UN RAT DU DÉSERT
Dès l'instant où je le vis, je devinai que c'était un rat du désert. Il était silencieux, effacé, tranquille, avec des yeux larmoyants et des lèvres desséchées. Il avait le blanc des yeux injecté de sang. Ce furent ses yeux qui me donnèrent à penser qu'il avait dû vivre sous un soleil aveuglant. Mais quand, quelques instants plus tard, je l'interrogeai, il me répondit, à ma grande surprise, que leur état était dû à la rougeole. Il avait failli perdre la vue, me dit-il, quand l'idée lui était venue d'essayer de manger du beurre, énormément de beurre, par quarts entiers. L'état de ses yeux dès lors s'était amélioré. C'était, d'après lui, les graisses naturelles du beurre, qui avaient provoqué cette amélioration.
La conversation entre nous s'engagea sans mal et dura plusieurs heures. La serveuse était assez surprise de me voir discuter avec une telle ardeur. Elle avait hésité à placer ce client à ma table, parce qu'il était assez misérablement vêtu et qu'on aurait pu le croire sale aussi. La plupart des gens qui s'arrêtent à l'Hostellerie de l'Ange Étincelant sont habillés comme des princes, et les hommes plus encore que les femmes. Certains prennent le genre cow-boy aux abords du Grand Canyon et viennent à table avec de larges sombreros leur pendant dans le dos, des bottes et des chemises à carreaux. Les femmes ont l'air de raffoler du pantalon, surtout les grosses dondons avec des diamants à tous les doigts et les pieds déformés par les cors et les oignons.
Je dois mentionner en guise de préambule que la direction de l'Hostellerie de l'Ange Étincelant semblait surprise de me voir prolonger à ce point mon séjour, la plupart des visiteurs ne restant d'ordinaire qu'un jour ou deux, certains même moins longtemps, une demi-heure parfois, juste le temps, aurait-on dit, de jeter un coup d'œil dans le grand abîme pour pouvoir dire qu'ils l'avaient vu. Moi, j'y passai dix jours. Ce fut le neuvième jour que j'engageai la conversation avec le prospecteur de Barstow. Depuis mon départ d'Albuquerque, je n'avais parlé à âme qui vive, sinon pour prendre de l'essence ou de l'eau. C'était merveilleux de pouvoir rester silencieux aussi longtemps. Tout en flânant au bord du canyon, je surprenais les plus étranges fragments de conversation, stupéfiants en raison du cadre où elles avaient lieu. C'est ainsi que survenant derrière une jeune fille insipide qui flirtait avec un Indien Hopi1 bas sur pattes.
ELLE : « Dans l'armée vous ne pourrez pas... »
LUI : « Mais je ne serai pas dans l'armée ! »
ELLE : « Oh, c'est vrai, vous serez dans la marine. » Et elle ajouta d'un ton enjoué : « Vous aimez l'eau... les bateaux... tout ça ? » Sous-entendu : « parce que dans ce cas, nos amiraux et vice-amiraux vous fourniront toute l'eau que vous voulez... de la bonne eau salée avec des vagues et tout. Attendez un peu d'avoir vu l'océan : c'est de la vraie eau. Et puis vous aurez aussi plein de canons pour tirer... et puis des aéroplanes et Dieu sait quoi encore. Oh, ce sera passionnant, vous verrez. Nous nous arrangeons toujours pour faire une guerre de temps en temps, histoire de maintenir nos garçons en forme. Je suis sûre que vous adorerez ça ! »
Un autre soir, en revenant de Yavapai Point, j'entendis une vieille fille, un cornet de glace à la main, déclarer tout en léchant sa cuiller à son compagnon, un type du genre universitaire miteux : « Ça n'a rien de si extraordinaire, vous ne trouvez pas ? » Il était environ sept heures du soir et elle brandissait sa cuiller dégoulinante dans la direction du canyon. Le coucher de soleil n'était manifestement pas à sa convenance. Ce n'était pas un flamboiement doré comme une omelette qui tomberait du ciel. Non. c'était un coucher de soleil modeste, réservé, qui n'allumait qu'une mince ligne de feu tout au fond. Mais, si elle avait pris la peine de regarder le sol à ses pieds, elle aurait pu constater qu'il avait pris une étrange teinte lavande et vieux rose ; et si elle avait levé les yeux jusqu'à la plus haute couche rocheuse qui supporte le sol du plateau, elle aurait vu que la roche était d'un noir extraordinaire, poétique, et comparable seulement à celui d'une rivière ou d'un tronc de chêne ou à cette route si magnifique qui va de Jacksonville à Pensacola sous un ciel chargé de nuages dramatiques.
