XVII

 
 
 

Un samedi vers dix heures du matin, quelques minutes après le départ de Mona, Mme Skolsky frappa à la porte. Je venais à peine de m'asseoir devant la machine, et je me sentais bien parti pour écrire.

— Entrez ! dis-je.

Elle entra d'un air hésitant, s'arrêta respectueusement, puis dit :

— Il y a en bas un monsieur qui désire vous voir. Il dit qu'il est un de vos amis.

— Comment s'appelle-t-il ?

— Il n'a pas voulu donner son nom. Et il m'a prié de ne pas vous déranger si vous êtes occupé.

(Qui diable cela pouvait-il bien être ? Je n'avais donné notre adresse à personne.)

— Dites-lui que je descends dans une minute.

Quand je me penchai au-dessus de la rampe de l'escalier, je le vis qui me regardait avec un grand sourire. MacGregor, pas moins. Le dernier homme que je souhaitais rencontrer.

— Je parie que tu es content de me voir, chantonna-t-il. Tu te caches toujours, à ce que je vois. Comment ça va, mon vieux ?

— Monte donc !

— Tu es sûr que je ne te dérange pas, non ? (Ceci dit avec une grosse pointe de sarcasme.)

— J'ai toujours quelques minutes pour un vieil ami, répondis-je.

— Pas mal ici, dit-il en entrant. Il y a longtemps que tu es ici ? Bah, ça ne fait rien, tu n'es pas obligé de me le dire.

Il s'assit sur le divan et jeta son chapeau sur la table. Avisant la machine, il dit :

— Toujours après, hein ? Je croyais que tu y avais renoncé depuis longtemps. Tu es coriace, mon vieux. C'est du masochisme, ma parole !

— Comment as-tu eu notre adresse ?

— Bête comme chou : j'ai téléphoné à tes parents. Ils n'ont pas voulu me donner l'adresse, mais ils m'ont donné le numéro de téléphone. Le reste était facile.

— Merde, merde !

— Qu'est-ce qu'il y a ? Tu n'es pas content de me voir ?

— Si, si.

— Allez, ne te frappe pas, je ne le dirai à personne. A propos, elle est toujours avec toi, euh... comment s'appelle-t-elle déjà ?

— Tu veux dire Mona ?

— Oui, c'est ça, Mona. Je n'arrivais pas à me rappeler son nom.

— Bien sûr qu'elle est avec moi. Pourquoi ne le serait-elle pas ?

— Je n'aurais jamais cru que ça tiendrait si longtemps, voilà tout. Eh bien, ça fait plaisir de te savoir heureux. Moi, je ne peux pas en dire autant. Je suis dans le pétrin. Un drôle de pétrin. C'est pour ça que je suis venu. J'ai besoin de toi.

— Non, ce n'est pas possible ! Comment diable pourrai-je te rendre service, moi ? Tu sais, je suis...

— Tout ce que je te demande, c'est de m'écouter. Ne prends pas cet air affolé. Je suis amoureux, voilà.

— Mais... c'est très bien. Quel mal y a-t-il à cela ?

— Elle ne veut pas de moi.

J'éclatai de rire.

— C'est tout ? C'est ça qui te tourmente ? Mon pauvre vieux !

— Tu ne comprends pas. Cette fois, c'est différent. Cette fois, c'est de l'amour. Laisse-moi te parler d'elle...

Il s'arrêta un bon moment.

— A moins que tu ne sois trop occupé, dit-il enfin en jetant un regard sur la table, sur la machine, sur la feuille blanche qui y était engagée. Qu'est-ce que c'est, cette fois... un roman ? Ou un traité philosophique ?

— Ce n'est rien, dis-je. Rien d'important.

— Bizarre, dit-il. Il fut un temps où tout ce que tu faisais était important. Très important. Allez, qu'est-ce que tu caches ? Je sais que je t'ai dérangé, mais ce n'est pas une raison pour me faire des cachotteries.

— Eh bien, si tu veux vraiment savoir, je travaille à un roman.

— Un roman ? Seigneur, Henry, tu es fou... tu n'écriras jamais un roman !

— Pourquoi ? Tu es bien catégorique.

— Parce que je te connais, voilà tout. Tu n'es pas capable de bâtir une intrigue.

— Un roman doit-il toujours avoir une intrigue ?

— Écoute, je ne voudrais pas te décourager, mais...

— Mais quoi ?

— Pourquoi t'acharnes-tu ? Tu peux écrire n'importe quoi, mais pas un roman.

— Et qu'est-ce qui te fait croire que je sois capable d'écrire tout court ?

Il pencha la tête, comme s'il cherchait une réponse.

— Tu n'as jamais cru beaucoup à ma vocation d'écrivain, dis-je. Personne n'y croit.

— Mais si, tu es un écrivain, dit-il. Tu n'as peut-être rien écrit de valable encore, mais tu as tout le temps devant toi. L'ennui avec toi, c'est que tu es un obstiné.

— Un obstiné ?

— Obstiné, oui. Entêté, tête de mule. Tu veux entrer par la grande porte. Tu veux être différent, mais tu ne veux pas payer le prix. Écoute, pourquoi ne chercherais-tu pas un emploi de reporter, à faire ton chemin en devenant correspondant, puis tu t'attaquerais ensuite à la grande œuvre ? Hein, réponds à cela !

— Parce que je perdrais mon temps, voilà la réponse.

— Il y en a d'autres qui l'ont fait. Et des gars plus grands que toi. Bernard Shaw, par exemple.

— Eh bien, tant mieux pour Bernard Shaw. Moi, c'est différent.

Silence pendant un moment. Puis je lui rappelai un certain soir, il y avait longtemps, dans son bureau, où il m'avait jeté sous les yeux une nouvelle revue et m'avait dit de lire une histoire de John Dos Passos, jeune écrivain alors.

— Et tu sais ce que tu m'as dit ? Tu m'as dit : « Henry, pourquoi n'essaierais-tu pas un truc comme ça ? Tu pourrais écrire aussi bien que lui un jour. Lis ça et tu verras. »

— J'ai dit ça, moi ?

— Oui. Tu ne te rappelles pas, hein ? Eh bien, ces mots qui t'ont si imprudemment échappé m'ont trotté par la tête. Que je sois capable ou non d'égaler un jour Dos Passos, la question n'est pas là. Ce qui est important est qu'un jour, tu as paru croire que j'étais capable d'écrire.

— Mais ai-je jamais dit le contraire, Henry ?

— Non, mais tu agis autrement. Tu agis comme si tu t'embarquais avec moi dans une folle équipée. Comme si tout cela était sans espoir. Tu voudrais que je fasse comme n'importe qui, que je me conduise comme les autres, que je répète leurs erreurs.

— Seigneur, ce que tu es susceptible ! Allez, écris-le, ton sacré roman ! Fous-toi la cervelle en l'air si ça te chante ! Je voulais simplement te donner un petit conseil amical... De toute façon, ce n'est pas pour ça que je suis venu, pour parler bouquins. Je suis dans le pétrin, j'ai besoin d'aide. Et tu es le seul qui soit capable de m'aider.

