Parfois, je restais assis devant la machine pendant des heures sans écrire une ligne. Enflammées par une idée, saugrenue bien souvent, mes pensées se mettaient à galoper bien trop vite pour être transcrites. Et je me laissais traîner dans la poussière comme un guerrier accroché à son char.
Sur le mur, à ma droite, étaient épinglées toutes sortes de notes : une longue liste de mots, des mots qui m'ensorcelaient et que j'avais l'intention de traîner par les cheveux si cela était nécessaire ; des reproductions de tableaux d'Ucello, de della Francesca, de Breughel, de Giotto, de Memling ; des titres de livres auxquels je comptais subtiliser habilement quelques passages ; des phrases tirées de mes auteurs favoris, non pour les citer mais pour me rappeler à l'occasion comment torcher une idée ; par exemple : « le ver qui lui grignotait la vessie » ou « la bouillie qui fermentait derrière son front ». La Bible était entrelardée de bouts de papiers pour indiquer l'emplacement des perles. La Bible était une véritable mine de diamants. Toutes les fois que je consultais un passage, je me laissais intoxiquer. J'avais placé aussi dans le dictionnaire des papiers pour signaler diverses listes : fleurs, oiseaux, arbres, reptiles, pierres précieuses, poisons, et cætera. Bref, je m'étais entouré d'un arsenal complet.
Mais pour quel résultat ? Méditant sur un mot tel que praxis, par exemple, ou plérome, mon esprit partait à la dérive comme une guêpe soûle. Four, en fin de compte, chercher désespérément à me rappeler le nom de ce compositeur russe, ce mystique ou ce théosophe qui avait laissé son grand œuvre inachevé. Celui à propos de qui on avait écrit : « Lui, qui s'était pris pour un messie, qui s'était vu sous les traits de Dieu en personne, qui avait rêvé de conduire l'humanité au « dernier banquet », lui qui avait rêvé de renverser l'Univers par la puissance de sa musique, mourut d'un furoncle. » Scriabine ! voilà le nom que je cherchais. Oui, Scriabine me faisait dérailler parfois pendant des jours. Toutes les fois que son nom m'explosait dans la tête, je me retrouvais sur la Deuxième Avenue, au fond de quelque café, entouré de Russes (des Russes blancs le plus souvent) et de Juifs russes, écoutant quelque génie méconnu dévider les sonates, préludes et études du divin Scriabine. Puis de Scriabine à Prokofiev, à la soirée où je l'entendis pour la première fois, à Carnegie Hall probablement, tout en haut au dernier balcon, et si enthousiasmé qu'en me levant pour applaudir et hurler mon admiration — nous hurlions tous comme des fous à cette époque—je faillis passer par-dessus la rampe. Longue silhouette décharnée en habit, semblant sortir de l'Opéra de Quat'Sous, un vrai M. Pompes Funèbres. De Prokofiev à Luke Raston, maintenant disparu, un ascète lui aussi, avec un visage pareil au masque mortuaire de M. Arouet. Un brave type, ce Luke Raston qui, après avoir fait le tour de tous les tailleurs de la Cinquième Avenue avec ses échantillons de drap de laine d'importation, rentrait chez lui et pratiquait les lieder allemands tandis que sa chère mère, qui l'avait toujours trop gâté, lui préparait des pieds de cochons et de la choucroute et lui redisait pour la dix millième fois quel cher bon fils il était. Malheureusement, sa voix était trop mince pour les pesantes mélodies de son cher Hugo Wolf dont il truffait toujours ses programmes. Il mourut à trente-trois ans — de pneumonie dit-on, mais ce fut probablement d'un chagrin d'amour... Puis, venait le souvenir d'autres personnages oubliés — Minnesingers, flûtistes, violoncellistes, pianistes en jupe, comme celle qui inscrivait toujours le Carnaval de Schubert à son programme. (Elle me rappelait irrésistiblement Maude, la nonne qui était devenue virtuose.) Il y en avait encore d'autres, à cheveux courts ou à cheveux longs, toutes effilées aux deux bouts, comme des cigares de Havane. Avec des poitrines de bœuf qui faisaient trembler les lustres de leurs clameurs wagnériennes. Ou de belles Jessicas, les cheveux collés de part et d'autre d'une raie impeccable : douces madones (Juives pour la plupart) qui n'avaient pas encore pris l'habitude de grignoter à toute heure du jour et de la nuit. Puis les violonistes en jupe, gauchères parfois, souvent rousses, avec des seins qui se mettaient en travers de leur archet...
