XIX

 
 
 

Un jour, par une belle et joyeuse matinée, en sortant faire une promenade hygiénique, je trouvai MacGregor qui m'attendait en bas dans la rue.

— Hello, dit-il en allumant son sourire électrique. Te voilà enfin, en chair et en os ! Fait comme un rat, hein ? Hen, pourquoi faut-il que je fasse le poireau comme cela à t'attendre ? Tu n'as donc pas quelques minutes à accorder à un vieux copain ? Pourquoi te caches-tu ? Enfin, comment vas-tu ? Et ce bouquin, ça avance ? Ça ne t'ennuie pas que je fasse quelques pas avec toi ?

— Je suppose que la propriétaire t'a dit que j'étais sorti ?

— Comment l'as-tu deviné ?

Je me mis en route ; il m'emboîta le pas, comme si nous étions à la parade militaire.

— Hen, tu ne changeras jamais. (Voilà une phrase que j'avais souvent entendue dans la bouche de ma mère.) A une époque je pouvais t'appeler à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, et tu venais. Maintenant tu es un écrivain... un homme important... tu n'as plus un moment pour les vieux amis.

— Allons, tais-toi donc. Tu sais bien que ce n'est pas cela.

— Alors, qu'est-ce que c'est ?

— Eh bien... j'en ai assez de perdre mon temps avec tes problèmes... Je ne peux pas les résoudre pour toi. Ni moi ni personne. C'est ton affaire et ta propriété exclusive. Tu n'es pas le premier qu'une femme ait plaqué, non ?

— Et toi ? Tu as oublié le temps où tu me rebattais les oreilles toute la nuit avec ton Una Grifford ?

— Nous avions vingt et un ans alors.

— On n'est jamais trop vieux pour tomber amoureux. A notre âge, c'est encore pire. Je ne peux pas me permettre de la perdre.

— Qu'est-ce que tu veux dire par là... tu ne peux pas te permettre...?

— Je veux dire qu'à notre âge on ne tombe pas aussi souvent amoureux, ni aussi facilement. Je ne veux pas laisser échapper cet amour, ce serait désastreux. Je ne dis pas qu'elle doive m'épouser, mais il faut que je sache qu'elle est... accessible. Je peux l'aimer à distance, si c'est nécessaire.

Je me mis à sourire.

— C'est drôle de t'entendre dire une chose comme ça. Je traitais justement de ce sujet l'autre jour dans le roman. Sais-tu à quelle conclusion je suis arrivé ?

— Qu'il est préférable de rester célibataire, je suppose.

— Non, je suis arrivé à la même conclusion que n'importe quel imbécile... que le plus important est de pouvoir continuer à aimer. Même si elle devait en épouser un autre, tu pourrais continuer à l'aimer. Qu'en penses-tu ?

— Plus facile à dire qu'à faire, Hen.

— Précisément. C'est à toi de saisir l'occasion. La plupart des hommes y renoncent. Suppose qu'elle décide d'aller vivre à Hong-Kong ? Est-ce que la distance changerait quelque chose ?

— Mon vieux, tu parles comme un adepte de la Science chrétienne. Je ne suis pas amoureux de la Vierge Marie, moi. Pourquoi devrais-je attendre qu'elle fiche le camp, sans lever le petit doigt ? Cela n'aurait pas de sens.

— C'est ce que j'essaie de te faire comprendre. C'est pour cela qu'il est inutile de venir déballer tes histoires devant moi, comprends-tu ? Nous ne voyons pas les choses du même œil. Nous sommes de vieux amis qui n'avons rien en commun.

— Penses-tu vraiment cela, Hen ?

Il paraissait sincèrement peiné cette fois.

— Écoute, dis-je, il fut un temps où nous étions aussi proches que des pois dans une gousse, toi, George Marshall et moi. Nous étions comme des frères. Il y a longtemps, très longtemps de cela. Mais il a coulé beaucoup d'eau sous le pont depuis. La corde s'est cassée quelque part. George s'est installé dans ses petites combinaisons. Sa femme a réussi...

— Et moi ?

— Tu t'es enterré dans la pratique du droit, que tu méprises. Un jour tu seras juge, rappelle-toi ça. Mais ça ne changera pas ta façon de vivre. Tu es l'ombre de toi-même. Plus rien ne t'intéresse... à part le poker peut-être. Et tu estimes que je vis mal. En un sens, je vis mal, oui, je l'admets. Mais pas de la manière que tu le crois.

Sa réponse me surprit.

— Tu ne t'es pas tellement écarté de la bonne voie, Hen. C'est nous qui avons tout gâché, George et moi. Les autres aussi, d'ailleurs. (H faisait allusion aux membres du Club Xerxès.) Aucun de nous n'a fait le moindre progrès. Mais qu'est-ce que tout cela a à voir avec l'amitié ? Faut-il donc devenir des figures de premier plan pour rester amis ? Cela me paraît un peu prétentieux. Nous n'avons jamais eu la prétention, George ou moi, de bouleverser le monde. Nous sommes comme nous sommes. Ce n'est pas assez bon pour toi, hein ?

— Écoute, répondis-je, il n'est pas question de ça. Même si vous étiez les dernières des épaves, ce n'est pas cela qui m'empêcherait de vous considérer comme des amis. Vous pourriez très bien vous moquer de tout ce en quoi je crois, si vous croyiez vous-mêmes en quelque chose. Mais non. Vous ne croyez en rien. Moi j'estime qu'on doit croire à ce que l'on fait, tout le reste, c'est de la blague. Je serais de tout cœur avec vous si vous décidiez d'être des bons à rien, et si vous deveniez des bons à rien de tout votre cœur et de toute votre âme. Mais qu'est-ce que vous êtes ? Vous êtes de ces personnages insignifiants que nous méprisions quand nous étions plus jeunes... quand nous passions des nuits entières à discuter de Nietzsche, de Shaw ou d'Ibsen. Maintenant ce ne sont plus que des noms pour vous. Vous ne vouliez pas devenir comme vos pères, vous ne vous vouliez pas vous laisser prendre au lasso, vous laisser dompter. C'est pourtant ce qu'ils vous ont fait. Ou ce que vous avez fait. Vous vous êtes passé vous-mêmes la camisole de force. Vous avez suivi la voie la plus facile. Vous vous êtes rendu avant même d'avoir commencé à vous battre.

— Et toi ? s'écria-t-il en levant la main comme pour dire : « Écoute, écoute ! » Oui, toi, qu'as-tu donc accompli de si remarquable ? Tu vas sur tes quarante ans et tu n'as encore rien publié. Qu'y a-t-il donc de si prodigieux là-dedans ?

— Rien, répondis-je. C'est déplorable, voilà tout.

— Et c'est cela qui te donne le droit de me sermonner ? Ho ho !

Il fallait que je pare l'attaque.

— Je ne te sermonnais pas, je t'expliquais que nous n'avions plus rien en commun.

— Si on regarde les choses bien en face, nous sommes tous deux des ratés, voilà ce que nous avons en commun.

— Je n'ai jamais dit que j'étais un raté. Sauf à moi-même peut-être. Comment peut-on être un raté si on continue à lutter, à se battre ? Je n'arriverai peut-être à rien. Je finirai peut-être joueur de trombone. Mais quoi que je fasse, quoi que j'entreprenne, je l'aurai fait parce que j'y aurai cru. Je ne me laisserai pas ballotter par le flot. Je ne hurlerai pas avec les loups. J'aime mieux lutter, tout raté que je sois, comme tu dis. J'ai horreur de faire comme tout le monde, de prendre les choses telles qu'elles sont, de dire oui quand je pense non.

Il allait dire quelque chose, mais il fit un geste de découragement et se tut.

— Je ne parle pas de lutter pour rien, de résister systématiquement, stérilement. On doit s'efforcer d'atteindre les eaux plus calmes, plus claires. Il faut lutter pour cesser de lutter. On doit se trouver soi-même, voilà ce que je veux dire.

— Hen, dit-il, tu parles bien et ce que tu dis est plein de sens, mais tu ne sais pas où tu en es. Tu lis trop, voilà ce qui te dérange la cervelle.

— Et toi tu ne t'arrêtes jamais de penser. Et tu ne veux pas accepter ton lot de souffrances. Tu crois qu'il y a une réponse à tout. Il ne t'est jamais venu à l'idée qu'il n'y en avait peut-être pas, que la seule réponse c'est peut-être toi-même, la façon dont tu considères tes problèmes. Tu ne veux pas te colleter avec tes problèmes, tu veux que quelqu'un d'autre les élimine pour toi. Tu ne veux pas comprendre que c'est toi, l'issue de toutes choses. Prends cette fille qui te tracasse tant en ce moment... cette question de vie ou de mort... Est-ce que cela signifie quelque chose pour toi qu'elle ne trouve rien en toi ? Tu ne t'occupes pas de cela, n'est-ce pas ? Je la veux ! Il faut que je l'aie ! C'est tout ce qui t'intéresse. Oui, tu changerais, tu ferais en sorte de devenir quelqu'un, quelque chose... Si quelqu'un voulait bien se tenir au-dessus de toi avec un marteau de forgeron. Tu te plais à dire : « Hen, je suis « un pauvre con », mais tu ne lèverais pas le petit doigt pour essayer de changer. Tu veux qu'on te prenne tel que tu es, et si ça ne leur plaît pas, qu'ils aillent se faire foutre ! Hein, n'est-ce pas cela ?

