La machine continuait à tourner ; ses rouages étaient bien huilés. C'était presque comme ces jours anciens, cette époque des nids d'amour japonais. Si j'allais faire un tour, même les arbres morts m'inspiraient ; si j'allais rendre visite à Reb dans sa boutique, j'en sortais enrichi d'idées et les bras chargés de chemises, de gants, de cravates et de mouchoirs. Si j'apercevais la propriétaire, je n'avais pas besoin de me faire tout petit et de raser les murs. Nous n'avions pas un sou de dette, et si nous l'avions demandé on nous aurait ouvert un crédit illimité. Même les vacances juives se passèrent agréablement en invitations à droite et à gauche. L'automne était déjà avancé, mais il ne m'oppressait plus comme par le passé. Il ne me manquait peut-être qu'une seule chose : un vélo.
J'avais pris plusieurs leçons de conduite et j'étais maintenant capable de passer mon permis. Quand je l'aurais, je pourrais emmener Mona en balade, comme Reb ne cessait de me le suggérer. Entre temps, j'avais fait la connaissance des locataires noirs. De braves gens, comme Reb me l'avait dit. Toutes les fois que nous allions collecter l'argent des loyers, nous rentrions complètement éméchés à la maison et gais en conséquence. Un des locataires qui était inspecteur des douanes tenait absolument à me prêter des livres. Il avait une surprenante bibliothèque d'ouvrages érotiques saisis en douane. Je n'avais jamais vu autant de bouquins cochons et de photographies pornos de ma vie. Et je rêvais à ce que devait contenir la Célèbre Bibliothèque du Vatican en matière de fruits défendus.
Il nous arrivait aussi d'aller au théâtre, le plus souvent pour voir des pièces étrangères... Georg Kaiser, Ernst Toller, Wedekind, Werfel, Sudermann, Chekhov, Andreyev... Une troupe irlandaise aussi était venue avec dans ses bagages Junon et le paon et La Charrue et les étoiles. Quel dramaturge, ce Sean O'Casey ! Depuis Ibsen, on n'avait jamais rien fait de mieux.
Quand il faisait beau, j'allais m'asseoir à Fort Greene Park avec un livre... Jours heureux en Patagonie, Hanche, Ventre et Mâchoire, ou Le Sentiment tragique de la vie (Unamuno). Si j'avais envie d'entendre un disque que nous n'avions pas, je pouvais l'emprunter à Reb ou à la propriétaire. Si nous n'avions rien de mieux à faire, Mona et moi, nous faisions une partie d'échecs. Elle n'était pas très forte, mais je n'étais pas un champion moi non plus. Je me passionnai un certain temps pour les manuels d'échecs et pour les parties de Paul Morphy, en particulier. Passionnant aussi de suivre l'évolution de ce jeu, à travers les âges, ou de voir l'intérêt que lui portent les Islandais ou les Malais.
Même la perspective d'aller rendre visite à mes parents – le jour de la Thanksgiving — ne m'apparaissait plus comme une épouvantable corvée. Maintenant, je pouvais leur dire – ce ne serait plus qu'un demi-mensonge — qu'on m'avait commandé un livre. Qu'on me payait pour le travail que je faisais. Voilà qui les rassurerait ! Je ne nourrissais que des pensées d'amour pour tout le monde maintenant. Tout ce qui m'était arrivé d'heureux remontait à la surface. J'avais envie d'écrire à tous ceux ou celles qui m'étaient venus en aide un jour ou un autre pour les remercier de toutes les bontés qu'ils ou elles avaient eues pour moi. Pourquoi pas ? Il y avait aussi des lieux où j'avais envie de faire pèlerinage... en souvenir des moments de félicité que j'y avais connus. Un jour, je fis le trajet jusqu'à Madison Square Garden et j'adressai une muette prière d'actions de grâces aux murs pour les moments merveilleux que j'avais connus dans leur enceinte avec Buffalo Bill et ses Indiens Pawnee, avec Jim Londos, le petit Hercule qui balançait un Polonais géant par-dessus sa tête, avec les courses des six jours et les incroyables exploits d'endurance auxquels j'avais assisté.
Dans ces heureuses dispositions d'esprit, il n'y avait rien d'étonnant, lorsque je tombais sur Mme Skolsky, dans l'escalier, à ce qu'elle s'arrêtât pour me regarder avec de grands yeux ronds ; alors je m'arrêtais moi aussi — un arrêt qui pouvait durer une demi-heure, trois quarts d'heure parfois, durant lesquels je débalais des titres de livres, des noms de rues étrangères, des rêves, des pigeons, des remorqueurs, tout ce qui me passait par la tête, et cela venait sans effort, parce que j'étais heureux, détendu, sans soucis et en bonne santé. Bien que je n'aie jamais eu un geste malheureux, je savais et elle savait que j'aurais dû la prendre dans mes bras, l'embrasser, lui faire l'amour, enfin la traiter comme une femme, et non comme une propriétaire. « Oui », disait-elle, mais c'était ses seins qui parlaient. « Oui », disait son ventre doux et chaud. « Oui. » C'était toujours oui. Si je lui avais dit : « Levez donc votre jupe et montrez-moi votre petite chatte ! » cela aurait été oui aussi. Mais j'avais le bon goût d'éviter de telles sottises. Je me contentais de rester ce que je paraissais être : un locataire poli, disert et quelque peu exceptionnel (pour un goy). Elle aurait pu se montrer nue avec un plat de Kartoffelklöse baignant dans une sauce noire que je n'aurais même pas levé le petit doigt sur elle.
