Lorsqu'une situation paraît si mauvaise qu'aucune solution ne semble possible, il ne reste plus que le meurtre ou le suicide. Ou les deux. Sinon, on devient un bouffon.
Curieux comme on devient actif quand on n'a plus à lutter que contre son désespoir. Les événements s'accumulent à plaisir. Tout se transforme en drame... en mélodrame.
Le sol commença à se dérober sous mes pieds quand je finis par me rendre compte que ni les bouffées de colère, ni les menaces, ni les accès de chagrin, de tendresse ou de remords, rien de ce que je pouvais dire ou faire, ne l'affectait le moins du monde. Tout « homme » digne de ce nom aurait bien certainement ravalé sa fierté ou son chagrin et aurait quitté la scène. Mais pas ce petit Belzébuth !
Je n'étais plus un homme ; j'étais une créature retournée à l'état sauvage. Panique permanente, tel était mon état normal. Moins on voulait de moi, plus je m'accrochais. Plus on me blessait et m'humiliait, plus j'en redemandais. Attendant toujours un miracle, je ne faisais rien pour le provoquer. Bien plus, je n'avais même pas la force de blâmer Mona, ou Stasia, ou qui que ce fût, pas même moi, bien que je le feignisse souvent. Et en dépit d'une tendance naturelle, je ne parvenais pas à me persuader que c'était tout simplement « arrivé ». J'étais encore assez lucide pour me rendre compte qu'une situation comme celle où nous nous trouvions empêtrés ne pouvait pas simplement « arriver ». Non, je devais admettre qu'elle se préparait depuis pas mal de temps déjà. D'ailleurs, j'avais si souvent refait tout le chemin pas à pas que je le connaissais par cœur. Mais quand on est acculé au désespoir à quoi sert de savoir où et quand s'est produit le premier et fatal faux pas ? La seule chose qui importe — et Dieu sait si elle importe ! — c'est maintenant.
Comment se dégager d'un étau ?
Je me cognais la tête contre les murs sans arrêt pour essayer de briser cette question. Si j'avais réussi, j'aurais extirpé ma cervelle et je l'aurais foutue dans l'essoreuse. Mais j'avais beau faire, beau penser, beau essayer, je n'arrivais pas à me dépêtrer de la camisole de force.
Était-ce l'amour qui m'enchaînait ainsi ?
Comment répondre à cela ? Mes émotions étaient si confuses, si kaléidoscopiques... Autant demander à un moribond s'il a faim.
Peut-être faudrait-il poser la question autrement. Par exemple : « Peut-on jamais regagner ce qui est perdu ? »
L'homme de raison, l'homme de bon sens, dira non. Mais le fou dit oui.
Et qu'est-ce qu'un fou, sinon un croyant, un joueur qui a affaire à plus forte partie.
Rien n'est jamais perdu.
Qui dit cela ? Le Dieu qui est en nous. Adam qui a réchappé au feu et au déluge. Et tous les anges.
Réfléchissez donc un peu, railleurs ! Si le rachat était impossible, est-ce que l'amour ne disparaîtrait pas ? Même l'amour de soi ?
Peut-être le Paradis que je cherchais si désespérément à regagner ne serait-il pas le même... Une fois sorti du cercle magique, le levain du temps agit avec une désastreuse rapidité.
Et qu'était-il, ce Paradis que j'avais perdu ? De quoi était-il fait ? N'était-il que la possibilité d'appeler un moment de bonheur de temps en temps ? Était-ce la confiance que Mona me donnait ? (La confiance en moi, bien entendu.) Ou était-ce que nous étions unis comme des frères siamois ?
Comme tout cela paraît simple et évident maintenant ! Toute l'histoire tient en quelques mots : Je n'avais plus la force d'aimer. Un nuage de ténèbres m'enveloppait. La peur de la perdre me rendait aveugle. J'aurais plus facilement accepté sa mort.
