DU GRAND CANYON À BURBANK

 

Je quittai le Grand Canyon vers neuf heures, par un matin ensoleillé, avec la perspective d'une tranquille et magnifique descente en toboggan du milieu des nuages jusqu'au niveau de la mer. À la réflexion, j'ai du mal à me souvenir si ce fut Barstow ou Needles que je traversai en premier. J'ai le vague souvenir d'être arrivé à Kingman vers le crépuscule. Ce doux bruit qu'on dirait de bracelets passant à travers une essoreuse et que j'aime tant dans le moteur s'était mué en un effroyable vacarme, à croire que la boîte de vitesse, le pont arrière, le différentiel, le carburateur, le thermostat et tous les vis, boulons et roulements de la voiture allaient s'éparpiller sur la route. Je progressais par petites étapes, m'arrêtant tous les trente ou quarante kilomètres pour laisser refroidir le moteur et ajouter de l'eau fraîche. Tout le monde me dépassait, les gros camions, les vieux tacots, les motocyclettes, les scooters, les troupeaux de bœufs, les vagabonds, les rats, les lézards et même les tortues et les escargots. À la sortie de Kingman je vis s'allonger devant moi une étendue peu engageante de désert. J'appuyai sur le champignon, décidé à parvenir à Needles avant la nuit. Quand je parvins au pied d'un col, près d'Oatman, le radiateur se mit à bouillir. Je bus un nouveau coca-citron — mon quinzième ou vingtième de la journée — et je m'assis sur le marchepied en attendant que le moteur se refroidisse. Il faisait une chaleur d'enfer dans ce défilé. Un vieil ivrogne traînait autour du garage. Il engagea la conversation. Il me dit que c'était le plus sale coin de la Nationale 66. Il n'y avait qu'une vingtaine de kilomètres mais c'était un sale passage. Ce qui m'inquiétait, ce n'était pas de savoir si la route était dangereuse ou non, mais si l'eau se mettrait à bouillir avant que je ne sois arrivé en haut du col. Je cherchai à savoir si la côte était longue, ou courte ou raide. « Il n'y en a pas un bout que vous puissiez grimper en prise », répétait l'ivrogne obstinément. Ce qui pour moi ne voulait rien dire puisqu'il m'arrive souvent de monter en première des passages où les autres voitures roulent en prise. « Et la descente est aussi mauvaise », dit-il. « Vous n'êtes qu'à six ou sept kilomètres du sommet. Si vous y arrivez, vous êtes tiré d'affaire. » Il ne dit pas quand vous y arrivez. Ce « si » m'ennuyait. « Que voulez-vous dire », demandai-je, « c'est si raide que ça ? » Non, ce n'était pas si raide, c'était délicat, voilà tout. Il y avait des gens qui s'affolaient quand ils se voyaient suspendus au bord du vide. C'était comme ça qu'il y avait des accidents. Je regardai le soleil descendre rapidement en me demandant si la seule ampoule des phares qui fonctionnait encore tiendrait le coup. Je tâtai le capot pour voir s'il avait refroidi. Il était brûlant comme un fourneau. Voyons, me dis-je, il y a une douzaine de kilomètres de descente. Si je parvenais au sommet, je pourrais toujours descendre en freinant au moteur : cela la rafraîchirait.

