Pas de café, pas de tarte aux pommes. Il faisait nuit et l'avenue était déserte quand je revins à l'air libre. Je mourais de faim. Avec les quelques sous qui me restaient j'achetai un sucre d'orge et je rentrai à la maison. Lugubre balade, surtout quand on a le ventre vide. Mais ma tête bourdonnait comme une ruche. J'étais dans l'intimité des martyrs, ces joyeux entêtés que les vers avaient bouffés depuis longtemps.
Je me jetai aussitôt sur mon lit. A quoi bon les attendre, même s'il y avait quelques chances qu'elles ramènent à manger ? Après mon incursion dans le domaine de la biographie, tout ce qui aurait pu sortir de leurs lèvres n'aurait été qu'insipide bavardage.
J'attendis quelques jours avant d'annoncer la nouvelle à Stasia. Quand je lui montrai le chèque elle fut sidérée. Elle n'aurait jamais cru cela de moi. Mais n'était-ce pas un peu précipité ? Et puis, qui lui disait que ce chèque n'était pas du bluff ?
Quelle question ! Je ne lui dis rien de la recommandation que Zabriskie m'avait faite de lui téléphoner. A quoi bon courir le risque d'entendre des choses désagréables ! « Touche-le d'abord, après on verra bien », voilà ce que je me disais.
L'idée ne m'était jamais venue qu'elle aurait pu changer d'avis. J'avais tenu ma promesse, à elle de tenir la sienne. Ne demande rien à personne, c'est trop risqué. En avant, à tout prix !
Mais, quelques jours plus tard, les mauvaises nouvelles arrivèrent. Ce fut comme si je recevais la décharge d'une carabine à double canon entre les omoplates. Primo, comme j'aurais pu m'en douter, le chèque ne valait rien. Secundo, Stasia avait décidé de ne plus partir — pour l'instant. Pour couronner le tout, Mona me reprocha sur tous les tons d'essayer de me débarrasser de Stasia. J'avais encore manqué à ma promesse. On ne pouvait pas avoir confiance en moi. Et cætera et cætera. J'avais les mains liées, ou plutôt la langue. Impossible de lui révéler l'accord secret que nous avions conclu, Stasia et moi. J'aurais encore fait bien davantage figure de traître.
Quand je demandai qui avait touché mon chèque, on me répondit que ça ne me regardait pas. Je soupçonnai que c'était quelqu'un qui pouvait encaisser sans grand dommage la perte de deux cent cinquante dollars. (Ce dégoûtant millionnaire très probablement.)
Que dire à Zabriskie ? Rien. Je n'avais pas le courage de l'affronter à nouveau. En fait, je ne l'ai jamais revu depuis. Encore un nom à rayer de ma liste.
Les choses commençaient à se tasser un peu quand eut lieu un bizarre épisode. Un soir, on frappa doucement au carreau : Osiecki, avec son museau de fouine. C'était son anniversaire, m'annonça-t-il. Les quelques verres qu'il avait dans le nez ne semblaient pas produire un trop funeste effet. Il était légèrement décentré, marmottait toujours entre ses dents, se grattait toujours, mais d'une manière plus séduisante que d'habitude, si j'ose dire.
J'avais refusé son invitation à aller fêter l'événement dans un petit coin tranquille, mais les faibles excuses que j'invoquai ne parvinrent pas à percer le brouillard qui l'enveloppait. Il avait l'air si lointain qu'au lieu de le mettre à la porte, je finis par rendre les armes. Après tout, pourquoi n'irais-je pas avec lui ? Qu'est-ce que ça pouvait bien faire que ma chemise soit élimée an col et pas repassée, mon pantalon tire-bouchonné et mon manteau plein de taches ? « Foutaises ! » comme il disait. Son programme, c'était d'aller boire quelques verres au Village et de rentrer de bonne heure. En souvenir du bon vieux temps. On ne pouvait tout de même pas laisser un type fêter son anniversaire tout seul. Il fit tinter quelques pièces dans sa poche, pour me faire comprendre qu'il était paré. Et. on n'irait pas dans des boîtes de luxe, m'assura-t-il. « Tu voudrais peut-être manger un morceau d'abord, hein ? » me demanda-t-il, en souriant de toutes ses dents déchaussées.
Je me laissai donc faire. A Borough Hall, j'avalai un sandwich et un café, deux cafés, trois cafés. Puis nous nous enfonçâmes dans le métro. Il marmonnait toujours entre ses dents. J'arrivais à saisir une phrase par-ci par-là. Cela donnait à peu près ceci, dans le grondement du métro : « Ah oui, oui, peut se le permettre une fois de temps en temps... une p'tite virée... regarder les filles et cogner dans le tas... pas trop fort... tu sais... juste histoire de rigoler un coup... »
Nous descendîmes à Sheridan Square. Aucun mal à trouver un bistroquet. Plutôt enfumé, l'endroit : une énorme tabagie. De tous les huis s'échappaient des éclats de trompettes et des cris de femelles hystériques barbotant dans leur urine ; des tantouses, avec ou sans uniforme, se promenaient bras dessus, bras dessous, comme sur la Promenade des Anglais, laissant derrière elles un sillage de parfum assez fort pour asphyxier un chat. Par-ci par-là, tout comme dans la bonne vieille Angleterre, un pochard allongé dans le ruisseau hoquetait, dégueulait, jurait et pleurnichait. C'était une chose merveilleuse que la prohibition. Du coup, tout le monde avait soif, tout le monde avait envie de se colleter avec n'importe qui à propos de n'importe quoi. Surtout la gent femelle. Le gin faisait ressortir la putain. Et quel vocabulaire ! Encore plus grossier que celui d'une tapineuse de Londres.