Égaré et désemparé, j'errais dans l'obscurité que j'avais créée comme si j'étais poursuivi par un démon. Dans mon égarement, je tombais parfois à quatre pattes et, de mes deux mains nues, j'étranglais, je mutilais, j'écrasais tout ce qui risquait de menacer notre tanière. Parfois c'était le chien que je saisissais entre mes griffes tremblantes, parfois ce n'était qu'un rat mort. Une fois même, je m'acharnai sur un vieux morceau de fromage rance. Nuit et jour, je massacrais, j'assassinais. Et plus je tuais, plus le nombre de mes ennemis et agresseurs augmentait.
Que le monde fantôme est donc vaste ! Inépuisable !
Pourquoi ne m'assassinais-je pas moi-même ? J'essayai, mais ce fut un échec. Je trouvai plus efficace en fin de compte de réduire la vie à néant.
Vivre en esprit, uniquement en esprit... c'est le moyen le plus sûr pour réduire la vie à néant. Devenir la victime d'une machine qui ne cesse de tourner, de broyer et de moudre.
La machine mentale.
« Aimer et haïr ; accepter et rejeter ; prendre et dédaigner ; espérer et repousser : voilà la maladie de l'esprit. »
Salomon lui-même n'aurait pu mieux exprimer cela.
« Si vous renoncez à la victoire comme à la défaite, lit-on dans le Dhammapada, vous dormirez la nuit sans crainte. »
Si !
Le lâche, et c'est ce que j'étais, préfère l'agitation perpétuelle de l'esprit. Il sait, et le maître retors qu'il sert le sait aussi, que si la machine s'arrêtait une seule seconde il exploserait comme une étoile morte. Pas la mort... l'anéantissement !
Décrivant le Chevalier errant, Cervantès dit : « Le Chevalier errant fouille tous les recoins du monde, pénètre dans les labyrinthes les plus compliqués, accomplit l'impossible à chaque pas, endure les féroces rayons du soleil dans les déserts inhabités, l'inclémence du vent et de la glace en hiver ; les lions ne peuvent l'intimider, les démons ni les dragons ne l'effrayent car la tâche de sa vie et sa véritable mission est de rechercher le combat et de vaincre. »
Le fou et le lâche ont d'étranges points communs avec le Chevalier errant. Le fou croit en dépit de tout ; il continue à croire devant l'impossible. Le lâche brave tous les dangers, court tous les risques, n'a peur de rien, d'absolument rien, sauf de perdre ce qu'il s'efforce vainement de retenir.
Il est très tentant de dire que l'amour n'a jamais fait un lâche de personne. Le véritable amour, peut-être. Mais qui, parmi nous a jamais connu le véritable amour ? Quel est l'amant qui ne se vendrait au Diable plutôt que de voir sa bien-aimée torturée, mise à mort ou déshonorée ? Qui n'abandonnerait sa sécurité et sa richesse pour secourir son amour ? Certes, il y a eu de grands personnages qui ont accepté leur sort, qui sont demeurés à l'écart dans le silence et la solitude, et qui se sont rongé le cœur. Faut-il les admirer ou les plaindre ? Même le plus éperdu d'amour n'a jamais pu se mettre à danser de joie en criant... « Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ! »
« Dans le pur amour (qui n'existe certainement que dans notre imagination), dit un homme que j'admire, celui qui donne ne sait pas qu'il donne, ni ce qu'il donne, ni à qui il donne, et encore moins si le destinataire apprécie ou non son offrande. »
De tout cœur, je dis : « D'accord1 ! » Mais je n'ai jamais rencontré un être capable de manifester un tel amour. Seuls peut-être ceux qui n'ont plus besoin d'amour peuvent aspirer à un tel rôle.
