« Pourquoi faut-il toujours que nous nous écartions de notre route pour décrire les infortunes et les imperfections de notre vie, et pour aller dénicher des personnages dans les coins les plus sauvages et les plus reculés de notre pays ? »
C'est par ces mots que débute le chapitre 11 du roman inachevé de Gogol.
J'étais maintenant plongé dans le roman — le mien — jusqu'au cou, mais je ne voyais pas encore très bien où il me mènerait ; mais je ne m'en faisais pas pour si peu puisque Pop avait apprécié tout ce qui lui avait été montré jusque-là, l'argent arrivait toujours, nous mangions bien et buvions sec, les oiseaux se faisaient plus rares mais ils chantaient toujours, Thanksgiving était arrivé et dépassé, et je faisais des progrès aux échecs. De plus, personne n'avait encore découvert notre retraite, je veux dire pas un seul des vieux crampons que nous fuyions maintenant comme la peste. Je pouvais ainsi explorer les rues tout à loisir, et je m'y adonnais furieusement parce que l'air était vif, le vent sifflait et ma cervelle constamment en ébullition me tirait en avant, me forçait à dénicher des rues, des souvenirs, des maisons, des odeurs (de légumes pourrissants), des chantiers navals abandonnés, des boutiquiers morts depuis longtemps, des restaurants transformés en prisunics, des cimetières où flottaient encore des relents d'encens. Les coins sauvages et reculés de la terre étaient tout autour de moi, à un jet de pierre à peine des limites de notre quartier aristocratique. Il me suffisait de traverser la frontière, la Grenze, pour me replonger dans l'univers familier de mon enfance, le pays des joyeux branques et des miteux, le dépotoir où tout ce qui était hors d'usage se voyait récupéré par les rats qui refusaient de quitter le navire.
Tout en flânant, reluquant, dévisageant et ne rencontrant jamais que désolation complète, je songeais aux Noirs auxquels nous allions régulièrement rendre visite : ils semblaient avoir miraculeusement échappé à toute contamination. La maladie des Gentils n'avait pas tué leur rire, leur spontanéité et leur parler riche et fleuri. Ils avaient les mêmes maux que nous à combattre, les mêmes préjugés aussi, et pourtant ils s'étaient gardés purs et intacts.
Celui qui possédait une collection d'ouvrages érotiques s'était entiché de moi ; je devais même veiller à ce qu'il ne me serre dans un coin pour me pincer les fesses. Je ne me doutais pas qu'un jour, il pourrait saisir mes livres dans son bureau des douanes et les ajouter à sa stupéfiante collection. Je dois dire aussi qu'il était un excellent pianiste. Il possédait notamment ce jeu de pédale très sec que j'appréciais tant chez Count Basie et Fats Waller. Bs savaient tous jouer d'un instrument ou d'un autre, ces chérubins. Et s'ils n'avaient pas d'instruments, ils tambourinaient avec les doigts et la paume... sur des tables, des tonneaux, tout ce qui leur tombait sous la main.
Je n'avais encore fait intervenir aucun « personnage d'outre-tombe » dans le roman. Par timidité. J'étais plus amoureux des mots que des créations psychopathes. Je pouvais passer des heures entières sur Walter Pater, ou même William James, dans l'espoir de découvrir une phrase bien tournée. Ou bien, je contemplais une estampe japonaise, L'Inconstant d'Utamaro par exemple, en m'efforçant d'établir un pont entre une image insaisissable comme une fugue et un bois gravé aux couleurs éclatantes. J'étais toujours en train de gravir frénétiquement des échelles pour cueillir une figue mûre dans un exotique jardin suspendu du passé. Les pages illustrées d'une revue comme le Geographical Magazine me tenaient parfois sous leur charme pendant des heures. Comment incorporer une obscure référence à quelque lointaine religion de l'Asie Mineure, à quelque site peu connu, par exemple, où un monstrueux monarque hittite avait laissé de colossales statues pour commémorer sa médiocre personne ? Ou bien, je recherchais dans un vieux livre d'histoire — de Mommsen par exemple — de merveilleuses analogies entre les canyons bordés de gratte-ciel de Wall Street et les quartiers embouteillés de la Rome impériale. Ou encore, je me découvrais un intérêt inattendu pour les égouts, les grands égouts de Paris ou de quelque autre métropole, sur quoi je me rappelai que Victor Hugo avait utilisé ce thème, et aussitôt je me plongeai dans la biographie de cet auteur dans l'unique but de découvrir ce qui avait pu motiver sa passion pour les égouts.
