L'ARKANSAS ET LA GRANDE PYRAMIDE

 

L'Arkansas est un grand État. Il doit être grand, sinon De Soto, qui a découvert à peu près tout ce qu'il y avait à découvrir dans le Sud-Ouest ne s'y serait pas arrêté, aurait passé outre. Quatre-vingt-dix ans avant le débarquement des Pèlerins à Plymouth1, les Espagnols, qui étaient aussi des Blancs, ce me semble, pénétrèrent dans ce territoire. Après la mort de De Soto, une centaine d'années se passa avant que d'autres Blancs ne missent le pied dans cette région qui ne devait être admise à faire partie de l'Union qu'en 1836. Soixante mille personnes environ peuplaient alors l'État. Il compte aujourd'hui deux millions d'habitants. Et puis l'Arkansas a combattu sous la bannière des Confédérés, encore un point en sa faveur ! À Little Rock, on peut encore voir l'ancien Capitole construit en 1836, une des plus exquises œuvres architecturales de toute l'Amérique. Pour l'apprécier à sa juste valeur, il n'est que de voir la monstruosité qu'on a élevée à Des Moines. Will Rogers, cette grande figure américaine qui commence à prendre l'importance d'un Mark Twain ou d'un Abe Lincoln, a pensé assez de bien de l'Arkansas pour aller y prendre femme dans la ville qui porte son nom. Les faits, comme on le voit, et les chiffres ne manquent pas pour faire de l'Arkansas un État privilégié. Je ne m'attarderai pas sur le fait qu'on y récolte les plus gros melons d'eau du monde (certains pèsent jusqu'à soixante-quinze kilos) ; que c'est près de Murfreesboro, dans le coin sud-ouest de cet État, que se trouve la seule mine de diamants des États-Unis, ainsi que le plus grand verger de pêchers du monde (sept mille hectares et un million et demi d'arbres) ; que le comté de Mississippi est la région du monde où l'on produit le plus de coton ; que quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population de l'État se compose de pionniers de pure race américaine ; que dans une cabane, aujourd'hui transformée en musée, à trois kilomètres au sud de Mont Gaylor, Albert Pike fit jadis l'école. Je passe sur ces intéressants détails pour m'étendre plus longuement sur deux hommes, morts aujourd'hui, et dont bien des Américains peut-être n'ont jamais entendu parler : le Brigadier Général Albert Pike, jadis Grand Commandeur Souverain de la Juridiction Méridionale de Franc-Maçonnerie d'Ancien Rite Écossais et William Hope Harvey, dit « la Monnaie », constructeur de la Pyramide qui ne fut jamais érigée sur le Mont Ne, en Arkansas.

C'est chez le Juge Mac Haney, à Little Rock, que j'entendis pour la première fois parler de Harvey « la Monnaie », ce sobriquet lui venant de son amitié avec William Jennings Bryan à l'époque où celui-ci se faisait l'avocat de « l'argent libre ». Harvey était, semble-t-il, un de ces excentriques, indépendants et libre penseurs, qui ont le courage de leurs opinions : un type rapidement en voie d'extinction en Amérique. Il avait gagné une petite fortune, paraît-il, grâce à la vente d'un livre (un petit ouvrage relié en toile verte, illustré, de deux cent vingt-quatre pages vendu vingt-cinq cents) qui était son œuvre et qu'il avait intitulé Le Livre (sic). Le Livre traitait de l'influence de l'usure « sur les organismes gouvernementaux depuis l'aube de la civilisation, et des effets destructeurs d'un système financier fondé sur l'usure aux États-Unis et dans le reste de monde ». Vers 1930, Harvey ayant perdu toute confiance dans le parti républicain comme dans le parti démocrate, réunit une convention afin de fonder un Nouveau Parti Politique. Un tract appelé « La Sonnerie de Clairon » et qui se vendait vingt-cinq cents, contient un intéressant rapport sur le Comité National ainsi improvisé et qui, si je ne me trompe, mourut en naissant. Harvey était d'avis que le lieu choisi pour la Convention Nationale de son nouveau parti devait être situé à l'ouest du Mississippi. C'est là, me semble-t-il, un symptôme assez significatif du schisme toujours plus marqué entre les États de l'Est et ceux de l'Ouest. Pour les lettres de créance des délégués à la Convention, Harvey avait eu une idée assez originale. « Toute demande d'admission dans une fraternité, dans une organisation quelconque, ou dans un service public doit être examinée », expliqua-t-il dans « l'Appel du Clairon ». « Le temps manquera pour examiner les candidatures de ceux qui voudront être nommés délégués à la Convention ; il convient donc de substituer à un examen une déclaration signée attestant que l'impétrant possède bien les connaissances qui se révéleraient à l'examen. » L'idée de Harvey, la voici : les dits délégués, en place d'examen, devraient lire son livre, Le Livre, pour se rendre éligibles. « C'est », continue-t-il, « le seul livre à notre connaissance contenant les données historiques essentielles (c'est-à-dire celles concernant l'usure et la grandeur et la décadence des civilisations) ; si le candidat a lu Le Livre, c'est la preuve qu'il possède bien les connaissances nécessaires pour être admis à notre convention. »

