Quand je sortais prendre un peu l'air j'allais souvent rendre visite à Sid Essen. Une seule fois, je vis un client passer le seuil de la boutique. Été comme hiver, il faisait frais à l'intérieur — la température idéale pour conserver les macchabées. Les deux vitrines crasseuses proposaient aux passants un fouillis de chemises décolorées par le soleil et couvertes de chiures de mouches.
Il était généralement assis dans l'arrière-boutique et lisait à la lumière d'une ampoule électrique suspendue à son fil ; des rubans de papier tue-mouches où il ne restait plus guère de places pendaient au plafond. Il s'était fait un siège confortable à l'aide d'une banquette d'auto posée sur deux caisses d'emballage. A côté des caisses, un crachoir dont il faisait un fréquent usage quand il chiquait sa carotte de tabac. Quand il ne chiquait pas, il suçait un vieux brûle-gueule qui empestait, ou bien mâchonnait un cigare. Il n'ôtait sa grosse calotte de velours que pour aller au lit. Le col de sa veste était toujours blanc de pellicules, et quand il se mouchait, ce qui lui arrivait souvent — on aurait cru entendre barrir un éléphant — il utilisait à cet effet un foulard bleu d'un bon mètre carré.
Des livres, des revues et des journaux s'empilaient sur le comptoir. Il piochait dans le tas selon son humeur. A côté de ce matériel de lecture, il y avait toujours une boîte de cacahuètes où il puisait abondamment quand il était surexcité. A en juger par son tour de taille, il était clair qu'il devait avoir un bon coup de fourchette. Sa femme, il me le répétait souvent, était un cordon bleu de première classe ; et d'après ce que je crus comprendre c'était là son principal attrait, bien qu'il ajoutât toujours que c'était aussi une femme très cultivée.
Quelle que fût l'heure à laquelle je m'amenais, il sortait toujours une bouteille. « Juste un petit coup », disait-il en débouchant un flacon de whisky ou une bouteille de vodka. Je trinquais avec lui pour lui faire plaisir. Si je faisais la grimace, il disait :
— Vous n'aimez pas ça, hein ? Préférez-vous une goutte de rye ?
Un matin, devant un verre de rye, il insista de nouveau pour que je me décide à apprendre à conduire.
— Trois leçons, et vous vous débrouillerez très bien. C'est dommage de laisser dormir la voiture. Une fois que vous y aurez pris goût, vous verrez, vous en raffolerez. Tenez, si nous allions faire un tour samedi après-midi ? Je trouverai quelqu'un pour garder le magasin.
Il insista tellement que je ne pus refuser.
Le samedi, j'allai le rencontrer au garage. La grosse conduite intérieure à quatre portes attendait au bord du trottoir. Un seul coup d'œil me suffit pour comprendre que c'était une trop grosse machine pour moi. Mais il fallait que j'y passe. Je m'installai au volant, manipulai les vitesses et me familiarisai avec les pédales. Une leçon préliminaire, la suite de mon instruction devant s'effectuer hors de la ville.
Au volant, Reb était un autre homme. Un vrai roi. Je ne savais pas où nous allions, mais nous y foncions à cent vingt à l'heure. Je serrais les fesses et m'attendais au pire.
— Vous voyez, dit-il en lâchant le volant et en gesticulant, ce n'est pas bien sorcier. Elle roule toute seule.
Dans les faubourgs de la ville, nous nous arrêtâmes à plusieurs reprises pour encaisser l'argent des loyers. Il était propriétaire de plusieurs immeubles assez défraîchis dans les bas quartiers, tous occupés par des gens de couleur. Il m'expliqua qu'il devait faire sa tournée toutes les semaines car les Noirs ne savaient pas garder l'argent.
Dans une rue déserte près d'une de ces masures, il me donna une seconde leçon : il m'apprit à tourner, à freiner brusquement, à me ranger le long d'un trottoir. Et à faire marche arrière : « très important, la marche arrière », me dit-il.
Au bout de quelques minutes de cet exercice, j'étais en nage.
— Parfait, dit-il enfin. Rentrons maintenant. Nous allons prendre l'autoroute, et là nous la laisserons aller. Elle file comme le vent, vous allez voir... Ah, au fait, si vous prenez peur et que vous ne sachiez plus quoi faire, coupez le contact et écrasez le frein.
Nous arrivâmes sur l'autoroute et son visage s'illumina. Il enfonça sa toque de velours sur ses sourcils.
— En avant, maintenant, dit-il, et pfuit ! nous voilà partis.
J'avais l'impression que nous ne touchions plus terre. Je jetai un coup d'œil au compteur : cent trente. Il appuya encore sur l'accélérateur.
— Elle peut faire du cent soixante comme rien. N'ayez pas peur, je l'ai bien en main.
Je ne dis rien ; je rentrai la tête dans les épaules et fermai les yeux. Quand nous quittâmes l'autoroute, je proposai de nous arrêter un moment pour nous dégourdir les jambes.
— Amusant, hein ?
— Vous l'avez dit !
— Un de ces dimanches, après avoir encaissé les loyers, je vous emmènerai dans un restaurant que je connais : on y mange de ces canards — je ne vous dis que ça ! Ou bien nous irons dans l'East Side, il y a là-bas des petits restaurants polonais très intimes. A moins que vous ne préfériez la cuisine juive ? Tout ce qui vous plaira. C'est si agréable d'avoir de la compagnie.
A Long Island City nous fîmes un détour pour acheter quelques provisions : harengs, poisson fumé, begels, lachs, cornichons, pain de maïs, beurre, miel, pacanes, noix, gros oignons rouges, ail, kacha, et cætera.