Je partis. La Buick faisait un terrible vacarme, un bruit humain, semblable aux hurlements d'un géant blessé. Tout me conseillait d'aller doucement. Au lieu de cela, j'appuyai à fond sur l'accélérateur. J'étais en prise et j'entendais y rester jusqu'au sommet du col. Par bonheur, je ne rencontrai que deux voitures. Du coin de l'œil, j'essayai de regarder le paysage, mais on ne voyait qu'une immense région noyée dans un bain de feu. Quand j'arrivai au sommet, le thermomètre marquait quatre-vingt-dix degrés passés. J'avais un bidon de dix litres d'eau, ce qui était bien suffisant. « Et maintenant », me dis-je, « en route pour la descente. Elle va se refroidir en moins de deux. » Ce devait être Oatman qu'on apercevait au fond du défilé. Ç'aurait aussi bien pu être le bout du monde. C'était un endroit absolument fantastique et je ne pouvais comprendre comment des gens pouvaient vivre là ; mais je n'avais guère le temps de méditer ce problème. Il me semblait que les engrenages patinaient. Je m'étais mis en première, mais je roulais trop vite. J'essayai de freiner un peu dans les virages en épingle à cheveux qui dévalaient vers les falaises dominant la ville. Mais rien ne me retenait vraiment. Seul le klaxon me donnait toute satisfaction. D'ordinaire il était un peu faible, mais il avait brusquement pris des accents vigoureux et cuivrés. J'allumai mon unique phare et klaxonnai éperdument. Il faisait noir, j'étais engagé maintenant dans une pente longue et douce où je ne dépassais pas le cinquante à l'heure. J'avais l'impression de voler quand je regardais les bas-côtés, et en même temps d'être sous l'eau et à la barre d'un étrange sous-marin découvert. Malgré le vent de la descente, il faisait agréablement tiède, comme à la fin d'une journée de chaleur, et cela me détendait. Je commençai à me sentir plus gaillard. C'était seulement la troisième ou quatrième fois que je me trouvais seul à rouler de nuit ; j'avais en effet la vue assez basse et conduire de nuit est un art que j'avais négligé de pratiquer lorsque j'avais pris des leçons à New York. Je ne sais pourquoi les gens s'écartaient respectueusement sur mon passage. Ils allaient même parfois jusqu'à s'arrêter presque complètement pour me laisser passer. Je ne pensais plus à mon unique phare. La lune s'était levée et il me semblait qu'il faisait assez clair pour conduire sans lumière. Je ne voyais qu'à quelques mètres devant moi, mais comme de toute façon je ne vois jamais plus loin, tout me paraissait parfaitement normal.

Comme j'approchais de Needles, il me sembla tout d'un coup que j'entrais dans une serre. L'air était chargé de parfums et il était devenu plus chaud. J'arrivais aux abords d'une pièce d'eau qui devait être un lac quand un homme en uniforme se précipita au milieu de la route et m'ordonna de stopper. « Arrêtez votre moteur », dit-il tranquillement. J'étais si sonné que je ne m'étais même pas aperçu que la voiture continuait à rouler. « Serrez le frein », dit-il, un peu plus sèchement. C'était l'inspecteur du poste d'entrée en Californie. « Me voici donc en Californie ? » dis-je, très content de moi. Pour toute réponse, il me dit : « D'où venez-vous ? » Un moment je fus incapable de penser. D'où je venais ? D'où ? Pour gagner du temps, je lui demandai ce qu'il entendait par là : « D'où je viens aujourd'hui, ou bien où j'habite ? » demandai-je. Il semblait vouloir dire d'où j'étais parti ce matin, c'était assez évident rien qu'au ton dégoûté qu'il prit pour me fournir cette précision. Et soudain je me souvins : c'était du Grand Canyon que j'étais parti ce matin. Mon Dieu, que j'étais content de m'en souvenir. Ces oiseaux-là sont capables de devenir très méfiants si on a une défaillance de mémoire. « Vous voyagez seul ? » interrogea-t-il. Promenant dans la voiture le faisceau de sa torche électrique, il continua : « Êtes-vous citoyen américain ? » Cela me parut le comble de l'absurdité, après tout ce que j'avais enduré depuis le matin. Je faillis lui éclater de rire au nez, comme un hystérique. « Oui, je suis citoyen américain », dis-je en me contenant, trop heureux de n'avoir pas à exhiber une carte d'identité ou quelque autre preuve de ma nationalité. « Né à New York, je suppose ? » « Oui », répondis-je, « né à New York. » « À New York même ? » « Oui, monsieur, à New York même. » Je crois me rappeler qu'il me posa ensuite une foule de questions à propos d'insectes, de feuilles de choux, de rhododendrons, de datura et de formaldéhyde, auxquelles je répondis instinctivement par Non, monsieur, Non, monsieur, Non, monsieur ! On se serait cru dans une petite classe de catéchisme, seulement on était en Californie au bord d'un étang ou d'un grand lac et le thermomètre était à nouveau aux alentours de quatre-vingt-dix degrés.

