SOIRÉE À HOLLYWOOD
Ma première soirée à Hollywood. Tellement typique que je faillis croire que c'était un coup monté à mon intention. Ce fut pourtant par un pur hasard que je me trouvai en train de rouler vers la demeure d'un milliardaire, emporté par une splendide Packard noire. J'avais été invité à dîner par un parfait inconnu. J'ignorais même le nom de mon hôte. Je ne le connais pas davantage aujourd'hui.
Ce qui me frappa tout d'abord, tandis qu'on me présentait à la ronde, ce fut que j'étais en présence de gens riches, de gens qui s'ennuyaient à mourir et qui tous, y compris les octogénaires, tenaient déjà un bon début de cuite.
Le maître et la maîtresse de maison semblaient ravis de jouer les tenanciers de bar. Il n'y avait pas, à proprement parler, de conversation, car chacun suivait son idée. L'important était de s'aiguiser un peu l'appétit avant de passer à table. Un vieux machin, à peine remis d'un terrible accident d'auto, en était à son cinquième whisky : et il en était fier, fier de pouvoir avaler sa rasade d'un trait comme un jeune, bien qu'il fût encore à moitié paralysé. Tout le monde le trouvait merveilleux.
Il n'y avait pas une seule jolie femme, à l'exception de celle qui m'avait amené. Les hommes avaient des allures d'hommes d'affaires, hormis un ou deux qui avaient plutôt l'air de briseurs de grèves. Il y avait un couple assez jeune, dans les trente ans à mon avis. Le mari était du genre entreprenant, un de ces anciens joueurs de rugby qui se lancent dans la publicité, l'assurance, la bourse, ou quelque autre de ces carrières bien américaines où on ne risque pas de se salir les mains. Il sortait d'une quelconque université de l'Est et avait l'intelligence d'un chimpanzé évolué.
Vous voyez le tableau. Une fois tout le monde bien imbibé, on annonça que le dîner était servi. Nous prîmes place à une longue table, élégamment dressée, avec trois ou quatre verres devant chaque assiette. Et bien sûr de la glace à profusion. On commença le service et une douzaine de laquais bourdonnèrent autour de nous comme des mouches autour d'un cheval. Il y avait de tout en abondance ; un pauvre se serait contenté pour tout dîner des hors-d'œuvre. Au fur et à mesure que le repas se poursuivait, les convives devenaient plus discoureurs, plus raisonneurs. Une sorte d'apache entre deux âges qui avait un teint de homard cuit se répandait en invectives contre les agitateurs syndicalistes. À ma grande surprise, il était très croyant, mais il était plutôt du côté de Torquemada que du Christ. Le seul nom de Roosevelt le mettait au bord de l'apoplexie. Roosevelt, Bridges, Staline, Hitler, il les fichait tous dans le même sac. C'est-à-dire au poteau. Il était doué d'un extraordinaire appétit qui semblait stimuler le fonctionnement de ses surrénales. On n'en était encore qu'à la viande qu'il disait déjà que pour certains la pendaison était un châtiment trop doux. La maîtresse de maison, cependant, qui était assise à côté de lui, poursuivait avec sa voisine d'en face une de ces conversations délicieusement sans importance. Elle avait laissé de magnifiques bassets à Biarritz, ou bien c'était à Sierra Leone et, à l'en croire, elle s'inquiétait fort sur leur compte. À notre époque, disait-elle, les gens ne pensent plus aux animaux. Les gens deviennent tellement cruels, surtout en temps de guerre. Tenez, à Pékin, ses domestiques s'étaient enfuis et l'avaient laissée avec quarante malles à faire... c'était honteux. Qu'il était doux de se retrouver en Californie. La terre du bon Dieu, c'était ainsi qu'elle l'appelait. Elle espérait que la guerre n'allait pas s'étendre à l'Amérique. Seigneur, où allions-nous ? On ne se sentait plus nulle part en sûreté, sauf peut-être dans le désert.
