UN JOUR DANS LE PARC
Hollywood me rappelle étonnamment Paris parce que là non plus il n'y a pas d'enfants dans les rues. Et d'ailleurs, maintenant que j'y pense, je ne me rappelle pas avoir vu d'enfants nulle part sauf dans les quartiers noirs de certaines villes du Sud. À Charleston et Richmond notamment. Je me souviens d'un garçon de Charleston, un petit noir d'environ huit ans dont la désinvolture me fit grande impression. C'était un petit bout d'homme ratatiné en pantalons longs, avec un mégot éteint au coin de la bouche. Il entra d'un pas nonchalant dans le drugstore où je prenais un verre, véritable maquette de Sam Langford1. Je le pris d'abord pour un nain, mais non, c'était simplement un gosse, de sept ou huit ans. Malgré le chapeau de grande personne qu'il arborait, sa tête n'arrivait même pas au niveau du comptoir. Mais il avait beau lever les yeux pour nous regarder, on aurait dit qu'il nous regardait de tout son haut, qu'il nous toisait comme des marchandises à l'étal. Il traversa le bar jusqu'à l'endroit où se trouvait le barman et demanda tranquillement une allumette. Le serveur feignit de se mettre en colère et voulut l'éloigner comme on chasse un taon. Mais le gosse ne broncha pas, le dévisageant avec un air dé défi amusé. Il avait une main dans sa poche et de l'autre il faisait nonchalamment tournoyer un trousseau de clefs attaché à une ficelle. Comme derrière son comptoir l'homme prenait une attitude plus menaçante, le gosse lui tourna paisiblement le dos et s'en fut jusqu'au comptoir des magazines. Il y avait une multitude d'illustrés sur le rayon le plus bas qui se trouvait juste à la hauteur de sa tête. Il arpenta toute la longueur du comptoir, lisant lentement les titres : Planètes, les Héros, Aventure, Vite, Boum, Jungle, Combats, les Ailes, Confession, le Magicien, les Merveilles, etc., etc., d'inépuisables variations sur le même thème. Il finit par en choisir un dont il se mit à feuilleter négligemment les pages. Quand il fut bien sûr qu'il prendrait celui-là, il le fourra sous son bras et revint vers le bar, ramassant au passage une allumette par terre. Arrivé devant le bar, il lança une pièce en l'air ; elle rebondit sur le comptoir et retomba derrière. Il fit cela avec un air fanfaron de jongleur professionnel qui exaspéra le barman. Puis, nous toisant tous encore une fois, il frotta son allumette sur le marbre du comptoir et alluma sa cigarette. Il tendit la main pour recevoir sa monnaie sans regarder le barman, comme un homme d'affaires trop absorbé dans ses pensées pour faire attention à un détail aussi trivial. Quand il sentit les pièces dans sa main, il tourna légèrement la tête et cracha sur le sol. Le barman fit alors un geste pour le saisir, mais le manqua : le gosse était déjà à la porte. Là, il s'arrêta un instant, nous décocha un sourire insolent et brusquement nous fit un pied de nez. Sur quoi il détala comme un lapin affolé.
Un peu plus tard, alors que je me promenais en compagnie de Rattner dans le quartier noir, je le rencontrai encore, adossé cette fois à un réverbère et en train de lire l'illustré qu'il venait d'acheter. Il avait l'air plongé dans sa lecture, loin de ce monde. Son chapeau était renversé en auréole sur sa tête et il mordillait un cure-dent. On aurait dit un courtier qui vient d'avoir une dure journée à la Bourse. J'eus envie de commander un Scotch soda pour lui et de le placer à portée de sa main sans le déranger. Je me demandais ce qu'il pouvait bien lire qui le passionnait tellement. Il avait acheté un illustré intitulé Jungle dont la couverture criarde montrait une fille à demi nue dans les bras d'un gorille en chaleur. Nous nous arrêtâmes à quelques mètres de lui pour l'observer. Pas une fois il ne leva les yeux ; il était absolument inaccessible au monde.
