VIVE LA FRANCE !

 

Le petit parc est assez curieusement situé, entre June Street et Mansfield Street. C'est un endroit mélancolique, même en plein soleil. Je n'ai jamais trouvé en Amérique de jardin public qui m'inspire un autre sentiment que la tristesse ou l'ennui. Je préférerais mille fois m'asseoir dans un de ces petits jardins abstraits comme nous en montraient les premières toiles de Hilaire Hiler. Ou un de ceux où s'assied parfois Hans Reichel quand il peint un portrait à l'aquarelle de son moi d'amnésique. Le jardin public américain est une sorte de vide soigneusement délimité où évoluent des dadais à l'air cataleptique. Pas plus que dans l'architecture de la maison américaine il n'y a dans le jardin public américain une once de personnalité. Ce n'est, comme on dit si bien, « qu'un petit coin où l'on peut respirer », une oasis parmi la puanteur de l'asphalte, les fumées chargées de produits chimiques et les relents d'essence. Mon Dieu, quand je pense au Luxembourg, au Zapion, au Prater ! Pour nous il n'y a que les grands parcs nationaux : de vastes étendues semées de curiosités naturelles et peuplées de fantômes.

De tous les petits parcs dus à la main de l'homme, je crois que le plus horrible, le plus misérable, le plus morne est sans doute celui de Jacksonville, en Floride. On dirait un tableau de George Grosz. Cela sent la tuberculose, la mauvaise haleine, les varices, la paranoïa, le mensonge, l'onanisme et l'occultisme. C'est à croire que tous les incapables, tous les inadaptés, tous les types finis, tous les ratés d'Amérique finissent par échouer là. C'est le marécage moral où il faut barboter afin d'avoir accès aux Everglades. Quand, voilà quinze ans, je m'étais assis pour la première fois dans ce parc, j'avais attribué mon impression au fait que j'étais complètement fauché, que j'avais faim et que je ne savais pas où coucher. Je me trouvai encore plus abattu lors de ma seconde visite. On n'avait rien changé. Les bancs étaient comme autrefois jonchés de débris d'humanité : pas du genre râpé comme on en rencontre à Londres ou à New York, pas le clochard pittoresque qui peuple les quais de Paris, mais cette variété américaine, molle et blême, produit des classes moyennes respectables : des petits crachats bien propres. De ces gens qui cherchent à s'élever l'âme alors que cela fait belle lurette qu'ils n'en ont plus. Les épaves qui traînent, comme les déchets charriés par l'eau des égouts, dans les temples de la Science Chrétienne, dans les cénacles de Rose-Croix, les antichambres des astrologues, les réunions évangélistes, les bureaux de bienfaisance, ou de placement, et dans les petites pensions de famille. De ces gens capables de lire la Bhagavad Gita avec l'estomac vide ou de faire des mouvements de gymnastique dans la penderie. Le pur type américain, toujours disposé à croire ce qui est écrit dans les journaux, toujours en quête d'un Messie. Et dépourvu de la moindre parcelle de dignité humaine. Le ver blanc se tortillant dans l'étau de la responsabilité !

Parfois le spectacle de ces tas de délivres humains déclenche chez moi un mécanisme et il faut sauter dans un taxi pour aller retrouver ma machine à écrire et coucher sur le papier les pensées folles et diaboliques dont le plus fin critique ne pourrait se douter qu'elles sont nées à la vue d'un jardin public américain. Parfois, le souvenir me revient alors brusquement d'une vache que j'ai vue voilà bien long-temps ou d'une autre que j'ai aperçue récemment à Ducktown, dans le Tennessee, cette vache aux quatre-vingt-dix-sept côtes bien visibles et qui n'avait rien d'autre à mâcher qu'une feuille de fer-blanc. Ou alors je me souviens tout à coup d'une conversation, comme celle que j'ai eue un jour à Alger, en Louisiane, avec un chauffeur de locomotive qui me disait : « C'est quand même curieux, cette ville, les gens n'ont pas d'ambition : il n'y a pas un seul hôtel. » Les mots d'hôtel et d'ambition s'associèrent étrangement dans ma tête et au moment précis où je me demandais ce que ces deux mots avaient de bizarre, un autocar passa, direction Venise, et tout dès lors prit un air extraordinairement irréel. Alger sur le Mississippi, une Venise de Louisiane, la vache au pelage cuivré qui se desséchait sous un soleil brûlant, la musique de la synagogue de Jacksonville qui, tant la faim me talonnait, m'avait fait éclater en sanglots, mes allées et venues nocturnes sur le pont de Brooklyn, les ruines médiévales sur les rives de la Dordogne, les statues des reines dans le jardin du Luxembourg, mes six leçons de russe avec une comtesse hystérique dans le vestiaire d'un bureau de placement, ma rencontre avec le Dr. Vizetelly qui m'avait donné l'occasion d'apprendre qu'il me fallait un vocabulaire d'au moins soixante-quinze mille mots, alors que Shakespeare n'en utilisait que quinze mille environ... Mille et un souvenirs saugrenus traversèrent ainsi mon cerveau en l'espace de quelques instants.

