Ah, le frémissement monotone qui vous parcourt l'échine quand vous marchez dans les rues par un matin d'hiver, quand les poutrelles sont gelées jusque dans le sol et que le lait sort des bouteilles comme des tiges de champignons ! Un jour septentrional dirons-nous, alors que l'animal le plus stupide n'oserait pas aventurer son nez hors de son trou. Aborder un étranger pour lui demander l'aumône serait impensable par une journée pareille. Dans ce froid mordant, corrosif, sous cette bise glacée qui circule au fond des gorges lugubres des rues, qui serait assez fou pour s'arrêter ne fût-ce que le temps de chercher une pièce de monnaie dans sa poche ? Par une matinée comme celle-là, qu'un banquier bien au chaud dans ses pantoufles qualifierait de « claire et vivifiante », un mendiant n'a pas le droit d'avoir faim. Les mendiants sont faits pour le soleil et la chaleur, pour un climat où même le sadique ne pense pas à jeter des miettes aux oiseaux.
C'est par une journée comme celle-là que, prenant chez mon père un lot d'échantillons, j'opérai une sortie et j'allai sonner à la porte de quelques clients, sachant d'avance que je n'obtiendrais pas la moindre commande mais poussé par une faim dévorante de conversation.
Il y en avait un en particulier à qui je choisissais toujours d'aller rendre visite en pareille occasion, parce qu'avec lui j'étais sûr que la journée se terminerait de la façon la plus inattendue. Notez bien qu'il était rare que ce personnage commandât un costume, et quand par hasard cela se produisait, il lui fallait encore des années pour régler sa note. Mais c'était tout de même un client. A mon père, je disais invariablement que j'allais prendre les mesures de John Stymer pour l'habit de soirée dont il disait toujours qu'il aurait besoin un jour. (Il répétait à tout venant qu'il finirait dans la peau d'un juge, ce Stymer.)
Ce que je ne divulguais jamais à mon père, c'était la nature non professionnelle de la conversation que j'avais généralement avec l'homme en question.
— Bonjour ! Pourquoi voulez-vous me voir ?
C'est ainsi qu'il m'accueillait généralement.
— Vous êtes fou si vous croyez que j'ai besoin d'un autre complet. Je ne vous ai même pas encore payé le dernier que je vous ai fait faire, vous vous rappelez ? Voyons, cela doit bien faire... heu, cinq ans au moins ?
Il avait à peine levé la tête de la masse de papier où son nez était plongé. Une odeur infecte régnait dans le bureau, due à son habitude invétérée de péter, même en présence de sa dactylo. Et il se curait continuellement le nez. A part cela — extérieurement, je veux dire — il aurait pu passer pour M. Tout-lemonde. Un avocat, semblable à n'importe quel autre avocat.
La tête toujours enfouie dans un fouillis de paperasses juridiques, il gazouille :
— Qu'est-ce que vous lisez en ce moment ?
Avant que j'ai le temps de placer ma réplique, il ajoute :
— Pouvez-vous m'attendre dehors un moment ? Je suis sur une affaire embrouillée. Mais ne partez pas... je veux bavarder avec vous. (Disant cela, il fouille dans sa poche et en retire un billet d'un dollar.) Tenez, allez prendre un café en attendant. Et revenez dans... disons une heure. Nous irons déjeuner ensemble, hein ?
Dans l'antichambre, une demi-douzaine de clients attendent pour lui raconter leur histoire. Il les prie de patienter encore un petit moment. Parfois, ils restent assis là toute la journée.
Avant d'entrer dans la cafeteria, je casse le billet pour acheter un journal. Parcourir les nouvelles m'a toujours donné l'impression extra-sensorielle d'appartenir à une autre planète. Et puis j'ai besoin de me mettre en train avant de me colleter avec John Stymer.
Tout en parcourant le journal, je me mets à réfléchir au grand problème de Stymer. La masturbation. Cela fait des années qu'il essaie de se défaire de cette mauvaise habitude. Des bribes de notre dernière conversation me reviennent en mémoire. Je me rappelle que je lui avais recommandé d'essayer un bon bordel — et sa grimace devant une telle suggestion de ma part. « Quoi ! Moi, un homme marié, aller me frotter à des putains mal lavées ? » Et je n'avais rien trouvé de mieux à lui répondre que : « Il y en a qui se lavent, vous savez ! »
Mais ce qui était tragique, maintenant que j'y repense, c'est le ton sincère, suppliant, qu'il avait pris, en me quittant, pour me demander de venir le trouver si je trouvais un moyen qui pût l'aider... n'importe quoi. J'avais eu envie de lui dire : « Coupe-toi le zizi ! »
Une heure s'écoula. Pour lui, une heure ou cinq minutes c'était tout comme. A la fin, je me levai et me dirigeai vers la porte. Il gelait si fort dehors que j'avais envie de piquer un cent mètres.
A ma grande surprise, il m'attendait. Les mains croisées sur son bureau, ses yeux fixaient un point minuscule dans l'éternité. Le paquet d'échantillons que j'avais laissé sur son bureau était ouvert. Il m'avisa qu'il avait décidé de commander un complet.
— Je ne suis pas pressé, me dit-il. Je n'ai pas besoin d'un nouveau complet.
— Alors, n'en faites pas faire. Vous savez bien que ce n'est pas pour cela que je suis venu.
— Vous savez, dit-il, vous êtes la seule personne avec qui je puisse avoir une vraie conversation. Toutes les fois que je vous vois, je me laisse aller... Qu'est-ce que vous avez à me recommander cette fois ? Je veux dire, en matière de littérature. Le dernier — Oblomov, c'est bien cela ? — ne m'a guère emballé.
Il s'arrêta, non pour attendre une éventuelle réponse de ma part, mais pour reprendre son élan.
