C'est drôle comme les choses arrivent parfois. On a beau jurer et prier, bégayer et pleurnicher, rien n'arrive. Et puis, juste quand on accepte l'inévitable, une trappe s'ouvre, Saturne change de secteur, et le problème majeur disparaît comme par enchantement.
C'est ainsi que, très simplement, d'une manière tout à fait inattendue, Stasia m'annonça, un jour que Mona était absente, qu'elle allait nous quitter. Si ce n'avait pas été elle qui me l'avait dit, je n'y aurais pas cru.
Je fus si stupéfait, et si comblé d'aise en même temps, que je ne songeai même pas à lui demander pourquoi elle partait. Et elle ne semblait apparemment pas disposée à me fournir d'explications. Qu'elle en eût assez des simagrées de Mona, comme elle me le laissa vaguement entendre, ne me parut pas une raison suffisante de cette brusque rupture.
— Allons faire un tour ensemble, voulez-vous ? me dit-elle. J'aimerais vous dire certaines petites choses en particulier avant de partir. Ma valise est déjà faite.
Dans la rue, elle me demanda si je ne voyais pas d'objection à ce que nous allions nous promener du côté du pont.
— Pas du tout, répliquai-je.
Je serais bien allé en Sibérie si elle me l'avait proposé.
Je me sentais plein de sympathie pour elle maintenant qu'elle partait. C'était une créature étrange, mais pas un mauvais cheval. M'arrêtant pour allumer ma cigarette, je lui pris la sienne, d'un air détaché. Elle avait l'air d'un soldat de la Confédération revenant de la guerre. Il y avait dans ses yeux quelque chose de désespéré, mais une lueur de courage aussi. C'était un être de nulle part, cela se voyait.
Nous marchâmes en silence pendant quelques minutes. Puis, comme nous approchions du pont, elle se décida à parler, doucement, avec une émotion contenue. Pour une fois, c'étaient des paroles toutes simples. Comme si elle se confiait à un chien. Elle regardait droit devant elle, fixement, comme si elle se frayait un chemin dans la nuit.
Elle me dit qu'en fin de compte, je n'avais pas été aussi cruel que j'aurais pu l'être. C'était la situation qui était cruelle, pas moi. Mais cela ne pouvait pas marcher, même si nous étions mille fois meilleurs que nous l'étions. Elle aurait dû le savoir. Elle reconnut qu'il y avait eu une grande part de comédie aussi. Elle aimait Mona, oui, mais ce n'était pas, cela n'avait jamais été un amour désespéré. C'était Mona qui était désespérée. D'ailleurs, ce n'était pas tant l'amour qui les liait qu'un besoin de camaraderie. Elles étaient toutes deux des âmes solitaires. En Europe, cela aurait été différent. Mais maintenant, c'était trop tard. Elle espérait y aller un jour, toute seule.
— Mais où irez-vous maintenant ? demandai-je.
— En Californie, probablement. Où voulez-vous que j'aille ?
— Pourquoi pas au Mexique ?
Elle convint que c'était là une possibilité, mais plus tard. Il fallait d'abord qu'elle se ressaisisse. Cette vie de bohème n'avait pas été facile. Au fond, elle était une créature très simple. Pour elle, le gros problème était de s'accommoder des gens. Ce qui l'avait le plus tourmentée en vivant avec nous, elle tenait à ce que je le sache, c'est qu'elle ne pouvait pas travailler.
— J'ai besoin de me servir de mes deux mains, me révéla-t-elle. Même si c'est pour creuser des tranchées. Ce n'est pas la peinture ni la poésie qui m'intéressent : je veux être sculpteur.
Elle s'empressa d'ajouter qu'il ne fallait pas que je la juge sur les marionnettes qu'elle avait fabriquées ; elle ne les avait faites que pour faire plaisir à Mona.
Puis, elle me dit quelque chose qui me fit l'effet d'une haute trahison. Elle me dit que Mona ne connaissait absolument rien à l'art, qu'elle était incapable de distinguer un bon tableau d'un mauvais.
— Ce qui n'aurait pas tellement d'importance, si seulement elle avait le courage de l'admettre. Mais elle n'a pas ce courage. Il faut qu'elle fasse semblant de tout connaître, de tout comprendre. J'ai horreur de la prétention. C'est une des raisons pour lesquelles je ne m'entends pas avec les gens.
Elle se tut un moment pour bien laisser pénétrer cette idée dans mon crâne.
— Je ne sais pas comment vous, vous pouvez supporter cela ! Vous êtes toujours prêt à jouer de vilains tours aux gens, vous faites parfois des choses abominables, vous êtes plein de préjugés et il vous arrive d'être terriblement injuste, mais au moins vous êtes honnête. Vous ne faites jamais semblant d'être autre chose que ce que vous êtes. Tandis que Mona... eh bien, on ne sait pas qui elle est ni ce qu'elle est. Elle est un vrai théâtre ambulant. Où qu'elle aille, quoi qu'elle fasse, quels que soient les gens avec qui elle se trouve, elle est toujours sur la scène. C'est écœurant... Mais je vous ai déjà dit tout cela. Vous le savez aussi bien que moi.
Un sourire ironique glissa sur son visage.
— Parfois... (elle hésita un moment), parfois, je me demande comment elle se conduit au lit. Je veux dire... est-ce qu'elle joue la comédie là aussi ?
Étrange question, à laquelle je ne crus pas devoir répondre.