— Si nous ne faisons rien d'autre, au moins nous mangeons bien, dit-il. Bonne nourriture, bonne musique, bonnes conversations... que peut-on souhaiter de mieux ?
— Une bonne épouse, peut-être, dis-je assez étourdiment.
— J'ai une bonne épouse, seulement nos caractères ne s'accordent pas. Je suis trop commun pour elle. Trop vulgaire.
— Vous m'en direz tant...
— Alors je rentre mes cornes... je me fais vieux, sans doute. Autrefois, je me débrouillais assez bien avec mes poings. Ce qui m'a valu un tas d'ennuis. Je jouais pas mal aussi, la chose à ne pas faire, quand on a une femme comme la mienne. A propos, jouez-vous aux courses ? Je parie encore quelques dollars de temps en temps. Je ne vous promets pas de faire de vous un millionnaire, mais je peux toujours vous faire doubler votre mise. Faites-moi signe quand vous voudrez ! votre argent ne sera pas perdu avec moi, rappelez-vous ça.
Nous traversâmes Greenpoint. La vue des gazomètres ranima de lointains souvenirs. Puis des églises qui semblaient venues tout droit de Russie. Les noms des rues devenaient de plus en plus familiers.
— Est-ce que cela vous ennuierait de vous arrêter en face du n° 181, Devoe Street ? lui demandai-je.
— Pas du tout, pourquoi ? Vous connaissez quelqu'un ici ?
— Autrefois. Mon premier amour. J'aimerais jeter un coup d'œil à la maison, voilà tout.
Machinalement, il appuya sur l'accélérateur. Un feu rouge nous invitait à stopper, mais il le grilla allégrement.
— Les feux, je m'en moque, dit-il, mais ne suivez pas mon exemple.
Devant le 181 je descendis, ôtai mon chapeau (comme lorsqu'on rend visite à une tombe) et m'approchai de la grille. Je levai les yeux vers les fenêtres du salon ; les volets étaient tirés, comme toujours. Et mon cœur se mit à battre la chamade tout comme autrefois, lorsque je restais à la même place en espérant apercevoir sa silhouette. Je ne restais jamais plus d'une minute ou deux, puis je m'en allais. Mais parfois, je faisais trois ou quatre fois le tour du pâté de maisons... (« Pauvre couillon, me dis-je, voilà que tu tournes encore autour de cette bicoque. »)
A l'instant où je revenais vers la voiture, j'entendis grincer la porte du sous-sol. Une vieille femme tendit le cou. Je m'approchai d'elle et, d'une voix presque tremblante, je lui demandai si les Grifford habitaient toujours le quartier.
Elle me regarda intensément, comme si elle avait vu un fantôme, puis me répondit :
— Grands dieux, non ! Cela fait des années qu'ils sont partis.
Cela me glaça.
— Pourquoi, vous les connaissiez ?
— Je connaissais l'une d'elles, oui, mais je ne pense pas qu'elle se souviendrait de moi. Elle s'appelait Una. Savez-vous ce qu'elle est devenue ?
— Ils sont partis en Floride.
(Elle dit ils, pas elles.)
— Merci. Je vous remercie beaucoup !
Je soulevai mon chapeau, comme devant une Sœur de Charité.
Comme j'ouvrais la portière, elle me lança :
— Monsieur, Monsieur, si vous voulez en savoir plus long sut Una, il y a une dame au bas de la rue qui pourra vous dire...
— Cela ne fait rien, dis-je. C'est sans importance.
Les larmes me montèrent aux yeux. Je me sentis stupide.
— Qu'y a-t-il ? dit Reb.
— Rien. Rien. Des souvenirs, simplement.
Il ouvrit la boîte à gants et en retira un flacon. Je bus une gorgée du remède pour tous les maux ; du whisky à soixante-cinq degrés, au moins. J'en eus le souffle coupé.
— Il fait son petit effet, hein ? Vous vous sentez mieux maintenant ?
— Et comment !
Et l'instant d'après, je me surpris à dire :
— Seigneur ! Dire que cela me fait encore quelque chose. C'est renversant ! Que serait-il arrivé si elle s'était montrée... avec son enfant ? La blessure est encore vive. Ne me demandez pas pourquoi. Elle m'appartenait, c'est tout ce que je puis dire.
— Comme vous avez dû l'aimer.
— Non, dis-je. Ce fut un avortement, un assassinat. J'aurais aussi bien pu être amoureux de la reine Guenièvre. Je me suis dégonflé, comprenez-vous. C'était moche. Je ne m'en suis jamais tout à fait remis, je crois. Oh, et puis merde ! Pourquoi parler de cela ?
Il ne dit rien, ce bon Reb. Il se contenta de regarder droit devant lui, en appuyant sur le champignon.
Au bout d'un moment il dit, très simplement :
— Vous devriez écrire quelque chose là-dessus un jour.
A quoi je répondis :
— Jamais ! Je ne trouverais pas les mots pour décrire cela.
Nous nous arrêtâmes devant le petit débit de son ami, et je descendis.
— Vous reviendrez faire la tournée avec moi, n'est-ce pas ? dit Reb en me tendant sa grosse patte velue. La prochaine fois, je vous présenterai mes locataires. Ce sont de braves gens.
Je remontai la rue, passai devant les vieux hôtels qui somnolaient derrière leurs grilles et leurs pelouses, en songeant à Una Grifford. Si seulement je pouvais la revoir une fois... rien qu'une fois. Puis refermer le livre... pour toujours.
