LE DOCTEUR SOUCHON : PEINTRE ET CHIRURGIEN
Un des faits qui me frappent le plus, à mesure que je voyage à travers l'Amérique, c'est que les hommes qui promettent, les messagers de joyeuse nouvelle, les hommes qui permettent encore d'espérer à ce moment le plus sinistre de notre histoire, sont soit des gamins qui n'ont pas vingt ans, soit de grands garçons de soixante-dix ans passés.
En France les vieillards, surtout ceux de souche paysanne, sont une joie et un réconfort pour les yeux. Ils sont comme de grands arbres qu'aucune tempête ne peut déraciner ; ils rayonnent de paix, de sérénité, de sagesse. En Amérique, les vieillards offrent d'ordinaire un triste spectacle, et surtout ceux qui ont réussi, qui ont prolongé leur existence bien au delà des limites naturelles par une sorte de respiration artificielle. Ce sont d'horribles et vivants exemples de l'art de l'embaumeur, des cadavres ambulants aux mains de mercenaires grassement payés qui déshonorent leur profession.
Les exceptions à la règle — et le contraste est saisissant — sont les artistes et par artistes j'entends les créateurs, quel que soit leur champ d'activité. La plupart d'entre eux ont commencé à se développer, à révéler leur individualité passé l'âge de quarante-cinq ans, l'âge de la retraite dans l'industrie de ce pays. Il faut convenir d'ailleurs que le travailleur moyen, qui fonctionne comme un robot depuis l'adolescence, est à cet âge à peu près mûr pour la casse. Et ce qui est vrai du robot ordinaire l'est aussi du maître robot, du soi-disant capitaine d'industrie. Seule sa fortune lui permet de nourrir et d'entretenir la faible et vacillante flamme. Sur le chapitre de la vitalité, passé quarante-cinq ans, nous sommes une nation de déchets.
Mais il existe une catégorie d'hommes vigoureux, assez vieux jeu pour être restés de farouches individualistes, qui méprisent ouvertement les sentiers battus, sont passionnément attachés à leur métier, impossibles à séduire ni à acheter, qui travaillent de longues heures, souvent sans en tirer gloire ni récompense, mais qui sont poussés par un motif bien simple : la joie d'en faire à leur tête. Leur route sur un point du parcours s'est éloignée de celle des autres. Les hommes dont je parle se reconnaissent au premier coup d'œil : il y a dans leur attitude quelque chose de plus vital, de plus agissant que la simple soif de puissance. Ils ne cherchent pas à dominer mais à se réaliser eux-mêmes. Ils opèrent depuis un centre éloigné des remous. Ils évoluent, ils mûrissent, ils donnent l'exemple en étant simplement ce qu'ils sont.
Cette question, la relation entre la sagesse et la vitalité, m'intéresse fort, car, contrairement à l'opinion générale, je n'ai jamais pu considérer l'Amérique comme un pays jeune et débordant de vitalité, mais au contraire comme une nation prématurément vieillie, comme un fruit qui s'est gâté avant d'avoir pu parvenir à maturité. Le mot-clef du mal qui nous ronge, c'est le mot gaspillage. Des gens qui gaspillent ne sont pas sages, pas plus qu'ils ne peuvent rester jeunes et vigoureux. Si l'on veut convertir l'énergie en formes plus hautes et plus subtiles, il faut d'abord la conserver. Le prodigue est vite à bout de ressources, il devient victime des forces mêmes dont il a usé avec tant d'insouciance. Même les machines demandent à être traitées d'une main experte pour donner le meilleur rendement. Ou alors, comme c'est le cas en Amérique, il faut les produire en quantités si énormes qu'on peut se permettre de les mettre au rebut avant que l'âge les ait rendues inutilisables. Mais quand il s'agit de jeter à la casse des êtres humains, c'est une autre histoire. On ne peut pas mettre des créatures humaines au rancart comme des machines. Il existe une curieuse corrélation entre la fécondité et les ferrailles de rebut. Il semble que le désir de procréer s'étiole quand on limite à quarante-cinq ans la période utile.
Rares sont ceux qui peuvent échapper à cette infernale routine. Se contenter de survivre à ce massacre organisé ne confère aucune distinction. Des animaux, des insectes survivent parfois quand des types supérieurs sont menacés d'extinction. Pour vivre au ban de la société, travailler pour le plaisir de travailler, pour vieillir avec grâce en conservant toutes ses facultés, ses enthousiasmes, son amour-propre, il faut posséder d'autres valeurs que celles auxquelles souscrit la foule. Il faut être un artiste pour faire une brèche dans le mur. Un artiste est avant tout quelqu'un qui a foi en lui-même. Il ne réagit pas aux stimulants classiques : ce n'est ni un esclave ni un parasite. Il vit pour s'exprimer et, ce faisant, il enrichit le monde.