Dans une sorte de bouge brumeux et rugissant, nous entreprîmes une délicate progression en direction du comptoir, avec l'intention de passer notre commande. Un peu partout des gorilles, leur chope entre les pattes, s'en tassaient un dans le gosier. Il y en avait qui essayaient de danser, d'autres qui étaient accroupis en roulant de gros yeux, entravant la circulation, d'autres à quatre pattes sous les tables, reniflant comme des chiens en chaleur, d'autres qui boutonnaient ou déboutonnaient tranquillement leur braguette. Un flic en manches de chemise et en bretelles, les yeux mi-clos, était accoudé à une extrémité du comptoir. Il avait posé son revolver dans son étui sur le bar, et son képi par-dessus. (Pour montrer qu'il était en service, probablement.) Osiecki, voyant dans quel triste état il était, voulut aller tailler une bavette avec lui. Pour l'en empêcher, je le repoussai un peu, et je le vis s'affaler sur une table inondée de bière. Une fille le prit par le cou et se mit à danser avec lui, sans bouger de place bien entendu. Il avait l'œil perdu dans le vague, comme s'il comptait des moutons.
Nous décidâmes de changer d'air. Il y avait trop de bruit par ici. Nous prîmes une rue transversale semée de poubelles, de cageots vides et des détritus remontant à l'année précédente pour le moins. Un autre bistro. Même chose, en pire. Là, Dieu me pardonne, c'était le rendez-vous des suceurs. La marine avait pris possession des lieux. Il y en avait qui étaient en chemise. Nous réussîmes à nous faufiler dehors sans trop de dégâts sous les lazzi et les sifflets.
— C'est drôle comme le Village a changé, dit Osiecki. Un grand trou du cul, voilà ce que c'est devenu, pas vrai ?
— Si on changeait de quartier ?
Il resta immobile un moment à se gratter l'occiput. Il réfléchissait, manifestement.
— Ouais, je me rappelle maintenant, grogna-t-il en se grattant l'entrejambe. Je connais un gentil petit endroit où j'allais dans le temps... une piste de danse, des lumières douces... et pas trop cher.
Un taxi passait par là. Il s'arrêta devant nous.
— Vous cherchez une boîte ?
— Tout juste, dit Osiecki, réfléchissant et se grattant toujours.
— Embarquez !
Ce que nous fîmes. Le taxi démarra comme une fusée. Nous ne lui avions donné aucune adresse. Je n'aimais guère me sentir enlevé comme cela à toute allure... et pour une destination inconnue.
Je poussai Osiecki du coude.
— Où est-ce qu'on va comme ça ?
Ce fut le chauffeur qui répondit.
— Vous verrez, vous frappez pas. Et fiez-vous à moi, c'est pas dans une boîte louche que je vous emmène.
— Il nous a peut-être dégotté quelque chose, dit Osiecki. Il paraissait ravi.
Nous stoppâmes devant une grande bâtisse du côté de la Trentième Rue Ouest. Pas très loin, cela me revint brusquement, de ce boxon français où j'avais attrapé ma première chaude-pisse. C'était un quartier désert qui évoquait la drogue et la commotion cérébrale. Des chats squelettiques rasaient les murs et semblaient avoir toutes les peines du monde à se tenir sur leurs pattes. J'examinai l'immeuble de haut en bas. Pas la moindre musique douce ne s'échappait des persiennes closes.
— Sonnez et dites au portier que c'est moi qui vous ai envoyé, dit le chauffeur en nous tendant sa carte.
Il nous demanda un pourboire supplémentaire pour prix de ses bons offices. Osiecki n'était pas d'accord et voulut discuter. Je me demandais ce qui lui prenait.
— Allez, viens, lui dis-je. Ne perdons pas notre temps.
— C'est pas cette boîte que je cherchais, dit Osiecki en regardant filer le taxi avec son pourboire supplémentaire.
— Qu'est-ce que ça peut faire ? C'est ton anniversaire, rappelle-toi.
Nous sonnâmes. Le portier parut dans l'entrebâillement de la porte et nous présentâmes notre carte. (Comme deux bouseux qui arrivent tout droit des steppes du Nebraska.) Il nous conduisit à l'ascenseur, et nous voilà partis... huit ou dix étages au moins. (Plus question de sauter par la fenêtre maintenant !) La porte s'ouvrit dans le plus grand silence, comme si elle venait d'être huilée tout spécialement pour nous. Pendant un moment, nous restâmes sidérés. Où étions-nous... dans le Paradis du bon Dieu ? Des étoiles partout, aux murs, au plafond, sur les portes, sur les fenêtres. Les Champs-Élysées, pour le moins. Et ces créatures vêtues de tulle et de gaze qui s'avançaient vers nous en flottant comme dans un rêve, diaphanes, tendant les bras vers nous pour nous accueillir... Un véritable conte oriental. Des houris sur fond d'étoiles. Et ces sons qui caressaient mes oreilles, était-ce de la musique ou le battement rythmique des ailes de séraphins ? Elle paraissait venir de très loin, discrète, tamisée, céleste. « Voilà, me dis-je, ce que l'on peut acheter avec l'argent, et comme c'est merveilleux d'avoir de l'argent, n'importe quel argent, l'argent de n'importe qui. L'argent, l'argent... Mon rêve, mon paradis. »
Escortés par deux houris les plus islamiques qui se puissent concevoir — Mahomet n'en aurait sûrement pas choisi d'autres — nous pénétrâmes dans cet enchantement où tout baignait dans un bleu crépusculaire, une lumière d'Asie parvenant à travers des éclats d'aquarium... Une table nous attendait recouverte d'une nappe blanche damasquinée, au centre de laquelle se trouvait un vase contenant des roses rose pâle, de vraies roses. Le reflet des étoiles ajoutait encore au chatoiement de la nappe immaculée. Il y avait aussi des étoiles dans les yeux des houris, et leurs seins, très légèrement voilés, étaient pareils à des gousses dorées gonflées de jus d'étoile. Même leurs paroles avaient quelque chose d'étoilé — vagues et intimes cependant, caressantes mais lointaines. Brouillard scintillant, embaumant le caroube et l'aloès. Et dans ce demi-rêve, j'entendis le mot champagne. Quelqu'un commandait du champagne. Champagne ? Étions-nous donc des ducs ? J'effleurai du doigt le col élimé de ma chemise.