Non, j'étais bien trop heureux, bien trop satisfait de mon sort, pour songer à baisouiller à droite ou à gauche. Comme je l'ai dit, la seule chose qui me manquait vraiment, c'était un vélo. La voiture de Reb, qu'il voulait absolument que je considère comme ma propriété, ne signifiait rien pour moi. Même si on m'avait proposé une limousine avec un chauffeur pour me balader, je n'aurais dit ni oui ni non. Même la perspective d'un voyage en Europe ne m'attirait plus. Pour le moment, je n'avais pas besoin de l'Europe. C'était agréable d'en rêver, d'en parler, de poser des questions sur elle. Mais je me trouvais bien là où j'étais. M'asseoir chaque jour devant ma machine et taper quelques pages, lire les livres que j'avais envie de lire, fumer un cigare si ça me chantait... Que pouvait-on souhaiter de mieux ? Il n'y avait plus de disputes à propos de Stasia, plus d'espionnage, plus d'attentes tout au long de la nuit. Toutes choses étaient ce qu'elles devaient être, y compris Mona. J'espérais même qu'elle me parlerait bientôt de son enfance, ce mystérieux no man's land qui était encore entre nous. Quand je la voyais rentrer à la maison les bras chargés, les joues roses, les yeux brillants... qu'importait d'où elle venait ou comment elle avait passé la journée. Elle était heureuse, j'étais heureux. Même les oiseaux dans le jardin étaient heureux. Ils chantaient toute la journée, et quand venait le soir, ils tournaient le bec vers nous et se disaient dans leur langage : « Regardez, voilà un couple heureux ! Chantons pour eux avant d'aller dormir. »
Vint le jour où je ne pus couper à la promenade en voiture avec Mona. Reb estimait que j'en savais maintenant assez pour conduire seul. Passer un permis, c'est très bien, mais se sentir responsable de la vie de sa femme, c'est autre chose. La marche arrière pour sortir du garage me rendit nerveux comme un chat. Cette sacrée machine était trop grosse, trop encombrante, trop puissante. J'avais peur qu'elle s'emballe. Tous les deux ou trois kilomètres je m'arrêtais — toujours dans un endroit assez dégagé pour pouvoir redémarrer sans trop de mal ! — histoire de la calmer. J'avais beau choisir les petites routes secondaires, elles nous ramenaient toujours sur la grande route. Nous avions à peine fait trente kilomètres que j'étais en nage. J'avais pensé pousser jusqu'à Bluepoint, où j'avais passé de si merveilleuses vacances quand j'étais gosse, mais nous n'y arrivâmes jamais. Ce fut aussi bien, d'ailleurs, car lorsque j'y suis retourné plus tard, j'en ai eu le cœur serré ; tout était méconnaissable.
Allongé sur le bord de la route en regardant foncer les autres crétins, je jurai de ne plus jamais toucher un volant de ma vie. Mona s'amusait beaucoup de ma déconfiture.
— Tu n'es pas taillé pour ce sport, dit-elle.
Je fus entièrement de son avis.
— Je ne saurais même pas me débrouiller si nous crevions, dis-je.
— Qu'est-ce que tu ferais ?
— J'ouvrirais la portière et je rentrerais à pied, voilà ce que je ferais.
— Cela te ressemble bien !
— Ne dis pas à Reb ce que je pense de sa bon dieu de machine, je t'en supplie. Il croit me faire une grande faveur. Je ne voudrais pas le décevoir.
— Nous devons aller dîner chez eux ce soir ?
— Naturellement.
— Alors ne nous attardons pas trop.
— Plus facile à dire qu'à faire.
Au retour, nous eûmes un petit ennui mécanique. Heureusement un chauffeur de camion vint à notre secours. Puis j'égratignai le pare-choc arrière d'un vieux tacot, mais son propriétaire ne parut pas y prendre garde. Puis le garage... comment allais-je me faufiler dans cet étroit passage. Je commençai à m'engager, puis je changeai d'avis, fis marche arrière et faillis percuter dans un camion en marche. Dégoûté, je plantai là cette Buick de malheur, deux roues sur le trottoir et les deux autres dans le ruisseau.
— Merde ! murmurai-je. Débrouille-toi toute seule !
Nous n'avions que quelques centaines de mètres à faire pour nous rendre chez Reb. Je me sentis de plus en plus soulagé à mesure que je m'éloignai du monstre. J'étais heureux de fouler la terre ferme, et je remerciai Dieu d'être allergique à la mécanique... et à pas mal d'autres choses. Je ne me sentais aucune parenté avec les magiciens de l'ère machiniste. Moi, j'appartetenais à l'ère des patins à roulettes et du vélocipède. Et j'étais à l'aise dans ma peau de piéton. J'aurais pu aller jusqu'en Californie à pied, et en revenir par le même moyen. Et pour ce qui était de voyager à cent à l'heure, je pouvais aller bien plus vite que cela... en rêve. Je pouvais aller jusque sur la planète Mars et en revenir en un clin d'œil, et sans une panne...