Mais l'image de la vache me hante, et je ne saurai jamais pourquoi. Peut-être ne suis-je dans un parc d'Amérique qu'une vache mâchonnant une vieille feuille de fer-blanc. Peut-être tout ce à quoi je tiens a-t-il déjà été emporté par l'érosion et peut-être ne suis-je qu'un idiot décharné dont les côtes s'effritent au soleil du Sud. Peut-être suis-je sur une de ces planètes mortes que nous montrent les films d'anticipation et, comme tout y est pour moi d'une étrange nouveauté, suis-je incapable d'en apprécier la beauté. Peut-être mes désirs sont-ils trop humains, trop tangibles, trop immédiats. Il faut être patient, il faut savoir attendre non pas des milliers, mais des millions d'années. On doit être capable de survivre au soleil et à la lune, à Dieu ou à l'idée de Dieu, de gagner le cosmos de vitesse, de triompher de la molécule, de l'atome, de l'électron. Il faut s'asseoir dans ces parcs comme sur le siège d'un cabinet payant, pour remplir sa fonction : comme la vache étique sur la terre rouge de la colline. Ne pensez pas à l'Amérique en soi, à l'Amérique considérée dans son essence ; pensez à des cieux sans atmosphère, à des canaux sans eau, à des habitants sans vêtements, à des mots privés de sens, à une vie qui ignore la mort, à quelque chose qui se poursuit indéfiniment et qui n'a pas de nom, et ni rime ni raison, et qui pourtant a une signification, une grande signification même dès l'instant où vous n'avez plus l'obsession du temps et de l'espace, de la destinée, de la causalité, de la logique, de l'entropie, de l'anéantissement, du Nirvana et du Maya.

Vous êtes assis dans un parc plein de palmiers dodus, il y a des millions de brins d'herbe, il fait doux, les bancs sont peints en vert et peut-être un chien quelque part lève-t-il la patte contre un arbre. Et tout autour de vous se trouvent d'autres spécimens de votre espèce, vêtus des mêmes vêtements que vous, et qui ont dans leur corps les mêmes organes que vous, travaillant inlassablement, jour et nuit. Et vous vous dites qu'ils sont différents, qu'ils ne sont pas comme vous, qu'ils sont si différents que leur seule vue vous écœure. Et alors vous partez vers une autre planète, en sautant dans un taxi, et, seul devant une ferraillante petite machine à écrire, vous éructez des mots au hasard, comme des pétards crépitants qui, une fois qu'ils ont explosé, ont l'air de mégots de cigarette écrasés. Vous pensez à un homme sur l'estrade d'une salle de conférences, à un monstre du monde des théosophes, au corps de légume mâtiné d'hippogriffe qui s'est mis dans un état d'hypnose suffisant pour marcher bien droit jusqu'au centre de l'estrade sans se trahir. Il va parler pendant trois heures d'affilée, sans prendre un instant de repos, sans avaler une gorgée d'eau, sans ciller. Il va se hisser sans effort à la hauteur de ce dragon suspendu dans les airs et qui maintient en mouvement l'horloge sidérale malgré toutes les histoires d'entropie divine et de schizophrénie cosmique. Pendant trois heures pleines, il va parler d'une voix d'outre-tombe, la voix du médium enfermé dans un cône d'argent sous le sol de la cave. Et pour finir, vous vous retrouvez assis dans un parc parmi les feuilles mortes et les emballages de papier d'argent, sans en savoir ni plus ni moins qu'avant, mais empli d'un bonheur paisible, comme un homme qui a conjugué un verbe irrégulier jusqu'aux harmonies et aux dissonances du mode subjonctif.