— Depuis votre dernière visite, j'ai pris une maîtresse. Est-ce que cela vous surprend ? Oui, une jeune femme, très jeune, et nymphomane avec ça. Elle m'épuise. Mais ce n'est pas ça qui me tracasse... c'est ma femme. C'est atroce la façon dont elle s'y prend pour me torturer. J'ai envie de changer de peau.
Voyant le sourire narquois qui éclairait mon visage, il ajouta :
— Ce n'est pas drôle du tout, je vous assure.
Là-dessus le téléphone se mit à sonner. Il écouta attentivement. Puis, après avoir répondu un moment par « Oui... Non... Oui, je pense... », il se mit brusquement à crier dans le bigophone : « Je n'en veux pas de votre sale fric. Qu'il aille se faire défendre ailleurs. »
— Vous vous rendez compte, on essaie de m'acheter, dit-il en raccrochant brutalement. Et un juge, encore. Un gros paquet, je dois dire. (Il se mouche énergiquement.) Bon, où en étions-nous ? (Il se lève.) Si on allait casser la graine ? On sera plus à l'aise pour bavarder devant une bonne bouteille, vous ne croyez pas ?
Nous frétâmes un taxi pour nous rendre dans un restaurant italien qu'il connaissait. L'endroit était intime et sentait le vin, la sciure et le fromage. Et à peu près désert.
Nous composâmes notre menu, après quoi il me dit :
— Cela ne vous ennuie pas que je vous parle de moi ? C'est mon point faible, je crois bien. Même quand je lis, même si c'est un bon livre, je ne peux pas m'empêcher de penser à moi, à mes ennuis. Ce n'est pas que j'attache une telle importance à ma personne, vous savez. Je suis obsédé, voilà tout.
« Vous aussi, vous êtes un obsédé, poursuit-il, mais d'une manière plus saine. Voyez-vous, je suis absorbé par moi-même, et je me hais. Je me dégoûte vraiment, vous savez, comme aucun autre être humain ne m'a jamais dégoûté. Je me connais de fond en comble, et l'idée de ce que je suis, de la façon dont les autres me voient, me consterne. Je n'ai qu'une qualité : je suis honnête. Je ne m'en fais pas gloire d'ailleurs... c'est purement instinctif chez moi. Oui, je suis honnête avec mes clients... et honnête avec moi-même. »
Je parvins à placer un mot :
— Vous êtes peut-être honnête avec vous-même, comme vous dites, mais il vaudrait mieux pour vous être plus généreux. Plus généreux envers vous-même. Si vous ne vous respectez pas, comment voulez-vous que les autres vous respectent ?
— Ce n'est pas dans ma nature de penser à ces choses, répond-il précipitamment. Je suis un puritain cent pour cent. Un puritain dégénéré, à vrai dire. L'ennui, c'est que je ne suis pas assez dégénéré. Vous m'avez demandé un jour si j'avais lu le marquis de Sade, vous vous rappelez ? Eh bien, j'ai essayé, mais il me rase. Il est peut-être trop français pour mon goût. Je me demande pourquoi on l'appelle le divin marquis. Vous le savez, vous ?
Nous avions dégusté notre chianti et nous étions dans les spaghetti jusqu'aux oreilles. Le vin le mettait en verve. Il pouvait boire énormément sans jamais perdre la tête. En fait, c'était encore là un de ses problèmes, cette inaptitude à se perdre, à s'oublier, même sous l'influence de la boisson.
Comme s'il avait deviné mes pensées, il me fit alors remarquer qu'il était un psychique cent pour cent.
— Un psychique qui est même capable de faire penser sa queue. Vous riez encore. Mais c'est tragique. La jeune femme dont je vous ai parlé... elle me prend pour un baiseur superbe, ce que je ne suis pas. Mais elle, oui. J'ai rarement vu une femme baiser comme elle. Moi, je baise avec ma cervelle. C'est comme si je menais un contre-interrogatoire, seulement avec ma queue au lieu de ma tête. Ça a l'air tiré par les cheveux, hein ? Mais, c'est ainsi. Et plus je baise, plus je me concentre sur moi. Il m'arrive même — avec elle, s'entend — de me demander qui est à l'autre bout. Ça doit être encore un reste de masturbation. Vous me suivez, n'est-ce pas ? Au lieu de faire ça moi-même, quelqu'un le fait pour moi. C'est mieux que de se masturber, parce que vous êtes plus détaché. Naturellement, la fille en a pour son argent... Elle peut faire tout ce qu'elle veut avec moi. C'est ça qui l'émoustille... ça l'excite. Ce qu'elle ne sait pas — et ça lui ferait peut-être un petit peu peur si je le lui disais — c'est que je ne suis pas là. Vous connaissez l'expression être tout ouïe. Eh bien, moi, je suis tout esprit. Un esprit avec une queue au bout, si vous voyez ce que je veux dire... Au fait, et vous ? Qu'est-ce que vous ressentez quand vous faites ça... quelles sont vos réactions... enfin tout ça ? Non que cela puisse m'aider beaucoup, notez bien. Simple curiosité.
Puis, il changea brusquement de sujet. Il voulait savoir si j'avais commencé à écrire quelque chose. Quand je lui dis que non, il me répliqua :
— Mais vous êtes en train d'écrire en ce moment, seulement vous ne vous en rendez pas compte. Vous écrivez tout le temps, comprenez-vous ?
Étonné par cette étrange observation, je m'écriai :
— Vous parlez... de moi, ou de tout le monde ?
— Bien sûr, c'est de vous que je parle ! De vous ! Vous m'avez dit un jour que vous aimeriez écrire. Bon, et quand comptez-vous vous y mettre ? (Il s'arrêta pour porter sa fourchette à sa bouche, mastiqua un moment, puis reprit : ) Pourquoi croyez-vous que je vous parle comme je le fais ? Parce que vous êtes un bon auditeur ? Pas du tout ! Je peux vous vider mon sac parce que je sais que vous êtes essentiellement dés-intéressé. Ce n'est pas moi, John Stymer, qui vous intéresse, c'est ce que je vous raconte, ou la façon dont je vous le raconte. Tandis que moi, je m'intéresse à vous, d'une manière bien précise. Ce qui est tout à fait différent.
