LE MENUET DES AUTOMOBILES
J'aimerais écrire un petit menuet des automobiles. Depuis le jour où j'ai décidé de vendre la mienne, elle marche à merveille. Cette satanée bagnole se conduit comme une femme coquette.
Avant que je n'arrive à Albuquerque où je tombai sur Hugh Dutter, un expert en matière automobiles, tout chez elle allait mal. Peut-être après tout était-ce la faute de ce vent arrière qui m'avait suivi à travers tout l'Oklahoma et dans l'enclave du Texas. Ai-je déjà parlé de ma rencontre avec l'ivrogne qui cherchait à me faire perdre courage ? Il avait presque réussi à me convaincre que j'avais perdu ma dynamo. J'avais un peu honte, bien sûr, de demander aux gens si c'était vrai que je n'avais plus de dynamo, mais chaque fois que j'avais l'occasion d'engager la conversation avec un garagiste, je l'amenais à parler dynamos, dans l'espoir d'abord qu'il me montrerait où se trouvait ce maudit ustensile, et aussi qu'il me dirait si une voiture pouvait ou non fonctionner sans. J'avais la vague idée que la dynamo avait quelque chose à voir avec la batterie, mais aujourd'hui encore je n'en sais pas plus long.
Ce que j'aime chez les garagistes, c'est qu'ils se contredisent tous. C'est exactement comme les médecins ou les critiques littéraires. Au moment précis où vous croyez que vous tenez la réponse, vous vous apercevez que vous vous êtes trompé. Un petit bonhomme, après une heure passée à chatouiller votre moteur, vous demandera en rougissant dix cents, et qu'il ait touché juste ou non, vous rendra une voiture qui roule ; dans les grandes stations-services au contraire, on vous mettra votre voiture en cale sèche pour plusieurs jours, on la démontera en pièces détachées et après cela, elle vous fera tout au plus quelques kilomètres avant de retomber en panne.
J'aimerais en tout cas donner un conseil à quiconque songe à traverser l'Amérique en voiture : c'est de veiller à emporter un cric, une paire de pinces et une clef anglaise. Vous vous apercevrez sans doute que votre clef ne s'adapte pas à vos écrous, mais cela n'a pas d'importance ; pendant que vous ferez mine de vous escrimer avec, il s'arrêtera bien quelqu'un qui vous donnera un coup de main. Il a fallu que je tombe en panne au milieu d'un marécage de Louisiane pour que je me rende compte que je n'avais pas d'outils. J'avais déjà mis une demi-heure à deviner que s'il y avait des outils, ils devaient être cachés sous la banquette avant. Si un automobiliste vous promet de s'arrêter à la ville la plus proche pour envoyer quelqu'un vous remorquer, ne le croyez pas. Demandez au prochain automobiliste qui passera, et au suivant et encore au suivant. Ne laissez pas un instant de répit au garagiste dont vous attendez la venue, sinon vous serez encore là le jour du jugement dernier. Et ne dites jamais que vous n'avez pas d'outils : cela fait bizarre, on croirait que vous avez volé la voiture. Dites que vous les avez perdus ou bien qu'on vous les a volés à Chicago. Autre chose encore : si vous venez de faire resserrer vos roues avant par exemple, n'allez pas vous imaginer que vos roues sont bien fixées. Arrêtez-vous au prochain garage et faites bloquer les boulons, comme cela vous serez sûrs de ne pas perdre une roue en pleine nuit. Dites-vous bien que personne, fût-ce un génie, ne peut vous garantir que votre voiture ne va pas s'éparpiller en morceaux cinq minutes après avoir été examinée. Une voiture est bien plus délicate qu'une montre suisse. Et infiniment plus diabolique, vous pouvez me croire.
Si vous n'y connaissez pas grand'chose en voitures, il est tout naturel que vous vouliez conduire la vôtre dans un grand garage si quelque chose ne va pas. C'est là naturellement une grave erreur, mais mieux vaut s'instruire par expérience que par ouï-dire. Comment sauriez-vous que ce petit bonhomme qui a l'air d'un dangereux bricoleur est peut-être un sorcier ?