C'est alors qu'un coup de sifflet retentit en vous, la pensée de la nourriture et de la chair vous revient, et vous tombez dans une rêverie qui vous fait osciller entre le restaurant Fauster à Cleveland et le petit bistrot avec de la sciure par terre de la rue Le Chapelais (entre la rue Hélène et la rue des Dames) derrière l'avenue de Clichy. C'est chez Fauster que je compris tout d'un coup pourquoi j'avais perdu tout appétit. Non que la nourriture y fût mauvaise, les odeurs agressives, ou le service négligé. Bien au contraire, tout y était la perfection même : le parfait restaurant américain. La serveuse avait l'air d'un ange à peine sorti d'un bain parfumé ; ce qui était dans les assiettes semblait n'avoir à aucun moment subi le contact des mains humaines ; la cuisine était invisible et il n'en venait aucune odeur : elle était discrètement cachée comme l'urinoir dans un bordel de premier ordre. Il y avait des nappes blanches sur les tables, des serviettes de taille correcte, d'élégantes burettes en verre pour l'huile et le vinaigre, des salières et des moulins à poivre plus élégants encore, peut-être même un bouquet par ci par là. Peut-être aussi un orgue jouait-il... je ne m'en souviens plus. S'il n'y en avait pas, c'est qu'il y aurait dû en avoir un et qui aurait joué une cavatine tandis que le propriétaire dans un coin se serait passé entre les dents un cure-dent en argent. Il aurait dû y avoir aussi des choristes aux voix de sopranes circulant avec des plateaux. En tout cas, c'était climatisé, le sol était couvert d'épais tapis, le mobilier élégant, l'éclairage discret et tout était parfaitement organisé jusqu'au moindre détail. On imaginait mal, en un tel endroit, que l'on puisse se nourrir de choses aussi grossières que des morceaux d'animaux ou de légumes arrachés à une terre sale. On y concevait plutôt la nourriture comme une sorte de nectar synthétique recouvert de crème fouettée, quelque chose à avaler les yeux fermés et les narines bouchées ; un petit sermon spécialement destiné au palais et après quoi l'on pourrait retourner à son bureau et écrire des lettres frémissantes d'inspiration à propos de conduits d'égout et de masques à gaz. Dans une pareille ambiance, le pourboire devient un cadeau que la serveuse accepte avec la condescendance d'une vedette de cinéma recevant les compliments d'un journaliste. Elle se sent tenue de vous confier que les conditions dans lesquelles elle travaille sont superlativement excellentes, qu'au moindre signe de fatigue on l'emporte jusqu'au salon de repos sur un brancard tendu de satin, que si elle souffre de la plus légère dépression, on la prie instamment de profiter de la piste de marbre réservée aux parties de quilles des employés. Elle glisse de table en table comme une ballerine, arborant un sourire qui veut évoquer vaguement celui de Mona Lisa. Elle ne doit pas trop se hâter, par crainte de faire naître sous ses bras des taches de transpiration. Elle doit rendre des services avec toute l'impersonnalité d'un cadavre. Et surtout elle doit veiller à ce que la glace ne manque jamais dans les verres.

C'est, si je me souviens bien, à Ruston, en Louisiane, que je m'éveillai une nuit en pensant au petit restaurant de la rue Le Chapelais. J'avais fait un dîner exécrable dans un café au bord de la route ; j'avais parcouru trois ou quatre fois la ville, en faisant mine de regarder des monuments comme la gare, les bureaux du journal local, le réservoir à eau, et cætera. Sur un court bétonné, des jeunes gens jouaient au tennis à la lueur des projecteurs ; leurs belles voitures étaient rangées le long du trottoir. Il aurait pu aussi bien être minuit, quatre heures du matin, ou six heures du soir. Il n'y avait pas une âme à qui parler. J'avais quelques livres, mais je n'avais pas envie de lire. J'allai me coucher complètement dégoûté et me retournai entre mes draps sans trouver le sommeil presque jusqu'à l'aube. Je m'éveillai après un rêve magnifique inspiré par un des livres de Giono, en me croyant encore en France, quelque part en province. Je ne tardai pas toutefois à m'apercevoir de mon erreur. Je me laissai alors retomber sur mon lit et, les yeux grands ouverts, je me mis à rêver de ma vie à Paris. Je commençai par les tout premiers temps, par ce premier et modeste repas pris sur le trottoir du boulevard Saint-Germain, alors que je ne connaissais pas un mot de français, à part oui et non. Quand j'y repense aujourd'hui, il me semble que j'ai entassé mille ans dans cette brève décade qui s'est terminée avec la déclaration de guerre.

