UNE NUIT AVEC JUPITER
Voyons, où en étais-je ? Ah oui, après avoir pris congé de mon Harrison, je me retrouvai sur Cahuenga Boulevard, me dirigeant vers les collines. Je regardais les étoiles quand une voiture arriva derrière moi et entra dans un réverbère. Tous les occupants furent tués. Je continuai ma promenade, et plus je regardais les étoiles, plus je comprenais comme j'avais eu de la chance de m'en tirer sans même une égratignure. Une fois à Paris, je contemplais aussi les étoiles et j'avais failli me rompre le cou. Je m'assis sur les marches d'un temple d'Ivar Avenue, je crois, et me mis à rêver. A la façon dont j'avais frôlé la mort à la Villa Seurat.
De temps en temps, quand je suis en pleine euphorie, j'ai l'impression que je suis invulnérable : qu'il s'agisse de maladie, d'accidents, de pauvreté, voire de la mort. Je rentrais donc chez moi après avoir passé une soirée merveilleuse avec mon ami Moricaud, l'astrologue, et juste au moment où j'allais tourner le coin de l'avenue d'Orléans et de la rue d'Alésia, je pensai simultanément à deux choses : a) à m'asseoir pour prendre un demi, b) à regarder où était à cet instant Jupiter. Je venais de passer devant le Café du Bouquet d'Alésia qui fait face à l'église et comme ce n'était pas encore tout à fait l'heure de la fermeture, je me dis que je pourrais bien m'asseoir à la terrasse et vider tranquillement un bon demi. Il y avait toujours une lueur rouge autour de l'église qui me fascinait ; et en même temps d'où je serais, je pourrais regarder ma planète bénéfique, Jupiter. Jamais l'idée ne me venait de chercher Saturne ou Mars. Bref, j'étais assis là, en pleine béatitude, quand passa le couple qui habitait en dessous de chez moi. Nous nous serrâmes la main, puis ils me demandèrent la permission de s'asseoir à ma table et de prendre quelque chose. J'étais dans un tel état d'euphorie qu'oubliant que l'homme, un réfugié italien, me rasait jusqu'au sang, je dis : « Mais bien sûr, voyons, excellente idée. » Et là-dessus, je me mis à leur expliquer que la vie était merveilleuse. L'homme me regarda comme si j'étais un peu dérangé, car à cette époque précisément tout allait à vau-l'eau dans le monde et lui-même se sentait particulièrement déprimé parce qu'il faisait métier d'écrire des ouvrages sur les événements historiques. Il me pressa de lui dire pourquoi je trouvais tout si bien et quand je lui dis que je n'avais pas de raison particulière, il me regarda comme si je l'avais personnellement offensé. Mais je ne me laissai pas impressionner. Je commandai une autre tournée, non pas pour me griser, car j'étais ivre déjà, ivre d'exaltation, mais parce que je voulais leur voir un air un peu plus joyeux, quelque répugnants que fussent les événements du moment. Je bus, je crois, trois demis, et puis je proposai de rentrer. Nous n'étions pas loin de la Villa Seurat et, durant ce court trajet, je rayonnai positivement. Comme un idiot, je leur déclarai que même si le Créateur le voulait, il ne pourrait pas me faire de mal. Et sur cette forte parole, je leur serrai la main et grimpai l'escalier jusqu'à mon atelier.
Tandis que je me déshabillais, l'idée me vint de monter sur le toit pour jeter un dernier coup d'œil à Jupiter. La nuit était tiède et j'étais vêtu de mes seules pantoufles. Pour monter sur le toit, j'empruntai une échelle de fer verticale qui partait du balcon de mon studio. Je regardai donc Jupiter tout mon saoul puis me disposai à redescendre m'allonger dans mes toiles. La lumière était éteinte, mais le clair de lune passait suffisamment par la grande verrière de mon atelier. Je m'avançai comme en transe jusqu'à l'échelle de fer, avançai le pied, manquai l'échelon et dégringolai à travers la verrière. Je me souviens très bien de l'impression délicieuse que j'éprouvai à tomber dans le vide en arrière. Je me ramassai et me mis à sautiller sur place comme un oiseau pour voir si je n'avais rien de cassé. Je sautillais fort bien, mais je haletais comme si j'avais reçu un coup de couteau dans le dos. En me tâtant, je m'aperçus que j'avais un grand morceau de verre fiché dans le dos ; je me hâtai de l'enlever. J'en avais un autre dans le derrière et un autre encore dans la plante du pied. Alors j'éclatai de rire. Je riais évidemment parce que je ne m'étais pas tué et que j'étais encore capable de sautiller comme un oiseau. Le sol s'ensanglantait rapidement et partout où je posais les pieds, c'était sur du verre.
