« LES OMBRES »

 

C'est à Paris, au Café de Versailles, à Montparnasse, pour être exact, que l'idée me vint pour la première fois de visiter New Iberia. Ce fut Abe Rattner, le peintre, qui m'en parla le premier. Il avait passé la soirée à raconter ses souvenirs de peintre de camouflage durant la Première Guerre. Et soudain, par je ne sais quelle association d'idées, il se mit à nous entretenir de son ami Weeks Hall, qui, disait-il, habitait un endroit fort curieux, New Iberia précisément, près d'Avery Island. Il fit de son ami, de la maison où il vivait et de la campagne environnante une description si vivante, si extraordinaire que je pris sur-le-champ la décision d'aller un jour en Louisiane voir de mes yeux les merveilles qu'il dépeignait.

Je quittai Paris trois mois après la déclaration de guerre, me proposant de passer un an à parcourir la Grèce. Je ne me doutais guère alors que je rencontrerais Abe Rattner à New York ni que je ferais avec lui ce tour d'Amérique que j'ai entrepris maintenant. C'est une bizarre coïncidence aussi qu'il n'ait pu dans ce voyage m'accompagner que jusqu'à New Iberia ! On dirait, à la réflexion, que tout avait été prémédité et combiné par je ne sais quelle puissance invisible.

Nous arrivâmes aux « Ombres » au crépuscule, par un jour de janvier. Notre hôte nous attendait à un poste d'essence installé sur la grande route près de chez lui. Il nous attendait, nous expliqua-t-il, pour nous arrêter au passage et nous faire entrer par derrière. Je vis tout de suite que c'était un type, une personnalité riche et sympathique, et que mon ami Rattner me l'avait fidèlement décrit. Ses invités devaient se soumettre à ses prescriptions, non qu'il eût rien de tyrannique ni d'autoritaire, mais parce qu'il voulait les voir tirer le maximum de chaque situation, de chaque incident.

« Les Ombres » n'étaient pas du tout dans la tradition architecturale de la Louisiane. Techniquement, on aurait pu en définir le style comme du dorique romain, mais user du jargon de l'architecte pour parler d'une maison qui est aussi vivante, aussi moelleuse et sensible qu'un grand arbre, c'est en tuer le charme. Pour moi, peut-être à cause de la belle brique rosée qui donne à tout le bâtiment sa chaleur et son rayonnement, « les Ombres » me rappelèrent aussitôt Corinthe où j'avais eu également la bonne fortune d'arriver à la tombée du jour. Les splendides colonnes de maçonnerie, si robustes et si gracieuses à la fois, si empreintes de simplicité et de dignité, m'évoquaient aussi Corinthe. Corinthe a toujours été à mes yeux synonyme d'opulence, d'une opulence rosée, insidieuse et toute embaumée du lourd parfum de l'été.

À travers tout le Sud, j'avais été frappé de la magnificence d'un récent passé. L'âge des grandes plantations a enrichi la morne et brève histoire de la vie américaine d'une couleur et d'une chaleur qui ne sont pas sans rappeler cette époque violente et colorée de la Renaissance en Europe. En Amérique, comme disait Weeks Hall, les grandes demeures allaient de pair avec les grandes cultures : en Virginie, le tabac, en Caroline du Sud, le riz, dans le Mississippi, le coton, en Louisiane, le sucre. Et pour supporter tout cela, comme une fondation vivante, une immense colonne de sang, le travail des esclaves. Les briques mêmes des murs de toutes ces maisons célèbres ont été façonnées par la main des nègres. Au long des bayous, le paysage est parsemé des cabanes de planches de ceux qui ont donné leur sueur et leur sang pour aider à créer ce monde d'extravagante splendeur. Les prétentions nées de cette munificence et qui subsistent encore parmi les ruines sans âme de ces grandes demeures à colonnes, les prétentions pourrissent, mais les cabanes sont toujours là. Le Noir est ancré à la terre ; son mode de vie n'a guère changé depuis la grande débâcle. Malgré tous les changements officiels de propriétaire, c'est lui qui demeure le véritable possesseur de la terre. Peu importe ce que disent les Blancs, le Sud n'existerait pas sans cette servitude nonchalante et débonnaire des Noirs. Les Noirs sont l'épine dorsale, faible et flexible, de cette région décapitée.

Le voyage avait été merveilleux depuis la Nouvelle Orléans, par des villes et des villages aux étranges noms français, comme Paradis et Des Allemands, en suivant d'abord la route dangereusement sinueuse qui longe la digue, puis les méandres du Bayou Noir et enfin le Bayou Teche. On était au début de janvier et il faisait une chaleur d'enfer, alors que quelques jours auparavant, en arrivant à la Nouvelle Orléans, nous avions trouvé un froid si vif et si pénétrant que nous en claquions des dents. New Iberia est au cœur même de l'Acadie, à quelques kilomètres à peine de St-Martinsville où plane encore le souvenir d'Evangeline.

