LETTRE À LAFAYETTE

 

Je ne crois pas que je me serais jamais servi d'une automobile s'il n'y avait eu Dudley et Flo de Kenosha. Dudley est l'un de ces génies dont j'ai promis de parler au début de ce livre. Dudley et Lafe car, sans Lafe, Dudley aurait peut-être disparu avant de naître et la Lettre à Lafayette n'aurait jamais été écrite.

Dudley dit que cela a commencé avec la machine à ramer : « Je rêve un empire », etc... Mais, pour moi, cela commence au cœur même du Sud, avant l'arrivée de Salvador Dali et de son attirail à la Caligari. Non, cela commence même un peu avant, avec Generation, une mort-née dont émergea une grande amitié. Mais, soyons précis... Vers quatre heures du matin, un de mes amis reçut un coup de téléphone de Kenosha, ou de Des Moines, je ne sais pas. Un jeune homme du nom de Dudley (à ne pas confondre avec Joe Dudley, le batteur) et un autre jeune homme du nom de Lafayette Young, tous deux de bonne famille, sains de corps et d'esprit, mais légèrement exaltés semblait-il, appelaient pour savoir si Henry Miller était là et s'ils pouvaient le rencontrer. Environ un mois plus tard, ils arrivèrent dans une Ford délabrée, avec une petite malle noire, des disques de phonographe et autres objets de première nécessité. En un mot comme en cent, nous devînmes amis tout de suite. Ils avaient avec eux leur embryon, Generation. Je crois que nous étions, alors, à la fin de l'hiver ou au début du printemps. Derrière Generation, il y avait un autre livre, non encore né et qui devait s'appeler Lettre à Lafayette, Lafayette n'étant rien autre que le petit Lafe, Lafe Young de Des Moines. En quelques semaines, Generation était mort. Mais la Lettre à Lafayette survécut. Bien plus, elle bourgeonna comme un rameau au printemps. Vers l'été, nous nous trouvâmes tous ensemble sous le même toit d'une grande propriété du Sud. Tous, c'est-à-dire Dudley, la petite Flo, sa femme, et moi. Lafe était quelque part à l'ombre mais promettait d'arriver d'un jour à l'autre. Mais une nuit, vers trois heures du matin, nous eûmes un visiteur inattendu et nous nous enfuîmes tous précipitamment. Mais c'est là une autre histoire et qu'il me faudra peut-être raconter dans une œuvre posthume, si je puis dire, car c'est une histoire de diffamation.

Nous nous retrouvâmes à Kenosha, dans la maison de Dudley et Flo. Lafe était à Des Moines. À ma grande joie, Dudley avait commencé la Lettre à Lafayette. Il l'écrivait avec un bout de crayon et dans un gribouillis microscopique sur un énorme registre. Ce n'était plus un rêve mais une réalité obstinée et bien en chair. Je venais de voir la machine à ramer au grenier où nous étions allés répandre le contenu de la mystérieuse malle noire. « J'ai un autre véhicule », me dit Dudley, « une voiture abandonnée que j'ai sauvée du cimetière des autos : mon empire. Je peux aller partout et rester sur place. Pas de roues, pas de moteur, pas d'éclairage, pas de traction. Je traverse des forêts vierges, des fleuves, des marais, des déserts... à la recherche des Mayas. Nous essayons de trouver notre père, notre nom, notre adresse. »

À cette dernière phrase, je sursautai. C'était comme s'il m'avait dit qu'il avait trouvé la clef. Quelques mois plus tôt, il était encore en pleine confusion, en pleine obscurité, luttant pour se détacher de l'homme au piano, figure obsédante et paranoïaque qu'il avait représentée dans des centaines de dessins et dont il parlait si magnifiquement que j'en étais presque arrivé à en être obsédé moi-même.

