PRÉFACE

 

C'est à Paris, voici quelques années que l'idée m'est venue d'écrire un livre sur l'Amérique. À cette époque la possibilité de réaliser mon projet semblait fort lointaine, car pour écrire ce livre il me fallait visiter les États-Unis en flâneur, avoir le portefeuille bien garni et cætera. Je ne savais absolument pas quand ce jour viendrait.

Faute d'avoir les moyens d'entreprendre ce voyage, la meilleure solution me parut être de le faire en imagination, et je m'attelai à cette tâche à mes moments perdus. Ce périple imaginaire, je m'en souviens, débuta par l'héritage que je fis d'un gros carnet de notes qui avait appartenu à Walter Lowenfelds ; la veille de son départ, celui-ci m'avait demandé de l'aider à brûler une énorme pile de manuscrits, qui représentaient des années de travail.

Souvent, quand vers minuit je regagnais mon studio, je m'installais devant ma table et j'inscrivais dans cette sorte de registre céleste les innombrables menus détails qui constituent la comptabilité d'un écrivain : rêves, plans d'attaque et de défense, souvenirs, titres de livres que je me proposais d'écrire, noms et adresses de créanciers éventuels, éditeurs à harceler, noms de champs de bataille, de monuments, de retraites monastiques et je ne sais quoi encore. Je me rappelle également fort bien avec quelle émotion je couchais sur le papier des mots comme Mobile, Swanee River, Navajos, le Désert Peint, lynchage, chaise électrique.

Comme je regrette aujourd'hui de ne pas avoir écrit une relation de ce voyage imaginaire qui commença à Paris. Cela aurait fait un tout autre livre !

Mais pour vain qu'il risquât de s'avérer, j'avais quand même une raison de vouloir le faire, ce voyage, autrement qu'en esprit. J'éprouvais le besoin de me réconcilier avec mon pays natal. C'était là un besoin pressant car, différent en cela de la plupart des enfants prodigues, je n'entendais pas rentrer au pays pour ne plus quitter désormais le sein de ma famille, mais tout au contraire repartir à l'aventure pour ne peut-être plus jamais revenir. Je voulais jeter un dernier regard à ma patrie et la quitter sans amertume. Je ne voulais pas la fuir comme je l'avais fait autrefois. J'avais envie de la serrer contre moi, de m'assurer que les vieilles blessures étaient bien cicatrisées, et de m'en aller vers l'inconnu la bénédiction aux lèvres.

En quittant la Grèce j'étais d'humeur sereine. Si jamais quelqu'un sur terre n'avait ni haine, ni préjugé, ni amertume, c'était bien moi, pensais-je. J'étais persuadé que, pour la première fois de ma vie, j'allais contempler New York et le continent qui s'étendait derrière sans trace de mépris ni de dégoût.

Il advint que le bateau faisait d'abord escale à Boston. C'était peut-être regrettable, mais l'épreuve était excellente. Je n'étais pas mécontent du tour que me jouait le destin. J'étais tout prêt à aimer ce Boston que je n'avais jamais vu.

Quand je montai sur le pont pour jeter un premier coup d'œil sur la côte, ma déception fut immédiate. Ce fut même plus que de la déception : je ressentis une réelle tristesse. La côte américaine me parut maussade et inhospitalière. Je n'aimai pas non plus l'aspect des maisons américaines ; il y a dans leur architecture un je ne sais quoi de froid et d'austère, de morne et de décourageant. Chacune était un foyer avec tout ce que ce vocable implique de laid, de sinistre et de malfaisant pour une âme inquiète. Cela vous avait un petit air moralisateur qui me glaçait jusqu'à l'os.

C'était un jour d'hiver et le vent soufflait par rafales. Je descendis à terre avec un des passagers. Je n'arrive plus à me souvenir qui était ce compagnon ni de quoi il avait l'air, ce qui est assez significatif de mon état d'esprit d'alors. Nous nous trouvâmes, je ne sais plus pourquoi, à flâner dans la gare, un endroit lugubre qui m'emplit d'appréhension et me rappela aussitôt des souvenirs pénibles d'autres gares semblables dans d'autres villes semblables. L'image la plus vivace que je garde de cette gare de Boston, c'est celle des énormes piles de livres et de magazines qui n'avaient rien perdu de leur agressive vulgarité. Et je me rappelle aussi la tiédeur de matrice de cette gare... si américaine, si inoubliablement américaine.

C'était dimanche et toute la ville était dehors, grossie de groupes d'étudiants tapageurs. Ce spectacle me donna la nausée. Je n'avais plus envie que de regagner le bateau le plus vite possible. En une heure j'avais vu tout mon content de Boston, qui me parut hideux.