Quel contraste avec Bruce et Jacqueline que j'avais rencontrés à Albuquerque ! Bruce avait six ans et Jacqueline quatre environ. C'étaient les enfants de Lowel et Lona Springer qui géraient le motel1 où je m'étais arrêté quelques jours. Lowel travaillait à la Station Standard à l'ouest de la ville ; sa femme Lona, tenait un bar à l'entrée du motel. Des gens simples, naturels qui semblaient heureux de vivre. C'était un délice que de leur parler. Ils étaient intelligents, sensibles et aimables, comme seuls savent l'être les gens simples. Lowel, le jeune mari, m'intriguait fort. Il me semblait le meilleur caractère du monde. Peu importait qu'il eût ou non d'autres qualités, sa bonté d'âme était comme un tonique. Sa patience et sa gentillesse extraordinaire vis-à-vis des enfants faisaient mon admiration. Si occupé qu'il fût, et il semblait travailler à toute heure du jour et de la nuit, il avait toujours le temps de répondre à leurs innombrables questions ou de leur réparer leurs jouets ou de leur apporter à boire quand ils réclamaient un soda.
Les enfants jouaient toute la journée dans la cour. Au bout d'un moment, voyant que je laissais toujours ma porte ouverte, ils me témoignèrent de l'amitié et se mirent à me rendre visite. Ils ne tardèrent pas à me faire savoir qu'il y avait un parc à proximité, plein de lions, de tigres, de poissons dans des bassins et de tas de sable. Ils étaient trop bien élevés pour me demander carrément de les y emmener, mais ils multipliaient les allusions à peine voilées. « Vous êtes obligé de travailler tous les jours toute la journée ? » demandaient-ils. « Non », dis-je, « un jour je me donnerai congé et nous irons voir les lions et les tigres, d'accord ? » Ils en furent tout excités. Dix minutes plus tard, la petite Jacqueline passa la tête par la porte et me demanda si j'allais travailler encore beaucoup aujourd'hui. « Allons dans votre voiture », dit-elle. « C'est une belle auto. »
J'avais peur de les emmener en voiture, aussi demandai-je à Lona si je pouvais les conduire à pied jusqu'au parc, et si ce n'était pas trop loin. « Oh, seigneur non », dit-elle, « je suis fatiguée avant eux quand je les promène. »
Je revins dire aux enfants de se préparer. « Nous sommes prêts », dit Bruce, « nous vous attendons. » Et là-dessus, chacun d'eux me prit une main et ils m'entraînèrent.
Le parc était à un bon kilomètre et demi et nous nous amusâmes beaucoup à faire mine de nous perdre et de retrouver ensuite notre chemin. Ils couraient presque toujours devant moi, prenant des raccourcis à travers les champs. « Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous ! » criaient-ils. « Il va bientôt être l'heure de donner à manger aux lions. »
J'aperçus soudain un extraordinaire bouquet d'arbres dans une tache de lumière dorée, un paysage de conte de fées comme je n'aurais jamais cru en trouver à Albuquerque. Cela me fit penser à un paysage de Derain. Je me jetai sur l'herbe et les gosses se mirent à faire mille galipettes comme des acrobates. Dans le lointain, j'entendais les lions rugir. Jacqueline avait soif et me tirait par ma manche pour que je l'emmène boire une limonade. Bruce voulait aider à donner à manger aux lions. Moi, j'avais simplement envie de rester couché jusqu'à la fin des temps dans ce lac doré de lumière et de regarder la sève neuve circuler comme du mercure dans la transparence des feuilles. Les enfants s'affairaient autour de moi comme des lutins industrieux, cherchant à me tirer de ma torpeur ; ils me chatouillaient les oreilles avec des brins d'herbe, me poussaient, me tiraient comme un monstre géant. Je les attirai sur moi et me mis à les faire rouler dans l'herbe comme de jeunes chiots.
« Henry, je voudrais boire », implora Jacqueline.
« Il ne s'appelle pas Henry, il s'appelle Mr. Miller », rectifia Bruce.
« Savez-vous quel est mon nom à moi ? » dit Bruce. « C'est Bruce Michael Springer. »
« Et vous, quel est votre nom ? » demanda Jacqueline.
« Henry Valentine Miller. »
« Valentine ! C'est joli », dit Bruce. « Mon père s'appelle Lowell, et ma mère, Lona. Autrefois nous habitions dans l'Oklahoma. Il y a des années. Et puis nous sommes venus nous installer dans l'Arkansas. »
« Et après à Albuquerque », dit la petite Jacqueline, en me tirant par ma manche pour me remettre debout.
« Est-ce qu'il y a des chameaux ou des éléphants dans ce pays ? » demandai-je.
« Des éléphants ? Qu'est-ce que c'est que des éléphants ? » interrogea Bruce.
« Je veux voir les tigres », dit Jacqueline.