Mais, ce fut le dernier soir de mon séjour que j'entendis le plus beau. Une jeune fille, flanquée de trois jeunes frappes, déclara soudain d'une voix qui parut franchir sans effort toute la largeur du canyon : « Vous avez vu les journaux ce soir ? » Elle faisait allusion à un crime commis à San Bernardino et auquel un bossu se trouvait mystérieusement mêlé. « C'est drôle », dit-elle, « je suis pas plus tôt partie que mes amis commencent à se faire descendre. Vous vous souvenez de Violette ? Je l'avais amenée un soir à la maison. » Et elle continua, d'une voix aussi claire que si elle utilisait un mégaphone, à parler de Violette, Raymonde et Jesse, si je me souviens bien. Tout lui paraissait drôle, même le séjour qu'un de ses amis avait fait à la prison de San Quentin. « Il devait être timbré ! » répétait-elle inlassablement. J'observai le visage d'une femme du monde en pantalon assise non loin de là et qui semblait horriblement choquée des remarques de la jeune personne. « D'où viennent ces créatures ? » semblait-elle se demander. « Vraiment, il faudrait faire quelque chose ; j'en parlerai à la direction. » Je croyais l'entendre fulminer et grommeler intérieurement comme un moteur qui tousse en plein désert par 55° centigrades..
Il y eut aussi le fils du marchand de souvenirs qui me mit le grappin dessus un matin de bonne heure ; s'imaginant que je venais d'arriver, il insista pour me montrer à la longue-vue ce qu'il y avait à voir. « Cette chemise là-bas, qui sèche, c'est assez curieux. » Je ne voyais pas ce que cela avait de si curieux. Mais pour lui, tout était curieux et intéressant, y compris l'hôtel situé sur l'autre versant du canyon, uniquement parce qu'on pouvait le voir à la lorgnette. « Avez-vous vu le grand tableau du Canyon qui est dans le magasin de mon père ? » me demanda-t-il comme je m'éloignais. « C'est une œuvre extraordinaire. » Je lui dis tout net que je n'avais aucune intention d'aller la voir, malgré tout le respect que j'avais pour son père et pour le magasin qu'il gérait. Il parut peiné, blessé, stupéfait que je n'eusse pas envie de voir l'une des plus grandes reproductions d'un phénomène naturel due à la main de l'homme. « Quand vous aurez un peu de plomb dans la cervelle », lui dis-je, « peut-être ne trouverez-vous pas cela si merveilleux. Combien vous dois-je pour avoir regardé dans votre longue-vue ? ».
Il fut pris au dépourvu. « Ce que vous me devez ? » répéta-t-il. « Mais vous ne me devez rien. Nous sommes heureux de pouvoir vous rendre service. Si vous avez besoin de pellicules, vous n'avez qu'à les acheter chez mon père. Nous avons tout un rayon... »
« Je ne prends jamais de photos », dis-je en m'éloignant pour de bon.
