XII

 
 
 

En arrivant au bureau le lundi matin, je trouvai un télégramme sur ma table. Il disait noir sur blanc que son bateau arrivait jeudi, et qu'elle serait heureuse que je vienne l'attendre sur le quai.

Je ne dis rien à Tony, qui n'aurait vu là qu'un désastre. Je lus et relus cent fois ce message ; je n'osais pas y croire.

Je mis des heures à m'en remettre. En quittant le bureau ce soir-là, je tirai une fois de plus ce télégramme de ma poche pour être bien sûr que je n'avais pas eu une hallucination. Non, elle arrivait jeudi, il n'y avait pas d'erreur. Oui, le premier jeudi, pas le jeudi de l'autre semaine. Ce jeudi-là. C'était incroyable.

La première chose à faire était de trouver un endroit où loger. Une jolie petite chambre quelque part, et pas trop chère. Ce qui voulait dire qu'il me faudrait encore emprunter. A qui ? Certainement pas à Tony.

Mes parents ne furent pas particulièrement enthousiasmés d'apprendre la nouvelle. Pour tout commentaire, ma mère dit :

— J'espère que tu ne vas pas laisser ton travail maintenant qu'elle revient.

Le jeudi, j'arrivai au quai une bonne heure à l'avance. Elle avait pris un de ces paquebots allemands ultra-rapides. Le navire arriva, avec un peu de retard sur l'horaire, les passagers débarquèrent, les bagages disparurent, mais pas de Mona ni de Stasia. Pris de panique, je me précipitai dans le bureau de la compagnie pour consulter la liste des passagers. Son nom n'était pas sur la liste, pas plus que celui de Stasia d'ailleurs.

Je regagnai la petite chambre que j'avais louée, le cœur lourd comme toute la douleur du monde. Elle aurait pu m'envoyer un message. Comme c'était cruel de me faire ça.

Le lendemain matin, peu après mon arrivée au bureau, je reçus un coup de téléphone du bureau de la poste. Ils avaient un télégramme pour moi.

— Lisez-le ! hurlai-je.

(Les brutes, qu'est-ce qu'ils attendaient ?)

Message : « Arrive samedi par le Berengaria. Baisers. »

Cette fois, c'était le bon. Je la regardai descendre la passerelle. Elle. Elle. Et plus ravissante que jamais. En plus de la petite cantine en fer, elle avait une valise et un carton à chapeaux bourrés d'affaires. Mais où était donc Stasia ?

Stasia était restée à Paris. Elle ne savait pas quand elle reviendrait.

« Magnifique ! me dis-je. Inutile d'approfondir la chose. »

Dans le taxi, quand je lui parlai de la petite chambre que j'avais louée, elle parut ravie.

— Nous trouverons quelque chose de mieux plus tard, me dit-elle simplement.

« Nom de Dieu, pas question ! me dis-je. Pourquoi « quelque « chose de mieux » ? »

J'avais mille questions à lui poser, mais je me retins. Je ne lui demandai même pas pourquoi elle avait changé de bateau. Qu'importait ce qui s'était passé la veille, le mois d'avant, cinq ans avant ? Elle était de retour... cela seul comptait.

Je n'avais pas besoin de lui poser de questions — elle était impatiente de me raconter une foule de choses. Je dus la freiner pour qu'elle ne déballe pas tout d'un seul coup.

— Gardes-en un peu pour plus tard, lui dis-je.

Tandis qu'elle fouillait dans la malle — elle avait rapporté toutes sortes de cadeaux, des tableaux, des sculptures, des albums d'art — je ne pus résister à l'envie de la prendre. Nous fîmes l'amour par terre, au milieu des papiers, des livres, des tableaux, des vêtements, des chaussures et je ne sais quoi encore. Mais même cet interlude ne put tarir le flot de paroles. Il y avait tant de choses à raconter, tant de noms à évoquer. Pour moi, c'était une vraie salade dans laquelle je me noyais.

— Dis-moi une chose, l'interrompis-je brusquement. Es-tu sûre que ça me plairait, là-bas ?

Ses yeux s'agrandirent en une expression d'extase.

— Si ça te plairait, Val ? Mais c'est ce dont tu as rêvé toute ta vie. C'est là-bas, ton pays. Il y a là-bas tout ce que tu cherches et que tu ne peux pas trouver ici. Tout.

