V

 
 
 

Cela ressemblait de plus en plus aux séquences d'un rêve fantastique, cette lecture dans les entrailles, ce démêlage des mensonges, les bordées avec Osiecki, les virées solitaires la nuit le long du fleuve, les rencontres avec les « maîtres » à la bibliothèque publique, les peintures murales, les dialogues dans le noir avec mon autre moi, et ainsi de suite. Rien ne pouvait plus m'étonner, pas même l'arrivée de l'ambulance. Quelqu'un, Curley très probablement, s'était mis en tête de me débarrasser de Stasia. Heureusement, j'étais seul quand l'ambulance s'amena, « Non, il n'y a pas de folle à cette adresse », dis-je au conducteur. Il parut déçu. Quelqu'un avait téléphoné pour demander de venir la chercher. « Une erreur, sans doute », dis-je.

De temps à autre, les deux sœurs hollandaises à qui appartenait la baraque s'amenaient pour voir si tout allait bien. Elles ne restaient jamais plus d'une minute ou deux. Je ne les ai jamais vues que sales et dépenaillées. L'une portait des bas bleus et l'autre des bas à rayures roses et blanches qui couraient en spirales autour de ses jambes, comme sur une enseigne de coiffeur.

Mais à propos de La Captive... J'y suis allé un jour, tout seul, sans leur dire. Une semaine plus tard, elles y allèrent toutes les deux, et rentrèrent avec des violettes et une nouvelle chanson. Cette fois c'était... Rien qu'un baiser dans le noir.

Et puis un soir — comment cela a-t-il pu se produire ? – nous allâmes tous les trois dîner dans un restaurant grec. Là, elles mirent les pieds dans le plat en parlant de La Captive, quelle magnifique pièce c'était, et que je devrais bien aller la voir, cela m'élargirait les idées, et cætera.

— Mais je l'ai vue ! dis-je. Je l'ai vue, il y a une semaine.

Là-dessus, une discussion s'engagea sur les mérites de la pièce, discussion qui dégénéra bientôt en mêlée générale parce que je ne voyais jamais les choses comme elles, que j'interprétais tout d'une manière prosaïque et vulgaire. Au beau milieu de la controverse, je tirai de ma poche la lettre que j'avais barbotée dans la petite cassette. Loin d'être penaudes ou humiliées, elles me tombèrent dessus à bras raccourcis, se mirent à m'accabler d'injures et menèrent un tel tapage qu'on n'entendait plus que nous dans le restaurant si bien qu'on nous pria bientôt, et pas trop poliment, de déguerpir.

Comme pour se faire pardonner, Mona, le lendemain, me proposa de l'emmener faire un tour un soir, sans Stasia. Je me fis d'abord prier, mais elle insista. Je me dis qu'elle devait avoir une idée derrière la tête, qui se découvrirait en temps voulu, et je finis par accepter. Nous décidâmes que ce serait pour le surlendemain.

Mais le moment venu, comme nous allions partir, elle commença à faire des manières. Il est vrai que je l'avais fait enrager en critiquant son rouge à lèvres, la glycérine verte de ses paupières, la poudre trop blanche qu'elle avait généreusement étalée sur ses joues, sa cape qui traînait par terre, sa jupe qui lui arrivait tout juste aux genoux, et surtout, le chien, ce comte Bruga à l'œil paillard et à l'air dégénéré, qu'elle serrait sur son sein et qu'elle avait l'intention d'emmener.

— Non, dis-je, pas ça, au nom du Ciel !

— Pourquoi ?

— Parce que... enfin non, merde !

Elle tendit le comte à Stasia, ôta sa cape, et s'assit pour réfléchir. L'expérience me disait que notre soirée était fichue. Mais à ma grande surprise, Stasia intervint, nous prit tous les deux par les épaules — comme aurait fait une grande sœur – et nous supplia de ne pas nous disputer.

— Allez ! dit-elle. Allez et amusez-vous ! Je ferai le ménage quand vous serez partis.

Elle nous mit carrément à la porte en nous lançant encore :

— Au revoir ! Amusez-vous bien !

Ce n'était pas un bien fameux départ, mais nous décidâmes de prendre les choses du bon côté. Tandis que nous hâtions le pas — pourquoi ? Où allions-nous donc si vite ? — je me sentais prêt à exploser. Mais je n'arrivais pas à dire un mot ; j'avais la langue nouée. Nous voilà donc, marchant au petit trot en nous donnant le bras, partant « nous amuser » sans avoir fait aucun projet. Comme si nous prenions simplement le frais.

