L'idée qu'elles pourraient m'abandonner comme un chien pendant qu'elles iraient explorer l'Europe me rongeait, me rendait plus irritable, plus capricieux que jamais, et me poussait parfois à me conduire d'une manière absolument diabolique. Un jour, je partais avec la ferme résolution de chercher du travail, de relever la tête, et le lendemain je restais à la maison et je m'escrimais sur cette foutue pièce. Le soir, quand nous étions réunis autour de la table-aux-tripes, je notais leur conversation.
— A quoi cela te servira ? demandaient-elles.
— A vérifier vos mensonges, répondais-je parfois. (Ou bien : « Je mettrai peut-être ça dans la pièce. »)
Ces remarques les incitaient à épicer leurs dialogues. Elles faisaient tout pour me dérouter. Parfois elles parlaient comme du Strindberg, d'autres fois comme du Maxwell Bodenheim. Pour ajouter à leur confusion, je leur lisais parfois des passages troublants du carnet que j'avais maintenant toujours sur moi dans mes pérégrinations au Village. C'était tantôt une conversation entendue dans une cafeteria ou un bar et que j'avais transcrite mot pour mot, ou bien la description des allées et venues de l'endroit, le tout habilement entrelardé de réflexions, entendues ou prétendues telles, à leur sujet. Elles étaient le plus souvent imaginaires, mais elles étaient aussi suffisamment réelles pour les inquiéter ou pour les pousser à lâcher la vérité, et c'était tout ce que je cherchais.
Toutes les fois qu'elles perdaient leur sang-froid, elles se contredisaient mutuellement et révélaient des faits que j'aurais dû ignorer. A la fin, je prétendis que je m'étais vraiment mis à écrire la pièce et je leur demandai de bien vouloir écrire sous ma dictée. Je leur dis que j'avais décidé de commencer par le dernier acte, que cela me faciliterait la tâche. Naturellement, je voulais en réalité leur montrer comment ce ménage à trois1 finirait. Il fallait pour cela que je joue un peu la comédie, et que je pense vite.
Stasia avait décidé qu'elle prendrait des notes pendant que Mona écouterait et ferait des suggestions. Pour mieux jouer mon rôle de dramaturge, je marchais de long en large en grillant cigarette sur cigarette, buvant un coup par-ci par-là à même le bouteille tout en gesticulant comme un metteur en scène de cinéma, mimant tour à tour chaque personnage, et provoquant naturellement des clameurs de protestation de leur part, en particulier quand je me lançais dans des scènes pseudo-amoureuses où je les dépeignais comme faisant seulement semblant d'être amoureuses l'une de l'autre. Parfois, je m'interrompais brusquement pour leur demander si elles ne trouvaient pas ces scènes trop irréelles, trop outrées, et cætera. Parfois, c'étaient elles qui m'interrompaient pour me donner leur avis sur mes dialogues, puis elles se mettaient à disputer de plus belle pour me fournir d'autres précisions, d'autres indices, d'autres suggestions, et nous parlions alors tous à la fois et jouions nos rôles, chacun selon son propre style, et personne ne prenait plus de notes, et lorsque le calme était revenu nous étions incapables de nous rappeler ce que les autres avaient dit, et par quoi nous avions commencé. Petit à petit, j'introduisais de plus en plus de vérité, de plus en plus de réalité, en recréant malicieusement des scènes auxquelles je n'avais jamais assisté, les stupéfiant par leurs propres aveux, leur propre conduite clandestine. Certains de ces coups tirés à l'aveuglette les confondaient à un point tel qu'elles n'avaient plus que la ressource de s'accuser mutuellement de trahison. Ou bien, sans se rendre compte de la portée de leurs paroles, elles m'accusaient purement et simplement de les avoir épiées, d'écouter aux portes, et ainsi de suite. D'autres fois elles se regardaient en pâlissant, se demandant si elles avaient vraiment dit et fait ce que je leur attribuais. Mais, mis à part le peu de cas qu'elles faisaient de mon interprétation de leurs personnages, le jeu les passionnait et elles en réclamaient toujours davantage. C'était comme si elles se voyaient sur la scène jouant leur propre rôle. C'était irrésistible.
Au plus fort de l'action, je les laissais froidement tomber, prétextant un mal de tête, ou feignant d'être à court d'idées, ou encore déclarant que tout cela ne valait pas tripette et que c'était vraiment idiot de perdre son temps à de telles bêtises. Dans ces cas-là, elles ne savaient vraiment pas quoi faire pour m'être agréable, et elles rentraient à la maison les bras chargés de toutes sortes de bonnes choses à manger et à boire. Elles me rapportaient même des havanes.