« C'est comme un grand accès de nausée », me dit Dudley, me parlant de la lettre qu'il avait enfin commencée. « Je veux laver à grande eau ma vie, et la littérature du même coup. Le livre s'ouvre sur un cauchemar, une évacuation, un flot d'images jetées à l'égout. »

Encore une phrase qui me captiva. Imaginez un jeune garçon de Kenosha, qui n'avait jamais écrit une ligne, et qui déclarait qu'il commençait par « un flot d'images jetées à l'égout. »

Comme je l'ai dit, Lafe était toujours à Des Moines, installé dans le w.-c. dont il avait fait un atelier. Lafe est un maître épistolier s'il en fut. « Tout sera bleu », écrit-il. « Je démissionne. J'abdique. Je renonce. » Ou encore : « J'ai foi... dans la mort. » Les mots s'éparpillent sur ses pages comme des feuilles jetées là par une tempête. Et toujours il y a le vent vert, les rameaux verts, le bruissement du printemps, le battement du tam-tam, le cliquetis de la machine à calculer, les râles de déments. « Tout ça, c'est du grand nettoyage », écrit-il, puis il continua, parlant de Stavroguine, de Sade, de Villon ou de Rimbaud, ou des petits hommes de paille qu'il a aperçus en parcourant l'enfer avec Dante et Virgile. « Qu'est-ce qu'une lettre ? » dit Lafe. « Quelques centaines de mots, une rame de papier, une boîte de jambon, un vomissement ici, là, ou dans n'importe quel endroit public. Je n'ai pas besoin de vous. J'abdique. Je démissionne. » Etc... Il est comme un homme qui va allumer un feu de joie sous vos fesses. Il n'a rien d'autre à faire que de vivre toute une vie de grand duc dans une maison de fous au cœur d'une ville peuplée de fantômes, s'offrant jusqu'au dernier des caprices qui lui passe par la cervelle et transposant dans la réalité le comportement des personnages qu'il admira dans les livres qu'il dévore comme un ténia. D'ici quelque temps, Lafe va faire sa valise et s'en aller à Mexico où il écrira un livre sur Norman Douglas ou Henry Miller. Il en fera tirer juste deux exemplaires, un pour son sujet et un pour sa famille... juste pour prouver qu'il n'est pas tout à fait bon à rien.

« Cher Lafayette »... C'est ainsi que commence le livre... le lendemain matin, dans le studio. Quel studio ? Ne me le demandez pas ! Flo a la fièvre. Elle devient prophétique. Elle annihile dans toutes les directions. Les soliloques se succèdent, dans le grand style. « Je commence », dit Dudley, « au point le plus bas de ma vie. Je vais de l'avant et je retourne en arrière... en contrepoint. Oui, ce sera une obsession perpétuelle. Je continuerai ce livre jusqu'à la fin des temps. Il ne sera jamais terminé. C'est le livre de la vie qui continue à jamais. C'est la marche en avant, voilà ce que c'est. » (Voilà, on l'imagine, qui va combler d'aise les auditeurs de « Information Please ».)