— Naturellement, s'exclamait Osiecki. Champagne, pourquoi pas ?
— Et peut-être un peu de caviar, lui glissai-je à l'oreille.
— Mais naturellement. Et du caviar !
Une jeune beauté, comme surgie d'une trappe, se présenta avec sa corbeille de cigarettes. Bien que j'eusse encore quelques cigarettes au fond de ma poche, et qu'Osiecki ne fumât que le cigare, nous prîmes trois paquets de cigarettes à bout doré, parce que l'or s'harmonisait bien avec les étoiles, les lumières douces, les harpes célestes qui jouaient quelque part derrière ou autour de nous, Dieu seul savait où, tant cette musique était crépusculaire et voilée, discrète, impalpable.
J'avais à peine trempé mes lèvres dans mon champagne que j'entendis nos deux houris nous demander simultanément, d'une voix qui semblait venir de leur corps astral :
— Vous ne dansez pas ?
Tels deux phoques apprivoisés, nous nous levâmes, Osiecki et moi. Mais oui, nous brûlions du désir de danser, hein, pourquoi pas ? Il ne savait pas plus que moi quel pied avancer. Le parquet était si poli et luisant que j'avais l'impression de glisser sur de l'huile de castor. Elles dansaient lentement, très lentement, pressant leur corps tiède — tout pollen et poussière d'étoiles — contre les nôtres, leurs membres ondulant comme des algues. Quel parfum enivrant s'exhalait de leurs membres doux et satinés ! Elles ne dansaient pas, elles se pâmaient dans nos bras.
Nous regagnâmes notre table et bûmes encore quelques gorgées de ce délicieux champagne pétillant. Elles nous posèrent quelques questions polies. Étions-nous en ville depuis longtemps ? Que vendions-nous ? Puis...
— Voulez-vous manger quelque chose ?
Instantanément, sembla-t-il, un garçon en habit se matérialisa devant nous. (Ici, pas besoin de faire claquer ses doigts, ni même de faire signe de la tête ou du petit doigt : tout fonctionnait au radar.) Deux immenses menus se trouvèrent dans nos mains comme par enchantement. Les deux demoiselles l'examinèrent. Tiens, les anges avaient donc aussi un estomac ? Pour nous faciliter la tâche, elles commandèrent pour nous et pour elles.
Elles s'y connaissaient en petits plats fins, ces créatures de rêve. Huîtres, langouste, encore du caviar, fromages, biscuits anglais, bûche... un festin des plus engageants.
Je remarquai qu'Osiecki avait un drôle d'air. Son visage prit une expression encore plus étrange lorsque le garçon réapparut avec un autre seau à champagne (commandé par radar), un champagne encore plus frais, plus pétillant que le premier magnum.
Désirions-nous autre chose ? Ces paroles étaient prononcées par une voix suave et distinguée derrière nous. Nous ne répondîmes pas. Nous avions 1a bouche pleine. La voix se retira dans les ombres pythagoriciennes.
Au milieu de ce succulent repas, l'une des deux filles s'excusa. Elle avait un numéro à exécuter. Elle réapparut au centre de la piste sous un faisceau de lumière orangée. Une vraie femme-serpent. Comment arrivait-elle à se contorsionner avec tout ce caviar, toute cette langouste et ce champagne dans le ventre, voilà qui dépassait mon entendement. On aurait dit un boa constrictor se dévorant lui-même.
Pendant ce temps, celle qui était restée à notre table nous pressait de questions. Toujours de cette voix lointaine, voilée, tout sucre et miel, mais je remarquai que chaque question se faisait plus directe, plus concise. Ce qu'elle essayait de trouver, semblait-il, était la clé de notre richesse. Que faisions-nous exactement, d'où tirions-nous nos revenus ? Ses regards interrogeaient notre mise ; il y avait là quelque chose qui ne cadrait pas et qui les intriguait. A moins que nous ne fussions trop béatement heureux, trop insouciants de la situation. C'était Osiecki, son sourire matois, ses réponses désinvoltes, trop rapides, qui la piquaient au vif.
Je reportai toute mon attention sur la contorsionniste. Qu'Osiecki se débrouille avec cet interrogatoire en règle !