Pour varier la torture, je leur disais, à peine nous étions-nous remis au travail, qu'il m'était arrivé une chose extraordinaire ce jour-là, et, comme par distraction, je me lançais dans un récit détaillé de mon aventure mythique. Un soir, je leur déclarai que nous devrions interrompre notre travail sur la pièce pendant quelque temps parce que j'avais trouvé un emploi de contrôleur dans un burlesque. Elles furent indignées. Quelques jours plus tard, je leur dis que j'avais abandonné ce boulot pour me faire garçon d'ascenseur. Elles furent complètement dégoûtées.
Un beau matin, je me réveillai avec la ferme intention de trouver du boulot, un vrai boulot. Je n'avais pas la moindre idée du genre de travail que je pourrais bien faire, mais il fallait que ce fût quelque chose qui en vaille la peine, quelque chose d'important. En me rasant, l'idée me prit d'aller voir le directeur d'une chaîne de grands magasins pour lui demander de me trouver une place. Je ne parlerais pas de mes emplois précédents ; j'insisterais uniquement sur le fait que j'étais écrivain, et que je désirais mettre mes talents à sa disposition. Un jeune homme qui a déjà pas mal roulé sa bosse, qui en a assez de mener cette vie, qui veut se créer une situation stable, dans une organisation d'avenir comme la sienne. (Les chaînes de grands magasins étaient encore une création toute récente.) Qu'on me donne ma chance, et je démontrerais... et là je laissais la bride à mon imagination.
Tout en m'habillant, j'ornementais le discours que j'avais l'intention de tenir à M.W.H. Higginbotham, président de la Hobson and Holbein Chain Stores. (J'espérais qu'il ne serait pas sourd !)
Je me mis en route un peu tard, mais plein d'optimisme et sur mon trente et un. Je me munis d'une serviette appartenant à Stasia sans prendre la peine d'en examiner le contenu. L'essentiel était de faire « sérieux ».
Il faisait un froid de canard et le bureau de la direction était situé dans le quartier des entrepôts non loin de Gowanus Canal. Il me fallut un siècle pour arriver là-bas, et en descendant du tram, je piquai un cent mètres. J'arrivai à la porte de l'immeuble les joues rouges de froid et tout essoufflé. Je me faufilai dans le hall d'entrée d'aspect lugubre et j'avisai une pancarte m'informant que « Le Service de l'Embauche ferme à 9h.30 ». Il était déjà onze heures. Tandis que j'examinais la pancarte, je remarquai que le liftier m'observait avec une particulière insistance. Au moment où je pénétrais dans l'ascenseur, il fit un signe de tête vers la pancarte et me dit :
— Vous savez pas lire ?
— Je ne cherche pas un emploi, dis-je. J'ai rendez-vous avec le secrétaire de M. Higginbotham.
Il me jeta un regard pénétrant mais n'ajouta rien. Il fit claquer la porte de l'ascenseur qui se mit lentement en marche.
— Huitième étage, s'il vous plaît.
— Pas la peine de m'le dire. Qu'est-ce qui vous amène ?
L'ascenseur poussif criait et gémissait comme une truie en train d'accoucher. J'avais l'impression que mon bonhomme l'avait délibérément mis au ralenti. Il me regardait maintenant d'un air farouche. « Qu'est-ce qu'il a ? » me demandais-je. Ma tête ne lui revenait pas, sans doute.
— C'est difficile, commençai-je, d'expliquer en quelques mots ce qui m'amène.
Terrifié par le regard menaçant qu'il posait sur moi, je m'arrêtai net. Je fis de mon mieux pour soutenir son regard sans faiblir.
— Oui, repris-je, c'est assez dif...
— Assez ! hurla-t-il, et il stoppa l'ascenseur... entre deux étages. Si vous dites un mot de plus... Et il leva une main comme pour dire : « Je vous étrangle ! »
Convaincu que j'avais affaire à un fou, je n'ouvris plus la bouche.
— Vous parlez trop, dit-il.
Il appuya sur le bouton, et l'ascenseur reprit sa lente et chaotique ascension.
Je ne fis pas un mouvement et regardai droit devant moi. Au huitième étage, il ouvrit la porte et je mis le pied sur le sol ferme, avec précaution, comme si je m'attendais à recevoir un coup de pied au derrière.
Heureusement, la porte en face était celle que je cherchais. En posant la main sur la poignée de la porte, j'avais conscience qu'il m'observait. J'eus le désagréable pressentiment qu'il serait là pour me mettre la main au collet si on me jetait dehors comme un malpropre. J'ouvris la porte et entrai. Je me trouvai en présence d'une jeune femme dans une cage vitrée qui me reçut en souriant.
