Quelques jours plus tard, coup de téléphone de MacGregor :
— Dis donc, Henry, tu sais la nouvelle ?
— Non, quoi ?
— Elle a fini par céder. Et toute seule. Je ne sais pas ce qu'il lui a pris. Tu n'as pas été la voir, hein ?
— Non. En fait, je n'ai même pas eu le temps d'y penser.
— Salaud ! Enfin, tu m'as tout de même porté chance. Ou plutôt tes tableaux. Oui, tu sais, ces estampes japonaises que tu as sur tes murs ? Je suis allé en acheter deux, superbement encadrées, et je les lui ai envoyées. Le lendemain, je lui téléphone : elle était tout excitée. Elle m'a dit que c'était justement ce dont elle avait rêvé depuis toujours. Je lui ai dit que c'était à toi que je devais cette inspiration. Ça lui a fait dresser l'oreille. Elle avait l'air surprise que j'aie un ami qui s'intéresse à l'art. Maintenant, elle veut te rencontrer. Je lui ai dit que tu étais un homme très occupé mais que je te téléphonerais et que nous pourrions peut-être aller chez toi un soir. Drôle de fille, hein ? En tout cas, voilà pour toi l'occasion de me rendre un grand service. Tu n'auras qu'à jeter des noms de bouquins dans la conversation, tu sais, le genre de livres que je n'ai jamais lus. Elle est institutrice, n'oublie pas. Les livres représentent quelque chose pour elle... Qu'en penses-tu ? Es-tu content ? Dis quelque chose...
— Je trouve que c'est merveilleux ! Fais gaffe, ou tu vas te retrouver marié encore une fois.
— Rien ne pourrait me rendre plus heureux. Mais je dois y aller doucement. Ce n'est pas le genre de femme qu'on bouscule. Pas elle ! Un vrai mur de pierre...
Silence pendant un moment.
— Eh, Henry, tu es toujours là ?
— Mais oui, je t'écoute.
— Dis donc, il faudrait que tu me tuyautes un peu avant que je te voie... enfin avant que je t'amène Guelda. Quelques idées sur les peintres et sur la peinture. Tu me connais, je ne suis pas très calé en la matière. Par exemple, ce Breughel — est-ce que c'est un des plus grands ? J'ai dû voir des reproductions de ses tableaux quelque part, dans des librairies ou des boutiques d'encadreurs. Celle que tu as, avec un paysan en train de labourer... il est au bord d'une falaise pour autant que je me souvienne, et il y a quelque chose qui tombe du ciel... un homme peut-être bien... et il plonge droit vers la mer. Tu vois ce que je veux dire. Comment s'appelle ce tableau ?
— Le Vol d'Icare, je crois.
— De qui ?
— Icare. Le gars qui a essayé de voler vers le soleil, mais ses ailes ont fondu, tu te rappelles ?
— Ah, oui, oui. Je crois que je ferais mieux de venir un jour chez toi jeter un coup d'œil à tout ça. Tu pourras me guider. Je ne voudrais pas avoir l'air d'un idiot si elle se met à parler d'art.
— O.K., dis-je. Quand tu voudras. Mais rappelle-toi, tu ne resteras pas trop longtemps.
— Avant de raccrocher, Hen, dis-moi donc quel livre je pourrais lui offrir. Quelque chose de propre... de poétique. Tu peux me dire ça, vite ?
— Oui, voilà tout juste ce qui lui convient : Green Mansions, de W.H. Hudson. Ça lui plaira sûrement.
— Tu es sûr ?
— Tout à fait. Et lis-le d'abord.
— J'aimerais bien, Hen, mais je n'ai pas le temps. A propos, tu te rappelles cette liste de livres que tu m'avais donnée... il y a bien sept ans de ça ? Eh bien, j'en ai déjà lu trois. Tu vois ce que je veux dire ?
— Alors, ton cas est désespéré, lui répondis-je.
— Encore une chose, Henry. Tu sais, c'est bientôt les vacances. Je me suis dit que je pourrais peut-être l'emmener avec moi en Europe. Enfin, si je ne l'ai pas dégoûtée de moi d'ici là. Qu'en penses-tu ?
— C'est une idée magnifique. Ce serait un très beau voyage de noces.
— C'était MacGregor, je parie, dit Mona.
— Tout juste. Voilà qu'il veut nous amener sa Guelda un de ces soirs.
— Quel poison ! Il faudrait mettre Mme Skolsky dans le coup, pour qu'elle lui dise que tu es sorti la prochaine fois qu'il viendra ?
— Ça ne servirait à rien. Il monterait quand même pour voir si elle ment. Il me connaît. Non, on est coincés.
Elle s'habillait pour sortir ; un rendez-vous avec Pop. Le roman était presque achevé maintenant. Pop semblait toujours avoir une très haute opinion de l'ouvrage.
— Pop part bientôt à Miami pour de brèves vacances.
— Ah, c'est bien ça.
— J'avais pensé, Val... j'avais pensé que nous pourrions, nous aussi, prendre quelques jours de vacances pendant qu'il sera absent.
— Où, par exemple ?
— Oh, n'importe où. Peut-être Montréal ou Québec.
— Il doit faire bigrement froid là-bas, tu ne crois pas ?
— Je ne sais pas. Puisque nous devons aller en France, cela te donnerait un avant-goût de la vie française. Nous sommes presque au printemps, il ne doit pas faire tellement froid là-bas.