Inutile de dire que la Convention fut un véritable four. Mais je ne crois pas, par contre, que Harvey fût un raté, bien que son nom soit déjà oublié et que la grande idée de la Pyramide sommeille entre les pages poussiéreuses d'une brochure de vingt-cinq cents intitulée La Pyramide. Ayant fait par hasard la connaissance à Rogers d'un homme du pays fort obligeant, je réussis au prix de quelques recherches à acquérir l'un des trois ou quatre exemplaires existants de cet extraordinaire document. Je puiserai largement dans le texte de ce petit pamphlet pour expliquer le projet de Harvey qui, je dois le préciser, fut en partie réalisé, bien que la Pyramide elle-même ne fût jamais érigée.

Je visitai le lieu choisi pour la construction du monument dans les premières heures d'une belle journée de printemps. J'en rapportai le sentiment que Harvey n'était ni un imbécile, ni un fou, ni un illuminé. Et je songeai en même temps non sans tristesse que dans cent ans d'ici les raisons qui avaient inspiré cette construction avortée prendraient peut-être leur véritable importance.

Pourquoi cette Pyramide ? Je cite Harvey : « La Pyramide est destinée à attirer l'attention des peuples du monde sur le fait que bien des civilisations déjà sont venues et ont passé en occasionnant d'indicibles souffrances à des centaines de millions de personnes et que notre civilisation est actuellement en danger, qu'elle est sur le point de disparaître. L'avertissement que lance au monde la Pyramide amènera, nous l'espérons, les gens à réfléchir et à oublier tout égoïsme pour prendre les mesures qui s'imposent afin de protéger et de perfectionner la civilisation. Si l'on ne s'y emploie pas sans délai, avant que ne s'instaure le règne de l'absolue confusion, le temps usant des caractères indéchiffrables de l'oubli et de la barbarie, inscrira une épitaphe sur la tombe de notre civilisation. »

« Quand la Pyramide sera achevée », ajoute-t-il, « nous nous proposons d'y installer une station de radio et de maintenir le contact avec le monde entier, sans perdre de vue notre but qui est d'amener les peuples du monde à bâtir une civilisation parfaite. »

Harvey avait d'abord eu l'intention de financer lui-même le projet de la Pyramide, mais après avoir englouti dix mille dollars dans l'affaire, il se trouva un peu gêné et fit appel aux contributions volontaires. Des sommes allant de un à cinquante dollars lui parvinrent de tous les coins du monde et le total, à l'époque où il publia sa petite brochure, atteignait mille dollars. On estimait que le coût total de la Pyramide serait d'environ soixante-quinze mille dollars.