À la base, il y a l'homme au piano qu'il a rencontré une nuit dans une petite boîte de Chicago. J'ai vu les croquis qu'il en a fait et ils m'ont hanté. Il en fait des gravures aussi, dans du savon... « toujours le moi solitaire ». Il lui fait des petits vêtements, une petite chaise, un petit urinoir, une petite maîtresse... tout cela pour le petit homme, son moi. L'homme au piano est devenu pour Dudley le symbole du dernier artiste dans le monde. « Il est étouffé dans la matrice », « Il est drogué, hypnotique et hypnotisé, obsédé. Mais, en même temps il est évolution. » (Ce « en même temps » est aussi une magnifique idiosyncrasie.) Et il continue ainsi à broder sur le moi solitaire, l'homme oublié qui est mi-singe mi-nègre, l'homme au piano jouant dans la matrice sous l'eau au milieu des varechs que rejette la roue de l'évolution. Par moments, il est squelette, ou aristocrate seulement avec un éclairage fluorescent. Ou alors il est système nerveux. Ou encore Dieu, le Dieu du monde conceptuel de Dudley. À la fin, quand il ne reste rien que le sable et un vent vert qui souffle sur toutes choses, il devient un poulpe s'escrimant à ouvrir une huître perlière. L'essentiel, explique Dudley, est qu'il fait du rêve une marche en avant. En tant que dernier artiste, il devient le rêve réalisé... Comme dirait Lafe : « Jésus... c'est ça ! » En attendant, tandis que le personnage se révèle, que l'oracle se fond dans la prophétie, que les images s'éjectent, il semble que quelqu'un dorme en haut, dorme aussi profondément que la figure cataleptique au premier plan du fameux tableau de Marc Chagall. Un homme, ou peut-être une femme, sur la route de Vérone, s'arrêtant pour passer la nuit à Gary avec un sandwich dans la poche et un revolver aux lèvres. L'homme écrit une lettre à quelqu'un qu'il ne verra peut-être plus jamais, un homme sans adresse, un homme dont aucun appareil respiratoire ne pourrait ressusciter le père bien que les pompiers aient été appelés. Un homme, disons-le tout net, qui vient tout juste d'être libéré de chez les fous. Il est indispensable, alors, de définir, de redéfinir toutes choses : la vie, l'art, les relations humaines, les mœurs des oiseaux et des chiens, la classification et le mode de reproduction des végétaux, la faune marine, les courants marins, les marées, la courbure du globe terrestre, les météores, etc. Même la perspective est discutée, et l'herbe des marais, et la rouille, la vapeur, l'humus. « Je ne suis pas un écrivain », ne cesse-t-il de répéter. « Je ne fais que parler. Je suis une âme perdue. Je communique avec le seul être humain que je connaisse. Je parle dans le vide. » Et ses paroles vont vers l'avant et vers l'arrière, du studio où gît Cassandre qui lance ses prophéties au trou dans les bois qu'il avait creusé pour y mourir après avoir volé tous les livres de la bibliothèque municipale de Chickamauga. Il y a le costume sur mesures aussi, un objet aux conséquences rares et imprévisibles : la période Daniel Boone, quand tout devait être unique et intentionnel. Il y a de nostalgiques tableaux où l'on voit la petite Flo, sur la pelouse, ciseaux en mains et Samson privé de ses boucles. Cela continue en mesure à deux-quatre, lente et décroissante procrastination qui attend tout son développement sous un sycomore.

Il y a des passages qui attirent particulièrement, qui font l'effet un peu de vitraux, comme celui où Nellie, Nellie d'Arkadelphie, s'apprête à jouer au bridge avec les riches veuves de je ne sais quelle ville. Ou bien le passage décrivant le défilé de l'American Legion devant une banque et la première rencontre de Lafe et Dudley. Ou encore le passage qui décrit l'arrivée de Lafe à Kenosha : il descend d'un superbe train aérodynamique, avec un costume bleu croisé, de grandes bottes, des lunettes à monture d'écaille, les cheveux longs et un bouc. Et il pose sur le sol sa canne et s'avance, le regard fixe. Qu'en pensez-vous ? Et Lafe de dire : « C'est formidable. C'est inexplicablement formidable ! » Il y a aussi le passage où Lawrence Vail apporte un pigeon qui saigne du rectum ; Lafe, plein de compassion, le prend, l'examine avec révérence et puis, sans explication, tord le cou du pigeon en disant mystérieusement : Hémorroïdes !

Cette Lettre à Lafayette sera, je crois, tout à la fois le déluge et l'arche. Les conditions météorologiques sont on ne peut plus favorables. Il suffit que quelqu'un déclenche le levier qui ouvrira les célestes écluses. Je crois que Dudley est l'homme qu'il faut. Sinon, il se trouvera bien quelque autre homme de génie pour le faire. Les jeunes gens d'Amérique se désespèrent : ils savent qu'il ne leur reste plus une chance. Ce n'est pas seulement que chaque jour la guerre approche plus près, c'est que, guerre ou pas guerre, tout cela ne peut que finir dans la violence.