Pendant deux ou trois jours, il ne fut plus question de ce voyage. Mais Mona s'était déjà documentée ; elle pensait que je préférerais Québec à Montréal. C'est une ville plus française, disait-elle. Et il y avait des petits hôtels pas trop chers.
Quelques jours plus tard, l'affaire fut décidée. Elle prendrait le train jusqu'à Montréal tandis que je ferais le trajet en auto-stop. Je la retrouverais à la gare de Montréal.
C'était étrange de me retrouver sur la route. Le printemps était arrivé, mais il faisait encore froid. J'avais de l'argent dans ma poche, aussi je ne me tracassais pas trop : si l'auto-stop ne rendait pas, j'avais toujours la ressource de prendre le train ou l'autocar. Je me postai donc sur la route à la sortie de Paterson, New Jersey, décidé à prendre la première voiture se dirigeant vers le Nord, que ce soit en ligne droite ou en zigzag.
Je dus attendre une bonne heure avant que se présente la première occasion : trente kilomètres. La suivante me fit gagner quatre-vingts bornes. La campagne avait l'air de grelotter sous un ciel blême. Je n'avançais que par petits bonds. Mais je n'étais pas pressé. De temps en temps, je faisais un bout de chemin à pied, pour me dégourdir les jambes. Je n'avais pratiquement pas de bagages — une brosse à dents, un rasoir et du linge de rechange, un point c'est tout. L'air était frais et vivifiant. C'était agréable de marcher et de laisser passer les voitures.
Mais j'en eus bientôt assez. Rien que des fermes isolées au milieu de champs lugubres, à perte de vue. Je me mis à penser à MacGregor et à sa Guelda. « Le nom lui allait bien », me disais-je. Je me demandais s'il avait réussi à vaincre sa résistance. Quelle triste conquête !
Une voiture s'arrêta et je montai, sans même m'enquérir de sa destination. Le gars était un peu cinglé, un cinglé religieux. Il n'arrêtait pas de parler. A la fin, je lui demandai où il allait.
— Dans les White Mountains, me répondit-il.
Il avait une cabane dans les montagnes. Il était pasteur par là-bas.
— Y a-t-il un hôtel près de chez vous ? lui demandai-je.
Non, il n'y avait pas d'hôtel, pas d'auberge, rien du tout. Mais il se ferait un plaisir de me recevoir chez lui. Il avait une femme et quatre enfants. « Tous aimant Dieu », m'assura-t-il.
Je le remerciai, mais je n'avais pas la moindre intention de passer la nuit dans sa famille. A la première ville, je descendrais. Je ne me voyais pas m'agenouillant avec ce timbré pour prier le Seigneur.
— Monsieur, me dit-il, après un silence embarrassant, je ne pense pas que vous soyez un homme qui vive dans la crainte de Dieu, n'est-ce pas ? Quelle est donc votre religion ?
— Je n'en ai pas, répondis-je.
— Je m'en doutais. Ne seriez-vous pas un homme adonné à la boisson, par hasard ?
— Cela m'arrive, répondis-je. Bière, vin, cognac...
— Dieu a pitié du pécheur, mon frère. Nul n'échappe à son regard.
Et là-dessus, il se lança dans une longue homélie où il était question du chemin du juste, du salaire du péché, des beautés de la vertu, et cætera. Il était heureux d'avoir ramassé un pécheur ; avec moi il avait du pain sur la planche.
— Monsieur, dis-je quand je pus placer un mot, vous perdez votre temps. Je suis un pécheur incurable, une épave dont Dieu s'est définitivement détourné.
Cette déclaration ne fit que redoubler son zèle.
— Nul n'est indigne de la grâce divine, dit-il.
Je ne soufflai mot et prêtai une oreille distraite à son prêchiprêcha. Et brusquement, il se mit à neiger. Toute la campagne disparut dans un brouillard lugubre. Maintenant, j'étais à sa merci.
— Sommes-nous loin de la prochaine ville ? demandai-je.
— Quelques kilomètres seulement.
— Bon, dis-je. J'ai un petit besoin à satisfaire.
— Vous pouvez faire cela ici, mon frère. Je vous attendrai.
— Non. Voyez-vous, ce n'est pas seulement la vessie...
Il appuya alors sur l'accélérateur.
— Nous y serons dans quelques minutes, Monsieur. Dieu prend soin de toutes choses.
— Même de mes intestins ?
— Même de vos intestins, répondit-il gravement. Dieu ne se désintéresse de rien.
— Supposons que vous tombiez en panne sèche ? Est-ce que Dieu pourrait faire marcher votre voiture sans essence ?
— Mon frère, Dieu pourrait faire marcher une voiture sans essence. Rien n'est impossible pour lui. Mais Dieu ne viole jamais les lois de la Nature. Il œuvre avec elles et par elles. Mais voici ce que Dieu ferait si nous tombions en panne et s'il était très important que je continue ma route : Il trouverait le moyen de me faire arriver à destination. Il pourrait vous aider à parvenir à votre destination, vous aussi. Mais comme vous êtes aveugle à Sa bonté et à Sa miséricorde, vous ne vous douteriez jamais que Dieu vous a aidé.