L'homme auquel je pense en écrivant ces lignes, le docteur Marion Souchon, de la Nouvelle Orléans, est rien moins que typique. On pourrait plutôt voir en lui une sorte d'anomalie et il m'en intéresse d'autant plus. Âgé aujourd'hui de plus de soixante-dix ans, chirurgien distingué et fort coté, il s'est mis sérieusement à la peinture vers soixante ans. Sans pour autant abandonner la médecine. Quand, voilà cinquante ans, il commença ses études de médecine, suivant les traces de son père, il se créa un régime spartiate qu'il a toujours suivi depuis lors. C'est un régime, je dois dire, qui lui permet de faire le travail de trois ou quatre hommes tout en le laissant plein de vitalité et d'optimisme. Il a coutume de se lever à cinq heures, de prendre un petit déjeuner léger puis de passer dans la salle d'opérations, de là à son bureau où il s'acquitte de la partie administrative de son travail, puis il répond à son courrier, reçoit ses malades et trouve encore le temps de faire sa visite à l'hôpital. Quand vient l'heure du déjeuner, il a déjà fait le travail d'une journée bien remplie. Depuis dix ans, il s'est arrangé pour trouver chaque jour un peu de temps pour peindre, pour voir le travail d'autres peintres, discuter avec eux, et étudier son métier comme le ferait un jeune homme de vingt ans qui entre juste dans la carrière. Il ne quitte pas son cabinet pour aller peindre dans un atelier : il peint sur place. Dans un coin de la petite pièce tapissée de livres et de sculptures se dresse un objet qu'on pourrait prendre pour un instrument de musique recouvert d'une housse. Dès qu'il est seul, il s'en approche, l'ouvre et se met au travail ; tout son attirail de peintre tient dans cette mystérieuse boîte noire. Quand il ne fait plus assez clair, il continue à la lumière électrique. Parfois il dispose d'une heure, parfois de quatre ou cinq. Il est capable d'un instant à l'autre d'abandonner son chevalet pour entreprendre une délicate opération chirurgicale. C'est là un exploit peu banal et, pour un artiste, une méthode de travail assez peu orthodoxe.
Quand je lui demandai s'il n'avait pas songé à se consacrer tout entier à la peinture, surtout maintenant qu'il n'avait plus que quelques années devant lui, il me répondit qu'il avait écarté cette idée. « J'ai besoin », dit-il, « d'avoir une autre occupation pour varier le grand plaisir que j'éprouve à travailler et à ne jamais être las. » Plus tard, quand je le connus mieux, je m'enhardis à répéter ma question. Je ne pouvais arriver à croire qu'un homme aussi passionné de peinture que lui et qui, en outre, essayait manifestement de condenser en quatre ou cinq ans le travail de vingt années, ne rencontrât pas de problèmes dans cette vie double et même multiple. S'il avait été un mauvais peintre, ou un piètre chirurgien, s'il avait excellé dans l'une des activités tout en n'étant qu'un amateur dans l'autre, je n'aurais pas pris la peine de poursuivre plus avant ce sujet. Mais on le tient pour un des grands chirurgiens de son temps et, quant à sa peinture, il est hors de doute, surtout pour d'autres peintres et qui font autorité, que c'est un artiste dont le talent se perfectionne de jour en jour avec une stupéfiante rapidité. Il finit par m'avouer qu'il commençait à se rendre compte que « ce qu'on appelle peindre est une affaire qui vous remue l'âme, vous triture le cerveau, vous prend tout votre temps, qui monopolise tout votre être et qui finit par transcender tous les autres intérêts qu'on peut avoir ». « Oui », ajouta-t-il d'un ton songeur, « je dois reconnaître que cela a bouleversé mon existence, que cela m'a jeté sur une nouvelle route. »
C'était cela que je voulais entendre. Sans cet aveu, j'aurais eu de lui une opinion toute différente. Quant aux raisons qu'il a de continuer à mener sa vie de chirurgien, j'estime qu'elles ne me regardent pas.
« Si vous deviez recommencer votre vie », lui demandai-je, « serait-elle bien différente de celle que nous vous connaissons ? Voyons, auriez-vous donné la première place à l'art et non pas à la médecine ? »
« Je referais exactement la même chose », me répondit-il, sans un instant d'hésitation. « J'étais destiné à être chirurgien. Mon père était un chirurgien connu et un modèle dans sa profession. La chirurgie combine à la fois la science et l'art, c'est pourquoi elle a, pour un temps, satisfait mes besoins artistiques. »
Je voulus savoir si ses préoccupations de peintre avaient aiguisé l'intérêt qu'il portait aux aspects métaphysiques de l'existence.