Il continua à mastiquer un moment en silence.
« Vous êtes presque aussi compliqué que moi, poursuivit-il. Vous le savez, hein ? Ce qui m'intéresse, c'est de savoir comment les gens fonctionnent, surtout des gens comme vous. Oh, rassurez-vous, je ne vous interrogerai pas parce que je sais d'avance que vous ne me donneriez pas les réponses exactes. Vous êtes... un adversaire fictif. Et moi, je suis avocat. C'est mon boulot de débrouiller des affaires. Mais vous, je n'arrive pas à imaginer sur quelle matière vous travaillez, à moins que ce ne soit sur du vent. »
Là-dessus, il se referma comme une huître, et se contenta de mâcher et d'avaler pendant un moment. Puis, il déclara :
« J'ai bien envie de vous emmener avec moi cet après-midi. Je ne retournerai pas au bureau. Je vais aller voir cette fille dont je vous ai parlé. Venez donc avec moi. Vous la verrez, vous bavarderez avec elle. J'aimerais observer vos réactions. (Il s'interrompit pour voir comment je prenais sa proposition, puis il ajouta : ) Elle habite Long-Island. Cela fait un bout de chemin, mais cela en vaudra peut-être la peine. Nous apporterons du vin et un peu de strega. Elle aime les liqueurs. Hein, qu'en dites-vous ? »
Je dis que j'étais d'accord. Nous allâmes prendre sa voiture au garage ; il fallut un bon moment pour dégeler le moteur. Et nous n'avions pas fait cinq cents mètres qu'il fallut s'arrêter pour faire réparer une bricole. Nous repartîmes, et la plaisanterie se répéta deux ou trois fois, si bien qu'au bout de trois heures nous avions à peine dépassé les faubourgs. Complètement frigorifiés, nous avions encore près de cent kilomètres à faire et il faisait déjà nuit noire.
Sur la grande route, nous fîmes plusieurs arrêts pour nous réchauffer. Partout, on avait l'air de le connaître et on le recevait toujours avec déférence. Tout en roulant, il m'expliqua quels services il avait rendus à tel ou tel.
— Je ne prends jamais une affaire si je ne suis pas sûr de gagner, me dit-il.
J'essayai de le faire parler de la fille, mais il avait l'esprit ailleurs. Ce qui le préoccupait en ce moment, c'était la question de l'immortalité. Quel sens pouvait avoir l'au-delà, se demandait-il, si l'on perd sa personnalité en mourant ? Il était persuadé qu'une seule vie ne suffisait pas pour résoudre tous les problèmes qui assaillent un individu.
— Je n'ai pas encore commencé à vivre ma vie, dit-il, et j'approche de la cinquantaine. Il faudrait vivre cent cinquante ou deux cents ans pour arriver à quelque chose. C'est quand on en a fini avec le sexe et toutes les difficultés matérielles que les vrais problèmes commencent à se poser. A vingt-cinq ans, je croyais connaître toutes les réponses. Maintenant, je sens que je ne sais rien du tout. Et voilà que nous sommes en route pour aller rendre visite à une jeune nymphomane. Tout cela est complètement idiot.
Il alluma une cigarette, tira deux ou trois bouffées puis l'écrasa dans le cendrier, et sortit un gros cigare de sa poche de poitrine.
« Vous voudriez savoir quelque chose sur elle. Eh bien, je vous dirai d'abord... si seulement j'en avais le courage, je ficherais le camp avec elle et en route pour le Mexique. Que faire là-bas, je ne sais pas. Repartir à zéro sans doute. Mais voilà, justement... je n'ai pas assez de couilles pour ça. Je suis un lâche mental, voilà la vérité. Et puis, au fond, je sais très bien qu'elle se fout éperdument de moi. Toutes les fois que je la quitte, je me demande dans le lit de quel type elle va s'empresser de grimper dès que j'aurai le dos tourné. Ce n'est pas que je sois jaloux... mais j'ai horreur qu'on se paie ma fiole, voilà tout. Évidemment, je suis un con. Sauf dans mon boulot, je suis le dernier des cons.
Il poursuivit dans cette veine pendant un moment. Il aimait visiblement se rabaisser aux yeux d'autrui. Je le laissai faire. Puis, il enfourcha un nouveau dada.
— Savez-vous pourquoi je ne suis jamais devenu écrivain ?
— Non, répondis-je, surpris qu'il ait jamais caressé cette idée.
— Parce que j'ai compris presque tout de suite que je n'avais rien à dire. Je n'ai pas vécu. Je n'ai jamais rien risqué, jamais rien gagné. Quel est ce proverbe oriental déjà ? « Avoir peur, c'est ne pas semer à cause des oiseaux. » C'est tout à fait ça. Ces cinglés de Russes que vous m'avez fait lire, ils avaient tous l'expérience de la vie, eux, même s'ils n'ont jamais quitté le trou où ils sont nés. Pour que les choses arrivent, il faut qu'il y ait un climat favorable. Et si le climat fait défaut, on en crée un. Enfin, si on a du génie. Moi, je n'ai jamais rien créé de ma vie. Je joue le jeu ; et je le joue selon les règles. La réponse à cela, pour le cas où vous ne le sauriez pas, c'est la mort. Ouais, je suis déjà quasiment mort aujourd'hui. Eh bien, vous ne me croirez peut-être pas, mais c'est quand je suis le plus mort que je baise le mieux. Tenez, pour vous donner un exemple : la dernière fois que j'ai couché avec elle, je n'ai même pas pris la peine de me déshabiller. Je l'ai grimpée avec mon manteau, mes chaussures et tout. Cela paraissait tout à fait naturel, étant donné l'état d'esprit où j'étais. Et ça ne l'a pas gênée le moins du monde. Donc, comme je vous le dis, je me suis mis au lit tout habillé et je lui ai dit : « Si on faisait l'amour comme ça et si on baisait à mort ? » Drôle d'idée, hein ? Surtout venant d'un honorable avocat père de famille et tout. En tout cas, ces mots étaient à peine sortis de ma bouche que je me suis dit : « Tu bluffes ! Tu es déjà « mort. A quoi bon faire semblant ? » Qu'est-ce que vous pensez de ça ? Et là-dessus, je m'y suis mis... à baiser je veux dire.