J'en arrivai à cette période où je partageais avec mon ami Fred une chambre avenue Anatole-France, à Clichy. La période des randonnées à bicyclette, des promenades le soir sur le boulevard, des Batignolles à Aubervilliers, la période où j'étais tellement exalté que je voulais écrire cinq livres à la fois. Mais l'image qui demeurait la plus vivace, c'était celle du petit restaurant où je me rendais religieusement, midi et soir. C'était un restaurant bon marché, assez sombre de jour et résolument malodorant. La chère n'y avait rien d'extraordinaire, mais on pouvait s'y fier comme on le fait pour un ami d'enfance. Les serveuses avaient l'air de souillons, elles n'avaient pas de politesse à revendre et se préoccupaient fortement de percevoir le pourboire qui leur était dû. Pour un ou deux francs de supplément, on pouvait avoir quelque chose de vraiment succulent, comme du poulet rôti.

Deux particularités faisaient tout l'intérêt de l'endroit : la clientèle fidèle, qui ne changeait jamais, et la vue qu'on avait sur la porte de l'immeuble d'en face qui était une paisible petite maison publique*. Deux prostituées se tenaient généralement au coin et, s'il pleuvait, on les voyait patiemment plantées sous leur parapluie, s'efforçant d'avoir l'air joyeux et engageant. C'était une petite rue bien simple, mais qui méritait d'être observée de près ; un homme comme Carco, s'il avait été un fidèle client de ce restaurant, y aurait certainement trouvé le sujet d'un roman.

Enfin tout y était : la nourriture et le sexe. Tantôt c'était l'un qui prédominait, tantôt l'autre. Il y avait aussi là un nain bossu, que je ne voudrais pas oublier, un Espagnol, aux longues boucles graisseuses, nanti d'un appétit vorace. Tous les soirs, je devais passer devant sa table. Et tous les soirs, je disais : « Bonsoir, monsieur* », à quoi il répondait : « Bonsoir, monsieur* ». Jamais un mot de plus. Durant plus d'un an nous nous en tînmes là jusqu'au jour où, renversant les barrières, nous nous dîmes : « Bonsoir, monsieur, comment ça va ce soir ?* » Je ne me souviens pas avoir adressé la parole à aucun autre client. Je prenais d'ordinaire mes repas seul et dans un état de parfaite béatitude. De temps en temps, le patron, qui était d'Auxerre, venait bavarder un peu avec moi. Il me parlait généralement du temps ou du prix de la vie qui ne cessait de monter. Il me demandait aussi parfois quand j'allais retourner à Auxerre, car je lui avais dit un jour que j'étais allé là-bas à bicyclette. Si nous abordions ce sujet, il ne manquait jamais de conclure en disant : « Oh ! ce n'est pas comme Paris, c'est simplement un tout petit coin bien tranquille ! » Et je souriais et hochais la tête aimablement comme si je ne l'avais jamais entendu dire cela. Parfois, quand j'étais un peu gris, je me lançais dans un long monologue en français sur la splendeur idyllique d'Auxerre. Pour me parler à moi-même, j'usais toujours du français le plus exquis ; il est dommage qu'il ne m'ait jamais entendu dans ces moments-là : mon lyrisme lui serait certainement allé droit au cœur.

Le soir tombait quand j'arrivai en vue de la ville d'Auxerre qui, si mes souvenirs sont exacts, est sur l'Yonne. Il y avait un pont, comme dans toutes les villes françaises, et nous restâmes là un long moment, ma femme et moi, à regarder le reflet des arbres danser sur la rivière. Nous étions si émue que nous ne pouvions parler ; je la regardai et vis qu'elle avait les larmes aux yeux. C'était un de ces jours de suprême bonheur que je connus avec elle en France. Nous étions partis de Paris à bicyclette, la veille ou l'avant-veille, et nous avions la tête pleine de rêves. Nous nous efforcions autant que possible de suivre les chemins de halage qui longent les canaux. Elle n'avait appris à monter à bicyclette que depuis quelques jours et sur les chemins de halage, elle était un peu nerveuse. Parfois nous mettions pied à terre et nous flânions sur les berges du canal, sans nous soucier du temps. En Amérique nous n'avions connu que la misère et les épreuves. Et voilà maintenant que nous étions libres et que toute l'Europe s'étalait devant nous. Nous irions en Italie, et en Autriche, en Roumanie, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Allemagne et en Russie. Nous verrions tout. En tout cas, cela commençait merveilleusement. Nous avions bien eu quelques petites prises de bec dues à sa nervosité de cycliste néophyte, mais à part cela tout était calme et beau. Et pour commencer, nous allions manger tous les jours.