« Voici comment je vous répondrai », me dit-il. « Puisque j'ai consacré mon activité à la vie sous tous ses aspects humains, la peinture n'a marqué qu'un élargissement de cette sphère. Tous les succès que j'ai pu avoir comme médecin, j'en attribue le mérite à ma connaissance de la nature humaine. J'ai traité l'esprit des gens autant que leur corps. La peinture, voyez-vous, ressemble beaucoup à la pratique de la médecine. Bien que ces deux disciplines aient recours à des agents physiques, leur pouvoir et leur influence sont bien plus grands dans le domaine psychique. Pour un malade le mot tableau a la même couleur à peu près, la même ligne et la même forme que pour le peintre ; c'est incroyable, vous ne trouvez pas, comme un simple mot, un point ou une ligne peuvent influencer la vie d'un individu. »
Je fis, au cours de cette discussion, une autre découverte qui confirma mon intuition : j'appris que dès l'enfance il avait eu le désir de peindre et de dessiner. À vingt ans, il s'amusait à faire des aquarelles. Près de trente ans se passèrent avant qu'il ne se mit à sculpter de petites figurines d'argile ou de bois. Son petit bureau était encombré de témoignages de ce penchant : rien que des personnages historiques dont il s'était épris au hasard de ses lectures : c'était un autre exemple de sa passion et de son goût de tout faire à fond. Comme il allait entreprendre un grand voyage autour du monde, il s'était mis à lire des ouvrages d'histoire et de biographie. Pour des raisons indépendantes de sa volonté, ce projet avait échoué, mais les livres qui tapissaient les murs et qu'il avait lus avec une ardeur diligente témoignaient assez de la passion qu'il mettait à toute chose.
De tels hommes, me dis-je un soir que je venais de le quitter, sont ce qui dans le monde profane se rapproche le plus des sages et des saints. De ces derniers, ils ont le goût de la méditation, de la concentration, de la dévotion. Ils se consacrent tout entiers à une tâche ; leur travail, qui ignore tout compromis, est leur offrande quotidienne au Créateur. C'est seulement par le domaine dans lequel ils agissent ou par le mode qu'ils ont choisi pour s'exprimer qu'ils diffèrent des grandes figures religieuses.
C'est à Weeks Hall de New Iberia que je suis redevable de cette rencontre avec le docteur Souchon. Il a été le parrain et le défenseur et aussi le guide éclairé du docteur dès ses premiers pas dans la carrière artistique. Rattner et moi rencontrâmes celui-ci un quart d'heure après notre arrivée à la Nouvelle Orléans. Nos bagages étaient encore dans la voiture arrêtée le long du trottoir ; nous ne nous étions même pas encore mis en quête d'une chambre. L'après-midi tirait à sa fin quand nous arrivâmes au cabinet du docteur au Whitney Building. Il avait sans nul doute déjà bien occupé sa journée. On ne l'aurait jamais cru à voir l'accueil qu'il nous fit. Sa présence même était électrisante. Avec cet esprit clair et la conscience d'un homme qui s'est acquitté de tous ses devoirs, il se mit à notre entière disposition, attentif à nos moindres désirs.
Je garde encore le souvenir de la façon dont il accueillit mon ami Rattner ; ce fut pour moi une preuve de plus de sa grandeur d'âme. « Voilà vingt ans que j'attends l'occasion de vous voir ! » s'écria-t-il en étreignant cordialement Rattner. « J'ai suivi votre œuvre depuis le jour où j'ai pour la première fois entendu parler de vous. Je connais par cœur toutes vos toiles : je vis avec depuis des années. Quel peintre vous êtes ! Seigneur, si j'avais votre talent, votre vision, où ne serais-je pas aujourd'hui ? » Il continua ainsi, abreuvant Rattner de compliments, tous empreints d'une humble et profonde sincérité. « Vous allez me dire mille choses », dit-il. « J'ai une foule de questions à vous poser. Combien de temps resterez-vous à la Nouvelle Orléans ? Examinerez-vous mes tableaux ? Me direz-vous si je suis sur la bonne voie ? » Et ainsi de suite, une vague d'enthousiasme suivant l'autre, comme un jeune garçon qui se trouve en présence d'un maître vénéré.