Un homme né à Kenosha, à Oshkosh, à White Weter, à Blue Earth ou à Tuscaloosa a droit aux mêmes privilèges qu'un homme né à Moscou, à Paris, à Vienne ou à Budapest. Mais l'Américain de race blanche (pour ne pas parler de l'Indien, du Nègre ni du Mexicain) n'a pas l'ombre d'une chance. S'il a le moindre talent, il est condamné à le voir foulé aux pieds d'une façon ou d'une autre. La méthode américaine consiste à séduire un homme en le corrompant et à faire de lui une prostituée. Ou alors à l'ignorer, à le contraindre par la faim à se soumettre et à faire de lui un barbouilleur de papier. Ce ne sont pas les océans qui nous séparent du reste du monde : c'est le point de vue américain sur la vie. Rien ici ne peut s'accomplir que ce qui est utilitaire. On peut parcourir des milliers de kilomètres sans même se douter qu'il existe un art. Vous apprendrez des tas de choses sur la bière, le lait condensé, les articles en caoutchouc, les conserves et les matelas pneumatiques, mais jamais vous ne verrez ni n'entendrez rien qui concerne les chefs-d'œuvre artistiques. C'est pour moi un véritable miracle que les jeunes Américains aient jamais entendu parler de gens comme Picasso, Céline, Giono, etc. Il doit s'escrimer comme un beau diable pour voir leurs œuvres et, quand il finit par se trouver face à face avec l'œuvre des maîtres européens, comment pourrait-il comprendre les raisons de cette création ? Quel rapport entre ces œuvres et lui ? Pour peu qu'il soit un être sensible, à l'âge où il prend contact avec l'œuvre de maturité des Européens, il est déjà devenu à moitié fou. La plupart des jeunes gens de talent que j'ai rencontrés dans ce pays m'ont donné l'impression d'être un peu déments. Et comment ne le seraient-ils pas ? Ils sont là qui vivent parmi des gorilles à peine évolués, des boulimiques et des alcooliques, des marchands de succès, des lanceurs de petites inventions stupides, des aboyeurs de la publicité. Mon Dieu, si aujourd'hui j'étais un jeune homme, si je devais me trouver aux prises avec un monde tel que celui que nous avons créé, je me ferais sauter la cervelle. Ou peut-être, comme Socrate, m'en irais-je répandre ma semence sur la place du marché. L'idée ne me viendrait assurément pas d'écrire un livre, de peindre un tableau, ou de composer une œuvre musicale. Pour qui ? Qui, en dehors d'une poignée de désespérés, est capable de reconnaître une œuvre d'art ? Que peut-on faire de soi si l'on a consacré sa vie à la beauté ? Peut-on envisager de sang-froid la perspective de passer le reste de ses jours dans une camisole de force ?

Va vers l'ouest1, jeune homme, disait-on jadis. Aujourd'hui il faut dire : fais-toi sauter la cervelle, jeune homme, il n'y a pas d'espoir pour toi ! J'en connais qui ont tenu bon et qui sont parvenus au sommet — c'est-à-dire à Hollywood — autant dire qu'ils sont parvenus au sommet d'une tente de cirque. L'autre jour encore, je parlais à l'un d'eux ; un garçon qui, un jour qu'il avait trop faim, avait tué un veau dans un champ à coups de marteau et l'avait traîné jusque chez lui pour le manger en secret. Je me promenais le long de la plage de Santa Monica tandis qu'il me racontait cette histoire. Nous venions de passer devant la demeure d'une ancienne vedette de cinéma qui avait fait poser un parquet dans son chenil pour que son petit pékinois chéri ne se salisse pas les pattes. En face s'élevait la maison d'une riche veuve qui était devenue d'une telle corpulence qu'elle n'était plus capable de monter ni de descendre les escaliers et qu'il avait fallu installer un ascenseur pour la mener de son lit à sa table. Cependant j'avais reçu une lettre d'un autre jeune écrivain qui m'annonçait que son éditeur lui avait trouvé dans sa maison un poste d'homme à tout faire : il travaillait quatorze heures par jour à taper à la machine, à tenir la comptabilité, à expédier le courrier, à vider les poubelles, à conduire la voiture, etc. Son éditeur, qui est riche comme Crésus, proclame à qui veut l'entendre que ce jeune écrivain est un génie. Et il ajoute qu'il est excellent pour ce jeune homme de travailler un peu.