— Je suis plus normale que vous ne le pensez, poursuivit-elle. Mes défauts sont tous en surface. Au fond, je suis une petite fille timide qui n'a jamais grandi. Ce serait amusant si, en prenant quelques hormones tous les jours, je devenais une femelle ordinaire, vous ne croyez pas ? Pourquoi ai-je tant d'aversion pour les femmes ? Je suis toujours comme ça. Ne riez pas, mais sincèrement, ça me rend malade de voir une femme s'accroupir pour pisser. C'est ridicule... Excusez-moi de vous tenir des propos si triviaux. Je voulais vous parler de choses importantes, de choses qui me tracassent vraiment. Mais, je ne sais pas par où commencer. D'ailleurs, maintenant que je m'en vais, à quoi bon ?
Nous étions déjà parvenus au milieu du pont. Dans quelques minutes, nous serions parmi les marchands de quatre saisons, nous passerions devant des boutiques dont les vitrines étaient toujours pleines de poisson fumé, de légumes, de grappes d'oignons, d'énormes miches de pain, d'immenses roues de fromage, de bretzels salés et autres comestibles engageants voisinant avec des robes de mariées, des smokings, des hauts-de-forme, des corsets, des sous-vêtements, des béquilles, des bocks, toute une variété d'objets les plus hétéroclites.
Je me demandais ce que pouvait bien être cette chose si importante qu'elle voulait me dire.
— Quand nous rentrerons, dis-je, il y aura certainement une scène. Si j'étais vous, je ferais semblant d'avoir changé d'avis, puis de filer en douce à la première occasion. Sinon, elle voudra partir avec vous, ne serait-ce que pour être sûre que vous ne resterez pas à la rue.
Cette idée la fit sourire, mais elle la trouva excellente.
— Je n'aurais jamais pensé à cela toute seule, reconnut-elle. Je n'ai aucun sens de la stratégie.
— Tant mieux pour vous, dis-je.
— A propos de stratégie, ne pourriez-vous pas m'aider à trouver un peu d'argent ? Je suis complètement à sec. Je ne peux pas faire de l'auto-stop jusqu'au Pacifique avec une malle et une grosse valise, n'est-ce pas ?
(« Non, me dis-je, mais nous pourrions les lui envoyer plus tard. »)
— Je ferai ce que je pourrai, dis-je. Vous savez, je ne suis pas fort sur ce chapitre. C'est plutôt l'affaire de Mona. Mais j'essaierai.
— Bien, dit-elle. Quelques jours de plus ou de moins, cela n'a guère d'importance.
Nous étions parvenus au bout du pont. J'avisai un banc vide, et je l'entraînai de ce côté-là.
— Reposons-nous un moment, dis-je.
— Est-ce qu'on ne pourrait pas aller prendre un café ?
— Je n'ai que sept cents. Et il me reste juste deux cigarettes.
— Comment vous débrouillez-vous quand vous êtes seul ?
— C'est différent. Quand je suis seul, il m'arrive des choses.
— Dieu prend soin de vous, c'est cela ?
Je lui allumai une cigarette.
— Je commence à avoir terriblement faim, dit-elle.
— Si cela va si mal, retournons à la maison.
— Non, c'est trop loin. Attendez un moment.
Je tirai un nickel de ma poche et je le lui tendis.
— Prenez le métro, je rentrerai à pied. Je ne suis pas fatigué.
— Non, dit-elle, nous rentrerons ensemble... J'ai peur de me trouver seule avec elle maintenant.
— Peur ?
— Oui, Val, peur. Elle se mettra à pleurer, et je faiblirai.
— Mais justement, vous devez faiblir, rappelez-vous. Vous la laissez pleurer... puis, vous lui dites que vous avez changé d'avis. Comme je vous l'ai dit.
— J'avais oublié.
Nous restâmes un long moment immobiles sur le banc, sans rien dire. Un pigeon tourna autour de nous, puis vint se poser sur son épaule.
— Est-ce qu'on ne pourrait pas acheter des cacahuètes ? dit-elle. On en donnerait aux pigeons, et il nous en resterait aussi pour nous.
— N'y pensez plus ! Faites comme si vous n'aviez pas faim, cela passera. Je crois que je n'ai jamais traversé le pont l'estomac plein. Vous êtes nerveuse, voilà tout.
— Vous me faites penser à Rimbaud parfois, dit-elle. Il était toujours affamé, et il faisait toujours des kilomètres et des kilomètres.
— Il n'y a rien à de bien extraordinaire. Cela arrive à des millions de gens.
Je me penchai pour renouer mes lacets de chaussures, et là, juste sous le banc, je découvris deux cacahuètes. Je les ramassai.
— Une pour vous, une pour moi, dis-je. Vous voyez que la Providence ne nous laisse jamais tomber.
La cacahuète lui donna le courage de se remettre debout, et nous reprîmes le chemin du retour.
— Vous n'êtes pas un mauvais type, dit-elle. Je vous ai franchement détesté parfois, vous savez. Non pas à cause de Mona, non pas parce que j'étais jalouse, mais parce que vous semblez ne vous soucier que de votre chère petite personne. Vous me faisiez l'effet d'un homme d'une cruauté sans borne. Mais je vois que vous avez tout de même un cœur, n'est-ce pas vrai ?
— Qu'est-ce qui vous fait croire cela ?
— Oh, je ne sais pas. Rien en particulier. C'est peut-être que je commence à voir les choses sous un nouveau jour maintenant. En tout cas, vous ne me regardez plus comme vous le faisiez avant. Maintenant, vous me voyez. Avant, j'avais l'impression que votre regard passait à travers moi, que vous auriez pu marcher vers moi et me traverser sans même vous en apercevoir...
a Je me demande comment vous allez vous en tirer tous les deux quand je serai partie. En un sens, c'est moi qui vous ai aidés à rester ensemble. Si j'étais plus diabolique, si vraiment je la voulais toute pour moi, je m'en irais, j'attendrais que vous vous sépariez, et je reviendrais la prendre. »
— Je croyais que vous en aviez fini avec elle, dis-je. (Mais je dus admettre cependant que sa remarque était assez logique.)