Ce qui impressionna fort Harvey et l'aiguillonna, ce fut le fait, comme il le dit lui-même, « qu'il n'existe plus de terre inconnue où l'on puisse fuir ! La Vérité et le Mensonge, le Bien et le Mal, Dieu et Satan sont aujourd'hui face à face dans le monde entier. C'est la même crise qu'ont subie les autres civilisations disparues ! L'égoïsme individuel qui s'est cristallisé sous la forme des lois des nations a détruit les démocraties et les républiques pour donner naissance à des monarchies despotiques. L'égoïsme sans frein est un feu dévorant qui ronge comme un cancer les organes vitaux des gouvernements, apportant avec lui corruption, préjugés, vanité et produisant une race anémique de nabots mal nourris. Comment faire face à cette crise ? Comment les peuples du monde lui feront-ils face ? »

La Pyramide devait avoir quarante mètres de haut sur une base carrée de douze mètres de côté. Au nord de la Pyramide on devait ériger une terrasse de béton où mille personnes pourraient prendre place. À la base de celle-ci, on aménagea effectivement un lac d'eau claire avec une île artificielle en béton. Un expert des Ciments de Portland déclara qu'une fois recouverte d'un enduit imperméable, « la Pyramide pourrait durer un million d'années, et plus longtemps même : indéfiniment ».

Le Mont Ne, lieu choisi pour la réalisation de ce projet, est situé au bord d'une vallée, à l'extrémité d'un éperon rocheux. Harvey, ayant constaté que l'érosion avait ramené de 4.200 à 420 mètres l'altitude des Monts Ozarks, prit la précaution de choisir un endroit qui n'était situé qu'à 75 mètres du sommet de la montagne. « Si », écrit-il, « par suite de l'érosion, la vallée se trouve peu à peu comblée et que l'altitude des montagnes environnantes diminue à la longue, la Pyramide, avec ses 40 mètres sera encore bien visible. C'est par ailleurs une certitude géologique qu'il n'y a pas à craindre de tremblement de terre ni d'activité volcanique dans ces montagnes. La Pyramide est donc dans d'excellentes conditions pour résister au temps. »

Au sommet du puits intérieur on devait apposer une plaque faite du plus dur métal connu et portant l'inscription suivante : « Quand vous aurez pu déchiffrer ces mots, descendez et lisez un exposé des causes de la mort d'une civilisation antérieure. »

On devait apposer des plaques similaires sur la paroi extérieure des deux chambres fortes et de la salle, à ceci près que « descendez » deviendrait ici « entrez ». Dans la grande salle située au bas du puits et dans les deux chambres fortes, on devait enfermer des exemplaires d'un « livre décrivant la naissance et le développement de notre civilisation, les dangers qui la menaçaient de destruction, et mentionnant un certain nombre d'opinions sur la cause de sa mort imminente. Ce sera un livre relié cuir de quelque trois cents pages, imprimé sur un papier choisi par un expert en papier de New York et dont chaque page sera recouverte d'un papier transparent qui permet la lecture mais empêche l'encre de pâlir. Quand la Pyramide sera achevée, mais avant qu'on ne scelle l'entrée de la salle et des deux chambres fortes, on la laissera sécher un an. Et durant cette année (sic) on rédigera le livre, on en imprimera trois exemplaires et on se préparera à les placer dans la Pyramide. »

La brochure explique ensuite que ces livres seraient enfermés dans des boîtiers étanches et que le produit de la vente servirait à l'entretien du terrain et à payer un gardien. On devait également sceller dans la Pyramide d'autres ouvrages : des livres sur l'industrie, sur la science, les découvertes et inventions, etc. La Bible aussi, et des encyclopédies et des livres d'histoire. Également des reproductions d'hommes et d'animaux à différents stades de notre civilisation. Dans la grande salle on devait disposer « des objets d'usage courant dans la vie domestique ou industrielle, depuis une épingle jusqu'à une victrola. »

On s'était montré fort prévoyant puisqu'on avait pensé aussi à un livre expliquant les lois fondamentales de la langue anglaise « qui facilitera la traduction quelle que soit la langue utilisée à l'époque où l'on ouvrira la Pyramide. » J'aime notamment beaucoup le passage suivant :

« Sans doute une nouvelle civilisation naissant des cendres de celle-ci s'élèvera-t-elle lentement, comme cela a été le cas de la nôtre, amenée de découverte en découverte par la raison humaine et n'en sachant pas plus sur ce que nous avons découvert que nous ne sommes au courant des progrès des civilisations préhistoriques ; et il lui faudra probablement attendre de posséder l'acier et la dynamite avant de pouvoir pénétrer à l'intérieur de la Pyramide. Ce qui présuppose une intelligence capable d'apprécier ce que l'on trouvera dans la Pyramide. Comme la salle et chacune des deux chambres fortes contiendront chacune des renseignements sur l'existence des deux autres, si l'explosion de la dynamite détruit le contenu de la première pièce ainsi découverte, les nouveaux venus se montreront plus prudents en pénétrant dans les deux autres.