Ce qui me plaît chez Dudley et chez quelques autres, c'est qu'ils ont l'intelligence de refuser tout travail. Ils préféreraient mendier, emprunter, voler. Six mois sous le joug et ils ont compris. Dudley pourrait être metteur en scène s'il le voulait. Lafe pourrait être, s'il le désirait, à la tête d'une compagnie d'assurances. Mais ils ne le désirent pas. Nage ou coule, telle est leur devise. Ils regardent leurs pères, leurs grands-pères, qui ont tous fait une brillante carrière dans le monde des jacasseurs américains. Ils aiment mieux rester dans la merde. Bravo ! Je les salue. Ils savent ce qu'ils veulent au moins.

« Cher Lafayette, me voilà assis avec le cadavre de ma jeunesse... » Je ne me rappelle plus comment cela commence, mais c'est quelque chose comme ça. Cela commence avec le guano, avec la petite boîte noire pleine de souvenirs du passé. Avec le terrain vague qui est juste devant Gary. Avec la puanteur des produits chimiques, des espoirs éclatés, des promesses mangées aux vers. Avec les puits de pétrole jaillissant du fond de la mer. Cela commence avec le programme de défense et une flotte de bateaux à ciment. Avec les Bons du Trésor et la mort pour les Philippins. Cela commence quelque part dans le désert de la noire misère, de l'oppression et du tohu-bohu. Allez, mettez la dynamo en route. Installez l'homme au piano sur son tabouret et donnez-lui une cigarette de marihuana. Remettez sur la chaussée les 58.946 tués ou invalides qu'ont faits cette année les accidents de la circulation et ramassez l'argent de l'assurance. Appelez la Western Union et chantez Bon Anniversaire. Achetez six Packards et une vieille Studebaker. Faites nettoyer vos bougies. Prenez donc sur 96 m. 76 Bing Crosby ou Dorothy Lamour. Faites nettoyer votre panama et donner un coup de fer à votre pantalon blanc. Si vous êtes pratiquant, veillez à avoir un enterrement de rite israélite : cela ne vous coûtera pas plus cher qu'un autre rite. N'oubliez pas de mâcher votre tablette de chewing-gum, vous aurez l'haleine fraîche. Faites n'importe quoi, soyez ce que vous voudrez, dites tout ce qui vous passe par la tête, parce que de toute façon tout cela ne rime à rien et que personne n'y fera attention. On trouve aujourd'hui 9.567 publications en vente dans les kiosques à journaux d'un bout à l'autre du pays. Alors une voix de plus, même si c'est un hurlement d'hystérique, ne se fera guère remarquer. Ce sont toujours les best-sellers qui se vendent le mieux. Noël sera plus tôt cette année à cause de la guerre. L'an prochain, vous aurez une jambe de platine à moins que le gouvernement ne réquisitionne le platine pour fabriquer des ailes d'avion. Chantez, dansez : le temps presse. En 1943 ce sera fini, plus tôt même si les « sales communistes » nous le permettent. Achetez des colis poux l'Angleterre ; cela sauvera un Hindou de plus. Quand vous faites des exercices de combat à la baïonnette, souvenez-vous toujours de viser les parties charnues, jamais les os ni les cartilages. Si vous êtes bombardier en piqué, assurez-vous que votre parachute est en état. Si vous vous ennuyez, descendez donc au cinéma d'à côté voir aux actualités le bombardement de Chungking ; c'est très beau malgré le bruit et la fumée. Bien entendu, vous voulez vous assurer que vous lancez vos bombes où il faut, sur les Japonais et pas sur les Chinois, sur les boches et pas sur les tommies, et cætera. Quand les gens poussent des hurlements de terreur et de douleur, bouchez-vous les oreilles : ce n'est que l'ennemi qui crie, ne l'oubliez pas. Ce sera une bonne année pour les hommes d'affaires américains. Réconfortante pensée. Les salaires vont monter jusqu'à en éclater. On écrira 349 nouveaux romans, on peindra 6.008 nouveaux tableaux, œuvres de talents consacrés, et dont chacun sera meilleur que le précédent. Dans le courant de l'année, on ouvrira quelques nouveaux asiles de fous. Alors, Dudley, installez-vous dans votre machine à ramer et souquez ferme. Ce sera une année exceptionnelle à tous points de vue.

