BONNE NOUVELLE ! DIEU EST AMOUR !

 

Ce fut dans un hôtel de Pittsburgh que je terminai le livre de Romain Rolland sur Ramakrishna. Pittsburgh et Ramakrishna peut-on imaginer contraste plus violent ? Le premier, symbole de la force brute et de la fortune, le second l'incarnation même de l'amour et de la sagesse.

C'est donc ici, au cœur même du cauchemar, que nous commençons, dans le creuset où toutes les valeurs sont réduites en scories.

Je suis dans une petite chambre soi-disant confortable d'un hôtel moderne muni des derniers perfectionnements du progrès. Le lit est propre et moelleux, la douche fonctionne sans défaillance et, s'il me faut en croire l'inscription portée sur la bande de papier qui le recouvre, le siège du cabinet a été stérilisé depuis le passage du dernier occupant ; savon, serviettes, lumière, papier à lettre, tout est fourni en abondance.

Je suis déprimé, déprimé au delà de toute expression. Si je devais occuper cette chambre pour quelque temps, je deviendrais fou, ou alors je me suiciderais. L'âme de la ville, l'âme des hommes qui en ont fait l'affreuse cité qu'elle est suinte à travers les murs. Il y a du meurtre dans l'air. Cela me suffoque.

Voilà quelques instants, j'étais sorti prendre un peu l'air. Je me suis retrouvé en pleine Russie des czars. J'ai vu Ivan le Terrible escorté d'une horde de brutes à cheval. Ils étaient là, avec leurs matraques et leurs revolvers. Ils avaient l'allure d'hommes qui obéissent avec zèle, qui tuent à la moindre provocation.

Jamais la situation actuelle ne m'avait semblé plus hideuse. Je sais bien qu'il y a pire que cette ville. Mais c'est ici que je suis et ce que j'y vois me frappe sans ménagement.

C'est encore une chance que je n'aie pas commencé mon tour d'Amérique par Pittsburgh, Youngstown, Detroit ; que je n'aie pas d'abord visité Bayonne, Bethlehem, Scranton et autres. Je ne serais peut-être même pas allé jusqu'à Chicago. Peut-être serais-je devenu une sorte de bombe humaine et aurais-je explosé. Poussé par je ne sais quel étrange instinct de conservation, je me suis tourné d'abord vers le sud, afin d'explorer les états soi-disant « arriérés ». Si je me suis ennuyé la plupart du temps, du moins ai-je connu la paix. Est-ce dire que je n'ai pas vu de souffrance ni de misère dans le sud ? Que non. Il y a de la misère et de la souffrance dans tous les coins de cet immense pays. Mais il existe des variantes et des degrés dans la souffrance ; et la plus terrible, à mon avis, est celle qu'on rencontre au cœur même du progrès.

Il n'est question aujourd'hui que de défense de notre patrie, de nos institutions, de notre façon de vivre. On ne met pas un instant en doute la nécessité de les défendre, que nous soyons envahis ou non. Mais il est certaines choses que nous ne devrions pas défendre, que nous devrions laisser disparaître ; que nous devrions même détruire délibérément, de nos propres mains.

Procédons à une rapide récapitulation. Tâchons de revenir en pensée aux jours où nos ancêtres abordèrent pour la première fois ces rives. D'abord, ils fuyaient quelque chose ; comme ces exilés et ces expatriés que nous dénigrons et calomnions si volontiers, ils avaient, eux aussi, abandonné leur terre natale afin de trouver un pays plus conforme à leurs désirs.

Un trait curieux qu'il importe de signaler à propos de nos ancêtres c'est que, tout en affichant de chercher la paix et le bonheur, ils commencèrent par dépouiller, par empoisonner et par massacrer presque jusqu'à l'extermination la race à qui appartenait ce vaste continent. Plus tard, lors de la ruée vers l'or, ils traitèrent les Mexicains comme ils avaient traité les Indiens. Et quand la secte des Mormons se développa, ils firent montre de la même cruauté, de la même intolérance envers leurs propres frères blancs.

Je pense à tous ces tristes événements car, tandis que je roulais de Pittsburgh à Youngstown, en traversant un enfer qui dépasse tout ce que Dante a pu imaginer, l'idée me vint soudain que je devrais avoir avec moi un Indien d'Amérique pour m'accompagner dans ce voyage et me faire part de ses émotions et de ses réflexions. J'aurais aimé qu'il fût un descendant d'une des tribus indiennes soi-disant « civilisées », un Séminole par exemple, qui ait passé toute sa vie dans les marais touffus de Floride.

Qu'on nous imagine tous les deux en contemplation devant la masse hideuse d'une de ces aciéries qui s'égrènent le long de la voie ferrée. Je crois l'entendre me dire : « Ainsi, c'était pour cela que vous nous avez dépouillés de notre patrimoine, que vous avez libéré nos esclaves, brûlé nos demeures, massacré nos femmes et nos enfants, empoisonné nos âmes, que vous avez rompu tous les traités que vous aviez conclus avec nous et que vous nous avez laissés crever dans les marais et les jungles des Everglades ! »

Croyez-vous qu'on le convaincrait facilement de changer de place avec un de nos ouvriers ? De quel argument faudrait-il user ? Que pourrait-on lui promettre maintenant qui pût vraiment le séduire ? Une automobile d'occasion avec laquelle il pourrait se rendre à son travail ? Une cabane de planches qu'il pourrait, s'il était assez ignorant, appeler sa maison ? Une éducation qui arracherait ses enfants au vice, à l'ignorance et à la superstition, mais qui les maintiendrait en esclavage ? Une vie saine et pure au milieu de la pauvreté, du crime, de la crasse, de la maladie et de l'angoisse ? Un salaire qui permet tout juste de garder la tête hors de l'eau, et même pas toujours ? La radio, le téléphone, le cinéma, le journal, les magazines policiers, le stylographe, la montre-bracelet, l'aspirateur et autres ustensiles ad infinitum ? Sont-ce là les babioles qui rendent la vie digne d'être vécue ? Est-ce cela qui nous rend heureux, insouciants, généreux, sympathiques, charitables, paisibles et quasi divins ? Connaissons-nous aujourd'hui la prospérité et la sécurité, comme le croit un si grand nombre d'imbéciles ? Sommes-nous tous bien certains, les plus riches ou les plus pauvres, qu'un vent contraire ne va pas venir nous dépouiller de nos biens, de notre autorité, de la crainte ou du respect que nous inspirons ?

Cette activité frénétique dont tous, riches et pauvres, faibles et puissants, nous sommes la proie, où nous mène-t-elle ? Il y a deux choses dans la vie que tous les hommes, ce me semble, voudraient posséder, et qu'un petit nombre obtient jamais, car ce sont deux biens dépendant tous deux du domaine spirituel, je veux dire la santé et la liberté. Le pharmacien, le médecin, le chirurgien sont impuissants à donner la santé ; l'argent, le pouvoir, la sécurité, l'autorité ne donnent pas la liberté. L'éducation ne peut donner la sagesse ; la religion, pas plus que la richesse ne fait le bonheur et la sécurité matérielle n'apporte pas la paix. À quoi rime alors toute notre activité ? À quelle fin tend-elle ?

Nous ne sommes pas seulement aussi ignorants, aussi superstitieux, aussi vicieux dans notre comportement que les « sauvages stupides et assoiffés de sang » que nous avons dépossédés et exterminés dès notre arrivée : nous sommes bien pires. Nous avons dégénéré ; nous avons avili le mode de vie que nous nous proposions de faire prévaloir sur ce continent. Nous sommes peut-être l'État le plus productif du monde, nous n'en sommes pas moins incapables de nourrir, de vêtir et de loger convenablement plus d'un tiers de la population. On laisse tomber en friche d'immenses surfaces de terre utile, par négligence, par indifférence, par cupidité, par vandalisme. Voilà un pays déchiré il y a quatre-vingts ans par la guerre civile la plus sanglante qu'on ait jamais vue et qui n'a pas encore aujourd'hui réussi à persuader les vaincus que la cause triomphante était la plus juste ; quant aux libérateurs des esclaves, non seulement ils ont été incapables de donner à ceux-ci une liberté et une égalité véritables, mais encore ils n'ont réussi qu'à réduire en esclavage et qu'à avilir leurs propres frères blancs. Oui, le Nord industriel a battu le Sud aristocratique : les fruits de cette victoire ne sont que trop visibles. Partout où il y a industrie, c'est la laideur, la misère, l'oppression, la tristesse et le désespoir. Les banques qui se sont enrichies en nous enseignant à pieusement économiser afin de nous escroquer ensuite, nous supplient maintenant de ne pas leur apporter nos économies, menaçant même de supprimer le taux ridicule d'intérêt qu'elles offrent si nous ne suivions pas leur conseil. Les trois quarts des réserves mondiales d'or sont enfouies dans le Kentucky. Des inventions qui jetteraient à la rue des millions de chômeurs supplémentaires, puisque par une étrange ironie de notre système on a tôt fait de convertir en mal tout ce qui pourrait servir au bien de l'humanité, dorment dans les rayons du bureau des brevets quand elles ne sont pas achetées et détruites par les puissances qui régissent notre destinée. Quant à la terre, occupée par une population clairsemée, elle produit au hasard d'énormes surplus de denrées diverses, mais ceux qui la possèdent, une simple poignée d'hommes, la jugent incapable de subvenir aux besoins des millions d'affamés de l'Europe et même de nourrir les hordes faméliques de chez nous. Voilà un pays qui se couvre de ridicule en envoyant des missionnaires aux quatre coins du monde, et en quémandant l'argent des pauvres afin de maintenir l'œuvre chrétienne de gaillards qui ne représentent pas plus le Christ que moi le Pape, et qui avec cela n'est même pas capable chez lui avec toutes les églises et les missions dont il dispose de venir au secours des faibles et des vaincus, des misérables et des opprimés. Les hôpitaux, les asiles de fous, les prisons sont pleins. Voilà un pays dont certains comtés, grands comme autant d'états européens, sont pratiquement inhabités et sous la coupe d'une compagnie sacro-sainte, dont les tentacules plongent partout mais dont personne ne peut énoncer clairement les responsabilités. Un homme assis dans un bon fauteuil à New York, à Chicago ou à San Francisco, un homme qui dispose de tout le luxe imaginable et que rongent pourtant la crainte et l'angoisse, contrôle la vie et la destinée de milliers d'hommes et de femmes qu'il n'a jamais vus, qu'il ne souhaite jamais voir et dont le sort lui est parfaitement indifférent.