Janvier en Louisiane ! Déjà le printemps s'annonçait dans les courettes des cabanes : il y avait déjà du narcisse à la blancheur de papier, et de l'iris d'Allemagne aux épis gris-verts couronnés d'une sorte d'aigrette blanche dédaigneuse. Dans les eaux noires et transparentes du bayou, l'indestructible cyprès, symbole du silence et de la mort, baignait jusqu'aux genoux. Et le ciel était partout, dominant toutes choses. Comme le ciel est différent d'une région à l'autre ! Quels changements prodigieux entre Charleston, Asheville, Biloxi, Pensacola, Aiken, Vicksburg et St-Martinsville ! Et toujours le grand chêne, le cyprès ; toujours le marais, la clairière, la jungle ; du coton, du riz, de la canne à sucre ; des bosquets de bambous, de bananiers, d'eucalyptus, de magnolias, de caramboliers, de trèfle d'eau, d'arbres du castor. Des fleurs à profusion : des camélias, des azalées, des roses de toutes sortes, des lis géants, de l'aspidistra, du jasmin, des marguerites de la St-Michel ; des serpents, des effraies, des ratons laveurs ; des lunes de dimensions terrifiantes, cuivrées, avec des reflets lourds de mercure. Et comme un leitmotiv, partout des touffes enchevêtrées de mousse espagnole, cette variété particulière au Sud qui s'apparente à l'ananas. Épiphyte, plutôt que parasite, cette mousse a une existence indépendante, elle se nourrit d'air et de vapeur d'eau ; elle s'épanouit aussi triomphalement sur un arbre mort que sur un fil télégraphique ou sur un chêne vivant. « Personne, sinon les Chinois », me dit Weeks Hall, « ne peut jamais espérer peindre cette mousse. Elle a des lignes et des proportions déconcertantes. Elle est aussi difficile à peindre que la véronique. Le chêne la tolère, sans plus. Mais pour le cyprès de Louisiane, elle semble vouloir jouer le rôle de garde du corps. C'est un étrange phénomène. » Et profitable aussi, aux fabricants de housses et de matelas de Louisiane, par exemple.

Les gens du Nord et du Middle West sont pris parfois de véritables frissons à la vue de ces chênes géants couverts de longs favoris ; ils leur trouvent un aspect lugubre et redoutable. Mais, quand on les voit en imposantes rangées, comme dans les grandes propriétés du côté de Beaufort en Caroline du Sud, ou de Biloxi — à Biloxi, c'est une apothéose ! — on ne peut que s'incliner bien humblement devant eux car si ce ne sont pas les rois du monde végétal, ils en sont certainement les sages ou les mages vénérables.

C'est à l'ombre d'un de ces grands arbres que nous nous étions arrêtés tous les trois pour admirer le dos de la maison. Je dis bien tous les trois car notre hôte — et c'est un des traits que j'aime chez Weeks Hall — est parfaitement capable de tomber soudain en contemplation devant la maison qu'il habite. Il peut parler pendant des heures d'un détail du bâtiment ou des jardins ; on dirait presque que c'est son œuvre. Cependant la maison et les arbres qui l'entourent ont environ cent ans d'âge. C'est tout ce qui reste de propriétés qui comptaient autrefois quelques milliers d'arpents, et notamment Weeks Island, don jadis d'un roi d'Espagne, et que le Baron Carondelet céda en 1792 à David Weeks. L'entrée du domaine, réduit aujourd'hui à trois arpents, se trouve dans la Grande Rue, prolongation de la Nationale 90. Jamais, en passant là en voiture, on ne se douterait de ce qui se cache derrière l'épaisse haie de bambous qui entoure la propriété.

Nous étions là à bavarder quand Théophile vint annoncer à notre ami que des femmes étaient à la grille d'entrée et demandaient l'autorisation de visiter. « Dis-leur que je suis sorti », dit notre hôte. « Ah, les touristes ! » soupira-t-il, en se tournant vers Rattner. « Ils grouillent comme des fourmis ; ils envahissent tout. C'est une plaie. » Et là-dessus il nous conta toute une série d'anecdotes à propos de femmes qui étaient venues insister auprès de lui pour visiter l'intérieur de la maison, ce qui est interdit. « Si je les laissais faire », disait-il, « elles me suivraient au cabinet. On ne peut plus avoir de vie privée quand on habite un endroit comme ici. » La plupart de ces femelles devaient être du Middle West. C'étaient les sœurs de celles que l'on voit à Paris, à Rome, à Florence, en Égypte, à Shanghaï, des êtres sans malice qui ont la manie de visiter et de recueillir des renseignements à propos de tout et de rien. Ce qu'il y a de curieux dans toutes ces habitations privées ouvertes au public, et j'en ai visité beaucoup, c'est que les propriétaires, malgré le martyre auquel les soumettent de constantes hordes de visiteurs, ne s'estiment jamais le droit de leur fermer leurs portes. Certains, bien sûr, ne peuvent se permettre de refuser le modeste revenu qu'ils tirent des visites, mais chez la plupart il existe conscient ou inconscient simplement un sentiment d'obligation vis-à-vis du public.

