AVEC EDGAR VARÈSE DANS LE DÉSERT DE GOBI
QUE LE MONDE S'ÉVEILLE. L'HUMANITÉ EN MARCHE. RIEN NE PEUT L'ARRÊTER. UNE HUMANITÉ CONSCIENTE, QU'ON NE PEUT NI EXPLOITER NI PRENDRE EN PITIÉ. EN AVANT ! ALLONS ! ILS MARCHENT ! LE PIÉTINEMENT DE MILLIONS DE PAS, QUI RÉSONNE, SOURDEMENT, INLASSABLEMENT. LE RYTHME CHANGE. VITE, LENTEMENT, STACCATO, TRAÎNANT, PIÉTINEMENT SOURD. ALLEZ. CRESCENDO FINAL DONNANT L'IMPRESSION QUE L'IMPITOYABLE MARCHE EN AVANT NE S'ARRÊTERA JAMAIS... SE PROJETANT DANS L'ESPACE...
DES VOIX DANS LE CIEL, COMME SI DES MAINS MAGIQUES ET INVISIBLES TOURNAIENT LES BOUTONS DE POSTES DE RADIO FANTASTIQUES, DES VOIX EMPLISSANT TOUT L'ESPACE, SE CROISANT, SE CHEVAUCHANT, S'INTERPÉNÉTRANT, SE BRISANT, SE SUPERPOSANT, SE REPOUSSANT, S'ÉCRASANT, SE BROYANT LES UNES CONTRE LES AUTRES. DES PHRASES, DES SLOGANS, DES FORMULES, DES CHANTS, DES PROCLAMATIONS : LA CHINE, LA RUSSIE, L'ESPAGNE, LES ÉTATS FASCISTES ET LES DÉMOCRATIES BRISANT TOUTES LES GANGUES QUI LES EMPRISONNENT...
Qu'est-ce donc que cette proclamation ? Un anarchiste déchaîné ? Un habitant des îles Sandwich snr le sentier de la guerre ?
Non, mon ami, ces mots sont d'Edgar Varèse, un compositeur. Il expose le thème d'une de ses œuvres. Ce n'est d'ailleurs pas tout :
« Ce qu'il faudrait éviter : les accents de la propagande, aussi bien que les spéculations journalistiques sur les événements et les doctrines du jour. Je veux rendre la puissance de choc de notre époque, dépouillée de tous ses maniérismes et de tous ses snobismes. Je propose d'utiliser çà et là des bribes de phrases empruntées aux révolutions américaine, française, russe, chinoise, espagnole et allemande : des étoiles filantes et des mots aussi qui tombent comme des coups de marteau-pilon. J'aimerais un ton exalté, prophétique, incantatoire, l'écriture restant toutefois sèche, dépouillée. Et aussi quelques phrases de folklore, pour leur qualité humaine, terrestre. Je voudrais embrasser tout ce qui est humain, depuis ce qu'il y a de plus primitif jusqu'aux plus lointaines frontières de la science. »
Je vois d'ici les réactions que provoquera le texte ci-dessus. « Il est fou », dira-t-on. Ou bien : « Qui est-ce... un fou ? » Et : « Qui diantre est-ce que cet Edgar Varèse ? »
Des millions d'imbéciles heureux d'Américains sont capables aujourd'hui de réciter sans reprendre haleine une kyrielle de noms tels que Picasso, Strawinski, Joyce, Freud, Einstein, Blavatsky, Dali, Ouspenski, Krishnamurti, Nijinsky, Blenheim, Mannerheim, Messerschmitt, et cætera. Tout le monde bien sûr sait qui est Shirley Temple. Beaucoup de gens même connaissent le nom de Raimu. Mais Ramakrishna, il n'est sans doute pas une personne sur cent mille qui ait jamais entendu ce nom ou qui l'entendra jamais... à moins que ce livre ne devienne un best-seller, ce dont je doute.
Où est-ce que je veux en venir ? À ceci : il y a quelque chose de louche dans ce meilleur des mondes démocratiques en ce qui concerne la diffusion des informations essentielles. Un homme comme André Breton, qui est le père du surréalisme, peut se promener pratiquement incognito dans les rues de Manhattan. Depuis l'histoire Bonwit Teller1, des millions d'Américains connaissent maintenant fort bien le terme de surréalisme. Si vous interrogez quelqu'un à brûle-pourpoint, surréalisme, cela le fait penser à Salvador Dali. Et dire que nous sommes à l'âge d'or de l'information. Si vous voulez vous instruire sur le passé, écoutez les émissions intitulées « Miroir de l'Histoire ». Si vous voulez de fausses informations sur les événements mondiaux, achetez un journal ou écoutez à la radio le Président vous parler « de vous à lui » de la politique internationale. Si c'est encore trop pour vous, que cette pléthore d'informations justes et erronées, eh bien achetez donc le Reader's Digest... comme tout le monde.
