Il paraissait évident, même à une pauvre dupe comme moi, que nous ne débarquerions jamais à Paris tous les trois ensemble. Aussi, lorsque je reçus une lettre de Tony Marella m'informant que je pourrais me présenter quelques jours plus tard pour le boulot dont il m'avait parlé, je saisis cette occasion pour remettre la question sur le tapis. Au cours d'une conversation à cœur ouvert comme nous n'en avions pas eu depuis longtemps, je les persuadai qu'il serait plus sage qu'elles prennent les devants dès qu'elles auraient les fonds nécessaires, et que j'aille les rejoindre plus tard. Maintenant que j'avais un job, je pourrais loger chez mes parents et économiser pour mon passage. Je pourrais même leur envoyer un peu d'argent si elles en avaient besoin. En fait, je ne nous imaginais pas encore vivant tous les trois en Europe dans l'immédiat. Peut-être jamais.
Point n'était besoin d'être devin pour voir leur soulagement à l'idée que je ne les accompagnerais pas. Mona essaya, évidemment, de me dissuader d'aller chez mes parents. Si je devais aller établir mes pénates quelque part, elle estimait que je ne pourrais pas être mieux que chez Ulric. Je lui dis que j'y réfléchirais.
En tout cas, notre petite conversation à cœur ouvert parut leur donner un regain de vie. Tous les soirs, maintenant, elles ne rapportaient que de bonnes nouvelles. Tous leurs amis, même les parasites, leur avaient promis de mettre des capitaux dans l'affaire. Stasia s'était procuré un petit guide de conversation française, et c'est sur moi qu'elle essayait ses petites phrases idiotes, du genre : Madame, avez-vous une chambre à louer ? A quel prix, s'il vous plaît ? Y a-t-il de l'eau courante ? Et du chauffage central ? Oui ? C'est chic. Merci bien, Madame ! Et cætera. Ou bien, elle me demandait si je savais la différence entre une facture et l'addition ? Un œil faisait au pluriel des yeux. Bizarre ! Et si l'adjectif sacré se trouvait placé devant un nom, il n'avait pas du tout le même sens que s'il se trouvait placé après. Qu'est-ce que vous pensez de ça ? Très intéressant, oui, en effet. Mais je me moquais bien de ces subtilités. J'apprendrais le français à ma façon, quand mon tour viendrait.
Elle avait aussi acheté un plan de Paris avec le répertoire des rues qui me fascinait. Elles me montrèrent où se trouvaient Montmartre et Montparnasse. Elles s'installeraient probablement d'abord à Montparnasse parce que c'était là que la plupart des Américains se retrouvaient. Elle m'indiqua aussi la tour Eiffel, le Jardin du Luxembourg, le marché aux puces, les abattoirs et le Louvre.
— Où est le Moulin Rouge ? demandai-je.
Elle dut le chercher dans la table.
— Et la guillotine... où est-ce qu'ils remisent ça ?
Mais elle ne put répondre à cela.
Je fus frappé de voir le nombre de rues qui portaient des noms d'écrivains. Quand j'étais seul à la maison, j'étalais le plan par terre et je m'amusais à suivre les rues portant les noms des plus célèbres : Rabelais, Dante, Villon, Balzac, Cervantes, Victor Hugo, Verlaine, Heine... Puis les philosophes, les historiens, les savants, les peintres, les musiciens... et enfin les grands capitaines. « Que de choses pouvait-on apprendre, me disais-je, rien qu'en se promenant dans les rues d'une telle ville ! » Une ville où on peut déboucher brusquement sur une rue — à moins que ce ne soit une place ou une impasse — portant le nom de Vercingétorix ! (En Amérique, je n'avais jamais rencontré de rue portant le nom de Daniel Boone, encore qu'il en existât peut-être une dans un coin comme le South Dakota.)
Il y avait une rue que Stasia m'avait montrée et qui enflammait tout particulièrement mon imagination ; c'était la rue où se trouvait l'école des Beaux-Arts (elle disait qu'elle espérait y étudier un jour) : la rue Bonaparte. (Je ne me doutais pas alors que ce serait la première rue que j'habiterais en débarquant à Paris.) C'est dans une petite rue toute proche — la rue Visconti — que Balzac avait installé une maison d'édition, une aventure qui l'avait mis sur la paille. Oscar Wilde aussi avait habité dans une de ces rues qui donnent sur la rue Bonaparte.
Vint le jour où je devais me présenter au bureau de l'Administration des Parcs. Cela faisait un sacré bout de chemin de la maison. Tony m'y attendait à bras ouverts.
— Tu n'auras pas besoin de te tuer à la tâche, me dit-il, faisant allusion à mes aptitudes de fossoyeur. Tu mettras simplement un peu la main à la pâte. Il n'y aura personne pour t'engueuler. (Il me donna une tape dans le dos.) Tu es assez costaud pour tenir une pelle, hein ? Ou pour pousser une brouette de terre ?
— Bien sûr, dis-je.
Il me présenta au contremaître, lui dit de ne pas me donner un travail trop dur, et retourna dans son bureau. Dans une semaine, m'assura-t-il, je travaillerai avec lui, dans le bureau du directeur en personne.
Les gars furent chics avec moi, peut-être par égard pour mes mains qui n'étaient pas celles d'un travailleur manuel. Un enfant aurait pu faire mon boulot.
Le premier jour, je trouvai cela épatant. Le travail manuel, c'était au poil ! Et le bon air, l'odeur de la terre, les oiseaux qui gazouillaient dans les arbres. Une nouvelle façon de méditer sur la mort. Que ressentait-on à creuser sa propre tombe ? « Dommage, me disais-je, que nous ne soyons pas tous obligés de faire cela à un moment ou un autre de notre existence. On doit se sentir mieux dans une tombe que l'on a creusée de ses propres mains. »
Quel appétit j'avais ce soir-là en rentrant à la maison ! Non que l'appétit m'ait jamais fait défaut, notez bien ! C'était étrange de rentrer du travail comme n'importe quel Tom, Dick ou Harry, et de trouver un bon repas qui vous attendait. Il y avait des fleurs sur la table et une bouteille d'excellent vin français. Il ne devait pas y avoir beaucoup de fossoyeurs pour s'attabler devant un pareil festin. Un fossoyeur de première classe, voilà ce que j'étais. Un fossoyeur shakespearien. Prosit !