L'artiste en était maintenant arrivée au point où elle devait simuler l'orgasme. D'une manière raffinée, bien entendu. Je tenais ma coupe de champagne d'une main et un sandwich au caviar de l'autre. Tout marchait bien, même l'orgasme sur le plancher. Mêmes étoiles, même crépuscule bleuâtre, même sexualité étouffée de la part de l'orchestre, même garçon, même nappe immaculée. Et brusquement tout fut terminé. Quelques applaudissements discrets, nouveau salut, et notre amie vint reprendre sa place à la table du festin. Encore du champagne, sûrement, encore du caviar, encore des cuisses de volaille. Ah, si seulement on pouvait mener cette vie vingt-quatre heures par jour ! Je transpirais librement maintenant. J'avais bien envie d'enlever ma cravate. (« Ne fais surtout pas ça ! » me dit une petite voix intérieure.)
Debout devant notre table, elle nous dit :
— Vous voudrez bien m'excuser. Je reviens dans un instant.
Nous l'excusâmes bien volontiers. Après un numéro pareil, elle avait sûrement besoin de faire un petit pipi, de se remettre un peu de poudre, de se rafraîchir un brin, quoi. La nourriture attendrait. (Nous n'étions pas des goinfres : ) Le champagne attendrait. Nous aussi.
La musique reprit, quelque part dans la nuit bleue, discrète, intime, chuchotante, envoûtante. Musique spectrale exhalée des régions supérieures des gonades. Je me soulevai légèrement et remuai les lèvres. A ma grande surprise elle ne bougea pas, notre ange solitaire. Elle n'était pas en train. Osiecki tenta sa chance à son tour. Même réponse. Encore plus laconique. Et la nourriture ne lui disait plus rien. Elle se renferma dans un silence de mort.
Nous continuâmes à manger et à boire, Osiecki et moi. Les garçons avaient cessé de nous importuner. On ne fit plus apparaître devant nous d'autre magnum de champagne. Les tables se vidaient petit à petit autour de nous. La musique expira tout à fait.
La fille muette se leva alors brusquement et s'éclipsa, sans même s'excuser cette fois.
— La note ne va pas tarder, fit remarquer Osiecki, comme pour lui-même.
— Et alors ? dis-je. Tu n'as pas assez sur toi pour payer ?
— Ça dépend, dit-il en souriant entre ses dents.
Justement, le garçon approchait, la note à la main. Osiecki la prit, l'examina longuement, refit l'addition plusieurs fois à haute voix, puis dit au garçon :
— Je voudrais voir le directeur.
— Suivez-moi, dit le garçon, le visage impassible.
— Je reviens dans une minute, dit Osiecki en brandissant la note comme s'il s'agissait d'une importante dépêche venue du front.
Une minute ou une heure, qu'est-ce que cela pouvait bien changer ? J'étais complice du crime. Pas d'issue. Les carottes étaient cuites.
J'essayai d'imaginer à combien pouvait se monter la note. De toutes façons, je savais qu'Osiecki ne pourrait pas régler. Je restai assis là comme un serpent dans son trou, attendant que s'ouvre la trappe. Tout cela m'avait donné soif. Je tendis la main pour reprendre un peu de champagne, mais à ce moment un autre garçon, en manches de chemise, me battit d'une longueur et se mit à débarrasser la table. Il commença précisément par la bouteille. Puis, il nettoya la table. Il n'oublia pas une miette. A la fin, il retira aussi la nappe.
Pendant un moment, je me demandai si quelqu'un n'allait pas venir me retirer la chaise sous les fesses... ou me mettre un balai dans les mains et me donner l'ordre de me mettre au boulot.
« Quand tu ne sais plus quoi faire, va pisser un coup. Bonne idée, me dis-je. Comme ça, je pourrai peut-être apercevoir Osiecki. »
Je trouvai les toilettes au bout du couloir, juste derrière l'ascenseur. Les étoiles s'étaient éteintes. Plus de ciel crépusculaire. Plus rien que la banale réalité quotidienne... avec un peu plus de barbe sur les joues. En revenant, j'aperçus trois ou quatre gars tassés dans un coin, l'air terrorisé, dominés par une espèce de brute en uniforme. Il avait tout à fait l'allure du cogneur diplômé.
D'Osiecki, pas la moindre trace.
Je revins m'asseoir à notre table. J'avais encore plus soif. Un verre d'eau pure aurait bien fait mon affaire, mais je n'osai pas en demander. Le crépuscule bleu avait tourné au gris cendre. Mais je pouvais distinguer plus nettement les objets. C'était comme la fin d'un rêve, quand les bords s'effrangent.
« Qu'est-ce qu'il fiche ? » me demandai-je.
Je frissonnai en pensant à ce qui nous arriverait si ce monstre déguisé en amiral nous mettait le grappin dessus.
Ce ne fut qu'une bonne demi-heure plus tard qu'Osiecki réapparut. Il ne semblait pas trop mal en point après le sale moment qu'il avait dû passer. Il avait presque le sourire aux lèvres.
— Allons-nous-en, dit-il. Tout est arrangé.
— Combien ? demandai-je, tandis que nous courions au vestiaire.
— Devine ?
— Je ne sais pas.
— Presque cent dollars, dit-il.
— Non !
— Attends, dit-il. Attends qu'on soit dehors.
La baraque ressemblait tout à fait à une fabrique de cercueils maintenant. Il n'y avait plus que des spectres qui rôdaient par là. En plein soleil, elle devait avoir l'air encore plus sinistre. Je songeai aux types que j'avais vus tassés dans un coin. Je me demandai quelle mine ils devaient avoir... après le traitement.