Je cherchais juste un mot, comme je disais. On un tableau, ou un livre. Seulement le titre, parfois. Comme Heart of Darkness, ou Under the Autumn Star. Comment commençait-elle déjà, cette merveilleuse histoire ? Jetons-y un coup d'œil. Je lisais quelques pages, puis je jetais le livre à terre. Inimitable. Et moi, comment avais-je commencé ? Je relisais une fois encore le début de mon Paul Morphy imaginaire. Faible, pitoyablement faible. Quelque chose tombe de la table. Je me baisse pour le ramasser. Je suis à quatre pattes et une fente dans le parquet m'intrigue. Quoi ? Je reste là, comme si j'attendais qu'on me « couvre », comme une brebis. Les pensées tourbillonnent dans mon citron et s'échappent par le petit trou du sommet de mon crâne. J'attrape un bloc-notes et je jette quelques mots. D'autres idées, encore des idées harcelantes. (C'est une boîte d'allumettes qui était tombée de la table.) Comment introduire ces idées dans le roman ? Toujours le même dilemme. Puis je pense à Twelve Men. Si seulement je pouvais mettre quelque part un petit paragraphe qui ait la chaleur, la tendresse, le pathétique de ce chapitre sur Paul Dressler. Mais je ne suis pas un Dreiser. Et je n'ai pas de frère Paul. Elles sont loin, les rives de la Wabash. Loin, plus loin que Moscou ou Kronstadt, ou la chaude et profondément romantique Crimée. Pourquoi ?
Russie, où nous conduis-tu ? Plus loin ! Ech konee, konee !
Je pense à Gorky, au mitron, le visage enfariné, et au gros paysan (en chemise de nuit) qui roule dans la boue avec ses truies bien-aimées. L'Université de la vie. Gorky : mère, père, camarade. Gorky, le vagabond bien-aimé : qu'il vabagonde, pleure, pisse, prie ou jure, il ne cesse d'écrire. Gorky qui écrit dans le sang. Un écrivain authentique comme le cadran solaire...
Je dis que je veux juste regarder un titre.
Et ainsi, comme un concerto de piano pour la main gauche, la journée glissait. Je pouvais m'estimer encore heureux s'il en sortait une ou deux pages. Écrire ! C'était pire que d'arracher un sumac par les racines. Ou de tirer des betteraves.
Quand elle me demandait, de temps en temps : « Comment ça marche, Val chéri ? » j'avais envie de me prendre la tête entre les mains et de chialer.
— Ne te force pas, Val.
Mais j'ai forcé. J'ai poussé et poussé jusqu'à ce qu'il ne reste plus une goutte de caca en moi. Souvent, c'est juste au moment où elle annonce : « Le dîner est servi ! » que le flot commence. Merde ! Peut-être après dîner. Peut-être quand elle sera couchée. Mañana.
A table, je parle de l'œuvre comme si j'étais un autre Alexandre Dumas ou un Balzac. Toujours de ce que j'ai l'intention de faire, jamais de ce que j'ai fait. J'ai un véritable génie pour l'impalpable, pour le chaotique, pour ce qui n'est pas encore né.
— Et toi, qu'as-tu fait de ta journée ? demandé-je parfois — plus pour échapper aux démons qui me torturent que pour entendre les banalités que je connais déjà par cœur.
En écoutant d'une oreille, je peux voir Pop attendant, comme un toutou fidèle, l'os qu'on va lui jeter. Est-ce qu'il restera assez de chair autour ? Craquera-t-il dans sa bouche. Et alors, je me rappelle que ce ne sont pas vraiment les pages du livre qu'il attend, mais un morceau bien plus juteux... elle. Il se montrerait patient, il se contenterait — pendant un certain temps du moins — de discussions littéraires. Tant qu'elle se ferait belle, tant qu'elle continuerait à porter les délicieuses robes qu'il la supplierait de choisir, tant qu'elle accepterait de bonne grâce toutes les petites faveurs dont il la couvrait. En d'autres termes, tant qu'elle le traiterait comme un être humain. Tant qu'elle n'aurait pas honte de se montrer avec lui. (Trouvait-il vraiment, comme elle l'affirmait, qu'il ressemblait à un crapaud ?) Les yeux mi-clos, je pouvais le voir qui attendait, au coin d'une rue, ou dans le hall d'un hôtel à demi chic, ou dans un café bizarre (dans une autre incarnation), un café comme « Zum Hiddigeigei ». Je le voyais toujours vêtu comme un gentleman, avec ou sans guêtres, avec canne ou sans. Une sorte de millionnaire modeste, négociant en fourrures ou agent de change, pas le genre rapace mais, comme l'indiquait la bedaine, plutôt de ceux qui préfèrent les bonnes choses de la vie au dieu dollar. Un homme qui avait joué du violon dans le temps. Un homme de goût, indiscutablement. Bref, pas un pantin. Moyen peut-être, mais pas inconsistant. Remarquable en raison même de l'absence de signes distinctifs. Probablement plein de graines de pastèques et autres pépins. Avec une femme invalide sur les bras, et à qui il ne voudrait pas faire de peine. (« Tiens, chérie, regarde ce que je t'ai rapporté ! Du hareng de Maatjes, des lachs, et un bocal d'andouillers marinés du pays du renne. »)
Et quand il lira les premières pages, ce petit millionnaire de rien du tout, il s'écriera : « Aha ! Je soupçonne quelque chose ! » Ou bien, endormant sa maigre cervelle, il murmurera simplement pour lui-même : « Un joli fatras, un roman de l'Age des Ténèbres. »
Et notre propriétaire, la bonne Mme Skolsky, que dirait-elle si elle jetait les yeux sur ces pages ? Mouillerait-elle sa culotte d'excitation ? Ou bien entendrait-elle de la musique là où il n'y a que secousse sismique ? (Je la voyais déjà courant à la synagogue chercher des cornes de bélier.) Un jour, il faudra qu'on s'explique, elle et moi, sur le travail de l'écrivain. Et alors, encore plus de strudel, encore plus de Sirota, ou bien... le garrot. Si seulement je savais un peu de yiddish !