C'était notre premier repas chez les Essen. Nous n'avions encore jamais rencontré la famille de Reb. Sa femme, son fils et sa fille nous attendaient ; la table était mise, les chandelles brûlaient, le feu ronflait, et de délicieux effluves venant de la cuisine nous chatouillaient les narines.
— Alors, avez-vous fait une bonne promenade ? nous demanda Reb sans autre préambule, en nous tendant un verre de porto. Vous vous en êtes bien tiré ? Pas trop nerveux ?
— Pas du tout, dis-je. Nous sommes allés jusqu'à Bluepoint.
— La prochaine fois vous pousserez jusqu'à Montauk Point.
Puis Mme Essen vint prendre part à la conversation. C'était une femme charmante, comme Reb me l'avait dit. Peut-être un rien trop raffinée. Une zone morte quelque part. Probablement au derrière.
Je notai qu'elle ne s'adressait presque jamais à son mari, sauf pour lui reprocher sa grossièreté ou ses écarts de langage. On voyait tout de suite qu'il n'y avait plus rien entre eux.
Mona fit grosse impression aux deux adolescents. Il était manifeste qu'ils n'avaient encore jamais rencontré une femme de son genre. La fille était forte, sans beauté et affligée d'une paire de jambes quasi monstrueuses qu'elle s'efforçait de cacher de son mieux quand elle était assise. Elle rougissait à tout propos. Quant au garçon, c'était un de ces petits gars précoces qui connaissent trop de choses, rient trop fort et disent toujours ce qu'il ne faut pas. Nerveux, plein d'énergie inemployée, il se cognait toujours contre quelque chose ou écrasait les pieds de quelqu'un. Au total, un chic petit bonhomme à l'esprit sautillant comme un kangourou.
Quand je lui demandai s'il fréquentait toujours la synagogue, il fit une grimace et se boucha le nez. Sa mère expliqua vivement qu'ils étaient membres de l'Ethical Culture. Elle fut heureuse d'apprendre que j'avais moi aussi assisté autrefois aux réunions de cette société.
— Prenons encore un verre, dit Reb, manifestement saturé de culture éthique, pensée nouvelle, Baha'i et autres faridondaines.
Nous reprîmes de son porto brun. Il était bon, mais trop lourd.
— Après dîner, dit-il, nous jouerons pour vous.
Il voulait dire lui et le garçon. (« Ça va être atroce », me dis-je en moi-même.) Je demandai s'il était très avancé, le fiston.
— Ce n'est pas encore un Mischa Elman, il faut bien le dire.
Puis, se tournant vers sa femme :
— Le dîner sera-t-il bientôt prêt ?
Elle se leva d'un air majestueux, se lissa les cheveux d'un air digne et se dirigea vers la cuisine. Presque comme une somnambule.
— Passons à table, dit Reb. Vous devez mourir de faim tous les deux.
Mme Essen était bonne cuisinière, mais elle voyait trop grand. Il y avait à manger pour douze. Le vin ne valait rien. Les Juifs ont rarement bon goût en matière de vins. Avec le café et le dessert, il fallut prendre kummel et bénédictine. Mona se sentit renaître. Elle adorait les liqueurs. Je remarquai que Mme Essen ne buvait que de l'eau. Reb, au contraire, s'était généreusement servi, et à la fin du repas il était, disons, légèrement pompette. Il avait la langue pâteuse et les gestes larges et mal assurés. Cela faisait du bien de le voir ainsi ; au moins, il était lui-même. Mme Essen, naturellement, faisait semblant de ne rien remarquer. Mais le fils était ravi ; il adorait visiblement voir son vieux faire le clown.
Cette famille dégageait une étrange atmosphère. De temps à autre Mme Essen tentait d'élever la conversation sur un plan plus noble. Elle jeta même le nom d'Henry James — dans le but de soulever une controverse probablement — mais sans succès. Reb tenait maintenant le volant, pour ainsi dire. Il jurait sans contrainte et traitait franchement le rabbin de vieux con. Puis, il se lança sur la boxe et le pancrace comme il disait. Il nous révéla tout sur Benny Leonard, son idole, et vilipenda Lewis l'Étrangleur qu'il ne pouvait pas voir en peinture.
Pour le faire mousser un peu, je dis :
— Et que pensez-vous de Wilson le Rouquin ?
(Il avait travaillé pour moi autrefois comme porteur de nuit. Un sourd-muet, si j'ai bonne mémoire.)
— Bouh ! Un lutteur de troisième ordre... un minable !
— Comme Battling Nelson, dis-je.
Mme Essen intervint alors pour nous proposer de passer dans l'autre pièce, le salon.
— Nous serons plus à l'aise pour bavarder, dit-elle.
Mais ceci n'était pas du goût de Sid Essen qui donna un grand coup de poing sur la table.