« Oui, voyons les éléphants », dit Bruce. « Sont-ils apprivoisés ? »
Nous nous remîmes en route, les enfants me précédant en battant joyeusement des mains. Jacqueline voulut faire de la balançoire. Et Bruce aussi. Je les installai chacun sur une escarpolette et je les poussai doucement. « Plus haut ! » criait Jacqueline. « Plus haut ! Plus haut ! » Je courais de l'un à l'autre, poussant aussi dur que je pouvais. Je craignais que Jacqueline ne lâchât prise. « Poussez plus fort ! criait-elle. « Poussez-moi ! » clamait Bruce.
Je crus que je ne pourrais jamais les faire descendre. « J'ai presque touché le ciel, n'est-ce pas ? » dit Bruce. « Je suis sûr que mon père pourrait toucher le ciel. Mon père nous emmenait tous les jours. Mon père... » Il continua, mon père ceci, mon père cela...
« Et Lona ? » dis-je, « et Lona ? »
« C'est ma mère », dit Bruce.
« C'est ma mère à moi aussi », dit Jacqueline.
« Oh », dit Bruce, « elle vient aussi quelquefois. Mais elle n'est pas aussi forte que mon père. »
« Elle se fatigue », dit Jacqueline.
Nous approchions des oiseaux et des animaux. « Je veux des cacahuètes », dit Jacqueline. « S'il vous plaît, Henry, je voudrais des cacahuètes », reprit-elle d'un ton suppliant.
« As-tu de l'argent ? » demandai-je.
« Non, mais vous vous en avez, n'est-ce pas ? » dit-elle.
« Mon père en a plein », dit Bruce. « Hier, il m'a donné vingt cents. »
« Qu'est-ce que tu en as fait ? » demandai-je.
« Je les ai dépensés. Il me donne de l'argent tous les jours... tout ce que je veux. Mon père gagne plein d'argent. Plus que Lona. »
« Je veux des cacahuètes ! » fit Jacqueline en tapant du pied.
Nous achetâmes des cacahuètes, et des cornets de glace, des pâtes de fruits et du chewing-gum. Les enfants engloutirent tout comme s'ils étaient affamés.
Nous étions arrêtés devant les dromadaires. « Donne-leur un peu de ta glace », suggérai-je à Jacqueline. Elle objecta que cela les rendrait malades. Je remarquai que Bruce se hâtait de vider son cornet.
« Si nous leur donnions de la bière », dis-je.
« Oh, oui, oui », s'écria Bruce, « donnons-leur de la bière. » Comme si c'était tout naturel. Puis il s'arrêta, l'air songeur. « Est-ce que ça ne va pas les enivrer ? » demanda-t-il.
« Bien sûr que si », dis-je. « Ils vont être complètement ivres. »
« Qu'est-ce qu'ils feront ? » demanda-t-il, ravi.
« Ils se mettront peut-être debout sur leurs mains, ou bien... »
« Où sont leurs mains ? » fit-il. « C'est ça ? » dit-il, désignant leurs pattes de devant.
« Il a les mains dans ses poches pour le moment », dis-je. « Il compte ses sous. »
Cette idée charma Jacqueline. « Où sont ses poches ? » demanda-t-elle. « Pourquoi a-t-il besoin d'argent ? » interrogea Bruce.
« Pourquoi as-tu besoin d'argent, toi ? » rétorquai-je.
« Pour acheter des bonbons. »
« Eh bien, tu ne crois pas que lui aussi il a envie d'acheter des bonbons une fois de temps en temps ? »
« Mais il ne sait pas parler ! » dit Bruce. « Il ne saurait pas demander ce qu'il veut. »
« Il sait parler ! » dit Jacqueline.
« Tu vois ! » dis-je, me tournant vers Bruce. « Et il sait siffler. »
« Parfaitement, il sait siffler », dit Jacqueline. « Je l'ai entendu une fois. »
« Faites-le donc siffler maintenant », dit Bruce.
« Maintenant, il est fatigué », dis-je.
« Oui, il est très fatigué », dit Jacqueline.
« Et il ne sait pas siffler », dit Bruce.
« Mais si il sait siffler », dit Jacqueline.
« Mais non ! » dit Bruce.
« Mais si ! » dit Jacqueline. « N'est-ce pas, Henry ? »
Nous nous dirigeâmes vers les cages des ours, des renards, des pumas et des lamas. Je dus m'arrêter pour lire chaque inscription à Bruce.
« Où est l'Inde ? » me demanda-t-il, quand je lui lus ce qu'on disait du tigre du Bengale.
« L'Inde est en Asie », répondis-je.
