Ainsi, errant dans le noir ou restant accroupi pendant des heures dans un coin de la pièce comme une vieille chaussure, je me sentais de plus en plus au fond du trou. L'hystérie était l'état normal. La neige ne fondait jamais.
Tout en mijotant les plans les plus diaboliques pour que Stasia devienne vraiment folle et qu'ainsi elle débarrasse le plancher pour de bon, je caressais aussi les rêves de reconquête les plus ineptes. Dans toutes les vitrines, je voyais des cadeaux que j'aurais voulu acheter à Mona. Les femmes adorent les cadeaux, surtout les choses chères. Elles aiment aussi les petites babioles, selon leur humeur. Entre une paire de boucles d'oreilles anciennes très coûteuses et une grosse bougie noire, je pouvais passer toute une journée à débattre lequel serait le plus approprié. Jamais je ne voulais admettre que le plus cher était hors de question. Non, si j'avais pu me persuader que les boucles d'oreilles lui auraient fait davantage plaisir, j'aurais pu aussi me persuader que je trouverais le moyen de les acheter. Je pouvais me persuader de cela parce que je savais bien, au fond de moi, que jamais je ne pourrais me décider pour l'un ou pour l'autre. C'était un passe-temps. Certes, j'aurais pu passer le temps d'une manière plus intelligente, j'aurais pu essayer de résoudre la question, par exemple, de savoir si l'âme est corruptible ou incorruptible, mais pour la machine mentale tous les problèmes se valent. Dans le même ordre d'esprit, je pouvais supputer la nécessité de faire cinq ou dix kilomètres à pied pour aller emprunter un dollar et revenir tout aussi triomphant si j'avais réussi à grappiller cinquante ou même vingt balles. L'important n'était pas ce que j'aurais pu faire avec un dollar, mais l'effort que j'étais encore capable d'accomplir. Cela prouvait, dans ma façon délabrée de voir les choses, que j'avais encore un pied dans le monde.
Oui, il était très important pour moi de me rappeler ces choses à l'occasion et de ne pas faire comme l'Akond de Swot. Et ce n'était pas désagréable de leur annoncer de temps en temps, quand elles rentraient les mains vides sur le coup de trois heures du matin : « Vous en faites pas, je vais aller m'acheter un sandwich. » Évidemment, il m'arrivait souvent de ne manger qu'un sandwich imaginaire. Mais cela me faisait du bien de les laisser croire que je n'étais pas absolument sans ressources. Une ou deux fois, je réussis même à les persuader que j'avais mangé un steak. C'était pour les faire râler que je leur disais cela, naturellement. (Comment avais-je bien pu me débrouiller pour me payer un steak alors qu'elles avaient passé des heures dans une cafeteria à attendre que quelqu'un vienne leur offrir quelque chose ?)
Ou bien, je les accueillais par ces mots :
« Tiens, vous m'apportez à manger ? »
Cette question semblait toujours les déconcerter.
« Je croyais que vous jeûniez, disais-je. »
Là-dessus, elles me faisaient savoir que le jeûne ne les intéressait en aucune façon. Il n'y avait aucune raison pour que je jeûne moi aussi, ajoutaient-elles à tous les coups. Je ne faisais cela que pour les tourmenter.
Si elles étaient de bonne humeur, elles élargissaient le débat. Quelle nouvelle diablerie avais-je encore en tête ? Est-ce que j'avais vu Kronski ces temps derniers ? Et là-dessus, elles me noyaient sous un flot de paroles — les nouvelles connaissances qu'elles avaient faites, les coins qu'elles avaient découverts, leurs incursions à Harlem, l'atelier que Stasia allait bientôt louer, et cætera, et cætera. Ah, oui, elles avaient oublié de me parler de Barley, l'ami de Stasia, le poète, qu'elles avaient rencontré l'autre soir. Il allait venir un de ces après-midi. Il avait envie de me voir.
Un soir, Stasia se mit à raconter ses souvenirs, des souvenirs vrais à ce qu'il me parut. A parler des arbres contre lesquels elle se frottait la nuit, au clair de lune, du millionnaire vicieux qui tomba amoureux d'elle à cause de ses jambes poilues, de la fille russe qui essaya de la violer mais qu'elle repoussa parce qu'elle était trop vulgaire. D'ailleurs, à cette époque, elle avait une liaison avec une femme mariée et, pour que le mari ne se doute de rien, elle couchait avec lui... elle n'aimait pas ça du tout, mais son amie, qu'elle aimait follement, estimait qu'il le fallait.
— Je ne sais pas pourquoi je vous raconte toutes ces choses, dit-elle. A moins que...
Et brusquement, elle se rappela pourquoi. C'était à cause de Barley. Barley était un drôle de pistolet. Elle ne comprenait pas l'attirance qu'il y avait entre eux. Il disait toujours qu'il voulait se la farcir, mais il ne s'est jamais rien passé. De temps en temps, dit-elle, il écrivait un poème devant elle. Puis elle ajouta un curieux commentaire :
— Je pouvais continuer à écrire pendant qu'il me masturbait.
Rires étouffés.
— Qu'est-ce que vous pensez de ça ?
— On dirait une page de Krafft-Ebing, proposai-je.
Une longue discussion s'ensuivit sur les mérites respectifs de Krafft-Ebing, Freud, Forel, Stekel, Weininger et consors, et Stasia déclara à la fin qu'ils étaient tous de vieilles noix.