Il pencha la tête, comme un juge évaluant le témoignage qu'on lui présente. Puis, il dit :

— Peut-être. Peut-être as-tu raison.

Nous fîmes quelques pas en silence. Il essayait de digérer la vérité. Puis, un sourire espiègle se dessina sur ses lèvres.

— Parfois tu me fais penser à ce vieux raseur de Challacombe. Dieu, que ce type pouvait m'agacer ! Il avait toujours l'air de parler du haut de son piédestal. Et tu te laissais prendre à son éloquence. Tu croyais en lui... à toutes ces conneries théosophiques...

— Mais certainement, répondis-je avec emportement. Et s'il n'avait jamais mentionné autre chose que le nom de Vivekananda, je lui en serais reconnaissant pour le restant de mes jours. Des conneries, dis-tu. Pour moi c'était le souffle même de la vie. Je sais que tu n'étais pas très copain avec lui. Un peu trop détaché, avec des préoccupations un peu trop élevées pour ton goût. C'était un prof, et tu ne pouvais pas le piffer. Où avait-il obtenu ses diplômes, et tout ça ? Il n'avait pas d'éducation, il ne savait pas enseigner, ni rien. Mais il savait de quoi il parlait. Du moins, moi je le pensais. Il te mettait le nez dans ton caca, et tu n'aimais pas ça. Tu aurais voulu t'appuyer sur lui et lui dégobiller dessus... comme cela il aurait été un ami. Alors tu lui cherchais des poux, tu trouvais ses faiblesses pour le rabaisser à ton niveau. Tu fais cela avec tous ceux que tu as du mal à comprendre. Quand tu peux mépriser un type, comme tu te méprises toi-même, tues content... tout te paraît rentré dans l'ordre... Écoute, essaie de comprendre ceci. Tout va mal dans le monde. Ce n'est partout qu'ignorance, superstition, bigoterie, injustice, intolérance. Et il en est ainsi depuis que le monde est monde très probablement. Et ce sera encore comme cela demain et après-demain. Et alors ? Est-ce une raison pour déposer les armes ? Sais-tu ce que Vivekananda a dit un jour ? « Il n'y a qu'un péché. C'est « la faiblesse... N'ajoute pas une folie à une autre. N'ajoute pas « ta faiblesse au mal qui va venir... Sois fort ! »

Je m'arrêtai, pensant qu'il allait s'esclaffer. Mais au lieu de cela, il dit :

— Vas-y, Hen, continue. Ce n'est pas mal, ce que tu viens de dire.

— Oui, ce n'est pas mal, comme tu dis, mais les gens continueront toujours à faire exactement le contraire. Ceux-là même qui applaudissaient à ses paroles l'ont trahi dès qu'il a cessé de parler. Ceci vaut pour Vivekananda aussi bien que pour Socrate, pour Jésus, pour Nietzsche, pour Karl Marx, pour Krishnamurti... tu peux compléter la liste toi-même ! Mais au fait, pourquoi est-ce que je te raconte tout cela ? Tu ne changeras pas. Tu refuses de faire le moindre progrès. Ta loi, c'est le moindre effort, le moindre ennui, la moindre souffrance. Tout le monde suit cette pente. C'est merveilleux d'entendre parler des maîtres, mais quant à devenir un maître soi-même, à d'autres. Écoute, je lisais un livre l'autre jour... Pour être franc, cela fait peut-être bien plus d'un an que je l'ai lu. Ne me demande pas le titre, je ne te le dirai pas. Mais voici ce que j'ai lu, et un maître n'aurait pu dire mieux. « L'unique « signification, dessein, intention et secret du Christ, mes amis, « ce n'est ni de comprendre la vie, ni de la façonner, ni de la « changer, ni même de l'aimer, mais de s'abreuver à son essence « immortelle. »

— Répète ça, Hen, tu veux ?

Je lui répétai la phrase.

— S'abreuver à son essence immortelle, murmura-t-il. Rudement fameux ça. Et tu ne veux pas me dire qui a écrit ça ?

— Non.

— Très bien, Hen. Continue ! Qu'est-ce que tu as encore dans ta manche ce matin ?

— Ceci... Où en es-tu avec ta Guelda ?

— Oublie ça. Ce que tu viens de dire est beaucoup mieux.

— Tu ne vas pas la laisser tomber, j'espère ?

— C'est elle qui me laisse tomber. Pour de bon, cette fois.

— Et tu t'es fait à cette idée ?

— Tu ne m'as donc pas écouté ? Bien sûr que non ! C'est pour ça que je t'attendais en bas de chez toi. Mais comme tu dis, chacun doit suivre son propre chemin. Tu crois que je ne sais pas cela ? Il est possible que nous n'ayons plus rien en commun. Il est possible que nous n'ayons jamais rien eu en commun, n'as-tu jamais pensé à cela ? C'était peut-être quelque chose de plus qui nous liait. Je ne peux pas m'empêcher de t'aimer, Hen, même si tu me traites plus bas que terre. Tu es parfois cruel avec les gens, mais tu tiens le bon bout, et je souhaite que tu en sortes quelque chose. Quelque chose pour le monde, pas pour moi. Tu ne devrais pas écrire de romans, Hen. C'est à la portée de n'importe qui. Tu as mieux à faire. Je parle sérieusement. J'aimerais mieux te voir faire des conférences sur Vivekananda... ou sur le mahâtma Gandhi.

— Ou sur Pic de La Mirandole.

— Jamais entendu parler de lui.

— Alors elle ne veut plus te voir ?

— C'est ce qu'elle a dit. Une femme peut toujours changer d'avis, évidemment.

— Elle changera d'avis, ne t'en fais pas.

— La dernière fois que je l'ai vue, elle parlait toujours d'aller prendre des vacances... à Paris.

— Pourquoi ne la suivrais-tu pas ?

— Mieux que ça, Hen. J'ai déjà tout prévu. Dès que je saurai quel bateau elle prend, je fonce aux bureaux de la Compagnie et, même si je dois graisser la patte de l'employé, je retiens une cabine à côté de la sienne. Quand elle sortira le premier jour, je serai là pour la saluer : « Hello, chérie ! Belle journée « aujourd'hui, n'est-ce pas ? »

— Tu peux être sûr qu'elle sera ravie !

— Elle n'ira tout de même pas se jeter à la flotte !

— Mais elle pourra aller dire au capitaine que tu l'importunes.

— Je l'emmerde, le capitaine ! J'en ferai mon affaire... Trois jours en mer, et qu'elle le veuille ou non, elle me tombe dans les bras.

— Je te souhaite du plaisir !

Là-dessus, je lui pris la main et la lui serrai vigoureusement en disant :

— Bon, eh bien, c'est ici que je te quitte.

— Allez, viens donc prendre un café avec moi !

— Pas question. Je retourne travailler. Comme Krishna disait à Arjuna : « Si j'interrompais mon travail un seul instant, le « monde pourrait... »

— Pourrait quoi ?

— ... s'en aller en poussière », du moins je crois que c'est cela.

— O.K., Hen.

Et sans ajouter un mot, il me quitta et traversa la rue.

J'avais à peine fait quelques pas que je l'entendis crier derrière moi.

— Dis donc, Hen !

— Quoi ?

— Je te reverrai à Paris si on ne se rencontre pas avant. Salut !

Je faillis lui lancer un juron, mais je me retins. Et en reprenant ma promenade, je me sentis pris de remords, « Tu ne devrais pas traiter un homme comme cela, même pas ton meilleur ami », me dis-je.

Et sur le chemin du retour, je me tins à peu près ce monologue :

« Et alors, qu'importe qu'il soit le dernier des poisons ? Bien sûr, tout le monde doit résoudre soi-même ses problèmes, mais... est-ce une raison pour démolir un type comme cela ? Tu n'es pas un Vivekananda. D'ailleurs, est-ce que Vivekananda se serait conduit de la sorte ? On n'enfonce pas la tête d'un homme qui est en train de se noyer. On ne le laisse pas vous vomir sur l'épaule non plus. Admettons qu'il se conduise comme un enfant, et alors ? Crois-tu que tu te conduis comme un adulte ? Et cette façon de lui dire que tu n'as plus rien en commun avec lui ? Il aurait dû te planter là, sur-le-champ. Ce que tu as en commun, mon beau petit Swami, c'est la faiblesse humaine tout ordinaire. Il s'est peut-être arrêté dans sa croissance il y a longtemps. Est-ce un crime ? Qu'importe à quel point de la route il se trouve, c'est tout de même un être humain. Avance, si tu veux... regarde devant toi... mais ne refuse pas de tendre la main à un traînard. Où serais-tu si tu n'avais pas rencontré des mains secourables ? Es-tu capable de te débrouiller tout seul ? Et tous ces ballots qui vidaient leurs poches pour toi quand tu étais dans le besoin ? Maintenant que tu n'as plus besoin d'eux, ils ne valent plus rien...?

« Non, mais...