Plus tard, en feuilletant le livre d'or, je tombai sur bien des noms fameux, dont celui, qui me surprit fort, de Paul Claudel. « Claudel, ah oui ! Il a dit une bien jolie chose à propos du camélia ; il paraît qu'au Japon, quand la fleur tombe, on dit que le camélia est décapité. » Notre hôte se mit à parler de cette plante, dont il possède quelques admirables variétés, parmi lesquelles le plus grand Incarnat de Lady Hume d'Amérique. Il s'étendit longuement sur les tons et les couleurs : l'Incarnat de Lady Hume était, assurait-il, du plus léger rose ivoire, alors que le Madame Strekaloff était d'un rose fleur de pêcher veiné de rose, d'un rose à raies rouges. Il parla des petits boutons serrés comme on en trouvait sous cloche sur les fleurs de cire. « Les nouvelles variétés sont luxuriantes, mais elles manquent de sensualité ; elles sont d'une beauté qui fait peur. Les louanges, l'admiration les laissent indifférentes. Des choux roses, voilà ce qu'elles sont ! » Et ainsi de suite. On aurait cru que cet homme avait consacré sa vie, sinon sa fortune, à étudier les camélias. Mais à mesure que je l'écoutais, je me rendais compte qu'il avait une connaissance quasi encyclopédique des sujets les plus divers. Et aussi une prodigieuse vitalité qui lui permettait, quand il se sentait d'humeur à parler, de continuer inlassablement du matin jusqu'à la nuit. Il paraît qu'il avait toujours été un grand causeur, même avant que son accident au bras ne vînt réduire son activité de peintre. Ce premier soir, une fois la table desservie, je le regardai, fasciné, arpenter la pièce, allumant une cigarette après l'autre — il en fume près de cent par jour — et nous parlant de ses voyages, de ses rêves, de ses faiblesses et de ses vices, de ses études, de ses déceptions. À trois heures du matin, quand nous demandâmes enfin à nous retirer, il était frais comme une rose : il venait de se faire une tasse de café noir pour la partager avec son chien et s'apprêtait à aller se promener dans le jardin et méditer un peu. Une de ses faiblesses, si l'on peut dire, qui le prend parfois aux premières heures du jour, c'est l'envie de téléphoner à quelqu'un en Californie, ou dans l'Oregon, ou à Boston. Ses coups de téléphone enthousiastes et matinaux sont célèbres d'un bout à l'autre des États-Unis. Là d'ailleurs ne se limite pas sa fantaisie ; il a d'autres élans, plus spectaculaires encore, plus étranges : ainsi, il se plaît souvent à jouer le rôle imaginaire d'un frère jumeau idiot...

Quand ses hôtes se sont retirés, il reste en tête à tête avec son chien. Il existe entre eux un attachement tout à fait extraordinaire. J'ai oublié le nom de ce chien, un nom banal comme Spot ou Queenie. C'est une chienne setter, passablement délabrée et qui sent fort, mais son maître en aurait le cœur brisé s'il m'entendait tenir de pareils propos. Weeks Hall prétend que cette chienne ne sait pas qu'elle est un animal. Elle a, affirme-t-il, les meilleures manières, les manières d'une dame. Peut-être. Je ne m'y connais guère en chiens. Mais sur un point je suis d'accord avec lui : elle a des yeux absolument humains. Que son pelage évoque une cascade, que ses oreilles rappellent le portrait de Mrs. Browning, que sa langueur nonchalante embellisse tout ce qu'elle touche, ce sont là des subtilités qui me dépassent. Mais quand on la regarde dans les yeux, si peu connaisseur que l'on soit en matière de chiens, on est bien obligé de convenir que cette étonnante créature n'est pas une chienne comme les autres. Elle a le regard profondément pitoyable d'un être humain défunt condamné à se traîner à quatre pattes dans le corps de ce setter de si bonne compagnie. Weeks Hall assure qu'elle est triste parce qu'elle ne peut pas parler, mais elle m'a plutôt donné l'impression qu'elle était triste parce que personne sauf son maître n'avait l'intelligence de la reconnaître pour une créature humaine et non pas pour un chien. Je n'ai jamais pu la regarder longtemps dans les yeux. L'expression que j'y lisais, et que j'ai surprise parfois sur le visage d'un peintre ou d'un écrivain en pleine inspiration, était celle d'une créature errant entre deux mondes. C'était un de ces regards qui vous donnent envie de vous retirer discrètement de crainte que le divorce ne devienne irréparable entre l'âme et le corps.

Le lendemain matin, après le petit déjeuner, j'allais repousser une porte que le vent avait fermée quand, à ma grande surprise, j'aperçus les signatures de centaines de célébrités griffonnées au crayon sur le dos de la porte. Il fallut bien sûr ajouter les nôtres à la collection. J'apposai ma signature sous celle d'un Hongrois du nom de Bloor Schleppey, un patronyme fascinant et qui me rappelle une histoire à propos de cette porte qui vaut d'être contée. Les noms qui s'y trouvent actuellement ont tous, semble-t-il, été inscrits depuis peu. À l'origine, il y avait là une collection plus éblouissante encore de noms, mais vers l'époque où Bloor Schleppey signa le sien, peut-être à cause de l'impression qu'avait faite ce nom sur notre hôte, celui-ci, après une orgie qui se poursuivit plusieurs jours, se trouva si dégoûté par l'état de la maison qu'il ordonna aux domestiques de la nettoyer de fond en comble. « Je veux que tout soit immaculé quand je me réveillerai », telles furent ses instructions. Ils essayèrent de lui expliquer qu'il était impossible de remettre de l'ordre dans une aussi vaste maison en aussi peu de temps ; ils n'étaient en effet que deux. « Eh bien », leur dit notre hôte, « engagez des aides. » C'est ce qu'ils firent. Et quand il s'éveilla de son sommeil, la maison était reluisante de propreté, ainsi qu'il l'avait demandé. Bien sûr, dans leur zèle, les nettoyeurs avaient fait disparaître quelques petites choses. Mais où il eut véritablement un coup, ce fut quand il constata, en faisant sa tournée d'inspection, qu'on avait lessivé la porte et effacé les noms qui la couvraient. Ce fut un choc. D'abord il jura et tempêta, mais quand il se fut calmé, il fut pris d'une brusque inspiration. Il allait sortir la porte de ses gonds, l'emballer et l'envoyer comme une pétition à signer à ses distingués visiteurs. Quel voyage ! L'idée était si fascinante qu'il en vint à se dire qu'une simple porte ne méritait pas un si heureux sort : il irait lui-même, de ville en ville, en trimbalant sa porte, mendiant comme un moine de nouvelles signatures. Certains de ses visiteurs étaient venus de Chine, d'autres d'Afrique, d'autres encore de l'Inde. Mieux valait se charger personnellement de la conduite des opérations que de se fier à la poste ou à une agence de voyages. Personne, à sa connaissance, n'avait jamais fait le tour du monde avec une porte. Ce serait un exploit, un geste vraiment sensationnel. Remettre la main sur Bloor Schleppey, par exemple, serait déjà quelque chose. Dieu seul savait où il pouvait bien être. Les autres étaient dans l'ensemble relativement fixes, comme certaines étoiles. Mais Bloor Schleppey... Il n'avait pas la moindre idée de l'endroit où il pourrait le trouver. Or, tandis qu'il préparait son itinéraire — délicieuse occupation qui lui prit des semaines — voilà que, sans se faire annoncer, débarqua au beau milieu de la nuit Bloor Schleppey lui-même, flanqué de trois énormes Danois qu'il tenait en laisse. En fin de compte, on replaça la porte sur ses gonds. Bloor Schleppey y apposa de nouveau sa signature et ce projet de tour du monde avec une porte sur le dos ne fut pas plus réalisé que tant d'autres idées insensées. Je me dois cependant d'ajouter en guise de conclusion ce détail curieux : c'est qu'un grand nombre des gens qui avaient signé la porte revinrent, comme répondant à un mystérieux appel, apposer une nouvelle fois leur signature. Il se peut évidemment aussi que certains d'entre eux n'aient fait que répondre à un coup de téléphone matinal... qui sait ?

