MON RÊVE DE MOBILE
L'autre soir, n'ayant pas de quoi manger, je décidai d'aller à la bibliothèque municipale regarder un chapitre d'un livre fameux que j'avais promis à un de mes amis de Washington de lire. Le livre s'intitulait Les Voyages de Marco Polo ; le chapitre en question était celui consacré à la description de la ville de Kin-sai ou Hang-cheu. L'homme qui m'a demandé de lire le passage qui concerne cette cité de splendeur est un érudit ; il a lu des milliers de livres et il en lira sans doute encore des milliers d'autres avant de mourir. Il m'a dit un jour au déjeuner : « Henry, je viens de trouver la ville où j'aimerais vivre. C'est Hang-cheu, telle qu'elle fut au XVIIIe siècle. » Voici un an que nous avons eu cette conversation. Je n'y pensais plus jusqu'à l'autre soir où la faim m'a pris. Alors au lieu de recourir aux nourritures terrestres, je me suis offert un petit festin spirituel.
Je dois dire que Marco Polo m'a déçu. Il m'ennuie. Je me souviens avoir essayé de le lire il y a quelque trente ans et être parvenu à la même conclusion. Ce qui m'intéressa pourtant à l'époque, ce fut l'introduction que John Masefield a écrite pour ce livre. « Quand Marco Polo s'en fut en Orient », écrit Masefield, « toute l'Asie centrale, avec sa splendeur et sa magnificence, grouillante de nations et de rois, était comme un rêve né dans l'esprit des hommes. » J'ai relu plusieurs fois cette phrase. Elle me remue. Je voudrais l'avoir écrite. En quelques traits de plume, Masefield brosse un tableau que Marco Polo, qui avait pourtant vu la splendeur et la magnificence de l'Orient, est incapable d'évoquer... pour moi.
Je veux citer quelques lignes encore de cette magnifique préface de Masefield. Elles ne sont pas sans rapport avec mon voyage à travers les États-Unis et mon rêve de Mobile.
« On considère comme romanesque de voyager parmi des étrangers et de manger leur pain près de leurs feux de camp à l'autre bout du monde. C'est une aventure, certes, mais dont l'attrait a été exagéré par ceux chez qui la vie sédentaire a fait naître un goût abusif pour l'action. Marco Polo a erré parmi des étrangers mais c'est là un exploit à la portée de quiconque est doué d'un peu de courage et de la possibilité de remuer. La vie errante en soi n'est qu'une forme de sybaritisme. Si elle n'ajoute rien à la connaissance humaine, si elle ne donne pas aux autres la possession imaginaire de quelque lointaine partie du monde, ce n'est qu'une habitude nuisible. Et encore l'acquisition de connaissances nouvelles, l'accumulation de faits ne sont-ils nobles que chez les rares êtres qui connaissent l'alchimie capable de faire de cette argile un or éternel.
« ... Seul le merveilleux voyageur voit des merveilles, et cinq voyageurs seulement dans l'histoire du monde ont vu des merveilles. Les autres ont vu des oiseaux et des bêtes, des rivières et des déserts, la terre et ce qu'elle renfermait là où ils ont été. Ces cinq voyageurs sont Hérodote, Gaspar, Melchior, Balthazar et Marco Polo lui-même. Le miracle de Marco Polo c'est qu'il a donné à l'esprit européen une conception de l'Asie... »
Marco Polo avait dix-sept ans quand il quitta Venise avec ses oncles. Dix-sept ans plus tard il rentra à Venise en haillons. Il s'engagea presque aussitôt pour participer à la guerre contre Gênes, il fut fait prisonnier et c'est pendant cette période d'incarcération qu'il écrivit le livre qui immortalise son voyage. Vous trouvez cela curieux ? Songez un peu à ce que pouvait être son état d'esprit, enfermé comme il était dans un donjon après avoir vécu un rêve de splendeur et de magnificence. Quand Marco Polo s'en fut en Orient... La phrase sonne comme un refrain. Comme un rêve né dans l'esprit des hommes... Pensez à Balboa, à Colomb, à Americo Vespuce ! Aux hommes qui ont rêvé puis qui ont réalisé leurs rêves. Des hommes lourds de merveilles, de nostalgie, d'extase. Qui mettaient le cap droit sur l'inconnu, qui le trouvaient et puis qui s'en revenaient vers la camisole de force. Ou qui mouraient de fièvre, perdus dans leurs mirages. Cortez, Ponce de Leon, de Soto ! Des fous. Des rêveurs. Des fanatiques. En quête de merveilleux. De miracle. Tuant, violant, pillant. La Fontaine de Jouvence. L'or. Les dieux. Les empires. Splendeur et magnificence, certes, mais aussi la fièvre, la faim, la soif, les flèches empoisonnées, les mirages, la mort. Semant la haine et la terreur. Répandant le poison de l'homme blanc. Répandant les craintes et les superstitions de l'homme blanc, son avidité, son envie, sa malice, son inquiétude.