Je m'aperçus alors que nous nous dirigions vers le métro. Nous descendons, nous attendons une rame, nous entrons, nous nous asseyons. Nous n'avions pas encore échangé un seul mot. A Times Square, nous nous levons, comme des robots réglés sur la même longueur d'onde, et nous montons les escaliers. Broadway. Pas changée, cette vieille Broadway ; toujours la même débauche de néon. Instinctivement, nous nous dirigeâmes vers le nord. Les gens s'arrêtaient pour nous regarder. Nous faisions semblant de ne rien remarquer.

A la fin, nous arrivâmes devant chez Chin Lee.

— On monte ? demande-t-elle.

Je dis : « D'accord. » Et elle se dirigea tout droit vers le coin que nous avions occupé ce premier soir, il y avait mille ans de cela.

Dès qu'on nous eut servis, sa langue se délia. Tout lui revenait, ce que nous avions mangé, comment nous étions assis en face l'un de l'autre, les airs qu'on jouait, les choses que nous nous disions... Elle n'avait pas oublié un seul détail.

Au fur et à mesure que les souvenirs défilaient, nous devenions de plus en plus sentimentaux. « Je retombe amoureux... je n'ai jamais voulu ça... que faire...? » C'était comme s'il ne s'était rien passé entre temps... ni Stasia, ni réclusion dans notre cave, ni tous les malentendus.

Une répétition en costumes, voilà ce que c'était. Demain, nous jouerions devant une salle comble.

Si on m'avait demandé quelle était la réalité : ce rêve d'amour, cette berceuse, ou le drame soigneusement calligraphié qui l'inspirait, j'aurais répondu : « C'est cela, maintenant, la réalité ! »

Rêve et réalité ne sont-ils pas interchangeables ?

Transportés, nous nous laissions bercer par nos paroles, nous nous regardions avec des yeux tout nouveaux, des yeux plus affamés, plus avides qu'ils ne l'avaient jamais été, des yeux pleins de foi et de promesse, comme si nous vivions notre dernière heure sur la terre. Nous nous étions enfin trouvés, nous nous comprenions, et nous allions nous aimer à tout jamais.

Nous allâmes ensuite nous asseoir dans un café brésilien et nous reprîmes notre tête-à-tête. Mais alors le courant commença à marquer des baisses de tension. Ce fut le moment des aveux hésitants teintés de remords. Tout ce qu'elle avait fait, et elle avait fait bien pis que tout ce que j'avais imaginé, elle l'avait fait par peur de perdre mon amour. Bêtement, je dis que j'étais sûr qu'elle exagérait, je la suppliai d'oublier le passé, je déclarai que c'était sans importance que ce soit vrai ou faux, réel ou imaginé. Je lui jurai qu'il n'y aurait jamais qu'elle.

La table à laquelle nous étions assis avait la forme d'un cœur. C'est à ce cœur d'onyx que nous adressions nos serments de fidélité.

A la fin, je n'en pus plus. J'en avais trop entendu.

— Allons-nous-en, implorai-je.

Nous rentrâmes en taxi, trop épuisés pour pouvoir échanger encore une seule parole.

C'est dans un décor entièrement transformé que nous nous retrouvâmes. Tout était rangé, briqué, reluisant. La table était mise pour trois. Au milieu de la table trônait un grand vase avec un énorme bouquet de violettes.

Tout aurait été parfait sans les violettes. Leur présence semblait réduire à néant toutes les paroles qui avaient été échangées entre nous. Leur langage muet était éloquent et irréfutable. Leurs lèvres silencieuses nous signifiaient que l'amour doit être partagé. « Aime-moi comme je t'aime. » Tel était le message.

 
 

Noël approchait et, pour se mettre à l'unisson de cette époque si particulière de l'année, elles décidèrent d'inviter Ricardo. Cela faisait des mois qu'il sollicitait ce privilège ; comment avaient-elles réussi à tenir si longtemps à l'écart un soupirant aussi opiniâtre, voilà qui me dépassait.