Naturellement, ce fut mon premier et dernier souper de la sorte. Enfin, c'était un bon geste. Après tout, je ne méritais aucune attention particulière pour le travail honorable que j'accomplissais.
De jour en jour, le travail devint plus dur. Le moment le plus grandiose, c'était quand je me trouvais au fond du trou et que je lançais des pelletées de terre par-dessus mon épaule. Une belle œuvre d'art. Un trou dans la terre ? Oui, mais il y a trou et trou. Ceci était un trou en terre bénite. Un trou spécial, d'Adam Cadmus à Adam Omega.
J'étais tout cela le jour où je descendis au fond. J'étais le fossoyeur et l'enterré. Oui, c'est au fond de la tombe, pelle en main, que je réalisai qu'il y avait quelque chose de symbolique dans mes efforts. Bien que ce trou fût destiné à recevoir le corps d'un autre, j'avais tout de même l'impression qu'il s'agissait de mes propres funérailles. (J'aurai un bon enterrement1.) C'était un livre humoristique, ce J'aurai un bon enterrement. Mais cela n'avait rien de particulièrement réjouissant que d'être là, dans les entrailles de la terre, pénétré du sentiment que c'était ma propre tombe — symboliquement parlant — que je creusais. Bah, encore un ou deux jours, et mon initiation serait terminée. Je pouvais tenir le coup. Et puis, bientôt je toucherais ma première paie. Quel événement ! Non que cela représentât une grosse somme, non, mais cet argent, je l'aurais vraiment gagné « à la sueur de mon front ».
Nous étions jeudi. Encore vendredi. Et puis ce serait le jour de la paie.
Jeudi, le jour de ces lugubres pressentiments, il y eut quelque chose de changé dans l'atmosphère de la maison, mais je n'arrivai pas à saisir quoi exactement. Ce n'était pas seulement parce qu'elles étaient exagérément gaies. Cela leur arrivait parfois. Non, elles semblaient attendre quelque chose. Mais quoi ? Et leur façon de me sourire — comme on sourit à un enfant qui est impatient de savoir... des sourires qui semblaient dire : « Attends, tu apprendras bien assez tôt la vérité ! » Le plus vexant, c'était que rien de ce que je pouvais leur dire ne parvenait à les mettre en colère. Elles étaient d'un optimisme inébranlable.
Le vendredi soir, elles s'amenèrent coiffées de bérets. « Qu'est-ce qui leur arrive ? me dis-je. Ma parole, elles se croient déjà à Paris ! » Leurs ablutions n'en finissaient plus ce soir-là. Et elles chantaient comme des folles, l'une dans la baignoire, l'autre sous la douche. « Laisse-moi t'appeler chérie, je t'ai... ai... me. » Ensuite ce fut Tipperary. Gaies comme des pinsons. Et elles riaient, pouffaient, chuchotaient comme des gamines se préparant pour leur premier bal.
Je ne pus résister à l'envie de glisser un œil par la porte. Stasia était debout dans la baignoire de zinc en train de se frotter la minette. Elle ne poussa même pas un « Oh ! » de surprise en me voyant. Quant à Mona, elle venait de sortir de la douche et commençait à s'essuyer le nombril.
— Je vais te frictionner, lui dis-je.
Tandis que je la frottais, elle ronronnait comme un chat. A la fin, je l'aspergeai d'eau de cologne. Elle ronronna de plus belle.
— Tu es merveilleux, dit-elle. Je t'aime, Val. Je t'aime, tu sais.
Elle m'embrassa tendrement.
— Demain tu seras payé, n'est-ce pas ? dit-elle. J'aimerais que tu m'offres un soutien-gorge et une paire de bas. J'en ai terriblement besoin.
— Naturellement, répondis-je. Qu'est-ce qui te ferait plaisir encore ?
— Non, c'est tout, Val, mon chéri.
— Vrai ? Je pourrai t'acheter tout ce que tu voudras... demain.
Elle me glissa un regard timide.
— Très bien, alors, juste une petite chose encore.
— Quoi donc ?
— Un bouquet de violettes.
Nous couronnâmes cette scène de félicité conjugale par un coïtus royal interrompu à deux reprises par Stasia qui prétendait avoir oublié ceci ou cela, et qui continua à faire les cent pas dans le couloir longtemps après que nous ayons retrouvé notre calme.
Puis, il se produisit quelque chose de vraiment étrange. Comme je somnolais doucement, elle s'approcha du lit, se pencha tendrement sur moi et m'embrassa sur le front. Stasia, oui !
— Bonne nuit, me dit-elle. Faites de beaux rêves !
J'étais trop épuisé pour faire fonctionner ma cervelle en essayant d'interpréter ce geste étrange. « Elle se sent seule, voilà ce qu'il y a ! » me dis-je sur le moment, sans chercher plus loin.
Le lendemain matin, elles étaient déjà debout bien avant que j'aie essuyé tout le sable de mes yeux. Toujours gaies, toujours aux petits soins pour moi. Était-ce l'idée de la paie que j'allais ramener à la maison qui les mettait dans cet état ? Et pourquoi des fraises pour le petit déjeuner ? Des fraises nageant dans une crème épaisse. Fichtre !
Puis il se produisit encore une chose très inhabituelle. Quand ce fut l'heure de partir, Mona voulut absolument m'accompagner jusque sur le pas de la porte.
— Que se passe-t-il ? dis-je. Pourquoi fais-tu ça ?
— Je veux te voir partir, c'est tout.
Et disant cela, elle me décocha un de ces sourires... le sourire d'une mère indulgente.
Et elle resta un moment appuyée à la grille, dans son léger kimono, tandis que je me hâtais. Cent mètres plus loin, je me retournai pour voir si elle était toujours là. Oui. Elle agita le bras dans ma direction. J'agitai le bras à mon tour.
Dans le métro, je trouvai une place assise et je m'installai pour piquer un petit roupillon. Rien de tel pour commencer la journée ! (Et plus de tombes à creuser.) Des fraises pour le déjeuner. Mona me disant au revoir du seuil de la maison. Tout était magnifiquement à sa place, la vie était belle. Enfin, je tenais le bon bout...
Le samedi, on ne travaillait que le matin. A midi, j'allai toucher ma paie, puis Tony m'emmena déjeuner. Il m'expliqua ce que j'aurais à faire dans mes nouvelles fonctions, puis nous fîmes une petite promenade dans le parc et je le quittai pour rentrer à la maison. En chemin, j'achetai deux paires de bas, un soutien-gorge, un bouquet de violettes... et un bon morceau de tarte à la frangipane. (La frangipane était le petit cadeau que je me destinais.)