— Vous savez ce que je vais faire pour vous ? s'écria-t-elle. Je vais laisser votre ami Kronski m'examiner.
— Qu'entendez-vous par vous examiner ?
— Explorer mon anatomie.
— Je croyais que vous vouliez parler de votre cerveau.
— Ça aussi s'il veut, dit-elle sans sourciller.
— Et s'il ne trouve rien d'anormal chez vous, vous n'en resterez pas moins une perverse polymorphe, non ?
L'expression, tirée de Freud, fit leurs délices. Stasia, pour sa part, la trouva si épatante qu'elle jura qu'elle allait écrire un poème portant ce titre.
Elle tint parole, et on appela Kronski pour qu'il l'examine. Il arriva de fort belle humeur en se frottant les mains et en faisant craquer ses articulations.
— Qu'est-ce que c'est, cette fois, Monsieur Miller ? Avez-vous de la vaseline ? Ça ne doit pas être bien large, si je m'y connais. Pas une mauvaise idée, notez. Au moins, nous saurons si elle est hermaphrodite ou pas. Peut-être découvrirons-nous une queue rudiment aire...
Stasia avait déjà retiré sa blouse et montrait ses jolis seins aux mamelons corail.
— Rien à leur reprocher, dit Kronski en les palpant. Bon, maintenant enlevez le pantalon.
Là, elle eut un mouvement de recul.
— Pas ici ! s'écria-t-elle.
— Où vous voudrez, dit Kronski. Si nous allions dans les cabinets ?
— Pourquoi ne feriez-vous pas votre examen dans sa chambre ? dit Mona. Ce n'est pas une exhibition publique.
— Ah, non ? dit Kronski en feignant un étonnement grivois. Je croyais.
Il alla chercher sa serviette noire dans la pièce voisine.
— Pour faire plus officiel, j'ai apporté mes instruments.
— Vous n'allez pas lui faire mal ? s'écria Mona.
— Pas du tout, à moins qu'elle résiste, répliqua-t-il. Vous avez trouvé la vaseline ? Si vous n'en avez pas, un peu d'huile d'olive fera l'affaire... ou du beurre.
Stasia fit la grimace.
— Est-ce que tout cela est bien nécessaire ? demanda-t-elle.
— Ça dépend de vous, dit Kronski. Ça dépend si vous êtes sensible ou non. Si vous ne bougez pas et si vous vous conduisez comme il faut, il n'y aura pas d'histoire. Si ça passe, j'y enfilerai peut-être autre chose.
— Oh, non, vous ne ferez pas ça ! cria Mona.
— Quoi, vous êtes jalouse ?
— Nous vous avons fait venir en qualité de docteur. Ce n'est pas un bordel ici.
— Ça irait peut-être mieux pour vous si c'était un claque, répartit Kronski d'un ton sarcastique. Elle, au moins... Allons, finissons-en !
Là-dessus, il prit Stasia par le bras et l'entraîna dans la petite pièce à côté des cabinets. Mona voulait assister à l'examen, pour être sûre qu'on ne ferait pas de mal à Stasia. Mais Kronski ne voulut rien entendre.
— C'est une visite professionnelle, dit-il en se frottant joyeusement les mains. Quant à vous, Monsieur Miller (et il me lança un regard plein de sous-entendus), à votre place, j'irais faire une petite promenade.
— Non, reste ! supplia Mona. Je n'ai pas confiance.
Nous restâmes donc, Mona et moi, et nous nous mîmes à faire les cent pas dans la pièce, sans échanger une parole.
Cinq minutes passèrent, puis dix. Tout à coup, de la pièce voisine jaillit un cri perçant.
— Au secours ! Au secours ! Il me viole !
Nous nous précipitâmes dans la chambre. Nous trouvâmes Kronski, le pantalon sur les pieds, le visage rouge comme une betterave, essayant de la pénétrer. Comme une tigresse, Mona se précipita sur lui et le fit rouler à bas du lit. Stasia se releva alors et se jeta sur lui. A califourchon sur son dos, elle se mit à le griffer et à le rouer de coups de poing. Le pauvre diable était si abasourdi par cet assaut qu'il avait à peine la force de se défendre. Si je n'étais pas intervenu, elles lui auraient arraché les yeux.
— Salaud ! glapit Stasia.
— Sadique ! renchérit Mona.
Elles faisaient un tel tapage que je craignais de voir la propriétaire s'amener avec une hache.
Chancelant, les pieds empêtrés dans son pantalon, Kronski réussit enfin à bégayer :
— Qu'est-ce que c'est que toutes ces histoires ? Elle est parfaitement normale, comme je le pensais. En fait, elle est trop normale. C'est ce qui m'a excité. Qu'est-ce qu'il y a de mal à ça ?
— Ouais, qu'est-ce qu'il y a de mal à ça ? dis-je à mon tour, en les regardant l'une après l'autre.
— Fous-le dehors ! crièrent-elles en chœur.
— Doucement, doucement ! dit Kronski d'une voix qui se voulait calme et pacificatrice. Vous m'avez demandé de l'examiner et vous saviez aussi bien que moi qu'elle n'a rien, physiquement. C'est là-dedans qu'il faudrait aller voir, dit-il en se frappant le front, et pas dans ses parties intimes. Ça aussi je peux le faire, mais ça prendrait du temps. Et qu'est-ce que vous vouliez que je prouve ? Répondez à ça, si vous pouvez ! Vous voulez savoir une chose ? Je pourrais vous faire enfermer tous les trois. (Il fit claquer ses doigts sous notre nez.) Comme ça ! Pour quoi ? Turpitude morale, voilà comment ça s'appelle. Vous n'auriez pas à bouger le petit doigt. Tous les trois.