— Pourquoi bouger ? dit-il. On n'est pas bien ici ? Tu veux qu'on change de conversation, voilà ce que tu veux. (Il tendit le bras et saisit la bouteille de kummel.) Allez, reprenons-en un peu, tout le monde. Il est bon, pas vrai ?
Mme Essen et sa fille se levèrent pour desservir la table. Elles firent cela en silence et avec une grande dextérité, tout à fait comme ma mère et ma sœur, en ne laissant que les verres et les bouteilles sur la table.
Reb me poussa du coude pour me confier, à voix basse (du moins se l'imaginait-il !) :
— Dès qu'elle voit que je m'amuse, elle ne veut plus me lâcher. Voilà bien les femmes...
— Viens, papa, dit le garçon, prenons les violons.
— Va les chercher, qu'est-ce que tu attends ? cria Reb. Mais tâche de ne pas jouer faux, ça me rend malade.
Nous passâmes au salon et nous nous installâmes sur les divans ou dans de confortables fauteuils. Je ne me souciai plus de savoir ce qu'ils allaient jouer ni comment, car tout ce vin bon marché et ces liqueurs m'avaient passablement ramolli.
Tandis que les musiciens s'accordaient, la fille fit passer des assiettes de gâteaux aux raisins, puis des noix et des pacanes. Encore à manger ! Pouah ! Cela me soulevait le cœur.
Ils avaient choisi un duo de Haydn pour commencer. Dès les premières mesures ils perdirent pied, mais ils se cramponnèrent à leur instrument, espérant, tout de même se retrouver à la fin, je suppose. C'était horripilant de les voir scier du bois ! Mais vers le milieu, le vieux y renonça.
— Merde ! s'écria-t-il en jetant son violon sur une chaise C'est affreux. Je crois que nous ne sommes pas en forme. Et toi, mon garçon, tu ferais bien de t'exercer un peu plus avant de te produire en public.
Il regarda autour de lui, comme s'il cherchait la bouteille, mais voyant l'air réprobateur de sa femme, il se laissa tomber dans un fauteuil. Il grommela qu'il commençait à se rouiller. Personne ne dit mot. Il se mit à bâiller à grand bruit.
— Si nous faisions une partie d'échecs, dit-il d'une voix lasse.
Mme Essen protesta :
— Je t'en prie, pas ce soir !
Il se leva alors, en titubant un peu.
— On étouffe ici, dit-il. Je vais faire un tour. Ne partez pas ! je reviens tout de suite.
Quand il fut parti, Mme Essen essaya de nous expliquer sa conduite inconvenante.
— Il ne s'intéresse plus à rien. Il est trop seul.
Elle parlait déjà comme une veuve.
— Il devrait prendre des vacances, dit le fils.
— Oui, renchérit la fille, nous essayons de le persuader de visiter la Palestine.
— Pourquoi ne pas l'envoyer à Paris ? dit Mona. Il reprendrait goût à la vie.
Le garçon se mit à pouffer de rire.
— Qu'y a-t-il ? demandai-je.
Il continua à rire, de plus en plus fort. A la fin, il déclara :
— S'il va à Paris, nous ne le reverrons plus.
— Allons, voyons ! dit la mère.
— Vous savez, papa est un peu cinglé, alors avec toutes les femmes, les cafés, les...
— Voyons, ce n'est pas une façon de parler de son père ! dit Mme Essen.
— Tu ne le connais pas, rétorqua le garçon. Moi, je le connais. Il a envie de vivre. Et moi aussi.
— Pourquoi ne pas les envoyer tous les deux à l'étranger ? dit Mona. Le père veillerait sur le fils, et le fils sur le père.
A ce moment la sonnette retentit. C'était un voisin qui, ayant appris que les Essen nous avaient invités, venait faire notre connaissance.
— Voici M. Elfenbein, dit Mme Essen, qui ne semblait pas particulièrement ravie de le voir.
M. Elfenbein s'avança vers nous, les mains croisées sur son ventre. Son visage rayonnait, et la sueur lui ruisselait sur le front.
— Quel privilège ! s'exclama-t-il en faisant une petite révérence.
Nous échangeâmes des poignées de mains vigoureuses et prolongées.
— J'ai tellement entendu parler de vous, j'espère que vous me pardonnerez mon intrusion. Parlez-vous le yiddish... ou le russe peut-être ?
Il se voûta légèrement et nous considéra successivement, Mona et moi, et balançant la tête de droite et de gauche, comme une aiguille de boussole. A la fin, il me fixa, avec un petit sourire gêné.
— Mme Skolsky dit que vous aimez beaucoup le Cantor Sirota...
Je me sentis comme un oiseau à qui on aurait ouvert la porte de sa cage. J'allai vers lui et lui donnai une tape sur l'épaule.
— Êtes-vous de Minsk ou de Pinsk ? dis-je.
— Je suis du pays des Moabites, répondit-il.
Et disant cela, son visage prit une expression encore plus réjouie et il se frotta la barbe. Le garçon lui mit un verre de kummel dans la main. Le crâne chauve de M. Elfenbein s'ornait d'une unique mèche de cheveux blancs qui se dressait comme un tire-bouchon. Il vida le verre de kummel et accepta une tranche de gâteau. Puis il se recroisa les mains sur le ventre.