Rattner, qui est la modestie personnifiée et qui, dans ce pays du moins, a plutôt l'habitude de voir son œuvre critiquée et tournée en ridicule, était confus et embarrassé. Jamais, je crois, il n'avait reçu éloges aussi spontanés, aussi chaleureux, et surtout venant d'un autre peintre. Le docteur Souchon ne fit pas non plus suivre son éloge dithyrambique d'un long exposé de ce qu'il n'aimait pas chez Rattner, comme c'est l'usage chez les artistes. Au contraire, il tira prétexte de cette rencontre pour puiser autant qu'il put dans les connaissances et la vaste expérience de mon ami. Il était vraiment l'humilité et la déférence incarnées, ce qui, je le répète, est la marque d'une grande âme. Tout fier qu'il soit de son œuvre, il ne s'aveugle pas sur sa valeur. Considérant même la tranquille assurance avec laquelle il s'attaque à tous les problèmes qui se posent à lui, je fus assez surpris de le voir faire montre, quand il nous amena devant ses toiles, d'une telle timidité, d'une si grande perplexité. Mais qu'il s'agisse d'art ou de médecine, il garde apparemment la faculté d'avoir l'esprit toujours ouvert. Loin d'être éclipsée, sa personnalité se soumet tout entière à la tâche qu'elle doit accomplir. Il va droit au but, comme un monomaniaque chaussé de patins à roulettes. Il s'enquiert des lois qui gouvernent toutes choses. Il est le premier conscient de ses limites. Comme je lui demandai laquelle il admirait le plus des grandes figures historiques universelles, il me répondit aussitôt : « Moïse. » Pourquoi ? « Parce que les Dix Commandements sont les lois fondamentales du monde civilisé et la base aussi de toutes les religions. ».
Lors de cette première visite, il nous montra une douzaine peut-être de toiles, qui suffirent à asseoir ma conviction que, Rattner excepté et aussi ce magicien de John Marin, j'avais devant moi le peintre le plus imprégné de vie, de joie, le plus intéressant d'Amérique. L'évolution était frappante depuis ses premières œuvres, conventionnelles, sombres et hésitantes. Ceux qui ont eu l'occasion de voir ses tableaux voici quelques années à la Galerie Julien Lévy, à New York, ne peuvent imaginer quels progrès il a faits depuis lors, particulièrement en ce qui concerne la couleur. Si le docteur Souchon s'était contenté de rester un amateur, comme eut alors le tort de le dire George Biddle, il aurait fait le bonheur des dilettantes qui hantent les galeries de tableaux. L'engouement passager pour les primitifs américains n'est qu'un aspect de l'attitude snob et superficielle de ces Américains toujours avides de sensations et d'amusements qui « s'entichent de peinture », mais que la peinture ne bouleverse jamais vraiment. Le docteur Souchon n'est pas un primitif et ne l'a jamais été ; tout au plus, comme nos « maîtres populaires de la réalité » révèle-t-il une sincérité, une passion, une audace, en même temps qu'une candeur et qu'une simplicité, qu'on ne découvre, semble-t-il, que chez ceux dont on n'a pas reconnu le talent et, comme chez ces derniers il passe dans les toiles du docteur Souchon une forte veine d'humour et de fantaisie, soulignée encore par une totale indifférence aux théories politiques et sociologiques. Comme eux encore, il peint surtout de mémoire, en puisant dans un trésor d'expériences, de visions, de rêves qui, libérés après avoir passé des années enfermés dans le grenier de son âme prennent des qualités que possèdent seuls les purs produits de l'imagination. S'il est un instinctiviste, il n'a rien en tout cas d'un barbare, ni d'un gorille. C'est quand il est le plus naturel, le plus spontané qu'il est le plus sensible, le plus profond. C'est dans celles de ses toiles où se révèlent le moins d'influences que le docteur Souchon approche le plus de la grande tradition de l'art européen. Bien qu'il confesse admirer Cézanne par-dessus tout, son œuvre, à mon humble avis, n'a aucun point de ressemblance avec celle de cet inlassable génie du gris. Il a manifestement subi l'influence de Van Gogh, de Toulouse-Lautrec, de Rouault, de Matisse, de Seurat, de Gauguin et, j'ajouterais, sur le plan de la couleur, d'Abe Rattner. Même s'il n'était pas créole de naissance, s'il n'était jamais allé en France, s'il ne s'était jamais intéressé à l'histoire des époques révolues, le docteur Souchon n'en aurait pas moins été un être fin et cultivé, vibrant et sensible à toutes les influences civilisantes de notre temps. Sa vitalité, son enthousiasme, c'est à sa curiosité sans borne qu'il les doit. Il reste jeune, frais, insouciant, parce qu'il est tourné vers l'avenir et non vers le passé. Et parce que chaque jour il fait ce qu'il s'était proposé de faire. Il commence chaque journée avec une ardoise vierge de tout arriéré. Il n'est pas étonnant après cela qu'il n'ait jamais connu d'échec. Même sa peinture fut aussitôt reconnue, bien qu'elle eût de quoi lui attirer plutôt le mépris et le ridicule.