Il s'arrêta un bon moment pour bien faire entrer ça dans nos cervelles.
— Mais je ne suis pas assez mesquin pour faire une chose pareille. Je suis un trop bon ami, n'est-ce pas, Monsieur Miller ? Mais n'essayez pas de me jeter dehors pour vous avoir joué un bon tour.
Stasia était debout au milieu de la chambre, complètement nue, son pantalon sur le bras. Elle finit par s'en apercevoir et se mit en devoir de l'enfiler. Mais elle glissa et tomba sur le derrière. Mona se précipita pour venir à son aide, mais elle se vit repoussée avec vigueur.
— Fiche-moi la paix ! cria Stasia. Je peux me relever toute seule. Je ne suis pas une enfant.
Disant cela, elle se releva, et resta un moment debout, toute droite. Puis, penchant la tête, elle se regarda, au centre de son anatomie. Et brusquement, elle éclata de rire, d'un rire démentiel.
— Alors, je suis normale, dit-elle en riant encore plus fort. Quelle bouffonnerie ! Normale parce qu'il y a là un trou assez gros pour y fourrer quelque chose. Tenez, donnez-moi une bougie ! Je vais vous montrer comme je suis normale.
Et là-dessus, elle se mit à faire les gestes les plus obscènes, contorsionnant son pelvis, se tordant comme si elle était secouée par un puissant orgasme.
— Une bougie ! cria-t-elle. Donnez-moi une grosse bougie noire ! Je vous montrerai comme je suis normale !
— Je t'en prie, Stasia, arrête, je t'en supplie ! implorait Mona.
— Oui, ça suffit, dit Kronski d'une voix sévère. Vous n'avez pas besoin de nous faire une exhibition.
Le mot exhibition eut l'air de l'exciter davantage.
— Oui, voilà mon exhibition, hurla-t-elle, et c'est gratis cette fois. D'habitude je me fais payer pour faire l'imbécile, pas vrai ? dit-elle en se tournant vers Mona. Pas vrai ? sifffla-t-elle. Tu ne leur as peut-être pas dit comment on gagne l'argent du loyer ?
— Je t'en prie, Stasia, je t'en prie ! suppliait Mona. Elle avait les yeux pleins de larmes.
Mais rien ne pouvait arrêter Stasia maintenant. Saisissant une bougie sur la commode, elle se la planta entre les cuisses et se tortilla de plus belle.
— Est-ce que ça ne vaut pas cinquante dollars ? cria-t-elle. Machin-Chouette paierait encore plus cher, seulement il faudrait que je le laisse me sucer, et je n'aime pas qu'on me suce. Pas un vicieux, en tout cas.
— Arrête ! Arrête, ou je m'en vais, implora encore Mona.
Elle se calma. La bougie tomba à terre. Son visage prit alors une nouvelle expression. Tout en enfilant sa blouse, elle dit très calmement, en s'adressant à moi :
— Voyez-vous, Val, si quelqu'un doit être offensée ou humiliée, c'est moi, et pas votre chère femme. Je n'ai aucun sens moral. Je n'ai que de l'amour. S'il faut trouver de l'argent, je suis toujours prête à passer aux actes. Puisque je suis folle, cela n'a pas d'importance.
Elle s'arrêta, puis se dirigea vers la commode, à l'autre bout de la pièce. Ouvrant un tiroir, elle en retira une enveloppe.
— Vous voyez ça ? dit-elle en brandissant l'enveloppe. Il y a là-dedans un chèque que mes gardiens m'ont envoyé. Ça serait suffisant pour payer le loyer du mois prochain. Mais... (et elle se mit à déchirer posément l'enveloppe en petits morceaux...) nous n'avons pas besoin de cette sorte d'argent, pas vrai ? On sait comment se débrouiller... faire des exhibitions... faire semblant d'être lesbiennes... faire semblant qu'on est des lesbiennes pour rire... j'en ai marre de tout ça. Pourquoi ne ferait-on pas semblant d'être des êtres humains, tout simplement ?
Ce fut au tour de Kronski de prendre la parole.
— Bien sûr que vous êtes un être humain, et un être assez peu ordinaire. Il vous est arrivé quelque chose un jour. Quoi ? Je n'en sais rien, et je ne veux même pas le savoir. Ce que vous devriez faire — mais je sais bien que vous ne m'écouterez pas – c'est ficher le camp d'ici tout de suite, et laisser ces deux-là. (H nous jeta un regard méprisant, à Mona et à moi.) Oui, laissez-les résoudre leurs propres problèmes. Ils n'ont pas besoin de vous, et vous n'avez certainement pas besoin d'eux. Vous n'êtes pas faite pour un endroit comme New York. Et franchement, vous n'êtes faite pour nulle part... Mais je tiens à vous dire ceci : je suis venu ici en ami. Vous avez besoin d'un ami. Quant à ces deux-là, ils ne savent pas ce que signifie ce mot. Des trois, c'est peut-être vous la moins malade. Et vous avez du génie...
Je croyais qu'il n'allait plus s'arrêter. Mais il se rappela brusquement qu'il avait une visite urgente à faire, et partit sans même nous dire au revoir.