« Quoi ! Vous ne prenez jamais de photos ? Ça, par exemple... »
« Non, et je n'achète jamais non plus de cartes postales, de couvertures ni de petits météorites. Je suis venu ici pour voir le Grand Canyon, c'est tout. Au revoir et que Dieu vous protège dans le bonheur comme dans l'infortune. » Et là-dessus, je lui tournai les talons et poursuivis ma promenade.
J'étais furieux de penser qu'un jeune garçon comme celui-là n'avait rien de mieux à faire que d'essayer d'attirer les touristes dans le magasin de son père à une heure aussi matinale. Dire qu'il était là à faire mine de régler sa longue-vue, à la fourbir et puis à débiter toutes ces absurdités sur « l'homme imitant l'œuvre de Dieu », sur un carré de toile, alors que Dieu lui-même dans toute sa gloire se manifestait à ses yeux sans le secours ni l'intervention de l'homme. Tout ça pour vous vendre un fossile, ou un collier ou un rouleau de pellicule. Il me rappelait les bazars de Lourdes. À Cosney Island au moins, on est plus franc. Personne ne s'extasie sur l'onde amère. On va là pour étouffer, pour être écrasé et se faire dûment escroquer par de maîtres escrocs.
Mais revenons à des sujets de conversation plus propres. Le vieux rat du désert me parlait en souriant du fléau nommé automobile. Cela avait eu un avantage, il en convenait, celui d'élargir un peu les idées des gens. Mais d'un autre côté, cela les avait déracinés. Tout était trop facile, personne ne voulait plus lutter ni se battre. Les hommes s'amollissaient. Plus rien ne pouvait les satisfaire. Ils étaient toujours en quête de frissons nouveaux, d'abîmes insondables. C'était curieux, alors qu'ils pouvaient être si mous et froussards, comme ils n'avaient pourtant pas peur de la mort. Pourvu que ça les excite, ils se fichaient bien de ce qui pouvait arriver. Il venait de quitter un groupe de femmes sur la route. L'une d'elles venait de se rompre le cou. Elle avait pris un virage trop vite. Il en parlait sans émotion, comme s'il s'agissait d'un incident banal. Il en avait vu des voitures se retourner dans le désert, en roulant à cent soixante, à cent quatre-vingts à l'heure. « On dirait qu'ils ne vont jamais assez vite pour leur goût », dit-il. « Personne ne roule jamais à soixante-quinze à l'heure, qui est la vitesse limite en Californie. Je me demande pourquoi on fait des lois si les gens ne les respectent pas ; c'est idiot. Si on veut que les gens soient prudents en voiture, pourquoi fait-on des moteurs qui peuvent faire du cent vingt, du cent trente, du cent soixante à l'heure ? Est-ce que c'est logique ? »
Il se mit alors à parler du charme de la vie solitaire dans le désert, entre les étoiles et les rochers, la vie qu'on passe à étudier la terre, à écouter la voix de son propre cœur, à s'extasier devant la Création. « On arrive à beaucoup réfléchir quand on est tout le temps seul. Je n'ai jamais été très porté sur la lecture. Tout ce que je sais, je l'ai appris tout seul, par l'expérience, en me servant de mes yeux et de mes oreilles. »
Je lui demandai, assez bêtement, où au juste commençait pour lui le désert.
« Pour moi », dit-il, « par ici c'est partout du désert. Il y a toujours un peu de végétation, ça n'est pas que du sable, vous comprenez. Il y a de la broussaille et de la terre pour qui sait faire venir de l'eau et la nourrir. Les gens ont toujours l'air de s'affoler quand ils arrivent dans le désert. Ils s'imaginent qu'ils vont mourir de soif ou de froid pendant la nuit. Bien sûr, ça arrive quelquefois, mais c'est surtout parce qu'ils se rongent. Si vous ne prenez pas les choses au tragique et que vous ne vous énervez pas, vous ne risquez rien. Ce qui tue la plupart des gens, c'est seulement la pure panique. Un homme peut bien se passer d'eau un jour ou deux — ça ne le tuera pas — mais faut pas qu'il s'inquiète. Ma foi, je ne voudrais pas vivre ailleurs. Même si on me payait, je ne pourrais pas revenir vivre dans l'Iowa. »
Je voulus avoir son avis sur les mauvaises terres : étaient-elles vraiment impossibles à défricher ? J'avais été fort impressionné, lui dis-je, en traversant le Désert Peint, de voir que la terre avait déjà l'air de quelque chose de mort. En était-il réellement ainsi, ne pouvait-on rien faire de ces régions ?