« Les vestiges des anciennes civilisations que nous avons exhumés ne nous disent rien des avantages et des inconvénients de ces civilisations, des luttes menées par ces peuples et des raisons de leur décadence. La Pyramide que nous nous proposons d'élever contiendra tous ces renseignements. En ouvrant la Pyramide et en lisant les documents qu'elle contiendra, les hommes qui vivront des milliers d'années après nous apprendront l'existence des chemins de fer, du télégraphe, de la radio, du phonographe, du téléphone, de la linotype, de la machine volante et du phénomène de la circulation sanguine, bref de toutes les découvertes des quatre cents dernières années. Bien que notre civilisation progresse depuis cinq mille ans, ce n'est que dans les cinq derniers siècles qu'on a découvert que la Terre était ronde. Ceux qui pénétreront dans la Pyramide trouveront donc une mappemonde.

« Notre civilisation a fait de merveilleuses découvertes en ce qui concerne la connaissance de l'univers d'une part et les sciences dans leurs applications médicales ou industrielles d'autre part, mais elle en a fait bien peu dans le domaine de la politique et aucune dans l'étude de la civilisation en tant que science. C'est pourtant de ce dernier point que dépend la perfection d'une civilisation.

« Tel est donc le but que se propose cette Pyramide, et nul homme n'y aura son tombeau. La vanité n'y aura pas place et aucun nom ne figurera sur les parois extérieures. Elle ne portera d'autre inscription que celle gravée sur les plaques de métal. »

Harcelé qu'il était par le manque de fonds, Harvey avait pourtant cru bon de faire une ironique concession à la vanité humaine.

« Les noms et adresses (sic) de tous les souscripteurs seront inscrits sur un parchemin qu'on glissera dans un récipient de verre dans lequel on aura fait le vide et qui sera placé sur un piédestal au centre de la grande salle. Leurs noms figureront aussi dans le livre ci-dessus mentionné qui sera mis en vente. Ainsi sera-t-il rendu hommage à leur concours qui aura permis de terminer et de sceller plus tôt la Pyramide. »

En conclusion se trouvait une déclaration du directeur de la First National Bank, agence de Rogers, Arkansas : « Nous estimons que tant du point de vue historique que du point de vue archéologique, c'est là une entreprise d'importance mondiale et nous lui donnons bien volontiers notre appui. Nous connaissons personnellement Mr. Harvey, qui est un fidèle client de notre banque et un gentleman dont la réputation de probité et d'honorabilité n'est plus à faire. Et cætera, et cætera.