Plus tard ce soir-là — elles avaient décidé de ne pas sortir – il se produisit une chose curieuse. C'était juste après le dîner, au milieu d'une agréable conversation. Les cigarettes étaient finies, et Mona me dit d'aller regarder dans son sac. Il y en avait toujours une égarée au fond. Je me levai pour aller prendre le sac sur la commode et, en l'ouvrant, je remarquai une enveloppe adressée à Mona, de l'écriture de Stasia. En moins d'une seconde Mona se trouva à côté de moi. Si elle n'avait pas marqué un tel affolement, je n'aurais peut-être pas attaché d'importance à l'enveloppe. Incapable de se contrôler, elle s'empara vivement de l'enveloppe. Je la lui arrachai alors des mains. Elle me la reprit, et ce fut un corps à corps acharné, au cours duquel l'enveloppe se déchira et tomba sur le plancher. Stasia plongea alors pour la récupérer et la rendit à Mona.
— Pourquoi tant d'histoires ? dis-je, en répétant inconsciemment les paroles de Kronski.
Elles me répondirent aussitôt en chœur :
— Occupe-toi de tes oignons.
Je n'ajoutai rien. Mais ma curiosité était émoustillée. Je pariais gros que la lettre retournerait à sa place. Autant feindre l'indifférence.
Un peu plus tard ce même soir, en allant aux cabinets, je découvris des morceaux d'enveloppe qui flottaient dans la cuvette. Je me mis à rire doucement. On voulait me faire croire que la lettre avait été détruite, mais pas si bête ! Je repêchai les morceaux d'enveloppe et les examinai attentivement. Pas le moindre petit fragment de lettre. J'étais maintenant certain qu'on l'avait soigneusement conservée, qu'on l'avait planquée quelque part, dans un endroit où on pensait que je n'aurais jamais l'idée d'aller la chercher.
Quelques jours plus tard, je surpris une étrange nouvelle, au cours d'une discussion animée entre Mona et Stasia. Elles étaient dans la chambre de Stasia où elles se retiraient habituellement pour discuter d'affaires secrètes. Elles ne se doutaient pas que j'étais à la maison, ou elles étaient peut-être trop excitées pour songer à mettre une sourdine à leurs voix ; toujours est-il que mes oreilles recueillirent des paroles qui ne leur étaient assurément pas destinées.
Je compris que Mona était furieuse contre Stasia parce que celle-ci jetait son argent par les fenêtres comme une imbécile. Quel argent ? me demandai-je. Aurait-elle fait un héritage ? Ce qui enrageait Mona, semblait-il, c'est que Stasia avait donné à ce pauvre crétin — je ne pus saisir le nom — mille dollars. Elle la suppliait de faire un petit effort pour récupérer au moins une partie de l'argent. Et Stasia répétait qu'elle n'en ferait rien, qu'elle se fichait pas mal de ce que le crétin en question pourrait faire de son argent.
Alors, j'entendis Mona qui disait :
— Si tu ne fais pas attention, tu te feras attaquer un de ces jours.
Et Stasia répondit innocemment :
— Et bien, ils en seront pour leurs frais. Je n'en ai plus.
— Quoi ? Tu n'as plus rien ?
— Rien de rien. Pas un centime !
— Tu es folle !
— Je sais que je suis folle. Mais à quoi sert l'argent, si ce n'est à le dépenser ?
J'en avais entendu assez. Je décidai d'aller faire un tour. Quand je rentrai, Mona n'était plus là.
— Où est-elle allée ? demandai-je, pas particulièrement inquiet, mais par simple curiosité.
Pour toute réponse, je n'obtins qu'un grognement.
— Elle était en colère ?
Un autre grognement, suivi de ces mots :
— Je crois. Ne vous en faites pas, elle reviendra.
Son attitude trahissait une secrète satisfaction. D'ordinaire, elle aurait été bouleversée, ou bien serait partie à la recherche de Mona.
— Voulez-vous que je vous fasse du café ? me demanda-t-elle.
C'était bien la première fois qu'elle me faisait une telle proposition.
— Pourquoi pas, dis-je, du ton le plus affable que je pus.
Je m'assis à table, en face d'elle. Elle avait décidé de boire son café debout.
— Drôle de femme, hein ? dit Stasia sans autre préambule. Que savez-vous vraiment d'elle ? Est-ce que vous connaissez seulement ses frères ou sa mère ou sa sœur ? Elle prétend que sa sœur est beaucoup plus belle qu'elle. Vous croyez ça ? Mais elle la déteste. Pourquoi ? Elle vous raconte un tas de choses, et puis elle vous laisse le bec dans l'eau. Il faut que tout tourne au mystère, vous avez remarqué ?
Elle s'arrêta un moment pour boire son café.
— Nous aurons bien des choses à discuter, quand nous en aurons l'occasion. Peut-être qu'on pourra se raccommoder, tous les deux ?
J'allais lui dire que ce n'était même pas la peine d'essayer quand elle reprit son monologue.
— Vous l'avez vue sur scène, je suppose ?
— Vous savez pourquoi, je vous demande ça ? Parce que je ne la trouve pas tellement bonne actrice. Et ce qu'elle écrit n'est pas fameux non plus. Il y a toujours quelque chose qui cloche. Tout est fabriqué, elle-même y compris. La seule chose de vrai chez elle, c'est le chiqué. Et puis... son amour pour vous.