Je lui soumis alors un problème difficile. Je lui demandai s'il s'était jamais imaginé doté d'une queue — et s'en servant ! — dans l'au-delà ?
— Si j'ai essayé d'imaginer ça ? s'écria-t-il. Mais c'est justement cela qui me tracasse. Une vie immortelle avec une grande queue fixée à ma cervelle, voilà une chose que je n'arrive pas du tout à m'imaginer. Non pas que je souhaite mener une vie d'ange pur et radieux. Tout ce que je souhaite, c'est être moi-même, John Stymer, avec tous mes bon Dieu de problèmes. Il me faut du temps pour aller au fond des choses... au moins mille ans. Ça a l'air idiot, hein ? Mais c'est comme ça que je suis. Le marquis de Sade, lui, avait le temps de réfléchir. Il a été au fond d'un tas de choses, je dois l'admettre, mais je ne suis pas d'accord avec ses conclusions. En tout cas, cela ne doit pas être si terrible de passer toute sa vie en prison... pourvu que l'esprit ne s'endorme pas. Ce qui est terrible, c'est d'être prisonnier de soi-même. Et c'est ce que nous sommes presque tous : enfermés dans notre petite cellule personnelle, et nous la trimbalons partout avec nous. Il n'y a pas plus d'une douzaine d'hommes par génération qui réussissent à s'échapper. Dès que vous ouvrez les yeux sur la vie, vous vous apercevez que ce n'est qu'une farce. Une farce monumentale. Imaginez un peu la vie d'un homme qui perd son temps à défendre ou à convaincre les autres ! Toute la justice est une connerie. Les lois n'ont jamais rendu meilleur personne. Non, c'est un jeu grotesque auquel on a donné un nom ronflant. Demain, je siégerai peut-être au tribunal en qualité de juge, pas moins. Est-ce que je penserai davantage à moi parce qu'on m'appellera Votre Honneur ? Est-ce que je serai capable de changer quoi que ce soit ? Absolument pas. Je jouerai à un autre jeu... je jouerai au juge, un point c'est tout. C'est pour ça que je dis qu'on est baisés depuis le commencement. Je me rends compte que nous avons tous un rôle à jouer, et que tout ce que l'on peut faire, c'est de jouer notre rôle au mieux de nos capacités. Eh bien moi, je n'aime pas mon rôle. L'idée de jouer un rôle ne me plaît pas du tout. Même pas si les rôles sont interchangeables. Vous me suivez ? Non, je crois qu'il est grand temps de chambouler tout ça. Il faut faire sauter les tribunaux, sauter les lois, sauter la police, sauter les prisons ! C'est de la merde, tout ce bizeness. C'est pour ça que je me fous en l'air la tête la première. Et c'est ce que vous feriez, vous aussi, si vous pouviez voir les choses comme moi.
Il s'arrêta ; il soufflait comme un phoque. Après un moment de silence, il m'informa que nous étions presque arrivés.
« Et n'oubliez pas, faites comme chez vous. Faites tout ce que vous voudrez, dites tout ce qui vous passera par la tête. Si vous avez envie de lui dire deux mots, ne vous gênez pas pour moi. Seulement que ça ne devienne pas une habitude ! »
La maison était plongée dans l'obscurité. On avait laissé une note sur la table de la salle à manger. Un mot de Belle, la grande baiseuse. Elle en avait eu assez de nous attendre, elle pensait que nous ne viendrions plus, et ainsi de suite.
— Où est-elle, alors ? demandai-je.
— Elle a probablement été en ville passer la nuit chez une amie.
Je dois dire qu'il ne paraissait pas particulièrement bouleversé. Après avoir grommelé quelques « Merde... quelle conasse... merde alors... la salope... », il alla voir s'il restait quelque chose dans le frigidaire.
— Le mieux, c'est de passer la nuit ici, dit-il. Je vois qu'elle nous a laissé des haricots et du jambon. Est-ce que ça vous ira ?
Tout en finissant les restes, il m'informa qu'il y avait une chambre confortable au premier avec deux lits jumeaux.
— Comme ça nous pourrons bavarder, me dit-il.
Le lit m'agréait tout à fait, mais l'autre perspective était moins à mon goût. Quant à Stymer, rien ne semblait pouvoir ralentir le mécanisme de son esprit, ni le froid, ni la boisson, ni même la fatigue.
J'aurais sombré à peine le nez sur l'oreiller si Stymer n'avait pas ouvert le feu à sa façon. Et brusquement, je me trouvai aussi éveillé que si j'avais pris une double dose de benzadrine. Ses premiers mots, prononcés d'une voix calme et sans timbre, m'électrisèrent.
— Rien ne vous étonne beaucoup, je remarque. Et bien, attrapez ça...
C'est ainsi qu'il commença.