« Tu vois, tu n'as rien à répondre à cela ! Tu fais semblant d'être quelqu'un que tu n'es pas. Tu as peur de retomber dans les anciennes ornières. Tu te flattes d'être différent, mais en réalité, tu n'es que trop semblable à ceux que tu sais si bien condamner. Ce garçon d'ascenseur maboul avait vu clair en toi, hein ? Franchement, qu'as-tu accompli avec tes deux mains, ou avec cet intellect dont tu parais si fier ? A vingt et un ans, Alexandre partit à la conquête du monde, et à trente ans, il tenait le monde dans ses deux mains. Je sais que tu n'ambitionnes pas de conquérir le monde — mais tu aimerais tout de même y faire une brèche, n'est-ce pas ? Tu veux devenir écrivain, tu veux être reconnu pour tel. Eh bien, qu'est-ce qui t'arrête ? Ce n'est sûrement pas ce pauvre MacGregor. Oui, comme Vivekananda l'a dit, il n'y a qu'un péché : la faiblesse. Fais-en ton profit, mon vieux, c'est valable pour toi aussi bien que pour les autres ! Descends de ton piédestal ! Descends de ta tour d'ivoire et rejoins les rangs ! Il y a peut-être quelque chose de plus important dans la vie que d'écrire des livres. Et ce que tu as à dire, est-ce si important ? Es-tu un autre Nietzsche ? Tu n'es même pas encore toi, te rends-tu compte de cela ? »

Quand je rentrai chez moi, je m'étais déchiré à belles dents. Pour aggraver encore les choses, Sid Essen m'attendait au bas de l'escalier. Il avait un visage épanoui.

— Miller, dit-il, je ne veux pas vous faire perdre votre temps si précieux. Mais je ne pouvais pas garder ceci plus longtemps dans ma poche.

Il sortit une enveloppe qu'il me tendit.

— Qu'est-ce que c'est ? dis-je.

— Un petit témoignage d'amitié de vos amis. Ces nègres ont une très haute opinion de vous, vous savez. Vous achèterez quelque chose avec pour Madame. C'est une petite collecte qu'ils ont faite entre eux.

Dans l'état d'abattement où j'étais, je me sentis prêt à fondre en larmes.

— Miller, Miller, dit Reb en me serrant contre lui, que ferons-nous quand vous ne serez plus là ?

— Ce ne sera pas avant plusieurs mois, dis-je, en rougissant comme un idiot.

— Je sais, je sais, mais vous allez nous manquer. Venez prendre un café avec moi, voulez-vous ? Je ne vous retiendrai pas. J'ai quelque chose à vous dire.

Je repartis avec lui jusqu'au petit débit de boissons où je l'avais rencontré pour la première fois.

— Vous savez, dit-il tandis que nous nous installions devant le comptoir, j'ai presque envie de partir avec vous. Seulement je sais que je vous gênerais.

Assez embarrassé, je répondis :

— Je crois que presque tout le monde aimerait aller passer des vacances à Paris. Et ils iront, un jour...

— Je voulais dire, Miller, que j'aimerais la voir par vos yeux.

Et il me jeta un regard qui m'émut.

— Oui, dis-je sans relever sa remarque, un jour il ne sera pas nécessaire de prendre un bateau ou un avion pour aller en Europe. Ce qu'il faut trouver maintenant, c'est le moyen de vaincre la gravitation. Il suffira de rester immobile et de laisser rouler la terre sous ses pieds. Et elle tourne vite, cette bonne vieille terre.

Je poursuivis dans cette veine pour cacher mon embarras. Moteurs, turbines... Léonard de Vinci, etc.

— Nous marchons encore comme des escargots, poursuivis-je. Nous n'avons même pas encore commencé à utiliser les forces magnétiques qui nous entourent. Nous sommes encore des hommes des cavernes, avec des petits moteurs au derrière...

Le pauvre Reb ne savait pas comment prendre cela. Il avait envie de placer un mot, mais il ne voulait pas être impoli et me laissait le champ libre. Ce dont je profitai sans vergogne.

— La simplification, voilà ce qu'il nous faut. Regardez les étoiles... elles n'ont pas de moteurs. Avez-vous jamais songé à ce qui fait tourner notre terre comme une balle dans l'espace, à toute allure ? Nikola Tesla s'est cassé la tête sur ce problème, et Marconi aussi. Mais ni l'un ni l'autre n'ont trouvé la bonne réponse.

Il me regardait d'un air perplexe. Je savais que quoi qu'il eût en tête ce n'était pas l'électro-magnétisme.

— Excusez-moi, lui dis-je, vous vouliez me dire quelque chose, n'est-ce pas ?

— Oui, dit-il, mais je ne voudrais pas...

— Non, non, je pensais tout haut, simplement.

— Eh bien, alors... (Il s'éclaircit la gorge.) Tout ce que je voulais vous dire, c'est que... si vous étiez dans la gêne là-bas, n'hésitez pas à me télégraphier. Ou si vous désirez prolonger votre séjour. Vous savez où me joindre.

Là-dessus, il se mit à rougir et détourna la tête.

— Reb, lui dis-je en le poussant du coude, vous êtes beaucoup trop bon pour moi. Et vous me connaissez à peine. Je veux dire, vous ne me connaissez que depuis peu de temps. Pas un de mes soi-disant amis ne ferait le quart de ce que vous faites pour moi, j'en suis sûr.

— Je ne sais pas ce que vos amis sont capables de faire pour vous. Vous ne leur avez jamais donné une occasion de se manifester, je le crains.

Alors, je ne pus m'empêcher d'exploser.

— Ah non ? Vous croyez ça ? Mais je leur ai donné tellement d'occasions qu'ils ne veulent plus entendre parler de moi, au contraire.

— N'êtes-vous pas un peu trop dur pour eux ? Peut-être n'avaient-ils pas de quoi donner ?

— C'est exactement ce qu'ils disaient, tous. Mais ce n'est pas vrai. Quand on n'a pas, on peut emprunter... pour un ami. N'est-ce pas vrai ? Abraham a bien offert son fils, lui.

— C'était à Jéhovah.

— Je ne leur demandais pas de faire des sacrifices. Tout ce que je demandais, c'était des cigarettes, un peu de nourriture, de vieux vêtements. Non, attendez, il y avait des exceptions. Il y avait un jeune gars, je me rappelle, un de mes porteurs de télégrammes... j'avais déjà quitté la compagnie des télégraphes... quand il apprit que j'étais dans la débine il est allé voler pour moi. Il nous apportait un poulet ou quelques légumes... parfois un bâton de sucre d'orge s'il n'avait rien pu rafler d'autre. Il y en avait d'autres aussi, des pauvres comme lui, ou un peu simples d'esprit. Ils ne retournaient pas leurs poches pour me montrer qu'ils n'avaient rien. Les types que je fréquentais n'avaient pas le droit de me refuser. Aucun d'eux n'avait jamais crevé de faim. Nous n'étions pas des « pauvres Blancs ». Nous étions tous des fils de familles décentes et honorables. Non, c'est peut-être le Juif en vous qui vous rend si bon et prévenant, pardonnez-moi de vous dire cela de cette façon. Lorsqu'un Juif voit un homme en détresse, un homme affamé, trompé ou méprisé, il croit se voir lui-même. Il s'identifie immédiatement avec cet homme-là. Pas nous. Nous n'avons pas assez tâté de la pauvreté, du malheur, de la disgrâce, de l'humiliation. Nous n'avons jamais été des parias. Nous, nous sommes bien gentiment assis, et nous posons aux grands seigneurs.

— Miller, dit-il, vous avez dû en voir de dures dans votre vie. Peu importe ce que je peux penser de mes coreligionnaires, ils ont leurs défauts aussi, vous savez — je ne pourrais jamais parler d'eux comme vous faites de vos compatriotes. Et cela me rend d'autant plus heureux de penser que vous allez maintenant vous amuser un peu. C'est bien votre tour. Mais il faut que vous enterriez le passé !

— Vous voulez dire que je dois cesser de m'apitoyer sur mon compte, c'est cela ? dis-je en souriant malicieusement. Vous savez, Reb, je ne me sens pas toujours comme cela. Tout au fond, ça saigne encore, mais en surface je prends les gens tels qu'ils sont. Ce que je ne peux pas digérer, je crois, c'est que j'ai été obligé de leur arracher tout ce que j'ai obtenu d'eux. Et qu'ai-je obtenu ? Des miettes. J'exagère, naturellement. Ils ne m'ont pas tous battu froid. Et ceux qui l'ont fait avaient probablement le droit d'agir ainsi. J'étais comme la cruche que l'on plonge trop souvent dans le puits. J'avais le don de me rendre insupportable, et pour un homme qui avait faim j'étais beaucoup trop arrogant. J'avais le don d'exaspérer les gens, surtout quand je demandais quelques subsides. Voyez-vous, je suis de ces imbéciles qui pensent que les gens, les amis en tout cas, doivent deviner si vous êtes dans le besoin. Quand vous rencontrez un pauvre mendiant crasseux, a-t-il besoin de faire saigner votre cœur pour que vous lui tendiez une pièce ? Mais si vous êtes un être décent et sensible, non. Quand vous le voyez la tête baissée, cherchant un mégot dans le ruisseau ou un morceau de sandwich rassis, vous lui relevez la tête, vous le prenez affectueusement par l'épaule, surtout s'il est couvert de poux, et vous lui dites : « Qu'est-ce qui ne va pas, « mon ami ? Puis-je vous aider ? » Vous ne passez pas devant lui les yeux fixés sur un nuage dans le ciel. Vous ne le laissez pas courir après vous la main tendue. Voilà comment je vois les choses. Il n'est pas étonnant que tant de gens se détournent d'un mendiant quand il les accoste. C'est humiliant de se faire aborder de cette façon : cela vous donne un sentiment de culpabilité. Nous sommes tous généreux, à notre façon. Mais, dès que quelqu'un nous mendie, quelque chose dans notre cœur se ferme.