Vous vous rendez donc dans une station-service. Et vous tombez aussitôt sur un homme vêtu d'une blouse de boucher, avec un bloc à la main et un crayon derrière l'oreille, l'air affairé et docte, un homme qui ne vous assure jamais catégoriquement que votre voiture sera tout à fait au point quand elle sortira des ateliers mais qui laisse entendre que le travail sera impeccable, confié à des spécialistes hautement qualifiés et cætera. Ces entrepreneurs de l'industrie automobile ont quelque chose du chirurgien. Vous comprenez, semblent-ils dire, vous êtes venu chez nous à la dernière extrémité ; nous ne pouvons pas faire des miracles, mais nous avons vingt ou trente ans d'expérience et nous pouvons fournir les meilleures références. Et, tout comme avec un chirurgien, vous avez l'impression, quand vous confiez la voiture à leurs mains immaculées, qu'ils vont vous téléphoner au milieu de la nuit, une fois le moteur déposé et les pièces éparpillées en tous sens, pour vous annoncer que c'est encore plus grave qu'ils ne croyaient. Oh, c'est sérieux ! Cela commence avec une bronchite et on finit par vous enlever l'appendice, la vésicule biliaire, le foie et les testicules. La facture est toujours exempte d'erreur et se termine par un total rien moins qu'astronomique. Tout y est minutieusement reporté, sauf le niveau intellectuel du contremaître. Vous la rangez soigneusement pour pouvoir l'exhiber au prochain hôpital où vous ferez soigner votre voiture ; vous tenez à prouver que vous avez toujours su ce qui n'allait pas.
Après quelques expériences de cette nature, vous finissez par devenir méfiant, même si vous êtes un peu lent à comprendre, comme c'est mon cas. Quand vous séjournez quelque temps dans une ville et que vous commencez à vous y acclimater, à vous y sentir chez vous, tâtez un peu le terrain ; vous apprenez alors que juste au coin de la rue, après la grande station service, il y a un petit bonhomme (ils sont toujours installés dans le fond d'une cour ou derrière une boutique et donc difficiles à trouver) qui n'a pas son pareil pour réparer les voitures et qui travaille à des prix ridiculement bas. Et, vous dit-on, il fait ces prix-là à tout le monde, même aux gens qui ne sont pas du pays.
C'est exactement ce qui m'est arrivé à Albuquerque, grâce à l'amitié du Dr. Peters qui est aussi grand chirurgien que bon vivant. Un jour où je n'avais rien de mieux à faire — un de ces jours où on donne des coups de téléphone ou bien où l'on va se faire détartrer les dents —, au beau milieu d'une terrible averse, je décidai d'aller consulter le maître, le Docteur Miracle du monde automobile : Hugh Dutter. Ma voiture n'avait rien de bien grave, juste un peu de fièvre. Les gens de la station service n'y attachaient pas une grande importance : cela tenait, d'après eux, à l'altitude, à l'âge de la voiture, à mille choses. Sans doute ne trouvaient-ils plus rien à réparer ni à remplacer. Mais quand, par une froide journée de pluie, l'eau de votre radiateur atteint une température de 75 à 80 degrés, il doit y avoir quelque chose qui cloche. Si c'était comme ça à 1.500 mètres, que se passerait-il à 2.000 ou 3.000 ?
J'attendis plus d'une heure sur le seuil de l'atelier le retour de Dutter. Il était parti manger un morceau avec des amis, ne s'imaginant pas que des clients pourraient survenir par un temps pareil. Son compagnon, qui était du Kansas, me régala d'histoires de torrents : à l'entendre, les gens de chez lui n'avaient rien de mieux à faire quand il pleuvait que de traverser les torrents avec leurs guimbardes. Il me raconta comment un jour un car avait été pris en amont d'un torrent, puis culbuté par les eaux et entraîné par le courant : on ne l'avait jamais retrouvé. Il aimait bien la pluie : cela lui rappelait le pays.
Dutter finit par arriver. Je dus encore attendre qu'il eût rangé quelques accessoires sur un rayon. Je lui expliquai timidement mes ennuis, il se gratta le crâne avec application et sans même lancer un coup d'œil dans la direction du moteur, déclara : « Il pourrait y avoir un tas de raisons à cet échauffement. Avez-vous fait détartrer votre radiateur ? »
Je lui dis que oui, à Johnson City, dans le Tennessee.
« Il y a combien de temps ? » dit-il.
« Oh, à peine quelques mois. »
« Ah bon. Je croyais que vous alliez me dire quelques années. »
La voiture était toujours dehors sous la pluie. « Vous ne voulez pas y jeter un coup d'œil ? » dis-je, craignant qu'il perdit tout intérêt à mon cas.
