Le lendemain, en fouillant dans la corbeille à papier pour récupérer une lettre, je tombai sur une lettre toute chiffonnée que le Directeur avait manifestement jetée là dans un mouvement de dégoût. L'écriture en était fine et tremblée, une écriture de vieillard, mais lisible en dépit des boucles et petits paraphes qui terminaient presque chaque mot. Je la glissai dans ma poche pour la lire plus à loisir.
Ce fut cette lettre, ridicule et pathétique en un sens, qui me sauva. Si le Directeur l'avait jetée là, ce fut certainement à l'instigation de mon ange gardien.
Honorable Monsieur... commençait-elle, et dès les mots suivants je me sentis soulagé d'un grand poids. Je m'aperçus non seulement que j'étais encore capable de rire comme autrefois, mais que je pouvais rire de moi, ce qui était beaucoup plus important.
Honorable Monsieur, j'espère que vous allez bien et que votre santé ne souffre pas du temps très variable que nous avons en ce moment. Moi-même, je vais très bien pour l'instant et je suis heureux de vous en faire part.
Puis, sans autre préambule, l'auteur de ce curieux document se lançait dans sa harangue arborico-solipsiste. Voici les termes de cette lettre :
Je voudrais que vous me fissiez la très généreuse et très spéciale faveur d'envoyer les hommes de l'Administration des Parcs, en commençant par les districts de Queens et King's County et se dirigeant en direction de l'est, puis en direction de l'ouest et également en direction du nord et en direction du sud afin de procéder à l'enlèvement des nombreux arbres morts et mourants, arbres fendus à la base de même qu'à la partie centrale du tronc et des arbres qui penchent et qui sont tout prêts à tomber et risquent d'endommager les biens, les membres et la vie des hommes, et de donner à tous les arbres sains de grande et de petite dimension une taille plus parfaite, plus adéquate, plus systématique et plus symétrique de la base à la cime et tout autour.
Je voudrais que vous me fissiez la très généreuse et très spéciale faveur d'envoyer les hommes de l'Administration des Parcs afin de réduire la hauteur des arbres trop hauts pour qu'ils n'excèdent pas la hauteur de huit mètres à huit mètres cinquante et de raccourcir de beaucoup les longues branches et d'amincir de beaucoup toutes les parties des arbres depuis la base jusqu'à la cime, ce qui donnerait beaucoup plus de lumière, d'air, de beauté et beaucoup plus de sécurité aux passants, aux carrefours et rues avoisinantes, avenues, places, boulevards (voies dénommées impasses, passages, cités, etc.), ainsi qu'au voisinage des Parcs tant à l'intérieur qu'à l'extérieur.
J'attire grandement votre attention sur la nécessité urgente de tailler, émonder et élaguer les branches et les rameaux à une distance de quatre à cinq mètres des façades ainsi que des murs latéraux et des murs de derrière de toutes maisons et autres édifices de toutes descriptions et de ne pas leur permettre de venir en contact avec elles car un grand nombre d'entre elles leur portent préjudice en venant en contact avec elles, ce qui donnerait ainsi beaucoup plus de lumière, plus de lumière naturelle, plus d'air, plus de beauté et beaucoup plus de sécurité.
Je voudrais que vous ayez la bonté d'envoyer les hommes de l'Administration des Parcs afin qu'ils taillent, émondent et élaguent les branches et les rameaux à une distance d'environ quatre à cinq mètres au-dessus des trottoirs, dallages, allées, etc., et de ne pas les laisser pendre comme un trop grand nombre le font afin de donner plus de hauteur pour marcher sous lesdites branches...
Cela continuait ainsi dans le même style, toujours détaillé et explicite. Voici encore un paragraphe :
Je voudrais que vous ayez la bonté de faire en sorte que les branches et les rameaux soient taillés, élagués et émondés considérablement au-dessous des toits des maisons et autres édifices et de ne pas les laisser dépasser, se chevaucher, s'entrecroiser ou venir en contact avec les maisons et autres édifices et de ménager un espace entre les branches et les rameaux de chaque arbre et de ne pas laisser les branches et les rameaux se chevaucher, s'entrecroiser, s'entrelacer, se presser, s'agglomérer ou venir en contact avec les arbres voisins, et ainsi donner beaucoup plus de lumière, plus de lumière naturelle, plus d'air, plus de beauté et beaucoup plus de sécurité aux piétons, aux carrefours et toutes les voies bordées d'arbres de Queens County, New York...