La Floride, rien que ça ! Pourquoi pas la Cornouaille, ou Avalon, ou le château de Carbonek ? Je me mis à déclamer, pour moi seul... « Oncques n'y eut plus noble chevalier, plus généreux... » Et alors une horrible pensée éclata dans ma tête. Marco ! Marco qui s'était pendu. Marco qui se balançait au bout d'une corde dans ma tête. Mille fois, il lui avait dit son amour, à Mona ; mille fois, il s'était conduit comme un imbécile ; mille fois, il l'avait avertie qu'il se tuerait s'il ne trouvait pas grâce à ses yeux. Et elle lui avait ri au nez, s'était moquée de lui, l'avait ridiculisé, humilié. Mais plus elle l'accablait de sarcasmes, plus il s'abaissait et la comblait de cadeaux ; il se couchait à ses pieds et se vautrait dans son mépris. Rien ne pouvait tuer son amour, son adoration. Quand elle le chassait, il regagnait sa mansarde pour rédiger ses bons mots. (Il gagnait sa vie, le pauvre diable, en vendant des galéjades aux journaux.) Et chaque sou qu'il gagnait, il lui en faisait don, et elle le prenait sans même un petit merci. (« Va-t'en maintenant, chien ! ») Un matin, on le trouva pendu à une poutre de son misérable grenier. Pas de message. Rien qu'un cadavre se balançant dans la pénombre et la poussière. Sa dernière blague.
Et quand elle m'apprit la nouvelle, je dis... « Marco ? Qu'est-ce que j'ai à foutre de Marco ? »
Elle versa des larmes amères. Et je ne trouvai rien de mieux à lui dire pour la consoler que : « Il l'aurait fait de toute façon, tôt ou tard. Il était homme à faire ça. »
Et elle avait répondu : « Tu es cruel, tu n'as pas de cœur. »
C'était vrai, j'étais sans cœur. Mais il y en avait d'autres qu'elle traitait d'une manière tout aussi abominable. Et avec cruauté, je les lui avais rappelés. « Quel sera le prochain ? » lui avais-je dit. Elle avait quitté la chambre en se bouchant les oreilles. Atroce. Trop atroce.
En respirant le parfum des seringas, des bougainvillées et des lourdes roses rouges, je me dis... « Peut-être ce pauvre diable de Marco l'aimait-il comme j'ai aimé Una Grifford. Peut-être s'imaginait-il qu'un miracle se produirait un jour et que le mépris se changerait comme par enchantement en amour, qu'elle le verrait tel qu'il était, un grand cœur saignant, gonflé de tendresse et de pardon. Peut-être, lorsqu'il regagnait la solitude de sa chambre, se mettait-il à genoux pour prier. (Mais pas de réponse.) N'avais-je pas gémi moi aussi, tous les soirs, en me mettant au lit ? N'avais-je pas prié moi aussi ? Et comment ! C'était honteux, déshonorant, ces gémissements, ces prières, ces supplications ! Si seulement une voix avait dit : « C'est sans espoir, tu n'es pas l'homme qu'il lui faut. » J'aurais peut-être abandonné, je me serais peut-être mis en quête d'une autre. Ou au moins, j'aurais maudit le Dieu qui m'infligeait de tels tourments.
Pauvre Marco ! Il ne demandait pas qu'on l'aime, mais seulement qu'on lui permette d'aimer. Et condamné à faire des bons mots ! C'est maintenant seulement que je comprends ce que tu as dû souffrir, ce que tu as dû endurer, cher Marco. Maintenant tu peux rêver à elle, de là-haut. Tu peux la voir nuit et jour. Si elle ne t'a jamais vu tel que tu étais, maintenant du moins peux-tu la voir telle qu'elle est. Ton cœur était trop grand pour ce corps frêle. Guenièvre elle-même fut indigne du grand amour qu'elle inspira. Mais le pas d'une reine est si léger, même quand elle écrase un pou...
Quand j'arrivai à la maison, la table était mise, le dîner m'attendait, et Mona était d'une humeur particulièrement folâtre.
— Alors, comment était-ce ? Tu t'es bien amusé ? s'écria-t-elle en me sautant au cou.
Je remarquai les fleurs dans un vase et la bouteille de vin à côté de mon assiette. Le vin préféré de Napoléon, celui qu'il buvait même à Sainte-Hélène.
— Pourquoi tout ce tralala ?
Elle rayonnait de joie.
— Parce que Pop trouve les cinquante premières pages magnifiques. Il débordait d'enthousiasme.
— Ah, oui ? Raconte-moi ça. Qu'a-t-il dit exactement ?
Elle était encore tellement sous le coup de l'événement que tout cela lui était maintenant presque sorti de la tête. Nous nous assîmes.
— Mange un morceau, dis-je, cela te reviendra.
— Oh, oui, s'écria-t-elle, je me rappelle ceci... Il a dit que cela lui faisait un peu penser aux premiers ouvrages de Melville... et à Dreiser aussi.
J'avalai une bouchée en silence.
— Oui. Et à Lafcadio Hearn.
— Quoi ? Pop a lu aussi Lafcadio Hearn ?
— Je t'ai déjà dit, Val, qu'il était un grand lecteur.
— Tu n'as pas l'impression qu'il se moquait de toi, dis-moi ?
— Pas du tout. Il était tout ce qu'il y a de sérieux. Il est vraiment intrigué, je t'assure.
— Je remplis les verres.
— Est-ce Pop qui a acheté cette bouteille ?
— Non, c'est moi.
— Comment sais-tu que c'était le vin préféré de Napoléon ?
— C'est le marchand qui me l'a dit.
— Je vidai lentement la moitié de mon verre.