— Miller, dit Reb, visiblement ému par cette explosion, vous êtes ce que j'appellerais un bon Juif.

— Un autre Jésus, hein ?

— Oui, pourquoi pas ? Jésus était un bon Juif, même si nous avons eu à souffrir pendant deux mille ans à cause de lui.

— La morale est... ne vous cassez pas trop la tête ! N'essayez pas d'être trop bon !

— On ne fait jamais trop de bien, dit Reb avec chaleur.

— Oh, si, on le peut. Faire ce qu'il convient de faire, c'est déjà bien assez.

— N'est-ce pas la même chose ?

— Presque. Seulement Dieu veille sur le monde, et nous, nous devrions veiller les uns sur les autres. Si le Seigneur avait eu besoin d'aide pour diriger ce monde Il nous aurait donné des cœurs plus vastes. Des cœurs, pas des cervelles.

— Seigneur, dit Reb, mais vous parlez comme un Juif ! Vous me rappelez certains érudits que j'écoutais expliquer la Loi quand j'étais gosse. Ils avaient l'art de sauter d'un côté de la barrière à l'autre, comme des chèvres. Quand vous aviez froid, ils soufflaient le chaud, et vice versa. On ne savait jamais sur quel pied danser avec eux. Mais... si passionnés qu'ils fussent, ils prêchaient toujours la modération. Les prophètes étaient les hommes de la fureur, ils formaient une classe à part. Les saints hommes ne tonitruaient pas, ne déliraient pas. Ils étaient sereins, calmes comme un lac. C'est parce qu'ils étaient purs. Et vous êtes pur, vous aussi. Je sais que vous l'êtes.

Que pouvait-on répondre ? C'était un être simple et sans détour, ce cher Reb, et il avait besoin d'un ami. Quoi que je dise, de quelque manière que je le traite, il se comportait avec moi comme si je l'avais enrichi. J'étais son ami. Et il resterait mon ami, contre vents et marées.

En rentrant à la maison, je repris mon monologue intérieur. « Tu vois, ce n'est pas plus difficile que cela, l'amitié. Quel est donc le vieil adage ? Pour avoir un ami, il faut être un ami. »

Il était cependant malaisé de voir en quoi j'avais été un ami pour Reb — ou pour quiconque en fait. Tout ce que je voyais, c'était que j'étais mon meilleur ami — et mon pire ennemi.

En ouvrant la porte, je ne pus m'empêcher de me dire : « Si tu sais ça, mon pote, tu en sais déjà pas mal. »

Je repris ma place devant la machine. « Maintenant, me dis-je, te revoilà dans ton petit royaume. Maintenant, tu peux te prendre de nouveau pour Dieu. »

Et cette idée m'arrêta net. Dieu ! Comme si je n'avais cessé de communier avec Lui que de la veille, je me surpris à converser avec Lui comme par le passé. « Car Dieu aimait à ce point le monde qu'Il donna son Fils unique... » Et comme Il avait peu reçu en retour. Que pouvons-nous t'offrir, ô Père céleste, en retour de tes bénédictions ? Mon cœur s'épanchait ; tout insignifiant que je fusse, j'entrevoyais les problèmes auxquels avait à faire face le Créateur de l'Univers. Et je n'avais pas honte de me trouver ainsi dans l'intimité de mon Créateur. Ne faisais-je pas partie de cet immense tout qu'Il avait expressément fait se manifester, peut-être pour réaliser les limites illimitées de son Être ?

Il y avait des siècles que je ne m'étais pas adressé à Lui de cette façon intime. Quelle différence entre ces prières échappées au plus profond désespoir, quand j'invoquais sa miséricorde — sa miséricorde, et non sa grâce ! — et les duos aisés, nés d'une humble compréhension ! Étrange, n'est-ce pas, cette façon de parler d'un dialogue terre-ciel ? Cela se produisait plus souvent lorsque je me sentais en train. Aussi incongru que cela paraisse, c'était souvent lorsque la nature cruelle du sort de l'homme me frappait entre les yeux que je remontais la pente. Lorsque, tel un ver grignotant son chemin à travers la vase, il me venait cette idée, peut-être stupide, que ce qui était en bas était analogue à ce qui était en haut. Ne nous a-t-on pas dit, quand nous étions jeunes, que Dieu remarquait la chute du moineau ? Même si je n'y croyais pas tout à fait, j'étais impressionné. (« Vois, je suis le Seigneur, le Dieu de toute chair — qu'y a-t-il que je ne puisse accomplir ? ») Conscience totale ! Plausible ou non, c'était un champ de pensée considérable. Parfois, quand j'étais gosse et qu'il m'arrivait quelque chose de vraiment extraordinaire, je m'écriais : « As-tu vu cela, Dieu ? » C'était merveilleux de se dire qu'Il était là, qu'Il entendait ! Il était une présence en ce temps-là, et non une abstraction métaphysique. Son esprit pénétrait toutes choses ; Il était dans tout et au-dessus de tout en même temps. Et alors — et cette idée me faisait sourire, d'un sourire presque séraphique — alors, le temps viendrait où, afin de ne pas devenir complètement fou, il suffirait de considérer la nature absurde et monstrueuse des choses par l'œil du Créateur, de Celui qui est responsable de tout et qui comprend tout.

Je galopais maintenant à toute allure, et l'idée de la Création, d'un œil omniprésent, d'une compassion infinie, de la proximité et de l'éloignement de Dieu, flottait au-dessus de moi comme un voile. Quelle absurdité d'écrire un roman sur des personnages « imaginaires », des situations « imaginaires » ! Comme si le Seigneur de l'Univers n'avait pas tout imaginé ! Quelle bouffonnerie d'être le maître de ce royaume fictif ! Était-ce donc pour cela que j'avais adjuré le Tout-Puissant de m'accorder le don de l'écriture ?

Le ridicule de ma situation m'arrêta net. A quoi bon se bâter de terminer le livre ? Dans mon esprit, il était déjà fini. En pensée, j'avais conduit le drame imaginaire jusqu'à sa fin imaginaire. Je pouvais me reposer un moment, je pouvais rester en suspens au-dessus de mon être minuscule et besogneux, et laisser blanchir quelques cheveux.

Je retombai dans le vide (plein de Dieu) avec une sensation de soulagement délicieuse. Tout m'apparaissait très clairement maintenant : mon évolution terrestre, depuis l'état larvaire jusqu'au moment présent, et même au-delà du présent. A quoi menaient ces efforts, cette lutte ? A l'union ? Peut-être. Que pouvait signifier d'autre ce désir de communiquer ? Atteindre tous les êtres, ceux d'en bas comme ceux d'en haut, et obtenir une réponse... quelle accablante pensée ! Vibrer éternellement, comme la lyre du monde. Plutôt effrayant, si l'on pousse cette idée dans ses ultimes implications.

Peut-être ne pensais-je pas tout à fait cela. C'était peut-être assez d'établir une communication avec ses pairs, avec des esprits de la même famille. Mais qui étaient-ils ? Où étaient-ils ? On ne pouvait le savoir qu'en faisant voler sa flèche.

Puis, j'eus une vision : je vis le monde sous la forme d'un vaste réseau de forces magnétiques. Et dans cette toile d'araignée frémissante apparaissaient, tels de brillants noyaux, les brûlants esprits de la terre autour desquels tournaient, comme des constellations, les divers ordres d'humanité. Une sublime harmonie régnait en raison de la distribution hiérarchique des pouvoirs et des aptitudes. Aucun désaccord n'était possible. Tous les conflits, toute la confusion et le désordre auxquels l'homme essayait vainement de s'adapter avaient perdu leur sens. L'intelligence qui cernait l'Univers ne la reconnaissait pas. Les activités criminelles et démentes des êtres de la terre, oui, et même leur bonne volonté, leur adoration, toutes leurs activités trop humaines, étaient illusoires. Dans ce réseau de forces magnétiques, le mouvement même était nul. Rien n'avançait, ne reculait, n'atteignait rien. L'immense champ de forces, infini, était comme une pensée en suspens, une note en suspens. Dans des éternités d'ici — et que représentait ici ? — une autre pensée la remplacerait peut-être.

Brrrr ! Malgré le froid, j'avais envie de me coucher là sur le plancher du néant et de contempler éternellement l'image de la Création.

L'idée me vint alors que le facteur de création n'avait aucune place dans le travail de l'écrivain. « Un arbre ne recherche pas ses fruits, il les produit ? » Je conclus qu'écrire consistait à engranger les fruits de l'imagination, à croître et s'épanouir au soleil de l'esprit comme un arbre fait jaillir ses feuilles.

Profonde ou non, c'était là une pensée réconfortante. D'un seul bond, je me trouvai assis sur les genoux des dieux. J'entendis rire tout autour de moi. Inutile de jouer à Dieu. Inutile d'étonner quiconque. Prends ta lyre et fais-en jaillir une note cristalline. Au-dessus de toute agitation, au-dessus même des rires, il y avait la musique. La musique perpétuelle. Telle était la signification de l'Intelligence suprême qui cernait la Création.

Je redescendis l'échelle en toute hâte. Et voici la délicieuse, délicieuse pensée qui me tint sous son charme... « Toi, là, qui fais semblant d'être mort et crucifié, toi, là, avec ta terrible historia de calamitatis, pourquoi ne pas la reproduire dans un esprit d'insouciance et de jeu ? Pourquoi ne te la raconterais-tu pas de nouveau pour en tirer une petite musique ? Sont-elles réelles, tes blessures ? Sont-elles encore douloureuses et vives ? Ou ne sont-elles que vernissures littéraires ? »

 
 

Puis voici la cadence...