Oui, en terminant cette lettre je me sentis complètement détendu, en paix avec le monde, et extrêmement indulgent envers ma précieuse personne. C'était comme si un peu de cette lumière — cette « lumière plus naturelle » — avait pénétré mon être. Je n'étais plus perdu dans un brouillard de désespoir. Il y avait plus d'air, plus de lumière, plus de beauté dans les alentours ; dans mes alentours intérieurs.
Quand vint le samedi après-midi, je me précipitai à Manhattan ; je remontai à la surface à Times Square, mangeai en vitesse un morceau à l'Automat, puis je mis le cap en direction du plus proche dancing. Je ne me rendis pas compte sur le moment que je répétais des gestes qui m'avaient précisément amené au triste état où je me trouvais. Ce n'est que lorsque j'eus franchi l'entrée monumentale du Palais de la Danse Itchigumi, une bâtisse démentielle à côté du Café Mozambique, que je réalisai que c'était dans un état d'esprit semblable que j'avais gravi l'escalier branlant d'un autre dancing de Broadway où j'avais rencontré la bien-aimée. Depuis ce temps-là, mon esprit s'était totalement libéré de ces boîtes où des anges de miséricorde tondent tranquillement leurs habitués refoulés. Maintenant, je n'avais plus qu'un désir : échapper à l'ennui pendant quelques heures, trouver quelques heures d'oubli à bon compte. Je ne craignais guère de retomber amoureux, ni même de faire une touche, quoique je fusse pas mal privé de ce côté-là. J'avais tout simplement besoin de me sentir dans la peau d'un type ordinaire, de me laisser emporter dans le courant d'une humanité médiocre, de barboter dans des flaques de lumière glauque et de me frotter contre des chairs exhalant une odeur de sueur et de parfums vulgaires.
En entrant dans le bastringue, je me sentis l'âme d'un fermier en goguette. Je fus immédiatement ébloui par un océan de visages, par la chaleur âcre que dégageait cette masse de corps surexcités, par les rugissements de l'orchestre, par le tourbillon kaléidoscopique des lumières. Tout le monde ici semblait saisi d'une fièvre collective, tous paraissaient tendus, inquiets, sur le qui-vive. L'air crépitait de ce désir électrique, de cette concentration dévorante. Des milliers de parfums différents se heurtaient, se mêlaient, s'exacerbaient mutuellement dans la chaleur de la salle, s'amalgamaient à la sueur, à la fièvre, à l'émoi des sexes. J'étais peut-être entré sans le savoir dans le vestibule vaginal de l'amour. Toute une sous-humanité marquée des stigmates de la laideur qui s'avançait l'une contre l'autre, les lèvres entrouvertes, lèvres sèches, lèvres brûlantes, lèvres affamées, lèvres qui tremblaient, qui imploraient, qui pleurnichaient, qui suppliaient, qui mâchaient et suçaient et mordaient d'autres lèvres. Et tous étaient sobres, trop sobres, sobres comme des criminels qui vont faire leur coup. Et cette pâte humaine fermentait, roulait sur soi-même, ces visages, ces bustes, ces hanches se frôlaient, glissaient les uns contre les autres, s'étreignaient, se pressaient, s'écartaient et tournaient, sexe contre sexe, joue contre joue, bouche contre bouche.
J'avais oublié cela, tout enfermé dans mes chagrins, trop ravagé par mes pensées que j'étais. Là, c'était l'abandon, l'anonymat, l'obsession et le rêve. C'était là le royaume des orteils étincelants et des revers de satin, des « Laissez-pendre-vos-cheveux, mademoiselle Victoria Nyanza », car il n'y a plus d'Égypte, plus de Babylone, plus de géhenne. Ici, les babouins en rut se laissent couler dans les entrailles du Nil en cherchant la fin de toutes choses ; ici, renaissent d'antiques ménades aux gémissements du sexe et des trompettes bouchées, ici, les momies des gratte-ciel mettent leurs ovaires enflammés à l'air, tandis qu'une musique lancinante empoisonne les pores, anesthésie l'esprit, ouvre toutes les vannes. Relents de sueur, de parfums et de désodorisants discrètement aspirés par les ventilateurs, tandis que l'odeur électrique du sexe flotte dans l'espace comme un halo.