Il se tut un moment pour bien laisser pénétrer ça dans mon crâne ; puis, il reprit :
— Une fois, j'ai été pris d'un besoin pressant, comme vous, en pleine campagne. Je suis allé derrière un bouquet d'arbres et j'ai vidé mes intestins. Et juste comme je remontais mon pantalon, je vis un billet de dix dollars à deux pas de moi. C'est Dieu qui avait posé cet argent là pour moi, Dieu et personne d'autre. C'est lui qui m'avait envoyé ce besoin pressant juste à cet endroit, pour me faire trouver ce billet. Je ne savais pas pourquoi Il m'envoyait cette faveur, mais je me suis jeté à genoux et je L'ai remercié. En arrivant chez moi, j'ai trouvé ma femme et deux de mes enfants au lit, avec de la fièvre. Cet argent m'a permis d'acheter des médicaments et diverses autres choses dont nous avions grand besoin... Voici votre ville, Monsieur. Dieu vous fera peut-être trouver quelque chose quand vous soulagerez vos intestins et votre vessie. Je vous attendrai là, au coin, après avoir fait quelques courses...
J'entrai dans la station d'essence, soulageai ma vessie et m'en tins là. Je ne découvris aucun signe de la présence de Dieu dans les cabinets. Il n'y avait qu'une pancarte qui disait : « Tirez la chasse, S.V.P. » Je fis un détour pour éviter mon sauveur et m'engouffrai dans le premier hôtel. Le printemps était encore loin ici.
— Où suis-je ? demandai-je à l'employé tandis que je signais le registre. Je veux dire, dans quelle ville ?
— Pittsfield, dit-il.
— Pittsfield quoi ?
— Pittsfield, Massachusetts, répondit-il en me lançant un regard légèrement méprisant.
Le lendemain matin, je me levai de bonne heure, frais et dispos. Je me mis en route, mais les voitures étaient plus rares, et aucune ne semblait désireuse de prendre un passager supplémentaire. A neuf heures, j'avais déjà parcouru quelques kilomètres à pied, et je commençais à avoir faim. J'avisai un bar au bord de la route et je commandai un petit déjeuner substantiel. Par chance — c'était peut-être bien Dieu qui l'avait mis sur mon chemin — l'homme avec qui j'engageai la conversation allait presque à la frontière canadienne. Il me dit qu'il serait heureux de me prendre à son bord. Il était professeur de littérature ; un parfait gentleman. C'était un plaisir de l'écouter. Il semblait avoir lu tout ce qui s'était écrit de valable en anglais. Il disserta longuement sur Blake, John Donne, Traherne, Laurence Sterne. Il parla aussi de Browning et d'Henry Adams. Et de l'Areopagitica de Milton. Tout le gratin, quoi.
— Je suppose que vous-même, vous avez écrit un certain nombre de livres, dis-je.
— Non, deux seulement : des manuels. J'enseigne la littérature, voyez-vous, je n'en fais pas.
Non loin de la frontière, il me déposa à une station d'essence tenue par l'un de ses amis. Il bifurquait en direction d'un village voisin.
— Mon ami vous trouvera une voiture demain matin. Faites sa connaissance, c'est un type intéressant.
Je découvris bientôt que son ami était poète. Je dînai avec lui dans une petite auberge intime, puis il m'accompagna à un hôtel où je passai la nuit.
Le lendemain à midi j'étais à Montréal. Le train de Mona n'arrivait que quelques heures après. Il faisait un froid de canard. « Presque comme en Russie, me dis-je. » La ville me parut lugubre. Je cherchai un hôtel, entrai dans le salon pour me réchauffer, puis retournai à la gare.
— Est-ce que ça t'a plu, ce voyage ? me demanda Mona comme nous montions dans un taxi.
— Pas tellement. C'est le froid : il vous pénètre jusqu'aux os.
— Alors, nous irons à Québec dès demain.
Nous dînâmes dans un restaurant anglais. Épouvantable. On nous servit quelque chose qui ressemblait à du cadavre pourri légèrement réchauffé.
— Ce sera mieux à Québec, dit Mona. Nous irons dans un hôtel français.
A Québec, il y avait bien cinquante centimètres de neige gelée. Les immeubles faisaient penser à des icebergs. Et partout des volées de prêtres et de nonnes. Des créatures moroses qui n'avaient certainement que de la glace dans les veines. Nous aurions aussi bien fait d'aller au pôle nord. Drôle d'atmosphère pour se détendre !
Toutefois l'hôtel était gai et confortable. Et quels repas !
— Était-ce comme cela à Paris ? demandai-je à Mona.
— Mieux qu'à Paris, dit-elle. A moins qu'on ne mange dans les restaurants chics.
Je n'oublierai jamais notre premier repas. Quel délicieux potage ! Quel excellent veau ! Et ces fromages ! Mais le mieux encore, c'étaient les vins.
Je revois encore le garçon me tendant la carte des vins : émerveillé, affolé, je ne savais sur quel cru fixer mon choix, et lorsque vint le moment de commander, je restai sans voix. Je regardai le garçon et je lui dis :
— Voulez-vous choisir pour nous ? Je ne connais rien aux vins.
Il prit la carte, l'étudia un moment, puis nous considéra tour à tour, Mona et moi. Il paraissait prendre son rôle très au sérieux. Comme un homme qui étudie la liste des partants aux courses.
— Je suggérerais à Monsieur un médoc, dit-il enfin. C'est un bordeaux sec et léger qui vous réjouira le palais. Si vous voulez, demain nous essaierons un autre cru.
Et il s'en fut, heureux comme un chérubin.