Pendant tout ce temps, comme je l'ai dit, « les coins sauvages et reculés de notre pays » étaient à portée de ma main. Il me suffisait de m'arrêter et d'acheter une botte de radis pour dénicher quelque mystérieux personnage. Une entreprise de Pompes funèbres italienne m'intriguait-elle ? J'entrais pour m'enquérir du prix d'un cercueil. Tout ce qui était au-delà de la Grenze m'attirait, me passionnait. Je découvris que plusieurs de mes plus sympathiques vauriens cosmococciques habitaient ce pays de la désolation. Patrick Garstin, l'égyptologue, était de ceux-là. (Il ressemblait maintenant plus à un chercheur d'or qu'à un archéologue.) Donato habitait par là, lui aussi. Donato, le jeune Sicilien, qui, en frappant son père avec une hache, ne lui avait heureusement tranché qu'un bras. Quelles aspirations il avait, ce parricide en herbe ! A dix-sept ans, il rêvait de trouver un emploi au Vatican. « Pour en savoir plus long sur saint François, disait-il ! »
En me baladant ainsi d'une couche d'alcali à une autre, je mis au point ma géographie, mon ethnologie, mon folklore et mon artillerie. L'architecture fourmillait d'anomalies ataviques. Il y avait des bâtisses qui paraissaient directement transplantées des rivages de la mer Caspienne, des cabanes dignes des contes d'Andersen, des boutiques qui n'eussent pas été déplacées dans les souks de Fez, et des roues de charrettes abandonnées, des charrues sans manche, des cages à oiseaux à foison et toujours vides, des pots de chambre, en ma joli que très souvent et décorés de pensées ou d'héliotropes, des corsets, des béquilles et des squelettes de parapluies... un inépuisable bric-à-brac d'objets portant la marque de fabrique : « Sainte-Trinité. » Et les nains ! Il y en avait un qui prétendait ne parler que le bulgare — en réalité, il était de Moldavie — logeait dans une niche à chien derrière sa cabane. Il mangeait avec le chien — dans la même gamelle en fer-blanc. Quand il souriait, il ne découvrait que deux dents, énormes, comme des dents de canin. Il pouvait également aboyer, flairer ou gronder comme un clebs.
Mais je n'osais rien mettre de tout cela dans le roman. Non, le roman je le gardais comme un boudoir. Pas de dreck. Non que tous les personnages fussent respectables ou impeccables. Ah, non ! Il y en avait que j'avais amenés là pour la couleur et qui étaient de vrais schmucks. (Prepucelos.) Le héros, qui était aussi le narrateur et qui avait certains traits de ressemblance avec moi, avait l'air d'un intellectuel trapézoïde. Il avait pour fonctions de faire tourner le manège. Et de temps en temps, il s'offrait un tour gratis.
Le côté bizarre et étranger de la chose ne cessait d'intriguer Pop. Il s'était demandé — ouvertement — d'où une jeune femme, l'auteur en d'autres termes, tirait de telles idées, de telles images. Mona n'avait jamais eu l'idée de lui répondre : « D'une précédente incarnation ! » Et franchement, je crois que je n'aurais pas su quoi dire moi-même. Les plus cocasses, je les avais volées dans des almanachs, ou dans des cauchemars. Ce qui semblait le plus réjouir Pop, c'était l'irruption inattendue d'un chien ou d'un chat. (Il ne pouvait pas savoir, naturellement, que j'avais une peur bleue des chiens, et que je détestais les chats.) Mais je pouvais faire parler un chien. Et c'était un discours de chien que mon chien tenait, il n'y avait pas à s'y tromper. Si je faisais intervenir ces créatures d'un ordre inférieur, c'était pour marquer mon mépris pour certains personnages du livre lorsqu'ils échappaient à mon contrôle. Un chien, s'il est bien inspiré, peut tourner une reine en dérision. En outre, si je voulais ridiculiser une idée admise que je réprouvais, je m'empressais de m'incarner dans un cabot, de lever la patte et de pisser dessus.
En dépit de toutes les pitreries, de toutes les mystifications, je m'efforçais tout de même de créer une sorte de lustre antique. Je voulais que l'ensemble ait un tel fini, une telle patine, que chaque page luise comme un fragment de la Voie lactée. C'était affaire de cuisine littéraire, telle que je la concevais alors. Faire des pâtés de sable s'il le fallait, mais veiller à ce qu'ils aient un éclat galactique. Quand on donne la parole à un crétin, il est bon d'entrelarder son baragouin de profondes allusions à des sujets tels que la paléontologie, la quadratique ou les théories hyperboréennes. Un mot ou deux sur un des Césars fous faisait bien aussi dans le tableau. Ou un juron tombé de la bouche d'un nain scrofuleux. Ou encore une petite répartie sournoise à la Knut Hamsun, comme... « Tu vas faire un tour, Frken ? Les coucous meurent de soif. » Sournoise, dis-je, parce que l'allusion, un peu tirée par les cheveux, se rapportait à l'habitude qu'avait Frken d'écarter les jambes, quand elle croyait que personne ne la voyait, et d'uriner.