« Où est l'Asie ? »
« L'Asie est de l'autre côté de l'océan. »
« Très loin ? »
« Oui, très loin. »
« Combien faut-il de temps pour y aller ? »
« Oh, environ trois mois », dis-je.
« Par bateau ou par avion ? » demanda-t-il.
« Dis donc, Bruce », dis-je, « combien crois-tu qu'il faudrait de temps pour aller dans la lune ? »
« Je ne sais pas », dit-il. « Peut-être deux semaines. Pourquoi, est-ce qu'il y a des gens qui y vont, dans la lune ? »
« Pas très souvent », dis-je.
« Et est-ce qu'ils en reviennent ? »
« Pas toujours. »
« Comment est-ce sur la lune ? Vous y êtes déjà allé ? Il fait froid ? Il y a des animaux, et des arbres et de l'herbe ? »
« Ils ont de tout là-haut, Bruce, exactement comme ici. Des cacahuètes aussi. »
« Et de la glace ? » dit-il.
« Oui, seulement elle n'a pas le même goût. »
« Elle a goût de quoi ? »
« Elle a plus le goût de chewing-gum. »
« Vous voulez dire qu'elle ne fond pas ? »
« Non, elle ne fond pas », dis-je.
« C'est drôle », dit-il. « Pourquoi est-ce qu'elle ne fond pas ? »
« Parce que c'est du caoutchouc. »
« Je préfère les glaces d'ici », dit-il. « J'aime bien quand ça fond. »
Nous allâmes jusqu'aux volières où sont séquestrés les oiseaux. Je plaignais les condors et les aigles entassés dans des cages exiguës. Ils étaient tristement posés sur leurs perchoirs comme s'ils savaient que leurs ailes s'atrophiaient. Il y avait des oiseaux au plumage étincelant qui sautillaient sur le sol en tortillant de la croupe comme des putains ; ils venaient de pays lointains et avaient l'air aussi exotiques que les contrées où ils vivaient. Il y avait aussi des paons, incroyables de vanité et, comme les femmes du monde, ne servant à rien apparemment, qu'à faire étalage de vulgarité. Les autruches étaient plus intéressantes — ce sont de rudes gaillardes, des animaux dotés de fortes personnalités et pleins de malice. Rien qu'à voir leurs longs cous musclés, je pensais à des dés à coudre, à du verre pilé et autres articles non comestibles. Je ne vis pas de kangourou ni de girafe, ces créatures d'apparence toujours si esseulée et si intimement liées à notre existence intra-utérine. Il y avait aussi des renards, évidemment ; je ne les ai jamais pour ma part trouvés si rusés qu'on veut bien le dire, peut-être parce que je n'en ai jamais vu qu'en cage. Et nous arrivâmes enfin devant les souverains de la jungle, qui faisaient les cent pas inlassablement, comme des obsédés. Voir le lion et le tigre en cage, c'est pour moi un des spectacles les plus cruels qui soient. Le lion a toujours un air d'inexprimable tristesse, il semble plus surpris que furieux. On a l'envie irrésistible d'ouvrir la cage et de le laisser s'en aller en liberté. Un lion en cage, cela n'est jamais flatteur pour la race humaine. Chaque fois que je vois des lions et des tigres dans un zoo, je pense que l'on devrait avoir une cage pour les humains aussi, une pour chaque espèce et chacune avec panoplie : le prêtre avec son autel. l'homme de loi avec ses gros bouquins de droit, le docteur avec ses instruments de torture, le politicien avec son sac d'or et ses folles promesses, le professeur avec son bonnet d'âne, le policier avec sa matraque et son revolver, le juge avec ses robes de femme, son marteau et cætera. Il devrait y avoir une cage séparée pour le couple afin que l'on puisse étudier le bonheur conjugal avec impartialité. Comme nous aurions l'air ridicule, si on nous exposait ainsi ! Le paon humain ! Et pas d'éventail à déployer pour cacher notre frêle silhouette ! Nous serions la risée de la création !
Il était temps de rentrer. Je dus arracher doucement les enfants à leur contemplation. Nous passâmes encore sous les feuilles vert tendre des arbres debout dans la lumière d'or. Non loin de là coulait le Rio Grande, dont le lit était jonché de rocs luisants. Autour de la vaste plaine d'Albuquerque se dresse un grand cirque de collines qui vers le soir prennent des teintes extraordinaires. Oui, c'est un pays d'enchantement, non pas tant à cause de ce que l'on voit qu'à cause de ce qui se cache dans les immenses déserts. Tout en marchant avec les enfants au milieu de cette splendeur infinie, je pensai soudain à cet écrivain sud-américain, à ce poète qui avait parlé des rapts d'enfants et d'un étrange voyage à travers les pampas dans des paysages d'une beauté lunaire. Je me demandai ce que ce serait que de faire le reste du voyage avec Bruce et Jacqueline. Comme mes impressions seraient différentes ! Et quelles charmantes conversations nous aurions aussi ! Plus j'y pensais, plus obsédant était mon désir de les emprunter à leurs parents.