Il faisait déjà nuit quand j'arrivai devant la maison. Pas de lumière aux fenêtres. Bizarre. Jouaient-elles à cache-cache avec moi ? J'entrai, j'allumai deux bougies et jetai un regard autour de moi. Il y avait quelque chose qui clochait. Pendant une seconde, je crus que nous avions reçu la visite des cambrioleurs. J'allai dans la chambre de Stasia : sa malle et sa valise avaient disparu. A vrai dire, il ne restait plus une seule de ses affaires dans la chambre. Avait-elle mis les voiles ? Était-ce là la raison de ce baiser sur le front, hier soir ? J'allai inspecter les autres pièces. Les tiroirs de la commode étaient ouverts, des vêtements gisaient pêle-mêle un peu partout. Ce désordre indiquait que l'évacuation avait été rapide et frénétique. Le sentiment déprimant que j'avais éprouvé l'avant-veille au fond d'une tombe me submergea de nouveau.
Sur le bureau près de la fenêtre, je crus apercevoir un bout de papier — un mot peut-être. Oui, sous le presse-papiers il y avait un mot griffonné au crayon. C'était l'écriture de Mona.
Mon cher Val. Nous embarquons ce matin sur le Rochambeau. Je n'avais pas le courage de te le dire. Écris aux bons soins de l'American Express à Paris. Je t'embrasse.
Je relus ces lignes, plus lentement. C'est toujours ce que l'on fait lorsqu'il s'agit d'un message fatal. Puis, je m'effondrai sur une chaise devant le bureau. Les larmes me vinrent d'abord lentement, goutte à goutte pour ainsi dire. Puis, le flot se fit plus abondant. Et je me mis à sangloter. De terribles sanglots qui ébranlaient toute ma carcasse. Comment pouvait-elle me faire ça ? Je savais qu'elles partiraient sans moi... mais pas comme ça. Filer en douce comme deux polissonnes... Et cette comédie, jusqu'à la dernière minute... « Rapporte-moi un bouquet de violettes ! » Pourquoi ? Pour endormir ma méfiance ? Était-ce nécessaire ? Pourquoi me traitait-elle comme un enfant ?
Malgré mes larmes, je sentis la colère monter en moi. Je frappai du poing sur le bureau et me mis à les traiter de sales putains, de salopes... Je fis des vœux pour que le navire coule, je jurai que je ne leur enverrais pas un centime, jamais, jamais, même si elles crevaient de faim. Puis, pour me soulager, je saisis le presse-papiers et le lançai contre la photo au-dessus du bureau. Attrapant un livre, je l'envoyai contre un autre tableau. Alors, saisi d'une fureur aveugle, j'allai dans toutes les pièces pour détruire tout ce qui me tombait sous la main. Tout à coup, j'aperçus un tas de vêtements dans un coin : les affaires de Mona, des culottes, des soutiens-gorge, des corsages... Je les ramassai les unes après les autres et les flairai machinalement. Elles gardaient toutes des traces de son parfum. J'en fis alors une grande brassée que je fourrai sous mon oreiller. Puis, je me mis à hurler. Je hurlai, hurlai, hurlai à pleins poumons. Et quand j'eus fini de hurler, je me mis à chanter : « Laisse-moi t'appeler chérie, je t'ai... ai... me. » La tarte à la frangipane sur la table avait l'air de me considérer d'un œil goguenard. « Sale conne ! » m'écriai-je, et levant la tarte au-dessus de ma tête, je la projetai violemment contre le mur.
C'est alors que la porte s'ouvrit tout doucement et qu'apparut l'une des deux sœurs hollandaises, les mains croisées sur sa poitrine.
— Mon pauvre Monsieur, mon pauvre cher Monsieur, dit-elle en s'approchant de moi et en faisant comme si elle allait jeter ses bras autour de moi. Allez, allez, ne vous frappez pas comme ça ! Je sais ce que vous ressentez... oui, c'est terrible. Mais elles reviendront.
Ce tendre petit discours libéra un nouveau flot de larmes. Elle me prit alors dans ses bras et m'embrassa sur les deux joues. Je ne fis pas d'objection. Puis, elle me poussa vers le lit et s'assit à côté de moi en m'attirant contre elle.
Malgré mon chagrin, je ne pus m'empêcher de remarquer sa mise négligée. Sur son pyjama chiffonné — elle devait être toute la journée en pyjama — elle avait jeté un kimono couvert de taches. Ses bas lui tombaient sur les chevilles, des épingles à cheveux s'échappaient de son chignon à moitié dénoué, mais si mal attifée fût-elle, elle était sincèrement désolée, elle avait vraiment de la peine pour moi.
Un bras autour de mon épaule elle me dit, doucement mais avec tact, qu'elle était déjà au courant depuis un certain temps.
— Mais j'avais promis de tenir ma langue, dit-elle.
Elle se tut ensuite pour me permettre de donner libre cours à mon chagrin. A la fin, elle m'assura que Mona m'aimait.
— Oui, dit-elle, elle vous aime tendrement.
J'allais protester lorsque la porte s'ouvrit sur l'autre sœur. Celle-ci était mieux fagotée et plus agréable à regarder. Elle s'approcha de nous et, après quelques paroles de réconfort, s'assit à son tour sur le lit, à côté de moi. Elles me tenaient maintenant chacune une main. Cela devait faire un joli tableau !
Quelle sollicitude ! Elles s'imaginaient peut-être que j'allais me faire sauter la cervelle ! Elles m'assurèrent sur tous les tons que tout était pour le mieux. « Patience, patience ! Tout finirait par s'arranger. C'était inévitable, disaient-elles. » Pourquoi ? Parce que j'étais un homme très bon. Dieu m'envoyait ce malheur pour m'éprouver, voilà tout.
— Nous avons eu souvent envie de venir vous consoler, dit l'une des deux sœurs, mais nous n'osions pas nous mêler de vos affaires. Nous savions ce que vous éprouviez. Nous vous entendions marcher de long en large. Cela nous fendait le cœur, mais que pouvions-nous faire ?
Je commençai à en avoir assez de toute cette sympathie. Je me levai et allumai une cigarette. La plus mal fagotée des deux s'excusa alors et monta chez elle.
— Elle reviendra dans une minute, dit l'autre.
Elle se mit à me parler de leur vie en Hollande. Elle dit même une chose qui me fit rire, et elle battit alors des mains de plaisir.