Comme elles avaient souvent parlé de moi à Ricardo—j'étais un de leurs amis, un écrivain, peut-être un génie ! — on décida que j'arriverais à l'improviste peu après lui. Cette stratégie avait un double but, mais je voulais surtout être sûr que Ricardo serait parti quand elles partiraient à leur tour.

Quand j'arrivai, je trouvai Ricardo en train de raccommoder une jupe. Un vrai tableau de Vermeer. Ou une couverture du Saturday Evening Post dépeignant l'activité des Dames Patronesses.

Ricardo me plut immédiatement. Il était tout ce qu'elles m'avaient dit de lui, plus quelque chose qui était hors du champ de leurs antennes. Nous nous mîmes tout de suite à parler comme si nous avions été amis depuis toujours. Ou frères. Elles m'avaient dit qu'il était Cubain, mais je découvris bientôt qu'il était Catalan et qu'il avait émigré à Cuba quand il était jeune. Comme tous ceux de sa race, il avait un air grave, presque morose. Mais quand il souriait, on devinait son cœur d'enfant. Son accent guttural faisait vibrer les mots dans sa gorge. Physiquement, il ressemblait énormément à Casals. Il était profondément sérieux, mais pas mortellement comme elles me l'avaient donné à entendre.

En le voyant penché sur son ouvrage, je me rappelai le discours que Mona avait un jour tenu sur lui et, en particulier, ces mots prononcés d'une voix paisible : « Je vous tuerai un jour. »

C'était bien un homme capable de faire une chose pareille. Et le plus étrange, c'est que je me dis que tout ce que Ricardo pourrait décider serait toujours légitime. Tuer, dans son cas, ne pourrait pas s'appeler un crime ; ce serait un acte de justice. L'homme était incapable d'une malpropreté. Oui, c'était un homme de cœur.

A intervalles réguliers, il portait à ses lèvres la tasse de thé qu'elles lui avaient versée. En le voyant faire, je me dis que si cela avait été du tord-boyaux, il ne l'aurait pas bu avec moins de calme, du même air tranquille. Il semblait se conformer à un rituel. Même sa façon de parler donnait l'impression de faire partie d'un rituel.

Il avait été musicien et poète en Espagne ; à Cuba, il avait fait le cordonnier. Ici, il n'était rien. Mais cela lui allait parfaitement de n'être rien. Il était personne et tout le monde. Rien à prouver, rien à faire. Parfaitement achevé, comme un roc.

Il était franchement laid, mais tout son être rayonnait de bonté, d'indulgence et de patience. Voilà l'homme à qui elles s'imaginaient faire une grande faveur ! Elles n'avaient pas le moindre soupçon de la vive intelligence de l'homme ! L'idée que, connaissant tout, il ne pouvait encore donner que de l'affec tion, ne les effleurait même pas. Elles ne voyaient pas qu'il n'attendait de Mona rien de plus que le privilège d'enflammer davantage sa folle passion.

— Un jour, dit-il tranquillement, je vous épouserai. Alors, tout sera comme dans un rêve.

Puis, lentement, il leva les yeux, d'abord vers Mona, puis vers Stasia, puis vers moi. Comme pour dire : « Vous avez entendu ?... »

— Vous êtes un homme heureux, dit-il en me fixant de ses prunelles sérieuses et douces. Vous avez de la chance de jouir de l'amitié de ces deux personnes. Je n'ai pas encore été admis dans le cercle de leurs intimes.

Puis, se tournant vers Mona, il dit :

— Vous vous lasserez bientôt d'être toujours mystérieuse. C'est comme de se tenir toute la journée devant un miroir. Moi, je vous vois de derrière le miroir. Le mystère n'est pas dans ce que vous faites, mais dans ce que vous êtes. Quand je vous sortirai de cette existence morbide, vous serez nue comme une statue. Pour l'instant votre beauté n'est qu'une façade. Elle a été trop souvent ravalée. Nous la démolirons, nous la jetterons au rebut. Il fut un temps où je croyais que tout devait s'exprimer par la poésie, ou la musique. Je ne savais pas qu'il y avait place pour les choses laides, et qu'elles avaient leur raison d'être. Pour moi, il n'y avait rien de plus laid que la vulgarité. Mais j'ai découvert que la vulgarité peut être honnête, et même plaisante. Nous n'avons pas besoin de tout élever au niveau des étoiles. Tout est bâti sur de l'argile. Même Hélène de Troie. Personne, même la plus belle des femmes, ne devrait se cacher derrière sa beauté...

