L'ÂME DE L'ANESTHÉSIE
« Puissance, justice, histoire : à bas ! »
RIMBAUD.
Je l'appellerai Bud Clausen parce que ce n'est pas son vrai nom. Je ne dirai pas non plus où je l'ai rencontré parce que je ne voudrais pas lui attirer d'ennuis. Il a déjà été assez torturé par les sadiques qui nous gardent la paix. Quoi qu'il fasse dans cette vie ou dans la prochaine, je lui trouverai toujours des excuses.
Je ne veux pas faire de lui un héros ; je veux le peindre, honnêtement.
Rattner était avec moi ce jour-là. Nous venions de faire un long voyage en train. Nous avions déjà visité un célèbre établissement pénitencier dont je préfère taire le nom. Le directeur nous avait témoigné la plus grande courtoisie. Mais il est un détail de cette visite qui reste gravé dans ma mémoire et qui fera une excellente introduction à l'histoire de Bud Clausen.
Pour franchir les portes de ce pénitencier fameux, vous devez passer devant un gardien juché sur une sorte d'estrade. Il vous cuisine longuement avant de vous laisser entrer. Celui que nous vîmes avait un fusil à la main, un revolver dans un étui et sans doute une grenade dans chaque poche. Armé jusqu'aux dents. Derrière lui il avait la Loi, la loi qui dit de tirer d'abord et de se renseigner après. Il me fit passer un mauvais quart d'heure parce que j'avais oublié de prévenir le directeur lors de notre conversation téléphonique que j'amenais avec moi mon ami Rattner. J'eus les plus grandes difficultés à lui faire comprendre comment j'avais pu oublier une bagatelle de cette taille.
Il me paraît déplacé de faire ici le procès du caractère pointilleux des régimes pénitentiaires. Je sais que ces gens-là doivent s'entourer de toutes les précautions possibles. Je veux simplement faire comprendre quelle impression cet individu a fait sur moi. Des mois ont passé depuis cet incident et pourtant, je ne puis oublier son visage, son attitude. C'est un homme, et je le dis calmement et sans haine, que je pourrais tuer de sang-froid. Je pourrais lui tirer dessus dans le noir et m'en aller paisiblement vaquer à mes affaires, comme si je venais seulement d'écraser un moustique sur mon bras.
C'est un tueur, un homme qui chasse les proies humaines, et qui accepte de l'argent pour cette besogne. C'est un être impur, indigne de se lier avec une créature humaine, fût-ce avec ces inadaptés qui se trouvaient derrière les barreaux. Si vieux que je vive, je n'oublierai jamais ce visage cruel et gris cendre, ces yeux froids et fureteurs de chasseur d'hommes. Je le hais, lui et tout ce qu'il représente. Je le hais d'une haine qui ne s'éteindra pas. J'aimerais mille fois mieux être le criminel le plus endurci que ce mercenaire au service de ceux qui cherchent à maintenir la loi et l'ordre. La loi et l'ordre ! Quand on les voit qui vous regardent par le canon d'un fusil, on comprend alors ce que cela veut dire. À bas puissance, justice, histoire !* S'il faut absolument que la société soit protégée par ces monstres inhumains, alors au diable la société ! Si au tréfonds des notions de loi et d'ordre il n'y a qu'un homme armé jusqu'aux dents, un homme sans cœur et sans conscience, alors la loi et l'ordre ne riment à rien.
Mais revenons à Clausen... Bud n'était pas un tueur sans entrailles. S'il faut en croire son récit, il faisait tout son possible pour ne pas tuer. Il était faible et vaniteux, comme la plupart d'entre nous. Il avait commencé par voler un peu, oh, rien du tout à côté des opérations auxquelles se livrent nos illustres magnats de l'industrie, nos banquiers, nos politiciens et nos exploiteurs coloniaux. Non, Bud n'était qu'un petit filou ordinaire, une honnête canaille pour ainsi dire, avec un sens exagéré de la loyauté et de l'honneur. Vis-à-vis du beau sexe, il se montrait sottement chevaleresque et romanesque, bien plus qu'un boxeur ou qu'un ecclésiastique obsédé sexuel. Il y avait deux choses qu'il ne pouvait souffrir : la cruauté envers les enfants et le manque de respect vis-à-vis d'une femme. Sur ces deux points, il était intransigeant.
Il ne tuait qu'en cas de légitime défense, me dit-il, et je crois qu'il ne me mentait pas. Il y avait du dandy chez lui, et du matamore aussi, et ce sont là des traits que l'on rencontre chez les grands. C'était un menteur émérite, mais que dire alors d'un diplomate, d'un politicien, d'un homme de loi ? Son pire défaut, et je m'efforce d'examiner son cas sans passion, c'est qu'il n'avait aucune confiance en ses semblables. Il l'avait perdue à force d'entendre ceux qui en parlent toujours sans jamais en donner de preuves. Il avait fait déjà au moins cinq séjours en prison et sans doute était-il recherché par les autorités quand nos routes se croisèrent.