« Embrasse-moi, embrasse-moi, encore ! » Nous avions dix-huit ou dix-neuf ans alors, MacGregor et moi, et la fille, qu'il avait amenée à la soirée, se destinait à l'opéra. Elle était intelligente, jolie, c'était la mieux qu'il ait trouvée jusqu'ici et qu'il trouverait jamais. Elle l'aimait passionnément. Elle l'aimait, bien qu'elle sût qu'il était frivole et infidèle. Quand il lui disait, de son air désinvolte : « Je suis fou de toi ! » elle se pâmait. Il y avait cette chanson entre eux qu'il ne se lassait jamais d'entendre : « Chante-la encore, veux-tu ? Personne ne peut la chanter comme toi. » Et elle la chantait, et la rechantait dix fois de suite. « Embrasse-moi, embrasse-moi ! encore. » Cela me faisait quelque chose de l'entendre chanter cela, mais, ce soir-là, je crus que mon cœur allait se briser. Car, ce soir-là, assise à l'autre bout de la pièce, comme si elle avait cherché l'endroit le plus éloigné de moi, se trouvait la divine, l'inaccessible Una Grifford, mille fois plus belle que la prima donna de MacGregor, mille fois plus mystérieuse, et un million de fois plus hors d'atteinte. « Embrasse-moi, embrasse-moi, encore ! » Ces paroles me transperçaient ! Et pas un seul, dans tout ce groupe insouciant et turbulent, ne soupçonnait les affres de ma douleur. Le violoniste s'approcha, folâtre, débonnaire, la joue collée à son instrument, et tira de ses cordes muettes sa petite phrase déchirante. « Embrasse-moi... embrasse-moi... en... core. » Je ne pus en supporter davantage. Je me levai, le bousculai, dévalai l'escalier et me mis à courir dans la rue, les joues ruisselantes de larmes. Au coin de la rue, je vis un cheval qui errait au milieu de la chaussée : la plus pitoyable rosse qui ait jamais offensé regard humain. J'essayai de parler à ce triste quadrupède — ce n'était plus un cheval, ni même un animal. Pendant un moment, j'eus l'impression qu'il me comprenait. Pendant un long moment, il me regarda bien en face. Puis, terrifié, il poussa un hennissement à vous glacer le sang et tourna les talons. Désespéré, j'émis un son de clochettes rouillées et me laissai choir à terre. Des bruits de fête emplissaient la rue déserte. Ils résonnaient à mes oreilles comme le charivari d'une caserne pleine de soldats ivres. C'était pour moi qu'ils donnaient cette soirée. Et elle était là, ma bien-aimée, plus inaccessible que les étoiles qui brillaient dans ses yeux. La reine de l'Arctique.

Personne ne la voyait ainsi. Seulement moi.

Une très ancienne blessure que celle-ci. N'est-il pas étrange que plus elles arrivent vite, plus on les attend — oui, on les attend — plus elles sont sanglantes, douloureuses, déchirantes. Et elles le sont toujours.

Je refermai le livre du souvenir. Oui, il y avait de la musique à tirer de ces vieilles blessures. Mais le temps n'était pas encore venu. Il fallait qu'elles s'enveniment encore un peu dans le noir. Une fois en Europe, je me ferais un nouveau corps, une nouvelle âme. Qu'étaient les souffrances d'un gars de Brooklyn pour les héritiers de la Peste noire, de la guerre de Cent Ans, de l'extermination des Albigeois, des Croisades, de l'Inquisition, des massacres de Huguenots, de la Révolution française, de l'incessante persécution des Juifs, de l'invasion des Huns, de la venue des Turcs, des pluies de grenouilles et de sauterelles, des inqualifiables actes du Vatican, de l'avènement des régicides et des reines assassines, des monarques faibles d'esprit, des Robespierre et des Saint-Just, des Hohenstaufen et des Hohenzollern, des chasseurs de rats et des broyeurs d'os ? Quelle importance pouvaient avoir quelques varices sur une âme américaine au regard des Raskolnikov et des Karamazov de la vieille Europe ?

Je me voyais assis au haut bout de la table, insignifiant pigeon à grosse gorge laissant tomber ses petites boulettes blanches de merde. Un haut bout de table nommé Europe, où étaient réunis tous les monarques de l'âme, insoucieux des petites douleurs et des grosses souffrances du Nouveau Monde. Que pouvais-je leur dire, dans cette langue de merde de pigeon ? Que pouvait dire un type élevé dans une atmosphère de paix, d'abondance et de sécurité aux fils et aux filles des martyrs ? Certes, nous avions les mêmes ancêtres anonymes, ceux qui avaient été brisés sur la roue, brûlés sur le bûcher ou plantés sur le pal, mais... le souvenir de leur sort ne brûlait plus dans notre mémoire ; nous avions tourné le dos à ce déchirant passé, nous avions fait naître de nouvelles pousses sur les moignons calcinés de l'arbre ancestral. Nourris par les eaux du Léthée, nous étions devenus une race ingrate, privée de cordon ombilical, heureux à la manière des robots.

Bientôt, chers cousins d'Europe, nous serons avec vous en chair et en âme. Nous arrivons — avec nos belles valises, nos passeports à tranche dorée, nos billets de cent dollars, nos polices d'assurance-voyage, nos baedekers, nos opinions banales, nos jugements à moitié cuits, nos spectacles roses qui nous font croire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, que Dieu est Amour et que l'Esprit est tout. Lorsque vous nous verrez tels que nous sommes, lorsque vous nous entendrez bavarder comme des pies, vous saurez que vous n'avez rien perdu en restant où vous êtes. Vous n'aurez aucun sujet d'envier nos corps tout neufs, notre riche sang rouge. Ayez pitié de nous, qui sommes si frustes, si fragiles, si vulnérables, si neufs, si propres ! Nous nous fanons vite...

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

XX

 
 
 

Plus le moment de notre départ approchait, plus ma tête bourdonnait de rues, de champs de bataille, de monuments, de cathédrales, et le printemps fondait comme une lune dravidienne, mon cœur battait plus fort, mes rêves proliféraient et toutes les cellules de mon corps criaient : « Hosanna ! » Les matins où, enivrée par les senteurs du printemps, Mme Skolsky ouvrait tout grand ses fenêtres, la voix perçante de Sirota (Rezei ! rezei !) m'appelait déjà. Ce n'était plus le vieux Sirota familier, c'était un muezzin délirant qui lançait ses cantiques vers le soleil. Je ne me souciais plus de connaître le sens de ses paroles, s'il s'agissait d'une malédiction ou d'une lamentation : je me les inventais., « Accepte nos remerciements, ô innommable Être divin...! » Tel un pieux fidèle, mes lèvres suivaient en silence le rythme de ses paroles, et je me balançais d'une jambe sur l'autre, battais des paupières, me couvrais la tête de cendres, répandais des perles et des diamants dans toutes les directions, faisais des génuflexions, et avec les dernières notes surnaturelles me dressais sur la pointe des pieds pour m'envoler vers les cieux. Puis, levant le bras droit, le bout de mes doigts touchant légèrement le sommet de mon crâne, je tournais lentement autour de l'axe de la félicité, produisant avec mes lèvres le son de la harpe juive. Comme d'un arbre se secouant de son sommeil d'hiver, des essaims de papillons s'échappaient de ma cervelle en criant : « Hosanna au plus haut des cieux ! » Je bénissais Jacob et Ézéchiel, et tour à tour Rachel, Sarah, Ruth et Esther. Oh ! comme cette musique qui sortait par la fenêtre ouverte était réconfortante et réchauffante ! Merci, chère propriétaire, je me souviendrai toujours de vous dans mes rêves ! Merci, rouge-gorge, pour illuminer à jamais la mémoire de ces matins ! Merci à vous, frères de couleur, votre jour approche ! Merci, cher Reb, je prierai pour vous dans quelque synagogue en ruines ! Merci, fleurs du matin, qui me dédiez vos plus subtils parfums ! Zov, Toft, Giml, Biml... écoutez, écoutez-le chanter, le chantre des chantres ! Louange à Dieu ! Gloire au roi David ! Gloire à Salomon resplendissant dans sa sagesse ! La mer s'écarte devant nous, les aigles montrent la route. Encore une note, bien-aimé cantor... Une note haute et perçante ! Qu'elle ébranle le pectoral du Grand Prêtre ! Qu'elle noie les cris des damnés !

Et c'est ce qu'il fit, mon merveilleux cantor cantatibus. Béni sois-tu, ô fils d'Israël ! Béni soit ton nom !

 
 

— Tu n'es pas un peu fou ce matin ?

— Oui, oui, je le suis. Mais je pourrais être plus fou encore. Pourquoi pas ? Comment un prisonnier qui va quitter sa cellule ne deviendrait-il pas fou ? J'ai été condamné six fois à vie, plus à trente-cinq ans et demie et treize jours. Maintenant, on me relâche. Grâce à Dieu, il n'est pas trop tard !

Je lui pris les deux mains et fis une profonde révérence, comme pour l'inviter à danser le menuet.

— C'est à toi, à toi que je dois le pardon. Pisse sur moi, veux-tu ? Ce sera comme une bénédiction. Oh ! quel somnambule j'ai été !