Être libéré des servitudes de l'amour, se consumer comme une chandelle, fondre dans l'amour, se fondre avec l'amour... quelle félicité ! Est-ce possible pour les créatures que nous sommes, faibles, orgueilleuses, suffisantes, possessives, envieuses, jalouses, entêtées, rancunières ? Évidemment non. Pour nous, c'est la chasse aux rats — dans le vide de l'esprit. Pour nous, l'enfer, l'enfer sans appel. Croyant que nous avons besoin d'amour, nous cessons de donner l'amour, nous cessons d'être amour.
Mais si faibles, si abjects que nous soyons, il nous arrive à l'occasion d'entrevoir cet amour vrai et désintéressé. Qui d'entre nous ne s'est jamais dit, dans son aveugle adoration d'un être hors d'atteinte : « Qu'importe qu'elle ne m'appartienne jamais ! Ce qui compte, c'est qu'elle existe, que je puisse l'adorer à jamais ! » Et bien qu'une opinion aussi exaltée soit insoutenable, l'amoureux qui raisonne ainsi est sur la terre ferme. Il a connu un instant de pur amour. Nul autre amour, si serein, si durable soit-il, ne peut se comparer à lui.
Si fugace que soit un tel amour, pouvons-nous dire cependant qu'il y a eu perte de quelque chose ? La seule perte possible — et le véritable amant le sait bien ! — est le manque de cette affection impérissable que l'autre a inspirée. Ah, le triste, le sinistre et fatal jour, celui où l'amant s'aperçoit brusquement qu'il n'est plus possédé, qu'il est guéri en quelque sorte, de son grand amour ! Le jour où, même inconsciemment, il ne voit plus en lui qu'une « folie ». L'impression de soulagement que communique un tel réveil peut lui laisser croire en toute sincérité qu'il a retrouvé sa liberté. Mais à quel prix ! Quelle misère que cette liberté ! N'est-ce pas une calamité que de contempler de nouveau le monde avec des yeux de tous les jours, une sagesse de tous les jours ? N'est-il pas déchirant de se retrouver entouré d'êtres familiers et banals ? N'est-ce pas effrayant de penser qu'il faut « continuer » comme on dit, mais avec des pierres dans le ventre et du gravier dans la bouche ? Ne plus voir que cendre là où, l'instant d'avant, tout n'était que splendeur et beauté, là où des torrents de lumière et de félicité jaillissaient spontanément de quelque fontaine magique ?
Si quelque chose mérite le nom de miraculeux, n'est-ce pas l'amour ? Quelle autre puissance, quelle autre force mystérieuse peut revêtir la vie d'une splendeur aussi indéniable ?
La Bible regorge de miracles, et des hommes pleins de sens les ont acceptés aussi bien que des simples d'esprit. Mais le miracle dont tout le monde peut faire l'expérience dans sa vie, le miracle qui ne demande aucune intervention surnaturelle, aucun intercesseur, aucun effort particulier de la volonté, le miracle qui est permis au fou comme au lâche, au héros comme au saint, c'est l'amour. Né d'un instant, il vit éternellement. Si l'énergie ne peut se perdre, combien plus impérissable est l'amour ! De même que l'énergie, qui est encore une énigme complète, l'amour est toujours là, toujours disponible. L'homme n'a jamais créé un gramme d'énergie, pas plus qu'il n'a créé l'amour. L'amour et l'énergie ont toujours été et seront toujours. Peut-être ne sont-ils qu'une seule et même chose en essence. Pourquoi pas ? Peut-être cette mystérieuse énergie que l'on identifie avec la vie de l'Univers, qui est Dieu en action comme l'a dit quelqu'un, peut-être cette force secrète et qui pénètre tout, n'est-elle que la manifestation de l'amour. Quoi de plus terrifiant que de se dire : si rien, pas le moindre atome de notre Univers ne connaît cette force insaisissable, qu'est-ce que l'amour ? Qu'arrive-t-il lorsque l'amour (semble-t-il) disparaît ? Car l'une n'est pas moins indestructible que l'autre. Nous savons que la particule de matière la plus morte peut libérer une énergie explosive. Et si un cadavre vit, comme nous savons qu'il le fait, de même l'esprit qui, un jour, l'a animé. Si Lazare est ressuscité d'entre les morts, si Jésus est sorti du tombeau, alors tous les univers qui, pour l'instant, ont cessé d'exister, pourront revivre, et revivront sans aucun doute, quand le temps sera mûr. Quand l'amour, en d'autres termes, aura vaincu la sagesse.