— Alors ?
— Jamais rien bu de meilleur. Et Napoléon buvait ça tous les jours ? L'heureux homme !
— Val, dit-elle, il faut que ta me fasses un peu la leçon si je veux répondre à certaines questions que Pop me pose.
— Je croyais que tu connaissais toutes les réponses.
— Aujourd'hui, il m'a parlé grammaire et rhétorique. Je ne connais pas un mot à la grammaire ni à la rhétorique.
— Moi non plus, je t'avouerai. Tu as été à l'école, non ? Une diplômée de Wellesley devrait savoir quelque chose...
— Tu sais que je n'ai jamais été au collège.
— C'est pourtant ce que tu m'avais dit.
— Je t'ai peut-être dit cela quand je t'ai connu. Je ne voulais pas que tu me prennes pour une ignorante.
— Bon Dieu, qu'est-ce que ça pouvait bien me faire que tu n'aies pas terminé tes études ? Je n'ai aucun respect pour l'instruction, tu le sais bien. C'est de la connerie, toutes ces histoires de grammaire et de rhétorique. Moins tu en sais là-dessus, mieux ça vaut. Surtout si tu es écrivain.
— Mais suppose qu'il remarque des fautes ? Que lui dire ?
— Dis-lui... « Vous avez peut-être raison. Je vais y réflé-« chir. » Ou mieux encore, tiens : « Et que mettriez-vous à la « place ? » Comme cela tu renverses les rôles, et c'est lui qui est sur la sellette.
— Il y a des jours où j'aimerais que tu sois à ma place.
— Moi aussi. Comme cela, je saurais si le type est sincère ou pas.
— Aujourd'hui, dit-elle sans relever ma remarque, il parlait de l'Europe. C'était comme s'il lisait dans mes pensées. Il parlait des écrivains américains qui ont vécu et fait leurs études à l'étranger. Il disait qu'il était très important de vivre dans une telle atmosphère, que cela enrichissait l'âme.
— Qu'a-t-il dit encore ?
Elle hésita un moment avant de lâcher cela :
— Il a dit que si j'achevais le livre il me donnerait l'argent pour aller passer un an ou deux en Europe.
— Magnifique ! Mais, et ta mère invalide ? Moi, en somme.
Elle avait songé à cela aussi.
— Je serai probablement obligée de la faire mourir.
Elle ajouta que quelle que soit la somme qu'il allongerait, cela suffirait sûrement pour nous deux. Pop était généreux.
— Vois-tu, dit-elle, je ne me trompais pas sur son compte. Val, je ne voudrais pas te presser, mais...
— Tu voudrais que je me dépêche de finir le livre, hein ?
— Oui. Combien de temps penses-tu que cela te prendra ?
Je lui dis que je n'en avais pas la moindre idée.
— Trois mois ?
— Je ne sais pas.
— Mais tu l'as déjà tout entier en tête ?
— Non, justement.
— C'est cela qui te freine ?
— Naturellement. Mais que puis-je faire ? J'avance du mieux que je peux.
— Tu ne vas pas tout planter là ?
— Si je plaque tout je recommencerai. Du moins, j'espère.
— Tu veux aller en Europe, n'est-ce pas ?
Je la regardai un long moment avant de répondre.
— Si je veux aller en Europe ? Femme, je veux aller partout... en Asie, en Afrique, en Australie, au Pérou, au Mexique, au Siam, en Arabie, à Java, à Bornéo... au Tibet aussi, et en Chine. Une fois que nous aurons démarré, je ne veux plus m'arrêter. Je veux oublier que je suis né ici. Je veux aller, venir, parcourir le monde sans répit. Je veux aller au bout de chaque route...
— Et quand écriras-tu alors ?
— En marchant.
— Val, tu es un rêveur.
— Bien sûr que je suis un rêveur, mais un rêveur actif. Il y a une différence.
— Nous sommes tous des rêveurs, seulement quelques-uns d'entre nous se réveillent le temps de jeter quelques mots sur le papier. Naturellement, je veux écrire. Mais ne crois pas que ce soit une fin en soi. Comment dire ? Écrire, c'est comme le caca qu'on fait en dormant. Un délicieux caca, certes, mais il y a d'abord la vie, et ensuite le caca. La vie est changement, mouvement, recherche... C'est aller de l'avant pour trouver l'inconnu, l'inattendu. Il y a peu d'hommes qui peuvent dire : « J'ai vécu ! » C'est à cela que servent les livres... à vivre par procuration. Mais si l'auteur vit lui aussi par procuration...
Elle m'interrompit.
— Parfois, quand je t'écoute, Val, j'ai l'impression que tu voudrais vivre mille vies à la fois. Tu es éternellement insatisfait. Cette existence te déçoit, comme toi-même, comme tout. Tu es un Mongol. Tu appartiens aux steppes de l'Asie centrale.
— Tu sais, dis-je (j'étais remonté maintenant), si je suis si incohérent parfois, c'est qu'il y a un peu de tout en moi. Je pourrais vivre à n'importe quelle période et m'y sentir à l'aise. Quand je lis un livre sur la Renaissance, je me sens un homme de la Renaissance. Si je lis un livre sur les dynasties chinoises, je pense exactement comme un Chinois de cette époque. Quelle que soit la race, la période, le peuple, qu'il soit égyptien, aztèque, indien ou chaldéen, je sens que j'y serais entièrement chez moi, et c'est toujours un monde inépuisablement riche et regorgeant de merveilles. Voilà ce dont je rêve : un monde créé par l'homme et pour l'homme, un monde qui réponde aux pensées de l'homme, aux rêves de l'homme, aux désirs de l'homme. Ce qui m'épouvante dans cette vie que nous menons, cette vie américaine, c'est que nous tuons tout ce que nous touchons. Comparés à nous, les Mongols ou les Huns étaient des gentilshommes. Ce pays est hideux, vide, désolé-Je vois mes compatriotes par les yeux de mes ancêtres : ils sont creux, rongés par les vers...