Quand les Espagnols mirent le cap à l'Ouest... Mais c'est une toute autre histoire.
La Ruée vers l'or. Le piétinement des légions en marche. Le porc de Gadarène. Le flambeau repris par leurs successeurs, les Américains. Finies la splendeur et la magnificence. Partout maintenant le fracas des dynamos et des sirènes d'usine. On a arraché les merveilles, la grande quête est finie. On a enfoui de nouveau l'or dans la terre, bien profondément, là où aucune bombe ne pourra jamais l'atteindre. Nous possédons presque tout l'or du monde et il est là à pourrir, sans servir à personne ; et surtout pas à ceux qui veillent sur lui.
Quand Marco Polo s'en fut en Orient... Il n'y a qu'à répéter la phrase et toute la richesse de la terre s'étale devant soi. L'imagination est submergée avant même qu'on ait fini la phrase. L'Asie. À ce seul mot l'esprit vacille. Qui peut peindre de l'Asie un tableau complet ? Marco Polo nous donne des milliers de détails, mais ils sont comme une goutte dans un seau. Peu importe ce que l'homme a accompli depuis lors, peu importent les miracles qu'il a réalisés, le mot d'Asie fait déferler dans sa mémoire une vague inégalée de splendeur et de magnificence. Des prophètes, des docteurs, des sages, des mystiques, des rêveurs ; des fous, des fanatiques, des tyrans, des empereurs, des conquérants, et tous les plus grands de ceux-là, sont venus d'Asie. Les religions, les philosophies, les temples, les palais, les murailles, les forteresses, les tableaux, les tapisseries, les joyaux, les drogues, l'encens, les vêtements, l'art culinaire, les métaux, les grandes inventions, les grandes langues, les grands livres, les grandes cosmogonies, c'est d'Asie qu'ils sont tous venus. Même les étoiles sont venues d'Asie. L'Asie avait des dieux et des demi-dieux, par milliers. Et des hommes-dieux, au hasard des avatars. Des précurseurs. L'Asie a toujours été inspirée. Elle est encore inspirée. Si au milieu du XIIIe siècle, l'Asie était comme un rêve né dans l'esprit des hommes, il en va de même aujourd'hui. L'Asie est inépuisable. Il y a la Mongolie, le Thibet, la Chine, l'Inde. Nous ne savons pratiquement rien de ces régions, des peuples qui les habitent, de la sagesse qu'ils possèdent, de l'esprit qui les anime, de leurs efforts, de leurs buts suprêmes et de leurs accomplissements. Nos aventuriers et nos explorateurs se perdent là-bas, nos savants sont confondus, nos missionnaires, nos fanatiques perdent tout leur zèle, nos coloniaux pourrissent sur place, nos machines ont l'air de joujoux insignifiants, nos armées s'engloutissent. Immense, multiforme, polyglotte, lourde d'une énergie indomptée, tantôt stagnante, tantôt en alerte, toujours menaçante et mystérieuse, l'Asie écrase le monde de sa grandeur. Nous sommes comme des araignées qui essaient de se mesurer avec des cèdres géants. Nous tissons nos toiles mais le moindre frémissement du colosse endormi qu'est l'Asie suffit à détruire l'œuvre de plusieurs siècles. Nous y perdons nos tripes, nous nous vidons par l'intérieur, mais les Asiatiques se laissent porter par le flot d'un océan puissant, ils sont infatigables, innombrables, inlassables. Ils marchent dans le sens des grands courants terrestres, et c'est en vain que nous luttons contre le flux. Nous sacrifions tout à la destruction ; eux sacrifient tout à la vie.