« Si je suis un si bon avocat, c'est que je suis aussi une espèce de criminel. Vous ne me croiriez pas capable de machiner la mort d'une autre personne, hein ? Eh bien, c'est pourtant ainsi. J'ai décidé de me débarrasser de ma femme. Comment ? je ne sais pas encore. Ce n'est pas à cause de Belle, vous savez. C'est qu'elle m'empoisonne l'existence. Je ne peux plus la supporter. Depuis vingt ans que nous sommes mariés, je n'ai pas entendu une parole intelligente sortir de sa bouche. Je n'en peux plus, et elle le sait. Elle est au courant pour Belle ; je n'en ai jamais fait un secret. Tout ce qu'elle demande, c'est que cela ne se sache pas. C'est ma femme, nom de Dieu, qui a fait de moi un masturbateur ! J'en avais tellement marre d'elle, presque depuis le début, que l'idée de coucher avec elle me rendait malade. C'est vrai, nous aurions dû divorcer. A quoi bon traîner un poids mort après moi toute ma vie ? Depuis que j'ai rencontré Belle, j'ai pu réfléchir un peu et dresser des plans. Mon premier objectif est de foutre le camp de ce pays, loin, le plus loin possible, et de repartir à zéro. Quoi faire ? Je n'en sais rien. Sûrement pas le barreau en tout cas. J'ai besoin de solitude, et je veux travailler le moins possible.
Il s'arrêta pour reprendre son souffle. Je ne fis aucun commentaire. Il n'en attendait d'ailleurs aucun.
— Pour ne rien vous cacher, je me demandais si je pourrais vous persuader de venir avec moi. Je me chargerai de vous tant que l'argent durera, cela va de soi. J'y pensais tout à l'heure, pendant que nous roulions. Cette note de Belle... c'est moi qui lui ai dicté le message tout à l'heure au téléphone. Je n'avais pas l'intention de brusquer les choses au début, je vous supplie de me croire. Mais à mesure que nous bavardions, je sentais que vous étiez précisément la personne qu'il me faudrait avoir sous la main, si je faisais le saut.
Il hésita une seconde, puis il ajouta :
— Il fallait que je vous parle de ma femme parce que... vivre tout près de quelqu'un et garder un secret comme celui-là, vous comprenez, c'est trop pour un seul homme.
— Mais j'ai une femme, moi aussi ! m'écriai-je. Et bien qu'elle ne me serve pas à grand-chose, je ne me vois pas lui tranchant la gorge histoire de ficher le camp n'importe où avec vous.
— Je comprends, dit Stymer calmement. J'ai pensé à cela aussi.
— Ah oui ?
— Je pourrai vous arranger un divorce assez facilement et faire en sorte que vous n'ayez pas de pension alimentaire à verser. Qu'en pensez-vous ?
— Ça ne m'intéresse pas, répliquai-je. Même si vous pouviez me trouver une autre femme. J'ai mes projets, moi aussi.
— Vous me prenez pour un loufoque, hein ?
— Non, pas du tout. Vous êtes loufoque, c'est vrai, mais pas de cette façon-là. Pour être franc, vous n'êtes pas le genre de personne avec qui j'aimerais vivre longtemps. Et puis, tout cela est encore bougrement vague. Ça ressemble à un mauvais rêve.
Il prit cela avec son calme imperturbable habituel. Et comme je sentais qu'il fallait que je dise encore quelque chose, je lui demandai ce qu'il attendait de moi au juste, ce qu'il espérait retirer de ma fréquentation. Je ne craignais pas le moins du monde de me laisser tenter par une aventure aussi folle, naturellement, mais je crus décent de faire semblant de jouer le jeu. Et puis, j'étais curieux de connaître le rôle qu'il me destinait.
— Je ne sais par où commencer... c'est difficile, dit-il d'une voix tramante. Supposez... une simple supposition, notez bien... que nous trouvions un bon coin où nous cacher. Un pays comme le Costa Rica par exemple, ou le Nicaragua, un pays où la vie est facile et le climat agréable. Et supposez que vous trouviez une femme qui vous plaise... ce n'est pas tellement difficile à imaginer, hein ? Bon, eh bien... vous m'avez dit que vous aimeriez... que vous aviez l'intention... d'écrire un jour. Je sais que moi, j'en suis incapable. Mais j'ai de bonnes idées, une foule d'idées, je vous jure. Je n'ai pas été un avocat criminel pour rien. Et vous, vous n'avez pas lu Dostoïevsky et tous ces autres cinglés de Russes pour des prunes ? Vous commencez à saisir ? Prenez Dostoïevsky : il est mort, fini. Eh bien, c'est de là que nous partons. De Dostoïevsky. Il s'occupait de l'âme, nous, nous nous occuperons de l'esprit.
Il allait s'arrêter, mais je lui dis :
— Allez-y, ça devient intéressant.
— Bon, reprit-il, je ne sais pas si vous le savez, mais il ne reste plus rien dans le monde que l'on puisse encore appeler l'âme. Ce qui explique en partie pourquoi vous avez tant de mal à démarrer, en tant qu'écrivain. Comment peut-on écrire sur des gens qui n'ont pas d'âme ? Moi, je le peux. J'ai vécu avec des gens comme cela, j'ai travaillé pour eux, je les ai étudiés, analysés. Je ne parle pas seulement de mes clients. Il est assez facile de voir que les criminels n'ont pas d'âme. Mais si je vous dis qu'il n'y a que des criminels partout, de quelque côté que l'on se tourne ? Il n'est pas nécessaire d'être reconnu coupable d'un crime pour être un criminel. Quoi qu'il en soit, voici ce que j'avais en tête... Je sais que vous pouvez écrire. Par ailleurs, ça m'est parfaitement égal que ce soit quelqu'un d'autre qui écrive mes livres. Vous, il vous faudrait plusieurs vies pour réunir les matériaux que j'ai accumulés. A quoi bon perdre tout ce temps ? Ah oui, il y a encore quelque chose que j'oubliais... cela vous effarouchera peut-être, mais voici : que les livres soient publiés ou non, je m'en fiche éperdument. Tout ce que je veux, c'est les faire sortir de moi. Les idées sont universelles : je ne les considère pas comme ma propriété exclusive...
Il prit le pot d'eau glacée près de son lit et but quelques gorgées.