— Appelez-moi Reb ! (C'est sur ces mots que Sid Essen m'avait quitté.)
Quelle torture exquise, ces foutaises sur l'art d'écrire ! Rêveries d'aliénés entrecoupées de crises d'étouffement et ce que les Suédois appellent mardrömmen. Images accroupies attachées avec des tiares de diamant. Architecture baroque. Logarithmes cabalistiques. Mezuzahs et moulins à prières. Sinistres sentences. (« Que nul, dit le pingouin, ne considère cet homme d'un œil favorable ! ») Cieux vert-de-grisés, filigranés de striures dentelées ; baleines de parapluie, graffiti obscènes. L'âne Balaam se léchant le cul. Belette énonçant des non-sens. Une truie qui a ses règles...
Tout cela parce que, comme elle l'avait déclaré un jour, j'avais « toute la vie devant moi ».
Parfois, je fonçais dessus avec d'immenses ailes noires. Tout sortait alors pêle-mêle et sens dessus dessous. Des pages et des pages. Des rames entières. Qui n'avaient rien à voir avec le roman. Ni même avec Le Livre des Ténèbres éternelles. En les relisant, j'avais l'impression d'examiner un vieux grimoire : une salle dans un château du Moyen Age, la vieille femme assise sur le pot, le docteur tenant à la main des tenailles rougies au feu, une souris se glissant vers un morceau de fromage dans le coin près du crucifix. Une vision à ras de terre pour ainsi dire. Un chapitre tiré de l'histoire de l'éternelle misère. Dépravation, insomnie, gloutonnerie, dans la pose des trois grâces. Le tout décrit en vif argent, benzine et permanganate de potassium.
Un autre jour, mes mains erraient sur les touches avec la jouissance d'un Borgia. Utilisant la technique du staccato, je singeais les ergoteries et les chipotages des Gibelins. Ou bien, je me donnais des airs, comme un saltimbanque faisant son numéro devant un monarque faible d'esprit.
Le lendemain, j'étais un quadrupède : faisant feu des quatre fers, je ruais, pétais, renâclais et toussotais. Un vrai étalon (ech !) courant sur un lac gelé avec des torpilles dans les boyaux. Un vrai foudre de guerre, quoi.
Et puis, comme lorsque l'ouragan se calme, cela coulait doucement, comme du plain-chant, avec l'éclat insoutenable du magnésium. Comme si je chantais la Bhagavadgîtâ. Un moine en robe safran louant l'œuvre de l'Unique, de l'Omniscient. Je n'étais plus un écrivain, j'étais un saint. Un saint député par le sanhédrin. Dieu bénisse l'auteur ! (Avons-nous un David ici ?)
Quelle joie c'était d'écrire comme un orgue au milieu d'un lac !
Mordez-moi, poux et punaises ! Mordez-moi pendant que j'ai des forces !
Je ne l'appelai pas Reb tout de suite. Je ne pouvais pas m'y faire. Je disais toujours : M. Essen. Et il m'appelait toujours M. Miller. Mais si quelqu'un nous avait entendus converser, il aurait pu croire que nous nous connaissions depuis toujours.
J'essayai d'expliquer cela à Mona, un soir que j'étais allongé sur le lit. Une bonne soirée chaude et calme ; nous nous sentions bien. Une boisson fraîche à côté de moi, et Mona qui allait et venait dans un déshabillé chinois vaporeux, je me sentais en veine de confidences. (Et de plus, j'avais pondu quelques pages excellentes ce jour-là.)