Pour en revenir à Mobile... Supposons que vous êtes à ma place : vous habitez Paris et vous ne songez pas à finir ailleurs vos jours. Tous les soirs en rentrant dans votre atelier, vous restez quelques minutes sans enlever votre chapeau ni votre manteau, un crayon à la main et vous écrivez dans un gros cahier tout ce qui vous passe par la tête. Bien sûr, si vous alliez vous coucher avec des noms de ville qui vous résonnent dans la tête, vous auriez des rêves fantastiques. Il vous arriverait même parfois de rêver les yeux ouverts, ne sachant plus très bien si vous êtes dans votre lit ou debout devant la grande table. Et parfois aussi, quand vous espéreriez fermer les yeux et vous abandonner aux rêves les plus délicieux, vous vous débattriez dans un affreux cauchemar. Tenez, celui-ci par exemple...
Quelqu'un que vous croyez être vous se regarde dans un miroir. Il voit un visage qu'il ne reconnaît pas. C'est un faciès d'idiot. Il est saisi de terreur et très vite après, il se retrouve dans un camp de concentration où il est ballotté comme un ballon de football. Il a oublié qui il était, son nom, son adresse et même son visage. Il sait qu'il est fou. Après des années d'abjectes tortures, il se retrouve soudain devant la sortie et au lieu de le ramener à coups de baïonnette dans le camp, on le pousse dehors. Oui, par miracle, le voilà libre de nouveau. Son émotion est indescriptible. Mais alors, en regardant autour de lui, il s'aperçoit qu'il n'a pas la moindre idée de l'endroit où il peut se trouver. Ce pourrait aussi bien être Queensland, la Patagonie, les Somalis, la Rhodésie, la Sibérie, Staten Island, la Mozambique ou quelque coin d'une planète inconnue. Il est perdu, plus perdu que jamais. Un homme s'approche alors et il entreprend d'expliquer sa triste situation, mais avant même d'avoir pu former une phrase, il s'aperçoit qu'il ne sait plus parler non plus. Et heureusement, à ce moment, il s'éveille...
Si vous n'avez jamais connu ce genre de cauchemar, essayez donc une fois : le moins que cela puisse vous faire c'est que vos cheveux se dressent sur votre tête.
Le rêve de Mobile est autre chose et je ne sais pourquoi je les accouple ainsi, mais pour quelque obscure raison ils vont de pair dans ma mémoire. Sans doute nos petits freudiens sauront-ils pourquoi. Ils démêlent tout, sauf leurs propres dilemmes.
Je crois que ce qui m'a véritablement amené à rêver de Mobile et à d'autres villes d'Amérique que je n'avais jamais visitées, ce fut l'extraordinaire curiosité que manifestait mon ami Alfred Perlès chaque fois que l'on prononçait le mot Amérique. Il m'attrapait par la manche et me suppliait les larmes aux yeux de lui promettre solennellement de l'emmener là-bas si jamais j'y retournais. L'Arizona surtout le fascinait. On pouvait lui parler toute la nuit de Sud, des Grands Lacs ou du bassin du Mississippi, il restait bouche bée, l'œil fixe, la sueur au front, perdu, semblait-il, dans ses rêves. Mais quand on avait fini, il retrouvait tout son sang-froid pour demander : Et maintenant parle-moi de l'Arizona ! Parfois, après avoir parlé la moitié de la nuit, m'être épuisé et avoir assez bu pour emplir une citerne, je lui répondais : « La barbe pour l'Arizona. Je vais me coucher. » « Très bien », disait-il, « va te coucher. Tu peux parler une fois au lit. Je ne partirai pas avant que tu ne m'aies parlé de l'Arizona. » « Mais je t'ai déjà raconté tout ce que je sais », objectais-je. « Ça ne fait rien, mon vieux », répondait-il, « je veux l'entendre encore. » C'était à peu près comme le dialogue entre Lennie et George dans Des souris et des hommes de Steinbeck ! Il ne se lassait jamais de l'Arizona. Aujourd'hui, il est « quelque part en Écosse », avec une unité du Génie, mais je suis bien tranquille que si jamais il tombe sur un Américain dans ce pays perdu, la première chose qu'il lui dira, ce sera : « Parlez-moi de l'Arizona ! »
Il va de soi que quand un homme professe une admiration aussi illimitée pour un endroit que vous connaissez bien, que vous croyez connaître à fond, vous commencez à vous demander si après tout vous le connaissez si bien que cela. L'Amérique est un grand pays et je doute que personne la connaisse vraiment à fond. On peut très bien aussi vivre dans un pays et ne rien en connaître du tout parce qu'on n'a pas envie de savoir. Je me souviens d'un ami qui était venu à Paris en voyage de noces et n'avait pas trouvé la ville à son goût si bien qu'il était venu un jour me demander si je n'aurais pas des travaux de dactylo à lui confier parce qu'il ne savait que faire de ses journées.