Je pris la bouteille de gevrey-chambertin et remplis à nouveau les verres.
— A Napoléon ! dis-je. Un homme qui a bien rempli sa vie.
— Val, tu m'effraies parfois. Tu as une façon de parler de l'Amérique... Tu exècres donc tellement ce pays ?
— C'est peut-être de l'amour, dis-je. De l'amour à l'envers. Je ne sais pas.
— J'espère que tu ne vas pas développer ces idées dans le roman.
— N'aie crainte. Le roman sera aussi irréel que le pays où il aura été conçu. Je n'aurais pas besoin de dire... « Tous les « personnages de ce roman sont imaginaires » ou ce genre de choses qu'on place généralement en tête des livres. Personne ne reconnaîtra personne, l'auteur moins que quiconque. C'est une bonne chose qu'il soit couvert de ton nom. Ce serait drôle s'il devenait un best-seller ! Si les journalistes venaient frapper à la porte pour t'interviewer toi !
Cette idée la terrifia. Elle ne trouvait pas cela drôle du tout.
— Oh, dis-je, tu me traitais de rêveur il y a un moment. Laisse-moi te lire un passage — il est court — tiré de La Montagne des rêves. Il faudra que tu le lises un jour ; c'est un livre merveilleux.
J'allai prendre le livre sur son rayon et l'ouvris au passage que j'avais en tête.
— Il vient de parler de Lycidas de Milton et d'exposer pourquoi c'est probablement le plus parfait morceau de littérature pure. Puis Machen dit : « La littérature est l'art volup-« tueux de provoquer des sensations exquises au moyen des « mots. » Mais voici le passage... il vient tout de suite après cela :
« Et pourtant, il y avait quelque chose de plus ; en plus de « la pensée logique, qui était souvent un obstacle, un accident « gênant quoiqu'inévitable, en plus de la sensation, qui est « toujours un plaisir et un délice, en plus de tout cela, il y avait a les images indéfinissables, inexprimables, que toute bonne lit-« térature propose à l'esprit. Tout comme le chimiste qui, au a cours de ses expériences, est parfois étonné de découvrir « dans son creuset ou son éprouvette des éléments inconnus et « inattendus, ou comme le monde des choses matérielles qui a est considéré par certains comme un mince voile de l'uni-« vers immatériel, celui qui lit des vers ou une prose admirable a prend conscience de ce que les mots ne peuvent contenir, de « suggestions qui ne découlent pas du sens logique, qui sont a parallèles plutôt que directement reliées au plaisir voluptueux. « Ce monde ainsi découvert est le monde des rêves, le monde « où les enfants vivent quelquefois, apparaissant instantané-« ment pour disparaître aussitôt, un monde au-delà de toute « expression ou analyse, n'appartenant ni à l'intellect ni aux a sens... »
— C'est très beau, dit-elle. Mais n'essaie pas d'écrire comme cela. Qu'Arthur Machen écrive de cette manière si cela lui plaît. Mais toi, écris à ta façon.
Je revins m'asseoir à table. Une bouteille de chartreuse était posée à côté de mon café. Je me versai un doigt de la terrible liqueur verte dans mon verre et dis :
— Il ne manque plus qu'une chose maintenant : un harem.
— C'est Pop qui a fourni la chartreuse, dit-elle. Il était tellement emballé par ce qu'il a lu.
— Espérons qu'il appréciera autant la suite.
— Ce n'est pas pour lui que tu écris le livre, Val. C'est pour nous.
— C'est vrai, il m'arrive de l'oublier.
Je réalisai alors que je ne lui avais encore jamais exposé les grandes lignes du vrai livre.
— Je dois te dire quelque chose, commençai-je. Mais je devrais peut-être le garder pour moi encore quelque temps.
Elle me supplia de ne pas la taquiner.
— Eh bien, voici. Il s'agit du livre que je voudrais écrire un jour. J'ai déjà pris une masse de notes. Je t'ai écrit une longue lettre à ce sujet, pendant que tu étais à Vienne ou Dieu sait où, mais je n'ai pas pu te l'envoyer parce que je n'avais pas ton adresse. Oui, ce sera vraiment un livre... un gros. Un livre sur toi et moi.
— N'as-tu pas gardé la lettre ?
— Non. Je l'ai déchirée. C'est ta faute ! Mais j'ai gardé des notes. Seulement, je ne te les montrerai pas encore.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne veux pas de commentaires. D'ailleurs, si nous discutions de cela, je ne pourrais jamais écrire le livre. Et puis, il y a certaines choses que je préfère que tu ne saches pas tant que le livre ne sera pas écrit.
— Tu peux avoir confiance en moi, dit-elle. Et elle se mit à me supplier.
— Non, ce n'est pas la peine. Tu attendras.
— Mais si tu perdais ces notes ?
— Je pourrais les refaire. Cela ne me tracasse pas le moins du monde.
Petit à petit, elle se fâcha. Après tout, le livre la concernait autant que moi puisqu'il y était question d'elle... et ainsi de suite. Mais je restai inflexible.
Sachant très bien qu'elle mettrait la maison sens dessus dessous pour trouver ces notes, je lui laissai entendre qu'elles étaient restées chez mes parents.
