VI

 
 
 

Le souvenir de la visite de Ricardo me poursuivit pendant des jours et des jours. Pour accroître ma détresse, Noël était proche. Je détestais cette époque de l'année ; plus encore, elle m'épouvantait. Je n'ai jamais connu un beau Noël avant d'avoir atteint l'âge d'homme. Quoi que je fisse pour lutter contre cela, le jour de Noël me retrouvait toujours au sein de ma famille — chevalier mélancolique engoncé dans son armure noire, obligé, comme tous les autres idiots de la chrétienté, de s'empiffrer et de prêter l'oreille à toutes les niaiseries des membres de sa tribu.

Bien que je n'eusse encore soufflé mot de l'événement proche — si seulement c'était la célébration de la naissance d'un esprit libre ! — je passais mon temps à me demander dans quelles circonstances, dans quelles dispositions de cœur et d'esprit, nous nous trouverions en ce jour fatal.

La visite très inattendue de Stanley, qui avait déniché l'adresse de notre repaire tout à fait par hasard, ne fit qu'accroître ma détresse, mon malaise intérieur. Il n'était pas resté longtemps, c'est vrai. Tout juste le temps de me planter quelques flèches empoisonnées dans les fesses.

On aurait dit qu'il était venu pour vérifier une fois de plus le tableau de la faillite complète que j'avais toujours étalé sous ses yeux. Il ne prit même pas la peine de me demander ce que je faisais, comment nous nous en tirions, Mona et moi, ni même si j'écrivais ou n'écrivais pas. Un bref regard circulaire lui suffit pour comprendre toute l'histoire. « Quelle dégringolade ! » En deux mots, il avait résumé toute la situation.

Je ne fis aucun effort pour entretenir la conversation. Je me contentai de souhaiter qu'il vide les lieux le plus tôt possible, qu'il parte avant le retour de Mona et de Stasia.

Comme je l'ai dit, il ne cherche pas à s'attarder. Il était sur le point de partir quand son attention fut brusquement attirée par un grand morceau de papier d'emballage que j'avais cloué sur le mur près de la porte. La lumière était si faible qu'on ne pouvait pas lire ce qui était écrit dessus.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? dit-il en s'approchant du mur et en reniflant le papier comme un chien.

— Ça ? Rien, dis-je. Quelques idées comme ça, qui me sont passées par la tête.

Il craqua une allumette pour se rendre compte. Il en alluma une autre, puis une troisième. Enfin, il se recula.

— Alors, vous écrivez des pièces maintenant. Hmmm.

Je crus qu'il allait cracher.

— Je n'ai même pas encore commencé, dis-je d'un air penaud. Je m'amuse avec des idées, simplement. Je ne l'écrirai probablement jamais.

— Exactement ce que je pense, dit-il en prenant cet air de fossoyeur qu'il avait toujours en réserve. Vous n'écrirez jamais ni une pièce ni rien dont il vaille la peine de parler. Vous écrirez, vous écrirez, et vous n'arriverez jamais à rien.

J'aurais dû être furieux, mais je ne l'étais même pas. J'étais anéanti. Je m'attendais à ce qu'il jette un peu d'huile sur le feu — une remarque ou deux en passant sur le nouveau roman qu'il écrivait. Mais non, il n'en fit rien. Au lieu de cela, il dit :

— J'ai cessé d'écrire. Je ne lis même plus. A quoi bon ?

Il frappa du pied une pierre imaginaire et se dirigea vers la porte. La main sur la poignée, il déclara d'un ton solennel et pompeux :

— Si j'étais à votre place, je n'y renoncerais jamais, même pas si tout était contre moi. Je ne dis pas que vous êtes un écrivain, mais... (il hésita une seconde, pour trouver la formule juste), mais la Chance est de votre côté.

Il y eut un silence, juste assez pour remplir la fiole de vitriol. Puis il ajouta :

— Et vous n'avez jamais rien fait pour qu'elle vienne. Allez, au revoir maintenant, dit-il.

— Au revoir, dis-je.

Et voilà.

Il m'aurait flanqué par terre d'un bon coup de poing que je ne me serais pas senti plus abattu. J'aurais voulu creuser ma tombe et m'y coucher sur-le-champ. Le peu qui me maintenait encore debout s'effondrait comme un château de cartes. J'étais un minus, un rien du tout. Une souillure sur la face de la terre.

Regagnant la pénombre, j'allumai machinalement une bougie et, comme un somnambule, je me plantai en face de mon idée de pièce. Elle serait en trois actes, et pour trois acteurs. Inutile de dire qui ils étaient, ces trois histrions.

J'examinai le plan des scènes, des moments d'intensité dramatique, du décor, et tout le reste. Je connaissais tout cela par cœur. Mais cette fois, je relus ces brouillons comme si j'avais déjà écrit toute la pièce de bout en bout. Je vis ce qu'on pouvait tirer de ces matériaux. (J'entendais même les applaudissements qui saluaient chaque baisser de rideau.) Tout semblait tellement clair maintenant. Clair comme l'as de pique. Il y avait une seule chose que je ne voyais pas : moi en train de l'écrire. Je ne pourrais jamais l'écrire avec des mots. C'est avec du sang qu'il aurait fallu l'écrire.

Quand je touchais le fond, comme à ce moment-là, je parlais par monosyllabes, ou pas du tout. Et je bougeais encore moins. Je pouvais rester à un endroit, dans la même position, assis, penché ou debout, pendant un temps incroyable.

C'est dans cet état d'inertie totale qu'elles me trouvèrent quand elles rentrèrent. J'étais debout contre le mur, la tête appuyée contre le morceau de papier d'emballage. Il ne restait plus qu'un petit bout de mèche baignant dans son jus de cire sur la table. Elles ne m'avaient pas aperçu tout d'abord. J'étais littéralement collé au mur, comme une mouche, et pendant quelques minutes elles s'affairèrent en silence. Tout à coup, Stasia me vit et poussa un cri.

— Regarde ! s'écria-t-elle. Qu'est-ce qui lui arrive ?

Seuls mes yeux bougeaient. Autrement, on aurait pu me prendre pour une statue. Pire, un cadavre !

Elle me secoua le bras qui pendait, inerte. Le bras frémit et se tordit un peu. Mais toujours pas le moindre son ne sortait de ma bouche.

— Viens donc ici ! appela-t-elle, et Mona arriva au galop.

— Regarde-le !

Il était temps que je remue. Sans déplacer mes pieds ni changer de posture, je desserrai les mâchoires et dis d'une voix rouillée, caverneuse :

— Tout va bien, mes chéries, ne vous inquiétez pas. Je... je réfléchissais.

— Il réfléchissait ! glapirent-elle en chœur.

— Oui, mes petits chérubins, je réfléchissais. Qu'y a-t-il donc de si étrange à cela ?

— Assieds-toi, implora Mona, et elle alla vivement chercher une chaise. Je me laissai tomber sur le siège comme dans une piscine d'eau tiède. Comme c'était bon de faire ce petit mouvement ! Mais je n'avais pas envie d'éprouver le moindre plaisir. Je voulais jouir de mon abattement.

Est-ce d'être resté là collé au mur qui m'avait si bien paralysé ? Bien que mon esprit fût toujours actif, il l'était d'une manière paisible. Les pensées allaient et repartaient, lentement, paresseusement, sans me laisser le temps de les caresser, de les bercer. C'est dans ce flottement délicieusement lent que j'avais atteint, peu avant leur arrivée, le dernier acte de la pièce. Il avait commencé à s'écrire hors de ma tête sans le moindre effort de ma part.

Une fois assis, en leur tournant à moitié le dos, je me mis à parler à la façon d'un automate. Ce n'était pas une conversation : je me contentais de leur réciter mes vers en quelque sorte. Comme un acteur, qui poursuit son rôle dans sa loge, après le baisser du rideau.

Je sentais qu'elles étaient devenues étrangement tranquilles. D'ordinaire, elles faisaient un tas d'histoires à propos de leurs cheveux ou de leurs ongles. Maintenant, elles étaient si calmes que les murs renvoyaient l'écho de mes paroles. Je pouvais parler et m'écouter en même temps. Délicieux. Une merveilleuse hallucination, en quelque sorte.

Je me rendis compte que si je m'arrêtais de parler un moment le charme serait rompu. Mais cette idée ne m'inquiétait pas « Je continuerai, me disais-je, jusqu'à ce que je m'arrête. Ou jusqu'à ce que « cela » s'arrête. »

Ainsi, comme à travers la fente d'un masque de tragédie, je continuai à parler, toujours du même ton égal, mesuré, caverneux. Comme on le fait lorsqu'on vient de terminer un livre incroyablement bon, sans ouvrir la bouche.

Anéanti par les paroles cruelles de Stanley, j'étais retourné à la source, à l'origine même de la création, pourrais-je dire. Quelle différence entre ce ruisseau paisible qui coulait de source, et l'acte créateur strident que représente le fait d'écrire ! « Plonge tout au fond et ne remonte pas ! » telle devrait être la devise de tous ceux qui sont tiraillés par le désir de créer avec des mots. Ce n'est que dans les tranquilles profondeurs que l'on peut enfin voir et entendre, se mouvoir et être. Quelle bénédiction de descendre tout au fond de son être et de ne plus bouger !

En revenant à la surface, je regardai lentement autour de moi comme une grosse morue nonchalante et je les fixai de mes prunelles immobiles. Je me sentais exactement pareil à un monstre des grands fonds qui n'a jamais connu le monde des humains, la chaleur du soleil, le parfum des fleurs, le chant des oiseaux, ni bête ni homme. Je les considérais avec de grands yeux voilés qui n'avaient jamais été tournés que vers l'intérieur. Que ce monde paraissait étrange et merveilleux en cet instant ! Je ne me rassasiais pas de les regarder et de regarder la chambre où elles se tenaient. Je les voyais dans leur éternité ; je voyais la chambre, comme si c'était la seule et unique chambre au monde ; je voyais les murs de la chambre se retirer et, derrière, je voyais la ville se fondre dans le néant ; je voyais des champs dont les sillons se perdaient à l'infini, des lacs, des mers, des océans fondre dans l'espace, un espace clouté d'yeux féroces, et dans la lumière incorruptible tourbillonnaient devant mes yeux des êtres resplendissants, des créatures divines, anges, archanges, séraphins, chérubins.

Puis, comme si un grand coup de vent dissipait tout à coup une nappe de brouillard, je revins brusquement à moi... pour m'apercevoir que mon esprit était obnubilé par cette pensée incongrue : Noël approchait !

— Qu'allons-nous faire ? dis-je en gémissant.

— Eh bien, mais, continuons à parler, dit Stasia. Je ne vous avais encore jamais vu dans cet état.