Et elle se mit à me décrire les maisons, les petites rues tortueuses, les passages, les impasses, les petites places charmantes, les grandes avenues, comme celles qui rayonnent de l'Étoile ; puis les marchés, les boucheries, les bouquinistes, les ponts, les agents à bicyclette, les cafés, les cabarets, les jardins publics, les fontaines, même les urinoirs. Elle me décrivit tout, comme un guide patenté de l'agence Cook. Je ne pouvais que rouler de grands yeux, hocher la tête, battre des mains. « Si la moitié de tout cela est vrai, me disais-je, ce doit être merveilleux. »

Une seule note discordante : les femmes françaises. Franchement, elles n'étaient pas belles, elle tenait à ce que je le sache. Séduisantes, oui, mais ce n'étaient pas des beautés comme nos Américaines. Les hommes, au contraire, étaient intéressants et vivants, quoiqu'un peu collants parfois. Elle pensait que j'aimerais les hommes de là-bas, mais elle espérait que je ne prendrais pas leurs habitudes, en ce qui concernait les femmes. Ils avaient une conception « médiévale » de la femme ; par exemple, un homme avait le droit de battre sa femme en public.

— C'est horrible à voir, s'écria-t-elle. Personne n'ose intervenir. Même les flics tournent la tête.

Je pris cela avec quelques réserves, les réserves habituelles. C'étaient là des vues de femme. Quant aux beautés américaines, l'Amérique pouvait les garder. Elles n'avaient jamais eu aucun attrait pour moi.

— Il faut que nous y retournions, dit-elle, oubliant que « nous » n'y avions pas été ensemble. Là-bas, tu pourras vivre, Val. Tu pourras écrire, je t'assure. Même si nous mourons de faim. Personne ne semble avoir d'argent là-bas. Pourtant, ils s'en tirent... comment, je n'en sais rien. De toute façon, être fauché là-bas, ce n'est pas du tout la même chose qu'ici. Ici, c'est horrible. Là-bas, c'est... je crois que tu dirais « romantique ». Mais nous ne serons pas fauchés quand nous y retournerons. Nous allons travailler dur, mettre de l'argent de côté pour que nous ayons au moins deux ou trois ans devant nous.

Cela faisait du bien de l'entendre parler avec tant de sincérité de « travailler ». Nous passâmes le lendemain, un dimanche, à nous promener et à bavarder. Rien que des projets d'avenir. Pour faire des économies, elle décida de chercher un endroit où nous pourrions faire la cuisine. Quelque chose de plus intime que la chambre d'hôtel que j'avais louée.

— Un endroit où tu pourras écrire...

Je ne connaissais que trop bien la chanson. Mais je me dis qu'il valait mieux la laisser faire à son idée. De toute façon, elle aurait toujours raison.

— Cela doit être terriblement ennuyeux, ce travail que tu fais, fit-elle remarquer.

— Ce n'est pas trop mal.

Je savais déjà ce qui allait suivre.

— Tu n'as pas l'intention de faire ça toute ta vie, j'imagine ?

— Non, ma chérie. Bientôt, je me remettrai à écrire.

— Là-bas, dit-elle, les gens ont l'air de se débrouiller bien mieux qu'ici. Et à bien meilleur compte. Si un homme est peintre, il peint ; s'il est écrivain, il écrit. On n'attend pas que les choses commencent par tourner bien.

Elle s'arrêta, croyant que je me montrerais sceptique.

— Je sais, Val, poursuivit-elle d'une voix changée, je sais que tu détestes que je m'arrange pour joindre les deux bouts. Moi non plus je n'aime pas ça. Mais tu ne peux pas travailler et écrire, c'est évident. Si l'un de nous doit faire un sacrifice, c'est moi. Franchement, ce n'est pas un sacrifice, ce que je fais. Ma seule raison de vivre, c'est de te voir faire ce que tu as envie de faire. Tu peux avoir confiance en moi, je sais ce qui vaut mieux pour toi. Lorsque nous serons en Europe, il en ira autrement. Là-bas, tu t'épanouiras, je le sais. La vie que nous menons ici est si pauvre, si mesquine. Te rends-tu compte, Val, que tu as à peine un ami ici que tu aies vraiment envie de voir ? Cela ne te dit rien, cela ? Là-bas, il suffit de s'asseoir dans un café pour se faire des amis instantanément. Et ils parlent de toutes les choses dont tu aimes parler. Il n'y a qu'avec Ulric que tu peux parler ainsi. Avec les autres, tu n'es qu'un clown. N'est-ce pas vrai ?

Je dus admettre que cela n'était que trop vrai. En parlant ainsi, à cœur ouvert, je me dis qu'après tout elle savait peut-être mieux que moi ce qui me convenait. Jamais je ne fus plus désireux de trouver une solution heureuse à nos problèmes. Surtout à la question du travail forcé. La question de voir les choses du même œil.