« Vous savez que vous n'avez pas d'éclairage ? » dit-il.

« Ma foi, non », fis-je, angélique, coupant le contact et descendant pour aller voir.

« Où allez-vous maintenant ? » dit-il.

« À Needles. C'est loin ? »

« Quelques kilomètres », dit-il.

« Ah bon. Je vais filer jusque-là alors. Merci beaucoup. »

Je remontai au volant et démarrai dans un vrombissement et un bruit de ferraille assourdissants. Quelques mètres plus loin, je fus de nouveau arrêté. Un homme brandissant une torche électrique, l'air un peu éméché, était accoté de façon fort instable à la portière de sa voiture ; il me saisit le bras en me demandant la route pour tel endroit, une ville dont je n'avais de ma vie entendu parler.

« À gauche », dis-je, sans un instant d'hésitation.

« Vous êtes sûr ? » dit-il, balançant sa tête au-dessus de mon volant avec une surprenante souplesse.

« Absolument », dis-je, en démarrant. « Je ne veux pas retourner à Kingman », dit-il.

« Oh, vous ne pouvez pas vous tromper », dis-je en appuyant sur l'accélérateur et en menaçant de le décapiter. « La première route à gauche... à quelques mètres. »

Je le laissai planté au milieu de la route et marmonnant dans sa barbe. Je souhaitai seulement qu'il n'essayât pas de me suivre dans un élan fraternel d'ivrogne et qu'il m'expédiât ainsi dans le fossé, comme un type que j'avais rencontré un jour dans le Texas, du côté de Vega et qui m'assura que quelque chose n'allait pas à ma voiture — il prétendait que j'avais perdu ma dynamo — puis qui voulut m'escorter jusqu'à la ville la plus proche, manquant de m'emboutir durant le trajet. Tout ce qu'il voulait en fait, c'était que je lui paie un verre. C'est toujours amusant de tomber comme ça sur un ivrogne qui ne vous lâche plus de la nuit ! Il est vrai que cela vaut toujours mieux que de tomber sur une femme enceinte flanquée de cinq enfants, comme c'est arrivé à un de mes amis.

À Needles j'allai me coucher aussitôt après dîner avec l'intention de me lever dès cinq heures le lendemain matin. Mais à trois heures et demie, j'entendis le chant des coqs et, me sentant parfaitement dispos, je pris une douche et décidai de partir dès l'aube. Il faisait assez frais à cette heure, vingt-trois ou vingt-cinq degrés, à peu près. Mon thermomètre marquait déjà soixante-quinze degrés. Je me dis qu'il faudrait que je fusse à Barstow avant que ne commence la vraie chaleur, vers neuf heures du matin, au plus tard. De temps en temps, il me semblait qu'un oiseau en folie traversait à tire-d'aile la voiture, avec cet étrange gazouillement que j'entendais depuis que j'avais quitté les Ozarks. C'était le genre de musique que font les goupilles quand elles sont trop serrées ou trop détendues. Je n'arrivais pas à découvrir si le bruit venait de la voiture ou des habitants des airs et parfois je me demandais si un oiseau n'était pas prisonnier dans le fond de la voiture et s'il ne se mourait pas de soif ou de mélancolie.