— Noël ! dis-je. Qu'allons-nous faire pour Noël ?

— Noël ? hurla-t-elle. Pendant un moment, elle crut que je parlais symboliquement. Quand elle se rendit compte que je n'étais plus le personnage qui l'avait tenue sous son charme. elle s'écria :

— Seigneur ! Je ne veux pas entendre un mot de plus.

— Bon, dis-je tandis qu'elle allait s'enfermer dans sa chambre. Maintenant, nous pouvons parler.

— Attends, Val, attends ! cria Mona, les yeux humides. Ne gâche pas tout, je t'en supplie.

— C'est fini, répondis-je. Fini, terminé ; on ferme. Rideau !

— Oh, mais non, essaie encore ! supplia-t-elle. Tiens, ne bouge pas... assieds-toi là... je vais te chercher quelque chose à boire.

— Bravo ! Apporte-moi à boire ! Et à manger aussi ! Je crève de faim. Où est-elle passée, cette Stasia ? Allez, mangeons, et buvons, et parlons tout notre soûl. Merde pour Noël ! Merde pour Saint-Nicolas ! Tiens, si Stasia faisait Saint-Nicolas, pour changer un peu.

Elles furent aux petits soins pour moi, toutes les deux ; elles se mirent en quatre pour satisfaire mes moindres caprices... elles n'auraient pas fait mieux si le prophète Élie leur était apparu, du fond du ciel.

— Est-ce qu'il reste encore de ce vin du Rhin ? me mis-je à crier. Allez me le chercher, bon Dieu, et au trot !

J'avais une faim et une soif invraisemblables. J'avais à peine la force d'attendre qu'elles m'aient servi.

— Ce sacré Polak ! grommelai-je.

— Quoi ? dit Stasia.

— Au fait, qu'est-ce que je racontais ? J'ai l'impression que c'était un rêve... Ce que je pensais — c'est bien cela que vous vouliez savoir ? — c'est que... c'est que ce serait formidable... si...

— Si quoi ?

— Ça ne fait rien... je vous le dirai plus tard. Allez, dépêchez-vous et asseyez-vous !

J'étais électrisé maintenant. Une anguille électrique, pour le moins. Tout en étincelles. Et mourant de faim. C'était peut-être cela qui me faisait pétiller de la sorte. J'avais de nouveau un corps. Oh, comme c'était bon de retrouver un peu de chair autour de soi ! Comme c'était bon de manger et de boire, de respirer, de crier !

— C'est étrange, commençai-je, après avoir englouti quelques victuailles, comme on découvre peu son moi véritable même quand on est le plus en forme. Vous voudriez que je reprenne là où j'en étais resté, j'imagine ? Ça devait être passionnant toute cette vase que je suis allé pêcher au fond. Seulement, il n'en reste plus que les effluves. Mais il y a une chose dont je suis sûr : je sais que je n'étais pas hors de moi. J'y étais, tout entier plongé, plus profondément que je l'ai jamais été... J'éclaboussais comme un poisson, vous ayez remarqué ? Pas un poisson ordinaire, cependant, mais d'une espèce qui vit dans les grands fonds.

Je pris une bonne gorgée de vin. Merveilleux, ce vin du Rhin.

— Tout cela est arrivé à cause de ce squelette de pièce cloué sur le mur, là-bas. J'ai vu et entendu toute la chose. Alors, pourquoi essayer de l'écrire maintenant, hein ? Si je voulais écrire, c'était uniquement pour soulager ma misère. Vous savez à quel point je suis misérable, n'est-ce pas ?

Nous nous regardâmes un moment en silence.

— C'est drôle, mais dans l'état où j'étais tout me paraissait parfaitement en place. Je n'avais pas le moindre effort à faire pour comprendre : tout avait sa raison d'être, tout était justifié, tout était réel, évident. Et vous n'étiez pas les démons que je vois en vous parfois. Vous n'étiez pas des anges non plus, parce que j'en ai aperçu de vrais. C'était autre chose. Je ne dis pas que j'aimerais voir les choses de cette façon tout le temps. Seulement des statues...

Stasia m'interrompit. Elle voulait savoir de quelle façon il s'agissait.

— Tout à la fois, dis-je. Le passé, le présent, le futur ; la terre, l'air, le feu et l'eau. Une roue immobile. Une roue de lumière, et c'est la lumière qui tournait tandis que la roue ne bougeait pas.

Elle alla chercher un crayon, comme pour prendre des notes.

— Ne faites pas ça ! m'écriai-je. Les mots ne peuvent pas rendre la réalité de cette expérience. Ce que je vous dis n'est rien. Je parle parce que je ne peux pas m'en empêcher, mais je suis incapable de vous décrire ce qui est arrivé... C'est comme cette pièce. La pièce que j'ai vue et entendue, personne ne pourrait l'écrire. Ce qu'on écrit, c'est ce qu'on voudrait voir arriver. Tenez, nous, par exemple, nous ne sommes pas arrivés, n'est-ce pas ? Nous sommes, un point c'est tout. Nous avons toujours été. Cela fait une différence, non ?

Je m'adressai alors directement à Mona :

— Je vais vraiment me mettre à chercher du travail bientôt. Tu ne t'imagines tout de même pas que je pourrais écrire quoi que ce soit en menant cette vie-là, non ? Je vais aller me prostituer, voilà ce que je vais faire maintenant.

Un murmure s'échappa de ses lèvres, comme si elle allait protester, mais elle s'en tint là.

— Oui, dès que les vacances seront terminées je vais m'y mettre. Demain, je téléphonerai aux vieux pour leur dire qu'on viendra pour Noël. Ne me laisse pas tomber, je t'en supplie. Je ne peux y aller seul. Non, ça, je ne le pourrais jamais. Et tu t'efforceras de paraître naturelle pour une fois, tu veux bien ? Pas de maquillage... pas de manières. Bon Dieu, c'est déjà assez dur de les affronter dans les meilleures conditions.

— Tu viendras aussi, dit Mona à Stasia.

— Doux Jésus, pas question ! dit Stasia.

— Il faut que tu viennes ! dit Mona. Je ne m'en tirerai jamais sans toi.

— Mais oui, venez donc ! dis-je à mon tour. Avec vous, on ne risquera pas de s'endormir. Seulement, mettez au moins une robe on une jupe sur vous, hein ? Et faites-vous un chignon si vous le pouvez.

Cette suggestion provoqua une explosion d'horreur. Quoi, que Stasia joue à la dame ! Renversant !

— Tu veux qu'elle se déguise en clown, dit Mona.

— Je ne suis pas une dame, gémit Stasia.

— Tout ce que je vous demande, dis-je, c'est d'être vous-même. Mais ne vous déguisez pas en cheval de cirque, voilà tout.

 
 

Comme je m'y attendais, elles s'amenèrent le jour de Noël vers trois heures du matin complètement paf. Le pauvre chien, qu'elles avaient emmené avec elles, avait un air pitoyable, comme s'il avait reçu une raclée. Je dus les déshabiller et les fourrer au lit. Quand je crois qu'elles sont profondément endormies, voilà qu'elles ont envie de faire pipi. En titubant, elles mettent le cap sur les vécés, renversent les chaises, se cognent aux tables, tombent, se relèvent, crient, gémissent, grognent, respirent bruyamment, tout cela dans le plus pur style dipsomaniaque. Et dégobillent un peu partout pour ajouter plus de vérisme à la scène. Quand elles finissent par regagner leur lit, je leur dis de se dépêcher de prendre un peu de sommeil : j'avais mis le réveil à neuf heures et demie.

Quant à moi, je pus à peine fermer l'œil ; je me tournai et me retournai toute la nuit en râlant ferme.

A neuf heures et demie tapant, le réveil se met en branle. « A réveiller un mort », me dis-je, et aussitôt me voilà debout. Mais elles, elles semblent n'avoir rien entendu. Je les secoue, les tire, les pousse, allant de l'une à l'autre, leur donnant des claques, rejetant les draps, les injuriant copieusement, les menaçant de leur donner des coups de ceinture si elles s'obstinent à ne pas bouger.

Il me fallut bien une demi-heure pour arriver à les faire tenir debout sans qu'elles s'effondrent comme des poupées de son.

— Prenez une douche ! leur criai-je. Dépêchez-vous. Je vais faire du café pendant ce temps.

— Pourquoi êtes-vous si cruel ? dit Stasia.

— Téléphone donc et dis-leur qu'on viendra ce soir, pour dîner, dit Mona.

— Pas question ! rétorquai-je. C'est à une heure qu'ils nous attendent, pour déjeuner, pas ce soir.

— Dis-leur que je suis malade, implora Mona.

— Je ne leur dirai rien du tout. Et tu viendras, même si tu dois en crever. Tu entends ?

En prenant le café, elles me dirent ce qu'elles avaient acheté comme cadeaux. C'étaient même ces cadeaux qui les avaient entraînées à boire, m'expliquèrent-elles. Comment cela ? Eh bien, pour trouver l'argent, elles avaient été obligées de suivre un corniaud plein d'oseille qui tirait une bordée depuis trois jours. C'est comme cela qu'elles avaient fini par être complètement noires. Ce n'étaient pas ce qu'elles cherchaient. Non, elles avaient eu l'intention de le plaquer dès qu'elles auraient acheté les cadeaux, mais c'était un vieux renard qui ne se laissait pas avoir comme ça. En fait, avouèrent-elles, elles avaient encore eu de la chance de pouvoir rentrer à la maison.

Une histoire cousue de fil blanc et probablement à moitié vraie. J'avalai le tout avec le café.

— Et maintenant, dis-je, que va mettre Stasia ?

Elle me lança un regard si embarrassé, si désespéré que je fus sur le point de dire : « Mettez donc n'importe quoi, après tout, merde ! »

— Je vais m'occuper d'elle, dit Mona. Ne t'inquiète pas. Laisse-nous tranquilles quelques minutes, tu veux bien ?

— O.K., répondis-je. Mais à une heure tapant, n'oublie pas !

Il ne me restait rien de mieux à faire que d'aller me promener un moment. Je savais qu'il faudrait bien une bonne heure pour que Stasia soit à peu près présentable. D'ailleurs, j'avais besoin de respirer un peu d'air pur.

— N'oublie pas, dis-je en ouvrant la porte, tu as juste une heure, pas plus. Si vous n'êtes pas prêtes, tant pis, vous viendrez comme vous serez.