J'estime qu'il avait bien expié ses crimes. S'il venait à en commettre de nouveaux, j'en rendrais responsable la police, les législateurs, les éducateurs, le clergé, tous ceux qui croient au châtiment, qui refusent d'aider un homme quand il est très bas ou d'essayer de le comprendre quand dans un accès de rage impuissante il se tourne contre le monde. Peu m'importe quels crimes on reproche à Clausen ; nos crimes à nous tous qui sommes libres, qui nous en sommes tirés sans dommage, sont bien plus grands. Si nous ne l'avons pas littéralement forcé à devenir un criminel, nous l'avons certainement aidé à le rester. Et, quand je parle de Bud Clausen, je parle aussi pour la grande majorité des hommes et des femmes qui ont souffert un sort analogue ; je parle pour tous ceux qui viendront, qui marcheront sur ses traces et qui ne pourront se faire remettre dans le droit chemin tant que nous qui sommes dehors, nous ne serons pas devenus plus compréhensifs, plus humains.
C'est dans un train que nous nous sommes rencontrés. Vêtu d'un uniforme que lui fournissait la News Company, il circulait dans les couloirs en vendant des bonbons, des cigarettes, du chewing-gum, des journaux, de l'eau minérale, etc. On ne l'aurait jamais pris pour un criminel. Il était doux, gentil, il s'exprimait bien : on aurait pu tout au plus penser que c'était un homme qui avait eu des revers, comme on dit. S'il avait siégé au Sénat, on ne lui aurait rien trouvé d'extraordinaire. Il aurait pu passer pour un banquier, un leader syndicaliste, un politicien, un lanceur d'affaires. Je ne lui aurais jamais accordé autant d'attention sans les quelques mots qu'il prononça lorsque nous descendîmes du train. Nous n'avions pas échangé une parole pendant tout le trajet : je ne lui avais rien acheté. À un moment, il m'avait brusquement réveillé en se penchant sur moi pour tirer le rideau. J'en éprouvai sur le coup une espèce de malaise, mais qui disparut aussitôt. Il avait seulement voulu me protéger du soleil, dit-il.
Le train entrait dans la gare où nous descendions et Rattner et moi nous étions plantés près de la sortie au milieu de nos bagages entassés. Le vendeur descendait aussi : c'était son terminus. En passant il nous souhaita bonne chance. À ce moment le train eut une brusque secousse ; le vendeur de cigarettes, cherchant à reprendre son équilibre, s'accrocha au parapet auquel nous nous cramponnions aussi.
« Vous devez être content de rentrer chez vous », dis-je, en réponse à ses souhaits.
« Je n'ai pas de chez moi », dit-il en me lançant un regard bizarre. Il y eut un silence pesant et puis, tout à trac, il nous raconta qu'il était récemment sorti de prison et qu'il n'avait pas encore l'habitude d'être libre. Quant à avoir un chez soi, avec une femme qui l'attendait... eh bien... il ne savait plus ce que c'était que de tenir une femme dans ses bras. C'était presque trop demander. C'était déjà merveilleux d'être libre, d'être au monde et de pouvoir parler aux gens. Puis il descendit les marches et s'éloigna après nous avoir encore une fois souhaité bonne chance.
Nous avions un important coup de téléphone à donner à la gare, et dans l'agitation du moment, nous en oubliâmes Clausen. Mais le soir, au moment d'aller nous coucher, Rattner remit le sujet sur le tapis. Il regrettait, me dit-il, d'avoir laissé ce type nous filer ainsi entre les mains. Je fus soulagé de le lui entendre dire ; moi aussi, j'avais l'impression que nous avions manqué à une tâche.
« Essayons de remettre la main sur lui dès demain matin », dit Rattner. « Nous devrions pouvoir retrouver sa trace par la News Company. Nous pourrons peut-être faire quelque chose pour lui. »
Le lendemain matin, à la gare, nous retrouvâmes l'homme qui l'avait engagé. C'était un type antipathique et de mauvaise humeur. Il nous dit que notre gaillard avait donné son congé. Il ne s'inquiétait pour sa part que de l'uniforme : allait-il le récupérer ou non ? Il avait l'air de croire que c'était nous qui lui avions enlevé Clausen, que nous allions le prendre à notre service.