En un siècle bien des événements curieux ont dû se produire dans une demeure à la fois aussi isolée et idyllique. La nuit, quand on est couché au milieu d'un énorme lit à colonnes et qu'on contemple la boule de cuivre qui orne le centre du baldaquin, le silence ne semble pas être celui d'une maison vide mais plutôt d'une demeure où une grande famille dort du sommeil profond et paisible des morts. Tiré d'un sommeil léger par le bourdonnement d'un moustique, je me prenais à penser aux statues du jardin, à cette communion silencieuse qui émanait comme une musique de ces gardiens des Quatre Saisons. Je me levais parfois, je sortais sur le large balcon dominant le jardin, et je restais là, à demi nu, à tirer sur ma cigarette, hypnotisé par la chaleur, le silence, les parfums qui m'enveloppaient. Toutes les phrases qu'on avait laissées tomber au cours de la journée, ces phrases étranges, déroutantes revenaient me hanter la nuit. Des petites remarques comme celle qu'il avait faite à propos du bassin par exemple : « Quelques mètres carrés d'eau représentent plus pour moi que toute la terre : c'est un mystère transparent. » Le bassin ! Je pensais à la fontaine tarie qui orne l'entrée de l'ancien asile de fous du Mississippi. Je sais que l'eau calme les déments, comme la musique. Un petit bassin dans un jardin enchanté et ceint de murs comme celui-ci, c'est une inépuisable source d'émerveillement et de magie. Un soir que j'étais là à rêver sur mon balcon, je me souvins d'une description du domaine dont une copie tapée à la machine se trouvait encadrée sur un poteau auprès du bassin. Je descendis et à la lueur d'une allumette, je relus le passage consacré au jardin, comme s'il renfermait une incantation magique. Le voici :

 

« À l'est de la maison se trouve un jardin de forme rectangulaire, entouré d'une haie de bambou taillé et bordé par des allées pavées de briques façonnées à la main ; aux quatre coins se dressent les statues en marbre des Quatre Saisons qui appartenaient jadis aux jardins de l'ancienne plantation Hester. Le centre de la pelouse rectangulaire est planté d'un massif de vieux camélias qui datent de la construction de la maison. Le cadran solaire, en marbre, porte en français l'inscription : « L'Abondance est fille du Travail et de l'Économie », avec la date 1827. »

 

Un lourd brouillard était tombé. Pieds nus, j'avançai à pas prudents, car la mousse avait rendu glissantes les vieilles briques. Comme j'arrivais au coin le plus éloigné du rectangle, un rayon de lune perçant la brume illumina le visage serein de la déesse qui se dressait là. Je me penchai soudain et déposai un baiser sur les lèvres de marbre. J'en éprouvai une sensation étrange. Je m'approchai des quatre statues à tour de rôle et baisai leurs lèvres froides et chastes. Puis j'allai jusqu'à la petite maison de jardinier couverte de vigne vierge au bord du Bayou Teche. Le paysage qui s'offrit alors à mes yeux était celui d'une estampe chinoise. Le ciel et l'eau ne faisaient plus qu'un : le monde baignait tout entier dans une brume cotonneuse. C'était d'une beauté incroyable et ensorcelante. J'avais peine à croire que j'étais en Amérique. Bientôt, un bateau apparut sur la rivière, ses feux traçant dans la brume un ruban effrangé de lumière. La sirène de brume retentissait et le hululement d'invisibles chouettes lui faisait écho. À gauche, le pont-levis leva lentement sa travée brisée aux bords éclairés de fulgurantes lueurs vertes et ronges. Avec la lenteur d'un grand cygne, le navire disparut dans le lointain, et la brume se referma sur son passage, pesant sur le ciel, sur une poignée d'étoiles apeurées, sur les bras humides des arbres aux troncs moussus, sur l'épaisseur de la nuit et les clapotis étouffés. Je regagnai mon lit et restai allongé, mieux qu'éveillé, dans un état de super-conscience, les moindres recoins de mon être en alerte. Du mur le portrait d'un ancêtre me dévisageait. J'entendais la voix de stentor de Weeks Hall me dire : « J'aimerais dessiner un jardin qui ne fût pas un catalogue d'horticulteur au soleil, mais un endroit plein de fleurs étranges et sculpturales baigné par la nuit, avec des objets pendus aux arbres et se balançant comme des métronomes, des formes géométriques translucides, des silhouettes artificiellement éclairées et qui changeraient avec les heures. Un jardin est un spectacle : alors pourquoi ne pas concevoir un immense jardin comme un vaste spectacle toujours changeant ? » Étendu sur mon lit, je songeais à ces milliers de lettres et de documents qu'il avait exhumés du grenier et remis aux Archives de Bâton Rouge. Quel roman n'en ferait-on pas ! Et le grenier lui-même : cette immense pièce du second étage avec ses quarante malles ! Quarante malles avec le pelage encore intact sur le cuir dont elles étaient faites. Contenant d'énormes cartons à chapeau pour les hauts de forme des années 1850, un stéréoscope d'acajou avec des clichés des années 60, des fleurets d'escrime, des étuis de fusils de chasse, un vieux télescope, d'antiques selles d'amazone, des paniers de chien, des tapis à danser qu'on fixait par des anneaux pour protéger les carpettes du salon, des banjos, des guitares, des cithares. Des malles à poupées aussi, et une maison de poupées qui était une réplique de la maison. Et de tout cela montait une odeur sèche et légèrement parfumée. Une odeur qui n'était pas celle de la poussière, mais celle du passé.