Comme je sortais de la ville, une voiture immatriculée de New York ralentit en passant à ma hauteur et une femme me cria d'un air d'extase : « Salut, New York ! » C'était une de ces excitées qui vous piquent une crise d'hystérie pour un rien. Elle roulait à une allure modérée, à quelque soixante-dix à l'heure et je crus que j'allais pouvoir marcher dans ses roues. Je la suivis pendant près de cinq kilomètres quand je constatai que le thermomètre frisait quatre-vingt-dix degrés. Je ralentis et me livrai à quelques exercices de calcul mental. À Albuquerque, quand j'avais rendu visite au mécanicien-sorcier, Hugh Dutter, j'avais appris qu'il existait une différence entre la température que marquait mon thermomètre et la température réelle de l'eau du radiateur. Une différence de neuf degrés, qui était, paraît-il, en ma faveur, bien que en pratique je n'aie jamais eu le loisir de m'en apercevoir. Hugli Dutter avait fait tout son possible pour résoudre ce problème d'échauffement : il avait tout fait sauf détartrer le radiateur. Mais c'était ma faute. Je lui avais dit que je l'avais fait faire quelque six mille kilomètres plus tôt. Il a fallu que j'arrive à Joseph City, dans l'Arizona et que j'y rencontre un vieux négociant indien, pour me rendre compte que la seule solution était de faire à nouveau détartrer le radiateur. Bushman, c'était le nom de mon Indien, eut l'amabilité de m'accompagner jusqu'à Winslow pour me remettre aux mains d'un homme de l'art. C'est ainsi que je fis connaissance de son gendre, un autre sorcier de l'automobile ; j'attendis quatre heures et pendant ce temps-là, on nettoya le radiateur, on régla une fois de plus l'allumage, on changea la courroie du ventilateur, on chatouilla les pointeaux du carburateur, on rôda les soupapes, on régla le carburateur et cætera. Le tout pour la modique somme de quatre dollars. Quelle merveille, une fois l'opération terminée, que d'entrer dans Flagstaff, au plus chaud de l'après-midi, avec un thermomètre qui ne marquait que cinquante-cinq degrés ! J'en pouvais à peine croire mes yeux. Bien sûr, environ une heure plus tard, alors que la chaleur commençait à tomber et que je montais une longue côte sur la route de Cameron, cette saloperie se remit à bouillir. Mais bientôt je sortis de la forêt pour m'enfoncer dans un no man's land où les montagnes avaient des teintes vineuses, où la terre était d'un vert de pois et où les mesas prenaient des tons roses, bleus, noirs et blancs : c'était merveilleux. Je crois que pendant plus de soixante kilomètres, je ne rencontrai pas une habitation. Cela arrive souvent quand on roule dans l'ouest. Seulement ici c'est terrifiant. Je rencontrai trois voitures et puis ce ne fut plus que le désert et le silence, tandis que disparaissait peu à peu toute trace de vie humaine ou végétale, de lumière aussi. Soudain, jaillis semblait-il de nulle part, trois cavaliers surgirent au milieu de la route, à cinquante mètres devant moi. On aurait dit qu'ils venaient de se matérialiser. Un instant je crus qu'ils allaient m'attaquer. Mais non, ils caracolèrent un moment sur la route, me saluèrent au passage, puis, éperonnant leurs montures, s'enfoncèrent dans la fantasmagorie du crépuscule, où ils eurent bientôt disparu. Ce qui me surprit le plus, c'était qu'ils parussent suivre une direction ; ils s'éloignèrent comme s'ils allaient quelque part, alors que de toute évidence, on ne pouvait aller nulle part. Je faillis presque manquer Cameron. Par bonheur, il y avait un poste d'essence, quelques cabanes, un hôtel et des baraquements sur le bord de la route. « Pour aller à Cameron ? » demandai-je, croyant que l'agglomération s'étendait de l'autre côté du pont. « Vous y êtes », dit le pompiste. L'aspect fantastique du décor me fascina si fort qu'avant de m'enquérir d'une chambre, je fis quelques pas jusqu'au Petit Colorado pour regarder le canyon. J'appris seulement le lendemain matin que je me trouvais à la lisière du Désert Peint que j'avais quitté la veille au matin. Je croyais être arrivé à une sorte de bout du monde, à un nombril du monde où les rivières disparaissent et où le magma bouillonnant des entrailles de la terre fait sourdre le granit en veines rosées comme des hémorroïdes géodésiques.