— Tout cela vous semble probablement extravagant. N'essayez pas de prendre une décision immédiatement. Réfléchissez-y ! Examinez ma proposition sous toutes les coutures. Je ne voudrais pas que vous acceptiez dans un mouvement d'enthousiasme pour renâcler ensuite au bout d'un mois ou deux. Mais permettez-moi d'attirer votre attention sur une chose. Si vous restez dans votre ornière plus longtemps, vous n'aurez jamais le courage d'en sortir. Vous n'avez aucune excuse de continuer à mener la vie que vous menez en ce moment. Vous obéissez à la loi d'inertie, rien de plus.
Il se racla la gorge, comme s'il se sentait gêné par les remarques qu'il venait de faire. Puis il poursuivit son discours, d'une voix plus claire, avec un débit plus rapide.
— Je ne suis pas le compagnon idéal pour vous, j'en conviens. J'ai tous les défauts imaginables et je suis d'un égocentrisme forcené, je vous l'ai déjà dit et répété cent fois. Mais je ne suis pas envieux, ni jaloux, ni même ambitieux au sens habituel du terme. A part les heures de travail — et je n'ai pas l'intention de me tuer à la tâche — vous serez seul la plupart du temps, et libre de faire ce qui vous plaira. Avec moi, vous serez seul, même si nous partageons la même chambre. Peu importe où nous vivrons, pourvu que ce soit à l'étranger. A partir de maintenant, je me repose. Je me quitte. Je quitte la partie, je ne joue plus le jeu. Rien de valable, à mes yeux du moins, ne peut plus s'accomplir aujourd'hui. Je ne peux peut-être rien accomplir non plus, à vrai dire. Mais du moins aurai-je la satisfaction de faire ce en quoi je crois... Attendez, je me suis peut-être mal exprimé quand je vous ai parlé de Dostoïevsky. Je crois que cela vaut la peine d'approfondir la question, si je ne vous ennuie pas. Comme je vois les choses, avec la mort de Dostoïevsky le monde est entré dans une phase d'existence entièrement nouvelle. Dostoïevsky a résumé le monde moderne beaucoup mieux que ne l'a fait Dante pour le Moyen Age. L'âge moderne — un terme incorrect, entre parenthèses — n'était qu'une période de transition, un répit, durant lesquels l'homme a pu s'accoutumer à la mort de l'âme. Nous menons déjà une sorte de grotesque existence lunaire. Les croyances, les espoirs, les principes, les convictions qui maintenaient notre civilisation, tout cela s'est effondré, et rien ne pourra les ressusciter. C'est là, la vérité de notre époque. Non, désormais et pendant des générations à venir, nous allons vivre en esprit. Ce qui signifie destruction... auto-destruction. Pourquoi ? Parce que l'homme n'est pas fait pour vivre uniquement en esprit. L'homme est fait pour vivre avec son être tout entier. Mais la nature de cet être est perdue, oubliée, enterrée. Le but de la vie sur terre est de découvrir son être véritable... et de vivre en accord avec lui ! Mais laissons cela pour l'instant. C'est du domaine futur. Le problème est... en attendant. Et c'est là que j'arrive. Laissez-moi vous l'expliquer aussi brièvement que possible... Tout ce que nous avons étouffé, réprimé, refoulé, vous, moi, nous tous, depuis le début de la civilisation, doit maintenant être vécu. Nous devons nous reconnaître pour ce que nous sommes. Et que sommes-nous ? Le dernier rejeton d'un arbre qui n'est plus capable de porter des fruits. Il nous faut donc aller sous terre, comme les graines, pour que quelque chose de nouveau, quelque chose de différent, puisse surgir. Ce n'est pas une affaire de temps, c'est une nouvelle vision des choses qu'il nous faut acquérir. Un nouvel appétit de vivre, en d'autres termes. Dans l'état actuel des choses, nous ne menons qu'un semblant de vie. Nous ne sommes vivants qu'en rêve. C'est l'esprit qui refuse de se laisser exterminer en nous. L'esprit à la vie dure — et il est beaucoup plus mystérieux que les plus fantastiques rêveries des théologiens. Il se pourrait bien que tout fût esprit... non pas le petit esprit que nous connaissons, bien sûr, mais le Grand Esprit au sein duquel nous évoluons, l'Esprit qui pénètre tout l'univers. Dostoïevsky, permettez-moi de vous le rappeler, eut une vision étonnamment pénétrante, non seulement de l'âme de l'homme mais de l'esprit de l'univers tout entier. C'est pour cela qu'on ne peut pas se débarrasser de lui, même si, comme je le disais, ce qu'il représente est dépassé.
Ici, je dus l'interrompre.
— Excusez-moi, dis-je, mais que représentait Dostoïevsky, à votre avis ?
— Je ne peux pas vous répondre en quelques mots. Personne ne le peut. Il nous a donné une révélation, et chacun de nous doit en tirer ce qu'il peut. Il y en a qui se sont perdus en Christ. On peut se perdre en Dostoïevsky aussi. Il vous emmène jusqu'au bout du chemin... Est-ce que cela veut dire quelque chose pour vous ?
— Oui et non.
— Pour moi, dit Stymer, cela veut dire qu'aujourd'hui aucune possibilité ne s'offre plus à l'homme. Cela veut dire que nous sommes entièrement dupés — sur tous les plans. Dostoïevsky a exploré le terrain en éclaireur, et il a trouvé la route bloquée à chaque tournant. Il fut un homme des frontières, au sens profond du terme. Il a occupé les positions les unes après les autres, sur tous les points dangereux et prometteurs, et il a découvert qu'aucune issue ne s'offre à nous, dans l'état où nous sommes. A la fin, il a cherché refuge dans l'Être suprême.
— Cela ne ressemble pas tout à fait au Dostoïevsky que je connais, dis-je. Il y a quelque chose de désespéré dans ce que vous dites.