Je me penchai par la fenêtre et aspirai une bonne bouffée de printemps. (C'était un de ces matins dont Shelley aurait fait un poème.)

— Veux-tu quelque chose de spécial pour ton petit déjeuner ce matin ?

Je me retournai vers elle.

— Non, je veux seulement me dire que c'en est fini de l'esclavage, fini de mendier, de tromper, de supplier et de cajoler. Me dire que je suis libre de marcher, libre de parler, libre de penser, libre de rêver. Libre, libre, libre !

— Mais Val, mon chéri, nous n'y resterons pas éternellement, tu sais.

— Un jour, là-bas, sera comme une éternité ici. Et comment peux-tu savoir si notre séjour là-bas sera long ou court ? La guerre éclatera peut-être ; peut-être ne pourrons-nous pas revenir. Qui peut prédire le destin d'un homme sur cette terre ?

— Val, tu te montes un peu trop la tête, je crois. Ce seront des vacances, rien de plus.

— Pas pour moi. Pour moi, c'est la belle. Je refuse d'être un prisonnier sur parole. J'ai fini mon temps. Je ne peux plus rester ici maintenant.

Je l'attirai près de la fenêtre.

— Regarde ! Regarde ici, regarde bien ! Voici l'Amérique. Tu vois ces arbres ? Tu vois ces balcons ? Tu vois ces maisons ? Et ces idiots qui se penchent à la fenêtre là-bas ? Tu crois qu'ils vont me manquer ? Jamais !

Et je me mis à gesticuler comme un dément. Je tendis les bras vers eux.

— C'oyez qu'vous allez m'manquer, tas d'couillons ? Pouvez toujou's cou'ir ! Jamais, jamais...!

— Viens, Val, assieds-toi. Viens manger un morceau.

Elle me força à m'asseoir à table.

— Bon, j'veux bien qu'on déjeune c'matin, tiens, c'que j'aimerais, c'est une tranche d'pâstèque, l'aile gauche d'une dinde, un cuisseau d'opossum et un bon petit pain ed mâïs. Vieux papa Abraham, y m'a immensippé ! J'arviendrai jamais dans c'te foutue Ca'oline. Vieux papa Abraham y nous a tous libé'és ! Hallelujah !

« Qui plus est, ajoutai-je en revenant à mon parler de Blanc, j'en ai assez d'écrire des romans. Je suis membre élu de la famille des canards sauvages. Je ferai la chronique de ma misère durement gagnée et je la jouerai faux — dans le registre suraigu. Que penses-tu de ça ?

Elle déposa deux œufs à la coque devant moi, une tranche de pain et un peu de confiture.

— Le café dans une minute, mon chéri. Continue à parler !

— Tu appelles ça parler, hein ? Dis donc, avons-nous toujours ce Poème d'extase ? Mets-le si tu peux le trouver. Mets-le à pleine puissance. Sa musique correspond à ma façon de penser... parfois. Cette démangeaison cosmique... Divinement plein... Tout en feu et en air. La première fois que je l'ai entendu, je l'ai repassé vingt ou trente fois sur le phono. Je ne pouvais pas m'arrêter. C'était comme un bain de glace, de cocaïne et d'arc-en-ciel. Pendant des semaines, il m'a laissé en transes. Il m'était arrivé quelque chose. Maintenant, cela paraît idiot, mais c'est vrai. Toutes les fois qu'une idée s'emparait de moi, une petite porte s'ouvrait dans ma poitrine, et un petit oiseau apparaissait, couché dans son nid douillet, le petit oiseau le plus gentil qu'on puisse imaginer. « Réfléchis ! gazouillait-il, réflé-« chis jusqu'au bout ! » Et, par Dieu, c'est ce que je faisais. Sans effort, comme une « étude » scintillant sur un glacier...

Et tout en avalant mes œufs à la coque, un sourire très particulier flottait sur mes lèvres.

— Quoi, qu'est-ce que c'est maintenant, mon grand foufou ? dit-elle.

— Les chevaux. Je pense à des chevaux. J'aimerais que nous allions d'abord en Russie. Tu te rappelles Gogol et la troïka ? Tu ne penses pas qu'il aurait pu écrire ce passage si la Russie avait été motorisée, hein ? Il parlait de chevaux. Des étalons, voilà ce que c'était. Un cheval court comme le vent. Un cheval vole. Un cheval fougueux en tout cas. Comment Homère aurait-il pu forger ses dieux sans les fiers coursiers dont il fit un si grand usage ? L'imagines-tu faisant manœuvrer ces divinités querelleuses dans une Rolls Royce ? Pour stimuler l'extase... et ça me ramène à Scriabine... tu ne l'as pas trouvé, hem ?... il faut utiliser des ingrédients cosmiques. Outre les bras, les jambes, les sabots, les griffes, les crocs, la moelle et le granit, il faut encore ajouter les précessions équinoxiales, les marées, les conjonctions du soleil, de la lune et des planètes, et le délire des fous. En plus des arcs-en-ciel, des comètes et des aurores boréales, il faut des éclipses, des taches du soleil, des pestes, des miracles... toutes sortes de choses, y compris fous, magiciens, sorcières, nains, Jack l'Éventreur, prêtres lubriques, monarques fatigués, saints très saints... mais pas des automobiles, pas des réfrigérateurs, pas des machines à laver, pas des tanks, pas des poteaux télégraphiques.

Une merveilleuse matinée de printemps. J'ai parlé de Shelley ? Non, trop belle pour son goût. Ou pour Keats ou Wordsworth. Ça, c'est une matinée pour Jacob Bœhme, rien moins. Pas encore de mouches, pas de moustiques. Pas même un cafard à l'horizon. Splendide. Tout bonnement splendide. (Si seulement elle retrouvait ce disque de Scriabine, bon Dieu !)

C'est par une matinée comme celle-ci que Jeanne d'Arc a dû traverser Chinon pour aller voir le roi. Rabelais, malheureusement, n'était pas encore né, sans cela il aurait jeté un coup d'œil par la fenêtre, de son berceau. Ah ! la vue merveilleuse qu'il avait de sa fenêtre !

Oui, même si MacGregor frappait à la porte en cet instant, la grâce ne m'abandonnerait pas. Je le ferais asseoir et je lui parlerais de Masaccio ou de la Vita Nuova. Je pourrais même lire du Shakespeare, par une matinée frangipanesque comme celle-ci. Les sonnets, pas les tragédies.

Elle appelait ça des vacances. Le mot me gênait. C'était comme si elle avait dit coïtus interruptus.

(Ne pas oublier de trouver l'adresse de ses parents à Vienne et en Roumanie.)

 
 

Rien ne me retenait plus entre quatre murs. Le roman était achevé, l'argent était à la banque, la malle bouclée, les passeports en règle, et l'Ange de miséricorde veillait sur la tombe. Et les furieux étalons de Gogol couraient toujours comme le vent.

Montre-nous le chemin, ô douce lumière !

— Si tu allais au cinéma ? me dit-elle comme je sortais.

— Oui, peut-être, répondis-je. Ne couve pas un œuf en attendant que je revienne.

Je décidai brusquement d'aller dire bonjour à Reb. Ce serait peut-être la dernière fois que je mettrais les pieds dans son lugubre magasin. (Et ce fut la dernière, en effet.) En passant devant le kiosque au coin de la rue, j'achetai un journal et laissai cinquante cents dans la coupe en étain. C'était pour les sous que j'avais volés dans la tasse du marchand de journaux aveugle de Borough Hall. Cela faisait du bien, même si j'avais déposé ma dette dans la tasse d'un autre. Je me donnai un coup de pied au derrière pour faire bonne mesure.

Reb était en train de balayer le fond de sa boutique.

— Eh bien, eh bien, qui est-ce qui vient là ! s'écria-t-il.

— Quelle matinée, hein ? Ça ne vous donne pas envie de vous évader ?

— Vous, qu'est-ce que vous avez encore dans la tête ? dit-il en déposant son balai.

— Je n'en ai pas la moindre idée, Reb. Je voulais juste vous dire bonjour en passant.

— Vous voulez faire un tour en bagnole ?

— Si vous aviez un tandem, je ne dis pas. Ou une paire de chevaux de courses. Non, pas aujourd'hui. C'est un jour pour la marche à pied, pas pour le cheval-vapeur.

J'écartai les coudes, bombai le torse, trottai au pas de course vers la porte, et revins vers lui.

— Regardez, elles me porteront loin, ces deux jambes. Pas la peine de faire du cent ou du cent vingt.

— Vous avez l'air en forme ce matin, dit-il. Bientôt vous arpenterez les rues de Paris.

— Paris, Vienne, Prague, Budapest... peut-être Varsovie, Moscou, Odessa. Qui sait ?

— Miller, je vous envie.

Un bref silence.

— Dites, si vous alliez rendre visite à Maxime Gorky quand vous serez là-bas.

— Gorky est toujours vivant ?

— Mais bien sûr. Et il y a encore un autre personnage que vous devriez aller voir, à moins qu'il ne soit mort maintenant.

— Qui donc ?

— Henri Barbusse.

— J'aimerais bien, Reb, mais vous me connaissez... je suis timide. Et puis, quelle excuse pourrais-je leur donner pour venir ainsi les importuner ?

— Quelle excuse ? s'écrie-t-il. Mais ils seront ravis de vous connaître.

— Reb, vous avez une bien trop haute opinion de moi.