Le lendemain, pour le déjeuner, il suggéra un anjou. Un breuvage divin. Le jour suivant, ce fut du vouvray. Au dîner, à moins que nous n'ayons des crustacés ou du poisson, nous buvions des vins rouges... pommard, nuits Saint-Georges Clos-Vougeot, mâcon, moulin-à-vent, fleurie, et cætera. Parfois, nous faisions la folie d'un bordeaux fruité et velouté. C'était toute une éducation. (J'adjugeai par avance à notre garçon un pourboire royal.) Parfois, il goûtait lui-même une gorgée du vin qu'il venait de déboucher pour être sûr qu'il nous conviendrait. Et les vins, naturellement, appelaient les plats les plus variés et les plus délicats. Nous goûtâmes de tout. Tout était délicieux.
Après le dîner, nous allions généralement nous asseoir sur la terrasse (couverte) et, tout en dégustant une exquise liqueur ou un verre de cognac, nous jouions aux échecs. Le chasseur venait parfois nous tenir compagnie, et nous ne nous lassions pas de l'écouter parler de la doulce France. De temps en temps, nous louions un fiacre et, emmitouflés dans des fourrures et des couvertures, nous roulions dans la neige. Nous assistâmes même à la messe un soir, pour faire plaisir au chasseur.
En fin de compte, ce furent les vacances les plus paisibles, les plus paresseuses que je n'aie jamais passées. J'étais surpris que Mona s'en accommodât si bien.
— Je deviendrais fou si je devais vivre ici le restant de mes jours, lui dis-je un jour.
— Cela ne ressemble pas du tout à la France, répondit-elle. A part la nourriture.
— Ce n'est pas l'Amérique non plus, dis-je. C'est un no man's land. Les Esquimaux devraient l'annexer.
Vers la fin — nous y restâmes dix jours — j'étais impatient de me remettre au roman.
— Penses-tu pouvoir le terminer rapidement maintenant, Val ? me demanda Mona.
— A toute allure.
— Bon ! Ensuite, nous pourrons partir pour l'Europe.
— Le plus tôt sera le mieux.
Quand nous retrouvâmes Brooklyn, tous les arbres étaient en fleurs. Il devait bien faire vingt degrés de plus qu'à Québec.
Mme Skolsky nous accueillit avec chaleur.
— Vous m'avez manqué, dit-elle en nous accompagnant jusque chez nous. Oh, j'oubliais. Votre ami... MacGregor n'est-ce pas ? Il est venu un soir avec une dame. Quand je lui ai dit que vous étiez au Canada, tout d'abord il n'a pas voulu me croire. « Impossible ! » s'est-il écrié. Puis, il m'a demandé la permission de visiter votre studio. Je ne savais que faire. Il semblait attacher une grande importance à cette visite. « Vous pouvez « avoir confiance en nous, m'a-t-il dit, j'ai connu Henry, il était « haut comme ça ! » J'ai fini par me laisser fléchir, mais je ne les ai pas quittés. Il lui a montré vos tableaux... et vos livres. On sentait qu'il voulait épater son amie. Il s'est même assis devant votre machine et il lui a dit : « C'est ici qu'il écrit « ses livres, n'est-ce pas, madame Skolsky ? » Puis il s'est mis à parler de vous, disant que vous étiez un grand écrivain, un ami fidèle, et cætera. Je ne savais pas quelle contenance prendre. A la fin, je les ai invités à venir prendre le thé chez moi. Ils sont restés deux heures environ. Il était d'ailleurs très intéressant...
— De quoi a-t-il parlé ? lui demandai-je.
— De mille choses, dit-elle. Mais surtout de l'amour. Il paraissait très épris de la jeune dame.
— Et elle, a-t-elle parlé beaucoup ?
— Non, à peine quelques mots. Je l'ai trouvée assez étrange, pas du tout le genre de femme qu'on s'attendrait à voir en compagnie d'un homme tel que lui.
— Est-elle jolie ?
— Eh bien, cela dépend, dit Mme Skolsky. Pour être franche, je l'ai trouvée assez quelconque. Et plutôt apathique. Cela m'intrigue. Que peut-il trouver à une fille comme elle ? Est-il aveugle ?
— Il est complètement fou ! dit Mona.
— Oui, c'est aussi mon avis, dit Mme Skolsky.
— Je vous en supplie, madame Skolsky, dit Mona, s'il téléphone, ou même s'il vient ici, dites-lui que nous sommes sortis. Dites n'importe quoi, mais ne le laissez pas monter. C'est un raseur. Un individu absolument insignifiant !
Mme Skolsky me regarda d'un air perplexe.
— Oui, elle a parfaitement raison. Il est même pire que cela à dire vrai. C'est un de ces êtres à l'intelligence absolument creuse. Il est assez intelligent pour être avocat, mais par ailleurs, c'est un imbécile.
Mme Skolsky paraissait déconcertée. Elle n'avait pas l'habitude d'entendre quelqu'un parler ainsi de ses « amis ».
— Mais il parlait de vous en termes tellement élogieux.
— Peu importe, dis-je. C'est un être imperméable à tout, fermé, obtus...
— Très bien... si vous le dites, monsieur Miller.
— Je n'ai plus d'amis, dis-je. Je les ai tous tués.
Elle ouvrit la bouche de surprise.
— Il ne dit pas cela vraiment sérieusement, dit Mona.
— Je suis sûre que non, dit Mme Skolsky. Cela paraît effrayant.
— C'est pourtant la vérité. Je suis un individu absolument antisocial, madame Skolsky.
— Je ne vous crois pas, répliqua-t-elle. Et M. Essen ne vous croirait pas, lui non plus.
— Il s'en apercevra lui aussi. Quoique je l'aime bien, comprenez-vous ?
— Non, je ne comprends pas, dit Mme Skolsky.
— Moi non plus, dis-je, et je me mis à rire.
