. Terrestre jusqu'à la moelle, elle n'en vivait pas moins dans un domaine de super dimensions. Sa conscience semblait se dilater et se contracter à volonté. Pour les plus grandes tâches elle ne faisait pas plus d'effort que pour les plus humbles. Elle était dotée d'ailes, de nageoires, de queue, de pieds, de griffes et d'ouïes. Elle était aéronautique et amphibie. Elle comprenait toutes les langues et pourtant elle parlait comme un enfant. Rien ne pouvait refroidir son ardeur ou mutiler son irrépressible joie. La regarder c'était prendre courage. Les problèmes cessaient d'exister. Elle était ancrée dans la réalité, mais une réalité divine.

Pour la première fois de ma vie, j'avais le privilège de contempler une Mère. Les images de la Madone n'avaient jamais rien signifié pour moi : elles étaient trop éclatantes, trop translucides, trop lointaines, trop éthérées. Je m'étais formé une image à moi — plus sombre, plus substantielle, plus mystérieuse, plus puissante. Je ne m'étais jamais attendu à la voir prendre corps. J'avais imaginé que de tels types existaient, mais seulement en des lieux lointains de ce monde. J'avais senti leur existence en des temps antérieurs : en Etrurie, dans la Perse ancienne, à l'âge d'or de la Chine, dans l'archipel Malais, dans l'Irlande légendaire, dans la péninsule ibérique, dans la lointaine Polynésie. Mais d'en rencontrer une en chair et en os, dans un cadre quotidien, de manger, parler, rire avec elle — non, cela je ne l'avais jamais cru possible. Chaque jour, je l'étudiais de nouveau. Chaque jour, je m'attendais à voir le voile tomber. Mais non, chaque jour elle grandissait en stature, toujours plus prestigieuse, toujours plus réelle, comme seuls le deviennent les rêves à mesure que nous plongeons de plus en plus profondément dans leurs rets. Ce que je considérais jusqu'alors comme humain, trop humain, se trouvait magnifié à un degré inépuisable. Il n'était plus nécessaire d'attendre la venue d'un surhomme. Les frontières du monde humain devenaient soudain sans limites. Tout est donné, nous dit-on encore et encore. Tout ce qu'on nous demande, je le voyais maintenant clairement, c'est d'accomplir notre propre nature. On parle de la nature potentielle de l'homme comme si elle était en contradiction avec celle qu'il révèle. Dans la mère de Karen, je voyais fleurir l'être en puissance, je le voyais exproprier la coquille grossière et extérieure dans laquelle il est enfermé. Je comprenais que la métamorphose est actuelle et effective, signe même de la vitalité. Je voyais le principe féminin usurpé par l'humain. Je comprenais qu'une plus grande dotation en élément humain éveillait un sens accru de la réalité. Je comprenais qu'en augmentant la force vitale, l'être qui l'incarne nous devient toujours plus proche, toujours plus tendre, toujours plus indispensable. L'être supérieur n'est pas, comme je le supposais jusque-là, plus lointain, plus détaché, plus abstrait. Bien au contraire. Seul l'être supérieur peut susciter en nous la soif qui se justifie, la soif de nous surpasser nous-mêmes en devenant ce que nous sommes véritablement. En présence de l'être supérieur, nous reconnaissons nos propres pouvoirs majestueuex, nous n'aspirons pas à être cette personne, nous avons seulement soif de nous démontrer à nous-mêmes que nous sommes faits en vérité de cette même essence et cette même substance. Nous nous élançons en avant pour accueillir nos frères et sœurs, sachant sans nul doute possible que nous sommes tous de la même famille.

 

La visite de la mère de Karen et de son compagnon ne dura que quelques jours, hélas. Ils étaient à peine partis que Karen décida que nous devions tous rentrer en ville, où il avait à s'occuper de certaines affaires. Il pensait que cela pourrait nous faire du bien à tous d'aller au théâtre, d'entendre un concert ou deux, et puis de revenir au bord de la mer pour travailler sérieusement. Je comprenais que la visite de sa mère l'avait complètement désarçonné.