Dehors, il faisait beau ; l'air était vif ; il était tombé un peu de neige durant la nuit, juste assez pour faire un beau Noël blanc et propret. Les rues étaient presques désertes. Tous les chrétiens, bons et mauvais, étaient rassemblés autour de l'arbre de Noël, ouvrant leurs cadeaux, s'embrassant, titubant de cuite et faisant mine de trouver la petite fête tout à fait délicieuse. (« Ouf, c'est fini, pour cette année ! »)

Je pris lentement la direction des docks pour jeter un coup d'œil aux grands cargos rangés côte à côte comme des chiens en laisse. Tout était calme ici comme dans un cimetière. La neige qui scintillait au soleil s'accrochait aux gréements comme des morceaux d'ouate piquetés de mica. Toute la scène avait quelque chose de spectral.

Remontant vers les Heights, je passai par le quartier étranger. Là, ce n'était pas seulement spectral, c'était sinistre. Même Noël ne réussissait pas à donner à ces baraques et ces taudis un air d'habitations humaines. Qui s'en souciait ? C'étaient des étrangers pour la plupart : des Arabes pouilleux, des Chinetoques aux yeux fendus, des Hindous, des Mexicains, des Négros... Le gars qui vient vers moi, un Arabe sûrement. Vêtu d'un treillis délavé, d'une casquette avachie et d'une paire de pantoufles en tapisserie trouées. « Allah soit loué ! » murmuré-je en passant près de lui. Un peu plus loin, je tombe sur deux Mexicains braillards, ivres, beaucoup trop ivres pour en tirer quelque chose. Une bande de gamins dépenaillés arrivent encourant et se mettent à les asticoter. Fous-lui une beigne ! Vas-y, sur l'cul ! A la porte d'un caboulot paraissent, en oscillant sous le beau soleil d'une journée de Noël toute blanche, deux poufiasses comme j'en ai rarement vu de plus crasseuses. L'une d'elles se penche pour remonter ses bas et choit la tête la première dans la boue ; l'autre la regarde d'un œil vague, puis s'en va en clopinant, une chaussure au pied et l'autre à la main, en chantonnant.

Une journée magnifique, oui. Si bleue, si fraîche, si vivifiante ! Si seulement ce n'était pas Noël ! Sont-elles prêtes maintenant ? Je me sens un peu ragaillardi tout de même. Je me dis que je suis d'attaque pour affronter cette journée ; pourvu qu'elles ne fassent pas les idiotes... Je prépare toutes sortes de petits mensonges dans ma tête — des histoires que je serai obligé d'inventer pour les vieux qui se font toujours de la bile pour nous. Quand ils me demandent par exemple : « Est-ce que tu écris en ce moment ? » et je dirai : « Moi ? Oui, j'ai pondu une bonne douzaine d'histoires. Demandez à Mona. » Et Mona, son travail lui plaît ? (Ah oui, où travaille-t-elle donc, déjà ? Je ne sais plus ce que je leur ai dit la dernière fois.) Quant à Stasia, je me demande ce que je vais bien pouvoir inventer. Une vieille amie de Mona, peut-être. Une camarade d'école qu'elle a rencontrée il y a quelque temps. Une artiste.

Quand je rentre à la maison, je trouve Stasia en larmes, essayant désespérément d'enfiler une paire de chaussures à talons hauts. Nue jusqu'à la taille, vêtue seulement d'un petit jupon blanc qu'elle a déniché Dieu sait où, les jarretelles pendantes, les cheveux en bataille.

— Je n'y arriverai jamais, gémit-elle. Pourquoi faut-il que j'y aille ?

Mona a l'air de trouver cela souverainement drôle. Le sol est jonché de vêtements, de peignes et d'épingles à cheveux.

— Tu n'auras pas à marcher, ne cesse-t-elle de répéter. Nous prendrons un taxi.

— Est-ce qu'il faut que je mette un chapeau aussi ?

— On verra, ma chérie.

J'essaie de les aider, mais c'est encore pire.

— Laisse-nous tranquilles, supplie Mona.

Alors, je m'assieds dans un coin et je surveille les opérations. Je jette un coup d'œil au réveil : il est déjà presque midi.

— Écoutez, dis-je à la fin, n'essayez pas d'en faire trop. Un coup de peigne, une jupe, et voilà, ce sera parfait comme cela.

Elles essaient des boucles d'oreilles et des bracelets.

— Ça suffit ! je crie. Elle va ressembler à un arbre de Noël.

Vers midi et demie, nous sommes enfin dans la rue. Naturellement, pas de taxi en vue. Nous partons à pied. Stasia boite. Elle a renoncé au chapeau et s'est collé un béret sur la tête. Elle a un air presque acceptable maintenant. Pathétique même. C'est une rude épreuve pour elle.

Nous finissons par dénicher un taxi. « Dieu merci, nous n'aurons que quelques minutes de retard », murmuré-je.

Dans le taxi, Stasia ôte ses chaussures. Elles se mettent à rire sous cape. Mona insiste pour que Stasia se mette une touche de rouge à lèvres, pour faire plus féminin.

— Si elle a l'air plus femme, ils croiront que c'est du chiqué.

— Combien de temps faudra-t-il rester ? demande Stasia.

— Je n'en sais rien. Nous partirons dès que nous le pourrons. Vers sept ou huit heures, j'espère.

— Ce soir ?

— Oui, ce soir. Pas demain matin.

— Seigneur ! s'écrie-t-elle. Je ne pourrai jamais tenir le coup.

Quand nous sommes presque arrivés, je dis au chauffeur de s'arrêter au coin de la rue, et non en face de la maison.

— Pourquoi ? demande Mona.

— Parce que.

Le taxi s'arrête et nous descendons. Stasia, ses chaussures à la main, met les pieds dans la neige.

— Enfilez-moi ça ! lui criai-je.

Il y a une grande caisse en sapin devant les pompes funèbres au coin de la rue.

— Asseyez-vous là et mettez-les !

Elle m'obéit comme une enfant. Elle a les pieds mouillés, évidemment, mais elle ne paraît pas s'en soucier. Pendant qu'elle s'escrime sur ses chaussures, son béret tombe par terre et ses cheveux se dénouent. Mona fait des efforts désespérés pour lui refaire une coiffure, mais on ne retrouve plus les épingles.

— Allons-y ! Qu'est-ce que ça peut faire ? maugréé-je.

Stasia secoue la tête, comme une pouliche de course, et tous ses cheveux se répandent dans son dos. Elle essaie ensuite d'ajuster son béret, mais il paraît maintenant ridicule, quelle que soit la position qu'elle lui donne.

— Allez, allons-y ! Dépêchez-vous !

— C'est encore loin ? demande-t-elle, en se remettant à boitiller.

— Non, c'est juste là, au milieu du bloc. Allez, courage maintenant.

Et nous voilà descendant tous les trois la rue des Premiers-Chagrins. Un drôle de trio, dirait Ulric. Je peux sentir les yeux perçants des voisins qui nous épient derrière leurs rideaux empesés. Le fils des Miller. Ça doit être sa femme. Mais laquelle ?

Mon père nous attend à la porte.

— Un peu en retard, comme toujours, dit-il, mais d'un ton affable.

— Oui. Comment ça va ? Joyeux Noël ! Je me penche vers lui pour l'embrasser sur la joue, comme je le fais toujours.

Je présente Stasia comme une vieille amie de Mona.

— On ne pouvait pas la laisser toute seule, expliqué-je.

Il accueille Stasia avec cordialité et nous entrons. Dans le vestibule, j'aperçois ma sœur, les yeux déjà pleins de larmes.

— Joyeux Noël, Lorette ! Lorette, voici Stasia !

Lorette embrasse Stasia affectueusement.

— Mona ! s'écrie-t-elle. Et comment allez-vous ? Nous croyions que vous ne viendriez plus.

— Où est maman ?

— A la cuisine.

Voici justement ma mère qui arrive, souriant de son sourire triste, désabusé. Je sais parfaitement ce qu'elle pense, ma mère : « C'est toujours pareil. Toujours en retard. Toujours quelque chose d'inattendu. »

Elle nous embrasse à son tour.

— Asseyez-vous, la dinde est prête.

Puis, avec un sourire malicieux, moqueur, elle ajoute :

— Vous avez pris votre petit déjeuner, je suppose ?

— Mais oui, bien sûr, maman. Il y a longtemps.

Elle me lance un regard qui veut dire : « Je sais bien que tu mens », et elle retourne à ses casseroles.

Pendant ce temps, Mona distribue nos cadeaux.

— Vous n'auriez pas dû faire toutes ces folies, dit Lorette. (C'est une phrase qu'elle a prise à ma mère.) La dinde pèse quatorze livres, ajoute-t-elle. Puis, s'adressant à moi : « Le pasteur t'envoie son bon souvenir, Henry. »

Je jette un coup d'œil à Stasia pour voir comment elle prend cela. Elle sourit, simplement. Elle paraît sincèrement touchée.

— Vous ne voulez pas prendre un verre de porto d'abord ? demande mon père.

Il remplit trois verres et nous les tend.

— Vous n'en prenez pas ? demande Stasia.

— Je ne bois plus d'apéritifs depuis longtemps, répond-il. Puis, levant un verre vide, il dit : « Prosit ! »

Ainsi le déjeuner de Noël commençait. Joyeux, joyeux Noël à tous, aux chevaux, aux mulets, aux Turcs, aux alcooliques, aux sourds, aux muets, aux aveugles, aux estropiés, aux païens et aux convertis. Joyeux Noël ! Hosanna au plus haut des cieux ! Hosanna ! Faix sur la terre... et enculez-vous et massacrez-vous jusqu'à ce que le règne de Dieu arrive !

(Voilà le toast que je portai en silence.)

Comme toujours, je commençai par m'étrangler avec ma salive. Une habitude d'enfance. Ma mère était assise en face de moi, comme de coutume, le couteau à découper à la main. Mon père était à ma droite, et je l'observais de temps en temps du coin de l'œil, craignant toujours que dans les fumées du vin, il n'explose à l'une des réparties sarcastiques de ma mère. Cela faisait des années maintenant qu'il ne buvait plus, mais je m'étranglais toujours, même sans la moindre miette dans la bouche. Tout ce qui se disait avait déjà été dit, et exactement de la même manière, exactement avec les mêmes intonations, des milliers de fois. Mes réponses étaient aussi exactement les mêmes. Je parlais comme si j'avais douze ans et que je venais juste d'apprendre à réciter le catéchisme par cœur. Mais évidemment je ne prononçais plus, comme je le faisais quand j'étais gosse, des noms aussi horribles que Jack London, Karl Marx, Balzac ou Eugène V. Vebs. Et j'étais un peu nerveux parce que, si moi je connaissais tous les tabous par cœur, Mona et Stasia étaient encore des « esprits libres » et, qui sait, elles allaient peut-être prendre des libertés. Qui pouvait dire à quel moment Stasia lâcherait un nom bizarre, tel que Kandinsky, Marc Chagall, Zadkine, Brancusi, ou Lipchitz ? Ou pire encore, si elle allait faire allusion à des gens comme Ramakrishna, Swami Vivekananda ou Gautama le Bouddha ? Je priai le ciel qu'elles ne se mettent pas, même le nez dans leur assiette, à prononcer des noms tels que Emma Goldman, Alexander Berkman ou le prince Kropotkine.