Le monologue avait débuté non pas sur Sid Essen et sa boutique sépulcrale où j'étais allé le voir la veille, mais sur l'espèce de cafard qui me saisissait toutes les fois que le métro aérien tournait à un certain endroit. Le besoin que j'avais de parler de cela, tout à coup, venait peut-être du contraste que formait cette humeur noire avec l'état euphorique où je me trouvais présentement, cette sérénité inhabituelle. A ce tournant, mon regard plongeait tout droit par la fenêtre de l'appartement où 'étais allé voir la veuve pour la première fois... quand je lui « faisais la cour ». Toutes les semaines, un gars assez sympathique, un Juif qui, maintenant, me rappelait un peu Sid Essen, venait chercher un dollar ou un dollar trente-cinq pour les meubles qu'elle payait à tempérament. Si elle n'avait pas la somme, il disait : « Très bien, alors la semaine prochaine. » La pauvreté, la propreté, la stérilité de cette existence me déprimaient plus que si j'avais couché sous les ponts. (C'est là que j'ai essayé d'écrire pour la première fois. Avec un petit bout de crayon, je m'en souviens bien. Je n'écrivis pas plus d'une douzaine de lignes — assez pour me persuader que j'étais dénué de tout talent.) Tous les jours en allant au travail ou en rentrant, je prenais ce même métro aérien, je passais devant ces mêmes bicoques en bois, j'éprouvais la même détresse. J'avais envie de me suicider, mais je n'en avais pas le courage. Pas plus que je n'avais la force de me libérer d'elle. J'avais essayé, mais en vain. Plus je me débattais pour sortir de cette situation, plus je m'y engluais. Et même plus tard, bien des années après, lorsque je m'étais enfin libéré d'elle, cela me revenait toutes les fois que je passais dans ce coin.
— Comment expliques-tu ça ? demandai-je. C'était presque comme si j'avais laissé une partie de moi entre les murs de cette maison. Une partie qui n'a jamais pu se libérer.
Elle était assise par terre, appuyée contre un pied de la table. Elle paraissait fraîche et détendue. Elle était d'humeur à écouter. De temps en temps, elle me posait une question — sur la veuve — le genre de questions que les femmes d'ordinaire évitent de poser. En me penchant un peu, j'aurais pu poser ma main sur son ventre.
C'était une de ces soirées mémorables où tout conspire à susciter l'harmonie et la compréhension, où l'on parle de choses intimes sans contrainte et avec naturel, même avec sa femme. Aucune hâte d'arriver nulle part, même pas de se dégorger les glandes, bien que cette pensée fût constamment présente et planât sur toute la conversation.
En repensant au métro de Lexington Avenue, j'avais l'impression que c'était dans une existence antérieure. Cela ne me semblait pas seulement très reculé dans le temps, c'était impensable. J'étais certain d'une chose : jamais ce désespoir cafardeux si particulier ne m'atteindrait plus.
— Je me dis parfois que c'était parce que j'étais très innocent. Je ne pouvais pas concevoir d'être pris au piège comme je l'étais. Je suppose que j'aurais moins souffert si je l'avais épousée, comme je le désirais. Qui sait ? Nous aurions peut-être pu être heureux quelques années.
— Tu dis toujours, Val, que c'est la pitié qui te retenait. Mais je crois que c'était l'amour. Je crois que tu l'aimais vraiment. Au fond, vous ne vous êtes jamais disputés.
— Je ne pouvais pas. Pas avec elle. C'est bien ce qui me mettait en état d'infériorité. Je me rappelle encore ce que j'éprouvais quand je m'arrêtais, comme je le faisais chaque jour, pour regarder sa photo dans une vitrine. Il y avait une telle tristesse dans ses yeux que j'en ressentais toujours un choc. Jour après jour, je revenais devant ces yeux, je contemplais ce visage inondé de tristesse, je cherchais à imaginer quelle pouvait en être la cause. Et puis, quelque temps après l'avoir connue, je vis réapparaître cette expression douloureuse dans ses yeux... généralement lorsque je lui avais fait de la peine sans le vouloir. Cette tristesse m'accusait, me rongeait bien plus que n'auraient pu le faire toutes les paroles du monde...
Nous restâmes un moment sans parler. Une brise tiède, parfumée, agitait doucement les rideaux. En bas, le phonographe jouait : « Et je t'adresserai mes prières, ô Israël... » Tout en écoutant, je tendis la main et glissai doucement mes doigts entre ses cuisses.