— Oui, dit-elle, tout cela est du passé. Maintenant, je veux vivre pour moi-même, je veux faire les choses que j'aime, même si j'échoue lamentablement... Mais que fera-t-elle, elle ? Voilà ce que je me demande. J'ai l'impression qu'elle ne fera jamais rien de valable. J'ai de la peine pour vous. Croyez-moi, je parle sincèrement. Quand je serai partie, ce sera l'enfer pour vous. Vous ne vous en rendez peut-être pas compte maintenant, mais je vous le prédis.
— Je préfère encore cet enfer-là, répliquai-je.
— Vous êtes sûr que je vais partir, hein ? Peu importe ce qu'il arrivera ?
— Oui, dis-je, j'en suis sûr. Et si vous ne partez pas de vous-même, je vous flanquerai dehors.
Elle eut un petit rire.
— Vous iriez même jusqu'à me tuer, s'il le fallait ?
— Je ne dis pas cela. Non, je veux simplement dire que le temps est venu...
— « Dit le morse au... »
— C'est ça ! Ce qui se passera quand vous serez partie, cela me regarde.
Elle encaissa le coup. Nous étions arrivés au milieu du pont, et nous nous arrêtâmes pour regarder l'horizon qui se retirait lentement.
— Comme je hais cette ville ! s'écria-t-elle. Je l'ai haïe dès le premier jour. Regardez ces ruches ! Ce n'est pas humain. (Elle fit un grand geste d'impatience, comme pour balayer tous ces gratte-ciel de sa vue.) S'il y a un seul poète dans ce fouillis de pierre et d'acier, je veux bien être pendue. Il n'y a que des monstres qui peuvent habiter ces cages. (Elle se pencha au-dessus du parapet et cracha dans le fleuve.) Même l'eau est dégoûtante. Polluée.
Nous nous détournâmes et reprîmes notre marche.
— Vous savez, dit-elle, j'ai été élevée avec la poésie. Whitman, Wordsworth, Amy Lowell, Pound, Eliot. Je pouvais réciter des poèmes entiers à une époque. Surtout Whitman. Maintenant, tout ce que je sais faire, c'est grincer des dents. Il faut que je retourne dans l'Ouest, et le plus tôt possible. Joaquin Miller... l'avez-vous lu ? Le poète des sierras. Oui, je veux pouvoir me mettre nue de nouveau, et me frotter aux arbres. Je me moque de ce qu'on peut dire... Je peux faire l'amour avec un arbre, mais pas avec ces êtres répugnants, ces larves qui croupissent du matin au soir dans ces sinistres buildings. Les hommes sont très bien... au milieu des grands espaces. Mais ici... Seigneur ! J'aime mieux me masturber plutôt que de coucher avec eux. Ce sont de lamentables insectes, des vermines puantes !
Elle montait comme du lait sur le feu. Brusquement, cependant, elle se calma, et son visage prit un air presque angélique.
— Je me procurerai un cheval et je parcourerai les montagnes. Je réapprendrai peut-être à prier. Quand j'étais petite, je partais souvent toute seule, droit devant moi, pendant des jours. Parmi les grands sequoias, je parlais à Dieu. Pour moi, c'était simplement une grande Présence. Je reconnaissais Dieu partout, dans toutes les choses. J'étais pénétrée d'amour et d'affection. J'avais l'âme tout ouverte ! Souvent, je tombais à genoux... pour embrasser une fleur. « Comme tu es parfaite, lui disais-je. Comme tu te suffis à toi-même ! Tu n'as besoin de rien d'autre que de soleil et de pluie. Et tu obtiens tout ce dont tu as besoin sans le demander. Tu ne réclames jamais la lune, « n'est-ce pas, petite violette ? Tu ne désires jamais être diffé-« rente de ce que tu es. » Voilà comment je parlais aux fleurs. Oui, je savais communier avec la Nature. Et tout était parfaitement naturel. Vrai. Terriblement vrai.
Elle s'arrêta pour voir l'effet que produisaient ses paroles sur moi. Elle avait un air encore plus angélique qu'avant. Même avec un chapeau extravagant, elle aurait pu passer pour un séraphin. Puis, quand elle se mit à sortir ce qu'elle avait sur le cœur, son expression changea de nouveau. Mais l'auréole subsistait.
Ce qui l'avait déboussolée, c'était l'art. Quelqu'un lui avait mis dans la tête qu'elle était une artiste.
— Ah, ce n'est pas vrai du tout, s'écria-t-elle. J'ai toujours eu du talent, et il s'est manifesté très tôt. Mais il n'y avait rien d'exceptionnel dans ce que je faisais. Tout être sincère possède un grain de talent.
Elle essaya de m'expliquer comment le changement était survenu, comment elle avait pris conscience de l'art, du fait qu'elle était une artiste. Était-ce parce qu'elle était différente de son entourage ? Parce qu'elle voyait avec des yeux différents ? Elle n'en était pas sûre. Mais ce qu'elle savait, c'est que c'était arrivé un jour. Du jour au lendemain pour ainsi dire elle avait perdu son innocence. Et de ce jour, dit-elle, tout avait pris un autre aspect. Les fleurs ne lui parlaient plus, et elle ne parlait plus aux fleurs. Quand elle regardait la Nature, elle la voyait maintenant comme un poème ou un tableau. Elle ne faisait plus corps avec la Nature. Elle s'était mise à analyser, à décomposer, à soumettre les choses à sa volonté.