— Vous voyez, dit-elle, ce n'est pas si terrible après tout. Vous pouvez encore rire.
Là-dessus, je me mis à rire encore plus fort. Je ne pouvais plus m'arrêter. Je n'aurais su dire en réalité si je riais ou si je pleurais.
— Là, là, doucement, dit-elle en me serrant contre elle. Posez votre tête sur mon épaule. Voilà. Mon Dieu, comme vous avez le cœur tendre !
C'était ridicule, mais cela me fit du bien de me laisser aller sur son épaule. J'éprouvai même un léger émoi des sens, enfermé là, dans son étreinte chaude et maternelle.
La sœur réapparut avec un plateau chargé d'une carafe, de trois verres et d'une boîte de biscuits.
— Voilà qui va vous remettre un peu, dit-elle en me versant une potion de raide.
Nous trinquâmes, comme si nous célébrions quelque heureux événement... C'était du whisky de la meilleure cuvée.
— Encore un petit, dit l'autre sœur en remplissant les verres. Là, est-ce que vous ne vous sentez pas mieux ? Ça brûle, hein ? Mais ça donne du courage.
Nous en prîmes encore deux ou trois à la file A chaque fois, elles répétaient : « Là, est-ce que vous ne vous sentez pas mieux maintenant ? »
Mieux ou pire, je n'aurais su le dire. Tout ce que je savais, c'était que j'avais l'estomac en feu. Et que la chambre commençait à tourner.
— Couchez-vous, dirent-elles et, me saisissant par les bras, elles m'allongèrent sur le lit. Je me laissai faire, comme un nourrisson. Elles m'ôtèrent ma veste, puis ma chemise, puis mon pantalon et mes chaussures. Je n'élevai aucune protestation. Puis, elles me glissèrent sous les draps et me bordèrent.
— Dormez un moment, dirent-elles, nous reviendrons un peu plus tard. Et quand vous vous réveillerez, vous viendrez dîner avec nous.
Je fermai les yeux. La chambre se mit à tourner de plus en plus vite.
— Nous prendrons soin de vous, dit l'une des sœurs.
— Nous veillerons bien sur vous, dit l'autre.
Et elles quittèrent la chambre sur la pointe des pieds.
Je m'éveillai aux premières lueurs de l'aube. Je crus entendre sonner les cloches. (Exactement ce que disait ma mère quand elle essayait de se rappeler l'heure de ma naissance.) Je me levai et je relus le billet de Mona. Elles étaient maintenant en pleine mer, à l'heure qu'il était. J'avais faim. Je trouvai un morceau de tarte à la frangipane au pied du mur et je l'engloutis. Puis, j'avalai plusieurs verres d'eau à la file. J'avais mal au crâne. Je retournai me jeter sur le lit. Mais je fus incapable de me rendormir. Au bout d'une heure, je me levai, m'habillai et sortis. Mieux valait marcher que de rester couché là à réfléchir. « Je vais marcher, marcher, me dis-je, jusqu'à ce que je tombe. »
Mais cela n'alla pas du tout comme je l'espérais. Que l'on soit dispos ou fatigué, les pensées ne cessent jamais de vous harceler. On tourne et on retourne toujours au même endroit, on piétine toujours dans le même rond : l'inacceptable présent.
Comment passai-je le reste de cette journée ? Elle n'a laissé qu'un blanc dans mon souvenir. Tout ce que je me rappelle, c'est que mon mal de tête ne cessait d'empirer. Bien ne pouvait le calmer. Ce n'était pas quelque chose qui était en moi, c'était moi. Tout mon être était une vivante douleur. Une douleur ambulante, une douleur qui parlait. Si j'avais pu me tramer jusqu'à l'abattoir et si seulement on avait bien voulu m'abattre comme un bœuf... on aurait fait une bonne action ce jour-là. Un seul coup entre les deux yeux. C'était l'unique moyen de tuer la douleur.
Le lundi matin, je me présentai au travail comme d'habitude. Je dus attendre une bonne heure avant que Tony arrive. Il m'observa un instant et me dit :
— Qu'est-ce qui t'arrive ?
Je lui narrai mon histoire en peu de mots.
— Viens, allons prendre un verre, me dit-il, sincèrement compatissant. Rien ne presse au bureau. Sa Seigneurie ne vient pas aujourd'hui, aussi pas la peine de se tracasser.
Nous prîmes deux apéritifs, puis nous allâmes déjeuner. Un bon déjeuner suivi d'un cigare. Pas un mot de reproche pour Mona.
En reprenant le chemin du bureau, il se permit seulement une remarque inoffensive :
— Là, tu m'as battu, Henry ! J'ai des tas d'ennuis, mais à côté des tiens...!
Au bureau, il m'expliqua de nouveau dans les grandes lignes quelles seraient mes tâches.
— Je te présenterai aux gars demain. (Il sous-entendait : Quand tu te seras un peu repris.) Il ajouta que je n'aurais pas de mal à m'entendre avec eux.
Ainsi s'écoula cette journée, de même que la suivante.
Je fis la connaissance des autres employés, tous des types qui prenaient la vie comme elle venait et qui ne vivaient que dans l'attente de la retraite, avant la tombe. Presque tous étaient de Brooklyn : des types quelconques avec l'accent traînant du faubourg. Mais tous très complaisants, capables de se mettre en quatre pour vous rendre service.
Il y avait, notamment, un comptable pour qui je me pris immédiatement d'affection : Paddy Mahoney. Irlandais, catholique, étroit d'esprit, rouspéteur, discutailleur, toutes choses que j'exècre, mais quand il apprit que j'étais du quatorzième district — il était né et avait passé toute sa jeunesse à Greenpoint — nous devînmes les meilleurs amis du monde. Dès que Tony et le directeur étaient sortis, il venait s'appuyer à mon bureau pour discuter le coup jusqu'à la fin de la journée.
Le mercredi matin, je trouvai un câble sur mon bureau. « Besoin de cinquante dollars avant de débarquer. Câbler immédiatement. »
Je montrai le message à Tony quand il arriva.
— Qu'est-ce que tu vas faire ? me dit-il.
— C'est ce que j'aimerais savoir, lui dis-je.
— Tu ne vas tout de même pas leur envoyer de l'argent, non... après ce qu'elles t'ont fait ?
Je lui lançai un regard désespéré.
— J'ai bien peur que si, lui répliquai-je.