Elle était revenue à peu près à sec. C'est parce qu'elle n'avait pas assez d'argent qu'elle avait dû changer de bateau au dernier moment, m'expliqua-t-elle. Il n'y avait pas que cela, naturellement, et elle se lança dans des explications si embrouillées que je m'y perdis. Ce qui m'étonna le plus fut qu'en un rien de temps elle nous dénicha un nouveau logement — dans une des plus belles rues de tout Brooklyn. Elle avait trouvé exactement ce qu'il nous fallait, avait payé un mois de loyer d'avance, loué une machine à écrire, rempli le garde-manger, et Dieu sait quoi encore. J'étais curieux de savoir comment elle avait déniché le fric.

— Ne me pose pas de questions, dit-elle. Il y en aura encore quand nous en aurons besoin.

Je songeai à mes pauvres efforts pour barboter quelques misérables dollars. Et à ce que je devais encore à Tony.

— Tu sais, dit-elle, tout le monde est si heureux de me revoir qu'ils ne peuvent rien me refuser.

Je soupçonnai fort ce pluriel de n'être qu'un singulier.

Je savais que la réplique suivante serait : « Laisse tomber cet horrible travail ! »

Tony savait cela aussi.

— Je sais que tu ne resteras plus longtemps avec nous maintenant, me dit-il un jour. En un sens, je t'envie. Quand tu partiras, j'aimerais qu'on ne se perde pas complètement de vue. Tu vas me manquer, vieux corniaud.

J'essayai de lui dire combien je lui étais reconnaissant de tout ce qu'il avait fait pour moi, mais il me coupa la parole.

— Tu en aurais fait autant à ma place. Sérieusement, dis, tu vas vraiment te mettre à écrire maintenant ? Je le souhaite. On peut trouver des fossoyeurs tous les jours, mais pas des écrivains. C'est vrai, non ?

Une semaine plus tard je dis au revoir à Tony. Je ne l'ai jamais revu depuis. Je le remboursai assez vite, mais par petites sommes. Il y en a bien d'autres qui ont dû attendre des années pour récupérer leurs quinze ou leurs vingt dollars. Quelques-uns sont morts avant d'avoir été entièrement remboursés. Ainsi va la vie — « l'université de la vie », comme l'appelait Gorky.

Le nouveau logement était divin. Situé au deuxième étage sur la cour dans une vieille maison en pierres brunes. Tout le confort, y compris des tapis moelleux, d'épaisses couvertures de laine, réfrigérateur, bain et douche, immense garde-manger, cuisinière électrique, et cætera. Quant à la propriétaire, nous lui avions tapé dans l'œil dès le premier jour. C'était une Juive aux idées libérales, et passionnément éprise d'art. Avoir chez elle un écrivain et une actrice — c'est ce que Mona lui avait dit — était pour elle un double triomphe. Jusqu'à la mort subite de son mari elle avait été institutrice — avec des velléités de devenir un jour écrivain. La prime d'assurance qu'elle avait obtenue à la mort de son mari lui avait permis d'abandonner l'enseignement. Elle espérait pouvoir se remettre bientôt à écrire. Peut-être pourrais-je lui donner quelques conseils utiles... quand j'aurais le temps, naturellement ?

La situation était on ne peut plus favorable à tous les points de vue. Combien de temps cela durerait-il ? Je ne parvenais pas à chasser cette question de mon esprit. Ce qui me réchauffait le cœur plus que tout, c'était de voir Mona arriver chaque après-midi avec son panier à provisions plein. Ensuite, elle se changeait, enfilait un tablier, et préparait le dîner. L'image parfaite de la bonne épouse heureuse en ménage. Et pendant que le dîner cuisait, un nouveau disque à écouter — toujours quelque chose d'exotique, quelque chose que je ne pouvais jamais m'offrir. Après le dîner, café et pousse-café. De temps en temps, une séance de cinéma pour couronner le tout. Ou bien, une promenade dans les quartiers aristocratiques environnants. L'été indien, dans tous les sens du terme.

Aussi, lorsqu'elle me dit, un jour qu'elle était en veine de confidences, qu'il y avait un vieux loufoque qui s'était entiché d'elle, qui avait foi en elle — en tant qu'écrivain ! — j'écoutai patiemment et sans la moindre trace d'ennui ou d'irritation.

La raison de ce brusque accès de confidences me fut bientôt révélée. Si elle pouvait prouver à son admirateur—merveilleuse, l'aisance avec laquelle elle pouvait varier le substantif ! — qu'elle était capable d'écrire un livre, un roman, par exemple, il s'arrangerait pour le faire publier. Mieux encore, il offrait de lui verser une petite somme hebdomadaire assez rondelette pendant que le travail serait en cours. A condition de lui montrer quelques pages toutes les semaines, bien entendu. C'était juste, non ?

— Et ce n'est pas tout, Val. Mais je te dirai le reste plus tard, quand tu auras commencé le livre. C'est dur de ne pas te le dire, crois-moi, mais aie confiance en moi. Qu'en penses-tu ?