Mais comment pouvons-nous donc, si de telles choses sont possibles, parler de perdre l'amour, comment même cette idée peut-elle nous venir à l'esprit ? Nous aurons beau fermer notre porte, l'amour réussira toujours à s'introduire. Nous aurons beau devenir froids et durs comme les pierres, nous ne pourrons rester éternellement indifférents et inertes. Rien ne meurt vraiment. La mort est toujours simulée. Mourir, c'est simplement fermer une porte.
Mais l'Univers n'a pas de portes. Il n'y en a certainement pas qui ne puissent être ouvertes et franchies par la puissance de l'amour. Cela, le fou le sait, dont la sagesse se manifeste par sa fureur d'exalté. Et qu'est-il d'autre, ce Chevalier errant qui recherche le combat afin de vaincre, sinon un héraut de l'amour ? Et celui-là qui s'expose constamment à l'insulte et à l'injure, devant qui s'enfuit-il sinon devant l'invasion de l'amour ?
Dans la littérature du désespoir, il y a toujours un symbole et un seul (qui peut s'exprimer en termes de mathématiques aussi bien que de spiritualité) autour duquel tout tourne : l'amour négatif. Car la vie peut être vécue, et est généralement vécue, en termes négatifs plutôt que positifs. Les hommes peuvent lutter à perpétuité, et sans espoir, une fois qu'ils ont choisi d'éliminer l'amour. Ce « malaise insondable du vide où toute la création pourrait être déversée et ce serait encore le vide », ce malaise de Dieu comme on l'a appelé, n'est-ce pas là décrire parfaitement l'état d'une âme privée d'amour ?
C'est dans un état voisin de celui-là que je me trouvais alors tout entier plongé. Les événements s'accumulaient comme à plaisir, et la cote d'alerte était largement franchie. Et je m'enfonçais à une vitesse vertigineuse. Ce qui avait demandé des siècles pour être bâti était démoli en un clin d'œil. Tout tombait en poussière au moindre contact.
Pour une machine à penser, il importe peu qu'un problème soit exprimé en termes positifs ou négatifs. Quand un être humain se laisse emporter sur la pente du toboggan, il en va pratiquement de même. Ou presque. La machine ne connaît ni regret, ni remords, ni sentiment de culpabilité. Elle ne montre des signes de dérangement que lorsqu'elle n'a pas été convenablement alimentée. Mais un être humain doté de cette effroyable machine mentale ne connaît pas de répit. Jamais il ne peut jeter l'éponge, si intolérable que soit la situation. Tant qu'il reste une petite lueur de vie, il s'offre en victime à tous les démons qui veulent bien de lui. Et s'il n'y a rien, ou personne, pour le harceler, le trahir, l'avilir ou le ronger, il se harcèle, se trahit, s'avilit ou se ronge lui-même.
Vivre dans le vide de l'esprit, c'est vivre « de ce côté-ci du Paradis », mais si complètement, si totalement, que même la rigidité de la mort lui fait l'effet d'une danse de Saint-Guy. Si morne et lugubre que puisse être la vie quotidienne, jamais elle ne sera aussi douloureuse que ce vide sans fin où l'on glisse et s'enfonce en pleine conscience. Dans la calme réalité de tous les jours, il y a le soleil et il y a la lune, il y a les arbres en fleurs et les feuilles mortes, le sommeil et lé réveil, les rêves et les cauchemars. Mais dans le vide de l'esprit, il n'y a qu'un cheval mort qui court sans bouger les pattes, un fantôme étreignant un insondable néant.