— Quelle folle j'étais ! J'avais grandi trop brusquement. La Nature ne me suffisait plus. Je voulais vivre la vie des villes. Je me considérais comme un esprit cosmopolite. Je voulais me frotter aux artistes, élargir mes idées en discutant avec des intellectuels, je voulais m'imposer. J'étais avide de voir les grandes œuvres d'art sur lesquelles j'avais lu tant de choses, car personne ne parlait jamais d'art autour de moi. A part cette femme mariée dont je vous ai parlé un jour. C'était une femme d'une trentaine d'années et très cultivée. Elle n'avait pas une once de talent elle-même, mais elle était grand amateur d'art et elle avait un goût très sûr. C'est elle qui m'a ouvert les yeux non seulement sur le monde de l'art mais sur bien d'autres choses. Je suis tombée amoureuse d'elle, naturellement. Pouvait-il en être autrement ? Elle était une mère, un professeur, un guide et une maîtresse tout à la fois. Elle était tout mon univers.
Elle s'interrompit pour me demander si elle ne m'ennuyait pas.
— Ce qui est étrange, reprit-elle, c'est que ce fut elle qui me poussa dans le monde, et non son mari comme vous l'avez peut-être cru. Non, nous nous entendions bien, tous les trois. Je n'aurais jamais couché avec lui si elle ne me l'avait pas demandé. Elle était un vrai stratège, comme vous. Naturellement, il n'a jamais pu aller très loin avec moi ; je le laissais me serrer dans ses bras, presser son corps contre le mien. Mais quand il essayait de me prendre, je me défendais. Évidemment ça ne le tourmentait pas trop, du moins il faisait semblant de prendre ça à la légère. J'imagine que cela doit vous paraître étrange, cette histoire, mais tout cela était très innocent. Je suis destinée à rester vierge, je suppose. Une vierge de cœur.
« Ouf ! Bref, la fin de l'histoire c'est que c'est eux, tous les deux, qui m'ont donné l'argent pour venir à New York. J'avais l'intention d'aller à l'école des Beaux-Arts, de travailler dur et de me faire un nom. »
Elle s'interrompit brusquement.
— Et maintenant, regardez-moi ! Que suis-je devenue ? Une espèce de voyou, une créature encore plus artificielle, plus truquée que votre Mona.
— Non, vous n'êtes pas artificielle, dis-je. Vous êtes une inadaptée, voilà tout.
— Oh, ne vous fatiguez pas, allez !
Pendant un instant, je crus qu'elle allait fondre en larmes.
— Vous m'écrirez de temps en temps ?
— Pourquoi pas ? Si cela vous fait plaisir, oui, bien sûr.
Alors, comme une petite fille, elle dit :
— Vous allez me manquer tous les deux. Vous me manquerez terriblement.
— Allons, dis-je, tout cela est fini maintenant. Regardez devant vous, et ne vous retournez pas.
— Pour vous, c'est facile à dire. Vous l'avez, elle. Moi, je n'aurai...
— Vous vous en tirerez bien mieux toute seule, croyez-moi. Il vaut mieux être seul qu'avec quelqu'un qui ne vous comprend pas.
— Comme c'est vrai, dit-elle, avec un petit rire timide. Vous savez, un jour j'ai essayé avec un chien. C'était tellement drôle, si vous aviez vu. Il a fini par me mordre la cuisse.
— Vous auriez dû essayer avec un âne... ils sont plus doux.
Nous étions arrivés à l'extrémité du pont.
— Vous essaierez de trouver un peu d'argent pour moi, n'est-ce pas ? dit-elle.
— Mais oui, je ferai mon possible. Et n'oubliez pas de faire semblant de changer d'avis et de rester. Sans cela, nous allons avoir une scène effroyable.
Il y eut une scène, comme je l'avais prédit, et au moment où Stasia se laissa fléchir, elle cessa comme une averse de printemps. Mais pour moi ce fut plus que déprimant, ce fut humiliant d'assister au chagrin de Mona. Quand nous arrivâmes, nous la trouvâmes dans les cabinets en train de pleurer comme une fontaine. Elle avait vu la valise et la malle bouclées, la chambre de Stasia dans le plus grand désordre, et elle avait compris que cette fois c'était la fin.
Naturellement, elle commença par m'accuser d'avoir été l'instigateur de ce départ. Mais heureusement pour moi, Stasia prit ma défense et nia la chose avec véhémence. Alors, pourquoi voulait-elle partir ? A cela, Stasia répondit faiblement qu'elle en avait assez de tout ça. Sur quoi, Mona déclencha un feu nourri de questions chargées de reproches. « Comment peux-tu dire une chose pareille ? Où irais-tu ? Qu'ai-je donc fait pour que tu te retournes contre moi ? » Et cætera et cætera. Elle aurait pu continuer ainsi pendant des heures. Toutefois, chaque reproche l'amenait un peu plus au bord de la crise de nerfs, et ses larmes se changèrent en sanglots, puis les sanglots en gémissements.
Le fait qu'elle pourrait m'avoir désormais tout à elle ne lui venait même pas à l'esprit. Il était bien évident que je n'existais pas, si ce n'est comme une épine dans son flanc.
Stasia finit donc par capituler, mais pas avant que Mona n'ait pleuré, crié, tempêté, imploré, supplié. Je me demandais pourquoi elle avait fait traîner la scène si longtemps. Y prenait-elle plaisir ? Ou était-elle si dégoûtée qu'elle en était fascinée ? Je me demandais ce qui serait arrivé si je n'avais pas été présent.