Heureusement, ma sœur était en train de débiter les noms des nouveaux annonceurs de la radio, des chanteurs, vedettes de comédies musicales, voisins et parents, tous associés de près ou de loin à une série de catastrophes dont l'évocation provoquait inévitablement chez elle des débordements baveux et larmoyants.

« Elle se conduit très bien, notre chère Stasia, me dis-je. Et elle se tient très bien à table aussi. Combien de temps cela durera-t-il ? »

Petit à petit, naturellement, l'effet de la nourriture lourde et du bon vin de Moselle commençait à se faire sentir. Elles n'avaient pas dormi beaucoup, toutes les deux. Mona luttait déjà contre les bâillements qui soulevaient sa poitrine comme de grosses vagues.

Le vieux, s'apercevant de cela, dit :

— Je suppose que vous vous êtes couchés tard ?

— Pas tellement, dis-je vivement. On ne se couche jamais avant minuit, tu sais.

— Je suppose que tu écris la nuit, dit ma mère.

Je sursautai. D'ordinaire, elle ne faisait jamais la moindre allusion à mes gribouillages, à moins qu'elle ne fût accompagnée d'un reproche ou d'une grimace de dégoût.

— Oui, dis-je, c'est la nuit que je travaille le mieux. Tout est calme. Les idées me viennent plus aisément.

— Et pendant le jour ?

J'allais dire : « Je travaille, naturellement », mais je me rendis immédiatement compte que parler d'un travail quelconque ne ferait que compliquer les choses. Aussi dis-je :

— En général, je vais à la bibliothèque... pour faire des recherches.

Puis, ce fut le tour de Stasia. Que faisait-elle ?

A ma grande surprise, mon père prit les devants :

— C'est une artiste, voyons, cela se voit.

— Oh, dit ma mère, comme si ce mot l'épouvantait. Et est-ce que cela rapporte ?

Stasia eut un sourire indulgent. L'art ne rapportait jamais beaucoup... au début..., expliqua-t-elle aimablement. Ajoutant que, heureusement, ses gardiens lui envoyaient des petites sommes de temps en temps.

— Je suppose que vous avez un atelier. dit le vieux.

— Oui, dit-elle. J'ai une mansarde très typique là-bas, au Village.

Là-dessus, Mona intervint, à mon désespoir, pour donner mille détails. Je la fis taire du mieux que je pus parce que le vieux, qui gobait tout, commençait à manifester l'intention d'aller voir Stasia dans son atelier... un de ces jours. Il aimait voir les artistes à l'ouvrage, disait-il.

Je fis dévier bien vite la conversation sur Homer Winslow, Bouguereau, Ryder et Sisley. (Ses préférés.) Stasia leva un sourcil en entendant des noms aussi bizarres. Elle prit un air encore plus étonné quand le vieux se mit à débiter les noms de tous les peintres américains célèbres dont les œuvres, expliqua-t-il, étaient accrochées dans la boutique. (Du moins, avant que son prédécesseur vende tout.) Pour divertir Stasia, puisque le jeu continuait, je parlai au vieux de Ruskin, des Pierres de Venise, le seul livre qu'il ait jamais lu. Puis, je lui rappelai P.T. Barnum, Jenny Lind et d'autres célébrités de son époque.

Pendant une accalmie, Lorette réussit à placer son mot : on donnait une opérette à la radio à trois heures et demie... est-ce que nous aimerions l'écouter ?

Mais c'était le moment de servir le plum-pudding — arrosé de cette délicieuse crème au rhum — et Lorette oublia, momentanément, son opérette.

Quand elle avait dit « trois heures et demie », cela m'avait rappelé que nous avions encore une longue séance à subir. Je me demandais comment diable, nous allions faire pour entretenir la conversation jusqu'à l'heure du départ. Et quand serait-il possible de partir sans avoir l'air de se sauver comme des voleurs ? J'avais déjà des fourmis dans les jambes.

Tout en roulant ces vagues pensées dans ma tête, je commençais à me rendre compte que Mona et Stasia tombaient de sommeil. Elles avaient du mal à garder les yeux ouverts. Quel sujet pourrais-je bien jeter dans la conversation, qui les intéressât sans leur faire perdre la tête pour autant ? Quelque chose de banal, mais pas trop insignifiant cependant. « Allons, secoue-toi un peu ! » Quelque chose sur les Égyptiens peut-être. Pourquoi les Égyptiens ? C'était la première chose qui m'était passée par la tête. Tout était bon pour me sauver la mise.

Tout à coup, je m'aperçus que le plus profond silence régnait dans la salle à manger. Même Lorette se taisait. Cela durait depuis combien de temps ? Allons, pense vite ! Trouve quelque chose, n'importe quoi pour sortir de là. Quoi ? Encore Ramsès ? Au diable Ramsès ! Dépêche-toi, imbécile ! Allons, vite ! N'importe quoi !

— Est-ce que je vous ai dit que..., commençai-je.

— Excusez-moi, dit à ce moment Mona en se levant et en faisant tomber sa chaise, mais pourrais-je m'étendre quelques minutes ? J'ai un mal de tête épouvantable.

Le divan était juste derrière elle. Sans plus de cérémonies, elle s'y laissa tomber et ferma les yeux.

(« Pour l'amour de Dieu, ne te mets pas à ronfler tout de suite ! »)

— Elle doit être éreintée, dit mon père ; puis il se tourna vers Stasia. Pourquoi ne feriez-vous pas un petit somme, vous aussi ? Cela vous fera du bien.

Elle ne se fit pas prier, Stasia. En un clin d'œil, elle s'allongea à côté de Mona.

— Va chercher une couverture, dit ma mère à Lorette. La petite, dans le placard, en haut.

Le divan était un peu juste pour deux. Elles se tournaient et se retournaient, gémissaient, pouffaient de rire et bâillaient de manière indécente. Et tout à coup, bang ! les ressorts s'affaissent et voilà ma Stasia par terre. Mona trouva cela irrésistiblement drôle et se mit à rire, à rire sans pouvoir s'arrêter. Beaucoup trop fort à mon goût. Mais comment aurait-elle pu savoir que ce précieux divan (le sofa comme on l'appelait) qui avait tenu cinquante ans pourrait durer encore dix ou vingt ans — si on le ménageait un peu ? Dans « notre » maison, on ne riait pas ainsi, sans pitié, d'une telle mésaventure.

Pendant ce temps, ma mère, malgré ses rhumatismes, s'était mise à quatre pattes pour évaluer les dégâts et voir où les ressorts avaient lâché. Stasia restait dans la position où elle était tombée, comme si elle attendait des instructions. Ma mère allait et venait autour d'elle, comme un castor autour d'un arbre abattu par la tempête. A ce moment, Lorette redescendait avec la couverture. Elle regarda la scène d'un air sidéré. (Une chose comme ça ne devrait pas arriver.) Le vieux, au contraire, qui n'avait jamais été fichu de réparer quoi que ce fût, était allé dans la cour chercher des briques. « Où est le marteau ? » disait ma mère. La vue de mon père ramenant une pile de briques lui fit hausser les épaules. Elle allait réparer le sofa convenablement — et immédiatement.

— Plus tard, dit mon père. Elles ont besoin de faire un petit somme pour l'instant.

Là-dessus, il se mit à quatre pattes et entreprit de fourrer des briques sous les ressorts avachis.

Stasia se souleva alors du plancher, juste assez pour s'affaler de nouveau sur le divan et se tourner vers le mur. Je les regardai un moment dormir. serrées l'une contre l'autre, en chien de fusil, immobiles comme des tamias épuisés, puis je revins m'asseoir à table. Ma mère se mit à desservir. C'était un cérémonial auquel j'avais assisté des milliers de fois et qui ne variait jamais. Dans la cuisine, c'était la même chose. Les premières choses d'abord...

« Sacrées garces ! » me dis-je. C'est elles qui auraient dû débarrasser la table et faire la vaisselle. Mal à la tête ! Pas plu. difficile que ça. Maintenant, je devais subir la suite tout seuls Au fond, cela valait peut-être mieux, puisque je connaissais tous les pas. Et maintenant, peu importait sur quoi roulerait la conversation : les chats morts, les cafards qu'il y avait eu cette année, les ulcères de Mme Schwabenhof, le sermon de dimanche dernier, les balais mécaniques, Weber Fields ou la dernière chanson à la mode. Je garderais les yeux ouverts même si cela devait durer jusqu'à minuit. (Combien de temps allaient-elles roupiller, les poivrotes !) Si elles se sentaient reposées quand elles se réveilleraient, cela pourrait peut-être aller. Je savais qu'il nous faudrait manger un morceau avant de partir. On ne pouvait pas se défiler en douce vers les cinq ou six heures de l'après-midi. Pas un jour de Noël. On ne pouvait pas s'en aller non plus sans se réunir autour de l'arbre et chanter cet hymne sinistre : O Tannenbaum ! Après quoi, on ne couperait pas à l'émunération complète de tous les arbres que nous avons eus, puis à l'évocation de ma joie, lorsque j'étais petit garçon, à la vue de tous les cadeaux qui m'attendaient au pied de l'arbre de Noël. (Jamais on ne parlait de Lorette quand elle était petite fille.) Ah, quel bon garçon j'étais ! Comme je lisais ! Et comme je jouais bien du piano ! Et les bicyclettes que j'ai eues, et les patins à roulettes. Et la carabine à air comprimé. (Aucune allusion toutefois à mon revolver. Était-il toujours dans le tiroir du buffet, celui où l'on range les écrins de couteaux et de fourchettes ? Elle nous a vraiment donné des émotions, ma mère, la nuit où elle a été le chercher. Heureusement, il n'était pas chargé. Elle le savait probablement d'ailleurs. Mais tout de même...)