— Comment ?

— Je ne sais pas. Mais laisse-moi te raconter d'abord, ensuite tu comprendras mieux. Tu peux bien m'accorder une demi-heure, hein ?

— Oui, je pense.

— Bon, eh bien, voici... Tu te rappelles cette boîte, au Village, où nous allions souvent le samedi après-midi ? On y rencontrait presque toujours George. Il y a environ deux mois, j'y suis retourné pour voir si l'endroit avait changé... toujours le même genre de filles qui rôdent dans le coin. Mais je m'ennuyais. J'avais bu deux verres tout seul — personne ne m'avait encore fait de l'œil, je te signale — je crois que j'avais aussi un peu le bourdon, je me disais que je commençais à me faire vieux et tout ça, quand j'aperçois une fille à deux ou trois tables de moi, toute seule, comme moi.

— Une beauté ensorcelante, j'imagine.

— Non, Hen. Non, on ne peut pas dire ça. Mais différente. Bref, je m'approche d'elle, je l'invite à danser, et quand l'orchestre s'arrête elle vient s'asseoir à ma table. Nous n'avons plus dansé et nous sommes restés à bavarder jusqu'à l'heure de la fermeture. J'ai voulu la raccompagner chez elle, mais elle a refusé. Je lui ai demandé son numéro de téléphone, mais sans plus de succès, « Peut-être vous retrouverai-je ici samedi pro-« chain ? lui ai-je dit. — Peut-être », m'a-t-elle répondu. Et voilà... Tu n'as pas quelque chose à boire par ici, dis ?

— Si, bien sûr.

J'allai prendre une bouteille dans le buffet.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? dit-il en prenant la bouteille de vermouth.

— C'est une lotion capillaire, dis-je. Je suppose que tu préfères du scotch ?

— Si tu en as, oui. Sinon, j'en ai dans ma voiture.

Je sortis la bouteille de scotch et lui en versai un bon verre.

— Et toi ?

— Je n'en bois jamais. D'ailleurs, il est trop tôt.

— C'est vrai, tu as ce roman à écrire, hein ?

— Dès que tu seras parti, dis-je.

— Je vais tâcher d'être bref, Hen. Je sais que je t'ennuie. Mais je m'en fous. Il faut que tu m'écoutes... Où en étais-je ? Ah, oui, le dancing. Bon, eh bien le samedi suivant je suis retourné l'attendre, mais rien. Je suis resté là-bas tout l'après-midi. Pas de Guelda.

— Quoi ? Guelda ? C'est son nom ?

— Oui, pourquoi ?

— Un drôle de nom, c'est tout. De quel... quelle est sa nationalité ?

— Elle doit être irlandaise ou écossaise, j'imagine. Qu'est-ce que ça peut faire ?

— Rien, rien du tout. Simple curiosité.

— Elle n'est pas tzigane, si c'est à cela que tu penses. Mais il y a quelque chose en elle... je ne peux pas m'empêcher de penser à elle. Je suis amoureux, voilà ce qu'il y a. Et je crois que je n'avais encore jamais été amoureux. Pas comme cela, certainement.

— C'est plutôt amusant de t'entendre dire ça, à toi.

— Je sais, Hen. C'est plus qu'amusant. C'est tragique.

J'éclatai de rire.

— Oui, tragique, répéta-t-il. Pour la première fois de ma vie, j'ai rencontré quelqu'un qui ne fait pas plus cas de moi que d'une merde.

— Qu'en sais-tu ? dis-je. Est-ce que tu l'as revue ?

— Si je l'ai revue ? Mais depuis ce jour, je n'arrête pas de la suivre. Je pense bien que je l'ai revue. Je l'ai suivie chez elle un soir. Elle descendait de l'autobus à Borough Hall. Elle ne m'a pas vu, naturellement. Le lendemain, je lui ai téléphoné. Elle était furieuse. Quelle idée de lui téléphoner ? Comment avais-je eu son numéro ? et cætera. Bien ; quelques semaines plus tard elle était de nouveau au dancing. Cette fois, j'ai dû littéralement me mettre à genoux devant elle pour lui arracher une danse. Ensuite, elle m'a prié de la laisser tranquille, et dit que je ne l'intéressais pas du tout, que j'étais un malappris... oh, toutes sortes de choses. Et elle a catégoriquement refusé de revenir s'asseoir à ma table comme le premier jour. Le lendemain, je lui ai envoyé un bouquet de roses. Résultat : néant. J'ai encore essayé de lui téléphoner, mais dès qu'elle a reconnu ma voix elle a raccroché.

— Elle est probablement folle de toi, dis-je.

— Dis plutôt qu'elle me considère comme un vrai poison, oui.

— As-tu découvert ce qu'elle fait dans la vie ?

— Oui. Elle est institutrice.

— Institutrice ? Ça, c'est énorme ! Voilà que tu cours après les institutrices à présent ! Maintenant, je la vois un peu mieux... un peu forte, l'air gauche, pas belle mais avec un petit quelque chose... sourit rarement, coiffée à la...

— Oui, tu y es presque, Henry. Oui, elle est grande et forte, mais sans être disgracieuse. Quant à son visage, je ne sais pas. Je n'ai vu que ses yeux... d'un bleu de porcelaine, et ils scintillent...

— Comme des étoiles.

— Plutôt comme des violettes, dit-il. Le reste de son visage ne compte pas. Pour être honnête, je crois qu'elle a le menton fuyant.

— Et les jambes ?

— Pas fameuses. Un peu lourdes. Mais pas des jambes d'éléphant tout de même !

— Et les fesses, est-ce qu'elle les tortille quand elle marche ?

Il bondit sur ses pieds.

— Henry, dit-il en mettant son bras autour de mes épaules, c'est de ses fesses que je suis amoureux ! Si seulement je pouvais poser ma main sur ses fesses rien qu'une fois... je mourrais heureux.

— Elle est prude, en somme ?

— Intouchable.

— Tu l'as déjà embrassée ?

— Tu es fou ? Embrassée ? Elle aimerait mieux mourir !

— Écoute, dis-je, tu ne crois pas que si tu es fou d'elle à ce point, c'est peut-être tout simplement parce qu'elle te bat froid ? Tu as eu des filles bien mieux qu'elle, si j'ai bonne mémoire. Oublie-la, c'est ce que tu as de mieux à faire. Ça ne te brisera pas le cœur. Tu n'en as pas, de cœur. Tu es un Don Juan né.

— Plus maintenant, Hen. Je ne peux plus regarder une autre femme. Je suis vraiment mordu.

— Mais, je ne vois pas très bien comment je peux t'aider dans cette histoire ?

— Je ne sais pas. Je me disais... Tu pourrais peut-être essayer de la voir pour moi, de lui parler, de lui dire à quel point c'est sérieux, enfin... quelque chose comme ça.

— Mais comment l'aborderais-je ? En qualité d'émissaire de Votre Altesse Sérénissime ? Elle m'enverrait promener, tu peux en être sûr.