— Il y a un côté diabolique en vous, n'est-ce pas, madame Miller ?
— Peut-être bien, dit Mona. Il n'est pas toujours facile à comprendre.
— Je crois que je le comprends, moi, dit Mme Skolsky. Je crois qu'il a honte d'être si bon, si honnête, si sincère... et si loyal envers ses amis. Sincèrement, monsieur Miller, ajouta-t-elle en se tournant vers moi, vous êtes l'être humain le plus sympathique que je n'aie jamais rencontré. Je ne veux pas entendre ce que vous dites de vous-même... Je penserai ce qui me plaît. Lorsque vous aurez défait vos bagages, venez donc dîner avec moi tous les deux.
— Tu vois, dis-je quand elle nous eut quittés, comme il est difficile de faire accepter la vérité.
— Tu aimes choquer les gens, Val. Il y a toujours du vrai dans ce que tu dis, mais il faut toujours que tu y jettes une goutte de poison.
— Bon, enfin je crois qu'elle ne laissera plus MacGregor nous importuner ; c'est déjà une bonne chose.
— Il te suivrait dans la tombe, dit Mona.
— Ce serait drôle si nous tombions sur lui à Paris, hein ?
— Ne dis pas ça, Val ! Cette idée suffirait à me gâcher le voyage.
— Si ce type arrive à l'emmener à Paris, il la violera. S'il ne peut même pas encore lui poser la main sur le derrière...
— Ne pensons plus à ça, Val, veux-tu ? Ça me donne la chair de poule.
Mais il fut impossible de les oublier. Durant le dîner, la conversation ne roula que sur eux. Et cette nuit-là, je rêvai que je les rencontrais à Paris. Dans le rêve, Guelda avait l'air d'une cocotte, parlait un français impeccable et empoisonnait la vie de ce pauvre MacGregor. « Je voulais une femme, se lamentait-il, pas une putain ! Fais-la changer, Hen, je t'en supplie ! » Je la conduisis à un prêtre, pour qu'il la confesse, mais, je ne sais comment, nous nous retrouvâmes tous dans un bordel, et Guelda, qui faisait partie du personnel, emmena le prêtre dans sa chambre, sur quoi la Dame de céans la flanqua à la porte, toute nue, avec une serviette dans une main et un morceau de savon dans l'autre.
Encore quelques semaines, et le roman serait terminé. Pop avait déjà un éditeur en vue, un vieil ami d'enfance. D'après Mona, il était décidé à trouver un éditeur sérieux, ou bien à publier le livre à ses frais. Le gars avait le vent en poupe ; il venait de réaliser plusieurs opérations de Bourse fructueuses et il parlait même d'aller en Europe lui aussi. Avec Mona, probablement. (« Ne t'en fais pas, Val, je me déroberai au dernier moment. — Oui, mais... et l'argent que tu devais mettre à la banque ? — J'arrangerai ça aussi, ne te tracasse pas ! »)
Elle était toujours sûre de son affaire quand il s'agissait de Pop. Inutile de lui donner des conseils, ou même de lui faire quelques suggestions ; elle savait mieux que moi ce qu'elle pouvait faire ou non. Je ne connaissais de l'homme que ce qu'elle m'en disait. Je l'imaginais toujours bien vêtu, excessivement poli, avec un portefeuille bourré de billets de banque. (Ménélik le Généreux.) Je n'éprouvais d'ailleurs aucune pitié pour lui. Il s'amusait bien, c'était évident. Pourtant, je me demandais parfois comment elle pouvait continuer à lui laisser ignorer son adresse. Le fait de vivre avec une mère invalide n'était pas une raison suffisante pour le secret dont elle s'entourait. Pop n'était peut-être pas dupe après tout. Mais qu'est-ce que cela pouvait lui faire, qu'elle vécût avec une infirme, un mari ou un amant, si elle venait régulièrement à leurs rendez-vous ? Peut-être avait-il la délicatesse de la laisser sauver les apparences. Ce n'était certainement pas un idiot... Mais pourquoi l'encouragerait-il à partir pour l'Europe, à y séjourner des mois, des années ? Et ici, naturellement, je n'avais qu'un petit effort de transposition à faire. Quand elle disait : « Pop aimerait me voir aller passer quelque temps en Europe », il me suffisait de retourner la phrase pour l'entendre dire à Pop : « J'aimerais tellement revoir l'Europe, même pour peu de temps ! » Quant à faire éditer le roman, Pop n'avait peut-être pas la moindre intention de le faire, même par l'intermédiaire de son ami l'éditeur (si tant est qu'il eût jamais eu un ami éditeur) ou à ses frais. Peut-être se prêtait-il à son jeu pour endormir l'amant ou le mari — ou la pauvre mère infirme. Peut-être était-il le meilleur acteur de nous trois !
Peut-être... peut-être n'avaient-ils jamais parlé de l'Europe. Peut-être était-elle simplement décidée à y retourner, par n'importe quel moyen.
Et, tout à coup, l'image de Stasia vint flotter devant moi. Bizarre qu'elle n'ait pas donné signe de vie ! Elle n'était sûrement plus en train d'errer en Afrique du Nord. Elle était peut-être à Paris... où elle l'attendait ? Pourquoi pas ? Stasia pouvait très bien lui écrire poste restante ? Ce serait encore pire de tomber sur Stasia là-bas que de rencontrer MacGregor et sa Guelda. Que j'avais donc été stupide de ne pas envisager plus tôt l'hypothèse d'une correspondance secrète ! Pas étonnant que tout aille si bien.