Passant et repassant près des tablettes de chocolat aux amandes Hershey empilées comme des lingots d'or, je me frotte contre le tas. Des milliers de sourires pleuvent de partout ; je lève mon visage comme pour sentir les gouttes de rosée scintillante dispersées par une douce brise. Sourires, sourires. Comme si ce n'était pas la vie et la mort, une course à la matrice première, aller et retour. Papillotements, trémoussements, camphre et rissole de poisson, huile Oméga... peaux nues, paumes moites, fronts luisants, lèvres sèches, langues pendantes, dents scintillantes comme des enseignes au néon, yeux brillants, yeux qui errent sur les corps et les déshabillent... yeux pénétrants, perçants, yeux qui cherchent l'or, le sexe ou le meurtre, mais tous brillants, sans honte, innocemment brillants, comme la gueule rouge du lion, et feignant, oui, feignant de croire que c'est samedi après-midi, un dancing comme un autre, un ticket pour une fille, achète-moi, prends-moi, serre-moi, me marche pas sur les pieds, y fait chaud tu trouves pas, oui, j'aime ça, j'aime ça, mords-moi encore, plus fort, plus fort...
Et par-dessus cette masse de corps qui se frôlent, se touchent, s'imbriquent, se pénètrent, se dévorent, glissent, poussent, frottent et se trémoussent dans un énorme ragoût chorégraphique, les trompettes éclaboussent, les trombones gémissent, les saxophones se coagulent, et tout cela forme un puissant fleuve de feu liquide qui va droit aux glandes. Le long des murs, comme des sentinelles assoiffées, se tiennent d'énormes pots d'orangeade, de citronade, de coca-cola, de bière, de lait d'ânesse et de pulpe d'anémone flétrie. Et le bourdonnement presque inaudible des ventilateurs qui sucent cette odeur âcre, rance, de chair et de parfums, pour la déverser sur la tête des passants dans la rue.
Trouver quelqu'un ! Je ne pouvais penser à rien d'autre. Mais qui ? J'avais beau fouiller du regard cette marée de visages et de corps, aucun ne me convenait. Il y en avait de magnifiques, de ravissants... de jolis culs pour ainsi dire. Mais j'avais envie d'autre chose. C'était un bazar, la grande braderie du sexe — il n'y avait qu'à choisir dans le tas. Mais presque toutes avaient le regard vide comme leur âme. Avaient-elles une personnalité ? Certaines, tels de grands rapaces, avaient cet air indéfinissable de vaisseaux démâtés, ballottés par la tempête... ni putain, ni vendeuse, ni Grisélidis. Certaines avaient un air de fleurs fanées ou d'échalas enveloppés dans des serviettes mouillées. D'autres, pures comme du mouron pour les petits oiseaux, semblaient souhaiter qu'on les viole sans qu'on leur fasse trop de mal. Petits poissons se trémoussant sur le parquet de danse au bout de l'hameçon, tortillant leurs fesses lisses et luisantes sous la moire...
Dans un coin près de la caisse se tenaient les entraîneuses, fraîches comme si elles sortaient du bain. Toutes bien coiffées, bien habillées. Attendant qu'on les achète et, avec un peu de chance, qu'on leur offre à boire ou qu'on les invite à dîner. Attendant le millionnaire qui, dans un moment d'oubli, leur proposerait le mariage.
Accoudé au comptoir, je les observai d'un œil détaché. Si c'était le Yoshiwara maintenant... Si elles allaient se déshabiller, faire quelque geste obscène, vous interpeller d'une voix rauque... Mais au Itchigumi le programme était différent. On vous laissait entendre que vous pouviez très gentiment et très sincèrement cueillir la fleur de votre choix, la conduire au centre de la piste, vous frotter contre elle, la bécoter et la suçoter, bander et titiller, acheter d'autres tickets, offrir un verre ou deux à la fille, parler correctement, revenir la semaine prochaine, choisir une autre jolie fleurette, merci beaucoup et au revoir.