— C'est un tel plaisir, dit-il, de rencontrer un goy intelligent. Un goy qui écrit des livres et parle aux oiseaux. Qui lit les auteurs russes et observe Yom Kippur. Et qui a le bon goût d'épouser une fille de Bucovine... une Tzigane, pas moins. Et une actrice ! Mais où est donc ce fainéant de Sid ? Est-il encore ivre ?
Il jeta un regard autour de lui, tel un vieux hibou philosophe sur le point de hululer.
— Dites, si un homme étudie toute sa vie pour s'apercevoir qu'il est un imbécile, a-t-il raison ? La réponse est Oui et Non. Dans notre village, on dit qu'un homme doit cultiver sa propre sottise, et non celle du voisin. Et il est dit dans la Cabale... Mais n'ergotons pas. De Minsk viennent les visons et de Pinsk il ne vient que de la misère. Un Juif du corridor est un Juif dont même le diable ne veut pas. Moishe Echt était un de ceux-là. Mon cousin, pour tout dire. Il avait toujours des ennuis avec le rabbin. Quand venait l'hiver, il s'enfermait dans le grenier. Il était bourrelier...
Il s'interrompit brusquement et me jeta un regard satanique.
— Dans le Livre de Job, commençai-je.
— Dites plutôt les Révélations. C'est plus ectoplasmique.
Mona se mit à glousser de plaisir. Mme Essen se retira discrètement. Il n'y avait plus que le garçon, qui faisait des gestes dans le dos de M. Elfenbein, comme s'il faisait fonctionner un téléphone attaché à son oreille.
— Lorsque vous entreprenez un nouvel ouvrage, disait M. Elfenbein, dans quelle langue priez-vous tout d'abord ?
— Dans la langue de nos pères, répondis-je immédiatement. Abraham, Isaac, Ézéchiel, Néhémie...
— Et David et Salomon, et Ruth et Esther, psalmodia-t-il.
Le garçon remplit à nouveau le verre de M. Elfenbein, et celui-ci le vida d'un trait.
— Ce sera un bon petit gangster, celui-là, dit M. Elfenbein en se léchant les lèvres. Il sait déjà tout de rien du tout. Il devrait se faire malamed... s'il avait du bon sens. Vous rappelez-vous dans Criminels et Châtiés...
— Vous voulez dire Crime et Châtiment, dit le garçon.
— En russe, c'est Le Crime et son châtiment. Maintenant, assieds-toi et cesse de faire des grimaces dans mon dos. Je sais que je suis meshuggah, mais ce monsieur ne le sait pas. Laissons-lui le soin de le découvrir par lui-même. N'est-ce pas, Monsieur Monsieur ?
Et il fit une révérence ironique.
« Lorsqu'un Juif abandonne sa religion, poursuivit-il, en faisant très certainement allusion à Mme Essen, c'est comme de la graisse qui tourne en eau. Il vaut encore mieux se faire chrétien plutôt que d'adhérer à une de ces... (Mais il s'interrompit net, par souci des convenances.) Un chrétien est un Juif qui tient un crucifix à la main. Il ne peut oublier que nous avons tué Jésus qui était un Juif comme n'importe quel autre Juif, en plus fanatique. Pour lire Tolstoï, il n'est pas nécessaire d'être chrétien ; un Juif le comprend tout aussi bien. Ce qui est bien chez Tolstoï, c'est qu'il a fini par avoir le courage de quitter sa femme... et de jeter son argent aux quatre vents. Le fou est béni : il n'a cure de l'argent. Les chrétiens ne sont que des faux fous : ils ont des chapelets et des livres de prière, mais ils prennent aussi des assurances sur la vie. Un Juif n'a pas besoin de se promener avec les Psaumes : il les sait par cœur. Même quand il vend des lacets de chaussures, il se récite les versets du Livre. Quand les Gentils chantent un hymne, on dirait qu'ils partent en guerre. En avant, soldats du Christ ! Ils font toujours la guerre, un sabre dans une main et un crucifix dans l'autre.
Mona se leva pour se rapprocher. M. Elfenbein tendit la main, comme pour danser le menuet. Il l'examina des pieds à la tête. Puis il dit :
— Et dans quelle pièce avez-vous joué dernièrement, ma rose de Sharon ?
— Le Cacatoès vert, répliqua-t-elle sans sourciller.
— Et avant cela ?
— The Goat Song, Liliom... Sainte Jeanne.
— Arrêtez ! dit-il en levant la main. Le Dybbouk conviendrait mieux à votre tempérament. Plus gynécologique. Et quelle est donc cette pièce de Sudermann ? Cela ne fait rien. Ah ! oui... Magda. Vous êtes une Magda, et non une Monna Vanna. Dites-moi, me voyez-vous dans Le Dieu de vengeance ? Suis-je un Schildkraut ou un Ben Ami ? Faites-moi jouer dans Sibéria, mais pas dans La Servante dans la maison !
Il la caressa sous le menton, puis reprit :
— Vous me faites un peu penser à Elissa Landi. Oui, avec un soupçon de Nazimova peut-être. Si vous étiez un peu plus forte, vous pourriez être une nouvelle Modjeska. Hedda Gabler, voilà un rôle pour vous. Ma pièce favorite, c'est Le Canard sauvage. Et ensuite, Le Baladin du Monde occidental. Mais pas en yiddish, Dieu me pardonne !