Je n'oublierai jamais un geste qu'il eut un soir en dînant, alors qu'on parlait « succès ». Quelqu'un avait cherché à lui arracher une explication plus complète de sa réussite phénoménale. En guise de réponse, il porta ses deux mains à ses lèvres et, les embrassant respectueusement, il dit : « Je dois tout à celles-ci*. » Sans être à proprement parler une réponse, ce geste révélait l'humilité, l'impersonnalité si caractéristique de l'artiste qui travaille avec ses mains. Il pensait alors à son habileté de chirurgien, acquise au prix d'un long et patient apprentissage. Mais cette faculté d'utiliser avec une merveilleuse dextérité ses mains et ses doigts était révélatrice d'une attitude mentale plus intéressante encore : de la conviction qu'il avait acquise dès son jeune âge que, pour faire son chemin dans le monde, il lui fallait s'appuyer sur les dons qu'il possédait, autrement dit sur la force et sur l'habileté de ses deux mains.
Un autre incident se produisit à ce même dîner qui me ravit. Quand le garçon vint apporter les menus, le docteur Souchon se tourna vers nous en disant : « Laissez cela, je vous en prie... ne les regardez pas. Dites-moi simplement ce qu'il vous plairait de manger ; on vous fera tout ce que vous voudrez. » Je n'ai pas souvenir d'avoir jamais entendu personne s'exprimer ainsi devant moi. Cela avait un accent royal, et même si j'avais commandé un mets abominable, je suis sûr qu'après une telle invite, il m'aurait paru délicieux. Je résolus sur-le-champ que, si un jour je pouvais moi aussi négliger le prix de la nourriture, je me traiterais avec la même indulgence dont il venait de faire montre à notre égard. J'ai toujours eu envie de monter dans un taxi et de dire au chauffeur : « Roulez donc un peu, je ne sais pas encore où je veux aller. » Quelle agréable impression d'aisance et d'assurance cela doit donner !
Les gens de la Nouvelle Orléans sont extrêmement hospitaliers. J'ai fait là chez des particuliers des repas mémorables. C'est à ma connaissance la ville la plus gaie d'Amérique et cela est dû surtout, ce me semble, au fait que voilà enfin sur ce morne continent un endroit où l'on accorde aux plaisirs des sens l'importance qu'ils méritent. C'est la seule cité d'Amérique où, après avoir longuement savouré un repas agrémenté de bon vin et d'aimables propos, on puisse aller flâner dans le Quartier Français et se sentir un être humain civilisé.
Après ce dîner donc, le docteur Souchon nous laissa aux soins de son bon ami Charles Gresham qui possède une intéressante petite galerie de tableaux dans Royal Street. En nous faisant visiter le Quartier Français, Gresham se conduisit en homme qui s'y rendait pour la première fois depuis bien des années. Son amour pour ce monde d'autrefois en miniature me rappela irrésistiblement les visites de Paris que je faisais faire à des amis de passage du temps que je n'étais pas encore las de ce genre d'expéditions. Gresham semblait connaître par cœur chaque pouce du chemin, comme seul en serait capable un homme qui nuit après nuit courrait les rues, fouillant toujours plus profond dans les couches secrètes du passé. M'arrêtant un moment à un carrefour pour lui permettre de terminer une histoire qu'il était en train de raconter, je perdis soudain tout intérêt à ce qu'il disait tant me revint vif le souvenir d'une soirée quasi identique que j'avais passée à guider un Américain dans les rues du quartier Latin à Paris. Et quand je dis guider, c'était plutôt lui en fait qui me guidait. C'était la première fois qu'il venait à Paris — il se rendait alors à Manille — et il n'avait qu'une soirée à y passer. Ce fut une des visites les plus étranges que j'eusse jamais faites. Cet homme m'avait confié pendant le dîner qu'il écrivait une pièce sur la Révolution française et que, au cours de ses recherches, il avait étudié si minutieusement la carte qu'il était convaincu de pouvoir me guider dans les rues comme un authentique Parisien. Et de fait il s'avéra connaître mieux la ville que le premier Parisien venu. Mais c'était une ville morte qu'il visitait. C'était à peine s'il semblait remarquer le Paris vivant, réel, qui s'offrait à ses yeux à tous les coins de rue. Il assaisonnait ses observations de dates et de chiffres puisés dans des livres poussiéreux. Jamais, je dois l'avouer, Paris ne me parut si dénué de vie et d'intérêt que vu à travers les yeux de ce dévot de l'histoire. Quand nous parvînmes au chevet de Notre-Dame, un endroit qui de nuit réduit généralement au silence l'imbécile le plus loquace, et que j'eus la consternation de l'entendre évoquer de plus belle les pantins morts de la Révolution, je lui annonçai que j'étais trop fatigué pour continuer notre promenade et nous nous séparâmes fraîchement. Sans doute un homme peut-il écrire un passionnant drame historique sans même visiter le lieu de l'action, mais un homme aussi imperméable au drame de la rue vivante, qui marche dans le présent en ne voyant que le passé, a pour moi autant d'attraits qu'en aurait un guide de Vienne si j'habitais la Sierra Leone.