Ces divagations, dans un but de détente, ou de provoquer un nouveau courant d'inspiration — et souvent uniquement pour aérer les testicules — avaient, en fait, un effet perturbateur sur l'œuvre en cours. En tournant au coin d'une rue formant un angle de soixante degrés, il pouvait se faire qu'une conversation que j'avais eue avec un mécanicien de locomotive ou un maçon sans emploi se mît brusquement à fleurir en un dialogue si riche, si plein, si extravagant, que j'étais incapable de reprendre le fil de mon récit une fois revenu à mon bureau. Toutes les idées qui me venaient à l'esprit étaient aussitôt commentées par le maçon ou le mécanicien en question. Quelles que fussent mes réponses, la conversation se poursuivait. On aurait dit que ces joyeuses et nulles entités avaient décidé de me faire sortir des rails.
Ce même genre de sabotage était parfois le fait de statues, en particulier celles qui étaient écornées et mutilées. Je fouinais au fond d'une cour en regardant d'un air distrait une tête de marbre qui avait perdu une oreille, et pan ! voilà qu'elle se mettait à me parler... dans une langue de pro-consul. Une folle envie me prenait alors de caresser les traits endommagés de cette tête, et là-dessus, comme si le contact de ma main l'avait rendue à la vie, elle m'adressait un beau sourire. Un sourire de gratitude, cela va de soi. Quelque chose d'encore plus étrange pouvait alors se produire. Une heure plus tard, par exemple, passant devant la vitrine d'une boutique vide, qui me saluait du fond des ténèbres ? Ce même pro-consul ! Fou de terreur, je restais figé sur place et m'écrasais le nez contre la vitre : oui, c'était bien la même tête au nez rongé par le temps, amputée d'une oreille. Et ses lèvres bougeaient ! « Une hémorragie rétinienne, murmurais-je, et je m'éloignais. Mon Dieu, faites qu'elle ne vienne pas me visiter dans mon sommeil ! »
Je finis par acquérir ainsi une vision de peintre. Souvent, j'étais poussé à retourner voir « une nature morte » devant laquelle j'étais passé trop vite la veille ou l'avant-veille. La nature morte en question, ce pouvait être un amas d'objets hétéroclites que nul être sensé ne se serait soucié de regarder deux fois. Par exemple, quelques cartes à jouer éparpillées sur le trottoir à côté d'un pistolet d'enfant ou une tête de poulet sanguinolente. Ou bien un parasol ouvert, déchiqueté, planté dans une botte de bûcheron, et à côté de la botte un exemplaire de L'Ane d'or transpercé par un couteau de poche à la lame rouillée. Et quand je m'interrogeai sur la fascination qu'exerçaient sur moi des arrangements de cette sorte, je compris tout à coup que j'en avais observé de semblables dans l'univers des peintres. Mais il aurait fallu que je me travaille la cervelle toute une nuit pour me rappeler le tableau, le peintre et le musée, la galerie ou la reproduction (et l'époque et les circonstances) où je les avais déjà vus.
Mais ce que je rapportais encore de plus vivant de ces balades, c'est toute une collection de gestes. Des gestes humains. Tous empruntés au monde animal, à l'univers des insectes, même ceux d'individus « raffinés » ou soi-disant raffinés, tels qu'entrepreneurs de Pompes funèbres, laquais, ministres du culte, majordomes. La façon dont certains de ces rien du tout renversaient la tête en arrière pour hennir me hantait longtemps après que leurs paroles et leurs actes fussent sortis de ma mémoire. Je découvris que certains romanciers se sont fait une spécialité dans l'exploitation de telles particularités, et qu'ils ne trouvent rien de mieux que d'avoir recours à un petit truc tel que le hennissement d'un cheval quand ils veulent rappeler au lecteur un personnage mentionné soixante pages plus haut. Les critiques leur décernent alors le titre d'habiles hommes de métier. Astucieux, assurément.
Oui, je faisais toutes sortes de découvertes en tâtonnant ainsi dans le royaume du vague et du biscornu. Je m'aperçus par exemple qu'on ne pouvait cacher son identité sous le couvert de la troisième personne, pas plus que l'emploi de la première personne du singulier ne suffisait à établir votre identité. Je découvris encore ceci : il ne faut pas penser devant une page blanche. Ce n'est pas moi, le roi, c'est l'autonome1. L'archétype en moi, en d'autres termes.