J'étais trop surpris pour savoir qu'en penser.

— Peux-tu faire cela ? Le feras-tu ?

— Je peux essayer. Mais...

— Mais quoi, Val ?

— Ne verra-t-il pas tout de suite que c'est l'œuvre d'un homme et pas d'une femme ?

— Non, Val, il ne dira pas cela, me répondit-elle promptement.

— Qu'en sais-tu ? Comment peux-tu en être si sûre ?

— Parce que je lui ai déjà fait lire quelques pages de toi — en lui disant que c'était de moi — et il n'a rien soupçonné.

— Ah ! Hmmm. Tu te débrouilles pas mal, hein ?

— Si tu veux le savoir, il a été très intéressé. Il a dit que j'avais incontestablement du talent. Il avait l'intention de montrer ces pages à un éditeur de ses amis. Tu n'es pas content ?

— Mais un roman... crois-tu sincèrement que je sois capable d'écrire un roman ?

— Pourquoi pas ? Tu peux faire n'importe quoi si tu t'y mets. Il n'est pas nécessaire que ce soit un roman conventionnel. Tout ce qu'il faut, c'est lui montrer que je suis capable de persévérance. Il dit que je suis instable, capricieuse, que je manque de suite dans les idées.

— Au fait, sait-il où nous... je veux dire où tu habites ?

— Bien sûr que non ! Je ne suis pas folle ! Je lui ai dit que j'habitais avec ma mère qui est infirme.

— Et qu'est-ce qu'il fait ton bonhomme ?

— Je crois qu'il est dans le commerce des fourrures.

Tandis qu'elle me faisait cette réponse, je me disais qu'il serait intéressant de savoir comment elle avait fait sa connaissance, et comment elle avait réussi à aller si loin en si peu de temps. Mais ce genre de questions me valait toujours des réponses évasives, tortueuses, qui ne m'apprenaient rien et me donnaient envie d'être amer. A quoi bon ?

— Il joue aussi à la Bourse, ajouta-t-elle. Il a probablement plusieurs cordes à son arc.

— Alors, il croit que tu es une femme seule qui vit avec sa pauvre mère infirme ?

— Je lui ai dit que j'étais divorcée. Je lui ai donné mon nom de théâtre.

— Tu lui as bien bourré le crâne, à ce que je vois. Enfin, au moins tu ne seras pas obligée d'aller courir la nuit, n'est-ce pas ?

A quoi elle répondit :

— Il est comme toi, il a horreur du Village et tous ces bohèmes idiots. Sérieusement, Val, c'est un homme qui a une certaine culture. Tiens, il est passionné de musique, par exemple. Je crois même qu'il a joué du violon à une époque.

— Ah ? Et comment tu l'appelles, ton vieux louftingue ?

— Pop.

— Pop ?

— Oui, Pop, simplement.

— Quel âge a-t-il... à peu près ?

— Dans les cinquante, je pense.

— Ça n'est pas tellement vieux, non ?

— N... non. Mais il est assez rassis. Il paraît plus que ça.

— Eh bien, dis-je pour clore le débat, tout cela est très intéressant. Qui sait, peut-être qu'il en sortira quelque chose. Allons faire un tour, veux-tu ?

— Certainement, Val. Tout ce que tu voudras.

Tout ce que tu voudras. Voilà une expression que je n'avais pas entendu tomber de ses lèvres depuis une éternité. Ce voyage en Europe aurait-il eu des effets magiques ? Ou bien mijotait-elle quelque chose qu'elle n'avait pas encore le courage de me dire ? Je n'avais pas envie de remâcher des doutes. Mais le passé avec tous ses mensonges était encore à vif en moi. Maintenant, cette proposition de Pop... tout cela paraissait si franc, si net. Et naturellement, c'était dans mon intérêt, et non dans le sien. Bon, et si ça lui faisait plaisir qu'on la prenne pour un écrivain plutôt que pour une actrice ? Elle faisait cela pour que je m'y mette. C'était là sa façon de résoudre mon problème.

Il y avait cependant là-dessous quelque chose qui m'intriguait énormément. Je pigeai le truc plus tard, quand elle me rapporta certaines conversations qu'elle avait eues avec le Pop en question. Des conversations qui avaient trait à son travail à elle. Pop n'était pas fou, apparemment. Il posait des questions. Des questions difficiles parfois. Et comme elle n'était pas écrivain, elle ne savait pas que si on lui posait la question : « Pourquoi avez-vous écrit cela ? » la réponse pouvait très bien être : « Je n'en sais rien. » Croyant qu'elle devait savoir, elle se lançait dans les explications les plus stupéfiantes, des explications qu'un écrivain n'eût pas désavouées si elles lui étaient venues à l'esprit. Pop appréciait beaucoup ces réponses. Après tout, il n'était pas écrivain lui non plus.