Pour rejoindre le quai où nous attendait la chaloupe, nous franchîmes des ponts, des voies ferrées, nous passâmes devant des entrepôts, des usines, des docks et Dieu sait quoi. J'avais l'impression de marcher dans le sillage d'un géant en folie qui avait semé la terre de ses rêves hystériques. Si seulement j'avais vu un cheval, ou une vache ou même une chèvre décharnée en train de mâchonner des boîtes de conserves, quel soulagement ç'aurait été. Mais on ne voyait rien qui appartînt au règne animal, végétal ni humain. Ce n'était qu'un vaste bric-à-brac, dû au délire avide de monstres pré-humains ou sub-humains. C'était quelque chose de purement négatif, une sorte de néant, un cauchemar et je finis par me mettre à courir, en proie au dégoût, à la nausée, et à la bise hurlante et cinglante qui recouvrait toutes choses d'une carapace glacée. Quand je parvins au canot, je priais le ciel que par je ne sais quel miracle le capitaine décidât de changer de route et de remettre le cap sur le Pirée.

C'était un mauvais début. La vue de New York, de la rade, des ponts, des gratte-ciels ne fit rien pour modifier ma première impression. À l'image de sinistre laideur que m'avait laissée Boston, s'ajoutait maintenant un sentiment de terreur qui m'était familier. En contournant la Batterie, en approchant à la nuit tombante de la rive, avec ses rues noires d'insectes affairés, je retrouvai le sentiment que m'avait toujours inspiré New York : que c'était l'endroit le plus horrible de la terre du bon Dieu. Aussi souvent que je m'échappe, je suis repris comme un esclave fugitif et chaque fois je déteste cette ville davantage, chaque fois j'ai pour elle un mépris plus grand.

Me revoilà pris dans la souricière. Je cherche à fuir mes amis d'autrefois ; je ne veux pas revivre avec eux le passé car le passé est chargé de souvenirs lamentables et sordides. Je ne pense qu'à quitter New York, qu'à connaître quelque chose d'authentiquement américain. Je veux aller revoir des endroits que j'ai visités jadis. Je veux sortir à l'air libre.

Mais pour entreprendre quoi que ce soit il faut de l'argent. J'étais arrivé sans un sou, exactement comme j'étais parti des années auparavant. Au Gotham Book Mart, je trouvai un peu d'argent que Miss Staloff avait recueilli pour moi auprès de ses clients. C'était une agréable surprise et j'en fus touché. Néanmoins je n'avais pas là de quoi vivre bien longtemps. Il me faudrait trouver de l'argent. Peut-être prendre une situation, perspective bien déprimante.

Cependant, mon père était en train de mourir. Il se mourait depuis trois ans. Je n'avais pas le courage d'aller lui rendre visite les mains vides. Je me désespérais. Il faudrait qu'il arrive quelque chose, un miracle. Et le miracle se produisit. Je rencontrai par hasard un homme que je prenais pour un ennemi. Ses premiers mots ou presque furent : « Comment vont les finances ? Est-ce que je peux vous aider ? » De nouveau, je fus touché cette fois jusqu'aux larmes.

Quelques mois plus tard, j'étais dans le Sud chez un vieil ami. Je passai là une grande partie de l'été puis rentrai à New York. Mon père vivait toujours. J'allais le voir régulièrement chez lui, à Brooklyn, et nous parlions du bon vieux temps à New York (celui des années 80 et 90), je rencontrais les voisins, j'écoutais la radio (toujours ces satanés « Incollables »), je discutais de la nature de la prostate, des idiosyncrasies de la vessie, du New Deal qui était encore une chose neuve pour moi et plutôt absurde et ridicule. J'entends encore les voisins dire « Ah, ce Roosevelt ! », comme s'ils disaient « Ah, ce Hitler ! » L'Amérique subissait une profonde évolution, on ne pouvait le nier. Et j'étais persuadé que d'autres bouleversements suivraient celui-ci. Plus rien n'était normal et cela s'accentuait tous les jours. Peut-être allions-nous nous retrouver à quatre pattes, jacassant comme des babouins. On courait au désastre, tout le monde en avait l'impression. Oui, l'Amérique avait changé. Quel manque de ressort, quel désespoir, quelle résignation, quel scepticisme, quel défaitisme : je ne pouvais au début en croire mes oreilles. Et par-dessus tout cela le même vernis d'optimisme béat... seulement qui craquait maintenant de partout.