L'ex-joueur de rugby s'adressait d'une voix forte à une femme placée à l'autre bout de la table. C'était une Anglaise et il l'insultait carrément et ouvertement pour oser vouloir éveiller chez les Américains de la sympathie envers les Anglais. « Pourquoi ne retournez-vous pas en Angleterre ? » cria-t-il à pleins poumons. « Que faites-vous ici ? Vous êtes un danger public. Nous n'allons pas nous battre pour sauver l'Empire Britannique. Vous êtes une menace. On devrait vous expulser des États-Unis. »
La femme essayait de dire qu'elle n'était pas Anglaise, mais Canadienne, mais elle ne parvenait pas à se faire entendre au milieu du vacarme. L'octogénaire qui était en train de sabler le champagne parlait de son accident de voiture. Personne ne l'écoutait. Les accidents d'auto étaient chose trop banale : tous les invités à un moment ou à un autre s'étaient trouvés dans une collision. On n'en fait pas un plat à moins d'être gâteux.
La maîtresse de maison réclamait frénétiquement le silence en claquant dans ses mains : elle voulait nous conter une histoire qui lui était arrivée en Afrique, au cours d'un safari.
« Allons donc ! » clamait le joueur de rugby. « Je voudrais bien savoir pourquoi notre grand pays, à un moment crucial entre tous... »
« Taisez-vous ! » hurla la maîtresse de maison. « Vous êtes ivre. »
« Ça n'a pas d'importance », reprit-il d'une voix tonnante. « Je veux savoir si nous sommes tous cent pour cent Américains, et sinon pourquoi. Je crois bien que nous avons des traîtres parmi nous », et comme je n'avais pris aucune part à la conversation, il me lança un regard appuyé destiné sans doute à me faire me dénoncer. Je ne pus que sourire. Cela parut le mettre en rage. Il promena sur l'assemblée un regard de défi et finalement, flairant un antagoniste digne de lui, arrêta son choix sur le briseur de grèves au teint bronzé. Celui-ci était en train de parler paisiblement à sa voisine de son excellent ami le Cardinal Untel. Le Cardinal, disait-il, était toujours si bon pour les pauvres. Un homme doux et qui ne ménageait pas sa peine, mais qui ne pouvait supporter les stupidités de ces sales agitateurs syndicalistes toujours prêts à fomenter la révolution, à prêcher la haine des classes et l'anarchie. Plus il parlait de sa sainte éminence le Cardinal, plus l'écume lui montait aux lèvres. Mais sa rage n'affectait nullement son appétit. Il était carnivore, assoiffé, querelleur, hargneux et venimeux comme un serpent. C'était tout juste si on ne voyait pas la bile sourdre à travers ses veines. À l'entendre, il avait dépensé des millions de dollars de l'argent d'autrui pour venir en aide aux nécessiteux. Ce qu'il voulait, c'était empêcher les pauvres de s'organiser et de lutter pour défendre leurs droits. S'il n'avait pas été habillé comme un banquier, on l'aurait pris pour un poseur de briques. Quand il se mettait en colère non seulement son visage se congestionnait, mais tout son corps tremblait comme de la gelée de goyave. Il se grisa tant et si bien de son propre venin qu'il finit par passer les bornes et par qualifier le Président Roosevelt de traître et d'escroc entre autres choses. Une des invitées protesta. Le joueur de rugby sauta sur ses pieds. Personne, dit-il, n'insulterait en sa présence le Président des États-Unis. Tout le monde bientôt se mit à crier. Le larbin qui était derrière moi venait juste de remplir mon énorme verre à liqueur d'un merveilleux cognac. Je bus une gorgée et me carrai en souriant dans mon siège en me demandant comment tout cela allait finir. Plus violente devenait l'altercation, plus je me sentais d'humeur paisible. « Êtes-vous content de votre nouvelle pension de famille, Mr. Smith ? » demandait paraît-il, le Président Mac Kinley à son secrétaire. Chaque soir, Mr. Smith, le secrétaire particulier du président, se rendait chez Mr. Mac Kinley pour lui donner lecture de lettres amusantes choisies dans le courrier du jour. Le président, qui était accablé par les affaires de l'État, l'écoutait sans mot dire dans