C'est cela qu'on appelle le progrès aux États-Unis, en cette année 1941. Comme je n'ai pas dans mes veines de sang indien, nègre, ni mexicain, je ne tire aucune joie vengeresse de ce tableau de la civilisation de l'homme blanc. Je descends de gens qui ont fui leur pays natal parce qu'ils ne voulaient pas être soldats. Il est amusant de penser que mes descendants ne pourront plus se dérober : le monde blanc tout entier est devenu maintenant un vaste camp en armes.

Pour en revenir à mon propos, j'étais donc tout plein de Ramakrishna en quittant Pittsburgh. Ramakrishna, qui n'a jamais critiqué, qui n'a jamais prêché, qui acceptait toutes les religions, qui voyait Dieu partout : l'être le plus sujet à l'extase que j'imagine avoir jamais existé. Puis vinrent Coraopolis, Aliquippa, Wampum. Puis Niles, ville natale du Président MacKinley, et Werren, où naquit Kenneth Patchen. Puis Youngstown, et deux jeunes filles descendant le remblai du chemin de fer, dans le décor le plus fantastique que j'aie vu depuis mon départ de Crète. Je me revois aussitôt sur l'antique île grecque, perdu dans la foule dans les faubourgs d'Heraklion, à quelques kilomètres de Knossus. Il n'existe pas de chemins de fer sur l'île, l'hygiène publique y est peu développée, la poussière épaisse, les mouches envahissantes et l'on y mange fort mal... mais c'est un endroit merveilleux, un des plus merveilleux qui soient au monde. Comme à Youngstown, il y a près de la gare un sentier à pic et une paysanne grecque le descend lentement, un panier sur la tête, les pieds nus, le corps bien droit. Mais la ressemblance s'arrête là...

Comme on le sait, l'Ohio a donné aux États-Unis plus de présidents qu'aucun autre état de la Fédération. Des présidents comme MacKinley, Hayes, Garfield, Grant, Harding : des hommes faibles, sans caractère. Il a produit aussi des écrivains comme Sherwood Anderson et Kenneth Patchen, l'un cherchant partout la poésie, l'autre conduit au bord de la folie par le mal et la laideur qu'il voyait autour de lui. L'un erre solitaire la nuit dans les rues et nous parle de la vie telle qu'il imagine qu'elle se déroule derrière les portes closes ; l'autre est si bouleversé par ce qu'il voit qu'il recrée le cosmos en termes de sang et de larmes, qu'il le reconstruit sens dessus dessous et qu'il l'abandonne avec mépris. Je suis heureux d'avoir eu l'occasion de voir ces villes de l'Ohio, ce fleuve Mahoning qui semble avoir recueilli toute la bile empoisonnée de l'humanité, alors qu'il ne contient sans doute rien de plus affreux que les produits chimiques et autres déchets des usines et des aciéries. Je suis heureux d'avoir pu voir la couleur que prend là-bas la terre en hiver, une couleur non pas de grand âge et de mort, mais de chagrin, de maladie. Et d'avoir pu saisir sur les berges tannées qui s'élèvent aux bords du fleuve, et dans la lueur pâle d'une journée d'hiver, la folie d'une planète en proie à la jalousie et à la haine. Je suis heureux d'avoir pu voir au passage ces tas de scories qui semblent les fientes accumulées de monstres préhistoriques malades qui auraient passé par là la nuit. Cela m'aide à comprendre la poésie noire et affreuse que distille ce jeune homme pour se garder de la folie, et pourquoi aussi l'autre écrivain, son aîné, devait simuler la démence pour échapper à la prison qu'était pour lui la fabrique de peinture où il travaillait. Je comprends mieux maintenant comment une telle prospérité peut faire de l'Ohio la terre nourricière des présidents et l'enfer des hommes de génie.

Le spectacle le plus pitoyable, c'est celui de toutes ces voitures garées devant les usines et les aciéries. L'automobile représente à mes yeux le symbole même du faux-semblant et de l'illusion. Elles sont là, par milliers et par milliers, dans une telle profusion que personne, semble-t-il, n'est trop pauvre pour en posséder une. D'Europe, d'Asie, d'Afrique, les masses ouvrières tournent des regards envieux vers ce Paradis où le prolétaire se rend à son travail en automobile. Quel pays merveilleux ce doit être, se disent-ils. (Du moins nous plaisons-nous à penser que c'est cela qu'ils se disent !) Mais ils ne demandent jamais de quel prix se paie ce privilège. Ils ne savent pas que quand l'ouvrier américain descend de son étincelant chariot métallique, il se donne corps et âme au travail le plus abêtissant que puisse accomplir un homme. Ils ne se rendent pas compte que, même quand on travaille dans les meilleures conditions possibles, on peut très bien abdiquer tous ses droits d'être humain. Ils ne savent pas que (en américain) les meilleures conditions possibles cela signifie les plus gros bénéfices pour le patron, la plus totale servitude pour le travailleur, la pire tromperie pour le public en général. Ils voient une magnifique voiture brillante de tous ses chromes et qui ronronne comme un chat ; ils voient d'interminables routes macadamisées si lisses et si impeccables que le conducteur a du mal à ne pas s'endormir ; ils voient des cinémas qui ont des airs de palaces ; des grands magasins aux mannequins vêtus comme des princesses. Ils voient la peinture et le chromé, les babioles, les ustensiles de toute sorte, le luxe ; ils ne voient pas l'amertume des cœurs, le scepticisme, le cynisme, le vide, la stérilité, l'absolu désespoir qui ronge l'ouvrier américain. Et d'ailleurs, ils ne veulent pas voir tout cela : ils sont assez malheureux eux-mêmes. Ce qu'ils veulent, c'est en sortir : ils veulent le confort, l'agrément, le luxe qui portent en eux les germes de mort. Et ils marchent sur nos traces, aveuglément, sans réfléchir.

Bien sûr tous les Américains ne vont pas à leur travail en voiture. À Beaufort, en Caroline du Sud, j'ai vu, voici quelques semaines, un homme qui traversait la grande rue dans un char à deux roues attelé d'un bœuf. Je sais bien que c'était un Noir, mais à en juger par l'expression de son visage, il était autrement mieux loti que le pauvre diable qui arrive à l'aciérie en voiture. Dans le Tennessee, j'ai vu des Blancs trimer comme des bêtes de somme ; je les ai vus s'escrimer à arracher de quoi subsister aux terres ingrates des collines. J'ai vu les cabanes qu'ils habitent et je me suis demandé si l'on pouvait concevoir rien de plus primitif. Mais je ne peux pas dire que je les plaigne. Non, ce ne sont pas des gens qui inspirent la pitié. Au contraire, il faut les admirer. S'ils représentent les éléments « arriérés » du peuple américain, alors nous n'avons pas assez d'arriérés chez nous. Dans le métro de New York, on rencontre l'autre type, l'homme intoxiqué par les journaux, qui se complaît à se pénétrer de théories sociales et politiques et qui mène une vie d'esclave tout en s'imaginant stupidement que, sous prétexte qu'il ne travaille pas avec ses mains (ce n'est pourtant pas non plus avec son cerveau qu'il travaille), il est mieux loti que le pauvre Blanc du Sud.

Ces deux filles descendant le raidillon glissant, à Youngstown, c'était comme un mauvais rêve, je vous assure. Mais nous avons ces mauvais rêves constamment sous les yeux et quand on nous fait remarquer leur présence, nous disons : « Eh oui, c'est comme ça ! » et nous continuons à vaquer à nos occupations ou à prendre notre dose de drogue, une drogue bien plus redoutable que l'opium ou que le haschich, je veux dire les journaux, la radio, les films. La vraie drogue vous laisse le loisir de rêver les rêves de votre choix ; la drogue américaine vous contraint à avaler les rêves pervertis d'hommes dont l'unique ambition est de garder à tout prix leur place.