La musique s'arrête quelques instants et les danseurs fondent comme des flocons de neige. Je repère une fille en robe paille qui regagne le quartier aux esclaves. Elle a l'air Cubaine. Un peu trapue, bien bâtie, avec une bouche goulue.
J'attends un moment pour lui laisser le temps de sécher, puis je m'approche. Elle paraît dix-huit ans et a l'air de sortir tout droit de la jungle. Ébène et ivoire. Elle sourit avec naturel quand je viens la prendre. Je découvre qu'elle est nouvelle dans le métier, et qu'elle est réellement Cubaine. (Merveilleux !) Bref, elle ne voit pas d'objection à ce que votre main se promène un peu sur elle, à ce que votre bouche la mordille par-ci par-là, et cætera ; elle mêle encore le plaisir au travail.
Poussés au centre de la piste, coincés dans la foule, nous restons là à nous tortiller comme des chenilles ; le censeur est endormi, les lumières très basses, la musique rampe et s'insinue comme une putain bien entraînée. L'orgasme arrive et elle s'écarte pour que sa robe ne soit pas tachée.
Quand je retourne à la barricade, je tremble comme une feuille. Je ne sens plus rien d'autre maintenant que l'odeur du foutre. Inutile de danser davantage pour aujourd'hui. Faudra revenir samedi. Pourquoi pas ?
Et c'est justement ce que je fais. Le troisième samedi, je tombe sur une nouvelle esclave. Elle a un corps merveilleux, et sou visage, écorné par-ci par-là comme une statue antique, m'excite fort. Elle est un tout petit peu plus intelligente que les autres, ce qui ne gâte rien, et elle ne court pas après l'argent. Ce qui est tout bonnement extraordinaire.
Quand elle ne travaille pas, je l'emmène au cinéma ou dans un dancing bon marché des environs. Qu'on aille là ou ailleurs, elle s'en fiche. Pourvu qu'il y ait un peu de gnôle, ça va. Non pas qu'elle soit du genre dalle-en-pente, non... elle trouve que ça rend la vie plus facile, voilà tout. C'est une fille de la cambrousse, par là-haut dans le Nord.
Une fille pas compliquée. Elle a le rire facile, elle aime tout ce qu'elle voit. Quand je la raccompagne chez elle — elle habite une maison meublée — on est obligés de rester dans le vestibule et de se débrouiller comme on peut. Ce qui est assez énervant à la longue, avec les pensionnaires qui entrent et sortent toute la nuit.
Parfois, en la quittant, je me demande pourquoi je n'ai jamais épousé une fille comme elle, le genre sans histoire, au lieu d'aller chercher des compliquées. Cette gosse n'a pas une once d'ambition ; rien ne l'ennuie, rien ne la tracasse. Elle ne semble même pas se soucier d'être « prise », comme on dit. (Elle est peut-être habile dans le maniement de l'aiguille à tricoter.)
Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi je suis immunisé contre ce type de femme : j'en aurais assez au bout de quelques semaines. En tout cas, il y avait peu de danger que je me laisse prendre à sa personnalité sans mystère. Je suis un pensionnaire moi-même, qui n'hésite pas à chaparder quelques pièces dans le porte-monnaie de la propriétaire à l'occasion.
J'ai dit qu'elle avait un corps merveilleux, cette belle-de-nuit. C'est vrai. Elle était pleine et souple, douce comme un phoque. Il suffisait que je caresse ses fesses pour que tous mes problèmes s'évanouissent, et j'en oubliais Nietzsche, Stirner et Bakounine. Quant à sa frimousse, si elle n'était pas d'une beauté sensationnelle, elle était séduisante et attachante. Elle avait peut-être le nez un peu long, un peu fort, mais il allait parfaitement avec sa personnalité, je veux dire avec sa façon de baiser. Mais dès que je me mettais à faire des comparaisons entre son corps et celui de Mona, je savais que ce n'était pas la peine d'aller plus loin. Quelles que fussent les qualités de sa chair et de son sang, ce n'était que de la chair et du sang. Il n'y avait rien de plus en elle que ce que l'on pouvait voir, toucher, entendre et sentir. Avec Mona, c'était une tout autre histoire. La moindre portion de son corps avait le pouvoir de m'enflammer. Sa personnalité résidait tout autant dans son tétin gauche, que dans son petit orteil droit. La chair était éloquente en chacune de ses parties. Son corps était loin de la perfection, mais il était mélodieux et provocant. Il reflétait ses états d'âme. Elle n'avait pas besoin de l'afficher, d'en faire parade ; il lui suffisait de l'habiter, d'être lui.