Je décidai d'appeler l'Italien d'en dessous pour lui demander de m'examiner et de me poser des pansements. Quand j'ouvris la porte, je le vis qui montait l'escalier. Il avait entendu le fracas et se demandait ce qui m'était arrivé. Une fois déjà, tandis que nous étions à table, un lapin était tombé du toit par la verrière et était venu s'écraser au milieu de nos assiettes. Mais cet homme s'était douté qu'il ne s'agissait pas d'un lapin aujourd'hui.
« Vous feriez mieux d'appeler un docteur », dit-il, « vous êtes couvert de plaies et de bleus. »
Je lui dis que je préférais ne pas le faire ; je préférais trouver de l'alcool et du coton, pour laver les coupures. Je n'aurais plus ensuite qu'à passer une bonne nuit là-dessus. Ça ne pouvait être bien grave.
« Mais vous saignez comme un porc », dit-il, en se tordant frénétiquement les mains.
Il réveilla le voisin d'en face pour lui demander de téléphoner à un médecin. Mais pas de chance. L'un répondit : « Emmenez-le à l'hôpital » ; l'autre : « Il est trop tard, je viens de me coucher, appelez donc Untel. »
« Je ne veux pas de vos sales toubibs français », dis-je. « Trouvez-moi seulement de l'alcool et mettez-moi des bandes sur les coupures et tout ira bien. »
On finit par trouver de l'alcool et de la gaze. Je m'installai dans la baignoire et ils m'épongèrent.
« Vous saignez encore », dit l'Italien, qui semblait ne pas pouvoir supporter la vue du sang.
« Prenez de l'albuplast et mettez du coton sur les plaies », dis-je. Le sang me ruisselait sur les jambes et je n'aimais pas le voir se perdre ainsi.
Enfin, ils firent de leur mieux et m'aidèrent à me coucher. En touchant le lit, je me rendis compte que j'étais couvert de bleus. Je ne tardai pas à m'endormir et sans doute avais-je dormi une heure ou un peu plus, quand je m'éveillai en sentant quelque chose de poisseux dans le lit. Je tâtai le drap et ramenai une main couverte de sang. Cela me donna un coup. Je sautai hors de mon lit, allumai l'électricité et soulevai les couvertures. Je fus horrifié de voir la mare de sang dans laquelle j'étais couché. Seigneur ! Mon sang, et qui ruisselait hors de moi comme d'une fontaine. Cela me ramena à la raison. Je courus chez mon voisin et frappai à sa porte. « Levez-vous vite ! » hurlai-je. « Je perds tout mon sang. »
Par bonheur, il avait une voiture. Je fus incapable de m'habiller : j'étais courbatu et trop affolé pour m'en soucier. J'enfilai un peignoir et me fis conduire à l'hôpital américain de Neuilly. Il faisait presque jour et tout le monde avait l'air de dormir. Des heures me semblèrent s'écouler avant que l'interne de garde ne descendît et daignât étancher mes blessures.
Tandis qu'il me faisait des points de suture et qu'il me palpait os et ligaments, nous engageâmes une étrange conversation sur le surréalisme. C'était un jeune type de Géorgie et il n'avait jamais entendit parler du surréalisme avant de venir à Paris. Il voulait savoir ce que c'était. Il est déjà assez difficile d'expliquer ce que représente le surréalisme dans des circonstances normales, mais quand vous avez perdu une quantité énorme de sang, qu'on vient de vous faire des piqûres antitétaniques, qu'un gaillard est en train de vous recoudre le rectum et qu'un autre vous regarde en se demandant pourquoi vous ne hurlez pas ou pourquoi vous ne vous évanouissez pas, il est pour ainsi dire impossible de raisonner convenablement. Je lui donnai quelques notions sur le surréalisme dont je vis tout de suite qu'elles lui demeuraient inintelligibles et puis je fermai les yeux et fis un petit somme en attendant qu'il eût terminé.
La véritable touche surréaliste vint d'ailleurs après, lors du voyage de retour. Mon jeune ami, qui était Suisse, et fort névrosé, fut saisi soudain d'une irrésistible envie de prendre un petit déjeuner. Il me dit qu'il allait m'emmener dans un café des Champs-Élysées où ils avaient d'excellents croissants. Il me dit qu'un café me ferait du bien, arrosé d'un petit cognac.
« Mais comment puis-je entrer dans un café vêtu de ce peignoir de bain ? » demandai-je. Je n'avais plus de pantalon de pyjama : on me l'avait déchiré, comme c'est, je ne sais pourquoi, l'habitude des docteurs. Ils vous le déchirent et le jettent au panier, alors qu'il serait tout aussi simple de vous l'ôter et de le mettre de côté pour le donner au blanchissage.