C'était un étrange endroit que ce grenier, avec ses douze énormes placards et le plafond mansardé sur toute la longueur de la maison. Étrange demeure. Toutes les pièces se commandant. Et avec cela, neuf portes qui donnent sur le jardin, plus qu'on n'en trouve dans la plupart des édifices publics. Les deux escaliers ont été à l'origine construits à l'extérieur, ce qui est une idée assez insensée. Pas de couloir central. Une rangée de trois doubles portes de bois, identiques, placée au centre de la sévère façade du rez-de-chaussée.

Et cet étrange Mr. Persac, le peintre vagabond, qui laissa deux microscopiques aquarelles encadrées d'émail noir doré aux murs du salon où nous tenions nos palabres nocturnes. Il parcourait la région et surtout le pays du Teche, quelques années avant la guerre de Sécession, faisant des tableaux des grandes maisons et vivant sur le pays. Et peintre honnête avec cela, qui, quand la tâche dépassait ses moyens, découpait un dessin dans un magazine et le collait au milieu de son tableau. C'est ainsi que dans un de ses chefs-d'œuvre, un enfant devant la grille a disparu, mais le ballon qu'il tenait à la main est toujours visible. J'adore le travail de ces artistes itinérants. Comme leur vie était plus agréable et plus enrichissante que celle de l'artiste d'aujourd'hui ! Combien leur œuvre était plus sincère, plus sympathique que les efforts prétentieux de nos contemporains ! Pensez donc au simple déjeuner qu'on leur servait du temps des plantations. Je cueille un menu au hasard dans un des livres de Lyle Saxon sur la vieille Louisiane : « une tartine de pain beurré étendue de marmelade ou de gelée de goyave, une tablette de pâte de jujube, le tout arrosé de citronnade, de sirop de fleur d'oranger ou de jus de tamaris ». Pensez à sa joie s'il avait la bonne fortune d'être invité à un bal. Voici une description prise dans le même ouvrage :

 

« ... Des robes somptueuses de véritable dentelle... des bijoux, des plumes. Sur les deux étages, l'escalier était orné de guirlandes de roses. Sur les cheminées, sur les consoles, des vases pleins de fleurs odorantes... des messieurs occupés à goûter du whisky d'Écosse ou d'Irlande... Vers minuit, on annonça le souper et l'hôtesse montra le chemin de la salle à manger. Il y avait au menu des viandes froides, des salades, des salamis, des galantines tremblant dans leur prison de gelée ; mille variétés de hors-d'œuvre étaient apportées de petites tables pour laisser l'immense table de chêne sculptée, où se mêlaient l'argenterie, le linge fin et la dentelle, aux fleurs qui ruisselaient du long surtout jusqu'aux bouquets de corsage qui marquaient chaque place ; des fruits, des gâteaux en pyramides ou en couches superposées, confondus parfois en un seul délice glacé et orné ; des flans, des tartes, des gelées, des crèmes, des charlottes russes ou des biscuits recouverts de gelée de framboise, cernant un véritable mont Blanc de crème fouettée semée de cerises rouges ; des tours de nougats ou de caramel, des sorbets ou des glaces servis dans de petits paniers tressés de pelures d'oranges et couronnés de feuilles de roses ou de violettes confites dans du sucre... Des vins divers dans des carafes de verre taillé, chacune portant le nom du cru gravé dans la feuille de vigne en argent attachée à son col ; du champagne frappé habilement servi par des garçons dans des coupes entrelacées d'or ou dans des flûtes en cristal de Bohême... Pour éclairer tout cela, des bougies dans des lustres de cristal et, sur la table, des candélabres d'argent... Après le souper, on dansait encore et, à l'aube, quand les invités s'en allaient, un plat de gumbo, une tasse de café noir et de merveilleux souvenirs leur faisaient paraître moins longue la distance qui les séparait de leurs demeures1. »

Eh bien, monsieur Persac ou Persat, je ne sais plus, je vous félicite d'avoir eu la bonne fortune de vivre à une pareille époque ! J'espère que vous ruminez ces bons souvenirs en attendant de vous réincarner. Demain matin, je descendrai dans le grand salon et je regarderai encore le ballon suspendu au-dessus de la grille. Si je suis de bonne humeur, je chercherai une petite fille susceptible de tenir un aussi beau ballon et je la collerai dans le tableau comme je sais que vous aimeriez me le voir faire. Reposez en paix !