« Vous savez ce que c'est que ce type... du gibier de potence. Il n'est bon à rien, il ne le sera jamais. Il volera tout ce qui lui tombera sous la main. Mais si vous voulez l'employer, ça vous regarde. Tout ce que je veux c'est cet uniforme. Qu'il ne s'en aille pas avec. Ah, on ne peut se fier à personne par le temps qui court. »
Il continua ainsi sans nous laisser placer un mot. Nous réussîmes enfin à lui dire, sans toutefois le convaincre, que nous ne songions pas à employer Clausen puisque nous n'étions pas dans les affaires, mais que nous voulions l'aider dans la mesure du possible. Il eut d'abord l'air pris de court devant un tel désintéressement, puis sa méfiance s'en accrut encore. Il finit par nous donner bien à contrecœur l'adresse de l'hôtel où habitait Clausen. « Faites attention qu'il ne vous joue pas un sale tour », nous lança-t-il comme nous sortions. Et avant de nous avoir perdus de vue, il nous cria encore : « Et dites-lui que je tiens à cet uniforme, hein ? »
Nous nous rendîmes aussitôt à l'adresse qu'il nous avait indiquée. C'était un endroit sombre et sordide, avec quelque chose d'un peu louche aussi. Clausen, nous dit-on, venait de sortir pour s'acheter un chapeau et se faire couper les cheveux. L'homme qui nous reçut voulut savoir si nous étions de ses amis. Nous expliquâmes que nous l'avions rencontré dans le train et qu'en effet nous lui voulions du bien. L'homme hocha la tête d'un air entendu.
Nous fîmes un tour, puis revînmes au bout d'une heure. Clausen n'était toujours pas rentré. Nous nous assîmes et essayâmes d'engager la conversation avec l'homme de l'hôtel, mais il se montrait fort réservé. Je décidai en fin de compte de laisser un message invitant Clausen à venir nous voir. Le ton en était chaleureux et j'étais sûr qu'il y répondrait. Je lui laissai notre numéro de téléphone et lui dit que s'il préférait nous irions chez lui. Nous étions à quelques kilomètres de la ville, dans un hôtel de tourisme en bungalows.
La journée passa sans qu'il eût donné signe de vie. Le lendemain vers midi, nous trouvâmes un message téléphonique disant qu'il était en route pour venir déjeuner avec nous.
Il faisait assez froid et, à notre surprise, Clausen arriva tête nue et sans manteau, comme si ç'avait été une belle journée de printemps. Je remarquai aussitôt qu'il s'était fait couper les cheveux : il était coiffé avec une raie au milieu. Cela le changeait du tout au tout. Je notai aussi la chemise blanche impeccablement empesée et la cravate au nœud soigné. Il portait un costume de serge bleue repassé de frais qui soulignait encore son air de net et soigné. On aurait pu le prendre pour un marin. Ou aussi pour un courtier ou un brasseur d'affaires. Il avait des gestes mesurés, un peu trop même me sembla-t-il, pour qu'ils le fussent naturellement. Peut-être cherchait-il à dissimuler sa nervosité ; peut-être avait-il honte de révéler ses véritables émotions. C'est ce que je crus tout d'abord. Mais je m'aperçus vite que son masque était devenu une partie intégrante de sa personnalité et qu'il faudrait un événement vraiment extraordinaire pour qu'il le jette bas. Je me demandais d'ailleurs si j'avais tellement envie de le voir à visage découvert ; cette pensée me gênait un peu.
Il y avait aussi je ne sais quoi dans son attitude qui nous donnait l'impression qu'il nous faisait une faveur en venant nous voir. Il n'avait plus rien du vendeur de journaux, ni même de l'homme qui avait échangé quelques mots avec nous dans le train. Il jouait un autre rôle maintenant. Il était dans la peau de son personnage : calme, sûr de lui, optimiste, presque autoritaire. Mais il avait les doigts horriblement jaunis par la nicotine. Et ses doigts le trahissaient. Durant tout le repas, j'observai ses mains. On aurait dit des serres mal soignées ; et l'une d'elles était mutilée.
Comme nous lui demandions ce qui avait retardé sa visite, il nous répondit qu'il était allé voir un ami dans un camp militaire à quelque distance de la ville. Il avait une façon de nous regarder droit dans les yeux en parlant qui était assez déconcertante. On avait un peu le sentiment qu'il s'était entraîné devant une glace.
Après le déjeuner nous revînmes au bungalow pour parler tranquillement. « Je suppose que vous voulez connaître mon histoire », dit-il en s'installant dans un grand fauteuil. « Vous avez d'autres cigarettes ?