— Non, ce n'est pas du désespoir. C'est du réalisme... dans un sens surhumain. Un au-delà tel que le clergé nous le présente est la dernière chose à laquelle Dostoïevsky aurait pu croire. Toutes les religions veulent nous faire avaler des pilules enrobées de sucre. Elles veulent nous faire avaler ce que nous ne pouvons pas, ce que nous ne pourrons jamais avaler : la mort. L'homme n'acceptera jamais l'idée de la mort, ne se réconciliera jamais avec elle... Mais je sors du sujet. Vous parlez du destin de l'homme. Mieux que quiconque, Dostoïevsky a compris que l'homme n'acceptera jamais la vie sans la mettre en doute tant qu'il ne sera pas menacé d'extinction. Il croyait, il était profondément convaincu, dirai-je, que l'homme peut vivre éternellement s'il le désire de tout son cœur, de tout son être. Il n'y a aucune raison pour que l'on meure, aucune. Nous mourons parce que nous manquons de foi en la vie, parce que nous refusons de nous abandonner totalement à la vie... Et cela m'amène au présent, à la vie telle que nous la connaissons aujourd'hui. N'est-il pas évident que tout notre mode de vie est une offrande à la mort ? Dans nos efforts désespérés pour nous préserver, pour préserver ce que nous avons créé, nous causons notre propre mort. Nous ne nous abandonnons pas à la vie, nous luttons pour éviter de mourir. Ce qui ne signifie pas que nous avons perdu la foi en Dieu mais que nous avons perdu la foi en la vie même. Vivre dangereusement, comme dit Nietzsche, c'est vivre nu et sans honte. Cela veut dire accorder sa confiance aux puissances de la vie et cesser de se battre contre un fantôme appelé mort, un fantôme appelé maladie, un fantôme appelé péché, un fantôme appelé peur, et cætera. Le monde fantôme ! Voilà le monde que nous nous sommes créé. Voyez les militaires qui parlent perpétuellement de l'ennemi. Voyez le clergé qui parle perpétuellement du péché et de la damnation. Voyez tous les représentants de la loi qui ne savent parler que d'amendes et d'emprisonnements. Voyez les médecins qui ne connaissent que la maladie et la mort. Et nos éducateurs, les plus stupides de tous avec leurs méthodes de perroquets et leur incapacité congénitale à accepter des idées qui n'aient cent ou mille ans. Quant à ceux qui gouvernent le monde, vous avez là les personnages les plus malhonnêtes, les plus hypocrites, les plus bornés et les plus dénués de toute imagination qui soient. Vous prétendez vous intéresser au destin de l'homme. Le miracle, c'est que l'homme ait soutenu jusqu'à l'illusion de la liberté. Non, la route est barrée, et tous les obstacles qui nous cernent sont notre propre fait. Pas besoin de faire intervenir Dieu, le Diable ou le Hasard. Le Seigneur de toute la Création est en train de faire un petit somme pendant que nous nous dépatouillons avec nos problèmes. C'est dans l'esprit que la puissance de la vie s'est réfugiée. Tout a été analysé et réduit à zéro. Il se pourrait maintenant que ce vide de la vie prenne un sens, nous fournisse la solution.
Il s'arrêta brusquement, demeura parfaitement immobile pendant un moment, puis se souleva sur un coude.
— L'aspect criminel de l'esprit ! Je ne sais plus où j'ai entendu ou lu cette phrase, mais elle m'envoûte littéralement. Cela ferait un bon titre pour les livres que j'ai envie d'écrire. Le mot criminel à lui seul m'ébranle jusqu'aux fondements. C'est un mot qui n'a plus de sens aujourd'hui, et pourtant c'est le mot — comment dire ? — le mot le plus sérieux du vocabulaire de l'homme. La notion même de crime est une idée terrifiante. Elle a des racines tellement profondes, tellement enchevêtrées. A une époque, le grand mot, pour moi, était le mot rebelle. J'avoue que lorsque je prononce le mot criminel, je reste confondu. Il m'arrive même de ne plus savoir ce qu'il signifie. Ou alors, quand sa signification m'apparaît, je suis forcé de considérer toute la race humaine comme un monstre à tête d'hydre indescriptible dont le nom est CRIMINEL. Ou bien j'exprime cela d'une autre façon, en disant : l'homme est son propre criminel. Ce qui ne veut à peu près rien dire. Ce que j'essaie de vous faire comprendre, bien que cela puisse paraître banal, simpliste, c'est ceci : s'il existe une chose telle qu'un criminel, alors toute la race est contaminée. Vous ne pouvez pas extirper l'élément criminel chez l'homme en pratiquant une opération chirurgicale sur la société. Ce qui est criminel est cancéreux, et ce qui est cancéreux est impur. Le crime n'est pas seulement concomitant à l'ordre et à la loi, le crime est prénatal pour ainsi dire. Il est lié à la conscience même de l'homme, et il ne sera pas délogé, il ne sera pas extirpé tant qu'une nouvelle conscience n'aura pas surgi. Suis-je clair ? La question que je me pose et me repose sans cesse est celle-ci : comment l'homme a-t-il été amené à se considérer, à considérer son semblable, comme un criminel ? Qu'est-ce donc qui l'a conduit à nourrir des sentiments de culpabilité ? A donner même aux animaux ces sentiments de culpabilité ? En d'autres termes, comment en est-il venu à empoisonner la vie à sa source ? Il est facile de mettre cela sur le compte des prêtres. Mais je ne pense pas qu'ils aient une telle influence sur nous. Si nous sommes des victimes, eux aussi. Mais de qui, de quoi sommes-nous les victimes ? Qu'est-ce donc qui nous torture, les jeunes comme les vieux, les sages aussi bien que les innocents ? Je crois que c'est précisément cela que nous allons découvrir, maintenant que nous sommes rentrés sous terre. Maintenant que nous sommes nus et misérables, nous pourrons nous abandonner au grand problème, sans encombre. Pour l'éternité s'il le faut. Le reste n'a aucune importance, ne le voyez-vous pas ? Peut-être que non. C'est si évident pour moi que je n'arrive peut-être pas à l'exprimer en termes adéquats. En tout cas, telles sont les perspectives de notre monde...