L'appartement de ville, comme il l'appelait, n'était qu'une innommable pagaïe. Dieu sait quand un balai y avait servi pour la dernière fois. La cuisine était parsemée d'ordures qui s'y trouvaient depuis des semaines. Souris, fourmis, cafards, poux, toutes sortes de vermine infestaient les lieux. Tables, lits, chaises, divans, commodes étaient jonchés de papiers, de fichiers ouverts, de fiches, graphiques, tableaux statistiques, instruments de toute espèce. Il y avait au moins cinq flacons d'encre débouchés. Des sandwiches entamés traînaient parmi les monceaux de lettres. Les mégots se comptaient par centaines.

L'appartement était si crasseux en vérité que Karen et sa femme décidèrent d'aller passer la nuit à l'hôtel. Ils reviendraient le lendemain soir, quand nous y aurions mis de l'ordre de notre mieux. Je devais faire ce que je pourrais avec les dossiers.

Nous étions si contents d'être seuls pour changer que nous n'avions rien contre cet abus. J'avais emprunté dix dollars à Karen pour pouvoir nous procurer de la nourriture. Dès qu'ils furent partis, nous allâmes manger, et nous mangeâmes bien. Dîner italien avec du bon vin rouge.

Regagnant l'appartement, nous sentîmes l'odeur en montant l'escalier.

— Nous n'allons pas y toucher, dis-je à Mona. Couchons-nous et fichons le camp demain matin. J'en ai par-dessus la tête.

— Ne crois-tu pas que nous devrions au moins les voir et leur dire que nous partons ?

— Je vais laisser un mot, dis-je. Je suis trop dégoûté pour prolonger les choses. Je n'ai pas le sentiment que nous leur devions quoi que ce soit.

Nous mîmes une heure à nettoyer suffisamment la chambre à coucher pour pouvoir y passer la nuit. Avec cela nous dûmes dormir entre des draps maculés. Quoi qu'on touchât, tout était détraqué. Baisser le store équivalait à résoudre un problème mathématique. J'arrivai à la conclusion que ces deux-là souffraient d'une forme légère de démence. Au moment de me coucher, je remarquai sur le rayon au-dessus du lit une rangée de cartons à chapeaux et à chaussures. Sur chacun était inscrit un numéro de référence, indiquant l'état du contenu. Je les ouvris pour voir s'ils contenaient vraiment des chapeaux et des chaussures. Ils les contenaient bien. Aucun n'était en état d'être porté autrement que par un mendiant. Ce fut pour moi la dernière goutte d'eau.

— Je te dis, gémis-je, ce type est dingo. Complètement dingo.

Nous nous levâmes de bonne heure, incapables de dormir à cause des poux. Nous prîmes une douche rapide, inspectâmes soigneusement nos vêtements pour nous assurer qu'ils n'étaient pas infestés, et nous apprêtâmes à décamper. J'étais juste d'humeur à écrire un billet. Je décidai qu'il serait bon, car j'entendais ne jamais revoir ces deux-là. Je promenai les yeux autour de moi à la recherche d'un morceau de papier convenable. Avisant une grande carte sur le mur, je l'arrachai et, me servant du bout d'un manche à balai que je trempai dans un pot de peinture, je griffonnai un adieu en hiéroglyphes assez gros pour être lus à trente mètres. Du revers de la main, je balayai les objets qui encombraient la grande table de travail. Je posai la carte sur la table et, au milieu, j'entassais une pile des plus anciennes, des plus puantes ordures. J'étais sûr qu'il ne manque rait pas cela. Je jetai un dernier coup d'œil à la ronde pour garder de la scène une impression durable. Je me dirigeai vers la porte, puis soudain revins sur mes pas. Une chose était encore nécessaire — un post-scriptum à la note. Choisissant un crayon pointu, j'écrivis d'une écriture microscopique : « A classer à C, comme catarrhe, crasse, cantharides, Chihuahua, Cochinchine, constipation, crinologie, coterminal, cicerone, cafards, cimex, lectularius, cimetières, crêpes Suzette, cochons de grains, citrate de magnésie, cauris, corne d'abondance, castration, crochets, cunéiforme, citerne, cognomen, Cocagne, concertina, cotylédons, crapuleux, cosinus, créosote, croupière, copulation, Clytemnestre, Czologosz — et Blue Label catsup ».