 
 

Non, rien n'avait changé. Quand j'ai atteint l'âge de douze ans, la pendule s'est arrêtée. Peu importe ce que tout le monde se chuchotait à l'oreille, j'étais toujours ce bon petit garçon qui deviendrait un jour un bon tailleur. Toutes ces bêtises, ces idées d'écrire... ça me passerait tôt ou tard. Et cette nouvelle femme bizarre... elle aussi disparaîtrait, en son temps. Je finirais bien un jour par retrouver mon bon sens. Tout le monde, tôt ou tard, finit par revenir à de meilleurs sentiments. Ils ne se tracassaient pas pour moi, je ne me tuerais pas, comme le cher oncle Paul. Ce n'était pas mon genre. Et puis, j'avais la tête sur les épaules. Un peu fantasque et têtu, voilà tout. J'avais trop lu... je fréquentais trop de gens douteux. Ils prenaient bien soin de ne pas en parler, mais je savais qu'ils ne tarderaient pas à me poser la question, toujours furtivement, toujours à mi-voix, en détournant les yeux : « Et comment va la petite ? » Et moi qui n'avais aucune nouvelle de ma fille, qui ne savais même pas si elle était toujours en vie, je répondrais calmement, simplement : « Oh, elle va bien, oui. — Oui ? dirait ma mère, et tu as eu des nouvelles ? » Ceci pour faire allusion à mon ex-femme. « Indirectement, répondrais-je. Stanley me donne des nouvelles de temps en temps. — Et comment va-t-il, Stanley ? — Il va très bien... »

Comme j'aimerais pouvoir leur parler de Johnny Paul. Mais ils trouveraient cela bizarre, très bizarre. Quoi, je n'avais pas revu Johnny Paul depuis l'âge de sept ou huit ans. C'est vrai. Mais ce dont ils ne s'étaient jamais douté, surtout toi, ma chère maman, c'est que je n'ai jamais cessé de garder son souvenir vivant depuis ce temps. Oui, plus les années passent, plus Johnny Paul existe en moi. Parfois même, et ceci dépasse votre imagination, parfois je le vois comme un petit dieu. Un des rares que j'ai connus. Vous ne vous souvenez pas, je suppose, que Johnny Paul avait la voix la plus douce, la plus gentille qu'un homme puisse avoir ? Vous ne savez pas que, bien que je ne fusse qu'un morveux à l'époque, j'ai vu par ses yeux ce que personne d'autre n'a été capable de me révéler ? Pour vous, il n'était que le fils du charbonnier : un immigrant, un petit Italien crasseux qui ne parlait pas un très bon anglais mais qui soulevait poliment sa casquette quand vous passiez. Comment pourrait-on imaginer qu'un tel personnage soit un dieu pour votre fils chéri ? Avez-vous jamais su ce qui passait par la tête de votre extravagant de fils ? Vous n'approuviez ni les livres qu'il lisait, ni les compagnons qu'il choisissait, ni les filles dont il s'éprenait, ni les jeux qui le passionnaient, ni ce qu'il voulait être. Vous, vous saviez ce qu'il lui aurait fallu, n'est-ce pas ? Mais vous n'insistiez pas trop. Vous faisiez semblant de ne rien voir, de ne rien entendre. Je renoncerais à toutes ces folies en temps voulu. Mais il n'en a rien été. Je suis devenu pire d'année en année. Aussi avez-vous fait semblant de croire que la pendule s'était arrêtée à douze ans. Vous ne vouliez tout simplement pas voir votre fils tel qu'il était. Vous préfériez conserver le petit Henry qui vous convenait. Le petit garçon de douze ans. Après ça, le déluge...

Et l'année prochaine, à cette même époque impie de l'année, vous me demanderez probablement encore si j'écris toujours et je dirai oui et vous ferez comme si vous n'aviez pas entendu, ou bien vous prendrez cela comme une goutte de vin qui aura taché accidentellement votre plus belle nappe. Vous ne voulez pas savoir pourquoi j'écris, et si je vous disais pourquoi, vous n'écouteriez même pas. Vous voulez que je reste tranquille sur ma chaise, vous voulez que j'écoute sagement les immondes conneries déversées par la radio. Vous voulez que je reste là à écouter toutes vos inepties sur les voisins et les parents. Vous continueriez à faire cela même si j'avais le culot de vous faire savoir en termes très précis que tout ce dont vous parlez, c'est de la merde de cheval pour moi. Non, je suis assis là et j'y suis déjà plongé jusqu'au cou, dans cette merde. Peut-être essaierai-je une nouvelle tactique, peut-être ferai-je semblant d'être très intéressé. « Comment s'appelle donc cette opérette ? Magnifique voix ! Vraiment splendide ! Je ne me lasserais pas de l'entendre...! » Ou peut-être irai-je en haut dénicher ces vieux disques de Caruso. Il a une si belle voix, n'est-ce pas ? (« Oui, merci, je veux bien un cigare. ») Mais ne m'offrez plus à boire, je vous en prie. J'ai les yeux qui commencent à me piquer ; seule cette vieille révolte arrive à me tenir éveillé. Que ne donnerais-je pas pour aller me faufiler en douce, là-haut, dans cette petite chambre sale au bout du couloir, sans une chaise, sans un tapis, sans un tableau, et dormir, dormir du sommeil des morts ! Que de fois, en me jetant sur ce lit, ai-je espéré ne jamais me réveiller ! Une fois, tu te souviens, ma chère maman, tu m'as jeté un seau d'eau glacée sur la tête parce que j'étais un paresseux, un bon à rien. C'est vrai, j'étais couché là depuis quarante-huit heures. Mais était-ce la paresse qui me tenait cloué sur le matelas ? Ce que tu ignorais, maman, c'est que c'était le chagrin. Cela aussi t'aurait fait rire, si j'avais eu la folie de me confier à toi. Cette horrible, horrible petite chambre ! J'ai dû mourir mille morts dans cette chambre-là. Mais j'y ai eu aussi des rêves et des visions. Oui, j'ai même prié dans ce lit, avec de grosses larmes chaudes qui me coulaient le long des joues. (Comme je la désirais, et elle seule !) Et lorsqu'à la fin, j'ai pu me relever et affronter de nouveau le monde, je n'avais plus qu'un ami vers qui me tourner : mon vélo. Ah, ces longues balades sans but, sans fin, seul avec moi-même, où je m'enfonçais dans les bras et dans les jambes mes amères pensées, pédalant, pédalant lourdement sur le gravier des chemins, mais sans résultat ! Toutes les fois que je mettais pied à terre, son image était là, et avec elle revenait le chagrin, le doute, la peur. Mais lorsque j'étais en selle, sans rien faire d'autre que pédaler au hasard, je me retrouvais tout entier. Le vélo faisait partie de moi, il répondait à mes désirs. Lui seul était capable de cela. Non, mes chers parents aveugles et sans cœur, rien de ce que vous m'avez jamais dit, rien de ce que vous avez fait pour moi n'a jamais pu me donner la joie et le réconfort que m'apportait cette machine. Si seulement, j'avais pu vous prendre à part, et vous nettoyer et vous graisser avec amour, comme je nettoyais et graissais mon cher vélo !

— Ne veux-tu pas aller faire un tour avec papa ?

C'était la voix de ma mère qui me tirait de ma rêverie. Comment m'étais-je traîné jusque sur le fauteuil ? Je ne m'en souvenais pas. J'avais peut-être même fait un somme sans m'en apercevoir. Quoi qu'il en soit, au son de sa voix, je sursautai.

Tout en me frottant les yeux, je m'aperçus qu'elle me tendait une canne. C'était celle de mon grand-père. Une solide canne en ébène avec une poignée d'argent en forme de tête de renard — ou peut-être de ouistiti.

En un clin d'œil, je fus debout et j'enfilai mon pardessus. Mon père était déjà prêt et brandissait sa canne à pommeau d'ivoire.

— L'air te ravigotera, mon garçon, dit-il.

Instinctivement, nous nous dirigeâmes vers le cimetière. Il aimait se promener dans le cimetière, non pas parce qu'il aimait les morts, mais à cause des arbres et des fleurs, des oiseaux et des souvenirs que le calme de l'endroit éveillait toujours en lui. Les allées étaient bordées de bancs où l'on pouvait s'asseoir et communier avec la nature, ou le dieu du monde souterrain, si l'on préférait. Je n'avais pas besoin de me forcer pour tenir une conversation avec mon père ; il était habitué à mes répliques évasives, laconiques, à mes pauvres subterfuges. Il n'essayait jamais de me cuisiner. Il lui suffisait d'avoir quelqu'un à côté de lui.

En revenant, nous passâmes devant l'école où j'allais quand j'étais gamin. En face de l'école, il y avait toujours les mêmes immeubles miteux, les mêmes rangées de boutiques aussi séduisantes que des dents cariées. C'est dans une de ces bicoques que Tony Marella avait été élevé. Je ne sais pourquoi, mais mon père semblait toujours s'attendre à me voir saisi d'enthousiasme lorsqu'il me parlait de Tony Marella. Il ne manquait jamais de m'apprendre, lorsqu'il mentionnait son nom, les nouveaux progrès que le fils de ce métèque accomplissait sur l'échelle de la renommée. Il avait maintenant un poste important dans l'Administration ; il se présentait même aux élections, comme congressiste ou quelque chose comme cela. Je n'avais pas lu ça dans les journaux ? Si j'allais voir Tony un jour... on ne sait jamais, cela pourrait être utile.

Puis, nous passâmes devant la maison qui appartenait à la famille Gross. Les deux fils Gross étaient en train de se débrouiller pas mal, disait-il. L'un était capitaine dans l'armée, et l'autre commodore. Je ne me doutais guère, en écoutant mon père bavarder ainsi, que l'un d'eux deviendrait général un jour. (L'idée que ce quartier, cette rue, pût engendrer un général était proprement impensable.)

— Qu'est devenu ce louftingue qui habitait en haut de la rue ? demandai-je. Tu sais, là où se trouvaient les écuries.

— Il s'est fait mordre la main par un cheval et la gangrène s'y est mise.

— Il est mort ?

— Il y a longtemps, dit mon père. En fait, ils sont tous morts, tous les frères. Un a été frappé par la foudre, un autre est tombé sur la glace et s'est fendu le crâne... oh oui, et l'autre, on a dû lui mettre la camisole de force... il est mort d'une hémorragie peu après. C'est le père qui est resté le dernier. Il était aveugle, tu te souviens ? Vers la fin, il était devenu un peu maboul. Tout ce qu'il savait faire, c'était des pièges à rats.

Pourquoi, me disais-je, n'avais-je jamais songé à aller de maison en maison, tout au long de cette rue, pour écrire la chronique de ses habitants ? Quel livre cela ferait ! Le Livre des horreurs ! Des horreurs tellement familières aussi ! Ces tragédies quotidiennes qui n'apparaissent jamais à la une. Maupassant aurait été dans son élément ici...