Le théâtre était manifestement son sujet favori. Il avait été acteur autrefois, d'abord à Rummeldumvitza ou un trou comme ça, puis au Thalia dans la Bowery. C'est là qu'il avait rencontré Ben Ami. Il avait aussi connu Blanche Yurka, Vesta Tilly et David Warfield. Il trouvait Androclès et le lion une pure merveille, mais ne faisait pas grand cas des autres pièces de Bernard Shaw. Il adorait Ben Jonhson et Marlowe, et Hasenclever et von Hoffmansthal.
— Les jolies femmes font rarement de bonnes actrices, poursuivit-il. Il doit toujours y avoir un défaut d'une sorte ou d'une autre... Un nez trop long, ou les yeux légèrement décentrés. Le mieux, c'est d'avoir une voix sortant de l'ordinaire. Les gens se rappellent toujours une voix. Celle de Pauline Lord, par exemple. Votre voix est bonne aussi, dit-il en se tournant vers Mona. Elle tient du sucre roux, du clou de girofle et de la noix muscade. Les voix américaines sont atroces... elles n'ont pas d'âme. Jacob Ben Ami avait une voix merveilleuse... comme une bonne soupe... elle ne tournait jamais à l'aigre. Mais il la traînait comme une tortue. Une femme devrait cultiver sa voix avant tontes choses. Et elle devrait davantage penser à la signification de la pièce, et non à son délicieux postillon... je veux dire postérieur. Les actrices juives ont généralement trop de chair ; quand elles traversent la scène, elles tremblent comme de la gelée. Mais leur voix est chargée d'accents douloureux... Sorge. Elles n'ont pas besoin d'imaginer qu'un diable leur arrache les seins avec des tenailles rougies au feu. Oui, le péché et la douleur sont les meilleurs ingrédients. Et une pincée de phantasmus. Comme chez Webster ou Marlowe. Un cordonnier qui parle au Diable toutes les fois qu'il va aux cabinets. Ou qui tombe amoureux d'un pied de haricot, comme chez Moldavia. Les pièces irlandaises regorgent de fous et d'ivrognes, et les sottises qu'ils profèrent sont des sottises divines. Les Irlandais sont tous des poètes, surtout quand ils ne savent rien. Ils ont besoin d'être torturés aussi, peut-être pas autant que les Juifs, mais un peu tout de même. Personne n'aime manger des pommes de terre trois fois par jour ou utiliser une fourche en guise de cure-dents. De grands acteurs, ces Irlandais. Des chimpanzés nés. Les Anglais sont trop raffinés, trop cérébraux. Une race mâle, mais châtrée...
A ce moment, Sid Essen rentra de sa promenade avec deux chats squelettiques qu'il avait ramassés en route. Sa femme essaya de les chasser.
— Elfenbein ! s'écria-t-il en brandissant sa toque. Salutation ! Comment es-tu entré ici ?
— Comment crois-tu ? Par la porte, tiens ! Laisse-moi sentir ton haleine, ajouta-t-il en s'approchant de lui.
— Va-t'en, va-t'en ! Quand m'as-tu déjà vu soûl ?
— Quand tu es trop heureux... ou pas assez.
— Un vieil ami, Elfenbein, déclara alors Reb en le prenant affectueusement par l'épaule. Le Roi Lear yiddish, c'est lui... Quoi, les verres sont vides ?
— Comme ta cervelle, dit Elfenbein. Du rocher, Moïse a fait jaillir de l'eau, de la bouteille il ne sourd que la folie. Honte sur toi et sur ta soif, fils de Zweifel.
La conversation reprit à bâtons rompus. Mme Essen s'était débarrassée des chats, avait réparé les dégâts qu'ils avaient causés dans le corridor, et elle se lissait de nouveau les cheveux du plat de la main. Une vraie dame, des pieds à la tête. Nulle rancœur, nulles récriminations. Un glaçon hyperraffiné, éthique et cultivé. Elle prit une chaise près de la fenêtre, espérant sans doute que la conversation prendrait un tour plus raisonnable. Elle aimait bien M. Elfenbein, mais son langage d'Europe centrale, ses grimaces et ses plaisanteries la désespéraient.
Le Roi Lear yiddish était déchaîné maintenant. Il s'était lancé dans un interminable monologue sur le Zend-Avesta, en poussant une pointe du côté du Livre des Cérémonies, juif très probablement, bien que la façon dont il en parlait pût laisser supposer qu'il était chinois. Après avoir déclaré que, selon Zoroastre, l'homme avait été choisi pour continuer l'œuvre de la création, il ajouta :
— L'homme n'est rien s'il ne collabore pas. Ce ne sont pas les prières ni les injections qui maintiennent Dieu en vie. Les Juifs ont oublié tout cela... et les Gentils sont des infirmes spirituels.
Une discussion confuse suivit cette déclaration, à la grande joie d'Elfenbein. Brusquement, il se mit à chanter, à tue-tête :
— Rumeinie, Rumeinie, Rumeinie... a mameligele... a pastramele... a karnatzele... un a gleizele wine, Aha !