Il y avait certaines villes, comme Mobile, dont je n'avais jamais parlé en présence de Perlès. Le Mobile que je connaissais était entièrement imaginaire et je voulais être le seul à en profiter. Je dois dire que j'éprouvais un vif plaisir à résister à sa curiosité harcelante. J'étais un peu comme une jeune épouse qui retarde le moment d'avouer à son mari qu'elle est enceinte. Je gardais Mobile bien enfermé dans une matrice, et il se développait de jour en jour, il lui venait des bras et des jambes, des cheveux, des dents, des ongles, des cils comme à un vrai fœtus. Quel merveilleux accouchement ç'aurait été si j'avais pu tenir le rôle jusqu'au bout. Imaginez un peu une ville entière sortie du ventre d'un homme ! Mais bien entendu, cela n'arriva jamais. L'embryon mourut dans l'œuf, d'inanition sans doute, parce que j'étais tombé amoureux d'autres villes : Dômme, Sarlat, Rocamadour, Gênes et d'autres encore.
Comment est-ce que je me représentais Mobile ? À dire vrai, tout cela est assez flou aujourd'hui. Flou, brouillé, amorphe, croulant. Pour en retrouver la saveur, il faut que j'évoque le nom de l'Amiral-Farragut. L'Amiral-Farragut est entré en rade de Mobile. J'ai dû lire ça quelque part quand j'étais enfant. Et ne jamais l'oublier depuis. Je ne sais toujours pas s'il est exact ou non que l'Amiral-Farragut soit jamais entré en rade de Mobile. À l'époque, je l'ai pris pour argent comptant et j'ai bien fait. C'est tout le rôle que l'Amiral-Farragut joue dans cette histoire. Il disparaît illico. Ce qui subsiste de l'image, c'est le mot Mobile. Mobile est un mot trompeur. Il a un son bref et pourtant il suggère l'immobilité : la vitrification. C'est un miroir fluide qui reflète les nappes d'éclairs tout aussi bien que les arbres endormis et les serpents somnolents. C'est un nom qui fait penser à l'eau, à la musique, à la lumière, à la torpeur. Il évoque aussi l'idée d'un endroit lointain, bien abrité, un peu exotique et s'il faut lui donner une couleur, c'est sans conteste le blanc. Musicalement, je dirais que c'est un son de guitare. Peut-être même moins sonore que cela : de mandoline plutôt. En tout cas une musique d'instrument à cordes accompagnée de bruit des fruits qui éclatent et de minces colonnes de fumée qui montent dans l'air. Pas de danse, sinon celle des grains de poussière dans un rayon de soleil, le battement évanescent de l'ascension, de l'évaporation. La peau toujours sèche, malgré l'humidité excessive. Le claquement des batteurs de tapis et des silhouettes qui se découpent derrière les volets mi-clos. Des silhouettes rouillées.
Jamais je n'ai pensé au travail en association avec Mobile. Personne ne travaille là-bas. Une ville entourée de coquilles, les coquilles vides des fiestas de jadis. Partout des oriflammes et les fragiles reliques du carnaval d'autrefois. La gaieté toujours en retraite, toujours s'éloignant, comme la buée qui s'efface sur un miroir. Et au centre de ce glissando, Mobile, très digne, très convenable ; une ville du Sud sans être tout à fait du Sud, nonchalante tout en étant guindée, négligente et pourtant respectable, brillante sans être perverse. Mozart pour mandoline. Pas tant de grâce et de délicatesse que d'anémie. Une fièvre froide. Une odeur fauve. Des cendres parfumées.