Si vous voulez des renseignements exacts sur Edgar Varèse, et rédigés sur le mode lyrique, je vous renvoie à l'article de Paul Rosenfeld dans le dernier numéro de Deux fois par an, une anthologie semestrielle publiée par Dorothy Norman, 509 Madison Avenue, New York. Vous trouverez là Alfred Stieglitz, toujours sur la brèche. Je vous signale en passant que c'est une maison « cent pour cent américaine », comme on dit. Alors vous pouvez y aller en confiance.
Rosenfeld a traité si amplement et avec une telle intelligence de la musique de Varèse que tout ce que je pourrais dire ne ferait que répéter ce qu'il a écrit. Ce qui m'intéresse à propos de Varèse, c'est le fait qu'il semble incapable de trouver audience. Il est à peu près dans la situation où se trouverait aujourd'hui John Marin, après cinquante ans de travail s'il n'avait pas eu pour lui le fidèle dévouement de son grand ami Alfred Stieglitz. Le cas de Varèse est d'autant plus incompréhensible que sa musique est certainement la musique de l'avenir. Et l'avenir est déjà là puisque Varèse est là et qu'il a déjà révélé à une petite élite sa musique. Ce n'est évidemment pas une musique susceptible d'attirer d'emblée les foules.
Certains hommes, et Varèse est de ceux-là, sont comme de la dynamite. Ce fait seul, je pense, suffit à expliquer pourquoi on les traite avec une prudente timidité. Nous n'avons pas jusqu'à ce jour encore connu de censure en matière musicale, bien que je me souvienne avoir lu quelque part un article où Huneker se déclarait surpris qu'on n'eût pas censuré certaines œuvres musicales. En ce qui concerne Varèse, je suis intimement convaincu que, si on lui laissait le champ libre, on ne se contenterait pas de le censurer, mais qu'on le lapiderait. Pourquoi ? Pour la raison bien simple que sa musique n'est pas comme les autres. Sur le plan esthétique, nous sommes sans doute les gens les plus conservateurs du monde. Nous attendons d'avoir le tournis pour nous détendre. Nous nous cassons alors mutuellement la tête avec l'allégresse que donne la certitude de l'impunité. On nous a donné une éducation tellement poussée — ou tellement peu poussée — que nous sommes incapables d'apprécier quelque chose de neuf, de différent, si on ne nous en a pas parlé d'abord. Nous ne nous fions pas à nos cinq sens ; nous nous fions à nos critiques, à nos éducateurs, qui sont tous autant de ratés en ce qui concerne la création.
Bref, ce sont les aveugles qui guident les aveugles. Et c'est ainsi que l'avenir, qui nous talonne, se trouve avorté, bousculé, étouffé, mutilé, anéanti parfois et que se crée l'illusion d'un univers einsteinien ni chair ni poisson, un monde de courbes finies qui mènent au tombeau, ou à l'asile de vieillards ou de fous, ou au camp de concentration, ou dans les tièdes replis du parti démocrate-républicain. C'est ainsi que des fous se dressent pour restaurer l'ordre et la légalité à coups de hache, Quand des millions de vies humaines ont été sacrifiées, quand nous sommes enfin parvenus à les assommer, nous respirons un peu plus à l'aise dans nos cabanons capitonnés. Dans ces conditions, c'est un repos bien sûr, que d'écouter Mozart se faire hypnotiser par un grand magnétiseur comme Toscanini. Si vous avez les moyens de consacrer dix ou vingt-cinq dollars par jour à payer une âme compréhensive pour écouter vos doléances, on peut alors vous réadapter au rythme insensé de la vie que nous vivons et cela vous épargnera l'humiliation de devenir un adepte de la Science Chrétienne. Vous pouvez, à votre choix, faire ravaler votre moi ou vous le faire arracher, comme un oignon ou une verrue. Vous pourrez alors savourer Mozart davantage encore, et aussi les roucoulements de Tetrazzini ou les berceuses de Bing Crosby. À condition de ne pas la prendre trop au sérieux, la musique est un merveilleux calmant.
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1. Magasin de modes de la Cinquième Avenue à New-York, célèbre par la hardiesse de ses étalages. Salvator Dali, notamment, en conçut un jour la décoration. (N.d.T.)