Mon ami Arnaud ne voyait rien d'extraordinaire à prendre son petit déjeuner aux Champs-Élysées en peignoir de bain. « On voit bien que vous avez eu un accident », dit-il. « Votre peignoir est couvert de sang. »
« Vous croyez que c'est une excuse ? » demandai-je.
« Moi, je trouve ça très bien », dit-il. « Quant à l'avis des gens, je m'en fous !* »
« Si ça ne vous ennuie pas », insistai-je faiblement, « j'aimerais mieux attendre que nous soyons dans notre quartier. »
« Mais les croissants ne sont pas bons là-bas », dit-il, en s'obstinant avec un entêtement enfantin.
Il finit par consentir, bien à contrecœur, à accepter ma suggestion. « Mais j'avais justement envie de ces croissants-là », dit-il. « J'ai faim... je meurs de faim. »
Nous nous arrêtâmes rue de la Tombe-Issoire dans un bistrot pour prendre notre petit déjeuner. Il nous fallut manger au comptoir. Je pris la moitié d'un croissant et crus que j'allais m'effondrer. Les ouvriers qui entraient boire un verre s'imaginaient que nous avions fait la bombe. Un gros type jovial faillit même me donner une grande claque dans le dos, dont l'idée même me mit au bord de la syncope. Arnaud dévorait paisiblement croissant après croissant. Ils n'étaient pas si mauvais après tout, avoua-t-il. Au moment où je croyais enfin que nous allions partir, il commanda une nouvelle tasse de café. J'attendis, souffrant mort et passion qu'il eût fini de le siroter : il était trop chaud pour qu'il le bût d'un trait.
En rentrant chez moi, je jetai par terre les draps ensanglantés et m'allongeai doucement à même le matelas. Mes bleus étaient si douloureux maintenant que je grognai de plaisir quand enfin je fus installé. Et je tombai dans un profond sommeil, une sorte de coma.
Quand je revins à moi, mon ami Moricaud était assis à mon chevet. Arnaud, me dit-il, lui avait téléphoné. Il parut surpris que je puisse parler.
« Cela s'est passé entre une heure et demie et deux heures du matin, n'est-ce pas ? » demanda-t-il.
Oui, ce devait être vers cette heure-là. Mais pourquoi me le demandait-il ? Où voulait-il en venir ?
Son visage devint grave. Il tira solennellement un papier de sa poche. « Voici », dit-il, en brandissant la feuille devant mes yeux, « voici le tableau astrologique de l'accident. Je l'ai fait par curiosité hier soir, tu comprends. Tu avais l'air de si joyeuse humeur en me quittant. Eh bien, voici... » et il se pencha pour m'expliquer les lignes noires et rouges qui voulaient dire pour lui tant de choses.
« Tu as eu de la chance de ne pas te tuer », dit-il. « Quand je suis arrivé et que j'ai vu du sang partout, j'étais sûr que tu étais mort. À l'heure de l'accident cette nuit, toutes les conjonctions astrales étaient contre toi. Si tu t'étais couché tout de suite, tu aurais peut-être pu y échapper. Un autre en serait mort, c'est une certitude. Mais toi, comme je te l'ai dit, tu as énormément de chance. Tu as deux gouvernails : quand l'un cède, tu as toujours le secours de l'autre. Ce qui t'a sauvé, c'est Jupiter. Jupiter était la seule planète de ton horoscope à ne pas être mal aspectée. » Il m'expliqua la chose en détail. Il s'en était fallu de peu que je ne fusse vraiment emmuré : si toutes les portes avaient été fermées, je serais mort. Il me montra l'horoscope de la mort de Balzac, un extraordinaire diagramme du Destin, aussi beau et aussi austère qu'un problème d'échecs.
« Est-ce que tu peux me montrer l'horoscope de la mort d'Hitler ? » dis-je avec un pâle sourire.
« Mon vieux* » répondit-il allégrement, « ce serait avec grand plaisir. Malheureusement, je ne vois rien encore de catastrophique en vue pour lui. Mais quand il tombera, tu peux me croire, il s'en ira vite, ce sera comme une lumière qui s'éteint. Pour l'instant il est encore en période ascendante. Quand il sera parvenu au sommet, il s'y maintiendra un tout petit moment et puis, pan ! il disparaîtra d'un seul coup ! De mauvais jours se préparent. Nous allons connaître un grand désastre. J'aimerais avoir dans mon thème un Jupiter aussi bien aspecté que le tien. Mais j'ai cet infernal Saturne. Je ne vois pas d'espoir... »