« Vous pouvez toujours l'amener ici », dit-il. « Ça ne fera pas de mal de jeter un coup d'œil. Neuf fois sur dix, ça vient du radiateur. Ils n'ont peut-être pas fait leur boulot convenablement à Cleveland. »
« Johnson City ! » rectifiai-je.
« Oui, enfin, là ou ailleurs. » Il dit à son compagnon d'amener la voiture à l'intérieur.
Je voyais bien qu'il manifestait peu d'enthousiasme : ce n'était pas comme si je lui avais amené une vésicule biliaire gonflée à éclater ou une paire de jambes atteintes d'éléphantiasis. Mieux vaut le laisser un moment seul, me dis-je ; peut-être s'il commence à y fourrer son nez finira-t-il par s'y intéresser. Je m'excusai donc et partis déjeuner.
« Je reviendrai bientôt », dis-je.
« Oh, ne vous bousculez pas », répondit-il. « Il faudra peut-être des heures pour trouver ce qui ne va pas. »
J'allai prendre un chop-suey au restaurant chinois et je flânai un peu sur le chemin pour lui laisser le temps de formuler un diagnostic correct. Histoire de tuer le temps, je passai par la Chambre de Commerce pour m'enquérir de l'état des routes en direction de Mesa Verde. J'appris qu'au Nouveau Mexique on ne peut absolument pas juger de l'état des routes d'après la carte. D'abord la carte ne vous dit pas combien vous pouvez être obligé de payer si vous vous embourbez dans un terrain argileux et que vous soyez obligé de vous faire prendre en remorque pendant quatre-vingts ou cent vingt kilomètres. Et entre des routes simplement sablées et celles où l'on a aménagé les pentes, il y a une énorme différence. Je revis l'employé de l'Automobile Club de New York qui, muni d'un gros crayon rouge, m'avait tracé une route à l'envers tout en répondant à deux téléphones et en encaissant un chèque.
« La route de Mesa Verde ne sera pas officiellement ouverte à la circulation avant le milieu de mai », me dit-on. « Je serais vous, je ne m'y risquerais pas. Pour peu qu'il y ait une bonne pluie, Dieu sait ce qui peut arriver. »
Je décidai donc si je n'attrapais pas d'engelures de passer par l'Arizona. Mais j'étais un peu déçu de manquer Shiprock et Aztec.
Quand je revins au garage, je trouvai Dutter penché sur le capot ; il avait l'oreille collée au moteur, comme un docteur qui ausculte un malade. Au milieu des organes essentiels se balançait une ampoule électrique attachée à un long fil. Je suis toujours rassuré par la vue d'une lampe baladeuse : cela fait sérieux. En tout cas, Dutter était plongé dans mon moteur et il avait l'air d'y faire quelque chose.
« Vous avez trouvé ce qui n'allait pas ? » me risquai-je à demander.
« Non », dit-il, sa main disparaissant au milieu d'un fatras ronflant qui me parut être la partie proprement automotrice de la voiture. C'était la première fois que je voyais ce qui fait marcher une voiture. Je trouvai cela assez beau, du point de vue mécanique. Cela me fit penser à un calliope à vapeur jouant du Chopin dans un bain de graisse.
« Elle ne tournait pas rond », expliqua Dutter, tordant le cou pour me regarder, mais continuant à travailler de sa main droite, en habile chirurgien qu'il était. « Je le savais même avant de l'avoir regardée. Il n'y a rien qui fasse chauffer une voiture plus vite. » Et il entreprit de m'expliquer ce que c'était que l'allumage. Autant que je m'en souvienne aujourd'hui, sur une voiture à huit cylindres, une came déclenche l'allumage des 1, 3, 5, 7 et l'autre des 2, 4, 6, 8. Je me trompe peut-être sur les chiffres, mais c'est le mot came qui me fascine. C'est un beau mot et quand Dutter essaya de me montrer ce que c'était qu'une came, il me plut encore davantage, je parle du mot évidemment. Cela vous a un son franc comme piston ou embrayage. Même un ignorant comme moi comprend rien qu'au son que le piston est pour quelque chose dans l'énergie motrice, que c'est un peu grâce à lui si la voiture avance. Il me reste encore à voir un piston en soi, mais je crois aux pistons même si je ne dois jamais en voir un à froid et tout seul.