C'est toute une discipline que de laisser s'écouler les mots sans les chatouiller avec une plume ou les tourner avec une petite cuillère en argent. Savoir attendre, attendre patiemment, comme un oiseau de proie, même si les mouches vous piquent jusqu'au sang et que les petits oiseaux piaillent comme des fous sous votre chapeau. Avant Abraham, il y avait... Oui, avant Gœthe l'Olympien, avant le grand Shakespeare, avant le divin Dante ou l'immortel Homère, il y avait la Voix, et la Voix accompagnait chaque homme. L'homme n'a jamais manqué de mots. Ce n'est que lorsque l'homme voulut plier les mots à sa volonté que les difficultés sont apparues. Reste tranquille, et attends la venue du Seigneur ! Fais taire toute pensée, observe le mouvement immobile des cieux ! Tout est flux et mouvement, lumière et ombre. Quoi de plus immobile qu'un miroir, la transparence glacée du verre — et pourtant, quelle fureur, quelle frénésie peut déclencher sa surface immobile !
« Je voudrais que vous me fissiez la très généreuse et très spéciale faveur d'envoyer les hommes de l'Administration des Parcs afin de réduire la hauteur des arbres trop hauts en sorte qu'ils n'excèdent pas la hauteur de huit mètres à huit mètres cinquante et de raccourcir considérablement les longues branches et d'amincir de beaucoup toutes les parties des arbres depuis la base jusqu'à la cime, ce qui donnerait beaucoup plus de lumière, d'air, de beauté et beaucoup plus de sécurité aux passants, aux carrefours et rues avoisinantes, avenues, places, boulevards (voies dénommées, impasses, passages, cités, etc.)... »
Voilà le genre de message que j'aurais aimé envoyer au dieu du royaume littéraire afin d'être délivré de la confusion, guéri du chaos, libéré d'une admiration obsessive pour des auteurs morts et vivants dont les mots, les phrases, les images me barraient la route.
Et qu'est-ce qui m'empêchait de renverser les barrières et d'inonder la page ? Pendant des années et des années, je n'avais cessé d'amasser comme un avare, d'emprunter ceci ou cela à mes maîtres bien-aimés, les cachant comme des trésors, oubliant où je les avais fourrés, et en cherchant toujours davantage, encore et encore. Au fond de quelque puits obscur et oublié étaient enterrées toutes les pensées et les expériences que je pouvais réellement appeler miennes, et qui étaient certainement uniques, mais que je n'avais pas le courage de ressusciter. Quelqu'un m'avait-il jeté un sort pour m'imposer de travailler avec deux moignons arthritiques au heu de deux poings solides ? Quelqu'un était-il venu se pencher au-dessus de moi pendant mon sommeil en murmurant : « Tu ne feras jamais cela, jamais tu ne le pourras ! » (Ce n'était sûrement pas Stanley, car il ne s'abaissait pas à murmurer. N'était-il pas capable de siffler comme un serpent ?) Alors qui ? Ou étais-je encore au stade du cocon, un ver pas encore assez enivré de toute la splendeur et de toute la magnificence de la vie ?
Comment savoir s'il s'envolera un jour, s'il se mêlera à toutes les créatures ailées et ira se perdre dans les hauteurs frissonnantes de la lumière ? Impossible. On ne peut qu'espérer et prier et se frapper la tête contre les murs. Mais « il » sait. Il peut attendre son heure. Il sait que toutes les erreurs, tous les détours, tous les échecs et les frustrations seront mis à profit. Pour naître aigle, il faut s'habituer à l'altitude ; pour naître écrivain, il faut apprendre à aimer les privations, les souffrances, les humiliations. Et surtout, il faut apprendre à vivre en marge. Tout comme le paresseux, l'écrivain s'accroche à sa branche tandis qu'au-dessous de lui la vie jaillit, incessante, tumultueuse. Quand il est prêt, ploc ! il tombe dans le flot et la bagarre pour la vie. N'est-ce pas un peu cela ? On bien y a-t-il un pays riant où, dès sa plus tendre adolescence, l'écrivain en herbe est emmené à l'écart, instruit dans son art, guidé par des maîtres diligents et, au heu de tomber au milieu du courant, glisse-t-il comme une anguille à travers la vase et la fange ?