Mais au fond, où étais-je donc ? Je ne sais pas pourquoi, mais depuis que j'avais traversé Tucumcari, j'étais complètement perdu. Sur les plaques minéralogiques du Nouveau Mexique, on lit « Le Pays des Merveilles. » Et c'est fichtrement vrai ! Dans cet immense rectangle qui comprend des fragments de quatre États — l'Utah, le Colorado, le Nouveau Mexique et l'Arizona — tout n'est qu'enchantement, sorcellerie, illusion et fantasmagorie. Peut-être est-ce cette région sauvage et en partie inexplorée qui contient le secret du continent américain. C'est la terre de l'Indien par excellence. Tout ici est hypnagogique, chtonien et supracéleste. La nature s'est déchaînée. L'homme n'est qu'un intrus, une verrue. On ne veut pas de lui. Des Peaux-Rouges, oui, mais ils sont si loin de l'idée que nous nous faisons de l'homme qu'on les croirait d'une autre espèce. Les roches portent gravées leurs glyphes et leurs hiéroglyphes. Sans parler des empreintes des dinosaures et autres monstres antédiluviens. Face au Grand Canyon, on dirait que la nature se répand en supplications. D'un bord à l'autre, la distance moyenne est de seize à vingt-huit kilomètres, mais il faut deux jours pour faire la traversée à pied ou à dos de mule. Le courrier met quatre jours et c'est un voyage fantastique qui fait passer à vos lettres les frontières de quatre États. Les animaux et les oiseaux franchissent rarement l'abîme. D'un étage à l'autre les arbres et la végétation diffèrent : quand on descend du bord du gouffre jusqu'au fond, on passe par presque tous les climats connus à la surface du globe, à l'exception des climats polaires. Entre deux couches rocheuses, certains savants ont déclaré qu'il existait une différence de cinq cent millions d'années. C'est fou, c'est démentiel et en même temps, c'est si grandiose, si sublime, si fantastique que la première fois qu'on contemple ce paysage, on s'effondre en pleurs de joie. C'est du moins ce qui m'est arrivé. Cela faisait plus de trente ans que je me consumais d'envie de voir cet abîme béant. Comme Paestum, comme Mycènes, comme Épidaure, c'est un des rares paysages de la terre qui non seulement répondent à l'idée qu'on se faisait d'eux, mais encore qui la surpassent. Mon ami Bushman, qui a été pendant des années guide là-bas, m'a raconté des histoires extraordinaires à propos du Grand Canyon. Je suis prêt à croire tout ce qu'on pourra me raconter à son sujet, phénomènes géologiques, monstruosités animales ou végétales, ou légendes indiennes. Si l'on venait me dire que les pics, les tables rocheuses et les amphithéâtres si justement baptisés Tour de Set, Pyramide de Chéops, Temple de Siva, d'Osiris, d'Isis, sont en réalité l'œuvre d'Égyptiens, d'Hindous, de Perses, de Chaldéens, de Babyloniens, d'Éthiopiens, de Chinois ou de Thibétains, j'écouterais d'une oreille crédule. Le Grand Canyon est une énigme et malgré tout ce que nous pourrons apprendre sur son compte, nous ne connaîtrons jamais l'ultime vérité.

Comme je le disais, j'entrais dans le désert qui s'étend entre Needles et Barstow. Il était six heures, et le désert baignait encore dans la fraîcheur du matin ; je m'assis sur le marchepied et j'attendis que le moteur se refroidisse. Je fis encore d'autres haltes semblables, tous les trente à quarante kilomètres, à peu près. Quand j'eus parcouru environ quatre-vingts kilomètres, la voiture ralentit d'elle-même et rien de ce que je pus faire n'y changea rien. Je dus continuer en me traînant à trente-cinq kilomètres à l'heure. Arrivé à un endroit qui s'appelait Amboy, je crois bien, j'eus une rafraîchissante conversation avec un vieux rat du désert qui était l'incarnation même de la paix, de la sérénité et de la charité. « Ne vous énervez pas », me dit-il. « Vous arriverez toujours à temps. Si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera demain. Ça n'a pas d'importance. » On lui avait volé pendant la nuit son appareil distributeur de cacahuètes. Cela ne l'émouvait nullement. Il mettait cela sur le compte de la nature humaine. « Il y a des gens », disait-il, « auprès de qui vous vous sentez un roi, et d'autres moins qu'un ver. On en apprend sur la nature humaine en regardant passer les voitures ! » Il m'avait prévenu que j'allais arriver à un passage de soixante kilomètres qui me sembleraient les soixante kilomètres les plus longs que j'eusse jamais parcourus. « Je l'ai fait des centaines de fois », dit-il, « et chaque fois les kilomètres me semblaient avoir encore allongé. »