La façon dont il lança cela tout d'un coup m'expliqua cette sorte de condescendance qu'il affichait depuis son arrivée. Il ne croyait évidemment pas à notre désir de l'aider sans arrière-pensée. En fait, il nous laissait entendre qu'il était conscient de sa valeur du point de vue intérêt humain et qu'il était disposé à conclure un marché. Personne ne voulait aider d'anciens condamnés comme ça, pour rien. Ou alors des poires. Il nous annonça tranquillement qu'il avait vu en nous des journalistes et qu'il était venu prêt à livrer la marchandise. Il y avait d'ailleurs de quoi faire un livre pour qui aurait la patience de l'entendre jusqu'au bout. Il l'aurait bien écrit lui-même, mais il n'avait pas le talent nécessaire. « Dès l'instant où je vous ai vu, j'ai deviné que vous étiez écrivain », dit-il, en se tournant vers moi. « Quant à lui », ajouta-t-il en brandissant un pouce jauni dans la direction de Rattner, « le premier venu verrait que c'est un artiste. D'ailleurs, je l'ai vu dessiner dans le train. »
Il fut très surpris quand nous lui dîmes que nous n'étions pas des journalistes, que nous ne voulions pas utiliser son histoire, que nous avions très peu d'argent, et que nous faisions quelque chose qui ne nous rapporterait sans doute guère. Nous lui racontâmes que ce qui nous avait d'abord incités à entreprendre ce voyage, c'était le désir de refaire connaissance avec notre pays natal. Nous lui expliquâmes que nous avions vécu à l'étranger pendant des années. Cela nous intéresserait bien sûr d'entendre tout ce qu'il voudrait bien nous confier de sa vie, mais là n'était pas la question. Nous voulions qu'il sache bien que nous avions beaucoup de sympathie pour lui. Nous ne savions pas très bien ce que nous étions en mesure de faire pour lui, mais nous voulions l'aider... s'il avait besoin d'aide.
Il s'adoucit visiblement. Bien sûr, il avait besoin d'aide. Qui donc n'en avait pas besoin ? Surtout quand on avait toujours eu la poisse. Il venait de quitter sa place ; ce n'était pas un métier de toute façon. Il avait pris cela parce qu'il n'avait rien d'autre : personne ne voulait employer un type qui sortait de prison. Mais il avait de plus grandes ambitions. Il voulait aller à New York. Il avait là-bas des amis qui le tireraient d'affaire. L'un d'eux en particulier, un homme qui avait un magasin de musique à Broadway. Ils avaient tiré quelques années ensemble. Il était bien sûr qu'il pourrait lui emprunter quelques centaines de dollars pour se remettre à flot.
Même en vidant le fond de nos poches, nous n'avions pas de quoi lui payer un billet pour New York, lui expliquâmes-nous. Je sais bien que nous ne devions pas avoir l'air bien convaincant dans cette chambre encombrée de bagages, avec une voiture devant la porte et encore quelque quarante mille kilomètres à parcourir. Je me faisais l'effet d'un abominable menteur en lui expliquant notre situation.
Malgré cette déception inattendue, Clausen continua à parler de lui. Cela le soulageait manifestement de vider son sac, même s'il ne devait en tirer aucun profit. Nous l'écoutions avec sympathie et c'était déjà beaucoup pour lui.
Je n'entends pas rapporter ici le récit de sa vie. Celui-ci n'avait rien d'extraordinaire : il était dans la bonne tradition. Dans un moment de faiblesse, dans un moment où il lui semblait que tout le monde était contre lui, il avait franchi la ligne. Chaque jour qui passait lui rendait plus difficile le retour au milieu du troupeau. D'abord criminel par stricte nécessité, il avait continué à l'être par pure bravade. Alors qu'on venait de le libérer sur parole, après sa première condamnation, il commit un crime absolument gratuit : ce que pourrait faire un artiste pour ne pas perdre la main. Naturellement la prison est l'école du crime par excellence. On n'est qu'un amateur tant qu'on n'a pas passé par cette école. En prison des liens d'amitié s'établissent, souvent sur un rien, sur un mot gentil, sur un regard. Plus tard, une fois de retour dans le monde, on fera n'importe quoi pour prouver sa loyauté. Même si l'on veut de tout son cœur et de toute son âme rester dans le droit chemin, quand vient le moment critique où il faut choisir entre faire confiance au monde et faire confiance à un ami, c'est pour celui-ci que l'on optera. On a tâté du monde ; on le connaît assez pour ne pas en attendre justice ni pitié. Par contre, on n'oubliera jamais un geste de bonté venu au moment où on en avait grand besoin. Faire sauter une casemate ? Oh, tout de suite, si cela peut tirer un ami d'affaire. Mais cela peut vouloir dire l'emprisonnement à vie ou la mort sur la chaise électrique ! Et alors ? Un service en mérite un autre. On vous a humilié, torturé, on vous a réduit au niveau d'une bête sauvage. Et tout le monde s'en fichait pas mal. Tout le monde. Car personne, pas même Dieu, ne sait, s'il n'y a été, ce qu'homme endure à l'intérieur d'une prison. Il n'y a pas de mots pour le décrire. Cela dépasse la compréhension humaine. C'est une souffrance si vaste, si profonde, que les anges eux-mêmes avec leur intelligence et toutes leurs possibilités de se déplacer ne pourraient jamais l'explorer entièrement. Aussi, quand un ami vous demande assistance êtes-vous bien forcé d'obéir. Il vous faut faire pour lui ce que Dieu lui-même ne ferait pas. C'est une loi. Sinon, vous retomberiez dans votre solitude, vous aboieriez seul dans la nuit comme un chien.