— Je les ai cachées dans un endroit où ils ne pourront jamais les dénicher, lui dis-je.
Je vis à son air qu'elle n'était pas dupe, mais elle fit semblant de se résigner et de n'y plus penser.
Pour détendre l'atmosphère, je lui dis que si le livre voyait jamais le jour elle se trouverait immortalisée. Et comme cela faisait un peu grandiloquent, j'ajoutai :
— Tu ne te reconnaîtras peut-être pas toujours, mais je peux te promettre une chose : quand j'aurai achevé ton portrait personne ne pourra t'oublier.
Elle parut émue par cette déclaration.
— Tu as l'air terriblement sûr de toi, dit-elle.
— J'ai des raisons pour cela. Ce livre, je l'ai vécu. Je peux commencer n'importe où, je m'y retrouverai toujours. C'est comme une pelouse parsemée de pâquerettes : il ne me reste plus qu'à tourner le robinet. (Je me frappai le front.) Tout est là, à l'encre invisible... je veux dire, indélébile.
— Est-ce que tu vas dire la vérité... sur nous ?
— Certainement, Et pas seulement sur nous, mais sur tout le monde.
— Et tu crois qu'il y aura un éditeur pour publier un livre pareil ?
— Je n'ai pas encore songé à ça. Il faut d'abord que je l'écrive.
— Tu termineras le roman avant, j'espère ?
— Oui. Et peut-être la pièce aussi.
— La pièce ? Oh ! Val, ce serait magnifique.
La conversation s'acheva sur cette note optimiste.
Mais les choses allaient presque trop bien, et je ne pouvais m'empêcher de me demander combien de temps durerait ce calme, cette paix ? Je songeai à Hokusaï, à ses hauts et ses bas, à ses neuf cent quarante-sept changements d'adresse, à sa persévérance, à son incroyable production. Quelle vie ! Et moi, j'étais encore sur le seuil. Il me faudrait quatre-vingt-dix ou cent ans de vie pour pouvoir produire un jour quelques fruits de mes douleurs.
Une autre pensée presque aussi angoissante vint m'assaillir : Écrirais-je jamais quelque chose de valable ?
La réponse qui me venait aussitôt aux lèvres était : Va te faire voir !
Puis une autre question se présenta aussitôt : Pourquoi suis-je si obsédé par la vérité ?
Et la réponse me vint instantanément, nette et sans bavures. Parce qu'il n'y a que la vérité et rien d'autre que la vérité.
Mais une toute petite voix m'objectait : Il y a aussi la littérature.
Au diable la littérature ! Le livre de la vie, voilà ce que j'écrirai.
Et de quel nom le signeras-tu ?
Le Créateur.
Ce qui sembla clore le débat.
L'idée d'entreprendre un jour un tel livre — le livre de la vie — me tint éveillé toute la nuit. Il était là, devant mes yeux clos, comme la Fata Morgana de la légende. Maintenant que je m'étais juré d'en faire une réalité, il m'apparaissait beaucoup plus loin, plus gros, et beaucoup plus difficile à réaliser que lorsque j'en avais parlé. En fait, il m'apparaissait comme une tâche écrasante. Mais j'étais au moins certain d'une chose : une fois que je m'y serais attelé il se mettrait à couler comme une source. Je n'aurais pas besoin de me presser le citron pour l'extraire goutte à goutte. Je songeai à ce premier livre que j'avais écrit, sur les douze porteurs de télégrammes. Quelle erreur, quelle fausse couche que ce bouquin ! J'avais fait quelques progrès depuis ce temps-là, même si j'étais le seul à le savoir. Mais quel gaspillage de matériel ! J'aurais dû traiter des quatre-vingts ou cent mille types que j'avais engagés et licenciés durant ces grésillantes années cosmococciques. Pas étonnant si je perdais constamment la voix. Le seul fait de parler à tant de gens était déjà un exploit. Mais ce n'étaient pas seulement les propos de ces gens dont je gardais le souvenir, c'étaient leurs visages, leurs expressions — chagrin, amertume, déception, ruse, malice, sournoiserie, gratitude, envie, et cætera — comme si, au lieu d'êtres humains, j'avais eu affaire à des créatures totémiques : le renard, le lynx, le chacal, le corbeau, le rat, la pie, le pigeon, le bœuf musqué, le serpent, le crocodile, la hyène, la mangouste, le hibou... Leurs images étaient encore toutes fraîches dans ma mémoire, les bons comme les mauvais, les filous et les menteurs, les estropiés, les fous, les vagabonds, les joueurs, les sangsues, les vicieux, les saints, les martyrs, les insignifiants et les extraordinaires, tous. Même ce lieutenant des horse-guards dont le visage avait été si mutilé — par les Rouges ou par les Noirs — que lorsqu'il riait il avait l'air de pleurer et lorsqu'il pleurait on aurait dit qu'il jubilait. Toutes les fois qu'il s'adressait à moi — généralement pour se plaindre d'une chose ou d'une autre – il se mettait au garde-à-vous, comme si j'avais été son général. Et ce Grec au long profil équin, un érudit, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute, qui voulait lire le Prométhée enchaîné. Je l'aimais bien celui-là ; comment se faisait-il pourtant que je ne pouvais m'empêcher de le trouver ridicule et de le mépriser ? Je préférais de beaucoup cet Égyptien à l'œil en amande qui avait son sexe dans la cervelle ! Toujours en ébullition, surtout s'il n'avait pas tronché une ou deux fois dans la journée. Et cette lesbienne qui se donnait le nom d'Iliade — pourquoi Iliade ? — si belle, si réservée... excellente musicienne de surcroît. Je le sais parce qu'un soir elle apporta son violon au bureau et me donna un récital privé de Bach, Mozart et Paganini ; après quoi, elle eut l'aplomb de m'informer qu'elle en avait assez d'être lesbienne, qu'elle voulait se faire putain, et de me demander de lui trouver un établissement où elle pourrait gagner un peu plus de fric.