— Ne sois pas idiot, dit-il. Laisse-les donc le nez dans leur caca.
J'avais espéré qu'il me proposerait une avance sur mon salaire. Tout penaud, je retournai à mon travail, en me demandant à qui je pourrais bien emprunter une telle somme. Tony était mon seul espoir. Mais je n'avais pas le courage de le taper. Non, je ne pouvais pas faire ça... il avait déjà été assez chic avec moi.
Après le déjeuner, qu'il prenait généralement en compagnie de ses petits copains de la politique dans un bar du Village tout proche, il entra dans le bureau, un gros cigare au bec et l'haleine lourde. Il arborait un grand sourire, ce sourire qu'il avait à l'école quand il méditait quelque diablerie.
— Comment ça marche ? dit-il. Tu as pigé le coup, hein ? La place n'est pas si mauvaise que ça, dis-moi ?
Il balança son chapeau par-dessus son épaule, se laissa choir sur sa chaise pivotante et allongea ses pieds sur le bureau. Après avoir tiré une grande bouffée de son cigare et se retournant légèrement dans ma direction, il me dit :
— Je crois que je ne comprends pas grand-chose aux femmes, Henry. Je suis un célibataire endurci. Toi, tu es différent. Je veux dire, tu te moques des complications, hein ? Mais quand tu m'as parlé de ce câble, ce matin, j'ai cru que tu étais fou. J'ai réfléchi à la question et, maintenant, je ne pense plus ça. Tu as besoin d'aide, et je crois que je suis le seul qui puisse t'aider. Écoute, laisse-moi te prêter ce qu'il te faut. Je ne peux pas te faire avoir une avance sur ton salaire... tu es nouveau, tu comprends. Et puis cela soulèverait un tas de questions embarrassantes, ce n'est pas la peine.
Il mit la main dans sa poche et tira son portefeuille.
— Tu me rendras cinq dollars par semaine, si tu veux. Mais ne te laisse pas sucer jusqu'au trognon, mon vieux ! Ne te laisse pas faire, bon Dieu !
Il ajouta encore quelques mots, puis il s'apprêta à partir.
— Je crois que je vais m'en aller maintenant. Ma journée est finie ici. Si tu as un pépin, téléphone-moi.
— Où ?
— Demande à Paddy, il te le dira.
A la longue, la douleur s'atténua. Tony trouvait toujours du travail à me donner, et je le soupçonnai de faire cela à dessein. Il me présenta également au jardinier en chef. Il disait qu'un jour je pourrais peut-être écrire une brochure sur les plantes, les arbres et les arbustes du parc. Le jardinier pourrait me tuyauter utilement.
Tous les jours, je m'attendais à recevoir un autre câblogramme. Je savais qu'une lettre mettrait des jours à m'atteindre. Dans l'embarras où je me trouvais déjà, et comme la scène de mes désespoirs me faisait de jour en jour plus horreur, je décidai de demander à mes parents de me prendre chez eux. Ils acceptèrent d'assez bonne grâce, bien que la conduite de Mona leur parût inqualifiable. Je leur expliquai, naturellement, que nous avions décidé cela d'un commun accord, que je devais la rejoindre plus tard, et cætera. Ils ne furent pas dupes, mais ils ne cherchèrent pas à m'humilier davantage.
Je me retrouvai donc dans la rue des Premiers Chagrins. Avec le même petit bureau que j'avais quand j'étais gosse. (Et dont je ne me servis jamais.) Tout ce que je possédais tenait dans ma valise. Je n'apportai pas un seul livre avec moi.
Il m'en coûta encore quelques dollars pour informer Mona de ma nouvelle adresse et la prier de m'écrire ou de me télégraphier au bureau.
Comme Tony l'avait prédit, je n'eus pas longtemps à attendre un second télégramme. Cette fois, elles avaient besoin d'argent pour manger et se loger. Elles n'avaient pas encore trouvé de travail. Suivit une lettre, assez brève, où Mona me disait qu'elles étaient heureuses, que Paris était merveilleux et qu'il fallait que je trouve le moyen de les rejoindre bientôt. Pas un mot sur la manière dont elles se débrouillaient.
— Est-ce qu'elles s'amusent bien là-bas ? me demanda un jour Tony. Elles ne réclament plus de fric, non ?
Je ne lui avais pas parlé du second télégramme. Ce fut mon oncle, le revendeur de billets, qui me prêta la somme voulue.
— Il y a des jours où j'ai bien envie de connaître Paris, me dit Tony. On ne s'embêterait pas tous les deux, là-bas, hein ?
A part la routine du bureau, nous avions toutes sortes de petits travaux accessoires. Il y avait les discours, par exemple, que le directeur devait préparer pour telle ou telle circonstance, et qu'il n'avait jamais le temps de rédiger lui-même. C'était Tony qui les écrivait. Lorsque Tony avait fait de son mieux, je faisais quelques petites retouches.
Triste besogne que ces speechs. Je préférais de loin bavarder avec le jardinier. J'avais déjà commencé à prendre des notes en vue d'une brochure « arboriculturelle », comme je l'appelais.
Au bout d'un certain temps, le travail se ralentit. Parfois Tony ne se montrait pas au bureau de toute la journée. Dès que le directeur était parti, tout travail cessait. Pour passer le temps — nous n'étions pas plus de sept en tout — nous jouions aux cartes, aux dés, nous chantions, racontions des histoires cochonnes, ou jouions à cache-cache. Pour moi, c'était pire que d'être accablé de besogne. Impossible d'avoir une conversation intelligente avec aucun d'eux, à part Paddy Mahoney. Il était le seul avec qui j'avais plaisir à discuter. Non que ses propos fussent particulièrement géniaux. Il s'agissait presque toujours du quatorzième district, des copains avec qui il allait faire la foire. Maujer Street, Teneyck Street, Conselyea Street, Devoe Street, Humboldt Street... nous les nommions toutes, nous rejouions aux jeux que nous avions pratiqués quand nous étions gosses, dans les terrains vagues, dans les caves, sous la douce lueur des réverbères, dans les docks près des eaux rapides du fleuve...
Ce qui me valait l'amitié et la dévotion de Paddy plus que toute autre chose, c'était mon talent d'écrivassier. Quand je tapais à la machine, même si je n'écrivais qu'une lettre, il restait à la porte et me regardait comme on regarde un phénomène.
— C'que tu fous ? disait-il. Encore un de tes trucs ? (Il voulait dire... une autre histoire.)