Ma seconde visite au cabinet du docteur Souchon ne fit qu'accroître l'estime dans laquelle je tenais son œuvre. Nous vîmes encore une bonne douzaine de toiles couvrant une période de cinq ou six ans. La conversation avec Gresham semblait avoir rafraîchi ma vision. Et cette promenade que nous avions faite la veille au soir dans le Quartier Français avait réveillé pour moi cette Louisiane dont la splendeur est encore toute chaude sous les cendres. Au milieu de ce parc Jackson, dont l'ambiance est unique, j'avais compris soudain pourquoi cet endroit exerçait sur moi une pareille fascination. Cette rangée d'immeubles de rapport qui flanque le parc — les premiers qu'on ait construits en Amérique, m'a-t-on dit — me rappelaient étrangement ces petits hôtels qui encadrent le coin de Paris que je préfère : la place des Vosges. Celle-ci est près de la Bastille : ceux-là sont près du fameux marché français. Ici comme là on respire un air de paix et de recueillement et tous deux pourtant ne sont qu'à un jet de pierre de la vie grouillante du peuple. Rien de plus aristocratique que l'atmosphère de la place des Vosges, au cœur même du faubourg Saint-Antoine. Jackson Park a presque la même saveur. On a peine à croire qu'on est aux États-Unis.
Il en va des tableaux du docteur Souchon comme de toute l'ambiance de la Louisiane : c'est américain sans être américain. Beaucoup de ses toiles auraient pu être de la main d'un artiste français contemporain. Non pas tant dans le sujet que dans le sentiment, dans la manière. Elles ont toutes quelque chose de sage et de gai, quelque chose qui s'approche parfois du grand sentiment de la nature des peintres chinois. Quelque chose qui nous rappelle que « nous sommes bien près de nous éveiller quand nous rêvons que nous rêvons ». Qu'elles sont loin, ses rêveries, des stylisations stériles et blêmes d'un Grant Wood, des efforts maladroits d'un Thomas Benton ! Quel monde désolé, blafard et plagiaire que l'art pictural américain ! À l'exception des primitifs et de ce magicien de John Marin dont la présence parmi nous est un phénomène qui tient du miracle, qu'y a-t-il de valable ou de représentatif parmi la camelote peinte que nous fabriquons à la chaîne comme des bougies ? Où sont la puissance de vision, l'individualité, le courage et les audaces que déploient ces Européens qu'on taxe d'« efféminés » ? Où sont notre Picasso, notre Van Gogh, notre Cézanne, notre Matisse, notre Braque, ou même un simple et honnête Utrillo ? Pourrions-nous jamais donner un Rouault, ou un Paul Klee, pour ne rien dire même de ces géants du passé italien, espagnol, hollandais, allemand ou français ? À toutes ces questions, on fait toujours la même réponse : nous sommes encore un pays jeune ! Combien de siècles encore allons-nous nous cramponner à cette béquille ? Qu'on pense à ce que le Bouddha a accompli dans le cadre d'une existence. À ce que les Arabes ont réalisé dans les quelques décades qui ont suivi l'apparition de Mahomet. À l'incomparable bouquet de génies qu'a vu éclore la Grèce en moins d'un siècle. Jamais le génie d'un peuple n'a attendu que la vie économique et politique ait atteint un calme utopique. Quelle que soit la période que l'on choisisse, la condition des masses a toujours été misérable. Je crois même qu'on est en droit d'affirmer que les plus belles périodes d'art ont coïncidé avec les périodes de plus grande misère et de pires souffrances pour le peuple. Si un quart du peuple américain vit aujourd'hui bien au-dessous du niveau de vie normal, il n'en reste pas moins cent millions de personnes qui jouissent de conforts et d'avantages que personne avant elles n'avait jamais connus. Qu'ont-ils donc qui empêche leurs talents de se révéler ? Ou bien est-ce que le talent souffle ailleurs ? N'est-ce pas que la grande ambition du mâle américain est de devenir un homme d'affaires prospère ? Ou bien simplement de « réussir », sans s'embarrasser de la forme, ou de la signification de cette réussite ? Je suis absolument certain que l'art vient au dernier rang de nos préoccupations. On tient le jeune homme qui a l'air de vouloir devenir un artiste pour un fou, ou à tout le moins pour un paresseux, un boulet sans intérêt. Il lui faut suivre son inspiration au prix de la faim, de l'humiliation et du ridicule. Il ne peut gagner sa vie qu'en pratiquant le genre d'art qu'il méprise. S'il est peintre, le plus sûr moyen pour lui de survivre, c'est de faire de stupides portraits de gens plus stupides encore ou de vendre ses services aux pontes de la publicité qui, à mon avis, ont fait plus que n'importe qui ou quoi pour ruiner l'art. Prenez les peintures murales qui ornent nos édifices publics : la plupart relèvent de l'art commercial. Certaines n'atteignent même pas à ce niveau, pour ce qui est de la conception et de la technique. Le grand souci a été de plaire au public, à un public dont le goût a été gâté par les chromos et les affiches d'un Maxfield Parrish conçus dans le seul propos de « faire vendre ».