— Je viens voir M. Higginbotham, dis-je.
Mais j'avais oublié tout mon beau discours et mes idées s'effondraient dans ma tête comme des quilles.
A mon grand étonnement, elle ne me posa pas de questions. Elle se contenta de décrocher le téléphone et de prononcer quelques mots inaudibles. Quand elle reposa le récepteur, elle se tourna vers moi et, d'une voix chantante, me dit :
— Le secrétaire de M. Higginbotham va vous recevoir dans un instant.
Au bout d'un instant, en effet, le secrétaire apparut. C'était un homme au visage ouvert, de quarante, quarante-cinq ans, très courtois. Je me présentai et je le suivis jusqu'à son bureau, au bout d'une longue pièce contenant de nombreux bureaux et des machines de toutes sortes. Il s'installa derrière une grande table luisante qui était presque vide et me désigna un confortable fauteuil où je me laissai tomber avec soulagement.
— M. Higginbotham est actuellement en Afrique, commença-t-il. Il ne reviendra pas avant plusieurs mois.
— Ah, bon, dis-je en songeant que je tenais là ma voie de retraite : je ne pouvais me confier qu'à M. Higginbotham en personne. Mais en même temps, je me dis que ce serait une sottise de repartir si vite — c'était précisément ce que devait attendre le liftier.
— Il est allé chasser le grand fauve, ajouta-t-il, tout en me jaugeant et en se demandant, sans nul doute, s'il devait m'expédier en quatrième vitesse ou tâter le terrain un peu plus avant. Toujours affable cependant, et attendant manifestement que je débite mon affaire.
— Ah, bon, répétai-je. C'est dommage. Peut-être pourrai-je attendre son retour...
— Non, pas du tout... à moins qu'il ne s'agisse de quelque chose de très confidentiel. Même s'il était à New York, c'est d'abord par moi que vous devriez passer. M. Higginbotham a de nombreuses entreprises. Je puis vous assurer que tout ce que vous voudrez lui communiquer recevra toute mon attention.
Il s'arrêta brusquement. C'était à moi.
— Eh bien, Monsieur, commençai-je en hésitant, mais en me sentant un peu plus à mon aise, ce n'est pas très facile d'exposer l'objet de ma visite.
— Excusez-moi, mais puis-je me permettre de vous demander quelle maison vous représentez ?
Il se pencha en avant comme s'il attendait que je lui tende une carte.
— Je ne représente que moi-même... M. Larrabee, n'est-ce pas ? Je suis écrivain... écrivain indépendant. J'espère que cela ne vous choque pas ?
— Pas du tout, pas du tout !
(Pense vite ! Quelque chose d'original !)
— Vous ne songez pas à une campagne de publicité ? Voyez-vous, nous...
— Oh, non, répliquai-je vivement. Il ne s'agit pas de cela ! Je sais que vous ne manquez pas d'hommes compétents en la matière. (Je souris faiblement.) Non, c'était quelque chose de plus général... de plus expérimental, dirai-je.
Je m'attardais, comme un oiseau hésitant à se poser sur un perchoir douteux. M. Larrabee se pencha en avant, dressant l'oreille pour saisir le « quelque chose » en question.
— Eh bien, voici, dis-je, en me demandant ce que diable j'allais bien pouvoir sortir. Au cours de ma carrière, j'ai eu l'occasion d'entrer en contact avec une grande variété d'hommes, une grande variété d'idées. De temps à autre, une idée m'arrête... je n'ai pas besoin de vous dire que les écrivains ont parfois des idées que les esprits pratiques tiennent pour chimériques. Du moins, paraissent-elles chimériques tant qu'elles n'ont pas été mises à l'épreuve.
— Très juste, dit M. Larrabee, qui semblait tout disposé à recevoir mon idée, qu'elle fût chimérique ou pratique.
Il était impossible de tergiverser plus longtemps. « Ça suffit comme ça, me dis-je. Tourne ton disque. » Mais au fait, de quel disque s'agissait-il ?
Fort heureusement, un homme sortit à point nommé d'un bureau voisin, un paquet de lettres à la main.
— Je vous prie de m'excuser, dit-il, mais je crains fort d'être obligé de vous interrompre un moment pour signer ceci. C'est urgent.
M. Larrabee prit les lettres, puis fit les présentations.
— M. Miller est écrivain. Il a un projet à présenter à M. Higginbotham.
Nous nous serrâmes la main tandis que M. Larrabee se plongeait dans sa correspondance.