Dans mon rêve, je ne me voyais jamais arrivant à Mobile en voiture. Comme l'Amiral-Farragut, j'entrais en rade de Mobile, mû par ma propre énergie. Je n'avais jamais pensé que je traverserais des villes comme Panama, Apalachicola, Port Saint-Joe, ni que je me trouverais à un jet de pierre de Valparaiso et de Bagdad ni qu'en prenant le pont transbordeur de Millers, je me trouverais sur la route des sources Ponce de Leon. Les Espagnols rêvant d'or m'avaient précédé. Ils avaient dû franchir comme des insectes affolés les marais et les forêts de Floride. Et quand ils étaient arrivés à Bon Secours, ils devaient être complètement siphonnés pour lui avoir donné un nom français. C'est grisant de faire une croisière le long du Golfe ; toutes les voies d'eau s'émiettent si l'on peut dire. Le Golfe n'est qu'un drame où la lumière et la vapeur jouent leur rôle. Les nuages sont lourds et toujours épanouis comme des choux-fleurs de rêve ; parfois, ils éclatent en plein ciel, déversant un précipité de mercuro-chrome ; parfois, ils chevauchent à l'horizon sur leurs minces jambes de fumée. À Pensacola, j'avais une chambre invraisemblable dans un hôtel invraisemblable. Je me croyais revenu à Perpignan. Vers la fin du jour, je regardai par la fenêtre et je vis que les nuages se battaient ; ils entraient en collision comme des dirigeables infirmes, laissant traîner dans le ciel des lambeaux de nuées. Il me semblait être posté à la frontière de deux mondes qui luttaient pour avoir l'hégémonie. Dans la chambre se trouvait une affiche monstrueuse qui remontait à l'invention de la machine à coudre. Je m'allongeai sur mon lit et devant mes yeux défilèrent toutes les abominations que l'art de l'affiche publicitaire avait exposées jadis à mes regards innocents d'enfant. Je pensai soudain à Dolly Varden — Dieu seul sait pourquoi ! — et puis une véritable avalanche de noms auxquels se rattachaient des souvenirs théâtraux ou sentimentaux, déferla sur moi : Elsie Ferguson, Frances Starr, Effie Shannon, Julia Sanderson, Cyril Maude, Julian Eltinge, Marie Cahill, Rose Coghlan, Crystal Herne, Minnie Maddern Fiske, Arnold Daly, Leslie Carter, Anna Held, Blanche Bates, Elsie Janis, Wilton Lackaye, Kyrie Bellew, William Collier, Rose Stahl, Fritzi Scheff, Margaret Anglin, Virginia Harned, Henry Miller, Whiteside, Julie Opp, Ada Rehan, Cecilia Loftus, Julia Marlowe, Irène Franklin, Ben Ami, Bertha Kalich, Lulu Glaser, Olga Nethersole, John Drew, David Warfield, James K. Hackett, William Faversham, Joe Jackson, Weber et Fields, Valeska Suratt, Snuffy le chauffeur de taxi, Richard Carle, Montgomery et Stone, Eva Tanguay, le grand Lafayette, Maxime Elliott, David Belasco, Vesta Victoria, Vesta Tilly, Roy Barnes, Chick Sales, Nazimova, Modjeska, la Duse, Ida Rubenstein, Lenore Ulric, Richard Bennett et sa belle et charmante femme dont j'ai oublié le nom, la seule actrice à qui j'aie jamais envoyé une lettre d'amour.
Était-ce à l'hôtel Talafax ? Je ne m'en souviens plus. En tout cas, c'était à Pensacola, et pourtant ce n'était pas à Pensacola. C'était à une frontière et un drame se jouait dans les airs qui prêtait à la terre des couleurs violentes. Les vedettes de théâtre allaient et venaient derrière mes paupières closes, en collants, en décolleté, en perruques d'un rouge flamboyant, en corsets lacés, ou en pantalons, les unes en pleine extase, les autres alanguies, certaines fumées comme des jambons, d'autres pleines de défi, ou piquantes, mais toutes gesticulant, déclamant, chacune essayant de tirer à soi la couverture.