Aux dernières nouvelles que j'ai reçues de lui, Dudley s'apprêtait à partir pour un voyage à bicyclette parce que la Lettre à Lafayette le rendait fou. La petite Flo devait rester pour ouvrir une maison de repos. Sans Dudley, je n'aurais jamais acheté de voiture, c'est ce que j'avais commencé à expliquer. À force de rouler d'un endroit à un autre, je finis par m'attacher à la Ford 1926 de Dudley. Surtout après ce voyage effectué en un temps record pour aller chercher le grand Salvador Dali et le ramener à la maison avec armes et bagages sans rien casser d'autre que la cage à oiseaux et l'encrier à musique. Les soirs où nous n'avions rien d'autre à faire que d'aller faire un tour jusqu'au bout de la route et revenir, je discutais avec Dudley. Nous parlions de l'univers et de la façon dont tous les rouages s'enclenchent les uns dans les autres. Dudley, je ne tardai pas à m'en rendre compte, était un artiste jusqu'aux bouts des ongles. Je m'en apercevais d'autant mieux quand je le comparais au grand Salvador Dali. Dali travaillait tout le temps. Quand il avait terminé, il n'était plus rien, pas même une serpillière dont on pourrait encore extraire une goutte d'eau. Dudley semblait incapable de travailler, du moins à cette époque. Il était en pleine gestation. Quand il parlait, il se mettait en nage. Certains le prenaient pour un névrosé. C'était à peine si Dali le remarquait. Dali ne remarquait rien. Peu lui importait, disait-il, d'être ici ou ailleurs ; il pourrait aussi bien travailler au Pôle Nord. Dudley, lui, était impressionnable. Tout l'emplissait d'émerveillement et de curiosité. Parfois, pour éviter de nous encroûter, nous allions à Fredericksburg manger dans un restaurant italien. Il ne se passait jamais rien. Nous nous contentions de manger et de parler. Nous parlions de tout. Nous nous sentions en pleine euphorie. Nous n'avions rien résolu. À midi le lendemain, il ferait comme toujours plus de 40 degrés à l'ombre. Nous en étions réduits à rester assis en caleçon et à boire des Coca-colas pendant que Dali travaillait. Nous regardions la pelouse, les hannetons, les grands arbres, les Nègres au travail, les mouches qui bourdonnaient. Le matin, à midi et le soir nous avions du Count Basie. En fin de journée, un gin fizz ou un Scotch soda. Et nous parlions toujours. Et nous étions oisifs et alanguis. Et nous parlions de l'univers. Nous le démontions comme une montre suisse. Dali pendant ce temps avait couvert au moins trois centimètres carrés de toile. On l'aurait cru collé à son tabouret. Quand il venait nous rejoindre, il croyait de son devoir de nous distraire. Dudley avait le plus grand mal à rire des pitreries de Dali. Il n'avait pas envie d'être fou dans ce style-là. Nous nous amusions mieux quand nous allions voir Shep et sa femme dans leur cabane. La famille comptait huit ou neuf gosses et ils avaient toujours faim ou soif. Parfois nous apportions le phonographe et les gosses chantaient et dansaient. Pas d'images paranoïaques, rien que Shep et sa famille. Au retour, Dudley se lançait dans une tirade mélancolique. Il avait toujours « un flot d'images » à jeter dans la conversation. Il nous saoulait à force de parler. Quand