Pas grand'chose, à son avis. Elles pourraient rester comme ça des millions d'années. Il y avait des produits chimiques dans cette terre-là, des acides, qui empêchaient quoi que ce soit de pousser. « Mais je vous dirai une chose », ajouta-t-il, « c'est qu'à mon avis, c'est le contraire qui a tendance à se produire. »
« Que voulez-vous dire ? » demandai-je.
« Je veux dire que la terre se développe plus vite qu'elle ne meurt. Il faut peut-être des millions d'années pour que le changement soit sensible, mais ça se poursuit sans arrêt. Il y a quelque chose dans l'air qui nourrit la terre. Prenez un rayon de soleil... vous savez, on voit toujours des petites choses qui flottent dans l'air. Eh bien, il y a toujours quelque chose qui tombe par terre... de petites particules qui nourrissent le sol. Bon, prenez le Désert Peint... je l'ai parcouru à peu près dans sa totalité. Ça n'a rien d'extraordinaire. Bien sûr, il y a encore des parties inexplorées. Même les Indiens ne le connaissent pas en entier. » Et il continua à parler des couleurs du désert, et de la façon dont elles s'étaient formées avec le refroidissement de la terre ; il parla des formes de vie préhistoriques incrustées dans le roc, d'un plateau quelque part au milieu du Désert qu'un aviateur avait découvert et qui était peuplé de chevaux nains. « Il y en a qui disent que ce sont des descendants des petits chevaux amenés par les Espagnols autrefois, mais à mon avis il manque quelque chose dans l'eau ou dans la végétation et ça arrête leur croissance. » Il parlait des chevaux de façon si vivante que je commençai à m'imaginer cet animal préhistorique, l'échippus ou un nom comme ça, que je m'étais toujours représenté galopant à travers les plaines de Tartarie. « Ça n'a rien d'extraordinaire », disait-il. « Tenez, en Afrique, ils ont des pygmées et des éléphants et tout ça. » Pourquoi des éléphants ? me demandai-je. Peut-être n'était-ce pas cela qu'il avait voulu dire. Mais il savait ce que c'était qu'un éléphant car il se mit bientôt à parler d'os et de squelettes d'animaux géants qui jadis vivaient dans ce pays : des chameaux, des éléphants, des dinosaures, des machérodes, etc. dont on trouvait les restes dans le désert et ailleurs. Il me parla de la viande non digérée qu'on avait trouvée dans l'estomac des mastodontes gelés en Sibérie, en Alaska, au Canada, il me parla de la terre qui traversait maintenant de nouvelles régions zodiacales, qui basculait sur son axe ; il me parla des grands bouleversements climatiques, des cataclysmes soudains qui enterraient vifs les représentants de toute une époque, transformaient les mers tropicales en déserts, dressaient des montagnes là où jadis s'étendait l'océan et ainsi de suite. Ses propos me fascinaient : on aurait dit que lui-même avait été le témoin de tout, qu'il avait observé ces phénomènes de quelque haut lieu dans une enveloppe charnelle immortelle.