Et ce qu'il y a de pire, c'est que nous ne pouvons pas échapper à la ronde infernale que nous avons créée. Il n'existe pas un seul intrépide champion de la vérité dans la presse, pas une firme de production cinématographique qui se consacre à l'art et non aux bénéfices. Nous n'avons pas de théâtre digne de ce nom, et ce que nous en avons se trouve en fait concentré dans une seule ville ; nous n'avons pas de musique digne d'être mentionnée sinon celle que les Noirs nous ont donnée, et à peine une poignée d'écrivains qui méritent le nom de créateurs. Nous avons dans nos édifices publics des peintures murales qui sont à peu près du niveau esthétique de collégiens de quinze ans et encore pas toujours, tant par la conception que par l'exécution. Nous avons des musées encombrés pour la plupart de camelote sans vie. Nous avons dans nos jardins publics des monuments aux morts qui doivent faire se retourner dans leurs tombes les morts à la mémoire desquels on les a élevés. Nous avons en matière d'architecture un goût qui est aussi voisin du néant qu'il est possible. Dans un circuit de quinze mille kilomètres, j'ai vu deux villes qui possèdent chacune un quartier qui mérite plus qu'un regard en passant : Charleston et la Nouvelle Orléans. Quant aux autres cités, bourgs et villages que j'ai traversés, j'espère ne jamais les revoir. Certains portent des noms si merveilleux que la déception n'en est que plus cruelle. Des noms comme Chattanooga, Pensacola, Tallahasse, comme Mantua, Phoebus, Bethlehem, Paoli, comme Alger, Mobile, Natchez, Savannah, comme Baton Rouge, Saginaw, Poughkeepsie : des noms qui éveillent de glorieux souvenirs du passé ou qui font naître des rêves d'avenir. Visitez-les, je vous le conseille. Voyez vous-même. Essayez donc de penser à Schubert ou à Shakespeare quand vous serez à Phoebus, en Virginie. Essayez de penser à l'Afrique du Nord, quand vous serez à Alger, en Louisiane. Essayez de penser à la vie que les Indiens menaient jadis en ces lieux quand vous serez au bord d'un lac ou d'une rivière, au pied d'une montagne portant un de ces noms que nous leur avons empruntés. Essayez un peu de songer aux rêves des conquistadores espagnols quand votre voiture roulera sur la vieille Piste Espagnole. Promenez-vous dans le vieux Quartier Français de la Nouvelle Orléans et tâchez de vous imaginer la vie qu'a connue jadis cette cité. Moins d'un siècle s'est écoulé depuis que ce joyau de l'Amérique a perdu son éclat. On croirait qu'il y a mille ans de cela. Tout ce qui était beau, tout ce qui avait un sens, tout ce qui était riche de promesses a été détruit et enseveli sous l'avalanche du soi-disant progrès. En mille ans de guerre à peu près constante, l'Europe n'a pas perdu ce que nous avons perdu en cent ans de « paix et de progrès ». Ce n'est pas un ennemi étranger qui a ravagé le Sud. Aucun barbare vandale n'est venu dévaster les immenses étendues de terre aussi nues et désolées que la surface morte de la lune. Ce n'est pas aux Indiens que nous pouvons reprocher la transformation d'une île paisible et dormante comme Manhattan en une des villes les plus affreuses du monde. Pas plus que nous ne pouvons rendre responsables de l'effondrement de notre système économique les hordes d'immigrants pacifiques et industrieux dont nous ne voulons plus maintenant. Non, les nations d'Europe peuvent se jeter à la tête la responsabilité de leurs malheurs, mais nous, nous n'avons pas de pareille excuse : nous sommes les seuls responsables.

Voici moins de deux cents ans commençait sur ce continent vierge une grande expérience sociale. Les Indiens, que nous avons dépossédés, décimés et réduits à une position de parias, comme les Aryens l'ont fait des Dravidiens de l'Inde, avaient le respect de la terre. Les forêts étaient intactes, le sol riche et fertile. Ils vivaient en communion avec la Nature, avec ce que nous avons aujourd'hui décidé d'appeler un standard de vie modeste. Tout en ne possédant pas de langage écrit, ils avaient l'âme poétique et étaient profondément religieux. Nos ancêtres survinrent alors, cherchant à fuir leurs oppresseurs, et commencèrent par empoisonner les Indiens avec l'alcool et les maladies vénériennes, par violer leurs femmes et par massacrer leurs enfants. Ils les tournèrent en dérision et s'efforcèrent d'avilir la sagesse qu'ils détenaient. Puis, une fois achevée leur œuvre de conquête et d'extermination, ils parquèrent les misérables restes de cette grande race dans des camps de concentration et entreprirent de briser ce qui subsistait de leur ancienne fierté.

J'ai eu récemment l'occasion de traverser une petite réserve indienne appartenant aux Cherokees, dans les montagnes de Caroline du Nord. Le contraste entre ce monde et le nôtre est presque incroyable. La petite réserve Cherokee est un véritable paradis. Il règne sur tout ce territoire une grande paix, un total silence, et l'on se croirait enfin sur ces fabuleux terrains de chasse où se retrouvent après leur mort les braves Indiens. Au cours de mon voyage, je n'ai trouvé qu'une autre communauté où l'on respire une atmosphère analogue : c'est dans le comté de Lancaster, en Pennsylvanie, chez les Amish. En cet endroit, un petit groupe religieux, obstinément attaché aux mœurs, aux habitudes vestimentaires, aux us et aux coutumes de ses ancêtres, a créé un véritable jardin de paix et d'abondance. On dit que depuis leur installation ils n'ont jamais eu de mauvaise récolte. Ils mènent une existence en parfait antagonisme avec celle de la majorité du peuple américain et les résultats en sont assez frappants. À quelques kilomètres à peine, s'ouvrent les portes de l'enfer américain où, pour bien montrer au monde que jamais idées, ni théories étrangères ne prendront pied ici, la bannière étoilée flotte impudemment sur tous les toits, sur toutes les cheminées. Et qu'ils sont en piètre état ces drapeaux que déploient au vent les propriétaires orgueilleux et fanatiques des usines ! On croirait qu'un patriotisme aussi exalté ne saurait s'accommoder d'un emblème national ainsi déchiré, noirci et battu des vents. On pourrait s'imaginer que sur les immenses bénéfices qu'ils amassent ils pourraient distraire assez pour acheter un bel emblème neuf de la liberté. Mais non, dans le monde industriel, tout est souillé, dégradé, avili. À tel point que quand aujourd'hui on voit un drapeau flotter au vent, on flaire quelque chose de louche. Le pavillon national est devenu un voile qui dissimule l'iniquité. Nous avons d'ailleurs deux drapeaux américains : un pour les riches et un pour les pauvres. Quand c'est le riche qu'on arbore, c'est que tout est dans l'ordre : quand apparaît le pauvre, c'est signe de danger, de révolution, d'anarchie. En moins de deux cents ans, la terre de la liberté, la patrie des hommes libres, le refuge des opprimés a si bien changé le sens de la bannière étoilée que quand aujourd'hui un homme ou une femme parvient à échapper aux horreurs de l'Europe, et veut prendre refuge sous les plis glorieux de notre emblème national, la première question qu'on lui pose, c'est : « Combien avez-vous d'argent ? » Si vous n'avez pas d'argent, mais seulement l'amour de la liberté, et la prière aux lèvres, on vous ferme la porte, on vous renvoie à l'abattoir, on vous écarte comme un lépreux. Quelle amère caricature de nos ancêtres qui aimaient si fort la liberté !