Ils se remettaient tous à défiler devant moi comme jadis, avec leurs tics, leurs grimaces, leurs supplications, leurs petites bassesses. Il m'en arrivait tous les jours un plein contingent qui déballaient dans mon bureau leurs ennuis, leurs problèmes, leurs souffrances et leurs chagrins. Lorsqu'on m'avait choisi pour cette tâche odieuse quelqu'un avait dû rencarder le gros Scrabblebuster et lui dire : « Faites suer cet homme ! Plongez-le jusqu'au cou dans la boue de la réalité, faites-lui dresser les cheveux sur la tête, nourrissez-le de glu, détruisez toutes ses illusions ! » Qu'on lui eût passé la consigne ou non, c'est exactement ce qu'avait fait le vieux singe. Et même un petit peu plus. Il m'a fait connaître la peine et l'affliction.
Pourtant... sur les miniers qui venaient et repartaient, qui mendiaient, suppliaient, se roulaient par terre et se mettaient à nu devant moi comme si j'étais leur dernière planche de salut avant qu'ils se laissent embarquer pour l'abattoir, je dénichais de temps en temps une perle rare, un type venu de très loin le plus souvent, un Turc ou un Persan. C'est ainsi que m'arriva un jour cet Ali Je Ne Sais Quoi, un musulman qui avait acquis une calligraphie divine quelque part dans le désert, et qui, après m'avoir vu et constaté que j'étais un auditeur complaisant, m'écrivit une lettre de trente-deux pages, sans une faute, sans une virgule en trop ou en moins, dans laquelle il m'expliquait (comme si c'était une chose de la plus haute importance pour moi) que les miracles du Christ — il les passait en revue l'un après l'autre — n'avaient en réalité rien de miraculeux, qu'ils avaient déjà été réalisés auparavant, même la résurrection, par des hommes dont l'Histoire n'avait pas conservé le nom, des hommes qui comprenaient les lois de la nature, lois dont nos savants ignoraient tout mais qui étaient des lois éternelles et pouvaient se manifester sous la forme de prétendus miracles toutes les fois que surgissait un homme capable de les appréhender... et lui, Ali, était en possession du secret, mais je ne devais pas divulguer cela parce que lui, Ali, préférait distribuer des télégrammes et « porter la marque de la servitude » pour une raison connue de lui seul et d'Allah, béni soit son nom, mais lorsque le temps serait venu je n'aurais qu'un mot à dire, et cætera et cætera...
Comment avais-je réussi à me tirer des pattes de ces monstres divins et du chahut qu'ils entretenaient perpétuellement autour de moi pour m'expliquer ceci et cela, comme si j'avais eu le don particulier de susciter leurs conduites bizarres, inexplicables ? Oui, quel boulot que d'essayer de convaincre le grand singe (à la cervelle de moustique) que la fleur de l'Amérique était issue des lombes de ces cinglés, ces monstres, ces idiots qui, quel que fût leur fêlure ou leur tare, possédaient tous d'étranges talents tels que la possibilité de lire la Cabale à l'envers, de multiplier dix colonnes de chiffres à la fois ou de s'asseoir sur un pain de glace et de présenter tous les symptômes d'une forte fièvre. Aucune de ces explications, naturellement, ne pouvait adoucir l'horrible fait qu'une vieille femme avait été violée la nuit précédente par un diable noir, porteur d'un message de mort.
C'était dur. Jamais je n'ai pu lui faire clairement entendre les choses. Et que pouvais-je faire, par exemple, pour Tobachnikov, l'étudiant en science talmudique, qui était la plus proche réplique du Christ vivant qui ait jamais arpenté les rues de New York avec des messages de joyeuses Pâques à la main ? Comment pouvais-je lui dire, à cette vieille chouette de patron : « Ce pauvre diable a besoin qu'on l'aide. Sa mère est atteinte d'un cancer, le père vend des lacets de chaussures dans la rue ; il a le ventre vide, il a besoin de manger un peu. »
Pour l'étonner ou l'intriguer, je lui contais parfois quelques petites anecdotes sur mes porteurs de télégrammes, en parlant au passé comme s'il s'agissait de quelqu'un qui avait été autrefois dans le service (bien qu'il fût là tout le temps, à deux pas de moi, bien à l'abri dans le bureau PX ou FU). « Oui, disais-je, il était l'accompagnateur de Johanna Gadski durant leur tournée en Forêt-Noire. Oui (à propos d'un autre), il a travaillé avec Pasteur au célèbre Institut du même nom à Paris. Oui (un autre encore), il est retourné en Inde pour achever son Histoire du monde en quatre langues. Oui, celui-ci fut l'un des plus grands jockeys du siècle ; il a gagné une fortune après nous avoir quitté, puis il est tombé d'un monte-charge et il s'est fendu le crâne. »
Et quelles étaient invariablement les réponses ?
— Très intéressant, oui, oui. Continuez cet excellent travail. Et rappelez-vous, n'engagez que des garçons de bonnes familles. Pas de Juifs, pas d'estropiés, pas d'anciens bagnards. Nous voulons être fiers de notre service de messageries.
— Oui, Monsieur !
— Ah ! à propos, liquidez-moi donc tous les négros qui sont encore ici. Nous ne voulons pas que nos clients prennent peur quand ils ouvrent leur porte.