J'avais des fourmis dans les jambes. Mon père ne semblait toujours pas disposé à mourir. Dieu sait combien de temps je risquais d'être coincé à New York. Je décidai donc de mettre mes projets à exécution. Il faudrait bien faire ce voyage un jour : alors pourquoi attendre ? Toujours ces questions d'argent, bien sûr. Il faut de l'argent pour voyager d'un bout à l'autre des États-Unis pendant un an environ. Beaucoup d'argent. Combien, je n'en avais pas une idée précise ; mais je savais que si je ne partais pas bientôt, il me faudrait renoncer à jamais à mon projet.

Depuis mon retour du Sud, je me rendais chaque fois que j'en avais le loisir à l'atelier d'Abe Rattner, afin de perfectionner mes talents d'aquarelliste. Je mis un jour la conversation sur le voyage que j'entendais entreprendre. À ma surprise, Rattner manifesta le désir de m'accompagner. Bientôt, nous discutions du genre de livre que nous ferions : quelque chose de grand avec illustrations en couleurs et cætera. Un genre de livre de luxe, comme les magnifiques éditions françaises que nous connaissions bien tous les deux. Quant à l'éditeur, nous ne savions pas encore à qui nous adresser. Ce qui importait d'abord, c'était de faire le livre, après on chercherait un éditeur. Et si nous n'en trouvions pas, ç'aurait toujours été un beau voyage.

L'idée nous vint peu à peu de nous procurer une voiture. On ne peut visiter l'Amérique qu'en automobile : c'est ce que tout le monde dit. Bien entendu, ce n'est pas vrai, mais c'est une formule qui sonne bien. Je n'avais jamais eu de voiture, je ne savais même pas conduire. Je regrette aujourd'hui que nous n'ayons pas plutôt choisi comme mode de locomotion le canoë.

Nous élûmes la première voiture que nous allâmes voir. Nous étions aussi peu connaisseurs l'un que l'autre en ce domaine ; nous nous fiâmes donc à l'assurance du vendeur qui disait que c'était une bonne machine qui ne nous causerait pas d'ennuis. Et, tout compte fait, il avait raison, bien qu'elle eût quand même ses points faibles.

Quelques jours avant la date fixée pour notre départ, je rencontrai un nommé John Woodburn de chez Doubleday, Doran and Co1. Il parut fort intéressé par notre projet. À ma stupéfaction, je me retrouvai quelques jours plus tard dans son bureau pour signer le contrat du livre. Théodore Roosevelt était un des signataires. Il n'avait jamais entendu parler de moi et ne manifestait, semblait-il, que peu d'empressement à apposer sa signature. Mais il s'exécuta quand même.

Je m'attendais à toucher une avance de cinq mille dollars ; j'en obtins cinq cents. Nous n'avions pas encore franchi le Holland Tunnel que tout était déjà dépensé. Il n'était plus question que Rattner collabore au livre : tel que nous l'avions prévu, il aurait été trop coûteux à imprimer. J'étais gêné et chagriné, d'autant plus que Rattner prit cela avec fort bonne grâce. Sans doute n'était-ce pas une surprise pour lui. Moi, par contre, je m'attends toujours à ce que les alouettes tombent toutes rôties dans mon assiette. « Ce qui compte surtout », dit Rattner, « c'est de visiter l'Amérique. » J'en convins. Je nourrissais le secret espoir qu'avec le montant de mes futurs droits d'auteur, je pourrais faire éditer la vision que Rattner avait des États-Unis. C'était un compromis et j'ai horreur des compromis, mais c'est cela, l'Amérique. « La prochaine fois, tu feras ce qui te plaît », voilà la chanson. C'est un ignoble mensonge, mais on vous paie pour y croire.

Voilà donc sous quels auspices commença notre voyage. Du moins étions-nous en bonne forme en quittant New York. Un peu nerveux, je dois l'avouer, car nous n'avions guère pris qu'une demi douzaine de leçons de conduite à l'auto-école. Je savais tenir le volant, passer les vitesses, freiner... que fallait-il de plus ? Comme je le disais nous étions pleins d'ardeur quand nous nous dirigeâmes vers le Holland Tunnel. C'était un samedi après-midi. Je n'avais jamais pénétré dans cet affreux souterrain, sauf une fois, en taxi. Ce fut un cauchemar. Le commencement de cet interminable cauchemar, devrais-je dire.

Quand nous nous retrouvâmes tournant en rond dans Newark, je cédai le volant à Rattner. Une heure de conduite m'avait épuisé. Il n'est pas difficile d'aller à Newark, mais en sortir un samedi après-midi, par temps de pluie, pour retomber indéfiniment sur la même route, c'est autre chose. Au bout d'une heure, cependant, nous étions en pleine campagne, la circulation était réduite au minimum, l'air avait une saveur piquante, le paysage semblait prometteur. Nous étions en route ! New Hope2 devait être notre première étape.

