LE SUD
Le Sud est un vaste domaine dont on pourrait parler indéfiniment. Je n'en ai pas dit grand'chose et pourtant le Sud — et le Sud-Ouest qui est un monde totalement différent — sont deux régions de l'Amérique qui me touchent profondément. Le vieux Sud est plein de champs de bataille, c'est une des premières choses qui vous y frappent. Le Sud ne s'est jamais remis de sa défaite. C'était une défaite purement militaire, les plus dures à supporter. L'homme du Sud a un rythme à lui, une attitude à lui devant la vie. Rien ne le convaincra qu'il avait tort ; au fond, il a un souverain mépris pour l'homme du Nord. Il a son propre panthéon d'idoles, guerriers, hommes d'état, écrivains, dont nulle défaite n'a affaibli la gloire ni la renommée. Sur tous les plans, le Sud demeure solidement hostile au Nord. Il livre un combat sans espoir, très semblable à celui que l'Irlandais mène contre l'Angleterre.
Si vous êtes du Nord, cette atmosphère vous affecte étrangement. Vous ne pourrez vivre longtemps dans le Sud sans finir par être miné. Le climat, le paysage, les mœurs et les coutumes, le doux parler dégagent un charme auquel il est difficile de résister. Ce monde du Sud est plus proche que tout le reste des États-Unis de la vie de rêve dont parlent les poètes. Peu à peu ce monde de rêve est envahi et contaminé par l'esprit du Nord. Le Sud croule sous les pas du conquérant. De Rome à Savannah, au long des vieilles pistes, on peut retracer la marche de Sherman vers la mer. C'est la route du vandale, la route du soldat qui a dit que la guerre était un enfer et qui l'a démontré par le fer et par le feu. Le Sud ne pardonnera jamais à Sherman, jamais.
À Gettysburg, à Bull Run, à Manassas, à Frederickburg, au Tribunal de Spottsylvania, à Missionary Ridge, à Vicksburg, j'ai essayé de m'imaginer la lutte sanglante dont cette grande république avait été la proie quatre années durant. J'ai visité bien des champs de bataille dans tous les coins du monde, mais quand je me recueille devant les tombes de nos morts du Sud, l'horreur de la guerre m'étreint avec une force terrible. Je ne vois pas de résultats de ce grand conflit qui justifient l'immense sacrifice qu'on nous a demandé de faire. Je ne vois qu'un prodigieux gaspillage de vies humaines et de biens matériels, l'instauration du droit par la force et la substitution d'une forme d'injustice à une autre. Le Sud est encore une plaie béante. La nouvelle Atlanta, jaillie des cendres de l'ancienne, est une ville affreuse, qui réunit tous les traits les plus laids du Nord et du Sud. La nouvelle Richmond manque de vie et de caractère. New Orléans ne vit que sur son minuscule quartier français et encore le démolit-on rapidement. Charleston est un beau souvenir, un cadavre dont on a ressuscité les membres. Savannah est comme une tombe autour de laquelle s'accroche encore une auréole de sensualité, comme dans l'antique Corinthe. L'homme du Sud s'avance fièrement parmi ces braises encore chaudes. Comparé à l'homme du Nord, c'est un être charmant, aimable, courtois, digne et raffiné. Il est sensible et susceptible aussi, capable de violentes explosions qui déconcertent complètement l'homme du Nord. Vous en trouvez qui vivent dans la pompe et la splendeur du temps de Jefferson ; d'autres qui vivent comme des bêtes, dans des conditions qu'on ne retrouve que chez les primitifs d'Afrique et dans d'autres contrées reculées où l'homme blanc est venu apporter les bienfaits de sa civilisation ; de temps en temps, on tombe sur une demeure en ruines habitée par une famille de pauvres demi-déments, entourés de reliques du passé. Il existe aussi de belles régions, comme les environs de Charlottesville, où il ne semble y avoir que des milliardaires. Il y a les villes métallurgiques des deux Carolines par exemple, qui, comme les villes minières de Pennsylvanie ou de la Virginie de l'Ouest, vous emplissent d'horreur et de dégoût. II y a les régions agricoles, ce qui constituait autrefois le Vieux Dominion, où la terre a une beauté et une sérénité qu'on ne retrouve nulle part dans le Vieux Monde. Il existe des paysages, à Chattanooga, à Harpers Ferry, à Asheville, le long de la crête du Blue Ridge ou au cœur des Great Smokies1 pour ne citer que ceux-là, qui inspirent au cœur une paix profonde et imposante. Il y a des marais, comme celui d'Okefinokee, ou comme le Grand Marais de Virginie, qui engendrent une ineffable mélancolie. On y voit des arbres, des plantes, des buissons, des fleurs qu'on ne voit nulle part ailleurs et qui ne sont pas seulement extraordinaires, mais obsédants et tout empreints d'une accablante nostalgie. À Biloxi, dans le Mississippi, il y a une allée de chênes plantés voilà cent ans par un Grec et qui sont d'une beauté, d'une splendeur à vous couper le souffle. Des marches du Collège de la Montagne Noire, en Caroline du Nord, on a un panorama de montagnes et de forêts qui vous fait songer à l'Asie. En Louisiane, certains coins de bayous sont d'une beauté comparable à celle que seuls les poètes chinois ont su rendre. À New Beria, en Louisiane, pour ne citer qu'un exemple, il existe une maison et un jardin appartenant à Weeks Hall, qui constituent en essence et en fait un rêve transposé dans le réel.