Je finis par remarquer que Jacqueline était fatiguée. Elle s'assit sur un rocher et promena autour d'elle un regard mélancolique. Bruce trottait en éclaireur, à toutes jambes. « Veux-tu que je te porte ? » demandai-je à Jacqueline. « Oui, Henry, s'il vous plaît, portez-moi, je suis si fatiguée », dit-elle, me tendant les bras. Je la soulevai de terre et passai ses petits bras autour de mon cou. Un instant plus tard, j'avais les larmes aux yeux. J'étais tout à la fois heureux et triste. Par-dessus tout, j'éprouvais le besoin de me sacrifier. Passer sa vie sans enfants, c'est se priver d'une grande richesse d'émotions. Un jour j'avais porté ainsi mon propre enfant. Comme Lowell Springer, j'avais cédé à tous ses caprices. Comment peut-on dire non à un enfant ? Comment peut-on ne pas être l'esclave du fruit de sa propre chair ?
La route était longue jusqu'à la maison. Je dus reposer plusieurs fois Jacqueline à terre pour reprendre haleine. Elle se montrait très réservée soudain, on aurait dit qu'elle flirtait. Elle savait qu'elle me tenait à sa merci.
« Tu ne peux pas marcher jusqu'à la maison maintenant, Jacqueline ? » fis-je pour l'éprouver.
« Non, Henry, je suis trop fatiguée. » Et elle me tendit les bras d'un air enjôleur.
Ah, ses petits bras ! Je me sentais fondre à leur contact autour de mon cou. Bien sûr, elle n'était pas moitié aussi fatiguée qu'elle prétendait l'être. Elle exerçait sur moi sa séduction féminine, voilà tout. Quand nous arrivâmes à la maison et que je la posai à terre, elle se mit à gambader comme un cabri. Dans le jardin, nous trouvâmes un vieux jouet mis au rancart. La découverte inattendue de quelque chose qu'elle avait complètement oublié la ranima comme par magie. Un vieux jouet, c'est tellement mieux qu'un neuf. Même moi qui n'avais jamais joué avec, je lui trouvai un charme secret. Il semblait receler le souvenir de moments heureux. Le fait même qu'il fût usé et un peu délabré vous rendait plus tendre à son égard. Oui, Jacqueline était très heureuse maintenant. Elle m'avait complètement oublié. Elle avait retrouvé un amour d'autrefois.
Je l'observai, fasciné. Cela paraissait si normal, si naturel, ce brusque passage d'une chose à une autre, sans considération aucune. C'est un don que les enfants partagent avec les grands sages. Le don d'oubli. Le don de détachement. Je revins à mon bungalow et restai là à rêver une heure. Sur ces entrefaites un télégraphiste vint m'apporter un mandat. Je retombai sur la terre, au milieu du monde mesquin des soi-disant valeurs humaines. L'argent ! Le mot même avait une résonance insensée à mes oreilles. Le jouet cassé retrouvé parmi des déchets me semblait infiniment plus valable, plus chargé de signification. Je compris brusquement qu'Albuquerque était une ville avec des magasins, des banques et des salles de cinéma. Une ville comme une autre. Elle n'avait plus rien de magique. Les montagnes commencèrent à prendre un air touristique. Il se mit à pleuvoir. Il ne pleut jamais à Albuquerque à cette époque de l'année. Mais il se mit quand même à pleuvoir. À seaux. Dans la petite clairière où jouaient les enfants s'étendait une vaste flaque. Tout avait changé. Je commençai à penser à des sanatoria et à des pneumo-thorax, aux petits récipients que les compagnies aériennes installent si opportunément à proximité de votre siège. Entre les bungalows, un lourd rideau de pluie tombait, en oblique. Les enfants avaient disparu on ne les entendait plus. L'excursion était terminée. Il ne restait plus ni tristesse, ni joie, rien qu'un sentiment de vide.
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1. Sam Langford : célèbre pugiliste noir, de très petite taille, mais très large d'épaules. (N.d.T.)
2. Motel : groupe de bungalows meublés que l'on peut louer comme des chambres d'hôtel. (N.d.T.)