New Hope ! Il est assez curieux que nous ayons choisi comme premier arrêt une ville portant ce nom. C'était d'ailleurs un coin charmant, qui me rappelait certains villages un peu somnolents d'Europe. Et Bill Ney, à qui nous rendions visite, était le symbole même d'un espoir nouveau, d'enthousiasmes et de projets neufs. C'était un excellent départ ; l'air était riche de promesses.

New Hope est une des colonies d'artistes qui existent aux États-Unis. Je garde un souvenir très vivace de mon état d'esprit au moment où nous en repartîmes. Il se résume en une formule : pas d'espoir pour l'artiste ! Les seuls d'entre eux qui ne menaient pas une vie de chien étaient les dessinateurs publicitaires : ils avaient de belles maisons, de beaux pinceaux, de beaux modèles. Les autres vivaient comme d'anciens forçats. Cette impression ne fit que s'affirmer et s'accentuer au cours de mon voyage. L'Amérique n'est pas un endroit pour un artiste : être un artiste aux États-Unis, c'est être un lépreux moral, un inadapté économique, une charge pour la société. Un pourceau qui se gave de maïs mène une vie plus agréable que le créateur, qu'il soit écrivain, peintre ou musicien. Mieux vaut encore être un lapin.

Dans les premiers temps qui suivirent mon retour d'Europe, on me rappelait souvent, et presque toujours sans aménité, que j'étais un « expatrié ». On en était venu à considérer l'expatrié comme un fugitif. Jusqu'à la déclaration de guerre, le rêve de tout artiste américain était d'aller en Europe... et d'y rester le plus longtemps possible. Personne autrefois ne songeait à traiter un homme de fugitif ; on trouvait tout naturel d'aller en Europe. Avec la déclaration de guerre se manifesta une sorte de chauvinisme pétulant et enfantin. « Est-ce que vous n'êtes pas content de vous retrouver sur cette bonne vieille terre américaine ? » vous disait-on. « Rien de tel que l'Amérique, pas vrai ? » Et on attendait de vous une réponse dans le genre de : « Je pense bien ! » Ces remarques dissimulaient bien sûr un sentiment inavoué de désappointement ; l'artiste américain, obligé de chercher à nouveau refuge dans son pays natal, en voulait à ses amis européens de l'avoir privé du plaisir de mener la vie qu'il souhaitait. Il était contrarié qu'ils eussent laissé se produire un événement aussi affreux et aussi inutile qu'une guerre. L'Amérique, tout le monde le sait, est faite de gens qui ont voulu fuir de semblables événements. L'Amérique est par excellence la terre des expatriés, des fugitifs, des renégats, pour user d'un terme énergique. Quel monde merveilleux, neuf et entreprenant nous aurions pu faire du continent américain si nous avions vraiment coupé les ponts avec nos congénères d'Europe, d'Asie et d'Afrique, si seulement nous avions eu le courage de tourner le dos au passé, de repartir de zéro, d'éliminer les poisons qu'avaient accumulés des siècles d'amère rivalité, de jalousie et de différends.

On ne fait pas un monde nouveau en essayant simplement d'oublier l'ancien. Il faut pour faire un monde nouveau un esprit neuf et des valeurs neuves. Peut-être notre monde américain a-t-il commencé dans ce sens, mais ce n'est plus aujourd'hui qu'une caricature. Notre monde est un monde d'objets. Il est fait de conforts, de luxes ou sinon du désir de les posséder. Ce que nous redoutons le plus, en face de la débâcle qui nous menace, c'est de devoir renoncer à nos gris-gris, à nos appareils et à tous les petits conforts qui nous ont rendu la vie si inconfortable. Il n'y a rien de brave, de chevaleresque, d'héroïque ni de magnanime dans notre attitude. Nous ne sommes pas des êtres amis de la paix ; nous sommes timides, pleins de suffisance, nous avons perpétuellement la tremblote et le cœur sur les lèvres.