— Non-sens ! Ils vous accueilleront à bras ouverts.

— Très bien, je mets ça sous mon chapeau. Maintenant, je file. Je vais rendre mes derniers devoirs aux morts. Au revoir !

A quelques mètres de là, une radio gueulait par une fenêtre ouverte. C'était une annonce publicitaire vantant les mérites des nappes La Cène : deux dollars la paire seulement.

Myrtle Avenue. Sinistre, pouilleuse, lasse, coupée en deux par les poutrelles rouillées d'une ligne de métro aérien. Le soleil se jouait dans les interstices du métal et dardait des flèches de lumière dorée. Maintenant que je n'étais plus un prisonnier, la rue prenait un aspect nouveau pour moi. J'étais maintenant un touriste, avec du temps plein les poches et l'œil curieux. Il était loin, le monstre atrabilaire qui penchait sous le poids de son ennui. Devant la boulangerie où nous allions autrefois, O'Mara et moi, nous faire offrir un œuf et une assiettée de soupe, je m'arrêtai un moment pour regarder la vitrine. Toujours les mêmes brioches et les mêmes tartes aux pommes protégées par le même vieux papier d'emballage. C'était une boulangerie allemande, naturellement. (Tante Mélia parlait toujours avec émotion des condittorei qu'elle avait visitées à Brême et à Hambourg. Avec émotion, dis-je, parce qu'elle faisait peu de distinctions entre la pâtisserie et les autres créatures au cœur tendre.) Non, ce n'était pas une rue si épouvantable, après tout. Pas si vous étiez un visiteur venu de la lointaine planète Pluton.

En continuant ma balade, je songeai à la famille Buddenbrooks, puis à Tonio Kruger. Cher vieux Thomas Mann. Quel merveilleux artisan ! (J'aurais dû acheter un morceau de Streuselkuchen !) Oui, sur les photos que j'avais vues, il ressemblait un peu à un boutiquier. Je l'imaginais écrivant ses Novellen au fond d'une charcuterie, avec un mètre de saucisses enroulées autour du cou. Ce qu'il aurait fait de Myrtle Avenue ! Va donc voir Gorky pendant que tu y es. N'était-ce pas fantastique ? Beaucoup plus aisé d'obtenir une audience du roi de Bulgarie. Si je devais aller rendre des visites, j'avais déjà fait mon choix : Élie Faure. Si je lui demandais de m'accorder le privilège de baiser sa main, comment prendrait-il la chose ?

Un tramway passa dans un bruit de ferraille. J'aperçus les moustaches du wattman au passage. Presto ! Le nom me vrilla l'esprit comme un éclair : Knut Hamsun. Imagine : le romancier qui finit par avoir le Prix Nobel conduisant un tramway dans ce pays abandonné de Dieu ! Où était-ce déjà ? Chicago ? Oui, Chicago. Puis, il rentre en Norvège et il écrit La Faim. Ou était-ce La Faim d'abord, et le boulot de conducteur de tram ensuite ? Quoi qu'il en soit, il n'a jamais pondu un mauvais livre.

Je remarquai le banc au bord du trottoir. (Un objet rare.) Tel l'ange Gabriel, je baissai mon postérieur. Ouf ! A quoi bon s'éreinter les mollets. Je me renversai béatement en arrière et ouvris la bouche pour boire les rayons du soleil. « Comment allez-vous ? dis-je en m'adressant à l'Amérique. Drôle de pays, pas vrai ? Regardez les oiseaux ! Ils ont l'air souffreteux, maladifs, hein, vous ne trouvez pas ? »

Je fermai les yeux, non pas pour m'endormir, mais pour évoquer l'image de la maison de famille taillée en plein Moyen Age. Qu'il avait l'air charmant, délicieux, ce village abandonné ! Un labyrinthe de ruelles où serpentait un unique ruisseau d'eaux grasses ; statues (rien que des musiciens), mails, fontaines, places carrées et triangulaires ; tous les chemins conduisaient au lieu central, la curieuse maison de prière avec ses fins clochers. Tout se déplaçait à une allure d'escargot. Des cygnes flottaient sur la surface immobile du lac ; des pigeons roucoulaient dans le beffroi de l'église ; des marquises de toile, rayées comme des pantalons, ombrageaient les terrasses au carrelage en damier. Tellement paisible, idyllique, tellement comme dans un rêve !

Je me frottai les yeux. Où diable avais-je donc été dénicher cela ? C'était peut-être Buxtehude ? (La manière dont mon grand-père prononçait ce nom me fit croire longtemps qu'il s'agissait d'une ville, et non d'un homme.)

— Ne le laisse pas lire trop longtemps, c'est mauvais pour les yeux.

Accroupi en tailleur sur son banc, fabriquant des vêtements pour la ménagerie de beaux messieurs d'Isaac Walker, je lui lisais à haute voix des contes d'Hans Christian Andersen.

— Maintenant dépose le livre et va jouer, disait-il gentiment.

Je descendais dans la cour et, n'ayant rien de plus intéressant à faire, je glissais un œil par les fentes de la palissade de bois qui séparait notre domaine de l'usine à fumer le poisson. Des rangées et des rangées de poissons raides et noircis. L'odeur âcre et piquante est presque suffocante. Ils sont pendus par les ouïes, ces poissons rigides, terrifiés ; leurs yeux protubérants brillent dans le noir comme des diamants mouillés.

En revenant vers le banc de mon grand-père, je lui demande pourquoi les choses mortes sont toujours si raides.

— Parce qu'il n'y a plus de joie en elles, me répond-il.

— Pourquoi as-tu quitté l'Allemagne ?

— Parce que je ne voulais pas être soldat.

— J'aimerais bien être soldat, dis-je.

— Attends, tu verras quand les balles te siffleront aux oreilles.

Il fredonne un petit air tout en cousant. Puis, il s'arrête pour me demander :

— Qu'est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ?

— Je veux être marin ; je veux voir le monde.

— Alors ne lis pas tant. Il faut avoir de bons yeux pour être marin.

— Oui, Grosspapa ! (C'est ainsi que nous l'appelions.) Au revoir, Grosspapa.

Je me rappelle son air légèrement railleur quand il me regarda ouvrir la porte. Que pensait-il ? Que je ne ferais jamais un marin ?

Le flot de souvenirs fut interrompu par l'approche d'un personnage pitoyable qui me demanda, en tendant la main, si je ne pourrais pas lui donner un nickel.

— Bien sûr, lui dis-je. Je peux même vous donner beaucoup plus si vous en avez besoin.

Il s'assit à côté de moi. Il tremblait comme s'il avait une forte fièvre. Je lui offris une cigarette et la lui allumai.

— Un dollar, est-ce que ce ne serait pas mieux ? dis-je.

Il me lança un regard plein d'effroi, comme un cheval sur le point de s'emballer.

— Quoi ? Pourquoi ça ?

J'allumai une cigarette à mon tour, étendis les jambes, et lentement, comme si je lisais une liste d'embarquement, je répliquai :

— Lorsqu'un homme est sur le point de partir en voyage à l'étranger, qu'il sait qu'il pourra manger et boire tout son soûl et se promener à sa guise, qu'est-ce qu'un dollar de plus ou de moins ? Un bon coup de gnôle, voilà ce qu'il vous faut, je parie. Moi, ce que j'aimerais, c'est pouvoir parler le français, l'italien, l'espagnol, le russe, et même un peu d'arabe si possible. Si je pouvais, je m'embarquerais à l'instant même. Mais ce n'est pas votre affaire. Tenez, je peux vous offrir un dollar, deux dollars, cinq dollars. Cinq, pas plus — à moins que les fées ne soient après vous. Qu'en dites-vous ? Vous n'aurez même pas besoin de chanter des hymnes...

Mais mes paroles semblèrent l'effrayer. Il se poussa tout au bout du banc et parut de plus en plus affolé.

— M'sieur, dit-il, tout c'qu'il me faut, c'est un quarter... c'est tout c'que j'ai besoin. Et j'serai bien reconnaissant, M'sieur.

Se levant à demi, il tendit la main vers moi.

— Ne soyez donc pas si pressé, le suppliai-je. Un quarter, dites-vous. Ça ne vous mènera pas loin. Qu'est-ce qu'on peut acheter avec vingt-cinq cents ? Pourquoi faire les choses à moitié ? Ce n'est pas américain. Pourquoi n'achèteriez-vous pas une bonne bouteille de raidillon ? Et si vous alliez vous faire raser et couper les cheveux aussi ? N'importe quoi, sauf une Rolls Royce. Mais je vous dis, cinq dollars, pas plus. Vous n'avez qu'un mot à dire.

— Sincèrement, M'sieur, j'ai pas besoin de tant.

— Mais si. Comment pouvez-vous dire cela ? Vous avez besoin d'un tas et d'un tas de choses... manger, dormir, du savon et de l'eau, et une bonne cuite aussi...

— Un quarter, c'est tout c'que j'ai besoin, M'sieur.

Je tirai un quarter de ma poche et le lui mis dans la main.

— O.K., dis-je, si c'est comme ça que vous voyez les choses.

Il tremblait tellement que la pièce lui échappa et alla rouler dans le ruisseau. Comme il se baissait pour la ramasser, je le retins par la manche.

— Laissez donc, dis-je. Il y aura bien quelqu'un pour la trouver et la ramasser. Tenez, en voici une autre. Ne la perdez pas, celle-là.

Il se redressa, les yeux rivés sur cette pièce dans le ruisseau.