— Eh bien, dit le deuxième secrétaire — il s'appelait quelque chose comme McAuliffe — eh bien, Monsieur, je dois dire qu'on ne rencontre pas souvent d'écrivains dans la maison.
Il tira un étui à cigarettes et m'offrit une Benson and Hedges.
— Merci, dis-je tandis qu'il me présentait son briquet.
— Asseyez-vous, je vous en prie, dit-il. Je serai heureux de bavarder quelques instants avec vous. On n'a pas tous les jours la chance de parler à un écrivain.
Après quelques autres assauts de politesse, il me demanda :
— Écrivez-vous des livres ou collaborez-vous à des journaux ?
Je lui dis avoir tâté un peu des deux d'un ton faussement modeste, comme il se devait.
— Je vois, je vois, dit-il. Et des romans ?
— Oui, avouai-je. Même quelques romans policiers.
Un silence. Je voyais qu'il lui en fallait encore.
— Ma spécialité, ajoutai-je, ce sont les voyages et les recherches.
J'avais prononcé sans le savoir le mot magique, la clé de ses rêves.
— Les voyages ! Ah je donnerais bien ma main droite pour avoir toute une année de liberté, une année pour visiter le monde. Tahiti ! Voilà le pays que j'aimerais connaître ! Y êtes-vous allé ?
— A vrai dire, oui, répondis-je. Mais je n'y suis pas resté très longtemps. Quelques semaines seulement. Je revenais des Carolines.
— Les Carolines ? (Il semblait électrisé maintenant.) Que faisiez-vous là-bas, si je puis me permettre cette question ?
— Eh bien, ce fut une mission assez décevante en fin de compte.
Et je me mis à lui raconter que je m'étais laissé persuader de participer à une expédition anthropologique. Non que je fusse aucunement qualifié pour cela. Mais c'était un vieil ami à moi — un camarade de classe — qui organisait l'expédition et qui avait insisté pour que je l'accompagne. J'étais absolument libre de faire ce qu'il me plairait. Si j'en tirais un livre, tant mieux, sinon... Et ainsi de suite.
— Oui, oui ! Et que vous est-il arrivé ?
— Au bout de quelques semaines, nous sommes tous tombés gravement malades. J'ai passé le reste du temps à l'hôpital.
Le téléphone se mit à sonner impérieusement sur le bureau de M. Larrabee.
— Excusez-moi, dit M. Larrabee en décrochant le récepteur.
Nous attendîmes en silence pendant qu'une conversation interminable s'engageait à propos d'une affaire d'importation de thé, après quoi il se leva, tandit à M. McAuliffe la correspondance signée et, comme pour lui intimer l'ordre de regagner son bureau, dit :
— Maintenant, monsieur Miller, voyons votre projet...
Je me levai pour serrer la main de M. McAuliffe, me rassis et sans plus de cérémonie me lançai dans une histoire extravagante. Seulement, cette fois, j'avais envie de dire la vérité. Je voulais dire la vérité, toute la vérité, et puis bonsoir.
Si bref et condensé que fût ce récit de mes aventures et tribulations en ce bas monde, je me rendis compte, cependant, que j'accaparais le temps de M. Larrabee, pour ne rien dire de sa patience. C'était sa façon de m'écouter, tout en attente, comme une grenouille qui vous regarde sur le bord moussu d'un étang, qui me pressait d'en finir. Tout autour de nous, les employés avaient disparu ; c'était l'heure du déjeuner. Je m'arrêtai un moment pour lui demander si je ne l'empêchais pas d'aller déjeuner. Il protesta d'un geste de la main.
— Continuez, je vous en prie. J'ai tout mon temps.
Alors, j'entrepris de faire ma confession. Même si M. Higginbotham était brusquement rentré d'Afrique, je n'aurais pas pu m'arrêter maintenant.