L'aube commençait à poindre quand nous nous retrouvâmes dans la rue. Tout était désert. Des poubelles débordantes montaient la garde au bord du trottoir. Même les chats avaient disparu. Nous allongeâmes le pas en direction de la station de métro la plus proche.
— Maintenant, raconte, dis-je. Comment diable as-tu fait ?
Il se mit à rire.
— Ça ne nous a pas coûté un sou.
Il se mit à m'expliquer ce qui s'était passé dans le bureau du directeur.
« Pour un cinglé, me dis-je, tu es drôlement fortiche ! »
Voici ce qui s'était passé... Après avoir tiré de sa poche tout ce qu'il possédait — douze ou treize dollars — il proposa de signer un chèque pour compléter. Naturellement, le directeur lui éclata de rire au nez. Il demanda à Osiecki s'il n'avait rien remarqué en venant à son bureau. Osiecki voyait très bien de quoi il voulait parler. « Vous voulez parler de ces types dans un coin ? » Ouais, eux aussi avaient offert de payer avec des chèques bidon. Il montra les montres et les bagues entassées sur son bureau. Osiecki comprit cela aussi. Puis, innocent comme l'agneau qui vient de naître, il lui suggéra de nous garder tous les deux jusqu'à l'heure d'ouverture des banques. Il lui suffirait de passer un coup de fil pour vérifier si son chèque était bon ou non. Un petit interrogatoire en règle suivit cette proposition. Que faisait-il ? Où travaillait-il ? Depuis combien de temps habitait-il New York ? Était-il marié ? Avait-il de l'argent à la Caisse d'épargne ? Et cætera.
Ce qui avait fait tourner le vent en sa faveur, pensait Osiecki, fut la carte de visite qu'il exhiba alors au directeur. Cette carte, ainsi que le chéquier, portaient tous deux le nom d'un grand architecte, un des nombreux amis d'Osiecki. A partir de ce moment, l'étreinte se relâcha. On lui rendit son chéquier et Osiecki libella vivement un chèque — en ajoutant un pourboire royal pour le garçon !
— C'est drôle, dit-il, mais c'est cette petite chose — le pourboire — qui les a impressionnés. Sans cela, ils se seraient méfiés !
Il se mit à rire de nouveau, en postillonnant un peu pour faire bonne mesure.
— Mais que dira ton ami quand il s'apercevra que tu as signé à sa place ?
— Rien du tout, répondit-il tranquillement. Il est mort. Il y a deux jours à peine.
Naturellement, j'allais lui demander comment il se faisait qu'il était en possession du carnet de chèques de son ami, mais je me dis : « Merde ! Un gars à la fois timbré et aussi malin est capable d'expliquer n'importe quoi. N'y pense plus ! » Je me contentai donc de lui dire :
— Tu connais la musique, hein ?
— Faut bien, dans une ville comme celle-là !
Dans le vacarme du métro, il me cria dans l'oreille :
— C'était un chouette anniversaire, pas vrai ? Tu as aimé leur champagne ? Ces gars-là sont des petits enfants... n'importe qui peut les posséder.
A Borough Hall où nous remontâmes à l'air libre, il leva la tête vers le ciel, le visage tout épanoui. « Cocorico ! » lança-t-il ; puis il fit tinter ses pièces dans sa poche.
— Si on allait prendre un petit déjeuner chez Joe, hein, qu'en dis-tu ?
— Au poil, dis-je. Des œufs au bacon, voilà de quoi me remettre le moral d'aplomb.
En entrant dans le restaurant...
— Alors, tu trouves ça fortiche, hein ? Penh ! Si tu m'avais connu à Montréal. Quand je tenais le bordel.
Brusquement, je fus saisi de panique. L'argent... qui avait de l'argent ? Je n'avais pas l'intention de recommencer l'expérience.
— Qu'est-ce qui te prend ? dit-il. Sûr que j'ai de l'argent.
— Je veux dire, de l'argent liquide. Ne m'as-tu pas dis que tu as distribué les billets que tu avais dans ta poche ?
— Non, on me les a rendus quand j'ai signé le chèque.
Je n'en revenais pas.
— Ça, ça bat tous les records, dis-je. Tu n'es pas seulement un petit malin, ma parole, tu es un grand sorcier !
Il n'est plus question que de Paris maintenant. Paris résoudra tous nos problèmes. En attendant, tout le monde doit s'occuper. Stasia fabriquera des marionnettes et des têtes de mort ; Mona vendra son sang, voyant que le mien ne vaut rien.
En attendant, de nouvelles poires. offrent de se faire sucer par les actives sangsues que nous sommes. Il y a notamment un Indien, un Cherokee. Un bon à rien d'Indien... toujours soûl et désagréable. Seulement quand il est rond, il jette l'argent par les fenêtres... Un autre a promis de payer notre loyer tous les mois. Il a laissé le premier versement dans une enveloppe qu'il a glissée sous la porte pendant que nous dormions du sommeil du juste, il y a quelques jours. Il y a encore un chirurgien juif, toujours prêt à vous rendre service ; ceinture noire de judo. Plutôt étrange pour un chirurgien. On peut toujours le toucher dans les cas urgents. Et puis, il y a ce poinçonneur de tickets qu'elles ont ressuscité. Tout ce qu'il demande en échange de ses services, c'est un sandwich de temps en temps, sur lequel l'une d'elles doit vider sa vessie...