— Mais je ne voulais pas remuer tout cela, repris-je. C'est de Sid Essen que je voulais parler. Je suis allé le voir hier à son magasin. Je n'ai jamais rien vu de plus abandonné, de plus lugubre que cette boutique. Et elle est immense. Il passe là toute sa journée à lire, à moins qu'un ami ne vienne faire une partie d'échecs avec lui. Il a voulu me faire un tas de cadeaux — des chemises, des bas, des foulards, tout ce que je voulais. Ce n'était pas facile de lui refuser. Oui, comme tu dis, c'est un homme bien seul. Ce sera toute une affaire pour lui échapper... Oh, mais j'allais oublier ce que j'avais commencé à te dire. Devine ce qu'il était en train de lire.
— Dostoïevsky !
— Non ! Cherche encore.
— Knut Hamsun ?
— Non. Lady Murasaki : The Tale of Genji. Je n'en revenais pas. Les Russes, il les lit en russe, les Allemands en allemand. Il connaît aussi le polonais, et naturellement le yiddish.
— Pop lit Proust.
— Vraiment ? Et tu ne sais pas quelle idée il s'est mise dans la tête ? Il veut m'apprendre à conduire. Il a une grosse Buick huit cylindres et il veut nous la prêter dès que je saurai conduire. Il dit qu'il peut m'apprendre en trois leçons.
— Mais pourquoi veux-tu apprendre à conduire ?
— Moi ? Je n'en ai pas envie, c'est justement ce qui est amusant. Mais il pense que ce serait bien si je pouvais t'emmener faire un tour de temps en temps.
— Ne fais pas ça, Val. Tu n'es pas fait pour conduire une voiture.
— C'est précisément ce que je lui ai dit. Ce serait différent s'il m'avait proposé une bicyclette. Tu sais, ce serait drôle de refaire du vélo.
Elle ne dit rien.
— Cela n'a pas l'air de t'emballer ?
— Je te connais, Val. Si tu as une bicyclette, tu ne travailleras plus du tout.
— Tu as peut-être raison. D'ailleurs, je suis trop vieux maintenant pour faire de la bicyclette.
— Trop vieux ? s'exclama-t-elle, et elle partit d'un grand éclat de rire. Tu péteras encore le feu à quatre-vingt-dix ans. Tu es comme Bernard Shaw. Tu ne seras jamais trop vieux pour quoi que ce soit.
— Si je dois encore écrire des romans, je ne ferai pas de vieux os, je te le garantis. C'est épuisant d'écrire, ne t'en rends-tu pas compte ? Dis-le à Pop à l'occasion. S'imagine-t-il que tu travailles au roman huit heures par jour ?
— Il ne s'imagine rien de tel, Val.
— Peut-être pas, mais il doit tout de même se poser des questions à ton sujet. Il est rare qu'une jolie femme soit écrivain de surcroît.
Elle se mit à rire.
— Pop n'est pas un imbécile. Il sait que je ne suis pas un écrivain-né. Tout ce qu'il veut, c'est que je me montre capable de terminer ce que j'ai commencé. Il veut que je me discipline.
— Étrange, dis-je.
— Pas tellement. Il sait que je me disperse, que je pars dans toutes les directions à la fois.
— Mais il te connaît à peine. Il doit être rudement intuitif.
— Il est amoureux de moi, voilà l'explication. Il n'ose pas me l'avouer, naturellement. Il croit qu'il n'a aucune chance auprès des femmes.
— Est-il vraiment si laid ?
Elle sourit.
— Tu ne me crois pas, n'est-ce pas ? Eh bien, je ne pense pas que personne puisse dire qu'il est beau. Il a exactement l'air de ce qu'il est : un homme d'affaires. Et il en a honte. C'est un homme malheureux. Et son air triste le rend encore moins séduisant.
— Tu me donnes presque envie de le plaindre, le pauvre bougre.
— Je t'en prie, Val, ne parle pas ainsi de lui. Il ne le mérite pas.
Silence.
— Tu te rappelles quand nous habitions avec la famille de ce docteur, dans le Bronx, comme tu tenais à ce que je fasse un somme après le dîner pour que je puisse te rencontrer à la sortie du dancing à deux heures du matin ? Tu pensais que je pourrais faire cette petite chose pour toi et me réveiller frais comme une rose et prêt à reprendre le boulot à huit heures du matin. Tu te rappelles ? Et je l'ai fait... plusieurs fois, bien que cela m'éreintât. Tu pensais qu'un homme pouvait faire cela pour une femme s'il l'aimait vraiment, n'est-ce pas ?
— J'étais très jeune alors. Et puis, je ne voulais pas que tu continues à faire ce travail. J'espérais peut-être te le faire abandonner en te fatiguant.