Parfois il restait là, attendait un moment, puis disait :
— T'es très occupé ?
Si je disais :
— Non, pourquoi ?
Il répondait :
— Ben, je pensais... Tu te rappelles le bistrot au coin de Wythe Avenue et de Grand ?
— Tu parles. Et alors ?
— Ben, y avait un mec qui y venait souvent... un écrivain, comme toi. Il écrivait des feuilletons. Mais fallait d'abord qu'y soye bourré, l'gars.
Une remarque de ce genre n'était généralement qu'un prélude. Il avait envie de parler.
— Et ce vieux type qu'habite dans l'même bloc que toi... comment donc qu'y s'appelle déjà ? Ah oui, Martin. Il avait toujours une paire de furets dans les poches de son pardoss, tu t'rappelles pas ? C'qu'il a pu s'faire comme fric, le gars, avec ses sacrées bestioles ! A une époque, il travaillait pour les meilleurs hôtels de New York : il les dératisait, qu'il appelait ça. Drôle de boulot, hein ? Moi, ces bestioles, ça m'fout la pétoche... elles peuvent te sauter aux couilles et te les croquer d'un seul coup, mon vieux. C'était quand même un p'tit marrant. Et il savait y tâter, d'la boutanche ! Vingt dieux, j'le r'vois encore descendre la rue en zigzaguant... et ses deux connards de furets qui mettaient le nez à la fenêtre ! Tu dis qu'y boit plus rien maintenant ? Ça, j'peux pas y croire. Fallait l'voir claquer son fric, mon vieux, oui, justement dans c'bistrot que j'te cause.
Ensuite, il passait au Père Flanagan ou Callaghan, j'ai oublié le nom. Ce curé qui était soûl comme une bourrique tous les samedis soirs. Fallait faire gaffe quand il était rond. Et quand il pouvait attraper un enfant de chœur dans un coin... Il aurait pu avoir toutes les femmes qu'il voulait, tant il était beau gars, et il savait causer.
— Je f'sais presque dans mon froc quand j'allais à confesse, disait Paddy. Ouais, y connaissait tous les péchés d'la création, le salaud. (Paddy se signa en disant cela.) Y fallait lui dire tout, même combien de fois par semaine qu'on s'asturbait. Le pire, c'était quand y vous pétait au nez, comme ça. Mais si t'avais un ennui, tu pouvais aller le trouver. Jamais y disait non. Ça oui, y en avait des chouettes mecs dans l'quartier. Y en a maintenant qui sont en taule, les pauvres cloches...
Un mois s'était écoulé, et je n'avais reçu de Mona que deux lettres brèves. Elles habitaient rue Princesse dans un hôtel charmant, très propre et très bon marché. L'Hôtel Princesse. Si seulement je pouvais le voir, comme je l'aimerais ! Elles avaient déjà fait la connaissance d'un grand nombre d'Américains, des artistes pour la plupart et très pauvres. Elles espéraient bientôt quitter Paris et faire un tour en province. Stasia était impatiente de visiter le Sud de la France, où il y avait des vignes, des oliviers, des courses de taureaux, et cætera. Ah, oui, il y avait aussi un écrivain, un Autrichien un peu cinglé, qui était fou de Stasia. Elles pensaient que c'était un génie.
— Comment se débrouillent-elles ? me demandaient mes parents de temps en temps.
— Ça va, elles s'en tirent, répondais-je brièvement.
Un jour, j'annonçai que Stasia avait obtenu une bourse pour étudier à l'école des Beaux-Arts. Alors, ils me laissèrent tranquille pendant quelque temps.
Pendant ce temps, je cultivais le jardinier. Comme sa compagnie était rafraîchissante ! Son univers ignorait les luttes et les conflits humains ; il ne se souciait que du temps, du sol, des insectes et des greffes. Tout ce que touchaient ses mains poussait et prospérait. Il vivait dans un monde de beauté et d'harmonie où régnaient l'ordre et la paix. Je l'enviais. Quelle satisfaction de pouvoir consacrer tout son temps et sa peine aux plantes et aux arbres ! Pas de jalousies, pas de rivalités, pas d'intrigues, pas de commérages ni de mensonges dans cet univers végétal. La pensée recevait les mêmes attentions que le rhododendron ; le lilas était traité avec autant d'égards que la rose. Il y avait des plantes qui étaient d'une constitution faible, d'autres qui s'accommodaient de n'importe quelles conditions. J'étais fasciné par ses observations sur la nature du sol, la variété des engrais, l'art de la greffe. Le sujet était inépuisable. Le rôle des insectes par exemple, ou le miracle de la pollinisation, le travail incessant des vers, l'usage et l'abus de l'eau, les différences de croissance, les mutations, la nature des mauvaises herbes, la lutte pour la vie, les invasions de sauterelles et de criquets, les services miraculeux rendus par les abeilles...
Quel contraste que l'univers de cet homme avec celui où Tony évoluait ! Les fleurs contre les politiciens ; la beauté contre la finasserie et le mensonge. Pauvre Tony, qui faisait de grands efforts pour garder les mains propres. Il s'imaginait encore qu'un fonctionnaire public est un bienfaiteur pour son pays. Foncièrement honnête, les manœuvres de ses petits copains le dégoûtaient. Une fois sénateur, gouverneur ou tout ce qu'il rêvait d'être, il changerait tout cela. Il était si sincère en disant cela que je n'avais même plus le courage de le railler. Bien qu'il ne fît jamais rien que sa conscience pût lui reprocher, il était obligé de fermer les yeux sur des agissements et des pratiques qui le révoltaient. Et il devait dépenser un argent fou. Pourtant, malgré les lourdes dettes qu'il avait déjà contractées, il avait réussi à offrir à ses parents la maison qu'ils occupaient. De plus, c'était lui qui payait les études de ses deux plus jeunes frères. Comme il me le dit un jour :
— Henry, même si je voulais me marier, je ne pourrais pas. Je n'ai pas les moyens d'entretenir une femme.