Et tout en discourant ainsi, d'une voix paisible, égale, il continuait son raccommodage. « Voilà un vrai sage, me dis-je. Mâle et femelle en égales proportions ; passionné mais calme et patient ; détaché, et pourtant se livrant tout entier ; touchant au fond de l'âme de sa bien-aimée, dévoué, presque idolâtre, et conscient cependant de ses moindres défauts. Une âme bien née, comme dirait Dostoïevsky. »

Et elles avaient pensé que cela me ferait plaisir de rencontrer ce personnage parce que j'avais un faible pour les imbéciles !

Au lieu de parler simplement avec lui, elles l'accablaient de questions, des questions ineptes qui avaient pour but de faire ressortir l'absurde innocence de sa nature. Mais il leur répondait toujours dans le même esprit, comme on répond aux remarques saugrenues des enfants. Tout en ayant parfaitement conscience que ses explications leur étaient totalement indifférentes, il leur parlait comme un sage s'entretenant avec des enfants : il plantait dans leur esprit des semences qui lèveraient plus tard, et qui leur rappelleraient alors leur cruauté, leur ignorance crasse, et les vertus curatives de la vérité.

En fait, elles n'étaient pas si mauvaises que leur conduite aurait pu le laisser croire. Elles étaient attirées vers lui, on pourrait même dire qu'elles l'aimaient, d'une manière tout à fait exceptionnelle pour elles. Pas une seule de leurs connaissances n'aurait été capable d'une affection aussi sincère, d'une aussi profonde déférence à leur égard. Elles ne tournaient pas cet amour en dérision, si amour il y avait. Il les déconcertait, tout simplement. C'était le genre d'amour dont seul un animal est généralement capable. Car il n'y a que les animaux, semble-t-il, pour accepter sans réserves le genre humain au prix d'un renoncement de tout l'être, d'un abandon aveugle qui est rarement le fait d'un être humain pour un autre.

Et je trouvais plus qu'étrange qu'une scène comme celle-ci se déroulât autour d'une table où l'on se chamaillait perpétuellement sur la chapitre de l'amour. C'est même à cause de ces continuels éclats que nous avions fini par l'appeler la table-aux-tripes. « Y avait-il une autre taule au monde, me demandais-je souvent, où ce trouble permanent, cet enfer des émotions, ces désolants conciliabules avaient toujours l'amour pour sujet et s'achevaient inévitablement sur une note discordante ? » Maintenant seulement, en présence de Ricardo, la réalité de l'amour se montrait dans toute sa grandeur. Fait étrange, le mot amour n'était presque jamais prononcé. Mais c'était l'amour, et rien d'autre, qui rayonnait dans tous ses gestes, qui se révélait dans toutes ses paroles.

— L'amour, dis-je. Cela aurait pu aussi bien être Dieu.

On m'avait laissé entendre que le Ricardo en question était un athée endurci. Elles auraient dit aussi bien... un criminel endurci. Peut-être les plus grands amoureux de Dieu et des hommes ont-ils été des athées endurcis, des criminels endurcis. Les fous de l'amour, pour ainsi dire.

Ricardo ne se souciait pas le moins du monde de l'opinion que l'on pouvait avoir de lui. Il pouvait donner l'impression d'être tout ce que l'on désirait qu'il fût. Et cependant, il était toujours lui-même.

« Même si je ne le revois plus jamais, me disais-je, je ne l'oublierai pas. Qu'une fois au cours de toute une vie, il nous soit donné d'être mis en présence d'un être complet et entièrement vrai, c'est assez. Plus qu'assez. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi un Christ ou un Bouddha pouvaient, d'un seul geste, d'une seule parole ou d'un seul regard, modifier profondément la nature et la destinée des âmes tourmentées qui s'agitaient dans leur orbite. Et je comprends aussi pourquoi certaines restaient imperméables. »