Tout d'ailleurs est ici caricature. Je prends un avion pour aller voir mon père sur son lit de mort et, là-haut, parmi les nuages, au milieu d'une tempête déchaînée, je surprends des fragments de la conversation que tiennent deux hommes assis derrière moi ; ils discutent de la conclusion d'une grosse affaire, une affaire de sacs en papier. L'hôtesse de l'air, qu'on a dressée à se conduire comme une mère, une infirmière, une maîtresse, une cuisinière et une esclave, à toujours être impeccable, à ne jamais avoir une boucle de cheveux hors du rang, à ne jamais manifester le moindre signe de fatigue, de désappointement, de chagrin ni d'esseulement, l'hôtesse de l'air donc pose sa main d'une blancheur de lis sur le front d'un des marchands de sacs en papier et dit, de la voix d'un ange secourable : « Vous ne vous sentez pas fatigué ? Vous n'avez pas mal à la tête ? Voulez-vous de l'aspirine ? » Nous sommes au beau milieu des nuages et elle fait son numéro comme une otarie bien dressée. L'avion plonge soudain dans un trou d'air et elle tombe, révélant dans sa chute une séduisante paire de cuisses. Les deux commerçants parlent boutons maintenant : où on peut les acheter à bon compte, comment les vendre un bon prix. Un autre passager, un banquier fatigué, lit les nouvelles de la guerre. Il y a une grève quelque part, il y en a même plusieurs. Nous allons construire une flotte de navires marchands pour aider l'Angleterre... en décembre prochain. La tempête fait rage. L'hôtesse tombe une fois de plus : elle est couverte de bleus. Mais elle circule toujours souriante, offrant du café et du chewing-gum, posant sa blanche main sur un front, demandant à un passager s'il n'est pas un peu las peut-être. Je lui demande si elle aime bien son métier. Pour toute réponse, elle me dit : « C'est toujours mieux que d'être infirmière diplômée. » Les commerçants parlent de ses attraits comme des qualités d'un produit. Ils achètent et vendent, achètent et vendent. Il leur faut pour cela les meilleures chambres dans les meilleurs hôtels, les avions les plus rapides, les plus modernes, les manteaux les plus chauds, les plus douillets, les portefeuilles les mieux garnis. Nous avons besoin de leurs sacs de papier, de leurs boutons, de leurs fourrures synthétiques, de leurs articles de caoutchouc, de leurs chaussettes, de leurs objets de matière plastique et de ceci et de cela. Nous avons besoin du banquier, de son génie à nous prendre notre argent et à s'enrichir. Et le courtier d'assurance, avec ses polices, ses histoires de sécurité et de dividendes, nous avons besoin de lui aussi. Vraiment ? Je ne vois pas quel besoin nous avons de ces vautours. Je ne crois pas que nous ayons besoin de ces villes, de ces coins d'enfer que j'ai visités. Ni d'une flotte sur chaque océan. J'étais à Detroit il y a quelques jours. J'ai vu aux actualités la Ligne Mannerheim. J'ai vu la façon dont les Russes la réduisaient en poussière. J'ai compris la leçon. Pas vous ? Dites-moi donc ce que l'homme peut bâtir pour se protéger qu'un autre ne pourra pas détruire. Qu'essayons-nous de défendre ? Seulement ce qui est vieux, inutile, mort, indéfendable. Toute défense est une provocation qui appelle l'agression. Pourquoi ne pas renoncer ? Pourquoi ne pas donner... ne pas tout donner ? C'est si pratique, si efficace, si désarmant. Nous voilà, nous, peuple des États-Unis : le plus grand peuple du monde, disons-nous. Nous avons tout, tout ce qu'il faut pour faire le bonheur des gens. Nous avons de la terre, de l'eau, du ciel et tout ce que cela comporte. Nous pourrions être le plus bel exemple du globe ; nous pourrions rayonner de paix, de joie, de puissance, de bonne volonté. Mais nous sommes entourés de fantômes, et il semble que nous soyons incapables de les conjurer. Nous ne sommes ni paisibles, ni heureux, ni rayonnants, ni sans crainte.

Nous prodiguons autour de nous les miracles et nous voilà assis en plein ciel à prendre de l'aspirine et à parler sacs de papier. De l'autre côté de l'océan, ils sont assis en plein ciel aussi et ils sèment indifféremment la mort et la destruction. Nous n'en sommes pas encore là, pas encore, mais nous nous mêlons déjà de fournir les dits instruments de destruction. Parfois même, dans notre avidité, nous les fournissons au camp où il ne fallait pas. Mais ce n'est rien : tout finira bien. Quand tout sera terminé, nous aurons contribué à anéantir ou à abêtir une bonne partie de la race humaine : pas des sauvages cette fois, mais des « barbares » civilisés. Des hommes comme nous, en somme, à cela près qu'ils ont des points de vue différents sur l'univers, des principes idéologiques différents, comme on dit. Il va de soi que si nous ne les détruisons pas, c'est eux qui nous anéantiront. C'est logique, personne ne peut mettre cela en doute. C'est de la logique politique et c'est là-dessus que nous vivons et que nous mourons. Quelle situation prospère ! Passionnant, vous ne trouvez pas ? « Nous vivons une époque si passionnante. » Ça ne vous fait pas plaisir ? Le monde qui change si vite, et tout ça... n'est-ce pas merveilleux ? Pensez un peu à ce qu'il était voilà cent ans. Oh, le temps va vite...

Un homme de génie de ma connaissance aimerait bien qu'on le dispense du massacre massif qu'on se prépare à lui faire exécuter. Cela ne l'intéresse pas de remettre de l'ordre dans le monde. Ce qui l'intéresse, c'est de coucher ses pensées sur le papier. Seulement il a des dents solides, il n'a pas les pieds plats, il a un cœur et des poumons en parfait état, pas de troubles nerveux. Il a une santé de fer et c'est un génie par-dessus le marché. Jamais il ne parle de sacs de papier, de boutons, ni de nouveaux petits appareils. Il parle de poésie ou il parle de Dieu. Mais il n'appartient à aucune secte religieuse, aussi ne l'admet-on pas comme objecteur de conscience. Il doit donc s'apprêter à être envoyé au front. Il lui faudra y défendre nos principes idéologiques. Le banquier est trop vieux pour être mobilisé ; les commerçants dont je parlais sont trop malins ; alors c'est au génie de porter les armes ; Dieu sait pourtant que nous n'en sommes pas tellement riches, nous pourrions quand même en mettre un de côté de temps en temps.

J'espère que Walt Disney sera exempté, parce que, bien qu'il ne s'en doute probablement pas, il illustre tout à fait mon propos. Il le fait depuis longtemps d'ailleurs, inconsciemment. Il est le maître du cauchemar. Il est le Gustave Doré du monde d'Henry Ford et Cie, Inc. La ligne Mannerheim n'est qu'une petite égratignure à la surface. Il est vrai que la température était anormale, moins quarante degrés au-dessous de zéro en moyenne. (C'est extraordinaire comme on peut habituer des hommes à tuer par n'importe quel temps. Ils sont presque aussi intelligents que les chevaux.) Mais, comme je le disais, Disney a toutes sortes de températures : une température prête pour chaque nouvelle horreur. Il n'a pas besoin de penser les journaux sont toujours là. Bien sûr, ses personnages ne sont pas de vrais hommes ni de vraies femmes. Oh, non ! Ils sont plus réels que des personnages réels : ce sont des créatures de rêve. Ils nous révèlent notre véritable apparence sous notre enveloppe de chair. Un monde fascinant, n'est-ce pas ? Plus fascinant même, quand on y pense, que les choux à la crème de Dali. Dali pense trop. Et puis il n'a que deux mains. Disney en a des millions. Et outre ses mains, il a des voix : la voix de l'hyène, la voix de l'âne, la voix du dinosaure. Le film soviétique, par exemple, est assez impressionnant, mais il est lent, lourd, maladroit. Cela prend du temps, dans la vie réelle, de démolir tous ces blockhaus, de couper tous ces barbelés, de tuer tous ces soldats, de brûler tous ces villages. C'est du travail lent. Disney, lui, va vite en besogne : un véritable éclair. C'est comme ça que nous ferons tous bientôt. Nous n'aurons qu'à rêver pour devenir. Nous ne tarderons guère à comprendre le truc. Nous apprendrons bien un jour à anéantir toute la planète en un clin d'œil : un peu de patience.

La capitale de la nouvelle planète — je parle de celle qui se détruira elle-même — est bien entendu Detroit. Je le compris dès l'instant où j'y arrivai. Je songeai d'abord à aller voir Henry Ford, pour le féliciter. Et puis je me dis : à quoi bon ? Il ne saurait même pas de quoi je parle. Et Mr. Cameron1 sans doute pas davantage. Oh, ce charmant programme Ford du soir ! Chaque fois que j'en entends l'indicatif, je pense à Céline : Ferdinand, comme il s'appelle affectueusement lui-même. Oui, je pense à Céline debout devant les grilles de l'usine (je crois que c'est pages 222 à 225 dans Voyage au bout de la Nuit). Est-ce qu'il aura la place ? Bien sûr qu'il l'aura. Il l'a. On lui administre le baptême, le baptême de l'abêtissement par le bruit. Il entonne là un chant magnifique sur la machine, sur les bienfaits qu'elle prodigue à l'humanité. Et puis il fait la connaissance de Molly. Molly n'est qu'une putain. Il y a une autre Molly dans Ulysse, mais Molly, la putain de Detroit est bien supérieure. Molly a une âme. Molly, c'est tout le lait de la tendresse humaine. À la fin du chapitre, Céline lui rend hommage. C'est tout à fait remarquable parce que presque tous les autres personnages sont liquidés d'une façon ou d'une autre. Molly, elle, sort blanchie. Molly, je vous assure, se dresse plus grande et plus sainte que l'immense entreprise de Mr. Ford. Oui, c'est cela qui est beau et surprenant dans ce chapitre de Céline sur Detroit : il fait triompher le corps d'une prostituée sur l'âme de la machine. On ne se douterait pas, en arrivant à Detroit, qu'il existe là quelque chose qui ressemble à une âme. Tout est trop neuf, trop lisse, trop étincelant, trop impitoyable. Les âmes ne poussent guère dans les usines. Les usines les tuent, si mesquines qu'elles soient. Detroit peut en une semaine faire à l'homme blanc ce que le Sud ne pourrait en cent ans faire au Noir. Voilà pourquoi j'aime bien l'émission offerte chaque jour par Ford : c'est si apaisant, si vivifiant.