Il était question de transcrire également sur le plus beau parchemin cette déclaration, de la mettre sous récipient de verre scellé et de l'enfermer avec les autres documents. Et, en admettant qu'on l'eût fait, je me demande si, munis de cette miraculeuse clef de la langue anglaise qu'on a prévue pour eux, les hommes des millénaires à venir, une fois qu'ils auraient retrouvé l'art de fabriquer l'acier et la dynamite, seraient capables aussi de démêler la signification du mot « gentleman ». Je les imagine se triturant la cervelle et cherchant des vestiges de cette espèce disparue. Je suis certain que avec toutes ces photographies et tous ces dessins d'hommes, de machines, de costumes, d'animaux, d'oiseaux, d'inventions et de je ne sais quoi encore dont il pensa à laisser un émouvant souvenir, jamais l'idée ne vint à Harvey que le terme de « gentleman » serait dénué de toute signification pour les hommes du futur. Je doute fort que les gens destinés à ouvrir un jour la Pyramide aient la moindre notion du type d'homme que représentait Mr. Harvey. Il serait extrêmement intéressant, si nous le pouvions, de lire la docte thèse d'un savant analysant le contenu de cet étrange reliquaire d'une civilisation qui aurait existé quelque deux cent cinquante mille ans auparavant. Nous qui avons suivi les ébats de tous nos experts en ...ologie quelconque, nous pouvons bien nous montrer sceptiques sur les possibilités de lecture de ceux qui viendront dans ce lointain avenir que seul le ciment de Portland peut espérer atteindre. Le ciment de Portland, en vérité ! C'est dans l'étouffante atmosphère d'une affaire de ciment que j'ai passé mes premières années au sortir du collège. De cette vie je ne me rappelle que le terme de FOB2. C'était lui qui me faisait descendre du tabouret sur lequel j'étais perché à remplir des formulaires pour aller deux étages plus bas m'enquérir des taux de fret pour Penaacola, Nagasaki, Singapour ou Oskaloosa. Durant les trois ans que j'ai passés à travailler pour ces gens, je n'ai jamais vu un seul sac de ciment. Je voyais des photographies des usines dans le bureau du vice-président, chaque fois que j'étais obligé ou que j'avais l'autorisation de pénétrer dans ce saint des saints. Je me demandais souvent de quoi était fait le ciment. Et, à en juger par les lettres que nous recevions de clients furibonds, tous les ciments de Portland n'étaient pas de la même qualité supérieure. Certains d'entre eux ne résistaient pas, semblait-il, à une bonne averse. Mais la question n'est pas là. Ce que j'aimerais dire, avant d'en terminer avec la Pyramide, c'est que, à mon humble avis, les jeunes couples sur le point de partir en voyage de noces et qui ont brillamment passé leur Wassermann, feraient aussi bien, au lieu de prendre un billet pour les Chutes du Niagara, de s'en aller au Mont Ne. Ils devraient tâcher également de se procurer un exemplaire du Livre. Et à Rogers, qui est la ville où il est logique de s'arrêter pour aller en excursion au Mont Ne, ils devraient descendre à l'hôtel Harris : c'est un des meilleurs hôtels et des plus raisonnables des États-Unis. Je le recommande sans réserve.

 