Au retour, nous trouvâmes tout le monde bien réveillé et bavardant gentiment. Mona et Stasia buvaient du café. Elles en avaient probablement demandé ; l'idée de servir du café entre les repas ne serait certainement jamais venue à ma mère. Le café, c'était seulement pour le petit déjeuner, les parties de cartes et les kaffee-klatches. Enfin...

— Alors, vous avez fait une bonne promenade ?

— Oui, maman. Nous avons traversé le cimetière.

— C'est très bien. Est-ce que les tombes étaient bien tenues ?

Elle voulait parler des tombes de la famille. Celle de son père entre autres.

— Il y a une place pour toi aussi, dit-elle. Et pour Lorette.

Je jetai un coup d'œil à Stasia pour voir si elle ne tiquait pas. Mona ouvrit la bouche, pour faire une remarque assez inopportune.

— Lui, il ne mourra jamais, déclara-t-elle.

Ma mère fit la grimace, comme si elle avait mordu dans une prune acide. Puis elle sourit d'un air de compassion, à Mona d'abord, puis à moi. Oui, je crus même qu'elle allait se mettre à rire quand elle répliqua :

— Ne vous en faites pas, il ira comme nous tous. Regardez-le... il est presque chauve et il n'a pas quarante ans. Il ne prend pas soin de lui. Vous non plus d'ailleurs.

Son visage prit à ce moment un air de reproche bienveillant.

— Val est un génie, dit Mona en mettant un peu plus les pieds dans le plat.

Et elle allait développer son argument quand ma mère l'arrêta net.

— A-t-on besoin d'être un génie pour écrire des histoires ? demanda-t-elle d'un ton de défi.

— Non, dit Mona, mais Val serait un génie même s'il n'écrivait pas.

— Tst tst ! Il n'a sûrement pas le génie de gagner de l'argent.

— Il n'a pas à penser à l'argent, répliqua aussitôt Mona. C'est à moi de m'occuper de cette question-là.

— Pendant que lui reste à la maison à gribouiller, c'est ça, n'est-ce pas ? (Le venin commençait à couler.) Et vous, une belle jeune femme comme vous, vous êtes obligée d'aller travailler. Les temps ont bien changé. Quand j'étais petite, mon père était assis sur son banc du matin au soir. C'était lui qui gagnait l'argent. Il n'avait pas besoin d'inspiration... ni de génie. Il était trop occupé à nous faire vivre et à nous rendre heureux. Nous n'avions pas de mère... elle était à l'asile d'aliénés. Mais nous l'avions, lui, et nous l'aimions tendrement. Il était un père et une mère pour nous. Nous n'avons jamais manqué de rien. (Elle s'arrêta un moment, pour ajuster son tir.) Mais ce monsieur-là, dit-elle en pointant le menton vers moi, ce génie comme vous l'appelez, il est trop flemmard pour travailler. Il compte sur sa femme pour le nourrir — lui et son autre femme, et son enfant. Si encore ça lui rapportait quelque chose d'écrire. Mais écrire sans jamais arriver à rien, ça, je ne comprends pas.

— Mais, mère..., commença Mona.

— Écoute, intervins-je, parlons d'autre chose, veux-tu. Nous avons déjà discuté de cela cent fois. Cela ne sert à rien. Tu ne peux pas comprendre. Mais tu devrais comprendre ceci... Ton père n'est pas devenu tailleur de première classe du jour au lendemain, n'est-ce pas ? Tu m'as dit toi-même qu'il a dû faire des années et des années d'apprentissage, qu'il a voyagé dans toutes les villes d'Allemagne, et qu'à la fin, pour échapper à l'armée, il est allé à Londres. C'est la même chose quand on écrit. Il faut des années pour apprendre son métier. Et il faut encore bien plus de temps pour être célèbre. Quand ton père faisait un complet, il le faisait pour quelqu'un qui le lui avait commandé ; il n'avait pas besoin de courir à droite et à gauche pour que quelqu'un le trouve à son goût et l'achète...

— Tout ça, c'est des mots, dit ma mère. J'en ai assez entendu.

Elle se leva et se dirigea vers la cuisine.

— Ne partez pas ! supplia Mona. Écoutez-moi, je vous en prie. Je connais les défauts de Val. Mais je sais aussi ce qu'il a dans le ventre. Il n'est pas un songe-creux, il travaille vraiment. Il travaille beaucoup plus dur que s'il faisait n'importe quel métier. C'est cela son métier, de gribouiller, comme vous dites. C'est sa vocation. Je voudrais bien avoir une vocation moi aussi, croire en quelque chose et m'y appliquer de toute mon âme. Mais cela me rend heureuse de le regarder travailler. Il n'est plus le même quand il écrit. Parfois même, je ne le reconnais plus du tout. Il est alors si pris par ce qu'il fait, si plein d'idées, si enfermé en lui-même... Oui, moi aussi j'ai eu un bon père, un père que j'aimais tendrement. Lui aussi voulait être écrivain. Mais la vie a été trop dure pour lui. Nous étions nombreux à la maison, nous étions des immigrants, très pauvres. Et ma mère était très exigeante. J'étais beaucoup plus attachée à mon père qu'à ma mère. Peut-être parce qu'il était un raté. Mais il n'était pas un raté à mes yeux, comprenez-vous ? Je l'aimais. Ce qu'il était, ce qu'il faisait, n'avait aucune importance pour moi. Parfois, tout comme Val ici, il faisait le clown...

Là, ma mère sursauta un peu, lança à Mona un regard étrange, et dit : « Oh ? » Évidemment, c'était bien la première fois qu'elle entendait quelqu'un disserter sur cet aspect de ma personnalité.

— Je sais qu'il a un certain humour, dit-elle, mais... un clown ?

— Ce n'est qu'une façon de parler, intervint mon père.

— Non, dit Mona avec entêtement, je dis bien un clown.

— Je n'ai jamais entendu parler d'un écrivain qui soit en même temps un clown, fit sottement remarquer ma mère, d'un ton sentencieux.

Parvenu à ce point, tout autre aurait renoncé à poursuivre la discussion. Mais pas Mona. Son entêtement me surprenait toujours. Cette fois, elle était lancée. (Ou peut-être profitait-elle de cette occasion pour me persuader de sa loyauté et de son dévouement ?) Quoi qu'il en soit, je décidai de la laisser continuer. Mieux valait une bonne discussion, malgré les risques que cela comportait, plutôt que de supporter les autres propos insipides. Au moins, c'était ravigotant.

— Quand il fait le clown, dit Mona, c'est généralement parce qu'il a été blessé. Il est sensible, vous savez. Trop sensible.

— Je croyais qu'il avait la peau dure, dit ma mère.

— Vous plaisantez ! C'est l'être le plus sensible qui soit. Tous les artistes sont sensibles.

— C'est vrai, dit mon père. (Il songeait peut-être à Ruskin — ou à ce pauvre bougre de Ryder dont les paysages sont d'une sensibilité maladive.)

— Écoutez, mère, peu importe le temps qu'il faudra à Val pour devenir célèbre. Moi, je serai toujours là. Et je ne le laisserai pas mourir de faim ni souffrir. (Je sentis ma mère devenir de glace de nouveau.) J'ai vu ce qui est arrivé à mon père ; cela n'arrivera pas à Val. Il doit être libre de faire ce qu'il veut. J'ai foi en lui. Et je continuerai à avoir foi en lui même si tout le monde est contre lui. (Elle s'arrêta un bon moment, puis elle reprit, plus gravement encore.) Pourquoi vous ne voulez pas qu'il écrive, voilà qui me dépasse. Ce n'est pas parce que cela ne lui rapporte pas. Cela, c'est son affaire, et la mienne, n'est-ce pas ? Je ne voudrais pas que mes paroles vous paraissent blessantes, mais je veux vous dire ceci : si vous ne l'acceptez pas comme écrivain, il ne sera jamais vraiment votre fils. Comment pouvez-vous le comprendre si vous méconnaissez ce côté de sa nature ? Il aurait pu être autre chose, quelque chose qui vous plairait davantage, bien qu'il soit difficile d'imaginer quoi quand on le connaît... du moins, comme je le connais. Et à quoi cela servirait-il qu'il vous prouve, à vous ou à moi ou à n'importe qui, qu'il peut être comme tout le monde ? Vous vous demandez s'il est un bon mari, un bon père, et ainsi de suite. Oui, il l'est, je peux vous le dire. Mais il est tellement plus que cela ! Ce qu'il a à donner appartient au monde entier, et pas seulement à sa famille, à ses enfants, à sa mère ou à son père. Ceci vous paraît peut-être étrange, ou cruel ?

— Fantastique ! dit ma mère, et son exclamation claqua dans la pièce comme un coup de fouet.

— Très bien, fantastique alors. Mais il est comme cela. Un jour, peut-être, vous lirez ce qu'il aura écrit, et alors vous serez fier qu'il soit votre fils.

— Pas moi ! dit ma mère. J'aimerais mieux le voir creuser des fossés.

— Il fera peut-être cela aussi... un jour, dit Mona. Il y a des artistes qui se suicident avant d'être reconnus pour ce qu'ils sont. Rembrandt mendiait son pain dans la rue avant de mourir. Et c'était un des plus grands...

— Et Van Gogh ? gazouilla Stasia.

— Qui est-ce, celui-là ? dit ma mère. Encore un écrivain ?

— Non, un peintre. Et un peintre fou. (Stasia avait envie de se lancer dans la bagarre, elle aussi.)

— Ils m'ont tous l'air d'être des mabouls, dit ma mère.

Stasia éclata de rire. Puis, elle rit de plus en plus fort.

— Et moi ? s'écria-t-elle. Vous ne savez pas que je suis maboule, moi aussi ?

— Mais une adorable maboule, dit Mona.

— Je suis complètement cinglée, oui ! dit Stasia en gloussant d'aise. Tout le monde vous le dira.

Je vis que ma mère commençait à être effrayée. C'était très bien de faire de l'ironie et de lancer le mot « maboul » dans la conversation, mais avouer que l'on est folle, c'était autre chose.

Ce fut mon père qui sauva la situation.

— L'un est un clown, l'autre est une maboule ; et vous, qu'est-ce que vous êtes, dit-il en s'adressant à Mona. N'y a-t-il pas quelque chose qui cloche aussi chez vous ?

Elle sourit et répondit avec bonne humeur :

— Je suis parfaitement normale. C'est cela qui cloche chez moi.

Mon père se tourna alors vers ma mère.

— Tous les artistes sont comme ça. Il faut qu'ils soient un peu fous pour peindre... ou pour écrire. Et notre vieil ami John Imhof ?

— Eh bien, quoi ? dit ma mère, en le regardant sans comprendre. A-t-il eu besoin de quitter sa femme et ses enfants et d'aller avec une autre femme pour prouver qu'il était un artiste ?