Ces derniers mots me causèrent un choc.
— Vous croyez, vraiment ?
— Si je crois ? Mais si elle ne vous avait pas, elle n'aurait aucune raison d'exister. Vous êtes toute sa vie...
— Et vous ? Quel est votre rôle dans tout ça ?
Elle m'adressa un sourire énigmatique.
— Moi ? Je ne suis qu'un élément de plus de l'univers irréel qu'elle se crée autour d'elle. Ou un miroir, peut-être, dans lequel elle aperçoit de temps en temps une image de son vrai moi. Une image déformée, naturellement.
Puis, revenant sur un terrain plus familier, elle dit :
— Pourquoi ne la faites-vous pas cesser ce trafic ? C'est inutile. Et puis, c'est dégoûtant la façon dont elle s'y prend. Je ne sais pas ce qui la pousse à faire ça. Ce n'est pas l'argent qui l'intéresse. L'argent n'est qu'un prétexte pour autre chose. On dirait qu'elle s'en prend aux autres pour qu'on s'intéresse à elle. Et au moment où quelqu'un semble vraiment s'intéresser à elle, elle l'humilie. Même ce pauvre Ricardo, il a fallu qu'elle le torture ; elle l'a fait se tortiller comme une anguille... Il faut faire quelque chose, vous et moi. Ça ne peut pas continuer ainsi.
« Si vous trouviez un boulot, poursuivit-elle, elle ne serait pas obligée d'aller tous les soirs dans cette sale boîte et d'écouter toutes les ordures de ces types qui la pelotent. Qu'est-ce qui vous arrête ? Vous avez peur qu'elle soit malheureuse de mener une vie monotone ? Vous pensez peut-être que c'est moi qui la débauche ? Hein ? Si vous croyez que j'aime cette vie que nous menons ! Peu importe ce que vous pensez de moi, vous vous rendez sûrement compte que je n'ai rien à voir avec tout ça. »
Elle s'arrêta net.
— Pourquoi vous taisez-vous ? Dites quelque chose !
Mais juste au moment où j'allais ouvrir la bouche, voilà Mona qui rapplique... avec un bouquet de violettes. Une offrande de paix.
Bientôt l'atmosphère devint si pacifique, si harmonieuse, que je ne les reconnaissais plus. Mona sortit son raccommodage et Stasia sa boîte de peinture. J'avais l'impression d'être au théâtre.
En un clin d'œil, Stasia fit un portrait ressemblant de moi... sur le mur. Elle m'avait peint en mandarin chinois, vêtu d'une longue robe bleue qui accentuait l'expression pensive et austère que j'avais prise pour la circonstance.
Mona le trouva ravissant. Elle me loua aussi d'un ton maternel d'être resté sans bouger et d'être si gentil avec Stasia. Elle avait toujours pensé qu'un jour nous apprendrions à nous connaître et que nous deviendrions bons amis. Et cætera.
Elle était si contente qu'elle répandit étourdiment le contenu de son sac sur la table—pour chercher une cigarette – et voilà la lettre qui tombe par terre. A son grand étonnement, je la ramassai et la lui tendis sans même essayer de lire une ligne ou deux au passage.
— Pourquoi ne la lui fais-tu pas lire ? dit Stasia.
— Oui, je la lui ferai lire, dit Mona, mais pas maintenant. Ce serait dommage de gâcher ce moment.
— Il n'y a rien là-dedans dont tu puisses rougir, dit Stasia.
— Je sais cela, dit Mona.
— Laissez tomber, dis-je, je ne suis plus curieux.
— Vous êtes merveilleux, tous les deux ! Comment pourrait-on ne pas vous aimer ? Ah, je vous aime tous les deux, mes chéris.
A cette explosion de tendresse Stasia répliqua, d'un ton légèrement sarcastique :
— Lequel de nous deux aimes-tu le mieux ?
La réponse arriva sans la moindre hésitation :
— Je vous aime tous les deux autant. L'amour que j'ai pour l'un est sans aucun rapport avec mon amour pour l'autre. Plus je t'aime, Val, plus j'aime Stasia.
— Eh bien, vous voilà satisfait ? dit Stasia en prenant son pinceau et en se remettant à mon portrait.
Pendant un moment, on n'entendit que le silence. Puis, Mona prit la parole :
— De quoi diable avez-vous bien pu parler pendant que j'étais sortie ?
— De toi, naturellement, dit Stasia. N'est-ce pas, Val ?
— Oui, nous disions que tu es une créature merveilleuse. Seulement, nous nous demandions pourquoi tu essaies de nous cacher des choses.
— Quelles choses ? Que veux-tu dire ?
— Laissons cela pour l'instant, dit Stasia, tout en maniant le pinceau. Mais un de ces jours, il faudra que nous nous asseyions tous les trois et que nous regardions les choses en face, tu ne crois pas ?
Là-dessus, elle se retourna et regarda Mona dans les yeux.
— Je n'y vois pas d'objection, répondit Mona d'un ton glacial.
— Vous voyez, elle est fâchée, dit Stasia.
— Elle ne comprend pas, dis-je à mon tour.
Nouvelle flambée :
— Qu'est-ce que je ne comprends pas ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce que vous mijotez, tous les deux ?
— Tu sais, nous n'avons pas eu le temps de dire grand-chose pendant que tu étais partie, dis-je. Nous parlions de la vérité et de la sincérité en général... Stasia, tu le sais, est une personne très sincère.