Ainsi, tel un cheval mort que son maître cravache infatigablement, je galopais sans trêve jusqu'aux coins les plus reculés de l'Univers sans jamais trouver la paix, la consolation ou le repos. Et je rencontrais d'étranges fantômes au cours de ces fantastiques chevauchées ! Nous présentions de monstrueuses ressemblances, et pourtant il n'y avait jamais la moindre communication entre nous. La mince membrane de peau qui nous séparait était comme une cotte de mailles magnétique à travers laquelle le courant le plus puissant était incapable de passer.
S'il y a une différence entre les vivants et les morts, elle réside dans le fait que les morts ont cessé de se poser des questions. Mais, comme les vaches dans les prés, les morts ont tout le temps pour ruminer. Les pieds bien au frais sous les pissenlits, ils continuent à ruminer même quand la lune est couchée. Les morts ont une infinité d'univers à explorer. Des univers de pure matière. D'une matière privée de substance. Une matière à travers laquelle la machine mentale se fraie un chemin comme dans de la neige fraîche.
Je me rappelle la nuit où je m'aperçus que j'étais mort. Kronski était venu et m'avait donné quelques innocentes pilules blanches à avaler. Je les avalai et, quand il fut parti, j'ouvris tout grand les fenêtres, rejetai les couvertures et m'allongeai complètement nu. Dehors, la neige tourbillonnait furieusement. Le vent glacial rugissait aux quatre coins de la chambre comme un puissant ventilateur.
Je m'endormis, tranquille comme une punaise. Au petit jour, j'ouvris les yeux, tout étonné de voir que je n'étais pas dans l'au-delà. Pourtant, je n'aurais pu dire que j'étais au monde des vivants. Ce qui était mort, je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est que tout ce qui constitue ce qu'on appelle « notre vie » s'était évanoui. Il ne me restait plus que la machine... la machine mentale. Tel le soldat qui obtient enfin ce qu'il souhaitait depuis longtemps, on m'avait envoyé à l'arrière. Aux autres de faire la guerre2 !
Malheureusement, on n'avait épinglé aucune destination particulière sur ma carcasse. Je filais en arrière, toujours plus loin en arrière, souvent à la vitesse d'un boulet de canon.
Bien que tout me parût familier, je ne voyais aucune voie d'accès. Si je parlais, on aurait dit un disque passé à l'envers. Tout mon être était déphasé.
Et haec olim meminisse invabit.
J'étais suffisamment clairvoyant à l'époque pour inscrire ce vers inoubliable de L'Énéide sur l'armoire à pharmacie qui était accrochée au-dessus du lit de Stasia.
J'ai peut-être déjà décrit l'endroit. Peu importe. Un millier de descriptions ne pourraient jamais rendre la réalité de cette atmosphère où nous vivions, où nous nous déplacions. Car c'est là, comme le prisonnier de Chillon, comme le divin marquis, comme Strindberg fou, que je suis allé au bout de ma folie. Une lune morte qui avait cessé de lutter pour présenter sa vraie face.
Le plus souvent il faisait sombre, c'est cela que je me rappelle le mieux. L'obscurité glaciale du tombeau. Lorsque j'y pénétrai pour la première fois, un jour de neige, j'eus l'impression que le monde derrière notre porte demeurerait à jamais recouvert d'un tapis de feutre blanc. Les sons qui s'insinuaient dans mon cerveau liquéfié étaient toujours étouffés, amortis par une couche de neige immuable. C'était une Sibérie de l'esprit que j'habitais, cela ne fait aucun doute. Pour compagnons, j'avais les loups et les chacals, leurs pitoyables hurlements n'étant interrompus que par les clochettes des troïkas ou le ferraillement d'une charrette de laitier dont le lait était destiné au pays des mères sans enfants.