Comme il avait raison ! Je ne devais guère l'avoir quitté depuis longtemps et j'avais peut-être fait huit kilomètres quand il me fallut m'arrêter sur le bord de la route et me reposer un peu. Je m'installai sous un hangar au toit de tôle et me mis patiemment à me tourner les pouces. Sur la paroi se trouvait inscrite en sorte d'hiéroglyphes une liste de tout ce qui dans un moteur est susceptible de chauffer et de se détraquer. La liste était si longue que je me demandai comment on pouvait mettre le doigt sur ce qui n'allait pas si l'on n'était pas au moins diplômé de l'École de Diabolisme Mécanique d'Henry Ford. D'ailleurs, il me semblait que toutes les parties délicates de mon char à banc* avaient été soignées. Il est vrai que l'âge à lui seul devait compter beaucoup. Moi-même, je ne fonctionnais pas si merveilleusement et je ne suis pourtant pas ce qu'on appelle un vieux modèle.

Eh bien, j'irais doucement, voilà tout. « Ne t'énerve pas ! » me répétais-je sans cesse. Les voitures modernes me doublaient en vrombissant à cent vingt ou cent trente à l'heure. Toutes climatisées, sûrement. Avec ces engins, traverser le désert n'était plus rien : c'était l'affaire de deux heures, tandis que la radio vous apportait la voix de Bing Crosby ou la musique de Count Basie.

Je traversai Ludlow dans une atmosphère de totale irréalité. L'or brillait partout en grosses pépites. Il y avait un lac de lait condensé qui s'était gelé durant la nuit. Il y avait des yuccas palmiers ou sinon des yuccas dattiers ou encore des cocotiers, et des lauriers-roses et des tilleuls des Everglades. La chaleur montait en vagues comme l'Échelle de Jacob vue dans un miroir en tôle ondulée. Le soleil était devenu une omelette sanglante qui grésillait doucement. Les cigales chantaient et ce mystérieux oiseau que j'avais déjà entendu dans le fond de la voiture s'était je ne sais comment faufilé sous mes pieds entre le changement de vitesse et le frein. Tout se traînait, y compris le piano miniature et l'orgue à vapeur que dans ma traversée sous-marine de la nuit précédente le cardan avait accrochés au passage. C'était une grandiose cacophonie, avec le moteur qui bouillait dans son huile comme un instrument antique, les pneus qui se gonflaient comme des crapauds morts et les boulons qui tombaient comme de vieux chicots. Les dix premiers kilomètres me firent l'effet de cent kilomètres, les dix suivants de mille et le reste du trajet dépassait les possibilités humaines de calcul.

J'arrivai à Barstow à une heure de l'après-midi, après avoir subi un nouvel interrogatoire de la part des inspecteurs de Daggett ou de Dieu sait quel maudit patelin, qui voulaient savoir si je ne transportais pas de plantes ni d'insectes nuisibles. Je n'avais rien mangé depuis quatre heures du matin, et pourtant je n'avais aucun appétit. Je commandai un steak, en avalai une bouchée et me jetai sur le thé glacé. J'étais assis, témoignant en diverses langues de ma gratitude, quand je repérai deux femmes que je reconnus pour les avoir vues à l'hostellerie de l'Ange Etincelant. Elles avaient quitté le Grand Canyon le matin et dîneraient sans doute à Calgary ou à Ottawa. Je me faisais l'effet d'un lingot à demi fondu. Mon cerveau était liquéfié, vaporisé. Je ne pensai pas bien entendu à Olsen. J'étais en train de me creuser la cervelle pour essayer de me souvenir si j'étais parti de Flagstaff, de Needles ou de Winslow. Soudain je me rappelai une excursion que j'avais faite la veille, — ou était-ce trois jours plus tôt ? — au Cratère du Météore. Où diantre était donc le Cratère du Météore ? J'étais la proie d'hallucinations bénignes. Le barman faisait tourner un cube de glace dans un verre. Le patron du restaurant s'était armé d'un vaporisateur d'insecticide et faisait un carnage parmi les mouches posées sur l'extérieur de la porte. C'était la Fête des Mères. On était donc dimanche. J'avais espéré pouvoir me reposer tranquillement à l'ombre à Barstow en attendant le coucher du soleil. Mais on ne peut pas rester attablé pendant des heures dans un restaurant si on ne commande pas sans cesse quelque chose. Je commençai à me sentir nerveux. Je décidai d'aller au bureau du télégraphe et d'envoyer une formule toute faite de vœux pour la Fête des Mères. Dans les rues tout à la lettre grésillait. La chaussée avait l'air d'une banane frite flambant au rhum et à la créosote. Les maisons fondaient, leurs genoux fléchissaient et elles menaçaient de se liquéfier en colle et en glucose. Seuls les postes d'essence semblaient capables de survivre. Ils avaient un air d'accueillante fraîcheur. Ils étaient impeccables et railleurs. Ils n'avaient rien à voir avec la vie humaine. Ils ignoraient la détresse.