Il y avait aussi le fait que le corps de Mona était perpétuellement changeant. Je ne peux oublier cette époque où nous habitions avec le docteur et sa famille dans le Bronx ; nous prenions toujours notre douche ensemble, nous nous frottions, nous nous savonnions mutuellement, nous faisions l'amour comme nous pouvions — sous la douche — tandis que les cafards sillonnaient sur les murs comme des armées en marche. Son corps alors, bien que j'en fusse fou, n'était pas celui d'une statue grecque. Sa peau faisait des plis autour de sa taille, ses seins pendaient, ses fesses étaient trop plates, des fesses de petit garçon. Pourtant ce même corps, revêtu d'une robe suisse empesée, avait tout le charme et l'allure d'un corps de soubrette. Le cou était plein — un cou de colonne comme je l'appelais — et il s'harmonisait parfaitement avec la voix riche, sombre et vibrante qui s'échappait de lui.
Et ce corps passait par toute une gamme d'états divers. Parfois il devenait tendu, mince, ferme comme une peau de tambour. Presque trop ferme, trop mince. Puis il changeait de nouveau, et chaque modification coïncidait avec une transformation intérieure, avec ses fluctuations, ses humeurs, ses désirs et ses frustrations. Mais toujours il restait provocant — plein de vie, sensible, frémissant d'amour, de tendresse, de passion. Il semblait parler chaque jour un langage nouveau.
Quel pouvoir alors pouvait exercer le corps d'une autre ? Au mieux, il n'avait qu'une faible valeur de transition. J'avais trouvé le corps, je n'avais plus besoin d'aucun autre. Nul autre ne pourrait jamais me satisfaire pleinement. Non, le genre bonne fille n'était pas pour moi. On pénètre ce genre de corps comme on perce un morceau de carton avec un couteau. Ce que j'aimais c'était le fuyant, l'insaisissable. (Insaisissable comme le basilic.) L'insaisissable et l'insatiable en même temps. Un corps comme celui de Mona, plus on le possédait, plus il vous possédait. Un corps qui pouvait entraîner avec lui toutes les malédictions de l'Égypte — et toutes ses merveilles, toutes ses splendeurs.
J'essayai un autre dancing. Tout était parfait — musique, lumières, filles, même les ventilateurs. Mais jamais je ne ressentis plus de solitude, plus de désolation qu'ici. De désespoir, j'invitai (contre ticket) des filles, les unes après les autres, toutes sensibles, complaisantes, ductiles, malléables, toutes gracieuses, jolies, brunes et satinées, mais le désespoir était tombé sur moi comme un gros poids qui m'accablait. Je finis par me sentir pris de nausée. La musique en particulier me révoltait. Que de fois avais-je entendu ces airs falots, anémiques, complètement idiots avec leurs paroles sucrées ! Des œuvres de maquereaux ou d'impuissants qui n'avaient jamais connu les affres de l'amour. « Embryonnaires » ; musique d'embryons pour des embryons. Un lymphatique appelant ses pairs dans cinq pieds d'eau d'égout ; une belette pleurant ses petits et se noyant dans son pipi. Romance, ou la copulation de la violette et de la renoncule. Je t'aime ! En lettres chromosomatiques sur papier hygiénique surfin. Paroles inventées par des pédérastes minables ; musique d'Albumine et ses compagnons. Pfui !
Quittant ces lieux fadasses, je songeai aux disques africains que j'avais à une époque, aux rythmes lancinants, à l'obsédante pulsation issue du sang qui animait leur musique. Un rythme purement sexuel, mais tellement rafraîchissant, tellement pur, tellement innocent !