nous étions fatigué, il descendait à la cave où il s'était installé un atelier et il dessinait l'homme au piano dans soixante attitudes différentes. Il avait l'air d'un mineur qui descend dans le puits. Il cherchait du minerai. De temps en temps, il tombait sur un filon et cachait ses trouvailles dans le grand manteau qui devait lui durer dix ans. Tout ce à quoi il tenait, il le gardait dans les poches de son manteau. Quand il n'avait rien d'autre à faire, quand il en avait assez de perdre son temps, il se mettait à tailler tous ses crayons, et il en possédait une surprenante collection. Parfois, il allait jusqu'à la voiture et soulevait le capot, comme pour voir si les organes essentiels étaient toujours là. Parfois aussi, il s'en allait avec une pelle et une pioche réparer la route. Dali devait le croire fou. Mais il n'était pas fou. Il était en gestation. Si nous nous ennuyions vraiment, il s'asseyait en face de nous et imitait Lafe arrivant dans une petite ville et demandant un timbre. Dudley connaissait dans les moindres détails la psychologie de Lafe. Il réussissait même à diminuer sa taille d'une bonne quinzaine de centimètres pour jouer le rôle de Lafe demandant un horaire propre et à jour. Ou bien, si nous nous lassions aussi de ce numéro, il ôtait ses dents de derrière et imitait le bruit de Dali mâchant des pommes de terre bouillies en parlant espagnol. Il pouvait aussi s'allonger de tout son long sur la pelouse et se couvrir de feuillage comme il l'avait fait le jour où il s'était suicidé à Saint-Pétersbourg, en Floride. Il pouvait faire n'importe quoi, sauf voler, non pas parce qu'il n'avait pas d'ailes, mais parce qu'il n'en avait pas envie. Il aurait voulu s'enfoncer toujours plus profond dans la terre, devenir une taupe et produire un jour du magnésium ou du chlorure de chaux. Et durant tout ce temps, il ne cessait de chercher son père, qui avait jadis été un grand joueur de rugby. Et c'est ainsi que petit à petit vint le temps où il coucha tout cela sur le papier et commença à écrire : « Cher Lafayette... » Je suis sûr que ce sera la plus belle lettre que jamais un homme ait écrit à un autre homme, plus belle même que la lettre de Nijinsky à Daghilev. Et, comme il le dit, elle n'aura pas de fin, car on n'écrit pas une pareille lettre en une semaine, en un mois ni en un an, c'est une œuvre infinie, une création infiniment pénible, infiniment instructive. Peut-être Lafayette sera-t-il mort avant d'en avoir lu la dernière ligne. Et tout le monde. Le livre continuera à s'écrire tout seul avec un pistolet automatique. Il tuera tout ce qui passera à sa portée. Il fera table rase de tous ces lieux horribles et hantés de fantômes, afin que ceux qui viendront plus tard aient le champ libre, afin qu'ils puissent donner libre cours à leur imagination, à leur fantaisie. Il réglera leur compte une fois pour toutes à Meurtre, Mort, Fléau et Cie. Il libérera les esclaves. Bonne chance, Dudley, et à vous aussi, petit Lafe ! Et maintenant asseyons-nous tous et écrivons une autre Lettre à Lafayette. Amen !

 

 

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1. Formule célèbre lancée par le journaliste Horace Creeley en 1851.