J'avais maintenant tout le temps de divaguer ainsi du matin au soir ; ces idées surgissaient autour de moi comme des peupliers tandis que je parcourais les rues en quête d'inspiration, ou lorsque je posais la tête sur mon oreiller pour me noyer dans le sommeil. « Quelle merveille que de vivre en littérature ! », me disais-je parfois. Ce monde intermédiaire où foisonnaient des branches qui se pénétraient et s'entrecroisaient. La douce activité associée à mon « œuvre », loin d'épuiser mon énergie, la stimulait encore. Je bourdonnais inlassablement comme une abeille. Si je me plaignais parfois d'être épuisé, ce n'était jamais de trop écrire, mais de ne pas être en état d'écrire. Craignais-je, inconsciemment, de parler avec ma propre voix si je me laissais aller ? Craignais-je de ne jamais pouvoir connaître la paix une fois que j'aurais déterré ce trésor enfoui, de ne jamais avoir de repos, d'être harcelé sans cesse par le labeur ?
L'idée même de création... elle est absolument inapprochable ! Ou son contraire, le chaos. Impossible de concevoir l'in-créé. Plus on regarde au fond, plus on découvre un ordre dans le désordre, une loi sous l'absence de lois, une lumière dans les ténèbres. La négation — l'absence de choses — est impensable ; c'est le fantôme d'une idée. Tout bourdonne, pousse, croît, décline, change — et ainsi depuis l'éternité. Et tout cela obéissant à des nécessités indiscernables, des forces que, lorsque nous les reconnaissons, nous appelons des lois. Le chaos ! Nous ne savons rien du chaos. Silence ! Seuls les morts le connaissent. Néant ! Soufflez aussi fort que vous pourrez, il reste toujours quelque chose.
Quand et où cesse la création ? Et que peut créer un simple écrivain qui n'ait déjà été créé ? Rien. L'écrivain réorganise la matière grise dans son citron. Il fait un commencement et une fin — le contraire même de la création ! — et dans l'intervalle, là où il rôdaille, ou plus exactement où il est poussé à rôdailler, naît une imitation de la réalité : un livre. Il y a des livres qui ont changé la face du monde. Réorganisation, rien de plus. Les problèmes de la vie subsistent. Un visage peut être arraché, mais chaque époque est indélébile. Les livres n'ont aucun effet. Les auteurs n'ont aucun effet. L'effet était déjà donné avec la première Cause. Où étais-tu quand j'ai créé le monde ? Répondez à cela et vous aurez résolu l'énigme de la création !
Nous écrivons tout en sachant que nous sommes battus avant le départ. Nous réclamons chaque jour de nouvelles tortures. Plus ça nous démange, plus nous sommes contents. Et quand ça commence aussi à démanger nos lecteurs alors nous nous trouvons sublimes. Que nul ne meurre d'inanition ! Que l'air soit sans cesse obscurci par les flèches de pensée lancées par les hommes de lettres2. Oui, de lettres. Comme c'est juste ! Lettres jointes par des fils invisibles chargées d'impondérables courants magnétiques. Toutes ces douleurs de l'enfantement imposées à une cervelle qui devaient opérer comme un charme, opérer sans effort. Est-ce une personne qui vient à vous ou un esprit ? Un esprit divisé en livres, pages, phrases remplies de virgules, propositions, points-virgules, tirets et astérisques. Un auteur reçoit un prix ou un siège à l'Académie pour récompenser ses efforts, un autre un os rongé des vers. Certains donnent leur nom à des rues et des boulevards, d'autres à des gibets ou des hospices. Et lorsque toutes ces « créations » auront été finalement lues et digérées, les hommes continueront à s'étripailler comme par le passé. Nul auteur, fût-il le plus grand, n'a jamais pu échapper à ce fait.
Une belle vie tout de même que la vie d'écrivain. Qui veut changer la face du monde ? (Qu'il pourrisse, qu'il meurre, qu'il disparaisse !) Tettrazini s'exerçant à ses trilles, Caruso faisant voler les lustres en éclats, Cortot valsant comme une souris aveugle, le grand Vladimir terrorisant le clavier... songeaient-ils à la création ou au salut ? Peut-être même pas à la constipation... La route fume sous les sabots de vos chevaux, les ponts grondent, les cieux tombent à la renverse. Quelle est la signification de tout cela ? L'air éclate en mille morceaux, tout vole, cloches, boutons de col, moustaches, grenades, bananes. Nous nous écartons pour vous faire place, coursiers fringants. Et à vous, cher Joseph Szigeti, cher Yehudi Menuhin. Nous nous écartons, humblement — entendez-vous ? Pas de réponse. Rien que le tintement de leurs clochettes.