Un faible sourire amincit légèrement les lèvres de Mona. Elle allait dire quelque chose, mais je m'empressai d'ajouter :
— Il ne faut pas te tracasser pour ça. Nous n'allons pas te faire subir un contre-interrogatoire.
— Nous voulons seulement voir si tu es capable d'être honnête, dit Stasia.
— Vous parlez comme si vous jouiez à un jeu avec moi.
— Exactement, dit Stasia.
— C'est donc ça ! Je vous laisse seuls pendant quelques minutes, et vous n'avez rien de plus pressé que de me casser du sucre sur le dos. Qu'ai-je donc fait pour mériter une chose pareille ?
A ce point-là, je perdis le fil de la conversation. Tout ce que je pus retenir fut cette dernière remarque : Qu'ai-je donc fait pour mériter une chose pareille ? C'était l'expression favorite de ma mère quand elle était dans la peine. Elle accompagnait généralement ces mots d'un mouvement de tête en arrière, comme si elle prenait le Tout-Puissant à témoin. La première fois que je l'entendis — je n'étais qu'un enfant — j'en fus rempli de terreur et de dégoût. C'était le ton de sa voix plus que ses paroles qui m'irritait. Quel pharisaïsme ! Quelle indécence ! Comme si Dieu l'avait choisie, elle, un modèle de vertu, pour lui infliger une punition gratuite et injustifiée.
En entendant cela dans la bouche de Mona, j'eus l'impression que le sol s'ouvrait sous mes pieds. « Alors, tu es coupable », me dis-je. Coupable de ce que je ne voulais pas prendre la peine de définir. Coupable, un point c'est tout.
De temps en temps, Barley s'amenait l'après-midi, s'enfermait avec Stasia dans sa petite chambre, pondait un œuf ou deux (des poèmes), et repartait précipitamment. Chaque fois, d'étranges bruits s'échappaient de la chambre du corridor. Des cris d'animaux où se mêlaient la terreur et l'extase. Comme si nous avions reçu la visite d'un chat de gouttière.
Un jour Ulric vint nous voir, mais il trouva l'atmosphère si déprimante que je compris qu'il ne reviendrait jamais. Il me parla comme si j'étais sur le point de traverser une nouvelle « phase ». Toute son attitude semblait dire : « Quand tu seras sorti du tunnel, fais-moi signe ! » Il était trop discret pour faire aucun commentaire sur Stasia. Tout ce qu'il se permit fut : « Drôle de fille, hein ! »
Pour continuer ma cour, je décidai un jour de l'emmener au théâtre. Nous avions décidé de nous rencontrer dehors. Le soir venu, j'attendis patiemment, mais une demi-heure après le lever du rideau toujours pas de Mona. Comme un collégien, j'avais acheté un bouquet de violettes pour le lui offrir. En m'apercevant dans une vitrine, avec mes violettes à la main, je me trouvai tout à coup si ridicule que je jetai les fleurs dans le ruisseau et m'en allai. Au coin de la rue, je me retournai juste à temps pour voir une jeune fille qui ramassait les violettes. Elle les porta à son visage, les sentit, puis les rejeta.
En arrivant devant la maison, je remarquai que toutes les lumières étaient allumées. Je restai dehors quelques minutes, stupéfait d'entendre qu'on chantait à l'intérieur. Pendant un moment, je me demandai s'il y avait des visiteurs. Mais non, il n'y avait qu'elles deux. Et elles n'avaient pas l'air de s'ennuyer.
Elles chantaient à tue-tête cet air idiot : Laisse-moi t'appeler chéri.
— Allez, reprenons en chœur, dis-je en entrant.
Et nous voilà tous les trois miaulant en chœur : Laisse-moi t'appeler chérie, Chérie, je suis fou de toi...
A la troisième reprise, je levai la main.
— Où étais-tu ? me mis-je à brailler.
— Où j'étais ? dit Mona. Mais, ici.
— Et notre rendez-vous ?
— Je ne croyais pas que tu parlais sérieusement.
— Ah, non, vraiment ?
Et disant cela, je lui lançai à toute volée une gifle à travers la figure. Une sacrée beigne !
— La prochaine fois, ma fille, je t'y emmènerai par la queue.
Et là-dessus je m'assis, et, les coudes sur la table, je les regardai longuement toutes les deux, d'un œil froid. Mais bientôt toute ma colère tomba.
— Je ne voulais pas te frapper si fort, dis-je en ôtant mon chapeau. Vous êtes bien gaies ce soir. Qu'est-ce qui se passe ?
Elles me prirent par le bras et m'entraînèrent au fond de la souillarde, là où étaient rangées les lessiveuses.
— Regarde, dit Mona en me montrant une pile impressionnante de victuailles. Il fallait que je sois là quand on les apporterait. Je ne pouvais pas te prévenir à temps. C'est pour ça que je ne suis pas allée te rencontrer.
Elle fouilla dans le tas et en retira une bouteille de Bénédictine. Stasia avait déjà choisi du caviar noir et des biscuits. Je ne pris pas la peine de leur demander d'où leur venait ce butin. Cela sortirait bien tout seul, en son temps.
— Il n'y a pas de vin ?
— Du vin ?
Bien sûr qu'il y avait du vin. Qu'est-ce que je préférais... bordeaux, vin du Rhin, moselle, chianti, bourgogne...?