Avec Albert Pike, nous trouvons un homme également préoccupé des aspirations et du bien-être de l'humanité dans son ensemble, mais dont le tempérament et le point de vue sont entièrement différents. Je n'avais jamais entendu parler de Pike avant de venir à Kansas City pour aller rendre visite à un peintre que j'avais connu à Paris. Mon ami était franc-maçon. Il me parlait souvent de la franc-maçonnerie et d'autres questions intéressantes tandis que nous déambulions le soir, entre le Café du Dôme et la rue Froideveaux, en face du cimetière Montparnasse, où il habitait et où il m'abrita à une période où je n'avais pas de quoi me loger ni de quoi manger. Je le jugeais en ce temps-là un drôle de type. Il m'entretenait de bien des sujets qui me semblaient sans queue ni tête. J'allais même jusqu'à le ridiculiser derrière son dos, ce que je regrettai plus tard et que je cherchai à racheter en faisant un détour de seize cents kilomètres pour aller lui dire bonjour à Kansas City. Je ne lui soufflai bien sûr pas mot de cette évolution. Je laissai mes actions parler d'elles-mêmes. J'en fus récompensé de façon bien inattendue quand, lors de mon départ, il me prêta un livre que j'avais grande envie de lire et dont je ne pensais jamais qu'il se séparerait un instant, surtout que je savais qu'il me tenait pour un individu un peu irresponsable. Ce livre intitulé Le Phénix, se présente comme une revue illustrée d'occultisme et de philosophie. L'auteur est un nommé Manly Hall. L'édition était de 1931-32. Bien avant d'arriver à Little Rock, où je fus admirablement reçu par un autre dignitaire franc-maçon, j'avais dévoré le contenu du livre. J'avais oublié aussi, en parcourant avidement les pages de cet ouvrage au format étrange — plutôt celui d'un atlas que d'une revue d'occultisme — qu'Albert Pike avait habité Little Rock. Je commençais à peine à m'orienter dans la ville que je tombai droit sur le Consistoire ! et quelques heures plus tard, j'écoutais le Juge Mac Haney parler des extraordinaires travaux de ce distingué citoyen du Monde qu'était Albert Pike. Je n'avais heureusement pas attendu pour connaître ce personnage le boniment du guide qui me fit visiter le Consistoire. Ce triste individu — sans doute un franc-maçon, lui aussi, de bas échelon — avait l'esprit tout encombré de statistiques qui avaient peut-être intéressé l'Évêque Chinois qu'il semblait si fier d'avoir piloté dans cette morne bâtisse, mais qui non seulement me laissèrent froid, mais encore abattu. Je garde un souvenir particulièrement pénible du tableau suédois dont, parce que l'auteur en était Suédois, il s'était mis en tête que c'était une œuvre plus remarquable que les autres chromos qui ornaient les murs. Quand nous arrivâmes à l'auditorium, il passa derrière le proscenium et fit jouer patiemment tous les tableaux d'allumage afin de me montrer toutes les gammes d'éclairage qu'on employait à l'occasion pour donner à cette horrible décoration de confiserie un air de poésie et de mystère. Ce fut une lugubre visite, ponctuée de chiffres secs concernant le nombre de gens qui pouvaient prendre place à la fois dans le réfectoire, le nombre de jours et de nuits nécessaires pour se préparer à passer du troisième au trente-deuxième degré, et ainsi de suite. Ce que je préférai, ce fut le vestiaire où, dans de petits placards bien rangés se trouvait une étonnante variété de costumes, dont le plus extraordinaire était celui de l'« homme pauvre ». Les plus beaux avaient un je ne sais quoi d'asiatique. De thibétain, presque, s'il ne s'en était dégagé par ci par là un détail caractéristique du goût des pompiers locaux. On distinguait les rites d'York, appris-je, pour les Juifs et « les autres » (quels autres ? je me le demande), et les rites écossais instaurés par Pike. Je fus très intrigué à la vue des masques. Mais quand je me mis à l'interroger, le guide se rendit aussitôt compte que je n'étais pas franc-maçon et les rangea en hâte comme s'il venait de commettre une indiscrétion. Je me demandais vaguement quels rapports il pouvait bien y avoir entre tout ce bric-à-brac et le génie d'Albert Pike. Il était inutile de poser la question car mon guide était manifestement très à l'aise dans cette ridicule atmosphère de mômerie. Il attendait avec impatience de me faire visiter le « club des millionnaires », petite plaisanterie de son cru sur la salle de billard où les maçons sans fortune cherchaient à se distraire pendant quelques brefs moments de l'interminable monotonie de leurs jours.

En retournant à mon hôtel ce soir-là, je pris dans mes bagages le livre de Manly Hall et je relus son essai tout à la fois lucide et inspiré sur le grand franc-maçon américain. En ouvrant le livre, mon regard tomba aussitôt sur ce paragraphe :

« La Franc-Maçonnerie d'Albert Pike est une conception trop vaste pour être appréciée par ceux qui n'ont pas déployé les ailes de l'inspiration pour s'élever vers les hautes sphères de la raison. Albert Pike était un véritable initié maçon. Il avait le sentiment de la dignité et de la grandeur du travail. Il connaissait la haute vocation des maîtres architectes. Perçant de son regard prophétique le voile de l'avenir, il a rêvé avec Platon et Bacon d'un monde gouverné par la sagesse et du retour de l'âge d'or. »

Selon Hall, Pike s'est efforcé de faire comprendre au monde que la franc-maçonnerie n'est pas une religion, mais la religion. « La franc-maçonnerie », dit Hall, « n'est comparable à aucune des autres fois qui ne semblent exister que dans le but de se réfuter l'une l'autre. La franc-maçonnerie sert et nourrit le besoin naturel qu'a l'homme d'adorer Dieu dans l'univers et dans le monde. Elle n'entre en conflit avec les croyances d'aucun homme car elle est au-dessus des croyances. Elle éloigne ses adeptes des vaines discussions pour les unir dans une harmonieuse adoration du Créateur universel. Elle invite les hommes à passer de la théorie à la pratique, de la vaine spéculation à l'application de ces grandes vérités éthiques qui permettent à la nature humaine de connaître la perfection. »