La nuit, lorsque tous les personnages sortent de leur cachette pour faire leur numéro sur le sommet de mon crâne, pour discuter, crier, lancer leur tyrolienne, traîner leur charrette, hennir aussi — quelles belles bêtes ! — je sais que c'est la seule vie, cette vie d'écrivain, et le monde peut s'arrêter, empirer, puer et mourir, moi je n'appartiens plus au monde, un monde qui souffre et qui pue et qui meurt, qui se poignarde et s'estropie sans cesse, qui zigzague comme un crabe amputé... j'ai mon monde à moi, qui regorge de vespasiennes, de Miro, de Heidegger, de bidets, de cantors qui ont des voix de clarinettes, des divas qui nagent dans leur graisse, des joueurs de trompette et des troïkas qui volent comme le vent... Ici, il n'y a pas de place pour Napoléon, ni pour Gœthe, ni même pour ces douces âmes qui régnaient sur les oiseaux, comme saint François, Milosz le Lithuanien et Wittgenstein. Même couché sur le dos, immobilisé par des nains et des gnomes, mon pouvoir est immense et intarissable. Mes mignons m'obéissent ; ils sautent comme des grains de maïs sur le gril, ils tourbillonnent pour former des phrases, des paragraphes, des pages. Et quelque part, très loin, dans un temps à venir merveilleux, d'autres, émus par la musique des mots, répondront au message et ébranleront le ciel lui-même pour déchaîner plus de délire. Qui peut dire pourquoi ces choses doivent être, et pourquoi des cantates et des oratorios ? Tout ce que nous savons, c'est qu'elles sont, que leur magie fait loi, et qu'en les respectant nous ajoutons de la joie à la joie, de la douleur à la douleur, de la mort à la mort.
Rien n'est plus créateur que la création elle-même. Abel engendra Bogul, et Bogul engendra Mogul, et Mogul engendra Zobel. Une lettre ajoutée à une autre forme un mot ; un mot ajouté à un autre forme une phrase ; phrase sur phrase, paragraphe sur paragraphe, chapitre après chapitre, livre après livre, épopée après épopée : une tour de Babel atteignant presque, mais pas tout à fait, les lèvres du Grand Je Suis. « L'humilité, voilà le secret ! » Ou, comme mon cher et bien-aimé Maître l'explique : « Nous ne devons jamais oublier les similitudes que nous avons avec les insectes, les ptérodactyles, les sauriens, les orvets, les taupes, les putois, et ces petits écureuils volants appelés polatouches. » Mais n'oublions pas non plus, lorsque la création nous traîne par les cheveux, que chaque atome, chaque molécule, chaque élément de l'univers est de connivence avec nous, nous pousse et nous excite pour nous rappeler que nous ne devons jamais considérer la poussière seulement comme de la poussière, Dieu seulement comme Dieu, mais que tout se mêle et se combine et nous fait courir comme une comète après notre queue, donnant ainsi un démenti au mouvement, à la matière, à l'énergie et à tous les autres concepts grandiloquents qui s'attachent au trou du cul de la création comme des pals sanglants.
(« Mon chapeau de paille se confond avec les chapeaux de paille des planteurs de riz. »)
Il n'est pas nécessaire, dans ce monde de lumière, de se nourrir d'excréments humains ou de copuler avec les morts, pas plus qu'il n'est nécessaire de s'abstenir de nourriture, d'alcool, de sexe ou de drogues selon les préceptes de certains anachorètes. Et pourquoi faire des gammes vingt-quatre heures par jour, et des arpèges, et des pizzicati, et des passages, comme les émules de Liszt, Czerny et autres virtuoses de la pyrotechnique ? Et pourquoi se tuer à vouloir faire exploser les mots selon les règles balistiques édictées par des sémanticiens ivres ? C'est bien assez de s'étirer, de bâiller, de respirer, de péter et de hennir. Les règles sont bonnes pour les Barbares, la technique pour les troglodytes. Au diable les Minnesingers, même ceux de Cappadoce !