son grand fauteuil au coin du feu : c'était sa seule récréation. À la fin, il demandait invariablement : « Êtes-vous content de votre nouvelle pension de famille, Mr. Smith ? » Il était si épuisé par son travail qu'à la fin de la journée, c'était tout ce qu'il pouvait trouver à dire. Même quand Mr. Smith eut quitté sa pension de famille pour prendre une chambre à l'hôtel, le Président Mac Kinley continua à lui demander : « Êtes-vous content de votre nouvelle pension de famille, Mr. Smith ? » Puis vint l'Exposition, et Csolgosz, qui ne se doutait pas que le président était un pareil abruti, l'assassina. C'était vraiment pitoyable et incongru que d'assassiner un homme comme Mac Kinley. Je me souviens de cet incident parce que, le même jour, le cheval que ma tante avait attelé à son buggy fut pris de vertige et fonça droit sur un bec de gaz : quand je me rendis à l'hôpital pour voir ma tante on vendait déjà dans les rues les éditions spéciales, et tout jeune que je fusse alors, je compris qu'un grand malheur venait de frapper la nation. Mais je plaignais aussi Csolgosz : c'est ce qu'il y a de curieux. Je ne sais pas pourquoi je le plaignais ; je devais me rendre vaguement compte que le châtiment qu'on lui infligerait serait plus terrible que ne le méritait son crime. Même à cet âge tendre, il me semblait que c'était criminel aussi de châtier. Je ne pouvais pas comprendre pourquoi il fallait absolument punir les gens : et je ne le comprends pas davantage aujourd'hui. Je ne comprenais même pas pourquoi Dieu avait le droit de nous punir de nos péchés. Alors que, bien sûr, ce n'est pas par Dieu que nous sommes punis, comme je devais m'en rendre compte plus tard, mais par nous-mêmes.
Telles étaient à peu près les pensées qui me passaient par la tête quand je m'aperçus tout d'un coup que les gens se levaient de table. Le repas n'était pas fini, mais les invités s'en allaient. Il était arrivé quelque chose tandis que je m'abandonnais aux souvenirs. Ah ! le temps d'avant la guerre de Sécession, songeai-je. Nous retombions en plein infantilisme. Et si Roosevelt était assassiné on ferait de lui un nouveau Lincoln. Seulement cette fois-ci, les esclaves resteraient des esclaves. Sur ces entrefaites, j'entendis quelqu'un dire que Melvyn Douglas ferait un merveilleux président. Je dressai l'oreille. Je me demandai si c'était de Melvyn Douglas, l'acteur de cinéma, qu'on parlait. Mais oui, c'était bien de lui qu'il s'agissait. « C'est un homme d'une exceptionnelle intelligence », dit la femme. Et un caractère. Et du savoir faire*. » Je pensai à part moi : « Et qui sera vice-président, si je ne suis pas indiscret ? Tout de même pas James Cagney ? » Mais la femme ne s'inquiétait pas de la vice-présidence. Elle était allée l'autre jour chez une chiromancienne et elle avait appris sur elle-même des choses bien intéressantes. Sa ligne de vie était rompue. « Pensez donc », dit-elle, « dire que voilà des années que j'avais ça dans la main et que je ne m'en doutais pas. Que croyez-vous qui va m'arriver ? Est-ce que cela veut dire que nous allons avoir la guerre ? Ou pensez-vous que c'est moi qui vais avoir un accident ? »
La maîtresse de maison cependant s'affairait comme une poule affolée. Elle s'efforçait de réunir assez de joueurs pour faire des tables de bridge. Elle avait l'air d'une désespérée entourée du butin de mille combats. « Il paraît que vous êtes écrivain », dit-elle, en essayant de m'entraîner vers le bar. « Vous ne voulez pas boire quelque chose, un whisky, ou autre chose ? Seigneur, je ne sais pas ce qui leur a pris ce soir. J'ai une telle horreur de ces discussions politiques. Ce jeune homme est vraiment mal élevé. je n'approuve naturellement pas qu'on insulte le Président des États-Unis en public, mais tout de même, il aurait pu y mettre un peu plus de tact. Après tout, Mr. Untel est un homme âgé. Il a droit à un certain respect, vous ne trouvez pas ? Oh, tiens, Unetelle ! » et elle se précipita pour accueillir une vedette de cinéma qui venait d'entrer.