Bien sûr, il y a pire que Detroit, bien pire. J'avais dit cela déjà à propos de Pittsburgh. Et je le dirai de bien d'autres villes encore. Aucune d'elles n'est la pire de toutes. Le pire absolu n'existe pas. Le pire est en perpétuel devenir. Il est en nous maintenant, seulement nous ne l'avons pas encore extériorisé. C'est le rêve de Disney que d'y parvenir et ce qu'il y a de curieux. c'est qu'on le paie pour cela. Les gens emmènent leurs enfants se tordre de rire devant les dessins animés. (Et puis dix ans plus tard, ils ne reconnaissent pas le petit monstre qui battait des mains et poussait des cris de joie. On a toujours du mal à croire qu'on a engendré un Jack l'Éventreur.) Enfin... Il fait froid à Detroit : il souffle un vent glacé. Par bonheur, je ne suis pas parmi les chômeurs, les sans abri, les affamés. Je ne fais que m'arrêter à Detroit, la joyeuse Mecque des revendeurs futilitaires. Dans le hall de l'hôtel, il y a une chemiserie prétentieuse. Les voyageurs de commerce raffolent des chemises de soie. Ils achètent quelquefois aussi de mignonnes petites culottes — pour les anges secourables des avions. Ils achètent tout, n'importe quoi... histoire de faire circuler l'argent. Et les hommes de Detroit qui restent dehors crèvent de froid dans des sous-vêtements de laine. En hiver il y règne une température rien moins que tropicale. Les immeubles dressent bien droites leurs silhouettes cruelles. Si vous avez de la chance, vous pouvez entrer dans un endroit chauffé et voir la ligne Mannerheim. Un spectacle bien réconfortant. Voyez comment les principes idéologiques peuvent triompher malgré la rigueur de la température. Voyez donc ces hommes vêtus de blanc ramper à plat ventre dans la neige, leurs cisailles à la main et, une fois parvenus jusqu'aux barbelés, couper et couper encore. De temps en temps, bien sûr, il y en a qui se font descendre en plein travail — mais alors ils deviennent des héros — et puis il y en a toujours d'autres pour prendre leur place, cisailles en main. Très édifiant, très instructif. Je dirais même encourageant. Dehors, dans les rues de Detroit, le vent hurle et les gens courent se mettre à l'abri. Mais dans le cinéma, il fait bon, on est bien. Après le spectacle, une bonne tasse de chocolat chaud dans le hall de l'hôtel. Des hommes parlant boutons et chewing-gum ici ou là. Pas ceux de l'avion... d'autres. On les trouve toujours là où il fait bon, où on est à son aise. Et toujours occupés à vendre et à acheter. Et bien sûr, des cigares plein leurs poches. Les affaires marchent à Detroit. Vous savez, les commandes pour l'armée. Le chauffeur de taxi m'a dit qu'il pensait retrouver bientôt sa place. Sa place à l'usine. Que se passerait-il si la guerre cessait brusquement, je me le demande. Que de cœurs brisés. Il y aurait peut-être une autre crise. Les gens ne sauraient pas quoi faire d'eux-mêmes, si on décidait la paix tout d'un coup. Tout le monde se retrouverait sur le derrière. On reverrait des queues devant les boulangeries. C'est curieux que nous puissions nourrir le monde entier et que nous ne soyons pas fichus de nous nourrir nous-mêmes.

Je me souviens comme, lors de l'invention de la T.S.F., chacun se dit : ce que cela va être merveilleux maintenant d'être en communication avec le monde entier ! Et la télévision : quelle merveille ! On va pouvoir désormais voir ce qui se passe en Chine, en Afrique, dans les régions les plus lointaines ! Je songeais alors que je posséderais peut-être un jour un petit appareil qui me permettrait, en tournant un bouton, de voir des Chinois marcher dans les rues de Pékin ou de Shanghai, ou des sauvages pratiquer au cœur de l'Afrique les rites de l'initiation. Et qu'est-ce que nous voyons aujourd'hui, qu'est-ce que nous entendons ? Ce que les censeurs nous permettent de voir et d'entendre, rien de plus. L'Inde est aussi loin de nous que jamais ; je crois même qu'elle n'était pas si loin il y a cinquante ans. En Chine, une guerre est en cours ; une révolution autrement lourde d'importance pour la race humaine que cette petite bagarre d'Europe. En voit-on quelque chose aux actualités ? Même les journaux n'ont pas grand'chose à en dire. Cinq millions de Chinois peuvent mourir dans une inondation, de faim ou de peste, ou être chassés par une invasion, et la nouvelle (un gros titre un jour en passant et plus rien) nous laisse impassibles. À Paris, j'ai vu une bande d'actualités sur le bombardement de Shanghaï, et c'est tout. C'était trop horrible : les Français ne pouvaient pas voir ça. On ne nous a encore pas montré aujourd'hui les véritables images de la première guerre mondiale. Il faut des relations pour pouvoir avoir un aperçu de ces horreurs pas tellement lointaines... Oh, je sais bien, il y a les films « éducatifs ». Vous les avez vus ? De beaux poèmes, mornes, soporifiques, châtrés à point et bien arrosés de désinfectant. Du travail de patronage.

Les actualités traitent surtout des funérailles nationales, des baptêmes de navires, des incendies et des explosions, des catastrophes aériennes, des compétitions sportives, des concours de beauté, de la mode et des produits de beauté et des discours politiques. Les films éducatifs s'attachent surtout aux machines, aux ateliers, au progrès et au crime. La radio et le cinéma nous fournissent sur les autres habitants du globe à peu près autant de renseignements que les Martiens peuvent en avoir sur nous. Et cet isolement prodigieux se reflète dans la physionomie de l'Américain. Dans les villes vous rencontrez partout l'Américain typique. Il arbore une expression molle, neutre, faussement sérieuse et résolument satisfaite. Il porte d'ordinaire un costume de confection à bon marché, des chaussures bien cirées, un stylo et un porte-mines dans la poche extérieure de son veston, une serviette sous le bras, et bien sûr aussi des lunettes, dont le modèle change avec la mode. On dirait un produit fabriqué par une université avec la collaboration d'un grand magasin de confection. Ils se ressemblent tous, comme les automobiles, les postes de radio et les téléphones. Cela, c'est le type entre vingt-cinq et quarante ans. Passé cet âge, le modèle change : c'est l'homme mûr, qui a déjà des fausses dents, qui souffle et qui halète, qui tient à porter une ceinture alors que c'est un bandage herniaire qu'il lui faudrait. C'est un homme qui mange et qui boit trop, qui fume trop, qui reste trop assis, qui parle trop et qui est toujours au bord de la dépression nerveuse. Souvent il meurt d'une crise cardiaque dans les années suivantes. Dans une ville comme Cleveland, ce type connaît une véritable apothéose. Il en va de même des immeubles, des restaurants, des jardins public, des monuments aux morts. C'est la ville la plus typiquement américaine que j'aie eu jusqu'alors l'occasion de voir. Prospère, bourdonnante d'activité, propre, spacieuse, bien aérée, revigorée par un apport considérable de sang étranger et par l'ozone du lac, elle demeure dans mon souvenir comme la synthèse d'un grand nombre de cités américaines. Elle a beau posséder tout ce qu'il faut pour vivre, croître et s'épanouir, elle n'en demeure pas moins une ville irrémédiablement morte, un endroit mort et mortellement ennuyeux (Alleveland, voir The Doctor's Dilemma2 est un véritable événement.) J'aimerais encore mieux mourir à Richmond, bien que, Dieu sait, Richmond n'ait rien de très excitant. Mais à Richmond, comme dans toutes les villes du Sud, on voit quand même de temps en temps des types qui s'écartent du commun. Le Sud est plein d'excentriques : il permet encore l'individualisme. Et les plus individualistes sont naturellement des gens qui viennent de la campagne, de petits patelins perdus. Quand on traverse un État faiblement peuplé comme la Caroline du Sud, on rencontre des gens intéressants : des jovials, ou des revêches, qui aiment la discussion et le plaisir, qui ont leurs idées à eux et qui en principe ne s'entendent avec personne, mais qui donnent du charme et de la grâce à la vie. Il ne peut guère y avoir à mes yeux contraste plus marqué entre deux régions que celui qui existe entre un État comme l'Ohio et un État comme la Caroline du Sud. Et le contraste n'est pas moindre entre deux villes comme Cleveland et Charleston, par exemple. À Charleston, si vous voulez parler affaires avec quelqu'un, il faut à la lettre le clouer au tapis. Et si d'aventure votre interlocuteur s'avère être un bon homme d'affaires, il y a pas mal de chances pour qu'il soit aussi un fanatique de quelque chose dont vous n'aurez jamais entendu parler. Il a un visage mobile, ses yeux brillent, la passion gonfle sa voix, son nœud de cravate glisse, ses bretelles se détacheront peut-être, il crache et jure, il roucoule et a des accès de fureur, il va parfois jusqu'à pirouetter. Et en tout cas il ne vous brandit jamais son chronomètre sous le nez. Il a le temps, tout son temps. Et il fait tout ce qu'il entend faire en temps voulu, sans pour cela emplir l'air d'une odeur de poussière et de machines bien huilées ni du cliquetis des caisses enregistreuses. Je trouve que c'est dans le Nord qu'on rencontre les gens qui perdent le plus de temps, parmi ceux qui ont toujours l'air affairé. Toute leur vie, pourrait-on dire, n'est que temps perdu. Le quadragénaire bedonnant, au visage bouffi, au cou plié en fanons et qui a perdu tout besoin sexuel, est le plus beau monument que l'Amérique ait élevé à la futilité. C'est un nymphomaniaque de l'énergie et qui n'accomplit rien. C'est une hallucination de l'homme paléolithique. Pour l'actuaire des compagnies d'assurances, ce n'est qu'un tas de nerfs détraqués dont il faut faire un effrayant bilan. Il parsème le pays de veuves prospères, instables, écervelées et désœuvrées qui se réunissent en redoutables communautés où l'on discute indifféremment politique et diabète.