Le bureau du télégraphe était dans la gare. Je m'assis sur une banquette à l'ombre après avoir envoyé mon câble et j'évoquai l'année 1913, où en ce même mois et presque jour pour jour à la même date j'avais pour la première fois vu Barstow par la fenêtre d'un wagon de chemin de fer. Le train était toujours dans la gare comme il l'était déjà vingt-huit ans auparavant. Rien n'avait changé, sinon peut-être que j'avais depuis lors traîné ma carcasse à travers la moitié du monde. Le souvenir qui était resté le plus vif dans ma mémoire, c'était celui des oranges qui pendaient aux branches. L'odeur plus encore que la vue. C'était comme quand on s'approche pour la première fois d'une femme, d'une femme dont on n'avait jamais osé espérer qu'on la rencontrerait. J'avais d'autres souvenirs encore, plus amers ceux-là. L'endroit où je m'étais fait embaucher aux environs de Chula Vista, et où toute la journée, sous le soleil torride, je brûlais des broussailles. L'affiche collée sur un mur à San Diego, annonçant une série de conférences par Emma Goldman, et qui modifia tout le cours de mon existence. Je me souvenais aussi avoir cherché une place dans un ranch d'élevage près de San Pedro, croyant que j'allais me faire cow-boy parce que j'en avais assez des livres. Avoir passé des nuits debout sur la véranda du dortoir de bûcherons, le regard tourné vers Point Loma et me demandant si j'avais bien compris ce livre étrange que j'avais lu à la bibliothèque municipale de Brooklyn et qui s'appelait Bouddhisme Ésotérique. J'étais tombé dessus une autre fois à Paris, vingt ans plus tard et j'en étais devenu fou. Non, rien n'avait radicalement changé. Tout n'avait été que confirmations plutôt que désillusions. À dix-huit ans j'étais déjà aussi philosophe que je le suis et que je le serai jamais. Un anarchiste résolu, un esprit non partisan, un franc-tireur, un cavalier solitaire. Avec des amitiés solides et des haines qui ne l'étaient pas moins, et l'horreur de tout ce qui est tiédeur et compromission. À cette époque, la Californie ne m'avait pas plu et j'avais le pressentiment que je ne l'aimerais pas cette fois-ci non plus. Un de mes enthousiasmes d'antan en tout cas m'avait complètement passé : c'était le désir de voir l'Océan Pacifique. Le Pacifique me laisse complètement indifférent. Ou du moins la partie qui baigne les rivages de Californie : Venise, Redondo, Long Beach. Je ne suis pas encore allé dans tous ces endroits, bien que je n'en sois qu'à quelques minutes, puisque, au moment où j'écris ces lignes, je me trouve précisément en pleine aberration à Hollywood, la cité de la pellicule.

Donc, la voiture s'était un peu refroidie et moi aussi. Je penchais même vers la mélancolie. En route pour San Bernardino !