Ainsi, tandis que j'imitais assidûment et servilement la manière des maîtres — instruments et technique en d'autres termes — mes instincts se révoltaient. Si j'aspirais à des pouvoirs magiques, ce n'était pas pour ériger de nouvelles structures, pour ajouter ma pierre à la tour de Babel, mais pour détruire, pour miner. Le roman que je devais écrire ? Point d'honneur3. Mais après cela ? Après, vengeance ! Ravager, dévaster le pays, faire de la culture un égout à ciel ouvert, afin que sa puanteur demeure à tout jamais dans les narines de la mémoire. Toutes mes idoles — et j'en possédais un véritable panthéon — je les offrais en holocauste. Les pouvoirs qu'elles m'avaient communiqués, je les utilisais aux fins de blasphème et de malédiction. Les prophètes d'autrefois n'avaient-ils pas promis la destruction ? Avaient-ils hésité à souiller leurs propos, afin d'éveiller les morts ? Si je n'avais jamais eu comme compagnons que des épaves, des propres à rien, n'y avait-il pas une raison à cela ? Mes idoles n'étaient-elles pas aussi des épaves, des propres à rien — en un sens plus profond ? Ne flottaient-elles pas sur les marées de la culture, n'étaient-elles pas ballottées de-ci de-là tout autant que les pauvres illettrés de ce monde prosaïque ? Leurs daïmons n'étaient-ils pas aussi cruels que n'importe quel garde-chiourme ? Tout ne conspirait-il pas — les belles, nobles et grandes œuvres aussi bien que les basses et les sordides — à rendre la vie chaque jour moins vivable ? A quoi bon les poèmes sur la mort, les maximes et les conseils des sages, les codes et les tables des faiseurs de lois, à quoi bon des chefs, des penseurs, des artistes, si les éléments mêmes qui constituent la trame de la vie ne peuvent pas être transformés ?
Seul celui qui n'a pas encore trouvé sa voie peut se permettre de poser toutes les fausses questions, de fouler tous les sentiers interdits, de souhaiter la destruction de toutes les formes et de tous les modes existants. Ébahi et déconcerté, balloté de-ci de-là, me débattant et maudissant, raillant et méprisant, il n'était guère étonnant qu'au beau milieu d'une idée, un parfait joyau de pensée, je m'arrêtasse brusquement pour regarder droit devant moi, l'esprit vidé tout à coup, comme un chimpanzé en train de grimper un autre chimpanzé. C'est de cette façon qu'Abel engendra Bogul et que Bogul engendra Mogul. J'étais le dernier de la lignée, un chien fils de Zobel, un os entre mes dents que je ne pouvais ni avaler ni recracher. Mais un jour je lui pisserai dessus et je l'enterrerai. Et le nom de cet os était Babel.
Oui, une belle vie que la vie d'écrivain. Je n'aurais pu en vivre une meilleure. Et quels instruments ! Quelle technique ! Qui saura jamais, à moins qu'il ne m'ait suivi comme une ombre, quels innombrables déserts j'ai parcourus en quête de minerai précieux ? Ou les variétés d'oiseaux qui chantaient pour moi quand je creusais mes puits et mes tranchées ? Ou les gnomes gloussants et caquetants qui m'assistaient dans mon travail, qui me chatouillaient fidèlement les couilles, corrigeaient mes fautes ou me révélaient les mystères cachés dans les pierres, les brindilles, les puces, les poux et le pollen ? Qui pourrait savoir les confidences de mes idoles qui m'envoyaient régulièrement des messages la nuit, ou les codes secrets qui m'étaient communiqués lorsque j'apprenais à lire entre les lignes, pour que je corrige les fausses indications biographiques et fasse de légers commentaires gnostiques ? Jamais je ne me suis senti sur une terre plus ferme que lorsque je me colletais avec ce monde mouvant et changeant créé par les vandales de la culture duquel j'ai fini par apprendre à me détourner.
Et qui, je le demande, qui, sinon un « maître de la réalité », pourrait imaginer que le premier pas dans l'univers de la création dût s'accompagner d'un gros pet bien sonore et odorant, comme si l'on prenait conscience pour la première fois de la signification d'un tir d'obus ? Avance toujours ! Les généraux de la littérature dorment profondément sur leurs confortables couchettes. Nous, les poilus, nous nous battons. Il faut prendre cette tranchée d'assaut, défense de reculer. Si nous devons nous battre avec des haches, sachons en tirer le meilleur parti. Faugh a balla. Fendez-moi ces gros porcs ! Avanti ! Avanti !
La bataille n'a pas de fin. Elle n'a jamais eu de commencement et nul n'en verra jamais le bout. Nous qui jasons et écumons, nous y sommes plongés depuis l'éternité. A quoi bon nous instruire davantage ? Songe-t-on à planter de belles pelouses bien vertes quand on avance de tranchées en tranchées ? Sommes-nous des paysagistes en même temps que des bouchers ? Devons-nous foncer vers la victoire parfumés comme des poules de luxe ? Pour qui faisons-nous toutes ces grimaces ?