Comme je l'ai dit, la nature des délits que cet homme avait commis est sans importance. Ils n'avaient rien de tellement extraordinaire. Je ne vais pas davantage m'étendre non plus sur les tortures qu'on lui avait infligées. Elles n'étaient pas extraordinaires non plus, pour notre époque, bien qu'elles me fissent dresser les cheveux sur la tête. Quand on sait de quoi sont capables les hommes, on ne s'étonne plus de ce qu'ils peuvent faire de sublime ou d'abject. Il n'y a, semble-t-il, pas de limites dans un sens ni dans l'autre.
J'étais de plus en plus stupéfait du sang-froid avec lequel Clausen décrivait ses crimes et le châtiment qu'ils lui avaient valu. J'avais cessé de me dire que son attitude était étudiée. Je commençais à croire que son détachement n'était pas feint. Durant les longues heures d'emprisonnement solitaire, il avait dû si minutieusement passer en revue tout ce qui lui était arrivé, il avait dû si souvent revivre sa vie, passer si souvent par des alternatives de repentir et de fureur que, quand il s'était retrouvé libre, cette discipline que seul un saint ou un initié était capable de supporter avait dû trouver son expression. Ses propos n'avaient ni venin, ni malice, ni haine. Il parlait de ses bourreaux — et c'étaient de toute évidence des démons qui avaient pris l'apparence humaine — il parlait d'eux, non pas avec l'esprit de pardon d'un saint, mais avec une compréhension qui en était bien proche. Et je me demande même si je ne suis pas ici injuste envers lui. Peut-être était-il vraiment disposé à pardonner, si seulement il avait pu se persuader lui-même qu'on lui avait pardonné. Il en était bien près. Il était comme un vieil arbre penché par-dessus le bord d'un précipice, avec toutes ses racines torses mises à nu, et qui s'accrochait là par miracle malgré les orages, malgré la sécheresse, malgré l'indifférence générale, comme pour personnifier le geste inutile de s'accrocher. Et sans doute se cramponnait-il dans le vide, car ces vieilles racines desséchées n'avaient sûrement pas la force de prolonger indéfiniment leur effort.
Que ne pourrait-on faire avec une telle tour de puissance ! Supposons un instant que le châtiment ait ses bienfaits ; dans quelles coupes alors les déversera-t-il ? Qui donc qui punirait sans hésiter autrui accepterait de subir les mêmes épreuves ? Qui donc, après s'être acquitté de sa tâche sacrée de protéger la société, accepterait la récompense qu'offre chaque victime ? Nous punissons aveuglément et aveuglément aussi nous repoussons la coupe. Il existe des hommes qui étudient les criminels ; qui cherchent des méthodes plus humaines de les traiter ; qui consacrent leur vie à rendre à ces hommes ce que d'autres leur ont pris. Ils savent des choses dont l'homme de la rue ne rêve même pas. Ils pourraient nous enseigner mille méthodes bien supérieures à celles que nous employons d'habitude. Et je prétends pourtant qu'un mois de prison vaut dix ans de recherches faites par un homme libre. Que le jugement enveloppé de préjugés du condamné est plus valable que l'opinion éclairée de l'observateur. Le condamné, lui, finit par toucher son innocence. Mais l'observateur n'a même pas conscience de sa culpabilité. Pour un crime expié en prison il en est dix mille qui sont commis sans qu'ils y pensent par ceux-là justement qui condamnent. Et cela n'a ni commencement ni fin. Tous les hommes sont compromis, même les plus saints d'entre les saints. Le crime commence avec Dieu. Il finira avec l'homme quand l'homme aura retrouvé Dieu. Le crime est partout, dans toutes les fibres de notre être. Chaque minute qui passe ajoute au calendrier de nouveaux crimes, les uns découverts et punis, et les autres pas. Le criminel donne la chasse au criminel. Le juge condamne celui qui juge. L'innocent torture l'innocent. Partout, dans chaque famille, dans chaque tribu, dans chaque communauté, ce ne sont que crimes, crimes, crimes. La guerre, par comparaison, est toute pureté. Le bourreau fait figure d'innocente tourterelle. Attila, Tamerlan, Gengis Khan paraissent de téméraires automates. Votre père, votre mère chérie, votre charmante sœur, savez-vous quels horribles crimes ils abritent dans leur sein ? Êtes-vous capable de tenir le miroir à l'iniquité quand elle est à portée de votre main ? Avez-vous jamais regardé dans le triste labyrinthe de votre cœur ? Avez-vous parfois envié au tueur sa franchise ? L'étude du crime commence par la connaissance de soi-même. Tout ce que vous méprisez, tout ce qui vous dégoûte, tout ce que vous rejetez, ce que vous condamnez et cherchez à amender par le châtiment, tout cela vient de vous-même. Et c'est Dieu qui est l'ultime source, Dieu que vous placez en dehors, au-dessus, au delà de toutes choses. Le crime s'identifie d'abord avec Dieu, puis avec votre propre image. Le crime, c'est tout ce qui n'appartient pas à la meute, tout ce qu'on envie, qu'on convoite. À chaque instant du jour, le crime brandit un million de lames étincelantes, et la nuit aussi quand le rêve cède place à la réalité. Le crime est une immense bâche qui s'étend d'un infini à l'autre. Où sont les monstres qui ignorent le crime ? Quel royaume est le leur ? Qu'est-ce qui les empêche de mettre fin à l'univers ?