Un jour qu'il me contait ses embêtements, il me dit :
— Ma meilleure époque, c'était quand j'était président du Club athlétique. Tu te souviens ? Pas de politique en ce temps-là. Dis, tu te rappelles quand j'ai couru le marathon et qu'il a fallu m'emmener à l'hôpital ? J'étais en forme à cette époque. (Il se tapota le ventre.) Maintenant, je prends de la bedaine. Voilà ce que c'est que de rester à discuter et à picoler tous les soirs avec les gars. Tu ne t'es jamais demandé pourquoi je suis en retard tous les jours ? Mon vieux, je ne suis jamais couché avant trois ou quatre heures du matin. Et je me réveille presque toujours avec la gueule de bois. Si mes vieux savaient ce que je fais pour me faire un nom, ils me renieraient sur-le-champ. Voilà ce qui arrive quand on est fils d'immigrant. J'étais un sale petit métèque, alors il fallait que je fasse mes preuves. Tu as de la chance de ne pas avoir d'ambition. Tout ce que tu désires, c'est devenir écrivain, hein ? Tu n'as pas besoin de soulever de gros tas de merde pour devenir écrivain, non ?
« Henry, mon vieux, parfois j'ai l'impression que tout ça c'est du vent. Disons que je devienne président un jour... et puis quoi ? Crois-tu que je pourrais vraiment changer quoi que ce soit ? Franchement, je n'y crois même plus. Tu n'as pas idée de la complexité de ce métier. Tu es redevable à tout le monde, que tu le veuilles ou non. Même Lincoln a dû faire des compromis. Et je ne suis pas Lincoln. Non, je ne suis qu'un Sicilien qui, la fortune aidant, ira peut-être un jour siéger au Congrès. Pourtant, j'ai encore mes illusions. C'est tout ce qu'on peut avoir dans ce métier : des illusions.
« Oui, le Club athlétique... les gens pensaient le plus grand bien de moi alors. J'étais une petite lumière dans le quartier. Le fils du cordonnier qui était parti du bas de l'échelle. Quand je me levais pour faire un discours ils étaient déjà fascinés avant même que j'ouvre la bouche.
Il s'arrêta pour allumer un autre cigare. Il tira une bouffée, fit une grimace de dégoût, et l'écrasa dans le cendrier.
« Maintenant, c'est tout différent. Je suis pris dans un engrenage. Le plus souvent je n'ai qu'à dire oui. J'attends mon heure et je m'enfonce un peu plus chaque jour. Mon vieux, si tu avais mes soucis tu aurais les cheveux blancs à l'heure qu'il est. Tu ne sais pas ce que c'est que de préserver sa petite intégrité au milieu de toutes les tentations qui t'entourent. Un petit faux pas, et tu es catalogué. Tout le monde essaie de faire des crasses au voisin. C'est cela qui les lie, je suppose. De jolis petits salauds, voilà ce qu'ils sont tous ! Je suis heureux de ne pas être juge... parce que si j'avais un jour à les juger, je serais impitoyable. Comment un pays peut-il prospérer au milieu de l'intrigue et de la corruption, voilà qui me dépasse. Il doit y avoir une puissance supérieure qui veille sur notre République, ma parole...
Il s'arrêta brusquement.
« Oublie tout ça ! me dit-il. Il faut chasser la vapeur de temps en temps. Mais maintenant, tu verras peut-être que je ne suis pas si heureux que j'en ai l'air.
Il se leva et prit son chapeau.
« A propos, tu arrives à t'en tirer ? Besoin d'un peu de fric ? N'aie pas peur de me demander si tu es à court, tu sais. Même si c'est pour ta bonne femme. Au fait, tu as des nouvelles ? Toujours le gay Paree ?
Je lui fis un grand sourire.
« Henry, mon vieux, tu as de la chance. De la chance qu'elle soit là-bas. Ça te permet de respirer un peu. Elle reviendra, n'aie pas peur. Peut-être même plus tôt que tu ne crois... Oh, à propos, je voulais te le dire avant... le directeur trouve que tu es un type épatant. Moi aussi. Allez, maintenant, salut ! »
Le soir, après le dîner, j'allais généralement faire une promenade — du côté du cimetière chinois ou de l'autre côté, par le chemin que je prenais pour passer devant chez Una Gifford. Au coin de la rue, posté comme une sentinelle, le vieux Martin était à son poste, été comme hiver. Pas moyen de passer devant lui sans échanger un mot ou deux, le plus souvent sur les méfaits de la boisson, du tabac et le reste.
Parfois, trop abattu pour entreprendre une grande marche, je me contentais de faire le tour du pâté de maisons. Avant d'aller me coucher, il m'arrivait de lire un passage de la Bible. C'était le seul livre de la maison. Un magistral livre d'histoires fantastiques à lire avant d'aller se coucher. Il n'y a que les Juifs qui pouvaient écrire un livre pareil. Un goy se perd dans ce labyrinthe généalogique, ces incestes, ces mutilations, cette numérologie, ces fratricides, ces parricides, ces pestes, cette pléthore de nourritures, de femmes, de guerres, d'assassinats, de rêves, de prophéties... Aucun enchaînement dans les faits. Il faut être étudiant en théologie pour s'y retrouver, et encore... La Bible, c'est l'Ancien Testament plus les apocryphes. Le Nouveau Testament est un recueil de devinettes — « pour chrétiens seulement. »
Bref, je m'étais entiché du Livre de Job. « Où étais-tu quand je fondais la terre ? Dis-le, si tu as de l'intelligence. » C'était cette phrase que j'aimais ; elle s'accordait bien à mon amertume, à mon angoisse. J'aimais tout particulièrement la fin : « Dis-le, si tu as de l'intelligence. » Nul ne possède cette sorte d'intelligence. Jehovah ne se contentait pas d'infliger à Job toutes sortes de maux, il lui posait aussi des devinettes. Toujours, après avoir picoré de-ci de-là dans les Rois, les Juges, les Nombres et autres livres soporifiques où il n'est question que de cosmogonies, circoncisions et tortures infligées au damnés, je revenais à Job et je me félicitais de n'être pas un des élus. A la fin, si vous vous souvenez, Job est rétabli dans son premier état. Mes ennuis à moi n'étaient que bagatelles ; ils étaient à peine plus gros qu'un pot de chambre.
A quelques jours de là, comme on dit, au milieu de l'après-midi je crois, la nouvelle arriva que Lindbergh avait réussi la traversée de l'Atlantique. Tout le personnel s'était précipité sur la pelouse pour crier et siffler et se congratuler. Dans tout le pays, ce fut une explosion de joie hystérique. Ce fut un exploit homérique, et il avait fallu des millions d'années à l'homme pour l'accomplir.