Nous débouchâmes une bouteille de vin du Rhin, un pot de lachs, et une boîte de biscuits anglais... surfins. Nous reprîmes place autour de la table.
— Stasia est enceinte, dit Mona. (Comme elle aurait dit... « Stasia s'est acheté une nouvelle robe. »)
— C'est ça que vous fêtiez ?
Je me tournai vers Stasia.
— Racontez-nous ça, dis-je. Je suis tout ouïe.
Elle devint rouge et se tourna vers Mona.
— Elle vous dira, elle.
Je me tournai vers Mona.
— Alors ?
— C'est une longue histoire, Val, mais j'essaierai d'être brève. Elle a été attaquée par une bande de gangsters au Village. Ils l'ont violée.
— Ils ? Combien étaient-ils ?
— Quatre, dit Mona. Tu te rappelles la nuit où nous ne sommes pas rentrées à la maison ? C'était cette nuit-là.
— Alors, vous ne savez pas qui est le père ?
— Le père ? s'écrièrent-elles en chœur. On se fout bien du père !
— Je serai très heureux de m'occuper du mioche, dis-je. Il n'y a qu'une chose... il faudra que j'apprenne à fabriquer du lait.
— Nous avons parlé à Kronski, dit Mona. Il a promis de s'occuper de tout. Mais d'abord, il veut l'examiner.
— Encore ?
— Il veut être sûr.
— Mais vous, vous êtes sûres ?
— Stasia est sûre. Elle n'a plus ses règles.
— Ça ne veut rien dire, dis-je. Il faudrait avoir d'autres preuves.
Stasia se leva alors.
— Mes seins gonflent, dit-elle et, déboutonnant sa blouse, elle en sortit un. Regardez ! (Elle pressa doucement le mamelon. Une goutte de liquide ressemblant à du pus jaunâtre apparut.) C'est du lait !
— Qu'en savez-vous ?
— Je l'ai goûté.
Je demandai alors à Mona de presser un de ses ceins pour voir s'il en sortirait quelque chose, mais elle refusa, prétendant que c'était embarrassant.
— Embarrassant ? Quand tu t'assieds, tu croises les jambes et tu montres tout ce que je pense, mais tu ne veux pas sortir tes nichons. Ce n'est pas de l'embarras, c'est du vice.
Stasia partit d'un grand éclat de rire.
— Ça, c'est vrai, dit-elle. Qu'est-ce qu'il y a de mal à nous montrer tes seins ?
— C'est toi qui es enceinte, ce n'est pas moi, dit Mona.
— Quand Kronski doit-il venir ?
— Demain.
Je me versai un autre verre de vin et portai un toast :
— A la santé du fœtus ! dis-je.
Puis, baissant la voix, je leur demandai si elles avaient prévenu la police.
Elles ignoraient cela. Comme pour me faire comprendre que le sujet était épuisé, elles m'annoncèrent qu'elles avaient l'intention d'aller au théâtre un de ces jours. Elles seraient enchantées que je vienne aussi, si je voulais.
— Pour voir quoi ? demandai-je.
— La Captive, dit Stasia. C'est une pièce française. Tout le monde en parle.
Durant la conversation, Stasia essayait de se couper les ongles des pieds. Mais elle était si maladroite que je la suppliai de me laisser faire. Quand j'eus fini, je lui dis que j'aimerais aussi la coiffer. Elle fut enchantée de ma proposition.
Tandis que je la coiffais, elle lisait Le Bateau ivre à haute voix. Comme j'avais écouté avec un plaisir évident, elle bondit sur ses pieds et alla dans sa chambre chercher une biographie de Rimbaud. C'était la Saison en Enfer de Carré. Si les événements ne s'étaient pas mis en travers, je serais devenu un fervent de Rimbaud séance tenante.
Ce n'était pas souvent, je dois dire, que nous passions ainsi une soirée à la maison tous les trois, et qu'elle se terminait sur une note aussi agréable.
Après la venue de Kronski le lendemain et le résultat négatif de son examen, les choses commencèrent à se gâter pour de bon. Parfois, je devais vider les lieux quand elles recevaient un ami très spécial, généralement un bienfaiteur qui apportait un colis de provisions ou qui laissait un chèque sur la table. Devant moi, elles utilisaient souvent un langage chiffré, ou se passaient des billets qu'elles écrivaient sous mes yeux. Ou bien, elles s'enfermaient dans la chambre de Stasia et chuchotaient pendant un temps interminable. Même les poèmes que Stasia écrivait devenaient de plus en plus inintelligibles. Du moins, ceux qu'elle daignait me montrer. L'influence de Rimbaud, disait-elle. Ou la chasse d'eau, qui n'arrêtait pas de gargouiller.
De temps en temps, heureusement, Osiecki venait me rendre une petite visite. Il avait découvert un agréable speakeasy au-dessus d'une entreprise de pompes funèbres, à quelques blocs de là. Je prenais deux ou trois bières avec lui —jusqu'à ce qu'il ait l'œil vitreux et qu'il commence à se gratter. Parfois, l'idée me prenait d'aller à Hoboken et, tout en rôdaillant tristement, j'essayais de me convaincre que c'était un bled intéressant. Il m'arrivait aussi de pousser jusqu'à Weehawken, autre lieu abandonné du Seigneur, généralement pour assister à un spectacle de burlesque. Il fallait que j'échappe à tout prix à l'atmosphère délirante du sous-sol, aux perpétuels récitals de chansons d'amour — elles s'étaient mises à chanter en russe, en allemand, même en yiddish ! — aux mystérieux colloques dans la chambre de Stasia, aux mensonges éhontés, aux épouvantables histoires de drogue, aux combats de catch...