— Tu y as parfaitement réussi, et je ne t'en remercierai jamais assez. Livré à moi-même, je serais peut-être encore en train d'engager et de licencier du personnel...
Silence.
— Et puis, juste comme tout marchait sur des roulettes, les choses ont commencé à aller mal. Tu m'as mené la vie dure, sais-tu ? Ou peut-être est-ce moi qui t'ai mené la vie dure.
— Ne parlons plus de ça, Val, je t'en prie.
— Très bien. Je ne sais pas pourquoi je me suis mis à remuer tout ça. Oublions tout.
— Tu sais, Val, la vie ne sera jamais simple pour toi. Si ce n'est pas moi qui te cause des ennuis, ce sera quelqu'un d'autre. On dirait que tu les cherches. Non, ne te fâches pas. Tu as peut-être besoin de souffrir. Mais la souffrance ne te tuera jamais, ça je peux te l'affirmer. Quoi qu'il t'arrive, tu t'en sortiras toujours. Tu es comme un bouchon : on a beau t'enfoncer, tu remontes toujours à la surface. Parfois, cela m'effraie de voir jusqu'où tu peux t'enfoncer. Je ne suis pas comme ça. Ma légèreté est physique, la tienne est... j'allais dire spirituelle, mais ce n'est pas exactement cela. C'est quelque chose d'animal. Tu as une forte constitution spirituelle pour ainsi dire, mais il y a aussi en toi une nature plus fortement animale que chez la plupart des hommes. Tu veux vivre... vivre à tout prix, que ce soit comme un homme, une bête sauvage, un insecte ou une graine...
— Tu as peut-être bien touché là quelque chose, dis-je. A propos, je ne t'ai jamais parlé de ce qui m'est arrivé, une nuit, quand tu étais partie ? Une expérience étrange, inquiétante. Avec une tapette. C'était comique, vraiment, mais sur le moment cela ne m'a pas paru drôle du tout.
Elle me regarda avec de grands yeux, l'air étonné.
« Oui, tu étais partie depuis quelques jours déjà. J'avais terriblement envie de te rejoindre, et je cherchais désespérément tous les moyens de le faire. J'ai essayé de trouver un emploi sur un bateau, mais ça n'a pas marché. Et puis, un soir, au restaurant italien en haut de la ville... tu vois... je tombe sur un copain que j'avais rencontré là autrefois... un décorateur, je crois. Un type très convenable. Pendant que nous étions en train de bavarder — nous parlions de Hemingway... — brusquement l'idée m'est venue de lui demander l'argent du passage. J'avais l'impression qu'il pourrait me prêter la somme nécessaire si j'arrivais à l'émouvoir suffisamment. En lui parlant de toi, du désespoir où j'étais, du désir que j'avais de te rejoindre, les larmes m'en venaient aux yeux. Je voyais qu'il commençait à faiblir. A la fin, je sortis mon portefeuille et je lui montrai ta photo, celle que j'aime tant. Il fut impressionné. « C'est une beauté ! s'écria-t-il. Vraiment extraor-« dinaire. Quelle passion, quelle sensualité ! — Vous me compre-« nez, n'est-ce pas ? lui dis-je. — Oui, dit-il, je comprends que « n'importe qui ferait des folies pour une femme comme elle. » Il posa la photo sur la table, comme pour mieux l'étudier, et commanda à boire. Puis, brusquement, il revint à Hemingway, me dit qu'il connaissait Paris, qu'il y était allé plusieurs fois, et ainsi de suite. »
Je m'arrêtai pour voir comment elle prenait cela. Elle me regardait avec un curieux sourire.
— Continue, dit-elle. Je suis impatiente de connaître la suite.
— Bref, je finis par lui dire que je ferais n'importe quoi pour trouver l'argent au passage. Il dit : « N'importe quoi ? « — Oui, lui dis-je, n'importe quoi, sauf un meurtre. » C'est alors seulement que je réalisai ce que je venais de dire. Mais au lieu de m'encourager, il détourna une fois de plus la conversation, sur les courses de taureaux, l'archéologie, et autres sujets qui n'avaient rien à voir avec mon affaire. Je commençai à désespérer ; il me glissait littéralement entre les doigts.