Le vieux machin rescapé de son fameux accident d'auto s'approcha de moi d'un pas chancelant pour me tendre un grand verre de whisky. Je lui dis que je n'en voulais pas mais il insista. Il voulait bavarder avec moi, me dit-il, avec un clin d'œil complice comme s'il avait quelque chose de tout à fait confidentiel à me raconter.
« Je m'appelle Harrison. H-a-r-r-i-s-o-n », épela-t-il, comme si c'était un nom difficile à se rappeler.
« Et puis-je vous demander votre nom ? »
« Je m'appelle Miller... M-i-l-l-e-r », épelai-je à mon tour.
« Miller ! Mais, c'est un nom bien facile à retenir. Nous avions dans le même pâté de maisons que nous un pharmacien qui s'appelait comme ça. Naturellement. Miller. Oui, c'est un nom très répandu. »
« Assez, oui », dis-je.
« Et que faites-vous ici, Mr. Miller ? Vous n'êtes pas du pays, je suppose ? »
« Non », dis-je, « je ne suis ici qu'en passant. »
« Voyage d'affaires ? »
« Non. Je visite la Californie, simplement. »
« Je vois. Et, d'où venez-vous... du Middle West ? »
« Non, de New York. »
« De New York même ou de l'État de New York ? »
« De New York même. »
« Et vous êtes ici depuis longtemps ? »
« Non, quelques heures à peine. »
« Quelques heures ? Tiens, tiens... mais c'est intéressant. Très intéressant. Et vous comptez rester longtemps, Mr. Miller ? »
« Je ne sais pas. Cela dépend. »
« Je vois. Ce sera selon que vous vous plairez ici, c'est ça ? »
« Exactement. »
« Eh bien, c'est une grande région du monde, vous verrez. Rien ne vaut la Californie, je le dis toujours. Bien sûr, je ne suis pas un indigène. Mais voilà près de trente ans que je suis ici. Merveilleux climat. Et des habitants merveilleux eux aussi. »
« Je suppose, oui », dis-je, histoire de le faire marcher un peu. J'étais curieux de voir jusqu'où cet idiot continuerait.
« Vous n'êtes pas dans les affaires, dites-vous ? »
« Non. »
« En vacances, n'est-ce pas ? »
« Non, pas précisément. Je suis ornithologue. »
« Comment ? Oh, c'est intéressant. »
« Très », dis-je, avec solennité.
« Alors vous resterez peut-être un moment avec nous ? »
« C'est difficile à dire. Je peux rester une semaine comme je peux rester un an. Tout cela dépend. Cela dépend des spécimens que je trouverai. »
« Je vois. Ce doit être un travail intéressant. »
« Très ! »
« Êtes-vous déjà venu en Californie, Mr. Miller ? »
« Oui, il y a vingt-cinq ans. »
« Tiens, tiens, pas possible ! Il y a vingt-cinq ans ! Et vous voilà revenu. »
« Eh oui, me voilà revenu. »
« Vous faisiez la même chose lors de votre dernier voyage ? »
« Vous voulez dire de l'ornithologie ? »
« C'est cela, oui. »
« Non, je creusais des fossés. »
« Des fossés ? Vous avez bien dit que... vous creusiez des fossés ? »
« Parfaitement, Mr. Harrison. J'avais le choix entre creuser des fossés ou mourir de faim. »
« Enfin, je suis heureux que vous n'ayez plus de fossés à creuser. Ce n'est guère amusant... de creuser des fossés, n'est-ce pas ? »
« Non, surtout si le sol est dur. Ou si on a le dos faible. Ou si par exemple on vient d'enfermer votre mère à l'asile et si le réveil sonne trop tôt. »
« Je vous demande pardon. Vous disiez ? »
« Je disais : si tout ne va pas pour le mieux. Vous voyez ce que je veux dire : si on a des oignons, un lumbago ou les écrouelles. Maintenant, bien sûr, ce n'est plus pareil. J'ai mes oiseaux et mes autres petits animaux. Le matin, je regardais le soleil se lever. Et puis je sellais les ânes.., j'en avais deux et l'autre, trois...