— Raconte encore ! lui disais-je.

Et elle y allait de bon cœur, et elle en inventait une bonne partie très probablement. Je me renversais contre le dossier de ma chaise et j'éclatais de rire. Une fois, je trouvai même son récit si amusant que je lui fis remarquer :

— Au fond, es-tu tellement sûre que tu n'es pas écrivain ?

— Oh, non, Val, pas moi. Je ne serai jamais écrivain. Je suis une actrice, rien de plus.

— Tu veux dire que tu joues la comédie ?

— Je veux dire que je n'ai aucun talent pour quoi que ce soit.

— Tu n'as pas toujours pensé ça, dis-je, un peu peiné malgré tout d'être obligé de lui faire avouer cela.

— Si ! lança-t-elle avec feu. Je ne suis devenue actrice... ou plutôt, je ne suis montée sur les planches... que pour prouver à mes parents que j'étais quelque chose de plus que ce qu'ils croyaient. Je n'aimais pas vraiment le théâtre. J'étais épouvantée toutes les fois que j'acceptais un rôle. J'avais l'impression de commettre une escroquerie. Quand je dis que je suis une actrice, je veux dire que je fais toujours semblant. Je ne suis pas une véritable actrice, tu sais bien cela. Est-ce que tu ne me perces pas toujours à jour ? Tu devines toujours ce qui est faux ou prétentieux. Parfois, je me demande comment tu peux me supporter. Oui, sincèrement...

Paroles étranges, venant d'elle. Là encore tout en étant sincère, elle jouait. Elle voulait maintenant me faire croire qu'elle jouait tout le temps la comédie. Comme toutes les femmes comédiennes, lorsque son vrai moi était en jeu, elle avait tendance à se rabaisser ou à s'exagérer son importance. Elle n'était naturelle que lorsqu'elle voulait faire impression sur quelqu'un. C'était sa façon de désarmer l'adversaire.

Que n'aurais-je donné pour assister à quelques-unes de ses conversations avec Pop ! En particulier quand ils discutaient de littérature. De sa littérature. Qui sait ? Le vieux ballot, comme elle l'appelait avec dégoût, n'était peut-être pas dupe. Peut-être faisait-il seulement semblant de la mettre à l'épreuve pour lui faire accepter plus facilement l'argent qu'il lui refilait. Peut-être n'était-ce que par délicatesse qu'il lui faisait croire qu'elle gagnait cet argent. D'après ce que je compris, il n'était pas le genre à lui proposer ouvertement de devenir sa maîtresse. Sans le dire en termes aussi nets, elle me laissait entendre que physiquement, il avait quelque chose de répugnant. (Comment une femme pourrait-elle exprimer cela autrement ?) Mais en flattant sa personnalité — et quoi de plus flatteur pour une femme de son espèce que d'être prise sérieusement pour une artiste — peut-être pourrait-elle jouer un jour le rôle de maîtresse sans qu'on le lui demande. Par simple gratitude. Une femme, lorsqu'elle est sincèrement reconnaissante des attentions qu'on lui prodigue, offre presque toujours son corps.

Il y avait fort à parier aussi, naturellement, que c'était donnant donnant, et ce, depuis le commencement.

Des spéculations de cet ordre ne troublaient cependant en rien la douceur nouvelle de nos rapports. Quand les choses vont bien, il est étonnant de voir jusqu'où l'esprit peut aller sans dommage pour le cœur et pour l'âme.

Je prenais grand plaisir aux promenades que nous faisions après dîner. C'était quelque chose de tout nouveau dans notre vie que ces promenades. Nous bavardions plus librement, plus spontanément. Le fait que nous avions de l'argent en poche y était aussi pour quelque chose ; cela nous permettait de ne plus penser uniquement à notre fâcheuse situation. Les rues de notre quartier étaient larges, élégantes. Les vieux hôtels particuliers, qui s'effritaient dignement, dormaient dans la poussière du temps. Ils avaient encore une certaine allure, une certaine majesté. Devant certains d'entre eux, il y avait encore ces nègres en bronze auxquels on attachait les chevaux autrefois. Les allées étaient ombragées par de beaux arbres séculaires ; les pelouses, impeccablement tondues, irradiaient un vert électrique. Et surtout, une immobilité sereine enveloppait les rues ; les pas des rares passants s'entendaient à cent mètres et plus.