Je ne crois pas qu'il existe dans toute l'Amérique une région où l'on possède comme dans le Sud l'art de la conversation. On trouve là des gens qui parlent plutôt qu'ils ne contestent et discutent, on y rencontre les personnages les plus bizarres, les plus excentriques, je crois, de tous les États-Unis. Le Sud produit des gens de caractère et non pas des eunuques intellectuels. À certains individus le fait d'être coupés du monde donne un développement qui dépasse la normale ; ils rayonnent de puissance et de magnétisme ; leur conversation est éblouissante et stimulante. Ils mènent une vie bien remplie, paisible, en harmonie avec le milieu qui est le leur, une vie libre des ambitions et des rivalités mesquines de l'homme qui vit dans le siècle. Le plus souvent ils ne se sont pas retirés du monde sans lutte, car la plupart d'entre eux possèdent des talents et des dons que ne soupçonne pas l'intrus curieux. Le véritable homme du Sud est à mon avis plus doué par la nature, il voit plus loin, il est plus dynamique, plus inventif et sans aucun doute a-t-il plus d'entrain que l'homme du Nord ou de l'Ouest. Quand il choisit de se retirer du monde, ce n'est pas par défaitisme, mais parce que, comme chez les Français et les Chinois, son amour même de la vie lui confère une sagesse qui s'exprime par le renoncement. Le plus difficile, pour un expatrié qui rentre au pays, c'est de s'adapter justement à ce que l'on y appelle la conversation. On a l'impression d'abord qu'il n'y a pas de conversation. Nous ne parlons pas, nous nous assenons des faits et des théories glanés au hasard des journaux, des magazines et des digests que nous parcourons rapidement. La conversation est un art personnel et elle doit être créatrice pour avoir quelque valeur. Il m'a fallu aller dans le Sud pour la trouver. Il m'a fallu rencontrer des hommes dont personne ne connaît les noms, des hommes qui vivent dans des coins perdus, pour pouvoir apprécier ce que j'appelle une vraie conversation.

Je n'oublierai jamais notamment un certain soir, après le départ de notre ami Rattner ; j'avais accompagné Weeks Hall chez un de ses vieux amis. Celui-ci avait abandonné sa maison et s'était construit une petite cabane en bois derrière ce qui avait jadis été son domicile. Il n'y avait là aucun objet superflu : tout était propre et impeccablement rangé comme dans une cabine de marin. Cet homme avait consacré sa vie à faire son éducation. J'eus l'impression en le voyant qu'il avait eu de grands chagrins. Il était d'un commerce fort agréable, très sûr de lui, et visiblement satisfait de son sort. Il avait une passion pour les livres. Il lisait beaucoup, au gré de sa fantaisie, sans chercher à étendre ses connaissances ni à simplement tuer le temps. Il me sembla, d'après ses remarques, que c'était plutôt une façon de rêver, de s'élever au-dessus du monde. La conversation s'engagea, je m'en souviens, sur les serpents venimeux de Louisiane, ceux qui ont des pupilles comme des yeux de chat. De là, nous en vînmes à parler des sassafras et des mœurs des Indiens Chactas, puis des diverses variétés de bambous — comestibles ou non — et de cette mousse rose corail qui est, parait-il, très rare, très belle et qui ne pousse que sur un côté de l'arbre, toujours le même. Et puis, changeant brusquement de sujet, et me doutant que j'allais obtenir une réponse intéressante, je lui demandai à brûle-pourpoint s'il n'avait rien lu sur le Thibet. « Si j'ai lu des livres sur le Thibet ? » dit-il, en échangeant avec son ami un sourire complice. « J'ai lu sur ce sujet tout ce qui a pu me tomber sous la main. » Sur ces entrefaites, Weeks Hall s'excita tellement qu'il dut s'excuser pour aller soulager sa vessie. L'envie nous prit de l'imiter et nous passâmes tous trois dans la cour.

J'ai beau m'y attendre, je suis toujours surpris d'apprendre de quelqu'un qu'il s'intéresse au Thibet. Je peux dire que je n'ai jamais connu personne qui s'intéressât sincèrement aux merveilles et aux mystères de ce pays avec qui je ne me fusse aussitôt lié d'amitié. On dirait que Thibet est le mot de ralliement d'une vaste communauté de gens qui ont ceci au moins de commun : ils savent qu'il y a plus dans la vie que ce qui est rassemblé dans la connaissance empirique des grands prêtres de la logique et de la science. Dans l'île d'Hydra, sur la mer Égée, je me souviens d'une expérience analogue. Il n'est pas moins curieux de remarquer que chaque fois que l'on aborde ce sujet — comme quand on lance le nom de Rudolf Steiner, de Blavatsky ou du comte de Saint-Germain un schisme aussitôt se produit : il ne reste bientôt plus dans la pièce que ceux qui sont comme marqués de la passion du secret et de l'occulte. Sans doute un étranger, s'il arrivait soudain au milieu d'une pareille réunion, trouverait-il quelque peu inintelligible le langage qu'on y tient. Il m'est arrivé plus d'une fois de me faire comprendre de quelqu'un qui connaissait à peine l'anglais et de n'être absolument pas compris de mes amis qui parlaient ma langue. Et j'ai aussi vu un soir Briffault, l'auteur d'Europa, devant qui j'avais abordé ce sujet, se mettre dans une rage épouvantable au seul énoncé du mot mysticisme.