— Oui, Monsieur !
Et je retournais sur mon perchoir, brouillais un peu les cartes, mais ne limogeais jamais un pauvre diable, fût-il noir comme l'as de pique.
Comment avais-je réussi à les tirer du registre du personnel, tous ces adorables cas de démence précoce, ces pêcheurs de lune, ces logiciens à la gomme, ces épileptiques, ces voleurs, maquereaux, putains, prêtres défroqués et exégètes du Talmud, de la Cabale et des livres sacrés de l'Orient ? Des romans ! Comme si l'on pouvait écrire sur des sujets pareils ! Comme si l'on pouvait mettre dans des romans des personnages de cet acabit ! Dans une telle œuvre, où placerait-on le cœur, le foie, le nerf optique, le pancréas ou la vésicule binaire ? Ce n'étaient pas des entités fictives, mais des êtres vivants, accablés de tous les maux de la création, et qui mangeaient et buvaient tous les jours, qui pissaient, déféquaient, forniquaient, volaient, tuaient, portaient de faux témoignages, trahissaient leurs pairs, vendaient leurs enfants, livraient leurs sœurs au trottoir, faisaient mendier leur mère, envoyaient leur père vendre des lacets de chaussures ou des boutons de col et ramasser des mégots, des vieux journaux ou faucher quelques pièces dans la sébille d'un aveugle. Y a-t-il place dans un roman pour de tels agissements ?
Oui, c'était merveilleux de quitter Carnegie Hall par une nuit de neige, après avoir entendu la Petite Symphonie. Tout y était tellement civilisé : applaudissements discrets, commentaires intelligents. Et maintenant cette légère couche de neige, les taxis qui s'avançaient et repartaient, les lumières scintillantes, les glaçons irisés, et M. Barrère et son petit groupe sortant par la porte de derrière pour donner un récital privé dans la riche demeure de quelque citoyen de Park Avenue. Mille sentiers partent de la salle de concert, et sur chacun d'eux une tragique silhouette poursuit en silence son destin. Et partout des routes qui se croisent, celles des pauvres et celles des puissants, des faibles et des tyrans, des bien pourvus et des sans le sou.
Oui, j'ai assisté bien des soirs à des récitals dans l'une de ces saintes morgues musicales, et en sortant ce n'était pas à la musique entendue que je pensais, mais à un pauvre bougre cosmococcique que j'avais engagé ou licencié ce jour-là et dont ni Bach, ni Haydn, ni Scarlatti, ni Beethoven, ni Belzébuth, ni Schubert, ni Paganini, ni les bois, ni les cuivres, ni les cordes, ni les cymbales ne pouvaient chasser le souvenir. Je le voyais, le pauvre gars, quittant le bureau avec, sous le bras, son uniforme enveloppé dans un morceau de papier brun, se dirigeant vers la station du métro aérien de Brooklyn Bridge où il prenait une rame pour Freshpond Road ou Pitkin Avenue, ou peut-être Kosciusko Street, fendant le flot grouillant de la foule, prenant un cornichon, évitant un coup de pied au cul, pelant les patates, chassant les punaises du lit et disant une prière pour son arrière-grand-père qui était mort de la main d'un Polonais soûl parce que la vue d'une barbe flottant dans le veut était pour lui synonyme de malédiction. Et je me voyais remontant Pitkin Avenue ou descendant Kosciusko Street, cherchant telle masure, tel taudis, et me disant que c'était rudement chouette de ne pas être Juif et de si bien parler l'anglais. (Est-ce toujours Brooklyn ? Où suis-je ?) Parfois je sentais l'odeur des palourdes dans la baie, à moins que ce ne fût du jus de vaisselle. Et où que j'aille, en quête du damné et du perdu, il y avait toujours une pauvre cloche qui déménageait son matelas sur une charrette louée à l'heure, d'où tombaient comme des chérubins blessés tout un assortiment de poux, punaises, cafards, cancrelats, et des pelures racornies du saucisson de la veille. De temps en temps, je m'offrais un succulent cornichon ou un hareng saur enveloppé dans un journal. Et ces gros bretzels, comme ils étaient bons ! Toutes les femmes avaient les mains rouges et les doigts violacés — de froid, de nettoyage, de vaisselle et de lessive. (Mais le fils, un petit génie déjà, aurait des doigts longs aux bouts calleux. Bientôt, il jouerait à Carnegie Hall.) Jamais, dans le petit monde capitonné des Gentils d'où je sortais, je n'avais rencontré un génie, ou un apprenti génie. Même une librairie n'était pas facile à trouver. Des calendriers, oui, on en trouvait des tas chez le boucher ou l'épicier. Mais jamais un Holbein, un Carpaccio, un Hiroshige, un Giotto, ni même un Rembrandt. Un Whistler à la rigueur, mais seulement sa mère, cette créature au visage placide, toute de noir vêtue, les mains croisées sur ses genoux, si résignée, si éminemment respectable. Non, chez nous autres, lugubres chrétiens, jamais rien qui dégageât un parfum d'art. Mais des charcuteries qui embaumaient la tripaille et, naturellement, des linoléums, des balais, des pots de fleurs. Tout ce qui provenait du règne animal et du règne végétal, plus la quincaillerie, la tarte à la frangipane, les saucisses et la choucroute. Une église dans chaque rue, une bâtisse triste comme seuls les luthériens et les presbytériens peuvent en faire surgir des profondeurs de leur foi stérilisée. Et le Christ était charpentier ! Il avait bâti une église, mais pas une église de brique et d'ardoise, pas une horreur d'hypocrisie !