C'était une atmosphère propice au travail. Les fenêtres de notre appartement donnaient sur un magnifique jardin planté d'arbres immenses. Des flots de bonne musique venaient souvent jusqu'à nous. Ou bien, c'était la voix de quelque chantre célèbre — Sirota ou Rosenblatt le plus souvent — car la propriétaire avait découvert que j'adorais la musique de synagogue. Elle montait parfois m'offrir un morceau de tarte ou de strudel qu'elle venait de faire. Elle jetait un regard furtif à ma table de travail, toujours encombrée de livres et de papiers, et repartait vivement, heureuse et tout émue d'avoir eu le privilège de pénétrer un instant dans l'intimité d'un écrivain.

Ce fut au cours d'une de ces promenades vespérales que nous nous arrêtâmes un jour à la buvette du coin, qui servait des glaces et des sodas, pour acheter des cigarettes. C'était un établissement vétuste tenu par une famille juive. A peine entrés, l'endroit me séduisit ; il dégageait cette atmosphère surannée de calme et d'assoupissement des petites boutiques où j'allais acheter des pastilles de chocolat ou des cacahuètes quand j'étais gamin. Le propriétaire de l'établissement faisait une partie d'échecs avec un ami au fond de la salle. La façon dont ils étaient penchés sur leur jeu me fit penser à certains tableaux célèbres, aux joueurs de cartes de Cézanne en particulier. Le gros homme à cheveux blancs avec une immense calotte de velours noir tirée sur ses yeux continua à étudier sa partie pendant que le propriétaire venait vers nous.

Nous achetâmes nos cigarettes, puis nous décidâmes de prendre une glace.

— Continuez à jouer, lui dis-je quand il nous eut servis. Je sais ce que c'est que d'être interrompu au cours d'une partie d'échecs.

— Vous jouez aussi ?

— Oui, mais je ne suis pas un champion, loin de là. J'ai passé pas mal de nuits blanches à essayer de gagner.

Et puis, bien que je n'eusse pas l'intention de le retenir, je fis quelques remarques sur la Deuxième Avenue, sur le cercle d'échecs que j'y fréquentais, sur le Café Royal, et ainsi de suite.

L'homme à la grande calotte se leva alors et s'approcha de nous. C'est à la façon dont il nous salua que je compris qu'il nous avait pris pour des Juifs. Cela me réchauffa le cœur.

— Ainsi, vous jouez aux échecs ? dit-il. Bien. Voulez-vous vous joindre à nous ?

— Pas ce soir, répondis-je. Nous sommes sortis prendre l'air.

— Vous habitez dans le quartier ?

— Juste en haut de la rue, répondis-je ; je lui donnai l'adresse.

— Mais, c'est la maison de Mme Skolsky, dit-il. Je la connais très bien. J'ai un magasin de bonneterie à deux pas d'ici, Myrtle Avenue. Passez donc me voir un jour.

Là-dessus, il me tendit la main et se présenta :

— Essen, Sid Essen.

Il serra également la main de Mona.

Nous nous présentâmes à notre tour et il nous serra de nouveau la main. Il avait l'air ravi, je me demandais pourquoi.

— Vous n'êtes pas juif, alors ? me dit-il.

— Non, mais on me prend souvent pour un Juif.

— Mais votre femme est juive, n'est-ce pas ?

Il regarda Mona intensément.

— Non, dis-je, elle est moitié hongroise, moitié roumaine. Elle est de Bucovine.

— Magnifique ! s'écria-t-il. Abe, où sont tes cigares ? Passe donc la boîte à M. Miller, veux-tu ? Et Madame goûtera bien à la pâtisserie de ta femme ?

— Votre partie..., dis-je.

— Au diable ! dit-il. Nous ne faisions que tuer le temps. C'est un plaisir de bavarder avec une personne comme vous... et votre charmante femme. C'est une actrice, n'est-ce pas ?

Je fis oui de la tête.

— Cela se voit tout de suite, dit-il.

C'est ainsi que la conversation débuta. Nous bavardâmes une bonne heure, plus peut-être. Ce qui l'intrigua, naturellement, fut l'intérêt que je portais à tout ce qui était juif. Je dus lui promettre que je passerais le voir à son magasin un jour prochain. Nous pourrions faire une partie d'échecs, si le cœur m'en disait. Il m'expliqua que sa boutique était devenue pareille à une morgue. Il se demandait pourquoi il ne bazardait pas son commerce : il n'avait plus guère qu'une poignée de clients. Puis, tandis que nous nous serrions une nouvelle fois la main, il me dit qu'il espérait avoir l'honneur de me présenter sa famille. Nous étions presque voisins, en somme.

— Nous venons de nous faire un ami, dis-je à Mona quand nous nous retrouvâmes dans la rue.

— Il t'a pris en affection, cela se voit.

— On aurait dit un bon chien qui veut se faire caresser, tu ne trouves pas ?