J'étais dans un tel état que j'avais envie de sortir ma queue, en plein milieu de Broadway, et d'éjaculer un bon coup. Imaginez un peu un satyre tirant son paf — un samedi après-midi ! — juste devant l'Automat !
Fou de rage, je pris le chemin de Central Park et me jetai sur l'herbe. Plus de fric, que faire ? La manie de la danse... J'en étais encore là. A grimper ces escaliers raides vers la caisse où était assis un Grec velu qui attrapait la monnaie. (« Oui, elle sera bientôt là ; prenez donc une autre fille, en attendant ! ») Souvent, elle ne se montrait même pas. Dans un coin, sur une estrade, les musiciens de couleur s'agitaient comme des diables, suaient, soufflaient, ahanaient ; pendant des heures et des heures sans même avoir droit à un petit entracte. Ils ne s'amusaient guère, ces gars-là, pas plus que les filles, bien qu'il leur arrivât de temps en temps de mouiller leur culotte. Il fallait vraiment être tordu pour fréquenter un pareil bastringue.
Me laissant envahir par une douce torpeur, j'étais sur le point de fermer les yeux lorsqu'une ravissante jeune femme surgit de nulle part et s'assit sur un petit tertre juste au-dessus de moi. Peut-être ne se rendait-elle pas compte que, de la position qu'elle occupait, ses parties intimes étaient exposées à mon regard. Peut-être ne s'en souciait-elle pas le moins du monde. Peut-être était-ce sa façon de me sourire, de me faire de l'œil. Il n'y avait rien d'effronté ni de vulgaire en elle ; elle était pareille à une douce créature aérienne qui serait venue reposer ses ailes un instant près de moi.
Elle était si totalement oublieuse de ma présence, si immobile, si perdue dans sa rêverie que, aussi incroyable que cela paraisse, je fermai les yeux et m'assoupis. La première chose dont je fus certain ensuite, c'est que je n'étais plus sur cette terre. Il faut un certain temps pour s'habituer à l'au-delà, et c'était ainsi dans mon rêve. La chose la plus étrange à laquelle je devais m'habituer était le fait que rien de ce que je souhaitais faire ne demandait le moindre effort. Si je voulais courir, que ce soit lentement ou très vite, je le faisais sans en être essoufflé. S'il me prenait fantaisie de sauter à pieds joints par-dessus un lac ou de franchir une colline d'un bond, je sautais, tout simplement. Si j'avais envie de voler, je volais. Je faisais exactement tout ce que je voulais sans qu'il n'y eût rien d'extraordinaire à cela.
Au bout d'un moment, je m'aperçus que je n'étais pas seul. Il y avait quelqu'un à côté de moi, comme une ombre, qui se déplaçait avec la même aisance et la même assurance que moi. Mon ange gardien, très probablement. Je ne rencontrais rien qui ressemblât à des créatures terrestres, et pourtant je devisais, toujours sans effort, avec tout ce qui se présentait sur mon chemin. Si c'était un animal, je lui parlais dans sa langue ; si c'était un arbre, je parlais le langage des arbres ; si c'était une pierre, je parlais le dialecte des pierres. J'attribuai ce don des langues à la présence de cette créature qui m'accompagnait.
Mais dans quel univers me conduisait-on ? Et dans quel but ?
Je finis par m'apercevoir que je saignais, qu'en fait je n'étais qu'une grappe de blessures de la tête aux pieds. C'est alors que, saisi d'épouvante, je m'évanouis. Quand je rouvris les yeux, je fus étonné de voir que l'Être qui m'avait accompagné était en train de laver mes blessures, tendrement, et d'oindre tout mon corps d'huile. Étais-je sur le point de mourir ? Était-ce l'Ange de Miséricorde qui était penché sur moi ? Ou avais-je déjà passé la Ligne ?
Je lançai un regard implorant à mon Consolateur. L'ineffable sourire de compassion qui illumina ses traits me rassura. Je ne me souciai plus de savoir si j'étais encore de ce monde ou non. Un sentiment de paix envahit tout mon être, et je refermai les yeux. Lentement, une nouvelle énergie s'infusait dans mes membres ; à part une étrange sensation de vide dans la région du cœur, je me sentis complètement remis.