« C'était en Californie, Mr. Miller ? »
« Oui, voilà vingt-cinq ans. Je venais de tirer un bout de temps à San Quentin...1 »
« À San Quentin ? »
« Oui, tentative de suicide. J'étais complètement abruti, mais on n'en a pas tenu compte. Figurez-vous que quand mon père a mis le feu à la maison, un des chevaux m'a donné un coup de sabot dans la tempe. Après ça j'avais tout le temps des syncopes, et puis j'ai eu des crises de folie homicide et j'ai fini par avoir l'obsession du suicide. Évidemment je ne savais pas que le revolver était chargé. J'ai braqué l'arme sur ma sœur, comme ça, histoire de rire, et par bonheur je l'ai manquée. J'ai essayé d'expliquer ça au juge, mais il n'a pas voulu m'écouter. Depuis je ne porte jamais plus de revolver. Si je suis obligé de me défendre, j'ai un couteau à cran d'arrêt. La meilleure méthode, naturellement, c'est le coup de genou... »
« Excusez-moi, Mr. Miller, il faut que je dise quelque chose à Mrs. Unetelle. C'est très intéressant tout ce que vous dites là. Très, très intéressant. Il faudra que nous reprenions cette conversation. Excusez-moi un instant... »
Je sortis sans que personne ne m'ait vu et j'allai me promener jusqu'au pied de la colline. Le whisky, les vins rouges et les vins blancs, tout cela gargouillait en moi comme dans un égout. Je ne savais absolument pas où j'étais, chez qui j'avais été ni à qui on m'avait présenté. Peut-être l'apache au teint de homard était-il un ancien gouverneur. Peut-être la maîtresse de maison était-elle une ancienne vedette de cinéma, une étoile à jamais éteinte. Je me souvenais qu'on m'avait chuchoté à l'oreille que Untel avait fait fortune dans le trafic de l'opium en Chine. L'Anglaise au visage chevalin était peut-être une romancière en vogue... ou peut-être simplement une assistante sociale. Je pensais à mon ami Fred, maintenant Soldat Alfred Perlès, matricule 13802023 dans le 137e Sapeurs ou quelque chose comme ça. Fred aurait chanté la Lorelei à table, ou demandé un meilleur cognac ou fait des grimaces à la maîtresse de maison.
Ou bien il serait allé téléphoner à Gloria Swanson en prétendant être Aldous Huxley ou la maison d'édition Chatto et Windus de Wimbledon, Fred n'aurait jamais laissé le dîner devenir un fiasco. En dernier ressort, il aurait glissé sa douce main sur le sein de quelqu'un en disant, comme il le faisait toujours : « Le gauche est le meilleur. Vous ne voulez pas le sortir, s'il vous plaît ? »
Je pense souvent à Fred pendant ce voyage. Il avait toujours tellement envie de voir l'Amérique. L'idée qu'il s'en faisait était comme ce qu'en imaginait Kafka. Ce serait navrant de lui ôter ses illusions. Et pourtant, qui sait ? Peut-être serait-il ravi. Peut-être ne verrait-il que ce qu'il avait envie de voir. Je me souviens de mon voyage dans sa Vienne natale. Ce n'était certes pas la Vienne dont je rêvais. Et cependant quand aujourd'hui je pense à Vienne. c'est la Vienne de mes rêves que je vois et non pas celle des punaises, des cithares brisées et des égouts puants.