À Auxerre, ce premier soir, nous dînâmes au bord du fleuve, dans une modeste petite auberge, et comme nous étions en vacances, nous nous offrîmes une bouteille de bon vin. Je me souviens de la vue sur l'église depuis notre table, et du vin qui me descendait dans le gosier tandis que je la contemplai. Je me souviens des reflets sur l'eau, des grands arbres qui se balançaient sur le doux ciel de France. Je me souviens d'avoir éprouvé alors une grande paix, une paix comme je n'en avais jamais connue dans mon pays natal. Je regardai ma femme : elle était devenue une autre. Même les oiseaux avaient un autre air. On aimerait conserver à jamais de pareils instants. Mais une partie de la joie profonde qu'ils procurent tient à ce qu'on sait qu'ils sont fugitifs. Peut-être demain aurions-nous une de ces disputes qui enlèvent toute beauté au paysage et qui vous éprouvent d'autant plus que vous êtes dans un pays étranger.

Comme disait le patron du restaurant de la rue Le Chapelais : ce n'était évidemment pas Paris ! Mais à certains égards, c'était bien mieux que Paris. C'était plus français, plus authentique. On en éprouvait une autre sorte de nostalgie, la nostalgie que je devais découvrir plus tard dans certains livres français ou lors d'une conversation au lit avec une prostituée tout en fumant paisiblement une cigarette. Jamais aucun envahisseur ne détruira cela. C'est quelque chose d'intangible, comme la nuance particulière du ciel en France. C'est l'envahisseur qui succombera.

Au fond, nous aussi, nous étions des envahisseurs. Avec nos sales dollars nous achetions ce dont nous avions envie. Mais avec chaque acquisition, on nous donnait quelque chose de gratuit, quelque chose que nous n'avions pas demandé, et qui pénétrait en nous et nous transformait jusqu'à ce que nous fussions entièrement subjugués.

Quand je quittai New York pour entreprendre ce lugubre voyage à travers l'Amérique, une des dernières choses que je cherchai à me procurer avant mon départ, ce fut une carte de France et un plan de Paris. Je savais que tout d'un coup, dans quelque trou perdu, j'allais être pris de sueurs froides et que l'envie me tenaillerait de revoir des noms de rues, de villes et de rivières qui commençaient déjà à s'effacer dans mon souvenir. Dans le train, en allant de Kansas City à Saint-Louis, le paysage se mit soudain à ressembler aux bords de la Dordogne. C'était durant la dernière heure du parcours, pour être exact. Je crois que nous longions le Missouri. Nous venions de traverser de vastes plaines paisibles semées de fermes monotones. On était au début du printemps et la terre avait des teintes allant du jaune paille au vert pâle. Dans le lointain, on apercevait des falaises déchiquetées, des escarpements, dont la couleur cendrée et les silhouettes bizarrement découpées rappelaient les manoirs et châteaux de la Dordogne.

Mais où était le mariage du ciel et de la terre, où était la superstructure qu'élève l'homme pour donner aux beautés naturelles un caractère profond et durable ? J'étais en train de lire le livre de Romain Rolland sur Vivekananda ; je venais de lever les yeux, incapable que j'étais de continuer, tant j'étais ému. Le passage qui m'avait mis dans un tel état d'exaltation était celui où Rolland décrit le triomphal retour de Vivekananda aux Indes après son voyage aux États-Unis. Nul monarque n'eut jamais pareil accueil de ses sujets : c'est une réception unique dans l'histoire. Et qu'avait donc fait Vivekananda pour mériter un tel accueil ? Il avait révélé l'Inde à l'Amérique ; il avait répandu la lumière. Et ce faisant, il avait ouvert les yeux de ses compatriotes, il leur avait montré leurs faiblesses. L'Inde toute entière l'accueillit à bras ouverts ; des millions de personnes se prosternèrent devant lui, le saluant comme un saint, comme un sauveur, ce qu'il était d'ailleurs. Ce fut dans toute sa longue histoire le moment où l'Inde fut le plus près de l'unité. Ce fut un triomphe d'amour, de gratitude, de dévotion. Je reviendrai plus tard à Vivekananda, aux paroles fortes et pures qu'il a prononcées, en intrépide champion non seulement de l'Inde, mais de toute la race humaine. Pour l'instant je dois poursuivre ma course, continuer à travers le mythe de la Dordogne mon voyage jusqu'à la tombe de Saint-Louis qu'on appelle une ville mais qui n'est qu'un cadavre affreux et puant qui se dresse au milieu de la plaine comme une réclame pour la « Melancholia » d'Albert Dürer. Comme sa jumelle, Milwaukee, cette grande cité américaine donne l'impression que l'architecture elle-même a été prise de folie. Tout ce qu'il y a de vraiment morbide dans l'âme américaine trouve ici son exutoire. La laideur à quoi on est parvenu ici est plus que terrifiante, elle vous suffoque. On dirait que pour orner les maisons, on a eu recours à la rouille, au sang, aux larmes, à la sueur, à la bile, à la bave, à la fiente d'éléphant. On imagine quelle vie doit se dérouler là dedans : du pire Théodore Dreiser. Rien ne peut me terroriser comme la pensée d'être condamné à passer le reste de mes jours dans un pareil endroit.