Ce fut moi qui ne pus plus supporter cela, moi qui finis par supplier Stasia de revenir sur sa décision.
— Ne partez pas encore, suppliai-je. Elle a vraiment besoin de vous. Elle vous aime, vous ne voyez donc pas ?
— Mais c'est justement pour cela qu'il faut que je parte.
— Non, dis-je, si quelqu'un doit partir, ici, c'est moi.
(Et à ce moment-là, je le pensais vraiment.)
— Je t'en prie, dit Mona, ne pars pas, toi aussi. Mais qu'est-ce qui vous prend, tous les deux, de vouloir me quitter ? Pourquoi ? Pourquoi ? J'ai besoin de vous, de vous deux. Je vous aime.
— On a déjà entendu ça, dit Stasia, comme si elle ne voulait toujours pas se laisser fléchir.
— Mais c'est vrai, gémit Mona. Sans vous, je ne suis rien. Et maintenant que vous êtes enfin devenus amis, pourquoi ne pouvons-nous pas vivre ensemble dans la paix et l'harmonie ? Je ferai tout ce que vous me demanderez. Mais ne me laissez pas, je vous en supplie !
De nouveau, je me tournai vers Stasia.
— Elle a raison, dis-je. Cela marchera peut-être cette fois. Vous n'êtes pas jalouse de moi... pourquoi serais-je jaloux de vous ? Réfléchissez à cela, voulez-vous ? Si c'est moi qui vous tracasse, ne vous en faites plus. Tout ce que je veux, c'est la voir heureuse. Si cela doit la rendre heureuse que vous restiez, alors je vous dis restez ! J'apprendrai peut-être à être heureux moi aussi. Au moins, je suis devenu plus tolérant, vous ne trouvez pas ? (Et là, je lui adressai un petit sourire équivoque.) Allons, qu'en dites-vous ? Vous n'allez pas ruiner trois vies comme cela, n'est-ce pas ?
Elle s'effondra sur une chaise. Mona s'agenouilla à ses pieds et posa sa tête sur ses genoux, puis, lentement, leva les yeux vers Stasia d'un air suppliant.
— Tu restes, dis ?
Stasia la repoussa doucement.
— Oui, dit-elle. Je reste. Mais à une condition. Qu'il n'y ait plus jamais de scènes.
Leurs regards se portèrent alors sur moi. Après tout, c'était moi le coupable. C'était moi qui avais provoqué toutes les scènes. Apprendrai-je enfin à me conduire décemment ? semblaient me demander ces regards.
— Je sais ce que vous pensez, dis-je. Tout ce que je peux dire, c'est que je ferai de mon mieux.
— Mais encore ? dit Stasia. Dites-nous tout ce que vous ressentez en ce moment.
Ses paroles me firent sursauter. J'eus la désagréable impression qu'elle s'était laissé prendre à son propre jeu. Était-il bien nécessaire de me cuisiner à ce point ? Comment je me sentais ? Le dernier des salauds, voilà comment je me jugeais. Quand j'avais proposé la petite combine à Stasia, je ne me doutais pas que je serais obligé de pousser la comédie si loin. Que Stasia fasse semblant de se laisser fléchir et respecte notre accord, voilà qui était bien ; mais qu'elle essaie de me soutirer une promesse solennelle, qu'elle veuille scruter le plus profond de ma pensée, voilà qui n'allait plus du tout. Après tout, nous n'avions peut-être jamais été que des acteurs, même lorsque nous pensions être sincères. Je ne savais plus où j'en étais. Et brusquement je me dis que la plus sincère de nous tous était peut-être encore Mona, l'actrice. Elle, au moins, savait ce qu'elle voulait.
Toutes ces idées me passèrent par la tête à la vitesse de l'éclair. Je répondis — et c'était la vérité :
— A vrai dire, je ne sais pas ce que j'éprouve. Je crois que je n'ai plus la faculté d'éprouver, de penser quoi que ce soit. En tout cas, je ne veux plus entendre parler d'amour, plus jamais...
C'est ainsi que se termina cette journée, par un fiasco total. Mais Mona était satisfaite. Stasia aussi, apparemment.
Aucun de nous trois n'avait été trop sérieusement touché. Des anciens combattants, voilà ce que nous étions.
Et me voilà, trottant comme un chien policier pour trouver de l'argent, dans l'espoir que Stasia ficherait le camp. J'avais déjà fait trois hôpitaux pour essayer de vendre mon sang. Le sang humain était à vingt-cinq dollars le demi-litre maintenant. Il n'y avait pas si longtemps il était encore à cinquante dollars, mais il y avait maintenant trop de donneurs affamés.
Pas la peine de perdre mon temps de ce côté-là. Mieux valait essayer d'emprunter l'argent. Mais à qui ? Je ne voyais personne que je pourrais taper de plus d'un ou deux dollars. Et c'était au moins cent dollars qu'il lui fallait. Deux cents auraient été encore mieux.
Si seulement j'avais su comment joindre ce vicieux millionnaire ! Il y avait bien Ludwig, le poinçonneur cinglé — encore un vicieux celui-là, mais avec un cœur d'or, du moins c'est ce que disait Mona. Mais quelle histoire lui raconter ?
Comme j'étais du côté de Grand Central Station, je descendis dans les sous-sols, où étaient parqués les porteurs de télégrammes, pour voir s'il n'y en aurait pas un qui se souviendrait de moi. (Cotigan, ce gars sur qui on pouvait toujours compter avait cassé sa pipe.) Mais j'eus beau rôder par là un moment, je ne vis pas une seule figure de connaissance.