Mon seul regret, comme nous descendions l'escalier, était de n'avoir pu laisser de surcroît sur la table ma carte de visite.

Nous prîmes un gentil petit déjeuner dans un lunch wagon en face des Tombs, durant lequel nous discutâmes notre avenir, qui était un vide complet.

— Pourquoi n'irais-tu pas cet après-midi voir un film ? dit Mona. Je vais faire un saut à Hoboken ou quelque part pour voir ce que je peux racler. Rencontrons-nous chez Ulric pour dîner, qu'en penses-tu ?

— Parfait, dis-je, mais que vais-je faire ce matin ? Te rends-tu compte qu'il n'est que huit heures ?

— Pourquoi n'irais-tu pas au Zoo ? Prends l'autobus. Le trajet te fera du bien.

Elle n'aurait pu faire une meilleure suggestion. J'étais de l'humeur voulue pour voir le monde des bêtes. D'être libre et sans entraves à cette heure indue de la matinée me donnait un sentiment de supériorité. Je m'assiérais sur l'impériale et regarderais les besogneux affairés se hâter à leurs tâches imposées. Je me demandai un instant quelle pouvait être ma mission dans la vie. J'avais presque oublié que j'avais eu l'intention d'être écrivain. Je ne savais qu'une chose — je n'étais pas fait pour être boueur. Ni bête de somme. Ni scribe.

Je quittai Mona au coin de la rue. A la Cinquième Avenue, je sautai dans un autobus qui allait vers le nord et grimpai sur l'impériale. De nouveau libre ! J'aspirai profondément quelques bouffées d'ozone. Tandis que nous longions Central Park, je m'emplis les yeux des demeures fanées qui flanquaient la rive de la Cinquième Avenue. J'en connaissais beaucoup pour y être entré par la porte de service ou des fournisseurs. Oui, il y avait là l'hôtel des Roosevelt où, à quatorze ans, je livrais jaquettes, smokings, vestons d'alpaga pour le vieux. Je me demandais si M. Roosevelt l'aîné, je veux dire le banquier, et ses quatre géants de fils continuaient à se rendre tous les matins à leur bureau de Wall Street en marchant à cinq de front —  après un galop dans le parc, bien entendu.5 Un peu plus loin, je reconnus l'hôtel du vieux Bendix. Le frère, qui avait un penchant pour les boutons de gilet fantaisie, était mort depuis longtemps. Mais H.W. était probablement toujours en vie et continuait probablement à ronchonner parce que son tailleur oubliait qu'il boutonnait à droite. Comme j'abominais cet homme ! Je souris à la pensée de la colère que j'avais exhalée contre lui au temps jadis. C'était probablement aujourd'hui un vieil homme très solitaire et faible, servi par un fidèle valet, une cuisinière, un maître d'hôtel, un chauffeur, et ainsi de suite. Comme il savait toujours se donner des occupations ! En vérité, les riches sont à plaindre.

Ainsi en allait-il... Souvenir sur souvenir. Soudain je pensai à Rothermel. Je pouvais facilement me le représenter se levant avec la gueule-de-bois, butant contre son pot de chambre, fulminant, faisant des histoires, sautillant sur une jambe comme une corneille. Eh bien, ce serait un jour de fête pour lui de revoir Mona. (J'étais sûr qu'elle allait dans sa direction).