Vers le petit matin, je pouvais généralement m'attendre à les voir arriver toutes les deux, bras dessus, bras dessous, fraîches comme des roses, les joues rouges de froid et de l'excitation d'une journée fertile en événements. De temps en temps, un encaisseur apparaissait, frappait fort et longtemps, puis fondait dans la neige. Ou Osiecki, le dingue, qui tapait toujours doucement aux carreaux. Et la neige qui n'arrêtait pas de tomber, en larges flocons gorgés d'eau, comme des étoiles fondantes, ou en rafales tourbillonnantes chargées d'une multitude de seringues hypodermiques acérées.
Tout en attendant, je resserrais ma ceinture. J'avais la patience, non d'un saint, ni même d'une tortue, mais la patience froide et calculée d'un criminel.
Tuer le temps ! Tuer la pensée ! Tuer les tiraillements de la faim ! Un long meurtre, un meurtre permanent... Sublime !
Si, glissant un œil à travers les rideaux passés, j'apercevais la silhouette d'un ami, il m'arrivait d'ouvrir la porte, plus pour faire entrer une bouffée d'air frais que pour accueillir une âme sœur.
Le dialogue préliminaire était toujours le même. Je le connaissais si bien que je me le répétais pour moi seul quand ils étaient partis. C'était toujours une ouverture à la Ruy Lopez.
— Qu'est-ce que tu fais tout seul ?
— Rien.
— Tu vas devenir cinglé.
— Moi ? Tu es fou !
— Mais qu'est-ce que tu fiches toute la journée ?
— Rien.
Ensuite, c'était le rite des cigarettes et des pièces de monnaie qu'on cherchait au fond des poches, puis le morceau de tarte à la frangipane ou le sac de brioches qu'on déposait sur la table. Parfois, je proposais une partie d'échecs.
Bientôt les cigarettes s'éteignaient, puis les bougies, puis la conversation.
De nouveau seul, je me laissais envahir par les plus délicieux, les plus extraordinaires souvenirs — de personnes, d'endroits, de conversations. Des voix, des grimaces, des gestes, des piliers, des chapiteaux, des corniches, des prairies, des ruisseaux, des montagnes... déferlaient sur moi en vagues irrésistibles, toujours désynchronisées, déjetées... comme des caillots de sang pleuvant d'un ciel clair. Ils étaient là in extenso, les compagnons de ma folie ; c'était la collection la plus bizarre, la plus pitoyable et fantasque qu'un homme pût rassembler. Tous des visiteurs tombés d'une planète blafarde. Tous des uitlanders. Mais tendres, mais aimables ! Comme des anges momentanément exilés, dissimulant discrètement leurs ailes sous leurs dominos en loques.
Souvent, c'était dans le noir, au coin d'une rue, dans un quartier complètement désert, sous un vent qui hurlait comme un dément, que je tombais sur un de ces marmiteux. Parfois, il me demandait du feu, ou bien de lui filer vingt balles. Et instantanément nous nous prenions par le bras, instantanément nous tombions dans le jargon que seuls utilisent les épaves, les anges et les parias.
Souvent, c'était la confession simple et sans détour de la part de l'étranger qui mettait la machine en branle. (Meurtre, vol, viol, désertion... cela venait comme des cartes d'appel.)
— Tu comprends, il fallait que je l'fasse...
— Bien sûr !
— La hache était là, y avait la guerre, le vieux était toujours soûl, ma frangine faisait le tapin... Et puis, j'ai toujours voulu écrire, tu comprends ?
— Bien sûr !
— Et puis, les étoiles... les étoiles d'automne. Et d'autres horizons, des pays étranges. Un monde si neuf et pourtant si vieux. Marcher, se planquer, chercher à bouffer. Chercher, fouiller, prier... changer de peau, changer de nom, changer de planque. Toujours se fuir soi-même. Tu comprends ?