— J'peux pas avoir celle-là aussi, M'sieur ?

— Bien sûr que vous pouvez l'avoir. Mais alors, et l'autre gars ?

— Quel autre gars ?

— Celui qui passera par là et la ramassera. N'importe qui, qu'est-ce que cela peut faire ?

Je le tenais toujours par la manche.

— Attendez une minute. J'ai une meilleure idée. Laissez cette pièce où elle est et je vous donnerai un billet. Vous pouvez bien prendre un dollar, n'est-ce pas ?

Je tirai une liasse de la poche de mon pantalon et en retirai un billet d'un dollar.

— Avant que vous alliez changer cela contre du poison, dis-je en lui refermant la main sur le billet, écoutez ceci, je crois que c'est une bonne idée. Imaginez, si vous le pouvez, que c'est demain et que vous passez par ici en cherchant quelqu'un qui voudrait bien vous donner dix cents. Je ne serai pas ici, notez bien. Je serai sur L'Ile-de-France. Bon, vous avez la gorge sèche et tout ça, et qui voyez-vous venir ? Un type bien babillé qui se balade — tout comme moi — et qui s'assied ici, sur ce même banc. Qu'est-ce que vous faites ? Vous vous approchez de lui, et vous lui dites : « Vous auriez pas une « petite pièce pour moi, M'sieur ? » Et le type secoue la tête. NON, il ne veut pas vous donner une petite pièce. Alors, maintenant, écoutez bien. Vous n'allez pas partir comme ça la queue entre vos jambes. Non, vous restez planté devant lui, vous lui faites un grand sourire et vous lui dites : « Monsieur, « je plaisantais. Je n'ai pas besoin de dix cents. Tenez, voilà « un dollar pour vous, et que Dieu vous protège ! » Hein ? Ce serait drôle, non ?

Pris de panique, il m'arracha le billet des doigts et fit un bond de côté.

— M'sieur, dit-il en reculant, vous êtes cinglé. Complètement cinglé.

Puis il se mit à courir, mais s'arrêta au bout de quelques mètres, se retourna et, brandissant son poing vers moi et grimaçant comme un vaurien me cria de toute la force de ses pauvres poumons :

— Va donc te faire foutre, espèce de sale con ! Je te pisse dessus, tiens !

Il agita le billet en l'air, me fit quelques vilaines grimaces, me tira la langue, puis s'enfuit à toutes jambes.

— Et voilà, me dis-je. Manque d'humour ! Si je lui avais proposé un dollar en lui demandant de se tenir sur la tête, il l'aurait fait, et il m'aurait remercié encore.

Je me baissai, récupérai le quarter qui était tombé dans le ruisseau, et le déposai sur le banc. « J'en connais un qui va être drôlement surpris tout à l'heure, quand il repassera par ici ! » murmurai-je.

J'ouvris le journal, cherchai la rubrique des spectacles. Rien de bon au Palace. Le cinéma ? Toujours la même bouillie insipide. Le burlesque ? Fermé pour réparations.

Quelle ville ! Il y avait bien les musées et les galeries d'art, naturellement. Et l'Aquarium. Si j'avais été clochard à ce moment-là et si quelqu'un m'avait tendu un billet de mille dollars par erreur, je n'aurais pas su quoi en faire.

Mais quelle belle journée. Le soleil me mordait comme un délicieux acide. J'étais un millionnaire dans un monde où l'argent n'avait aucune valeur.

J'essayai de penser à quelque chose d'agréable. J'essayai de me persuader que l'Amérique n'était qu'un endroit dont j'avais très vaguement entendu parler.

« Ouvre-toi, au nom du grand Jéhovah et du Congrès continental ! »

Et elle s'ouvrit comme la porte d'un souterrain secret. Et la voilà, l'Amérique : le Jardin des Dieux, le Grand Canyon de l'Arizona, les Grands Espaces Brumeux, le Désert Peint, Mesa Verde, le Désert de Mojave, le Klondike, la Ligne de Partage des Eaux, la Wabash tout au loin, la Vallée de la Lune, le Grand Lac Salé, le Monongahela, les Monts Ozarks, le pays du Grand Filon, l'Herbe Bleue du Kentucky, les bayous de la Louisiane, les Terres Pourries du Dakota, Sing Sing, Walla Walla, Ponce de Leon, Oraibi, Jesse James, l'Alamo, les Everglades, l'Okifinokee, le Pony Express, Gettysbourg, Mont Shasta, les Tebachipis, Fort Ticonderoga.

 
 

Le surlendemain, j'étais accoudé au bastingage, à la poupe du S.S. Buford... je veux dire L' Ile-de-France. (J'oubliais, je ne suis pas déporté, je vais passer des vacances à l'étranger.) Pendant un instant, j'ai cru que j'étais cette chère anarchiste, Emma Goldman, qui, en approchant de la terre d'exil, aurait déclaré : « J'ai la nostalgie de ce pays (l'Amérique) qui m'a fait souffrir. N'y ai-je pas aussi connu la joie et l'amour ?... » Elle aussi était venue chercher la liberté, comme bien d'autres. N'était-elle pas ouverte à tous, cette terre bénie de la liberté ? (A l'exception, bien sûr, des peaux rouges, des peaux noires et des ventres jaunes d'Asie.) C'est dans ces dispositions d'esprit que mes Grosspapas et mes Grossmammas étaient venus. Le grand voyage vers la terre promise. Windjammers. Trois mois en mer, avec la dysenterie, le béri-béri, les poux, les morpions, la rage, la fièvre jaune, la malaria et autres délices de ce genre de croisières. Ils avaient trouvé la vie à leur goût, ici, en Amérique, mes ancêtres, bien que, dans leurs efforts pour garder l'âme chevillée au corps, ils aient succombé avant l'âge. (Mais leurs tombes sont encore en bon état.) Ils étaient venus quelques décades après qu'Ethan Allen ait enfoncé le Ticoneroga au nom du grand Jéhovah et du Congrès continental. Pour être précis, ils étaient arrivés juste à temps pour assister à l'assassinat d'Abraham Lincoln. D'autres assassinats devaient suivre – mais de personnages de moindre importance. Et nous avions survécu, nous les lanceurs de dés.

Le navire allait bientôt appareiller. Il était temps de dire au revoir. Ce pays qui m'avait tant fait souffrir, allait-il me manquer, à moi aussi ? J'ai répondu à cette question plus haut. Mais je tenais cependant à dire au revoir à ceux qui avaient représenté quelque chose pour moi à un moment donné de ma vie. Qu'est-ce que je dis là ? Qui représente encore quelque chose ? Allez, venez, les amis, que je vous serre une dernière fois la pince avant de vous tourner le dos !

Voilà William F. Cody, le premier de la file ? Cher Buffalo Bill, quelle ignominieuse fin nous t'avons réservée ! Au revoir, monsieur Cody, et bonne chance ! Mais, n'est-ce pas Jesse James ? Au revoir, Jesse James, vous étiez un fameux crac ! Au revoir, Tuscaroras, Navajos et Apaches ! Au revoir, vaillants et pacifiques Hopis ! Et ce monsieur distingué à la peau olivâtre, avec sa barbiche, n'est-ce pas W.E. Burghardt Dubois, l'âme du peuple noir ? Au revoir, cher et noble Monsieur, quel champion vous fûtes ! Et vous là-bas, Al Jennings, qui avez connu le Pénitencier d'Ohio, je vous salue ! Et puissiez-vous, au royaume des ombres, rencontrer quelque âme plus grande qu'O'Henry ! Au revoir, John Brown, soyez béni pour votre rare courage ! Au revoir, cher vieux Walt ! Ce pays ne connaîtra jamais un autre chantre de ta taille ! Au revoir Martin Eden, au revoir, Uncans, au revoir, David Copperfield ! Au revoir John Barleycorn, et dites bonjour de ma part à Jack ! Au revoir, coureurs des Six Jours... je vous entraînerai en enfer ! Au revoir, cher Jim Londos, vaillant petit Hercule ! Au revoir, Oscar Hammerstein ! Au revoir, Gatti-Cassazza ! Et toi aussi, Rudolf Friml ! Au revoir, les membres du Club Xerxes ! Fratres Semper ! Au revoir, Elsie Janis ! Au revoir, John L. et Gentleman Jim ! Au revoir, vieux Kentucky ! Au revoir vieux Shamrock ! Au revoir, Montezuma, dernier grand souverain du vieux Nouveau Monde ! Au revoir, Sherlock Holmes !! Au revoir, Houdini ! Au revoir, tous les braves saboteurs du progrès ! Au revoir monsieur Sacco, au revoir, monsieur Vanzetti ! Pardonnez-nous nos péchés ! Au revoir, Minnehaha, au revoir Hiawatha ! Au revoir, chers Pacahontas ! Au revoir, Wells Fargo ! Au revoir, Walden Pond ! Au revoir, Cherokees et Seminoles ! Au revoir, vapeurs du Mississippi ! Au revoir, Tomashevsky ! Au revoir, P.T. Barnum ! Au revoir, Herald Square ! Au revoir, ô Fontaine de Jouvence ! Au revoir, Daniel Boone ! Au revoir, Grosspapa ! Au revoir, rue des Premiers-Chagrins, et fasse le Ciel que mes yeux ne vous revoient plus jamais ! Au revoir, tout le monde... Allez, au revoir ! Vogue la galère !

 

Big Sur, Californie,

1952-1959.