Oui, de temps à autre, elles organisaient un combat de catch en mon honneur. Étaient-ce de vrais combats de catch ? Difficile à dire. Parfois, histoire de rompre la monotonie, j'empruntais à Stasia son pinceau et ses peintures et je faisais une caricature d'elle. Toujours sur les murs. Ensuite, elle faisait la mienne. Un jour, je peignis une tête de mort et deux tibias sur sa porte. Le lendemain, je trouvai un couteau à découper suspendu au-dessus de la tête de mort et des tibias.
Un autre jour, elle sortit un revolver à poignée de nacre.
— On ne sait jamais, dit-elle.
Maintenant, elles m'accusaient d'aller fouiller dans sa chambre quand elles étaient sorties.
Un soir que je me baladais dans le quartier polonais de Manhattan, j'entrai dans un bistrot où, à ma grande surprise, je trouvai Curley et un ami de sa bande, un drôle de petit pistolet qui sortait de prison. Très émotif et plein d'imagination. Ils voulurent absolument m'accompagner à la maison pour bavarder un moment.
Dans le métro, je me mis à parler de Stasia, et Curley réagit comme si la situation lui était tout à fait familière.
— Faut faire quelque chose, remarqua-t-il laconiquement.
Son ami semblait partager son opinion.
Quand j'allumai, ils sursautèrent.
— Elle est sûrement folle ! dit Curley.
Son ami déclara que les peintures lui donnaient la chair de poule. Il était fasciné.
— J'en ai déjà vu, dit-il, dans un poste de police.
— Où c'est qu'elle roupille ? dit Curley.
Je leur montrai sa chambre. Elle était dans un désordre indescriptible, le parquet jonché de livres, de serviettes, de sous-vêtements et de croûtons de pain.
— Complètement siphonnée ! dit l'ami de Curley.
Pendant ce temps, Curley avait commencé à fureter. Ouvrant les tiroirs les uns après les autres, il vidait leur contenu à terre, puis il remettait le tout en place.
— Qu'est-ce que tu cherches ? demandai-je.
Il me regarda et sourit d'un air entendu.
— On sait jamais, dit-il.
Puis il avisa la grosse malle dans un coin, sous la table à toilette.
— Qu'est-ce qu'il y a là-dedans ?
Je haussai les épaules.
— Bon, jetons-y un coup d'œil, dit-il.
Il déboucla les sangles, mais le couvercle était fermé. Se tournant alors vers son ami, il dit :
— T'as ton matériel ? Alors, au boulot ! J'ai dans l'idée qu'on va trouver quelque chose d'intéressant.
Ce fut un jeu pour l'ami de Curley de fracturer la serrure de la malle. Avec une secousse, le couvercle se souleva, et le premier objet qui frappa ma vue fut un petit coffret en fer, une boîte à bijoux certainement. De nouveau, l'ami fidèle sortit son matériel et la cassette ne garda pas longtemps son secret.
Au milieu d'une masse de billets doux— d'amis inconnus – nous découvrîmes la note qui avait soi-disant disparu dans les cabinets. C'était l'écriture de Mona. Elle commençait ainsi : « Désespérée, mon amour... »
— Garde ça, dit Curley, ça pourra te servir plus tard.
Il remit les papiers en place dans la cassette, puis demanda à son ami de refermer la malle à clé.
— Et assure-toi que la serrure fonctionne comme avant, ajouta-t-il. Il ne faut pas qu'elles se doutent de quelque chose.
Ensuite, tels deux machinistes de théâtre, ils entreprirent de remettre la chambre dans son état de désordre initial, en s'efforçant même de respecter la disposition des miettes de pain. Ils discutèrent un moment pour savoir si tel livre sur le parquet était précédemment ouvert ou fermé.
En quittant la pièce, le jeune homme assura que la porte n'était pas fermée, mais entrouverte.
— Qu'est-ce que ça peut foutre ! dit Curley. Elles ne se rappelleront pas ça.
Intrigué par cette remarque, je dis :
— Qu'est-ce qui te fait croire ça ?
— Une idée, comme ça, répliqua-t-il. Est-ce que tu t'en rappellerais, toi, à moins que tu aies une raison particulière de laisser la porte entrouverte ? Et quelle raison elle pourrait bien avoir, hein ? Aucune. C'est simple, tu vois.
— C'est trop simple, rétorquai-je. On se rappelle des choses insignifiantes sans raison parfois.
Il me répondit alors qu'une bonne femme qui vivait dans une crasse et un désordre pareils ne pouvait pas avoir une bonne mémoire.
— Tiens, prends un casseur par exemple, dit-il, il sait ce qu'il fait, même quand il fait une faute. Il enregistre les choses. Il est obligé, sans ça il se ferait foutre dedans. Demande à ce gars-là !
— Il a raison, dit son ami. Moi, la faute que j'ai faite, ça a été de faire trop attention.
Il voulait me raconter son histoire, mais je les mis à la porte.
— Ce sera pour la prochaine fois, dis-je.
Dans la rue, Curley se retourna pour me faire savoir que je pouvais compter sur eux n'importe quand.
— On lui fera son affaire, dit-il.