Si le docteur Marion Souchon avait peint ses toiles à vingt-cinq ou trente ans, s'il avait compté sur son art pour le faire vivre, il aurait fort probablement crevé de faim et aurait traîné d'échec en échec. Les critiques auraient ri de ses tableaux, et lui auraient conseillé d'aller apprendre à dessiner dans une académie ; les marchands lui auraient dit d'attendre encore dix ans. Son succès est dû pour une part — et, bien malgré lui, croyez-moi ! — à ce qu'on a pu exploiter son talent comme une sensation, une monstruosité. C'est ainsi que l'on traite aujourd'hui l'œuvre des primitifs américains : comme une sorte de burlesque en peinture à l'usage des hoi polloi. Et pourtant ces monstres ont produit des toiles avec lesquelles aucun artiste américain n'a pu encore rivaliser de qualité, de conception et d'exécution. Il en va de même de l'œuvre des fous de nos asiles : beaucoup de leurs tableaux dépassent de cent coudées la production de nos maîtres académistes.
Dans l'un de nos pénitenciers fédéraux, l'aumônier irlandais qui me faisait visiter la chapelle me désigna les vitraux, œuvre d'un des prisonniers, comme s'il s'agissait d'une grosse plaisanterie. Ce qu'il admirait, c'étaient les illustrations de la Bible du style calendrier des postes exécutées par des prisonniers qui « savaient peindre », comme il disait. Quand je lui dis carrément que je n'étais pas de son avis, quand je me mis à lui parler avec un enthousiasme respectueux des humbles mais sincères efforts de l'homme qui avait dessiné les vitraux, il m'avoua qu'il ne connaissait rien à l'art. Tout ce qu'il comprenait, c'était que l'un des hommes savait dessiner et l'autre pas. « Est-ce cela qui fait d'un homme un artiste, est-ce de savoir dessiner des bras et des jambes, de savoir représenter un visage et poser comme il faut un chapeau sur une tête... est-ce cela ? » lui demandai-je. Il se gratta le crâne d'un air perplexe. Il ne s'était manifestement jamais posé la question. « Que fait ce garçon maintenant ? » demandai-je, parlant de l'auteur des vitraux. « Lui ? Oh, nous lui enseignons à copier des illustrations de magazines. » « Et comment s'en tire-t-il ? » « Il n'y prend aucun intérêt », me dit l'aumônier. « On dirait qu'il n'a pas envie d'apprendre. »
Idiot ! me dis-je en moi-même. Même en prison ils essaient de gâcher un tempérament artistique. La seule chose qui m'intéressait de tout le pénitencier, c'étaient ces vitraux. C'était la manifestation d'un esprit libre de cruauté, d'ignorance, de perversion. Et ils s'étaient emparé de cet esprit libre, et de cet homme humble et qui aimait son travail, ils essayaient de faire un perroquet savant. Ô progrès et lumières ! D'un bon prisonnier faire un prix Guggenheim en puissance ! Écœurant !