« C'est la même chose pour l'homme », continua-t-il. « Je crois que quand nous approchons trop près du secret, la nature s'arrange pour se débarrasser de nous. Bien sûr, nous devenons de plus en plus astucieux, mais nous n'arriverons quand même jamais jusqu'au fond des choses. Dieu ne l'a pas voulu ainsi. Nous croyons que nos connaissances sont très étendues, mais notre pensée suit une ornière. Les gens qui lisent ne sont pas plus intelligents que les autres. Ils ont appris à lire les choses d'une certaine façon. Mettez-les dans une situation nouvelle pour eux et ils perdent la tête. Ils manquent de souplesse. Ils ne peuvent penser que suivant les principes qu'on leur a inculqués. À mon avis, ils ne sont pas intelligents. »
Il me parla ensuite d'un groupe de savants qu'il avait rencontrés un jour du côté de l'île Catalina. C'étaient, paraît-il, des experts en matière de monuments funéraires indiens. Ils étaient venus là et ils faisaient des draguages dans un pile de squelettes qu'ils avaient découverts au bord de l'eau. Selon eux, à une époque lointaine les Indiens de cette région s'étaient tous empoisonnés avec des moules un même jour et leurs cadavres s'étaient entassés pêle-mêle.
« Ça n'est pas mon avis ! » dit-il à l'un des professeurs après avoir supporté aussi longtemps qu'il avait pu leurs absurdités.
Ils le regardèrent avec l'air de dire : « Qui vous a demandé votre avis ? Que pouvez-vous savoir sur le sujet ? »
Un des professeurs finit par lui demander quelle était son idée.
« Je ne vous la dis pas encore », dit-il. « Je veux voir d'abord ce que vous êtes capables de trouver par vous-même. »
Ils se mirent en colère, bien entendu. Au bout d'un moment, mon ami commença à les accabler de questions, des questions à la Socrate qui les exaspérèrent davantage encore. Il voulut savoir, puisqu'ils avaient toute leur vie étudié les monuments funéraires indiens s'ils avaient jamais vu des squelettes empilés de cette façon. « Vous avez trouvé des coquilles de moules par ici ? » s'enquit-il. Non, ils n'avaient pas trouvé trace de moule, morte ou vive. « Moi non plus », dit-il. « Il n'y en a jamais eu par ici. »
Le lendemain il attira leur attention sur la cendre. « Il aurait fallu cuire une fichue quantité de moules pour faire toutes ces cendres, vous ne croyez pas ? » dit-il à l'un des professeurs. Il me révéla à ce propos qu'il existait une différence considérable entre la cendre de bois et la cendre volcanique. « Le bois », dit-il, « fait des cendres grasses et qui restent grasses quel que soit leur âge. La cendre dans laquelle étaient enfouis ces cadavres était volcanique. » Selon lui, il y avait eu une éruption, les Indiens avaient essayé de fuir et avaient été pris sous une pluie de feu.
Les savants naturellement ricanèrent. « Je n'ai pas discuté avec eux », me dit-il. « Je ne voulais pas les mettre en colère encore une fois. Je me suis contenté de tirer les conclusions qui découlaient des faits et je leur ai dit ce que je pensais. Un ou deux jours plus tard, ils vinrent me dire qu'en effet mon idée leur paraissait juste. Qu'ils allaient voir ça de près. »
Il me parla encore des Indiens. Il avait vécu avec eux et connaissait leurs mœurs. Il semblait avoir beaucoup de respect pour eux.
Je lui demandai des renseignements sur les Navajos dont j'avais tant entendu parler depuis que j'étais dans l'Ouest. Était-ce vrai qu'ils se reproduisaient à un rythme phénoménal ? On disait même que si rien ne venait freiner leur développement, ils seraient bientôt aussi nombreux que nous. On prétendait qu'ils pratiquaient la polygamie et que chaque Navajo avait droit d'avoir trois épouses. En tout cas, ils proliféraient dans des proportions extraordinaires. J'espérais qu'il allait me dire que les Indiens allaient redevenir forts et puissants.
Pour toute réponse, il me dit qu'il existait des légendes prédisant la chute de l'homme blanc dans une grande catastrophe : le feu, la famine, l'inondation ou quelque autre cataclysme.