Dans une prison, Clausen tomba amoureux d'une femme qui était prisonnière également. Jamais ils ne purent se parler, ni même s'effleurer le bout des doigts. De temps en temps cependant ils se faisaient passer un message. Cela dura cinq ans. La femme avait tué ses enfants à coups de hache : c'était là son crime. Elle était belle, elle avait une âme. Ce n'était pas elle qui avait tué ses enfants, c'était le tranchant de la lame. Leurs regards, parfois, se croisaient. Jour après jour, mois après mois, d'année en année leurs regards se rencontraient malgré toutes les barrières. Leurs yeux devinrent langues, lèvres, oreilles ; ils reflétaient toutes leurs pensées, tous leurs désirs. Par quelles affres de farouche désespoir doit passer un tel amour ! Un amour désincarné, lâché la bride sur le cou de par le monde, libre, dément. Deux assassins s'aimant d'un amour éternel qu'ils ne peuvent exprimer qu'avec leurs yeux. N'est-ce pas la torture la plus raffinée qu'on puisse imaginer ? Qui en est l'inventeur ? Était-il là pour en contempler les effets ? Existe-t-il quelque part un modèle, un brevet de cette invention ? Oui, quelque part.... quelque part dans le vide, sous l'immense bâche tendue d'un infini à l'autre, quelque part il existe une parfaite épure de l'amour insatiable. Et quelque part, pendu la tête en bas, se trouve l'inventeur de l'amour insatiable, le monstre angélique pour qui le mot crime n'existe pas. Tout cela, Clausen le connaissait, et puis il connaissait aussi la dynamite. Ah, la dynamite ! Un mot confortable, qu'on pouvait traduire en chiffres. Sans rien d'équivoque rien d'ambigu. Dynamite ! Un mot que le diable lui-même respecte. Un mot avec lequel on peut en faire des choses ! Un mot qui explose. Et quand il saute, youppii ! le Christ lui-même peut voler en étincelles. Oui, l'amour en prison est un irrationnel. Mais la dynamite ! C'est simple, la dynamite. On peut la prendre en main et faire des choses avec ! Elle renferme toutes les possibilités de bonheur qu'on ne trouve pas dans le cœur des hommes. La dynamite n'est pas seulement destruction, mais aussi ce qui est détruit. La dynamite est le remède du désespoir. Quand vous faites sauter une aile de la prison, la dynamite vous dit d'avoir sous la main un bon pic et de vous mettre à tailler, vlan, vlan, vlan. Quelle fichue belle journée que celle où on a fait sauter l'aile nord de la prison ! Des bras et des jambes partout, des oreilles aussi et des nez, des têtes avec un peu de cou au bout, des troncs percés à coups de baïonnettes. Une Saint-Barthélemy à la Frankenstein. Oui, camarade, c'est toi qui l'as voulu. Voici ma parole scellée dans le sang. C'est nous qui avons fait cela ! Au plus fort de ce pandémonium, un homme armé d'une mitrailleuse se promène dans une cage accrochée au plafond et qui se déplace comme un tramway au bout de son trolley, et de là il arrose de balles l'intérieur des cellules. Voilà ce qu'est l'univers fermé d'une prison au plus haut point de frénésie. Ailleurs, quelqu'un demande d'une voix lasse si les galettes sont chaudes et le café brûlant. Dans le noir, et bien involontairement peut-être, quelqu'un marche sur un scarabée, sur une de ces petites créatures sans squelette du bon Dieu, et écrase la vie qui palpitait sous cette carapace. Dans un amphithéâtre, à la lueur d'un projecteur, un homme aux mains extraordinairement propres, entreprend d'explorer les entrailles tièdes d'un corps humain afin de découvrir la viande avariée qu'il veut extraire. On sauve une vie pour en détruire mille. L'État entretient et nourrit à ses frais des gens qui en ont assez de la réalité. On donne un numéro aux individus les plus sains, les plus intelligents, les plus prometteurs et on les envoie se faire massacrer. Des enfants meurent de faim dans les bras de leur mère parce que c'est un problème trop difficile de les sauver bien qu'ils soient innocents. Voilà ce qu'est le monde hors de la prison. Dedans ou dehors, c'est l'enfer et du toit du monde ce sont aussi des balles qui pleuvent et non pas de la manne. Voilà ce qu'est le monde, alors qu'y a-t-il à gagner pour un Bud Clausen ou pour un type comme vous ou moi ? La grille est toujours fermée et même si vous réussissez à la défoncer avec une puissante voiture, on vous rattrapera et on vous ramènera d'où vous venez. Et alors les démons à figure humaine se mettront à l'œuvre sur vous avec un génie d'invention que seuls les esprits malins peuvent posséder. Qu'y a-t-il de plus stable au monde ? La cruauté des hommes entre eux. Au milieu de la nuit, quand vous êtes sûrs de mourir de souffrance, c'est alors que la véritable torture commence. Tout ce que vous avez subi n'est qu'un prélude au supplice qui vous attend. L'homme qui torture un autre homme est un monstre qui dépasse toute description. Vous avancez un peu dans l'ombre et vous y voilà. Vous n'êtes plus qu'un caillot de peur. Vous abdiquez toute sensibilité. Mais pas moyen d'échapper à votre bourreau. À votre tour maintenant...