Pensant à l'état matinal de Rothermel, j'en vins à ruminer la façon dont diverses personnes que je connaissais saluaient le jour nouveau. C'était un jeu délicieux. Des amis et connaissances je passai au monde des célébrités, artistes, acteurs et actrices, personnalités politiques, criminels, chefs religieux, de toutes classes et de tous niveaux. Cela devint positivement fascinant lorsque je me mis à fouiller les habitudes des grands personnages historiques. Comment Caligula accueillait-il le jour ? Une nuée de personnalités lointaines prit soudain possession de mon cerveau : sir Francis Bacon, Mohammed le Grand, Charlemagne, Jules César, Hannibal, Confucius, Tamerlan, Napoléon à Sainte-Hélène, Herbert Spencer, Modjeska, sir Walter Scott, Gustave Adolphe, Frédéric Barberousse, P.T. Barnum...

En approchant de Bronx Park, j'avais oublié ce qui m'avait conduit en cet endroit. J'étais justement en train d'évoquer mes premières impressions du cirque à trois pistes, cet instant émouvant dans la vie d'un gamin où il voit son idole en chair et en os. Mon idole à moi était Buffalo Bill. Je l'aimais. Le voir s'avancer au galop au milieu de la piste couverte de sciure et saluer de son énorme sombrero les spectateurs qui applaudissaient, c'était quelque chose d'inoubliable. Il a de longues boucles, une barbiche, et une grosse moustache frisée. Il y a de l'élégance dans le costume spectaculaire qu'il porte. Une de ses mains tient légèrement les rênes, l'autre étreint la fidèle carabine. Dans un instant, il montrera son infaillible adresse de tireur. Il fait d'abord le tour complet de l'arène, son fier coursier crachant le feu. Quel homme splendide ! Il a pour amis les farouches chefs indiens — Sioux, Comanches, Corbeaux, Pieds Noirs.

Ce qu'admire un gamin, c'est la force exempte d'ostentation — adresse, équilibre, souplesse. Buffalo Bill était le résumé de tout cela. Nous ne le voyions jamais autrement qu'en grande tenue, et cela une fois l'an seulement — si nous avions de la chance. En ces quelques instants qui nous étaient dévolus, il ne manquait jamais un coup de feu, ne faisait jamais un mouvement gauche, ne s'écartait jamais d'un iota du portrait idéal que nous portions dans nos cœurs. Il ne nous décevait jamais, ne nous trahissait jamais. Toujours égal à lui-même.

 

Buffalo Bill était pour nous ce que Saladin était pour ses compagnons — et pour ses ennemis. Un gamin n'oublie jamais son idole. Eh bien, va te faire foutre — nous voici au Zoo. La première chose que je vois est une girafe. Puis un tigre du Bengale, puis un rhinocéros, puis un tapir. Ah, voici les singes ! Je suis de nouveau chez moi. Rien ne nettoie le système psychologique comme de regarder les animaux sauvages. Tabula rasa. Les noms mêmes de leurs habitats sont inspirateurs. On retourne au vieux monde d'Adam où le serpent régnait en maître suprême. L'évolution n'explique rien. Nous y étions tous ensemble, depuis le commencement des temps, et nous resterons ensemble jusqu'à l'éternité. Les étoiles et les constellations dérivent, les continents dérivent, l'homme dérive avec ses compagnons des temps antédiluviens — l'armadillo, l'oiseau dodo, le dinosaure, le tigre machérode, le cheval nain de la Mongolie supérieure. Tout, dans le cosmos, dérive vers quelque point dérivant de l'espace. Et Dieu tout-puissant dérive probablement aussi, en même temps que sa Création.