— C'est vrai. Mais tu pourrais peut-être t'arranger pour la rencontrer sans qu'elle sache que tu es mon ami. Tu pourrais essayer d'entrer dans ses bonnes grâces et puis...

— Et puis lui lâcher le morceau, hein ?

— Et alors ? C'est possible, non ?

— Tout est possible, seulement...

— Seulement quoi ?

— Eh bien, et si je tombais amoureux fou d'elle, moi aussi ? (Je ne craignais rien de tel, naturellement, mais je voulais voir quelle serait sa réaction.)

Cette idée absurde le fit bien rire.

— Ce n'est pas du tout ton type, Henry, rassure-toi. Toi, ce que tu aimes, c'est le genre exotique. Elle est irlandaise, ou écossaise, je te l'ai déjà dit. Vous n'avez rien en commun. Mais tu pourrais toujours parler, bon Dieu ! Si tu le voulais, évidemment. Tu aurais fait un bon avocat, je te l'ai déjà dit. Essaie de t'imaginer en train de défendre une cause... ma cause. Tu pourrais descendre de ton piédestal et faire une petite chose comme ça pour un vieux copain, non ?

— Ça va coûter du fric, une histoire comme ça, dis-je.

— Du fric ? Pour quoi faire ?

— Eh bien, les fleurs, les taxis, le théâtre, le cabaret...

— Mais pas du tout, dit-il. Des fleurs, peut-être. Mais ne prends pas ça comme un siège en règle. Tout ce que je te demande, c'est de faire sa connaissance et de bavarder. Je n'ai pas besoin de te dire comment t'y prendre. Fais fondre un peu sa réserve, c'est tout. Pleure s'il le faut. Bon Dieu, si seulement je pouvais entrer chez elle, la voir seule, je me prosternerais à ses pieds, je lui lécherais les orteils, je lui demanderais de me marcher sur le corps. Je parle sérieusement, Hen. Je ne serais pas venu te trouver si je n'étais pas désespéré.

— Très bien, dis-je. Je vais y réfléchir. Donne-moi un peu de temps.

— Tu ne dis pas ça pour te débarrasser de moi ? Alors, c'est oui ?

— Je ne promets rien. Cela demande réflexion. Je ferai de mon mieux, voilà tout ce que je peux dire.

— Tope là ! dit-il en me tendant la main. Ah, tu ne sais pas comme cela me soulage, Hen. J'avais pensé demander à George, mais tu sais comme il est. Il prendrait ça à la blague. Et ça n'a rien d'une blague, je te le jure. Merde, je me rappelle encore quand tu parlais de te faire sauter la cervelle pour... comment s'appelle-t-elle déjà ?

— Mona.

— Oui, Mona. Il te la fallait à tout prix, hein ? Tu es heureux maintenant, j'espère. Hen, je ne demande même pas cela... être heureux avec elle. Tout ce que je veux, c'est la voir, l'adorer, l'idolâtrer. Cela paraît puéril, hein ? Mais c'est vrai. Je n'en peux plus. Si je ne l'ai pas, je suis foutu.

Je lui versai un autre verre.

— Je me moquais de toi autrefois, tu te rappelles ? Tu tombais amoureux pour un oui ou pour un non. Tu te rappelles ta veuve, comme elle me détestait. Elle avait de bonnes raisons pour cela. Au fait, qu'est-elle devenue ?

Je hochai la tête.

— Tu en pinçais drôlement pour elle, pas vrai ? Maintenant que je repense à tout cela, ce n'était pas un mauvais cheval. Un peu trop vieille peut-être, l'air un peu triste, mais assez séduisante. N'avait-elle pas un fils de ton âge ?

— Oui. Il était mort quelques années auparavant.

— Tu avais bien l'impression que tu ne pourrais jamais te tirer de ce pétrin, hein ? Il me semble qu'il y a mille ans de tout cela... Et Una ? Je parie que ça te fait encore quelque chose quand tu y repenses, hein ?

— Peut-être bien, dis-je.

— Tu sais, Henry, tu es un veinard. Dieu vient toutes les fois à ton secours. Bon, je ne veux pas t'empêcher de travailler plus longtemps. Je te passerai un coup de fil dans quelques jours pour savoir où tu en es. Ne me laisse pas tomber, je t'en supplie.

Il prit son chapeau et se dirigea vers la porte.

— Au fait, dit-il en souriant et en faisant un signe de tête en direction de la machine, quel sera le titre de ton roman ?

— Les Chevaux de fer de Vladivostok, répondis-je.

— Sans blague ?

— Ou peut-être Ce Monde non juif.

— Ce sera sûrement un best-seller, dit-il.

— Mes amitiés à Guelda, quand tu lui téléphoneras.

— Allez, ponds-nous quelque chose de génial maintenant. Et fais mes amitiés à...

— Mona !

— C'est ça, Mona. Au revoir !

 

Un peu plus tard ce même jour, on frappa de nouveau à la porte. Cette fois, c'était Sid Essen. Il paraissait tout agité. Il commença par me faire mille excuses pour s'introduire ainsi dans mon sanctuaire.

— J'avais besoin de vous voir... J'espère que vous me pardonnerez. Mais chassez-moi si vous êtes en plein...

— Asseyez-vous, asseyez-vous, dis-je. Pour vous, je ne suis jamais trop occupé. Vous avez quelque ennui ?

— Non, ce n'est pas cela. Je me sentais peut-être un peu seul... et un peu dégoûté de rester assis dans le noir... Le cafard. Des idées de suicide, vous savez... Et tout à coup, j'ai pensé à vous. Alors, je me suis dit : « Si tu allais voir Miller ? « Il te remontera le moral. » Aussitôt, je me suis levé et je suis venu. Le gamin garde le magasin... Vraiment, j'ai honte de moi, mais je n'aurais pas pu supporter cela une minute de plus.

Il se releva, fit quelques pas dans la pièce et alla se planter devant une estampe accrochée au mur à côté de ma table. C'était une reproduction d'Hiroshige, des Cinquante-trois Étapes du Tokaido. Il l'examina attentivement, puis passa aux suivantes. Et durant cet examen, son visage changea complètement : de sombre et angoissé qu'il était, il prit petit à petit une expression de joie, de ravissement total. Quand à la fin il se retourna vers moi il avait les yeux pleins de larmes.

— Miller, Miller, c'est extraordinaire ici ! Quelle atmosphère ! On se sent un autre homme avec vous, entouré de toutes ces beautés. Ah, comme j'aimerais changer avec vous ! Je suis un grossier personnage, vous avez pu le constater, mais j'aime l'art, toutes les formes de l'art. Et j'aime tout particulièrement l'art oriental. Je trouve que les Japonais sont des gens merveilleux. Tout ce qu'ils font est artistique... Oui, oui, c'est bon de travailler dans une pièce comme celle-ci. Vous êtes assis là, avec vos pensées, et vous êtes le roi du monde. C'est une vie tellement pure ! Vous savez, Miller, vous me faites parfois penser à un érudit hébreu. Vous avez quelque chose d'un saint. C'est pour cela que je suis venu vous voir. Vous me redonnez courage et espoir. Même lorsque vous ne dites rien. Cela ne vous ennuie pas que je divague ainsi ?