Pendant cette période d'activités fébriles, les murs ont été redécorés : on se croirait maintenant au Musée Grévin. Rien que des squelettes, des têtes de mort, des arlequins dégénérés, des tombes et des dieux mexicains—le tout en teintes blafardes.
De temps en temps, sous le coup de l'excitation ou de leurs efforts déchaînés, elles sont prises de vomissements, ou de diarrhée. Chaque chose en son temps, comme il est dit dans le Râmayana.
Et puis un jour, dégoûté de toute cette activité insensée, une idée géniale m'illumine les circonvolutions. Histoire d'embêter Mona, je décide de contacter son frère — pas celui de West Point, l'autre, le plus jeune. Elle m'a toujours parlé de lui comme d'un garçon très sincère, très droit. Il ne sait pas mentir, voilà comment un jour, elle m'avait résumé le personnage.
Oui, si j'avais une bonne conversation à cœur ouvert avec lui ? Quelques faits bien nets, quelques froides vérités, voilà qui constituerait une agréable diversion dans ce fleuve de phantasmes et de boues.
Je lui téléphonai donc. A ma grande surprise, il se déclara très heureux de venir me voir. Il dit qu'il y avait longtemps qu'il désirait nous rendre visite, mais que Mona ne voulait rien savoir. Il paraissait intelligent, franc, tout à fait sympathique au téléphone. Puérilement, il me dit qu'il espérait pouvoir bientôt s'installer comme avocat.
A peine entré, il jeta un coup d'œil au musée de fantoches que nous habitions, et parut médusé. Il allait d'un mur à l'autre, comme un somnambule, tendait le cou de ci de là, en hochant la tête d'un air nettement réprobateur.
— Ainsi, c'est ici que vous vivez ? répéta-t-il à trois ou quatre reprises. C'est son idée, sûrement. Mais Seigneur, quelle idée bizarre.
Je lui offris un verre de vin, mais il me dit qu'il ne buvait jamais. Café ? Non, un verre d'eau, simplement.
Comme je lui demandais si elle avait toujours été ainsi, il me répondit qu'en fait personne dans la famille n'avait jamais su grand-chose d'elle. Elle avait toujours été très renfermée, et elle inventait des histoires à longueur de journées. Rien que des mensonges, toujours des mensonges.
— Mais avant d'aller au collège... comment était-elle ?
— Au collège ? Elle n'a même pas terminé l'École supérieure. Elle a quitté la maison à seize ans.
J'insinuai sans avoir l'air d'y toucher qu'elle trouvait peut-être l'atmosphère familiale déprimante.
— Peut-être ne s'entendait-elle pas avec sa belle-mère, ajoutai-je.
— Sa belle-mère ? Elle vous a dit qu'elle avait une belle-mère ? La garce !
— Oui, dis-je, elle m'a toujours affirmé qu'elle ne pouvait pas supporter sa belle-mère. Par contre, elle aimait beaucoup son père. Elle m'a toujours dit qu'elle se sentait très proche de lui.
— Et quoi encore ?
Il serrait les dents de colère.
— Oh ! un tas de choses. Par exemple, que sa sœur la détestait. Elle n'a jamais su pourquoi.
— N'en dites pas plus ! Mais, c'est tout le contraire ! Ma mère... il n'y a pas de femme plus douce qu'elle. Et c'est sa vraie mère, et non sa belle-mère. Quant à mon père, elle le mettait dans de telles rages qu'il la battait sans pitié. Surtout pour ses mensonges perpétuels... Sa sœur, dites-vous. Oui, c'est une personne normale, conventionnelle, très belle aussi. Il n'y a jamais eu aucune haine en elle. Au contraire, elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour nous faciliter la vie à tous. Mais personne ne pouvait rien pour une garce pareille. Il fallait toujours que tout se fasse à son idée. Quand on lui résistait, elle menaçait de s'enfuir.
— Je ne comprends pas, dis-je. Je sais qu'il n'y a pas plus menteuse qu'elle, mais... enfin, déformer les choses à ce point... pourquoi ? Dans quel but fait-elle cela ?
— Elle se considérait toujours comme supérieure aux autres, répondit-il. Nous étions trop prosaïques, trop conventionnels pour elle. Elle se croyait quelqu'un, elle se prenait pour une actrice. Mais elle n'avait pas le moindre talent. Elle était trop cabotine dans la vie, vous voyez ce que je veux dire ? Mais je dois reconnaître qu'elle a toujours su faire bonne impression quand elle voulait. Elle avait le don de séduire les gens ! Comme je vous l'ai dit, nous ne savons à peu près rien de la vie qu'elle a menée après avoir quitté la maison. Nous la voyons peut-être une fois par an, et encore... Elle arrive toujours les bras chargés de cadeaux, comme une princesse. Et toujours un gros tas de mensonges sur ce qu'elle fait. Mais impossible de savoir quoi exactement.
— Il y a une chose que je voudrais vous demander, dis-je. Dites-moi, êtes-vous juifs ?
— Naturellement, répondit-il. Pourquoi ? A-t-elle essayé de vous faire croire qu'elle était chrétienne ? Elle était la seule de la famille à souffrir de cette idée. Cela rendait ma mère folle. Je suppose qu'elle ne vous a même jamais dit notre vrai nom ? Mon père l'a modifié, vous savez, en venant en Amérique. Il signifie « mort » en polonais.
Maintenant, c'était lui qui voulait me poser une question, mais il ne savait pas comment la formuler. A la fin, il me demanda, en rougissant :
— Est-ce qu'elle vous cause des ennuis ? Je veux dire, avez-vous des difficultés conjugales ?