J'ai connu à Saint-Louis un ou deux moments merveilleux, grâce à l'horreur et à la misère précisément que je voyais autour de moi. Comme je traversais à pied le vieux quartier de la ville, où l'on procède à de gigantesques travaux de reconstruction, — on dirait une sorte d'abattoir bouleversé par un tremblement de terre ou par une tornade, — mon dégoût prit de telles proportions que par réaction je passai à un état de véritable extase. Pour ne pas sombrer en effet dans la folie, il me fallait chercher désespérément de quoi contrebalancer l'horreur qui s'étalait autour de moi. C'est alors que me revint à la mémoire le souvenir d'une nuit magique à Sarlat. Comme Auxerre, Sarlat se situe dans mon souvenir au début d'une glorieuse équipée. Ce fut ma dernière vision de France avant mon départ pour la Grèce. J'avais pris le train à Paris la veille au soir et vers l'aube, j'étais descendu à Rocamadour. Je passai là quelques jours et visitai le Gouffre de Padirac, où je fis un repas mémorable suspendu entre le fond de la caverne et la surface du sol ; et puis, sur l'inspiration du moment, je pris un car à destination de Sarlat, dont je n'avais jamais entendu parler auparavant.

Il était quatre ou cinq heures de l'après-midi. Je venais de descendre du car et je regardais machinalement les livres exposés à l'étalage d'un libraire. Un titre arrêta mon regard : c'était un nouveau livre sur les prédictions de Nostradamus. Le prix dépassait ce que je jugeais pouvoir me permettre alors : je restai donc là, fixant passionnément le livre, comme si à force de regarder j'allais finir par pouvoir lire à travers la couverture. Au bout d'un moment, je me rendis compte qu'un homme était debout à côté de moi, les yeux fixés sur ce même livre et qu'il parlait tout haut, qu'il me parlait à moi.

C'était le propriétaire du magasin et un grand ami de l'auteur du livre qui, me dit-il, habitait Sarlat. Il parut ravi d'apprendre que j'étais américain, que j'avais vécu si longtemps à Paris et que j'avais fait un crochet pour visiter Sarlat. Il me dit qu'il allait bientôt fermer sa boutique et me demanda si je ne voulais pas l'accompagner au petit bistrot* d'en face. Il tenait manifestement à avoir avec moi une longue conversation.

Je traversai la rue et m'assis à la terrasse du bistrot. Je me trouvais dans la grande rue de la ville et celle-ci ne présentait à mes yeux aucun charme particulier ; c'était un coin de province comme les autres. Mais le libraire était sympathique. Il était cordial et enthousiaste et visiblement entiché des Américains comme le sont parfois les Français. Je le regardai mettre ses volets. Il se dépêchait comme un collégien se débarrasse en hâte de ses devoirs pour aller rejoindre ses copains. Il me fit un grand geste et me cria : « Dans un moment !* »

À peine était-il assis qu'il se mit à parler d'abondance : il me parla de la guerre, de celle de 1914. Il avait connu des Américains au front, des types merveilleux, à l'en croire. Ils étaient si enfantins, si naïfs, si généreux, si pleins d'entrain. « Pas comme nous », dit-il. « Nous sommes rongés, pourris. La France a perdu sa vitalité. » Il voulut savoir de quelle région d'Amérique j'étais. Quand je lui dis que je venais de New York, il me regarda comme s'il n'en pouvait croire ses oreilles. « Pas possible ? » s'écria-t-il. « Veinard ! J'ai toujours rêvé d'aller un jour à New York. Mais maintenant... » Il haussa les épaules d'un geste désespéré. Eh oui, nous étions bons pour une nouvelle guerre. Il aurait bien de la chance s'il passait encore à travers cette fois. Et comment avais-je trouvé Paris ? Où est-ce que j'habitais ? Est-ce que je connaissais Untel et Untel ? Je lui parlai un peu des premiers temps de ma vie à Paris. « Tiens !* » dit-il, « vous avez eu du cran, fichtre. Vous autres Américains, vous êtes de drôles de gaillards. »