Dans le Mississippi, près des rives du grand fleuve, j'ai vu les ruines de Windsor. Il ne reste plus rien maintenant de cette grande demeure que les hautes colonnes grecques couvertes de vigne vierge. On voit tant de ruines élégantes et mystérieuses dans le Sud, tant d'images de mort et de désolation, tant de spectacles fantomatiques. Et toujours dans les coins les plus beaux, comme si l'envahisseur, visant les centres vitaux, avait voulu frapper aussi l'orgueil et l'espoir de sa victime. On ne peut s'empêcher de rêver à ce qu'aurait pu être cette terre bénie si les ravages de la guerre lui avaient été épargnés, car dans nos États du Sud, ce qu'on appelle la « culture esclavagiste » n'avait donné encore que ses toutes premières fleurs. Nous savons ce que les cultures esclavagistes de l'Inde, de l'Égypte, de Rome et de la Grèce ont légué au monde. Nous leur sommes reconnaissants de cet héritage ; nous ne le repoussons pas sous prétexte qu'il a été bâti sur l'injustice. Qui donc a le courage, devant ces merveilles du passé, de s'écrier : « Il aurait mieux valu que rien de tout cela n'eût été si pour créer ces chefs-d'œuvre il a fallu priver un seul être humain de sa liberté ! »
Qui sait quelles splendeurs auraient pu s'épanouir dans des foyers de culture comme Charleston, Savannah, New Orleans ! L'autre jour, feuilletant un livre de voyage, je fus stupéfait de lire à propos de la ville morte de Pagan, l'ancienne capitale birmane : « Comme des os blanchis sous la lune se dressent devant nous les ruines de ce qui fut jadis la capitale de la Birmanie, avec ses cinq mille temples et pagodes datant de 108 avant Jésus-Christ et s'étendant sur plus de vingt-cinq mille hectares... On dit qu'au temps de la gloire de Pagan, on pouvait compter par myriades les pagodes, les autels et les monastères ; même aujourd'hui plus de cinq mille vestiges en subsistent. Le sol en est à ce point jonché que c'est à peine si l'on peut faire un pas sans toucher quelque objet sacré dû à la main adroite des habitants de Pagan2. »
Il est peu probable que le continent américain lègue jamais au monde une beauté comparable à l'immortelle beauté des villes saintes de l'Inde. Ici ce n'est que dans les habitations troglodytes du Sud-Ouest, peut-être, que l'homme éveille des émotions rappelant de très loin celles qu'inspirent au voyageur les ruines des autres grands peuples. À Avery Island, en Louisiane, j'ai vu une statue massive de Bouddha, apportée de Chine, et abritée sous une cage de verre. Quel cadre insolite ! Elle dominait le paysage qui était lui-même une œuvre d'art à un point difficile à imaginer. Avery Island est un coin de terre exotique au cœur du pays d'Acadie. L'île possède une mine de sel dont l'intérieur évoque les fabuleux palais des Mille et Une Nuits. Elle a aussi une forêt de bambous dont le sol a des reflets qui rappellent la splendeur translucide de Pelléas et Mélisande. On y trouve encore un refuge d'oiseaux qui fait songer aux pages de W. H. Hudson. C'est un havre, une arche pour tout ce qui est exotique par la chair, la forme ou la substance. Au sommet d'une petite colline, au milieu d'un spacieux jardin tropical, reposant immobile et impénétrable, se trouve l'image sculptée d'un Bouddha taillée voilà huit ou neuf siècles en Chine. Si l'on apercevait soudain à la même place un gratte-ciel deux fois haut comme l'Empire State Building, on ne pourrait être plus surpris que par le spectacle de cette effigie silencieuse qui domine le paysage luxuriant d'Avery Island. Il émane d'elle un équilibre et une sérénité presque oppressantes. Le paysage, malgré tout le soin qu'on a dépensé à le rendre séduisant, semble en face de cette idole transplantée aussi fragile que le verre qui offre au Bouddha une inutile et éphémère protection. La sérénité du visage évoque la certitude de l'éternité. Plus que jamais la terre de Louisiane semble inquiète, agitée, grouillante de vie destinée à s'épanouir et à mourir. Quelle que soit l'inclinaison du soleil, l'ombre du Bouddha tombe avec mesure et précision, avec une impassible dignité, comme pour définir avec une absolue exactitude les extrêmes limites de l'espoir, du désir, du courage et de la foi.
Il est des milliers de lieux de rêve dans le vieux Sud. On peut s'asseoir sur un banc dans un minuscule jardin confédéré, ou s'allonger sur les rives d'un canal ou se poster sur un remblai dominant une réserve indienne : l'air est doux, lourd encore de parfums, le monde semble endormi, mais l'atmosphère est chargée de noms magiques, d'événements historiques, d'inventions, d'explorations, de découvertes. Riz, tabac, coton : à partir de ces trois éléments seuls le Sud a composé une grande symphonie d'activité humaine.
Tout cela est fini maintenant. Un nouveau Sud est né. On a retourné le sol du vieux Sud. Mais les cendres en sont encore tièdes.
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1. Contreforts montagneux qui s'étendent entre la Virginie et le Kentucky. (N.d.T.)
2. Land of the Ege, par Hassoldt Davis.