Me laissant porter, ne faisant qu'un avec le Zoo et tous ses occupants, j'eus soudain la plus claire vision de Renée Tietjen. Renée était la sœur de Richie Tietjen avec qui je jouais quand j'avais six ans. Il était pareil à un zouave sanguinaire, ce Richie. Il vous arrachait un morceau de chair avec ses dents si on le mettait en colère. Il était important, en choisissant son camp pour une partie de barres, d'avoir Richie dans le sien. De temps à autre Renée, sa sœur, debout à la porte, nous regardait jouer. Notre aînée de quelque six ans, elle était déjà une vraie femme et nous paraissait, à nous jeunes, absolument ravissante. Lorsqu'on s'approchait d'elle, on respirait le parfum dont elle se servait — ou était-ce seulement la fragrance de sa chair exquise ? Depuis que j'avais cessé de jouer dans cette rue, je n'avais jamais accordé une pensée à Renée Tietjen. Maintenant, brusquement, et sans aucune raison valable, son image dansait devant moi. Elle s'appuyait à la clôture de fer, à côté de la porte, et le vent moulait sa mince robe de soie autour de ses jambes. Je comprenais maintenant ce qui la rendait si ravissante et inaccessible à nos yeux : elle était l'exacte réplique d'une des madones françaises du moyen âge. Toute lumière et grâce, chaste, séduisante, avec des tresses dorées et des yeux vert de mer. Toujours silencieuse, toujours séraphique. Ballottée par le vent, elle oscillait d'avant en arrière comme un jeune saule. Ses seins, deux hémisphères nubiles, et la petite touffe qui ornait son pubis, semblaient extraordinairement vivants et sensibles. Ils affrontaient le vent comme le contour bombé d'une proue de navire. A quelques pas d'elle, nous foncions de-ci, de-là comme des taureaux en folie, déchirant, frappant, mordant, poussant des cris aigus comme des possédés. Renée restait toujours imperturbable, les lèvres légèrement entr'ouvertes en un sourire énigmatique. Certains disaient qu'elle avait eu un amant qui l'avait plaquée. D'autres qu'elle était boiteuse. Aucun de nous n'avait le courage de lui adresser la parole. Elle prenait place à la grille et y demeurait comme une statue. De temps à autre, le vent relevait sa jupe et nous avions le souffle coupé en apercevant la chair laiteuse au-dessus de ses genoux. Vers le soir, le vieux Tietjen rentrait pesamment chez lui, un long fouet à la main. A la vue de Richie, les vêtements déchirés, le visage barbouillé de boue et de sang, le vieillard le touchait de son fouet. Richie n'émettait jamais un son. Le vieillard saluait d'un air bourru sa fille et disparaissait par la grande porte d'entrée. Etrange scène dont nous ne sûmes jamais la suite.

Tout cela me revenait si vivement que j'éprouvai le besoin de prendre sur-le-champ quelques notes. Je me ruai frénétiquement à la sortie du parc en quête de papier et d'un crayon. De temps à autre je m'arrêtai pour lâcher un fil. Finalement je trouvai une petite papeterie tenue par une vieille juive. Elle portait une de ces hideuses perruques de la couleur des ailes de cafard. Pour une raison ou pour une autre, elle eut de la peine à me comprendre. Je me mis à faire des signes en l'air. Elle me crut sourd. Elle se mit à hurler à mon adresse. Je répondis en hurlant de mon côté, la submergeant de jurons. Elle prit peur et courut à l'arrière-boutique pour appeler au secours. Déconcerté, je restai là un moment, puis m'élançai dans la rue. Un autobus était arrêté au coin. Je montai et m'assis. A côté de moi, il y avait un journal. Je le ramassai et me mis à prendre des notes, d'abord dans la marge, puis en travers des caractères noirs. Quand nous arrivâmes à Morningside Park, je jetai furtivement le journal par la fenêtre. Je me sentais soulagé, aussi soulagé que si je venais de tirer un bon coup. Renée s'était évanouie, ainsi que les girafes, les chameaux, les tigres du Bengale, les débris de cacahuètes et le rugissement maussade des lions. Je raconterais tout cela à Ulric, cela lui plairait. A moins qu'il ne fût en plein milieu d'une campagne de publicité pour des bananes.


1 En français dans le texte.

2 En français dans le texte.

3 En français dans le texte.

4 En français dans le teste.

5 En français dans le texte.