« J'aime mieux ne pas penser à ce que doit subir l'artiste sans argent », me dit le docteur Souchon. « Je ne peux imaginer enfer plus affreux. » Comme toutes les grandes villes d'Amérique, la Nouvelle Orléans est pleine d'artistes affamés ou à demi morts de faim. Le quartier qu'ils habitent est l'objet de constantes démolitions et il est réduit en poudre par la grosse artillerie des vandales du monde industriel. Nous raillons le vandalisme des Huns, de nos anciens ennemis, les Allemands, mais chez nous, au cœur du dernier refuge architectural d'Amérique, dans le dernier coin de paradis d'un monde que nous avons saccagé de nos propres mains, l'insidieux travail de destruction se poursuit. Au train où l'on va, d'ici cent ans, il ne restera plus sur ce continent trace de la seule culture que nous ayons été capables de produire : la riche culture esclavagiste du Sud. La Nouvelle Orléans a le culte du passé, mais elle regarde sans s'émouvoir les barbares de l'avenir ensevelir le passé. Quand le magnifique Quartier Français ne sera plus, quand on aura détruit tous les vestiges du passé, il n'y aura plus pour inspirer l'artiste que les immeubles de bureaux nets et stériles, les hideux monuments et édifices publics, les puits de pétrole, les cheminées d'usine, les aérodromes, les prisons, les asiles de fous, les hospices, les queues devant les boulangeries, les tristes cabanes des Noirs, les vieilles Ford ferraillantes, les trains aérodynamiques, les boîtes de conserves, les drugstores, et les vitrines éclairées au néon. Ou bien, ce qui est plus probable, pour l'amener au suicide. Peu d'hommes auront le cran d'attendre d'avoir soixante ans pour toucher à un pinceau. Plus rares encore seront ceux qui auront l'occasion de devenir chirurgiens. Quand un dentiste connu a l'audace de dire que pour le travailleur les dents — ses propres dents — sont un luxe, où allons-nous ? Bientôt médecins et chirurgiens diront : « À quoi bon chercher à protéger la vie quand elle n'a pas de raison ? » Bientôt, par pure bonté d'âme, ils se grouperont en une société d'euthanasie et feront un sort à tous ceux qui ne peuvent s'adapter aux terreurs de la vie moderne. Le champ de bataille ainsi que le domaine de l'industrie leur fourniront encore bien assez de malades à soigner. L'artiste deviendra peut-être comme l'Indien protégé du gouvernement ; peut-être le laissera-t-on traîner une vie ridicule simplement parce que, comme pour les Indiens, on n'aura pas le courage de le tuer carrément. Ou peut-être l'obligera-t-on à s'acquitter de ses « tâches » envers la société avant de lui permettre de s'adonner à son art. Il me semble que nous allons vers une impasse de ce genre. On dirait que seule l'œuvre des morts a pour nous quelque attrait, quelque valeur. On parvient toujours à persuader les riches de patronner un nouveau musée ; on peut toujours compter sur les académies pour nous pourvoir en chiens de garde et en hyènes ; on peut toujours acheter des critiques pour tuer tout ce qui est jeune et plein de vie ; on trouve toujours des éducateurs pour tromper les jeunes sur la signification de l'art ; on peut toujours pousser des vandales à détruire ce qui est puissant et heurte les habitudes. Les pauvres n'ont en tête que problèmes de logement, de nourriture ; les riches peuvent se distraire en amassant les gras revenus que récoltent pour eux les vampires qui font commerce du sang et de la sueur des artistes ; les bourgeois paient pour venir critiquer ou béer ; fiers de leurs connaissances artistiques mal digérées et trop timorés pour défendre des hommes qu'au fond de leur cœur ils craignent, ils savent bien que leur véritable ennemi ce n'est pas le maître devant qui il leur faut courber l'échine, mais le rebelle qui dévoile par la plume ou par le pinceau la pourriture de l'édifice que la molle bourgeoisie est obligée de soutenir. Les seuls artistes qui soient aujourd'hui largement récompensés de leur peine, ce sont les charlatans ; cette catégorie ne comprend pas seulement la variété importée, mais aussi la variété indigène qui compte bien des individus habiles à soulever un nuage de poussière chaque fois que se trouvent engagés des enjeux importants.
L'homme qui veut peindre, non pas ce qu'il voit, mais ce qu'il sent, n'a pas place parmi nous. Il est bon pour la prison ou pour l'asile d'aliénés. À moins que, comme le docteur Souchon, il ne puisse faire la preuve de sa santé d'esprit en consacrant trente ou quarante années de sa vie au service de l'humanité en qualité de chirurgien.
Telle est la situation de l'art dans les États-Unis d'aujourd'hui. Combien de temps cette situation se prolongera-t-elle ? Peut-être après un nouveau bain de sang, écouterons-nous enfin les hommes qui veulent concevoir la vie autrement qu'en termes d'avidité, de rivalité, de haine, de mort et de destruction. Peut-être... Qui vivra verra !*, comme disent les Français.