Il s'arrêta un moment, comme pour reprendre courage.

— Voyez-vous, je suis un raté, il n'y a pas à sortir de là. Je le sais et je me suis habitué à cette idée. Mais ce qui me fait de la peine, c'est que mon fils puisse le penser aussi. Je ne veux pas qu'il ait pitié de moi. Qu'il me méprise, oui. Mais pas qu'il ait pitié de moi.

— Reb, dis-je, je ne vous ai jamais considéré comme un raté. Vous êtes pour moi un peu comme un grand frère. Et ce qui est plus important encore, vous êtes bon, vous êtes affectueux et généreux.

— J'aimerais que ma femme puisse vous entendre.

— Peu importe ce qu'elle pense. Les femmes sont toujours dures pour ceux qu'elles aiment.

— Il y a longtemps qu'il n'y a plus d'amour entre nous. Elle a son monde et j'ai le mien.

Puis il se tut, d'un air gêné.

— Croyez-vous que cela arrangerait les choses si je disparaissais de la circulation ?

— J'en doute, Reb. Que feriez-vous ? Où iriez-vous ?

— N'importe où. Pour ce qui est de gagner ma vie, pour vous dire la vérité, je crois que je serais heureux de cirer les chaussures. L'argent ne signifie rien pour moi. J'aime les gens. J'aime faire ce que je peux pour eux.

Il s'approcha du mur de nouveau et me désigna une gravure d'Hokusaï, de La Vie dans la capitale de l'Orient.

— Vous voyez tous ces personnages, dit-il. Des gens ordinaires qui font les choses ordinaires de tous les jours. Voilà ce que j'aimerais : être un de ceux-ci, faire quelque chose d'ordinaire. Un tonnelier ou un ferblantier... quelle différence ? Faire partie d'une procession, voilà ce qui me plairait. Et ne plus rester assis toute la journée dans une boutique vide à tuer le temps. Bon Dieu, je suis encore bon à quelque chose. Que feriez-vous à ma place ?

— Reb, dis-je, j'étais exactement dans votre situation à une époque. Oui, je restais assis toute la journée dans la boutique de mon père, sans rien faire. J'ai cru que j'allais devenir fou. Je ne pouvais plus voir cet endroit. Mais je ne savais pas comment en sortir.

— Et comment en êtes-vous sorti ?

— Et bien, je crois que le destin m'a un peu aidé. Mais je dois vous dire ceci... tout en me rongeant les sangs, je priais aussi. Tous les jours je priais pour que quelqu'un — Dieu peut-être — me montre le chemin. Et je songeais aussi déjà à écrire. Mais ce n'était encore qu'un rêve. Il m'a fallu des années et des années avant d'être capable d'écrire une ligne. Il ne faut jamais désespérer.

— Mais vous n'étiez qu'un gamin alors. Moi, je suis presque un vieillard.

— Cela ne fait rien. Les années qui nous restent vous appartiennent. S'il y a quelque chose que vous ayez vraiment envie de faire, vous avez encore le temps de le faire.

— Miller, dit-il d'un ton presque pitoyable, il n'y a en moi aucun besoin créateur. Tout ce que je demande, c'est d'échapper à ce piège où je me sens pris. Je veux revivre. Je veux me rejeter dans le courant. Voilà tout.

— Qu'est-ce qui vous en empêche ?

— Ne dites pas cela ! Je vous en supplie, ne dites pas cela ! Qu'est-ce qui m'en empêche ? Tout. Ma femme, mes gosses, mes obligations. Moi-même surtout. Je me suis fait une trop piètre opinion de moi.

Je ne pus m'empêcher de sourire. Puis, comme pour moi-même, je répondis :

— Il n'y a que nous, les humains, qui ayons une trop piètre opinion de nous-mêmes. Prenez un ver de terre par exemple... croyez-vous qu'un ver se méprise ?

— C'est terrible de se sentir coupable, dit-il. Et coupable de quoi ? Qu'ai-je fait ?

— Ne serait-ce pas plutôt ce que vous n'avez pas fait qui vous tracasse ?

— Oui, oui, bien sûr.

— Savez-vous ce qui est encore plus important que de faire quelque chose ?

— Non, dit Reb.

— C'est d'être soi-même.

— Mais si l'on n'est rien.

— Alors soyez rien. Mais soyez-le absolument.

— Cela paraît un peu stupide.

— Et ça l'est. C'est pour cela que c'est si profond.

— Allez-y, continuez, dit-il, vous me faites du bien.

— Dans la sagesse est la mort, vous avez déjà entendu cela quelque part, n'est-ce pas ? Ne vaut-il pas mieux être un petit meshuggah ? Qui se soucie de vous ? Vous seul. Quand vous n'en pouvez plus de rester assis dans votre magasin, pourquoi ne vous levez-vous pas pour aller faire un tour ? Ou pour aller au cinéma ? Baissez le rideau, fermez la porte à clé. Un client de plus ou de moins ne changera pas grand-chose dans votre vie, n'est-ce pas ? Distrayez-vous. Allez à la pêche, même si vous ne savez pas pêcher. Ou prenez votre voiture et allez respirer l'air de la campagne. N'importe où. Allez écouter les oiseaux, ramenez des fleurs à la maison, ou des huîtres fraîches.

Il écoutait attentivement, penché en avant, un grand sourire illuminait son visage.

— Continuez, dit-il. Cela paraît tellement merveilleux.

— Eh bien, rappelez-vous ceci... la boutique ne va pas s'envoler. Personne ne vous demande de vous enfermer toute la journée. Vous êtes un homme libre. Qui pourrait vous blâmer si vous étiez plus heureux en devenant plus négligent, plus insouciant. Je vous ferai même une autre suggestion. Au lieu de rester seul, prenez donc un de vos locataires noirs avec vous. Offrez-lui quelques vêtements. Demandez-lui s'il a besoin d'argent. Faites-lui aussi un petit cadeau pour sa femme. Vous voyez ce que je veux dire ?

Il se mit à rire.

— Si je vois ? Cela me paraît formidable. C'est ce que je vais faire tout de suite.

— Ne l'éblouissez pas trop dès le premier jour, lui recommandai-je. Allez-y doucement. Fiez-vous à votre instinct. Par exemple, vous aurez peut-être envie un jour de vous offrir un bas morceau. N'ayez pas mauvaise conscience. Goûtez un morceau de viande noire de temps en temps. Cela a plus de goût, et cela coûte moins cher. Faites n'importe quoi qui vous détende, rappelez-vous cela. Traitez-vous toujours bien. Si vous vous sentez comme un ver, rampez ; si vous vous sentez comme un oiseau, alors volez. Ne vous occupez pas de ce que pourront penser les voisins. Ne vous tracassez pas pour vos gosses, ils prendront soin d'eux-mêmes. Quant à votre femme, si elle voit que vous êtes heureux elle changera peut-être ses manières. Votre femme a beaucoup de qualités. Trop consciencieuse, voilà tout. Elle a besoin de rire un peu plus souvent. N'avez-vous jamais essayé un limerick sur elle ? Tenez, en voici un...