En remontant la pente vers la rue, je me rappelai que Zabriskie le toubib habitait dans les parages. Je me précipitai sur l'annuaire du téléphone. Mais oui, le voilà... Quarante-Cinquième Rue Ouest. Mon moral remonta aussitôt. Ça, c'était un type sur qui on pouvait compter. A moins qu'il ne soit fauché. Mais c'était peu probable, maintenant qu'il avait installé son cabinet à Manhattan. Je me sentis des ailes tout à coup. Je ne pris même pas la peine de réfléchir au conte à dormir debout que j'allais lui débiter... Autrefois, quand j'allais lui rendre visite pour me faire boucher une dent, c'était lui qui me demandait si je n'avais pas besoin d'un peu de pognon. Parfois, je lui disais non tant j'avais honte d'abuser de son bon naturel. Mais tout cela remontait au XVIIIe siècle maintenant.
Tout en pressant le pas, je me rappelai tout à coup l'emplacement de son ancien cabinet. C'était cette baraque en brique à trois étages où j'habitais à une époque avec la veuve. Carlotta. Tous les matins, je montais les poubelles de la cave pour les ranger au bord du trottoir. Ce fut l'une des raisons pour lesquelles Doc Zabriskie s'était entiché de moi — parce que je n'avais pas peur de me salir les mains. Il trouvait ça tellement russe ! Une vraie page de Gorky... Il adorait discuter avec moi de ses auteurs russes. Comme il fut heureux, le jour où je lui montrai ce poème en prose que j'avais écrit sur Jim Londos, Londos le petit Hercule comme nous l'appelions ! Il les connaissait tous : Lewis l'Étrangleur, Zbysko, Earl Caddock, Farmer Machin-Chouette... tous. Et voilà que j'écrivais comme un poète — il n'en revenait pas de mon style ! — sur Jim Londos, son préféré. Cet après-midi-là, je m'en souviens, il m'avait glissé un billet de dix dollars dans la main en partant. Quant au manuscrit, il avait tenu à le garder — pour le montrer à un écrivain sportif qu'il connaissait. Il m'avait supplié de lui montrer mes autres œuvres. N'avais-je rien écrit sur Scriabine ? Ou sur Alekhine, le champion d'échecs ? « Revenez bientôt me voir. Revenez quand vous voudrez, même si vos dents n'ont pas besoin de soins », m'avait-il dit. Et je revenais de temps en temps, pas seulement pour l'entendre disserter sur les échecs, la boxe ou le piano, mais surtout dans l'espoir qu'il me glisserait un billet en partant.
En pénétrant dans son nouveau cabinet, j'essayai de me rappeler combien d'années s'étaient écoulées depuis la dernière fois que je l'avais vu. Il n'y avait que deux ou trois clients dans la salle d'attente. Ce n'était plus la même clientèle ; autrefois, on n'y rencontrait que des femmes en châle, les yeux rougis, la main sur leur mâchoire enflée, souvent avec un marmot dans les bras ; des gens pauvres, résignés, vaincus par la vie, capables de rester là, à attendre, pendant des heures. Le nouveau cabinet était bien différent. Le mobilier était luxueux et flambant neuf, les fauteuils confortables ; il y avait de fort bonnes toiles sur les murs. Tout était silencieux, même la fraise. Pas de samovar non plus.
J'étais à peine assis que la porte de la chambre de torture s'ouvrit pour éjecter un client. Il vint tout de suite vers moi, me serra chaleureusement la main, et me pria d'attendre quelques minutes. Je lui dis que je n'étais pas pressé. Juste quelques petites caries sans gravité. Je me rassis et pris une revue. Tout en regardant vaguement les photos, je me dis que le mieux serait de lui raconter que Mona devait se faire opérer. Une tumeur dans le vagin, ou quelque chose dans ce goût-là.
Dans le temps, une minute durait facilement une heure avec Zabriskie. Mais maintenant, il menait son affaire rondement et efficacement.
Je m'assis sur le grand fauteuil et ouvris la bouche. Il n'y avait qu'une petite carie, qu'il boucha en un tournemain. Tout en me passant la fraise, il me posait mille questions : comment je me débrouillais, est-ce que j'écrivais toujours, est-ce que j'avais des enfants, pourquoi n'étais-je pas venu le voir plus tôt, comment allait Untel, est-ce que j'avais toujours la passion du vélo, et cætera et cætera. A chacune de ses questions, je ne pouvais d'ailleurs répondre que par de vagues grognements, en roulant les yeux.
Quand la petite opération fut terminée, il me dit :
— Ne partez pas tout de suite ! On va d'abord trinquer ensemble !
Il ouvrit une petite armoire et en retira une bouteille d'excellent scotch, puis m'avança un tabouret.
— Et maintenant, parlez-moi un peu de vous !
Je dus faire un long préambule avant d'en arriver à la question cruciale. Notre situation financière et tout le reste. A la fin, je lâchai le morceau : la tumeur. Aussitôt, il me dit qu'il avait un bon ami à lui, un excellent chirurgien, qui me ferait ça pour rien. Voilà qui me coupait l'herbe sous les pieds. Je dus alors expliquer que toutes les dispositions avaient déjà été prises, que j'avais déjà avancé cent dollars sur le prix de l'opération.
— Je vois, dit-il. C'est trop bête.
Il réfléchit un moment, puis il me demanda :
— Quand devez-vous donner le complément ?
— Après-demain.
— Bon, voilà ce qu'on va faire, dit-il. Je vais vous donner un chèque post-daté. Actuellement, mon compte en banque est assez bas. Vous avez besoin de combien exactement ?
Je lui dis deux cent cinquante dollars.
— C'est idiot, dit-il. Dire que j'aurais pu vous éviter cette dépense.