Je parle de la guerre parce que, comme j'arrivais d'Europe, on me demandait sans cesse mon opinion sur la situation là-bas. Comme si le simple fait d'avoir vécu quelques années de l'autre côté de l'eau pouvait donner à mes propos une valeur inestimable ! Qui donc peut déchiffrer l'énigme d'un aussi vaste conflit ? Les journalistes et les historiens feindront de le faire, mais leur perspicacité est si peu en rapport avec leur ambition qu'on peut demeurer sceptique devant leurs analyses. Voici à quoi je veux en venir : bien que je sois né américain et bien que je sois devenu ce qu'on appelle un expatrié, je considère le monde non pas comme un partisan de tel ou tel pays mais comme un citoyen du monde. Ce n'est pas parce que je suis né dans ce pays que je dois penser qu'il n'est rien de supérieur à la vie américaine ; et que j'aie choisi d'habiter Paris n'est pas une raison pour que je paie de ma vie les erreurs des politiciens français. C'est déjà assez ennuyeux d'être victime de ses propres erreurs, mais être victime des erreurs d'autrui, c'en est trop. D'ailleurs, je ne vois pas pourquoi je devrais, moi, perdre la tête, parce qu'un dément du nom de Hitler pique une crise. Hitler passera, comme Napoléon, Tamerlan, Alexandre et les autres. Un grand fléau n'apparaît jamais sans raison. Il y avait mille excellentes raisons pour que surgissent les dictateurs européens et asiatiques. Nous avons le nôtre, nous aussi, mais il est à cent têtes comme l'hydre. S'il est des gens pour croire que le seul moyen d'éliminer ces personnifications du mal, c'est de les détruire, eh bien qu'ils les détruisent. Anéantissez donc tout ce qui vous tombe sous la main si vous pensez que c'est le moyen de régler vos problèmes. Je ne crois pas pour ma part à ce genre de destruction. Je ne crois qu'à la destruction naturelle, accidentelle et inhérente à la création. Comme l'a écrit un jour John Marin dans une lettre à Stieglitz : « Il y a des gens qui trouvent leur plaisir à se charcuter, d'autres à charcuter leurs prochains. »

 

Maintenant que ce voyage est terminé, je dois avouer que l'expérience dont je garde le souvenir le plus marquant, c'est la lecture des deux volumes de Romain Rolland sur Ramakrishna et sur Vivekananda. Mais je me hâte de dire qu'il n'y eut pas que cela....

La plus belle femme que j'aie rencontrée, une reine véritablement, était l'épouse d'un poète nègre. L'individu le plus impressionnant, la seule personne que j'aie connue qui mérite vraiment l'épithète de « grande âme », était un paisible pandit hindou de Hollywood. L'homme qui avait de l'avenir la vision la plus large était un professeur de philosophie juif dont le nom est pratiquement inconnu aux Américains, bien qu'il vive aux États-Unis depuis près de dix ans. Le livre le plus prometteur que j'aie vu en chantier était celui d'un peintre qui n'avait jamais jusqu'à ce jour écrit une ligne. La seule peinture murale digne de ce nom que j'aie contemplée, je la trouvai à San Francisco et c'était l'œuvre d'un « expatrié ». La plus belle collection et la plus intelligemment choisie de tableaux modernes, c'était la collection privée de Walter Arensberg à Hollywood. La seule personne que je trouvai contente de son sort, bien adaptée à son milieu, heureuse dans son travail et incarnant véritablement le meilleur de la tradition américaine, c'était un humble et modeste bibliothécaire de l'U.C.L.A. à Los Angeles, du nom de Lawrence Clark Powell. Il me faut également mentionner à ce propos Ed Rocketts, l'ami de John Steinbeck, du Laboratoire Biologique du Pacifique, un être d'un caractère et d'un tempérament exceptionnels, un homme rayonnant de paix, de joie et de sagesse. L'homme le plus jeune et le plus dynamique que j'eus l'occasion de rencontrer était le Dr. Marion Souchon, de la Nouvelle Orléans ; il avait soixante-dix ans. Parmi les travailleurs, il me parut que les types les plus élevés se rencontraient dans le personnel des stations services du Far West, et notamment les employés des stations Standard. Ils sont tout à fait différents de ceux que l'on rencontre dans l'Est. L'homme qui parlait le meilleur anglais était un guide des Grottes de Massanutten, en Virginie. Parmi les orateurs, celui qui me parut doué de l'esprit le plus stimulant, était un théosophe qui s'appelait Fritz Kunz. La seule ville dont la visite fut pour moi une sincère et agréable surprise, ce fut Biloxi, dans le Mississippi. Bien qu'il existe en Amérique des centaines de librairies, il n'en est guère qu'une douzaine qui puissent rivaliser avec celles du Continent, et parmi celles-ci l'Argus Book Shop, le Gotham Book Mart, le Terence Holliday Book Shop, tous les trois à New York, et le Satyr Book Shop, à Hollywood. Le collège le plus intéressant que j'aie visité, c'est celui de Black Mountain, en Caroline du Nord ; intéressant par ses étudiants, et non ses professeurs. Car je n'ai nulle part rencontré gens plus assommants que les professeurs d'université et leurs femmes. Surtout leurs femmes. Jamestown, en Virginie, me parut l'endroit le plus tragique des États-Unis et le gigantesque rectangle formé par les quatre états de l'Utah, de l'Arizona, du Colorado et du Nouveau Mexique, sa région la plus mystérieuse.