Le réglage de l'allumage l'occupa quelque temps. Il m'expliqua ce que peut faire une différence d'un quart de degré. Si je ne m'abuse, il travaillait sur le carburateur. J'acceptai cette explication comme les précédentes, sans discuter. Cependant je faisais la connaissance du volant d'entraînement et de divers autres organes plus ou moins essentiels du mystérieux mécanisme. Je dois dire en passant que presque tout dans une voiture est plus ou moins essentiel. À peu près tout à l'exception des boulons qui sont sous le châssis ; ceux-là, ils peuvent être branlants ou s'en aller complètement comme de vieilles dents, ce n'est pas bien grave. Attention, je ne parle pas ici du joint de cardan, ça c'est autre chose. Mais tous ces boulons rouillés que vous voyez tomber quand on met votre voiture sur cric, en fait ils ne servent pas à grand-chose. Vous risquez tout au plus de perdre un marche-pied, mais dès l'instant où vous savez que vous n'avez plus de marchepied, il ne peut pas vous arriver grand-chose.
Je ne sais plus à propos de quoi, Dutter me demanda à quelle température était réglé le thermostat. Je fus incapable de le lui dire. J'avais souvent entendu parler de thermostats et je savais qu'il en existait un quelque part sur la voiture, mais où exactement et comment il était fait, je n'en savais rien. Je détournai la conversation aussi habilement que je pus. Une fois de plus, j'avais honte de ne pas savoir ce qu'était cette pièce et à quoi elle ressemblait. À mon départ de New York, où j'avais écouté de brèves explications sur le fonctionnement et le non-fonctionnement du thermostat, je croyais que les volets du capot allaient s'ouvrir automatiquement quand la température atteindrait 80 à 90°. Je me figurais que le thermostat était quelque chose comme le coucou dans une pendule. J'avais les yeux constamment fixés sur le thermomètre, attendant qu'il atteigne 80°. Rattner qui était à cette époque mon compagnon de route s'agaçait de me voir surveiller le thermomètre. Mon obsession nous valut plus d'une fois de quitter la route. Mais je m'attendais toujours à ce qu'un génie invisible vînt ouvrir la cage du coucou et bang ! faire sauter les volets ; l'air alors s'engouffrerait dans le moteur qui se mettrait à ronronner harmonieusement. Bien entendu ces maudits volets ne s'ouvrirent jamais tout seuls. Et quand le thermomètre un jour atteignit 88° je me retrouvai presque aussitôt avec un radiateur en ébullition à soixante kilomètres du village le plus proche.
Enfin, une fois l'allumage dûment réglé, les gicleurs vérifiés, le carburateur nettoyé, l'accélérateur ragaillardi et tous les boulons, vis et écrous soigneusement remis dans leurs positions primitives, Dutter me proposa de l'accompagner pour faire un essai. Il décida d'aller jusqu'au Canon de Tijeras où il y avait une forte côte. Il partit à quatre-vingts à l'heure, ce qui ne laissa pas de m'inquiéter parce que le mécanicien de la station-service m'avait dit de conduire doucement pendant quinze cents kilomètres, le temps que les pièces neuves se rodent. Le thermomètre monta lentement à 75° et quand nous abordâmes la col proprement dit, il passa à 80° et continua à monter.
« Je ne crois pas que l'eau va se mettre à bouillir », dit Dutter en allumant une cigarette. « Par ici on a pour principe de ne pas s'en faire tant que l'eau ne bout pas. À ces altitudes, les voitures sont capricieuses, c'est comme les gens. Ça peut venir du climat, du moteur..., d'un tas de choses. Chez Buick, ils n'ont jamais fait de radiateurs assez grands par rapport à la voiture. » Je trouvai cette conversation fort encourageante. Cela me rappelait les docteurs français. Le médecin américain, lui, commence toujours par vous dire : « Il faudrait faire une radio ; il vaudrait mieux vous faire arracher toutes vos dents du fond ; il vaudrait mieux vous mettre une jambe artificielle. » Il ne vous a pas encore regardé la gorge que vous êtes déjà découpé de partout et sanguinolent. Si vous avez tout simplement des vers, il trouvera que vous souffrez depuis votre enfance d'une constriction héréditaire du phylactère cornéal. Sur quoi vous vous saoulez une bonne fois et décidez de garder vos vers, ou quoi que ce soit qui vous ronge.