— Vous voyez, dit-il quand le tumulte se fut calmé, même dans une maison libérale il est dangereux d'introduire des idées. Il fut un temps où de telles conversations étaient une musique pour l'oreille. Le rabbin prenait un cheveu et avec un couteau affûté comme un rasoir il le divisait en un millier de cheveux. Nul n'était tenu de partager son point de vue : c'était un exercice. Cela aiguisait l'esprit et nous faisait oublier la terreur. Si la musique jouait, vous n'aviez pas besoin de partenaire : vous dansiez avec Zov, Toft, Giml. Maintenant, lorsque nous discutons, nous nous mettons des bandeaux devant les yeux. Nous allons voir Tomashevsky et nous pleurons comme des cochons. Nous ne savons plus qui est Pechorin ou Aksakov. Lorsque, sur la scène, un Juif va au bordel — il a peut-être perdu son chemin ! — tout le monde rougit pour l'auteur. Mais un bon Juif peut rester assis au milieu de l'abattoir et ne penser qu'à Jehovah. Un jour, à Bucarest, j'ai vu un saint homme vider une bouteille de vodka à lui tout seul, puis se mettre à parler pendant trois heures d'affilée. Il parlait de Satan. Il parvenait à le rendre si répugnant qu'on pouvait le sentir. Quand je quittai le café, tout me paraissait satanique. J'ai été obligé d'aller dans une maison close, pardonnez-moi, pour me débarrasser du soufre. Et là, toutes les femmes me parurent des petits anges roses, même la Madame, qui était pourtant un vrai vautour. Quelle nuit ça a été ! Tout cela à cause de Tzaddik qui avait pris trop de vodka.
« Oui, c'est bon de pécher de temps en temps, sans s'abaisser au rang de pourceau. Pécher en gardant les yeux ouverts. Se noyer dans les plaisirs de la chair, mais se cramponner. La Bible est pleine de patriarches qui s'adonnaient à la chair, mais qui ne perdaient jamais de vue le Dieu Unique. Nos pères étaient des hommes d'esprit, mais ils avaient de la viande sur leurs os. On pouvait prendre une concubine tout en respectant sa femme. Après tout, c'est à la porte du temple que les putains apprenaient leur métier. Oui, le péché était alors quelque chose de réel, et Satan aussi. Maintenant, nous avons une éthique, et nos enfants deviennent ouvriers, gangsters, virtuoses. Bientôt, on en fera des artistes du trapèze et des joueurs de hockey... »
— Oui, renchérit Reb du fond de son fauteuil, maintenant nous sommes des moins que rien. Autrefois, nous avions de la fierté...
Elfenbein l'interrompit.
— Maintenant, nous avons des Juifs qui parlent comme des Gentils, qui disent que seule compte la réussite. Le Juif qui envoie son fils à l'Académie militaire pour apprendre à tuer son frère juif. Il envoie sa fille à Hollywood pour qu'elle se fasse un nom, comme Hongroise ou Roumaine, en se montrant toute nue. A la place des grands rabbins d'autrefois, nous avons maintenant des boxeurs poids lourds. Nous avons même des homosexuels, weh ist mir. Nous aurons bientôt des Cosaques juifs.
Comme un refrain, Reb soupira :
— Le Dieu d'Abraham n'est plus.
— Qu'elles se montrent nues, mais qu'elles ne prétendent pas qu'elles sont païennes. Et qu'ils se rappellent leurs ancêtres, qui étaient colporteurs et lettrés et qui sont tombés dans la poussière sous les talons des houligans.
Il poursuivit dans cette veine, sautant d'un sujet à un autre comme un chamois au-dessus des précipices. De ses lèvres tombaient des noms comme Mardochée et Assuérus, Sodome et Gomorrhe ou L'Éventail de Lady Windermere. En une seule période, il vouait aux gémonies Les Vacances du cordonnier et les tribus perdues d'Israël. Et toujours, comme le refrain d'une complainte, il revenait à la maladie des Gentils, qu'il comparait à eine Arschkrankheit. C'était une Nouvelle Égypte, mais sans grandeur ni miracles. Et cette maladie gagnait maintenant les esprits. Caprice et graine de pavot. Même les Juifs attendaient le jour de la résurrection, « Pour eux, dit-il, ce serait comme la guerre sans balles dum dum. »
Il se laissait maintenant entraîner par le flot de son éloquence. Et il ne buvait que de l'eau de Seltz. Le mot félicité, qu'il avait laissé échapper, parut provoquer une explosion dans sa tête. Qu'était-ce que la félicité ? Un long sommeil dans la trompe de Fallope. Ou... des Boches sans Schrecklichkeit. Le Danube toujours bleu, comme dans une valse de Strauss. Oui, admettait-il, il y avait pas mal de stupidités dans Le Pentateuque, mais il contenait une logique. Et le Livre des Nombres n'était pas que du raifort à la crème : il était aussi un stimulant théologique. Quant à la circoncision, pour l'importance qu'elle avait, autant parler de hacher des épinards. Les synagogues sentaient maintenant la pharmacie et la poudre de cancrelats. Les Amalécites étaient les cafards spirituels de leur époque, comme les Anabaptistes aujourd'hui.