Au milieu de ces réflexions, l'idée me vint que j'avais peut-être joué un rôle analogue, quoique à un degré bien moindre, durant cette époque inoubliable où, mendiant une once de compréhension, un signe d'indulgence, un brin de grâce, un flot ininterrompu de désespérés de tous âges et de tous sexes se déversait dans mon bureau. Du poste de chef du personnel que j'occupais, je devais leur apparaître sous les traits d'une divinité bienveillante ou d'un juge implacable, voire d'un exécuteur des hautes œuvres. J'avais tout pouvoir, non seulement sur leur vie à eux, mais encore sur celle de leurs familles. J'avais pouvoir sur leur âme, semblait-il. Et quand ils cherchaient à me voir après les heures de service, ils me donnaient souvent l'impression de criminels qui se glissent dans le confessionnal en passant par la petite porte de l'église. Ils ne savaient pas qu'en implorant ma miséricorde, ils me désarmaient, ils me privaient de mon pouvoir et de mon autorité. Ce n'était pas moi qui les aidais en de tels moments, c'étaient eux qui m'aidaient. Ils m'enseignaient l'humilité, la compassion, ils m'apprenaient à payer de ma personne.

Que de fois, après une scène navrante, j'avais éprouvé le besoin de traverser le pont à pied, pour reprendre mes esprits. C'était effrayant, écrasant, d'être pris pour un personnage tout-puissant. Quelle ironie, quelle absurdité aussi, d'avoir dû jouer le rôle d'un petit Christ ! Au milieu du pont, je m'arrêtais et me penchais sur le parapet. La vue de l'eau noire et grasse me réconfortait. Je vidais toutes mes pensées et mes émotions troubles dans le fleuve au-dessous de moi.

Plus apaisants et fascinants encore étaient les reflets colorés qui dansaient à la surface de l'eau. Ils dansaient comme des lampions de fête dans le vent ; ils semblaient railler mes sombres pensées, ils illuminaient les gouffres de misère béants en moi. Suspendu très haut au-dessus du courant, j'avais l'impression d'être une créature détachée de tous problèmes, déliée de tous soucis et de toutes responsabilités. Le fleuve ne s'arrêtait jamais pour réfléchir ou se poser de questions, jamais il ne cherchait à modifier son cours. Il allait de l'avant, toujours plus loin, plein et décidé. Et les gratte-ciel sur la terre ferme ressemblaient à des constructions d'enfants qui projetaient leurs ombres sur le fleuve. Dans ces tombeaux gigantesques vivait toute une humanité qui se tuait l'âme à gagner son pain ; ils se vendaient, trafiquaient de leurs semblables, certains faisant même commerce de Dieu et, le soir venu, se répandaient comme des fourmis dans toutes les rainures des rues qu'ils engorgeaient, s'enfonçaient dans les souterrains, ou s'enfuyaient à petits pas précipités pour aller s'enterrer de nouveau, non plus dans des tombeaux grandioses mais, comme de pauvres diables usés, hagards, vaincus, qu'ils étaient, dans les casernes et les cabanes à lapins qu'ils appelaient leur « chez eux ». Le jour, les nécropoles de la peine et de la sueur insensées ; la nuit, le cimetière de l'amour et du désespoir. Et ces créatures qui avaient si fidèlement appris à courir, à mendier, à se vendre et à vendre leurs semblables, à danser comme des ours ou à jouer la comédie comme des chiens dressés, trahissant sans cesse leur nature, ces mêmes êtres lamentables s'effondraient parfois, se mettaient à chialer comme des fontaines de misère, rampaient comme des serpents et proféraient des sons comme seuls des animaux blessés à mort peuvent en émettre. Ils voulaient dire par ces horribles bouffonneries qu'ils étaient au bout de leur rouleau, que les puissances célestes les avaient abandonnés, et que si personne ne comprenait leur langage désespéré, ils étaient à tout jamais perdus, brisés, trahis. Il fallait que quelqu'un leur réponde, quelqu'un de reconnaissable, quelqu'un si discret que même un ver n'hésiterait pas à lui lécher les bottes.