 

 Il y avait une jeune fille de Bombay

 Qui rêvait qu'un Chinois la violait.

 Elle s'éveilla au milieu de la nuit

 Et, dans un cri de plaisir, découvrit

 Que cela était parfaitement vrai !

 

— Bon ! Excellent ! s'écria-t-il. Vous en connaissez d'autres ?

— Oui, dis-je, mais il faut que je me remette au travail maintenant. Vous vous sentez mieux ? C'est demain que nous allons voir vos Noirs, hein ? Un jour de la semaine prochaine j'irai peut-être à Bluepoint avec vous. Qu'en dites-vous ?

— Oui, vraiment ? Oh, ça serait épatant, vraiment épatant ! A propos, votre livre avance ? Quand l'aurez-vous terminé ? Je brûle d'impatience de le lire, vous savez. Et Mme Essen aussi.

— Reb, vous n'aimerez pas du tout ce livre, j'aime mieux vous prévenir tout de suite.

— Comment pouvez-vous dire ça ?

— Parce qu'il n'est pas bon.

Il me regarda comme si j'étais devenu fou. Pendant un moment il ne sut que dire. Puis il s'écria :

— Miller, vous êtes fou ! Vous ne pouvez pas écrire un mauvais livre. C'est impossible. Je vous connais trop bien.

— Vous ne connaissez qu'un côté de moi, dis-je. Vous n'avez jamais vu l'autre face de la lune, n'est-ce pas ? Et bien, c'est moi. Terra incognita. Croyez-moi, je ne suis encore qu'un novice. Dans dix ans, peut-être, je pourrai vous montrer quelque chose.

— Mais cela fait des années que vous écrivez.

— Je m'exerce seulement. Je fais mes gammes.

— Vous plaisantez, dit-il encore. Vous êtes trop modeste.

— C'est ce qui vous trompe, dis-je. Je suis tout ce qu'on veut, sauf modeste. Je suis un égocentrique, voilà ce que je suis. Mais je suis lucide, du moins en ce qui me concerne.

— Vous vous sous-estimez, dit Reb. Je vais vous renvoyer vos propres paroles : ne vous méprisez pas !

— O.K.! Vous avez gagné !

Il se dirigea vers la porte. Alors je fus brusquement pris d'une envie de me délivrer d'un fardeau.

— Attendez un moment, dis-je. Il y a quelque chose que je veux vous dire.

Il revint vers la table et resta là, comme un jeune télégraphiste, attentif, respectueusement attentif. Je me demandais à quoi il s'attendait.

— Quand vous êtes arrivé il y a quelques minutes, lui dis-je, j'étais au beau milieu d'une phrase, au milieu d'un long paragraphe. Aimeriez-vous l'entendre ?

Je me penchai sur la machine et me mis à lire. C'était un de ces passages complètement loufoques qui n'avaient ni queue ni tête. J'avais envie de l'éprouver sur quelqu'un, mais pas sur Pop ni sur Mona.

J'obtins immédiatement une réaction.

— Miller ! s'écria-t-il. Miller, mais c'est absolument merveilleux ! Vous écrivez comme un Russe ! Je ne sais pas ce que cela veut dire, mais on dirait de la musique.

— Vous trouvez ? Sincèrement ?

— Mais oui, je ne vous mentirais pas, à vous !

— Très bien. Je vais continuer. Je vais finir le paragraphe.

— Tout le livre est-il comme cela ?

— Hélas, non ! C'est bien là l'ennui. Les passages qui me plaisent, personne d'autre ne les aimera. En tout cas, pas les éditeurs.

— Au diable, les éditeurs ! dit Reb. S'ils n'en veulent pas, je le publierai, avec mon argent.

— Je ne vous le conseille pas. Rappelez-vous, vous ne devez pas jeter votre argent par les fenêtres d'un seul coup.

— Miller, même si mon dernier sou devait y passer, je le ferai. Je le ferai parce que je crois en vous.

— Ne pensez plus à cela, Reb. Je peux vous indiquer de bien meilleurs moyens de dépenser votre argent.

— Pas du tout ! Je serais fier et heureux de vous lancer. Et ma femme et mes enfants aussi. Ils ont une très haute opinion de vous. Ils vous considèrent comme de la famille.

— Cela fait plaisir d'entendre cela, Reb. J'espère que je mérite une telle confiance. Demain, alors, hein ? Nous apporterons quelque chose de bon pour les Nègres, d'accord ?

 
 

Quand il fut parti, je me mis à faire les cent pas, tranquillement, en m'arrêtant de temps en temps pour contempler un bois gravé ou une reproduction (Giotto, della Francesca, Uccello, Bosch, Breughel, Carpaccio) ; puis je me remettais à aller et venir et me sentais de plus en plus plein de sève astrale, m'immobilisant brusquement, regardant dans le vide, laissant mon esprit battre la campagne, le laissant se poser où il lui plaisait, devenant de plus en plus serein, de plus en plus inondé par la féconde beauté du passé (et de l'avenir aussi), me félicitant de vivre ainsi, dans une sorte de matrice, ou de tombe... Oui, c'était une belle pièce, un bon endroit pour vivre, et tout ce qui avait contribué à le rendre habitable reflétait la beauté intérieure de la vie, la vie de l'âme.

« Vous êtes assis là avec vos pensées et vous êtes le roi du monde» Cette innocente remarque de Reb s'était logée dans ma tête et m'avait donné un tel calme que pendant un moment je sus ce que cela voulait dire : être le roi du monde. Le Roi ! C'est-à-dire quelqu'un capable de rendre hommage aux grandes choses comme aux petites ; un être si sensible, si réceptif, si illuminé d'amour que rien n'échappait à son attention ou à sa compréhension. L'intercesseur poétique, en un mot. Non pas un tyran, mais un être adorant le monde par toutes ses fibres.

Revenant devant l'univers quotidien d'Hokusaï, je m'étonnai que ce grand maître du pinceau ait pris tant de peine pour reproduire tous .les éléments tellement banals du monde. Pour démontrer son habileté ? Stupide. Pour exprimer son amour, pour montrer qu'il n'avait pas de limites, qu'il s'appliquait aussi bien aux douves d'un tonneau, à un brin d'herbe, aux muscles frémissants d'un lutteur, aux rayons obliques de la pluie dans le vent, aux pointes d'une vague, aux arêtes d'un poisson... bref, à toutes choses. Une tâche presque impossible, une tâche qui ne pouvait se mener à bien que dans la joie et la sérénité.