— Il ne faut pas s'étonner, s'écriait-il en clignant de l'œil d'un air faussement effrayé, si tout est en plein chaos. Comme ces paroles de Tzaddik étaient justes : « En dehors de lui, il n'y a rien qui soit vraiment clair. »
Ouf ! Il commençait à être essoufflé, mais il n'avait pas encore tout déballé. Il y avait encore quelques grandes âmes dont il lui fallait parler ; elles appartenaient à un autre ordre. Barbusse, Tagore, Romain Rolland, Péguy, par exemple. Les amis de l'humanité. Tous des âmes héroïques. Même l'Amérique était capable de produire une âme humanitaire, tel Eugène Y. Debs. Il y a des rats, dit-il, qui portent des uniformes de maréchaux et des dieux qui vivent parmi nous sous la défroque du mendiant. La Bible regorge de géants moraux et spirituels. Qui pourrait se comparer au roi David ? Qui fut aussi magnifique, et cependant aussi sage, que Salomon ? Le lion de Juda était toujours vivant et rugissant. Il n'existait pas d'anesthésique assez puissant capable de le maintenir perpétuellement en sommeil.
— Nous arrivons à une époque où même les artilleries les plus lourdes se feront prendre dans des toiles d'araignées et où les armées fondront comme neige au soleil. Les idées s'écroulent, comme les vieux murs. Le monde se rétrécit, comme une peau de chagrin, et les hommes se serrent les uns contre les autres comme des sacs moisis par la peur. Quand le prophète est épuisé, ce sont les pierres qui se mettent à parler. Les patriarches n'avaient pas besoin de haut-parleur. Ils restaient immobiles et attendaient que le Seigneur leur apparaisse. Maintenant, nous sautillons comme des crapauds d'une fosse d'aisance à une autre et nous parlons un épouvantable baragouin. Satan a tendu son filet sur le monde et nous sautons comme des poissons dans la friture. L'homme a été installé au milieu d'un jardin, nu et sans rêves. A chaque créature fut assignée une place et une condition. Connais ta place ! tel était le commandement. Et non pas : « Connais-toi toi-même ! » Le ver ne devient papillon que lorsqu'il est enivré de la splendeur et de la magnificence de la vie.
« Nous nous sommes abandonnés au désespoir. L'extase a fait place à l'ivrognerie. Un homme enivré par la vie voit des visions, et non des serpents. Il n'a pas la gueule de bois. Aujourd'hui, nous avons un oiseau bleu dans chaque maison — dûment cacheté et étiqueté. Parfois, il s'appelle Old Kentucky ; parfois, c'est un numéro de licence : Vat 69. Tous empoisonnés, même dilués. »
Il s'arrêta pour remplir son verre d'eau de Seltz. Reb s'était endormi et souriait comme un bienheureux qui contemple le mont Sinaï.
— Eh bien, dit Elfenbein en levant son verre, buvons aux merveilles du monde occidental. Qu'elles disparaissent bientôt ! Il se fait tard et j'ai accaparé la scène. La prochaine fois, nous discuterons de sujets plus œcuméniques. Je vous raconterai peut-être mon époque Carmen Sylva. Je veux parler du café, pas de la reine. Bien que je puisse me vanter d'avoir dormi une fois dans son palais... enfin dans les écuries. Faites-moi penser de vous parler de Jacob Ben Ami. Il était beaucoup plus qu'une simple voix...
Comme nous prenions congé, il me demanda s'il pouvait nous accompagner jusqu'à notre porte.
— Avec plaisir, dis-je.
Nous descendîmes lentement la rue, et il s'arrêtait de temps en temps pour donner libre cours à son inspiration.
— Puis-je vous suggérer, dit-il, si vous n'avez pas encore arrêté un titre pour votre livre, de l'appeler Ce Monde non juif ? Ce serait assez approprié, même si cela ne veut rien dire. Et prenez un pseudonyme, comme Boguslovsky... cela déroutera encore plus le lecteur.
« Je ne suis pas toujours aussi volubile, ajouta-t-il, mais vous deux, vous êtes le genre Grenze, et pour un transfuge de Transylvanie, c'est comme un apéritif. J'ai toujours eu envie d'écrire des romans, des romans idiots comme Dickens. Du genre Pickwick. Au lieu de cela, j'ai fait du théâtre. Bon, je vous dis bonsoir maintenant. Elfenbein est mon pseudonyme ; mon vrai nom vous étonnerait. Ouvrez le Deutéronome, chapitre 13 : « S'il s'élève au milieu de toi un... »
A ce moment, il fut pris de violents éternuements.
— L'eau de Seltz ! s'écria-t-il. Je devrais peut-être aller au Bain turc. Il y a une nouvelle épidémie de grippe dans l'air. Bonne nuit maintenant ! En avant, comme à la guerre ! N'oubliez pas le lion de Juda ! Vous le voyez au cinéma, quand la musique commence.
Et il imita le rugissement du lion de la Métro-Goldwyn-Meyer.
— Ça, dit-il, c'est pour vous montrer qu'il est toujours vivant.