— Ce n'est pas du tout ce que je veux dire. (Il commençait à s'emporter à son tour ; il savait comme elle pouvait être obtuse et entêtée quand elle voulait.) Tu ne te rappelles pas l'expression qu'il avait quand nous le surprenions au travail ? Dans cette petite chambre où il faisait des aquarelles quand tout le monde était parti se coucher ? (Il se tourna vers Lorette.) Va donc chercher ce tableau qui est là-haut dans le salon, veux-tu ? Tu sais, celui où l'on voit un homme et une femme dans un canot... l'homme a une botte de foin derrière le dos.

— Oui, dit ma mère d'un air songeur, c'était un brave homme, John Imhof, jusqu'au jour où sa femme s'est mise à boire. Encore qu'il ne se soit jamais beaucoup intéressé à ses enfants. Il ne pensait qu'à son art.

— C'était un bon artiste, dit mon père. Beau travail. Tu te rappelles les vitraux qu'il a faits pour la petite église à côté ? Et que lui a rapporté son travail ? A peu près rien. Non, je n'oublierai jamais John Imhof, quoi qu'il ait pu faire. Et je ne regrette qu'une chose, c'est que nous n'ayons pas un plus grand nombre de ses œuvres.

Lorette arriva avec le tableau. Stasia le lui prit des mains et l'étudia, apparemment avec un très vif intérêt. J'avais peur qu'elle ne dise qu'elle le trouvait trop académique, mais non, elle se montra pleine de tact et de discrétion. Elle déclara qu'il était magnifiquement exécuté... très habilement composé.

— Ce n'est pas un format facile, dit-elle. N'a-t-il jamais peint à l'huile ? Je ne suis pas très bon juge en matière d'aquarelle. Mais je vois qu'il connaissait son affaire.

Elle s'arrêta. Puis, comme si elle avait deviné la bonne tactique, elle dit :

— Il y a un aquarelliste que j'admire beaucoup. C'est...

— John Singer Sargent ! s'écria mon père.

— Exact ! dit Stasia. Comment saviez-vous cela ? Je veux dire, comment saviez-vous que c'est à lui que je pensais ?

— Il n'y a qu'un Sargent, dit mon père. (C'était une déclaration qu'il avait souvent entendue dans la bouche de son prédécesseur, Isaac Walker.) Il n'y a qu'un Sargent, comme il n'y a qu'un Beethoven, qu'un Mozart, qu'un Léonard de Vinci... N'est-ce pas ?

Stasia rayonnait. Elle sentait qu'elle pouvait parler librement maintenant. Elle me lança un coup d'œil qui signifiait : « Pourquoi ne m'aviez-vous pas dit cela de votre père ? »

— Je les ai tous étudiés, dit-elle, et maintenant j'essaie de trouver mon style. Je ne suis pas aussi folle que je le prétendais tout à l'heure. Je sais plus de choses que je ne peux en digérer, voilà tout. J'ai du talent, mais je n'ai pas de génie. Sans génie, on n'arrive à rien. Et je veux être un Picasso... un Picasso femelle. Pas une Marie Laurencin. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Certainement ! dit mon père.

Ma mère, entre temps, avait quitté la pièce. Je l'entendais ranger sa vaisselle dans la cuisine. Elle avait essuyé une défaite.

— Il a copié cela d'un peintre célèbre, dit mon père en désignant l'aquarelle de John Imrof.

— Cela n'a pas d'importance, dit Stasia. Tous les artistes ont copié les œuvres des maîtres qu'ils admiraient... Mais que disiez-vous qu'il lui était arrivé, à ce... John In...

— Il est parti avec une autre femme. Il est parti en Allemagne, où il l'avait connue quand il était enfant. Puis la guerre est arrivée et nous n'avons plus entendu parler de lui. Tué, probablement.

— Et Raphaël ? Aimez-vous ses œuvres ?

— Il n'y a pas de meilleur dessinateur, répondit aussitôt mon père. Et Le Corrège... voilà un autre grand peintre. Et Corot ! Hein ? Pouvez-vous faire mieux qu'un bon Corot ? Gainsborough ne m'a jamais beaucoup emballé. Mais Sisley...

— Mais vous les connaissez tous ! s'exclama Stasia, qui était prête maintenant à jouer le jeu toute la nuit. Et les modernes... les aimez-vous ?

— Vous voulez parler de John Sloan, George Lucks... ces types-là ?

— Non, dit Stasia, mais des hommes comme Picasso, Miro, Matisse, Modigliani...

— Ah ! Ceux-là, je ne les suis pas beaucoup, dit mon père. Mais j'aime les Impressionnistes, ce que j'ai vu de leurs œuvres du moins. Et Renoir, naturellement. Mais... ce n'est pas un moderne, n'est-ce pas ?

— En un sens, si, dit Stasia. Il a déblayé le terrain pour ainsi dire.

— En tout cas il aimait peindre, cela se voit, dit mon père. Et il dessinait remarquablement. Tous ses portraits de femmes et d'enfants sont remarquables ; on ne peut plus les oublier quand on les a vus. Et les fleurs, et les costumes... tout est si gai, si tendre, si vivant. Il a peint son époque, c'est indiscutable. Et c'était une belle époque... le gai Paris, les piqueniques au bord de la Seine, le Moulin Rouge, les délicieux jardins...

— Toulouse-Lautrec..., dit Stasia.

— Monet, Pissarro...

— Poincaré ! dis-je pour me mettre de la partie.

— Strindberg ! (Ça, c'était Mona.)

— Oui, ce fut un fou merveilleux, dit Stasia.

A ce moment, ma mère fit son apparition.

— Toujours en train de parler de fous ? Je croyais que vous en aviez fini avec ce sujet.

Elle nous regarda les uns après les autres, vit que nous nous amusions bien, et tourna le dos. C'en était trop pour elle. On n'avait pas le droit d'être joyeux quand on parlait d'art. D'ailleurs, tous ces noms étrangers, bizarres, la choquaient. Pas américain.

L'après-midi s'écoula ainsi, beaucoup mieux que je l'avais craint, grâce à Stasia. Elle avait manifestement fait la conquête de mon père. Même lorsqu'il fit remarquer en toute naïveté qu'elle aurait dû être un homme, il n'y eut aucun froid dans l'assistance.

Quand on sortit l'album de famille, elle fut aux anges. Quelle collection ! L'oncle Théodore, de Hambourg : un grand échalas habillé en dandy. George Schindler, de Brême, sorte de Brummel Hessois, qui garda le style 1890 jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale. Heinrich Müller, le père de mon père, de Bavière : carillonneur de l'empereur François-Joseph. George Insel, l'idiot de la famille, avec son regard de bouc et ses moustaches en guidon de course, à la Guillaume. Les femmes étaient plus énigmatiques. La mère de ma mère, qui avait passé la moitié de sa vie dans un asile d'aliénés ; elle aurait pu être l'héroïne d'un roman de Walter Scott. Tante Lizzie, le monstre qui avait couché avec son frère : une joyeuse sorcière avec de grosses nattes et un sourire mince comme une lame de rasoir. Tante Annie, en costume de bain, style avant-guerre, une vraie pin-up sortie d'un film de Mack Sennett. Tante Amélie, la sœur de mon père : un ange de béatitude aux doux yeux marrons... Mme Kicking, la vieille gouvernante : pompette comme toujours, laide comme un péché, le visage couvert de bourgeons et de verrues...

Ce qui nous amena sur le terrain de la généalogie... Mais j'avais beau les questionner, au-delà de leurs propres parents, tout était flou et douteux.

Leurs parents ne leur avaient donc jamais parlé de leur famille ?

Oui, mais tout cela était très vague maintenant.

— N'y a-t-il pas eu de peintres parmi eux ? demanda Stasia.

Ni ma mère ni mon père ne le pensaient.

— Mais il y a eu des poètes et des musiciens, dit ma mère.

— Et des capitaines au long cours et des paysans, dit mon père.

— Êtes-vous sûrs de cela ? demandai-je.

— Pourquoi t'intéresses-tu tellement à toutes ces histoires ? dit ma mère. Ils sont tous morts depuis longtemps.

— J'aimerais savoir, répondis-je. Un jour, j'irai en Europe pour faire des recherches.

— Voilà qui ne te servira pas à grand-chose, rétorqua-t-elle.

— Peu importe. J'aimerais en savoir plus long sur mes ancêtres. Peut-être n'étaient-ils pas tous Allemands.

— Oui, dit Mona, il y a peut-être du sang slave dans la famille.

— Parfois, il ressemble tout à fait à un Mongol, dit Stasia tout innocemment.

Ma mère trouva cette idée parfaitement ridicule. Pour elle, un Mongol était un idiot.

— Il est Américain, dit-elle. Nous sommes tous Américains maintenant.

— Oui, approuva Lorette.

— Oui quoi ? dit mon père.

— Il est Américain aussi, dit Lorette ; puis, elle ajouta : Mais il lit trop.

Nous éclatâmes tous de rire.

— Et il ne va pas à l'église.

— Ça suffit, dit mon père. Nous n'allons pas à l'église non plus, mais nous sommes chrétiens tout de même.

— Il a trop d'amis Juifs.

Nouveaux éclats de rire.

— Mangeons quelque chose, dit mon père. Je suis sûr qu'ils vont bientôt vouloir rentrer.

On dressa de nouveau la table. Un repas froid cette fois, avec du thé et encore du pudding. Lorette faisait la tête.

Une heure plus tard, nous prenions congé.

— Ne prenez pas froid, dit ma mère. L'arrêt du bus est à trois blocs d'ici.

Elle savait que nous prendrions un taxi, mais c'était un mot, comme le mot « art », qu'elle avait horreur d'employer.

— Est-ce qu'on vous reverra bientôt ? demanda Lorette à la porte.

— J'espère, dis-je.

— Pour le nouvel an ?

— Peut-être.

— Ne vous faites pas trop désirer, dit mon père doucement. Et bonne chance avec la littérature !

Au coin de la rue, nous hélâmes un taxi.

— Ouf ! dit Stasia comme la voiture démarrait.

— Ça n'a pas été trop dur ? dis-je.

— Non... Mais Dieu merci, nous n'avons pas de parents à qui rendre visite.

Nous nous installâmes confortablement sur la banquette. Stasia ôta ses chaussures.

— Cet album ! dit Stasia. Je n'ai jamais vu une telle collection de crétins. C'est un miracle que vous soyez normal, vous en rendez-vous compte ?

— La plupart des familles sont comme cela, dis-je. L'arbre de l'homme n'est rien d'autre qu'un énorme Tannenbaum resplendissant de fous bien mûrs et bien luisants. Adam lui-même devait être un monstre bancal et borgne... Ce qu'il nous faut maintenant, c'est quelque chose à boire. Je me demande s'il reste encore du kummel ?