Il avait dit qu'il adorait l'art oriental. Et comme je me répétais les paroles de Reb, tout le continent de l'Inde surgit tout à coup devant moi. Là, au milieu d'une ruche humaine grouillante, se dressaient encore les reliques palpitantes d'un monde qui fut et serait toujours proprement stupéfiant. Reb n'avait pas remarqué, ou du moins il n'avait pas parlé, des pages en couleur, arrachées à des livres d'art, qui ornaient aussi les murs : des reproductions de temples ou de stupas du Deccan, photos de cavernes et de grottes aux parois sculptées, de fresques représentant les mythes et les légendes d'un peuple ivre de forme et de mouvement, de passion et de progrès spirituel, de pensée et de conscience. Un simple coup d'œil à un groupe de temples antiques surgissant de la chaleur et de la végétation du sol indien me donnait toujours la sensation de contempler la pensée elle-même, la pensée luttant pour se libérer, la pensée devenue plastique, concrète, plus suggestive et évocatrice, plus terrifiante aussi d'être ainsi exposée dans la brique et la pierre que ne pourrait l'être aucune parole.

Les mots n'avaient jamais été assez puissants pour s'imprimer dans ma mémoire. J'aspirais maintenant à ce flot torrentiel d'images, ces grandes phrases gonflées de vie... les paroles qui m'avaient ouvert les yeux à cette stupéfiante création de l'Inde : Élie Faure. J'allai prendre le volume que j'avais si souvent feuilleté — Histoire de l'Art, tome II — et je trouvai le passage commençant ainsi : « Pour les Hindous, toute la nature est divine... Ce qui ne meurt jamais, en Inde, c'est la foi... » Suivaient ces lignes qui, la première fois que je les avais lues, avaient fait bouillonner ma cervelle :

« En Inde, il se produisit parfois ce phénomène : poussés par une invasion, une famine ou une migration de bêtes sauvages, des milliers d'hommes s'enfuyaient vers le nord ou vers le sud. Là, au bord de la mer, au pied d'une montagne, ils rencontraient un grand mur de granit. Alors ils entraient tous dans le granit ; dans son ombre ils vivaient, aimaient, travaillaient, mouraient, naissaient, et trois ou quatre siècles plus tard ils ressortaient, des lieues plus loin, ayant traversé la montagne. Ils laissaient derrière eux le rocher évidé, des galeries creusées dans toutes les directions, des murs sculptés, ciselés, des piliers naturels ou artificiels transformés en une dentelle où s'animaient dix mille figures charmantes ou grimaçantes, dieux sans nombre et sans nom, hommes, femmes et bêtes, telle une mouvante marée de vie animale grouillant dans l'obscurité. Parfois, lorsqu'ils ne trouvaient pas d'issue, ils creusaient un gouffre au centre de la masse du roc pour abriter une petite pierre noire.

« C'est dans ces temples monolithiques, sur leurs sombres parois ou dans leurs façades brûlées par le soleil, que le véritable génie de l'Inde s'est exprimé dans sa terrible puissance. C'est là que le discours confus de confuses multitudes se fait entendre. C'est là que l'homme confesse docilement sa puissance et son néant... »

Je relus cette page et j'éprouvai la même exaltation que jadis. Les mots n'étaient plus des mots, mais des images vivantes, des images à peine sorties du moule, qui me faisaient frémir, palpiter, onduler, suffoquer par leur pouvoir d'expansion infinie.

a... les éléments eux-mêmes ne mêlèrent pas toutes ces vies à la confusion de la terre avec plus de succès que l'a fait le sculpteur. Il arrive, en Inde, que l'on découvre des champignons de pierre au plus profond des forêts, qui brillent dans l'ombre verte comme des plantes vénéneuses. Ou bien un éléphant, tout seul, massif, avec une peau aussi rugueuse que s'il était vivant. Des lianes s'accrochent à lui, l'herbe lui monte jusqu'au ventre, des fleurs et des feuilles le recouvrent, et même lorsque ses débris seront retournés à la terre, il ne pourra plus être complètement absorbé par l'empoisonnement de la forêt. »

Quelle étonnante pensée contenue dans cette dernière phrase ! Même lorsqu'ils seront retournés à la terre...

Et maintenant, le passage...

« ... L'homme n'est plus au centre de la vie. Il n'est plus cette fleur de l'Univers lentement formée et mûrie. Il se mêle à toutes les choses, il est sur le même plan que toutes les choses, il est une particule de l'infini, ni plus ni moins importante que toutes les autres particules de l'infini. La terre passe dans les arbres, les arbres dans les fruits, les fruits dans l'homme ou l'animal, l'homme et l'animal dans la terre ; la circulation de la vie entraîne et propage un univers confus où les formes surgissent une seconde pour être engouffrées l'instant d'après, et réapparaître, se chevauchant, palpitant, s'interpénétrant comme des vagues. L'homme ne sait pas si hier il n'était pas l'instrument même avec lequel il forcera la matière à libérer la forme qu'il aura peut-être demain. Tout n'est qu'apparence, et sous la diversité des apparences, Brahma, l'esprit du monde, est une unité... Perdu dans l'océan des formes et des énergies, sait-il s'il est encore une forme ou un esprit ? Cette chose devant nous, est-ce une créature pensante, ou même un être vivant, une planète ou un être taillé dans la pierre ? Germination et putréfaction se succèdent et s'engendrent sans cesse. Tout est mouvement, et la matière bat comme un cœur. La sagesse ne consiste-t-elle pas à s'immerger en elle, afin de goûter l'ivresse de l'inconscient quand on prend possession de la force qui anime la matière ? »

Aimer l'art oriental ? Qui ne l'aime ? Mais quel Orient, le Proche ou l'Extrême ? Je les aimais l'un et l'autre. Si j'aimais cet art si différent du nôtre, c'était peut-être parce que, selon les termes d'Élie Faure, « l'homme n'est plus au centre de la vie ». Peut-être était-ce ce nivellement (et cette élévation) de l'homme, cette intimité avec la vie tout entière, cet infiniment petit et cet infiniment grand tout ensemble, qui étaient si exaltants quand on constatait l'art qui en était issu. Ou, pour l'exprimer autrement, parce que la Nature était (pour eux) quelque chose d'autre, quelque chose de plus qu'une simple dernière goutte. Parce que l'homme, bien que divin, n'était pas plus divin que ce dont il était issu. Et aussi, peut-être, parce qu'il ne confondait pas l'agitation et le tumulte de la vie avec l'agitation et le tumulte de l'intellect. Parce que l'esprit — ou l'âme — se manifestait à travers toutes choses, créant un rayonnement divin. Ainsi, bien qu'humilié et sans orgueil, l'homme n'était jamais aplati, anéanti, effacé ou dégradé. Il ne courbait jamais la tête devant le sublime, il s'y intégrait. S'il y avait une clé aux mystères qui l'enveloppaient, qui le pénétraient et le soutenaient, c'était une clé simple et accessible à tous. Il n'y avait rien de mystérieux en elle.