« Je supportai sa conversation le plus longtemps que je pus, puis je demandai l'addition au garçon. « Prenons encore un « verre, me dit-il alors. » Je lui dis que j'étais fatigué et que je voulais rentrer. « A propos de ce voyage à Paris, dit-il, si « vous veniez chez moi quelques minutes pour en parler ? Je « pourrai peut-être vous aider. » Je savais ce qu'il avait en tête, naturellement, et je me sentis défaillir. Et puis je me dis : « Après tout, qu'est-ce que je risque ? Il ne peut rien « faire si je n'y consens pas. L'essentiel, c'est qu'on en parle... « de l'argent, je veux dire. »
« Naturellement, je me trompais. Dès qu'il sortit sa collection de photos obscènes, je compris que la séance allait commencer. Tout en me montrant les photos, il gardait une main sur mon genou. De temps en temps, il s'arrêtait et en examinait une intensément, en disant : « Et celle-ci, qu'en pensez-vous ? » Puis il me regardait d'un air tendre, en essayant de me caresser la jambe. A la fin, je le repoussai. « Au revoir », lui dis-je. Alors son attitude changea. Il prit un air chagrin. « A quoi « bon faire tout ce chemin jusqu'à Brooklyn ? Vous pouvez « passer la nuit avec moi. Vous n'êtes pas obligé de coucher « avec moi, si c'est cela qui vous tracasse. Il y a un divan « dans l'autre pièce. » Et il ouvrit le placard et en retira un pyjama à mon intention.
« Je ne savais que penser, s'il avait abandonné la partie ou... J'hésitai. « Le pire qui puisse m'arriver, me dis-je, c'est « de passer une nuit blanche. »
« — Vous ne partez pas pour Paris demain, n'est-ce pas ? me dit-il. Si j'étais vous, je ne me laisserais pas abattre si vite. » C'était là une remarque à double sens que je fis semblant de ne pas comprendre. « Où est le divan ? dis-je. Nous en reparlerons une autre fois. »
« Je me couchai, en gardant un œil ouvert pour le cas où il essaierait encore son petit manège. Mais il se tint tranquille. Manifestement, je l'avais dégoûté... ou peut-être pensait-il qu'avec un peu de patience il arriverait à ses fins. En tout cas, je ne fermai pas l'œil. Je me tournai et me retournai un moment, puis je me levai tranquillement et m'habillai. Comme j'enfilais mon pantalon, j'aperçus un exemplaire d'Ulysse. Je le pris et, tirant une chaise près de la fenêtre, je me plongeai dans le monologue de Molly Bloom. J'avais bien envie de ficher le camp avec le livre sous le bras, mais il me vint une meilleure idée. Sur la pointe des pieds je me dirigeai vers la penderie dans le corridor, l'ouvris doucement et me mis à fouiller dans ses poches, son portefeuille et le reste. Je ne pus dénicher que sept dollars et quelques pièces de monnaie. Je fourrai le tout dans ma poche et je décampai... »
— Et tu ne l'as jamais revu ?
— Non, je ne suis jamais retourné dans ce restaurant.
— Suppose, Val, qu'il t'ait offert l'argent du passage, à condition...
— C'est difficile de répondre à ça. J'y ai souvent pensé depuis. Je sais que je n'aurais jamais pu en passer par là, pas même pour toi. Il est plus facile d'être une femme, en de telles circonstances.
Elle se mit à rire. A rire sans pouvoir s'arrêter.
— Qu'est-ce qu'il y a de drôle ? dis-je.
— Toi ! s'écria-t-elle. C'est bien d'un homme !
— Comment ça ? Tu aurais préféré que je me laisse faire ?
— Ce n'est pas cela, Val. Je dis seulement que tu as réagi d'une façon typiquement mâle.
Tout à coup, je me mis à songer à Stasia et à ses furieuses exhibitions.
— Tu ne m'as jamais dit ce qui est arrivé à Stasia. Est-ce à cause d'elle que tu as manqué le bateau ?
— Qu'est-ce qui a bien pu te mettre cette idée dans la tête ? Je t'ai déjà dit pourquoi je n'ai pas pris ce bateau, tu ne te rappelles pas ?
— Oui, c'est vrai. Mais je n'écoutais pas très bien. En tout cas, c'est bizarre que tu n'aies pas reçu un seul mot d'elle depuis tout ce temps. Où penses-tu qu'elle soit ?
— En Afrique, probablement.
— En Afrique ?
— Oui, la dernière fois qu'elle m'a donné de ses nouvelles elle était à Alger.
- Hmmmm.
— Oui, Val, pour pouvoir rentrer, j'ai dû promettre à Roland, l'homme qui m'a emmenée à Vienne, que je voyagerais avec lui. J'acceptai à condition qu'il câblerait à Stasia l'argent qui lui permettrait de quitter l'Afrique. Il ne l'a pas fait. Ce n'est qu'au dernier moment que je m'en suis rendu compte. Je n'avais pas assez d'argent à ce moment-là pour te télégraphier que je retardais mon départ. De toute façon, je n'ai pas voyagé avec Roland. Je l'ai renvoyé à Paris. Je lui ai fait jurer d'aller retrouver Stasia et de la ramener à la maison saine et sauve. Voilà toute l'histoire.