« Pourquoi pas simplement par avarice et par ignorance ? » dis-je.
« L'Indien », dit-il, « croit que quand le temps viendra ne survivront que ceux qui seront forts et endurants. Il n'a jamais accepté notre mode de vie. Il ne nous considère nullement comme supérieurs. Il nous tolère, voilà tout. Quel que soit le degré d'éducation auquel il accède, l'Indien revient toujours à la tribu. Ils attendent seulement notre extermination, je crois. ».
Je fus ravi de l'entendre. Ce serait merveilleux, me dis-je, si un jour ils pouvaient se lever en masse et nous rejeter à la mer, reprendre la terre que nous leur avons volée, raser nos villes ou en faire des champs de foire. La veille au soir encore, alors que je faisais ma petite promenade sur le bord du Canyon, la vue d'un illustré (le Prince Vaillant, je crois) abandonné au bord de l'abîme éveilla en moi d'étranges réflexions. Que peut-on imaginer de plus futile, de plus stérile et de plus absurde que cet illustré dominical en face d'un spectacle aussi grandiose que celui du Grand Canyon ? Il était là, négligemment abandonné par un lecteur indifférent, prêt à être emporté dans l'abîme par la plus petite brise. Derrière ces feuilles aux couleurs criardes que les efforts d'innombrables personnes avaient contribué à créer, ainsi que les vastes ressources de la nature et les minables désirs d'enfants suralimentés, je voyais toute l'histoire de l'apogée de notre civilisation occidentale. Entre cet illustré, un cuirassé, une dynamo et une station de T.S.F., j'ai du mal à établir des distinctions de valeur. Tous sont sur le même plan, tous sont des manifestations d'une énergie inquiète et débandée, éphémère, de la mort aussi et de la dissolution. En regardant dans le Grand Canyon les amphithéâtres, les colisées, les temples que la nature au long des millénaires a taillés dans les différentes couches rocheuses, je me demandai pourquoi cette vaste création n'aurait pas pu être l'œuvre de l'homme. Pourquoi en Amérique tous les grands ouvrages d'art sont-ils l'œuvre de la nature ? Il y a bien les gratte-ciels, c'est vrai, les barrages, les ponts et les chaussées de ciment. Mais tout cela c'est utilitaire. Nulle part en Amérique il n'existe rien de comparable aux cathédrales d'Europe, aux temples d'Asie et d'Égypte, des monuments durables élevés par la foi, l'amour et la passion. Nulle part d'exaltation, de ferveur, de zèle, sinon pour développer les affaires, pour faciliter les transports, pour élargir le domaine de l'exploitation sans merci. Le résultat ? Un peuple en rapide décadence, dont un tiers déjà est réduit à la pauvreté, dont les plus intelligents et les plus opulents pratiquent le suicide racial, et dont les opprimés s'approchent chaque jour davantage de la rébellion, de la criminalité, de la dégénérescence, de la dégradation. Et une poignée de politiciens ambitieux et sans scrupule qui essaient de persuader à la foule que ce pays est le dernier refuge de la civilisation !
Mon ami du désert faisait de fréquentes allusions au « grand secret ». Je pensai à la phrase de Goethe sur le secret de Polichinelle ! Les savants ne sont pas hommes à le déchiffrer. Ils ne sont arrivés à rien malgré toutes leurs tentatives de résoudre l'énigme. Ils n'ont fait que pousser plus loin le problème, que le faire paraître plus insondable encore. Les hommes de l'avenir auront pour les vestiges de notre époque le même regard que nous avons aujourd'hui pour les produits de l'Âge de Pierre. Car nous sommes au niveau mental des dinosaures. Nous nous traînons d'un pas lourd, le cerveau obtus et l'imagination encapuchonnée, parmi des miracles que nous ne discernons même pas. Toutes nos inventions, toutes nos découvertes mènent à l'anéantissement.