Brusquement, le remords me saisit à la gorge.
— Écoutez, dis-je, n'y pensez plus ! Je ne veux pas vous prendre vos derniers sous.
Il ne voulut rien entendre. Les clients se faisaient un peu tirer l'oreille pour le payer, voilà tout. Il alla chercher un grand livre et se mit à le feuilleter.
— A la fin du mois, je ferai rentrer trois mille dollars environ. Vous voyez que je ne suis pas vraiment pauvre, me dit-il en souriant.
Le chèque bien au chaud dans ma poche, je m'attardai encore un moment pour sauver la face. Quand à la fin, il m'accompagna à l'ascenseur — j'avais déjà un pied dedans — il me dit :
— Téléphonez-moi donc avant de déposer ce chèque... pour être sûr qu'il sera couvert. Vous n'oublierez pas, n'est-ce pas ?
— Vous pouvez compter sur moi, dis-je, et je lui fis au revoir de la main.
« Toujours le même, le cœur sur la main, me dis-je. Dommage que je n'aie pas pensé à lui demander un peu de monnaie par la même occasion. Un café et un morceau de tarte eussent bien fait mon affaire après cette délicate transaction. » Je raclai le fond de mes poches. Non, je n'avais pas assez. Toujours la même histoire.
En approchant de la bibliothèque au coin de la Cinquième Avenue et de la Quarante-Deuxième Rue, je me rendis compte que j'envisageais la possibilité de m'établir cireur de chaussures. Qu'est-ce qui avait bien pu me mettre pareille idée en tête ? Aller sur ses quarante ans et songer à cirer les bottes d'autrui ! Pas croyable comme l'esprit peut divaguer !
A la hauteur de l'esplanade gardée par les placides lions de pierre, l'envie me prit d'entrer à la bibliothèque. Il faisait toujours bon dans la grande salle de lecture. Et puis j'étais curieux, tout à coup, de voir ce qu'étaient devenus les autres hommes de lettres à mon âge. (Et il n'était pas exclu que je tombe sur quelqu'un de connaissance et que je finisse par les avoir, ce café et ce morceau de tarte.) Une chose était sûre, pas besoin d'aller fouiller dans la vie privée d'un Gorky, un Dostoïevsky, un Andréiev et consorts. Dickens pas davantage. Jules Verne ! Voilà un écrivain dont j'ignorais tout. Cela pourrait être intéressant. Il y a des auteurs qui semblent n'avoir eu aucune vie privée ; tout passait dans leurs livres. D'autres, comme Strindberg, Nietzsche, Jack London... leurs vies, je les connaissais presque mieux que la mienne.
Ce que j'espérais sans doute trouver, c'était une de ces vies qui ne commencent nulle part, s'enfoncent dans les marécages et les sables mouvants, s'infiltrent n'importe où, sans but, sans aucun plan préétabli, et émergent tout à coup, jaillissent comme des geysers, et désormais ne cessent plus de jaillir, même morts. Ce sur quoi je voulais mettre la main, si tant est qu'on puisse jamais saisir des faits aussi impalpables, c'était ce point crucial dans l'évolution d'un génie, ce moment où, du roc le plus aride, sourd la fontaine d'eau vive. De même que les vapeurs célestes s'amassent dans de vastes réservoirs qui se répandent ensuite en rivières et en fleuves, de même, me disais-je, doit-il exister, dans l'esprit et dans l'âme, un réservoir qui attend d'être transformé en mots, en phrases, en livres, pour se perdre à nouveau dans l'océan de la pensée.
Il est dit que ce n'est qu'à travers les épreuves et les tribulations que l'on peut se frayer un chemin. Était-ce cela que je voulais trouver — rien d'autre ? — en feuilletant les pages des biographies ? L'être tourmenté des créateurs ne trouvait-il le salut que dans une lutte permanente avec les moyens d'expression de l'art ? Dans l'univers de l'homme la beauté était liée à la souffrance et la souffrance au salut. Dans la Nature, il ne se produisait rien de la sorte.
Je m'installai dans la grande salle de lecture avec un énorme Dictionnaire biographique devant moi. Après avoir parcouru quelques pages, je tombai dans une profonde rêverie. Suivre le cours de mes pensées était en fin de compte plus passionnant que de fourrer mon nez dans les existences d'heureux ratés. Si je pouvais suivre le tracé de mes tours, détours, replis et sinuosités sous les racines, peut-être parviendrais-je à atteindre le fleuve qui me conduirait en pleine mer. Les paroles de Stasia me revinrent à l'esprit : le besoin de rencontrer une âme sœur, un esprit fraternel, afin de croître, afin de porter des fruits. Parler de littérature aux amateurs de littérature était stérile. J'en avais déjà rencontré beaucoup qui pouvaient discourir plus brillamment sur ce sujet que n'importe quel écrivain. (Et ils n'écrivaient jamais une ligne.) En existait-il un seul qui fût capable de parler judicieusement de la démarche secrète ?
La grande, l'éternelle et apparemment insoluble question était celle-ci : Qu'ai-je donc de si désespérément important à dire au monde ? Que puis-je dire qui n'ait déjà été dit des milliers de fois, et par des hommes infiniment plus doués ? Est-ce pure vanité, ce besoin incoercible de se faire entendre ? En quoi suis-je unique ? Car si je n'étais pas unique, ce serait ajouter un zéro à un nombre déjà astronomique.