Il me fallut parcourir quelque quinze mille kilomètres avant que l'envie ne me prît d'écrire une seule ligne. Tout ce qui mérite d'être dit sur la vie américaine, je pourrais l'exposer en trente pages. Du point de vue topographique, l'Amérique est magnifique... et aussi terrifiante. Pourquoi terrifiante ? Parce que nulle part au monde le divorce n'est aussi complet entre l'homme et la nature. Nulle part je n'ai trouvé d'existence dont la teneur même soit aussi monotone, aussi morne qu'en Amérique. C'est chez nous que l'ennui touche à son comble.

Nous avons l'habitude de nous considérer comme un peuple émancipé ; nous nous prétendons démocrates, amis de la liberté, libres de haine et de tout préjugé. Les États-Unis, disons-nous, sont le creuset, le théâtre d'une vaste expérience humaine. Ce sont là de belles paroles, pleines de sentiments nobles et idéalistes. Mais en fait, nous sommes une foule de gens vulgaires et arrivistes dont les passions ne demandent qu'à être éveillées par les démagogues, les journalistes, les faux prophètes, et autres agitateurs. C'est un blasphème que d'appeler cela une société d'hommes libres. Qu'avons-nous à offrir au monde sinon le prodigieux butin que nous arrachons frénétiquement à la terre en baptisant cette activité insensée des noms de progrès matériel et moral ? Le pays des occasions est devenu le pays des efforts absurdes et désespérés. Voilà belle lurette que nous avons oublié le but vers quoi tendaient tous nos efforts. Nous n'avons plus envie de venir en aide aux opprimés, aux sans foyer ; il n'y a plus de place dans cet immense pays vide pour ceux qui, comme nos ancêtres, cherchent aujourd'hui un refuge. Des millions d'hommes et de femmes sont, ou étaient encore récemment, condamnés comme des cobayes à une vie de loisir forcé. Le monde cependant tourne vers nous un regard plus désespéré que jamais. Où est le bel esprit de la démocratie ? Où sont les chefs ?

Pour entreprendre une grande expérience humaine, ce qu'il nous faut, avant tout, ce sont des hommes. Et la notion d'HOMME doit impliquer celle de grandeur. Aucun parti politique n'est capable d'annoncer la venue du Royaume de l'Homme. Peut-être, un jour, les travailleurs du monde entier, s'ils cessent de prêter l'oreille à leurs chefs sectaires, organiseront-ils une vraie fraternité humaine. Mais les hommes ne peuvent devenir frères sans d'abord devenir égaux, sans se sentir véritablement entre pairs. C'est une incapacité fondamentale qui empêche les hommes de s'unir fraternellement. Des esclaves ne peuvent s'unir ; ni des lâches ; ni des ignorants. Nous ne pouvons y parvenir qu'en obéissant à nos plus hauts instincts. Le besoin de se surpasser doit être instinctif et non pas théorique ou seulement plausible. Si nous ne tentons pas l'effort de donner corps aux vérités qui sont en nous, nous irons d'échec en échec. Démocrates, Républicains, Fascistes ou Communistes, nous nous valons tous. C'est une des raisons pour quoi nous faisons si bien la guerre : avec nos vies, nous défendons les principes mesquins qui nous divisent. Quant au principe élémentaire qui est l'établissement de l'empire de l'homme sur la terre, nous ne levons jamais un doigt pour le défendre. Nous avons peur de toute tendance qui nous arracherait à notre cloaque. Nous ne nous battons que pour préserver un statu quo, notre statu quo. Nous combattons la tête basse et les yeux fermés. Il n'existe pas, en fait, de statu quo ailleurs que dans l'esprit de politiciens imbéciles. Tout est changement. Ceux qui se tiennent sur la défensive ne combattent que des fantômes.

Quelle est la pire trahison ? C'est de mettre en doute la valeur de ce pour quoi l'on se bat. Et c'est ici que la folie et la trahison se rejoignent. La guerre est une forme de folie : la plus noble ou la plus basse, les avis sur ce point diffèrent. Mais comme c'est une folie collective, les sages sont impuissants contre elle. Plus que tout autre facteur, c'est le désarroi, la confusion qu'il faut invoquer quand on veut expliquer la naissance d'une guerre. Quand tous les autres moyens ont échoué, on a recours à la force. Mais peut-être ne faut-il pas les condamner, ces moyens qu'on écarte si facilement et de si bon cœur. Peut-être suffirait-il de les perfectionner, peut-être est-ce notre savoir faire qu'il faudrait perfectionner, ou peut-être les deux. Se battre, c'est convenir qu'on est réduit au désarroi ; c'est un acte de désespoir, non pas de force. Quand il est acculé, un rat peut se battre vaillamment. Faut-il donc que nous imitions le rat ?