L'Indien, lui, mène à peu près la même vie qu'il a toujours menée, nullement persuadé que nous ayons mieux à lui offrir. Il attend stoïquement que l'œuvre d'auto-destruction se soit accomplie. Quand nous serons parvenus au dernier degré de l'amollissement et de la dégénérescence, quand nous croulerons et que nous nous déliterons complètement, il reprendra cette terre que nous nous sommes donné tant de mal à gaspiller. Il sortira des régions maudites que nous avons transformées en Réserves pour les Intouchables et viendra réclamer les forêts et les rivières qui jadis furent siennes. Quand nous serons partis, ce pays retrouvera la quiétude : plus de ces usines et de ces aciéries hideuses, plus de hauts fourneaux, plus de cheminées. Les hommes redeviendront clairvoyants et télépathiques. Nos instruments ne sont que des béquilles qui entravent notre marche. Nos inventions et nos découvertes ne nous ont pas rendus plus humains, mais au contraire plus inhumains. Il nous faudra donc périr, nous laisser dominer par des êtres d'une race « inférieure » que nous avons traités en parias. Eux du moins n'ont jamais perdu le contact avec la terre. Ils y ont toujours leurs racines et ils revivront dès l'instant où l'on aura arraché la moisissure de la civilisation. Il se peut bien que ce pays soit le grand creuset du monde. Mais la fusion n'a pas encore commencé. Le jour où l'homme rouge et l'homme noir, l'homme brun et l'homme jaune s'uniront avec les peuples blancs de la terre dans un esprit d'absolue égalité, de totale amitié et de respect mutuel, alors seulement le creuset aura quelque utilité. Peut-être verra-t-on — dans des millénaires — sur ce continent le début d'un ordre nouveau. Mais il faudra d'abord que le blanc Américain ait connu l'humiliation et la défaite ; il faudra qu'il ait imploré la pitié ; qu'il ait confessé ses péchés et ses erreurs ; qu'il ait supplié qu'on l'admette au sein de cette nouvelle fraternité humaine que lui-même a été in-capable de créer.
Nous parlions de la guerre. « Ce ne serait pas grave », dit mon ami, « si les peuples qui veulent la guerre se battaient entre eux, mais lancer dans le massacre des peuples qui ignorent la haine, des peuples innocents, c'est horrible. La guerre n'accomplit rien. Deux torts n'ont jamais fait un bien. Supposons que je vous administre une raclée et que je vous tienne sous ma coupe, que ferez-vous ? Vous attendrez que j'aie le dos tourné pour me régler mon compte, n'est-ce pas ? On ne peut pas instaurer la paix en maintenant les peuples sous le joug. Il faut donner aux gens ce qu'ils veulent, plus qu'ils ne veulent. Il faut être généreux et bon. On pourrait arrêter la guerre demain si on le voulait vraiment.