— Je n'ai absolument aucune excuse pour vous avoir fait perdre votre temps, commençai-je. En réalité, je n'ai ni plan ni projet à proposer. Mais, pourtant, ce n'est pas pour me rendre ridicule que je suis venu vous importuner. Il y a des moments où l'on doit simplement obéir à ses impulsions. Même si cela vous paraît étrange... après tout ce que je vous ai raconté sur ma vie... je crois, cependant, qu'il doit y avoir une place pour un homme comme moi dans l'industrie. La méthode habituelle, lorsque l'on essaie de franchir l'obstacle, est de demander une place tout en bas. Moi, je pense qu'il faut commencer le plus près du sommet possible. J'ai exploré le bas... cela ne mène à rien. Je vous expose mon point de vue, monsieur Larrabee, comme je le ferais si je parlais à M. Higginbotham lui-même. Je suis persuadé que je pourrais rendre d'utiles services à cette organisation, mais dans quel domaine, je ne saurais le dire. Je suppose que je n'ai rien de plus à offrir que mon imagination — et mon énergie, qui est sans limites. En fait, ce n'est pas tant de trouver du travail qui m'importe que d'avoir la possibilité de résoudre un problème immédiat, un problème purement personnel, je vous assure, mais d'une importance désespérée pour moi. Je pourrais me lancer dans n'importe quoi, surtout si l'on fait appel à mon ingéniosité. Cette existence fertile en vicissitudes de toutes sortes que je vous ai brièvement esquissée, il me semble qu'elle n'a pas été tout à fait inutile. Je ne suis ni un désœuvré ni un instable. Je suis peut-être un exalté, mais je suis foncièrement travailleur. Et c'est sous la contrainte que je travaille le mieux. Ce que j'essaie de vous dire, monsieur Larrabee, c'est que celui qui me créera une place n'aura jamais à le regretter. Ceci est une immense organisation, avec des rouages très compliqués. Comme simple dent d'une des roues de la machine, je ne vaudrais rien. Mais pourquoi me demander de faire partie d'une machine ? Pourquoi ne pas me laisser inspirer la machine ? Même si je n'ai pas de plan à soumettre, comme je n'hésite pas à l'avouer, cela ne signifie pas que je n'en amènerai pas un demain. Croyez-moi, il est très, très important que dans les circonstances actuelles quelqu'un puisse me faire un tout petit peu confiance. Je n'ai jamais trahi la confiance de personne, je vous le jure. Je ne vous demande pas de m'engager sur-le-champ, je vous suggère seulement de me laisser un petit espoir, de me promettre de me donner une chance, si cela est possible, de vous prouver que ce ne sont pas là des propos en l'air que je vous tiens.
J'avais dit tout ce que j'avais à dire. Je me levai alors et tendis la main.
— Je vous remercie d'avoir bien voulu me recevoir, dis-je.
— Attendez, dit M. Larrabee.
Il regarda par la fenêtre un bon moment, puis se tourna vers moi.
— Vous savez, dit-il, il n'y a pas un homme sur dix mille qui aurait eu le courage, ou l'effronterie, de me faire une telle proposition. Je ne sais si je dois vous admirer ou... Écoutez, je vous promets que je réfléchirai à votre requête, si vague soit-elle. Naturellement, je ne puis rien faire avant le retour de M. Higginbotham. Lui seul peut créer un poste pour vous...
Il hésita avant de poursuivre.
— Mais je voudrais vous dire ceci, en mon nom personnel. Je sais peu de choses sur les écrivains et sur la littérature, mais il n'y avait qu'un écrivain pour être capable de parler comme vous l'avez fait. J'ajouterai que, seul, un individu exceptionnel pouvait avoir l'audace de se confier à un homme comme moi. J'ai une grande dette envers vous ; vous m'avez donné le sentiment que j'étais plus grand et meilleur que je ne crois l'être d'ordinaire. Vous êtes peut-être désespéré, comme vous le prétendez, mais vous ne manquez certainement pas de sens pratique. Un homme comme vous ne peut rester au bas de l'échelle. Je ne vous oublierai pas facilement. Quoi qu'il arrive, j'espère que vous me considérerez comme un ami. Dans une semaine, je crains que cette visite ne soit de l'histoire ancienne pour vous.
Je rougissais jusqu'à la racine des cheveux. Obtenir une telle réponse me plaisait mille fois plus que trouver à me caser dans les entreprises Hobson and Holbein.
— Pourrais-je vous demander une dernière faveur ? dis-je. Voudriez-vous avoir la bonté de m'escorter jusqu'à l'ascenseur ?
— Vous avez eu des ennuis avec Jim ?
— Vous comprenez, alors ?
Il me prit par le bras.
— Il n'a pas le droit de faire fonctionner cet ascenseur. On ne peut jamais prévoir ce qui lui passera par la tête. Mais le patron tient à le garder. C'est un ancien combattant et plus ou moins apparenté à sa famille je crois. C'est un danger public.
Il appuya sur le bouton et l'ascenseur monta lentement. Jim, comme il appelait le maniaque, parut surpris de nous voir là tous les deux. Comme je pénétrais dans l'ascenseur, M. Larrabee me tendit la main une nouvelle fois et dit, manifestement à l'intention de Jim :
— N'oubliez pas, si vous repassez par ici, montez-donc me voir. Nous pourrons peut-être déjeuner ensemble la prochaine fois. Oh, oui, j'écrirai à M. Higginbotham dès ce soir. Je suis sûr qu'il sera très intéressé. Allez, au revoir !