Pike était, paraît-il, un géant tant pour le corps que pour l'intelligence, le cœur et l'âme. Il a connu toute la gamme des honneurs terrestres. Durant les trente-deux ans qu'il fut Grand Commandeur Souverain il reçut la visite d'importants personnages venus du monde entier le consulter. « Qui sait », dit un de ses admirateurs, « si Albert Pike n'était pas une réincarnation de Platon en plein dix-neuvième siècle ? » On l'appelait Albert le Grand, l'Homère américain, le Maître Architecte, le Vrai Maître des Voiles, l'Oracle de la Franc-Maçonnerie et le Zoroastre de l'Asie moderne. Connaissant à fond le grec et le latin, il apprit tout seul un grand nombre de langues et de dialectes, parmi lesquels le sanscrit, l'hébreu, l'ancien samaritain, le chaldéen, le perse et le dialecte des Indiens d'Amérique. Il apprit le sanscrit alors qu'il avait plus de soixante-dix ans. « Les manuscrits inédits qu'il a laissés à la bibliothèque du Conseil Suprême constituent », dit Manly Hall, « les travaux les plus importants que l'on connaisse sur le symbolisme de la franc-maçonnerie. »

Je veux citer ici les fières paroles de Pike lui-même, les plus propres à donner une idée de son caractère et de sa puissance visionnaire. Ce passage est extrait de l'essai sur le Symbolisme Maçonnique » :

« Mais ceux qui ont conçu les Degrés de la Maçonnerie ont adopté les symboles les plus sacrés et les plus significatifs d'une très lointaine antiquité — connus bien des siècles avant la construction du Temple du Roi Salomon — pour exprimer à ceux qui les comprenaient, tout en les laissant ignorées du profane, les doctrines les plus secrètes et les plus mystérieuses concernant Dieu, l'univers et l'homme. Et ceux qui ont conçu les Degrés et adopté ces symboles les ont utilisés pour exprimer la même doctrine sainte et sacrée et leur ont donné une toute autre interprétation que celle qui leur est aujourd'hui donnée dans les Loges. Telle est du moins la conclusion à laquelle je suis parvenu après des années de réflexion et de patiente étude. Je suis convaincu, et prêt à donner les raisons qui justifient ma foi, que les principaux symboles de la Franc-Maçonnerie, tous ceux qui remontent véritablement à une lointaine antiquité, concourent à enseigner les principes fondamentaux d'une vaste philosophie religieuse et constituent l'expression hiéroglyphique de certaines idées profondes sur l'existence, les manifestations et l'activité de la Divinité, l'harmonie de l'Univers, le Verbe Créateur et la Divine Sagesse, et sur l'unité du divin et de l'humain, du spirituel, de l'intellectuel et du matériel dans l'homme et dans la nature, idées que l'on retrouve dans toutes les religions et qui ont été exposées par les grandes écoles philosophiques de toutes les époques. Les antiques symboles de la Franc-Maçonnerie enseignent, à mon avis, les doctrines et les profondes vérités religieuses qui en réalité SONT la Franc-Maçonnerie. Loin de moi l'idée de croire que celle-ci n'enseigne aucune croyance ni doctrine religieuse ; je suis bien au contraire persuadé qu'elle réside toute entière dans la philosophie religieuse qu'elle enseigne et que le vrai Franc-Maçon est celui-là justement qui interprète comme il se doit les Symboles. »

Comme le fait remarquer Manly Hall : « Pike admet donc ici sans équivoque le principe fondamental de la métaphysique et de l'occultisme, à savoir que sous les symboles extérieurs et sous les dogmes de la religion se dissimule une révélation ésotérique des secrets de la Nature et du but de l'existence humaine. »

En poursuivant ma lecture, j'en arrivai enfin au message (lequel apportait une réponse à la question que je n'avais osé poser au Consistoire) de Pike aux Frères Maçons. C'est un message qui devrait séduire les artistes, et surtout l'artiste en mots qui, bien qu'il s'en rende rarement compte, est plus près des initiés que les représentants élus de Dieu.