Cette conversation nous laissa très exaltés. En revenant aux « Ombres » Weeks Hall remarqua qu'il n'aurait jamais cru son ami si éloquent. « Il a si longtemps vécu seul », dit-il, « qu'il est devenu taciturne. Votre visite a eu sur lui un effet extraordinaire. » Je souris, sachant bien que je n'y étais pour rien. Je voyais seulement là une nouvelle preuve du fait que l'on peut toujours émouvoir profondément les hommes en faisant appel à la haine ou à leur sens du mystère.

Comme j'allais regagner ma chambre, Weeks m'appela de son atelier, la seule pièce qu'il ne m'eût jamais montrée. « Êtes-vous très fatigué ? » me demanda-t-il. « Non, pas trop fatigué », répondis-je. « J'attendais de vous montrer quelque chose », reprit-il. « Je crois que le moment est venu. » Il me fit entrer dans une pièce qui semblait hermétiquement close, une pièce sans fenêtre ni aération d'aucune sorte et éclairée à la lumière artificielle. Il installa son chevalet au centre de la pièce et disposa dessus une toile vierge ; puis il alluma le projecteur de ce qui me parut être une lanterne magique et en dirigea le faisceau sur la toile projetant ainsi l'image sur le mur. En déplaçant le chevalet, en augmentant ou en diminuant le cadre de la toile, la photographie en couleurs en venait à prendre une variété surprenante de formes et de tons. On aurait cru assister à une séance de projection dans le cabinet du docteur Caligari lui-même. Un paysage banal ou une nature morte inoffensive, par le jeu de ces subtiles manipulations, prenait les aspects les plus divers, les plus inattendus et les plus incroyables. Les murs se couvraient d'une débauche de couleurs ; c'était comme une sorte de récital d'orgue en couleurs, qui avait sur les nerfs un effet tour à tour stimulant ou apaisant.

« Pourquoi peindre », dit-il, « quand on peut accomplir ces miracles ? Peut-être la peinture ne tient-elle pas dans ma vie toute la place qu'elle devrait, je ne sais pas. Mais ces images me donnent du plaisir. En cinq minutes je puis réaliser ici ce qu'il me faudrait dix ans pour peindre. Vous savez, c'est de propos délibéré que je me suis arrêté de peindre. Ce n'était pas du tout à cause de mon bras — je l'ai cassé après, pour plus de sûreté — comme certaines gens deviennent sourds, aveugles ou fous parce qu'ils ne peuvent plus tenir. Je ne suis pas un mauvais peintre, je vous assure. Je peux encore peindre avec le bras qui me reste, si je veux. Je pourrais exposer mes toiles et sans doute les vendre de temps en temps à des musées ou à des collectionneurs privés. Ce n'est pas si difficile pourvu qu'on ait un peu de talent. À vrai dire, c'est trop facile et trop futile aussi. Les tableaux sont dans une salle d'exposition comme des marchandises sur un comptoir. Si l'on veut à tout prix exposer des tableaux, ce devrait être un par un, au moment opportun et dans des conditions satisfaisantes. Il n'y a plus place pour des tableaux aujourd'hui chez soi : les maisons ne s'y prêtent pas. Je crois bien que je ne peindrai plus jamais avec conviction sinon dans un but précis et le tableau de chevalet n'a d'autre raison d'être que de procurer un bouquet de compliments insipides. C'est comme l'appât artificiel avec quoi l'on pêche le tarpon. En soi le tableau de chevalet n'est rien : il ne nourrit pas. C'est simplement un appeau à compliments... Tenez, je crois que c'est une bonne formule, ne l'oubliez pas.

« Bien sûr », reprit-il, « avec un homme comme Rattner, c'est différent. Il était obligé de peindre : il était né pour cela. Mais pour un comme lui, il y en a mille qui feraient aussi bien de se faire menuisiers ou conducteurs de camion. La différence, à mon avis, tient entre la procréation et la création : autrement dit neuf mois. Dans le cas du créateur, cela représente toute une vie de travail, de labeur incessant, d'étude, d'observation, non pas seulement pour faire un tableau, ou cent tableaux, mais pour comprendre la relation qui existe entre la peinture, entre tous les arts en fait, et la vie. Il faut mettre toute sa vie sur une toile, sur chacune des toiles qu'on peint. C'est la plus haute forme de consécration et notre bon ami Abe la possède. Je ne sais s'il en est heureux ou non. Je ne crois pas que pour un artiste le bonheur ait la même signification que pour le commun des mortels... »

Il alluma une autre cigarette. Il arpentait nerveusement la pièce. Il voulait dire quelque chose... il voulait dire un tas de choses... tout à condition seulement que j'eusse la patience de l'écouter et que je ne m'enfuie pas. Il enchaîna d'une voix haletante, confuse, en cherchant son chemin comme un homme qui suit dans le noir un couloir aux mille détours.