À propos de Detroit, et avant que je n'oublie, c'est là que Swami Vivekananda fit machine arrière. Peut-être certains lecteurs sont-ils d'âge à se souvenir de l'émotion qu'il souleva lorsqu'il prit la parole devant le Parlement des Religions à Chicago, vers les années quatre-vingt-dix. L'histoire du pèlerinage de cet homme qui électrisa le peuple américain est une véritable légende. D'abord méconnu, banni et réduit à mendier dans les rues pour ne pas mourir de faim, il finit par être acclamé comme le plus grand chef spirituel de notre temps. On lui prodigua les offres de toutes sortes ; les riches le prirent en main et voulurent en faire un singe savant. À Detroit, après six semaines de ce petit jeu, il se révolta. Il annula tous les contrats et dès lors il alla de lui-même de ville en ville sur l'invitation de telle ou telle société. Voici ce qu'écrit à ce sujet Romain Roland :

 

« La première impression de saisissement et d'admiration devant la formidable puissance de la jeune République s'était dissipée. Vivekananda, presque aussitôt, se heurta à la brutalité, à l'inhumanité, à la petitesse d'esprit, à l'étroit fanatisme, à la monumentale ignorance, à cette écrasante incompréhension, candide et sûr de soi, à l'égard de tout ce qui pense, à l'égard de tout ce qui croit, à l'égard de tout ce qui vit autrement que la nation parangon du genre humain... Il n'était point patient. Il ne ménagea rien. Il stigmatisa les vices et les crimes de la civilisation d'Occident, ses caractères de violence, de pillage, de destruction. Une fois qu'il devait, à Boston, parler d'un beau sujet religieux qui lui était particulièrement cher (Ramakrishna), il ressentit une telle répulsion à la vue de l'auditoire, de ces gueules rusées et cruelles de gens d'affaires et du monde, qu'il se refusa à leur livrer l'accès de son sanctuaire, et brusquement, changeant de sujet, il chargea avec fureur contre la civilisation dont ces renards et ces loups étaient les représentants. Le scandale fut éclatant. Des centaines d'auditeurs quittèrent la salle avec fracas. Et la presse s'enflamma.

« Il fut surtout implacable pour le faux christianisme, le mensonge religieux :

« — Cessez votre vantardise ! Qu'est-ce que votre christianisme a jamais fait dans le monde sans l'épée ? Votre religion est prêchée au nom du luxe. Tout est hypocrisie dans ce que j'ai entendu prêcher ici. Tout cet amas de richesses, qui se recommande du Christ ! Christ ne trouverait pas chez vous une pierre, pour y poser sa tête... Vous n'êtes pas chrétiens. Retournez au Christ ! »

 

Rolland insiste sur le contraste entre cette réaction et celle qu'il avait eue en Angleterre. « Venu en ennemi, il fut conquis. » Vivekananda reconnut lui-même qu'il avait complètement changé d'opinion sur les Anglais. « Personne », a-t-il dit, « n'a jamais débarqué en Angleterre le cœur empli d'une haine plus violente envers les Anglais que moi... Or personne parmi vous... n'aime le peuple anglais plus que moi. »

C'est là un thème familier et qu'on entend souvent développer. Je songe à tous ces hommes éminents qui ayant visité notre pays revinrent chez eux attristés, dégoûtés et déçus. L'Amérique n'est capable de donner qu'une seule chose et tous sur ce point sont d'accord : c'est l'ARGENT. Et en écrivant ceci, la mémoire me revient d'un personnage obscur que j'ai connu à Paris, un peintre d'origine russe qui, durant les vingt ans qu'il avait passés dans cette ville, n'avait pas connu de jour où il eût assez à manger. C'était une des célébrités de Montparnasse : tout le monde se demandait comment il parvenait à survivre si longtemps sans argent. Il finit un beau jour par rencontrer un Américain qui lui offrit l'occasion de visiter ce pays qu'il avait toujours désiré connaître et dont il espérait faire sa patrie d'adoption. Il y séjourna un an, voyageant, faisant des portraits, bien reçu par le riche comme par le pauvre. Pour la première fois de sa vie, il sut ce que c'était que d'avoir de l'argent dans sa poche, que de dormir dans un lit propre et confortable, que d'être bien nourri, et, ce qui est plus important, que de voir son talent reconnu. Un jour, quelques semaines après son retour, je tombai sur lui dans un bar. J'étais extrêmement curieux d'entendre ce qu'il avait à dire de l'Amérique. J'avais eu vent de son succès là-bas et je me demandais pourquoi il était revenu.

Il se mit à me parler des villes qu'il avait visitées, des gens qu'il avait rencontrés, des maisons où on l'avait reçu, des repas qu'il avait faits, des musées qu'il avait visités, de l'argent qu'il avait gagné. « Au début », dit-il, « c'était merveilleux. Je me crus au paradis. Mais au bout de six mois, je commençai à m'en lasser. J'avais l'impression de vivre avec des enfants... mais des enfants méchants. À quoi bon avoir de l'argent en poche si on ne peut pas s'amuser ? À quoi sert la renommée si personne ne comprend ce que vous faites ? Vous savez ce qu'est ma vie ici. Je suis un homme sans patrie. S'il y a une guerre, ou bien l'on me mettra dans un camp de concentration, ou bien on me demandera de me battre pour les Français. J'aurais pu échapper à tout cela en Amérique. J'aurais pu devenir citoyen américain et mener la bonne vie là-bas. Mais j'aime encore mieux courir ma chance ici. Même si je ne dois avoir que quelques années de bonnes, ces quelques années valent mieux qu'une vie tout entière en Amérique. Il n'y a pas de vie possible pour un artiste là-bas : seulement une mort vivante. Au fait, pouvez-vous me prêter un peu d'argent ? Je suis de nouveau fauché. Mais je suis heureux. J'ai repris mon vieil atelier : je l'apprécie mieux maintenant, tout crasseux qu'il soit. Peut-être cela a-t-il été un bien pour moi d'aller en Amérique, ne serait-ce que parce que cela m'a fait comprendre comme la vie que je jugeais jadis intolérable est merveilleuse. »

Combien de lettres ai-je reçues, quand j'étais à Paris, d'Américains qui étaient rentrés aux États-Unis : c'était toujours la même chanson : « Si seulement je pouvais être encore là-bas. Je donnerais bien mon bras droit pour pouvoir revenir. Je ne m'étais pas rendu compte de ce que je laissais. » Et cætera, et cætera. Je n'ai jamais reçu de lettre d'un Américain disant qu'il était content d'être rentré au bercail. Quand cette guerre sera terminée, il se produira un exode vers l'Europe comme les États-Unis n'en ont jamais connu. Nous essayons de dire maintenant, sous prétexte que la France a été vaincue, qu'elle était dégénérée. Il se trouve ici des artistes et des critiques d'art qui profitent de la situation pour s'efforcer sans vergogne de convaincre le public américain que nous n'avons rien à apprendre de l'Europe, que l'Europe, et plus encore la France, est morte. Quel abominable mensonge ! La France, prostrée et vaincue, est plus vivante que nous ne l'avons jamais été. L'art ne succombe pas à une défaite militaire, à une débâcle économique ou à une débandade politique. La France moribonde a produit plus dans le domaine artistique que la jeune et vigoureuse Amérique, que l'Allemagne fanatique ou que la Russie soucieuse de convertir. Et l'art ne peut naître d'un peuple mort.