— Et il ne l'a pas fait, naturellement ?
— Non, c'est un faible, un enfant gâté qui ne se soucie que de lui-même. Il a abandonné Stasia et son ami autrichien dans le désert quand les choses ont commencé à tourner mal. Il les a laissés sans un sou. Je crois que je l'aurais tué quand j'ai appris cela...
— Et c'est tout ce que tu sais ?
— Oui. Elle est peut-être morte à l'heure qu'il est.
Je me levai pour chercher une cigarette. Je trouvai le paquet sur le livre ouvert que j'étais en train de lire un peu plus tôt ce jour-là.
— Écoute ça, lui dis-je, en lisant le passage que j'avais souligné : « Le but de la littérature est d'aider l'homme à se connaître, « à fortifier sa foi en lui et de soutenir sa lutte pour la recherche « de la vérité... »
— Couche-toi, supplia-t-elle. Je veux t'entendre parler, pas lire.
— Hurrah pour les Karamazov !
— Arrête, Val. Parlons encore, je t'en prie.
— Bon, bon, très bien. Et Vienne ? As-tu été voir ton oncle là-bas ? Te rends-tu compte que tu ne m'as encore presque rien dit sur Vienne ? Je sais que c'est un sujet délicat... Roland et tout ça. Pourtant...
Elle m'expliqua qu'elle n'était pas restée longtemps à Vienne. Et puis elle ne voulait pas rendre visite à ses parents sans leur donner d'argent, et Roland n'était pas le genre d'homme à faire la charité aux parents pauvres. Pourtant elle savait le faire cracher toutes les fois qu'ils rencontraient un artiste dans le besoin.
— Bravo ! dis-je. Et avez-vous rencontré des célébrités du monde de l'art ? Picasso, par exemple, ou Matisse ?
— J'ai rencontré d'abord Zadkine, le sculpteur.
— Non, vraiment ?
— Et puis Edgar Varèse.
— Qui est-ce ?
— Un compositeur. Un type merveilleux, Val. Tu l'adorerais.
— Et qui encore ?
— Marcel Duchamp. Tu sais qui c'est, je pense ?
— Oui. Comment est-il ?
— C'est l'homme le plus civilisé que je n'aie jamais rencontré. répondit-elle promptement.
— C'est très grave, ce que tu dis là.
— Je sais, Val, mais c'est la vérité.
Elle me parla encore d'autres artistes qu'elle avait rencontrés et dont je n'avais jamais entendu parler... Hans Reichel, Tihanyi, Michonze, tous peintres. Tout en l'écoutant, j'enregistrai le nom de cet hôtel où elle était descendue à Vienne... Hôtel Müller, am Graben. Si jamais j'allais à Vienne, je demanderais à consulter le registre pour voir sous quel nom elle s'était inscrite.
— Tu n'as pas visité le tombeau de Napoléon, je suppose ?
— Non, mais nous sommes allés à la Malmaison. Et j'ai failli assister à une exécution.
— Tu n'as pas manqué grand-chose, il me semble, non ?
« Quel dommage, me disais-je tandis qu'elle poursuivait, que nous ayons si rarement l'occasion de bavarder ainsi sans contrainte. » Ce qui me plaisait surtout dans ces conversations à bâtons rompus, c'était leur nature kaléidoscopique. Souvent, durant les silences qui tombaient entre nos paroles, je faisais mentalement des réponses qui étaient totalement en désaccord avec celles que je formulais à haute voix. Et naturellement l'atmosphère de la pièce ajoutait au piquant de notre conversation : les livres éparpillés sur les meubles et le plancher, le bourdonnement d'une mouche, la posture de son corps, le moelleux du lit où j'étais allongé. Nous laissions aller les choses. Si un mur s'écroulait, il s'écroulait. Les idées s'en allaient au fil de l'eau, comme des brindilles dans un ruisseau. En Russie, la route fume-t-elle toujours sous tes roues ? Les ponts grondent-ils encore quand tu les traverses ? Réponses ? A quoi bon des réponses ? Ah, chevaux ! Quels chevaux ? Pourquoi cette écume aux coins de la bouche ?
Juste au moment où nous allions faire l'amour, je me rappelai que j'avais vu MacGregor le matin même. Je lui signalai le fait comme elle m'enjambait pour se glisser entre les draps.
— J'espère que tu ne lui as pas donné notre adresse, me dit-elle.
— Nous n'avons pas échangé une parole. Il ne m'a pas vu.
— Ah ! comme c'est bien, dit-elle en me prenant la verge.
— Qu'est-ce qui est bien ?
— Qu'il ne t'ait pas vu.
— Ah ! je croyais que tu parlais d'autre chose.