Il n'y avait qu'une autre possibilité : Stasia avait pu se suicider. Mais il aurait été difficile de garder cela secret. Une créature aussi spéciale que Stasia ne pouvait pas se liquider sans que cela se sache. A moins, et il fallait vraiment se forcer pour y croire, à moins qu'ils ne se soient perdus dans le désert et ne soient plus maintenant qu'un tas d'ossements.
Non, elle était vivante, j'en étais sûr. Peut-être avait-elle trouvé quelqu'un d'autre. Un homme, cette fois. Peut-être était-elle déjà devenue une bonne ménagère. Ces choses-là arrivent parfois.
Mais non, j'écartais encore cette hypothèse. Cela ne ressemblait décidément pas à Stasia.
« Après tout, merde ! me dis-je. A quoi bon se tracasser pour ça ? Une seule chose compte : partir pour l'Europe ! » Et disant cela, je me mis à penser aux marronniers en fleurs, aux petites tables (les guéridons1) des terrasses des cafés, noires de monde, et aux gardiens de la paix à bicyclette qui vont toujours par deux. Je songeais aussi aux vespasiennes. Comme cela devait être charmant d'uriner en pleine rue tout en regardant passer les jolies femmes... Il faudrait que je me mette sérieusement à l'étude du français... (Où est le lavabo1 ?)
Si nous touchions la somme sur laquelle Mona comptait, pourquoi ne ferions-nous pas le tour des capitales... Vienne, Budapest, Prague, Copenhague, Rome, Stockholm, Amsterdam, Sofia, Bucarest ? Pourquoi n'irions-nous pas jusqu'en Algérie, en Tunisie, au Maroc ? Je me rappelai ce vieil ami hollandais qui avait, un beau soir, quitté son uniforme de porteur de télégrammes pour partir à l'étranger avec son patron américain... et qui m'avait écrit de Sofia, pas moins, et de l'antichambre de la reine de Roumanie, quelque part dans les Carpathes.
Et O'Mara, qu'était-il devenu ? Voilà un copain que j'aurais bien aimé revoir. Ça c'était un ami ! Quelle bonne blague ce serait de l'emmener en Europe avec nous, avec l'accord de Mona. (Impossible, naturellement.)
C'était toujours pareil : toutes les fois que j'étais remonté à bloc, que je savais ce que je pouvais faire, ce que je pouvais dire, mon esprit filait dans toutes les directions à la fois. Au lieu de m'installer devant ma machine à écrire et de laisser fuser l'inspiration, je restais assis devant mon bureau à faire des projets, à rêvasser ou à évoquer ceux que j'aimais, les bons moments que nous avions passés ensemble, tout ce que nous avions dit ou fait. (Ho ho ! Ah ah ah !) Ou bien je me trouvais le prétexte de quelques recherches de la plus haute importance et qui ne pouvaient souffrir aucun retard. Ou encore j'échaffaudais une brillante combinaison d'échecs et, pour être sûr de ne pas l'oublier, j'allais prendre l'échiquier, disposais les pièces, et mettais bien au point le piège où je comptais faire tomber le premier qui se présenterait. Puis, quand j'étais enfin prêt à m'y mettre, je me rappelais brusquement que j'avais fait une grossière erreur quelque part et, en cherchant la page, je m'apercevais que des phrases entières étaient mal construites, n'avaient aucun sens ou signifiaient exactement le contraire de ce que j'avais voulu dire. En les corrigeant, la nécessité de revoir mon style me forçait à récrire des pages dont je m'apercevais plus tard que j'aurais mieux fait de les supprimer.
Tout était bon pour me détourner de ma tâche. Était-ce cela ? Ou était-ce que, pour avoir l'esprit parfaitement en état de travailler, il me fallait d'abord laisser cracher la vapeur, réduire la puissance, refroidir le moteur ? Il me semblait que j'écrivais toujours mieux lorsque j'avais atteint un niveau moins élevé, moins intense, moins exalté. Il n'y avait que le Vieux Marin qui pouvait se permettre de rester à la surface tout agitée par les vagues bouillonnantes d'écume.
Mais une fois lancé, c'était du gâteau ; les idées s'enchaînaient automatiquement. Et tandis que mes doigts voltigeaient sur les touches, des idées agréables, encore que complètement étrangères au sujet, venaient se superposer au flot sans l'interrompre. Par exemple : « Tiens, voilà un passage pour toi, Ulric ; je t'entends déjà glousser d'aise. » Ou bien : « C'est O'Mara qui se délecterait de ça ! » Ils m'accompagnaient, comme des dauphins folâtres. J'étais comme un homme au gouvernail qui baisse la tête pour esquiver une nuée de poissons volants. Toutes voiles déployées, le navire roulait et tanguait, mais maintenait le cap, et je saluais au passage d'imaginaires vaisseaux, j'agitais ma chemise en l'air, j'appelais les oiseaux, saluais les récifs, invoquais la protection de Dieu, et cætera. Gogol avait sa troïka, moi j'avais mon cotre fin et bien gréé. J'étais le roi de toutes les routes maritimes... tant que le charme opérait.
Oubliant qu'il restait encore quelques pages, j'étais déjà sur la terre ferme, arpentant les boulevards de la Ville Lumière, soulevant mon chapeau ici et là, lançant mes « S'il vous plaît. Monsieur », « A votre service, Madame », « Quel beau jour, n'est-ce pas ? », « C'est moi qui avais tort », « A quoi bon se plaindre, la vie est belle ! ». Et cætera, et cætera. (Tout cela dans un français imaginaire des plus suaves.)