L'Europe possède les vestiges d'une activité artistique remontant à vingt-cinq mille ans, l'Égypte à soixante mille. L'argent n'était pour rien dans la production de ces chefs-d'œuvre. L'argent ne jouera pas un rôle plus important dans l'art de l'avenir. L'argent passera. Même aujourd'hui, nous sommes capables de nous rendre compte de la futilité de l'argent. Si nous n'étions pas devenus l'arsenal du monde, ce qui nous a évité un gigantesque effondrement de notre système économique, nous aurions pu nous voir, nous la nation la plus riche du monde, crevant de faim au milieu de tout son or. La guerre n'est qu'une pause avant le désastre inéluctable qui nous menace. Nous avons encore quelques années devant nous, puis tout l'édifice s'écroulera et nous ensevelira. Consacrer quelques millions de dollars à mettre au point des engins de destruction n'est pas une solution. Quand c'en sera fini des destructions apportées par la guerre, nous assisterons à des destructions d'un autre genre. Et ce sera bien plus terrible, bien plus radical que celles dont nous sommes aujourd'hui les spectateurs. La planète tout entière sera en proie aux affres de la révolution. Les incendies feront rage jusqu'à ce que se soient écroulées les fondations mêmes de notre monde. Nous verrons alors qui détient la vie, qui est le plus vivant. Et nous verrons aussi si la faculté de faire de l'argent et la faculté de survivre ne font qu'une seule et même chose. Nous verrons alors ce que c'est que la vraie richesse.

Il m'a fallu parcourir bien du chemin avant que ne me vienne l'inspiration nécessaire pour commencer ce livre. Quand je songe à ce que j'aurais vu en Europe, en Asie ou en Afrique si j'y avais fait quinze mille kilomètres, il me semble que j'ai fait un marché de dupes. Je me dis parfois que les meilleurs livres écrits sur l'Amérique sont des œuvres d'imagination dues à des gens qui n'y ont jamais mis les pieds. Avant d'achever ce périple, je me propose de décrire quelques paysages américains tels que je me les imaginais à Paris.

Mais en attendant, voici de bonnes nouvelles pour vous : je vous emmène à Chicago, à la Cité de la Mecque, dans le quartier Sud. C'est dimanche matin et mon cicerone a emprunté une voiture pour me faire faire cette promenade. En chemin, nous nous arrêtons au marché aux puces. Mon ami m'explique que c'est ici que s'est déroulée son enfance, dans le ghetto ; il essaie de retrouver l'emplacement de sa maison. C'est aujourd'hui un terrain vague. On dirait la Belgique après la première guerre. Pire, même. Cela me rappelle un maxillaire gâté, à demi écrasé et l'autre moitié brûlée et rongée. Ce marché aux puces fait penser à Cracovie plutôt qu'à la porte de Clignancourt, mais l'impression est la même. Nous sommes à la petite porte de la civilisation, parmi les déchets et les débris des déshérités. Des milliers, des centaines de milliers, des millions peut-être d'Américains sont encore assez pauvres pour fouiller parmi ces tristes rebuts en quête de quelque article qui leur fait cruellement défaut. Rien de trop délabré, de trop rongé par la rouille ou la pourriture pour décourager l'acheteur famélique. On pourrait croire que les prisunics avec leurs comptoirs à cinq ou à dix cents suffisent à satisfaire les plus humbles besoins, mais on comprend vite que ce sont là des prix encore trop élevés. L'affluence est considérable : nous devons nous frayer un chemin dans cet agglomérat humain. On se croirait sur les rives du Gange, seulement on ne respire ici aucune odeur de sainteté. Un étrange spectacle soudain arrête mon regard : au milieu de la rue, se dresse en grande tenue un Indien d'Amérique. Il vend je ne sais quel remède miraculeux. J'oublie aussitôt toutes les autres lamentables épaves grouillant dans cette crasse et dans cette vermine. James Farrell a écrit un livre intitulé A World I Never Made (Un Monde que je n'ai pas fait). Eh bien, voici le véritable auteur de ce livre : un hors-caste, un phénomène, un camelot qui vend une panacée. Jadis en cet endroit rôdaient les bisons ; on n'y voit plus aujourd'hui que des casseroles cabossées, des pots ébréchés, des montres hors d'usage, des chandeliers démantelés, des chaussures dont ne voudrait pas un Hottentot. Bien sûr, en poussant un peu plus loin, vous verrez l'autre côté du décor : la grandiose façade de Michigan Avenue où l'on croirait que le monde n'est peuplé que de millionnaires. La nuit, le gigantesque monument élevé au chewing-gum est éclairé par des projecteurs, et l'on s'émerveille de voir prendre tant de soins pour une pareille monstruosité architecturale. Si vous descendez l'escalier qui mène derrière le bâtiment, en fermant un peu les yeux et en laissant libre cours à votre imagination, vous pouvez vous imaginer que vous êtes à Paris, rue Broca. Bien sûr, il n'y a pas de Bubu de Montparnasse ici, mais peut-être tomberez-vous sur un des anciens compagnons d'Al Capone. Ce doit être agréable de se faire coincer du côté envers des façades scintillantes.

Nous nous enfonçons plus avant dans le quartier Sud, en descendant de voiture de temps en temps pour nous dégourdir les jambes. Il y a ici les marques d'une curieuse évolution. Ce ne sont que rangées de vieilles maisons flanquées de terrains vagues. Un hôtel sordide se dresse comme une ruine Maya parmi les débris jaunis, les pitons crayeux. Ce sont des maisons jadis respectables qu'on a abandonnées à ces gens à peau sombre que nous avons « libérés ». Pas de chauffage, pas de gaz, pas d'eau courante, rien... parfois même pas de vitres aux fenêtres. Qui possède ces ruines ? Mieux vaut ne pas s'en enquérir de trop près. Qu'en feront leurs propriétaires quand les Noirs s'en iront ? Ils les feront abattre, voyons. On construira là des cités modèles, dans le cadre des plans fédéraux de relogement... Je pense au vieux quartier de Gênes, un des derniers ports où je me sois arrêté lors de mon voyage de retour. C'est un très vieux quartier. On n'y trouve pas grand'chose en fait de confort. Mais quelle différence entre la zone de Gênes et celle de Chicago ! Je préfère encore le quartier arménien d'Athènes. Depuis vingt ans les réfugiés arméniens d'Athènes vivent comme des bêtes dans le petit quartier qu'ils se sont appropriés. Il n'y avait pas là-bas de vieilles maisons à occuper, pas même une usine abandonnée. Ces Arméniens n'ont trouvé qu'un bout de terrain sur lequel ils ont bâti leurs habitations avec tout ce qui leur tombait sous la main. Sans le savoir, des hommes comme Henry Ford et Rockfeller ont contribué à la création de ce paradis entièrement érigé à partir de déchets et d'objets mis au rebut. Je songe à ce quartier arménien parce que, tandis que nous nous promenions dans les faubourgs. de Chicago, mon ami me montra un pot de fleurs installé sur la fenêtre d'une masure sordide. « Vous voyez », dit-il, « même les plus pauvres ont des fleurs. » Mais à Athènes, j'ai vu des pigeonniers, des vérandas posées comme par miracle, des lapins qui se chauffaient au soleil sur les toits, des chèvres accroupies devant des icônes, des dindes attachées aux boutons de portes. Et tout le monde avait des fleurs, et pas seulement en pots. Certaines portes étaient faites en pare-chocs de vieux camions et avaient quand même un air accueillant. Il y avait des sièges confectionnés à partir de vieux bidons d'essence et qui semblaient confortables. On trouvait des librairies où on pouvait lire Buffalo Bill, Jules Verne ou Hermès Trismégiste. On respirait là-bas un esprit que mille ans d'oppression n'avaient pas étouffé. Mais le quartier Sud de Chicago a l'air d'un immense asile de fous laissé à l'abandon. Rien ne peut fleurir là que le vice et la maladie. Je me demande ce que dirait le grand Émancipateur s'il pouvait voir la belle liberté dont jouit le Noir. Nous les avons libérés, oh, oui : ils sont libres comme des rats qui peuvent courir dans une cave sans lumière.

Mais nous voici arrivés : voici la cité d'habitation de la Mecque ! Un grand groupe quadrangulaire d'immeubles qui en leur temps devaient représenter le bon goût en matière d'architecture. Une fois les Blancs partis, les Noirs ont emménagé. Mais avant d'en arriver à leur état actuel, ces immeubles ont connu une sorte d'été de la Saint-Martin. Un bouge s'était installé dans chaque appartement. La prostitution régnait partout. Ce devait être une vraie Mecque pour le Noir esseulé qui cherchait du travail.