Dutter continua à discourir calmement, parlant des vieilles Buicks et des nouveaux modèles, de la compression trop forte et de l'exiguïté de la surface de refroidissement et se lançant dans de filandreuses histoires de pièces détachées comparées à celles de la Dodge ou de la Chevrolet. Non pas que la Buick fût une mauvaise voiture, fichtre non, bien au contraire, seulement elle avait ses points faibles comme toutes les voitures. Il me raconta des histoires de radiateur en ébullition sur la route d'Espanola à Santa Fé. Comme pareille mésaventure m'était arrivée au même endroit, j'écoutai d'une oreille sympathique. Je me souviens d'être arrivé non loin du sommet et d'avoir fait demi-tour pour pouvoir repartir avec un moteur un peu refroidi. Et puis soudain ç'avait été la nuit, et les lézards s'étaient mis à murmurer entre eux et on les entendait à des kilomètres à la ronde, tant tout était muet et désolé.
Pendant le retour, Dutter se mit à parler de pièces détachées et de pièces détachées de pièces, ce qui devint assez difficile à suivre pour moi, surtout quand il entreprit une comparaison des pièces de la Pontiac avec les pièces de la Plymouth et de la Dodge. La Dodge était d'après lui une bonne voiture, mais il préférait encore la vieille Studebaker. « Pourquoi ne vous achetez-vous pas une bonne vieille Studebaker ? » demandai-je. Il me lança un drôle de regard, et j'en conclus que la Studebaker avait dû être retirée du marché depuis des années. J'enchaînai en parlant des Lancias et des Pierce Arrows. Je ne savais pas exactement si on en fabriquait encore, mais je savais qu'elles avaient toujours eu bonne réputation. Je tenais à lui montrer que j'étais tout disposé à parler voitures si c'était cela la règle du jeu. Mais sans attacher d'importance à ces incidents, il se lança dans des explications techniques sur la fonte et le moulage des matrices ; il m'expliqua qu'on les essayait avec un pic à glace pour vérifier si elles étaient trop minces ou trop épaisses. Il passa ensuite à une digression sur la transmission et le différentiel, sujet si abscons pour moi que je ne savais même pas où il voulait en venir. J'observai que le thermomètre était descendu à 70°. Comme il serait agréable, songeai-je, d'engager un homme comme Dutter pour m'accompagner durant mon voyage. Même si la voiture tombait en morceaux, ce serait à la fois divertissant et instructif de l'entendre parler des pièces détachées. Et je comprenais comment des gens pouvaient s'attacher à leur voiture, quand ils en venaient ainsi à en connaître les moindres pièces.
Quand nous fûmes de retour au laboratoire, il alla chercher un thermomètre. Puis il enleva le bouchon du radiateur et plongea le thermomètre dans l'eau bouillante. Il fit plusieurs lectures, comparant avec les indications fournies par le thermomètre de bord, un peu comme un théologien comparant divers textes sacrés. Il en ressortit qu'il y avait une différence de neuf degrés entre son thermomètre et le mien. La différence, me dit-il, était en ma faveur. Je ne compris pas exactement ce qu'il entendait par là, mais j'enregistrai pourtant. La voiture avait un air pathétiquement humain avec ce thermomètre qui lui sortait de la gorge. On aurait dit qu'elle avait une angine ou les oreillons.
J'entendis Dutter marmonner je ne sais quoi à propos de tubulures, et d'opération délicate. Je perçus soudain le mot acide chlorhydrique. « Il ne faut faire ça qu'à la dernière extrémité », dit-il d'un ton solennel.
« Faire quoi ? » demandai-je, mais je crois qu'il ne m'entendit pas.
« On ne peut jamais dire ce qui va se passer au moment où l'acide attaque », marmonna-t-il entre ses dents.