« Je crains pourtant fort que d'ici un mois nous ne soyons en guerre. On dirait que Roosevelt veut nous y pousser. Ce sera le prochain dictateur. Vous vous souvenez du jour où il a dit qu'il serait le dernier président des États-Unis ? Comment les autres dictateurs sont-ils parvenus au pouvoir ? Ils ont d'abord gagné à leur cause le syndicalisme ouvrier, n'est-ce pas ? Eh bien, on dirait que Roosevelt suit le même chemin, vous ne trouvez pas ? Bien sûr, je ne crois pas qu'il ira jusqu'à la fin de son mandat. Et à moins qu'il ne soit assassiné — ce qui peut arriver — Lindbergh sera notre prochain président. Le peuple d'Amérique ne veut pas faire la guerre. Il veut la paix. Et quand le président des États-Unis cherche à faire passer pour un traître un homme comme Lindbergh, il incite les gens à la révolution. Nous Américains, nous ne tenons pas à avoir d'histoires avec les autres pays. Nous avons seulement envie de nous occuper de nos affaires et de continuer notre petit bonhomme de chemin. Nous ne craignons pas de voir Hitler envahir notre sol. Et quant à envahir l'Europe, comment allons-nous nous y prendre ? Hitler est le maître de l'Europe, et il nous faudra attendre qu'il s'effondre, voilà comment je vois les choses. Laissez à un homme une longueur de corde suffisante et il se pendra, voilà ce que je dis toujours. Il n'y a qu'une seule façon d'arrêter la guerre, et c'est de faire ce que fait justement Hitler : avaler toutes les petites nations, leur enlever leurs armes et assurer la police du monde. Nous, nous pourrions le faire ! Si nous voulions nous départir de notre égoïsme ! Mais il nous faudrait commencer par accorder à tous l'égalité. Nous ne pourrions pas nous poser en conquérants comme Hitler est en train d'essayer de le faire. Cela ne marchera pas. Il nous faudrait prendre en considération les intérêts de tous et veiller à ce que chacun, homme, femme et enfant ait sa juste part. Il nous faudrait avoir quelque chose de positif à offrir au monde, non pas seulement nous défendre comme le font les Anglais et prétendre que c'est la civilisation que nous défendons. Si nous décidons vraiment de faire quelque chose pour le monde, d'être altruistes, je crois que nous pourrions réussir. Mais je ne crois pas que nous le fassions. Nous n'avons pas les chefs capables de susciter dans le peuple un tel élan. Il nous faut protéger le gros capital, le commerce international et tout cela. Ce qu'il nous faudrait faire, ce serait commencer par tuer nos Hitler et nos Mussolini à nous. Nous devrions faire le ménage chez nous avant de nous mettre à sauver le monde. Peut-être alors les peuples du monde nous croiraient-ils. »
Il s'excusa d'avoir fait une si longue harangue. Il n'avait jamais eu d'instruction, dit-il, aussi ne savait-il pas s'exprimer. Et puis, à force de vivre toujours seul, il avait perdu l'habitude de parler aux gens. Il ne savait pas ce qui lui avait pris de parler comme ça. Mais enfin, il estimait qu'il avait le droit d'avoir ses opinions, qu'elles fussent justes ou fausses, bonnes ou mauvaises.
« Le cerveau, c'est tout », dit-il. « Si vous gardez votre cerveau en état, votre corps s'occupera de lui tout seul. L'âge n'est que ce qu'on croit qu'il est. Je me sens aussi jeune aujourd'hui, peut-être plus jeune qu'il y a vingt ans. Je ne m'inquiète plus. Les gens qui vivent le plus vieux sont ceux qui vivent le plus simplement. Ce n'est pas l'argent qui vous sauvera. L'argent, ça vous donne des soucis, du tracas. Il vaut mieux être seul et ne pas parler. Penser tout seul. Je crois aux étoiles, vous savez. Je les observe tout le temps. Et je ne pense jamais trop longtemps à la même chose. J'essaie de ne pas tomber dans une ornière. Nous serons tous obligés de mourir un jour, alors pourquoi se compliquer la vie à plaisir ? Si on sait se contenter de peu, on est heureux. L'essentiel, c'est de pouvoir vivre avec soi-même, de s'aimer assez pour ne pas avoir tout le temps besoin d'autres gens autour de soi. En tout cas, c'est mon avis. C'est pourquoi je vis dans le désert. Je ne sais peut-être pas grand'chose, mais ce que je sais, je l'ai appris tout seul. »
Nous nous levâmes pour rentrer. « Je m'appelle Olsen », dit-il. « J'ai été très heureux de faire votre connaissance. Si vous montez à Barstow, venez me voir, j'aimerais bien bavarder encore avec vous. Je vous montrerai un poisson préhistorique fossile... et puis des éponges et des fougères vieilles de deux millions d'années. »
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1. Hopi : tribu indienne qui vit aux confins de l'Arizona et du Nouveau Mexique. (N. du T.).