Quant à moi, mon enthousiasme était plus mitigé, en raison de la lettre que j'avais reçue le matin même, une lettre m'informant qu'elle était en route pour Vienne avec des amis. La chère Stasia était quelque part en Afrique du Nord : elle avait filé avec cet Autrichien un peu cinglé qui la trouvait si merveilleuse. A la façon dont elle me disait cela, on aurait pu penser qu'elle était partie à Vienne pour contrarier quelqu'un. Aucune explication, naturellement, sur la manière dont elle avait pu réaliser ce miracle. Je pouvais plus facilement comprendre la conquête de l'air par Lindbergh que son voyage à Vienne.
Je relus la lettre deux fois pour essayer d'élucider le mystère de ses compagnons. La solution du mystère était simple : enlever l's et lire « compagnon ». Je ne doutai pas un instant que c'était un Américain riche, oisif, jeune et beau, qui jouait le rôle de chevalier servant. Ce qui me vexait le plus, c'est qu'elle ne me donnait aucune adresse à Vienne où je pusse lui écrire. Je ne pouvais qu'attendre. Attendre et ronger mon frein.
La magnifique victoire de Lindbergh sur les éléments ne fit que donner plus de relief à ma misérable condition. J'étais là, enfermé du matin au soir, dans un bureau, à travailler à d'absurdes et insipides tâches, n'ayant même pas trois sous d'argent de poche, ne recevant que de maigres réponses à mes longues et déchirantes lettres, et elle, elle courait la prétentaine, voletant d'une ville à l'autre comme un oiseau de paradis. A quoi bon essayer d'aller en Europe ? Comment trouverais-je du travail là-bas alors que j'avais déjà tant de mal à en trouver dans mon pays ? Et pourquoi me leurrer en m'imaginant qu'elle sauterait de joie en me voyant arriver ?
Plus j'examinais la situation et plus je devenais morose. Vers cinq heures ce jour-là, en proie au plus noir désespoir, je m'assis devant la machine pour tracer les grandes lignes du livre que je m'étais promis d'écrire depuis longtemps. Mon grand livre cadastral. J'avais l'impression de rédiger mon épitaphe.
J'écrivis rapidement, en style télégraphique, en commençant par le soir de notre première rencontre. Pour quelque inexplicable raison, je m'aperçus que je rapportais dans l'ordre chronologique, et sans effort, la longue succession d'événements qui s'étaient succédé depuis ce soir fatal. Je noircis page après page, et il y en avait toujours davantage à mettre.
Brusquement pris de fringale, je m'arrêtai pour aller manger un morceau au Village. Quand je revins au bureau, je me remis au travail. Je riais et pleurais tour à tour en écrivant. Bien que je ne fisse que jeter des notes, j'avais l'impression d'écrire le livre définitif de A jusqu'à Z. Je revécus de nouveau toute la tragédie, pas à pas, jour par jour.
Ce n'est que bien après minuit que je m'arrêtai. Complètement épuisé, je m'allongeai par terre et m'endormis. Je me réveillai de bonne heure, partis au Village me sustenter un peu, puis revins au pas de flânerie reprendre le travail de la journée.
Un peu plus tard ce jour-là, je relus ce que j'avais écrit pendant la nuit. Il n'y avait guère que quelques petites additions à faire. Comment avais-je pu me rappeler avec une telle précision les mille et un détails que j'avais notés ? Et, si j'étirais ces notes télégraphiques aux dimensions d'un livre, combien faudrait-il de volumes pour rendre justice au sujet ? L'immensité de la tâche me donnait le vertige. Quand aurais-je le courage d'entreprendre une œuvre de telles dimensions ?
Et comme je rêvais à cela, une idée effroyable me glaça : notre amour est mort ! L'idée de concevoir une telle œuvre ne pouvait avoir d'autre signification. Mais je refusai d'accepter cette conclusion. Je me dis que j'avais simplement — « simplement ! » — l'intention de faire le récit de mes infortunes. Mais est-il possible de décrire ses souffrances lorsque l'on souffre encore ? Abélard l'avait fait, oui. Une idée sentimentale se présenta alors à moi : j'écrirais le livre pour elle, je le lui dédierais, de sorte qu'en le lisant elle comprendrait, ses yeux s'ouvriraient , elle m'aiderait à enterrer le passé, et nous repartirions ensemble pour une nouvelle vie.
Quelle naïveté ! comme si le cœur d'une femme, lorsqu'il s'est fermé, pouvait se rouvrir !
J'étranglai ces voix intérieures, ces tentations que seul le Démon pouvait me souffler. J'avais encore plus soif de son amour, j'étais encore plus désespéré que jamais. Le souvenir me revint alors d'une nuit, il y avait des années de cela, où, assis devant la table de la cuisine (ma femme était couchée à l'étage), je lui avais lancé un appel désespéré, allant même jusqu'à invoquer le suicide. Et la lettre avait eu son effet. Je l'avais touchée, je l'avais atteinte. Pourquoi un livre n'aurait-il pas un effet encore plus puissant ? Surtout un livre où le cœur serait mis à nu ? Je songeai à cette lettre qu'avait écrite un des personnages d'Hamsun à sa Victoria, celui qu'il décrivait en ces termes : « Dieu regardant par-dessus son épaule. » Je songeai aussi aux lettres qu'Abélard et Héloïse avaient échangées, et que le temps n'avait pas altérées. Oh, le pouvoir des mots jetés sur le papier !
Ce soir-là, tandis que mes parents lisaient le journal, je lui écrivis une lettre qui aurait touché le cœur d'un vautour. (Je l'écrivis sur le petit bureau qu'on m'avait donné quand j'étais gosse.) Je lui exposai le plan du livre et lui dis que j'en avais tracé les grandes lignes d'un seul jet. Je lui dis que le livre était pour elle, qu'il était à elle. Je lui dis que je l'attendrais mille ans s'il le fallait.
C'était une lettre pyramidale ; et quand je l'eus terminée, je me rendis compte que je ne pouvais pas l'envoyer... parce que Mona avait oublié de me donner son adresse. La rage me saisit. C'était comme si elle m'avait coupé la langue. Comment avait-elle pu me jouer un aussi sale tour ? Où qu'elle fût, dans les bras de qui que ce fût, ne comprenait-elle donc pas que je me débattais pour l'atteindre ? En dépit de toutes les malédictions que j'accumulais sur sa tête, mon cœur ne cessait de répéter : « Je t'aime, je t'aime, je t'aime... » Et, me jetant au lit en répétant cette phrase idiote, je me mis à gémir. Je gémis comme un grenadier blessé à mort.
1 En français dans le texte.