— Au revoir, dis-je, et encore mille fois merci !
Tout le temps que dura la pesante descente de l'ascenseur, je gardai les yeux fixés devant moi. J'avais l'air d'être perdu dans mes pensées. En réalité, je n'avais qu'une idée en tête : « Quand va-t-il exploser ? » Je le soupçonnais de m'en vouloir encore davantage maintenant... d'avoir été si vicieux avec lui. J'étais vigilant comme un chat. « Que ferai-je, me demandais-je... que pourrai-je faire... si brusquement, entre deux étages, il appuie sur le bouton d'arrêt et se tourne vers moi ? » Mais non, il ne fit pas un geste, il ne jeta pas un regard de mon côté. Nous arrivâmes en bas, la porte s'ouvrit, et je sortis ; j'avais les jambes en coton.
Je remarquai que le hall était désert. Je n'avais que quelques mètres à franchir pour gagner la porte. Jim restait à son poste, comme si de rien n'était. Du moins, je supposai que telle était son attitude. A mi-chemin de la porte, je ne pus m'empêcher de me retourner. Je vis, à son air impénétrable, que c'était exactement ce que Jim attendait. En me rapprochant, je vis que son visage était parfaitement dénué de toute expression. S'était-il retiré en lui-même comme au fond d'une pierre, ou me tendait-il un piège ?
— Pourquoi me détestez-vous ? dis-je, et je le regardai dans les yeux.
— Je ne déteste personne, répondit-il d'une manière très inattendue. Pas un muscle de son visage n'avait bougé ; même ses prunelles étaient restées fixes.
— Excusez-moi, dis-je, et je fis demi-tour vers la porte.
— Je ne vous déteste pas, dit-il en s'animant tout à coup. J'ai pitié de vous ! Avec moi, ça ne prend pas !
Un frisson de terreur me parcourut.
— Comment cela ? bégayai-je.
— Vous savez très bien ce que je veux dire.
Une sueur glacée me coula dans le dos. C'était comme s'il avait dit : « Je suis doué de seconde vue, je peux lire dans votre esprit comme dans un livre. »
— Et alors ? dis-je, tout étonné de mon audace.
— Rentrez chez vous et mettez de l'ordre dans votre esprit !
J'étais abasourdi. Mais ce qui suivit, comme M. Larrabee l'avait dit, fut absolument imprévisible.
Sidéré, je le vis relever sa manche pour découvrir une horrible cicatrice ; puis, il releva son pantalon pour me montrer d'autres cicatrices plus horribles encore. Puis, il déboutonna sa chemise. A la vue de sa poitrine, je faillis m'évanouir.
— Il a fallu tout ça, dit-il, pour m'ouvrir les yeux. Rentrez chez vous et remettez de l'ordre dans votre esprit. Allez, avant que je vous tue !
Je ne me fis pas prier pour me diriger vers la porte. Il me fallut tout mon courage pour ne pas me mettre à courir. Quelqu'un venait de la rue. Il n'oserait pas me tuer maintenant, non ? J'avançai d'un pas égal, en accélérant un peu cependant en atteignant la porte.
Ouf ! Une fois dehors, je laissai tomber la serviette et allumai une cigarette. J'avais les mains moites de sueur et mes doigts tremblaient. Je ne savais que faire. Allais-je me dégonfler et partir la queue basse ? Mais ce serait un suicide que de revenir sur mes pas. Ancien combattant ou pas, fou ou pas fou, il était bien capable de me trucider. Et puis, il m'avait percé à jour ! C'est ce qui finit par me décider.