Aujourd'hui, tout cela a pris un aspect bien étrange. Les serrures sont hors d'usage, les portes ne tiennent plus sur leurs gonds. On entre dans ce qui semble le corridor d'une œuvre catholique de seconde zone, ou bien d'un asile de sourds-muets, ou encore d'un de ces hôpitaux du Bronx où l'on pratique discrètement l'avortement. On tourne un coin et l'on débouche sur une cour entourée de plusieurs étages de balcons. Au milieu de la cour se trouve une fontaine délabrée recouverte d'un grand treillage métallique semblable aux cloches à fromage d'autrefois. On se représente quel coin charmant ce pouvait être du temps que les demoiselles de petite vertu exerçaient là leur commerce. On imagine de quels éclats de rire a pu alors retentir la cour. Il y règne aujourd'hui un silence contraint, troublé seulement par le grondement des patins à roulettes, une toux sèche, un juron dans l'ombre. Un homme et une femme sont accoudés au balcon au-dessus de nous. Ils nous regardent, le visage sans expression. Le regard vague. Est-ce qu'ils rêveraient ? C'est peu probable. Leurs corps sont trop usés, leurs âmes trop rabougries pour qu'ils puissent se permettre le moins coûteux de tous les luxes. Ils sont là comme des animaux dans un champ. L'homme crache. Cela fait un drôle de petit bruit sur le pavé. C'est peut-être sa façon à lui de signer la Déclaration d'Indépendance. Peut-être ne s'est-il même pas rendu compte qu'il crachait. Peut-être est-ce son fantôme qui a craché. Je regarde encore la fontaine. Voilà longtemps qu'elle est à sec. Et peut-être l'a-t-on couverte comme un morceau de fromage pour que les gens ne crachent pas dedans et ne lui rendent pas la vie. Ce serait terrible pour Chicago si cette noire fontaine de vie entrait soudain en éruption ! Mon ami m'assure qu'il n'y a pas de danger. Je n'en suis pas si certain. Il a peut-être raison. Peut-être le Noir sera-t-il toujours notre ami, quoi que nous lui fassions. Je me souviens d'une conversation que j'ai eue avec une domestique noire chez des amis. « Je crois bien », me disait-elle, « que nous avons plus d'amour pour vous que vous n'en avez pour nous. » « Vous ne nous haïssez donc jamais ? » lui demandai-je. « Seigneur, non ! » dit-elle, « nous nous plaignons simplement. Penser que vous avez toute la puissance et toute la fortune et que vous n'êtes pas heureux. »

Nous revenions à la voiture quand nous entendîmes retentir avec force une voix qui avait l'air de venir des toits. Nous fîmes encore quelques pas ; la voix nous parvenait toujours. Stupéfaits, nous rebroussâmes chemin. La voix prit encore plus d'ampleur : c'était celle d'un prédicateur qui criait avec la vigueur d'un taureau : « Jésus est la lumière du monde ! » Et d'autres voix reprenaient : « Jésus ! Jésus ! La lumière du monde ! » Nous regardâmes autour de nous très intrigués. On ne voyait rien qu'une synagogue juive. Et c'était de là, des murs mêmes semblait-il, que venait cette voix de stentor qui proclamait ainsi sa foi dans la lumière du monde. Nous aperçûmes enfin quelques Noirs qui pénétraient dans le temple et, en levant les yeux, nous distinguâmes les haut-parleurs fixés comme des gargouilles à la corniche de l'édifice. La voix nous suivit un bon moment, nette comme un carillon. On aurait dit un dément émergeant de ce no man's land pour crier Paix ! Au moment où nous remontions en voiture, j'aperçus une belle négresse à la fenêtre de ce qui me parut une maison abandonnée. Quelle vue elle devait avoir du quatrième étage de cette morgue noircie par les ans ! Même de là-haut elle entendait sans doute le prédicateur qui parlait de la lumière du monde. C'était dimanche et elle n'avait rien à faire. En bas, un gamin en haillons dessinait à la craie verte un numéro sur la porte : sans doute pour que le facteur ne se trompe pas en apportant le courrier. Quelques pâtés de maisons plus loin, se dressaient les abattoirs et, quand il faisait beau et que le vent était favorable, la négresse pouvait de là-haut humer l'odeur du sang de l'agneau, du sang de milliers, de millions d'agneaux même. Je songeais à l'agneau de Dieu couché dans la crèche de l'aciérie de Bethlehem. « Regardez ! » dit mon ami en me donnant un coup de coude et en me désignant la négresse du quatrième. Elle nous faisait signe de venir. Elle avait sans nul doute trouvé Dieu, là-haut au paradis des Noirs. En tout cas, si c'était à autre chose qu'elle pensait, il n'en paraissait rien. Elle avait l'air littéralement en extase. Là-haut il n'y avait pas de chauffage, pas de gaz, pas d'eau ; les fenêtres tenaient mal, les souris trottaient partout, les ordures s'amoncelaient. Et elle nous faisait signe comme pour nous dire : « Venez ! Je suis la lumière du monde ! Je ne paie pas de loyer, je ne fais rien, je ne bois que du sang. »

Nous reprîmes la voiture, et, quelques centaines de mètres plus loin, nous allâmes visiter un autre cratère d'obus. Dans la rue déserte quelques poules cherchaient leur pâture entre les planches d'une véranda croulante. Encore des terrains vagues, encore des maisons vidées de leurs entrailles ; et des escaliers d'incendie cramponnés aux murs par leurs mâchoires d'acier, comme des acrobates ivres. Partout un air de dimanche. Tout était calme et paisible. On aurait dit Louvain ou Reims entre deux bombardements. Ou Phœbus, en Virginie, rêvant d'aller faire boire ses coursiers, ou la Pythie de Delphes bâillonnée avec une vieille chaussette. Et puis, tout d'un coup, je vis l'inscription griffonnée à la craie sur le mur d'une maison, en lettres de trois mètres de haut :

BONNE NOUVELLE ! DIEU EST AMOUR !

En voyant ces mots, je tombai à genoux au milieu du caniveau fort commodément installé là dans ce propos et je fis en silence une courte prière, qui dut porter jusqu'à Mound City, dans l'Illinois, où les rats musqués de couleur ont construit leurs tanières. C'était le moment de prendre une rasade d'huile de foie de morue, mais comme les bistros étaient tous fermés, nous dûmes nous contenter de l'abattoir et lamper une bonne tasse de sang. Jamais le sang ne me parut avoir un goût plus exquis ! C'était comme si j'avais pris coup sur coup des vitamines A, B, C, D et E et qu'ensuite j'avais mâché un bâton de dynamite bien glacé. Bonne nouvelle ! Certes, excellente nouvelle... pour Chicago. Je donnai l'ordre au chauffeur de nous conduire sans retard à Mundelein pour que je puisse donner ma bénédiction au cardinal et aux agents immobiliers, mais nous nous arrêtâmes au temple Bahai. Un ouvrier qui trimbalait des pelletées de sable nous ouvrit la porte du temple et nous fit visiter. Il s'ingénia à nous expliquer que nous adorions tous le même Dieu, que toutes les religions avaient la même base. Dans la petite brochure qu'il nous donna à lire, j'appris que le précurseur de la foi, le fondateur de la foi et l'interprète autorisé et le maître de l'enseignement de Baha'u'llah avaient tous été persécutés et martyrisés pour avoir osé prétendre universel l'amour de Dieu. C'est un monde étrange, même en cet âge de civilisation éclairée. Voilà vingt ans qu'on a commencé la construction du temple Bahai et il n'est pas encore achevé. L'architecte, figurez-vous, est un certain Mr. Bourgeois. L'intérieur du temple, dans son état actuel, fait penser à un décor pour jouer Jeanne d'Arc. Le lieu de réunion au rez-de-chaussée, est une salle circulaire qui ressemble à l'intérieur d'un coquillage et qui inspire la paix et la méditation comme bien peu de lieux consacrés à un culte. Grâce à ses détracteurs, le mouvement s'est déjà étendu à travers le monde entier. Il n'y a pas, comme dans les églises catholiques, de question de couleur et chacun peut croire à sa guise. C'est pour cela que le mouvement Bahai est destiné à survivre à toutes les autres organisations religieuses du continent américain. L'Église catholique, avec son monstrueux appareil de ramifications et d'efflorescences, est morte et bien morte : elle disparaîtra totalement avec les systèmes politiques et sociaux dans lesquels elle est enchâssée. La religion nouvelle sera fondée sur des actes et non sur des articles de foi. « La religion n'est pas pour les ventres vides », a dit Ramakrishna. La religion est toujours révolutionnaire, bien plus que les philosophies conformistes. Le prêtre est toujours de connivence avec le diable, de même que le leader politique finit toujours par conduire les peuples à la mort. Il me semble que les peuples cherchent à se rassembler. Ce sont leurs représentants, à tous les échelons, qui s'efforcent de les tenir à l'écart les uns des autres en excitant en eux la haine et la peur. Si rares sont les exceptions que quand on en observe, on a tendance à croire qu'il s'agit d'êtres à part, de surhommes ou de dieux et non pas d'hommes et de femmes comme nous. Et en les reléguant ainsi dans des royaumes éthérés, on étouffe dans l'œuf la révolution par l'amour qu'ils étaient venus prêcher. Mais la bonne nouvelle est toujours là, au coin de la rue, marquée à la craie sur le mur d'une maison abandonnée : DIEU EST AMOUR ! Je suis certain que quand les habitants de Chicago liront ces lignes, ils iront en masse faire un pèlerinage jusqu'à cette maison. Elle est facile à trouver car elle se dresse au milieu d'un terrain vague du quartier Sud. Vous n'avez qu'à descendre dans une bouche d'égout de La Salle Street et vous laisser porter par le flot. Vous ne pouvez pas ne pas la voir : l'inscription est en caractères hauts de trois mètres. Et quand vous l'aurez trouvée, vous n'aurez qu'à vous ébrouer comme un rat d'égout. Dieu fera le reste...

 

 

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1. Directeur des services de publicité de Ford. (N. d. T.)

2. Comédie de G.B. Shaw. (N.d.T.)