Je me laissai ainsi bercer d'une idée à une autre — une délicieuse Träumerei ! — pour en arriver à ce problème capital du travail de l'écrivain : les débuts. La manière dont un livre débute... tout un monde en soi. Comme elles sont différentes, comme elles sont uniques, les premières pages des grands livres ! Certains auteurs sont comme de grands oiseaux de proie ; ils planent au-dessus de leur œuvre, jetant d'immenses ombres dentelées sur leurs phrases. D'autres, à la manière des peintres, commencent par des touches légères, spontanées, guidées par quelque sûr instinct dont le dessein apparaîtra plus tard lorsque seront appliquées les masses et les couleurs. Il y en a qui vous prennent par la main comme des somnambules, qui s'attardent à la lisière du rêve, et ne se laissent que lentement aller à révéler ce qui est manifestement inexprimable. Il y a aussi ceux qui, comme s'ils étaient perchés dans une tour de contrôle, prennent un intense plaisir à appuyer sur des boutons, à faire éclater des lumières ici ou là ; avec eux, tout est tracé en lignes nettes et précises, comme si leurs pensées étaient autant de trains pénétrant en gare. Et puis il y a ceux qui, déments ou hallucinés, commencent n'importe comment en poussant des cris rauques, en proférant des insultes, des railleries ou des malédictions, jetant leurs pensées non pas sur, mais à travers les pages, comme des machines devenues folles. Si variées soient-elles, toutes ces façons de briser la glace sont symptomatiques de la personnalité plus que l'exposé des pensées ou les procédés d'écriture. La manière dont un livre débute, c'est la manière dont un auteur marche ou parle, sa façon de voir la vie, de prendre courage ou de dissimuler ses terreurs. Certains voient déjà le bout de leur œuvre quand ils commencent, d'autres débutent à l'aveuglette, chaque ligne contenant une prière muette qui appelle la suivante. Quelle épreuve, ce moment où l'on soulève le voile ! Quel effroyable risque, lorsqu'on commence à dérouler les bandelettes de la momie ! Nul, pas même les plus grands, n'est sûr de ce qu'il doit proposer à des yeux profanes. Une fois lancé, tout peut arriver. C'est comme si, en prenant la plume, il convoquait les « archontes ». Oui, les archontes ! Ces mystérieuses entités, ces enzymes cosmiques qui œuvrent dans chaque graine, qui agencent la structure et la beauté de chaque fleur, chaque plante, chaque arbre, chaque univers. Les puissances internes. Un éternel ferment d'où naissent l'ordre et la loi.
Et tandis que ces invisibles poursuivent leur tâche, l'auteur — que le nom est impropre ! — vit et respire, accomplit ses devoirs de chef de famille, de prisonnier, de vagabond, de n'importe quoi, et les jours, les années passent, le rouleau se déroule, la tragédie (la sienne et celle de ses personnages) se déchiffre, son humeur varie selon le temps et la saison, son énergie s'épanouit ou s'effondre, ses pensées bouillonnent comme un maelstrom, et la fin se rapproche inexorablement, ce paradis qu'il doit forcer même s'il ne l'a pas mérité, parce que ce qui a été commencé doit être achevé, consommé, sur la croix au besoin.
A quoi bon lire les pages d'une biographie, hein ? A quoi bon étudier le ver ou la fourmi ? Pensez un seul instant à ces victimes consentantes que furent Blake, Bœhme, Nietzsche ; à Hölderlin, Sade, Nerval ; à Villon, Rimbaud, Strindberg ; à Cervantes ou à Dante, ou même à Heine ou à Oscar Wilde ! Et moi, allais-je ajouter mon nom à cette cohorte de martyrs illustres ? Dans quels abîmes de dégradation me fallait-il encore m'enfoncer avant de gagner le droit de joindre les rangs de ces boucs émissaires ?
Je fus alors saisi par une brusque crise d'écriture. Tout était dans la tête, bien sûr. Mais quelles merveilleuses pages, quelle magnifique phraséologie ! Les yeux mi-clos, je me tassai sur mon siège et j'écoutai la musique sourdre des profondeurs. Quel livre c'était ! Qui d'autre que moi en était l'auteur ? J'étais perdu en extase. En extase, mais affligé, humilié, déçu. A quoi bon invoquer ces invisibles ouvriers ? Pour le plaisir de se noyer dans l'océan de la création ? Jamais, dans un effort conscient, la plume à la main, jamais je ne serais capable d'évoquer de telles idées ! Tout ce que je pourrais par la suite signer de mon nom ne serait jamais que marginal, périphérique, divagations d'un crétin qui s'efforce d'enregistrer le vol capricieux d'un papillon... Pourtant, il était réconfortant de savoir que l'on pouvait être pareil à un papillon.
Dire que toute cette richesse, cette richesse du chaos primitif, doit être infusée, rendue comestible et potable, avec la minutie homérique du train-train quotidien, avec le drame ressassé des humains insignifiants dont les souffrances et les aspirations ont, même pour des oreilles mortelles, le bourdonnement monotone des moulins à vent qui tournent dans un espace impitoyable. Les falots et les grands : séparés par presque rien. Alexandre mourant de pneumonie dans les déserts d'Asie ; César dans la pourpre des dieux qu'une poignée de traîtres ravalent au rang des mortels ; Blake mourant en chantant ; Damien supplicié sur la roue et criant comme un millier d'aigles... qui s'en souciait ? Un Socrate lié à une mégère, un saint affligé de mille maux, un prophète enduit de goudron et de plumes... dans quel but ? Pour exciter les historiens et les chroniqueurs, pour empoisonner la vie des écoliers... Et voilà l'écrivain qui se fraie un chemin à travers tout cela comme un ivrogne inspiré, qui raconte son histoire, qui vit et qui respire, qui est honoré ou déshonoré. Quel rôle ! Seigneur Jésus, protégez-nous !