Pour connaître la paix, il faut que l'homme ait fait l'expérience du conflit. Il lui faut avoir joué le héros avant de jouer le sage. Il a besoin d'être victime de ses passions avant de pouvoir s'élever au-dessus d'elles. Pour éveiller la nature passionnée de l'homme, pour le livrer aux mains du diable et le soumettre à la suprême épreuve, il faut un conflit qui mette en jeu plus que la patrie, les principes politiques, ou les idéologies. L'homme en révolte contre sa nature insatiable, c'est cela la vraie guerre. Et c'est une guerre qui, sans effusion de sang, se poursuit inlassablement sous le nom pacifique d'évolution. Dans cette guerre-là, l'homme pour une fois se range aux côtés des anges. Bien que, sur le plan individuel, il puisse connaître la défaite, il peut être certain de l'issue du combat... parce que tout l'univers est avec lui.

Il est des expériences qui sont conduites avec finesse et avec précision, parce que l'on en présuppose le résultat. Le savant, par exemple, se pose toujours des problèmes qu'il pourra résoudre. Mais l'expérience de l'homme n'est pas de cet ordre. C'est dans le cœur que réside sa solution, c'est donc vers l'intérieur qu'il faut mener nos recherches. Mais nous n'osons pas nous fier au cœur. Nous habitons un univers mental, un labyrinthe dont les sombres détours abritent un monstre prêt à nous dévorer. Jusqu'à ce jour, nous nous sommes confirmés à l'esprit de la légende, nous n'avons pas trouvé la solution parce que nous n'avons pas su poser les questions qu'il fallait. On ne trouve que ce qu'on cherche, et nous cherchons au mauvais endroit. Il nous faut sortir des ténèbres, renoncer à ces explorations où la peur est notre seul guide. Il nous faut cesser de tâtonner à quatre pattes. Il nous faut déboucher au grand jour, debout, en pleine lumière.

Ces guerres ne nous enseignent rien, pas même à vaincre nos terreurs. Nous sommes toujours des hommes des cavernes. Des hommes des cavernes démocrates, peut-être, mais c'est un piètre réconfort. C'est pour sortir de la caverne qu'il faut lutter. Si nous faisions le moindre effort dans cette direction, nous entraînerions le monde entier.

Si nous entendons jouer le rôle de Vulcain, forgeons des armes neuves et stupéfiantes pour briser les chaînes qui nous entravent. N'aimons point la terre d'un amour pervers. Cessons de jouer les récidivistes. Cessons de nous massacrer les uns les autres. La terre n'est pas une tanière, et pas davantage une prison. La terre, c'est le Paradis, le seul que nous connaîtrons jamais. Nous le comprendrons le jour où nos yeux s'ouvriront. Inutile d'en faire un Paradis : c'est le Paradis. Nous n'avons qu'à nous rendre dignes de l'habiter. L'homme nanti d'un fusil, l'homme qui a le meurtre dans le cœur est incapable de reconnaître le Paradis même si on le lui montre.

L'autre soir, chez un ami hongrois, je me mis à discuter avec lui de l'exilé et de l'émigré. Je venais de lui évoquer mes impressions d'Amérique et j'avais conclu en disant que tout ce voyage n'avait servi qu'à confirmer mes intuitions. Il me rétorqua que j'avais sans doute trop aimé mon pays. Un peu plus tard, il m'emmena jusqu'à son bureau, près de la fenêtre et me demanda de m'asseoir dans son fauteuil. « Regardez ce panorama ! » dit-il. « N'est-ce pas magnifique ? » Mon regard plongea vers l'Hudson et j'aperçus un grand pont où scintillaient des lumières mouvantes. Je compris alors ce qu'il éprouvait en contemplant ce tableau ; je compris que pour lui il représentait l'avenir, le monde dont hériteraient ses enfants. Et ce monde lui apparaissait comme plein de promesses. Pour moi, c'était un monde que je ne connaissais que trop bien, un monde qui m'emplissait d'une infinie tristesse.

« C'est étrange », dis-je, « que vous m'ameniez près de cette fenêtre. Savez-vous à quoi je pensais il y a un instant ? Je pensais à une autre fenêtre, à Budapest, d'où j'avais un soir vu pour la première fois la ville. Vous détestez Budapest. Vous avez dû le fuir. Et à moi, cela me paraissait un endroit enchanté. Je l'aimai d'emblée. Je m'y sentais chez moi. À vrai dire, je me sens partout chez moi, sauf dans mon pays natal. Ici, je me sens étranger, et surtout à New York, dans la ville où je suis né. »

Toute sa vie, me répondit-il, il avait rêvé de venir en Amérique, et notamment à New York.