J'allai même jusqu'à poursuivre une conversation imaginaire avec un Parisien qui connaissait assez d'anglais pour pouvoir me suivre. Un de ces délicieux Français (comme on n'en rencontre que dans les livres) qui s'intéressent toujours aux observations d'un étranger, si banales soient-elles. Nous nous étions découvert un mutuel intérêt pour Anatole France. (Comme ces accointances sont faciles dans le monde de la rêverie !) Et moi, comme un idiot suffisant, j'avais saisi l'occasion pour parler d'un curieux Anglais qui avait aimé la France lui aussi. Charmé par mon allusion à un célèbre boulevardier de cette délicieuse époque, la fin de siècle2, mon compagnon insista pour m'accompagner place Pigalle, afin de me montrer le rendez-vous des lumières littéraires de cette époque : Le Rat mort. « Mais, Monsieur, dis-je, vous êtes trop aimable. — Mais non, Monsieur, c'est un privilège. » Et ainsi de suite. Toutes ces flâneries2 et ces urbanités sous un ciel gris fer, les trottoirs jonchés de feuilles mortes, les siphons étincelant sur toutes les tables — et pas un seul cheval à la queue coupée. Bref, le Paris idéal, le Français idéal, le jour idéal pour une promenade et une conversation digestives.
« Europe, ma chère, ma bien-aimée Europe, concluai-je, ne me déçois pas ! Même si tu n'es pas tout ce que j'imagine aujourd'hui, tout ce que je désire, tout ce dont j'ai désespérément besoin, accorde-moi au moins l'illusion du bonheur que j'éprouve à prononcer ton nom. Que tes citoyens me méprisent s'ils veulent, mais laisse-moi au moins les entendre converser comme j'ai toujours imaginé qu'ils le font. Laisse-moi boire à la source de ces esprits vagabonds et déliés qui ne folâtrent que dans l'universel, de ces intellects entraînés (depuis le berceau) à mêler la poésie aux faits, des esprits qui s'enflamment pour une nuance, qui s'élèvent dans de sublimes envolées, et qui savent pourtant traiter de toutes choses avec finesse, avec malice, avec érudition, avec le sel et l'épice du monde. Je t'en supplie, ô fidèle Europe, ne me montre pas la surface polie d'un continent adonné au progrès. C'est ton antique visage buriné par le temps que je veux voir, tes sillons creusés par les luttes séculaires dans l'arène de la pensée. Je veux voir de mes propres yeux les aigles, que tu as apprivoisés, venir manger dans ta main. Je viens en pèlerin, un pèlerin dévot, qui ne se contente pas de croire, mais qui sait que la face invisible de la lune est glorieuse, glorieuse au-delà de tout ce que l'on peut imaginer. Je n'ai vu que la face spectrale et grêlée du monde qui nous emporte. Je ne connais que trop cette parure de volcans éteints, de chaînes de montagnes arides, de déserts privés d'air dont les énormes crevasses sont comme de sinistres veines sur le vide insensible. Acceptez-moi, vénérables anciens, acceptez-moi comme un pénitent, un vagabond, un égaré de naissance qui a toujours fui la vue de ses frères et de ses sœurs, de ses guides, de ses mentors, de ses consolateurs. »
Et voilà Ulric, à la fin de ma prière, exactement tel que ce jour où je l'avais rencontré au coin de la Sixième Avenue : l'homme qui avait été en Europe, et en Afrique aussi, et qui gardait encore au fond des yeux, un reflet de toutes les sources merveilleuses où il avait bu. Il me donnait son sang par transfusion, instillant dans mes veines foi et courage. Hodie mihi, cras tibi ! Elle était là, l'Europe, qui m'attendait. Elle serait toujours la même, malgré guerres, révolutions, famines ou gelées. Il y avait toujours une Europe pour une âme affamée. En l'écoutant parler, buvant ses paroles à longs traits, me demandant si c'était possible (accessible) pour un type comme moi, « traînant toujours derrière comme la queue d'une vache », enivré, la cherchant à tâtons comme un aveugle sans son bâton, l'attrait magique de mots tels que les Alpes, les Apennins, Ravenne, Fiesole, les plaines de Hongrie, l'île Saint-Louis, Chartres, la Touraine, le Périgord... me causait un malaise au creux de l'estomac, une douleur qui prenait petit à petit la forme d'une sorte de Heimweh, un désir du « royaume de l'autre côté du temps et des apparences ». (« Ah ! Harry, il nous faut traverser tant de merde et de connerie avant d'arriver à destination. »)
Oui, Ulric, tu as semé la graine en moi ce jour-là. Tu es rentré dans ton atelier afin de dessiner d'autres bananes et d'autres ananas pour le Saturday Evening Post, et tu m'as planté là avec mes visions. L'Europe était à portée de ma main. Peu importait que ce fût dans deux, dans cinq ou dans dix ans. C'est toi qui me tendais mon passeport. C'est toi qui as réveillé le guide endormi : Heimweh.
Hodie tibi, crus mihi.