— J'aime bien ton père, dit Mona. Tu tiens de lui par certains côtés, Val.

— Mais sa mère ! s'exclama Stasia.

— Eh bien, quoi ? dis-je.

— Moi, je l'aurais étranglée depuis longtemps, dit Stasia.

Mona trouva cela très drôle.

— Drôle de femme, dit-elle. Elle me fait un peu penser à ma mère. Hypocrite. Et têtue comme une mule. Tyrannique aussi, et étroite d'esprit. Il n'y a pas d'amour en elle, non, pas une once.

— Je ne serai jamais mère, dit Stasia. (Nous éclatâmes de rire.) Je ne serai jamais une épouse non plus. Seigneur, c'est déjà bien assez dur d'être une femme. Je déteste les femmes ! Toutes des salopes, même les meilleures. Je serai ce que je suis : un semblant de femelle. Et ne me faites plus jamais porter de vêtements comme ceux-là, je vous en supplie. J'ai l'impression d'être complètement idiote là-dedans... j'ai l'impression d'être truquée.

De retour dans notre sous-sol, nous fîmes main basse sur les bouteilles. Il y avait du kummel et du brandy, du rhum, de la bénédictine, du cointreau. Nous fîmes du café très fort, nous nous installâmes autour de la table-aux-tripes et nous nous mîmes à bavarder comme de vieux amis. Stasia avait enlevé son corset. Il pendait sur le dossier d'une chaise comme une relique de musée.

— Si ça ne vous fait rien, dit-elle, je vais laisser prendre l'air à mes seins. (Elle les caressa amoureusement.) Ils ne sont pas si mal que ça, dites ? Ils pourraient être un peu plus pleins, peut-être... Je suis encore vierge, vous savez.

« Vous n'avez pas été surpris, dit-elle, de l'entendre parler du Corrège ? Vous croyez qu'il connaît vraiment quelque chose au Corrège ? »

— C'est possible, dis-je. Il assistait souvent aux ventes publiques avec son prédécesseur, Isaac Walker. Il connaît peut-être même Cimabué ou Carpaccio. Il faut l'entendre parler du Titien ! On croirait qu'il a étudié avec lui.

— C'est stupéfiant, dit Stasia en se versant un autre brandy. Votre père parle des peintres, votre sœur parle musique, et votre mère parle de la pluie et du beau temps. Et en fait, personne ne connaît rien à rien. Ils sont comme des champignons qui bavardent... Cela a dû être bien inquiétant, cette promenade que vous avez faite au cimetière. Moi, j'en aurais perdu la tête.

— Val, ça ne lui fait rien, dit Mona. Il peut supporter ça.

— Pourquoi ? demanda Stasia. Parce qu'il est écrivain ? Il est davantage sur la terre, c'est ça ?

— Peut-être, dis-je. Il faut peut-être barboter dans des océans de merde pour trouver une graine de réalité.

— Pas moi, dit Stasia. Je préfère le Village, si frelaté soit-il. Au moins, là, on peut dire tout ce qu'on pense.

Mona prit la parole. Elle venait d'avoir une idée lumineuse.

— Et si nous partions tous en Europe ?

— Oui, dit Stasia d'un ton désinvolte, pourquoi pas ?

— On pourrait s'arranger, dit Mona.

— Pas de problème, dit Stasia. Je pourrai toujours emprunter l'argent du passage.

— Et comment vivrons-nous, là-bas ? demandai-je par curiosité.

— Comme nous vivons ici, dit Mona. Ce n'est pas difficile.

— Et quelle langue parlerons-nous ?

— Tout le monde connaît l'anglais, Val. Et puis, il y a des tas d'Américains en Europe. Surtout en France.

— Et on les tapera, c'est ça ?

— Je n'ai pas dit ça. Je dis que si on veut vraiment y aller, on peut toujours se débrouiller.

— On pourra poser comme modèles, dit Stasia. Mona, tout au moins. Moi, je suis trop poilue.

— Et moi, qu'est-ce que je ferai ?

— Tu écriras ! dit Mona. C'est tout ce que tu es capable de faire.

— Si seulement c'était vrai, dis-je.

Je me levai et me mis à faire les cent pas dans la pièce.

— Quelle mouche te pique ? dit Mona.

— L'Europe ! Vous me l'agitez sous le nez comme un morceau de viande crue. C'est vous qui rêvez, ce n'est pas moi ! Bien sûr que j'aimerais y aller. Vous ne savez pas ce que cela me fait quand j'entends ce mot. C'est comme la promesse d'une nouvelle vie. Mais comment vivre là-bas ? Nous ne savons pas un mot de français, nous n'avons pas de métier... tout ce que nous savons faire, c'est taper les gens. Et encore, nous ne sommes même pas très fortiches.

— Tu es trop sérieux, dit Mona. Fais travailler un peu ton imagination !

— Oui, dit Stasia. Il faut saisir la chance. Voyez Gauguin !

— Ou Lafcadio Hearn ! dit Mona.

— Ou Jack London, dit Stasia. On ne peut pas attendre d'être millionnaires.

— Je sais, je sais...

Je pris une chaise et enfouis ma tête dans mes mains. Tout à coup, Stasia s'écria :

— Ça y est, j'ai trouvé... nous partirons devant, Mona et moi, et on vous fera signe quand tout sera prêt. Hein, qu'en pensez-vous ?

Je me contentai de pousser un grognement. Je n'écoutais qu'à moitié. En fait, je ne les suivais pas : je les avais précédées. J'arpentais dejà les rues de l'Europe, bavardais avec les passants, buvais un verre à une terrasse noire de monde. J'étais seul, mais je ne me sentais pas seul le moins du monde. L'air avait une odeur différente, les gens étaient différents. Même les arbres et les fleurs étaient différents. Et c'est de cela que j'avais besoin : quelque chose de différent ! J'en crevais d'envie. Pouvoir parler librement, être compris, être accepté. Une vraie famille, voilà ce que, pour moi, signifiait l'Europe. La patrie des artistes, des vagabonds, des rêveurs. Oui, Gauguin y avait eu la vie dure, et Van Gogh encore pire. Il y en avait sûrement des milliers dont nous n'avions jamais entendu parler qui avaient sombré, qui avaient disparu sans avoir rien réalisé...

Je me levai péniblement, plus épuisé par la perspective de partir en Europe, ne fût-ce qu'en imagination, que par les heures ennuyeuses passées au sein de ma famille.

« J'irai quand même, me dis-je en me préparant pour la nuit. Si eux peuvent faire cela, moi aussi. (Par « eux », j'entendais à la fois ceux qui étaient devenus célèbres et ceux qui avaient échoué.) Même les oiseaux le font. »

Emporté par cette idée, je me voyais déjà comme un nouveau Moïse, conduisant mon peuple hors du désert. Renverser la marée, déclencher une grande marche en arrière, un retour aux sources ! Vider cet immense désert appelé l'Amérique, le nettoyer de tous ses visages pâles, arrêter cette absurde agitation... restituer le continent aux Indiens... quel triomphe ce serait ! L'Europe resterait bouche bée devant ce spectacle. Sont-ils devenus fous de déserter cette terre de l'abondance ? N'était-ce qu'un rêve, alors, l'Amérique ? Oui ! m'écrierai-je. Et un mauvais rêve, un cauchemar. Recommençons tout. Bâtissons de nouvelles cathédrales, chantons tous de nouveau en chœur, faisons des poèmes de vie et non plus de mort ! Allons comme une vague, épaule contre épaule, et ne faisons que ce qui est nécessaire, et ne bâtissons que ce qui durera, et ne créons que pour la joie. Prions de nouveau le Dieu inconnu, mais sincèrement, de tous nos cœurs, de toutes nos âmes. Ne soyons plus les esclaves d'un avenir trompeur. Sachons nous contenter du moment présent. Ouvrons nos cœurs et nos maisons. Plus de melting pot, plus de creuset ! Bien que des métaux purs, les plus nobles, les plus anciens. Donnez-nous de nouveau des chefs et des hiérarchies, des guildes, des artisans, des poètes, des orfèvres, des hommes d'État, des érudits, des vagabonds, des bateleurs. De somptueux cortèges et non plus des parades. Des fêtes, des processions, des croisades. Parler pour le plaisir de parler ; travailler pour le plaisir de travailler ; honorer pour le plaisir d'honorer...

Le mot honneur me réveilla. Comme si un réveil s'était mis à sonner dans mon oreille. Imaginez un peu, le pou dans sa crevasse qui parle d'honneur ! Je me recroquevillai dans mon lit et, en m'enfonçant dans le sommeil, je me vis tenant un petit drapeau américain à la main et l'agitant au-dessus de ma tête : cette bonne vieille bannière étoilée. Je la tenais dans la main droite, fièrement, en partant chercher du travail. N'était-ce pas mon privilège d'exiger du travail, moi, citoyen américain cent pour cent, fils de parents respectables, fidèle adorateur de la radio, voyou démocratique, partisan du progrès, des préjugés de races et du succès ? En avant, au travail, avec aux lèvres la promesse que mes enfants seront encore plus américains que leurs parents, des cobayes s'il le faut, pour le bien de notre glorieuse République. Donnez-moi un fusil et une cible pour tirer dessus ! Vous verrez si je suis un patriote ou pas ! L'Amérique aux Américains, en avant, marche ! La liberté ou la mort ! (Quelle différence ?) Une seule nation, une et indivisible, et cætera, et cætera. Vue 20 sur 20, ambition illimitée, passé sans tache, énergie inépuisable, avenir miraculeux ; pas de maladies, pas de sujétions, pas de complexes, pas de vices. Né pour travailler comme un Romain, pour tomber au front, pour saluer le drapeau — le drapeau américain — et toujours prêt à trahir l'ennemi. Donnez-moi ma chance, M'sieur, c'est tout ce que je demande.

— Trop tard ! dit une voix dans l'ombre.

— Trop tard ? Comment cela ?

— Parce que ! Parce qu'il y en a 26.595.493 autres avant vous, tous cataleptiques diplômés et du plus pur acier trempé, cent pour cent dignes de confiance, tous certifiés par le Ministère de la Santé, la Société cultuelle pour les Jeunes Gens, les Filles de la Révolution et le Ku-Klux-Klan.

— Donnez-moi un revolver ! suppliai-je. Donnez-moi un feu, que je me fasse sauter la cervelle. C'est infâme.

Oui, c'était infâme. Pire, c'était de l'authentique merde d'âne.

— Foutez-moi la paix ! je braille. Je connais mes droits.