« Voilà », poursuivit-il après s'être assuré qu'il n'y avait rien de vraiment grave. « Je vais bloquer ce thermostat un peu plus ouvert avec un morceau de bois, et changer la courroie du ventilateur. Nous allons régler la pression à quatre et quand vous aurez fait six cents kilomètres, vous verrez bien si elle redescend. » Il se gratta le crâne, l'air songeur. « Si j'étais vous », reprit-il, « je retournerais à cette station-service leur demander de desserrer un peu les taquets de soupape. Dans la brochure, ils disent de régler à dix dixièmes, mais vous pouvez bien aller jusqu'à huit dixièmes... jusqu'à ce que vous entendiez le drôle de petit bruit, comme un cliquetis de bracelet, vous savez. J'ai essayé de repérer ce bruit avant qu'elle ne refroidisse, mais je n'ai pas pu. Vous comprenez, vous avez là dedans une flamme bleue très chaude et si vos soupapes sont trop serrées, la flamme les brûle en moins de deux. Et ça aussi, ça peut faire chauffer une voiture ! N'oubliez pas, hein, les taquets de soupape ! »
Nous échangeâmes quelques propos sur la guerre d'Europe puis nous nous serrâmes la main. « Je ne crois pas que vous ayez d'autres ennuis avec », dit-il. « Mais pour plus de sûreté, revenez quand vous aurez fait desserrer vos taquets et je verrai comment elle tourne. Elle devrait vous faire encore trente mille kilomètres... au moins. »
Je retournai donc à la station-service pour faire arranger les taquets. Ils se montrèrent fort polis, je dois dire. Ils ne me firent même pas payer cette fois. Cela me parut assez étrange. J'allais repartir quand l'homme à la blouse de boucher me dit avec une douceur démoniaque que, malgré tout ce qu'on avait pu me dire, le petit bruit que je cherchais à repérer n'avait rien à voir avec les taquets de soupapes. C'était autre chose. « Nous n'en sommes pas pour les taquets trop desserrés », dit-il. « Mais nous avons fait ce que vous aviez demandé. »
Je ne pouvais faire mine de discuter avec lui, n'ayant pas pour étayer mon argumentation les connaissances de Hugh Dutter ; je décidai donc de faire laver et graisser la voiture et de trouver par la bande ce qu'il voulait dire.
Quand je revins chercher la voiture, le contremaître m'annonça poliment qu'il y avait encore autre chose de très important que j'aurais dû faire faire avant de partir. « Et quoi donc ? » demandai-je.
« Graisser la boîte de vitesse. »
Je voulus savoir combien cela me coûterait. Il dit que c'était l'affaire d'une demi-heure et que cela ne ferait même pas un dollar.
« Bon », dis-je. « Graissez la boîte de vitesse. Graissez tout ce qui vous tombera sous la main. »
J'allai faire un tour, m'arrêtant au passage pour prendre un verre ; quand je revins, le graisseur me dit que la boîte de vitesse n'avait pas besoin d'être graissée.
« Ah non ? » fis-je. « Pourquoi m'a-t-il dit alors qu'il fallait la faire graisser ? »
« Il dit ça à tout le monde », fit le graisseur en souriant.
Comme je reculais pour sortir, il me demanda sournoisement si elle chauffait beaucoup.
« Un peu », dis-je.
« Bah, ne vous en faites pas », dit-il. « Attendez qu'elle se mette à bouillir. C'est une bonne bagnole, cette Buick. Une jolie mécanique. Allez, à un de ces jours. »
Et voilà. Si jamais vous avez servi dans l'artillerie côtière, vous savez ce que c'est que de prendre l'azimut. Il faut commencer par suivre des cours de trigonométrie supérieure, avec calculs différentiels et logarithmes. Quand vous avez placé l'obus dans la culasse, faites bien attention à enlever vos doigts avant de verrouiller. Une voiture, c'est pareil. C'est comme un cheval. Au diable ce qui l'échauffe. Nourrissez-le bien, donnez-lui à boire, flattez-le quand il est fatigué et il se crèvera pour vous. L'automobile a été inventée pour nous enseigner la patience et la tolérance. Ne vous occupez pas des pièces détachées, ni du modèle ou de l'année de votre voiture, tant que vous la traitez bien. Un différentiel desserré peut très bien être ou n'être pas une cause de friction et aucune voiture, pas même une Rolls Royce ne marchera sans joint de cardan, mais toutes choses étant égales d'ailleurs, ce n'est pas la pression ou le manque de pression à l'extrémité du tuyau d'échappement qui compte : c'est la façon dont vous conduisez, le petit mot gentil que vous savez dire de temps en temps, l'esprit de tolérance et de pardon dont vous faites preuve. Faites aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fît est le principe fondamental de la mécanique automobile. Henry Ford l'avait compris tout de suite. C'est pourquoi il payait si bien ses ouvriers. Et il équilibrait son budget. Il faut ne jamais oublier une chose quand on conduit un engin automobile : c'est que quand il commence à avancer comme s'il avait le vertige, il est temps de lui donner le coup de grâce. En Amérique, nous avons toujours été bons pour tous les animaux de la création. Nous avons ça dans le sang. Soyez bons pour votre Buick ou pour votre Studebaker. Dieu vous les a données pour enrichir les fabricants d'automobiles. Et non pour nous faire perdre patience à tout propos. Sinon, nous pouvons toujours aller chez Gallup l'échanger contre une mule boiteuse...