« Ainsi les religions tombent-elles dans un formalisme vain et dans des mômeries inintelligibles. Les Symboles demeurent, comme les coquillages arrachés aux profondeurs, immobiles et morts sur le sable des grèves ; et les Symboles sont aussi muets, aussi inanimés que les coquillages. En sera-t-il toujours de même de la Maçonnerie aussi ? Ou bien ses antiques Symboles, héritage de fois primitives et de très anciennes initiations, seront-ils sauvés de l'asservissement des lieux communs et des erreurs d'interprétation et reprendront-ils leur haute place et deviendront-ils les Saints Oracles de la Vérité philosophique et religieuse, leur révélation de Divine Sagesse à nos doctes ancêtres ; et l'immense supériorité de la Franc-Maçonnerie se révélera-t-elle ainsi sur toutes ces éphémères sociétés modernes qui singent son rituel et caricaturent son Symbolisme ? »

On a peine à croire que dans un lieu aussi retiré que les Monts Ozarks, en un siècle adonné tout entier au plus bas matérialisme, ait émergé une figure comme celle d'Albert Pike, autodidacte et self-made man, qui combinait dans une personnalité rayonnante les éminentes qualités du poète, du juriste, du chef militaire, de l'érudit, du sage, du Cabbaliste, de l'Hermétiste et du haut dignitaire de la Maçonnerie. On trouve dans les photographies que l'on a de lui une certaine ressemblance avec Whitman, cette autre grande figure patriarcale du XIXe siècle. Tous deux présentaient des traces d'une forte sensualité. Pike, disait-on, était gourmand. « Haut de un mètre quatre-vingt-huit, il avait les proportions d'un Hercule et la grâce d'un Apollon. Une tête et un masque massifs, léonins, rappelant dans chaque trait un dieu grec rêvé par un sculpteur. » C'est ainsi que le décrit un contemporain. Un autre dit de lui : « Son large front proéminent, sa contenance sereine, et sa gigantesque stature me faisaient penser à une créature venue du fond des âges. L'habit d'un citoyen américain ne semblait pas convenir à une personnalité aussi forte. La tenue d'un ancien Grec aurait été plus en accord avec ce visage et cette silhouette, la robe par exemple que portait Platon pour parler de la divine philosophie à ses étudiants parmi les buissons de l'Académie d'Athènes, sous l'éclatant soleil de Grèce. »

Il est remarquable que d'une région considérée (bien à tort) par les autres Américains comme peuplée d'âmes primitives et frustes, soit issue cette figure vraiment royale d'un homme capable de discourir avec autant de science que de grâce des enseignements de Pythagore, de Platon, d'Hermès Trismegiste, de Paracelse, de Confucius, de Zoroastre, d'Eliphas Levi, de Nicolas Flamel, de Raymond Lulle et autres maîtres.

Il est extraordinaire aussi que tout en évoluant dans un milieu apparemment hostile à l'étude et à la poursuite des arcanes, cet homme, dans Morales et Dogme, ait pu résumer en un paragraphe ce que d'éminents érudits n'ont pas réussi à faire tenir en d'épais volumes. « On est empli d'admiration », écrit-il, « de voir, en pénétrant dans le Sanctuaire de la Cabbale, une doctrine aussi logique, aussi simple et en même temps aussi absolue. L'union nécessaire des idées et des signes, la consécration des réalités les plus fondamentales par les caractères primitifs ; la Trinité des Mots, des Lettres et des Nombres ; une philosophie simple comme l'alphabet, profonde et infinie comme le Verbe ; des théorèmes plus complets et plus lumineux que ceux de Pythagore ; une théologie qui peut se résumer en comptant sur ses doigts ; un Infini qu'un enfant peut tenir au creux de sa main ; dix chiffres, et vingt-deux lettres, un triangle, un carré et un cercle, tels sont les éléments de la Kaballe. Voilà les principes élémentaires du Verbe écrit, réflexion du Verbe énoncé qui a créé le monde ! »

 

 

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1. En 1620, des Puritains anglais réfugiés à Leyde vinrent fonder en Amérique la colonie de New Plymouth. (N.d.T.)

2. FOB : pour free on board, terme d'exportation désignant le prix d'une marchandise livrée à bord du bateau, les frais de transport et d'assurances maritimes non compris.