Mais revenons à l'amour. Écoutons chanter le directeur de la prison. Pour vous servir, n'oubliez pas. À votre disposition, monsieur, nous n'avons rien à cacher. Tout ici se fait dans un esprit parfaitement humanitaire, même la cuisine... Et le sexe ? Le sexe ? C'est une chose à quoi nous nous efforçons de ne pas penser. Un prisonnier n'a pas de sexe. Il est l'eunuque privé du Seigneur. Ainsi tout se passe bien et sans histoire, vous voyez ? Comme le Vingt-Troisième Psaume ? Non, pas tout à fait. L'absence de toute relation sexuelle ne supprime pas pour autant le problème du sexe. Car à l'intérieur des murs de la prison, même la hyène femelle est taboue. Si vous êtes là pour quelque temps, autant laisser tout de suite libre cours à votre imagination. Si vous êtes emprisonné à vie, autant faire sans tarder votre soumission au Roi Onan ; personne ne viendra jamais ouvrir la porte de votre cellule pour vous servir une femme nue sur un plateau. Vous pouvez tomber amoureux de ceux qui sont de votre sexe et oublier qu'il existe des femmes, ou bien vous amouracher d'une table ou d'une vieille chaussure. On admet d'autres faims, mais pas la faim sexuelle. Vous aurez peut-être votre content de nourriture, d'air ou de récréation, mais certainement pas de sexe : et vous ne pourrez jamais l'avoir. Si vous êtes sage, peut-être vous laissera-t-on de temps en temps regarder une femme, mais toujours entièrement vêtue et à bonne distance. Elle vous tiendra peut-être des propos qui vous enflammeront pour un mois, mais personne ne vous apportera d'extincteur. On vous considère comme un animal à certains égards et pas à d'autres. Vous seriez plus heureux si vous étiez un singe dans un zoo. À quoi cela vous avance-t-il d'avoir un nom, d'être un citoyen de tel ou tel pays ? Vous n'êtes pas un homme et vous n'êtes pas un animal ; et vous n'êtes pas davantage un ange ni un fantôme. Vous n'êtes même pas un castrat. Quel soulagement ce serait s'ils venaient vous trouver au milieu de la nuit avec un bon couteau pour vous traiter comme Abélard. Oui, ce serait un geste miséricordieux. Mais la miséricorde ici n'existe pas. Rien d'autre n'existe ici que l'attrait monotone de la torture.
Torturer. C'est la grande occupation. L'homme qui torture ses semblables. Au milieu du néant, là même où le pouls de l'éternité se perçoit à peine, il y a cette chose bâtarde qu'on appelle torture. C'est la pierre angulaire de l'univers humain, le roc sur lequel se dresse la tombe de la matrice de ce monde. C'est le monde, sa fin dernière et sa raison d'être, sa source, son évolution, son but. La torture. Voilà ce que c'est que le monde ! Et peut-être faut-il attendre de se retrouver derrière les barreaux pour comprendre comme tout cela est simple et peut se résumer en un mot. Il suffit de se rappeler un mot, un seul, dans la vie, et ce mot, comme l'ont dit toutes les grandes âmes, c'est AMOUR. Mais dans la prison de la vie, l'amour prend les travestis les plus surprenants. Souffres-tu, petit homme ?
Si je souffre ? Oh, Jésus qui me demande cela ?
Je veux dire : souffres-tu plus que les autres ?
Qui ose me demander cela ? Qui es-tu ?
Comment souffres-tu, dis-moi, petit homme
Christ ! Ô Christ ! Comment je souffre ?
Oui, comment ? Peux-tu nous le dire comment ?