Nous prîmes un autre apéritif* et il se mit à parler de lui, de sa vie à Sarlat, où il était né et où il mourrait sans doute s'il n'était pas tué à la guerre. À ce propos, c'était une chose curieuse que d'entendre les Français parler de la guerre qui menaçait. Il n'était jamais question dans leurs paroles de battre l'ennemi, jamais ils ne faisaient montre d'une véritable haine envers les Allemands ; non, ils en parlaient comme d'une tâche à accomplir, une corvée, dont ils s'acquitteraient sans discussion parce qu'ils étaient citoyens français. En vérité, ce qui était important à leurs yeux, c'était le retour au foyer, à la vie normale, à leur petite niche, quelle qu'elle fût. Leur attitude me parut toujours révéler la plus haute forme de courage : elle était éminemment pacifiste. Ils se battraient par devoir, et sans haine. C'est pour cela que la France est forte, c'est pour cela qu'elle se relèvera pour reprendre sa place dans le monde. La France a été conquise, mais non pas battue.

Au beau milieu d'une conversation animée, nous entendîmes les accents d'un orchestre et bientôt un cortège d'enfants défila devant nous, précédé par des clowns et des saltimbanques. Il devait y avoir dans la soirée un bal travesti en l'honneur de je ne sais plus quel saint, m'expliqua-t-il. Lui ferais-je l'honneur de dîner avec lui ? Il serait heureux de me montrer la ville la nuit : et je la verrais ce soir dans les meilleures conditions en raison de la fête costumée. Je ne me fis pas prier pour accepter son invitation. Il faisait déjà très sombre et la lueur des réverbères donnait déjà aux rues mornes et provinciales un aspect plus prometteur. « Je connais toutes les maisons de la ville », me dit-il, tandis que nous nous dirigions vers un restaurant voisin. « Mon père était charpentier et maçon. Quand j'étais enfant, je travaillais avec lui. C'était un métier merveilleux... bien mieux que d'être libraire. Faire quelque chose de ses mains, et avec amour ! Ah, je le regrette, ce temps-là. Au fond du cœur, je suis resté charpentier. »

Nous dînâmes dans un modeste petit restaurant et pour faire passer le dîner, nous bûmes un petit vin du pays* qui était délicieux. Après cela, nous passâmes à mon hôtel prendre la clef, car on fermait les portes à dix heures. La clef, comme la porte elle-même, était énorme ; une vraie clef de forteresse. Plantés devant la porte, nous l'examinâmes avec soin. Mon compagnon me montra les réparations qui étaient l'œuvre de son père et l'énorme gond qu'il avait posé lui-même. « Venez », dit-il, en me prenant le bras, « je vais vous montrer les petites rues du vieux Sarlat, que les gens de Paris ne connaissent plus. » Et là-dessus, il se mit à me parler de Charlemagne, de Ronsard et de Villon, des ducs de Bourgogne et de la pucelle d'Orléans. Il évoquait le passé, non pas en érudit ou en historien, mais comme un homme qui se souvient de ce qu'il a vécu. « Ce livre que vous regardiez cet après-midi », dit-il, après un silence, « nous retournerons au magasin le chercher. Je veux que vous le gardiez en souvenir de Sarlat. Vous le traduirez peut-être un jour... » Puis il parla d'Avignon, de Montpellier, d'Arles, de Nîmes et d'Orange, de la langue provençale, des grandes femmes de France, des Rose-Croix, des mystérieux portails de Notre-Dame, de Paracelse et de Dante. « Mon cher ami », dit-il en s'arrêtant court à l'ombre d'un grand porche médiéval, « la France est pour moi le seul pays au monde. Elle a tout connu. Mais c'est dans les petits détails que se révèle sa grandeur : dans la tendresse, dans la patience, dans le respect. La France n'a aucune envie de dominer le monde. Elle est plutôt comme une femme, qui vous séduit. Elle n'est même pas très belle, au premier abord. Mais elle sait comment trouver le chemin de votre cœur. Elle se révèle lentement, posément, gardant toujours en réserve son véritable charme, ses véritables trésors jusqu'au moment où ils seront appréciés à leur juste valeur. Elle ne se jette pas à votre cou comme une putain. L'âme de la France est chaste et pure comme une fleur. Si nous sommes réticents, ce n'est pas par timidité, mais parce que nous avons trop à donner. La France est un trésor inépuisable et nous, le peuple de France, nous sommes les humbles gardiens de ce grand trésor. Nous ne sommes pas généreux comme vous... peut-être parce que nous avons beaucoup souffert pour acquérir ce que nous possédons. Nous avons dû lutter sans cesse pour chaque pouce de notre sol. Si nous aimons notre terre, comme peu de peuples l'aiment, c'est parce qu'elle a été abondamment arrosée du sang de nos ancêtres. Il vous semble peut-être que nous menons une vie bien étroite, mais nous la trouvons profonde et riche, surtout nous qui habitons la province. J'ai vécu à Paris et j'adore Paris, mais la véritable vie, c'est ici parmi les gens de la terre. Nous nous ennuyons parfois, c'est vrai, mais cela passe. Nous restons Français : c'est cela qui compte. »