— C'est un homme très seul, sans doute.

— N'a-t-il pas dit qu'il jouait du violon ?

— Oui, dit Mona. Rappelle-toi, il a dit que le quatuor à cordes se réunissait chez lui une fois par semaine...

— C'est vrai. Comme les Juifs aiment le violon !

— Je le soupçonne de penser que tu as une goutte de sang juif dans les veines, Val.

— J'en ai peut-être une. Et je n'en aurais certainement pas honte si cela était.

Un silence gêné tomba entre nous.

— J'ai dit cela sans arrière-pensée, dis-je à la fin.

— Je sais, répondit-elle. Cela ne fait rien.

— Et ils savent tous jouer aux échecs aussi. Et ils aiment faire des cadeaux, l'as-tu remarqué ?

— Ne pourrions-nous pas parler d'autre chose ?

— Mais oui ! Bien sûr ! Excuse-moi. Mais le sujet me passionne, voilà tout. Toutes les fois que je rencontre un Juif, je ne sais pas pourquoi mais je me sens chez moi.

— C'est parce qu'ils sont chaleureux, et généreux... comme toi, dit-elle.

— C'est parce que c'est un peuple vieux, voilà ce que je pense.

— Tu étais fait pour un autre monde, Val, pas pour l'Amérique. Ici, tout le monde se débrouille, sauf toi. Tu es un hors-la-loi, un apatride.

— Et toi ? Tu n'appartiens pas davantage à ce pays.

— C'est vrai, dit-elle. Bon, écris ce roman, et on fiche le camp. Feu importe où tu m'emmèneras, mais il faut que tu connaisses d'abord Paris.

— D'accord ! Mais j'aimerais voir aussi d'autres villes... Rome, Budapest, Madrid, Vienne, Constantinople. J'aimerais bien visiter ta Bucovine un jour, aussi. Et la Russie... Moscou, Saint-Pétersbourg, Nijni-Novgorog... Ah, descendre la Perspective Nevsky... sur les traces de Dostoïevsky ! Quel rêve !

— Cela pourrait se faire, Val. Il n'y a aucune raison pour que nous n'allions pas partout où nous avons envie d'aller... dans le monde entier.

— Tu crois vraiment ?

— J'en suis sûre.

Puis, malgré elle, elle laissa échapper :

— Je me demande où Stasia peut bien être en ce moment ?

— Tu ne le sais pas ?

— Bien sûr que non. Je n'ai pas reçu un mot d'elle depuis que je suis rentrée. J'ai l'impression que je n'entendrai plus jamais parler d'elle.

— Ne t'en fais pas, lui dis-je. Un jour, elle s'amènera comme ça, sans tambour ni trompette.

— Elle n'était pas la même, là-bas.

— Que veux-tu dire ?

— Je ne sais pas exactement. Elle était différente, voilà tout. Plus normale, peut-être. Certains types d'hommes semblaient l'attirer. Comme cet Autrichien dont je t'ai parlé. Elle le trouvait si gentil, si prévenant, si compréhensif.

— Penses-tu qu'il y avait quelque chose entre eux ?

— Qui sait ? Ils étaient toujours ensemble, comme s'ils étaient follement amoureux l'un de l'autre.

— Comme si, dis-tu. Que veux-tu dire ?

Elle hésita, puis brusquement, elle explosa :

— Aucune femme ne pourrait tomber amoureuse d'une créature comme lui ! Il se couchait à ses pieds, il mangeait dans sa main. Et elle l'adorait. Cela éveillait peut-être sa féminité.

— Cela ne ressemble pas à Stasia, dis-je. Crois-tu vraiment qu'elle aurait pu changer à ce point ?

— Je ne sais plus que penser, Val. Je me sens triste, c'est tout. J'ai l'impression d'avoir perdu une grande amie.

— Stupide ! dis-je. On ne perd pas un ami aussi facilement que cela.

— Elle disait que j'étais trop possessive, trop...

— Tu l'étais peut-être... avec elle.

— Personne ne la comprenait mieux que moi. Tout ce que je désirais, c'était la voir heureuse. Heureuse et libre.

— C'est ce que l'on dit toujours quand on aime.

— C'était plus que de l'amour, Val. Beaucoup plus.

— Que peut-il y avoir au-dessus de l'amour ? L'amour n'est-il pas tout ?

— Pour les femmes, il y a peut-être quelque chose de plus grand que l'amour. Les hommes ne sont pas assez subtils pour saisir cela.

Craignant que la discussion ne dégénère en dispute, je changeai de sujet aussi habilement que je pus. A la fin, je déclarai que j'avais faim. A ma grande surprise, elle dit :

— Moi aussi.