Oui, j'aimais ce monde immense et chancelant de l'Indien et, qui sait, peut-être un jour pourrai-je le contempler de mes propres yeux. Je l'aimais non parce qu'il était étranger et lointain, car il était en réalité plus proche de moi que l'art de l'Occident ; j'aimais l'amour dont il était né, un amour partagé par la multitude, un amour qui n'aurait jamais pu s'exprimer autrement que par et pour la multitude. J'aimais le caractère anonyme de leurs créations chancelantes. Comme il était réconfortant et stimulant d'être un créateur humble et ignoré — un artisan et non un génie ! — un parmi des miniers, participant du même univers créateur qui appartenait à tous. N'être rien de plus qu'un porteur d'eau — voilà qui avait pour moi plus de sens que d'être un Picasso, un Rodin, un Michel-Ange ou un Léonard de Vinci. Si l'on étudie l'art européen, on s'aperçoit que c'est le nom de l'artiste qui est toujours mis en avant. Et généralement les grands noms trament après eux toute une histoire de douleur, d'affliction, de cruels malentendus. En Occident, le mot génie évoque quelque chose de monstrueux. Génie, celui qui ne s'adapte pas ; génie, celui qui est bafoué ; génie, celui qui est persécuté et tourmenté ; génie, celui qui meurt dans le ruisseau, ou en exil, ou sur le gibet.

C'est vrai, je chantais toujours les louanges des autres peuples, ce qui avait le don d'exaspérer mes meilleurs amis. Ils prétendaient que c'était pour me donner un genre, que je faisais seulement semblant d'apprécier et d'estimer les œuvres d'artistes étrangers, que c'était ma façon de critiquer notre peuple, nos créateurs. Ils se refusaient à croire que j'étais spontanément et naturellement sensible à l'art étranger ou exotique, qu'il n'exigeait aucune préparation, aucune initiation, aucune connaissance de leur histoire ou de leur évolution, « Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'est-ce qu'ils veulent dire ? » Ainsi me raillaient-ils. Comme si les explications signifiaient quelque chose. Comme si je me souciais de ce qu'« ils » voulaient dire.

Mais c'étaient encore la solitude et la futilité de l'état d'artiste qui me troublait le plus. Je n'avais rencontré jusque-là que deux écrivains que j'appellerais des artistes : John Cowper Powys et Frank Harris. J'avais assisté aux conférences données par le premier ; le second, je l'avais approché en qualité de commis tailleur — c'était moi qui lui livrais ses costumes, qui l'aidais à enfiler ses pantalons en somme. Était-ce ma faute si j'étais resté en dehors du cercle ? Comment aurais-je pu rencontrer des écrivains, des peintres, des sculpteurs ? En allant frapper à leur porte, en leur disant que moi aussi j'avais envie d'écrire, de peindre, de sculpter ? Où se réunissaient les artistes dans notre vaste métropole ? A Greenwich Village, à ce qu'il paraissait. J'avais habité le Village, j'avais flâné dans ses rues à toute heure du jour ou de la nuit, j'avais fréquenté ses cafés, ses galeries, ses librairies, ses bars et ses speakeasies. Oui, j'avais côtoyé dans des bars crasseux des personnages comme Maxwell Bodenheim, Sadakichi Hartman, Guido Bruno, mais je n'avais jamais rencontré un Dos Passos, un Sherwood Anderson, un Waldo Frank, un E.E. Cummings, un Theodor Dreiser ou un Ben Hecht. Pas même le fantôme d'O'Henry. Où se cachaient-ils ? Certains étaient déjà à l'étranger et menaient la joyeuse vie des exilés et des renégats. Ils ne se souciaient pas de rencontrer d'autres artistes, et certainement pas des novices comme moi. Quel bonheur si, à cette époque où cela représentait tant pour moi, j'avais pu bavarder avec Theodor Dreiser, ou Sherwood Anderson, que j'adorais ! Peut-être aurions-nous eu quelque chose à échanger tous les deux, si inexpérimenté que je fusse alors. Peut-être cela m'aurait-il donné le courage de démarrer plus tôt — ou de ficher le camp et d'aller courir l'aventure en terres étrangères.

Était-ce la timidité, le manque de confiance en moi qui firent que je passai toutes ces années stériles seul et à l'écart ? Il me revient à l'esprit un incident assez grotesque. Un soir que je me baladais avec O'Mara en quête de nouveauté et d'amusement, nous entrâmes dans une salle de conférence à la Rand School, et nous nous trouvâmes plongés dans une de ces soirées littéraires où les membres de l'assistance sont priés d'émettre leurs opinions sur tel ou tel auteur. Nous avions entendu un exposé sur un écrivain contemporain soi-disant « révolutionnaire », quand tout à coup je me levai et me mis à parler, et je m'aperçus bientôt que ce que je disais n'avait rien à voir avec le sujet. C'était la première fois que je prenais la parole en public, même dans un milieu aussi peu solennel que celui-là, et malgré l'état d'hébétude où je me trouvais, j'étais conscient, ou à demi conscient, que mon auditoire était hypnotisé. Je sentais plutôt que je ne voyais, leurs visages tournés vers moi pour saisir mes paroles. Je regardais droit devant moi, et je ne voyais que la personne assise derrière la chaire les mains jointes, le front penché vers le sol. Comme je viens de le dire, j'étais à peu près hébété ; je ne savais pas ce que je disais ni où cela me menait. Je parlais comme en transes. Et de quoi parlais-je ? D'une scène d'un roman d'Hamsun, où il était question d'un voyeur. Je me rappelle ceci parce que, m'étant sans doute mis à décrire la scène en détail, il y eut un remous dans la salle, et aussitôt des « chut » fusèrent ici et là, qui signifiaient que l'assistance était conquise. Quand je m'arrêtai, il y eut un tonnerre d'applaudissements, puis le maître de cérémonies fit un petit speech flatteur sur la chance qu'ils avaient eu de pouvoir entendre un hôte qui n'était pas invité, un écrivain sans doute, bien qu'il regrettât de ne pas connaître mon nom, et ainsi de suite. Comme le groupe se dispersait, il bondit à bas de l'estrade et se précipita vers moi pour me féliciter de nouveau, pour me demander qui j'étais, ce que j'avais écrit, où j'habitais, et cætera, et cætera. Mes réponses, naturellement, furent vagues et prudentes. J'étais maintenant pris de panique, et je n'avais plus qu'une idée : m'enfuir au plus vite. Mais il me saisit par la manche au moment où j'allais m'éclipser, et avec le plus grand sérieux, il me dit (quel choc ce fat pour moi !) :

— Pourquoi ne prendriez-vous pas ces réunions en main ? Vous êtes bien mieux armé que moi pour cela. Nous avons besoin de quelqu'un comme vous, d'un homme capable d'animer les auditeurs et de soulever leur enthousiasme.

Je bégayai une vague réponse, peut-être une promesse, et je filai vers la sortie. Dehors, je me tournai vers O'Mara et lui demandai :

— Qu'est-ce que j'ai dit, est-ce que tu te rappelles ?

Il me lança un drôle de regard, pensant probablement que j'attendais quelque compliment.

— Je ne me rappelle rien, lui dis-je. Dès que je me suis levé tout est devenu flou. Tout ce que je sais, c'est que j'ai parlé d'Hamsun.

— Seigneur ! dit-il, quel dommage ! Tu as été merveilleux ; tu n'as hésité à aucun moment ; les mots avaient l'air de sortir de ta bouche sans effort.