Nous étions revenus vers l'ancien rempart de la ville, au cœur même du Moyen Age. Il devait parfois me prendre la main et me guider dans des ruelles étroites et sinueuses au milieu d'une obscurité totale. Dans une de ces ruelles, il tâta le mur en passant et, ayant trouvé ce qu'il cherchait, il craqua une allumette et me demanda de passer la main sur la boiserie d'un immense portail. En brûlant une allumette après l'autre, noua finîmes par examiner le portail tout entier, et j'en ai gardé ainsi un souvenir extraordinairement vivace. Et puis les ténèbres retombèrent, une nuit noire traversée des bruits joyeux de la fête en bas.

J'avais les yeux pleins de larmes. Le passé revivait ; il revivait sur chaque façade, sur chaque portail, à chaque corniche, des pavés mêmes où se posaient nos pieds. Les enfants en vêtements blancs venaient du passé, eux aussi. Je tirai mon guide par la manche. « Dites-moi », lui demandai-je, « vous souvenez-vous du Grand Meaulnes ? »

« Le bal ? » dit-il, me saisissant le bras.

« Oui, le bal ! Les enfants ! »

Tous deux, nous tombâmes alors dans un profond silence. Le livre nous parlait dans la paix de la petite rue, nous suppliant de ne pas briser le rêve, de ne pas entraîner les enfants hors de leur monde d'apparences.

Comme nous descendions un large escalier qui menait à un parapet d'où s'amorçait un autre escalier en fer à cheval, je ne distinguai plus que de petites flammes dansant aux balustrades et aux appuis des fenêtres. Toute la place brillait de minuscules flammes parmi lesquelles tournait et gambadait la foule en liesse comme dans un théâtre d'ombres. Les larmes une fois de plus me vinrent aux yeux. Tout cela était si aimable, si différent de la conception américaine de la gaieté. Et pourtant le fond du décor était sombre, massif, presque sinistre dans sa puissance médiévale. Cela me rappelait un peu la fleur de lys sur les lourds écussons des chevaliers errants : ce contraste entre le cœur et le poing, ce choc des tournois d'antan où le coup mortel venait comme un acte de grâce et de délivrance. Je songeai aussi aux épidémies et aux réjouissances qui avaient dû prendre place durant les trop brèves périodes de répit. Je songeai à la façon dont mon boucher rue de la Tombe-Issoire coupait la viande, à la grâce et à la tendresse de son coup de couteau, à l'affection quasi-maternelle avec laquelle il portait un quartier de veau depuis l'étal jusqu'aux tables de marbre de la devanture. Oui, la France revivait devant mes yeux, la France de jadis, la France d'hier, la France de demain. Douce et glorieuse France ! Dieu, avec quel amour et quel respect je pense à toi aujourd'hui. Et dire que cette nuit de Sarlat fut ma dernière vision de la France. Quelle chance j'ai eue ! Et te voilà maintenant tombée, prostrée sous le talon du conquérant. Je peux à peine y croire. C'est seulement maintenant, me semble-t-il, en revivant cette nuit de parfait enchantement, que je conçois l'énormité du crime dont tu es victime. Mais même si tout est détruit, si toutes les villes de quelque importance sont abattues, rasées, la France dont je parle vivra encore. Même si s'éteint la grande flamme de l'esprit, les petites flammes sont inextinguibles ; elles jailliront du sol en mille langues minuscules. Une autre France naîtra ; un nouveau jour de fête s'ajoutera au calendrier. Non, ce que j'ai vu ne peut être broyé sous le talon du conquérant. C'est calomnier l'esprit humain que de dire que la France est finie. La France vit toujours. Vive la France*.