Nous rentrâmes. Après un bon petit repas froid — pâté de foie gras, dinde froide et salade de chou, le tout arrosé d'un délicieux moselle — je me sentis en forme pour me mettre à la machine et écrire vraiment. Était-ce la conversation que nous avions eue, l'évocation de voyages, de villes inconnues... d'une vie nouvelle ? Était-ce parce que j'avais réussi à empêcher nos propos de dégénérer en querelle. (Le sujet de Stasia était si délicat.) Était-ce la rencontre de ce Juif, Sid Essen, et les souvenirs ancestraux qu'il avait remués en moi ? Ou peut-être tout simplement le confort de notre logement, la sensation de bienêtre, le sentiment d'avoir un foyer...

Quoi qu'il soit, comme elle débarrassait la table, je dis :

— Si seulement, on pouvait écrire comme on parle... écrire comme Gorki, Gogol ou Knut Hamsun !

Elle me coula un regard, comme une mère qui regarde l'enfant qu'elle tient dans ses bras.

— Pourquoi écrire comme eux ? dit-elle. Écris comme tu es, ce sera beaucoup mieux.

— J'aimerais te croire. Bon Dieu ! Tu sais ce qui ne va pas avec moi ? Je suis un caméléon. Tous les auteurs pour qui je me prends de passion, je me mets à les imiter. Si seulement je pouvais m'imiter moi-même !

— Quand me montreras-tu quelques pages ? Je meurs d'envie de voir ce que tu as déjà fait.

— Bientôt.

— Tu écris sur nous ?

— Je crois. Sur quoi veux-tu que j'écrive ?

— Tu pourrais écrire sur n'importe quoi, Val.

— Tu crois cela, toi. Tu n'as jamais l'air de te rendre compte de mes limites. Tu ne sais pas par quelles luttes je passe. Il m'arrive d'être complètement découragé. Parfois, je me demande ce qui a bien pu me mettre dans la tête que j'étais capable d'écrire. Tiens, il y a à peine quelques minutes, j'écrivais comme un fou. Dans ma tête, évidemment. Mais dès que je m'assieds à la machine, plus rien ne sort.

« Sais-tu, dis-je, que vers la fin de sa vie Gogol est allé en Palestine ? Drôle de gars, ce Gogol. Imagine un peu, un Russe cinglé comme lui, mourir à Rome ! Je me demande où je mourrai. »

— Qu'est-ce qui t'arrive, Val ? De quoi parles-tu ? Tu as encore quatre-vingts ans à vivre. Écris ! Ne parle pas de mourir.

Je me dis qu'il fallait tout de même que je lui parle un peu du roman.

— Devine comment je m'appelle dans le livre ! dis-je. J'ai pris le nom de ton oncle, celui qui vit à Vienne. Tu m'as dit qu'il était dans les hussards, je crois. Parfois, je n'arrive pas à me le représenter sous les traits d'un colonel à la tête d'un régiment de pirates. Et un Juif. Mais je l'aime bien... J'aime tout ce que tu m'as raconté sur lui. C'est pour cela que j'ai pris son nom...

Silence.

— Ce que j'aimerais faire avec ce sacré roman — seulement Pop ne serait peut-être pas d'accord — ce serait charger comme un cosaque ivre. Russie, Russie, où vas-tu ? En avant, en avant, comme le vent ! Je ne peux être moi-même qu'en bousculant un tas de choses. Je n'écrirai jamais un livre pour plaire à ces messieurs les éditeurs. J'ai écrit trop de livres. Des livres somnambules. Tu sais ce que je veux dire. Des millions et des millions de mots... tout dans la tête. Ils résonnent tout autour de moi, comme des pièces d'or. J'en ai assez de fabriquer des pièces d'or. J'en ai marre de ces charges de cavalerie... dans le noir. Je veux que chaque mot que j'écris maintenant soit une flèche qui aille droit au but. Une flèche empoisonnée. Je veux exterminer livres, écrivains, éditeurs, lecteurs. Je me fiche éperdument d'écrire pour le public. Ce que j'aimerais, ce serait écrire pour les fous... ou pour les anges.

Je m'arrêtai et un curieux sourire éclaira mon visage à l'idée de ce qui venait de me passer par la tête.

— Notre propriétaire, je me demande ce qu'elle penserait si elle m'entendait parler de la sorte ? Elle est trop bonne pour nous, tu ne trouves pas ? Elle ne nous connaît pas. Elle ne se doute pas quel vivant pogrom je suis. Elle ne se doute pas non plus pourquoi je suis si entiché de Sirota et de sa sacrée musique de synagogue. (Je m'arrêtai net.) Que diable vient faire Sirota là-dedans ?

— Oui, Val, tu es surexcité. Mets ça dans le livre. Ne te gaspille pas en paroles !