Heureusement que je n'avais qu'un seul lecteur ! Et indulgent. Toutes les fois que je m'asseyais à ma table pour écrire une page à son intention, je rajustais ma jupe, refaisais mon maquillage et me repoudrais le nez. Si seulement il avait pu me voir à l'œuvre, le cher Pop ! Si seulement il avait su la peine que je prenais pour donner à son roman un tour proprement littéraire. Quel Marius il avait trouvé en moi ! Quel épicurien !
Paul Valéry a dit quelque part : « Ce qui est valable pour nous seuls (il parle des poètes de la littérature) est sans valeur. C'est là la loi de la littérature. » N'en est-il plus ainsi maintenant ? Certes, notre cher Valéry parlait de l'art de la poésie, du travail et du dessein du poète, de sa raison d'être4. Pour moi, je n'ai jamais compris la poésie en tant que poésie. Pour moi, la marque du poète est partout et dans tout. Distiller la pensée jusqu'à ce qu'elle soit en suspens dans l'alambic du poème, sans une tache, sans une ombre, sans la moindre trace d'« impureté », voilà qui n'a pas de sens pour moi ; vaine poursuite, même si c'est là la fonction solennelle et jurée de ces sages-femmes qui ont nom Beauté, Forme, Intelligence, et cætera.
Je parle du poète parce que j'étais alors, dans ce bienheureux état embryonnaire, plus près de cela que je ne l'ai jamais été depuis. Je n'ai jamais pensé, comme Diderot, que « mes idées sont mes catins ». Pourquoi désirerais-je des catins ? Non, mes idées étaient un jardin des délices. J'étais un jardinier insouciant qui ne prêtais guère attention aux ronces, aux épines, aux mauvaises herbes, mais ne réclamais que la joie de fréquenter ce lieu privilégié, ce domaine intime peuplé d'arbrisseaux, de fleurs, d'abeilles, d'oiseaux, d'insectes de toutes sortes. Je n'ai jamais parcouru ce jardin comme un maquereau ou dans des dispositions d'esprit érotiques. Pas plus que je ne me suis considéré devant lui comme un botaniste, un entomologiste ou un horticulteur. Je n'étudiais rien, pas même mon propre émerveillement. Et je n'ai jamais baptisé aucune chose. La vue d'une fleur me suffisait, ou son parfum. Comment une fleur pouvait-elle être ? Comment toutes choses pouvaient-elles être ? Si je posais cette question, c'était pour répondre : « Es-tu là, petite amie ? Les gouttes de rosée sont-elles toujours attachées à tes pétales ? »
Quels plus grands égards accorder aux pensées, aux idées, aux traits d'inspiration, que de les traiter comme des fleurs de délices ? Quelle meilleure habitude de travail que de les accueillir chaque jour d'un sourire et de passer à travers elles en méditant sur leur beauté évanescente ? Certes, il m'arrivait d'avoir l'audace d'en cueillir une pour la mettre à ma boutonnière. Mais l'exploiter, l'envoyer travailler sur le trottoir comme une catin... impensable. Il me suffisait d'avoir été visité par l'inspiration pour ne pas désirer être perpétuellement en état d'inspiration. Je n'étais ni un poète ni un galérien. Je n'étais pas au pas, tout simplement. Heimatlos.
Mon unique lecteur... Plus tard, je l'échangerai contre le lecteur idéal, ce coquin intime, ce vaurien bien-aimé, à qui je pourrai parler comme si les choses n'avaient d'importance que pour lui... et pour moi. Pourquoi ajouter... pour moi ? Qui peut-il être, ce lecteur idéal, si ce n'est mon alter ego ? Pourquoi créer un monde à soi si tous les autres Pierre, Paul ou Jacques doivent s'y trouver à l'aise eux aussi ? Les autres n'ont-ils pas ce monde quotidien qu'ils prétendent mépriser et auquel ils s'accrochent comme des rats en train de se noyer ? N'est-il pas étrange que ceux qui refusent de créer un monde à eux soient trop paresseux pour le faire, n'aient de cesse qu'ils n'envahissent le nôtre ? Qui piétine les massifs de fleurs la nuit ? Qui laisse traîner des mégots de cigarettes dans la baignoire des oiseaux ? Qui pisse sur les pieds de violettes et empoisonne leurs fleurs ? Nous savons comment vous pillez les pages de la littérature en quête de ce qui vous fait plaisir. Nous découvrons partout les traces de votre esprit maladroit. C'est vous qui tuez le génie, vous qui estropiez les géants. Vous, vous, que ce soit par amour et par adoration ou par envie, jalousie et haine. Celui qui écrit pour vous signe son propre arrêt de mort.
Petit moineau,
Attention, attention,
M. Cheval arrive.
Issa-san a écrit cela. Dites-moi ce que cela vaut !