HILER ET SES FRESQUES MURALES
J'ai dit quelque part au début de ce livre que les peintures murales qui ornent l'Aquarium de San Francisco sont les seules dignes d'être mentionnées aux États-Unis. À vrai dire, les deux seuls souvenirs que je garde de San Francisco sont les fresques de Hiler et les funiculaires.
Le jour où je vis ces peintures, je rentrai tout droit à mon hôtel pour écrire une lettre à Hiler. Ma lettre a dû le surprendre un peu ; c'était une lettre hilare adressée à un peintre hilare auquel je ne songe jamais sans une allégresse hilare. Hilaire Hiler, le hilare. Il a mené grande vie, la plupart du temps à l'étranger. Tout le monde l'aime, y compris les autres artistes, ce qui n'est pas peu dire. De temps en temps, pour se distraire de peindre, il joue du piano dans une boîte de nuit, ouvre lui-même un cabaret, décore un bar ou une salle de jeux, écrit un livre d'érudition sur les costumes, étudie les Indiens d'Amérique, explore les continents disparus de l'Atlantide et de Lémurie, s'adonne à la psychanalyse, réfute les arguments du diable et confond les anges, fait la bombe, se cherche une nouvelle maîtresse, apprend le chinois ou l'arabe, écrit un traité sur la technique de la peinture, s'initie au tissage des tapis ou à la navigation à voile et caetera. Il a mille et un intérêts et des amis dans tous les coins du monde, de bons amis qui ne le lâchent jamais. Et par-dessus tout, c'est un comédien. C'est sans doute la part chez lui de l'Irlandais. Quand il est un peu fatigué et qu'il s'assied au piano, il chante dans les langues les plus étranges que j'aie jamais entendues. Qui plus est, ce sont ses propres compositions qu'il chante et qu'il aura oubliées le lendemain. Ce n'est pas exactement du chant, c'est une sorte de ménopause d'hilarité pour tambour et cithare. Son obsession fondamentale, c'est la COULEUR. Je suis persuadé que Hiler en sait plus long sur la couleur que quiconque. Il mange de la couleur, il en boit. Lui-même est couleur. Il n'est pas seulement coloré, comme on le dit de certains oiseaux au plumage chatoyant, il est la couleur même. C'est-à-dire qu'il réfracte extraordinairement bien la lumière. Il devient parfois une véritable aurore boréale. Ce que j'essaie de dire, c'est que quand Hiler s'attaque à un mur, il y peint tout ce qu'il a vécu, tout ce qu'il a retiré de ses lectures, de ses rêves, de ses désespoirs.
Quand je suis arrivé à l'Aquarium, j'ai commencé par rire, naturellement. Il me semblait lire les lignes d'une main. Il y a des gens auxquels cela fait peur : ils voient dans les paumes des accidents, des fiascos, des voyages avec maladies et dysenterie. Je regardai donc les peintures murales de Hiler et j'y vis une foule de choses. C'était incontestablement un monde sous-marin. Et il était non moins incontestable que Hiler y était très à l'aise. Ce qui n'a rien d'étonnant car il est chez lui partout, aussi bien avec les oiseaux du ciel qu'avec les monstres des profondeurs. Il est tout aussi à l'aise dans les asiles d'aliénés. Quelles heures délicieuses il a passées avec les fous de Sainte-Anne, à Paris ! Quels merveilleux amis il s'est faits là-bas, non pas parmi les docteurs, Dieu non, mais parmi les malades. Hiler a le don admirable de permettre à tout le monde de collaborer avec lui. Il est démocrate au sens profond du terme.
Mais revenons aux peintures murales... Eh bien, il y avait là des poissons comme je n'en ai jamais vu, comme peu de gens sans doute en ont vu, à moins qu'ils n'aient le bonheur d'avoir parfois des crises de delirium tremens. Hiler jure qu'aucun de ces poissons n'est une invention : qu'ils existent tous, qu'ils ont un nom, un genre et sans doute aussi un habitat propre. Je ne me risquerais pas à mettre en doute son érudition, car elle est trop vaste pour moi. Je ne connais pour ma part que quelques poissons, les espèces comestibles plus spécialement, telles que le bar, la daurade, le pagre, le maquereau, le hareng, etc. Et aussi le filet de sole qui est mon plat favori. Ce sont là des poissons ordinaires et qui ennuyaient probablement Hiler. Il est donc allé chercher des espèces rares et s'est mis à recréer leur habitat, qui est évidemment dans l'esprit. Mais, détail curieux, tout en étant résolument freudien, le décor demeurait gai, stimulant et profondément sain. Même quand les poissons deviennent abstraits, ils gardent un air tangible, comestible et plaisant. Ce sont des poissons avec lesquels on pourrait vivre, vous voyez ce que je veux dire. Alors que les poissons freudiens sont désagréables, d'ordinaire vénéneux et absolument indigestes, les poissons de Hiler n'ont rien d'idéologique. Ils ont des formes, des couleurs, un air joyeux et reconnaissable comme les Papous ou les Patagons, les escargots ou les limaces. Quelque temps qu'il fasse, ils vous sourient. Ils souriraient même si c'était Hiler qui venait les regarder. Ils n'ont pas peur, ils n'ont pas d'inhibitions. Ils sont un peu comme nos ancêtres. Et bien qu'étant embaumés à jamais, ils n'ont rien qui rappelle le muséum, le cimetière ou la morgue. Ils nagent dans leur graisse et tirent leur nourriture de l'air qui les entoure. Hiler les a faits ainsi et c'est ainsi qu'ils resteront.