— Bien sûr !
— Au-dessus de l'Équateur, au-dessous de l'Équateur... jamais de repos, jamais de répit. Jamais rien nulle part. Des mondes si beaux, si pleins, si riches, mais toujours entourés de ciment et de barbelés. Toujours plus loin, toujours la porte à côté, encore plus loin. Toujours tendre les mains, toujours mendier, supplier, implorer. Sourd, le monde. Sourd comme un pot, comme les pierres. Les fusils qui claquent, les canons, boum, boum, boum, et partout des hommes, des femmes, des enfants, étendus raides au milieu de leur sang tout noir. Une fleur par-ci par-là, une violette peut-être, et un million de cadavres en décomposition pour la fertiliser. Tu me suis ?
— Bien sûr !
— Je suis devenu dingue, tu comprends, complètement dingue !
— Naturellement.
Alors, il prend la hache, si tranchante, si luisante, et il se met à tailler... une tête par-ci, un bras ou une jambe par-là, puis les doigts et les orteils. Comme quand on hache les épinards. Alors, naturellement, on le recherche. Et quand on l'aura trouvé, on lui foutra le jus à travers le corps. Justice sera faite. Pour des millions massacrés comme des porcs un seul pauvre monstre est exécuté humainement.
Si je comprends ? Tu parles.
Qu'est-ce qu'un écrivain ? Un criminel, un juge, un bourreau. N'étais-je pas versé dans l'art du mensonge depuis l'enfance ? Ne suis-je pas perclus de traumas et de complexes ? N'ai-je pas été souillé de toutes les fautes et de tous les péchés d'un moine du Moyen Age ?
Quoi de plus naturel, de plus compréhensible, de plus humain et pardonnable que ces monstrueuses divagations du poète solitaire ?
Ces nomades me quittaient aussi inexplicablement qu'ils avaient pénétré dans ma sphère.
Cela vous met sur le qui-vive de traînasser dans les rues le ventre vide. On sait alors d'instinct où il faut tourner, ce qu'il faut chercher ; et on ne manque jamais de reconnaître un compagnon de maraude.
Quand tout est perdu l'âme sort des rangs...
Je disais qu'ils étaient comme des anges déguisés. Oui, c'est cela, mais je ne m'en apercevais généralement qu'après les avoir quittés. Il est rare qu'un ange paraisse au milieu d'un nuage de gloire. Mais il arrive pourtant que le gros ballot qu'on est en train de regarder tripote la porte, et la porte s'ouvre.
C'était toujours la porte appelée Mort qui s'ouvrait à toute volée, et je voyais qu'il n'y avait de morts, pas plus que de juges ou de bourreaux, que dans notre imagination. Comme je m'efforçais, désespérément, de rendre gorge ! Et je rendais gorge. Je rendais tout. Un rajah qui se dépouille de tout. Nu comme un ver. Ne possédant plus qu'un ego, mais un ego enflé et boursouflé comme un crapaud hideux. Alors, l'insanité totale de tout cela me submergeait. On ne peut se débarrasser de rien ; rien n'a été ajouté ou retranché ; rien n'a augmenté ou diminué. Nous nous tenons sur le même rivage devant le même océan, la même immensité. L'océan de l'amour. Il est là... in perpetuum. Autant dans une fleur brisée, le bruit d'une cascade ou le vautour qui fond sur une charogne que dans l'artillerie tonnante du prophète. Nous avançons les yeux fermés, les oreilles bouchées ; nous nous frappons la tête contre les murs alors que des portes sont prêtes à s'ouvrir au moindre contact ; nous cherchons à tâtons des échelles, oubliant que nous avons des ailes ; nous prions comme si Dieu était sourd et aveugle, comme s'il était perdu au fond de l'immensité des espaces. Pas étonnant si nous ne reconnaissons pas les anges quand ils passent près de nous.
Un jour, ce sera amusant de se rappeler tout ça.