— Mais est-ce que cela avait un sens, voilà ce que j'aimerais savoir.

— Si ça avait un sens ? Mon vieux, tu étais presque aussi bon que Powys.

— Allez, tu me fais marcher !

— Mais c'est vrai, Henry, dit-il, et il avait les larmes aux yeux en disant cela. Tu pourrais être un grand conférencier. Tu les as ensorcelés. Ils ont été choqués aussi. Je parie que tu ne savais pas où tu allais, hein ?

— J'étais vraiment si bon que cela ?

Je ne prenais que lentement conscience de ce qui s'était passé.

— Tu as dit un tas de choses avant de te lancer dans cette histoire sur Hamsun.

— Non ! Quoi, par exemple ?

— Seigneur, ne me demande pas de te le répéter, j'en serais bien incapable. Tu as touché un peu à tout, je crois. Tu as même parlé de Dieu pendant quelques minutes.

— Sans blague ! Je ne me souviens absolument de rien, tu sais. Rien du tout.

— Qu'est-ce que ça peut faire, dit-il. J'aimerais bien pouvoir parler comme ça, même si je devais ne pas m'en souvenir.

 
 

Voilà. Un incident insignifiant, mais révélateur. Cela ne m'a mené à rien, naturellement. Je n'ai plus jamais essayé, ni même souhaité, de prendre la parole en public. Si j'assistais à une conférence, et j'en ingurgitais pas mal à cette époque, je restais assis comme les autres autour de moi, le regard fixe, la bouche et les oreilles ouvertes, subjugué. Jamais plus je ne me suis levé pour poser une question, et encore moins pour émettre une critique. Je venais là pourapprendre ; jamaisjenemesuisdit : « Toi aussi, tu peux te lever et faire un discours. Toi aussi, tu peux enflammer un auditoire par le pouvoir de ton éloquence. Toi aussi, tu pourrais choisir un auteur et exposer ses mérites d'une manière éblouissante. » Non, je n'ai jamais eu de telles pensées. En lisant un livre, oui, il m'arrivait de lever les yeux à la fin d'un beau passage, et de me dire : « Tu pourrais faire ça, toi aussi. Tu l'as déjà fait, à vrai dire. Seulement, tu ne le fais pas assez souvent. » Et je reprenais ma lecture, en victime soumise, en disciple trop fervent. Un si bon disciple que, lorsque l'occasion s'en présentait, quand je me sentais en forme, je pouvais expliquer, analyser et critiquer le livre que je venais de lire presque comme si j'en avais été l'auteur, en utilisant non pas ses propres termes mais un simulacre riche et plein de vénération. Et naturellement, en de telles occasions, il y avait toujours cette même question qui venait me harceler : « Pourquoi n'écris-tu pas un livre toi-même ? » Sur quoi, je me refermais comme une huître, ou bien je faisais le pitre... n'importe quoi pour leur jeter de la poudre aux yeux. Je me faisais toujours passer pour écrivain en présence d'amis et d'admirateurs, ou même de personnes qui « avaient foi en moi », car je n'avais pas de mal à faire en sorte que les gens aient ce foi en moi ».

Mais quand je me retrouvais seul, quand je repassais lucidement en pensée mes paroles ou mes actes, le sentiment d'être coupé de tout m'envahissait de nouveau. « Ils ne me connaissent pas », me disais-je alors. Je voulais dire par là qu'ils ne connaissaient ni ce que j'étais ni ce que je deviendrais peut-être. Ils se laissaient impressionner par le masque. C'est ainsi que je jugeais ma faculté de les impressionner. Ce n'était pas moi qui faisais cela, mais un personnage dont je savais endosser la défroque. Et c'était là une chose que tout le monde doué d'un peu d'intelligence et d'un petit talent d'acteur pouvait apprendre à faire. Des singeries, en somme. Mais il m'arrivait aussi de me demander si ce n'était pas moi, en fin de compte qui se trouvait derrière ces bouffonneries.

Voilà à quoi j'étais exposé, à vivre seul, à travailler seul, sans jamais rencontrer un esprit fraternel, sans jamais toucher la frange de ce cercle intérieur secret où tous les doutes et les conflits qui me minaient auraient pu être étalés au grand jour, partagés, discutés, analysés et, sinon résolus, du moins aérés.

Ces étranges personnages du monde artistique — peintres, sculpteurs, peintres surtout — n'était-il pas naturel que je me sentisse à l'aise en leur compagnie ? Leurs œuvres me parlaient d'une manière mystérieuse. S'ils s'étaient servis de mots, j'aurais été dérouté. Si éloigné du nôtre que fût leur univers, les ingrédients étaient les mêmes : rochers, arbres, montagnes, eau, théâtre, pièce, costumes, vénération, jeunesse et vieillesse, prostitution, coquetterie, mimiques, guerre, famine, torture, intrigue, vice, jouissance, joie, chagrin. Un rouleau tibétain, avec ses mandalas, ses dieux et ses démons, ses étranges symboles, ses couleurs prescrites, m'était aussi familier que les nymphes et les farfadets, les ruisseaux et les forêts d'un peintre européen.

Mais ce qui m'était encore plus proche que n'importe quelle œuvre d'art chinoise, japonaise ou tibétaine, c'était cet art de l'Inde né de la montagne elle-même. (Gomme si les montagnes étaient grosses de rêves et donnaient naissance à leurs rêves, les pauvres humains qui les avaient creusées n'étant que les instruments de cette naissance.)

C'était la nature monstrueuse, si l'on peut parler en ces termes de ce qui est grandiose, oui, la nature monstrueuse de ces créations qui m'attirait, qui répondait à une soif inavouée de mon être. Dans le monde que j'habitais, les créations de mes contemporains ne m'impressionnaient jamais ; nulle part je ne sentais la présence d'une profonde nécessité religieuse, pas plus que d'un puissant désir esthétique ; il n'y avait pas d'architecture sublime, pas de danses sacrées, pas de rituels d'aucune sorte. Une seule chose comptait pour cette masse grouillante : vivre une vie facile. Les grands ponts, les grands gratte-ciel, les grands barrages me laissaient froid. Seule, la nature pouvait m'inspirer un sentiment d'effroi. Et tout ce que nous savions faire, c'était défigurer la nature. Toutes les fois que je partais en chasse, je revenais les mains vides. Rien de nouveau, rien de bizarre, rien d'exotique. Pire, rien devant quoi se prosterner. J'étais seul dans un univers où tout le monde sautait comme des fous. Ce que je voulais, c'était adorer et vénérer. Ce qu'il me fallait, c'était des compagnons qui éprouvassent les mêmes désirs que moi. Mais il n'y avait rien à adorer ou à vénérer, et il n'y avait pas de compagnons selon mon cœur. Il n'y avait qu'un désert de béton et d'acier, de titres et de valeurs, de récoltes et de production, d'usines, de tréfileries et de chantiers, un désert d'ennui, d'objets inutiles, d'amour sans chaleur et sans joie, sans amour...