Comme je le disais, j'écrivis donc une lettre à Hiler, et quelques mois plus tard, je reçus une réponse. En voici quelques extraits, pour ceux qui veulent déchiffrer le message ésotérique de ces peintures :
« ... Pendant que j'y suis, peut-être devrais-je souligner quelques points concernant ces peintures murales afin de voir si ce que j'ai voulu faire a un rapport quelconque avec les pensées et les réactions qu'elles vous ont inspirées.
1° Il s'agit avant tout d'« arabesques fluides », de décoration par la couleur, le dessin ou la plastique des couleurs.
2° Il était nécessaire d'introduire aussi la ligne et l'angle droit, l'horizontale et la verticale, parce qu'il fallait un tableau architectural — d'où l'Atlantide.
3° La plupart des « influences » viennent de l'Asie ou du Pacifique et de nulle part ailleurs.
« Un autre détail accessoire, et beaucoup moins important : l'eau est un symbole de naissance et de renaissance, d'inondation, de croyance en une religion ou un mythe, de biologie, de psychanalyse, etc. La mère, au propre et au figuré. Sous-symboles : la coquille et la spirale, or — les coquillages étaient utilisés comme monnaie — de l'océan Indien, de Venise et de Londres, avec les marchands de poisson, Influence polynésienne de l'Asie à la côte américaine du Pacifique, par l'intermédiaire de l'île de Pâques « qui était un sommet montagneux de la Lémurie » ; et le motif cyclique Dieu-Vie-Mort de l'eau symbole de naissance et de l'eau symbole de mort d'une, de la, ou de notre civilisation. Nous ne sommes pas si loin d'Hamlet que vous pourriez le croire ! Et nous pourrions nous convaincre finalement de la valeur d'une expression asiatique : « le Manitou vient d'Asie ». Qu'il soit venu par le Détroit de Behring, ou d'atoll en atoll par le truchement des Indiens, un voyage au Mexique permettrait peut-être d'en décider... »
Dans la même lettre, il m'annonce qu'il va ouvrir à Hollywood une boîte de nuit qui s'appellera le « Jockey Club », un cabaret analogue sans doute à celui qu'il avait ouvert à Montparnasse1. Je passais devant tous les matins en faisant ma petite promenade hygiénique quand j'habitais Paris. Ce qui me surprenait le plus dans les Indiens que Hiler avait peints à l'extérieur, c'était qu'ils restaient si frais et si vifs de couleurs. Ils avaient toujours l'air d'avoir été peints la veille. Il en est de même de ses toiles, surtout celles de la période de 1920 et notamment de l'immortel Parc dans le Midi*. Souvent, comme Hitchcock, le metteur en scène dans ses films, on peut trouver Hiler caché parmi la foule de ses tableaux, généralement de dos. Il voulait être là avec les autres, pour profiter de l'intérieur, pour ainsi dire, de son chef-d'œuvre. Je donnerais n'importe quoi pour être aujourd'hui assis avec lui sur un banc quelque part dans le Midi. Peu m'importerait que ce fût un banc plastique, abstrait ou idéologique, pourvu que nous puissions nous y asseoir sans rien faire. J'ai parlé des jardins publics américains et j'ai dit comme ils sont odieux. Ces parcs de Hiler appartiennent à « l'Absolu Collectif » dont le Dr. Erich Gutkind a fait don aux citoyens de l'avenir. Les arbres de Hiler ne sont pas des arbres naturels, ni même des arbres de rêve, mais des arbres éternels, dont les racines plongent dans la conscience cosmique de l'homme. Ils donnent plus que de l'ombre et des fruits : ils donnent la vie. Aussi, quand je songe avec nostalgie à Hiler et à ses parcs, je sens quelque chose se gonfler en moi, comme si la réalité elle-même s'enflait, et avec elle l'univers, le concept de Dieu, tout l'infini panorama de la vie éternelle et de la mort, et j'ai envie de sauter en l'air, de sortir de ma transe et de le serrer bien fort dans mes bras.
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1. Dernière minute : ça a été un fiasco. La boite est déjà fermée. (N. de l'Auteur.)
(N. B. — Publicité non payée.)