Je descends d'un pas vacillant la route du canyon. Tout cela fait très californien. J'aime les collines couvertes de broussailles, les arbres pleureurs, la fraîcheur du désert. Je m'attendais à trouver un air plus parfumé.
Les étoiles scintillent de tous leurs feux. À la sortie d'un virage de la route, j'aperçois la ville en bas. Les illuminations sont plus féeriques que dans n'importe quelle autre ville d'Amérique. Le rouge semble prédominer. Voici quelques heures, vers le crépuscule, j'avais déjà contemplé cette vue par la fenêtre de la chambre de la femme qui habitait sur la colline. Dans le miroir de sa coiffeuse, c'était plus magique encore. C'était comme si l'on regardait l'avenir par l'étroite fenêtre d'un cachot. Imaginez le marquis de Sade contemplant Paris entre les barreaux de sa cellule de la Bastille. Los Angeles plus que toute autre ville donne l'impression de l'avenir. Un avenir peu engageant, d'ailleurs, qu'on croirait sorti de la pauvre imagination de Fritz Lang. Good bye, Mr. Chips !
Je marche le long des rues éclairées au néon. La vitrine d'un magasin de bas. Il n'y a dans la vitrine qu'une jambe de verre pleine d'eau avec un hippocampe qui monte et qui descend comme une plume qui flotterait dans un air lourd. On voit jusqu'où pénètre le surréalisme. Dali, cependant, est à Bowling Green en Virginie, en train de songer à un pain de dix mètres de haut sur quarante de long, qu'il faudrait enlever subrepticement du four tandis que tout le monde dort et placer sans bruit sur la principale place d'une grande ville, Chicago ou San Francisco. Rien qu'un pain, mais énorme, bien sûr. Sans raison d'être. Sans motif de propagande. Demain soir, il y aurait ainsi deux pains placés simultanément dans deux grandes villes, disons New York et New Orleans. Personne ne saurait qui les a apportés ni pourquoi ils sont là. Et le lendemain, on pourrait mettre trois autres pains, dont l'un à Berlin ou à Bucarest, par exemple. Et ainsi de suite. Formidable, vous ne trouvez pas ? Cela chasserait de la première page les nouvelles de la guerre. C'est du moins ce que croit Dali. Très intéressant. Très, très intéressant. Excusez-moi un instant, il faut que je dise quelque chose à une dame qui est là dans le coin.
Demain, je découvrirai Sunset Boulevard. Danse rythmique, danse de salon, claquettes, photographie artistique, photographie ordinaire, photographie cochonne, traitement à la fièvre artificielle, traitement par douches internes, traitement aux rayons ultra-violets, leçons d'électrocution, lectures de tests, établissements religieux, démonstrations astrologiques, lignes de la main, pédicures, massage des coudes, la peau du visage remontée en une seule opération, ablation de verrues, cures d'amaigrissement, ayez le pied cambré, un corset bien ajusté, massages vibratoires, faites enlever vos cors, teindre vos cheveux, changer vos verres de lunettes, secouer les sodas, passer vos migraines, plus de flatulence, faites de meilleures affaires, louez une conduite intérieure, l'avenir plus clair, la guerre compréhensible, l'essence mieux raffinée, entrez donc vous coller une indigestion, vous gonfler les reins, faites laver votre voiture à bas prix, prenez des pilules pour rester éveillé et des pilules pour dormir, les plantes chinoises vous guériront, et un repas sans coca-cola est une journée sans soleil. Tout cela défile derrière la vitre de la voiture, on dirait un numéro de strip-tease sur un rythme de danse de Saint-Guy.
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1. Célèbre pénitencier américain.