Je m'éloignai en maugréant. Ouais, il m'avait jugé pour ce que je valais : un charlatan, un beau parleur, un type qui fait perdre leur temps aux autres, un propre à rien. Personne ne m'avait jamais ravalé si bas. J'avais envie d'écrire sur-le-champ à M. Larrabee pour lui dire d'oublier ce que je lui avais dit sur moi, que tout cela était faux, malhonnête, insignifiant. Je me sentais si méprisable que, si un ver était apparu à mes pieds et m'avait répété les paroles de Jim, j'aurais baissé la tête tout honteux et je lui aurais dit : « Vous avez parfaitement raison, M. Ver. Permettez-moi de descendre avec vous et de m'enfoncer dans la terre. »
A Borough Hall, je pris un café et un sandwich, puis je me dirigeai instinctivement vers le « Star », un vieux burlesque qui avait connu des jours meilleurs. Le spectacle avait déjà commencé, mais cela n'avait pas d'importance : ni les plaisanteries ni les croupes n'étaient nouvelles. En entrant dans la salle, je me rappelai le jour où j'étais venu ici pour la première fois. Mon vieil ami Al Burger et son copain Frank Schofield m'avaient invité à passer la soirée avec eux. Nous devions avoir dix-neuf ou vingt ans à l'époque. Ce dont je me souvenais surtout, c'était la chaleur de franche camaraderie qui rayonnait de Frank Schofield. Je ne l'avais rencontré que deux ou trois fois auparavant. Pour Frank, j'étais quelque chose de très, très spécial. Il aimait m'écouter parler, il était littéralement suspendu à mes lèvres. En fait, tout ce que je disais le fascinait sans que j'aie jamais su pourquoi. Quant à lui, c'était le gars le plus ordinaire qui fût, mais débordant d'affection. C'était aussi une sorte de monstre : il devait bien peser dans les cent trente à cent quarante kilos à l'époque ; il buvait comme un trou et on ne le rencontrait jamais sans un cigare an coin de la bouche. Il avait le rire facile, et son ventre s'agitait alors comme un gros tas de gélatine. « Pourquoi tu viendrais pas vivre avec nous ? me disait-il. On s'occupera de toi. Ça me fait du bien rien que de te voir. » Ce n'étaient que des mots, mais on les sentait honnêtes et sincères. De tous les potes d'alors, c'était bien le plus avenant et le moins prétentieux de tous. Aucun ver n'avait encore mordu dans son âme. Il était innocent, affectueux et foncièrement charitable.
Mais pourquoi m'aimait-il donc tant ? Voilà ce que je me demandais tout en me faufilant à une place à l'orchestre. Je parcourus rapidement la liste de mes copains de jeunesse, en me demandant ce que chacun d'eux pensait réellement de moi. Puis j'évoquai le souvenir d'un camarade de classe, Lester Faber, qui retroussait les lèvres en un sourire méprisant toutes les fois qu'il me rencontrait, c'est-à-dire chaque jour. Personne ne l'aimait, pas plus les élèves que les professeurs. C'était un aigri. Qu'est-ce qu'il pouvait bien faire maintenant ? Et Lester Prink, qu'était-il devenu ? Et je revis brusquement toute la classe, tels que nous étions sur cette photo prise le jour de l'examen. Je me les rappelais tous, leurs noms, leur taille, leur poids, où ils étaient, comment ils étaient habillés, comment ils parlaient, tout. Bizarre que je n'en aie jamais rencontré un seul...
Le spectacle était épouvantable ; je m'endormis presque. Mais il faisait chaud, j'étais bien. Je n'avais envie d'aller nulle part. J'avais encore sept, huit ou neuf heures à tuer avant que Mona et Stasia rentrent à la maison.
Quand je sortis enfin du théâtre, il faisait moins froid. Quelques flocons de neige voltigeaient doucement. Une inexplicable impulsion me fit diriger mes pas vers une boutique d'armurier en haut de la rue. Il y avait un revolver dans la vitrine, une arme d'aspect particulièrement meurtrier, et je m'arrêtais toujours un bon moment pour le contempler quand je passais par là.
J'avais le nez collé contre la vitrine lorsqu'une joyeuse tape dans le dos me fit sursauter. Je crus pendant une fraction de seconde que c'était le revolver qui venait de partir. Je me retournai et une voix cordiale s'écria :
— Nom d'une pipe, qu'est-ce que tu fais par ici ? Henry, mon vieux, comment vas-tu ?
C'était Tony Marella. Il mâchonnait un long cigare éteint ; son chapeau mou était coquettement incliné sur son oreille, et ses petits yeux ronds pétillaient tout comme autrefois.
Nous échangeâmes les platitudes d'usages, agrémentées des inévitables évocations du temps passé, puis ce fut la question que j'attendais :
— Et qu'est-ce que tu fais maintenant ?
En quelques mots, je vidai mon sac d'infortunes.
— Ça, c'est trop moche, Henry ! Bon Dieu, je ne me doutais pas que tu étais dans un tel pétrin. Pourquoi n'es-tu pas venu me trouver ? On peut toujours compter sur moi, tu sais. (Il mit un bras autour de mon épaule.) Si on allait boire un verre. Je pourrai peut-être te dépanner.
J'essayai de lui dire que rien ni personne ne pouvait me venir en aide.
— Je ne veux pas te faire perdre ton temps, dis-je pour finir.