« Et comment avez-vous trouvé la ville », lui demandai-je, « la première fois que vous l'avez vue ? Est-ce qu'elle ressemblait à votre rêve ? »

Il me dit que New York lui avait paru exactement comme il l'avait rêvé, jusque dans ses détails peu flatteurs. Les défauts ne l'avaient pas gêné : ils faisaient partie de l'image qu'il s'était faite d'avance.

Je songeai à une autre ville d'Europe : à Paris. J'avais eu le même sentiment envers Paris. Je pourrais même dire que j'en aimais les défauts, les laideurs. J'étais amoureux de Paris. Je ne connais aucun endroit de Paris qui me déplaise, sauf peut-être le quartier sombre, morne et bourgeois de Passy. À New York, ce que je préfère, c'est le quartier juif. Il me donne une impression de joie. Les gens du ghetto sont des étrangers ; quand je suis parmi eux, je ne suis plus à New York, mais parmi des Européens. C'est cela qui me plaît. Mais j'ai en horreur tout le côté progressiste et américain de New York.

Quant à savoir si j'ai été déçu, si j'ai perdu dans ce voyage mes illusions... Je crois que je peux répondre par l'affirmative. J'ai eu l'infortune de me nourrir des rêves et des visions de grands Américains : de poètes et de voyants. C'est une autre race qui l'a emporté. Ce monde qui se forme me fait peur. Je l'ai vu germer ; je puis le déchiffrer comme un calque. Ce n'est pas un monde où j'ai envie de vivre. C'est un monde fait pour des monomaniaques obsédés par l'idée de progrès... mais d'un faux progrès qui pue. C'est un monde encombré d'objets inutiles que, pour mieux les exploiter et les dégrader, on a enseigné aux hommes et aux femmes à considérer comme utiles. Le rêveur aux songeries non utilitaires n'a pas place dans ce monde. En est banni tout ce qui n'est pas fait pour être acheté et vendu, que ce soit dans le domaine des objets, des idées, des principes, des espoirs ou des rêves. Dans ce monde, le poète est un anathème, le penseur, un imbécile, l'artiste, un fugitif, le visionnaire, un criminel.

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Depuis que j'ai écrit ces lignes, la guerre a été déclarée. D'aucuns disent qu'une déclaration de guerre change tout. Si seulement c'était vrai ! Si seulement nous pouvions compter voir un changement radical qui bouleverserait tout de fond en comble ! Les changements apportés par la guerre ne sont rien, pourtant, comparés aux découvertes d'un Edison. Mais, en bien ou en mal, la guerre peut changer l'âme d'un peuple. Et c'est ce qui m'intéresse avant tout : un changement profond, une conversion.

Nous vivons une de ces époques où, dit-on, « la patrie est en danger ». Bien que les législateurs et les politiciens discourent à l'envi, bien que la clique des militaires plastronne, menaçant et piétinant tout ce qui n'a pas sa sympathie, le simple citoyen pour qui et grâce à qui se fait cette guerre, doit tenir sa langue. Comme je n'ai pas le moindre respect pour cette attitude, comme elle n'aide en rien à faire progresser la cause de la liberté, je n'ai pas cherché à modifier des déclarations susceptibles pourtant de provoquer la colère même en temps de paix. Je crois, avec John Stuart Mill, qu'« un État qui abaisse ses citoyens afin d'en faire des instruments plus dociles entre ses mains, fût-ce dans leur propre intérêt, finira par s'apercevoir qu'on ne peut rien faire de grand avec de petits hommes ». Je serais trop heureux si mes opinions se révélaient erronées parce qu'on verrait naître un souffle nouveau. S'il faut une calamité telle qu'une guerre pour nous éveiller et nous transformer, eh bien que la guerre soit. Voyons maintenant si l'on donnera du travail aux chômeurs, si l'on habillera, si l'on logera, si l'on nourrira les pauvres ; voyons si l'on dépouillera les riches du fruit de leurs pillages et si on leur fera endurer les privations et les souffrances du commun des citoyens ; voyons si l'on pourra persuader tous les travailleurs d'Amérique, indépendamment de toute question de classe, de capacité et d'utilité, d'accepter un salaire commun ; voyons si les gens pourront exprimer directement leurs souhaits sans avoir à subir l'intercession déformante et maladroite des politiciens ; voyons si l'on pourra bâtir une véritable démocratie à la place de la fausse que nous avons fini par courir défendre ; voyons si nous pourrons être justes envers les nôtres, pour ne rien dire de l'ennemi que nous finirons sans nul doute par vaincre.

 

 

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1. Importante maison d'édition américaine.

2. New Hope, en anglais, Espoir Nouveau. (N.d.T.)