— Oh ! nous avons nos ennuis, répondis-je... comme tous les couples mariés. Oui, toutes sortes d'ennuis. Mais ne vous tracassez pas pour cela.
— Elle ne va pas... courir avec d'autres hommes, par hasard ?
— N... non..., pas exactement. (Le pauvre, s'il savait !) Elle m'aime et je l'aime. Quels que soient ses défauts, elle est tout... pour moi.
— Alors, qu'y a-t-il ?
Je ne savais comment lui exposer la situation sans le choquer. Je lui dis que c'était une chose difficile à expliquer.
— Allez-y, dit-il, je peux tout entendre, vous savez.
— Eh bien... voyez-vous, nous vivons à trois ici. Ces choses que vous voyez sur les murs... c'est l'autre qui fait cela. C'est une femme qui a à peu près l'âge de votre sœur. C'est un personnage très excentrique pour qui votre sœur s'est prise de passion. (Cela me faisait drôle de dire « votre sœur ».) Parfois, j'ai l'impression qu'elle se soucie plus de cette amie que de moi. Elles sont très liées, si vous voyez ce que je veux dire.
— Je vois, dit-il. Mais pourquoi ne la jetez-vous pas dehors ?
— C'est cela, justement : je ne peux pas. J'ai essayé, vous savez, mais rien à faire. Si elle part, votre sœur la suivra.
— Cela ne m'étonne pas, dit-il. Ça lui ressemble bien. Pourtant, je ne pense pas qu'elle soit lesbienne, comprenez-moi. Elle aime les situations embrouillées, elle aime le drame, voilà tout.
— Pourquoi êtes-vous si sûr qu'elle ne puisse être amoureuse de cette autre personne ? Vous dites vous-même que vous ne la voyez guère depuis quelques années...
— C'est une femme normale, une femme portée sur les hommes, dit-il. Cela, je le sais.
— Vous êtes bien affirmatif.
— Oui. Ne me demandez pas pourquoi. Je sais que c'est vrai. N'oubliez pas, qu'elle le reconnaisse ou non, qu'elle a du sang juif dans les veines. Les femmes juives sont loyales, même si elles sont étranges ou fantasques, comme ma sœur. C'est dans le sang.
— Cela fait du bien d'entendre cela, dis-je. Je souhaite de tout cœur que vous soyez dans le vrai.
— Savez-vous à quoi je pense ? Vous devriez venir nous voir, parler avec ma mère. Elle serait très heureuse de vous connaître. Elle ignore absolument quel homme sa fille a épousé. De toutes façons, vous y verriez peut-être plus clair. Et cela lui ferait plaisir.
— Oui, j'irai peut-être, dis-je. La vérité ne peut pas faire de mal. Et puis, je suis curieux de connaître sa vraie mère.
— Bon, dit-il, fixons une date.
Nous prîmes rendez-vous pour le surlendemain. Nous nous serrâmes la main. Au moment où j'allais refermer la porte sur lui, il me dit encore :
— Ce qu'il lui faut, c'est une bonne raclée. Mais ce n'est pas votre genre, n'est-ce pas ?
Au jour dit, je frappai à leur porte. C'était le soir et l'heure du dîner était passée. Son frère vint m'ouvrir. (Il ne se rappelait peut-être pas que quelques années auparavant, lorsque j'étais venu voir si Mona habitait vraiment ici ou si c'était une fausse adresse, il m'avait claqué la porte au nez.) Maintenant, j'avais franchi le seuil. J'étais un peu intimidé. J'avais souvent essayé d'imaginer cet intérieur, le foyer de Mona ; de me la représenter petite fille, puis jeune fille, puis femme mûre, au sein de sa famille.
Sa mère s'avança pour me souhaiter la bienvenue. C'était cette même femme que j'avais aperçue des années auparavant, en train d'étendre du linge. Mona m'avait éclaté de rire au nez quand je lui avais décrit la personne, (« C'était ma tante ! »)
Son visage triste, marqué par les soucis, n'avait pas dû rire, ni même sourire, depuis des années. Elle avait un très léger accent, mais sa voix était agréable. Pourtant, elle ne ressemblait en rien à celle de sa fille, de même que je ne pus déceler la moindre ressemblance dans leurs traits.
C'était bien d'elle — je n'aurais su dire pourquoi — d'aller droit au fait. Était-elle la vraie mère ou seulement la belle-mère ? (C'était cela qui la chagrinait le plus.) Elle alla prendre quelques papiers dans le buffet : son certificat de mariage, le certificat de naissance de Mona ; puis des photos — de toute la famille.
Je pris une chaise et étudiai attentivement ces documents ; non que je doutasse de leur authenticité, mais j'étais bouleversé de me trouver pour la première fois en présence de faits tangibles et indubitables.
Je tirai un calepin et notai le nom du village des Carpathes où son père et sa mère étaient nés. J'étudiai la photo de la maison qu'ils avaient habitée à Vienne. Je regardai longuement, tendrement, toutes les photos de Mona : un bébé dans ses langes, puis une curieuse petite étrangère coiffée à l'anglaise, et enfin cette Réjane de quinze ans dont l'accoutrement grotesque réussissait néanmoins à faire ressortir sa personnalité. Et il y avait aussi son père — son père qu'elle aimait tant ! Un homme élégant, à l'air distingué, qui aurait pu être médecin, Chancelier de l'Échiquier, compositeur ou précepteur. Quant à sa sœur, oui, elle était encore plus belle que Mona, c'était un fait. Mais c'était une beauté déprimante de placidité. Elles étaient de la même famille, mais l'une appartenait à sa race tandis que l'autre était un fruit sauvage, une fille du vent.