A ce point de sa péroraison, il sortit du lit pour aller se verser un peu de whisky ; tout en buvant, il me demanda si je n'en avais pas assez de l'entendre radoter. Je lui dis qu'il pouvait continuer.
— Je suis remonté à fond, vous voyez, reprit-il. En fait, je commence à voir tout cela si nettement de nouveau, maintenant que je vous mitraille, qu'il me semble presque que je pourrais écrire mes livres moi-même. Si je n'ai pas vécu moi-même, j'ai certainement vécu les vies d'autres gens. Je commencerai peut-être à vivre ma vie quand je me mettrai à écrire. Voyez-vous, je me sens déjà plein de sympathie pour le monde, rien que de sortir tout ça de mes tripes. Vous aviez peut-être raison lorsque vous disiez que je devrais être plus généreux envers moi-même. C'est une idée très apaisante, assurément. A l'intérieur, je suis tout en poutrelles de fer. Il faut que je fonde, il faut que je me fasse des fibres, des cartilages, de la lymphe et du muscle. Dire qu'on se laisse durcir sans s'en rendre compte... ridicule, tiens ! Voilà ce qui arrive quand on se bagarre toute sa vie.
Il s'arrêta pour se reverser à boire, puis repartit.
— Vous savez, il n'y a pas une chose au monde qui vaille la peine qu'on se batte pour elle, sauf la paix de l'esprit. Plus vous remportez de succès dans ce monde, plus vous êtes vaincu. Jésus avait raison. Il faut triompher du monde. Pour arriver à cela, naturellement, il faut acquérir une nouvelle conscience, une nouvelle vision des choses. Et c'est le sens que l'on peut donner à la liberté. Nul ne peut parvenir à la liberté s'il est de ce monde. Mourez au monde, et vous trouverez la vie éternelle. Vous savez, je suppose, que la venue du Christ eut une importance capitale pour Dostoïevsky. Dostoïevsky ne réussit à embrasser l'idée de Dieu qu'en concevant un homme-dieu. Il humanisa la conception de Dieu, la rendit plus proche de nous, plus compréhensible, et finalement, pour étrange que cela paraisse, la rendit plus divine... Là, encore, je dois revenir au criminel. Le seul péché, ou crime, que l'homme pût commettre, aux yeux de Jésus, était le péché contre le Saint-Esprit. Nier l'esprit ou la puissance de la vie, si vous préférez. Le Christ n'a jamais rien reconnu qui ressemble à un criminel. Il ignorait tout de ces absurdités, de cette confusion, de cette grossière superstition où l'homme s'est enferré depuis des millénaires. « Que celui qui « est sans péché ose lancer la première pierre ! » Ce qui ne veut pas dire que le Christ considérait tous les hommes comme des pécheurs. Non, mais que nous sommes tous imprégnés, infectés de la notion de péché. Si je comprends bien ses paroles, c'est notre sentiment de culpabilité qui nous a fait inventer le péché et le mal. Non que le péché et le mal n'aient pas de réalité en soi. Ce qui me ramène dans l'impasse du présent. Malgré toutes les vérités énoncées par le Christ, le monde est aujourd'hui criblé et saturé de culpabilité. Tout le monde se conduit comme un criminel envers autrui. Aussi, à moins de nous massacrer les uns les autres—un massacre à l'échelle mondiale— sommes-nous arrivés au point où nous devons nous empoigner avec la puissance démoniaque qui nous gouverne. Nous devons la transformer en une force saine, dynamique qui libérera, non pas seulement nous — nous avons si peu d'importance ! — mais la puissance de la vie qui est séquestrée en nous. C'est alors seulement que nous pourrons commencer à vivre. Et vivre, cela veut dire la vie éternelle, rien moins que cela. C'est l'homme qui a créé la mort, ce n'est pas Dieu. La mort est le signe de notre vulnérabilité, rien de plus.
Il poursuivit ainsi pendant des heures. Ce n'est qu'à l'aube que je réussis enfin à fermer l'œil. Quand je me réveillai, il était parti. Sur la table, je trouvai un billet de cinq dollars et une petite note où il me disait d'oublier tout ce dont nous avions parlé, que cela n'avait aucune importance. « Je commande tout de même un nouveau complet, ajoutait-il. Vous choisirez le tissu pour moi. »
Naturellement, je ne pus oublier son discours, comme il m'en priait. En fait, je ne pus penser à rien d'autre pendant des semaines qu'à « l'homme, ce criminel », ou, selon les termes de Stymer, « l'homme, son propre criminel ».
Une des innombrables formules qu'il avait émises au cours de sa longue diatribe me poursuivit : « l'homme cherchant refuge dans l'esprit ». C'était la première fois, je crois, que la question de l'existence de l'esprit en tant que chose distincte se posait à moi. L'idée que tout, peut-être, était esprit, me fascinait. Cela me paraissait plus révolutionnaire que tout ce que j'avais entendu jusque-là.
Il était pour le moins étrange qu'un type du calibre de Stymer ait été obsédé par cette idée de rentrer sous terre, de se réfugier dans l'esprit. Plus je pensais à la question, plus j'avais l'impression qu'il voulait faire du cosmos une sorte de gigantesque, de stupéfiant piège à rats. Lorsque, quelques mois plus tard, je lui envoyai un mot pour le prier de passer essayer son costume, j'appris qu'il était mort d'une hémorragie cérébrale, je ne fus pas surpris le moins du monde. Son esprit avait manifestement rejeté les conclusions qu'il lui avait imposées. Il s'était mentalement masturbé à mort. Je cessai alors de me tracasser pour la question de l'esprit considéré comme un refuge. L'esprit est tout. Dieu est tout. Et alors ?