SILENCE
Il cherche un moyen d'expliquer comment il souffre et ce qu'il souffre. Il se demande s'il existe un être au monde qui ait le cœur assez vaste pour comprendre ce qu'il veut dire. Il y aurait tant de petites choses à dire : quelqu'un aura-t-il la patience d'écouter jusqu'à la fin ? Souffrir n'est pas une chose simple : elle est composée d'atomes infinis en nombre, chacun d'eux étant un univers dans l'énorme macrocosme de la douleur. Il pourrait commencer n'importe où, par n'importe quoi, fût-ce par un mot idiot, un mot comme balivernes par exemple, et édifier une cathédrale immense qui tiendrait dans le creux d'une fissure du plus minuscule atome. Pour ne rien dire du terrain environnant, de l'aura, de détails comme le tracé des côtes, les cratères volcaniques, les lagons insondables, les boutons de perle et les tonnes de duvet de poulet. Le musicien a son instrument sur lequel il peut jouer, le chirurgien son bistouri, l'architecte ses plans, le général ses pions, l'idiot son idiotie, mais celui qui souffre a tout l'univers sauf le répit. Il peut faire un milliard de fois le tour du cercle où il est enfermé, le cercle demeurera clos. Il en connaît tout le périmètre, mais à quoi cela l'avance-t-il ? Toutes les issues sont bouchées où qu'elles soient. On n'enfonce une grille faite de bras et de jambes que pour aller recevoir un coup derrière l'oreille. On se relève et on continue à courir, tout sanglant, sur des moignons fraîchement sciés, pour tomber un peu plus loin dans un ravin sans fond. On est assis au centre même du vide, et l'on pousse des gémissements inarticulés sous le regard clignotant des étoiles. On tombe dans le coma et juste au moment où l'on croit avoir trouvé le chemin qui ramène à la matrice, les voilà qui arrivent, pelle et pioche en main, armés de chalumeaux. Même si on trouvait un coin pour mourir, ils s'arrangeraient pour vous déloger de là. Vous connaissez tous les méandres, tous les recoins du temps. Vous avez vécu plus longtemps qu'il n'en faut pour que poussent tous les innombrables fragments de mille univers neufs. Vous les avez vus pousser et retomber en ruines. Et vous êtes toujours là, indemne, comme un morceau de musique qu'on continue à jouer inlassablement. Les instruments s'usent et ceux qui en jouent aussi, mais les notes sont éternelles et vous êtes fait simplement des notes invisibles que le plus léger zéphyr suffit à ébranler.
Et encore n'est-ce là que l'élément mélodique, qui gouverne le temps et ses sursauts hors mesure. Mais il y a aussi la forme, la forme spectrale qui embrasse toute évolution, toute métamorphose, tous les élans de germination, d'avortement, de déformation et de diffraction, de mort et de renaissance. Il y a l'ambiance, l'atmosphère, le fond de tableau, les profondeurs des eaux et les recoins où sont tapis les astres : il y a les saisons, les climats, les températures ; il y a les catégories et les diverses sections, la logique de la logique, les certitudes solides comme la glace, et puis les bancs de brume, la vase et les épaves, le limon et le varech, ou encore l'ozone qui jaillit du goulot d'une bouteille débouchée.
Et comme si ce n'était pas assez, il y a encore les noumènes farouches, les souvenirs du fond des âges, les fugues et subterfuges placentaires. Des souvenirs qui tiennent à un cheveu et qui en mourant donnent naissance à des pellicules ; des visages qui brûlent dans la lumière noire, éclairant d'une lueur hystérique les problèmes de la cellule ; des noms qui retournent aux sources empoisonnées, en vibrant comme des harpes ; des mots pris dans la lymphe ou dans un kyste, qu'aucune dynamite n'a la force de détruire ; des larmes qui tombent sur des fruits tièdes et qui font naître au tréfonds de l'Afrique des chutes d'eau ; des oiseaux qui ne se posent entre les yeux que pour se brûler les plumes et tomber comme des béquilles brisées ; des vapeurs qui montent des artères pour se prendre en réseaux phosphorescents de mica ; et des diables qui rient comme des antilopes, en bondissant hors de rêves éraillés ; et des monstres sous-marins qui sucent le ressac ou qui bêlent comme des guenons enceintes ; et des rois comme Ebenezer bonasse qui sont nés blêmes de terreur et qui vivent sur l'euphémisme ; et d'autres encore du même acabit, et puis rien que des cubes s'entassant sur des cubes, des colonnes sur des colonnes, des tombes sur des tombes, aussi loin que l'esprit peut aller et même un peu au delà. Et à tout cela, il n'y a pas de limite, non, croyez-moi, pas de limite. Un peu au delà se profile le visage de la bien-aimée. Il est là, toujours plus grand, toujours plus net : comme un clair de lune qui baignerait un ciel vide. Lentement, avec la lenteur fièvre des marais viennent les nébuleuses. De petits médaillons viennent consteller la panique qui enténèbre les bouches de la terreur. Des rondes bosses luisent sur les murs abrupts des nouveaux cœurs du monde. Par un orifice béant, les océans bondissent à la vie ; la douleur sitôt née est anéantie. Les merveilles du néant font étalage de leurs souillures, les embryons dévoilent leur splendeur. Écholalie monte sur son trône. L'araignée resserre ses rêts, le ravisseur est ravi à son tour. Une planche pourrie s'effrite, une hache tombe ; de petits enfants tombent comme des fleurs sur le seuil astiqué, devant la porte ouverte.