Quand je relevai la tête, je vis que la mère était en larmes.
— Alors, elle vous a dit que j'étais sa belle-mère ? Pourquoi a-t-elle inventé une chose pareille ? Et que j'étais cruelle avec elle... que je refusais de la comprendre. Je ne comprends pas... non, vraiment.
Son fils vint vers sa mère et posa affectueusement la main sur son épaule.
— Ne te désole pas ainsi, mère. Elle a toujours été étrange, tu sais bien.
— Étrange, oui, mais ceci... ceci ressemble à une trahison. A-t-elle honte de moi ? Qu'ai-je donc fait, dis-moi, pour qu'elle se conduise ainsi ?
J'aurais voulu trouver quelques paroles de réconfort, mais je restai muet.
— Cela ne doit pas être drôle pour vous, dit-elle. Mais croyez-moi, elle n'était pas comme cela quand elle était petite. Non, c'était une bonne petite fille aimante, respectueuse, prévenante. Elle a changé brusquement, comme si le diable s'était emparé d'elle. Depuis ce moment, tout ce que nous disions ou faisions lui déplaisait. Elle devint comme une étrangère parmi nous. Nous avons tout essayé, mais rien n'y fit.
Sa voix se brisa, elle enfouit son visage dans ses mains et se reprit à pleurer. Tout son corps était secoué de sanglots.
Je n'avais plus qu'une idée : partir au plus vite. Mais ils insistèrent pour que je prenne le thé. Alors, je restai sur ma chaise et j'écoutai. J'écoutai l'histoire de la vie de Mona, depuis le temps de son enfance. Elle ne présentait rien de particulièrement exceptionnel, je dois dire. (Un seul détail me frappa : « Elle marchait toujours la tête haute. ») En un sens, cela me fit du bien d'apprendre les petits détails de son existence familiale. Comme cela, j'avais les deux sons de cloche... Quant au brusque changement, cela ne me parut pas si extraordinaire que cela. J'avais passé par là, moi aussi. Que savent les mères de leur progéniture ? Essaient-elles de comprendre l'enfant qui rue dans les brancards ? Essaient-elles de sonder le cœur de leur fils ou de leur fille ? Ont-elles jamais avoué qu'elles aussi sont des monstres ? Et si un enfant a honte de son sang, comment peut-il dire cela à sa mère ?
En écoutant cette femme, cette mère, je ne voyais rien en elle qui m'eût attiré si j'avais été son fils. Son air triste et morne aurait suffi à me détourner d'elle, pour ne rien dire de l'espèce de fierté qui perçait dans ses paroles, dans toutes ses attitudes. Il était manifeste que ses fils avaient été bons pour elle ; les fils juifs sont généralement ainsi. Et l'autre fille, loué soit Jehovah, avait fait un beau mariage. Mais celle-ci était la brebis galeuse, une épine dans son flanc. Et elle se sentait coupable de cet état de choses. Elle avait mis au monde un fruit véreux. Et cette sauvageonne l'avait reniée ! Quelle plus grande humiliation pouvait connaître une mère que de se voir décerner le titre de belle-mère ?
Non, plus je l'écoutais, plus elle pleurait et sanglotait, plus je sentais qu'elle n'éprouvait aucun amour pour sa fille. Elle l'avait peut-être aimée quand elle était petite, mais elle n'avait jamais fait l'effort de la comprendre par la suite. Il y avait quelque chose de faux dans ses protestations. Ce qu'elle aurait voulu, c'était que sa fille revienne lui demander pardon à genoux.
— Revenez avec elle, me supplia-t-elle quand je trouvai enfin le moment favorable pour m'éclipser. Qu'elle répète ici, en votre présence, ces horribles choses, si elle l'ose. Elle est votre femme, elle vous doit au moins cette faveur.
La façon dont elle me dit cela me donna l'impression qu'elle n'était pas du tout convaincue que nous fussions mari et femme. Je fus tenté de lui dire : « Oui, quand nous viendrons, nous apporterons aussi notre certificat de mariage. » Mais je tins ma langue.
Puis, en retenant un instant ma main dans la sienne, elle murmura d'une voix plus caressante :
— Dites-lui que tout est oublié.
Une voix plus maternelle, mais c'étaient là des paroles tout aussi creuses que le reste.
Avant de reprendre le bus, j'allai faire un tour dans les environs. Le paysage avait bien changé depuis les dernières promenades que nous avions faites par ici, Mona et moi. J'eus du mal à reconnaître la maison contre laquelle je l'avais possédée un soir. Du terrain vague où nous allions souvent faire l'amour, il ne restait plus rien. Partout de nouvelles constructions, de nouvelles rues. Je continuai à rôder dans le quartier, mais maintenant, c'était avec une autre Mona — la petite tragédienne de quinze ans dont j'avais vu la photo pour la première fois quelques minutes auparavant. Quelle remarquable personnalité sous la gaucherie naturelle de son âge ! Quelle pureté dans son regard si clair, si franc, si décidé !
Je me rappelai la Mona que j'avais attendue à la porte du dancing. J'essayai de faire coïncider les deux images. En vain ! J'errai dans ces rues sinistres, une à chaque bras. Ni l'une ni l'autre n'existaient plus. Moi non plus, peut-être.