— Mais non, allez, viens, mon vieux, insista-t-il. Il y a trop longtemps qu'on se connaît. Tu sais que je t'ai toujours admiré... et envié ? On passe tous par des hauts et des bas. Tiens, voilà une boîte sympa. Allons manger un morceau ensemble.
C'était un bar qu'on ne voyait pas de la rue et il était manifestement un habitué de l'endroit. Tony me présenta à tout le monde, même au cireur de chaussures.
— Un vieux copain de classe, disait-il en me présentant à tout un chacun. Un écrivain. Hein, que dites-vous de ça ?
Il me tendît un verre de champagne-cocktail.
— Tiens, buvons à tes succès ! Joe, prépare-nous un bon sandwich au rôti, avec une bonne couche de sauce là-dessus. Bon Dieu, sacré Henry, tu ne sais pas comme je suis content de te revoir. Je me suis souvent demandé ce que tu devenais, ce que tu faisais. Je me disais que tu avais peut-être filé en Europe. Marrant, hein ! Et pendant tout ce temps-là, tu te cachais, là, sous mon nez.
Il continua ainsi, gai comme un pinson, offrant des tournées à la ronde, achetant des cigares, s'informant des résultats des courses, saluant les nouveaux venus et me présentant chaque fois, demandant de la monnaie au garçon, donnant des coups de téléphone, et ainsi de suite. Une vraie dynamo. Un chic type, cela se voyait tout de suite. L'ami de tout le monde, pétillant de bonne humeur et de bonté.
Un coude sur le comptoir et un bras autour de mon épaule, il me dit, tout à coup, en baissant le ton :
— Écoute, Henry, venons au fait. J'ai un boulot bien pépère maintenant. Si tu veux, je peux te trouver une place. Un emploi pas formidable, mais ça pourrait te tirer d'affaire pour l'instant. En attendant de trouver mieux. Qu'en dis-tu ?
— Je ne dis pas non, tu penses. Qu'est-ce que c'est ?
— Un emploi dans l'Administration des Parcs, expliqua-t-il. (Il était secrétaire du directeur. Ce qui voulait dire que lui, Tony, faisait le travail pendant que le patron faisait ses tournées.) La politique, ce n'est pas très propre, me confia-t-il. Il y a toujours quelqu'un qui vous attend pour vous tirer dans les pattes.
« Ce ne sera peut-être pas pour demain, ni pour la semaine prochaine, poursuivit-il. Il faut que je joue le jeu, tu comprends. Mais je vais te mettre immédiatement sur la liste. Il faudra peut-être attendre un mois avant que je te convoque. Est-ce que tu pourras tenir jusque-là ? »
— Oui, oui, ça ira, dis-je.
— Si tu as besoin d'argent, dis-le moi, je pourrai te prêter ce qu'il te faut.
— Non, non ! Je m'arrangerai, ne t'en fais pas...
— Tu es un drôle de type, dit-il en me serrant le bras. Mais il ne faut pas te gêner avec moi. Tu sais, moi, l'argent, ça va ça vient... comme ça ! Dans ce métier, on se débrouille toujours. Il n'y a pas de politiciens pauvres, tu sais ça. Comment on se procure le fric, ça, c'est une autre affaire. Pour l'instant, je ne m'en tire pas mal. Pas facile... enfin, bon. Si tu ne veux rien maintenant, tu sais où me trouver. Toujours à ta disposition. N'importe quand, rappelle-toi ça !
Je lui serrai la main avec gratitude.
— Allez, un dernier verre avant de se quitter, hein ?
J'acquiesçai.
— Ah, j'allais oublier. Je serai peut-être obligé de te porter sur la liste comme fossoyeur... pour commencer. Ça ne te fait rien ? Juste pour une semaine ou deux. Mais tu ne te casseras rien, j'y veillerai. Et après ça, je te ferai nommer au bureau. Tu me seras rudement utile, tu verras. Je sais utiliser les compétences ! Tu es fait pour la correspondance, et c'est la moitié de mon boulot.
Au moment de partir...
— Continue à écrire, Henry. C'est ça, ta vocation. Je n'aurais jamais fait ce métier si j'avais ton talent. Tout ce que j'ai, il a fallu que je me batte pour l'avoir. Tu sais, le petit métèque.
Nous nous serrâmes la main...
— Tu ne me laisseras pas tomber maintenant ? Promis ? Et mes amitiés à ton père. Allez, salut, vieux !
— Salut, Tony !
Je le regardai héler un taxi et sauter dedans. Je lui fis encore un grand geste de la main.
Quelle chance ! Tony Marella, pas moins. Et juste au moment où je pensais que la terre était prête à me recevoir !
1 En français dans le texte.