Quand je me voyais en rêve entrant en rade de Mobile, jamais je n'avais imaginé un banquet pareil. C'était comme si j'étais dans les limbes, comme un phénomène de lévitation sur le seuil du rêve. La veille ou l'avant-veille, j'avais traversé le Suwanee. À Paris, j'avais rêvé de prendre un bateau et de m'enfoncer dans le marais d'Okefinokee pour remonter le fleuve jusqu'à sa source. C'était un beau rêve. Si j'avais encore cent ans à vivre au lieu de cinquante, je le ferais peut-être encore, mais le temps presse. Il y a d'autres endroits à visiter : l'île de Pâques, la Papouasie, terre des Merveilles, Yap, Johore, les îles Caroline, Bornéo, la Patagonie, le Thibet, la Chine, l'Inde, la Perse, l'Arabie et la Mongolie. Les esprits de mes ancêtres m'appellent ; je ne puis leur résister plus longtemps. Quand Henry Miller s'en fut au Thibet... J'imagine mon futur biographe écrivant cela dans cent ans d'ici. Qu'est-il donc arrivé à Henry Miller ? Il a disparu. Il avait dit qu'il partait pour le Thibet. Est-ce qu'il y est jamais parvenu ? Nul ne le sait... Voilà comment ce sera. Disparu mystérieusement. Disparu avec deux valises et toute une malle d'idées. Mais je reviendrai un jour dans une autre enveloppe charnelle. Et peut-être sans crier gare, pour faire la surprise à tout le monde. On reste absent juste assez longtemps pour apprendre la leçon. Certains apprennent plus vite que d'autres. Je suis de ceux-là. J'ai fini mes devoirs. Je sais que la terre est ronde. Je sais aussi que c'est sa qualité la plus négligeable. Je sais qu'il existe des cartes de la terre sur lesquelles figure un pays qu'on appelle l'Amérique. Cela n'est guère important non plus. Rêvez-vous ? Abandonnez-vous votre petit chez vous pour vous mêler aux autres habitants de la terre ? Vous arrive-t-il de visiter les autres terres, quelque nom qu'on leur donne ? Brûlez-vous de l'envie de visiter les étoiles ? Trouvez-vous l'aéroplane trop lent, trop limité ? Êtes-vous un errant qui joue sur un instrument aux cordes muettes ? Ou êtes-vous une noix de coco qui tombe sur le sol avec un bruit sourd ? J'aimerais dresser un inventaire des désirs de l'homme et faire la comparaison avec ce qu'il accomplit. J'aimerais rien que pour un jour être le maître des cieux et arroser de pluie tous les rêves, tous les désirs, toutes les aspirations de l'homme. J'aimerais les voir prendre racine, non pas lentement au cours des âges, mais tout de suite. Dieu protège l'Amérique ! C'est ce que je dis aussi, car sinon qui saura s'en charger ? Et maintenant avant de sauter jusqu'à Mobile via Pascagoula, voici le message de bienvenue à ses clients d'un « hôtel de luxe », le Lafayette à la Nouvelle Orléans :
« Vous qui pénétrez en hôte dans cette chambre, la direction de cet hôtel vous salue bien cordialement.
« Peut-être ne nous sera-t-il jamais donné de vous connaître personnellement, mais nous tenons quand même à vous donner l'impression que vous êtes ici dans une « maison habitée » et non pas dans un établissement sans âme.
« Vous êtes ici chez vous, fût-ce pour un seul jour, pour une seule nuit.
« Ce sont des êtres humains qui tiennent cette maison.
« Des êtres humains qui s'occupent de vous, qui font votre lit et nettoient votre chambre, qui vous répondent au téléphone, qui font vos courses. C'est un être humain qui est à la réception et ce sont des êtres humains qui portent vos valises. Ils sont faits de chair et de sang, comme vous ; ils ont leurs intérêts dans la vie, leurs sympathies et leurs antipathies, leurs ambitions, leurs rêves et leurs déceptions, comme vous.
« Bien sûr, il vous faut payer le prix. Il en est de même partout. Mais ce qui compte avant tout dans une affaire, c'est le flux d'intérêt humain qu'elle comporte.
« Nous allons bien vous soigner. Tous les règlements de cet hôtel ont été conçus dans le seul but de vous servir et d'assurer votre confort, non pas de vous ennuyer. Dans un hôtel, comme n'importe où, la grande règle c'est : Traitez autrui comme vous aimeriez qu'il vous traitât.
« Nous essaierons de nous mettre à votre place. Nous nous demanderons : « Comment aimerais-je être traité si je descendais à l'hôtel ? » Essayez de vous mettre à la nôtre. Demandez-vous : « Que ferais-je si je tenais un hôtel ? » avant de nous condamner.
« Si nous ne nous montrons pas à votre hauteur, veuillez nous le faire savoir.
« Nous supposons que tous les voyageurs qui descendent ici sont des gentlemen et toutes les voyageuses des femmes du monde. Nous avons la conviction que l'Américain moyen est courtois, paisible, tranquille, soucieux de ne pas faire d'histoires, plein d'égard pour autrui et qu'il ne rechigne jamais à payer.