« Tenez, ce bras ! » dit-il en me le brandissant sous le nez. « Il est écrasé. Écrasé pour de bon. C'est terrible. Vous avez un bras et puis un instant plus tard, c'est une bouillie sanglante. Sans doute n'était-il bon après tout que pour le triste usage auquel on destine d'ordinaire les bras. Ce bras était trop habile peut-être, trop malin ; il me faisait peindre aussi machinalement qu'un joueur professionnel bat et donne les cartes. Peut-être mon esprit lui-même est-il trop habile, trop fragile. Pas assez discipliné. Et je sais que ma manie de la recherche ne m'améliorera pas. Ce n'est qu'un prétexte pour reculer le jour où il me faudra vraiment peindre. Je sais tout cela, mais qu'y faire ? Je vis seul dans une grande maison qui m'étouffe. La maison est trop grande pour moi. Je voudrais vivre dans une seule pièce quelque part, sans tous les soucis et toutes les responsabilités que m'ont légués mes ancêtres. Comment faire ? M'enfermer dans cet atelier n'est pas une solution. Même si je ne puis les voir ni les entendre, je sais qu'il y a des gens dehors qui à grands cris demandent à entrer. Et peut-être devrais-je en fait les voir, leur parler, les écouter, partager leurs soucis. Qu'en sais-je ? Après tout, ce ne sont pas tous des imbéciles. Peut-être, si j'étais l'homme que j'aimerais être, n'aurais-je jamais mis le pied hors de cette pièce et le monde serait-il venu à moi. Peut-être peindrais-je dans les pires conditions : peut-être ici même dans ce jardin avec autour de moi des badauds en cercle qui me poseraient mille questions stupides. Qui sait, peut-être, si j'étais vraiment passionné par ma tâche, me laisseraient-ils en paix sans que j'aie à leur dire un mot ? Les gens finissent toujours par reconnaître les valeurs. Prenez Swedenborg, par exemple. Il ne fermait jamais sa porte. Les gens venaient, et quand ils le voyaient ils s'en allaient sans bruit, respectueusement, se refusant à le déranger bien qu'ils eussent parcouru parfois des milliers de kilomètres pour venir quêter son avis. » De sa main valide, il prit son bras mutilé et le contempla comme s'il appartenait à un autre. « Peut-on changer sa nature, voilà la question ? Enfin, peut-être ce bras finira-t-il par jouer le rôle du balancier du fildefériste. L'équilibre, si nous ne l'avons pas en nous, il faut bien le trouver quelque part. Je suis heureux que vous soyez venu... vous m'avez fait beaucoup de bien. Mon Dieu, en vous écoutant parler de Paris, j'ai compris tout ce que j'avais manqué pendant ces années. Vous ne trouverez pas grand'chose à la Nouvelle Orléans, sinon le passé. Nous avons un seul peintre, un seul : c'est le docteur Souchon. Je voudrais que vous fassiez sa connaissance... Mais je crois qu'il est très tard. Vous devez avoir envie de vous coucher, n'est-ce pas ? Moi, je peux parler toute la nuit. Je n'ai pas besoin de beaucoup de sommeil. Et depuis votre arrivée à tous, je ne dors plus du tout. J'ai mille questions à poser. Je voudrais rattraper tout le temps que j'ai perdu. »

J'eus du mal à m'endormir. Il me semblait cruel d'abandonner ainsi un homme au sommet de l'exaltation. Rattner m'avait préparé à trouver chez Weeks Hall de l'exubérance, de la vitalité, mais je ne m'attendais pas à trouver cette faim insatiable, et cela me touchait profondément. C'était un homme qui ne connaissait pas de restriction. Il donnait aussi généreusement, aussi facilement qu'il exigeait. C'était un artiste jusqu'au bout des ongles, le doute n'était pas permis. Et ses problèmes étaient de taille. Il était allé trop loin. La gloire et le succès n'apporteraient rien à un pareil homme. Ce qu'il cherchait échappait à toute définition. Déjà, dans certains domaines, il avait amassé des connaissances de savant. Et, bien mieux, il avait conscience de la relation qui existait entre toutes choses. Il ne pouvait évidemment se contenter d'exécuter une œuvre magistrale. Il voulait tout révolutionner. Il voulait ramener la peinture à son état originel : la peinture pour la peinture. Dans un sens, on pourrait dire de lui qu'il avait déjà accompli son grand œuvre. Sa passion de la création avait fait de la maison et des jardins une des plus remarquables réalisations artistiques que l'Amérique puisse se vanter de posséder. Il vivait, il respirait au milieu de son propre chef-d'œuvre, sans le savoir, sans en mesurer l'étendue et la perfection. Son enthousiasme et sa générosité avaient amené d'autres peintres à créer ; il les avait pour ainsi dire mis au monde. Et pourtant il était inquiet, il brûlait du désir de s'exprimer entièrement, avec certitude. Je l'admirais et en même temps je le plaignais. Je sentais sa présence dans toute la maison, comme un puissant fluide magique. Il avait créé ce qui allait à son tour le recréer. Cet atelier hermétiquement clos, n'était-il pas en fait une expression symbolique de son moi replié sur lui-même ? L'atelier ne suffirait jamais à le contenir, pas plus que la maison ; il avait dépassé tout cela, il avait outrepassé ces limites. C'était un prisonnier volontaire qui habitait dans le cercle de sa propre création. Un jour il s'éveillerait, se libérerait des liens et des illusions qui s'étaient formées dans le sillage de la création. Un jour il regarderait autour de lui et s'apercevrait qu'il était libre ; alors il déciderait calmement s'il devait rester ou non. J'espérais qu'il resterait, qu'en tant qu'ultime chaînon de la chaîne ancestrale il fermerait le cercle et qu'en prenant conscience de la signification de cet acte, il étendrait la circonférence de sa vie jusqu'à des dimensions infinies.

Quand je pris congé de lui un ou deux jours plus tard, j'eus l'impression, à voir le regard qu'il me lança, qu'il en était venu lui-même à cette conclusion. Je le quittai en sachant qu'à tout moment, n'importe où, je pourrais le retrouver.

« Inutile de me téléphoner au milieu de la nuit, Weeks. Tant que vous demeurez ainsi concentré sur vous-même, je serai toujours de votre bord. Inutile de dire adieu, ni bonne chance ! Continuez simplement à être ce que vous êtes. La paix soit avec vous ! »

 

 

-------------------

1. Reproduit avec la permission de Miss Louise Butler. (N. de l'A.)