Et tout en parcourant rues après rues cet après-midi-là, je disais déjà au revoir aux scènes familières d'horreur et d'ennui, de monotonie morbide, de stérilité hygiénique et d'amour sans amour. Remontant la Cinquième Avenue, fendant la foule comme une anguille, le mépris pour tout ce qui s'offrait à mes yeux m'étouffait presque. Grâce à Dieu, je n'aurais plus longtemps à supporter la vue de ces feux follets, de ces immeubles décrépits du Nouveau Monde, ces églises hideuses, lugubres, ces parcs abandonnés aux pigeons et aux clochards. Dans la rue, de la boutique du tailleur jusqu'à la Bowery (l'itinéraire de mon ancienne promenade), je revivais les jours de mon apprentissage, et c'était comme mille ans de misère, de déboires, de malheur. Mille années d'aliénation. Aux abords de la Cooper Union, des passages de ces livres que j'avais écrits dans mon crâne me revenaient comme les franges ourlées d'un rêve qui refuse de s'apaiser. Elles se mettaient toujours à battre à cet endroit, ces vagues cafardeuses, à battre contre les corniches de ces baraques couleur de merde, ces bistrots en planches, ces asiles de nuit délabrés où de pauvres bougres à l'œil vitreux ronflaient avec leurs poux ; ô Seigneur, comme elles paraissaient blêmes et désolées, desséchées et vides toutes ces bâtisses agglutinées les unes aux autres ! Et c'était pourtant là, dans cet univers dévasté, que John Cowper Powys avait donné ses conférences, avait lancé dans cet air chargé de suies et de puanteurs la nouvelle du monde éternel de l'esprit — l'esprit de l'Europe, son Europe, notre Europe, l'Europe de Sophocle, d'Aristote, de Platon, de Spinoza, de Pic de la Mirandole, d'Érasme, de Dante, de Gœthe, d'Ibsen. Dans ce même secteur, d'autres fanatiques s'étaient dressés et avaient harangué la foule en invoquant d'autres grands noms : Hegel, Marx, Lénine, Bakounine, Kropotkine, Engels, Shelley, Blake. Les rues avaient toujours la même apparence, non, elles étaient encore pires, exsudant encore plus de désespoir, plus d'injustice, plus de laideur, plus de confusion. Il y avait peu de chance maintenant qu'apparaisse un nouveau Thoreau, ou un Whitman, ou un John Brown... ou un Robert E. Lee. L'homme des masses se révélait, tel qu'en lui-même... une étrange créature triste animée à partir d'un tableau de contrôle central, incapable de dire oui ou non, de distinguer le bien du mal, mais marchant toujours au pas, chantant toujours la Marche funèbre.
« Adieu, adieu ! répétais-je en poursuivant ma promenade. Adieu à tout cela ! » Mais pas une âme ne répondait, pas même un pigeon. a Êtes-vous donc sourds. bande d'endormis ? »
Je descends au milieu de la civilisation, et voici ce qu'elle est. D'un côté, la culture s'écoulant comme un égout à ciel ouvert ; de l'autre, les abattoirs où tout est pendu à des crocs de fer, éventré, saignant, grouillant de mouches et d'asticots. Le boulevard de la vie au XXe siècle. Une succession d'arcs de triomphe. Des robots qui avancent, une Bible dans une main, un fusil dans l'autre. Une procession de rats en marche vers la mer. En avant, soldats du Christ, en avant, comme à la guerre... Hurrah pour les Karamazov ! Quelle joyeuse sagesse ! Encore un petit effort, si vous voulez être républicains !
Au milieu de la route, posant avec précaution les pieds entre les tas de crottin... que de merde et de connerie il nous faut traverser ! Ah, Harry ! Harry ! Harry Haller, Harry Heller, Harry Smith, Harry Miller, Harry Harried. Nous voilà, Asmodée, nous voilà ! Sur deux jambes de bois, comme un diable bancal. Mais couverts de médailles. Et quelles médailles ! la Croix de fer, la Croix de guerre, la Victoria Cross... en or, en argent, en bronze, en fer, en zinc, en bois, en plomb... Servez-vous !
Et le pauvre Jésus qui a dû porter sa propre croix !
L'air devient plus piquant. Chatham Square. Cette bonne vieille Chinatown. Au-dessous du trottoir, toute une ruche de petites échoppes. Terre de l'opium. Nirvana. Reposez en paix, les travailleurs du monde travaillent. Nous travaillons tous... pour entrer dans l'éternité.
Puis le pont de Brooklyn qui se balance comme une lyre entre les gratte-ciel et les collines de Brooklyn. Et voilà le piéton qui rentre une fois de plus chez lui, les poches vides, l'estomac vide, le cœur vide. Gorgonzola boitillant sur deux moignons brûlés. Au-dessous le fleuve, au-dessus les mouettes. Et au-dessus des mouettes, les étoiles invisibles. Quelle splendide journée ! Une promenade que Pomander lui-même aurait appréciée. Ou Anaxagore. Ou cet arbitre du goût perverti : Pétrone.
L'hiver de la vie, comme quelqu'un aurait dû dire, commence à la naissance. Les années les plus dures sont de un à quatre-vingt-dix ans. Après, ça va tout seul.
Les hirondelles rentrent chez elles. Toutes rapportent dans leur bec qui une miette, qui une brindille morte, une étincelle d'espoir. E pluribus unum.
La fosse d'orchestre se lève, les soixante exécutants tous vêtus de blanc immaculé. Là-haut, les étoiles commencent à paraître sur la voûte bleu nuit du plafond. Le plus grand spectacle du monde va commencer, avec ses phoques apprivoisés, ses ventriloques et ses trapézistes volants. Le maître de cérémonies est l'Oncle Sam lui-même, cet humoriste long et maigre, rayé comme un zèbre, assis à califourchon sur le monde comme un nouveau baron de Münchhausen, et toujours prêt, qu'il vente ou qu'il gèle, sous la pluie ou le soleil, à lancer son Cocorico !