Ce n'est que lorsque j'eus rouvert les yeux et découvert que j'étais seul, mais non pas abandonné, que je levai instinctivement une main et la posai sur mon cœur. Je fus horrifié de constater qu'une profonde cavité se creusait à l'endroit où mon cœur aurait dû se trouver. Un trou d'où ne sortait pas la moindre goutte de sang. « Alors, je suis mort », murmurai-je. Et pourtant, je n'y croyais pas.
A ce moment, mort sans être mort, les portes de la mémoire s'ouvrirent toutes grandes et tout au bout du corridor du temps, je contemplai ce qu'il n'est permis à aucun homme de voir tant qu'il n'est pas prêt à « abandonner le fantôme » : je vis à tous les stades de sa pitoyable faiblesse le pauvre diable que j'avais été, la canaille qui s'était si vainement et ignominieusement débattue pour protéger son misérable petit cœur. Je vis qu'il n'avait jamais été brisé, comme je l'imaginais, mais que, paralysé par la peur, il s'était réduit à presque rien. Je vis que les graves blessures qui m'avaient conduit si bas avaient toutes été reçues dans un effort insensé pour empêcher que ce cœur racorni ne se brise. Le cœur lui-même n'avait jamais été touché ; il s'était ratatiné faute de servir.
Et maintenant, l'Ange de Miséricorde m'avait ôté ce cœur. J'avais été guéri afin que je puisse vivre mort comme je n'avais jamais vécu durant que j'étais en vie. Désormais invulnérable, qu'avais-je besoin d'un cœur ?
Gisant face contre terre, ayant retrouvé toute ma force et toute ma vigueur, l'atrocité de mon destin me frappa comme une pierre. Le sentiment de la vacuité totale de l'existence me submergea. J'étais devenu invulnérable, pour toujours, mais la vie — si l'on pouvait appeler cela la vie — avait perdu toute signification. Je remuai les lèvres comme pour prier, mais je n'avais plus le pouvoir d'exprimer le désespoir. Privé de cœur, j'avais perdu la faculté de communiquer, même avec le Créateur.
Alors l'Ange m'apparut à nouveau. Dans ses mains, jointes en forme de calice, il tenait la pauvre petite chose toute desséchée qui avait été mon cœur. Me gratifiant d'un regard de profonde compassion, il souffla sur cette braise éteinte qui se gonfla alors de sang et se mit à battre entre ses doigts comme un cœur vivant, un cœur humain.
Le remettant à sa place, ses lèvres remuèrent comme s'il prononçait une bénédiction, mais aucun son n'en sortit. Mes péchés avaient été pardonnés ; j'étais libre de pécher de nouveau, libre de brûler de la flamme de l'esprit. Mais à ce moment, je sus que c'est le cœur qui gouverne, qui unit et qui protège ; et je sus que je ne l'oublierais jamais. Et je sus que ce cœur ne mourrait jamais, car il était entre des mains plus hautes.
Je me sentis alors possédé de joie ! Je fus inondé d'une foi entière et absolue !
Bondissant sur mes pieds, je me sentis un être nouveau, et je tendis les bras pour embrasser le monde. Rien n'avait changé ; c'était le monde que j'avais toujours connu. Mais je le voyais avec des yeux neufs. Je ne cherchai plus à lui échapper, à masquer ses laideurs ou à le modifier en aucune façon. Je lui appartenais totalement, et je ne faisais qu'un avec lui. J'avais traversé la vallée de l'ombre de la mort ; je n'avais plus honte d'être humain, trop humain.
J'avais trouvé ma place. J'appartenais. Ma place était dans le monde, au sein de la mort et de la corruption. Pour compagnons, j'avais le soleil, la lune, les étoiles. Mon cœur, lavé de ses iniquités, avait perdu toute crainte ; il brûlait maintenant du désir de s'offrir au premier venu. J'avais l'impression d'être tout entier un cœur, un cœur qui ne pourrait plus jamais être brisé, ni même blessé, puisqu'il n'était plus séparé de ce qui lui avait donné naissance.
Et tandis que j'avançais dans les épais fourrés du monde, là où seules avaient régné la vengeance et la panique, je m'écriai de toute la ferveur de mon âme : « Courage, ô mes frères et mes sœurs ! Courage ! »