Durant trente kilomètres à la sortie de Barstow, on traverse une sorte de planche à laver entourée de dunes qui rappellent Bergen ou Canarsie. Au bout d'un moment, on aperçoit des fermes et des arbres, de gros arbres verts qui s'agitent dans la brise. Et tout d'un coup, le monde redevient humain : grâce aux arbres. Lentement, graduellement, on commence à monter. Tous les mille pieds un panneau indique l'altitude. La chaleur déforme le paysage. Autour de soi se dressent des sommets déchiquetés qui disparaissent presque dans les vagues de chaleur dansantes du plein après-midi. Certains pics même ont complètement disparu et seule brille dans les cieux la neige aux reflets roses : on dirait un cornet de glace sans cornet. D'autres ne montrent plus qu'une façade de carton-pâte, pour signaler leur présence.

À quelque quinze cents mètres plus près de Dieu et de ses satellites ailés, l'univers entier dégringole sur vous. Tous les sommets se précipitent sur vous, comme dans un dessin animé publicitaire. Et c'est une brusque explosion de verdure, de la verdure la plus verte qu'on puisse imaginer, comme pour prouver définitivement que la Californie est bien le paradis qu'elle se vante d'être. Ce n'était pas moi qui m'extasiais : c'était un homme caché en moi qui essayait de retrouver l'émerveillement des pionniers qui avaient franchi ce même col à pied ou à cheval. Au volant d'une voiture, pris dans le flot des chauffeurs du dimanche, on ne peut pas éprouver l'émotion qu'un pareil panorama devrait faire naître dans le cœur de l'homme. Je veux un jour franchir ce col — la Passe de Cajon — à pied, tenant humblement mon chapeau à la main et saluant le Créateur. J'aimerais que ce fût l'hiver et qu'un peu de neige couvrît le sol et j'aimerais être assis dans une petite luge comme celle avec laquelle jouait Jean Cocteau quand il était enfant. Je me laisserais descendre jusqu'à San Bernardino. Et s'il y avait des oranges mûres, peut-être Dieu aurait-il la bonté d'en disposer quelques-unes à portée de ma main afin que tout en dévalant à cent trente à l'heure, je puisse en prendre pour les donner aux pauvres. Bien sûr, c'est à Riverside qu'il y a des oranges, mais avec une petite luge et une mince couche de neige, qu'est-ce que quelques libertés prises avec la géographie !

Ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que la Californie commence à la Passe de Cajon, à quinze cents mètres d'altitude. Tout ce que l'on trouve avant le col n'est qu'accessoire et antichambre. Barstow est dans le Nevada et Ludlow est une fiction ou un mirage. Quant à Needles, sans doute en une autre époque, tertiaire ou mésozoïque, était-elle au fond de l'océan.

Le temps que j'arrive à Burbank, le ciel s'était obscurci et empli d'avions en puissance. Des étudiants ingénieurs étaient assis sur le trottoir de la Grande Rue, à manger des sandwiches qu'ils faisaient passer avec du coca-cola. J'essayais d'avoir une pensée émue pour la mémoire de Luther Burbank, mais la circulation était trop intense et il n'y avait pas de place pour se garer. Je ne voyais vraiment aucun rapport entre Luther et la ville à laquelle il avait donné son nom. Ou peut-être l'avait-on baptisée ainsi en l'honneur d'un autre Burbank, roi de l'eau minérale, ou du pop-corn ou du contreplaqué. Je m'arrêtai à un drugstore et pris un bromure à l'eau de Seltz, pour « simples migraines », me dit-on. La véritable Californie commençait à se manifester. J'avais envie de vomir. Mais il faut un permis pour dégueuler en public. Je me rendis donc à l'hôtel et pris une magnifique chambre avec un poste de radio qui avait l'air d'un panier à linge sale. Bing Crosby roucoulait, toujours la même chanson que j'avais déjà entendue à Chattanooga, à la Taverne de Boswell, à Chickamauga et en divers autres lieux. J'ôtai mes chaussettes et les fourrai contre le haut-parleur pour mettre une sourdine. Il était huit heures du soir et il me semblait que je m'étais levé à l'aube au moins cinq jours auparavant. Il n'y avait pas de scarabées ni de punaises : rien que le grondement régulier des voitures sur l'asphalte. Et bien entendu Bing Crosby, quelque part dans le ciel, dans cet éther dont un prisunic s'était assuré la propriété exclusive.