Et j'étais ce genre de ver. Le ver idéal. Vaincu sur le terrain de l'amour, équipé non pour livrer bataille mais pour subir l'insulte et l'injure, c'était moi qu'on avait choisi pour jouer le rôle de Consolateur. Quelle dérision ! Moi qui avais été condamné et mis à la porte, moi qui étais incapable et sans ambition, voilà que j'occupais le fauteuil de juge, voilà que je devais punir et récompenser, agir en père, en prêtre, en bienfaiteur... ou en exécuteur ! Moi qui avais trotté par tout le pays sous la morsure du fouet, moi qui pouvais grimper les escaliers de chez Woolworth au triple galop... si je pouvais me taper un repas gratis ; moi qui avais appris à danser sur tous les airs, à me prétendre capable de n'importe quoi, moi qui avais reçu tant de coups de pied au cul et qui en redemandais encore, moi qui ne comprenais rien de rien à toute l'histoire, si ce n'est que c'était une monstrueuse histoire de déments, c'était à moi qu'il revenait maintenant de dispenser la sagesse, l'amour et la compréhension. Dieu lui-même n'aurait pu dénicher brebis plus galeuse. Seul un membre de la société méprisé et solitaire pouvait avoir qualité pour ce rôle délicat. Je parlais d'ambition il y a un instant ? Elle finit par me venir, l'ambition de sauver ce que je pouvais du naufrage. De faire pour ces pauvres bougres ce qu'on n'avait jamais fait pour moi. D'insuffler une once d'esprit dans leurs âmes dégonflées. De les libérer de l'esclavage, de les considérer comme des êtres humains, d'en faire mes amis.

Et tandis que ces pensées (comme venant d'une vie antérieure) me trottaient par la tête, je ne pouvais m'empêcher de comparer cette situation, si pénible qu'elle parût, avec la situation présente. Mes paroles avaient alors du poids, mes conseils étaient écoutés ; maintenant, rien de ce que je disais ou faisais n'avait la moindre importance. J'étais devenu l'imbécillité incarnée. Tout ce que je pouvais tenter ou proposer était instantanément réduit en poussière. J'avais beau me tordre à terre pour protester, ou écumer comme un épileptique, cela ne servait à rien. Je n'étais qu'un chien qui jappe à la lune.

Pourquoi n'avais-je pas appris à renoncer complètement, comme Ricardo ? Pourquoi n'avais-je pas réussi à devenir l'humilité totale ? Qu'est-ce qui me retenait encore dans cette bataille perdue ?

Tandis que je les regardais toutes les deux jouer cette farce pour Ricardo, je me rendais de plus en plus compte qu'il n'était pas dupe. Toutes les fois que je m'adressais à lui, je m'efforçais de le lui laisser entendre. Mais cela était à peine nécessaire, car je voyais bien qu'il comprenait que je n'avais nul désir de le tromper. Et elle ne se doutait guère, Mona, que c'était notre mutuel amour pour elle qui nous unissait et qui rendait tout ce jeu d'une absurdité ridicule.

« Le héros d'amour, me disais-je, n'est jamais déçu ou trahi par son doux ami. Qu'auraient à craindre deux esprits fraternels ? Ce sont les craintes de la femme, c'est son manque de confiance en soi qui, seuls, peuvent compromettre une telle amitié. Ce que l'aimée ne comprend pas, c'est qu'il ne peut y avoir la moindre trace de traîtrise ou de déloyauté de la part de ses amoureux. Elle ne se rend pas compte que c'est son besoin féminin de trahir qui unit si fermement ses amoureux, qui tient en échec leurs ego possessifs, et leur permet de partager ce qu'ils n'auraient jamais partagé s'ils n'avaient pas été sous l'empire d'une passion plus grande que la passion d'amour. Sous l'emprise d'une telle passion, l'homme ne connaît que la reddition sans condition. Quant à la femme qui est l'objet d'un tel amour, elle ne doit se livrer à aucun tour de passe-passe spirituel pour entretenir cet amour. C'est au plus profond de son âme qu'il est fait appel. Et elle croît et se développe, son âme, à la mesure de ce qu'elle inspire. »

 
 
 

Mais si l'objet de cette adoration sublime n'en valait pas la peine ! Un tel doute effleure rarement l'homme. C'est généralement celle qui a inspiré cet amour rare et irrésistible qui se trouve en proie au doute. Et ce n'est pas seulement sa nature féminine qui est en défaut, mais plutôt une pauvreté spirituelle qui, tant qu'elle n'a pas été mise à l'épreuve, n'a jamais été mise en évidence. Chez de telles créatures, surtout lorsqu'elles sont dotées d'une incomparable beauté, les véritables pouvoirs d'attraction restent cachés ; elles sont aveugles à tout ce qui n'est pas les artifices de la chair. La tragédie, pour le héros d'amour, réside dans son réveil, souvent brutal, devant le fait que la beauté, bien qu'elle soit un attribut de l'âme, peut être absente des traits du visage de la bien-aimée.