« Puissiez-vous bien vous porter sous notre toit et que le malheur vous épargne.
« Puissiez-vous trouver ici une atmosphère agréable et gaie et puisse votre journée vous donner le succès, afin que vous gardiez de votre séjour à l'hôtel un plaisant souvenir.
« Pour un bref instant, vous habitez avec nous, que Dieu donc, étranger, veille sur vous et comble vos vœux. Et puissiez-vous en quittant cet hôtel y laisser un peu de votre cœur. »
(Quel ami nous avons en Jésus ! J'essuie les larmes qui perlent à mes yeux, je crache un bon coup et j'éventre paisiblement les cafards que j'ai laissés dans le crachoir de la chambre 213. Penser à relire le Tertium Organum d'Ouspenski. En avant, marche !)
Me revoilà dans le quatorzième arrondissement et le matelas sur lequel je suis allongé entre dans la rade de Mobile. Le tuyau d'échappement est ouvert, l'homme de barre est à la barre. Sous moi sont les crustacés de l'âge du zinc et de l'étain, les anémones omnivores, les icebergs fondus, les bancs d'huîtres, les coquilles Saint-Jacques et les coquillettes aux œufs frais. La Lufthansa est en pèlerinage à Hattiesburg. L'Amiral-Farragut est mort depuis près d'un siècle. Il attend dans les limbes, fort probablement. Tout cela a un aspect si familier, les mandolines aux accords secs, le parfum de cendres, les silhouettes torses, le regard vitreux de la baie. Les canons contemplent le fossé et le fossé ne répond pas. La ville est blanche comme un sépulcre. Hier, c'était la Toussaint et les trottoirs sont parsemés de confettis. Les gens ont sauté du lit pour enfiler leurs pantalons blancs. Les ondes de chaleur montent en oblique, les ondes sonores suivent une courbe de sismographe. Pas de rataplan, pas de rat-a-tat, mais un slap-slap, slap-slap. Les canards remontent en foule la baie, dressent leurs becs aux reflets d'or et d'arc-en-ciel. On sert de l'absinthe sur la véranda, avec des brioches et des beignets. Le corbeau, la corneille et le loriot ramassent les miettes. Ainsi en allait-il du temps de Saül, des jours des Colossiens et des nuits des Égyptiens, ainsi en va-t-il encore aujourd'hui. Au sud, c'est le cap Horn, à l'est, le Bosphore. Est, ouest, vers la droite, vers la gauche, Mobile tourne comme un astrolabe languide. Des hommes qui ont connu l'ombre du baobab se balancent indolemment dans leurs hamacs. Les femmes-lianes de l'équateur passent nonchalantes sous leur hâle. Il y a dans l'air quelque chose qui rappelle Mozart, Ségovie. Le Maine apporte sa virginité, l'Arabie ses épices. C'est un manège immobile, avec les lions bonshommes et les flamants figés dans l'envol. Prenez du lait d'aloès, mélangez du cognac et des clous de girofle et vous avez l'élixir spirituel de Mobile. Il n'est pas une heure où les choses soient autres, pas un jour qui ne soit pareil aux précédents. La ville est dans son trou, criblée de lumière, et vibre comme un boyau qu'on vient de pincer. Elle est mobile, fluide et fixée sans pourtant être collée sur place. Elle n'apporte pas de réponse, pas plus qu'elle ne pose de problème. C'est une ville agréablement déconcertante, comme les premières leçons de chinois ou les premières passes d'un hypnotiseur. Les événements connaissent un rapide déclin sans jamais se conjuguer. Tout ce qui n'est pas Gog est Magog, et à neuf heures pile Gabriel souffle toujours dans sa trompe. Mais est-ce de la musique ? Qu'est-ce que cela peut faire ? Le canard est plumé, l'air est moite, la mer est basse et la chèvre solidement attachée. Le vent vient de la baie, les huîtres de la vase. Rien ne parvient à noyer le ping-ping des mandolines. Les limaces glissent de planchette en planchette ; leur petit cœur bat vite, leur cerveau rêvant d'ordures. Le soir, il ne reste sur la baie que le clair de lune. Les lions ont toujours l'air affable et surpris et l'on fait main basse sur tout ce qui ronfle, crache, grogne et siffle. C'est la mort du carrousel, la mort douce des choux-bruxelles*.